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I
CHATEAUBRIAND

« Voyage de Tunis », Itinéraire de Paris à Jérusalem

1807
De Carthage à Saint Louis:
rêveries érudites d'un amoureux
en transit

La dernière étape
Chateaubriand aborde la côte tunisienne le 6 janvier
1807. À cette date, il y a déjà bien longtemps qu'il a quitté
la France. La Tunisie est la dernière étape orientale du
grand voyage autour de la Méditerranée que l'écrivain a
entrepris depuis juillet 1806 et qui l'a mené de Grèce en
Anatolie, de Constantinople en Palestine, de Jérusalem
en Égypte et d'Alexandrie à Tunis avant de le conduire
finalement de Tunis à la rive espagnole du détroit
de Gibraltar. Après deux mois de séjour en Tunisie,
Chateaubriand quitte en effet La Goulette le 9 mars 1807
à destination d'Algésiras et, de là, traverse l'Espagne à
petits pas, jusqu'à la frontière française qu'il atteint le
3 mai 1807 après plusieurs semaines de promenade.
Sous le titre « Voyage de Tunis et retour en France»
la septième et dernière section d'Itinéraire de Paris à
Jérusalem contient le récit de ces quatre derniers mois de
royage, mais l'essentiel du texte est consacré à la Tunisie,
l'épisode espagnol restant très allusif et ne formant
qu'une brève conclusion de quelques pages. La Tunisie
peut donc réellement être considérée comme le point
30 Voyages en Tunisie Chateaubriand 31

d'aboutissement et l'ultime moment oriental du voyage semestre qui devait le faire rentrer en France dès décembre
de Chateaubriand. de la même année. En août, il promet à sa femme de
Les raisons de ce grand périple méditerranéen qui revenir immédiatement après avoir vu Constantinople,
a duré près d'une année sont nombreuses mais la plus c'est-à-dire dès le mois suivant. Pieux mensonge, car en
explicite est évidemment le projet d'une vaste publication septembre, de Constantinople précisément, il explique
s'inscrivant dans la tradition du Voyage en Orient: un tranquillement à M. de Baure qu'il se dirige vers
genre littéraire établi que tout écrivain digne de ce nom Jérusalem, et qu'il compte ensuite passer par Alexandrie
se doit d'honorer. Chateaubriand avait innové avec son avant de gagner l'Espagne: « je jetterai, si je puis, un coup
Voyage en Amérique de 1791, il lui restait à accomplir le d'œil sur les pyramides, et peut-être viendrai-je finir mes
grand trajet des humanités gréco-latines qui pouvait en courses à Malaga, au pied des ruines des Maures », Mail',
outre lui offrir les images neuves, les références origi- tout en prolongeant son projet de voyage, Chateaubriand
nales et les expériences personnelles dont il avait besoin maintient l'idée d'être de retour en France au plus tard en
pour son œuvre apologétique. Car Itinéraire de Paris à décembre. Ce sera une affaire de rythme: inutile de trai-
Jérusalem est aussi une médiation entre le Génie du chris- ner, autant voir les Antiquités au pas de course. Et il est
tianisme, qui vantait les vertus civilisatrices de la religion vrai que, d'Athènes à Alexandrie, Chateaubriand ne s'est
chrétienne, et le projet Les Martyrs alors en chantier. attardé nulle part: à peine arrivé, il reprend sa route. C'est
Chateaubriand considère l'Orient en historien, en écono- à chaque fois le même scénario: les plus éminents savants
miste et en archéologue, mais surtout en érudit et ardent de l'époque ont été prévenus de son arrivée, ils l'attendent
défenseur de la culture chrétienne. Dans ces conditions, pour lui faire visiter les sites les plus fameux, mais à peine
on comprend pourquoi, par exemple, un bon quart de sur place, c'est la même précipitation: ne perdons pas de
son « Voyage de Tunis» se trouve réservé à l'histoire de temps, une heure ou deux sur les champs de fouilles seront
