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Revue de l'histoire des religions

C. Blanckaert. Naissance de l'ethnologie ? Anthropologie et


missions en Amérique (XVIe-XVIIIe siècle)
Frank Lestringant

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Lestringant Frank. C. Blanckaert. Naissance de l'ethnologie ? Anthropologie et missions en Amérique (XVIe-XVIIIe siècle). In:
Revue de l'histoire des religions, tome 204, n°2, 1987. pp. 186-190;

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sanctuaire. En dehors des quelques grands sanctuaires dont


l'attraction s'exerce sur toute la chrétienté, le pouvoir du saint s'épuise,
et l'on peut parler d'une saison du miracle, débutant au printemps,
lors des fêtes pascales, pour atteindre son apogée en été.
Les miracles enfin ne sont pas uniformes ; certes le saint apparaît
d'abord comme un thaumaturge, et la grande majorité des miracles
sont des guérisons (en particulier des troubles de la motricité et de la
cécité) ; mais la statistique obscurcit une réelle diversité, liée à l'origine
sociale des miraculés. La guérison d'une maladie à évolution lente est
le type même du miracle populaire ; en revanche, la guérison des
blessures et surtout le miracle « négatif » (c'est-à-dire le miracle-
châtiment) caractérisent l'aristocratie ; quant aux clercs et moines,
ils sont les seuls à bénéficier du miracle de transgression des limites
de l'expérience, à la suite de visions leur conférant un pouvoir
prophétique. Le comportement des diverses catégories sociales vis-à-vis
du saint est d'ailleurs variable; alors que les personnes d'origine
modeste ont besoin d'un contact physique avec les reliques auprès
desquelles elles séjournent parfois longtemps, les aristocrates, dont
l'appel au saint prend un caractère d'urgence, sollicitent les miracles
« de loin ». Les longs séjours effectués dans le sanctuaire par des gens
n'habitant pas à plus d'une journée de marche permettent d'assimiler
au miracle des phénomènes de guérison très ordinaires ; le miracle
de loin, en revanche, tend à substituer au contact des reliques la
qualité de la prière et de la dévotion du malade. Nous comprenons
mieux, à la suite de la lecture de P.-A. Sigal, pourquoi il serait
inconvenant de séparer la croyance au miracle de l'expérience d'une foi
authentique ; les miracles ne sont pas des fantasmes ; ils sont des
faits réels, peu spectaculaires au demeurant, considérés comme
miraculeux ; leur fonction pratique et thérapeutique, primordiale, reste
au service de leur fonction apologétique ; le miracle est un moyen
pédagogique d'entretenir la foi et d'encourager la dévotion du
chrétien. Expression des relations de pouvoir et des antagonismes sociaux
dans le monde médiéval, le miracle doit être restitué à l'histoire de la
spiritualité. Ce que fait superbement P.-A. Sigal au terme de sa
démonstration, dans un livre riche et vivant qui nous livre, en quelque
sorte, la « clef des miracles »...
Michel Zimmermann.

Naissance de l'ethnologie? Anthropologie et missions en Amérique


(XVIe-XVIIIe siècle). Textes rassemblés et présentés par
Claude Blanckaert, Paris, Editions du Cerf, 1985, 22 cm, 270 p.

Même accompagné, comme c'est le cas, d'un point d'interrogation,


le titre du présent recueil paraît mal tenir ses promesses. Loin d'offrir
une réflexion méthodologique d'ensemble sur la contribution des

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mouvements missionnaires à la naissance de la pensée ethnologique


