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Revue de l'histoire des religions

La mort volontaire dans l'oeuvre de saint Augustin.


Jacques Bels

Résumé
Confronté au donatisme, saint Augustin lutte contre les thèses de ce schisme, notamment celles relatives au martyre. Pour
enlever aux hérétiques toute possibilité d'exploiter l'indécision passée de l'Eglise, l'évêque d'Hippone définit le martyre en
termes précis : la cause (et non la peine) constitue le vrai martyre. Sur la base de cette définition, il s'attaque aux donatistes
qualifiant leur mort, non de martyre, mais de suicide. Purement polémique dans le "Contra Gaudentium", l'opposition devient
plus théorique avec le "De civitate Dei" quand les donatistes se réclament de Razis, personnage de l'Ancien Testament, pour
justifier leur attitude. Le débat se porte alors sur le plan des Ecritures. Saint Augustin centre son argumentation sur le "non
occides" de l'Exode et y voit le rejet tant du suicide que de l'homicide. Celui qui se tue, tue un homme et est, de ce fait,
homicide. Il en découle un sentiment de dégoût d'autant plus fort pour le chrétien que saint Augustin lie le suicide à une
inspiration satanique et promet à celui qui se tue les peines éternelles. L'article tente de dégager la lente constitution des
notions de suicide et de martyre dans le cadre de la querelle donatiste. Il vise à souligner les lignes de force de la pensée
augustinienne tout en mettant en évidence sa nouveauté et en esquissant sa postérité.

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Bels Jacques. La mort volontaire dans l'oeuvre de saint Augustin.. In: Revue de l'histoire des religions, tome 187, n°2, 1975.
pp. 147-180;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1975.6044

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1975_num_187_2_6044

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La mort volontaire
dans l'œuvre de saint Augustin

Confronté au donalisme, saint Augustin lutte contre les thèses


de ce schisme, notamment celles relatives au martyre. Pour enlever
aux hérétiques toute possibilité d'exploiter Vindécision passée de
l'Eglise, Vévêque ď Hippone définit le martyre en termes précis :
la cause (et non la peine) constitue le vrai martyre. Sur la base
de celte définition, il s'attaque aux donatistes qualifiant leur mort,
non de martyre, mais de suicide. Purement polémique dans le
Contra Gaudentium, l'opposition devient plus théorique avec le
De civitate Dei quand les donatistes se réclament de Razis,
personnage de l'Ancien Testament, pour justifier leur altitude.
Le débat se porte alors sur le plan des Ecritures. Saint Augustin
centre son argumentation sur le non occides de l'Exode et y voit
le rejet tant du suicide que de l'homicide. Celui qui se tue, tue
un homme et est, de ce fait, homicide. Il en découle un sentiment
de dégoût d'autant plus fort pour le chrétien que saint Augustin
lie le suicide à une inspiration satanique et promet à celui qui se
tue les peines éternelles.
L'article tente de dégager la lente constitution des notions de
suicide et de martyre dans le cadre de la querelle donatiste. Il
vise à souligner les lignes de force de la pensée auguslinienne
tout en mettant en évidence sa nouveauté et en esquissant sa
postérité.

I. — Introduction

La compréhension de l'attitude adoptée par saint Augustin


face au problème de la mort volontaire passe par une
connaissance précise du donatisme et de ces abus. Toutes les
conceptions de l'auteur sont nées en réaction contre de mouvement
qui a longtemps déchiré l'Afrique.
Chronologiquement apparu en 311 à Carthage, il trouve son
origine dans l'élection contestée de Caecilianus en qualité de
successeur de Menscurius, à la chaire épiscopale de cette ville.
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Toutefois, pour comprendre la raison profonde de cette


contestation sur la légitimité de l'élection, il faut évoquer
brièvement l'état d'esprit qui règne alors en Numidie. L'Eglise
vivait dans le calme et la tranquillité quand l'empereur
Dioclétien commence des persécutions contre les chrétiens.
La plupart d'entre eux n'étant nullement préparés à cet
événement, les conséquences ne se font pas attendre : partout,
des hommes renient leur foi ou jugent plus prudent d'y
renoncer provisoirement. Or, fait très important, ce
mouvement d'apostasie totale ou partielle se manifeste surtout en
Numidie. Des chrétiens renoncent à leur foi, des clercs livrent
les livres saints aux païens.
Progressivement la persécution perd en intensité et cède
la place à un sentiment de remords et de mauvaise conscience.
Les moments difficiles passés, tandis que le calme se rétablit,
les lapsi manifestent le désir de rejoindre l'Eglise. Rien ne
s'oppose à leur retour, pour autant qu'ils acceptent de subir
l'humiliation exigée d'eux. Or, les lapsi y sont peu disposés.
Désireux de tourner la difficulté et d'échapper à l'humiliation,
ils utilisent une double méthode : ils pratiquent une louange
immodérée de leurs « martyrs », en créant au besoin de
nouveaux et exigent des comptes d'autres communautés. Ils
espèrent ainsi détourner d'eux l'attention. Parmi les personnes
mises en cause par les lapsi figure Menscurius, évêque de
Carthage. Sommé lors des persécutions de livrer les livres
saints, il avait eu recours à un habile stratagème : laissant
saisir les livres tenus pour hérétiques par l'Eglise, il avait
dissimulé les autres. Mais le bruit courait qu'il avait livré les
livres. Profitant de l'occasion les lapsi amplifient l'histoire.
Ils critiquent également Menscurius à propos d'une lettre
adressée par lui à ses fidèles pour leur recommander de fuir
la persécution et d'éviter de délivrer les chrétiens
emprisonnés. L'évêque espérait ainsi éviter les inutiles effusions de
sang. Il convient d'ailleurs de remarquer que de telles
prescriptions étaient fidèles au principe général édicté par Rome :
pas de martyrs mutiles. Dénoncé comme hérétique, Mens-
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curius est convoqué à Rome pour rendre des comptes. Il


meurt pendant son voyage.
Les candidats ne manquent pas pour pourvoir à son
remplacement. Certains — comme Botrus ou Gaelestius —
ont eu une conduite honorable sous la persécution. Caecilia-
nus, l'ancien aide de Menscurius, se présente également. Mais
les lapsi lui tiennent rigueur d'avoir veillé fidèlement à la
mise à exécution des décisions de son évêque. De ce fait
l'élection du nouvel évêque de Carthage cristallise toutes les
haines et apparaît à la fois comme le point culminant et le
dénouement d'une crise suscitée par la brutale reprise des
persécutions. Cette élection est à la base du donatisme. En
effet, un véritable parti s'oppose à Caecilianus. A la tête de
ce groupe, une femme — Lucilla — et un certain Donat,
évêque des Cases-Noires1. En dépit de la campagne menée
contre lui, Caecilianus est élu. Mais immédiatement ses
adversaires contestent l'élection : un des trois évêques ayant
consacré Caecilianus est soupçonné d'avoir livré les livres saints.
Le reproche étant apparu justifié, les évêques élisent un
certain Majorinus, candidat soutenu par Donat. Il deviendra
évident par la suite que la plupart des évêques responsables
de cette élection avaient été soudoyés par Lucilla. Quoi qu'il
en soit, Donat succède très rapidement à Majorinus et devient
évêque de Carthage sous le titre de Donat de Carthage dit
Donat le Grand. Mais Caecilianus lutte pour retrouver le titre
et fait appel au pouvoir impérial romain. En effet, tandis que
la scission naît en Afrique, l'arrivée au pouvoir de Constantin
a modifié les rapports de l'Eglise et de l'Etat. Par l'édit de
Milan, l'empereur accorde liberté de culte et protection
officielle à la véritable Eglise. Or, sur la terre africaine, deux
Eglises s'affrontent : celle des catholiques et celle des dona-
tistes. Même si la perspective d'une intervention directe au
sein des problèmes de l'Eglise ne le réjouit guère, l'empereur

1) II semble avoir fui son diocèse lors des persécutions et avoir été déchu
de son titre.
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désigne un tribunal composé de trois évêques gaulois1, assistés


de 15 évêques italiens et présidé par le pape. Réuni à Rome
en Concile, ce tribunal décrète que Caecilianus est le véritable
évêque de Carthage. Comme tel, il a droit à la protection
impériale. Cette sentence est renouvelée par le Concile d'Arles
en 314.
Les donatistes refusent cette décision et exigent de
l'empereur qu'il tranche lui-même. Après bien des hésitations,
Constantin reconnaît Caecilianus. Par le fait même, il place
les donatistes dans l'illégalité et décide de les réduire. Cette
intervention de la force aura une influence capitale sur
l'évolution du conflit. Les troupes interviennent, des accrochages
ont lieu, des donatistes tombent. Aussitôt leurs
coreligionnaires crient à la persécution et décernent le titre de «
martyrs » à leurs morts. Désormais les partisans de Donat
possèdent un argument solide : ils constituent la véritable Eglise,
celle qui souffre, est persécutée pour sa foi et possède des
« martyrs ».
Tout le conflit est maintenant axé sur ces martyrs vénérés
par les donatistes et récusés par les catholiques. Dans toutes
les querelles ultérieures, ce conflit des vrais et des faux
martyrs joue un rôle capital. Toute la réflexion augustinienne
trouve son origine dans la nécessité pour l'Eglise catholique
de définir le vrai martyr tout en écartant les morts donatistes.
Après, cinq années de persécution, les donatistes demandent
grâce. Constantin accède à leur demande et la paix se rétablit.
L'Eglise schismatique en profite pour faire de rapides progrès
en Afrique au point qu'en 336 un Concile donatiste réunit
270 évêques. Vers la même époque, un peu partout,
apparaissent les Circoncellions. Groupés en véritables bandes armées,
ils mettent à sac la Numidie et se proclament au service
de l'Eglise donatiste. Les chrétiens font une nouvelle fois
appel au pouvoir impérial. Les troupes interviennent et des
circoncellions sont tués.

