Vous êtes sur la page 1sur 126

Comme toi-même (1961)

Toute morale qui n’est pas une école — ouverte sur la


liberté future — est une prison, si « laxiste » soit-elle.
Notice
« Pourquoi l’Occident seul connaît-il un tragique de l’amour et un
problème de l’érotisme, qui dominent nos littératures et tourmentent
d’innombrables âmes, mais que l’Orient a toujours ignorés ? N’est-il
pas étonnant que seule la religion chrétienne, qui pourtant met
l’Amour au-dessus de tout, n’ait pas de livres sacrés sur l’amour
humain ? Comment le même mot amour peut-il désigner des
phénomènes aussi divers que la sensualité et le mysticisme, l’amour
du prochain et la passion ? » Telles sont quelques-unes des questions
auxquelles cet ouvrage tente de répondre, en reprenant certains des
thèmes essentiels de L’Amour et l’Occident. S’appuyant dans un
premier temps sur deux mythes fondateurs de la psyché amoureuse,
Tristan et Don Juan, Denis de Rougemont propose une interprétation
renouvelée de quelques grands romans contemporains (Lolita,
L’Homme sans qualité et Le Docteur Jivago) et de la trajectoire
personnelle de penseurs ou écrivains tels que Kierkegaard, Nietzsche
ou Gide. Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’auteur oppose les
conceptions orientale et occidentale de l’homme et du moi, dont
dérivent selon lui les idées de l’amour. Alors qu’en Occident domine
le commandement chrétien (« Tu aimeras ton prochain comme toi-
même »), qui suppose la relation de deux personnes réelles et
distinctes, Rougemont s’interroge sur la nature de l’amour en Orient,
où le moi n’est qu’une « illusion », ainsi que l’enseignent les religions
hindouistes et bouddhistes.

Nous donnons ici l’édition originale parue chez Albin Michel en 1961,
avec le sous-titre : « Essais sur les mythes de l’amour ». L’ouvrage a
été réédité chez Gallimard en 1967, en collection de poche (« Idées »),
sous le titre Les Mythes de l’amour, et en 1996 chez Albin Michel,
également en collection de poche (« Espaces libres »).

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : amour, réalité, occidental, aveugler, personne,
érotique, personne1, psycho, corps-âme-esprit, taboués, Freud, domaine,
préjugé, modifiant, mythe.
[p. 7]
Note liminaire
Cet ouvrage prend la suite de quelques autres où j’ai parlé de la passion d’amour, des
mythes de l’âme et du mystère de la personne1 ; il en prolonge les lignes, vers un point de
perspective d’où le regard puisse embrasser un champ mieux unifié du phénomène
humain : corps-âme-esprit.
On va donc trouver dans ces pages des réflexions nouvelles sur les mythes érotiques dans
la culture occidentale, et sur les personnages imaginaires du roman et de l’opéra en
lesquels s’illustrent ces mythes ; puis une série d’observations (au sens clinique) sur
des personnes réelles, dont le drame vécu semble avoir épousé la formule dynamique de
Don Juan et de Tristan ; enfin, l’on reviendra au problème capital, celui de la personne en
soi, telle que les religions majeures la définissent ou la nient. Car toute idée de l’homme
est une idée de l’amour.
Cette succession pourra surprendre. Des transitions logiques ménagées après coup entre
les différents chapitres du recueil ne seraient qu’un faible artifice — et j’y renonce au profit
d’une longue Introduction — s’agissant d’assurer l’unité de l’ouvrage et d’en faire accepter
le vrai sujet : ce mouvement d’aller et retour du religieux à l’érotique qui est l’un des secrets
décisifs de la psycho occidentale.
Je ne vois guère de domaine, en effet, où les malentendus invétérés et les préjugés prêts au
bond retiennent autant [p. 8] d’esprits, croyants et incroyants, de faire face à leurs vrais
problèmes ou de souffrir seulement qu’on les observe. Freud a décelé quelques-uns des
motifs d’une pareille résistance à la lucidité ; il les situait dans le conflit entre la vie sexuelle
et la morale sociale. Avant lui, Marx avait osé une analyse non moins « choquante » du
refus de prendre conscience des réalités économiques, en conflit avec l’idéal de la
bourgeoisie victorienne. L’un et l’autre, d’ailleurs, demeuraient tributaires de cette même
société occidentale dont ils surent génialement dénoncer les « bons motifs » de s’aveugler
dans deux domaines vitaux, bien définis. Mais ces domaines (précisément « taboués » par
les classes dirigeantes de leur temps) n’enferment pas toute la réalité, ni de l’homme
occidental, ni de l’homme en général. Marx et Freud partageaient malgré tout avec la
société qu’ils attaquaient un système de pensée et certains préjugés qui devaient à leur tour
les aveugler sur un autre ordre de réalités.
J’ai donc tenté de retrouver la dialectique de l’amour et de la personne, qui sont les deux
réalités que ces grands hommes avaient été contraints par leur système, à la fois efficace et
fermé, d’éliminer ou de refouler.
Il s’agit ici d’une recherche, et non pas de littérature, malgré les multiples exemples que
j’ai pris dans les grands auteurs des xixe et xxesiècles, et cités comme autant de faits. Il
s’agit de trouver ou d’inventer non pas des objets de langage (comme on l’attend de la
poésie) ni des valeurs (comme on l’attend des philosophes), mais une vision plus vraie,
modifiant le sujet.
Rien d’étonnant si une telle recherche m’a porté plus d’une fois bien au-delà des
conclusions de L’Amour et l’Occident. Certains me feront peut-être un reproche
d’inconstance. Pourtant, à y bien regarder, on verra que mes thèses primitives sont plutôt
rectifiées que niées. Quelques oppositions ont perdu de leur tranchant, une fois
mieux [p. 9] orientées dans une vue de l’Amour que je ne crains pas qu’on dise moniste :
le seul monisme non contradictoire avec la réalité de la personne étant précisément celui
de l’Amour, parce qu’il se trouve que l’être même de l’Amour — son existence, sa
puissance et son essence — recrée sans cesse la multiplicité non illusoire des personnes, et
la préserve au sein de l’Unité, afin de l’aimer et d’être aimé par elle. Voilà toute la
philosophie que je déduis de mes essais en les relisant, bien qu’elle n’y soit traitée qu’en
images et symboles.
1. Il s’agit de L’Amour et l’Occident (1939 et 1956), de Doctrine fabuleuse (1947) et
des Personnes du Drame (1944) notamment.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : amour, sexuel, Jésus-Christ, Dieu, christianisme,
religion, mariage, spirituel, divin, érotisme, aimer, gnostique, impudicité,
personne, femme.

I
L’amour et la personne dans le monde christianisé
Éros, qui était un dieu pour les Anciens, est un problème pour les Modernes. Le dieu était
ailé, charmant et secondaire ; le problème est sérieux, complexe et encombrant. Mais cela
n’est vrai qu’en Occident, car on n’observe rien de tel en Inde, en Chine ou en Afrique.
Comment nous expliquer ce fait ? Et pourquoi l’érotisme est-il devenu synonyme de
perversité non seulement dans le jargon des lois de l’État laïque, mais aux yeux des
chrétiens exigeants et sincères, depuis des siècles ? Pour comprendre la situation
problématique de notre temps, il faut remonter aux origines du christianisme.
Le puritanisme chrétien est un peu plus ancien que les évangiles : il se déclare dès les
épîtres de saint Paul. Et s’il est remarquable que les évangiles, rédigés peu après, n’en
portent guère de traces, il est constant qu’on les a lus pendant des siècles à la lumière des
polémiques pauliniennes dirigées contre les gnostiques. Or ce sont les gnostiques qui ont
tenté les premiers de passer de l’Éros à l’Esprit, par des moyens extrêmes de préférence,
allant de la castration à la luxure sacrée, ou de la « communio spermatica » de certaines
sectes basilidiennes au [p. 12] culte général d’une Sophia æterna, Éternel féminin exalté
bien au-dessus du Créateur biblique, Jahvé. Attaqués sans relâche dans leurs doctrines par
les Pères de l’Église primitive, rigoureusement persécutés plus tard par le christianisme
établi, ils sont les vrais ancêtres des traditions diffuses dans l’hérésie cathare et les
mystiques du Nord (ou du moins dans leur vocabulaire) d’où procèdent, par les voies
détournées que l’on sait, le lyrisme et le roman modernes, lesquels ne parlent guère que
d’un amour « profane », sans plus savoir ni d’où il vient ni où il va2. L’intransigeante
hostilité qui oppose les tenants de la morale et les écrivains érotiques prolonge, à l’insu des
deux camps, un débat vingt fois séculaire, mais dont les termes se sont dégradés à mesure
qu’on perdait conscience des orientations spirituelles qu’ils signifiaient à l’origine.
Rappelons donc ces termes de base, et voyons si vraiment ils permettent d’expliquer
pourquoi c’est en Europe, et là seulement, que la morale religieuse et l’érotique en sont
venues à ce statut de conflit permanent, de mépris réciproque, de rigoureuse exclusion
mutuelle. Rien de pareil en Inde, répétons-le, ni d’une manière plus générale dans les
cultures que le christianisme n’a que peu ou nullement touchées.
I. Le christianisme est la religion de l’Amour. — Religion d’un Dieu que l’Ancien
Testament définissait comme l’Être originel, le Créateur du monde et le sauveur d’Israël,
mais que le Nouveau Testament révèle au cœur de tous les hommes, et d’une
manière [p. 13] radicalement nouvelle : « Dieu est Amour », répète saint Jean. Religion
créée par un acte de l’amour : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… »
Religion dont toute la Loi est résumée par Jésus-Christ lui-même, dans un seul et unique
commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même.3 »
Religion qui met au premier rang de toutes les vertus, l’Amour : « Maintenant ces trois
choses demeurent, la Foi, l’Espérance et l’Amour ; mais la plus grande des trois, c’est
l’Amour ». Et celui qui n’a pas l’Amour « n’est qu’une cymbale qui retentit », n’est rien,
en vérité spirituelle.
2. Parce qu’il est religion de l’Amour, le christianisme implique et pose la réalité de la
personne. — Les relations qu’il définit entre l’homme et « son » Dieu sont personnelles.
Dieu est personnel. La Trinité est composée de trois Personnes. Le modèle de toute
personne humaine est donné par l’Incarnation du Christ fils de Dieu, en Jésus fils de Marie
— Jésus-Christ étant à la fois « vrai Dieu et vrai homme » selon le Credo. D’où suit
immédiatement que tout homme [p. 14] converti, recréé par l’Amour divin, va devenir,
dans l’imitation de Jésus-Christ, vraie vocation et vrai individu, c’est-à-dire : une personne
distincte mais reliée en même temps par ce qui la distingue. Car pour aimer, il faut être
distinct de l’objet même de l’amour, auquel on voudrait être uni. Et pour que l’homme
puisse aimer Dieu et tout d’abord en être aimé, il faut que Dieu soit personnel et qu’il soit
« tout autre » que l’homme. Et enfin pour que l’homme puisse s’aimer lui-même, il faut
qu’il y ait en lui dualité entre l’homme naturel et l’homme nouveau, recréé par l’appel qu’il
reçoit de l’Amour. Cet appel est sa vocation, la vie nouvelle de sa personne. Cette vie
demeure en partie mystérieuse, étant « cachée avec le Christ en Dieu », mais elle se
manifeste par des actes, dans l’amour du prochain comme de soi-même. Ainsi l’amour
distingue et relie à la fois. Il relie au mystère divin, mais aussi au mystère de ce « prochain »
visible dont la personne reste invisible…
3. Cette religion de l’Amour total (amour de Dieu, de Soi et du Prochain) n’a pas de livres
sacrés sur l’Amour. — Dans cet ensemble infiniment varié de phénomènes que l’Europe
seule a désignés par le seul et même terme d’amour4, considérons les raies
extrêmes [p. 15] du spectre : l’ultraviolet du spirituel et l’infrarouge du sexuel. Notre
mystique, science de l’amour divin, s’est développée très tardivement, dans des formes et
selon des voies presque toujours suspectes aux yeux de l’orthodoxie5. Notre éthique
sexuelle s’est très longtemps réduite à quelques interdits élémentaires[p. 16] et que l’on
trouve dans presque toutes les sociétés constituées. En dépit des traités de quelques Pères
de l’Église (prohibant telle position sexuelle parce que contraire à la fécondation) et des
gros livres de casuistique des xvie et xviie siècles, la plupart écrits par des moines et à
l’usage des confesseurs, on ne voit pas un seul équivalent chrétien — existant ou
imaginable — du Kamasutra, des tantras, de tant d’autres traités d’érotisme dans les Vedas
et les upanishads, reliant le sexuel au divin ; encore moins, des célèbres sculptures aux
façades des grands temples hindous, illustrant de la manière la plus précise les unions des
dieux et de leurs femmes, à des fins didactiques et religieuses. Point de méthodes secrètes
ni de magie sexuelle, point de physiologie du pèlerinage mystique, comme celle que nous
décrivent, sans varier depuis mille ans, les traités du Hatha Yoga. Et pas de traces non plus,
dans le christianisme, de ces cérémonies initiatiques, communes à la plupart des autres
religions, et où l’on sait que les relations entre les sexes jouent un rôle décisif,
minutieusement prescrit. Ainsi les Africains et les Peaux-Rouges, les sauvages de
l’Australie d’hier et de l’Amazonie d’aujourd’hui, et même les primitifs de la Polynésie,
aux mœurs si douces, observent tous des rites plus cruels l’un que l’autre, afin de sacraliser
et de socialiser l’événement de la puberté. Devant cette même crise endocrine, le
christianisme se contente de conseils moraux très sévères, et de conseils d’hygiène vagues
ou aberrants. D’un côté, le rite et les sévices physiques, qui règlent tout ; de l’autre, les
problèmes et les tortures morales…
Les Églises chrétiennes ont toujours mieux réussi dans leurs efforts pour réprimer et
contenir l’instinct [p. 17] sexuel que dans leurs tentatives (rares et périphériques, voire
hérétiques) pour cultiver et ordonner, à des buts spirituels, l’érotisme, même dans les
limites du mariage. C’est que les théologiens redoutaient avant tout qu’on pût croire que
l’Éros divinise sans la grâce, et peut conduire à des révélations. « La chair ne sert de rien »
(quant au salut), déclare saint Paul. Et l’on eut bien vite fait de réduire au sexuel le sens de
« chair » qui, pour l’Apôtre, désignait le tout de l’homme (corps, âme, intellect) dans sa
réalité, naturelle et déchue. Dans la naissance virginale de Jésus, la tradition et le peuple
dévot virent l’absence du sexe, donc du péché, plutôt que le signe positif d’une filiation
divine…6
En revanche, les Églises chrétiennes, suivies jusqu’à nos jours par les pouvoirs civils, ont
développé dès la première génération apostolique une doctrine du mariage tout à fait
spécifique, et que la Gnose ignore, significativement. Elle se fonde sur quelques versets
des épîtres et des évangiles7 qui dans l’ensemble définissent une éthique cohérente de type
personnaliste, et non plus sociale ou sacrée comme dans les autres religions. Il n’en est que
plus frappant d’observer à quel point les motivations spirituelles du mariage diffèrent et
même se contredisent chez saint Paul. Tantôt il pose une sorte d’analogie mystique entre
l’amour des sexes dans le mariage et l’amour de Jésus pour l’ensemble des âmes croyantes :
« Maris, aimez vos femmes comme le [p. 18] Christ a aimé l’Église. » Tantôt, et plus
souvent, il réduit le mariage à n’être plus qu’une concession à la nature, une discipline
contre l’incontinence : « Je pense qu’il est bon pour l’homme de ne point toucher de
femme. Toutefois, pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme
ait son mari… Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux
se marier que de brûler. » Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de l’Apôtre, la chasteté et le
célibat conduiraient seuls à la vie spirituelle : « Celui qui n’est pas marié s’inquiète du
Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du
monde, des moyens de plaire à sa femme. »
4. Ainsi donc, exalté d’une part comme l’image de l’amour divin, mais vilipendé d’autre
part comme l’ennemi de la vie spirituelle, toléré finalement mais dans les seules limites du
mariage le plus strict et consacré, — tout le reste étant laissé en friche et très sommairement
condamné sous les noms de luxure et d’impudicité ou de « prostitution spirituelle »8,
— l’amour humain devait fatalement devenir une source intarissable de problèmes, tant
pour la société que pour l’individu. Au surplus, lié dès l’origine à [p. 19] la réalité de la
personne, l’amour sexuel, sentimental ou spirituel (amour des corps, des âmes ou
des esprits, selon la tripartition traditionnelle et non moins paulinienne que gnostique,
soulignons-le) se trouvait lié du même coup à la dialectique du salut, c’est-à-dire du péché
et de la grâce, — et valorisé à l’extrême. Ceci ne pouvait se produire — et ne s’est pas
produit — en dehors de la sphère d’influence du christianisme.
C’est pourquoi le phénomène que je nomme érotisme, englobant le mariage d’amour, la
passion mystique de Tristan et la licence impie de Don Juan (l’une au-delà et l’autre en
deçà du mariage), ne devait développer toutes ses complexités que dans une Europe
travaillée par la doctrine et la morale chrétiennes, séculairement aux prises avec leurs
exigences (sans cesse mieux codifiées par les casuistes), dans une Europe formée par
l’Église ou contre elle, et longtemps confondue avec la « chrétienté ». On ne saurait donc
interpréter ce phénomène — dans son évolution au cours des siècles et dans sa situation
contemporaine — qu’à la lumière de ses origines religieuses et de ses fins trans-naturelles.
2. Cf. L’Amour et l’Occident, nouvelle version, Livre ii.
3. Voici les trois textes convergents de l’Ancien et du Nouveau Testament :
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Lévitique, XIX, 18.
« Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta
force. » Deutéronome, VI, 5.
« … l’un d’eux, docteur de la loi, lui fit cette question : Maître, quel est le plus grand
commandement de la loi ? Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout
ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand
commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les
prophètes. » Matthieu, XXII, 35-40.
4. On sait qu’en grec « le mot philia désignait tout sentiment d’attachement et d’affection
entre deux personnes, mais les philosophes distinguèrent entre quatre espèces de philia :
la philia naturelle ou parentale (physikè) unissant les êtres de même sang ; la philia entre
les hôtes (xénikè), qui nous rappelle l’importance des vertus d’hospitalité… ; la philia des
amis (hétaïrikè) qui seule correspond à l’amitié proprement dite ; enfin
la philia amoureuse (erotikè), entre personnes du même sexe ou de sexe différent. Enfin,
pour distinguer les diverses nuances d’amour, les Grecs disposaient de nombreux mots,
en dehors de philia et d’éros : eunoïa désignant le dévouement ; Agapè, l’affection
désintéressée ; storgè, la tendresse ; pothos, l’amour de désir ; charis, l’amour de
reconnaissance et de complaisance ; mania, la passion déchaînée. Cette énumération n’est
d’ailleurs pas exhaustive. Le mot Agapè, assez rare dans les textes païens, était promis à
un grand avenir, parce que les premiers chrétiens et les Pères de langue grecque
l’emploieront pour désigner l’amour divin et l’amour fraternel qui régnait dans les
« agapes ». Ils se méfiaient du mot Éros, et on les comprend. » (R. Flacelière, l’Amour en
Grèce, Paris, 1960). Empédocle désigne l’Amour par les mots de philotès (analogue
à philia) ou de harmonia. Socrate affirmait ne posséder qu’une science, celle de l’érotikè.
Enfin, les Grecs distinguaient très nettement Aphrodite (de aphros, écume, ou sperme du
dieu mutilé), qui préside à l’amour physique, et Éros, qui régit le sentiment amoureux.
Dira-t-on que nos langues modernes possèdent elles aussi la plupart de ces mots d’amitié,
de tendresse, de désir, de passion, de compassion, de charité, etc. ? Sans doute, mais tout
cela, elles l’appellent amour, quitte à varier les adjectifs. Et c’est précisément ce terme
unique qui manque au grec, comme à toutes les langues de l’Asie sans exception. Il est
caractéristique de l’Europe chrétienne et de l’Occident tout entier que, là seulement, toutes
les formes humaines de l’attrait aient pu être comprises sous un vocable unique, désignant
non quelque substance commune, mais un mouvement créateur de l’être, qui se manifeste
en elles toutes. Il est inévitable que certains critiques me reprochent de « confondre » dans
ces pages l’amour divin, la passion et le désir, l’Agapè, l’éros et l’aphros ; mais cette
apparente erreur de vocabulaire est le fait de toute notre culture occidentale.
5. La grande mystique chrétienne, bien qu’annoncée par saint Augustin, ne s’est vraiment
constituée et développée que du xiie au xvie siècle, c’est-à-dire durant le troisième quart
seulement de l’ère chrétienne ; et toujours en dehors de la théologie, qui n’a cessé de s’en
méfier : je pense aux ultimes conclusions de Maître Eckhart, de Ruysbroek l’Admirable,
de saint Jean de la Croix, condamnées par l’autorité ecclésiastique.6. Le dogme de
l’Immaculée Conception de la Vierge (1871) isole et souligne cet élément négatif,
puisqu’il ne peut ici être question d’une filiation divine de Marie, d’une autre Incarnation
que celle du Christ, ou ce serait entrer dans la Gnose.7. Voir l’Annexe I.8. Toute religion
différente de l’orthodoxie judaïque est qualifiée de prostitution par les Prophètes autant
que par les Prêtres (Cf. Ézéchiel 16, p. ex.). L’exercice de la vraie religion ou Alliance
peut donc trouver son analogie dans la vie sexuelle des époux fidèles à leur serment. De
même, l’orthodoxie des Pères de l’Église, se gardant sans cesse des excès spiritualistes ou
naturalistes, correspond à la morale modérée du mariage chrétien, excluant à la fois la
« prostitution spirituelle » et l’ascétisme antivital des gnostiques, lesquels en retour ne
savent que faire du mariage, ou l’attaquent.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : érotisme, sexuel, amour, spirituel, âme, Kierkegaard,
spontanéité, classique, psycho-sensible, sensuel, esprit, instinct, Baudelaire,
monde, antithèse.

II
Naissance de l’érotisme occidental
Apparu pour la première fois aux lisières médiévales de l’inconscient, annoncé sous le
couvert des symboles et du mythe au xiie siècle, animant secrètement dès ce temps la poésie
et les premiers romans (qui prennent leur nom de la Romania des troubadours),
l’érotisme n’accède au niveau de la conscience occidentale qu’au début du xixe siècle :
c’est la [p. 20] grande découverte des romantiques, qui redécouvrent en même temps le
lyrisme des troubadours, et plusieurs dimensions du fait religieux.
Kierkegaard, Baudelaire et Wagner furent les premiers à affronter de tout leur être les
conséquences de cette révolution. Par l’analyse philosophique, la poésie et la
musique, L’Alternative, Les Fleurs du mal, Tristan, témoignent d’une prise de conscience
très profondément renouvelée des relations entre l’amour humain, la vie de l’âme et la
recherche spirituelle.
Pour les classiques, l’amour ne pose guère de problèmes que s’il entre en conflit avec le
devoir moral. Il n’est pas un problème en soi. On peut tuer par jalousie, ou parce qu’on est
lésé dans son orgueil (social), mais on ne peut pas mourir d’amour (la métaphore elle-
même est ridiculisée). La morale officielle, indiscutée, a statué que la raison domine le
cœur, et elle ne s’inquiète pas du sexe (l’expression « vie sexuelle » est encore impensable).
Les instincts sont classés, les passions définies, et la religion codifiée. Instincts et passions
font « le monde », y renoncer c’est entrer en religion. Rien dans « le monde », sinon le
dégoût qu’on en conçoit pour avoir abusé des « plaisirs » (notons ce mot) ne conduit à la
religion. Descartes, ayant bien séparé le corps et l’esprit, ne sait plus comment les relier :
éclipse de l’âme.
L’antithèse radicale de cette époque classique nous est donnée par les penseurs-poètes de
la génération post-romantique. Car la question que leur œuvre entreprend de résoudre est
celle-là même que les classiques éliminaient : comment intégrer l’amour humain dans une
conception religieuse de l’existence ? Toute conception de l’amour (sexuel ou
passionnel, [p. 21] libertin ou matrimonial), toute attitude de l’homme devant l’amour,
correspond, qu’on le sache ou non, à une attitude spirituelle, la traduit ou la trahit, la
conteste ou l’assume, mais n’existerait pas sans elle. Du même coup, la sexualité9, enfin
reconnue pour autre chose qu’un « bas instinct » ou une simple fonction physiologique, se
trouve qualifiée par l’esprit, requise par l’âme, mise en relation dialectique avec les fins
spirituelles de l’âme. Par l’expérience de l’amour passionnel, l’Isolde de Wagner atteint la
« joie suprême ». Par l’expérience de l’amour dit sexuel, « l’âme inassouvie » de
Baudelaire conçoit « le goût de l’éternel »10. Et dans In vino veritas, l’un des héros
ironiques de Kierkegaard définit l’amour comme le lieu où « la vie spirituelle la plus élevée
s’exprime dans l’antithèse la plus extrême, tandis que la sensualité prétend représenter la
vie spirituelle la plus élevée. »
Le champ nouveau, dont de telles phrases révèlent le réseau de tensions, détermine un
espace intermédiaire entre le corps animal et l’esprit. N’est-ce pas l’âme, au sens des
gnostiques ? C’est en tout cas le milieu où l’érotisme, qui est dépassement lyrique ou
réflexif du sexuel biologique, va pouvoir développer toutes ses virtualités.
Ces vifs plaisirs profonds, anxieux ou tendres, moments de grâce de l’amour humain et
couleurs du langage mystique, procèdent de l’imagination. Ils ne sont, de toute évidence,
pas plus « physiques » que spirituels, bien qu’ils tiennent à ces deux domaines, [p. 22] et
peut-être surtout au second. Ils ne sont pas du monde des corps, qui est substantif, ni du
monde de l’esprit, qui est celui du verbe, mais du monde animé de l’adjectif qui est
qualification de la substance par l’émotion.
Kierkegaard, dans l’Alternative, montre comment le christianisme, en apportant au monde
le « principe positif de l’Esprit », qui exclut le sensuel, a posé du même coup le sensuel
comme « catégorie spirituelle ». (Autrement dit, le christianisme a suscité le problème
sexuel et l’érotisme.) Kierkegaard ne se contente pas de substituer cette bipolarité à la
simple dualité des classiques. Il définit en effet l’érotisme (en termes étonnamment
modernes) comme « une synthèse psycho-sensible ». L’érotisme est donc tout autre chose
qu’un euphémisme désignant les aspects sexuels de l’amour dans le langage pudique et
parfois si pédant du jeune disciple de Hegel. Entre la spontanéité démoniaque du désir,
irrité par l’esprit qui veut l’anéantir, et la spontanéité de l’inclination amoureuse « qui ne
reconnaît comme son égale que la spontanéité religieuse » ; entre les figures contrastées du
Séducteur et du Mari, entre la décision négative et la décision positive du spirituel,
l’érotisme kierkegaardien noue sa problématique absolument nouvelle, « psycho-
sensible », donc incluse dans la sphère animique.
Or, le langage de l’âme n’est autre que le Mythe. Il est donc naturel que Kierkegaard, pour
décrire la catégorie du sensuel pur telle que la pose l’attaque de l’Esprit, et Wagner, pour
décrire la passion pure telle que la transfigure l’élan mystique, aient eu recours aux mythes
extrêmes de l’érotique occidentale : Don Juan, Tristan.
9. Le mot apparaît chez Kierkegaard dès 1843. On le trouvait déjà chez Fourier, mais il
est aussi neuf, à cette époque, qu’énergie nucléaire vers 1939.10. « Hymne », dans Les
Fleurs du mal.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : mythe, Don Juan, âme, Tristan, reconnaître, Faust,
expression, complexe, lyrique, Don Quichotte, amour, durée, Prométhée,
biographie, archétype.
[p. 23]

III
Présence des mythes et leurs pouvoirs dans divers ordres
D’où viennent les mythes ? Sont-ils nos inventions, ou nous les leurs ? Gouvernent-ils nos
actes et nos sentiments, ou bien paraissent-ils après coup, comme pour les illustrer et les
qualifier, voire tenter de les rendre exemplaires ? Est-ce encore un problème de la poule et
de l’œuf — qui a commencé ? Ce serait cela si les mythes n’étaient que poésie, c’est-à-dire
invention de réalités qui n’existent vraiment que dans leur expression. Mais la plupart des
mythes agissant dans nos vies ont été exprimés avant nous, s’il est sûr que plusieurs de
ceux qui nous dominent ne seront exprimés que demain. Une longue durée, cependant,
n’est pas l’éternité.
Le même problème se pose d’ailleurs au sujet des complexes et des archétypes dont parlent
Freud, Adler et Jung. Ce ne sont pas des Idées platoniciennes éternellement préexistantes
à l’homme, des lois cosmiques, ni des catégories de l’Esprit ; mais sont-ils aussi vieux que
l’homme et que les circuits de son cerveau, ou bien sont-ils seulement des produits évolués
de la civilisation néolithique, diffusée de l’Euphrate vers les cinq continents à partir du
cinquième millénaire avant notre ère, et dernier ancêtre commun de nos civilisations
vivantes ? Ou encore, des symptômes spécifiques de notre seule culture européenne ?
Il semble à première vue plus facile de répondre dans le cas des mythes, car les dates de
leurs émergences dans la littérature mondiale nous sont connues, [p. 24] et c’est à partir
d’elles qu’ils ont vraiment agi et développé tous leurs pouvoirs contagieux et révélateurs.
Tristan, Faust, Hamlet et Don Juan sont bel et bien les créations imaginaires d’un Béroul,
d’un Marlowe, d’un Shakespeare et d’un Tirso de Molina, dont les coordonnées dans
l’espace et le temps laissent assez peu de marge au doute critique. Et chacun d’eux décrit
l’irruption dramatique d’une force de l’âme dans une société bien datée.
Mais une autre question se pose aussitôt : ces auteurs ont-ils inventé, ou découvert leurs
personnages ? N’ont-ils pas simplement développé les clichés de phénomènes plus anciens,
ou plus généralement humains ? Nous voici ramenés au problème de la genèse historique
des complexes. Une différence, toutefois, me paraît essentielle : les complexes et les
archétypes sont définis comme des structures de l’inconscient, tandis que les mythes
parlent de l’âme. Or si le conscient et l’inconscient sont des notions constamment relatives
au degré d’éveil et de lucidité de l’intellect, il n’en va pas de même des trois constituants
de l’être humain, le corps, l’âme et l’esprit. Si la pensée (qui est doute et certitude) fournit
la preuve de l’esprit, et la sensation celle du corps, la preuve de l’âme est l’émotion. Les
mythes, phénomènes animiques, décrivent des réalités de l’affectivité, que le sentiment
perçoit immédiatement. Et s’ils expriment ces réalités en symboles déroulés dans une durée
lyrique, et non pas en concepts instantanés, entrant ainsi dans le champ de la conscience
sous une sorte de déguisement qui les voile en même temps qu’il les révèle, cela tient
beaucoup moins à quelque répression d’ordre social, moral ou religieux (comme dans le
cas des complexes, selon [p. 25] Freud) qu’à la nature même de l’âme, dont le symbole
lyrique est le langage normal11.
Une chose demeure bien certaine : les mythes qu’on vient de citer, relativement récents
dans leur expression culturelle, sont très largement antérieurs à nos problèmes individuels.
Ils sont là depuis plusieurs siècles, ils nous attendent, préformant les mouvements intimes
de notre sensibilité, ou déroulant devant nous les images simplifiées, ordonnatrices de nos
aventures virtuelles12. Méditer sur les Noms qui leur furent attribués (et qui, à l’instar des
noms des dieux antiques, évoquent certains groupes de puissances), c’est méditer en fait
sur des structures de l’âme qui nous inclinent à la manière des astres, c’est-à-dire sans nous
déterminer : inclinant, non gubernant.
Nous les reconnaissons, à certains stades de notre évolution psychique ou spirituelle, quand
subitement nous nous sentons coïncider avec la forme ou le mouvement de telle œuvre,
poème ou histoire, qui pour la première fois, bien avant nous, les avait découverts ou
inventés, ou qui, tout près de nous, les interprète en termes de conscience « moderne ».
Une émotion particulière — excitation, angoisse ou [p. 26] nostalgie, dont l’excès nous
paraît insolite ou la fascination secrètement familière — nous avertit de leur apparition.
Nous les reconnaissons dans les grands personnages qui leur ont attaché leur nom de fable,
Œdipe ou Prométhée, Tristan, Faust ou Don Juan, mais aussi dans les innombrables
descendants que ces héros ont engendrés au sein des œuvres d’imagination de la littérature
occidentale.
Et nous pouvons enfin les reconnaître à l’œuvre dans la vie de personnes réelles, de
créateurs de l’art et de la pensée, mais aussi d’acteurs de l’histoire dont les biographies
nous sont assez connues. (La biographie d’un être original, fortement personnalisé, étant
souvent sa création la plus totale et continue.) Certains mythes, c’est par eux ou contre eux
que la personne s’est affirmée et reconnue, tout en contribuant à les mieux révéler. Car le
triomphe total du mythe ne laisserait subsister qu’un type, supprimant du même coup
l’individu. Mais ce triomphe n’est pas fatal si l’esprit relève le défi et, malgré l’emprise du
mythe qui tend à l’enfermer dans sa durée lyrique, poursuit l’histoire de la personne, qui
sera celle de sa liberté.
Si nous voulons savoir et voir comment agissent les mythes, en général, il me paraît que
l’étude particulière de l’empire exercé par les mythes de l’amour peut nous y aider le
mieux, et cela pour deux raisons faciles à discerner. La première, c’est que les mythes de
l’amour sont liés à l’expérience individuelle la plus banale et la plus largement répandue
dans notre monde occidental : qui n’a pas été amoureux ou malheureux de l’être pas, ou
tout au moins curieux de savoir s’il l’était ? Le premier venu n’est[p. 27] pas tenté de se
reconnaître dans Faust ou Prométhée, Hamlet ou Don Quichotte, mais n’hésite pas à se
croire Don Juan s’il a le goût de la facilité et du changement ; ou Tristan s’il se sent plus
doué pour le malheur d’amour, ou la fidélité. La seconde raison tient au fait que l’amour
est lié plus que toute autre conduite, impulsion, sentiment ou ambition, à son expression
littéraire ou musicale ou picturale, c’est-à-dire au langage en général, mais sous ses formes
les plus richement dotées de tournures populaires et suggestives, de clichés, de métaphores,
et de symboles convenus. L’amour est à la fois le meilleur conducteur et le meilleur excitant
de l’expression. Semblable en cela (comme par bien d’autres traits) à la guerre des époques
classiques, il existe à partir de sa « déclaration ». Mais il peut naître aussi de sa seule
évocation : d’une lecture, d’une chanson, d’une image ou d’un mot, qui suffisent à
l’induire, ou à fixer son choix. Ainsi, l’action des mythes de l’amour devient lisible, dans
la mesure où elle correspond à l’action même du langage.
Plus tard, une fois reconnues leurs structures dynamiques, nous pourrons retrouver les plus
typiques d’entre elles dans des domaines apparemment indépendants de l’amour et du jeu
des sexes, et qui vont de la pensée spéculative religieuse ou métaphysique, à l’éthique de
l’action sociale ou de l’aventure individuelle. Je vois ainsi Don Juan dans l’allure et le
rythme de la polémique nietzschéenne ; mais aussi dans les alternances d’engagements
passionnés et de retraits ambigus (déception ou besoin de se libérer ?) qui marquent la
carrière d’un certain type nouveau d’aventuriers-penseurs de notre temps. Je vois Tristan
dans la passion intellectuelle de Kierkegaard, [p. 28] dont le « paradoxe absolu » est de
« vouloir sa propre perte » ; mais aussi, comme en filigrane, dans le dessein secret de tant
de romans modernes et dans le destin « fatal » de leur protagoniste — souvent à l’insu de
l’auteur… Et bien d’autres que moi ont su voir, c’est-à-dire prévoir Don Quichotte, dans
la folie grandiose de Christophe Colomb partant pour les Indes du rêve.
Un mot encore, pour ceux qui m’accuseraient de blasphémer — et j’en connais — en
voyant « Tristan » dans ce siècle. S’il est vrai que les mythes nous en apprennent bien
autant sur l’Europe que les statues de dieux animaux ou de Shivas à quatre bras sur la
civilisation de l’Égypte ou de l’Inde anciennes, c’est de la même manière : non par leur
« réalisme » ou leur fidélité aux apparences quotidiennes, mais par leur pouvoir
d’expression du sacré et de l’âme ; non par leur valeur figurée, mais par leur valeur
figurante. Nul Européen n’a jamais été Tristan, ni Don Juan, — et pas plus dans le passé
qu’aujourd’hui ; mais sans ces mythes les Européens ne seraient pas ce qu’ils sont,
n’aimeraient pas comme ils aiment, et leurs passions seraient incompréhensibles : car elles
naissent de leurs rêves et non de leurs doctrines.
11. Il se peut que le rêve emprunte à l’âme son imagerie, ses emblèmes fixés,
comparables aux lames du Tarot, qui sont des mythes figés, extraits de leur durée. Mais
ce n’est pas une raison suffisante pour réduire l’âme à l’inconscient. La musique est de
l’âme, par exemple, et elle n’existe pas avant son expression ; elle n’est pas en réserve
dans l’inconscient.12. Les mythes ne joueraient-ils pas dans l’animique un rôle
comparable à celui des gènes et des génotypes qui conditionnent d’avance la
susceptibilité ou la résistance de l’individu à telle maladie ? Chacun de nous se
trouverait-il ainsi doté dès sa naissance à la vie culturelle, intellectuelle, voire spirituelle,
d’une susceptibilité ou d’une relative immunité à telle conduite amoureuse, à tels choix
affectifs ? Simple hypothèse.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : mythe, personne, générique, explorer, énergie,
IVProblèmes, domestication, préexistantes, réalisant, prédisposent, preuve,
espace, approchant, animiques, éveillé.