moderne, ce volume juxtapose neuf études de qualité et d'intérêt
très divers, dont la somme certes n'est pas négligeable, mais ne
saurait délivrer la synthèse, ou même l'esquisse de synthèse, que l'on
était en droit d'attendre.
Les deux essais liminaires, qui s'efforcent à la généralité,
n'apparaissent pas à cet égard parmi les plus convaincants de l'ensemble.
Claude Blanckaert, l'éditeur du recueil, rejette sur l'hypothèse mono-
géniste, nécessairement adoptée par des missionnaires soucieux de
prouver l'unité du genre humain et partant l'universalisme du message
chrétien, une méconnaissance de l'autre, reconduite de génération en
génération par trois siècles de prosélytisme au sud et au nord du
Nouveau Continent. L'on aurait toutefois aimé, pour la rigueur de la
démonstration, qu'en parallèle les conséquences de la théorie poly-
géniste, de fondation tout aussi ancienne, soient au moins rappelées
pour mémoire. Comme l'a montré Giuliano Gliozzi dans une
remarquable thèse1, présente ici dans Г « Orientation bibliographique »
finale, mais qui n'a guère été exploitée, semble-t-il, par les auteurs
de cet ouvrage collectif, le polygénisme, déjà mentionné, ne fût-ce
qu'à titre de repoussoir, par les chroniqueurs espagnols de la Conquête,
est systématisé à la Renaissance par des penseurs libertins comme
Paracelse ou Giordano Bruno ; au-delà d'Isaac La Peyrère et de ses
fameux préadamites, il finira par engendrer, à l'aube du siècle des
Lumières, les modernes théories raciales. Dès lors, le savoir occidental
sur l'autre pouvait-il échapper aux termes d'une alternative
contraignant l'autre à disparaître par assimilation ou pure et simple
élimination ? Les ambiguïtés auxquelles conduit la pesante sollicitude
des prêtres monogénistes et les rapides résultats qu'obtiennent les
Jésuites dans leur rôle de champions d'une acculturation douce ne
doivent pas dissimuler le fait que le génocide des Amérindiens a très
bien pu se passer ici et là de cette « ouverture » missionnaire dont
Claude Blanckaert montre au demeurant les a priori et les limites.
Plus contestable sans aucun doute, car fondé sur une érudition
de seconde main et guère à jour, l'exposé de Claude Bénichou prend
pour point de départ et comme appui documentaire principal V Histoire
universelle des missions catholiques de Mgr Delacroix (Paris, 1956),
ouvrage tout à la fois suspecté pour sa nette tendance à
l'hagiographie (p. 24), et largement cité pour l'information irremplaçable qu'il
délivre sur les stratégies de la propagation de la foi. La problématique
n'est pas neuve, qui confronte le « discours de la méthode »
missionnaire aux méthodologies issues, en Espagne même, des controverses
sur les statuts de la limpieza de sangre et mettant en cause les Juifs

1. Giuliano Gliozzi, Adamo e il nuovo mondo. La nascila dclVantropologia


corne ideologia coloniale : dalle genealogie biblické aile leorie razziali (1500-1700),
Firenze, La Nuova Italia éditrice, 1977.

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et Morisques nouvellement convertis. Henry Méchoulan a naguère


consacré à cette convergence des procédures utilisées contre les
Converses et les Indiens la matière d'un livre, Le sang de Vautre ou
Vhonneur de Dieu (Paris, Fayard, 1979), qui n'a pas même l'honneur
d'être cité ici. Une telle référence eût épargné à Claude Bénichou
bien des détours discursifs et de nombreux emprunts à l'ouvrage
ancien d'Albert Sicroff. Quant à la curieuse « coïncidence » existant
entre la découverte de l'Amérique par Colomb en. 1492 et l'expulsion
des Juifs d'Espagne la même année (p. 34), il ne s'agit pas là, à
proprement parler, d'une nouveauté : beaucoup d'encre a coulé sur ce sujet,
ne serait-ce que par la plume haute en couleurs du romancier cubain
Alejo Carpentier.
Les études monographiques qui forment la part essentielle de ce
recueil en constituent également l'apport le plus précieux. A Françoise
Weil, qui expose, mais en se limitant par trop à la surface des
événements, l'échec de la « pédagogie » jésuite en Nouvelle-France, répond
la belle analyse de Patrick Menget qui a trait à la relative réussite du
même ordre religieux en Amazonie portugaise. Si la même pensée
missionnaire et les mêmes hommes aboutissent ici et là à des résultats
aussi contrastés, c'est qu'il faut tenir compte encore du stade de
colonisation et des pressions politiques extérieures qui s'exercent ou non
sur la mission. L'exemple de la Société de Jésus au Brésil est à cet
égard instructif : la crise initiale qui menace l'entreprise missionnaire
de dilution, et qui annonce -le marasme chronique où s'enfonceront
les Jésuites du Canada au siècle suivant, est conjurée par un
renversement de stratégie, qui sacrifie les présupposés idéologiques à
l'efficacité technique. Alors que l'impératif d'évangélisation était à l'origine
au poste de commande, il est bientôt relégué au second plan. Le
passage à la civilité, fût-il obtenu par la contrainte, devient prioritaire :
Valdeamento, c'est-à-dire la réduction des indigènes semi-nomades
en villages christianisés, est désormais antérieur à la conversion des
âmes, qu'il doit favoriser. Le privilège de la « civilisation » de l'Indien
sur sa christianisation, conséquence d'un pragmatisme colonial et
d'une urgence politique, implique certains corollaires quant au statut
de l'intéressé : le caractère hiérarchiquement subordonné de celui-ci
dans la société missionnaire est dès lors interprété comme l'expression
d'un fait de nature, et l'on en arrive très logiquement à la fameuse
typologie tripartite du P. José de Acosta, qui distingue, en fonction
de la méthode missiologique requise dans chaque cas, les sauvages
« sans loi, sans foi ni roi », les peuples simplement, barbares, dignes
déjà d'un meilleur traitement, et ceux qui disposent, tels les Chinois
et les Japonais, d'une culture avancée et de l'usage de l'écriture.
Brésilien, canadien ou caraïbe, le « sauvage » sera quant à lui pris en
charge corps et âme, et traité par le missionnaire-pédagogue en enfant
rétif. Dans l'être social et culturel qu'on lui invente pour la
circonstance, il n'est pas jusqu'à la langue prétendument indigène qui ne