1) Reticus d'Autun, Maternus de Cologne et Marinus d'Arles.


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En principe, les donatistes condamnent les violences de


ces bandes qui se réclament d'eux. Mais, au besoin, ils ont
recours à elles et ne manquent jamais d'utiliser leurs morts
pour augmenter leur martyrologe.
En 347 se situe un épisode capital. Constant — successeur
de Constantin — proclame l'édit d'union, dans le but de mettre
fin au climat troublé de l'Afrique. Il y décrète la dissolution
pure et simple de l'Eglise donatiste rendue responsable des
troubles. La guerre commence. Les Romains sont commandés
par Paulus et Macarius, à qui les donatistes envoient une
délégation de 10 évêques pour se plaindre de la décision
impériale. Les évêques ayant commencé par insulter les deux
chefs romains, l'entrevue est orageuse. Les ambassadeurs sont
arrêtés, battus en public et relâchés, à l'exception d'un certain
Marculus. Celui-ci meurt, le 24 novembre 347, d'une chute
dans un précipice. Il y a été poussé proclament les donatistes ;
il s'y est précipité répondent les Romains. Cette mort
provoquera une véritable épidémie : nombreux sont les hommes
qui se tueront en se jetant dans des abîmes. Confronté au
double problème du donatisme et de la mort violente, saint
Augustin adoptera une position nette, donnant aux doctrines
catholiques du suicide et du martyre leur première formulation
réelle.
Vers 405, des scissions se font jour dans les rangs
donatistes qui sont partagés entre Primicianus, homme tyrannique
et peu compétent, et Marcianus (qui passe pour être parent
de Donat). Un climat de haines et de violences réapparaît.
L'Eglise catholique cherche à tirer profit des difficultés
internes du donatisme et entreprend contre les hérétiques une
campagne qui aboutit à de nombreuses conversions. L'un
des plus zélés adversaires du donatisme est l'évêqued'Hippone,
saint Augustin. En dépit des menaces, il se rend à Carthage
pour y attaquer les donatistes dans leur propre fief. La
situation se dégradant de plus en plus, l'empereur Honorius
reprend la lutte armée contre les donatistes. Le problème du
martyre rebondit une nouvelle fois. Mais en 410, coup de
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théâtre : l'édit de tolérance est proclamé par le même Hono-


rius. Il accorde la liberté de religion et met fin aux poursuites
contre les donatistes. Les motifs de ce brusque revirement sont
sans doute à chercher dans un désir d'unification de l'Empire
face à la menace des Goths. L'Eglise réclame la suppression de
cet édit. Dans le but de résoudre définitivement le problème,
Honorius délègue Marcellinus qui réunit les représentants des
deux Eglises. Après trois jours de débat, les catholiques
triomphent : rejet des mesures de tolérance, conversion imposée
aux donatistes. Lassés par de longues luttes, beaucoup d'entre
eux s'exécutent. Pourtant, malgré les lois de proscription,
malgré l'ardente lutte de l'évêque d'Hippone, le donatisme
marquera encore de nombreuses générations.

IL — Le problème

Evêque schismatique ayant siégé parmi les donatistes


lors de la Conférence de Carthage, Gaudentius (attaqué par
saint Augustin dans le Contra Gaudenlium) refusait de
reconnaître une des clauses de celle-ci : la confiscation des
biens donatistes au profit des catholiques. Or, le hasard
voulut qu'un tribun romain, un certain Dulcitius, décide
d'appliquer à la lettre les mesures décidées, notamment à
Carthage. Aussitôt l'évêque donatiste rassemble une partie
de ses fidèles, s'enferme dans sa basilique et menace de
l'incendier si les Romains tentent de l'en faire sortir par la
force. Surpris par la violence de cette réaction, Dulcitius fait
appel à saint Augustin et lui transmet les lettres écrites par
Gaudentius pour justifier son attitude. Craignant une issue
fatale, l'évêque d'Hippone demande au tribun de patienter
et adresse à Gaudentius une longue réponse, le Contra
Gaudenlium Donatislarum Episcopum1. Dicté par les circonstances,
ce travail débute par un rappel du schisme donatiste et de ses

1) Saint Augustin, Contra Gaudenlium Donatislarum-Episcopum (C.G.),


introd. et notes par E. Lamirande, traduction par G. Finaert, Paris, D.D.B.,
1965.
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origines, pour ensuite aborder le problème réel : Gaudentius


se dit persécuté par l'Eglise catholique alliée au pouvoir
romain. Il se donne ainsi pour un martyr de la foi.
Une telle affirmation est évidemment jugée inacceptable
par saint Augustin. Le problème est très important : les dona-
tistes revendiquent, pour leurs partisans tombés sous les
coups des Romains, le titre de martyrs, affirmant que ces
hommes sont morts pour leur foi et ont donné leur vie pour
le Christ. Cette thèse, saint Augustin la conteste point par
point. Pendant trente ans, en effet, le donatisme a été
un incessant cauchemar pour l'évêque d'Hippone; pendant
trente ans, il Га combattu et s'est opposé à l'interprétation
des paroles du Christ dans l'Eglise dissidente : il n'y a pas
de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on
aime. Pour les donatistes, le sens d'une telle phrase est clair :
le véritable disciple du Christ, le véritable chrétien accepte
de mourir et de souffrir pour son Maître. Il accepte sans hésiter
de perdre la vie, quelle que soit la manière dont il la perd.
Que la mort soit donnée ou reçue, que l'homme soit tué ou
se tue ne fait pas la moindre différence. Etre tué et se tuer
sont une seule et même chose pourvu que l'homme meure au
nom du Christ. Une telle mort est un martyre. Cette thèse
provoque, dans la réalité, une véritable épidémie du martyre,
notamment parmi les circoncellions qui ont pour habitude de
provoquer les païens en faisant irruption dans leurs fêtes et
en brisant leurs idoles. La réaction est immédiate : les païens
tuent ceux qui les bravent de telle manière. Or, dans les
premiers temps, cette épidémie servait la cause donatiste :
elle lui offrait, en effet, la possibilité de compléter le
martyrologe. L'intervention des troupes impériales renforce ce
courant. Les hérétiques tués sont proclamés martyrs de leur
foi. La liste de ces martyrs est d'autant plus longue qu'aucune
enquête pour y figurer n'est requise. Il suffit de mourir
réellement ou apparemment pour le Christ tel que le définit
l'Eglise de Donat. A l'époque de saint Augustin, ce goût du
martyre subsiste et connaît même une nouvelle forme : beau-
11
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coup de donatistes refusent de se soumettre à la décision de


la Conférence de Carthage, leur enjoignant de se convertir au
catholicisme. Un grand nombre préfèrent se tuer. Pourtant,
quelques donatistes — peu nombreux, il est vrai — s'élèvent
contre cette frénésie du martyre. Ainsi, Ticonius :
« D'autres sont superstitieux. Superstition, c'est superfluité ou
superfétation de pratiques religieuses. Ces gens-là non plus, ne suivent
pas comme les autres frères ; mais, en prétextant l'amour du martyre,
ils se tuent eux-mêmes, persuadés que, s'ils sortent violemment de
cette vie, ils mériteront le nom de Martyrs »x.

