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Nous donnons ici l’édition originale parue chez Albin Michel en 1961,
avec le sous-titre : « Essais sur les mythes de l’amour ». L’ouvrage a
été réédité chez Gallimard en 1967, en collection de poche (« Idées »),
sous le titre Les Mythes de l’amour, et en 1996 chez Albin Michel,
également en collection de poche (« Espaces libres »).
I
L’amour et la personne dans le monde christianisé
Éros, qui était un dieu pour les Anciens, est un problème pour les Modernes. Le dieu était
ailé, charmant et secondaire ; le problème est sérieux, complexe et encombrant. Mais cela
n’est vrai qu’en Occident, car on n’observe rien de tel en Inde, en Chine ou en Afrique.
Comment nous expliquer ce fait ? Et pourquoi l’érotisme est-il devenu synonyme de
perversité non seulement dans le jargon des lois de l’État laïque, mais aux yeux des
chrétiens exigeants et sincères, depuis des siècles ? Pour comprendre la situation
problématique de notre temps, il faut remonter aux origines du christianisme.
Le puritanisme chrétien est un peu plus ancien que les évangiles : il se déclare dès les
épîtres de saint Paul. Et s’il est remarquable que les évangiles, rédigés peu après, n’en
portent guère de traces, il est constant qu’on les a lus pendant des siècles à la lumière des
polémiques pauliniennes dirigées contre les gnostiques. Or ce sont les gnostiques qui ont
tenté les premiers de passer de l’Éros à l’Esprit, par des moyens extrêmes de préférence,
allant de la castration à la luxure sacrée, ou de la « communio spermatica » de certaines
sectes basilidiennes au [p. 12] culte général d’une Sophia æterna, Éternel féminin exalté
bien au-dessus du Créateur biblique, Jahvé. Attaqués sans relâche dans leurs doctrines par
les Pères de l’Église primitive, rigoureusement persécutés plus tard par le christianisme
établi, ils sont les vrais ancêtres des traditions diffuses dans l’hérésie cathare et les
mystiques du Nord (ou du moins dans leur vocabulaire) d’où procèdent, par les voies
détournées que l’on sait, le lyrisme et le roman modernes, lesquels ne parlent guère que
d’un amour « profane », sans plus savoir ni d’où il vient ni où il va2. L’intransigeante
hostilité qui oppose les tenants de la morale et les écrivains érotiques prolonge, à l’insu des
deux camps, un débat vingt fois séculaire, mais dont les termes se sont dégradés à mesure
qu’on perdait conscience des orientations spirituelles qu’ils signifiaient à l’origine.
Rappelons donc ces termes de base, et voyons si vraiment ils permettent d’expliquer
pourquoi c’est en Europe, et là seulement, que la morale religieuse et l’érotique en sont
venues à ce statut de conflit permanent, de mépris réciproque, de rigoureuse exclusion
mutuelle. Rien de pareil en Inde, répétons-le, ni d’une manière plus générale dans les
cultures que le christianisme n’a que peu ou nullement touchées.
I. Le christianisme est la religion de l’Amour. — Religion d’un Dieu que l’Ancien
Testament définissait comme l’Être originel, le Créateur du monde et le sauveur d’Israël,
mais que le Nouveau Testament révèle au cœur de tous les hommes, et d’une
manière [p. 13] radicalement nouvelle : « Dieu est Amour », répète saint Jean. Religion
créée par un acte de l’amour : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… »
Religion dont toute la Loi est résumée par Jésus-Christ lui-même, dans un seul et unique
commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même.3 »
Religion qui met au premier rang de toutes les vertus, l’Amour : « Maintenant ces trois
choses demeurent, la Foi, l’Espérance et l’Amour ; mais la plus grande des trois, c’est
l’Amour ». Et celui qui n’a pas l’Amour « n’est qu’une cymbale qui retentit », n’est rien,
en vérité spirituelle.
2. Parce qu’il est religion de l’Amour, le christianisme implique et pose la réalité de la
personne. — Les relations qu’il définit entre l’homme et « son » Dieu sont personnelles.
Dieu est personnel. La Trinité est composée de trois Personnes. Le modèle de toute
personne humaine est donné par l’Incarnation du Christ fils de Dieu, en Jésus fils de Marie
— Jésus-Christ étant à la fois « vrai Dieu et vrai homme » selon le Credo. D’où suit
immédiatement que tout homme [p. 14] converti, recréé par l’Amour divin, va devenir,
dans l’imitation de Jésus-Christ, vraie vocation et vrai individu, c’est-à-dire : une personne
distincte mais reliée en même temps par ce qui la distingue. Car pour aimer, il faut être
distinct de l’objet même de l’amour, auquel on voudrait être uni. Et pour que l’homme
puisse aimer Dieu et tout d’abord en être aimé, il faut que Dieu soit personnel et qu’il soit
« tout autre » que l’homme. Et enfin pour que l’homme puisse s’aimer lui-même, il faut
qu’il y ait en lui dualité entre l’homme naturel et l’homme nouveau, recréé par l’appel qu’il
reçoit de l’Amour. Cet appel est sa vocation, la vie nouvelle de sa personne. Cette vie
demeure en partie mystérieuse, étant « cachée avec le Christ en Dieu », mais elle se
manifeste par des actes, dans l’amour du prochain comme de soi-même. Ainsi l’amour
distingue et relie à la fois. Il relie au mystère divin, mais aussi au mystère de ce « prochain »
visible dont la personne reste invisible…
3. Cette religion de l’Amour total (amour de Dieu, de Soi et du Prochain) n’a pas de livres
sacrés sur l’Amour. — Dans cet ensemble infiniment varié de phénomènes que l’Europe
seule a désignés par le seul et même terme d’amour4, considérons les raies
extrêmes [p. 15] du spectre : l’ultraviolet du spirituel et l’infrarouge du sexuel. Notre
mystique, science de l’amour divin, s’est développée très tardivement, dans des formes et
selon des voies presque toujours suspectes aux yeux de l’orthodoxie5. Notre éthique
sexuelle s’est très longtemps réduite à quelques interdits élémentaires[p. 16] et que l’on
trouve dans presque toutes les sociétés constituées. En dépit des traités de quelques Pères
de l’Église (prohibant telle position sexuelle parce que contraire à la fécondation) et des
gros livres de casuistique des xvie et xviie siècles, la plupart écrits par des moines et à
l’usage des confesseurs, on ne voit pas un seul équivalent chrétien — existant ou
imaginable — du Kamasutra, des tantras, de tant d’autres traités d’érotisme dans les Vedas
et les upanishads, reliant le sexuel au divin ; encore moins, des célèbres sculptures aux
façades des grands temples hindous, illustrant de la manière la plus précise les unions des
dieux et de leurs femmes, à des fins didactiques et religieuses. Point de méthodes secrètes
ni de magie sexuelle, point de physiologie du pèlerinage mystique, comme celle que nous
décrivent, sans varier depuis mille ans, les traités du Hatha Yoga. Et pas de traces non plus,
dans le christianisme, de ces cérémonies initiatiques, communes à la plupart des autres
religions, et où l’on sait que les relations entre les sexes jouent un rôle décisif,
minutieusement prescrit. Ainsi les Africains et les Peaux-Rouges, les sauvages de
l’Australie d’hier et de l’Amazonie d’aujourd’hui, et même les primitifs de la Polynésie,
aux mœurs si douces, observent tous des rites plus cruels l’un que l’autre, afin de sacraliser
et de socialiser l’événement de la puberté. Devant cette même crise endocrine, le
christianisme se contente de conseils moraux très sévères, et de conseils d’hygiène vagues
ou aberrants. D’un côté, le rite et les sévices physiques, qui règlent tout ; de l’autre, les
problèmes et les tortures morales…
Les Églises chrétiennes ont toujours mieux réussi dans leurs efforts pour réprimer et
contenir l’instinct [p. 17] sexuel que dans leurs tentatives (rares et périphériques, voire
hérétiques) pour cultiver et ordonner, à des buts spirituels, l’érotisme, même dans les
limites du mariage. C’est que les théologiens redoutaient avant tout qu’on pût croire que
l’Éros divinise sans la grâce, et peut conduire à des révélations. « La chair ne sert de rien »
(quant au salut), déclare saint Paul. Et l’on eut bien vite fait de réduire au sexuel le sens de
« chair » qui, pour l’Apôtre, désignait le tout de l’homme (corps, âme, intellect) dans sa
réalité, naturelle et déchue. Dans la naissance virginale de Jésus, la tradition et le peuple
dévot virent l’absence du sexe, donc du péché, plutôt que le signe positif d’une filiation
divine…6
En revanche, les Églises chrétiennes, suivies jusqu’à nos jours par les pouvoirs civils, ont
développé dès la première génération apostolique une doctrine du mariage tout à fait
spécifique, et que la Gnose ignore, significativement. Elle se fonde sur quelques versets
des épîtres et des évangiles7 qui dans l’ensemble définissent une éthique cohérente de type
personnaliste, et non plus sociale ou sacrée comme dans les autres religions. Il n’en est que
plus frappant d’observer à quel point les motivations spirituelles du mariage diffèrent et
même se contredisent chez saint Paul. Tantôt il pose une sorte d’analogie mystique entre
l’amour des sexes dans le mariage et l’amour de Jésus pour l’ensemble des âmes croyantes :
« Maris, aimez vos femmes comme le [p. 18] Christ a aimé l’Église. » Tantôt, et plus
souvent, il réduit le mariage à n’être plus qu’une concession à la nature, une discipline
contre l’incontinence : « Je pense qu’il est bon pour l’homme de ne point toucher de
femme. Toutefois, pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme
ait son mari… Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux
se marier que de brûler. » Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de l’Apôtre, la chasteté et le
célibat conduiraient seuls à la vie spirituelle : « Celui qui n’est pas marié s’inquiète du
Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du
monde, des moyens de plaire à sa femme. »
4. Ainsi donc, exalté d’une part comme l’image de l’amour divin, mais vilipendé d’autre
part comme l’ennemi de la vie spirituelle, toléré finalement mais dans les seules limites du
mariage le plus strict et consacré, — tout le reste étant laissé en friche et très sommairement
condamné sous les noms de luxure et d’impudicité ou de « prostitution spirituelle »8,
— l’amour humain devait fatalement devenir une source intarissable de problèmes, tant
pour la société que pour l’individu. Au surplus, lié dès l’origine à [p. 19] la réalité de la
personne, l’amour sexuel, sentimental ou spirituel (amour des corps, des âmes ou
des esprits, selon la tripartition traditionnelle et non moins paulinienne que gnostique,
soulignons-le) se trouvait lié du même coup à la dialectique du salut, c’est-à-dire du péché
et de la grâce, — et valorisé à l’extrême. Ceci ne pouvait se produire — et ne s’est pas
produit — en dehors de la sphère d’influence du christianisme.
C’est pourquoi le phénomène que je nomme érotisme, englobant le mariage d’amour, la
passion mystique de Tristan et la licence impie de Don Juan (l’une au-delà et l’autre en
deçà du mariage), ne devait développer toutes ses complexités que dans une Europe
travaillée par la doctrine et la morale chrétiennes, séculairement aux prises avec leurs
exigences (sans cesse mieux codifiées par les casuistes), dans une Europe formée par
l’Église ou contre elle, et longtemps confondue avec la « chrétienté ». On ne saurait donc
interpréter ce phénomène — dans son évolution au cours des siècles et dans sa situation
contemporaine — qu’à la lumière de ses origines religieuses et de ses fins trans-naturelles.
2. Cf. L’Amour et l’Occident, nouvelle version, Livre ii.
3. Voici les trois textes convergents de l’Ancien et du Nouveau Testament :
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Lévitique, XIX, 18.
« Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta
force. » Deutéronome, VI, 5.
« … l’un d’eux, docteur de la loi, lui fit cette question : Maître, quel est le plus grand
commandement de la loi ? Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout
ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand
commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les
prophètes. » Matthieu, XXII, 35-40.
4. On sait qu’en grec « le mot philia désignait tout sentiment d’attachement et d’affection
entre deux personnes, mais les philosophes distinguèrent entre quatre espèces de philia :
la philia naturelle ou parentale (physikè) unissant les êtres de même sang ; la philia entre
les hôtes (xénikè), qui nous rappelle l’importance des vertus d’hospitalité… ; la philia des
amis (hétaïrikè) qui seule correspond à l’amitié proprement dite ; enfin
la philia amoureuse (erotikè), entre personnes du même sexe ou de sexe différent. Enfin,
pour distinguer les diverses nuances d’amour, les Grecs disposaient de nombreux mots,
en dehors de philia et d’éros : eunoïa désignant le dévouement ; Agapè, l’affection
désintéressée ; storgè, la tendresse ; pothos, l’amour de désir ; charis, l’amour de
reconnaissance et de complaisance ; mania, la passion déchaînée. Cette énumération n’est
d’ailleurs pas exhaustive. Le mot Agapè, assez rare dans les textes païens, était promis à
un grand avenir, parce que les premiers chrétiens et les Pères de langue grecque
l’emploieront pour désigner l’amour divin et l’amour fraternel qui régnait dans les
« agapes ». Ils se méfiaient du mot Éros, et on les comprend. » (R. Flacelière, l’Amour en
Grèce, Paris, 1960). Empédocle désigne l’Amour par les mots de philotès (analogue
à philia) ou de harmonia. Socrate affirmait ne posséder qu’une science, celle de l’érotikè.
Enfin, les Grecs distinguaient très nettement Aphrodite (de aphros, écume, ou sperme du
dieu mutilé), qui préside à l’amour physique, et Éros, qui régit le sentiment amoureux.
Dira-t-on que nos langues modernes possèdent elles aussi la plupart de ces mots d’amitié,
de tendresse, de désir, de passion, de compassion, de charité, etc. ? Sans doute, mais tout
cela, elles l’appellent amour, quitte à varier les adjectifs. Et c’est précisément ce terme
unique qui manque au grec, comme à toutes les langues de l’Asie sans exception. Il est
caractéristique de l’Europe chrétienne et de l’Occident tout entier que, là seulement, toutes
les formes humaines de l’attrait aient pu être comprises sous un vocable unique, désignant
non quelque substance commune, mais un mouvement créateur de l’être, qui se manifeste
en elles toutes. Il est inévitable que certains critiques me reprochent de « confondre » dans
ces pages l’amour divin, la passion et le désir, l’Agapè, l’éros et l’aphros ; mais cette
apparente erreur de vocabulaire est le fait de toute notre culture occidentale.
5. La grande mystique chrétienne, bien qu’annoncée par saint Augustin, ne s’est vraiment
constituée et développée que du xiie au xvie siècle, c’est-à-dire durant le troisième quart
seulement de l’ère chrétienne ; et toujours en dehors de la théologie, qui n’a cessé de s’en
méfier : je pense aux ultimes conclusions de Maître Eckhart, de Ruysbroek l’Admirable,
de saint Jean de la Croix, condamnées par l’autorité ecclésiastique.6. Le dogme de
l’Immaculée Conception de la Vierge (1871) isole et souligne cet élément négatif,
puisqu’il ne peut ici être question d’une filiation divine de Marie, d’une autre Incarnation
que celle du Christ, ou ce serait entrer dans la Gnose.7. Voir l’Annexe I.8. Toute religion
différente de l’orthodoxie judaïque est qualifiée de prostitution par les Prophètes autant
que par les Prêtres (Cf. Ézéchiel 16, p. ex.). L’exercice de la vraie religion ou Alliance
peut donc trouver son analogie dans la vie sexuelle des époux fidèles à leur serment. De
même, l’orthodoxie des Pères de l’Église, se gardant sans cesse des excès spiritualistes ou
naturalistes, correspond à la morale modérée du mariage chrétien, excluant à la fois la
« prostitution spirituelle » et l’ascétisme antivital des gnostiques, lesquels en retour ne
savent que faire du mariage, ou l’attaquent.
