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Chapitre II : TERRA INCOGNITA

"Le s vallées du Mont Rhodope, le vaste carré de terre entre Andrinople,


Philippopolis, Enos et Cavala, le cours du Suemus, d’Harpessus et du Nestus

forment un pays presque inconnu”. 1

Lorsque Parmentier (qui signe "chef de bureau au Ministère de l'Instruction


publique") écrit ces lignes en 1 890, il est vrai que le quadrilatère qu’il définit par le
Strymon, l'Evros et le Nestos, et qui correspond à la Thrace occidentale, Macédoine
orientale incluse, n’a encore que très peu attiré l’attention; peu intéressant aux yeux
des voyageurs, et difficile d’accès, il n’est pas non plus devenu un enjeu diplomatique.
Cependant Parmentier a noirci la situation, certains renseignements étaient déjà
disponibles, et fort heureusement bien d’autres sont exploitables à présent par le
chercheur. Lesquels ?

A. LES VOYAGEURS

Outre les recherches déjà effectuées et publiées sur cette région, on dispose bien
sûr des récits, souvent exploités déjà, des voyageurs du XIX° siècle. Ils sont peu
nombreux à avoir traversé la Thrace car les grands voyageurs de l’époque romantique
ont évité cette région qui ne recelait aucun site antique célèbre; les destructions
innombrables n’avaient guère laissé subsister de vestiges du passé et deux séismes
complétèrent les destructions, le premier en 1829 (les 30 mars et 23 avril) fit, dit-

cn, 10 0 0 0 morts dans la région de Xanthi et un second eut lieu en 1834 2 . Rien donc

pour les passionnés d’Antiquité, ni pour les amateurs de champs de bataille célèbres 3,

1. E.Parmentier. Voyage dans la Turquie d'Europe, Paris, Leroux, 1890, p.99.


2. Information orale recueillie à la Préfecture de Xanthi.
3. Fidèle au même esprit le Guide Bleu Grèce de 1962, Paris, Hachette consacre à la Thrace une
page et demie sur 988, dont le tiers au site d'Abdère.
23
rien non plus pour les amoureux de villes exotiques assez confortables pour les
recevoir. Les Européens rallient Constantinople par la mer avec visite de la Grèce
classique puis de l’Ionie, et plus rarement, une escale à Salonique; ceux qui empruntent
la voie terrestre comme Lamartine, au retour de son voyage en Orient en 1833, se
rendent de Constantinople à Andrinople, et de là, gagnent la route de Vienne par la haute

vailée de l’Evros au nord du Rhodope 4 . Ce passage à Andrinople, qui est aussi le lot de
tous ceux qui se sont intéressés à la Bulgarie en a entraînés certains jusqu’à
Didymoticho, leur seul crochet en Thrace occidentale.

Après 184 0 de nouvelles générations de voyageurs parcourent la région dans une


intention plus précise. En 1841, à la demande de Guizot qui veut des informations après
une révolte bulgare, A Blanqui effectue un Voyage en Bulgarie ; c’est aussi l’intérêt pour
les Slaves du sud qui poussa dans la région en 1863 les deux anglaises G Muir Mackenzie

et A P Irby, puis F. Kanitz 4


5, qui publia des récits de voyage effectués entre 1860 et

1880 ou, à la même époque, C. Jirecek 6 7


, le petit-fils de Safarik, professeur à
l’Université de Prague, puis ministre de l’Instruction Publique en Bulgarie. L’ouvrage
des deux anglaises fut un très gros succès d’édition, traduit en plusieurs langues, il fut
réédité en 1877 préfacé par Gladstone. Aucun de ces voyageurs cependant n’a dépassé la
vallée de l’Evros. En fait la région, ethniquement mal définie, est délaissée par ceux qui
veulent voyager en Grèce, et seulement effleurée par ceux qui veulent découvrir les
Bulgares.
Historiens et géographes sont venus eux aussi dans la seconde moitié du siècle
ajouter des éléments à nos connaissances, et, curiosité aidant, ont réellement parcouru
la Thrace occidentale. Le premier fut Ami Boué, géologue allemand d’origine française,
dont les ouvrages publiés en 1840 et 18 5 4 ont fait autorité, puis vint l’universitaire
français Viquesnel, celui qui connait le plus en détails la Thrace occidentale et fut le

premier à en publier une carte G.Lejean parcourut également la région en 1857 et


1858 à la demande du Ministère des Affaires étrangères. A la même époque l’archéologue
ÆDumont se spécialisa dans l’étude de la Thrace et y séjourna assez longuement. Le
dernier quart du siècle apporte les témoignages de nouvelles catégories, les hommes
d’affaires et les militaires. L’arrivée des hommes d’affaires est liée à la construction du

4. À de Lamartine. Voyage en Orient, tome II, Paris, Hachette , 1 869. p.249 à 252.
5. Les ouvrages de A.BIanqui et de Mackenzie ont déjà été cités. F.Kanitz. La Bulgarie danubienne
et le Balkan. Etudes de voyage 1 860-1 880, Paris, Hachette, 1882.
6. C.Jirecek. Das Fürstentum Bulgarien, Vienne, Tempsky, 1891.
C.Jirecek. Die Heerstrasse von Belgrad nach Konstantinopel und die Balkanpâsse, Prague, 1 877.
7. A.Viauesnel. Vovaae dans la Turquie d'Europe, description physique et géologique de la Thrace,
Paris, Arthus Bertrand, 1 868, 2 volumes.
chemin de fer Andrinople-Dedeagatch (Alexandroupolis) mis en service en 1872, qui,
offrant des débouchés nouveaux, provoqua de l’intérêt; on dispose ainsi de l’ouvrage du

beige^ E de Laveleye, lié à la famille Hirsch, les constructeurs de la voie ferrée, et les

renseignements du français Bianconi 9, ingénieur des chemins de fer qui signale les
"investissements" ou "bonnes affaires" à réaliser. D’autres Français comme Launay ou
Parmentier, fournissent quelques renseignements complémentaires, mais n’ont pas une
connaissance particulière de la région. Les écrits du Commandant Niox en 1883 et du

Colonel Lamouche,8
10 chef de la Mission
9 internationale de réorganisation de la
gendarmerie ottomane, puis Consul général de Bulgarie, inaugurent les rapports des
militaires et correspondants de guerre; les années 1912, 1913 et 1914 en fournissent
plusieurs, centrés uniquement sur les épisodes militaires. Bien des témoins n’ayant pas
précisé leur itinéraire, on peut dire que Ami Boué, Viquesnel, Lejean, Dumont et
Bianconi sont les seuls à avoir une expérience précise du terrain en dehors de la vallée
de l’Evros.

Ces récits cependant, ne donnent, on le sait, qu’une vue partielle ou partiale de la


situation. L’information recueillie par le voyageur dépend de ses conditions de voyage
(moyens de transport, accueil, hébergement, saison), de ses informateurs (ses hôtes le
plus souvent) de ses connaissances linguistiques (et de la nationalité de son drogman),
de ses préjugés ou préférences, de ses goûts et ceux de son époque (aujourd’hui Paris
célèbre Le Mystère des Voix Bulgares, les voyageurs du XIX0 siècle, unanimes,
trouvaient insupportables les choeurs des paysannes du même pays ).

D’après leurs témoignages, le voyage en Thrace au XIX° siècle reste une aventure;
il faut en premier lieu obtenir un firman des autorités ottomanes et des lettres
d’introduction pour l’aga de chaque village puis se procurer une escorte de zaptiés
(gendarmes), si possible des Tartares réputés les meilleurs protecteurs (d’après
Lamartine, Blanqui, Boué et Viquesnel, Mackenzie et Irby trouvent les Albanais plus
courageux). Il faut ensuite éviter d’inquiéter les autorités : ne pas oublier, conseille
Ami Boué, que l’on excite toujours les soupçons, il faut donc beaucoup converser avec
les gens, répondre à leurs questions mais ne jamais écrire en leur présence. Launay un
demi-siècle plus tard confirme ces difficultés :
”ceux qui n’ayant aucun but scientifique ou aucune préoccupation artistique

8. E de Laveleve. La péninsule des Balkans, Bruxelles, Muquardt, 1888, 2 volumes.


9. Bianconi. Carte commerciale de la région d'Orient n°3, province de Thrace, Paris, Chaix, 1 885.
10. Commandant Niox. Géographie militaire,V.l Les Balkans . Paris, Baudouin, 1883.
.Général Niox. Les pays balkaniques: géographie militaire, Paris, Delagrave, 1915.
■L.Lamouche. La péninsule balkanique: esquisse historique, ethnologique, philologique et
littéraire, Paris, Oldendorff, 1899.
n’attirent pas l’attention par des démarches, des questions ou simplement des
photographies et des croquis (immédiatement interprétés comme une preuve de
ténébreux préparatifs militaires ) ne peuvent se faire une idée des désagréments,
des tracas, des ennuis, parfois même des dangers auquels on est exposé quand on
veut parcourir les provinces turques en examinant la nature du terrain et en

prenant des notes”. 11


I! est remarquable que ces conseils soient toujours valables...

Le voyageur doit aussi prendre garde aux conditions d’hébergement : chaque chef de
village a son "musafir odasi” (pièce de réception pour les hôtes) et se fait un plaisir
d’accueillir l’étranger qui ne débourse pas un sou mais doit être frugal, ne pas
s’attacher au confort et s’attendre à être accablé de questions; la solution confortable,
c’est de se constituer un réseau de notables, grecs le plus souvent (chacun vous
introduit auprès du suivant) dont les demeures plus européanisées effrayent moins le
voyageur; un riche banquier grec de Philippopolis est ainsi devenu une étape régulière,
de Lamartine en 1833 à Ripert d’Alauzier en 1913 (voir HT.I p.56'). L’essentiel, c’est
d’éviter le han, repaire de prosmicuité, d’une saleté repoussante : Blanqui a trouvé une
couche de fumier de 40 cm d’épaisseur dans le han le plus important d’Andrinople en
1841. Les riches banquiers grecs ou arméniens ne se trouvant pas à chaque étape, il
faut prévoir son équipement personnel. Les conseils d’Ami Boué sont très précis :
emporter un petit matelas roulé, draps et couvertures, une toile cirée à placer entre le
matelas ou le tapis de son hôte et sa literie, avoir brosse, briquet, bougies, théière,
brik et chaudron à suspendre, tasse à café, cuillère de bois, fourchette (introuvable),

prendre café, riz et sucre, ne pas oublier crayon, chaise pliante et quinine 1 2 , p|üs
exigeantes, les deux anglaises rejettent radicalement tout matelas ou tapis qui leur est
proposé pour la nuit, transportent une baignoire de bois bordée de zinc qui leur sert
également de coffre et de table, et conseillent d’avoir thé, vin et brandy ainsi que des
médicaments contre les diarrhées. Si les banquiers grecs offrent de la confiture de
roses, du raki et des olives, le reste du temps, c’est le pilaf qui domine. En montagne la
nourriture est rare et chère, aussi Viquesnel conseille-t-il de faire quelques provisions

en piaine 1
13 .
2
Une fois hébergé et nourri le voyageur doit compter avec le flou des itinéraires et
les difficultés de déplacement. Flou, parce que longtemps on n’a disposé que de la carte de

11. L de Launav. Chez les Grecs de Turquie, Paris, E.C Cornely, 1 897, p.1.
12. Ami Boué. La Turquie d'Europe, op cit, Tome IV, p.146.
13. Viauesnel. op cit, tome 1, p.287.
Viquesnel 14, qu’ii existe plusieurs noms en grec, turc ou bulgare, ou même plusieurs
noms en turc pour chaque cours d’eau et bien des lieux-dits, et que ces noms ont été
déformés par les uns ou les autres ... Les chemins n’étant le plus souvent que d’étroits
sentiers, il y a plusieurs itinéraires pour se rendre d’un endroit à un autre et les
informateurs sont rares : Blanqui, avant d’arriver à Andrinople dit que l’on peut
marcher douze heures sans rencontrer personne... et il précise :
"nos plus mauvais chemins vicinaux pourraient passer pour des routes royales de

première classe" J 5
Enfin, les parcours sont très longs tant à pied qu’à cheval; il faut d’ailleurs bien soigner
ses chevaux car les relais sont rares et, en cas de problème, les autorités
réquisitionnent des chevaux chez les chrétiens, ce qui est à éviter. Viquesnel indique la
durée de certains parcours à pied, en cheval de selle ou avec cheval de charge (voir le
tableau ci-dessous); sauf sur les itinéraires les plus fréquentés, c’est souvent le piéton

le plus rapide 1 6 .

Tableau 1 ; QUELQUES TEMPS DE TRAJET AU MILIEU DU XIX° s , SELON VIQUESNEL

TRAJET EN P L A IN E Distance/route actuelle Temps moyen


Xanthi-Gumuldjina/Komotini 60 km 8 àlO h
Gumuldiina-Maronia 30 km 6 à 7h
Gumuldjina-Férès 90 km 18 à 22 h
Kavalla-Yenidié/Yeniséa 60 km 8 à 10 h30
T R A JE T EN MONTAGNE *
Xanthi-Gôkçe Bunar/Glavki 26 km 4n30
Gôkçe Bunar-Demirdjik/Dimario 36 km 6h

* Les distances indiquées sont celles de la route actuelle, bien supérieures à celles des
sentiers muletiers.
Les trajets ne sont guère plus rapides dans la vallée de l’Evros : 25 heures
d’Andrinople à Férès par la route de la vallée souvent impraticable, 42 heures par la
route des collines : Andrinople-Demotica (Didymoticho) au plus vite 6 à 7 heures pour
50 Km, Demotica-Soflou (Soufli) 5 heures pour 32 Km, Soflou-Férès 7 heures pour
4 0 Km, de Férès à Enos 6 heures pour une vingtaine de kilomètres mais avec la
traversée en bac de l’Evros.
A cause de la boue, des torrents à passer à gué, des fièvres, du peu de villages

14. A.Dumont. dans Le Batkan et l'Adriatique, op déjà cité p.1 56, affirme que les Russes
présents dans la région depuis 1 829, disposaient d'une carte bien avant celle de Viquesnel en 1854,
mais cette carte n’a jamais atteint l'Europe Occidentale, semble-t-il.
1 5. A.BIanaui. op cit, p.276.
1 6. Viquesnel. op cit, les différents itinéraires sont décrits en détails dans le tome 2 .
27
rencontrés, les voyageurs évitent souvent les routes de plaine. Même les routes
"modernes" tracées après le passage de Viquesnei ne satisfont pas le voyageur. Launay
décrit ainsi la route de Kavalla à Phiiippes, secteur réputé en 1894 mieux équipé que la
Thrace proprement dite :
"une de ces productions modernes dont les gouverneurs ottomans parlent avec
fierté : une large chaussée, jam ais entretenue (et pourtant relativement célèbre
dans toute la contrée pour son état de viabilité) avec des fondrières, des

précipices, des chaos de blocs épars à casser des ressorts de locomotives". 1 ^

Quoi qu’il en soit, aussi imparfaits soient-ils, ces récits n’en constituent pas
moins une source précieuse de renseignements, et ont servi à alimenter les ouvrages de
géographie rédigés à la fin du XIX° et au début du XX° siècle sur la Turquie d’Europe.

A ces ouvrages informatifs mais qui ne sont souvent pas dénués d’arrières-pensées
politiques, on peut ajouter les ouvrages plus nettement activistes, publiés par les
Grecs, les Bulgares et leurs amis, à la veille des Guerres Balkaniques et surtout à la fin
de la Première Guerre Mondiale; sans oublier bien sûr qu'ils cherchent avant tout à
faire pression sur les grandes puissances et leurs opinions publiques en utilisant des
arguments susceptibles de convaincre : suprématie démographique, intellectuelle ou
économique de l’un ou de l’autre, antériorité historique.

Les études de Kiossès et de Kitsikis 18 donnent bien des renseignements sur les
efforts des Grecs et des Philhellènes. Dès les années 1903-1904, Le Matin,
L ’Indépendance belge, Le Gaulois, La Lanterne, Le Journal de Cologne publient
régulièrement des articles favorables aux Grecs, de même que le Times et le Tribune
aux Etats-Unis; les journalistes sont souvent payés par le Ministère grec des Affaires
étrangères, le consulat grec subventionne également la création en décembre 1903 dans
la Salonique ottomane d’un "bureau spécial et permanent de presse" qui doit rédiger des
textes et les diffuser auprès de la presse étrangère. Entre 1904 et 1910, Andreadès,
professeur à l’Université d’Athènes, édite en français le Bulletin d’Orient qui soutient
la cause grecque macédonienne par des arguments ethnologiques jugés plus efficaces que
les arguments historiques employés jusqu’alors. En 1912 le même Andreadès, âgé alors
de 36 ans, est à la tête d’un bureau de presse au Ministère des Affaires étrangères et
fait publier textes et photos dans la presse britannique, dépassant alors nettement*1
8

17. Launay, op cit, p.1 77.


18. S.Kiosses. La position internationale de la Grèce dans le concert européen: sa politique
extérieure pour la réalisation de la Grande Idée,!897-1913, Lille,A.N.R.T, Thèse de3°cycle,1 988.
D.Kitsikis. Propagande et pressions en politique internationale, la Grèce et ses revendications
à la Conférence de la Paix 1919-1920, Paris, P.U.F, 1963.
l’effort des Bulgares. Avec l’entrée en guerre de la Grèce aux côtés de l’Entente, le
gouvernement de Venizélos prend conscience de la nécessité d’un effort beaucoup plus
large, vu l’étendue géographique des demandes grecques, Epire, Thrace, côtes d’Asie
Mineure, Pont... Un échange de lettres en mai et juin 1918 entre A/enizélos,
Michalacopoulos, son ministre de l’Agriculture, et Politis, ministre des Affaires
étrangères montre qu’ils sont conscients des difficultés et décidés à organiser un travail
cohérent dans tous les États. Le centre le plus important doit être Londres, devant Paris,
puis Genève; Washington est supposée simplement suivre les avis anglais et Rome est
jugée si hostile que tout effort, condamné d’avance, y est inutile. Caclamanos, 46 ans,
ex-journaliste, ex-ministre plénipotentiaire à Pétrograd est nommé en mai 1918 à
Londres comme "envoyé extraordinaire en mission spéciale", et le 11 novembre 1918,
il remplace l'ambassadeur Gennadius qui, très âgé, démissionne. C’est Caclamanos qui
reçoit le 8 octobre 1 9 1 8 les instructions de Politis :
"Je vous prie de veiller à la traduction et à l’impression de l’étude de Bartayannis
possédée par Spanoudis sur l’hellénisme en Thrace. Il serait indiqué que la
brochure paraisse sou s pseudonyme anglais. Vous en ferez faire un grand tirage
pour une large distribution dans les Universités; la presse et le monde

parlementaire ”. ^ “

Certains journaux anglais sont plus ouvertement pro-grecs; le Times publie des
lettres favorables à la Grèce grâce à l’amitié personnelle entre des Grecs et H Wickham
Steed, son directeur de politique étrangère puis directeur général après février 1919;
le directeur du Manchester Guardian, L.P.Scott, est un ami de l’armateur C.Nomikos,
J.A.Spender, directeur du Westminster Gazette est lié à la Ligue anglo-hellénique, le
directeur de Reuter, H.P.Sargint est également un ami de Caclamanos. En France,
G.Bourdon, longtemps correspondant de presse à Athènes, ami d’Andreadès et directeur
du Figaro donne des dîners mondains aux participants influents; le directeur du
Journal des Débats a des parts dans la Société des Phares de Smyme et son rédacteur de
politique étrangère est nettement pro-grec. A.Tardieu, R.Puaux et G.Deschamps publient
des articles de fond, en particulier dans le Temps par simple conviction philhellène; le
Temps accueille par ailleurs des articles de Léon Maccas, étudiant en droit de 26 ans en
1918, apprenti journaliste et ardent venizéliste. Ce même Maccas, avec l’aide de la
Légation grecque, publie chez Berger-Levrault d’avril 1918 à mars 1921 les Études
franco-grecques qui sont patronnées par M.Barrés, V.Bérard, A.Croiset, G.Fougères,
T.Homolle, J.Reinach, L.Barthou, P.Deschane! et P.Painlevé. Une coalition généreuse
d’hellénistes, d’écrivains et d’hommes politiques offerte en garantie aux lecteurs !
Les services de presse s ’occupent également de promouvoir des ouvrages1

19. D.Kitsikis. op cit, p.1 87.


favorables, tels ceux bu Professeur R.A.Reiss de l’Université de Lausanne, membre par
surcroît de ia délégation serbe à Paris comme expert juridique. Caclamanos publie en
anglais en janvier 1919 " l’armée grecque et la récente offensive dans les Balkans" .
Aussitôt un exemplaire est envoyé à chaque parlementaire et chaque journal
britannique, 3 000 exemplaires à la Légation grecque de Washington, 500 à Paris, 200
à Berne et 500 à la Ligue anglo-hellénique.
Il parait certain alors que les Turcs devront abandonner ia Turquie d’Europe, il
s ’agit donc, pour contrer les Bulgares, de trouver des représentants des populations non
grecques de Thrace qui assurent préférer devenir "Grecs" plutôt que "Bulgares". Ne
négligeant aucun effort, la Grèce, à défaut de s’adresser aux Juifs, qui ont montré peu
d’enthousiasme après l’intégration de Salonique à la Grèce, essaye d’obtenir l’appui
d’autres nationalités. Des représentants des Turcs de Thrace assurent à Franchet
d’Esperey qu’ils ne veulent pas d’un retour à la Bulgarie. Les Arméniens survivants
sont regardés avec sympathie ? la Grèce aide à la publication de " en Thrace occidentale"
de Léon Savadjian à Paris en 1921, et Boghos Noubar Pacha, chef de la délégation
arménienne à Paris, confirme le 4 octobre 1919 à Wilson l’exactitude des chiffres

fournis par la Grèce 20 Aussi, devant tous ces efforts, un député anglais a-t-il pu
déclarer :
"Si la Grèce n’obtient pas tout ce qu’elle demande, ce ne sera pas la faute de ses

représentants; ils nous ont inondés de littérature" 21

Les efforts des Grecs ont été plus étudiés que ceux de leurs concurrents, mais iis
ne sont pas seuls. Andreadès entre 1904 et 1910 déclare expressément qu’il lui faut
d’abord lutter contre la propagande bulgare auprès des journaux anglais. L'examen des
publications entre 1918 et 1922 montre qu’alors, c’est à Berlin -fort logiquement- et
en Suisse (la librairie Haupt à Berne et la Librairie des Nationalités à Lausanne) que les
Bulgares ont trouvé des éditeurs, le plus souvent en français. Les Turcs jusqu’en 1920
ne défendent guère leurs positions, mais trouvent à cette date le chemin des librairies :
Rome accueille les écrits de Ghalib Kemali, le représentant de la Turquie kémaliste en
Europe, et chez Bovard-Giddey à Lausanne sont édités plus de 25 opuscules pro-turcs.
La Conférence de 1922-1923 faisant de Lausanne un centre essentiel, les Grecs y
seront publiés par les éditions La Paix des Peuples.

De cette masse d’écrits, en majorité en français, l’essentiel a survécu dans bien


des bibliothèques. Bien sûr les renseignements fournis sont à examiner avec précaution,2
1
0

20. voir par exemple, La fraternité arméno-grecque, discours prononcés au Banquet donné par les
Arméniens de Paris le 1 6 janvier 1919 en l'honneur de M.Venizélos. Paris, E.Leroux, 1919.
21. D. Kitsikis. op cit, p. 483.
en particulier les chiffres, et très souvent les différents textes reprennent exactement
les mêmes données (d’autant plus que parfois le signataire n’est qu’un prête-nom);
l’ensemble n’est donc pas aussi riche que la liste des publications, il n’en constitue pas
moins une mine précieuse d’informations.

B. LES CARTES ETHNOLOGIQUES

Le XIX° siècle vit croître et se répandre l’idée de nationalité qui trouva son
apothéose dans les Quatorze points du Président Wilson le 8 janvier 1918, et ce fut
aussi, logiquement, le siècle d’or des cartes ethnologiques. L’Empire Ottoman, terrain
d’application de choix, préoccupa autant les ethnographes que les diplomates.

J’ai pu consulter 54 cartes à contenu ethnologique (sous des titres divers) sur
lesquelles figurait la Thrace; pour 13 d’entre elles je ne dispose que du croquis

simplifié qu’en donne Wilkinson dans son ouvrage 22; pour 19 autres que j’ai pu
consulter directement, je donne mon propre croquis; 2 cartes sont reproduites
intégralement; pour les 19 dernières enfin, je n’ai pas jugé utile, après consultation,
de fournir un croquis, car elles n’apportaient rien de nouveau, n’étant qu’une reprise
ou une compilation des précédentes. Voici donc les listes de cartes des deux premières
catégories; ne portent un numéro que les cartes dont on trouvera le croquis ou la
photocopie, ce numéro est suivi d’un A pour les cartes que l’on peut trouver regroupées

dans le recueil de Rizov 2 3 et d’un B pour celles qui figurent dans le recueil de Saxon-

Mills 2 4 on trouvera la liste des 1 9 cartes non reproduites dans le Tome 2, Sources et
Bibliographie.

Pç ÏÏILKIliSQ tl
-n°4. Vôlkerkarte von Europa (5 4 0 x 4 2 0 mm) von Dr F.A O’Etzel. Berlin,
Technisches Bureau, 1821.
-n°5. Planche ethnologique des Pays et Peuples de l’Europe, de l’Asie antérieure
et de la Berbérie dans leur état actuel. 2° édition, (in) Atlas ethno-géographique. Lânder
und Vôlkerkarten von Wilhem Müller, Paris-Leipzig, 1842.
- n°7. Ethnographie map of Europe (5 9 5 x 4 7 0 mm). Dr Gustaf Kombst. The
22. H.R.Wilkinson. Maps and Politics: a review of the ethnographie cartography of Macedonia,
Liverpool Studies, Géographie University Press,1951.
23. D.Rizov. Les Bulgares dans leurs frontières historiques, ethnographiques et politiques, Berlin,
Wilhem Greve, 1917.
24. J.Saxon-Mills. La question de la Thrace, Grecs, Bulgares, Turcs, Londres, Stanford, 1 91 9.
31
National Atlas of Historical, Commercial and Politicai Gecgraphy, Edinburgh, A. Keith
Johnston, 1843.
-n°13. Die Ausdehnung des Slaven in der Türkei und den angrenzenden Gebieten.
1/3 7 0 0 0 0 0 (400 x 330 mm). A Petermann (in) Petermann’s Mitteilungen Bd XV
Tafel XXII, Gotha 1869 .
-n°20.Tabieau ethnocratique des pays du Sud-Est de l’Europe (205 x 260 mm)
H.Kiepert (in) Notice explicative sur la carte ethnocratique des pays helléniques,
slaves, albanais et roumains. Berlin, 1878.
-n°24. Balkansky Poloostrov VII -VIII. Stol (350 x 340 mm) Slovanské
Starozitnosti. Lubor Niederle. Dilu II. 2 V, Praze, 1910.
-n°28. -The Balkan Peninsula, ethnological. 150 miles = 1 inch (150 x 170 mm)
(in) The Balkans, a history of Bulgaria, Serbia, Greece,Rumania and Turkey. Nevill
Forbes, AJ.Toynbee. Oxford, 1915.
-n°29. Carta etnico-linguistica dell’Oriente europeo 1/3 000 000 (in) L ’Europa
etnico linguistica. Atlante descrittivo in tre carte specialico colorite con testo
dimonstrativo. L’Istituto Geografico de Agostini. Novara, 1916.
-n°30. A sketch map of the linguistic areas of Europe. 1/3 220 177 (935 x 740
m m ) EStanford, London, 1917.
-n°31. Hellenism in the Near East, an ethnological map, 1/2 155 000 (510 x 630
mm ) G .Soteriades, édition Stanford, London, 1918.
-n°32. Carte ethnographique de l’Europe 1/5 0 0 0 000 (1060 x 8 6 0 mm)
J.Gabrys, T édition, Librairie centrale des nationalités, Lausanne, 1918.
-n°33. Races of Eastern Europe. 50 milles= 35 mm ( 830 x 1310 mm )
A .Gross.Daily Telegraph map n°25, Geographia, London, 1918.
-n°34. Ethnological Map 1/1 500 000, feuille IV (610 x 610 mm) Geographical
section, General Staff War Office, London, 1918.

MES , SCHEMAS

-n°6 A. Slovensky Zemevid (5 8 4 x 469 mm) P.J.Safarika .Praze,1842.


-n°8 A et B. Ethnographische Karte des osmanischen Reichs, europàischen Theils
und von Griechenland 1/3 800 000 (360 x 340 mm) A.Boué 1847 (in) H.Berghaus,
Physikalischer Atlas, Zweiter Band VIII.Tafel XIX. Gotha 1848. La même carte, portant
le même titre est publiée seule par J.Perthes à Gotha en 1847.
- n°9 A et B. Carte ethnologique de la Turquie d’Europe et des États vassaux
autonomes. 1/2 500 0 0 0 (5 2 0 x 4 1 0 mm) G.Lejean (in) Ethnographie de la Turquie
d ’Europe, Ergënzungscheft n°4 . Petermann’s Mitteilungen, Gotha, 1861.
-n°10 A et B. Map of the South Slavonie Countries 100 miles = 28 mm in Travels
in the Slavonie Provinces of Turkey in Europe. G Muir Mackenzie et A P. Irby, Bell and
Daidy, London, 1863.
-n°l 1A . Carte ethnographique des nations slaves, F.Mirkovitch, 1867 .
-n°12 A. Mapa slovanshéko sveta de Safarika,Czeorniga, KozIena.Boeckha,
Lejeana, Koeppena 1 narodopisné mapy Ruskée zr 1867. 1/6 400 000. Od
J.Erben.Matice Lida, Praha, 1868.
-n° 14 A et B. Ethnographische Übersichtskarte des Europaischen Orients,
1/3 0 0 0 0 0 0 (4 2 4 x 5 1 2 mm) von H.Kiepert. D.Reimer, Berlin, mai 1876.
- n°1 5 A et B. Populations de la Turquie d’Europe 1/4 4 4 4 000 (2 8 0 x 190 mm)
E.Reclus (in) Nouvelle Géographie Universelle , I, p 133, Paris, 1876.
-n°16 A et B. Carte ethnologique de la Turquie d’Europe et dénombrement de la
population grecque de l’Empire Ottoman 1/3 4 0 0 000 (3 3 5 x 375 mm) A Synvet.
A.Lasailly. Paris, 1877.
- n° 17 B. An ethnological map of European Turkey and Greece, 100 miles = 48
mm ( 3 4 0 x 4 0 5 mm ) Édition Stanford, London, 1 877.
-n°18. Carte ethnologique et orohydrographique de la Turquie d’Europe, de la
Serbie, du Monténégro, de la Grèce, de l’Archipel et de l’ouest de l’Asie Mineure (8 4 0
x 1 1 2 0 mm, 1/1 3 0 0 000, F.Bianconi (in) Ethnologie et statistiques de la Turquie
d ’Europe, Paris, Chaix, 1877.
- n°19 A. Ethnographische karte des europaischen Türkei und ihrer Dependenzen
zu Anfang des Jahres 1877 (4 3 0 x 2 6 0 mm) K.Sax. Mitteilungen geographischen
Gesellschaft. XXI.Tafel III. Wien, 1878.
-n°21. J.Kettler, Politische ethnographische Übersichtskarte von Bulgarien, Ost
Rumelien und den benachbarten Balkaniandern. 1/8 0 0 0 000. Weimar, Geographisches
Institüt, 1890.
-n°22 A. Karta Slavyanskikh Narodnostey. Société slave de Bulgarie 1/ 1 200
0 0 0 ( 7 0 0 x 6 0 0 mm ) V.Komarov.N.S Zaryanko. Saint Petersburg ,1890.
-n°23. G.Amadori Virgiij, Vilayet d’Andrinople. Carte des écoles grecques et
bulgares et des églises grecques. 1/ 8 0 0 0 0 0 (in) La questione rumeliota .. Istituto
geografico de Agostini. Bitonto, 1 908.
-n°25 A et B. A.lschirkoff, D.LMiletitsch, B.Zoneff, J.lvanoff, S.Romanski, Das
Bulgarentum auf den Balkanhaibinsei im Jahre 1912. 1/ 1 500 0 0 0 (6 0 5 x 4 1 0
m m ).Peterm ann’s M itteilungen, LX1 Tafel XLIV. Gotha, 1915 .
- n°26. Amadori Virgiij, Carte ethnologique de la Turquie d’Europe avant les
guerres balkaniques 100 kms= 4 7 mm (3 9 5 x 2 4 0 mm) La questione Rumeliota,
présentée par A.Andreadès in Revue Hebdomadaire, Paris, 1915.
- n°27 B. J.Cvijic, Ethnographische Karte des Balkanhaibinsei. 1/1 500 0 0 0
(6 7 0 x 5 5 0 mm ) . Petermann’s Mitteilungen. Marz Heft. Gotha, 1915.
-n°35. J.lvanoff, Les Bulgares devant le Congrès de la Paix. Documents historiques,
ethnologiques et diplomatiques avec 4 cartes . 1/1 500 000 (320 x 3 9 0 mm), Berne,
P Haupt , 1919.
On trouvera aussi telles quelles les cartes de
- n°36. Tsarigradski, Répartition par kazas des populations de la Thrace (in)
Questions Diplomatiques, 1 mars 1913.
-n°37. Ghalib Khemali, Carte ethnographique de la Thrace (in) Le martyr d ’un
peuple, Rome, Marzi, 1919.

Progression chronologique

Si l’on excepte la première carte ancêtre d’O’Etzel, proche des cartes du XVIII°
siècle, et les atlas qui regroupent les informations des cartes précédentes avec un temps
de retard, ces cartes peuvent se regrouper en quelques temps forts.
-1 8 4 2 -1 8 4 7 : 6 cartes; on rencontre la première utilisation du mot
"ethnographique” dans les cartes de Von Müller en 1842 et de Pritchard et Kombst en
1843, la première carte ethnologique de la seule partie européenne de l’Empire Ottoman
est celle d 'Ami Boué en 1847. Il est le premier des cartographes à avoir une expérience
directe du terrain; son voyage de pionnier et sa réputation de géologue font de sa carte
une référence omniprésente jusqu’en 1919.
-1 8 6 1 -1 8 6 9 : deuxième vague, 6 cartes, dont deux cartes essentielles, celle de
G.Lejean et celle des deux britanniques Muir Mackenzie et Irby; ces voyageurs ont étudié
et critiqué les cartes précédentes et en ont inspiré beaucoup d’autres. La carte de
Mackenzie et Irby a été revue par l’officier d’artillerie serbe Zach.
- 1 8 7 6 -1 8 7 8 : 7 cartes en 3 ans, l’explosion cartographique. Une carte clé,
celle de l’allemand Kieoert. devint elle aussi une référence. Le Congrès de Berlin fut
suivi de plusieurs publications, des cartes en général pro-slaves portant avant tout sur
la Macédoine contestée. L’intérêt ne se porte sur la Thrace qu’à partir de 1890 .
- 1908- 1919 : 22 cartes, dont le plus grand nombre entre 1915 et 1919; sont
aussi édités les deux recueils de Rizov et de Saxon-M ills centrés sur la Thrace.
On constate facilement un parallèle entre le rythme de publication des cartes et
l’intensification des difficultés diplomatiques. Lorsque la révolte éclate en Grèce en
1821, en Europe c’est l’ignorance, la presse voit encore les Turcs comme des "Perses"
et les Grecs comme des "Leonidas”. Après vingt ans d’actualité grecque et la révolte
serbe, en 1840 l’intérêt s ’est éveillé et l’on cherche à sortir des visions floues et
antiquisantes. La vague des années 1860 suit la guerre de Crimée et le traité de Paris.
Lejean note alors en commentant sa carte 25
" L ’étude ethnologique de /’ Empire Ottoman n’est plus aujourd’hui un objet de
curiosité scientifique pure."

25. G.Leiean. Ethnographie de la Turquie d ’Europe, Petermann's Mitteilungen, Ergànzungscheft


n°4, Gotha,1861.
La révolte bulgare, la guerre russo-turque, les accords de San Stefano et le Congrès de
Berlin provoquent la vague cartographique des années 1876-1878. Les cartes slaves
suivantes reflètent l’essor du panslavisme et l’importance nouvelle de la Bulgarie après
l’annexion de la Roumélie orientale en 1885. Enfin l’intérêt du public et l’activité des
diplomates provoquent l’abondance des publications entre 1908 et 1919.

Progression dans la précision

Les cartes les plus anciennes englobent toute l’Europe sur une feuille 635 x 4 3 5
mm ( celle de W.Müller, en 1842, la plus grande ) souvent sans indication d’échelle; ce
type se rencontre encore plus tard dans les atlas, ou chez Dominian en 1917 (carte
au 1/9 0 0 0 000°); l’évolution se fait cependant dans le sens d’une plus grande
précision : les cartes des années 1840 montrent la Turquie d’Europe et la Grèce, ou les
provinces slaves de la Turquie d’Europe, l’image se centre sur la Macédoine avec la
diminution progressive des possessions ottomanes en Europe. Il faut attendre
Tsarigradski et les recueils publiés à l’occasion de la Conférence de la Paix pour que
l’intérêt se déplace vers la Thrace. Les échelles utilisées cependant, du 1/800 000° au
1/1 3 0 0 000° ne permettent guère une identification précise.
Le détail des légendes de plus en plus complexes reflète les progrès des
connaissances. La définition des "peuples" repose sur un mélange de critères religieux et
linguistiques, les seuls observables, même quand les titres font référence à l’idée de
race. Les deux cartes publiées successivement en 1 9 1 8 par le Daily Telegraph
indiquent l’une "race", l’autre "langue", mais les tracés sont identiques. C’est ce qu’a
constaté Ancel quelques années plus tard.
” On ne peut réaliser la carte des races de la péninsule. Les tentatives faites
jusqu’à ce jour ont beau porter le nom de "cartes ethnologiques”, ce ne sont le plus
souvent que des cartes linguistiques ou parfois religieuses. Les difficultés qu'ont
rencontrées les diplomates... résultaient de l’enchevêtrement des langues, non de la

confusion des races que les indigènes eux-mêmes sont incapables de discerner". 2 6

Les cartes utilisent le plus souvent la classification "Grecs", "Bulgares" et


"Turcs" ou "Musulm ans" prenant souvent ces deux derniers termes pour des
équivalents. Cas plus délicats, les Bulgarophones musulmans ou les Turcophones
chrétiens sont assimilés à l’un ou l’autre des groupes selon les options du signataire, ou,
rarement, individualisés. Synvet crée ainsi en 1877 le groupe des "Gréco-bulgares",
selon lui, des Bulgarophones d’origine et de coeur grec.
Avant Ami Boué les cartes s’en tiennent à des vastes taches unicolores et à des2
6

26. J.Ancel. op c it , p.86.


dénominations floues, les "Üiyriens”, les "Pélasges" ou les "Péiasgo-grecs". La carte de
Boué et celles des années 1860 conservent le principe des espaces unicolores mais
marquent le mélange des ethnies par des poches enclavées dans la couleur dominante.
Ami Boué innove également par une légende plus complète comprenant treize
subdivisions qui combinent langue, religion et situation géographique comme par
exemple, "Bulgares" et "Catholiques Bulgares", "Turcs" et "Turcs d’autres religions",
"Valaques du Pinde” et " Valaques du Danube". Lejean précise vingt ans plus tard que les
Juifs ne peuvent être représentés, que les Tziganes sont difficiles à placer parce qu’ils
parient en public la langue majoritaire de la région, ou qu’il faudrait distinguer les
Pomaques qui, bien que musulmans, sont très hostiles aux Turcs.

Les cartes de 1876-1878 tentent de se rapprocher de ces réalités : les barres


obliques alternées ou insérées sur un fond veulent rendre compte de la diversité en un
même lieu. Karl Sax qui, de part ses fonctions de Consul d’Autriche à Andrinople est bien
informé, subdivise les populations en vingt-huit groupes et représente les Pomaques.
Les cartes postérieures bénéficient de ces apports, mais aucune n’atteint la complexité
de celle de K.Sax; on trouve des cartes plus spécialisées, ne s’intéressant qu’aux Slaves
ou aux Grecs, à la répartition des écoles et les Pomaques disparaissent de nouveau
absorbés par les "Bulgares" ou les "Musulmans" (ou même "Turcs").

Cartographie et politique

Les rapports cartographie/politique ne se limitent à une simple augmentation de la


production dans les années de crise. Les années 1876-1878, point de départ de mon
étude, marquent également dans ce domaine un tournant pressenti par Lejean : la carte
ethnologique devient une référence d’expert et une arme politique.

La carte d'O’Etzel en 1821 coïncidait avec les débuts du mouvement philheilène et


la "découverte" récente des Chrétiens des Balkans; les cartes de Muller et Kombst
reflètent l’influence des théories de Fallmerayer et diminuent radicalement la part des

Grecs 27 . [_es cartes nouvelles rendent compte du mouvement slave : le mot panslavisme
est utilisé pour la première en 1824 par le Hongrois J.Kollar, la même année est publié

le premier ouvrage en bulgare, en 1841 et 1844 Cyprien Robert 28 et A.BIanqui font2


8
7

27. Fallmeraver a publié en 1830 à Stuttgart chez Cotta, Geschichte des Halbinsel Morea wàhrend
des Mittelalters, puis en 1835, Welchen Einfluss hatte die Bezetzung Griechenlands durch die
Slaven auf das Schiksal der Stadt Athen .
28. C.Robert. Les Slaves de Turquie: Serbes, Monténégrins, Bosniaques, Albanais et Bulgares,
Paris,1 844.
connaître les Bulgares en Europe occidentale. Les années 1850 voient se développer la
curiosité géographique : en 1855 sont créés le Bulletin de la Société de Géographie et
les Peterm ann’s Mitteilungen, en 1857 est fondée à Vienne l’Association géographique
impériale et royale (Die kaiserliche und kôniglische geographische Gesellschaft ).
Russes, Tchèques, Serbes, Anglais... dessinent des cartes en plus des Allemands et des
Français.

Quand l’espoir d’une réalisation politique grandit, l’attitude devant les cartes
change 293
1. A la Conférence de Constantinople en 1876, le Russe Ignatiev présente sa
0
carte d'un futur Etat bulgare qui coïncide avec les limites de l’exarchat créé en 1870 et
celles de la frontière ethnique gréco-bulgare sur la carte de Lejean en 1861. En 1 8 7 7
les cartes de Stanford, Bianconi et Synvet assimilent aux Grecs tous les Chrétiens
"patriarchistes"; mais la carte de Stanford a été fournie par Gennadius, futur
ambassadeur de Grèce à Londres; les diplomates, soucieux de contrer le modèle russe,
font appel à la carte de l’Allemand Kiepert, sommité géographique du moment, Grand
Prix de Cartographie à l’Exposition Universelle de Paris en 1877, hautement estimé
par Bismarck et considéré comme neutre parce qu’allemand. Sa carte, éditée en mai
187 6, sert de base au Congrès de Berlin pour séparer Bulgarie et Rouméiie orientale.
Une bataille de cartes s ’est alors déclenchée : l’ouvrage de Mackenzie a été réédité, le
Prince Tcherkasky, alors administrateur civil russe en Bulgarie, propose en 1 8 7 7 une
carte, dessinée par un professeur bulgare, qui attribue à la Bulgarie toute la Thrace
occidentale, la carte de Wyld, éditée en 1878, comprend au contraire cette région dans
un futur État grec. La carte de K.Sax qui émerveille par ses précisions ethniques est
considérée par certains comme une manoeuvre de l’Autriche pour limiter l’influence
des Bulgares et des Slaves en les divisant, montrant ainsi l’impossibilité de créer un
grand État slave mono-ethnique. En 1878 Kiepert, à la demande de la Société pour la
Propagande des Lettres Grecques à Athènes mécontente de sa carte de 1876, sort une
nouvelle carte "ethnocratique" qui avantage politiquement les Grecs sans renier les
données ethniques de la précédente; selon une autre source, Kiepert aurait agi "sur

l’ordre de M. Zapheiropoulos de Marseille", 3 0 peut-être l’agent de la Société citée par


ailleurs.
Après 1878, tout le monde comprend que le prochain territoire ottoman "à libérer" et

partager est la Macédoine et désormais toutes les armes sont bonnes 31 ;


” le livre, la brochure, la science, l'achat de consciences, l'envoi de dépêches

29. K.Papathanasi-Mousioooulou. La question d'Orient, les cartes ethnographiques de 1877 et la


Thrace, (en grec) in Thrakiki Epetirida , Athènes, 1 984.
30. C.Nicolaïdès. La Macédoine, Berlin, J.Raede, 1 899, commentant sa propre carte.
31. Colocotronis. La Macédoine et l'hellénisme. Paris, Berger-Levrault.l 91 9, p.lX.
37
tendancieuses, l'organisation habile de campagnes de presse et jusqu'au couteau
assassin du comitadji”.
L’instituteur et le prêtre se rencontrent pour donner des cartes scolaires appréciées
des Grecs qui se savent supérieurs aux Slaves sur ce terrain. En 1899 O.Baldacci et
K.Hassert au Congrès Orientaliste International de Rome proposent, pour sortir de cet
imbroglio, une enquête ethnographique internationale qui malheureusement n’a pas eu
lieu. Le Bulletin d’Orient du Professeur Andreadès publie entre 1904 et 1910 des
cartes et statistiques sur la Macédoine tout comme plus tard, le bureau de presse de
Salonique; et fort heureusement, les cartes de Macédoine comprennent le plus souvent,
même involontairement, la Thrace.

L’approche des négociations de paix déclenche une vague cartographique sans égale
après 1915 : Grecs, Bulgares, Serbes, Américains, Italiens, Anglais publient des
cartes, seule la Turquie reste à l’écart comme condamnée d’avance. Ce mouvement est
accentué par le fait que les Grands de la Conférence de la Paix, beaucoup plus qu’à

Berlin, font appel aux experts32 , £n septembre 1917 le Colonel House, à la demande de
Wilson, regroupe des experts, c’est "Plnquiry", cent vingt cinq personnes; selon une
liste du 30 octobre 1918 la majorité des membres sont des universitaires choisis
d’après leurs travaux, leurs opinions politiques et leurs relations personnelles,
certains experts viennent aussi de PUS Central Bureau of Research and Statistics, des
forces années et du Département i’Etat.Parmi eux Wilson amène à Paris un groupe de
vingt-trois experts. Alwyn Parker, bibliothécaire au Foreign Office est chargé au
printemps 1917 de réunir documentation et personnel, la section historique du Foreign
Office prépare sous la direction de G.W.Prothero des Manuels pour la Paix (Peace
Handbooks), 157 en 1920, qui doivent fournir aux diplomates toutes les données de
base sur l’Europe et le Moyen-Orient.
Dans le même esprit est créé en France le 17 février 1917 un Comité d’Études
dirigé par Lavisse, auquel ont participé C.Benoist, E.Bourgeois, J.Brunhes, M.Chabot,
A.Demangeon, E.Denis, C.Diehl, Eisenman, LGallois, H.Grappin, E.Haumant,
LHautecoeur, E de Martonne, P.Masson, A.Meillet, JE Pichon, C.Seignobos... tous
historiens, géographes, linguistes de talent... Ce comité a publié trente fascicules
"Travaux du Comité d’Etudes, Préparation technique de la Conférence de la Paix par le
gouvernement français” en 1918 et 1919. D’après le règlement de la Conférence adopté
par le Conseil des Dix, les experts devaient être présents pour donner explications et
renseignements si nécessaire, et participer aux commissions en fournissant leurs
solutions.
Les différentes commissions territoriales sont formées entre le 1 et le 27
32. D.Kitsikis. Le rôle des experts à la Conférence de la Paix, Ottawa, Editions de l'Université,
1 972. On y trouve toutes les informations de mon texte.
38
février 1919; la "Commission chargée d ’étudier les questions territoriales intéressant
la Grèce" est créée le 4 février 1 9 1 9 après l’audition de Venizélos les 3 et 4 février
par le Conseil des Dix. Elle doit examiner les questions soulevées par Venizélos, se
livrer à un premier examen, réduire les questions sur lesquelles les Dix devront
décider aux limites les plus étroites, et présenter des suggestions. Ses membres sont
autorisés à entendre les représentants des peuples concernés. La commission tient douze
séances au Quai d’Orsay du 12 février au 21 mars 1919 et réunit deux spécialistes
pour chacune des quatre Puissances : deux Américains, W.L.Westermann, professeur
d’Université dans le Wisconsin (spécialiste . de l’Asie occidentale) et Clive Day,
professeur à Yale (spécialiste des Balkans), tous deux membres de Plnquiry, deux
Britanniques, Sir R.Borden Premier Ministre canadien et Sir Eyre Crowe sous-
secrétaire l’Etat au Foreign Office, deux Français, J.Cambon, ex-ambassadeur à Berlin
et Goût, sous-directeur pour l’Asie au Quai d’Orsay, deux Italiens, G de Martino,
secrétaire général aux Affaires étrangères et le colonel Castoldi remplacé par le consul
C.Galli. Castoldi avait été membre de la Commission d’enquête en Epire du Nord en 1913,
parlait grec et albanais et avait servi dans la gendarmerie ottomane. Donc seuls deux des
huit membres n’étaient ni diplomates, ni militaires, les géographes présents au
premier stade de l’enquête avaient été effacés. Mais conscient de son ignorance, Cambon
se fit accompagner à deux reprises de Laroche, sous-directeur au Quai d’Orsay et du
Consul français en Albanie, Krajewski, Borden est souvent accompagné lui aussi de
Harold Nicholson, secrétaire d’ambassade. Nicholson et Krajewski élaborent le rapport
de la commission grecque :
"L ’événement à Paris le plus important et le plus significatif fut la présence de
conseillers experts et d’hom m es de science, ainsi que l’effort qu’ils firent pour
fonder le règlement des questions , non p as sur le caprice ou la force, la convoitise

ou la crainte, m ais sur l’exacte connaissance des faits". 3 3


Ces experts sont soumis à un véritable bombardement de renseignements. Nicholson en

témoigne 3 4 •

” Chacune des nationalités de l’Europe centrale apporte une cargaison de


statistiques et de cartes géographiques truquées. Quand les statistiques échouaient,
on sortait les cartes en couleurs. Un gros volume ne suffirait pas à analyser les
différents types de cartes maquillées que la guerre et la Conférence de la Paix ont
fait naître. Un nouvel instrument politique, le langage des cartes, avait été
inventé. Une carte valait autant qu’une belle affiche, mais, n’étant qu’une carte,
elle prenait une apparence respectable et authentique. Une bonne carte bien
préparée était une bouée de sauvetage pour maint argument défaillant et coulant à

32. 0. Kitsikis. Le rôle des experts... op cit, p.163, il cite R.Stannard Baker.
34. D. Kitsikis. Propagande et pressions , op cit, p.1 69.
39
pic. C’est surtout dans !es Balkans que ce procédé atteignit son apogée".
Grecs et Bulgares utilisent effectivement les mêmes arguments, statistiques,
historiques et ethnologiques qui se traduisent en cartes. Rizov, alors Ministre de
Bulgarie à Berlin, fait publier en 1917 dans cette capitale un recueil de 4 0 cartes Les
Bulgares dans leurs frontières historiques, ethnologiques et politiques en quatre
langues (français, anglais, allemand et russe). Le but en est clairement annoncé :
"La Bulgarie devra réunir tous ses territoires qui lui furent enlevés par la force
en 7878 et partagés entre se s voisins. La Bulgarie a sur ces territoires des droits
naturels, moraux, historiques et géographiques”.
Quatorze des quarante cartes réunies ou dessinées par Zlatarsky sont historiques,
allant des Carolingiens au XIV° siècle, et montrent les frontières de la Bulgarie durant
les règnes les plus importants. L’histoire cependant ne soutient guère les Bulgares en
Thrace : le règne d’Assen II, 1216- 1240, (carte n°13 de Rizov) est le seul moment où
la Thrace occidentale fut comprise dans le royaume bulgare; les dix-sept cartes
suivantes sont des cartes ethnologiques de 1842 à 1915, les huit dernières rappellent
les différentes frontières tracées ou proposées depuis 1876. En 1919 un nouveau flot
de brochures éditées à Lausanne, sous les signatures des deux grands intellectuels
bulgares ivanoff et Ischirkoff, présente d’autres cartes.

Les Grecs ne pouvaient rester en arrière. Caclamanos devenu en novembre 1918


ambassadeur à Londres, demande qu’on lui demande un ouvrage sérieux pour riposter à
la réédition du livre de Brailsford sur la Macédoine, favorable aux Bulgares, et des
cartes pour contrer le recueil de Rizov. On pense d’abord à reprendre la carte éditée par
Stanford en 1877, mais il faut quelque chose de plus récent. Alexandre Mazarakis,
conseiller militaire de Venizélos et expert militaire de la délégation grecque à Paris,
publie à la fin de 1918 une carte des Balkans et de l’Asie Mineure chez Norbury, Natzio
et Cy; elle n’est tirée qu’à 500 exemplaires. Sous le nom de G.Soteriadès, professeur
d’histoire à l’Université d’Athènes, est publiée à Londres en 1918 une carte
ethnologique dessinée en réalité par le colonel Katsikoyannis dont la notice
d’accompagnement est rédigée par Venizélos lui-même...(carte n°31) Il lui faut
répondre à une carte du Daily Telegraph de juillet 1918 (celle de Gross, n°33) dans
laquelle Pomaques et Bulgares patriarchistes sont comptés comme Bulgares, ce qui en
Thrace occidentale peut augmenter dangereusement pour les Grecs le nombre des
Bulgares. Les premières cartes sortent le 16 octobre chez Stanford, 2000 exemplaires
sont prêts en décembre avec brochure et statistiques jointes. Stanford tire 70 0 0 0
exemplaires de sa carte; le Sphere dans son numéro du 1 mars 1919 publie en encart
50 0 0 0 exemplaires de la carte (coût 920 £ pour le gouvernement grec). En juillet
1919 Stanford publie un Atlas du Congrès de la Paix qui reprend les cartes de Synvet et
de Bianconi et des cartes religieuses et scolaires; la Grèce finance également la sortie de
The Thracian Question chez G.S.Vellonis Lmtd à Londres.
Enfin en novembre 1919 sort le "contre Rizov" (encore utile puisque le traité de
Neuilly ne statue pas définitivement sur le sort de la Thrace), c’est La Question de
Thrace, Grecs, Bulgares et Turcs, signé J.Saxon-Mills et M.G.Chryssachi, publié chez
Stanford. Saxon-Mills est un journaliste anglais payé 65 £ par trimestre par la
Légation grecque à Londres et Chryssachi, un Grec de formation universitaire anglaise,
est membre de la Légation. Le livre concentre ses efforts sur la Thrace et reprend
toutes les cartes de Rizov (sauf trois jugées trop panslavistes) pour montrer que les
documents fournis par les Bulgares leur sont défavorables en Thrace; les cartes de
l’exarchat bulgare montrent d’ailleurs qu’aucun évêché bulgare n’a été créé en Thrace
depuis 1870. Le recueil veut montrer son impartialité en éliminant deux cartes jugées
trop favorables aux Grecs, celle de Bianconi (1 8 7 7 ) et celle de Kiepert (1 8 7 8 ). On y
trouve donc 16 cartes, 8 cartes historiques (dont 7 du Bulgare Zlatarsky ), 5 cartes
ethnologiques du recueil de Rizov et trois cartes supplémentaires, dont celle de Cvijic.
Pour 1 11 2 £ on en a tiré 10 0 0 0 exemplaires dont 2 0 0 0 en français; les 10 0 0 0
exemplaires sont répartis à travers le monde, 3 0 0 0 sont envoyés à Washington, 3 500
dans le reste des Etats-Unis, 4 5 0 0 en Grande Bretagne, 1 8 0 0 à Paris, 200 à Berne,
100 à Rome, 100 à Stockholm, 100 à Copenhague et 200 à Athènes. Onsait déjà qu’il
n’y a aucun appui à espérer de l’Italie : 100 exemplaires, et que c’est Wilson qu’il faut
convaincre à propos de la Thrace : 6 5 0 0 exemplaires pour les Etats-Unis !
Comme en témoigne Haskins, l’un des experts américain :
" Chaque intérêt particulier était là, impatient de présenter sa cause, ...de délivrer
sans fin des volumes de cartes ethnologiques et de statistiques plus ou moins dignes
de foi, d’illustrations et de descriptions, de matériel de propagande de toute forme
possible et imaginable. Une tête solide, un jugement critique et un fond
considérable de connaissances étaient nécessaires pour garder une vue claire au

milieu de cette m asse de matériel confus et contradictoire". 35

'T ê te solide et jugement .critique.- ?

Comment tirer de ce flot des renseignements valables ? Il faut bien sûr étudier
l’origine réelle de chaque carte, comparer les cartes contradictoires et recourir aux
critiques adressées par chacun aux cartes de ses prédécesseurs.
Le combat cartographique a porté essentiellement sur la Macédoine; avant 1919 la
Thrace intéresse peu, et les auteurs ont peut-être été moins tentés "d ’intervenir" à son
propos; très souvent des cartes réputées pro-grecques ou pro-bulgares ne méritent ce3
5

35. H.Haskins. So m e oroblems o f the Peace Conférence. Cambridge, Harvard University Press,
1920, p.22.
I qualificatif que pour leurs tracés en Macédoine.
Les variations constatées d’une carte à l’autre peuvent par ailleurs avoir d ’autres

causes qu’un éventuel "maquillage" 36. L’ignorance est très réelle jusqu'à Kiepert,
même Ami Boué et Lejean n’ont fait qu’effleurer la Thrace occidentale; aucune source
chiffrée n’est parfaitement exacte, les chiffres utilisés viennent des Ottomans -dont on
connait les faiblesses en la matière-, des églises grecques ou bulgares, parfois des
consulats étrangers. Lejean essaye de croiser les informations en prenant en compte ses
voyages, les cartes de ses prédécesseurs, les registres fiscaux turcs et les
renseignements fournis par directeurs d’écoles slaves et grecques. Les méthodes
cartographiques par ailleurs contraignent à des simplifications et ne peuvent rendre
compte de l’étroite imbrication des peuples y compris à l’échelle du village. A partir de
1878 chaque modification de frontière ou de statut politique entraîna des mouvements
de population d’où des variations possibles et justifiées et une source infinie de
contestations. Enfin définition et classification des ethnies peuvent expliquer
d’apparentes différences. Classe-t-on les Pomaques comme Bulgares ou comme Turcs ?
Dans le Rhodope, cela change tout. Qu’est-ce qu’un "Bulgare" ? jusqu’à la création de
l’exarchat en 1870 tous les orthodoxes sont comptabilisés comme Grecs, mais où
placer ensuite les Bulgarophones restés fidèles au Patriarcat ?
Tenir compte de tous ces facteurs doit permettre une étude critique valable, même si
subsiste, surtout dans le détail, une large zone d’incertitude.

C. LES ARCHIVES

U .S.P.n

La Convention relative à l’émigration réciproque gréco-bulgare est signée le 27


novembre 1919. Le 18 décembre 1920 est constituée la Commission Mixte chargée de
son application; elle comprend deux neutres, le Commandant belge Marcel de Roover
(remplacé en 1926 par J de Reynier) et le lieutenant-colonel néozélandais A.C Corfe,
un Bulgare, Vladimir Robeff (remplacé en 1925 par Djoudjeff) et un Grec,
G.Tsorbazoglou (six autres diplomates lui succéderont entre 1924 et 1930); le
Président, l’un des deux neutres alternativement pendant six mois, a voix prédominante
en cas de vote égalitaire ce qui empêche l’opposition Grec/Bulgare de bloquer les

travaux. La Convention ne s ’applique à l’origine qu’à la Macédoine puisque le sort de la


Thrace n’est pas encore décidé; la Commission Mixte, qui élabore elle-même ses règles

36. Wilkinson étudie ce problème p.315 dans l'op dt.


42
de fonctionnement, décide ensuite qu’elle est également applicable à la Thrace à partir du

26 octobre 1923 3^ seulement car les conditions régnant précédemment ne permettent


pas avant cette date de garantir le côté "volontaire" et "libre" de l’émigration. Après
plusieurs reports, la date définitive pour bénéficier des conditions de la Convention est
fixée au 31 décembre 1924, puis, dans certaines conditions, au 1 avril 1927 pour les
communautés scolaires ou religieuses et au 30 janvier 1928 pour les particuliers. La
Commission avait aussi décidé le 6 mars 1922 que tous les émigrants depuis le 18
décembre 1 9 0 0 auraient le droit de profiter de la Convention, particularité qui
cependant ne touche guère la Thrace d’où les Bulgares n’avaient eu aucune raison

d’émigrer avant 1 9 2 0 .3 8

La Commission doit superviser les conditions de l’émigration : définition de


l’émigrant, conditions de transport, permis et liquidation de ses biens. L’émigrant est
encouragé à vendre, s ’il le peut, avant son départ; sinon, à lui de faire le nécessaire
auprès de la Commission dans les délais, et elle s’occupe du reste. Résultat : un travail
énorme pour la Commission et une importante documentation pour le chercheur.

La Commission a trois centres de travail, Salonique, Sofia et Komotini. Elle crée


des sous-com missions (deux en Thrace en 1925, trois en 1926) qui comportent elles-
mêmes des sous-commissions locales et des experts. Il leur faut vérifier l’existence des
biens déclarés par les émigrants, les situer, les mesurer et les estimer d’où des équipes
de topographes (tous neutres), d’agronomes, d’architectes et d’experts forestiers. Les
sous-commissions comprennent trois membres, un neutre, un Grec et un Bulgare, les
experts n’appartiennent qu’aux neutres (pour les forêts M.Jaccard est seul engagé en
avril 1 9 2 6 et un an plus tard sont créées d’autres équipes); seuls les architectes
évoluent par deux en Thrace, un Grec et un Bulgare. Les premiers topographes
travaillent sur le terrain en février 1925, et en février 1927 on accélère le processus
pour terminer le travail en septembre 1927. Les Commissions de la S.D.N veulent que
tout soit terminé pour indemniser les réfugiés le plus vite possible, l’expérience
prouvant que les rancoeurs dues aux retards de paiement sont à l’origine de bien des
conflits et des incidents cte frontière.

Le travail à réaliser est énorme et les conditions difficiles : des villages parfois en
ruines et sans bornage, pas de cadastre, des partages successoraux n’ayant pas été
effectués pendant des générations, des documents officiels très souvent disparus en
Thrace, un statut juridique des terres ottomanes parfois difficile à déterminer (la3
8
7

37. S.Ladas. The exchange of minorities, Bulgaria, Greece and Turkey, New York, Macmillan,
1 932. On y trouve tous les détails sur les procédures. Sur ce point précis voir le chapitre 2.
38. Archives S.D.N dossier C.147.
Commission doit envoyer un expert au Defter-Hane, registre des impôts à Istanbul ) ...
sans compter la tendance des émigrants à déclarer plus qu’ils ne possédaient... Dans
l’idéa! le propriétaire doit fournir ses titres de propriété (Voir document 1), leur
traduction et un reçu d’imposition, ou à défaut, fournir deux témoins devant le Juge de
Paix ou trois à la Mairie...et, quand le village est déjà déserté (cas très fréquent en
Thrace), le plus grand nombre de témoins possibles sous serment. La Commission doit
ensuite repérer les faux témoignages, distinguer les prairies et forêts communales -
dont la propriété suprême restait au Sultan et qui ne sont donc pas admises-, compter

les arbres déclarés et parfois inexistants...Ainsi à Sitchanli39 les agronomes qui


examinent les dossiers avec une délégation des habitants venue de Bulgarie, découvrent
que certains terrains déclarés n’existent pas, que les présents s ’attribuent des terres
beaucoup plus grandes que la réalité possible (60 décares au lieu de 10 en moyenne ).
Conscients des problèmes humains qu’entraîne la lenteur des opérations et donc la non-
indemnisation, la Commission décide en février 1927 de simplifier la procédure : pas de
vérification sur place quand on a les titres de propriété; si la moitié du village a déjà
été expertisée, d’après les résultats, on estime le reste "à vue", si rien n’a encore été
fait, on estime la totalité des terres bulgares du village, et on partage ensuite au
prorata des demandes. En dernier recours, quand il n’y a eu ni titres ni expertise, on
accepte les trois-quarts de la surface déclarée !
Comme il faut également estimer la valeur des ternes reconnues, la Commission,
entre juillet 1925 et février 1926, met sur pied un barème complexe tenant compte de
ia situation et des communications, des types et qualités de sol, des types de cultures, des

disponibilités en eau et du risque plus ou moins grand de malaria 40. Des procédures
analogues sont suivies pour les forêts et les pâturages; pour les constructions, en
Thrace, l’équipe Grec/Bulgare étudie dans chaque village un certain nombre de

bâtiments-types, fixe pour chacun un tarif au m3 et l’applique ensuite aux autres.


Dans l’hiver 1928 une équipe de compilation s’installe à Komotini et dresse des fiches
définitives en français pour toute la Thrace. La Commission Mixte a vérifié en Grèce, en

avril 1928, 23 889 fiches bulgares et ii lui en reste encore 5 602 41 .


De ce titanesque travail on peut tirer des renseignements sur la présence, la
localisation, les activités des Bulgares en Thrace (voir fiche XVI). Les experts sont
d’accord pour constater en 1 928 qu’il n’y a plus de Bulgares en Thrace; peut-être tous
les départs n’ont-ils pas été recensés par la Commission; les premiers, partis à la fin
de 1919, ont pu vendre eux-mêmes leurs biens et ne pas se faire connaître, mais les
rapports des représentants sur place de la S.D.N montrent que la majorité n’a émigré
39. Commission Mixte P.V XXVIIi, 416°séance, 9 mai 1928.
40. Ladas. op dt, chapitre XI.
41. Ladas. op dt, p.286.
qu’après l’arrivée des réfugiés grecs à une époque où vendre soi-même son bien n’était
plus possible. On peut donc penser que la majorité des Bulgares de Thrace a du recourir
aux services de la Commisssion, les communautés religieuses ou scolaires n'ont pas eu
d’autre solution. Les estimations des biens et les déclarations de propriété ne sont donc
pas à prendre à la lettre ou au chiffre près, mais fournissent des indications sur la vie
des villages que l’on peut croiser avec d’autres dossiers de la S.D.N sur la déportation
des Bulgares d'Alexandroupolis en 1923.
On peut ainsi utiliser :
-carton C.155, 1928-1930: liste des demandes en liquidation des communautés
bulgares scolaires et ecclésiastiques de Thrace (avant vérification).
-carton C. 154, 1 9 2 7 -1 9 3 0 : situation au 1 mars 1930, liste des biens des
communautés reconnus (après arpentage, agronome et architecte)
- carton C. 154-33: état d’avancement de la procédure de première instance en fin
avril 1929.
-carton C. 166 : registres du service topographique 1930, contient une liste par
village des dossiers traités des particuliers avec le nombre de parcelles concernées.
-carton C. 147 : liste des membres de la minorité bulgare qui ont déposé des
déclarations d’émigration mais pour lesquels la Commission Mixte n’a pas liquidé de
biens immobiliers. 1926/29, par villages.
On peut ajouter à ces dossiers ceux qui concernent l’affaire des déportés de Thrace:
-C. 1 51 lettres et fiches
classeur 611, section 1 1 2 7 5 5 3 (documents 27553, 27650, 27700, 27889, 2 791 9,
2795, 2 8 0 4 8 , 2 8 0 8 2 , 2824 3, 2 830 4, 2 831 2, 2 833 8, 28449, 2 846 6, 28652,
28802, 3283 7, 3498 1 ).
-Fonds Nansen C-1128, Archives of Colonel Treloar and Baron Kaufman,
Gumuldjina Office, document n°7, confidential n ° 4 7 3 6 - l7 4 0 -3 .

Le 31 mars 1923 4 2 Mikoff, représentant du gouvernement bulgare auprès de la


S.D.N, informe celle-ci que les habitants bulgares de la Thrace occidentale sont déportés
par les autorités grecques. Le 7 avril 1923 la S.D.N reçoit des télégrammes de 25
associations de Sofia sur le même sujet et le 9 avril Mikoff communique un exposé sur
les faits. Le Conseil décide alors de s ’occuper de la question dans sa prochaine session à
partir du 16 avril, et le 19, invite Nansen à prendre contact avec les déportés; le 21
avril enfin, elle prend acte de la déclaration grecque selon laquelle les déportés " seront
libérés aussitôt que les circonstances exceptionnelles ayant provoqué la mesure auront

disparu". 43- Le 18 mai Venizélos transmet un rapport qui explique les raisons de cette *4
3

41. Archives S.D.N. classeur 611. 27553.


43. Archives S.D.N. classeur 611.27951.
déportation, au début de juin 1923 les premiers déportés rentrent chez eux. Nansen
essaya de retrouver la trace de ces déportés, d’obtenir leur réinstallation (la plupart ne
désirent pas alors quitter la région), puis des indemnités lorsqu’il s ’avère que, leur
place ayant été occupée par des réfugiés, ils préfèrent finalement quitter la Grèce; ce
nouveau circuit d’évaluation, localisation, indemnités nous vaut une nouvelle vague de
renseignements parfois très précis sur les Bulgares de la région.

L ’Alliance Israélite U niverselle

Fondée en 1860 à Paris sur l’initiative de Juifs de France pour l’émancipation et


les progrès moraux des Israélites, l'Alliance publie à partir de 1 8 6 4 un bulletin qui
donne les noms des adhérents et donateurs à travers le monde, et des nouvelles des
établissements qu’elle subventionne, ainsi que des grandes communautés en l’Europe et
sur le pourtour méditerranéen. Elle intervient auprès des gouvernements en faveur des
Juifs en difficultés, aide ponctuellement un groupe à la suite d’une guerre ou d’un
pogrom, mais surtout crée ou soutient des écoles qui répandent un enseignement
moderne et francisé. L’Alliance fournit des subventions et contribue à salarier les
personnels; elle s’occupe également de former les enseignants : l’Ecole Préparatoire des
Garçons fondée à Paris en 1868 est devenue en 1881 l’Ecole Normale Israélite
Orientale, financièrement indépendante grâce aux legs du Baron Hirsch puis de sa
femme; en 1902, 25 garçons en sortent diplômés, 15 d’entre eux deviennent
instituteurs des écoles de l’Alliance; l’institution Bischoffsheim et celle de Mme Isaac à
Auteuil où étudient 15 filles en 1902 assurent les mêmes fonctions : former des
enseignantes pour l’Alliance.
Le Baron de Hirsch, concessionnaire du chemin de fer Autriche-Constantinople en
1869, donne en 1873 à l’Alliance 1 million de Francs-or pour des écoles en Turquie
d’Europe; il est élu au Comité central en 1876 et fait partie des plus généreux
donateurs. Après 1882 il couvre les déficits annuels de l’Alliance, et en 1889, il lui
donne 10 millions de Francs-or dont les revenus, 400 0 0 0 F par an, doivent couvrir
les déficits, sa veuve augmente les fonds dans son testament en 1898.

Les enseignants salariés par l’Alliance échangent avec elle une correspondance
régulière, détaillée, sur du papier fourni par l’Alliance. Il en ressort une dépendance
très étroite : l’Alliance fournit papier, enveloppes, livres, bons points, plumes...mais
veut le détail des programmes, horaires, examens, niveau, veut également le détail des
recettes et dépenses jusqu’au type de tissu utilisé pour les vêtements confectionnés pour
les pauvres. Le directeur nommé par l’Alliance doit s’entendre avec les autorités
locales, la communauté juive et les parents d’élèves payants (le chef de la communauté
envoie de son côté à l’Alliance des rapports sur son directeur), obtenir des adhésions
pour l’Alliance et faire payer en de multiples épisodes les parents réticents... tout cela
pour un très maigre salaire. Chaque directeur s'en plaint, chacun doit trouver des
travaux annexes pour survivre; le 21 octobre 1920, Agi, directeur à Didymoticho
demande pour équiper son logement une couverture, deux chaises, une cuvette et un
broc, deux draps, une lampe et une natte pour le sol que son salaire ne lui permet pas

d’acheter 44 Pour chaque décision il doit demander l’autorisation de l’Alliance, y


compris pour se marier (l’Alliance conseille d’épouser une institutrice) ou pour
quitter son poste en période de congés.
Ces enseignants fonctionnaires de l’Alliance, formés à Paris, sont susceptibles de
se déplacer dans l’ensemble du bassin méditerranéen, sans lien particulier avec leur
origine. Ainsi Franco, le premier directeur de l’Alliance à Didymoticho en 1903 a déjà
enseigné seize ans à Tunis, Tanger et Tetouan, sa femme est alsacienne, et en 1905 il
estime avoir assez d’ancienneté pour obtenir un poste à Constantinople; furieux d’être
nommé en septembre 1905 à Üskub (Skoplje), un trou , écrit-il, pour créer une
école, il obtient finalement Gallipoli.
Cette dépendance étroite nous vaut une correspondance abondante (sauf pertes ou
interruption pour cause de guerre) qui donne des détails sur les écoles, la communauté,
les rapports avec les non-Juifs et les autorités, la situation générale, dans la mesure où
elles influencent la communauté. Les informations sont plus ou moins nombreuses selon
les circonstances et le tempérament du directeur qui suit les lois du genre : situation
difficile à son arrivée et bons résultats scolaires plus tard grâce à ses efforts, pauvreté
insoutenable de la majorité des Juifs qui entraîne des demandes justifiées de
subventions. Quelle est la part de l’exagération ? c’est souvent difficile à définir.

En Thrace c’est Andrinople qui voit la première s ’ouvrir une école de l’Alliance,
dans une ville qui compte alors 12 0 0 0 israélites; à côté de l’école traditionnelle
Talmud-Torah et de ses huit cents élèves " chétifs, sales, fiévreux”, l’Alliance ouvre en
1867 une école de garçons qui en 1872 a 120 élèves, quand s’ouvre à son tour une
école de filles avec 80 élèves. Les rapports annuels montrent une communauté en
augmentation jusqu’en 1913; elle passe à 17 000 personnes après la guerre russo-
turque de 1 8 7 7 -1 8 7 8 , l’école talmudique regroupe environ 1 000 enfants
régulièrement tandis que les effectifs des écoles de l’Alliance augmentent régulièrement:
31 9 enfants en 1877, 516 en 1879, 9 1 3 en 1904 , 1 657 en 1908 (1 106 garçons et
551 filles, dont seulement respectivement 4 3 6 et 248 payants ). Ce succès grandissant
lié à un apprentissage solide du français et du turc, forte chance de promotion sociale
fait rêver les Juifs des alentours; aussi dès 1890 des premiers contacts sont établis par

44. dans dossier I.E.11.


la communauté de Demotica qui voit ses meilleurs élèves partir pour Andrincple; à
partir de 1897 l’Alliance subventionne l’école de Demotica et en 1903, elle y nomme un
directeur désigné à Paris. Une correspondance régulière s’établit donc de 1 8 97 à 1 939,
interrompue de 1913 à 1919, les lettres devenant plus épisodiques dans les années
1930 quand l’Alliance, appauvrie par la Première Guerre Mondiale et la crise
économique, n’a plus rien à donner. La dernière lettre date du 2 novembre 1939.
La communauté juive naissante de Dedeagatch s ’adresse elle aussi à l’Alliance en 1 8 9 8
mais n’obtient finalement que le financement du tiers de son bâtiment scolaire, d’où une
correspondance limitée. On constate par ailleurs dans le Bulletin de l’Alliance que les
Juifs de Gumuidjina ont, à partir de 1912, une école également financée par l’Alliance,
mais malheureusement la totalité de leur correspondance a disparu. Les Juifs de Xanthi
enfin ont échangé quelques lettres en 1924 et 1925 avec l’Alliance pour lui demander
un directeur capable, mais l’Alliance n’avait pas de personnel disponible et les contacts
se sont arrêtés là.

C’est donc essentiellement sur Demotica au début de ce siècle et dans les années
1920 que les archives de l’Alliance sont riches en renseignements. Il faut enfin
préciser puisque la majeure partie émane des directeurs, que si les habitants sont
satisfaits d’avoir une " école comme Andnnople", les directeurs, eux, ne sont guère
contents de ce poste et n’y restent qu’un temps minimum. Franco, nommé en 1903,
obtient en 1905 Gallipoli, Nissim Guéron (de Salonique), dès son arrivée en novembre
1905 demande son changement pour raisons de santé et obtient en 1908 un poste à
Rodosto (Tekirdag ). Son successeur J Mizrahi, natif de Smyrne, arrive à l’automne
1908 d'Andrinople et demande en juin 1909 Djedeida ( près de Tunis ) pour raisons
"climatiques", se disant même prêt à payer le voyage. Attié qui lui succède en 1910, se
déciare très déçu dès son arrivée et part pour Üsküb en 1912 alors que, comme ses
collègues, il demandait Constantinople, Bursa, Andrinople, Salonique ou le bord de mer.
Son successeur est mobilisé le 28 septembre 1914 . Entre 1903 et fin 1905, sept
adjoints se sont succédés, estimant le poste trop mal payé. Inutile donc de préciser que
ces enseignants ne sont guère enclins à dépeindre Demotica sous un jour très rose !

S.H.A.T. Services historiques de l’Armée de. Terre

Les Alliés décident à l’automne de 1919 de retirer les côtes de la Thrace


occidentale à la Bulgarie, mais ne peuvent se mettre d'accord sur le sort futur de cette
région . Dans l’attente d’une solution future, la Thrace ex-bulgare est placée sous les
ordres d’un Gouvernement Interallié représenté sur place par des troupes aux t r o is -
quarts françaises dirigées par le générai Charpy qui s ’installe à partir du 10 octobre
1 919 à Gumuidjina. Seui l’extrême ouest du district de Xanthi est confié dès cette date
aux forces grecques. En mai 1920 les Alliés décident de remettre toute la Thrace à la
Grèce et les forces françaises terminent leur évacuation le 28 mai.

Pendant ses sept mois et demi de présence, l’armée française, bien


qu’administrateur provisoire, entreprit une série impressionnante de travaux, et
surtout, source importante pour nous, elle fit un recensement général des hommes et
des ressources, avec le plus grand soin possible (résultats : voir fiches I à VII, X à XV).
Le territoire était divisé en deux cercles et six districts, cercle de Gumuidjina
comprenant Gumuidjina, Xanthi et Dedeagatch, cercle de Karagatch (banlieue
d’Andrinople) comprenant Karagatch, Soflou et Demotica. Il y eut une feuille par
localité, même minuscule (10 habitants), puis des feuilles récapitulatives regroupant
ces localités par commune dans chaque cercle et district. Du cercle de Karagatch et du
district de Dedeagatch, seules les feuilles récapitulatives ont survécu; du district de
Gumuidjina subsistent la fiche récapitulative et quelques rares fiches individuelles; du
district de Xanthi en revanche, les archives ne conservent que la majorité des fiches
individuelles et une liste indiquant le nom des communes et des localités qui les
composent; certaines communes ne figurent sur aucune liste, et certaines fiches se
retrouvent en deux endroits (mais plusieurs localités portent le même nom...); le plus
grand désordre règne dans la transcription des noms turcs. Les chiffres ont été revus
plusieurs fois et les fiches individuelles ou communales ne sont pas datées. On peut

cependant comparer ou vérifier ces listes en utilisant l’ouvrage d’Altinoff 45, un des
fonctionnaires bulgares utilisés par le gouvernement interallié; ce livre reproduit une
partie des résultats du recensement français.
Contrairement aux recensements précédents, celui des Français ne s’est pas
seulement intéressé aux populations, mais aussi à leurs ressources détaillées. Le modèle
de fiche est unique; la rubrique "population" comprend les catégories Turcs ou
M usulm ans - certains agents notent les Pomaques, mais la catégorie n'est pas prévue- ,
Bulgares, Grecs, Israélites, Arm éniens et divers (où parfois l’agent précise Tziganes
ou Bohémiens ou Gagaouzes). Suivent ensuite la nature des cultures principales,
l’estimation des récoltes, les ressources animales (bovins, buffles, porcs, chèvres,
moutons, ânes et mulets, chevaux et même chameaux ), les véhicules, l’indication du
marché le plus proche, un état des voies de communication (très utile pour identifier
certaines localités ) et des ressources en eau ( puits, fontaines, cours d’eau ) . On
trouve enfin les capacités de cantonnement en hommes et chevaux et une rubrique
curiosités qui indique les églises, mosquées, cloîtres et tékés; parfois elle signale une
tour, un fort, un pont toujours immanquablement attribué aux Rom ains . Le Colonel
Rondenay, responsable du cercle de Karagatch, a envoyé à Charpy des statistiques

45. I.AItinoff. La Thrace interalliée, Sofia, Imprimerie de la Cour, 1921.


49
scolaires spéciales précisant pour chaque communauté le nombre d’écoles, d’élèves,

d’enseignants présents et d’enseignants nécessaires (voir fiche IX). 46


En fait les indications comportent un flou du aux imprécisions et au facteur humain : les
Pomaques non prévus à l’origine sont-ils toujours individualisés ? les récoltes sont
estimées en okes ou en kg, les églises sont parfois seulement "orthodoxes". Les
militaires français, conscients des difficultés de l’entreprise, mettent une grande
honnêteté à reprendre leurs comptes et à répondre aux critiques venues en majorité des
Grecs. Une première estimation est fournie fin octobre, mais les effectifs des Bulgares
qui commencent à partir, et des Grecs qui reviennent, changent chaque jour. Deux
villages de la zone grecque de Xanthi avaient été oubliés, dix villages détruits par la
guerre n’avaient pas été pris en compte. Une note manuscrite non signée qui accompagne
ces chiffres explique :
” Cette statistique n’est donnée qu’à titre d’indication, elle est déjà complètement
erronnée à l’heure qu’il est ... (elle) a été établie en octobre au moyen de
renseignements fournis par les autorités locales. Cette statistique très
tendancieuse en faveur des Bulgares est maintenant inexacte (la note n’est pas
datée) par suite du départ depuis cette époque de nombreux Bulgares et de
l’arrivée de réfugiés Grecs et Turcs".
La note poursuit en parlant des Turcs expulsés de la vallée de l’Evros en 1913, des
Bulgares qui ont presque tous quitté Xanthi en octobre 1919 et conclue :

"le double courant d’émigration et d’immigration qui va encore s ’accentuer tend à


modifier les chiffres dans un sens favorable aux Grecs et aux Turcs".

L’armée reprend ses comptes en décembre, crée les fiches décrites ci-dessus et obtient
de nouveaux chiffres en janvier 1920. Le chef de bataillon Berger, administrateur
militaire du district de Soufli, s ’excuse d’être le dernier à fournir ses chiffres " à cause
du mauvais état des pistes" ; une dernière phrase montre ses scrupules : " le chiffre des
porcs est à réduire des trois-quarts, un grand nombre ayant été tués la veille de Noël, 7
janvier " . Les comptes sont encore revus pour corriger certains détails ou erreurs et
tenir compte des mouvements de population : les derniers chiffres sont fournis en avril
1920 avec quelques retouches au début du mois de mai.
Le 10 avril 1920, le lieutenant-colonel Vicq, contrôleur militaire du cercle de Xanthi
explique ses méthodes :

"Le nombre approximatif a été obtenu de la façon suivante :


a) populations musulmanes
46. L'ensemble des résultats de ce recensement et les lettres citées ci-dessous se trouvent au
S.H.A.T dans le dossier 4.N.1 29.
Les renseignements sur la population ont été fournis
I ° par l’autorité bulgare en novembre 1919
2° par la gendarmerie thracienne en décembre 1919
3° par la communauté musulmane
Les chiffres donnés par cette dernière sont de 2 0 % supérieurs à ceux donnés par
la gendarmerie thracienne (gendarmes grecs), et de 10 % supérieurs à ceux
fournis par l’autorité bulgare.
II a été pris un chiffre intermédiaire entre celui donné par l’autorité bulgare et
celui donné par la communauté musulmane.
b) populations bulgares
Chiffres fournis par la municipalité de Xanthi (adjoint au maire grec ) qui a fait
le recensement nominatif de tous les sujets bulgares habitant Xanthi, et par la
communauté bulgare. Les chiffres donnés sont sensiblement les mêmes.
c) populations grecques
Les renseignements ont été fournis par la communauté grecque qui a envoyé chaque
semaine la liste des réfugiés arrivés dans la semaine. La gendarmerie française
fournit de plus chaque jour la liste des réfugiés se présentant à la gare . Les
chiffres données par la communauté grecque sont de 2 5 % supérieurs à ceux
signalés par la gendarmerie, mais il faut remarquer que la gendarmerie n’a pas le
chiffre exact d e s réfugiés arrivant soit par voie de mer, soit par voie de terre.
Les chiffres données sur la liste jointe sont ceux donnés par la communauté
grecque arrondis à la centaine . Ils constituent donc à mon avis un maximum. "

Les chiffres du lieutenant-colonel Vicq indiquent en effet par avance le nombre de


réfugiés grecs dont le retour est annoncé. Vexé d’être de nouveau accusé de partialité par
les Grecs, le lieutenant-colonel envoie le 2 mai 1920 un dernier état à Gumuldjina en
reconnaissant certaines erreurs de détail : Koyoun-Keuy (Kimmeria) et Xanthi se
touchent et certains habitants peuvent avoir par erreur été comptabilisés deux fois, il
accepte donc qu’on enlève 300 habitants aux chiffres de Koyoun-Keuy; il y a sans doute
30 habitants en trop à Yenidje, 6 5 0 à retirer des chiffres de lassikeuy (lasmos); il
faut au contraire en compter 7 0 0 et non 4 0 0 à Bouloustra (Avdira) mais il insiste su r
le fond : 7 0 0 0 Grecs pour tout le district, c’est un maximum, les chiffres des Grecs
sont fantaisistes, les réfugiés depuis mars n’arrivent plus en grand nombre, certains
même sont repartis vers la Grèce...il ne changera pas ses chiffres.
Dans l’ensemble les trois parties en cause s ’accordent sur le fait qu’il s ’agit du
recensement le plus honnête effectué dans la région, ses insuffisances proviennent des
mouvements incessants de population entre 1913 et 1920 qui ne peuvent être pris en
compte . Les statistiques économiques n’ayant pas d’intérêt politique immédiat n’ont
suscité alors aucune critique et sont une description précise du pays en 1919; le total
donné par les Français pour chaque nation a souvent été repris depuis, mais Altinoff est
le seul, à ma connaissance, à citer les listes par communes et personne n’a utilisé les
fiches individuelles ou les données économiques.

L’utilisation conjuguée de ces sources ne permet pas de résoudre toutes les


questions que l’on peut se poser sur la Thrace grecque 47. Les observateurs ne
s'intéressent dans leur large lajorité qu'aux problèmes de nationalités et d'Etat,
l'organisation économique de la région les concerne peu (à l'exception de Viquesnel et de
Bianconi), les peuples qui ne peuvent demander un Etat tels les Valaques, les Arméniens
ou les Tziganes ne sont guère pris en compte, les modes de vie particuliers n'ont pas
attiré l'attention si la population concernée pouvait se classer facilement dans un groupe
national plus large (les Saracatsanes par exemple qui sont souvent confondus avec les
Valaques); l'ensemble des sources citées fournit néanmoins malgré quelques zones
d'ombre, de répondre à la question : comment s'organisent l'espace et les populations en
Thrace occidentale avant 1923 ? *5
2

47. L’idéal serait de consulter également des sources grecques, bulgares et turques, certains
documents grecs ont été publiés dans la revue ARCHEIO.
52
Chapitre III : NATIONALITES

Que sait-on des différentes populations présentes en Thrace à la fin du XIX° siècle,
de leurs activités, de leur nombre ou de leur répartition ?

A. CARACTERES ET STÉRÉOTYPES SELON LES VOYAGEURS

Les voyageurs du XIX° se veulent ethnologues et indiquent les caractères généraux,


à leur avis, des populations rencontrées; du fait qu'ils ont souvent parcouru les mêmes
itinéraires, qu'ils ont tendance à généraliser leur expérience personnelle, et que chacun
d'entre eux a lu les livres de ses prédécesseurs, on retrouve souvent les mêmes images
ou jugements de l'un à l'autre, au point qu'il est parfois difficile de savoir si on a affaire
à un jugement fondé ou à un pur stéréotype. Ce doute devient encore plus grand si l'on
tient compte de leurs faiblesses linguistiques qui les rendent très dépendants des
traducteurs ou de quelques contacts avec les élites locales. Cependant on peut vérifier
l'exactitude de certaines de leurs affirmations en les croisant avec d'autres sources. Les
auteurs cherchent à définir les traits typiques de chaque peuple : caractère, habitat et
activités. Tous décrivent les trois groupes les plus nombreux, Grecs, Bulgares et Turcs;
ils citent souvent les Juifs, les Arméniens, les Valaques, les Albanais, les Tziganes et
plus rarement les Pomaques, mais le plus souvent, les indications à leur sujet sont
maigres ou superficielles .
Le Turc, dans ces récits, apparait tantôt comme l’autorité administrative ou
militaire, ou le propriétaire-bey du tchiflik, tantôt comme un pauvre paysan métayer

sur les terres du bey. Selon Boué ^ il est bon, généreux, probe, sobre, fait preuve d'une
résignation stoïque, mais peut se montrer également sans pitié dans la vengeance, si on
le trompe; ses successeurs reprennent ces mêmes traits de caractère tout comme les
romans grecs qui décrivent la vie des Grecs dans l'Empire Ottoman avant 1922. Par
ailleurs les voyageurs européens comme les directeurs des écoles de l'Alliance israélite1

1 . Ami Boué. La Turquie d'Europe, op dt, p.60.


53
formés à Paris, ont une piètre estime pour leurs capacités intellectuelles : le Turc est
toujours lent, opposé à tout changement, inactif... le jugement type, c'est: "il fume, prie,

se baigne et se repose" 2 . Mais les voyageurs ne vont pas en Thrace pour s’intéresser
aux Turcs et ne les décrivent que rapidement.
Le Bulgare est quasiment toujours présenté comme un pauvre paysan, berger ou
métayer, apprécié dans l’ensemble (voir HT.II, p.58). Blanqui le juge " doux, paisibles,
patients, laborieux", selon Mackenzie et Irby, c’est " un agriculteur entêté, laconique
mais honnête, propre et chaste Dumont, moins enthousiaste, le voit comme un
”rustre, triste et muet " ; Laveleye, en revanche, le pare de toutes les qualités : le
Bulgare est un admirable travailleur, infatigable, intelligent, économe, bon travailleur,
bon charpentier, bon maçon, pur, sobre, franc, modeste, prudent, sensé... un vrai saxon
conclue-t-il; Gallois enfin, reprend l’image du "saxon” devenu "prussien” des Balkans,
du paysan sobre, patient, laborieux, discipliné, excellent soldat, brave sans témérité ni

enthousiasme 2
3 . Si l’on ne peut juger des éventuels traits de caractère "typiques", on
peut trouver confirmation de leurs professions dans la liste des déportés indemnisés de
1923 : sur 81 personnes dont la profession est indiquée, 47 Bulgares sont bergers.
D’autre part l’estimation des biens bulgares par la S.D.N confirme la prépondérance des
ruraux : dans les seuls districts de Xanthi, Komotini et Dedeagatch, les dossiers
individuels bulgares proviennent de 102 villages différents.
L’image du Grec est beaucoup plus contrastée; à cause de leurs capacités
linguistiques et du fait qu’ils habitent en ville, les voyageurs les rencontrent très
souvent, mais ces Grecs les déçoivent, car ils ne correspondent pas à l'image que
l’Occident s’est fait d’eux. Le Grec, d’après eux, est un citadin, commerçant ou artisan,
ou un homme de la mer, marin ou pêcheur, rarement un agriculteur. Les voyageurs
estiment hautement leurs possibilités intellectuelles, mais sont très critiques sur leur
caractère : ils aiment le bruit, la guerre, le mouvement, l’intrigue, sont rusés,
orgueilleux, vaniteux, ambitieux... Ami Boué conclue le sujet sur un jugement sans

appel 4 :
"Tout Grec est avide d'instruction mais aussi curieux jusqu’à devenir
quelquefois indiscret et désagréable pour le voyageur, tout Grec aime à se
distinguer et aimerait commander, tout Grec aime les disputes, l'intrigue et les
procès; tout Grec aime à se reporter aux temps illustrés par les hauts faits des
Anciens Hellènes lors même que quelquefois aucune goutte de sang hellène ne coule
dans ses veines, mais il en a conservé la langue et vit sur les mêmes lieux".

2. Laveleve. op dt, p.210.


3. Blanqui. op dt, p.210, Mackenzie et Irby, op dt, p.23, Laveleye, op dt, p.120 et 210, Gallois,
Les populations slaves de la péninsule des Balkans, (in) Annales de géographie, XXVII -1 91 8 p.454.
4. Ami Boué, La Turquie d'Europe, op dt, p.62.
54
Ici aussi on peut trouver confirmation de certaines professions par des documents
annexes. Les Bulgares par exemple, en juin 1913, ont pris des otages parmi les notables
de Xanthi et de Komotini, les textes grecs nous fournissent la liste de ces notables et de
leurs professions : à Xanthi on trouve parmi eux dix négociants en tabac, un médecin, un
assureur, un papetier, un banquier, deux changeurs, un assureur, un pharmacien, un
courtier, cinq enseignants, huit commerçants (étoffes, charbon et spiritueux), deux
caissiers de sociétés étrangères (tabac) et quatre experts pour sociétés étrangères; la
liste de Komotini indique un banquier représentant de la Deutsche Bank, un avocat, un
médecin, un pharmacien, trois négociants en tabac, deux propriétaires d'hôtel, un
enseignant, un cafetier, un commerçant en spiritueux et un marchand de "denrées

coloniales"; dans les deux cas il faut ajouter des prêtres 5. Que les Grecs de Thrace
soient majoritairement citadins est confirmé par le recensement français de 1920 : sur
21 3 53 Grecs comptabilisés dans les districts de Xanthi, Komotini, Dedeagatch et Soufli,
15 5 3 9 habitaient les quatre villes principales; seuls les districts de Demotica et de
Karagatch comptaient une part importante de Grecs en milieu rural : 23 4 0 5 sur
33 9 0 5 recensés. L'insistance des voyageurs sur le lien étroit Grecs/métiers de la mer
est moins vérifiable en Thrace occidentale où les côtes sont peu accueillantes, le
recensement de 19 2 0 cependant montre que les seules agglomérations littorales de la
région, Porto Lagos, Makri, Dedeagatch et Enos comportent une forte majorité grecque.

Hormis ces trois peuples majoritaires, les Tziganes, toujours cités, ne sont

décrits que dans le texte de Bianconi 5 ; est-ce la difficulté de rentrer en contact avec
eux ? le fait qu'ils n'ont aucune importance sur le jeu diplomatique ? le reflet des
préjugés en Occident à leur égard ? Ce sont les grands muets de Thrace, malgré une
présence importante en nombre de l'avis de tous, ils apparaissent comme des gens
minces à la peau bronzée, aux yeux noirs, des nomades qui se marient entre eux,
frappent par leur pauvreté et leur saleté, et sont plus déguenillés que le plus pauvre des
Musulmans. Ils se regroupent par deux ou trois familles, dressent leurs tentes, l'hiver,
à proximité des villes, la tente souvent adossée à un remblai ou recouverte en partie de
mottes de terre gazonnées; ils repartent en mars et voyagent à pied, lentement, suivis
de quelques arabas qui transportent les tentes; un homme armé ouvre la marche, à
cheval, suivi des femmes et des enfants, puis viennent les chariots et les autres hommes
à cheval ferment le groupe. Ils parient leur langue et celle du pays, sont chrétiens ou
musulmans, mais dans tous les cas des fidèles assez tièdes. Un proverbe reflète ce peu de
conviction : " Turc, beaucoup de prières, Chrétien, beaucoup de jeûnes, Tzigane,

5. Voir Les cruautés bulgares... op dt, p.266 à 295.


6. Bianconi. op d t , p.1 8 à 20, voir aussi Ami Boué, La Turquie d'Europe, op dt, tome 2, p.279.
et Delivannis. I Gyfti tis Thrakis (les Tziganes de Thrace) in ARCHEIO nT 1, 1 944-45.
55
seulement tsigane" ; iis participent cependant aux grandes fêtes religieuses, la Saint
Georges, ia Saint Démètre et l'Assomption qui sont également célébrées n.ir la grande
majorité des musulmans de Thrace. Ils sont souvent musiciens et animent routes les
grandes fêtes (voir H.T.I, p.56'), bulgares, grecques ou musulmanes, y compris lors des
cérémonies contre la sécheresse auxquelles participent popes et muezzins, ils acceptent
même pour quelques sous de jouer le rôle du pécheur-bouc émissaire qui circule de
maison en maison et doit être aspergé d'eau; ils sont également forgerons et spécialistes
en chevaux tandis que leurs femmes sont danseuses, diseuses de bonne aventure ou
fabriquent des paniers...ils peuvent aussi simplement mendier avec, selon titane ont, une
" effronterie napolitaine ". Mais définitivement mis à l'index, même s'ils sont tolérés, ni
les chrétiens, ni les musulmans ne les admettent dans leurs am èn eras

Dernier peuple à propos duquel on trouve parfois quelques indications : les

Pomaques ou Pomaks; personne, à ma connaissance, ne les décrit avant Ami Bouê les

renseignements sont maigres mais unanimes : ce sont durs habitants =>*, RbcxJopes, de
pauvres pâtres qui parlent un dialecte bulgare, des musulmans zélés et conservateurs.
Les hommes portent le costume turc et un turban blanc, 'es femrm*. {sortent un costume
bulgare sous le feredjé (voir H.T.II, p.58'}. Ils vivent isoles, ne recherchant les
contacts ni avec les chrétiens, ni avec les Musulmans. Islamisés par -nterêt, ou de force,
après 40 ans de résistance contre les troupes du Vizir Koprwlu * I fj'jft-1 f?G 5 j et de ses
successeurs (certains auteurs parient également du régne de Hajazet ii «*n i a 9 s et celui
de Selim1(1512-1520), ils conservent certaines traditions héritées du christianisme,
sont monogames et participent aux grandes fêtes chrétiennes, ifs habitent en grande
majorité dans les sandjaks du Rhodope situés au nord de l'actuelle frontière grecque, ils
sont également présents au nord de Xanthi et de Komotm»; fsangrarJski commentant les
résultats du recensement ottoman en 1913 suppose qu'ils représentent le quart des

musulmans du sandjak de Gumuldjina 9; les Français en 1920 n'ont compte que 11 048
Pomaques, mais la catégorie n'était pas prévue initialement dan*, les formulaires et
peut-être tous les militaires n’ont-ils pas fait la distinction Turcs/Pomaques,
Quant aux Arméniens et aux Juifs.,, les textes signalent leur p ré se n c e en ville,
mais n'en disent pas plus... sur les Valaques et les Albanais, un silence total

On ne peut bien sûr accepter tous les jugements a Temporte-pi ch:e de*, voyageurs
sur les peuples et leurs caractères. On peut cependant constater que leurs affirmations7
8

7. Ami Boué. La Turquie d'Europe, op a t , p.23. Jlrecek, op or. p.1C2 tiw . dhacun grâce
récits de voyage de l'époque ou description géographique de ia Ruigaoe cormeet quelques lignes
sur les Pomaques.
8. Tsarigradski. La population delà Thrace, in Questions dipiomjtiqurrs er co/or»mm, Par s. n’385,
1-3-1913, p.288 à 300.
LA TH R A C E FIN XIX°-DEBUT XX° : Philippopolis et D idvm oticho HT.I

1. Joueurs de marionnettes tziganes à


Mahala (Kanitz, op dt, 1 882, p.227).
"A
“Deux Tziganes musulmans au costume
bigarré, exhibèrent une troupe de
marionnettes fort animées et vêtues à
la franque.

2. La maison du banquier Mavridis qui hébergea Lamartine à


Philippopoli en 1 833 (ARHEIO,! 934, p.164). “...maison
vaste et élégante, beau divan perçé de 24 fenêtres et
meublé à l’européenne". Demeure récemment restaurée.

3. Didymoticho en 1 91 3, les maisons aux toits de tuile occupent les pentes qui montent à la
f o r t f» r » » fls ir k o v . Bulqarien... , 1916, p.l 20).
sur l'habitat et les activités principales des uns et des autres sont, dans les grandes
lignes, exactes. Ces textes ont par ailleurs joué un rôle historique car ils ont contribué à
créer en Occident une image de ces peuples lointains, dont peu de diplomates et d'hommes
politiques avaient une expérience personnelle; or, souvent, dans les discussions entre
diplomates, ces préjugés sont entrés en ligne de compte. D'autres sources permettent
d’affiner ces images, d'éviter des généralisations parfois abusives et de préciser la
répartition dans l'espace thrace des différentes nationalités. La source la plus répandue
et commentée au XIX° siècle est celle des cartes ethnologiques .

B. L'APPORT DES CARTES ETHNOLOGIQUES : AVANT 1876.

L’étude des cartes ethnologiques ne peut pas toujours apporter des renseignements
complets sur la répartition géographique des populations; complétée cependant par
d’autres sources, elle nous fournit une image de la région qui se précise à mesure que
l'on se rapproche des années 1 9 2 0 .

Parmi les schémas que l’on trouve au tome 2, ceux qui proviennent de l’ouvrage de
l'anglais Wilkinson, conçus pour un sujet portant sur la Macédoine, ont été reproduits
tels quels. Lorsqu’il s ’agit de mes propres schémas, j’ai utilisé une méthode différente.
J’ai extrait la Thrace de la carte considérée en me limitant à la banlieue de
Constantinople à l’est, au sud, à la mer Egée, à la Chaicidique à l'ouest, et au nord, au
parallèle de Bourgas où s ’arrête sur toutes les cartes la présence grecque. J’ai agrandi
cet extrait (le % est indiqué) puis représenté les populations en utilisant un système
graphique et une légende uniques pour faciliter les comparaisons (les exceptions sont
indiquées). Certains tracés peu réalistes viennent de cartes sur lesquelles la Thrace
n'était qu'un appendice secondaire à l'extrémité est.
J’ai indiqué, dans la mesure du possible, les mêmes repères, l’Evros, le Nestos, l’Arda
(s'ils figuraient sur l’original) et certaines villes importantes; certaines cartes bien
sûr signalent davantage de lieux que d'autres. On peut noter que Dedeagatch apparait sur
les cartes à partir de 1876 soit très peu de temps après sa fondation, on ne trouvait
jusque-là que Makri et Enos; les cartes les plus anciennes n’indiquent pas non plus
Xanthi ou Eskidje, mais sa voisine Yenidje, reflets de l'histoire des deux villes.
Les cartes de Kettler, Cvijic, Andreadès, Peucker, celles du War Office et de Ghalib
Khemal indiquent la frontière sud de la Bulgarie après 1885; pour visualiser
l’emplacement de la frontière grecque actuelle, plus au sud, il faut garder à l’esprit que
cette frontière se situe à peu près à mi-distance entre le pied sud du Rhodope et le cours
de l’Arda dans sa partie centrale.
SitffihglSS.e.t abréviatio n s utilisées
...■■■) Grecs
| | Bulgares
p 71 Turcs (pris comme "Musulmans" sauf précisions complémentaires)

Plus rarement on peut trouver


Pomaques
V Valaques
T T atares

A = Andrinople ( Edime. Turquie )


BD = Buyuk Dervent ( Mega Derio. Grèce)
D1 = Dedeagatch ( Aiexandroupolis.Grèce)
D = Demotica (Didymoticho. Grèce)
E = Enos ( Enez. Turquie )
F = Fere ou Feredjik ( Férès.Grèce)
S = Sofiou (Soufli. Grèce)
G = Gumuidjina ( Komotini. Grèce)
H= Hadjilar ( Proskynitè. Grèce)
I = lenidje (Yeniséa. Grèce)
K = Kirdjali ( Bulgarie)
M = Macri (même nom, Grèce)
M2 = Maronia (même nom, Grèce)

m 3= Mastanli (Zlatograd. Bulgarie)


0 = Ortakeuy (Ivanovgrad. Bulgarie)
P = Phiiippopolis ( Plovdiv. Bulgarie )

P 2 = Pasmakli (Smolian. Bulgarie)


St = Stenimachos (Stanimaka. Bulgarie)

= Saptchi ( Sapés. Grèce)


X = Xanthi ou Eskidje ( Xanthi.Grèce)

1 ___ LES ANCETRES

Wilkinson présente, à titre de rappel historique, L ’Europa Polyglotta, carte de


1730 qui, assez exacte pour l’Europe occidentale, attribuait toute la Thrace et la
Macédoine aux Turcs; après les premiers récits de voyage, l’opinion change et la carte
de F.A O’Etzel (n°4), capitaine de cavalerie et membre de l’Etat-Major prussien,
HT.il
■ Rnlnares pt Pomaques.

Rhodope (Isirkov, op at, p.40)


4. Pomaques (Isirkov, Bulgarien..., p.8), c^ ree 5. Paysans du
caractéristique avec toit à quatre pans,
pierres, étage plus rustique consacre au tabac.

(Kanltz, op rit, 1882, p.163)


6 . Ferme bulgare
produite par le Bureau Technique de Berlin en 1821, reflète ce nouvel état d'esprit :
elle attribue toute la Thrace aux Grecs et indique en petites lettres que l’on peut y
trouver une minorité turque, elle confine les Bulgares très au nord, entre le Danube et
la crête des Balkans. Cette carte a été bien acceptée à son époque, Denaix s’est fondé sur
elle pour son Atlas édité en 1829 (repris en 1855), reléguant lui aussi les Bulgares
très au nord, attribuant tout le sud de la Thrace aux Grecs, plaçant seulement des Turcs à
l’est de l’Evros.
Les deux cartes allemandes de Müller en 1842 et de l’anthropologue G.Kombst en
1843 (n°5 et 7), très populaires également en leur temps, ne croient plus au "tout-
grec" de 1821; Muller distingue des "Hellènes", descendants des Grecs antiques, limités
au Péloponnèse, et des " Pélasges", aux origines plus mêlées, qui couvrent la Macédoine
et la Thrace; les Turcs en sont absents et les Bulgares toujours placés très au nord.
Kombst limite, lui, les "Pélasgo-Grecs" à la Grèce continentale et attribue toute la
Thrace aux Turcs. La même année, la carte de Pritchard, dans le même esprit, limite la
"race hellénique" à la Thessalie et place, de Caterini au Danube, la "race thrace"; quant
au Tableau des Peuples de C.Desjardins, il indique "Grecs et Turcs" sur l’ensemble de la
Thrace qu’il colorie de la même teinte que l’Asie Mineure où il indique "Osmans"; il
précise que les Tziganes et les Israélites ne peuvent être représentés alors que Mül!er
situait des Tziganes dans la région de Philippopolis.

2. AMI BOUE ET SA FA RIK

Ami Boué présente dans son livre La Turquie d ’Europe édité en 1840, la
première carte ethnologique de la région, reprise en 1847 dans L ’Atlas de Berghaus
(n°8). Sa carte élimine quasiment les Turcs de la Thrace, ne conservant que deux
poches, l’une à l’est de Gumuldjina, l’autre sur la rive ouest de l’Evros entre Demotica
et Férès; les Grecs occupent toute la Thrace orientale à l’est d’une ligne Bourgas-
Andrinople-Demotica, et toute la côte de Thrace occidentale au sud d’une ligne lenidje-
Gumuldjina-Férès. Cette localisation des Grecs est souvent reprise dans les cartes
suivantes. Les Bulgares, pour la première fois, occupent toute la montagne à l’ouest de
l ’Evros et au nord de la ligne lenidje-GumuIdjina. Ami Boué précise par ailleurs que,
sans conteste, sont grecques la Thrace orientale, la vallée de l’Evros au sud d’Andrinople

et le sud du Rhodope; dans le Rhodope la population " est clairsemée et bigarrée’’ 9


bulgare au nord, grecque au sud avec au centre des "colonies" musulmanes, les Grecs y
sont "mélangés à des Bulgares et à des Asiatiques" et le mélange est tel, écrit-il, jusque
dans chaque village, que le cartographe ne peut en rendre compte.
" Il est impossible de les (les Turcs) séparer dans l’énumération des lieux

9 . Ami Boué. Recueil d'itinéraires...,op cit, p.163.


59
principaux qu'ils habitent. Ün les reconnaît aisém ent aux m osquées, aux minarets
et même a leurs noms, neanm oins la plupart d es villages m usulm ans renferment

des habitants chrétiens. " 10

Le Tchèque Safarik ( 1 7 9 5 - 1 8 6 1 ) professeur à Novi Sad de 1 8 1 9 à 1833, même


s'il n’a jamais voyagé en Thrace, présente en 1 8 4 2 une carte (n“6) qui a des points
com m uns avec celle d'Amt Bout» (qui n’est pas encore imprimée) : la Thrace occidentale
est attribuée aux Grecs à l’exception de quelques poches turques le long de i’Arda, autour
d’Andnnople et en deux points de l'actuelle Thrace grecque, d'une part entre lenidje et la
mer, d’autre part dans le delta de l’Evros au sud de Pérès et à Test de Makri. Safarik est
considéré comme un propagandiste pro-slave, sa carte place effectivement les Bulgares
beaucoup plus au sud que celles de la génération précédente, on tes trouve pas cependant
au sud de t’Arda et donc la carte reste favorable aux Grecs en ce qui concerne la Thrace
occidentale.

JL__ (LLHEAN.EL G-MU1R MACKENZIE.

La carte de Lejean en 1861 (n*9) marque le début d'une nouvelle étape. Lejean
( 1 8 2 8 - 1 8 7 1 ) historien, vice-consul français à Constantinople en 1 8 5 7 et 1858, a
effectué un second voyage dans l'Empire Ottoman de 18 6 7 à 1869 sur ordre des Affaires
étrangères, mats les résultats n’en n'ont jamais été publiés. Il dispose des chiffres
officiels ottomans et de ceux du clergé local; dans son commentaire, il critique les cartes
de ses prédécesseurs : Safarik manquant d’informations a commis des "erreurs graves",
en restreignant ’’beaucoup trop au sud le domaine de la race bulgare", et en supprimant
les Osmanlis de la Turquie d’Europe; la carte d ’Ami Boué a su rectifier ces erreurs.
Lejean cherche à se dégager du critère unique de la langue qui avantage par trop, dit-il,
les Grecs, il cherche à différencier Pomaques et Turcs et se pose la question de la
représentation des Juifs et des Tziganes 11 . Cinquante ans plus tard, les Grecs
l’accuseront d’avoir été trop influencé par ses sources ottomanes ou d’avoir été un agent
payé par les Bulgares pour favoriser la création de l’exarchat; aucun de ses
contemporains cependant ne Ta critiqué .
Sa ligne de séparation entre Bulgares et Grecs/Turcs suit un tracé comparable à
celle de Boué, de Bourgas au nord d’Andnnople, et l’ensemble de la Thrace orientale y est
indiqué comme grec en majorité. Sur la carte de 1861 la Thrace occidentale apparait
comme une région gréco-turque, les Bulgares n’habitent que la partie montagneuse,
nettement plus au nord que chez Ami Boué et ne se trouvent au sud que dans l’angle nord-
ouest de Demotica, Lui plaine entre te Nestos et le lac Bourou est entièrement grecque;

10. Ami.Spué, La Turquie d'Europe...ap at, p.23.


11 •Lacan. Ethnographie de la Turquie d'Europe, P e te rm a n n 's Mitteilungen, Ergânzungscheft ! n ’4,
Gotha, i. Perthes, T861.
entre le Bourou et i’Evros on trouve sur fond majoritaire grec, des Turcs en minorité
importante dans le Rhodope au nord de Gumuldjina, dans la région de Sapes et en deux
endroits près de i’Evros, à i’ouest et au nord de Férès; les seuls Turcs signalés sur les
côtes le sont à l’ouest de Macri, autour de Chainlar-Anthia.

Lejean désira, semble-t-il, modifier quelque peu sa carte, et en publia une


nouvelle version en 18 6 5 qui diminuait la présence grecque en Thrace occidentale. Il
précisa :
" de ce fleuve (le Strymon) à la Maritsa, la zone hellénique n’est qu’une bande
très étroite habitée par des marins et des pêcheurs, tandis que le Bulgare
essentiellement agriculteur, occupe les hauteurs qui dominent ce littoral. Le peuple
grec comme laboureur ne commence guère à se montrer qu’après Macri, tout le
long de la Maritsa jusqu’à Andrinople".

Du Nestos à Lagos il indique donc par un système de bandes alternées le mélange de Grecs
et de Turcs, puis de Grecs et de Bulgares au nord de Xanthi; le delta de la Maritsa est
seulement grec, puis en allant vers le nord, du méandre jusqu’à Kipi on rencontre les
trois peuples mêlés, plus au nord encore, Grecs et Turcs occupent la vallée et les
Bulgares les hauteurs. Il précise également dans son texte qu’on peut trouver des Juifs,
des Tziganes en particulier dans la haute vallée de l’Evros et un groupe d’Albanais
installés par les autorités turques.

Le bulgare Ischirkoff, un demi-siècle plus tard, juge cette carte pro-grecque car
Lejean, en assimilant souvent "grec" et "orthodoxe" aurait négligé des villages bulgares
dans l’arrière-pays de Makri, et surévalué les Grecs dans la région de Gumuldjina. Etre
jugé à la fois pro-grec et pro-bulgare, ne serait-ce pas le signe d'un témoin aussi
impartial que possible ? En tout cas la carte de Lejean a servi de base à plusieurs des
cartes postérieures et a été prise en compte à la Conférence de Constantinople en 187 6.

Les deux britanniques Mackenzie et Irby ont voyagé en 1862 et 1863 et leur
carte (n°10), la première carte ethnologique anglaise, est publiée en 1867. Elles
prennent pour base la carte de Lejean qu’elles veulent améliorer pensant qu’il a sous-
estimé les Slaves; elles ont pris leurs renseignements auprès du Patriarcat, des
Bulgares qu’elles ont rencontrés, d’un ingénieur des chemins de fer autrichiens (sans
doute Von Hahn) et d’un officier d’artillerie serbe, Zach. Leur carte ressemble
énormément à la carte de Lejean de 1861, à la différence d’une présence turque plus
importante jusqu’aux bords du "lac" Bourou et dans le Rhodope. De cette carte jugée
souvent pro-slave les Bulgares sont absents en Thrace occidentale et le texte
d’accompagnement précise 12 :
"Les Slaves n’atteignent en aucun point le Bosphore ou la mer de Marmara. En
Thrace Andrinople peut être prise comme ville-frontière pour les Bulgares et les
Grecs."

A la même époque, la carte de Lejean sert de base aux cartes "slaves " de 1867 et
1868. En 1867 à la Conférence panslave de Moscou est présentée la carte de
F.Mirkovitch (n°11), l’un des points forts de l’Exposition. Les Slaves y occupent plus
d'espace que chez Lejean et Mackenzie, mais sans être cependant majoritaires en Thrace
occidentale. La limite gréco-bulgare en Thrace est pour la première fois située au sud
d’Andrinople, la ville se trouvant en plein territoire bulgare; la vallée entre Demotica
et Andrinople est occupée par des Grecs et des Bulgares, et la ville de Gumuldjina se
trouve à la jonction des espaces attribués aux Grecs et aux Turcs. Les positions grecques
s’y trouvent donc atteintes à la fois par une extension du domaine bulgare et du domaine
turc.
La carte assez sommaire du Tchèque Erben (1 8 1 1 -1 8 7 0 ) publiée en 1870
s’inspire à la fois de Lejean et de Mirkovitch; elle n’apporte rien de nouveau sur la
Thrace occidentale (n°12). En 1869 A.Petermann, l’éditeur de la revue qui porte son
nom depuis 1855, publie une carte pour accompagner l’article du Professeur croate
F.Bradaska, Die Slaven in der Türker, celui-ci précise qu’on a longtemps sous-estimé
les Slaves en confondant Chrétiens et Grecs, Musulmans et Turcs. Sa carte (n°13), en
Thrace, confirme cependant dans l’ensemble les précédentes :
-pratiquement aucun slave à l’est de l’Evros
-à l’ouest, aucun slave hors du Rhodope
-Andrinople reste la ville frontière entre les Bulgares et l’ensemble Grec/Turc.
L’influence de la génération Lejean-Mackenzie se fait encore sentir quinze ans
plus tard dans les cartes de Wyld (1876 ) d’E.Reclus (1 8 7 6 ) et de Bacon (1 8 7 7 ) qui
reprennent ou ne modifient que légèrement les mêmes bases. E.Reclus construit sa carte
(n°15) sur celle de Lejean modifiée par les travaux de Kanitz sur la Bulgarie; pour la
seule Thrace il n’y a pas de réel changement par rapport à la carte de Lejean. Reclus,
comme Lejean, signale explicitement que la carte ne peut être exacte à cause de
l’enchevêtrement des populations. Parlant de la Thrace orientale il commente :
"la population des villages des campagnes de Thrace est composée exclusivement de
Grecs. Ils possèdent le sol et le cultivent...c’est précisément en vue de l’Asie que

les Grecs ont, en dehors du Pinde, leur plus vaste domaine ethnologique”. 1 3

12. Cité dans Wilkinson, op dt, p.22.


13. E.Reclus. op dt, tome I p.1 61.
C. LE TOURNANT: LES ANNÉES 1 876-1 878

Les années sur lesquelles s’ouvre mon sujet sont marquées par une intense activité
cartographique à propos des Balkans; les diplomates voient se multiplier en quelques
années les informations, éventuellement contradictoires.
Le nom essentiel, c’est celui de Kiepert. géographe reconnu et philhellène notoire,
qui publie en mai 1 8 7 6 une carte (n°14) ethnologique de la Turquie, reprise pius tard
dans plusieurs ouvrages, y compris dans l’Atlas du Times en 1918. Kiepert utilise,
outre son expérience, les chiffres ottomans et les écrits d’un historien grec
P.Aravantinos. Sa carte représente un réel changement par rapport à celle de ses
prédécesseurs.
- on n'y trouve pas d’espaces monoethniques, les bandes obliques alternées
montrent l’interpénétration des populations.
- les Turcs y sont beaucoup plus présents que précédemment et présents dans la
quasi-totalité de la Thrace; mais en Thrace occidentale ils ne touchent la mer qu’en deux
points au sud de Gumuldjina et à l’est de Dedeagatch.
- la limite sud des Slaves en Thrace reprend celle de Lejean, mais avec des poches
plus importantes en Thrace orientale (Ischirkoff en a été satisfait). Il n’ y a cependant
aucun bulgare selon lui sur le territoire de l’actuelle Thrace grecque. Andrinople reste
la frontière entre Grecs et Bulgares.
- si la carte favorise les Grecs en Epire et en Macédoine, elle réduit leur part en
Thrace aux côtes et à la plaine de Xanthi-lenidje; ailleurs ils sont toujours mêlés aux
musulmans; les îles, comme dans toutes les cartes sans exception, sont entièrement
grecques.
La vision de Kiepert a obtenu l’adhésion de tous ou presque; dans le commentaire de

sa carte en 1878 14 il signale cependant que les Bulgares ont une extension réelle bien
plus grande que celle notée sur sa carte, en particulier dans les régions rurales.

L ’année 18 7 7 voit la parution de trois nouvelles cartes de Stanford, Bianconi et


Synvet, mais aucune n’aura la force de conviction de celle de Kiepert sur l’opinion de
l’époque. Il est vrai que leur philhellénisme militant est alors si connu, qu’en
comparaison l’on juge "neutre" la carte de Kiepert.
Bianconi. ex-ingénieur des chemins de fer ottomans connait bien les conditions
commerciales de la région, mais sa carte ethnologique ultra-simpliste indique tous les
chrétiens comme Grecs (n°18); toute la Thrace est donc grecque à l’exception de
quelques poches turques et d’un groupe de Pomaques (inscrits cette année là pour la

14. Kiepert. Die neuen Territorialgrenzen auf der Balkanhalbinsel, Globus, Braunschweig, 1 878,
p.268.
première fois sur une carte) entre l'Evros et i’Arda. Dans l’actuelle Thrace grecque ne
figurent que des Grecs hormis quelques taches bulgares dans la vallée de l’Evros entre
Demotica et Férès; bien que réputé outrageusement pro-grec, il est le premier
également à les indiquer.
Stanford, l’éditeur britannique qui publie en 1 8 7 7 la carte (n°17) fournie par le
diplomate grec Gennadius accuse ses prédécesseurs de s’être basés sur des ouvrages
pansiavistes. Lui, en revanche, classe comme Grecs, des "Grecs bulgarophones" (45
villages dans le secteur de Demotica), des personnes qui, selon lui, ne cessent de
s’identifier à la nation hellénique, se font appeller Macédoniens ou Thraces, mais pas

"Bulgares", mot perçu comme péjoratif et qui se servent du grec comme langue écrite 15
. Donc pour lui, l’ensemble de la Thrace est peuplé de Grecs jusqu’au Baikan, à 4 0 miles
au nord de Philippopolis. Les Bulgares sont limités au Baikan, au nord de la carte, la
barre les indiquant le plus au sud se trouve à l’ouest d’Andrinople dans la région de
Mustafa Pacha. Stanford écrit à leur sujet :
"dans la partie septentrionale de la Thrace et de la Macédoine, jam ais dans le cours
des sept derniers siècles, les Bulgares ne se sont établis de manière permanente et
ils n’y ont formé des colonies de quelque importance. Dans les cas peu nombreux où
ils parvinrent à prendre pied dans le pays, ils choisirent toujours la pleine
campagne comme étant plus favorable à la vie nomade; et c ’est pourquoi bien des
villages ont aujourd’hui des dénominations bulgares tandis que les villes sont
restées grecques".

Mais cette remarque s’applique davantage à la Macédoine, car en Thrace les noms des
villages sont pratiquement tous cités en turc et presque jamais en bulgare.
Selon cette carte il n’y a pas de Turcs dans le delta de l’Evros, quelques-uns sont
indiqués dans le Rhodope (on signale l’existence des Pomaques, musulmans "indigènes"
non turcs, sans les situer), quelques autres entre Lagos et l’Evros dans la région de
Demotica (des Osmanlis et des Tatars installés en Turquie d’Europe après 1854, écrit-
il. Venue après bien des cartes beaucoup plus détaillées, cette dernière n’est finalement
pas d’un grand secours.

Svnvet. délégué ottoman au Congrès International des Sciences Géographiques et


professeur de grec au lycée de Galata-Saray veut, écrit-il, rectifier les erreurs de
Petermann (1869) et de Kiepert (1876). Il se fonde sur des données de 1875, des
chiffres fournis par les maires au Patriarcat; le but du recensement étant fiscal, les
Grecs sont, pense-t-il, sous-estimés et les indigents ne sont pas comptabilisés. Dans sa
carte (n°16) tous les musulmans sont Turcs, et les bulgarophones comptés comme Grecs1

1 5. Stanford, op dt, p.19 à 25, en particulier p.17 le texte suivant.


64
par Stanford sont ici nommés "Gréco-Bulgares" et considérés comme Grecs, de même que
les Valaques. Le système de bandes utilisé fait qu’il n’y a pas de groupe compact. Tenant
compte de ces conditions, on constate que sa carte conserve les grandes lignes déjà
rencontrées :
- en Thrace orientale une omniprésence grecque avec quelques Turcs et de rares
Bulgares, la ligne de séparation Grec/Bulgare suivant une fois de plus la ligne
Bourgas/Andrinople.
- en Thrace occidentale les Grecs sont seuls dans la plaine de Xanthi à Lagos, de
Lagos à Maronia quelques Turcs s ’inscrivent sur le fond grec et dans l’arrière-pays
montagneux la situation est inversée : quelques Grecs sur un fond turc.
- dans la vallée de l’Evros, le delta est grec, de Férès à Demotica les Grecs
dominent (avec quelques Turcs et Bulgares), de Demotica à Andrinople Grecs et Bulgares
se partagent le terrain, tandis que les Turcs sont rares.
Telle est en fait l’image la plus nuancée en 1877. Le philhellénisme de Synvet se sent
essentiellement dans sa vision du nord du Rhodope où il repousse les Bulgares au profit
des Grecs et des Gréco-Bulgares.

Les congressistes de Berlin disposent enfin, en 1878, d’une nouvelle carte de


Kiepert dite "ethnocratique" (n°20) qui se veut plus politique qu’ethnique et vise à
conseiller un tracé de frontières. Il ne faut pas, écrit-il, tenir compte que de la seule
ethnographie, il faut également considérer la race, la religion, la langue, l’histoire et la
géographie physique du pays; c’est dans ces conditions qu’il trace une frontière nord de
l’hellénisme, bien au-delà de celle de sa carte de 1876, en Thrace en particulier. Le
Rhodope, le nord de Phiiippopolis jusqu'au golfe de Bourgas seraient intégrés dans
l’espace grec (c’est-à-dire autant que dans la carte de Bianconi). C’est la carte "de
commande" réalisée à la demande de la Grèce. Dans les mêmes dispositions d'esprit Wyld
propose en 1878 une seconde édition de sa carte où l’Etat grec proposé indue toute la
Thrace occidentale.

1878 vit enfin publier à Vienne la carte de K.Sax (n°19), consul d’Autriche à
Andrinople, qui dispose des rapports des consuls autrichiens de la région, dans
l’ensemble bien informés. Il utilise le même système de bandes que Synvet et les mêmes
chiffres, et veut que l’on tienne compte de la "conscience de groupe" dans les définitions
des peuples. Sa carte très complexe marque séparément les Valaques, les Tatars et les
Pomaques; il insiste sur le fait que les cartes à base linguistique ont donné une trop
forte unité aux différents groupes.
Dans l’ensemble sa carte marque un recul des Bulgares vers le nord, par l’interposition
d’un groupe compact et important de Pomaques dans le Rhodope et au nord-ouest des
sources du Nestos. Mais il est le premier à signaler des Bulgares dans la plaine, au sud-
est de Gumuldjina et dans ia plaine de Xanthi. La vallée de l’Evros comprend elle aussi,
sur fond grec, des Bulgares, des Turcs et des Pomaques tandis que le Rhodope est habité
par des Turcs et des Pomaques. C’est donc dans l’ensemble un recul des Grecs en Thrace
occidentale même s’ils restent seuls sur les côtes. Cette carte peut convaincre de
l’impossibilité de créer un ou plusieurs Etats monoethniques, peut-être, pour cette
raison, n’a-t-elle jamais été très soutenue par les nations en cause et leurs amis (elle
est cependant reprise dans un atlas de 1900 ). Néanmoins les cartes postérieures plus
détaillées donnent souvent raison aux précisions nouvelles apportées par K.Sax.
Ces cartes des années 1876 -1 8 7 8 ont été reprises postérieurement dans
plusieurs atlas, ainsi YAtlas de Richard Andree en 1881 ou le Berghaus
Physikalischer Atlas dans sa carte n° 67 l’Europe en 1880; c’est aussi le cas du
Neuer Handatlas de Debes en 1895 ; on y trouve les Grecs sur les côtes et dans la vallée
de l’Evros, mêlés à des Turcs et quelques Bulgares dans l’arrière-pays; Turcs et
Bulgares ou Pomaques (selon la méthode de classement) occupent le Rhodope. Les cartes
publiées par Toynbee en 1915 (n°28), Dardano en 1 9 1 6 (n°29) et le Vicomte de la
Jonquière reprennent les données des cartes de Kiepert en 1878 pour les uns (c-à-d
une Thrace gréco-turque) ou de 1876 pour les autres (présence bulgare dans la vallée
de l’Evros).

Les années 1880 d'après la métropole de Didvmoticho

Pour préciser l'image parfois encore floue issue de la comparaison de ces cartes,
on peut utiliser avec profit les données du dossier 4 3 4 de la Bibliothèque de l'Assemblée

à Athènes 16 ■ |e dossier contient 44 pièces de 1876 à 1884, dont certaines ne sont pas
datées et dont plusieurs se répètent; ces documents, à l'exception d’un extrait de journal
de 1884, se présentent comme des listes de paroisses bulgares (bulgarophones
exactement) grecques ou grecques turcophones adressées à la métropole de Didymoticho,
au vice-consulat grec d'Enos ou à la Fraternité Philanthopique pour la Propagation de
l'Instruction à Constantinople; ces listes indiquent le nombre de familles du village cité
et l'état scolaire (école ou non, nombre d'élèves); la majorité des listes sont anonymes,
celles qui concernent les régions de Makri, Maronia et Gumuldjina sont signées d'un
instituteur, Chatzopoulos, qui précise qu'il vit depuis plus de 30 ans dans la région, a
enseigné à Maronia et à Enos et a visité en personne presque tous les villages cités.

Les listes ne couvrent pas toute la Thrace puisqu'elles sont liées aux limites du

16.N. Vafidou , Ecdisiastike eparchie tis Thrakis ke o phakeüos tis vtvliothtkis tis Vouhs pen
Thrakis (diocèses ecclésiastiques de Thrace et le dossier 434 de la bibliothèque de l'Assem blée
au sujet de la Thrace) (in) ARCHEIO XVIII.1 953 p.5 à 1 30 et même titre dans ARCHEIO XXXI.1 965
p.5-29 et 301-311 .
diocèse de Didymoticho et au kaza de Gumuldjina; en revanche, elles comprennent, du fait
des limites du diocèse, des villages qui se trouvent actuellement en Turquie sur la rive
gauche de l'Evros, ou en Bulgarie à l'ouest de l'actuelle frontière. Les noms sont cités en
turc, parfois en grec, et je n'ai pu situer certains d'entre eux. Les renseignements
fournis ont cependant l'avantage d'être très cohérents entre eux d'une liste à l'autre sur
les indications de nationalité, les seules divergences concernent le nombre des familles.
On peut donc en tirer des compléments intéressants aux cartes ethnologiques, et il est
remarquable que ces listes, qui n’ont aucun intérêt à surestimer la présence bulgare,
n'hésitent pas à indiquer en certains secteurs une présence bulgare importante; il est
vrai qu'elles n'étaient pas destinées à un usage international car le sort de la Thrace ne
figurait pas encore à l'ordre du jour des diplomates.
Trois manuscrits signés de l'instituteur Chatzopoulos donnent les états des régions
de Gumuldjina et de Maronia (manuscrits en date du 2 mai et du 25 juillet 1882, du 3
août 1883). Les résultats sont simples : outre la ville de Gumuldjina qui comprend des
Grecs et des Bulgares, ils ne citent que quatre villages grecs, Kosmio, Gratini, Kirka et
Maronia, à côté d'un nombre nettement supérieur de villages bulgares 17 . 18 villages
sont cités dans les trois listes (dont deux que je n'ai pu localiser), un dix-neuvième
village est cité comme bulgare dans le premier texte, puis comme mixte gréco-bulgare,
trois autres enfin sont regroupés dans une accolade unique comme "tchiflik". Cette
vingtaine de villages se situe dans l'arrière-pays de Maronia tout autour de l'Ismaros et
dans le bassin de Sapés, un autre se trouve au nord de Komotini, quelques-uns au sud-
ouest de Komotini dans une région où se situent plusieurs tchifliks (voir carte n°38). Le

texte joint aux listes par l'instituteur indique que dans le canton de Maronia 18> on
trouve trente-huit villages bulgares (pour parvenir à ce nombre, il compte tous les
hameaux). Il ne précise pas si les villages non cités ne comprennent que des musulmans,
c'est cependant vraisemblable vu le soin apporté aux inventaires. Il affirme en tout cas
que dans le kaza montagneux de Dari Dere (Zlatograd), seule la ville-centre comprend
200 familles bulgares qui sont les seuls chrétiens du kaza.
Les mêmes listes comprennent également les divisions administratives de
Dedegatch (alors uniquement grec), de Makri (que se partagent Grecs et Turcs) et de
Férès (on y trouve les trois groupes ethniques). Un seul village est cité comme grec,
Doriskos (son nom turc Rumcuk insiste sur sa grécité); le texte joint cite 19 villages
bulgares, j’en ai localisé 15 qui occupent en fait tout l'arrière-pays de Dedeagatch
(carte n°38). On peut donc dire que les cartes qui indiquent une présence bulgare*1

1 7. Selon Vacalopoulos. Histoire de l'hellénisme du Nord, tome 2, la Thrace, Salonique, Kyriakidis,


1 990, p.231, en 1 878 dans l'éparchie de Maronia il y avait deux fois plus de villages bulgares que
grecs, et 450 familles grecques pour 500 familles bulgares.
1 8. Il précise "Mutessarif"; le vilayet est divisé en sandjaks, divisés en kazas, eux-mêmes
divisés en mutessarifs.
importante dans le sud-est de Gumuidjina et au nord de Makri ont raison puisque
Chatzopoulos n'avait aucun intérêt à surestimer les Bulgares.

Les arrondissements de Soufli et de Didymoticho sont comptabilisés dans trois


manuscrits anonymes, l'un de 1876, le second d'une date inconnue légèrement
postérieure à 1878 et le troisième de 1879. La comparaison des listes donne les noms de
23 villages grecs situés dans les frontières grecques actuelles, de 1 5 autres situés sur
l'autre rive de l'Evros et d'un dernier actuellement en Bulgarie. A ces villages grecs, il
faut ajouter 16 villages de Grecs turcophones (dont 3 sur la rive gauche de l'Evros)où
les Grecs sont minoritaires au milieu de populations musulmanes; exceptionnellement
dans deux d'entre eux les Grecs sont seuls et dans un seul cas ils cohabitent avec des
Bulgares. Les listes énumèrent par ailleurs les noms de 24 villages musulmans (dont 8
sur l'autre rive), d'un village albanophone, Mandritsa, actuellement en Bulgarie. Sept
villages sont indiqués comme "purs" bulgares, un huitième comprend Grecs et Bulgares,
un neuvième est bulgare sur une liste et grec sur autre (il s'agit de Korym vos indiqué
comme bulgare sur les listes postérieures); deux autres villages se trouvent sur
l'actuel territoire de la Bulgarie. Ce petit noyau de villages bulgares se trouvent
essentiellement dans les collines à l’ouest de Soufli et au sud de Didymoticho,
prolongeant vers le nord la zone bulgare des collines de Dedeagatch; la région située au
nord-ouest de Didymoticho, de part et d’autre du Kizil Dere est celle où s’enchevêtrent
villages Grecs, Turcs et Grecs turcophones de telle sorte que tracer sur une carte une
ligne de séparation était effectivement impossible.

D. L'AFFIRMATION DES SLAVES

A partir des années 1880 plusieurs cartes, souvent dites "panslavistes” tiennent
compte de la présence slave et insistent particulièrement sur cette présence en
Macédoine, l'intérêt principal du moment; la Thrace n'est parfois présente que par les
hasards de sa position, et souvent la présence slave n'y est pas spécialement accentuée
malgré la réputation de ces cartes.
Certaines d'entre elles cependant sont aussi excessives que l'était Bianconi à sa
manière; c'est le cas de la carte de la Société slave de Bulgarie établie par le Russe
N.S.Zarvanko. publiée en 1890 à Saint Pétersbourg par V.Komarov (n°22) qui choisit
de n'indiquer que les Slaves. Ces derniers sont, d'après Zaryanko, majoritaires dans
quasiment toute la Thrace, sauf le long des côtes de la mer Noire , de la mer Marmara et
de la mer Egée jusqu'à Enos. En Thrace occcidentale, on ne voit que des Bulgares,
majoritaires partout sauf en un endroit au nord de Gumuidjina laissé seulement "sans
précisions" et qui correspond à un secteur attribué aux Musulmans sur les autres
cartes.
La même année 1890 Kettler publie à Weimar une carte (n°21) centrée sur la
Bulgarie et sur laquelle figure la frontière du nouvel Etat; il reprend dans sa répartition
des populations les lignes générales de Lejean :
-une ligne Bourgas-Andrinople sépare Grecs et Bulgares laissant une Thrace
orientale totalement grecque ou presque,
-la vallée de l'Evros au sud d'Andrinople est essentiellement grecque avec quelques
Turcs près de Férès et de Kipi,
-la côte égéenne et la plaine sont grecques,
-le Rhodope est habité par des Bulgares (les Pomaques ne sont pas signalés) sauf
quelques Turcs au nord de Gumuidjina.
C 'est l'exemple de la carte dite "panslaviste" qui, en Thrace, n'est pas plus
favorable aux Bulgares que bien d'autres. Le colonel Niox s'est montré lui aussi plutôt
favorable aux Slaves dans son Atlas publié en 1899 où il attribue toute la Thrace
occidentale aux Bulgares (à l’exception de quelques Turcs en plaine entre Xanthi et
Gumuidjina, et de Grecs dans le delta de l'Evros). On peut également placer dans ce
groupe la carte de Peucker de 1903 qui se fonde sur des critères linguistiques et veut
montrer la coexistence de plusieurs peuples au même endroit. Il indique que le bulgare
est partout présent en Thrace occidentale, mais précise que le turc est également parlé
partout; toutes les villes de Xanthi à Andrinople sont indiquées comme majoritairement
de langue turque. Une forte présence grecque se remarque dans la région de Xanthi où le
bulgare n’est indiqué que comme langue pariée par moins de 2 5 % de la population; sur
les côtes entre le "lac" Bourou et l'Evros le grec est important, mais le bulgare
également parlé par 25 à 50 % de la population, dans le Rhodope enfin, le grec est
presque absent, le bulgare indiqué pour 25 à 50 % des habitants; dans la vallée de
l'Evros, au nord de Demotica et dans l'arrière-pays, bulgare (50 à 7 5 % de la
population) et langue grecque occupent seuls le terrain.
On peut classer également dans ce groupe des cartes pro-slaves, la carte publiée en
1915 par l'américain Dominian; postérieure en apparence, elle reprend en fait celle du
Debes’ Handatlas de 1911 dressée en 1895 sur des données de 1880. Elle est peu
détaillée et attribue aux Bulgares l'essentiel de la vallée de l'Evros. Son importance
vient de ce qu'au moment de sa publication on accordait beaucoup de crédit au jugement
d'un américain (issu du Robert's College à Constantinople); la même année 1915 fut
publié une carte identique dans ses tracés par M.I.Newbigin, peut-être ont-ils utilisé le
même atlas.
E. DES GUERRES BALKANIQUES À LA THRACE INTERALLIÉE

A partir de 1908 la reprise de la tension dans les Balkans (annexion de la Bosnie-


Herzegovine par l'Autriche-Hongrie) provoque une relance des travaux
cartographiques; plusieurs de ces cartes ne font que reprendre les données des
précédentes; c'est le cas du Tchèque Niederlé en 19 1 0 pour lequel la Thrace (n°24),
comme chez Bianconi, est un domaine exclusivement grec avec deux seules enclaves
"slaves" dans les montagnes; la carte de Nevill Forbes en 1915 (n928) offre une
version aussi simpliste, la Thrace étant simplement partagée entre Grecs et Thraces; la
ligne de contacts entre ce monde gréco-turc et le monde slave passe dans les deux cas par
Andrinople.

VIRGILIJ ET CVIJIC, le pays avant les guerres balkaniques

Les deux cartes importantes de la période sont celles d'A.Virgilij et de Cvijic. En


1908 sort dans l'ouvrage du diplomate italien A . V i r g i l i j une nouvelle carte
ethnologique (n°26), dessinée d'après des sources grecques, et reprise par le
professeur Andreadès dans La Revue Hebdomadaire . Beaucoup plus détaillée, cette carte
permet une analyse plus fine que les précédentes; les Pomaques y sont classés comme
musulmans (mieux vaut dans l'optique grecque qu'ils soient musulmans que Bulgares) et
tous tes ''Patriarchistes”, bulgarophones, Albanais ou Valaques, y sont Grecs. Cependant,
en ce qui concerne la Thrace, elle est beaucoup moins favorable aux Grecs que certaines
des cartes précédentes; on peut étudier en parallèle la carte de la répartition des églises
et écoles grecques et bulgares de Virgilij, publiée eile-aussi par Andreadès dans le
Bulletin d'Orient en 1904. Les renseignements fournis de part et d'autre sont cohérents
(n°23).
Ces cartes sont à rapprocher de celle du géographe serbe J . C v i j ic (1 8 6 8 - 1 9 2 7 )
publiée en 1913 qui, comme Ami Boué, Lejean ou Kiepert, fit date dans les Balkans
(n°27). Cvijic a employé l'expression "péninsule balkanique" utilisée pour la première
fois par A.Zeune en 1808, au lieu de "Turquie d'Europe". Cette carte a été reprise
plusieurs fois entre 1913 et 1918, mais rien n'a été changé dans l'image de la Thrace,
qui n'était pour lui qu'un secteur secondaire puisqu'il cherchait surtout à limiter l'ère
d’expansion bulgare en Macédoine. Il représente séparément les Pomaques, incorpore
aux Grecs les musulmans grécophones de Macédoine, et aux Turcs, les Tatars et les
Gagaouzes. Pour la Thrace il déclare utiliser les données du consui Bulgare à Andrinople,
Karadjanov, sa carte cependant concorde en bien des points avec celle de Virgilij.
-En Thrace orientale, Andrinople se trouve, dans les deux cas, au centre d'une zone
grecque dans un secteur où l'enchevêtrement Grec/Turc/Buigare est serré; dans les deux
cartes également la présence turque est importante, mais les côtes sont grecques, une
seule différence entre les deux concerne le sud de la presqu’île de Gailipoli.
-En Thrace occidentale, la piaine de Xanthi, sur la carte de Virgilij est presque
exclusivement musulmane à l'exception de trois villages Kiretchiler-Chryssa,
Bouloustra-Abdère, Koyoun Keuy-Kimmeria, ce qui est confirmé par les chiffres turcs
de 1912; chez Cvijic en revanche l'ensemble est partagé entre Grecs et Bulgares sur la
carte de 1913 et entre Grecs et Turcs sur celle de 1918.
- Dans la plaine de Gumuldjina, on trouve sur la carte de Virgilij à la fois des
Musulmans, des Grecs (1 4 sites) et des Bulgares (6 sites); les sites grecs de la carte se
trouvent autour de Maronia, sur la rive est du "lac" Bourou, dans la ville et à l'ouest de
Gumuldjina le long de la voie de chemin de fer; chez Cvijic en revanche toute la côte est
grecque; on retrouve dans les deux cartes la poche bulgare du centre d'Hadjilar-
Proskynitè. Les contreforts du Rhodope et la région de Sapes sont totalement musulmans
chez Cvijic tandis qu'Andreadès distingue de petits groupes de Grecs et de Bulgares sur
un fond également musulman.
- Chez Andreadès les kazas de la montagne au nord de Gumuldjina, kazas de Dari
Dere, Egri Dere, Sultan Yeri, Kirdjaii et Ahi Celebi ne comportent aucune église, ils
sont entièrement musulmans à l'exception de Pasmakli où l'on trouve aussi quelques
bulgares et des Grecs; Cvijic précise la présence de Pomaques dans la partie nord des
Rhodopes.
- Dans la vallée de la Maritsa, le delta, dans les deux cartes, est essentiellement
grec avec une large poche bulgare dans l'arrière-pays (quatre églises bulgares contre
une église grecque chez Andreadès); entre Férès et Soufli l'image est la même dans les
deux cas, des musulmans et des Grecs dans la vallée, des Bulgares dans les hauteurs; la
proportion des Grecs est simplement plus importante chez Virgilij. Entre Soufli, ville
grecque, et Demotica, les deux cartes montrent une vallée grecque, les Bulgares occupant
les hauteurs jusqu'à Kutchuk Dervent (Mikro Derio) où commence la présence
musulmane dominante. Entre Demotica et Andrinople les Grecs prédominent jusqu'à
Ortakeuy (Svilengrad) et Tchirmen-Ormenio.