IV
Problèmes de la personne aux prises avec les mythes
Que les mythes de l’amour déterminent largement nos conduites individuelles, les hasards
apparents de nos rencontres, et les choix que nous croyons décider librement — on admet
qu’il serait superflu de le [p. 29]démontrer une fois de plus. Que cette action soit propagée
par la culture, par les œuvres lyriques ou romanesques qui nous « passionnent » (nous
prédisposent à la passion), dans la mesure précise où elles obéissent aux mythes, cependant
que leurs auteurs croyaient s’abandonner à la pleine liberté de leur imagination, —j’en
donnerai plus loin quelques preuves.
Or les mythes, comme les lois, relèvent du générique, tandis que la personne est unique ou
n’est pas. Ils nous conduisent au type, tandis que la personne est le chemin vers un moi-
même sans précédent, seul capable d’un amour neuf. La personne trouve la preuve de sa
vraie liberté dans ses décisions singulières, déterminées non point par des lois génériques,
préexistantes, commune à tous — et dont certes il est sage de tenir compte — mais par un
but qui n’est qu’à elle, en avant d’elle, un but qu’elle réalise en l’approchant, tout en se
réalisant elle-même par cette approche.
Pour la personne aux prises avec les mythes, le problème consistera donc à reconnaître tout
d’abord leur nature et leurs modes d’action, puis à savoir en jouer à ses fins propres, sous
peine de rester leur jouet, « le pantin dont une force inconnue tire les ficelles », dit
Kierkegaard. En d’autres termes, la personne doit tout d’abord apprendre à lire le jeu des
mythes — dans sa vie, dans ses rêves et dans les œuvres qui ne cessent de l’influencer —
puis tenter d’entraîner dans son jeu propre les formes d’énergie dont ils sont conducteurs.
Cette conversion de l’énergie d’Éros se révélera peut-être un jour plus importante, pour
l’avenir de l’humanité, que l’actuelle domestication de l’énergie nucléaire et solaire. Car si
l’une doit permettre [p. 30] d’explorer l’espace cosmique et de subvenir à l’alimentation
des corps, l’autre peut permettre à l’esprit d’explorer les richesses mal connues de l’espace
et du temps animiques, et d’y trouver de quoi nourrir des faims d’une autre espèce, dès
maintenant éveillées.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : érotisme, censure, puritain, sexualité, phénomène, immoralité,
victorien, spirituel, licence, refoulement, effrayer, sensualité, déchaîner, Baudelaire,
utilitaire.

V
Invasion de l’érotisme au xxe siècle
Chrétiens traditionnels, moralistes laïques, rationalistes libéraux et communistes
orthodoxes s’unissent pour déplorer l’invasion dans nos vies d’une sexualité « obsédante ».
Les affiches dans les rues, les bureaux, les métros, et tout au long des autostrades, les
magazines illustrés et les films, les romans noirs et les albums de nus, les journaux
populaires et les bandes dessinées, les chansons à la mode, les danses et les strip-teases : il
suffit de regarder le décor des journées et des nuits citadines pour vérifier l’omniprésence
de l’appel au désir sexuel. Ce phénomène mille fois décrit n’en demeure pas moins
stupéfiant par sa soudaineté et son ampleur. Il est daté du premier tiers du xxe siècle, et
même si on lui trouvait des parallèles en d’autres temps, ses moyens d’expression, eux,
sont sans précédent. La culture commercialisée, qui est son véhicule principal, le rend sans
doute irréversible, et les cultures totalitaires (ou dirigées), normalement puritaines, seront
bientôt débordées. Au surplus, l’accroissement quantitatif et plus encore qualitatif des
temps de loisir, accroît aussi — comme l’avait dit Baudelaire avec plus de précision que le
proverbe antique sur l’oisiveté mère des vices — les chances pratiques de l’érotisme.
Déplorer le phénomène est donc vain. Il s’agit de [p. 31] comprendre ses causes, et surtout
ce dont il est signe.
Et d’abord, il s’agit de lui donner son vrai nom. C’est l’érotisme qui travaille les sociétés
occidentales, de l’ouest à l’est, et non pas la sexualité proprement dite, instinctive et
procréatrice. Et les moyens de l’érotisme sont la littérature, les « salles obscures », les arts
plastiques (dont la photographie), la musique populaire et la danse13, et même certaines
philosophies plus poétiques que systématiques : milieux par excellence où agissent les
mythes de l’âme14.
C’est donc avec ces mythes, non pas avec l’instinct ou avec « l’éternelle luxure » sans
horizon, que la pensée des spirituels se trouve aux prises et peut entrer en polémique intime.
Ce n’est pas l’immoralité plus ou moins grande de ce siècle qui la concerne, mais bien les
attitudes (religieuses sans le savoir) qui justifient cette immoralité ; enfin, ce sont certaines
notions de l’homme, qu’une élite inconnue de la foule élabore à l’abri de toute sanction
sociale : [p. 32] car c’est là qu’on peut voir apparaître le sens réel du phénomène que j’ai
rappelé, et qui n’est guère en soi que l’écume d’une vague profonde, surgie de l’âme
collective.
Derrière les apparences de la rue, derrière la tolérance déjà presque sans bornes accordée à
ce que l’on appelait naguère pornographie, il y a tout autre chose qu’une réaction contre la
période victorienne, qu’après tout la jeunesse actuelle n’a pas connue dans sa vigueur, et
dont elle n’a guère pu souffrir. Il est vrai qu’une révolution n’éclate jamais qu’après la mort
des vrais tyrans, contre leurs héritiers débiles et qui assurent que ce n’est pas leur faute…
Mais de quoi la morale victorienne est-elle morte ? Sans doute, et tout d’abord, d’avoir eu
peur de l’instinct qu’elle voulait réprimer. Au lieu de justifier ses rigueurs en décrivant
dans sa réalité le danger que la licence sexuelle fait courir à toute société utilitaire et
laborieuse, dont la plus haute valeur n’est pas l’union mystique mais la sobriété spirituelle,
elle a voulu fermer les yeux sur la réalité même du sexe : interdit d’en parler, sauf du haut
de la chaire, et sous le seul nom d’impureté. C’était vider la morale puritaine de sa virtu,
moins religieuse d’ailleurs que civilisatrice.
D’où l’effet de révélation que produisit l’œuvre de Freud, l’impression qu’elle « expliquait
tout », parce qu’elle expliquait certains troubles par cela justement dont nul n’osait parler15.
Brochant sur la [p. 33] mauvaise conscience d’une bourgeoisie qui n’avait plus le courage
de ses partis pris, la vulgarisation de la psychanalyse a beaucoup fait pour dévaloriser les
notions mêmes de répression et de censure. Les abus dénoncés par Freud nous ont rendus
méfiants quant à l’usage des disciplines éducatives élémentaires. Ce n’est plus la licence
qui est l’ennemi, mais le refoulement, générateur de complexes et de névroses. D’où la
tolérance que j’ai dite, et qui effraye tant d’observateurs.
Avant de nous effrayer à notre tour, essayons de bien voir ce qui se passe quand les censures
officielles périclitent. Est-il vrai, comme on nous le répète, que « la sensualité envahit
tout » et que la sexualité défoulée « se déchaîne » ? Bien sûr que non. L’instinct ne dépend
pas des modes, ni la nature de la culture, — du moins pas si directement. Ce qui se trouve
libéré, c’est l’expression, la manière de parler des choses de l’amour, de spéculer à leur
propos ou de les montrer sur l’écran. Ce n’est donc pas le sexe, mais l’érotisme, ni la
sensualité, mais son aveu public, sa projection devant nous, qui soudain nous provoque à
une prise de conscience trop longtemps différée. Mozart est le plus grand interprète de Don
Juan, mais ce n’est pas lui qui a « déchaîné » Casanova : il lui a seulement fait entrevoir,
sur le tard, le sens du « dramma giocoso » de sa carrière de séducteur. Kierkegaard,
Baudelaire et Wagner, en pleine période de censure rationnelle, puritaine et utilitaire, nous
révèlent comme des sismographes les mouvements souterrains de l’âme refoulée. Quant
aux écrivains d’aujourd’hui, grands romanciers, poètes et philosophes que l’on dit
« obsédés par l’érotisme », loin d’être les fauteurs du phénomène dont[p. 34] j’ai rappelé
plus haut les signes évidents, ils agissent à leur tour comme les révélateurs de ce qui se
trouve en jeu et monte à la conscience, derrière ces apparences triviales. Émetteurs de
messages qu’il reste à décoder, ils s’avancent masqués par le scandale qui assure au début
leur succès ; mais ce qu’ils cachent ainsi (volontairement ou non) est peut-être plus
scandaleux que ce qu’ils montrent sans pudeur, — j’entends plus subversif dans l’ordre
spirituel que choquant aux yeux de la morale. Quelques-uns le proclament non sans
solennité. Plusieurs autres l’ignorent, ou refuseraient de l’admettre. (Moi, religieux ? Vous
voulez rire !) Il leur arrive de partager les préjugés de leurs critiques, pour le plaisir de les
violer. Certains des plus sérieux ou révolutionnaires montrent les symptômes d’une
névrose attribuable au refoulement du spirituel. Tandis que d’autres, au contraire,
professent avec passion la foi gnostique : l’Éternel féminin les entraîne, vers un Ciel qui
n’est pas ce qu’un chrétien moyen pense, mais le lieu des vrais spirituels… Quelles que
soient en fin de compte leurs intentions, vaticinées, avouées ou déguisées, quelles que
soient leurs « résistances à l’analyse » ou leurs complaisances banales à ce qui choque,
donc excite à coup sûr — qu’ils exagèrent ou minimisent leur rôle —, ils signifient quelque
chose d’important dans l’évolution de la culture et de l’anthropologie occidentales.
C’est l’éternel débat entre la Gnose ardente et la Sagesse modératrice de l’Église, entre
l’aventure personnelle et l’orthodoxie collective, que vient rénover parmi nous la marée
montante de l’Éros. Et je ne prends pas ici de parti général et sans appel, chacun des termes,
que je viens d’opposer, m’apparaissant [p. 35] valable et nécessaire, cependant que la vérité
est sûrement au-delà d’eux tous, soit dans la résultante de leurs tensions, comme j’incline
à le croire en tant qu’Occidental, soit dans cette vision purifiée dont nous parlent les
Orientaux, et qui ramènerait tout à l’Un sans distinction. Les essais réunis dans ce livre ne
sont pas des mises en jugement de tel penseur particulier ou de telle attitude générale, mais
des recherches sur la nature et les motifs des options caractéristiques d’une personne ou
d’un personnage, et du style qui les définit ; sur la notion de l’homme qu’elles impliquent
et supposent, nolens volens. Prendre conscience de ces motivations dans des cas bien
concrets mais exemplaires, peut aider à mieux prendre son risque, à mieux assumer sa
personne.
13. La grande musique, de Mozart à nos jours, est érotique ; elle annonce les très rares
révolutions et surtout les modes de l’amour. Il est d’autant plus remarquable qu’à partir
du milieu du xxe siècle, la musique expérimentale déserte le domaine de l’animique pour
celui de la physique et du calcul, et devienne une affaire d’ingénieurs philosophes. La
peinture abstraite n’est pas moins puritaine, en apparence, mais on voit mieux comment
elle procède du psychisme : elle décrit une introversion systématique. La
musique était chose de l’âme. Mais si elle devient la chose de spécialistes acharnés à nier
l’âme, — cette luxure nous disent-ils —, on est en devoir de leur demander ce qu’ils
visent : pas un seul ne l’a dit jusqu’ici.14. Les mass médias, ensuite, répandent ces
œuvres, à la rencontre d’un « appel » préexistant, qu’ils contribuent à rendre un peu plus
exigeant, tout en rendant les créateurs moins exigeants, moins sincères et trop adaptés…
Mais inventez, dans le domaine de la culture, il en reste toujours quelque chose. Ainsi le
style des vitrines actuelles procède des grandes expositions surréalistes.15. Marx produit
le même effet illuminant en recourant, pour expliquer l’histoire, à l’autre facteur refoulé :
l’intérêt matériel, le gain, l’argent. N’oublions pas qu’une théorie qui « explique tout »
nous laisse en fait à expliquer chaque phénomène particulier, en tant que tel.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : âme, amour, animiques, normal, érotisme,
révolution, boue, effet, luxure, sexuel, aberrant, soulèvement, vague, Proust,
inceste.

VI
Soulèvement des puissances animiques
Mais la soudaine turbulence de l’Éros, avant de nous poser ces problèmes, est d’abord un
grand fait psychique ; ou tout au moins elle le signale et elle le signe.
Je n’ignore pas le fait démographique, un homme au mètre carré d’ici quatre-cents ans, si
toute l’humanité continue d’obéir à l’instinct de reproduction ; — cette menace peut nous
inciter à séparer de plus en plus le sexuel pur de l’érotique, et peut-être agit-elle déjà sur
l’inconscient des hommes et des femmes d’aujourd’hui ; mais le phénomène qui nous
occupe est antérieur. Je n’ignore pas non plus le fait technique. Je pense que l’habitus
mental qu’il nous impose exagère à tel point la tyrannie de l’horaire, du rendement
mesurable, des disciplines sociales, et [p. 36] d’une manière générale des comportements
rationnels, qu’un soulèvement de l’âme devient inévitable, à titre de compensation :
« L’invasion de nos vies par la technique » provoquerait-elle ce « déchaînement de
l’érotisme » qui tendrait à neutraliser ses effets déshumanisants ? On peut l’imaginer d’une
manière statistique, mais non pas le vérifier dans nos vies personnelles.
Faut-il donc accepter l’hypothèse d’une âme collective qui aurait sa vie à elle, et qui
exercerait sur les hommes un pouvoir comparable à l’action de la Lune sur l’océan et dans
le corps des femmes ? Mais qu’est-ce que l’âme ?
Je ne prends pas le mot dans le sens noble et vague, et encore moins dans le sens religieux
que lui donnent tant de nos expressions courantes, comme « belle âme », ou « salut des
âmes », ou « immortalité de l’âme » (désignant la personne ou l’esprit), mais dans le sens
beaucoup plus précis que conservent des dérivés tels qu’animation, animosité,
animadversion. Le jeu « animé » d’un musicien manifeste par des moyens physiques une
réalité qui n’est ni matérielle ni proprement spirituelle, qui n’est pas celle du corps ni celle
de l’intellect, mais plutôt celle du « cœur », comme on dit, — celle de l’âme.
L’âme est le domaine des impulsions qui outrepassent les exigences de l’instinct et se
heurtent aux décrets du social. Elle est aussi le domaine de ces passions qui déjouent les
« programmes » de vie physiologique enregistrés par nos chaînes de chromosomes,
démentent les prévisions de l’économie et troublent nos systèmes de communications
rationnelles et spirituelles, à la manière des explosions solaires. Trop longtemps négligées
ou niées par la [p. 37] pensée occidentale, qui ne prenait au sérieux que l’esprit et le corps,
les forces animiques sont en pleine offensive au xxesiècle. Leurs premières manifestations
sont naturellement anarchiques, névrotiques ou pathologiques : la nappe profonde projette
d’abord des boues. Révolutions et délires collectifs, au plan politique et social ; décri des
lois et conventions dans tous les ordres, maladies mentales, racisme, vogue immense des
superstitions et de la magie des charlatans, voilà la boue. La vague de l’érotisme vient
ensuite, encore trouble et tumultueuse. Si les digues ont sauté, c’est qu’elles étaient trop
faibles, pour une poussée nouvelle soudain trop forte. Il s’agit d’inventer maintenant un
nouveau système de canaux pour transformer l’inondation en irrigation vivifiante.
C’est l’amour qui est remis en question — tout l’amour : sexuel ou passionnel, normal ou
aberrant, matrimonial ou spirituel. « L’amour est à réinventer », disait Rimbaud. Cette
espèce-là de révolution psychique n’a qu’un précédent dans l’histoire de la culture
occidentale : il se situe de la manière la plus précise au xiie siècle.
Depuis la fin de l’Empire romain, on n’avait plus écrit de poèmes d’amour ni de traités de
mystique originaux. La vie sexuelle semblait réduite à l’obscure animalité. Le mariage ne
posait que des problèmes d’héritages et de consanguinité souvent invraisemblables,
justifiant des divorces causés par l’intérêt mais jamais par le sentiment. Et subitement voici
les troubadours et l’invention du désir sublimé, saint Bernard de Clairvaux et la mystique
d’amour, Héloïse et la passion vécue, Tristan et la passion rêvée, le culte de la Dame et le
culte de la Vierge, les hérésies gnostiques ravivées et le cynisme libertin [p. 38] naissant, le
célibat des prêtres et les « Lois d’Amour », bref, le lyrisme, l’érotisme et la mystique
déchaînés sur l’Europe entière, et parlant une même langue nouvelle, rénovant d’un seul
coup pour des siècles la musique et la poésie, le roman, la piété, et les mœurs. Tout cela se
passait dans les élites cultivées, — les jongleurs et prédicateurs étant les seuls « moyens de
diffusion » permettant de toucher les peuples. Cette première grande révolution de
l’Amour, si soudaine dans son explosion, fut lente à propager ses effets bouleversants dans
les mœurs de la masse inculte et dans les habitudes de pensée. Le travail de décantation,
d’adaptation psychologique et de remise en ordre morale et spirituelle devait prendre des
siècles, et n’est pas terminé.
Car la révolution que nous sommes en train de vivre renouvelle en partie celle du xiie siècle,
submerge quelques-unes de ses conquêtes, mais surtout la déborde largement. Elle éclate
dans une société beaucoup moins cloisonnée et protégée, et où toute pulsation enregistrable
est instantanément propagée. L’imprimé bon marché, le film et la radio ne laissent plus de
délais ni d’angles morts. Les effets atteignent nos sens avant que les causes aient émergé
à nos consciences. D’où le scandale, et c’est peu dire — d’où l’angoisse et la mauvaise
conscience qui caractérisent à la fois ceux qui expriment la révolution et ceux qui en
subissent les effets.
Prenez un Européen cultivé — homme ou femme — formé par la morale bourgeoise,
d’ailleurs croyant ou non, plus ou moins respectueux de la science et du progrès, donc
normal et moyen selon les standards du siècle ; confrontez-le avec les œuvres, apparues
depuis cinquante ans, de Freud et des écoles [p. 39] qui en dérivent, de Proust et de Joyce,
de D. H. Lawrence et de Jean Genêt, d’André Breton et de Robert Musil, d’Henry Miller
et de Lawrence Durell, pour ne citer que très peu de noms des plus connus ; sans oublier la
fameuse « Histoire d’O », les essais de George Bataille et de P. Klossowski pour les initiés ;
les romans policiers de l’école « noire » et les films de la Nouvelle Vague internationale,
pour le grand public. Que verra dans tout cela, de prime abord, le témoin normal et moyen ?
La libido partout à l’œuvre, la névrose prise pour thème normal, la négation de l’innocence,
même enfantine ; la pariade primitive, ou, au contraire, la passion la plus insolite, exaltées
comme étant la vraie pureté ; le sadisme et le masochisme, l’homosexualité et l’inceste ; et
toutes les formes d’exhibitionnisme et de raffinements pervers qui attendent encore leur
nom ; bref, la luxure, anxieuse ou complaisante, sophistiquée ou commerciale, non
seulement étudiée, mais justifiée ! Comment notre homme distinguerait-il, dans tout cela,
autre chose qu’une immense dépravation, qu’un manque de tenue mais aussi de légèreté,
de vraie tendresse mais de « saine gauloiserie » ? Et comment pourrait-il y voir ce
« soulèvement de l’âme », ce retour d’âme, dont certains esprits aberrants osent parler ?
Lui dira-t-on qu’il y a bien autre chose que la pédérastie dans Proust, l’inceste dans Musil,
la luxure dans Miller, ou le simple coït dans l’amour ? Il voit d’abord ce qui le choque, qui
est aussi ce qui le tente. Devant « l’indiscipline des mœurs » et la « pornographie » qui en
serait la cause, il se sent indigné et inquiet. S’il est sérieux, s’il voit plus loin, cela peut
aller jusqu’à l’angoisse.
Or ces dispositions se trouvent être les mêmes que celles des auteurs érotiques, quoique ces
derniers [p. 40] aient des motifs inverses d’être indignés, inquiets ou angoissés. Les deux
camps se rendent bien leur mépris, et chacun refuse de tolérer fût-ce un instant, par simple
hypothèse de dialogue, les bonnes raisons que peut invoquer l’autre.
C’est à partir de là que j’essaie de réfléchir, d’élucider l’amour tel qu’on l’écrit de mon
temps.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : puritain, érotisme, avant de, oublier, VIIParenthèse,
dépréciatives, en revanche, sexuel, liminaires, socialisée, mao, imposer,
compréhensible, annonçant, naïvement.

VII
Parenthèse sur le sens des mots
À la clé de cette Introduction, j’aurais aimé pouvoir inscrire un signe d’objectivité,
annonçant qu’ici l’on décrit, avant de juger. Qu’il reste donc bien entendu que, dans ces
pages liminaires et dans les essais qui les suivent, je n’utilise jamais les termes de morale
bourgeoise et de puritanisme comme des injures, ni comme des épithètes nécessairement
dépréciatives. En revanche, le terme d’érotisme ne définit pour moi ni le bien ni le mal,
mais un phénomène passionnant par excellence, dont j’essaie, avant de l’évaluer, de mieux
voir ce qu’il est, d’où il vient, où il va.
J’entends bien que la littérature contemporaine méprise les puritains et les tient pour des
fous, à la fois ridicules et dangereux. Mais je n’oublie pas que sans la discipline sexuelle
que les tendances dites puritaines ont su nous imposer dès les débuts de l’Europe, il n’y
aurait rien de plus dans notre civilisation que dans celles des nations qu’on dit sous-
développées, et sans doute moins : il n’y aurait pas le travail, l’effort organisé, ni la
technique qui ont fait le monde actuel. Il n’y aurait pas non plus le problème de l’érotisme !
Les auteurs érotiques l’oublient [p. 41] très naïvement, tout à leur passion poétique ou
moraliste retournée, qui leur cache trop souvent les « faits de la vie » — comme l’anglais
nomme les faits sexuels —, et leurs multiples liens avec l’économie, la société et la culture.
En revanche, sans l’érotisme et les libertés qu’il suppose, notre culture vaudrait-elle mieux
que celle qu’un Staline, qu’un Mao, ont tenté d’imposer par décrets ? Elle serait strictement
adaptée à la production matérielle, à la procréation socialisée. Et cela, nos puritains
l’oublient non moins souvent.
Je pose donc un problème au plus haut point concret, et que l’angoisse compréhensible des
Occidentaux d’aujourd’hui conduit en général à trancher brutalement avant de l’avoir
considéré.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : mythanalyse, érotique, attitude, ordonner,
manichéennes, sexuel, religieux, gnostique, mythe, méthode, VIIIPour, taxant,
érotisme, amour, littérature.

VIII
Pour une mythanalyse de la culture
La littérature érotique embrasse plus de réalités psychologiques que la morale bourgeoise
ne voulait en connaître, et que le puritanisme n’en tolère. Or ces réalités, quoi qu’on en
juge, sont au moins aussi quotidiennes et obsédantes que les réalités économiques, qui
d’ailleurs en dépendent dans une certaine mesure, comme le confort dépend de notre
psychologie.
Une fois reconnues, elles nous posent des problèmes qu’on ne résoudra plus en les niant.
Les découvertes de l’analyse des profondeurs, l’affaiblissement des tabous sexuels,
l’accroissement du confort et des loisirs, le birth control, les mass médias, tout agit dans le
même sens, irréversible. Je vois bien qu’en remettant en question l’ensemble des rapports
personnels [p. 42] et sociaux, éthiques et spirituels, qui constituent l’amour, la littérature
érotique réagit à des phénomènes qu’elle n’a pas provoqués, qui la dépassent, mais dont
elle tente de formuler et d’illustrer les exigences encore désordonnées. Et je vois bien que
du désordre inévitable résultant d’une évolution aussi rapide, on ne pourra sortir qu’en
avant, et non point par des retours aux disciplines d’antan. Mais comment ordonner tout
d’abord la recherche et la réflexion ?
Je me suis proposé deux méthodes d’analyse, dont on trouvera dans cet ouvrage quelques
applications nouvelles, ou renouvelées :
1° Rechercher les correspondances religieuses et philosophiques des attitudes décrites ou
prônées par la littérature actuelle traitant de l’amour ; et voir comment ces attitudes
s’ordonnent ou non à certaines conceptions fondamentales de l’homme définies par les
grandes religions, par leurs métaphysiques, et par leurs hérésies.
L’Amour et l’Occident illustrait cette approche, partant d’un raisonnement dont je rappelle
le schéma : l’érotisme commence où l’émotion sexuelle devient, au-delà de sa fin
procréatrice, une fin en soi ou un moyen de l’âme ; — or les croyances gnostiques et
manichéennes ne décrient pas le plaisir sexuel, et ne découragent pas la passion, bien au
contraire, mais seulement la procréation, par laquelle un ange de plus est enfermé dans un
corps vil ; — l’érotisme, véritable invention du xiie siècle, a donc toutes chances de
correspondre à des attitudes religieuses manichéennes et gnostiques, et les jugements que
l’on peut porter sur lui traduisent une prise de position spirituelle pour ou contre ces
attitudes, qu’on le sache ou non ; et mieux vaut le savoir.
[p. 43] Il s’agit, on le voit, d’expliciter des motifs religieux généralement refoulés, ou tout
simplement ignorés. Méthode exactement inverse de celle de Freud, mais qui lui est par là
même comparable.
2° Apprendre à lire en filigrane le jeu des mythes, dans les troubles complexités et les
intrigues apparemment insanes de l’érotique contemporaine.
Entre les sciences du corps et de l’esprit, entre la biologie et la théologie, au-delà des
nécessités de l’espèce, mais en deçà du Bien et du Mal, sans lois ni dogmes, mais non sans
symboles gouvernant notre vie émotive, la mythologie mène son jeu, — qui est jeu de
l’âme.
Grandes formes simples et ordonnatrices, symboles actifs et véhicules des puissances
animiques d’Éros, les mythes peuvent nous servir de guides dans la Comédie infernale,
purgative ou sublime de nos désirs, de nos passions, de notre amour. Quand nous ignorons
leur nature, ils nous gouvernent sans pitié et nous égarent. Mais les identifier, connaître
leur langage et les tours et détours dont ils sont coutumiers peut nous permettre de trouver
le fil rouge des trames où nous sommes engagés, et de nous orienter dans la forêt obscure
de nos phantasmes, vers l’issue de lumière et notre vrai Désir.
Je propose une mythanalyse, qui puisse être appliquée non seulement aux personnes, mais
aux personnages de l’art, et à certaines formules de vie ; l’objectif immédiat d’une telle
méthode étant d’élucider les motifs de nos choix et leurs implications trop souvent
inconscientes, spirituelles autant que sociales.
Nous arriverons alors, en connaissance de cause, devant le vrai problème éthique et
religieux, celui qui demande une décision ou un pari : faut-il croire [p. 44] que la liberté ne
puisse être conquise que par le détachement de nos liens avec la chair, avec le monde, et
avec notre moi distinct ? Ou bien faut-il plutôt ordonner ces relations au But suprême, qui
suscite en nous la personne ?
Nous sommes au monde comme n’étant pas du monde, mais plutôt comme étant destinés
à le transformer sans relâche (d’où la technique) pour d’autres tâches qui nous dépassent
et en même temps nous réalisent. J’en déduis que notre vocation est bel et bien d’aller
ailleurs, mais avec tout ce que nous sommes ; et qu’elle est moins d’ascèse que de
transmutation ; et qu’elle n’est pas de fuite mais de prise de conscience, de prise de
possession de nous-mêmes et des choses, au nom d’un sens qui nous soit propre et
singulier, et par lequel nous atteindrons l’universel.
Nier les mythes et leur empire serait néfaste. Tenter de leur échapper en les taxant d’erreur
— théologique ou rationnelle — est une entreprise illusoire. Il s’agit de comprendre et
sentir leurs pouvoirs, puis de les traiter de la manière dont il convient à l’homme de traiter
la Nature : on ne saurait lui commander qu’en obéissant d’abord à ses lois et structures.
Quand nous connaîtrons mieux les mythes qui nous tentent, d’où ils viennent et vers quoi
leur logique nous conduit, peut-être serons-nous un peu mieux en mesure de courir notre
risque personnel, d’assumer notre amour et d’aller vers nous-mêmes. Peut-être serons-nous
un peu plus libres.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : roman, amour, passion, Musil, Lara, Jivago, Lolita,
Agathe, Ulrich, Tristan, interdire, soeur, amour-passion, aimer, tabou.
[p. 47]