II
Naissance de l’érotisme occidental
Apparu pour la première fois aux lisières médiévales de l’inconscient, annoncé sous le
couvert des symboles et du mythe au xiie siècle, animant secrètement dès ce temps la poésie
et les premiers romans (qui prennent leur nom de la Romania des troubadours),
l’érotisme n’accède au niveau de la conscience occidentale qu’au début du xixe siècle :
c’est la [p. 20] grande découverte des romantiques, qui redécouvrent en même temps le
lyrisme des troubadours, et plusieurs dimensions du fait religieux.
Kierkegaard, Baudelaire et Wagner furent les premiers à affronter de tout leur être les
conséquences de cette révolution. Par l’analyse philosophique, la poésie et la
musique, L’Alternative, Les Fleurs du mal, Tristan, témoignent d’une prise de conscience
très profondément renouvelée des relations entre l’amour humain, la vie de l’âme et la
recherche spirituelle.
Pour les classiques, l’amour ne pose guère de problèmes que s’il entre en conflit avec le
devoir moral. Il n’est pas un problème en soi. On peut tuer par jalousie, ou parce qu’on est
lésé dans son orgueil (social), mais on ne peut pas mourir d’amour (la métaphore elle-
même est ridiculisée). La morale officielle, indiscutée, a statué que la raison domine le
cœur, et elle ne s’inquiète pas du sexe (l’expression « vie sexuelle » est encore impensable).
Les instincts sont classés, les passions définies, et la religion codifiée. Instincts et passions
font « le monde », y renoncer c’est entrer en religion. Rien dans « le monde », sinon le
dégoût qu’on en conçoit pour avoir abusé des « plaisirs » (notons ce mot) ne conduit à la
religion. Descartes, ayant bien séparé le corps et l’esprit, ne sait plus comment les relier :
éclipse de l’âme.
L’antithèse radicale de cette époque classique nous est donnée par les penseurs-poètes de
la génération post-romantique. Car la question que leur œuvre entreprend de résoudre est
celle-là même que les classiques éliminaient : comment intégrer l’amour humain dans une
conception religieuse de l’existence ? Toute conception de l’amour (sexuel ou
passionnel, [p. 21] libertin ou matrimonial), toute attitude de l’homme devant l’amour,
correspond, qu’on le sache ou non, à une attitude spirituelle, la traduit ou la trahit, la
conteste ou l’assume, mais n’existerait pas sans elle. Du même coup, la sexualité9, enfin
reconnue pour autre chose qu’un « bas instinct » ou une simple fonction physiologique, se
trouve qualifiée par l’esprit, requise par l’âme, mise en relation dialectique avec les fins
spirituelles de l’âme. Par l’expérience de l’amour passionnel, l’Isolde de Wagner atteint la
« joie suprême ». Par l’expérience de l’amour dit sexuel, « l’âme inassouvie » de
Baudelaire conçoit « le goût de l’éternel »10. Et dans In vino veritas, l’un des héros
ironiques de Kierkegaard définit l’amour comme le lieu où « la vie spirituelle la plus élevée
s’exprime dans l’antithèse la plus extrême, tandis que la sensualité prétend représenter la
vie spirituelle la plus élevée. »
Le champ nouveau, dont de telles phrases révèlent le réseau de tensions, détermine un
espace intermédiaire entre le corps animal et l’esprit. N’est-ce pas l’âme, au sens des
gnostiques ? C’est en tout cas le milieu où l’érotisme, qui est dépassement lyrique ou
réflexif du sexuel biologique, va pouvoir développer toutes ses virtualités.
Ces vifs plaisirs profonds, anxieux ou tendres, moments de grâce de l’amour humain et
couleurs du langage mystique, procèdent de l’imagination. Ils ne sont, de toute évidence,
pas plus « physiques » que spirituels, bien qu’ils tiennent à ces deux domaines, [p. 22] et
peut-être surtout au second. Ils ne sont pas du monde des corps, qui est substantif, ni du
monde de l’esprit, qui est celui du verbe, mais du monde animé de l’adjectif qui est
qualification de la substance par l’émotion.
Kierkegaard, dans l’Alternative, montre comment le christianisme, en apportant au monde
le « principe positif de l’Esprit », qui exclut le sensuel, a posé du même coup le sensuel
comme « catégorie spirituelle ». (Autrement dit, le christianisme a suscité le problème
sexuel et l’érotisme.) Kierkegaard ne se contente pas de substituer cette bipolarité à la
simple dualité des classiques. Il définit en effet l’érotisme (en termes étonnamment
modernes) comme « une synthèse psycho-sensible ». L’érotisme est donc tout autre chose
qu’un euphémisme désignant les aspects sexuels de l’amour dans le langage pudique et
parfois si pédant du jeune disciple de Hegel. Entre la spontanéité démoniaque du désir,
irrité par l’esprit qui veut l’anéantir, et la spontanéité de l’inclination amoureuse « qui ne
reconnaît comme son égale que la spontanéité religieuse » ; entre les figures contrastées du
Séducteur et du Mari, entre la décision négative et la décision positive du spirituel,
l’érotisme kierkegaardien noue sa problématique absolument nouvelle, « psycho-
sensible », donc incluse dans la sphère animique.
Or, le langage de l’âme n’est autre que le Mythe. Il est donc naturel que Kierkegaard, pour
décrire la catégorie du sensuel pur telle que la pose l’attaque de l’Esprit, et Wagner, pour
décrire la passion pure telle que la transfigure l’élan mystique, aient eu recours aux mythes
extrêmes de l’érotique occidentale : Don Juan, Tristan.
9. Le mot apparaît chez Kierkegaard dès 1843. On le trouvait déjà chez Fourier, mais il
est aussi neuf, à cette époque, qu’énergie nucléaire vers 1939.10. « Hymne », dans Les
Fleurs du mal.
III
Présence des mythes et leurs pouvoirs dans divers ordres
D’où viennent les mythes ? Sont-ils nos inventions, ou nous les leurs ? Gouvernent-ils nos
actes et nos sentiments, ou bien paraissent-ils après coup, comme pour les illustrer et les
qualifier, voire tenter de les rendre exemplaires ? Est-ce encore un problème de la poule et
de l’œuf — qui a commencé ? Ce serait cela si les mythes n’étaient que poésie, c’est-à-dire
invention de réalités qui n’existent vraiment que dans leur expression. Mais la plupart des
mythes agissant dans nos vies ont été exprimés avant nous, s’il est sûr que plusieurs de
ceux qui nous dominent ne seront exprimés que demain. Une longue durée, cependant,
n’est pas l’éternité.
Le même problème se pose d’ailleurs au sujet des complexes et des archétypes dont parlent
Freud, Adler et Jung. Ce ne sont pas des Idées platoniciennes éternellement préexistantes
à l’homme, des lois cosmiques, ni des catégories de l’Esprit ; mais sont-ils aussi vieux que
l’homme et que les circuits de son cerveau, ou bien sont-ils seulement des produits évolués
de la civilisation néolithique, diffusée de l’Euphrate vers les cinq continents à partir du
cinquième millénaire avant notre ère, et dernier ancêtre commun de nos civilisations
vivantes ? Ou encore, des symptômes spécifiques de notre seule culture européenne ?
Il semble à première vue plus facile de répondre dans le cas des mythes, car les dates de
leurs émergences dans la littérature mondiale nous sont connues, [p. 24] et c’est à partir
d’elles qu’ils ont vraiment agi et développé tous leurs pouvoirs contagieux et révélateurs.
Tristan, Faust, Hamlet et Don Juan sont bel et bien les créations imaginaires d’un Béroul,
d’un Marlowe, d’un Shakespeare et d’un Tirso de Molina, dont les coordonnées dans
l’espace et le temps laissent assez peu de marge au doute critique. Et chacun d’eux décrit
l’irruption dramatique d’une force de l’âme dans une société bien datée.
Mais une autre question se pose aussitôt : ces auteurs ont-ils inventé, ou découvert leurs
personnages ? N’ont-ils pas simplement développé les clichés de phénomènes plus anciens,
ou plus généralement humains ? Nous voici ramenés au problème de la genèse historique
des complexes. Une différence, toutefois, me paraît essentielle : les complexes et les
archétypes sont définis comme des structures de l’inconscient, tandis que les mythes
parlent de l’âme. Or si le conscient et l’inconscient sont des notions constamment relatives
au degré d’éveil et de lucidité de l’intellect, il n’en va pas de même des trois constituants
de l’être humain, le corps, l’âme et l’esprit. Si la pensée (qui est doute et certitude) fournit
la preuve de l’esprit, et la sensation celle du corps, la preuve de l’âme est l’émotion. Les
mythes, phénomènes animiques, décrivent des réalités de l’affectivité, que le sentiment
perçoit immédiatement. Et s’ils expriment ces réalités en symboles déroulés dans une durée
lyrique, et non pas en concepts instantanés, entrant ainsi dans le champ de la conscience
sous une sorte de déguisement qui les voile en même temps qu’il les révèle, cela tient
beaucoup moins à quelque répression d’ordre social, moral ou religieux (comme dans le
cas des complexes, selon [p. 25] Freud) qu’à la nature même de l’âme, dont le symbole
lyrique est le langage normal11.
Une chose demeure bien certaine : les mythes qu’on vient de citer, relativement récents
dans leur expression culturelle, sont très largement antérieurs à nos problèmes individuels.
Ils sont là depuis plusieurs siècles, ils nous attendent, préformant les mouvements intimes
de notre sensibilité, ou déroulant devant nous les images simplifiées, ordonnatrices de nos
aventures virtuelles12. Méditer sur les Noms qui leur furent attribués (et qui, à l’instar des
noms des dieux antiques, évoquent certains groupes de puissances), c’est méditer en fait
sur des structures de l’âme qui nous inclinent à la manière des astres, c’est-à-dire sans nous
déterminer : inclinant, non gubernant.
Nous les reconnaissons, à certains stades de notre évolution psychique ou spirituelle, quand
subitement nous nous sentons coïncider avec la forme ou le mouvement de telle œuvre,
poème ou histoire, qui pour la première fois, bien avant nous, les avait découverts ou
inventés, ou qui, tout près de nous, les interprète en termes de conscience « moderne ».
Une émotion particulière — excitation, angoisse ou [p. 26] nostalgie, dont l’excès nous
paraît insolite ou la fascination secrètement familière — nous avertit de leur apparition.
Nous les reconnaissons dans les grands personnages qui leur ont attaché leur nom de fable,
Œdipe ou Prométhée, Tristan, Faust ou Don Juan, mais aussi dans les innombrables
descendants que ces héros ont engendrés au sein des œuvres d’imagination de la littérature
occidentale.
Et nous pouvons enfin les reconnaître à l’œuvre dans la vie de personnes réelles, de
créateurs de l’art et de la pensée, mais aussi d’acteurs de l’histoire dont les biographies
nous sont assez connues. (La biographie d’un être original, fortement personnalisé, étant
souvent sa création la plus totale et continue.) Certains mythes, c’est par eux ou contre eux
que la personne s’est affirmée et reconnue, tout en contribuant à les mieux révéler. Car le
triomphe total du mythe ne laisserait subsister qu’un type, supprimant du même coup
l’individu. Mais ce triomphe n’est pas fatal si l’esprit relève le défi et, malgré l’emprise du
mythe qui tend à l’enfermer dans sa durée lyrique, poursuit l’histoire de la personne, qui
sera celle de sa liberté.
Si nous voulons savoir et voir comment agissent les mythes, en général, il me paraît que
l’étude particulière de l’empire exercé par les mythes de l’amour peut nous y aider le
mieux, et cela pour deux raisons faciles à discerner. La première, c’est que les mythes de
l’amour sont liés à l’expérience individuelle la plus banale et la plus largement répandue
dans notre monde occidental : qui n’a pas été amoureux ou malheureux de l’être pas, ou
tout au moins curieux de savoir s’il l’était ? Le premier venu n’est[p. 27] pas tenté de se
reconnaître dans Faust ou Prométhée, Hamlet ou Don Quichotte, mais n’hésite pas à se
croire Don Juan s’il a le goût de la facilité et du changement ; ou Tristan s’il se sent plus
doué pour le malheur d’amour, ou la fidélité. La seconde raison tient au fait que l’amour
est lié plus que toute autre conduite, impulsion, sentiment ou ambition, à son expression
littéraire ou musicale ou picturale, c’est-à-dire au langage en général, mais sous ses formes
les plus richement dotées de tournures populaires et suggestives, de clichés, de métaphores,
et de symboles convenus. L’amour est à la fois le meilleur conducteur et le meilleur excitant
de l’expression. Semblable en cela (comme par bien d’autres traits) à la guerre des époques
classiques, il existe à partir de sa « déclaration ». Mais il peut naître aussi de sa seule
évocation : d’une lecture, d’une chanson, d’une image ou d’un mot, qui suffisent à
l’induire, ou à fixer son choix. Ainsi, l’action des mythes de l’amour devient lisible, dans
la mesure où elle correspond à l’action même du langage.
Plus tard, une fois reconnues leurs structures dynamiques, nous pourrons retrouver les plus
typiques d’entre elles dans des domaines apparemment indépendants de l’amour et du jeu
des sexes, et qui vont de la pensée spéculative religieuse ou métaphysique, à l’éthique de
l’action sociale ou de l’aventure individuelle. Je vois ainsi Don Juan dans l’allure et le
rythme de la polémique nietzschéenne ; mais aussi dans les alternances d’engagements
passionnés et de retraits ambigus (déception ou besoin de se libérer ?) qui marquent la
carrière d’un certain type nouveau d’aventuriers-penseurs de notre temps. Je vois Tristan
dans la passion intellectuelle de Kierkegaard, [p. 28] dont le « paradoxe absolu » est de
« vouloir sa propre perte » ; mais aussi, comme en filigrane, dans le dessein secret de tant
de romans modernes et dans le destin « fatal » de leur protagoniste — souvent à l’insu de
l’auteur… Et bien d’autres que moi ont su voir, c’est-à-dire prévoir Don Quichotte, dans
la folie grandiose de Christophe Colomb partant pour les Indes du rêve.
Un mot encore, pour ceux qui m’accuseraient de blasphémer — et j’en connais — en
voyant « Tristan » dans ce siècle. S’il est vrai que les mythes nous en apprennent bien
autant sur l’Europe que les statues de dieux animaux ou de Shivas à quatre bras sur la
civilisation de l’Égypte ou de l’Inde anciennes, c’est de la même manière : non par leur
« réalisme » ou leur fidélité aux apparences quotidiennes, mais par leur pouvoir
d’expression du sacré et de l’âme ; non par leur valeur figurée, mais par leur valeur
figurante. Nul Européen n’a jamais été Tristan, ni Don Juan, — et pas plus dans le passé
qu’aujourd’hui ; mais sans ces mythes les Européens ne seraient pas ce qu’ils sont,
n’aimeraient pas comme ils aiment, et leurs passions seraient incompréhensibles : car elles
naissent de leurs rêves et non de leurs doctrines.
11. Il se peut que le rêve emprunte à l’âme son imagerie, ses emblèmes fixés,
comparables aux lames du Tarot, qui sont des mythes figés, extraits de leur durée. Mais
ce n’est pas une raison suffisante pour réduire l’âme à l’inconscient. La musique est de
l’âme, par exemple, et elle n’existe pas avant son expression ; elle n’est pas en réserve
dans l’inconscient.12. Les mythes ne joueraient-ils pas dans l’animique un rôle
comparable à celui des gènes et des génotypes qui conditionnent d’avance la
susceptibilité ou la résistance de l’individu à telle maladie ? Chacun de nous se
trouverait-il ainsi doté dès sa naissance à la vie culturelle, intellectuelle, voire spirituelle,
d’une susceptibilité ou d’une relative immunité à telle conduite amoureuse, à tels choix
affectifs ? Simple hypothèse.
IV
Problèmes de la personne aux prises avec les mythes
Que les mythes de l’amour déterminent largement nos conduites individuelles, les hasards
apparents de nos rencontres, et les choix que nous croyons décider librement — on admet
qu’il serait superflu de le [p. 29]démontrer une fois de plus. Que cette action soit propagée
par la culture, par les œuvres lyriques ou romanesques qui nous « passionnent » (nous
prédisposent à la passion), dans la mesure précise où elles obéissent aux mythes, cependant
que leurs auteurs croyaient s’abandonner à la pleine liberté de leur imagination, —j’en
donnerai plus loin quelques preuves.