La carte de l'Anglais A.Gross publié en 1918 dans le Daily Telegraph (n°3 3)


reprend dans les lignes générales (selon Wilkinson) les tracés de Cvijic en Thrace.La
carte du War Office (n°34) en décembre 1918 reprend les données de Cvijic, on y
distingue assez nettement les noms des villages au centre de différentes poches, les Grecs
occupent la plaine de Gumuldjina et les environs de Dedeagatch, les collines de Soufli, la
vallée de l'Evros et les banlieues d'Andrinople; les poches bulgares se trouvent aux
mêmes emplacements que sur les autres cartes, la région de Xanthi est partagée entre
Grecs et Turcs, ces derniers occupant la montagne. Les cartes de Cvijic et de Virgilij ont
en commun des localisations détaillées, la coexistence gréco-turco-bulgare et le fait
d'insister davantage sur la présence turque que sur celle des Bulgares. Fondées, semble-
t-il, avant tout, sur des considérations religieuses et scolaires elles se rapprochent
beaucoup des cartes uniquement scolaires publiées en 1899 par Von Mach chez
Petermann 19 , sources et résultats sont les mêmes. Bien des détails présents dans ces
deux cartes, les trois villages grecs de la plaine de Xanthi, la poche bulgare de Hadjilar,
l'habitat gréco-bulgare de la plaine de Komotini, la présence bulgare dans l'arrière-
pays de Dedeagatch sont confirmés par les listes de Chatzopoulos en 1 8 8 2 et le
recensement français de 1920; on peut donc considérer que cet accord entre des témoin
si différents doit refléter la réalité.

Quelques cartes moins importantes ont été publiées dans la même période. En 1912
sort la carte des cinq professeurs bulgares (n°25) dont Ivanoff. historien,
géographe et ethnologue bulgare, le "Cvijic Bulgare" selon Wilkinson; sa carte élimine
quasiment les Grecs de toute la Thrace occidentale, ne leur laissant que Bouloustra au sud
de Xanthi, Soufli, Demotica et le nord-ouest d'Ortakeuy; la montagne de part et d'autre de
l'Arda y reste musulmane, mais les Bulgares occupent en Thrace occidentale autant de
terrain que les musulmans; même en Thrace orientale, contrairement à tous les
témoignages, la présence grecque est inférieure à celle des Turcs ou des Bulgares; cette
carte refuse évidemment aux Grecs tout droit à des revendications territoriales sur la
Thrace occidentale. En 1918 la carte du lithuanien J.Gabrvs (n°32), fondateur de
l'Union des Nationalités qui s'installe en 1 9 1 4 à Lausanne et publie la majorité des
mémoires bulgares publiés à cette époque, reprend les tracés de cette carte bulgare.

Entre Grecs et Bulgares, qui veut couper l’herbe sous le pied de l'autre, augmente
la proportion des musulmans considérés comme diplomatiquement négligeables. La carte
(n°31) de G.Soteriadès (en fait celle d'un colonel grec) professeur d'histoire à
l'Université d'Athènes arrête les Bulgares au nord du Rhodope, à l'exception des collines
de Dedeagatch et attribue aux Grecs la plaine et la région d'Andrinople, la majorité du
terrain est cependant accordée aux musulmans. La réponse bulgare vint sous la forme
d'une carte publiée par Ivanoff en 1919 à l'intention de la Conférence de la Paix (n°35):
elle reprend, simplifiée, la carte bulgare de 1912, n'indique que les Bulgares et se
contente de signaler d'une lettre (et pas toujours), la nation dominante dans les secteurs
laissés en blanc; pour lui, les Bulgares atteignent la mer à Lagos et autour de
Dedeagatch, le reste des côtes thraces est attribué aux Turcs.

19. Von Mach. Beitrage zur Ethnographie der Balkan Halbinsel in Petermann's Mittelungen, Gotha,
Julius Perthes, n°45, 1 899.
La ve rsio n ottom ane (T sarigrad ski et Ghalib Kemal)

Je dispose de très peu de renseignements provenant de sources turques, sinon les


listes fournies par la délégation au Congrès de Lausanne en 1922. L'article publié par
Tsarigradski en mars 1913 20 comble ce vide en présentant les résultats d'un
recensement ottoman qu'il dit "récent" (voir n°36). Il estime que les Ottomans en
indiquant pour la totalité de la Thrace 5 4 % de musulmans et 4 5 % de chrétiens ont
surestimé les musulmans et qu'il faut préférer une étude du bulgare Karadjanov qui
propose 5 0 % de musulmans (y compris les mouhadjirs) et 4 8 % de chrétiens; il nous
fournit enfin trois cartes représentant par kaza, les % des différentes nationalités en
Thrace, assorties d’un utile avertissement :
"Les trois races qui peuplent la Thrace y sont enocre plus enchevêtrées qu'en
Macédoine. Elles s'étendant en proportions variables sur presque tout le territoire.
A u ssi est-il impossible de tracer des limites ethnologiques ayant quelque
p récision”.
Il signale la présence d'Arméniens et de Juifs dans les villes et compte les Pomaques "d es
convertis, étant au point de vue des idées et des sentiments complètement assimilés aux
Turcs" dans l’ensemble "musulman"; ils forment, à son avis, environ le quart des
musulmans du Rhodope et la quasi totalité des musulmans du sandjak de Gumuidjina, on
peut remarquer qu'il est le seul auteur à les estimer en proportion aussi importante. On
peut comparer les chiffres de Tsarigradski avec la carte que Ghalib Kemal fit éditer à
Rome en 1919 (voir n°37) à partir des mêmes sources otttomanes.
Les musulmans sont massivement présents dans le sandjak de Gumuidjina ( 8 4 % du
total): les chrétiens sont totalement absents des kazas de montagne, Kirdjali, Egri Dere,
Kochou Kavak, Ahi Tchelebi et Dari Dere, seule la région de Pasmakli compte une forte
minorité bulgare ( 3 5 % ) déjà signalée chez Cvijic et Andreadès,dans les kazas de Xanthi
et de Gumuidjina les musulmans sont largement majoritaires. Ce n'est que dans les kazas
de la vallée de la Maritsa qu'ils sont minoritaires : moins de 2 4 % de la population dans
les kazas d'Ortakeuy et de Demotica, entre 25 et 4 9 % dans ceux de Dedeagatch et
d'Andrinople.
Les Bulgares sont rares dans le sandjak de Gumuidjina (à l'exception de Pasmakli) où le
domination musulmane ne laisse guère de place, cependant ils sont plus nombreux que
les Grecs dans le kaza de Gumuidjina; ils sont moins de 2 4 % de la population totale dans
le kaza de Demotica et atteignent les 4 3 % dans le kaza de Dedeagatch, présence
importante confirmée par bien d'autres sources; le kaza de Moustafa Pacha où ils
forment 5 6 % de la population est à la limite nord de l'actuelle Thrace occidentale.
Les Grecs enfin, forment les 1 6 % de la population du kaza de Xanthi, et sont presque
absents du reste du sandjak de Gumuidjina, ils formeraient 1 6 % de la population des

20. Tsarigradski. déjà cité, in Questions diplomatiques et coloniales du 1-3-1913.


73
kazas de Dedeagatch et de Moustafa Pacha où ils seraient donc moins nombreux que les
Bulgares; en revanche ils forment les 62 % de la population du kaza de Demotica et plus
de 5 0 % le long des côtes de la mer Noire et de la mer de Marmara jusqu'Enos. Ces
renseignements sont parfaitement cohérents avec les informations déjà recueillies et le
recours aux autres sources, données turques à Lausanne et recensement français de
1920 permettent simplement de préciser ces grandes lignes à l'échelle locale.

Les données de 1 9 2 0

Pour affiner l'image ethnique de la région à la veille de son intégration dans l'Etat
grec, nous disposons de plusieurs sources complémentaires : les listes de population et
listes scolaires établies par les Français en 1919 et 1920, les listes de population par
villages et par nationalités données par les Turcs à la Conférence de Lausanne, et enfin
les listes de la S.D.N concernant les Bulgares, communautés bulgares échangées ou
indemnisation des Bulgares déportés en 19 2 3 ( voir fiches I à IX, XVI).
Rien n'est parfait, hélas; les statistiques françaises dans les districts de Soufli,
Demotica et Karagatch ne donnent que des chiffres par communes, les renseignements
par localité n'ont pas été conservés; dans certains cas on peut compléter par la carte
scolaire en supposant que tout village avec une école bulgare ou turque est habité
effectivement par des Bulgares ou des Turcs, pas nécessairement seuls, mais l'absence
d'école ne signifie pas nécessairement l'absence de population correspondante...; les
districts de Demotica et de Karagatch sont absents des statistiques turques car la Turquie
y avait renoncé en 1915, on ne peut donc comparer, et à la suite des échanges de
populations entre Bulgarie et Turquie en 1913 et 1915, l'essentiel de la population
turque a disparu; par ailleurs les Turcs utilisant des chiffres de 1912, certains des
villages cités par eux ont disparu dans la tourmente des guerres balkaniques; enfin les 6
années d'intégration à la Bulgarie ont provoqué des mouvements de population dans toute
la province, départ de Grecs et de Turcs, arrivée de Bulgares dont il est difficile
d'estimer l'influence sur les chiffres recueillis par les Français en 1920.

La présence bulgare.

La liste des communautés ayant déclaré des biens à estimer à la S.D.N fournit
cependant des indications précieuses, on peut y ajouter la liste des "sans-biens", le plus
souvent des femmes qui obtiennent de la Commission titre de transport et passeport, et
la liste des personnes indemnisées pour déportation qui permet de confirmer des
localisations
La liste S.D.N des communautés comporte 65 noms; sur ces 65, trois se trouvent
en fait en Macédoine orientale, trois ne sont pas de réelles communautés car elles n'ont
ni école ni église, ce ne sont que des communes où des Bulgares des villages voisins
possèdent des biens. Restent donc 59 villages, parmi lesquels on a deux cas particuliers,
le village d'Erkendji, village de Bulgares catholiques réfugiés en Thrace occidentale
après 191 3 et qui n'ont pu construire qu'une église en pisé. Le second "cas” est celui du
village de Sitchanli : les habitants survivants ont abandonné en 1912 le village détruit
et se sont éparpillés dans les localités voisines, la Communauté peut-elle demander à
être indemnisée de ces biens ? la réponse de la Commission fut négative, les villageois
sont considérés comme ayant "volontairement" abandonné leurs biens. Restent donc 57
communes bien vivantes et reconnues par la Commisssion (pour 263 en Macédoine),
assez riches pour avoir une ou plusieurs églises et une école (sauf six d'entre elles); on
peut compter 58 communes, Sitchanli comprise, jusqu'en 1912 . On trouvera dans la
fiche XVI la liste de ces communautés, leur équipement et leur population, la
comparaison avec les listes des Français et des Turcs, la présence ou non de ces villages
sur les listes de déportés. Aux 58 communes s'ajoutent les villes de Xarrthi, Dedeagatch
et Komotini; si on enlève des 61 noms de la liste, les centres urbains de Xanthi,
Komotini, Alexandroupolis, Didymoticho, Férès et Sapés où les Bulgares ne sont qu'une
des composantes de l'ensemble, on trouve deux villages seuls dans les limites de l'actuel
département de Xanthi, 21 dans celui de Komotini, 23 dans les cantons d'Alexandroupolis
et de Soufli, 11 dans ceux de Didymoticho et d'Orestias; au premier abord l'accent mis
sur les secteurs de Komotini, Alexandroupolis et Soufli correspondent aux données de la
majorité des cartes et des textes grecs de 1878-82. De ces 58 noms, huit seulement ne
sont pas cités dans le recensement français, 17 ne figurent pas dans les chiffres turcs,
un seul ne se retrouve ni dans l'un ni dans l’autre, mais on le trouve à la fois sur une
liste des indemnisations aux déportés et sur celle des villages bulgares de 1878.

On peut remarquer par ailleurs qu'il n’y a aucune contradiction entre cette liste et
les communes bulgares notées par Chatzopoulos en 1882 (n°38), c’est donc que l’on
peut donc considérer les villages de la fiche XVI comme une sorte de tableau minimum de
la présence bulgare. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu de Bulgares ailleurs, au
contraire : des Bulgares habitent en petit nombre dans plus de trente autres villages; ces
villages sont tous situés dans la plaine.
Certaines de ces communes sont très importantes à l'échelle de la Thrace; pour les
sélectionner, j'ai choisi plusieurs critères combinés : la présence à la fois d'une égiise
et d'une école dont la liste des biens dépasse les dix entrées et au moins dossiers
individuels; d'après les comptes des Bulgares échangés en 191 5, une famille équivaut en
moyenne à 5 personnes, donc 100 dossiers déposés représentent en moyenne 500
Bulgares c-à-d un gros village à l'échelle thrace. Répondent à ces critères :
- dans le nome de Xanthi : Gabrovo et Stavroupolis,
- dans le nome de Komotini : Pandrosos, Kassitere, Krovyli, Xylagani, Arriana,
Monastir, Sitchanli, Strymi et Dioni, villages déjà cités dans les listes du dossier 4 3 4
de 1882,
- dans les arrondissements d'Alexandroupolis et de Soufli : Melia, Sykarayi, Avas,
Esymi, Nipsa, Pylea, Potamos, Loutra, Kavysos, Mega et Mikro Dere, Kyriaki et
Protoklissio,
- dans les arrondissements de Didymoticho et d’Orestias, les deux seuls noms de
Mavroklissio et de Pevka confirment la faible présence bulgare selon la liste S.D.N.
Les listes des dossiers familiaux permettent de constater qu'à côté de ces 58 villages,
existe une présence bulgare diffuse : les services topographiques ont enregistré dans la
région de Xanthi 628 dossiers sur 10 communes, mais 616 des 6 2 8 viennent de
Gabrovo, de Stavroupolis et du village voisin de Darovo qui concentrent réellement la
quasi totalité des bulgares de la région. De la même façon dans la région de Komotini, les
relevés signalent 58 villages dont 35 n'ont pas déposé de demandes de communautés mais
comportaient cependant des habitants Bulgares, 3 802 des 4 122 dossiers viennent de
24 communes, 320 des 34 communes restantes, les parcelles inventoriées sont
indiquées comme incluses dans les plans de tel ou tel tchifiik, ces isolés ne sont donc
peut-être que des travailleurs des tchifliks. Dans la région d'Alexandroupolis, les
topographes ont parcouru 34 villages pour 3 857 dossiers dont 3 4 7 3 venaient de 1 6
villages, 384 viennent des 18 villages restants. C'est donc d'un peu plus de 100
villages, tous en plaine, que viennent dans ces trois secteurs les échangés bulgares. La
situation est moins claire dans les districts de l'Evros : en effet le recensement français
signale des Bulgares dans presque toutes les communes de la région Didymoticho-
Orestias,alors que le nombre de dossiers parvenus à la S.D.N depuis les mêmes secteurs
est très faible; les chiffres turcs de Kemal n'indiquaient également qu'une faible
minorité bulgare dans le kaza de Soflou, présence infime dans les deux autres kazas de la
vallée. Les Bulgares des chiffres français ne seraient-ils pas les nouveaux arrivés après
1915 qui n'ont pas eu le temps de créer une réelle communauté et qui, peu attachés au
pays, sont repartis les premiers en 1919 sans avoir de biens à déclarer ?

Grecs et Turcs.

-Dans le nome de Xanthi, outre les villes mixtes de Xanthi et Yenisea, on trouve
cités comme villages grecs, Kimmeria, lasmos, Porto Lagos, Avdira et le village proche
de Tchakal-Mahalle. Une minorité grecque est signalée à Vaniano, Evlalo, Veloni et même
Cheti selon les Turcs, quelques personnes dans les villages de Koptero et Amaxades.
Hormis ces quelques cas exceptionnels, Turcs et Français sont d'accord pour attribuer
aux Turcs (ou Pomaques comptés séparément dans le secteur montagneux par les
Français), la majorité des localités, soit 98 localités selon les Français, 94 selon les
T urcs.
-De l'arrondissement de Komotini les Grecs sont quasiment absents en 1920, on ne
les rencontre, minoritaires, que dans les villages d'Asomati, Gratini, Kosmio; les Turcs
en ajoutent quelques-uns à Krovyli et précisent que Maronia est le seul village
totalement grec (sa fiche malheureusement a disparu des archives françaises) .
Maronia, Kosmio et Gratini figuraient déjà dans les listes de 1882, lasmos figurait dans
une liste scolaire postérieure. Komotini, Salpi et Sapes sont habitées à la fois par des
Grecs, des Turcs et des Bulgares. Moins importante que dans la région de Xanthi à cause
de la part prise par les Bulgares, la présence turque se retrouve cependant diffuse dans
toutes les communes selon le recensement français; deux communes de la plaine,
Amaranda et Kalamokastro, sont exclusivement turques selon les Français, la commune
de montagne, Organi, est peuplée uniquement de Pomaques; les Turcs comptaient 103
villages turcs dans la région, on ne peut détailler le chiffre selon les sources françaises
qui n'ont conservé que les fiches communales, mais l'image semble la même. Dans les
districts de la vallée de l'Evros, à l'inverse des deux districts précédents, la situation
selon les Français en 1 9 2 0 est parfois très différente des résultats obtenus en 1913.
- dans l'arrondissement d'Alexandroupolis, la capitale seule en 1920 compte les
trois nationalités, à Makri, comme en 1882, coexistent des Turcs et des Grecs. Ailleurs,
les Français, à l'exception de cinq petites localités (de 28 à 145 habitants) ne
rencontrent que des Bulgares; en 1912, en 19 localités les Turcs signalent des
musulmans, ils reconnaissent que Rumdjuk-Doriskos, quasi-déserte en 1920, et Kirka
sont uniquement grecques; tout cela a disparu en 1920, guerres balkaniques (1 0
villages sont totalement détruits encore en 1920) et émigration des Grecs et des Turcs
entre 1913 et 19 1 8 ont laissé les Bulgares seuls.
- Dans le cercle de Soflou le problème est analogue: les Français ne rencontrent
des Grecs que dans la ville de Soflou, dans les villages de Kuplu (en Turquie) à Kavadjik-
Kyriaki et Karabunar-Komofolia, des Turcs dans deux villages aujourd'hui en Turquie,
à Mega Derio et dans la commune de Kechros. Tout le reste est bulgare, les Turcs eux,
s'attribuaient 1 5 villages supplémentaires, et voyaient des Grecs et non des Bulgares à
Tryfyllio. Exagération de leur part ou émigration ?
- La région de Didymoticho a connu un échange obligatoire de populations turques
et bulgares en 1915; résultat : les Français ne rencontrent des Turcs qu'à Didymoticho
et dans quelques villages de la rive gauche de l'Evros, ils signalent dix villages comme
ayant une mosquée détruite ou une école musulmane fermée, donc des villages dont les
musulmans ont du partir en 1915; huit de ces dix villages étaient cités comme turcs
en 1877. Mais selon les Français toutes les communes sauf une (soit 10/11)
comportent une majorité grecque, les Bulgares sont omniprésents mais majoritaires
seulement à Kyani, et nettement inférieurs dans l’ensemble aux Grecs (rapport
numérique de 1 à 3,5).
- Du district de Karagatch, selon les Français, les Turcs sont totalement absents
(5 personnes au total), Grecs et Bulgares se partagent la région, les Grecs étant
majoritaires au total et dans 7 des 10 communes (2 de ces communes sont passées à la
Turquie en 1923). Seuls 11 villages aujourd'hui en Grèce avaient en 1 9 2 0 une école
grecque (fiche IX), mais leurs écoles avaient presque deux fois plus d'élèves que les
écoles bulgares. Ici aussi beaucoup de Bulgares étaient peut-être des nouveaux venus car
ils n'ont rien eu à déclarer à la S.D.N.

Après tant de textes sur les erreurs et les "mensonges" des cartes ethnologiques,
leur étude détaillée réserve une surprise : en Thrace on constate en effet que, à condition
d'écarter des cartes nettement partiales et de tenir compte des définitions parfois
différentes du "Grec", du "Bulgare" ou du "Turc", on trouve des images assez
convergentes dans les grandes lignes et de plus en plus précises. On peut parvenir à un
tableau précis à la veille des guerres balkaniques : quand Andreadès, Cvijic, les données
françaises, grecques et turques coïncident, on peut penser en effet être près de la
réalité.

Le Colonel Armingeat 21 , présentant l'oeuvre française en 1919 et 1920 dans la


région résume en ces termes la situation démographique :
" Trois races dominent en Thrace en octobre 1919 : les Turcs relativement sont
peu nombreux dans la vallée de la Maritsa d'où ils ont été expulsés pendant les
guerres balkaniques, mais en très forte majorité dans les régions de Xanthi et de
Gumuldjina; les Bulgares répandus un peu partout, mais plus particulièrement
dans les fertiles vallées descendant des Rhodopes; les Grecs enfin constituant des
colonies importantes à Gumuldjina, Xanthi et Dedeagatch, mais particulièrement
nombreux dans les régions de Karagatch et de Demotica... En dehors des Turcs, des
Bulgares et des Grecs, on rencontre encore en Thrace occidentale, des colonies plus
ou moins importantes d ’Arméniens, de Juifs, de Valaques, d'Albanais et de
Tziganes. "

On ne peut dire mieux en neuf lignes et on comprend ainsi les souffrances et les
impossibilités du cartographe tentant de réaliser une carte ethographique de la Thrace et
les hésitations des diplomates...

op cit, p.294.
F. LES DONNÉES CHIFFRÉES

Il est très difficile d'évaluer les différentes populations habitant la Thrace


occidentale au début du XX° siècle; les statistiques ottomanes établies d'après les données
transmises au pouvoir central par les différentes autorités religieuses sont difficiles à
interpréter : elles comptaient les foyers plus souvent que les personnes, et ceux qui
transmettaient les chiffres pouvaient être tentés, selon les époques, de réduire les
chiffres pour raisons fiscales, ou au contraire de les gonfler pour raisons nationales,
d'autant plus que la majorité des chiffres disponibles vient de publications des années
191 3 -1 9 2 2 .
Les divisions administratives ont du être redessinées après la création de la Bulgarie et
de la Roumélie et elles ne correspondent ni aux frontières de 1913 ni à celles de 1919.
Le territoire de la Thrace occidentale était compris jusqu'en 1913 dans le vilayet
d’Andrinople, plus précisément dans les sandjaks de Gumuldjina, de Dedeagatch et
d'Andrinople. Le sandjak de Gumuldjina comprenait les kazas de Gumuldjina et de
Xanthi, ceux de Dari Dere, d'Egri Dere, d'Ahi Tchelebi et de Sultan Yeri : la quasi totalité
du premier kaza, les 7/8 du second et les 4/5 du troisième sont devenus grecs, des deux
kazas suivants la Grèce n'a reçu que 1 5 à 20%, rien du dernier; ce partage rend donc
très difficile les comparaisons. Le sandjak de Dedeagatch comprenait trois kazas, Soufli,
Enos et Dedeagatch : le petit sandjak d’Enos est resté en territoire turc, les deux autres
comprenaient également la rive gauche de la Maritsa; enfin du très grand sandjak
d'Andrinople, la Grèce n'a reçu que le kaza de Didymoticho et l'extrémité sud-ouest du
kaza d'Andrinople, il est donc ici aussi très difficile d'évaluer exactement les populations
du territoire de la Thrace occidentale actuelle. Enfin les auteurs ne précisent pas
toujours quel territoire ils ont pris en compte.

Pgpulatign totale
Les totaux qui atteignent ou dépassent les 4 0 0 0 0 0 habitants sont ceux qui tiennent
compte de la totalité du sandjak de Gumuldjina et du sandjak d'Andrinople (1 9 0 2 et
1910), on voit sur le tableau 2 que le chiffre des musulmans est alors nettement plus
important que dans les autres listes, puisque les kazas de montagne du sandjak de
Gumuldjina étaient essentiellement musulmans : selon Antoniadès ils regroupaient un
peu plus de 134 0 0 0 habitants dont 123 0 0 0 musulmans. Les chiffres français et
ceux d'Antoniadès portent sur un espace proche du territoire actuel (à l'exception de la
poche de Karagatch qui explique le nombre important du groupe "autres”), ceux de
Schultze correspondent au territoire actuel. Le total le plus faible obtenu par les
Français témoigne des années précédentes troublées, le fait que Musulmans et Grecs y
: Ottomans Ottomans : laranov Schultze Antoniadès Français
1902 1910 (Bulgare) 1912 1914 1920
Grecs 72 861 65 864 51 706 87 000 86 649 56 114
Musulmans 313 794 268 448 73 220 111 000 112 899 86 578
Bulqares 59 415 64 493 80 813 35 000 35 493 54 092
Autres 27 279 3 620 4 834 4 000 3 875 7 906

Total 473 349 402 425 212 622 237 000 238 919 _ 2 0 6 690

soient moins nombreux que dans les autres statistiques peut n'être que la conséquence de
la politique bulgare depuis 1913 *23. On peut donc avancer un chiffre de 220 à 2 3 0 0 0 0
habitants pour le total de la population en 1912 .

UPEéSSDÇS musulmane, 24
De l'avis général (sauf chez le bulgare laranov), les musulmans étaient le groupe le plus
nombreux; le chiffre français de 86 0 0 0 personnes correspond à un minimum puisqu'il
prend en compte la surface la plus réduite, après l'échange de populations turco-
bulgares dans- le kaza de Didymoticho, et après les guerres qui ont particulièrement
touché les populations musulmanes de la vallée de la Maritsa.

22 . Les chiffres ottomans de 1902 et 1910 sont cités dans N.Petsaiis-Diom idis. Greece at the
Paris Peace Conférence 1919, Salonrque, Inst d'Etudes Balkaniques,1 978, p.344. Antomadés. Le
développement économique de la Thrace, Athènes,Typos, 1 922, p.211,tableau X. Chiffres grecs
pour 1914 dans les limites de la T.Occ. Schultze dans La colonisation néogrecque en Thrace
occidentale, Geographischer Anzeiger, Gotha, J.Perthes, 1935, p.1 73 choisit des chiffres proches
de ceux donnés par les Grecs. Les chiffres français sont ceux du recensement effectué en 1 9 19-
1 920 pendant le gouvernement interallié. Les chiffres cités par laranov. Le problème de la Thrace
occidentale, Paris, Jouve,1 943, p.2 sont ceux fournis par la délégation bulgare à la Conférence
de la Paix en 191 9.
23. Antoniadès. op dt, p.209, tableau VIII ter.

24. Les chiffres (de source ottomane) de 1894 viennent du Thrakiki Epetiris (Annuaire thrace)
Athènes, Constantinou, 1897, n°1 .laranov. La Thrace égéenne, Sofia, Imprimerie de la Cour, 1939.
p.1 5, ses chiffres sont très nettement favorables aux Bulgares, dans le kaza d’Andnnople, il ne
prend en compte que le secteur de Karagatch. Les chiffres de Venizélos sont ceux qu’il a fournis à la
Conférence de la Paix en 1 91 9, pour décrire la situation avant l'annexion par la Bulgarie. Les
chiffres fournis par les Turcs à Lausanne se trouvent dans le Livre Jaune de la Conférence de
Lausanne, Paris, Imprimerie Nationale,! 923; ils ne citent pas le kaza de Didymoticho ni celui
d'Andrinople.
Ottomans Ottomans : Ottomans ; Venizélos ; laranov Antonia ; Turcs à Français
1894 1902 I 1912 ; 1913 î (bulgare) dès 1914 Lausanne j 1920
S . A n d r in o p l e 138 168 169 545i 128 000; 127 3861
Kz.Andrinople : 44 953 5 5
Kz. Didymoticho: 6 315 1 274 8 069 1 274
S .D e d e a g a tc h 40 262 45 081 45 000 46 400 3 407 40 810 i
Kz.Dedeagatch 10 670 637 11 744 642
Kz.Enos 3 590
Kz.Soufli 32 140 2 770 14 736 2 770
S . G u m u Id j in a 205 228 ! 202 392 185 000 185 000 68 534 62 000: 81 887
Kz.GumuIdjina ! 50 000 37 877 59 967 41 942
Kz.Xanthi 22 000 30 657 42 671 39 945
Les autres Kz i 113 000
i 73 230 I 112 899: 129 120 86 578

Pour estimer le nombre des musulmans avant les guerres balkaniques, on peut
remarquer les chiffres très proches cités par les Turcs, 129 000, et par Venizélos
(1 2 0 00 0 ) qui reste en accord avec les chiffres turcs de 1894, 1902 et 1912 : cet
accord entre les deux ennemis reflète sans doute une réalité et c'est sans doute à près de
1 2 0 0 0 0 personnes que l’on peut évaluer le nombre des musulmans présents en Thrace
occidentale en 1912.

-La-BEésspcfi.Mo.af.s_.25
Le sort de la Thrace se jouant essentiellement entre Grecs et Bulgares au début du siècle,
les chiffres donnés par les uns et les autres sont très différents. Les chiffres bulgares de
1 9 0 0 sont gonflés car ils incluent les Pomaques considérés comme Bulgares; les
chiffres des statistiques ottomanes de 18 9 4 et de 1902 comptent l'ensemble du sandjak
d'Andrinople, ils sont assez proches de ceux que donnent Venizélos et Antoniadès. Ils sont
même supérieurs aux chiffres fournis à Lausanne par les Turcs (qui comptaient ni
Karagatch ni Didymoticho). On peut donc considérer que le chiffre de 35 à 40 0 00
Bulgares présents en 19 1 3 en Thrace occidentale est un minimum. Dans tous les cas ces
chiffres sont nettement inférieurs au total de plus de 50 0 0 0 Bulgares trouvé par les
Français, mais il est vrai que la Bulgarie avait mené depuis 1913 une politique de
bulgarisation de la province (voir les chiffres de laranov).
On peut trouver confirmation de ce chiffre de 50 0 0 0 personnes dans les dossiers de la
SDN : il y eut en effet 10 345 dossiers familiaux déposés avec déclaration de biens et
2 4 0 2 dossiers de "sans biens", l'ensemble provenant de 89 villages différents ; si l'on
considère (d'après les comptes de l’émigration turco-bulgare en 1913) qu'une famille

25. Les chiffres "Bulgares 1 9 0 0 " sont indiqués par Ivanov. Les Bulgares devant le Congrès de la
Paix, Berne, Haupt, 1919 .
correspond en moyenne à près de 5 personnes, l’ensemble correspond bien à environ
50000 personnes, mais certaines d'entre elles n'étaient peut-être que récemment
installées, bien sûr.

Tableau 4 : LA PRESENCE BULGARE EN THRACE OCCIDENTALE

Ottomans Bulgares Ottomans Antonia­ laranov iVenizêlos ; Turcs Français


1894 en 1900 1902 dès.1 91 4 1914 1913 Lausanne 1920
S. A n d r in o p le 36 684 191 893 40 164 31 850
Kz.Andrinople 33 328 10 210: 7 000 10 210
Kz. Didymoticho 5 286 1 460 4 956i 1 460 4 956
S.D e d e a q a tc fi 15 296 36 134 17 611 16 738 32 514; 16 738
Kz.Dedeagatch 19 192 18 067: 11 358 10 227 11 543
Kz.Enos 1 500
Kz.Soufli 15 442 14 44 7' 5 380 5 490 10 998
S .G u m u ld jin a 21 609 147 931 24 989 17 295 32 813 25 620
Kz.GumuIdjina 28 473 22 156: 10 550 9 997 14 794
Kz.Xanthi 11 140 10 657: i 695 552 1 591
Les autres Kz 108 318 13 375
Total I 73 58 35 493 80 493: 26 266 54 092

La présence grecque
On retrouve les mêmes incertitudes et difficultés que dans les cas précédents : si on rte
prend en compte que les sandjaks comprarables de Dedeagatch et de Gumuldjina, on peut
remarquer que le premier groupe, 1894-1900-1902, fournit des chiffres très
proches, un total situé entre 36 et 38 000 Grecs que l'on retrouve dans les chiffres
indiqués par Antoniadès pour l'année 1914; les chiffres donnés par les Turcs à
Lausanne, alors même qu'ils n'avaient aucun intérêt à surestimer la présence grecque
sont du même ordre puisqu'aux 33 904 Grecs il faudrait ajouter les quelques milliers
du kaza d'Enos. Les trois sources bulgares, par ailleurs s ’accordent sur un chiffre de 16
à 17 000 Grecs dans le kaza de Didymoticho avant les guerres balkaniques, en ajoutant
ce chiffre aux deux sandjaks précédents on obtient un chiffre de 52 à 54 0 00 personnes
auxquelles il faudrait ajouter les nombreux Grecs du kaza d'Andrinople : les Français en
ont trouvé 15 000 en incluant la ville de Karagatch. Dans tous les cas le chiffre de
8 6 0 0 0 parait excessif, mais le chiffre de 56 000 obtenu par les Français est dû en
revanche au grand mouvement d'émigration qui suivit l'annexion de la Thrace par la
Bulgarie en 1913.
Ottomans Bulgares j Ottomans Nedeltche ; laranov ; Anto/dès Turcs Français
1894 1900 1902 : 1913 1914 1914 Lausanne 1920
S .A n d r in o p le : 82 257 116 355 103 984 V
Kz.Andrinople 20 560 10 280 15 045 42 163 15 045
Kz.Didymotichc* 1 5 790 15 790 17 602 18 856
S .D e d e a q a tc h 22 765 23 425 25 418! 19 375 10 000 25 2 5 1 !
Kz.Dedeagatch 3 390 2 565 4 800 3 355
Kz.Enos 4 050
Kz.Soufli 1 5 985 7 435 11 542 7 435
S . G u m u ld j in a 15 050' 13 915 13 415' 13 915 9 059 19 235
Kz.Gumuldiina : 7 840 2 479 8 834: 4 773
Kz.Xanthi 6 075 6 580 8 728; 6 650
Les autres Kz. : 0
86 649 33 904 i 56 114

Il est bien sûr impossible de connaître les chiffres exacts des différentes
populations de Thrace occidentale en 1912, mais certaines données paraissent cependant
probables : un total de 220 0 0 0 à 2 3 0 000 habitants dont environ 120 0 0 0 étaient
des musulmans, 4 0 0 0 0 (au minimum) des Bulgares chrétiens et peut-être 60 0 0 0
des Grecs; le groupe des "autres", Israélites et Arméniens, est régulièrement estimé
par les trois parties à environ 4 0 0 0 personnes.

D'après les données d'ensemble de ce chapitre, en dépit de quelques zones


d'incertitude, et à condition de ne pas s'attendre à la précision des recensements actuels,
on peut donc obtenir une image assez détaillée de la répartition des populations sur le
territoire de la Thrace occidentale au début du XX siècle.
H
Chapitre IV: LA MISF EN VALEUR
DU TFRRITOIRF

A. LES GRANDES DIVISIONS DE L’ESPACE ÉCONOMIQUE

L’économie de la région est sans conteste dominée au XIX° siècle par la vie agricole
et les différents modes d'exploitation des sols. Le tarif des terres élaboré lors des
échanges de population gréco-bulgares par le Comité Barème en 297 séances, entre le

23 décembre 19 2 5 et le 30 octobre 1926, 1 donne une image précise des conditions


diverses que l'on peut rencontrer à la fois en Thrace et en Macédoine. Sous la présidence
de Saulus, ce comité comprenait un expert grec, un expert bulgare et deux équipes
d'évaluation dont la première était présidée par le géographe français Dion. Le tarif
élaboré prend en compte une grande diversité de facteurs.
Les villes sont classées en centres "grands", "moyens", "petits" ou "tout petits";
les villes de Thrace, Xanthi, Komotini, Alexandroupolis, Soufli et Didymoticho sont
classées comme centres "moyens". Les villages sont eux, groupés en cinq catégories selon
la fertilité et l'épaisseur des sols, l'abondance des eaux et l'altitude, et dans chaque
village les terres sont divisées en trois catégories. On a donc dans un premier temps
quinze tarifications possibles. Puis on ajoute à ces grandes lignes une liste des conditions
spéciales qui peuvent augmenter ou diminuer le prix des terres; les critères considérés
sont :
- la distance par rapport au centre : les prix sont diminués de 5 % pour une
distance de moins de 10 km, au-delà de 10 km, il faut les diminuer de 2 ,5 % par tranche
de 5 km supplémentaires, sauf s'il s'agit de vignobles ou de mûraies.
- on peut également diminuer les prix de 10 à 2 0 % selon l'importance de la
malaria dans la région.
- les terres de 2° et 3° catégories voient leurs prix baisser de 2 5 % s'il s'agit de
pâturages.
- les marais entraînent une diminution de 50 %

1. S.D.N dossier C.147 .


-la présence de rizières en revanche entraîne une augmentation de 1 0 0 % sur le
prix des terres d'une catégorie, (le cas ne se rencontre que rarement, en Thrace, dans le
delta du Nestos).
-les terres irriguées voient leurs prix augmenter de 50%, et de 100 à 2 0 0 % s'il
s'agit de jardins irrigués.
Trois cultures enfin ont droit à un traitement particulier, la vigne, le mûrier et le
tabac. Si le tabac occupe plus de 2,5% de la surface agricole utile du village, les prix des
terres de 1® et 2° catégories sont augmentés de 15%, de 3 0 % si le tabac occupe plus de
5 % de la S.A.L) et de 5 0 % si le tabac occupe plus de 10% de la S.A.U, ce qui est souvent le
cas en Thrace occidentale. Dans le cas des mûriers les experts se sont trouvés
rapidement confrontés au problème du comptage des arbres, ils décidèrent donc en
définitive d'accepter le chiffre forfaitaire de 100 mûriers par stremma et de ne pas
tenir compte des arbres isolés s'il y en avait moins de dix. Le prix des vignes enfin est
conditionné par la présence ou non du phylloxéra qui gagnait alors la Grèce du nord : un
vignoble contaminé n'ajoute rien au prix normal de la terre, si le vignoble est indemne
(mais le phylloxéra présent dans la région) la valeur des terres est augmentée de 2 5 % .
Il n'y a pas à Genève de documentation permettant de savoir en quelle catégorie
chaque village a pu être classé, mais l'étude de ce tarif et des discussions qui ont précédé
sa mise au point nous précisent les données les plus importantes : facilité d’accès,
maîtrise de l'eau, cultures spécialisées -tabac, vigne, mûrier, riz- ou non. Grâce à ces
précisions et aux autres sources disponibles, en particulier le recensement français, on
peut parvenir à une typologie régionale des modes d'exploitation du sol en Thrace.

1. La plaine

t
"La province de Thrace serait très riche si les habitants voulaient la cultiver,
malheureusement...il y a des espaces considérables qui restent sans culture et
constituent de véritables steppes".
Cette phrase de Bianconi représente l’opinion de tous les témoins au XIX"
siècle, Boué en 1840 regrette déjà l'importance des terres incultes, le Turc Vehab en

1912 2 écrit que seuls 8,1% de la surface sont cultivés. Bouè estimait que les terres
étaient plus grattées que labourées, regrettait l'absence de marnage et de cultures
fourragères, et conseillait des travaux de draînage et d'irrigation; Viquesnel, quelques
années plus tard, attribua le sous-développement au manque de connaissances, de main
d’oeuvre, de numéraire et de voies de communication; Vehab un demi-siècle plus tard
encore, cite les mêmes causes, la routine, la pauvreté, l'outillage rudimentaire et les

2. Bianconi. op cit, p.22.


. Ami Boué. La Turquie d'Europe, op cit, l’ensemble du chap B sur ie monde rural.
. A.Vehab. Situation économique de la Turquie d'Europe, Lille, G.Sautai, 1912, p.23 .
85
taux d'intérêt très élevés. Il n 'y a pas eu, semble-t-il, de réel changement pendant la
seconde moitié du XIX° siècle.
L'étude des fiches détaillées françaises et des statistiques fournies par les Turcs en
1922 fournit la description la plus détaillée dont nous disposions; dans la plaine de
Xanthi on découvre un monde rural dans lequel plus de la moitié des villages (51 et
5 3 % ) ont moins de 2 0 0 habitants et seulement 2 0 % plus de 500 habitants. Les plus
gros villages sont situés dans le Rhodope, Oreo, Glavki, Pachni, Kotyii, Myki, Echinos,
Satres, Polyskio, Kydaris, Medousa, Dimario, Eranos, quelques-uns sont situés au pied
même de la montagne à proximité de la route principale comme Chryssa, lasmos,
Kimmeria, Yenisea; seul Avdira est au milieu de la plaine, mais juché sur une colline
vers laquelle le village s'e st déplacé au XVI° siècle. Inversement les nombreuses petites
localités de moins de 100 habitants sont toutes situées en plaine, en particlier dans le
secteur sud-ouest à proximité du delta du Nestos : la malaria n'incite pas les populations
à s ’installer.
On retrouve ce facteur, la malaria, dans les rapports entre les deux villes
Yenidje-Yenisea et Eskidje-Xanthi : Yenidje, fondée par les Turcs, "ville nouvelle” par
rapport à l’ancienne ville grecque de Xanthi, est leur capitale administrative ( la seule
placée sur les premières cartes ), elle compte en 1858, 7 à 800 maisons turques et
plusieurs hans, elle est cependant désertée en été par ses habitants qui se réfugient à
Xanthi ou en montagne, Xanthi peuplée de Grecs et de Turcs compte alors, elle aussi, 7 à
8 00 maisons; pendant la seconde moitié du siècle, la malaria, un grand incendie à
Yenidje en 1870, la valeur accordée aux tabacs de Xanthi, et enfin le passage de la ligne
de chemin de fer par cette ville, inversèrent les relations entre les deux villes. En 1858
Xanthi compte 7 0 0 0 habitants et sa rivale 4 000; après l'incendie de 1870
l'administration se déplace à Xanthi, en 1872 les chiffres cités sont respectivement de
10 0 0 0 habitants contre 2 500, les Turcs donnent les chiffres de 16 0 0 0 et 900

habitants à la veille des guerres balkaniques 3 .


Dans la région de Komotini la situation est légèrement différente : les villages sont
légèrement plus importants (4 6 % comptent entre 2 0 0 et 500 habitants), les plus
peuplés, comme à Xanthi, sont légèrement en surplomb de la plaine, sur le rebord de
l'Ismaros (Xyiagani, Krovyli, Proskynites ou Maronia), le long du piémont du
Rhodope (Mega Pïsto, Asomati, Mischos, Gratini, Polyanthos); l'expansion de Kosmio,
Arisvi, ou Sapes témoigne du fait que la plaine est légèrement plus élevée en altitude que
celle de Xanthi; deux villages importants Organi et Nymphéa se trouvent dans la zone
montagneuse; celle-ci est moins prospère que dans le secteur de Xanthi et comprend, en
particulier au nord-ouest de Komotini, une poussière de petites localités de moins de
100 habitants au nord de Polyanthos.

3. D.laranov , La Thrace égaenne, Sofia, Imprimerie de la Cour, 1939 , p.17.


86
La propriété foncière .
La piaine est essentiellement le domaine des tchifliks, ces grands domaines
que certains beys, majoritairement turcs, (on signale près de Didymoticho un tchiflik
ayant appartenu à un israélite qui a donné naissance au village de Isaakion) sont
parvenus à se constituer peu à peu; ils sont travaillés par des métayers, le propriétaire
fournit terre, logis et semence, tandis que le métayer lui donne la moitié ou même les

deux-tiers de la récolte4; la plaine thrace avait déjà été un centre de grandes propriétés
romaines, au XI° les monastères y possédaient de vastes domaines, les Cantacuzène au
Xlir y avaient 5 000 "boeufs de pâture", 1 000 paires de boeufs de labour, 2 500

juments, 200 chameaux, 300 mules, 500 ânes, 50 000 porcs et 70 0 0 0 brebis5 . Il
est difficile de connaître la taille exacte des tchifliks du XIX° siècle; Viquesnel signale
dans la plaine de Xanthi un certain Emin Bey qui ignore l'étendue de ses terres et le
chiffre de ses récoltes, mais dont les terres si grandes qu'il lui faut 6 heures à cheval
pour en faire le tour. Les commissions d'expropriation des années 1920 qui ont fixé à
100 deunums ( 10 hectares) la surface minimum pour une expropriation en Thrace, ont
compté 84 tchifliks (sur 2259 dans toute la Grèce), tous en plaine. Quelques-uns sont

connus grâce aux commissions d'évaluation de la S.D.N 67


; à Kalfalar-Myrodato, 6 500
deunums(650 ha) sont expropriés, appartenant à deux propriétaires, à Tepe Kerevuz-
Selino, ce sont 13 125 et 1 875 deunums appartenant au même homme (1 3 1 2 et 187
ha), le même propriétaire se voit exproprier 13 500 deunums à Kodja Mamutlu-
Mayiko et 112 500 deunums à Buyuk Osmanli-Maggana (1 350 et 11 2 5 0 ha), un
autre doit céder 14 000 deunums à Songurlu Mourhan-Paradimi et 6 0 0 0 deunums à
Rumbeyli-Mikro Kranovouni (1400 et 600 ha). Le dossier 4 3 4 de l’Assemblée pour les

années 1880 ? cite, dans son énumération des villages, les trois lieux de Evren Keuy-
Evrenos, Denizler-Pelayia et Ortakeuy-Porpi avec cette mention : 45 familles bulgares
dans des tchifliks. Il reste d'autres traces de ces tchifliks dans la toponymie, la carte
d'Etat-major de Komotini d'avril 1934 (la seule que j'ai pu consulter) cite encore
Otmanli Tchiflik (Adriani), Djambaz Tchiflik (Schinia), ou Kir Tchiflik (Patrika-
Egiros) sur une surface de plaine représentée qui ne dépasse pas 13 km sur 42 et où
l'on trouve également le tchiflik d'Evren Keuy cité plus haut; dans la plaine de Xanthi on
trouve également les toponymes de Djebel Tchiflik (Potamia) et Kayalar Tchiflik
(Petrochorio). La liste des tchifliks expropriés dans les années 1 920 est longue de

4. J.Ancel. La Macédoine, étude de colonisation contemporaine, Paris, Delagrave, 1 930, p. 1 18.


5. C.Asdracha. op c/t, p.208.
6. A.Andreadès. Les effets économiques et sociaux de la guerre en Grèce, Paris, Ootation
internationale Carnegie pour la Paix, Yale University Press, P.U.F, 1928, p.168.
dossiers S.D.N C.147 et R.1 696-41 -40901 et 40816.
7. N.Vafidou. op dt dans ARCHEIO , n°1 8,1953 .
87
18 noms selon les sources turques, pour 24 1 50 ha soit une moyenne très élevée de
1341 ha par tchiflik, les quatre les plus importants atteignant chacun la surface de
3000 ha s .

Tableau 6 ; LES TCHIFLIKS EXPROPRIÉS (selon l'ouvrage d'Ozgüc)

Nom T c h i f li k / v il la g e S u r fa c e ha Nom T c h ifiik /v illa q e Su rface ha


Im aret/lm eros 3 000 Anakeuy/M itriko 3 000
Mourhan/Paradim i 3 000 Yassiada/lasm os 3001
Tchuhadjilar/Yfande 300 Kachidjik/Katsika 150
Songurlu/ Mega Kranovouni ' 500 Ojambaz/Schinia 3 000
Roumbeyli/Mikro Kranovouni; 500 Otm anli/Adriani 1 500 !
Kir T ch /P atrika-Eyiros 2 000 Sirlagatch près Kalamokastro 600
Kourtova 2 200 Yayqin 300
Kutchukkavak 1 200 Yardim li/Ergani 500
Buyukkavak 1800 Delinazkeuy/Dilina 300

Outre ces noms, on peut trouver dans les listes de la SDN 4 noms nouveaux dans le
district de Komotini et 10 autres noms de tchiflik dans le secteur de Xanthi 8
9 Le tchiflik
est à l'origine d'une mini-agglomération de cabanes de torchis ou de pisé, très basses et
sans chauffage, il n 'y a que
" hutte de torchis, soutenue de quelques poutres, à peine élevée d'un mètre,

couverte de chaume”. 10*1


2
Cette description rappelle celle de l'habitation du métayer bulgare selon Ami

Boué^ 1 , une ou deux pièces au sol de terre battue, des murs en briques de pisé avec
treillage intercalaire de branches, un toit de paille ou de chaume, pas de cheminée. Cette
pauvreté est confirmée dans les rapports du Ministère de la Guerre
"Beaucoup de villages offrent un aspect misérable, des habitations en
briques sèches ou en clayonnage, pas de fenêtres, un toit de roseau, une seule pièce

dont le sol sans plancher est couvert de nattes de roseaux;...le tout fort sale"J 2
On retrouve ces localités dans les statistiques turques de 1913 créditées de
quelques dizaines d'habitants comme Tepe Kerevuz Tchiflik, 38 habitants selon les
Turcs, 60 selon les Français en 1920, soit les familles des métayers.
L'examen des propriétés déclarées par les émigrants bulgares montre cependant

8 . A.Qzaüc- Bâti Trakya Türkleri (Les Turcs de Thrace occidentale) ,Istanbul, Kutlug Yayinlari,
1974, p.138.
9. SDN, R.1696, docum ents 4 1 /4 2 7 7 2 /4 0 8 1 6 du 21-6-1924.
10. J,Ancel, op dt, p.135 .
11 • Ami Boué. La Turquie d'Europe, op dt, Tome 2 , p.262.

12. Ministère de la Guerre, Etat-Major, 2° bureau, Notice sur la péninsule des Balkans, Paris,
Imprimerie Nationale, 1915, p.90.
qu'à côté des ces tchifiiks existait en plaine une petite propriété privée aux mains des
Bulgares, alors que les observateurs estimaient que les terres appartenaient
essentiellement aux Turcs, accessoirement aux Grecs, aux Juifs et aux Levantins, mais
rarement aux Slaves. On peut confirmer ces chiffres, avec des réserves bien sûr, par la
carte de la Thrace indiquant la proportion des propriétés foncières, (n°40) publiée par

le Turc Ghaiib Khemali 131


; pour l'ensemble de la Thrace jusqu’au Str/mon il attribue
4
79 % des propriétés aux Turcs, 13 % aux Grecs, 7 % aux Bulgares et 1 % aux "autres";
dans la seule Thrace occidentale les repésentants turcs à Lausanne assurent que les Turcs
possèdent 84 % du sol, les Bulgares 10 % et les Grecs 5 % ; dans les sandjaks de
montagne au nord de Xanthi et Gumuldjina, toutes les propriétés sont turques; dans le
sandjak de Xanthi, les propriétés turques dépassent les 80%, la propriété bulgare est
minime, inférieure même à celle des "autres" et celle des Grecs ne semble pas dépasser
les 10%. Dans le sandjak de Gumuldjina la propriété turque doit frôler les 79 % de la
moyenne générale, et la part des Grecs égale celle des Bulgares, soit moins des 1 3%. Il
est vrai que ces chiffres sont augmentés du fait que les Turcs comptent comme "turques"
toutes les terres communales.

La plaine de Xanthi.
En plus du recensement français (voir fiche X) nous disposons pour
décrire la mise en valeur de la plaine au XlX° des indications de Viquesnel et de la carte
économique de Bianconi (carte n°41). Viquesnel insiste sur l'association céréales-
élevage et l'étendue des friches; il propose les chiffres de 22 mille tonnes de blé
produits dans le sandjak de Xanthi, 5 870 tonnes de maïs, 3 670 tonnes de seigle et 7
300 tonnes d'orge. Il estime par ailleurs le troupeau à 10 0 0 0 bovins et la production

de laine à 38 tonnes ** 4.
Le texte et la carte de Bianconi diffèrent de ce tableau : dans la plaine, il n’indique
du blé qu'au nord-ouest de Porto Lagos, dans le secteur d’Amvrosia (où se trouvait au
moins un tchiflik), commune actuellement située dans le nome de Komotini; sa carte en
revanche indique du tabac et signale du coton aux abords du delta du Nestos; il peut s'agir
alors d'une culture nouvelle mais ce coton a entièrement disparu du recensement
français (alors qu'il est cité par d'autres voyageurs au XIX) siècle). Bianconi a-t-il
surestimé une culture qui, pensait-il, intéressait davantage les hommes d’affaires ? le
coton avait-il disparu en 1919 à la suite des destructions entraînées par les guerres
balkaniques, d'installations d'eau moins bien entretenues ou des déplacements de
populations ? Les militaires, préoccupés des possibilités de cantonnement n'ont-ils pas

13. Ghaiib Khemali. Le martyr d'un peuple, Rome, Marzi, 1919.


14. Il indique les récoltes en chiles, un chile = 73,371 kg et les poids de laine en okes, une oke »
1,284 kg.
prêté attention à une culture non vivrière ? (ailleurs cependant ils signaient les
mûriers); en revanche la présence importante du tabac sur la carte de Bianconi est
confirmée par toutes les autres sources.
Dans les six communes de plaine de Xanthi, selon les Français, on retrouve la
présence de céréales qui, dès que l'on se rapproche de la ville (Pheloni, Vaniano)
coexistent avec le tabac; le général Niox écrit que dans cette plaine, un tiers de la
surface est occupé par les céréales et le tabac, tandis que le reste n’est que vaine pâture.
On trouve donc également un cheptel important : 39 0 0 0 moutons pour 11 000
habitants, pratiquement pas de porcs vu l'absence de villages chrétiens, et un élevage
bovin important dans le secteur de Vaniano, Pheloni, Yeniséa et d'EvIalo (4 365 bêtes
pour un peu plus de 2 0 0 0 habitants); on note également 14 000 moutons dans la
commune d' Avdira. L'angle sud-est de Selero, poussière de mini-localités, associe, à
l'élevage des cultures variées et une spécialisation dans les oignons (carte n°42).

La plaine de Kom otini .


Les Archives du S.H.A.T n'ont conservé que les fiches communales (sauf quelques
exceptions) du district de Gumuldjina, les communes concernées sont toutes, sauf celle
d'Organi, en plaine. On voit (voir fiche X et carte n°42) que les cultures principales
sont les céréales, blé, maïs, millet, seigle et orge (7 céréales différentes signalées à
Sapes), le sésame, et également les légumes dans des secteurs facilement reliés au
marchés urbains comme Komotini, Venna ou Arisvi. Les possibilités sont si importantes
que l'armée française estime les possibilités de cantonnement à 100 0 0 0 hommes dans
le district. Cette image générale coïncide dans les grandes lignes avec celle décrite par
Viquesnel. Il semble cependant que la production de céréales ait fortement augmenté dans
le demi-siècle qui les sépare. En effet, pour les 3 6 6 villages du sandjak de Gumuldjina
Viquesnel indiquait une production de céréales globalement plus faible que celle du
sandjak de Xanthi, 14 500 tonnes de blé, 7 3 0 0 tonnes de maïs, 3 0 0 0 tonnes de seigle,
7 0 0 0 tonnes d'orge; le nombre des bovins était plus élevé, 50 0 0 0 têtes auxquelles
il ajoutait 20 à 25 0 0 0 mulets et ânes et 51 tonnes de laine. La troisième culture citée
est celle du tabac: absent de la plaine littorale, il est la seconde culture dans le bassin de
Sapes (Sapes et Dokos) ou à Amaranda, et la première dans le secteur d'Amvrosia, à
l'ouest de Komotini . Bianconi, dans ce sandjak également indique des cultures de coton,
le long de la côte entre entre Porto Lagos et Maronia, et à l’ouest de Sapes, qui ne
figurent ni chez Viquesnel, ni dans les comptes français. Les communes disposent par
ailleurs de grandes étendues de terres de pâture indiquées au sud de Komotini chez
Viquesnel, et de forêts, grande source de richesse; ainsi le 31 août 1884 le comité
scolaire grec d'Abdère pour créer des ressources financières, décida-t-il une taxe sur
ceux qui envoyaient leurs animaux paître sur le kisla (pâturage d'hiver) de Domuz
Orman"5 . L'élevage joue donc un rôle important qui se retrouve dans les estimations
françaises, bien que les guerres balkaniques aient fait disparaître une partie importante
du cheptel. On trouve les chiffres de 155 000 moutons et de 36 0 0 0 chèvres pour une
région de 65 000 habitants, i'éievage est très présent dans les villages de Asomati,
Kalamokastro, Gratini, Arriana, Xylagani et Amvrosia (29 600 moutons à lui seul), les
bovins sont beaucoup moins nombreux et les porcs ne se rencontrent que dans les
communes chrétiennes.

La côte elle-même est peu exploitée pour les raisons naturelles déjà indiquées,
seuls les abords du "lac" Bourou (Vistonis) ont des pêcheries et des saiines fructueuses
qui alimentent un commerce de poissons vers la Turquie, Malte et l'Italie. La lagune
elle-même, profonde de 2 à 4,5 m n'est parcourue que par des barques à fond plat, la
baie de Lagos est largement ouverte aux vents du sud, les fonds ne dépassent pas 7 m,
avec des bancs de 3 à 5 m au centre de la baie, les navires de commerce doivent mouiller
à l'est de la baie et à l’ouest du phare, les plus grands comme ceux des Lloyd's s'arrêtent
à quatre milles au large; le port cependant abrite un agent consulaire français et il est

desservi par les mêmes navires que ceux qui font escale à Dedeagatch. En 1 8 5 4 -1 8 5 5 il
exporte pour 9 millions de livres turques de tabac et pour 51 000 livres de céréales et

jusqu’en 1860 il est plus important que celui de Kavalla 1 6 . Les communications
difficiles imposaient dans un premier temps un port d'exportation très proche des lieux
de production, même mal équipé. Dans l'ensemble de la plaine, les "véhicules" c-à-d les
arabas en bois, des chars à boeufs, sont rares, les chiffres de 1920 donnent des rapports
de un véhicule pour 11 à 16 habitants dans la plaine de Xanthi, un pour 18 dans la
région de Komotini, peut-être moins riche car le tabac y est plus rare; peut-être est-ce
pour cette raison que seule la commune d'Amvrosia est mieux équipée, où les habitants
s’étaient-il fait une spécialité de transporteurs ? Les graves désordres dus aux guerres
balkaniques ont pu également contribué à diminuer le nombre des arabas.

2. R é m ont et montaone

Les données françaises sur la région de Xanthi permettent d'observer un


second type de communes, celles du piémont (voir Xanthi, Chryssa, Kimmeria), proches
de la ville, qui, à côté des céréales et de quelques légumes, accordent une place
importante au tabac; il s'agit parfois même d'une monoculture. Pour cette région, le*1

1 5. D.Dandalidou. / Pedia is ta Avdira kata tin teleftea ekatondaeda ds tourkokradas (l‘éduc 3tion à
Avdira pendant le dernier siècle de la turcocratie) Thrakika Chronika n°1, nov 1960.
16 . K.Vakalopoulos. Istoria tou Voriou Ellinismou, Thraki ( Histoire de l'hellénisme du nord.Thrace)
Saionique, Kyriakidis, 1 990, p.1 20.
tarif établi par la commission d'évaluation prévoyait une exception, les champs de tabac
du secteur de Xanthi devaient être évalués au cas par cas par une commission spéciale
tant leur situation était unique, hors normes : une production de 100 0 0 0 okes pour
Xanthi, 120 0 0 0 okes pour Chryssa. L'élevage devient par là-même relativement
secondaire, 4 0 0 0 moutons et 2 8 0 0 chèvres pour 5 500 habitants (sans Xanthi), mais
plus riche : près de 8 0 0 bovins, sans qu'il y ait davantage de véhicules (un pour 20
habitants).
Les villages de piémont, à mi-chemin entre Xanthi et Komotini comme par exemple
Syllio, à l'écart de cette zone du tabac de qualité semblent pratiquer une réelle
polyculture, céréales, élevage, légumes et un peu de tabac, ils se rapprochent des
activités des villages de la plaine de Komotini. Le recensement français confirme, en ce
qui concerne la situation et l’importance du tabac, les données de Viquesnel et de la carte
de Bianconi; en revanche la carte de Bianconi plaçait des vignes tout autour de Komotini
que le recensement français n'indique pas; avaient-elles disparu entre temps et pour
quelle raison, quand une grande part des chrétiens de la province se concentrait à
Komotini ?

La montagne présente différents modes de mise en valeur à l’échelle locale. Sur la


carte de Bianconi qui n'est guère détaillée, la montagne est exclusivement le domaine des
moutons, des chèvres et de la forêt, chênes, pins et sapins, frênes, forêt toutes essences,
écrit-il, ou charbon de bois; on retrouve dans le recensement français des villages au
nord de Xanthi pour lesquelles la seule ressource indiquée est celle du charbon de bois
(Evrenos).
Au nord de Xanthi, dans les villages pomaques de Myki, Sminthi, Oreo, Medousa,
Kidaris, Echinos la monoculture du tabac est alliée à un élevage limité de 3 800
moutons et 6 0 0 0 chèvres pour 8 000 habitants en 1920, très peu de chevaux, aucun
porc, et aucune araba dans une région qui n'est accessible que par d'étroits sentiers.
Certains villages plus au nord et sans doute moins bien situés pour le tabac ne
fournissent que du foin (Kotyli, Dimario, Emonio) sans avoir pour cela des troupeaux
plus importants; plus à l'ouest les petites localités autour de Yerakas associent tabac et
céréales, à l'est de Satres, à partir de Kalotycho, le tabac disparait, une poussière de
petits villages se contentent de céréales, surtout du seigle, de haricots et d’un élevage de
chèvres (4 6 0 0 chèvres et 2 5 0 0 moutons pour 2 8 0 0 habitants). On retrouve les
mêmes caractères dans le secteur d'Organi au nord-est de Komotini, céréales, chèvres
(3 500) et moutons (2 50 0 ) pour 3 4 0 0 habitants.
La montagne compte de très belles forêts, peu exploitées faute de moyens de
transport, elle n'est pas non plus spécifiquement un pays d'éleveurs, mais elle loue aux
éleveurs de la plaine des pâturages d'été pour leur transhumance; la population ajoute
ces ressources à celles de la forêt (arbres,charbon de bois, glands) et à ses cultures
vivrières. On retrouve ce modèle dans la région de Kechros, actuellement dans le nome
du Rhodope mais placé en 1920 dans le district de Soufli, où les petites localités
musulmanes disséminées dans la forêt ajoutent aux céréales, un peu de tabac,
l'exploitation primaire de la forêt et l'élevage des chèvres.
Ces différents secteurs ne sont pas isolés, chacun a besoin des produits des autres,
les villages du tabac n'ont pas de cultures vivrières, la montagne fournit à la plaine, en
échange de ses céréales, le bois de chauffe et les pâturages d'été. Ainsi le grand-père de
l'un de mes interlocuteurs à Xanthi, jusqu'au milieu des années 50 descendait, en 7
heures, de Dimario à Xanthi vendre le bois qu'il portait sur son dos, et remontait du
maïs. Les pasteurs nomades, Valaques et Saracatsanes, sont les acteurs privilégiés de ces
échanges, puisqu'ils font la navette entre plaine et montagne selon les saisons louant des
pâturages aux uns et aux autres; ces Saracatsanes ne figurent dans aucun récit ou
statistique en Thrace avant 1920; orthodoxes et grécophones, ils ne constituaient pas

une "nation" distincte; en revanche ils ont été étudiés dans les années 1920 par Hoeg 1 7
et Schultze; éleveurs d'ovins et nomades, ils passaient l'hiver dans les steppes de la
plaine et louaient des pâturages d'été dans les Rhodopes. Un marché hebdomadaire réunit
à Xanthi et à Komotini les habitants de la plaine et ceux de la montagne, et aux deux
grandes foires annuelles de Komotini on vend également pour l'exportation, des laines et
des peaux.

JL_La pays tafraç

Le tabac, étant donné son importance et sa célébrité (il est considéré comme le
meilleur de la Turquie d'Europe) a été souvent cité ou étudié; le taslik de Yenidje était,

selon Viquesnel,^ 8 |e tabac le plus estimé des écrivains car son odeur n'imprégnait pas
les étoffes. C'est une culture exigeante, 8 à 10 deunums occupent à l’année une famille de
4 à 5 personnes, aussi en plaine, les grands propriétaires comme Emin Bey ont-ils
recours à des ouvriers agricoles. Viquesnel attribue à cet Emin Bey une récolte de 50
000 okes de tabac (soit 64,2 tonnes) et comme il cite un rendement moyen de 2 100 kg
à l'hectare, cela suppose qu'Emin possédait au moins 30 hectares cultivés en tabac. Le
terrain doit être chaque année épierré à la main et aplani dans les zones de montagne,
avant le repiquage des graines mises à germer préalablement au chaud, dans un sac; le
terrain doit être préparé à la bêche (parfois à la charrue en plaine) en y incorporant le
fumier des animaux, parfois même des excréments humains; la graine, une fois semée,

17. CHoea. Les Saracatsanes, une tribu nomade grecque, Paris, E.Champion, 1 925.
■ J.H.Schultze. Neugriechenland, eine Landeskunde Ostmakedoniens und Westthrakiens mit
besonderer Berücksichtigung der Géomorphologie, Ergânzungscheft n°223 zu Pctermann's
Mitteilungen, Gotha, Justus Perthes, 1937 .
18. L'ouvrage cité de Viquesnel comprend un mémoire spécial sur le tabac, tome 2, p.486 à 530.
93
est recouverte à la main puis arrosée chaque jour en mars; entre avril et juin, on
repique la plante dans un terrain où l'on a auparavant parqué les animaux, on récupère
le crottin, de cheval de préférence (mais ils sont peu nombreux) et l'on prépare le
terrain à la pioche ou à la charrue, on effectue deux à cinq façons, selon ses moyens,
enfin a lieu la plantation définitive et un dernier et unique arrosage. Le riche Emin Bey
fait effectuer cinq labours à la charrue et fait venir vingt arabas de fumier (6 0 0 à 7 0 0
kg par araba) par deunum tous les trois ans (un tiers de ce poids les deux autres
années). En montagne on "fum e" moins, on "laboure" moins, et les rendements sont plus
faibles, en moyenne 1 4 0 0 kg à l'hectare contre 2 100 kg par hectare en plaine. De
juillet à la fin de septembre a lieu la récolte des feuilles, quotidienne car il faut savoir
choisir les feuilles "à point", et impérativement avant le lever du soleil, deux à quatre
feuilles par tige et par jour au meilleur moment; la qualité du tabac varie, entre autres
facteurs, avec la terre, la hauteur de la feuille sur la tige et le moment de la coupe . C’est
ce ramassage quotidien qui explique dans la montagne, au nord de Xanthi, la
multiplication d’habitats précaires, de cabanes d’été pour les membres de la famille qui
restent à proximité des champs.
Il faut ensuite percer et enfiler les feuilles mises à sécher, pendant huit à dix
jours (dans la région de Xanthi) sur des fils longs de 3 à 4 mètres, le jour même de la
cueillette, au soleil et à l’abri de la pluie (une goutte d'eau, et il est perdu...). Après le
séchage, l’emballage est également régi par des règles strictes; selon le poids de la balle,
la façon de lier les feuilles et le tissu qui les entoure, qualité et prix diffèrent. La
première qualité de Xanthi, le boktcha est entouré d’une étoffe de coton par paquet de 5 à
10 okes, alors que les qualités immédiatement suivantes n’ont que des étoffes de lin. Le
basma, lui aussi très célèbre, correspond à des balles de 40 à 50 okes (deux par cheval)
de feuilles pressées et entourées d’un linge de crin et d’une natte de jonc... L'acheteur
envoie ses agents chez le producteur reconnaître la marchandise, elles est stockée
ensuite dans des entrepôts à Yenisea d’abord, puis à Xanthi dans le dernier quart du
siècle; les balles sont vérifiées après ce premier transport, puis dans l’entrepôt, elles
doivent être retournées à trois reprises à trois jours d’intervalle, puis trois autres fois
à quatre, cinq, et six jours d’intervalle. Après, ce tabac peut être exporté,
essentiellement par Kavalla et Porto Lagos, les navires étrangers préférant le port de
Kavalla, plus sain. Vakalopoulos signale dans son ouvrage que le commerce du tabac a
beaucoup contribué à l’essor de Kavalla en 1 870 -1880; la Régie autrichienne absorbe
alors presque tout le tabac exporté par Kavalla, Yenisea et Porto Lagos. A Xanthi, au
début du siècle, sont représentées de grandes compagnies étrangères, l’American
Tobacco, la Commercial Tobacco Company, Mayer et Cie, Herzog et Cie; en 1922 selon le
commandant Lespinasse, ce tabac est très recherché en Egypte, en Grande Bretagne et
aux Etats-Unis comme tabac de coupage. 1 9
A l'époque de Viquesnel, le tabac de Yenisea est celui qui se vend le plus cher, de 4
à 3,5 piastres le kilo, contre seulement 1,5 à 4 piastres le kilo pour le tabac de
montagne et de 1,5 à 3,25 piastres pour celui de Gumuldjina. Voici ses estimations sur
la production et les surfaces cultivées :

Tableau 7 : PRODUCTION DE TABAC A YENIDJE ET GUMULDJINA SELON VIQUESNEL.

i
M o n ta gn e P la in e T o ta l
1 Frod kg Surf cuit ha Prod kg Surf cuit ha Prod kg Surf cuit ha
Yenidje 728 000 606 1 1 95 000 569 1 923 000 1 175
Gumuldjina 10 000 8 10 000 4 20 000 12

Selon Antoniadès^O en 1911, le kaza de Xanthi exportait 1 945 tonnes de tabac et


celui de Gumuldjina 662 tonnes, soit 60 % de leur production, ce qui suppose, si les
chiffres sont exacts, une nette augmentation de la production depuis Viquesnel dans le
kaza de Gumuldjina où le tabac en 1858 n'en n'était qu’à ses débuts. Les kazas du Rhodope
qui sont restés bulgares en 1919 -et ne figurent donc pas dans le recensement français-
produisaient également un peu de tabac dans les vallées, exportant selon le même
Antoniadès, 302 tonnes pour le kaza de Dari Dere, 251 tonnes pour le kaza d'Egri Dere
et 700 tonnes pour celui de Kirdjali; le kaza de Xanthi avec une production de plus de
3000 tonnes est donc bien celui du tabac par excellence.

Le tabac a aménagé totalement le paysage de la région, en particulier en montagne :


les minuscules terrasses étagées, les abris disséminés pour le travail d'été, les séchoirs
aménagés à proximité des terrasses, dans les creux de vallée ou au premier étage des
maisons; jusque dans les années 1930 l'habitat dominant de la montagne se composait de
simples cabanes éparpillées dans la montagne par groupes de deux ou trois; le centre du
village regroupait, autour de la mosquée, les demeures d'hiver, maisons-blocs carrées
ou rectangulaires, en pierre, avec des bandes de bois transversales intermédiaires qui
jouent un rôle stabilisateur; la maison est au centre d’un potager, son premier étage,
très ouvert et lumineux comporte une partie réservée au travail et séchage du tabac. La
dispersion due au tabac et le souci de rester à l'écart, donc à l'abri (la montagne-refuge
depuis l'Antiquité) ont fait que tous les villages sont encore à l'écart des routes, et des
trois villages qui, à l'heure actuelle, sont situés sur la route, deux ne doivent cette

position qu'à une reconstruction du XX° siècle^"1 ; ne reste donc que Melivia, qui avant
1913, était déjà situé le long de la route menant d'Echinos vers la Bulgarie : c’était, dit-

19. K.Vakalopoulos. op cit, p.420 et S.H.A.T, dossier 7.N.32-17.


20. A.Antoniadès. Le développement économique de la Thrace, Athènes,Typos, 1922, p. 16.
21. Information orale recueillie à Xanthi en février 1993 .
95
on, un village de Tziganes qui, n'étant ni cultivateurs, ni éleveurs, avaient besoin, pour
leurs métiers itinérants, de se situer le long d'un axe important. Le tabac est également
à l'origine des fortes densités de population qui se maintiennent en montagne à la fois par
les revenus qu'il procure et le travail qu'il exige; les villages du nord de Xanthi,
Echinos, Glavki, Satrès, Oreo sont de gros villages pour l'époque, plus peuplés que ceux
de la plaine alors que les villages situés à quelques kilomètres de là, au nord de
Polyanthos, et d'où le tabac est absent, n'atteignent que rarement les 100 habitants.

Les exportations de tabac et de céréales sont à l'origine d'une grande richesse (voir
H.T III, p.96'). Xanthi possède au début du XX° siècle vingt ateliers de travail du tabac,
dans le Bottin Didot de 1912 on signalait dans la ville 65 commerçants et banquiers
grecs, 8 Juifs, 4 Arméniens, 2 Bulgares et un Turc. A Gumuldjina selon la même source,
on trouvait 2 3 commerçants Grecs, 6 Arméniens, 4 Juifs et trois Turcs. Quand les Juifs
de Demotica présentent à l'Alliance la "candidature" de ceux de Xanthi, environ 160
familles, ils précisent que c'est une ville riche à cause du tabac et les israélites de
Xanthi précisent eux-mêmes qu'ils ont déjà une école de six classes . Le tabac échappe à
ses producteurs dès la première étape de sa commercialisation pour passer aux mains de
commerçants grecs puis de sociétés étrangères, représentées sur place par des agents
grecs, comme le montrait la liste des otages grecs pris à Xanthi et Komotini en juin
1913 par les Bulgares. Le tabac ouvrit la société thrace sur l'extérieur, il suffit de
penser aux sociétés étrangères, banque, compagnie d'assurance signalées dans la liste des
otages grecs, aux deux hôtels existant à Komotini en 1913 (le Rhodope et le
Constantinople ), contacts et voyages aux conséquences parfois inattendues : on cultive
une variété de cerises beaucoup plus grosses que les autres variétés grecques dite
localement "pachniotika" c-à-d "cerises de Pachni" qui serait, dit-on sur place,
d'origine française; un vendeur de tabac ayant voyagé en France au siècle dernier aurait

rapporté quelques greffons, émerveillé de ce qu'il avait vu ! 22


Le tabac enrichit les communautés et se trouve ainsi en partie à l'origine de
l'explosion scolaire, l’instituteur d'Abdère est payé en tabac; à Xanthi Th Zalachas,
directeur du Monopole du Tabac, entretient à ses frais une école maternelle (l’actuelle
école primaire n°2) et donne par testament en 1884 des revenus pour que l'entretien
continue, il laisse également 2 0 0 0 drachmes pour l'Ecole de Filles, 100 0 0 0 à
l'Association pour la Propagation des Lettres Grecques à Athènes pour créer des bourses
d’études à Athènes pour des étudiants originaires de Xanthi. A Komotini, Tsanaklis, un
négociant enrichi par l'exportation du tabac en Egypte fait construire une école si belle
que le bâtiment néoclassique est ensuite réquisitionné par toutes les forces d'occupation
et gouvernements des années 1920, orphelinat, hôpital, siège de l'Etat-Major du

22. Information orale recueillie à Xanthi en février 1993 .


96
Général Charpy puis du Gouverneur Général de Thrace, pour continuer actuellement sa
carrière comme siège de l'Université de Thrace à Komotini (voir HT.IV, p.98'). Selon le
Général Niox, Xanthi compte à la veille de la première guerre mondiale 18 0 0 0
habitants, 11 000 musulmans, 6200 Grecs, 550 Bulgares, 220 Juifs, 120
Arméniens, 1500 magasins et six moulins 232
4 ; Gumuldjina, selon l'instituteur d'Enos
est en 1882 une ville de 2400 familles dont 650 grecques et 200 bulgares, pour Niox,
trente ans plus tard elle compte 18 850 habitants, 11500 musulmans, 4 100
Chrétiens, 1 0 0 0 Juifs et 400 Arméniens; le Didot de 1912 y signalait 23 commerçants
grecs, 6 Arméniens, 4 Juifs et 3 Turcs.

4, La vallée de l'Evros.

A côté de la plaine et de sa bordure montagneuse qui vivent en relations


étroites, en liaison avec l'extérieur par Porto Lagos et Kavalla, la rive droite de l'Evros
constitue un autre monde, nettement séparé car le passage entre les deux secteurs au
nord de l'Ismaros est relativement difficile pour les conditions du XIX° siècle, et
nettement différent par ses conditions naturelles, ses activités et son orientation; la
vallée se définit et s'atteint dans un premier temps par Andrinople, puis par Dedeagatch
dont le faible rayonnement ne peut cependant pas rivaliser avec celui d'Andrinople avant
1922.
Pour tous les voyageurs qui atteignent l’Evros en venant de Constantinople,
la vallée, c'est l'oasis, le jardin , les Champs Eiysées , Blanqui compare Andrinople à
Rotterdam et la ville rappelle à Lamartine les environs de Dijon et de Lyon, au sortir de
la steppe déserte qu'il a mis six jours à traverser depuis Constantinople; pour Dumont,
Andrinople c'est une société policée à l'européennne où l'on trouve les livres et les modes
de Paris, des bourgeoises qui jouent du piano, trois mille boutiques, 63 hans, 1 50
mosquées, des écoles grecques, arméniennes, bulgares, musulmanes, latines... Pour
Ripert d'Alauzier en 1913 ce sont des rues " remplies du roucoulement des tourterelles,
du claquement de bec et du vol des cigognes, du tintement des clochettes, du bêlement des

troupeaux rentrant au bercail". 24 La ville, bien sûr, ne fait pas partie de l'actuelle
Thrace grecque et n'a même pas fait partie de la Thrace égéenne bulgare, cependant sa

23. Selon les sources grecques ( Vacalopoulos. op dt, p.243) en 1906, Xanthi comptait 6 214
Grecs, 8 269 Turcs, 455 Bulgares dont 442 réfugiés de Macédoine, 234 Juifs, 117 Arméniens, 1 3
Valaques et 65 étrangers.

24. Ami Boué. Recueil d'itinéraires dans la Turquie d'Europe, op dt, parle "d'Elysée" p.l 04.
. Lamartine, op dt p.252.
. Dumont. Le Balkan et l'Adriatique, op cit, p.l 19.
. Ripert d'Alauzier. Sur les pas des Alliés: Andrinople, Thrace, Macédoine, Berger-Levrault,
Paris, 1914.
i a THRACE FIN X1X°-DEBUT XX°s : le tabac, richesse de Xanthi HT. il!

7 Le commerce du tabac permet aux négociants


arecs de faire construire des demeures cossues;
la modernisation tardive de la ville de Xanthi a
évité la destruction de la vieille ville dans les
années I9 60 et 1970.

8 . Détail d’un plafond peint


9. Détails intérieurs de l’une de ces
demeures transformée en musée.
position naturelle en a fait le grand centre vers lequel convergeait automatiquement tout
le commerce de la vallée de l'Evros (les courants commerciaux actuels entre Orestiada et
Edirne, malgré l'inimitié entre les deux Etats, montrent la pérennité de cette tendance).
C'est de loin la plus grande ville de la région, par le chemin de fer elle est accessible en
deux heures depuis Didymoticho à la fin du XIX° siècle, et c'est le centre administratif
dont dépend la vallée de l'Evros tant qu'elle est ottomane.
La vallée constitue également un monde différent par sa population, on l'a vu, et la
répartition de la propriété foncière; les seuls schémas de la carte turque de Khemal
reconnaissent que dans les kazas de la vallée, la propriété foncière turque est moins
importante qu'ailleurs. Dans les kazas de Dedeagatch et Demotica elle atteint environ,
selon lui, les 7 5 % , dans ceux de Soflou et de Karagatch, on peut l'évaluer aux alentours
de 60%. Dans les kazas de Dedeagatch et Soflou les Bulgares possèdent une part
importante des terres, 20 et 30 % respectivement, soit davantage que les Grecs; en
revanche ils sont absents totalement de la propriété foncière des deux arrondissements
de Demotica et de Karagatch, ce qui tendrait à confirmer l'idée selon laquelle leur
présence, importante dans le recensement français, alors même qu'ils n'avaient guère de
biens communautaires à déclarer, viendrait d'une arrivée de colons postérieure à 1913.
La catégorie des "autres" ne se retrouve pas à Soufii, où d'ailleurs selon les
recensements n'habitent ni Arméniens, ni Juifs, mais est plus importante à Karagatch,
où l'on rencontre non seulement plus de Juifs et d'Arméniens qu'ailleurs, mais aussi des
Européens qui valent à la ville la présence de plusieurs écoles occidentales (2 écoles
religieuses françaises et 2 italiennes).

Les collines m éditerranéennes, l'a rriè re -p a ys de D edeagatch (voir carte


n°43)

Les chiffres du recensement français de 1919 ne reflètent sans doute que


partiellement la réalité d’avant 1913 étant donné l’ampleur des destructions dans la
région, on y trouve cependant des données fondamentales et valables sur une longue
durée. Dans cette région abritée des grands froids d’hiver, outre la culture des céréales,
blé, maïs, orge, on trouve des des cultures de vallées chaudes comme le coton, le sorgho

et le sésame 25 (cités chez Ami Boué) et des arbres méditerranéens, oliviers et


amandiers, des figuiers même sur la carte de Bianconi; la prédominance des chrétiens
explique la culture fréquente de la vigne, et les forêts des collines les plus élevées
fournissent les compléments de ressources habituels : élevage (le cheptel a
particulièrement souffert des combats des années précédentes, d'où des chiffres faibles
en 1919), glands (cités à plusieurs reprises par les Français en 1920), noix de galle
25. d'où des exportations de palamouds, mélange de riz, de santal et de fécule de pomme de terre
facilitant la digestion.
(dont Makri avait une production de mille tonnes par an selon Viquesnel 26 )...Les
chênes des forêts de Dedeagatch sont souvent cités par les voyageurs, et importants au
point que le comité de barême y consacre une séance entière le 1 février 1 9 2 6 : le prix
des arbres varie selon la taille et l'utilisation (charbon de bois, chauffage ou
construction) de 30 à 2 000 drachmes par arbre; le comité refuse de prendre en
considération la production de vallonnées, rentable avant 1913, mais qui n'a plus
d’intérêt car, dit-il, " les frais de cueillette d'un arbre correspondent à peine au produit
(80 ocques pour une drachme); cela provient de ce que le prix des glands a baissé à
cause du remplacement de ce produit au tannage par l'aniline".
Les dossiers d’estimation des biens bulgares permettent un aperçu de quelques
réalités de la vie : 40 à 50 000 personnes vivent dans une soixantaine de villages
regroupés au sud-est de la plaine de Komotini et dans l’arrière-pays de Dedeagatch, des
paysans qui possèdent des parcelles de petite taille. Les dossiers de la S.D.N donnent le
nombre des parcelles arpentées ( voir tableau 8).
On comprend mieux le travail énorme à effectuer par les topographes et les
agronomes entre février 1925 et septembre 1927; les chiffres donnent une moyenne de
6,7 parcelles par dossier avec un maximum de 13,4 pour les villages bulgares de
Soufli et un minimum de 4,6 pour les propriétaires bulgares originaires du secteur de
Komotini, le reste de la vallée de l’Evros reste dans la moyenne, mais c’est la région
d’Alexandroupolis qui fournit, comparativement à sa surface totale, le plus grand
nombre de parcelles à inventorier. La parcellisation importante dans la vallée de l’Evros
est peut-être liée à l’absence de tchiflik dans les collines où sont situés en majorité les
villages bulgares, et à l’importance des vergers et de terrains en terrasses; un tchiflik
important est signalé sur le site même de la ville d’Alexandroupolis, trois autres ont
existé dans la vallée près de Soufli.

Tableau 8 : DOSSIERS ET PARCELLES BULGARES INVENTORIÉS PAR LA SDN,

District admin Dossiers Parcelles j


Xanthi 628 5 318'
Komotini 4 123 19 141 i
Alexandroupolis 3 8S7 25 350:
Soufli 1 285 17 277
Didymoticho 452 3 147
T o tal 10 3 4 5 1 70 233

D’après les dossiers récapitulatifs de la S.D.N, les pians détaillés seraient au

26. Les noix de galle des Balkans dites "du Levant" sont des excroissances poussant sur les chênes
de l’espèce quercus aegilops, riches en tanin et utilisées en tannnerie et pour les teintures comme
les vallonnées, cupules du chêne vélani, elles aussi exportées.

99
rchondika de Komotini HT. IV
l a IH E A *

10 Archondika ou demeures de notables au début


x î s dans le plus pur style néoclassique
? L l négociant de tabac en Egypte fit édifier
^190 7 cette école qui fut après 1 912 orphelinat,
hôDita! siège de l'Etat-Major Interallié puis du
S t ? G é n é r a l de Thrace aujourd'hui siège
du rectorat de l’Université de Thrace.

1 2 Maronia, une école secondaire imposant


construite au début du siècle aux frais des
1 1. Demeure d’un autre négociant Malliopoulos Leondaridis.
construite en 1910, aujourd’hui Bibliothèque
Municipale.
Service de la Colonisation en Grèce, (mais j'ignore où). Les états des biens des
communautés donnent la taille des champs, forêts, pâturages pris en compte, le nombre
et la nature des arbres; la localisation est faite par rapport aux sentiers, rivières et
propriétaires voisins; on peut remarquer que ces derniers sont tous Bulgares ou Turcs,
jamais Grecs, ce qui confirme l'observation des voyageurs qui font des Grecs des citadins
et la constatation de la rareté des villages "mixtes" gréco-bulgares.
Ces dossiers permettent de faire quelques remarques générales sur le village
bulgare dans la région. L'église, élément primordial de l'affirmation nationale, est le
plus souvent en pierre (3 3 sur 58 villages) contrastant avec les demeures paysannes,
elle a souvent un clocher et une cloche (même deux à Derverrt-Avas) dans 22 cas, dans
des villages où habitent également des musulmans, ce qui suppose entre les deux groupes
une tolérance réelle dans les derniers temps de l'Empire Ottoman; l'église possède le
plus souvent une cour plantée d'arbres soigneusement comptés, ce sont ainsi trois
amandiers, quatre cognassiers, deux figuiers, deux néfliers, six mûriers, une treille à
Pandrosos, trente mûriers, deux pommiers, trois cognassiers, un figuier à Kizario,
vingt mûriers, trois pommiers et trois treilles à Kotronia, dix amandiers à Peplos etc.
L'école, second pilier de l'affirmation identitaire (6 seulement des 58 villages n'ont pas
d'école), est elle aussi en pierre le plus souvent et certains inventaires tiennent à
décrire son équipement. Ainsi à Kassitere précise-t-on que l'école neuve de 1914

comprend pour 2 5 0 16 bancs, 2 tableaux, 5 cartes, un boulier, un globe, deux

tables, 6 chaises et deux poêles, à Mavroklission l'école en pierre de 200 rr>2 possédait

18 bancs, deux tableaux, trois tables, deux armoires et des cartes...


On voit ainsi se préciser au travers des dossiers l'image de trois villages, les plus
gros villages bulgares des hauteurs de Dedeagatch, Doghan Hissar (Esymi), Domuz Dere
(Nipsa) et Dervent (Avas), ils représentent à eux troisl 218 dossiers familiaux, 10
786 parcelles et 2 2 7 dossiers individuels "sans biens". Doghan Hissar, outre l'église
Ouspenie Presvita Bogoriditsa, a huit chapelles et un monastère; on y trouve des champs
de blé (7 décares en moyenne), de tabac (5 décares) et des forêts de vallonnées; après
leur déportation en 1923 les habitants déclarent avoir perdu 25 000 moutons et 2 500
bovins, mais les Français en 1 9 2 0 n'avaient compté qu'un peu plus de 3700 moutons et
presque autant de chèvres; c'est d’après les Grecs en 1882 un village de 300 ou 4 0 0
familles bulgares "fanatiques", Bianconi en 1884 indique 3 500 habitants, les
recensements de 1 9 1 9 -1 9 2 0 lui attribuent 1450 habitants. Le chiffre de 1218
dossiers familiaux laisserait supposer une population supérieure, à moins que les
dossiers des hameaux alentours n'aient été regroupés sous le nom de Doghan Hissar.
Le village de Domuz Dere (Nipsa), 180 familles de Bulgares fanatiques en 1882,
1 105 habitants en 1 9 2 0 selon les mêmes sources comptait lui aussi, outre l'église
principale Rojdevsto Bogoroditsa de 1844 et son clocher, une église plus récente de
1883 (Cyrille et Méthode) et six chapelles; la communauté possédait des amandiers et
des oliviers, des forêts exploitées pour la construction et les vallonnées et les 350
familles auraient perdu dans la déportation des milliers d'animaux; les militaires
français avaient dénombré 2500 moutons et 3200 chèvres. L'image est presque
identique à Dervent (Avas), une église avec clocher, sept chapelles, des amandiers, des
champs de blé et de tabac, un large usage de la forêt. Ces trois villages sont les plus
riches de la région d'après les estimations françaises en 1920.
L'attention portée à la forêt dans les descriptions est significative : bois de chênes,
yeuses, palamouds, vallonnées, futaies, taillis... même un village de vallée assez riche
comme Lidja Keuy-Loutra (église, clocher dans une cour plantée de 4 5 mûriers, une
chapelle St Elie dans une cour ombragée de 65 platanes, un monastère, une école de 160

m2) allie à la fois la culture du mûrier (la communauté possède plus de 600 arbres),

l’élevage dans les prés riverains de l'Evros et des droits sur des forêts et des pâturages
en montagne; les paysans déportés auraient perdu 6 000 moutons, 6 0 0 bovins, 80
buffles et 120 bêtes de trait

Les régions de Soufii et de Demotica

Dans cette partie intermédiaire et étroite de la vallée où, selon Antoniadès, 27 |es

"bonnes années" sont celles où il n'y a pas d'inondation du fleuve, les plus gros villages
sont en général situés sur le bord des collines; c’est ce secteur qui est qualifié de
"jardin". Les villages ne sont reliés que par des sentiers impraticables tout l'hiver; la
vallée inondable est occupée par quelques rizières, un peu de coton et les pâturages, le
cheptel a l'originalité de compter des buffles et des chameaux; Antoniadès donne le
chiffre de 2 500 chameaux pour toute la Thrace en 1919, en Thrace occidentale on n'en
rencontre que dans la vallée de l'Evros d'où le chemin de fer les déloge peu à peu. Les
villages des collines produisent des céréales (blé, orge, maïs) du sésame et du fourrage

et ces céréales expliquent la présence de nombreux moulins le long de l’Evros; Cvijic 28


décrit le village de tchiflik de la vallée comme un grand carré entouré d'un mur de
briques crues couvert de tuiles et fermé par un large portail; à l’intérieur se trouve le
konak ou demeure du bey, le tchardak ou pavillon de bois où le bey résidait l'été, l'aire et
un batiment rectangulaire divisé en une série de pièces dont chacune hébergeait une
famille de travailleurs; les komaks des plus riches se distinguaient par une vaste cour et
une vaste gaierie de bois autour du bâtiment.
Les villages des hauteurs n'ont rien de différent avec ceux de la région de Komotini,
quelques céréales combinées avec un élevage ovin important et les ressources de la forêt
située à l'ouest dont la frontière les a séparés après 1922. Comme dans le Rhodope ils

27. Antoniadès. le développement économique... op at, p 24 .


28. Cviiic. La péninsule balkanique, géographie humaine, Paris, A.Colm, 1918, p.223 .
101
sont formés de demeures individuelles à un étage, situées au milieu d'un potager lui-
même entouré d'un grand mur. Les dossiers de la S.D.N fournissent quelques exemples
concrets, ainsi les deux centres d'altitude de Maïak et Golem Dere (Mikro et Mega
Derio), en réalité deux villages de clairière entourés d'une multitude de petits hameaux
ont fourni à eux seuls 6 6 3 dossiers familiaux familiaux et 71 individuels et déclaré
9 261 parcelles. Chacun des villages a un église, une petite école (une seule pièce) et
des mûriers, les communautés citent par ailleurs quelques champs réduits (seulement à
Golem Dervent et 1 à 3 décares au plus), mais surtout revendiquent des droits d'usage
sur d’immenses étendues de forêts : 3 0 0 0 hectares de bois de construction pour l'un, 2
500 hectares pour le second village. L'élevage joue un rôle primordial: les Français
comptent à Mega Derio 1 5 0 0 bovins et plus de 7 0 0 0 moutons.
Ce qui ne figure pas dans le recensement français, mais sur quoi insistent tous les
voyageurs, c'e st le nombre, sur les versants bien orientés, des arbres fruitiers,
cerisiers et pruniers (d'où une production d'eau de vie) et de la vigne; la région de
Didymoticho produit également du tabac, mais il ne joue qu'un rôle secondaire; selon
Viquesnel sur les bords du Kizil Dere le tabac occupait 44 hectares pour une production
de 62 500 kg, son prix ne dépassait pas les prix les plus bas du tabac de Gumuldjina, les
modes de culture n'étaient pas différents de ceux du reste de la Thrace sinon un temps de
séchage plus long (1 5 à 20 jours); la production est si faible que lorsqu'Antoniadès
donne les quantités de tabac exportées en 1911 par les différents kazas de Thrace, il ne
cite même pas la région de Didymoticho.
La particularité essentielle qui domine dans les recensements, des villages de
Soufli surtout, c'est la présence des mûriers et l'élevage des vers à soie qui donne lieu à
une transformation industrielle à Soufli même (une fabrique actuellement transformée
en musée, voir HT.V, p .1 0 2 ') et à Demotica (deux fabriques, l'une grecque, l'autre
appartenant à un israélite). Sur une production totale en Thrace de 1 760 tonnes de
cocons crus en 1911, 2 5 0 tonnes viennent du kaza d'Andrinople, 150 de celui de
Moustapha Pacha, 1 20 tonnes d’Ortakeuy, mais surtout 250 tonnes du kaza de Demotica
et 8 5 0 de celui de Soufli; la commercialisation se fait par l'intermédiaire de
commerçants italiens installés à Andrinople. Selon les estimations de la Commission
S.D.N dans tous les villages cités de la région de Soufli et la majorité de ceux du kaza de
Dedeagatch les mûriers sont présents; on peut ainsi citer comme exemple type, le
village de Kayadjik-Kyriaki où la communauté bulgare possède onze terrains plantés de
mûriers de 5 à 15 décares et où les Français citent l'élevage des vers à soie en tête des
activités. Le Bottin Didot de 19 1 2 comptait à Soufli 25 commerçants, tous Grecs dans
une ville qui en 1 8 7 7 comportait 1200 familles grecques (selon la métropole); Soufli,
incendiée en 1801 et 1821, formée en partie de descendants d'Albanais installés au
XVIP siècle, les avaient vus s ’helléniser si complètement que l'on parlait de la ville
comme d'une "petite Grèce" lors de l'âge d'or du travail de la laine et de la soie entre
1850 et les guerres balkaniques.29

O re stia s-K a ra g a tc h

Cette région est celle sur laquelle les documents fournissent le moins de
renseignements précis, sans doute parce que considérée comme une banlieue
d'Andrinople, elle disparait dans les descriptions enthousiastes de la ville; la carte de
Bianconi indique du blé et des mûriers, le recensement français montre que cette région
de plaine et de basses collines est consacrée essentiellement aux céréales, avec une
grande variété et des productions importantes; la proximité du marché d'Andrinople
justifie une importante culture de légumes dans les communes les plus proches comme
Karagatch, Bosna Keuy ou Kavyli. L'éleave également est important : en 1920, 14 286
bovins et 53 923 ovins et caprins. La moitié des communes cependant a souffert des
guerres au point que tout cantonnement y est impossible.
On peut remarquer enfin que la division administrative Xanthi, Komotini,
Dedeagatch, Soufli, Demotica, Karagatch correspond à des types différents d’exploitation
du sol, et que les divisions administratives ottomanes, reprises par les Bulgares et les
Français en 1919, l'ont été également par l'administration grecque postérieure; seules
quelques communes se trouvent actuellement dans des éparchies différentes du kaza
auxquel elles appartenaient en 1912 (Kechros et lasmos). Dans l'ensemble il est vrai
que le recensement français donne une vision réduite quantitativement des ressources de
la région, mais il reste un excellent témoignage de la variété des systèm es agricoles
élaborés dans la région. Ces systèmes sont davantage liés aux conditions naturelles du
terroir, à la propriété foncière et aux données commerciales qu'à la "nationalité” des
agriculteurs (à l'exception de l'élevage des porcs). Ainsi coexistent dans la même
province un grand archaïsme dans l'exploitation extensive des plaines et des cultures
industrielles aux larges horizons comme le tabac ou le mûrier, renommés en dehors
même de l'Empire Ottoman.

29. K.G.Kourtidou. Péri katagoyis ton Souflioton, (Sur l’origine des Soufliotes) in ARCHEiO, nslO .
103
[ a JTIRAPF DEBUT XX° S_j_Ja_SQjfî_à_SQ.yfli HT.V

13. “Koukoulospito”, maison caractéristique


à ia fois habitation, lieu d'élevage des cocons,
atelier et entrepôt.

1 5. Costume porté dans les 49 villages de la région de Soufli


jusqu’à la seconde guerre mondiale. Toutes les femmes
tissent et travaillent la soie, le vêtement entièrement tissé
1 4. Quelques femmes travaillent encore la soie est l’un des rares en Grèce à ne comporter aucune broderie.
selon les méthodes du siècle dernier. Le tablier peut demander jusqu’à 40 jours de travail.
B. UN FACTEUR NOUVEAU POUR STRUCTURER L'ESPACE : LE
CHEMIN DE FER.

Une nouveauté fondamentale se produisit dans la région dans le dernier quart du


XIX° siècle, la création d'un chemin de fer.
Le baron de Hirsch obtint, par un firman du 7 octobre 1869, la concession de la
construction et de l’exploitation d’un chemin de fer reliant Vienne à Constantinople
comprenant quatre branches annexes dont l’une devait relier Andrinople à la mer; le
contrat fut revu en 1 8 7 2 par un vizir moins favorable à Hirsch, la Turquie prit alors
en charge la suite des constructions et les travaux s’endormirent, mais la ligne reliant

Andrinople à la mer Egée, soit 149 kilomètres, était terminée en août 1873 30. Pour la
construction, Hirsch avait créé La Société Impériale des Chemins de fer de Turquie qui
regroupait l’élite des ingénieurs des chemins de fer néerlandais, français et viennois;
pour l’exploitation de la ligne, il créa en janvier 1870 avec Paulin-Talabot (alors
directeur du P.LM ), La Compagnie générale pour l'exploitation des chemins de fer de
Turquie d ’Europe, dont le siège fut à Paris jusqu’en 1879, les principaux actionnaires
furent la Société Générale, L'Anglo-Austrian Bank et la Banque Bischoffsheim-Hirsch de
Belgique.
La liaison Andrinople-mer Egée promettait d’être rentable, Ami Boué conseillait
déjà sa construction en 1840; 5 à 6 0 0 0 caïques remontaient l’Evros jusqu’à
Andrinople, mais son lit était encombré de bancs de sable et il n’était navigable qu’en
novembre-décembre et mars-avril, parfois mai. Le trafic aboutissait au port antique
d’Enos situé sur la rive gauche du delta. Mais ce petit port, le premier de la région
jusqu’en 1872, ne pouvait tenir le rôle d’un terminus de ligne de chemin de fer. Situé
sur une petite colline au milieu des marécages, il était encore au XV° siècle directement
accessible aux petits bâtiments de mer, mais les alluvions de l’Evros l’éloignèrent peu à
peu de la mer (aujourd'hui il en est à une demie heure); vers 1850 un bras de l’Evros
s’est déplacé et a contribué à ensabler davantage le port Quand Viquesnel visite la
région, Enos est encore le premier port de la Turquie d’Europe, en 1847 il a exporté
525 0 0 0 hectolitres de blé (autant alors que Volos) 385 à 513 000 kg de tabac (selon
les années), des laines, des peaux de buffles, des alcools, du maïs, de l’orge, du sésame,
des graines de lin, de la soie, des vallonnées, des sangsues...il était également célèbre
pour ses poissons salés ( 128 à 2 5 6 tonnes par an) grâce à ses salines (600 à 900 t par
an). Mais c’était déjà un port qui se dépeuplait depuis une peste importante (1837 )
venue s’ajouter aux fièvres et à l’ensablement. L’abri qu’il offrait aux barques en cas de

30. L'histoire de la construction , Türkenhirsch, a study of Baron Maurice de


Hirsch, S.Monson, Jérusalem, 1966.
tempête justifiait son existence, mais il n’était plus accessible qu’aux barques de 35 à
70 centimètres de fond et les vaisseaux qui venaient charger le blé devaient mouiller à
quatre milles au large. Abdul Medjid fit venir un ingénieur français, Poirel, pour
étudier les travaux nécessaires, les commerçants d’Andrinople commencèrent à payer
des taxes supplémentaires peur financer ces travaux, le Pacha de la ville fit démolir les
moulins à eau de la Maritsa pour faciliter la navigation...mais les travaux n’eurent pas

lieu 313
2.
Les ingénieurs de Hirsch cherchèrent donc un port plus accessible, plus sain, et
qui évite la traversée du delta car le chemin de fer devait suivre la rive droite pour
desservir Demotica et Soufli, sans équivalent commercialement intéressant sur l'autre
rive. Il était inutile en revanche que ce port soit près du fleuve dont le chemin de fer
voulait capter le trafic. La côte entre le delta et les falaises du Tchoban Dag à l’ouest de
Makri n’est guère propice : plate, sans abri, semée de bas-fonds et pas exempte des
fièvres (à Dedeagatch en 1878 trente soldats russes en sont morts). Dumont reconnaît
et déplore (voyage de 1868) l’absence de port en Thrace qui explique selon lui le
médiocre développement des villes, on tire encore les navires sur le sable pour l’hiver,

attendant le retour des beaux jours comme dans l’antiquité 32 _ Mais il faut choisir...

c’est le site de Dedeagatch qui est choisi, une simple avancée sur la mer, d’après la
légende, un lieu désert habité par un ermite sous un chêne (d’où le nom Dede, grand-
père, sage, ermite, et Agatch, l’arbre), une grève fréquentée depuis 1870 par les
pêcheurs d’Enos qui y avaient installé des cabanes, proches du site de l’antique Sali
(détruite défintivement au 11° siècle par le passage des Galates).
Dedeagatch n’est à ses débuts qu’
"un pauvre port maussade établi en vertu d’un raisonnement abstrait dans
une grande plaine marécageuse et dont l’existence très théonque ju sq u ’ici est

seulement motivée parla ligne de chemin de fer". 33*

Les différents témoins ne cessent de se plaindre des conditions naturelles : il est


difficile d’accoster par vent du nord, rien ne protège les navires du vent du sud et, en
cas de tempête, ils doivent aller s'abriter à Samothrace, les très bas-fonds les obligent à
transborder leurs marchandises sur des mahonnes à un mille au large; on pense même à
développer la rade de Porto Lagos plus abritée, comme port de remplacement, mais les
fièvres et les bas-fonds tout aussi présents exigeaient de grands travaux d’aménagement

31. Sur Enos, voir Dumont, op dt, p.204-205, laranov. La Thrace ègeenne, Sofia, impnmene de
la Cour, 1939, p.17 sqq. et Viouesnel. op d t , p.270.
32. A.Dumont , Rapport ...op dt, p.202 .
33. Launav. op dt, p.174.
33. A.Pimenidou. Apo tin archea Sali sti simerim Alexandrcupoli ( de l’antique Sali à
l'Alexandroupolis contemporaine) in ARCHEiO, n‘36,1973.
105
Le site une fois choisi par les chemins de fer, le port grandit très vite; en 1876 déjà,
104 navires français des Messageries Maritimes et de Freycinet s'y sont arrêtés, en
1912, un navire de chacune des deux compagnies fait escale une fois par mois à
Dedeagatch. La Compagnie a construit des ponts sur l'Evros suffisamment bas pour que

les voiliers ne puissent plus atteindre Andrinople 34, l'Evros progressivement ne sert
plus qu'au flottage du bois et la ligne récupère son trafic, le port en profite.
Les premiers habitants de Dedeagatch sont venus, dit-on, d'Enos à 4 5 % (pêcheurs
et artisans), 35 % sont originaires de Makri, Maronia et Samothrace (tous lieux
peuplés presque exclusivement de Grecs) et les 20 % restants auraient été originaires
des villages alentour. Après l'armistice signé à Andrinople en 1878, 12 000 soldats
russes atteignent le port et y restent une année, l'administrateur civil russe Stabok fait
alors dresser un plan orthogonal du centre ville naissant (de l'actuel centre jusqu'à la
place Truman), un phare est construit en 1880. L'instituteur d'Enos déjà cité, en 1882,
annonce que cette ville uniquement grecque voit s'installer des Bulgares qui viennent en
particulier du village de Yenikeuy (lana) à une heure et demie de marche dans les
collines dont les habitants souffrent de l'absence de sources et commencent à
"descendre". Pour l'ingénieur Bianconi en 1884, c'est un grand port qui a exporté pour
plus de 27 millions de Francs de blé (de Thrace et de Roumélie orientale), plus de 31
millions de Francs de laine et près de trois millions de francs en coton, millet, lin et
peaux de buffles. Les exportations sont allées en majorité vers Constantinople (pour 10
millions de Francs en valeur) au deuxième rang, vers un groupe composé de
l'Angleterre, la Belgique et la Hollande (dix millions de francs également); des
marchandises d'une valeur de 4,7 militions de francs sont parties vers Marseille et
d'autres ports méditerranéens, les îles grecques et l'Italie ne figurent que pour une
valeur de deux millions de Francs. En retour le port a importé pour 13 millions cfe

Francs de produits manufacturés, dirigés essentiellement sur Andrinople 35 3


, le tableau
6
9 montre l'origine de ces importations selon Bianconi.
Des moulins modernes s'installent à côté de la gare de Dedeagatch, liés à l’important
trafic de céréales. La Société des chemins de fer établit ses bureaux dans la ville, un
vice-consul de France s 'y installe, les grandes compagnies d’assurances (risques de mer
et incendie) françaises, autrichiennes et anglaises y créent des agences, la Compagnie
gréco-ottomane L'Egée dessert régulièrement Salonique-Kavalla-Dedeagatch avant de

poursuivre vers les détroits 3 ^, Enos est totalement étouffé et l’administration entérine
le fait économique : Dedeagatch devient le centre d'un mutesarif et en 1885 la métropole
orthodoxe d'Enos s'installe elle aussi à Dedeagatch; Enos ne compte plus alors que 750

35. Biancani. °P ot, p.42 .


36. Bianconi. op a t , p. 28 .
maisons grecques (sur un total de 300 à 900) contre 2000, cinquante ans auparavant;
des casernes turques enfin sent situées à Llç Kurnali (Nea Chili) immédiatement à
l'ouest de la ville.

Tableau i : L'ORIGINE DES IMPORTATIONS À DEPEAGATCH SELON BIANCONI.( 1 984)

Origine im portations Valeur im p o rta tio n s!


Autriche 4,2 Millions Francs
Angleterre 3,9 Millions Fr
France 2 Millions Francs
Allemagne 0,5 Million Francs
Italie 0,5 Million Francs
Grèce 0,5 Million Francs
Belgique 0,4 Million Francs
Amérique 0,3 Million Francs
Russie 0,1 Million Francs

En 1897 la jonction entre les lignes Dedeagatch-Andrinople et Dedeagatch-Salonique est


effectuée, renforçant la position commerciale de la ville. On peut remarquer cependant
que la compagnie a d'abord construit une ligne rejoignant directement Férès par
l'arrière-pays et n'a ajouté que quelques années plus tard un embranchement depuis la
gare de lana jusqu'à Alexandroupolis (la voie lana-Férès est supprimée en 1921). En
1912 trois cents vapeurs s'arrêtent régulièrement au port malgré les difficultés et
l'équipement médiocre, 10 000 tonnes de blé sont exportées chaque année et la société
Schneider est chargée d'une étude pour un aménagement moderne du port.
Les premiers habitants grecs, ont situé leur Eglise et leur école au centre de la
ville future, entre 1887 et 1898 ils sont au nombre de 4 0 0 0 d'après les registres de
la communauté, en 1897 le Thrakiki Epetiris estime que le noyau de Juifs, lié à la
société des chemins de fer, et leurs "plans diaboliques" sont le seul obstacle au

développement commercial des Grecs 37 David Niego qui s'adresse le 3 août 1898 à
l'Alliance Israélite pour demander de l'aide, dresse un bref historique de la communauté:
les premiers Juifs se sont installés vers 1887 après avoir hésité à se trouver isolés, et
en 1898 :
'7a population Israélite comprend 180 âmes en 3 9 familles où l'on peut
compter 40 garçons et 45 filles; il n'est pas besoin de vous dire que le nombre va

en augmentant tous les ans, Dedeagatch étant un port et une ville toute neuve". 3
38
7
Les trente-neuf familles veulent créer une école moderne et présentent des plans

37. Thrakiki Epetiris tis en Athines thrakikis adelphotitas (annuaire thrace de la Fraternité
Thrace à Athènes), Athènes, Constantinou, 1897, n*1.
38. A.LU, Turquie XCIV . E .
ambitieux : 4 salles de 20 avec un étage ou deux salles de 16 m2 et trois de 40
au rez-de-chaussée. L'Alliance accepte de subventionner le tiers de la dépense si la
somme totale ne dépasse pas 11 0 0 0 Francs français et si l'immeuble est inscrit au nom
de G.Meyer, ressortissant autrichien, ce qui le met à l'abri des confiscations
arbitraires.
A la veille des guerres balkaniques, la ville comprend des Turcs, en majorité des
fonctionnaires, des Grecs, hôteliers, marins, pêcheurs, médecins, des Bulgares, maçons,
artisans et agriculteurs, des Juifs et des Arméniens, employés des deux sociétés de
chemins de fer et des sociétés de commerce et quelques étrangers, en majorité liés au

chemin de fer 39 ; de nombreux consulats sont installés : France, Italie, Angleterre,


Autriche, Allemagne, Russie, Belgique, Perse et Grèce sont représentées. Les militaires
bulgares estiment sa population à 6 7 5 0 habitants en 1914, les Grecs citent pour 1919
les chiffres de 5 0 0 0 habitants dont 2 0 0 0 Grecs, le recensement français de 1920
précise : 7 2 2 2 habitants dont 3 9 0 0 Bulgares, 2 500 Grecs, 512 Arméniens, 165
Juifs et 145 Turcs. Les fonctionnaires turcs sont partis depuis plusieurs années et 6
ans d'appartenance à la Bulgarie, qui fit à son tour de la ville un centre administratif,
peuvent expliquer le chiffre donné pour les Bulgares, plus important que ceux cités
partout ailleurs; la ville a 7 0 0 0 habitants au recensement grec de décembre 1920.

L'influence du chemin de fer ne s'est pas limitée à la création d'une ville devenue
capitale administrative qui monopolise l'essentiel du trafic import-export entre
Andrinople, la haute vallée de l'Evros et le reste du monde; il eut des conséquences sur
toute la vallée grecque de l'Evros. Roulant à 30 km/heure en moyenne, il dépasse tous
les transports de l'époque; la voie depuis la mer atteint Andrinople en 140 km, se
faufilant en nombreuses sinuosités le long de l'Evros à la limite des marécages.
"Dans la basse vallée la rivière ruine les remblais et peut tout emporter" écrit
Bianconi. En fait la voie surélevée est souvent utilisée par les paysans comme voie de
communications en période de crue; ses sinuosités sont le plus souvent attribuées à un
désir de "faire du kilomètre" : le firman de 1869 attribuait au constructeur -sur les
finances ottomanes- 14 0 0 0 F par kilomètre et par an pendant 99 ans (réduits en 1872
à 50 ans) et 8 0 0 0 F par kilomètre et par an de la Société d'exploitation. Les gares sont,
elles aussi, situées nettement en dehors des centres villes, problèmes de transport ?
raisons stratégiques ? faire des économies sur le prix d'achat des terrains ? Les trois

raisons ont été évoquées, il n' y a pas de réponse "officielle " de Hirsch 40 . Pour éviter
une traversée supplémentaire du fleuve, la gare principale d'Andrinople est située dans

39. G.Mapnotis. I Thraki, i istona tis ke ta synchrona provlimata tis (La Thrace, son histoire et
ses problèmes contemporains) in Thrakika, n°5, p.21 8-249.
40. La question est discutée dans Grundwald. op cit, p 50 à 52.
le faubourg grec et résidentiel de Karagatch (où se trouvaient les maisons de campagne
des consuls européens d'Andrinople), sur la rive droite de l'Evros. Cette position crée
des difficultés lors de la fixation des frontières : si on choisit l'Evros comme "frontière
naturelle", cela revient à séparer la ville de sa gare située en territoire étranger... La
ligne comporte cinq arrêts entre Andrinople et Dedeagatch, Kouleli Bourgas (Pythio),
Demotica, Sofiou, Bidicli (Tychero) et Férès. Les villes de Demotica et surtout celle de
Soflou à qui le chemin de fer offre une voie pratique pour l'exportation de ses soieries,
ont, d'après les contemporains, beaucoup profité de cette ligne; en revanche d'autres,
comme le Turc Vehab qui rédigea en 1912 à Lille, une thèse sur la Turquie d'Europe,
estiment que le chemin de fer est venu "trop tôt" car faute de routes dans l'arrière-
pays, il ne peut jouer pleinement son rôle. Il est indéniable cependant qu'il devient
dorénavant un élément essentiel dans la vie de la région .

C . UNE PETITE VILLE DE PROVINCE : DEMOTICA ( h .t .i, P.se*)

Selon les directeurs de l'école juive à l'Alliance Israélite, Demotica, célébrée par
les voyageurs pour sa forteresse antique, son cachot le plus impénétrable de toute la
Turquie d'Europe, est d'abord " un bourg peu intéressant d'Orient ", "un village

arriéré”, au mieux, "un faubourg d'Andrinople ou plutôt son prolongement", 41 en tout


cas une capitale locale pour les 50 villages qui l'entourent et dont les transactions la
font vivre. Pour l'Alliance, l'adresse est d’ailleurs "Demotica près d'Andrinople via
Marseille et Constantinople". On cite à son propos les chiffres de 1 0 0 0 0 habitants en
1903 et 1910, les Français en janvier 1920 comptent 6 0 0 0 habitants dont 3 700
Grecs, 500 Bulgares, 1 150 Juifs (entre 1899 et 1912 les rapports des directeurs
donnaient des chiffres variant de 900 à 1 050), 300 Arméniens et 4 0 0 Turcs; mais la
ville avait souffert depuis 1913 et ses Turcs avaient été "échangés" en 1915.
La vie des communes agricoles des alentours conditionne celle de la cité, sa
prospérité et ses difficultés, ainsi trouve-t-on le 7 novembre 1907 cette analyse:
"Depuis trois ans nous avons de mauvaises récoltes et cette année nous
avons la disette au point que le gouvernement se voit obligé de distribuer des
semences aux paysans tellement ces derniers se trouvent dans le dénuement et
criblés de dettes Et quand le paysan est pauvre, c'e st la détresse pour les épiciers4
1

41. A.I.U, dossier I.E.17, 29-6-1924, 30-9-1924, 8-5-1922.


109
et les petits colporteurs juifs”. 4 2

La vie de surcroit est difficile à Demotica : l'hiver et les épidémies frappent; en


1900 l'école s'arrête deux mois pour cause de rougeole (quatre élèves en sont morts),
en janvier 1901, toute activité cesse pendant quatre jours dans la ville envahie par les
glaces, en 1906 quatre élèves meurent de la variole et l'école ferme ensuite pendant
deux mois à cause de la rougeole (vingt enfants morts), en février 1907 la température
descend à -17° et toute activité cesse, puis au printemps une épidémie de rougeole et de
coqueluche frappe, c'est de nouveau la grippe en 1908 et pendant l'été les examens sont
reportés à cause de trop fortes chaleurs, la rougeole revient en 1911, le froid en 1912,
la rougeole en 1914...

_JL__U solidarité dos élites

Cette petite société rurale parait insupportable aux enseignants cosmopolites qui
parlent " d'absence totale de toute vie intellectuelle”, de "centre si arriéré où aucun
livre ni journal ne pénétre”, de " localité où manque toute société cultivée”... "J'étouffe
intellectuellement parlant" écrit le premier directeur le 13 janvier 1904, et c'est le

même qui ,1e 16 mars 1905, parle de localité "privée du confort de la c iv ilisa tio n 4 3
Dans cette société réduite les "élites locales" se serrent les coudes, le métropolite
bulgare, le métropolite grec, l'évêque arménien, le Caïmacam, l'avocat musulman, le
Commandant de la garnison, les officiers et même les épouses des dignitaires
musulmans, assistent aux fêtes de l'école israélite, tous les magasins de la ville ferment

à cette occasion 4
44 , le Président de la communauté juive est lui aussi invité aux
3
2
cérémonies officielles auxquelles il se rend avec joie. Le métropolite de Xanthi Mgr
Joachim et son vicaire transmettent à l'Alliance de Demotica une lettre d'un jeune juif de

Kavalla45 . Lorsqu'il n 'y avait pas assez.de place à l'école israélite, quatre fillettes sont
allées à l'école grecque, quand l'école israélite fonctionne bien, certains non-Juifs
n’hésitent pas à y envoyer leurs enfants. Ce sont ainsi deux officiers du Club local Union
et Progrès qui inscrivent leurs fils en 1909, puis une fillette en 1910, puis le
Commandant y place son fils en 1911, cinq filles d'officiers musulmans s'y trouvent la
même année, en 1912, c'est le neveu du caïmacam et la fille du Président du Tribunal.
Outre les musulmans réformistes, ce sont aussi deux Arméniens et un Grec qui y avaient
placé leurs enfants en 1905, deux autres Grecs en

42. A.I.U, ILE.26 .


43. dans l'ordre A.I.U, ILE.26 17-7-1907, I.E.1 2 17-5-1910, II.E.23 rapport janvier 1905.

44. I.E.1 2 2 7 -4 -19 11.


45. A.I.U E.1 59, août 1894.
1908...464
8
7
Les conditions naturelles sont identiques pour tous, et, à Demotica, tous les
habitants qui le peuvent, Juifs et Grecs en tout cas, quittent la ville en été pour des bains
aux établissements de Lidja Keuy (Loutra), où se trouvent des sources d'eaux chaudes
sulfureuses déjà signalées en 1432 par Bertrandon de la Broquière qui y vit le
caravansérail construit par Evrenos et des "caravanes de valétudinaires"; Ami Boué a
signalé ces cures quatre siècles plus tard.
Arméniens et Grecs ont chacun leur école, et ce qui les attire à l'école de l'Alliance,
c’est son niveau de culture française (elle assure également des connaissances solides en
turc, le caïmacam en est si satisfait qu'il envoie un officier assurer à ses frais les cours
de turc puis d'histoire ottomane). Un coup d'oeil sur les commandes d'ouvrages pour la
bibliothèque est très instructif sur ce point : V.Hugo, J.Verne, A.Daudet, G.FIaubert,
Maupassant, Goncourt, Lesage, Maeterlinck, H.Maiot, Catulle Mendès, Sienkewicz, Zola,
About, G.Sand, P.Loti, J.Renard, A.Dumas, et Dumas Fils, G.Courteline, O.Feuillet,

M.Tynaire, J.Richepin, Stendhal, Balzac, l'Abbé Prévost, Musset...4 7 liste à laquelle on

ajoute en 1924 Rousseau, La Fontaine, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre,


Erckmann-Chatrian et Rosny ! On y trouve également des classiques étrangers,
Tourgueniev, H.Beecher-Stowe, Cervantès, Dickens, Kipling, Stevenson, Swift,
Shakespeare, Schiller, Goethe et d'Annunzio . Le directeur qui suit l'actualité commande
pour lui-même en 1910 une Histoire de France de Lavisse et I’ Histoire de la Turquie
de La Joncquière, en 1911 , un manuel d'histoire de Seignobos et des cartes de Vidal-
Lablache. Les élèves chaque année représentent une pièce de théâtre, occasion d'une
grande cérémonie mondaine : c'est Le Bourgeois Gentilhomme en 1911 pour
l'inauguration de la nouvelle école, puis plusieurs fois L'Avare et des scènes de Labiche,
Le Misanthrope et Le Malade Imaginaire, tout cela en français 1
Les Juifs estiment qu'il n'y a aucun espoir de promotion sociale dans cette petite
ville, au point que tout élève qui part pour Andrinople, ne revient jamais, aussi
insistent-ils pour développer un enseignement excellent en français et en turc, langues
qui assurent la promotion : "les pauvres en s'instruisant peuvent arriver à de plus hauts

emplois", 48 tel est le leit-motiv; ils visent les emplois administratifs, surtout ceux de

la Régie des Tabacs, des Chemins de Fer, des Télégraphes, souvent occupés par de jeunes
Arméniens ou des Juifs issus des écoles d'Andrinople. Le niveau de l’école s'améliorant
le directeur se félicite en novembre 1911 de voir un élève engagé aux Chemins de Fer,
puis un autre engagé comme télégraphiste en français à Andnnople en avril 1912, en

46. A.I.U, I.E.14 28-7-1897, I.E.14 6-1-1901, 1.E.16 5-1 2-1 909 et 7-2-1 91 0. LE. 12 3-3-
1911, 3-5-1911 et 9-1-1912, II.E.26 1-1-1905 et 4-3-1908.
47. A.I.U, I.E.12, 28-6-1911.
48. A.I.U I.E.14, 28-7-1894 .
juillet 1912, deux nouveaux élèves entrent aux Chemins de fer et à la Poste, deux autres
sont admis à l'Ecole supérieure turque, deux dans une école de commerce et deux autres

enfin à l'Ecole Normale Orientale de Paris. Faute d'autre débouché, le directeur


présente chaque année à partir de 1 897 l’un de ses meilleurs élèves -pauvre- pour
l'Ecole Normale Orientale ou l'Ecole Agricole de Djedeida (Tunis), ou celle de Jaffa,
financées par l'Alliance, en insistant beaucoup sur les raisons sociales qui devraient
décider l'Alliance à l'accepter.

3. Les activités des uns et des autres

Demotica est donc à la fois un centre administratif (un caïmacam),


religieux (les chefs des trois églises), une ville de garnison et un centre de
commerçants et d'artisans. Le 22 juillet 1904 le directeur donne la liste des artisans

non-Juifs de la ville :^0


16 fabricants de babouches, tous Grecs,
3 charrons pour charrettes à chevaux,
3 charrons pour chars à boeufs,
3 forgerons,
1 serrurier,
3 costumiers bulgares (pour la campagne),
1 tisserand pauvre (grec),
7 menuisiers,
2 horlogers,
1 bijoutier pauvre (arménien),
1 fabricant de selles pauvre (turc),
1 fabricant de bâts pauvre (grec),
1 teinturier turc,
2 potiers pauvres,
1 5 boulangers,
3 ferblantiers,
20 maçons,
20 barbiers-coiffeurs,
10 tailleurs,
4 tanneurs turcs (en dehors de la ville, métier très difficile vu la
température de l'eau en hiver).
A ces 117 artisans, le même directeur ajoute dans une autre lettre de 1904 la liste de4
0
5
9

49. A.I.U . I.E.1 2 et II.B. 11.


50. A.I.U. ILE.23 .
1 7 artisans juifs :
5 tailleurs,
4 ferblantiers,
1 charpentier,
1 coiffeur-barbier,
1 menuisier,
2 confiseurs,
3 cordonniers.

Une lettre du 21 juillet 1898 fournissait un large tableau de la communauté

juive, présentant les 140 familles qui la composaient et leur état de fortune. 51

Tableau 10 : ACTIVITÉS ET FORTUNE DES JUIFS DE DEMQT1CA EN 1 8 9 8

P r o fe s s io n F a m ille s E tat de fortu n e


Banquier 1 30 à 40 000 F
Changeur 1
Négociants 2 ont 40 à 50 000 F,le 3" rien
2 ont 8 à 10 000 F,les autres 500 1 500 F, 3 ne y
Manufacturiers (1 usine de soie) 16 sont pas juifs
Epiciers 25 ja moitiéjfort éloignés de la ville,sans capitaux j
Colporteurs 31 rentrent 2 fois par an de leur tournée, tous endettés,
Porteurs d’eau sans capital ..... ..... ..... |
Cochers sans capital____ _____ j
Vendeurs de fruits sur pied 7 -sans capital „___
Garçons de boutique 27 11 à 18 ans, nourris, pas payés ___J
Ferblantiers
Tailleurs
I I
Cordonniers
Cafaf 11
Sans emploi fixe 1 4 1de 11 à 15 ans

Les descriptions précises de l'artisanat viennent de ce que la communauté s'occupe


chaque année de placer ses enfants comme apprentis a Demotica ou à Andrinople;
l'apprenti ne gagne rien, et, s'il est à Andrinople, il doit payer pension. Aussi l'Alliance
subventionne-t-elle chaque année certains jeunes (2 à 6 par an) selon les besoins et les
places qui ont pu être trouvées : cordonnier, tailleur, confiseur, menuisier, coffretier,
charron...le patron est difficile à trouver. L'artisan choisit d ’abord son fils (tanneurs
turcs de père en fils à Demotica, les cordonniers grecs é Andrinople) ou à défaut
quelqu'un de sa "nation". L'Eglise grecque menace d'excommunication celui qui prendrait
un apprenti juif, mais un bon "cadeau" peut parfois vaincre les réticences. Un jeune

51.A.I.U, I.E.14.
homme gagne sa place en se faisant embaucher comme porteur d'eau chez un cordonnier
d'Andrinople, pendant 6 mois il joue le simple d'esprit inoffensif tout en observant la
technique, et quand il montre un jour qu'il sait faire des babouches, l'artisan l’accepte
officiellement comme apprenti...L'obstacle principal, plus que la religion, c'est,

semble-t-il, la peur de former un concurrent 52 .


L'image des activités de cette petite ville fondée essentiellement sur l'artisanat,
donne celle d'un monde réduit encore à la satisfaction des besoins essentiels; la soie n'a
pas apparemment apporté un mouvement comparable à celui créé par le tabac. C'est
semble-t-il le cas pour l'ensemble de la Thrace où les seules entreprises citées sont
directement liées au monde rural, des tanneries, des moulins, des fabriques de soie;
seuls quelques filons de lignite au nord-ouest de Dedeagatch, près de Kirka sont exploités
par des Grecs. Dans son guide pour hommes d'affaires Bianconi donne des conseils très
clairs : la région dispose de matières premières qui pourraient donner naissance à des
industries comme des huileries, des savonneries, des fabriques de bougies, des tanneries
(à Dedeagatch), des fabriques de métiers à tisser la soie, des fabriques de meubles, de
tonneaux, de pressoirs, des scieries, des fabriques de chaussures... il donne par ailleurs
une liste des produits manufacturés faciles à vendre dans la région : fils, étoffes de
coton, alpagas pour les manteaux des musulmans, fez, cuirs tannés, savons, chapeaux de
feutre, parapluies, articles de mercerie, meules à blé et à olives, bougies, papier,
plâtre, quincaillerie, vernis, verre, horloges, quinine...une liste révélatrice des
besoins. Il y ajoute un dernier conseil :
"Tous ce s articles doivent avoir de l'apparence et se vendre bon marché 53
2
5
Les habitants selon lui sont plus sensibles au prix qu'à la qualité et c'est pourquoi les
Autrichiens et les Italiens y écoulent, dit-il, " de la vraie camelotte". 11 signale
également que des banques pourraient s'installer dans la région et faire d'excellentes
affaires car bergers, cultivateurs et propriétaires sont obligés de s'adresser " aux
prêteurs grecs et juifs qui leur im posent des conditions très onéreuses ", puisqu'il n'y a
pas de taux d’usure fixé par l'Etat en Turquie.

JL__ Les rapports entre .sammunautés

Les lettres adressées à l'Alliance permettent de toucher les rapports entre les
communautés : chacune a son quartier, son lieu de culte, son école, ses fêtes, son costume
(d'où des détails, costumier "bulgare", fabricant de "chaussures turques") et son
organisation communautaire. Les listes de la métropole de Didymoticho ( du dossier 434

52. A propos de l'apprentissage chez les Grecs, I.E.14 du 21-7-1898, II.E.23 du 2-1-1905, II.E.27
du 5-1-1908.
53. Bianconi. Carte commerciale de la région de la Turquie d'Europe, 1° série, n“3 ,Thrace, Paris,
Chaix.l 885.
de i'Assemblée) 545signalent en 1863 l'existence de douze quartiers (mahalle) dans la
ville où se trouvent des familles grecques; les noms des quartiers reposent à la fois sur
des localisations, le nom des différentes nations, ou les spécialisations commerciales; on
trouve ainsi Hissar Mahalle, le quartier de la citadelle, Kôprü, celui du pont, Yehudi
Mahalle, le quartier juif qui s'appelle cependant en grec Panayia (la Vierge), Zinzirli et
Zinzar Mahalle (les Tziganes), Tatarlar (les Tatars), Arnaout Mahalle (le quartier des
Albanais), les quartiers du Bazar, du medressé, des orfèvres; dans chacun on compte
quelques familles grecques, tant ils semblent constituer l’élément le plus important;
leur nombre varie cependant de 2 familles au Zinzir Mahalle, à 123 (pour 349
personnes) à la citadelle; dans le quartier juif, le manuscrit note 134 familles, mais
seulement 182 habitants grecs, et si l’on s'en tient au nombre d'habitants signalés, c'est
la citadelle et le quartier des orfèvres qui comptent les plus grands nombres de Grecs,
plus de 300 habitants chacun. On trouve des indices de cette même coexistence dans les
autres villes, Xanthi compte 14 mosquées et 15 églises orthodoxes, une synagogue, trois
monastères et trois tékés en 1919; Gumuldjina compte à la même date 8 grandes
mosquées et 16 petites, une métropole grecque, deux églises bulgares, une église
arménienne et une synagogue; les détails de l'inventaire des biens de la communauté
bulgare montrent qu'à Xanthi, Gumuldjina et Dedeagatch (rien à Demotica) il y avait un
quartier bulgare, la séparation se continuant jusque dans les cimetières.
Une série de règles non-écrites maintient une vie sans heurts violents entre les
communautés, les élites entretiennent de bonnes relations, mais chacun reste sur ses
gardes et "défend son territoire". Les Turcs font ainsi tout pour retarder la construction
de la nouvelle école Israélite en prétextant que le terrain acheté était ceiui d'un ancien
cimetière musulman.
Les Israélites entretiennent d'excellents rapports avec les autorités turques et
tiennent à les conserver. Les débuts de l’école à la française ont failli gâcher ces
rapports en provoquant la peur des autorités, c'est "l'esprit d'obscurantism e qui
caractérise nos fonctionnaires, heureux jusuqu'à présent de voir Dem otica comme une

oasis isolée, vivre à l'écart de la civilisation européenne". 5 5 || s'ensuivit une querelle,

apparemment comique, de "chapeau" en 1904 et 1905 : les autorités locales


n'autorisent le chapeau que s'il est porté par un étranger, son port est interdit au raya,
le directeur de l'école se voit donc rappellé à l’ordre par les autorités pour port illégal
du chapeau et doit céder après un long conflit sous peine de voir les autorités fermer
l'école ! Certains fonctionnaires s'inquiètent de voir des enfants d’officiers turcs
fréquenter cette école, la censure arrache certaines pages aux Bulletins de l'A.I.U, garde
des tomes de l'Encyclopédie et enlève du dictionnaire les articles Turquie, Coran,

54. N.Vafidou. op dt, ARCHEiO n°18,1953.


55 .II.E.23 , rapport de janvier 1905.
Constantinople, Bajazet et Molière .5 6

Le directeur qui considère les Bulgares comme des paysans, mais les Grecs comme
des concurrents, s'efforce également de maintenir de bons rapports avec ces derniers. En

1904 5
575
6 8 il se propose de créer un club de lecture, il trouve 70 adhérents dont un Grec,
un Arménien et deux officiers musulmans; les associés louent un local, s'abonnent à
Vlkdam et d'autres journaux, installent un billard dans le local, et comme les deux
chrétiens sont barbiers et occupent les lieux le samedi et les jours de congé israélites,
le billard et les barbiers rapportent de quoi payer le loyer !
La Révolution Jeune Turque introduit un élément nouveau dans le jeu délicat de ces

rapports entre communautés. Le 5 août 1908 le directeur Guéron 58 donne son compte­
rendu des évènements : c'e st la surprise générale à l'annonce de la proclamation du 25
juillet, les officiers de la garnison jubilent, une grande manifestation réunit deux jours
plus tard toute la population, le 30 juillet une délégation venue de Salonique fait savoir
qu'il ne faut obéir qu'au Comité Union et Progrès, au début du mois d'août plus de 4 000
soldats révolutionnaires ont défilé dans Andrinople où tout a fermé, de même que toutes
les écoles du vilayet. Dès ce moment les rapports sont au beau fixe entre les Jeunes
Turcs et les Israélites de Dimotica.
"Nous avons salué avec enthousiasme l'avénement de l'ère de la liberté" écrit le
directeur, puis :
( nous devons ) " inspirer à nos jeunes élèves la reconnaissance à un pays qui nous
a élevé au rang de citoyens et partant à la dignité d'hommes libres, leur apprendre
l'obéissance aux lois, et pour les attacher à leur patrie, leur montrer les bienfaits

incalculables que nous retirerons de la constitution" .59


Ce trop grand enthousiasme aigrit les relations entre les Juifs et les Grecs; alors qu'en
1908 le directeur se félicitait, de ce que les patrons acceptaient plus facilement les

apprentis juifs, sa lettre du 30 mars 1909 60 marque une tension nouvelle :


" Après l'institution du régime constitutionnel en Turquie, des différends
imprévus ont surgi pour tous nos coreligionnaires, qui se voient partagés entre le
désir d'accueillir chaleureusement l'avènement des temps libres, et la necéssité de
vivre en parfait accord avec les éléments étrangers de la population qui manifestent
un scepticism e visiblement intentionnel... Ils se heurtent au mécontentement des
populations hostiles qui voient d'un mauvais oeil la fusion des divers éléments qui
56. A.I.U, II.E.26 1 2-1 0-1 906, II.E.23 , 7-3-1904, 3-6-1904, 6-7-1904.
57. A.I.U, II.E.23 1-7-1904.
53. A.I.U, I.C 1 0 .
59. A.I.U, I.E. 12 1 5-1 -1 906, II.E.23 7-3-1 904, 3-6-1 904, 6-7-1 904 .

58. A.I.U, ILE.2 7 .


composent le peuple ottoman... j'entends les Grecs dont les prétentions constituent
la plus fâcheuse entrave au développement de l'Empire...Demotica est une petite
ville où tous ont l'occasion de se croiser fréquemment, où les m êm es intérêts, les
mêmes opérations agitent également tous les habitants... ils (les Juifs) font des
prodiges pour se concilier tous les partis, pour vivre en parfaite communion avec
tout le monde, mais le mouvement est trop grave".

5. Etre iuif à Demotica

La communauté juive, comme les autres, a son organisation interne, un conseil


lève des impôts sur ses membres, gère les finances, ajoute en cas de besoin de l'argent
dans la caisse (la famille de Djivré, le négociant en soie); différentes organisations de
bienfaisance fonctionnent également. Ainsi en 1898 les recettes de la communauté sont
de 2 000 F pour l'année, l'école a reçu 300 F de subvention de l'Alliance, et la
communauté a acheté 1 300 F le terrain de la future nouvelle école et dépensé 2 000 F

pour la réparation de la synagogue^; ce sont des dons et des emprunts qui comblent le
trou du budget. Une société, la Bikour Holim, porte secours aux malades pauvres et
isolés, des personnes âgées veillent sur elles à tour de rôle; la Gemiluth Hassadim
regroupe des jeunes qui assurent gratuitement les enterrements, la Société des Dames
paye le loyer des veuves, marie les jeunes filles pauvres, distribue des secours
alimentaires, la société La Jeunesse, achète des journaux et orgaise des conférences, la
Société d’Apprentissage aide financièrement à placer des jeunes (quand elle a les fonds
necéssaires). Chaque année l'école accueille des élèves gratuitement, 4 4 sur 108 en
1897, 62 sur 204 en 1909 par exemple; elle se charge aussi de nourrir certains
gratuitement à midi, en habille une fois une quarantaine en moyenne et en chausse
quelques-uns (une douzaine en moyenne). En 1908 elle a ainsi dépensé 6 8 9 6 F (elle a
reçu 1633 F de l'Alliance ) dont 1100 F pour la nourriture et les vêtements.
C'est que bien des élèves quittent l'école avant la fin de leurs études, pour travailler.
Ainsi, sur 14 enfants qui ont quitté l'école en juillet 1899, trois garçons de 12, 13 et
15 ans sont devenus "garçons de boutique", trois autres de 7,10 et 12 ans accompagnent
leurs pères en tournée dans les villages voisins, deux autres, 11 et 13 ans, sont devenus
domestiques, un autre à 13 ans, aîné de sept enfants, vend des fruits dans les rues avec
son père, le fils d'un colporteur s ’engage à 13 ans chez un épicier, un orphelin de 12 ans
devient apprenti ferblantier, un petit garçon de 12 ans, fils d'un porteur d'eau et aîné de
huit enfants, devient apprenti tailleur... le dernier est expulsé pour mauvaise conduite.
Du négociant en soie au porteur d'eau, l'éventail social est large...6
1

61. I.E.14, rapport annuel , pour les sociétés précédentes, LE. 14 21-7-1898.
117
L'effort principal de la communauté, comme c'était aussi le cas chez les Grecs et
les Arméniens, porte sur l'école. Taxes, souscriptions, subventions de l'Alliance,
emprunt auprès des notables, organisations de fêtes et de tombolas . Le terrain acheté en

1898 mesure 2 4 7 9 m^, la nouvelle école coûte 26 000 F, elle est inaugurée en 1911;
c'est une superbe bâtisse néoclassique à un étage avec entrée centrale et 19 m de façade;
elle est si belle que de 19 1 3 à 1922, elle est sans cesse réquisitionnée par les
militaires et les administrations successives. A la veille des guerres balkaniques, elle
comporte six classes, au programme on trouve: hébreu, français et turc ( les enfants
chez eux parlent le judéo-espagnol ), arithmétique, sciences et leçon de choses, histoire
générale, histoire ottomane et histoire des israélites, géographie, morale et instruction
religieuse. Le mobilier est encore réduit, le directeur en 1910 a dans son bureau deux
armoires bibliothèques, un bureau et un canapé turc, une montre, un thermomètre et

les portraits des Hirsch 62 ; l'école possède sept cartes de géographie murales, sept

tableaux muraux d'histoire naturelle, de lecture hébraïque, d'histoire sainte et de


système métrique, mais seulement sept chaises, trois tables, vingt-trois bancs hors
d'usage et six sans dossiers... pour 210 élèves. Mais le directeur veille à ce que les
élèves soient impeccables, portent tablier noir, col blanc et cravate bleu marine.
Etre Juif à emotica ne semble pas poser de problème insurmontable, la communauté
s'accommode facilement de l'administration ottomane et parait plus génée par
l'étroitesse du cadre économique local. Quant aux relations humaines entre "nations",
aussi bien les témoignages des dossiers de l'Alliance que ceux des dossiers de la S.D.N
laisse entrevoir une situation habituelle dans l'Empire : des populations diverses
coexistent pacifiquement mats conservent entre elle une ségrégation nette dans l'habitat,
la vie familiale, l’école, la religion et le travail. Une sorte d'équilibre s'est instauré
entre les différentes composantes de la population, mais l'expérience de 1908 à
Demotica montre qu'il suffit de toucher à l'un des éléments du puzzle pour que les
relations se tendent immédiatement entre tous.

La Thrace au début du XX* siècle ?


L’ensemble de ces renseignements permet de dégager quelques grands traits
de la région au début du vingtième siècle avant les ravages des guerres balkaniques : une
région peu peuplée et peu mise en valeur, une plaine quasi abandonnée, face aux deux
pôles actifs que sont la montagne, traversée par des courants d'échanges réguliers, et la
vallée de la Marttsa dans t'orbite d'Andrinopie. Malgré le mauvais état des
communications, la réputation internationale de ses tabacs, ses soies et ses vallonées, la
diaspora des commerçants d'origine grecque autour du bassin méditerranéen, lui
ménagent des ouvertures sur l’exterieur. Comme dans le reste des Balkans, des6
2

62. A.i.U, LE. 16.


populations très diverses coexistent pacifiquement, mais avec à l'arrière plan une
ségrégation réelle entre elles dans l'habitat, la vie familiale et le travail. Il n'y a pas en
tout cas de raison physique, économique ou ethnique qui puisse imposer aux hommes
politiques d'attribuer la région à tel ou tel Etat, de la diviser suivant telle ou telle ligne.
Une plaine boueuse et malarique au pied d'une montagne-refuge, des troupeaux nomades,
des tchifliks, des cabanes de métayers en pisé, des demeures cossues de notables dans les
villes... il faut avouer que cette série d'images n'a rien de spécifique à la Thrace
occidentale, elle est valable pour une grande partie de la Grèce du Nord et bien des
régions des Balkans à la fin du XIX° siècle. Il en va de même de l'inextricable mélange
ethnique : Bulgarophones patriarchistes ou non, Grecs, Grecs turcophones, Saracatsanes,
Turcs, Pomaques, Tziganes, Gagaouzes, Juifs, Arméniens, Albanophones..., et des règles
générales de la coexistence entre nationalités. On ne peut en tout cas distinguer de raison
physique, économique ou ethnique qui puisse imposer aux hommes politiques d'attribuer
la région à tel ou tel Etat, de la diviser suivant telle ou telle ligne.
2° PARTIE : LA

DELIMITATION D'UN NOUVEAU

TERRITOIRE : 1878-1923

" L'histoire a des arguments probants pour


toutes les thèses. 1 "

1■ Dnault et Lhentier. Histoire diplomatique de ia Grèce de 1821 à nos jours, Paris, PUF,1926
t.S, p3l8.
En 1864 une réorganisation de l’administration ottomane crée le vilayet d’Edirne
(Andrinople) divisé en cinq sandjaks, Edirne, Islimiye, Tekirdag, Gelibolu et Filibe; il
s’étend de la mer Noire à l’est de Xanthi et du Danube à la mer Egée, couvrant ce qu’on
appelait généralement la "Thrace" depuis l'époquè romaine. C'est le Congrès de Berlin de
1878 qui rompt pour la première fois cette unité historique en délimitant un territoire
bulgare, résultat de la poussée des nationalismes en Europe au XIX° siècle, et, plus
directement, du soulèvement bulgare du printemps 1876. La délimitation de ce
territoire n’est qu’un aspect de l’activité diplomatique et des remaniements de cette
période, mais c’est volontairement que je passe sous silence tout ce qui n’est pas
indispensable à la compréhension de ce seul aspect du sujet.