Seulement de telles réactions sont exceptionnelles. Qui


plus est, Ticonius est considéré comme un dissident par les
donatistes !
En conclusion, les donatistes accordent le titre de martyrs
à des gens qui se tuent eux-mêmes, ou provoquent leur mort,
ou tombent sous les coups des soldats romains. Ces martyrs
sont l'objet d'un véritable culte et leurs tombeaux deviennent
des lieux de pèlerinage. Il apparaît clairement que le martyre
est le point essentiel de la querelle opposant les donatistes
et l'évêque d'Hippone. Si les donatistes ont accordé facilement
le titre de martyrs, c'est qu'ils ressentaient la nécessité de
posséder un martyrologe capable de rivaliser avec celui des
catholiques. Mais, par-delà cette nécessité liée aux
circonstances, il existe une cause plus fondamentale : un indéniable
flottement dans la conception préaugustinienne du martyre.
Jamais les Pères de l'Eglise n'avaient donné une définition
précise du martyre. Cette absence de cadres nettement
élaborés favorise certains abus, parmi lesquels le donatisme
figure en bonne place.
En effet, les Pères de l'Eglise n'avaient à aucun moment
ressenti la nécessité d'une définition précise de la notion de
martyre. Sans doute, les persécutions, qui frappent l'Eglise
tout au long des deux premiers siècles, sont-elles
responsables, au moins partiellement, de cette attitude ? Il convient

1) Texte cité par P. Monceaux, Histoire littéraire de V Afrique chrétienne


depuis les origines jusqu'à Vinvasion arabe, Paris, Leroux, 1912, t. V, p. 206.
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avant tout de faire face, de tenir bon. Il faut encourager les


chrétiens, leur rappeler l'exemple du Christ. Il faut aussi
résoudre les problèmes d'organisation pratique et théorique.
La jeune Eglise doit se donner une hiérarchie capable d'assurer
sa survie ; elle doit établir un dogme et une philosophie aptes
à rivaliser avec la pensée païenne. Aussi, la définition du
martyre subit-elle peu de changement au travers des écrits
des Pères des premiers siècles.
Le martyre est quelque chose de divin1, fruit de l'amour
vrai et réel2. Disciple et imitateur du Christ3, le martyr est
aussi un témoin4, qui souffre et parfois meurt pour ce qu'il
sait être la vérité. Parce qu'il imite le Christ, le martyr trouve
en Lui la patience nécessaire pour supporter le supplice5, la
force de ne pas abjurer6, et la fameuse conslanlia7 qui le fait
exulter dans les souffrances. Enfin, le martyre est la victoire
du chrétien, guidé par le Christ8 sur la mort qu'il méprise9.
Une telle conception est certes précise dans ses grandes lignes
et saint Augustin ne la reniera jamais. Mais elle pose un
certain nombre de problèmes confrontée à des cas précis.
Aussi, déjà au sein de l'Eglise primitive apparaissent des
difficultés. Parmi elles, le problème de l'attitude à adopter en
cas de persécutions : faut-il fuir ou, au contraire, se
dénoncer ? Cette question divise les Pères de l'Eglise, sans pour
autant créer une scission très grave. Pourtant, deux thèses
radicalement opposées sont en présence. Ainsi, Origène écrit
une Exhortation au martyre qui appelle le chrétien à se livrer
et à subir la mort pour sa foi. A cette fougue répond le calme

1) Denys l'Aèropagyte, P. G., II, с 61.


2) Clément d'Alexandrie, P. G., VIII, с 211.
3) EUSÈBE DE CÉSARÉE, P. G., II, C. 135.
4) Id., P. G., II, с 241.
5) Jean Chrysostome, P. G., II, c. 609.
6) Id., H, c. 693-694 : Origène, P. G., II, c. 473 ; Athanase, P. G., XXV-
XXVI, c. 57.
7) Jean Chrysostome, P. G., II, c. 573; Athanase, P. G., XXV-XXVI,
c. 480.
8) Irénée, P. G., VII, c. 302; Origène, P. G., IV, c. 483; Athanase, P. G.,
XXV-XXVI, c. 264.
9) Irénée, P. G., VII, c. 302.
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de Clément d'Alexandrie : il estime préférable de fuir.


Finalement, cette seconde thèse deviendra la doctrine officielle de
l'Eglise. Le problème se complique quand on sait que parmi
les martyres officiellement vénérées par l'Eglise figurent des
suicidées. Or, le De virginibus de saint Ambroise1 dispense
de grands éloges à ces femmes qui ont eu recours à la mort
pour échapper au viol par leurs persécuteurs. Certaines
expressions de ce Père de l'Eglise auraient reçu l'entière
approbation d'un Sénèque :
« Est-il quelqu'un qui veuille mourir et ne le puisse ? »2.

Par moment, cette louange enthousiaste se transforme en


une véritable exaltation de l'acte de se tuer. Une attitude
analogue se retrouve dans la correspondance de saint Ambroise
qui glorifie Samson3. Fait étrange, il ne vient pas à l'idée
de l'auteur que cette mort peut passer pour un suicide. Le
problème se retrouve dans YHistoire ecclésiastique d'Eusèbe
de Césarée. Ainsi, Appolonie, arrêtée et torturée par les
soldats se précipite d'elle-même dans le brasier. Or, tous ces
chrétiens sont vénérés officiellement par l'Eglise.
De ce rapide aperçu, certaines conclusions peuvent être
déduites.
1° II n'existe aucune corrélation entre le type de mort et le
droit au titre de martyr(e) ;
2° La possibilité d'une confusion entre le suicide et le martyre
est explicite dans certains cas ;
3° La définition du martyre manque de précision et ouvre la
voie à certains abus.

Avec la pensée augustinienne l'optique change.


Les donatistes se disent persécutés et appellent « martyrs »
ceux qui tombent sous les coups des Romains. Saint Augustin
leur répond qu'ils accaparent indûment ce titre. Mais l'évêque
d'Hippone ne peut se référer à la vague définition tradition-

1) Ambroise, De virginibus, P.L., XVI, c. 241-242.


2) Id., Ill, 7, in P.L., XVI, с. 242.
3) Id., Ep., XIX, in P.L., XVI, с. 1035.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 157

nelle du martyre sans courir le risque de faire le jeu de ses


adversaires. Il entreprend donc, en un premier point, d'écarter
toute idée de persécution : les actions entreprises par le
pouvoir contre les donatistes ne sont, en aucune manière,
assimilables à des persécutions. Ce point précisé, l'auteur élabore
sa propre théorie du véritable martyre. Pour lui, chaque acte,
chaque théorie donatistes sont guidés par l'orgueil et le
fanatisme et ne sont en aucune manière inspirés par l'Esprit-
Saint. Tous les biens des chrétiens, tous les sacrements ne sont
d'aucune utilité ni d'aucun secours pour les donatistes. Au
contraire, tous ces avantages chrétiens entraînent la perte
des donatistes. En effet, ce qui entre les mains de chrétiens
est un bien devient un mal dans celles des hérétiques. Car les
dons sont possédés en dehors de l'union visible et complète
de l'Eglise (c'est-à-dire en dehors de la fidélité de l'Eglise du
Christ). Ces dons (ou ces actes) sont ainsi dépourvus de toute
valeur et ne possèdent aucune authenticité. Pour être
authentiques, ils doivent être posés en union totale à la volonté divine
manifestée au travers de l'Eglise (catholique, sous-entendu).
Tout individu qui persévère dans un état opposé à cette
volonté (et tel est le cas des donatistes) agit par orgueil et
non pour une iusia causa. Le martyre d'un tel homme est
une fiction. Fondamentalement, pour saint Augustin,
l'appartenance à l'Eglise catholique est à la base même de la
reconnaissance du droit au titre de martyr. Seule, en effet, l'Eglise
possède la iusia causa. Certes, l'idée d'une liaison intrinsèque
du martyre et de l'Eglise avait déjà été évoquée par certains
Pères, tels Cyprien1, Irénée2 ou Origène3. Mais pour ces
penseurs, cette liaison est évidente : elle est un fait acquis ne
demandant aucune démonstration. Personne ne songe à
qualifier des non-chrétiens de martyrs. Pour l'évêque d'Hippone,
au contraire, il faut mettre ce point en évidence : la mort d'un
hérétique (forme ultime du paganisme) n'est jamais un

1) Cyprien, De imitate ecclesiae, 14.


2) Irénée, P. G., CVL, с 321-322.
3) Origène, P.G., IV, с 483.
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martyre. En effet, la mort ne suffît pas pour engendrer le


martyre. Il faut que la mort soit transcendée et elle ne peut
l'être que dans le contexte de la iustitia : elle donne à la causa
sa pleine et réelle signification. Seule l'Eglise catholique,
parce que véritable et unique Eglise du Christ, est détentrice
de cette iustitia. La dissociation introduite, saint Augustin
peut répéter sa célèbre formule :
« Martyres veros non facit poena sed causa »4

Non content de refuser aux donatistes le titre de martyrs,


saint Augustin les assimile à des criminels2. De ce fait, les
attaques subies par les hérétiques sont moins que jamais des
persécutions : elles constituent de simples mesures de
répression. Si le pouvoir romain a réagi avec violence en
promulguant ses lois contre eux, les donatistes sont seuls
responsables : par leurs abus et leurs excès, par les troubles
provoqués par leurs bandes armées (les circoncellions), ils ont amené,
voire même acculé l'empereur à une intervention militaire.
L'Eglise catholique échappe ainsi au reproche des donatistes
qui la tenaient pour responsable de leurs malheurs. Saint
Augustin traduit même l'intervention romaine comme le
signe de la colère divine : Dieu invite les donatistes à renoncer
à leur hérésie et à rejoindre les rangs de son Eglise3. C'est dans
un tel contexte qu'il convient d'analyser le Contra Gaudenlium.
Enfermé dans son église, l'évêque schismatique Gauden-
tius pose, dans sa première lettre, un ultimatum très clair :
« Dans cette église, dans laquelle le nom de Dieu et de son Christ,
comme tu l'as reconnu toi-même, a toujours été célébré dans la vérité
par une assistance nombreuse, ou bien nous resterons en vie, aussi
longtemps que cela plaira à Dieu, ou bien, comme il sied à une famille
de Dieu, dans l'enceinte de ce camp du Seigneur nous mettrons fin
à notre vie, à cette condition cependant (sub ea scilicat conditione) :
qu'on nous fasse violence ; alors le fait pourra se réaliser. Nul n'est
assez déraisonnable pour courir à la mort si on ne l'y pousse »*.