Or les mythes, comme les lois, relèvent du générique, tandis que la personne est unique ou
n’est pas. Ils nous conduisent au type, tandis que la personne est le chemin vers un moi-
même sans précédent, seul capable d’un amour neuf. La personne trouve la preuve de sa
vraie liberté dans ses décisions singulières, déterminées non point par des lois génériques,
préexistantes, commune à tous — et dont certes il est sage de tenir compte — mais par un
but qui n’est qu’à elle, en avant d’elle, un but qu’elle réalise en l’approchant, tout en se
réalisant elle-même par cette approche.
Pour la personne aux prises avec les mythes, le problème consistera donc à reconnaître tout
d’abord leur nature et leurs modes d’action, puis à savoir en jouer à ses fins propres, sous
peine de rester leur jouet, « le pantin dont une force inconnue tire les ficelles », dit
Kierkegaard. En d’autres termes, la personne doit tout d’abord apprendre à lire le jeu des
mythes — dans sa vie, dans ses rêves et dans les œuvres qui ne cessent de l’influencer —
puis tenter d’entraîner dans son jeu propre les formes d’énergie dont ils sont conducteurs.
Cette conversion de l’énergie d’Éros se révélera peut-être un jour plus importante, pour
l’avenir de l’humanité, que l’actuelle domestication de l’énergie nucléaire et solaire. Car si
l’une doit permettre [p. 30] d’explorer l’espace cosmique et de subvenir à l’alimentation
des corps, l’autre peut permettre à l’esprit d’explorer les richesses mal connues de l’espace
et du temps animiques, et d’y trouver de quoi nourrir des faims d’une autre espèce, dès
maintenant éveillées.
V
Invasion de l’érotisme au xxe siècle
Chrétiens traditionnels, moralistes laïques, rationalistes libéraux et communistes
orthodoxes s’unissent pour déplorer l’invasion dans nos vies d’une sexualité « obsédante ».
Les affiches dans les rues, les bureaux, les métros, et tout au long des autostrades, les
magazines illustrés et les films, les romans noirs et les albums de nus, les journaux
populaires et les bandes dessinées, les chansons à la mode, les danses et les strip-teases : il
suffit de regarder le décor des journées et des nuits citadines pour vérifier l’omniprésence
de l’appel au désir sexuel. Ce phénomène mille fois décrit n’en demeure pas moins
stupéfiant par sa soudaineté et son ampleur. Il est daté du premier tiers du xxe siècle, et
même si on lui trouvait des parallèles en d’autres temps, ses moyens d’expression, eux,
sont sans précédent. La culture commercialisée, qui est son véhicule principal, le rend sans
doute irréversible, et les cultures totalitaires (ou dirigées), normalement puritaines, seront
bientôt débordées. Au surplus, l’accroissement quantitatif et plus encore qualitatif des
temps de loisir, accroît aussi — comme l’avait dit Baudelaire avec plus de précision que le
proverbe antique sur l’oisiveté mère des vices — les chances pratiques de l’érotisme.
Déplorer le phénomène est donc vain. Il s’agit de [p. 31] comprendre ses causes, et surtout
ce dont il est signe.
Et d’abord, il s’agit de lui donner son vrai nom. C’est l’érotisme qui travaille les sociétés
occidentales, de l’ouest à l’est, et non pas la sexualité proprement dite, instinctive et
procréatrice. Et les moyens de l’érotisme sont la littérature, les « salles obscures », les arts
plastiques (dont la photographie), la musique populaire et la danse13, et même certaines
philosophies plus poétiques que systématiques : milieux par excellence où agissent les
mythes de l’âme14.
C’est donc avec ces mythes, non pas avec l’instinct ou avec « l’éternelle luxure » sans
horizon, que la pensée des spirituels se trouve aux prises et peut entrer en polémique intime.
Ce n’est pas l’immoralité plus ou moins grande de ce siècle qui la concerne, mais bien les
attitudes (religieuses sans le savoir) qui justifient cette immoralité ; enfin, ce sont certaines
notions de l’homme, qu’une élite inconnue de la foule élabore à l’abri de toute sanction
sociale : [p. 32] car c’est là qu’on peut voir apparaître le sens réel du phénomène que j’ai
rappelé, et qui n’est guère en soi que l’écume d’une vague profonde, surgie de l’âme
collective.
Derrière les apparences de la rue, derrière la tolérance déjà presque sans bornes accordée à
ce que l’on appelait naguère pornographie, il y a tout autre chose qu’une réaction contre la
période victorienne, qu’après tout la jeunesse actuelle n’a pas connue dans sa vigueur, et
dont elle n’a guère pu souffrir. Il est vrai qu’une révolution n’éclate jamais qu’après la mort
des vrais tyrans, contre leurs héritiers débiles et qui assurent que ce n’est pas leur faute…
Mais de quoi la morale victorienne est-elle morte ? Sans doute, et tout d’abord, d’avoir eu
peur de l’instinct qu’elle voulait réprimer. Au lieu de justifier ses rigueurs en décrivant
dans sa réalité le danger que la licence sexuelle fait courir à toute société utilitaire et
laborieuse, dont la plus haute valeur n’est pas l’union mystique mais la sobriété spirituelle,
elle a voulu fermer les yeux sur la réalité même du sexe : interdit d’en parler, sauf du haut
de la chaire, et sous le seul nom d’impureté. C’était vider la morale puritaine de sa virtu,
moins religieuse d’ailleurs que civilisatrice.
D’où l’effet de révélation que produisit l’œuvre de Freud, l’impression qu’elle « expliquait
tout », parce qu’elle expliquait certains troubles par cela justement dont nul n’osait parler15.
Brochant sur la [p. 33] mauvaise conscience d’une bourgeoisie qui n’avait plus le courage
de ses partis pris, la vulgarisation de la psychanalyse a beaucoup fait pour dévaloriser les
notions mêmes de répression et de censure. Les abus dénoncés par Freud nous ont rendus
méfiants quant à l’usage des disciplines éducatives élémentaires. Ce n’est plus la licence
qui est l’ennemi, mais le refoulement, générateur de complexes et de névroses. D’où la
tolérance que j’ai dite, et qui effraye tant d’observateurs.
Avant de nous effrayer à notre tour, essayons de bien voir ce qui se passe quand les censures
officielles périclitent. Est-il vrai, comme on nous le répète, que « la sensualité envahit
tout » et que la sexualité défoulée « se déchaîne » ? Bien sûr que non. L’instinct ne dépend
pas des modes, ni la nature de la culture, — du moins pas si directement. Ce qui se trouve
libéré, c’est l’expression, la manière de parler des choses de l’amour, de spéculer à leur
propos ou de les montrer sur l’écran. Ce n’est donc pas le sexe, mais l’érotisme, ni la
sensualité, mais son aveu public, sa projection devant nous, qui soudain nous provoque à
une prise de conscience trop longtemps différée. Mozart est le plus grand interprète de Don
Juan, mais ce n’est pas lui qui a « déchaîné » Casanova : il lui a seulement fait entrevoir,
sur le tard, le sens du « dramma giocoso » de sa carrière de séducteur. Kierkegaard,
Baudelaire et Wagner, en pleine période de censure rationnelle, puritaine et utilitaire, nous
révèlent comme des sismographes les mouvements souterrains de l’âme refoulée. Quant
aux écrivains d’aujourd’hui, grands romanciers, poètes et philosophes que l’on dit
« obsédés par l’érotisme », loin d’être les fauteurs du phénomène dont[p. 34] j’ai rappelé
plus haut les signes évidents, ils agissent à leur tour comme les révélateurs de ce qui se
trouve en jeu et monte à la conscience, derrière ces apparences triviales. Émetteurs de
messages qu’il reste à décoder, ils s’avancent masqués par le scandale qui assure au début
leur succès ; mais ce qu’ils cachent ainsi (volontairement ou non) est peut-être plus
scandaleux que ce qu’ils montrent sans pudeur, — j’entends plus subversif dans l’ordre
spirituel que choquant aux yeux de la morale. Quelques-uns le proclament non sans
solennité. Plusieurs autres l’ignorent, ou refuseraient de l’admettre. (Moi, religieux ? Vous
voulez rire !) Il leur arrive de partager les préjugés de leurs critiques, pour le plaisir de les
violer. Certains des plus sérieux ou révolutionnaires montrent les symptômes d’une
névrose attribuable au refoulement du spirituel. Tandis que d’autres, au contraire,
professent avec passion la foi gnostique : l’Éternel féminin les entraîne, vers un Ciel qui
n’est pas ce qu’un chrétien moyen pense, mais le lieu des vrais spirituels… Quelles que
soient en fin de compte leurs intentions, vaticinées, avouées ou déguisées, quelles que
soient leurs « résistances à l’analyse » ou leurs complaisances banales à ce qui choque,
donc excite à coup sûr — qu’ils exagèrent ou minimisent leur rôle —, ils signifient quelque
chose d’important dans l’évolution de la culture et de l’anthropologie occidentales.
C’est l’éternel débat entre la Gnose ardente et la Sagesse modératrice de l’Église, entre
l’aventure personnelle et l’orthodoxie collective, que vient rénover parmi nous la marée
montante de l’Éros. Et je ne prends pas ici de parti général et sans appel, chacun des termes,
que je viens d’opposer, m’apparaissant [p. 35] valable et nécessaire, cependant que la vérité
est sûrement au-delà d’eux tous, soit dans la résultante de leurs tensions, comme j’incline
à le croire en tant qu’Occidental, soit dans cette vision purifiée dont nous parlent les
Orientaux, et qui ramènerait tout à l’Un sans distinction. Les essais réunis dans ce livre ne
sont pas des mises en jugement de tel penseur particulier ou de telle attitude générale, mais
des recherches sur la nature et les motifs des options caractéristiques d’une personne ou
d’un personnage, et du style qui les définit ; sur la notion de l’homme qu’elles impliquent
et supposent, nolens volens. Prendre conscience de ces motivations dans des cas bien
concrets mais exemplaires, peut aider à mieux prendre son risque, à mieux assumer sa
personne.
13. La grande musique, de Mozart à nos jours, est érotique ; elle annonce les très rares
révolutions et surtout les modes de l’amour. Il est d’autant plus remarquable qu’à partir
du milieu du xxe siècle, la musique expérimentale déserte le domaine de l’animique pour
celui de la physique et du calcul, et devienne une affaire d’ingénieurs philosophes. La
peinture abstraite n’est pas moins puritaine, en apparence, mais on voit mieux comment
elle procède du psychisme : elle décrit une introversion systématique. La
musique était chose de l’âme. Mais si elle devient la chose de spécialistes acharnés à nier
l’âme, — cette luxure nous disent-ils —, on est en devoir de leur demander ce qu’ils
visent : pas un seul ne l’a dit jusqu’ici.14. Les mass médias, ensuite, répandent ces
œuvres, à la rencontre d’un « appel » préexistant, qu’ils contribuent à rendre un peu plus
exigeant, tout en rendant les créateurs moins exigeants, moins sincères et trop adaptés…
Mais inventez, dans le domaine de la culture, il en reste toujours quelque chose. Ainsi le
style des vitrines actuelles procède des grandes expositions surréalistes.15. Marx produit
le même effet illuminant en recourant, pour expliquer l’histoire, à l’autre facteur refoulé :
l’intérêt matériel, le gain, l’argent. N’oublions pas qu’une théorie qui « explique tout »
nous laisse en fait à expliquer chaque phénomène particulier, en tant que tel.
VI
Soulèvement des puissances animiques
Mais la soudaine turbulence de l’Éros, avant de nous poser ces problèmes, est d’abord un
grand fait psychique ; ou tout au moins elle le signale et elle le signe.
Je n’ignore pas le fait démographique, un homme au mètre carré d’ici quatre-cents ans, si
toute l’humanité continue d’obéir à l’instinct de reproduction ; — cette menace peut nous
inciter à séparer de plus en plus le sexuel pur de l’érotique, et peut-être agit-elle déjà sur
l’inconscient des hommes et des femmes d’aujourd’hui ; mais le phénomène qui nous
occupe est antérieur. Je n’ignore pas non plus le fait technique. Je pense que l’habitus
mental qu’il nous impose exagère à tel point la tyrannie de l’horaire, du rendement
mesurable, des disciplines sociales, et [p. 36] d’une manière générale des comportements
rationnels, qu’un soulèvement de l’âme devient inévitable, à titre de compensation :
« L’invasion de nos vies par la technique » provoquerait-elle ce « déchaînement de
l’érotisme » qui tendrait à neutraliser ses effets déshumanisants ? On peut l’imaginer d’une
manière statistique, mais non pas le vérifier dans nos vies personnelles.
Faut-il donc accepter l’hypothèse d’une âme collective qui aurait sa vie à elle, et qui
exercerait sur les hommes un pouvoir comparable à l’action de la Lune sur l’océan et dans
le corps des femmes ? Mais qu’est-ce que l’âme ?
Je ne prends pas le mot dans le sens noble et vague, et encore moins dans le sens religieux
que lui donnent tant de nos expressions courantes, comme « belle âme », ou « salut des
âmes », ou « immortalité de l’âme » (désignant la personne ou l’esprit), mais dans le sens
beaucoup plus précis que conservent des dérivés tels qu’animation, animosité,
animadversion. Le jeu « animé » d’un musicien manifeste par des moyens physiques une
réalité qui n’est ni matérielle ni proprement spirituelle, qui n’est pas celle du corps ni celle
de l’intellect, mais plutôt celle du « cœur », comme on dit, — celle de l’âme.
L’âme est le domaine des impulsions qui outrepassent les exigences de l’instinct et se
heurtent aux décrets du social. Elle est aussi le domaine de ces passions qui déjouent les
« programmes » de vie physiologique enregistrés par nos chaînes de chromosomes,
démentent les prévisions de l’économie et troublent nos systèmes de communications
rationnelles et spirituelles, à la manière des explosions solaires. Trop longtemps négligées
ou niées par la [p. 37] pensée occidentale, qui ne prenait au sérieux que l’esprit et le corps,
les forces animiques sont en pleine offensive au xxesiècle. Leurs premières manifestations
sont naturellement anarchiques, névrotiques ou pathologiques : la nappe profonde projette
d’abord des boues. Révolutions et délires collectifs, au plan politique et social ; décri des
lois et conventions dans tous les ordres, maladies mentales, racisme, vogue immense des
superstitions et de la magie des charlatans, voilà la boue. La vague de l’érotisme vient
ensuite, encore trouble et tumultueuse. Si les digues ont sauté, c’est qu’elles étaient trop
faibles, pour une poussée nouvelle soudain trop forte. Il s’agit d’inventer maintenant un
nouveau système de canaux pour transformer l’inondation en irrigation vivifiante.
C’est l’amour qui est remis en question — tout l’amour : sexuel ou passionnel, normal ou
aberrant, matrimonial ou spirituel. « L’amour est à réinventer », disait Rimbaud. Cette
espèce-là de révolution psychique n’a qu’un précédent dans l’histoire de la culture
occidentale : il se situe de la manière la plus précise au xiie siècle.
Depuis la fin de l’Empire romain, on n’avait plus écrit de poèmes d’amour ni de traités de
mystique originaux. La vie sexuelle semblait réduite à l’obscure animalité. Le mariage ne
posait que des problèmes d’héritages et de consanguinité souvent invraisemblables,
justifiant des divorces causés par l’intérêt mais jamais par le sentiment. Et subitement voici
les troubadours et l’invention du désir sublimé, saint Bernard de Clairvaux et la mystique
d’amour, Héloïse et la passion vécue, Tristan et la passion rêvée, le culte de la Dame et le
culte de la Vierge, les hérésies gnostiques ravivées et le cynisme libertin [p. 38] naissant, le
célibat des prêtres et les « Lois d’Amour », bref, le lyrisme, l’érotisme et la mystique
déchaînés sur l’Europe entière, et parlant une même langue nouvelle, rénovant d’un seul
coup pour des siècles la musique et la poésie, le roman, la piété, et les mœurs. Tout cela se
passait dans les élites cultivées, — les jongleurs et prédicateurs étant les seuls « moyens de
diffusion » permettant de toucher les peuples. Cette première grande révolution de
l’Amour, si soudaine dans son explosion, fut lente à propager ses effets bouleversants dans
les mœurs de la masse inculte et dans les habitudes de pensée. Le travail de décantation,
d’adaptation psychologique et de remise en ordre morale et spirituelle devait prendre des
siècles, et n’est pas terminé.