Nouvelles métamorphoses de Tristan


La passion est cette forme de l’amour qui refuse l’immédiat, fuit le prochain, veut la
distance et l’invente au besoin, pour mieux se ressentir et s’exalter. Cette définition rend
compte de la plupart des vrais romans, par quoi j’entends non point les meilleures œuvres
qu’on est convenu de ranger dans ce genre littéraire, mais, indépendamment de leur qualité
d’art, de leur notoriété ou de leur portée humaine, ces œuvres seules où transparaît,
dominateur, l’archétype médiéval de Tristan.
Je ne sais à vrai dire si la passion naît de la distance, ou l’inverse. Ce qui est certain, c’est
que le roman occidental n’a jamais décrit, jusqu’ici, de passion qui s’enflamme pour un
objet tout proche, aisément accessible et moralement permis, ou généralement toléré.
Comme la nature et le nombre de ces tolérances et des interdits qui subsistent varient selon
les sociétés (qu’on a pu caractériser par leurs tabous : ainsi, la bourgeoisie
du xixes’interdisant de parler de l’argent et du sexe, d’où le choc révélateur produit par
Marx et Freud), la passion qui est toujours antisociale reçoit cependant de la société même
— et d’elle seule, par un assez beau paradoxe — ses objets, différents selon l’état des
mœurs.
[p. 48] Point de passion concevable ou déclarée en fait, dans un monde où tout est permis.
Car la passion suppose toujours, entre le sujet et l’objet, un tiers qui fait obstacle à leur
étreinte, — un roi Marc qui sépare Tristan d’Iseut — l’obstacle étant généralement social
(moral ou coutumier, voire politique) à tel point qu’on le voit se confondre à la limite avec
la Société elle-même, encore qu’il soit le plus souvent symbolisé par une dramatis persona,
pour les besoins de la narration et de la rhétorique du récit.
Dans une société comme la nôtre, l’amour-passion peut-il encore trouver
des interdits assez redoutables, et par suite assez fascinants, pour que son délire se déclare ?
J’entends parler de la société occidentale, c’est-à-dire de l’Europe et de ses prolongements
en Amérique et en Russie ; société travaillée et formée par une polémique millénaire entre
le sacré, créateur des tabous, et le profane, qui naît de leur violation, mais aussi entre la
sagesse et la politique, la grâce et le mérite, la mystique et la morale, la croyance et la
science, l’absolu et le raisonnable, enfin l’amour-passion et le mariage. N’en sommes-nous
pas au point de notre évolution où, tout étant réduit, « ramené à » comme on dit, profané,
décapé des illusions religieuses, névrotiques ou sentimentales, et soumis par
l’intermédiaire d’analyses toujours plus indiscrètes aux règles de l’hygiène et de la
sociologie — tout nous semble permis de ce qui ne nuirait pas à la santé et à la
productivité ? (Tout le reste étant, d’ailleurs, de mieux en mieux prescrit.)
J’entrevoyais, il y a vingt ans, quand j’écrivais L’Amour et l’Occident, qu’une culture trop
consciente de ses fins et moyens, c’est-à-dire trop sociologique, ne laisserait plus de place
à l’amour passionné, tel [p. 49] qu’il fut inventé au xiie siècle par les troubadours du
Languedoc et romancé par les Bretons. C’était faire trop d’honneur aux seuls tabous
moraux de l’époque victorienne et bourgeoise, et aux succès des analystes et des marxistes,
qui vivent à leurs dépens depuis un demi-siècle. D’autres tabous subsistent, ou se sont
reformés, sur lesquels la passion se jette pour y trouver de nouveaux prétextes à se
consumer glorieusement, à défier la morale du Jour au nom de la mystique de la Nuit, et la
vie d’action raisonnable au nom de l’extase et de la mort enthousiasmante.
I
Trois vrais romans d’amour-passion au xxe siècle
Trois œuvres où transparaît l’archétype de Tristan nous sont données vers ce milieu du
siècle par l’Europe, l’Amérique et la Russie. De chacune d’elles on a pu dire, non sans
raison, qu’elle était « en réalité » une description sociale, morale ou politique de l’Autriche
impériale, ou des États-Unis, ou de la Révolution et de ses suites en URSS. Mais chacune
d’elles aussi a pu être décrite comme le dernier roman d’amour-passion de la littérature
occidentale. Le Docteur Jivago de Boris Pasternak n’est pas un acte politique, selon
Camus, mais au contraire « un grand livre d’amour ». L’essai que Lionel Trilling consacre
à Lolita de Vladimir Nabokov, s’intitule « Le dernier amant ». Et l’héroïne de L’Homme
sans qualités de Robert Musil, dit à plusieurs reprises d’elle-même et de son frère : « Nous
aurons été les derniers romantiques de l’amour… Au fond, c’est la dernière [p. 50] histoire
d’amour possible… Sans doute serons-nous une sorte de Derniers Mohicans de l’amour. »
Je ne fais pas ici de critique littéraire, n’ayant d’autre propos que d’illustrer un thème dont
on verra bientôt que je ne suis pas le dernier à subir les prestiges et le charme fatal. Est-il
besoin de souligner que ce grand thème est l’unique justification de mon essai ? Mythe
passionnel à part, tout distingue les trois œuvres que je considère dans ces pages. Et l’on
ne sent que trop les bonnes et graves raisons que j’ai de redouter que leur simple
rapprochement choque le sens esthétique du lecteur et révolte son sens moral… Mais il se
peut aussi que l’incongruité d’une telle comparaison fasse tout son prix. D’autant plus
différents à tous égards, sauf à un seul, seront les trois ouvrages examinés, d’autant plus
significative l’action du mythe qui s’y trahit, et qui est leur seule commune mesure. Je ne
m’attacherai donc, dans ces trois œuvres, qu’à l’apparition de Tristan, dictant
impérieusement — à l’insu des auteurs — la rhétorique profonde de leur composition.
Passons à l’expérience sans plus de précautions. Voici la fiche archétypique des trois
romans, telle que leurs auteurs mêmes auraient pu l’établir, en se plaçant par hypothèse
sous l’angle de vision que je propose :
Vladimir Nabokov. — Aux yeux du « vieil Européen » que je me trouve être de naissance,
l’Amérique est patrie d’accueil, plus que d’exil. Le lecteur devinera que je l’aime, malgré
tout ce qui m’irrite en elle, et en dépit de ce qu’elle veut être et croit qu’elle est. Son
immaturité perverse me fascine. Le scandaleux héros (par antiphrase) de mon roman
(éduqué en Europe, j’y insiste) n’épouse l’american [p. 51] way of life, en la personne d’une
bourgeoise accomplie, que pour l’amour fou de sa fille. Mais cet amour est impossible, car
Lolita n’a pas 13 ans. Cependant, mon héros l’enlève et il fuit avec elle, de motel en hôtel,
à travers tout le continent américain qu’il découvre et décrit ainsi mieux que personne, dans
le même temps qu’il se voit rejeté par le milieu social, ses lois et ses coutumes. Abandonné
par sa nymphet, il commet un crime de dément et meurt ivre d’amour, dans sa prison, après
avoir écrit ce livre posthume.
Robert Musil. — J’ai aimé mon Autriche « impériale et royale » d’un amour exigeant,
lucide et ironique. Mais elle appartenait à un milieu social, à un clan politique et culturel à
la fois décadent et conventionnel, qui devait la livrer à la guerre, puis à pire. Je l’ai dit dans
un vaste roman dont le personnage central, Ulrich von X, qui me ressemble comme un
frère, reporte sa passion, déçue par la réalité, sur sa propre sœur, c’est-à-dire sur le seul
prochain qu’il parvienne à aimer comme lui-même, dans sa patrie. Mais ce prochain est
« interdit » par la morale. Aimant sa sœur, Ulrich veut toucher l’interdit et posséder
l’inaccessible, qui est le plus vrai, puisqu’il ouvre l’accès à la vie d’extase, mais qui le
sépare en fait de la vie sociale. Mon héros devient moralement un exilé de l’intérieur,
comme je suis devenu un exilé tout court16.
Boris Pasternak. — J’aime passionnément ma Russie et je voudrais en être aimé, comme
le docteur Jivago aime Lara et en est aimé. Mais, comme Lara, [p. 52] la Russie a dû suivre
un Maître cynique et brutal, qui l’a séduite et humiliée. Il m’interdit de lui parler. Je lui dis
pourtant mon amour sous le couvert d’un roman plein d’allusions et de symboles qu’elle
comprendra. Et voici que l’on fait un triomphe à ma déclaration d’amour ! Le Maître
prétend aussitôt que j’ai insulté la Russie. C’est au nom de celle que j’aime qu’il me
repousse et qu’il menace de m’exiler. Mais tel est mon amour que je saurai mentir : je
demanderai pardon au tyran, le suppliant de me laisser vivre encore un peu dans le
voisinage de celle qui doit me rejeter, car loin d’elle ma vie n’a pas de sens, c’est près d’elle
que je veux me taire.
Ainsi réduits à leur diagramme mythique — on aura reconnu les personnages du drame,
ces Tristan séparés d’une Iseut « interdite » par un roi Marc qui est la Morale commune, la
Société ou le Régime — ces trois romans trahissent une même ambiguïté quant à la vraie
nature, sinon de leur sujet, du moins de l’intérêt principal qu’ils se trouvent offrir au
lecteur : critique d’une société ou récit d’une passion ?
On connaît ces paysages fantastiques de la Renaissance qui, tournés d’une certaine
manière, révèlent soudain les traits d’une tête humaine. C’est le phénomène inverse qui se
produit à la lecture des trois romans : vous regardez longuement ce visage de femme et,
peu à peu, c’est un paysage, c’est un pays, c’est une société tout entière qui transparaît, se
recompose, et envahit tout le tableau. Vous reprenez votre lecture et, non, c’était vraiment
une femme… Qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ? Tout ce que nous voyons là, sans doute,
et plus encore. [p. 53] S’il avait pu le dire autrement, il l’aurait fait (et nous ne le lirions
pas). Mais la réponse de l’écrivain ne suffit pas, bien que sincère.
Car il faut voir que cette ambiguïté, qu’il nous propose malgré lui, n’est pas du tout
accidentelle. Elle ne résulte pas, j’y insiste, de quelque hésitation prolongée de l’auteur
entre deux thèmes centraux, ou deux genres littéraires, ou deux sphères d’imagination. Elle
exprime et traduit irrésistiblement l’ambiguïté fondamentale de la passion, antisociale par
définition, donc liée au milieu social par un litige permanent hors duquel elle n’existerait
point, et dont ce milieu même circonscrit l’occasion, dicte l’objet ou fournit le prétexte.
Comme le fera voir l’application aux trois romans de l’analyse mythologique proposée
par L’Amour et l’Occident.
II
Lolita ou le scandale
« Entre les limites d’âge de 9 et 14 ans apparaissent des fillettes qui, aux yeux de certains
voyageurs médusés, deux fois ou plusieurs fois plus âgés qu’elles, révèlent leur vraie
nature, laquelle n’est pas humaine mais nymphique (entendons : démoniaque) ; et, pour ces
créatures choisies, je propose le nom de nymphets. » Lolita, 12 ans et sept mois, a le charme
inquiétant, l’impudeur innocente et la pointe de vulgarité qui caractérise la nymphet.
Humbert Humbert, Européen, la quarantaine, vivant depuis peu en Amérique, la découvre
dans une petite ville où il prend ses vacances. Coup de foudre. Intrigue démente pour
posséder l’enfant, dont il épouse d’abord la mère. Cette malheureuse [p. 54] mourra bientôt,
renversée par une auto. H. H. emmène Lolita dans un hôtel à l’enseigne des Chasseurs
enchantés. Il lui fait boire un somnifère, mais n’ose pas profiter de son sommeil. Au matin,
c’est elle qui le séduit ! Commence la longue fuite du beau-père et de la fille, traqués par
leur secrète culpabilité, d’un bout à l’autre des États-Unis17. Jusqu’au jour où Lolita
s’échappe, séduite par un autre homme d’âge mûr qu’Humbert tuera. À 17 ans, mariée
depuis peu avec un jeune et brave technicien, elle meurt en couches, quelques semaines
après Humbert, auquel une crise cardiaque épargne la peine capitale.
Je n’entends pas voiler ni excuser le caractère scandaleux du roman, car il apparaît
essentiel, et l’auteur ne manque pas une occasion de le souligner et de l’accentuer, soit en
accablant son héros dans une préface d’ailleurs attribuée à un psychiatre américain, soit,
d’une manière plus convaincante, par la cynique désinvolture du style des mémoires de
Humbert Humbert. Si l’amour des nymphets n’était pas, de nos jours, l’un des derniers
tabous sexuels qui tiennent encore (avec l’inceste), il n’y aurait ni passion ni roman
véritables, au sens « tristanien » de ces termes. Car il manquerait entre les deux
protagonistes l’obstacle nécessaire, la distancenécessaire pour que l’attrait mutuel, au lieu
de s’apaiser ou de s’épuiser par la satisfaction des sens, se métamorphose en passion. C’est
d’abord et surtout le scandale évident, le caractère profanateur de l’amour de H. H. pour
Lolita, qui trahit la présence du Mythe.
[p. 55] Négligeons pour l’instant les différences profondes qui séparent ce roman
sarcastique et pétulant de la sombre épopée, simple et drue, d’un Béroul. Qu’on ne s’y
trompe pas : le roman de Tristan n’était pas moins choquant au xiie siècle que ne l’est
aujourd’hui Lolita.
Ce que l’habitude et l’illusion anachronique, aidées par la version moderne de Bédier, nous
font prendre trop facilement pour la touchante histoire d’un amour presque chaste et conçu
fortuitement hors du mariage, recelait à vrai dire, pour les lecteurs du temps, des pouvoirs
autrement bouleversants ! Les premières versions de Tristan glorifiaient une forme
d’amour non seulement opposée au mariage, mais ne pouvant exister que hors de lui. Elles
« justifiaient »18 au nom de ce nouvel Amour toute une série d’actions tenues pour crimes :
astuce blasphématoire de l’ordalie truquée, violation répétée des allégeances et de la foi
jurée, profanation du sacré féodal et des sacrements catholiques, faux serments, sorcellerie,
magie noire. Tout cela sur un fond d’hérésie bien plus dangereuse alors que ne le sont
aujourd’hui les frénésies qui affectent une partie de la jeunesse, modes passagères dont
l’édition et le cinéma me paraissent profiter davantage que la société n’en pâtit.
En revanche, l’amour passionné pour une fille encore impubère n’aurait guère pu
surprendre au Moyen Âge. On a coutume de vénérer l’amour de Dante pour Béatrice âgée
de 9 ans, la passion de Pétrarque pour Laure âgée de 12 ans ; ces deux exemples fondent
une tradition de la haute littérature[p. 56] européenne, qu’illustreront plus près de nous un
Goethe créant le personnage de Mignon, un Novalis dédiant son œuvre à l’amour de Sophie
von Kuhn, morte à 11 ans, un Edgar Poe qui épouse une fille de 14 ans, et le génial Lewis
Carroll : Alice au Pays des Merveilles est née de l’amour des « nymphets », refoulé par la
conscience pure du clergyman, mais avoué par certains de ses poèmes et trahi par les
plaisanteries souvent féroces de ses lettres à des petites filles.
L’adultère, de nos jours, ne conduit qu’au divorce, ou s’épuise en liaisons banales. Il
n’offre pas de support sérieux à ce que Freud a nommé un jour l’élan mortel, secret de
l’amour tristanien. Et l’absence de sacré exténue les passions, que la conscience d’une
profanation faisait flamber. Nous restent deux tabous sexuels, curieusement respectés par
nos mœurs en transition rapide du sacré primitif vers une hygiène scientifique : l’amour
des petites nymphes et l’inceste. Ces deux amours seraient-ils contraires à la nature ? On
les voit largement pratiqués dans le monde animal et dans la grande majorité des sociétés
humaines connues, les classes bourgeoises de l’Occident constituant l’exception la plus
remarquable. Ils sont bien moins contre nature que contre-civilisation. Nabokov fait dire à
son héros : « Mon sort a été de grandir dans une civilisation qui autorise un homme de 25
ans à courtiser une fille de 16 ans, mais non pas une fille de 12 ans. » Humbert raconte, au
début de ses mémoires, l’amour qu’il conçut à 12 ans pour une petite fille de 9 ans qui
s’appelait Annabel, et qui mourut bientôt — rappel de Poe. Ainsi, l’eros de cet adulte, par
ailleurs sexuellement normal, s’est trouvé fixé sur la [p. 57] femme-enfant, rendue
doublement inaccessible par la différence d’âge et par l’idée de la mort. C’est ainsi que la
« nymphet » peut devenir le support de l’amour-passion, c’est-à-dire du désir infini qui
échappe aux rythmes naturels et joue le rôle d’un absolu préférable à la vie elle-même. La
possession de cet inaccessible devient alors l’extase, « la joie suprême », la « Höchste
Lust » d’Isolde agonisante.
Cependant, ceux qui ont lu Lolita avec plus d’amusement pervers que d’émotion, seront en
droit de douter de la légitimité d’une interprétation si solennelle.
Certes, du coup de foudre initial jusqu’à la mort des amants séparés, conséquence d’un
amour interdit qui les exile de la communauté et les consume sans les unir vraiment, on
aura reconnu les grands moments du Mythe. L’auteur en a-t-il eu conscience ? Certains
épisodes du roman le donnent à croire, allusions aux péripéties et situations les plus
typiques de la légende de Tristan. Mais il est curieux de noter qu’à chaque fois un point
d’ironie frappe l’allusion. Ainsi, la mère du héros meurt très tôt (comme dans Tristan),
mais voici le ton du récit : « Ma très photogénique mère mourut dans un accident
capricieux (pique-nique, éclair) quand j’avais 3 ans. » (Qu’on se rappelle le ton lugubre de
destin, la « vieille et grave mélodie » qui marque la mort de la mère dans Tristan !) Le nom
de l’hôtel où se passe la nuit de la séduction, les Chasseurs enchantés, rappelle visiblement
l’état de transe de la scène des aveux dans Tristan, mais toute la description du lieu vise
précisément à le désenchanter. L’épisode du philtre est présent, mais ridiculisé par son
échec : il ne s’agit que d’un somnifère que H. H. fait prendre [p. 58] par ruse à Lolita, et
qui se révèle d’ailleurs trop faible, le médecin qui l’a procuré s’étant trompé d’étiquette ou
ayant trompé son client. (Inversion point par point, et que l’on peut croire délibérée, du
récit de l’erreur « fatale » de Brangien.) Comme dans Tristan, il est vrai, la polémique
contre le mariage au nom de l’amour-passion anime tout le récit. Comme dans Tristan, l’on
sent que l’auteur n’est pas intéressé par le côté sexuel de son histoire, mais uniquement par
la magie de l’Éros, et il le dit19. Comme dans Tristan, « les amants fuient le monde et lui,
eux ». Enfin, comme dans Tristan, ils meurent à peu de temps l’un de l’autre, séparés. Mais
leur mort est aussi sordide que fut grandiose, dans les versions du xiie siècle et dans
Wagner, la Mort des Amants légendaires.
C’est qu’en réalité, H. H. et Lolita n’ont jamais connu ce que j’appelle « l’amour
réciproque malheureux ». Lolita n’a jamais répondu à la passion tendre et sauvage de son
aîné. De là l’échec du Mythe et par compensation le ton « férocement facétieux » du roman,
son réalisme impitoyable et ses plaisanteries un peu folles, sauvées (de justesse parfois) de
la vulgarité par une étourdissante virtuosité verbale. Si Lolita avait aimé le narrateur, si elle
avait été son Iseut, le roman réaliste eût fait place au poème et la satire sociale au lyrisme
intérieur. L’hypothèse n’est pas arbitraire, car c’est précisément ainsi que les choses se
passent dans le grand livre de Musil, comme on le verra tout à l’heure.
Mais [p. 59] l’absence, ici très frappante, non seulement de toute espèce d’impureté
sentimentale, mais aussi de tout horizon spirituel, réduit le roman aux dimensions d’un
tableau de mœurs à la Hogarth. On partage les irritations de l’auteur, on acclame sa syntaxe
et son vocabulaire, on rit souvent, on n’est jamais ému.
Tel qu’il est, cet ouvrage parfait reste, aussi, un Tristan manqué. Et cela tient à l’immaturité
de l’objet même de la passion décrite ; mais sans cette immaturité, point d’obstacle et donc
point de passion… Peut-être le livre, après tout, n’est-il vraiment vicieux que par ce cercle.
III
Robert Musil et le « Règne millénaire »
Ingénieur, officier, philosophe, écrivain, esprit religieux malgré lui, parce qu’il cherchait
une vérité à vivre, Robert Musil est mort à peu près ignoré, tout près de ce lieu où j’écris,
et son œuvre, en partie posthume, ne cessera de monter à l’horizon de la littérature
européenne. Le comique dévastant, la lucidité calme, le lyrisme qui sourd en dépit de
l’acuité d’un regard constamment critique, l’infinie variété de l’investigation des relations
humaines, des rôles sociaux, des problèmes de l’amour et des buts de la vie confèrent aux
deux-mille pages de son dernier ouvrage20 une puissance d’envoûtement que je n’avais pas
subie depuis l’œuvre de Proust, mieux[p. 60] achevée sans doute et d’accès combien plus
facile, mais d’une moindre vertu spirituelle. J’aurais aimé parler de Musil, mais de lui
seul… Et j’ai quelque scrupule à le faire figurer dans un contexte qu’il dépasse, d’autant
plus qu’il s’agit ici d’aborder son chef-d’œuvre sans fin sous le seul angle de l’amour-
passion. Par bonheur, il se trouve que Musil a décrit cette disposition para-mystique dans
un langage plein de correspondances avec celui de mes analyses du Mythe, et d’une
précision si constante qu’elle me permettra, bien souvent, de substituer la citation au
commentaire. Mais une chance plus bizarre vient servir mon propos. Je découvre en effet
que Musil, non seulement touche à deux reprises le thème de l’amour passionné pour une
enfant, mais surtout veut y voir une préfiguration de l’amour interdit qui unira ses héros :
Ulrich et Agathe, frère et sœur. Admirable coïncidence, qu’il faut bien attribuer à la logique
du Mythe, en l’absence de tout autre élément qui autorise la comparaison de deux œuvres
à ce point inégales par le climat et l’ambition.
Ulrich von X converse avec sa sœur Agathe, dont il sent qu’il commence à l’aimer, et lui
raconte, sans trop savoir pourquoi, ce souvenir :
« C’était dans un tramway. Une petite fille monta, elle avait peut-être 12 ans, en compagnie
d’un père très jeune ou frère aîné. Sa façon d’entrer, de s’asseoir, de tendre négligemment
au contrôleur l’argent de deux parcours, c’était déjà une dame, mais sans trace d’affectation
puérile… Elle était merveilleusement belle : brune, des lèvres pleines, de forts sourcils, un
nez légèrement retroussé : une Polonaise noiraude peut-être, ou une Slave du Sud… D’une
pareille apparition, on peut tomber passionnément, [p. 61]mortellement amoureux, sans que
s’y mêle la moindre convoitise. Je me souviens d’avoir regardé timidement les autres
voyageurs, parce que j’avais l’impression que tout le monde m’avait fui. Puis je suis
descendu derrière la fillette, et je l’ai perdue dans la foule… — Comment accordes-tu cela,
dit Agathe, avec le fait que l’amour n’existe plus, que seules demeurent la sexualité et la
camaraderie ? — Cela ne s’accorde pas du tout ! s’écria Ulrich en riant. »
On voit que l’amour-passion est seul en jeu, et que le seul exemple qu’en trouve le héros
est celui de l’attrait « mortel » pour une nymphet.
Une autre fois, parlant encore avec sa sœur des formes de l’amour « insaisissables » qui lui
semblent d’ailleurs traduire « des relations déficientes et tendues avec le monde », Ulrich
conte de nouveau l’histoire de « la femme la plus merveilleuse qu’il eût croisée sur sa
route » : « Elle l’avait ravi comme un poème d’amour écrit en secret, dont les allusions
sont chargées d’un bonheur encore inconnu… — N’est-il pas contre nature de rapporter de
telles émotions à une enfant ? dit Agathe. — Seule une convoitise grossièrement directe
serait contre nature, répondit Ulrich. L’homme qui en serait capable engagerait la créature,
désarmée et inachevée encore, dans des histoires pour quoi elle n’est pas faite. Il devrait
faire abstraction de l’immaturité de ce corps et de cet esprit en formation, jouer sa passion
avec un partenaire muet et caché21… C’est une tout autre[p. 62] attitude, avec de tout autres
suites ! » Et, comme il sent encore une sorte de réprobation, jalouse peut-être, chez Agathe,
il ajoute : « Si j’ai raconté cette histoire, c’est qu’elle est une préface à l’amour fraternel ! »
Je renonce à souligner les mots révélateurs dans le contexte de notre analyse : tout y
passerait ! Non seulement ces deux pages se trouvent préfigurer une critique pénétrante
de Lolita, mais elles introduisent un dialogue qui mène au cœur du drame de la passion :
L’amour fraternel ? demanda Agathe, comme si elle entendait ce terme pour la
première fois… Ulrich dit brusquement : — Celui dont les excitations les plus fortes
sont liées à des expériences qui sont toutes d’une manière ou d’une autre
impossibles, refuse les expériences possibles ! Il se peut que l’imagination soit une
fuite devant la vie, un refuge pour la lâcheté et une caverne de vices, comme
beaucoup le prétendent. Je crois que l’histoire de la petite fille, et tous les autres
exemples dont nous avons parlé, loin de relever de la monstruosité ou de la faiblesse,
révèlent un refus du profane, une insubordination, un désir démesuré et
démesurément passionné d’amour !
L’expérience impossible dans laquelle s’engage Ulrich se présente d’abord à sa méditation
sous la forme d’un besoin d’amour « délivré des contre-courants et des aversions sociales
et sexuelles » :
Il rêvait d’une femme absolument inaccessible. Elle flottait devant ses yeux comme
ces journées d’arrière-automne à la montagne où l’air a quelque chose d’exsangue,
d’agonisant, tandis que les couleurs brûlent à l’extrême de la passion.
[p. 63] À cette rêverie se mêle l’image de sa sœur Agathe, retrouvée après de longues
années, et qui, fuyant son mari, vient habiter le petit hôtel rococo qu’il possède au milieu
d’un beau parc, dans Vienne.
Souvent, même dans les années où Ulrich avait cherché sa voie seul et non sans
insolence, le mot de sœur avait été chargé pour lui d’une nostalgie vague, bien qu’il
n’eût jamais songé, alors, qu’il possédait une sœur réelle et vivante…
Incontestablement, des phénomènes analogues sont fréquents. Dans plus d’une
existence, la sœur imaginaire n’est que la forme juvénile, insaisissable, d’un besoin
d’amour qui, plus tard, les rêves refroidis, se contentera d’un oiseau, d’un animal
quelconque, ou se tournera vers l’humanité et le prochain.
De Chateaubriand à d’Annunzio et à Thomas Mann, en passant par le romantisme
allemand, français et anglais, on sait assez la fortune littéraire de cette forme d’amour
interdit, dont il serait curieux de chercher pourquoi l’époque où se passe le roman de Musil
— veille de la guerre de 1914 — connut peut-être les derniers prestiges.
La lente et fascinante histoire de la prise de conscience, puis du choix de cet amour, par
deux êtres en tout point normaux, supérieurement intelligents, intégrés dans la vie sociale
d’une capitale européenne mais irrités par son insignifiance, remplit la seconde partie de
ce vaste roman. La réserve savante des descriptions, l’humour impitoyable des réflexions
échangées par le frère et la sœur, la qualité de leurs exigences morales et de leurs nostalgies
spirituelles composent un philtre d’une efficacité inégalée dans la littérature
contemporaine. Ce n’est [p. 64] pas René et ce n’est pas Byron, ce n’est pas décadent ni
scandaleux. S’agirait-il moins d’un inceste que des relations entre Animus et Anima,
comme l’avancent des commentateurs ? Il ne s’agit, pour moi, que de la passion, c’est-à-
dire d’un secret fondamental de la psyché européenne. L’inceste n’est ici que la condition
même de la « dernière histoire d’amour possible », et d’une admirable analyse du spectre
spirituel de l’Occident.
Voici la dialectique d’Éros et d’Agapè, la lutte entre l’élan qui porte l’homme vers l’ange,
et le devoir d’aimer les autres, fondement de toute société. « Avec une objectivité relative,
il s’avoua que les relations entre Agathe et lui avaient comporté dès le début une bonne
dose d’aversion pour la société… » Et Musil, dans une note pour l’un des chapitres non
terminés, ajoute :
L’homme qui tend à Dieu, selon Adler, est celui qui est privé de sens communautaire
— selon Schleiermacher, celui qui est indifférent à la morale… Je dois t’aimer
(pense Agathe) parce que je ne puis aimer les autres. Dieu et l’antisocial. Dès le
début, son amour pour Ulrich a mobilisé son hostilité à l’égard du monde.
Le moment négateur du monde et du social, inhérent à toute vraie passion, n’apparaît
cependant, aux yeux des passionnés, que comme un contrecoup accidentel. Ils veulent
brûler. Et ils croient découvrir, aux époques les plus différentes, que c’est l’état présent de
la société qui condamne la passion et rabat au mariage.
Notre temps, qui a probablement perdu la notion de passion amoureuse, parce que
celle-ci est plus religieuse que sexuelle, juge puéril de se préoccuper [p. 65] encore
d’amour, mais voue tous ses efforts au mariage, dont il analyse le processus naturel
avec une méticuleuse vigueur. Déjà alors étaient parus nombre de ces livres qui
parlent, avec la candeur loyale d’un maître de gymnastique, des « révolutions de la
vie sexuelle », et veulent aider les hommes à être mariés, et néanmoins contents.
L’homme et la femme n’y sont plus que « porteurs de germe mâle ou femelle » ou
encore « partenaires sexuels » et l’on baptise « problème sexuel » l’ennui qu’il
s’agit de bannir de leurs rapports par toute espèce de variantes physiques ou
psychiques.
Mais le besoin de passion, rencontrant l’interdit, qui est l’antisocial par excellence, projette
immédiatement sur lui sa nostalgie d’un désir infini, quitte à nommer destin cette
projection. C’est alors la dialectique de la pure passion tristanienne qui prend son essor :
thèmes du regard, de la tempête, et de l’épée de chasteté entre les corps :
Lorsque leurs regards se croisèrent, il n’y eut plus entre eux qu’une seule certitude :
c’est que tout était décidé et que tous les interdits, maintenant, leur étaient
indifférents… Chacune de leurs respirations leur publiait leur connivence ; ils
subissaient, en bravant autrui, ce besoin commun de se délivrer enfin de la tristesse
du désir, mais le subir avait déjà tant de douceur que les images de
l’accomplissement étaient bien près de se détacher d’eux et les unissaient déjà dans
leur imagination, comme la tempête, devant les vagues, cravache un voile d’écume ;
une exigence plus forte encore leur commandait le calme, et ils furent incapables de
se toucher de nouveau.
L’équivoque essentielle entre l’amour projeté sur [p. 66] l’autre et le refus de la possession
qui mettrait un terme au désir, explique le choix d’un objet interdit, recréant sans cesse la
distance nécessaire à « l’amour de loin » des troubadours. Mais quel est ce désir ? Est-il
désir de l’autre, ou seulement Désir en soi ? Les héros de Musil en parlent avec une sorte
de lucidité toute goethéenne, voire un peu didactique par endroit :
Dire : je t’aime, c’est faire une confusion. On croit aimer toi, cette personne qui a
provoqué sa passion, et qu’on peut prendre dans ses bras, alors que ce qu’on aime
réellement c’est la personne provoquée par la passion, cette idole barbare, qui n’est
pas la même ! — À t’entendre, dit Agathe, il faudrait croire qu’on n’aime pas
réellement la personne réelle et qu’on aime réellement une personne irréelle ? — Là
est le nœud de l’affaire : dans tous les rapports extérieurs, la personne réelle doit
représenter la personne rêvée et même ne faire qu’un avec elle. D’où les
innombrables confusions qui donnent au naïf commerce de l’amour un caractère
spectral si fascinant.
C’est pourquoi les amants passionnés en viennent toujours à invoquer le mythe platonicien
des deux moitiés de l’être qui se cherchent :
Ce désir d’un double de l’autre sexe qui nous ressemble absolument tout en étant un
autre, d’une créature magique qui soit nous tout en possédant l’avantage, sur toutes
nos imaginations, d’une existence autonome… on en retrouve des traces jusque dans
les circonstances les plus banales de l’amour : dans l’attrait lié à tout changement, à
tout travesti, comme dans l’importance de l’unisson et de la répétition de soi dans
l’autre… Les grandes, les implacables [p. 67] passions amoureuses sont toutes liées
au fait qu’un être s’imagine voir son moi le plus secret l’épier derrière le rideau des
yeux d’un autre.
D’où l’illusion que le Moi s’abolit dans cette Nuit de l’indistinction que chante le deuxième
acte de Tristan :
La nuit brillante enferme en ses bras maternels toutes les contradictions, et sur son
cœur, il n’est plus de parole vraie ou fausse, chacune étant, hors de l’obscur,
l’incomparable naissance de l’esprit, celle que l’homme connaît dans l’invention
d’une pensée… Dans ces nuits-là, le Moi ne retient rien en lui-même… le Soi-même
exalté rayonne dans un oubli infini de soi-même… » Mais Agathe dit un peu plus
tard : « Pourquoi ne connais-tu pas un philtre contre ce qui, au dernier moment, nous
sépare ?
Mais ici, le roman de Musil s’engage dans deux voies divergentes : il nous en reste des
fragments inégalement poussés, inconciliables.
Première version : le frère et la sœur cèdent à leur amour, réfugiés sans passeports dans
une île de l’Adriatique. Notes de Musil, pour un chapitre intitulé Le Voyage au Paradis :
C’est notre destin : peut-être aimons-nous ce qui est interdit. Mais nous ne nous
tuerons pas avant d’avoir fait une tentative extrême. Le monde est fugace, fluide :
fais ce que veux… Un homme ne va jamais si loin que lorsqu’il ne sait pas où il
va… Ils étaient debout maintenant sur un haut balcon, entrelacés et enlacés à
l’indicible comme deux amants qui, l’instant d’après, se précipiteront dans le vide.
Ils se précipitèrent. Et le vide les porta. L’instant demeura immobile, sans monter
ni descendre. Agathe [p. 68]et Ulrich ressentirent un bonheur dont ils ne savaient pas
si c’était de la tristesse ; seule la conviction d’être élus pour vivre l’exceptionnel
retint leurs larmes… Avec les formes limitatives s’étaient perdues toutes les limites
et, comme ils ne percevaient plus aucune séparation, ni en eux ni dans les choses,
ils ne formaient plus qu’un seul être.
Mais cet accomplissement dans l’Ile, symbolique de l’abolition du social, dévoile l’échec
fondamental de toute passion :
Entre deux êtres isolés, il n’y a pas d’amour possible » reconnaît Ulrich. « Un amour
peut naître par défi, il ne peut être fait de défi. Il faut qu’il soit inséré dans une
société. Il n’est pas un contenu de vie, mais une négation, une exception faite à tous
les contenus de vie. Or il faut à une exception quelque chose dont elle soit
l’exception. On ne peut vivre d’une négation pure.
Sous une forme intellectualisée — il s’agit de simples notes pour une suite à écrire —
Musil transpose ici l’épisode des amants légendaires bannis dans la forêt du Morois : le
philtre ayant cessé d’agir après trois ans, ils découvrent que le monde existe encore et les
appelle… « Deh ! dit Tristan, quelle départie ! ».
Mais il y a plus. La lucidité de Musil s’attaque ici à la formule même du Roman et la détruit.
Si la passion ne conduit pas à la mort, si le Jour peut reprendre ses droits, l’expérience de
l’amour interdit échoue dans la réalité, et le Roman dans l’analyse psychologique la plus
banale et déprimante.
C’est pourquoi Musil semble bien avoir écarté cette fin-là, conforme à la logique du Mythe,
pour s’engager dans la voie difficile d’une recherche de[p. 69] l’amour mystique : c’est ce
qu’il nomme le règne millénaire ou l’accession à l’« autre vie », à l’état d’amour pur, à
l’extase d’un amour non plus égocentrique, mais bien allocentrique : « N’avoir plus de
centre du tout, participer au monde sans réserve, sans rien garder pour soi, au sommet,
cesser simplement d’être. » Cette attitude, qui rejoint le détachement bouddhique, mais qui
pourrait aussi manifester la rédemption de la passion par l’amour vrai, est décrite au
somptueux chapitre intitulé Souffles d’un jour d’été. Il ne s’y passe rien qu’une longue
conversation entre le frère et la sœur qui s’aiment, dans leur jardin où choit sans fin du haut
des arbres sur le vert assombri des pelouses le fleuve silencieux d’une neige de fleurs.
À ce point, la passion fait place à la présence, la souffrance du désir à l’extase partagée
— mais aussi le roman au poème. Quelques instants avant sa mort, Musil travaillait à ce
chapitre, qui eût été, selon certains, le couronnement de l’œuvre. Ainsi le Jardin clos de la
présence mystique eût pris la place de l’Ile de la passion mortelle. Et le Voyage au
Paradis de l’ancienne ébauche fût devenu le « Voyage vers Dieu » auquel font allusion
plusieurs notes pour le livre.
Au terme d’un périple romanesque où tous les thèmes constants de la passion sont apparus
et ont grandi l’un après l’autre, pour s’évanouir ensuite comme des îles dépassées, ce Jardin
clos serait l’Ithaque d’une moderne Odyssée spirituelle. Mais cette présence heureuse dans
l’amour partagé n’évoque-t-elle pas aussi un mystère plus prochain, une autre rédemption
de l’éros par l’Agapè ? L’interdit fascinant de l’amour sororal n’aurait-il pas été
le [p. 70] travesti — tout à fait inconscient, j’en suis sûr — d’un amour trop réel pour oser
dire son nom dans un roman ? L’amour heureux n’a pas d’histoire, chacun sait cela depuis
qu’on écrit des romans et qui passionnent. Mais cette convention littéraire, condamnant le
mariage accompli, n’est-elle pas un tabou bien autrement redoutable, aux yeux de
l’écrivain et du lecteur, que toute espèce d’inceste ou de passion maudite ? L’érotique du
mariage est une terre inconnue pour la littérature occidentale. Il se peut que Musil, à son
insu, l’ait approchée plus que nul autre. Je signale au génie de demain ce précurseur
considérable, que sa lucidité a seule retenu d’achever l’un des plus beaux romans de
l’Europe de naguère.
IV
La passion Boris Pasternak
Il résulte d’une enquête récente, conduite dans le public américain, que les préférences du
grand nombre vont aux romans écrits à la première personne et par une femme, décrivant
des situations quotidiennes et des sentiments normaux que « chacun a vécus ou pourrait
vivre », évitant l’exotisme, louant le way of life américain et confirmant sa morale
optimiste. Tels étant les goûts du public, telles seraient donc, selon l’enquête, les conditions
requises pour un succès de vente. En même temps paraissaient à New York deux romans
écrits par des étrangers, Russes au surplus ; l’un décrivant des situations révolutionnaires,
l’autre des sentiments et obsessions que bien peu d’hommes et moins encore de femmes
ont pu vivre aux États-Unis ; l’un raillant cruellement le way of lifeaméricain, l’autre
l’ignorant [p. 71] parfaitement ; tous les deux s’achevant sur un échec tragique, et
condamnant implicitement la société qui écrase le personnage central. Or, dans la liste
des best-sellers américains, ces deux romans se disputent depuis des mois la première
place.
Il peut sembler d’ailleurs que cette fortune subite (réduisant à néant les dires d’experts) soit
le seul trait commun aux deux ouvrages : elle m’en paraît d’autant plus surprenante. Je vois
bien qu’on peut l’attribuer à des motifs accidentels et différents, scandale moral dans le cas
de Lolita, manifestation politique dans le cas du Docteur Jivago. Mais cela n’explique pas
tout, même si c’est vrai, ce dont je doute.
Pourquoi l’enquête est-elle muette sur ce qui fait depuis des siècles (depuis le xiie siècle
exactement) qu’un roman soit vraiment un roman, et nous passionne ? Les préférences
qu’avoue le public interrogé devraient le porter, si l’on en croit l’enquête, vers une version
américaine du « réalisme socialiste », d’où l’amour-passion est exclu. Or je vois triompher
dans ce même public deux romans de l’amour-passion. Dira-t-on qu’il s’agit d’un
refoulement ? Ou simplement que les questions posées suggéraient des réponses conformes
aux préjugés du magazine qui a fait l’enquête ? Ce qui est sûr, c’est que l’amour-passion
demeure mal vu, mais n’en fascine que mieux l’homme et la femme du xxe siècle
américain, nonobstant les progrès de l’éducation sexuelle et la préparation rationnelle au
mariage dès les bancs de l’école primaire.
Cependant, l’attribution du prix Nobel ayant fait du Docteur Jivagol’objet d’une
polémique mondiale où l’URSS et l’Ouest s’affrontent une fois de plus, [p. 72] pour des
raisons, d’ailleurs, qui ne sont pas dans ce livre, plus d’un lecteur sera sincèrement choqué
de m’en voir parler comme d’un roman d’amour. À vrai dire, ma thèse va plus loin : c’est
« l’affaire Pasternak » dans son ensemble, j’entends le drame entre l’auteur, le peuple russe
et le régime, drame préfiguré dans le roman lui-même, que j’interprète comme une affaire
d’amour-passion. Voyons les faits.
Pasternak écrit un énorme roman (dont une partie seulement sera publiée) décrivant les
prodromes de la révolution russe, puis les luttes des années héroïques, jusqu’à la NEP, tout
cela sans prendre parti pour les vertus des Rouges contre les vices des Blancs. Il est normal
que le régime, étant ce qu’il est, condamne ce livre. Il est normal que le roman condamné
ne puisse paraître qu’en Europe. Il est normal que le jury du prix Nobel le couronne parce
que c’est un beau livre et parce que son auteur est resté un homme libre. Il est normal que
l’URSS, au lieu de l’interpréter comme un hommage rendu à son libéralisme, voie dans ce
geste une offense à son autorité. Normal enfin que le syndicat des écrivains déguise en
loyauté sa jalousie et rejette le glorieux confrère en le couvrant d’insultes officielles. Dans
le concert mondial qui s’ensuit, hommages en Occident, outrages en URSS et lettres de
cosaques zaporogues au Kremlin, tout est scandaleusement normal, jusque-là.
Mais voici l’insolite : les autorités soviétiques ayant annoncé qu’elles ne mettraient aucun
obstacle au départ de l’écrivain — ce qui laissait prévoir un décret d’expulsion — Boris
Pasternak adresse au Maître de la Russie une lettre pathétique dont l’essentiel tient en ces
deux phrases : « Le départ hors des frontières de ma patrie équivaudrait pour moi à la
mort, [p. 73] et c’est pourquoi je vous supplie de ne pas prendre à mon égard cette mesure
extrême… J’insiste, la main sur le cœur, que j’ai contribué à la littérature soviétique et
que je puis encore lui être utile. » Il a refusé le Prix, il est prêt à renier ce qui déplaît au
régime dans son livre, pourvu qu’on le laisse, lui, Pasternak, en communion avec son
peuple.
Comment comprendre cette démarche, venant d’un homme qu’on ne peut soupçonner de
lâcheté ? Le peuple russe condamne Pasternak pour avoir mal parlé des commissaires. Mais
Pasternak les attaquait pour avoir trahi le peuple russe. Si maintenant il les approuve afin
de rentrer dans la faveur publique, n’est-ce pas lui qui trahit le peuple ? Ce serait le cas, en
effet, si Le Docteur Jivago était un acte politique, comme on a voulu le croire de part et
d’autre.
Sensible à la présence cachée d’une logique totalement différente de celle qui dicte
normalement les prises de position et gestes politiques, mais n’ayant encore lu, lorsque
éclata la crise, que les cent premières pages du roman, je me disais : — Tout se passe
comme si cet homme était retenu dans son pays par une passion secrète et sans doute
interdite ; comme s’il préférait tout, y compris le reniement, à se voir séparé de l’objet de
son amour, dût-il vivre auprès de lui dans un silence humilié et sans espoir. Mais quelle
peut être la nature de cette « Iseut » inaccessible, dont il semble être le Tristan ? Et quel est
le roi Marc qui l’en sépare ?
Je me mis à lire plus avant.
Une jeune fille, Lara, éveille la nostalgie du docteur Jivago, qu’elle soigne dans un hôpital,
mais elle épouse un révolutionnaire et disparaît. Jivago la retrouve beaucoup plus tard. Leur
amour se déclare. [p. 74] Liaison clandestine. Ils sont de nouveau séparés par les péripéties
de la guerre civile. Finalement, le hasard les réunit dans une maison perdue au fond des
bois où Jivago se cache, traqué par la nouvelle police d’un régime qu’il a pourtant servi.
On leur offre un moyen clandestin de sortir de Russie : Jivago refuse. Lara lui est enlevée
par un puissant politicien qui l’avait séduite quand elle était encore « une gamine ». Le
docteur réussit à rejoindre Moscou, où il vit misérable et caché. Il épouse sans amour une
jeune fille qui s’occupait de son ménage, puis la quitte et meurt dans la foule.
Inexplicablement reparue à cette heure, Lara vient pleurer sur son cadavre. Elle est arrêtée
peu après, et va mourir en Sibérie.
Ainsi, tous les moments de la Légende transparaissent et se recomposent l’un après l’autre,
avec une mystérieuse précision. Iseut la guérisseuse, la nostalgie lointaine, la maîtresse
clandestine, interdite, enlevée à Tristan par l’homme qui symbolise le Pouvoir régnant,
— la fuite dans la forêt, le second mariage, la dernière réunion des amants dans la mort…
Il n’y a qu’un seul roman dans nos littératures ! Une seule passion dictant les mêmes
péripéties dans tous les temps depuis Tristan, depuis l’épiphanie grandiose et décisive de
l’archétype de la passion, au xiie siècle.
Écoutez-la, cette « vieille et grave mélodie » renouvelée du Tristan de Wagner. Jivago
s’adresse à Lara, dans leur retraite forestière :
… Disons adieu à nos espoirs, disons-nous adieu l’un à l’autre. Nous nous dirons
encore l’un à l’autre nos paroles secrètes de la nuit, grande et pacifique comme le
nom de l’Océan d’Asie. Ce n’est pas un hasard si tu es là, au terme de ma vie, mon
ange [p. 75] secret, mon ange interdit, sous un ciel de guerres et d’insurrections ; il y
a bien longtemps, au commencement de ma vie, sous le ciel paisible de mon
enfance, tu es apparue de la même manière… Souvent, plus tard, au cours de ma
vie, j’ai tenté de définir, de donner un nom au sortilège lumineux que tu avais jeté
dans mon âme, à ce rayon qui, peu à peu, s’obscurcissait, à cette musique qui
s’estompait, qui s’est fondue avec mon existence même, qui est devenue la clé de
toutes les portes du monde, grâce à toi.
Une fois de plus, la passion sépare du monde : Jivago et Lara détestent « les principes d’un
culte menteur de la société, transformé en politique ». Une fois de plus, la passion se révèle
d’abord comme une protestation contre la société :
Plus encore que leur communauté d’âme, l’abîme qui les séparait du monde les
unissait. Tous deux avaient la même aversion pour tout ce que l’homme
contemporain a de fatalement typique, pour son enthousiasme de commande, pour
son emphase criarde… Ils faisaient exception… le souffle de la passion se posait
sur leur existence condamnée…
Mais qui est Lara ? En la perdant, dit Jivago, « il perdrait sa raison de vivre et peut-être
même la vie. » Exagération romantique ? Non, c’est la vérité vitale d’un poète. « Depuis
son enfance, il aimait la forêt lorsque le soir elle est transpercée par le feu du couchant »,
et les scènes décisives de ce roman de poète sont toujours éclairées par le même soleil
rouge sortant au bas des nuages et rasant la forêt de ses derniers rayons. C’est cette image
qui lui fait voir « dans la nature, dans le couchant, dans tout le monde visible le visage
immense et innocent d’une petite fille ».
[p. 76] Mais voici l’aveu décisif ; et cette ambiguïté qui m’arrêtait (parlent-ils donc, ces
romanciers, d’une société, d’un paysage de l’âme, ou d’une femme ?) se fond dans une
identité lyrique :
Au fait, qu’était-elle donc pour lui ? Oh ! à cette question, il avait toujours une
réponse prête.
C’est une soirée de printemps. L’air est tout piqué de sons. Les voix des enfants qui
jouent sont éparpillées un peu partout comme pour montrer que l’espace est
palpitant de vie. Et ce lointain, c’est la Russie, cette mère glorieuse, incomparable,
dont la renommée s’étend au-delà des mers, cette martyre, têtue, extravagante,
exaltée, adorée, aux éclats toujours imprévisibles, à jamais sublimes et tragiques !
Oh ! comme il est doux d’exister. Comme il est doux de vivre sur la terre et d’aimer
la vie ! Oh ! comme l’on voudrait dire merci à la vie même, à l’existence même, le
leur dire à elles, et en face. Oui, Lara, c’est tout cela. Puisqu’on ne peut
communiquer par la parole avec ces forces cachées, Lara est leur représentante, leur
symbole. Elle est à la fois l’ouïe et la parole offertes en don aux principes muets de
l’existence.
Dès cet instant, dès cet aveu, dès que l’identité de Lara et de la Russie est expressément
déclarée, tout s’éclaire de ce qui vient de se passer dans la vie de Boris Pasternak. Sa lettre
au Maître du Kremlin, nous en lisons les termes anticipés dans la scène où Komarovski
(l’intrigant qui a su détourner à son profit le Pouvoir né de la révolution et qui va confisquer
Lara) offre l’exil à Jivago. Ce dernier lui répond, sans motiver son refus : « De mon départ,
il ne saurait être question. » Mais il ajoute un peu plus tard :
Tout est déjà entre vos mains. Il est probable qu’un jour, à bout de forces, je
[p. 77]
devrai étouffer mon orgueil et mon amour-propre, et me traîner humblement à vos
pieds pour recevoir de vos mains Lara, la vie, le moyen de retrouver ma famille, le
salut… La nouvelle que vous m’annoncez m’abasourdit. Je suis écrasé par une
souffrance qui m’enlève la capacité déjuger… La seule chose que je puisse faire
maintenant, c’est de vous approuver machinalement et de m’en remettre à vous
aveuglément. Ainsi, pour le bien de Lara, je vais jouer la comédie…
V
Passion et société
Toute passion se nourrit de négation, parce qu’elle assume et souffre l’exception, au sens
kierkegaardien du terme. Elle exile celui qui la vit. Elle le destine à contester comme il
respire tout ce qui règle officiellement la vie sociale. D’où la présence continuelle, dans
nos trois romans tristaniens, de la Société et de ses conventions ; d’où la critique mordante
à laquelle les soumet le héros, parlant pour l’auteur : cette critique fait partie de la
justification de la passion, bien plus qu’elle ne relève d’un système politique ou social
différent ; en d’autres termes, l’hostilité du passionné est dirigée contre le social en soi, et
non point provoquée par la nature particulière du régime politique au pouvoir. Ainsi,
Tristan, modèle du chevalier, est contraint de violer le sacré féodal, devient traître et félon
et se voit exilé de la communauté des preux, non point parce qu’il approuve quelque
nouvelle doctrine annonciatrice de subversions sociales — comme il n’en manquait pas
au xiie siècle — [p. 78] mais parce qu’il est devenu la proie d’un pouvoir beaucoup plus
absolu : l’état de passion.
J’ai montré dans L’Amour et l’Occident comment cet état préexiste à tout objet déterminé,
comment il crée son objet idéal avant de l’identifier à quelque être réel par une erreur
essentiellement inévitable, qu’on attribue donc au Destin. (Mes citations de Musil ont
illustré ce point.) C’est l’état de passion qu’on aime d’abord, en soi, plutôt qu’Iseut
l’inaccessible.
Cet état dans lequel les vrais amants, poètes, mystiques et créateurs, voudraient se
maintenir une fois qu’ils l’ont connu, tout en sachant que l’on ne peut y vivre, est décrit
par eux tous comme indicible. Tantôt il plonge ceux qui le subissent dans un mutisme
gémissant, tantôt il les excite à une loquacité intarissable — lettres d’amour, traités
mystiques — et procédant généralement par antithèses et paradoxes. Car on n’aura jamais
assez de mots et de métaphores, et de clichés réinventés, et de symboles entrecroisés pour
tenter de cerner cet indicible qu’on voudrait mais qu’on ne peut communiquer. De là que
la forme de passion la plus commune, parce que la mieux communicable, soit celle qui fait
écrire des romans, celle dont la contagion, rarement mortelle mais délicieuse, atteint tous
ceux qui ont ressenti, un jour ou l’autre, la différence entre un désir sexuel et l’état d’âme,
l’état d’être amoureux. La passion amoureuse est, de toutes, celle qui se prête le mieux au
récit. La sexualité pure et l’amour du prochain ne sont vrais qu’en acte, et leur description
ennuie vite. La passion de l’Éros est vraie d’abord en rêve, et n’existe peut-être jamais
mieux que dans l’élan lyrique de son récit.
[p. 79] Lié plus que tout autre à la littérature par une complicité d’origine et d’essence,
l’amour-passion, nous l’avons vu, n’est guère moins dépendant de cette société qu’il
récuse : c’est elle qui lui a fourni, jusqu’à nos jours, les obstacles indispensables. Sur ce
point, deux observations encore.
Il est remarquable que la passion n’utilise interdits et tabous qu’au moment où ceux-ci
commencent à faiblir, où les violer est encore scandaleux mais n’entraîne pas la mise à
mort instantanée, physique ou sociale, du fauteur. La liberté sexuelle des très jeunes gens
dans l’Amérique contemporaine, certaines modes littéraires de l’époque 1900, permettent
à un Nabokov, à un Musil, d’aller dans leurs romans jusqu’au point périlleux où le scandale
reste efficace tandis que la censure hésite. Le Roman de Tristan n’apparut dans l’histoire
qu’au temps où la réforme grégorienne et les abus qu’elle combattait venaient de dresser
contre les lois matrimoniales non seulement l’hérésie du Midi, mais l’élite culturelle de
l’Europe. Ainsi, le roman de Pasternak ne vint au jour qu’au lendemain du « dégel »
soviétique : rien n’est encore gagné, mais quelques-uns déjà peuvent avouer quelque chose
sous le couvert du mythe. Tel est le « terrain » biologique où le roman trouve les meilleures
chances à la fois de se déclarer et de propager sa contagion.
Il y a plus. La nature des interdits sociaux détermine le niveau psychologique et le style
même d’un roman. Le Docteur Jivago, par exemple, est de beaucoup le plus traditionnel
des trois romans qu’on vient de considérer. L’ouvrage de Musil, au contraire, déploie tant
de raffinements formels, intellectuels et même mystiques, qu’il échappe à la fin au
romanesque [p. 80] et nous fait entrevoir un genre nouveau, qui pourrait intégrer dans la
littérature les démarches de la science et de la psychologie les plus récentes. C’est que
la nature des obstacles diffère du tout dans les deux cas. Politique et sociale en URSS,
donc extérieure, plus primitive en quelque sorte, elle ne met pas enjeu les mêmes ressources
que dans une société plus libérale ou relâchée, ou décadente : là, l’obstacle s’intériorise,
l’action devient introspection, et l’intrigue aventure spirituelle…
Ce processus est-il irréversible ? Fait-il prévoir la fin d’un genre, qui serait aussi la fin de
cette forme de passion dont la littérature entretenait le culte ? Quels tabous subsistant de
nos jours pourraient-ils encore provoquer les épiphanies romanesques de Tristan et de
l’amour-passion ?
Le totalitarisme soviétique et le conformisme des mœurs dans les démocraties de
l’Occident ne sont plus défendus sans scrupules par les élites des deux partis. Je ne vois
guère d’autres interdits vraiment redoutables, aux yeux de l’homme du xxe siècle, que ceux
que la Science et l’Hygiène pourraient faire prononcer par l’État. La passion qui voudrait
les violer ne serait plus condamnée, mais simplement soignée, aux frais de la Sécurité
sociale. Quel génie saura-t-il déjouer ce plan d’asepsie spirituelle ?
Mais j’imagine parfois d’autres obstacles, plus subtils et tenaces que les tabous sociaux.
J’y ai fait allusion à propos de Musil. S’il est vrai que la passion cherche l’inaccessible, et
s’il est vrai que l’Autre en tant que tel reste aux yeux d’un amour exigeant le mystère le
mieux défendu, — Éros et Agapè ne pourraient-ils nouer une alliance paradoxale au sein
même du mariage accepté ? Tout Autre n’est-il pas [p. 81] l’Inaccessible, et toute femme
aimée une Iseut, même si nul interdit moral ou nul tabou ne vient symboliser, pour les
besoins de la fable et la commodité du romancier, l’essence même de l’obstacle excitant,
celui qui ne dépendra jamais que de l’être même : l’autonomie de la personne aimée, son
étrangeté fascinante ?6
16. On sait que Musil est mort à Genève, dans la misère, en 1942.17. Toute cette partie
« géographique » du livre évoque une parodie du voyage de Nils Holgersson à travers la
Suède.18. D’une manière implicite ou voilée dans Béroul et Thomas, explicite et
agressive dans Gottfried de Strasbourg, dont s’inspira Wagner.19. « Je ne suis nullement
intéressé par ce qu’on appelle « sex » (en Amérique). N’importe qui peut imaginer ces
éléments d’animalité. C’est une plus grande entreprise qui me tente : fixer une fois pour
toutes la périlleuse magie des nymphets. »20. Der Mann ohne Eigenschaften, c’est-à-dire
l’Homme sans caractères propres, ou mieux, sans particularités : c’est à peu près ainsi
que Valéry définissait le génie. La belle traduction française de Philippe Jaccottet
s’intitule : L’Homme sans qualités.21. Ailleurs, Musil revient sur ce thème : « Un
partenaire de valeur inégale déséquilibre l’amour ; seulement, il faudrait ajouter que,
bien souvent, c’est un déséquilibre du sentiment qui entraîne le choix d’un tel objet. »
Voir ma remarque sur le cercle vicieux de Lolita.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : Kierkegaard, Hamlet, vocation, drame, mélancolie,
incertitude, témoin, oeuvre, recevoir, pseudonyme, Ophélia, fiançailles,
usurpation, Mynster, Shakespeare.
[p. 82]