Saint Louis. bien suffisantes pour voir l'essentiel. Il reste dix-neuf jours
en Grèce et quinze en Palestine. Quant à la sacro-sainte
ville de Jérusalem, le centre du monde, le but mythique
Précipitations et lenteurs de sa quête, il y séjourne, en tout et pour tout six jours
- du 6 au 12 octobre - et en limitant au strict minimum
De début janvier à début mars 1807, Chateaubriand ses sorties en ville puisqu'il passe le plus clair de son temps
a donc séjourné deux mois en Tunisie, ce qui n'est pas à prendre des notes dans les bibliothèques que les Bons
négligeable pour un tour de la Méditerranée qui au total Pères ont mises à sa disposition. Bref, Chateaubriand est
ne lui a demandé que onze mois. Mais à y regarder de maladivement impatient et tout indique que, pour lui,
près, la chronologie du périple présente d'étranges obs- ce tour en Orient doit être un voyage éclair conçu pour
curités, et ce long séjour tunisien, sédentaire et apparem- s'achever en un temps record. Et c'est effectivement ce
ment non prévu, succède à une période de déplacements qui se passe, de juillet à octobre 1806: en à peine plus de
frénétiques où rien, jusque-là, ne semble plus urgent à trois mois, cent cinq jours exactement, l'écrivain voyageur
Chateaubriand que de brûler les étapes. visite, successivement, la Grèce, la Turquie, la Palestine et
Le 6 juin 1806,un mois avant son départ, Chateaubriand l'Égypte.
avait présenté à Joubert un plan de voyage ramassé en un
32 Voyages en Tunisie Chateaubriand 33

Or, bizarrement, à partir d'octobre, tout change. encore pour la même raison qu'en partant d'Égypte, au
L'homme pressé se met à lambiner. De son arrivée en lieu de remonter au nord vers la France, il avait cinglé à
Égypte jusqu'au moment où il aborde l'Espagne, le der- l'ouest vers l'Espagne, au risque de devoir affronter les
nier trajet de Chateaubriand va s'étaler sur près de cinq pires difficultés de navigation et de prendre des mois de
mois et il va donc consacrer deux mois entiers à Tunis, retard sur son programme. De Tunis, il pouvait encore
du 6 janvier au 6 mars: cinquante jours exactement, décider de prendre une ligne régulière qui l'aurait mené
c'est-à-dire huit fois plus de temps qu'il n'en avait à Marseille en trois ou quatre jours. Mais non, il préfère
accordé à Jérusalem, la ville emblématique de tout son patienter deux mois à l'affût d'un navire qui le mènerait
voyage ... Le charme si particulier de la Tunisie suffit-il au véritable but de toute son aventure.
à expliquer cette brusque lenteur? Pour être tout à fait
honnête, non. En dépit des beautés puniques et cartha- Lorsqu'il avait quitté la France en 1806, Chateaubriand
ginoises qui s'étalent sous ses yeux, Chateaubriand est, était passionnément amoureux: la belle qui l'exaltait
toujours l'homme pressé qui cherche à lever le camp au n'était plus Mme de Custine - il avait fini par s'en las-
plus vite, à ceci près que sa hâte se trouve empêchée: ser - mais la pulpeuse Natalie de Noailles. Partir pour
c'est la situation qui lui inflige l'inertie d'un séjour pro- emporter avec soi l'image de la bien-aimée, s'éloigner
longé. Il fait contre mauvaise fortune bon cœur et déclare d'elle pour porter le désir à sa plus haute puissance et
vouloir profiter de sa résidence plus ou moins forcée à revenir pour la rejoindre triomphalement dans un pays
Tunis pour approfondir sa connaissance du pays mais, de légende. Tel était pour Chateaubriand le seul objectif
de toute évidence, son cœur est ailleurs. En réalité, il vit du voyage: terminer ce périple autour de la Méditerranée
dans l'attente désespérée d'un bateau qui pourrait enfin
par une lente excursion amoureuse à travers la péninsule
le mener en Espagne. Car, depuis Alexandrie, et peut-être
Ibérique.