Car la révolution que nous sommes en train de vivre renouvelle en partie celle du xiie siècle,
submerge quelques-unes de ses conquêtes, mais surtout la déborde largement. Elle éclate
dans une société beaucoup moins cloisonnée et protégée, et où toute pulsation enregistrable
est instantanément propagée. L’imprimé bon marché, le film et la radio ne laissent plus de
délais ni d’angles morts. Les effets atteignent nos sens avant que les causes aient émergé
à nos consciences. D’où le scandale, et c’est peu dire — d’où l’angoisse et la mauvaise
conscience qui caractérisent à la fois ceux qui expriment la révolution et ceux qui en
subissent les effets.
Prenez un Européen cultivé — homme ou femme — formé par la morale bourgeoise,
d’ailleurs croyant ou non, plus ou moins respectueux de la science et du progrès, donc
normal et moyen selon les standards du siècle ; confrontez-le avec les œuvres, apparues
depuis cinquante ans, de Freud et des écoles [p. 39] qui en dérivent, de Proust et de Joyce,
de D. H. Lawrence et de Jean Genêt, d’André Breton et de Robert Musil, d’Henry Miller
et de Lawrence Durell, pour ne citer que très peu de noms des plus connus ; sans oublier la
fameuse « Histoire d’O », les essais de George Bataille et de P. Klossowski pour les initiés ;
les romans policiers de l’école « noire » et les films de la Nouvelle Vague internationale,
pour le grand public. Que verra dans tout cela, de prime abord, le témoin normal et moyen ?
La libido partout à l’œuvre, la névrose prise pour thème normal, la négation de l’innocence,
même enfantine ; la pariade primitive, ou, au contraire, la passion la plus insolite, exaltées
comme étant la vraie pureté ; le sadisme et le masochisme, l’homosexualité et l’inceste ; et
toutes les formes d’exhibitionnisme et de raffinements pervers qui attendent encore leur
nom ; bref, la luxure, anxieuse ou complaisante, sophistiquée ou commerciale, non
seulement étudiée, mais justifiée ! Comment notre homme distinguerait-il, dans tout cela,
autre chose qu’une immense dépravation, qu’un manque de tenue mais aussi de légèreté,
de vraie tendresse mais de « saine gauloiserie » ? Et comment pourrait-il y voir ce
« soulèvement de l’âme », ce retour d’âme, dont certains esprits aberrants osent parler ?
Lui dira-t-on qu’il y a bien autre chose que la pédérastie dans Proust, l’inceste dans Musil,
la luxure dans Miller, ou le simple coït dans l’amour ? Il voit d’abord ce qui le choque, qui
est aussi ce qui le tente. Devant « l’indiscipline des mœurs » et la « pornographie » qui en
serait la cause, il se sent indigné et inquiet. S’il est sérieux, s’il voit plus loin, cela peut
aller jusqu’à l’angoisse.
Or ces dispositions se trouvent être les mêmes que celles des auteurs érotiques, quoique ces
derniers [p. 40] aient des motifs inverses d’être indignés, inquiets ou angoissés. Les deux
camps se rendent bien leur mépris, et chacun refuse de tolérer fût-ce un instant, par simple
hypothèse de dialogue, les bonnes raisons que peut invoquer l’autre.
C’est à partir de là que j’essaie de réfléchir, d’élucider l’amour tel qu’on l’écrit de mon
temps.
VII
Parenthèse sur le sens des mots
À la clé de cette Introduction, j’aurais aimé pouvoir inscrire un signe d’objectivité,
annonçant qu’ici l’on décrit, avant de juger. Qu’il reste donc bien entendu que, dans ces
pages liminaires et dans les essais qui les suivent, je n’utilise jamais les termes de morale
bourgeoise et de puritanisme comme des injures, ni comme des épithètes nécessairement
dépréciatives. En revanche, le terme d’érotisme ne définit pour moi ni le bien ni le mal,
mais un phénomène passionnant par excellence, dont j’essaie, avant de l’évaluer, de mieux
voir ce qu’il est, d’où il vient, où il va.
J’entends bien que la littérature contemporaine méprise les puritains et les tient pour des
fous, à la fois ridicules et dangereux. Mais je n’oublie pas que sans la discipline sexuelle
que les tendances dites puritaines ont su nous imposer dès les débuts de l’Europe, il n’y
aurait rien de plus dans notre civilisation que dans celles des nations qu’on dit sous-
développées, et sans doute moins : il n’y aurait pas le travail, l’effort organisé, ni la
technique qui ont fait le monde actuel. Il n’y aurait pas non plus le problème de l’érotisme !
Les auteurs érotiques l’oublient [p. 41] très naïvement, tout à leur passion poétique ou
moraliste retournée, qui leur cache trop souvent les « faits de la vie » — comme l’anglais
nomme les faits sexuels —, et leurs multiples liens avec l’économie, la société et la culture.
En revanche, sans l’érotisme et les libertés qu’il suppose, notre culture vaudrait-elle mieux
que celle qu’un Staline, qu’un Mao, ont tenté d’imposer par décrets ? Elle serait strictement
adaptée à la production matérielle, à la procréation socialisée. Et cela, nos puritains
l’oublient non moins souvent.
Je pose donc un problème au plus haut point concret, et que l’angoisse compréhensible des
Occidentaux d’aujourd’hui conduit en général à trancher brutalement avant de l’avoir
considéré.
VIII
Pour une mythanalyse de la culture
La littérature érotique embrasse plus de réalités psychologiques que la morale bourgeoise
ne voulait en connaître, et que le puritanisme n’en tolère. Or ces réalités, quoi qu’on en
juge, sont au moins aussi quotidiennes et obsédantes que les réalités économiques, qui
d’ailleurs en dépendent dans une certaine mesure, comme le confort dépend de notre
psychologie.
Une fois reconnues, elles nous posent des problèmes qu’on ne résoudra plus en les niant.
Les découvertes de l’analyse des profondeurs, l’affaiblissement des tabous sexuels,
l’accroissement du confort et des loisirs, le birth control, les mass médias, tout agit dans le
même sens, irréversible. Je vois bien qu’en remettant en question l’ensemble des rapports
personnels [p. 42] et sociaux, éthiques et spirituels, qui constituent l’amour, la littérature
érotique réagit à des phénomènes qu’elle n’a pas provoqués, qui la dépassent, mais dont
elle tente de formuler et d’illustrer les exigences encore désordonnées. Et je vois bien que
du désordre inévitable résultant d’une évolution aussi rapide, on ne pourra sortir qu’en
avant, et non point par des retours aux disciplines d’antan. Mais comment ordonner tout
d’abord la recherche et la réflexion ?
Je me suis proposé deux méthodes d’analyse, dont on trouvera dans cet ouvrage quelques
applications nouvelles, ou renouvelées :
1° Rechercher les correspondances religieuses et philosophiques des attitudes décrites ou
prônées par la littérature actuelle traitant de l’amour ; et voir comment ces attitudes
s’ordonnent ou non à certaines conceptions fondamentales de l’homme définies par les
grandes religions, par leurs métaphysiques, et par leurs hérésies.
L’Amour et l’Occident illustrait cette approche, partant d’un raisonnement dont je rappelle
le schéma : l’érotisme commence où l’émotion sexuelle devient, au-delà de sa fin
procréatrice, une fin en soi ou un moyen de l’âme ; — or les croyances gnostiques et
manichéennes ne décrient pas le plaisir sexuel, et ne découragent pas la passion, bien au
contraire, mais seulement la procréation, par laquelle un ange de plus est enfermé dans un
corps vil ; — l’érotisme, véritable invention du xiie siècle, a donc toutes chances de
correspondre à des attitudes religieuses manichéennes et gnostiques, et les jugements que
l’on peut porter sur lui traduisent une prise de position spirituelle pour ou contre ces
attitudes, qu’on le sache ou non ; et mieux vaut le savoir.
[p. 43] Il s’agit, on le voit, d’expliciter des motifs religieux généralement refoulés, ou tout
simplement ignorés. Méthode exactement inverse de celle de Freud, mais qui lui est par là
même comparable.
2° Apprendre à lire en filigrane le jeu des mythes, dans les troubles complexités et les
intrigues apparemment insanes de l’érotique contemporaine.
Entre les sciences du corps et de l’esprit, entre la biologie et la théologie, au-delà des
nécessités de l’espèce, mais en deçà du Bien et du Mal, sans lois ni dogmes, mais non sans
symboles gouvernant notre vie émotive, la mythologie mène son jeu, — qui est jeu de
l’âme.
Grandes formes simples et ordonnatrices, symboles actifs et véhicules des puissances
animiques d’Éros, les mythes peuvent nous servir de guides dans la Comédie infernale,
purgative ou sublime de nos désirs, de nos passions, de notre amour. Quand nous ignorons
leur nature, ils nous gouvernent sans pitié et nous égarent. Mais les identifier, connaître
leur langage et les tours et détours dont ils sont coutumiers peut nous permettre de trouver
le fil rouge des trames où nous sommes engagés, et de nous orienter dans la forêt obscure
de nos phantasmes, vers l’issue de lumière et notre vrai Désir.
Je propose une mythanalyse, qui puisse être appliquée non seulement aux personnes, mais
aux personnages de l’art, et à certaines formules de vie ; l’objectif immédiat d’une telle
méthode étant d’élucider les motifs de nos choix et leurs implications trop souvent
inconscientes, spirituelles autant que sociales.
Nous arriverons alors, en connaissance de cause, devant le vrai problème éthique et
religieux, celui qui demande une décision ou un pari : faut-il croire [p. 44] que la liberté ne
puisse être conquise que par le détachement de nos liens avec la chair, avec le monde, et
avec notre moi distinct ? Ou bien faut-il plutôt ordonner ces relations au But suprême, qui
suscite en nous la personne ?
Nous sommes au monde comme n’étant pas du monde, mais plutôt comme étant destinés
à le transformer sans relâche (d’où la technique) pour d’autres tâches qui nous dépassent
et en même temps nous réalisent. J’en déduis que notre vocation est bel et bien d’aller
ailleurs, mais avec tout ce que nous sommes ; et qu’elle est moins d’ascèse que de
transmutation ; et qu’elle n’est pas de fuite mais de prise de conscience, de prise de
possession de nous-mêmes et des choses, au nom d’un sens qui nous soit propre et
singulier, et par lequel nous atteindrons l’universel.
Nier les mythes et leur empire serait néfaste. Tenter de leur échapper en les taxant d’erreur
— théologique ou rationnelle — est une entreprise illusoire. Il s’agit de comprendre et
sentir leurs pouvoirs, puis de les traiter de la manière dont il convient à l’homme de traiter
la Nature : on ne saurait lui commander qu’en obéissant d’abord à ses lois et structures.
Quand nous connaîtrons mieux les mythes qui nous tentent, d’où ils viennent et vers quoi
leur logique nous conduit, peut-être serons-nous un peu mieux en mesure de courir notre
risque personnel, d’assumer notre amour et d’aller vers nous-mêmes. Peut-être serons-nous
un peu plus libres.
Don Juan
Lorsqu’il paraît brillant d’or et de soie, dressé sur ses ergots de grand ténor, l’on est tenté
de ne voir en lui que le feu naturel du désir, une espèce d’animalité véhémente, et comme
innocente… Mais jamais la Nature n’a rien produit de pareil.
Vous sentez bien qu’il y a du démoniaque dans son cas, une sorte de polémique anxieuse,
de méchanceté et de défi : la main tendue au Commandeur, dans le dernier acte de Mozart.
Non, ce n’est pas l’animal, mais l’homme, et non d’avant, mais d’après la morale. Point de
Don Juan ni chez les « bons sauvages » ni chez les « primitifs » qu’on nous décrit. Don
Juan suppose une société encombrée de règles précises dont elle rêve moins de se délivrer
que d’abuser.
Dans le vertige de l’anarchie où il se plaît, ce grand seigneur n’oublie jamais son rang. Son
naturel, c’est le mépris ; rien n’est plus loin de la nature. Voyez comme il se sert des
femmes : incapable de les posséder, il les viole d’abord moralement pour s’imposer à
l’animal ; et aussitôt prises les rejette, comme si c’était le fait du crime plus encore que le
plaisir qu’il cherchait. Polémiste perpétuel, il se trouve entièrement déterminé par le bon
et le juste — contre eux. Si les lois de la morale n’existaient pas, il les inventerait pour les
violer. Et c’est cela qui nous [p. 103] fait pressentir la nature spirituelle de son secret, si
bien masqué par le prétexte de l’instinct. Aux sommets de l’esprit révolté, on verra
Nietzsche, cent ans plus tard, renouveler ce défi mortel.
Mais quoi ! faut-il aller si haut ? La recherche « toute naturelle » de l’intensité du désir ne
peut-elle expliquer à elle seule cette inconstance forcenée ? Alors Don Juan serait l’homme
de la première rencontre, de la plus excitante victoire ? « La nouveauté est le tyran de notre
âme », écrit le vieux Casanova. Mais déjà ce n’est plus l’homme de plaisir qui parle ainsi.
La volupté du vrai sensuel commence au-delà de ces moments que Don Juan fuit à peine
atteints.
Faudra-t-il se résoudre à soumettre le cas aux docteurs indiscrets de l’école viennoise ? Le
beau sujet ! Ils ne l’ont pas manqué. Pour eux aussi, Don Juan serait le contraire de ce que
l’on croit, il souffrirait d’une anxiété secrète déjà voisine de l’impuissance. Et il est vrai
que celui qui cède à cet attrait superficiel que presque toutes les jolies femmes peuvent
exercer sur presque tous les hommes, n’évoque pas une idée de santé. Mais dans cette furie
insolente, dans cette jactance batailleuse et joyeuse, comment ne voir que faiblesse et
défaut ?
Ira-t-on peut-être plus loin, à des critères spirituels ? Don Juan serait par exemple le type
de l’homme qui n’atteint pas au plan de la personne où pourrait se manifester ce qu’il y a
d’unique dans un être. Pourquoi ne peut-il désirer que la nouveauté dans la femme ? Et
pourquoi désire-t-on du nouveau, du nouveau à tout prix, quel qu’il soit ? Celui qui
cherche, c’est qu’il n’a pas ; mais peut-être aussi qu’il n’est pas ? Celui qui a, vit de sa
possession [p. 104] et ne l’abandonne pas pour l’incertain, — entendez : s’il possède
vraiment. Don Juan serait l’homme qui ne peut pas aimer, parce qu’aimer c’est d’abord
choisir, et pour choisir il faudrait être, et il n’est pas. Mais le contraire n’est pas moins
vraisemblable : Don Juan cherchant partout son idéal, son « type » de beauté féminine
(souvenir inconscient de la mère) — trop vite séduit par la plus fugitive ressemblance,
toujours déçu par la réalité dès qu’il l’approche, et déjà s’élançant vers d’autres apparences,
de plus en plus angoissé et cruel… S’il le trouvait, ce « type » de femme rêvé ! J’imagine
cette métamorphose. On le voit interrompre sa course, changer soudain de contenance,
baisser la tête, s’assombrir, comme saisi d’une timidité, et fasciné pour la première fois par
la révélation d’amour, se muer en l’image de Tristan.
Mais il ne trouvera pas. Il est Don Juan parce qu’on sait qu’il ne peut pas trouver, soit
impuissance à se fixer, soit impuissance à se déprendre d’une image à lui-même secrète.