Deux princes danois


Kierkegaard et Hamlet
La carrière de Søren Kierkegaard s’est déroulée en une douzaine d’années comme un
drame unique, intense, inexorablement motivé à chaque instant de son progrès. Sa première
œuvre importante, L’Alternative, parut en 1843, lorsqu’il avait trente ans, et connut un
immense succès. Mais, à mesure qu’il se fit mieux comprendre, dans la suite de ses
ouvrages composés et publiés au rythme accéléré de trois ou quatre volumes par an, le
public s’écarta, effrayé. Et, lorsqu’en 1854 il attaqua de front le christianisme officiel et les
évêques, qui avaient loué ses premières œuvres, il se vit abandonné dans la plus complète
solitude qu’ait jamais connue un grand esprit. Un an plus tard, épuisé par ce duel qu’il
menait seul contre toute l’opinion, il s’effondra dans la rue au cours d’une promenade. On
le transporta dans un hôpital où il mourut en quelques semaines, âgé de 42 ans.
Le seul événement extérieur de ce drame fut la rupture de ses fiançailles avec Régine Olsen,
crise initiale qui libéra le jaillissement de toute son œuvre. Mais l’acte que cette œuvre
préparait, cet acte après lequel, semblable au prince Hamlet — autre Danois — il put
mourir, certain d’avoir accompli sa mission, ce fut son attaque contre le
christianisme[p. 83] moderne au nom du Christ de l’Évangile.
Tous ses ouvrages esthétiques et philosophiques parurent sous divers pseudonymes
symboliques. Il qualifiait ces ouvrages de « communications indirectes » ; et ces
pseudonymes figuraient les personnes d’un drame dont lui seul détenait la clé. Ce ne fut
qu’à la fin de sa vie qu’il s’offrit sans masque à la lutte, au cours de la polémique décisive
qui devait le mener à la mort.
Ainsi, le drame de Kierkegaard fut typiquement celui d’une vocation. Toute son intrigue
consiste dans le dévoilement progressif du sens et de la fin de cette vocation, secrètement
orientée, dès le début, vers une action unique et éclatante, à laquelle le héros se prépare
longuement, devant laquelle il hésite et recule, jusqu’à ce qu’un incident secondaire en
apparence provoque le saut final, l’accomplissement, que le héros paie de sa vie.
Or il existe, dans la littérature occidentale, un prototype de cette action tragique, une pièce
célèbre dont il nous apparaît que la forme et le progrès même présentent avec la biographie
de Kierkegaard les plus frappantes analogies.
Sans nous attarder sur la coïncidence qui fait d’Hamlet un prince danois — et l’on peut
rêver là-dessus — rappelons d’abord les traits les plus saillants du drame inventé par
Shakespeare, ceux qui évoquent à première vue le drame vécu par Kierkegaard et nous
suggèrent un parallèle possible.
L’histoire d’Hamlet peut se résumer ainsi : un jeune homme profondément mélancolique
reçoit une mission effrayante, devant laquelle il hésite longtemps. Cette mission, qu’il ne
peut révéler qu’indirectement, l’isole de ses semblables, l’oblige [p. 84] à rompre ses
fiançailles avec la très jeune Ophélia et le fait passer pour un dangereux exalté. Finalement,
il se voit contraint, par des circonstances fortuites, de réaliser l’acte unique devant lequel
il balançait. Il tue l’usurpateur et périt dans ce combat.
Mélancolie, secret qu’il faut garder tout en essayant de le faire deviner, rupture des
fiançailles, enfin dénonciation éclatante d’une usurpation que tout le monde s’accordait à
passer sous silence : ce résumé d’Hamlet ne vaut-il pas identiquement comme résumé de
la biographie de Kierkegaard ?
Il reste à voir s’il est possible de pousser ce parallèle beaucoup plus loin dans le détail. Ce
serait peut-être un bon moyen d’illustrer à la fois la pensée et la vie de Kierkegaard et,
d’une manière générale, ce que l’on pourrait nommer les lois ou la psychologie d’une
vocation.
Considérons d’abord le caractère des deux héros, l’un fictif et l’autre réel.
Hamlet, jeune prince royal, est un intellectuel. Il n’a d’autre désir que de retourner à
l’Université de Wittenberg, pour s’y livrer à la philosophie. S’il demeure à la cour, c’est
uniquement par obéissance aux désirs de sa mère. Il ne peut prendre son parti de la
commune condition humaine. Une incurable mélancolie le possède et lui fait trouver les
biens de ce monde « fastidieux, usés et vulgaires ». Le suicide le tente. Mais il réussit à
masquer cette mélancolie sous des dehors d’une gaieté sarcastique, d’un esprit pétulant,
prompt à l’ironie et aux métaphores baroques. Voyons maintenant dans quels termes
Kierkegaard lui-même s’est décrit. Lui aussi se sent un prince. « Il y a quelque chose de
royal dans mon être », fait-il dire à l’un de ses pseudonymes. Lui [p. 85] aussi voudrait
« retourner à Wittenberg », c’est-à-dire s’abandonner à son génie dialectique, aux projets
de poète et de philosophe qu’il avait conçus pendant son séjour à l’Académie de Berlin ;
mais il se résout à passer simplement son examen de théologie, par obéissance aux désirs
de son père. Et surtout, lui aussi se sait la victime d’une sorte de neurasthénie : « J’ai vécu
dès mes jeunes années sous l’empire d’une immense mélancolie, dont la profondeur n’a
d’égale que ma faculté de la dissimuler sous des apparences de gaieté. » Ou encore :
« J’étais armé d’une foi presque téméraire en ma capacité de pouvoir toutes choses, sauf
une : devenir un oiseau libre, ne fût-ce qu’un seul jour, rompre les chaînes de la mélancolie,
où une autre puissance me retenait. » Cette disposition, ajoute-t-il, l’a condamné à
observer, à réfléchir la vie, à l’imiter au lieu de la vivre réellement ; mais, quoique
prisonnier de son tourment, il a reçu « la liberté illimitée de pouvoir donner le change ».
Voici donc Hamlet tel que nous le décrivent les premières scènes du drame de Shakespeare,
et Kierkegaard tel qu’il se montre dans son premier ouvrage, L’Alternative : deux princes
vraiment, deux êtres d’exception, pleins de hardiesse et de fierté, mais inaptes à la vie
commune, à cause d’une mystérieuse mélancolie qu’ils dissimulent sous un masque
ironique.
Et voici que ces deux individus, pour qui la vie en soi est déjà un problème, reçoivent en
outre une mission redoutable et qui les condamnera, bien plus encore que leur nature
psychologique, à devenir des êtres d’exception.
Hamlet reçoit sa mission de son père, qui lui apparaît sous la forme d’un spectre. Assassiné,
dit-il, par [p. 86] le roi actuel, qui n’est donc qu’un usurpateur, le père ordonne au fils de le
venger. Hamlet revient vers ses compagnons, qui assistaient de loin à la scène, et leur fait
jurer par trois fois de garder le secret sur cette révélation.
Kierkegaard, lui aussi, reçut dès sa jeunesse communication d’un secret, auquel il se réfère
souvent, mais dont il n’a jamais expliqué la nature. Nous savons cependant que le secret
était lié à la mémoire de son père. Il qualifie cette révélation de « grand tremblement de
terre » dans sa vie. C’est bien ainsi qu’Hamlet pourrait parler de la scène du spectre. Et,
d’autre part, c’est l’influence de son père qui ouvrit les yeux de Kierkegaard sur l’absolu du
christianisme véritable et lui permit de découvrir cette vérité terrible : le prétendu
christianisme des temps modernes est une tromperie, une immense illusion. « Il ne
ressemble pas davantage à celui du Nouveau Testament que le salon du petit-bourgeois ou
la salle de jeu des enfants aux décisions les plus terribles de la réalité la plus cruelle ». Nous
avons dénaturé le christianisme, nous l’avons pris à bon marché, au Heu de nous en
reconnaître indignes et d’avouer que nous refusons d’en payer le prix. C’est là, dit
Kierkegaard, « un crime de lèse-majesté qualifié ». Il y a donc usurpation. Le christianisme
officiel, de nos jours, joue de la sorte, aux yeux de Kierkegaard, le même rôle que le roi
Claudius aux yeux d’Hamlet. Seulement, tandis que le roi Claudius avait séduit la reine,
c’est de l’Église qu’abuse la doctrine édulcorée que la foule, aujourd’hui, prend pour du
christianisme.
Hamlet connaît maintenant sa mission et son acte : tuer l’usurpateur, afin de rétablir la
légitimité. Et [p. 87] Kierkegaard pressent sa vocation, qui sera de dénoncer l’usurpation
religieuse, afin de rétablir dans sa pureté première l’exigence absolue de l’Évangile.
La tâche apparaît surhumaine. Et nous voyons les deux héros gémir sous le faix qui leur
est imposé : « L’époque est détraquée, hélas ! pourquoi faut-il que je sois né pour la
rajuster ! », s’écrie Hamlet. Et Kierkegaard ne cesse de répéter sur tous les tons la même
idée : il est né pour forcer notre époque détraquée à reconnaître l’absolu chrétien et, sinon
à lui obéir, tout au moins à cesser de se dire chrétienne « à bon marché ». Tous les deux
pensent qu’« il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark » et que leur
destin sera de dénoncer cette situation, advienne que pourra…
Les caractères étant donnés, la mission définie dès le début du drame, voyons maintenant
le progrès de l’action.
Il faut relever d’abord le rôle que joue le secret dans les deux cas. Pour Hamlet, c’est très
simple : il doit se taire, sinon Claudius le fera sans aucun doute assassiner. Pour
Kierkegaard, c’est plus complexe. S’il passait tout de suite à l’attaque, personne ne
l’écouterait. Il faut donc qu’il commence par séduire le public, qu’il le force à devenir
attentif, toutefois sans trahir l’intention réelle de son œuvre. Kierkegaard dresse ses plans
en conséquence. Il publiera d’abord des ouvrages esthétiques, brillants, paradoxaux,
apparemment cyniques, et tous signés de divers pseudonymes. Le message chrétien, qui
lui importe seul, y sera toujours présent, mais soigneusement dissimulé. De la sorte, il
attirera le public et l’amènera à son insu au point le plus favorable pour l’attaque décisive.
Or on se rappelle qu’Hamlet [p. 88] dresse un plan analogue. Il imagine de faire jouer
devant la cour une pantomime représentant l’assassinat de son père et l’usurpation. « Cette
représentation, dit-il, est le moyen par lequel je surprendrai la conscience du roi. » Tous
les deux choisissent donc des moyens indirects — Hamlet des comédiens, Kierkegaard des
pseudonymes — pour intéresser tout en inquiétant dans le sens voulu, pour suggérer le
secret sans le dire, enfin pour forcer le public ou la cour « à devenir attentifs » malgré eux.
(Mundus vult decipi, le monde veut être trompé, constate Kierkegaard à plusieurs reprises.)
Mais à ce jeu ils risquent gros. Ils risquent de créer les pires malentendus. Et ils risquent
aussi leur bonheur. Ici, le parallèle semble parfait.
Le bonheur, la pleine participation à la vie, le signe de l’accession à la commune condition
humaine, c’est à leurs yeux la femme, l’amour et le mariage. Or tous les deux se voient
contraints d’y renoncer, à cause de leur mission, de leur secret — peut-être aussi à cause
de leur nature profondément mélancolique, et sur ce dernier point le doute reste le même
dans les deux cas.
Kierkegaard s’est expliqué sur la rupture de ses fiançailles avec Régine. Il s’est expliqué,
peut-on dire, dans toute son œuvre, et non pas seulement dans des ouvrages tels
que Coupable-Non coupable, qui sont en réalité le récit à peine déguisé de ses fiançailles
et l’analyse interminable des motifs de la rupture. Shakespeare, au contraire, ne motive
guère l’attitude d’Hamlet à l’égard d’Ophélia. Ici, c’est l’exemple vécu de Kierkegaard qui
nous aide à comprendre Hamlet.
Kierkegaard aime Régine, jeune fille de 17 ans [p. 89] et il en est aimé. Mais il a son secret
ambigu, le secret de sa vocation et celui de sa mélancolie. Or il comprend bientôt que le
secret serait trop lourd pour la jeune fille. Naïve et spontanée, elle tenterait simplement,
s’il le lui révélait, de ramener son fiancé à une vue plus bourgeoise de l’existence et de la
religion. Elle minerait son courage, déprimerait sa résolution et deviendrait le pire obstacle
intime à l’exercice de son étrange vocation. Peut-on se marier si l’on veut être un témoin
de la vérité ? Un soldat à la frontière devrait-il être marié ? se demande Kierkegaard. Et
lui, qui se bat aux avant-postes, aux frontières de l’esprit ? D’autre part, il redoute d’initier
sa fiancée à l’« esclavage de la mélancolie » : il ne se sent pas le droit de troubler cette
enfant, de l’entraîner dans des tourments auxquels lui-même risque parfois de succomber.
« Qui peut comprendre, écrit-il, cette contradiction de la douleur : ne point se révéler et
faire mourir l’amour ; se révéler et faire mourir l’aimée ? » S’il choisit d’être la victime,
une seule issue lui reste ouverte : rompre avec la jeune fille qu’il aime, mais sans lui laisser
soupçonner un instant la nature de son double secret ; et pour cela faire croire à sa fiancée
qu’il ne l’aime plus. On sait la comédie que Kierkegaard s’imposa de jouer devant Régine.
Il se peint à ses yeux comme une sorte de roué, de séducteur cynique, qui a peut-être de
graves méfaits sur la conscience et qui renonce au mariage pour mieux jouir de sa vie de
garçon. Il a des mots atroces lors de leur séparation : « Elle me demanda : « Ne veux-tu
donc jamais te » marier ? Je répondis : « Oui, dans dix ans, quand » le feu de la jeunesse
sera passé : il me faudra une » demoiselle au sang frais pour me rajeunir. »
Et [p. 90] Kierkegaard ajoute, en commentant ce récit : « Cruauté nécessaire ! » Il la quitte
avec une froideur affectée, puis court au théâtre et, rentré chez lui, pleure toute la nuit.
« Mais le lendemain, écrit-il, je fus comme d’ordinaire, et même plus pétillant d’esprit que
jamais : c’était nécessaire… »
Il me semble que cette conduite, dans sa duplicité plus douloureuse que scandaleuse, ne
manque pas d’analogies précises avec la conduite d’Hamlet devant cette autre enfant qu’est
Ophélia. Hamlet a compris lui aussi que l’amour spontané et naïf d’Ophélia ferait obstacle
à ses desseins secrets. C’est à lui que pensait Kierkegaard en écrivant ces lignes, attribuées
d’ailleurs à un héros tout théorique qu’il imagine : « Je vois que l’idée de mon existence
fait naufrage sur cette jeune fille, ergo la jeune fille doit disparaître. Sur sa perte passe ma
route vers un grand but. » Et nous voyons Hamlet, comme Kierkegaard, se noircir aux yeux
de la jeune fille, prétendre qu’il ne l’aime pas, lui tenir les propos les plus cyniques, s’écrier
ensuite : « Comment ferait-on pour n’être pas gai ! » Cependant qu’il avoue en aparté : « Je
dois être cruel, mais c’est pour être tendre… »
Il convient de marquer ici, en toute justice, une différence profonde entre Kierkegaard et
Hamlet : c’est que le premier a tout fait pour que Régine ne souffre pas, il a voulu prendre
sur lui tout le drame, et il croit y avoir réussi, puisqu’il peut écrire, non sans amertume :
« Elle a choisi le cri, j’ai gardé la douleur », tandis qu’Hamlet pousse Ophélia au suicide
et semble indifférent à ce désastre…
Mais venons-en au dénouement du drame. Un incident banal déclenche la catastrophe
dans Hamlet : [p. 91] c’est un simple assaut de fleuret. Seulement, le fleuret de Laerte est
empoisonné : le duel sportif tourne au duel à mort. Blessé, Hamlet ne peut plus hésiter. Il
tue le roi.
Quel fut, chez Kierkegaard, l’équivalent de ce sommet du drame, ou de cette « chute »
tragique ? Un incident minime, une simple phrase, et qui pouvait passer pour un cliché
dans un discours très officiel.
L’évêque Mynster, primat de l’Église danoise, venait de mourir. Et le professeur
Martensen, prononçant son éloge funèbre, crut devoir saluer sa mémoire comme celle d’un
« vrai témoin de la vérité ».
Dans cette phrase était le poison, pour Kierkegaard. Car toute son œuvre, toute sa carrière
d’auteur n’avait eu d’autre sens, à ses yeux, que de rétablir dans sa pureté apostolique le
concept de témoin de la vérité, c’est-à-dire pratiquement de martyr. Or l’évêque Mynster
avait été un grand prélat, chargé de titres et d’honneurs, un fin lettré, un humaniste, un
homme comblé des biens de ce monde. L’appeler témoin de la vérité, c’était commettre à
l’égard de l’absolu chrétien le crime de lèse-majesté qualifié, c’était se moquer de
l’Évangile, c’était reconnaître et sanctionner l’usurpation.
Kierkegaard se sentit provoqué. Et, là encore, ce qui aurait pu rester un simple assaut de
fleuret, une polémique comme une autre, tourna soudain au duel à mort. Kierkegaard
écrivit immédiatement un article d’une extrême violence. Il attendit des mois avant de le
publier, il attendit que le professeur Martensen fût devenu évêque à son tour, succédant à
Mynster. Puis il publia l’article. Et cet article fut son acte, l’attaque directe, décisive et
mortelle, aussi « exagérée » que peut l’être l’élan [p. 92] d’un combattant qui joue sa vie
sur un seul coup. Voici un extrait de cet article :
Un témoin de la vérité, c’est un homme dont la vie est, du commencement à la fin,
familière avec toute espèce de souffrance — avec les luttes intérieures, avec la
crainte et le tremblement, les frémissements, les scrupules, les angoisses de l’âme,
les tourments de l’esprit et, de plus, toutes les souffrances dont on parle
généralement dans le monde. Un témoin de la vérité, c’est un homme qui témoigne
dans le dénuement, dans la misère, dans l’abaissement et l’humiliation, homme
méconnu, haï, détesté, insulté, outragé, bafoué ; c’est un homme qui est flagellé,
torturé, traîné de prison en prison, et puis enfin — car c’est bien d’un véritable
témoin de la vérité que nous parle le professeur Martensen — et puis enfin crucifié,
décapité, brûlé ou rôti sur un gril, jeté par le bourreau dans un endroit écarté, sans
être enterré.
Voilà un témoin de la vérité, sa vie et son existence, sa mort et son enterrement — et
l’évêque Mynster, dit le professeur Martensen, fut un des vrais témoins de la vérité.
En vérité, il y a quelque chose de plus contraire au christianisme que n’importe
quelle hérésie ou n’importe quel schisme — et c’est de jouer au christianisme, d’en
écarter les dangers et de jouer ensuite au jeu que l’évêque Mynster était un témoin
de la vérité.
Une polémique furieuse s’éleva de toutes parts. L’opinion danoise et scandinave fut
secouée d’une vertueuse indignation. Kierkegaard luttait seul contre tous. Il lança un
pamphlet périodique, intitulé L’Instant, pour élargir et pour intensifier son offensive. Après
un an de bataille, il succomba.
[p. 93] Il avait osé l’acte ; il avait réussi : l’usurpation s’était vue dénoncée, et il avait forcé
le grand public à devenir attentif à son message. Mais, au lieu de se faire meurtrier, c’est
lui qui paya de sa vie. Il devint lui-même le martyr que son œuvre avait appelé.
Soulignons ce titre : L’Instant. Depuis longtemps, la pensée de Kierkegaard était comme
fascinée par les deux concepts d’instant et de saut. L’instant, c’était pour lui le temps de la
foi, le contact du temps et de l’éternité ou, comme il le disait : « la plénitude du temps,
quand la décision éternelle se réalise dans l’inégale occasion ». Le saut, c’était le
mouvement propre de la foi, irrationnel, instantané, concret, ce mouvement que le moindre
doute fait échouer, ce risque pur dans lequel on peut sombrer, mais faute de l’oser, on n’a
rien22.
Plongé comme je l’étais, en écrivant les pages qui précèdent, dans la lecture alternée de
Kierkegaard et de Shakespeare, j’avoue qu’il m’est arrivé plus d’une fois de ne plus bien
savoir lequel des deux parlait et de m’imaginer qu’Hamlet avait été écrit par Kierkegaard,
voire qu’à l’inverse la biographie de Kierkegaard avait été mise à la scène deux siècles et
demi avant d’être vécue. Le style élisabéthain de Kierkegaard, son lyrisme énergique,
mêlant le trivial aux clichés poétiques, les métaphores aux calembours, les élans
d’éloquence aux préciosités [p. 94] dialectiques, tout concourait à l’illusion… Jusqu’au
moment où je tombai sur une note de Kierkegaard lui-même au sujet d’Hamlet, qui rétablit
les différences. Chose curieuse, cette note de deux pages est publiée en appendice au livre
dans lequel Kierkegaard raconte le drame de ses fiançailles. Il semble donc que le parallèle
que j’ai risqué se soit offert à l’esprit de Kierkegaard, et qu’il ait tenu à le corriger lui-
même. Voici en bref le contenu de la note, intitulée : Regard oblique sur l’Hamlet de
Shakespeare.
Kierkegaard reproche à Shakespeare de n’avoir pas fait d’Hamlet un drame religieux. Car,
si les scrupules d’Hamlet ne sont pas d’ordre religieux, le héros cesse d’être vraiment
tragique. Il frise le comique. Si, au contraire, ses tergiversations relevaient de motifs
religieux, elles deviendraient infiniment intéressantes, mais alors il n’y aurait plus de
drame, au sens technique et esthétique du terme.
En effet, « dans l’ordre esthétique, l’obstacle doit être hors du héros, non pas en lui ». Si
l’obstacle à son acte est en lui, il s’agit d’un scrupule religieux. Dans ce cas, le héros n’est
grand que par sa souffrance, non par son triomphe. Il n’y a plus de jeu poétique exaltant, il
n’y a plus que le sérieux, l’existentiel… Traduisons cela en d’autres termes : si Hamlet
était religieux, il n’y aurait pas l’Hamlet de Shakespeare, mais on rejoindrait purement et
simplement la biographie de Kierkegaard.
Le drame de Kierkegaard n’a pas été fictif. Il n’a pas été joué et ne saurait l’être. Il a été
vécu et souffert consciemment (avec une conscience folle, pourrait-on dire), comme le
drame pur d’une vocation chrétienne. Ici prend fin, ici « échoue sur l’existence » le
parallèle que je viens d’esquisser.
[p. 95] J’ai tenté d’illustrer, par le moyen d’images connues de tous, celles de Shakespeare,
certains moments mystérieux d’une dialectique tout intérieure. On sent le risque de
l’entreprise : celui de l’ingéniosité. C’est le risque technique, pour ainsi dire, de toute
« communication indirecte ». Et maintenant, par fidélité à la méthode de Kierkegaard,
passons sans transition à l’« énoncé direct », à l’examen de la nature ou du mystère d’une
vocation historiquement vécue.
Le premier caractère d’une vocation réelle consiste en son ambiguïté.
Celle-ci paraît immédiatement dans notre usage courant du terme de vocation. On dit ainsi
d’un jeune garçon qu’il a une vocation d’avocat, ou de poète ; c’est qu’il aime à discuter
ou qu’il tient des propos fantaisistes. Mozart, qui composait des menuets à sept ans, avait
sans doute la vocation d’un musicien. Il ne s’agit ici que du don naturel et des dispositions
natives.
Mais il existe un sens bien différent du terme. Quand Jérémie reçoit de l’Éternel l’ordre de
parler aux nations, il répond : « Je ne suis qu’un enfant, voici, je ne sais point parler. »
Nous dirions qu’il n’a pas la vocation. Précisément, il la reçoit. Elle lui est adressée en
dépit de ce qu’il est. « Et l’Éternel me dit : « Ne dis pas : Je ne suis qu’un enfant. Car tu
iras vers tous ceux auprès de qui je t’enverrai, et tu diras tout ce que je t’ordonnerai…
Voici, je mets mes paroles dans ta bouche. »
Il est rarement possible d’isoler dans le vif ces deux mouvements contradictoires : la
poussée de la nature et l’appel de l’esprit. Chez Kierkegaard, [p. 96] l’ambiguïté subsiste.
Nous avons vu que sa mélancolie profonde le sépare des autres et, dès l’enfance, fait de lui
une natured’exception. Mais l’appel religieux qui vient l’atteindre au début de sa carrière
d’écrivain, et qui le charge d’une mission unique, le rend une exception au second degré,
le met à part une seconde fois, pour des raisons qui sont celles de l’esprit — bien que, dans
ce cas particulier, la nature et l’appel reçu semblent pousser et tirer dans le même sens.
On pourra donc interpréter cette vocation de deux manières tout opposées. On pourra
toujours dire de Kierkegaard soit qu’il fut un neurasthénique, et que son cas relève de la
psychanalyse, soit qu’il fut un prophète, né pour être poète et philosophe, mais contraint,
par l’appel transcendant, à devenir un témoin de la vérité.
Cependant, cette ambiguïté dans notre idée courante de la vocation n’est pas celle qui
retient Kierkegaard. Il en a distingué une autre, plus intime, qui ne tient plus au double sens
du mot, mais à l’existence même d’une vocation reçue.
L’homme, en effet, qui reçoit vocation, se trouve jeté dans une incertitude inévitable par
l’appel qu’il a cru entendre. Et son incertitude n’est pas le fait d’un manque d’information,
d’une conscience vague ou d’une volonté vacillante, mais elle provient de ce qu’il n’y a
pas de preuvede la réalité de l’appel reçu ni de la réalité de son objet. Il s’agit donc ici,
selon Kierkegaard, d’une incertitude objective.
De même qu’on ne saurait prouver l’existence de Dieu, on ne peut démontrer la nature
transcendante d’une vocation. Devant Jésus-Christ, l’un dira : « C’est un nommé Jésus, le
fils d’un charpentier de Nazareth » [p. 97] et l’autre confessera : « C’est le Christ, le Fils de
Dieu, la Deuxième Personne de la Trinité. » L’incertitude objective, telle que la définit
Kierkegaard, est donc une périphrase philosophique pour désigner la foi et sa nécessité. On
ne peut que « croire » en Dieu, et l’on ne peut que « croire » une vocation, celle d’un autre,
mais aussi et d’abord celle que l’on « croit » avoir reçue soi-même.
Ainsi l’incertitude est objective dans la mesure où l’objet de la conviction qu’on entretient
n’est pas démontrable ; dans la mesure, aussi, où l’enjeu de la vocation reste passible d’être
mis en doute, ou même nié ; dans la mesure où cet enjeu risque, après tout, d’être purement
imaginaire.
À cela, nous ajouterons l’incertitude subjective, celle qui concerne les motifs qui peuvent
pousser l’individu à faire ceci ou cela : « Est-ce ma nature secrète ou l’esprit qui a parlé ? »
En fait, l’homme de la vocation se trouve plongé dans une double incertitude et dans un
risque permanent. Il n’est pas de méthode éprouvée ni de raisonnement qui puisse l’aider.
L’homme engage son action et parie tout sur quelque chose qui lui demeure mystérieux,
dans lui-même autant que hors de lui.
Reprenons une dernière fois notre parallèle dramatique. Il nous faut reconnaître, enfin, que
la mission reçue par Hamlet n’est pas une véritable vocation, en ce sens qu’elle ne présente
pas le caractère d’incertitude objective lié à tout acte de foi. Hamlet sait exactement ce
qu’il doit faire : tuer l’usurpateur, venger le roi assassiné. Son but est donc sans équivoque,
son rôle clairement tracé dans l’action générale. L’incertitude n’affecte en lui que les
moyens à mettre en œuvre et, par suite, le succès final. Chez[p. 98] Kierkegaard, chez le
chrétien en général, il en va différemment. Il s’agit de découvrir le rôle qu’on devra jouer
dans un drame infini, aussi vaste que l’histoire humaine, dont nul ne peut connaître la trame
ni l’ensemble — et cependant il faut jouer, nous sommes au monde, nous sommes en scène
malgré nous… Telle est l’angoisse de la vocation.
Je disais tout à l’heure que Kierkegaard, dès ses premières publications, s’était tracé un
plan d’action comportant toute une stratégie de pseudonymes et de « tromperies »
— comme il tient à le répéter. Ceci nous porterait à croire que, d’entrée de jeu, tout comme
Hamlet, il avait vu clairement l’acte historique qu’il était chargé d’accomplir. Mais les
choses de la vie ne sont pas aussi simples. C’est après coup, le plus souvent, que nos actions
apparaissent organisées par une intention générale. Celle-ci, certes, agissait dès le départ
obscurément, mais ce n’est qu’en marchant qu’on l’a sentie à l’œuvre. Kierkegaard l’a bien
su et l’a dit dans sa brochure intitulée Point de vue sur mon activité d’auteur :
Il me faut préciser la part de la Providence dans mon œuvre. Car je me rendrais
coupable de déloyauté envers Dieu si je prétendais avoir eu dès le début une vue
d’ensemble de toute la structure dialectique de mon œuvre… Non, je dois le dire
franchement, ce qui m’échappe, c’est que je puis maintenant avoir l’intelligence de
l’ensemble, sans toutefois pouvoir affirmer qu’au début je l’ai saisie avec cette
netteté : et pourtant c’est bien moi qui ai accompli cette œuvre et l’ai menée à chef,
pas à pas, avec ma réflexion.
… S’il me fallait exprimer avec toute la rigueur et toute la précision possibles la part
de la Providence [p. 99] dans mon œuvre entière, je n’en saurais donner de formule
plus adéquate ou plus décisive que celle-ci : la Providence a fait mon éducation, qui
se réfléchit dans le processus de ma production. Ainsi sont infirmées dans une
certaine mesure les vues que j’ai précédemment exposées, à savoir que toute ma
production esthétique est une fraude ; car cette formule concède un peu trop à la
conscience. Mais elle n’est pas tout à fait fausse non plus, car j’ai eu conscience de
moi au cours de cette éducation et dès le début.
… Dès le premier moment l’élément religieux est donné de façon décisive ; il a sans
contredit la suprématie, mais il attend patiemment que le poète ait fini de s’épancher,
tout en veillant avec des yeux d’Argus à ne pas se laisser duper dans une œuvre où
se proclame le poète.
Enfin, aux dernières pages du livre, il ajoute ceci : « Toute mon œuvre a été en
même temps mon propre développement ; c’est en elle que j’ai pris conscience de
mon idée, de ma tâche.
Dans un autre passage du même livre, il nous décrit ce que l’on pourrait appeler la
psychologie d’une vocation en exercice. Il parle de sa totale solitude. Il se dépeint non
seulement privé de confident, mais seul avec un moi qu’il ne comprend même plus :
… Vainement essaierais-je de raconter les occasions où Dieu m’a fait sentir son
secours. Une chose m’est bien souvent arrivée que je ne puis m’expliquer : quand
je faisais ce dont il m’était impossible de donner la raison, ne songeant pas même à
la chercher ; quand je suivais les impulsions de ma nature, ce qui avait ainsi pour
moi une valeur strictement personnelle, tenant presque au hasard, révélait une
signification tout autre et purement idéale lorsque ensuite [p. 100] cela paraissait dans
mon œuvre ; bien des choses que j’ai faites à titre privé se trouvaient être justement
celles que je devais faire comme auteur. Je n’arrivais pas à comprendre comment
de petites circonstances, en apparence toutes fortuites, de ma vie et qui, mon
imagination aidant, prenaient d’immenses proportions, me mettaient dans une
disposition précise ; je ne comprenais pas, je tombais dans la mélancolie et, chose
curieuse, il en résultait précisément et à point nommé la disposition nécessaire au
travail dont je m’occupais. En un sens, j’ai produit toute mon œuvre comme si je
n’avais rien fait d’autre que de copier chaque jour des fragments déterminés d’un
livre déjà imprimé.
Ainsi la vocation organise les hasards et fait flèche de tout bois, souvent à notre insu. Mais
ce qu’illustre avant tout ce passage, c’est le paradoxe essentiel de toute vocation : il s’agit
de suivre un chemin que l’on a l’impression d’inventer, un chemin qui demeure invisible
tant qu’on ne se risque pas à y marcher. Cette « lumière sur mon sentier », dont nous parle
un psaume de David, n’éclaire pas au loin une voie tracée d’avance : non, elle est « à mes
pieds » seulement, elle ne peut révéler que le premier pas à faire, et le sentier se crée sous
les pas qui le foulent.
Ici, la seule expérience humaine à laquelle on puisse en appeler par analogie me paraît être
l’expérience poétique. Car le poète, lui non plus, ne sait et ne saura jamais s’il ne fait
qu’épouser un rythme errant, ou s’il le crée tout en croyant le suivre.
S’avancer ainsi dans la vie, c’est pratiquement vivre dans l’improbable, c’est être toujours
prêt à affronter l’invraisemblable. Si l’incertitude objective est le premier caractère d’une
vocation réelle, l’acceptation [p. 101]de l’invraisemblable en est la conséquence nécessaire.
Kierkegaard ne se lasse pas d’insister sur cette dernière catégorie. « Celui qui ne renonce
pas à la vraisemblance n’entre jamais en relation avec Dieu. » Si Abraham n’avait pas
accepté l’invraisemblable, il ne serait jamais parti pour un pays dont il ne savait rien. Mais
accepter l’invraisemblable, il faut bien voir que c’est renoncer non seulement aux recettes
communes du succès, mais à toute justification devant l’opinion, et même, dans certains
cas, à la morale. C’est courir un risque absolu.
Quelles aides, quels repères, quels principes directeurs nous offrira donc Kierkegaard ? À
vrai dire, le seul guide qu’il nous propose, c’est la souffrance, lorsqu’il écrit cette phrase
lourde de sens : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais c’est le difficile qui est le
chemin. »
On voit ici que la notion de vocation, chez Kierkegaard, s’oppose diamétralement à la
notion courante. Car, selon cette dernière, suivre sa vocation, c’est aller dans le sens où la
nature nous pousse, dans le sens de nos talents, de nos « facilités », tandis que Kierkegaard
nous propose la souffrance non pas seulement comme signe et garantie de la vraie voie,
mais plus radicalement, comme la voie même…
22. Cette image du saut me fait songer à la scène finale du beau film que Laurence Olivier
a tiré d’Hamlet. Hamlet blessé, enfin résolu à l’action, monte sur une sorte de tribune
élevée, et, de là, d’un saut prodigieux, se jette dans le vide, l’épée brandie, pour tomber
sur le roi, qu’il tue. Parfaite traduction plastique des concepts favoris de Kierkegaard.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : Don Juan, Nietzsche, règle, défi, vérité, tricherie,
posséder, Dieu, éternellement, secret, violer, don-juanisme, contenance,
tricheur, dionysiaque.
[p. 102]