même depuis son départ de France, c'est bien la pénin-
L'affaire était prévue de longue main puisque dès
sule Ibérique qu'il a en vue. D'étape en étape, c'est la pro-
le mois d'août 1806, c'est-à-dire au moment même
messe de son arrivée finale à Grenade qui le fait courir:
où il annonce à son épouse son retour imminent,
le véritable but du voyage, c'est l'Espagne, beaucoup plus
Chateaubriand confirme à Natalie de Noailles qu'il se
que l'Orient.
prépare à la rejoindre à Grenade dès qu'il le pourra. Il lui
faudra encore sept mois pour atteindre l'Espagne, et le
Destination secrète voyage qui devait être bouclé en six mois va en tout durer
plus de dix mois. Qu'il ait sans cesse pensé à cet épilogue
Arrivé le 20 octobre en Égypte, rien n'empêchait amoureux et que le désir de Natalie l'ait accompagné
Chateaubriand d'y passer quelques semaines puis de ren- imaginairement comme la figure d'un angeprotecteur
trer en France, comme prévu, fin novembre ou début tout au long de l'Itinéraire, c'est ce que confirment
décembre. Rien, sauf le but caché dont le voyage entier quelques lignes de Mémoires d'outre-tombe, que l'auteur
n'est que l'alibi: un rendez-vous secret avec une femme, avait finalement supprimées, mais que l'on connaît grâce
à Grenade, au sud de l'Espagne. C'est pour ne pas le rater a l'érudite indiscrétion de Sainte-Beuve:
qu'il avait brûlé les étapes au début de son périple, et c'est
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« Du bord de mon navire, les regards attachés sur et enfin s'embarque pour la Tunisie en novembre. Le
l'étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler capitaine n'est pas un aigle, les éléments sont contraires
plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J'espérais et les tempêtes incessantes: le bateau va errer pendant
en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage et cinquante-six jours avant d'atteindre Tunis le 6 janvier
l'apporter à l'Alhambra. Comme le cœur me battait en 1807. Tunis ne devait être qu'une escale mais, comme à
abordant les côtes d'Espagne! Aurait-on gardé mon Alexandrie, Chateaubriand va devoir ronger son frein
souvenir ainsi que j'avais traversé mes épreuves? » pendant huit semaines avant de trouver un bateau
neutre, battant pavillon américain, capable de le conduire
D'où une autre lecture possible de l'Itinéraire, que en Espagne. Et le cauchemar continue: ballotté d'est
bien des détails romanesques confirment: derrière la sta- en ouest, le bateau mettra trois semaines de navigation
ture officielle du grand écrivain catholique qui étudie les hasardeuse pour rejoindre Algésiras. Pour couronner le
pourtours de la Méditerranée en s'arrêtant dévotement tout, arrivé à bon port, Chateaubriand devra encore subir
à chaque grand site de la civilisation occidentale et chré- huit jours de quarantaine avant de pouvoir débarquer et
tienne, se faufile la silhouette hâtive de l'amoureux fou rejoindre la belle Natalie à Grenade.
qui, aussi exalté que les héros du Tasse, cingle les mers . C~at~aubriand n'a pas fait escale à Tunis par hasard:
et affronte les tempêtes en se soumettant avec délice aux il salt.bien que Carthage et Saint Louis en font une étape
tourments d'une sorte d'épreuve érotique que lui a infli- parfaite pour clore sa grande aventure méditerranéenne
gée la plus enfiévrée des maîtresses. Après avoir bravé les et fournir à son récit de voyage un texte de conclu-
dangers et victorieusement franchi tous les obstacles, le sion puissant et bien senti. Pour lui, Tunis est avant
glorieux chevalier remet son aventure aux pieds de son to~t un espace littéraire: le lieu d'ancrage de citations
amante qui lui accorde alors une juste et entière récom- latmes et de morceaux choisis qui traînent dans toutes
pense: c'était le rêve de Chateaubriand et c'est exacte- les mémoires cultivées, une panoplie idéale de mythes
ment ce qui lui advient, après son séjour en Tunisie, au antiques, de légendes pieuses et de récits historiques déjà
cours de cette ultime et langoureuse traversée de l'Es- constitués et prêts au montage. Bien sûr, le contact réel
pagne sur laquelle le texte Itinéraire de Paris à Jérusalem av:c les lieux ~o~rnit, à l'imagination un cadre topogra-
restera, et pour cause, plus que laconique. phique, des details d atmosphère, mille petits riens qui
lest~nt,la.rep~ésentation d'une densité toute personnelle.