1) Augustin, Ep., 89, 2.


2) Ad Donaiistas post coll., XVII, 22.
3) Ep. ad cath., XX, 53.
4) С G., VI, 7.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 159

Ce texte montre que le problème ici en cause est celui du


martyre. Or, en cette matière, la position donatiste est très
subtile. Jamais, en effet, ils n'ont eu recours à une mort
gratuite. Dans une telle hypothèse, leur condamnation ne
poserait aucun problème : si les donatistes se tuent sans
raison (sine causa), leur mort est une mort méprisable. Mais,
du simple fait que les donatistes présentent leur mort comme
la conséquence de circonstances jugées contraignantes ou de
brimades, le problème est tout autre, même s'il est évident
que les donatistes sont la proie d'une réelle frénésie du
martyre, même s'il est clair également qu'ils sont la cause de leur
pseudo-mobile de mort. Ainsi, certains paient le bourreau ;
d'autres font irruption dans les fêtes païennes. L'essentiel
pour ces hommes est de parvenir à une mort violente qui
puisse être présentée comme la conséquence directe d'une
situation contraignante. L'analogie entre leur situation et
celle des martyrs chrétiens devient très nette. Elle est d'autant
plus favorable aux donatistes que certains martyrs chrétiens
se sont donnés la mort.
Toutes ces subtilités, qui embarrassent beaucoup l'évêque
d'Hippone, sont résumées dans une très brève formule de
Gaudentius : sub га scilicat condilione. Cette simple restriction
enlève à l'acte tout son caractère de gratuité, pour en faire la
conséquence d'une situation. De ce fait, le sens de l'acte est
tout différent.
Il est évident que saint Augustin refuse de tenir la mort
des donatistes pour un martyre. Il explique donc que la mort
de ces hommes n'est pas la conséquence d'une loi promulguée
contre leurs croyances, mais contre leurs actes légaux. Mais
très rapidement, l'auteur dépasse cette argumentation et
reinterprete la formule de Gaudentius : in hac ecclesia. Il lui
imprime un sens très différent de celui donné par le donatiste
en prenant ecclesia dans un sens purement matériel : ecclesia
désigne l'édifice dans lequel sont enfermés Gaudentius et ses
fidèles. L'avantage d'une telle interprétation est double :
d'abord, elle évite une longue (et stérile) discussion sur le
160 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

point de déterminer quelle est la véritable Eglise du Christ.


Ensuite, plus fondamentalement, l'auteur exclut la
participation des donatistes à l'Eglise. Cette appartenance étant la
condition première pour être qualifié de martyr, le titre ne
convient en aucune façon aux donatistes.
L'auteur utilise également un argument qui, avec le De
civitate dei, deviendra une affirmation essentielle : les
donatistes se tuent sous l'emprise d'une dementia liée à leur
égarement.
« (V)ous vous préparez à faire un geste de pire fureur s1.

Pour justifier son attitude et celle de ses disciples, le


donatiste cite l'exemple de Razis dans l'Ancien Testament.
Soucieux d'arracher son âme à la souillure, Razis s'est donné
la mort. Les donatistes poursuivent le même but quand ils
se tuent pour échapper à la conversion exigée d'eux. Cet
exemple de Razis a été utilisé très tôt par les donatistes pour
appuyer leur thèse du droit de recourir à la mort sous la
pression des circonstances. Il est cependant impossible de
déterminer quel penseur donatiste a, le premier, porté le
débat sur ce plan.
Fidèle à son assimilation des donatistes à des criminels,
l'auteur du Contra Gaudenlium pousse son avantage en
affirmant que le sang répandu par les hérétiques ne retombera pas
sur les catholiques, mais sur les donatistes eux-mêmes. En
effet, leur attitude qui, déjà en ce monde, provoque la
vengeance de Dieu2, la provoquera encore dans l'au-delà. Un
texte augustinien est très explicite sur ce point :
« Voyons, je t'en prie, une pitié bien comprise peut-elle permettre
de les abandonner tous, les derniers avec les premiers, aux supplices
de la géhenne éternelle, pour empêcher les premiers, cette poignée de
gens, en comparaison des autres, de se faire brûler dans les brasiers
qu'ils allument eux-mêmes ? »3.

1) C.G., VI, 7.
2) C.G., XXVII, 31.
3) Ibid., XXIX, 33.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 161

Pour la première fois, se rencontre dans ce texte une liaison


entre le suicide et les peines éternelles. Certes, le châtiment est
« promis » aux donatistes pour l'ensemble de leurs actes.
Toutefois, la peine est énoncée dans le contexte particulier
du problème de la mort volontaire. Il est donc pour le moins
curieux que ces deux idées apparaissent en même temps.
Cette liaison n'est nullement le fait du hasard. Au contraire,
les textes ultérieurs confirmeront que le châtiment s'adresse
à ceux qui se reconnaissent le droit de disposer de leur vie.
En utilisant l'exemple de Razis pour légitimer sa conduite,
Gaudentius porte le débat sur un terrain nouveau : celui de
l'interprétation d'exemples ou de citations extraits des
Ecritures. Peu à peu, la place occupée par la Bible deviendra plus
importante, au point d'être le centre des attaques antidona-
tistes dans le De civitate Dei, II est un fait qui mérite d'être
souligné : avant la querelle sur le martyre des donatistes,
saint Augustin faisait rarement appel aux Ecritures pour
justifier ses propres thèses. Mais dans la polémique actuelle
la situation est différente. En effet, il convient de ne pas
oublier que les livres saints sont à l'origine du conflit dona-
tiste : l'un des reproches des schismatiques visait ceux qui
avaient livré les livres saints. En outre, les donatistes prennent
progressivement l'habitude d'illustrer leurs théories par des
exemples empruntés à la Bible. Pour ces deux raisons, il est
normal que saint Augustin porte le débat sur ce nouveau
plan.
Ainsi, pour justifier la mort de Razis et, par le fait même,
celle des donatistes, Gaudentius cite un texte de l'Evangile :
« L'esprit est prompt mais la chair est faible я1.

Pour l'évêque dissident, le sens de cette parole est évident :


la faiblesse de la chair signifie qu'au-delà d'une certaine
limite, elle ne peut supporter la souffrance. Par contre,
l'homme accepte volontiers de mourir pour son Dieu, soit qu'il

1) Matthieu, XXVI, 41.


162 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

se tue, soit qu'il se jette dans un ravin pour échapper à des


violences. En effet, connaissant la résistance de la chair,
l'homme, en agissant de la sorte, évite de renier sa foi. Quand
surviennent les souffrances ou le risque des souffrances,
l'homme ne doit pas hésiter : de crainte de renoncer à sa foi,
il doit plutôt se tuer. Par cet acte, loin de se séparer de Dieu,
il affirme au contraire son attachement à Lui.
Saint Augustin n'est nullement disposé à accepter une
telle interprétation. Aussi, dans un premier temps, diminue-
t-il la portée de la citation : Gaudentius l'applique à tort à
sa situation. En effet, cette citation est empruntée à la scène
du jardin des Oliviers, quand le Christ reproche à ses disciples
de n'avoir pu veiller1 : comment, dès lors, établir un rapport
avec ceux qui necabanlur volunlario interitu. Toutefois, l'évêque
d'Hippone n'ignore pas la portée allégorique de certaines
phrases des Evangiles. Aussi, en un second temps, il montre
que, même en acceptant l'interprétation allégorique,
l'expression « la chair est faible » ne s'applique en aucun cas à la
situation de Razis ou à celle des donatistes. La chair est faible
et peut trahir l'homme dans un excès de souffrance ? Soit.
En théorie, c'est vrai. Mais, en fait, admettre une telle
possibilité revient à désespérer de Dieu qui impose toujours à
chacun une souffrance supportable. Jamais Dieu ne demande
à l'homme ce qui est au-dessus de ses forces. Pour saint
Augustin, en effet, la souffrance est toujours proportionnée à
l'individu qui la subit. De ce fait, l'argument de Gaudentius
se retourne contre lui : Dieu donne à ses disciples la force de
supporter l'épreuve. Si les donatistes ne possèdent pas cette
force (puisqu'ils préfèrent la mort à la souffrance), ne faut-il
pas voir dans cette absence le signe évident que Dieu ne les
aide pas ? Si Dieu ne les aide pas, c'est qu'ils sont séparés
de Lui. Ils ne sont donc pas des martyrs, mais, tout au plus,
des gens favorables à une sponianae mortis senientia insana2.

1) C.G., XXX, 34.


2) C.G., XXX, 31.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 163

« (C)e n'est pas, en effet prudence, mais frénésie, non pas bon sens,
mais démence »x.