Et de là vient sa puissance apparente, sa furia, son rythme dionysiaque…
Or si le don-juanisme est une passion de l’esprit, et non pas comme nous aimions le croire
une exultation de l’instinct, tout porte à supposer que cette passion n’est pas toujours liée
au sexe. Et même il faut se demander si la sensualité, précisément, ne serait pas le domaine
où Don Juan se révèle le moins dangereux. (Appelons ici danger ce qui peut compromettre
un certain équilibre social que les mœurs ont pour but de maintenir, cet équilibre étant
d’ailleurs bon ou mauvais.) C’est que le désir de nouveauté et de changement perpétuel,
dès que l’esprit [p. 105]insatiable l’excite, devient une menace pour la vie. En dérivant cette
passion vers le plaisir, la société se trouve lui ménager des satisfactions qui l’épuisent, sans
que l’ordre des choses ait à souffrir d’une dépense improductive.
Certes Don Juan est un tricheur, et même il ne vit que de cela (La banque de pharaon était
la grande ressource financière de Casanova : symbole dont il nous donne maintes fois la
clé). Mais une tricherie constante est moins dangereuse que les faiblesses subites d’un
honnête homme. On est en garde, et l’on connaît le système, entièrement relatif aux règles
du jeu. Imaginons un don-juanisme plus secret, une table de pharaon où l’on met sur les
cartes des « valeurs » invisibles au lieu d’espèces sonnantes. Alors la tricherie cesse d’être
une habileté vulgaire et profitable. Elle peut devenir l’acte héroïque d’une loyauté sans
scrupules, toutefois considérée comme criminelle du fait qu’elle institue un nouvel ordre,
par décret de rigueur subversive.
Nietzsche s’est dressé face au siècle. Et l’adversaire qu’il s’est choisi, c’est l’esprit de
lourdeur, notre poids naturel, notre faculté naturelle de retombement dans la coutume.
L’immoraliste est, comme le moraliste, un ennemi vigilant de l’instinct : car s’il le glorifie,
c’est par esprit de polémique, c’est qu’il veut forcer la nature autrement qu’on ne l’a fait
jusqu’à lui.
Il va de défi en défi, excité puis exaspéré par le silence ou les lâchetés de l’adversaire. Les
idées se retournent au caprice de l’esprit : il n’y a plus de vérité qui tienne. Les hommes se
rendent ou tombent dans le doute à la première séduction d’une
hypothèse [p. 106] scientifique. Il n’y a plus de foi qui affirme et qui maintienne en vertu
de l’absurde. Ah ! comme on se lasse de gagner à tout coup pour peu qu’on ait l’envie de
nier des règles que personne n’ose plus dire inviolables ! Qui donc se ferait tuer pour une
vertu dont on ne sait plus quelle est la fin ? Et toutes ces vérités qu’ils respectaient, voyez
comme elles ont vite cédé ! Il faudra donc s’en prendre à Dieu et à son Fils. Déjà « le Dieu
moral est réfuté ». Que va dire l’Autre ? C’est dans la vie du Don Juan des vérités, l’heure
de l’invitation au Commandeur ! Or Dieu se tait. Il ne relève pas le défi. Nietzsche attend
dans la nuit désertique des hauteurs. Une aube vient. C’est encore l’aube de la terre.
Personne n’a parlé. Dieu est mort !
De chaque idée, de chaque croyance, de chaque valeur, Nietzsche a voulu violer le secret ;
et leur défaite rapide les rend toutes méprisables après la première possession. Pourquoi
s’attarderait-il ? Elles n’étaient excitantes pour l’esprit que par la fausse vertu qu’on leur
prêtait. Mais aussitôt qu’elles ont trahi leur commune vulgarité, le triomphe perd toute
saveur. Il faut détruire maintenant les valeurs neuves qu’on avait inventées pour la lutte. Il
faut rejeter avec dégoût ce que l’on désirait de toute sa fougue ; et se rire des suiveurs, des
successeurs, de ces disciples enhardis par le triomphe ardent d’un autre, et qui déjà croient
pouvoir abuser de ses victimes.
Mille et trois vérités se sont rendues, et pas une seule n’a su le retenir.
Qu’importent les « contradictions » ! Ce n’est pas pour bâtir un système qu’il réfute,
dénonce et détruit, c’est pour la joie du viol intellectuel. Comme Don Juan l’image de la
Mère, Nietzsche poursuit l’image [p. 107]obscure, et à lui-même infiniment secrète, d’une
Vérité qui ne se rendrait point, mais qui le posséderait à tout jamais, digne enfin de sa vraie
passion ! Il traque sans relâche tout ce qui bouge, tout ce qui s’arrête, tout ce qui fait mine
de résister… Voluptés brèves — le temps d’un aphorisme — fulgurations toujours
décevantes : ce n’est pas elle qu’il vient de posséder… Ô haine de leurs vérités faibles ! La
Vérité est morte ! Revivra-t-elle ?
Car si ce Dieu est mort, à tout jamais, il n’y a plus d’amour possible. Il faut inventer un
amour qui permette au moins de haïr tout ce qui passe, tout ce qui cède, toute l’impudeur
et la lourdeur du monde.
C’est au point de fureur dionysiaque où la joie de détruire devient douleur, et dans
l’angoisse d’une puissance anéantie par son succès, que Nietzsche a rencontré soudain la
fascinante idée du Retour éternel. Devant le roc de Sils-Maria on le voit interrompre sa
course, changer de contenance, et pour la première fois baisser la tête et adorer. Tout
reviendra éternellement à cette minute, à cet instant ! L’Éternité, c’est le retour des temps ;
et non plus la victoire sur le temps… Mais dans le temps, disait-il, Dieu est mort. Si Dieu
est mort, c’est donc qu’il a vécu ? Dieu revivra éternellement ! Ainsi Nietzsche devient le
Tristan d’un Destin qu’il ne peut posséder que par l’amour éternellement lointain.
Don Juan tricheur, aime sans amour. S’il gagne, c’est en violant la vérité des êtres.
Nietzsche pose des valeurs qui détruisent les règles anciennes, mais qui ne valent que par
ces règles et dans la mesure où l’on sent qu’elles les violent. Pour peu qu’il les impose,
elles perdent leur sens, puisque le système [p. 108] qui les mesurait n’existe plus. Par-delà
le bien et le mal, par-delà toutes les règles du jeu, il faut qu’une passion se révèle ; ou la
mort ou la vie éternelle. Il faut donc que Don Juan disparaisse (car Don Juan ne gagnait
qu’en trichant, et s’il n’y a plus de règles, on ne peut plus tricher).
Voici peut-être la clé du mystère : c’est qu’en respectant toutes les règles, nous ne
pourrons jamais que perdre. Alors : ou bien nous serons condamnés, ou bien nous
recevrons notre grâce. Mais Nietzsche et Don Juan doutent de leur grâce. Les voici donc
contraints de gagner dans le temps de leur vie — d’où la tricherie ; ou bien il leur faut nier
la fin des temps, le règlement final, le jugement dernier — d’où l’idée du retour éternel.
Comme je parlais de ces choses à une amie : « J’ai connu, me dit-elle, un homme marié
avec lequel ayant été coquette en vain, il me dit en me quittant : Je vous ajoute à ma liste
des mille e tre. C’étaient les femmes qu’il n’avait pas eues par fidélité à la sienne. »
Où est la tricherie ? Dans le défi, installé au cœur de la règle ?
L’amour même
I
Les quatre couleurs de l’amour
(Schéma philosophique abstrait, orné d’une illustration.)
L’amour étant l’initiateur de tout ce qui existe, on appellera néant l’absence d’amour. Les
degrés d’existence de l’amour sont ceux de la création à l’œuvre, sans laquelle le néant ne
serait pas conçu, ni l’être.
L’amour divin, venant de Dieu, retourne à Dieu, posant en son point de réflexion et de
résonance dans la créature, un moi nouveau qui transcende l’ancien parce qu’il le totalise
et l’ordonne à l’esprit. (Cette action d’ordonnance, d’orientation de soi dans l’axe
d’efficacité majeure, est la prière. Prier n’est pas demander mais s’orienter, de manière à
recevoir et à réaliser.)
Le moi posé, quelle est la voie de l’amour en l’homme ? L’expérience méditée — et que
j’espère banale (au sens propre), dans sa forme du moins — me suggère quatre états que
l’on peut distinguer par leur ordre d’apparition. Ils se mêleront et combineront dans
l’homme achevé.
[p. 247] 1. La vision intuitive. — Cette forme de l’amour est l’acte de l’esprit ; et elle est
connaissance active en même temps que reconnaissance. Elle naît et se développe quand
je découvre en moi, mais devine aussitôt dans l’autre, la personne. L’amour lui-même, qui
m’a créé sujet, tend à discerner dans autrui le sujet qui pourra lui répondre. Son regard tend
à susciter ce qui peut être aimé parce qu’aimant à son tour. Cette action du regard quand
elle est confirmée par l’interaction des personnes que l’amour met en résonance, est
la philia, l’amitié spirituelle. Elle est agent de différenciation par excellence, du fait qu’elle
voit — ou cherche à voir, ou sollicite — dans les individus leur vraie personne ; la vocation
qui les distingue absolument ; la nouveauté — fût-elle imperceptible ; l’irremplaçable que
chaque être humain, s’il y est appelé, peut devenir. Le désir du regard intuitif est appel,
donc attente agissante d’une réponse, et, par suite, de l’échange qui est l’action de l’amour.
Quand ce désir et ce besoin d’agir sur l’autre excèdent la conscience de soi-même et le
respect de sa propre personne en tant que vocation unique, cet amour du prochain peut
changer de signe, et du coup sa fonction s’inverse : il se mue en impérialisme, et devient
donc agent d’uniformisation, tout d’abord dans l’échange de personne à personne, comme
l’amitié, l’éducation et le mariage, mais bientôt dans le domaine collectif, la société, la
politique, l’Église. À la limite, il devient haine ou crime, comme l’ont montré tant de
persécutions religieuses ou philosophiques pour le bien de l’âme de ceux qu’on massacrait,
et comme nous le montre aujourd’hui la « vertu » des États totalitaires. Celui qui[p. 248] ne
s’aime pas lui-même ne vaut rien pour aimer les autres. Nul, en effet, ne peut aimer autrui
s’il se méprise ou se renie, c’est-à-dire s’il méprise ou nie la personne qu’il peut devenir,
au lieu de chercher à mieux connaître et dominer ce qui, dans sa nature déterminée,
l’empêche d’aimer. Nul ne peut distinguer le bien d’autrui s’il n’a su distinguer d’abord
son propre bien. Qui s’aime mal, comme l’égoïste, ne peut que mal aimer les autres et
penser que « l’enfer c’est les autres » : c’est qu’il se croit inacceptable et se voudrait
(inconsciemment) anéanti. Nul ne voit la personne chez autrui s’il ne l’a vue d’abord en
soi : or, aimer c’est vouloir que la personne unique s’édifie dans l’individu. Cette règle d’or
est la norme morale, par excellence, en tout domaine, aussi bien dans celui de l’érotique
que dans l’éducation, l’amitié et le mariage.
Au point d’équilibre idéal entre la retenue qui naît de l’amour de soi et l’élan vers le moi
d’autrui, l’amour du prochain constitue le modèle créateur de toute communauté, et l’image
organisatrice d’une biologie de l’humanité en tant que celle-ci forme un tout. L’amour
d’autrui comme de soi-même pouvant seul assurer la santé et régler le métabolisme du
grand corps.
2. L’émotion, ou l’Éros. — Cette seconde forme de l’amour procède de l’âme. Elle est
moins sélective que le regard intuitif, puisqu’elle ne va pas vers l’unique, mais plus
limitative aussi, en ce sens qu’aussitôt qu’elle existe et tant que dure sa plénitude, elle
exclut de sa réalité tout ce qui n’est ni l’objet ni le sujet de l’émotion : à ces deux se réduit
pour elle l’univers. Dans sa genèse, elle correspond, [p. 249] quel que soit l’âge, à l’état de
première adolescence, quand l’amour « point le cœur », oppresse le souffle, brûle en rêve,
et reste loin d’imaginer la possession. (C’est un aspect de l’amour courtois, non le plus
spécifique, ni le plus insolite). Mais s’il précède le désir, dit physique, je crois bien que
l’amour émotif animique n’apparaît guère sans que l’ait éveillé un premier regard de
l’intuition. Les très jeunes gens l’ignorent encore ; la plupart des adultes ont cessé de le
sentir ; mais un homme qui se connaît bien et les femmes surtout savent cela : une certaine
perception instantanée du secret singulier de l’autre — et surtout s’il paraît lui-même
l’ignorer — est la condition nécessaire de l’émotion vraiment envahissante. Dans ce
domaine de l’âme intermédiaire entre le spirituel et le sensuel, les risques d’erreur sont plus
grands, parce que l’émotion la plus vive peut très bien se suffire en soi. L’intuition qui se
trompe n’est rien, le désir non comblé n’est pas une sensation, mais l’émotion trouve en
elle-même et dans la seule intensité, sa preuve et son accomplissement ; même si l’objet
aimé ne « justifie » pas l’amour, si on l’a mal vu, si on l’imagine autre qu’il n’est, ou si
l’on ne fait que projeter sur lui l’image du soi que l’on aime et qui le cache. Philia devine,
attend l’échange, le vrai dialogue ; Éros élit, s’émeut, et « le reste est silence ». Au degré
de la passion, l’âme va se détacher du spirituel et du sensuel, pour le plaisir et la douleur
de mieux brûler. L’amour-passion oriente le moi vers un objet qu’il veut unique, infiniment
différencié de tous les autres, et dans lequel s’investissent bientôt toute la présence et toute
la valeur peu à peu retirées aux autres existences. « Écarte les choses, ô amant ! » Jusqu’au
point où l’Élue, devenant le monde [p. 250] — « On est seul avec tout ce que l’on aime » —
l’amour confond le moi et son objet, et enfin « Seul je suis, moi, le Monde ! » À cette limite
de l’extrême différence actualisée, tout ce qui avait été refoulé, écarté et virtualisé dans la
nuit de l’indifférencié, d’un seul coup submerge l’amant : il s’abîme dans le « flot
houleux » et dans la « tourmente du Monde » — sa mort d’amour, sa « Joie suprême128. »
3. Le plaisir sexuel. — Cette troisième forme de l’amour est dite physique, encore que nous
sachions très bien que le sexe est lié comme nulle autre fonction à la volonté de l’intellect,
à l’âme et à l’imaginaire ; et qu’en tant qu’il ne serait qu’un instinct animal, il n’aurait rien
à voir avec l’amour. Les animaux ne font pas l’amour, mais subissent la sexualité quand
vient sontemps. Les confusions de notre langage courant semblent parfois assimiler
l’amour au sexe, mais elles proviennent d’une contamination en sens inverse : si la
sexualité peut signifier l’amour, c’est parce qu’elle est, chez l’homme, autre chose que
l’instinct. Dans la mesure où, sans perdre l’instinct, elle s’ordonne à des fins nouvelles qui
ne sont plus celles de l’espèce mais de la personne, la sexualité mérite ce nom d’amour que
lui donne l’Occident moderne, — quoi qu’en pense la morale moyenne (très rarement
codifiée, longuement invétérée) qui forme le climat des milieux bien-pensants dans le
peuple et la bourgeoisie, catholiques, protestants ou laïques.
Cette morale tient le sexe pour mauvais en principe. [p. 251] Comme elle sent qu’une telle
attitude est plus hérétique que chrétienne, ou plus religieuse que rationnelle et
« scientifique », elle se garde de la déclarer, mais trahit constamment son intime conviction
par des jugements et des indignations qui ressemblent à s’y méprendre à des réflexes
conditionnés. Voici un test : à la lecture des phrases suivantes, comment allez-vous réagir ?
Celui qui voit, qui comprend, qui désire le Soi, qui joue avec le Soi, qui fait l’amour
au Soi, qui atteint son plaisir dans le Soi, devient son propre maître et se meut à sa
fantaisie parmi les mondes. Mais celui qui pense autrement reste dépendant. Il
demeure dans les sphères périssables et ne peut en sortir quand il veut. (Chandogya
upanishad, 7, 25.)