Mais 1œil predateur de Chateaubriand atteint immédia-
Assouvissement différé .ement sa cible et, au rythme de ses premières visites,
il est clair que huit ou dix jours sur place lui auraient
Et voilà pourquoi, à Alexandrie, au lieu de regagner amplement suffi pour s'approvisionner en choses vues
sagement la France, Chateaubriand cherche désespé- et en couleur locale. Tout semble indiquer d'ailleurs
rément un bateau à destination de Tunis, étape obli- qu'il n'a pas consacré plus d'une demi-heure à la visite
gée pour se rendre en Espagne. Mais nous sommes ruines de Carthage. Arrivé à Tunis exténué par deux
en 1807. C'est la guerre. Les Anglais contrôlent une mois d'errances maritimes qui ont failli lui coûter la
bonne partie de la Méditerranée et l'écrivain voyageur :e à plusieurs reprises, Chateaubriand n'a plus l'éner-
doit patienter. En attendant, il visite un peu l'Egypte, e de Jouer les explorateurs et sa seule ambition est de
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retrouver la terre ferme de la vieille Europe, de l'autre moins pour certains détails - à partir de notes prises sur
côté de la Méditerranée, en s'abandonnant aux charmes place en janvier et février 1807, et en effet il n'est pas
de sa bien-aimée. difficile de remarquer, çà et là, quelques notations per-
sonnelles sur la topographie, des remarques originales
Au lieu de cela, il lui faut rester sur place deux longs sur certains aspects du pays ou de brèves évocations de
mois à suffoquer dans le désir inassouvi de Natalie. Neuf personnes rencontrées qui peuvent renvoyer à quelques
mois déjà sans elle... Passé les premiers moments de expériences vécues. Impossible de les manquer, car ces
découverte et d'émerveillement devant la splendeur du indications sont données à la première personne, et
pays, l'épisode tunisien n'aura été pour Chateaubriand d'une manière si insistante qu'il devient difficile de ne
qu'un moment d'expectative érotique, le supplice pas être frappé par le côté artificiel de la formulation:
d'un atermoiement imposé, une leçon douloureuse de « Je suppose donc que le lecteur parte avec moi du fort de
patience. Mais cette exacerbation mortifiante du désir, La Goulette, lequel, comme on sait et comme je l'ai dit,
se doublant aussi pour l'écrivain de la promesse presque est situé sur le canal. .. ». S'agit-il ici d'une observation
certaine que, malgré ses retards, la belle serait au rendez- réelle de ce « je » et de ce « moi» voyageur qui a noté son
vous, la Tunisie aura donc été une sorte d'antichambre parcours dans un carnet, ou n'a-t-on pas plutôt affaire à
du paradis. Comment décrit-on un lieu et unmoment de une simple mise en scène rhétorique, à une simulation de
cette nature? En s'immergeant dans l'Histoire et l'inter- repérage sur place forgée de toutes pièces à l'aide de plans
texte savant pour éviter de trop penser aux rigueurs du et de cartes? En fait, ces notations sont aussi visibles
présent. Peut-être faut-il voir, dans toute l'érudition que que rares, et ce qui frappe le plus, c'est l'extraordinaire
Chateaubriand met en œuvre pour son texte sur Tunis, impersonnalité de ce récit presque entièrement fabriqué
une sorte d'exorcisme contre l'impatience, une libido comme un montage de textes historiques et de narrations
sciendi d'autant plus foisonnante que l'accumulation savantes, où l'écrivain n'intervient que pour donner son
des savoirs y a pour principale mission de recouvrir et avis sur des thèses et des idées, au détriment de toute
différer les exigences tenaillantes de la libido sentiendi : évocation directe du pays et de ses propres impressions.