Le véritable disciple supporte souffrance et malheur, à


l'égal de Job qui, en dépit d'atroces souffrances, refusait de
se tuer.
« La justice le lui interdisait »2.

En fait, tout ce passage témoigne d'une profonde


répulsion : pour l'auteur, nul n'a le droit de disposer de sa vie. La
vie est un don sacré. Certes, cette affirmation n'apparaît pas
explicitement dans ce texte. Pourtant, toute l'attitude de
saint Augustin n'est explicable qu'en référence à la relation
du chrétien à Dieu. L'homme est lié à Dieu par des liens de
paternité. Il dispose d'un bien précieux, don d'autant plus
grand qu'il fut gratuit : la vie. Or, cette vie, l'homme en est
redevable à Dieu. Dans l'acte de la créature quittant la vie
de son plein gré, la volonté divine est manifeste. Telle est
l'interprétation donnée de la mort de Samson. Certes, par
différents aspects, la mort de Samson est analogue à celle de
Razis. Tous deux sont, en effet, sur le point de succomber
devant leurs ennemis. Mais, dès cet instant, ils perdent leur
rôle de personne agissant de leur propre volonté pour trouver
leur essence dans la réalisation de la volonté divine : celle-ci
veut leur mort en vue de fins incompréhensibles à l'homme.
« (C)e qui, sur l'ordre de Dieu, était de l'obéissance, sans l'ordre
de Dieu qu'aurait-il été sinon de la démence ? »3.

L'immanence de l'Esprit transforme la signification


intrinsèque de l'acte. L'individu réalise son rôle de créature dans
une totale soumission à la volonté divine qui le submerge
(sans pour autant le supprimer) et face à laquelle il est
ouverture, accueil. Le rapprochement des morts de Samson et de
Razis exclut toute tentative (et tout droit) d'appropriation
par les donatistes. Ceux-ci, en effet, se jettent dans les persé-

1) C.G., XXX, 34.


2) C.G., XXX, 35.
3) C.G., XXXI, 39.
164 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

cutions alors que Dieu leur demande de fuir et que le tribun


le leur propose.
« (N)ul n'a le droit de se tuer, surtout quand pour pouvoir vivre,
on peut s'enfuir »x.

Après les persécutions des premiers siècles, le besoin d'une


décision immédiate face à des circonstances précises s'estompe.
Il cède la place au recul et à la sérénité. L'Eglise a le temps de
repenser l'attitude à adopter face à la persécution. Toutefois,
dans le même temps, elle doit veiller à ne pas s'opposer au
passé, sous peine de rejeter ce qui fait sa grandeur. Des deux
anciennes théories, celle de la mesure et de la modération
l'emporte : il faut fuir devant les persécutions. Il est du
devoir du chrétien de tout entreprendre pour échapper à ses
oppresseurs.
En s'appuyant sur cette théorie, saint Augustin peut très
facilement montrer que les donatistes et leurs morts n'ont
pas le moindre rapport avec les martyrs chrétiens. Or, fait
heureux pour l'auteur, les circonstances lui apportent un
argument non négligeable. En effet, à l'époque de la rédaction
du Contra Gaudenlium, l'autorité romaine se contente de
confisquer les biens des donatistes et évite toute effusion de
sang. Seuls tombent encore quelques hérétiques qui
provoquent les soldats au point de les exaspérer et de déclencher
de violentes réactions. Sur tous les plans, les donatistes ont
tort :
« Interrogez le Christ ! il vous ordonne la fuite. Interrogez le
tribun ! il vous permet la fuite »2.

La mort est donc recherchée comme fin en soi, voulue


pour elle-même, sous le fallacieux prétexte de violence parfois
réelle, mais fausse parce que délibérément provoquée, le
plus souvent inexistante. Cette mort est la conséquence de
l'orgueil : elle ne sert pas la grandeur de Dieu. Elle est tout
au plus un goût pour la gloire humaine : elle est un suicide.

1) C. G., XXX, 35.


2) C.G., XXXI, 40.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 165

Car le mot suicide est ici applicable. Dans le débat théorique,


saint Augustin refuse aux morts donatistes le titre de martyrs.
Or, fait significatif, il existe une distinction nette entre les
mots employés dans le Contra Gaudenlium selon que le propos
de l'auteur a trait aux morts des catholiques ou à celles
des donatistes. Aux premiers, en accord avec les conditions
posées, il donne le nom de martyrs : ils ont donné leur vie
pour la gloire de Dieu, en qualité de membres de la catholica,
source de la iusta causa1. Par contre, pour désigner la mort
des donatistes, l'auteur utilise de nombreuses expressions :
ad mortem fesiinate2, se ipsum occidere*, extorlores animarum
suarum*, mortis spontaneae5, interitu voluntario6, mors volun-
taria7, ipsos necare8. Toutes ces expressions mettent en valeur
le caractère volontaire de la mort, c'est-à-dire le fait que la
mort a été provoquée par l'individu. Elle est la conséquence
directe et consciemment voulue d'une situation provoquée
en vue d'obtenir une telle fin.
Désormais, une rupture nette est née entre le suicide et le
sacrifice par l'intermédiaire du martyre. Tout au long de
ses autres œuvres, saint Augustin renforce la scission ainsi
introduite. Certes, le germe de cette dissociation du suicide
et du martyre existe déjà dans les œuvres des Pères : dès le
départ, la mort des chrétiens et celle des philosophes sont
vécues différemment. Toutefois, il faut attendre saint Augustin
et son opposition au donatisme pour voir cette distinction
passer du plan vécu au plan théorique. Avec l'auteur du
De civitate dei, la distinction reçoit une base théorique. En
définissant avec exactitude la notion de martyre, l'évêque
d'Hippone écarte les prétentions donatistes : la mort de ces

1) С G. I, XXXVII 31 ; XXVIII, 32; XXX, 34.


2) С G. I, VI, 7.
3) C.G. I, XI, 12 ; XXX, 35 ; XXXI, 39 ; XXXII, 41 ; XXXVII, 49
4) G. G. I, XXVII, 31.
5) С G. I, XXX, 34.
6) C.G. I, XXX, 34.
7) С G. I, XXXV Ы, 49.
8) C.G. I, XXXVII, 49.
166 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

hérétiques ne peut plus désormais apparaître que comme


un suicide.
Une dernière étape consomme la rupture : saint Augustin
fait de Satan l'instigateur de l'acte des donatistes. Sous la
poussée de cet ennemi de Dieu, une force surgit en l'homme :
la furor ou dementia1. Ces deux termes soulignent
essentiellement le caractère frénétique de la passion pour la mort. En
dépit de leur consonance, ils n'impliquent aucune idée
d'irresponsabilité. Les hommes qui se tuent sont entièrement
responsables : ils agissent en connaissance de cause parce qu'ils ont
librement préféré Satan à Dieu. L'acte de se donner la mort
met en relief l'incommensurable orgueil de l'homme. Les
donatistes et leurs imitateurs sont des homicides de la pire
espèce : ils portent sur eux-mêmes le coup2, agissant comme
Judas, disciple fidèle de Satan3.
Tous les éléments que reprendra le De civitate dei sont en
place. Il reste à l'auteur à les exploiter et à les perfectionner :
1° Saint Augustin établit une distinction nette entre deux types de
mort : l'une est le martyre, l'autre le suicide ;
2° Dans le système augustinien, dès le Contra Gaudentium, aucune
confusion n'est possible entre ces deux notions. Toutes deux, en
effet, répondent à des conditions précises et sont définies avec une
extrême rigueur. Le martyre exige la participation à la communauté
de l'Eglise. Il exige en outre que les persécutions soient réelles,
c'est-à-dire non provoquées, mais subies à cause de la foi. Le
suicide est l'acte de provoquer sa mort directement ou
indirectement, c'est-à-dire soit en se tuant, soit en engendrant des
circonstances dont on sait qu'elles auront la mort pour conséquence ;
3° Le suicide est l'œuvre du démon qui suscite chez l'homme des
pensées d'orgueil et détourne l'individu de Dieu. En aucun cas,
l'individu ne peut chercher une excuse dans cette attitude.

Œuvre polémique, le Contra Gaudentium est rédigé sous


la pression des circonstances. Il met en place les éléments qui
constituent la base de la condamnation théorique (celle du

1) Dementia : С. G., I, VI, 7 ; I, XXIX, 33 ; I, XXVIII, 32. Furor : С. G.,


I, VI, 7 ; I, XXVIII, 32 ; I, XXIX, 33 ; I, XXXI, 40.
2) Ep., 204, 5.
3) C.G., I, XXXIII, 49 ; Ep., 185, 11.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 167

Contra Gaudenlium étant davantage pratique) du suicide


dans le De civitate dei.
Les Evangiles ne contiennent aucune condamnation
explicite du suicide. Certes, il y est question de la pendaison de
Judas. Mais l'auteur se contente de rapporter un fait, sans y
ajouter aucun commentaire, aucune condamnation. Saint
Augustin se tourne vers l'Exode et lui emprunte le précepte
très général : Non occides1. Il n'est pas immédiatement évident
que ce précepte vise à condamner le suicide. Le lecteur est
porté à y voir une loi valable pour l'homicide. Or, pour saint
Augustin, le Non occides ne peut se limiter à l'homicide. Si
tel était le cas, la loi aurait au moins ajouté : proximum iuum.
L'absence de ces deux mots donne au Non occides une double
signification : tu ne tueras ni toi ni ton prochain. Mais alors,
pourquoi limiter ce précepte aux seuls hommes ? Pourquoi
ne pas l'appliquer aux animaux, aux plantes ? Bref, pourquoi
ne pas en faire le principe du refus de toute mort, qu'elle soit
d'un être animé ou inanimé ? Cette possible objection justifie
une longue digression du De civitate dei qui tend à démontrer
que le Non occides ne se peut appliquer ni aux animaux ni
aux plantes.
« II reste que nous entendons de l'homme le précepte « tu ne
tueras », ni un autre, ni donc toi-même, car celui qui se tue, ne tue
pas autre chose qu'un homme »2.