Pensez-vous que la comparaison qui est faite ici entre l’acte de la connaissance religieuse
et l’acte de l’union sexuelle, rabaisse le spirituel ou élève l’érotique ? (J’entends bien :
élève l’érotique au niveau de signification où l’homme spirituel doit atteindre
avec l’ensemble de ses facultés.)
La sexualité en elle-même ne me paraît pas indifférente pour l’esprit. Mais elle n’est ni
mauvaise ni bonne : en tant que fonction, je la verrais moralement neutre. Et cependant,
dès qu’elle accède à la liberté de l’érotisme (qui transcende la fonction naturelle et vitale)
elle devient justiciable à la fois de la morale et de l’esprit, comme tout autre élément
impliqué dans la synthèse de la personne. Deux déviations morales, symétriques, la tentent
dès lors en permanence :
a) La sexualité condamnée. Ceux qui ont peur de leur [p. 252] sexualité et qui ne voient
qu’ignominie dans l’érotisme, expulsent de leur propre personne (et de celle d’autrui s’ils
le peuvent !) cette troisième forme de l’amour. Ils la condamnent ainsi à rester
indifférenciée, inculte, non intégrée donc impure, non propre au moi, donc sale. Ils
en font une force mauvaise, obscure et menaçante, aliénée de la personne : or ce sont là les
caractères et la genèse d’un démon. Ils verront ce démon apparaître partout, passant le bout
de l’oreille entre ces lignes, par exemple ; et certains semblent bien être allés jusqu’à le
matérialiser, si l’on en croit les récits de vies d’anachorètes.
À leur intention, je me répète. « Faire l’amour » peut-être : aimer son prochain ou lui faire
du mal tout en se diminuant et déformant soi-même ; peut-être : étreindre au hasard un
corps sans rencontrer personne, aveuglément, comme dans la nuit ; peut donc être : amour,
égoïsme, bienfait ou crime, libération ou servitude, ou simplement erreur de part et d’autre,
accident ridicule mais sans suites. Ce n’est en soi ni bien ni mal. Seul, le degré d’amour
réel (personnifiant, lié à la personne) peut qualifier l’acte sexuel. Et je ne vois pas d’autre
critère qui tienne, ou ne soit réductible à celui-là.
b) La sexualité séparée. Dès qu’il est dissocié de l’amour d’intuition et de l’amour de
sentiment, qui le précèdent et le situent dans l’amour vrai, le désir sensuel tend aussitôt à
redescendre au plan de l’instinct. Mais alors que le désir animal est simplement déterminé
par le renouvellement de l’espèce, le désir sensuel-érotique est devenu force libre,
autonome, et qui agit désormais contre l’amour en tant que force d’individuation. Don Juan
ne choisit [p. 253] pas, il désire toutes les femmes, et ce désir fait, de chacune, la femme en
tant que sexe en général. (Au contraire, l’amour de Tristan faisait d’une seule, élue, la
Femme unique.) Cette forme du désir part de l’amour mais en direction du néant : elle
accroît l’indifférencié, elle accroît l’entropie du monde. À l’extrême, que le Mythe
symbolise avec une grande simplicité dans l’opéra, Don Juan n’est plus qu’un corps, qu’on
nous montre mangeant, buvant et célébrant les femmes. L’esprit entièrement refoulé
(virtualisé) se voit donc provoqué au plus violent retour : et c’est l’apparition du
Commandeur. Le contact de ce Double d’antimatière anéantit le corps physique. (La main
saisie, l’éclair, la trappe.)
4. L’énergie cosmique. — La dernière forme de l’amour n’est atteinte que par la pensée,
mais à travers le monde des sensations, lorsque au-delà des corps à notre échelle, au-delà
du domaine de l’individuation, au-delà même de la matière que l’on dit brute, mais encore
tangible et sensible, elle découvre et mesure l’énergie et le mystère de l’attraction
universelle. Et il est beau que l’aventure de l’intellect, descendant des clartés instantanées
de l’esprit intuitif au clair-obscur de l’âme, à l’obscur de la chair, à l’opaque de la matière
et au noir absolu de l’espace électronique, débouche enfin sur des lueurs nouvelles qui sont
peut-être celles qu’entrevoyaient les sages de l’Inde et de la Grèce, et que Dante dit avoir
contemplées au prix de sa vue « consumée » :
… mais déjà mon désir et ma volonté étaient mus — comme une roue tournant
d’une manière uniforme — par l’Amour qui meut aussi le soleil et les autres étoiles.
[p. 254] La forme de pensée qui se révèle ici transcende la recherche moderne d’une
formule du champ unitaire. Elle implique l’équation plus générale encore qui embrasserait
à la fois le phénomène humain, les lois cosmiques, et l’amour créateur. Théorie de l’amour
unifiant, c’est autant dire de l’Amour même.
La science actuelle, guidée par l’intuition d’Einstein, conçoit déjà la possibilité d’une
explication unifiée des phénomènes gravitationnels et magnétiques, mais elle admet que
l’affectif demeure pour elle le plus impénétrable des mystères. Il est capital qu’elle
l’admette. Ce qui était écarté depuis des siècles, renvoyé au chapitre des magies puériles,
redevient l’objet fascinant des spéculations créatrices. Déjà, les grandes « écoles » de
mathématiciens, de physiciens et d’astronomes, reconnaissent qu’elles diffèrent
essentiellement par leurs options métaphysiques. Ainsi l’extrême de l’amour cognitif, de
la passion de savoir, d’inventer le savoir et d’y soumettre la pensée, poussé jusqu’au dernier
degré de l’abstraction et de l’audace logique, semble en voie de rejoindre en perspective
l’extrême de l’amour intuitif : la vue mystique.
Une illustration. — Tout le monde connaît les cartes à jouer, au moins de vue, mais presque
personne ne les voit. Presque personne ne prend la peine ou le plaisir d’en déchiffrer
l’idéogramme. C’est trop sérieux pour les joueurs, et pour les sérieux ce n’est qu’un jeu.
Pourtant, si l’on regarde un moment, mais sans jouer, les « couleurs » du jeu de cartes
ordinaire, on ne tardera pas à découvrir qu’elles correspondent trait pour trait aux quatre
amours que nous venons d’identifier. (Et si l’on remonte aux tarots, on verra qu’il ne s’agit
pas d’un hasard ou d’une fantaisie, comme l’ont montré les belles études de l’indianiste
Heinrich Zimmer).
[p. 255] Les quatre amours
Pique ♠ La forme indique le nombre 1.
Elle suggère : pénétrer, traverser, voler d’un trait, blesser, tuer, féconder.
Correspond à l’Esprit et à l’intuition (Amour spirituel, regard intuitif, philia, Agapè).
Tempérament : mystique, innovateur, secourable, détaché, rapide, désintéressé,
autoritaire.
Déviations typiques : impérialisme et sadisme, ou à l’inverse, ascétisme et goût de
l’autosacrifice ; vers l’autre : crime ; vers soi : suicide.
Conception de l’amour : un roi de pique dira que « l’Amour n’est pas un sentiment,
mais la situation totale de celui qui aime, orienté vers la vérité. »
Preuve de validité de cet amour : le regard juste.
Cœur ♥ La forme indique le nombre 2.
Elle suggère : palpiter, contracter-dilater, être vulnérable ou blessé, transpercé par
une pique (« Une épée te transpercera l’âme », dit Siméon à Marie).
Correspond à l’Âme et au sentiment (Amour-passion, tendresse, Éros).
Tempérament : émotif-dépressif, oblatif-envahissant, réceptif-imaginatif,
nostalgique-enthousiaste.
Déviations typiques : Masochisme. (Seul celui qui a une âme, et le sait, a lieu d’être
masochiste et de s’en réjouir.) Goût de la mort à deux. Paranoïa.
Conception de l’amour : « La beauté fait pleurer les meilleures larmes ». — Tristan.
Preuve : sentir intensément.
Trèfle ♣ La forme indique le nombre 3.
Elle suggère : pousser, enlacer, s’épanouir dans les trois dimensions (esprit, âme,
chair) sans perdre l’instinct, s’attacher, se flétrir.
[p. 256]Correspond au Corps et à la sensation. (« Toute chair est comme l’herbe. »
Amour de la chair pour ce qui la transcende et l’anime, car la poussée vient d’en bas,
mais l’éclosion et l’épanouissement dépendent de la lumière reçue, de l’air et de la
rosée.)
Tempérament : sensuel-impulsif-curieux ; prédateur-exclusif-fabricateur (d’objets,
non de concepts.)
Déviations typiques : Don Juan. Aberrations de l’instinct. Naturisme mystique. (C’est
l’utopie magique, quelquefois réalisée, du trèfle à quatre : transformer la tige de
l’instinct en quatrième feuille).
Conception de l’amour : la gourmandise. « Ce qui est vrai, ce qui est beau, c’est ce qui
m’est bon. »
Preuve :toucher, étreindre.
Carreau ♦ La forme indique le nombre 4.
Elle suggère : définir, délimiter (le carré), mais aussi pénétrer partout, dans tous les
sens (angles aiguisés, rappelant que ce carré fut d’abord un carreau d’arbalète, une
flèche à quatre pans) ; contredire et mettre en parallèle, opposer pour équilibrer.
Correspond à l’Intellect, à la pensée (Amour du juste et passion de la découverte).
Tempérament : exclusif, bâtisseur, critique, prudent (« se garder à carreau ») ;
abstracteur, classique, impudent, inventif (de structures et de concepts).
Déviations typiques : Schizophrénie. Goût du viol. Impuissance sexuelle par méfiance
de l’âme. (L’Intellectuel, au mauvais sens, est celui qui est coupé de l’âme, ou ne sait
qu’en faire et la nie.)
Conception de l’amour : l’équilibre exigeant l’échange, le maintien de chacun dans ses
justes limites.
Preuve : comprendre (ou au contraire accepter comme un fait ce qui résiste à toute
critique).
[p. 257] Note. On aura reconnu au passage les quatre fonctions fondamentales de C. G.
Jung : pensée, sensation, intuition, sentiment, bien que placées ici dans une succession
différente, traduisant la logique particulière et l’ontogenèse de l’amour. Ces quatre
fonctions coexistent dans la vie de tout homme normal, mais l’une, en général, est
dominante, plus fortement actualisée ; par là même, elle potentialise dans l’inconscient la
fonction la plus différente d’elle-même. Les couples d’opposés décrits par Jung : intuition-
sensation (signes noirs du jeu de cartes) et sentiment-pensée (signes rouges) se retrouvent
dans mon schéma.
Je me suis limité aux interprétations touchant l’amour, celles qui peuvent illustrer les pages
précédentes. Je n’ai considéré que les as. Il y a bien d’autres choses dans les figures des
cartes.
[p. 258]
II
Entre le vide et le royaume
Que toute la matière du cosmos, rassemblée, puisse tenir dans un dé ; que sur cette petite
Terre suspendue dans le vide, nous marchions sur du vide et vers le vide, n’étant nous-
mêmes que furtifs agrégats d’infimes tourbillons statistiques ; que tout soit vide en vérité
de science, dans les dimensions de l’Univers (millions d’années-lumière dans l’espace,
milliards d’années terrestres dans le temps), et qu’au fond du réel calculé soit le Vide
— mais que, scintillements d’une seconde dans l’histoire de ce grain, notre Terre, des
civilisations passées nous apparaissent grandes et majestueuses ; bien plus, qu’au détour
d’un sentier suivi dans la forêt d’avril nous attende une révélation du bonheur pur ; qu’il
ait suffi de l’inflexion d’une voix pour que cette rencontre, demain, soit soudain le point
de la vie ; qu’il y ait tels moments où nous sommes convaincus que « tout » dépend d’une
décision à prendre ; qu’un monde coloré, déployé, dense et stable s’étende autour de nous
qui allons dans sa durée ; — qu’il y ait donc tout cela mais le vide, tout cela dans le vide et
composé de vide, compénétré et imprégné de vacuité, ce vertige accompagne en silence la
pensée des hommes d’aujourd’hui et leur action.
Le miracle est qu’il y ait des formes ! Qu’il y ait de la consistance, des paysages, des
visages, une Nature, autour de nous, qui apparaît désormais grâce et don, miraculeuse ; et
que la Vacuité ait pu donner naissance à la plénitude des corps, que la [p. 259] lumière soit
devenue vision, l’énergie sentiment, la structure mythe, et la gravitation désir.
Ce qui trouble d’abord et enfin scandalise l’esprit du mystique oriental, c’est cela justement
qui fait ma joie, et c’est le passage du tourbillon de billions d’agrégats divisibles au désir
d’un corps animé, d’une forme unique, libérée pour un peu de temps de cette transparence
incolore qui est la malédiction originelle, l’enfer cosmique.
L’incarnation présente est notre grâce. Elle seule crée du même coup la couleur, le toucher,
la vue lointaine et la musique, la souple résistance de la chair, et le désir qui ne s’arrêtera
plus dans sa lancée vers un au-delà de plénitude, vers le Plérome.
Car cette Nature qui nous paraît miraculeuse n’est encore qu’un mirage reflété sur le Vide,
si elle n’est pas une parabole de l’éternel. Ces formes demeurent allusives, ces corps
souffrent et meurent, ces sentiments s’égarent, ce désir exige un Ailleurs où la possession
soit entière.
Certes, la science nous donne, dès maintenant, des « ailleurs » dont les siècles derniers
croyaient avoir banni jusqu’à la possibilité : elle les calcule exactement. Que sont-ils pour
notre désir ? Ce Vide qui baigne tout ? L’antimatière ? D’autres mondes parallèles, qui
seraient le nôtre en creux ? Mais nous voulons l’au-delà, et non pas le contraire de nos
angoisses et de nos joies, l’au-delà qui transforme et non pas un reflet !
Un poète mineur et parfait de ce temps l’a découvert un jour, non sans stupeur :
Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là.129
[p. 260] Qu’entendait-il ? Qu’avait-il vu ? Quel autre monde ? Et pourquoi n’y en aurait-il
qu’un ?
Il y a le monde du Vide, l’autre monde de la science : il est là, parmi nous et tout autour de
nous, ici et maintenant, et nous ne le voyons pas, quoique étant assurés de sa présence
instante. Il n’est pas nous.
Mais il y a en nous le Royaume ! Le Royaume « qui n’est pas de ce monde », et qui
pourtant est « au-dedans de nous », car il est plus nous-mêmes que nous, parce qu’il est en
chacun de ceux qui le reçoivent « le Fils de Dieu », la part céleste, le répondant de l’Ange
qui sera « notre effigie » au cercle de feu qu’a vu Dante. Et par quelle parabole le
représenterons-nous ? « Il est semblable à un grain de sénevé, la plus petite de toutes les
semences qui sont sur la terre, mais lorsqu’il a été semé, il monte… et pousse de grandes
branches, en sorte que les oiseaux du ciel (les anges) peuvent habiter sous son ombre130 »
Il n’est pas dans l’espace et le temps, qui étendent le Vide aux dimensions de l’univers ; il
n’est pas loin d’ici ou d’à présent, du monde des formes, qui est la Nature, la Parabole
— mais ici, maintenant, et en toi-même. Le Royaume du ciel est un point, le point d’éternité
posé dans toi, la semence du Plérome à venir, quand « la figure de ce monde passera », et
que l’invisible sera vu. Quand tu le sais, l’amour commence, l’amour a déjà commencé,
car c’est lui qui le sait dans toi.
À la question fondamentale que pose le vide : Pourquoi pas rien ? — si la pensée ne trouve
pas de réponse, elle se rend au vide et s’annule. Ce qui[p. 261] peut la retenir au bord du
rien, c’est l’intuition directe de l’amour.
C’est à cause de l’amour qu’il y a quelque chose, que le vide s’anime et se différencie, qu’il
y a des forces qui s’attirent et se repoussent, donc se composent ; qu’il y a par suite forme
et mouvement, proche et lointain dans l’espace et le temps, monde et personne, désir,
souffrance et joie. Et nous pouvons aimer ces formes parce que l’amour les a formées :
nous le reconnaissons en elles, comme il les appelait en nous.