la concupiscence promise et l'assouvissement trop long-
temps différé. Au point que l'on finit par se demander ce que pou-
vaient bien contenir ces fameuses notes de voyage prises
sur place par Chateaubriand et dont il nous dit qu'il les a
Quelles notes de voyage? détruites. S'il y avait consigné ses expériences de terrain,
quelles étaient-elles? Difficile à dire. Et qu'en reste-t-il
À l'exception d'un fragment sur Jérusalem, finalement dans l'Itinéraire? Pour être franc, rien, ou
Chateaubriand, on le sait, a détruit ses écrits de voyage resque rien. L'écrivain ne peut avoir passé deux mois
et tous les manuscrits qui lui ont servi à rédiger l'Itiné- a Tunis sans avoir observé la vie quotidienne, visité les
raire. C'est du moins ce qu'il a confié à la postérité par monuments et la ville, ressenti une atmosphère, noté
une déclaration dictée à Vial de Lussan: « J'ai détruit des anecdotes... Aucune trace dans le texte, comme
tous mes manuscrits ... ». Comme pour le reste du texte, si ces détails étaient indignes de l'écriture de voyage.
on peut supposer que le passage sur Tunis a été_écrit - au Et la question est peut-être bien là. La conception que
38 Voyages en Tunisie Chateaubriand 39

Chateaubriand se fait du récit de voyage est très proche sujets d'une manière générale et selon l'ordre dans lequel
de l'essai historique et de l'écriture érudite; elle ne cor- ils s'offriront à ma mémoire. » Que contenait ce journal ?
respond que de très loin à ce que la suite du XIX' siècle Mystère. En tout cas, ce qu'il en reste dans le texte semble
va imaginer sous cet intitulé: un genre voisin de l'auto- prouver qu'il avait été tenu avec une certaine négligence:
biographie où le lecteur part à la découverte d'un pays sur les trois ou quatre noms que Chateaubriand cite pour
inconnu à travers le regard singulier d'une personne parler des personnalités qu'il a rencontrées à Tunis, deux
qui lui raconte ses sensations personnelles et les péripé- sont estropiés: Nyssen, consul de Hollande est appelé
ties de ses aventures quotidiennes. Rien de tel dans l'Iti- « Lessing », et Homberg, officier-ingénieur hollandais est
néraire qui opte pour le style austère et la dissertation orthographié « Humberg ». Pour le reste, il semble bien
savante. D'ailleurs, lorsque Chateaubriand prétend avoir qu'en deux mois Chateaubriand n'ait pas bougé de la
détruit ses «manuscrits », il ne parle pas de notes ou ville de Tunis, sauf pour une brève escapade à Carthage
des carnets mais bien de « manuscrits », c'est-à-dire très et quelques promenades dans les environs immédiats,
certainement de morceaux de rédaction, de fragments ce qui n'était évidemment pas très favorable aux décou-
préparatoires aussi doctes, sérieux et impersonnels que vertes de première main. Le récit proprement dit du
le texte final: de l'écriture autographe certes, mais qui «Voyage de Tunis» commence d'ailleurs par des for-
n'avait pas grand-chose à voir avec sa propre vie. Preuve mules malheureuses (le seul objet intéressant, nous débar-
a contrario, de tout ce « manuscrit », l'écrivain n'a juste- rasser de) qui peuvent être interprétées comme un double
ment conservé que les pages où il lui semblait retrouver aveu d'impuissance: « Avant de parler de Carthage, qui
quelque chose de lui-même: est ici le seul objet intéressant, il faut commencer par
nous débarrasser de Tunis. »
« J'ai détruit tous mes manuscrits; le seul qui me reste
est celui de mon voyage à Jérusalem, parce que je l'ai écrit
au milieu de la mer et des tempêtes, dans l'année de 1807. La vulgate des historiens