Cette condamnation explicite du suicide et de l'homicide


présente un avantage : elle est nette et radicale.
Malheureusement, elle se heurte à une thèse avancée par saint Augustin
lors de la querelle avec Gaudentius : Samson s'est tué et a tué
ses ennemis sur l'ordre de Dieu. En outre, le problème de la
guerre se pose. En effet, comme ses prédécesseurs, l'évêque
d'Hippone reconnaît la légitimité de certaines guerres. De ce
fait, il introduit déjà une restriction au principe du non
occides. Pour éviter les reproches que susciteraient de trop

1) Exode, XX, 13.


2) De CD., I, XX.
168 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

longues dérogations, l'auteur n'hésite pas à les attribuer à


Dieu :
« Cette même autorité divine, il est vrai, a mis quelques exceptions
à la défense de tuer un homme »x.

Et un peu plus tard, il écrit même :


« Mais, mis à part ces gens, à qui Dieu a donné l'ordre de se
tuer... »2.

Une telle affirmation peut étonner. Elle s'explique


pourtant par la conviction augustinienne qu'il existe un certain
nombre de guerres saintes ou, du moins, dont les buts sont
sacrés. Tel est, entre autres, le cas de la lutte contre les
donatistes. Au-delà de l'individu existe un dessein divin
incompréhensible à l'homme qui en est l'instrument. Mais,
mis à part ces hommes qui servent la gloire de Dieu,
« ... quiconque se tue lui-même ou en tue un autre est convaincu du
crime d'homicide »3.

Une autre formule reprend la même idée :


« S'il est vrai toutefois que se tuer soi-même est, pour un homme,
un acte détestable... »*.

La condamnation et la répulsion déjà nettes ici seront


encore accentuées dans un passage du De patientia qui estime
le suicide plus grave que le parricide.
« ( Incontestablement, celui qui se tue lui-même est pire parce
que nul n'est plus proche d'un homme que lui-même »5.

L'argument ici présenté est capital dans la conception


augustinienne : le suicide est assimilé à un homicide. Ce fait
nouveau témoigne de l'instinctive répulsion de l'auteur pour
ceux qui se reconnaissent le droit de disposer d'eux-mêmes.
En outre, ce glissement de la notion de suicide vers celle

1) De CD., I, XXI.
2) De CD., I, XXI.
3) De CD., ï, XXI.
4) De CD., I, XXV.
5) De patientia, XIII, 10.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 169

d'homicide trahit une pensée radicalement opposée à celle


de l'Antiquité qui tend plutôt à confondre le suicide et le
sacrifice. Ces deux notions forment, dans la pensée antique,
une catégorie indépendante de tout rapport à l'homicide. A
aucun moment, les philosophes n'ont rapproché les deux
catégories (suicide et homicide) comme si, dans leur esprit,
il y avait là deux situations radicalement opposées.
Désormais, il n'en est plus rien : saint Augustin a nettement défini
la notion de martyre (sacrifice). Par conséquent, il a rejeté
l'acte de se donner la mort dans la catégorie de l'homicide.
Ce rejet est renforcé par la condamnation du suicide sur la
base d'un argument essentiellement orienté vers l'homicide.
Cette liaison du suicide et de l'homicide restera acquise durant
des siècles et se retrouvera chez saint Thomas. Désormais le
doute n'est plus possible : en se plaçant à un point de vue qui
se veut divin, saint Augustin a nettement défini et situé la
problématique chrétienne du suicide.
La critique entreprise par saint Augustin des opinions des
philosophes est, dès le départ, vouée à l'échec. En effet, les
philosophes païens ne comprenaient pas le martyre chrétien ;
de même les penseurs chrétiens ne saisissent pas les raisons
profondes du droit à la mort chez les philosophes. Vouée à
l'échec quant à ses résultats, la critique augustinienne n'en
reste pas moins intéressante : elle souligne les éléments
fondamentaux qui éclairent la pensée chrétienne et
permettent d'en saisir l'essence. L'échec de la réfutation
augustinienne n'est certes pas dû à un manque de conviction.
Simplement, elle met en jeu des idées inaccessibles à la pensée
des philosophes. En fait, quelques lignes résument
admirablement le sens différent attribué à des notions
philosophiques. A propos de ceux qui se sont tués, saint Augustin
écrit :

« (Ils) sont peut-être dignes d'admiration pour la grandeur de leur


âme ; ils ne sont pas dignes de louanges pour l'authenticité de leur
sagesse. D'ailleurs, si on consulte plus attentivement la raison, on ne
pourra même pas parler de grandeur d'âme, quand, incapable de
12
170 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

supporter la dureté de la vie, ou les péchés d'autrui, on en vient à se


suicider »x.

Tous les thèmes de l'Antiquité philosophique en rapport


avec la mort volontaire sont repris dans ce texte : sagesse,
raison et grandeur. Mais ils subissent une réinterprétation à
la lumière de la révélation chrétienne. Aussi, dès le départ,
leur sens est autre. Des éléments en apparence identiques,
en réalité très différents, conduisent à des conclusions
radicalement opposées. Tous les concepts de raison, sagesse et
grandeur, jadis subordonnés à l'homme sont désormais liés à
Dieu en qui ils trouvent leur réalisation ultime. Ainsi, saint
Augustin ne nie pas l'existence du libre arbitre, notion très
importante pour l'Antiquité païenne. Mais il lui attribue un
rôle très différent dans la vie morale et la pratique quotidienne :
le libre arbitre n'est plus un instrument au service de la
raison, capable d'accomplir lui-même des actes justes et
beaux. Le simple exercice rationnel ne fonde plus la justice
et la valeur de l'acte. Le chrétien doit demander la grâce
d'accomplir des actes selon la justice. Néanmoins, le libre
arbitre n'est pas nié. Simplement, il reçoit une aide de Dieu.
Le chrétien ne pose plus que des actes qui obéissent à la
volonté de Dieu et respectent sa création. Par conséquent,
le respect de la création impliquant celui de la créature, le
chrétien n'a pas le droit de se tuer.
Dans le même esprit, l'introduction de la notion
typiquement chrétienne de patience renforce le rejet d'un éventuel
droit à la mort. Il faut supporter la souffrance et ne pas la
fuir en préférant aveuglément la mort à la vie. L'exemple de
Job est tout indiqué pour illustrer cette idée d'acceptation
de la souffrance.
II n'est pas étonnant que saint Augustin puisse évoquer la
sana ratio comme la source même du refus de se tuer et
attribuer l'acte du suicide à une mens infirma2. Eclairée par

1) De CD., I, ХХ1Г, I.
2) De CD., I, XXII.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 171

Dieu, la ratio révèle à l'homme la soumission au message


divin, soumission qui fait la grandeur de l'homme. Elle lui
révèle aussi une vie autre que l'existence terrestre et qui est
la vie au sens propre.
En dernière analyse, le problème du suicide et la
conception augustinienne de cet acte ne se comprennent qu'en
relation avec l'idée de vie future et de promesse du Royaume.
Les quelques mots sur le libre arbitre, la raison, la patience
laissent entrevoir ce plan fondamental. Tous reposent sur ce
qui fut sans doute la grande révolution du message chrétien :
la doctrine d'une immortalité individuelle et personnelle. Son
apparition bouleverse les conceptions jusqu'alors limitées à
l'homme. L'univers païen et ses vagues croyances en une
survie conçue comme une éternité d'un Tout est relégué à
l'arrière-plan. Avec la pensée chrétienne apparaît cette grande
révélation : la vie ne se limite pas à l'existence terrestre. Il
existe, au-delà de ce monde, une vie réelle, la vie. Mais pour y
accéder, le chrétien doit mériter. Or le mérite passe,
notamment, par la soumission et le respect du message divin. La vie
terrestre devient une épreuve imposée par Dieu à l'homme,
un temps imparti à l'homme pour mériter de connaître la vie.
Toutes les thèses de l'Antiquité païenne sont repensées
sous ce nouvel angle. Ainsi la théorie des rapports du corps à
l'âme jusqu'ici interprétée comme une relation de respectueuse
domination de la raison sur le corps. Pour le chrétien, l'âme
est punie. Ce châtiment s'exprime dans l'idée de péché
originel, source de souffrances et d'esclavage. Toutefois, en dépit
de ce rapport contraignant, il y aura finalement union et
non divorce — comme dans la pensée païenne. Unie au corps,
l'âme doit le vivifier et l'animer pour trouver en sa compagnie
la pleine béatitude. Cette affirmation d'une survie de l'homme
comme âme et comme corps représente un message grandiose
qui devait séduire. Le respect dû au corps, même s'il est
ressenti comme une entrave, ne repose plus sur la présence
du corps comme condition de l'exercice de la sagesse. Il
s'enracine, au contraire, dans le corps comme création et donc
172 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

comme don de Dieu appelant l'individu à participer à une


admirable aventure au-delà de la mort. Les épreuves sont
ressenties et jugées différemment : elles sont reliées, non plus
au corps, mais à la destinée du corps. Le lien du suicide à la vie
future est donc nettement affirmé :
« Mais ce que nous disons (...) le voici : personne n'a le droit de se
tuer volontairement, sous prétexte de fuir les afflictions temporelles,
car il s'expose par là à souffrir les peines éternelles я1.

