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Mgr PAUL POUPARD

SCIENCE
ET R E L I G I O N

O cience et religion : c'est le titre d'un ouvrage de Boutroux.


* J Le Vocabulaire technique et critique de philosophie de
Lalande s'y réfère, aussi bien à l'article religion qu'à l'article
science.
A u mot science : « La science est dans son rôle en ne
connaissant d'autre être, d'autre réalité, que celle qu'elle enferme
dans ses formules. »
A u mot religion : « La religion est précisément la revendi-
cation, à côté du point de vue de la science, du point de vue
du sentiment et de la foi. »
Tout est-il dit, en ces formules brèves et précises ? Tout
reste plutôt à expliquer, me semble-t-il. Est-ce que la science
reconnaît, à côté du domaine qu'elle enferme dans ses formules,
une réalité qui lui échappe ? Est-ce que la foi découvre, en
dehors de la science, une réalité accessible par d'autres méthodes
qui, pour être différentes, n'en sont pas moins rigoureuses ? Des
hommes de science ont tenté d'opposer, aux certitudes de la
religion, leur conviction scientifique.
Et des hommes de foi, pour y répondre, ont voulu justifier
leur foi aux yeux de leur esprit et confirmer leurs croyances par
la science. Ce fut en particulier, au siècle dernier, la tentative
d'un disciple de Cousin, Louis Bautain, dans son manifeste
philosophique de 1833, De l'enseignement de la philosophie en
France au xix siècle, p. L X V I - X C I X .
« C'est comme philosophe, écrivait le philosophe de Stras-
bourg, que je propose aux hommes du siècle les principes du
christianisme comme bases de la science, comme fondements
de la vraie sagesse... A ces hommes, la vérité ne s'impose plus
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d'autorité ; elle n'est admise aujourd'hui que par la lumière de


l'intelligence ou la persuasion du cœur... C'est sur le roc de la
parole de Dieu que la philosophie doit puiser ses principes...
pour élever l'édifice d'une vraie science... »
Nous sommes ici en pleine équivoque, comme j'ai tenté de
le montrer naguère dans mes recherches sur « la philosophie
du christianisme de l'abbé Bautain » (1).
L a situation est-elle plus claire aujourd'hui ?

mon sens, science et religion, ce vieux débat du siècle


A dernier, alors dominé par le scientisme, est aujourd'hui
marqué par l'expansion tumultueuse des sciences humaines et
leur prestige dans l'opinion publique, qui n'est pas sans influencer
nombre de clercs. Et, sans remonter trop loin dans l'histoire, je
voudrais brièvement rappeler quelques phases récentes de
l'évolution d'une problématique en perpétuel déplacement.
Après le grand débat du début du siècle, sans qu'une récon-
ciliation soit intervenue, l'existentialisme et la phénoménologie
de l'immédiat après-guerre avaient au moins permis de différen-
cier l'attitude scientifique et l'attitude religieuse. Une certaine
coexistence pacifique s'établissait donc entre des vérités qui ne
s'opposaient plus, parce qu'elles appartenaient à des ordres
différents. Paul Ricœur en est le témoin dans son livre Histoire
et Vérité (1955).
Tout n'est pas résolu pour autant. Et la difficulté demeure
d'accorder, dans l'unité d'une même conscience, des attitudes
aussi différentes : comment, pour taire bref, vivre à la fois dans
le monde de la science et dans le monde de la religion ? Conci-
lier la croyance en la création divine et la maîtrise scientifico-
technique sur la nature et sur la vie ? A cette époque, on parle
volontiers de schizophrénie chez le scientifique chrétien, c'est-à-
dire de la coupure entre son activité scientifique et sa foi. C'est,
en termes théologiques, le fidéisme.
Entre 1955 et 1965, c'est le phénomène Teilhard de Chardin
qui s'amplifie. Même si son essai de vaste synthèse englobant
tous les contenus scientifiques, philosophiques et théologiques,
1
(1) P. Poupard, Un essai de philosophie chrétienne an xix' siècle.
L'abbé Louis Bautain, Desclée & Cie, Bibliothèque de Théologie, 1961.
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n'a sans doute jamais convaincu l'ensemble des scientifiques, il


n'en reste pas moins que son influence a été durable, dans son
effort d'accorder, dans une même appréhension du monde, l'atti-
tude scientifique et l'attitude religieuse.
Aujourd'hui, le finalisme de Teilhard n'exerce plus la même
fascination. Et, à partir de 1965, c'est le structuralisme qui
apparaît au zénith du firmament parisien, dans une gloire du
reste bien éphémère et au demeurant fort confuse. Quoi qu'il
en soit de l'amalgame entre méthode structurale en linguistique
et ethnologie, et hypothèse théorique sur le rôle du signifiant dans
la production du sens, le thème de la mort de l'homme, lancé
par Michel Foucault, a miné le terrain, classique, si j'ose dire,
de la rencontre entre la religion et la science, celui de l'huma-
nisme. Le débat si souvent renouvelé du chrétien avec Garaudy
devenait inopérant avec le marxisme à prétention scientifique
d'Althusser.
Les nouveaux philosophes ont, depuis lors, fait leur entrée
fracassante et remis en cause le statut du savoir. Raymond Aron
avait, certes, dès 1955, avec l'Opium des intellectuels, vainement
tenté de dissiper la séduction, voire la fascination du marxisme
sur les intellectuels français. C'est vingt ans après que l'auteur
de la Cuisinière et le Mangeur d'hommes montre comment les
maîtres penseurs, en posant l'identité du savoir et du réel, instau-
rent l'appareil mental de domination et de soumission qui permet
à la raison philosophique de se faire raison d'Etat et inversement.
Dès lors, la rigueur apparente de certains systèmes théori-
ques laisse apparaître une véritable désarticulation. Et nous
sommes désormais très loin de la confiance d'un Auguste Comte
dans le progrès de la science vers l'unité.