Don Juan
Lorsqu’il paraît brillant d’or et de soie, dressé sur ses ergots de grand ténor, l’on est tenté
de ne voir en lui que le feu naturel du désir, une espèce d’animalité véhémente, et comme
innocente… Mais jamais la Nature n’a rien produit de pareil.
Vous sentez bien qu’il y a du démoniaque dans son cas, une sorte de polémique anxieuse,
de méchanceté et de défi : la main tendue au Commandeur, dans le dernier acte de Mozart.
Non, ce n’est pas l’animal, mais l’homme, et non d’avant, mais d’après la morale. Point de
Don Juan ni chez les « bons sauvages » ni chez les « primitifs » qu’on nous décrit. Don
Juan suppose une société encombrée de règles précises dont elle rêve moins de se délivrer
que d’abuser.
Dans le vertige de l’anarchie où il se plaît, ce grand seigneur n’oublie jamais son rang. Son
naturel, c’est le mépris ; rien n’est plus loin de la nature. Voyez comme il se sert des
femmes : incapable de les posséder, il les viole d’abord moralement pour s’imposer à
l’animal ; et aussitôt prises les rejette, comme si c’était le fait du crime plus encore que le
plaisir qu’il cherchait. Polémiste perpétuel, il se trouve entièrement déterminé par le bon
et le juste — contre eux. Si les lois de la morale n’existaient pas, il les inventerait pour les
violer. Et c’est cela qui nous [p. 103] fait pressentir la nature spirituelle de son secret, si
bien masqué par le prétexte de l’instinct. Aux sommets de l’esprit révolté, on verra
Nietzsche, cent ans plus tard, renouveler ce défi mortel.
Mais quoi ! faut-il aller si haut ? La recherche « toute naturelle » de l’intensité du désir ne
peut-elle expliquer à elle seule cette inconstance forcenée ? Alors Don Juan serait l’homme
de la première rencontre, de la plus excitante victoire ? « La nouveauté est le tyran de notre
âme », écrit le vieux Casanova. Mais déjà ce n’est plus l’homme de plaisir qui parle ainsi.
La volupté du vrai sensuel commence au-delà de ces moments que Don Juan fuit à peine
atteints.
Faudra-t-il se résoudre à soumettre le cas aux docteurs indiscrets de l’école viennoise ? Le
beau sujet ! Ils ne l’ont pas manqué. Pour eux aussi, Don Juan serait le contraire de ce que
l’on croit, il souffrirait d’une anxiété secrète déjà voisine de l’impuissance. Et il est vrai
que celui qui cède à cet attrait superficiel que presque toutes les jolies femmes peuvent
exercer sur presque tous les hommes, n’évoque pas une idée de santé. Mais dans cette furie
insolente, dans cette jactance batailleuse et joyeuse, comment ne voir que faiblesse et
défaut ?
Ira-t-on peut-être plus loin, à des critères spirituels ? Don Juan serait par exemple le type
de l’homme qui n’atteint pas au plan de la personne où pourrait se manifester ce qu’il y a
d’unique dans un être. Pourquoi ne peut-il désirer que la nouveauté dans la femme ? Et
pourquoi désire-t-on du nouveau, du nouveau à tout prix, quel qu’il soit ? Celui qui
cherche, c’est qu’il n’a pas ; mais peut-être aussi qu’il n’est pas ? Celui qui a, vit de sa
possession [p. 104] et ne l’abandonne pas pour l’incertain, — entendez : s’il possède
vraiment. Don Juan serait l’homme qui ne peut pas aimer, parce qu’aimer c’est d’abord
choisir, et pour choisir il faudrait être, et il n’est pas. Mais le contraire n’est pas moins
vraisemblable : Don Juan cherchant partout son idéal, son « type » de beauté féminine
(souvenir inconscient de la mère) — trop vite séduit par la plus fugitive ressemblance,
toujours déçu par la réalité dès qu’il l’approche, et déjà s’élançant vers d’autres apparences,
de plus en plus angoissé et cruel… S’il le trouvait, ce « type » de femme rêvé ! J’imagine
cette métamorphose. On le voit interrompre sa course, changer soudain de contenance,
baisser la tête, s’assombrir, comme saisi d’une timidité, et fasciné pour la première fois par
la révélation d’amour, se muer en l’image de Tristan.
Mais il ne trouvera pas. Il est Don Juan parce qu’on sait qu’il ne peut pas trouver, soit
impuissance à se fixer, soit impuissance à se déprendre d’une image à lui-même secrète.
Et de là vient sa puissance apparente, sa furia, son rythme dionysiaque…
Or si le don-juanisme est une passion de l’esprit, et non pas comme nous aimions le croire
une exultation de l’instinct, tout porte à supposer que cette passion n’est pas toujours liée
au sexe. Et même il faut se demander si la sensualité, précisément, ne serait pas le domaine
où Don Juan se révèle le moins dangereux. (Appelons ici danger ce qui peut compromettre
un certain équilibre social que les mœurs ont pour but de maintenir, cet équilibre étant
d’ailleurs bon ou mauvais.) C’est que le désir de nouveauté et de changement perpétuel,
dès que l’esprit [p. 105]insatiable l’excite, devient une menace pour la vie. En dérivant cette
passion vers le plaisir, la société se trouve lui ménager des satisfactions qui l’épuisent, sans
que l’ordre des choses ait à souffrir d’une dépense improductive.
Certes Don Juan est un tricheur, et même il ne vit que de cela (La banque de pharaon était
la grande ressource financière de Casanova : symbole dont il nous donne maintes fois la
clé). Mais une tricherie constante est moins dangereuse que les faiblesses subites d’un
honnête homme. On est en garde, et l’on connaît le système, entièrement relatif aux règles
du jeu. Imaginons un don-juanisme plus secret, une table de pharaon où l’on met sur les
cartes des « valeurs » invisibles au lieu d’espèces sonnantes. Alors la tricherie cesse d’être
une habileté vulgaire et profitable. Elle peut devenir l’acte héroïque d’une loyauté sans
scrupules, toutefois considérée comme criminelle du fait qu’elle institue un nouvel ordre,
par décret de rigueur subversive.
Nietzsche s’est dressé face au siècle. Et l’adversaire qu’il s’est choisi, c’est l’esprit de
lourdeur, notre poids naturel, notre faculté naturelle de retombement dans la coutume.
L’immoraliste est, comme le moraliste, un ennemi vigilant de l’instinct : car s’il le glorifie,
c’est par esprit de polémique, c’est qu’il veut forcer la nature autrement qu’on ne l’a fait
jusqu’à lui.
Il va de défi en défi, excité puis exaspéré par le silence ou les lâchetés de l’adversaire. Les
idées se retournent au caprice de l’esprit : il n’y a plus de vérité qui tienne. Les hommes se
rendent ou tombent dans le doute à la première séduction d’une
hypothèse [p. 106] scientifique. Il n’y a plus de foi qui affirme et qui maintienne en vertu
de l’absurde. Ah ! comme on se lasse de gagner à tout coup pour peu qu’on ait l’envie de
nier des règles que personne n’ose plus dire inviolables ! Qui donc se ferait tuer pour une
vertu dont on ne sait plus quelle est la fin ? Et toutes ces vérités qu’ils respectaient, voyez
comme elles ont vite cédé ! Il faudra donc s’en prendre à Dieu et à son Fils. Déjà « le Dieu
moral est réfuté ». Que va dire l’Autre ? C’est dans la vie du Don Juan des vérités, l’heure
de l’invitation au Commandeur ! Or Dieu se tait. Il ne relève pas le défi. Nietzsche attend
dans la nuit désertique des hauteurs. Une aube vient. C’est encore l’aube de la terre.
Personne n’a parlé. Dieu est mort !
De chaque idée, de chaque croyance, de chaque valeur, Nietzsche a voulu violer le secret ;
et leur défaite rapide les rend toutes méprisables après la première possession. Pourquoi
s’attarderait-il ? Elles n’étaient excitantes pour l’esprit que par la fausse vertu qu’on leur
prêtait. Mais aussitôt qu’elles ont trahi leur commune vulgarité, le triomphe perd toute
saveur. Il faut détruire maintenant les valeurs neuves qu’on avait inventées pour la lutte. Il
faut rejeter avec dégoût ce que l’on désirait de toute sa fougue ; et se rire des suiveurs, des
successeurs, de ces disciples enhardis par le triomphe ardent d’un autre, et qui déjà croient
pouvoir abuser de ses victimes.
Mille et trois vérités se sont rendues, et pas une seule n’a su le retenir.
Qu’importent les « contradictions » ! Ce n’est pas pour bâtir un système qu’il réfute,
dénonce et détruit, c’est pour la joie du viol intellectuel. Comme Don Juan l’image de la
Mère, Nietzsche poursuit l’image [p. 107]obscure, et à lui-même infiniment secrète, d’une
Vérité qui ne se rendrait point, mais qui le posséderait à tout jamais, digne enfin de sa vraie
passion ! Il traque sans relâche tout ce qui bouge, tout ce qui s’arrête, tout ce qui fait mine
de résister… Voluptés brèves — le temps d’un aphorisme — fulgurations toujours
décevantes : ce n’est pas elle qu’il vient de posséder… Ô haine de leurs vérités faibles ! La
Vérité est morte ! Revivra-t-elle ?
Car si ce Dieu est mort, à tout jamais, il n’y a plus d’amour possible. Il faut inventer un
amour qui permette au moins de haïr tout ce qui passe, tout ce qui cède, toute l’impudeur
et la lourdeur du monde.
C’est au point de fureur dionysiaque où la joie de détruire devient douleur, et dans
l’angoisse d’une puissance anéantie par son succès, que Nietzsche a rencontré soudain la
fascinante idée du Retour éternel. Devant le roc de Sils-Maria on le voit interrompre sa
course, changer de contenance, et pour la première fois baisser la tête et adorer. Tout
reviendra éternellement à cette minute, à cet instant ! L’Éternité, c’est le retour des temps ;
et non plus la victoire sur le temps… Mais dans le temps, disait-il, Dieu est mort. Si Dieu
est mort, c’est donc qu’il a vécu ? Dieu revivra éternellement ! Ainsi Nietzsche devient le
Tristan d’un Destin qu’il ne peut posséder que par l’amour éternellement lointain.
Don Juan tricheur, aime sans amour. S’il gagne, c’est en violant la vérité des êtres.
Nietzsche pose des valeurs qui détruisent les règles anciennes, mais qui ne valent que par
ces règles et dans la mesure où l’on sent qu’elles les violent. Pour peu qu’il les impose,
elles perdent leur sens, puisque le système [p. 108] qui les mesurait n’existe plus. Par-delà
le bien et le mal, par-delà toutes les règles du jeu, il faut qu’une passion se révèle ; ou la
mort ou la vie éternelle. Il faut donc que Don Juan disparaisse (car Don Juan ne gagnait
qu’en trichant, et s’il n’y a plus de règles, on ne peut plus tricher).
Voici peut-être la clé du mystère : c’est qu’en respectant toutes les règles, nous ne
pourrons jamais que perdre. Alors : ou bien nous serons condamnés, ou bien nous
recevrons notre grâce. Mais Nietzsche et Don Juan doutent de leur grâce. Les voici donc
contraints de gagner dans le temps de leur vie — d’où la tricherie ; ou bien il leur faut nier
la fin des temps, le règlement final, le jugement dernier — d’où l’idée du retour éternel.
Comme je parlais de ces choses à une amie : « J’ai connu, me dit-elle, un homme marié
avec lequel ayant été coquette en vain, il me dit en me quittant : Je vous ajoute à ma liste
des mille e tre. C’étaient les femmes qu’il n’avait pas eues par fidélité à la sienne. »
Où est la tricherie ? Dans le défi, installé au cœur de la règle ?

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : Don Juan, amour, mythe, Nietzsche, Tristan, passion,
Kierkegaard, musique, mariage, durée, instinct, aimer, malheureux, ou bien,
éternité.
[p. 109]