Entre 1878 et 1 9 2 3 les grandes puissances ou les Etats des Balkans sont parvenus
à se mettre d’accord sur neuf tracés différents à travers la Thrace, et au moins autant
de tracés ont été tentés, évoqués, envisagés... ce qui prouve, entre autres choses,
qu’aucun tracé "naturel” ne s ’imposait aux yeux de tous. Sur quels critères s ’est-on
fondé, selon les périodes, et sur quels intérêts ou rapports de forces pour dessiner les
différentes lignes ? C’est, ce qui m ’intéresse ici.
Chapitre I : 1875-1878.
I F PRFMIFR TRACÉ.

En juin 18/5 un soulèvem ent (antifiscal à l’origine), éclate dans la région de


Mostar; il gagne l’Herzégovine entière en juillet de la même année et la Bosnie au début
du mois d’août; en avril 1876 la révolte s'étend aux provinces bulgares. Le
gouvernement ottoman réagit brutalement, envoie et recrute en partie sur place des
troupes d’irréguliers, les baehi-bouzouks, qui en un mois noient la révolte bulgare dans
le sang. L'ensemble de ces événements crée une vive émotion dans les opinions
publiques, en premier lieu chez les Slaves des Balkans, prêts à aider les révoltés et à
prendre les armes contre les Ottomans, en Grèce ensuite, où les Sociétés Patriotiques
sont prêtes elles aussi A un engagement militaire, en Europe occidentale enfin, où les
récits des "massacres bulgares" poussent l'opinion, en Angleterre particulièrement, à

réclamer l'intervention des gouvernements 2.


Toute autre est la réaction des grandes puissances : la Grande-Bretagne reste fidèle
à son principe du maintien de Tintégrité ottomane et les trois Empereurs, Russe,
Allemand et Autrichien, s ’en tiennent A leur accord de 1874 qui visait à s’opposer à tout
changement pouvant provoquer un déséquilibre dans les Balkans ou relancer la rivalité
austro-russe. Désirant un prompt retour au calme, les représentants des grandes
puissances à Constantinofjle soumettent donc au sultan, dès octobre 1875, un plan de2

2. Pour les grandes lignes du récit diplomatique, on peut consulter avant tout
, Driault et Lhèritnsr. Histoire diplomatique de /a Grèce de 1821 à nos jours, t.3 (1862-1 878),
Pans, PUT, 192S.
.K.Elianos. / Afsttoouqgatta ke t prmartisi tm Thessallas ke tis Ipirou (L’Autriche-Hongrie et
l’annexion de la Thes salie et de i'f pirei. Saiontque, Inst for Balkan Studies, 1988.
.S.Gorianov. La question <fOnent J la veille du traité de Berlin, Paris, Vuibert, 1948.
.E.Kofos. Greece and the i as terri cmis, Salonique, Inst for Balkan Studies, 1975.
■ E.Kofos. Istona tou Elhnikau fthno us fHistoire de la nation grecque) 1.13 (1833-1881),Athènes,
Ekdotiki Athmon, 197’ .
■S.H.Lascaris. La politique extérieure de Grèce avant et après le Congrès de Berlin 1875-1881,
Paris, Bossard.l 92-*.
.W.N.Medhcott, The Congress ot Berlin and atter. A diplomatie history of the Near Eastern
Seulement 1878-1880, P.Cass and Co, 1963.
.M.Stoianovic. The Créât P0wets *he Balkans.! 875-1878, Cambridge University Press,1968.
122
réformes administratives favorable aux chrétiens; il s’agit d’apaiser les révoltés et les
opinions publiques tout en conservant le statu quo; le sultan riposte en promettant son
propre plan de réformes. Le 30 décembre 1875, le comte Andrassy, ministre des
Affaires étrangères de l’Autriche-Hongrie, propose, en accord avec les autres
puissances, mais sans succès, un nouveau plan de réformes. En mai 1 8 7 6 l’Allemagne,
l’Autriche-Hongrie et la Russie mettent sur pied une nouvelle version du plan, dont
l’exécution serait surveillée par les consuls européens : c’est le "mémorandum de
Berlin" accepté par l’Italie et la France, alors refusé par la Grande-Bretagne qui craint
une trop forte influence russe dans les Balkans. Le tsar cependant, pendant cette même
période, de l’été 1875 au printemps 1876, se garde de tout soutien officie! aux
pansiavistes russes.

A . L’EMERGENCE D'UNE NATION BULGARE

Le gouvernement grec, pour sa part, n’est pas tenté par une action militaire : il
n’en n’a guère les moyens, ni financiers, ni diplomatiques, ni militaires, il n’a pas non
plus envie de soutenir des Slaves, et surtout des Bulgares.

La Grèce est alors un petit pays de 50 000 km^, comptant 1 500 0 0 0 habitants,
une armée de 10 à 12 000 hommes mal équipés, et de lourdes dettes. Les grandes
puissances lui ont fait clairement comprendre par le blocus franco-anglais du Pirée
pendant la guerre de Crimée et l’écrasement de la révolte crétoise en 1868 et 1869, que
tout nouvel accroissement territorial ne pouvait s ’obtenir sans elles ni malgré elles.
Mais le petit Etat, limité à la Vieille Grèce au sud de la ligne Arta-Volos, est porté, et
étouffé parfois, par son illustre passé; hommes d’Etat, hommes de lettres et historiens y
ont développé le rêve de la "Grande Idée", regroupement dans un même Etat des régions
de peuplement grec, plus ou moins identifiées avec les anciennes terres byzantines. Ce
rêve oriente nécessairement les regards de la diplomatie vers la Thrace, la Ville,
Constantinople, constituant le rêve suprême de la reconquête, et certains situant même à
Varna la limite nord des terres hellènes.

La Grèce en 1876 est encore sous le choc du firman du 12 mars 18 7 0 qui créa
l ’exarchat bulgare, ce qui équivaut, dans la logique de l’organisation ottomane à la
reconnaissance d’une nouvelle "nation", un millet détaché du millet orthodoxe qui se
forme "contre" lui puisqu’il lui prend une partie de ses effectifs. Un "réveil national
bulgare" s’est manifesté dès les années 1830-1840 : en 1 8 3 0 des Bulgares de Skopjle
demandent au Patriarcat la nomination d’un évêque bulgare, en 1833 les habitants de
Samokov adressent une pétition au sultan dans ce sens, le sultan Mahmud en 1838 et
Abdul Medjid en 1845 se voient adresser les mêmes demandes à l’occasion d’un voyage
dans la province; en 1 8 4 0 est publié le premier ouvrage traduit en bulgare, et, à Paris,

l’ouvrage de C.Robert; en 1 8 5 3 s'ouvre la première école bulgare à Gabrovo 3 ( au nord

de Xanthi.
Les Bulgares se plaignent amèrement du sectarisme et de la cupidité du clergé
orthodoxe d’origine grecque et demandent donc en premier lieu, tels les habitants de
Vidin en 1856, la limitation des prélèvements et la nomination de prêtres bulgares,
puis, les relations devenant plus tendues, l’autonomie d’une église orthodoxe bulgare
(Pautocéphalie du siège d'Ochrid avait été supprimée en 1767). En 1849 l’église Saint
Etienne de Constantinople est concédée aux Bulgares, mais en 1860, à la mort du
métropolite d’Ochrtd, le Patrtarche nomme un successeur non bulgare, connu de
surcroît pour sa cupidité; les Bulgares refusent alors, en avril, de reconnaître ses
pouvoirs et Pévêque de l'église Saint Etienne, Hilarion, propose de supprimer le nom du
j
Patriarche de la liturgie pascale. En septembre 1860, 750 Bulgares originaires de
trente-deux villes de l’Empire adressent une pétition au Sultan proposant de faire
d’Hilarion le chef d'une église bulgare; la "conscience bulgare" se renforce rapidement ;
Dumont considère en 18 7 3 qu’en 10 ans se sont accomplis chez eux des changements

pacifiques importants qu'il qualifie de révolution.^ Le Patriarcat accepte de guerre lasse


l'idée d’une église autonome sous le nom d’exarchat et, après de longues consultations, le
Grand Vizir lui soumet deux projets en 1868, le texte définitif est celui de mars 1870
5.

Les historiens occidentaux et les Grecs estiment en général que ce mouvement a été
très fortement poussé, parfois même créé par les Russes. C’était l’avis de l’archéologue

j Dumont dès 1874 & ;

"en 1845 alors que personne ne songeait au bulgare, un agent russe ouvrait à
Philippopolis dans le consulat la première école pour les Slaves orthodoxes de
cette province...Plus récem m ent en 1867, des ingénieurs russes ont parcouru le
j

pays et relevé les p a ssa g e s du Balkan, étudié le caractère des habitants, encouragé
toutes leurs espérances. D am la querelle devenue vive entre le Patriarche et les
j Bulgares, le consulat ru sse de l^hitippopolis a toujours été ouvertement pour lesI

I 3. L Lamouchc. La péninsule balkanique: esquisse historique, ethnologique, philologique et


J littéraire, P a n s, Ollendorff, 1899. p.183.
4. Dumont, le Balkan et l ’Adriatique op ot, p. 119.
j 5, A ce sujet consulter :

■ Chichkov. L'hellénisme dam la penmsuie balkanique, essai histonco-politique et ethnographique.


Philippopoli , Danoff, 1919, p.23 â 31,
■A.lsirkov. La Macédoine et a constitution de l'exarchat bulgare 1830-1897. Librairie des
nationalités, Lausanne, 1 9 ’ 8.
.C.Nicoiaides. La Macédoine. Berlin, j.Paede, 1899.
I 6. Dumont. Le Balkan... op rat, p.1 96
Bulgares".

Et tous les auteurs de signaler le rôle du comte Ignatiev, représentant russe fort écouté
à Constantinople et tout acquis au panslavisme... Les historiens bulgares du XX0 siècle au
contraire insistent sur le côté strictement bulgare du mouvement : les Russes n’ont pas
soutenu le mouvement à ses débuts en 1850, la révolte de 1876 s ’est déclenchée sans
eux et les Bulgares ont agi de leur propre initiative, la Russie a soutenu leurs voeux

quand ils étaient conformes à ses intérêts mais elle ne les a pas créés 7 .
Quoi qu’il en soit, pour mon étude, le firman de 1 8 7 0 présente trois aspects
essentiels :
1. C’est la reconnaissance officielle d’une nation bulgare, rivale des Grecs, puisque
recrutant parmi les mêmes fidèles, reconnaissance capitale puisque l’idée qu’à chaque
nation doit correspondre un Etat gagne du terrain au cours du XJX° siècle et que la Thrace
du sud se trouve historiquement, géographiquement et ethnologiquement être une zone de
contact entre ces deux mondes.
2. L’article X donne la liste des quinze diocèses dépendant de l’exarchat :
"L ’Exarchat comprendra les villes et les districts de : Roustchouk, Siiistria,
Choumla, Tirnovo, Sofia, Wratcha, Loftcha, Widdin, Nisch, Charkeui, Kustendil,
Samakoff, Veles (à l’exception de vingt villages sur la mer Noire entre Varna et
Constantia, qui ne sont pas bulgares, ainsi que Varna, Messembria et Anchialos) ,
le sandchak de Slimno, sauf quelques villages du littoral, le district de Sosople, la

ville de Philippopoli, Stenimachos..." 8


Or cette liste apparait très vite comme la définition politique de base d’un territoire
strictement bulgare. Donc obtenir un exarchat plus ou moins étendu, c’est aussi obtenir
la base qui permet de revendiquer un Etat plus ou moins étendu.
3. Ce principe fait toute l’importance, lourde de conséquences pour l’avenir, du
i paragraphe final de ce même article X. Il précise en effet :
"Ailleurs que dans les endroits énumérés ci-dessus, si la totalité ou au moins les
deux tiers des habitants désirent l’autorité de l’exarque, et si leurs demandes ont
été légalement examinées et constatées, il leur sera permis de passer à l’exarchat,
moyennant toutefois le bon accord et le consentement de la totalité ou d ’au moins
les deux tiers de la population".

Ce paragraphe est en partie à l’origine des violences endémiques entre villageois Grecs
et Bulgares jusqu’en 1922. Le Patriarche en a demandé la suppression dès 1870, le

7. C.Christov. Russia, the West European States and the libération of Bulgana from Ottoman Rule
in Southern Europe, 6/2/1979, Arizona State University, p.127-135.
. 7. C. Nicolaïdes. op cit, p.11 2.
sultan consent le 25 décembre 1870 à la convocation d’un concile oecuménique à
j Constantinople sur ce sujet puis rapporte en mars 1871 l’iradé autorisant cette
! convocation; le Patriarche alors n’insiste pas, car les Russes risquaient d'être
majoritaires au concile et les grandes puissances en mars 1871 ont les yeux tournés
vers un autre secteur de l’Europe. En tout cas ce paragraphe inaugure un demi-siècle de
compétitions auprès des villageois pour gagner des âmes et des habitants dans les
comptabilités nationales. Dans cette compétition tous les moyens sont bons pour
convaincre : écoles, orphelinats, sociétés d’entraide s ’efforcent d’attirer les uns ou les
autres, boycott économique des commerçants, violences et terreurs sont exercées par
des groupes nationalistes de part et d’autre.
La tension gréco-bulgare ne s’apaise donc pas avec le firman de 1870 et aboutit en
1872 à la scission définitive par l’excommunication; dorénavant les textes grecs
I distinguent les "patriarehistes" et "les schismatiques", et la Grèce change ses
orientations politiques : mieux vaut s ’entendre avec les Ottomans et coopérer contre le
I danger slave, en conservant par lâ-même des postes d’influence et en évitant des
représailles contre les Grecs de l’Empire. C’est la politique suivie par le roi Georges et
ses premiers ministres à partir de 1871, politique qui lui assure par ailleurs le
soutien britannique. Dans ces conditions le gouvernement grec n’est donc pas du tout
disposé à intervenir aux côtés des Slaves en 1875 et 1876.Il

Il est cependant soum is à une triple pression pendant cette année 1876. Les
Serbes, qui depuis 1867 étaient alliés à la Grèce, lui envoient en mars 1876 un délégué,
Garassanin, qui entre en contacts secrets avec le premier ministre Koumoundouros; il
I évoque l’intérêt objectif des deux alliés â éviter la formation d’un royaume bulgare,
propose un plan de partage de la Macédoine favorable aux Grecs, mais rien n’y fait. Les
Serbes par ailleurs, par l'intermédiaire de LVoulgaris et du colonel Becker, officier
russe de l'armée serbe, poussent à l'agitation et contribuent à équiper et financer les
milieux des réfugiés crètois, thessaliens et épirotes à Athènes, les Associations
nationales grecques comme la Fraternité (créée en 1876) et la Défense Nationale.
Rédts de massacres turcs, activités de ces groupes et nationalisme ambiant chauffent
l’opinion publique qui manifeste, et c’est le second élément de pression sur le Premier
Ministre. Le troisième élément, ce sont les grandes puissances dont les ambassadeurs
multiplient les démarches auprès du gouvernement grec pour l’exhorter à la patience.
I Koumoundouros évalue les risques : son armée n’est pas prête, il n’a rien à gagner à un
I éventuel partage de territoires en Macédoine et en Thraee alors que les priorités
! grecques à cette époque sont la Crête et l'extension en direction de l’Epire et de la
Thessaiie... c'est donc sans la Grèce, que le 30 juin et le 1 juillet 1876 Serbie et
Monténégro déclarent la guerre a l’Empire Ottoman.
B. LA CONFERENCE DE CONSTANTINOPLE

L’armée serbe ne résiste pas longtemps face à l’armée ottomane, et au fur et à


mesure de l’avancée des Ottomans vers Belgrade, il devient évident que la Russie a
l’intention d’intervenir, ce que les autres puissances ne peuvent accepter. Devant les
menaces russes formulées le 31 octobre 1876, l’Empire Ottoman cède et conclut le 2
novembre un armistice avec la Serbie; le 4 novembre, par l’intermédiaire d’une
circulaire adressée aux représentants de la Grande-Bretagne à Paris, Berlin, Vienne,
Saint Pertersbourg, Rome et Constantinople, Derby propose une Conférence à
Constantinople à propos des réformes à réaliser dans l’Empire. La Conférence "des
ambassadeurs" réunit du 11 au 22 décembre les Anglais Salisbury et S.H Eliot, les
Autrichiens Zichy et de Calice, les comtes français de Bourgoin et de Chaudormy, le
baron allemand de Werther, le comte italien Corti et le Russe Ignatiev; du 23 décembre
au 20 janvier 1877 Safvet et Edhem Pacha les rejoignent et représentent les Ottomans.
La Grèce tient à participer à la conférence mais rien n’y fait : le gouvernement, les
Crétois, les Grecs de Macédoine, ceux de Philippopolis adressent des mémoires aux
ambassadeurs ... qui restent décidés à ne pas ouvrir leur cercle et à ne traiter que de la
Bulgarie; le roi Georges qui, de avril à novembre, a fait le tour des cours européennes
n’a pu obtenir que de vagues assurances, on ne veut même pas lui promettre que les
droits éventuellement garantis aux Slaves de l’Empire le seraient également aux Grecs.

Les discussions des ambassadeurs portent à la fois sur le contenu des réformes à
faire et sur les territoires concernés. Le 18 décembre lors de la cinquième réunion,
Ignatiev présente deux cartes qui tracent les limites des provinces à organiser selon lui,

Bulgarie et Monténégro; on dit que la carte d’Ignatiev 9 s ’appuyait sur celle de Lejean
(qui en Thrace occidentale ne place des Bulgares que dans les bordures montagneuses du
Rhodope) et celle de Kiepert (dessinée à la demande même d’Ignatiev selon les Grecs)
qui assigne aux Bulgares en Thrace occidentale la même limite que celle de Lejean; en
fait les regards russes ou bulgares ne se tournent pas vers le sud de la Thrace, mais vers
la Macédoine et Andrinople. La Bulgarie que propose Ignatiev descend vers le sud jusqu'à
l’Haliakmon en Macédoine et s ’arrête au pied nord du Rhodope; à la suite des
interventions britanniques et autrichiennes, la ligne en Macédoine est repoussée à la
hauteur d’Ochrid et des lacs Prespa, elle reste, à l’est, au pied du Rhodope, et passe par
Andrinople. Salisbury propose une division de la Bulgarie nouvelle en deux provinces
distinctes, espérant que dans la province méridionale, la coalition majoritaire
Turcs/Grecs annulerait le rôle des Bulgares ou des Russes. Pour la première fois est
tracée sur une carte une "Bulgarie" dont l’actuelle Thrace occidentale ne fait pas partie,9

9. que je n’ai pu hélas retrouver...


sans même qu'il en ait été fait mention dans les discussions^. Gorianov remarque la
Bulgarie est encore à cette époque " une notion géographique vague ", une "matière
singulièrement plastique " que les Anglais proposent de partager en deux sur une carte
en suivant un axe nord-sud, tandis que les Autrichiens préfèrent un partage horizontal !
Les Turcs remarquent que "jusqu'à l’époque de l'établissement de l'exarchat, le nom de la

Bulgarie n'a jamais été prononcé dans aucun document officiel de la Sublime Porte " ^ .

Les Ottomans refusent alors d ’appliquer le plan des puissances élaboré sans eux
qui prévoit une commission de surveillance inacceptable à leurs yeux; le sultan
proclame donc une constitution à la fin du mois de décembre pour rendre ce plan inutile.
Ignatiev a présenté une délégation de Grecs de Macédoine le 21 décembre et prononcé une
unique phrase le 20 janvier à propos des abus commis en Crète. Il n’a jamais été
question des Grecs de Thrace.

L C IA THRACE A SAN STEFANO


K \ 4 rjM B r?v \

Le Sultan refusant en fait d'appliquer toute réforme sous pression étrangère, la


j Russie juge l'occasion excellente, et le 24 avril 1877 son armée passe le Pruth
attaquant les Ottomans; le même jour le Sultan fait appel à la médiation des puissances
signataires du traité de Pans en 1856. t a Grèce, tout, à tour visitée et courtisée par
]
| Ignatiev et Salisbury, comprend alors que la guerre peut se solder par un net profit
pour les Slaves et décide donc d 'y participer pour être présente à la conférence de paix,
n’acceptant de rester neutre que moyennant de fortes garanties (que son gouvernement
ne peut obtenir des Anglais). Mais, vu son impréparation et le risque de représailles sur
les Grecs ottomans, Hic ne veut s'engager qu'au dernier moment. Face aux
manifestations de plus en plus importantes de la population, le gouvernement accélère sa
réorganisation militaire, encourage secrètement les associations patriotiques, mais ne
s’engage pas. Le 8 décembre 18/7 les Russes annoncent à la Grande-Bretagne et à
l’Autriche leur intention de créer une Bulgarie au moins égale à celle prévue à
Constantinople; Ignatiev et Saburov, le représentant russe à Athènes, pensent alors
qu’en soutenant les demandes grecques en Fpire et en Thessalie, on peut faire accepter au
pays des sacrifices plus .tu nord. Le 17 janvier 1878 l'armée russe atteint
i Philippopolis; le 24 janvier est forme Athènes un nouveau gouvernement
Koumoundouros qui se prépare a i‘intervention militaire, le 30 janvier les Russes sont1
0

10. voir le projet annexe 0. n Gabne! Efîeflflj Noradounphian. Recueil d’Actes Internationaux de
l'Empire Ottoman, Pam , C oM ion r-r.b.Qn, ’. 802, tome lit.
11. Gorianov. cp or. p.1 ‘ et
à Andrinople, !e 31 les Turcs signent l’armistice proposé par les Russes, mais le
gouvernement grec l’ignore (à la suite d’une rupture des communications entre
Andrinople et Constantinople son ambassadeur ne peut être averti à temps) et donne
l’ordre au général Soutsos de franchir la frontière thessalienne; c’est chose faite le 1
février et deux jours plus tard, la Grèce apprend la signature de l’armistice et des
"bases de paix"; elle ne fait donc pas partie des vainqueurs et s ’est exposée de surcroît
aux représailles turques : le 5 février le roi et Koumoundouros arrêtent Soutsos.
La convention d’armistice du 31 janvier prévoit que la ligne de séparation entre
troupes russes et ottomanes parte de Makri, laissant Dedeagatch sous l’occupation russe,
et remonte ensuite vers le nord en suivant la ligne de partage des eaux de l’Evros. Le
premier article des bases de paix signées du Grand-Duc Nicolas et de Server et Namyk
Pachas précise à propos des limites de la Bulgarie :
”...la Bulgarie, dans les limites déterminées par la majorité de la population
bulgare, et qui en aucun cas, ne sauraient être moindres que celles indiquées par la

Conférence de Constantinople". 12
C’est cette insistance sur la notion de "majorité de la population" qui explique la guerre
de cartes et de statistiques entre 1876 et 1878.

Ces bases servent à l’élaboration des préliminaires de paix discutés entre Ignatiev
et Safvet Pacha à partir du 12 février à Andrinople et signés par les Turcs le 3 mars à

San Stefano, à deux pas de la capitale, sous la menace des armées russes 1 3 ignatiev
souhaitait une Bulgarie qui comprenne la ville de Salonique mais n’a pu imposer ce
sacrifice aux Turcs; l’hinterland de la ville cependant, dans son projet, devient bulgare.
La Grande Bulgarie créée lors des préliminaires d’Andrinople comprend dix-huit ex-
sandjaks ottomans, elle atteint les côtes de l’Egée du lac Vistonis à la Chalcidique, et de
nouveau entre les embouchures de l’Axios et de l’Haliakmon; de la Macédoine, l’Empire
ne garde que la Chalcidique, Salonique et le sud d’une ligne Kastoria-Verria, de la Thrace
occidentale que la plaine à l’est de Porto Lagos (la limite du sandjak de Gelibolu à cette

époque) 14.

Les préliminaires ayant été signés rapidement, sous pression russe, pour mettre
les puissances devant le fait accompli, les populations concernées, même si on parle en
leur nom, n’ont pu se faire entendre; la guerre russo-turque cependant a eu sur elles un
profond retentissement.1
4
3
2

12. Noradounqhian. op dt, p.507-508.


13. B.Jelavich. Negotiating the Treaty of San Stefano, in Southern Europe, 6 /2 /1 9 7 9 , Arizona
State University, p.171-193.
14. Noradounqhian. op dt, p.509 à 521.
Les combats entre Russes et Turcs ont eu lieu dans le nord de la Thrace, et à la fin
de 1877, lorsque les troupes russes ont réussi à traverser le Balkan, les armées se sont
déplacées vers la Thrace du sud; en janvier 1878 la brigade de cavalerie du général
Chernozubov partit pour Mastanli dans le Rhodope, les dragons de Krasnov vers

Demotica et les cosaques du général Cherevin pour Gumuldjina1


15; les troupes turques de
4

Suleyman Pacha se sont alors déployées dans la plaine autour de Gumuldjina pour
attendre les Russes au sortir d'une éventuelle traversée du Rhodope, puis elles se sont
repliées vers l'est pour défendre la capitale. Les Russes en janvier 1878, descendirent,
depuis Andrinople, toute la vallée de l'Evros jusqu'à Dedeagatch où ils restèrent huit
mois; ils ont été aidés contre les Ottomans par les Bulgares qui leur fournirent des
guides, des renseignements, du ravitaillement et des groupes de guérillas. L’un des plus
célèbres fut celui du capitaine Petko Voivoda de Doghan Hissar (Esymi) qui avec 300
hommes engagea vingt fois le combat contre les Turcs entre mars 1877 et mars 1878;
en décembre 1877 il fit prisonniers à Tasiik Dere, au nord de Dedeagatch, trois
officiers turcs, une petite unité de soldats et leur drapeau; il installa également,
profitant de la présence de l'armée russe dans la vallée, une administration provisoire
bulgare dans les villages des collines de Dedeagatch et de Soufli.

La réaction la plus importante cependant, ne fut pas celle des Bulgares mais celle
des musulmans de Thrace. Dés février 1878 éclatent les premières révoltes
musulmanes contre ta présence russe; d'abord limité à la région de Philippopoiis et de
Tatar Pazardjik, le mouvement gagne le haut Evros, l'ensemble des Rhodopes et la vallée
de l’Arda. Les révoltés sont ceux qu'on appelle en turc les "Kircaalilar" ou "Daglilar",
les "gens de Kirdjali" ou les "montagnards", la région de Kirdjali se révélant
effectivement être leur quartier général; ils disposent des meilleurs fusils de l’époque,
les Martin, et même de trois canons car des bataillons des armées de Suleyman Pacha et
d’Osman Pacha le héros rie Mevna, se sont joints aux révoltés, en refusant de se rendre
aux Russes, et leur ont apporté armes et munitions. Au printemps 1878 ces révoltés
forment en Thrace occidentale un gouvernement provisoire dirigé par un certain Ahmed
Aga Tirmiski; en avril o m e bataillons russes aidés de milices bulgares passent à
l’attaque contre le Rhodope et ravagent les villages, mais en juin 1878 la révolte s’est
étendue vers le nord aux environs de Tirnovo et de Revna. Les forces musulmanes ont pu
regrouper jusqu’à 28 0 0 0 hommes. Il semble qu’un officier anglais du nom de Sinclair
ait été à la tète d’une partie rie ces révoltés (ainsi qu’un musulman du nom de Hadji
Ismail) sans que Ton dispose d'aucun renseignement plus précis sur son rôle et les
conditions de sa présence. Tri octobre 1878 cet Anglais quitte le Rhodope à la suite d’un
désaccord avec l'un de ses officiers, se rend à Salonique et Constantinople puis revient

14. T.Genov. Military opération-, in tfre Bjtkan Theatre dunng the 1877-78 war, in Southern
Europe, 6/2/1979. Anzona Star»* University, p.136-153.
130
dans la montagne; aucun texte ne précise quand il l’a quittée définitivement. Mais, même
après l’incorporation du Rhodope à la Roumélie orientale, les populations locales restent
en état de désobéissance quasi totale jusqu’en 1886 16 .
Les Ottomans et les puissances européennes sont prêts à tirer parti du soulèvement
du Rhodope pour limiter l’extension de la Bulgarie, puisque les révoltés expliquent à
plusieurs reprises qu’ils ne veulent rien d’autre que le maintien de l’administration
ottomane et précisent dans un mémoire du 16 mai 1878 qu’ils luttent contre la présence
et les excès russes concluant sur une prière
" Nous vous supplions de ne pas donner à la nouvelle Bulgarie un empan de terres

qui soit au sud-ouest de la Maritsa 17*

Devant les plaintes ottomanes contre les exactions russes et celles des deux
régiments de milices bulgares dirigées par Skobelev, les puissances décident à Berlin le
11 juillet 1878 l'envoi d’une Commission internationale dans le Rhodope "pour
s ’enquérir de l’état des populations émigrées" ; la Commission est composée de Fawcett
consul-général anglais à Constantinople, du colonel Raab, attaché militaire à
l’ambassade d’Autriche, de Challet consul de France, de Müller, vice-consul allemand, de
Graziani second drogman à la légation italienne et du Russe Basiii, deuxième secrétaire à
l’ambassade; les Turcs Nashid Pacha et Riza Bey y participent. Les membres de la
Commission se réunissent pour la première fois à Therapia sur le Bosphore le 17
juillet 1878 et rédigent leur rapport final le 25 août; le 29 juillet le Russe Basiii se
fait porter malade pour ne plus affronter les nombreux témoignages anti-russes que ses
collègues considèrent comme recevabies et crédibles. Parvenue à Philippopolis le 21
juillet la Commission a décidé de visiter le district de Gumuldjina, mais le voyage direct
lui parut difficile et peu sûr; les huit membres décident donc de "contourner l’obstacle"
en se rendant par le train à Dedeagatch, ils montent alors dans un vapeur anglais qui les
dépose à Lagos où ils sont accueillis par l’Agence du Lloyd austro-hongrois. Du 24 au 26
juillet les huit membres sont à Xanthi, du 27 au 31 à Gumuldjina; pendant les dix
premiers jours d’août ils se rendent à Mastanli et Kirdjali et rencontrent les forces de
Sinclair en différents campements en plaine campagne; le 12 août ils atteignent
Ortakeuy avant de rejoindre Demotica et le chemin de fer. Les rapports de la Commission
confirment les exactions des troupes russes, l’opposition des musulmans et l’étendue des

16. T.Biviklioalu. Trakya’da milli mücadele (La lutte nationale en Thrace), Ankara, TTKB, 1 987,
t.1, p.19 à 24.
16. op dt ci-dessus, p.23.
1 7. G de Martens. Nouveau recueil général de traités, De Dieterich, Gottingue, 1 880, 2° série V.
Procès-verbaux de la Commission internationale chargée de s ’enquérir de l’état des populations
émigrées dans le Rhodope, précédés d’un mémorandum des ambassadeurs près de la Sublime Porte,
et suivis du rapport des Commissaires de l’Angleterre, de la France, de l’Italie.
131
forces des révoltés de Sinclair, mais l’enquête n’entraîne aucune mesure concrète 18 .

D. LE CONGRES DE BERLIN

Les accords de San Stefano provoquent une vive réaction des grandes puissances :
l'accès de la Russie, via la Bulgarie, à la mer Egée et le maintien pendant deux ans des
troupes russes en Bulgarie sont insupportables pour l’Autriche et la Grande-Bretagne
alors que des accords secrets conclus en janvier et mars 1877 laissaient penser qu’il
n’y aurait ni grand Etat slave, ni Etat sous contrôle russe direct; la Grande-Bretagne
par ailleurs, s ’inquiète de voir les troupes russes stationner aux portes de
Constantinople; lorsque les conditions de San Stefano sont connues officiellement à
Londres le 23 mars 1878, il est évident que la Grande-Bretagne et l’Autriche ne
sauraient les accepter, mais il ne s ’agit que de "préliminaires", et il semble bien
qu’lgnatiev ait simplement tenté, sans illusions, d’obtenir les plus grandes concessions
possibles pour pouvoir ensuite montrer sa bonne volonté en cédant du terrain, tout en
gardant l'essentiel. Les Grecs expédient pétitions, lettres, cartes et chiffres en Grande-
Bretagne, l’ambassadeur anglais Layard transmet le 4 mars 1878 un rapport sur les
atrocités russes contre les civils musulmans, des délégations de musulmans de Thrace
contactent la presse berlinoise et viennoise, les autorités ottomanes montrent que la
nouvelle Bulgarie comprendrait 2,5 millions de Bulgares et 3,9 millions de non-
Bulgares, que son étendue rendrait indéfendable le reste de la Turquie d’Europe...
Salisbury, nommé au Foreign Office le 28 mars 1878 s’emploie à créer un front
commun gréco-turc comme rempart contre les Slaves, s’appuie sur les Grecs de
Constantinople et convamt le gouvernement grec de mettre fin aux révoltes en Thessalie
et en Crète. En avril il s'intéresse aux Grecs de Thrace " une mdsse considérable", qui ne

doivent pas être inclus dans un Etat slave trop influent 19; c’est l’époque où il laisse
entendre aux Grecs qu'il soutiendra leur participation, directe ou non, à une future
conférence de paix, mais il traite parallèlement avec la Russie... Il explique son jeu le 9
mai au chargé d’affaires britannique à Athènes :
"Nous avons besoin de t’aide des deux pays pour faire reculer l’enclave slave...la
Turquie a encore beaucoup de vie en elle et la Grèce, dans son état actuel, est
incapable de prendre sa place. Il est nécessaire à notre but que le déclin de la

19. C.Vavouskos. les réglementations juridiques opérées par le traité de San Stefano au sud de la
péninsule d'Hemus et ses repercussions ethnologiques, in Balkan Studles, 17/1976, p.269-282.
.Ontrouve également l'essentiel des contacts diplomatiques de l’époque dans Ministère des
Affaires Etrangères, D ocum ents Diplomatiques, Affaires d ’Onent, Congrès de Berlin 1878, Paris
Imprimerie Nationale, 1878.
Turquie et la croissance de la Grèce marchent au même rythme...la Turquie ne doit
pas être tuée si sa vie n’est pas finie et la Grèce doit se contenter d ’attendre...
Puisque leurs estomacs demandent de la nourriture plus substantielle, on peut les
nourrir adroitement de rêves. C’est pour leur bien : s ’ils se jettent dans la mêlée
maintenant, ils serviront de dépouilles aux autres, et leurs plus chers espoirs
sombreront. Si les Slaves peuvent occuper le nord de l’Egée pendant une

génération, les Grecs ne régneront jamais à Constantinople'’. 20

Le 29 mai ia Grande-Bretagne parvient à un accord secret avec la Russie qui


consent à l’essentiel : une Bulgarie limitée au nord du Balkan, on créerait également une
province autonome entre le Balkan et le Rhodope, le reste retournant aux Ottomans; le 6
juin la Grande-Bretagne s’accorde également avec l’Autriche sur une Bulgarie limitée
au Balkan et une occupation russe réduite à six mois. Reste à obtenir un accord général
précis sur ces bases et un recul officiel des positions russes.
Le 3 juin 1878 le comte Munster, ambassadeur extraordinaire d’Allemagne invite
les puissances signataires du traité de 1856 à se réunir en congrès à Berlin pour
discuter des préliminaires de San Stefano. Le Congrès de Berlin s ’ouvre le 1 3 juin, il
doit envisager de nombreux aspects dont plusieurs ne concernent pas la Thrace. Trois
points concernent précisément mon étude ; la participation des Grecs au Congrès, la
division de la "Bulgarie" en deux Etats de statut et de noms différents, la délimitation de

ces deux territoires 21 .


La Grèce envoie à Berlin Deliyannis, ministre des Affaires étrangères, accompagné
de deux fonctionnaires et des représentants de la Grèce à Saint Petersbourg, Londres,
Vienne et Berlin; ils sont rejoints à la fin du mois de juin par l’historien Aravantinos et
trois représentants des Grecs de l’Empire Ottoman (avec l’accord du Patriarcat).
L’Empire Ottoman est représenté par Karatheodori Pacha (un Grec ...), Mehemet Ali (un
Allemand converti) et Sadullah Bey, ambassadeur à Berlin et signataire des textes de San
Stefano. Lors de la seconde séance le 17 juin, Salisbury soutenu par le Français Desprez
propose qu’un représentant du gouvernement hellénique soit admis au Congrès quand il
est question de la "race grecque ", par souci d’égalité, puisque, dit-il, les Bulgares sont
représentés par les Russes; le Russe proteste immédiatement : il protège les intérêts de
tous les Chrétiens ! A la troisième séance, le 19 juin, la France propose une formule
plus restrictive qui est acceptée : ne consulter les Grecs que lorsque se joue le sort des
"provinces limitrophes du royaume ". Restriction essentielle à mon sujet et qui explique2
0

20 . E.Kofos. Greece and the Eastem crisis, op cit, p.221, et Documents Diplomatiques op cit, le
1.4.1878.
21. Voir le détail des réunions dans E.HertsIet. The map of Europe by treaty 1975-1891, London
Butterworths Harrison, 1891, tome 4, texte 528 n° 1 à 20.
133
l’acceptation russe : la Macédoine et la Thrace ne sont plus concernées. Lorsque
Deliyannis et Rangavis sont admis à lire leur mémoire le 29 juin, il n’y est question que
de Crète, d’Epire et de Thessalie; cela ne signifie pas un désintérêt des Grecs pour le
reste, mais simplement un réalisme résigné : à insister davantage, on risque de ne pas
être entendu du tout ... Salisbury avait déjà dit à Deliyannis le 18 juin que les demandes

grecques étaient "extravagantes " 22 Au nom du même réalisme, Deliyannis se contente

de promesses territoriales vers le nord : le Français Waddington lui démontre qu’il vaut
mieux abandonner momentanément la Crète car les frontières septentrionales "sont d’un

intérêt capital pour le royaum e et beaucoup plus difficiles à obtenir pour l’avenir " 23,
A Berlin donc, seuls Waddington et Salisbury ont eu l’occasion de signaler (sans plus) la
présence grecque en Thrace.

Sur proposition de Bismarck lors de la première séance du 13 juin, la Bulgarie


est placée en tète des sujets à traiter. Dès cette réunion du 13 juin la Grande-Bretagne
montre clairement sa volonté de détruire, par la guerre s’il le faut, les accords de San

Stefano; Andrassy, l'Autrichien, "couvre le sol de cartes " 24 et veut persuader les

Anglais de substituer l'Evros au Balkan comme limite sud de l’Etat bulgare mais la
Grande-Bretagne refuse de revenir sur ce point considéré comme acquis. Salisbury, le
17 juin, présente ses arguments contre la Grande Bulgarie : elle mettrait la Turquie
sous dépendance russe, des Grecs sous domination bulgare, enfin un nouvel Etat riverain
de l’Egée serait créé. Il propose donc le 22 juin un territoire bulgare limité au Balkan,
une province méridionale sous suzeraineté ottomane sans les bassins de la Mesta et de la
Strouma, qui laisserait de surcroît les côtes à l’Empire Ottoman. Sa proposition soulève
l’indignation russe et Bismarck propose aux deux représentants de régler la question
entre eux avant toute nouvelle réunion. En réalité le principe de la division des
provinces bulgares est, déjà accepté par la Russie. Le 18 une réunion à quatre a lieu à
l’ambassade de Grande-Bretagne; Shuvalov pense accepter la ligne du Balkan s’il obtient
en échange le sandjak de Sofia qui jusque-là n’était pas garanti à la Bulgarie dans les
conversations privées.
La discussion se poursuit sur le nom à donner à la province méridionale autonome;
la Grande-Bretagne et l’Autriche refusent absolument la proposition russe de "Bulgarie
du sud"; l'appellation de "Roumétie orientale" proposée par Salisbury n’offre pas de
connotation très claire : la Roumèiie désignait jusqu’alors l’ensemble des possessions
ottomanes en Europe, alors "Orientale", par rapport à quoi ? la Macédoine considérée
comme le centre 7 la Russie accepte le 22 juin la proposition de Salisbury, sachant

22. E.Kofos. Greeictr and tht- t'astem crms, cp or. p.224.


23. LâSSâtlS, op cit . p. 147.
24. Medlicott. op cit. p .4 1 ,
Les discussions les plus longues portent sur les frontières; la séance générale sur
le sujet prévue pour le 19 juin est annulée faute d’accord préalable entre Anglais et
Russes; le même jour se réunit à l’ambassade d’Allemagne une commission technique de
six membres (deux pour chaque Etat, Grande-Bretagne, Allemagne, Russie) qui
travaille de 9h à 18 h; le 20 une nouvelle rencontre réunit les trois puissances à
l’ambassade de Grande-Bretagne, l’accord n’est pas atteint car le délégué anglais veut
que la frontière passe à 5 kilomètres en avant de la ligne de crête pour faciliter la
défense du territoire ottoman; l’Autriche propose alors de créer une commission
européenne qui prendrait comme base la ligne de partage des eaux et s ’en écarterait si
nécessaire pour garantir une bonne ligne de défense; l’ethnographie, n’entrerait en
ligne de compte qu’en troisième lieu, si les autres bases n’ont pas permis de décider. Le
21 au soir, après une nouvelle journée de discussions, la Russie, devant la
détermination anglaise, en échange des sandjaks de Sofia et de Varna pour la Bulgarie,
accepte les grandes lignes du projet britannique. Le projet est donc présenté le 22 en
réunion plenière, le Français Waddington chargé de rédiger le texte parvient à un accord
avec Salisbury le 24 juin. Le 8 juillet on fixe en réunion les grandes lignes des
frontières; sans accepter la zone stratégique de 5 kilomètres, on précise cependant que
la commission de délimitation des frontières de la Roumélie doit tenir compte des
questions de défense; le 10 juillet on décide également que cette même commission aura à
tenir compte des routes militaires ottomanes en fixant la frontière de l’ancien sandjak

de Sofia 25 .

Voici la définition de la frontière sud de la Roumélie orientale (entre elle et la Thrace


encore ottomane) telle qu'elle figure dans le traité de Berlin :

"La frontière de la Roumélie se sépare de celle de la Bulgarie au mont Cadir


Tepe, en suivant la ligne de partage des eaux entre le bassin de la Marica et de ses
affluents de l'autre, et prend les directions sud-est et sud, par la crête des
montagnes Despoto Dagh, vers le mont Kruschowa (point de départ de la ligne du
traité de San Stefano).
Du mont Kruschowa, la frontière se conforme au tracé déterminé par le traité de
San Stefano, c'est-à-dire la chaîne des Balkans noirs (Kara Balkan), les
montagnes Kulaghy Dagh, Eschek Tschepellu, Karakolas et Ischiklar, d'où elle
descend directement vers le sud-est pour rejoindre la rivière Arada, dont elle suit
le thalweg jusqu'à un point situé près du village d'Adacali, qui reste à la Turquie.
De ce point, la ligne frontière gravit la crête de Bestepe Dagh, qu'elle suit, pour2
5
25. On trouve le détail des discussions dans Hertslet. op d t , p 2725 sqq; et dans G de Martens.
op dt, Protocoles de la Commission instituée pour la délimitation des frontières de la Bulgarie.
135
descendre et traverser la Maritza à un point situé à cinq kilomètres en amont
du pont de Mustafa Pacha; elle se dirige ensuite vers le nord par la ligne de partage
des eaux entre Demirhanli Dere et les petits affluents de la Maritza jusqu'à Küdeler
Baïr, d'où elle se dirige à l'e st sur Sakar Baïr; de là, traverse la vallée de la

Tundza, allant vers Büjük Berdend, qu’elle laisse au nord, ainsi que Soudzak." 26

Selon la décision prise à Berlin sont créées des commissions européennes pour la
délimitation des frontières; la commission pour la frontière de Roumélie comprend deux
Russes, les capitaines Eck et Philipoff, un capitaine italien, Tornaghi, un capitaine
allemand, Von Krahmer, le capitaine français Nicolas, l’Autrichien de Wurmbrand et
deux Anglais, le major Gordon et le lieutenant de Wolski; la Turquie envoit le colonel
Chakir Bey, le Commandant Hilmi et Nisan Effendi; la commission travaille entre le 21
octobre 1878 et le 24 septembre 1879; elle se réunit le plus souvent à Constantinople,
àGalatasaray, et se déplace pour régler certains détails difficiles . Jusqu’en avril 1879
les travaux sont arrêtés par un problème de procédure : la décision d’une commission
peut-elle être prise A la simple majorité ? les Russes n’acceptent le principe qu’après
plusieurs mois de refus. Pour délimiter la frontière sud les experts utilisent la carte
autrichienne et attendent des relevés topographiques russes (qui ne seront jamais
fournis). Ils constatent d’abord les problèmes dus aux insuffisances de la carte : noms
faux, limites des villages parfois inconnues des habitants eux-mêmes...Leurs soucis
sont, suivant les instructions reçues. A la fois économiques et militaires : ne pas diviser
les terres d'un même village ou couper des liens étroits entre le centre et les hameaux
nombreux dans le Rhodope; il faut; en outre que le territoire laissé aux Ottomans soit
militairement défendable, toile croupe ou tel mamelon est-il réellement indispensable à
l’un ou à l'autre ? Ils décident que lorsque le traité dit "crête" ou "chaîne principale",
on doit traduire par "ligne de partage des eaux", mais que, si c'est nécessaire, on peut
s’en écarter. Les membres de la commission commencent leur travail de terrain à
Mustafa Pacha le 28 octobre par le repérage des points; ils hésitent sur la façon de
mesurer la distance par rapport au fleuve étant donné les méandres de la Maritsa,
étudient les demande*, rie la population d’un village qui demande à être intégré à la
Roumélie; le 27 novembre le*, travaux sont arrêtes a cause de rassemblements hostiles
des Bulgares de Buyuk Oerbent (il m s'agit pas de celui qui se trouve près de
Dedeagatch) et la commission rentre a Constantinople. Le 21 avril 1879 les travaux
reprennent, le 20 juin rang officiers topographes russes rejoignent la commission
pour l’étude du Rhodope ainsi qu'une escorte de dix hommes par officier, le pays n’étant
toujours pas sûr. Le 31 juillet le groupe rentre a Constantinople, dresse un croquis au
1/42 000* et y joint un texte descriptif a l'intention des commissions de bornage, pour*

26..6.de Martera. op or . -.et -, * r:T-*r a paru: de la page 507


136
qu'elles puissent retrouver sur place les points qui n’ont pu être indiqués exactement
sur le croquis. Le croquis est terminé le 19 août, le texte final est signé le 25 octobre

1879 27 2
.
8

Les régies mises au point peu à peu depuis San Stefano ont fixé les principes à
respecter dans le tracé des frontières : ethnographie, topographie, économie et
nécessités militaires; ces principes sont toujours invoqués par la suite jusqu’en 1923.
Sur le terrain le tracé est aux mains des militaires-topographes étrangers; dans
l’élaboration de la décision, à Berlin, les diplomates ont surtout respecté l’équilibre des
puissances.

A la suite du traité de Berlin les populations thraces se retrouvent divisées


politiquement en trois ensembles, la Bulgarie, la Roumélie orientale et le vilayet
d’Andrinople réorganisé; l’armée russe évacue Dedeagatch à la fin de l’été 1 8 7 8 et la
ville d’Andrinople le 13 mars 1879; alors seulement prennent fin les affrontements
entre les paysans musulmans et l’armée russe dans la région de Demotica.
La Roumélie orientale est administrée par le général russe Stolypine jusqu’à l’entrée en
fonctions du premier vali nommé par le sultan avec l’accord des puissances le 27 mai
1879, Alekos Pacha Vogoridis, dont le nom d’origine grecque peut laisser espérer au
noyau important de Grecs un avenir acceptable. Alekos Pacha rétablit un calme relatif
dans le nord du Rhodope en permettant aux paysans de garder leurs armes, de ne pas
payer leurs arriérés d’impôts et en leur laissant des fonctionnaires locaux musulmans.
Cette première construction, équilibre fragile, est de courte durée puisqu’en
1885 les Bulgares organisent un coup d’état en Roumélie orientale, le vali est arrêté et
l’union à la Bulgarie proclamée; les grandes puissances ne sont plus dans les mêmes
dispositions d’esprit que quelques années auparavant et ont beaucoup apprécié la volonté
affichée du prince de Bulgarie de se dégager de l'influence russe; en Grande-Bretagne les
élections ont amené au pouvoir Gladstone qui est encore plus hostile aux Turcs qu’aux
Russes, Salisbury lui-même qui refusait violemment l’union en 1 8 7 8 déclare en 1886
aux Lords :
" Autant une Bulgarie unie à la Russie par les liens de la reconnaissance nous
semblait dangereuse, autant une Bulgarie unie sous un chef influencé par l'Europe
et allié fidèle du sultan présente une sérieuse garantie contre l'expansionnisme
russe". 28

Les Ottomans de leur côté ne peuvent envisager un conflit sans l’appui des puissances,
leurs forces ne sont pas prêtes et ils craignent que la Grèce et même la Grande-Bretagne

27. On trouve les procès-verbaux dans Hertslet. op d t , n° 537, p.201 8 et n° 556, p.2520.
28. Istoria tou ellinikou ethnous, op dt, p.25.
137
ne soutiennent les Bulgares. Le sultan accepte donc la réunion d’une conférence à
Constantinople des sept puissances signataires de Berlin. Elle se tient entre le 5
novembre 1885 et le S avril 18 8 6 et regroupe Sait et Server Pacha, Calice et Radowitz,
Nelidov, White, Gaivagna et G.Hanotaux. Les populations musulmanes du Rhodope voyant
qu’il n’y a aucune réaction officielle du sultan se manifestent une fois de plus : les
musulmans de Philippopolis tentent de réunir en décembre 1885 un congrès des élus
musulmans de la province, la police empêche cette réunion; à Gumuldjina en revanche
des paysans musulmans se réunissent, menacent de marcher sur Philippopolis et
demandent l’autonomie; ils font transmettre également un mémoire à Abdul Hamid dans

lequel ils se déclarent prêts à combattre pour rester ottomans 29 .


Les puissances font comprendre à la Bulgarie que, pour faire accepter le fait
accompli à l'Empire Ottoman, il lui faut ceder quelque chose, pourquoi pas quelques
cantons pauvres et plus ou moins insoumis ? l’accord est signé les 31 janvier et 1
février 1886 (Convention de Tophane). Le kaza de Kirdjali, peuplé seulement de
Turcophones et le nahiye (canton) de Ropcoz, peuplé de musulmans turcophones et de
Pomaques, soit trois cents villages passent de la Roumélie à l’Empire Ottoman.
Une nouvelle commission technique est mise sur pied pour fixer la frontière en
tenant compte une fors de plus des nécessités stratégiques; Bulgares et Turcs y
travaillent du 9 mai au 3 0 juin 1 8 8 6 et le 18 juillet la frontière est tracée sur une

carte 30. |_a combinaison des nécessités diplomatiques et la prise en compte des

populations qui ont su s ’imposer ont conduit à une nouvelle modification de frontière
laissant à la Thrace ottomane l'essentiel du Rhodope et renforçant la forte proportion de
musulmans. Dans les deux cas, 18 / 8 et 1886, se manifeste le désir d’une frontière
"moderne" c’est-à-dire délimitée précisément et matérialisée par des bornes sur le
terrain. Les diplomates prennent les décisions et sur le terrain les experts sont des
militaires occidentaux.

Les années 1 8 / 6 -1 8 8 6 forment donc une première étape dans l'histoire politique
de la Thrace moderne ; des populations insurgées, en jouant des intérêts contradictoires
des grandes puissances ont pu obtenir la création d’un Etat qui morcelle l'espace thrace;
dans cette première étape la Thrace du sud reste marginale, elle n'est guère revendiquée,
elle n'est pas touchée politiquement et peu touchée économiquement du fait que la
nouvelle frontière n’est pas réellement hermétique.2
0
3
9

29. Voir Biviklioçlu. op at, p. A S a 56.


30. Texte du protocole M crtslct. op at, n'61 1, p.31 53 et carte dressée le 23-2-1889,
p. 3171.
Chapitre II : 1912-1913. LES GUERRES
BALKANIQUES

De 1886 aux guerre*; balkaniques do 1912 et 1913, il n’y a pas de changement


dans les tracés des frontières de Thrace. Ce n’est cependant qu’un temps de répit : tous
les Etats de la région sont bien persuadés que l'Empire Ottoman ne peut garder encore
longtemps ses possessions euroftttannes, et fa trentaine d’années qui sépare les deux dates
est donc en partie consacrée fsir les peuples et les gouvernements concernés, aux
préparatifs en vue du moment décisif. Les guerres balkaniques de 1912 et 1913
marquèrent, comme 18/8, une étape décisive en découpant le sud de la Thrace en deux
zones, ouest et est, fxjur la première fois de son histoire; il s’agit même, selon les
Turcs, d'un découpage en trois /om s. punique la région entre le Nestos et le Strymon dite
actuellement Macédoine orientale, est considérée par eux comme l’extrême ouest de la
Thrace.

A, LES PREPARATIFS

Les Etats veulent étie prêts politiquement, militairement et diplomatiquement le


jour du partage; ce souci explique les politiques d’équipement militaire, comme celle
mente en Bulgarie après 1886, les grands travaux lancés par le premier ministre
Tricoupis en Grèce ou les mesures militaires prises par Venizélos en 1910.
L’impossibilité d'agir en 18 / / et la guerre perdue de 1897 avaient montré aux Grecs et
à leurs voisins que seul un f tat modernisé et équipé pouvait espérer réaliser ses
ambitions nationales.

L’activité diplomatique ou paia-diplomatique s ’adresse aux grandes puissances :


l’histoire du XIX" siècle a montre leur position déterminante dans les congrès de paix, il
faut donc les convaincre. C e s r le rôle assigné aux cartes ethnologiques, aux statistiques
et aux organes de presse décrits plus haut ; justifier les prétentions territoriales. C’est
ce désir qui explique également la lutte severe que se livrent Bulgares et Grecs sur le
plan religieux et scolaire en Macédoine et en Thrace; puisque le jeune Etat bulgare de
1878 coïncide dans ses grandes lignes avec les limites de l’exarchat, l’importance du
fait religieux comme définition de la nationalité est prouvé : pour les deux clergés
orthodoxes rivaux il est donc vital d’attirer dans leurs églises et leurs statistiques (d’où
l’importance du paragraphe contesté dans le texte du firman de 1870) cette frange de
fidèles indécis, les "Grecs siavophones"; sont-ils exarchistes, "schismatiques" et
"Bulgares" ou des patriarchistes comptabilisés comme "Grecs" même "siavophones" ?
Dès les listes établies par l’instituteur Chatzopoulos qui sont immédiatement
postérieures à 1878, on trouve indiqués dans les régions de Dedeagatch et de Maronia des
villages dits par lui "bulgares fanatiques" (Eloghan Hissar ou Domuz Dere par exemple),
d’autres considérés comme "tranquilles", d’autres sont "hésitants" (comme
Tchamviran) et certains, en 1882, sont "revenus" au Patriarcat (Lidja Keuy ou
Dervent); dans ses textes "bulgare" signifie "bulgarophone" et, "fanatique" ou
"hésitant", concerne leur attitude par rapport au Patriarcat. Pour gagner des fidèles,
tous les moyens sont bons. Les ouvrages bulgares et grecs sont remplis d’exemples, les
chancelleries européennes ont reçu force libelles, et des commissions d’enquête ont
étudié la question; les moyens employés sont les mêmes de part et d'autre : pressions du
prêtre en place qui peut aller jusqu’à l’excommunication ou le refus de sépulture,
boycott économique et violences exercées par des groupes armés de "comitadjis" ou
"d’andartès".
La célèbre organisation bulgare, ORIM, fondée en 1893, s ’appelait Organisation
Intérieure Révolutionnaire Macédono-Andrinopolitaine, et une partie, minoritaire il est

vrai, de son activité s ’est déroulée dans le vilayet d’Andrinople 31; selon les mémoires
de l’Organisation, entre 1898 et 1903, il y eut 132 rencontres entre troupes turques
et milices de l’ORIM dont 10 dans le vilayet d’Andrinople, affrontements auxquels ont
participé 74 0 0 0 combattants dont 2 600 dans le vilayet d’Andrinople, avec 5 000
hommes tués et blessés (mais un peu plus de 200 seulement dans le vilayet); avec un
décalage également l’insurrection de i’Iliden du 20 juillet gagna la région d’Andrinople
le 18 août, et la révolte se limita au sandjak de Kirk-Kilisse. Cependant alors que les
historiens insistent sur l’activité multiforme des bandes de comitadjis bulgares en
Macédoine, les témoignages portant sur la Thrace occidentale sont extrêmement rares, il
n’est question que de la bande de Taneff dans l’arrière-pays de Dedeagatch.
Face aux Bulgares, les Grecs disposent d’organisations analogues, mais leur mise

sur pied en Thrace est relativement tardive 32 . Les autorités consulaires d’Andrinople,
de Vyzie et de Kirk Kilisse envoie en 1905 un archidiacre, A.Papadopoulos, prendre
contact avec les organisations macédoniennes déjà expérimentées; en retour, des
officiers en congé sont détachés auprès des consulats d’Andrinople et de Kirk Kilisse

31. Lamouche. 75 ans d'histoire balkanique, op dt, p. 23 à 37.


32. Istoria tou Ellinikou Ethnous (Histoire de la nation grecque) Athènes, Ekdotiki Athinon, 1 977,
tome XIV, p.358 à 360. et K..Vacaloooulos. op dt, p.250 à 270.
140
comme employés (un cas à Soufli), instituteurs (l'un d'entre eux est à Xanthi), agents
d’assurances ou voyageurs de commerce (un exemple à Dedeagatch); c’est ainsi qu’en
1905 le jeune G.Kondylis, alors maréchal des logis-chef, se présente à Agathoupolis
comme agent de la maison Kambas et organise un groupe de combattants qui vit en
montagne près de Sozopolis. En mars 1906, sous le pseudonyme de N.Zagas, il se rend à
Samakovo et Vyzie où il enseigne à l’école grecque; il collabore avec un autre maréchal
des logis, D.Tourpis, alors instituteur, un lieutenant de cavalerie P.KIitos, devenu
secrétaire d'ambassade et un médecin grec de Vyzie. Au début de 1907 cependant,
Kondylis et Tourpis sont rappelés à Athènes, car, jugeant d’après les rapports du consul
d’Andrinople, le gouvernement grec les estime plus indispensables en Macédoine. En
mars 1907 arrive à son tour à Andrinople le lieutenant S.Gonatas (sous le nom de
S.Grigorios) comme secrétaire d’ambassade. Avec le soutien du consul et des enseignants
Grecs d’Andrinopie, Gonatas parcoure ta région et parvient à faire exclure des Bulgares
de l’association des travailleurs du tabac à Xanthi; il envoie des rapports au ministère
des Affaires étrangères et vend de s billets de loterie au profit de la flotte grecque. Ses
collaborateurs étroits sont P.VIasis, secrétaire d’ambassade à Dedeagatch, E.
Canneiopoulos, vice-consul A Dedeagatch et le consul grec de Rodosto. Au début de 1908
est fondée à Athènes "l'Organisation Panhellénique" qui veut coordonner la lutte dans tout
l’hellénisme, à Dedeagatch sont rédigés les statuts de l’organisation qui prévoit de
prendre les consulats comme centres d’action. Parallèlement, à la même époque, est
fondée à Constantinople "l'Organisation Politique" avec la collaboration de Ion Dragoumis
alors secrétaire d’am bassade et du lieutenant A.Souliotis-Nicolaïdis; les deux
organisations collaborent. En juillet 1 9 0 8 Gonatas revient à Athènes et prend la tête de
la section thrace de l'Organisation Panhellénique, il envoie des armes aux groupes cfe
Vyzie suivant le trajet Votos, Skopelos et Dedeagatch, mais en août 1909 le
gouvernement grec, soucieux de conserver des bonnes relations avec les Jeunes Turcs,
interdit les exportations d'armes, rappelle les jeunes officiers et l’Organisation
Panhellénique doit m * dissoudre. Diplomates, intellectuels, politiques et militaires grecs
sont alors divisés entre deux tendances : contre qui lutter, avec qui s'entendre en
priorité, les Turcs ou les Bulgares ? certains comme I.Dragoumis estiment, en accord
avec le Patriarcat, qu’il faut collaborer avec les Jeunes Turcs contre la Bulgarie,
considérant le "danger slave” comme primordial, mais les Jeunes Turcs n’ont jamais cru

réellement à la sincérité de ces offres 33 .


On peut remarquer que, des localités de Thrace occidentale au sens actuel du terme, seule
la ville de Dedeagatch et le consulat de Grèce sont cités; l’activité principale des
organisations grecques en Thrace se situe en réalité dans l’ancienne Rouméiie orientale,3

33- D.Xanalatos. The Greeks and the Turks on the Eve of the Balkan Wars, in Balkan Studies, n° 3,
1962, p.277-296.
directement liée aux difficultés que connaissent alors les Grecs de ces régions devenues
bulgares. Peut-être l’importante majorité musulmane dans les sandjaks de Thrace
occidentale (la région de Dedeagatch exclue précisément) a-t-elle contribué à amortir
les conflits entre Grecs et Bufgares.
La rivalité se traduit également par une lutte scolaire; les Grecs ont été le peuple
des Balkans le plus anciennement et fortement attaché au maintien d’un système
d’enseignement dans leur langue, ce qui leur valut à la fois des possibilités d’ascension
sociale dans le cadre de l’Empire ottoman, le maintien et le renforcement de leur identité
nationale et un grand respect auprès des occidentaux qui les considéraient comme le seul
peuple éclairé ou civilisé de la région; ils ont pu également helléniser ainsi tout ou
partie des orthodoxes fréquentant leurs écoles. Toutes les communautés locales ou les
individuels qui s’enrichissent ont à coeur de financer une école dans leur village.
" L ’Association pour la propagation des lettres grecques " subventionne des écoles en
Thrace jusqu’en 1886, en 1887 une "commission pour le renforcement de l’église et de
l’éducation grecque", fondée par le ministère des Affaires étrangères grec, prend le
relais et envoie des ressources en Thrace par l’intermédiaire du Patriarcat, de
l’ambassade à Constantinople et de la " Fraternité enseignante et philanthropique "; en
1891 par manque de ressources, la Fraternité limite ses envois aux provinces
ecclésiastiques d’Enos, de Demotica, Lititsa, Maronée et Xanthi, c'est-à-dire, les

diocèses qui constituent précisément la Thrace occidentale 34. Par l’école on se compte,
on s’affirme et on se fait reconnaître. Pas étonnant donc que l’affirmation nationale
bulgare passe également par la création d’écoles, dont la première précisément à
Gabrovo au nord de Xanthi. Le résultat de cette compétition fut un prodigieux effort
scolaire des deux communautés et un flot de statistiques sur le sujet.
L’Empire Ottoman a été lui aussi entraîné dans ce grand courant scolaire. Une
réforme de 1846 complétée en 1869 crée en effet des écoles publiques ottomanes,

gratuites -mais non obligatoires- 35 . Au dessus de la simple école de village, laissée le


plus souvent aux soins de la mosquée, le niveau le plus important est celui du "rusdiye",
école primaire supérieure où la scolarité dure quatre ans; à raison de, officiellement,
une pour toute ville de plus de 500 maisons, il en existe 3 8 6 en 18 7 4 dans tout
l’Empire, dont 160 en Roumélie; au-dessus du rusdiye se trouve "l’Idadiye" ou école
préparatoire qui accueille les enfants issus du niveau précédent pour trois ans; il ne se
trouve que dans des agglomérations de plus de 1 000 maisons. Le sultaniye ou lycée
prévu au-delà n’a jamais été réalisé. Il existait à Gumuldjina un Idadiye (voir H.T.IX,
p.320’), dont les bâtiments abritent aujourd'hui la première école primaire musulmane

34. Istoria tou ellinikou ethnous, op oit, p.366 et 367.


35. Ubicini et Pavet de Courteille. Etat présent de l’Empire ottoman d ’après le salname de
1875/76, Paris, Dumaine, 1876, p.1 55.
du centre-ville; c’est un bâtiment digne du style et de la qualité des constructions
scolaires Jules Ferry en France, encore en parfait état, de meilleure qualité que bien des
constructions scolaires récentes. Les écoles primaires turques comptabilisées en Thrace
occidentale par les recensements postérieurs ne sont que de petites écoles coraniques, la
réforme n’est pas toujours appliquée et très peu de villages atteignent les 500 maisons
nécessaires pour un rusdiye; on ignore également le niveau d’enseignement de ces
rusdiye que les Juifs de Dernottca semblent trouvés "arriérés et crasseux", que les
officiers Jeunes Turcs de la ville apprécient si peu qu’ils préfèrent envoyer leurs
enfants à l’école juive; le réglement cependant prévoyait un enseignement du français
obligatoire à l’Idadiye, et vu le rôle de promotion sociale attribué au français dans
l’Empire Ottoman, l'idée même est révélatrice d’un changement profond dans les
mentalités.
Les statistiques grecques de 1878 et 1882 déjà plusieurs fois utilisées, sont des
statistiques scolaires adressées pour la plupart à la Fraternité et à la société des Amis
des Lettres ; dans chaque village cité, outre le nombre des familles grecques et bulgares,
elles précisent s ’il y a ou non une école, les besoins en argent ou en enseignants et les
créations souhaitables; la plupart des villages cités sont déjà pourvus d’une école
grecque, les plus nombreuses se trouvent dans la vallée de la Maritsa, mais le kaza de
Gumuldjina, moins bien équipé compte cependant, en 1882, 22 écoles et près de 3 000
élèves; à Xanthi même, en 1886, fonctionnent un lycée grec avec cinq ciassses, une école
de six classes, une école de filles et quatre écoles maternelles, l’ensemble regroupant

près de 650 élèves . Quelques années plus tard, en 1899, les cartes de Von Mach 37

qui représentent la répartition des écoles par nationalité et par kaza, ne situent aucune
école grecque ou bulgare dans les cantons montagneux, sauf un établissement bulgare
isolé à Dari Dere; dans te kaza de Xanthi seules deux écoles bulgares et trois écoles
grecques, isolées elles aussi, sont indiquées; le kaza de Gumuldjina comprend quatre
écoles grecques isolées et un peu plus de bulgares (il est placé dans la catégorie des 5 à
19 écoies par kaza). Les kazas de la vallée de l’Evros de Mustafa Pacha jusqu’à
Oedeagatch se trouvent dam cette cat égorie des 5 à 19 écoles tant chez les Grecs que chez
les Bulgares; les écoles grecques sont de loin plus nombreuses dans le kaza d’Andrinople
: catégorie des 20 et plus. On peut noter crue les écoles grecques les plus nombreuses sont
situées en Thrace orientale.
Les statistiques publiées plus tard dans le livre de Virgilj confirment sinon ces
chiffres, du moins leur répartition géographique : seules deux écoles bulgares dans le
kaza de Dan Dere, dans celui de Xanthi treize écoles grecques et deux bulgares; les kazas
de Gumuldjina, Ortakeuy et Demotica regroupent 70 écoles grecques et 21 bulgares; le*3
7

36..ValaiQCQUlafi, «P Ot , p.362 .1 368.


37. Von Mach. Beitrage zur tthnographie der Baikan Halbinsd, in Petermann's Mitteilungen, Gotha,
J.Perthes, n M S .lS O O .
kaza d’Andrinople voit une présence grecque plus importante encore : 43 écoles pour
seulement 11 bulgares; les statistiques du recensement français sont les plus précises à
ce sujet : on constate le total important de 423 écoles, ce qui signifie, et l’étude des
fiches individuelles de certains cercles le confirme, que chaque village a une école,
hormis les petits hameaux de moins de cinquante habitants; seules les villes ont
plusieurs écoles appartenant à des nations différentes; dans les villages il n’y a pas
d’exemple cité avec deux écoles chrétiennes différentes. Les Juifs et les Arméniens ont
leur école dans chacune des grandes villes, il y a même des écoles françaises et une école
italienne dans les deux métropoles les plus fréquentées par les étrangers de Dedeagatch
et Karagatch; la primauté numérique revient aux écoles turques grâce à leur présence
écrasante dans les cercles de Xanthi et Gumuldjina (122 et 117 respectivement, ce qui
confirme l’idée de une par village en général); l’importance des Grecs est très marquée
dans les kazas de Demotica et de Karagatch bien que les comptes aient été faits après 6
ans de présence bulgare. Sur un total de 206 000 habitants en 1920 selon les Français,
27 0 0 0 enfants sont "scolarisés", ce qui représente une part non négligeable (voir fiche
IX) compte tenu du fait qu'il ne s'agit que d'un enseignement primaire après de longues
années difficiles.
Toute cette activité est liée évidemment au problème des frontières dans la mesure
où elle tend en partie à forger l’identité nationale des "indécis" et à prouver aux
puissances la nationalité d’une région ... au prochain traité de paix.

Les préparatifs auxquels se livrent les Etats des Balkans dans cette période
prennent également la forme de contacts ou d'engagements diplomatiques avant
l’éclatement d’une guerre ouverte. Dans ces conversations figure immanquablement le
partage des éventuels terrains conquis, et donc les frontières. Une activité diplomatique
intense se déployé entre la Serbie et la Bulgarie, la Serbie et la Grèce, la Grèce et la
Bulgarie. L’essentiel des discussions porte bien sûr sur la Macédoine; par contre la
Serbie qui n’a pas d’intérêt direct en Thrace peut la céder sans hésitations à la
Bulgarie comme éventuelle monnaie d’échange, c’est pourquoi dans le traité d’alliance
serbo-bulgare de mai 1912 ” une annexe secrète précise les cas où pourrait se produire
une action militaire commune. Si des accroissements territoriaux étaient alors réalisés,
la Serbie abandonnerait à la Bulgarie les territoires situés à l’est des Rhodopes et de la

Strouma ”.38

En 1911 le Premier Ministre grec Venizélos et son homologue bulgare Guechoff


cherchent à rétablir des contacts entre les deux pays; le désaccord sur le fond est tel
qu’ils ne peuvent dépasser un texte de portée générale sur les réformes souhaitables3
8

38. Driault et Lhéritier. op dt, tome 5, p.70 .


144
dans l’Empire, le traité gréco-bulgare du 29 mai reste donc purement défensif et ne
comporte aucune précision territoriale; Venizélos tient alors à ce que la Crète soit
exclue du texte car il considère que le combat, y est pratiquement gagné, alors que la
Bulgarie aurait préféré la citer expressément pour pouvoir demander autre chose en
échange. La convention militaire signée le 22 septembre 1912 reconnait cependant
l'intérêt des Bulgares pour la l'hrace en précisant dans l’article 2 : "si la Serbie, en
vertu de ses accords avec ta Bulgarie, prend part à la guerre, la Bulgarie pourra
disposer de la totalité de se s forces militaires en Thrace ". La Grèce, une fois de plus, a
dûchoisir des priorités, ne pouvant soutenir tous les fronts à la fois; centrer les forces
bulgares sur la Thrace, c ’est aussi les détourner de la Macédoine. L’importance
prioritaire de la lutte en Macédoine était reconnue depuis longtemps, comme en témoigne
cette déclaration du Premier Ministre Trtcoupis en 1881 :
" Quand viendra la grande guerre qui inévitablement arrivera dans quelques
années, la Macédoine deviendra grecque ou bulgare selon le vainqueur. Si les
Bulgares la prennent, je ne doute pas qu'ils seront capables de slaviser la
population jusqu'aux frontières thessaliennes. Si nous la prenons nous, nous les

ferons tous Grecs jusq u 'à la Bourriche orientale ". 394


0
Ce choix correspond à ce que le ministre des Affaires étrangères Coromilas conseille à
Venizélos dans une lett re du f septembre 1912 ;
"La Bulgarie tiendrait, à tel point, croyons-nous, à avoir Andrinople et les
districts do Thrace ou la population bulgare est supérieure à la population grecque
ainsi qu'une partie du littoral à Test de Cavalla, qu'elle n’opposerait peut-être
pas une résistance insurmontable à céder les villes de Monastir, Florina et Vodena
(Edessa) et le district de Serrés, surtout si elle était sûre d'avoir Stroumnitsa.
Les parues de la Thrace occupées par une population grecque compacte, c'est-à-
dire, après le couda de i'iv t o s vers l'ouest seraient ainsi exclues de ces

acquisitions". ^ 0

BALKANIQUE

La première guerre balkanique éclate en octobre 1912, en quelques jours


Monténégro, Serbie, Bulgarie et Grèce sont en guerre contre l’Empire Ottoman. Les
Grecs interviennent sur terre a la fois en direction de l’Epire et de Salonique le 8
novembre; mais leur participation majeure est celle de la flotte qui empêche les
Ottomans d’acheminer des renforts en Macédoine, et débarque à Samos, Chios, Lesbos,

39. Istona tou dhntkou ethnous, op at, tom e XIV, p. 18 .


40. S.Kiossés. La position internationale de la Grèce dans le concert européen : sa politique
extérieure pour la réalisation de !a Grande idée, 1897-1913. Lille, A.N.R.T 3° cycle, 1988, p.283.
145
Imbros, Tenedos, Samothrace et Thasos; elle mouille également à Dedeagatcn le 15
novembre. La campagne de Thrace proprement dite opposa du 18 octobre au 17

novembre les forces bulgares aux Turcs 41; le IV° Corps d’Armée Turc d’Andrinople
avait réparti ses divisions, une pour garder la capitale du vilayet, une à Dedeagatch, une
à Gumuldjina, deux entre Demotica et Lule Burgas, son intention principale étant de se
concentrer le long de la voie ferrée pour garder l’accès à Andrinople et à Constantinople.
Face à elles, une des divisions bulgares, celle du général Kovatchev, alliée à des groupes
de volontaires, traverse les Rhodopes, descend vers Xanthi (atteinte le 8 novembre
1912) et le bas Nestos, le général Genev se dirige par le centre sur Gumuldjina, tandis
que le colonel Taneff (Pex-comitadji) prend Soufli le 3 novembre et contrôle la voie de
chemin de fer; les forces turques reculent et le 29 octobre une autre armée bulgare
atteint Lule Burgas, à 40 km de Constantinople; à la fin du mois, la ville d’Andrinople
est encerclée par les Bulgares. Le gouvernement grec visant principalement Salonique,
l’Epire et les îles, tente de consolider l’union avec les Bulgares en leur proposant alors
de fixer la frontière gréco-bulgare au Nestos, la Bulgarie obtenant ainsi la plus grande
partie de la Thrace. Driault résume ainsi la politique grecque de cette époque :
" Le gouvernement grec par la plume de Coromilas guidée par Venizélos dressait le
plan du partage intégral de la Turquie d ’Europe... elle aurait Cavalla qui est de
population grecque; la Bulgarie descendrait à la mer Egée entre la Mesta et la

Maritsa" . 42
Contrairement à Venizélos le prince Constantin insiste en revanche après l’occupation de
Salonique sur la nécessité d’étendre les opérations militaires grecques en Thrace et
propose de se joindre aux Bulgares; c’est que, au-delà de la priorité donnée à la
Macédoine, il pense à Constantinople et veut empêcher l’armée bulgare d’y entrer seule.
Le 3 novembre les Ottomans demandent aux ambassadeurs à Constantinople
d’intervenir pour arrêter les hostilités, à la mi-novembre les Bulgares sont déjà devant
les lignes de défense de Tchataldja. Le 26 novembre a lieu la première rencontre entre
les délégués turcs et bulgares, et le 3 décembre est signé un protocole d’armistice sans
la Grèce qui veut poursuivre la lutte en Epire pour obtenir lannina.

Le 13 décembre 1912 se réunit à Londres la conférence de paix qui regroupe les


Alliés balkaniques, l’Empire ottoman et les puissances désireuses de reprendre le
contrôle des opérations. La Grèce, bien que toujours en guerre, est représentée par
Venizélos, Skouloudis, Gennadius (ministre de Grèce à Londres) et Streit (ministre de
Grèce à Vienne). Les négociations portent en premier lieu sur les frontières de l’Empire
Ottoman tandis qu’à rarrière-plan se discute parallèlement la question du partage des

41. Colonel Desbrière. Aperçu sur la campagne de Thrace. Paris, Imhaus et Chapelot, 1 91 3.
42. Driault et Lhéritier. op c it, tome 5, p.78.
146
territoires gagnés. Les négociations avec !a Turquie achoppent essentiellement sur le
problème d’ Andrinople. Le 1 7 janvier 1913 les puissances adressent une note commune
aux Ottomans les engageant a abandonner Andrinople et les îles; les Turcs répondent le
30janvier qu’ils sont prêts a abandonner Karagatch, mais pas Andrinople. Les Bulgares
reprennent la lutte armée au même moment et remportent une nouvelle victoire. Le 6
mars les Grecs prennent lannina, trois jours plus tard la Porte admet une éventuelle
ligne frontière allant d 'E n o s à la mer Noire, mais sans lâcher Andrinople; le 26 mars
cependant, Andrinople est prise d’assaut par les Bulgares après 161 jours de siège. La
Turquie ne peut plus que céder rapidement. L’article 2 du traité signé à Londres le 30
mai 1913 précise :
"Sa Majesté l'Em pereur des Ottomans cède à leurs Majestés les Souverains
Alliés tous les territoires de son Empire sur le continent européen à l’ouest
d'une ligne tirée d 'E n o s sur la mer Egée à Midia sur la mer Noire, à l’exception de
l'Albanie. Le tracé exact de la frontière d'Enos à Midia sera déterminé par une

Commission Internationale". 'l >

Le second volet des négociations, le partage des ex-territoires ottomans est très
difficile pour les Grecs toujours déchirés entre plusieurs fronts, l’Epire, les îles, la
Macédoine et la Thrace. Venizélos veut en priorité garder Salonique et éviter que l’île de
Thasos ne revienne au tsar de Bulgarie "comme une bague à son doigt", quitte même à la
céder à la Grande-Bretagne. Il est même prêt à céder Kavaila et Drama et à accepter une
frontière gréco-bulgare à 14 km a l’est de Salonique. Devant l’émotion provoquée en
Grèce par la rumeur de ces concessions, il explique en février 1913 lors de son retour à
Athènes qu’il n'a aucune prétention au-delà de la Strouma pour des raisons
"géographiques".
"Je n'accepterais p as une pareille frontière, pleine de danger pour nous; car si
nous devrons nous étendre sans solution de continuité le long de la mer pour
arriver à englober toutes les populations grecques de la Thrace, la Grèce, ainsi
allongée sans posséder une colonne vertébrale le long de la mer, serait plus faible

que sr ses frontières s ’arrondissaient dans un autre sens ". 4


44
3

Il s’agit surtout d'une explication à usage de politique intérieure, destinée à faire


comprendre en termes acceptables la nécessité du marchandage Macédoine centrale
contre Thrace... aucune puissance à l'époque, et surtout pas la Bulgarie, n’avait
d’ailleurs proposé à la Grèce de " s'étendre le long de la mer pour arriver à englober
toutes les populations grecques de la Thrace "...
La Grèce se tourne vers la Serbie pour limiter les demandes bulgares; le 5 mai

43. Texte entier dam G dc. Mart0.05. -P cit. 3’ ->ène, tome VIII, 1914.
44. Dnault et Lhfefitier. op at, tome 4 , p.93.
147
1913, les deux Etats signent un protocole d’entente qui fixe la frontière entre eux;
Salonique reste à la Grèce et la frontière est assez éloignée à l’est pour que la ville soit à
l’abri d’une éventuelle attaque bulgare. Ce protocole est suivi d’un traité d’alliance signé
à Salonique le 1 juin 1913 et d’une convention militaire : le frontière gréco-bulgare
partirait à l’est du lac Doïran et atteindrait l’Egée à l’est du golfe d’Eleuthères, douze
kilomètres à l’ouest de Kavalla. L’article 7 de la convention militaire montre que
Venizélos, malgré son discours de février, n’avait pas renoncé à toute ambition en
Thrace, mais avec la Serbie, le partage était plus simple qu’avec la Bulgarie :
"la Grèce concède que la Serbie occupe une zone de territoires d’une largeur de dix
kilomètres, située sur la rive gauche du Nestos, au nord de Xanthi, et à l’est du
Bourou Gol. La Serbie d’autre part s ’engage à laisser libre passage à la Grèce à
travers cette zone; elle reconnaît l’influence de la Grèce sur le territoire

situé à l’est de cette zone et déclare n’y avoir aucune prétention 45

C. LA SECONDE GUERRE BALKANIQUE

Le 11 juin 1913 les négociations de Londres sont rompues; alors qu'aucun accord
réel n’a pu être obtenu et que Grecs et Serbes se préparent à une guerre éventuelle
contre la Bulgarie, les Bulgares, le 30 juin, reprennent le combat les premiers contre
la Grèce en Macédoine; en quelques jours Serbie, Roumanie et Turquie attaquent la
Bulgarie. Les Grecs débarquent au début de juillet à Dedeagatch, le 12 juillet ils
atteignent Gumuldjina et Xanthi le lendemain, et à la fin du mois, ils ont pris Kavalla,
Serrés, Drama et, victorieux à Kilkis, remontent le Strymon; les Turcs qui le 15
juillet, ont repoussé les Bulgares de Tchataldja jusqu’à la ligne Enos-Midia, hésitent :
leur ambassadeur à Berlin leur conseille de ne pas dépasser cette ligne pour ne pas
froisser les puissances, mais Talat et Enver veulent atteindre Andrinople avant les
Grecs... Le Ministère ottoman de la guerre fait savoir aux puissances le 19 juillet 1913
que la frontière doit passer au nord de la Maritsa pour que la protection de
Constantinople soit réellement assurée, l’Evros est seion lui la seule frontière
stratégiquement sûre. Djemal Pacha ajoute que Dedeagatch, Soufli et Demotica doivent
rester ottomanes pour assurer la sécurité d’Andrinople, et que les sandjaks de
Gumuldjina et de Xanthi devraient rester ottomans au nom des 8 5 % musulmans de leur
population; l’argument est alors utilisé pour la première fois par les autorités turques.
L’armée ottomane reprend Andrinople le 23 juillet 1913, passe le fleuve, atteint
Demotica réoccupée le 18 août, et fixe le gros de ses troupes au sud-ouest d’Andrinopie
dans le secteur délimité par l’Evros et le Kizil Dere, la gare de Karagatch comprise. Elle4
5

45. Driault et Lhéritier. op dt, tome 5, p.1 20 .


148
lance quelques attaques au-delà de la vallée de l'Evros pour protéger les musulmans
contre les exactions bulgares, atteint ainsi Dedeagatch, Gumuldjina, Xanthi avec l’accord
tacite des Grecs de l’endroit, puis Kirdjaii le 1 septembre.

Dès la mi-juillet les puissances, inquiètes, font des propositions pour obtenir un
accord; le 15 juillet elles incitent la Bulgarie à renoncer à toute prétention à 6 km à
l’est de Makri (donc sur l'Evros); le 30 juillet, les Grecs, arrêtés dans la haute vallée
duStrymon, acceptent un armistice. Une nouvelle Conférence de paix peut alors se tenir,
c’est Bucarest qui est choisie, dans l’Etat le moins impliqué dans la lutte. Le sort des
armes a changé les conditions depuis mai; la Grèce ayant occupé la Macédoine orientale et
une partie importante de la Thrace occidentale, il n’est plus question pour elle de se
contenter de Salonique au prix de sacrifices, ses ambitions vont au moins jusqu’à
Kavalla et peut-être jusqu'au Nestos.
Il y eut, semble-t-il, des divergences à ce sujet entre les diplomates et les militaires.
Le roi Constantin et l'amiral Coundouriotis ont demandé à Athènes l’envoi de
fonctionnaires pour officialiser de facto l’occupation de la Thrace; mais un télégraphe de
Coromilas répond au roi :
"Dans les circonstances actuelles II serait impossible de demander plus, d’aller
par exemple jusqu'à Dedeagatch. Non seulement les Grandes Puissances se
rangeraient résolument du côté de la Russie qui n’admet pas que la Bulgarie soit

exclue de la rm r Egée, m ais la Serbie elle-même ne nous soutiendrait pas" 4 ®

Ventzélos confirme ces vues a Coromilas le 30 juillet en lui écrivant ;


” étant donné l'état d m choses très critique il ne faut pas imaginer qu’il est

possible de dépasser la ligne du N estos" ,4 (7

Les négociations s'ouvrent sur des demandes que l’on sait inacceptables de part et
d’autre : la Bulgarie veut Salonique et; la Grèce Dedeagatch, l’une au nom du débouché
nécessaire de tout Etat sur la mer, l’autre au nom du principe des nationalités; la lutte
porte en réalité sur Kavalla. l e ministre russe Sazonoff avait déclaré à ce sujet :
T a Grèce a des ports a ne savoir qu'en faire. Elle va prendre Salonique. Or à l’est
de Salonique, il n 'y a que Cavalla qui puisse faire un bon port Dedeagatch ne vaut
rien. Quant à Enos, sa position sur l'extrême frontière le rend difficilement

utilisable. Il est équitable que la Bulgarie ait un port sur la mer E g é e ". 48

L'Autriche, la Russie et l'Italie sont d’accord sur cette position, l’Allemagne et la4
8
7
6

46. _&aS5.ès, Qpcrf , p.346-147.


47. Kiossès, op at, p.3S».
48. Driault et Lhentier, ao at, tome S p.1 34.
149
France (Deicassé écrit à Pichon ie 1 août qu’il est impossible de faire moins que
l’Allemagne) sont favorables aux positions grecques; l’Autriche et l’Italie, sur pression
allemande, se déclarent finalement neutres sur ce sujet, la Roumanie prend le parti de la
Grèce... Kavalla devient donc grecque et la frontière est fixée par le traité du 10 août
1913 au Nestos. Le traité décrit très précisément la frontière en ces termes,
s'appuyant comme les précédents sur la carte autrichienne au 1/200 000° :
" La ligne frontière commence sur la crête de Belasica Planina à partir de la
frontière bulgaro-serbe; suit cette crête, descend ensuite la crête qui se trouve
au nord de Yurukleri et va jusqu'au confluent de la Strouma et de la Bistrica, puis
se dirige vers l’est à Cengané Kalesi ( 1500); de là elle atteint la crête d'Ali Butus
(cote 1650) et suit la ligne de partage des eaux ( cote 1820, 1800, 7 13 et
Stragac). De là en suivant toujours la ligne de partage des eaux entre les cotes
715, 660 et atteindre les cotes 1150 et 1152, d'où en suivant la crête à l'est du
village Rakisten, elle traverse la Mesta, se dirige vers le sommet de Rusa et
Zeleza, traverse la Despat Suyu et atteint Suka. A partir de ce point elle reprend la
ligne de partage des eaux en passant par Sibkova, Cadirkaya (1750), Avlika Dagh
(1517), descend vers le sud à la cote 985, pour tourner vers l'e st au sud du
village de Karovo, de là se dirige vers l’est, passe au nord du village Kajbova,
remonte vers le nord et passe par les cotes 1450, 1538, 1350 et 1845. De là
elle descend vers le sud en passant par Cigla (1750 ) Kuslar (2177). A partir
de Kuslar la ligne frontière suit la ligne de partage des eaux de la Mesta et du lassi
Evren Dere par Rujan et atteint Achlat Dagi ( 1300) suit la crête qui se dirige
vers la station de chemin de fer à Okcilar (41) et à partir de ce point suit le cours

de la Mesta pour aboutir à la mer Egée".


La description s ’appuyé autant qu’eile le peut sur des éléments physiques, sommets,
ligne de partage des eaux, cours d'eaux.
Comme en 1878 une commission mixte est prévue pour tracer la frontière sur le
terrain.
"Une commission mixte, composée de représentants des deux Hautes Parties
contactantes, en nombre égal des deux côtés, sera chargée, dans les quinze jours
qui suivront la signature du présent traité, d’exécuter sur le terrain le tracé de la
frontière... Cette commission procédera au partage des biens-fonds et capitaux qui
ont pu jusqu'ici appartenir en commun à des districts, des communautés
d'habitants ou des communes séparés par la nouvelle frontière. En cas de désaccord
sur le tracé et les mesures d'exécution, les deux Hautes Parties contractantes
s'engagent à s'adresser à un gouvernement tiers ami pour le prier de désigner
un arbitre".4
9

49. G de Martens. op dt, 3° série, tome VIII, 1914. On y trouve ce texte et le suivant.
150
Le tracé est effectué sans qu’il y ait besoin de recourir à un arbitre et la ligne tracée du
Kuslar Dagh à la mer Egée par Okchilar-Toxotes et la vallée du Nestos, forme la limite
occidentale de l’actuelle Thrace grecque; c'est pour les Ottomans une nouvelle restriction
de l'espace thrace qui pour eux s’étendait jusqu’au Strymon.

Il reste à fixer une seconde frontière, entre Bulgares et Ottomans; la France et la


Russie conseillent aux Bulgares de s ’entendre avec la Porte, la Bulgarie envoie donc une
délégation à Constantinople, les négociations sont rapides, du 7 au 18 septembre, et le
traité est signé à Constantinople le 29 septembre 1913. Les puissances avaient le 7 août
invité le gouvernement ottoman à respecter la ligne Enos-Midia, mais nul ne se faisait
d’illusion sur la possibilité de faire abandonner aux Ottomans la ville d’Andrinople si
chèrement reconquise. Une "délégation d’Andrinople" composée de Juifs, d’Arméniens, de
Grecs et de Turcs (Hayim Bahares, Abraham Papazyan, Agop Serbetciyan, Karabet,
Orfanides, Kalbiyos, Mahmud Nedim Bey, Faik Rechid Saffet et Hamdullah Suphi) est
composée par le vilayet sur les instructions de Talaat, et envoyée vers les puissances
européennes pour expliquer que les habitants ne veulent à aucun prix devenir Bulgares.
A Vienne la délégation se divise : un groupe part pour Rome, Paris et Londres, l’autre

pour Berlin et Saint Petersbourg 50 .


Le Grand Vizir répond donc que la ligne de défense de l’Evros est indispensable à la
sécurité de la capitale et les grandes puissances acceptent. Implicitement les Turcs
avaient renoncé à la Thrace occidentale en reconnaissant à la mi-juillet que l’Evros
suffisait à leur défense, ils ne pouvaient donc demander davantage; cependant, au nom de
la défense d’Andrinople cette fois-ci, la nouvelle ligne fixée par le traité, part d’Enos,
traverse l’Evros au sud de Mandra et laisse à l’Empire Ottoman le sandjak de Demotica .
Au sud de Mustafa Pacha la ligne est décrite en ces termes :
" La frontière suit la partie Ouest du coude de la Marica jusqu'au moulin et, de là,
arrive en ligne droite, atteignant Cermen Dere au nord du pont du chemin de fer
(Cermen Dere est la rivière qui se jette dans la Marica à trois kilomètres à l'est
du village Cermen) et puis, contournant Cermen au nord, va à Tazi Tepesi. La
frontière laisse Cermen à la Turquie et, suivant le cours du Cermen Dere, coupe la
ligne de chemin de fer au nord-ouest de Cermen; elle suit toujours la même
rivière et monte à Tazi Tepesi (c 613)...
La frontière laisse en territoire ottoman le point le plus élevé de Tazi Tepesi et, à
partir de ce point, suit la ligne de partage des eaux entre l'Arda et la Marica en
passant par les villages Jajladzik et Gjuldzuk qui restent en territoire ottoman;
A partir de Goldzik, la frontière passe par la cote 4 49 et ensuite descend à la cote
3 6 7 et, à partir de cette cote, se dirige vers l'Arda dans la direction sud, à peu

50. Biviklioqlu. op c it , p.72.


près en ligne droite. Cette ligne droite passe à un kilomètre à l'ouest de Bektasli,
qui reste en territoire ottoman.
La ligne frontière, après être arrivée de la cote 3 6 7 à l'Arda, suit vers l'e st la
rive droite de l'Arda et arrive au moulin qui se trouve à un kilomètre au sud du
village de Cingirli; à partir de ce moulin, elle suit la ligne de partage des eaux se
trouvant à l'est de Gajdohor et, laissant le village Drebisna à la Bulgarie, en
passant à peu près à un kilomètre à l'est de ce village, descend à Ateren Dere à un
kilomètre au sud du susdit village; de là elle va dans la direction du sud-ouest par
le plus court chemin, à la source du ruisseau qui coule entre les villages Akalan et
Kajliklikôj et suit le thalweg de ce cours d'eau pour descendre à la rivière Kizil
Deli. A partir du susdit ruisseau , la frontière, laissant Gôkce Bunar en Bulgarie,
emprunte le cours de Kizil Deli Dere et, de là, en suivant le thalweg du ruisseau
qui se sépare vers le sud en un point se trouvant à quatre kilomètres au sud de
Mandrica et à trois kilomètres à l’est de Soganliki Bala, va à la source du même
ruisseau; elle descend ensuite par le plus court chemin à la source du Mandra
Dere, à partir de sa source, pour joindre la Marica à l'ouest de Mandra. Dans
cette partie, le village Krantu reste en territoire bulgare et les villages
B as Klisa, Ahirjanbunar et Mandra reviennent à la Turquie.
A partir de ce point, la frontière suit le thalweg de la Marica jusqu'au point où le
fleuve se sépare en deux branches, à trois kilomètres et demi au sud du village de
Kaldirkoz; de là elle suit le thalweg de la branche droite qui passe non loin de
Ferecik, pour aboutir à la mer Egée. Dans cette partie les marais d ’A k Sou, ainsi
que les lacs de Queneli Gheul et de Kasikli Gheul, restent à la Turquie et les lacs de

Tuzla Gheul et de Drana Gheul reviennent à la Bulgarie". 51


Aucune description n'a été jusque là aussi précise, mais les experts n'en sont plus à leur
coup d'essai et ia vallée de la Maritsa est alors bien connue.

Le tracé de la frontière qui prend une fois de plus comme référence la carte
autrichienne au 1/200 000°, est indiqué sur un croquis annexe et la partie inférieure
du cours de la Maritsa est décrite en prenant pour base une carte détaillée au 1/50
000°; un protocole annexe prévoit la pose de pyramides signalant la frontière,
l'établissement d'une carte au 1/25 000° et une commission spéciale pour le partage
des îles du fleuve. Le nouveau tracé pose le problème du chemin de fer -jusque là dans
un monde sans frontières- qui, entre la Bulgarie et le port de Dedeagatch, effectue un
parcours de près de 80 km en territoire ottoman. La Bulgarie s’est fait garantir
l’utilisation gratuite de la voie pendant dix ans et pense tout de suite à la construction
d’une nouvelle ligne. L’enclave de Demotica occupe toute la zone de plaine de l’Evros et

51. Texte complet dans G de Martens. op cit, 3° série, tome VIII.


152
les collines voisines, il est donc impossible de construire facilement une ligne Mustafa
Pacha-Soufli sans un acrobatique et impossible parcours montagneux; les Bulgares
pensent alors à une nouvelle ligne qui joindrait Philippopolis, Xanthi et Porto Lagos,
ligne qui supposait à la fois de gros travaux dans le Rhodope et l’installation complète
d’un nouveau port dans la rade de Porto Lagos. Le chemin de fer préoccupe les Bulgares
qui, en 1914, en font un enjeu dans les négociations avec l’Allemagne; le 12 juillet
1914 un contrat signé avec le Berliner Disconto Gesellschaft prévoit un prêt de 500
millions de francs pour la construction de la ligne et l’aménagement du port, mais la
déclaration de guerre mit fin définitivement au projet.

Dans les négociations de 1913 les voeux des populations concernées n’ont pas été
pris en compte; d’autres que la délégation d’Andrinople s’étaient pourtant exprimées. Le
7 août 191 3 l’archiprêtre de Gumuidjina Papakyriakos et le mufti Mehmet Arif
envoient un télégramme aux souverains anglais et italien, aux Empereurs de Russie,
d’Allemagne et d'Autriche et au Président Français pour protester contre leur
incorporation à la Bulgarie mais... Un rapport du métropolite d’Enos au Patriarcat le 22
août 1913 décrit la consternation des populations grecques lors du départ de leur armée:
" on apprit que Dedeagatch était destinée à retomber sous le joug bulgare. La
consternation s ’empara de tous, on ne parla plus que d’émigration en masse,
d’incendie de la ville et d’autres résolutions désespérées. La douleur des habitants,
Grecs et Musulmans, fut au comble quand il fut connu que le 8 août l'armée et la
flotte grecque devait s ’éloigner. Il se produisit alors un mouvement extraordinaire
qu’aucune puissance n ’aurait pu enrayer. Toute la population de la ville, comme un
seul homme, n ’eut qu’un cri : la grande voix de la protestation nationale, la
détermination d ’abandonner le foyer que prenaient en même temps les villes
florissantes de Xanthi, Gumuidjina, Maronia, de Makri, Porto Lagos et leurs

environs " . 5 2

La Turquie renonce à la Thrace occidentale, mais ne se prive pas d'y faire


intervenir des tchetté (çete), des irréguliers qui s ’organisent plus ou moins
spontanément pour protéger les populations musulmanes contre les Bulgares. Une bande
de 116 irréguliers, avec l’accord de Hursit Pacha, sur les instructions d’Enver est
envoyée fin août 1 9 1 3 dans la région d’Ortakeuy. Son chef Esref Kusçubasi porte le
titre de Commandant Unique des Tchetté; son groupe comprend quinze officiers et une
centaine de jeunes recrues triées; ils sont rejoints par d’ex-militaires en retraite, des
vétérans de la guerre de Libye, de jeunes étudiants de Galata Saray. D’autres bandes se
forment dans la seconde quinzaine du mois d’août à Kirk Kilisse et dans le Rhodope, à
Kosukavak, Kirdjali et Mastanli; leurs chefs rencontrent Enver le 22 août pour lui5
2
52. Sans auteur, Les cruautés bulgares en Macédoine orientale et Thrace, 1912-1913, Athènes
Sakellarios, 1914, p.301.
demander des renforts, d’autres officiers obtiennent la permission de se joindre à eux.
Des combats ont lieu entre ces détachements et des forces bulgares dans le Rhodope, près
d’Ortakeuy et également entre Soufii et Ferès les 22 et 23 septembre. Auparavant les 31
août et 1 septembre les révoltés ont occupé Gumuldjina et Xanthi sans opposition de la
part des Grecs des deux viiles.
Cet effort exceptionnel, premier signe après les prémices de 1878 et 1886, d’un
éveil national des populations musulmanes de Thrace, est né, comme précédemment, par
réaction contre la présence étrangère. Pendant ce même mois d’août 1913 s’organise en
Thrace occidentale un "Gouvernement Provisoire" dirigé à Gumuldjina par Salih Hodja

rejoint par les anciens administrateurs turcs de Dedeagatch 53. Ils organisent un
embryon d’Etat avec une gendarmerie qui tient les passes importantes de la montagne
(un centre important est celui de Hemitli-Organi au nord de Gumuldjina), une armée,
des fonctionnaires municipaux et des tribunaux hérités du système ottoman; leur seul
but affirmé est le maintien d’une région à majorité musulmane dans le sein de l’Empire.
A l’annonce du traité bulgaro-turc, les insurgés ripostent en proclamant l’indépendance
du Gouvernement Provisoire de Thrace occidentale acceptée de fait par les Grecs (le
texte du 25 septembre est signé d’Esref, Hadji Sami et Suleyman Pacha de Gumuldjina).
Pour faire passer cette indépendance dans les faits, il leur faut Dedeagatch qu’ils
espèrent obtenir avec l’aide des Grecs avant l’installation des Bulgares dans la ville; des
contacts ont été pris dans ce sens par l’intermédiaire de Ali Bey molla, un turcocrétois
de Drama et du métropolite de Gumuldjina; Anastas Efendi, un Grec de la mairie de
Dedeagatch se rend même à Salonique pour plaider la cause turque auprès des Grecs,
Kourtidis représente ce pouvoir nouveau à Soufii. Le gouvernement s’organise : un
drapeau, une "Agence Officielle de Thrace occidentale" confiée au juif Samuel Karaso
pour diffuser des nouvelles, un journal " L ’Indépendant " rédigé en français et en turc.
Suleyman Pacha depuis Gumuldjina s ’occupe de la défense, il réunit l’essentiel de ses
troupes dans le Rhodope et ne laisse dans la plaine que des forces limitées de maintien de
l’ordre. En septembre 1913 il obtient de Constantinople 3 0 0 0 fusils et 5 0 0 caisses de
munitions, puis 2 0 0 0 nouveaux fusils parviennent à Demotica : en octobre il dispose
donc de 8 à 10 000 fusils. Au milieu du mois d’octobre le Gouvernement de Thrace
occidentale rédige un projet de budget avec salaires pour les fonctionnaires, estimations
des rentrées fiscales annuelles... pour les kazas de Gumuldjina et de Kirdjali. Il annonce
également une armée pouvant atteindre cent mille hommes ! alors qu’en réalité,
d’après les documents disponibles, il aurait disposé de 29 170 personnes. Selon le
traité turco-bulgare, les Turcs devaient avoir évacué la Thrace occidentale au plus tard
le 25 octobre 1915; pour éviter de nouveaux conflits avec les Grandes Puissances (qui
ne souhaitent pas la création d’un Etat nouveau dans la région) Muhafiz Albay Djemal,

53. Biviklioalu. op c it , p.77 sqq .


et Lamouche. 75 ans d'histoire balkanique op dt, p.1 66.
154
l’un des négociateurs du traité, se rend en octobre à Dedeagatch, Gumuldjina et Xanthi,
parvient à persuader les insurgés de laisser les Bulgares occuper la province sans
combat; les officiers turcs repassent l’Evros, les paysans turcs cachent les armes, les
forces bulgares s’installent entre le 15 et le 30 octobre. Le Gouvernement de Thrace
occidentale a donc vécu de la mi-août à la fin du mois d’octobre 1913; la région devient
une nouvelle province bulgare, la Thrace du sud ou égéenne.

Les guerres balkaniques sont donc la deuxième étape dans l'histoire moderne de la
province qui sort alors du cadre ottoman; l'intégration à la Bulgarie respecte les voies
d'échange nord-sud établies depuis longtemps à travers le Rhodope et la nouvelle voie de
chemin de fer le long de la Maritsa; laisser le kaza de Demotica aux Ottomans respectait
également les liens économiques entre cette région et Andrinople. Face aux appétits
bulgares qu'elle veut contenir en Macédoine, la Grèce n'a pu compter dans ses priorités
cette Thrace majoritairement musulmane où vivaient peu de Grecs; la Thrace des rêves
grecs, c'est la Thrace constantinopolitaine, celle de la Ville, où les Grecs dominent.
Chapitre III : 1914-1915. LE TEMPS
DES MARCHANDAGES

Les débuts de la guerre mondiale remettent immédiatement en cause des frontières


toute neuves et mai acceptées. Tant que ia Grèce et la Bulgarie ne sont pas entrées dans le
conflit, les pays de l’Entente et ceux de l’Alliance s’efforcent de les attirer par des
promesses territoriales. Les offres faites aux Grecs peuvent porter sur plusieurs
secteurs géographiques, on sait en revanche dans les chancelleries que les regards de la
Bulgarie sont tournés vers la Macédoine, son "Alsace-Lorraine" et la Thrace orientale

54 .

A. AVEC LES GRECS...

L’Entente et la Triple Alliance mènent plusieurs négociations à la fois dès août


1914, tâtent ie terrain pour savoir à quel prix on peut obtenir la collaboration de l’un
ou de l’autre; le 4 novembre la Turquie attaque l’Entente, et dès ce moment,
l’éventualité d’un partage de l’Empire Ottoman, déjà envisagée en 1913, est présente
dans l’esprit de tous. Mais si l’on peut faire miroiter à la Grèce d’éventuels territoires
pris aux Turcs, ou Chypre, les visées bulgares portent sur des territoires grecs, d’où
un jeu difficile.
Le roi de Grèce et son aide de camp Métaxas considèrent ie danger bulgare comme
primordial et ne veulent pas s’engager sans de fermes garanties contre leurs voisins; le
roi Constantin le fait savoir à l’Allemagne dès le 7 août 1914, Venizélos le déclare en
novembre à la Grande-Bretagne après avoir lui-même offert l’aide de la Grèce au milieu5
4

54. Pour les tractations diplomatiques de la période, aux ouvrages déjà cités on peut ajouter:
- H.N. Howard. The partition of Turkey 1913-1923, Norman. University of Oklahoma Press,1931.
- Driault et Lhéritier. Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jo u rs, tom e V, Paris, PUF ,
1926.
- A.F. Franaoulis. La Grèce et la crise mondiale, Paris, F.AIcan, 1 926.
- N. Petsalis-Diomidis. Greece at the Paris Peace Conférence 1919, Salonique, institute for Balkan
Studies, 1 978.
du mois d’août; or les puissances ne veulent pas s’engager.
Au contraire elles sont de plus en plus désireuses, en 1915, d’obtenir de la Grèce des
sacrifices en échange de la seule neutralité bulgare, en clair, la cession de Kavalla. Selon
Guillemin, délégué de la France à la Commission du Danube, bien des personnes aux
Affaires étrangères conseillaient ce "sacrifice" :
"Il y avait beaucoup de personnes qui pensaient maintenant en France que
l’attribution de Cavalla à la Grèce avait été une sottise puisqu’elle avait rendu
instable l’équilibre dans les Balkans, alors que l'Europe avait intérêt à le
consolider. Le roi de Roumanie lui-même, avait exprimé à M. Guillemin, dans le
temps, son regret d ’avoir prêté son appui à la Grèce pour Cavalla qui ne lui était
pas indispensable et dont l’acquisition par la Grèce avait laissé dans les Balkans

des germ es de rivalité indestructibles 55

Dès lors il s ’agit de faire comprendre à la Grèce qu’en cédant Kavalla, Serrés et
Drama, elle pourrait obtenir des garanties sur le reste de ses frontières; c’est ce que
Delcassé lui fait savoir officieusement le 13 mai 1915 par l’intermédiaire de son
représentant à Paris, Romanos; le 3 août le ministre anglais à Athènes fait la même
demande et évoque de surcroît des compensations en Asie mineure, qui pourraient être
d’autant plus importantes que serait étendu l’hinterland cédé avec Kavalla. Cette idée
peut être reçue favorablement par une partie de l’opinion grecque. Venizélos qui en avait
déjà envisagé le principe en décembre 1914, dans un mémoire au Roi le 24 janvier
1914 mentionne le " sacrifice de Cavalla pour sauver l’hellénisme en Turquie et assurer

la fondation d’une Grèce vraiment grande" 56 Un second mémoire deux jours plus tard

reprend cette idée en évaluant les pertes et gains possibles en km2 et en populations.
Mais les propositions de l’Entente, quand elles filtrent dans l’opinion publique grecque,
provoquent de vives réactions et des manifestations. Gounaris (qui a succédé à Venizélos
en mars 1915 ) répond dignement le 12 août aux puissances que la Grèce, estimant avoir
des droits historiques et moraux sur les territoires d’Asie Mineure, ne saurait
comprendre " qu’elle eût à en payer le prix comme s ’il s ’agissait de l’acquisition d’une

terre étrangère " 57 . Grey revient sur le même sujet à la fin du mois d’août 1915 après
le retour au pouvoir de Venizélos, mais le 21 septembre 1915 les Bulgares décrètent la
mobilisation générale; il n’est plus possible d’obtenir leur neutralité moyennant des

sacrifices grecs, Delcassé peut donc écrire le 2 octobre 1915 58 . » Nous sommes prêts à5
6
7
8

55. Franaoulis. op d t , p.229.


56. Driault et Lhéritier. op d t , tom e 5, p.1 77-1 78.
57. Franqoulis. op d t , p.253.
58. Frangoulis. op dt , p.273.
défendre avec la Grèce les clauses du traité de Bucarest".
En octobre 1315 il est question cette fois-ci de gains, et non plus de sacrifices, en
échange d’une collaboration contre les Bulgares. Chypre ? la Thrace occidentale ?
Sazonoff écrit le 17 octobre 1915 aux représentants de la Russie à Paris, Londres et
Rome :
"On m ’informe de source sûre qu’il est question d’offrir à la Grèce la Thrace
bulgare jusqu’à Dedeagatch, au cas où elle s ’apprêterait à aider la Serbie... je suis

disposé cette fois-ci à soutenir chaleureusement la proposition" .59-

Mais il s ’agit de propositions qui, non seulement présupposent une victoire fort
incertaine en 1915, mais qui sont de surcroît contraires à la politique royale grecque.
Le roi, qui veut rester en dehors du conflit, reste sourd à ces offres. Profitant de
l’opposition entre lui et Venizélos, les forces de l’Entente s ’installent à Salonique en
octobre 1915, puis à Casteilorizo et à Corfou en décembre, et, en mars 1916, dans les
îles proches des détroits. Le 22 mai 1916 le ministre allemand à Athènes communique
au premier ministre Gounaris le désir de son gouvernement d’occuper
"temporairement” les gorges de Rupel au nord de Serrés et une avancée de 14 km de part
et d’autre du Strymon à la frontière bulgaro-grecque, pour faire face à la nouvelle
situation créée par la présence des Français à Salonique. Le roi cède, le 27 mai le fort de
Rupel est rendu, la Grande-Bretagne riposte le 29 par un embargo sur les navires grecs
et l’occupation de Thasos le 9 juin; les forces allemandes annoncées sont en fait
bulgares, et le 17 août les Bulgares, en accord avec l’Allemagne, sortent de la zone
primitivement définie et, le 7 septembre atteignent Kavalla où les forces grecques, ne
pouvant quitter le pays à cause du blocus du port par la marine britannique, sont faites
prisonnières et emmenées en Bulgarie.

B. AVEC LES BULGARES...

Les pays de l’Entente mènent parallèlement depuis septembre 1914 des


négociations avec la Bulgarie à qui ils offrent généreusement le retour à la ligne Enos-
Midia, d’éventuels gains sur la Macédoine serbe et, en janvier 1915, le port de Kavalla
et son hinterland. On en arrive le 5 juin 1915 à lui offrir, en échange de sa neutralité,
la Thrace jusqu’à la ligne Enos-Midia, la Dobroudja et une grande part de la Macédoine
serbe et grecque. Mais la Bulgarie n’a qu’une confiance limitée en ces promesses faites
aux dépens de deux Etats théoriquement soutenus par l’Entente, et d’un troisième,
l’Empire Ottoman contre lequel il faudrait préalablement gagner la guerre. L’Allemagne
lui promet d'ailleurs les mêmes gains territoriaux, au même moment.

59. Franaoulis. op cit, p.290.


La Bulgarie préfère donc aux promesses, les concessions immédiates qu’elle peut
obtenir des Turcs aux prises avec le corps expéditionnaire allié dans les Dardanelles; en

mai 1915 60 elle prend des contacts avec les Ottomans pour juger de ce qu’elle peut
obtenir moyennant une promesse de neutralité. L’Empire Ottoman pendant le mois d’août
1914 et même après l'entrée de la flotte ottomane en mer Noire le 29 octobre, avait
maintenu des contacts diplomatiques avec l’Entente et avec l’Allemagne pour voir
garantie son intégrité territoriale, avec également les différents Etats des Balkans
dans l’espoir de récupérer une partie de la Thrace occidentale. Il comprend bien vite
qu’il n’y a rien à espérer de ces derniers, rien non plus des pays de l’Entente qui ne
veulent pas voir la Turquie à la table des vainqueurs; de plus, on entend parler à
Constantinople des projets de partage des Occidentaux et des propositions faites aux uns
et aux autres. L’Empire Ottoman choisit donc le camp des puissances centrales, puis se
décide à des négociations avec la Bulgarie, d’autant plus que l’Allemagne pousse les deux
Etats à s'entendre.
Le plénipotentiaire bulgare Kolusev comprend à la fin du mois de mai 1915 que les
Turcs sont prêts à céder du terrain sur l’Evros mais ni Andrinople, ni la ligne Enos-
Midia; l’ambassadeur allemand, le baron Von Wangenheim, lui assure en effet que la
Turquie n’y consentira jamais. Le 13 juin cependant, Kolusev demande officiellement
cette ligne, le négociateur Turc rompt immédiatement les discussions mais quatre jours
plus tard, Radoslavov lui fait savoir par le plénipotentiaire à Sofia, que cette demande
n’avait été formulée que "pour l’opinion publique". Le 26 juin les négociations
reprennent et Kolusev ne parle plus de cette ligne. Au conseil des ministres des 28 et 29
juin les ministres Halil, Talaat (député d’Andrinople) et Enver s’opposent au Grand
Vizir et à son idée de concessions territoriales en Thrace. Ce dernier cependant, le 29,
explique à Von Wangenheim qu’il veut bien céder sur l’Evros si l’Allemagne s ’engage à
payer un nouveau chemin de fer et une gare pour Andrinople. Et voilà de nouveau le
chemin de fer au coeur des problèmes de frontières...
Aux discussions préparatoires prennent part Kolusev et le colonel Zekov pour les
Bulgares, les ministres turcs Halim et Talaat, Enver et Sait Halim Pacha, l’Allemand
Von Wangenheim et l’ambassadeur d’Autriche Pailavicini. Les négociations commencent
le 8 juillet et au cours de l’été Von Wangenheim, malade, est remplacé par le Prince
Hohenlohe; un troisième délégué, Tockov, rejoint les deux premiers Bulgares, et
Radoslavov utilise également les services officieux (et mal connus) d’un commerçant,
Tjufekciev. En juillet et août les négociations butent sur deux points : la Turquie est
prête à céder l’ouest de l’Evros, sauf les forts d’Andrinople, mais ne veut pas consentir à
des sacrifices supplémentaires près de Kirk Kilisse, elle désire en contrepartie une
entrée en guerre de la Bulgarie qui n’offre alors que sa neutralité. A la suite des
60. W olfgang Uwe Friedrich. Bulgarian-Turkish relations in the summer o f 1915, in Baikan
Studies, 1 8 /1 97 7, p.363-379.
interventions allemandes auprès des deux Etats, le 3 septembre un accord est trouvé et
signé le jour même, qui est aussi le jour de la signature du traité germano-bulgare. Le
conseil des ministres bulgare et le Sobranié n’ont été informés des négociations en cours
par Radoslavov qu’à la fin du mois d'août. Le 11 septembre 1915 la Bulgarie attaque la
Serbie, le 1 5 novembre le premier convoi de munitions arrive à Uzun Kdprü en ayant
traversé la Bulgarie. En échange, la Turquie renonce au sandjak de Demotica soit environ

1500 km 2; la Bulgarie se trouve donc maîtresse de toute la ligne de chemin de fer


jusqu’à Dedeagatch et de toute la vallée, puisque le texte fixe la frontière à deux
kilomètres de la vallée à l’est.
Le tracé de la frontière est décrit avec pour référence la même carte autrichienne
que précédemment; il prévoit également une Commission composée de trois militaires,
un Allemand, un Autrichien et un Suisse pour tracer la frontière sur le terrain; ils
peuvent se faire aider par un cartographe et doivent tenir compte de la topographie et de
l’économie comme lors du tracé précédent La Commisssion devait commencer ses
travaux au plus tard quinze jours après la signature des accords. En réalité l’accord
apparent laisse ses deux signataires pleins d’arrières-pensées : la Bulgarie n’a pas
renoncé à récupérer une partie de la Thrace orientale, l’Empire ottoman n’a pas renoncé
à récupérer une partie de la Thrace occidentale; la correspondance entre Enver et Von
Falkenhayn montre bien qu’Enver n’envisageait cet accord que comme un sacrifice
provisoire; il espérait pouvoir récupérer une partie du terrain perdu lorsque la
Bulgarie aurait gagné des territoires en Serbie ou en Grèce, la Bulgarie elle-même
laisse planer un doute à ce sujet, sur les conseils de l’ambassade d’Allemagne.
Le 30 mai 1917 l’Allemagne propose aux Bulgares et aux Turcs un projet qui
permettrait aux Turcs de récupérer la vallée de la Maritsa tandis que la Bulgarie
obtiendrait Salonique et Kavalla si le roi de Grèce était détrôné. L ’Etat-Major ottoman
répond à ce projet en insistant sur ses droits en Thrace. Des accords signés entre
l’Allemagne, I’Autriche-Hongrie, l’empire Ottoman et la Bulgarie le 24 septembre
1918, prévoient que dans les quinze jours suivant l’annexion par la Bulgarie de la
Dobroudja du sud (reprise à la Roumanie vaincue le 7 mai), l'Empire ottoman pourra
récupérer la bande de 2 km de large, à l’est de la Maritsa; la nouvelle frontière depuis
un point au nord de Bosna Keuy sur la Maritsa jusqu’à la mer Egée suivra le thalweg du
fleuve. Mais Karagatch et Demotica restent bulgares et l’Empire s'engage à ne pas
demander de nouvelles rectifications. Telle est la situation de la frontière lorsqu’est
signé le 30 octobre 1918 l’armistice entre l’Entente et l’Empire à Moudros.

Les incertitudes de la période 1914-1918 ont surtout eu pour effet de renforcer


toutes les parties concernées par la Thrace dans leur conviction que la situation de 1913
n'était qu'une trêve, une situation transitoire susceptible de changement.
Chapitre IV : 1919-1920,
LA CONFERENCE DF I A PAIX

La victoire des pays de l’Entente relance les discussions de frontière puisqu’il faut
passer des conjectures à la réalité. On doit cependant, pour comprendre les décisions

prises, garder présentes à l'esprit certaines données primordiales 61 :


1. La Thrace n'est que l’un des très nombreux dossiers de la table de la Conférence
qui n'intéresse pas également toutes les puissances.
2. les Grands ne s ’intéressent qu’au sort des Détroits et de Constantinople, la
Thrace ne les concerne que par sa situation géographique et la Thrace occidentale en
elle-même ne les intéresse nullement .
3. A l’exception des Etats-Unis, qui n’ont pas déclaré la guerre à l’Empire ottoman
en 1917, les grandes puissances sont décidées à expulser les Turcs d’Europe. Lloyd
Georges a le 13 mai 1919 ces mots très durs à leur égard :
Pour ce qui est des Turcs, je n'ai p as de scrupules envers eux: ils n'ont pas de
droit sur un p ays dont ils n'ont su faire qu'un désert... Le Turc, quand il a si peu de

pouvoir que ce soit, est une brute” .62


Ce postulat rend d’avance inefficaces tous les efforts des musulmans de Thrace
pour faire jouer en leur faveur le principe des nationalités; de surcroit il réduit le

61. Aux ouvrages d'histoire diplomatique déjà cités il faut ajouter les ouvrages et recueils
suivants:
- M.Repoussi. La Grèce et la Turquie 1919-1923, évolution et rencontre à travers les avatars de
la Grande Idée, Paris, Thèse J.Thobie, 1 987.
- P.C Helmreich. From Paris to Sevres : the partition of the Ottoman Empire at the Peace
Conférence of 1919-1920, Colombus, Ohio State University Press, 1974.
- H.N. Howard. The partition of Turkey 1913-1923, Norman University of Oklahoma Press, 1931.
- P. Mantoux. Les délibérations du Conseil des Quatre, Paris, Ed du C.N.R.S, 1955.
- Conférence de la Paix 1919-1920, Recueil des A ctes de la Conférence, IV.C.5 Questions
territoriales, Commission chargée d'étudier les questions territoriales intéressant la Grèce, Paris,
Imprimerie Nationale, 1923.
62. P.Mantoux. op cit, tome 1, séance du 1 3 mai 191 9.
161
problème de ia possession de ia Thrace à un affrontement gréco-bulgare puisqu’on
éiimine les Turcs par principe. Enfin il pose la question cruciale de savoir qui sera
maître en Thrace orientale et à Constantinople si on en expulse le sultan : la Grèce avec
le soutien britannique (ce qui entraîne réticences françaises et opposition italienne) ?
un mandat international collectif de la S.D.N ? ou un mandat confié aux seuls Etats-
U n is?
Il explique également l’indifférence, voire l’hostilité, face à Damad Ferid Pacha
lorsqu’il veut plaider pour son pays; il remet en effet le 17 juin 1919 un mémoire au
Conseil des Quatre demandant à garder la Thrace occidentale au nom de la majorité
musulmane de sa population et au nom de la protection stratégique d'Andrinople; son
texte est lu le 25 juin et Uoyd Georges le commente en ces termes :

" Cette délégation et son mémoire sont de bonnes plaisanteries" 6 3


La délégation est fermement invitée à regagner la Turquie immédiatement...
4. Enfin, dernier point important, la Grèce a l’avantage de se trouver tardivement
mais effectivement du côté des vainqueurs, et d’être représentée par Venizélos qui est

très apprécié par les Occidentaux 6


64 Mais le pays est une fois de plus contraint de
3
choisir parmi ses multiples demandes et d’établir des priorités. Si Venizélos comprend
très vite qu’il lui faut renoncer à Chypre et à l’Epire du nord pour ne pas s ’aliéner la
Grande-Bretagne ou l’Italie déjà rivale, il semble qu’entre une possible extension vers
Constantinople via la Thrace, ou les côtes d’Asie mineure, il ait choisi de privilégier
l’Asie Mineure; cela ne signifie pas qu’il renonce à la Thrace, mais que, comme en 1913
lorsqu’il préférait insister sur la Macédoine plutôt que sur la Crète, il a fait passer
l’Asie mineure avant la Thrace, comme si pour l’Asie mineure toute occasion perdue
l’était à jamais, alors qu’en Thrace rien n’était encore définitif; un Etat sous mandat
pouvait n’être que passager... il y ajoute des calculs de populations : les Grecs irrédimés
sont plus nombreux en Asie mineure qu’en Thrace.

A. LES ARGUMENTS

Chacun des Etats concernés présente et fait connaître ses arguments auprès des
Grands et de leurs opinions publiques, et cela avant même le début des négociations
officielles.
Le 17 septembre 1918 Caclamanos communique au Foreign Office une note
relative aux revendications helléniques, première tentative de formulation concrète : il

63. P.Mantoux. op dt, tome 2, CXL séance du 25 juin 1919.


64. Penser que l'expert anglais Nicholson déclara qu'il n’y avait alors que deux grands hommes en
Europe, Lénine et Venizélos, dans Helmreich. op dt, p.39.
y est question de Macédoine, d’Epire du nord, de Dodécannèse, de districts à majorité
grecque en Asie mineure (en cas de démembrement de l’Empire) et de Thrace orientale,
mais pas occidentale. L’armistice bulgare du 29 septembre 1918 ne mentionne que
l’évacuation des territoires grecs et serbes occupés en 1916, rien de plus. Le 6 octobre
les Grecs retrouvent Kavalla, et Venizélos, lors d’un grand discours à Salonique, parle
"d ’expansion territoriale", la presse grecque s’enflamme à propos de l’Epire, de l’Asie
mineure et de la Thrace et imagine déjà le drapeau grec flottant sur Sainte Sophie.
Franchet d’Esperey et les Grecs sont alors prêts à marcher ensemble sur
Constantinople, quand le 31 octobre l’Empire ottoman capitule. Venizélos en octobre et
novembre effectue un voyage à Paris et à Londres, et le 2 novembre ii clarifie ses
demandes dans un mémoire à Lloyd Georges; il y insiste sur l’Asie mineure et semble
beaucoup moins attaché à la Thrace si l’on en croit son texte :
"Reste à régler la question de Constantinople et de la Thrace, si le traité de paix
organise la S.D.N, la solution indiquée serait que cette société se chargeât du
Gouvernement de Constantinople avec la partie turque de la Thrace, assurant ainsi
le libre passage des Détroits.
Pas un mot sur la Thrace occidentale. Le 19 novembre cependant, dans une
entrevue avec Mallet, ex-ministre britannique à Constantinople, il envisage de
demander la Thrace orientale au nom du principe des nationalités; fin novembre, en
échange d’une participation grecque à la campagne d’Ukraine, Clemenceau accepte de
soutenir les demandes grecques sur la Thrace. C’est enfin dans son mémorandum du 30
décembre 1 9 1 8 rédigé à l’intention des Alliés que Venizélos formule officiellement ses

demandes sur toute la Thrace avec proposition d’une ligne frontière 65 .

- la Grèce invoque en premier lieu le principe des nationalités : les statistiques


fournies en annexe indiquent que les Grecs sont la majorité ou au moins la composante la
plus importante de la population en Thrace orientale, et qu’en Thrace occidentale ils sont
plus nombreux que les Bulgares (les musulmans sont majoritaires). Cette supériorité
numérique a été reconnue par les Bulgares eux-mêmes puisque lors des élections à
l’Assemblée ottomane en 191 2 ils ont accepté le principe de sept candidats grecs pour un
seul bulgare en Thrace. Cet argument est systématiquement repris dans toutes les
publications.
- la Grèce invoque également la "morale" : Venizélos a souhaité dès le début du
conflit mondial s ’engager en faveur de l’Entente, la Grèce l’a suivi, il est juste qu’elle
soit récompensée; et d’ailleurs, sa contribution et les sacrifices qu’elle fit dans la
guerre ont été importants (d’où d’autres chiffres, études et témoignages de militaires y
compris occidentaux sur le sujet). Décevoir les Grecs dans ces conditions serait risquer

65. Venizélos. La Grèce devant la Conférence de la Paix, Paris, Chaix, 1 91 9.


163
la position politique personnelle de Venizélos dans son pays, risquer également un retour
du roi qui ne plait guère à l’Entente. Enfin accorder à la Grèce la Thrace orientale, sans
la partie occidentale, serait créer une situation telle qu’elle pourrait entraîner une
nouvelle guerre.
- Certaines publications grecques ajoutent à la morale, un argument
"intellectuel", celui de la supériorité intellectuelle grecque "facteur de civilisation et de
progrès", qui- se traduit en statistiques scolaires, en considérations historiques sur la
"barbarie" et le "retard" des Turcs, en récits sur la réussite matérielle des Grecs de
Thrace, preuve de leur supériorité (mais les exemples viennent pratiquement tous de
Thrace orientale).
- Comme on peut ausi convaincre "par défaut", d’autres arguments sont destinés à
montrer que les Bulgares ne sont pas dignes de rester en Thrace du sud, et que, par
conséquent, restent seuls en lice...les Grecs. Les Bulgares, dit Venizélos, recherchent la
domination dans les Balkans alors qu’ils représentent au mieux une masse ethnique de
cinq millions d’hommes, inférieure à celle des Grecs, des Roumains ou des Yougoslaves,
donc ils n’ont pas de raison de prétendre à l’hégémonie. Ils sont responsables de la
deuxième guerre balkanique en 1913 et de leurs pertes territoriales à cette époque, et
non pas victimes de leurs voisins. La Grèce d’ailleurs s ’était montrée conciliante en
1913 et prête à leur accorder la Macédoine orientale et la Thrace (qui ne faisait pas
partie de la Bulgarie prévue à San Stefano) en échange d’une paix durable et d ’une
confédération balkanique. C’est donc l’ambition bulgare, qui est le seul fauteur de
troubles dans la région.
- En 1914 l’Entente a fait de nouvelles offres tentantes à la Bulgarie qui a de
nouveau choisi le mauvais camp par ambition, à elle d’en payer le prix à présent. Se
montrer bienveillant à son égard serait "une injustice flagrante ", "un acte entaché
d’immoralité, car on favoriserait l’ennemi d ’hier au détriment de rallié”.
- La conclusion pour Venizélos, c’est que la Bulgarie est un Etat peu sûr, et que lui
accorder la Thrace occidentale avec la possibilité d’installer une base de sous-marins à
Porto-Lagos serait un danger stratégique pour la Grèce et plus généralement la
navigation en Egée (voir carte n°43 pour ce tracé et tous les autres proposés dans ce
chapitre).

Aux arguments économiques avancés par la Bulgarie, la Grèce répond que cet
Etat, s'il perd la Thrace occidentale, ne sera pas le seul sans débouché sur la mer, que
d’ailleurs il dispose de ports sur la mer Noire, utilisables si l’on décide de la liberté de
navigation dans les détroits, et qu’enfin entre 1913 et 1919 il a peu utilisé ces ports
tant demandés : le pays ne faisait par l’Egée que 3,8% de ses importations et 6 ,8 % de ses
exportations ! Venizélos, généreux, se propose de lui assurer "un débouché commercial
sur l’Egée" si nécessaire.
- Dans d’autres textes et par voie d’enquête, les phiihellènes s’efforcent de
prouver que les Bulgares sont des "sauvages inhumains" qui n’ont droit à aucune
bienveillance. La Grèce obtient une Commission internationale d’enquête sur les
massacres perpétués par les Bulgares dans la Macédoine occupée pendant la guerre et
sur les mauvais traitements à l’égard des prisonniers de guerre en Bulgarie. Cette
commission formée d’un Français, d’un Anglais, un Belge, un Serbe et un Grec visita

339 localités et rendit un rapport, favorable aux Grecs, en mai 1919 66


Venizélos dans son mémoire du 30 décembre demande donc l'annexion de la Thrace
occidentale et propose une nouvelle ligne frontière qu’il dit "naturelle" parce qu’elle
suit le cours de l’Arda puis celui de la Maritsa, et qui reprend le tracé de 1913 avec un
léger recul vers le sud au profit des Bulgares.

Les Bulgares, mal placés car dans la position du vaincu, lancent dès octobre 1918
pour défendre leurs intérêts en Thrace, une campagne qui se prolonge jusqu’en 1922,
puisqu’ils essayent de représenter à Lausanne la question de la Thrace occidentale.
- la Bulgarie insiste sur des arguments économiques et géographiques : être
coupée de la mer Egée serait pour elle catastrophique; que deviendrait le commerce sans
l’accès à l’Egée ? Les Grecs promettent un accès à Dedeagatch ? La Bulgarie n’a guère
confiance et ne veut pas mettre on commerce à la merci d’un pays ennemi; elle ne peut
utiliser des facilités éventuelles à Porto-Lagos vu l’impossibilité de construire la ligne
de chemin de fer depuis Philippopolis, la mer Noire est difficile et les détroits souvent
fermés, il faut donc pouvoir s ’en passer, aussi a-t-elle un besoin vital du port de
Dedeagatch "débouché naturel de la vallée de la Maritsa La plaine côtière constitue,
dit-on "le complément naturel" du pays et forme avec les Rhodopes un ensemble6

66 . Rapport et enquête de la commission interalliée sur les violations du droit des gens
commises en Macédoine Orientale par les armées bulgares.
- R eiss. Bulgares et Turcs contre les Grecs, Paris, Grasset, 1919.
- Délégations de Grèce, de Roumanie et du royaume des Serbes. Croates et Slovènes. Réponse au
mémoire de la délégation bulgare concernant les crimes commis par les autorités et les troupes
bulgares au cours de la dernière guerre, au Conseil des Dix, Paris, 1919.
Qn p eu t tro u ve r J'ensem bLe. des, a rgu m e n ts, o ro -g re c s dans:
- M.AIexandri. Les Balkans et les prétentions bulgares à l'hégémonie balkanique, Berne, Société
suisse de publicité, 1918.
- Andreadès. La Grèce devant la Conférence de la Paix, in Revue politique et parlementaire Paris,
févrierl 91 9.
- Antoniadès. La puissance de l'hellénisme et le rôle économique des Grecs en Thrace, Rapport à la
Conférence de la Paix, Paris, Chaix, 27-2-1 91 9.
- sans auteur, Les aspirations nationales de la Grèce, Ed de la Paix des Peuples, Paris, 1919.
- A.France. La Grèce et la Paix. Paris, Chaix, 1919.
- A.Karadim itri. A propos des revendications helléniques devant le Congrès de la Paix, Auxerre,
A.Gallot, 1919.
- Malleterre. Reinach et Sartiaux. La Grèce devant le Congrès de la Paix. Paris, Boivin, 1919.
- N.Politis. Les aspirations nationales de la Grèce, Paris, La Paix des Peuples, 1 91 9.
- l'ensemble des Etudes franco-grecques publiées à Paris chez Berger-Levrault entre 1918 et
1 920 sous la direction de L.Maccas._____
indivisible; que deviendraient autrement les pasteurs nomades ? L’insistance à prouver
que ces demandes sur la Thrace sont justifiées par des raisons "naturelles" atteint un

point culminant dans cette phrase du premier ministre Guechov 6 7 :

"la Bulgarie a pour elle cette loi naturelle qui porte, d ’une poussée irrésistible,
les populations de l’hinterland vers la côte et qui fait que les populations côtières
de coionistes, comme c ’est le cas pour les Grecs en Thrace occidentale, sont
fatalement submergés par l’élément ethnique dominant".

- A ces arguments géographiques s’ajoute un effort statistique. Priorité est donnée


au recensement français qui en 1920 compte plus de Bulgares que de Grecs, ce qui
pousse même la Bulgarie à demander un plébiscite; il leur faut également expliquer que
la majorité grecque des statistiques précédentes n’était qu’illusion ou confusion : les
Grecs avaient depuis des siècles profité de la religion orthodoxe pour helléniser des
Slaves, depuis 1872 ils jouaient sur leur primauté scolaire et leurs relations dans
l’Empire ottoman pour inscrire des Slaves comme Grecs; permis plus facilement
obtenus, facilités commerciales, boycott économique, tout poussait les Bulgares à
s'inscrire comme Grecs.
- Reprenant à leur tour l’argument de la "sauvagerie indigne" de l’adversaire, les
Bulgares utilisent les rapports de la commission d’enquête Carnegie sur les causes de la
guerre mondiale qui signale des horreurs commises par les Grecs contre les populations

bulgares en Macédoine en 1913 6


68. Vols, viols, assassinats de femmes et d’enfants,
7
arrestations arbitraires, populations poussées à l’exil, les récits sont hélas les mêmes
chez les Grecs et les Bulgares et chacun accuse l’autre de s ’être fait aider par les
musulmans.

67. Pour Texposé des p o sitio n s bulgares, consulter:


- Sans auteur, Aide-mémoire sur la question de la Thrace, Paris, 1 922.
- Chichkov. L'hellénisme dans la péninsule balkanique, essai historico-politique et
ethnographique, Philippopoli, 1 91 9.
- A.lsirkov. Le nom de Bulgare, éclaircissement d'histoire et d'ethnographie, Lausanne, Librairie
des Nationalités, 1918.
- A. Isirkov. La Bulgarie et la mer Egée, le problème de la Thrace, Berne, Haupt, 1 91 9.
- A.lsirkov. La Macédoine et la constitution de l'exarchat bulgare 1830-1897, Lausanne, Librairie
des Nationalités, 1918.
- J.ivanov. La région de Cavalla, Berne, Haupt, 1918.
- J.lvanov. Bulgares et Grecs devant l'opinion publique suisse, Berne, Haupt, 1 91 8.
- J.ivanov. Les Bulgares devant le Congrès de la Paix, Berne, Haupt, 1 91 9.
- D.P.Nicolov. La Thrace d'Andrinople, Berne, Haupt, 1919.
68. Carnegie Endowment for International Peace, Report of the International commission to
inquire into the causes and conduct of the Balkan wars, New York, Watson and Viney, 1 91 4.
166
- Les Bulgares utilisent enfin à leur profit le relatif désintérêt dont les Grecs
avaient fait preuve depuis 1 91 2 à l'égard de la Thrace : il n’en n’était pas question dans
le traité serbo-grec de juin 1913, les Grecs ne l’ont demandée ni à Londres ni à
Bucarest, et la phrase de Venizélos en 1913 sur la région impossible à défendre au-delà
du Strymon est régulièrement reprise par les Bulgares. Quant au rapport "sept contre
un" des députés en 1912, il n’était, dit-on, qu’une concession amicale bulgare face à un
rapport de sept Bulgares contre quatre Grecs en Macédoine.
On voit que l’argumentation des uns et des autres reprend souvent les mêmes faits
interprétés différemment, d’où la perplexité de certains experts, ou le fait qu’aucun
argument parfaitement convaincant ne leur ayant été présenté, les décisions aient
souvent été prises en tenant compte d’autres critères.

B . LES POPULATIONS LOCALES

A la recherche donc d’arguments convaincants, au nom du principe des


nationalités, les deux adversaires tentent de faire intervenir les habitants de la Thrace.

Les Grecs de Thrace orientale, surtout ceux d’Andrinople, par l’intermédiaire de


leur député Antoniadès, furent très actifs; les Bulgares de Thrace occidentale, passés à
partir d’octobre 19 1 9 sous la juridiction du Gouvernement Interallié, remirent au
Conseil organisé sur place par le général Charpy, lors de sa première réunion le 4 avril
1920, une pétition demandant un régime d’autonomie sous tutelle internationale; ils
envoyèrent aux ministres réunis à San Remo pour prendre les dernières décisions sur la
Thrace, un mémoire signé des représentants de 86 communes qui demandait l’autonomie,
puis les Bulgares des grandes villes de Thrace ont manifesté leur refus à l’annonce des
décisions de San Remo qui ne tenaient pas compte de leurs demandes.
Les musulmans formaient cependant, de l’avis de tous, la majorité de la population
de la Thrace occidentale; Grecs et Bulgares trouvent donc diplomatiquement intéressant
de les aider à exprimer leurs éventuelles préférences pour l’un ou l’autre; les
musulmans eux-mêmes, en particulier ceux du Rhodope qui étaient parvenus à
s’affirmer au plan international en 1 8 7 8 ,1 8 8 6 et 1913, ne sont pas tous décidés à
laisser leur sort se jouer sans leur participation et établissent très tôt des liens avec
les nationalistes turcs.

Les musulmans doivent jouer un jeu difficile : pour éviter à la fois la domination
bulgare et celle des Grecs, ils soutiennent alternativement le plus faible des deux, et
comprenant qu’ils ne peuvent espérer rester ottomans, ils demandent la constitution
d’une province ou d'un Etat autonome; les mêmes personnes peuvent tenter de négocier
sur tous les fronts simultanément
Grecs et Bulgares contactent les députés musulmans au sobranié bulgare; ces
députés ont rédigé en octobre 1918 un mémoire sur l'intolérance et les mauvais
traitements des Bulgares à l’égard des musulmans, le général Chrétien refuse de
transmettre leur message à ses supérieurs, le colonel Mazarakis qui dirige alors la
mission grecque en Bulgarie aux côtés des Alliés, entre en contacts avec eux et rencontre
ismail Hakki Bey, grand propriétaire terrien en Thrace occidentale et dans la région de
Kavalla; poussé par Mazarakis ce groupe de députés envoie son mémoire à Venizélos et à
Franchet d’Esperey. Le texte est signé de Ismail Hakki, Mehmet Djelal, Edhem Rouhi,

Saffet Choukri, Salim Nouri, Mehmet Hachim, Tevfik et Kemal Handi 69; en fait, selon
certains, il aurait été rédigé par Mazarakis lui-même et transmis à Franchet d’Esperey
le 2 janvier 1919. Les signataires se plaignent des Bulgares, demandent une occupation
interalliée, plus sûre pour eux qu'une région autonome menacée par les convoitises des
voisins, et concluent :
" L'annexion à la Grèce est ce qu'il y a de mieux pour les musulmans".
Mazarakis envoie ismail Hakki organiser un mouvement anti-bulgare à Salonique,
ce qui entraîne des représailles contre les autres élus musulmans bulgares; certains
quittent alors Sofia pour Constantinople, ceux qui restent signent des textes les
dissociant des premiers. Venizélos, qui n’a pas encore reçu la pétition envoyée par
Mazarakis, demande le 3 février au Conseil des Dix de consulter les députés bulgares au
Sobranié, puis le 24 février il assure aux puissances que le droit grec prévoit la
protection des non-orthodoxes et présente la pétition reçue cinq jours plus tôt; le 26
février il poursuit la même argumentation en promettant de respecter les monuments
musulmans d’Andrinople et lit un passage d’un article de Franchet d’Esperey 6
70 qui en
9
janvier 1911, dans la Revue du Monde Musulman vantait la vie sans problèmes des
musulmans dans la Thessalie grecque.
Le 1 mars, l’Italie, contrant la Grèce, obtient que le texte envoyé par Franchet
d’Esperey ne soit pas inclus dans le rapport général de la Conférence de Paix et présente
une seconde pétition signée le 5 mars à Sofia de dix autres députés musulmans (restés en
Bulgarie) qui se déclarent heureux d'être bulgares et totalement opposés à la Grèce.
"Les Grecs, dans leur soif insatiable de conquêtes territoriales dans les Balkans...
répandent le bruit que les musulmans de la Thrace orientale se sont plaints des
Bulgares et préféraient l'administration grecque... Les musulmans sont dévoués à
leur patrie commune la Bulgarie, et ils l'ont démontré par le sang versé sur les

69. On peut trouver ce texte dans Les Etudes franco-grecques, Paris, Berger-Levrault, n°8,

novembre 1919, p.481-485.


70. Franchet d'Esperav. Les musulmans en Thessalie, in Revue du Monde musulman, 13,1911,
p.87-94.
cham ps de bataille pour la grandeur de la patrie. Ils ont toujours partagé les joies
et les douleurs de leurs concitoyens bulgares. Nous repoussons par conséquent avec
indignation et protestons le plus énergiquement contre les insinuations grecques
lancées dans le but d'induire en erreur l'opinion publique en Europe et
compromettre la loyauté des musulmans bulgares aux yeux de leurs compatriotes

des autres confessions" 71 .