S ur ce terrain nouveau, religion et science se retrouvent


aujourd'hui confrontées en deux groupes fort différents,
celui des sciences dites exactes et naturelles, et celui des sciences
humaines.
Le premier conduit plutôt à la conviction que la pratique
de la science ne tue pas la conviction religieuse, et que son
expansion intellectuelle et pratique dans la société fait émerger
de nouvelles questions auxquelles les sciences exactes et natu-
relles n'ont pas la possibilité d'apporter des réponses.
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Le second groupe, quant à lui, est porteur, semble-t-il, de


beaucoup plus de scientisme et de beaucoup moins de scienti-
ficité, aboutissant, chez certains, à ruiner l'idée même de possi-
bilité d'une justification objective de la conviction religieuse.
Si l'on passe des théories au champ pratique, on peut typer
les observations suivantes, comme traits de mentalité scientifique
devant la religion :
— Tout d'abord, une philosophie de défiance, méthodolo-
gique d'abord, psychologique ensuite, à l'égard de ce qui apparaît
comme une vieillerie ;
— Solidairement, ensuite, une philosophie d'autosuffisance
de la science, au plan de la rationalité rigoureuse ;
— E n même temps, la revendication de l'autonomie absolue
de l'esprit ;
— Et souvent encore, le poids des siècles, avec leur
cortège de défiance et de ressentiment vis-à-vis des Eglises insti-
tuées, à travers les affaires Galilée sans cesse ramenées en surface.
A ces traits de mentalité diffuse, j'ajouterais, en y attachant
une importance au moins égale, cette nouvelle représentation du
réel qui est devenue la nôtre, à travers l'urbanisation et l'indus-
trialisation accrue de ces dernières décennies, et que l'on pourrait
caractériser par une sécularité redoublée.
On l'a dit et répété. Le psaume ancien chantait, avec toute
la terre et le ciel, le cantique des créatures, la gloire de Dieu.
L a chanson moderne ne voit plus dans le ciel que la fumée des
usines et le sillage des Caravelles. Pour parler en termes ortho-
doxes, la créature n'est plus théophore. Et un Gerschenson
n'écrirait plus à Ivanov, comme dans la Russie des années 20,
la beauté et la fraîcheur de la terre promise, dont la nostalgie
se découvre, à travers le parfum des fleurs, le chant des oiseaux,
le paysan qui marche derrière la charrue (2).
Mais un phénomène nouveau est apparu, depuis les années
1970, qui semblent bien avoir marqué la fin du mythe du
progrès. Aujourd'hui on ne peut plus croire à la science comme
hier. Bien plus, l'interprétation euphorique de son actualisation
concrète fait progressivement place à la crainte et au ressenti-

(2) Ivanov & Gerschenson, Correspondance d'un coin à l'autre, préface


par O. Deschartres, Editions L'Age d'Homme, coll. Classiques slaves,
Lausanne.
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ment, à l'impuissance et à l'inquiétude devant un asservissement


inéluctable à la gestion scientifique de la vie et à ses retombées
maléfiques, qu'il s'agisse de l'énergie atomique, de l'informatique,
ou de l'ensemble du déferlement de toutes les pollutions, qui
conduisent au désarroi ceux qui, après avoir cru à la science,
perçoivent ce qu'on pourrait appeler son autosubversion.

l me faut conclure.
I Dans cette situation où la problématique a changé, la
confrontation devrait désormais s'opérer — je parle religion et
science — au niveau de la vision globale du monde et de
l'apport de sens, de signification, pour une existence dont la
science a par ailleurs suffisamment, au plan descriptif, informé
l'homme. C'est à cet autre niveau, non plus de description,
ni seulement d'explication, mais surtout de signification et de
conviction, que la foi tente de dire autour d'elle ce qui est
en elle, le croyant étant toujours provoqué, à frais nouveaux,
« à rendre compte de l'espérance qui est en lui », selon le mot
de l'apôtre Pierre (I Pierre 3, 15).
Il me paraît que Jean-Paul II ne cherche pas à dire autre
chose, de Puebla à Auschwitz, de Drogheda à la tribune des
Nations unies, lorsqu'il se fait le champion des droits de l'homme,
de tout homme et de tout l'homme, y compris dans sa dimension
religieuse, irréductible à toute prétention scientifique, d'où que
vienne, d'Est en Ouest, le système qui, au nom de la science,
prétend le réduire à une platitude unidimensionnelle. Car
l'homme est, en Jésus-Christ, « l'un des milliards et cependant
l'Unique » (Redemptor Hominis), à l'image de Dieu. Irréduc-
tible à toute spéculation scientifico-philosophique, cette affirma-
tion religieuse, qui n'est pas dépourvue de raison raisonnable,
voire d'appui rationnel, se présente comme riche de valeur
d'intelligence, pour notre temps en quête de sens. Telle est
du moins ma conviction profonde, que je propose, pour examen,
à tous les scientifiques en quête du pourquoi, par-delà les
comment.
Mgr P A U L P O U P A R D

Les Ed. Mazarine publient, dans la Coll. « Essais », un nouveau livre


de Mgr Poupard : Un pape, pour quoi taire ? (250 p.).

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