Dialectique des mythes I


Méditation au carrefour fabuleux
Dans la forêt de Gribskov, il est un lieu nommé « le Coin des Huit-Chemins ». Seul le
trouve celui qui le cherche avec beaucoup de soin et de finesse, car aucune carte ne
l’indique. Son nom même est une contradiction, car comment le croisement de huit
chemins publics peut-il former un « coin » solitaire et dérobé ? Si la rencontre de
trois routes suffit à donner son nom à tout ce que craint un solitaire : la trivialité,
combien plus triviale encore doit être la rencontre de huit routes ! Pourtant, il en est
bien ainsi : huit routes et quelle solitude ! … Tout près de là, un bosquet fermé de
haies, porte le nom d’« Enclos fatal »… L’animation des huit chemins n’est qu’une
pure possibilité, — possibilité pour l’esprit. Car personne ne fréquente ce lieu, sauf
un petit insecte qui se hâte, lente festinans… Nul ne hante ces routes, hormis le vent
dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va.
(In Vino Veritas)
Kierkegaard a vécu l’amour unique, la passion malheureuse de Tristan, mais ses premiers
grands livres pseudonymes évoquent le vol d’un sombre papillon fasciné par la flamme de
Don Juan. Nietzsche a vécu plus seul encore, et guère moins chaste, mais toute son œuvre
mène le train d’enfer d’un [p. 110] « Don Juan de la connaissance », jusqu’au jour où il
s’arrête, « cloué », sur le seuil d’une Éternité en laquelle il découvre son Isolde. Pour l’un
et l’autre la pensée est une passion, et l’expression totale de la passion ne peut être que
musicale. « Par la musique, les passions jouissent d’elles-mêmes.23 » L’un par Mozart et
l’autre par Wagner accède au cœur du mythe qu’il n’a pu que rêver, que sa personne refuse,
et qui est son Ombre.
J’ai cherché bien longtemps le point de perspective d’où le regard puisse embrasser à la
fois ces deux vies dénuées et ces deux œuvres d’une richesse inépuisable ; ces deux mythes
majeurs de l’amour et leurs épiphanies les plus parfaites dans le lyrisme occidental.
À la quête spirituelle d’une vision juste, ou peut-être seulement d’une qualité heureuse et
pénétrante du regard, situant en vérité celui qui voit, il arrive qu’on pressente l’invite d’une
étape significative, — et « l’enclos fatal » n’est pas loin, mais en même temps s’ouvrent
des avenues… Ces carrefours « qu’aucune carte n’indique » sont les lieux les plus
émouvants, pour celui qui chevauche à l’aventure au profond des forêts de l’âme
occidentale.
Arrêtons-nous ici pour méditer. Et nous suivrons tantôt cette allée de lumière frayée dans
les hautes futaies par les rayons obliques de l’après-midi, tantôt cette allée assombrie et qui
s’anime au gré d’un vent soudain, dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va.
[p. 111]
I
Kierkegaard et Don Juan
C’est au cœur des grands bois du Nord de la Seeland, un soir d’été, que les convives du
Banquet se réunissent devant le seuil d’un pavillon de chasse.
Les portes s’ouvrirent à deux battants ; l’éclairage étincelant, la fraîcheur se
déversant à flots, la séduction fascinante des parfums, et le goût impeccable du
service saisirent les convives qui entraient, et tandis que l’orchestre attaquait la
musique du ballet de Don Juan, ils se sentirent transfigurés, et comme frappés de
respect pour un esprit invisible, ils s’arrêtèrent un instant, semblables à celui que
l’enthousiasme a réveillé et qui ressuscite en plein enthousiasme.
Cette page introduisant les discours sur l’amour qui composent In Vino Veritas, donne le
ton de la passion de Kierkegaard pour le Don Giovanni de Mozart. Dans le Journal de
1839, on lit déjà :
D’une certaine façon, je puis dire de Don Juan, comme Elvire : — Toi, meurtrier de
mon bonheur ! Car en vérité, cette pièce s’est emparée de moi d’une façon si
diabolique que je ne pourrai plus jamais l’oublier. C’est elle qui m’a poussé, comme
Elvire, hors de la nuit tranquille du cloître.
Enfin, c’est à Mozart, écrira-t-il plus tard — dans les Étapes — qu’il aura dû de n’avoir
pas vécu sans aimer, « quoique d’un amour malheureux ».
Reliée par ces derniers mots à la vie trop réelle du Solitaire, la fascination du mythe révèle
ici sa vraie nature de virtualité existentielle. La vie réelle [p. 112] de Kierkegaard s’est
qualifiée par son refus du mythe de Don Juan, tentation permanente et toujours refoulée.
C’est pourquoi personne d’autre n’a mieux jugé ce mythe.
La thèse de Kierkegaard sur Don Juan rejoint Mozart dans sa génialité : elle réinvente la
structure du drame comme par une création de logique intrépide. Elle nous impose, par la
vertu d’une cohérence inoubliable une interprétation triple et unique de l’opéra, du mythe,
et de l’essence de la musique occidentale. En voici l’argument condensé.
Le christianisme, étant esprit, a posé dans le monde la sensualité. Parce qu’il l’excluait en
principe, il l’a posée comme principe et comme catégorie spirituelle. L’érotisme,
« synthèse psycho-sensible » et déterminée par l’esprit, exige désormais un langage
capable de traduire sa spontanéité. La musique seule va s’y prêter. Car elle est un langage
des sens, mais le sens de l’ouïe, plus que tout autre, est « déterminé par l’esprit ». La
musique, au surplus, est, après la parole, le médium le moins matériel de l’idée : elle
n’existe que dans le temps, dans une succession de moments, puis disparaît, contrairement
à l’œuvre plastique, peinte ou sculptée.
L’érotisme, exclu par l’esprit, trouvera donc son « médium absolu », non pas dans la
parole, mais bien dans la musique ; et de même la musique trouvera dans le génie sensuel
son « objet absolu », car « l’état d’âme sensuel est trop lourd et trop dense pour être porté
par la parole ; seule la musique peut l’exprimer ».
Si Don Juan représente le désir pur, dans sa génialité irrésistible et démoniaque,
« déterminé par l’esprit comme étant ce que l’esprit exclut », l’expression de Don Juan ne
peut être que musicale. Et c’est [p. 113] pourquoi le seul Don Juan conforme au mythe24,
c’est le Don Giovanni de Mozart.
Voici son signalement selon Kierkegaard. Don Juan est une puissance, et non pas une
personne :
Quand Don Juan est conçu musicalement, j’entends en lui tout l’infini, mais aussi
la puissance infinie de la passion, à laquelle rien ne peut résister ; j’entends la
convoitise effrénée du désir, mais aussi le triomphe absolu de ce désir, triomphe
auquel il serait vain de s’opposer. Si d’aventure la pensée s’attarde à l’obstacle,
celui-ci tire son importance d’exciter la passion plutôt que de s’y opposer
réellement ; la jouissance en est accrue, la victoire est certaine et l’obstacle n’est
qu’un stimulant. Je trouve en Don Juan une vie ainsi animée d’un démoniaque
puissant et irrésistible, à la façon d’un élément. Telle est son idéalité dont je puis me
réjouir tranquillement, parce que la musique ne me le représente pas comme
personne ou individu, mais comme puissance.25
Don Juan est un mouvement, une tension pure, ou n’est plus rien. Lancé comme une pierre
qui ricoche à la surface de l’eau, il s’enfonce instantanément dans l’abîme du néant, après
le dernier ricochet.
Irresponsable comme toute force naturelle, Don Juan incarne donc, si l’on ose dire, l’absolu
nihilisme moral.
Il séduit par la seule énergie du désir. « Je ne l’imagine pas du tout comme quelqu’un qui
forme ses projets sournoisement, et calcule avec ruse ses [p. 114] intrigues… La réflexion
lui fait défaut… Il n’a besoin d’aucun préparatif, d’aucun plan, d’aucun temps, car il est
toujours prêt, l’énergie est constamment présente en lui et le désir aussi. » Il n’étourdit pas
Zerline de belles paroles, il l’invite à entrer, fait un geste. « II ne séduit pas, mais il désire,
et ce désir a un effet séducteur. »
« Non seulement il a du succès auprès des femmes, mais encore il les rend heureuses — et
malheureuses ; chose étrange, c’est là ce qu’elles veulent, et celle qui ne rêverait pas de
devenir malheureuse pour avoir été une fois heureuse avec Don Juan serait une pauvre fille.
Don Juan est convaincu que « l’expression véritable de la femme consiste en sa volonté
d’être séduite… C’est pourquoi elle ne se fâche jamais contre son séducteur, du moins s’il
l’a vraiment séduite.26 »
[p. 115] L’érotisme de Don Juan s’oppose à l’Éros antique, qui était psychique et non
sensuel, « et c’est ce qui inspire cette pudeur qui caractérise tout amour grec »27. Il s’oppose
plus encore à l’amour courtois, essentiellement fidèle. « L’amour psychique est existence
dans le temps, l’amour sensuel disparition dans le temps », d’où vient que la musique est
son parfait médium. Pour Don Juan, « la féminité tout à fait abstraite est l’essentiel »,
l’individualité n’existe pas : il n’y aura jamais à ses yeux ni infidélité ni tromperie, mais
seulement répétition et multiplicité. Sa vie n’étant qu’« une somme de moments distincts…
une addition d’instants », Don Juan ne saurait avoir de biographie : le doter d’une enfance
et d’une jeunesse fut l’erreur fatale de Byron. Il est le génie de l’instant. Ses conquêtes sont
sans histoire, « car le temps lui manque ». « La voir et l’aimer sont une seule chose… et
aussitôt tout est fini, puis cela se répète à l’infini. » Sans passé, sans mémoire (il lui faut le
Catalogue !), sans lendemain et sans nostalgie, il court, vole et se réjouit, jusqu’à ce qu’il
butte contre « la pierre d’achoppement », la statue de pierre du Commandeur. Mais le
Commandeur est un esprit ! C’est même un revenant, donc un retour du passé. Il représente
la négation spirituelle du génie spontané de l’instant. Il est donc seul capable de dompter
Don Juan, nulle puissance du monde n’en ayant eu raison.
[p. 116] Cette description du mythe par Kierkegaard n’est pas seulement inspirée de
Mozart : elle a pour but de démontrer que l’opéra de Mozart estle mythe pur, intégralement
manifesté en chaque détail comme dans le style et la structure de l’ensemble. On a pu varier
les interprétations de la légende, « jusqu’à ce que Mozart en ait découvert à la fois le
médium et l’idée », d’où « la valeur classique absolue » de son opéra. On pourra multiplier
les Faust28, car « l’idée de Faust suppose une telle maturité d’esprit qu’il est naturel qu’il
y en ait plusieurs conceptions », chacune pouvant être « parfaite » pour une génération ;
tandis que le Don Juan de Mozart, « par le caractère abstrait de l’idée, vivra éternellement
et dans tous les temps ». En récrire un après Mozart équivaudrait à produire une Ilias post
Homerum.
Du commentaire de l’opéra lui-même (dont la pénétration proprement musicale est
stupéfiante, Kierkegaard se disant lui-même un « amateur » sans aucune compétence
technique) retenons cette observation centrale : « Don Juan donne leur intérêt à
tous [p. 117] les autres personnages… Sa passion met la passion des autres en mouvement.
Elle résonne partout ». Don Juan n’étant pas caractère, mais puissance et vie, donc
« absolument musical », les autres personnages, qui ne sont que passions déterminées par
Don Juan, sont dans cette mesure même musicaux. « On peut arriver pendant la
représentation, on est immédiatement au centre, par ce que ce centre, qui est la vitalité de
Don Juan, se trouve partout. » Le seul personnage qui semble faire exception est
naturellement le Commandeur, mais, d’une certaine manière (que précise l’analyse des
thèmes musicaux), il est « placé en dehors de la pièce, ou il la circonscrit ». Comme le
temps est circonscrit par l’éternité.
II
Kierkegaard et Tristan
Kierkegaard fut pourtant le contraire d’un Don Juan. Dans ses rapports avec son œuvre,
son action publique, et sa vocation finale, il fut Hamlet. Mais dans sa vie individuelle, dans
son amour unique et longuement malheureux pour Régine, il fut Tristan. Cependant, je n’ai
trouvé dans tout son œuvre que de rares allusions à l’Hamlet de Shakespeare, et pas une
mention de Tristan — pour des centaines de pages enthousiastes et lyriques sur le Don Juan
de la légende et de Mozart.
Le contraste entre cette discrétion, voire ce mutisme, et cette luxuriance verbale, est de
ceux qui expriment à coup sûr les données essentielles d’une personne.
Qu’est-ce que Don Juan pour ce célibataire parfaitement libre de mener sa vie comme il
lui plaît, [p. 118] riche et oisif, brillant esprit, curieux de tout, mais en même temps de
complexion plutôt malingre (« Qu’on me donne un corps ! », gémit-il dans son Journal) et
qui pressent son génie d’écrivain et sa vocation religieuse ? Don Juan est de toute évidence
la figure de lui-même qui le tente le plus : c’est son moi potentiel, prestigieux, désiré, mais
qu’il ne peut et qu’il ne veut actualiser. En l’écartant de soi, en le refusant, il le voit et le
définit mieux que personne ; du même coup, il se définit, contre lui mais non pas sans lui.
Il ne conçoit que deux manières de vivre dignes de l’absolu et possibles pour lui : ou bien
le séducteur, ou bien l’anachorète29. L’une et l’autre excluent le mariage, « suprême
expression de l’amour », à laquelle il a dû renoncer pour une raison qui reste son secret
dernier. Le mariage étant écarté, s’il choisit d’être anachorète, le séducteur devient
son mythe. Don Juan devient son ombre, plus brillante que lui-même, et qu’il doit exalter
et condamner sans cesse, car elle est lui autant que lui, mais elle est ce qu’il refuse en lui.
Elle est ce qu’il saurait être, exemplairement, s’il n’était pas ce qu’il subit et souffre, et
s’efforce de dépasser vers l’absolu, vers ce qu’il veut devenir selon l’esprit.
Si tel est bien son mythe, son Éros virtuel, quelle est alors la forme actuelle, historiquement
vécue, de son Éros ? C’est la passion unique, totale, et malheureuse ; et par ce malheur
même, salvatrice.
L’amour humain repose sur un instinct qui, élevé au rang d’inclination, trouve son
expression suprême, unique et absolue, poétiquement absolue, dans le
fait [p. 119] qu’il n’y a au monde qu’un seul être bien-aimé, et que cette « seule fois »
de l’amour est l’amour, et que la « seconde fois » n’est rien… Une fois est le tout
absolu, et la seconde fois la ruine absolue de tout.30
Certes, le Jeune Homme d’In Vino Veritas, qui n’a jamais encore aimé, a beau jeu de faire
éclater l’absurdité tragi-comique de ce choix sans appel de la passion, qui est d’une
importance capitale et qu’on ne peut faire « qu’à l’aveuglette ». Comment expliquer « un
acte aussi monstrueux de sélection » ? L’amoureux passionné, dans son choix exclusif,
n’est-il pas « un pantin dont quelque chose d’inexplicable tire les ficelles » ? Un tel point
de vue, réplique Johannès, le Séducteur, prouve simplement que « notre jeune ami reste
au-dehors », c’est-à-dire n’entretient encore que des rapports abstraits avec la vie, car « la
résolution, la résolution de la convoitise, est la pointe de l’existence ». Il faut choisir pour
exister. Le Séducteur choisit d’aimer le plus souvent qu’il le pourra, car c’est la femme
qu’il aime, et dans chaque femme réelle, c’est ce qui veut être séduit et qui ne peut l’être
qu’une fois. Au contraire, le Mari, qui prendra la parole dans la seconde partie des Étapes,
choisit d’aimer une seule femme et de l’épouser, car le mariage est cette décision qui
« traduit l’exaltation en réalité. » Loin d’appauvrir l’expérience de la vie, elle peut seule y
introduire. Elle est la décision par excellence, qui rend l’existence concrète. Par elle, la vie
dans le mariage devient « la plénitude du temps » — ce temps qui toujours « manque » à
Don Juan.
Cependant, le Mari n’entend pas éluder la difficulté [p. 120]fondamentale du mariage, et
même il la formule d’entrée de jeu : « L’amour et l’inclination amoureuse sont tout à fait
spontanés, le mariage est une décision ; vouloir se marier, cela veut dire que ce qu’il y a de
plus spontané doit être en même temps la décision la plus libre… En outre, l’une de ces
choses ne doit pas suivre l’autre, la décision ne doit pas arriver par-derrière à pas de loup :
le tout doit avoir lieu simultanément. » Suivent cent pages au cours desquelles le Mari
réitère à coup d’arguments philosophiques que la décision ne saurait être fondée dans
l’argumentation. Rien d’étonnant si cet ouvrage ne convainc guère : Kierkegaard est
derrière les pseudonymes, exaltant un Don Juan qu’il refuse, mais qui demeure sa
possibilité ; il n’est pas derrière le Mari. Car celui-ci représente et défend l’impossibilité
que Kierkegaard subit, et qu’il va tenter d’expliquer — de justifier — dans tout le reste de
son œuvre.
Admettons que l’amour vrai soit la passion unique et partagée. Pour être heureux, dans un
mariage par exemple, cet amour devrait opérer le miracle de « faire du différent l’égal »,
créant ainsi la possibilité d’une compréhension véritable. Mais cela reste théorique. On le
comprendra par le détour de la théologie de Kierkegaard. Dans ses ouvrages religieux, il
revient sans cesse sur « la différence qualitative infinie entre Dieu et l’homme », qui fait
des relations entre l’homme et Dieu un amour essentiellement malheureux. Cet amour
serait même impossible hors du paradoxe de la foi, laquelle est un mouvement de passion,
un saut. Toute communication directe de Dieu à l’homme tuerait l’homme, c’est-à-dire
tuerait en lui son pouvoir d’appropriation subjective [p. 121] et libre de la vérité. C’est donc
l’amour divin lui-même qui exige la communication indirecte, voilée, rejoignant l’homme
là où il existe, dans sa finitude, et lui parlant la langue qu’il entend. Mais alors le message
devient énigmatique dans la mesure même où il a su se rendre perceptible…
Ce qui se passe entre Kierkegaard et sa fiancée semble relever d’une structure analogue du
possible et de l’impossible dans la communication. Il l’aime, elle l’aime, mais le secret
qu’il porte en lui (sa « mélancolie » comme il dit, mais aussi le pressentiment de sa vocation
exceptionnelle) lui interdit d’entrer avec elle dans ce rapport de communication directe,
égalisante, en quoi consiste à ses yeux le mariage. Par amour pour Régine, il doit donc
s’éloigner, bien qu’il ne cesse de s’adresser à elle, sous le couvert de ses pseudonymes, et
de lui dédier toutes ses œuvres, comme autant de justifications de la rupture et d’assurances
de sa fidélité. « Qui comprendra cette contradiction de la douleur : ne point se révéler, et
faire mourir l’amour ; se révéler et faire mourir l’aimée ?31 »
Tenter d’établir, en ce point, si l’attitude théologique de Kierkegaard « explique » sa
conduite amoureuse, ou si ce n’est pas plutôt l’inverse, — ne correspondrait à rien dans
notre perspective, et n’aiderait à déceler aucun sens vérifiable. En effet, tout homme
pensant dispose d’un système, plus ou moins « original » mais toujours unique,
d’appréhension de la réalité sous toutes ses formes. Ce système définit son individualité.
Or je ne regarde ici et n’essaie de saisir qu’une certaine structure
dynamique : [p. 122]Kierkegaard dans sa vie et son œuvre indissociables ; et je vois qu’elle
est disposée de telle manière que « l’esthétique » et le « religieux » y sont constamment
homologues, tous les deux irrigués d’énergie passionnelle, tandis que « l’éthique », le stade
intermédiaire, paraît exsangue, schématique et peu structuré. Un seul exemple : la décision
fondant le mariage symbolisait aussi, nous l’avons vu, le fondement même de toute éthique
existentielle. Mais voici que cette décision échappe à l’homme, donc à l’éthique temporelle
et autonome :
La décision n’est pas pouvoir de l’homme, de son courage, ni de son habileté…
mais elle est un point de départ religieux ; si elle n’est pas cela, celui qui décide n’a
été rendu fini que dans sa réflexion, il n’a pas pris de vitesse l’inclination amoureuse,
mais est resté en cours de route, et une telle décision est trop misérable pour que
l’inclination amoureuse ne la méprise et ne préfère se fier à elle-même plutôt que
de se livrer aux directives d’un tel faux savant. La spontanéité de l’inclination
amoureuse ne reconnaît qu’une seule spontanéité comme lui étant égale par le rang,
c’est la spontanéité religieuse.32
Ainsi, comme Kierkegaard le réitère un peu plus loin, « l’absurdité de l’inclination
amoureuse arrive à une entente divine avec l’absurdité du sentiment religieux ». Mais on
comprend qu’elle n’y arrivera jamais avec une morale sans passion.
Je vois enfin que la personne de Kierkegaard est ce système qui se définit par la mise en
tension et l’interdépendance de trois réalités hétérogènes : [p. 123] — sa croyance en
l’altérité totale de Dieu et en l’unicité de l’amour humain ; — la « mélancolie » qui
l’accable et lui rend ce mariage impossible ; — enfin sa vocation exceptionnelle.
Le mariage est interdit à celui qui doit être l’Exception :
Au soldat qui monte la garde aux frontières, est-il permis de se marier ? Un tel soldat
ose-t-il — ceci soit dit dans un sens spirituel — se marier, s’il doit jour et nuit se
battre non pas contre les Tartares et les Scythes, mais contre les hordes de brigands
d’une mélancolie innée ?33
L’amour n’en est pas moins l’agent privilégié du progrès spirituel de « l’homme
supérieur » — toutefois à condition de n’être pas « heureux » :
Grâce à une jeune fille, bien des hommes sont devenus des génies, beaucoup des
héros, beaucoup des poètes, beaucoup des saints — mais pas un ne fut un génie par
la jeune fille qu’il posséda, car par elle il ne devint que conseiller d’État ; pas un ne
fut un héros par la jeune fille qu’il posséda, car par elle il ne devint que général ;
pas un ne fut poète par la jeune fille qu’il posséda, car par elle il ne devint que père ;
et pas un ne fut un saint par la jeune fille qu’il posséda, car il n’en posséda aucune,
et ne voulut en posséder qu’une seule, qu’il n’obtint pas, de même que tous les autres
devinrent des génies, des héros, des poètes grâce à la jeune fille qu’ils ne possédèrent
pas. Si l’idéalité que la femme porte en elle a éveillé l’enthousiasme chez l’homme,
à cette femme qui l’a ainsi enthousiasmé, il aurait dû pourtant s’unir pour la vie.
Mais l’existence l’énonce autrement. Tout cela signifie donc [p. 124] que c’est dans
un rapport négatif que la femme rend l’homme productif dans l’idéalité. Ainsi
comprise, la femme entraîne vers la hauteur.
Cet amour qui « entraîne » et transfigure dans la mesure où il est par essence malheureux,
ce n’est pas l’Éternel féminin mystique du Second Faust. C’est la passion dans son
intransigeance et dans sa ruse avec la vie. Et c’est le mythe de Tristan qui reparaît enfin !
On sait assez que le paradoxe est la catégorie fondamentale de la pensée de Kierkegaard.
Or voici ce qu’il en dit dans l’un de ses ouvrages les plus achevés, les Riens
philosophiques34 :
Il ne faut pas penser de mal du paradoxe, cette passion de la pensée, et les penseurs
qui en manquent sont comme des amants sans passion, c’est-à-dire de piètres
partenaires. Mais le paroxysme de toute passion est toujours de vouloir sa propre
perte… C’est là le paradoxe suprême de la pensée, que de vouloir découvrir quelque
chose qu’elle-même ne puisse penser.
Et plus loin :
Regardons ce qui se passe dans l’amour, quoiqu’il ne rende qu’imparfaitement la
situation. L’égoïsme est à l’origine du sentiment pour autrui, mais quand sa passion
paradoxale culmine, il veut précisément sa propre perte. C’est ce que veut aussi
l’amour, ainsi ces deux puissances s’entendent dans la passion de l’instant, et cette
puissance est justement l’amour.
[p. 125] Cette forme de pensée est tristanienne.
Elle est d’abord une forme d’existence. Elle s’illustre dans les relations malheureuses
— mais spirituellement créatrices — entre Kierkegaard et Régine. Il n’a pu l’aimer que de
loin, dans la perte, choisie par lui, de toute présence autre que nostalgique. (Et déjà, durant
les fiançailles, il lui écrit pour s’excuser d’un rendez-vous manqué : il est allé tout seul à la
campagne, ce jour-là, « à Fredensborg où souvenir et nostalgie s’embrassent. C’est ce
moment que j’aime tant. » Et il ajoute que lorsqu’il peut la dire « sienne » dans la solitude
de son cœur, « c’est alors seulement que nous sommes unis ».) Régine s’est mariée ailleurs.
Le dernier appel qu’il ait tenté de lui adresser — par l’intermédiaire du mari ! — ne l’a pas
atteinte. Une dernière fois, ils se sont rencontrés, mais par hasard, dans la rue. Elle l’a salué,
et il a répondu à son salut, mais ils n’ont pas pu se parler. C’était le 7 mars 1855, à la veille
du départ de Régine pour un long voyage aux Antilles. Il mourut le 11 novembre de la
même année. Régine était au-delà des mers, dans une autre île.
Que cette forme d’amour nostalgique et de possession par la perte transparaisse également
dans la dialectique existentielle et dans la pensée proprement religieuse de Kierkegaard,
apparaît désormais trop évident pour qu’il y ait lieu d’en reprendre la démonstration en
termes de théologie. J’en donnerai toutefois un exemple, qui touche au cœur de mon sujet.
Dans ses Œuvres de l’amour, Kierkegaard marque le contraste, apparemment
insurmontable, entre l’amour-passion (ou amour poétique), qui élit un seul être bien-aimé,
et l’amour du prochain (amour chrétien), dont le commandement est d’aimer tous
les [p. 126] hommes, sans distinction, non par sympathie élective toujours égoïste et
« charnelle », mais dans l’égalité de tous devant Dieu. On s’étonne : cet amour général,
impersonnel, et qu’on pourrait confondre avec un sens social humanitaire, serait-il
vraiment chrétien selon la conception kierkegaardienne ? Le développement qui suit
rétablit l’exigence existentielle. Le sujet du « Tudois aimer » ne saurait être, en effet, que
l’Individu. Or on sait que cette catégorie kierkegaardienne par excellence désigne
l’homme isolé par l’esprit, — isolé de la foule, « qui est mensonge ». Et l’objet, le prochain
— celui qu’il faut aider, selon la parabole évangélique — ne saurait être à son tour que
l’expression de l’esprit en tout homme. Seul donc celui qui s’est connu et accepté en tant
qu’esprit, celui qui de la sorte se trouve séparé de la communauté naturelle, — comme
ayant choisi de la perdre — peut vraiment aimer le prochain. Seul, il peut discerner,
appeler, aimer en l’autre, l’esprit qui crée l’Individu. Tel est le paradoxe proprement
kierkegaardien. L’amour ne va pas de n’importe qui à tout le monde, mais d’un seul,
distingué par l’esprit, à chacun de ceux, quels qu’ils soient, également existants par l’esprit.
Mais ici, comment ne pas rappeler que la première mention de l’Individu figure dans la
dédicace des Discours religieux de 1843, sous cette forme : « À l’Individu qu’avec joie et
reconnaissance, j’appelle mon lecteur. » C’était là le prochain par excellence, et — nous le
savons par le Journal — c’était Régine !
Plus tard, le concept d’individu s’universalise (paradoxalement !) et s’approfondit. Il est la
signature de l’homme spirituel, distingué dans la foule anonyme, séquestré par sa vocation,
mais en même [p. 127] temps relié par elle à la communauté nouvelle des esprits — et c’est
lui que j’appelle la personne. Finalement, cet Individu s’exemplifie dans le destin, ou pour
mieux dire : la vocation exceptionnelle de Søren Kierkegaard lui-même. Vocation qui
devait le mener à sa perte, puisqu’il mourut d’une longue passion unique pour l’intériorité
de la Vérité.
III
Nietzsche et son ombre
Deux vies dénuées. Deux célibataires maladifs, chastes sans vœux, frustrés de toute
tendresse quotidienne, souffrant tous les tourments de la passion poétique mais pour l’Idée,
aventuriers de l’esprit seul. Deux existences à peu près dépourvues de péripéties
extérieures. Pour l’un, la rupture des fiançailles, l’attaque finale contre l’Église et la mort
à 42 ans. Pour l’autre, moins encore : quelques années de professorat, une longue solitude
errante, la folie à 44 ans. L’un et l’autre ont produit en une quinzaine d’années leur œuvre
difficile et foisonnante, et n’ont forcé qu’in extremis, par le scandale, l’attention de
quelques-uns de leurs contemporains. Ce dépouillement extérieur contrastant avec tant de
pathos intérieur, rend ces existences exemplaires : deux tensions pures. Le grand jeu des
puissances mythiques y révèle mieux qu’ailleurs ses lents mouvements d’approche,
d’émergences et d’éclipses alternées.
Ces deux chastes ont beaucoup médité sur l’amour, sur la femme et sur le mariage.
Nietzsche en a, certes, moins longuement écrit que Kierkegaard, mais son œuvre n’est pas
moins riche en jugements brefs, [p. 128] d’ailleurs effrontément contradictoires, sur ces
trois thèmes. Il est remarquable que les contradictions de Nietzsche offrent un raccourci
fidèle de celles de Kierkegaard, qui à leur tour répétaient celles de saint Paul lui-même !
Sur le mariage, par exemple, voici chez Nietzsche qui rappelle à la fois la « difficulté »
initiale et la réponse du Mari des Étapes.
L’institution du mariage maintient opiniâtrement la croyance que l’amour, bien qu’il
soit une passion, est cependant susceptible de durer en tant que passion et que
l’amour à vie peut être considéré comme la règle. Par cette ténacité d’une noble
croyance, maintenue malgré des réfutations si fréquentes qu’elles sont presque la
règle, et qui en font par conséquent une pia fraus, l’institution a conféré à l’amour
une noblesse supérieure. Toutes les institutions qui ont concédé à une passion
la croyance en la durée de celle-ci, et la responsabilité de la durée, malgré l’essence
même de la passion, lui ont procuré un rang nouveau…35
Comme pour le Mari des Étapes, qui voulait voir dans la synthèse d’une décision et d’une
inclination le plus haut risque, et même un risque plus qu’humain, le mariage est ici aux
yeux de Nietzsche « une conception surhumaine qui élève l’homme. »
Mais combien plus précisément kierkegaardienne tant par l’esprit que par le ton, et par
l’évocation de Socrate — cette attaque frontale :
Le philosophe a horreur du mariage et de tout ce qui pourrait l’y conduire, — du
mariage en tant qu’obstacle fatal sur sa route vers l’optimum. Parmi les grands
philosophes, [p. 129] lequel était marié ? Héraclite, Platon, Descartes, Spinoza,
Leibniz, Kant, Schopenhauer — ils ne le furent point ; bien plus, on ne pourrait
même se les imaginer mariés. Un philosophe marié a sa place dans la comédie, telle
est ma thèse ; et Socrate, seule exception, le malicieux Socrate, s’est semble-t-il
marié par ironie, précisément pour démontrer la vérité de cette thèse.36
« Marie-toi, ne te marie pas, dans les deux cas tu le regretteras », disait Socrate. « Celui
qui se marie fait bien, mais celui qui ne se marie pas fait mieux », disait saint Paul, parlant
en tant que Spirituel, — et c’est le point de vue qu’adopteront personnellement
Kierkegaard en tant qu’Exception et Nietzsche en tant que philosophe.
Nietzsche paraît plus naturellement misogyne que Kierkegaard : « Toutes les grandes
choses qui ont été faites par l’humanité antique tiraient leur force du fait que l’homme se
trouvait à côté de l’homme et qu’aucune femme ne pouvait élever la prétention d’être pour
l’homme l’objet de l’amour le plus proche et le plus haut, ou même l’objet unique
— comme l’enseigne la passion.37 » Kierkegaard au contraire pense que c’est par la femme
aimée de passion que l’homme s’élève, à conditioncependant qu’il ne l’épouse pas.
Dans ses moments « d’équilibre doré » et d’évaluation créatrice de la morale et de la
civilisation, Nietzsche met tout l’accent non sur l’ascèse, mais sur la maîtrise des instincts :
[p. 130]La civilisation d’un peuple se manifeste dans l’unité disciplinée des instincts
de ce peuple : la philosophie maîtrise l’instinct de connaissance, l’art maîtrise
l’instinct créateur de formes et l’extase, l’Agapè maîtrise l’Éros, etc.38
L’Agapè dont il est ici question n’est encore pour les Grecs que l’amour désintéressé ; mais
dans l’esprit de Nietzsche, elle désigne déjà cette passion « noble » qui dès le xiie siècle a
fait porter au premier rang les valeurs d’art et l’enthousiasme dans la vénération, plutôt que
la revendication d’une liberté des mœurs, qui appartient à la « morale des esclaves. »
Maintenant l’on comprendra sans plus d’explications pourquoi l’amour en tant que
passion — notre spécialité européenne — doit être nécessairement d’origine noble.
On sait que son invention doit être attribuée aux chevaliers-poètes provençaux, ces
hommes magnifiques et ingénieux du gai saber à qui l’Europe est redevable de tant
de choses et presque d’elle-même.39
Plus tard, ayant énuméré six moyens de brider la violence de l’instinct sexuel (éviter les
occasions, implanter la règle dans l’instinct, créer le dégoût par la satiété, associer à
l’instinct une idée martyrisante ou de honte, dissocier et disperser ses forces, enfin
s’affaiblir et se déprimer physiquement et psychiquement), Nietzsche en vient à découvrir
qu’en réalité « la volonté de combattre la violence d’un instinct est en dehors de notre
puissance ». Dans le procès de maîtrise d’un instinct :
… l’intellect n’est que l’instrument aveugle d’un autre instinct, qui est le
[p. 131]
rival de celui dont la violence nous tourmente, que ce soit le besoin de repos, ou la
crainte de la honte et d’autres suites néfastes, ou bien encore l’amour. Donc, tandis
que nous croyons nous plaindre de la violence d’un instinct, c’est au fond un instinct
qui se plaint d’un autre instinct.40
Passage capital pour mon propos ! Ce que Nietzsche y appelle « instincts rivaux » se
ramène en fait à deux possibilités ou puissances rivales en l’homme : l’érotisme sexuel et
l’amour. Or, ni la passion érotique d’un Byron ou d’un Napoléon — cités peu avant — ni
l’amour qu’on invoque ici, ne sont, à parler proprement, des instincts. L’érotisme
commence précisément avec l’usage non instinctif du sexe (j’entends l’usage non
nécessaire biologiquement). Et l’amour, que Nietzsche suggère comme un possible instinct
rival, est la passion de l’âme par excellence. La lutte entre les deux « instincts » n’est donc
pas autre chose que la lutte entre les deux puissances de l’Éros animique que symbolisent
les mythes de Don Juan et de Tristan.
Suivons maintenant les phases de leur grande polémique dans l’œuvre et dans la vie de
Nietzsche.
« Par la musique, les passions jouissent d’elles-mêmes. » Il est curieux de relever que
Nietzsche, comme Kierkegaard, commence sa carrière d’auteur par un ouvrage sur la
musique, la tragédie lyrique et le mythe : c’est L’Origine de la tragédie, qu’il
publie [p. 132] à 28 ans. Au même âge, Kierkegaard écrit Ou bien… ou bien. Et tandis que
l’un trouve dans le Don Giovanni de Mozart l’expression parfaite et unique de la
spontanéité passionnée, l’autre ne veut prendre à témoin que le seul Tristan de Wagner,
comme expression exemplaire du mythe et de la musique dionysiaque.
L’un et l’autre tiennent le langage pour impuissant à traduire l’essence de la musique, en
laquelle l’un voit l’expression de la spontanéité sensuelle, et l’autre l’expression de
« l’esprit dionysien », de la spontanéité orgiastique. Pour l’un et l’autre, « seule, la
musique » peut dire d’une manière immédiate, le secret de l’éros et de ses mythes. Mais
seule aussi, elle peut régénérer la tragédie. « Une harmonie préétablie règne entre la
musique et le drame parfait. »
Nietzsche voit dans le mythe en général « le but réel de la science », s’il est vrai que « la
cause finale de la science est de rendre l’existence concevable ». Le mythe est une « image
du monde en raccourci » et, sans le mythe, « toute culture est dépossédée de sa force
naturelle, saine et créatrice ; seul un horizon constellé de mythes parachève l’unité d’une
époque de culture. Le seul mythe peut préserver de l’incohérence d’une activité sans but
les facultés de l’imagination… Les images du mythe doivent être les esprits tutélaires
invisibles et omniprésents, propices au développement de l’âme adolescente, et dont les
signes annoncent et expliquent à l’homme fait sa vie et ses combats.41 »
[p. 133] Et voici les relations entre le mythe tragique et la musique :
La Tragédie absorbe en elle le délire orgiastique de la musique, portant ainsi du
premier coup la musique à sa perfection, chez les Grecs comme parmi nous, mais
elle y ajoute aussitôt le mythe tragique, et le héros tragique qui, pareil à un
formidable Titan, prend sur ses épaules le fardeau du monde dionysien et nous en
délivre.
… Entre la portée universelle de sa musique et l’auditeur soumis à l’influence
dionysiaque, la Tragédie introduit un symbole sublime, le mythe ; et elle suscite
chez celui-là l’illusion que la musique ne soit qu’un admirable procédé, un
inégalable moyen de donner la vie au monde plastique du mythe. Ce noble
subterfuge permet alors à la musique d’assouplir ses allures aux rythmes des danses
dithyrambiques, de s’abandonner impunément à un sentiment orgiastique de liberté
auquel, en tant que musique en soi, il lui serait interdit d’oser se livrer avec une telle
licence, sans la sauvegarde de cette illusion. Le mythe nous protège contre la
musique, et lui seul, d’autre part, donne à celle-ci la suprême liberté. La musique,
en retour, confère au mythe tragique une portée métaphysique si pénétrante et si
décisive que, sans cet auxiliaire unique, la parole et l’image fussent demeurées à
jamais impuissantes à l’atteindre. Et c’est tout spécialement par l’effet de la musique
que le spectateur de la Tragédie est envahi de ce sûr pressentiment d’une joie
suprême, à laquelle aboutit ce chemin de ruine et de déception, de sorte qu’il croit
entendre la voix la plus secrète des choses qui, du fond de l’abîme, lui parle
intelligiblement.42
Sans les paroles et l’image scénique, Nietzsche imagine qu’il ne pourrait supporter
l’audition du [p. 134] troisième acte de Tristan « à moins de suffoquer sous la tension
convulsive de toutes les fibres de son âme ».
Cet ouvrage de jeunesse marque l’apogée de l’amitié avec Wagner et de l’admiration pour
Schopenhauer, leur maître commun. « J’aime en Wagner — écrit-il en 1866 à Erwin
Rohde — ce que j’aime en Schopenhauer : le souffle éthique, la croix, la mort, l’abîme… »
Mais quelques années plus tard, à Peter Gast : « Vive la liberté, la gaieté, l’irresponsabilité !
Vivons au-dessus de nous afin de pouvoir vivre avec nous-mêmes ! »
Que s’est-il passé entre-temps ? Sur la scène tout au moins — et l’on veut dire : dans ce
que Nietzsche exprime consciemment —, Tristan s’est évanoui et Don Juan domine tout.
Wagner n’est plus « mon noble compagnon d’armes » mais « l’asphyxie par le rabâchage
de toutes les absurdités morales et religieuses ».
Loin de Bâle, loin de Triebschen, loin de Bayreuth surtout — où l’auteur de Tristan est
l’époux comblé de Cosima… — loin du Nord désormais détesté, Nietzsche vit à Gênes, et
il écrit Aurore. « Presque chaque phrase de ce livre a été pensée et comme capturée dans
les mille recoins de ce chaos de rochers près de Gênes, où je vivais tout seul, en une
familière intimité avec la mer.43 » Il vit aussi à Sils-Maria, dans l’air sec et la limpidezza
des hauteurs, et il y termine la première partie de Zarathoustra, à « l’heure sainte »
— tiendra-t-il à préciser plus tard — où Richard Wagner meurt à Venise44.
[p. 135] Que dit Zarathoustra ? « Insouciant et railleur, violent — ainsi nous veut la sagesse.
Elle est femme… » Que dit Aurore ? « Il n’y a encore d’efficace contre l’amour que ce
vieux remède radical : l’amour en retour ! » Et que peut enseigner cette Carmen de Bizet,
que Nietzsche opposera « comme une antithèse ironique » au marécage, à la magie, à
l’histrionisme, au germanisme, à la chasteté douteuse, à la religiosité décadente et aux
« Sursum ! Bouboum ! » de Wagner ? Elle enseigne l’amour « remis à sa place dans
la nature ! Non pas l’amour d’une femme « idéale » !… Au contraire, l’amour dans ce qu’il
a de fatal, de cynique, de candide, de cruel… L’amour dont la guerre est le moyen, dont
la haine mortelle des sexes est la base.45 » Cet amour dont Benjamin Constant a bien dit
qu’il est de tous les sentiments le plus égoïste, — l’amour « naturel » à la Don Juan.
Il y a plus. Le don-juanisme érotique n’est guère pour Nietzsche qu’une image, voire un
argument polémique, mais c’est lui-même, en tant que philosophe, en tant qu’amant de la
« Sagesse », qui se croit devenu Don Juan, et qui se définit comme tel !
Les philosophes de l’avenir réclameront le titre de « séducteurs ». Ils seront « curieux
jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à la cruauté, avec des doigts audacieux pour
l’insaisissable… prêts à n’importe quelle aventure grâce à un excès de libre jugement…
Cachés sous le manteau de la lumière… des conquérants ! » Et leur morale, au-delà du bien
et du mal, sera « la danse dans l’esprit.46 »
[p. 136] Voici sans doute le texte capital :
Une fable. — Le Don Juan de la connaissance : aucun philosophe, aucun poète ne
l’a encore découvert. Il lui manque l’amour des choses qu’il découvre, mais il a de
l’esprit et de la volupté et il jouit des chasses et des intrigues de la connaissance
— qu’il poursuit jusqu’aux étoiles les plus hautes et les plus lointaines ! — jusqu’à
ce qu’enfin il ne lui reste plus rien à chasser, si ce n’est ce qu’il y a
d’absolument douloureux dans la connaissance, comme l’ivrogne qui finit par boire
de l’absinthe et de l’eau-forte. C’est pourquoi il finit par désirer l’enfer, — c’est la
dernière connaissance qui le séduit. Peut-être qu’elle aussi le désappointera comme
tout ce qu’il a connu ! Alors il lui faudra s’arrêter pour toute l’éternité, cloué à la
déception et devenu lui-même l’hôte de pierre, et il éprouvera le désir d’un repas du
soir de la connaissance ! qui jamais plus ne lui tombera en partage ! « — Car le
monde des choses tout entier ne trouvera plus une bouchée à donner à cet affamé.47
Le rythme allègre ou endiablé, le presto de Don Juan, son humeur insolente et gaie, la
désinvolture de grand seigneur avec laquelle on « laisse tomber » une vérité dès qu’une