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soit l'objet d'une fabrication. Telle est la lingua gérai du Brési


colonial, sorte de pidgin à base de dialecte tupi que les Pères jésuites
ont gramma ticalisé suivant le modèle latin et qu'ils se sont efforcés
de divulguer dans toute l'aire géographique visitée par leurs missions.
A cet exemple étonnant l'on peut joindre le cas non moins significatif
de la grammaire caraïbe forgée à partir des catégories du latin et du

,
français par le père dominicain Raymond Breton (1609-1679).
Elaborant une description linguistique qui demeure précieuse, surtout
sur le plan lexical, le P. Breton traduit pour évangéliser. Mais pour
transcrire une formule aussi simple en apparence que le Au nom du
Père, etc., il est contraint de forger des noms et de créer en caraïbe
un article qu'il sait inexistant, toutes manières de briser l'altérité.
L'analyse à cet égard exemplaire de Sylvain Auroux et Francisco
Queixalos (p. 107-124), tout comme l'étude de Patrick Menget,
montre que, sous couvert de donner à l'Indien une identité acceptable
par l'évangélisateur, ce dernier, en fait, le neutralise ou le détruit.
Trois autres contributions, celle de Thierry Saignes sur les Chiri-
guanos de la Bolivie orientale, courtisés tour à tour par les
missionnaires jésuites et franciscains, et le diptyque consacré par Michel
de Certeau et Jean-Louis Fischer à Joseph-François Lafîtau, l'auteur
des Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers
temps (1724), se rapportent également au savoir recueilli par les
enquêtes des ordres catholiques. Lafltau, indûment considéré par
certains historiens comme le précurseur de l'anthropologie sociale
et dont le comparatisme descriptif, hérité d'Oviedo ou de Marc
Lescarbot, est une invention du siècle des Grandes Découvertes,
apparaît du moins symptomatique, comme le veut Michel de Certeau,
du pouvoir silencieux d'une science formelle qui élabore contre le
temps et l'oralité un système textuel tyrannique et solitaire.
Occupe une place à part dans ce recueil l'ample et neuve étude
de Britta Rupp-Eisenreich sur la mission des Frères mora ves, ce
mouvement dissident du luthéranisme orthodoxe, aux îles Vierges
danoises dans le second tiers du xvine siècle. Relevant du piétisme
allemand et animé d'un fort espoir chiliastique, ce courant pose le
problème de la spécificité des missions protestantes, plus tardives
que celles de l'Eglise catholique. Entreprise décentralisée, laïque et
formée d'exilés politiques appartenant aux classes industrieuses
modestes, la mission morave s'oriente vers ceux qui, dans la société
coloniale, apparaissent comme les plus déshérités : les esclaves sont
en effet pour eux l'incarnation vivante du Christ souffrant (p. 133).
Il est vrai que le ferment subversif d'un tel projet est tempéré par le
légalisme des missionnaires. Ils partagent l'existence des Noirs qu'ils
ont pour mission ď « éveiller » à la vie chrétienne, sans pour cela
remettre en cause l'ordre existant. Mais en rendant la parole aux
nègres humiliés, ils ont pu contribuer à la création, par-delà le désastre
de la traite, d'une identité nouvelle.

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Comme on le voit, ce livre inégal et divers, que complètent une


« Orientation bibliographique » consistante et un double index,
ouvre à l'histoire comparée des missions et des systèmes
anthropologiques qu'elles sécrètent des pistes multiples et fécondes. Il est
simplement regrettable que l'éditeur d'un tel recueil né de
circonstances contingentes ait cru devoir le présenter comme une synthèse
— de toute évidence prématurée.
Frank Lestringant.

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