Je n'ai pas eu le courage de le brûler parce qu'il ressemble
trop à ma vie. » Quoi qu'il en soit, la Tunisie de Chateaubriand, c'est
évident, n'a pas été peinte sur le motif: pour cette sec-
Est-ce à dire que Chateaubriand à Tunis n'a rien noté tion finale de l'Itinéraire, l'essentiel du travail de rédac-
de ce qu'il a vécu? Ou qu'il n'y a rien vécu? Il est vrai tion s'est joué en France, entre 1810 et 1811, à coups
qu'il débarque à Tunis, dans un état de fatigue extrême de lectures savantes et de compilations littéraires pour
et qu'il se réfugie immédiatement chez Devoise, le esquelles Chateaubriand a mis largement à contribu-
consul de France, avec la ferme intention de s'y repo- 'on sa bibliothèque de la Vallée-aux-Loups. Plusieurs
ser et d'y vivre à la française, sans s'intéresser le moins sources dont Chateaubriand s'inspire directement,
du monde à ce qui pouvait exister hors des murs du ou qu'il cite avec abondance, s'y trouvaient. C'est le cas,
Consulat. Peut-être faut-il donc prendre au sérieux ce ien sûr, des textes canoniques de la littérature latine:
que Chateaubriand nous dit dès les premières pages: Cicéron, Horace, Lucain, Tite-Live, Valère-Maxime,
«Ayant vécu à Tunis absolument comme en France, je 'irgile, etc. Mais l'écrivain a surtout consulté de très près
ne suivrai plus les dates de mon journal. Je traiterai les uelques ouvrages célèbres d'historiens et de voyageurs
40 Voyages en Tunisie Chateaubriand 41

du XVIIIe siècle. Plusieurs passages du récit de Tunis sont l'époque (la ville antique, le port, les environs, leur évo-
empruntés à l'œuvre de Shaw, Voyage dans plusieurs lution au cours de l'histoire) et l'ensemble se termine par
provinces de la Barbarie et du Levant (2 vol., 1743). Sur une copieuse compilation de l'histoire de Saint Louis.
certains détails, Chateaubriand n'hésite pas à le men-
tionner : mais alors, il fait mine de remettre en cause les Après quoi, jugeant son devoir accompli, Chateaubriand
idées de Shaw, de discuter pied à pied ses hypothèses, en conclut « Je n'ai plus rien à dire aux lecteurs; il est temps
proposant une interprétation plus plausible, ce qui lui qu'ils rentrent avec moi dans notre commune patrie »,
permet de se donner à peu de frais une stature de spé- et l'Itinéraire s'achève, en deux pages, sur le retour par
cialiste. En réalité, dans bien des cas, tout au long de son l'Espagne, traité sur un mode on ne peut plus elliptique,
récit, c'est dans le livre de Shaw qu'il va chercher les cita- et sans la moindre allusion, bien entendu, à la char-
tions et les idées les plus utiles et il en nourrit allègrement mante Natalie que l'écrivain retrouve, comme convenu,
son propre texte sans juger indispensable d'en préciser à Grenade pour recevoir enfin de ses mains et de toute sa
l'origine. D'autres passages de sa rédaction, plus nom- personne le juste prix de ses glorieux efforts. Un silence
breux encore, viennent tout droit des œuvres de Rollin et exigé par les conventions, mais qui, rétrospectivement,
notamment de son Histoire ancienne des Égyptiens ... des paraît aussi préfigurer l'effacement d'une passion: paru
Carthaginois (Paris, 1730) que Chateaubriand cite parfois en 1811, L'Itinéraire ne précède que de quelques mois
explicitement, mais qu'en beaucoup d'autres passages, le moment où Chateaubriand décide froidement de
il démarque outrageusement, ligne à ligne, à la limite rompre, pour toujours, avec celle dont il avait été si éper-
de ce qu'il faut bien appeler du plagiat. Pour la période dument amoureux.
médiévale, il utilise la somme de Procope (Histoire de ...