autre paraît plus excitante pour l’esprit, tout cela domine les recueils d’aphorismes,
d’Humain, trop humain au Gai Savoir et à la Généalogie de la Morale.
Mais déjà dans Aurore, il arrive que le Don Juan de la connaissance s’interroge, et cela
n’est pas dans le droit fil du personnage. Ou bien veut-il aller plus outre dans son sens,
emporté par sa frénésie de découvertes et de négations triomphantes ? La dernière va le
jeter dans cela même dont il incarnait le refus :
[p. 137]La nouvelle passion. — Pourquoi craignons-nous et haïssons-nous la
possibilité d’un retour à la barbarie ? Serait-ce peut-être parce que la barbarie
rendrait les hommes plus malheureux qu’ils ne le sont ? Hélas, non ! Les barbares
de tous les temps avaient plus de bonheur : ne nous y trompons pas. — Mais c’est
notre instinct de connaissance qui est trop développé pour que nous puissions
encore apprécier le bonheur sans connaissance, ou bien le bonheur d’une illusion
solide et vigoureuse ; nous souffrons rien qu’à nous représenter un pareil état de
choses ! L’inquiétude de la découverte et de la divination a pris pour nous autant de
charme et nous est devenue tout aussi indispensable que ne l’est, pour l’amoureux,
l’amour malheureux : à aucun prix il n’aimerait l’abandonner pour l’état
d’indifférence ; — oui, peut-être sommes-nous, nous aussi, des amants malheureux.
La connaissance s’est transformée chez nous en passion qui ne s’effraie d’aucun
sacrifice et n’a, au fond, qu’une seule crainte, celle de s’éteindre elle-même…
Mais la passion de la connaissance peut faire périr l’humanité ? Qu’à cela ne tienne !
« Cette pensée, elle aussi, est sans puissance sur nous. Le christianisme s’est-il donc effrayé
d’idées semblables ? La passion et la mort ne sont-elles pas sœurs ?48 »
Au comble du défi, Don Juan vient de surprendre la vérité secrète de son pire Adversaire.
Qui sait s’il ne va pas l’aimer ?
Dans la troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra se produit le coup de théâtre préparé
par ces quelques accords dissonants, dont la sourde interrogation [p. 138] n’a pu manquer
de réveiller dans la mémoire de Nietzsche les motifs tristaniens du Désir, de l’Invocation à
la Nuit, de la Délivrance du Temps et de l’Extase.
Subitement, ce qui parle, c’est l’Ombre, c’est son ombre :
O Homme, prends garde !
Que dit Minuit profond ?
J’ai dormi, j’ai dormi —
Du fond d’un songe je m’éveille :
Profond est le monde
Et plus profond que le jour ne l’a cru.
Profonde est sa douleur —
Mais la joie plus profonde encore que la peine
La douleur dit : Passe et finis !
Mais toute joie veut l’éternité,
Veut la profonde, profonde éternité !
La voici, la « nouvelle passion » qu’annonçait le fragment d’Aurore : c’est le retour du
mythe mortel de l’Amour qui transfixe et transfigure. C’est le Chant de Minuit saluant
l’Éternité, quand Don Juan meurt avec le temps et la succession des moments. C’est la
vision du Retour éternel qui subitement « cloue » le Don Juan de la connaissance. C’est
Nietzsche lui-même qui tend la main au Commandeur — à l’Éternel Revenant, au Père !
— dans un suprême défi, et pour sombrer.
Et ce sera bientôt l’aveu presque posthume, le dernier appel à Isolde, ce billet qu’il écrit
pour Cosima au jour où la démence éclate : « Ariane, je t’aime ! signé : Dionysos. »
Le Cas Wagner — qui est un dernier Anti-Tristan — venait d’être envoyé à l’impression.
[p. 139] Dans Aurore, je relis : « Que celui qui veut tuer son adversaire considère si ce ne
serait pas là une façon de l’éterniser en soi-même ».
Le « cas Nietzsche » n’a pas été tranché par la folie. Et personne n’en a mieux formulé les
données que Nietzsche lui-même.
Le dernier aphorisme d’Aurore se termine ainsi :
Où voulons-nous aller ? Voulons-nous donc franchir la mer ? Où nous entraîne cette
passion puissante, qui prime pour nous sur toute autre passion ? Pourquoi ce vol
éperdu dans cette même direction, vers le point où jusqu’à présent tous les
soleils déclinèrent et s’éteignirent ? Dira-t-on peut-être un jour de nous que, nous
aussi, gouvernant toujours vers l’ouest, nous espérions atteindre une Inde inconnue,
— mais que c’était notre destinée d’échouer devant l’infini ? Ou bien, mes frères,
ou bien ?
Dans Ecce Homo, Nietzsche commente : « Ce livre se termine par un « Ou bien ? » — c’est
le seul livre au monde qui finisse par : « Ou bien ? »
Il ignorait sans doute que trente-huit ans plus tôt, un livre avait paru au Danemark, qui avait
pour titre Ou bien… ou bien (Enten-Eller) et qu’on peut résumer dans cette alternative :
— ou bien Don Juan, ou bien le Tristan de la Foi.
Était-ce vraiment la destinée de Nietzsche « d’échouer devant l’infini » ? Ou au contraire
son choix délibéré ? Ou bien… a-t-il atteint l’Inde inconnue ?
[p. 140]
IV
Alternative ou alternance ?
L’antinomie Don Juan-Tristan, telle que je l’ai formulée ailleurs, doit être ici rappelée en
quelques phrases :
Considérons le Don Juan du théâtre comme le reflet inversé de Tristan.
Le contraste est d’abord dans l’allure extérieure des personnages, dans leur rythme.
On imagine Don Juan toujours dressé sur ses ergots, prêt à bondir quand par hasard
il vient de suspendre sa course. Au contraire, Tristan vient en scène avec l’espèce
de lenteur somnambulique de celui qu’hypnotise un objet merveilleux, dont il n’aura
jamais épuisé la richesse. L’un posséda mille et trois femmes, l’autre une seule
femme. Mais c’est la multiplicité qui est pauvre, tandis que dans un être unique et
possédé à l’infini se concentre le monde entier. Tristan n’a plus besoin du monde
— parce qu’il aime ! Tandis que Don Juan, toujours aimé, ne peut aimer en retour.
D’où son angoisse et sa course éperdue.
L’un recherche dans l’acte d’amour la volupté d’une profanation, l’autre accomplit
en restant chaste la « prouesse » divinisante. La tactique de Don Juan, c’est le viol,
et aussitôt remportée la victoire, il abandonne le terrain et s’enfuit. Or la règle de
l’amour courtois faisait du viol précisément le crime des crimes, la félonie sans
rémission ; et de l’hommage un engagement jusqu’à la mort. Don Juan se rend donc
tributaire de la morale dont il abuse. Il a grand besoin qu’elle existe pour trouver
goût à la violer. Tristan, lui, se voit libéré du jeu des règles, des péchés et des vertus,
par la grâce d’une vertu qui transcende le monde de la Loi.
Enfin tout se ramène à cette opposition : Don Juan est le démon de l’immanence
pure, le prisonnier des apparences [p. 141] du monde, le martyr de la sensation de
plus en plus décevante et méprisable — quand Tristan est le prisonnier d’un au-delà
du jour et de la nuit, le martyr d’un ravissement qui se mue en joie pure à la mort.
On peut noter encore ceci : Don Juan plaisante, rit très haut, provoque la mort
lorsque le Commandeur lui tend la main, au dernier acte de Mozart, rachetant par
cet ultime défi des lâchetés qui eussent déshonoré un véritable chevalier. Tristan,
mélancolique et courageux, n’abdique au contraire son orgueil qu’à l’approche de
la mort lumineuse.
Je ne leur vois qu’un trait commun : tous deux ont l’épée à la main.49
Ou simplement en quelques mots : Tristan, triste temps, joyeuse éternité. — Don Juan,
joyeux moments, éternité d’enfer.
Un contraste aussi pur, terme à terme, implique évidemment un lien d’interaction ; bien
plus : une relation complémentaire au sens de la physique actuelle. Don Juan n’est pas
concevable sans Tristan, et sans lui n’eût pas vu le jour. Mais ce lien de genèse réciproque
ne saurait s’exprimer de la même manière en termes d’histoire, d’éthique, ou de
psychologie.
L’Histoire constate la filiation des mythes, puis leurs retours, et enfin leur coexistence
statistique dans l’ensemble d’une société aussi complexe que la nôtre.
L’Éthique condamne en principe les deux mythes. En fait, elle exige qu’à tout le moins, si
l’un des deux prétend faire valoir sa vertu, ce soit au prix de l’exclusion d’autant plus
radicale de l’autre. (Pire qu’un [p. 142] Don Juan, pire qu’un Tristan, seraient un Don Juan
marié ou un Tristan coureur.)
Enfin, pour la Psychologie, toute apparition de l’un des mythes au niveau de la conscience
individuelle correspond à l’occultation de l’autre en l’inconscient. La possibilité d’une
inversion du rapport subsiste donc en permanence. Au surplus, dans la mesure où la
conduite, la pensée et l’affectivité d’un même individu sont dissociées, Don Juan peut régir
telle d’entre elles, Tristan telle autre.
La filiation des mythes ne pose guère de problèmes. La légende de Tristan date
du xiie siècle, celle de Don Juan ne remonte guère qu’à la Renaissance, et ne s’est vraiment
constituée qu’à la faveur du refoulement temporaire de la « noble » passion dont parlait
Nietzsche, pendant le siècle des Lumières. « Comme on voit, en fermant les yeux, une
statue noire à la place de la blanche que l’on vient de considérer, l’éclipse du mythe de la
passion devait faire apparaître l’antithèse de Tristan. Si Don Juan n’est pas, historiquement,
une invention du xviiie, du moins ce siècle a-t-il joué par rapport à ce personnage le rôle
exact de Lucifer par rapport à la Création, dans la doctrine manichéenne : c’est lui qui a
donné sa figure au Burladorde Molina, et qui lui a imprimé pour toujours ces deux traits si
typiques de l’époque : la noirceur et la scélératesse. Antithèse vraiment parfaite des deux
vertus de l’amour chevaleresque : la candeur et la courtoisie.50. »
Observons aussi que Don Juan succède normalement à Tristan, comme le cosmopolite au
féodal. Si Tristan quitte ses terres, s’éloigne de la Cour,[p. 143] son « errance » traduit dans
l’espace la Quête ou l’Exil spirituel. Mais l’humeur voyageuse de Don Juan ne relève que
du nomadisme ; elle traduit l’infidélité systématique du rationaliste éclairé aux coutumes,
préjugés et principes du groupe natif, de la tribu ou de la nation. C’est pourquoi le retour
de la passion mortelle vers le milieu du xixe, s’il est d’abord le fait du romantisme, ne
coïncide point par hasard avec l’essor de la passion nationaliste, qui est sa transposition au
niveau politique51.
Mais le nomadisme de Don Juan n’est pas seulement cosmopolite et donc moderne. Les
succès du héros, comme ceux de Casanova, ne sont pas seulement le fait d’un charme
individuel. Des coutumes ancestrales, oubliées depuis des siècles, sont subitement
réactivées par sa qualité d’Étranger. À la question d’une femme qu’il veut séduire : « Ah
ciel ! Homme, qui es-tu ? » le Don Juan de Tirso de Molina [p. 144] répond : « Qui je suis ?
Un homme sans nom. » Cet homme sans nom, sans passé ni lendemain, c’est l’un de ces
cavaliers sortis des temps où les hordes nomades apparaissaient soudain sur les terres des
premiers sédentaires, pillaient, prenaient les femmes, leur révélaient le plaisir dans l’acuité
de l’épouvante, et fuyaient au galop vers leur désert. Et c’est aussi le prêtre ou le héros
divin dans les religions antiques et primitives : celui qui est assez saint ou assez fort pour
oser assumer les périls supposés de l’acte de défloration, — périls de l’âme, perte de
la mana. Ainsi le jus primæ noctisserait plutôt une sorte de devoir littéralement
« religieux » du seigneur. Dans la nuit, sous le masque, hors la loi ou sacré, « l’homme
sans nom » vient d’ailleurs comme un ange, passe, étreint, dit le mot, révèle, et disparaît.
Don Ottavio s’indigne au nom de la morale, mais le paysan Mazetto semble savoir un peu
ce qu’il en est. En ce sens, uniquement, Don Juan procède d’un état de civilisation bien
antérieur au christianisme, et plus encore à la chevalerie courtoise.
Du point de vue de la psychologie individuelle, l’antériorité de Tristan apparaît encore plus
évidente. L’amour-passion n’est ressenti dans sa pureté animique que par la prime
adolescence. Il est alors sentiment pur, douleur-joie pure, et ne sera plus jamais aussi
nettement distinct de toute autre douleur ou joie. Le sentiment qu’expriment les
troubadours est typiquement adolescent, et comme indépendant du sexe. S’il réussit à se
fixer sur un seul être, sans obstacles insurmontables, il conduit normalement au mariage,
c’est-à-dire au point de départ d’une dialectique des plus complexes, dont les termes de
base sont le sexuel, le social et le sentimental. [p. 145] Supposons que la synthèse des trois
termes s’opère, et qu’il en résulte un vrai couple. Cela signifie qu’au sein de cette entité
nouvelle, les relations entre les trois termes — échanges sexuels, échanges affectifs,
échanges avec la société — aient trouvé leur régime d’équilibre en mouvement, et que la
résultante de ce système d’échanges soit positive, pour l’une et l’autre des personnes
composant le couple. Une telle synthèse peut devenir plus ou moins stable, mais ne saurait
être en aucun cas statique, au sens où la supposent la morale sociale et ses lois laïques ou
religieuses. Car elle sera bientôt soumise à l’épreuve imprévue de la durée, qui modifie
nécessairement l’importance relative de chacun des trois termes, et cela chez deux être
différents. (Calculez le nombre des combinaisons et des permutations possibles : ce n’est
pas ici mon sujet, mais celui d’un traité du mariage.)
Si au contraire le sentiment, dans son essor vers le mariage, est arrêté par des obstacles
insurmontables, qui sont généralement de nature sociale : ou bien il s’exalte et les nie — ou
bien il renonce et les hait. Bientôt aimanté par le sexe, il y prend une nouvelle énergie, ou
des raisons nouvelles de se renier. C’est alors que les mythes s’emparent de lui. Dans les
deux cas, le mariage est condamné : puisqu’il est la durée sociale, l’un des deux mythes
pousse à le dépasser, l’autre à le miner. L’un veut plus, infiniment plus, en direction du
sentiment devenu passion : il oppose donc à la durée une éternité angélique. L’autre prétend
que le sexe lui suffit : à la durée il n’oppose que l’instant des brèves rencontres érotiques.
De ce point de vue, Tristan serait un mari manqué pour avoir manqué le social
et [p. 146]surcompensé cet échec par la passion ; tandis que Don Juan serait un Tristan
manqué, pour avoir reculé à la fois devant le social et le sentimental52. Mais comme il n’est
guère de mariage qui parvienne à maintenir sans crise une synthèse dans la durée des
éléments variés dont nos deux mythes symbolisent l’excès ou l’échec, la plupart des
couples réels sont soumis dans leurs crises à l’action de l’un des deux.
La morale et la société prononcent alors leurs décrets. S’ils suffisent à maintenir l’équilibre
du couple, le mythanalyste se tait. S’ils conduisent au divorce ou à l’électrochoc, il
demande à être écouté : non comme médecin psychiatre, non comme prêtre, et non comme
avocat, et encore moins comme juge, mais simplement parce qu’il connaît le signalement
des protagonistes invisibles du drame toujours latent qui vient de se déclarer.
Il fallait donc d’abord préciser le contraste des deux mythes les plus contraignants que
subit la psyché occidentale. La fonction civilisatrice, ordonnatrice et dynamique qui
pourrait aussi bien être la leur, exige une prise de conscience objective de leur véritable
nature, et des fins vers lesquelles nous conduisent leurs structures.
Du point de vue de l’histoire et de la psychologie — phylogenèse, ontogenèse —, c’est
l’alternance des mythes qui est manifeste — leur interdépendance génétique et leur
coexistence dialectique —, l’un [p. 147]agissant dans l’ombre quand l’autre agit au jour.
Tout diagnostic d’une situation, tout pronostic sur son évolution, devront donc s’établir sur
cette base. Il en va de même pour une vie personnelle considérée dans sa durée
biographique : les exemples évoqués ici l’ont établi.
En revanche, aux heures de crise que les célibataires comme les couples mariés traversent
quelquefois, c’est sous la forme d’une alternativeque le drame s’impose, qu’il est vécu, et
que la morale formule ses exigences. Or, on ne saurait trancher l’alternative qu’en
connaissance des fins auxquelles chacun de ses termes s’ordonne et nous incline, selon sa
loi.
Mais il se peut aussi qu’une fois ces fins reconnues, on les découvre essentiellement
complémentaires. Ce ne serait plus alors d’un dilemme à trancher qu’il s’agirait, mais d’une
tension à restaurer dans son équilibre vital…
V
Sens final des deux mythes
Quelles sont les fins de nos vies au-delà de survivre, travailler et gagner de l’argent, qui ne
sont au vrai que des moyens ? Limitons-nous aux quatre que voici : la durée, le bonheur,
la liberté, l’amour.
La durée. — Tout homme qui obtient ce qu’il désire, ou qui va l’obtenir, veut la durée :
rien de plus naturel que les serments prodigués par les amoureux. Le bonheur spontané
veut la durée. Mais de la durée naît l’ennui : c’est pourquoi beaucoup les confondent.
J’imagine cependant deux raisons non médiocres de refuser la durée normale ; ou
plutôt [p. 148] deux tempéraments qui ne pourront jamais s’y accommoder. L’un exige
l’intensité toujours accrue, l’autre l’excitation toujours nouvelle. L’un cherchera le drame
et l’autre la surprise. Que ce soit par dépit devant leur impuissance à intégrer l’amour dans
l’existence normale, ou par goût de l’excès en soi, l’un prétendra transcender la durée,
l’autre en faire fi. L’un se voudra Tristan, l’autre Don Juan.
Don Juan nous chante qu’il n’est heureux que dans l’instant, la nouveauté et le changement,
et qu’il n’a jamais souhaité mieux. « Le croire malheureux parce qu’il va de l’une à l’autre,
c’est le croire malheureux parce qu’il n’atteint pas un but qu’il ne poursuit pas », écrit l’un
de ses apologistes53, qui ajoute aussitôt : « Il est heureux jusque dans les échecs de sa
chasse, puisque son plaisir est dans la chasse plus que dans la prise. » L’excitation de la
chasse lui suffit donc, et, l’on insiste : elle est même pour lui « l’essentiel ». Cet instinct
« naturel du mâle » serait aussi un « instinct raisonnable ». (Saluons au passage cette
nouveauté.) « J’ai cueilli une pomme ; je l’ai trouvée bonne. J’en vois une autre : rien de
plus raisonnable que de la cueillir aussi. » Il est vrai que Don Juan « raisonne » ainsi, en
chacun de nous à ses heures. C’est qu’il oublie qu’une femme n’est pas une pomme. Et
qu’elle en voudra mortellement à celui qui ne l’aura pas « prise », s’étant contenté de la
« goûter ». Dona Anna poursuit Don Juan de sa haine, parce que, selon la légende primitive
— que nous rappelle un analyste freudien — « il ne lui a pas donné l’âme qu’il lui devait…
Il a trompé la femme en elle, en abusant de son rôle divin d’animateur [p. 149] pour
satisfaire seulement le plaisir de ses sens.54 » Toute magie sexuelle mise à part, le « divin »
ramené à l’humain, et l’âme n’étant plus confondue avec l’esprit ou la personne, le sens est
clair : le refus de la durée, chez Don Juan, équivaut au refus de la vraie possession, qui
implique échange et don, entre humains tout au moins ; et l’on n’en finit pas si vite !
Il n’est que juste d’observer d’ailleurs que le Don Juan mangeur de pommes, qu’on vient
de citer, reste un peu court. Il n’accédera jamais à l’érotisme, qui est dépassement de
l’instinct et des faims animales. Il n’intéresse pas plus que les pariades des autres, et n’a
pas de prestige pour l’imagination. Mozart n’en eût rien fait, ni même Da Ponte. Il sert ici
d’exemple extrême, pour déceler une certaine faiblesse intime de l’érotisme donjuanesque,
même dans ses manifestations les plus altières et les plus fascinantes pour l’esprit. Il nous
rappelle aussi que la durée n’est pas seulement la réalité du couple, mais celle de
l’objet désiré. La plupart des rêveries érotiques échouent devant la constatation que l’objet
humain vit encore, dure encore, et demeure lui-même avec tout ce que cela peut comporter
de gênant ou d’insupportable, après l’accomplissement du[p. 150] phantasme excitant. Et
c’est pourquoi l’impératrice Théodora faisait tuer avant l’aube ses amants d’une nuit.
Tristan veut au contraire l’éternité, car il veut échapper à la souffrance, et la souffrance est
liée au temps et à l’espace, qui modifient, distinguent et séparent — « mais toute joie veut
l’éternité, veut la profonde éternité ». Telle est la forme de son évasion, de son refus de la
durée incarnée. Il veut plus, et non moins, que le mariage ; plus, et non moins, que la
possession de « la vérité dans une âme et un corps » comme dit Rimbaud. L’excitation de
la nouveauté, il la trouve dans le drame renouvelé d’une seule passion mais toujours plus
intense, brûlant la vie. Psychose ou spiritualité ? Faiblesse ou force véritable ? Seule une
estimation bien assurée de notre vie dans ce monde-ci, et de son sens ou de son absurdité,
nous mettrait en mesure de répondre.
Si notre incarnation présente n’est que souffrance et illusion — souffrance à cause de
l’illusion, dit le bouddhisme — c’est Tristan qui a raison contre le mariage.
S’il n’est pas d’autre vie ni d’autre réalité qu’historique, matérielle et biologique, le
mariage est un devoir civique, et Don Juan serait alors la liberté, un reflet inversé de l’esprit
que l’on nie.
On peut aussi penser que le mariage est « la plénitude du temps », comme le dit le Mari de
Kierkegaard, la synthèse vivante de l’instant, de la durée et de l’éternité. Celui qui a résolu
ce problème dans sa vie est seul en mesure de condamner Don Juan et Tristan à la fois ;
mais il n’a plus de raisons de le faire…
[p. 151]Le Bonheur. — Moments de grand plaisir multipliés par les aventures sans
lendemain, couples heureux dans la durée de leur amour, tourments bienheureux de la
passion : l’argument du bonheur sert à tous. Et ce n’est pas une raison pour qu’il soit faux.
Il n’en fait pas moins ricaner ceux que l’ennui, la satiété, la jalousie, la trahison, les
frustrations ou l’impuissance, la solitude ou l’obsession de l’abandon, l’angoisse ou la
vulgarité d’esprit et d’âme — ces deux cas sont les plus généraux — empêchent de jouer
un rôle « heureux » dans le mariage, ou le libertinage, ou la passion. Sans parler du
ressentiment qu’il arrive à chacun des trois types, même réussi, d’éprouver à l’endroit des
deux autres : j’étais né pour ceci ou pour cela (le contraire de ce que je suis en train de
vivre), j’ai toujours rêvé de…, si je pouvais refaire ma vie…
Mais rêver d’autre chose est normal. Une certaine dualité est normale, dans la mesure où
elle ne fait que traduire la formule même de la vie sur tous les plans : spirituel, animique,
biologique et physique. En effet, nulle vie n’est concevable hors de la tension permanente,
voire de la lutte (latente ou déclarée) entre au moins deux tendances antagonistes.
Prenons ici l’exemple élémentaire et primordial, celui de la vie d’une cellule. On sait
aujourd’hui que cette vie dépend de l’action simultanée de deux acides nucléiques,
concentrés dans le noyau mais également à l’œuvre dans le cytoplasme, où ils sont les
agents d’induction de la synthèse des protéines. Tant que les deux sont à l’œuvre, la cellule
fonctionne bien, son régime d’échanges et de synthèses est créateur : on pourrait dire
qu’elle est « heureuse ». Mais voici qu’un virus y pénètre : elle le digère, le
désintègre [p. 152] et l’assimile, — il n’est plus là, matériellement. Et puis, quelques
minutes ou quelques heures plus tard, c’est la cellule elle-même, modifiée dans son « âme »
(c’est-à-dire dans le programme d’activité dont ses chromosomes sont porteurs) qui se met
à fabriquer le virus disparu —jusqu’à ce qu’elle meure par éclatement, infectant les cellules
voisines. Ainsi se propage la contagion dans un organe. Mais après tout, qu’est-ce qu’un
virus ? Voilà le point. Un virus est un composé de substances analogues à celles de la
cellule, sauf en ceci qu’il ne renferme qu’un seul des acides nucléiques. À cela tient toute
sa nocivité. (Notons aussi que le virus ne peut se propager et se reproduire qu’aux dépens
de cellules vivantes : sans elles, il ne peut subsister.)
Imaginons maintenant une âme individuelle, ou même un couple, cette « cellule sociale » :
son bonheur sera conditionné par la présence des deux tendances antagonistes, et sa durée
sera le produit des synthèses qu’elles induisent en permanence. Qu’un seul des mythes
vienne à convaincre et modifier le cœur secret, le « noyau » de cette âme, et voici la névrose
déclarée, le drame et l’éclatement du couple. Si au contraire l’âme résiste, elle sera
désormais immunisée. Ou bien encore, l’effet nocif du mythe est simplement mis en
latence, mais demeure susceptible de ressusciter sous l’effet d’un choc émotif.
Cette analogie biologique n’explique pas, on s’en doute, la nature en soide nos mythes, qui
sont phénomènes de l’âme. Mais elle nous aide à mieux imaginer le processus de leur
action ; peut-être aussi de leurs éclipses apparentes, et de leurs soudaines récurrences dans
une vie. (Je songe par exemple [p. 153] au choc reçu par Nietzsche à l’annonce de la mort
de Wagner : le motif de Tristan reparaît peu après dans le second Zarathoustra : « Car je
t’aime, ô éternité ! »)
Une certaine dialectique formelle étant commune à tous les phénomènes qui relèvent de la
vie en général, pourquoi refuser l’hypothèse que les agents « morbides » se comportent eux
aussi d’une manière formellement analogue, quel que soit le niveau de la vie considéré ?
Je ne citerai — et en passant — qu’un seul exemple d’application de cette même
dialectique à la vie politique.
Le totalitarisme est caractérisé par sa prétention unitaire et son refus de composer avec
aucune espèce d’opposition. Ce qui le distingue de tout autre régime — quelles que soient
ses ressemblances avec plusieurs d’entre eux — c’est, d’une manière précise, qu’il n’admet
qu’une tendance, la centralisation universelle. Le fédéralisme, au contraire, se définit
comme la synthèse perpétuelle de deux tendances antagonistes : l’autorité centrale et
l’autonomie des régions, l’union et la diversité. Le fédéralisme figure la santé du corps
politique, ou son bonheur ; le totalitarisme, sa maladie mortelle. Ayant vécu près d’une
année en Allemagne hitlérienne, j’avais coutume de dire à ceux qui me questionnaient sur
les motifs de l’adhésion réelle de tant d’Allemands à une doctrine évidemment démente :
« J’ai vu certains de mes étudiants devenir nazis. J’ai vu qu’ils changeaient physiquement.
Ils prenaient ce type dur, ce regard « objectif », ce teint pâle, cette lourdeur dans le bas du
visage, qui permet de reconnaître au premier regard un chef nazi. Si peu sérieux que cela
puisse vous paraître, je crois que le totalitarisme est un [p. 154] virus, et si vous l’attrapez,
vous n’y pourrez plus rien. » Je ne croyais pas si bien dire55.
La liberté. — Sur les premières mesures du Menuet en sourdine — la musique vient de
l’intérieur du palais —, les trois Masques vengeurs s’avancent en pleine lumière, et Don
Juan les invite, provoquant le destin. (Nul doute qu’il les ait reconnus.) La fête tragique
commence, l’excitation grandit, l’orchestre multiplie les appels au plaisir. (Nous sommes
maintenant dans le palais.) Brusquement tout s’arrête à l’entrée du Trio. Quelques accords
puissants, un échange de saluts comme on croise l’épée, toutes forces en alerte, et Don Juan
d’une voix forte s’écrie : « Que ce lieu s’ouvre à tous ! Vive la liberté ! » Et voici
l’étonnant : toutes les voix relèvent ce défi, et chacune le reprend dans son registre ! Les
trois Masques, Zerline et son fiancé se joignent à Don Juan et à Leporello. Viva la
libertà éclate à douze reprises, clamé par des voix différentes, alternées ou couplées,
jusqu’au tutti final dans une harmonie triomphante ! — Mais que peut signifier cette
harmonie ? Car la liberté, pour les Masques, c’est de tuer le traître séducteur et de se faire
les exécutants d’un destin qui les terrifie ; pour le valet, c’est de servir son maître tant qu’il
le paye, et de le trahir si les choses tournent mal ; pour Mazetto, c’est d’empêcher Zerline
de succomber aux entreprises du seigneur ; pour Zerline, c’est de succomber ; et pour Don
Juan de conquérir. [p. 155] Ici donc la morale des principes, la morale des esclaves et la
morale des maîtres réclament ensemble et revendiquent leur liberté, et toutes ces libertés
se contredisent, et toutes, à des degrés divers, ne font que servir l’ordre assigné à chacun.
En somme, elles crient toutes : Vive la Loi ! Seule la liberté de Don Juan, qui d’ailleurs
mène le chœur, fait exception : elle veut braver le destin, mais elle y succombera. Or cette
liberté seule nous intéresse ; les autres ne sont guère que revendications déterminées dans
l’homme par son « emploi » social ou son éthique utilitaire. N’y a-t-il donc pas de liberté ?
Ou bien la seule vraie liberté serait-elle dans le défi du Libertin à tout ce que le commun
des hommes tient pour vrai, nécessaire et sacré ?
Lorsque les croisés se heurtèrent en Orient à l’invincible ordre des Assassins
— écrivait Nietzsche en humeur donjuanesque —, ils obtinrent, je ne sais par quelle
voie, quelques indications sur le fameux symbole, le principe essentiel dont la
connaissance était réservée aux esprits supérieurs, seuls dépositaires de cet ultime
secret : Rien n’est vrai, tout est permis. C’était là de la vraie liberté d’esprit, une
parole qui mettait en question la foi même de la vérité.56
On ne peut aller plus loin, on ne peut aller plus haut — mais peut-être est-ce aller trop
haut — dans la défense et dans l’illustration du libertinage de l’esprit, contre la liberté
chrétienne d’une part, qui est obéissance au Révélé, et d’autre part contre l’ascèse
scientifique, qui est elle aussi, à sa manière, une foi dans le vrai objectif, une obéissance
au vérifiable. Pourtant, la liberté que Nietzsche veut aimer cessera [p. 156] vite d’être
désirable quand il aura tué la vérité elle-même : pas de « vraie » liberté sans vérité.
Comme Nietzsche l’indique — pour l’oublier tout aussitôt lorsqu’il attaque l’esprit
chrétien, métaphysique et ascétique, et le « petit faitalisme » scientifique — le « Rien n’est
vrai, tout est permis » est une connaissance réservée, un savoir religieux et un symbole
mystique. « Tout est permis », déclare saint Paul. « Aime et fais ce que tu veux », dit
Augustin. L’Orient hindouiste et bouddhiste n’a pas dit autre chose avant eux, ni les
mystiques de l’islam après eux. Cette connaissance ne peut être obtenue par un défi à la
morale courante, ni même par une révolte contre la Loi, à laquelle tous les vrais spirituels
sont « morts… de sorte qu’ils servent dans un esprit nouveau, non selon la lettre.57 » Cette
liberté seule « vraie » ne peut être le terme d’aucune espèce de revendication,
nécessairement tournée vers l’extérieur, vers les vérités constituées : car celles-ci ne sont
pas « vraies » (si elles sont souvent utiles) et leur renversement ne suffirait pas à révéler la
Vérité, moins encore à la réfuter. Atteindre à la vraie liberté suppose un changement
intérieur — instantané comme dans la conversion chrétienne et l’illumination bouddhiste,
ou lentement acquis par le yoga. Atteindre à la vraie liberté suppose donc une libération.
Libération est la voie de Tristan. Sa passion veut aimer sans limites au-delà des formes et
du temps, au-delà du moi distinct et désirant, au-delà de tous les attachements terrestres,
— elle veut ce ciel où l’amant et l’aimée se confondent en un seul être, dans [p. 157] le
règne sans fin de l’Amour sans réveil. Là, rien n’est plus ni vrai ni faux, ni tien ni mien, ni
séparé ni interdit, dans l’Un sans nom :
Dans le flot houleux
Dans l’éclat sonore
Dans la tourmente infinie
Du souffle du Monde
S’engloutir
S’abîmer
Inconscient
Joie suprême58 !
Mais si le moi est dépassé, qui est libre ? Et qui peut encore aimer qui ? C’est dans
l’énigme jamais résolue de ce nirvana romantique (où le Souffle du Monde est encore une
« tourmente » !) que nous laissent les dernières mesures de Tristan.
L’amour. — Ici la dialectique des deux mythes se resserre. Elle atteint sa formulation la
plus abstraite au moment de rejoindre enfin ce que l’on croyait son origine concrète, et qui
lui échappe.
Point d’amour pour Don Juan, le désir seul ; ni de prochain, mais seulement des objets.
Mais pour Tristan, si le dernier obstacle qui nourrit sa passion est dans le moi distinct, et si
ce moi doit s’abîmer dans l’inconscient tout-englobant, il n’y a plus d’objet, ni de prochain.
Il n’y a plus que l’amour de l’amour dans un sujet qui, lui aussi, doit s’évanouir. Que reste-
t-il ? Comme d’autres perdent, pour sauver leur vie, les raisons de vivre, Tristan perd, à
cause de l’amour les raisons humaines d’aimer.
[p. 158] Dans la pureté de leur expression mythique, l’extraversion de Don Juan et
l’introversion de Tristan anéantissent, chacun à sa manière, la réalité du prochain. Don Juan
et Tristan, symboles de l’âme, ne sont en fait que deux manières d’aimer sans aimer le
prochain. N’étant pas des personnes, mais des puissances, ils ne sauraient s’aimer eux-
mêmes, ce qui est la condition de l’amour d’un autre, et donc de tout amour réel : car sans
prochain, l’amour ne sait plus où se prendre.
Tout amour véritable est relation réciproque. Cette relation s’établit tout d’abord à
l’intérieur de chaque personne, entre l’individu, qui est l’objet naturel, et la vocation qu’il
reçoit, sujet nouveau, — et tel est l’amour de soi-même. Elle s’établit ensuite à l’intérieur
du couple, entre les deux sujets-objets que constituent les deux personnes mariées. Elle
s’établit enfin entre le couple et la communauté humaine.
Telle est la plénitude de l’amour — et sa rareté merveilleuse ! Mais nos arts devant elle ont
toujours reculé. Et nos littératures, impuissantes à créer le mythe du mariage idéal, ont vécu
de ses maladies…
En ce terme d’une longue méditation au carrefour fabuleux qu’aucune carte n’indique, une
conclusion que l’on n’était pas sans pressentir dévoile enfin son visage ambigu.
Les deux mythes les plus prestigieux de l’amour que l’on rêve en Occident sont en réalité
deux négations de l’amour vrai dans le mariage, bien qu’ils en soient inséparables : ils sont
nés de lui, contre lui, et ne pourraient se perpétuer sans lui.
[p. 159] Mais ici se révèle en même temps leur fonction proprement vitale, ou devenue telle
dans notre évolution. Ils ne sont pas seulement nos tentations majeures, mais
des signes chargés de sens. Qu’ils se lèvent soudain devant nous, fascinants comme un rêve
d’autres nuits, au lieu de nous accompagner dans l’ombre, et nous savons que le moment
est venu de virer de cap, ou bien d’affronter la tempête et les orages désirés.
Tous les deux ont raison contre la vie, dès qu’elle relâche ses tensions. Tous les deux ont
raison contre l’amour, sitôt qu’il se ramène en soi, cessant d’être un échange vivant. Enfin
tous les deux ont raison contre nos morales de série, hygiéniques, étatiques, et sans style
ni virtu. Dès qu’un déséquilibre se trahit en nous, ou provoque une crise dans le couple, ils
s’y jettent et l’aggravent à plaisir. Que l’un des deux gagne à la main, il aura tôt fait de
ruiner mariage, modération, personne, et la vie même. Mais sans eux, que seraient nos
amours ?
23. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, n° 106.24. Kierkegaard dit en termes hégéliens :
conforme à l’idée pure, à l’idéalité, à la catégorie. Il n’a pas de peine à démontrer que
les Don Juan de Molière, de Heiberg, de Byron sont à cet égard loin de compte.25. Ou
bien… ou bien, « Les stades de l’érotique spontané ou l’érotique musical » (troisième
stade).
26. Étapes sur le chemin de la vie, « In Vino Veritas », discours de Johannes le Séducteur.
Casanova serait beaucoup plus conforme au type donjuanesque selon Kierkegaard
— sinon selon Mozart ! —, que les Valmont et autres séducteurs machiavéliques
du xviiie siècle, qui ne laissent derrière eux que colère, honte et mépris. Casanova aime
les femmes, Valmont ne cherche qu’à gagner des parties.
C’est un des lieux communs de la critique moderne que de nier le caractère donjuanesque
du personnage de Casanova. Certes, Casanova n’est pas impie, n’est pas démon, ne
provoque ni Dieu ni les hommes. Il n’est pas révolutionnaire, et n’est pas non plus grand
seigneur. Il est tricheur, vulgaire, catholique à bon compte mais pas athée, occultiste à
l’esbroufe mais très superstitieux. Enfin, il se contente de conquêtes faciles. (Mais je ne
sais où l’on prend que Don Juan les dédaigne ? N’aurait-on jamais lu le Catalogue ?)
Entendu, accordé pour l’essentiel. Mais quoi ! Don Juan n’a jamais existé, il est un mythe ;
et la plus grande différence entre Casanova et le mythe, c’est que les Mémoires existent bel
et bien. Quant aux points de contact historiques entre le Vénitien et Don Giovanni, qu’il
suffise de rappeler l’amitié qui liait Da Ponte et Casanova au moment où l’abbé écrivit son
livret, la visite que les deux compères firent alors à Mozart, la présence de Casanova lors
de la première de Don Giovanni à Prague, enfin une version différente du sextuor du
IIe acte, qu’on a retrouvée dans ses papiers à Dux.
27. À rapprocher de Nietzsche : « Le mot le plus pudique que j’aie jamais entendu :
— Dans le véritable amour, c’est l’âme qui enveloppe le corps. » (Par-delà le bien et le
mal, 142.)28. Kierkegaard voit très bien la parenté des mythes de Faust et de Don Juan
(voir notamment le développement sur Marguerite, dans Ou bien… ou bien, « Tracés
d’ombre »). Dans l’ouvrage si intelligent et si bien informé de Mlle Micheline Sauvage :
Le Cas Don Juan (une seule lacune, presque incroyable : Kierkegaard n’y est pas même
nommé), je trouve ces formules adroitement balancées : « Don Juan et Faust sont des
gémeaux mythiques… moitiés complémentaires d’un être double… Don Juan est
intelligent, épris de clair savoir, il a une tête faustienne, Faust est voluptueux, désireux
d’amour, il a des sens et un cœur donjuanesques… Faust est l’intelligence de Don Juan ;
Don Juan est l’érotisme de Faust… Le romantisme conclura que Don Juan et Faust
cherchent tous deux l’absolu, et que le héros unique s’appelle Faust quand il demande
cet absolu à la science, Don Juan quand il le demande à la volupté. » Etc.29. Étapes sur le
Chemin de la Vie, « Propos sur le mariage ».30. Les Œuvres de l’amour, 1847.31. Riens
philosophiques, « Le Dieu comme maître et sauveur ».32. Étapes, « Problèmes du
mariage ».33. Étapes, « Coupable ? non coupable ? »34. Chap. III, « Le Paradoxe absolu
(une chimère métaphysique) ».35. Aurore, n° 27.36. Généalogie de la Morale, « Quel est
le sens de tout idéal ascétique ? », 7.37. Aurore, n° 503.38. La Naissance de la philosophie
à l’époque de la tragédie grecque, chap. II.39. Par-delà…, n° 260 fin.40. Aurore,
n° 109.41. L’Origine de la tragédie (1869-1872), p. 137, 207, 208, trad. française,
Mercure de France.42. L’Origine de la tragédie, p. 190-191.43. Ecce Homo.44. Le choc
profond que dut éprouver Nietzsche, à cette nouvelle, précède donc de très peu
l’illumination de Sils-Maria, le renversement spectaculaire dont la seconde partie
de Zarathoustra va témoigner. Cf. infra, p. 153.45. Le Cas Wagner, dans Le Crépuscule
des Idoles (1888).46. Par-delà le bien et le mal, passim.47. Aurore, n° 327.48. Aurore,
n° 429.49. L’Amour et l’Occident.50. L’Amour et l’Occident51. L’homme politique
opportuniste et joueur relève du type donjuanesque. À l’autre extrême, le général de
Gaulle est tristanien dans son nationalisme. Son Iseut, c’est la France, il est bien près de
le dire en plus d’une page de ses mémoires, et pas seulement aux premières phrases où
il compare la France à la « princesse des contes…, vouée à une destinée éminente et
exceptionnelle », — fût-ce à « des malheurs exemplaires ». Il l’a longtemps aimée de
loin, dans son exil. Il l’a ramenée au Mari légitime, représenté par la Légalité de l’État,
après l’avoir délivrée de haute lutte en terrassant le géant qui la tenait captive et qui
exigeait son tribut de jeunes gens (Minotaure-Morholt-Hitler). Puis il a dû s’éloigner de
nouveau, écœuré par l’intrigue des barons félons. Certes, il est revenu à son appel. Mais
la vraie passion tristanienne se nourrit de retraits et d’obstacles, quitte à les susciter s’ils
semblent faire défaut. Entre la France et lui, quand il était le plus fort — Tristan plus fort
que le roi Marc —, n’a-t-il pas déposé une épée symbolique ? Pour qu’une passion de
cette nature n’aboutisse point à quelque « malheur exemplaire », il faudrait qu’un
heureux « accident de l’histoire » vienne déjouer la logique du Mythe.52. « Celui qui ne
sait pas trouver le chemin qui conduit à son idéal, vit de façon plus frivole, plus
insolente, que l’être sans idéal », observe Nietzsche. (Par-delà…n° 133).53. H. de
Montherlant : Sur les femmes.54. Otto Rank : Don Juan, une étude sur le double, 1922.
— À propos de Dona Anna : les biographes de Mozart nous assurent que ses
contemporains ne doutaient pas un instant que Dona Anna ait cédé à Don Juan, prenant
(ou non) « l’homme inconnu » pour son fiancé, à la faveur de l’obscurité. Mais c’est
Dona Anna qui appelle son père, au moment où elle sent Don Juan prêt à s’enfuir, un
peu trop vite. Je ne vois pas Casanova « trahi » de la sorte. Il a mieux aimé ses
conquêtes et elles l’ont mieux conquis : on se sépare heureux, dans les Mémoires.
— Notons aussi que Dona Anna, si elle déclare sa haine pour Don Juan, n’est pas pressée
d’épouser Don Ottavio…55. Mon Journal d’Allemagne ne fait qu’une ou deux allusions
très voilées à cette transformation physique. Il faut croire que mon hypothèse se lisait
entre les lignes, néanmoins, puisque Eugène Ionesco a pu dire que mon livre lui avait
suggéré le sujet de son Rhinocéros.56. Généalogie de la morale, III, 24.57. Romains, 7,
6.58. Derniers vers du livret de Tristan.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : Gide, âme, amour, mythe, Emmanuèle, mère, André
Walter, studio, Don Juan, puritain, dissocier, chair, femme, vie, erreur.
[p. 160]