Mais d’autres députés, inquiets à l’idée de rester bulgares, demandent à Venizélos
d’envisager officiellement la possibilité d’une province autonome sous suzeraineté
grecque; le 25 mars Venizélos répond à Chukri Zumrieff, pourtant signataire du texte de
Sofia, qu’il est prêt à financer leur installation à Drama et leur voyage à Paris s’ils
veulent se déclarer publiquement en ce sens; ce même jour Ismaii Hakki, avec l’aide des
Grecs, arrive à Paris.
Au même moment, le 21 mars quatre députés menés par Mehmet Djelal (avec
Nedim, Sabri et Arif) quittent Constantinople sur un yacht italien et par Tarente,
atteignent Rome d’où ils adressent à Paris des textes demandant l’autonomie de la
Thrace. Venizélos envoie alors à Rome, au début du mois de mai, Vamvakas ex-député de
Dedeagatch au Parlement ottoman en 1912. Il réside dans le même hôtel que les députés
musulmans et peut ainsi rencontrer Arif le 8 mai, "par'hasard"; il comprend alors que
ces musulmans ne veulent être ni Grecs ni Bulgares, mais demandent une autonomie sous
tutelle occidentale; il leur assure que si la Grèce annexe la Thrace, Venizélos leur
accordera une large autonomie locale; mais ils ne peuvent venir à Paris faute de visa et
d’aide de la part des Italiens. Vamvakas rentre à Paris découragé, Djelal déclare ensuite
que Vamvakas a essayé de l’acheter. Les quatre députés envoient à Paris leur secrétaire
arménien Sherbedjian qui sert d’agent de liaison, se met en relation avec la délégation
grecque et les met au courant des tractations italiennes. C'est un double jeu parfait. Le
12 juin Hakki soumet aux délégués des grandes puissances un mémorandum où il se
présente comme représentant des musulmans de Thrace occidentale et demande une
occupation conjointe des Grecs et des Alliés. L’Italie en retour pousse les députés
séjournant à Rome à s ’y opposer et à s ’adresser aux Japonais (qui font partie des Cinq
Grands mais n’interviennent pas au sujet de la Thrace), elle incite aussi les Bulgares à

consentir un statut particulier aux musulmans 72

Les conflits sanglants lors du débarquement des Grecs à Smyme en mai 1919
pèsent lourdement contre l’argument de la préférence éventuelle des musulmans pour la
Grèce, et de surcroît le 28 juillet le chargé d’affaires américain à Sofia, Murphy,7
2
1

71. Ijçhirkaff. La Bulgarie et la m er Egée, le problème de la Thrace, Berne, Haupt,1.91 9. p.30.


72. Sur cette affaire voir Petsalis-Diom idis. oo dt, p.90 sqq et p.1 63 sqq et Biviklioalu, op dt,
p.156-168.
déclare que ia pétition à Franchet d’Esperey était un faux. Les tractations cependant
continuent : en août 1919, par l’intermédiaire de Sherbedjian, Nedim informe la Grèce
qu’il l’aidera si les Bulgares obtiennent Andrinople, mais que si la Grèce obtient ia
Thrace, il se rangera aux côtés des Bulgares. Venizélos demande à Ismaïl Hakki le 10
août de former un groupe de pression des musulmans qui refusent la Bulgarie; aidé de
trois autres députés dont Kemal de Dedeagatch, il se rend à la fin du mois d’août en
Thrace pour former un comité Entente Libérale 73, mais après des succès limités à
Gumuldjina, devant l'opposition des nationalistes à Xanthi, il se retire à Kavalla. Au
même moment Venizélos, le 18 août, se déclare prêt à accorder l’autonomie à la Thrace
avec un Parlement local, l’élection de députés musulmans à Athènes et un ministre
musulman. Par ailleurs deux députés Saiim et Edhem Rouhi, adressent le 28 août une
pétition en faveur de l’autonomie sur le thème "tout sauf les Bulgares” et proposent à
Venizélos un soulèvement général contre la présence bulgare; le premier Ministre Grec
refuse alors de crainte de voir les puissances accorder l’autonomie au pays, sans la
présence grecque. Saiim envoie le 9 octobre un texte au Président Wilson pour décrire
les horreurs vécues par les Pomaques sous le régime bulgare. Accusés d’être
responsables de la perte de la Thrace occidentale au traité de Neuilly, le 4 novembre
1919 Saiim et Edhem sont arrêtés par les Bulgares comme traîtres.

Parallèlement à ce jeu d'équiiibre diplomatique auxquels se livrent les députés


bulgares musulmans, une autre activité s’organise en Thrace en relation avec les

nationalistes turcs 74. Le 2 novembre 1918 un député, Faik, le maire, un avocat et


quelques négociants d’Andrinople fondent dans l’imprimerie du han de Küçük Kinaciyan à
Constantinople le Trakya Pasaeli Mudafaa Hukuk Cemiyeti (T.P.M.H.C = Association pour
la défense des droits de la Thrace), société enregistrée officiellement à Andrinople entre
le 7 et le 30 novembre selon les témoignages, dont l’activité veut couvrir tout le
territoire de la Mesta à Andrinople. L’action de Faik et de ses amis est liée à des
renseignements fournis par Talaat à la fin du mois d’octobre selon lesquels la Thrace ne
craignait rien des Bulgares, mais beaucoup des Grecs. On conserve le programme de la
société publié dans le journal Tasviri Efkâr le 7 décembre 1918 et le manifeste adressé
aux Thraces peu après. Son but est de garantir l’intégrité de la Thrace ottomane avec
Andrinople pour centre, au nom du principe des nationalités. C’est également le but du
Comité Thrace occidental ( Bâti Trakya comitesi) fondé le 10 novembre 19 18 à
Andrinople par Arif (qui avait déjà participé au gouvernement provisoire de 1913),
Tahsin et Hüseyin Sabri; les deux organisations travaillent ensemble et ont un groupe

73. Mise sur pied en 1911, l'Entente Libérale est opposée au groupe Union et Progrès, et prête,
dans ce cas, à se soumettre, même à regret, aüx exigences des Alliés.
74. Biviklioalu. op d t , sur l’ensemble des activités musulmanes en Thrace en 191 8 et 1 91 9,

p.123 à 195.
commun à Constantinople.
Le T.P.M.H.C publie à Andrinople un journai Trakya où des articles insistent sur
les mauvais traitements infligés aux musulmans de Thrace par les Bulgares; le 22
janvier 19 1 9 il organise une réunion générale à Constantinople avec les députés
musulmans bulgares qui ont pu rallier la ville et ils se prononcent pour une Thrace
unique avec tenue d’un plébiscite. Un comité de dix membres reste à Constantinople pour
contacter les étrangers et le gouvernement ottoman; ils rencontrent les ministres les
plus importants, Ghalib Khemal, le plénipotentiaire ottoman à Paris, le Grand vizir,
Mustafa Kemal, l’ambasssadeur d’Angleterre et celui des Etats-Unis... les autorités
ottomanes les soutiennent en paroles mais se déclarent impuissantes, les occidentaux
leur répondent de ne pas s ’inquiéter et M.Kemai les encourage à poursuivre; c’est ce
comité qui décide en mars 1919 d’envoyer, grâce à l’aide italienne, le groupe des quatre
députés menés par Djelal; ils ont pour mission de se faire connaître auprès des hommes
politiques et des journalistes, de rencontrer des amis de la Turquie comme Loti, de
plaider pour une Thrace unie et turque, ou à défaut, pour un protectorat des grandes
puissances. Ils sont restés un peu plus de trois mois à Rome. Ils ont eu en réalité
beaucoup de difficultés à se faire entendre, seul Ghalib Khemal a pu atteindre Paris,

mais les sociétés turques de Suisse ont pu faire publier leur point de vue 75 .
Du gros travail de propagande effectué par le comité il reste le texte du 18
décembre 1918 adressé aux délégués étrangers à Sofia et qui insiste sur le droit du
peuple majoritaire à décider de son sort, une carte ethnographique d’Andrinople, les
deux cartes de la répartition des populations et des propriétés en Thrace incluses dans
l’ouvrage de Ghalib Khemal, enfin une brochure Cenubi Trakya’da hakki hâkimiyet
kimindir ? (à qui revient la souveraineté dans la Thrace du sud ?) ; cette brochure est
signé d’un pseudonyme, Hilal, (le Croissant), écrit à Andrinople le 16 mars 1919 et
publié à Constantinople; elle aussi plaide pour l’unité d’une Thrace à majorité
musulmane et soutient que les Grecs de Thrace ne sont le plus souvent que des
descendants hellénisés de Thraces antiques, Huns, Avares, Koumans, Petchenègues... des
Grecs mâtinés de Latins ou de Karamans qu’il n’y a donc pas lieu d’incorporer à la Grèce.

75. -Ghalib Khemali. Le martyr d'un peuple , Rome, Marzi, 1919.


- Observations générales présentées par la délégation ottomane à la Conférence de la Paix,
1919. Consulter également : Atrocités des coalisés balkaniques, Constantinople, Comité de
publication DACB, 1913.
C . LES EXPERTS

Face à ces argumentations variées qu'ils acceptent ou non d'entendre, les


négociateurs reçoivent d'autres avis, ceux de leurs diplomates, militaires et des comités
d'experts constitués spécialement pour la Conférence de la Paix.
Le 4 février 1919 à la suite de l'audition de Venizélos les 3 et 4 février est créée
la "Commission chargée d'étudier les questions territoriales intéressant la Grèce", dite
plus brièvement "Comité grec" qui comprend huit experts, deux Britanniques, deux
Français, deux Italiens et deux Américains; seuls les deux Américains sont des
universitaires, leurs six autres collègues sont quatre diplomates de carrière, un
militaire et un Premier Ministre. La commisssion est présidée par Cambon qui est
considéré comme plutôt favorable aux positions grecques; elle est chargée d'examiner les
questions posées par les demandes de Venizélos, de présenter des suggestions et de
réduire aux limites les plus étroites possibles les questions sur lesquelles le Conseil des
Dix doit décider. Cette commmission s'est réunie douze fois entre le 12 février et le 21
mars 1919 au Quai d'Orsay. Le 12 février elle se pose une première question à propos
de l'interprétation des textes : elle peut rencontrer les représentants des " peuples
concernés", les délégués des gouvernements sont-ils ceux des peuples ? quels "autres"
délégués accepter ? Les experts décident de réagir au cas par cas, et se posent ainsi la
question le 26 février de l'audition du député Vamvakas. Les experts sont supposés s’en
tenir aux questions techniques, mais ils doivent tenir compte de facteurs politiques,
ainsi la volonté des puissances d'ignorer la population musulmane de Thrace, et ne
peuvent ignorer que les solutions techniques qu'ils proposent ont des conséquences
politiques.
Le rapport rendu par la Commission le 20 février 1919 est favorable aux
positions grecques en Thrace occidentale à l'exception des réserves formulées par les
Italiens. Sur le plan ethnologique
"la Commission reconnaît que la population non musulmane de la Thrace
occidentale est sûrement grecque plutôt que bulgare et que par conséquent les
revendications ethnologiques de la Grèce sont plus valables que celles de la
Bulgarie” . De plus " il semble que la population turque de la Thrace occidentale

accepterait plus volontiers la souveraineté de la Grèce que celle de la Bulgarie''. 76


La Commission passe ensuite aux arguments d'ordre économique opposés par la Bulgarie
et se prononce en ces termes :*1

76. L’ensemble du rapport final est cité dans Franaoulis. op cit, p.35 sqq. Les textes de la
discussion sont publiés dans les Actes de la Conférence de la Paix, op cit. IV.C.5, PV n°4 le 20-2-
1 91 9, PV n°7 le 26-2-1 91 9, PV n°8 le 27-2-1 91 9,PV n°10 le 4-3-1 91 9 et P.V n“1 2 21 -3-
1 91 9, texte p.145.
" La Commission examina aussi la question de savoir si ia cession à la Grèce de la
Thrace occidentale ne constituerait pas pour la Bulgarie une servitude économique.
En présence de l'engagem ent formel pris devant la commission par M. Venizélos
que le gouvernem ent hellénique accordera à la Bulgarie un débouché garanti sur la
mer Egée, soit par Cavalla, soit par Salonique, soit même par Dedeagatch, et même
si la Bulgarie le désirait, construira une voie ferrée allant de Cavalla à la
frontière bulgare, les délégations américaine, britannique et française sont
d'accord que l'union à la Grèce de la Thrace occidentale ne portera aucune atteinte
vitale aux intérêts économiques de la Bulgarie. Il semble également établi que la
situation géographique et les conditions naturelles de la rade de Dedeagatch sont
telles qu’elle ne puisse jam ais être mise en état d'avoir pour la Bulgarie une
réelle valeur commerciale, et que, d'un autre côté, l'ouverture des Détroits
assurera un libre passage aux transactions commerciales de la Bulgarie par les
ports de Varna et de Bourgas.
Dans ce s conditions la Commission tombe à l'unanimité d'accord sur la cession à la
Grèce de la Thrace".
Le rapport du Comité Grec est approuvé par le Comité central territorial qui le
soumet le 30 mars au Conseil des Dix; le délégué américain ne reprend pas la position de

ses collègues du comité grec et se prononce alors une Thrace bulgare 77.

Les divers délégués disposent des rapports faits par les experts des organes
dépendant de leur propre gouvernement qui avaient déjà envisagé les problèmes puisque
les demandes de Venizélos étaient connues bien avant l'entrevue officielle du 3 février.
Le groupe des experts américains de l'Inquiry avaient ainsi conseillé au Président
Wilson, le 21 janvier, de laisser à la Bulgarie ses frontières de 1913 avec une garantie
de transit par le port de Kavaila ou de Salonique; c'est aussi l'avis du commissaire
américain à Constantinople en mars 1919. Conscient de l'opposition des populations

non-grecques, le 7 juillet 19 1 9 le général américain Bliss écrit dans son journal 78 ;


" N ous croyons tous que donner la Thrace occidentale à la Grèce aura pour résultat
des conditions pires que ce qui est résulté d'avoir donné Smyrne à la Grèce".
Les experts du Foreign Office avaient également le 28 janvier donné leur avis à leur
gouvernement : selon eux les Grecs en Thrace occidentale sont plus nombreux que les
Bulgares, la Bulgarie ne sera pas étranglée par la perte de la Thrace si elle obtient des
possibilités de transit à Kavaila ou Dedeagatch, la région ne sera pas sûre
stratégiquement pour ia Grèce, mais il est important pour la Grande-Bretagne que
Venizélos reste au pouvoir et on peut donc, dans ce but, lui accorder la Thrace à7
8

77. P.Helmreich. op cit, p.86-87.


78. P.Helmreich. op dt, p.1 55.
l'exception d’Andrinople. Mais Lloyd Georges reçut également ies avis de certains
experts militaires qui estiment qu’une Thrace occidentale grecque "sera
économiquement, ethniquement et stratégiquement indéfendable" . D'autres officiers de
PEtat-Major, en revanche, estiment le 5 avril 1919, qu'il vaut mieux confier à la
Grèce la totalité de la Thrace qu'un territoire en Asie Mineure.

Le 1 mars 1919 les experts italiens de la Commission font officiellement inscrire


dans les procès-verbaux leurs réserves à l'égard d'une éventuelle Thrace occidentale
grecque. D'une part, disent-ils," on pourrait maintenir à la Bulgarie le port de
Dedeagatch, ce qui donnerait lieu à une situation meilleure que toute autre quant aux
nécessités économiques bulgares”, d'autre part " il n ’est pas superflu que, selon les
statistiques présentées par M.Venizélos, les Bulgares sont en majorité, vis-à-vis des
Grecs, dans le territoire de Dedeagatch".
On voit donc que, pour les politiques, le problème du choix reste bien présent, les
experts ne sont jamais unanimes; il est vrai cependant qu'au début du mois de mars, le
rapport du Comité grec est majoritairement favorable aux positions grecques. Mais
aucune décision n'est prise alors et l'avis des experts évolue au fil des mois... C'est
ainsi que des rapports de Franchet d'Esperey au Ministère de la guerre en octobre 1920
précisent, au moment même où se signe le traité de Neuilly :
" Le tracé adopté séparant une étroite bande côtière de la région montagneuse
étroitement liée avec elle va créer une situation économique très fâcheuse et
quelques jours plus tard ..."Les limites données à la Thrace occidentale sont
contraires à l'ethnologie, à la géographie et aux voeux des populations. Tout le
bassin de l'Arda est séparé de la Bulgarie par le massif du Rhodope, et e st habité
presque uniquement par des musulmans très hostiles aux Bulgares. Leur

séparation de la zone côtière va créer une agitation". 78

Dans les premiers mois de 1920, alors que le statut de la Thrace occidentale
retirée aux Bulgares est encore incertain, l'attribution éventuelle de la région aux Grecs
est de plus en plus souvent critiquée.
Franchet d'Esperey écrit au ministère de la guerre le 23 mars 1920 que " la haine du
Grec et de l'Arménien amènera la formation de bandes dans les pays cédés "...( à la Grèce

ou à un Etat arménien) 7
80; Foch en avril1920 à San Remo annonce une situation
9
militairement difficile si on accorde la Thrace aux Grecs, les rapports des services de
renseignements de la marine en Thrace occidentale signalent le 29 mai que la haine des

79. Archives S.H.A.T, 7 N 4145, Franchet d'Esperey au Ministère de la Guerre, 22 -10-1919 et


26 -1 0-1 919 .
80. Archives S.H.A.T, 7.N.3210- 4 .
Bulgares de la région est très forte et qu'ils s'allient aux nationalistes turcs contre les

Grecs 81. On retrouve ces mêmes idées dans la presse, ainsi l'Europe nouvelle, le 28
février 19 2 0 estime que la Grèce ne peut tenir la Thrace contre la Bulgarie, que la
France en soutenant la Grèce s'aliène l'amitié des Bulgares et des Turcs qui risquent de
se tourner vers les bolcheviques; on trouve les mêmes doutes exprimés le 24 avril et le
1 août, alors que la cession de la Thrace à la Grèce est décidée, la revue n’hésite pas à
parler de la mégalomanie de Venizélos, rappelant l'opposition déclarée des populations

locales 82 .
L'homme politique, recevant des avis contradictoires des spécialistes doit donc,
exercer pleinement son rôle, choisir et décider.
Mais sur quels critères ?

D . LES DIFFERENTS TRACÉS

Grandes sont les hésitations si l'on en juge par le nombre des solutions proposées.
Les différents projets présentés entre 1918 et 1920 sont accompagnés de propositions
de frontières avec cartes et tracés différents (voir carte n°43).

La première proposition est celle de Venizélos; il dessine à travers le Rhodope une


frontière proche de celle de San Stefano jugée à l'époque favorable aux Bulgares, qui suit
le cours de l'Arda puis celui de la Maritsa; cette frontière laisserait aux Grecs
l’essentiel des Rhodopes, la vallée de l’Evros et la ville d'Andrinople. Venizélos ne se
prononce pas sur la Thrace orientale : ou on laisse toute la Thrace à la Grèce, ou on crée
près de Constantinople un Etat international dont il ne précise pas les limites, même s'il
est souvent question de la ligne Enos-Midia.
Après son rapport favorable du 20 février le Comité grec se préoccupe de
l'éventuel tracé de la frontière nord entre Bulgarie et Grèce; au début du mois de mars
Français et Anglais acceptent la proposition américaine; une ligne partant du Kuslar
Dagh à l’ouest se situerait à 4 ou 5 km au sud de l'Arda laissant Egridere (pour raisons
ethniques) à la Bulgarie, puis suivrait l'Arda sur 10 km, passant au nord de sa vallée
qui resterait aux Grecs après Kirdjali. La ligne, plus au nord que celle de Venizélos,
laisserait à la Grèce toute l’enclave de Demotica et retrouve la ligne de Venizélos sur la
Tundja à 15 km au nord d'Andrinople; les deux lignes se suivent par la suite, et, dans les

81. Archives de la Marine, Vincennes, 7.N.32,11- 1.


82. L'Europe Nouvelle , n° 9, 28 février 1920, p.341-42, n°13, 24 avril 1920, p.507-508,n° 27,
1 août 1920, p.1071.
trente derniers kilomètres ia ligne américaine atteint la mer Noire au cap Sandai,
c’est-à-dire légèrement plus au sud que le cap Iniada proposé par Venizélos.
Le 11 mars les Etats-Unis, après avoir rencontré les Bulgares, demandent que les
frontières puissent être révisées lorsque l'on fixera ies frontières de l'Etat de
Constantinople. C’est admis; les discussions se bloquent alors sur le tracé oriental de la
frontière. Le général Milne suggère une frontière qui partant du golfe de Xéros passerait
à l'est de Keshan, puis à l'ouest de Uzun Kôprü, à l'est de Demotica et d'Ortakeuy jusqu'à
Mustafa Pacha, les sinuosités du tracé ont pour raison d’être le chemin de fer, il vaut
mieux, selon Milne, laisser la ligne Andrinople-Uzun Kdprü-Constantinople au même
Etat. Un nouveau projet reçu à Paris le 11 mars 1919 précise que, si on laisse la
Thrace occidentale à la Bulgarie, il serait préférable d'inclure dans l'Etat de
Constantinople toute la Thrace orientale, y compris les villages grecs de la vallée de
l'Evros. Le 17 mars, le Comité grec aboutit à la conclusion qu'il ne peut rien fixer
puisque le Conseil Suprême a reporté à plus tard la décision sur Constantinople; le 21
mars, lors de sa dernière réunion, le Comité constate cette impossibilité de poursuivre
ses travaux et se contente de conseils sur une frontière buigaro-grecque.
Le problème de l'Etat de Constantinople occupe le mois d'avril, les Etats-Unis
demandent, pour accepter le mandat proposé, une frontière sur la ligne Enos-Midia,
mais ne semblent finalement pas prêts à accepter le mandat. Les experts britanniques
Toynbee et Nicholson constatant le 14 avril qu'aucun Etat n’accepte ce mandat et que cet
Etat serait de toute façon difficilement viable, proposent de donner toute la Thrace,
Constantinople comprise, à la Grèce, en échange de l’abandon de toute demande à Smyrne,
ce qui éviterait de couper les deux villes de leur arrière-pays. Les Etats-Unis semblent
prêts à accepter ce projet, mais tous sont conscients qu'il sera difficile de le faire
accepter aux Turcs ! Nicholson propose le 23 avril trois nouvelles solutions. La
première est la reprise du projet précédent : toute la Thrace aux Grecs, toute l'Anatolie
aux Turcs et un contrôle international sur ies Détroits; la seconde installe ies Grecs à
Smyrne et Aïvali, confiant les Détroits et Constantinople aux Etats-Unis, et créant un
mandat international (sans l'Italie) sur le reste de la Turquie, la troisième solution
enfin reprend la seconde mais en acceptant les Italiens. Le 5 mai Balfour autorise
Nicholson à présenter son plan aux Etats-Unis; s ’ils refusent le mandat sur
Constantinople, il pense l'offrir aux Grecs. Mais au même moment Venizélos se voit
offrir l'occasion d'un débarquement à Smyrne au nom des Alliés et place tous ses efforts
dans cette direction. Il déclare à Nicolson que Constantinople n'est pas l'intérêt immédiat
du pays... et pourtant au même moment, à d'autres personnes, il parle d'aller s ’installer
au Pera Palace... Son raisonnement semble toujours dirigé par des questions de priorité
et d’urgences : si la Grèce laisse passer l'occasion de s'installer à Smyrne, elle la perd
pour toujours; si Constantinople devient un petit Etat sous mandat S.D.N, elle peut
toujours espérer l'annexer un jour ou l'autre. Le 16 mai Venizélos suggère que l'on
modifie son projet de frontière nord en Thrace, en y ajoutant huit villages grecs de
Thrace orientale, mais le même jour, à la suite de remarques des Italiens et des
Américains, les ministres des Affaires étrangères des quatre décident ... de ne pas
décider tant que ne serait pas réglé le problème de Constantinople.
L'actualité fait alors passer la Thrace au second plan, au profit de l'Asie Mineure.
En juillet 1919 les Quatre décident de diminuer le nombre des cas en suspens, en hâtant
le plus possible la signature du traité avec la Bulgarie; le tracé de la frontière gréco-
bulgare en Thrace revient donc au premier plan. Le 2 juillet le Conseil suprême charge
le Comité central territorial de lui soumettre un tracé pour la frontière gréco-bulgare
83. Les Etats-Unis ne sont plus aussi favorables au tracé adopté quatre mois plus tôt et le
rapport du 21 juillet 19 1 9 enregistre deux positions nettes sur le sujet. Les
Américains ont rejoint les Italiens dans leur soutien à la Bulgarie : la supériorité
numérique grecque n'est pas prouvée, pas prouvée non plus la préférence des
musulmans pour ies Grecs, la Bulgarie souffre économiquement de la perte d’un
territoire qui lui avait été librement consenti en 1913 et 1915; la conclusion est donc :
" Les arguments ethnographiques, économiques et politiques, aussi bien que la
possession de fait, appuyée sur des titres valables, tout est en faveur du maintien

des frontières bulgares, telles qu’elles existent à l'heure actuelle." 8 4


Les trois autres délégations, française, anglaise et japonaise restent fidèles aux
arguments contraires à la Bulgarie présentés dans leurs grandes lignes par Venizélos,
mais ils n'en concluent pas automatiquement, comme au mois de mars, que la Thrace peut
passer à la Grèce :
" Les trois délégations se tenant à la question précise posée par le Conseil
Suprême, et réservant le problème de l'attribution de la Thrace orientale,
concluent donc, de la façon la plus formelle, que cette province, avec ce qui a été
ajouté en 1915, doit être cédée par la Bulgarie aux Puissance salliées et

associées". 8 5
Le Conseil s'en tient donc encore à une demie décision, qui réserve l'avenir, sans excluer
totalement la solution grecque.
Le 7 août devant le Conseil Suprême un des délégués américains, Polk, reprend les
doutes exprimés par certains experts de son pays sur la présence grecque en Thrace et
un nouveau projet est élaboré le lendemain sous l'influence de Wilson : la Grèce aurait
seulement les kazas de Xanthi et de Gumuldjina tandis que l'Etat international de
Constantinople comprendrait Andrinople, la vallée de la Maritsa jusqu'à Dedeagatch, et8
5
4
3

83. Dans les A ctes de la Conférence de la Paix, op cit, IV.C.V, voir les PV 1 5, 1 6, 17, 1 8, 20,
21,23.
84. Petsalis-Diom idis. op cit, p.262.
85. Petsalis-Diom idis. op cit, p.263.
ie chemin de fer. La Grèce refuse dès ie lendemain, soutenue par Clemenceau qui ne veut
rien laisser à la Bulgarie vaincue. Entre le 8 et le 1 2 août nait un nouveau projet : la
Grèce aurait le sud du Kuslar Dagh jusqu'à Makri et la Thrace occidentale à l'est d'une
ligne allant du fond du golfe de Xeros à l'est de Midia; la partie intermédiaire serait une
zone internationale ! Venizéios est prêt à accepter cette solution dans ses grandes lignes,
et dans les jours qui suivent (le 28 août) demande simplement quelques modifications
pour raisons stratégiques; il souhaite que la frontière passe par Memkovo, le Kartal
Dagh et le Tokadjik Dagh, qu'à l'extrême ouest le village de Bukia et son pont sur le
Nestos reviennent à la Grèce, il faudrait également prévoir un droit de passage grec à
travers l'Etat international. Mais Wilson refuse et n'accepte qu'une cession à la Grèce
limitée aux kazas de Xanthi et Gumuldjina dans les frontières de 1913, le reste de la
Thrace allant à l'Etat international, la Grèce à son tour refuse.
La France et la Grande-Bretagne pour sortir de l'impasse présentent au début du
mois de septembre un nouveau projet : on ne fixe que la frontière sud de la Bulgarie, et
le reste de la Thrace occidentale sera confié, en attendant d'autres décisions, à une
administration interalliée, la Grèce prenant part à l'occupation dans la partie ouest du
kaza de Xanthi que tous sont prêts à lui accorder définitivement. Les Etats-Unis
acceptent un projet qui leur parait un pas vers l'Etat international. Le lendemain le
comité central territorial trace une ligne de frontière suivant les conseils du comité
grec de mars, le Conseil des Quatre l'accepte à l'unanimité le 6 septembre; seuls les
Etats-Unis ne participent pas à l'occupation interalliée; le 18 septembre Franchet
d'Esperey reçoit l'ordre d'organiser l'évacuation bulgare et l'installation d’une
occupation interalliée limitant le secteur grec et ne préjugeant aucunement du sort
réservé dans l'avenir à la province.
Le nouveau projet de frontière sud de la Bulgarie fixe une ligne qui part une fois de
plus du Kuslar Dagh, descend vers le Kartal Dagh au sud-est, suit le Tokadjik Dagh vers
le nord-est jusqu'à la ligne de 1913 à 4 km au nord de Kuçuk Derbent, de là, se dirige
vers le Nord-ouest jusqu’à l'Evros, retrouve sur la Tundja la ligne de 1913 et la suit
jusqu'à San Stefano sur la mer Noire; le village de Bukia et son pont est accordé à la
Grèce. Le projet est communiqué à la Bulgarie le 19 septembre. La Bulgarie perd dans
l'opération tout le kaza de Dedeagatch, les 7/8 des kazas de Xanthi et de Gumuldjina, les
5/6 du kaza de Soufli, les 4/5 de celui de Daridere, le 1/5 de celui d'Ahi Celebi et le
1/6 de celui d'Egridere.

Partie II; article 27,


2° avec la Grèce
Du point ci-dessus défini et jusqu'au point où la frontière de 1913 quitte la ligne
de partage des eaux entre les bassins de la Mesta-Karasu au sud et la Maritsa
(Marica) au nord, aux envitrons de la cote 1587 (Dibikli):
3° au sud avec des territoires qui seront attribués ultérieurement par les
Principales Puissances alliées et associées :
De là vers l'e st jusqu'à la cote 12 9 5 située à 78 kilomètres environ à l’ouest de
Kuchuk Derbend :
une ligne à déterminer sur le terrain suivant la ligne de partage des eaux entre le
bassin de la Mantsa au n o rd ,et au sud les bassins de la Mesta Karasu, puis des
rivières se jetant directement dans la mer Egée;
de là vers l'est, jusqu'en un point à choisir de l'ancienne frontière de 1913 entre
la Bulgarie et la Turquie à environ 4 kilomètres au nord de Kuchuk Derbend:
une ligne à déterminer sur le terrain suivant autant que possible la ligne de
crêtes qui limite au sud le bassin de l'Akcehisar (Djuma) Suyu;
de là vers le nord jusqu'au point où elle rencontre la rivière Maritsa:
la frontière de 7913;
de là, jusqu'en un point à 3 kilomètres environ en aval de la gare de Hadi-
K(Kadikoj) :
le cours principal de la Maritsa vers l'aval;
de là, vers le nord et jusqu'en un point à choisir sur le sommet du saillant qui
forme la frontière du traité de Sofia de 1915 à environ 10 kilomètres à l'est-
sud-est de Jisr Mustafa Pacha :
une ligne à déterminer sur le terrain
de là vers l'est et jusqu'à la mer Noire la frontière du traité de Sofia de 1915 puis
la frontière de 1 9 1 3 ."
Ce tracé adopté de guerre lasse par des puissances très désireuses de mettre fin à
la question, est loin de faire l’unanimité des experts occidentaux; désintérêt pour la
région, désir de renforcer la position politique d'un allié ou de punir un ancien ennemi,
inimitiés, préjugés ou préférences personnelles ont poussé certains chefs d'Etat comme
Wilson à accepter le contraire de ce que ses experts lui conseillaient. Les innombrables
études ethnologiques n’ont été que d'un piètre secours; comme l'a déclaré Clemenceau :
" Il serait stupide de croire qu'il y a dans le monde, tel qu’il est, beaucoup de place
pour des histoires comme la S.D.N ou le principe de la libre disposition de soi-
même. Ce ne sont là que d'ingénieuses formules par lesquelles on fait jouer la

balance des forces dans son propre intérêt " S 6-8


6

86. Kitsikis. Le rôle des experts ... op cit, p.30.


179
L _ DE NEUILLY A SEVRES

La seule décision prise au bout d'un an de discussions est donc celle de repousser la
Bulgarie vers le nord, mais rien n'est encore décidé sur le sort de la Thrace elle-même.
C'est dans le cadre de ce que l'on appelle plus généralement le "traité turc" que son sort
doit se décider; ce n'est donc plus qu'un des aspects du découpage de l'Empire Ottoman, lié
aux rapports de force entre les puissances, aux problèmes qui se rattachent à la
présence grecque à Smyrne, au nationalisme turc qui grandit au fur à mesure que
s ’amplifie la volonté des puissances de se désengager du secteur. Les Etats-Unis ne
participent pas aux négociations concernant la Turquie, les Italiens après l'affaire de
Fiume sont moins écoutés, les décisions essentielles sont prises par la France (qui se
soucie davantage des problèmes allemands) et la Grande-Bretagne; c'est donc cette
dernière qui souvent décide et laisse Venizélos s'engager.

Pendant l'hiver 1919 -1920 aucun Etat n’étant prêt à assumer le mandat sur la
Thrace, il apparait de plus en plus que l'on s'achemine vers une solution confiant
l'essentiel de la Thrace aux Grecs. Les musulmans de l'Inde font savoir leur opposition à
tout projet expulsant le khalifat de Constantinople, des contacts entre Kemal et les

bolcheviques inquiètent par ailleurs les politiques; les opinions publiques 87


s'impatientent; Français et Anglais sentent alors qu'il y a urgence à sortir de
l'indécision. Dans une lettre au Ministère des Affaires étrangères le 16 février 1920,
Venizélos rend compte de son entrevue avec le Président du Conseil Suprême de la S.D.N :
un Etat turc pourrait subsister en Europe, limité à Constantinople jusqu'aux lignes de
Tchataldja, la Grèce aurait le reste, elle serait prête à accepter un régime spécial pour
les bâtiments religieux musulmans d'Andrinople et un comité pour étudier la question
d'un débouché bulgare sur l'Egée. A la suite d'une série de rencontres à Londres, Français
et Anglais se décident le 18 février pour ce projet et refusent de reprendre la question
du débouché bulgare sur l'Egée puisqu'il ne s'agit que de traiter avec la Turquie. C'est
finalement la solution choisie lors de la Conférence de San Remo qui réunit Millerand,
Lloyd Georges, Foch et Badoglio sous la présidence de Nitti le 19 avril 1920, malgré
l'avis contraire de Foch et les ultimes protestations de Galip Kemal auprès de Nitti.
A San Remo on met au point les conditions du traité turc et on décide de confier
dans le mois suivant aux Grecs la Thrace occidentale interalliée. Le 11 mai 19 2 0 les
puissances remettent le projet à Tevfik Pacha dans la salle de l'horloge au Quai d'Orsay;
les Alliés se réunissent une dernière fois à Boulogne le 27 juin, Millerand, en leur nom,
confirme aux Turcs le 17 juillet qu'il n'y a aucun changement à espérer et que la Thrace

87. "Qu'allons-nous faire dans cette felouque ? " se demande l'Intransigeant, en mars 1 920. cité
dans Dumont. Mustafa Kemal, Bruxelles, Ed Complexe, 1983.
180
et Smyrne doivent rester à la Grèce car les "T u rcs y sont en minorité " 88 . Depuis le
mois de juin cependant la majorité des militaires et de la presse déclarent le traité
inapplicable, Lloyd Georges reste seul à croire les forces grecques capables de l'imposer
à la Turquie. L'ensemble des traités y compris le traité relatif à la Thrace est cependant
signé le 10 août à Sèvres, mais aucun Parlement n'entame même les procédures de
ratification.

Entre le traité de Neuilly et celui de Sèvres, les négociateurs ont continué à


recevoir des rapports des militaires et des diplomates, et les musulmans de Thrace ont
poursuivi leur action pour obtenir une forme d'autonomie. Sur le terrain, l'installation
du gouvernement interallié dirigé par le général Charpy permet aux organisations
musulmanes thraces d'entrer plus facilement en contact avec les Occidentaux. Franchet
d’Esperey, le 11 octobre 1919, envoie au Comité thrace à Constantinople son aide de
camp, le capitaine de la légion étrangère Halid, pour annoncer la nouvelle du
gouvernement interallié et l'occupation de Xanthi par les Grecs; les représentants du
Comité se sont rendus à Gumuldjina deux jours plus tard pour y contacter les anciennes
autorités ottomanes et faciliter une installation "en douceur" des Français. Les
commerces et maisons turques de Xanthi restent néanmoins fermés pendant trois jours
lors de l'entrée des troupes grecques dans la ville en signe de deuil. Les différents
représentants des musulmans de Thrace occidentale ont plusieurs fois exprimé à Charpy
ou à Franchet d'Esperey leur désir de voir une province autonome, ou un Etat-tampon
sous protectorat si possible français s'installer entre la Grèce et la Thrace orientale;
plusieurs pétitions leur ont été remises (l'une d'entre elles portant 100 0 0 0 signatures

selon le journal Europe nouvelle 8


89); le 4 avril 1920, lors de l'ouverture du conseil
d'administration locai, Bulgares et musulmans de la province manifestent dans les rues
de Gumuldjina leur refus d'une éventuelle annexion à la Grèce. Les militaires français,
ont, dit-on, poussé les musulmans à ces demandes. Franchet d'Esperey, entre octobre
1919 et avril 1920, a rencontré à plusieurs reprises Djafer Tayyar, responsable du 1*
Corps d'Armée turc à Edirne, l'un des premiers partisans de Kemal, le 6 avril 1920
encore, en gare de Karagatch il essaye de le convaincre de l'inutilité d'une résistance
armée contre une éventuelle décision des puissances.
Les comités thraces fondés auparavant en effet ne restent pas inactifs; ils entrent
en contact avec Mustafa Kemal par l'intermédiaire de Cafer Tayar, de Djelal et d'Arif et,
dans le texte du Pacte National du 2 8 janvier 1920, l’article 3 invoque pour la Thrace
occidentale le principe des nationalités :
" Le statut juridique de la Thrace occidentale, dont le réglement avait été

88. Franaoulis. op cit , p.1 62.


89. Europe Nouvelle, n°27, 1 août 1920, p.1 073.
181
subordonné à la paix turque, doit se baser sur la volonté de sa population
librement exprimée” .

Dès lors la question thrace est comprise dans l'ensemble de l'activité du mouvement
nationaliste turc de Kemal. En mars 1920, Cafer Tayyar décide de couper les liens avec
le gouvernement du sultan et fonde le gouvernement autonome d'Edime; Ismail Hakki,
qui préparait en octobre 1919, en accord avec Athènes, un projet d'autonomie de la
région sous direction grecque, renonce devant l'hostilité des nationalistes, il tente
encore en mars 1920 une démarche auprès de Damad Ferid qui se déclare impuissant.
Après les accords de San Remo les membres des diverses organisations renforcent leurs
contacts devant l'urgence de la situation. Un grand congrès les réunit à Andrinople entre
le 9 et le 14 mai; des désaccords se font jour sur la nature des moyens à utiliser :
organiser immédiatement une résistance armée comme le conseille Tayyar (le mufti de
Gumuldjina Hilmi n'est pas très chaud), envoyer une délégation spéciale à Paris mais
les écoutera-t-on ? Certains tels Arif bey n'espèrent plus rien du sultan et veulent une
rupture immédiate avec lui, Hilmi et Hasan Sabri, plus liés au groupe Entente Libérale
qu'aux anciens d'Union et Progrès ne veulent pas couper les liens avec le sultan,
acceptent l'idée d'une défense mais pas une mobilisation ou une collecte d'argent
immédiate... 2 0 0 délégués contre 2, et 12 abstentions se prononcent pour l'organisation
immédiate d'une défense armée; le congrès se termine le 13 mail 920 en réaffirmant sa
volonté de ne pas laisser à la Grèce un pays à majorité musulmane, il crée un nouveau
comité pour organiser la lutte, envoie quatre délégués en Europe et choisit Cafer Tayyar
comme commandant en chef. Les trois délégués d'Andrinople rejoignent à Rome Galip
Kemal, ils .rencontrent Giolitti, publie des textes et des statistiques dans la presse

italienne, adresse des télégrammes aux différents Premiers Ministres... sans effet 90 .
Dès le 19 mai le nouveau comité créé prend une série de décisions destinées à
organiser la défense : réquisitionner les armes, les vivres, mobiliser les jeunes gens.
Le Comité de Thrace occidentale qui s ’était transporté à Gumuldjina en octobre 1919
avec l'occupation interalliée, organise autour d'Hemetli (Organi, nord de Gumuldjina) le
27 mai 1920, après l'installation des Grecs, un gouvernement de Thrace occidentale
composé de neuf membres (dont deux bulgares) dirigé par Tevfik Bey et mène une
guérilla pendant un peu plus de deux ans contre la présence grecque.

Au terme de ce ballet diplomatique plusieurs points me semblent importants à


noter :
1. Les hésitations des négociateurs qui n'ont jamais été certains de prendre la "bonne"
décision.

90. Biviklioalu. op dt, p.249 à 298.


2. La prééminence de l'avis des politiques sur celui des experts, en désaccord entre eux,
il est vrai. La Grèce a obtenu la Thrace occidentale avant tout parce qu'on a choisi de
punir la Bulgarie d'être entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne, et parce que la région
constituait un lien indispensable entre la Macédoine et la Thrace orientale.
3. La volonté assez clairement affirmée des musulmans concernés de n'être ni Bulgares,
ni Grecs, élément essentiel quand on connait leur importance numérique; ces musulmans

deviennent donc à partir de 1920 des citoyens grecs malgré eux.


Chapitre V. LA CONFERENCE
DF LAUSANNE 1922-1923

Doit-on lutter pour assurer à un "beau-frère félon", ce qu'on avait accordé pour

"les beaux yeux de Venizélos " ? 91

A. LE REPLI PROGRESSIF

La question que se pose le Figaro au mois de novembre 1920, alors que Venizélos
vient de perdre les élections et que le retour du roi en Grèce est imminent, symbolise les
changements qui s ’effectuent à partir de l'été 1920 dans les positions diplomatique .
Comme prévu, le traité de Sèvres ne peut être réellement appliqué vu l'opposition armée
des forces nationalistes de Kemal; le changement politique en Grèce met fin aux relations
personnelles de respect et d'amitié qui liaient les négociateurs occidentaux à Venizélos,
des changements de personne se produisent également en Occident et amènent au pouvoir
des hommes politiques qui ne sont pas liés personnellement aux décisions antérieures.
Par ailleurs, indépendamment des questions de personnes, bien des éléments plaident en
faveur d'un désengagement de la France et de la Grande-Bretagne dans les affaires
ottomanes : le désir de ne pas se couper de leurs sujets musulmans (Kemal s'adresse en
mars 1920 à l'ensemble du monde islamique), la peur d'une alliance entre les
bolcheviques et Kemal, les intérêts économiques, le besoin de rapatrier aussi
rapidement que possible les militaires occidentaux encore sous les drapeaux en Turquie,
l'hostilité de l'opinion publique face à un engagement dont elle ne comprend pas
l'intérêt...
Le résultat est que la France établit très vite des relations avec Kemal : en
décembre 1919 il reçoit à Sivas, le représentant de la France en Syrie G.Picot, le 11
février 1920 les Français vaincus évacuent Maras et ils abandonnent en mars 1921
toute prétention sur la Cilicie, en juin 1921 Franklin-Bouillon se rend à Ankara et
parvient à un accord entre les deux gouvernements le 20 octobre 1920... Le temps
travaille contre la Grèce : moins elle peut s'imposer sur le terrain militaire en
Anatolie, plus les contacts entre la France, la Grande-Bretagne et Kemal se multiplient.
Traduction logique de cette évolution, dès la fin de l'année 1920 on parle de

91. Le Figaro du 22-11 -1 920.


réviser le traité de Sèvres. Entre le 21 février 1921 et le 12 mars, les Français, les
Anglais et les Italiens se réunissent à Londres pour discuter des "problèmes posés par le
traité de Sèvres", et, signe des temps, ils invitent le représentant du gouvernement du
sultan, Tevfik Pacha, mais également celui du gouvernement d’Ankara, Bekir Sami Bey
qui très vite est le seul écouté car plus occidental, meilleur linguiste et en meilleure
santé que son collègue; c’est donc pour Kemal une forme de reconnaissance tacite qui ne
peut que l'encourager. Les deux Turcs demandent en Thrace et à Smyme un retour aux
frontières de 1913 au nom du droit des nationalités, reprenant les arguments de la
délégation de Damad Ferid en juin 19 1 9 comme ceux des comités thraces; et surprise,
les Alliés demandent le 2 4 février à la Grèce de fournir des chiffres et des experts. La
Grèce présente les chiffres de Venizélos en 1919, et les occidentaux, peu satisfaits,
décident de créer une commission d'enquête sur place (elle ne voit jamais le jour),
décision acceptée par les Turcs, mais refusée par le représentant grec le 4 mars. Les
alliés en juin 1921 se sont retrouvés à Londres envisageant dans une nouveau projet la
possibilité de faire évacuer aux Grecs la région de Smyme; la Grande-Bretagne,
contrairement à l'Italie et à la France tient encore à leur conserver la Thrace orientale.
La Grèce refuse nettement car son armée prépare alors une grande offensive et tout le
monde comprend que les armes trancheront; l'armée grecque atteint en 1 5 jours la
Sakarya au mois de juillet, mais ses troupes y sont bloquées par 22 jours de résistance
turque et doivent renoncer à toute nouvelle avance. Le Premier Ministre grec Gounaris
sent l'abandon diplomatique qui le guette, et se rend à Londres et à Paris à l'automne
1921, mais dans un compte-rendu de son voyage le 20 octobre, il avoue que

M. Briand... a indiqué une certaine modification de frontière en Thrace" 92.

La campagne non décisive menée par les Grecs en Anatolie dans l'été 1921 renforce
les tendances déjà indiquées. En janvier 1922 Français, Anglais et Italiens se réunissent
à Cannes pour examiner l'évolution de la situation, la question de la Thrace est à l'ordre
du jour et Gounaris doit se résigner à accepter " qu'une petite modification soit effectuée
aux frontières de Thrace et que ces frontières soient déplacées de la ligne de Midia à une

ligne au-delà de Rodosto de sorte que cette dernière ville demeure à la Grèce" 9
93. La
2
presse turque lance une grande campagne sur le caractère turc de la Thrace et accuse les
Grecs de maltraiter les musulmans depuis leur entrée dans la région, des informations
du même syle paraissent dans le Temps du 30 janvier; les différents comités thraces
envoient des représentants à Paris. Les militaires informent leurs supérieurs que les
Turcs ne renoncent pas à leurs demandes sur la Thrace et sur Andrinople et que la
Bulgarie n'a pas renoncé à retrouver le terrain perdu. Ainsi le Commandant Lespinasse
qui rédige le 1 mars 1 9 2 2 une "note sur la Thrace" estime-t-il que le traité de Sèvres a

92. Franaoulis. op c it , p.31 0.


93. Franaoulis. op c it , p.325 .
donné à ia Grèce des frontières coûteuses et indéfendables et un port inexploitable car
coupé de son hinterland (Dedeagatch); il propose trois solutions, la première serait de
laisser la Thrace orientale à la Turquie, le couloir de la Maritsa à la Bulgarie et le reste
à la Grèce, mais cela serait accepter la présence turque en Europe... la seconde est de
diviser la Thrace entre Grèce et Turquie en suivant la ligne Enos-Midia, mais cela ne
répond pas aux demandes bulgares, la troisième solution (qui a la préférence du
commandant) serait de faire de toute la Thrace un Etat autonome garanti par les

Puissances 94. A la conférence orientale qui réunit à Paris à partir du 22 mars 1922,
Français, Anglais et Italiens, la Turquie présente les arguments annoncés par le
commandant Lespinasse : au nom de la population et de la protection de Constantinople, il
faut une modification de frontière en Thrace; les alliés s ’accordent sur une nouvelle
ligne qui pourrait partir de Ganos sur la mer de Marmara jusqu'au mont Strandja, et
une zone démilitarisée sous contrôle international qui pourrait garantir la paix dans la
région. Mais
" Les trois ministres n’ont pas la prétention de penser que cette solution du

problème de la Thrace sera accueillie chaleureusement par aucune des parties" •


La conférence n'aboutit en effet à aucun accord.
Pendant l'été 1922 les Grecs jouent leurs dernières forces dans une longue marche
en direction d'Ankara; pour hâter la décision ils pensent à la fin du mois de juillet à
occuper Constantinople et regroupent plus de 30 0 0 0 hommes en Thrace sur la rive

droite de l'Evros entre Andrinople et Ferès 95 9


, espérant à la fois briser la force morale
6
turque et rendre le fait accompli irréversible; ils demandent le 29 juillet l’autorisation
des Ailiés qui occupent la Ville, essuyent un refus net le 2 août, et doivent même le .18
août accepter de reculer leurs forces jusqu'à la ligne Enos-Midia. Le 9 septembre
l'entrée des troupes turques à Smyrne consacre la défaite définitive des Grecs en Asie
Mineure et permet peu après à Kemal de diriger ses forces vers les détroits. Les troupes
françaises quittent les Dardanelles le 19 septembre, la Grande-Bretagne souhaite encore
éloigner, même par la force, les Turcs des Détroits, mais devant la défection des
Français et des Dominions, elle doit se résigner; le 23 septembre une note signée de
Poincaré, Curzon et Sforza précise que les trois gouvernements" considèrent avec faveur

le désir qu'à la Turquie de récupérer la Thrace jusqu'à la Maritsa et Andrinople" 9 6. |_e


lendemain la cavalerie turque apparait à la limite de la zone occupée par les Alliés et
refuse de quitter les lieux, on l'accepte.

94. Archives S.H.A.T, 7.N.3217-2, 1 mars 1922.


95. Archives S.H.A.T, 7.N.321 6, dossier 4, description détaillée des manoeuvres et carte.
96. Pour l'exposé des positions bulgares, consulter les ouvrages signalés à la note 67:
Les puissances en sont déjà à la mise au point des conditions d'armistice et à la
préparation de la future conférence de paix. Le général Pellé, depuis Constantinople

tient le ministère de la guerre au courant de la situation9 ^; il a prévenu dès le 1 3 août


que les Turcs continueraient la lutte tant qu'ils n'auraient pas obtenu au moins la ligne
Enos-Midia, puis les 8, 12, 14 et 21 septembre il avertit que les appétits turcs
grandissent, qu'ils veulent à présent récupérer toute la Thrace jusqu'à Andrinople,
Karagatch comprise et sont prêts à combattre pour cela, qu'ils ont même l'intention de
demander un plébiscite en Thrace occidentale; d'autres rapports envoyés à Paris de
Rome, d'Ankara et d'Adana, dans la même période, confirment ces informations. Au début
du mois d'octobre avant la réunion des généraux alliés et turcs à Moudania, Pellé signale
encore que les Turcs désirent que les Alliés occupent la rive ouest de la Maritsa et que le
tracé de la ligne de chemin de fer entre la Bulgarie et Kuleli-Burgas pose de nouveau un
problème.
Le 3 octobre ont lieu les premières rénions à Moudania, les 5 et 6 octobre
Venizélos tente des démarches désespérées à Londres et à Paris, essayant de sauver au
moins la région presque uniquement grecque de Karagatch; le 6 octobre Poincaré fait
savoir à Pellé à Constantinople que
" Si on a spécifié que les Turcs pourraient recouvrer la Thrace jusqu'à la Maritsa
et Andrinople, c 'e st qu’on voulait dire la ville, sa banlieue et se s dépendances,
sinon inutile de dire Andrinople. Le traité de 1915 qui céda Karagatch aux
Bulgares a été annulé à Neuilly, donc on n'en tient pas compte; Venizélos lui-
même m 'a dit accepter la frontière de 1913... l'évacuation de Karagatch par les

Grecs ne peut soulever aucune question politique nouvelle" " ■


Un rapport envoyé de Rome le 8 octobre confirme que Venizélos est prêt à accepter la
perte de la Thrace orientale pour sauver la Thrace occidentale, mais Venizélos lui-même
affirme toujours par la suite ne jamais avoir consenti à la perte de Karagatch; Curzon
n'est pas prêt à la lui imposer. Le 7 octobre Poincaré, Curzon et Galli transmettent
leurs dernières instructions aux généraux présents à Moudania, les 10 et 11 octobre les
termes de la convention d'armistice sont mis au point, le 11 octobre le texte est signé
par les Turcs et les représentants des trois puissances, sans les Grecs. Le texte précise
le sort de la Thrace :
"II. La ligne derrière laquelle les troupes helléniques de la Thrace seront invitées
à se retirer, dès la mise en vigueur de la présente convention, est constituée par la
rive gauche de la Maritsa depuis son embouchure dans la mer Egée jusqu'au point
où elle traverse la frontière de la Thrace avec la Bulgarie.
III. Afin d'éviter toutes les complications possibles... la rive droite de la Maritsa9
7
8

97. Archives S.H.A.T, 7.N.3217-3.


98. Archives S.H.A.T, 7.N.3217-3, le 6 octobre 1922.
187
(Karagatch inclus) sera occupée par des contingents alliés...
IV. La portion de la voie ferrée longeant la Maritsa de Killengrad (à l'est de
Mustafa Pacha) à Kuleli Burgas sera l'objet d'une surveillance ...par une
commission mixte... en vue de maintenir intégralement libre le parcours de cette
section de voie qui permet l'accès de la région d'Andrinople.
V. L'évacuation de la Thrace orientale par les forces grecques commencera aussitôt
que possible... ".
Karagatch n'est donc pas compris dans le secteur abandonné aux Turcs; pour les Grecs,
qui doivent évacuer sans combattre la Thrace orientale où ils ont concentré des forces
importantes, le coup est rude, mais la pression des Alliés et les conséquences humaines,
politiques et morales de la défaite en Asie Mineure rendent toute résistance impossible.

B. LAUSANNE : LA DÉCISION SUR LA THRACE OCCIDENTALE"

Le 23 septembre la Grande-Bretagne, la France et l'Italie invitent le


gouvernement de la Grande Assemblée Nationale à une conférence de paix à laquelle
participeraient également le Japon, la Roumanie, le royaume des Serbes et la Grèce, et
qui se tiendrait à Venise; la Turquie répond le 4 octobre en proposant Izmir et la
participation de l'Ukraine, de la Géorgie et de la Russie (que les Alliés ne sauraient
acccepter); l'accord se fait le 27 octobre sur la ville de Lausanne et le même jour Ismet
Pacha, le vainqueur de l'armée grecque en Anatolie, est nommé ministre des Affaires
étrangères; le 3 novembre la délégation turque est formée : elle comprend, outre Ismet
Pacha, le ministre des Finances Hasan Bey, Riza Nur, ministre de la Santé et près d'une
quarantaine de personnes. Ismet quitte Ankara le 4 novembre, atteint Lausanne le 11
novembre après avoir rencontré le Premier ministre bulgare dans le train au départ de
Constantinople; il apprend alors que la première réunion est repoussée d'une semaine et
se rend à Paris. Les télégraphes qu'il échange avec le Premier ministre Raouf Bey et
avec Kemal montrent qu'Ismet a reçu des instructions précises : sur certains points il
doit se montrer ferme et peut rompre les négociations de son propre chef, sur d'autres il
doit faire au mieux, menacer, mais ne pas courir réellement le risque d'un
affrontement; la Turquie par ailleurs est prête à reprendre les armes s'il est question de
créer une Arménie, ou de maintenir les capitulations; enfin, avant toute décision sur la
région de Mossoul, Ismet doit consulter son gouvernement. En Thrace, puisque la9

99 . Aux ouvrages diplomatiques déjà cités, il faut ajouter:


-B.N.Simsir. Lozan Telgraflari (les télégraphes de Lausanne) 1922-1923, deux tomes,
Ankara, T.T.K.B, 1990.
frontière de la Maritsa est reconnue depuis Moudania, Ismet doit simplement s'efforcer
d'obtenir la frontière de 1913 et un plébiscite en Thrace occidentale, c’est-à-dire, les
demandes du Pacte National.
En Grèce même, le choc causé par la défaite des troupes en Asie mineure et ses
conséquences sur les populations civiles est immense; des officiers venizélistes à Chios
et à Mytilène, dirigés par N.PIastiras, profitent de l’indignation générale pour prendre
le pouvoir et obliger le roi Constantin à abdiquer le 14 septembre 1922. Venizélos
retrouve la Grèce et c'est lui qui, en raison de son prestige sur la scène internationale,
dirige la délégation grecque à Lausanne. La seconde semaine de novembre qui voit le début
des négociations à Lausanne est en Grèce consacrée à un procès fait aux ministres et
généraux du gouvernement précédent, jugés responsables de la défaite; six des accusés
dent l'ancien premier ministre Gounaris, sont, malgré l'intervention tardive des
occidentaux, condamnés à mort et exécutés.

Lors de la première réunion à Ouchy le 22 novembre Ismet présente ses demandes


sur la Thrace et ses arguments : il souhaite le retour à la frontière de 1913
considérant que la ville d'Andrinople, déjà accordée à la Turquie à Moudania, n'est
stratégiquement viable que si on lui joint la gare de Karagatch et la région de Demotica à
cause du passage de la ligne de chemin de fer; en Thrace occidentale il demande un
plébiscite pour aider au maintien de " l'ordre et la tranquillité ". Venizélos répond que la
région de Demotica ayant été cédée librement par les Turcs aux Bulgares, son sort a été
réglé à Neuilly et que le sujet est donc clos; il est disposé en revanche à accorder toutes
les garanties souhaitables à propos de l'utilisation de la voie de chemin de fer; en Thrace
occidentale y compris dans le secteur de Demotica, selon lui, la population grecque est
d'autant plus majoritaire que les réfugiés affluent et l'on ne peut donc demander à la
petite Grèce de se réduire encore; il est suivi par les délégués roumains et serbocroates
qui refusent de remettre en question le traité de Neuilly et écartent toute idée de
plébiscite. Dans l'après-midi du même jour, le délégué bulgare est entendu, il demande
bien sûr que soit revue la question de la Thrace occidentale; elle n'a été au traité de
Neuilly que "remise" aux Alliés, c'est à Sèvres qu'elle est officiellement donnée à la
Grèce et puisque ce traité n'a jamais été ratifié, il est selon lui légitime de reprendre le
sujet à Lausanne; il insiste sur l'accès au port de Dedeagatch, asssurant qu'il " est
psychologiquement inadmissible que l'accès du débouché bulgare passe à travers un
territoire grec ou turc Curzon termine les travaux de la journée en établissant une
sorte de bilan : il n'est pas question de revenir sur le statut de la Thrace occidentale, un
plébiscite d'ailleurs ne serait pas concluant étant donné les mouvements importants de
population des dernières années, la question du chemin de fer peut être aménagée par des
lois adaptées et la ville d'Andrinople peut utiliser une autre gare. Pour tranquiliser la
Turquie qui trouve inquiétante la présence de l’armée grecque si près d' Andrinople,
Curzon propose une zone démilitarisée de chaque côté du fleuve sous contrôle
international et la question est renvoyée à une sous-commission territoriale. Ismet le

soir même télégraphie à son gouvernement 0 0 que le retour aux frontières de 1913 et
le plébiscite seront très difficiles à obtenir et qu'il ne veut pas rompre les négociations
là-dessus, mais qu'il pourra peut-être parvenir à conserver Karagatch.
La journée du 23 novembre est consacrée à l'argumentation turque; Ismet fournit,
en réponse aux statistiques grecques de la veille, ses propres chiffres : la population de
la Thrace occidentale en 1913 était en majorité musulmane, Venizélos lui-même l'avait
reconnu, c'est vrai également de la population de l'enclave de Demotica, donc on ne peut
parler de protection éventuelle des droits des minorités musulmanes quand il s'agit de la
majorité ! il ironise également que l'idée que la Maritsa qui coupe la ville d'Andrinople
en deux puisse être une frontière, ou que l'on puisse séparer une ville de son faubourg
comme ce serait le cas pour Karagatch. Le 24, la sous-commission territoriale dirigée
par le général Weygand recommande une zone démilitarisée de 30 kms de large allant de
la mer Noire jusqu’à l'embouchure de la Maritsa sur l’Egée et souhaite également que
Dedeagatch devienne un port franc sous contrôle international; les Turcs acceptent cette
zone si les puissances garantissent son inviolabilité et s’ils y restent souverains.
Le conseiller technique bulgare Morphoff donne lecture du mémoire bulgare
estimant nécessaire que la conférence traite également de ia 'Thrace occcidentale ou
bulgare"; il rappelle les conditions du traité de Neuilly, les paroles modérées de
Venizélos en 1913 qui estimait dangereuse une extension au-delà de la Strouma,
l'importance de la Maritsa pour la Bulgarie, le rôle de Dedeagatch comme port des
Balkans et non comme port inutile pour la Grèce, l'importance démographique des
Bulgares dans la région de Dedeagatch... c'est la reprise des arguments de 1919 .
Comprenant qu'une annexion à la Bulgarie est sans espoir, il propose la création d’un
Etat autonome de Thrace. Mais la réunion a surtout été l'occasion d'un affrontement entre
Venizélos et Stambouliski, Ismet dans son télégraphe à Raouf Bey cite un rapport de
Curzon qui précise que l'affrontement furieux entre les deux hommes s'e st déroulé "p o u r

le plus grand plaisir du comité " 1 0 1 .


Une nouvelle séance de discussion, le 25 novembre, est consacrée à la Thrace et à
l'examen des arguments turcs : selon Curzon et Venizélos, les chiffres turcs sont
contestables, le problème de la défense est résolu si la zone démilitarisée est organisée
et la Grèce est prête à offrir une enclave à l'ouest de la Maritsa et un pont sur le fleuve
pour l'installation d'une gare remplaçant Karagatch. Quant au plébiscite... Curzon est
sans appel :
" Il consisterait à constater que cette province compte une majorité turque, ce qui*1

100. Sim sir. op c it , tel 1 5-1 6 p.1 20.


101. Sim sir. op c it , tel 27 p.1 27-1 28 et tel 29 et 30 p.1 30.
190
est indiscutable, de manière à faire ressortir que la Turquie a des droits
considérables sur cette région et à lui donner ainsi une chance de la recouvrer
dans l'avenir. Les Alliés ne sont p as disposés à reconnaître un tel droit à la
Turquie... si le principe d'un plébiscite devait être retenu pour la Thrace
occidentale, pourquoi ne le serait-il p as pour Karagatch, Demotica et Gallipoli ?
quelles seraient les conséquences de son application à Constantinople ? "
s

Ismet comprend la menace voilée et transmet à Raouf bey qu'il n'y a guère plus à
espérer; celui-ci lui ordonne de consulter son gouvernement avant toute décision sur le
sort de Karagatch et lui suggère d'insister sur le plébisicite en Thrace car renoncer à
l'un des points du Pacte National ferait très mauvais effet auprès de l'opinion islamique.
La question des frontières de Thrace est cependant ajournée au soir du 25, et le statut
des îles d'Imbros et de Tenedos est considéré comme une part du problème des Détroits.
Pendant plusieurs semaines la Thrace n'est plus le souci premier d'Ismet qui doit
également rendre compte des discussions sur les Capitulations, leur aspect juridique et
financier, la dette ottomane, la question de Mossoul et celle de l'Arménie, le problème
des prisonniers de guerre turcs et grecs, enfin l'échange de populations entre Grèce et
Turquie qui est discuté à partir du 1 décembre. Ismet en dehors des réunions officielles
continue ses contacts, il rend compte d'un article du Temps du 10 décembre qui présente
la question d'une manière favorable à la Turquie : comment être maître dans une ville
comme Andrinople si on n'a pas la gare de Karagatch à 4 km ? un plébiscite en Thrace

occidentale serait le seul moyen de connaître la vérité d'une manière "civilisée” ^ 02 _


Cependant il doit constater dan son télégraphe du 31 décembre que rien n'a changé dans
les positions des uns et des autres. Curzon mène les négociations et soutient Venizélos, la
Serbie et la Roumanie également.

Au cours du mois de décembre les deux pays essayent sur le terrain thrace lui-
même de faire évoluer la situation par le retour discret à le pression armée; à la mi-
décembre des détachements de guérillas locaux aidés par l'armée turque et menés par
Fuad Bey s'opposent aux forces grecques à Ôren-Oreo et Sahin-Echinos au nord de
Xanthi; les militaires français sur place estiment cependant que la presse monte en
épingle cette "soi-disant insurrection " insignifiante. Le général Pellé écrit le 4

décembre au Ministère de la guerre 1 0 3 :


" Il semble que jusqu'à présent les incidents se réduisent à un combat qui a eu lieu
dans la région de Gumuldjina il y a une semaine entre une bande turco-bulgare*1
0
3

1 02. Simsir. op cit, tel 58 p.1 70, texte du Temps p.200 et 201, te! 1 62-1 63 du 31 décembre
p. 301.
103. S.H.A.T, 7. n.321 7-3.
d'une centaine d'hommes et les forces helléniques . Celles-ci auraient eu un
capitaine tué et onze blessés; soixante comitadjis faits prisonniers auraient été
exécutés".
A la fin du mois de décembre et au début du mois de janvier les Grecs renforcent
leurs effectifs en Thrace, rappelant que si leurs forces ont été vaincues en Anatolie,
elles peuvent encore menacer Constantinople, iis s'installent dans certains points des
bords de la Maritsa dont les accords de Moudania les avaient éloignés, avec la tolérance
des Alliés : ils tiennent le pont de Kuleli Burgas, le fleuve entre Bosnakeuy et Soufli,
puis un détachement grec participe à l'occupation de Karagatch. Les diplomates français à
Constantinople envoient de nombreux télégrammes aux Affaires étrangères pendant ce
mois de janvier : ils remarquent l’effervescence régnante, la nervosité grandissante,
l'escalade verbale (on parle du côté grec de "fêter Pâques à Sainte Sophie"), mais

pensent qu'il ne s'agit que de pression diplomatique 104. Le 30 janvier cependant la


question des frontières de Thrace parait résolue : maintien de la frontière de 1915 sans
plébiscite en Thrace occidentale, avec une zone démilitarisée le long du fleuve dans
laquelle les Turcs, contrairement aux Grecs auront le droit de maintenir des forces
limitées; le texte rédigé alors fixe la frontière comme suit :
2° Avec la Grèce:
De là, jusqu'au point où la frontière qui avait été fixée par le traité de Sophia du
2 6 septembre 1915 traverse la rivière Maritza en amont d'Andrinople :
la rive gauche de la Maritza;
De là dans la direction du sud-est,jusqu'au point où elle traverse la rivière
Maritza en aval d'Andrinople :
la frontière qui avait été fixée par le traité de Sophia du 2 6 septembre 1915,
laissant à la Turquie la station à laquelle aboutit actuellement l'embranchement du
chemin de fer spécialement construit pour desservir la ville d'Andrinople, et
laissant à la Grèce la ville et la gare de Karagatch;
de là jusqu'à la mer Egée,
la rive gauche de la Maritza.
Ismet accepte ce projet, un accord a été par ailleurs conclu sur les échanges de
population; mais tout cela n'est qu'un des aspects de la négociation et aucun accord n'est
atteint sur les Capitulations et les problèmes financiers et économiques entre les
Occidentaux et la Turquie; le projet de traité présenté le 31 janvier à Ismet Pacha lui
parait donc inacceptable et son refus entraîne le 4 février 1 923 l'ajournement sine die
de la conférence.

104. Archives S.H.A.T, l'ensemble des télégrammes dans 7.N.3218-1 et 3218-7. Citation du 12-1-
1923.
C. LAUSANNE: LA QUESTION DE KARAGATCH

Après une série de rencontres officieuses ou secrètes, puisque tous les pays
concernés ont besoin de sortir de l'impasse, les négociations reprennent le 23 avril. Les
Grecs en février ont continué •leurs manoeuvres d'intimidation en Thrace, mais les
militaires français estiment que l'état désastreux des finances rend toute guerre
impossible et à la fin du mois de mars 1923 la crue de la Maritsa a rendu toute

manoeuvre impossible pendant au moins un mois105 1


. La frontière thrace revient
6
0
immédiatement à l'ordre du jour du 24 avril. Ismet n'accepte plus la frontière de 1913
qui avait été fixée à deux kilomètres à l'est de la Maritsa, mais demande que l'on suive le
thalweg du fleuve, plaidant la cause des villages proches qui utilisent les eaux de la
Maritsa; les Grecs ripostent immédiatement que le thalweg du fleuve forme une
frontière bien mobile vu son régime très irrégulier, et que le problème du delta et de
ses îles est dans ce cas très ardu à résoudre; la question est donc une fois de plus
réservée et confiée à une sous-commission. Le 27 avril les Turcs proposent un
condominium gréco-turc sur le chemin de fer entre la frontière bulgare et Kuleli
Burgas, la question est elle aussi envoyée à une sous-commission qui rend son rapport le
8 mai après deux jours de réunion; un accord réel n'ayant pu être obtenu la question est
une fois de plus renvoyée aux experts.

Ismet qui semblait s'être résigné à la perte de Karagatch trouve l'occasion de


reprendre la question à propos des réparations. La Turquie estime en effet que
l'expédition grecque en Anatolie ayant entraîné d'énormes destructions, la Grèce se doit
de lui verser des réparations financières. Venizélos s'y refuse absolument, pour le
principe et étant donné la situation financière catastrophique de la Grèce, le
gouvernement Gonatas effectue des mouvements de troupes en Thrace occidentale, laisse
croire qu'il est prêt à reprendre la lutte, les télégrammes d’Athènes insistent sur
l'existence d'un risque réel ... s'agit-il comme certains l'ont pensé d’un partage des rôles
entre le négociateur et le militaire pour une plus grande efficacité diplomatique ?

L’Anglais Rumbold pense le 18 mai avoir trouvé une issue et la propose à Ismet 1 0 6 :
" peser de toute notre influence sur la délégation hellène pour lui faire accepter
la transaction suivante : d'une part la Turquie renoncerait pratiquement aux
réparations que la Grèce est hors d'état de lui payer, d'autre part la Grèce céderait
à la Turquie Karagatch (ville et gare)".
Ismet demande l'avis d'Ankara avant d'accepter et Venizélos conseille à Gonatas
d'accepter la transaction. Le 26 mai Ismet accepte donc le principe de l'échange et

105. Archives S.H.A.T, 7.N.3218-1, télégrammes des 20 et 22 mars.


106. M.Repoussi. op cit, p.602.
propose, profitant de l'occasion, une frontière lui laissant un territoire plus grand que
la seule ville de Karagatch, la question est donc renvoyée aux experts; le 30 mai ceux-ci
proposent une nouvelle ligne acceptée de toutes les partie . Un protocole spécial est donc
rédigé et signé séparément le 15 septembre 1923 : les habitants grecs de la ville, qui
n'étaient pas compris dans l'accord d'échange de populations du 31 janvier 1923, ne
devront émigrer que six mois après le rétablissement de la paix. Le traité définitif
décrit donc la frontière différemment du projet du 30 novembre :
Partie I, Section I, Clauses territoriales, Article Z
2° avec la Grèce
De là jusqu'au confluent de l'Arda et de la Maritza;
De là vers l'amont de l’Arda, jusqu’à un point sur cette rivière à fixer sur le
terrain dans le voisinage du village de Tchôrek keuy:
le cours de l’Arda;
De là dans la direction du sud-est jusqu'à un point situé sur la Maritza,à u n ,
kilomètre en aval de Bosna Keuy:
une ligne sensiblement droite laissant en Turquie le village de Bosna Keuy. Le
village de Tchôrek Keuy sera attribuée à la Grèce ou à la Turquie, selon que la
majorité de la population est déterminée".
Une convention concernant la frontière de Thrace signée le 24 juillet 1923
précise les limites générales de la zone démilitarisée en Grèce: " une ligne partant de la
pointe du cap Makri (la ville exclue) suivant vers le nord un tracé sensiblement
parallèlement au cours de la Maritsa jusqu'à hauteur de Tahtali, puis gagnant par Test de
Meherkoz un point à déterminer sur la frontière gréco-bulgare, à 15 kilomètres
environ à l'ouest de Kutchuk Derbend".
La zone démilitarisée prévue est délimitée sur le terrain en 1 9 2 4 par une
commission internationale qui travaille entre le 5 août et le 23 décembre 1924; elle est
formée de trois lieutenant-colonels, l'italien Vitelli, l'Anglais Cornwall et le Français
Catroux; ils ont attendu vainement avant de commencer leurs travaux de disposer de
cartes précises et se sont finalement contentés de la carte autrichienne au 200 000° en
joignant un descriptif détaillé pour suppléer aux imprécisions de la carte. La mission
militaire française auprès de l'armée hellénique s'était en 1919 substituée aux 5
officiers autrichiens qui, avant la guerre, dirigeaient les services techniques du service
hellénique de Géographie crée en 1889, mais un rapport du 16 novembre 1922 se
plaint de ce qu'aucun travail topographique n'ait été effectué en Grèce même, et que l'on
ne dispose donc que des feuilles tracées en Macédoine par les alliés ou, en Thrace, de la

feuille récente au 1/75 0 0 0 107. Le 1 septembre le rapport de Catroux signale que les
travaux de démilitation sur le terrain et de report sur la carte sont terminés en

107. Archives S.H.A.T, 7.N.2878.


Bulgarie, le 21 septembre, c'est le cas en Grèce, en Turquie le travail est effectué le 1 5
novembre, le rapport du 22 septembre 1 9 2 4 décrit le tracé grec de cette nouvelle

frontière intérieure ^ 0 8 ;
" L'opération initiale a eu pour objet de fixer en présence du représentant du
gouvernement bulgare, capitaine Dmitroff, la borne n°16, comme à la Bulgarie et
à la Grèce. La com mission a fait choix de la borne portant le numéro 160 , dans la
série des bornes marquant la frontière politique entre la Bulgarie et la Grèce...
De la borne n°l 6, le tracé descend par le vallon orienté sud-sud-est entre les
villages de Babalar et Sarap Dere ju sq u ’au confluent de ce vallon avec le Kizil
Deli Dere. De ce point il remonte d'abord le Kizil Deli Dere sur un parcours de 2
kilomètres 600, puis le cours d'eau affluent du Kizil deli Dere (lequel conflue
immédiatement au sud de Memler) sur une distance de 2 kilomètres environ. Il se
prolonge ensuite sensiblement vers le sud jusqu'à la cote 721 (5 kilomètres 2 5 0
au sud de Memler). A la cote 72 7 est édifiée la borne 17.
De la borne n°17, le tracé s'infléchitr sou s forme de demi-lune,suivant
parallèlement et à une distance d'un kilomètre à l'est la ligne de hauteur jalonnée
par les cotes 671, 830, 889, 893, 907, 9 5 0 (Gelin Mouradi), de telle sorte que
cette série de hauteurs soit maintenue en dehors de la zone démilitarisée. A un
point situé à un kilomètre au nord de 9 5 0 , le tracé gagne ensuite la hauteur qui
s'élève respectivem ent à environ 2 kilomètres au nord de Tahtali et à 2 kilomètres
5 0 0 à Test-sud-est de la cote 950. Sur cette hauteur est élevée la borne n° 18.
De la borne n°189, le tracé prend une direction générale sud-ouest en
passant par la hauteur située à 4 kilomètres à Test de Findijik puis, coupant
transversalement les têtes de ravins descendant vers le sud du Kara Giurgene,
atteint la hauteur de Sivri Tepe ( 1 kilomètre sud)ouest de Hodjakeuy, lequel
village reste en dehors de la zone). Du Sivri Tepe, il se dirige sur le chemin de fer
de Dedeagatch à Gumuldjina qu’il atteint au ponceau situé à 3 5 0 0 mètres au sud-
ouest de la station de Kirka. A la sortie sud-ouest de ce ponceau est édifié la borne
n°l 9.
De la borne n°19 , le tracé passant à Test du village de Dollan,se dirigeant vers le
sud-sud-ouest, atteint le point situé à 100 mètres au nord du cap, désigné dans le
langage des habitants sous le nom de Ammoudia. En ce point est élevée la borne
n°20.
De la borne n°20, le tracé rejoint le cap Makri, en laissant en dehors de la
zone démilitarisée , conformément aux stipulations de la convention concernant la
Thrace, le village de Makri. Au cap Makri, à 100 mètres au nord du rivage est
élevée la borne n°21."

108. Archives S.H.A.T, 7.N.321 9-6, de Catroux au Président du Conseil E.Herriot, le 22-9-1924.
195
En pratique l'emplacement des bornes est indiqué mais les bornes ne sont pas
construites; un nouveau compte-rendu du capitaine Capdevielle du 28 janvier 1 9 2 6
donne i'état d'avancement des travaux d'abomement dans les trois pays; le rapport final
de la commission formée du français Sarrou, de l'Anglais Harenc et de l'Italien Capizzi,
le 20 mars 1926 signale qu'il a fallu intervenir plusieurs fois auprès des trois
gouvernements pour obtenir des travaux, après des demandes de travaux
complémentaires dans l’été! 925; à présent l'ensemble des travaux d'abomement est
réalisé; un nouveau rapport du 8 avril précise cependant que les autres travaux de
démilitarisation prévue dans la convention n'ont pas été effectués et ne le seront sans
doute jamais si on ne nomme pas à cette effet une commission spéciale. Cette commission

n'existera jamais.109 Le 31 juillet 1938 est signé à Salonique une convention qui
supprime la zone démilitarisée entre les trois Etats.

Il faut donc près d'un demi-siècle, de Berlin à Lausanne, pour passer d'une Thrace
unique à la division encore actuelle, après de multiples hésitations. Dans la situation du
pays au début du XX° siècle aucun élément physique, économique, historique ou ethnique
ne pouvait former une raison contraignante pour justifier en faveur d'un tracé; les
frontières finalement décidées résultent donc du choc entre des ambitions nationales
contradictoires et de tractations entre des grandes puissances qui ont en vue des horizons
beaucoup pius larges que la seule Thrace. Le droit des populations a été beaucoup plus
invoqué que respecté et, dans ces conditions, ces frontières sont toujours considérées
comme contestables par les parties concernées qui cultivent, chacune, le complexe du
"bon droit bafoué". En cela la Thrace n'est, il faut l'avouer, guère différente de
l'ensemble des Balkans. Enfin dernier paradoxe de l’histoire et de la géographie
mélangées : n'ayant pu intégré la Roumélie orientale et ses Grecs, ni conservé la Thrace
orientale où l'hellénisme était majoritaire, la Grèce a finalement gardé de l'ensemble
thrace, les régions où les populations grecques étaient les moins nombreuses.

109. Archives S.H.A.T, 7.N.3221-2.


EPILOGUE : I A CONFERFNCE DF PARIS.
1946.

Le second conflit mondial donne l'occasion à la Bulgarie de poser une nouvelle fois
sur le plan international la question de la Thrace et de ses frontières. Comme en 1914,
la Bulgarie est courtisée à la fois par les Franco-anglais qui souhaitent la voir se
joindre à la Petite Entente et par l'Allemagne avec qui elle fait une part importante de
son commerce. Mais la Bulgarie ne peut se joindre à des puissances auxquelles elle
souhaite reprendre des territoires comme la Grèce, la Yougoslavie ou la Roumanie; elle
se tourne donc vers l'Allemagne : on admire ses succès économiques et son refus du traité
de Versailles, la majorité des universitaires bulgares ont étudié en Allemagne et les
ouvrages en langue allemande dominent dans les bibliothèques universitaires, et la

Bulgarie est fière de son surnom de "Prusse des Balkans" 11°; le tsar Boris s ’en tient
cependant à une sage neutralité en septembre 1939, refusant de s'engager à la légère. Le
15 février 1940 le nouveau Premier ministre Bogdan Filov est un ardent
germanophile, les contacts se multiplient entre les deux pays pendant l’année 1940, le
15 juin la Gestapo obtient le droit d’opérer en Bulgarie et le général Zhekov est invité à
visiter les champs de bataille de France. Bien qu'en quelques semaines Mussolini, Hitler

et Staline lui aient tour à tour promis un accès à la mer Egée 111, Boris affirme
redouter une attaque turque et hésite encore. Cependant, lors d'une visite en Allemagne le
18 novembre il donne son accord au plan d'Hitler (Marita) qui prévoit une invasion de
la Grèce par la Bulgarie et un groupe d'officiers dirigé par le colonel Zeitzler installe
des dépôts de fioul, répare les ponts, étudie la topographie du pays tandis que les
spécialistes de la Luftwaffe installent des postes d'observation aérienne. A la fin de
l'année 1940 plusieurs milliers d’Allemands sont déjà en Bulgarie. Le 17 février 1941
enfin est signé la pacte de non-agression bulgaro-turc qui libère la Bulgarie de ses
craintes majeures, elle s'engage : le 1 mars 1941 elle signe le pacte Tripartite à Vienne
et Ribbentrop informe officiellement Filov que la Bulgarie recevra une sortie sur la

mer Egée entre la Strouma et la Maritsa ^ 2 ç e sont |es troupes allemandes qui
attaquent la Grèce et la Yougoslavie, la Bulgarie n'est que l'occupant de territoires que1
2
0

110. Marshall Lee Miller. Bulgaria during the 11° World War, Stanford University Press, 1976, p.8.
111. ibid, p.34 à 36. les 1 5 octobre, 1 7 novembre, 25 novembre 1 940.
112. ibid, p.40.
"Allemagne lui concède et n'intervient en Yougoslavie que lorsqu'Hitler a déclarée la
Yougoslavie dissoute; elle n’a donc pas attaqué légalement la Petite Entente, la Turquie
peut rester neutre.

La Bulgarie ayant donc occupé la Thrace grecque depuis le milieu du mois d’avril
1940 jusqu'en octobre 1944 (elle évacue entre le 12 et le 25 octobre), la question de
la Thrace est de nouveau posée à l'occasion de la conférence de Paix qui se tient à Paris
entre le 29 juillet et le 11 octobre 1946.
Dès l'année 1943 la Bulgarie prépare le terrain et fait publier à Paris des brochures

destinées aux Alliés 113 qui reprennent l'ensemble des arguments géographiques,
économiques et ethnologiques utilisés entre 1918 et 1922; elle explique l'occupation
bulgare de 1941 par une réaction contre l'injustice commise en 1919 et demande la
création d'un Etat thrace autonome en y associant une menace : "sinon le peuple bulgare

combattra pour réunir se s frères à la Mère-Patrie" 114* . Des contacts pris en juin et
août 1944 avec les Alliés montrent néanmoins aux Bulgares qu'il n 'y a rien à espérer

pour eux en Thrace, car il n'est pas question de céder du terrain à un vaincu 11 5. En
1945 et 1 946 une série de publications grecques et bulgares reprennent les thèmes- de
1918 et 1919 : rien de réellement nouveau; au thème des " atrocités bulgares", la Grèce
peut ajouter celui de la "triple agression" ( en 1913, 1915 et 1941 ) et les nouvelles
atrocités commises pendant l'occupation récente; pour témoigner de l'opinion des
musulmans du Rhodope, en septembre 1946 arrive à Paris une misssion pomaque
dirigée par le député Hamdi Fehmi qui demande l'union de tous les Pomaques à la Grèce.
C'est au nom de la triple agression que la Grèce demande une rectification de sa frontière

nord en juillet 1946 116 : elle souhaite repousser la ligne vers le nord à la latitude du

11 3. C. Nedeltchev. le problème de la Thrace occidentale, Paris, Jouve,1 943,


voir aussi Les Bulgares et l'accès à la mer Egée, mémorandum présenté aux Ministres des Quatre
Grandes Puissances par l’organisation des réfugiés de Thrace en Bulgarie, Paris, La Bulgarie
Nouvelle, 1 947.
C.Gérard. Les trois agressions ? autour des relations gréco-bulgares, Paris, La Bulgarie
Nouvelle,1 946.
S.Dioumalieff. Le droit de la Bulgarie sur la Thrace occidentale, Sofia, Danoff,1 946.
S.Dioumalieff. La frontière gréco-bulgare et la mer Egée, Sofia, Danoff, 1 946.
114. Nedeltchev. ibid, p.145.
11 5. Marshall Lee Miller, qd dt, p.1 80 à 1 85.
11 6. Les positions grecques dans M. Dendias. la Thrace grecque et le débouché bulgare sur la mer
Egée, Paris, De Boccard, 1946.
Recueil des Documents de la Conférence de la Paix, Palais du Luxembourg, Paris, Imprimerie
Nationale, 1 946, vol II, p.223 sqq.
Cosmetatos. la Grèce devant la conférence de la Paix, 1945.
1945 sur ce sujet.
cours de l'Arda, sur la ligne de crête nord du Rhodope c'est-à-dire à peu près sur la

ligne de 1913. Moyennant la perte pour la Bulgarie de 2 0 0 0 km^ et de 40 000


habitants (des Pomaques qui ne souhaitent pas rester bulgares, dit-on), la Grèce ferait
l'économie de 1 30 km de frontière (elle passerait de 4 8 0 à 350 km) à défendre et
obtiendrait "une sécurité stratégique élémentaire". La Bulgarie en revanche invoque les
nécessités économiques et le désir de retour des échangés des années 20 pour demander
une fois de plus le couloir de la Maritsa. L'affaire est discutée par la Commission
politique puis la Commission territoriale pendant le mois de septembre 1946. Très vite
il apparait que les Occidentaux, en septembre 1946, ne veulent pas accorder un accès à
l'Egée à un pays protégé par l'URSS, tandis que l'URSS refuse par avance qu'un pays
slave sous sa protection, puisse perdre du terrain. La demande grecque est refusée par
huit voix contre (Australie, Biélorussie, Etats-Unis, France, Tchécoslovaquie, Hongrie,
URSS, Yougoslavie), trois abstentions (Grande-Bretagne, Nouvelle Zélande, Inde) et
seulement deux voix favorables (la Grèce et la République sud-africaine). La solution
est simple : le maintien de la frontière de 1919, joint à une interdiction signifiée à la
Bulgarie de construire sur la frontière des fortifications ou installations permanentes
d'où elle puisse menacer la Grèce; la Bulgarie doit également payer 62 millions £ de
dommages de guerre à la Grèce . Le traité est signé le 10 février 1947 par des Bulgares

qui se sentent aussi lésés et contraints qu'à Neuiily en 1919 117.

Avec les débuts de la guerre froide la frontière gréco-bulgare sort du cadre


purement balkanique pour prendre une signification internationale : la limite sud du
monde communiste à 30 km à vol d'oiseau de la mer Egée. La commission d'enquête de
l'O.N.U qui entre janvier et avril 1947 recueille des témoignages sur les incidents de

frontière entre Grèce et Bulgarie se déclare cependant "stupéfaite" 11 8 en entendant le


délégué bulgare persister à demander la Thrace et déclarer que la Bulgarie
n'abandonnerait jamais; mais il est exclu dans le contexte de cette époque que la Bulgarie
puisse tenter un nouveau mouvement vers le sud et la Grèce peut donc se sentir
relativement à l’abri. Cet épisode bulgare a prouvé la fragilité des frontières
balkaniques récentes qui n'ont pu encore " s ’enraciner" et la persistance des rêves et des
rancoeurs nourris d'histoire; il a également laissé la Grèce et les populations locales
dans l'inquiétude : dans quelle mesure peut-on faire confiance au pays voisin ? *1

11 7. Recueil des Docum ents de la Conférence de la Paix, Palais du Luxembourg, Imprimerie


Nationale, Paris, vol IV. et I.Laaani. Les rapports de la Grèce avec ses voisins balkaniques de J947
à 1949, Paris, thèse de 3° cycle, 1985.
11 8. Le mot utilisé est "am azed" in The United Nations and the problem of Greece, Washington, U.S
Government Printing Office,! 947, p.1 7. Les experts connaissaient-ils bien la région pour être
"stupéfaits" ?
I A CREATION

HMINF PRPVINC.F GRECQUE

« La possession de la Thrace occidentale par la Grèce


n'aurait jam ais été assurée s ’il n 'y avait pas eu
l’installation des réfugiés 1 "

Mouton &
1. n Ppntyopoulos. The Balkan exchange of minorities and its impact upon Greece, Pans,

Co,1 962, p.1 36.


Chapitre I : IJN "TROC GIGANTESQUE"?

L’idéal de l’Etat-Nation, issu de la Révolution Française, suppose une coïncidence


entre les limites du territoire d’un Etat et celles d'une Nation fondée sur une
communauté de langue, de religion, d’héritage historique, ou sur un sentiment commun;
ainsi défini, il est particulièrement inadapté aux Balkans et à la Thrace. Depuis
Alexandre le Grand en effet, la région a toujours appartenu à de vastes empires
multinationaux; Byzantins et Ottomans ont compliqué à loisir la mosaïque ethnique, et
l’Empire ottoman, loin de créer une unité nationale, a cultivé les différences entre
populations par le système du millet, la tolérance religieuse et une large autonomie
administrative. La coexistence, géographiquement étroite, de populations de langue et de
religion différentes rend donc impossible à la fin du XIX° siècle le découpage d’Etats-
Nations sur le modèle occidental. Mais c'est l'idéal dominant.
De ce fait, à partir de 1876, l’histoire des populations thraces est jalonnée de
massacres, de déplacements forcés, de politiques de "bulgarisation", "d ’hellénisation"ou
de "turquisation", qui, toutes, ont le même but avoué : parvenir de gré ou de force à une
simplification ethnique qui rapproche la réalité de l'idéal.

"Les m assacres sont la forme extrême de la lutte nationale entre des voisins
mutuellement indispensables poussés par cette idée occidentale, poursuivis par les
autres arm es mortelles que sont l'expropriation, l'éviction, les interventions
hostiles dans l’éducation, la religion ou l’usage de la langue maternelle et le déni de

justice dans les tribunaux . " 32


3

2. L'expression se trouve dans Andreadès. Les effets économiques et sociaux de la guerre en


Grèce. Dotation Carnegie pour la paix internationale, PUF Paris-Yale University Press,1 928,
p.l 34, il cite Pallis.
3. Tovnbee. The Western Question in Greece and Turkey, New York, H.Fertig ,1970 (1° ed 1 922)
P-17 .
A. 1877-1912 : LE REFLUX OTTOMAN

Dans la décennie qui suivit la guerre de Crimée, des milliers de Tcherkesses et de

Tatars musulmans 4 quittèrent le sud de la Russie pour le territoire ottoman et la


majorité d’entre eux s ’installèrent en Thrace. L’avance des armées russes en 1877 et
1878 fut à l’origine d’une nouvelle vague de déplacements : Tatars et Tcherkesses
quittèrent les premiers les provinces envahies, fuyant les combats et les exactions des
militaires, ou simplement poussés par la peur de ces violences. B.Simsir cite le chiffre
maximum de un million de "Turcs" (c-à-d de musulmans) qui auraient fui en 1877,
Antoniadès diminue ce chiffre de moitié, estimant les émigrants à 500 0 0 0 personnes,
d'après un rapport officiel; Biyiklioglu se rapproche de ce chiffre en indiquant 6 0 0 0 0 0
réfugiés. Crampton, qui parvient toujours à des chiffres nettement inférieurs à ceux que
fournissent les historiens originaires des Balkans en réduit le nombre à 150 0 0 0

personnes...56 Selon Antoniadès la moitié de ces réfugiés, soit 250 0 0 0 personnes,


auraient gagné l'Asie Mineure par leurs propres moyens ou transportés par les Lloyd's
et 150 0 00 seraient morts au cours de l’exode; des 100 0 0 0 restants, 75 0 0 0 se
seraient installés dans la Thrace ottomane tandis que 25 0 0 0 seraient revenus en
Bulgarie après 1878. Biyiklioglu, pour sa part, indique que 100 0 0 0 seulement
seraient partis en Asie Mineure, tandis que 150 0 0 0 auraient atteint la Thrace orientale
et les faubourgs de Constantinople; 150 0 0 0 autres enfin, auraient traversé le Rhodope
vers la Thrace occidentale. Ce sont ces derniers que rencontra le Commission d'enquête
décidée lors du Congrès de Berlin à la suite des rapports de l'ambassadeur anglais Layard
en mars 1878 et des appels des députés musulmans de Demotica aux journaux viennois 6.
Le 2 4 juillet 1878 en effet, les membres de la Commission croisent de nombreux
réfugiés sur la route de Lagos à Xanthi, on leur parle de 60 0 0 0 réfugiés dans le kaza
de Xanthi et de 50 000 personnes transportées en Asie Mineure; le 27 juillet ils
évaluent les réfugiés à 60 ou 70 000 dans le kaza de Gumuldjina, le 2 août ils en
rencontrent 6 0 0 0 près de Mastanli, 10 0 0 0 aux alentours de Kirdjali le lendemain.
Dans son rapport final le colonel Raab estime le chiffre des réfugiés du Rhodope à

4. 4 4 4 000 selon Kanitz. La Bulgarie danubienne et le Balkan, études de voyage 1860-1880,


Paris, Hachette, 1 882. p.55 .
5. B.Simsir. The Turks of Bulgaria 1878-1985, London, Rustem and Brothers , 1988 , p.17.
Antoniadès. La puissance de l'hellénisme et le rôle économique des Grecs en Thrace, rapport à la
conférence de la Paix, 27 février 1919, Paris, Chaix, 1919. p.12.
Biviklioalu. op cit, p.28.
Crampton. B ulaaria 1878-1918, a history, Boulder,! 983, p.176.
6. Biviklioalu. op dt, p.29.
150 0 0 0 au total dont 7 0 0 0 0 dans le kaza de Xanthi, 62 000 dans celui de
Gumuidjina, 10 0 0 0 à Kirdjali et 10 0 0 0 à Mastanli. Le gouvernement ottoman a
abandonné aux autorités locales le produit des dîmes de deux années pour l'aide d'urgence
à ces réfugiés; le caïmacam de Xanthi nourrit 7 5 0 0 personnes, celui de Gumuidjina
secourt les veuves et les orphelins qui n'ont pu trouver de logement. Ce sont, d'après la
Commission, des milliers de gens qui ont fui
" pour ne s'arrêter qu'au bord des marais pestilentiels de la plaine que borde
l'Egée; des veuves par milliers, des petits orphelins rachitiques s'éteignant chaque
jour et condamnés à une mort précoce, tous sans autre abri que le feuillage des
arbres, ayant grelotté sous la neige et fondant sous les rayons d'un soleil de feu,
couchant dans des terrains détrempés par les pluies, respirant les miasmes

paludéens de ces co n tré e s.J"

Ces réfugiés venaient en majorité de la haute vallée de la Maritsa que les Russes ont
atteint à la fin de l'année 1877 et ont donc traversé le Rhodope en plein hiver dans la
neige, abandonnant en route 30 0 0 0 arabas qui ralentissaient leur fuite. Pourquoi cette
fuite ? Les personnes interrogées parlent de onze villages brûlés près de Tatar
Pazardjik, de femmes, d'enfants et de vieillards massacrés, de femmes violées, enduites
de poix et brûlées vives, ou de jeunes filles "habillées à l'européenne" et enlevées par
les soldats... une partie des Pomaques du Rhodope ont été pris de panique en entendant
ces récits et les suivirent... La Commission constate par elle-même le 7 août à Gabrovo
que les trente maisons musulmanes ont été brûlées tandis que les 90 maisons bulgares
sont indemnes, et le 8 août à Kouchnalar, que seules vingt des 230 maisons du village
sont encore intactes. Simsir affirme qu'à Philippopolis il ne reste en 1879 que 5 des
80 mosquées, 2 des 29 écoles coraniques et aucun des onze medressés, tous les autres

ayant été détruits par l'armée d'occupation russe 8.


L'installation définitive d'une partie de ces réfugiés dans la Thrace ottomane
contribue évidemment à en renforcer l'élément musulman. A partir de l'été 1878
cependant, une partie des réfugiés revient en Bulgarie : le 25 juillet le caïmacam de
Xanthi estime qu’un quart des fuyards est mort, qu’un quart est déjà reparti vers le nord
et que les autres n'attendent que des garanties sûres pour en faire autant... mais
beaucoup ne retrouvent que des ruines, des champs en friche ou au contraire occupés par

des Bulgares peu disposés à les rendre... Crampton 7


9 estime le nombre des retours à
8
8 0 0 0 0 (soit la moitié de ceux qui étaient partis), Biyiklioglu affirme que sur les

7. Hertslet. op cit, t 4, n° 533, p.2803 sqq, l'ensemble des rapports.


8. B.Sim sir. op dt, p.1 8.
9. Crampton. op dt, p.1 76.
Biyiklioglu. op d t , p.42.
300 0 0 0 réfugiés en Thrace, 50 0 0 0 seraient restés près de Constantinople, 50 0 0 0
dans le Rhodope et 40 0 0 0 dans le kaza d'Andrinople (soit également environ un réfugié
sur deux).

Cet exode, directement lié à la guerre, est loin d'être le seul mouvement de

population dans la région; les Bulgares 101affirment que les Turcs ont à la même époque,
en représailles, chassé 2 0 0 0 0 0 Bulgares de la Thrace ottomane; si le chiffre parait
excessif, le mouvement est confirmé par les listes dressées par Chatzopoulos peu après
1878 11. Celui-ci cite en effet pour chaque diocèse des villages qui ont perdu la majorité
de leurs habitants "pendant la guerre" mais précise que la plupart sont revenus; il
n'indique pas les raisons de ces départs, signale seulement que certains Bulgares
auraient souhaité vivre dans la future Bulgarie. Dans les secteurs de Gumuldjina et de
Maronia 17 villages sont cités, tous des villages de la plaine dont 15 sont, selon
l'instituteur, "bulgares" : ont-ils laissé la place devant le flot des réfugiés musulmans ?
Dans le diocèse de Didymoticho, le texte indique 21 villages évacués sur la rive droite de
la Maritsa, 14 autres sur la rive gauche (aujourd'hui turque). Sur ces 21 villages 11
sont bulgares, 9 sont grecs et le dernier "mixte”; l'armée russe qui occupa neuf mois la
vallée de la Maritsa est accusée d'avoir incendié les villages musulmans détruits que vit
la Commission en 1878 dans la région, mais elle n'a pas chassé les villageois bulgares;
l'instituteur précise enfin que plusieurs bourgades, à la suite des événements, n'ont pas
les moyens de salarier un maître d'école. Quoi qu'il en soit la vallée de la Maritsa parait
avoir été particulièrement touchée par les événements, depuis Tatar Pazardjik jusqu'à
Dedeagatch.

Le retour à la paix ne met pas fin aux déplacements de population ; certains


musulmans continuent de quitter la Bulgarie refusant de vivre dans un Etat non-
musulman (d'où une vague de départs en 1885 après l'annexion de la Roumélie par la
Bulgarie); les nouveaux impôts, les difficultés à récupérer leurs terres, les mesures de
restrictions de leurs droits scolaires et religieux en poussent d’autres au départ. Entre
1879 èt 1912 ce seraient 300 0 0 0 musulmans (selon Simsir et Prost) ou 2 0 0 0 0 0
(selon Laveleye ou Biyiklioglu) qui auraient quitté la Bulgarie. Sont venus s'ajouter à
ces muhadjirs venant de Bulgarie des milliers d'autres musulmans se repliant depuis les
nouveaux Etats des Balkans et de Thesssalie. Selon Tsarigradski les autorités
ottomanes ont déjà établi en 1894, 95 0 0 0 personnes dans 188 villages de Thrace;
Antoniadès évalue en 1912 à 180 0 0 0 le chiffre de ces réfugiés installés en Thrace... en
retour Prost estime à 50 ou 60 0 0 0 le nombre des Bulgares qui, entre 1879 et 1912,
ont quitté la Thrace ottomane pour la Bulgarie !
10. Aide-mémoire sur la question de la Thrace, texte dactylographié, Paris 1919.

11. N.Vafidou in ARCHEIO plusieurs fois cité.


204
Plusieurs milliers de Grecs ont dans le même temps quitté la Bulgarie, face aux mêmes
mesures de bulgarisation qui ont chassé les musulmans, et à la suite d'émeutes anti­
grecques en juillet et août 1906 dans la région de Philippopolis et Stenimachos, à
Mesimvria et Anchialos également (il est question alors du départ de 23 000 Grecs);
ainsi naquit à Xanthi un premier quartier de réfugiés grecs.
Tous ces départs, quels qu'ils soient, s'effectuent dans des conditions matérielles et
humaines difficiles, laissant des rancoeurs vivaces; le prix à payer pour la
"clarification ethnique" est élevé.

B 191 2-1 920 : EXODES MULTIPLES

Les guerres balkaniques marquent le début d'une nouvelle vague de destructions et


d'exodes de populations massifs liés à la fois aux mouvements des armées, à la panique et
aux changements de frontières.

Les déplacem ents des arm ées sont accompagnés de massacres, viols,
confiscations et incendies; chacun des trois Etats en cause accuse les deux autres de
massacres. Une enquête internationale financée par le fonds Carnegie en 1914 reconnaît
cependant que bien des récits sont exagérés : trois des quatre métropolites de Macédoine
tués par les Bulgares selon les Grecs sont bien vivants, le récit des massacres de Turcs à
Andrinople fait par P. Loti est faux, mais des massacres ont bien eu lieu cependant, Grecs
et Bulgares montrant, selon les enquêteurs, la même volonté évidente de supprimer

l’autre 12. Les violences sont le fait de bandes d'irréguliers, des armées, surtout quand
elles battent en retraite et des habitants eux-mêmes jusqu'à l'arrivée des nouvelles
autorités. Ainsi les armées bulgares se repliant en juillet 1913 ont-elles pillé des
villages grecs comme Bouloustra-Abdère, lasmos ou Maronia, incendiant les magasins,
les dépôts de munitions et trois banques de Dedeagatch, emmenant avec elles des otages
choisis parmi les notables (clergé et métropolite compris), 27 originaires de Xanthi,
22 de Gumuldjina, près de 50 personnes de Bouloustra-Avdira, 190 personnes de
Dedeagatch et Koyoun Keuy-Chrysa, 90 de Makri; 8 0 0 captifs de Dedeagatch sont libérés
contre rançon, certains le sont sur l'intervention des consuls occidentaux d'Andrinople,
les autres sont emmenés en Bulgarie.

Les T u rc s furent ainsi les victim es de choix des haines sociales et locales1

12. Crampton. op cit, p.1 76.


Bivikiioqlu. op c it , p.42.
et ce sont, selon la commission Carnegie, 200 0 0 0 Turcs "en gueniiles" 13 qui durent
quitter la Macédoine en 1912 (voir HT.VI, p.2Q6'). La correspondance des instituteurs
juifs de Demotica témoigne de la force des ces haines locales; Demotica fut prise le 20
octobre 1912 par les Bulgares et ...
" La fin du combat fut le signal d'actes de brigandage sans exemple commis non de
la part des vainqueurs, mais de celle de la tourbe de la population grecque indigène.
Une foule forcenée se porta dans les quartiers musulmans. Le konak du
gouverneur, la mairie, le bureau de poste furent mis à sac, les meubles éventrés,
les documents lacérés. Les maisons turques désertes, en grand nombre, furent
envahies, le mobilier enlevé, toute espèce d'ustensiles emportés. Deux m agasins
israélites situés dans le quartier turc, une maison dont le propriétaire était absent
furent également saccagées. Le pillage dura trois jours. Les Bulgares étaient
repartis, les notables de toute nationalité s'occupèrent alors de rétablir l'ordre et
la sécurité ... Les Bulgares ne réoccupèrent la ville que la semaine suivante.
Durant tout ce temps, nous vécûmes dans des transes continuelles craignant de
subir le même sort que les Turcs. Le passage des bandes macédoniennes aggrava
encore la situation . Leur arrivée fut marquée par des excès de toute sorte dont les
musulmans furent les victimes... Tous les villages turcs de la région ont été livrés
aux flammes... toutes les maisons juives de Ferès, les boutiques et les magasins

furent alors pillés, toujours par des Grecs indigènes" . ^

Pillage par la "populace" quand les notables perdent le contrôle, intervention des
bandes, rançons... sont des ingrédients classiques de tous les récits.
Un rapport adressé au Patriarcat grec par les autorités religieuses locales donne lui
aussi des précisions sur les "cruautés" commises par les Bulgares à l'encontre des

musulmans en juillet 1913 1 5 : l'armée bulgare, aidée des forces du comitadji Taneff a
brûlé, dit-on, 18 villages turcs au nord de Gumuldjina, a massacré 6 0 0 Turcs à Makri,
organisé des viols collectifs de jeunes musulmanes à Dedeagatch, transformé les deux
grandes mosquées de Xanthi et Gumuldjina en églises consacrées à Cyrille et Méthode et
installé une porcherie dans une troisième mosquée, elle a également baptisé de force
plusieurs milliers de paysans ottomans (en particulier des Pomaques que certains
considèrent des "frères Bulgares et égarés")... 3 5 6 4 musulmans de Dedeagatch ne

13. Commission internationale, op cit, p.267.


14. Archives A.I.U, IC 10,17-1-1913, Barishac. Le récit est confirmé par la lettre de Mile
Nahum le 24-2-1 91 3 dans II.E.28. Dans le rapport de la Commission Carnegie, on trouve les
mêmes accusations concernant des pillages de la foule grecque à Andrinople, chapitre III.
15. Les cruautés bulgares en Macédoine orientale et en Thrace 7912-1913, Sakellarios,
Athènes, 1914. On peut aussi se reporter aux récits turcs dans Atrocités des coalisés
balkaniques, Constantinople, DACB, 1913.
206
devraient la vie qu'à la protection du métropolite grec, lui-même fait prisonnier ensuite
par les Bulgares et libéré sur l'intervention du consul de France. Il est vrai que ces
récits sont publiés dans un contexte diplomatique qui explique l'insistance sur la cruauté
de l'adversaire et le souci de montrer que les musulmans souffriraient particulièrement

sous un régime bulgare 1 6_

La Thrace occidentale fut pendant l'été 1913 successivement occupée par les
Bulgares, reprise par les Grecs et rendue par eux aux Bulgares à l'exception de la poche
de Demotica qui revint, pour un an et demi seulement, aux Turcs. Elle souffrit donc à la
fois du passage des diverses armées et des déplacements de population; la vallée de la
M aritsa fut une fo is de plus particulièrem ent touchée. C’est ce qu'indique ce
récit publié dans le Bulletin de l'Alliance Israélite Universelle de l'année 1913 17 :
6
1
" Tout le long de la voie ferrée qui court de Constantinople à Andrinople, le
voyageur n'aperçoit plus que des cham ps dévastés, défoncés, brûlés...à plusieurs
kilomètres à la ronde on ne rencontre plus aucun village, aucun villageois, et
bientôt les pluies et les neiges de l’hiver auront effacé les vestiges de cette belle et
riche plaine, naguère parsemée de villages peuplés et florissants qui alimentaient
Andrinople et autres localités importantes telles que Kirk Kilisse, Moustapha
Pacha, Demotica".

Ce témoin n'a vu de la Thrace occidentale que l'extrémité NE, Kuleli Bourgas-Demotica-


Andrinople, mais d'autres récits et les témoignages des militaires français qui occupent
la région six ans plus tard permettent de confirmer l'idée de destructions très
importantes; le gros (plus de 10 0 0 habitants) village bulgare de Sitchanli à l'est de
Gumuldjina est détruit pendant Iqs guerres balkaniques et a totalement disparu quand les
Français effectuent leur recensement; dans les listes de biens bulgares recensés par la
Commission Mixte d'émigration gréco-bulgare bien après l'événement, on trouve douze
villages bulgares dont l'église et l'école ont été brûlées pendant les guerres balkaniques
18; dans le district de Dedeagatch en 1 9 1 9 -1 9 2 0 ce sont encore 7 villages qui sont
indiqués comme "totalement détruits", 2 n'ont plus que quelques habitants et les

16. Isjrkov. Bulgarien, Land und Leute, I Parlapanov, Leipzig, p.16, estime qu'ils étaient en voie
de "rechristianisation" jusqu'à ce que des agents turcs les "dévoyent".
17. Bulletin de l'Alliance Israélite Universelle, 19 13 , p.81.
1 8. L'égiise et l'école bulgare ont été détruites à Bach Klisse, Dervent, Ispitli, Kizlar, Koutroudja ,
Merhamli, Monastir, Okouf, Pichman, Sitchanli,Tchermen et Teke. On signale également des
villages musulmans incendiés ou dont la population a été déportée en 1913, Musselimdjik, Ak
Saray, Yel Bourgas, Vakouf Sandal, Chahinler ou Dikili Tach (SDN, R.1696, 41/40901.4081 6). Le
rapport Carnegie précise également, p.135,que les Bulgares de l'arrière-pays ont été pourchassés,
fin septembre 1 91 3, entre le départ des troupes grecques et l'installation des autorités bulgares.
207
destructions ont été telles que dans cette région considérée comme riche, les possibilités
de cantonnement sont nulies dans 13 villages. Le Bulgare Altinov confirme ces
destructions : "pendant la guerre balkanique une grande partie des habitants des villages

turcs incendiés abandonnèrent le p a ys" 19 comme également les instituteurs juifs de


Demotica : " Tous les villages turcs de la région ont été livrés aux flamm es" 20 .
L'ensemble de la vie économique est évidemment touché : récoltes détruites ou non
effectuées à temps, champs laissés en friche par des populations en fuite, commerces
pillés (une trentaine de familles juives qui résidaient dans les villages turcs de la
région de Demotica, des commerces juifs de Demotica, de Soufli et de Férès sont dans ce
cas) ou sans clients, réquisitions, approvisionnement difficile...
L'école toute neuve des Juifs de Demotica attire les services officiels :
réquisitionnée en octobre 1912 pour servir d'hôpital militaire puis de Q.G à l'Etat-
Major bulgare qui l'évacue en avril 1913 pour s'installer à Andrinople, elle est remise
en état, on y fait cours pendant trois mois, et en octobre 1913 ce sont les soldats turcs
qui y installent leur hôpital, puis une caserne de décembre 19 1 4 à mars 1915... et
encore les Juifs entretiennent-ils d’excellents rapports avec les autorités. Le 24
février 1913 la nouvelle institutrice, Mlle Nahum, arrivée en octobre 1912 de
Salonique, écrit qu'après deux à trois mois de crise il n'y a plus en ville ni sucre, ni sel,
ni farine, ni charbon, ni bois de chauffage, ni pétrole... les réfugiés des villages voisins
sont sans abri et sans nourriture ni vêtements; certains cependant ont gagné de l'argent

en logeant des officiers bulgares *2


21 . Dix mois plus tard victimes et profiteurs se
0
dessinent plus clairement :
" La petite population de commerçants, de marchands de nouveautés ou d'estoffes,
d'épiciers et de colporteurs s'e st douloureusement ressentie de la période
d'inactivité et de l'insécurité, les petites gens qui vivaient dans les villages ayant
eu tous leurs boutiques pillées, et la désorganisation des services publics qui a
suspendu tout trafic, de la ruine des paysans qui constituaient pour une bonne
part la clientèle... La classe pauvre qui a bénéficié quelque temps du passage
fréquent des troupes et a su s'assurer un gagne-pain se trouve toutefois
aujourd'hui dans une situation très précaire. Mais les plus atteints sont sans
contredit les gens aisés, en relation d'affaires avec Andrinople ou Dedeagatch qui ne
peuvent exercer leur négoce. Possédant aussi des créances auprès des villageois,

ils ont été, à la suite de la dévastation des campagnes, fortement lésés. " 22-

1 9. Altinov, La Thrace interalliée, Imprimerie de la cour, Sofia, 1 921 .p.37.


20. voir note 1 4.
21. Archives A.I.U, II.E.28.
22. Archives A.I.U, II.E.29, 9-11-1913, M.Zecharia.
Le calme revient à Demotica avec le retour des autorités turques 23, mais les
affaires ne reprennent guère, en mars 1 9 1 4 les Juifs organisent des distributions de
pain dans la communauté pour éviter la mendicité, mais en octobre la situation s'est
aggravée dans la ville coupée de ses relations avec Dedeagatch et les Juifs ne peuvent
plus payer leurs enseignants ni nourrir plus de quinze élèves . Le district de Demotica
souffre spécialement du nouveau tracé de la frontière qui en fait une sorte d'enclave le
long de la Maritsa.
"Le morcellement de la magnifique vallée de la Maritsa ne pouvait avoir d'autre
résultat que d'anéantir la faible activité commerciale qui assurait leur gagne-pain
à tant de nos coreligionnaires; le territoire turc en particulier privé de son
débouché naturel, Dedeagatch , n'est qu'une impasse au fond de laquelle se trouve
acculée l'agglomération de Demotica qui perd aussi du même coup sa clientèle de

Thrace occidentale" 24 2
5

A la fin de 1913 une partie des personnes déplacées par les combats
reviennent dans leurs villages, mais dans l'ensemble l'exode est m a s s if : Turcs ou
Bulgares quittent la Macédoine devenue grecque, et de la Thrace occidentale devenue
bulgare s'écoule un flot de musulmans, paysans des villages détruits ou gens aisés, "seuls
les gens de la classe moyenne, comptant exclusivement sur leur métier, n'ayant ni

connnaissances ni relations...restèrent en Thrace" 25 , tandis que les Grecs des villes


quittèrent également en très grand nombre la province.
Les Bulgares suivent en Thrace égéenne une politique de bulgarisation dans
l'enseignement, l'église et l'administration, confisquent les biens de tous ceux qui sont
partis pour installer des colons bulgares venus de Macédoine rendant ainsi impossible le
retour des anciens occupants. Les noms des députés musulmans signataires des textes de
1919 et 1920, ceux des simples prisonniers de guerre, témoignent de cet effort de
bulgarisation : Ibrahimoff, Chukrieff, Ahmedoff, Mehmedoff... Les Pomaques sont
particulièrement visés : on ferme leurs mosquées et leurs écoles, on les baptise de force
dans le Kourou Tchay, provoquant un refus qui explique comment on peut trouver en
1919 des députés musulmans pour signer des textes pro-grecs. Il s'agit pour le
gouvernement " de donner définitivement à la Thrace l'aspect d'une terre non moins

bulgare que n'im porte quel coin de la Vieille Bulgarie" 26- Les déplacements sont
amplifiés par le fait que le traité de Constantinople de 1913 prévoit (annexe 1,
protocole 1) un échange de population facultatif des deux côtés de la frontière :

23. Archives A.I.U, II.E.28, 3 -3-1 91 4 et 26-10-1914.


24. Archives A.I.U, II.E.29, 3-4-1914.
25. Altinov. op cit, p.38 .
26. Altinov. op cit, p.1 3.
" Les deux gouvernements sont d'accord pour faciliter l'échange facultatif mutuel
des populations musulmanes et bulgares de part et d'autre ainsi que de leurs
propriétés dans une zone de 75 km au plus le long de la frontière commune.
L'échange aura lieu par villages entiers".
Bien des paysans dont les villages ont été incendiés profitent de cette disposition dans le
district de Dedeagatch et en 1915, dans la poche de Demotica. Cet exode explique que lors
du recensement français les musulmans soient si peu nombreux dans ies districts de la
Maritsa, que des villages, turcs d'après les sources de 1882, aient perdu leurs
habitants, que 10 villages n'aient plus que des mosquées détruites, ce sont des signes de
cette émigration "facultative".

La fin des guerres balkaniques ne signifie donc pas la fin des


déplacem ents de population.

En 19 1 4 et 1915 se poursuit le mouvement de repli des musulmans venant des


provinces perdues par l'Empire sur le vilayet d'Andrinopie où un comité spécial pour
l'accueil des réfugiés est organisé. En 1914 également, les autorités turques
commencent à déporter vers l'Asie Mineure des familles grecques de Thrace orientale
par mesure de représailles, pour installer à leur place des réfugiés de Macédoine;
l'entrée en guerre de la Turquie renforce le mouvement : il faut éloigner des côtes des
habitants soupçonnés d'être prêts à aider l'ennemi, turquiser les côtes, le mouvement
s'étend à tout l'Empire. Vient s' y ajouter le problème du service militaire : depuis les
réformes du Tanzimat, il est obligatoire pour tous les habitants; on peut cependant le
remplacer par un impôt spécial, cet impôt est lourdement augmenté, puis les autorités
décident de mobiliser les Grecs, sans leur faire suffisamment confiance pour les placer
sur le front. Ils sont donc enrôlés dans des bataillons de travail (amele taburu) qui
doivent se consacrer à des travaux publics en Anatolie. Les dures conditions de travail et
de vie en font rapidement des bagnes de sinistre réputation chez les Grecs. Les Bulgares,
pour leur part, occupant la Macédoine orientale à partir de 1916, ont eux aussi déporté
une partie des habitants grecs, décrétant la mobilisation mais ne souhaitant pas les
utiliser dans l'armée; ils enrôlèrent également les habitants de la Thrace bulgare, quelle
que soit leur origine, mais dans les listes de prisonniers, on ne trouve que des noms
musulmans, ce qui confirme l'exode très important des Grecs depuis 1913. Certains
musulmans passent par ailleurs la frontière à la même époque pour s'enrôler dans
l'armée ottomane, ajoutant à la confusion.

L'an n ée 1919 ajoute à son tour un élément nouveau aux mouvements de


population ; le fait de confier la Thrace aux troupes interalliées laisse planer un doute
sur son sort futur d'autant plus que la partie nord-ouest est confiée aux troupes
LA THRACE DEBUT XX°s : l’exode H 91?^ HT. VI
1
V

v
t
grecques. Une première vague de Bulgares affolés fuit Xanthi à l'annonce de l'occupation
grecque, suivie très vite des fonctionnaires et des réfugiés macédoniens de 1913, c'est-
à-dire ceux qui sont le plus récemment implantés dans la région, et c'est au tour des
Bulgares d'accuser les Grecs d'helléniser alors la région de Xanthi par la violence, les
vols ou les confiscations etc... Le mouvement se poursuit dans l'ensemble du territoire
interallié; le général Charpy essaye de calmer les esprits et fait expulser certaines
personnalités bulgares accusées de créer la panique, il crée des commissions d'arbitrage
pour vérifier le bon droit de certaines demandes des Grecs contre les Bulgares, enfin il
s ’efforce d'humaniser les conditions de départs des Bulgares. L'annonce en mai 1920 de
l'attribution de la Thrace à la Grèce provoque un nouvel exode, et l'on retrouve pour le
décrire, les mêmes images de réfugiés éperdus dans le mauvais temps qu’en 1878.
"Depuis une semaine, les routes défoncées et boueuses de la Thrace occidentale sont
encombrées de files interminables de réfugiés. Hommes, vieillards, femmes et
enfants cheminent sou s l'averse battante de ce printemps pluvieux, emportant sur
leur dos une maigre partie des biens... L'exode a commencé avant l'occupation
grecque et les habitants ont fui éperdum ent. Chaumières, maisons, ruches, tout est
abandonné. Des troupeaux suivent, escortés par les gars les plus solides du pays.
D es bandes arm ées grecques, profitant du désarroi, assaillent les caravanes,
pillent le bagage, emportent le bétail, tuent... A quelques kilomètres de la
frontière, un village en flammes éclaire l'horizon de son rougeoiment sinistre .

Blêmes, défaits, les réfugiés contemplent l'incendie". 27


Bien des Turcs se sont eux aussi enfuis avant l'arrivée des Grecs, il est question de
"plusieurs milliers ", dans la crainte " d'horreurs probables " ou "contaminés " par la

peur bulgare 28 .
Dans le même temps certains Grecs partis en 1913 et 1914 reviennent. Franchet
d'Esperey précise que ce retour doit s'effectuer progressivement pour ne pas provoquer
de troubles; les militaires français, le 1 janvier 1920, estiment que plus de 5 000
Grecs sont rentrés (en deux mois et demi) et que seule l'insuffisance des transports
freine le rythme des retours; les agents recenseurs comptabilisent les mouvements dans
les gares, essayent de suivre la situation et constatent l'impossibilité de tenir des

comptes exacts 29 . Il découle de ce mouvement une situation difficile puisque certains de


ces Grecs trouvent leur ancienne place occupée par des Bulgares. C'est pourquoi Charpy
adresse à tous les administrateurs de district le 3 janvier 1920 cette réponse à une

27. La Gazette de Lausanne citée dans Nedeltchev. op cit, p.32.


28. L.Savadian. En Thrace occidentale, in Etudes Franco-grecques, n°7 octobre 1920.
29. Franchet d'Esperev le 22 -1 0-1 919 dans S.H.A.T, 7.N.4145.
Mission militaire française auprès de l'armée hellénique dans S.H.A.T, 7.N.2828.
211
demande du colonel Rondenay commandant le cercle de Karagatch 30 :
"La rentrée des émigrés grecs dans la commune de Karabunar (district de Soufii)
souffre de très sérieuses difficultés d'installation du fait du non-départ des
familles bulgares qui détiennent encore leurs biens attendant, parait-il, que la
Turquie leur donne l'autorisation de rentrer en Thrace orientale.
Or on ne peut à Karabunar et partout ailleurs, retarder la rentrée des émigrés
grecs dans leurs biens. Il faut donc que les familles bulgares qui occupent
indûment des biens appartenant à des émigrés d'autres nationalités rentrant en
Thrace, s ’installent ailleurs, soit avec leurs propres moyens, soit à la diligence
des comités bulgares de réfugiés”.
Devant ces multiples chassés-croisés, on comprend la difficulté à élaborer des
statistiques démographiques fiables, même pour l'observateur le mieux intentionné; on
comprend également que tout chiffre peut être critiqué par "l'adversaire" qui estime que
le dernier mouvement en date a faussé les données; tous sont à la recherche d'un "avant"
quasi mythique dont les chiffres seraient les seuls valables, mais n'existent pas ....

Ce sont aussi d 'in n o m b rab le s tra g é d ie s hum aines que ces multiples exodes;
les haines, vengeances et contre-vengeances s'accumulent : les "macédoniens" Bulgares
ou Turcs partis en 1913 sont réputés les plus féroces adversaires des Grecs, les Grecs
qui rentrent dans leurs foyers en 1920 ne sont pas tendres etc... Toynbee rapporte ainsi
en 1922 qu'il a vu à Constantinople une famille thrace chassée six fois depuis 1912 et

affirme que la moyenne courante dans la région est de trois à quatre évictions 31.
On trouve un exemple du désarroi qu'ont pu créer ces années troublées dans le
carton 4.N. 129 du SHAT sous la forme du dossier des "prisonniers thraciens". Ce sont
des hommes (tous les noms cités sont des noms musulmans bulgarisés) faits prisonniers
sous l’uniforme bulgare ou turc; s'ils peuvent prouver leur origine "thracienne" ils ont
légalement le droit d'être libérés, mais certains sont oubliés ... le dossier comprend donc
les demandes des familles aux autorités françaises : chacune se compose d'une lettre
rédigée en turc au nom d'une épouse ou mère de prisonnier, la traduction en français,
une lettre du mouchtar assurant l’origine "thracienne" du prisonnier et les résultats de
l'enquête militaire faite pour le localiser. Dès le 11 décembre 1919 Charpy demande au
Général en chef des armées alliées à Constantinople d'accélérer leur libération pour
aider l'agriculture et rendre populaire l'occupation française. Les lettres de la famille
sont rédigées sur des papiers de toute nature et de tout format jusqu'au petit carré mal*3
1

30 . S.H.A.T. 4.N.129.
31. Tovnbee. op cit, p.1 39.
33. Le dossier malheureusement ne dit pas ce qu'ils sont devenus et je n'ai pas eu la chance de
rencontrer l'un de leurs descendants.
coupé qui montre la rareté du matériau dans les villages. Une liste établie en décembre
comporte 4 8 noms de prisonniers du district de Karagatch, 145 noms du district de
Xanthi, 142 noms de celui de Dedeagatch et 583 de celui de Gumuldjina. Charpy demande
également en février 1 9 2 0 la libération de 22 musulmans encore incorporés dans
l'armée bulgare dont le Président de la communauté musulmane de Xanthi. L'armée
retrouve la trace de ces prisonniers et l'on s'aperçoit que ces paysans aux horizons très
limités jusque là 32 , enrôlés souvent malgré eux, se sont retrouvés dans les camps des
armées serbes, grecques, françaises et britanniques. Certains, originaires de
Gumuldjina, sont à Baalbeck, à Bagdad, aux Indes et même en Birmanie, d'autres sont
détenus en Corse, d'autres à Preveza... Quelle épopée pour eux !

C'est un p avs ravagé que les troupes françaises découvrent en 1919 : villages
incendiés par les militaires ou par les exilés qui ne veulent rien laisser derrière eux

emportant jusqu'aux os des ancêtres 3 3 ( troupeaux décimés, champs en friche... Selon


le commandant Armingeat, la guerre, la routine, le manque de crédit, de main d'oeuvre et
de transports ont fait que dans l'ancien grenier de Byzance, d'immenses champs sont en
friche, les greniers vides et incapables de nourrir une population pourtant clairsemée;
par suite de la déforestation, les montagnes ne sont plus couvertes que de broussailles
bonnes pour les chèvres, les rares industries ne fonctionnent plus, certains
fonctionnaires bulgares sont partis avec les registres et les caisses...
"Quelle désolation ! les exilés de la province annexée en 1913 à la Bulgarie, les
déportés de la Macédoine orientale envahie en août 1916 ne retrouvent que des

villages ruinés, d e s cham ps incultes!" 3


34
L’école juive de Demotica successivement hôpital, quartier-général, de nouveau hôpital,
caserne, centre de réfugiés, a besoin de sérieuses réparations en 1920, les soldats se
sont chauffés avec les boiseries, les vitres et les livres de la bibliothèque ont disparu,
le toit est à refaire ...

Tout est donc à reconstruire; les troupes interalliées sous la direction du général
Charpy sont en majorité françaises; le district de Xanthi, limité à l'est par une ligne
allant de la cote 19 0 0 sur la carte à l'embouchure de l'Ak Sou, est confié aux Grecs, une
compagnie italienne est établie à Ferès, un officier et cinquante soldats hindous forment
toute la présence britannique à Gumuldjina, le reste des troupes, à Gumuldjina,

33. Le 2 avril 1 920 les Bulgares demandent à Charpy d'intervenir auprès des Grecs pour obtenir
un délai pour exhumer les os de leurs parents, il refuse toute exhumation pour raisons sanitaires,
34. Colonel Buiac. Occupation de la Thrace occidentale in Etudes franco-grecques, n°8 novembre
1919, p.82.
Dedeagatch, Karagatch, Demotica, Kuleii Burgas, Soufii et Bidicli, sont françaises; elles
comptent plusieurs pelotons du 3° spahis à Gumuldjina, Dedeagatch, Karagatch,

Demotica et Soufii. Le commandement français essaye de rétablir une "vie normale" 353
6.
Les troupes remettent en état certaines routes (12 tronçons), réparent des ponts,
organisent un comité économique chargé d'effectuer les achats nécessaires de céréales
pour assurer l'hiver et les semences. Des mesures d'hygiène sont prises : nettoyage des
immondices accumulées dans les rues, curage des fosses d’aisance, réouverture des
hôpitaux, installation d'un éclairage à acétylène, distribution gratuite de quinine, tout
cela dans la ville de Gumuldjina où la mortalité était alors supérieure de deux fois et
demie à la natalité, une ville "plongée dans la boue qui surnageait à la surface des
trottoirs turcs; la nuit, l'obscurité était si désastreuse que la circulation par les rues

constituait une prouesse" 3 6 Le haut commandement pense même aux distractions : une
troupe de vaudeville donne une représentation par semaine à Gumuldjina, et le régiment
de cavalerie marocaine organise une fantasia hebdomadaire le long de la route Makri-
Dedeagatch (on amène les spectateurs par camions militaires). Mais surtout il entame
des travaux d'avenir, le capitaine Nugues est chargé d'une étude sur l'orographie et
l'hydrologie; on confie ensuite aux soldats sénégalais le soin d'assécher les mares, de
passer au pétrole certains gites de larves, de nettoyer les canaux d'évacuation des eaux,
et un grand projet de reboisement du Rhodope est mis au point : un corps de gardes
forestiers dirigé par un Bulgare diplômé de Nancy est constitué et deux pépinières
modèles sont établies au printemps à Dedeagatch et à Gumuldjina ... toute cette activité
bénéfique justifierait les regrets des populations locales, certains ayant déclaré, selon
Armingeat, lors du départ des Français en mai 1920 "Il eût mieux valu que nous ne vous

ayons jam ais connus puisque vous partez". 37

A combien évaluer l’ensemble de ces populations déplacées?

Il est difficile de répondre à cette question comme à toutes les questions chiffrées
à propos des Balkans.
a) A la suite des guerres balkaniques la Bulgarie a dû accueillir 2 5 0 0 0 0
réfugiés Bulgares venant de Macédoine et de Thrace orientale selon le Bulgare Isirkov,
40 0 0 0 seulement venant de Macédoine selon l'historien américain Crampton, 15 0 0 0
selon les Grecs... Ce sont, en revanche, selon Crampton, 11 000 Grecs qui ont quitté la

35. On trouve un tableau très favorable de l'oeuvre française dans l'ouvrage cité d'Altinov.
voir aussi Commandant Arminaeat. Le commandement français en Thrace occidentale, in Revue
militaire française, 1925, n°16 juillet-sept p.287-308.
36. Altinov. op dt, p.1 34.
37. Arminaeat. oo dt, p.308.
Bulgarie dans la même période; les Grecs formaient 1,1 7 % de la population bulgare en

1910, 0,97 % seulement en 1920 38 .


b) Les civils Turcs forment le groupe le plus nombreux des personnes déplacées
alors : ce sont, selon les Grecs, 132 500 réfugiés Turcs qui auraient été accueillis
officiellement dans le vilayet d'Andrinople dans les deux années suivant les guerres
balkaniques, dont 71 152 venant de Macédoine; ils estiment que ces 132 0 0 0 réfugiés
ne forment que la partie émergée et comptabilisée de l'iceberg et doivent correspondre à
un flux réel de plus de 5 0 0 0 0 0 personnes. Toynbee fournit des chiffres précis sur le

phénomène, pris à des sources turques et assez concordants avec ceux d’Antoniadès 39 .

Tableau 11 : RÉFUGIÉS ACCUEILLIS PAR LES SERVICES OFFICIELS OTTOMANS


1.9.12.- 1 9 2,0

! I
! •
1912 -19 13 1914-191 5 1916 -19 17 1 9 1 8 -1 9 1 9 : 1 9 1 9 -1 9 2 0 *
1
T o ta l 1 9 1 2 - 2 0 :
413 922 177 352 120 566 18 912 22 244 74 848 j
1
Total 1 9 1 2 -2 0 venant
d e G rè ce : 1 4 3 1 8 9 68 947 53 718 1 252 6 736 12 536

J'ignore si sont compris dans ces chiffres les échangés officiels à la suite du traité de
Constantinople soit 4 8 5 7 0 Turcs et 4 7 3 4 7 Bulgares.

c) Après le rattachement de la Thrace occidentale à la Bulgarie, selon Pallis 40 et


à sa suite les historiens Grecs, 70 0 0 0 Grecs ont quitté la région faisant passer sa
population grecque de 87 0 0 0 habitants en 1912, à 17 0 0 0 en 1915. Antoniadès
affirme même que seules 2 0 0 0 familles grecques seraient restées dans la Thrace
bulgare. Le Bulgare Isirkov reconnaît l'importance de ces départs mais ne les chiffre
pas, le Français R.Puaux (qui utilise des sources grecques), parle de 8 7 5 4 familles
soit 35 6 6 6 Grecs qui auraient quitté en 1913 la Thrace occidentale; sur ces 70 0 0 0

38. Isirkov. Land und Leute, op dt, p.1 4.


Crampton. op dt, p.475.
Antoniadès. Le développement économique de la Thrace, op dt, p.38 à 42 .

39. Antoniadès. op dt, tableau XII b.


Toynbee, The western question in Greece and Turkey, op cit, p.1 40
40. Pallis a été successivement officier en Macédoine en 1913, secrétaire général de la
Commission d'installation des réfugiés en Macédoine grecque en 1 914 et 191 5, délégué du
gouverneur général de Salonique en 1 917 et 1 91 8, membre de la Commission grecque pour la
réinstallation en Thrace orientale en 1 91 9 et 1 920, et délégué grec à la Commission Mixte
d’échange gréco-turque en 1 923 et 1 924. Il est considéré comme un expert sur la question.
215
Grecs ayant quitté le pays, selon Antoniadès,51 000 seraient revenus en 1 9 2 0 ,1 2 0 0 0
dans le kaza de Xanthi, 8 0 0 0 dans celui de Gumuldjina, 6 0 0 0 à Demotica, 4 0 0 0 à
Dedeagatch, 14 0 0 0 à Soufli et 7 0 0 0 à Karagatch; il faut y ajouter environ 5 0 0 0

personnes venues du Caucase et de Bulgarie 41 4


. Les Bulgares et les Turcs ne contestent
2
pas le chiffre de 50 000, mais jugent tous qu'il comprenait bien des personnes qui
n'étaient pas originaires de Thrace occidentale. S'il est impossible de garantir
l'exactitude des chiffres donnés, on peut remarquer que le chiffre important donné pour
Soufli par exemple correspond aux témoignages qui en faisaient une ville entièrement
grecque avant 1912, et à celui d'Isirkov qui indique que tous les Grecs ont ensuite quitté
la ville; les rapports entre les différents secteurs, une majorité à Xanthi et Soufli,
nettement moins pour les secteurs de Gumuldjina et de Dedeagatch correspond également
avec les lignes générales que l'on peut tracer par ailleurs sur le peuplement grec de la
région.
Les sources grecques indiquent que de la Macédoine orientale occupée par les
Bulgares à partir de 1916, 70 0 0 0 Grecs auraient été déportés, dont seulement 13 0 00
seraient revenus vivants; on trouve également les chiffres de 36 0 0 0 déportés en 1916
dont 16 0 0 0 seraient revenus; A. France précise, utilisant des sources grecques, qu'à
Kavalla il ne restait plus en octobre 1918 que 33 0 0 0 des 69 0 0 0 habitants de
1914, 12 000 sur 28 0 0 0 habitants à Drama, 6 0 0 0 des 35 0 0 0 habitants de Serrés
en 1914. Enfin, à la suite des mesures prises par les Turcs contre les Grecs de Thrace
orientale en 1914, ce sont selon les sources patriarcales (Antoniadès)l 14 6 5 7 Grecs
qui auraient été expulsés du vilayet d'Andrinople, 859 du kaza du même nom, 2 209 de
celui de Demotica, 957 de celui d'Enos-Dedeagatch (la partie est de ces kazas restée dans
l'Empire après 1915); dans la suite de la guerre ce sont encore 85 399 Grecs qui
auraient du évacuer le vilayet dont 600 la partie orientale du kaza de Soufli et 3 0 67

celui d'Enos
Si l'on ajoute à ces chiffres celui de 60 0 0 0 Bulgares (fourni par les Bulgares) qui
auraient quitter la Thrace occidentale après le traité de Neuilly, on a une idée de ce que
peut représenter l'importance des mouvements de population dans la région avant même
les décisions de 1923.

41 .R.Puaux. Les persécutions bulgares en Macédoine, in Etudes Franco-grecques n°1, avril 1918.
Antoniadès. op dt, p.40-41.
42. Les sources grecques = toujours Pallis
A.France. La Grèce et la paix, L'Humanité, 3-2-1 919.
Antoniadès. op cit , tableau XIII, p.219.
216
C. LES ECHANGES DE POPULATION

ln '. id é e _ ^

Depuis le début du XX° siècle, la Macédoine et la Thrace sont le lieu de


déplacements de populations qui cherchent à réaliser, de gré ou de force, la coïncidence
Etat-Nation; pour ces jeunes Etats peu sûrs d'eux-mêmes, toute minorité trop
consciente pour être assimilée, représente une menace et doit être éliminée. C'est dans
cette ambiance particulière que naît l'idée d'échange officiel de populations, ce "troc"
entre Etats, dont le premier exemple est celui du traité de Constantinople en 1913.
D'autres déplacements autoritaires de populations avaient déjà eu lieu, mais dans les
siècles précédents il s'agissait de "déplacement”, et pas "d'échange", dans le but de
repeupler une région désertée, ou de diversifier les populations pour mieux régner; la
nouveauté, c'est le "troc" en vue d' une "régularisation ethnologique" ou "racial

adjustment" 434.
Appliquée une première fois en 1913, l'idée est reprise en 1914 par Venizélos et
Ghalib Kemal, elle est encore envisagée en 1915 par Venizélos, puis elle revient avec
force à la fin de 1918 pour être mise en forme sous l'égide des grandes puissances et de
la SDN dans les traités de Neuiily et de Lausanne. Les puissances invoquent alors des
raisons humanitaires plutôt que la "régularisation ethnologique".
1) Il s'agit, dit-on, de compléter officiellement ce qui s'est déjà fait
officieusement. Ainsi en 1913 et 1914, le gouvernement ottoman poursuivant sa
politique de turquisation de la Thrace orientale pour protéger sa capitale, s'efforça d'en
chasser les Bulgares et les Grecs et d'y attirer des Turcs de Thrace occidentale ou d'y
installer des réfugiés, "il y eut ainsi quoique non codifié et non valable en droit, une

espèce de vaste échange collectif' 4 4 -.


4

2) C 'est également, pensent certains, un moyen de pacifier la région dans l'avenir


car il semble que plus de dix ans de massacres doivent laisser des haines ineffaçables.
C'est ce qu'écrit le Président de la Commission gréco-bulgare. Les puissances
" ont facilité à ceux qui le souhaitent l'émigration vers leur centre d'attraction, et
enfin, pour les malheureux chassés de chez eux, dans l'un ou l'autre sens, par la
violence, par la crainte, par l'erreur, elles ont, en quelques lignes, prévu un
merveilleux coup d'éponge qui permette d'effacer ce passé récent d'injustices et
d'apaiser, par des m esures définitives, l'amertume de ces foules d'ém igrés et
d'errants dont la rancoeur eût peut-être été un ferment de guerre nouvelle. Voilà

43. En français dans Driault. op cit, p.1 77 citant Venizélos le 24 janvier 1 81 5, en anglais même
texte in Ladas. op dt, chap 1, p.30.
44. Roover. mémoire n°2, p.9.
l'esprit de la Convention" 4 5 _
C'est la même raison qui est invoquée lors des préparatifs de Lausanne par Poincaré qui
parle de "meilleure solution " ou par Mougin qui écrit quelques jours plus tard :
" à mon avis, en raison de l’état d'esprit qui anime les populations, il faudra en
arriver à cet échange. Si la situation des Chrétiens, surtout des Grecs orthodoxes,
était peu enviable avant les derniers événements, elle sera dans l’avenir
intolérable, car jam ais les musulmans ne pardonneront aux Hellènes et à plus
forte raison aux Grecs résidant dans le pays qui ont été leurs com plices les

atrocités dont ils ont été les victimes en Anatolie et en Thrace" 4 6


Certains sont tellement persuadés des effets miraculeux de "ce merveilleux coup
d’éponge" que le commandant Lespinasse le 1 mars 1922 vante les échanges réalisés en
1913 et regrette qu'ils n'aient pas été plus radicaux car alors " la Thrace occidentale

serait toute entière bulgare" et "la situation plus claire" 4 7


3) Les échanges officiels sont enfin une façon de reconnaître le fait accompli. Ainsi
Venizélos justifie-t-il les accords de 1923 devant des réfugiés grecs en 1929 :
"La convention de Lausanne n'est pas réellement une convention pour l’échange des
populations grecques et musulmanes, mais plutôt une convention pour le départ des

musulmans de Grèce car les Grecs étaient chassés de Turquie. C 'est un fait " 4 8 .
Le traité de Constantinople organise en 1913 un échange "facultatif", "par villages
entiers" avec des commissions mixtes, chargées d’évaluer, si besoin est, la différence
du total des biens entre villages. En pratique il s'agissait souvent de compléter un exode
déjà commencé en expulsant de force les plus acharnés; en limitant le mouvement à une
bande de 15 kilomètres de part et d'autre de la frontière, les gouvernements montraient
leur souci stratégique : créer un glacis ethniquement sûr. Le 23 mai 1 9 1 4 une
commission mixte, présidée par Chukri Bey inspecteur civil du vilayet se réunit à
Andrinople pour organiser l'évaluation des biens; on crée alors deux sous-commissions

Bulgarie et Turquie 49; du 25 au 30 mai ont lieu des discussions âpres sur les règles
d'évaluation des biens, on prend finalement pour base financière les prix des registres
fiscaux ottomans sans inclure dans les propriétés privées les pâturages, forêts ou terres
non productives qui restent propriété éminente du sultan même si un particulier peut en
avoir le droit d'usage. Les deux sous-commissions ont travaillé de juin à octobre 1914
établissant les listes de familles admises à émigrer et celles de leurs biens. Les 9 7 1 4 4
9
8
7
6
5
45. De Roover commentant l'article 1 2, 1 921, p.1 5.
46. Poincaré, archives S.H.A.T, 7.N.4145-4, le 13-10-1922, Mougin même dossier, le 16-10-
1922.
47. Archives S.H.A.T, 7.N.3217-2, le 1- 3-1922.
48. Ladas. op cit, p.465.
49. Ladas. ibid, p.1 9 sqq.
familles turques laissèrent en tout 6 9 5 0 ha, 1 7 0 5 ha venant des 3 4 4 5 familles du
kaza d'Ortakeuy, 2 611 ha des 2 9 6 5 familles du kaza de Soufli et 1 714 ha des 1 977
familles du kaza de Dedeagatch; dans tous les cas, cela représente moins d'un hectare par
famille, confirmant à côté des tchifliks l'existence de mini-propriétaires ou métayers
ottomans qui ne doivent leur survie qu'à l'exploitation des forêts, aux pâturages
communaux et aux travaux effectués en saisonniers sur les tchifliks.

Le s projets

Au même moment, le printemps 1914, les Turcs commencent la déportation des


Grecs des régions côtières. Devant les protestations de Venizélos, Ghalib Kemal, alors
représentant de l'Empire Ottoman à Athènes, exprime au Premier Ministre son opinion
personnelle : on pourrait échanger les musulmans de Macédoine contre les Grecs des
campagnes de la région de Smyrne. Il adresse son projet par écrit le 18 mai 1914 à
Venizélos; celui-ci, le 22 mai, accepte le principe si l'émigration est libre et les
propriétés estimées; il propose alors lui-même d'étendre l'échange à la Thrace
orientale. Un accord préliminaire est donné dans une lettre du ministre des Affaires
étrangères à Nedjib Bey, conseiller de la légation turque à Athènes le 23 mai. Les grands
principes en sont les suivants :
1. Les Grecs des villages de Thrace et du vilayet de Smyrne pourraient être
échangés contre les musulmans de Macédoine et d'Epire, simultanément et spontanément.
2. Une commission mixte s'assurerait que les échangés sont bien volontaires.
3. Une commission mixte à Salonique et à Smyrne prendrait en charge l'évaluation
des biens.
4. Une sous-commission spéciale évaluerait les biens des musulmans ou des Grecs
déjà partis.
5. La commission doit comporter un arbitre d'un Etat européen choisi par Grecs et
Turcs.
Une commission devait se réunir à Smyrne à la fin du mois de juin 19 1 4 pour rédiger et
préciser les détails de l'accord. Des rencontres ont effectivement lieu à Smyrne et à
Constantinople, l’article 1 est rédigé.
"Les populations grecques ottomanes de la Thrace, des environs du détroit des
Dardanelles et de son hinterland asiatique et du vilayet d'Aydin seront échangées

contre les populations musulmanes de la Macédoine et de l'Epire hellénique" 50 _

Pour sceller l'accord, Venizélos devait rencontrer en Europe le Grand Vizir Said5
0

50. Archives SDN, 41. R.1 671.1 9720,1 9720.


219
Halim Pacha quand la déclaration de guerre arrêta son voyage en Italie au début du mois
d'août 1914. L'échange est alors immédiatement abandonné, les deux gouvernements sont
occupés par l'observation de la situation internationale, des conditions dans lesquelles
ils pourraient obtenir des modifications de frontière qui plaçeraient la question sous un
jour nouveau. Les minorités ethniques constituent de surcroît la justification première
des demandes territoriales, il ne faut donc pas se couper l'herbe sous le pied.