L’amour seul explique tout, et l’être-en-soi n’est qu’un mot désignant l’inconcevable : ce
qui serait sans l’amour, « ce qui est » moins l’amour par qui seul il y a quelque chose.
L’amour seul peut donc dire : je suis. Sans l’amour, il n’y aurait pas même le vide. L’amour
a créé le vide en déployant l’attrait, que l’on nomme énergie ou désir, selon l’ordre
physique ou animique. Et cela seul donne un sens à tout : au vide cosmique où danse tel
brouillard d’électrons empruntés à droite et à gauche et qui tout d’un coup peut dire moi,
peut dire toi quand il voit le moi dans l’autre ; peut dire : je suis ; mais aussi à ce coin de
sentier perdu dans la forêt d’avril, petit monde complexe et fortuit, terre et pierres, herbe
humide, ciel clair entre les branches, aubépines, profondeur des bois, ici, nulle part, et
pourquoi l’ai-je aimé ? Pourquoi pas rien ? Parce que ce coin de sentier m’a fait un signe
et fut un signe à cet instant pour moi, existant dans ma re-connaissance, et que tout signe
ou sens manifeste l’amour ; et rien d’autre n’importe en vérité : rien d’autre au monde ne
m’appelle.
J’ai pu douter de l’être, et du devenir, et de toutes nos idées sur « Dieu », je n’ai jamais
douté de l’amour [p. 262] même. J’ai pu douter jusqu’au vertige de presque toutes les
vérités de la morale et de la culture occidentales, — avant d’en retrouver quelques-unes
mieux comprises, au retour d’un Orient de l’esprit. J’ai douté de la plupart des vérités
successivement démontrées par nos sciences ; et je ne cesse de douter de notre image du
monde, du vide et des distances inconcevables calculées à partir de nos formes. (Je pressens
trop de raccourcis, et qu’on trouvera !) Mais je crois bien n’avoir jamais douté de tout cela,
qu’en vertu et au nom de l’Amour. Il est la grâce indubitable. Je n’ai pas d’autre foi
certaine, d’autre espérance, et je ne vois pas de sens hors d’elle, ni d’autres raisons de
douter, je veux dire : de chercher jusqu’au bout ce qu’un jour nous pourrons aimer de tout
notre être enfin réalisé, dans le Tout enfin contemplé. Quand l’Amour sera tout en tous,
lors du renouvellement de toutes les choses.
FIN
128. Les citations sont de saint Jean de la Croix, Novalis, et Wagner
(dans Tristan).129. Paul Éluard.130. Marc, 4, 32.
Annexe I
L’amour selon les évangiles
Je disais dans mon introduction que les préceptes évangéliques sur l’amour, le mariage et
la sexualité tiennent en peu de pages. Les voici.
Amour divin
Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique… (Luc, III, 16).
Le Père m’aime parce que je donne ma vie (Luc, X, 17).
Comme le Père m’a aimé, je vous ai aussi aimés… Il n’y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ses amis… Je vous ai appelés amis parce que je vous ai fait connaître
tout ce que j’ai appris de mon Père. (Jean, XV, 9, 13, 15.)
Celui qui garde mes commandements, c’est celui qui m’aime ; et celui qui m’aime sera
aimé de mon Père, je l’aimerai et je me ferai connaître de lui. (Jean, XV, 15).
Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la sauvera pour la vie
éternelle (Jean, XII, 25).
Jésus sachant son heure venue de passer de ce monde au Père, et ayant aimé les siens qui
étaient dans le monde, mit le comble à son amour pour eux. (Suit le récit du lavement des
pieds des disciples.) (Jean, XIII, 1).
Enfin, ce passage capital de l’Épître de Jean I, 4, 7-21 :
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres ; car l’amour est de Dieu, et quiconque aime
est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est
amour.
[p. 266] … Et cet amour consiste non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce
qu’il nous a aimés le premier… Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer
les uns les autres.
Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en
nous.
L’amour parfait bannit la crainte.
Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur ; car celui qui
n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ?
Amour du prochain
Je vous donne ce commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous
ai aimés (Jean, XIII, 34-35).
L’un des pharisiens, docteur de la Loi, lui fit cette question : quel est le plus grand
commandement ? Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur,
de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement.
Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De
ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes (Matt., XXII, 35-40).
Et qui est mon prochain ? (demande un autre docteur de la Loi). Réponse de Jésus :
Celui qui a secouru le blessé trouvé au bord du chemin, celui qui a « exercé la
miséricorde envers lui » (Luc, X, 29-37).
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais
moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour
ceux qui vous maltraitent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux
(Matt., V, 43).
L’amour du prochain est spirituel, totalement étranger aux attachements naturels, aux
liens de la chair :
[p. 267] Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? (Matt., V,
46).
Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi
(Matt., X, 37).
Quelqu’un lui dit : Ta mère et tes frères sont dehors et demandent à te parler : Jésus
répondit : Qui est ma mère et qui sont mes frères ? Puis étendant la main sur ses disciples,
il dit : Voici ma mère et mes frères (Matt., XII, 46-50).
Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses
frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 26).
Mariage, adultère, divorce
Les pharisiens l’abordèrent, et dirent, pour l’éprouver : Est-il permis à un homme de
répudier sa femme pour un motif quelconque ? Il répondit : N’avez-vous pas lu que le
Créateur, au commencement, fit l’homme et la femme et qu’il dit : C’est pourquoi l’homme
quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule
chair ? Ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme donc ne
sépare pas ce que Dieu a joint (Matt., XIX, 3-6).
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi je vous dis
que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle
dans son cœur (Matt., V, 27).
On amène devant Jésus une femme surprise en flagrant délit d’adultère. Faut-il la lapider ?
Qu’en pense-il ?
Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. Comme ils continuaient à
l’interroger, il se releva et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché jette, le premier,
la pierre contre elle.
Jésus se remet à écrire sur la terre. Tous s’en vont. Resté seul avec la femme :
[p. 268] Personne ne t’a-t-il condamnée ? Elle répondit : Non, Seigneur. Et Jésus lui dit : Je
ne te condamne pas non plus ; va, et ne pèche plus (Jean, VIII, 3-11).
Il a été dit (par Moïse) : Que celui qui répudie sa femme lui donne une lettre de divorce.
Mais moi je vous dis que celui qui répudie sa femme, sauf pour cause d’infidélité, l’expose
à devenir adultère, et que celui qui épouse une femme répudiée commet un adultère (Matt.,
V, 31).
Sexualité et vie spirituelle
Une femme a eu sept maris. À la résurrection, duquel sera-t-elle la femme ?
demandent à Jésus les sadducéens.
Jésus leur répondit : les enfants de ce siècle prennent des femmes et des maris, mais ceux
qui seront trouvés dignes d’avoir part au siècle à venir et à la résurrection des morts ne
prendront ni femmes ni maris. Car ils ne pourront plus mourir, parce qu’ils seront
semblables aux anges, et qu’ils seront fils de Dieu, étant fils de la Résurrection (Luc, XX,
34-36).
Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme à l’égard de la femme
(interdiction de divorcer, sauf pour cause d’infidélité), il n’est pas avantageux de se marier.
Il leur répondit : Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela est
donné. Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont
devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume
des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne (Matt., XIX, 10-12).
Une « femme pécheresse », dit le récit, vient voir Jésus qui est à la table d’un pharisien.
Elle pleure, essuie les pieds de Jésus de ses cheveux, les baise et les oint de parfum. Le
pharisien se dit en lui-même : Si cet homme était un prophète, il connaîtrait de quelle
espèce est la femme qui le touche et que c’est une pécheresse. Jésus lui dit :
[p. 269] Ses nombreux péchés ont été pardonnés, car elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui
on pardonne peu aime peu… Et Jésus dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée, va en paix »
(Luc, VII, 36-50).
« Car elle a beaucoup aimé » signifie donc, dans le contexte : elle a montré beaucoup
d’amour pour moi, parce qu’elle se sentait pardonnée et qu’elle a cru à mon pardon.
Jésus, fatigué, s’arrête au bord d’un puits. Une femme de Samarie survient. S’engage un
entretien, en termes paraboliques, sur l’eau du puits et l’eau de la vie éternelle. La
Samaritaine comprend. Jésus lui dit : « — Tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant
n’est point ton mari. — Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es prophète. » Et c’est à
elle que Jésus dit alors cette phrase capitale :
Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité (Jean, IV,
24).
Ces textes représentent l’essentiel, et presque la totalité, des déclarations de l’Évangile sur
l’amour. Je n’ai omis, je crois, que les développements de Jean sur l’amour divin (aux
chapitres 14, 15 et 17) et les répétitions, dans les deux autres évangiles synoptiques, des
passages cités de l’un des trois.
Quelques observations :
1. Tous les textes cités, dans le contexte général des évangiles, doivent être interprétés « en
esprit et en vérité » : on n’y trouve pas un seul jugement purement éthique, mais tout se
réfère au Royaume spirituel, dont la « petite semence » est posée dans « ce siècle », dans
le monde apparent où nous vivons.
2. Jésus n’a jamais parlé de sa naissance virginale. Pas une seule fois. Mais constamment,
de sa filiation céleste, aussi promise à ceux qui aiment, « car quiconque aime est né de
Dieu. »
3. Le passage sur les « eunuques… à cause du Royaume » [p. 270] ne cesserait d’être
mystérieux que s’il était interprété en termes « charnels », comme le fit Origène.
4. Jésus donne quelques-unes de ses révélations les plus profondes à des « gens de
mauvaise vie » (dont plusieurs femmes), que les doctes lui reprochent de fréquenter de
préférence ; or ce sont les « hommes de mœurs impures » que saint Paul ordonne à ses
disciples non seulement de « ne pas fréquenter », mais de « livrer à Satan. »
5. Saint Paul écrit que « les impudiques n’entreront pas dans le royaume ». Mais Jésus dit
cela des « riches ». L’Occident n’a retenu que la phrase de saint Paul.
6. Le péché signifie de nos jours, pour le chrétien moyen (si l’on ose dire) essentiellement
l’immoralité, non pas le manque de sens du spirituel ; et le premier exemple d’immoralité
qui vienne à l’esprit du chrétien moyen, c’est la contravention aux « lois » de la vie
sexuelle. On voit donc où le bât nous blesse, en Occident.
7. En regard des déclarations constantes de Jésus sur l’amour spirituel, seul décisif, et de
ses rares jugements (autant de pardons, d’ailleurs) sur l’amour sexuel « irrégulier »,
contrastant avec sa sévérité envers les autres « attachements » de la chair, tels que les liens
familiaux, voici dans l’Évangile une « omission » qui doit faire réfléchir puritains et
ascètes : lorsque le diable tente Jésus qui a jeûné quarante jours dans le désert, il le tente
par la faim (transforme ces pierres en pains), par la magie (jette-toi dans le vide du haut du
Temple et les anges te porteront), et par la puissance (je te donnerai tous les royaumes du
monde). Mais non point par cela qui, pour tous les ascètes et puritains, figure la tentation
par excellence.
Annexe II
Misère et grandeur de saint Paul
Du point de vue de la psychologie du xxe siècle, la morale sexuelle de saint Paul semble
conditionnée par une névrose, sans doute liée à cette « écharde dans la chair » dont il se
plaint souvent mais en termes obscurs. Haine du corps et du sexe, méfiance profonde à
l’égard de la femme, besoin constant de s’humilier (« moi, l’avorton ») mais aussitôt de
justifier et d’exalter son rôle (« j’ai donc sujet de me glorifier ») : ces comportements sont
classiques en psychiatrie. Les raisons qu’il invoque contre la femme relèvent d’une logique
consternante131, si elles ne comportent pas un sens ésotérique qui nous échappe. Une bonne
moitié de ses épîtres consiste en imprécations contre les « impudiques » et contre les « faux
docteurs ». (Le ton est le même dans les deux cas, l’assimilation de l’impudicité et de
l’impudence spirituelle est évidente). Celui qui vient de lire les évangiles et qui aborde
l’Épître aux Romains se sent tomber de la prière dans l’éloquence [p. 272] polémique, de
l’exposé souverain de la vérité en acte (et heureux seront ceux qui La croient) dans
l’objurgation pathétique, tandis que l’indignation morale et les règlements de comptes
théologiques alternent leurs motifs, entrecoupés d’appels au secours (« Qui me délivrera
de ce corps de mort ? » ou de « ce corps d’humiliation ») et de rares hymnes de victoire et
d’action de grâces, brefs et sublimes dans leur élan.
Mais du point de vue de l’histoire, tout change. C’est que Paul se battait pour fonder une
Église, pour imposer une doctrine de l’homme, et pour épurer sans relâche ses petits
groupes de militants locaux, convertis de la première heure, mal ressuyés de leur éducation
hellénistique ou judaïque, et tentés par la gnose naissante. Les hommes étant ce qu’ils sont,
lâches et vulgaires, facilement entraînés « à tout vent de doctrine », et toujours prêts à
retourner aux coutumes de leurs pères ou de leur tribu « comme le chien à son
vomissement », le puritanisme agressif et l’orthodoxie ombrageuse sont des nécessités
indiscutables de l’action révolutionnaire et missionnaire, sous tous les deux et de tous les
temps. Juger saint Paul à la manière dont un critique littéraire ou un psychanalyste
jugeraient un grand penseur de notre époque, serait d’un naïf et ridicule anachronisme.
Mais accepter « comme parole d’Évangile » pour tous les temps, à tout jamais, sans nulle
critique, des préceptes, attitudes et jugements moraux évidemment dictés par les
circonstances, par la passion d’un chef réaliste, par une névrose peut-être assez commune
et par une foi presque unique, n’est-ce pas commettre une erreur spirituelle ? N’est-ce pas
entretenir, sous le nom de religion, des règlements de mœurs « toujours bons pour la
masse », et sans doute défendables, voire nécessaires, mais tels qu’on les présente, sans
valeur spirituelle ?
En posant cette question, je n’entends pas un instant proposer une nouvelle échelle de
valeurs, subordonnant la Vérité aux contingences de l’histoire, voire aux aléas de [p. 273] la
culture. Je propose au contraire que l’on cesse de confondre avec la vérité de l’Esprit le
puritanisme et la misogynie de l’Apôtre, qui me paraissent dépendre en premier lieu de
contingences tout historiques et personnelles. Je propose d’appliquer à la morale
paulinienne la critique qu’il recommandait lui-même d’appliquer aux morales ritualistes et
magiques de son temps. Il nommait cela : « discerner les esprits ». Et il disait aussi qu’il
tenait du Seigneur que « rien n’est impur en soi, et qu’une chose n’est impure que pour
celui qui la croit telle » (Rom., XII, 14). « Tout est permis, mais tout n’édifie pas »…
131. Cf. I Corinthiens, II, 4-16. La femme doit se voiler la tête ou sinon, « c’est comme si
elle était rasée… L’homme ne doit pas se couvrir la tête, puisqu’il est l’image de la gloire
de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. En effet, l’homme n’a pas été tiré
de la femme, mais la femme de l’homme… C’est pourquoi la femme, à cause des anges,
doit avoir sur la tête une marque de l’autorité dont elle dépend ». C’est une honte pour
l’homme de porter de longs cheveux, mais une gloire pour la femme, « parce que la
chevelure lui a été donnée comme voile ». Et qui nous enseigne ces grandes vérités ? La
Nature ! (v. 15). Comme s’il sentait la faiblesse de l’argument, surtout venant de la part
d’un furieux contempteur de la Nature, Paul conclut : « Si quelqu’un se plaît à contester,
nous n’avons pas cette habitude… ».