Quelques lignes plus loin, à propos de la vie éternelle,


l'auteur écrit :
« (N)on enfin, personne n'a le droit de se tuer sous prétexte de
désirer une vie meilleure qu'il espère obtenir après la mort, car cette
vie meilleure n'accueille pas après la mort ceux qui sont coupables
de s'être eux-mêmes donné la mort »2.

La promesse du châtiment éternel est donc présente dès


le Conlra Gaudenlium, réitérée dans le De civitaie dei et
formulée très explicitement dans d'autres œuvres, tel le
De patientia :
« (E)n s'arrachant la vie présente, ils renoncent aussi à la vie
future »3.

Dans cette même œuvre, à propos de la païenne Lucrèce,


saint Augustin écrit :
« (Elle est) aux enfers parmi ceux qui se sont frappés de leur
propre main »4.

Après la condamnation absolue du droit à la mort déduite


du non occides, après la réinterprétation des notions anciennes
(raison, sagesse et libre arbitre) il est plus facile de saisir la
pensée profonde qui anime saint Augustin quand il envisage,
pour les écarter, certains mobiles avancés par les philosophes
païens pour justifier le recours à la mort.
1° U homme se tue pour ne pas tomber entre les mains d'un

1) De CD., I, XXVI.
2) De CD., I, XXVI.
3) De palieniia, XIII, 10.
4) De CD., I, XIX, I.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 173

ennemi. — Ce motif est examiné d'un double point de vue :


païen — et aussitôt le lecteur pense à la mort de Caton — et
chrétien. Dans ce dernier cas, il s'agit du désir d'échapper aux
persécuteurs. Or, le Christ a conseillé la fuite. Le chrétien ne
doit donc pas hésiter à fuir s'il est ou se sent menacé. Si,
malgré ses efforts, il est arrêté, il doit se rappeler que Dieu
envoie à chacun des épreuves à sa mesure. Quant aux païens
qui se tuent pour fuir l'esclavage, ils ont tort. Ils agissent par
orgueil et par vanité.
2° Se tuer pour fuir la souffrance. — Ce mobile est le plus
répandu dans l'Antiquité : l'homme se tue parce qu'il juge
impossible de rester fidèle à son idéal, au-delà d'un certain
degré de souffrance. Comme il est honteux de traîner une vie
inutile, la mort est l'unique remède. La souffrance est donc
ressentie comme une entrave ou comme une limite. Bien plus,
elle est ressentie par le philosophe comme la négation de
l'homme. Il est évident que la souffrance est conçue
différemment par saint Augustin qui y voit une épreuve et donc, la
possibilité d'un mérite. Elle ne nie plus l'homme ; elle lui
donne la possibilité de s'affirmer dans son essence, c'est-à-dire
comme créature qui souffre pour la gloire de son créateur. La
souffrance n'est donc plus absurde. Elle a un sens, étant
orientée vers une fin. Offerte à Dieu, elle donne accès à la
vraie Vie. Il est évident qu'en projetant sur l'Antiquité
philosophique la conception chrétienne de la souffrance,
l'auteur ne peut comprendre (et accepter) les morts dues à
la douleur physique ou à la souffrance morale.
3° Le déshonneur ou la honte. — Limité à lui-même,
l'homme de l'Antiquité païenne ressent un profond malaise
devant certaines situations dont il n'est généralement pas
responsable. La vie semble insupportable. Le jugement
d'autrui serait certainement défavorable à l'individu qui
continuerait à vivre dans de telles conditions. Pour saint
Augustin, il faut dissocier l'acte et l'intention en fonction du
but suprême vers lequel tend l'homme. En outre, Dieu seul
est juge et son jugement porte sur l'intention et non sur l'acte.
174 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Cette dissociation laisse deviner l'adaptation qui en sera faite


au problème de la virginité, point crucial dans la
confrontation de la théorie augustinienne du suicide et des faits.
4° Saint Augustin envisage également un argument
typiquement chrétien. — L'homme ne pourrait-il se tuer pour fuir le
péché et la faute ? Mais il est absurde de commettre une faute
pour fuir des péchés à venir. Nul ne doute, en effet, que se
tuer soit un péché. Qui plus est, l'homme n'est jamais sans
tache, excepté dans l'instant qui suit le baptême. Par
conséquent, s'il veut se tuer, l'homme doit choisir ce moment. Mais,
en portant la main sur lui, il réintroduit la faute qu'il
prétendait éviter. Cet argument, un peu déroutant, n'a d'autre
but que de souligner l'absurdité du suicide.
5° Le recours à la mort pour échapper au martyre. —
implicitement, cet argument vise l'attitude des donatistes,
même s'il est censé, en principe, concerner les chrétiens.
L'homme ne doit pas se livrer et, s'il est pris, Dieu l'aide. Mais,
élément plus important, la question est résolue en terme de
récompense : celui qui souffre doit recevoir plus que celui qui,
en se tuant, échappe à la souffrance. Ce dernier commet un
crime, tandis que l'autre est appelé à participer à la gloire de
Dieu. Par conséquent, le chrétien qui se donne la mort pour
échapper aux souffrances de la persécution est un criminel.
L'Ancien Testament rapporte un nombre impressionnant
de morts volontaires, parmi lesquelles celles de Samson et
de Razis1. Ce dernier est un personnage particulièrement
intéressant car il apparaît dans le conflit avec les donatistes.
Néanmoins, saint Augustin refuse d'assimiler la situation
des donatistes à celle de Razis. Il montre à cet effet que Razis
fut acculé à la mort par ses ennemis et qu'il n'a pas agi de
sa propre volonté. Mais l'auteur se rend compte de la faiblesse
de son argumentation. Jugeant avoir négligé certains aspects
du problème, il y revient dans une lettre2. Fait surprenant,

1) Juges, XVI, 18 ; 2 Macchabées, XIV, 42-46 ; Chroniques, X, 4 ; Juges,


IX, 54 ; I Rois, XVI, 18.
2) Ep., 204, 6.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 175

il y adopte une position radicalement nouvelle. Soucieux


d'éviter tout rappel gênant de ses théories antérieures, saint
Augustin commence par écrire :
« Cependant, je l'avoue, je ne me souviens pas d'avoir répondu
à ce qu'ils disent du vieillard Razis в1.

Ayant ainsi fait « table rase », saint Augustin propose une


nouvelle version de la mort de Razis. Tout son exposé est
une longue tentative pour réduire l'importance du personnage
et de sa mort. Dans ce but, il utilise trois arguments
complémentaires. Il établit d'abord une différence entre les
mentalités chrétienne et juive : la notion de bien est conçue par elles
en termes différents. Par conséquent, certaines actions
acceptées à l'époque de Razis sont inadmissibles à l'époque de
saint Augustin. Néanmoins, il serait faux de conclure de cette
différence de mentalité à une reconnaissance du droit à la
mort dans la pensée judaïque. Razis n'avait pas le droit de
se tuer. Il a accompli une action qui n'est pas conforme à
l'idée de bien telle que la présente l'Ancien Testament2. Il
y a ainsi un double rejet de l'action accomplie par Razis :
celui-ci a commis une faute tant au point de vue de son
époque qu'à celui du christianisme. Une telle prise de position
est très différente de celle du Contra Gaudentium qui
considérait Razis comme une créature obéissant à la volonté
divine.
Il reste que l'Ancien Testament loue Razis. Or, comment
une louange pourrait-elle être conciliée avec une
condamnation ? Saint Augustin établit une nouvelle dissociation entre
la vie et la mort de Razis : la vie est louée, qui fut tout entière
consacrée au service de Dieu. Quant à la mort, elle est
simplement mentionnée. Le soin de la juger est laissé à Dieu seul.
Or, par rapport aux préceptes énoncés par Dieu, Razis a
commis une faute en se tuant. Saint Augustin, qui a dégagé
les paroles divines en matière de recours à la mort, peut

1) Ibid.
2) Ibid.
176 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

donc sans aucune contradiction condamner Razis et porter


le coup final en écrivant :
« Quoi d'étonnant que Razis, saisi d'une pensée d'orgueil (...)
ait mieux aimé périr de ses propres mains я1.