L'idée d'échange reste cependant dans les esprits : le 24 janvier 1915, alors qu'il
cherche encore par quels sacrifices la Grèce pourrait obtenir l'assurance de la paix avec
la Bulgarie ou la Turquie, Venizélos assure au Roi qu'il n’hésiterait pas à sacrifier
Cavalla pour sauver l'hellénisme en Turquie et faciliter la création d'une confédération
balkanique rendue possible par une "régularisation ethnologique". Dans son mémoire à
Lloyd Georges en novembre 1918, en exposant ses demandes territoriales en Ionie,
Venizélos explique que là aussi un échange pourrait être envisagé :
" on créerait un mouvement de mutuelle et volontaire émigration, laquelle, en
l'espace de quelques années, diminuerait d'une manière sensible , le chiffre de la

population turque dans la partie attribuée à la Grèce et vice-versa" 51

Mais le premier traité signé est celui de Neuilly, c'est donc dans le cadre gréco-
bulgare que l'échange est envisagé.

La C onvention gré co-bulgare

La Conférence de la Paix comprend une commission pour la protection des


minorités qui, pendant les séances du printemps 1919, élabore un projet de convention
internationale; Venizélos invité à se prononcer, déclare le 31 juillet que la Grèce est
prête à signer un tel texte, il envoie le 9 août à la commission son propre mémoire sur

le sujet _ Majs pendant ce même mois de juillet la délégation grecque fait savoi r
qu'elle verrait d’un bon oeil la création d'une commission mixte pour superviser une
émigration gréco-bulgare; la commission considère la proposition de Venizélos le 25
juillet et pense même souhaitable d'appliquer cette règle à tous les Balkans. Un sous-
comité est créé pour étudier les propositions de Venizélos, le projet est soumis au
Conseil des Cinq qui le 4 septembre le renvoie, modifié, à la délégation grecque. Celle-ci,
le 25 octobre, soumet son propre projet (rédigé peut-être par Politis) qui
concernerait aussi les Serbes et créerait une émigration volontaire sur décision du chef
de famille dans un délai de quatre ans. Le 8 novembre, les Serbes refusent. Faut-il
présenter le projet à la seule Bulgarie ? L'Italie refuse, les Etats-Unis pensent qu'il

51 . Desbierre. Aperçu sur la campagne de Thrace, Paris, Imhaus et Chapelot, 1913, p.25.
52. Voir les détails dans Ladas. op dt, chapitre 1 en entier .
220
faut d'abord régler le sort de la Thrace, la France, la Grande-Bretagne et le Japon jugent
que l'on peut signer l'accord en réservant simplement la décision sur la Thrace, les deux
autres pays acceptent Venizélos tient dans son mémoire à insister sur le côté facultatif
de cet échange :
"Il va de soi que cet échange n'aurait rien d ’obligatoire, car alors, il serait
odieux... aussi longtemps que cet échange mutuel de populations s'effectuerait sous
le contrôle de la SDN, il n 'y a guère de doute que peu de gens se priveraient de
l’occasion ainsi offerte de s ’établir et de vivre désormais dans les limites de leurs

propres Etats nationaux" 53 _

Les 13,15 et 17 novembre le comité étudie le projet grec qui, à peine modifié, accepté
par la Grèce, est présenté au Conseil Suprême. Les Bulgares envoient leurs remarques
sur le projet et insistent sur l'état pitoyable de leurs réfugiés; le 19 novembre le
Conseil Suprême remet le projet définitif aux Bulgares. L'échange de populations
"facultatif" est prévu à l'article 56 alinea 2 du traité de Neuiily du 27 novembre en ces
termes :
" La Bulgarie s'engage à reconnaître les dispositions que les Principales
Puissances alliées et associées jugeront opportunes relativement à l’émigration
réciproque et volontaire des minorités ethniques".
Une Convention entre la Grèce et la Bulgarie relative à l'émigration réciproque est
signée, le même jour, par Venizélos, Politis et Stambouliski.

Les seize articles de la Convention laissent en suspens bien des questions que la
Commission Mixte doit ensuite régler.
1. Elle doit ainsi s'assurer du respect de l'aspect volontaire de l'échange. Mais
était-ce réellement possible ? Par ailleurs, alors que certains espéraient "liquider

définitivement la question macédonienne” 54, une émigration incomplète pouvait-elle


être efficace ? Le traité des minorités signé à Sèvres en 1920 prévoyait que tout
membre d'une minorité avait le droit de rester dans sa région d'origine, d'y conserver
ses propriétés même s'il n 'y habitait pas. N 'y avait-il pas contradiction avec la
convention d'échange ? N'était-ce pas un encouragement aux irréductibles, alors même
que l'ORIM conseillait aux Bulgares de ne pas quitter la Macédoine ? C'est à la
Commission de gérer la contradiction.
2. La Thrace n'entre dans le cadre de la Convention qu'en 1920 . Peut-on
considérer qu'alors les conditions permettent un libre choix ? jusqu'à quand la
Convention sera-telle valable vu les conditions particulières ? C'est à la Commission

53. Desbierre. op cit, p.31.


54. Würfbain. L'échange gréco-bulgare des minorités ethniques, Genève, Payot, 1930, p.34.
221
d'en décider.
3. Elle doit également décider de la date du début de validité des accords. De Roover
reprend l'historique des exodes, confiscations illégales effectuées dans la région depuis
le début du siècle. A qui appartiennent réellement les propriétés ?
"Depuis T9 03 jusqu'en 1915 à plusieurs reprises ont eu lieu entre le territoire
ottoman et la Bulgarie des exodes de populations bulgares et turques qui fuyaient
un pays momentanément hostile pour se réfugier chez leurs frères de race. Dans
ces exodes, les populations en fuite abandonnaient leurs propriétés. Chaque pays
recevant un flot de réfugiés installait ou laissait s'installer ceux-ci dans les biens
abandonnés par les émigrés. C'est cet ensemble d'exodes, accompagnés d'abandons et
de prises de possession de propriété qui est présenté comme un échange de

populations" 55
Pour supprimer un contentieux dangereux, il décide de prendre en compte tous les

déplacements effectués depuis le 18 décembre 1 900 5


56 .
4. Sur quels critères définir l’échangeable ? la race, la religion, la langue ? la
Commission décide que l'un des trois critères est suffisant, et même que, en cas de doute,

la volonté du chef de famille demandeur suffit 57 .

L'3gÇ9,r<j gré,çq,-turc

Après l'expérience gréco-bulgare et les projets déjà proposés précédemment,


étant donné de surcroît la vague de réfugiés grecs provoquée par la victoire turque en
septembre 1922, il est logique qu'un projet d'échange de population entre Grecs et Turcs
vienne tout de suite à l'esprit de ceux qui préparent les négociations de Lausanne. Depuis
le 23 septembre 1921 la SDN avait nommé à Constantinople, Haut Commissaire pour les
Réfugiés, le docteur Nansen qui, depuis l'année précédente, s'occupait des réfugiés
russes affluant dans la ville. Il travaillait également avec les Patriarcat grec et
arménien à obtenir la libération de leurs prisonniers. Le 28 septembre 1922, la SDN
le charge de l'aide aux réfugiés grecs qui commencent à s'entasser dans la capitale. Le
12 octobre Nansen envoie à Hamid Bey, représentant du gouvernement d'Ankara à
Constantinople, un mémoire qui traite des questions dont il voudrait s ’entretenir avec
lui, parmi lesquelles un échange de populations gréco-turques. Le 13 octobre Venizélos
écrit de son côté à Nansen qu'il croit savoir que les Turcs exigeraient le départ des

55. De Roover. commentaire de l'article 12, 1921, p.28.


56. Dans Ladas. op dt, p.744 à 770, on trouve le texte du Réglement sur l'émigration réciproque et
volontaire des minorités grecques et bulgares, signé le 6 mars 1 922 et élaboré par la commission
mixte gréco-bulgare.
57. L’ensemble de la discussion dans Ladas. op dt, chapitre 3.
¥

Grecs, et que, dans ce cas, vu le problème posé à la Grèce, il faudrait envisager un


échange. Poincaré paraît au courant de ces contacts puisque dans une lettre du 13

octobre, il écrit que Turcs et Grecs souhaitent tous deux cet échange 58. Venizélos, aux
prises avec son opinion intérieure affirme plus tard ne pas avoir donné son accord,
Ghalib Kemal dans son mémoire précise en tout cas qu'il n’est pas question que les Grecs
déjà partis puissent être autorisés à revenir et que Venizélos a donné son accord sur ce
point. Le 15 octobre les Hauts Commissaires des puissances à Constantinople confient à
Nansen le soin d'obtenir un accord sur l'échange de populations avant même le début des
négociations de paix. Le 31 octobre cependant, Hamid Bey déclare qu'il ne peut négocier
que sur une émigration obligatoire et totale (Constantinople y compris); Nansen, peu
favorable à ces deux points prévient le gouvernement grec; sa réponse est nettement
opposée à l'échange des Constantinopoiitains et " clairement défavorable " à l'obligation

59 . Nansen n'a donc pu obtenir d'accord préalable.

La question d'un échange vient devant la Commission Territoriale à Lausanne le 1


décembre 19 2 2 (P.V.n°8). Curzon lit alors un rapport de Nansen qui explique que, vu le
nombre de personnes déjà déplacées, un échange serait la meilleure solution et pourrait
prendre comme modèle la convention gréco-bulgare; il pense même, que seule une
émigration obligatoire peut résoudre réellement les problèmes; Venizélos de nouveau
s’oppose fermement à l’évacuation de Constantinople et moins nettement à l’obligation. On
sait qu'lsmet a alors pour instruction d'obtenir l'échange le plus large possible, mais ce
n'est pas l'un des points sur lesquels il puisse aller jusqu'à rompre les négociations.
Chacun présente à cette première réunion ses chiffres sur les populations, le nombre
des réfugiés, celui des prisonniers... aucun accord n'est atteint.
La Commission Territoriale renvoie le problème à une sous-commission (formée
d'un Français, d'un Anglais, un Turc et un Grec, présidée par l'Italien Montagna). Le 2
décembre la sous-commission entend Nansen et passe en revue les grands points en
question: le sort des otages civils et prisonniers de guerre, le problème du maintien du
Patriarcat à Constantinople, la proposition nouvelle de Curzon d'exempter de l'échange à
la fois les Grecs de Constantinople et les musulmans de Thrace occidentale. Les
discussions se poursuivent en décembre et janvier 1922; Ismet et Venizélos durcissent
leurs positions car leurs opinions publiques se montrent très hostiles à l'idée d'échange
obligatoire; Venizélos assure alors qu'il n'avait accepté le principe que contraint et forcé
et demande même le droit au retour pour les réfugiés dont beaucoup, entassés dans les
îles de l'Egée orientale ou dans les ports, attendent cette autorisation. Le 8 décembre
Riza Nur est prêt à accepter l'idée de l'exemption réciproque Constantinople/Thrace5
9
8

58. Archives S.H.A.T, 7.N.4145-4.


59. Ladas. op dt, p.337 sqq.
occidentale, à condition de iimiter les Grecs à ceux présents à Pera, Stamboul et Scutari
le 30 octobre 1918; il souhaite que la "Thrace occidentale" de l'accord s'étende jusqu'à
la Strouma seion la définition turque; les musulmans de Macédoine orientale, entre
Strouma et Mesta sont simplement les derniers à devoir quitter le pays en 1923. Le 14
décembre Venizélos, à cause des 650 0 0 0 réfugiés déjà en Grèce, accepte enfin l'idée
d'un échange obligatoire mais tient à garder les Grecs à Constantinople; il fait même
comprendre aux Etats-Unis que, dans le cas contraire, il leur faudrait réviser leur

politique d'immigration 60, |_e second affrontement sérieux porte sur la présence du
Patriarcat à Constantinople; son rôle réel et symbolique en fait un enjeu d'importance,
et pour obtenir son maintien, la Grèce doit consentir à ce qu'il n'ait plus que des
pouvoirs spirituels et religieux. Le 10 janvier la Grande-Bretagne, la France, la
Roumanie, la Yougoslavie soutiennent la Grèce sur ce point. La sous-commission termine
la rédaction du projet le 27 janvier, Venizélos déclare alors "se soumettre à la nécessité
inéluctable”. La Convention est signée le 30 janvier 1923 par Venizélos et Caclamanos
pour la Grèce, Ismet Pacha, Riza Nur et Hassan pour la Turquie. La Convention est
applicable au secteur de Karagatch quand on décide quelques mois plus tard de l'attribuer
à la Turquie. L'article premier annonce nettement :
" Il sera procédé dès le 7 mai 7923 à l’échange obligatoire des ressortissants turcs
de religion grecque-orthodoxe établis sur les territoires turcs et des
ressortissants grecs de religion musulmane établis sur des territoires grecs. "
L'article deux précise :
"N e seront p as compris dans l'échange prévu à l'article premier.
a) les habitants grecs de Constantinople;
b) les habitants musulmans de la Thrace occidentale.
Seront considérés comme habitants grecs de Constantinople tous les Grecs déjà
établis avant le 3 0 octobre 1918 dans les circonscriptions de la Préfecture de la
ville de Constantinople, telles qu'elles sont délimitées par la loi de 1912.
Seront considérés comme habitants musulmans de la Thrace occidentale tous les
musulmans établis dans la région à l'est de la ligne frontière établie en 1913 par
le Traité de Bucarest ".
Les dix-neuf articles de la Convention, comme dans le cas gréco-bulgare, ne peuvent
répondre à toutes les situations, et une Commission mixte gréco-turque doit également
élaborer des règles complémentaires. Après bien des discussions, la décision n°XXVIII de
la Commission Mixte gréco-turque définit définitivement le non-échangeable musulman:
il doit être présent en Thrace occidentale avant le 30 janvier 1923; on peut admettre
les absents s ’ils sont inscrits sur les registres d'état-civil de la région, y ont une
résidence et des moyens d'existence. Des personnes présentes à la date indiquée peuvent

60. Recueil des actes de la conférence de Lausanne, 1° série, p.250-259, 272-278, 547, 637.
224
cependant être exclues si elles n'ont pas de moyens d'existence connus, le gouvernement
doit remettre une liste nominative des personnes en question ne dépassant pas 120

personnes 6 .
L'année 1 923 marque donc une étape essentielle : après de multiples massacres et
exodes, les politiques ont accepté le fait accompli et décidé que seuls des échanges de
populations pourraient garantir un avenir pacifique à la région. Les échanges réalisés
entre les trois Etats voisins ont réalisé en Grèce la plus vaste opération de clarification
ethnique des Balkans. Quant à la Thrace occidentale elle devient dès lors un cas unique
puisque ouverte comme le reste du territoire grec à l'installation des réfugiés, elle est
la seule province exclue des échanges obligatoires de population.6
1

61. SDN, R.1697. 4 1 /5 8 5 6 2 /4 0 8 1 6 , décision du 19-3-1927.


225
Chapitre II : I A COI ONISATION

Entre 1912 et 1922 la Thrace occidentale est successivement ottomane, bulgare,


interalliée et grecque, le pays est piétiné par les allers et retours des armées et le
passage des réfugiés de toute nationalités. Les traités de Neuilly et de Lausanne et les
conventions d'échange de population inaugurent pour les Thraces une ère nouvelle. Ils
deviennent sujets grecs et doivent s'adapter à cette situation, ils sont témoins ou acteurs
de l'émigration gréco-bulgare et, même exclue de l'échange obligatoire gréco-turc, leur
province fertile et peu peuplée ne peut éviter l'installation de réfugiés. Ceux-ci se
trouvent dans une situation exceptionnelle en Grèce, à la fois chassés de Turquie et

obligés de vivre avec des musulmans turcophones.

A. L'URGENCE

La Thrace est en effet le seul passage terrestre vers la Grèce, donc si la majorité
des Grecs d'Ionie ou de la côte sud anatolienne, évacuée par mer, s'entasse dans les ports
grecs, tous ceux qui ont pu atteindre Constantinople, les Grecs de Thrace orientale et une
partie de ceux de Bulgarie traversent nécessairement la Thrace, en train ou en chariot.
Quelques milliers de réfugiés du Caucase et du Pont étaient déjà arrivés en 1 920, mais
l'essentiel de la vague déferle à partir d'octobre 1 922.

Les chariots et la boue.

Les autorités alliées dirigées sur place par le général Charpy surveillent
l'évacuation des armées grecques de Thrace orientale qui doit s'effectuer en quinze
jours: entre le 15 et le 20 octobre 1922 elles évacuent le pays à l'est du méridien de
Rodosto, puis entre le 20 et le 25, le territoire qui s'étend entre Rodosto et la Maritsa,

enfin entre le 25 et le 30 octobre, les bords de la Maritsa et Andrinople 62 . Aucun


accord n' oblige alors les populations à partir, mais, selon les militaires, les Grecs et

les Arméniens craignent le retour des Turcs et s'enfuient, tandis que les Bulgares 6 3 f

62. Lettre du 17-10-1922, dans Archives S.H.A.T, 7.N.4145-4.


63. Lettre du 1 3-1 0-1 922, Archives S.H.A.T, 7.N.41 45-4.
226
les Juifs et les Turcs craignent la fureur des Grecs lors de leur départ. Les différents
rapports signalent que les Grecs emportent les stocks et provisions disponibles, le bétail
et les chariots, même quand ils appartiennent aux musulmans; Charpy interdit
l'exportation des céréales par voie ferrée pour que la Thrace orientale ne soit pas

totalement démunie 6 4 Mais le gouvernement grec proteste que les réfugiés ont besoin
de ce blé car le pays n'a pas de réserves pour les nourrir et que d'ailleurs la Grèce
n'avait pas hésité l'année précédente à distribuer des céréales à tous, même aux
musulmans. Les 18 et 20 octobre l'Etat-Major français signale que des musulmans de
Thrace occidentale se plaignent de la violence des réfugiés, mais dans l'ensemble les
télégrammes de la fin du mois d'octobre sont plus rassurants : une tournée effectuée en
avion n'a pas décelé de villages incendiés, les pillages et violences ont été exagérés, dit-
on, même s'il est vrai que les réfugiés emportent tout le bétail ou prennent les trains

d’assaut 6 5 _ L'essentiel du flot des réfugiés s'écoule pendant l'automne et l'hiver 1922-
23, la fin de l'hiver suivant voit l’émigration des Grecs de Karagatch; à la fin de 1928
arrivent encore 1000 Pontiques venant du Caucase.
Hemingway envoie, pendant l'automne 1922, au journal Toronto Daily Star des
récits et descriptions de l'ensemble de la Thrace. Ainsi le 20 octobre 1 922, sur la route
d'Andrinople il voit les réfugiés ;
" La colonne principale qui franchit la Maritsa à Adrianopolis s'étend sur 2 0
miles. Vingt miles de charrettes tirées par des vaches, des boeufs et des buffles
aux flancs boueux, avec des hommes épuisés, titubants, des femmes et des enfants,
des couvertures sur la tête, marchant à l’aveuglette sous la pluie à côté des seuls
biens qui leur restent en ce monde. Ce courant principal est grossi par toute la
population rurale. Ils ignorent où ils vont. Ils ont quitté leurs fermes, leurs
villages et leurs champs roussis et prêts pour la récolte et ils se sont joints au flot
des réfugiés lorsqu'ils ont entendu dire que les Turcs arrivaient Maintenant, ils
ne peuvent que garder leur place dans l'atroce défilé tandis que la cavalerie grecque
couverte de boue les mène comme des bouviers poussant des bestiaux.
C 'e st un défilé silencieux. Personne ne murmure. Ils ont tout juste la force
d'avancer. Leurs costum es paysans aux vives couleurs sont trempés et crottés. Des
poulets attachés par les pattes pendent aux charrettes. Des veaux cherchent à téter
les vaches de trait dès qu'un encombrement arrête le flot. Un vieillard marche
courbé sous un porcelet, une faux et un fusil, une poule attachée à sa faux. Dans
l'une des charrettes, un mari étend une couverture sur sa femme en couches afin6
4
5

64. Archives S.H.A.T, 7.N.4145-3 de l’Etat-Major 18 octobre, 23 et 31 octobre; 7.N.3217-3, 17


et 23 octobre, 7.N.4145-4, le 23 octobre du générai Pellé.
65. Archives S.H.A.T, réponse grecque dans 7.N.4145-3 le 21-11-1922, rapport du survol le 2 6 -
10-1922.
de la protéger de la pluie battante...
Il y a 2 5 0 0 0 0 réfugiés chrétiens à évacuer de la seule Thrace orientale. La

frontière bulgare leur est fermée. " 6 6


Le récit est un peu littéraire, mais les termes en sont repris dans d'autres
témoignages; une photo publiée dans l'Illu stra tio n du 4 novembre 1922 montre l'un de
ces chariots, la famille marchant à côté dans la boue. Hemingway reprend les mêmes
termes et images dans un récit du 14 novembre envoyé de Sofia : le long de la route
d'Andrinople, les chariots, les familles, l'épuisement, la piuie et la boue; il y ajoute des
caravanes de chameaux et "un faible contre-courant de charrettes vides conduites par
des Turcs vêtus de guenilles trempés par la pluie" qui avaient loué leurs voitures à des
Grecs. La gare d'Andrinople n'est selon lui qu' "un trou boueux bondé de soldats, de
ballots, de sommiers, de literies, de machines à coudre, de bébés, de charrettes brisées,

le tout dans la bruine et la boue" 67 Qn trouve au musée A.Kahn des photos prises dans

les premiers jours de novembre 1922 qui montrent également ces meubles entassés le

long des voies à la gare d'Andrinople et sur les toits des wagons 68. Le colonel Treloar,
représentant de Nansen en Thrace, donne les mêmes images dans un rapport qu'il rédige
en avril 1923; il précise qu'à son arrivée à Dedeagatch à la fin du mois d'octobre
précédent :
" nuit et jour les réfugiés se déversaient. La route menant à Dedeagatch était une
ligne mouvante de charrettes et de tous les m oyens de transport imaginables, sans
interruption. Depuis ceux peu nombreux qui pouvaient payer un passage jusqu'aux
hommes et femmes misérables avec leurs bagages sur le dos et des enfants
souffrant, trop épuisés même pour gémir; tous ces réfugiés étaient obsédés par la
folie du déplacement et, bien que sachant qu’ils étaient déjà en Thrace occidentale,
et hors de danger, ils poussaient toujours vers l'avant et ni la persuasion ni la

force ne pouvait les arrêter”. 69


Un rapport du colonel Crichton adressé également à la SDN depuis Dedeagatch, le 2
novembre 1922, indique les itinéraires terrestres des réfugiés, qui sont simplement
définis par les passages de la Maritsa : ils utilisent les ponts d'Andrinople-Karagatch, et
d'Uzun Kôprü-Kuieli Burgas, et de là suivent la route unique vers Dedeagatch et
Gumuldjina; à Dedeagatch viennent s'ajouter ceux qui ont pu traverser en barques depuis

Enos 7 0 ( ou se sont embarqués sur des bacs à Upsala, Tatli-Suvat ou Cataltepe, ceux6
0
9
8
7

66. E.Heminawav. En ligne, choix d'articles et de dépêches, Paris, Gallimard, 1 970. p.76-77
67. E- Hemingway, ibid, p.81.
68. Photos Edirne, 36423, 36422, 36439.
69. SDN, Fonds Nansen, C.1 1 28, dossier 4, le 1 2 avril 1 923.
70. SDN, Fonds Nansen, C 1128, doc 8, le 2-11-1922.
228
enfin que des bateaux européens ont pu embarquer à Rodosto . Dans son rapport du 1 2
avril 1923, le coionel Treloar explique qu'il n’a pas pu placer des postes de secours le
long du fleuve car tous les approvisionnements arrivaient par le port de Dedeagatch, et

il était impossible " de remonter le flot des réfugiés " 7 1 .

Dedeagatch submergée.

A Dedeagatch s'ajoute un nouveau flot, celui des réfugiés arrivés par les trains et
qui ne peuvent poursuivre vers Gumuldjina, car le trajet comportant une forte pente au
passage de l’Ismaros, les trains doivent abandonner une partie de leur charge à
Dedeagatch. Comme la voie est unique on ne peut ajouter d’autres trains, et ce sont ainsi
les passagers de 50 wagons chaque jour (dans le rapport du 2 novembre) qui s'entassent
à Dedeagatch et ne peuvent continuer par mer vu le mauvais état du port et les forts
vents du sud. Le 29 octobre le préfet de la région adresse un appel à l'aide au colonel
Treloar :
"Je suis presque noyé sous cette vague de réfugiés qui a submergé Dedeagatch.. Ja
moitié des réfugiés dort dans des tentes militaires à dix ou quinze personnes par
tente faite ordinairement pour quatre à cinq personnes; les autres dorment en
plein air... ils sont exposés au froid, en particulier à pluie, mourant de fatigue,
souffrant de la faim, presque sans vêtements, privés de tout soin sanitaire, n ’ayant

même pas assez à boire car l'eau est rare dans la région de Dedeagatch" 7 2 .
Le rapport de Treioar à Nansen sur la situation dans la ville à son arrivée reprend les
mêmes images
" Au large du port des steamers surchargés de réfugiés attendaient plusieurs jo u rs
la possibilité de décharger.
Le manque d'eau et de nourriture se faisait sentir et prenait son dû bien que le
gouvernement fît tout en son pouvoir pour organiser les secours. Des trains
surchargés déversaient leurs malheureux réfugiés à la gare et aux alentours. D es
dizaines de milliers de réfugiés s'éparpillaient autour de la gare et du port sans
abri ni aide pendant le mauvais temps froid de novembre.
En ville même,tous les cafés, restaurants, hôtels, maisons et entrepôts étaient
pleins au point que personne ne pouvait avoir plus que juste de quoi s'étendre" (le
préfet lui-même n'a pu trouver qu'une pièce et deux lits pour les huit hommes de
la mission Treloar).
" Après dix à quinze jours de trajet, avec un faible ravitaillement en eau et en
nourriture, avec peu ou p as de sommeil et pas d'abri, avec des milliers d'enfants,

71. SDN, Fonds Nansen, ibid, dossier 4.


72. SDN, Fonds Nansen, dossier 8, le 29-10-1922.
229
les terribles souffrances endurées par les mères et les enfants, alourdis par les
malades et les personnes âgées, les réfugiés arrivaient dans une ville sans hôpital
ni réserves alimentaires, déjà surpeuplée par l'armée et désorganisée par des
milliers de soldats démobilisés attendant d'être transportés vers la vieille Grèce".
Treloar installe alors un camp temporaire à un kilomètre de la gare mais se heurte à des
problèmes psychologiques :
" ils étaient toujours poursuivis par l'idée que le lendemain ils se déplaceraient ou
seraient déplacés vers l'ouest; un peu plus tard, cette conviction changea en
conviction totale qu'ils repartiraient vers l'est... les femmes désespérément
hystériques, se jetaient sur le sol et hurlaient à chaque ordre ou demande. La seule
explication à cette conduite extraordinaire est qu'ils étaient à bout de ressources
nerveuses, avaient perdu confiance en toute autorité et...restaient fixés sur l'idée

de partir vers l'o u e st"7 3


Nansen demanda le 18 septembre 1 922 à utiliser son organisation pour aider les
réfugiés grecs arrivant à Constantinople et reçut immédiatement l'autorisation et un
budget de 100 0 0 0 FS. Le 11 octobre il écrit que le problème est beaucoup plus
important que prévu et en novembre il doit secourir 9 0 0 0 0 0 personnes. Avec les
services de Nansen, collaborent les services préfectoraux grecs, le Near East Relief (lié
à la Croix Rouge américaine), le Ail British Appeal, la Croix Rouge britannique et
l'organisation privée de Lady Rumbold. Nansen se procure les premières tentes auprès
des armées alliées et cherche à acheter des provisions; Treloar constate que, faute de
transports, on ne peut acheter des vivres que le long des côtes, et que seul le port de
Rodosto dispose d'un quai; il indique en novembre qu'il ne peut prendre en charge pius de
10 0 0 0 personnes par jour faute de moyens, mais que par ailleurs les services de Lady
Rumbold nourrissent 7 0 0 enfants par jour à la gare de Dedeagatch et y installent un
hôpital de fortune, que 300 personnes par jour reçoivent des rations au passage de la
Maritsa à Bidicli et que l'armée grecque donne douze onces de pain par personne et par
jour à Dedeagatch tandis que les services américains distribuent des rations à
Gumuldjina...

Com bien de réfugiés ont traversé la Thrace occidentale ?

Les services d'aide en novembre 1922 s'attendaient à 300 000 personnes, mais
personne n'a pu tenir de comptabilité exacte. Certains n'ont fait que passer, d'autres,
épuisés se sont arrêtés quelques mois, d’autres sont restés. En juillet 1923 les services
de la SDN évaluent les réfugiés présents en Thrace à 150 0 0 0 personnes, le
recensement grec provisoire des réfugiés d'octobre 1923 compte 99 913 réfugiés en7
3

73. Rapport déjà cité au n°72.


Thrace (sur un total de 7 8 6 431 en Grèce); 120 000 en février 1924; le
gouvernement annonce alors qu'il va déplacer 40 0 0 0 personnes pour soulager la
pression trop forte des réfugiés sur la région. Pendant l'été 1924, 1 2 0 0 0 personnes
sont déplacées, 8 5 0 0 personnes supplémentaires le sont en décembre; en avril 1925 on
avance le chiffre de 85 0 0 0 réfugiés. Le recensement de 1928 décompte en Thrace 107
607 personnes nées hors des frontières de la Grèce, les observateurs considèrent que
dans l'année qui suivit leur arrivée environ 10 % des réfugiés moururent, si l'on y
ajoute une mortalité normale dans les années suivantes, ils pensent qu'il faut ajouter 1 2
à 13 % au chiffre des réfugiés vivant en 1928 pour obtenir le chiffre réel de l'année
1923 : en appliquant ces règles à la Thrace, ce sont 120 à 122 0 0 0 réfugiés qu'ont du
accueillir définitivement les 2 0 0 0 0 0 habitants de la Thrace de 1920, cela sans tenir
compte de ceux qui n'ont fait que traverser la région.
Le recensement provisoire d'octobre 1923 donne une idée de la répartition
géographique de ces réfugiés ( voir fiches XVI, XVIII, colonne3) :

Tableau 12 : RÉPARTITION PROVISOIRE DES RÉFUGIÉS EN 1923

Secteur Pop to tale 1920 R é fu g ié s 1923 Pop / Réf I


. A le x a n d r o u p o lis 21 175 14 666 1 ,4!
D id y m o t ic h o 28 681 9 719 2,9!
O r e s t ia s *23966 12 233 1 ,9
S o u f li *13863 13 106 1,05 i
Rhodope 67 456 32 436 2
X an th i 49 423 17 753 2 j!

* en n'incluant que les communes dans les frontières grecques de 1923 .

Les districts de Soufli et d'Alexandroupolis, riverains de l'Evros, plus dépeuplés peut-


être dans la décennie précédente, sont ceux où les réfugiés sont les plus nombreux par
rapport à la population indigène; le district du Rhodope est aussi celui que doivent
traverser les réfugiés partant de la Maritsa pour se diriger vers l'ouest. L'examen
détaillé de la population des communes est plus instructif encore : on voit tout de suite
que la majorité des réfugiés se concentre le long de la route principale entre le fleuve et
Alexandroupolis. Ainsi entre Soufli et Pythio peut-on observer (voir tableau 1 3) les
données de Kornofolia, Lykofos, Layina, Lyra, Fylakto, Tychero, Pyrolithos, Tarsion,
Tavri, Peplos, Gemisti, Kipi, Poros et Ardanio, les dernières localités citées se trouvant
au débouché du pont et du bac sur l'Evros. On retrouve le même phénomène de congestion
le long de la route de Pythio à Férès, et en suivant la route de Férès à Alexandroupolis,
on remarque une série de localités surchargées de réfugiés (voir tableau 14). En
revanche les communes éloignées de la montagne sont totalement ou quasi absentes du
trajet des réfugiés : aucun cas dans tout le district de Mikro et Mega Derio, ni dans celui
d'Esymi.
On peut faire des constatations analogues dans les districts de Komotini et de
Xanthi: les communes de montagne au nord de la route Xanthi-Komotini-Sapes, comme
Yerakas, Oreo, Echinos, Thermes, Myki, Satres, Kromniko, Organi etc n'ont reçu aucun
réfugié; elles sont à l’écart et trop pauvres, ce sont donc les communes de la plaine qui
reçoivent la totalité des réfugiés, ils y sont souvent presque aussi nombreux que la
population locale et on peut trouver au sud-ouest de Komotini les premiers signes d'une
future colonisation : Kranovouni et Paradimi installées sur d'ex-tchifliks comptent 613
réfugiés pour 4 8 habitants en 1920, Palladio, Amvrosia, Dialambi, Messouni, Mosaiko
et Kallisti 18 5 6 réfugiés pour 1910 habitants en 1920. La pression sur la population
locale, sauf dans les secteurs montagneux, est donc très forte, mais il ne s'agit encore
que de comptes provisoires et d'une répartition temporaire.

Tableau 13 :LES REFUGIES ENTRE SOUFLI ET FORQS EN 1923.

Population Réfugiés Population Réfugiés |


1920 1923 1920 1923 j
Komofolia 985 639 Tarsion 304 745 :
Lykofos 203 391 T avri 232 235 I
Layina 244 604 Peplos 530 384
Lyra 200 568 Gemisti 213 351
Fylakto 417 812 Kipi 266 369
Tychero 327 466 Poros 140 312
Pyrolithos 199 546 Ardanio 153! 430

Tableau 14 : LES REFUGIES ENTRE PQROS ET ALEXANDROUPOLIS EN 1923

Population Réfugiés Population Réfugiés


1920 1923 1920 1923 !
Rigio 121 555 Loutros 734 471
Praggi 578 528 Aristinon 115 180
Microchorio 91 254 Anthia 507 583 j
Amorio 729 577 Apalos 66 128!
Férès 2126 1520 Alexandroupolis 6963 6205 i
Doriskos 64 188 i

B. LES RÉQUISITIONS

Comment prendre en charge ces dizaines de milliers de personnes ?


En attendant la phase d'installation définitive, et parallèlement à l'aide immédiate offerte
par les services de Nansen, la Croix Rouge et les Associations privées, l'Etat grec a
recours à la solidarité nationale sous la forme de réquisitions, en vivres, en bâtiments,
en terres... Depuis 1920 l'armée grecque campant en Thrace avait déjà eu recours à ces
réquisitions, logeant en général chez les Grecs, réquisitionnant le fourrage, les arabas
ou une part des récoltes des propriétaires musulmans. Les nouvelles réquisitions de
1922-23 frappent donc des paysans qui estiment avoir déjà beaucoup donné dans une
région déjà affaiblie. De surcroît la solidarité "nationale" frappe des paysans
majoritairement étrangers à la conscience nationale grecque. Inutile de préciser donc
que les réquisitions n'ont pas été populaires...
Dès 1923 la Turquie se plaint auprès de la SDN, au nom des musulmans de Thrace,
des réquisitions qui sont une entrave au droit de propriété reconnu dans les traités; en
juin 1 9 2 4 la Commission Mixte gréco-turque s ’entend avec le Gouverneur-général de
Thrace pour limiter le poids des réquisitions et décide d'effectuer une première enquête
sur place; en décembre 1924 Turcs et Grecs remettent chacun à la SDN un mémoire sur

le sort difficile des musulmans de Thrace et des Grecs de Constantinople 7 4 _ £n mars


1 925 le conseil de la SDN prie la Commission Mixte d’enquêter sur le sujet et en avril
1925 deux "neutres", M.Ekstrand et le général Manrique de Lara, un Grec et un Turc
mènent une nouvelle enquête; ils ne peuvent travailler librement à Constantinople mais
rendent un rapport sur la Thrace occcidentale en novembre 1925; ils ont visité 26

villages, ont reçu les délégués de 6 autres et six cents pétitions 75 j_e 10 décembre
1925 Turcs et Grecs pour une fois d'accord, demandent à la SDN de surseoir à toute
nouvelle enquête "étant en train de régler les questions qui avaient fait l'objet de leurs
démarches antérieures" . Une nouvelle enquête, décidée cependant en 1926, n'a pas lieu
car les Turcs refusent d'y participer. Une dernière commission d'enquête dirigée par
Holstad parcourt la Thrace en novembre 1928 et rend son rapport le 17 décembre de la
même année. Ces différents rapports permettent de se faire une idée de l'étendue des
réquisitions et des relations humaines qui en découlent.

Tableau 1 5 : IMPORTANCE DES REQUISITIONS IMMOBILIERES 7 6

M o s q u é e s , é c o le s P iè ce s rurale s E ta b le s, gre n ie Pièces en ville j


1923 127 8 243 667 5 590
1925 42 3 043 667 2 859
1926 12 1 217 667 420
mai 1 928 7 227 69 320

74. SDN, mémoire grec à propos de la Thrace le 5 décembre 1 924 R.1 696, 41 /4081 6 / doc
4081 6; mémoire turc de décembre 1 924 même dossier document 40901 ; mémoire grec du 23
décembre 1 924 R.1 696, 4 1 / 411 0 0 / doc 4081 6; mémoire grec du 5 mars 1 925
R.1 696,41 /4 2 7 9 7 / 4081 6 et mémoire turc du 6 mars 1 925 R.1 696, 41 / 42 772 doc 40 816 .
75. SDN, 4 1 /4 4 2 4 7 /4 0 8 1 6 , rapport final du 29-11-1925.
76. Chiffres dans SDN, 4 1 /4 3 2 9 7 /4 0 8 1 6 , rapport du 28-5-1925.
233
Une autre estimation de 1925 indique que parmi les "pièces" réquisitionnées 2 335 se
trouvent dans ie district de Komotini, et 3 160 dans celui de Xanthi.
Les plaintes turques portent sur les réquisitions de terres, de récoltes, de bétail, sur
des violences physiques et des corvées obligatoires. Les Grecs promettent un retour
r apide à la normale, insistent sur les circonstances exceptionnelles et assurent que les

musulmans de Thrace souffrent surtout "pour raisons géographiques" 7 7 .

Lo ge m e n ts réquisitionnés : la cohabitation

Les rapports des Commissions d'enquête montrent que le plus difficile fut la
cohabitation entre musulmans et réfugiés. Quelques chiffres en montrent l'am pleur^ .
La 9° sous-commission dirigée par le docteur Briquet visite le 22 juillet 1 9 2 4 cinq
villages musulmans à l'ouest de Xanthi, le 23 juillet 8 villages musulmans et deux
villages mixtes au sud-est de Xanthi, le 24 juillet six villages musulmans au sud-ouest
de Xanthi; la sous-commission dirigée par le professeur Schazmann visite le 17 octobre
au nord-ouest de Demotica, 4 villages musulmans et deux mixtes, le lendemain, au nord
de Demotica près du fleuve, 6 villages musulmans et un mixte, le 1 9 octobre 4 villages
musulmans entre Demotica et Soufli, le 20 octobre un village turc et un village mixte à
l'e st de Dedeagatch, le 21, Makri et deux villages mixtes de l'intérieur; enfin le 34
décembre 1924 dans le secteur de Komotini 6 villages mixtes ont été visités. Le
compte-rendu ne précise pas systématiquement dans chaque cas les effectifs "indigènes"
et réfugiés pour faire une comparaison, sur le tableau ci-dessous ne figurent que les
villages musulmans pour lesquels on possède les deux chiffres : le chiffre des familles de
réfugiés ne comprend que celles qui sont installées dans les maisons musulmanes; pour
les musulmans, les textes indiquent "foyers" ou "maisons". L'ensemble des 34 villages
représente 1 5 5 7 foyers musulmans pour 1 968 familles de réfugiés auxquelles il faut
ajouter 4 1 0 familles installées sous la tente à proximité du village; dans l'ensemble le
rapport est légèrement supérieur à 1/1 entre population indigène musulmane et
population réfugiée, la proportion semble cependant nettement supérieure sur les bords
de l'Evros, au nord et au sud de Demotica. Est-ce du à la proximité de la frontière ou à la
richesse de la plaine ? Comment fut guidé le choix des villages visités ? les rapporteurs
ont-ils choisi les villages facilement accessibles ou ceux dont les protestations étaient
parvenues à leurs services ? le rapport Shazman sur la région de Demotica précise
qu'ils n'ont visité que des villages de la zone cultivée et ont négligé la montagne où

n’habitent que quelques bergers grecs .Le rapport de 1925 79 comporte en appendice des7
9
8

77. SDN, R.1 696, 4 1 /4 2 7 9 7 /4 0 8 1 6 , 5-3-1925.


78. SDN, R.1 696. 4 1 /4 0 9 0 1 /4 0 8 1 6 .
79. SDN, R.1 696, 4 1 /4 2 7 7 2 /4 0 8 1 6 .
listes analogues (mais sans détails) sur le district de Komotini, une liste de 115
villages musulmans montre que 28 d'entre eux n'ont pas de maisons occupées par des
réfugiés, pour les 87 autres les chiffres indiqués sont de 17 265 musulmans et de 2
8 30 familles de réfugiés soit au moins 12 0 0 0 personnes. Une seconde liste indiquée
également "District de Komotini", comporte en réalité des noms de localités du district
de Xanthi, 92 exactement : 38 d’entre elles sont peuplées de 11 165 musulmans et n'ont
vu installées que 4 familles de réfugiés, il s'agit des communes de la montagne du nord de
Xanthi qui sont peuplées de Pomaques. Les 54 autres communes comprennent 19 819
musulmans pour 1923 familles de réfugiés, soit plus de 8 0 0 0 personnes. Les
renseignements proviennent indique-t-on, de source turque et la pression semble moins
forte que l'année précédente. Ce n'est peut-être que le reflet d'un choix particulier des
visites de la commission car si l'on compare les chiffres des 18 villages du district de
Xanthi visités en 19 2 4 et cités dans la liste de 1925, on constate que les chiffres
concordent : dans un cas ils sont identiques, dans quatre cas le chiffre de 1925 n'est
supérieur que de 2 à 7 familles, dans onze autres cas le chiffre de 1925 est inférieur de
2 à 20 familles à celui de l'année précédente, reflétant sans doute l'effort fait par le
gouvernement pour soulager certains villages musulmans. Deux cas particuliers :
Koyoun Keuy où le nombre des familles de réfugiés passe de 30 à 80, mais il s ’agit d'un
village à dominante grecque où on eut peut-être tendance à regrouper les réfugiés, les
300 familles de réfugiés installées sous la tente à Karageuzlu se réduisent à 50, sans
doute reflet d'un déplacement de ces réfugiés encore sous la tente ( voir tableau 1 6).
Les Turcs protestant contre l’étendue de la cohabitation avec les réfugiés estiment
être doublement victimes : on installerait plus de réfugiés chez eux que chez les Grecs !
il est très difficile de le vérifier vu le très petit nombre de villages mixtes; les cas
signalés dans l'enquête de 1924 leur donnent cependant raison : à Koyoun Keuy, il y a
90 familles indigènes, 200 familles grecques, 30 familles de réfugiés dont seulement
10 à 12 dans des maisons grecques, à Tchaouchlou il y a 50 maisons grecques et 90
maisons turques, le dixième des 1 27 familles réfugiés est installé dans les maisons
grecques, mais les précisions sont trop rares pour être probantes. Parmi les huit
villages visités le 24 décembre 1 9 2 4 dans la région de Komotini les villages mixtes sont
des villages turco-bulgares et les réfugiés semblent avoir été partagés sans favoritisme
entre les deux communautés. La sous-commission opérant dans le secteur de Demotica
est la seule à donner des exemples d'inégalité nette. La Grèce reconnaît indirectement
cette situation puiqu'eile en explique les raisons dans son mémorandum à la SDN du 5

mars 1925 8 0 r

"On a pu remarquer que les villages turcs ont été choisis de préférence pour
l'installation des réfugiés grecs. " 8
0

80. SDN, R.1696, 4 1 / 4279 7/40 816 .


Pour des raisons d'ordre historique, la population musulmane occupe,
effectivement, les régions privilégiées au point de vue fertilité, climat, voies de
communication etc.
La population indigène est confinée dans des régions montagneuses et à rendement
très limité, suffisant à peine à nourrir leurs habitants d'origine. Il était tout
naturel dans ces conditions que le service compétent installât en grand nombre des
réfugiés dans les plaines fertiles susceptibles de suffire aux besoins des nouveaux
aussi bien que des anciens habitants du pays.
En ce qui concerne plus spécialement les logements, ceux appartenant à des Grecs
avaient été pour la plupart brûlés par les Bulgares durant leur occupation. Ceux
qui restaient ont été réquisitionnés à leur tour pour servir de logement aux
officiers de l'armée hellénique".

Tableau 16 : LA COHABITATION AU VILLAGE. 818


1
* logés sous la tente
V illa g e s 1 ° 2 * 3 ° 4 ° 5° 6" 7 ° to ta l j

O u est de X
maisons musulmanes 20 20 37: 40 60 ...... 1.771
familles réfugiées 20 25 50; 65 16: 1761
S u d -E st de X ■ : | : i
maisons musulmanes 60 55 35. 40 65: 45: 30 3301
familles réfugiées 80 40 60 25 70 50 15 340 1
S u d -O u e st de X
maisons musulmanes 42 25 25 25 25 30 272
familles réfuqiées 300* 15 45 13 45: 40 158

familles musulmanes 60 30 28 75: 193


familles réfuqiées 42+20* 14 23 72 151
j i j j
N o rd D -M a r it s a
foyers musulmans 30 70 100 53 55; 308|
familles réfugiées 91 8 5 + 9 0 * 123 110 70 479

Familles musulmanes 87 40 18 23 168


familles réfuqiées 16 130 209 110 465
0 et E de D e d e / i i : :
familles musulmanes: 15 35 59 109
familles réfugiées 35 14 150 199'
81. On trouve en 1 Dogandjilar-Lambrino, Balabanli-Vaniano, Daoutlou-Tymbano, Fetchirli-Semeli
et Djelebli-Angeli; en 2, Misanli-Zygos, Misvakli-Feloni, Boyadjilar-Vaféïka, Sakarkeuy-
Lefkopetra, Guenkdjiler-Selero, Dinkler-Filia et Buyukkeuy; le 3, Karageuziu-Ghizela, Euksuzlu-
Orfano, Nohoutlou-Olvio, Inanli-Evlalon, Beykeuy-Koutso et Bekebaci- Decharcho; le 4,
Soubachkeuy-Savra, Abdullah keuy-Abdella, Aksaray-Asproneri, Karadjahalil-Eiafochorio; le 5,
Saraykeuy-Rigio, Sofilar, Orner Bey keuy-Chimonio, Kilissali-Klisso, Yel Bourgaz-Pyrgos; le 6,
Hissarbeyli-Kissario, Vakouf Sandal-Lykofos, Tchmoledji Keuy-lagyna et Semenli-Phylakto; le 7,
Hassanlar-Avra, Dikili-Tas-Dikella et Chahinler-Anthia.
La commission parait d'accord avec les Grecs sur le fait que les autorités, pressées
qu'elles étaient par 100 0 0 0 réfugiés n'avaient guère d'autre solution; mais elle insiste
fortement sur les conséquences fâcheuses de cette cohabitation.

Tous les rapports constatent qu'ii n'y a pas eu de nouvelle réquisition depuis l'été
1923 et que peu à peu les pièces occupées sont évacuées, mais les musulmans préfèrent
s'entasser à plusieurs familles dans la même maison quitte à en souffrir, plutôt que de
cohabiter avec les Grecs qui mettent un malin plaisir à élever des porcs dans la cour,
tandis que les femmes ne peuvent plus se dévoiler à l'intérieur en raison de la présence

d'hommes étrangers; rares sont les cas où l'on se plaint de violences physiques 82^ majs
précise Schazman le 1 3 -1 1 -1 9 2 4 :
"la pire chose est cette tension résultant de la cohabitation forcée et sous un même
toit de ces deux éléments qui sont comme l'huile et l'eau. Habitudes, moeurs,
religion, tout diffère chez ces races d ’une origine si différente; aussi une situation
qualifiée de "supportable" il y a quelques mois, peut aujourd'hui, par sa durée
même, être devenue "difficile".
Le nouveau rapport d'enquête établi l'année suivante reprend les mêmes thèmes :
"La cohabitation forcée avec les réfugiés, c ’est-à-dire l'obligation de partager
leurs demeures avec les Grecs venus de Turquie constitua une mesure d'autant
plus pénible pour les Musulmans que leurs coutumes ancestrales et leurs
convictions religieuses rendaient difficilement supportables la vie en commun avec
un élément différent d'eux. On ne saurait d'ailleurs imaginer que la mentalité d'une
population aussi attachée à ses anciens usages et à la pratique de sa religion... ne

se ressente nécessairement des mesures précitées" 8 3


Encore fait-il abstraction du lourd contentieux entre les deux peuples. Certains récits
ou romans montrent qu'après quelques mois, la présence des réfugiés devint parfois
pesante même dans des maisons grecques, alors dans ce cas... Schazman conseille donc
d'établir de préférence les réfugiés dans des régions occupées par des Grecs :
"Cette façon de procéder éviterait le mélange trop intime de deux éléments n'étant
pas faits pour être parqués trop étroitement; l'implantation d'un village grec au
sein d'un village turc ou entre deux villages musulmans très rapporchés n ’est pas

heureuse et devrait être évitée”.


Holstad dans son enquête de 1928 constate que la cohabitation est presque terminée, mais
cela signifie que dans certains cas elle dure encore depuis 6 ans ! Quelquefois le départ de
la famille grecque n’a guère amélioré les choses car les constructions nouvelles

82. 9 plaintes en un an dans SDN, R.1696, 41/44247/40901.


83. SDN, 4 1 / 4 4 2 4 7/40 816 , 29-11-1925.
84. SDN, R.1696, 4 1 /4 0 9 1 0 /4 0 8 1 6 , p.37.
237
s'élèvent dans la cour même des demeures musulmanes. C’est ce que signale en 1924
Schazman à Chahindje " les nouvelles constructions pour réfugiés s'élèvent dans les
cours même des habitations turques", à Hissar Beyli " 74 maisons en construction
occupent les jardinets des maisons turques", à Vakouf Sandal " encore ici les nouvelles
constructions s ’élèvent dans les cours même des immeubles appartenant aux Turcs non -
échangeables”, la même phrase décrit la situation à Saraykeuy. Comme le rapporteur
l’exprime exceflement
Les Turcs " voient avec évidence le provisoire devenir définitif et irrévocable”.

R é q u isitio n s des re sso u rc e s agrico le s


Pour la subsistance "temporaire" des réfugiés, il ne faut pas que des logements, il
faut également réquisitionner des vivres, du bétail et des terres. Les agriculteurs étant
en majorité musulmans, ils ont beau jeu de montrer qu’ils sont spécialement visés ! En
1923, (rapport du 19 décembre 1924), on avait réquisitionné 90 % des terres
musulmanes de Demotica, mais à la fin de 1924, 4 0 % des terres ont été rendue .
Briquet en juillet 1 9 2 4 donnait déjà pour la région de Xanthi le chiffre de 50 % des
terres musulmanes réquisitionnés et 40 à 50 % du cheptel, les seules difficultés graves
provenaient des hangars à tabac, réquisitionnés à plus de 50 % et qui manquaient
cruellement aux producteurs; le manque de cheptel est général et beaucoup s’en
plaignent : impossible de mettre en culture, et les terres sont alors considérées comme
"inoccupées". En mars 19 2 5 la commission d’enquête évalue ces petites propriétés
encore occupées à 22 159 décares, dont 14 936 dans le district de Komotini, 2 380 dans
celui de Xanthi, 2 6 4 3 dans celui d’Alexandroupolis et 2 200 dans celui d’Orestias. Le
chiffre des petites propriétés saisies était de 100 153 décares en 1923, il y avait
donc eu une très nette amélioration et les 22 159 décares ne formaient plus qu’une
faible part de l’ensemble des terres prises par les autorités.
A la demande de la commission les autorités s'engagent à rendre les petites propriétés
réquisitionnées puis constatent que cela sera impossible et décident donc en 1925 de les
racheter,"en cas de nécessité", avec l'accord de la Commission mixte et du propriétaire.
Les Turcs estiment bien sûr que le gouvernement a abusé de la "nécessité" et que le
propriétaire n'eut guère la liberté de choisir surtout quand, entretemps, des
constructions avaient poussé sur son terrain. Un nouvel accord signé le 1 décembre
1926 à Athènes précise dans son article 9 que tous les biens immobiliers des non-
échangeables seront restitués dans un délai d'un mois sauf rachat; la Commmission mixte
le 19 mars 1927 prend note de la déclaration du gouvernement grec de rendre ces
propriétés d’ici le 19 décembre 1927 et précise de nouveau
"l'acquisition n ’aura lieu q u e ... dans le cas de nécessité exceptionnelle telle que
l'obligation essentielle d'installer des réfugiés et cela en conformité des conditions
prévues par l'accord signé à Angora ...le 2 7 juin 1925... et avec les ménagements
voulus de manière que le développement de la vie économique de la population
musulmane n'ait pas à en souffrir".8 5

Le 25 août 1927 le gouvernement grec doit fournir à la Commission la liste des biens
qu'il veut acheter, la Commission donne son avis le 15 septembre, mais le 19 décembre
elle doit constater que l'évacuation des terres n'est pas terminée... En avril 1927
cependant sont mis sur pied deux comités d'évaluation comprenant chacun un Grec, un
Turc et un neutre, en décembre il y en a 8 et 1 2 en juillet 1928. A la fin de 1928 2 0 0 0
cas ont été estimés, au début de janvier 1929 il y a 306 réclamations turques sur ce
sujet, les accords financiers signés le 10 juin 1930 à Angora ajoutent à la liste des
petites propriétés dressée le 18 juin 1927 un total de 7 0 0 0 décares. Le gouvernement
grec a également accepté en juillet 1924 d'indemniser les paysans pour les réquisitions
effectuées et prouvées par des bons,(la preuve est difficile car souvent il n'y avait pas
eu de bon établi au moment de la réquisition); la loi correspondante est votée le 16
décembre, une somme de 50 millions de drachmes est remise alors à la Commmission

mixte pour régler ces indemnités, et une commission de cinq personnes doit évaluer les
sommes dues à partir de février 1925. Holstad dans son rapport de 1928 constate que
les indemnités sont en cours de paiement et que la Banque Nationale a fait des prêts
importants aux musulmans; il reste cependant beaucoup d'indemnités à verser pour les
différentes réquisitions et les terres à racheter. Lors des accords d'Angora en juin 1930
on décide d'allouer à la Commission la somme de 150 0 0 0 £ pour régler les indemnités
encore en suspens, somme très importante pour l'époque qui suppose que la majorité des
cas n'étaient pas réglés. Il est parfaitement logique que, vu les conditions, le provisoire
ait duré bien longtemps, mais on peut comprendre aussi que la situation et ce provisoire
qui dure parfois plus de dix ans aient pesé lourdement sur les esprits.

C. UNE EXPÉRIENCE EXEMPLAIRE : LA COLONISATION DE LA


PLAINE DE K0M0T1N1

Confrontée au problème de l'installation des réfugiés la Grèce demande à la SDN


assistance technique et morale. Après l'étude du problème par un comité, en juillet
1923 est mis sur pieds le projet de création d'un Office autonome pour l'Installation des
Réfugiés; avant que l'Office puisse entreprendre une action efficace, Nansen, depuis
Constantinople, s'occupe de l'installation des premiers réfugiés avec l'aide des autorités
locales et des associations caritatives.

85. SDN, R.1697, 41 /5 8 5 6 2 /4 0 8 1 6 , décision XXVII .


239
Une expérience de colonisation qui se voulait exemplaire est tentée dès l'hiver
1923, sous la direction de Treloar et Procter, représentants de Nansen, dans la plaine
de Komotini. Le but du colonel Treloar est d'installer les réfugiés de telle sorte qu'ils
puissent le plus vite possible vivre de façon autonome. Il a une très haute idée de la
valeur du travail et des méfaits de l'oisiveté et expose souvent ses principes. Ainsi dans

son rapport récapitulatif du 12 avril 1923 explique-t-il à Nansen 8 6 -


• " Les seules difficultés de notre secteur sont venues du fait que les réfugiés qui
s'entassent dans les villes, sont nourris inconditionnellement par les Américains
et d'autres organisations, et le paysan ou fermier dont le mental est limité, peut
difficilement être incité à quitter la marmite relativement abondante de la ville
pour la dure réalité de la campagne. Et même s'il le fait, il faut quelques semaines
pour supprimer les effets fâcheux de se s habitudes récentes et l'amener à
comprendre que son seul droit est son droit à travailler pour vivre... les
réfugiés qui sont simplement nourris, sans but, dégénèrent rapidement. Le travail
constructif fait revivre l'espoir, le respect de soi et l'énergie. Le commandant des
forces locales en visitant plusieurs de nos villages, a exprimé sa satisfaction
extrême et a dit que ce travail avait évité à bien des hommes, face au désespoir, de
devenir brigands. Rien n 'e st plus vrai, et là se trouve un danger réel non
seulement pour la Grèce, mais pour les Balkans entiers, peut-être l'Europe, si ces
gens désespérés ne sont plus contrôlables. Un feu en Grèce peut trop facilement
devenir un incendie dans les Balkans".
Animé du même esprit Treloar avait déjà écrit le 18 janvier 1923 au Gouverneur
général à Komotini :
" C 'est un mauvais principe que de donner quelque chose pour rien. Avec ce
système, les réfugiés dégénèrent rapidement et deviennent de simples éponges,
perdant tout désir de travailler et regardant bientôt l'aide gratuite comme de

droit divin". 87

Dès son arrivée à Dedeagatch en novembre 1922, comme il ne peut guère


communiquer avec Constantinople (une lettre met alors 9 à 1 6 jours), il met ses idées à
exécution avec l'aide des autorités locales. Il crée un camp à 1 kilomètre de la gare où, au
bout de quelques jours, il a 3 0 0 tentes et environ 2000 personnes. Il fait construire
par les réfugiés étables, réfectoire et four à pain; le gouvernement grec donne de la
farine, l'armée du foin, et le préfet vient au camp chercher de la main d'oeuvre. 1 0 %
des sommes gagnées par ces réfugiés restent à la trésorerie du camp et, au bout d'un 8
7
6

86. SDN, Fonds Nansen, C.1128, doc 4, p.9,


87. Archives SDN, Fonds Nansen, C.1128, Archives of Colonel Treloar and Baron Kaufmann,
Gumuldjina Office, document 10, le 18-1-1923.
240
mois, Treloar dispose ainsi de 10 £, soit assez, écrit-il, pour commencer une petite
industrie. Cinquante hommes sont employés à faire du charbon de bois qui couvre les
besoins du camp et laisse des excédents qui se vendent facilement et à des prix inférieurs
à 4 0 % aux prix du marché; ils sont bientôt les seuls sur le marché et approvisionnent
toute la ville. Le camp conserve alors 1 5 % des gains et organise des distributions
gratuites de charbon de bois. Treloar recommande par ailleurs à ses travailleurs de
faire bien attention à respecter les chênes et les arbres fruitiers. Le colonel est satisfait
de son organisation, et s'il ne peut prendre plus de 10 0 0 0 personnes en charge, c'est
seulement faute d'approvisionnements en farine.
Le 29 novembre il explique donc ses projets au gouverneur général de Komotini et
obtient son acccord. Il s'installe dans la ville entre le 4 et le 15 décembre. Il veut
coloniser de façon "constructive" la plaine entre Porto Lagos, Komotini et la route de
Sapes, autour de Palazli où Lady Rumbold installe son hôpital de campagne à partir du 2 4
janvier 1923. Les autorités ont réquisitionné 100 000 acres et les ont mises à la
disposition de l'équipe de Treloar. Colonisation "constructive" signifie pour lui, créer
des villages pour installer 10 0 0 0 personnes, d'abord sous la tente, les nourrir et les
aider jusqu'à la prochaine récoite pour qu'en peu de temps elles se suffisent à elles-
mêmes.
Nous disposons, pour suivre l'opération, des rapports à Nansen de Treloar et
Procter, et des rapports hebdomadaires à Treloar du Colonel Crichton depuis le camp de

Kirlik Kiri n°1 du 25 janvier au 31 mars 1923 Des réfugiés sont logés dans 13
villages déjà existants, 8 nouveaux villages sous tente sont en outre installés, qui
comptent en février 1923 à leurs débuts, Mourhan 462 personnes, Songurlu 2 1 5 p,
Rumbeyli 85 p, Bayatli 222 p, Kir Tchiflik 183 p, Kirli n° 1, 182 p et Kirli n° 2,100
personnes, un village est alors en construction à Phanar au bord de la mer.
Le site de Kirli n°1 est choisi fin janvier, il est à la fois proche du village de Tokmak
Keuy, peu éloigné de la route et de Komotini et près d'un point d'eau. Le camp est tracé le
27 janvier, le 30, les 14 premières familles arrivent, elles sont 19 quatre jours plus
tard et 136 familles soit 547 personnes au 31 mars. Parmi ces 547 personnes, il y a
une légère majorité de femmes, 179 femmes pour 1 60 hommes, mais surtout beaucoup
d'enfants, 158, et de jeunes enfants, 50 ( soit 208 sur 547 personnes). Le camp
possède 60 tentes en février, 105 en mars et une partie des réfugiés est logée au village
voisin, chez l'habitant musulman; le cheptel avoisine les 1 80 bêtes, une soixantaine de
bovins, une centaine de moutons, quelques ânes et quelques buffles. Les réfugiés sont des
Arméniens et des Grecs originaires de Bursa et de Nicomédie.
Le camp de Kirli n°2 créé lui aussi le 27 janvier est dirigé par G.Heiking, il est8

88. L'ensemble est relaté dans le dossier SDN, C.1129, Nansen-Treloar-Gumuldjina également
R.1 672.48/2491 2.
situé à deux miles de la route non loin de Bayatli; mais, à cause de cartes erronnées, dit-
on, le site est mal choisi, le premier puits est à trois miles du camp et à la mi-avril, le
camp se déplace à trois-quarts de miles de la rivière. Entre février et avril le camp
atteint les 65 familles soit 2 5 4 personnes dont 71 enfants et 20 bébés (91 sur 254
personnes); les réfugiés sont logés pour moitié sous la tente et pour moitié au village de
Bayatli .
Le tableau 1 7 regroupe les données fournies sur les sites de ce secteur par les rapports
de Treloar de mai 1923; on y trouve des données démographiques, l’état du cheptel dont
disposent les réfugiés, le mode de logement et le nombre des couvertures disponibles,
enfin le nombre de décares ou stremmata à la disposition des colons.
Les difficultés des deux camps de Kirli sont les mêmes : les directeurs demandent
a) des tentes. Leurs besoins sont permanents et grandissants. Il y eut de surcroît
une difficulté supplémentaire avec 1000 tentes très attendues de l'armée belge. Par
suite d'un problème de traduction, quand elles arrivent, ce ne sont pas des tentes, mais
de grandes capes imperméables avec un trou central qui devaient couvrir le soldat et son
arme dans les tranchées. Il faut donc six à huit de ces "imperméables" pour fabriquer
une tente acceptable et qui ne peut supporter un second hiver.
b) des poêles, des braseros, des couvertures et des vêtements : les réfugiés n'ont
que les vêtements qu'ils portent, très sales et ne peuvent se changer; il n'y a d’ailleurs
pas de savon disponible.
c) du fourrage : les réfugiés thraces ont emporté leurs animaux, mais pas le
fourrage, les réserves disponibles ont déjà été réquisitionnées pour l'armée grecque; en
mars il n'y a plus rien pour les animaux de Kirli n°2, le mois précédent trois taureaux
sont morts de faim. Ce problème est important pour tous les camps de la région et
pourtant on a besoin des animaux pour mettre les terres en culture, on ne peut demander
davantage de fourrage aux "indigènes" déjà trop sollicités précédemment. Treloar
l'explique en plusieurs lettres aux autorités : la moitié du bétail est mort, l'autre
moitié, en mauvais état, ne peut guère labourer :
" Les réquisitions ont été faites pour les besoins de l'armée sans considérer les
besoins du propriétaire, et l'extrême impossibilité où il était de nourrir son
troupeau et cultiver sa terre... autant que je sache, les autorités civiles ou
militaires n ’avaient p as d ’autre solution... Mais je désire attirer l'attention sur les
conséquences inévitables à moins que l'Etat ne vienne en aide aux propriétaires de

troupeaux jusqu'à ce que le pâturage soit possible" 89


d) les transports : il y a très peu de chariots (le texte utilise le mot turc d'araba)
chez les réfugiés et il faut pourtant aller à Komotini chercher les rations disponibles;
l'armée a réquisitionné l'essentiel des arabas de la région et les propriétaires ne veulent

89. SDN, Fonds Nansen, C.1128, dossier 10, Treloar le 18-1-1923.


242
plus prêter.
e) cependant pour préparer l'avenir il faut des semences, des outils et surtout des
charrues pour labourer le sol lourd et les anciennes friches. Quand enfin la charrue et le
tracteur arrivent à Kirli n°1, pendant quinze jours, il n’y a pas de carburant et une
seule personne sait conduire le tracteur.
f) Treloar et Procter prennent soin de maintenir de bonnes relations avec les
paysans turcs voisins, établissent des bornages précis pour éviter des conflits, limitent
les réquisitions, passent des accords : ainsi un échange de 25 stremmata déjà labourés
contre 25 autres en friche et le prêt de 20 paires de boeufs pour une journée. Ils
remarquent que la présence des réfugiés a poussé les voisins turcs à des attitudes
nouvelles :
" les fermiers locaux, en particulier les Turcs, laissaient de grands espaces en
jachère...Nous avons fait pression sur le gouvernement à la fois en Thrace et à
Athènes pour que les réfugiés puissent cultiver ces friches. Le s Turcs ont vite
réalisé la situation et ont commencé à cultiver leurs friches ou ont établi des

accords de coopération avec les réfugiés". 90


Treloar et Procter tiennent également à ce que règne parmi les réfugiés une
discipline stricte : les réfugiés doivent choisir entre eux un mouchtar et suivre ses
instructions, celui qui refuse le travail ne reçoit pas sa ration, celui qui refuse de
prêter son araba est expulsé... celui qui refuse d'aller ou d'envoyer un malade à l’hôpital
perd sa ration également, il y eut 4 0 0 morts entre octobre 1922 et mai 1923 sur 7 0 0
réfugiés autour de Bayatli, principalement pour pneumonie, dysenterie et malaria.

Tableau 17 : ETAT DES INSTALLATIONS DANS LA PLAINE DE KOMOTINI EN AVRIL 1923 9


0

1
L O C A L IT E !f A M IL L E S P E R S O N N E S E N F A N T S CHEPTEL C O U V E R T U R E LO G EM EN T STREM M Ai
KIR TCHIF. 60 248 89 56 81 TENTES 550 !
I
BAYATLI 45 180 67 68 B + 271 M 70 HABITANT 600 i
ANA KEUY 88
O
x—
O

333 120 247B + 330M 8 HABITANT


00
00

PHANAR
*

78 312 83 TENTES 750 |


ORTADJI 91 335 106 144B + 400M 26 HABITANT 1400!
ORTA KISLA 52 220 58 57 57 HABITANT 900
MESHELER 61 250 56 92 800
KARABUNAR 19 81 27
i
24 15 i
TEPE TCHIF. 70 279 66 300 ;

Pour les personnes que l'agriculture ne peut employer, le Gouverneur général a créé des

90. SON. Fonds Nansen, C.11 28, dossier 4, rapport confidentiel d’octobre 1 923.
243
emplois : en avril elles font du charbon de bois (1 5 0 personnes), ou des briques pour
les constructions nouvelles (40 p), réparent les routes (1 0 0 p); les femmes, en
priorité les femmes seules, sont lavandières (3 4 p pour le linge des militaires, de la
Croix Rouge et des hôpitaux), brodeuses et dentellières (70 p). Le gouvernement crée
une fabrique de tapis qui emploie les compétences des femmes de Bursa (il y a au moins
mille femmes expertes à ce travail autour de Komotini), distribue des mûriers, 11 0 00
et 5 0 0 0 plants dans les deux Kirli, pour faire renaître l'industrie de la soie de Bursa
(mais il faut attendre deux ans pour avoir une première production intéressante de
feuilles). L'ensemble représente 611 emplois soit environ 2 5 0 0 personnes prises en
charge; il y a encore des possibilités d'en créer d'autres, mais il manque de l'argent et du
matériel comme des métiers pour le tissage ou les tapis.
Sir Lawford Childs visite le secteur en avril 1923 et établit un rapport élogieux : les
Grecs sont si satisfaits que les deux villages de Kirli 1 et Kirli 2 ont été baptisés
Procteria (devenu Broktion avec 3 9 6 hbts en 1928 ) et Treloria (Thriilorio avec 433
hbts en 1928). Il conclut le 8 -4 -1 9 2 3 :
" Il est impossible de ne pas déduire de ce succès miniature la solution finale de
tout le problème des réfugiés grecs. Il est possible que tous les réfugiés en Grèce
ne soient pas absorbés avec succès en étendant ce plan. Les trois-quarts d ’entre
eux cependant devraient l'être. Le dernier quart mourrait probablement ou

émigrerait de toute façon" 91 .

Treloar lui-même avoue à Nansen


"Il est satisfaisant d'avoir pratiquement l'assurance que quelques 7 7 0 0 0 réfugiés
seront devenus des membres de la communauté, capables de se suffire à eux-

mêmes, à un coût approximatif de / 7 par tête". 9 2


Au vu des rapports d'avril 1923, le conseil de la SDN vote un nouveau crédit de 50 000
F or à Nansen.

Cependant les difficultés, même pour ces 10 0 0 0 "chanceux" ne sont pas toutes
surmontées. Alors qu'en septembre Treloar et Procter sont félicités pour leur succès
par la SDN, dans leurs nouveaux rapports de juillet et d'octobre 1 923 ils dressent la
liste des difficultés :

90. SDN. R.1762. 4 8 /2 4 9 1 2 /2 4 9 1 2 . 8 avril 1923.


91. SDN, déjà cité, Fonds Nansen, C.1128, dossier 4, 22 avril 1923.
244
" '- - i— .* ^ ^U L h: » / /V t^ , i

- l'hiver a été long, l'été sec, le matériel agricole et les semences ne sont pas
arrivés à temps pour effectuer le travail dans les meilleures conditions. Résultat : il
faut encore aider les colons l'hiver suivant car la récolte a été médiocre, sur les 21
sites pris en charge, 12 ont eu des récoltes suffisantes soit 4 0 0 0 personnes, l'aide
alimentaire américaine s'est arrêtée à la fin de juin 1923; ce sont l'Imperial War
Relief et le Save the chiidren Fund anglais qui assurent depuis avril les rations aux
10 0 0 0 réfugiés.
- les fabriques de briques et de tapis fonctionnent bien, les charbonniers ont dû
cesser leur travail pendant l'été, la broderie a dû être abandonnée car les clients se
faisaient rares (trop de femmes sont disponibles "sur le marché").
- la construction des maisons par le gouvernement n'avance pas assez vite; en 6
mois il a bâti 50 maisons à Procteria, quelques fondations à Treloria et à Mourhan, 14
se sont montées à Tepe Tchiflik grâce à des aides privées. Or il faut absolument 5 00
maisons ou des tentes nouvelles avant l'hiver suivant.
- le gouvernement veut leur envoyer encore 10 000 personnes parmi celles qui
doivent évacuer Karagatch, mais Treloar conseille de les installer entre Demotica et
Soufli en leur donnant rapidement un abri avant l'hiver et de quoi labourer pour le
printemps prochain.
- enfin l'hôpital de Palazii qui a vu 9 0 0 0 personnes en 6 mois ferme ses portes

pendant l'été, l'aide de Lady Rumbold s'arrête ^ 3 .

Que sont devenus ces villages ?


En 1928 Kirli 1 et Kirli 2 comptent 396 et 4 3 3 habitants, Songurlu et Rumbeyli, soit
Mégalo et Mikro Kranovouni regroupent 593 habitants, Mourhan Tchiflik-Paradimi en
a 405, Kir Tchiflik-Neon Kavaklion 871, Porpi-Ortakislar 438, Phanari 234,
Mesheler-Messi 376; on trouve également quelques demi-échecs : Sariyar-Arogy n'a
que 4 0 habitants, Bayatli-Pagouria 306, Karabunar-Glykoneri 103 (moins qu'en
1920 pour les deux derniers) et Ortadji-Amvrosia 548 habitants avec un gain de 4 %
depuis 1920.

D. L'ORIGINE DES TERRES

La première réunion de l'Office autonome pour l'installation des Réfugiés a lieu à


Salonique le 11 novembre 1923, il est dirigé par deux Grecs et deux "neutres" nommés
par la SDN; le président est l'un des deux neutres, un américain nommé par la Grèce
avec l'accord de la SDN ( le président a été successivement H.Morgenthau, A.Bonzon,
C.P.Lowland et C.B.Eddy). D’après l'accord réalisé entre le gouvernement grec et la SDN,
les terres disponibles pour l'installation des réfugiés, doivent être remises à l'Office
autonome qui jouit de la plus totale autonomie d'action. Son seul souci, conformément à
l'esprit de Treloar, doit être de
" procurer aux réfugiés une activité productrice en Grèce, agricole ou autre, en
utilisant à cet effet les terres qui lui auront été assignées”.
Les fonds, selon l'article XIV, " ne devront pas être employés au soulagement des misères
ou à d'autres oeuvre charitables, qui ne viseraient pas à procurer une occupation
productrice aux personnes assistées" .
La même précision est reprise dans les textes en juillet 19 2 4 " il est expressément
interdit de leur fournir une assistance charitable".
L'Office autonome est représenté à l'échelle locale par des "bureaux de colonisation" qui
ont fonctionné de la fin de 1923 à la fin de l'année 1930; ils ont employé de 7 8 4 à 2003
personnes au maximum, la moitié en Macédoine, 20 % en Thrace (3 9 8 sur 2003 9
3
93. SDN, Fonds Nansen, dossier 4, rapport confidentiel à la SDN à Genève, octobre 1923.
246
employés).
L'Etat grec doit remettre Ses terres disponibles à l'Office autonome. Quelle peut être
leur origine en Thrace où il n'y a pas eu d'échange des populations musulmanes ?
1) les musulmans ont pu rester en Thrace occidentale, mais l'échange facultatif
gréco-bulgare s 'y appliquait et les Bulgares qui ont quitté la Thrace ont laissé donc des
terres vacantes et remises à l'Office.
2) une partie des terres réquisitionnées provisoirement par les autorités, même
si elles appartenaient à des non-échangeables, a été finalement expropriée et remise aux
bureaux de colonisation.
3) on décida également de remettre à l'Office les terres "abandonnées". La
définition de ces terres fut parfois une occasion de conflit : si des terres en friche
appartiennent à une mosquée, peut-on les saisir alors même que les terres des
communautés religieuses sont protégées par le traité de Lausanne ? lorsqu'un paysan n'a
pas remis ses terres en culture simplement parce qu'il n'a plus d'attelage, peut-on
considérer qu'il s'agit de "terre abandonnée" ? s'il s'agit de terres d'un village
musulman brûlé par les Bulgares dont les habitants sont revenus depuis, peut-on
considérer qu'elles sont abandonnées si ils n’ont pas eu le temps de les remettre en
culture ? On statuera radicalement : si un réfugié est déjà installé sur les terres,
l’ancien propriétaire ne peut les reprendre.
4) La réforme agraire
Une part importante des terres de colonisation provient de la réforme agraire applicable
dans toute la Grèce et à toutes les populations. Dès 1911 l'Assemblée nationale grecque
consacre le principe (art 17 de la Constitution) de l’expropriation forcée des grands
domaines; deux lois de 1914 et de 1917 approfondissent le principe et traitent des
conditions d'établissement des premiers réfugiés sur les biens expropriés. Avec l'afflux
des réfugiés la politique d'expropriation est amplifiée par une série de lois et de décrets
(en 1919, 1920, 1922, 1923, 19 2 4 et 1925 ); les 155 articles de la loi du 15
octobre 1926 récapitulent l'ensemble des conditions : sont expropriâmes les terres
louées à des métayers, celles des municipalités et des communautés, celles des
propriétaires résidant à l'étranger et surtout les propriétés supérieures à 3 00
stremmata ou à 100 stremmata seulement en Thessalie, Macédoine, Epire et Thrace; les
plantations, forêts et pâturages privés sont exclus de la réforme. Les expropriations
sont décidées par le ministère de l'Agriculture, une commission établit la valeur des
terres et le propriétaire est payé en obligations à 8%. En application de cette loi, selon
les enquêtes de 1924, des réfugiés sont installés dans onze tchifliks du district de
Komotini et 7 7 0 familles de réfugiés sur dix-huit tchifliks du district de Xanthi.
La loi, bien sûr, ne satisfait guère les propriétaires, ni les paysans indigènes quand ils
voient ces terres attribuées aux réfugiés. En Thrace, la situation est encore plus mal
vécue puisque les propriétaires concernés sont musulmans; iis interprètent les
expropriations comme une mesure spécialement destinée à les déposséder au profit des
Grecs. Cependant la moyenne des indemnités accordées par les commmissions
d'expropriation est plus élevée en Thrace qu’ailleurs, 399,69 drachmes par stremma
pour 109,23 en Macédoine, 46,6 en Epire ou 346,6 dans le reste de la Grèce, à la fois
parce qu'il s'agit de terres de plaine, fertiles, mais également parce que la Commission,
sous contrôle de la SON, veille à ne pas léser les musulmans. En revanche après la
première évaluation, les tribunaux ont souvent, en appel, augmenté la somme allouée,
en Thrace, jamais.

5) Redéfinition du droit de propriété 9 4


L'examen détaillé des droits de propriété des uns et des autres fut enfin un dernier
moyen d'obtenir des terres disponibles à la colonisation. Les terres publiques, pâturages
et forêts appartenaient à l'Etat ottoman, celui-ci pouvait en confier la propriété, en fait
l'usufruit, à un particulier par un tapu; le bénéficiaire devait alors cultiver la terre ou
sinon payer une taxe, et ne pouvait utiliser la terre que dans la catégorie prévue dans le
tapu. On distinguait même les arbres déjà présents de ceux que plantait le particulier,
les seuls qu’ils puissent couper. Les pâturages, divisés en kislak et yayiak, pâturages
d'hiver et d'été, pouvaient également être l'objet d'un tapu. La définition légale des
propriétés ottomanes se trouvait donc très difficile à établir parfois en 1923; de
surcroît beaucoup de tapu avaient été perdus au cours des événements des dix années
précédentes, en particulier dans les districts de la vallée de la Maritsa et beaucoup de
ventes entre Turcs ou de partages d'héritage avaient lieu sans documents, par
engagement oral devant le mouchtar, l'imam ou d'autres notables. Les autorités grecques
se montrent dans un premier temps très strictes sur les tapu et décident que terres et
pâturages communaux appartenant à l'Etat ottoman, la propriété en passe
automatiquement à l'Etat grec. Devant les protestations auprès des Commissions mixtes
tant des Turcs que des Bulgares qui tiennent à faire reconnaître leurs droits pour
évaluation des biens, leur position s'e st adoucie; la propriété privée des forêts fut
reconnue jusqu'à 100 décares (après enquête au Defter Hane à Istanbul) et pour celles
de moins de 25 acres deux témoins suffirent; la Commission décida enfin le 9 décembre
1929 (521° séance) que les arbres plantés sur ces terres sont considérés comme
propriété privée.
Quelles surfaces ont été rendues ainsi disponibles ? un premier tableau de 1926
indique un total de 1 160 129 décares ou stremmata, un nouveau compte du 31-12-
1928 donne un chiffre doublé de 2 2 6 0 190 décares.9
4

94. voir dans Ladas. op ât, chVI la définition du droit de propriété, ch VIII, la question des forêts
et pâturages.
Décares = | Thrace/G rèce
stre m m a ta En Thrace En Grèce en %
D é ca re s c u ltivé s 627 102| 4 701 543 13;
i D écares friche 533 0271 2 655 592 20|
Total 1 160 1 2 9 j 7 3 5 6 735 1 5,7

Tableau 20 : 0R1G1NF DES TERRES REGI IFS PAR L'OFFICE EN 1926

Origine des Décares Thrace/


Thrace Grèce Grèce en %
j
Echange 600 226 5 2 7 4 181 1 1 ,3 8
Expropr-réquisitions 67 143 8 0 2 470 8 ,3 6 !
Domaniales 263 912 7 4 6 646 35,3
i
Bail 3 560 141 410 2,5
i
' D iv e rs * 225 288 392 028 5 7 ,4 6

jTotal 1 160 129 7 3 5 6 735 1 5 ,7 6

* divers= terres communales et musulmanes abandonnées

On remarque que la Thrace se distingue par une moyenne plus importante de terres en
friche ce qui confirme leur importance déjà souvent attestée, et la fréquence de deux
sources, les terres domaniales et communales liées au problème du statut juridique des
terres ottomanes, du droit de propriété; les chiffres confirment la part que tenaient ces
pâturages et forêts dans l'organisation du pays avant 1923, ils représentent plus de 42
% de l'ensemble des terres obtenues et on comprend également pourquoi les musulmans
ont tant combattu pour affirmer leurs droits de propriété sur ces terres. Briquet dans
son enquête de juin 1924 signale que les 4/5 des cas litigieux sont des prairies et terres
communales jugées "terres de la communauté" donc non-expropriables par les uns et

"terres de la commune" donc de l'Etat par les autres 9 En revanche, fort logiquement
puisque l'échange ne concerne que les Bulgares, la part provenant des terres des
échangés est nettement inférieure (51 % contre 71 % ) à la moyenne grecque, elle
comprend cependant plus de 60 000 hectares ayant donc appartenu à des Bulgares en
Thrace et confirme une présence importante de cette population dans le pays .

95. C-P.Howland. L'établissement des réfugiés en Grèce. Questions économiques et financières,


SDN, Genève,1 926, p.86, id pour le tableau suivant.
96. SDN, R.1696, 4 1/ 4 0 8 1 6 / 4 0 9 0 1 , le 26 juin 1924.
249
Les chiffres fournis en 19 2 6 ne sent pas définitfs puisque les procédures ne sont pas
terminées et les Bulgares peuvent encore choisir l'émigration en accord avec la SDN, en
1930 l'Office a reçu en Thrace 1 2 5 0 5 1 4 décares cultivés et 1 009 676 décares non
cultivés, soit un total de 2 2 6 0 190 décares ou plus de 226 0 0 0 hectares . En 1928,
selon le rapport de Holstad, l'Office a implanté en Thrace 208 colonies rurales, dont
103 ont été créées sur des terres abandonnées ou d'Etat, 52 dans d'anciens villages

bulgares, 53 sur des terres de parcours d'anciens villages musulmans 97 .


Les colons, on l'a vu, sont installés sur les terres exploitées en coopératives, sans
titre officiel, bien avant l'achèvement des procédures juridiques et financières. Les
terres confiées à l’Office autonome doivent en effet être encore arpentées puis
officiellement divisées et pour la première fois cadastrées, en 1928 seize équipes
d'arpentage travaillent en Thrace et 81 en Macédoine. Dans chaque secteur de
colonisation les terres sont divisées en plusieurs catégories selon la qualité et l'usage
possible, les colons sont regroupés par familles (entre 4 et 10), les terres de chaque
catégorie sont divisées en autant de lots qu’il y a de familles et, chaque famille tire au
sort un lot dans chaque catégorie. Tous les observateurs remarquent que les paysans
travaillent plus soigneusement quand le partage a été fait mais les opérations sont lentes:
le 1 août 1931 seuls 135 000 décares (sur plus de deux millions) ont été

régulièrement attribués 9 8
En 1926, selon la SDN, l'Office autonome a installé en Thrace 16 596 familles soit
68 358 personnes (respectivement 11,2 % et 12,3 % des familles et personnes
installées en Grèce); à la fin de 1929, parvenu à la fin de son mandat, le bureau de
colonisation de Xanthi avait installé 10 9 8 0 personnes en zone rurale, celui de Komotini
16 794 personnes, celui d'Alexandroupolis 21 4 8 5 personnes et celui d'Orestias 22
801, soit un total de 7 2 0 6 0 personnes en zone rurale auxquelles il faut ajouter les
installations urbaines; le bilan de 1930 indique que la Commission a contribué à
installer au total en Thrace 42 7 9 0 familles, soit 179 0 6 0 personnes tandis qu'il n'y
eut parallèlement aucune installation effectuée par le gouvernement grec; notons
cependant que Drama et Kavalla font alors partie de la Thrace.

Installation de plus de 100 0 0 0 personnes dans une région qui comptait tout juste
200 0 00 habitants, importants transferts de propriété portant sur plus de 220 000
hectares... ce sont bien comme dans l'ensemble de la Grèce du nord, les caractères d'une
véritable opération de colonisation intérieure.9
8
7

97. Ladas. op dt, p.495.


98. Ladas. ibid, p.650.
Chapitre III: UNE "EXPERIENCE
ANTHRQPQGÉOGRAPHIOUE" 99

Comme dans le reste de la Grèce du Nord, l'installation des réfugiés en Thrace a des
conséquences sur tous les aspects de la vie de la région : densification et transformation
de l'habitat, mise en culture des plaines, hellénisation massive; la situation en Thrace
est particulière du fait de la proximité de frontières menacées et du maintien de la
présence musulmane. Les transformations sont si importantes que le géographe allemand
J.H.Schuitze, après deux voyages dans la région en 1933, parle de "colonisation
néogrecque" et de "grande expérience anthropogéographique".

A. DENSIFICATION DE L'HABITAT 100

L'a u gm e n ta tio n globale

Les recensements permettent d'évaluer globalement l’augmentation de population liée à


l'afflux des réfugiés; on dispose des chiffres français d'avril 1920, du recensement grec
de décembre 1920 et de celui de mai 1928. Les recensements de 1920 intègrent dans les
chiffres des districts de Didymoticho et de Soufli des communes qui se trouvent sur la
rive ouest de l'Evros, et dans le district d'Orestias, le secteur de Karagatch, et même la
ville d'Andrinople. Pour une comparaison plus exacte, j'ai retiré des chiffres de 1920
les communes qui ne sont plus grecques en 1928.
Vu les conditions dans lesquelles sont réalisés les deux premiers recensements, il
est remarquable que les chiffres français et grecs soient à peu près identiques. Le
chiffre le plus frappant est évidemment celui de 48 % d'augmentation globale de
population pour la région, atteint surtout grâce au poids du district de Xanthi, 85 % 9
0
1

99. L’expression est de J.H.Schuitze. Die neugriechische Kolonisation Westthrakiens, ihre


geographischen Erfolge und Fehlchlàge, in Geographischer Anzeiger , Gotha, J.Perthes, 1935.
100. Je dois, sauf précision complémentaire, toutes les informations de ce paragraphe aux
recensements grecs d'août 1 9 2 2 et de 1 928, à l'article de J.H.Schuitze cité ci-dessus et à son
ouvrage Neugriechenland, Eine Landeskunde Ostmakedoniens und Westthrakiens mit besonderer
Berücksichtigung der Géomorphologie, Kolonistensiedlung und Wirtschaftgeographie.
Ergânzungscheft n°233, Petermanns Mitteilungen, J.Perthes, Gotha, 1 937.
d’augmentation, et à celui d'Orestias, 64%.

Tableau 21 : AUGMENTATION DE POPULATION EN THRACE ENTRE 1 9 2 0 , ET 1928


(d’après les recensements français et arecs)

District Avril 1920 décembre mai 1928 Augm %


j 1920 i 1928/décl

i Xanthi 48 774 49 423 89 9 7 4 1 85


;

: Komotini 64 951 67 4 5 6 89 4 8 8 32,6

! Alexandroupolis 21 946 21 175 27 319 i 29


1
Soufli * 24 689 13 918 18 802! 35

Didymoticho 25 059 31 283 40 153 28,3

Orestias *27193 19 0 1 0 34 2 7 ?\ 64,5


T
Total 212612 202 265 300 0 1 3 | 48,3

* dans les frontières du moment

L 'in v e rsio n du rapport plaine/montaqne

L'examen de la carte des colonies agricoles établies par l'Office autonome des
réfugiés (voir n°44), et celui des chiffres détaillés par commune permet de préciser
les lignes générales de l'installation des réfugiés. La carte est particulièrement
frappante : 208 colonies agricoles, mais aucune n'est installée dans la zone de montagne
au nord de la plaine côtière, les villages cités les plus au nord, Pandrosos, Gratini,
Amphia, lasion, Evrenon sont situés exactement au contact de la plaine et des premières
hauteurs (au moins trois d'entre eux étaient des villages bulgares), la même séparation
plaine-montagne est respectée dans la vallée de l'Evros à l'exception de quelques villages
des collines, comme Esymi, Nipsa, Patara, Kotronia, Sidiro ou Mikro Derio, eux aussi
d'anciens villages bulgares; dans l'Ismaros, entre Maronia, Proskynites, Krovili et
Askites, on constate également l'absence de toute colonie.
Les chiffres du recensement mènent aux mêmes conclusions : dans le district de
Xanthi la population des sept communes entièrement situées en montagne où aucune
colonie n'est implantée, est passée de 11 840 à 13 547 habitants entre 1 9 2 0 et 1928
soit une croissance de 14 %, bien inférieure à celle de l’ensemble, les rares Grecs qui
sont venus s'installer sont épiciers, boulangers, médecins ou employés communaux, à
Oreon on trouve 30 Grecs en 1928, 80 à Echinos, 6 à Myki; en revanche la population
des communes de plaine et de piémont (sans Xanthi ville) est passée de 20 999 à 42 715
habitants, soit une augmentation de 103%. Dans les secteurs de Komotini et de Sapes,
les quatre communes de montagne, elles aussi sans colons, passent de 6 1 35 à 5 800
habitants perdant 5,4 % de leur population, les communes de la plaine et du piémont
passent de 39 397 à 53 552 habitants, connaissant une croissance de 35,9 %. De la
même façon dans le district d'Alexandroupolis, si l'on observe les communes des
hauteurs, comme Avas, Esymi, Pevka, Nipsa, lana, Damia, Potamos, Dikella,
Mesimvria, Plaka, Sykoraghi, Atami et Avra, on voit qu’elles comptaient 8 011
habitants en 19 2 0 et 4 781 en 1928, leur part dans le district passe de 3 7 ,8 % à
17,5% de la population totale; la commune de Mikro Derio passe également dans le même
temps de 561 à 5 3 6 habitants.
Dans l’arrière-pays de Soufli Schuitze a pu également visiter en 1933, entre 250
et 500 m d’altitude, trois villages turcs détruits en 1913, Tistimpati, Mukatasi et
Tahtadjik, restés depuis lors entièrement déserts : il a distingué les ruines des maisons
et mosquées, les champs retournés à la friche, et emprunté des sentiers qui n’étaient
plus fréquentés que par les éleveurs nomades, aucune tentative de colonisation n’avait
eu lieu.
Dans l’ensemble cette période a été décisive dans les rapports plaine/montagne : le
poids des communes des hauteurs diminue nettement en valeur relative dans l’ensemble
de la région, la prééminence passe définitivement à la plaine; la division
ethnogéographique réelle au début du XX° siècle s'accentue : l'hellénisation ne touche que
les plaines, transformant les hauteurs en une enclave musulmane.

Les limites de la colonisation

Le Journal Officiel de la SDN estime en novembre 1929 qu'un tiers des fondations
est un réel succès, un deuxième tiers est un échec, le dernier tiers restant encore
incertain; Schuitze en 1 9 3 4 a cartographié les succès, échecs ou limites de la
colonisation, en prenant pour base les recensements (voir n°45) : toute croissance de
la population supérieure à 2 0 % en 8 ans équivaut à un succès, toute diminution
correspond à un échec, la zone intermédiaire incertaine serait plutôt à interpréter
également comme un échec. Sa carte et ses observations sont remarquables, on peut
cependant nuancer la notion d'échec ou semi-échec de la colonisation, comme il l'a fait
dans son texte, en tenant compte de la carte SDN sur l'installation des réfugiés et en
suivant l'évolution jusqu’en 1940.
Ainsi on ne peut parler d'échec de la colonisation dans les régions de hauteurs (15,
17 ou 21 de la carte de Schuitze) car en réalité il n'y a pas eu de tentative de
colonisation. La différence sur la carte de la SDN entre la montagne à l'ouest et à l’est de
la ligne de séparation entre Thrace et Macédoine est particulièrement instructive. Les
implantations dépendent avant tout des terres que l'Office autonome a pu obtenir, mais
dans les hauteurs il n'y avait aucun tchiflik susceptible de rachat; de surcroît la
commission Mixte a pris garde à ce que le maintien des populations musulmanes reste
économiquement possible, or les hauteurs étaient déjà densément peuplées, les terres
cultivables réduites et les terres de parcours indispensables à la survie ont dû être
laissées aux communautés. L'Etat grec n'avait pas intérêt d'ailleurs à s'aliéner ou à
pousser au départ des populations habitant une zone frontière stratégique. Ces régions
restent donc simplement à l'écart des courants nouveaux.
En revanche on peut repérer quelques cas d'échec réel de la colonisation : des
villages, malgré l'installation de réfugiés, voient leur population stagner, d'autres n'ont
pu se relever des destructions de 1913. C'est le cas à l'extrême nord-est de villages qui
sont stérilisés par la proximité de la frontière bulgare : Pendalofos perd 6,6%, Bara
90% , Yalia 87% , Petrota (ces quatre villages n'ont pas accueilli de réfugiés), Milia,
Therapio, ne progressent que de 1 à 7%; la route fermée vers Ortakeuy-lvanovgrad
limite aussi la croissance des communes les plus proches de la frontière, Vergi, Megali
et Mikri Doxipara n’augmentent que de 11 à 25 % . Plus au sud, la commune de Mikro
Derio dans le même cas, malgré la présence de 3 6 8 réfugiés en 1923, a moins
d’habitants en 1928 qu'en 1920 (536 contre 561).
Un autre cas d'échec relatif est celui d'anciennes localités bulgares dont les
populations n'ont pas été totalement remplacées. Dans les collines de l'Evros, on voit
que, hormis quelques cas d'installation réussie dans d'anciens villages bulgares,
Korymvos + 1 2 7 % , Mavroklissio + 9 5 % , Protoklissio + 9 7 % , Kyriaki + 7 5 % , Agriani
+ 5 3 % , Yannouli + 4 3 % et Sidiro + 1 9 2 % , ailleurs la population des collines diminue
(Kotronia, Virini, Kitrinopetra, Provato et les communes déjà citées plus haut). A
Kotronia, 4 0 0 m d’altitude, lors de la visite de Schultze, les 22 familles de réfugiés
installées n'occupent pas toutes les demeures de pierre des anciens bulgares et ne
cultivent pas tous les champs disponibles. Et pourtant à Avra, Dikella, lana, Potamos,
Avas, Esymi, Mavropetra, Nipsa, Kila, Pevka, l'Office a aidé à installer des réfugiés :
d'une part les réfugiés n'ont pas réussi à remplacer l'importante population bulgare de
ces villages, d'autre part la greffe n'a effectivement pas pris, si on considère que ces
villages (Avas, Esymi, Patara, lana, Potamos, Pevka, Dikella, Nipsa, Sykoragi, Atarni,
Avra) n'ont pas retrouvé en 1940 leur population de 1920, elle-même inférieure à
celle de 1913. La situation est comparable dans les villages bulgares qui bordent
l'Ismaros (la région 19 de Schultze) : malgré i'implantation de réfugiés, Askitai, 535
habitants turcs et bulgares en 1920, n'a plus que 348 habitants en 1928, Krovyli
passe de 945 à 885 habitants, Petrota de 152 à 83, Dioni de 7 4 8 à 51 9, Strymi de 987
à 808 (avec cependant près de 4 0 0 réfugiés en 1923).
On peut retrouver la même situation dans des régions de plaine où le remplacement
des Bulgares s'effectue également lentement (le 18 a de Schultze et certains villages du
18c) : Arriana, Micho Pisto, lasion, Evrenos, Monastirion, ont perdu entre 7 et 56 % de
leur population de 1920. Si mathématiquement la croissance est moins forte dans le
secteur de Komotini et Sapes que dans celui de Xanthi, c'est avant tout que les réfugiés ne
se sont pas ajoutés à une population présente, mais substitués à elle : le petit bourg de
Xylagani est un exemple de ce mouvement, 1 241 habitants en 1920 ( d'après les
Français 1 503 dont 1 110 Bulgares), il héberge 8 2 8 réfugiés en 1923, mais n’a que
1 5 5 4 habitants en 1928. Le remplacement s’effectue cependant avec succès, le village
gagne encore 28 % de population en 1928 et 1940.
Quelques résultats médiocres en plaine peuvent être dûs par ailleurs à
l'importance de la malaria, en particulier dans la zone 18b de Schultze, autour de Porpi,
Glykoneri, Mesi, Glyphada, Arogy.

Les grands su ccè s

Mais les grands succès du mouvement (16b, 16c, 18c, 20 et 23 de la carte de


Schultze) sont indéniablement les plaines (voir n°45). Elles sont le lieu d’une réelle
colonisation, en particulier à l'extrême nord-est, entre Lavara et la frontière bulgare
(76 implantations par l’Office autonome) et au sud-ouest entre le lac Vistonis et le
Nestos (58 implantations jusqu’au méridien passant par Pelekiti).
Dans les quatre districts de l'Evros, on constate que les communes qui ont connu
des croissances record sont en premier celles qui se trouvent dans la vallée de l’Evros
depuis la frontière bulgare jusqu'au delta : bonnes terres, proximité du pays perdu qui
retient certains réfugiés, désir du gouvernement d'helléniser une zone frontière peuvent
contribuer au succès. Le tableau ci-dessous donne quelques exemples de ces croissances
record.

Tableau 22 : CROISSANCES-RECORD DANS LA VALLÉE DE L’EVROS ENTRE 1920 ET


1928

| v illa g e pop e n 1 9 2 0 pop en 1 9 28 % auqm v illa q e pop e n 1 9 2 0 pop en 1 9 2 8 % auqm


O rm e n io 338 831 145 M ic r o c h o r 91 182 100
;F te lia 374 553 48 K i s s a r i o 444 742 67
' D ikea 359 776 116 L y k o f i 203 589 190
' Pa 11 i 160 387 141 L a q y n a 244 934 282
j Kri o s 64 161 151 L y r a 200 426 113:
j M a r a s ia 382 630 65 P y r o li t h o s 199 453 1281
Ste rn a 380 662 74 T a r s io n 304 665 11 9 i
K a v y li 287 900 213 T h y m a ria 17 247 1000
K lis s o 368 767 100 A r d a n io 153 349 1281
T o u ri o 471 805 71 G e m is t i 213 315 48
S o f ik o n 217 610 181 P o r o s 140 274 96
S a r a k io n 121 '553 357 D o r i s k o s 67 443 561 |

Une série de villages neufs se crée dans la même région : Nea Orestiada qui remplace
Karagatch-Orestiada, Nea Vyssa, Nea inoï, Neos Pyrgos, Nea Sagini, Neo Chimonio, Neo
Kosti, Neo Liii, Isaakio, Neï Psathades, Monastiraki déserte après 19 1 3 renaît. Tout
autour d'Alexandroupolis on trouve le même mouvement, une augmentation de 40 à
6 9 7 % selon les communes, et des communes neuves comme Maïstros (ou Neos Maïstros
du nom d'un village de la région d'Enos). Enfin dans la plaine de l'Arda on retrouve le
même type de chiffres : Arzos +622%, Kanadas + 1 8 0 % , Kyprinos + 9 4 % , Phylakio
+77%, Spileo + 137 % , Elia +111%,- Plati +7 5 % , Keramos + 1 5 9 % , Ammovouno
+1 1 4 % .

Dans la plaine côtière de l'Egée, le mouvement de colonisation est encore plus


général, en particulier à l'ouest du lac Vistonis; à de rares exceptions près les villages
enregistrent tous des croissances supérieures à 30 %, beaucoup de villages doublent par
création d’un nouveau quartier de réfugiés souvent plus peuplé que le village originel:
Chryssa, Olvio (259 hbts dans l'ancien village et 301 hbts au nouveau), Ziloti (152 et
361 hbts), Avato (241 et 312 hbts), Vaniano, Sounio (1 5 5 et 221 hbts), Mikro
Tymbano (200 et 292 hbts), Nea Morsini, Neos Zygos (4 2 0 et 6 0 5 hbts), Néon
Katramion ou dans le district de Komotini, Aratos ou Nea Kallisti; des villages neufs
s'installent sur d'anciens tchifliks comme Eranos qui passe de 2 9 2 à 7 6 6 hbts entre
1920 et 1928, Pigadia, Koutso, Sydini, Maggana, Magiko (de 123 à 6 4 0 hbts), Mandra,
Selino (de 209 à 616 hbts) ou dans la plaine de Komotini, Mega et Mikro Kranovouni
(de 11 à 593 hbts ensemble), Paradimi (de 37 à 4 0 5 hbts), Thryllorio, Broktion,
Imeron ( de 59 à 318 hbts), Adriani, Schinia (de 17 à 5 7 4 hbts). Tous ces villages ont
poursuivi une croissance importante entre 1928 et 1940, la greffe a donc bien pris.
Les villes ont également connu un accroissement exceptionnel : Xanthi avait, selon
sa fiche individuelle française, 16 278 habitants en 1919 et attendait près de 3 500
Grecs dont le retour était annoncé par les familles, la récapitulation d'avril 1920
indique 16 000 habitants et le recensement grec quelques mois plus tard 16 584; ils
ont plus que doublé en 1928 et sont 33 712, ce qui représente la croissance (+103% )
la plus forte de la région; Komotini dans le même temps, passe de 21 294 habitants
(21 950 selon les Français) à 30 136 soit une augmentation de 41,5 % et
Alexandroupoiis de 6 963 à 12 009 habitants (+72,4 % ). Nea Orestias est une ville
entièrement neuve qui compte 3 246 habitants en 1928, seules Didymoticho et Soufli ne
profitent pas de la croissance générale : la première atteint 8 2 0 4 habitants après une
croissance limitée de 9 %, la seconde passe de 6 502 à7 307 habitants (+ 1 2 %); ces
deux villes souffrent de la nouvelle frontière qui les a coupées de leurs communes de
l'autre rive et des transactions commerciales. C'est le début d'un déclin relatif continu
pour les deux villes qui sont aujourd'hui dépassées par Orestias. Xanthi et Komotini ont
en revanche renforcé leur position de villes les plus importantes de la région.
Les chiffres montrent donc qu'une implantation nouvelle peut plus ou moins
"réussir”, réussite que les Commissions évaluent à la capacité de la population à se
suffire à elle-même plus ou moins rapidement, et à sa croissance numérique. Les
experts ont porté une grande attention à cette question dès 1923; ils jugent des
conditions du succès sur des critères humains -l'origine des colons- et sur le choix du
site, en tenant compte à la fois de la malaria, de l'accès à l'eau et des communications.
La malaria, moins importante qu'en Macédoine, ravage les populations : la moitié
des soldats français de l'Armée d'Orient avait été impaludée en Macédoine, en 1920,
Charpy avait confié les travaux d'assainissement en Thrace aux divisions sénégalaises
jugées plus résistantes, en 1923 la malaria frappe violemment les réfugiés affaiblis et
surtout ies montagnards d'Anatolie, et en juin 1 9 2 4 la Commission estime que la maladie
diminue les capacités de travail des colons de 5 0 % en moyenne. En juin 1925, 17
bureaux de services sanitaires spécialisés sont créés dont 3 dans le delta du Nestos, en
1930 le Ministère grec de l'Hygiène a distribué 3 9 9 4 kg de quinine dans le pays. Une
grande enquête de la SDN en novembre1931 donne les résultats suivants : la Grèce
compte environ 2 millions de malariques sur 6,5 millions d'habitants; une étude
détaillée montre de très importantes différences locales : 1 0 0 % des enfants d'âge
primaire sont atteints à Nea Karvali près de Kavalia, 9 3 % à Paranesti sur la haut
Nestos, 94 % à Salpi près du lac Vistonis, 83 % à Monastiraki près de Férès, encore 63
% à Xanthi et 47 % à Arisvi, mais certains secteurs proches sont beaucoup plus sains,
2 0 % d'enfants touchés à Makri, 19 % à Sapés, 1 2 % à Alexandroupolis, à Soufli la

maladie est absente 101. L'Office autonome s'efforce donc de créer systématiquement les
nouveaux villages sur les mamelons qui forment les ondulations de la plaine, ce qui est
noté à la fois dans le rapport de 1926 et dans les descriptions de Schultze, ce sont les
"obligations géographiques des îlots secs".
Une seconde nécessité entre également en ligne de compte, la disponibilité en eau :
les détails du recensement français de 19 2 0 montrent que dans la plaine, la qualité des
eaux est très médiocre et le camp de Kirli 2, à peine installé, doit se déplacer pour un
problème d'accès à l'eau. De gros travaux sont donc d'autant plus nécessaires qu'on
installe les villages sur les hauteurs. Des études géologiques et des sondages profonds
sont effectués en 1 9 2 4 dans la plaine côtière par des services qui disposent de trois
appareils à moteur et d'un appareil manuel. Le printemps de 1925 voit les premiers
succès : dans la plaine de Komotini, 32 forages sont effectués entre 30 et 124 m de
profondeur,31 fournissent de l'eau pure et convenable et un débit total de 30 à 150 000 1
0

101. Archives SDN, 8C. R.5954, 2 37 7 6 / 4 0 5 0 , Commission Paludisme, et J.H.Schultze,


Neugriechenland, op cit, p.329.
litres par 24 heures; à Mourhan on trouve de l'eau de très bonne qualité à 56 m de
profondeur, en un cas on atteint même 200 000 litres par jour d'une eau de bonne
qualité, seul le forage de Fanari a échoué car à 52 m de profondeur il y eut des
infiltrations d'eau saumâtre, mais il faut partout installer des pompes à main. Le succès
du forage permet le succès du village, l'échec, comme à Yenisea explique la stagnation du
lieu.
Troisième élément d'une localisation réussie : la proximité des voies de
communication et des villes. C'est le cas de Chryssa, Nea Morsini, Neos Zygos,
Kimmeria, tous les villages de plaine autour de Xanthi, les villages implantés par
Procter et Treioar le long de la route Komotini-Porto Lagos ou à quelques kilomètres de
la ville; c'est aussi le cas de quelques villages installés près des rares gares en dehors
des grandes villes, Grigoro peu après Xanthi, Venna au delà de Komotini, puis Mesti,
Kirki en allant vers Alexandroupolis.
Dans le succès de l'entreprise interviennent aussi le facteur humain : la nouvelle
colonie doit s'organiser collectivement pendant plusieurs années, répartissant la
pénurie, les ressources et les terres dans l'attente du partage officiel. Mais l'entente est
parfois difficile entre des personnes venant de régions très différentes par le genre de
vie, le dialecte ou la langue (certains sont turcophones) et les désaccords abondent 102 .
On considère donc que l'implantation sera d’autant plus réussie que les colons viendront
de villages moins nombreux ou géographiquement proches; de plus les experts estiment
spécialement les qualités humaines des paysans de Thrace orientale et du Pont, et jugent
leurs groupes plus capables de réussir. C'est ainsi qu'on lit dans les rapports de l'Office :
"Le paysan thrace, paysan ou berger, est calme, réfléchi, lent, sérieux et régulier
dans se s habitudes; il donne l'impression de stabilité et de force solide qui est
typique de ceux qui sont attachés au sol. Il raisonne froidement et calmement,
tournant se s idées lentement. Dur au travail, d'une grande endurance et tenace, il
est économe et pense au lendemain. Il forme un élément quelque peu solide vivant
sous un régime quasi patriarcal. Son frère de Bulgarie représente aussi le vrai
type paysan qui vit de la terre et pour la terre; se s principales qualités sont
l’initiative, la capacité d'assimilation, la dévotion au travail,l’énergie et la capacité
à épargner; il est plus développé que le thrace de Thrace orientale. Il constitue un
facteur de progrès et un élément rural de V classe".

102. La thèse de F.Tsibiridou. Etude de la formation économique et sociale d'une communauté mixte
de réfugiés en Thrace grecque, Paris, EHESS, 1 990, montre que la fusion est difficile même
lorsque les deux groupes viennent de régions relativement proches: à Krovyli, les réfugiés
rouméliotes venant d'un village des bords de la Tundja et ceux de la région de Kessan en Thrace
orientale, tous thraces, installés dans deux quartiers séparés par une rivière, sans pont, ont des
rapports assez conflictuels entre eux jusque dans les années 1 960.
258
Quant au Pontique...
"Les provinces montagneuses et les hauts plateaux du Pont nourrissent une race
d'hom mes à la morale austère qui ont gardé toute l'ardeur combattante et les vertus
guerrières de leurs ancêtres, le héros médiéval Digénis Akritas. Les femmes sont
agréables, douées de courage et de vigueur, travaillant plus dur encore dans les
champs qu'à la maison. Les Pontiques sont considérés comme les plus purs des
Hellènes, leur taille imposante, la pureté de leurs traits et de leur langue

prouvent leur origine". 1 03


La première condition est respectée autant que possible; près de l'Evros des villages
abritent des réfugiés originaires de la rive devenue turque, Orestias compte 800
familles venues de Karagatch, Lykofi, 2 6 0 familles venues de Kuplu dans l’ancien kaza
de Soufii, Neos Maïstros recrée Maïstros près d'Enos, Nea Kessani (appelée Plastiria
jusqu’en 1938 en l'honneur de Plastiras chef du gouvernement au moment de la création
du village) groupe 92 familles originaires de trois villages proches de Kessan en Thrace
orientale et une quarantaine venues d’Anchialos; un quart des nouveaux habitants
d'Esymi vient de Nigde en Cappadoce, M.Kranovouni reçoit des familles du Caucase,
Thryllorio n’abrite que des familles venues de Kars et du Pont, Schinia des familles
venues de Samokov en Bulgarie; 9 0 0 familles originaires de Kavakli se regroupent dans
la plaine de Komotini, à Xylagani, Messouni, Proskynites, et Neo Kavakli (devenu
Egiros) et dans la ville où un quartier porte le nom de Kavakliotika, Krovyli regroupe

des réfugiés de Thrace orientale et de Roumélie..J 0 4 les études locales fournissent de


nombreux exemples, et le folklore montre que les danses encore vivantes en Thrace sont
originaires de Roumélie Orientale et du Pont, ainsi le village de Thryllorio, fidèle à ses
origines organise-t-il régulièrement des fêtes animées par la lyre pontique.
Quant à l'origine des nouveaux colons, les chiffres montrent que la Commission ont
dû être satisfaite : les familles originaires de Thrace orientale qui restent proches du
pays perdu, forment les 2/3 des familles installées par la Commission en Thrace.

Tableau 22 : ORIGINE DES RÉFUGIÉS INSTALLÉES PAR L'OFFICE EN 1 9 2 6 .

O R IG IN E /F A M IL L E S EN THRACE cul
70 ilII eu:
70 EN GRECE
ASIE MINEURE 1 960 11,8l! 4,2 45 828
THRACE ORIENTALE 11 141 67,1 j 26,5 42 010
PONT 1 059 6,3 2,6 39 556
CAUCASE 517 3,1 1 4,8 10 586
BULGARIE 1 535 9,2| 1 9,2 7 929
DIVERS 384 2,3| 29,7 1 290
103. Ladas. op at, p.647.
104. Pour Kavakli voir Thrakika 7, Nea Kessani voir Thrakika Chronika n°7 , pour Schinia voir
ARCHEIO n°7, Maïstros ARCHEIO n°9, Lykofi Thrakika n°3; pour les autres voir le rapport de
C.B.Eddy, SON, C.1 59.
B. L’HELLENiSATiON

Comme le montre le tableau ci-dessous, le nombre des réfugiés présents en 1928


est supérieur à l'augmentation totale de la population entre 19 2 0 et 1928, ce qui
s'explique par le départ dans le même temps de la population bulgare et d'une partie des
musulmans; il y a donc ainsi un double processus d'hellénisation.

Tableau 24 : LA PART DES RÉFUGIÉS DANS LA POPULATION THRACE EN 1 928

:
Région Pop 1 9 2 8 -1 9 2 0 Réf en 1 9 2 8 R é fu g ié s/ p o p tôt
!Xanthi + Komotini 62 583 59 778 33,3
Evros 32 906 47 829 3 9 ,6
T o ta l 95 489 107 607 35,8

On peut observer ce mouvement à l'échelle de la Thrace sur le tableau, on peut aussi


l'observer nettement à l'échelle des villes : la population de Xanthi augmente de 17 128
personnes entre 1920 et 1928, mais en 1928, plus de 21 0 0 0 habitants (59 % ) sont
comptés comme "Grecs" alors que 14 867 habitants sont nés hors de Grèce; grâce à eux
la ville est devenue majoritairement grecque. C'est la même chose à Komotini : un gain de
8 8 4 2 habitants entre 1920 et 1928, 15 523 Grecs en 1928 (4 9 % ), mais 10 745
réfugiés, soit plus même que l'accroissement total entre les deux dates. A la suite d'une
visite le 3 avril 1930, C.B.Eddy, dernier président de l'Office autonome estime qu'à
Komotini il y a 30 0 0 0 habitants dont 16 000 Turcs, 3 0 0 0 Grecs "indigènes" et 10
0 0 0 Grecs réfugiés venus en majorité d'Andrinople, enfin environ 1 0 0 0 Juifs et

Arméniens ^ 5 _ Seules Didymoticho et Soufli évoluent différemment : deux villes en


1920 majoritairement grecques, qui ne comptent que peu de réfugiés en 1928 (2 3 % à
Didymoticho) et n'ont connu qu'une croissance réduite.
A l'exception de ces deux cas, il y a donc eu indéniablement des départs de
populations non grécophones-orthodoxes. Dans quelles conditions ?

le ttéfiag ctes fnusulmqn?

Depuis 1878 on a pu constater une tendance nette chez les musulmans à se replier
sur la Turquie au fur et à mesure du recul des frontières ottomanes, repli souvent
imposé par la force, et parfois choisi pour vivre dans un Etat musulman. Qu'allaient
faire les musulmans de Thrace occidentale que les lois ne contraignaient pas au départ ?
Dans un premier temps l'installation des forces interalliées en novembre 1919
105. SDN, C.129, Office autonome pour l'établissement des réfugiés Grecs, dossier Eddy, notes sur
une inspection en mars-avril 1930.
entraina un flux de retour des musulmans chassés par la présence bulgare; la présence
grecque en 1920, peut-être parce qu'elle s'étendait également à la Thrace orientale,
n'entraina pas de grande vague de départ, ni non plus le traité de Lausanne. Il n'y a donc
pas eu de réaction immédiate de refus absolu de la domination grecque. La conscience des
difficultés d'installation en Thrace orientale à partir de 1923, la protection offerte en
Grèce par les traités et la présence de nombreuses commissions de la SDN, un fort
attachement à la terre de cette communauté essentiellement paysanne, une certaine
méfiance à l'égard d'une Turquie nouvelle dont les réformes ne faisaient pas l'unanimité
chez ces musulmans très conservateurs... tout cela a sans doute contribué à maintenir
sur place la majorité des musulmans. On peut ajouter que si la Commission Mixte a fixé
au 30 janvier 1923 la date limite de présence en Thrace pour obtenir la non-
échangeabilité, c'était pour éviter d'inclure des musulmans crétois qui, après cette date,
connaissant le texte de Lausanne, se sont installés en Thrace pour ne pas être échangés,
preuve que tous les musulmans n'étaient pas volontaires pour l'échange (il est vrai que
leur cas est particulier).Les rapports des commissions d'enquête de la SDN constatent
également que les musulmans ne sont pas physiquement contraints à l'émigration, et que
les terres qui leur sont laissées leur procurent le plus souvent des moyens d'existence
suffisants.

Pourquoi partir dans ces conditions ? Economie et psychologie se mêlent : il est

difficile, écrit Schazman 1 0 6 de devenir une "minorité" dans un pays où l’on était
maître, et la cohabitation forcée avec les réfugiés a paru insupportable à certains; par
ailleurs les métayers des tchifliks n'ont plus de ressources et souffrent de la
concurrence de la main d'oeuvre des réfugiés, les innombrables conflits sur le droit de
propriété jouent également un rôle important... La deuxième commission d'enquête dans
son rapport du 28 mai 19 2 5 fait les mêmes constatations, insistant sur le facteur
moral:
"... la presque totalité des représentants de la minorité turque avec lesquels les
rapporteurs ont été en contacts pendant leur voyage a manifesté catégoriquement le
désir de quitter la Thrace occidentale... Les rapporteurs ont cru devoir mentionner
ces considérations d'ordre psychologique, en dehors des facteurs d'ordre
économique qui sont la conséquence des mesures gouvernementales car il leur a
paru qu'elles tiennent une place importante dans l’ensemble des éléments
permettant d ’expliquer la mentalité qui règne actuellement au sein de la minorité. "
107

106. Archives SDN, R.1 696.41/4 0 9 0 1 /4 0 8 1 6, rapport de décembre 1924, annexe 2 au n°14,
p.35 à 37.
107. Archives SDN, R.1 697, 4 1 /4 3 2 9 7 /4 0 8 1 6 , rapport du 28 mai 1925.
261
Cependant dans le district de Xanthi on ne signale pas de départs en 1 924, tandis que
dans celui de Komotini 400 familles turques ont demandé l’autorisation d'émigrer; dans

la vailée de i’Evros Schazman 1 08 rencontre une situation plus difficile encore :


"le désir de partir se manifeste d'une façon sporadique dans toutes les régions
habitées par des musulmans”.
A Kyani, village mixte où les 90 maisons turques hébergent 117 familles de réfugiés,
on reconnaît que les terres suffisent à tous mais ," si ceux-ci (les réfugiés)
s'implantent à demeure, les Musulmans demanderont à être déplacés", à Savra " si la
présence des émigrés perdait son caractère provisoire pour être définitive, les Turcs
demanderaient à gagner la frontière"; à Chimonio les musulmans se plaignent des
mesures militaires de surveillance à proximité de la frontière, qui gênent leur travail "
ils aimeraient recouvrer la liberté au prix d'une nouvelle émigration", à Klisso quatre
familles turques sans biens désirent rejoindre en Turquie le chef de famille, à Pyrgos
"en général les Turcs demandent à gagner les frontières”, à Lykofi, il n 'y a plus que 40
foyers musulmans sur les 80 du village en 1912 , pour ne pas coexister avec 130
familles de réfugiés, " vingt familles se sont évadées l'année dernière en gagnant la
Turquie, quatre familles sont prêtes à les suivre" , à Dadia, il ne reste plus que 18 des
70 familles musulmanes, les autres sont parties en 1922; à Fylakto, il ne reste que 23
des 80 familles turques au milieu de 110 familles de réfugiés grecs et " les habitants
turcs, vu leur petit nombre et craignant de ne pouvoir s'affirmer, désirent voir rentrer
au village leurs co-religionnaires émigrés, sinon quitter les lieux eux aussi", à Anthia
20 familles turques sont parties en 1923 et quarante femmes demandent à rejoindre
leurs maris déjà émigrés...
Schazman conclut
" en résumé : l'absorption des réfugiés grecs par la population turque de Thrace
occidentale ne parait pas devoir s'effectuer sans causer du tort à cette dernière. Le
facteur moral, lui aussi, n'est pas à dédaigner...Pour que la situation pût vraiment
être taxée de "bonne” , il faudrait qu'aucun Turc non-échangeable ne se trouve dans
l'alternative de vouloir émigrer, sa patrie n'étant pas à même de lui assurer une
existence à son point de vue satisfaisante".
Pourquoi plus de difficultés dans la vallée de l'Evros ? après les ravages des guerres
balkaniques, beaucoup de paysans n'ont plus leurs titres de propriété, plusieurs
familles de musulmans anciens réfugiés de Bulgarie ne possédaient rien et ne trouvent
plus d'emploi, plusieurs possèdent des terres également de l’autre côté de l'Evros et ont
donc "un point de chute", enfin c'est une région où le poids des réfugiés par rapport au
nombre d'habitants est le plus grand, rendant même parfois les ressources insuffisantes.
La région où les musulmans en 1912 étaient déjà relativement les moins nombreux, est1
8
0

108. Pour cette citation et les suivantes voir le document SDN déjà cité.
262
aussi celle qu'ils quittent en plus grand nombre après 1923 complétant ainsi la
simplification ethnique.

Le départ des Bulgares

Si l'on excepte les Bulgares venus de Bulgarie ou de Macédoine en 1913 qui


partirent très vite après le traité de Neuilly, la Thrace comptait également une forte
minorité bulgare autochtone . Comment allait-elle réagir devant le rattachement à la
Grèce alors qu'elle n'était pas légalement obligée d'émigrer ?
Comme pour les musulmans, l’attachement à la terre pouvait jouer un rôle
stabilisateur, d’autant plus que, d'après les rapports des militaires français, beaucoup
en Bulgarie ne considéraient pas le rattachement à la Grèce comme définitif, et que
l'ORIM conseillait à se s partisans de ne pas émigrer.
Après la grande vague de départs de 19 19-20 109, les Bulgares encore présents en
Thrace semblent décidés à y rester. Les inventaires de la Commission Mixte gréco-
bulgare montrent ainsi qu'iis ont réparé ou construit des bâtiments importants, tels
l'église de Dikella réparée en 1921, la nouvelle école en pierre construite à Sapes en

1922 ou l'église de pierre S Kostadine, de 4 5 0 m ^ . construite elle aussi à Sapes en

1922, avec un clocher 1 1 0 . Dans l'ensemble de la Grèce d'ailleurs tous les témoignages
concordent : les Bulgares ne se pressent pas pour émigrer, les premières demandes
viennent de Grecs de Bulgarie qui veulent s'installer en Thrace orientale grecque en
1920 et échapper aux réformes agraires de Stambuliski; De Roover considère alors que
les agriculteurs bulgares étudient les conditions matérielles avant de se décider, et que
seuls sont réellement prêts au départ les métayers et ouvriers sans travail. En revanche
à partir de novembre 1 9 2 2 la situation change radicalement, les Bulgares, comme les
musulmans, souffrent de la cohabitation avec les réfugiés, des réquisitions (on trouve
une liste de 32 villages où l'église et l'école bulgare ont été réquisitionnées pour les
réfugiés), et, étant souvent ouvriers agricoles, de la concurrence de la nouvelle main-
d'oeuvre bon marché. De novembre 1922 à juin 1923 la Commission enregistre en
moyenne 166 demandes bulgares par mois, en juillet 1923 le chiffre passe à 288, puis
349 au mois d'août. Les Bulgares, estime De Roover, comprennent peu à peu que les
frontières risquent d’être définitives. Les Grecs par contre ne sont plus pressés de
rejoindre un pays déjà embouteillé par les réfugiés.

1 09. Voir tome 2, document 1, la demande d'indemnité d'un libraire de Komotini qui montre les
difficultés d'un commerçant investi d'une petite fonction officielle (il vend des timbres) pour
cohabiter avec les autorités grecques, et les problèmes que pose une demande d'indemnité.
110. SDN, Commission Mixte d'émigration gréco-bulgare, C.1 55, doc 2, liste des demandes de
liquidation des biens des communautés bulgares de Thrace.
263
La déportation des Bulgares de la région de Dedeagatch en 1 923 par les autorités
grecques marque un tournant décisif. La déportation a lieu en mars 1 923, la SDN en est
avisée à la fin du mois, en avril la délégation grecque promet leur retour prochain, en

juin les Bulgares commencent à rentrer 1 1 1 .


Pourquoi cette déportation et dans quelles conditions ?
Selon les Bulgares, il s'agit d'une volonté délibérée d'élimination ethnique "ils ont reçu
l'ordre d'éliminer tout ce qui est Bulgare en Thrace", par une Grèce sectaire "ici, c'est
la Grèce, que cherchez-vous ici, vous les Bulgares” , réalisée par la violence, le pillage,
le viol et l'insulte . Selon une lettre du commandant grec du 3° corps d'armée à Treloar
le 25 avril 1925, la Grèce a réagi contre les attaques de comitadjis bulgares qui passent
la frontière, se ravitaillent auprès des villages bulgares de la région et font régner la
terreur pour faire fuir les Grecs. Ils attaquent la voie de chemin de fer, démolissent les
ponts, attaquent les postes de police; les autorités fournissent une liste des attaques
ayant eu lieu entre novembre 1922 et avril 1923, plus d'une trentaine, la plupart le
long de la voie entre Sapes et Alexandroupolis. C'est donc pour elles une déportation
d'hommes, temporaire et stratégique, effectuée sans violence. Qui sont les bandits
responsables ? selon les Bulgares, les Grecs ont employé des Arméniens, des
Tcherkesses, des Crétois, des bandits turcs comme " Ibrahim Ahmedoff, Kerim
Husseinoff Zaferoff, Sali Mehemet Husseinoff, Zaferoff " ... selon les Grecs les comitadjis
sont des déserteurs, des officiers kémalistes et Bulgares unis pour lutter contre les
traités.
Une explication est donnée en mars 1925 par les deux neutres de la Commission Mixte,
Corfe et de Roover :
" A u début de 1923, la guerre avec la Turquie menaçant de reprendre sur la
Maritsa, le commandant militaire hellénique décida de déporter les populations
bulgares de Thrace dont les villages étaient à proximité du chemin de fer
Gumuldjina-Dedeagatch, leur présence dans cette région lui paraissant un danger

pour ses communications" 1 1 ?.

Ces déportations "stratégiques" sont confirmées par le fait que des musulmans de
certains villages de la Maritsa ont été également déportés dans l'île de Milos.
Combien sont ces déportés ?
Un rapport de l'anglais Matthews à la fin de juin 1923 cite le chiffre de 481 familles
(soit 1960 personnes) internées, en Crète, dans les forts de Rethymno et de La Canée,1

111. Pour l'ensemble de l'affaire, SDN, Commission Mixte pour l'échange gréco-bulgare C.1 51 et
section 11/27553 classeur 611. Egalement, Mémoire De Roover n°1 à la BN à Paris.
11 2. SDN. 4 1 /4 2 9 8 7 /3 9 3 3 9 , Constatation des membres de la Commission Mixte nommés par le
Conseil de la SDN relatives à la situation des émigrants en Grèce et en Bulgarie.
et de 600 personnes à Suda; il estime qu'un dixième des déportés, des enfants surtout,
est mort de bronchite et de dysenterie. Le représentant bulgare à la SDN, Mikoff, dans
son rapport de juillet 1923, indique que 2 9 5 0 déportés sont ouvriers agricoles dans
49 villages de Thessalie, et 2 0 0 0 personnes internées en Crète (les deux tiers à La
Canée, les autres à Rethymno). Un rapport du bureau de Salonique du Haut Commissariat
aux Réfugiés de la SDN, le 11 mars 1924, donne un total de 1405 familles (pas
seulement des hommes) venant de 22 localités, tandis que le gouvernement grec
indiquait 9 1 0 familles, six villages proches de la voie ferrée et les cinq grands centres
bulgares de Tchoban Keuy-Sykorayi, Eni Keuy-lana, Domuz Dere-Nipsa, Doghan
Hissar-Esymi et Dervent-Avas; la majorité des familles déportées vient de ces cinq
villages, 320 familles de Dervent, 2 1 0 de Domuz Dere et 210 de Doghan Hissar. Sur les
listes de déportés à indemniser qui sont dressées par la Commission gréco-bulgare, 9
autres villages sont cités, ayant eu chacun moins d'une dizaine de personnes déportées,
des hommes jugés indésirables L'ensemble représenterait donc environ 5 600
personnes déportées en Grèce (selon la SDN, sur 1405 familles, 1300 sont revenues),
auxquelles il faut ajouter les familles qui se seraient enfuies en Bulgarie pour échapper
à la déportation. Selon Corfe et De Roover, ce so n t" plusieurs milliers de thraciens qui
se sont sauvés vers la Bulgarie en février et mars 1923
Dans l'été 1923 les services de la SDN organisent une aide immédiate pour les
déportés qui rentrent et ne retrouvent ni leurs demeures, ni leur troupeau, ni leurs
récoltes : les voisins ou les réfugiés ont pris leur place. Le gouvernement grec s'est
engagé à les indemniser et à permettre le retour de ceux qui sont partis en Bulgarie sans
passeport, et les déportés ont jusqu'à décembre 1 9 2 4 pour déclarer leurs pertes devant
la Commission Mixte; Corfe et De Roover rappellent dans une lettre du 15 décembre
1923 au Gouverneur général de Thrace les engagements officiels : rendre, remplacer ou
payer les objets et le bétail volé, fournir des semences; ils lui demandent également
d'augmenter les rations de secours (2,5 kg de semoule et 30 drachmes par personne et
par mois), de fournir à chaque famille deux boeufs (ou 5000 drachmes), une charrue,
du fourrage et des semences avant le 1 mars 1924. Le processus d'indemnisation est long
et repose une fois de plus sur des témoins car tous les documents ont disparu. Après une
première estimation, la Grèce s'engage le 17 mai 1924 à verser 30 millions de

drachmes 1 ^ 3 m ais le 5 mars 1926, la 185° session de la Commission Mixte constate


que les déportés n'ont encore rien touché; le 12 juillet enfin Corfe reçoit pour eux

4 29 0 63 drachmes. Un nouveau compte établi le 3 mai 1928 ^ 4 montre que les


déportés n'ont encore reçu qu'une faible part de la somme reconnue officiellement.

113. SDN, R.1 6 9 5 .4 1 /4 9 9 9 2 /3 9 3 4 9 .


114. dans le dossier SDN, C.1 51 de la Commission Mixte d'échange gréco-bulgare déjà cité.
265
j COMMUNE___________ i SOMME RECONNUE! SOMME V E RSÉEl
! Domuz dere/Nipsa 70574d i 17466 d
Tchoban Keuy/Sykoray 23112 d ! 5522 d
Doghan hissar/Esymi 254061 d 141845 d
Damia/ 47484 d 16877 d
Sapes 70 040 d I 26458 d
Eni Keuy/lana 122433 d i 39694 d
Dervent/Avas 34324 d ! 21840 d

Des listes complémentaires sont dressées, des dossiers sont oubliés, une lettre du 2
décembre 1931 traite de 13 000 drachmes supplémentaires allouées aux ex-déportés à
la suite d'une erreur reconnue en août 1928. La suite des impayés se perd dans le
contentieux gréco-bulgare et ne laisse plus de trace à la SDN, la Commission Mixte ayant
cessé ses fonctions. La lettre ci-dessous est un exemple concret des difficultés concrètes

de l'un de ces Bulgares de Dedeagatch 1 1 5 ;

" Demande de Georgui A Monsieur le Président de la


Nicoloff Sarafoff, hab Sous-Com m d'Em igration Gréco-
de D.Agatch Bulgare en Thrace, à Comotini.
D.Agatch le 31/12/1924 Monsieur le Président,
Le 10 mars de 1923 au moment de la déportation des habitants bulgares du
district de D Agatch, j'étais en possession de 10 vaches et un taureau. Mon bétail se
trouvait avec celui des habitants du village de Damia, gardé par le vacher Stoyan
Ivanoff Pauleff du même village. Mes bêtes ont été prises par les soldats de Damia
et du village de Eni-Keuï, en même temps que celles du premier village.
Après la déportation de la population bulgare voyant que je ne pourrai pas
vivre ici, je me suis procuré un passeport et suis parti pour la Bulgarie, où je
suis resté pendant 9 mois, et après le retour des déportés je suis revenu chez
moi où je n'ai retrouvé que les quatre murs nus de la maison, tout le mobilier étant
pillé. Lorsque les ex-déportés ont commencé à déposer des déclarations pour leurs
pertes, j'e n ai fait autant, j ’ai déposé une déclaration à la Préfecture de notre ville,
mais je ne sais pour quelle raison, mon nom ne figure pas dans la liste de ceux dont
les pertes sont reconnues, c'e st pourquoi je vous prie , Monsieur le Président, de
vouloir bien faire le nécessaire auprès des autorités com pétentes afin que mes
bêtes me soient payées.
Comme témoins je vous cite: Bekir Tchaouche, Hassan Kara Moustafa,Kodja

115. SDN, C.151.


Esmail, tous du village de Hala Keuï, ainsi que Stano Nicoloff du village de Damia.
Dans l’espoir que ma demande sera prise en considération, je vous prie
d'agréer etc . G.N.Sarafoff
La position de ces déportés face à l'émigration a été hésitante : lorsque, rentrés dans
leurs villages, ils découvrent qu’ils n'ont plus rien et qu'il est impossible de récupérer
ce qui a été attribué aux réfugiés, ils demandent immédiatement à émigrer. Mais la
Commission considère que cela n'est pas une "émigration volontaire et libre" conforme
au traité et ne donne l'autorisation que dans des cas urgents exceptionnels. Les gens se
réinstallent, reçoivent des subsides du gouvernement et du Save the Children Fund; mais
les affaires reprennent mal car les semences sont arrivées trop tard ou ont été mangées,
les animaux n'ont pas été distribués, la récolte de 19 2 4 est donc insuffisante, cependant
en novembre
"le désir fébrile de se réfugier hâtivement en Bulgarie que les anciens déportés
manifestaient en automne dernier s'e st actuellement apaisé".
Les ex-déportés doivent recevoir des subsides jusqu'à la fin du mois de juin où ils
pourront trouver des travaux complémentaires et récolter des vallonnées. En janvier,
février, décembre 1924, même en mars 1926, la Commission reçoit encore des lettres
de familles bulgares de Thrace réfugiées en Bulgarie en 1923 qui demandent à rentrer.
Une demande de précisions sur les conditions de l'émigration venant de Yenidze Vardar

(en Macédoine) en novembre 19 2 4 montre encore les hésitations ^ ® :


"on est dans l'angoisse car personne ne veut quitter le pays natal"
Cependant l'affaire de la déportation marque une rupture : les indemnités viennent
tardivement, les demeures occupées ne sont pas rendues, et surtout le choc
psychologique est violent. C'est donc en 1924 que se produit le grand mouvement de
l’émigration bulgare thrace. Aussi la Commission en avril 1 9 2 4 décide-t-elle d’étaler
l'octroi des feuilles de route pour éviter un brusque engorgement des routes et
permettre aux paysans de récolter leurs moissons et de liquider leurs biens. Selon elle
les premiers à partir doivent être les femmes, enfants ou personnes âgées, les Bulgares
venus de Macédoine ou les Bulgares "thraciens sans bien", pour qu'ils puissent trouver
domicile et travail en Bulgarie avant l'hiver; en automne peuvent suivre les
propriétaires fonciers après la récolte et en dernier les ex-déportés qui ont bien des
affaires à régler. Une organisation d'exilés thraces se plaint à la SDN le 5 mars 1925 de
ce que l'émigration ne soit guère volontaire : du 15 au 22 février 1925, 1270
personnes sont arrivées de Gumuldjina, personne ne choisirait volontairement de

voyager en cette saison 1 ^ ! ils affirment également que des 69 0 0 0 Bulgares

116. SDN R.1695, 4 1 /3 9 4 4 1 /3 9 3 3 9 , 23-1 1-1924.


117. L'ensemble des plaintes bulgares se trouve dans SDN, R.1695, 41 /6 11 29 /39 34 9, ici texte du
5-3-1 925.
comptabilisés par les Français en 1920 il n'en reste plus en Thrace que 10 à

1 5 0 0 0 118 *1
; une lettre de Sir J.Campbell le 11 mai 1925 juge la situation encore plus
0
2

radicalement :
"La Macédoine centrale et orientale est à présent presque nettoyée de tout Bulgare,

et aucun ne reste en Thrace. " 1 1 9


Pallis estime que les Bulgares sont encore 23 000 en Thrace à la fin de 1924, mais
qu'ils partent rapidement et que d'après un fonctionnaire local, il n’en resterait plus en
Thrace. Le recensement de 1928 confime cette impression puisque selon lui, il n'y a
plus en Thrace que 1 066 Bulgares et Macédonoslaves orthodoxes (voir fiche XXII).

La seconde guerre mondiale complète l'oeuvre d'hellénisation de la population


puisque la quasi-totalité des Juifs de Thrace sont déportés par les autorités bulgares à la

demande des Allemands 120. |es premiers décrets antijuifs, d'une portée limitée, sont
pris en Bulgarie en septembre 1940 et ne sont signés par le tsar Boris que le 15
février 1941 et peu appliqués. En décembre 1941 Hitler propose aux Bulgares de
déporter leurs Juifs, mais les autorités refusent en prétextant des besoins de main
d'oeuvre, ce qu’elles répètent en septembre 1942. En août 1942 cependant est créé le
KEV ou Commissariat aux Questions Juives dirigé par Belev; en février 1943 la
pression nazie est plus forte, le capitaine SS Dannecker, représentant d'Eichmann vient
en Bulgarie négocier la déportation de 20 000 Juifs, les Bulgares décident de déporter
en priorité les Juifs des "territoires nouvellement libérés" (= conquis, soit la Thrace et
une partie de la Macédoine). Un acccord est signé le 22 février 1943, l'opposition de
Boris et de certains députés réussit à sauver les juifs originaires de Bulgarie qui ne sont
que placés dans des camps de travail en Bulgarie même.
La déportation des Juifs de Thrace s'opère dans la nuit du 3 au 4 mars 1943, les
familles arrêtées à domicile sont enfermées quelques jours dans les entrepôts de tabac,
puis conduites à travers le Rhodope au départ de Komotini vers des centres de transit à
Dupnitsa et Blagoevgrad d'où des trains les emmenèrent les 18 et 19 mars vers
Treblinka. Aucun n'est revenu. On possède quelques chiffres sur le nombre des personnes

ainsi disparues.121

118. SDN, R.1 695.41/42996/39349,5-3-1 925.


119 . SDN, dossier C.1 29 Eddy, Commission Mixte d'échange gréco-bulgare.
120. Sur le sujet voir M.L.Miller. op cit, p.95 à 120 .
F.B.Chary. The Bulgarian Jews and the final solution 1940-1944, University of Pittsburgh
Press,! 972.
121. Charv. op cit, p.105.
Juifs présents: Juifs présents: : Personnes Familles Personnes non
Villes familles personnes : déportées déportées déportées
A le x /lis 44 12: 42 12: 2:
Komotini 904 271 : 878: 264; 26
‘ Xanthi 537 144; 526 144 .... 11 :

T o ta l 1485 427: 1446 420: 39

* Sur les 39 personnes non déportées, 21 étaient de nationalité italienne, espagnole ou


turque, 4 étaient réfugiées au Consulat de Turquie à Komotini, 9 étaient déjà dans des
camps de travail en Bulgarie, 3 étaient en prison et 2 n'étaient pas chez elles au moment
de l'arrestation.
Les autorités grecques ont fourni en 1 9 4 6 des chiffres légèrement différents, indiquant
en particulier le chiffre de 140 personnes au départ d'Alexandroupolis.
La vallée de l'Evros étant aux mains des autorités allemandes, ce sont les Allemands qui
ont déporté en avril 1943, en les regroupant par train avec les Juifs de la Macédoine
grecque, les 1 0 0 0 Juifs de Didymoticho, 197 personnes d'Orestias et 40 depuis la ville
de Soufli. Il n'y a plus depuis lors de Juif en Thrace grecque.

Si les Bulgares ont, à cette occasion, contribué à l’hellénisation de la région, c'est


bien involontairement; leur installation en Thrace à partir d'avril 1941 fut au
contraire conçue par eux comme un simple retour dans leurs droits bafoués au traité de
Neuilly (les officiers bulgares ont symboliquement envoyé des cigares aux troupes
allemandes stationnées à Neuilly), ils occupent en Grèce la Macédoine orientale et le port
de Kavalla et la Thrace occidentale, l'ensemble forme la "Belomorska Trakiya", Thrace
méditerranéenne, ou Thrace égéenne ou encore "territoires récemment libérés". C'est
donc pour eux une province bulgare à part entière qu'ils s'agit pour eux de rebulgariser
dans un esprit directement hérité de celui régnant au début du siècle. Le correspondant
du Times à Istanbul écrit à ce propos en août 1 941 :
"Les Bulgares ont entrepris une intense bulgarisation de la Thrace grecque. Tous
les Grecs d 'A sie Mineure qui y étaient installés après l'échange des populations
furent renvoyés de leurs foyers vers Salonique. Leurs fermes, leurs animaux et
toute leur fortune furent attribués à des Bulgares. Cette mesure fut appliquée dans
140 villages d'une population totale de 6 0 0 0 0 personnes". 122
Illustrant le même esprit le Zora de Sofia écrit le 3 septembre 1 942 123

122. I.Laaani. Les rapports de la Grèce avec ses voisins balkaniques de 1941 à 1949, Paris, thèse
3° cycle, 1985, p.64.
123. Marshall Lee Miller, op cit, p.128.
"Les Grecs ont à présent été chassés pour toujours de ces régions bulgares; nos
frères thraces retournent en masse dans leurs demeures anciennes. Par la
repopulation de ces régions par des Bulgares qui est menée à une large échelle, et
par la bulgarisation de la Thrace occidentale, ces territoires du sud sont colonisés
pour la quatrième fois par ceux qui ont vécu ici pendant des siècles".