la guerre des Vandales, 8 vol. en 10 tomes, 1685) et l'ou-
vrage de Gibbon (Decline and faU of the Roman empire) L'édition du texte
ainsi que les travaux de Fleury et Tillemont. Sur Saint
Louis, il se sert, entre autres, de Velly (Histoire de France, Le texte du « Voyage de Tunis» est ici donné dans sa
Paris, 1770-1786). version définitive revue par Chateaubriand pour la troi-
sième édition de l'Itinéraire. Cette nouvelle version est
Au total, le «Voyage de Tunis» se compose donc enrichie de plusieurs notes de l'auteur qui ont été resti-
essentiellement de développements topographiques et tuées avec la mention conventionnelle «NdA»: notes
historiques empruntés à la tradition érudite. La première de l'auteur. Il s'agit, on l'a vu, d'un texte docte: le lec-
moitié du texte est consacrée à une description sommaire teur n'y trouvera pas les anecdotes plaisantes qui font le
de Tunis, suivie par l'histoire légendaire de la terre car- charme du texte de Dumas, ni le regard aigu sur les réa-
thaginoise, de Didon à Hannibal, (Regulus, les guerres lités qui caractérise les notes de Flaubert et les enquêtes
puniques, Hannibal et Asdrubal, Scipion, etc.), l'époque de Maupassant. Il aurait pu tout aussi bien être écrit par
de saint Augustin, la période des Vandales, puis celle des un Chateaubriand sédentaire, qui se serait complètement
Sarrazins. La seconde moitié commence par une recons- abstenu de séjourner en terre carthaginoise. En revanche,
titution aussi méticuleuse et savante que possible de la ce voyage, qui n'en est pas vraiment un, constitue une
topographie de Carthage telle qu'on pouvait l'imaginer à excellente introduction à notre traversée de la Tunisie
42 Voyages en Tunisie

au XIXe siècle puisque s'y trouve ramassée en quelques


dizaines de pages toute la connaissance historique,
mythique et légendaire dont pouvait disposer, au début
du siècle, un voyageur cultivé qui posait pour la première
fois le pied sur le rivage tunisien. Voici donc la vulgate
des historiens: Tunis et Carthage, tels que l'humanisme
européen, pétri d'antiquité gréco-latine et de christia-
Voyage de Tunis
nisme, pouvait croire les connaître avant même de les
avoir vus, à une époque où les sites puniques n'avaient
pas encore fait l'objet de véritables fouilles, dans un
royaume de Tunis que les cartes situaient dans cette
Terra incognita que l'on appelait toujours la « Barbarie ». Nous touchions presque aux îles Kerkeni, les Cercinae
des anciens'. Du temps de Strabon il y avait des pêche-
ries en avant de ces îles, comme aujourd'hui. Les
Cercinae furent témoins de deux grands coups de la
fortune: car elles virent passer tour à tour Annibal et
Marius fugitifs. Nous étions assez près d'Africa (Turris
Annibalis), où le premier de ces deux grands hommes
fut obligé de s'embarquer pour échapper à l'ingratitude
des Carthaginois. Sfax est une ville moderne: selon le
docteur Shaw', elle tire son nom du mot sfakouse', à
cause de la grande quantité de concombres qui croissent
dans son territoire.

1. Les actuelles îles Kerkennah situées au large de Tunis. Elles


auraient servi par le passé de prison spécialisée dans la détention des
femmes condamnées pour délit de saphisme.
2. Shaw, auteur du célèbre Voyage dans plusieurs provinces de la
Barbarie et du Levant, (2 vol. 1743) que Chateaubriand possédait dans
sa bibliothèque de la Vallée-aux-Loups.
3. On dit «[akkous » (et non Sfakkous) en arabe pour désigner les
concombres. L'idée baroque selon laquelle «fakkous » serait à l'origine
de Sfax est plus que douteuse, bien qu'elle soit reprise par certains dic-
tionnaires français du XIX'. Le nom Sfax n'est pas d'origine romaine.
mais plutôt berbère. Il proviendrait du suffixe -sfq qui renvoie au verbe
ceindre ». Cette information est celle que donne A. Pellegrin dans
revue IBLA (Institut des Belles Lettres Arabes) 2' trimestre. 1947,
. 189 et suivantes.

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