Annexe III
Post-scriptum
I
Une querelle de famille
Dans sa Jeunesse d’André Gide, Jean Delay cite une lettre inédite qu’adressait le fameux
économiste Charles Gide à son neveu André, le futur prix Nobel. André venait d’avouer à
son oncle qu’il avait eu, à 25 ans et pour la première fois, des « relations sexuelles » avec
une Ouled-Naïl. Charles Gide écrit le 20 janvier 1895 :
Tu as besoin de revenir aux vérités élémentaires de la morale que vos spéculations
philosophiques et littéraires ont complètement obscurcies chez vous. Tu aimes
beaucoup, dans André Walter du moins, à citer l’Évangile. Or, l’Évangile dit : « Les
impudiques n’entreront point dans le Royaume de Dieu ». Voilà qui est simple et
clair. J’entends bien que ton explication tend à établir que, dans les circonstances
particulières où il a été fait, cet acte était moral, presque religieux… mais ce sont là
de misérables sophismes. En admettant qu’il ne t’ait pas laissé de souvenir
voluptueux, il t’aura laissé d’obscènes images : c’est l’un ou l’autre. Avec ce
raisonnement-là, d’ailleurs, ce n’est pas seulement l’acte sexuel, mais les vices
contre nature qui pourraient aussi bien être recherchés et expérimentés dans un
esprit de curiosité scientifique ou d’éducation morale… Dans tout pays, coucher
avec une femme sans l’aimer est le dernier degré de l’avilissement qu’on puisse lui
infliger… Mais en voilà assez. « What is done, cannot be undone », dit Lady
Macbeth [p. 275] en parlant aussi d’une tache que rien ne pouvait effacer.
Or, en couchant avec la jolie Mériem, fille de joie, Gide avait justement essayé de
normaliser ses goûts sexuels. Et l’on sait que l’arrivée à Biskra (un peu trop tôt) et la
malencontreuse intervention de sa mère mirent un terme à cette tentative. En jugeant André
au nom de sa morale puritaine, la mère le rejetait aux « vices contre nature », et en
condamnant « l’impudique » au nom de l’Évangile et du Royaume de Dieu, l’oncle le
rejetait à l’incroyance.
André Gide jugea la lettre de son oncle « admirable ». Elle le condamnait certes, mais avec
quelle virtú paternelle — qui jouait d’ailleurs dans le sens d’un complexe d’Œdipe jamais
élucidé ou éliminé. On peut penser aussi que la sévérité de l’oncle à l’occasion d’une
aventure féminine ne pouvait pas déplaire à l’homosexuel que Gide venait de découvrir en
lui-même. Il ne trouva rien à répondre.
Pourtant, il connaissait son Évangile, sur ce point l’oncle Charles avait raison. Que n’a-t-il
répondu à cet oncle en lui citant d’autres versets non moins « simples et clairs » :
— « Heureux les pauvres, car le Royaume de Dieu est à eux » et : « Il est plus facile à un
chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de
Dieu. »
Charles Gide était économiste. L’économie s’occupe de nos richesses, production et
répartition. Admettons que « l’impudicité » selon l’Évangile ne concerne rien d’autre que
les relations sexuelles (ce dont je doute fort). Or l’Évangile, selon la version de l’oncle, dit
que l’impudique n’entre pas au Royaume, mais il dit aussi, et surtout, que le riche ne peut
pas y entrer. Celui qui s’occupe d’érotisme et celui qui s’occupe d’économie seraient donc
sur le même plan, s’agissant du salut ?
Sophisme ! s’écrient les bourgeois. C’est qu’ils ont deux poids et deux mesures. D’une part
la chose est claire, de [p. 276] l’autre il faut, nuancer. Je demande pourquoi. Je propose
que dans les deux cas, on essaie d’évaluer, d’interpréter d’ordonner les moyens à la fin
spirituelle.
André Gide, connaissant les Écritures, eût aussi pu répondre à l’Oncle Charles que le texte
si « simple et clair » qu’il invoquait, n’existe pas dans l’Évangile. On le trouve au contraire
dans saint Paul (I Corinthiens 6, 10 et 11) : « Ne vous y trompez pas : ni les impudiques,
ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les
cupides, ni les ivrognes, ni les outrageux, ni les ravisseurs, n’hériteront le Royaume de
Dieu. » Les impudiques sont cités en premier, les voleurs viennent ensuite, et les riches
sont omis. Cette hiérarchie n’a rien d’évangélique.
II
« Croissez et multipliez »
Vu sous l’aspect physiologique, l’érotisme est l’usage de la sexualité pour d’autres fins que
la procréation. Les Églises le condamnent — entre autres attendus — au nom du
commandement donné aux Juifs de croître et de multiplier. C’est aussi l’argument que l’on
opposa aux cathares et aux manichéens professant des doctrines ascétiques : ils voulaient
l’extinction du genre humain. Mais au fait, qui prétendait cela ? Des moines, eux-mêmes
voués à l’abstinence, à l’époque où le pape Grégoire venait d’imposer le célibat à tous les
prêtres séculiers.
Parce qu’il fut dit aux Hébreux d’il y a trois millénaires : « Croissez et multipliez ! »,
nombre de bons chrétiens croient encore aujourd’hui que la limitation volontaire des
naissances est un péché. Mais à l’époque où fut donné ce commandement, les Douze Tribus
n’étaient qu’un groupe infime dans une population mondiale que l’on estime à 30 millions,
— chiffre qui ne prétend qu’à indiquer un ordre de grandeur, comparative. [p. 277] Près de
3 milliards d’hommes vivent aujourd’hui. Ils seront 6 milliards en l’an 2000. S’ils devaient
continuer de croître et de multiplier au rythme actuel (la population mondiale doublant tous
les quarante ans) ils seraient donc 700 milliards dans trois-cents ans. La surface habitable
(aujourd’hui) de la Terre étant de 7 milliards d’hectares, il y aurait donc un homme tous
les dix mètres vers l’an 2260. Puis un homme par mètre carré vers 2400. Moins de cent ans
plus tard, ils se touchent tous. Ces chiffres sont absurdes : ils montrent en effet que l’instinct
parfaitement animal de croître et de multiplier, si la croyance aveugle au commandement
biblique interdisait effectivement de le maîtriser, mènerait l’humanité d’une main ferme à
sa perte, la mènerait à l’enfer sur la Terre ; et que le seul espoir d’y échapper sans crime ne
pourrait être mis, par les « croyants » que j’ai dit, que dans une Providence qui se
manifesterait par des catastrophes naturelles ou des épidémies d’une ampleur inouïe. Ou
bien, serait-ce Elle qui inciterait un général à décrocher le fameux téléphone rouge
déclenchant la guerre atomique ?
Saint Chrysostome écrivait au ive siècle :
Il y a deux raisons pour lesquelles le mariage a été institué : … pour amener
l’homme à se contenter d’une seule femme, et pour nous donner des enfants : mais
c’est la première qui est la principale… Quant à la procréation, le mariage ne
l’entraîne pas absolument… La preuve en est dans les nombreux mariages qui ne
peuvent avoir d’enfant. C’est pourquoi la première raison du mariage, c’est de régler
la concupiscence, maintenant surtout que le genre humain a rempli toute la terre.132
[p. 278]
III
Érotisme et sexualité
Je trouve ceci dans un ouvrage occidental sur le yoga : « Il faut convenir que l’exaltation
effrénée de la sexualité, dans la société contemporaine est sans doute plus catastrophique,
pour beaucoup, que l’hypocrisie et les tabous du siècle passé. »
L’affirmation paraît tout arbitraire, en ce sens qu’elle ne repose sur aucune preuve ou
enquête, et nous laisse ignorer la nature de la catastrophe alléguée : serait-elle physique,
morale, ou spirituelle ? Il y a toutes chances pour qu’une telle phrase traduise moins la
réalité que les préjugés antioccidentaux des sectateurs d’une discipline venue d’Orient et
qui se répand de nos jours sur toute la Terre. Mais un autre passage du même livre nous
révèle ce dont il s’agit :
« Les vrais yogis professent que le spasme sexuel, pour les hommes, en raison de la perte
de liqueur séminale, est un des principaux facteurs de diminution du capital vital. Pour
éviter cette déperdition, ils arrêtent l’éjaculation par un effort de volonté et la transforment
en un épanchement intérieur qui ne les prive pas du plaisir et qui, par ailleurs, reverse dans
leur organisme les hormones contenues dans le sperme. »
Ce procédé est bien connu de l’Inde : les upanishads et les écrits tantriques le désignent
sous le nom de vajrolî mudrâ ou « geste de l’éclair » qui, selon le Shiva samhita « détruit
la Ténèbre du monde et doit être tenu pour le secret des secrets ». Dans la seconde version
de L’Amour et l’Occident (pages 100 à 108), je soutenais l’hypothèse qu’un pareil procédé
fût aussi l’un des secrets de l’amour courtois.
La forme tantrique ou courtoise de l’érotisme peut être [p. 279]interprétée de deux
manières, soit qu’on la considère comme résultant d’une crainte magique, soit qu’on la
considère comme visant à « élever » et « animer » le jeu d’amour, à des fins proprement
érotiques, que certains tiennent même pour spirituelles.
1. La peur de perdre sa vitalité en perdant le semen correspond chez nous — me disent les
psychiatres — à un symptôme de névrose caractérisée. Cette peur est plus ouvertement
avouée, voire commentée et justifiée, elle est donc plus visiblement active en Orient qu’en
Occident. Le sentiment de faute qui, pour un Oriental, peut s’attacher à l’acte sexuel, reste
de l’ordre naturel, pour ainsi dire physiologique, tandis que chez l’Occidental il est masqué
et relégué aux arrière-plans de la conscience par un sentiment de culpabilité d’ordre moral.
Les religions hindouistes et surtout bouddhistes, ayant pour fin suprême d’éteindre le Désir,
cause d’attachements à l’éphémère, se gardent bien de brider la sexualité : leur morale est
à cet égard plus que laxiste : elle est prodigue en bonnes recettes. Au contraire, les doctrines
morales déduites à tort ou à raison des évangiles, mais surtout de saint Paul, entendent
discipliner le désir naturel dans le seul cadre du mariage procréateur, et interdisent toute
relation sexuelle hors de ses liens. Ainsi renforcé et fouetté, le désir sexuel passe outre et
surmonte les vieilles craintes magiques, — sauf dans le cas des névroses mentionnées.
Ceci dit, le vajrolî mudrâ ou le tour de force des yogis reversant dans leur corps le semen
(s’ils n’ont pas pu ou pas voulu le retenir) ne nous semble pas correspondre à des réalités
physiologiques. Le semen ne revient pas en son lieu, mais dans le canal de l’urètre, d’où il
sera bientôt éliminé. Le procédé physique comporte donc une erreur ou tricherie
biologique, dont la « vertu » serait au mieux psychologique.
2. Il n’en reste pas moins que cette méthode peut prendre un sens entièrement différent,
quand elle devient un moyen de l’érotisme, un moyen de maîtriser l’instinct [p. 280] pour
l’ordonner à certaines fins plus « idéales », — nous dirions : pour le sublimer, soit en plaisir
détaché de l’instinct, soit en amour, soit en adoration de l’Éternel féminin au sens mystique.
La maithuna tantrique (union sexuelle sacrée) et la cortezia des troubadours correspondent
à ce second sens.
Les épreuves que le tantrisme fait subir à l’amant ont pour but de le faire accéder à une
maîtrise de soi telle que le jeu d’amour puisse se prolonger très longtemps sans achèvement
physique, et sans perte de semen ou bindu. À ceux qui peuvent y parvenir est promise
« l’immortalité conquise en quinze jours » (lisons, comme le texte y invite, quelques lignes
plus bas : « une vie prolongée ») par où l’on rejoint la croyance magique ; mais aussi un
progrès dans la Voie spirituelle, vers le détachement du concret par l’effet d’un désir
détaché de l’instinct et tourné vers l’essence divine.
La cortezia des troubadours décrit à mots couverts (mais bien assez précis, pour qui sait
lire) ce que l’on a longtemps pris pour simple « joie d’amour », et qui était en fait « le jeu
d’amour133 », un moyen de le prolonger « sans fin », sans « achèvement », et d’élever ainsi
le désir à la hauteur de l’amour animique et du culte rendu à la Dame (considérée non pas
comme femme et comme [p. 281] personne, mais comme symbole de l’Anima) tout en
échappant aux « conséquences », — lesquelles étaient obligatoires dans le mariage, mais
condamnées par le manichéisme des cathares.
C’est dans la cortezia que je vois l’origine de l’érotisme occidental, et des problèmes qu’il
ne cesse de poser et de reposer dans tous les ordres, à notre civilisation. D’où la nécessité
de ce rappel technique, au terme d’un ouvrage dont le sujet n’était nullement la sexualité,
mais bien l’amour.
Est-il besoin de préciser que cet ouvrage n’est pas un manuel de morale et n’entend pas
donner de conseils à qui que ce soit ? (Et encore moins, de permissions ! Celui qui en
demande prouvant en général, et par là même, qu’il n’y a pas encore droit). Le libre usage
d’Éros peut être un bien pour les sages qui voudraient intégrer sa vertu dans une orientation
qu’indique l’esprit : mais ceux-là ne cherchent plus de recettes morales, sachant bien que
leur personne est en jeu, et qu’il n’y a pas au monde deux personnes identiques. Pour les
autres, une morale générale et très stricte, catholique, puritaine, musulmane ou marxiste,
selon la coutume du pays, m’apparaît nécessaire dans la mesure exacte où elle se révèle
suffisante.
Certes, l’éducation n’a d’autre fin dernière que de rendre l’individu apte à mieux assumer
la liberté de la personne responsable d’elle-même ; celle qui peut reconnaître le prochain
et donc l’aimer. Mais si l’on croit à la personne on croit aussi à l’absolue nécessité de
maîtriser l’individu, qui est son support inséparable, et qu’elle transformera plus tard à sa
manière. Point d’aristocratie sans disciplines, ni de démocratie non plus : mais ce ne sont
pas les mêmes disciplines. Car les unes sont particulières, opératives, les autres générales,
préparatoires. Au niveau de la personne, ce qui est remède pour l’un sera peut-être poison
pour l’autre au même dosage, ou simplement [p. 282] indifférent. Or, nous savons que
l’amour est le fait des personnes, et qu’il n’en est pas deux interchangeables. D’où la
difficulté de concevoir une morale générale de l’amour, des règles générales imposées à
l’amour — au nom de quoi, qui serait plus vrai ? Les normes valent pour tout, sauf pour
l’amour — comme l’entrevit le romantisme, qui en tira des conclusions fausses. Elles
valent pour la sexualité proprement dite, le social et l’éducation ; pour tout ce qu’il y a de
social et de sexuel dans le mariage, les liaisons, etc. Non pour l’amour proprement dit. Car
c’est l’amour qui pose les normes, qui est la norme finale, première, universelle. Autrement
dit : l’éducation a pour fin véritable la personne, mais dans la mesure où la personne se
réalise, devient donc libre et responsable, la morale ne peut plus l’aider. Parce que la vraie
personne est posée par l’amour, existe par un acte de l’amour, et que l’amour la fait unique.
Toute morale qui n’est pas une école — ouverte sur la liberté future — est une prison, si
« laxiste » soit-elle. Voilà qui nous ramène irrésistiblement au paradoxe évangélique et
paulinien : pour le vrai spirituel, la Loi est abolie, bien que pas un iota n’en soit retiré. Mais
l’amour seul peut le comprendre en vérité.
132. Discours sur le mariage, trad. abbé F. Martin, Garnier, p. 139.133. Cf. Charles
Camproux, La Joie civilisatrice chez les troubadours (La Table ronde, janvier 1956) et La
Joie d’amour et l’Occident (Les Cahiers du Sud, n° 348). L’auteur montre que le
mot joi est masculin, et désigne non pas un sentiment mais un jeu, dont la maîtrise
« donne à l’individu une sensation de liberté. » M. Camproux estime, bien à tort selon
moi, que cette interprétation s’oppose « absolument » à celle que j’ai donnée de
« l’Éros sans fin » et de l’amour réciproque malheureux. C’est qu’il veut limiter
la cortezia à une sorte de technique érotique, tandis que je montrais son horizon
mystique ; et certes l’un n’exclut pas l’autre, le suppose même, encore que la relation
dans laquelle ils se trouvent depuis des siècles en Occident, et notamment depuis le
romantisme, puisse et doive être modifiée. Mais d’abord il s’agit de mieux la voir,
comme j’ai tenté de le faire dans ce livre.