La Bulgarie tente d’abord une politique de séduction : propagande, distribution de


nourriture ou de lait aux enfants; mais bientôt les distributions ne s'adressent qu'à ceux
qui fréquentent l'école bulgare, parlent le bulgare ou demandent la nationalité bulgare.
Les écoles grecques sont fermées, les instituteurs et les popes destitués (une métropole
bulgare est créée à Komotini) et même les pierres tombales reçoivent des inscriptions
en bulgare. La nouvelle école primaire comprend 7 heures de cours de langue bulgare
par semaine, 3 h d'histoire bulgare, 1 h d'histoire de l'église bulgare, 3 h de
mathématiques et 3 h de langue étrangère; on y ajoute une heure de russe en 19 43 124.
En juin 1942 la nationalité bulgare est imposée à toutes les "personnes d'origine
bulgare" qui vivent dans la nouvelle province, un décret du 6 décembre 1942 accorde
d'office à tous les citoyens "domiciliés dans les territoires libérés" (sauf les Juifs) la
nationalité bulgare et son corollaire : service dans l'armée bulgare, école et église
bulgare; ceux qui souhaitent conserver la nationalité grecque doivent quitter le Royaume
de Bulgarie avant le 1 avril 1943. Une vague d'émigration grecque se produit alors vers
la Macédoine occupée, leurs biens sont confisqués et confiés à des colons bulgares, leurs
comptes sont bloqués, les "nouveaux Bulgares" propriétaires d'une entreprise doivent
accepter un directeur bulgare et obtenir un permis coûteux et rare. Les difficultés
matérielles sont si grandes que le gouvernement d’Athènes a dressé un plan pour évacuer
tous les Grecs de la région vers la zone d'occupation allemande. L'issue de la guerre
mondiale a annulé cette tentative de bulgarisation; les Bulgares contribuèrent même à
renforcer, indirectement, l'hellénisation de la région car les derniers chrétiens
slavophones de Thrace ont dû suivre les armées en recul; de plus un certains musulmans
(le problème sera repris plus loin), qui, pour échapper à la domination bulgare
I

s'étaient réfugiés en Turquie, s ’y installèrent définitivement. Les chiffres du


recensement de 1951 reflètent ce complément d’hellénisation : disparition quasi-totale
des Macédonoslaves, des Juifs et des Arméniens et diminution du pourcentage de la
population musulmane (fiche XXII) .1

124. Marshall Lee Miller, op cit, p.1 24.


C. DES PAYSAGES NOUVEAUX

Des changements aussi importants dans l'origine et la répartition des populations


ne pouvaient pas ne pas se traduire dans les paysages architecturaux et agraires. Les
transformations profondes ont frappé tous les voyageurs des années 1920, l’un des
premiers témoignages est celui du capitaine Depardon qui parcourut le secteur de

l'Evros pour surveiller le tracé de la zone démilitarisée.125


" On ne peut manquer d'être frappé par le contraste qui existe entre la Thrace
turque et la Thrace grecque. Alors que celle-là donne l'impression d'une immense
friche tachetée ici et là par quelques cultures, en général de céréales, à rendement
très moyen, celle-ci offre l'aspect d'un vaste jardin dont toutes les parcelles de
terrain sont avaricieusement utilisées pour faire donner au sol tout son
rendement... On saisit sur le vif tout l'effort considérable que les Grecs ont fait
pour mettre ce p ays en valeur et pour installer le plus grand nombre de réfugiés.
...Dans tous les villages de la plaine et des basses vallées, les maisons endommagées
ont été réparées, et un nouveau village, formé de maisons du même type -un seul
étage, aux murs en pisé, aux fenêtres et aux portes de sapin, au toit de tuiles
rouges et comprenant deux pièces, une étable et des dépendances- s'e st élevé à
quelques centaines de mètres du premier. "

Une arch itecture nouvelle

Nouveaux villages, nouveaux quartiers à côté de villages anciens ou nouveaux


quartiers dans les villes, un énorme effort de construction est nécessaire. L'Office
autonome et l'Etat aident à la construction de logements, mais les travaux avancent
lentement : Turcs et Bulgares ont laissé 8 0 6 0 logements en très mauvais état, 4 6 4 sont
réparés aux frais de la Commission, 1 031 aux frais de l'Etat; en 1926 l'Etat grec a aidé
à la construction de logements en planches, l'Office a déjà financé 4 409 constructions
en dur; en 1929, 6 215 maisons ont été financées par l'Office dans 32 quartiers
urbains, les 1 6 0 0 0 familles installées en région rurale ont également reçu une aide
mais certains ont dû apprendre à s'installer dans un provisoire au long cours. Les
dossiers de C.B.Eddy fournissent un état des constructions prévues par l'Office au 31
janvier 1 9 3 0 : à Alexandroupolis 515 maisons sont terminées, 46 encore en travaux, à
Komotini 1 8 5 4 maisons sont terminées, 70 sont encore en travaux, à Xanthi 1 845
maisons sont terminées, dans chaque lieu cité quelques maisons manquent encore à
l'appel mais sont en bonne voie. Tous les réfugiés cependant n'ont.pu être pris en charge,

125. SHAT, 7.N.3220, rapport du 15 juillet 1925.


271
certains n'ont encore en 1939 que des maisons de planches ou de pisé qu'ils ont peu à peu
élevées sans aide, certains quartiers ne voient le jour qu'après la dissolution de l'Office
autonome. Ainsi à Alexandroupolis les terrains du quartier Tsimentenia (qui doit son
nom au matériau nouveau, le ciment) ne sont expropriés qu'en 1927, les premiers
plans d'urbanisme remontent à 1929 et la distribution des parcelles n'a été faite qu'en
1932; le quartier dit Karagatsiana qui héberge des gens venus de Karagatch ne se
construit également qu’à partir de 1932. Mais en 1952, dans l'ensemble de la Grèce,
35 248 familles de réfugiés reconnues comme ayant droit à un logement urbain n'ont
encore rien reçu, le quart d'entre elles habite encore dans des logements précaires... 126
En Macédoine l'Office a le plus souvent décidé d'un plan type et passé des contrats
avec des entrepreneurs, en Thrace ce système a été utilisé en certains endroits mais le
plus souvent on a mis en place ce qu'Eddy appelle le "Thracian System '' : un plan type est
fourni au réfugié, mais on avance, au fur et à mesure des travaux, des matériaux et des
fonds aux familles qui se chargent elles-mêmes de réaliser la construction; on obtient
ainsi une construction qui coûte moins cher, qui est plus vite réalisée et qui est souvent

mieux faite 127; on permet aussi au réfugié de Thrace orientale de réutiliser les portes,
fenêtres et parfois même l'escalier qu'il avait emportés avec lui (Bulgares et Turcs
avaient fait de même en quittant la Thrace occidentale). Le plus difficile, c'est
l'acheminement des matériaux de construction, aussi des familles gagnent-elles leurs
vies en fabriquant des briques de pisé qu'elles cuisent (Schultze). Le modèle prévu est
une maison monobloc de deux pièces, sans étage, avec une petite remise. Le rapport
d’Eddy fournit des données financières sur les constructions : à Kavyli la maison
"thrace" a coûté 8 000 dr de matériel et 4 000 dr en espèces à la Commission, à
Alexandroupolis, à Komotini et à Xanthi la simple maison en brique cuite a coûté 17 000
dr, 37 000 dr la maison terminée y compris les plâtres intérieurs (35 000 à
Xanthi sans les plâtres), 40 000 ou 45 0 0 0 dr la maison construite sur contrat.
Précisons qu'un instituteur de la ville gagne alors 2 à 3 0 0 0 dr par mois. Dans
l'ensemble du nord de la Grèce les constructions pour réfugiés se repèrent très vite, ne
serait-ce qu'à leur uniformité architecturale, l'application du "systèm e thrace" a créé
dans la région une diversité plus grande qu’en Macédoine.
Schultze dans sa description de 1933 se montre très sensible aux constructions et
à l'aspect général des villages. Selon lui il est très facile de distinguer le village turc du
village ou du quartier nouveau . Ce sont "deux mondes différents", souvent séparés de
surcroît par un cours d'eau ou un ou deux kilomètres : le village turc est un village bloc
aggloméré, sans structure; la seule construction importante est la mosquée, toutes les
fermes sont derrière des murs ou des clôtures élevées (en bois, rotin ou autre matériau

126. Pentzopouios. op c/'t, p.225.


127. SDN , C.1 29, et p.77, 81,82, 1 71.
272
iocai) ce qui donne parfois aux lieux "un aspect sinistre"; mais ces villages sont très
verdoyants, "des oasis vertes en cette plaine de steppe", car chaque maison possède un
"magnifique jardin", des arbres fruitiers, des saules et des peupliers dans sa cour et
souvent les paysans turcs coupent la cime des arbres pour que les cigognes s'y
installent; comme les Grecs indigènes ou certains originaires d’Asie Mineure, ils les
protègent car elles sont le prédateur naturel des serpents et l’on peut voir beaucoup de
cigognes sans méfiance près des chemins ou des cours d’eau ou suivant le paysan et ses
buffles. Le nouveau village en revanche est construit selon un plan en damier, avec une
grande rue et parfois une vaste place centrale encore vide, des maisons ouvertes sans
enceinte, mais une grande nudité, pas d’arbres et une beaucoup plus grande pauvreté;
malgré le "système thrace" Schultze juge l’ensemble des constructions assez monotone,
les maisons sont en pisé, avec un toit de tuiles et parfois seulement "d ’horribles tôles
rouillées", un four à pain et seulement la partie habitée est passée à la chaux. Il trouve
le village nouveau beaucoup plus pauvre, plus négligé (les Turcs passent leurs maisons
à la chaux plusieurs fois par an), plus "mal entretenu" et écrit ainsi à propos de Neos
Zygos:
"L'ensem ble donne une impression de pauvreté, de malpropreté et de négligé 1281
9"
2

Le s villes so n t égalem ent transform ées, comme l’écrit le Vice-Président de


la Commission d’installation des réfugiés, Sir J.Campbell :
" Ce n ’est pas exagérer que dire, quand on visite les quartiers de réfugiés dans la

majorité des villes de Macédoine et de Thrace, on saute du XVII° au XX° siècle". ** 29

A Xanthi (voir n°46) la vieille ville est installée sur la pente et près de la sortie
encaissée de l’Eskidje Dere, elle est habitée principalement par les Turcs, mais aussi
par des Grecs et les maisons y sont construites selon le mode traditionnel balkanique. Le
quartier de Magir Mahalla a accueilli à partir de 1900 des Turcs réfugiés de Bulgarie, il
est également habité par des Juifs et quelques Grecs, c’est le quartier le plus
commerçant, avec des maisons de "type européen" et un urbanisme plus régulier. Les
nouveaux quartiers de réfugiés sont très différents : plan en damier, maisons identiques
construites en série, aucun arbre; les réfugiés sont implantés en trois endroits : le plus
important au sud-ouest, le plus "horriblement monotone", c’est la nouvelle Chryssa, le
deuxième se trouve au sud-est entre la rivière, le chemin de fer et le Muhadjir Mahalla,

le troisième est implanté à l’est de la rivière; la Commission 130 a financé 1205

128. J.H.Schultze. op cit in Geographischer Anzeiger, p.172, p.175 les deux Chryssa, p.177 Zygos.
129. Journal Officiel de la SDN, juin 1930.
130. voir SDN, C.1 29, dossier Eddy, rapport du 10-3-1930 signé C.Terzoudis, pour Xanthi,
Komotini et Aiex/lis.
maisons à proximité des casernes, 200 dans l'ancien quartier du gymnastirion, 90 dans
l’ancienne ville haute et 350 dans le quartier de Kypseli.
Tous les témoins s'accordent à attribuer à Komotini (voir n°47) un caractère plus
"oriental" que Xanthi préférée par les Grecs; la ville créée au VII” siècle au carrefour de
la via Egnatia et d'une des traversées du Rhodope est établie à 40 m d'altitude, en terrain
plat et traversée par une rivière le plus souvent à sec, le Duludja Dere; au pied du noyau
byzantin, entouré de la ville ottomane, des Grecs se sont installés dans la deuxième
partie du XIX0 siècle. Dans la partie nord du fleuve, le centre musulman est traversé par
un secteur grec qui coupe la viile turque en deux; il se reconnait à ses ruelles aux pavés
inégaux tortueuses ou en cul-de-sac, ses maisons en encorbellement aux fenêtres
grillagées, les places avec fontaines, platanes et cigognes. Les quartiers grecs plus
récents entourent la ville ottomane, il y a également un quartier juif à proximité du
quartier commerçant où l'on trouve beaucoup d'ateliers et de petits commerces; les
professions se regroupent par rues comme dans les villes ottomanes et des marchés
importants se tiennent à l'est de la ville. Le principal se tient devant la Mairie où l'on
voit des Turcs en fez, des paysannes voilées qui vendent leurs légumes et des Grecs en
haillons européens qui offrent leurs services; sur une autre place on trouve les
caravanes de mulets et d'ânes qui apportent du bois de la montagne, au marché à
bestiaux, près de la rivière, on voit en plus les Saracatsanes et leurs troupeaux, les
bovins, les ânes, les buffles... Les trois nouveaux quartiers de réfugiés au plan en
damier ont été installés, l'un au sud-ouest vers la voie ferrée, le second au sud-est et le
troisième au nord près des casernes; ce sont des maisons basses sans étage, le rapport de
mars 1930 signale 447 maisons construites dans le quartier de la communauté
arménienne, 14 près du Palais de Justice, 58 dans le quartier dit Voriothrakon et 150
près des casernes. La ville conserve une allure de vaste bourgade rurale malgré
l’installation du Gouverneur général de Thrace( voir HT.VII, p .2 7 4 ’).
Les différences entre quartiers sont moins nettes dans Alexandroupolis, une ville
neuve encore en 1920, construite sur un plan à damier où la vieille ville ne comportait
que quelques maisons turques en bois; celles-ci subsistent mais c ’est le plan en damier
qui domine et se développe; à côté des 78 maisons "européennes" néoclassiques bâties par
la compagnie des chemins de fer pour ses employés, la Commission a financé 545
maisons, à partir de 1924 au nord-ouest de la ville. Le quartier Tsimentenia donne un
exemple de l'urbanisme de l'époque : les rues tracées ont 12 m de large, le terrain est
divisé en îlots de 60 / 45 m ou 40 / 40m, partagés en parcelles rectangulaires de 50 à
300 m2, les maisons prévues chacune pour une famille sont placées en bord de voie, les
jardins à l'arrière se touchent, l'ensemble de la construction est carré, comporte deux
pièces et une cuisine rudimentaire sur la cour, les toilettes sont dans le jardin; dans le
quartier des Karagatsiana, habité d'employés de la régie française des chemins de fer, la
population aux ressources plus importantes et qui avait pu transporter ses biens par la
L’INSTALLATIO N DES RÉFUGIÉS EN VILLE : KQMOTiNj HT.VII

1 9. Une rue de “prosfiyika”, demeures


des réfugiés, d ’assez bonne qualité,
dans les années 1 930 selon le “système
th race”.2
0

20. La demeure carrée à un étage élevée selon un plan fournie aux réfugiés
par la Commission abritait deux familles, la maison plus petite à un seul
niveau était plus courante. D’un confort aujourd’hui insuffisant elle est
abandonnée, mais située proche du centre actuel, elle laisse souvent la
place à un immeuble.
voie ferrée, a pu apporter des améliorations qui reflètent son niveau de vie plus élevé,
les maisons en bois ont le plus souvent un étage, des ouvertures plus larges, un balcon
ou une loggia, le sanitaire est intérieur, la cuisine a un four (ces demeures ont été
remplacées en 1975 par des immeubles collectifs) 131. Alexandroupolis est cependant
dans les années 19 3 0 la seule ville où les réfugiés dominent dans une ville préexistante
et sans avoir à y ajouter dans un premier temps de nouvelles structures. Orestias
inversement est une ville entièrement nouvelle destinée à accueillir en majeure partie
les Grecs de Karagatch; elle compte déjà 8 6 9 0 habitants en 1928 et c'est la première
ville de la région à posséder un éclairage électrique et Schultze remarque que le trafic de
sa gare en 1931 est déjà supérieur à celui des autres gares de la vallée de l’Evros et que
son activité importante doit lui permettre de devancer d'ici peu Didymoticho
"l'endormie", ses prévisions se réaliseront.

Le s p a y sa g e s ruraux

L'installation de milliers de réfugiés dans les campagnes, la création de villages


nouveaux, l'expropriation des tchifliks... tout cela ne pouvait qu'entraîner des
transformations profondes dans les paysages ruraux. Les effets les plus sensibles furent
la parcellisation des plaines, la mise en culture de grandes surfaces jusque-là en friche
ou en pâturages, et l'intensification importante des cultures.
Schultze qui fut un observateur attentif de l’ensemble des phénomènes remarque
que seuls les multiples petits torrents subdivisaient jusqu’alors les tchifliks en larges
zones. Or chaque famille de réfugiés reçut une surface de 40 à 50 stremmata en
moyenne, divisée entre 3 à 5 parcelles dans le souci de répartir égalitairement les sols
de qualité variée; on a donc créé une mosaïque de parcelles rectangulaires entièrement
nouvelle, et dessiné des sentiers permettant d'accéder aux parcelles; entre les blocs de
parcelles de même qualité on a tracé des chemins larges de 60 m, destinés à faciliter le

passage des troupeaux 132 . Les documents de la SDN nous apprennent que la moyenne des
lots a été en Thrace de 20 à 60 stremmata, de 15 stremmata dans la vallée de l'Evros
plus fertile, de 9 à 20 stremmata dans les régions de tabac (où en fait il y a eu très peu
d'installations) et de 80 à 100 stremmata de pâturages dans les quelques villages de
montagne (arrière-pays d'Alexandroupolis et de Soufli) où furent installés des
éleveurs; les artisans reçurent 1/2 ou 1/4 de lot. Témoins et études locales nous
donnent des exemples précis : le président de la Commission C.B.Eddy dans des notes de
mars 1930 signale qu'à Kalfalar et à Mandra les familles ont reçu 40 stremmata (pour
deux personnes avec possibilité de 2 str supplémentaires), 10 stremmata seulement à
131. Voir Spitalas. Alexandroupolis, évolutivité de l'espace urbain d'une ville frontalière, Paris X,
Thèse, 1985.
1 32. J.H.Schultze. op dt, in Geographischer Anzeiger, p.1 98 à propos de la plaine de Komotini.
275
Yenisea et à Fetinos où ii y avait moins de terres disponibles; à Thryllorio le lot était de
38 str et pouvait aller jusqu'à 70 str pour une famille de plus de 7 personnes. A
Krovyli les couples sans enfants ont reçu un lot de 30 stremmata, chaque enfant ajoutant
1/4 de lot jusqu'à 4 et un maximum de 2 lots, chaque lot comportait 5 catégories de

terres : champs de 1° et de 2° qualité, jardins, vignes et tabac. Schultze 1 33 remarque


également une nette différence entre les villages réfugiés et les villages indigènes : dans
les seconds on trouve des écarts importants entre petits et grands propriétaires alors
que les partages ont créé dans les premiers un monde rural égalitaire. Ainsi à Thryllorio
les réfugiés cultivent 46 stremmata en moyenne, tandis qu'au village voisin de Kosmio la
moyenne est de 80 str, l'éventail allant de 0 à 4 0 0 stremmata, non loin de là à Venna,
village turc, les exploitations vont de 0,5 à 300 stremmata. A la mosaïque des régions de
montagne et de tabac, imposée par les conditions naturelles et l'exiguïté des propriétés
(à Oreo, la moyenne est de 6,5 str, les propriétés allant de 1 stremma jusqu'à 20 dans
un seul cas) s'ajoute donc une nouvelle mosaique directement liée à la colonisation : dans
les secteurs de montagne et de piémont, rien ne change.
Cette nouvelle répartition du sol va de pair avec une mise en culture intensive liée
à l'obligation pour les réfugiés de tirer leur subsistance de leur lot réduit. Ce stimulant
qui manque aux Turcs et aux Grecs "d'ancienne souche" explique qu'ils ne participent
guère au mouvement et aux coopératives; Schultze ne remarque d'ailleurs aucune
différence dans I' exploitation de ces villages anciens qu'ils soient grecs ou turcs. Les
coopératives, encouragées par la SDN, permettent aux agriculteurs de disposer des
machines de base et d'abord des charrues motorisées pour faciliter le défrichement qui
n'est pas encore terminé en 1933 : Schultze rencontre encore des personnes à Salpi qui
n'ont que la hache et le feu pour défricher; le mouvement a cependant rencontré un
succès certain, la SDN compte 119 coopératives rurales en Thrace à la fin de 1925,
234 deux ans plus tard. Les nouveaux villages ont peu ou pas de pâturages, faute
d'espace disponible, donc peu de cheptel et moins d'engrais, ils louent parfois des terres
aux villages voisins, et nombreuses sont les querelles entre voisins pour des terres de
parcours mal délimitées. L'urgence des besoins à satisfaire pousse à la culture des
céréales (tableau 27), les réfugiés dont beaucoup cultivaient précédemment le tabac ont
profité des conditions locales pour étendre cette culture qui pouvait leur fournir une
récolte monnayable (tableaux 27 et 28); les experts de la SDN ont patronné une
campagne de réhabilitation de la vigne touchée par le phylloxéra à partir de 1906 en
installant au sud-ouest de Komotini une ferme expérimentale de 35 hectares où l'on
étudia les résultats de 6 cépages d'origine étrangère et trois grecs; des 20 000
stremmata de vignobles que comptait Komotini au début du siècle ne restaient plus que

1 33. Je dois une dette énorme à J.H.Schultze, tous les détails qui suivent viennent de ces deux
ouvrages cités, sauf référence à la statistique agricole grecque de 1 950 ou au dossier de C.B.Eddy,
SDN, C.129.
600 str en 1933, mais plus de 5 0 0 0 str avaient été replantés en cépages américains.
Parallèlement les bureaux de la colonisation se sont attachés à promouvoir la culture des
arbres fruitiers et des mûriers, qui reprenait à la fois les compétences traditionnelles
des collines de l'Evros et celles de nombreux réfugiés originaires de la région de Bursa;
dans la ferme expérimentale du Rhodope, à côté des vignes, on trouvait en 1930, 24 000
mûriers, 37 0 0 0 acacias et 12 0 0 0 arbres fruitiers pas encore greffés; près de
8 00 0 0 0 pieds de mûriers ont été distribués entre 1923 et 1929 par la Commission ;
C.B.Eddy dans sa tournée d'inspection de 1930 a visité Kavyli (N.Orestias) où l’on
comptait 1 50 0 0 0 mûriers et arbres fruitiers (le 1 avril).
Quelques-uns des chiffres dont on dispose permettent de mesurer l'intensité des
transformations effectuées.

Tableau 27 : SURFACES MISES EN CULTURE PAR LES RÉFUGIÉS ET RÉSULTATS (S.D.N)

Culture Stre m m ata : Okes Stre m m ata Okes A ug surface Aug. okes en ;
1 9 2 3 /2 4 ; 1 9 2 3 /2 4 : 1 9 2 6 /2 7 1 9 2 6 /2 7 en % %
,
Froment 92 5 6 3 1 3 565 685 99 6 8 2 9 0 5 9 085 i . 7 ,e : .... ..... IM
58 3 4 7 1 3 7 4 7 395 83 392 8 86 7 815: 4 2 ,9 1 3 6 ,6 1
Seiqie 14 959! 8 4 4 622 39 266 3 547 387 1 6 2 ,4 3 1 9 ,9 1
M a ïs 85 0 3 8 7 7 0 0 751 70 946 9 2 0 9 558 -1 6 ,5 19,5!
Sésam e 12 652 2 6 9 751 27 655 1 281 229: 1 1 8 ,5 595,81
M illet 5 398 2 9 4 1 49 6 541 629 7 8 9 : ....2.1,1 ...... 114,
A voin e 99 0 3 4 847 1 94 9 189 625 96,8 444,1 j
Sorgh o 4 82 2 3 3 3 198 3 859 3 9 0 1601 -19,9 171
Léqumes secs 8 724 3 4 4 665 9 61 0 9 5 8 866: 1 0 ,1 1 .7 8 ,2
Pom m es de terre 1 664 1 77 804 1 635 9 6 5 440: ....c l , Z!
...... 4 4 2 , 9|
Tabac 13 475 7 2 2 481 23 379 1 423 706- 73,4 97!
Coton 2 002 30 510 2 008 6 4 303: ....... 0 , 2 ...... 1 1 0 ,7
Oiqnons, échalotes 606 71 7 6 9 283 100 410: -53,3 39,9
Légumes 108 54 0 0 0 734 621 930 579,6 479,8 :

A côté d'une croissance de 2 5 % au total des surfaces mises en culture qui s'explique
facilement par l'extension progressive des défrichements, on remarque une croissance
encore plus spectaculaire de la production qui augmente même lorsque la surface mise en
culture diminue, indiquant un net progrès dans les rendements; ces progrès plafonnent
cependant dans les années 19 3 0 car il n'y a pas d'apport nouveau, engrais ou sélection
des espèces, qui puisse prolonger ce mouvement. L'intense travail humain fourni avait
trouvé ses limites.
Le tabac a été la grande victime d'une crise de surproduction provoquée à la fois par
l'augmentation subite et forte de la production grecque après l'installation des réfugiés
et par la restriction des marchés d'exportation liée à la crise de 1929 : les récoltes se
Surface stremmata Production mille kg
1924 75 530 5 770

1925 82 504 6 1 56
1926 87 060 5 787
1927 99 881. 6 625
1928 120 089 6 765
1929 104 644 5 791
1930 86 420 5 075
1931 64 899 3 644
1932 54 000 2 834
1933 71 428 4 470
1934 68 000

vendent mal ou pas du tout (à Yenisea en avril 1930 la récolte de l'année précédente,
bien que de qualité excellente, n'avait pas été vendue), le gouvernement en vient à
interdire la culture en plaine où le tabac est de qualité médiocre (carte Schultze,
secteurs 22, 23 et 24)) d'où la réduction des surfaces observée à partir de 1929; il y a
dès lors une concentration de la culture du tabac sur les régions de piémont ou les
hauteurs de Xanthi (régions 15,16 et 17 où dans 9 villages il occupe près de 100% de la
surface cultivée), dans les villages turcs anciens. Les réfugiés n'ont donc joué qu'un rôle
temporaire dans le tabac en Thrace.
L'élevage des vers à soie, réduit presque à zéro en 1916, reprit fortement sans jamais
retrouver, semble-t-il, son importance du début du siècle : la production de cocons
était de 523 000 kg en 1920, de 739 897 kg en 1930 dans une Thrace un peu plus
réduite, mais Schultze cite le chiffre de 788 300 kg en 1911 pour le seul kaza de
Soufli. La production thrace en 1930 représente 2 9 % de la production nationale et plus
de la moitié de ce total vient du seul département de l'Evros, les rendements obtenus
étant plus du double de la moyenne de ceux de Macédoine, eux-mêmes supérieurs à la
moyenne nationale.. Mais là aussi la tentative pour étendre la culture des mûriers hors
de la zone traditionnelle de Soufli-Didymoticho n'est pas un succès à long terme : si au
recensement agricole de 1950 la Thrace possède encore 2 9 % des mûriers de toute la
Grèce, la quasi-totalité se situe dans le nome de l'Evros, 98,3% , la culture a disparu des
autres départements où elle n’était guère appropriée.
L'implantation des colons s'est donc traduite essentiellement par l’extension de la mise
en culture des plaines au profit des céréales (tableau 29), le blé l'emporte sur les
autres céréales et envahit les plaines de Xanthi et Komotini au rythme des réfugiés, le
maïs est limité par les disponibilités en eau; l’ensemble des céréales occupe 6 8 % de la
surface cultivée en 1929, 7 7 % dans l'éparchie de Komotini, 79% dans celles
d'Alexandroupolis et de Didymoticho, 8 8 % même dans celle d'Orestias.
Tabieau 29 : EXTENSION DES SURFACES CULTIVÉES EN CÉRÉALES EN THRACE entre! 924
etl 9 3 3 (Schultze)

BLE SEIGLE ORGE .... M A I S


Nome Rhodope 241,4: 107,6 4 2 ,9 ; 25,5
I....- • ............. ...... ......
i Nom e Evros 110' 171 i 51,1 ; 30,9:
Total Thrace 159: 1 4 1 ,5 : 4 7 ,2 : 28,1 !

L’extension des surfaces cultivées se traduit parallèlement par une diminution des
pâturages et en particulier des terrains de plaines louées l’hiver aux nomades
saracatsanes dont les troupeaux comptaient près de 160 0 0 0 têtes en 1923. Les
responsables de la SDN, conscients de cette conséquence inéluctable, écrivent eux-
mêmes : "l'antique art pastoral est destiné à disparaître en quelques années " 134 . Hoeg
pour sa thèse publiée en 19 2 5 ne s'e st pas rendu en Thrace, par contre Schultze a
rencontré des nomades en Thrace en 1933, et le travail de G.Zoïa nous fournit le récit
autobiographique d’une saracatsane née en 1929 près de Kavalia, d’une mère née en
Turquie et d’un père né près de Plovdiv " quand les déplacements étaient faciles et qu'il
n 'y avait pas de formalités ".
En réalité l’élevage nomade n’a pas disparu aussi vite que le prévoyait la SDN car la
réforme agraire et les défrichements ne se sont effectués que très lentement et n’étaient
pas encore terminés au début de la seconde guerre mondiale, il a donc pu se poursuivre
jusque dans les années 19 5 0 mais en se réduisant de plus en plus; les pâturages d’été
sont réduits par l’établissement de frontières de mieux en mieux surveillées qui
empêchent d’accéder au haut Rhodope, les pâturages d’hiver sont réduits par la mise en
culture. Tous les récits concordent : les jeunes gens se chargent de la surveillance des
moutons et des brebis, les hommes effectuent les transactions commerciales en fin de
saison deux fois par an, les femmes chargées d’une famille nombreuse fabriquent les
huttes (HT.VIII, p .280’), travaillent la laine, cardent, filent, tissent, vêtements,
couvertures et revêtements de sol, s'occupent des agneaux, des corvées d'eau et de bois
qui rendent la cuisine au brasero éprouvante... et sont, d'après les témoins, les
premières à souhaiter la sédentarisation du groupe. On les trouve en hiver dans la plaine
près de Porto Lagos (où une association locale a dressé récemment une hutte témoin) ou
près du delta du Nestos (Schultze rencontre un groupe de 7 familles en 12 huttes avec
600 brebis), l'été ils trouvent surtout à louer dans les hauteurs d'Alexandroupolis et de
Soufli où une colonisation ratée leur laisse des pâturages disponibles; un groupe se
trouvait dans l’été 1933 à 8 0 0 m d’altitude près du lieu-dit Tris Vryssi, dans des huttes

1 34. C-Howland. op cit, p.72.

-C.Hoea. Les Saracatsanes, une tribu nomade grecque, Paris, E.Champion, 1 925.
-G.Zoïa. Tradition et modernité en Grèce aujourd'hui. Un groupe de pasteurs sédentarisés: les
Saracatsanes, Paris, D octorat EH ESS, 1989. Récit de la p age 6 à 19.
279
de branchages coniques; le recensement de mai 1928 en signale certains groupes, deux
de 323 et 35 personnes respectivement sur les communes de Karyofyto et Paschalia à
l'extrême ouest de la Thrace, deux autres comptant 56 et 27 personnes sur la commune
de Soufli, 85 personnes à Metaxades et quelques "attardés", 9 personnes, dans la plaine
de Xanthi près de Selero. Devant la pression sur les terres, les prix de location en hiver
deviennent de plus en plus élevés, les conflits entre nomades et sédentaires se
multiplient, les cultivateurs accusant les pasteurs de laisser les troupeaux divaguer la
nuit sur des terrains cultivés ou non compris dans la location... pour limiter la
spéculation une loi de juillet 1930 permet au pasteur d'exiger la sécurité d'un bail
renouvelable sur plusieurs années, ce qui contribua à réduire l'ampleur de leurs
déplacements; un décret de mai 1938 oblige les nomades à s'inscrire sur les registres
d'une commune, leur donnant ainsi un droit d'accès automatique aux pâturages
communaux et contribuant à leur sédentarisation; alors qu'ils se considéraient
jusqu’alors comme des montagnards qui "descendaient" en hiver, ils choisirent en
général leur commune "d'hiver", s'y fixant à la limite extérieure de la commune, les
hommes partant seuls pour la transhumance d'été.

Hellénisation de la population, transformation totale des paysages des plaines, le bilan


établi au bout de quelques années de colonisation est très optimiste :
" Le pays produit une impression tout autre. Partout on voit les toits
rougessouriants des colonies agricoles. Là où s'etendaiant de colossales plaines
incultes, il y a aujourd'hui des villages fleuris, pleins d ’une acitivte bruyante qui
présentent de nets signes de prospérité, en quelques cas d'aisance. Tout le pays s'est
éveillé à une vie nouvelle; les réfugiés travaillent avec un couarge et une énergie
admirable ". 135

Mais Schultze parlait de la constitution en cours "d'une nouvelle synthèse de sol et de


sang ", après l'euphorie des premiers succès matériels, cette synthèse a-t-elle pu
s'élaborer ?

135. Sir John Campbell,vice-président de la Com m ission d 'é tab lisse m e n t d e s réfugiés, rapports
trimestriels sur les travaux de l'Office Autonome, n°24, 1 927.
280
Dans la plaine de Komotini dans les années 19 30 (A.Hatzimichali, Greek Folk Costum e,

Melissa, Athènes, 1984, p.305 et 330.)

( 2 1 - Le costum e des fem m es varie selon l’âge; la plus âgée, à gauche, porte un costum e de laine,
avec simplement quelques m otifs brodés au bas des m anches et sur les chaussettes. La jupe de
couleur indigo est la pièce la plus caractéristique du costum e, une pièce de 20 m de laine épaisse,
| coupée en deux puis cousue, un pli reste ouvert pour faciliter les travaux difficiles; les femmes
cousent d’abord les plis (4 0 ) immergent l’étoffe dans l’eau bouillante, puis décousent les plis et
m ontent la taille.2

2 2. Spyros et Vangelis Koutlas, leurs épouses. Les m otifs du tablier sont rouges. Le plus souvent
les fem mes sont pieds-nus (voir ci-dessus) pour protéger leurs chaussettes de la boue.
Chapitre IV : I'INTEGRATION

Helléniser la province par l'installation massive de réfugiés, modifier


profondément à cette occasion les paysages, c'est transformer la province radicalement,
mais en faire une nouvelle province de l'Etat grec est plus ambitieux encore.
"L'intégrer" à la Grèce en effet, c'est lui trouver une place dans l'économie, la vie
politique, l'imaginaire grec, c'est aussi "uniformiser, homogénéiser, assimiler,
helléniser, et en même tem ps moderniser et occidentaliser ses populations " 1 . L'oeuvre
est difficile à réaliser dans toute la Grèce du nord, elle l'est encore plus en Thrace du fait
de sa situation et de sa position géopolitique, de l'incertitude que fait peser le
révisionnisme bulgare et de la présence d'une forte minorité musulmane qui n'a aucune
raison de se sentir attachée à l'hellénisme, tandis que le traité de Lausanne lui donne
toutes les possibilités de maintenir sa personnalité.

A. LA THRACE EN ETAT DE SIEGE

"Devant l'attitude résolue de ces trois peuples qui se heurtent de front dans ce
terminus européen, l'étranger demeure sous l'impression d'assister à une
suspension d'arm es plutôt qu'à un état de paix”. 2

Grèce et Turquie

Ce jugement du capitaine Capdevielle traduit bien l'impression générale des


Chancelleries à propos de la Thrace entre les deux guerres mondiales; les frontières
tracées dans les Balkans depuis le début du XIX° siècle ont eu une vie brève, les
gouvernements concernés peuvent donc espérer que celles de 1923 ne vivent pas plus
longtemps. La Bulgarie n'oublie pas qu'elle a perdu la Thrace à la table des négociations,
la Turquie n'oublie pas les nombreux musulmans de la nouvelle province grecque, bien1
2

1. D Lafazani. Appartenance culturelle et différenciation sociale dans le bassin du bas Strymon,

étude d'intégration nationale d'une région macédonienne, Paris IV, Thèse, 1993. p.1 7 5 .
2. SHAT, 7.N.3 2 2 1 /2 , 2 8 -1 -1 9 2 6 , le capitaine Capdevielle, adjoint de l'attaché militaire français
en Turquie.
des Grecs n'ont pas renoncé définitivement à Constantinople... Dès le 1 5 juillet 1925, le
capitaine Denardon, observant la prospérité nouvelle de la vallée grecque de l'Evros,
remarque :
" il pourrait être difficile de la (Grèce) tenir éloignée de l'antique Byzance qui
reste toujours l'objet de son rêve national et dont elle n 'e st séparée que par des

territoires dépeuplés presqu'incultes 3

Le même capitaine cite encore quelques mois plus tard ”/e mirage de la reconstitution du
grand Empire Byzantin ", face à la volonté turque de ne céder "aucun pouce de terrain".
Mais l'état d'épuisement des deux pays, les problèmes résultant de l'échange des
populations, l'instabilité politique en Grèce, la mise en place des réformes en Turquie ne
permettent pas d'envisager une action militaire, même si les revendications fanfaronnes
de Pangalos en 1926 sur la Thrace orientale ou les plaintes fréquentes des deux
gouvernements auprès de la SDN à propos du sort des musulmans de Thrace ou des Grecs
d'Istanbul contribuent à entretenir une tension continuelle.
Vu les conditions matérielles et l'équipement de l'époque, l'Evros est une frontière
naturelle efficace : le delta large de plus de 30 km est alors infranchissable, il n'y a de
ponts sur le fleuve qu'à Edirne, Pythio et Paleochori et des bacs pour chariots à Soufli et
Péplos, les crues empêchent tout passage du fleuve pendant au moins trois ou quatre
mois par an et coupent la route de la vallée entre lavara et Férès, la zone démilitarisée
enfin, laisse aux Grecs la ligne d’observation des collines; dans ces conditions, une
attaque surprise a peu de chances de réussir.
Par ailleurs les tensions diplomatiques diminuent. Dès son retour au pouvoir en
1928 Venizélos prend contact avec la Turquie; la conscience de l'intérêt commun, la
priorité donnée par les deux Etats à la lutte contre le danger bulgare et le rêve de
Venizélos d’une Confédération égéenne gréco-turque poussent les deux Etats à s'entendre,
Les négociations aboutissent à une série d'accords, naval, commercial et financier,
accord même "d'amitié éternelle", en 1930 et 1933. Venizélos effectue en octobre 1930
une visite officielle en Turquie, Inonü se rend en Grèce peu apres, Tsaldaris, poursuit la
même politique en 1933 après la défaite électorale des ventzèiistes. Les deux Etats
s'engagent à ne participer à aucune alliance dirigée contre l’autre, a rester neutre en
cas d'attaque du partenaire par un tiers et à remettre tout différend éventuel entre eux à
l'arbitrage du Tribunal de La Haye. Des contacts pris entre 19 3 3 et 1935 pour un
accord militaire plus complet n'aboutissent pas; les deux Etats ont cependant en 1933
garanti les frontières de la Thrace, en mai 1937 ils concluent un accord sur
l'exploitation de la voie ferrée Alexandroupolis-Sviiengrad, et un second pour réaliser
des travaux hydrauliques sur l'Evros, ils s'engagent en avril 1 9 3 8 à empêcher un
troisième Etat (la Bulgarie) de passer par leur territoire pour attaquer le partenaire,3

3. SHAT, 7.N.3220. dans son rapport du 1 5-7-25, p.8.

282
et des contacts sont pris entre les deux Etats-Majors 4. Dans son rapport du 3 août
1937, l'attaché militaire français R Peyronnet estime, qu'étant donné les préparatifs
qu’il a pu observer dans la zone démilitarisée entre Grèce et Turquie, un accord secret

doit exister entre les Etats-Majors grec et turc 5; au même moment l'attaché militaire
français à Istanbul annonce que le chef d'Etat-Major grec serait invité à observer les
grandes manoeuvres de l'armée turque en Thrace, ce qui est réalisé en août 1937 6 ,
l'accord du 31 juillet 1 9 3 8 qui supprime la zone démilitarisée en Thrace concrétise
donc cette entente, Alexandroupolis devient le siège de la V° Armée grecque, les troupes
turques entrent le 21 août 1938 à Edirne.
Ce n'est donc pas la frontière de l'Evros qui est la préoccupation majeure des
militaires de l'époque et c'est face à la Bulgarie que la région s'organise.

Le danger bulgare

La frontière gréco-bulgare en effet parait plus fragile. Le capitaine Capdevielle,


surveillant les travaux d'abomement de la zone démilitarisée en 1926 remarque
(rapport déjà cité) que les " officiers bulgares sont unanimes " pour considérer la
situation comme " une trêve ", que la Bulgarie attend la première occasion favorable et
que "la haine du Grec est ancrée dans les coeurs De rapport en rapport les opinions
restent les mêmes : l'attaché militaire en Bulgarie de Limperani confirme au Ministère
de la guerre le 17 avril 1 9 3 4 " Tout Bulgare patriote est révisionniste " et parle
des”provinces perdues l'attaché De Robieu dans divers rapports du 27 août 1 938, 28
janvier 1939 et 1 octobre 1939 précise que le souci principal du gouvernement
bulgare est de réviser les traités, de discerner le groupe de Puissances en Europe le plus
apte à l'aider dans ses aspirations et conclut "la Bulgarie sera à celui qui lui rendra la
Dobroudja et la mer Egée ".
La méfiance ainsi engendrée entre Grecs et Bulgares se traduit en de multiples
" incidents de frontière ", " incursions de comitadjis " d'autant plus faciles à recruter que
bien des Bulgares de Grèce se sont installés dans le secteur sud-ouest de la Bulgarie.
"L'incident" le plus grave se produisit en octobre 1925 près de Demir Kapi 7; le 19
octobre un banal échange de tirs entre postes frontières entraîne la mort de deux soldats
et l'évacuation d'un avant-poste; le gouvernement grec y voit l'amorce d'une attaque
préméditée. Le 22 octobre les forces grecques passent la frontière, avancent de 10 km à

4. Alexandris. Verem is. Koufoudakis. I ellinotourkikes schesis (les relations gréco-turques)


Athènes, Gnosis, 1988, l'ensem ble du chapitre L'amitié gréco-turque 1930-1938 .
5. SHAT, 7.N.2875.

6. SHAT, 7.N.3 2 2 7 .
7. Voir J .B a rro s. The League of nations and the great Powers, the greco-bulgarian incident 1925,
Oxford, Clarendon Press, 1 970.
l’intérieur de la Bulgarie sur environ 30 km de large. La Bulgarie, sans riposter,
s'adresse le jour même à la SON où, à la réunion du 27 octobre, on envisage les sanctions
à prendre contre la Grèce. Le 28 octobre la Grèce cède et retire ses troupes, le 30
octobre tout est revenu dans l'ordre, une commission internationale enquête pendant
trois jours sur place et la Grèce est condamnée à payer avant mars 1 9 2 6 une indemnité
de 45 000 £ à la Bulgarie, tandis que la Bulgarie est invitée à mettre fin aux activités de
ses comitadjis. L'attaché millitaire français à Athènes note simplement quelques années
plus tard, le 20 septembre 1932, que les incursions de comitadjis se font très rares en
Thrace car, les Bulgares ayant émigré, les partisans ne trouvent plus de soutien dans le
pays 8 .
Comme par ailleurs le colonel de Courson de Villeneuve signale depuis 1935 une
" grande méfiance entre Turcs et Bulgares, les uns regrettant Haskoy, les autres Edirne
et Kirk Kilisse, chacun serait ravi d'une occasion de réviser les frontières" <î c'est donc
contre le danger bulgare potentiel que se réalisent les contacts militaires gréco-turcs
entre 1937 et 1939.
La nouvelle Thrace grecque doit donc apprendre à partir de 1923 à vivre en
région assiégée et menacée: comme les autres nouveaux territoires du Nord, l'Epire et la
Macédoine, elle forme un "gouvernorat général" dont le siège se trouve à Komotini et qui
comprend quatre nomes ou départements, l'Evros, le Rhodope (les actuels nomes de
Xanthi et du Rhodope), Kavalla et Drama, reprenant donc la définition turque de la
'Thrace occidentale".
Mais les militaires français expliquent à plusieurs reprises que défendre
efficacement la région est quasi impossible et donnent leurs raisons, reprenant les avis
exprimés en 1920 : la frontière nord convoitée "par des adversaires aussi courageux
que tenaces " mesure plus de 800 km au total, le terrain accidenté est difficile, l'armée
ne dispose pas des moyens nécessaires. Quant il s'agit de la Thrace proprement dite, iis
jugent la situation encore plus menaçante :
1. Le couloir de l'Evros est parcouru par une voie ferrée à vote unique où les
convois ne dépassent pas 20 km à l'heure, et qui, sur toute sa longueur, est à portée de
canon turc et à 20 km au plus de la frontière bulgare.
2. Les renforts sont difficiles à acheminer,le train entre Salonique et
Alexandroupolis met 13 h au moins, le port lui-même ne dispose d'aucun engin de levage
et on ne peut donc y débarquer que du matériel portable à dos d’homme.
3. Seul le chemin de fer peut être envisagé pour des mouvements militaires
"rapides" puisque les routes sont inaccessibles aux camionnettes sauf sur quelques rares
tronçons d'une dizaine de kilomètres, les ponts sont en bois, certains torrents se passent
à gué, la boue gêne les transports pendant plusieurs mois, les pistes même sont en

8. SHAT. 7.N.2872.

9. SHAT. 7.N.3 2 2 6 /2 ,18-2-1935.


mauvais état... or ce chemin de fer est faciie à bombarder à Alexandroupoiis où il rejoint
la mer.
4. La plaine côtière eile-même ne satisfait pas les militaires par son étroitesse 101
:
*3
" enfin du Nestos à l'Evros et Dimotica, une longue et étroite bande de terre dans
laquelle des troupes grecques m assées pour en assurer la défense et n'ayant pas
derrière elles le recul necessaire, risqueraient fort de se voir, après un échec,
jetées à la mer". De surcroît les nouveaux villages aux formes géométriques
installés dans la plaine nue constituent des cibles idéales pour une aviation
ennemie".
Face à la Bulgarie, la situation est donc difficile; les attachés militaires font l'inventaire
des points sensibles : le pont sur le Strymon et celui du Nestos, les gorges du Nestos (un
défilé de 17 km de long, aucun autre pont que celui du chemin de fer qui traverse 20
tunnels), les débouchés des seules voies de passage, c-à-d la route du Rupel menant à
Serrés, la route de Plovdiv à Xanthi et celle de Mastanli à Komotini (empruntée par les
Bulgares en 1913); enfin des coups de main par la mer sont possibles su r
Alexandroupoiis ou Lagos 11 . Bien sûr la gorge du Nestos est relativement facile à
défendre, les routes menant en Bulgarie sont impraticables en hiver et inaccessibles au
matériel lourd, mais la conclusion est pessismiste :
" en somme un pays militairement indéfendable pour la Grèce, donc un pays qu'on
doit, au début même des hostilités, abandonner aux Bulgares descendant des crêtes
vers la mer". 12
A ces conditions géographiques difficiles, les observateurs français ajoutent parfois un
avis très critique sur l'armée grecque. L'exposé le plus complet et le plus savoureux de
ces doutes est celui qu'adressa le 21 septembre 19 2 4 le lieutenant-colonel Catroux au
Président du Conseil 13
"Les mouvements d'une commision de quatre membres et d’une escorte de 2 5
cavaliers, le transport d ’un bivouac restreint, sont des problèmes simples que nos
camarades grecs n'ont pas su résoudre... la méthode et l'organisation ont manqué
dans le ca s qui nous intéressait... Les officiers que j'a i rencontrés m 'ont paru de
braves gens, d'un milieu social modeste, san s culture générale, moins familiarisés
que nous-mêmes avec le passé d'art, d'idées et de littérature de leur pays et d’un
développement technique militaire peu avancé...
Quant à la troupe, si on devait la juger par la mine, elle produirait une impression
peu favorable. Une tenue négligée, des uniformes en mauvais état, des chaussures

10. L'essentiel dans SHAT, 7.N.2872, des 20 et 30 septembre 1 932, et l'étude du service
géographique de l'armée du 1 avril 1 940 dans 7.N.3258.
11. SHAT, rapport détaillé du 20-9-1932, 7.N.2872.
10. SHAT, 7.N.2875, 3-8-1937.
13. SHAT, 7.N.321 9/5.
généralement hors d'usage, tout un habillement et un équipement jam ais brossé,
réparé et entretenu, une absence de propreté corporelle dont l'odorat est offensé,
un bavardage permanent, même sous les armes... Les chevaux étaient aussi négligés
que les hommes, insuffisamment pansés et de toute évidence mal nourris; leurs
harnachements toujours délabrés étaient consolidés par des attaches de fortune. En
un mot il y avait harmonie entre bêtes et gens.Tout cela marchant cependant tant
bien que mal, une certaine jovialité insouciante animant cadres et troupes et leur
faisant sans doute considérer comme un état normal ce qui pour nous était indices
de désordre et de relâchement".
Officiers de maigre qualité et qui n'apprécient guère leur poste, troupe négligée et
indisciplinée sont encore des notations que l'on retrouve fréquemment dans les rapports
des années 1930.
La Grèce cependant ne renonce pas à défendre cette région "indéfendable"; le
commandant Peyronnet visite Serrés, Kavalla, Xanthi et Komotini; la IV" Armée a alors
son siège à Kavalla et comprend deux divisions, la 7° à Drama et la 12° à Komotini, ville
de garnison importante avec 80 officiers en 1933 14 . Le système de défense que
Peyronnet décrit dans son rapport du 20 septembre 1932 veut à la fois éviter les
incursions des comitadjis, créer un cordon fiscal entre les deux pays et matérialiser la
possession du territoire. Le système comprend deux lignes et des réserves au chef-lieu,
Komotini. En 1° ligne on trouve 80 postes de 4 à 6 hommes, situés sur la crête en été et
repliés sur une ligne à mi-hauteur en hiver, soit à peu près 4 0 0 à 4 2 0 hommes; la
deuxième ligne est composée de petits postes de 10 à 20 hommes où se trouvent les
officiers, et regroupe à peu près autant d'hommes que la première (voir son schéma
page suivante). L'ensemble, y compris les malades et les permissionnaires représente
deux bataillons d'infanterie sur les quatre présents à Komotini, mais le français n'est
guère optimiste :
" C’est le secteur le plus étendu. Il compte 83 postes. Face aux Turcs, de Demotica à
Pythion et Andrinople, sur les 185 kms, il n 'y a que de rares postes. C'est donc
près de 81 petits groupes qui sont échelonnés face aux Bulgares, de Slivengrad (à
l’est) à la limite des départements de Drama et Komotini (à l'ouest). Ce front
mesure avec les sinuosités de la frontière plus de ZOO kms. La densité ainsi
obtenue, soit 5 hommes tous les 2 kilomètres et demi, donne-t-elle de l'efficacité
au système en pays si montagneux ?
Pays si difficile que le commandant de la division, s'il peut inspecter les postes de
la Maritsa en draisine, ne peut visiter ceux du Rhodope qu'à cheval et cette tournée
demande 40 jours".
Les pronostics des militaires, on l'a vu, se sont en grande partie vérifiés : la Bulgarie a
saisi en 1941 l'occasion de réviser les traités, les routes menant à Serrés par le Rupel,

14. SHAT, 7.N.2873, 5-1-1933. et 7.N.2872


à Xanthi par Echinos et à Komotini par Nymphaea ont bien été utilisées mais, ce qu'on
n'attendait guère, l'armée grecque désorganisée, indisciplinée et mal équipée a tenu
vaillamment, les postes n'étant abandonnés à l'ennemi qu’après l’effondrement du front
macédonien.

La ferm eture

Cette menace réelle a des effets contradictoires sur la vie de la région et son
intégration dans le pays : d'une part l'opinion grecque en général s'attache d’autant plus à
un secteur qu'elle le sent menacé, d'autre part le risque a des effets stérilisants et
renforce le sentiment d'insécurité qui domine chez les réfugiés.
L'un d'eux est la fermeture progressive des frontières qui rompt des
complémentarités anciennes et transforme une région de passage en cul-de-sac. La
vallée de l'Evros est privée du trafic vers Edirne et vers Istanbul, privée également du
transit vers la Bulgarie puisque le port franc prévu à Alexandroupoiis e n !922 n'est
jamais réalisé faute d'accord entre Grèce et Bulgarie sur les modalités concrètes et faute
d'insistance de la SDN. La ville de Didymoticho perd ainsi son débouché principal, de
surcroît ses cultures de tabac, de moins bonne qualité que celui de Xanthi, disparaissent
pratiquement à la suite de la crise mondiale 1929-1932, sa population augmente donc
très peu, 9%, entre 1920 et 1928, et diminue même de 5 % (de 8 2 0 4 à 7 791
habitants) entre 1928 et 1940. Soufli végète également : une partie de ses pâturages
sur la rive gauche de l'Evros est restée en Turquie, une part des feuilles de mûriers
nécessaires à l'élevage des vers à soie venait aussi de l'autre rive et il fallut plusieurs
années avant que les nouveaux arbres plantés en territoire grec produisent en
abondance. Après une interruption de presque dix ans, les conditions du marché mondial
se sont modifiées, les riches clients du sérail ont disparu, la crise mondiale ne favorise
pas une production de luxe... Soufli entre 1920 et 1928 ne gagne donc, grâce aux
réfugiés, que 12 % de population supplémentaire, et seulement 2 % entre 1928 et
1940. Toujours à cause de la frontière, les villages des collines du nord-ouest perdent
les ressources de leurs forêts, complément indispensable à une maigre agriculture, on
peut ainsi citer l'exemple de Pentalofos dont les habitants auparavant exploitaient la
forêt devenue bulgare et vendaient le charbon de bois à Karagatch.

La bordure montagneuse au nord de Xanthi et de Komotini, majoritairement habitée


par les Pomaques, est également l’un des secteurs les plus durablement touchés. Les deux
"routes" principales menant vers Kirdjali et Plovdiv étaient jusqu’en 1 9 1 9 parcourues
à la belle saison par des groupes de Tziganes, les troupeaux transhumants empruntaient
ces chemins, des Pomaques venus des cantons restés bulgares en 1919 descendaient aux
foires de Komotini et de Xanthi, les villages au nord d'Echinos exploitaient comme ceux
de Pentalofos les ressources de la forêt. La frontière définie en 1919 n'est pas
totalement hermétique et on enregistre périodiquement des plaintes pour vol d'animaux
perpétrés par des comitadjis venant de Bulgarie; les bergers locaux, pomaques de part et
d'autre, savent comment conserver leurs chemins de parcours en évitant les postes de
garde, mais les échanges commerciaux s'arrêtent. Plus graves sont les mesures de
surveillance militaires qui isolent peu à peu la région : les sentiers muletiers moins
utilisés deviennent impraticables, le gouvernement grec devant des besoins routiers
immenses dans tout le pays ne cherche pas à ouvrir des routes dans une région où la
population peu dense n'a pas augmenté, où l'activité est réduite, et où les routes
pourraient éventuellement faciliter les déplacements de l'ennemi. Ce n'est donc qu'en
1936 que les premiers travaux routiers sont entrepris dans le cadre de la nouvelle
organisation de la défense : une route Xanthi-Echinos (25 km) pour acheminer le
nécessaire à l'organisation des forts dans l'optique de la ligne Métaxas, une route
Cechros-Mikro Derio pour mieux surveiller le saillant de la frontière et suppléer
éventuellement à la route exposée Alexandroupolis-Férès. C'est alors qu'est créée pour
raisons stratégiques, la "zone surveillée" (alors 4 0 % de la surface totale de la région),
au nord de la ligne de chemin de fer Drama-Xanthi-Komotini 1S; l'attaché militaire
R. Peyronnet présente la décision grecque publiée le 29 octobre en ces termes :
" Le Ministère de la Guerre communique que les personnes qui se proposent de
voyager en Macédoine et en Thrace, au nord de la voie ferrée Doiran-Serrès-
Drama-Komotini-Mont Chapka, ligne de démarcation des départements de Rhodope
et de l'Hèbre, dans des buts commerciaux, pour la visite de parents, travail ou
autre cause, sont tenues de se munir de certificats des autorités policières du lieu
de leur résidence ainsi que d'une carte d'identité récemment délivrée, afin de jouir
des facilités de la part des autorités militaires et policières compétentes pour leur
circulation dans cette zone " 16
Tout le secteur est donc isolé et interdit aux non-résidents; il est également interdit
aux habitants d'en sortir sans permis des autorités militaires, car on se méfie de la
parenté linguistique entre Pomaques et Bulgares. Les lois antiespionnages de Metaxas -
appliquées sur ce point à partir de 1938 - soumettent par ailleurs à une autorisation
militaire les transactions immobilières en zone frontalière et en zone côtière, c'est donc
la Thrace entière qui est concernée. Ces dates marquent donc une étape essentielle : les
Pomaques considérés dès avant 1920 comme des musulmans très conservateurs se
retrouvent coupés du monde; isolés par la religion qui les sépare radicalement de la
majorité grecque, par leur traditionnalisme qui leur fait refuser les réformes d'Atatürk
adoptées peu à peu par les musulmans de la plaine, éloignés des nouveautés agricoles
découlant de la présence des réfugiés, coupés du reste du pays par les autorités
militaires, les Pomaques se crispent sur leur passé au point de devenir, trente ans plus
tard, une "enclave culturelle”17, un conservatoire européen des arts et traditions
populaires, un paradis pour ethnologues, c'est-à-dire le contraire d'une région intégrée
au reste du pays. Par méfiance et par peur, l'Etat a volontairement marginalisé le
secteur et les populations concernées ont accueilli, plutôt favorablement dans un

premier temps, cette mise à l'écart.

1 5. Les lois 375 et 376 de 1 936 sur l'espionnage, renforcées par les lois 1 237 et 1405 de 1 938.
16. SHAT, 7.N.2875, rapport du 1 novembre 1937.
1 7. B.Vernier. Représentation mythique du monde et domination masculine chez les Pomaques
grecs, in Revue des Recherches sociales, n° spécial 1981, publication de l'EKKE, Athènes.
289
B. L'ISOLEMENT

La montagne n'est que le cas extrême d'un isolement à l'intérieur de l'isolement


général de la Thrace. La province n'est rattachée au reste du pays que par une centaine de
kilomètres de frontière terrestre, en pratique un delta infranchissable en hiver par les
moyens de l’époque et un fleuve comprenant 17 kilomètres de gorges qui n'est franchi
que par le pont du chemin de fer et un pont de bois. L'héritage ottoman dans le domaine
des communications est minime, les besoins énormes et les ressources réduites... Dans
un pays fortement centralisé, la province doit apprendre à regarder vers le sud-ouest, à
changer tous ses réseaux, mais comment y parvenir sans transports corrects, quand le
siège du gouverneur, Komotini, est à 800 km de la capitale, à mi-chemin entre
Salonique et Istanbul, à 200 km de Plovdiv devenue inaccessible ? à l'échelle locale
l'absence de chemins simplement carrossables bloque les approvisionnements en vivres
et matériaux à l’intention des réfugiés et les contacts entre les différentes populations.
La demande unanime des populations tant en Thrace proprement dite que dans ce qui est
devenu la Macédoine orientale, c'est la route, comme en témoigne J.Ancel à propos des
paysans de Serrés i a :
"... l'on ne demande qu'une chose : la route. Car les pistes sont impraticables
l'hiver. Déjà après ces premières pluies d'automne, notre petite automobile s'e st
enlisée dans un torrent. Et c'e st aussi un miracle que d'avoir amené le matériel
malgré le manque de voies
Quel est donc l'état précis des communications ? Nous disposons à ce sujet de
rapports très précis des attachés militaires français rédigés en 1932 et 1933, puis
d'une étude du service géographique de l'année en mars 1940, complétée en avril de la
même année 1s .
Le chemin de fer n'a pas changé depuis sa construction : voie unique, pente forte entre
Komotini et Alexandroupolis, des gares à l'écart des villes et " dans les grandes villes, des
gares à ciel ouvert dont ne voudrait pas la plus modeste de nos sous-préfectures" , un
trajet rallongé entre Salonique et Alexandroupolis du fait que la ligne a voulu desservir
Serrés et Drama; entre les deux villes il n'y a qu'un train par jour et treize heures de
voyage (moyenne de 30 Km/h avec 32 arrêts), entre Alexandroupolis et Edirne il n’y a
que deux trains par semaine qui roulent à une vitesse moyenne de 20 Km/h. Le chemin
de fer entre Salonique et Athènes comprenant lui aussi de nombreux kilomètres de
parcours acrobatique à voie unique n'est guère plus rapide et c'est en général un trajet
de deux jours en chemin de fer que celui qui va d'Alexandroupolis à la capitale. Malgré

1 8. J.Ancel. Les Balkans face à l'Italie, Delagrave, Paris, 1928, p.108.


19. SHAT,7.N.2872, document n°76 de septembre 1932, document n°100, rapport annuel de 1932,
2.N.235/6, rapport du 27 mars 1940, 7.N.3258 rapport du 1 avril 1940.
290
ses imperfections le rail reste pourtant le seul moyen de transport utilisable en toutes
saisons, et le meilleur pour les marchandises.
La côte, naturellement peu favorable, n'est guère mieux aménagée qu'au début du siècle :
le port de Porto Lagos n'a qu'un quai de 15 m de long et de 15 à 20 m de large en 1940 et
ne dispose d'aucune grue; le vieux port d'Alexandroupolis au nord-est, accessible aux
voiliers (n'a que 2 à 3 m de fond) comprend un quai de 115 m de long et un môle de 50
m, un brise-lame est commencé en 1940 au sud-ouest du quai formant un bassin
rectangulaire de 85 m de large, deux appontements existent à 350 m au nord-est du
port, avec des fonds de 2 m; au sud-ouest un nouveau port est en construction qui
comprend deux quais, les installations sont réduites, 15 0 0 m2 d’entrepôts entre le port
et la voie de chemin de fer, 18 0 0 m2 un peu plus loin, une grue fixe à main qui peut
soulever 2,5 tonnes et une grue flottante qui peut déplacer 5 tonnes; le trafic du port a
été en 1 9 3 8 de 61 629 tonnes soit une moyenne de 2 0 0 tonnes par jour; les militaires
estiment qu'au mieux on pourrait le doubler. Les lignes maritimes qui reliaient
régulièrement avant 1913 Salonique à Istanbul en faisant escale à Lagos et
Alexandroupolis disparaissent.
"Le réseau routier de la THRACE GRECQUE est en effet le plus mauvais de tous les
Balkans et le Gouvernement Hellénique sera obligé d 'y porter remède même dans le
seul but très pacifique, de la mise en valeur totale du pays.
Sauf aux environs immédiats de Dedeagatch et de Demotica et dans la
traversée de Soufli où il existe de véritables routes, tout le réseau routier de la
vallée de la Maritsa est formé de pistes. La grande voie de communication
longitudinale elle-même,parallèle au cours du fleuve , n 'e st qu'une mauvaise
piste...Certaines parties sont presque impraticables et la circulation s 'y fait
vraiment à travers champs. Dans les vallées latérales on peut atteindre avec des
voitures légères et peu volumineuses, ou avec des chars du pays, Kavadjik, Dadva,
Yan Veran, Kayadjik. A partir de ces points les pistes deviennent des sentiers de
montagne, accessibles aux seuls animaux de selle et de bât
Sur les pistes carrossables, les orelières, les cassis, les gués, les parties
encaissées et bordées de buissons drus jalonnées de loin en loin par des arbres
so lid e s, ne permettent la circulation que de voitures légères, hautes sur roues du
type "Ford" ou "Colonial”. Toute circulation de voitures d'un autre type y est
difficile, l'a ccè s en est interdit, sauf sur de courts tronçons, aux camionnettes ".20

Le capitaine Denardon, du fait de ses fonctions, n'a visité que la vallée de la Maritsa,
mais le tableau n'est guère différent de ce que l'on trouve pour l'ensemble de la Thrace.
Les grandes lignes sont : étroitesse, peu de revêtement, peu de ponts, des chemins le plus
souvent impraticables par temps de pluie; les travaux nécessaires ne sont réellement2
0

20. SHAT. 7.N.3220, le 1 5 juillet 1 925, Observations à la suite des opérations de tracé de la zone
démilitarisée dans le secteur Maritsa, p 6 et 7.
commencés qu'à partir de 1936 pour des raisons militaires. Lu route de Kavalla à
Xanthi, seul lien avec le reste de la Grèce, n'est encore en 1 9 3 2 qu'une piste étroite,
avec des fondrières, et à Toxotes on passe le Nestos sur un pont de bois, les petits bras ou
affluents annexes devant se passer à gué, cependant un pont en béton sur le Nestos
comprenant 5 arches est terminé en février 1940; entre Xanthi et Komotini la route
directe qui longe le Rhodope, 46 km, n'est qu'un sentier impraticable en 1932, en 1940
les sorties des deux villes ont reçu une couche de macadam, et des ponts ont été réalisés
sur les torrents; quant à la seconde route qui passe par Lagos, elle est en relatif bon état
et goudronnée entre Lagos et Xanthi(23 km), les 31 km qui séparent Lagos de Komotini,
sont eux en très mauvais état, une nouvelle route surélevée (inondations fréquentes) est
prévue mais non réalisée en 1940. Entre Komotini et Alexandroupoiis les travaux pour
réaliser une route réelle sont commencés dès les années T ) 20. et en 1940 selon les
portions, la route a reçu du macadam, du goudron ou au moins un revêtement de pierre,
un pont en ciment et deux autres en bois ont été réalisés; des travaux ont été également
entrepris le long de la vallée de l'Evros et en 1940 le trajet Alexandroupolis-Orestias
juxtapose des portions en bon état, d’autres en très mauvais état et des portions en
travaux, les portions modernisées sont proches d'Alexandroupoiis (l'importance du
port) ou aux entrées et sorties des grandes villes, mais les critères du "bon état" sont
encore peu exigeants : la basse vallée entre Férès et Soufli reste régulièrement inondée
et impraticable aux camions. Les deux routes reliant la région a la Bulgarie ne sont
utilisables que "par beau temps", dit-on, et Métaxas a fait mettre du macadam
uniquement entre Xanthi et le fort d'Echinos, la route prévue entre CcchVps et Mikro
Derio n'a jamais été réalisée. Quant aux très nombreux villages qui ne se trouvent pas le
long de ces grands axes... rien n’a changé pour eux, ils ne disposent que de chemins de
terre boueux ou de sentiers muletiers, en 19S5 encore pour aller de Krovyli à
Komotini, 27 km, il fallait 6 h à pied ou 2 heures en train.

Isolement physique... mais la région connaît également une sorte de mise i l'écart
sur le plan humain. Région en danger, elle devient bien entendu une région de garnison,
et les militaires par leur nombre et leur pouvoir d'achat sont des lors une des données
humaines importantes de la région, en particulier dans les grandes villes ou ils gonflent
l'effectif des fonctionnaires, une donnée politique également puisqu'a chaque élection, le
gouvernement en place est accusé de jouer sur tes effectifs et les déplacements pour
assurer une majorité dans tel ou tel secteur. Ces militaires, en particulier les officiers
originaires le plus souvent de la Grèce du sud, contribuent également a ('hellénisation de
la région et à son intégration dans l'Etat grec, mais ils ne sonr guère volontaires pour ces - —
postes et utilisent toutes les échappatoires possibles pour ne pas rejoindre leur poste
ou y rester très peu de temps; le lieutenant-colonel Catroux décrivait les officiers en
ces termes ;
"Il est possible que la médiocre faveur dont jouissent dans l'armée grecque, ces
garnisons frontalières, particulièrement austères, influe sur la qualité des
officiers qu'on y rencontre, car très peu y sont venus volontairement et les cadres
n 'y sont pas au complet. La plupart des compagnies, qui d’ailleurs ne comptent que
deux officiers présents, sont commandées par des lieutenants. Et en fait on
comprend que cette zone frontière exerce peu d ’attraction sur les officiers. Ils y
jouissent à la vérité d'une majoration de solde et le coût de la vie y est peu élevé,
m ais l'installation dans de misérables villages coupés l'hiver de toute
communication s'oppose à la vie de famille, tandis que la dislocation des effectifs en
une poussière de petits postes, réduit l'action du chef à un travail administratif" .21
La région n'est d'aiileurs pas plus appréciée des fonctionnaires que des officiers :
Altinoff remarquait qu'en 1919 l'armée française avait déjà eu des difficultés à
embaucher des Grecs francophones, ils étaient peu nombreux en Thrace même, et ceux
qui se trouvaient ailleurs en Grèce n'étaient pas disposés à monter vers le nord.
Incertitudes sur l'avenir du pays et isolement sont alors des handicaps à une
intégration rapide de la région, que des facteurs humains et sociaux rendent encore plus
difficiles.

C. LES LIMITES DES PROCESSUS D'INTÉGRATION

La Grèce issue des échanges de populations est une Grèce très fortement "hellène''
où les minorités ethniques ont fortement diminué, d'où cette déclaration de Venizélos le
18 février 1929 22 :
"S i je ne me trompe, il n 'y eut jam ais d'Etat national grec que celui que nous avons
aujourd'hui. Nous avons formé des empires comme celui de l'époque macédonienne
ou celui de l'époque byzantine, mais pas un Etat national purement grec. Notre Etat
actuel est purement national, et même si homogène qu'il est peut-être l'Etat
national le plus homogène de l’Europe actuelle ".

L ’idéal
Cette homogénéité remarquable est alors moins une réalité qu'un voeu ardent, mais
une unité fondamentale reposant sur une indéniable conscience nationale, l'appartenance
à la religion orthodoxe et la langue grecque cimente une large mosaïque culturelle
hétérogène, à la fois chez les réfugiés et les autochtones. On symbolise l'hellénisation en2
1
21. SHAT, 7.N.321 9/5, 21-9-1924.
22. Vacalopoulos. op dt, p.28. Venizélos essayait alors, il est vrai, de faire accepter sa politique
gréco-turque aux réfugiés plus que réticents en leur montrant les conséquences positives des
échanges de population.
donnant ou redonnant à tous les villages un nom grec : le recensement de 1928 cite
parfois deux noms ou utilise le nom turc, celui de 1940 n’utilise plus que des noms
grecs ou grécisés et dans le recensement de 1951 on trouve des transformations
complémentaires visant à helléniser encore plus fermement après l'épisode bulgare; en
1920 seules Xanthi, Avdira, Maronia, Macri et Soufli portaient couramment leur nom
grec ancien, certains villages portent des noms totalement nouveaux repris à l'Antiquité
comme Strymi, la plupart portent la traduction grecque de leur nom turc Pendalofos-
Bech Tepe, Proskynite-Hadjilar, Mavroklissio-Karaklisse, certains ne sont qu'une
approximation phonétique lasion-lasi Keuy, Oreo-ûren, Sarakio-Sarakeuy, ce dernier
devenant Righio après la seconde guerre mondiale. Dedeagatch devient Alexandroupolis
parce que le roi Alexandre y effectue un voyage en juillet 1 920.
Un Etat grec fortement centralisateur succède à l’Empire ottoman très souple sur bien
des points, et utilise pour parvenir à son idéal d'Etat-nation de Grecs heilénophones et
orthodoxes les armes classiques de tout Etat : l'armée, l'école et l'Eglise. Ainsi
s'expliquent l'implantation symbolique et rapide du Pope et de l'école dans toute
installation de réfugiés comme le remarque le capitaine Denardon en juillet 1 925 232
4:
"Un observateur habitué à considérer les choses de Turquie n 'e st p as moins frappé
par le souci d 1Hellénisation qui se manifeste dans le village le plus reculé des
hautes vallées par la présence du prêtre orthodoxe, le "papa”, et de l’instituteur.
Dans les villages perdus et presque vides d ’habitants, com m e à BUYUK DERBEND,
dont la population bulgare émigre et n ’est pas encore remplacée par des
immigrants grecs, les quelques familles grecques qui y restent, sont soutenues par
le présence de leur pasteur et leurs enfants sont formés dans la tradition hellène
par le maître d’école. Prêtre et maître d’école, ces deux bons ouvriers de
l’orthodoxie religieuse et hellène, de l’orthodoxie grecque en un mot, ont été établis
en chaque lieu le jour même où on y plantait le drapeau bleu et blanc. Il se
multipliera donc là, non seulement une population nombreuse, laborieuse et riche,
mais encore une population au patriotisme élevé. "
Dans les dossiers de l'Office Autonome pour l'établissement des Réfugiés ?4, les rapports
de C.B.Eddy, Président de la Commission, montrent dans un bilan de 1930 les efforts
réalisés par les communautés réfugiées pour leur école : à Komotini et à Xanthi la
Commission a donné 1 million pour l'école et la communauté 2 5 0 0 0 0 drachmes, à
Mischos, Petinos, Kalfalar, Mandra, Kavyli par exemple, les communautés, malgré
leurs difficultés, ont construit seules leur école. Les témoins des années 1 920 25 ont
constaté dans tous les villages de réfugiés les efforts et sacrifices qui sont consentis pour

23. Rapport déjà cité p.7 et 8.

24. Archives SDN, Office Autonome pour l'établissement des Réfugiés Grecs, dossiers confidentiels
C.B.Eddy. Bilan en 1930.

25. Ainsi Ancel. Les Balkans face à l’Italie, Paris, Delagrave.l 928, p.108, à propos de Serrés.
294
la construction prioritaire d'une école.
La création d'un service militaire national, imposé à tous à la différence du système
ottoman prévoyant des possibilités de rachat (le bedel depuis 1856), est aussi l'une des
armes de l'hellénisation. En 1920, comme les musulmans, les Juifs peuvent l'éviter, en
payant une taxe de 3 0 0 0 drachmes, réduite en 1921 à 1 0 0 0 drachmes; mais les
décrets des 17 et 21 août 1921 suivis des lois 3 0 6 6 et 3108 décident que dorénavant
tous sont mobilisables; de surcroît les ex-mobilisables de 1913 à 1923 qui n'ont pas
fait leur service, sont considérés rétroactivement comme insoumis et doivent payer une
taxe nouvelle de 5 0 0 0 drachmes que la loi 3 2 9 8 permet de verser en trois ans, et qui

parait surtout un moyen de se procurer des rentrées fiscales nouvelles 26 _ Dorénavant


tous sont mobilisés et les musulmans sont systématiquement dispersés dans divers
bataillons en dehors de la Thrace.
Il n'est donc pas étonnant dans ces conditions que les populations les plus éloignées
du modèle idéal s'intégrent plus difficilement ou pas du tout dans le nouvel Etat; la
littérature grecque témoigne des problèmes d'intégration des réfugiés, en particulier des
Grecs turcophones d'Anatolie qui ne s'éloignaient cependant de l'idéal que par la langue.
Pentzopoulos dans son ouvrage publié en 1965 assure que l'intégration des réfugiés n'est
toujours pas totale et il nous fournit un exemple encore plus terrible à propos de la
Thrace :
" Dans la presse quotidienne à Komotini en 7928, il a été écrit que les réfugiés
devaient porter des bracelets jaunes, de sorte qu’ils soient reconnaissables et qu'on
puisse les éviter. Le s indigènes refusent de se marier avec des femmes réfugiées
qu'ils trouvent frivoles et instables". 27
En fait "intégration" et "hellénisation" sont souvent pris pour deux termes
équivalents, or la Thrace compte en 1 9 2 3 deux groupes de population qui, bien plus que
les réfugiés, s'éloignent du modèle dominant à la fois par la langue, la religion et la
conscience nationale, même s'ils sont très différents entre eux par leurs activités, leur
niveau culturel et le contexte politique : les Juifs et les musulmans.

Le s Juifs de D idym oticho

La correspondance des Juifs de Didymoticho permet d'avoir quelques


renseignements sur les réactions de cette communauté ancienne, et satisfaite de la
domination ottomane, face à l'incorporation dans l'Etat grec. A la différence des
musulmans et des Bulgares, les Juifs ne pouvant avoir aucune revendication territoriale
ne sont pas ressentis comme une menace, le fait qu'ils ne soient pas propriétaires2
7
6

26. L'historique dans Paix et Droit, 1927, IV, 11.


27. Pentzoooulos. op dt, p.21 1.
terriens les fait échapper à la réforme agraire et aux réquisitions, et il ne semble pas
qu'ils aient dû héberger chez eux des familles de réfugiés car il n’en est nulle part fait
mention. L'égalité des droits les satisfait, leur école continue à fonctionner moyennant
une étroite surveillance par les services officiels, et la communauté fait tous ses efforts
pour s'intégrer.
Les sources utilisées montrent une communauté soucieuse de maintenir un
enseignement de qualité, gage de promotion sociale par la connaissance du français
" véritable arme qui a servi à tous dans la lutte pour la vie ", et celle de la langue

officielle du pays 28. L'Ecole continue à nourrir gratuitement une fois par jour de 15 à

30 élèves (sur 200 en 1929), elle distribue des vêtements (à 35 enfants en 1931 293
),
2
1
0
fournit des chaussures : ainsi, des personnes d'Edirne ont donné en 1921 deux paires de

chaussures et des Juifs de Shanghaï ont envoyé de quoi habiller 24 enfants 20 . L'oeuvre
d'apprentissage reprend : il est toujours aussi difficile de trouver des patrons non-
israélites pour les apprentis, et la communauté paye la pension des trois ou quatre
candidats qui trouvent une place chaque année.
L 'école, désorganisée pendant huit ans, retrouve dés 1921 un assez bon niveau :le
directeur, pour la première fois depuis dix ans propose en 1922 trois candidats à
l'Ecole Normale de Paris et deux jeunes pour les écoles de l'Alliance en Palestine;
considérant que " les circonstances exceptionnelles où nous v iv o n s'' offrent des
possibilités nouvelles, l'Ecole enseigne en supplément aux plus âgés le Traité de

Comptabilité Schneider-Larousse 21 . Un bilan du 18 avril 1 9 2 3 22 montre que sur 55


anciens élèves, 15 sont entrés dans l'enseignement secondaire, 3 a l’Ecole Normale de
l’Alliance, 4 sont dans les lycées français de Salonique et de Plovdiv où ils préparent
leur baccalauréat, 3 ont trouvé à Xanthi de bonnes places d’employés de commerce, 20
aident leurs parents et 10 ont émigré aux Etats Unis d'où ils envoient de l'argent.
La communauté est par ailleurs soucieuse de conserver de bonnes relations avec
les autorités; après avoir reçu la visite des différents cafmacams et les enfants des
officiers turcs, eile s'est adaptée à la Bulgarie, a rapidement enseigné le bulgare aux
enfants, au point que certains ont intégré l'enseignement secondaire bulgare, s'est bien
entendue avec les officiers français en 1920 et s'efforce, dés 1920, d'avoir de bons
rapports avec les autorités grecques. Le rapport du 10 novembre 1 9 2 0 précise que ses
responsables ont rencontré les candidats députés, participé à l'église au service funèbre
célébré à l'occasion de la mort du Roi de Grèce, reçu la visite du métropolite local"

28. Archives A.l.U, II.B.11, 21-7-1919.


29. Archives A.l.U, ibid, 6-4-1931.
30. Archives A.l.U, I.E.11, 30-4-1921
31. Archives A.l.U, I.E.17, 8-5-1922.
32. Archives A.l.U, I.E.1 7, 18-4-1923.
candidat sérieux au Patriarcat" et que " les hauts fonctionnaires sont justes, aimables,
et de plus actuellement philosémites’’. Après avoir appris le turc et le bulgare, les
enfants israélites apprennent le grec avec succès. L'école est un outil diplomatique : le
18 août 1921 les questions de l'examen de grec ont été posées par le colonel, le sous-
préfet, le député, le maire, l'inspecteur des écoles grecques et le délégué du
métropolite... et miracle !
"le colonel... était enthousiasmé d'entendre des enfants de 12-13 ans s'exprim er
en grec pu r après dix mois de travail seulement dans cette langue".
Le succès est identique en 1922 comme le confirme le rapport de l'inspecteur général de
Thrace :
" Je croyais en interrogeant ces enfants avoir affaire à des Grecs étudiant leur
langue maternelle depuis de longues années et non à des enfants israélites qui en

sont à leur deuxième année d ’études de notre langue". 3 3


Chaque année les inspecteurs grecs sont très satisfaits des résultats, en 1924 le sous-
préfet de Didymoticho est docteur en droit de l'Université d'Aix-en-Provence et
l'entente la plus cordiale règne, des enfants israélites intègrent le gymnase grec. Dès le
17 août 1922 le papier à lettres de l'école porte en grec le tampon "communauté
israélite de Didymoticho", et en juin 1 9 3 0 on supprime sur le papier l'en-tête en
hébreu et l'étoile, pour ne garder que la mention en grec. Les bonnes relations locales se
poursuivent jusqu'à la veille de l'invasion bulgare. Une lettre du 4 mars 1938 raconte
que Métaxas, au retour de la Conférence balkanique, a visité les villes de Thrace, le 2
mars il était à Didymoticho "où la population en délire lui réserva un accueil
triom phal”. Le rabbin "lui exprima la reconnaissance de nos coreligionnaires pour
l'affection qu'il manifeste à l'égard de l'élément israélite qui jouit d'une parfaite égalité
et vit dans le calme depuis qu'il a assum é le pouvoir". Et le Premier ministre répondit
"je profite de l ’occasion pour vous exprimer que je nourris une profonde sympathie
pour l'élément israélite... Soyez convaincu que tout le temps que je serai en vie, les

Juifs de Grèce jouiront d e s mêmes droits que les autres enfants de la patrie hellène" 34 .
Dans cet océan de bonne entente déclarée, il y a cependant dans cette
correspondance raréfiée ou dans les déclarations du rabbin et de Métaxas en 1938 des
signes de difficultés implicites.
Les Juifs ont dû réorganiser leurs relations économiques : il leur faut apprendre à
regarder vers Athènes et Salonique au lieu d'Edime et d'Istanbul, l'Alliance doit ainsi
envoyer ses livres et son courrier via Salonique même si cela prend davantage de temps
que précédemment, à partir d’octobre 1 9 2 0 elle ne doit plus envoyer de "livres turques"
mais des "Francs grecs", puis les enseignants demandent des francs français pour lutter3
4

33. Archives A.l.U. I.E.1 7, 18-3-1921 et 22-5-1922.


34. Archives A.l.U. II.B.11 .4-3-1 938.
contre les fluctuations de la drachme. En 1923 les difficultés économiques sont telles
que les familles cuisinent pour l'école à tour de rôle chaque jour pour réduire les
dépenses, le directeur annonce qu’il ne peut plus envoyer la cotisation habituelle à
l'Alliance en francs, car cela équivaudrait à multiplier son prix par six en drachmes.
Tout cela n'est cependant que le reflet d'une situation commune à toute la région.
Les réticences sont plus fortes face à l'hellénisation grandissante de l'école. Dès le
mois d'octobre 1920 le gouvernement grec fournit un enseignant de grec et des manuels,
à l'école qui en retour accepte une inspection . En janvier 1921, 3 4 heures de cours
sont données en grec chaque semaine par un instituteur qui s'absente le dimanche à la
demande du gouvernement; le 18 novembre 1921 les élèves ont, selon le niveau, 7 à 11

heures d'hébreu et 7 à 10 heures de grec par semaine 35 . C 'est i'ère des bons résultats

et des rapports enthousiastes, mais le 7 juillet 1923 le directeur s'inquiète "delà


création de nouveaux inspecteurs qui semblent vouloir im poser leurs programmes aux
écoles hétérodoxes", et le 29 avril 1924 "les autorités m enacent en sous-main de
transformer l'école en école grecque". Le directeur, Agi, devient alors citoyen hellène et
avertit l'Alliance que tous les instituteurs devront être en 1 9 2 5 de nationalité grecque,
ce qui permet dans un premier temps de se débarrasser d'une institutrice peu appréciée
et de nationalité ottomane, mais pose vite de sérieux problèmes : le 7 août 1925 le
gouvernement menace de fermer l'école si le directeur n’est pas de " nationalité
purement hellène ", en 1926 un ancien élève de 21 ans est nommé directeur provisoire,
en septembre 1926 un ancien directeur de Kavalla vient à Didymoticho, mais en 1928
le problème se pose toujours, la communauté demande à l'Alliance de nommer une
directrice de Serrés" de sujétion palestinienne" qui, grâce à de longues années de
séjour, peut obtenir la nationalité grecque et venir à Didym oticho" ville frontière où
l'Etat exige indispensable l'acquisition de la sujétion hellénique au personnel
enseignant".
A ces tracas s’ajoute en 1923 l'obligation du repos hebdomadaire du dimanche, qui
rompt des assurances données aux Juifs en 191 2 -1 9 1 3 et réitérées en 1920. La
décision de 1923 est interprétée par les Juifs comme une concession du gouvernement
faite aux réfugiés qui n'aiment guère les Juifs qu'ils traitent d'étrangers et de

turcophiles 3
36. Ce reproche adressé aux Juifs se retrouve à l'origine d'une autre
5
querelle, celle du vote. Le gouvernement crée des collèges électoraux séparés pour Juifs
et pour musulmans; cette décision est ressentie par les .Juifs comme "un ghetto
politique", la suppression des collèges séparés en 19 2 6 les remplit de joie, mais
Venizélos les rétablit en 1928; Tsaldaris les supprime de nouveau en 1932. L'enjeu

35. Archives A.l.U. II.B.11, 9-12-1928, en 1928 il y a 7 classes, 4 p ro fe sse u rs de grec, deux de
français et deux d'hébreu.
36. Paix et Droit, 1924, VII, 5.
concerne Salonique où l'importance relative des Juifs est telle qu'elle peut jouer un rôle
électoral. Venizélos aurait déclaré à I' Him érisios Kyrix du 1 6 septembre 1932 : " Il est
inadmissible que 2 4 0 0 0 électeurs de race étrangère influencent d ’une façon décisive
les résultats des élections", le journal en revanche félicite les musulmans qui souhaitent
le rétablissement du collège séparé. Les vénizélistes se méfient des Juifs, alors que
ceux-ci dirent soutenir Tsaidaris uniquement parce qu’il leur promet la suppression des
fameux collèges séparés. Les Juifs de Didymoticho ne peuvent représenter une force
électorale inquiétante, mais le conflit atteint cependant la Thrace car on signale en 1932

que des jeunes ont lancé des pierres sur les vitres de la synagogue de Xanthi 37.
En définitive, malgré de bonnes relations à l'échelle locale, la communauté juive
ne se satisfait guère du nouvel état de choses : elle ne peut plus dans le cul-de-sac qu’est
devenu Didymoticho trouver d'emploi dans les compagnies étrangères, Edirne lui est
fermée, l'Alliance offre de moins en moins de places dans les écoles de Paris ou de
Palestine; la crise générale des années 1930 aggrave les problèmes... l'année 1929 a
amené au mauvais moment gel, sécheresse et inondations, puis en 1930 la dépréciation
des prix agricoles ruine même les classes moyennes; or, avant 1912, la communauté
avait déjà expliqué que sa prospérité dépendait de celle des agriculteurs alentour.
Traduction de ce malaise ? dès 19 2 4 le directeur se plaint de ce que les meilleurs élèves
se sont expatriés et que le mouvement se poursuit : deux familles sont parties pour la
France, une pour la Palestine, une pour la Bulgarie; dix familles demandent à partir en
Palestine aux frais des organisations sionistes; en 1932, après les manifestations liées
au problème électoral, d'autres familles partent pour la France et la Palestine. Selon le
directeur de 1924, Agi, le sionisme est venu entre 1913 et 1919 avec les Juifs de
Bulgarie et serait resté malgré leur départ; pour ces fanatiques l'Alliance ne serait
" qu’une société anti-juive d'assimilation "; en 1935 encore une lettre déplore que
beaucoup de Juifs soient partis en Palestine. La communauté compte encore 900
personnes en 1 9 2 4 auxquelles il faut ajouter vingt familles qui s'installent à Orestias,
en 1928 le recensement grec n'en signale plus que 648, l'école maintient ses effectifs
entre 150 et 200 élèves dans les années 1930; ils sont encore 187 dans la dernière
lettre datée de janvier 1939.
Les années 1923-1941 auront vu les Juifs prêts à respecter légalement l'Etat
grec, ses règles et sa langue, et dans leur double désir d'y trouver une place et de
conserver leur identité, tenter de créer un subtil équilibre dont on ignore quels
auraient pu être les résultats puisque la politique allemande mit fin à la présence
israélite en Thrace.

37. On retrouve toute l'affaire dans Paix et Droit, 1926 VII,10 ; 1932 VI,12 et VIII,1 1.
299
La situation des musulmans

La situation de ia communauté musulmane est différente de celle des Juifs car leur
forte implantation numérique, leur attachement au sol, la proximité de la Turquie qui
intervient à tout instant en leur faveur et la protection du traité de Lausanne les mettent
en position de résister à toute tentative d'assimilation culturelle. Les articles 37 à 45
du traité de Lausanne qui s'adressent aux minorités chrétiennes de Turquie, le dernier
article, n°45, précisant que la réciproque est valable pour les musulmans de Grèce,
garantissent en effet à ces populations le libre usage de leur langue y compris devant les
tribunaux, la possibilité de respecter la charya en recourant à la juridiction du mufti,
enfin la possibilité de conserver des écoles privées musulmanes en langue turque
financées en partie par le gouvernement dans les régions à fort pourcentage de
population musulmane. Le texte, dans la lignée des différents textes signés par l'Empire
Ottoman depuis le début du XIX° siècle pour garantir les droits des minorités, assure,
s'il est respecté, la survie d'une situation de type ottoman; c'e st la création d'un nouveau
m i Met en plein Etat-nation : deux populations différentes de langue et de religion, qui
relèvent de juridictions différentes, vivent dans des villages ou des quartiers distincts,
fréquentent des écoles différentes, sans aucun mariage mixte pour adoucir la séparation.

Les musulmans sont des ressortissants hellènes impeccables auxquels on ne


reproche aucun délit, mais qui, forts de leurs privilèges, du droit du sol, et de leur
antériorité par rapport aux réfugiés ne cherchent pas à se rapprocher de l'élément
dominant : aucun ne fréquente les écoles grecques et contrairement aux Juifs, ils sont
très satisfaits du collège électoral séparé et continuent à envoyer comme représentants à
l'Assemblée, toujours élus du parti conservateur, les anciens beys qui conservent leur
rôle social dans la communauté. Leurs révoltes successives depuis 1878 ont montré
assez clairement qu'ils ne souhaitaient pas plus devenir Bulgares que Grecs, aussi se
contentent-ils d'attendre le prochain changement de frontière. La Grèce de son côté laisse
peu à peu s'installer un monde séparé, c'est ainsi qu'elle appelle les musulmans au
service militaire, mais ne leur faisant guère confiance, elle ne leur fait effectuer qu'un
service réduit de moitié et exempte facilement les soutiens de famille; de la même façon,
après avoir voté entre 1913 et 1919 plusieurs lois sur l'enseignement du grec, la
création d'écoles d'instituteurs et d'inspecteurs pour les écoles musulmanes, elle ne se
presse pas d'adapter cette législation au traité de Lausanne; les écoles musulmanes
restent fermées le vendredi, le grec en 1930 n'est encore enseigne que dans 28 sur 305
écoles musulmanes en Thrace, les hodjas qui n'ont d'autre formation que celle de l'école
coranique poursuivent leur enseignement, les élèves qui terminent la scolarité primaire
sont très rares. Il n'y a donc aucun effort en vue d'une intégration réelle de ces
populations ni de leur part, ni de celle du gouvernement, comme si l’on avait décidé par
avance que l'abîme qui les séparait, renforcé par des souvenirs historiques cultivés et
ressassés, était infranchissable.
La question de l'ouverture sur le monde ne se pose pas alors aux musulmans en
termes d'ouverture sur la Grèce, mais sur les réformes contemporaines d'Ataturk.
Faut-il ou non les adopter quand la législation le permet ?
Les musulmans de Thrace occidentale étaient le plus souvent décrits comme
traditionalistes avant 1912, les Jeunes Turcs n'étaient représentés que dans la garnison
de Demotica et à Gumuldjine. Après 1923, ces traditionalistes sont renforcés
numériquement par des ennemis de Kémal : des Tcherkesses qui avaient aidé l'armée
grecque en Asie Mineure et ne pouvaient plus que la suivre dans sa retraite, 1 2 des 150
adversaires politiques qui se trouvaient exclus de toutes les amnisties, et surtout le
dernier seyhül islam ottoman, Mustafa Sabri qui s'installa à Xanthi; on compte
également d'autres adversaires politiques ou religieux moins importants et des
déserteurs de l'armée turque ne figurant pas sur la liste des 1 50. Ainsi s'installe aux
portes mêmes de la Turquie un foyer d'opposants irréconciliables, accepté avec
bienveillance par les gouvernements grecs et dont le rayonnement gêne fortement
M.Kémal. Ce dernier, à l'occasion des accords de 1930 avec Venizélos obtient l'expulsion
vers Alexandrie de Sabri et des Douze, décapitant ainsi le mouvement, et au cours des
années 30 le groupe des réformateurs pro-kémalistes prend de l'importance, Komotini
devenant un centre plus actif que Xanthi. Le conflit interne porte sur les réformes
kémalistes adoptables en Thrace : faut-il renoncer au fez et au sarik, au saivar, à
l'alphabet arabe et au Coran en arabe, au repos du vendredi, faut-ii avoir recours aux
tribunaux publics si l'on n'est pas satisfait d'une décision du mufti ? Les villages se
divisent sur ces questions entre conservateurs et réformistes, les querelles sont
violentes, on va ainsi jusqu'à refuser d'enterrer en terre musulmane un musulman
portant chapeau (comme les chrétiens ne veulent pas non plus de sa dépouille, une
décision du préfet obligera les musulmans à l'accepter).
Les deux groupes se reconnaisent donc à leur costume et, dans leurs publications, à
l'emploi systématique des caractères arabes et du mot "musulman" pour les
conservateurs tandis que les kémalistes choisissent le mot "turc” et adoptent très vite le
nouvel alphabet. La faiblesse numérique des musulmans de l'Evros, la part importante
des Tziganes parmi eux font qu'ils ne jouent pas un rôle très actif, seules Xanthi et
Komotini sont des grands foyers de presse. Les journaux et revues des musulmans de
Thrace entre 1923 et 1941 sont nombreux 33 , leur existence est souvent brève, leurs
moyens et leur diffusion limités et très liés à la carrière du fondateur-propriétaire-
rédacteur, mais ce sont tous des oeuvres militantes. Les conservateurs dans cette période
éditent \'ltila (Elévation) rédigé par le commandant (déserteur) Capur Ismail Hakki
entre 1925 et 1930 à Xanthi, VAdalet (Justice) d'Aziz Nuri, dernier préfet ottoman de
Bursa (l’un des 150) dont le dernier numéro connu, le nu7, date de 1927, le Balkan,
dirigé par Hasan Mustafa, un tcherkesse originaire de Verria, qui parait par
intermittence de 1924 à 1941. D'autres ont eu une vie très courte comme l'/rndat
(Assistance) ou Dikeo ( Droit) du tcherkesse Sedat Hakki en 1925, le Posta (Courrier)
de Seyh Fuad -un déserteur- la même année ou le M illiye t (Nationalité) de Hamdi
Hüseyin Fehmi en 1931, tous publiés à Xanthi. Les plus importants sont les journaux de
Mustafa Sabri, le Yarin (Demain) violemment antikémaliste publie à Xanthi de 1927 à
1930 et qui se vend en Turquie et dans les pays arabes, auquel succède le Peyam i islam
(Nouvelles de l'islam); en effet un Yarin kémaliste est édité en 1 9 3 0 à Istanbul et diffusé
en Thrace pour jeter la confusion, aussi Sabri change-t-il son titre qui disparait à la
suite de son expulsion au début de 1931. En 1933 est fondée par Seyh Fuad l'association
Ittihad i islam Cemiyeti (Association de l'unité islamique) qui édite de 1935 à 1941 le
journal Müdaffa yi islam (Défense de l’islam).
Dans les ouvrages turcs, il n'est question pour cette presse que de "déserteurs" ou de
"tcherkesses", qui sont tous présentés, sans preuves, comme des "agents de la Grèce",
mais il est vrai qu'objectivement ce courant avantage la Grèce; Kemal d’ailleurs, à la
même époque, laisse complaisamment se développer à Istanbul te mouvement de Papa
Evthym, un orthodoxe turcophone de Cappadoce, exclus a titre personnel des échanges
obligatoires, qui se veut chef spirituel des "Turcs orthodoxes" et crée une église
orthodoxe dissidente. La part des dirigeants venus de l'extérieur ne signifie pas
cependant que le courant conservateur soit importé, l'islam thrace fortement rural est
très conservateur mais les paysans qui le composent n'avaient souvent pas accès eux-
mêmes à l'expression écrite.
Face à cette presse traditionaliste, le premier propagandiste kémaliste est
l'instituteur Mehmet Hilmi, décidé à "éclairer" ses compat riotes, qui transporte i
Xanthi une presse de Salonique en 1923 et édite entre 1924 et 1925 leYeni Ziya
(Lumière nouvelle) qui est d’abord l'organe de l'association des travailleurs du tabac de
38. On dispose de plusieurs études sur la presse turcophone en Thrace, pour la pénode antérieure à
1941, voir : A.Ôzaüç. Les Turcs de Thrace Occidentale (en turc) Kutlug Yaymlari, Istanbul, p.67 à
81, 116 à 128.
. A.Pooovic. L'Islam balkanique, les musulmans du sud-est européen dans la période post-ottomane,
Berlin, Ôsteuropa Institut,1 986, p.1 56 à 1 62.
• P.Konortas. La presse d'expression turque des musulmans de Grece pendant la période post­
ottomane, in Turcica, XVII, 1985, p.245 à 278.
. A.lordanoalou. La presse de la minorité musulmane de Thrace occidentale depuis le traité de
Lausanne (en grec) in Valkanika Symmikta, Inst of 8alkan Studies, n ’3, ’ 989, p.219 à 236.
302
Xanthi 39 ; son prokémaiisme ardent lui vaut un premier exil à Limnos en 1925, un
second à Cythère en 1926 et un troisième à Larissa l'année suivante, il meurt en 1931.
En février 1926 il édite à Xanthi IeYeni Yol (Route nouvelle) qui est interdit par les
autorités car contraire "aux intérêts nationaux grecs", puis le Yeni Adim (Nouveau pas)
qui utilise les deux alphabets; à sa mort un autre instituteur Bahri Resit Ahmet dirige le
journal jusqu'en 1936, année où il est interdit par Métaxas. Autre propagandiste des
idées nouvelles, Osman Nuri entre mars 19 3 0 et mai 1931 édite l'In k ila p (Réforme)
qui ne survit pas à l'opposition qu'il provoque dans la communauté par ses idées trop
modernistes; en 1932 il crée le Trakya (dans les deux alphabets) qui parait jusqu'en
1 9 6 5 (sauf 1941 -4 4 ).
Mehmet Hilmi a également créé en 1927 à Xanthi la Türk Gençier Birligi (Association
des Jeunes turcs) qui est très active et se transporte en 1928 à Komotini où elle
organise des réunions sportives et musicales et se constitue une petite bibliothèque; en
1933 est également créé à Komotini le Gümülcine Yoksul Türk Mektep Cocuklarina
Bakim Birligi (Association de bienfaisance pour les enfants de l'orphelinat turc de
Komotini)qui vécut jusqu'en 1941. En 1933 le Muallimler Birligi (Association des
enseignants) qui se crée et milite pour l'introduction du nouvel alphabet dans
l'enseignement primaire, ne résiste pas aux difficultés financières et à l'opposition des
conservateurs, en 1936 le Rodop-Evros Türk Ôgretmenleri Birligi (Association des
Instituteurs Turcs du Rhodope et de l'Evros) lui succède et continue jusqu'à nos jours
sous le nom d'Association des instituteurs turcs de Thrace occidentale (avec une
interruption de 1941 à 1952). Selon les auteurs grecs, toutes ces activités des
kémalistes sont évidemment subventionnées par la Turquie par l'intermédiaire du
Consulat de Komotini, comme dans le cas précédent concernant les conservateurs, il n’y a
pas de preuves, mais une probabilité politique évidente...
Même si les kémalistes sont très actifs, il ne faut pas en conclure qu'ils ont
transformé la communauté en 1941; isolée comme elle l'est par son conservatisme
traditionnel, son habitat souvent montagneux en majorité dans des villages "purs
musulmans" et des demeures fermées sur l'extérieur, par le manque de routes, par la
barrière dressée par les militaires, par sa religion, par le manque de contacts avec les
nouveautés agricoles liées à la présence des réfugiés... elle se fige souvent dans le
conservatisme : à la fin des années 30 le port du fez est encore courant, le repos du
vendredi également, l'alphabet kémaliste s'implante en profitant du fait que les lettrés "
à l'ancienne" sont rares. Mais les positions du début du XX° siècle sont de plus en plus
loin du milieu ambiant au fur et à mesure des années qui passent ; un enseignement de
plus en plus rétrograde et insuffisant, une ignorance du grec qui empêche toute3
9

39. A propos du rôle de Mehmet Hilmi voir S.Yildiz. Mehmet Hilmi celui qui a édairé le nationalisme
turc en Thrace ocddentale et la presse turque en Thrace occidentale (en turc) in Türk KüItürüA 59,
1976, p.20 sqq.
promotion sociale, une économie rurale appauvrie par la perte des tchifliks et une forte
natalité.
A côté de ce repli volontaire et de l'indifférence gouvernementale joue la force de
l'opinion publique où les réfugiés supportent mal la présence de Turcs, ennemis d’hier
sur leur soi quand eux-mêmes ont dû partir; le fait que les textes comparent toujours
Grecs et Turcs ou Grecs et Musulmans dans la région, laisse à penser qu'un musulman
n'est pas et ne peut être réellement Grec, enfin si l'égalité en droits est affirmée, la
pratique est souvent différente sur le plan local à la fois parce que l'ignorance du grec
handicape les musulmans, et parce que l'administration et certains groupes de pression
favorisent les réfugiés, c'est ainsi qu'un témoin étranger constate en 1933 dans un
article à propos de la Thrace occidentale 40 :
" Cependant en Grèce comme en Bulgarie, à côté des autorités légales, il en existe
d'autres. Formées sous l'apparence d'institutions patriotiques et ayant comme
tâche de collaborer avec les autorités de l'Etat, à l'organisation des conditions
politiques et culturelles dans les régions reconquises, ces sociétés de leur propre
initiative, s'approprient des attributions politiques et adm inistratives non prévues
par la constitution. On peut trouver une justification de l'action illégale de ces
sociétés en prétendant qu'elles ne font que traduire en action les sentiments
généraux de l'opinion publique. Ces organisations illégales sont en réalité le seul
maître de la situation en Thrace occidentale. Elles sont au-dessus des lois et au-
dessus de l'influence des partis au gouvernement et de leurs programmes, ce sont
les réfugiés de Turquie. "

Les différents éléments dont nous disposons concourent donc à nous dépeindre une
situation humainement difficile : les habitants de la Thrace, aux prises avec une
situation difficile, sont plus divisés que partout ailleurs en Grèce ; divisions et
méfiances entre les indigènes et les réfugiés, entre les chrétiens et les musulmans,
entre les réfugiés de différentes origines, entre les musulmans, conservateurs ou non,
entre les Juifs et les chrétiens, entre les Tziganes et tous les autres, entre les nomades
et les sédentaires. Dans ces conditions la réalisation de la "synthèse" de Schultze ne peut
qu'être difficile.

La période 1941-1949 interrompt gravement et douloureusement en ThraceJê


processus de construction entamé après 1923. Il est très difficile d’en connaître les
effets tant les méfiances, les réticences, les silences sont encore lourds. Les ouvrages
qui traitent de l'occupation bulgare ne citent que la politique de bulgarisation, ceux qui

40- S.A.Tchemalovitch. Les musulmans en Grèce, in L'Europe de l'Est et du sud-est, Paris 111/3-4,
1933, p.205-210.
traitent de ia résistance grecque ne citent jamais la Thrace, et sur la période de la
guerre civile qui lui fait suite, le silence est plus épais encore.
Les officiels grecs que j’ai consultés sur ce point estiment que la dureté de
l’occupation bulgare explique le peu de vigueur de la résistance, l’ELAS était présente
cependant en Macédoine orientale et en Thrace où elle extermine en décembre 1944 les
derniers partisans du groupe "nationaliste" de Tsaous Anton qui avait collaboré avec les
Bulgares 41; par la suite les communistes aidés par la Bulgarie n’ont rencontré que peu
de soutien de personnes sortant de l’occupation bulgare, ni de musulmans opposés à toute
doctrine athée, en revanche les Grecs auraient pu utiliser les services de certains
Pomaques de Bulgarie 42. Nul ne conteste que les musulmans incorporés dans l’armée
grecque n’aient combattu à l’égal des chrétiens, quelques communistes turcs regroupés
autour d’Ekrem Bey ont formé une "Légion turque de libération de la Thrace
occidentale", avec le soutien du KKE et de la Bulgarie, mais ils semblent avoir été
motivés plus par le désir de voir changer les frontières du pays que par le communisme
et ils ont été peu suivis. L’épreuve de la guerre mondiale a plutôt resserré les
solidarités entre les habitants face à l’ennemi commun, et les éléments les moins bien
intégrés qu’étaient les musulmans, se sont montrés des citoyens en large majorité
fidèles à la Grèce et à son régime. Cependant la province en 1949 est comme le reste du
pays, profondément traumatisée et ravagée par la guerre.
Les sources officielles grecques 43 permettent d’observer à propos des destructions
dues à la guerre certains points intéressants; ainsi l'occupation allemande semble-t-
elle avoir été moins sévère que l'occupation bulgare : la carte des villages incendiés ou
pillés montre qu'à une dizaine d'exceptions près, sur une cinquantaine au total, ils sont
tous dans la zone bulgare, on remarque aussi sur la carte figurant l'évolution des
populations entre 1940 et 1945 que les seuls centres dont la population ait augmenté, à
cause des "réfugiés" indique-t-on, se trouvent dans la zone occupée par l’Allemagne. Une
étude plus précise montre que les centres les plus atteints sont la ville
d'Alexandroupolis (quasi déserte en 1 945 ) , les villages de son arrière-pays, ceux de
l'Ismaros et la région de Micro Derio; le recensement de 1950 confirme (fiche XVII,
colonne 9) : entre 1940 et 1950 la commune de Micro Derio a perdu 3 7 ,5 % de sa
population, Avas 18,6%, Nipsa 21% , Damia 41,9% , Esymi 47,5% , Potamos 60,9%,
K yriaki 54,2% , Korym vos 61,3% , Lefkimmi 53,1% , Strymi 18,2%, lasi 29,1%,
Kizario 39,5%... Ces villages sont tous d'anciens villages bulgares, leur dépopulation
importante (le nome de l’Evros a perdu dans le même temps 8 ,7 % de ses habitants)
n'est-elle pas le reflet de la politique de rebulgarisation menée après 1941 aux dépens

41. The United Nations and the problem of Greece, op cit, p.1 36.
42. Ibid, p.276.
43. Secrétariat d'Etat à la Reconstruction, Les sacrifices de la Grèce dans la 2° guerre mondiale,
Athènes,1 946.
des Grecs qui les avaient remplacés ? A l'ouest de l'Ismaros en revanche, aucun village
n'a été détruit entre l’Ismaros et le Nestos.
Les musulmans insistent sur les ravages de la guerre civile, le village d’Echinos,
selon eux, a été le seul village de la montagne à échapper aux communistes et les
militaires gouvernementaux y ont rassemblé tous les Pomaques de la région, le medressé
étant transformé pour l’occasion en réserve de munitions 4 4 ; on exposa également à
Echinos les têtes coupées des rebelles à la fin de la guerre civile. Certains Pomaques
disent aussi en privé que Grecs et Bulgares ont tour à tour essayé de faire pression sur
eux en jouant sur une éventuelle parenté d'origine ou sur la base linguistique commune,
que les combattants tant gouvernementaux que communistes les ont terrorisés et ont
puisé dans leurs ressources, qu'enfin, si les Bulgares ont rarement repris la politique
de baptêmes forcés collectifs de 1913, certains evzones gouvernementaux l'ont fait... Les
forces officielles et la peur ont poussé les habitants des montagnes à se regrouper dans
quelques villages ou en ville, des musulmans ont jugé plus sûr de se réfugier en Turquie:
ainsi une commune musulmane comme Avdella (Didymoticho) perdit en 10 ans 38,5%
de ses habitants, les hameaux d'altitude des communes de Polynnthos ou lasmos se
vidèrent (Askylo et Syllio -9 5 ,8 % et -9 7 % , Polyarno -6 6 ,2 % ), Echinos perdit
20,3% de sa population, Oreo 27%, Yerakas 27,4% , Kidaris 28.4%... les communes
chrétiennes qui surplombent le Nestos à l’extrême ouest se vident également : Kariofyto,
Paschalia, Stavroupolis et Komninon perdent entre le quart et la moitié de leurs
habitants.
Dans son ouvrage publié en 1956 sur la minorité musulmane de Thrace,
Andréadès 45 fournit des preuves indirectes de l'ampleur des désastres en citant des
chiffres sur l'aide gouvernementale aux populations. Son but est de prouver que les
musulmans ont reçu au moins autant d'aide que les chrétiens; en laissant de côté cet
aspect, on peut remarquer l'importance de l'aide fournie et la durée, signes de l'ampleur
des besoins. Aux victimes des guerres le gouvernement fournit :
Tableau 30 : AIDE APPORTÉE AUX VICTJMES.DE GUERRE EN THRACE

Familles Familles Total


Ont été donnés aux musulmanes chrétiennes
Nome de Xanthi
animaux 2 330 1 202 3 532
outils agricoles 16 758 5 568 23 416
rayons pour ruches 10 692 ! 6 800 2 7 493
Nome du Rhodope
animaux 506 42 7 933
outils agricoles 11 703 16 950 29 653
rayons pour ruches 13 200 12 40 0 27 600

44. Trakya'nin Sesi n°457 du 9-7-93 .


45. K.G.Andreadès. The Moslem minonty in Western Thrace, Salonmue. nst Etudes Balkaniques,
1956. p.35-44.
Les autorités ont fourni en grand nombre des semences, des engrais et des plants
d’arbres fruitiers, de l'argent et du matériel pour réparer les maisons détruites "par la
guérilla" (on compte les clous, 5 4 3 0 kg fournis aux musulmans, 6 100 kg aux
chrétiens) et, surtout, elles ont dû apporter aux populations, une aide alimentaire de
longue durée. Dans cette région productrice de céréales, dès la fin de 1944 on procéda à
des distributions gratuites de pain et de farine en ville jusqu'à la fin de 1946, jusqu’en
1948 dans les villages. En ville on a droit à 6 okes de pain par personne et par mois, 6
okes de farine à la campagne et 11 okes 46 en zone frontalière. De 1949 à janvier 1 953
des ventes à prix réduit ont lieu régulièrement, de janvier 1953 à juillet 1954 on
donne encore des cartes de rationnement aux habitants de la montagne, en 1954 on
distribue des paquets alimentaires, dons des Etats-Unis (17 600 dans le département de
Xanthi, 12 100 dans celui du Rhodope); pendant l’hiver 1954/55, le gouvernement
fournit du froment à crédit et à prix inférieur de 2 0 % au cours du marché, plus d’1,3
million de tonnes sont ainsi alloués à 32 600 familles dans le nome de Xanthi (où il y a
un peu plus de 89 0 0 0 habitants) et 14 386 dans celui du Rhodope; on précise même que
les sacs vides sont généreusement laissés aux familles qui ainsi peuvent réutiliser les
textiles. Le fait même que dans l’ensemble davantage de familles musulmanes aient reçu
de l’aide (dans ce dernier cas 43 0 0 0 familles musulmanes concernées pour 12 986
familles chrétiennes) vient de ce que la montagne a reçu plus d’aide que la plaine; les
uns y voient un reflet simplement juste de l’ampleur des dégâts, d’autres une volonté
délibérée de s’attacher ou "d ’acheter" les Pomaques en les isolant des autres musulmans,
d’autres enfin la volonté de les réinstaller sur leurs terres pour ne pas laisser un vide
stratégique face à la Bulgarie; les trois explications ne s’excluent pas l'une l'autre.

Création d'une nouvelle province grecque ? le bilan en 1950 est mitigé. Les Grecs
sont devenus majoritaires, le paysage a connu des tranformations qui l'éloignent sans
cesse des paysages de Thrace orientale et le rapprochent du reste de la Grèce du Nord,
l’occupation bulgare a même involontairement renforcé l'élément grec et resserré les
liens entre les habitants. Cependant l'intégration profonde est loin d'être réalisée ; la
province est mal reliée au reste du pays, les Bulgares l'ont isolée davantage et les deux
ponts l'unissant au reste du pays ont été détruits par les opérations militaires;
l'éloignement, la menace permanente créent chez les réfugiés un sentiment d'insécurité
et détourne les autres Grecs de la Thrace, la forte présence musulmane assure à la
région une "originalité" que le reste de la Grèce envisage plutôt négativement. Les
avatars de la Thrace grecque depuis le début de siècle peuvent souvent se comparer à
ceux de la Macédoine : les grandes différences résultent de l'obsession de la frontière, du
maintien de la population musulmane et d'une distance plus grande par rapport à la
capitale.

46. 6 okes= 7,8 kg, 11 okes= 1 4,3 kg.


4° PARTIE : LE MALAISE

THRACE

"La Grèce s'arrête au Nestos...' "

" Merci à M. Sadik et Faikoglu qui nous ont rappelé


que la Thrace aussi fait partie du territoire g r e c " 1
2.

1. Papavannakis. Vasenhoven. Lolos. Notaras et Sinanoalou. Le développement de la Thrace, défis


et perspectives, Centre de Recherche sur la société grecque, Académie d'Athènes, Athènes,1 994.
p.35.
2. Dans l'encart spécial consacré à la Thrace de Vlkonomikos Tachydromos du 1 8 mars 1 990.
Aujourd’hui, en 1994, 50 ans se sont écoulés depuis le départ des troupes
bulgares, 45 ans depuis la fin de la guerre civile. Depuis 45 ans donc, la Thrace n'a
connu ni guerre, ni changement de frontière, stabilité totalement nouvelle depuis 1878.
Pendant ces quarante cinq années la Grèce a vécu des changements très importants
puisque le pays, encore très pauvre et peu développé en 1939, après de rapides
transformations économiques dans les années 1960, a en 1981, intégré la Communauté
Européenne.
Au cours de ces quarante cinq ans, quelle place la Thrace a-t-elle pu trouver à
l'intérieur de la construction grecque, ou quelle place le pays lui a-t-il donnée,
consciemment ou non, dans quelle mesure la région a-t-elle profité des changements et
de l’élévation générale du niveau de vie ?

Que la presse grecque depuis quelques années évoque très souvent les problèmes de
la Thrace et la considère comme l'une "des régions menacées", indique que tout ne s'est
pas passé au mieux. Les statistiques de la CEE ont rendu visible ce que tout le monde
disait déjà tout bas : la Thrace est la région la plus pauvre de la CEE 3 et sa population a
continué à diminuer entre les recensements de 1981 et 1991 (passant de 345 220 à
3 3 8 147 habitants, soit -2 % ) alors qu’elle augmentait en général dans les autres
provinces grecques. N'est-ce pas le signe de la mauvaise intégration économique d'une
région pourtant riche de potentialités ? Les députés musulmans se plaignent auprès des
différentes instances européennes et des télévisions étrangères de mesures
discriminatoires à leur encontre; même s ’il ne s’agit que d'une exagération volontaire
ou d'une mauvaise perception de la situation, cela ne serait-il pas également le signe
d'une mauvaise intégration sur le plan humain ?
Que certains Grecs puissent en arriver à dire que "la Grèce s'arrête au Nestos"
n'est-il pas révélateur de graves problèmes ?
Autrement dit, l'intégration, commencée dans des conditions difficiles, n'a-t-elle pas
partiellement échoué ?

3. Selon Eurostat en 1984, le pouvoir d'achat moyen de la Thrace atteignait l'indice 35 pour une
moyenne de 1 00 en Europe et de 45 en Grèce.
Chapitre I : LE PAYS DES AKRITES

En langage journalistique, la Thrace est devenue le pays des Akrites, ces


combattants valeureux de l'Empire byzantin, soldats-paysans que l'on installait aux
extrémités (d’où leur nom) de l’Empire, sur les frontières menacées. Comme entre les
deux guerres mondiales, le pays pense encore en effet que la Thrace vit sous la menace
extérieure. Après la guerre civile, on continua, malgré l’entrée de la Grèce dans l’OTAN,
à craindre la menace bulgare à la fois "communiste" et spécifiquement "bulgare", aussi
jusqu’en 1964, les communications téléphoniques et ferroviaires avec la Bulgarie
restèrent-elles coupées; au milieu des années 1970 cependant la tension diminua peu à
peu, la Bulgarie retira unilatéralement ses troupes en arrière de la frontière, les deux
gouvernements, aux prises avec des minorités turcophones, se rapprochèrent, et le
premier gouvernement Papandreou conclut en 1982 des accords de coopération
économique et culturelle avec son voisin. Depuis 19 9 0 les relations commerciales se
sont encore intensifiées, la Grèce devenant le premier investisseur étranger en
Bulgarie, et c’est seulement en sourdine que certaines Cassandres rappellent parfois que
la Bulgarie est encore intéressée par la région...4 Mais une nouvelle menace,
omniprésente dans les esprits, obsède les populations depuis 1974 : le danger turc.
Savoir s ’il est réel ou imaginaire n’est pas mon propos, mais que tout le monde soit
convaincu de sa réalité joue un rôle essentiel dans la vie du pays.

A. LA THRACE PRISONNIERE DFS RFLATIONS GRÉCO-


TUROLJES

Le partage de la Thrace méridionale entre Grèce et Turquie est né d’un conflit entre
les deux pays, les échanges de population, le maintien de deux minorités, grecque et
musulmane, à Istanbul et en Thrace résultent également d’un accord gréco-turc. Dès

4. Ainsi dans Vlkonomikos Tachydromos du 1 8 mars 1 993. Un texte publié par le Mouvement des
Citoyens à Athènes en janvier 1 993 et intitulé Frontières, symboles, stabilité, rappelle cependant
les visées de la Bulgarie sur la Macédoine et la Thrace. L’Eieftherotypia du 27 décembre 1993
rapporte que lors d’un voyage privé à Sofia, le Russe Jirinovski a affirmé que la Bulgarie devrait
annexer la Macédoine de Skopjie et la Thrace.
310
iors la région est étroitement liée aux fluctuations des relations entre les deux pays.
Les accords de 1930 entre Venizélos et Atatürk s ont instauré une période de
détente qui s'est traduite par la réouverture officielle à Komotini du consulat de Turquie
(présent depuis 1923, date à laquelle il avait quitté Kavalla, mais sans réelle activité)
et l'expulsion des plus actifs des antikémalistes qui s'étaient réfugiés en Thrace en
1922 et 1923. Les années 1947-1953 ont connu une nouvelle détente entre les deux
pays, contraints à l’entente par les pressions des Etats-Unis qui voulaient verrouiller
le sud-est de l'Europe face à l'URSS. Cette entente s’est, traduite par l'entrée en 1952
des deux Etats dans l’OTAN, par des accords économique et cult ur el, et en 1953, par un
pacte d'amitié et de non-agression. Elle a été symbolisée par des visites officielles :le
président Turc Celai Bayar se rend en juillet 19 5 0 au Patriarcat tandis que le maréchal
Papagos effectue à Ankara sa première visite officielle à l'etranger en décembre de la
même année; en mai 1951 le Premier Ministre Turc Mende res se rend à Athènes, et en
septembre Celai Bayar à Imbros; en février 1952 le fils de Venizélos, alors Président
de l'Assemblée grecque, est reçu à Ankara, en avril et mai Merideres et son ministre des
Affaires étrangères F.Kôprülü se rendent à Athènes, en juillet 1952 le couple royal
grec effectue un voyage officiel en Turquie et, en retour, en décembre, Celai Bayar est
reçu à Athènes. En Thrace, en 1950 le Consulat de Turquie devient Consulat-général,en
1951 le turc devient langue d'enseignement écrit dans toutes les écoles minoritaires
(37 d'entre elles n'utilisaient encore que le pomaquej, en décembre 1952 Celai Bayar
inaugure en présence des souverains grecs le premier "lyeee musulman minoritaire
turcophone" qui porte son nom; en décembre 1954, dernier signe symbolique : les
écoles "musulmanes" de Thrace deviennent officiellement écoles "turques" (ordre signé
du dernier gouverneur-général de Thrace, Fessopoulos, et souvent reproduit dans les
ouvrages sur la Thrace, tant grecs que turcs).

Malheureusement, si 1955 marque pour la Thrace l'entrfte dans la normalité


administrative par la suppression du poste de gouverneur-general, c'est aussi
l’éclatement de l’amitié gréco-turque a propos du sort de l’ile de Chypre. Septembre
1955 : pogrom dont sont victimes les Grecs d’Istanbul .» la suite de l'attentat monté par
le gouvernement Menderès contre le consulat turc de Salomque, suivi d’une grande
vague d'émigration grecque, 1963-64, nouvelles tensions et heurts a Chypre,
manoeuvres militaires turques dans le ciel de Cite, debarquement des premiers Casques
Bleus, nouvelle vague d'émigration des Grecs d’Istanbul, 19/4, opération Attila,
coupure de l'île en deux et installation de troupes turques au nord de file, 1983
proclamation de la République turque de Chypre Nord ... l e s tensions n'ont fait que
s'aggraver. D'autres points importants sont venus s'ajouter au contentieux pendant5

5. On trouve les différents aspects de la question dans '.‘ouvrage coure* * d.nge par Aicxaidns.fi
Veremis. Les relations gréco-turques 1923-1987, (en greni Atnenn*.. GruiSiS, 1988.
31 1
l'année 1974 : délimitation du plateau continental (qui a pour corollaire la question de
la propriété des îles orientales de l'Egée et celle des ressources pétrolières sous-
marines), la délimitation des eaux territoriales (la Grèce veut passer la limite de 6 à
1 2 milles marins comme bien des pays l'ont déjà fait, ce qui couperait certains ports
turcs des eaux internationales), du F1R (Région d'information de Vol) et de l'espace
aérien, démilitarisation réelle des îles de l'Egée 5 ... Depuis quelques années la Grèce
s'inquiète des regards nouveaux que posent certains hommes politiques Turcs sur les
Balkans : éventuel projet turc "d'arc musulman" (musulmans de Turquie, de Bulgarie,
de Grèce, de Macédoine, d'Albanie), aide possible aux musulmans de Bosnie, comme des
contacts entre la Turquie et les républiques musulmanes d’Asie centrale. Le XXI° siècle
ne serait-il pas celui de la Turquie ?
Il n’est pas question ici d'étudier le détail de ces relations, l'important pour la
région, c'est l'existence de cette peur, cultivée par la presse et les médias, ravivée par
les manoeuvres militaires, le rapport démographique inquiétant dans le présent (50
millions d'habitants contre 10) et encore plus dans l'avenir (la fécondité en Grèce est
l’une des plus faibles d'Europe) ou I' importance de l'armée turque et le soutien que lui
accordent les Etats-Unis. La Turquie a su profiter des 1 8 % de population turque à
Chypre pour obtenir 3 6 % du territoire de la République et y laisser stationner ses
troupes malgré les décisions de l'ONU, elle peut et veut profiter des musulmans en
grande partie turcophones de Thrace pour réussir une manoeuvre analogue et "prépare"
l'opinion internationale, en insistant sur les mauvais traitements dont ils seraient
victimes 6
7 : telle est l'idée commune aujourd'hui en Grèce qui conditionne et explique les
méfiances, l'atmosphère, et bien des mesures prises dans la Thrace actuelle.

La place de la Thrace dans les rapports gréco-turcs est également conditionnée par
l'idée d'une réciprocité entre les minorités musulmane et grecque, de Thrace et
d'Istanbul. Les comptes-rendus des négociations de Lausanne montrent qu'effectivement
la Grèce n'a accepté la présence des musulmans en Thrace que pour obtenir le maintien
des Grecs et du Patriarcat à Istanbul; Ismet fit d'ailleurs diminuer l'aire géographique
stambouliote comprise dans le traité pour diminuer d’autant le nombre des Grecs exclus
des échanges obligatoires et le rapprocher de celui des musulmans de Thrace moins
nombreux; de même les articles relatifs aux droits des minorités définissent les droits

6. On trouve l'état de ces différents points dans Le différend gréco-turc, sous la direction de
S.Vaner. Paris, l’Harmattan, 1 988. en particulier de A.Mavrovannis. L'impact de la question
chypriote sur les rapports gréco-turcs.
7. C'est le sens par exemple du titre du journal chypriote Enimerosi du 1 5 février 1 990
"Komotini, une nouvelle Chypre au coeur de l'hellénisme".
des minorités "non-musulmanes" de Turquie et précisent ensuite, dans l'article 45,
que ces droits seront réciproquement valables pour les "m usulm ans" de Grèce :
" Les droits reconnus par les clauses de la présente section aux minorités non-
musulmanes de Turquie seront pareillement reconnus par la Grèce à la minorité
musulmane vivant sur son territoire
Cependant même si le texte n'utilise pas le terme "turc", le fait que le traité soit conclu
entre Grèce et Turquie, que les accords d'échange de populations soient officiellement
des "échanges de population grecque et turque", fait de la Turquie un porte-parole
implicitement désigné de l'ensemble des musulmans de Thrace, même non-turcophones,
d'autant plus qu'aucun autre Etat n'est candidat pour parler spécifiquement au nom des
Pomaques ou des Tziganes.
Il y a donc bien une relation établie dès 1923 entre les deux minorités mêmes
rien ne dit expressément que tout changement dans la situation de l'une doive être suivi
automatiquement d'un changement dans la situation de l'autre. Par la suite, dès que l'un
des deux Etats expose à la SON les mauvais traitements reserves à sa minorité,
l'autre s’empresse de présenter son propre catalogue de mauvais traitements, dès que
l'un des deux Etats veut plaider sa cause auprès de l’ONU ou des instances européennes,
il met en avant le sort difficile de sa minorité, auquel l'autre répond en invoquant les
difficultés de ses protégés; inversement, en 1930, Venizélos ne demande aucune mesure
particulière en faveur des Grecs d'Istanbul, persuade que leur sort s'améliorera avec
l'amitié entre les deux pays. Ainsi les minoritaires deviennent-ils de simples pions sur
l'échiquier diplomatique entre les deux pays. Il s'ensuit donc dans une partie de
l'opinion grecque l’idée que serait juste une réciprocité totale entre le sort des deux
minorités, ce qui, pratiquement, pourrait signifier l'expulsion ries musulmans de
Thrace ; en effet aucune des dispositions spécifiques a Imbros et T’enedos prévues dans le
traité de Lausanne n'a jamais été réalisée, et la communauté grecque d’Istanbul forte
de 300 000 personnes en 1920, ne compte plus que 3 SCO personnes environ8 . Aussi
la Grèce s'estime-t-elle victime de la Turquie et de l’indifférence des organisations
internationales, tandis que la référence aux Grecs de Turquie entretient une crainte
latente chez les musulmans (qui les pousse à thésauriser des pièces d’or ou à placer
leur argent en Turquie) et une suspicion permanente entre les deux communautés,

8. C'est ainsi que le Stochos, journal de l'extrème-droite nationaliste conseille d'expulser les
musulmans de Thrace ou de supprimer le traité de Lausanne, ij regrette egalement souvent queles
autorités aient laissé rentrer en Grèce les musulmans qui s'étaient réfugiés en Turquie pendant la
guerre civile et n'aient pas ainsi "profité de l'occasion”. Voir aussi l es violations du traité dt
Lausanne [en grec), édition de l'Association des Thraees de Constantinople, imdros et Tenedos,
Komotini, 1993.
Dans cet esprit de "réciprocité" les écoles musulmanes de Rhodes ont **te fermées en 1972, àla
suite en 1969 de la fermeture des écoles grecques d'imbros et de Ténérios.
accentuées par la présence de nombreuses personnes originaires d'Istanbui, d'imbros et
de Tenedos. Les conditions psychologiques ne sont donc guère favorables à des rapports
humains détendus, même si apparemment ils sont des plus aimables, si chacun a un ami
musulman ou chrétien, si la région est celle où l'on compte le moins de cas de
délinquance en Grèce 9 .

Affiche photographiée en février


1990 dans une rue de Komotini. ou...
comment ne pas détendre
l'atmosphère.

TO o Ë °m *S Ê ^ DÉCISIONS MAINTENANT
Le parti national exige:
; ANA0H2PHIH THX X W è H K H I - révision du traité de Lausanne (1 )
THX AT2ZANNHI - expulsion des instigateurs Turcs (2)
• AflEAAIH TflN TOYPKHN Y n O K lN H T g ^ - relèvement culturel de la Thrace (3)
• n o A i T i r tikh anabagmixh | - soutien aux Pomaques (4)
THX Q P A K H 1 , •u ,. - classement de Lemnos et de Samothrace
• ENIXXYXH TQN flOMAKflN dans le nome du Rhodope (5)

• W A m r H AHMNOY KAI XAMO0PAKHÎ


ZTON N0M0 POAOnHI "... W S Ê * Dehors les agents des Turcs
... : v
La Thrace ne deviendra pas une nouvelle
Chypre

? ngw oinpàKTOpa; tüv ToüpKUV


|2 (1) = expulsion possible des musulmans

T
V epaknôtv OàyfrsnréaKûnpoç (2) = le personnel du Consulat de Turquie
' & i .............
(3) = musulmans responsables du niveau
' e
scolaire plus faible
(4) = diviser les musulmans
(5) = renforcer le nombre des chrétiens
Le parti en question n'obtint que 101 voix aux élections d'avril 1990 dans le Rhodope mais
l’affiche resta au centre ville pendant les deux semaines de mon séjour.

il ne s’agissait ici que de rappeiler !e cadre géopolitique : dans ce contexte, on


comprend que certains perçoivent l'existence d'une importante minorité musulmane
héritière de l'Empire ottoman et liée à la Turquie, comme une menace intérieure, une
''cinquième colonne", ceci d'autant plus que l'image du Turc, telle qu'elle revient dans

9. Selon les autorités en février 1 993, en ce coin exceptionnel de l'Europe un vol est encore une
chose très rare, on n'en compte pas plus de deux ou trois cas par an dans toute la province.
ies conversations est souvent restée celle de la littérature des années 1930, un être
gentil, bon, calme, et ... naïf, prêt à se laisser manipuler^ .

B. MENACE INTERIEURE MINORITAIRE ?

En 1934, 106 000 musulmans au total avaient obtenu de la Commission mixte un


certificat de non-échangeabilité. Le dernier recensement à préciser officiellement
l'appartenance religieuse, en 1951, comptait en Thrace occidentale 104 339
musulmans, soit 31,18 % de la population de la Thrace (fiche XXII), Andreadès
donne le chiffre de 98 839 personnes en affirmant utiliser également le recensement
de 1951 11. Depuis lors il n'y a plus de chiffres officiels, bien que les autorités les
connaissent car la majorité des villages sont exclusivement musulmans ou chrétiens,
dans les villages mixtes ou les villes, les quartiers sont le plus souvent distincts, et les
noms et prénoms ne peuvent tromper les agents recenseurs; il existe de surcroît des
cartes indiquant les écoles musulmanes ou les bureaux de vote musulmans, chrétiens ou
mixtes, il ne fait donc aucun doute que les autorités disposent de chiffres exacts.

Mais l'absence de renseignements officiels permet les estimations les plus variées:
140 000 pour De Jong en 1971 12, 106 000 en 1974 pour Ôzgüç, jusqu'à 3 65 0 00
dans l'Annuaire de Téhéran; pour les années 1980, le chiffre le plus souvent cité dans
la presse turque ou turcophone de Thrace et repris par M.Popovic est celui de 120 000
personnes tandis que la presse grecque tend à réduire le chiffre : 103 869 selon Kapsis
i3, 110 500 dans I' Eleftherotypia .
Que sont devenues ces quelques 120 000 personnes au début des années 1990 ? Les
journalistes turcs citent souvent le chiffre de 170 0 0 0 personnes en invoquant la forte
natalité des musulmans, à l'inverse le journal (en général bien informé) l’Ikonom ikos
Tachydromos, en mars 1993, ne dénombre que 112 200 musulmans, un ouvrage 14

10. Voir ma contribution Grecs et Turcs d'après la prose grecque 1900-1925, in S.Vaner. Le
différend gréco-turc, op cit.
11. Andreadès. op dt, p.9; mes chiffres proviennent cependant de la publication officielle du
recensement, peut-être ne disposait-il encore que des résultats provisoires.
12. A.Popovic. op dt, p. 172-173, on peut y trouver les références et tous les chiffres cités
jusqu'à la rédaction de son livre.
Un ouvrage de propagande turque pour l’étranger, The Western Thrace Turks issue in the Turkish-
Greek relations, Istanbul, International Affairs Agency, 1 92, p.1 2, cite le chiffre de 140 à 1 50000
personnes, il précise également que le Ministre de la Justice, A.Kanellopoulos aurait parlé le 7 juin
1990 de 150 000 personnes, mais je n'ai pu contrôler l'information.
13. G. Kapsis, anden ministre des Affaires étrangères, dans le Vima tis Kyriakis le 3-9-1989.
14. Papavannakis. Le développement de la Thrace, op cit, p.47.
315
récent donne le chiffre de 105 0 0 0 musulmans ; Mme V.Tsouderou, secrétaire d'Etat
aux Affaires étrangères jusqu'en octobre 1993 et considérée comme une "spécialiste" de
la Thrace parce qu'elle fut un membre important de la Commission Parlementaire
Multipartite sur les Régions Frontalières en 1991-92, a dans une interview au
journal précédemment cité, publiée le 18 mars 1993, parlé de 130 à 150 0 0 0
personnes. Personnellement, en tenant compte de la baisse de natalité chez les
musulmans de Thrace (voir ci-dessous), de l'émigration actuelle, du fait que la
population totale de la région a diminué depuis dix ans, en considérant également la
population des villages uniquement musulmans que j'ai pu repérer (tableau 31) et la
part de la population musulmane des grandes villes, j'estime que la minorité doit
compter comme dans les années 19 8 0 environ 1 20 0 0 0 personnes, au grand maximum
130 000, soit 3 5 % environ de la population totale.

Tableau 31 : RÉPARTITION DE LA POPULATION LOCALE PAR CONFESSIONS ET LOCALITÉS


Nome Nbre Popul Nbre Popul Nbre local Popul Local non Total j
local. local local local chrétien. local identifiée:
musulman m u s u l m m ixtes m ix t e s c h r é t ie n
X a n th i : i

nombre 98 25 979 25 i 16 091 36 11 08 4: 4 53 1 54


00
00

% 61,6 1 5,7; 3 0 ,2 22,6 2 0 ,8


-k 44 1^ 11 56
★ ★ 25 2' 6 33
K o m o tin i
nombre 103 29 293 29: 19 975 41 15 845: 65 113
% 59,5 45 1 7,3 31 23 2 3 ,8
★ 24 3; 7 341
★ * 20 7 27
★ ★ ★ 106 30 28 ■i I

* localités de moins de 100 habitants au recensement de 1991.


* * localités comptant de 101 à 2 0 0 habitants.
* * * selon les chiffres fournis par le Japonais Kamozawa, d'après les données du*1

15. Pour identifier les villages, j'ai utilisé les renseignements de K.Kreiser. Die Siedlungsnamen
Westthrakiens nach amtlichen Verzeichnissen und Kartenwerfen, Freiburg, Schwartz, 1 978, F De
Jona. Names, religious dénomination and ethnicity of settlements in Western Thrace, Leiden, Brill,
1980, H.Sella. Le grec parlé par les Turcophones du Nord-Est de la Grèce, Paris V, Thèse de
Linguistique, Université R.Descartes, 1 986. Ces ouvrages sont déjà anciens car, à cause de
l'émigration, la situation évolue; j'ai donc ajouté à ces données mes observations personnelles sur
place, l'examen des annuaires téléphoniques, les résultats des élections, les renseignements de la
presse turcophone, j ’ai interrogé certaines personnes; parfois je n'ai pu trancher entre des
résultats contradictoires. Les communes de plaine regroupant différents écarts sont à peu près
toutes des communes mixtes, c'est pourquoi j’ai pris en compte les localités et non les seules
communes administratives.
Consulat de Turquie à Komotini 16.

Ce chiffre de 35 % prend plus d'importance si l'on tente une répartition à l'échelle


locale (carte n°48). Dans le nome le plus oriental de l'Evros, frontalier avec la
Turquie, on constate en effet que les musulmans sont très peu nombreux : ils n'habitent
seuls, que 10 villages regroupant 2 006 habitants, tous situés à l'extrémité sud-ouest
dans les collines entre Makri et la limite du nome du Rhodope, et également dans les
hauteurs proches de la frontière bulgare autour de Mikro et Mega üerio (où se trouvent
aussi, des villages mixtes). En dehors de cette zone géographique réduite, la présence
musulmane se limite à quelques villages mixtes très éparpillés, aux deux villes
d'Alexandroupolis (de nombreux Tziganes se sédentarisent dans un habitat précaire près
de la viile) et de Didymoticho où des turcophones habitent surtout le quartier de la
citadelle. On sait par les statistiques scolaires (tableau 32) que l'Evros compte 21 des
231 écoles minoritaires (9%), 749 des 9 101 écoliers ( 8 ,2 % ) et 53 des 765
enseignants de ces écoles (6,5%), certains estiment cependant que les enfants
musulmans, en large partie tziganes, y sont moins scolarises que dans les deux autres
départements. L'Evros comptait près de 8 000 musulmans en 1951 selon Andreadès,
près de 6 000 seion le recensement, l'Ikonomikos Tachydrom os (sans donner ses
sources hélas) lui en attribuait 11 400 en 1993, ce chiffre me semble, compte tenu
des données précédentes, acceptable; les 11 à 12 0 0 0 f au maximum) musulmans de
l'Evros représenteraient donc sur un total de 143 791 habitants en 1991, environ 7 à
8 % de la population. Leur nombre était déjà limité avant 1913, les échanges turco-
bulgares de 1913 l'avait encore réduit, en 1927 la Commission Mixte a rencontré dans
cette région bien des musulmans qui, submergés par la vaque des réfugiés, étaient prêts
à émigrer, il leur était plus facile de se réfugier en Turquie entre 1941 et 1949... Le
faible pourcentage actuel est donc le résultat d'une suite historique sans qu’il soit besoin
d'invoquer une politique spéciale d’expulsion de la part des Grecs comme le font
certaines publications turques; mais il est certain que ce faible pourcentage en région
frontalière ne peut que rassurer les autorités.

La situation est par contre fort différente dans les deux autres nomes, de Xanthi et
du Rhodope qui comptent, à eux deux, 194 356 habitants en 1991. Si l’on estime le
total des musulmans à 120 ou 130 000 habitants et que l'on retire de ce total les
12 000 musulmans de l’Evros, on arrive au chiffre minimum de 108 0 0 0 musulmans
pour les deux autres départements, soit la majorité absolue de la population totale.

16. I.Kamozawa. Ethnie minority in regionahzation. the case of Turks or Western Thrace, in
Population mobility in the Mediterranean World, Tokyo, At Hitosubashi Umversity, 1982.
317
Tableau 32 : L’INSTRUCTION PRIMAIRE MUSULMANE EN THRACE. année 1992/93
(source, Ministère de l'Education Nationale et des Cultes)

Xanthi Rhodope Evros Total


Nombre d’écoles 76 135 21 231
Enseignants chrétiens 126 186: 25 343
Enseignants musulmans: 157: 247 31 427
Elèves 4 097 4 299 749 9 10 1 :
Ecoles urbaines 2 7 2 11

Tableau 33 : THRACE: ENFANTS SCOLARISÉS DANS LE PRIMAIRE en 1991/92 (source,


ministère de l'Education et des Cultes)

:Xanthi Rhodope Evros Total


Elèves chrétiens 4 054 4 519 751 : 9 324.
Elèves musulmans 4 550 3 800

L'opinion publique et les données dont on dispose montrent que ces musulmans se
trouvent en plus grand nombre dans le département du Rhodope qui compte 135 des 231
écoles musulmanes (5 8 ,1 % ), 4 2 4 4 des 9101 élèves musulmans (46,63 % ) et 429
des 7 65 enseignants (5 6 % ); mes identifications villageoises montrent que les villages
"purs" musulmans regroupent 4 5 % de la population rurale, les villages mixtes plus de
30 % et tous les témoins s'accordent à reconnaître que les musulmans forment au moins
la moitié des 38 0 0 0 habitants de Komotini; par ailleurs en 1991/92 les écoles
primaires du Rhodope comptaient 4 519 élèves musulmans (soit 5 4 ,3 % du total des
enfants scolarisés dans le primaire), et 3 800 enfants chrétiens. Tous les signes
concordent donc : les musulmans sont majoritaires actuellement dans le nome du
Rhodope; en 1951 ils étaient au nombre de 49 660 selon Andreadès, près de 59 000
selon le recensement, l'Ikonom ikos Tachydromos indique le chiffre de 67 000, qui me
parait très vraisemblable et même légèrement surévalué, si on le compare à ceux que
l'on peut obtenir avec les calculs précédents; sur un total de 103 0 0 0 habitants dans le
département, ils formeraient donc entre 60 et 6 5 % de la population.
Dans le département le plus occidental enfin, celui de Xanthi, les musulmans
représentent près de 49 % de la population rurale en villages "purs", une part des
3 0 % de la population rurale en villages mixtes et environ un tiers des 35 0 0 0
habitants de la ville de Xanthi; ils comptent par ailleurs 4 0 9 7 enfants scolarisés dans
le primaire, soit 4 5 % du total des musulmans; ce chiffre de 4 5 % appliqué au total de
120 0 0 0 musulmans donnerait un chiffre de 54 0 0 0 personnes, mais les enfants
musulmans de ce département sont réputés plus scolarisés qu'ailieurs, le chiffre de
54 0 0 0 est donc trop élevé. Les musulmans étaient 42 245 en 1951 selon Andreadès,
plus de 40 000 selon le recensement, 42 0 0 0 selon l'Ikonom ikos Tachydromos en
1993, chiffre peut-être légèrement sous évalué. On peut remarquer que le
département, à la différence du Rhodope, compte moins d'élèves musulmans (4 097)
que d'élèves chrétiens (4 550) soit 47,4%, pourcentage qui, appliqué à la population
totale donnerait environ 43 000 habitants musulmans. Les familles musulmanes ont
plus d'enfants que les familles chrétiennes mais leurs enfants ne sont pas tous
scolarisés... C'est donc entre 42 et 45 000 habitants que l’on peut estimer
approximativement la population musulmane du département, chiffre "sensible"
puisqu'il est proche de la moitié de la population totale (9 0 965).