Le passage de l'assimilation de la mort de Samson à celle


de Razis (Conlra Gaudenlium) à leur complète dissociation
montre clairement le désir augustinien de ne laisser aux
donatistes aucune excuse. Il leur enlève tout argument
susceptible de leur être (réellement ou apparemment) favorable.
L'analyse du Conlra Gaudenlium et du De civitate dei a
mis en lumière un certain nombre de thèses augustiniennes.
Il convient maintenant de souligner leur permanence dans
l'œuvre de l'évêque d'Hippone.
Thème 1 : l'assimilation des donatistes aux circoncellions.
Dans l'introduction, en traitant des donatistes, on a
montré la différence entre les partisans de Donat et les
circoncellions. Ces derniers regroupent généralement des
individus douteux qui, sous le prétexte de défendre la véritable
Eglise du Christ, mettent à sac le pays, tirant ainsi profit
d'une situation instable. Saint Augustin, pour d'évidentes
raisons de polémique, a tout intérêt à entretenir la confusion
entre ces deux groupes distincts. Il ne fait d'ailleurs
qu'exploiter une erreur des donatistes : en effet, désireux de se donner
un martyrologe suffisant, ceux-ci ont utilisé la mort des
circoncellions en leur décernant le titre de martyrs. Ils ont
ainsi rendu possible l'assimilation augustinienne :
« (O)u bien parce que les circoncellions comptent des chefs parmi
eux2.
« Ils vivent comme des larrons, meurent comme des circoncellions
et sont honorés comme des martyrs »3.

Thème 2 : se tuer est un acte de dementia.


Nombreux sont les passages qui qualifient le suicide de

1) Ibid.
2) De unitate eccl., I, XIX, 50.
3) Ep., 88, 8.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 177

dementia, amentia ou furor1 provoquée par le démon2. Cette


doctrine représente l'antithèse de la rationalité reconnue par
l'Antiquité au droit à la mort. Pour les philosophes grecs et
romains, en effet, le respect de la vie conduit à la renonciation
en un acte qui est raisonnable. Pour saint Augustin, au
contraire, le respect de la vie exclut toute tentative de recours
à la mort. Y recourir est un acte insanus3. Toute la doctrine
augustinienne tend à la dévaluation de l'acte du suicide. A
aucun moment, la notion de folie ne suggère l'idée d'excuse
ou d'irresponsabilité. Elle désigne tout au contraire l'idée
de responsabilité sous l'emprise d'un choix volontaire. La
folie consiste à rejeter sciemment le vrai message de Dieu.
L'homme qui agit ainsi sait ce qu'il fait et veut. Il doit donc
supporter les conséquences de ses actes et, notamment, le
châtiment éternel.
Thème 3 : le châtiment.
Saint Augustin voue le suicidé à la mort éternelle. Cette
idée se rencontre dès le Contra Gaudentium, est développée
dans le De civitate dei et se retrouve dans la correspondance :
« Faut-il que pour préserver un petit nombre de gens des flammes
passagères nous laissions tomber les autres dans les feux éternels ?4.
« Et du reste dans cette mort que vous vouliez vous donner vous-
mêmes, vous ne périssiez pas seulement pour le temps, mais même
pour l'éternité »5.

Il est vraisemblable que cette punition très grave doit,


dans l'esprit de l'auteur, empêcher un certain nombre de
chrétiens de poser l'acte fatal. Il convient toutefois de
remarquer que nul texte ne justifie ou n'est proposé pour justifier
cette thèse. A aucun moment, en effet, saint Augustin ne
propose l'un ou l'autre texte sacré susceptible de renforcer
son affirmation. Pourquoi ? La réponse est simple : parce qu'il
n'existe aucun texte explicite à ce sujet ; parce qu'il n'existe

1) Ep., 185, 12-14.


2) Ep., 185, 14.
3) Ibid., Contra epištola parmeniani, P.L., 43, c. 52.
4) Ep., 185, 14.
5) Ep., 173, 4.
178 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

pas une seule allusion dans la Bible à ce châtiment éternel.


On est ici en présence d'une condamnation dont saint
Augustin porte seul l'entière responsabilité. Or, cette idée
restera très longtemps et très profondément enracinée dans
la mentalité populaire.
Thème 4 : la Bible défend le suicide.
Toute l'attitude de saint Augustin est déterminée par
l'interprétation proposée pour le non occides. Bien que le
Nouveau Testament ne renferme aucune allusion au suicide,
saint Augustin interprète différentes scènes comme des refus
du recours à la mort. Ainsi la tentation au désert devient une
proposition de suicide faite par Satan au Christ1. Quant au
refus du Christ, il témoigne de sa profonde répulsion pour
ceux qui se tuent2.

III. — Conclusions

Pour la première fois, dans l'histoire de la mort volontaire,


l'œuvre de saint Augustin établit un rapport direct entre la
mort et l'immortalité. A ce propos, le De libero arbitrio sépare
le sensus (sentiment) de Yopinio3. Celle-ci est le fruit du
raisonnement et de la réflexion d'une part ; elle est, d'autre
part, l'avis suscité par une croyance. Rien n'empêche donc
l'homme de nier tout prolongement à son existence et de voir
dans la mort une limite. C'est ce que faisaient les philosophes
païens. Mais le sentiment porte l'individu à tendre vers le
repos. Car c'est le repos que cherche la nature humaine quand,
sous la pression des circonstances, elle fait appel à la mort.
Or, le repos n'est pas source de non-être ; il n'est pas néant
ou rien. Au contraire, le repos est désir d'accroissement d'être.
L'homme espère trouver dans le repos une absence de
variation, un non-changement des affections. Par conséquent,
tendre vers le repos équivaut à désirer une situation stable,

1) Contra Ville p., II, 114 et II, 192-193.


2) Ibid.
3) De libero arbitrio, VIII, 22-23.
MORT VOLONTAIRE DANS L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 179

sans trouble. Ainsi, en dépit des apparences, l'homme qui se


tue, en voulant ne plus être ne fait qu'être davantage. La
nature humaine reste fondamentalement désir d'être jusque
dans le recours à la mort.
A aucun moment, la pensée augustinienne ne rejette le
droit à la mort au nom de l'immortalité, destinée future de
l'homme. Le raisonnement augustinien est plus fondamental :
de l'immortalité conçue comme réalisation pleine et totale de
l'être, il déduit la nature humaine comme tension vers cet
état. La volonté d'être — don initial du créateur — doit être
prolongée par l'homme. Tel est le but de la vie humaine :
réaliser toujours davantage le désir d'être. Même le suicide
ne met pas fin à la tension primordiale. Il affirme
l'immortalité. Mais l'immortalité ainsi affirmée n'est pas participation
à Dieu : elle est châtiment éternel pour l'homme qui s'est
indûment approprié un droit.
Saint Augustin a été confronté au grave et épineux
problème du donatisme dont la Numidie, région de l'évêque
d'Hippone, est l'un des fiefs. Dès ses premières œuvres, saint
Augustin a pris position contre les donatistes. Durant les
trente premières années de sa vie, il lutte contre ce schisme
et, notamment, contre sa conception du martyre. Dans le but
d'enlever aux hérétiques toute possibilité de profiter de
l'indécision passée de l'Eglise, l'auteur définit le martyre en
termes clairs et précis : ce n'est pas la peine qui fait le martyr,
mais la cause. Cette définition acquise, l'auteur se tourne
avec véhémence contre les morts volontaires des donatistes.
Au départ, ses attaques ne reposent sur aucun texte sacré.
En faisant appel à l'exemple de Razis, les donatistes portent
le débat au niveau des Ecritures.
En réponse, saint Augustin fait appel à la Bible,
interprétant de nombreux textes comme un refus du droit à la
mort. Toute son argumentation cumule dans l'interprétation
du non occides de l'Exode : l'auteur voit dans ce texte le rejet
et du suicide et de l'homicide. En effet, celui qui se tue, tue
un homme. Il est donc homicide. Peu à peu, en faisant du
180 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

suicide un homicide de la pire espèce, l'auteur attache au


suicide une note de réprobation et de dégoût. Pour le chrétien,
ce sentiment de malaise est renforcé par une autre idée : le
suicide est un acte inspiré par le démon. Enfin, point très
important, l'auteur promet les peines éternelles à ceux qui
se donnent la mort.
Quand on considère la trilogie suicide-homicide-sacrifice
(martyre), l'Antiquité philosophique y distingue deux groupes :
le suicide et le sacrifice, d'une part et, d'autre part, l'homicide.
Avec la pensée chrétienne, au contraire, la division est tout
autre : d'un côté, le sacrifice sous forme de martyre ; de
l'autre, le suicide et l'homicide qui ont en commun d'être des
meurtres. Le suicide participe ainsi à la réprobation, au
mépris et au dégoût ressentis face à l'homicide.
Toute la pensée chrétienne post-augustinienne porte les
traces de cette assimilation du suicide à l'homicide. Les
textes des conciles et la pensée thomiste mettront clairement
ce point en évidence.
Jacques Bels.

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