Ch peut remarquer que cette population musulmane est restée fortement rurale
comme le montre la répartition des écoles ( 11 écoles classées comme urbaines sur
231, mais ces 11 écoles comptent chacune beaucoup plus d'élèves qu'une école rurale)
ou la carte que j'ai pu dresser (n°48), avec cependant une urbanisation montante : la
moitié des habitants de Komotini, un tiers de ceux de Xanthi sont musulmans, des
Tziganes se fixent progressivement autour d'Alexandroupolis, Férès et Soufli.
L'ensemble de la zone montagneuse qui n'a pas connu d'implantations de réfugiés dans les
années 1920 est restée une zone de peuplement uniquement musulman, d'où
l'importance numérique du nombre de localités musulmanes car l'habitat dans le
Rhodope est particulièrement dispersé : dans le nome de Xanthi 4 4 des 98 localités
musulmanes ont moins de 100 habitants, 24 sur 103 dans le nome du Rhodope, ces
hameaux sont beaucoup plus nombreux parmi les villages musulmans que parmi les
villages chrétiens. L'extrême-ouest du nome de Xanthi, sur la nve gauche du Nestos,
fait exception parce qu'il n'appartenait pas administrativement à la Thrace occidentale
en 1922 et qu'il a donc connu les échanges de population, cette montagne "chrétienne"
est en voie de désertification totale contrairement à la partie musulmane. Les villages de
piémont, à l'exception des plus importants classés comme mixtes, sont également
musulmans. Les villages mixtes sont d'ailleurs le plus souvent le résultat de la fusion
administrative entre le Palio, l’ancien village musulman et le Neo, le village issu de
l'implantation des réfugiés, que le recensement de 1 9 2 8 distinguait encore, mais la
fusion n'est le plus souvent qu'administrative, dans l’architecture elle reste visible et
les habitants continuent à parler "d'ancien" et de "nouveau", d'autres villages mixtes
sont des communes très proches des deux grandes villes où les regroupements récents
changent la structure plus ancienne. Dans la plaine, les localités musulmanes étaient
déjà signalées en 1920, les villages uniquement chrétiens sont les descendants
d’implantations très anciennes comme Maronia ou Avdira, ou des villages créés pour les
réfugiés, ainsi remarque-t-on l'importante présence chrétienne dans le secteur Porto
Lagos-Komotini-Thrylorio-Proskynites. Il y a donc une grande stabilité de l'habitat et
des répartitions par religion depuis le début du siècle, il en est de même en ville; le
plan actuel de Komotini (n°49) par l'absence de rues, les impasses, les sinuosités
permet de repérer facilement les quartiers musulmans qui sont déjà ceux qu'indiquait
le plan de Schultze : Kir Mahalle au NE, Yenice Mahalle au Sud, Yeni et Mastanli Mahalle
à l'ouest. Ruelles aux maisons basses presque collées au sol, entourées d’un mur passé à
la chaux, séparées de la rue par un jardin potager ou sans ouvertures... la description
n’a guère changé depuis Schultze (HT. IX, p.320’).
On peut enfin observer la forte proportion de villages "purs” : 84,2 et 82,6 % des
villages identifiés ethniquement, à la fois signe et cause d'une intégration difficile; les
contacts avec "l'autre" à la campagne sont d'autant plus limités que les villages mixtes
sont divisés sur le terrain par une rue principale, deux cafés, deux lieux de culte et
deux écoles différentes.

C. UNE VITALITE DEMOGRAPHIQUE DIFFERENTE

Cette présence importante est perçue par certains en Grèce comme une menace
potentielle, renforcée par la différence entre les taux de natalité (mai étudiée) des deux
populations. Malheureusement il est difficle, dans ce domaine également, d'obtenir des
renseignements précis, et les conversations des uns et des autres relèvent parfois plus
du fantasme que de l'information.
Les chiffres disponibles montrent que dans les années 1920 la natalité était élevée
en Thrace (les chiffres vont de 24 à 37 pour mille), mais que cette importance était
due au moins autant aux réfugiés (on constate la même chose en Macédoine où il n'y a pas
de musulmans) qu'à la population musulmane. Pendant plus de dix ans, à partir de
1922, l'accroissement naturel est plus élevé dans l'Evros que dans le Rhodope alors que
l'Evros compte nettement plus de chrétiens que le département voisin, en 1927 le taux
de natalité dans l'Evros est le second en Grèce après celui du département de Kozani, le
1° en 1928, le 2° en 19 3 3 et 1937 (après Drama et Kilkis, deux départements où les
réfugiés sont très nombreux). Il n'y a donc pas de différence sensible entre les deux
communautés sur ce point et personne ne s'inquiète alors de cet aspect des choses.
En 1961 encore, la natalité en Thrace est relativement forte, mais sans constituer un
réel record en Grèce : Xanthi avec un taux de 27,6 pour mille est le 3° nome grec
derrière l'Evrytanie et la Thresprotie, nomes de montagne uniquement chrétiens, le
Rhodope le 14° avec 24,29 pour mille et l'Evros le 16° avec 22,91 pour mille; ces
chiffres marquent cependant le début d'une différenciation entre les deux communautés :
l'Evros, presque uniquement chrétien, est dépassé par le Rhodope ou Xanthi, les
éparchies rurales et nettement musulmanes de Xanthi ou Sapes ont des taux nettement
plus élevés que le reste du nome : 31,76 pour mille ou 26,89. Notons que le taux le
plus faible en Grèce est alors de 12,7 pour mille. Cependant l'éparchie première en
Grèce pour la natalité, est celle de Margariti en Epire avec 33,45 pour mille, et
l'éparchie rurale, thrace et chrétienne d'Orestiada a encore un taux de natalité de 27,30
pour mille. Les moins de 15 ans en 1961 sont plus nombreux dans l'Evros (3 0 ,9 2 % )
que dans le nome de Xanthi (3 0,8 0% ) ou du Rhodope (2 9 ,6 7 % ) où les musulmans sont
plus importants, ces trois nomes sont d'ailleurs loin d'être les plus jeunes de Grèce.
Dans les différences constatées alors ,le rôle de la ruralité pouvait donc être aussi
important que celui de la religion.
C'est dans les années 1960 que la situation semble évoluer différemment, la
natalité diminuant rapidement dans les familles de réfugiés. L'étude de P.Y.Péchoux 17
(précieuse car rare et précise) sur la commune d'EvIalon en 19 6 6 montre une plus
grande jeunesse de la population musulmane par rapport à celle du village de réfugiés
tandis que la jeunesse des Sarakatsanes chrétiens est restée importante, et une
différence grandissante entre le nombre d’enfants des 208 couples chrétiens et des 644
couples musulmans selon la période de leur union, 1 9 5 1 -5 3 ,1 9 5 7 -5 9 ou 1963-65.
On voit enfin que la taille de la famille diminue très vite chez les chrétiens seion l'âge
du chef de famille, tandis que la même diminution se produit également dans les familles
musulmanes mais avec un net décalage, la famille de 3 à 5 enfants y est encore très
importante (48,1% ) alors que la famille de 1 ou 2 enfants l'emporte nettement chez les
chrétiens (76,5%). Le tableau 36 montre que, si effectivement le nombre des
naissances diminue chez les musulmans en 1963-65, il est nettement supérieur à celui
des naissances enregistré dans les familles chrétiennes, la natalité est encore dans les
années 1960-62 de 26,2 pour mille chez les musulmans d'EvIalo et d'Avato, de près de
45 pour mille chez les montagnards plus conservateurs. Il est vrai que la différence
dans le rythme des naissances peut être compensée dans les premiers temps par une
très forte mortalité infantile chez les musulmans : 110 pour mille en 1 9 6 0 -6 2 à
Evlalo, 94 pour mille à Avato, plus encore chez les Pomaques.

Tableau 34 : RÉPARTITION PAR AGES DES COMMUNAUTÉS .Evlalo. 1965 *1

1
Turcs d'EvIalo j Sarakatsanes Grecs d'Avato |
i
% 0-16 ans 3 3 ,8| 33,1 I 30,4
% 17-36 ans 42,9! 36,3^ 39,8
% 37-56 ans 1 6,2! 20,7: 18,3
% plus 57 ans 7,1 ! 9,9: 1 1,5

17. P.Y.Péchoux. Les paysans de la rive orientale du Bas Nestos (Thrace grecque) in Etudes
rurales, Paris, Mouton, n°29, janvier-mars 1968.
18. P.Y.Péchoux. op cit, tableau 4, p.27.
KOMOT1N1 AUJOURD ’HUI : ia présence musulmane HT. IX

23. L’idadive. devenue


1° école primaire
musulmane de Komotini
Grand bâtiment carré
avec une cour centrale.

4—

24. Le quartier musulman au nord de la ville,


au-delà, la plaine puis les villages de piémont
et les hauteurs du Rhodope.

2 5. Les maisons basses et aveugles sur la rue


du quartier de Kir Mahalle.
Tableau 35 : RÉPARTITION DES FAMILLES PAR TAII 1F FT PAR COMMUNAUTÉS.
Evlalo. 1965 ,19

Familles 0-2 enfants 3-5 enfants 6-8 enfants 9 enfants et +


F .G r e c q u e s
Chef né avant 1915 8 28 32 32
Chef né 1916-1930 37,8^ 58,7 3,5
Chef né aprèsl 930 7 6 ,5 ; 23,5^
F .T u r q u e s
Chef né avant 1 91 5 7,1 : 28,7: 50 14,2
Chef né 1916-1930- 2,9; 67,5 21,5 8,1
Chef né après 1 930 50: 48,1 1,9
F .S a ra k a tsa n e s
Chef né avant 1 91 6 50 25 25
Chef né 1916-1 9 3 0 : 55,6 44,4-
Chef né après 1 930 j 84: 16;

Tableau 36 : NAISSANCES CHEZ LES COUPLES CHRÉTIENS ET MUSULMANS A Evlalo 20

Naissances dans Couples chrétiens Couples musulmans


Mariés 1951-53 35 1 44,3 j
Mariés 1957-59 31 145 I
Mariés 1963-65 22,6 116:

Tableau 37 : LA NATALITÉ EN THRACE 1961-81.

E vro s X a n th i Rhodope i
1 961 22,2 2 4 ,3 : 22,7
1 971 1 3,8! 21,2 1 7,6 j
1 981 13) 17,4: 14 j

Depuis 1961 la natalité diminue rapidement en Grèce et la moyenne du pays en


1985 était estimée à 11,7 pour mille; dans les trois départements concernés la natalité
diminue également, mais avec un décalage par rapport à la moyenne grecque; c'est ainsi
que la moyenne thrace en 1985 était de 13 pour mille, mettant la région en tête du
classement grec, devant la Crète et la Thessaiie (12,5 et 12,4 pour mille). Cette
première place est unanimement attribuée par les commentateurs à la natalité
musulmane décrite comme très forte par rapport à celle des chrétiens, il semble
cependant que le terme "très fort” soit à modérer : en effet, pour arriver à un chiffre
moyen de 13 pour mille, avec environ 6 5 % de population chrétienne, si on attribue à
cette population une natalité moyenne comparable à celle du reste de la Grèce (les
quelques sondages dont on dispose indiquent une natalité assez faible), on ne peut1
0
2
9

19. P.Y.Péchoux. op cit, p.28.


20. P.Y.Péchoux. op cit, p.36.
qu'obtenir une natalité d'environ 1 5 % pour mille pour les musulmans, ce qui n'a rien
de la natalité record que certains journaux redoutent; le chiffre de 14 pour mille dans
le Rhodope en 1981 confirme mon raisonnement puisque ce nome comporte une
majorité musulmane.

La seule étude détaillée récente dont je dispose à ce sujet est celle de Kiochos 21 qui
a pu faire des sondages dans les registres communaux (dimotologhia) des trois plus
grandes villes, et dans ceux de la commune d'Amaranda qui regroupe 5 villages dont un
seul est habité par des chrétiens (en tout 2 2 1 4 musulmans et 531 chrétiens). Il a
comparé le nombre d'enfants des couples chrétiens ou musulmans, mariés lors des
années indiquées; bien sûr la période de fécondité des couples mariés les plus
récemment, en particulier en 1980 et 1985, n'est pas terminée, mais la comparaison
entre les deux communautés reste possible, seul le nombre réduit des mariages à
Amaranda rend parfois les résultats non significatifs.
On peut remarquer que c'est à Alexandroupolis que la différence entre les deux groupes
est la plus grande, bien que cette différence diminue régulièrement d'une date à l'autre
passant de 2,79 (entre le nombre moyen d'enfants dans la famille musulmane et la
famille chrétienne) pour les couples mariés en 1961 à 0,6 pour les couples mariés en
1985; à toutes les dates, ce sont les couples musulmans d’Alexandroupolis qui ont eu le
plus d'enfants. Est-ce dû à un réflexe inconscient de résistance pour un groupe très
minoritaire, ou au fait que ces musulmans sont majoritairement tziganes, groupe
auquel on reconnaît une plus forte natalité qu’ils soient musulmans ou chrétiens ? je
n'ai pas les moyens de trancher bien que la seconde solution me paraisse vraisemblable.
Dans le cas de Xanthi et de Komotini, la différence entre le nombre d'enfants des deux
groupes de couples est de 0,5 à 0,7 enfants entre 1961 et 1970, à partir de 1 9 7 0 eile
diminue pour n'être plus que de 0,1 à Xanthi et même à Komotini (effet du hasard?) elle
s’est inversée en faveur des couples chrétiens. Il s ’agit bien sûr d'exemples urbains,
mais si l'on regarde les chiffres d'Amaranda, en plein milieu rural, le nombre des
naissances musulmanes n'est pas plus élevé qu'en ville.
On peut trouver une confirmation de cette baisse de la natalité musulmane dans les
statistiques scolaires : en 1954/55 les enfants musulmans scolarisés dans le primaire
étaient au nombre de 13 478, en 1991/92 ils n’étaient plus que 9 324, 9 101 en
1992/93 et pourtant tout le monde s'accorde à reconnaître qu'en 1954 bien des
enfants, les filles en particulier, n'étaient guère scolarisés ce qui n’est plus le cas,
donc, dans les conditions actuelles, le chiffre des élèves aurait été nettement supérieur
à 1 3 000. Cette diminution progressive de la natalité chez les musulmans a même été
remarquée très tôt par les auteurs turcs eux-mêmes puisque Ôzgüç, en 1974, accuse

21. P.Kiochos. Analyse du problème démographique de la Thrace 1951-1984, (en grec),


Université du Pirée,1991.
Tableau 38 NOMBRE D'ENFANTS SELON LA CONFESSION DFS FAMILLES fKiochfw. p.75,
77, 80, 82.

Mariage en.........I ..... F a m Ü.le.s..chrétiennes; ...... Fam illes m u su lm a n e s D if f é r e n c e


|...........................„i.o!?rs. ..familles enfants/famille enf/famille
I A le x a n d r o u p o lis ]
I 1961 409: 1,8 7 :
1965 145 2,15 10
1970 188: 2,05: 16
1975 267: 2,08 16
1980 214:
1985 180: 1,53: 12
:X a n th i : : : : ;
; 1961 395: .1,27; 137
1965 174: 1 ,9 4 : 81 2,67
1970 147: 1,95; 62
1975 189: 1,88: 56 2,67
1980 183: 1,75: 95
1985 154: 1.58; 77
K o m o tin i
1961 259: 1,74: 1 33
! 1965 165: 1 ,67 11 1
1970 145! 1 ,84: 89 2,37
1975 19 2: 1 ,7 9 : 104 2,05
1980 154: 105
1985 179: 1,44 i 89:
A m a ra n d a
1964 0: 0: 4:
1967. 1: 2: 8:
1970: 10 i 1,8; 28: 1,85
1975: 2: 2: lo i
1980: 12:
1985; 8: 1: 20: 1,1 5: 0,1 5!

:
: C h r é t ie n s M u s u lm a n s
:
Janvier 35 64
Tableau 39 : L E S N A IS S A N C E S D A N S LE DEM E Février 25 43
! M ars 31 52
DE X A N TH I EN 1990. (Kiochos. op cit. p.87)
A v ril 32 47
Mai 35 44
Juin 19 34
Juillet 44 41
Août 34 50
Septembre 23 59
Octobre 25 59
Novembre 29 48
Décembre 36 91
« Total 368 632
les Grecs de favoriser les avortements chez les musulmanes pour limiter ainsi la
population 22 . Contrairement à mes conclusions les chiffres des naissances inscrites
dans le dème de Xanthi en 1990 laisseraient supposer que le tiers des habitants
musulmans de Xanthi fait preuve d'une natalité record face aux chrétiens (tableau 38)
... il me semble qu'il faut attribuer cette différence impressionnante au fait que les
musulmans de Xanthi sont pour beaucoup des nouveaux installés, jeunes et récemment
venus de la montagne face à une population chrétienne urbaine et nettement plus âgée.
C'est ce que l'on peut conclure également des chiffres publiés dans le journal local

l'Adesmefti en août 1992 sous le titre-choc "chrétiens, réveillez-vous" "-3 : en juillet


1992 à Xanthi il y aurait eu chez les chrétiens 16 mariages, 26 naissances et 26
morts, chez les musulmans 27 mariages, 54 naissances et 5 morts. Quoi qu'il en soit,
dans ce domaine également, le manque de données précises permet aux rumeurs les plus
excessives de circuler.

D. UNE AFFIRMATION IDENTITAIRE MILITANTE

Des contacts plus étroits

Aux inquiétudes fondées sur la démographie vient s'ajouter le fait que les contacts
entre la minorité musulmane et la Turquie se renforcent. Cormiers directs : les
transports sont à présent rapides, on peut trouver des taxis collec tifs a la frontière de
Kipi, les Thraces effectuent des achats en Turquie en profitant de la différence des prix
grandissante entre les deux pays (c'est même le cas des chrétiens d'Orestiada qui se
rendent souvent à Edime au grand dam des commerçants grecs l<x:aux), des lycéens et
des étudiants musulmans de Grèce étudient en Turquie, certains s'y fixent
définitivement et gardent des contacts avec la Thrace grecque, t a presse turque cite
le chiffre de 350 000 ou même 500 0 0 0 Turcs de Thrace occidentale vivant en
Turquie, mais elle étend les limites de la Thrace occidentale au Strymon et considère
comme "Thraces occidentaux" tous les descendants des familles qui ont pu s'installer en
Turquie depuis 1923, la presse turcophone de Grèce, plus raisonnable, cite les chiffres
de 93 000 ou 100 000 personnes originaires de Thrace occidentale et vivant en
Turquie 24; les centres de cette émigration sont Bursa, qualifiée de "deuxième Thrace
occidentale"2s , Istanbul où le quartier de Kuçuk Cekmece est surnommé "la Petite
Komotini" et où l'arrondissement de Gaziosman Pacha a eu jusqu'en 1 9 9 4 un maire natif

22. A.Ôzaüç. L e s T urcs de Thrace occide ntale (en turc) Istanbul, Kutluq yayinlaft. 1974, p.65.

23. l'A d e s m e ft i de Xanthi le 5-8-1992, repris dans le Trakya’nm sera n* 429. in 1 3*8-1992.
24. 93 000 selon Ie T ra k y a 'n in s e s i n*434 du 5-11-92. 100 0CC dans <> ru vj nuz n'83-84.
25- Y u va m iz n° 54 et 79.
de Thrace occidentale, la troisième ville la plus citée est celle d'Izmir. Dans les trois
villes existent des Cercles très actifs de Turcs de Thrace occidentale qui organisent des
réunions, éditent des revues, s'efforcent de faire connaître les écrivains originaires de
leur région, en particulier à l'Université d'Izmir; les musulmans de Grèce ont par
ailleurs investi dans l'immobilier en Turquie, même lorsqu'ils n'y résident pas,
certains disent que 3 0 % des familles possèdent un logement en Turquie 2s . Les contacts
se renforcent également par l'intermédiaire des médias : on peut depuis très longtemps
capter les radios turques dans toute la Thrace, et, si au début des années 1980 les
musulmans se plaignaient de ne pouvoir recevoir partout la télévision turque
volontairement brouillée par les Grecs selon eux 27, actuellement une antenne
parabolique achetée bon marché en Turquie (on en vend à la frontière) permet de
recevoir outre les chaînes grecques, TRT 1, 2, 3, 4, Star 1, Tele 10 et Tele show en
turc, TVE1 en espagnol, TV5, RAI 1 et RAI2 ; j'ai pu constater que les antennes
paraboliques sont très nombreuses dans les villages pomaques au nord de Xanthi, et la
mairie de Xanthi en a installé une sur son toit. De nombreux commerces à Xanthi et à
Komotini louent des vidéo-cassette venues d'Allemagne, en turc; seuls les journaux
turcs ne se vendent pas en Thrace occidentale, mais certains voyageurs en transportent
avec eux malgré la vigilance des postes frontières, et on en trouve souvent un
exemplaire à la disposition publique dans ies cafés. C'est ainsi que la Turquie a pu ces
dernières années intervenir par la voie des ondes dans les élections grecques, en
conseillant aux musulmans de soutenir tel ou tel candidat.
Ces rapports sont renforcés par le fait que les musulmans, même lorsque le turc
n'est pas leur langue maternelle, connaissent actuellement tous la langue turque. Les
enfants sont scolarisés dans le primaire où les cours sont donnés pour moitié en langue
turque, l'enseignement religieux est également donné en turc y compris les éventuels
cours supplémentaires donnés en dehors de l'horaire scolaire obligatoire, et souvent les
cours en turc sont en pratique plus nombreux que les cours en grec car l'instituteur
musulman qui habite sur place est plus disponible, n'est pas gêné comme son collègue
chrétien par les problèmes de transport en hiver et prend en charge les élèves quand le
collègue grécophone est absent. Les Pomaques ont eu leurs premiers contacts étroits
avec les turcophones pendant la guerre civile quand ils ont dû quitter leurs villages
pour la ville 28 ou se sont réfugiés en Turquie, les autorités grecques qui étaient alors
26. Gaziosman Pacha est l'un des secteurs de la ville peuplé d'immigrés récents, les personnes
originaires des Balkans y composent plus de la moitié de la population, aux élections de 1 994, c'est
le Parti de la Prospérité (= les islamistes) qui a remporté le plus de voix. Pour ce chiffre de 30%
voir le T r a k y a 'n in s e s i n° 452 du 26 mai 93.
27. On trouve le détail dans le Y u v a m iz n°69 de mai 1 992, le journal publie régulièrement les
publicités pour des commerçants musulmans vendant en Grèce ce genre d’antennes. Sans antenne la
réception est très mauvaise en montagne, même celle des chaînes grecques.
28. Témoignage d'habitants d'Oreo, au nord-ouest de Xanthi.
326
soucieuses de les couper de la Bulgarie, considérée comme l'ennemi prioritaire, ont
patronné en 1951 l'enseignement du turc pour tous les musulmans, et aujourd'hui ils
ont plus de facilités à poursuivre leurs études dans un lycée turc que grec. On assiste
donc à une sorte d'unification de la minorité autour de la "turcité", les distinctions
anciennes entre Pomaques, Tcherkesses, Turcs s'effaçant ou passant au second rang,
seuls les Tziganes, particulièrement mal considérés, restent à l'écart de ce mouvement;
à titre individuel, certains d'entre eux sont assimilés par le groupe "musulman
turcophone”, mais être traité de "Tzigane" reste une offense.

Enfin les contacts plus étroits avec la Turquie se retrouvent dans la poursuite,
sous une forme rajeunie, du conflit entre paléomusulmans et Jeunes Turcs kémalistes.
La lutte entre les deux groupes a conservé sa forme ancienne jusqu'en 1967, la
dictature des colonels réduisant alors au silence les uns et les autres. A la fin de la
guerre civile Hüsnü Yussuf (encore un déserteur) et Mollah Yussuf fondent à Komotini
l'association Intibah-i-islam (Renaissance de l'Islam) et éditent avec Hafiz Yasar le
Hak Yoi (la Voie Droite) jusqu’en 1952 quand Mollah Yussuf, par ambition personnelle
politique change de camp; en 1955 encore 29 , après les accords avec C.Bayar qui
avaient renforcé les positions des kémalistes, les autorités reçoivent (ou "se font
adresser") de nombreuses lettres de protestation venant des musulmans conservateurs.
L'Union des Musulmans de Grèce refuse de changer le mot de "musulman" en "turc",
demande, à côté du lycée C.Bayar, la création d'un medressé qui ferait "de bons citoyens
antiturcs, musulmans" et serait une " protection contre le com munisme et l’athéisme"
(deux arguments qui pouvaient porter dans la Grèce d’alors), elle se plaint des
instituteurs et du consulat turcs qui veulent les obliger à changer de costume,
d'alphabet, de jour férié; une pétition signée de 2 0 0 0 personnes refuse l'usage de
l'alphabet latin, des autorités municipales se plaignent de leur instituteur trop "turc"
et pas assez "musulman", on trouve parmi les signataires des communes de montagne
comme Organi, Cechros, Echinos, Myki, Oreo (dont les représentants signent en
caractères arabes), mais aussi du piémont, Lofario, Arisvi, Mirana, Aratos, Asomati ou
Chalchas. Cependant les Tcherkesses et conservateurs des années 1920 sont éliminés
par l'âge, le combat pour le fez est déjà perdu, il a disparu ries villages de plaine et la
dernière presse à mouler les fez est alors montée de Xanthi (ou elle est devenue inutile)
à Oreo. Le tcherkesse Hafiz Ali Resat, l’un des fondateurs de l’association Défense de
l'Islam édite à Komotini de 1958 à 1966 le Muhafazakar (Conservateur) en caractères
arabes, entre 1957 et 1977 Hafiz Yasar et Hassan Sabn publient le Sebat dans les
deux alphabets, Hüsnü Yussuf contribue également au périodique Devam entre 1964 et
1970 (les colonels l'interdisent); c'est donc en 1977 seulement que disparait le
dernier journal imprimé en caractères arabes, mais il n’avait plus guere de lecteurs,

29. K.Andreadès. op dt, p.64-68.


l'illéttrisme important du début du siècle et le fait que l'ancien alphabet ne soit pas
enseigné avaient réduit depuis longtemps son audience. C'est le congé du vendredi qui
résiste le mieux aux réformes : en 1992/93, 46 des 231 écoles musulmanes, toutes
situées dans le Rhodope et l'Evros, ferment encore leurs portes le vendredi au lieu du
dimanche.
Actuellement il existe en langue turque et en caractères latins près de vingt
publications en Thrace occidentale 30; la seule qui ne suive pas les positions kémalistes
est le Trakya'nin Sesi publié régulièrement depuis septembre 1981 à Xanthi par
Abdüihaiim Dede. C’est dit-on le plus pauvre des journaux et ses ennemis turcs
l'accusent de recevoir de l'argent d'Arabie Saoudite (il le nie, et ajoute que si c'était
vrai, il n'y aurait pas à en avoir honte) 3 b il coûte 100 drachmes (env 2F) et se
présente comme une feuille double sans publicité sauf cas exceptionnel. Son auteur a été
entre 1981 et 1983 correspondant du M illiyet turc et Konortas écrivait en 1985 32
qu'il s'agissait d'un journal antigrec qui avait 1 4 0 0 abonnés dont 4 0 0 à l'étranger. Je
possède tous les numéros depuis février 1989, et depuis lors, si le journal reste très
critique à l’égard de certains Grecs, de l'Eglise orthodoxe ou du gouvernement
Papandreou, il est surtout le représentant d'un nouveau courant musulman qui ne se
préoccupe plus de fez, d'alphabet ou de vendredi, mais de religion et de position
politique par rapport à la Turquie. On trouve dans chaque numéro des critiques de
l'action du consulat, de ses partisans et du gouvernement turc; il les accuse d’oublier
l'islam, de diviser la communauté musulmane thrace et de l’exposer à la vindicte des
autorités grecques uniquement pour servir leurs intérêts; comme les autorités
grecques, il accuse le gouvernement turc de faire pression, par l'intermédiaire du
consulat, sur les musulmans de Thrace pour leur faire adopter leurs positions
politiques, en jouant sur l'obtention de visas pour entrer dans le pays, les études des
enfants ou leurs avoirs en Turquie. Le journal comporte de nombreuses références à
l'islam, des photos des mosquées importantes dans le monde 33, des commentaires de tel
ou tel précepte religieux, des interviews de tel ou tel occidental converti à l'islam , de

30. L'imprécision du chiffre vient de ce que certains journaux ne vivent que quelques numéros,
mais il s'en crée de nouveaux chaque année, que d'autres ne paraissent que très irrégulièrement,
principalement en période d’élections.
31. Il n'y a plus de publicité depuis le n° 397, auparavant il était le seul à publier parfois des
publicités pour des écoles privées occidentales installées en Grèce, des compagnies d'assurances ou
des médecins spécialistes grecs non musulmans.
32. P.Konortas. La presse d'expression turque des musulmans de Grèce pendant la période post -
ottomane, Turcica XVII, Strasbourg, 1985, p.245-278.
33. mosquée de Karachi dans le n°367, mosquée verte de Bursa n°372, la Kaaba n°374 et n°376,
Médine n°379, Mosquée bleue n°384, Mosquée Emin sultan à Bursa n°392, Mosquée Sungur Bey de
Nigdé n°390, Mosquée Hirka Serif d'Istanbul n°392, Nairobi n°394, Gambie n°41 8.
328
nombreux articles repris du Zaman turc proche aujourd'hui des islamistes 34. || se
place nettement comme l'héritier de Hafiz Yasar, l’ex-collaborateur du Hak Yol et du
Sebat qui fut également 7 ans député à l'assemblée grecque, travailla 30 ans au service
de gestion des vaqfs et donna des cours de Coran; Abdülhalim Dede reproduit l'article que
le Zaman consacra à la mort de Yasar et créa en novembre 1992, après sa mort, une
chronique " après Hafiz Yasar " : il y célèbre sa droiture morale et son honnêteté, le
présente comme un défenseur de l'islam contre la laïcité d'Atatürk, et dénonçe tout ce
qu'il n'aurait pas fait dans le présent s'il était vivant et que certains font... Cet isolé qui
lança même l'idée de la création d'un parti politique "m usulm an" 3s, pour éviter la
division interne et les difficultés provoquées par l'éventuelle création d'un parti
"turc", n'est invité ni aux cérémonies officielles grecques, ni à celles du consulat, et
assure ne pas pouvoir se rendre en Turquie car il figure sur "la liste noire" aux mains
des autorités frontalières turques.
Argent venu d'Arabie Saoudite, étudiants dans les Universités du Golfe, parti
"musulman", articles du Zaman, cela a conduit certains Turcs à voir en lui l'avant-
garde d'un danger "intégriste" en Thrace; il est vrai que la position de l'islam est très
forte, des cours supplémentaires de Coran sont organisés dans les locaux scolaires, en
montagne surtout, le matin entre 7h30 et 8h 30 ou en fin d'après-midi. Le "parti
musulman" cependant n'a jamais vu le jour, il n'y a aucun signe aujourd'hui encore de
ce qui marque l'intégrisme dans les autres pays, mais l'évolution de la situation en
Turquie pourrait peut-être avoir des conséquences. Il est certain en tout cas que le
gouvernement grec considère le risque d'un éventuel intégrisme local (qui n'a pas
besoin de revendiquer la charya déjà légalement appliquée) comme beaucoup moins
dangereux que celui d'un "nationalisme turc".

Face au Trakya'nin sesi, toutes les autres publications adoptent des positions pro­
turques, mais la lutte verbale entre les deux groupes est violente, on se traite de
"vendu", "traître", "espion", "pantin à la solde de...", dans chaque numéro. Il est
difficile de connaître exactement la diffusion de ces journaux; la supériorité numérique
du groupe des "pro-turcs" n'est pas nécessairement le signe d’une supériorité
équivalente du nombre de lecteurs, d'autant plus que ces journaux seraient fortement
subventionnés par la Turquie.
L'une des publications les plus régulières de ces dernières années est IeYuvamiz
(notre nid), un mensuel publié à Komotini depuis 1986 et qui en est à son numéro 102
(février 1995) et coûte 300 drachmes (6,5F). A la différence des feuilles temporaires
strictement politiques, même s'il est lié lui aussi à un groupe politique puisqu'on y

34. Rubrique: C e u x qui s o n t p a s s é s à l'islam : n°3 70 , 3 84, 3 8 5 , 3 9 5 , 3 9 6 , 3 9 9 , 401, 402, 423,


une carte de l'islam dans le monde dans le n°401.
35. T ra k ya 'n in s e s i n°380 et 381 28 mars 91 et 4 avril.
329
trouve chaque mois une ou plusieurs photos de l'ex-député A.Sadik et le récit de ses
interventions, il s'efforce de constituer une réelle revue culturelle et communautaire,
avec plusieurs rubriques et des sujets variés. De 24 pages, il est passé à 28 depuis 2
ans, et compte 3 à 4 pages de publicité (plus la couverture) pour des commerçants et
artisans musulmans de la région. Le journal est dirigé par une équipe d'instituteurs
quadragénaires formés en Turquie, qui cultivent le rapprochement avec le pays
d'Ataturk. Tous les ans le numéro d'octobre ou de novembre commémore la mémoire
d'Ataturk à l'occasion de l’anniversaire de sa mort, on trouve son portrait en couverture
ou en double page au centre, plusieurs pages consacrées à des poèmes, récits, chants, un
éditorial en son honneur38; j| faut rappeler à ce sujet que la salle centrale de
l'Association des Jeunes Turcs de Komotini possède une horloge arrêtée à l'heure de la
mort de Kémal. Le journal insiste sur trois aspects de la personnalité d'Ataturk : il est
le défenseur de la turcité de la Thrace occidentale, le promoteur de l'école et le
défenseur des femmes. On trouve souvent de petites citations encadrées sur ces thèmes.
Chaque numéro comporte donc des pages consacrées à la situation scolaire, des conseils
aux parents pour encourager leurs enfants, des nouvelles des bons élèves qui ont réussi
en Turquie ou en Allemagne et sont mis à l'honneur37; il a une rubrique "femmes" qui se
contente de recettes de cuisine, de conseils pratiques pour entretenir ou réparer à
moindre frais les objets de la maison, mais qui s'adresse cependant à une femme
"occidentalisée" à qui l'on donne des conseils pour bronzer sans danger, on donne en
exemple les femmes qui ont obtenu des diplômes, exercent un emploi ou des
responsabilités, ont ouvert un magasin ou celle qui vient d'être élue à l'Assemblée
régionale 38, et le journal, bien que proche des positions de l'ancien Président Ozal, a
célébré le choix de Mme Ciller comme premier Ministre précisément parce que c’était
une femme 39 . Enfin le journal tisse des liens étroits avec la Turquie : comptes-rendus
des dîners offerts par le consulat auxquels assistent les représentants de la
communauté, comptes-rendus des contacts pris par le député Sadik 40 avec des
personnalités turques, de ses voyages en Turquie ou ailleurs, nouvelles des associations
de Thrace occidentale en Turquie ou en Allemagne 4 T publications d'ouvrages en Turquie

36. Ainsi dans le n°51,6 pages de textes et 2 pages de photos, n°63, 4 pages de texte et une
photo en couverture, le n°64 célèbre la naissance d'Ataturk, le n°75 comporte trois pages de
textes et la photo en couverture, le n°87 6 pages de textes, la couverture et une photo couvrant
les deux pages centrales.
37. Par exemple n°85, 91, 93, 98.
38. n° 61, 74, 75, 77, 78, 79, 83, 84, 100.
39. n°81, Ozal, après sa mort, est qualifié de héros, et les députés musulmans de Thrace grecque
ont assisté à ses funérailles.
40. n° 50, 51, 55, 58, 61, 63, 64, 65, 70, 75, 81.
41. n° 50, 52, 54, 56, 59, 61, 64, 65, 68, 72, 78, 79, 90.
330
sur la Thrace occidentale, appels à la solidarité en faveur des Turcs qui ont quitté la
Bulgarie ou de ceux qui sont frappés par un séisme (Erzincan)42 . La revue comporte
d'autres aspects, mais le mensuel qui s’appelle lui-même "mensuel des Turcs de Thrace
occidentale" ne laisse passer aucun numéro sans cultiver cette parenté et ces racines,
considérant tous les musulmans comme Turcs et essayant de le prouver historiquement.

Une affirmation politique nouvelle

Ce rapprochement multiforme de la minorité avec la Turquie ne peut qu'inquiéter


dans le contexte grec, et ce d'autant plus qu'il se traduit politiquement. Tantôt en collège
séparé (de 1932 à la loi de décembre 1953), tantôt mêlés aux élections générales, les
musulmans ont toujours eu des représentants à l'Assemblée grecque (de 2 à 4 selon le
nombre total des députés) depuis 1920, toujours élus dans les rangs du parti
conservateur du moment, car jusqu'en 1967 les descendants des anciens beys, même
privés de leur fortune foncière, ont conservé leur rôle traditionnel dans la société et
servi d’intermédiaire entre elle et l’Etat. Après la coupure 1967-1974, devant
l’importance et le prestige diminués des ressources foncières, la parole passe peu à peu
aux professions libérales, le plus souvent formées en Turquie. La première nouveauté
fut l’élection en 1981 d’un candidat musulman sur les listes du PASOK, le parti
socialiste grec, signe net d’un changement dans les mentalités, et plus encore, aux
élections de juin 1985 la présence à Xanthi et dans le Rhodope, de deux candidats
"indépendants" c'est-à-dire ne figurant sur les listes d'aucun parti grec. Dans cette
nouveauté les uns voient le doigt de la Turquie, les autres disent simplement qu'ayant
compris que deux musulmans perdus dans les effectifs d'un parti national ne pouvaient
être efficaces, certains ont cherché une solution pour s'affirmer, la Turquie n’ayant que
soutenu et non pas créé le mouvement. Cette affirmation obtint peu à peu le soutien des
électeurs puisqu'après un échec électoral en 1985, le 18 juin 1 9 8 9 A.Sadik est élu
dans le Rhodope; sa candidature ayant été refusée pour vice de forme aux élections
suivantes, c'est Ismaïl Rodoplu qui est élu le 5 novembre 1989. Enfin le 8 avril 1990
A. Sadik est réélu dans le Rhodope avec 35 ,8 % des suffrages exprimés et A.Faikoglu est
le premier élu "indépendant" du nome de Xanthi avec 2 7 % des suffrages. Une nouvelle
loi électorale votée en Grèce en décembre 1990 stipule que dorénavant tout candidat doit
appartenir à un parti constitué, et ne peut être élu que si son parti a recueilli 3% des
voix à l'échelle nationale, ce qui est mathématiquement impossible pour un parti
musulman ou turc en Grèce. A.Sadik a donc créé à la fin de 1991 son propre parti le
DEB (Dostluk, Esitlik, Baris= Amitié, Egalité, Paix), les musulmans se sont divisés
aux élections d'octobre 1993 entre le vote "utile" pour l’un des candidats des partis
traditionnels ou le vote "inutile, de protestation", le candidat musulman de Xanthi n'eut

42. Y u va m iz n°68.
plus que 1 9 % des voix, celui du Rhodope 3 3 % ... et les musulmans pour la première
fois depuis 1920 n'ont plus aucun élu à l'Assemblée bien que dans le Rhodope le parti
DEB soit arrivé en tête des résultats, aucun élu non plus aux élections européennes de
juin 1994 où le DEB recommanda le vote blanc.
Le poids électoral des musulmans reste cependant réel à l'échelle locale, ils
participent, remportent des succès aux élections municipales et dirigent bien des
municipalités; le maire chrétien de Komotini a reconnu leur poids en organisant des
assemblées de quartier, y compris musulmans, et le maire de Sapes, en région rurale à
forte population musulmane, a organisé des rencontres avec son homologue,
I.Rustemoglu, maire de Gaziosman Pacha; la première assemblée régionale élue à
l'automne 1 9 9 4 comprend 8 musulmans sur 25 membres et l’un d’entre eux est devenu
président de Commission.

L'élection des indépendants entre 1 989 et 1993 a eu un retentissement énorme en


Grèce comme en Turquie, parce que A.Sadik, profitant de son titre de député et de
l’immunité parlementaire lança une grande campagne auprès des différentes instances
européennes, se plaignant de la politique des autorités grecques à l’égard de la minorité
turcophone de Thrace. Déjà en 1983, contactés par l’intermédiaire de la Turquie, les
députés britanniques Taylor et Paisley avaient déposé un texte à ce sujet au Parlement
européen (document 2) et en mai 1983, 18 membres, appartenant à 9 pays différents,
avaient effectué une enquête sur le sujet pour le compte du Conseil de l'Europe; en août
1986, cinq parlementaires américains avaient également enquêté sur la question en
Thrace, en février 1989 la Fédération des Cercles de Turcs de Thrace occidentale en
Allemagne s'adresse à nouveau au Conseil de l'Europe. A.Sadik accentue la pression :
entre 1989 et 1993 il se rend plusieurs fois à Strasbourg, dans l’été 1991 il voyage
aux Etats-Unis, rencontre à Genève des membres de la Commission de la Ligue des
Droits de l'homme, il s'adresse plusieurs fois au Tribunal européen, participe à la
Conférence européenne des Jeunes travailleurs, à la Conférence islamique du Caire en
1990, à celle de Fez en 1994... la Thrace fait soudain parler d'elle dans la presse
occidentale allemande et néerlandaise, parfois suisse ou française, les différentes
instances européennes ne se prononçent pas sur le fond, mais font rédiger des rapports
(le rapport Sigouan sur les minorités dans l’Europe communautaire, et celui de Lloys
Whitman pour le compte d'Helsinki Watch 43 après deux voyages en Thrace en 1991,
très favorable aux positions de Sadik); un rapport également défavorable à la Grèce a
été rédigé en 1991 par une commission d'enquête du Département d'Etat américain.

43. Le 4 avril 1991 Jeri Laber, directeur exécutif du groupe d'Helsinki Watch, écrivit à ce sujet au
Président Caramanlis. M.Siauan. Les minorités linguistiques dans la Communauté Européenne :
Espagne, Portugal, Grèce, Bruxelles, 1 990, Document de la CEE. A Helsinki Watch Report,
Destroying ethnie identity, The Turks of Greece, 1990.
332
Toute cette activité ne contribue pas à améliorer l'image de la Grèce en Europe et aux
Etats-Unis, et dans une période où le pays s'inquiète particulièrement des rapports
entre la Turquie et la CEE, des positions occidentales sur la question de la Macédoine ou
des fournitures d’armes américaines à la Turquie, elle ne peut qu'être ressentie comme
une nouvelle "menace turque". C'est ainsi qu'est née l'idée chez certains de poursuivre
A.Sadik pour propagande antinationale et de lui retirer pour cela la nationalité grecque
44 ; la décision de justice sur la question a été ajournée, l'affaire reste donc à suivre,
mais en faire un martyr serait-il une bonne solution ?

Le refus paradoxal

La conjonction de ces tensions grandissantes a eu pour résultat paradoxal qu'alors


que le Grec moyen emploie volontiers le mot "turc" pour désigner les musulmans dans
la vie courante et les tient souvent pour co-responsables des difficultés des Grecs
d'Istanbul, que l'Etat prépare pour leurs écoles des manuels scolaires en langue turque,
ce même Etat, revenant sur sa politique des années 1950, au nom du traité de Lausanne
qui n'utilise que le terme "musulman", interdit l'usage officiel du mot "Turc" 4 S.
C'est ce paradoxe qu'a exprimé l'ancien candidat de la ND, Ibram Onsunoglou, dans une
réunion électorale du Sinaspismos (Union des gauches) le 9 juin 19 9 4 :
"Ici nous avons supprimé le café turc et l'avons baptisé grec pour continuer à le
boire, les Turcs minoritaires, il a fallu que nous les baptisions Grecs musulmans,
mais... comme Turcs, nous les injurions, comme Turcs nous les oppressons,
comme Turcs nous leur ôtons la nationalité grecque... " 4l>
En novembre 1984 le préfet du Rhodope engage une action en justice pour supprimer le
mot "turc" dans les appellations officielles et l'on rappelle depuis avec insistance que
tous les musulmans ne sont pas d'origine turque; après une série d'appels auprès des
différentes juridictions, la décision finale du tribunal suprême de l’Aréopage le 29
janvier 1988 interdit l'emploi du mot sur la base des textes de Lausanne, le consul-
général à Komotini, Kemal Gür, est déclaré persona non grata le 2 février ] 990 pour
avoir employé dans un texte adressé aux autorités grecques le mot "soydas" ("de même
origine") qui correspondait au mot "turc"; la décision est tout de suite appliquée aux

44. L'article 19 du code de nationalité, permet de supprimer la nationalité grecque à ceux qui
effectuent des propagandes antinationales ou aux personnes "qui ne sont pas d’origine grecque" et
qui quittent le pays sans intention d'y revenir ou se livrent à l’extérieur A des actes ou propos
contraires aux intérêts de la Grèce.
44. Les négociateurs de Lausanne utilisent le mot musulman dans le traité, mais la SON dans ses
rapports de 1 925 par exemple titre "minorité de race turque en Thrace occidentale".
45. Discours reproduit dans le T ra k ya 'n in s e s i du 25 août 1994.
écoles où l’on repeint les pancartes, les associations, en particulier l'Association des
Jeunes Turcs de Komotini et celle des Instituteurs Turcs de Thrace occidentale reçoivent
en avril 1991 (après deux décisions judiciaires de 1984 et 1987) l'injonction finale
d'avoir à changer le mot "turc” pour "minoritaire", ou de fermer. A la fin de 1994 les
Associations reçurent une nouvelle mise en demeure : se soumettre ou fermer, elles
fermèrent.
Le résultat direct fut de resserrer l'union contre le gouvernement, de renforcer
les convictions, et de provoquer un déferlement de protestations. La plupart des
villageois, en pleine zone pomaque, se proclament "Turcs" si on leur pose la question
directement; la presse turcophone, même le Trakya'nin sesi qui joue les trouble-fêtes,
se déclare "turque"; les ex-députés ne perdent pas une occasion de se proclamer "Turcs"
et portent plainte auprès des instances européennes, leur seule concession a été de
parler à l'Assemblée de "minorité" sans prononcer le mot "turc", mais sans ajouter le
mot "musulman" ce qui leur vaut des réflexions acerbes de leurs collègues; même Orhan
Hacibrahim, un avocat de Xanthi, passé du PASOK à la Nea Dimokratia en 1982, candidat
de ce parti en juin 1989 et considéré comme un homme très modéré, déclare au journal
Eleftherotipia, le dimanche précédent les élections de juin 1989 :
" Chaque homme a le droit de croire à une religion, d'appartenir à une ethnie au
sens large; et en plus de cela il est citoyen grec. Le mot "musulman" exprime la
position religieuse, le mot " turc" l’essence ethnologique, disons...
- autrement dit, vous considérez que la minorité est turque ?
- Je pense que c'e st logique...
-... Vous avez une conscience turque ou grecque ?
- Je crois appartenir à une ethnie au sens large, donc j'ai une conscience turque.
Mais je n'identifie p as le sens de l’ethnie et le sens de l’Etat ".
Un autre candidat du même parti, Zeybek Celai (élu député en 1977) déclare au même
journal :
" Je suis Turc, turc de l'extérieur comme il y a des Grecs de l'extérieur1’.
Ce dernier argument est souvent repris par les turcophones : puisqu'il y a des "Grecs
d'Amérique", "d'Allemagne" ou "d'Albanie", pourquoi pas des "Turcs de Grèce"... et de
remarquer que le gouvernement grec demande pour les Grecs d'Albanie des droits qu'il
n'accorde pas aux Turcs de Grèce...

La "menace turque" en Thrace est-elle réelle ? en tout cas, la peur est réelle et pousse
à de maladroites réactions de rejet qui donnent des arguments aux plus extrémistes de
part et d'autre, créant une possibilité d'explosion interne indéniable ...
Chapitre 11 : L'INTÉGRATION. SOUHAITÉE.
REFUSÉE. REDOUTFF...

" On indique que le tiers de la population de la Thrace est composé de

musulmans (d'origine turque, pomaque ou tzigane) qui vivent dans des conditions
d'isolement géographique, social et économique relativement fort. Les activités
rurales limitées (principalement dans les régions de montagne et de semi-
montagne) auquelles ils s'adonnent, le statut incertain de leurs propriétés, leur
bas niveau culturel, leurs méfiances, les difficultés qu’ils rencontrent pour
s'intégrer dans l'économie locale sont quelques-uns des problèmes qui
s'accum ulent avec le temps et poussent les populations musulmanes à une
dépendance excessive (de caractère économique et social) par rapport à des
facteurs étrangers, et les rend particulièrement accessibles aux propagandes
extrémistes qu'attisent des tensions et des antagônismes locaux.
Dans ces conditions, ils ne participent que d'une façon limitée au marché local, et
en général dans "leur" secteur de ce marché. Les revenus qu'ils tirent de la
production agricole, principalement du tabac, mais aussi d’autres cultures et des
subventions communautaires correspondantes, ils les thésaurisent en proportion
importante et les font sortir de Grèce, de différentes manières, ce qui affaiblit les

possibilités de développement de l'économie locale. " 47

A. L'INTEGRATION SOUHAITÉE ET REFUSÉE ?

Le texte ci-dessus est sans doute la description la plus objective jamais publiée en
Grèce de la situation de la minorité, et elle témoigne des limites de son intégration. Mais
les avis divergent sur les origines de cette situation : indépendamment du rôle des
conditions géopolitiques et historiques, certains affirment que les musulmans sont les
premiers responsables de leur isolement tandis que les porte-paroles de la minorité
accusent la Grèce de les maintenir volontairement dans un statut de citoyens de second
ordre. Ils attribuent l'essentiel de leur difficultés au gouvernement de Métaxas (qui
agissait au nom de considérations stratégiques), à celui des colonels (au nom du slogan
sur la "Grèce des Grecs chrétiens") et à celui d'A.Papandréou après 1981 (au nom du

47. Papavannakis. Vasenhoven. Lolos. Notaras. Sinanoalou. op d t, 1994, p.18.


nationalisme). La responsabilité des colonels est reconnue par les spécialistes actuels :
" Le régime dictatorial a recours à des m esures administratives
répressives qui n'ont pas changé le climat et le cours des choses, mais ont le
résultat contraire. Elles resserrent la minorité non seulem ent pour des raisons
"nationales" et religieuses comme précédemment, m ais pour des raisons
d'autodéfense face à une administration oppressive... étendant la réaction au-delà
des seuls dirigeants, elles apparaissent ainsi comme un facteur supplémentaire
d'homogénéisation " 48 .
Lors de son voyage en Thrace en mai 1991, le Premier ministre K.Mitsotakis a reconnu
que l'Etat avait effectivement commis des "erreurs" et promis de veiller à l'application
stricte de l'égalité juridique. La création récente des assemblées régionales élues
pourrait limiter les conflits car des élus musulmans participent désormais à certaines
décisions administratives.
On peut trouver facilement le détail des doléances de la minorité 43 . Les documents
ci-joints 2, 3 et 4 en donnent trois exemples complets parmi les plus modérés : le
document 2 est le premier écho parvenu au Parlement Européen en mars 1983 mais
ce n'est qu'un texte très général. Le document 3, plus précis, reproduit le mémoire
adressé au Premier ministre K.Mitsotakis en mai 1991 par les maires turcophones de
13 communes du Rhodope qui regroupent plus de 36 0 0 0 habitants; le document 4,
rédigé par un notable, a été publié dans I' Eleftherotypia peu après le voyage du
Premier Ministre. Ce texte, très respectueux de la légalité, utilise les termes de
"minorité musulmane” tandis que les maires se contentent de "minorité", souvent jugé
répréhensible (le mot "turc" n'est-il pas sous-entendu?). Les deux textes sont
détaillés et s'en tiennent à des problèmes concrets pour prouver qu'ils n'ont aucune
arrière-pensée politique; ils évitent le terme provocant de "gh e tto " utilisé par les
militants mais demandent à plusieurs reprises que la minorité ait tel ou tel avantage
"comme les autres"...
La comparaison des trois textes permet de dégager de grands thèmes communs :
l'amélioration du système scolaire (voir le B ci-dessous), les conflits qui concernent la
propriété foncière, le sous-équipement rural, les relations difficiles avec les services

publics et une législation jugée "ségrégationniste".

48. Papavannakis. op cit, p.40.


49. En français la participation de B.Oran dans l'ouvrage déjà cité sous la direction de S.Vaner. en
turc l’ouvrage d’Ôzgüç déjà cité et celui de B.Oran. La q u e st io n d e la T h ra ce o c c id e n ta le dans les

re la tio n s g ré c o -tu rq u e s, Ankara, MBVY, 1986; très souvent dans le Y u v a m iz , ri' 53 , 55 , 57, 58,
59, 64, 66, 70, 73. On peut trouver également dans VAvyi ( journal grec) du 24-3-91 un texte
d'I.Onsunoglou qui reprend à peu près les mêmes demandes.
336
Il est logique que les problèmes fonciers soient de première importance dans une
population essentiellement rurale. Les musulmans affirment avoir possédé 8 4 % du sol
en 1923, mais ce chiffre est contesté par les autorités grecques car il comprend les
terres d'Etat dont les communes n'avaient que l'usufruit et dont la propriété est donc
passée automatiquement à l'Etat grec. Il m'est difficile de connaître l'étendue des
propriétés musulmanes aujourd'hui : dans le nome de Xanthi les musulmans
posséderaient 2 3 % de la surface cultivée, la quasi-totalité des terres de la moitié nord
montagneuse et un peu plus de 1 5 % dans la moitié sud où a eu lieu la colonisation 5o ;
dans le nome du Rhodope, on évalue à 4 6 ,5 % du sol la propriété foncière musulmane.
Dans les deux cas ces chiffres leur attribuent une part de la SAU inférieure à leur part
dans la population du département, ce qui se traduit par l'existence de très petites
exploitations et une "faim de terres" qui explique l'extrême sensibilité de tous à la
question. Le japonais Kamozawa, qui tire ses renseignements du consulat turc de
Komotini oppose ainsi à deux villages chrétiens du nome du Rhodope, un village mixte et
un village musulman : dans les villages chrétiens de Neo Siderochorio et Aghioi
Theodori, en plaine, chaque famille dispose respectivement de 40 et de 70 stremmata en
moyenne, en revanche dans le village mixte de Pagouria, la moyenne serait de 60
stremmata par famille mais aucune famille chrétienne n'aurait moins de 10 hectares,
et au village musulman de Symvoia les 70 familles n'ont en moyenne que 5 stremmata
chacune si . Mais cette différence ne serait-elle pas le résultat du choix des 4 cas ?
Symvoia, contrairement au 3 autres communes, appartient au piémont, au pays du
tabac où les conditions sont très différentes de celles de la plaine, l'étude de B.Vernier
sur les Pomaques d’Echinos témoignait de l'existence de micro-exploitations de moins
d'un hectare dans le monde du tabac de montagne, tandis que P.Y.Péchoux dans la plaine
du Bas Nestos montre que la répartition des exploitations par taille, pour des raisons
historiques, n’est pas la même chez les musulmans et les chrétiens, sans qu'il y ait

cependant une importante différence entre les communautés 52 .

Plusieurs facteurs expliquent le recul de la propriété musulmane depuis 1923. Le

premier est bien évidemment la réforme agraire des années 1920 et les mesures
d'expropriation communes à toute la Grèce qui ont repris après le décret 2185 de
1952. Depuis lors sont venues s'ajouter des procédures d'expropriation classique pour

50. Papavannakis.... op dt, p.48.


51. I.Kamazawa. E th n ie m in o r it y in region aliza tion , the c a s e o f T u rk s o f W e ste rn T h ra ce in
P o p u la tio n m o b ility in th e M e d ite rra n e a n world, Tokyo, At Hitotsubashi University, 1982, p.134-
136.
52. B.Vernier. R e p r é s e n ta tio n m y th iq u e du m o n d e e t d om in ation m a scu lin e c h e z le s P o m a q u e s
g r e c s , in R e v u e d e s R e c h e r c h e s so cia le s, ri spécial 1981, Athènes, EKKE.
337
la réalisation de travaux publics, routes, bâtiments etc... Les musulmans accusent les
autorités de toujours réaliser ces opérations impopulaires à leurs dépens, ce que je ne
suis pas en mesure de vérifier. L'exemple le plus souvent donné est celui de l'Ecole
Polytechnique de Xanthi535
4 , le plus grand terrain universitaire de Grèce, entièrement
installée sur d'ex-terres musulmanes; récemment le projet d'installation d'une prison
rurale sur près de 600 hectares pris aux communes musulmanes d'Arriana, Aratos et
Fyllira touchait directement des milliers de personnes et a provoqué de telles
protestations que le gouvernement grec, recherchant l’apaisement, y a renoncé en mars
1993 54.
A la question des expropriations est liée en partie celle des partages; les terres
expropriées depuis 1952, les terres nouvelles disponibles à la culture après les
aménagements hydrauliques ou les travaux de défrichement sont partagées entre les
familles des villages alentour, ce qui fait naître de nouveaux conflits : le partage a-t-il
été également fait ? les terres distribuées aux uns et aux autres étaient-elles de même
qualité? Andreadès fournit les chiffres détaillés des partages effectués dans les années
1950 55 : la mise en culture de la forêt de Koca Orman aurait procuré 3 087
stremmata à 93 familles chrétiennes et 3 2 2 8 à 316 familles musulmanes (dans 21
villages au total), les chrétiens de Mikro et Mégalo Kranovouni ont reçu à la même
époque 1 900 stremmata tandis que les musulmans de Cechros ont disposé de 2 500
stremmata nouveaux, mais dans les deux cas, il s'agit de villages "purs". Les détails
fournis par Andreadès permettent de remarquer dans certains cas la petite taille des
surfaces enjeu : 14 familles musulmanes ont reçu 100 stremmata à Arogi, 17 familles
chrétiennes ont partagé 230 stremmata à Mégalo Kranovouni. Partages injustes ou
psychose de persécution ? impossible de trancher.
A ce contentieux s'ajoute le problème des droits de propriété hérité en partie de
l'Empire ottoman et des troubles de la seconde guerre mondiale : disparition de certains
titres, mise en doute par la Grèce des tapu ottomans, statut toujours aussi incertain de
certaines terres. Mais les musulmans se plaignent par ailleurs de la remise très
tardive des titres de propriété des terres acquises après les partages, ce qui entretient
chez eux le fort sentiment d'insécurité déjà constaté. Ce phénomène a aussi touché les
réfugiés qui ne devaient obtenir les titres des terres allouées dans les années 1920
qu'après en avoir réglé le montant total à l'Etat; la SON a constaté dans les premières
années que les paiements étaient régulièrement effectués par les colons, ils se sont
poursuivis jusqu'en 1941, puis l'Etat renonça à son dû pour la période de guerre, mais
l'apurement des comptes fut ensuite très lent et la plupart ne reçurent pas leurs titres

53. En 1980, on a également exproprié des terrains musulmans pour établir l'université de
Komotini et pour de nouvelles installations militaires, 1700 ha.
54. Journal Officiel du 19-3-1993 reproduit dans le T r a k y a 'n in s e s i, n“475.
53. K.Andreadès. op dt, p.29 à 35.
définitifs avant 1960, parfois le transfert des biens des échangés n'est pas encore
terminé... chez tous, tes retards de procédure ont entrainé des rancoeurs et une
incertitude préjudiciable à la région.
il faut ajouter à tout ceia une lente érosion de la propriété qui résulte de mesures
plus strictement "anti-musulmanes": depuis 1967 la Banque Agricole prête sur 20 ans
la totalité de la somme nécessaire à un chrétien qui achète des terres musulmanes avec
possibilité de ne commencer les remboursements que deux ans plus tard, tandis que le
musulman, en vertu de la loi Metaxas sur les zones frontalières strictement
réappliquée par les colonels, doit demander préalablement à tout achat une autorisation
militaire qui lui est systématiquement refusée depuis 1967; c'est ainsi que la situation
se fige, le musulman ne vend plus qu'à la dernière extrémité ou s'entend avec un
coreligionnaire sans enregistrement officiel, l'argent économisé ne peut que s'investir
en Turquie ou être thésaurisé. K.Mitsotakis a fait lever ces obstacles discriminatoires :
la conséquence fut une vague d'achats des musulmans qui montrèrent ainsi leur
attachement à la région, rapatriant même des capitaux placés en Turquie. Et certains
Grecs de s'inquiéter, on accuse le consulat de prêter de l'argent aux musulmans pour
faciliter leur mainmise sur le pays S6 , on parle de Turcs qui auraient acquis la
nationalité allemande et profiteraient de la législation européenne pour s'implanter
dans la région (peut-être des personnes originaires de Thrace grecque et qui auraient
perdu leur nationalité grecque)...
Une nouvelle source d'inquiétude apparait : le remembrement et le tracé d'un
cadastre à l'occasion des travaux d'aménagement hydrauliques en cours sur le Nestos (le
barrage de Thisavro qui permettrait d'irriguer un million de stremma) et prévus dans
le Rhodope. La presse nationaliste locale (Agen et Foni tis Xanthis S7) ne cache pas
qu'elle espère de ces procédures non seulement la création de parcelles plus grandes et
plus productives, une refonte du réseau rural mais aussi la récupération de terres
indûment exploitées par des agriculteurs qui auraient grignoté des terres communales,
ou abandonnées par l'émigration (jusqu'à 3 0 % de la SAU); et elle suppose que tous les
fautifs sont musulmans, quant à eux, ils surveillent la manoeuvre d'un oeil soupçonneux
et y voient avant tout une nouvelle méthode pour réduire leurs terres... L'utilisation des
photos aériennes faites dans la région en 1938 pourrait permettre d'établir certains
empiètements de manière indubitable, en levant les méfiances, mais l'ensemble doit se
faire avec "transparence" si le gouvernement ne veut pas voir un nouveau conflit
s'ajouter aux précédents.
Faim de terres, insécurité, sentiment d'injustice...

56. Le journal Kathimerini du 26-11-1 994 parle d’achats massifs grâce à un" pactole" turc et de
musulmans qui posséderaient 4 2 % des terres du Rhodope; dans le contexte actuel, rien d ’impossible
57. Cités dans IeTrakya'nin sesi, n°408 de janvier 1992.
339
S o u s-é a u ip e m e n t

Le sous-équipement de l'ensemble de la Thrace est patent, confirmé par les

statistiques et reconnu par les autorités. Mais selon les uns, il est lié au monde rural, à
la montagne et à la dispersion de l'habitat, selon les autres, il résulte d'une volonté
délibérée de marginaliser les musulmans.
Les documents 4 et 5 insistent sur l'état des routes et des transports. Il est vrai que
l'asphalte est arrivé tardivement dans les villages de Thrace et que la majorité des
routes secondaires n'était pas asphaltée en 1990 même en plaine; en montagne seules
trois pseudo-routes sans revêtement avec creux, bosses, virages et torrents à passer à
gué étaient parcourues par un autobus (vers Echinos, Organi et Cechros), le reste
n'était que sentiers cahoteux. L’autobus effectue son parcours de 40 km en plus de deux
heures, par beau temps, avec deux aller-retours par jour : il descend le matin les
travailleurs vers la ville, les remonte vers 14h, effectuant donc deux trajets à vide,
mais il n'y a aucun chauffeur musulman. En plaine, j'ai pu constater qu'effectivement
les routes asphaltées desservent majoritairement les villages chrétiens, mais ces
villages sont souvent les plus peuplés et beaucoup ont été créés dans les années 1920
précisément à proximité des axes de communication. Cependant quand on peut voir dans
un village mixte que l'asphalte s'est arrêté à l'entrée du quartier musulman ..., on
comprend que cela ne puisse que créer des rancoeurs... L'amélioration générale du
réseau routier entreprise récemment grâce aux crédits européens pourrait sans doute
contribuer à régler ce problème.
On retrouve une situation analogue à propos des problèmes concernant l'électricité
et le téléphone qui ont souvent tardé à atteindre la Thrace : les villages de la plaine sont
à présent tous équipés, la montagne reçoit l'électricité à l’exception des villages de la
commune de Cechros et de certains écarts au nord-est de Xanthi. Mais tout le monde se
plaint d'une installation précaire qui ne résiste pas aux mauvais temps et de
l'impossibilité d'obtenir une ligne téléphonique; l'expérience personnelle en février
1993 m’a permis de constater que depuis les villages pomaques il était très difficile
d'obtenir la préfecture de Xanthi, même un jour de beau temps; l'examen du catalogue
téléphonique montre que dans les villages musulmans, même en plaine, les postes
téléphoniques sont rares, limités souvent au café-épicerie, à l’école et à la
gendarmerie. Mais le sous-équipement est-il volontairement dirigé contre les
musulmans ? certains secteurs de montagne épirote ou crétoise ne sont guère mieux
lotis... Il est vrai cependant qu'ils ne disposent jamais des "relations" qui, ailleurs,
aident à obtenir une ligne ou un investissement nécessaire...
On rencontre ces mêmes doutes face au problème médical : Athènes concentrant
près de 6 0 % de l'ensemble des médecins grecs, l'Etat prend en compte la répugnance des
diplômés à s'éloigner de la capitale en les obligeant à effectuer en début de carrière un
service civil dans les dispensaires ruraux du pays, mais "ensemble des besoins n'est
pas couvert, la Thrace est la région la moins demandée et les quelques médecins
musulmans qui parviennent à faire valider en Grèce des diplômes obtenus en Turquie
doivent effectuer leur service civil hors de leur région; la Thrace dispose de deux fois
moins de dentistes et de lits d'hôpitaux pour 1000 habitants, de deux fois et demie
moins de médecins, que la moyenne grecque. Il est donc indéniable que les médecins et

les vétérinaires manquent en milieu rural et sont introuvables en montagne.

Les o b sta c le s ad m inistratifs

C'est dans le domaine des relations avec l’administration que les conflits semblent
les plus fréquents, et dans ce domaine l'intervention de K.Mitsotakis a eu des résultats
réels. Si l'on en croit les témoignages, dès qu'un musulman veut obtenir un permis, il
se heurte à un fonctionnaire qui sort toute la panoplie des arcanes administratives et de
la langue savante pour se venger sur son interlocuteur des évènements de 1922, 1955
ou 1974. Ainsi obtenir un permis de conduire voiture, tracteur ou taxi se j un permis
de chasse, un permis de construire ou de réparer une maison ou une étable était devenu
impossible; ainsi s’expliquent la permanence de l'habitat et de ses caractères depuis 70
ans, comment changer quelque chose quand on ne peut obtenir de permis de construire ?
où placer son argent, sinon en Turquie ? de nouveaux ménages cependant se sont
installés, souvent en ville, d'où une poussée de constructions illégales "spontanées"
(ainsi au nord de Komotini à proximité des casernes) qui ne sont pas rares en Grèce par
ailleurs, au moins 3 0 0 0 familles sont dans ce cas selon la presse locale; mais parfois
les autorités locales se fâchent, surtout contre des "Turcs", au lieu de légaliser à
l'occasion des élections, et les bulldozers entrent en action ou les amendes pleuvent...
Elles pleuvent également sur les contrevenants, chasseurs, agriculteurs qui conduisent
un tracteur sans permis... créant de multiples rancoeurs qui tiendraient de Clochemerle
si les nerfs n'étaient pas si tendus par ailleurs. Dans ce domaine les promesses de
K.Mitsotakis furent suivies d'effet, le Trakya'nin sesi a enregistré avec satisfaction les
changements concernant les permis et même le Yuvamiz le constate tout en considérant
ce domaine comme secondaire 5
59 .
8
La guerre des permis se poursuit par celle des diplômes, la Grèce qui est
soupçonneuse face aux diplômes étrangers, l'est encore plus face à des diplômes obtenus
en Turquie; pour ceux qui n'ont pu obtenir le transfert de leur dossier de Turquie à
Salonique en cours d'étude pour raison familiale (soutien de famille), l'homologation de
leur diplôme turc en Grèce est un véritable parcours du combattant de nature à en
décourager plus d'un. Voici un exemple de cette guerre d'usure : 4 diplômés de

58. Il ya 600 taxis enregistrés en Thrace, aucun musulman, aucun poste à essence musulman.
59. Yuvamiz, n°101.
pharmacie en Turquie désirent s ’établir au pays natal, ils se soumettent donc avec
succès à tous les examens prévus par l'organisme officiel DIKATSA pour faire
reconnaître leurs diplômes, effectuent leur service militaire et leur stage de service
civil conformément à la loi 60 ; mais avant de s'installer, il leur faut une autorisation
préfectorale et l'accord de l'Ordre des Pharmaciens du département. L'un des 4, dépose
sa demande à la Préfecture en mai 1991, en mars 1993 il s'adresse à Mme Tsouderou
qui semble lui donner raison, en août il s'inscrit habilement au Parti de la Nouvelle
Démocratie et s'adresse au Premier Ministre et quand enfin il obtient la signature
préfectorale tant désirée, il ne peut ouvrir boutique... car l'Ordre lui demande avant
toute inscription de passer un examen nouveau prouvant qu'il connait bien le grec !
(comment avait-il auparavant satisfait aux contrôles du DIKATSA ? il avait effectué en
Grèce ses études secondaires); à l'automne 1994, le Préfet du Rhodope dans un effort
d'apaisement signe les autorisations nécessaires à ses trois collègues, et c'est alors
l'Ordre des Pharmaciens qui fait appel auprès des tribunaux de la décision trop rapide
du Préfet : ne faut-il pas réexaminer les diplômes fournis ? ne sait-on pas qu'en
Turquie les diplômes sont faciles à obtenir, que le gouvernement est même prêt à les
donner aux Thraces pour inonder la Grèce de faux diplômés... Il est vrai qu’il existe une
presse grecque pour critiquer ces excès, et que l'ouverture de quatre nouvelles officines
susceptibles de drainer la clientèle musulmane peut expliquer cet acharnement, mais on
comprend également comment les musulmans peuvent s'estim er brimés. Ainsi
restent-ils en majorité agriculteurs, aucun n'est employé dans les services publics,
même pas comme balayeur à la Préfecture, aucun n'est employé dans les usines de la
région, un seul travaille dans une banque; ils sont majoritaires dans le petit commerce
et l'artisanat (cafetiers, menuisiers, barbiers, cordonniers, forgerons, tailleurs,
bijoutiers...), mais une petite élite combattive de diplômés se constitue lentement :
aujourd'hui, outre les instituteurs, une douzaine de médecins et autant de dentistes, une
dizaine d'avocats, autant "d'ingénieurs civils" et un vétérinaire, de futurs pharmaciens
(4 médecins et radiologues nouveaux se sont installés en 1991 )...

Une lé g islation "sé gré g a tio n n iste " ?

Les documents 3 et 4 font également allusion à deux particularités de la législation

hellénique qui sont de plus en plus mal perçues par la minorité, l'une d'elles est la
persistance de la zone surveillée depuis 1936, l'autre est l'article 19 du Code de
nationalité. La zone interdite qui s'étendait en 1936 à la région allant de la frontière
nord à la ligne de chemin de fer (4 0 % de la surface de la région) a été légèrement

60. Eleftherotypia du 18-9-1993 détaille l'affaire, Scholio "nos minorités" cité en grec in
Trakya'nin sesi du 28-7-1994, Pondiki 26-5-1994, Chronos des 9 et 13-12-1994. Le candidat
a même invoqué le fait que son père ait été blessé dans l'armée grecque sur le front albanais.
342
réduite, les villages situés au pied des hauteurs sont tous accessibles, la région de
Stavroupolis à l'extrême ouest est "libre" depuis 1974, la route d'Echinos est
aujourd'hui accessible jusqu'à Smynthi; néanmoins, en ces temps de libre circulation
européenne, en vertu de textes de 1936, 1938, 1939, 1947 et 1953, l'essentiel de la
montagne reste fermé par peur de la Bulgarie et de l'ennemi intérieur; ainsi s'est
formée ce que les journaux turcophones appellent "une prison en plein air" pour plus
de 30 0 00 habitants. Prison ? le non-habitant doit se munir d'une autorisation
militaire et le permis de circulation des habitants prévoit une "libre circulation dans
un rayon de 30 km de leur habitation" 61, autorisation élargie à l'ensemble du
département. "Prison" peut être une outrance de langage, mais il est certain que cette
restriction a des effets négatifs sur l'économie, et peut-être plus encore sur la
psychologie locale : la mesure est ressentie comme une volonté d'isoler spécifiquement
les musulmans depuis la libération du secteur de Stavroupolis qui lui, était chrétien.
Effet pervers de la frontière et du contentieux historique ?
C 'est ici qu'intervient le fameux article 19:
" ... au-dessus de la tête du minoritaire est suspendu comme une épée de Damoclès
l'article raciste du code de nationalité grecque qui donne la facilité à tout ministre
de l'Intérieur de lui supprimer sa nationalité. D'un coup, sans prévenir et
secrètement, et pas avec des roulements de tambour comme pour Constantin
Glücksburg. Chaque minoritaire court le risque de se réveiller apatride. Qu'il se
trouve à l'étranger et on lui interdira le retour dans sa patrie, qu'il vive dans son
village et n'ait jam ais voyagé, qu’il soit allé travailler à Athènes, qu'il soit même
en train d'effectuer son service militaire, quelque part, à la frontière...” 62
L'article 19 en question prévoit que la nationalité grecque puisse être enlevée
automatiquement aux citoyens "d'origine non-grecque" qui se livrent à une activité
antinationale ou quittent le pays sans intention d 'y revenir, cet article est utilisé
régulièrement depuis 1 9 6 7 en particulier à l'encontre de musulmans qui sont partis
s'installer en Turquie, et si l'on en croit la presse minoritaire, à l'encontre de
personnes parties travailler en Allemagne, de jeunes qui étudient en Turquie,
d'activistes qui sont simplement partis effectuer quelques achats et ont une surprise à
la frontière; la presse minoritaire cite les noms de quelques "bavures", des jeunes qui
effectuaient leur service en Grèce au moment de la décision, des nourrissons... difficile
d'obtenir des chiffres précis sur le sujet, d'après la presse locale, il s'agit de plusieurs
centaines de personnes chaque année. Depuis que récemment la Grèce accorde
généreusement sa nationalité à des réfugiés originaires du Caucase qui ne parlent pas sa

langue ou à d'excellents joueurs de basket-ball parfaitement étrangers jusque-là, les

61. Eleftheroptypia, 18-4-1993.


62. Extrait du discours d'Ibram Onsunoglou à la réunion du Synaspismos le 9 juin 1 994.
343
musulmans, s'appuyant sur le droit du sol, ressentent de plus en plus mal ces mesures;
leurs représentants ont donc demandé aux instances européennes la suppression de cet
article déclaré raciste puisqu'il distingue entre les "Grecs d'origine" et les autres. Mais
la suppression de cet article pourrait évidemment, en cas de retour massif, augmenter
de plusieurs dizaines de milliers l'effectif des musulmans de nationalité grecque...
Que conclure de l'examen rapide de ces griefs adressés par les musulmans à l'Etat
et à la société grecque ? Il est indéniable que la parenté entre Musulman turcophone de
Grèce et Turc de Turquie a engendré une méfiance, des réticences qui ont permis à des
particuliers, des groupes locaux ou des gouvernements d'adopter des mesures
restrictives ou d'appliquer de manière restrictive la législation commune à l’encontre
de ces "ennemis de l'intérieur potentiels", sans soulever réellement d'opposition de la
part de leurs concitoyens; c'est ce qui conduit certains à parler de discrimination et de
ségrégation. Mais aujourd'hui les méfiances sont telles que toute mesure nouvelle
déclenche une psychose de discrimination, chacun cherchant à scruter les arrières-

pensées de son interlocuteur et imaginant le pire.

B. L'ASSIMILATION. PEURS ET REFUSSi

Si la société grecque a indéniablement tenu ses musulmans à l’écart, on doit


cependant constater, que, refus pour refus, ils se tiennent volontairement à l'écart,
considérant comme les autorités grecques dans l'entre-deux-guerres qu'intégration et
assimilation sont des synonymes. Or ils tiennent à leur identité et considèrent
l'assimilation comme le mal "absolu", et comme une injure suprême d'être "hellénisés".

L 'o rg a n isa tion scolaire

Dans ce contexte, l'école est un champ de bataille privilégié. Il est donc important
d'en connaître les règles; comment fonctionne le système scolaire pour un enfant

musulman?

Ressortissants hellènes, les musulmans ont le droit de fréquenter les écoles


publiques grecques et de bénéficier du transport scolaire gratuit; mais le traité de
Lausanne leur donne la possibilité d'avoir des écoles musulmanes dans leur langue, et
l’Etat grec se doit de participer aux dépenses de ces écoles dans "le s villes ou quartiers à
forte densité " de population musulmane. Depuis 1923 la législation scolaire s'est
étoffée de lois concernant les écoles privées ou de langue étrangère en Grèce et des
accords culturels gréco-turcs signés en 195 1 ,1 9 5 3 et 1968.
Pendant l'année scolaire 1992/93, on comptait en Thrace 231 é cole s
prim aires m u su lm a n e s, fréquentées par 9 101 élèves. A cause de la dispersion de
l'habitat, beaucoup de ces écoles n'atteignent pas l'effectif de 30 élèves, réglementaire
pour le maintien d'une école en Grèce, mais, en partie financées par les familles, elles
restent ouvertes, et pour aider au maintien de l'habitat montagnard, l'Etat paye même
le taxi qui transporte les quelques enfants d'un hameau à l'école la plus proche. Chaque
école comprend un directeur et un sous-directeur, l'un chrétien et l'autre musulman,
et des enseignants des deux confessions, les uns enseignant en turc, les autres en grec,
puisqu'à la suite de réformes successives, les deux langues se partagent à présent
exactement l'horaire des élèves. L'Etat grec se charge du matériel de base et des gros
travaux, des salaires des enseignants grécophones et de certains turcophones, tandis que
la communauté musulmane, en prenant sur les revenus des waqfs et une contribution
des parents rétribue la majorité des turcophones. J'ai pu visiter en février 1990
l'Idadiye ou première école primaire musulmane de Komotini, une école du quartier de
Kir Mahalle dans la même ville, l'école de Koptero (village musulman) et l'une des
écoles de Polyanthos (village mixte); en février 1993 j'ai visité également plusieurs
écoles de la zone surveillée au nord de Xanthi S3; je peux aussi profiter des expériences
de H.Sella 64 qui visita 5 écoles, à Drossia, Skiada, Dymi (tous des villages musulmans)
et deux écoles à Assomati (village mixte).
Les classes sont mixtes, et lorsque les effectifs ne permettent pas de maintenir les six
niveaux du primaire, on les regroupe parfois en une classe unique : avec 193 et 170
élèves, les deux écoles que j'ai visitées à Komotini gardaient leurs six niveaux, à
Polyanthos (comme à Koptero avec 82 élèves) les 90 enfants étaient regroupés en
quatre niveaux (donc deux classes doubles), H.Sella avait visité des écoles plus petites :
1 6 élèves regroupés en deux classes de trois niveaux à Drossia, le même regroupement
à Skiada et Dymi, à Assomati les 45 élèves étaient divisés en 3 classes groupant deux
niveaux.
En grec ont lieu les cours de langue grecque, d'histoire, de géographie et d'instruction
civique, c'est-à-dire les disciplines qui forment le futur citoyen; en turc ont lieu les
leçons de mathématiques, de sciences, de musique, de dessin, d'éducation physique et de
langue turque. A partir de la seconde année de primaire viennent s'ajouter des cours
d’instruction religieuse musulmane en langue turque, deux heures par semaine, puis

63. En 1 990 ce fut dans le cas d'une visite très officielle, accompagnée du conseiller pédagogique et
du directeur des écoles minoritaires; en 1993 j'étais seule avec l'un des instituteurs de la région,
ce qui ne supprima pas toutes les hésitations car avoir l'autorisation de circuler dans la région me
désignait déjà comme une espionne potentielle du gouvernement; certains cependant pensaient, à
cause de ma nationalité, que mon enquête était la suite des plaintes portées à Strasbourg .
64. H.Sella, Le grec parlé par les turcophones du nord-est de la Grèce (Thrace occidentale), Paris,
Thèse de Linguistique, Uni R.descartes, 1 986.
345
trois heures de ia 3° à la 6° année. Les cours s'étalent sur une semaine de cinq jours,
répartis en deux séances de 90 minutes et deux autres de 4 0 minutes, avec des
récréations intermédiaires, l'ensemble allant donc de 8h30 à 13h30, avec des
aménagements pour tenir compte de la prière du vendredi; les vacances scolaires sont
identiques à celles des autres écoles de Grèce, les écoles choisissent entre le congé du
vendredi-samedi ou celui du samedi-dimanche.
D'après mon expérience, l'école, dans son aspect matériel, rappelle les écoles
françaises rurales des années 1950 (voir HT.X. p.346') : un bâtiment souvent d'allure
fort honorable par rapport aux constructions environnantes, une cour avec des poteaux
de basket-ball et des toilettes plus ou moins sommaires, dans chaque salle un poêle à
bois (parfois si peu efficace que les enfants en février, en montagne, portaient leurs
anoraks), des murs peints en blanc, bleu ou vert, et un "matériel éducatif" sommaire.
Au mur sont tendues de petites cordelettes auxquelles sont suspendues des lettres de
l'alphabet turc ou grec, des mots de deux ou trois lettres, des objets dessinés sur des
cartons. L'apprentissage du turc se fait selon la méthode globale De Crolly , celui du
grec selon la méthode syllabique. L'instituteur grécophone n'a pas reçu de formation
particulière, à lui d'innover, d'inventer des méthodes lui permettant de se faire
comprendre d'enfants qui vivent dans un village où seuls le turc ou le pomaque sont
parlés couramment, il utilise les manuels en usage dans toutes les écoles grecques,
ralentissant le rythme selon la classe et le milieu ambiant (à Komotini, on suit
exactement le manuel officiel de l'année, à Koptero, village uniquement musulman, on
garde pendant deux ans le manuel de la première année, à Glavki, on suit le rythme
général mais en étudiant deux fois moins de textes).

L'enseignement primaire musulman est donc en Thrace un enseignement rural à


petits effectifs, qui veut former des enfants bilingues, enseignant à la fois la langue
maternelle (à condition que ce soit le turc) et la langue de l'Etat qui peut seule
permettre l'intégration correcte.
Instrument idéal en théorie ? en pratique, l'enseignement en langue turque parait
convenable puisque les enfants qui veulent suivre un enseignement secondaire en
Turquie, ne paraissent pas éprouver de trop grandes difficultés, il réussit même à
"turquiser" les Pomaques, mais les résultats en grec sont moins brillants : tous les
instituteurs insistent sur le manque de vocabulaire, les difficultés des enfants pour
former des phrases ou les écrire, même après six ans de scolarité. Bien des enfants ne
peuvent suivre dans un gymnase grécophone : à l'Idadiye, à Glavki et à Pachni, NO de
Xanthi) les instituteurs estimaient que la moitié de leurs élèves avaient un niveau de
grec suffisant pour suivre sans problèmes, à Kir Mahalle ils estimaient que seuls 10%
n'auraient pas de difficultés de langue, les 3/4 auraient des gros efforts à fournir,
pour les autres, ils pensaient que leur méconnaissance du grec les condamnait d'avance à
i_FS FCOLES MUSULMANES EN THRACE aiiinnrri’hni HT.X.

26. Ecole primaire de Kir


Mahalle, le drapeau grec
et la mosquée. Komotini.

2 7. Le lycée
Celai Bayar.

28. Le medressé de
Komotini.
l'échec; à Koptero ou dans les petits villages visités par H.Sella, seuls un ou deux élèves
par classe avaient atteint le niveau de grec requis. Vie dans un milieu rural non
grécophone, non-formation des instituteurs chrétiens, télévision et radio écoutées en
turc, manque d'aide de la part des mères de famille illettrées, ou désintérêt, refus
instinctif ou provoqué des enfants pour une langue dont on ne dit pas grand bien dans
leur entourage, ce sont les explications fournies par les uns et les autres à ce relatif
échec. J'ai cependant pu constater que les enfants d'une dizaine d'années, me sachant
étrangère, étaient tout à fait capables de me comprendre et de me parier en grec, en
dehors du cadre scolaire. Alors mauvais enseignement ou refus ? ? ?

Dans la ligne des écoles musulmanes existent deux lycé e s m usulm ans
m i n o r i t a i r e s à Xanthi et à Komotini. ils fonctionnent suivant les mêmes règles
générales que les écoles primaires : congés et horaires identiques à ceux du secondaire
grec, manuels identiques pour les cours donnés en grec, horaire et personnel
strictement divisés entre les deux langues, aménagements pour la prière du vendredi,
contribution des parents aux dépenses, en moyenne 400F pour l'année en 1990.
L'horaire est de 3 4 heures par semaine, soit les 30 heures du gymnase grec et quatre
heures de langue turque supplémentaires, sur cinq jours, avec sortie à 1 2 ou 1 3 h le
vendredi selon la saison. Les élèves ont 15h de cours en grec (4h de grec ancien, 5h de
grec moderne, 6h d'histoire-géographie et instruction civique) et quinze heures en turc
(mathématiques, physique-chimie, sciences naturelles, anglais, éducation physique,
instruction religieuse); s ’y ajoutent les 4h de langue turque. Les cours en grec sont
donnés par des professeurs grécophones titulaires, les cours en turc ont été donnés,
dans le cadre des accords entre Papagos et Celai Bayar en 1952, par des enseignants de
nationalité turque et formés pour l'enseignement dans des écoles turques à l'étranger :
" Cependant comme il est probable qu'il ne peut y avoir de professeur d'origine
turque et de citoyenneté grecque dans les cinq années qui suivent le décret (la
mesure est renouvelable), des professeurs d'origine turque et de nationalité
étrangère peuvent être autorisés à former l'équipe enseignante d'origine 65 "
Ces enseignants étaient salariés par le consulat et logés près du lycée; depuis 1982 ils
reçevaient une indemnité supplémentaire de vie chère (par rapport à la Turquie); mais
ils sont considérés comme des agents de propagande professionnels, ou des espions
patentés de la Turquie, et la Grèce tend donc à en limiter progressivement le nombre,
d'autant plus que les enseignants formés en Grèce ne sont plus acceptés à Istanbul;
actuellement ce sont donc des instituteurs promus qui donnent ces cours en turc au lycée
et depuis 1 9 9 4 la plupart des postes de turcophones ne sont pas pourvus. Volonté
d’étouffer cet enseignement ?
Depuis 1 9 9 0 ce sont environ 1 500 élèves qui sortent de la dernière année de

65. K.Andreadès. op cit, p 19.


primaire chaque année et les deux établissements, qui comptent seulement deux classes
de chaque niveau ne peuvent suffire aux besoins; on organise donc un examen d'entrée
comprenant une épreuve de mathématiques en turc et une rédaction en grec : en juin
1990 il y eut 38 admis sur 250 candidats au Celai et 32 sur 2 0 9 en septembre; les
résultats correspondent à l'origine géographique et sociale des enfants : en 1990 sur les
18 enfants de l'Idadiye admis dans le secondaire, 12 l'étaient au Celai (sur 70 admis);
les musulmans se plaignant de ce que leurs enfants étaient les seuls en Grèce à passer un
examen pour accéder au gymnase, le gouvernement organisa en 1991 un tirage au sort
(!) qui fit scandale dans la presse turcophone; un journaliste grec remarqua même que,
si l'origine du problème n'était qu'un problème de locaux, on pouvait laisser les enfants
musulmans utiliser l'après-midi les gymnases grecs, comme cela se fait dans certaines
banlieues surchargées ailleurs en Grèce. Alors pourquoi ne pas ouvrir d'autres lycées
minoritaires ? Il faut remarquer que l'enseignement bilingue et le public trié du Celai
ont constitué pendant des années un enseignement d'élite, les élèves s ’expriment bien en
grec, réussissent dans les universités turques et les biographies des musulmans de
moins de cinquante ans membres des professions libérales, montrent qu'il s'agit à peu
près toujours de personnes issues du Celai Bayar.
Une autre possibilité spécifique d'enseignement secondaire s'ouvre aux jeunes
musulmans de Thrace : le m edressé, réservé aux jeunes garçons. Il en existe
actuellement deux, l’un à Komotini près de la grande mosquée, le second à Echinos, qui
ont respectivement 140 et 40 élèves en 1992/93. En 1990 les élèves du medressé de
Komotini étaient à 80 % originaires de la montagne, environ 7 0 % étaient des
Pomaques, en revanche à la rentrée de 1990 aucun des élèves de l'Idadiye de Komotini
n'avait demandé à entrer au medressé. Les études y durent cinq ans, à raison de 30 h de
cours par semaine le matin, plus les prières à la mosquée voisine et les élèves sont,
s'ils le désirent pensionnaires, gratuitement. L'école est fermée le vendredi et le
samedi; chaque semaine les cours comptent 4 h de langue et littérature turque en turc,
des cours de grec, mathématiques, physique-chimie, histoire, géographie, instruction
civique et d'anglais, en grec, et 8h de disciplines religieuses (2h d'arabe, 2h de Coran,
2h d'histoire religieuse et Ih de religion) en arabe.
S'ils veulent poursuivre des études supérieures, les diplômés du secondaire ne
trouvent plus d'établissement spécifiquement musulman en Grèce, hormis l'Académ ie
Pédagogique créée par une décision de 1966 (lois 6 9 4 et 695) qui fonctionne depuis
1977 à Salonique : elle forme en deux ans des instituteurs musulmans fonctionnaires,
et est accessible directement aux diplômés du secondaire, ou après un an de préparation,
à ceux du medressé. Pour les autres, ils peuvent passer le concours d'entrée aux
Universités grecques (les Panhellinia) ou celui des Universités turques (avec un an de
préparation complémentaire pour les élèves du medressé); il s'agit alors du concours
pour étudiants étrangers et leurs chances de succès sont nettement supérieures : aucun
élève n'a été reçu en première année dans une Université grecque, les actueis diplômés
musulmans de Thrace ont tous commencé ou terminé leurs études en Turquie.

De m ultiples c o n flits su r l’école

Plusieurs points des conflits sur l'école montrent une volonté certaine, de la part
des musulmans, de se tenir en retrait par rapport à l'ensemble grec environnant.
Ainsi bien des instituteurs déclarent que les maigres résultats des enfants
viennent en partie de ce qu'ils ne fréquentent pas d'écoles maternelles, mais dans les
villes où existent des maternelles grecques, seuls quelques enfants musulmans les
fréquentent, ceux des milieux les plus favorisés; ainsi à l’Idadiye, presque tous les
enfants musulmans de 1° année avaient fréquenté l'école grecque, à Kir Mahalle, ce
n'étaient plus que 3 enfants sur 25, aucun dans les villages. Quand le Premier Ministre
K.Mitsotakis propose d'ouvrir, aux frais de l'Etat, dans les quartiers musulmans, des
maternelles d'Etat, donc strictement grécophones, les représentants refusent
vigoureusement. On constate également que seuls 8 enfants musulmans en 1991/92
fréquentent les écoles primaires non-musulmanes. Certains extrémistes vont jusqu'à
refuser les crédits attribués dans le cadre des programmes régionaux de la CEE pour des
réparations, ou la construction d'une nouvelle école parce que, élevée aux frais de
l'Etat, elle serait une école "grecque".
Toujours luttant contre l'hellénisation, certains ne cessent de protester contre le
nombre grandissant d'heures de cours dispensées en grec (5 0 % de plus aujourd'hui par
rapport à l'horaire 195 2 -1 9 6 8 ), et, à la suite d'un mouvement de plusieurs semaines
de grève scolaire en 1993, les parents de Myki ont accepté de renvoyer leurs enfants à
l'école, mais en leur demandant de ne pas assister aux cours en grec. Comment, dans ces
conditions, réussir l'intégration dans un Etat dont on ignore la langue ?
Les enfants qui n'entrent pas dans les deux lycées minoritaires ne sont pas exclus
de l'enseignement secondaire, ils peuvent entrer automatiquement dans les gymnases
grecs puisque la scolarité est gratuite et obligatoire jusqu'à 16 ans, de minuscules
gymnases ont même été récemment ouverts en montagne, ne regroupant que des élèves
musulmans; mais ceux-ci sont nombreux ces dernières années à préférer les
établissements secondaires d'Edirne ou d’Istanbul, trouvant un hébergement bon marché
chez des parents ou amis déjà installés dans la région, ce qui signifie, en cas de succès
dans leurs études, la quasi-impossibilité de s'intégrer en Grèce par la suite.

L'un des grands conflits actuels peut également être aussi interprété en termes de
refus, c'est celui des manuels scolaires. Les accords de 1951,1953 et 1968
prévoyaient que les manuels en langue étrangère des écoles minoritaires dans les deux
pays devaient être fournis gratuitement par les gouvernements de l'autre pays; l'accord
de 1 S6 8 prévoyait un processus compliqué : les manuels turcs expédiés en Grèce (ou
inversement), corrigés et censurés par les autorités ministérielles, renvoyés en
Turquie, reviendraient sous cette forme nouvelle acceptée par la Turquie, et visés enfin
par les autorités, seraient distribués aux enfants. En pratique des manuels ont été une
première fois distribués en 1955, E.Arvanitou rapporte 66 que dans les années 1960 il
n’y en avait qu'un seul disponible pour deux ou trois élèves, en 1990 on utilisait encore
les manuels survivants ou des photocopies des manuels de 19 5 4 dont bien sûr les
chiffres, les références, les exemples étaient parfois dépassés au point d'être ridicules.
Pourquoi pas de manuel récent en turc ? la censure grecque épluchait les références,
illustrations ou exemples des manuels turcs trop nationalistes à son gré 67, la Turquie
refusait de renvoyer les livres corrigés pour pousser les musulmans à la colère selon
les uns, la Grèce refusait de distribuer les manuels renvoyés par la Turquie 68 pOUr
abaisser le niveau d'enseignement du turc ou pour se venger du peu d'élèves grecs
restant à Istanbul selon les autres; bref en 1990, c'était un sujet tabou 69 , en 1993,
c'est devenu une question brûlante.
En effet K.Mitsotakis, lors de sa visite en Thrace en mai 1991, promit des livres
rapidement, les livres sont bien arrivés en 1992, mais sous la forme d'un manuel de 1°
année puis d'un autre de seconde année, rédigés par LZenginis, un grec bilingue gréco-
turc, natif d'Imbros. Le manuel de 1° année que j'ai pu voir contient 45 textes courts en
turc, concernant la vie ruraie et familiale, et des récits héroïques adaptés de l'Iliade et
de l'Odyssée; chaque texte est suivi de 4 mots à apprendre, de 5 questions orales et d'une
question écrite (H.T.XI, p350'); on trouve une notion de grammaire nouvelle toutes les
5 leçons et un test de deux pages toutes les dix leçons, le lexique final compte 2 5 0 mots
70. Certains instituteurs musulmans m'ont avoué que ces manuels étaient bien meilleurs
que tout ce dont ils disposaient, on a même eu le tact de ne pas y mentionner la fête
nationale du 25 mars 71 et d'y citer la participation vaillante des soldats musulmans à
la guerre d'Albanie en 1940-1941; en revanche on n'y trouve aucune allusion à la

66. E.Arvanitou. T u rc s e t P o m a q u e s e n G rèce du n o rd (T h ra ce ), u n e m in o rité re lig ie u se o u d e u x


m in o rité s n a tio n a le s, Paris VII, thèse de 3° cycle, 1 984.

67. Voir l’exemple de correction dans un manuel turc d'anglais,fourni par les autorités,document 5.

68. La Turquie aurait selon le Y u v a m iz n°81 de mai 1 993, 83-84 de juillet et août 93, envoyé en
1991 65 modèles de manuels, 11 auraient été acceptés par la Grèce, et plusieurs milliers seraient
disponibles au Consulat de Komotini, la Grèce interdisant leur diffusion.
69. Les parents ont boycotté les écoles musulmanes trois jours puis une semaine en février 1 990
à ce sujet; lors de mes visites, le sujet était toujours soigneusement évité.
70. J'ai effectivement pu voir l'un de ces manuels en 1 993 , en pays pomaque grâce à la confiance
d'un instituteur qui ne voulut pas prendre le risque de me le laisser photographier; on en trouve une
description et la photo dans le magazine E p silo n n°96 de février 1 993.
71. Le 25 mars 1 821 marque le début officiellement commémoré de la guerre d’indépendance
grecque contre l'Empire ottoman et sa célébration est toujours très mal vécue par les turcophones.
350
LES MUSULMANS : affirm er sa différence HT.XI I

30. Le foulard blanc est


plus souvent porté par
les Pomaques.
2 9. Musulmanes au marché de Komotini, près de la
Préfecture.

3 1. Le manuel de turc rédigé en Grèce, 2° année : sa


couverture; une page qui affirme : je suis turc,
nous aimons beaucoup Atatürk, mais aussi un guerrier
antique, une page de vocabulaire gréco-turc.
Turquie ou à l'Empire Ottoman, et les références à Homère sont nombreuses.
Résultat de la distribution des manuels : une levée de boucliers organisée par le député
A.Sadik et ses partisans. Un mot d'ordre simpliste : "un Grec ne peut apprendre le turc à
un Turc", on n'oppose au livre qu'une argumentation sans fondement pédagogique, quasi-
raciste et des slogans sur le thème : "on veut nous assimiler, réagissons! " qui
trahissent l'inquiétude fondamentale. A.Sadik demande aux parents de lui apporter les
livres, il les entasse dans son bureau et les transporte à Athènes pour les déverser
spectaculairement sous l'oeil des caméras de télévision, un beau jour de février 1993
devant le Ministère de l'Education Nationale. Le gouvernement s'entête, - continue
l'édition des manuels suivants, les parents militants continuent de prendre les livres ou
boycottent les écoles qui les utilisent; certains instituteurs refusent de les employer,
le gouvernement fait appel à la police pour empêcher les livres de sortir des écoles,
sanctionne les instituteurs pour refus d'obéissance ou les parents coupables de vol de
matériel appartenant à l'Etat. Le conflit s'est donc envenimé, y compris à l'intérieur de
la communauté musulmane; les parents sont divisés : faut-il envoyer ses enfants à
l'école, voler les livres, encourir des peines de prison, passer pour un traître ou un
assimilé ? Les instituteurs sont partagés : encourager les enfants à emporter les livres,
les utiliser, les refuser, ne les utiliser qu'avec les enfants qui acceptent, perdre son
emploi ou risquer d'être mis en quarantaine par ses coreligionnaires ? 72 Dans la
presse les pro-turcs s ’opposent violemment aux livres et font la vie dure aux familles
ou aux instituteurs qui les acceptent, le Trakya'nin sesi reconnaît que le gouvernement
grec a eu tort de faire intervenir la police et d'agir sans consulter personne, mais
conseille plutôt l'emploi du livre, considérant que les accords de 1968 rendaient
possible mais pas obligatoire l'envoi de livres de Turquie, qu'un livre doit être jugé sur
son contenu religieux, identitaire et culturel plutôt que sur la race du rédacteur ou son
lieu d’édition; la Grèce, dit-il, reconnaît enfin l’identité culturelle turque, il ne faut

72. Les parents ont boycotté les écoles et les instituteurs ont fait grève du 1 au 5 février 1 993,
puis du 28 mars au 2 avril 1 994 pour protester contre l'introduction de ces manuels , l'école de
Myki est restée fermée par décision des parents de février à décembre 1 993; c'est alors que j’ai
rencontré l'un des instituteurs locaux. Entre février 1993 et décembre chaque mois des parents ont
été condamnés à des peines allant de 1 à 1 5 mois de prison, peines convertibles en amendes; le
total en décembre dépassait les 500 mois, voir les Yuvamiz n°82, 88 et 89 . L'Etat ayant des
moyens d'agir contre ceux des instituteurs musulmans qu'il rétribue, ceux qui avaient fait grève en
février 1993 ont perdu un quart de leur salaire, puis 1 5 d'entre eux ont été mis en disponibilité
sans solde pour le reste de l'année ( d'où une grève de solidarité avec eux les 11 et 1 2 ami 1993),
14 enfin ont été mis à pied après la grève de mars 1994; en avril 94 le gouvernement décida de
mettre fin en juillet à tous les contrats d’embauche conclus pour trois ans, les autorités
préfectorales étant chargées d'en conclure de nouveaux pendant l’été, Yuvamiz n°81, 89, 91,
Trakya'nin sesi n°480 du 14 avril 1994. Lors de ma visite en février 1993, l'instituteur pro­
manuel de Myki avait eu ses fenêtre brisées et restait bloqué chez lui, seule sa femme sortait.
351
pas s'y opposer car ce serait faire !e jeu de la Turquie aux dépens de pauvres paysans
crédules. Quant au Stochos... pendant ce temps il se réjouit : la CEE peut être satisfaite,
la Grèce a fourni des manuels en turc aux musulmans, s ’ils les refusent et restent
ignares, tant mieux ! Autrement dit ce conflit est l'un des volets exemplaires de la lutte
gréco-turque pour la direction intellectuelle de la communauté, il traduit une
crispation face à un risque d'assimilation culturelle qui parait obséder la communauté
musulmane.
Un autre conflit tout aussi exemplaire est celui qui concerne le recrutement des
instituteurs musulmans. Il y avait en 1992/93, 343 enseignants chrétiens et 427
musulmans exerçant dans les écoles minoritaires, soit un pour 1 2 élèves ( 1 pour 1 5 en
1981); ce sont en nette majorité des hommes, hommes seuls dans les villages de
montagne que j’ai pu visiter, majoritaires ailleurs, 1 femme et 7 hommes à l'Idadiye, 1
femme et 3 hommes à Kir Mahalle, 5 hommes et 1 femme à Polyanthos, 3 hommes et 1
femme à Koptero (la proportion est la même chez les instituteurs chrétiens); la
profession très valorisante est l'un des rares métiers "honorifiques" pour les
musulmanes. Les enseignants de langue grecque sont des instituteurs nommés par le
Ministère dans le département, et répartis localement par les services locaux, aussi
bien dans les écoles minoritaires que dans les autres. Certains sont volontaires,
beaucoup n'ont choisi ni la Thrace, ni ce type d'école, seuls les non-titulaires sont
recrutés localement; dans une large majorité ce sont des citadins qui se sentent exilés,
ne parient pas le turc et s'adaptent assez difficilement aux conditions locales.
Il existe en revanche trois catégories statutaires d'enseignants turcophones de
nationalité grecque. Le groupe des enseignants de nationalité turque autorisé en 1952
comprenait 24 personnes en 1953/54, 35 l'année suivante, 25 en 1980, 29 en 1990;
les autorités diminuent actuellement le nombre de visas accordés à ces
"propagandistes". J'ai pu rencontrer deux d'entre eux en 1990; en poste dans des écoles
de Komotini depuis trois ans, après un poste en RFA, ils ignoraient le grec, leurs
collègues musulmans disaient apprécier leur expérience, les grécophones les jugeaient
"très gentils", mais ils semblaient fort isolés.
Parmi les musulmans hellènes, la catégorie la plus ancienne, celle des hodjas est
constituée d'hommes issus du medressé ou d'une scolarité plus courte encore, ils
connaissent très peu le grec, mal l'alphabet latin et se fondent avant tout sur le coran.
Peu formés, ce sont aussi les plus âgés, souvent en poste dans les plus petits villages,
ils sont payés par les villageois partiellement en tabac ou en produits des récoltes. En
1981 ils étaient 217 sur 4 6 0 enseignants (47 %), en 1992/93, ils ne sont plus que
115 sur 432 (26,6%); 97 d'entre eux sont issus du medressé, 11 ont fréquenté le
gymnase, 7 s'en sont tenus à la seule école primaire; 41 sont en poste dans le
département de Xanthi, 68 dans le Rhodope (près de 28 % des enseignants du
département) et 6 dans l'Evros.
Une seconde catégorie est celle des instituteurs formés dans les écoles pédagogiques de
Turquie. Ce sont les plus militants dans tous les domaines, des personnes de plus de
quarante cinq ans (ils ont pu étudier en Turquie entre 1951 et 1968), et ils sont en
poste le plus souvent dans les écoles des villes ou celles de la plaine. Ils étaient 108 sur
460 en 1981 (2 2 ,4 % ), ils sont encore 98 en 1992/93 (22,9%), mais leur
recrutement étant terminé, les autorités comptent sur la retraite (après 35 ans de
service) pour éliminer cette catégorie. Ces instituteurs perçoivent un salaire venant
des contributions des parents (environ 2 0 0 f par an en 1990) et des recettes des waqfs.
La troisième catégorie, la plus récente, est celle des instituteurs formés à l'Académie
Pédagogique de Salonique (dirigée par E.Zenginis, l'auteur des manuels contestés); ces
instituteurs reçoivent de l'Etat grec le même salaire que leurs collègues chrétiens;
pensionnaires aux frais de l'Etat à Salonique pendant deux ans, ils y ont reçu un
enseignement uniquement en grec. Ils étaient 110 sur 4 6 0 en 1981 (23,9%), ils sont
219 sur 4 3 2 (5 0 ,6 % ) en 1992/93; 73 sont en poste dans le nome de Xanthi, 134
dans le Rhodope ( 5 5 % du total)et 22 dans l'Evros (73 % du total).. L'intention du
gouvernement est bien évidemment de créer un corps de fonctionnaires contrôlables qui
échappe à l'influence de l’Etat turc; la Turquie et ses partisans ont vu la portée de la
mesure, beaucoup s'en inquiètent et refusent la constitution d'un corps "d'instituteurs
assimilés", eux-mêmes "agents d'assimilation". Cette carrière assure à ceux qui
l'embrassent une promotion sociale au village par le prestige et le salaire régulier
qu'elle apporte et c'est une possibilité qui s ’ouvre aux diplômés du medressé qui par
ailleurs sont souvent des Pomaques dont le turc n'est pas la langue maternelle. D'où
l'argument des opposants : on fait enseigner le turc par des personnes qui parlent bien
le grec (pour certains d'entre eux, c'est indéniable) et dont le turc n'est pas la langue
maternelle... c'est bien la preuve des sombres desseins du gouvernement à l'égard de la
langue turque... et c'est ainsi qu’une campagne est déclenchée par certains contre ces
Saloniciens, campagne de boycott qui commença dès la nomination des premiers d'entre
eux au début des années 1980 et se poursuit encore parfois très violemment dans
certains villages où l'on met l'instituteur en quarantaine; certains de ces instituteurs
ont participé aux grèves récentes contre les livres, par conviction ou pour rester
mieux intégrés à leur village, et c'est eux qui sont sanctionnés alors par la Grèce 73. Ce
conflit sur les instituteurs peut être interprété en simples termes de politique, on peut
y voir le doigt de la Turquie incitant ses partisans à refuser tout ce qui ne vient pas
d'elle, mais si le doigt de la Turquie a pu être aussi influent, c’est qu'il correspond à une
peur diffuse dans la communauté, celle d'une assimilation qui lui ferait perdre son âme.

73. Après tout ce que j'ai dit sur les méfiances entre chrétiens et musulmans, les conflits
intérieurs aux musulmans entre " musulmans ", " pro-turcs ", " hellénisés " ou soupçonnés de
l'être, et les différentes catégories d'instituteurs, le lecteur peut comprendre pourquoi je n'indique
pas les noms de m es informateurs.
La nomination des muftis

On retrouve des données politiques et psychologiques analogues dans un autre des


conflits qui divisent ces dernières années la communauté, celui qui porte sur la
nomination des muftis.
Le traité d'Athènes en 1913, pour les musulmans devenus sujets hellènes à l'issue des
guerres balkaniques prévoyait dans son article 11 :
" les muftis, chacun dans sa circonscription, seront élus par les électeurs
musulmans.
Le mufti en chef est nommé par sa Majesté le Roi des Hellènes parmi 3 candidats
élus et présentés par une assemblée électorale composée de tous les muftis de
Grèce".
Les accords signés à Sèvres en 1920 prévoyaient également la nomination d'un mufti en
chef. La section VI.I.2345 précisait enfin que les muftis devaient être élus; éligibles
étaient tous les citoyens grecs diplômés du medressé ou naips, les électeurs étant tous
les musulmans inscrits sur les listes électorales dans la circonscription et présentant
un certificat de citoyenneté grecque. Après cette élection, le Préfet devait proposer un
nom au Ministre de l'Education et des cultes qui faisait la nomination; le mufti était
salarié, ses décisions irrévocables dans les limites de sa juridiction 74 .
Le traité de Sèvres ayant été annulé dans les faits par la guerre gréco-turque qui suivit
et remplacé par celui de Lausanne, la Grèce considéra que les dispositions relatives à
l'élection des muftis, liées à un contexte générai qui plaçait alors des centaines de
milliers de musulmans sous direction politique grecque, étaient annulées
automatiquement; les articles relatifs à la protection des minorités du traité de
Lausanne ne traitent pas de cette question. Dans la pratique l'Etat grec qui ne connaît pas
la séparation de l'Eglise et de l'Etat et intervient de près dans la direction de l'Eglise
orthodoxe du pays, ne voit aucune raison de ne pas intervenir également dans la
nomination des muftis fonctionnaires salariés, représentants officiels de la communauté
auprès des autorités et chefs spirituels respectués. C'est ce que constate déjà
Tchemaiovitch en 1933 75 ;
" En 7930, il avait été soumis à la Chambre des députés grecque un projet
accordant aux musulmans le droit à l'autonomie religieuse, à la création d ’autorités
religieuses et communales et à l'élection du personnel administratif des
institutions et fonctionnaires religieux supérieurs, les mouftis. Mais ce projet
jusqu'à ce jour, n'a pas encore été adopté. Dans la pratique... les quatre mouftis que
compte la Thrace sont nommés par les autorités grecq u es".
En fait il ne s'agit que de trois muftis à Xanthi, Komotini et Alexandroupolis,

74. K.Andreadès. op cit, p.1 0.


75. Tchemaiovitch. op dt, p.207.
Didymoticho n'ayant alors qu'un fonctionnaire de rang inférieur; depuis 1947, il y a
deux muftis majeurs à Xanthi et Komotini, un troisième mineur à Didymoticho.

En 1949 mourut Mustafa Sabri, le dernier seyh ul islam; Mustafa Hilmi d'abord
simple "naip " exerçant les fonctions sans le titre de mufti, fut nommé en 1958 par les
autorités grecques sans que la procédure ne provoque de remous, ce fut également le cas
en 1973 lorsqu'un musulman d'origine tzigane remplaça le mufti de Didymoticho qui
venait de décéder; la présence des colonels et le peu d'importance du monde musulman
local ont étouffé les réticences, encore actuelles cependant, devant l'origine du nouveau
titulaire.
Le conflit important est récent : le mufti de Komotini, Hüseyin Mustafa, mourut en
1985, en décembre 1985 Meço Cernai fut nommé naip et le 30 mars 1990 il devint
mufti en titre, sa nomination passe au journal officiel le 6 avril, le 4 mai il prête
serment comme tout fonctionnaire. C'est au printemps 1990 qu'une partie de la
presse76 se déchaîne contre lui : pour les ultra-nationalistes grecs, c'est un agent
d'Ankara, pour les "Turcs" c'est un agent des Grecs, un "hellénisé" que l'on appelle par
dérision "M itso" (pour Meço) pour insister sur ses liens avec le Premier ministre
Mitsotakis, on l'accuse de n'avoir qu’une médiocre culture religieuse et d'être un
mauvais musulman qui boit de l'alcool les jours de fête ! Le conflit s'aggrava avec la
mort le 12 février 1 9 9 0 du mufti de Xanthi, Mustafa Hilmi; son fils Mehmet Emin Aga
qui depuis 1958 gérait les waqfs de la région, est alors nommé naip; c'est un naip
militant de la turcité, un "imbécile ignorant" 77 selon ses adversaires, qui participe à
la campagne contre son collègue de Komotini; en mai 1990 il démissionne pour
protester contre la nomination de Cernai, prononce contre lui un prône solennel du
vendredi, tandis que l'adversaire riposte en menaçant d'exclure de leurs fonctions
religieuses tous les imans ou fonctionnaires musulmans qui le suivraient. Les militants
turcs décident alors d'organiser seuls l’élection du mufti; après annonce à la mosquée de
quatre candidatures, l'élection a lieu le 17 août 1990 à la mosquée principale de Xanthi
et Mehmet Aga recueille 8 0 % des voix des présents; les militants de Komotini ne
veulent pas rester en arrière et annoncent le 1 5 décembre 1990 la tenue d'élections
identiques à la grande mosquée Eski Cami; elles ont lieu le 28 décembre et Ibrahim
Serif, le second de Sadik, condamné avec lui et emprisonné jusqu'en avril 1990, obtient
95 % des voix 78 .

76. Selon le Yuvamiz,il aurait été vu buvant de l'alcool en public à l'hôtel Capri à Athènes, le 29
janvier 1990, nuit de Mevlit, mais Cernai, assisté du directeur du Trakya'nin sesi et d'ibrahim
Onsunoglu, un ancien député, fit aux dirigeants du journal un procès pour diffamation, qu'il gagna.
Voir le Yuvamiz n°52, décembre 1990 et le Trakya'nin sesi n°369 du 6-12-1990.
77. Selon le Trakya'nin sesi du 22 novembre 1 990, n°368.
78. Tout le détail de l’affaire dans le Yuvamiz n°54 de février 1991.
355
Le gouvernement ne reste pas inactif pendant l'année 1990, et, les colonels ayant
officiellement supprimé la loi de 1920, le gouvernement veut remplir le vide juridique
et prépare un nouveau texte officiel réglant la nomination des muftis; les nouveaux
textes sont des décrets du 24 décembre 1990 et du 3 janvier 1991 79. Dorénavant les
candidats au poste doivent se déclarer à la Préfecture, une commission locale est créée
qui doit parmi les candidats établir un classement indicatif qu'elle propose au Ministre
qui nomme. Le 3 mai 1991 parait le texte officiel de la Préfecture de Xanthi qui invite
les candidats à se faire connaître d'ici le 4 juillet de la même année, le 1 4 août se
réunit la commission de contrôle des candidatures formée du préfet, de deux diplômés du
medressé, de deux imans, d'un membre musulman membre de la municipalité de Xanthi
et de quatre élus municipaux musulmans des villages de la montagne; il y avait 10
candidats, la commission mit en premier le nom de Bosnak Sabri, le gouvernement
choisit le 22 août Mehmet Emin Sinikoglu. Mehmet Aga décide alors de commencer une
grève de la faim, organise le lendemain un sitting de ses partisans dans la rue proche du
siège du mufti à Xanthi et dans la nuit du 24 août, 200 à 3 0 0 jeunes gens, très excités
au sortir d'un concert public où l'on avait déployé le drapeau grec, affrontent à coups de
poing et de pierres les musulmans assis dans la rue 7
80. Y eut-il 4, 1 2 ou 36 blessés
9
parmi les musulmans ? les trois chiffres sont cités. Mehmet Aga le lendemain fait
fermer quinze jours, puis cinquante jours les mosquées (qui restent finalement closes
jusqu'à la fin de février 1992).

Depuis 1991 la communauté musulmane dispose de deux muftis, l'un légal, l'autre
non, à Komotini et Xanthi; les deux muftis nommés, Sinikoglu et Cernai, doivent
demander l'aide de la police pour entrer dans les locaux officiels; le 22 août 1991, la
police contraint Mehmet Aga à laisser la demeure de fonction à Sinikoglu, le 12
décembre 1991 c'est Ibrahim Serif qui doit laisser la place à Cernai (la décision
judiciaire datait de juin 1991) mais il a installé ses bureaux dans la biliothèque de
Yeni Cami où se réunissait, depuis 1982, le conseil de rédaction du Hakka Davet, la
revue officielle du mufti. Le 6 septembre 1991 le vice-consul des Etats-Unis accorde
une reconnaissance indirecte aux partisans de l’Aga en lui rendant visite, Sadik porte
plainte auprès du Tribunal européen contre les décrets sur la nomination des muftis;
des journalistes locaux, en 1994, portent plainte contre Serif et l’Aga pour usage
illégal du titre de mufti, les procès ont lieu loin de la Thrace, à Agrinio, les condammnés

79. Des dates où, en général, l'activité législative est réduite...


80. J'ai suivi le détail de l'affaire dans le Trakya'nin sesi qui publie le texte de la Préfecture, le
processus choisi, les membres de la commission etc... n°385, 391, 394, 396, 397, 413. Il
s'agissait de l'un des concerts patriotiques organisés à l'automne 1 991 dans les régions
frontalières considérées comme "en danger" avec la participation de chanteurs très célèbres
comme G.Dalaras ou N.Mouskouri.
font appel, les audiences nouvelles sont reportées, le 1 2 décembre 1994 à Salonique,
Ibrahim Serif est condamné à 8 mois de prison rachetables, le 24 janvier 1995 à
Larissa, Mehmet Emin Aga est condamné à une peine de 10 mois qu'il refuse de racheter,
préférant le rôle du martyr...
Depuis 1991 la division est grande dans la communauté, les musulmans doivent
s'adresser aux muftis nommés pour les actes officiels, le reste du temps ils se
surveillent entre eux, et les villages se partagent selon leurs choix politiques. Pour les
uns, Sinikoglu et Meço Cernai sont des "fantoches", des "pantins à la solde des Grecs" ou
des "créatures de l'Arabie Saoudite" 818
; pour les autres, Mehmet Aga et Serif, en accord
2
avec le député Sadik sont " à la solde des Turcs" 8Z. Le Trakya'nin Sesi les attaque
violemment, la femme de Serif se promène en mini-jupe, l'Aga est un mauvais
musulman qui limite les prières pour satisfaire ses convenances personnelles, qui
conseille aux musulmans de ne pas aller à la mosquée quand l'autre mufti dirige la
prière, qui a fermé les mosquées presque trois mois ce que le gouvernement grec n'avait
jamais fait en 7 0 ans, qui fait exempter du service militaire de faux religieux 83, et sa
gestion financière est contraire aux intérêts de la religion... le journal publie des
documents et des listes qui montrent qu’entre 1960 et 1965, alors qu'il avait été
nommé par son père à- la gestion des waqfs, Mehmet Aga a effectué plus de 50 ventes de
biens-waqfs (écoles et bâtiments religieux qui n'étaient plus fréquentés) dont certains
à des chrétiens; et où est passé l'argent ? Le journal publie également une liste des
biens achetés par le père et le fils entre 1960 et 1964, mais où ont-ils trouvé
l'argent? et notons au passage que le père du député indépendant Faikoglu a souvent été
le témoin officiel de Mehmet Aga dans ces ventes 84 ...
Dans ce domaine comme dans le domaine scolaire, se livre entre les autorités grecques
et turques une lutte pour la direction spirituelle de la communauté qui hésite et navigue
en cherchant avant tout à conserver son identité.

81. Trakya'nin sesi n°455 et 45 6 . Selon le n° 428 il aurait reçu de l'argent de l'Arabie Saoudite
pour aider son orphelinat.
82. Meço Cernai déclare à I’Eleftherovima du 1 8 décembre 1991, c'est moi "l’indépendant”, pas
"les autres".
83. Trakya'nin sesi n° 395, 440, 4 4 1 ,4 5 1 .
84. Le journal n'a pas encore eu, à ma connaissance, de procès en diffamation. Pour l’ensemble voir
le Trakya'nin sesi n° 420 à 425.
C. HELLÉNISATION RAMPANiE ou INTÉGRATION
PARTIELLE ?

En effet si l'on porte sur la question un regard plus détaché du cadre conflictuel
gréco-turc, on peut interpréter l'actuelle affirmation ou repli sur la turcité autant
comme une réaction de peur face à une "hellénisation" débutante, que comme une
affirmation politique. Il est certain par ailleurs que les autorités turques perdraient
beaucoup à cette éventuelle hellénisation... certains les accusent de faire pression sur
les musulmans pour qu'ils refusent tout poste de fonctionnaire qui leur serait
éventuellement offert, même simplement éboueur municipal ! s s

La sco larisa tio n


Depuis quelques années on constate des changements réels dans les habitudes
scolaires : fréquentation plus longue, en particulier des filles, accès plus important à
l'enseignement secondaire, y compris dans les établissements publics grecs, intérêt
plus grand porté par les parents aux questions scolaires.
Depuis 1920 tous les témoins s'accordaient sur un point : les enfants musulmans
effectuaient rarement leurs 6 ans de scolarité primaire, et les filles quittaient très vite
les établissements; aujourd'hui les témoins affirment que, sauf chez les Tziganes, tout
a changé et les statistiques semblent le confirmer.
Le tableau ci-dessous montre en effet que le rapport entre filles et garçons reste à peu
près le même (en tenant compte des petits nombres en jeu qui peuvent exagérer
certains hasards ponctuels) dans les trois départements de la 1° à la 6° année. La
scolarité primaire semble donc assurée aux deux sexes sans distinction importante.

Tableau 40 :__ ENFANTS MUSULMANS SCOLARISÉS D AN S LE PRIMAIRE


(1992 /93,Ministère de l'Education Nationale et des Cultes)

Xanthi Rhodope Evros Total


G F G F G F G F j
1° année 38 6= 53 .8% 331 321=50,8% 310 109= 57 % 82 8 1 6 = 5 2 ,9 % : 723
2° année 35 1= 53 ,4% 306 376=52,2% 343 5 4 = 4 6 ,1 % 63 7 8 1 = 5 2 ,3 % | 712|
3° année 35 7= 52 ,1% 327 36 6=50,9% 352 5 4 = 4 5,7 % 64 7 7 7 = 5 1 ,1 % I 743
4° année 363=53% 321 34 2=48,8% 358 5 7 = 5 2 ,2 % 52 7 6 2 = 5 1 ,1 % 1 731
5° année 3 5 4 = 5 1 ,9 % 328 34 1=47,9% 370 6 2 = 5 4 ,3 % 52 7 5 7 = 5 0 ,2 % j 750
6° année 3 6 6 = 5 4 ,3 % 307 38 0=49,7% 384 53 =5 3% 47 7 9 3 = 5 1 ,7 % i 738
Total 2 1 77 =5 3,1 % 1920 2126=50% 2118 3 8 9 = 5 1 ,9 % 360! 46 9 2 = 5 1 ,6 % ! 4 3 9 8 !

Les statistiques officielles permettent également de constater que le nombre des enfants
scolarisés dans le secondaire augmente régulièrement, par l'entrée de jeunes8
5

85. Trakya'nin sesi, 1 2-1 2-1 991 ,n°403.


musulmans dans les établissements publics essentiellement. Pendant l'année scolaire
1954/55 l'enseignement primaire regroupait 13 478 élèves musulmans et le
secondaire seulement 565 (au Celai et dans les deux medressés), pendant l'année
1992/93, le primaire n'avait plus que 9 0 0 0 élèves, mais le secondaire en comptait
1602 sur le seul sol grec.

Tableau 41 : ENFANTS MUSULMANS DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE. 1990 à 1993


(Ministère de l'Education Nationale et des Cultes)
1
Lycées minoritaires les 5 Gymnases de Etablissements Total i
j
+ m edressés montagne publics standard
1990/91 468 146 787 1401 :
1991/92 501 159 901 : 1561 ;
1992/93 513 165 924: 1602

Les cinq gymnases de montagne situés à Sminthi, Glafki, Echinos, Thermes et Organi,
tous en pays pomaque, répondent depuis 1987 aux nécessités nées de l’augmentation
légale de la scolarité et au problème des transports; ils ne comportent que trois niveaux
et de très petits effectifs. Ce sont des gymnases grecs classiques, avec enseignement,
langue et programme identiques aux autres mais ils ne sont fréquentés que par des
enfants musulmans peu ambitieux, du même coup, le niveau de ces établissements est
faible de l'avis général. Leur présence est cependant le premier signe d'un désir de
prolonger légèrement la scolarité dans un milieu réputé auparavant très hostile. Les
journaux turcophones cependant grincent des dents devant les photos de la presse locale
montrant ces jeunes musulmans qui défilent pour le 25 mars sous le titre de "grecs
musulmans" !
Le changement le plus important est la présence de plus de 900 enfants musulmans dans
des gymnases ou lycées grecs, mêlés à des chrétiens, suivant un enseignement
totalement en grec; les enfants sont dispensés de cours d'instruction religieuse
orthodoxe et on accepte que les filles portent un foulard sur la tête, ne participent pas à
l'éducation physique ou aux sorties communes. J'ai pu me rendre au gymnase de Sapés
où environ 2 0 % des enfants sont musulmans et assister à des cours, les élèves
musulmans n'ont d'autre caractéristique extérieure qu'un certain mutisme, ils ne
prennent pas spontanément la parole en grec, et dans la cour de récréation ils se
regroupent et parlent turc. Les autorités attendent beaucoup de cette génération, en
particulier des filles, qui sont sorties de leur isolement, connaissent mieux la langue
grecque et ont eu l'occasion de voir vivre les jeunes chrétiennes.
Ces chiffres officiels ne comprennent pas les élèves qui sont partis dans un
établissement turc, dont le nombre est difficile à connaître, il semble que cet exil soit
la solution choisie par les parents "pro-turcs" et ambitieux pour leurs enfants, quand
ceux-ci ne sont pas admis au lycée bilingue. En 1992, sur 18 élèves de l'Idadiye entrés
dans un établissement secondaire, deux sont allés à Ebirne. D'après les statistiques
officielles en 1992, 1467 élèves ont terminé le cycle primaire, environ 7 5 0 à 760
d'entre eux ont dû poursuivre dans le secondaire, mais à la rentrée 1992, seuls 693
élèves se trouvaient en Grèce en première année de gymnase ou medressé; si
l’estimation de 750 à 760 est exacte, cela signifierait que près de 60 élèves ont dû
trouver place en Turquie soit 4 % de la classe d’âge ou près de 8 % de ceux qui entrent
dans l’enseignement secondaire.
A l’issue de cette scolarité secondaire les élèves musulmans buttent comme tous les
citoyens grecs sur le concours d’entrée dans les Universités, les Panhellinia; en 1992,
une première, 12 candidats musulmans, aucun reçu dans les Universités classiques
mais 10 musulmans étudient en 1993 dans les TEI (sorte d’IUT), les portes
commencent donc à s ’ouvrir, elles s’ouvrent plus largement sur les Universités turques
où les turcophones thraces sont naturellement avantagés dans le concours ouvert aux
étrangers : en 1993, d’après la presse minoritaire près de 700 candidats de nationalité
grecque, 550 en 1994 auraient participé à ce concours, plus de 250 sont reçus chaque
année, souvent les premiers reçus sont de nationalité grecque mais les 9/10 des
candidats habitent la Turquie 86, et le premier de 1994 était fils d’un employé du
consulat de Komotini. Il faut ajouter que chaque année une dizaine de jeunes gens issus
des medressés partent poursuivre des études dans les Universités du Moyen Orient,
majoritairement en Arabie Saoudite, aux frais le plus souvent des pays d’accueil (ils
sont actuellement une soixantaine au total).

Cet accès à l’enseignement secondaire n’est encore qu’un tout début cependant :
depuis 1990, entre 1 400 et 1 500 élèves sortent chaque année de la dernière année du
primaire, et pourtant le secondaire, sur 6 ans, ne compte au total que 1 6 0 2 élèves. Les
autorités estiment qu’environ 7 0 % des garçons poursuivent dans le secondaire, et
environ 3 0 % des filles, le pourcentage variant selon les milieux sociaux et le cadre
géographique, rural ou urbain; ainsi sur la classe de 6° année de l’Idadiye en 1990, 18
élèves ont poursuivi leurs études, mais dans certains villages ils ne sont que deux ou
trois. Visiblement l’Etat grec ne contraint pas les familles à respecter l’obligation
scolaire de 9 ans valable pour tous les enfants du pays : tolérance pour ne pas heurter
les familles ou satisfaction secrète de voir les musulmans réduire eux-mêmes leurs
possibilités d’ascension sociale ? ...
De surcroît la plupart des élèves ne restent qu’un an ou deux au gymnase, les filles
surtout sont souvent retirées de l’école lorsqu’elles sont nubiles (moins au Celai qui
recrute parmi des familles socialement plus évoluées). A Glafki en février 1993,
l’instituteur prévoyait que seules trois ou quatre de ses dix élèves filles entreraient au
gymnase, les parents des autres jugeant cette scolarité inutile. Dans l’établissement de

86. Yuvamiz, n° 83-84 et 93.


Sapes que j'ai visité en 1990, malgré 2 0 % d’élèves musulmans au gymnase, dans la
dernière année du lycée, il ne restait plus que 4 garçons sur 40 élèves; mais ces enfants
venaient de familles paysannes souvent totalement ignorantes du grec, si l'on tient
compte de la disparition des filles, leurs résultats sont donc très convenables.
Les chiffres officiels montrent cette "disparition" de l'élève au fil des années (tableau
42) mais on peut remarquer que le nombre d'élèves inscrits en première année dans les
écoles publiques augmente chaque année; les différences que l'on peut constater
correspondent à des phénomènes connus par ailleurs : une majorité de Tsiganes dans
l'Evros d'où le tout petit nombre d'élèves dans le secondaire et l'abandon rapide, le lycée
minoritaire de Xanthi n'a pas le rayonnement du Celai d'où le peu d'élèves dans
l'établissement, mais les élèves poursuivent leur scolarité plus longtemps que dans les
autres départements; le nombre d'enfants dans les établissements publics y est plus
important que dans le Rhodope où les possibilités d'enseignement musulman sont plus
larges.

Tableau 42 : REPARTITION DES ELEVES MUSULMANS. PAR ANNÉE, DANS LE


SECONDAIRE. T99Q /1993.
(Ministère de l'Education nationale et des cuites)

Nome Année Etablissements publics . Etablissements musulmans


Elèves 1° Elèves 1° Elèves 1° Elèves 1°
année, chiffres année, %total ; année, chiffres : année, %total
Nome Rhodope 1990/91 94 49,4: 128: 41,9
1 9 9 1 /9 2 129 54,6 133; 39,1
1 9 9 2 /9 3 171 50 126 i 37,8
Nome Xanthi 1990 /9 1 151 26,6! 37; 22,6
1 9 9 1 /9 2 168 27,4. ... . 55! 34,1
1 9 9 2 /9 3 225 43,3 i 46! 25,8
Nome Evros 1990/91 10 33,3!
1 9 9 1 /9 2 30 56,6
1 9 9 2 /9 3 44 69,8^

Le mouvement perceptible dans le domaine scolaire n'en est donc qu'à ses débuts, mais il
témoigne d'un réel changement d'attitude que d'autres signes viennent confirmer : les
parents se rendent plus souvent aux réunions organisées dans les écoles, ils achètent à
leurs enfants une revue turcophone rédigée par des instituteurs, l'Arkadas Cocuk (le
camarade) qui ressemble beaucoup à nos cahiers de devoirs de vacances 87 , certains
jeunes suivent des cours de langue étrangère dans les cours privés florissants en Grèce
(frondistiria)dans l'espoir d'une meilleure situation sociale, autour du maire de

87. J'en possède de très nombreux numéros; on trouve dans cet hebdomadaire, jeux éducatifs,
exercices de grammaire et de vocabulaire, jeux arithmétiques, poèmes, tout en turc.
361
Gaziosman Pacha a été créée à Istanbul une fondation qui finance par des bourses
l'éducation de jeunes thraces en Turquie 88 ... Le conflit entre les activistes
minoritaires et les autorités ne porte plus aujourd'hui sur l’accès à l’enseignement
secondaire, mais sur le type d’enseignement secondaire : les uns souhaitent la
multiplication des établissements musulmans, les autres souhaitent "helléniser" et
remportent leurs premiers succès statistiques, d’où les réactions inquiètes.

Le domaine féminin
La musulmane de Thrace est souvent photographiée dans la presse grecque : c’est
l’exemple visible, par son costume, de la différence entre les communautés et du
"retard" des musulmans dans l’échelle de la modernité. Cependant pour elle aussi la
situation évolue, et selon son âge et son milieu social, elle peut être très variée.
L’image traditionnelle est celle de la femme que l’on peut rencontrer au marché
hebdomadaire, couverte d’un long et ample manteau noir, portant un foulard (voir
HT.XI.p.350’), ignorant totalement le grec et limitée dans ses décisions par un strict
contrôle masculin; cette description est toujours valable pour la majorité d’entre elles,
en particulier les femmes les plus âgées et celles qui vivent en milieu rural isolé. Mais
leur isolement n’est plus aussi grand : la télévision a porté depuis quinze ans jusqu'au
fond de la montagne les modèles européens ou américains, les téléspectatrices qui ne
sortent guère, naviguent toute la journée entre TV turque et TV grecque au fil de leurs
feuilletons préférés ou des dessins animés suivis par les enfants; les villageoises au fur
et à mesure de l'amélioration, même relative, des autobus se rendent plus souvent en
ville, et la population urbaine musulmane augmente; les hommes de la famille sont bien
plus qu'autrefois absents, partis pour I' Allemagne ou pour un contrat temporaire en
Grèce, et la division des tâches si stricte il y a trente ans, doit céder devant les
nécessités pratiques; les instituteurs kémalistes ont contribué à répandre un modèle
féminin occidentalisé; la fréquentation scolaire enfin a élargi l'horizon des fillettes et
leur a donné des bribes de langue grecque.
Si donc, aujourd'hui les villageoises aux champs portent encore les traditionnels
pantalons bouffants multicolores et un foulard sur la tête, si pour se rendre en ville,
elles disparaissent sous l’ample manteau noir, on peut parallèlement observer toute
une gamme vestimentaire différente; les fillettes des classes primaires ne se
distinguent absolument pas des chrétiennes dans l’habillement et n’ont pas
systématiquement la tête couverte, les jeunes filles en ville effectuent un savant
compromis entre les deux styles vestimentaires : robe standard et bas, jeans, mais un
manteau gris, mal fermé et plus court que celui de leurs aînées, et un foulard qui ne
couvre pas totalement les cheveux; les femmes adultes de la classe moyenne 8
89 portent

88. Yuvamiz, n°91.


89. Mon expérience personnelle est surtout composée d’institutrices ou de femmes d ’instituteurs.
362
chez elles des vêtements classiques, font bien attention pour sortir à toujours porter
des bas et un manteau gris qui les distingue nettement en particulier en été. Mais toute
cette belle ordonnance semble réglée par le souci de l'opinion publique et le qu'en dira-
t-on : d'innombrables témoins furieux ou désolés selon les cas, expliquent que les
jeunes filles, dès qu'elles ont quitté le village se dépêchent de changer de vêtements,
untelle a une cousine en ville chez qui elle se précipite au sortir de l'autobus pour
porter la mini-jupe qu'elle y a en dépôt... la fillette d'une dizaine d'années d'un
instituteur de montagne qui portait un costume folklorique traditionnel m'a assuré, être
impatiente d'aller au gymnase en ville pour s'habiller "normalement", les- parents ont
déclaré que seule la pression villageoise les obligeait à conserver le costume ancien.
La percée scolaire des filles par ailleurs commence à produire ses premiers
résultats : Emine Tahsin, membre de l'Assemblée régionale, est l'une des premières
jeunes filles sorties diplômées du lycée Celai Bayar en 1983 et elle s'est dirigée comme
il se devait alors vers la carrière d'institutrice, le premier métier conquis par les
femmes; à présent la Thrace compte des musulmanes qui tiennent des commerces,
parfumerie, coiffure, deux journalistes, même un médecin et une dentiste. Il semble
;
bien que la femme vive une période critique de passage ou de rupture entre le modèle
traditionnel de la famille et du village et celui du monde environnant : l'un est présenté
comme moralement plus honorable mais peu valorisé dans la société au sens large,
l'autre semble plus attirant mais contredit les valeurs apprises dès l'enfance... Dans
l'interview que publie le Yuvamiz 90 , la femme médecin exerçant à Komotini explique
qu'elle a été très bien acceptée, qu'elle a une abondante clientèle de musulmanes
heureuses de pouvoir enfin consulter un médecin femme, musulmane et turcophone et
que nombreuses sont les patientes souffrant de troubles nerveux ou psychosomatiques
divers, elle n'en donne pas l'origine, la presse grecque y voit en général la traduction de
ce conflit interne à la femme entre les deux modèles contraires qui lui sont proposés.

Cette évolution lente de la situation des femmes cristallise un rapprochement


matériel qui s'établit peu à peu entre les deux communautés : la presse musulmane
déplore souvent que les jeunes "s'assimilent" au contact des jeunes étudiants de Xanthi :
loin de leurs familles, ils se rendent au café, consomment de l’alcool, écoutent de la
musique grecque, "sortent en boîte"... Il est vrai que les contacts sont plus faciles
depuis que les jeunes plus scolarisés connaissent le grec : tous les observateurs ont
remarqué que l'ignorance de la langue est quasi-générale chez les personnes âgées et
chez les femmes de plus de trente ans; chez les hommes le service militaire effectué
hors de Thrace a assuré des rudiments, chez les moins de vingt ans école et télévision
font que beaucoup peuvent s ’exprimer en grec. Pourtant traduire ces changements par
"assimilation" comme le font certains musulmans qui savent que ce mot fait

90. n°78.
immanquablement réagir leurs coreligionnaires semble excessif : se rapprocher du
milieu dominant par la connaissance de sa langue et son genre de vie, peut être considéré
comme un début d’intégration réelle, pour la première fois depuis 1923; mais
l’exemple des Grecs de l'Empire ottoman montre qu'il y a loin de l'intégration à
l'assimilation : partager la vie matérielle, la cuisine, la musique, la langue de l’Empire
leur a permis de s’y faire une place, mais il n’y a jamais eu d’assimilation réelle tant
que la différence religieuse a assuré le ciment de l’identité nationale.
Alors intégration refusée de part et d’autre ou en cours ? l’avenir le dira.
CHAPITRE III : LA DFPRFSSION
DÉMOGRAPHIQUE

Dans une atmosphère lourde d'inquiétudes comme celle qui vient d'être décrite, où
les rapports numériques entre populations sont considérés comme stratégiques, on
comprend qu'il soit porté une très grande attention à la situation démographique de la
région; aussi la diminution globale de la population depuis un demi-siècle est-elle
considérée comme un grave danger par les autorités. Elle traduit également un grave
malaise économique, politique et parfois même psychologique.

A. LE RECUL GLOBAL

La Thrace (moins l'île de Samothrace) au recensement de 1991 comptait 3 3 4 668

habitants soit seulement 1 0 0 0 habitants de plus qu'en 1951, mais près de 26 000 de
moins qu'en 1 9 4 0 (voir tableau 43), son maximum démographique connu.
Pendant la période 1951-1961, g"âce à une natalité assez forte (en 1961, 24,3
pour mille dans le nome de Xanthi, 22,7 pour mille dans celui du Rhodope et 22,2 dans
l'Evros), à une légère baisse de la mortalité et au retour d'une partie de ceux qui
l'avaient quittée temporairement pendant la décennie précédente, la région a
relativement pansé ses plaies; elle a gagné globalement 20 000 habitants alors qu'elle
en avait perdu plus de 25 0 0 0 entre 1940 et 1951; cependant cette progression de 6 %
ne parvient pas à ramener le total au niveau de 1940 et représente une progression
inférieure à celle de la moyenne grecque. La décennie 1961-1971 est marquée en
Thrace comme dans toute la province grecque par une très forte saignée démographique
(-7,6%) due à l'émigration, en majorité vers la Belgique et l'Allemagne fédérale.
Malgré une légère reprise (+ 4,7 % ) entre 1971 et 1981, dûe en grande partie à des
retours depuis l'Allemagne, mais nettement inférieure à la progression générale de la
population grecque, le mouvement de recul de la population reprend entre 1981 et
1991 : - 2 ,1 % en 10 ans alors que la population grecque a légèrement augmenté; les
retours sont en effet moins nombreux et, profitant de l'entrée de la Grèce dans la CEE de
nouveaux départs sont enregistrés, les départs de musulmans vers la Turquie
continuent. Enfin, selon les experts, cette diminution devrait se poursuivre : une perte
de 3 ,5 % de la population dans les dix prochaines années n'aurait rien d'impossible 91 .
Conséquence logique de cette évolution : la densité de population en Thrace est
actuellement inférieure à celle de 1940 et la plus faible de toute la Grèce; de surcroît
la densité est encore plus faible dans le département de l'Evros, face à une Thrace turque
dont la population ne cesse d'augmenter rapidement.

Tableau 43 : POPULATION TOTALE DE THRACE 1940 et 1 991 (source ESYE).

Année : Total Thrace Evolution Evolution % Population Densité thrace Densité nome
intercensitaire intercensitaire thrace/ popul au km2 Evros
. en Thrace en % en Grèce en % grecque
1940 355 923 4 ,84 4 1 ,7 35,5
1951 333 268 -6,3 3,92 4,41 39,3 32,4
1961 353 661 6 9,9 4,26 41 ,6 36,5
1971 326 556 -7 ,6 4,53 3,76 3 8 ,4 32
1981 342 037 ........ 4 ,7 ........ 11,08 3,54 4 0 ,2 34,2
1991 334 668 -2,1 5 3,3 3 9 ,4 33

Sur l'ensemble des 50 années qui viennent de s'écouler, on peut observer plusieurs
mouvements dont certains sont spécifiques à la Thrace, d'autres beaucoup plus communs
à l'ensemble de la Grèce.

L ’é m ig ra tio n
Il est indéniable que la cause majeure de la stagnation ou de la diminution
démographique est l'émigration, à la fois extérieure et intérieure. Comme ailleurs en
Grèce la cause principale de l’émigration fut sans doute la petite taille des exploitations
agricoles (attribuées aux réfugiés ou antérieures) et la forte natalité qui accrût les
difficultés à la génération suivante; de plus la plaine et la part importante des cultures
de céréales désignaient la région pour une mécanisation relativement rapide de
l'agriculture : il était donc logique que le milieu rural ne puisse plus assurer l'emploi
de tous ses habitants, et comme les autres sources d'emploi ne se sont pas développées
assez rapidement, c'est en dehors de la région que les habitants ont dû chercher des
solutions avec, dans les années 1950 et 1960, le plein accord des autorités qui
trouvaient ainsi une solution immédiate au problème du sous-emploi et une source de
devises. Il faut ajouter que, comme ailleurs en Grèce du Nord, une partie des
populations qui ont dû quitter leur village pour cause d'occupation étrangère et de
guerre civile pendant parfois plus de cinq ans, ont fini par s'implanter ailleurs et ne
plus revenir. Aujourd'hui la pression démographique sur de petites exploitations se fait
toujours sentir, en particulier en milieu montagnard où la natalité est restée forte, elle9
1

91 - Papavannakis. op c/'t, p.1 5.


s'est même récemment renforcée du fait que la commercialisation du tabac qui jusque-
là masquait le problème en permettant à des familles entières de survivre sur une
mini-exploitation, rencontre des difficultés grandissantes; les coopératives conservent
quelquefois la récolte plus d'une année avant de l'écouler sur le marché, les prix de
vente diminuent et les familles ne touchent leurs revenus que de plus en plus
tardivement 9Z; enfin si à la fin des années 1970 un effort pour industrialiser les
villes thraces et y transférer des activités tertiaires de rayonnement national
(Université, Ecoles supérieures) avait en créant des emplois nouveaux contribué à
maintenir la population, l’état général de ces entreprises est aujourd'hui plutôt
médiocre, le tertiaire piétine, aussi l'émigration a-t-elle repris; il faut ajouter le cas
particulier relativement récent des diplômés musulmans qui, pour plus de facilités,
préfèrent s ’établir en Turquie. On peut enfin tenir d'un facteur psychologique, une sorte
de dévalorisation de la Thrace dans l'opinion commune qui donne à penser que quitter la
région est déjà le premier pas d'une ascension sociale.

L'absence regrettable de toute statistique officielle sur l'émigration extérieure


au-delà de 1 9 7 7 nous prive de toute donnée globale sur un mouvement qui localement
n'est pas terminé. Les chiffres dont on dispose montrent cependant que la Thrace a été
avec la Macédoine l'une des régions les plus touchées par l'émigration.

Tableau 4 4 ; ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DES ÉMIGRANTS. 1955.-117X93

1 9 5 5 -5 9 1 9 6 0 -6 4 : 1965-69 1970-74 1975-77 : 1955-1977


Macédoine !
total 23 163 125 824 135 290 89 594 1 6 442 391 313
%/G rèce 1 6,1 1 ; 31,75 34,76 35,87 28,75 34,1 |
Thrace ...............1...........
to ta l 16 194 28 755i 22 513 19 295 3 146i 92 6 0 1 i
% / G rè c e 11,26 7,26 5,78 7,73 5,5; 8,1 !

On voit en effet sur le tableau 44 qu’entre 1955 et 1959, alors qu’elle représentait9
3
2

92. La production du tabac est à plus de 9 5 % effectuée par les agriculteurs musulmans; la presse
locale turcophone transmet régulièrement les informations des coopératives, explique le
fonctionnement des subventions européennes, parle souvent des difficultés de la commercialisation;
en décembre 1 993 le Yuvamiz précise que le tabac s'est vendu entre 1 500 et 1 800 drachmes le
kilo, en janvier 1 995 il n'est plus question que d'obtenir 1000 drachmes pour la récolte de 1 993 en
comptant sur une subvention communautaire, 400 drachmes sans subvention alors que le pays
connait une inflation sévère (Yuvamiz n°101 et 102). Une réception spéciale a été faite à Xanthi à
l’ambassadeur du Japon, pays qui est actuellement un grand acheteur de basma thrace dont ses
spécialistes appprécient tout particulièrement les qualités-
93. K.Katsimati. Emigration grecque et retours, Athènes, EKKE, tableau 3, p.1 9.
367
4 % de la population grecque, la Thrace a fourni plus de 1 1 % des émigrants, ce
pourcentage reste par la suite toujours supérieur à sa part dans la population du pays;
entre 1960 et 1964 la région qui comptait alors environ 3 5 0 0 0 0 habitants, a perdu
près de 30 0 0 0 personnes du fait de la seule émigration extérieure; de plus les départs
de musulmans vers la Turquie ne sont pas compris dans ces chiffres officiels, or il est
mathématiquement certain que si le total des musulmans n'a guère varié depuis 50 ans
malgré une natalité importante dans la première partie de cette période, c’est qu'il y a
eu une émigration importante vers la Turquie.
A côté de cette émigration vers l'extérieur existe une migration en direction du
reste de la Grèce sur laquelle nous sommes encore moins bien renseignés. Kiochos94
fournit les chiffres les plus précis que l'on puisse obtenir à partir des échantillons
officiels : au recensement de 1961, 6 600 personnes auraient déclaré avoir quitté la
Thrace depuis 1955 au profit d'une autre région de Grèce, 3 4 0 0 hommes et 3 200
femmes tandis que 6 0 0 0 autres seraient venues s'installer en Thrace, en large
majorité des hommes (3 600) ce qui reflète le fait que souvent ces installations sont
dûes à des nominations de fonctionnaires qui ne se déplacent pas toujours en famille; la
perte est donc faible, 600 personnes, comparée aux près de 20 0 0 0 personnes qui se
sont expatriées dans le même temps. Dans la période 1966-1971 le solde négatif serait
de 8 640 personnes, et de 8 010 personnes pour les années 1975-81; les départs et
arrivées portent dans ces deux cas sur des chiffres de 20 à 30 0 0 0 personnes, mais ce
mouvement soutenu par une "circulation de fonctionnaires" peut comprendre dans les
comptes deux fois la même famille à dix ans d'intervalles. Dans la dernière période le
nome de l'Evros aurait été nettement plus touché : un solde négatif de 5 9 50 personnes
sur le total thrace de 8 010, dont 3 280 dans la tranche d'âge des 1 5 à 3 4 ans.
D'après les chiffres fournis par Kiochos, entre 1955 et 1961, 2 8 ,1 % des départs
auraient été effectués en direction de l'agglomération athénienne et 6 4 % vers la
Macédoine reflétant la proximité géographique de Salonique; pour les deux tranches
suivantes notre source ne précise plus la part des migrants s'installant en Macédoine,
mais montre que l’attraction d'Athènes grandit nettement, 3 5 ,6 % des départs entre
1965 et 1971, 44% entre 1975 et 1981 se sont effectués en direction de
l'agglomération athénienne : est-ce le reflet d'un relatif progrès des transports qui ont
"rapproché" la capitale ? Les quelques renseignements dont K.Katsimatis disposait dans
son ouvrage à propos des retours de familles parties en Allemagne montraient que les
retours vers la Thrace étaient en poucentage inférieurs aux départs : une partie des
anciens émigrés ont, semble-t-il, préféré à la Thrace, Kavalla ou Salonique.

La spécificité de la région à propos de l'émigration est peut-être, une fois de plus,

94. P.Kiochos. Analyse du problème démographique de la Thrace de 7951 à 1984 (en grec) ,
Université du Pirée, Pirée 1991; pour cet aspect p.53-63.
368
le décalage entre populations musulmanes et chrétiennes. Jusqu'en 1971 la différence
est légale : les autorités empêchaient pratiquement l'émigration des musulmans et les
bureaux qui aidaient les émigrants dans les formalités à effectuer pour l'Allemagne ne
s'adressaient qu'aux chrétiens. Une autre différence vient d'une plus grande réticence
des musulmans à émigrer; cette résistance est attribuée (selon les interlocuteurs) à
différentes raisons qui ne s'excluent pas l'une l'autre : fort attachement au sol de
populations installées là depuis beaucoup plus longtemps que les enfants des réfugiés,
conservatisme allié à un manque d'ambition sociale, désir de rester en milieu musulman
(mosquée, école), pressions du Consulat de Turquie qui ne veut pas que les musulmans
puissent disparaître des registres thraces... Les musulmans eux-mêmes ont souvent, en
ma présence, fait porter la responsabilité aux femmes : plus conservatrices, craignant
de se trouver isolées dans un pays dont elles ignorent la langue, privées de toute
initiative puis devenues incapables d'en prendre, elles s'opposeraient à tout
déplacement définitif de la famille... aussi beaucoup d'hommes se contentent-ils de
travailler ailleurs en Grèce ou à l'étranger une bonne partie de l'année en laissant la
famille au village; c'e st aussi cette résistance féminine jointe aux pressions turques qui
expliquerait que certains aient refusé des postes de fonctionnaires dans le reste de la
Grèce.
L'émigration musulmane a donc été moins importante que celle des chrétiens dans
les années 1960, elle a été beaucoup plus tardive, elle se dirige très peu vers le reste
de la Grèce, elle regarde plus vers la Turquie que vers l'Europe occidentale, enfin dans
ce dernier cas, elle est plus souvent définitive 95 (tenir compte également de la perte
possible de la nationalité grecque). Le mouvement connait également des hauts et des bas
d'origine politique : après les départs dûs à la guerre civile 96 , une vague de départs a
suivi les événements de septembre 1955 à Istanbul, une nouvelle vague a suivi
l'opération Attila à Chypre en juillet-août 1974, c'est alors que des musulmans ont
vendu en toute hâte leurs terres aux chrétiens et placé leur argent en Turquie; dans les
deux cas des turcophones ont déclaré craindre des représailles et prendre les devants
(il y eut effectivement des esprits échauffés et des violences sporadiques en Thrace en
août 1974).

95. A noter cependant que certains comptent sur une entrée de la Turquie dans l'Union Européenne
qui par le biais de la libre circulation leur permettrait de rentrer en Grèce comme citoyens
européens.
96. Passer la frontière était théoriquement interdit, mais assez facile dans l'Evros, ces personnes
reçurent l'autorisation de rentrer,mais certains villages mixtes ne revirent jamais leurs
musulmans, tel Komara qui perdit ainsi ses 50 familles musulmanes. Le Trakya'nin ses; du 26 mai
1993, n°452, cite le chiffre de 40 000 personnes qui seraient parties en Turquie pendant la
période 1 941 -1 949, précise que le gouvernement Menderes et le gouvernement grec se seraient
mis d'accord sur cette émigration après 1955, parle également d'une "émigration psychologique"
pendant la dictature des colonels.
Que représente globalement ce mouvement d'émigration musulmane? Certains
estiment aujourd’hui à 100 000 personnes le nombre des musulmans nés en Thrace
grecque et vivant en Turquie 97 où ils ont formé des Cercles très actifs. En outre, à côté
des différentes associations de Thraces grecs-chrétiens qui existent en Allemagne ou en
Belgique (une très vivante association des Evrites à Bruxelles), on trouve en Allemagne
plusieurs associations de Turcs de Thrace occidentale qui se sont fédérées entre elles (le
centre est à Düsseldorf) et estiment à plus de 30 0 0 0 le nombre de musulmans thraces
travaillant en Allemagne989 ; ils y sont très actifs, publient plusieurs journaux, Bâti
Trakya, Yeni Bâti Trakya, Bâti Trakya Türkü, Sesim iz , organisent des fêtes, des
activités pour la jeunesse et ont présenté une liste distincte au conseil municipal de
Düsseldorf "Les Turcs démocrates de Grèce". Des lignes de car relient régulièrement
Komotini aux grandes villes d'Allemagne avec des départs toutes les semaines et même
parfois plusieurs fois par semaine, et l’un des émigrés a suffisamment réussi pour
créer sa propre entreprise de transports entre la Thrace et l'Allemagne (Hambourg).
Par ailleurs on pense qu'environ 3 000 musulmans thraces vivent de façon
permanente dans l'agglomération athénienne (du village déjà cité de Symvola 6 familles
seraient installées à Athènes) " , et surtout très nombreux sont les hommes seuls qui
travaillent plusieurs mois par an sur les chantiers de travaux publics à travers la
Grèce, dans les mines de Grèce centrale ou dans les entreprises touristiques de
Salonique et de Chalcidique (l'un d'eux y aurait même rencontré et épousé une
Française, m'a-t-on assuré dans un village, ce qui l'a coupé définitivement de sa
famille) : ils essayent dans la mesure du possible de rentrer chez eux au moment du
ramadan, les femmes et les enfants effectuent l'essentiel du travail du tabac sans eux, la
commercialisation se fait par la coopérative et leurs quelques mois de salaires assurent
l'argent frais qui complète les revenus de l'autoconsommation rurale; les emplois qui
m'ont été donnés en exemple sont tous des emplois sans qualification et on peut noter

97. La presse minoritaire donne souvent des nouvelles de leur réussite sociale et montre qu'il
n'oublient pas leur région d'origine, Sukru Sankaya natif d'Itea qui est devenu l'un des plus grands
industriels du textile de Bursa, l'ex-maire de Gaziosman Pacha natif de Dikella , Feyyam Saglam
qui enseigne à l'Université d'Izmir, un joueur de football célèbre en Turquie...
98. Les chiffres cités vont de 30 à 35 000. Le Trakya'nin sesi du 26 avril 1 9 9 0 cite le chiffre de
10 0 0 0 musulmans partis en Allemagne en 1 988 et 1 989, le 4 juillet 1991 il parle de 20 000
départs pendant les 5 années précédentes, les journaux grecs de mars 1 9 9 0 imaginaient 1 5 000
musulmans prêts à rentrer d'Allemagne pour voter. Kamozawa.dans l'ouvrage cité précisait que
sur les 127 familles du village mixte de Pagouria, 1 2 seraient parties en Turquie et 1 2 autres en
RFA, du village musulman de Symvola qui compte 70 familles, 40 autres seraient parties en
Turquie, 1 5 en Allemagne et 10 seraient récemment revenues d’Allemagne.
99. La presse turcophone, désireuse d'insister sur le nombre des musulmans turcophones donne des
chiffres beaucoup plus importants, 7000 dans l’agglomération athénienne dans le Trakya'nin sesi
n°452, 4 7 000 en y ajoutant la Grèce centrale dans le n°434 et 10 0 0 0 à Salonique.
370
également que certains musulmans s'engagent dans la marine (qui, hormis aux postes
d'officiers, n'attire plus guère les jeunes Grecs) alors qu'il s'agit pour eux d'un milieu
totalement étranger et inhabituel; sur 59 534 marins grecs en 1980, 1683 étaient des
musulmans de Thrace, en 1959 ils n’étaient que 12 sur 66 028 marins 100 .

L'observation plus détaillée des chiffres des recensements permet de retrouver


certaines des particularités attribuées aux populations musulmanes. Entre 1961 et
1971 c'est le nome de l'Evros qui a connu de très loin la plus grande diminution de
population (-1 0 ,2 % ) (voir tableau 45) en particulier dans les éparchies de
Didymoticho, Soufli et Orestias, or il s'agit du nome le moins musulman et des éparchies
dont ils sont quasi-totalement absents.

Tableau 45: POPULATION DES NOMES ET EPARCHIES THRACES 1940-1991 (source


ESIE 1

|Année Nome Nome Eparchie Eparchie Nome Eparchie j Eparchie Eparchie Eparchie
Xanthi ; Rhodope Komotini Sapes Evros Alex/!is j Didy/cho Orestias Soufli
i ......
1940 98 575 106 575 79 977 26 598 150 790 36 726! 46 528 44 644 22 892 j
i
i 1951 89 891 : 105 723 79 994 25 729 137 654 34 166- 39 200 42 831 20 885 i
........ !!
%1951
j/40 -9,6 -0,7 0,02 -1 3 , 2 -8,7 -6,9; -1 5 , 7 -4 -8,7
!... 1961 89 591 109 201 82 531 26 670 1 54 869 38 327; 44 169 47 624 23 810;
h 61961
/51 -0,33 3,3 3,1 3,6 1 1 ,6 .... 1 1 , 7 . ..... 7 , 2 ....1 1 , 1 14
L 1971 82 912 107 668 81 866 25 811 135 976 39 720 37 404 39 949 1 8 903 i
j%1971
1/61 .... - 7 , 5 -1,4 -0,8 ... - 3 , 2 -1 1 ,9 ......2,.?i.. -15,3 -1 6,1 ... .-20 , 6;
i 1981 88 793 107 954 83 814 24 143 145 310 50 6 8 4 : 35 796 42 226 16 909
%1981
/71 7,1 0 ,3 2 ,3 -6,4 6,8 2 5, 6 ! .. ..-4,2 5 ,6 .. - 1 0 , 5 .
1991 90 965! 103 391 81 448 21 943 140 312 52 346; 32 944 40 018 15 004!
‘961991
781 2 ,4 -4,2 -2,8 -9,1 -3,4 3; -7,9 -5,2 -1 1 ,2

A la même époque, le nome en majorité musulman du Rhodope n'a connu qu'une


diminution minime (-1,3% ); ce chiffre modeste cache de très fortes différences selon
les communes, certaines ont perdu plus de 1 5 % de leur population (Eyiro, Thryllorio,
Karydia, Nea Kallisti, Pelayia) tandis que d'autres ont connu une réelle croissance
(Amaxades, lasmos), celles qui ont le mieux résisté au vent de l'émigration étaient en
large majorité des communes musulmanes ou mixtes. Décalage dans les rythmes

100. E.Kolodnv. Recent trends in the régional crew enlistment of the hellenic merchant fleet,
Studies in the Mediterranean World, Mediterranean studies research group, At Hitosubashi
University, Tokyo, 1 988.
d'émigration... entre 1971 et 1981 ces mêmes communes voient à leur tour leur
population nettement diminuer et ne connaissent pas de "retours”. Dans l'éparchie de
Sapes, à large majorité musulmane, on retrouve ce même décalage : le recul maximum
de la population ne se produit que dans la décennie 1 9 8 1 -1 9 9 1 , avec un net retard sur
la moyenne de la région.
Dans l'Evros, alors que la décennie 1951-1961 est marquée par une forte progression
démographique (+12,5% )à peu près générale dans tout le département, les seules
localités ou communes qui connaissent une croissance faible ou négative, Sykorayi (-
16,8% ), Mousaki-Komaros (-25,3% ), Perama, Makri, Dikella, Mesimvria à l'ouest-
nord-ouest d'Alexandroupolis, ou, plus au nord, Mega Derio, Elaphochorio (-29,8%),
Karoti, Kyani, Avdella, Agriani (-14,3%), Chelidon (-4 4 ,3 % ) forment pratiquement
la liste des rares communes musulmanes ou mixtes du département : reflet du
mouvement d'émigration vers la Turquie qui toucha l'Evros à la fin de 1955 ? En
revanche dans la décennie 1961-1971 qui voit l'émigration massive des chrétiens, les
villages musulmans d'Agriani, Avra, Komaros, Perama ou Mega Derio sont quasiment
les seuls à gagner quelques habitants, comme dans la décennie suivante. Enfin dans les
dix dernières années 1981-1991 l'émigration frappe même ces villages musulmans
qui, pour la première fois depuis 1961, perdent des habitants.

On peut également expliquer par les comportements différents des chrétiens et des
musulmans l'évolution distincte des communes de montagne et de piémont (parfois
inséparables car ces dernières comportent souvent des écarts en montagne) dans les
nomes du Rhodope et de Xanthi.
Le tableau 46 permet en effet de voir qu’alors que la population des villages chrétiens de
l'extrême ouest du nome de Xanthi s'est rapidement effondrée dès 1951 perdant au total
plus de 6 3 % en 50 ans, celle des deux zones de montagne musulmanes voisines n'a
commencé à diminuer qu'après 1971, la diminution s’est nettement accentuée après
1981 alors que le mouvement s'inversait parfois dans le reste du département; ce
décalage a permis à la montagne de maintenir son importance relative dans la population
locale jusqu'en 1981, contrairement à la quasi-totalité des montagnes du reste de la
Grèce. Il ne s'agit cependant que de "décalage", le rattrapage est entamé et tout porte à
croire qu’il se continue depuis 1991. Peut-être la réticence des musulmans à changer
officiellement leur inscription communale a-t-elle également accentué le décalage.
Enfin une dernière particularité peut être attribuée à la différence de confession :
alors que dans les deux nomes de Xanthi et du Rhodope, la répartition hommes/femmes
de la population est très comparable, légèrement à l'avantage des femmes (elles sont
5 0 ,5 % de la population de Xanthi, 50 ,7 % dans la Rhodope) la situation est nettement
différente dans l'Evros, elles ne sont plus que 4 7 ,4 % de l'ensemble. L'examen commune
par commune montre que seules les villes ont une répartition équilibrée, à l'inverse des
Tableau 4 6 : POPULATION DES VILLAGES DE MONTAGNE ET DE PIÉMONT DES NOMES DE
XANTHI ET DU RHODOPE. 1951-1991 101 (source ESYE)

Xanthi, Communes Xanthi, Communes % Corn Mus Rhodope, Communes % Corn Mus
chrétiennes musulmanes /nome musulmanes / nome
Pop en 1951 ■ 8 497: 18 074; 20,1 21 698 20,5
Pop en 1961 ; 6 762; 18 899: 21,2 23 865 21,8
1951-61% : -2 0 ,4 : 4,5: 9,9
Pop en 1971 5 169 19 1 0 8 : 23 24 859 23
1971-61% -2 3 ,5 1.1 ; 4,1
Pop en 1981 3 411 i 18 958: 21,3 23 390 21,6
1981-71% -34^ ............... -0 ,7 -5
Pop en 1991 3 102 17 8 2 0 ; 19,5 20 184 19,5
1991-81% -9! -9 ,6 -1 3,7
1991-51% -6 3,4 : - 1 .4 ! -6,9

communes rurales où l'on rencontre parfois des cas extrêmes, ainsi 192 femmes pour
568 habitants à Doriskos, 270 femmes sur 751 habitants à Vrysika, 92 sur 235 à
Evgeniko, 343 sur 1 289 à Koufovouno; les personnes que j'ai consultées sur place
m'ont dit que c'était le résultat de la volonté des jeunes villageoises chrétiennes de fuir
le village à tout prix, accepter n'importe quel emploi en ville et si possible hors de la
région, trouver un mari hors du village, faire des études et ne jamais revenir... toutes
choses que ne font pas les villageoises musulmanes 1
102 . Les jeunes filles ne font
0
d'ailleurs que refléter le sentiment général dit "astyfilia" qui veut que seule une
résidence en ville soit socialement valorisante.

B. CONTRACTION DE L'ESPACE HABITÉ

Exode rural et "re sse rre m e n t" (voir tableau 47)

Pour toutes les raisons économiques et psychologiques précédemmment citées on a


donc assisté en Thrace comme ailleurs en Grèce à un lent glissement des populations

101. Communes chrétiennes prises en compte: Stavroupolis, Kromniko, Daphni, Karyofyto,


Komnino, Neochori, Paschalia.
Communes musulmanes de Xanthi (montagne): Yerakas, Echinos, Kotyli, Myki, Satres, Oreo.
Communes musukmanes du Rhodope (montagne) : Amaxades, Gratini, lasmos, Chalchas, Pandrosos,
Polyanthos, Sostis, Organi, Cechros.
102. Voir le Yuvamiz de mars 1993, n°79, on dit que les musulmans gagnent beaucoup à travailler
dans le coton ? mais on oublie de dire que les patrons sont des grecs qui doivent employer des
musulmans parce que leurs filles occupées de "leurs crèmes et de leurs mini-jupes" ne veulent pas
déchoir à travailler dans les champs...
vers les centres urbains depuis quarante-cinq ans.
Dans la division statistique grecque entre population rurale, semi-urbaine et
urbaine, la population dite semi-urbaine des villes de 2 0 0 0 à 10 0 0 0 habitants peut
être considérée comme plus rurale qu'urbaine étant donné que les habitants de ce s petits
centres conservent en large part des activités agricoles; ces communes semi-urbaines
sont d'ailleurs rares en Thrace dépassant de peu le chiffre fatidique des 2 0 0 0 habitants
et l'évolution de leur population suit en général celle de la population rurale, la forte
augmentation observée en 1981 dans le nome de Xanthi ne signifie pas réelle croissance
des communes déjà classées dans cette catégorie, mais intégration d’anciennes communes
rurales qui ont passé le chiffre des 2 000. La population urbaine ne comprend en fait
que les trois capitales de nome, Xanthi, Komotini et Alexandroupoiis auxquelles s'ajoute
Orestias depuis 1961, et l'évolution de la catégorie reflète donc simplement le devenir
de chacun de ces centres.

On constate que la population très fortement rurale, 7 6 ,9 % en 1951 et 73,5% en


1961 si l'on ajoute population urbaine et semi-rurale, ne se déplace que tardivement et
lentement vers les villes : il faut attendre 1981 pour que la population strictement
rurale représente la moitié de la population totale, et même en 1991 le total population
rurale et semi-urbaine atteint encore les 60%. Il est donc vraisemblable que le
mouvement n'est pas terminé. C'est le département de l'Evros qui voit augmenter plus
fortement sa population urbaine (plus de 1 8 6 % en quarante ans) grâce à la croissance
exceptionnelle d'Alexandroupolis et à l’incorporation d'Orestias, il est par ailleurs le
seul à compter de réelles petites villes au passé urbain ancien, Didymoticho et Soufli,
qui lui assurent un pourcentage relativement important de semi-urbains; conséquence
logique, la population rurale est toujours moins importante en pourcentage dans l'Evros
que dans la moyenne thrace.
Dans les deux autres départements, de Xanthi et du Rhodope, la croissance des deux villes
a été relativement moins rapide que dans l'Evros car les deux centres plus anciens
étaient nettement plus importants qu'Alexandroupoiis en 1951; en outre l'absence de
tout centre-relai intermédiaire réel (Sapes dépasse à peine les 2 0 0 0 habitants) rend
plus nette la coupure statistique entre urbain et rural. Le nome du Rhodope malgré une
capitale qui regroupe plus du tiers de sa population, reste donc encore un département à
majorité rurale (5 2 ,5 % ) et la diminution des ruraux y est la plus tardive de la Thrace
(à relier sans doute à la forte présence turcophone), elle n'apparait qu'au recensement
de 1981; inversement le nome de Xanthi connut le premier dès 1961 cette diminution :
alors qu'il avait en 1951 autant de ruraux que son voisin le Rhodope, en 1991 il compte
1 6 0 0 0 ruraux de moins que lui, la plaine compte une large majorité chrétienne, les
deux choses sont-elles liées ?
Si l'on considère les chiffres des différentes communes individuellement, on voit très
vite que sur les 3 0 dernières années (j'ai éliminé la période 1951-1961 où certaines
croissance record ne reflètent que le retour de populations évacuées dans les années
précédentes) seules les villes et les communes qui en sont le plus proches ont connu une
croissance réelle (supérieure à 1 0 % en 30 ans): Xanthi-Chryssa, Komotini-Roditis-
Kikidio-Hephaïstos,Alexandroupolis-Apalos-Maistros-NeaChili-Aristino, Didymoticho
et Orestias; ainsi s'explique que seules les éparchies des trois grandes villes aient gagné
des habitants depuis 1 960, avec un maximum pour celle d'Alexandroupoiis où la ville
occupe l'essentiel de l'éparchie. En dehors de ces cinq zones urbaines, seules 5
communes ont connu une croissance de leur population, Evlalo et Selero dans la plaine
de Xanthi, Kyprinos au débouché de l'un des deux seuls ponts sur l'Arda, Karoti et
Koufovouno non loin de Didymoticho.

Tableau 4 7 : POPULATION RURALE. SEMI-URBAINE ET URBAINE EN THRACE. 1951-


1 991 (source ESYE)

Thrace, Thrace Evros, Evros % Xanthi, Xanthi % : Rhodope, Rhodope


chiffre % chiffre chiffre chiffre %
Population:
urbaine
1951! 77 756 23 18 580 13,1 27 283 30,1 31 893 30,2!
' 1961i 94 582 26,5 34 935 22,1 27 802 31 31 845 2 9 ,2 1
1971 96 920 29 ,4 37 628 ..... 2.7,1. 27 036 32,6 32 256: 2 9 ,9 1
198V 1 22 075 35,4 49 630 33,4 34 135 38,4 38 310: 35,5|
! 1991: 130 834 38,6 53 221 37 34 472 41,1 40 141 : 38,8:
Population:
i
semi-urb :
..... 1951: 58 607 17,4 41 822 29,6 3 188 3,5 13 597: 1 2,9
1961 46 601 1 3,1 30 042 19 3 269 3,6 13 290 12,2;
!.. 1971: 41 976 12,7 27 964 20,1 3 268 3,9 10 744 9 ,9 1
CO

10 750
__ i

27 929 9,91
00

51 830 15 18,8 13 151 14,8


i.... 1991 ! 51 371 15 27 802 19,8 14 621 16 8 948 8,6 :
Population:
i rurale : : !

! 195V 200 591 59,5 80 938 57,3 59 420 66,1 60 233 5 6 ,9 ;


.... 196 V 215 372 60,4 92 783 58,8 58 523 65,3 64 064 58,7 i
.... 1971 1 90 664 57,8 73 388 52,8 52 608 63,4 64 668 60,1 ;
... 198 V 171 224 49,6 70 843 .... 4 7 .7 41 487 46,7 58 894 54,6 j
___ 1991 152 463 45 59 289 42,2 38 872 42,7 54 302 52,5

Ce glissement relativement tardif vers les villes est confirmé par les données de
Kiochos sur l'émigration interne : entre 1955 et 1961 la majorité des personnes qui
ont changé de commune dans la même région se sont installées en région rurale, il n'y a
pas encore de réel mouvement important vers la ville, entre 1965 et 1971 ce n'est
plus que le tiers des installations nouvelles qui s’effectue en commune rurale, entre
1975 et 1981 un quart; c'est dans l'ensemble le nome de Xanthi qui aurait connu les
transferts les plus importants de population de la campagne vers la ville.

On peut enfin observer parallèlement une sorte de reclassement à l'intérieur des


communes de montagne en particulier : la population communale reste à peu près
identique, tandis que celle du noyau central grandit aux dépens des hameaux
environnants qui se vident ou disparaissent : ainsi à Kimmeria, Dimario, Pachni, Myki,
Glafki, Kentavros, Amaxades, lasmos, Koptero. Dans le Rhodope, 11 localités ont
disparu depuis 1951 qui comptaient alors entre 174 et 2 habitants, 2 6 localités qui
avaient en 1951 de 8 à 295 habitants se sont totalement vidées et dans l'Evros, ce sont
9 localités (de 22 à 216 habitants en 1951) qui ont disparu; aujourd'hui encore, où ce
mouvement de regroupement se poursuit, plus d'une centaine de localités de moins de
110 habitants semblent en mauvaise posture, (tableau 48).

Tableau 48 : LOCALITÉS DISPARUES DEPUIS 1951. LOCALITÉS EN DIFFICULTÉ (source


ESYE).

Rhodope Xanthi E v ro s Thrace


Disparues entre 1951 et 1991 11 : 26 9 46 1
Localités moins de 20 hab en 1 991 j 10 14 3 27
Localités entre 20 et 110 en 19911 32 51 18 101
Total localités en difficulté 42: 65 21 128!

On peut noter enfin une dernière particularité : on ne constate pas comme ailleurs
en Grèce de déplacement des populations vers le littoral (dont on a déjà dit qu'il n'était
guère avenant) : Phanari subsiste à peu près inchangée, Porto Lagos a perdu près du
quart de sa population en trente ans, les recensements signalent parfois un hameau de
bord de mer, Paralia Dikella, Paralia Avdira, Paraiia Mesi, mais aucun n'atteint les 50
habitants, aucune "marine” ne s'est encore imposée reflétant le très faible mouvement
touristique.

La synthèse de ces différents mouvements à l'échelle départementale varie


légèrement selon les conditions locales. L'Evros, largement "chrétien", sans zone
montagneuse ou presque, où la grande culture domine, connait les variations les plus
fortes : entre 1951 et 1961 la croissance, 12,5%, est double de la moyenne thrace,
6%, compensant la baisse plus importante de la décennie précédente; elle est quasi-
générale et particulièrement forte dans d'anciens villages bulgares dont les habitants
grecs avaient fui pendant la guerre la "rebuigarisation" et la guerre civile, Avas,
Esymi, Pefka, Nipsa, Kyriaki, Mega Derio, Lefkimmi. Cette période de récupération est
suivie d'une dépression massive : le nome perd 10 ,2 % de sa population en dix ans,
seules les villes et les rares communes musulmanes résistent, ailleurs c'est
l'hémorragie, - 2 0 % dans l'éparchie de Soufli, -16% dans celle d'Orestias; même
certains villages qui avaient enregistré une croissance record dans la période
précédente, voient fondre leurs effectifs : Kavysos -38%, Yannouli -48%, Kotronia -
78%, Kyriaki -30% ... La décennie 1971-1981 connaît une reprise encourageante :
+6,8% contre 4 , 7 % pour la Thrace, mais, hormis quelques villages de la vallée de
l'Evros et certaines localités musulmanes, cette reprise ne profite qu'aux centres
urbains : le nome a 1 5 4 0 0 habitants de plus, dont 12 800 dans les seuls dèmes
d'Alexandroupolis et d'Orestias. La période la plus récente, 1981-1991, confirme ces
tendances : seules les deux villes et leurs environs croissent, Alexandroupolis gagne
2 600 habitants quand le département en perd près de 5 000 au total; en trente ans, le
département a perdu 14 0 0 0 habitants, Alexandroupolis en a gagné 18 000 et a absorbé
les localités limitrophes.
L'image qu'offre le département du Rhodope est parfois moins nette : sa croissance entre
1951 et 1961 est inférieure de moitié à la moyenne thrace, sans doute le maintien
d'une forte mortalité infantile chez les musulmans et le non-retour d'une partie d'entre
eux restés en Turquie y ont-ils contribué. Inversement entre 1961 et 1971, la
population du nome reste à peu près stationnaire tandis que celle de la région diminue
fortement : en fait le village de piémont chrétien de Karydia et les villages chrétiens de
la plaine, Thryllorio, Maronia, Mesi, Kallisti, Pelayia, Krovyli, Strymi connaissent
une forte diminution tandis que les autres secteurs résistent. Entre 1971 et 1981,
alors que la région dans l’ensemble connaît une certaine reprise démographique, la
croissance du Rhodope est à peu près nulle : seule Komotini et les villages qui en sont
proches (Thryllorio, Hephaïstos) croissent, le dème de Komotini gagne 5 268 habitants
(le nome n’en a gagné que 280!) tandis qu'ailleurs la dégringolade est générale, même
les communes musulmanes sont à leur tour touchées et plus fortement parfois (d'où une
diminution plus importante dans l'éparchie de Sapes). Les mêmes tendances se
retrouvent entre 1981 et 1991, le déclin en pourcentage est le double de la moyenne
thrace, il est général, y compris à présent dans la zone montagneuse, et
particulièrement fort dans tous les villages musulmans du bassin de Sapes, la ville de
Komotini absorbe toute la vitalité régionale (elle gagne 2 654 habitants quand la région
en perd plus de 4 500) ainsi que Thryllorio qui jouxte la zone industrielle de la ville.
Le département de Xanthi connaît parfois une évolution un peu originale du fait de
l'important habitat montagnard et de la culture d'un excellent tabac. Entre 1951 et
1961 il est le seul nome de Thrace à voir sa population diminuer; la quasi-totalité des
villages connaît une hausse réduite (maintien d'une forte mortalité infantile) mais
également répartie, tandis que la population chrétienne de la montagne s'effondre. Entre
1961 et 1971 par contre, la diminution de la population est comparable à la moyenne
thrace : elle est encore très forte dans la montagne chrétienne, forte dans certains
villages de plaine chrétiens comme Avdira,-20%, Diomidia,-1 7 % , Mandra, -26%,
Mayiko, -2 4 % , Mangana -16%, la viile elle-même végète tandis que les villages
musulmans sont beaucoup moins ou peu (en montagne) touchés par l'émigration. Entre
1971 et 1981, la reprise globale est assez forte, + 7 % , mais elle est absorbée en
quasi-totalité par la ville de Xanthi : son dème gagne 6 8 5 7 habitants quand le nome
entier en a gagné 5 860, ailleurs la croissance se limite à quelques centres communaux
ou à certains villages musulmans. Entre 1981 et 1991 enfin, le nome se différencie des
deux autres en gagnant quelques habitants quand l'ensemble de la région diminue, mais
cette croissance se limite en réalité à la ville de Xanthi (elle gagne 3 575 habitants et
le nome 2 188), tous les autres villages perdent des habitants y compris certaines
localités musulmanes, c'est cependant parmi les communes musulmanes que l'on trouve
encore les centres ruraux les plus résistants (Evmiro, Kotyli, Myki, Selero,
Kimmeria).

Résultat : la contraction de l'espace habité

Ces différents mouvements conjugués, émigration, glissement vers les villes ou


les centres ruraux aboutissent à une contraction de l'espace habité, très nette sur une
carte (voir n° 49) montrant l'évolution des localités depuis 1961 : la majorité de
l'espace régional se vide, même lorsque la population totale de l'éparchie s'est
maintenue (Alexandroupolis) accentuant l'impression de vide démographique par
rapport aux pays voisins, en particulier la Thrace turque. Cette contraction s'allie à un
vieillissement net, en particulier en commune rurale : l'indice de vieillissement
(rapport entre les plus de 65 ans et les moins de 15 ans) est passé de 5 8 % en 1981 à
6 9 % en 1991 103. Ce vide est particulièrement sensible dans le département de l'Evros
où, entre l'espace relativement prospère au nord de Didymoticho et le secteur Férès-
Alexandroupolis, se creuse un vide véritable dans lequel même la ville de Soufli décline
lentement; même le dème de Férès a eu entre 1991 et 1993 partir 2 0 0 de se s habitants
vers l'Allemagne, Ftythio a perdu 800 de ses deux mille habitants dans les dix dernières
années, bien des écoles construites dans les années 1920 et 19 3 0 ont dû fermer leurs
portes. Dans les deux autres nomes où le vide créé est relativement moins sensible, la
présence humaine en milieu rural a tendance à ne plus être assurée que par des localités
musulmanes puisqu'elles ont été jusqu'à présent moins frappées par l'émigration que
les autres. Cette présence musulmane est perçue comme un danger par les autorités,
mais si l'émigration qui atteint actuellement ces villages se poursuit, il n’est pas dit
qu'une désertification totale du milieu rural soit plus bénéfique.

103. Papavannakis... op a't, p.1 5.


Ç UN MARCHE DE L'EMPLOI LIMITE

La Thrace en 1991, c'est 6,5% de la surface totale du pays, 3,4% de sa population


et à peine 2 ,4 % de son PNB 104 .

Tableau n°49 : RÉPARTITION DES ACTIFS EN THRACE EN 1991

% des actifs 1981 1986 1991


Secteur primaire 63,6; 55,3! ..........50,6|
Secteur secondaire: 1 5,5! 1 S,7; 1 6,3
Secteur tertiaire i 20,8 29,1! 33,1 :

Environ un tiers du produit régional vient du secteur primaire qui occupe encore,
malgré une diminution rapide, 50,6% des actifs, tous agriculteurs puisque la pêche n'a
qu'un rôle minime et que les activités extractives du début de ce siècle ont disparu.

Tableau n°5Q; LES PRODUCTIONS TRADITIONNELLES EN THRACE, EN 1986.

EVROS XANTHI RHODOPE : THRACE i


Surf cultivée/Grèce % .......... 4,2 .............. .1,2. 2 ,2: ...............
% céréales/SAU 73 66 57!
Blé, % surf cultivée/Gr .8,4 ..............1,6 3,9! 14:
% prod grecque 8 , 8 ............ 1,5 ............. 4,2.:... 1 4, 6!
M aïs,% surf cultivée/Gr 14,.?. 6 2; 2 2,3:
% prod grecque 1 4 ,9 5,5 .............. .2, 1.1 .......... 2 7 , 6
Tabac,% surf cultivée/Gr 0,5 ............. T. T 7,9: 1 2, 5:
% prod grecque 0,2 1 ,9 4,6: 6,7!

L'agriculture est encore, comme avant 1940, centrée sur les céréales qui occupent
de 57 à 7 3 % de la SAU (pour 3 7 % en Grèce en moyenne): la Thrace produit près de
1 5% des blés grecs et de 2 8 % du maïs, en majorité dans le nome de l'Evros; le tabac, de
type oriental pour plus de 9 8 % de la production, est également une culture
traditionnelle, mais cultivé sur les pentes et sans irrigation, il obtient des rendements
nettement inférieurs de près de moitié à la moyenne grecque (tableau 50). La région a
conservé certaines particularités anciennes, la quasi-totalité de la production de sorgho
grec ou des graines de "passatempo" dans l'Evros, la production de la moitié des plantes
aromatiques du pays dans le département du Rhodope, mais leur rôle est secondaire.
Depuis 1961 cependant la région a connu d'importantes transformations (tableau 51 ) :

104. Tous les chiffres de 1 991 viennent du livre de Papayannakis déjà cité, les données agricoles
de 1979 et 1 986 viennent des statistiques agricoles grecques publiées par l'ESYE; l'ouvrage de
1986 est le dernier disponible.
le développement de l'irrigation à partir des eaux du Nestos, de l'Evros et de forages
privés, (le % de terres irrigués va de 3 2 % à 5 0 % dans le nome de Xanthi) et la mise en
culture de plus de 500 000 stremmas nouveaux (le quart de toutes les surfaces
nouvelles mises en culture en Grèce pendant la même période) sont allés de pair avec
l’introduction de cultures nouvelles. Les années 1960 virent l'arrivée de la betterave à
sucre (dans l'Evros plus de 2 0 % des surfaces cultivées en Grèce) : la région fournit un
tiers de la production grecque. Ensuite la conjoncture européenne a contribué aux
orientations nouvelles : entre 1979 et 1986 les surfaces consacrées au blé tendre ont
diminué de 5 2 % tandis que celles du bié tendre ont presque doublé et que les surfaces en
maïs ont été multipliées par 173%; les surfaces en betterave à sucre diminuent
légèrement, tandis que le coton et le tournesol connaissent un développement foudroyant:
5 1 6 % d'augmentation des surfaces consacrées au premier en huit ans, tandis que celles
du tournesol ont progressé de plus de 4 0 0 0 % (de 15 0 0 0 stremma en 1979 pour
atteindre plus de 600 000 stremma en 1987), fournissant plus de 7 8 % de la
production grecque. L'élevage bovin en revanche n'a pas résisté à l'ouverture
européenne.

Tableau 51 : LES CHANGEMENTS DANS L'AGRICULTURE THRACE..JL3& LJLaZ9J986

Su rfa ce s en strem m a E vro s X an th i , Rhodope


Surf cultivées stremma en 1961 1 381 300 382 400. 756 700
Surf cultivées stremma en 1991 1 693 678 488 559. 882 925
% variation 1991/1961 23 28. 17

Surfaces irriquées en 1961 22 000 24 000. 12 000


Surfaces irriquées en 1991 570 302 245 962. 279 829
% variation 1991/1961 2492 925. . 2232

Surface en blé tendre 1 979 846 012 212 236 41 9 154


Surface en blé tendre 1 986 370 993 108 287, 234 916
Surface en blé dur 1979 63 010 2 040, 26 1 50
Surface en blé dur 1986 167 655 2 498, 97 390

Surface stremma en maïs 1979 60 561 64 343. 30 931


Surface stremma en maïs 1986 1 96 249 164 366, 65 687

Surface stremma en coton 1979 586 0. 23 435


Surface stremma coton 1986 4 611 5 189 138 247
% prod coton/Grèce 1 986 0.7 0,5. 5,6

Surf/ strem. tournesol en 1979 3 279 330. 11 640


Surf/ strem. tournesol en 1986 i 558 698 41 691. 31 406
% prod toumesol/Grèce 1986 i 70 4,6 3,1
__ __ ,_______________________
Surface cuit bett/ à sucre 1 986 47 326 11965 28 801
% prod bett/sucre/Grèce 22,9 4 5.1
La région néanmoins ne produit que 5 à 6% de la production agricole totale du pays
pour 7 ,7 % des terres cultivées. Le revenu agricole par tête est l’un des plus bas de
Grèce : l'importance des petites exploitations (33 stremma en moyenne dans le nome de
Xanthi), la part des cultures labourées à rendements réduits (26,6 qx à l’hectare pour
le blé), la réduction des mécanismes de soutien grecs ou européens, le manque de
cultures à hauts rendements ou au prix de vente plus élevé, le coût élevé de l’eau des
forages privés sont considérés comme les causes principales de ces difficultés relatives.
La réforme de la PAC ne devrait pas avoir de conséquences trop graves sur la région :
seul le tabac a des perspectives très sombres. Ailleurs la baisse des prix des céréales
peut être compensée par la prime au stremma, ou par les rendements record dans le cas
du maïs et selon les règles en vigueur le gel des surfaces céréalières ne concerne que
des exploitations de plus de 27 hectares soit très peu d'agriculteurs. L'excellente qualité
du coton et l'augmentation des prix devraient également compenser la diminution prévue
de 7 % de la production. La mise en service du barrage de Thisavro sur le Nestos
permettrait de tripler les actuelles surfaces irriguées dans les nomes de Xanthi et du
Rhodope. Quelles que soient les conditions il n'en reste pas moins que tous les
spécialistes s'accordent sur un point : vu la mécanisation grandissante et de la
diminution prévisible du tabac, le secteur primaire ne peut dans l'avenir que perdre
des emplois.
Les difficultés démographiques de la Thrace sont donc dûes à l'absence de solutions
de remplacement. Plusieurs lois votées en 1976, 1978, 1981 et 1982 ont accordé aux
régions périphériques et frontalières une série d’avantages fiscaux et canalisé vers
elles une part importante des crédits ou subventions européennes; ainsi la Thrace a-t-
elle absorbé 1 3 % des fonds du plan Delors 1 entre 1989 et 1993. Aussi la part des
actifs dans le secondaire est-elle passée en dix ans de 15,5 à 16,3%, tandis que la
Thrace augmentait légèrement sa part du produit national atteignant 2,65% en 1985.
L'importance des cultures de céréales et de plantes industrielles permettait
l’implantation d’un secteur industriel, les liens avec l'Allemagne, expérience
professionnelle ou relations commerciales, ont également entraîné des créations. L’Etat
installa à Xanthi la 4° sucrerie du pays en 1972 (20% de la production nationale), les
coopératives créèrent des usines de transformation, cigarettes (SEKE et SEKAP à Xanthi
qui fournit 1 3 % des cigarettes grecques et 2 2 % des exportations), produits laitiers
(RODOPI, AGNO), charcuterie industrielle (SEPEK). Parallèlement à l'important
domaine des coopératives, un secteur privé s'est développé principalement dans le
papier ( 2 0 % de la production grecque), le plastique et le textile qui profita tout
particulièrement des salaires peu élevés; c'est là que les liens avec l'Allemagne furent
les plus nets : une usine créée par des investisseurs allemands, une autre par des Grecs
ayant vécu en Allemagne et qui travaillent des tissus importés, une autre qui exporte la
totalité de sa production vers l'Allemagne ... d'autres pour échapper à l'étroitesse du
marché local se sont spécialisées : uniformes pour l'armée, pour les pompiers, pour les
agents forestiers, vêtements pour les travailleurs des hôpitaux. Des zones industrielles
ont été créées à Xanthi et Komotini, des établissements de petite taille se sont également
installés à Maggana, Polysito, Mayiko, Selero ou Yenisea. Entre 1 9 7 8 et 1984 le
nombre des unités industrielles de la région a progressé de 3,6%, la puissance installée
de 4 ,4 % et les emplois de 34%. Le nome de Xanthi, le plus industrialisé, comptait en
1984, 1 224 entreprises artisanales (employant 1500 personnes) et 62 entreprises
de plus grosse taille employant de 4 500 à 6 0 0 0 personnes selon la saison; c'est cette
relative poussée industrielle qui lui vaut d'être le nome le plus prospère
démographiquement de Thrace depuis 1981.
Mais depuis 1985 l’euphorie fait place à l'inquiétude, en 1991 la part de la Thrace dans
le produit national est retombée à 2,35% : les avantages fiscaux, subventions ou
exemptions de charges sociales accordées entre 1976 et 1 9 8 2 ont parfois été
supprimés par des lois postérieures ou n'avaient été accordés que pour une durée
limitée, l’Etat n’a pas toujours tenu à temps ses engagements ni versé les sommes
promises, les zones industrielles commencées ne sont pas terminées (celle
d’Alexandroupolis n’a pas vu le jour), la main d’oeuvre est plus coûteuse relativement
•qu'il y a dix ans. Du même coup entre 1982 et 1992 seulement un peu plus d'un tiers
des implantations prévues dans le cadre de la loi 1 262 /1982 ont été effectivement
réalisées, certains entrepreneurs ne sont restés que quelques années, le temps de
profiter des aides avant de repartir, trois entreprises textiles ont profité des conditions
nouvelles et quitté la Thrace pour la Bulgarie... A ces difficultés des entreprises privées
sont venues s ’ajouter celles des coopératives mal gérées (on reproche souvent aux
gouvernements d’avoir nommé les dirigeants sur critères politiques et non sur leur
compétence) auxquelles on a fait jouer un rôle social qui ne s’accordait guère avec une
stricte gestion capitaliste; le résultat est qu'elles sont toutes aujourd'hui proches de la
faillite et ne survivent que grâce au soutien de l'Etat qui cherche à les remettre au
secteur privé. La disparition de ces entreprises porterait évidemment un coup très rude
à l'économie locale, elles employent 1 0 % de la main d'oeuvre industrielle de la région,
2 0 % de celle du nome de Xanthi. L'examen détaillé de la situation des 104 sociétés qui
emploient chacune plus de 30 personnes montre que la vision d'ensemble négative de ces
dernières années ne vient en réalité que de 17 grandes entreprises, en majorité
coopératives, qui groupent malheureusement plus de 3 0 % des actifs de ce groupe des
104, tandis qu'un groupe de 25 entreprises privées se trouve dans une situation
comptable très satisfaisante.
Les entreprises présentes et les éventuels investisseurs se heurtent tous aux mêmes
obstacles : l'éloignement et les transports médiocres qui entraînent des dépenses de 1 5
à 3 0 % plus élevées et expliquent que Xanthi, plus que le reste de la région, ait les
faveurs des investisseurs 10S, un marché local très étroit en raison de la faible densité
de population, de son niveau de vie réduit, du fait que les musulmans thésaurisent
beaucoup plus qu'ils ne consomment (leur seul investissement est d'acheter des terres
quand c'e st possible), enfin un sentiment d'insécurité qui n'attire guère le secteur
privé : pourquoi choisir une région dont la presse vous dit quotidiennement qu'elle court
le risque de devenir une nouvelle Chypre ?
La Thrace de 19 9 0 compte cependant 3 % de la main d'oeuvre industrielle grecque,
4,6% de celle qui est employée dans des entreprises de plus de 100 personnes, son
bilan n’est donc pas plus mauvais dans ce secteur que celui de bien d’autres régions
grecques en dehors de l'axe Athènes-Salonique. L'infériorité la plus nette est sans doute
celle du secteur tertiaire : le tourisme ne joue pas le rôle essentiel qu’il a dans d'autres
régions car il est presque nul : aucun hôtel de bord de mer en Thrace sinon dans la ville
même d'Alexandroupolis, les courants commerciaux sont réduits pour les raisons déjà
indiquées ci-dessus, l'implantation d'une Université Démocrite dont les installations
sont divisées entre les trois grandes villes (voir chIV), de plusieurs écoles nationales à
Komotini (gendarmerie, infirmières) n'a pas suffi à créer une dynamique locale.

Dans ces conditions il est logique de prévoir que les populations quittant
l'agriculture aient des difficultés à rester sur place, ce qui, joint à l'inquiétude diffuse
et au sentiment d’abandon expliquent les sombres pronostics des spécialistes : la région
rique fort de voir encore diminuer sa population face à une Thrace orientale
surpeuplée, le vide naissant dans les régions rurales devrait s'accroître. C'est l'élément
primordial de ce que la presse appelle "le problème thrace”.

105. Le chemin de fer demande toujours une bonne douzaine d’heures pour aller d’Athènes à
Komotini, un train quotidien" rapide”, s'il parvient à réellement profiter de la priorité qui lui est
organisée sur les voies uniques réussit à gagner quelques heures sur l'habituel Salonique-
Alexandroupolis; le port d’Alexandroupolis n’est relié qu'en été aux îles de l'Egée orientale,
l’aéroport n'a qu'un trajet hebdomadaire vers Salonique, le nombre de vols quotidiens vers Athènes
a été réduit récemment pour plus de rentabilité. Xanthi bénéficie de sa proximité avec Kavalla; la
moitié nord de l'Evros est particulièrement défavorisée.
383
f !
CHAPITRE IV : REVITALISATION ?

Une province isolée par des communications médiocres et des frontières


étroitement surveillées, la région statistiquement la plus pauvre d’Europe, des
populations mal enracinées souvent prêtes à partir, si mal intégrées qu'un tiers d'entre
elles est soupçonné d'être un ennemi possible pour les autres, un secteur tertiaire sous-
développé résultant de la négligence des autorités ... voilà des signes indéniables d'une
mauvaise intégration dans l'ensemble national.
L'activité médiatique européennne des députés Sadik et Faïkogiou révéla les
problèmes au grand jour et eut ainsi le mérite d'attirer sur la Thrace l'attention des
gouvernements provoquant discussions, études, projets et décisions visant à récupérer le
terrain perdu.

A. HELLÉNISATION. POMAOUE OU RHODOPÉEN ?

Sans compter avec les artifices statistiques réclamés par certains extrémistes

comme l'intégration de Lemnos au nome de Thrace (pour augmenter le nombre des


chrétiens) ou le remaniement de la carte électorale (en joignant l'essentiel du nome de
Xanthi à la région de Kavalla et l’éparchie de Sapes à l'Evros, on noyerait le vote
musulman dans une majorité chrétienne), ou des exhortations inefficaces à une plus forte
natalité, puisque le danger n°1 est, de l'avis de tous, l'éventuel irrédentisme turc ou
bulgare, des efforts sont entrepris depuis quelques années pour une hellénisation ou une
rehellénisation de la région qui supprimerait tout argument valable aux Etats voisins.

J'ai plusieurs fois fait allusion depuis le début de ce travail à la division des
musulmans entre Turcophones, Tziganes, Pomaques, ou Circassiens... Les Pomaques sont
ethniquement revendiqués depuis les guerres balkaniques à la fois par les Grecs, les
Bulgares et les Turcs. Le mot Pomaque n'apparaît pas avant le XIX° siècle dans les
sources ottomanes, et on le trouve dans les années 1850-1860 dans les publications
bulgares et les premières descriptions ethnologiques européennes1. Depuis lors, diverses
étymologies ont été fournies ; le mot Pomaque viendrait du verbe Pomagam "aider",
désignant des auxiliaires qui auraient collaboré au XIV°s avec les T urcs contre les
Bulgares, ou du nom d'une ville antique de Thrace Pomakos, ou encore de Apomachos,
terme s'appliquant chez Strabon aux soldats démobilisés de l'armée d'Alexandre. On les
rencontre sous le nom d'Achriani, terme attesté dès l'Antiquité, dans l'est et le sud du
Rhodope (un village près de Didymoticho porte le nom d’Agriani), de Torbeschi ou
dApovtsi en Macédoine, de M urvatsi dans la région de Serrés... Dans tous les cas on
désigne ainsi des populations de religion musulmane qui parlent un dialecte bulgare mêlé
de mots turcs (les chiffres par exemple) et grecs (des verbes).
La tradition locale parle de conversion forcée dans la seconde moitié du XVIPs (sans
doute par le vizir Mehmet Kôprülü 1656-16612) à la suite d'une révolte; les études
ottomanes suggèrent plutôt un processus de conversion étalé du XV” au XîX°s pour raisons
économiques, sociales et religieuses, qui n'exclut pas d'ailleurs des phases de violence.
L'étude de Zenginis sur le bektachisme en Thrace1
3 développe l'idée que les hétérodoxes
2
bektachis ont joué un grand rôle dans la conversion à l'islam, et qu'ils ont été encouragés
par les sultans Orhan et Murat 1 qui réglaient ainsi partiellement le problème des
relations sunnites-bektachis en Asie Mineure, tout en leur donnant une place dans
l'Empire. Intégrant dans une religion syncrétique certains éléments du christianisme,
par leur tolérance envers le vin et la danse, le culte de certains saints, ils présentaient
aux chrétiens une version de i'islam beaucoup plus accessible, et leurs préoccupations
sociales pouvaient persuader des paysans en lutte contre les notables que la domination
turque leur serait bénéfique. Il semble également qu'ils aient eu plus d'audience auprès
des hérétiques chrétiens, Pauliciens et Bogomiles, qui habitaient les montagnes. Umur
Bey qui dirigeait les auxiliaires turcs des Cantacuzène au X IV ’s était lui-même derviche
bektachi; le sultan Mourat 1 leur accorda, lors de la conquête, des terres à Didymoticho
pour construire un premier teke (monastère bektachi), puis dans six villages proches,
et un village près de Férès. Jusqu'à Mehmet 2, les sultans leur ont concédé de grandes
étendues de terres et des privilèges fiscaux importants, menant par leur intermédiaire
une sorte de colonisation : ils amélioraient l’état des villages en leur pouvoir et y

1. Kalionski. T he P o m a k dilem m a, La transmission du savoir dans le monde musulman périphérique,


Paris, EHESS, comprend plusieurs pages de bibliographie en bulgare.
Magriotis, P o m a q u e s ou R h o d o p é e n s (en grec) Athènes, Risos, 1990. p.35.
Chidiroalou, L e s P o m a q u e s g r e c s e t le u rs re la tio n s a v e c la Turquie, Athènes, Hérodote, 1 989.
p. 13-14
2. Selon Jirecek. op dt, il aurait fait détruire dans le Rhodope 218 églises et chapelles^et 33
monastères.
3. E.C.Zenainis. L e b e k ta c h ism e en T h ra ce o ccide n ta le , c o n trib u tio n à l'h is t o ir e d e fa d iffu sio n de
l'isla m d a n s le d o m a in e grec, (en grec) Salonique, Instit Balkan Studies, 1988. en particulier les ch

3, 5 et 6.
attiraient des habitants. Les bektachis ont été particulièrement bien implantés dans la
région de Mikro et Mega Derio où a été fondé en 1402 le teke de Kizil Deli (au nord de
Roussa) qui reste leur centre actuel. Quoi qu'il en soit, les Pomaques sont réputés au
XIX°s pour leur convictions musulmanes ardentes, et ils forment au XX°s le noyau des
antikémalistes en Thrace. Zenginis 4 estime que les bektachis sont encore nombreux
parmi eux, 10 à 15 0 0 0 personnes, et montre qu'ils ont conservé dans leur culte un
héritage chrétien : le calendrier de leurs fêtes suit l’ancien calendrier chrétien,
Hiderellez le jour de la Saint Georges, Yayla le jour du Prophète Elie, Ali Baba le jour de
la Métamorphose du Sauveur, Kasim le jour de la Saint Démètre, Djem au moment de
Noël; par ailleurs ils honorent particulièrement Saint Georges, et également St Elie, St
Spyridon, Ste Paraskevi, St Nicolas et St Constantin, vouent une dévotion spéciale à la
Vierge et fréquentent certaines chapelles chrétiennes le jour de ces fêtes (carte 51 sur la
présence bektachi). Les études ethnographiques ont montré dans les coutumes pomaques
la survivance de symboles chrétiens s : le signe de croix sur le pain, la galette de la St
Basile, le maintien de lieux-dits au nom chrétien (Theotoka = la Vierge), la transmission
héréditaire de prénoms chrétiens (llias), le signe de croix tracé sur le nourrisson dans
son berceau, l’exclamation courante " ach, Panayiam " (par la Vierge).

Bulgares, Grecs et Turcs s'acharnent à prouver leur parenté avec les Pomaques. Les
Turcs, insistent sur le lien religieux et en font des descendants de Turcomans installés en
Thrace au Xl°s par les souverains byzantins, ou des Coumans et des Petchenègues arrivés
au Xll°s et qui se seraient rangés aux XIV° aux côtés des Ottomans 6 ; ce seraient donc des
Prototurcs. Les Bulgares insistent sur la communauté linguistique, la localisation
géographique (la grosse majorité se trouve en Bulgarie) et leur passé chrétien, pour en
faire des Bulgares convertis malgré eux.
Les Grecs qui ont craint cette parenté avec les Bulgares, puis leurs liens avec les
Turcs, ont entrepris de démontrer qu’il s'agit en fait de descendants des antiques Thraces
ou des Grecs antiques réfugiés dans les montagnes : on invoque l'héritage chrétien, le nom
d’Agriani qui rappelle Alexandre, le culte de St Georges qui évoque le culte antique du
cavalier Thraka, les agapes, libations, orgies attribuées aux bektachis à la fête Djem, qui
rappellent les cérémonies dyonisiaques à la même saison. Leurs demeures sont
différentes des maisons turques de la plaine, beaucoup plus ouvertes, avec de nombreuses
fenêtres au premier étage, elles ne sont pas systématiquement entourées de hauts murs et
ressemblent aux demeures de montagne de tout le nord de la Grèce. Leur société
strictement patriarcale où règne le pouvoir absolu du père et une stricte séparation des

4. E.C.Zenainis. Calendrier des fêtes et culte des saints en Thrace occidentale, (en grec),
Symposium de Laographie de Grèce du Nord, Komotini, mai 1989, Salonique, mai 1991.
5. Maoriotis. op dt, p.22-25, et Chidiroqlou, op dt, p.27.
6. On retrouve ce point de vue dans les Yuvamiz n°73, 74, 83-84.
386
sexes, les sévères interdictions concernant la femme sont pour les uns un signe
d'appartenance au monde musulman, pour les autres une survivance de la société
achéenne 7 . On assure même qu'une plus grande facilité à apprendre le grec, les aptitudes
commerciales dont ils font récemment preuve à Xanthi seraient une résurgence de leur
grécité s ! Les colonels commanditèrent des études hématologiques effectuées entre 1968
et 1971 par l'Université de Salonique pour prouver leur parenté avec les Grecs : 50 à
7 0 % de parenté entre les moyennes grecques et les habitants des villages d'Echinos et de
Satres 9 , on compara également les caractéristiques de la boîte crânienne avec les
ossements des tombes antiques. L'essentiel est de prouver que ces Pomaques n'ont aucun
des caractères des Turcs mongoloïdes, mais qu’ils sont grands, blonds, et ont les yeux
bleus comme ceux d’Alexandre le Grand et qu' "Ils ont les caractères anthropologiques des
races montagnardes indoeuropéennes qui se rencontrent dans les races montagnardes
grecques en Evrytanie ou dans le Pinde ", pour conclure " Nous savons que les
Prehéllènes sont plus Héllènes que les Doriens et les Achéens, et que entre cette époque
(néolithique) et aujourd'hui, il y a une suite inébranlable et solide... c'est-à-dire
l'identité des caractères anthropologiques "i o .
Il ne faudrait donc plus les appeler Pomaques, m ais G recs m usulm ans ou
même Rhodopéens. c'est ce qu'indiquent certains slogans peints un peu partout :
Turcs= Mongols, Rhodopéens= Agriani= Grecs !
Ces revendications contradictoires mettent souvent les Pomaques en situation
difficile : au nom de l'islam ils ont lutté contre les Russes en 1877, contre le
rattachement à la Bulgarie en 1885, pour le maintien dans l'Empire ottoman entre 1918
et 1922; au nom de la parenté linguistique, les Bulgares ont voulu les "rebulgariser" en
les baptisant de force en 1913, et en réaction contre cette violence les députés pomaques
à l'Assemblée bulgare se sont adressés à Franchet d'Esperey en 1918, ou aux Etats-Unis
en 1945 pour demander leur rattachement à la Grèce; au nom de leur foi religieuse ils
ont protesté dans les années 1950 auprès des autorités grecques contre les réformes
qu'introduisaient en grand nombre les kémalistes ... lis ont prouvé nettement leur
attachement à l'islam et à leur région, quel que soit l'Etat auquel elle appartienne. Mais le
citoyen grec musulman de langue pomaque, écartelé entre des héritages historiques

7. P.MvIonas. Les Pomaques de Thrace (en grec) Athènes, Nea Synora, 1 990, p.57.
8. Mvlonas. op cit, p.80; le paradoxe est qu'après avoir insisté sur leur ignorance dans les années
1960 (sur 27 000 personnes, pas plus qu’1% n'avait terminé le lycée), on les présente
actuellement comme des élèves d'élite.
9. Chidiroalou. op rit, p.1 5-1 6.
10. La première citation est de Maqriotis. op dt, p.12 et la seconde de Mvlonas. op ot, p.33. Pour
avoir visité plusieurs écoles en pays pomaque, je dois reconnaître que les enfants ont en majorité
la peau et les cheveux clairs, et souvent les yeux bleus, les femmes qui sortent peu et bien
couvertes conservent cette peau très claire.
387
contradictoires, peut aussi jouer sur l'ambiguïté, se déclarant musulman, grec, turc ou
européen selon les lieux, les interlocuteurs ou les circonstances.

A combien évaluer aujourd'hui les Pomaques de Grèce ? Le recensement français de


1920, sans les avoir prévus dans ses catégories, les a comptabilisés à l'intérieur de la
catégorie "musulman" : on en trouvait ainsi 9 507 dans le district de Xanthi et 2 341
dans celui de Gumuldjina soit respectivement 31,2% et 4,8% des musulmans ou 19,5%
et 3 ,6 % de la population totale. Tous les agents recenseurs ont-ils su faire la distinction
? le chiffre de 9 8 4 8 Pomaques doit être considéré comme un minimum en 1920. Le
recensement grec de 1928 permet de retrouver ces Pomaques dans la catégorie des
"musulmans bulgarophones" : ils étaient alors 14 253 dans l'éparchie de Xanthi (3 6 %
des musulmans), 2 481 dans le Rhodope (4,9% des musulmans) et 2 ! dans l'Evros, soit
un total de 16 7 3 6 personnes. En 1951, devenus "musulmans slavophones" (pour les
éloigner de la Bulgarie) ils sont 16 925 dans le nome de Xanthi (42,1% des
musulmans), 1 6 2 8 dans le Rhodope (2,7%) et 111 dans. l'Evros (18 664 au total).
Andreadès 11 donne des chiffres plus importants : un total de 26 592 personnes (2 6 ,9 %
des musulmans) dont 18 722 dans le nome de Xanthi (44,3% des musulmans), 7 213
dans le Rhodope (1 4 ,5 % des musulmans) et 657 dans l'Evros. C'était alors une
population strictement montagnarde, dans une société fermée et endogame qui rendait
relativement facile la distinction entre Pomaques et autres musulmans.
Que sont devenues aujourd'hui ces 26 000 personnes ? L’lkonomikos Tachydromos
du 18 mars 1993 estime les Pomaques à 39 700 personnes, soit un tiers des
musulmans. Ils seraient plus précisément 25 500 dans le nome de Xanthi (6 1 % des
musulmans), 12 2 0 0 dans le Rhodope (18,2% des musulmans) et 2 000 dans l'Evros
( 1 8 % des musulmans). Ces chiffres issus sans doute de données officielles ont été repris
dans l'ouvrage récent de Papayannakis 12 : les Pomaques formeraient 63,4% des
musulmans du nome de Xanthi, 17,4% de ceux du Rhodope et 17,5% dans l'Evros. Le
chiffre de 2 0 0 0 habitants indiqué pour l'Evros correspond à peu près à la commune de
Mikro Derio (dont les écarts sont uniquement musulmans, le centre compte encore
quelques chrétiens) l'un des centres du bektachisme thrace. Les deux communes
indubitablement pomaques du Rhodope, Organi et Cechros, comptent 4 800 habitants
auxquels il faut ajouter une partie de la population des communes d'Amaxades, lasmos et
Polyanthos (7 2 0 0 habitants au total) qui regroupent actuellement la quasi-totalité des
habitants des hameaux de montagne, mêlant turcophones et pomaques, enfin un groupe
habite actuellement dans les constructions illégales de Komotini, l'ensemble peut
effectivement approcher les 12 000 personnes. Dans le nome de Xanthi le chiffre de1
2

1 1 . KnAndreadès , op crt,p.9.
12. Pjp.ay_annal£js. op at, p.47.
f
25 à 26 0 0 0 est très plausible si l'on ajoute aux 16 415 habitants des communes
traditionnellement pomaques de la montagne (Yerakas, Echinos, Thermes, Kotyli, Myki,
Satres, Oreo), une part de la population de communes "mixtes" comme Kimmeria et une
large majorité des musulmans de Xanthi. On peut mettre ces chiffres en relation avec les
statistiques scolaires qui subdivisent "ethniquement" les écoles musulmanes.

Tableau 52 : RÉPARTITION DES ÉCOLES PRIMAIRES M USULM ANES PAR ETHNIES.


1992 /93. (source : Ministère de l'Education et des cultes)

Nome Total écoles E.turques E.pomaques E.tziganes E ."m ix te s" Congé vendredi
Xanthi 76 32 38 6
Rhodope+Evros 156 86 35 6 29 46
Total 232 118 73. 6 35 46

Les écoles pomaques composent la moitié des écoles musulmanes du nome de Xanthi
auxquelles il faut ajouter une part des élèves des écoles "mixtes"; dans le second groupe
le nombre des écoles est relativement important car les communes de Cechros, Organi et
Mikro Derio comportent beaucoup de petites écoles. On peut donc conclure de ces
différentes sources que les Pomaques forment aujourd'hui environ un tiers de l’ensemble
des musulmans de Thrace et sont nettement majoritaires dans le nome de Xanthi.

L'augmentation du groupe, de 5 0 % environ (de 26 0 0 0 à 39 0 0 0 ) depuis 1951,


est remarquable si l’on considère que dans le même temps la population de la région a
stagné et que celle de l'ensemble musulman est restée à peu près la même. Comment
l'expliquer ?
1. Il est possible que les autorités aient plus strictement comptabilisé (ou même
surestimé) les Pomaques ces dernières années, pour diminuer d’autant le nombre des
Turcophones alors que jusqu’en 1951, on ne tenait pas à insister sur le nombre des
slavophones.
2. Le rôle d’une très forte natalité chez les Pomaques : les observateurs des années
1960 citaient encore un taux de natalité proche de 40 pour mille dont les effets n'étaient
modérés que par une forte mortalité périnatale et infantile; les femmes qui ne pouvaient
consulter de médecin musulman-femme n'étaient pas suivies pendant leur grossesse,
l'accouchement avait lieu à la maison, sans aseptie aucune, la mère ne pouvait avoir
recours qu'aux recettes locales et aux avis du hodja, et très vite elle emportait le bébé
aux champs sur son dos si la saison la réclamait. Ces conditions ne sont plus valables
pour toutes les Pomaques qui ont plus souvent recours à un médecin, en présence de leur
mari, et la mortalité infantile diminue. Dans ces conditions la population des communes
pomaques est jeune, le recensement de 1981 permettait de calculer que dans la zone
montagneuse de Xanthi (quasi-entièrement pomaque)ies moins de 20 ans formaient
4 2 ,7 % de la population, 4 9 ,1 % de la population de Kimmeria (où les Pomaques sont de
plus en plus nombreux) contre 34,7% dans la plaine en générai. A la même époque les
moins de 20 ans ne formaient que 30,8% de la population rurale, pourtant
majoritairement musulmane, du Rhodope : la différence entre les deux nomes viendrait de
ce que la natalité a diminué plus tôt chez les turcophones.
3. Un troisième facteur entre en ligne de compte : une moins grande mobilité de la
population. Attachement fort au pays ancestral, peur de l'extérieur, réticence des femmes
et moindre attrait de la Turquie kémaliste aux yeux de ces conservateurs... La part des
Pomaques dans l'ensemble musulman ne cesse d'augmenter aux dépens des turcophones
depuis 1951 parce qu'ils sont les derniers des musulmans à émigrer (les tziganes
également n'émigrent guère, ce qui diminue d'autant plus la part des turcophones). On
peut ajouter que les villages pomaques de Xanthi sont ceux qui fournissent le tabac de la
meilleure qualité dont les prix sont plus élevés. Avant la baisse récente, en 1990, le
basma pomaque pouvait se vendre, dans le meilleur des cas, jusqu'à 2 000 drachmes le
kilo, et à raison d'environ 200 kg par stremma, la famille pouvait espérer une rentrée
de 1 600 0 0 0 drachmes par an quand un manoeuvre à Salonique gagnait 70 000
drachmes par mois 13 ; j| est vrai qu'il faut ôter du million et demi les frais de
production, et que toute la famille est mobilisée par le travail. Mais chez un peuple qui a
conservé des habitudes de frugalité (la soupe aux haricots comme plat principal) et
d'auto-consommation ancestrales, cette rentrée d’argent faisait figure de Pactole... La
vente de la récolte est tardive, on apprend donc à vivre sans elle, et quand arrive la
somme, elle permet de payer les éventuelles dettes de consommation courantes, les gros
achats et la thésaurisation. Le système encourage à l'épargne. Ainsi ai-je été frappée du
fait que les autorités se soient obstinées à me décrire comme "riches" les instituteurs
pomaques pourtant payés ni plus ni moins que leurs collègues grecs unanimement
considérés dans le pays comme "pauvres"; des visites effectuées chez plusieurs d'entre
eux m'ont permis de constater que leur intérieur montrait effectivement tous les signes
d'un "embourgeoisement" grec typique : balcon supplémentaire en béton maladroitement
ajouté sur la façade d'une maison de pierre ancienne, installation d'une cuisine intégrée
et d'une salle à manger à l'occidentale qui semblent jouer un rôle symbolique; ces pièces
ne sont pas chauffées et la famille, en février, se rassemble autour d'un poêle dans une
pièce meublée de façon traditionnelle et cuisine sur un brasero dans la cheminée. Le tabac
a donc fortement contribué au maintien de la population constaté dans les communes de

1 3. Le Yuvamiz en 1 991 et 1 993, n°61 et 88, envisageant plutôt les conditions de la plaine compte
sur une production plus importante, 1 à 1 500 kg par famille, mais un prix inférieur, de 800 à 1
500 drachmes au kg, ce qui donne des revenus équivalents; en revanche le journal considère que ies
frais de production sont très importants. Sans les subventions il est question de prix pouvant
descendre jusqu'à 2 6 0 drachmes le kilo en 1 995.
390
Kotyli, Echinos, Myki ou Oreo; en revanche des communes comme Thermes ou Satres, peu
douées naturellement pour le tabac, ont perdu l'une 2 6 ,7 % de sa population, l'autre
6 3 ,3 % en 30 ans.
Les données disponibles et mon expérience limitée m 'ont permis de dresser une
typologie sommaire de la région nord de Xanthi.
a. La commune de Sminthi, au sortir de la gorge étroite qui sépare le pays pomaque de la
ville de Xanthi voit ses habitants peu à peu abandonner les différents écarts et se
concentrer le long de la route, dans des constructions de béton sans style; le tabac est
cultivé sur de très petites parcelles sur les pentes ou le long de la rivière et il n'est
guère réputé; mais la commune ne fait pas partie de la zone surveillée, elle est reliée à
Xanthi par une route de bonne qualité et beaucoup de ses hommes y travaillent et trouvent
ainsi des revenus complémentaires. Elle devient une annexe musulmane de Xanthi.
b. Plus au nord-ouest, les deux villages d’Oreo et de Kyknos restent très traditionnels
(voir HT.XV. p.392'), se consacrant à un tabac de bonne qualité qui assure encore, joint
aux potagers près du village, des revenus suffisants : les demeures et les toits sont en bon
état, les séchoirs à tabac occupent tout l'espace disponible. Les deux villages de Glafki et
Pachni, légèrement plus au nord, ont à peu près les mêmes caractéristiques, malgré une
plus grande modernisation extérieure de l'architecture (balcons surajoutés), beaucoup
de jeunes gens travaillent aujourd'hui en dehors de la région. Ces quatre communes ont
conservé des instituteurs formés à Salonique et maintiennent de bonnes relations avec les
autorités.
c. Le secteur central des communes de Kentavros, Myki, Echinos et Melivia se consacre
!ui-aussi au tabac; c'est une zone militante : les muftis sont originaires d'Echinos, les
femmes portent très strictement le costume traditionnel (remarquable surtout par sa
blouse foncée et son tablier long à carreaux rouges et noirs, très proche de ceux du
costume thrace grec ou bulgare, un foulard vert), on y trouve également des partisans
très actifs de la turcité, des parents qui organisent un boycott très sévère contre les
instituteurs "saloniciens" et l’enseignement du grec. L'atmosphère au café des villages est
assez lourde, la personne qui m'accompagne conseille l'emploi de la langue turque; nous
avons dû d'ailleurs, pour indiquer que je n'étais pas "une espionne grecque", laisser
penser que ma présence était en rapport avec les démarches des Turcs à Strasbourg.
d. Les villages situés plus au nord ou à l'est sont visiblement dans une situation
économique difficile; dans la région de Thermes, et Medousa, le tabac est quasiment
absent, l’élevage et quelques champs de seigle paraissent les seules ressources, les
villages sont petits, en partie inhabités et les demeures en très mauvais état. La petite
station thermale de Medousa, fréquentée l'été par quelques familles, ne se compose en
réalité que d'une dizaine de chambres à louer, les sources restant à ciel ouvert
accessibles à tous; l'endroit en février est désert. Plus à l'est, la commune de Satres, la
seule qui n'ait pas encore vu le moindre kilomètre de route asphaltée, respire l'abandon;
le centre paraît peu entretenu, quelques maisons sont éparpillées le long d'un sentier qui
suit la rivière, les 2/3 d’entre elles semblent inhabitées, les autres n'ont apparemment
ni électricité, ni eau courante. Cette région ne produit plus de tabac.
Ces données sommaires demanderaient une étude détaillée sur place que je ne me suis pas
sentie à même de mener étant donné les problèmes de "confiance". Toujours est-il qu’il
m'a semblé, indépendamment des positions politiques, que l'élément primordial de
distinction entre villages était bien la part du tabac et sa qualité; ii tient donc un rôle
important en tant qu'éiément essentiel du maintien de la population dans une zone de
montagne stratégique.

Les Pomaques se trouvent donc investis d’une importance toute particulière :


groupant actuellement un bon tiers de l’ensemble musulman, fortement implantés
localement, ils sont distincts par la langue et certaines coutumes des turcophones, sans
que l'on puisse sans conteste leur attribuer une origine certaine. Depuis quelques années,
tandis que la Turquie les comptabilise comme Turcs, la Grèce les présente comme de
"purs" autochtones, ou comme des "Grecs Purs" détournés par une conversion forcée, ce
qui leur vaut de la part des autorités une sollicitude soudaine et un effort d'hellénisation.
On tente une mise en valeur de la "personnalité pomaque-rhodopéenne" : publications
d’études et ouverture d'une section d'ethnologie à la Faculté de Komotini (200 étudiants
en 1993), promotion de la langue pomaque dans les fêtes scolaires et locales 14, création
d’une chaîne de TV locale en trois langues, le bruit court même que les autorités
préparent un manuel scolaire en pomaque ... ce qui serait remarquable puisque cette
langue jusqu'à présent n'a jamais été codifiée ou écrite.
D'après les témoignages, les Pomaques sont effectivement favorisés discrètement,
souvent par l’obtention plus rapide de permis ou d'autorisations, par l'admission à
l'Académie Pédagogique des élèves issus du medressé où ils sont nettement majoritaires,
par une mise en valeur prioritaire de la région : élargissement en cours de toutes les
routes de la montagne de Xanthi et asphaltage de la route principale jusqu'à Melivia (avec
l'aide de la CEE), installation de téléphone et passages d'autobus plus fréquents. Certains
conseillent même de créer en leur faveur une sorte de quota prioritaire d'accès aux
études supérieures; on éviterait ainsi qu'ils se rendent en Turquie ou en Bulgarie (j'ai en
effet rencontré à Sminthi des parents qui s'apprêtaient, pour cause d'économie, à envoyer
leur fils à Sofia). La Grèce tente là une une expérience essentielle pour l'avenir : créer

14. Lors d'un très officiel (en présence de la TV et du préfet) festival de la jeunesse des lycées de
Xanthi le 1 9 mai 1 994, les élèves du gymnase de Sminthi ont présenté différents travaux manuels,
des petits sketchs et extraits de pièces de théâtre en grec, puis des chansons populaires en
pomaque et des danses folkloriques de Thrace, y compris de Roumélie, mais pas un mot ni une danse
turcs, d'où la fureur du Yuvamiz, Jlt-août 1994, n°95-96.
392
un groupe grec musulman réellement intégré qui sortirait le pays de la division, Grèce-
Grec chrétien/musulman-Turc. Mais l'affaire est délicate : les quelques personnes que
j'ai pu rencontrer semblaient lasses d'être revendiquées, cajolées ou menacées, très
méfiantes et très conscientes que les capitaux actuellement consacrés à leur région
venaient en large part des subventions de la CEE; de surcroît la sollicitude des autorités
les place dans une situation fausse par rapport aux autres musulmans d'où leur
embarras. Leur région enfin reste "zone surveillée", ce qui est en contradiction avec la
politique d'intégration. Néanmoins il est certain qu'une politique qui parviendrait à
mieux intégrer plus du quart des habitants de la population du nome de Xanthi, en
majorité des frontaliers, ne peut qu'être bénéfique à l'ensemble de la province.

B. REHÉLLÉN1SAT10N. LES GRECS P0NT10UES. ^

Les récents changements politiques en Europe orientale ont offert aux autorités
grecques une occasion de rehélléniser la région, en tentant, à petite échelle et dans un
contexte différent, une expérience de colonisation comparable à celle des années 1 920.

Jusqu'en 1914 les relations entre les Rums de l'Empire ottoman et l'Empire des
tsars étaient nombreuses, d'importantes colonies commerçantes grecques s'étaient
implantées sur les rivages de la mer Noire et de la mer d'Azov à la demande des
souverains russes; vu leurs rapports souvent difficiles avec les autorités ottomanes,
bien des chrétiens de la région de Trébizonde s'étaient au XIX°s installés en Géorgie et ils
étaient nombreux dans les villes de Stavropol, Soukhoum ou Batoum 16 . Ces Grecs venus
le plus souvent des côtes sud de la mer Noire et de son arrière-pays montagneux, la
chaîne pontique, sont connus comme "Pontiques" et parlent le dialecte du même nom.
Lorsqu'au début de 1918 les armées russes évacuèrent le littoral qu'elles avaient occupé
jusqu'à Trébizonde et une partie du Caucase, environ 2 0 0 0 0 0 Grecs qui les avaient
accueuillies chaleureusement, les suivirent par peur des représailles, et se trouvèrent
très vite "bloqués" dans la nouvelle URSS. Ils s'accommodèrent alors du nouveau régime,
la Constitution de 1926 reconnut leur langue comme l'une des langues officielles qui fut1
6
5

15. Je dois l'essentiel de mes connaissances sur le sujet aux renseignements fournis à Athènes en
février 1 993 par la Fondation Nationale dont il est question plus bas, à l'ouvrage déjà cité de
Papayannakis et à la directrice du village de Sapes qui m'a très aimablement accueillie en 1993.
16. Dans Valkanika Symmikta, n°3, Salonique, 1989, voir K.K.Paooulidis. Venizélos et l'hellénisme
du Caucase en 1914, (en grec) , rapport d'un médecin envoyé par Venizélos dans le Caucase pour
étudier la situation des Grecs, leurs besoins (en enseignants) et leur désir éventuel d'un
déplacement vers la Grèce.
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37 Un v.Hagc du tabac
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. mur d’enceinte.
codifiée et utilisée dans les journaux, l'édition et le théâtre. Mais les choses changèrent :
en 1937 Staline ferma leurs églises, écoles et maisons d'édition, ils furent déportés en
masse en Sibérie, puis dans le Kazakhstan et l'Ouzbékistan en 1949 sur i'ordre de Beria;
50 0 0 0 déportés périrent des rigueurs de la déportation, tandis que les survivants,
pendant la guerre froide, durent vivre au milieu de populations musulmanes souvent
hostiles à ces nouveaux colons involontaires.
A la fin des années 1970 la Grèce vit revenir, après une amnistie, certains des
communistes partis à la fin de la guerre civile et que le gouvernement soviétique avait
installés à Tachkent; leur réintégration parfois difficile dans une nouvelle Grèce, ne
concernait qu'un nombre réduit de personnes. Mais avec les réformes de Gorbatchev et
l'ouverture des frontières commença un mouvement d'une autre ampleur; l'ensemble des
Grecs de l'ex-Union soviétique est en effet estimé par les Russes à 358 000 personnes en
1 9 9 0 17 , or, plusieurs milliers d'entre eux décidèrent de "rentrer" dans une patrie que
leurs familles n'avaient jamais "physiquement" connue. Selon les services diplomatiques
grecs à Moscou, 527 Grecs soviétiques sont entrés légalement en Grèce en 1987, 1 365
en 1 988, 6 791 en 1989, 13 863 en 1990, 11 420 en 1991, 8 653 en 1992 et 4
907 dans les six premiers mois de 1993; le total officiel serait donc de 45 070
personnes depuis 1987, contre seulement 20 598 entre 1966 et 1986. Mais certains
arrivants, semble-t-il, ne passent pas par les services de Moscou avant de se mettre en
route, et le nombre des personnes entrées depuis 1987 reste donc imprécis; la presse et
l'opinion publique penchent davantage vers un chiffre proche de 100 000 personnes
que vers le chiffre officiel des 45 000. Les demandes enregistrées à Moscou laissent
penser que le mouvement peut encore se poursuivre à raison de 10 000 personnes par an
pendant plusieurs années. Les changements politiques qu'ont connu depuis 1989 d'autres
pays de l'Europe orientale ont ajouté à ces ex-soviétiques, des Epirotes du nord (albanais
orthodoxes et grécophones) et l'on prévoit également l'arrivée d'environ 10 000
saracatsanes grécophones de Bulgarie.

Les premiers arrivants, se sont "débrouillés" par eux-mêmes, aidés par des
parents ou amis déjà installés, ou par les associations de Pontiques (échangés
obligatoires de 1923) très vivantes en Grèce. Les familles n'ont pu exporter d'Union
Soviétique que peu d'argent, mais elles ont vendu leurs biens et les ont convertis en
matériel, elles rapportent donc tout ce qu'elles ont pu acheter : icônes, samovars,
poupées russes, oeufs décorés, caviar, jeux d’échecs, appareils photographiques,
téléviseurs, services à thé... et l'on voit se multiplier les vendeurs à la sauvette à
Salonique, ou à Athènes sur les trottoirs de la place Kotzia et de la rue Athinas; certains
continuent même à effectuer des aller-retours entre les deux pays pour alimenter ce

1 7. Dont 100 3 2 4 en Géorgie, 46 746 au Kazakhstan, 10 453 en Ouzbékistan.


394
< commerce. A la recherche de petits "boulots" ies Pcntiques s'installent dans un habitat
précaire de la banlieue (Korydaios au Pirée, Lavrio et surtout Menidi au NO d'Athènes) 13
. L'Etat grec fut indéniablement pris de court dans un premier temps. Puis, en décembre
1990, fut créée la "Fondation Nationale pour l'Accueil et l'Installation des Grecs
Rapatriés" (NFRRRG en anglais), fondation privée sous le contrôle du ministère des
Affaires étrangères. Cette fondation a reçu des capitaux privés, des fonds d'Etat et des
prêts européens dans le cadre du programme HORIZON (qui s'adresse aux réfugiés et aux
groupes nationaux en difficultés)!3 . Elle doit s'occuper de tous les aspects de l'accueil et
de l'installation en Grèce, d’où de multiples sections selon les âges et les types de
préoccupations, hébergement provisoire ou définitif, formation linguistique et
professionnelle, emploi. La Thessalie, l'Epire, la Macédoine et la Thrace ont été choisies
comme champs d'action du programme HORIZON et la Thrace est spécialement concernée
puisqu'elle est la région la moins peuplée et développée du pays, et le point d’entrée dans
le pays de bien des Pontiques (en particulier de ceux qui arrivent en voiture) :
"le but du gouvernement grec est d'assimiler les Pontiques dans des régions sous-
peuplées et sous-développées du pays dans la ligne de la politique de
décentralisation et de développement régional".

Le système d’aide de la Fondation comprend plusieurs niveaux, à partir du premier,


le centre d'accueil. Le centre d'Alexandroupolis, l'un des trois fonctionnant en Grèce, est
en service depuis 1991, et il a dû, devant les besoins, réquisitionner un hôtel
complémentaire; un second centre est en construction à Xanthi (transformation d'un
ancien hôtel) pour compléter le premier dont la capacité, 225 personnes, est
insuffisante. Les personnes sont informées de l'existence de ces centres à l’ambassade
grecque de Moscou, ou au passage de la frontière. En février 1993 le centre
d'Alexandroupolis groupait des personnes venues en large majorité en voiture, et leurs
véhicules étaient facilement reconnaissables car lourdement chargés en passagers et
paquets entassés sur le toit, tirant parfois une petite remorque. A la mi-août 1993 le
port d'Alexandroupolis vit également accoster le premier navire venant directement de
Soukhoum, transportant 1 000 personnes : c'était l’Opération Toison d'Or. Les nouveaux
arrivants ne doivent séjourner que 2 à 4 semaines dans ces foyers d'accueil, le temps
d'un repos pour des personnes épuisées par un trajet routier, long et lent vu l'état des
routes et fa distance, d'assurer les soins médicaux indispensables et d'établir les papiers
nécessaires à ces nouveaux citoyens grecs (on se contente actuellement d'un seul
témoignage, ce qui rend très rapide des démarches qui dans les premiers temps
18. 6 0 % d'entre eux se trouveraient en Attique, environ 23 % à Saionique, PapavannakiS. op cit,
p. 56.
1 9. Un prêt de 300 millions $ en mars 1990 et un second de 1 59 millions $ en avril 1 991,
remboursable en 1 5 ans.

a
demandaient parfois deux ans). Des entrepôts clos permettent de placer à l’abri voiture,
remorque et matériel (6 0 0 0 m2).

Le second maillon de la chaîne d'aide est le village de réception, il en est de prévus


dans huit départements grecs. J’ai vu ceux de Zygos près de Kavalla, ouvert dès mai 1991
et de Palayia dans i'Evros, et visité celui de Sapés dans le Rhodope (ouvert en juillet
1991); en 1993 on préparait l'ouverture d’un nouveau village à Evmiro, à l'ouest de
Xanthi. Ces villages sont constitués de conteneurs et de cabanes de chantier (voir HT.X1I,
p.396*); à Sapés les cabanes de bois sont attribuées aux familles (une famille par
cabane), de larges conteneurs de tôle ondulée abritent les activités collectives, écoles,
salles de réunion, de jeux ou de danse, dispensaire, cafétéria, administration, entrepôts...
une chapelle en dur est construite dans le village. Les logements sont équipés du confort
de base, eau, électricité, chauffage; l'hébergement et tous les services fournis au village
sont gratuits. Un village est conçu pour accueillir entre 250 et 300 familles, soit 1 000
à 1 2 0 0 personnes; en février 1993, il y avait 750 personnes à Sapés. Le séjour dans
ces villages est prévu pour six mois, le temps pour l'immigrant d'acquérir le minimum
de connaissances pour s'intégrer à la vie grecque.
1. Le plus urgent : des cours de langue grecque. Les premiers arrivés venus du
Kazakhstan et de l'Ouzbékistan parlaient le russe et un dialecte pontique qui avait évolué
en milieu fermé depuis 1918. Mais le dialecte pontique, le plus proche du grec ancien
dans ses structures mais aussi influencé par la langue turque, s'il est indéniablement un
dialecte grec, est également le plus éloigné du grec standard; aussi est-il à peu près
totalement incompréhensible du Grec moyen s'il n'a pas de parenté pontique. Bien des
gens cependant le parlent encore en Grèce du Nord et pour les "ponticophones", les
contacts et la réadaptation au grec contemporain ont pu se faire relativement plus
facilement. Des cours avaient d'ailleurs été organisés très rapidement le soir à Xanthi et
à Komotini pour permettre à ces Pontiques de résoudre leur problème linguistique, ils
obtenaient dans l'ensemble de bons résultats, disait-on en 1990.
Depuis 1991 la situation a changé car la majorité des arrivés vient de Géorgie et parle
russe et géorgien, arménien ou turc, très rarement le pontique : à Sapés lors de ma visite
aucune des 7 5 0 personnes hébergées ne connaissait le grec; l'administration utilisait
pour les cas d'urgence un ancien rapatrié polyglotte originaire du Caucase. Des cours de
langue grecque sont donc, sur deux niveaux, donnés en permanence du matin au soir,
entièrement en grec, et les personnes sont libres d'y assister aussi longtemps qu'elles le
désirent. Les jeunes enfants ont sur place pouponnière, jardin d'enfants et maternelle en
grec, les enfants plus âgés sont directement placés à l'école primaire de Sapés. Ces cours
de grec sont également, par leur contenu, des cours d'initiation à la Grèce actuelle et au
monde occidental.
2. On donne également des cours de formation ou d'adaptation professionnelle : il
faut aider les immigrants à la traduction de leurs diplômes, les aider à passer les
éventuels examens de contrôle pour valider ces diplômes (le corps médical en priorité)
ou aider certains d'entre eux à acquérir une formation élémentaire rapide : coiffure,
couture, mécanique, électricité, initiation à l'informatique.
3. Un service enfin aide les arrivants à chercher un emploi, effectuant les
démarches à leur place et tentant de les placer dans la région même.
Au bout des six mois, les familles souvent ne sont guère prêtes à voler de leurs propres
ailes, on les encourage à quitter le village en leur offrant des solutions, on ne les expulse
pas, certaines doublent la durée du séjour.

La troisième phase est celle de l'implantation définitive de l'arrivant, encouragé à


rester en Thrace. Dans les premiers temps, la Fondation n'ayant pas de logement en
propriété, payait le loyer des familles en totalité pendant les six premiers mois,
partiellement ensuite selon les besoins, la situation sociale etc ..., certaines familles
avaient été placées en ville en recourant aux logements sociaux de l'EKTENEPOL (Office de
planification urbaine de la Banque nationale des Hypothèques de Grèce); il existe 65
logements de ce type à Xanthi, 89 à Komotini (le logement que j'ai pu y visiter était tout à
fait convenable), 110 logements sont en construction à Evmiro; ce système se poursuit.
Parallèlement la Fondation finance la construction de nouveaux villages où les familles
seront logées gratuitement à vie à condition de rester en Thrace, les villages d’accueil
devraient également en fin de programme se convertir en villages définitifs. Aujourd'hui
75 maisons sont terminées à Yannouli et autant à Kotronia dans l'Evros (voir
HT.XIV.p.398"), un nouveau village de 300 maisons est cadastré et délimité au sol à
Sapés, à quelques centaines de mètres du village d'accueil, à l'ouest de la ville actuelle. Le
plan prévoit (voir HT.XIII, p.398’) église, école et maisons particulières, des demeures
coquettes et confortables.

Il est clair que ce programme vise à la fois à faciliter l'installation des nouveaux-
venus en comblant le vide démographique, et à réduire la part des musulmans. On parle
ainsi de la création d'un village neuf près de Maronia qui porterait le nom symbolique de
Dioscouria ou de Romania (le pays des Romioi, des Rums, des Grecs). On construit 110
logements à Evmiro qui comptait 2 9 4 habitants musulmans en 1991, 7 5 à Yannouli ou
Kotronia qui avaient respectivement 82 et 36 habitants en 1991, mais 2 9 4 et 4 6 6 en
1961; Palayia, village d'accueil pour plus de 1 0 0 0 personnes n'avait en 1991 que 232
habitants; Sapés voit se construire un nouveau village, pour plus de 1 2 0 0 personnes
alors que la ville n'en compte que 2 300, et le rapport démographique
chrétiens/musulmans y sera du même coup inversé.
HT.XS!
Ipc viilaae^ ri’accuei» de Saoès et Paj ayiâ
\ F ç PONTIOUES.
«
Ce programme se heurte dans la pratique à des difficultés nombreuses.
En premier lieu personne n'est contraint de s'adresser à cette Fondation ou de suivre son
programme jusqu'au bout. Beaucoup des nouveaux-venus rêvent de la ville occidentale,
centre de plaisirs et de consommation, et ce rêve ne correspond guère à la réalité de
Sapes même si au centre d'accueil, on affiche un peu partout des cartes d'Europe pour
bien montrer aux Pontiques que la Thrace, bien indiquée, fait partie de l'Union
européenne.
De plus l'implantation définitive suppose un travail. Les services de Sapés m'ont assuré
qu'ils n'avaient aucun mal à placer, après formation linguistique, les diplômés (en
1991, 6 0 % des arrivants étaient des techniciens, 6 % des diplômés universitaires) car
les diplômés en Thrace sont peu nombreux 20 et ceux qui n'en sont pas originaires ne
souhaitent guère s 'y installer : ainsi trois médecins venaient en 1993 de trouver un
emploi à l’hôpital d'Alexandroupolis, plusieurs infirmières travaillaient à l'hôpital de
Komotini. Dans un tout autre domaine on m'a précisé que les musiciens qui connaissent la
lyre pontique sont très demandés par les cercles de Pontiques installés en Grèce depuis
1923, nombreux en Grèce du Nord, (la musique populaire des Pontiques du Caucase est
restée proche de celle de leurs parents de Grèce 2 1 ). Tous ne sont pas, hélas, diplômés ou
musiciens... Le secteur parallèle, si florissant ailleurs en Grèce, peut contribuer à
fournir des emplois, mais le marché local étroit, en dehors des grandes villes, réduit
souvent les possibilités : Sapés compte 2 300 habitants, y trouver soudain un emploi
pour 3 0 0 chefs de famille supplémentaires ne peut être facile. Les nouveaux-venus
comptent de surcroît dans leurs rangs des agriculteurs et des bergers qui souhaitent
conserver cette profession. Trouver des terres à exproprier pour installer de nouveaux
paysans est délicat dans une région aussi tendue; nul n'est heureux des expropriations qui
ont eu déjà lieu, encore moins les musulmans qui revendiquent le droit de l’autochtone
face à un immigré qui parle le grec moins bien qu'eux-mêmes. Les travaux
d'établissement d'un cadastre avec réexamen des titres de propriété sont liés au désir de
"récupérer" des terres disponibles pour y établir des Pontiques; on en espère 150 000
stremmata, ce qui pourrait signifier la création de 2 500 exploitations. Il faut
également prévoir une formation pour ces agriculteurs qui découvrent un monde
différent du Caucase ou de l'Asie centrale : conditions climatiques, cultures,
fonctionnement des coopératives et des subventions européennes, où se procurer les

20. 7 3 % des habitants n'ont pas dépassé l'enseignement primaire en 1991,87% en 1981.

21. Dite aussi kemendje, plus primitive que sa cousine crétoise, c'est un étroit parallélépipède
allongé, aminci vers le haut, de 50 à 60cm; elle est en bois de conifères et l'archet, souvent en
bois d'olivier, comprend des poils de queue de cheval. C'est un instrument à trois cordes, le joueur
peut jouer la mélodie sur deux cordes ou sur une seule, en tenant le ton en même temps sur la corde
voisine. Le jeu s'apprend par l'exemple, souvent de père en fils; facile à transporter, la lyre
accompagne le Pontique dans toutes les circonstances de la vie, gaies ou tragiques.
398
engrais etc... ii est prévu de créer un service à Sapés pour ce type de formation.
Ce programme exige par ailleurs de grosses dépenses d'un Etat auquel la CEE
demande de diminuer ses dépenses publiques. Le gouvernement Zolotas en 1990 prévoyait
la construction de 5 200 logements (soit l'installation de 15 0 0 0 personnes) pour
1992, le prêt de 300 Millions $ devait couvrir 6 0 % du coût total de l’opération, mais
tous les logements prévus ne sont pas édifiés en 1992. Entre 1991 et juin 1993 les
centres thraces ont loué pour les Pontiques 712 logements et en ont acheté 151 autres,
ils ont ainsi établi 7 722 personnes, soit 1 7 % des personnes entrées dans le pays
depuis 1989 et 6 5 % des personnes dont la Fondation s'est occupée. A la fin de 1993 les
centres provisoires hébergeaient 5 742 personnes et 250 logements nouveaux étaient en
cours de finition,(donc 1 0 0 0 personnes installées prochainement).
Mais cette installation est-elle définitive ? Entre 1991 et 1993, 17% des
personnes accueillies en Thrace ont quitté la région, 692 personnes ont reçu un logement
définitif, soit 9 % seulement des personnes accueillies en Thrace ou 1,5% des personnes
entrées en Grèce dans la même période. Ce succès ou échec relatif est avant tout lié à
l'obtention d'un travail régulier qui seul peut fixer les populations et les empêcher de
rejoindre les banlieues d'Athènes ou de Salonique. Or sur les 1 566 personnes accueillies
à Sapés en 1 992, seules 3 4 % ont pu trouver un emploi, 1 3 ont un emploi définitif, 325
un emploi temporaire et 2 0 8 un emploi saisonnier; c'est un succès, vu les conditions
locales et le fait qu'un emploi représente la survie d'une famille, mais ta proportion
écrasante des emplois temporaires n'est guère de bon augure. Le succès de l'opération
Toison d'Or est donc lié à une relance des activités et donc de l'emploi dans la région.
Quel que soit le nombre des personnes établies définitivement, il n'empêche pas sur
place un certain nombre de difficultés inévitables.
Les organisations d'accueil doivent ainsi compter avec le passé des personnes concernées;
à Sapés on constatait que les récents arrivés de Géorgie souffraient de traumatismes
importants et d'un vif sentiment d'insécurité qui se traduisaient de diverses manières :
un enfant qui refuse de parler en quelque langue que ce soit depuis son départ de Géorgie,
un médecin capable de réussir ses examens écrits en grec, mais incapable d'en prononcer
un seul mot (ce qui justifie un séjour complémentaire au village), refus de quitter l'abri
du centre au bout de six mois... que faire des femmes seules avec enfants et sans
qualification, des personnes pour lesquelles l’apprentissage du grec est difficile
(certaines ont honte d'aller en cours "comme des enfants" ou se déclarent inaptes)...
Les règles de la vie occidentale ne sont pas comprises immédiatement loin de là : "ils" ne
savent rien faire par eux-mêmes, dit-on, attendent que les choses tombent "toutes
cuites", ils sont très inquiets en découvrant que le travail n’est pas garanti à vie, que la
protection sociale grecque n'est pas parfaite... Réactions que l’on peut retrouver ailleurs
qu'en Grèce chez bien des personnes venant du monde ex-communiste...
HT.XIH
p m -m ilF S : Plan^ u _ y ili ^ p npllf de Sages
p = = PËRSPECTIVE I AHOYH

L «n M2- FOUR PERSONS / HOUSE E M B A A O N = 80 î ^ 4 A T O M A A N A O IK IA :

5. Les maisons individuelles prévues par la Fondation.

36. En cours de réalisation à Yannouii.

i-
+•
t
Enfin il faut compter avec les difficultés d'intégration de ces populations nouvelles dans
la population locale, comme dans tous les cas comparables, comme dans la Thrace des
années 1930. Le responsable de Sapés lui-même trouve que ses Caucasiens manquent du
plus élémentaire savoir-vivre, les jeunes gens sont querelleurs, ils portent le couteau à
la ceinture, ont parfois la gâchette facile et ne comprennent pas pourquoi il leur faudrait
changer leurs habitudes "en pays libre", ils seraient portés sur l'alcool... La population
chrétienne a dans un premier temps accueilli avec beaucoup de sympathie les
"Pontiques"; après quelques années, on parie plutôt des "Russes", l'aide qu'ils reçoivent
pour le logement, les terres ou ie travail peut faire des jaloux. La population musulmane
est, évidemment, encore plus méfiante, sinon hostile, à leur égard : elle surveille de près
toutes les opérations du cadastre, conteste la "grécité" des nouveaux-venus non-
grécophones en affirmant qu’on peut acheter des témoignages ou un visa facilement, ne
cesse de se plaindre de la diffusion de la prostitution dans la région par la faute des
"Natachas” 22 ; dans la ville même de Sapés il m'a semblé que l'opposition aux habitants
du nouveau village réussissait même à créer un accord nouveau entre les "anciens”, pour
la première fois par delà le facteur religieux.
Rien d'étonnant dans ces réactions purement humaines...
La Thrace accueille également plusieurs centaines de réfugiés et -d'orphelins
arméniens (à Maronia, Soufii, Didymoticho et Alexandroupolis), donc si la tentative
actuelle de repopulation réussissait, elle accentuerait encore sa mosaïque ethnique. Mais,
le succès de l'opération ne dépend pas que du logement et du travail, les réfugiés de
1 9 2 2 -1 9 2 3 ont trouvé logement et travail, leurs enfants ont émigré... Aujourd'hui, dès
qu'ils ont acquis une connaissance convenable de la Grèce contemporaine, les immigrants
peuvent constater que toute la population environnante ne parle que de quitter le pays,
que l'on compte sur eux comme sur de nouveaux Akrites prêts à défendre une région
menacée... or la plupart d'entre eux, arrivant d'une Géorgie en guerre, ne souhaitent que
la sécurité dans un pays sans turcophones (l'héritage familial pontique pèse très lourd).
Leur faire craindre une guerre civile est plus que maladroit. Le rôle d'Akrites ne les
tente guère...

Pour donner un peu "d'humanité" à cette étude, il me semble utile d'offrir le


témoignage d’une famille concernée. Je dois la saga familiale à la mère, Antikleia.
Les parents d'Antikleia et ceux de son mari étaient originaires de
la province de Trébizonde, de l'un des sept villages formant la
commune de Sada, centre important de l'hellénisme dans la montagne
du Pont; le grand-père "aux yeux bleus" était mouchtar, président de2

22. L'expression est fréquemment utilisée dans le Yuvamiz, comme le Balkan 21-6-1 994 (qui a les

mêmes rédacteurs), et très souvent dans la presse turque. On y affirme que pour 2000$ en
Géorgie, on peut obtenir un faux visa de Grec.
400
la communauté villageoise. Il était aussi joueur de lyre comme son
fils.
Pendant la première guerre mondiale les raids des guérilleros de
Sada contre les villages turcs et 1 'aide q u ’ils ont apportée aux
armées russes est célèbre dans le Pont; en 1918 les familles n'ayant
pu rejoindre à temps les bateaux grecs sur la côte suivent donc
l'armée russe dans sa retraite. Elles s'installent finalement sur
les bords de la mer Noire; Antikleia est née à Batoum (République
d'Adjarie) et son mari à Soukhoum (République d'Abkhazie également
en Géorgie). En 1949 les futurs époux, encore enfants, suivent leurs
familles déportées, sans avertissement ni préparation, au
Kazakhstan. Il s'agissait de peupler les nouveaux secteurs irrigués
du Syr Daria au sud du Kazakhstan, Kentaou, Tourkestan, Kizyl-Koum,
Taldi-Kourgan.
A la fin de ses études secondaires Antikleia quitte son sovkhoze
cotonnier de Pachta-Aral pour des études de littérature russe et de
médecine à l'Université de Chimkent. Diplômée avec mention très
bien, elle travaille ensuite à l'hôpital de la ville. Chimkent
compte plus de vingt nationalités différentes, mais Antikleia
épouse, comme la majeure partie des Pontiques de Chimkent, un Grec
originaire du Pont, ingénieur des Travaux Publics. Ils se déclarent
tous deux de nationalité grecque lors des recensements et restent en
contact avec l'hellénisme par l'intermédiaire d'un bulletin édité
par l'Ambassade de Grèce à Moscou; toute la famille parle le
pontique, mais personne n'a reçu de cours de grec dans leur région.
Les Pontiques de Chimkent ne veulent pas fréquenter les Grecs
communistes du Kazakhstan, mais apprennent que certains Grecs
obtiennent le droit de rentrer. Après de nombreuses démarches, le
couple et ses deux enfants obtient en décembre 1985 les permis
nécessaires, et entame un long périple en voiture : trajet de
Chimkent à la mer Caspienne, sans sommeil complet de peur de voir la
voiture pillée, traversée de la Caspienne en bateau jusqu'à Bakou,
nouveau trajet de Bakou à Odessa... et un bateau les débarque au
Pirée le 20 avril 1986. La famille a avec elle une voiture, un
piano, 5 caisses de bagages et 90 roubles par personne (à l'époque
18 000 drachmes, soit 900F), elle est d'abord hébergée par des
parents à Menidi au nord-ouest d'Athènes. Pendant l'été 1986 la
famille accepte de partir pour Komotini où elle reçoit de l'Etat la
somme de 150 000 drachmes pour aide au logement dans un immeuble de
l'EKTENEPOL (7 500F) et 25 000 drachmes (1 250F) complémentaires par
trimestre pendant trois trimestres. Toute la famille parle le russe
et le pontique, elle suit donc les cours de langue grecque organisés
par les services scolaires de Komotini; Antikleia et les enfants
réussissent rapidement, le père trois ans après, comprend le grec et
ne le parle guère, le fils aîné, 13 ans à son arrivée en Grèce,
obtient un diplôme de mécanicien automobile, le second, de deux ans
son cadet, est allé au gymnase et au lycée. La mère de famille,
malade, n'a pas fait valider ses examens pour reprendre son métier,
le père qui a retrouvé ses titres, validés après examen en 1988, a
obtenu alors un contrat de travail pour un an, mais ce contrat n'a
pas été renouvelé et il a depuis travaillé comme ouvrier non déclaré
dans le bâtiment. En 1990 une dépression nerveuse lui vaut un séjour
à l ’hôpital d'Alexandroupolis, et depuis les petits travaux du père
et les revenus du fils aîné font vivre les 4 personnes.

Aventure symbolique : les grands-parents du Pont, la mise en valeur des terres vierges
du Kazakhstan, le sentiment national exarcerbé qui pousse une famille aisée à tout
sacrifier pour recommencer dans un pays adoré, mythique, mais inconnu, l'installation
facilitée par la famille, I’ Etat, le niveau intellectuel des personnes concernées, et la
dépression actuelle, des soirées moroses de souvenirs de persécutions et le désarroi
devant le rêve écorné... Ils tiennent à la Grèce, mais la moindre offre de travail ailleurs
leur ferait quitter la Thrace.

C. UNE CONJONCTURE FAVORABLE ?

" Dans l’espace national grec déjà isolé, avec ses frontières est et nord pratiquement
fermées pendant de longues années, l'isolement intérieur de la Thrace est aggravé
par les mauvaises communications, le manque d'infrastructures, i'éloignement par
rapport au grand centre de consommation, le faible niveau technologique,
l'inefficacité de l'administration publique et les contre-coups des développements
négatifs qui traversent l’ensemble social dont une grande partie, l’élément
musulman, reste en marge" 23.
La conclusion qu'en tirent tous les spécialistes grecs est donc simple : l'appel à une
volonté de sacrifice face à l'ennemi au nom du patriotisme ne peut suffire, brisons
l'isolement, équipons le pays, relançons l'économie locale pour redonner vie à la région,
et par la prospérité, satisfaire et mieux intégrer les habitants. Dès janvier 1990 le
gouvernement Zolotas affirme que tout dépend d’un développement économique rapide de la
région. Or la conjoncture est favorable : l'entrée dans l’Union européenne et "l'ouverture"
de la Bulgarie offrent des possibilités inconnues depuis 1920.
l'Evrcs a donc un débit inférieur à celui d'autrefois et se réduit, en année de faible
pluviosité, à un filet d'eau en été; les agriculteurs en souffrent et le biotope du delta
encore plus. A présent, les eaux salées s'infiltrent dans certaines zones mises en culture
et elles ont même remonté en été le cours du fleuve jusqu'à Peplos et Lykofos nécessitant
la construction d’une digue de terre protectrice. Telle est la situation. Les incertitudes et
les conflits d'intérêt enjeu font qu'on en reste aujourd'hui au stade des études.
Le reste des travaux mis en chantier, est consacré au domaine social et au tourisme.
"Domaine social" signifie concrètement la création, la réfection, l'aménagement d'un
certain nombre d'écoles, d'un lycée technique à Xanthi ou de l'Université, l'ouverture de
dispensaires ruraux dans le nome de Xanthi, l'agrandissement des hôpitaux de Komotini et
Didymoticho.
Quant au tourisme... c'est actuellement le grand absent; malgré l'existence de plages
sablonneuses quasi-vierges, quelques noyaux urbains anciens et des sites antiques très
honorables, très peu de touristes prennent la direction de la Thrace (seule l'île de
Samothrace attire davantage). Le chapitre "tourisme" des budgets actuels comprend en
réalité un saupoudrage de capitaux très limités sur de multiples aménagements; les
recherches archéologiques sont les mieux dotées, (paradis pour l'archéologue grec
contemporain !), un musée neuf et moderne à Komotini, des sites antiques importants,
Mesimvria, Avdira et Maronia encore peu exploités, de nombreux sites repérés dans le
Rhodope, et la conscience de participer à une oeuvre de promotion de l’hellénisme en zone
contestée. On prévoit de surcroît la mise en valeur de l'architecture ancienne de Xanthi,
Maronia, Soufli ou Karyofyto, un premier aménagement du littoral à Mandra ou Avdira,
un effort pour les sources thermales de Thermes ou de Kessani, la construction de centres
culturels, la valorisation des gorges du Nestos, dites "Tempé du Nestos" par référence au
modèle thessalien. Mais les capitaux sont faibles, la mise en valeur touristique attend
l’amélioration du réseau routier et le libre accès à la zone montagneuse. Il est paradoxal
que les dépliants officiels alléchants vantent les forêts, les cascades, le rafting, les
sources de Medousa, les forteresses du Rhodope qui restent légalement inaccessibles;
enfin une démoustication incomplète peut décourager les amateurs de plages sauvages...

Les investissements opérés pourraient changer la Thrace de "bout du monde" en


"plaque tournante" des Balkans, entre Bulgarie, Turquie et Grèce, en sortie sur l'Egée du
trafic de l'est de l'Europe, étendant son possible hinterland jusqu'à la mer Noire (en
tenant compte de la récente Zone de coopération économique de la Mer noire)... tous ces
espoirs reposent sur la reprise de relations étroites entre la Grèce et la Bulgarie depuis
1 989. C'est, avec les subventions communautaires, le second élément de la conjoncture
nouvelle.
Les exportations vers les anciens pays du COMECON en 1992 représentaient 7 ,4 %
des exportations grecques (mais 6,1% en 1989), 6,3% des exportations allemandes,
3,6% de celles de la CEE et 2,7% seulement de celles des pays de l’OCDE 27 . Entre 1989
et 1992 la valeur en $ des exportations grecques vers ces pays a augmenté de 52%, de
1 3 1 % si on retire de ce groupe l'ex-Yougoslavie et l'URSS, c'est-à-dire, un rythme 5
fois supérieur à celui de la CEE. Avec ces pays la Grèce, qui en général ne couvre que 4 1 %
de se s importations, couvre en moyenne 6 8 % de ses achats, 100% avec la Bulgarie,
davantage même avec la Pologne ou la Roumanie. La suppression des monopoles d'Etat a
permis de multiplier la liste des produits exportés qui est passée de 675 à 1478 items.
Bulgarie et Roumanie voient déferler les produits de consommation grecs : produits de
l’agroalimentaire en tête (cigarettes, bières, alcools et jus de fruits, biscuiterie,
chocolats, glaces, charcuterie, café, margarine...) mais aussi des vêtements et chaussures
de sport, des meubles, des matières plastiques, des produits d'entretien... La Bulgarie a
même jugé bon de limiter en accord avec la Grèce, certains produits (glaces, confiserie)
pour préserver son équilibre financier. La Grèce lui fournit également des produits
pétroliers et du coton remplaçant les approvisionnements du COMECON.
Parallèlement les entreprises grecques ont orienté leurs investissements vers la
Bulgarie et la Roumanie depuis 1989 : 800 en Roumanie à la fin de 1993 et 700 en
Bulgarie où la Grèce était le premier investisseur étranger. Ces investissements viennent
surtout d'entreprises privées (7 0 % ) originaires de la Grèce du Nord auxquelles se sont
ajoutés quelques grands : Motor Oil, Delta, Avga, Kri-Kri, 3E. Les secteurs les plus
représentés sont l’agro-alimentaire, le tabac, la restauration, les banques. Leur petite
taille les rend parfois plus aptes à s'adapter aux conditions locales incertaines; la Grèce
est assez développée et européenne pour apporter des connaisances utiles aux Bulgares,
elle n'est pas assez puissante pour inquiéter. Malgré un lourd héritage historique, les
peuples semblent actuellement sensibles aux points communs, l'orthodoxie, le passé
ottoman, les habitudes de vie ou de pensée communes aux Balkans. Ces contacts
commerciaux s'étoffent de relations humaines : depuis la Grèce du nord, des excursions en
autocar sont organisées vers l'ancienne Roumélie Orientale et Sofia, les côtes de la mer
Noire et Bucarest où les Grecs ont beaucoup de souvenirs; des étudiants grecs, toujours
avides de scolarité à l'étranger, se dirigent vers Sofia où le coût est moins élevé qu'en
Occident; inversement des autocars bulgares sillonnent la Macédoine, les travailleurs
saisonniers sont mieux tolérés dans le pays que les Polonais ou les Albanais.
A la faveur de ce courant d'échange nouveau, la Thrace a l'occasion de retrouver une
situation géographique favorable. Un coup d'oeil sur une carte : le trajet Komotini-Vienne
par Nymphéa et la Bulgarie est inférieur de 4 5 0 km au trajet actuel, Komotini est alors à
égale distance entre Athènes et Bucarest, pas plus éloignée de la frontière moldave que de
Kalamata. La vallée de l'Evros est le débouché naturel de l'activité bulgare depuis Plovdiv
(retour à l'argument de 1918 mais utilisé par les Grecs), l'aménagement d'un axe
Bourgas-Alexandroupolis permettrait d'éviter le passage du Bosphore, ses taxes,
l'attente, les réglementations. Une grande autoroute transeuropéenne Nord-Sud pourrait
relier Gdansk à Athènes par la Macédoine... L'exploitation d'une situation soudainement
favorable suppose l'amélioration prévue du réseau thrace et la suppression de la zone
surveillée et la création de deux routes modernes par Echinos et Nymphéa.
Quelques signes paraissent indiquer une volonté de profiter de ces possibilités nouvelles :
la Banque européenne de développement, des entreprises grecques, russes et britanniques
montent le plan de financement d'un oléoduc Bourgas-Alexandroupolis jugé
économiquement rentable; le Ministère grec de l'Economie a reçu en décembre 1 994, dans
le cadre de la loi sur le développement régional, 575 demandes dont 140 concernent la
Thrace ( 129 projets concernent le secteur secondaire, soit plus de 4 0 % de ce secteur
pour toute la Grèce) 28
Jusqu’à présent, les bénéfices retirés par la Thrace sont loin des espérances : la zone
surveillée subsiste, le port d'Alexandroupolis est très loin sur la liste des financements;
les routes vers le nord restant fermées, les échanges gréco-bulgares se font par Serrès-
Promachonas et ignorent la Thrace, les saisonniers bulgares ne se rendent pas en Thrace
où les ouvriers agricoles ne manquent pas, les excursions en Bulgarie au départ de
Komotini font toujours un long détour par Serrés; des contacts ont été pris entre les
Chambres de commerce et les municipalités de Xanthi et Komotini et leurs homologues de
Smolyan, Plovdiv et Kirdjali, on parle de sports d'hiver dans le haut Rhodope pour les
Grecs et d'accueil de Bulgares sur les côtes de l'Egée, mais rien ne s'e st concrétisé. Les
seuls échanges notables touchent la vallée de l’Evros et la région nord "du triangle": dans
cet angle des 3 frontières, des relations complémentaires s'élaborent à l'échelle locale
entre Svilengrad, Harmanli, Haskovo, Orestias et Edirne, des produits alimentaires grecs
et bulgares s ’échangent sur les marchés, Edirne fournit des produits manufacturés bon
marché aux Bulgares et aux Grecs. Seule la fourniture de produits pétroliers à la
Bulgarie anime le port d’Alexandroupolis. Alors, espoir réel ? les spécialistes insistent
sur l'urgence, la Thrace risque de rester une fois de plus à l'écart du courant nouveau...

Des mesures visant à mieux satisfaire les musulmans et à développer l'économie


peuvent-elles suffire à réellement "intégrer" la Thrace ? Même dans les esprits, la
Thrace n'est pas réellement intégrée,..
Sauver la Thrace, oui, mais qui la sauve ? Les militaires français se plaignent en
1919 de ne pouvoir trouver d'employé grec compétent venant du sud du pays, dans les
années 1930, ils trouvent la frontière mal défendue par une armée dans laquelle
manquent les officiers qui évitent la région. L'opinion publique n'a guère varié : le2
8

28. Ikonomikos Tachydromos, 26 janvier 1995.


407
journaliste I.Marinos rappelle que lors de son service militaire en 1956, parce qu’il
travaillait pour un journal antigouvernemental, il a été envoyé "en punition" dans la
région d'Orestias et qu'aiors, bien que simple soldat, faute de sous-officier ou d'officier
présent, il a joué tous les rôles. Depuis lors la situation n'a guère varié : l’Evros est le
département où les forces armées sont les plus nombreuses, c'est une région en danger,
dit-on, mais les recrues peuvent obtenir une réduction de six mois si elles acceptent de
servir dans l'Evros (quitte à obtenir ensuite un transfert grâce aux relations familiales),
faveur qui n’est pas accordée pour les autres régions frontalières. Leur famille persiste à
croire nécessaire de leur envoyer des colis de vivres et des pull-overs comme s'ils
partaient vers une lointaine Sibérie désertique, et le célèbre chanteur G.Dalaras a

consacré en 1993 une chanson à succès au Blues du soldat à Didymoticho.

L'armée n’est pas la seule concernée : les fonctionnaires, comme les instituteurs,

réagissent de la même manière. La Thrace est le lieu d’exil des "limogés", le début de
carrière des non-pistonnés ou la solution de ceux qui cherchent une promotion rapide. Le
destin de TUniversité de Thrace en est une illustration exemplaire. A la fin des années
1970 l’Etat décida de créer en même temps que d’autres universités de province, une
Université de Thrace; dans le souci de répartir entre les 3 départements la manne
supposée de l’opération, parce qu’aucune ville à elle seule ne pouvait dans l’immédiat
héberger toutes les personnes concernées et par souci électoraliste, l’Université
Democrite fut divisée : Xanthi reçut l'Ecole Polytechnique, Komotini le Droit,
Alexandroupolis la Médecine. Après quelques années de fonctionnement, des réalités
s'imposent.
Le système des Panhellinia suppose que le candidat étudiant indique ses universités
préférées et voit son voeu exaucé selon sa place au concours d'admission national.
Certaines universités sont plus appréciées et il faut donc de meilleures notes pour y être
admis : Athènes, Salonique, Patras, la Crète. D'autres en revanche sont peu demandées et
les notes des étudiants admis sont inférieures, ce qui contribue ensuite à diminuer leur
prestige; dans cette queue de peloton figurent la Thessalie et la Thrace. L'Université de
Thrace ne vient en tête que dans 7 % des voeux, et plus de 9 0 % des candidats originaires
de la région demandent une autre université, malgré la distance et les frais
d'hébergement. A la suite du brassage national, plus de 9 0 % des admis viennent du reste

du pays et appartiennent, en jargon universitaire, aux A il© , initiales de


"malheureusement tu es admis en Thrace".
Pas plus d'enthousiasme du côté des enseignants de l'Université : 7 1 % du personnel
administratif et la quasi-totalité des enseignants sont étrangers à la région, seulement
2 0 % d'entre eux ont établi leur résidence principale en Thrace malgré une indemnité
confortable pour les y inciter; ce sont donc des "professeurs volants” qui se contentent
d'une ou deux nuits à l'hôtel chaque semaine. Originaires pour la plupart des deux grandes
villes du pays, les universitaires ne retrouvent en Thrace ni le cercle étroit de leurs
relations, ni le cercle mondain auquel leurs familles sont habituées, ni les écoles privées
que fréquentent leurs enfants. Leurs salaires étant par ailleurs assez modiques, ils
conservent tous un second emploi qu'ils ne pourraient exercer en Thrace, faute d'une
clientèle assez large. Ils gardent donc leurs bureaux et leur résidence principale ailleurs,
et limitent au maximum la durée de leur "exil". Une fois acquise leur intégration dans le
monde universitaire, ils cherchent à obtenir leur mutation vers une autre ville et
l'obtiennent d'autant plus facilement qu'ils sont connus, brillants ou pistonnés, ils sont
même prêts à accepter un poste moins élevé pour obtenir cette mutation. Que devient
alors l'Université ? "un foyer d'érudits paysans et de professeurs sans avenir ” ? 29

L'Etat lui-même donne parfois l'impression d'abandonner son Université du bout du


monde : malgré l’acquisition de très vastes terrains, au bout de dix ans, les installations
sportives, les bibliothèques, les cités universitaires prévues ne sont pas construites, pas
même le CHU de la Faculté de Médecine d’Alexandroupolis (dont pendant plusieurs années
les cours ont eu lieu à Salonique). L'annonce de l'ouverture d'une nouvelle section de Droit
à la célèbre Université Pandion d'Athènes a déchaîné la fureur en Thrace en 1 9 9 3 : un
coup de poignard dans le dos ! Athènes allait immanquablement récupérer les meilleurs
professeurs et étudiants, dévalorisant encore davantage Komotini qui a même du mal à
recruter des enseignants ! Dans ces conditions l'effet d'entraînement attendu n'a pu se
produire, d'autant que i'Université coupe ses maigres effectifs entre les trois villes. La
majorité de ce que consomme l'Université est acheté ailleurs, seules restent les dépenses
vitales des étudiants, soit à Komotini en 1991, 6,4 à 6 ,8 % de la consommation privée du
département. Les habitants apprécient les ressources qu'apportent ces étudiants, certains
en revanche les jugent responsables de la hausse de certains prix, de l'introduction d'un
style de vie différent que parfois ils réprouvent, et le Barreau des Avocats du Rhodope,
par peur de la concurrence a interdit aux enseignants de Komotini de plaider dans le

département.

Les routes se sont considérablement améliorées depuis quelques années, les villes
ont connu des aménagements importants, sont aussi bien équipées et modernisées que
beaucoup d'autres villes de province grecques, le climat n'est pas aussi sibérien qu’on le
d it ... la main tenue aux musulmans, un meilleur équipement, une relance de l’économie ...
mais tant que l'habitant de la Thrace se sentira déconsidéré et abandonné, l'intégration au
pays sera incomplète. Cette intégration "mentale" est sans doute l'élément central qui fait

défaut, mais aussi le plus difficile à obtenir.


CONCLUSIONS

Au terme de cette étude, que conclure sur les rapports entre population et
territoire dans ce cas précis, la Thrace grecque ?
11 me paraît essentiel d'insister sur le rôle des facteurs politiques depuis 1875.
Les déplacements de populations musulmanes, grecques, bulgares, arméniennes, juives
entre 1875 et 1944 résultent de causes politiques : on invoque la présence réelle ou
passée de telle ou telle population pour demander ou justifier un déplacement de
frontière, et la nouvelle frontière entraîne à son tour le déplacement d'autres
populations. Depuis 1944, le déplacement des populations montagnardes pendant la
guerre civile, les différentes vagues d'émigration vers la Turquie, l'arrivée récente des
Pontiques sont une fois de plus la conséquence de décisions politiques. On peut même
affirmer que l'émigration des trente dernières années dûe à des facteurs économiques, est
indirectement liée à des origines politiques : les populations nouvellement installées
n'avaient pu s’enraciner, le désintérêt des gouvernements avait contribué à les
désespérer.
L'aménagement de la région a donc été souvent dû à la politique plus qu'à des causes
strictement "naturelles" ou géographiques : la colonisation des plaines des années 1920
et 1930 est une nécessité qu'impose l'afflux des réfugiés, les mauvaises relations
diplomatiques avec la Bulgarie ont inspiré la création de la "zone surveillée" et la
législation particulière néfaste à toute la région, la question de la minorité musulmane
est directement liée aux relations gréco-turques, les espoirs que fait naître la nouvelle
conjoncture viennent de l'intégration dans la CEE et des changements politiques en Europe
orientale. L'effort nouveau des gouvernements pour relancer le développement
économique de la région vient des craintes que la Turquie proche leur inspire.
Parallèlement au politique, un second facteur me paraît jouer un rôle essentiel, la
durée. Les frontières thraces sont encore très récentes, 75 ans depuis 1920, 50 ans
depuis la fin de l'annexion bulgare, et l'ensemble du siècle qui vient de s'écouler a été
placé sous le signe de l'insécurité : personne n'est jamais sûr, même aujourd'hui, de la
pérennité de la frontière. Il est difficile de créer dans ces conditions la synthèse entre
populations, héritage régional et territoire qui constitue la personnalité d’une région.
Vue depuis Athènes, l'éventuelle "personnalité thrace" semble être plutôt un assemblage
de différences perçues comme négatives : plus loin, plus froide, moins riche, moins
développée, moins "grecque". Cependant, sur place, on peut constater qu'une réelle
"individualité" s'élabore. Dès la fin des années 1 920 les militaires français pouvaient
constater des différences sensibles dans l'aménagement des paysages entre les deux rives
de l'Evros, l'observateur actuel ne peut confondre les paysages de la Thrace turque ou
grecque, de la Maritsa bulgare ou de l'Evros dès qu'ils sont humanisés : un mode de vie
différent y laisse son empreinte; même les musulmanes de Komotini, par le
conservatisme de leur costume se distinguent des Turques d'Edirne. Les populations
locales, chrétiennes et musulmanes, sont conscientes de ce qui les unit au-delà des
divisions gouvernementales, l'attachement à la région. Il y a donc bien eu en trois quarts
de siècle création partielle d'une "région" et début d'intégration à la Grèce; pour
compléter et parfaire la réalisation, il ne manque peut-être que la durée.

Quant à ma question initiale : pourquoi la Thrace ?. elle peut recevoir à présent


plusieurs réponses, selon le cadre dans laquelle on l'envisage.
A l'échelle grecque, le cas de la Thrace peut être considéré sous plusieurs angles.
- Il n’est d'abord qu'une particularité du cas général de la Grèce du nord.
L’imbrication ethnique de la fin du XIX° siècle, les revendications conflictuelles des Etats
voisins, l'errance le long de routes boueuses de populations victimes de la simplification
ethnique ont été le lot de tout le sud des Balkans entre 1878 et 1923. Les difficultés
humaines et économiques qu'ont rencontrées les réfugiés, le contrecoup de leur
installation sur les paysages et les activités, leur intégration lente dans le pays, tout cela
se retrouve à des degrés divers dans toute la Grèce et particulièrement dans le nord, tout
comme l'important courant d'émigration, l'exode rural et l'abandon progressif des
montagnes à partir des années 1960. A cette échelle, les spécificités de la Thrace sont
souvent une affaire de degré sur un fond commun identique : la proximité de la frontière y
est plus obsédante, l'éloignement plus grand, l'émigration se prolonge plus longtemps
qu’ailleurs; le fait que les "autochtones" rencontrés par les réfugiés aient été en majorité
des musulmans turcophones a rendu beaucoup plus délicate l'élaboration d'une nouvelle
synthèse locale.
- La Thrace peut être l'occasion d'une réflexion sur les procédures de construction
de l'Etat arec et leurs conséquences. L'obsession du temporaire, que l'on espère un futur
agrandissement ou que l'on redoute les convoitises des voisins, a empêché longtemps les
gouvernements d'avoir la vue d'ensemble globale et de longue durée que suppose tout
aménagement pensé du territoire. Les gouvernements grecs depuis un siècie ont le plus
souvent répondu aux urgences, installation des réfugiés, reconstruction après la guerre
mondiale et la guerre civile, sans pouvoir construire à long terme : dans l'immensité des
besoins divers et dans un pays où patronage et clientélisme politique jouent un rôle
essentiel, il a été difficile pour des régions sans représentant politique de grande
envergure, comme la Thrace, de se faire entendre. Par la suite le grand développement
des années 19 6 0 s'est concentré volontairement sur l'axe Athènes-Salonique renforçant
le retard de régions moins privilégiées, et il a laissé se marginaliser bien des provinces
qui devinrent peu à peu "périphériques” par rapport à un "centre vital" qui n'était plus
celui du XIX° siècle, et la Thrace n'a pas été la seule dans ce cas.
- La Thrace est également à l'échelle grecque un cas rêvé pour une réflexion sur
l 'essence de la arécité. L'importance de la diaspora dans le monde grec a conduit à une
définition de la grécité reposant sur des notions culturelles et sur un "droit du sang"
plutôt que sur un attachement au soi : ainsi des millions de personnes, à la deuxième,
troisième génération ou plus, se définissent comme "Grec" des Etats-Unis, d'Albanie, de
Russie ou d'ailleurs. Cette définition est liée à la fois à une appartenance familiale, le
"genos" grec qui veut faire remonter ses origines à l'Antiquité, (ce qui explique la
protestation unanime au XIX° siècle contre les théories de Failmerayer ou les études
récentes tendant à prouver l'origine grecque des Pomaques) et à une appartenance
culturelle; le Grec est d'abord orthodoxe comme le définissait l'Empire ottoman, et
grécophone, ce que proclamait la formule simpliste des colonels sur "la Grèce des Grecs
chrétiens". Cette idée reste toujours sous-jacente même si la constitution de 1975
reconnaît la liberté de culte. Ainsi s'explique la levée de boucliers en 1993 contre la
nouvelle carte d'identité européenne sans mention de religion qui aurait été un danger
pour la nation grecque en mettant fin au "couple indissoluble de l'hellénisme et de
l'orthodoxie ", ou le rapport secret de janvier 1993 du Sen/ice National de
Renseignements sur "le s Hérésies contemporaines et organisations parareligieuses en
Grèce " 30; |e rapport remarquait en effet que les partisans de ces hérésies avaient "une
conscience nationale émoussée " et ajoutait "Il n'est pas exagéré de prétendre que tout
Grec qui n'est pas orthodoxe n'est pas un Grec intégral Les musulmans citent d'ailleurs
souvent l'expression puriste "pas min ellin varvaros" (= tout ce qui n'est pas grec est
barbare) pour expliquer que toute égalité réelle par définition leur est interdite, ce qui
justifie leur propre refus. Face à cette logique héritée de l'histoire, ils opposent la
légitimité du sol, l'ancienneté de la présence face à une population en grande partie3
0

30. D.Kitsikis. Les anciens calendaristes depuis 1923 et la montée de l'intégrisme en Grèce, p.42,
in P.Y Péchoux et S.Vaner, Grèce, identités, territoires, voisinages, modernisations, Paris,
CEMOTI , n°1 7, 1994 .
descendante de personnes installées après 1923 31 ou venant du Caucase russe; ainsi se
retrouvent opposés deux groupes qui s'estiment chacun dans leur droit, l'un comme "pur
grec", l'autre comme "autochtone de longue date", et s'appuient sur des cultures qui ne
peuvent que s'affronter : mais si l'on s'en tient au Grec heilénophone et orthodoxe, que
faire de citoyens qui refusent l'une et l'autre des définitions et n'acceptent même pas
d'évoquer d'éventuels ancêtres convertis qui pourraient les rapprocher du modèle idéal ?
En cette période d'immigration nouvelle pour la Grèce, il devient essentiel de se poser la
question ; comment définir le Grec, peut-on être Grec sans être orthodoxe ?
- La Thrace est par ailleurs l'illustration parfaite des blocages provoqués en
Grèce par les mauvaises relations diplomatiques avec les Etats voisins, car son existence
est étroitement liée à ces fluctuations. Les craintes qui empoisonnent les rapports entre
la Grèce, la Bulgarie et la Turquie ont handicapé bien des secteurs du pays : impossibilité
de coopérer dans le développement de l'espace égéen et de ce fait marginalisation des îles
de l'Egée orientale, impossibilité de construire un réseau moderne de communications à
l'échelle balkanique, rupture de solidarités économiques autrefois complémentaires qui
stérilise les régions frontalières de Grèce du Nord. Le contrecoup s'en fait parfois sentir
sur toute l'économie hellène. La méfiance a ainsi changé la Thrace en cul-de-sac et ses
minoritaires en espions potentiels; contribuant à chasser les chrétiens hors de la région
et à pousser par réaction ses musulmans dans le giron turc, elle contribue à la
catastrophe redoutée. L’évolution récente illustre une fois de plus cette situation : bien
que tous les économistes s ’accordent sur les bénéfices possibles pour la région d'une
ouverture de la frontière bulgare... elle reste fermée.

Dans la lignée du point précédent, si, prenant du recul, on place la Thrace dans un
cadre plus large que celui de la seule Grèce, on peut voir en elle un modèle de la région-
frontière. Les lignes qui divisent ia Thrace antique en trois Etats ont été tracées
récemment, après de longues hésitations, par des diplomates et militaires européens
étrangers à la région; issues de plus d’un demi-siècle de luttes fratricides elles restent
des frontières mal consolidées et mal acceptées que les Etats veulent transformer en
barriè res hermétiques sans penser aux conséquences négatives pour les régions
concernées. Enfin l'insécurité dominante, matérialisée par l'omniprésence des
militaires, crée une atmosphère de camp retranché défavorable à l'économie et à des
rapports humains dépourvus d'arrières-pensées.
L'Union Européenne doit donc tenir compte du fait qu'elle comprend une région
typiquement balkanigue par ses conditions géographiques, mais surtout par le poids de
l'histoire, le rôle de la religion dans la définition des populations, l'héritage de haines,

31. Selon P.A.Yoraantzi. Xanthi (en grec), Xanthi, SEVATH, 1991, 6 5 % de la population chrétienne
serait composée de descendants de réfugiés, 1 5 % seulement seraient "dopioi", autochtones.
413
d'angoisses et de méfiances toujours sous-jacentes, l'impression d’un fragile équilibre où
les susceptibilités de ces très jeunes Etats-nations sont très vives, balkanique surtout,
parce que posant un problème de minorité non seulement religieuse mais nationale. C'est
le danger principal de la situation : comme en d'autres lieux, sous une apparence de calme
et d’entente, règne une séparation si profonde dans les esprits, les valeurs de référence,
les relations humaines et même l'espace habité que la moindre étincelle peut entraîner
une coupure définitive. La renaissance violente des nationalismes dans la région, les
surenchères de certains politiques dans les Etats concernés renforcent bien évidemment
les risques, la peur avouée qu'inspirent aux populations locales les évènements de Bosnie
peut-elle être bonne conseillère ? L'Europe doit-elle découvrir une facette oubliée de la
"question d'Orient" ?
Enfin, en ces temps où se pose de plus en plus à l'Occident le problème de la
coexistence dans le même Etat de cultures très différentes, comment ne pas prêter
attention à la seule région européenne où la charya soit légalement en vigueur ?

Je remercie M.Sivignon pour son aide multiforme,


M.Notaras à Athènes, les autorités grecques et toutes
les personnes qui m'ont secondée en Thrace dans un
climat parfois difficile et que je préfère ne pas
nommer pour raisons "diplomatiques".
-n°1: Quelques temps de trajet selon Viquesnel (X1X° siècle). 27
-n°2 : Population totale en Thrace occidentale au début du XX° siècle. 80
-n°3: Les musulmans en Thrace occidentale au début du XX° siècle. 81
-n°4: Les Bulgares en Thrace occidentale au début du XX° siècle. 82
-n°5: Les Grecs en Thrace occidentale au début du XX° siècle. 83
-n°6: Les tchifliks expropriés dans les années 1920. 88
-n°7: Production de tabac à Yenidze et à Gumuldjina selon Viquesnel
(années 1860). 95
-n°8: Dossiers et parcelles bulgares inventoriés par la SDN. 99
-n°9: L'origine des importations à Dedeagatch selon Bianconi (1884). 107
- n°10: Activités et fortune des Juifs à Demotica en 1898. 113
-n°11: Réfugiés accueillis par les services ottomans 1912-1920. 215
-n°12: Répartition provisoire des réfugiés en Thrace en 1923. 231
-n°13: Les réfugiés entre Soufli et Poros en 1923. 232
-n°14: Les réfugiés entre Poros et Alexandroupolis en 1923. 232
-n°1 5: Importance des réquisitions immobilières (Thrace, 1 923 -1928). 233
-n°1 6: La cohabitation au village (1925). 236
-n°1 7: Etat des installations dans la plaine de Komotini en avril 1923. 243
-n°18: Croquis, les implantations dans la plaine de Komotini en avril 1923. 245
-n°19: Terres reçues par l'Office autonome en 1926. 249
-n°20: Origine des terres reçues par l’Office, en 1926. 249
-n°21 : Augmentation de population en Thrace entre 1920 et 1928. 252
-n°22: Croissances-record dans la vallée de l’Evros,! 920-1928. 255
-n°23: Origine des réfugiés installés par l’Office en 1926. 259
-n°24: La part des réfugiés dans la population thrace en 1928. 260
-n°25: Les indemnités aux déportés de Dedeagatch. 266
-n°26: Les Juifs de Thrace et la déportation par les Bulgares. 269
-n°27: Surfaces mises en culture par les réfugiés. 277
-n°28: Le tabac en Thrace dans les années 1920. 278
-n°29: Extension des surfaces cultivées en Thrace, 1924-1933. 279
-n°30: Aide versée aux victimes de la seconde guerre mondiale. 306
-n°31: Répartition actuelle de la population rurale par confession et localité. 316
-n°32: L’instruction primaire musulmane en Thrace, 1992/93. 318
_n°33; Enfants scolarisés dans le primaire en Thrace, 1991/92. 318
_n°34: Répartition par âges des communautés. 321
_n°35: Répartition des familles par taille et par communautés. 322
,n°36: Naissances chez les couples chrétiens à Evlalo, 1951-1965. 322
_n°37: Natalité en Thrace 1961/1981. 322
_n°38: Natalité en Thrace selon les confessions. 324
- n°39: Les naissances dans le dème de Xanthi en 1990. 324
_n°40: Enfants musulmans scolarisés dans le primaire, 1 9 9 2 -1 9 9 3 . 358
_n°4 l: Enfants musulmans dans l'enseignement secondaire de 1990 à 1993. 359
-n°42: Répartition des élèves musulmans par année dans l'enseignement secondaire,
1990-1993. 361
-n°43: Population de la Thrace 1940-1991. 366
-n°44: Origine géographique des émigrants 1955-1977. 367
-n°45: Population des nomes et éparchies de Thrace, 1940-1991. 371
-n°46: Population des villages de montagne et de piémont dans les nomes
de Xanthi et du Rhodope, 1951-1991. 373
-n°47: Population, semi-urbaine et urbaine en Thrace, 1 9 5 1 -1 9 9 1 . 375
-n°48: Localités disparues en Thrace depuis 1951, localités en difficultés. 376
-n°49: Répartition des actifs en Thrace en 1991 379
-n°50: Les productions traditionnelles en Thrace en 1986. 379
-n°51: Les changements dans l'agriculture thrace, 1961, 1979,1986. 380
-n°52: Répartition des écoles primaires musulmanes par ethnie, 1992/93. 389
HT.I. La Thrace fin XIX°-début XX° : Phiiippopoiis et Didymoticho 56
HT.II.La Thrace fin X1X°-début XX° : Bulgares et Pomaques 58
HT.II!. La Thrace fin XIX°-début XX° : le tabac, richesse de Xanthi 96
HT.IV. La Thrace fin X1X°- début XX° : les archondika de Komotini 98
HT.V. La Thrace début XX° : la soie à Soufli 102
HT.VI.La Thrace début XX° : l'exode (1912) 206
HT.VII.L'installation des réfugiés en ville : Komotini 274
HT.VIII. Les Saracatsanes en Thrace dans les années 1930 280
HT.IX. Komotini aujourd'hui, la présence musulmane 320
HT.X. Les écoles musulmanes en Thrace aujourd’hui 346
HT.XI. Les musulmans : affirmer sa différence 350
HT.XII. Les Pontiques : les villages d'accueil de Sapés et Palayia 396
HT.XIII. Les Pontiques : plan du village neuf de Sapés 398
HT.XIV. Les Pontiques : le nouvel habitat 398
HT.XV. Les villages pomaques 392

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