Dialectique des mythes II


Les deux âmes d’André Gide
… à présent que j’y vois un peu plus clair…
Et nunc manet in te.
Au lendemain de la mort d’André Gide, j’avais écrit pour un Hommagecollectif quelques
pages dont le ton personnel me paraissait convenir à l’occasion. Je vais les redonner sans
modifications, non point qu’elles le méritent en soi, bien au contraire : c’est leur
insuffisance qui m’intéresse ici, certain flou dans la prise de vues et certaines erreurs
d’éclairage, et leur possible mise au point par un regard mieux informé. Voici le problème :
une connaissance plus intime des mythes peut-elle permettre une connaissance plus juste
de quelqu’un qui a vécu sous vos yeux, qui a beaucoup parlé de lui-même et vous a livré
des aveux que vous pensiez avoir compris, mais qui se trompait peut-être sur son compte
tout autant que vous sur le sien ? Une réponse positive à cette question serait bien faite
pour confirmer, par recoupement, mes essais de mythanalyse portant sur des personnes que
je n’ai pas connues et sur des personnages fictifs, donc incapables de me réfuter.
[p. 161]
Un complot de protestants
Tout compte fait, nous nous connaissions peu, ce jour de juin 39 où, dans le hall de la rue
Sébastien-Bottin, j’étais en train de téléphoner, quand je le vois descendre l’escalier. Je
parle en le suivant d’un œil. Il s’arrête, il paraît attendre. Je pose le récepteur et nous
sortons. Nous voici sur un banc du boulevard Saint-Germain. Les autos passent tout près.
Il articule dans le bruit : « Où habitez-vous maintenant ? » Je crie que je l’ignore, devant
quitter demain la maison de Charles Du Bos qui rentre d’Amérique, et je viens d’apprendre
au téléphone que « cela ne va plus » pour un appartement promis. Il dit encore (mais
vraiment j’entends mal) : « Vous cherchez un studio ? » — « Oui, c’est exactement ce qu’il
me faut. » Il a l’air étonné, puis amusé. Et soudain, en se levant : « Eh bien ! allons le voir
de ce pas ! » Alors, seulement, je comprends qu’il avait dit : « J’ai un studio… ».
Le lendemain, très tôt, nous arrivons chez lui. Le studio est vaste et plaisant, agrémenté
d’un escalier conduisant à une large galerie. Par une porte capitonnée qui donne sur la
bibliothèque où il travaille, Gide apparaît en robe de chambre grise, le corps un peu tassé
et de large carrure, sa belle tête de moine tibétain barrée d’un sourire mince et pourtant
amical. Il fait très chaud. De ses poches, il tire deux bouteilles de bière et nous les offre.
Au milieu du studio pend un trapèze. Gide s’y appuie des deux mains, se balance en
regardant nos valises. « Tout cela s’est arrangé si soudainement, dit-il, [p. 162] c’est
inquiétant… Cela me ferait presque croire à la Providence !… Mais dites-moi, quand on
saura que vous habitez ici, qu’est-ce qu’on va dire ?… » Et il répète, à travers ses dents
serrées : « Qu’est-ce qu’on va dire ?… » avec un sourire inquisiteur. Je me garde de
répondre. Finalement, Gide, en riant : « On va dire que c’est un complot de protestants ! »
Le mot ne manque pas de pertinence. Tous les matins, vers onze heures, il viendra
entr’ouvrir la porte capitonnée, en s’annonçant par un profond « Allô ! Allô ! » et me
demandera de passer chez lui pour quelques instants. Chaque fois, il orientera la
conversation vers des sujets religieux ou même théologiques, comme si c’était précisément
pour m’en parler qu’il m’offrait l’hospitalité.
Saint Paul reste sa bête noire. Et l’idée même d’orthodoxie. Il nie vivement que
l’expression d’orthodoxie protestante puisse avoir un sens. Le protestant, pour lui, c’est
l’opposant (comme on le croit généralement en France). Les gênes fécondes qu’il
demandait jadis qu’on rende à l’art, la « critique dogmatique » des grandes époques, ne
sont plus que mensonges à ses yeux dès que l’on passe à l’ordre spirituel. Peut-être ne
songe-t-il qu’à la morale ? « En somme, lui dis-je, vous vous en tenez au protestantisme
libéral de la fin du xixe siècle ? » — « Oui, c’est assez cela, la position du pasteur Roberty,
que j’aimais bien. »
Vite lassé par les débats d’idées, il semble répugner à toute pensée qui par le style d’abord
ne l’ait séduit. Il me parle souvent des Variations de Bossuet, avec une vive admiration,
mais se refuse à Kierkegaard, qu’il juge « trop long ». Marquant ainsi
bien [p. 163] franchement ses limites, et les moyens particuliers de sa recherche.
Sur un seul de ces entretiens, j’ai pris des notes. C’est celui du 20 juin. J’avais eu
l’impression ce jour-là que Gide passait la prudence dans l’aveu, qu’il me disait ce qu’il ne
pouvait dire, et n’a peut-être jamais répété.
La conversation s’engage sur L’Amour et l’Occident, qu’il est en train de lire59, et dont il
me déclare, à ma profonde surprise, qu’il y trouve une explication des « erreurs de sa vie
de jeune homme ». En phrases lentes et difficultueuses, coupées de silences et de
reniflements, il se met à parler du « drame de sa vie ».
Jeune homme, épris et puritain, il a voulu disjoindre l’amour et le plaisir. Il croyait que
« l’amour hétérosexuel » était d’autant plus pur que rien de charnel ne s’y mêlait60. « C’est
ainsi que je me suis complètement blousé ! », répète-t-il en accentuant, circonflexant le
dernier mot. Ce qui l’a souvent frappé chez bien des femmes, c’est leur manière « de
s’offusquer du désir de l’homme. » Plusieurs, mariées, lui ont confié « qu’elles tenaient
la libido de leur mari pour quelque chose de morbide. Cela recommence tout le temps !
disaient-elles. » Il hoche la tête, trouve cela très curieux, n’est-ce pas ? — un éclair de
malice au coin de l’œil. Puis il a quelques phrases obscures, [p. 164] apparemment
contradictoires avec ce qu’il vient de me dire : « J’ai trop longtemps gardé cette illusion
que la femme n’avait pas besoin du commerce physique, pas autant que nous… Hélas ! je
n’y voyais pas clair… On se trompe ainsi, et les conséquences… J’ai été assez bête pour
croire cela ! Il ne faut jamais croire ce qu’elles nous disent… ». Il a pris une expression
angoissée et crispée. « Je vous parle très sincèrement, je vous parle de choses qui ont joué
un rôle très grave dans ma vie. » (Frappé par le ton de confession, par le ton « c’était mal »
de ses propos.) Et, subitement, après un silence : « C’est ainsi que j’ai commis, à cette
époque — je parle de mon premier séjour en Afrique —, une terrible erreur d’aiguillage ! »
Puis il tousse, se plaint de fumer trop, et de n’arriver point à se contraindre.
Les jours suivants, il me donne à lire par paquets les épreuves de son Journal en cours
d’impression, et sur lequel je vais écrire un article pour la NRF. Il insiste — comme il sait
insister ! — sur les suppressions qu’il y a faites. Tout ce qui concerne intimement sa femme
— « le seul être, dit-il, que j’aie vraiment aimé » — tous ces passages ont été coupés. On
les lira plus tard. Il les a recopiés dans deux cahiers gris d’écolier.
Un soir il vient m’avertir qu’il compte s’absenter pour huit jours. Mais son studio me
restera ouvert ; que j’y vienne prendre tous les livres dont je pourrais avoir besoin…
Dès le lendemain, j’y pénètre, bien sûr. Des housses couvrent les meubles, une sorte de
vieux drap son grand bureau. Sur l’étoffe, bien en évidence, un fort cahier gris d’écolier.
J’ai lu les premières lignes, [p. 165]pour vérifier, et j’ai vite refermé la couverture. Pudeur,
ou répugnance à donner dans le piège ? Les deux, sans doute.
Combien de fois l’ai-je revu après la guerre ? Souvent, en somme, et dans les lieux les plus
divers, « Au Vaneau », près de Lausanne, à Neuchâtel, à Berne. Mais je n’ai plus souvenir
d’aucune conversation qui mérite d’être rapportée, j’entends : qui modifie le moins du
monde l’image que l’on connaît de lui. Nous parlions style, tournures de phrases, Littré. Et
quelquefois, littérature. (Mais il s’en détachait visiblement, n’admirant plus, avec quelque
ferveur, que les ouvrages qu’il se sentait le plus incapable d’écrire : ceux d’un Marcel
Aymé, d’un Simenon). À Berne, pendant un déjeuner, il s’enquit avec insistance de mon
opinion sur Strindberg, et je lui fis une réponse assez vague, m’étonnant surtout de la
question. Huit jours plus tard, il recevait le prix Nobel.
Chez Richard Heyd, un soir, à Neuchâtel, l’on jouait au « cadavre exquis ». L’un écrit trois
questions, l’autre en même temps trois réponses, puis on lit à haute voix les papiers. Jeu de
télépathie plutôt que de hasard. J’avais écrit, dernière question : « Qu’est-ce que le style ? »
Catherine, sa fille, lut sa dernière réponse : « L’originalité du Bipède. » (C’est ainsi qu’on
l’appelait dans ce groupe.) Gide s’éclaircit la voix pour observer que le jeu devenait bien
personnel, et proposa des bouts-rimés. « Car j’y excelle ! » annonça-t-il.
Peu d’hommes m’ont donné l’impression que le problème religieux existait dans leur vie
en tant que problème permanent. Écarté, refoulé chez les uns ; et chez les autres résolu,
croient-ils. Je ne dis pas qu’il [p. 166]torturait Gide, hors quelques crises dont nous avons
les témoignages, mais il restait, pour lui, un problème.
Gide avait peu d’instinct religieux, et moins encore de goût pour la métaphysique. Il
préférait ce qu’il jugeait important à ce que d’autres jugent profond. Son défaut de sens
poétique me paraît presque inégalé depuis Montaigne. (Je ne nie pas un instant son
lyrisme.) Et c’est ainsi qu’il réussit à remplacer le tragique par la perplexité. Tout cela peut
éclairer son attitude envers le christianisme et son mystère.
Peu d’instinct religieux chez cet homme, alors que le christianisme, l’Église et l’Évangile
furent ses constants sujets d’irritation, de ferveur ou de nostalgie ? Le paradoxe n’est
qu’apparent. Qu’on n’oublie pas sa formation chrétienne ; ses lectures prolongées et sans
cesse renouvelées de l’Écriture ; son amour pour le style biblique ; la confusion courante
— non seulement puritaine — entretenue chez les jeunes bourgeois — et non seulement
de son époque — entre tabous sexuels et spiritualité, d’où sa polémique inlassable contre
l’orthodoxie telle qu’il l’imaginait et dans laquelle il voyait (par erreur) la sanction d’une
certaine éthique ; la conversion de quelques-uns de ses amis ; enfin la piété de sa femme.
Ces données biographiques ne font point une nature. Elles expliquent simplement
l’insistance du problème aux stades les plus variés de l’évolution de Gide.
Ce qui l’a vraiment torturé, c’est l’éthique, non le religieux ; la justification, non le salut ;
ce que l’on vit et comment on juge, non la connaissance pure, ni le mystère. Réduisait-il la
religion à la morale ? Je pense plutôt que la morale était le lieu [p. 167] de son vrai drame,
et qu’il ne pouvait approcher la religion que dans ce drame. Ainsi, devenir ou redevenir
chrétien, ne pouvait signifier pour lui que la sainteté, et non pas l’accueil du mystère, ni
l’adhésion à un credo. J’en donne la preuve : avoir la foi sans être saint lui paraissait la
tricherie même, tandis qu’il eût admis la sainteté sans foi. Que dis-je ? Il l’a souhaitée
expressément. Mais comment définir un saint qui ne croit pas ? Un saint privé de foi autant
que de religion, ni chrétien ni hindou, sans mystique ni mystère ? Ne serait-il pas un homme
tout à fait plat, réduit à quelques partis pris éthiques ? Ce débat nous éloignerait de la réalité
de Gide. Une intense affectivité le liait, le reliait, au monde du christianisme, même s’il en
refusait les dimensions profondes.
J’ai dit qu’il se méfiait d’une certaine « profondeur », qui mesure parfois la distance entre
l’éthique et la mystique, mais qui souvent n’est qu’un concept bâtard, engendré par le
romantisme. Gide recherchait plutôt la rectitude, qu’il tenait pour la vérité. Il lui arrivait
ainsi de s’arrêter à la logique exotérique d’un texte sacré, disons à son seul sens éthique.
Penchant bien protestant, ou simplement rançon d’une stricte sobriété. Ses connaissances
bibliques me stupéfiaient. L’usage qu’il en faisait me semblait décevant. Là où Claudel
prend son élan pour caramboler des symboles, où Valéry se fût poliment récusé, Gide
objectait, déduisait, s’émouvait… Peu d’écrivains, même chrétiens, nous ont montré pareil
amour pour l’Évangile, et cela jusque dans les années où il doutait de l’existence de Dieu.
Mais il croyait à l’homme individuel, et cette croyance est née de la synthèse du
christianisme. Elle [p. 168] n’existe pas hors de lui, et n’est pas explicable sang lui. (Je ne
dis pas qu’elle soit chrétienne pour autant.) Gide était individualiste. Savons-nous encore
mesurer le sens et la portée de cette banalité, en vérité bizarre et unique dans l’Histoire,
une civilisation sur vingt et une connues l’ayant rendue possible et acceptable ?
« Hérétique entre les hérétiques », toujours soucieux de différer mais de légitimer sa
différence, on ne pouvait être plus occidental. On ne pouvait être moins mystique au sens
des religions traditionnelles, au sens du mythe, des astres et de l’ordre cosmique, ou bien
encore au sens des lois fatales et collectives interprétées par un Parti.
C’est pourquoi le problème religieux, tel qu’il se pose au monde christianisé, et à lui seul,
libéré « par la foi » de l’empire des mythes, n’a cessé d’occuper sa pensée. Et j’ignore si
c’est mal ou bien : je constate simplement le phénomène. Je ne tiens pas la foi pour une
vertu plus que l’absence de foi pour une preuve de courage. Des vertus et des vices, dans
un milieu donné, tout le monde reste en droit de juger au nom des normes établies. Mais la
foi, le salut personnel n’ont rien à voir avec la bienséance, et ne sont pas de l’ordre des
mérites. Et c’est pourquoi il est écrit : « Ne jugez pas ! ». J’avoue que je comprends mal,
ou plutôt que je réprouve ces discussions sur la croyance ou non d’un homme célèbre,
multipliées et prolongées après sa mort dans notre siècle. Elles relèvent de l’esprit de parti,
qui est le contraire de l’amour du prochain. Elles ne sont ni chrétiennes ni simplement
honnêtes. « Le Seigneur seul connaît les siens », dit l’Écriture : si l’on est chrétien, qu’on
croie cela, laissant aux incroyants le droit de mieux savoir. Et qu’est-ce que cela
peut [p. 169] bien nous faire ? Sinon nous servir d’argument et nous rassurer curieusement
dans notre foi ou dans notre incroyance, — parce qu’un de plus vient renforcer notre parti,
et qu’il n’est pas le premier venu. C’est usurper la place du Juge, ou mêler vanités et salut.
Si Gide a refusé totalement quelque chose, c’est justement le totalitarisme, qui est l’esprit
de parti logiquement développé. Et d’abord dans la religion. Le vrai croyant demain, ne
sera-t-il pas celui qui osera dire : « Je ne crois pas ! » quand l’État contre l’homme
invoquera les nécessités de l’Histoire ? Il n’est pas de vraie foi sans vrai doute, plus qu’il
n’est de lumière sans ombre. Et je n’entends pas dire que Gide fut un croyant, mais il reste
un douteur exemplaire.
Un cas-limite
Pour ma part, je gardais mes doutes sur la validité des conclusions que j’avais cru pouvoir
tirer de mes entretiens avec Gide, touchant sa vie intime, ses jugements sur lui-même, ou
son attitude religieuse. Et par exemple : de cette confession surprenante dont j’ai donné la
relation fidèle, la lecture de L’Amour et l’Occident n’avait-elle été que le prétexte — ou la
motivation réelle ? Gide avait-il seulement cédé à ce curieux besoin (dont il se plaint
souvent) d’abonder dans le sens de l’interlocuteur — quitte à se reprendre tôt après, tête à
tête avec son Journal ? Ne cherchait-il que l’occasion d’un aveu qui le tentait depuis
longtemps ? Ou bien venait-il vraiment de découvrir une « explication » convaincante de
ses « erreurs » ? Ce dernier mot lui-même, à cet instant, [p. 170] comment l’entendait-il,
l’assumait-il ? En moraliste qui se jugeait et condamnait, ou en naturaliste qui se
constatait ?
Le passionnant ouvrage de Jean Delay sur La Jeunesse d’André Gide m’a permis de lever
une partie de ces doutes. Au cours d’une conversation qui prend place dans les derniers
temps de sa vie (une bonne dizaine d’années après nos entretiens) Gide, écrit le Dr Delay
« me dit attacher une importance toute particulière » à L’Amour et l’Occident et à ses
analyses du mythe de Tristan. « C’est là, ajouta-t-il, et non dans les ouvrages des
psychanalystes, que j’ai trouvé l’explication de quelques-unes de mes erreurs, et des plus
anciennes61 ». Partant de là, Jean Delay reconstitue la psychologie tristanienne, si typique
des Cahiers d’André Walter et des premiers « traités » de Gide, mais dont la persistance à
travers toute une vie est attestée par la publication posthume de fragments du Journal
intime, et de Et nunc manet in te.
Confirmation précieuse et qui m’invite à reprendre à mon tour, dans son ensemble, le cas-
limite que figure à mes yeux la vie de Gide : un exemple à peu près parfait de dissociation
de la personne, permettant la coexistence — l’actualité simultanée — des deux mythes
normalement exclusifs l’un de l’autre de Tristan et de Don Juan62.
[p. 171]
André Walter, ou l’angélisme
Dès le premier livre de Gide, toutes les « notes » de Tristan sont manifestes.
L’amour est lié à la séparation des deux amants : la mère d’André Walter s’est opposée à
son amour pour Emmanuèle ; celle-ci épouse un certain T., dont on ne sait rien, et qui n’est
là, visiblement, que pour tenir le rôle obligé du roi Marc. L’extrême de la séparation étant
la mort, Emmanuèle devra mourir, et André note (dans un projet de roman, anticipant la
réalité) : « Elle meurt, donc il la possède… Tant que le corps vivra, l’amour sera contraint,
mais aussitôt la mort venue, l’amour triomphera de toutes les entraves. » Cet amour doit
s’élever à une extase libératrice : « un nirvana prodigieux, où le moi entier se fondrait,
s’abîmerait en extase, et garderait pourtant la volontaire conscience de son
évanouissement ; ce serait comme un néant voluptueusement perceptible63 ».
La femme aimée est idéale : c’est « Béatrice », c’est l’éternelle fiancée, c’est « une Dame
élue, immatériellement pure ». C’est l’Âme, en somme, et une âme conçue comme
« adversaire » de la chair. Mais la vertu de ce mot âme « s’épuise à force de le répéter : il
faudrait dire l’ange ». Elle est donc l’Ange, mais en même temps le « but » de l’ange,
« l’essor [p. 172] de l’ange » chez son amant. Elle n’est jamais un moi distinct,
indépendant, aimé dans sa réalité, mais une projection déguisée, le Double féminin du moi
d’André : « Voilée de noir, au crépuscule, je t’ai vue accoudée au chevet de mon lit, telle
qu’une ombre silencieuse… J’eus peur, et la vision s’évanouit. » Ailleurs — et plus d’une
fois — elle se confond avec l’image de la mère : « Le soir je retrouvais son profil disparu
dans l’ombre de ta tête penchée… ta voix quand tu parlais me faisait souvenir. Et bientôt,
votre mémoire à toutes deux se confondait, indécise. »
Parce qu’il a « peur » de cette reconnaissance et du double interdit qui s’y attache, il ne
peut vivre avec celle qu’il aime. Tous les prétextes lui seront bons pour éviter le mariage,
la vie commune ; et faute d’obstacles extérieurs empêchant que l’amour « tourne à réalité »
(comme s’exprimaient les troubadours) il saura bien en susciter de plus secrets. Dans
l’œuvre écrite, la vie rêvée, il mariera Emmanuèle à T. Et dans la vie réelle, tout va se
passer comme le mythe veut que les choses se passent : le mariage auquel rien ne
s’oppose64 est d’abord retardé par des scrupules étranges (qu’on nommera puritains pour
la simple raison que les fiancés sont protestants) ; puis, quand il sera conclu — trop tard,
naturellement — il ne sera jamais consommé. Les voyages du mari et la « fragile » santé
de la femme, les goûts de l’un et les silences de l’autre — quand un mot pouvait tout
dénouer ! — les données naturelles et les comportements les plus fibres en apparence, tout
concourt à sauver la loi non de la morale mais du mythe : car [p. 173] il est inconcevable à
jamais que Tristan et Iseut se marient et s’ils le font pourtant, ce ne sera qu’apparence. La
vérité particulière de leur amour interdit cette réalité.
Ils mourront donc comme ils auront vécu : séparés l’un de l’autre et s’aimant65.
Telle est la mystérieuse complicité de la vie contingente et du mythe : mystérieuse en ce
sens qu’il demeure impossible de décider si c’est le mythe qui a fait la vie, ou si la vie se
trouvait disposée par accident dans le sens du mythe. Comme Kierkegaard, Gide s’est
plaint très souvent d’une « écharde dans la chair » qui, pensait-il, le rendait inapte au
mariage. Cause ou effet de l’emprise du mythe ? La question n’a peut-être pas de sens. On
ne peut se retenir de penser qu’un conseil judicieux, quelques mots dits à temps à ce jeune
homme élevé dans une folle ignorance des réalités de la chair, eussent au moins prévenu le
drame du mariage blanc. Mais justement le mythe existe, le mythe est là, dans cette
complicité des circonstances, dans ce complot semblable à un destin, et qui écarte
par enchantement les conseils et les accidents qui eussent ouvert les yeux de sa victime
consentante…
[p. 174]
Le nomadisme, ou Don Juan
« Bondir à l’autre extrémité de soi-même » étant l’un des mouvements les plus typiques de
Gide66, considérons en lui sans transition, Don Juan.
C’est pendant son voyage de noces, pendant qu’il vit l’échec atroce de son mariage, que
Gide écrit Les Nourritures terrestres, bréviaire du nomadisme dionysiaque. Don Juan
surgit comme pour venger la douleur inhumaine de Tristan. Il se déguise un peu, pour
mieux se faire admettre. Il prétend tout d’abord que sa doctrine est justifiée par la religion
de Gide : « L’Évangile y mène, dit Euclide ; on appellera ta doctrine Nomadisme, du beau
mot nomos, pâturage67. » Ensuite, il substitue au terme de nomadisme, qui évoquerait
l’infidélité — et ce scrupule est tristanien — la « disponibilité », qui a je ne sais quel relent
de charité générale, d’ouverture généreuse, voire d’amour du prochain. En fait, il s’agit
bien du refus de la durée et du refus d’assumer l’autre, caractéristiques de Don Juan. « Gide
ne tient pas en place — note Jean Paulhan. Il préfère la chasse à la prise ». Impatience de
l’Aventurier et d’un certain type de sensuels. « Le voluptueux Ménalque veut oublier le
passé comme il veut ignorer l’avenir, il veut « le parfait oubli d’hier » et
« n’importe [p. 175] quel avenir », pour jouir totalement de l’instant présent et lui
appartenir sans restriction, dans une « stupéfaction passionnée.68 »
Ces fantaisies ou ces phantasmes voluptueux sont le fait d’un tempérament plus excitable
que bien maîtrisé : « Pour moi… que souvent, pareil à Whitman, le plus furtif contact
satisfait » peut-on lire dans Si le grain ne meurt. Satisfactions rapides et sans
lendemain, presto et fuite perpétuelle de Don Juan ! Ici l’artiste et l’homme se confondent,
dans la même impatience des « redites », car c’est ainsi que Gide qualifie toute liaison qui
impliquerait quelque durée. (Il n’a d’ailleurs cessé de le redire, — mais en des endroits
différents.)
Et voici le trait final, décisif : le désir pur doit être sans amour. (Donc l’amour pur doit être
sans désir). Dans Si le grain ne meurt, à la page où il décrit sa première expérience avec un
jeune garçon, il proclame sur le mode majeur cela même dont il gémira en tant d’autres
pages de son œuvre : « Ma joie fut immense et telle que je ne la pusse imaginer plus pleine
si de l’amour s’y fût mêlé. Comment eût-il été question d’amour ? Comment eussè-je laissé
le désir disposer de mon cœur ? Mon plaisir était sans arrière-pensée et ne devait être suivi
d’aucun remords.69 »
C’est de cette « joie immense » que Gide voulait parler, lorsqu’il me dit, dans l’entretien
que j’ai rapporté, qu’il avait commis, ce jour-là, « une terrible erreur d’aiguillage. »
[p. 176]
Le désir et l’amour dissociés
Désirer ceux que l’on n’aime pas, aimer celle qu’on ne désire pas : ce drame de la vie
d’André Gide est celui d’une dissociation presque totale de la personne, et qui l’a livré sans
défense à la tyrannie de deux mythes, — quand un seul suffit bien au malheur d’un seul
homme ou à la passion d’un personnage romanesque.
Dans quelle mesure peut-on tenir Gide pour responsable de cette « inhabileté foncière à
mêler l’esprit et les sens70 » dont il fut dès le début très conscient ? Il en a tiré le meilleur
de sa création littéraire, il l’a subie comme une « écharde dans la chair », elle a ruiné sa vie
intime et son mariage et peut-être la vie de sa femme. Il en parle tantôt comme d’un destin
cruel, tantôt comme de son choix « quasi mystique » et finalement comme d’une « erreur »
morale. Dans cette perplexité fondamentale, dans ce regard critique qu’à de certains
moments il porte sur ses deux lui-mêmedissociés — et qui n’entrent vraiment en conflit
qu’à la faveur de cette mise en question comme par un Tiers, oui : dans ce Tiers exclu de
ses amours réside sans doute la vraie personne d’André Gide71.
Dès les Cahiers d’André Walter, il se sent et se connaît double : « Puis je les ai tant séparés
que [p. 177] maintenant je n’en suis plus le maître ; ils vont chacun de leur côté, le corps et
l’âme. Elle rêve de caresses toujours plus chastes ; lui s’abandonne à la dérive. La sagesse,
sans doute, voudrait qu’on les mène ensemble, qu’on fasse converger leurs poursuites… ».
Est-ce bien lui, cependant, qui les a séparés, jusqu’à n’en être plus le maître — l’un
devenant la proie de « Tristan » et l’autre de « Don Juan » ? A-t-il été victime des dieux,
j’entends des mythes ? Ou d’une originelle erreur sur la personne ? Ou simplement, de son
éducation et de la morale puritaine ? La troisième hypothèse est la plus vraisemblable à
première vue.
« Mon éducation puritaine avait fait un monstre des revendications de la chair »72. Non
seulement c’était mal, mais c’était le Péché. Et dans le Péché en général, il existe un péché
pire que tout autre, — et que nul ne se vante d’avoir commis par forfanterie d’immoraliste.
Or le jeune Gide, en pressent l’épouvante, s’il vient à désirer une femme qu’il aime. Tout
à la fin de sa vie, parlant de ses rêves, Gide remarque : « … mais dans le rêve seulement,
la figure de ma femme se substitue parfois, subtilement et comme mystiquement, à celle
de ma mère, sans que j’en sois très étonné. Les contours des visages ne sont pas assez nets
pour me retenir de passer de l’une à l’autre… bien plus : le rôle que l’une ou l’autre joue
dans l’action du rêve reste à peu près le même, c’est-à-dire un rôle d’inhibition, ce qui
explique ou motive la substitution.73 »
[p. 178] Élevé par des femmes qui furent toutes, nous dit-il, « d’admirables figures
chrétiennes » — sa mère, sa gouvernante et deux tantes maternelles — « à qui le prêt du
moindre trouble de la chair eût fait injure, me semblait-il » — puis confondant avec l’image
de sa mère celle de sa proche cousine Madeleine, qu’il épousera malgré tout — comment
Gide eût-il pu surmonter l’interdit jeté de la sorte sur la femme ? Incapable de révoquer les
données mêmes de ce drame, cherchant son salut dans la fuite, il recourt au moyen
d’Ulysse : — « Je n’y suis pas. Je ne suis personne ! » Devant l’imminence du péril tapi
tout près du seuil de sa conscience, il se scinde en deux êtres distincts : le Monstre ne le
trouvera plus ! Il ne saura plus où le prendre ! Je suis Tristan, voyez mon âme, c’est un
ange. Je suis Don Juan, voyez mon corps, bête innocente… Ce qui se traduit en termes de
morale par les deux « raisonnements » suivants, presque inconscients, cela va sans dire, et
dont il sera le premier surpris lorsqu’il en trouvera beaucoup plus tard la clef74. 1° Aimer
l’image de sa mère reste permis, tant que le « désir charnel » est inhibé. 2° En revanche,
désirer les corps brunis de jeunes « vauriens » qu’on ne reverra jamais n’est [p. 179] certes
pas bien vu dans « nos milieux », mais du moins ne viole pas le suprême interdit.
Cette grande audace de notre immoraliste est le type même de la demi-mesure, du
compromis d’ailleurs vital, entre le désir naturel et une morale absolument intransigeante,
bien antérieure au christianisme et au puritanisme victorien ; au surplus, sanctionnée par la
Mère. Donc Gide « prend son parti de dissocier le plaisir de l’amour ». Et même il fait de
cette nécessité vertu : « Il me paraissait que ce divorce était souhaitable, que le plaisir était
ainsi plus pur, l’amour plus parfait, si le cœur et la chair ne s’entr’engageaient point75. »
C’est le moyen qu’il a trouvé de ménager à la fois l’amour et le plaisir sans violer le tabou
de l’inceste et en s’accommodant, en quelque sorte, aux structures imposées à sa jeunesse
par le puritanisme maternel. Un complexe d’Œdipe mieux noué, plus « normal », dirais-je,
eût peut-être donné à Gide l’agressivité nécessaire pour briser ces structures puritaines,
comme l’ont fait après tout d’innombrables jeunes gens élevés dans la même tradition :
mais quand son père mourut — homme libéral et bon, et par bien des traits de caractère
moins « viril », dirait-on, que la mère, du moins telle que Gide l’a décrite — le petit André
allait avoir 11 ans. Sa mère le prit sur ses genoux pour consoler l’enfant qui sanglotait :
« et je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur
moi.76 » Les derniers mots ne sont pas seulement touchants… Dès cet instant, les jeux sont
faits.
[p. 180]
L’alternance, et la fuite de l’âme
Cette espèce de sécurité dans l’alternance de ses moi dissociés — j’allais dire qu’au sens
littéral Gide l’a payée de sa personne. L’expression, pour être toute faite, est pourtant
fausse. C’est l’âme de Gide qui a fait les frais de sa ruse vitale.
Il faut s’entendre, évidemment, sur ce mot d’âme. Je le prends ici au sens de Nietzsche, et
de Gide lui-même dans sa maturité. Selon la conception traditionnelle des gnostiques et
même de saint Paul, l’homme consiste en un corps physique, un corps psychique, un corps
mental ou spirituel. Le psychique est, pour Nietzsche, « l’âme mortelle… l’âme
coordonnatrice des instincts et passions ». Pour Gide, « un faisceau d’émotions, de
tendances, de susceptibilités, dont le lien n’est peut-être que physiologique ». C’est le siège
de l’amour sous ses formes diverses : amour de désir ou de don (« Le glissement de l’un à
l’autre reste toujours possible77 »). Gide ne distingue pas davantage. « Animus, Animum,
Anima… ces discriminations me donnent le vertige. » On le voit de reste, lorsqu’il écrit un
peu plus loin, parlant de sa femme : « C’était son âme que j’aimais ; et cette âme, je n’y
croyais pas. Je ne crois pas à l’âme séparée du corps78. » (Comprenons qu’il ne croyait plus
à l’esprit distinct, personnel, qui sera sauvé ou détruit après la mort des corps physique et
animique, et que le langage moderne, même religieux, ne cesse de confondre avec l’âme.)
[p. 181] Cet aveu pathétique est l’un de ces moments où Gide existe, « irremplaçable », où
il rejoint sa vraie personne, parce qu’un Tiers en lui, qui est son vrai moi final, assume
enfin l’insoluble conflit de ses deux âmes. Songeant à ces « extrêmes » si longtemps
ménagés, cultivés, isolés l’un de l’autre — et que symbolisent nos deux mythes —, j’oserai
dire à mon tour, inversant son aveu et le rapportant à lui-même : — c’était en ses deux
âmes qu’il avait cru, et ses deux âmes ne l’aimaient plus. Je parle ici du Gide achevé,
équilibré dans son dialogue intime, et tel qu’il se décrit dès ses Morceaux choisis, publiés
à 52 ans. Sa vieillesse n’a rien apporté qui ne confirme une telle image.
Celui que nous avons pu connaître n’était ni le mari transi d’Emmanuèle, ni le nomade en
chasse de brefs plaisirs solaires, ni André Walter, ni Ménalque. Il eût semblé bien incongru
d’évoquer devant lui, en sa présence « d’inflexible Mongol à tête de scarabée79 » les figures
alternées de Tristan et Don Juan. Ces deux « extrêmes » dont il s’était loué d’avoir su
protéger la « cohabitation » semblaient s’être absentés de lui-même, entraînant avec eux
son âme divisée. Comme évacués de sa personne, ils étaient devenus personnages de ses
œuvres. Encore qu’en aucune d’elles — sauf le Journal — ils aient jamais « cohabité »,
d’où l’absence de tension profonde qui a sans nul doute favorisé les perfections formelles
et l’harmonie que l’on sait, aux dépens du pouvoir tragique. D’avoir été séparément
mais simultanément actualisés, ils avaient privé Gide de cette Ombre qui est le refoulement
d’une part virtuelle [p. 182] de l’âme, — donc sa présence encore, secrète mais active. Ils
avaient cessé de le toucher. Et trop bien isolés l’un de l’autre en ses œuvres, loin de s’y
prêter force en secret, ils exténuaient leur énergie dans la pureté d’un jeu bien alterné.
Demeurait la perplexité, sereine ou tourmentée, malicieuse ou maussade, selon les jours ou
l’interlocuteur. Beaucoup de petits problèmes de langage ou de morale, mais dont le débat
tournait souvent à l’argutie, — ou bien il vous rendait les armes un peu trop vite. Beaucoup
d’arrière-pensées, qu’il ne voulait plus suivre, et c’étaient elles pourtant qui le faisaient
encore si attachant, et parfois émouvant, pour ceux qui avaient aimé ses livres. Bref, en
dépit de sa curiosité demeurée vive, et de sa générosité, un refus quasi instinctif
d’approfondir et d’élargir, d’intégrer et de prolonger, doublé d’une propension de plus en
plus marquée à vouloir le contraire de tout cela, c’est-à-dire à cerner et limiter, dissocier et
démystifier. Cette attitude a sa vertu, qui est celle du doute. Mais elle trahit aussi ce qu’il
me faut bien nommer — « à présent que j’y vois plus clair » il le faut bien — un certain
assèchement de l’âme et de ses pouvoirs d’expansion.
De là cette impression que j’avais gardée de lui, et que je traduisais en parlant d’un défaut
d’imagination spirituelle, — pour moi le vrai sens poétique. (Lui préférait parler de son
« refus d’accueil » à toute espèce de réalité inaccessible au « raisonnable ».) Je distingue
mieux, aujourd’hui, les origines fonctionnelles de cette fuite de l’âme dédoublée, et
comment elle devait se produire à la longue dans l’évolution de sa personne.
Gide fut-il la victime d’une fin d’époque cruelle [p. 183] et déjà tout absurde à nos yeux,
comme peuvent paraître absurdes ou dénués d’intérêt les conflits entretenus dans la vie
d’un Aztèque par les décrets de dieux déments, et qui sont morts ? Fut-il plutôt l’acteur,
sacrifié à son rôle, d’une dramatique de l’âme qui vivra bien autant que notre Occident et
ses mythes ? Nietzsche se vantait d’avoir écrit le seul ouvrage au monde qui se termine
par ou bien ? — Gide ici l’a rejoint, mais par sa vie.
59. — « Vous allez croire que je suis un obsédé, me dit-il en riant, mais vos troubadours,
je ne puis m’empêcher de penser qu’ils devaient être homosexuels pour la plupart. » Je
réponds qu’en effet, plusieurs d’entre eux le furent.60. Dans Et nunc manet in te : p. 27,
je lis : « Je sus bien, par ailleurs, prouver que je n’étais pas incapable d’élan (je parle de
l’élan qui procrée), mais à condition que rien d’intellectuel ou de sentimental ne s’y
mêlât. » (Note de 1960.)61. La Jeunesse d’André Gide, tome I, p. 505, 1956.62. Noter que
Gide n’a jamais parlé que des mythes grecs (Prométhée, Thésée, Eurydice). Pas un mot
sur Tristan même dans ses premières œuvres ; et pour Wagner, « une aversion
passionnée ». Quant à Don Juan, le personnage était bien fait pour le scandaliser.
L’action de nos deux mythes, dans l’existence de Gide, n’est donc ni « littéraire », ni
musicale, comme chez Kierkegaard et chez Nietzsche. Elle n’est même pas consciente. Et
c’est ce qui m’intéresse.63. J. Delay, citant cette phrase, note qu’elle trahit l’influence de
la lecture de Schopenhauer. Or on sait que cette même lecture fut décisive pour Wagner
écrivant Tristan : le nirvana qu’invoque André Walter, c’est la « joie suprême »
d’Isolde.64. J. Delay, op. cit., II, p. 22.65. Et nunc manet in te, p. 12-13 (Éditions Ides et
Calendes, 1951) et p. 7 : « Hier soir, je pensais à elle ; je parlais avec elle, comme je
faisais souvent, plus aisément en imagination qu’en sa présence réelle ; lorsque soudain
je me suis dit : mais elle est morte ! »66. Si le Grain ne meurt, p. 251.67. (Telle était
l’épigraphe de Ménalque quand ce fragment central des Nourrituresparut en revue.)
L’un des premiers titres choisis par Gide pour La Porte étroiteétait Essai de bien
mourir. Les Nourritures terrestres traduisent la volonté d’opposer brutalement l’ici-bas
de Don Juan à l’au-delà angélique de Tristan.68. J. Delay, op. cit., II, p. 598.69. Si le grain
ne meurt, p. 346.70. Si le grain ne meurt, p. 173.71. « … et protégeant en moi, à la fois, le
meilleur et le pire, c’est en écartelé que j’ai vécu… Les tendances les plus opposées
n’ont jamais réussi à faire de moi un être tourmenté, mais perplexe… Cet état de
dialogue… devenait pour moi nécessaire… il m’invitait à l’œuvre d’art. » Morceaux
choisis, p. 434.72. Si le grain ne meurt, p. 247.73. Ainsi soit-il, ou les jeux sont faits, p. 128.
Les premiers mots de la citation — « dans le rêve seulement » — sont un curieux
exemple de refoulement. J. Delay cite en effet plusieurs phrases telles que celle-ci (tirée
du journal manuscrit de Gide, 1er janvier 1886) : « Que de fois Madeleine étant dans la
chambre voisine, je l’ai confondue avec ma mère. » Notons que les deux femmes ne se
ressemblaient en rien, ni physiquement, ni moralement. Quant aux derniers mots :
« explique ou motive… » : ils marquent la méfiance de Gide à l’égard des relations de
causalité à sens unique posées par Freud — et par tout le xixe s.74. Il note, dans Ainsi
soit-il, p. 132 : « Je me souviens d’avoir déjà parlé ailleurs de ceci, qui reste pour moi
incompréhensible : que l’on puisse à la fois fournir soi-même tous les éléments de la
surprise, et être surpris… »75. Si le grain ne meurt, p. 289.76. Si le grain ne meurt,
p. 94.77. Journal, 16 sept. 1942.78. Ibid., 15 mai 1949.79. Jean Paulhan,
dans l’Hommage de la NRF.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : Kassner, zen, Rilke, arc, maître, flèche, atteindre,
indiscret, but, pensée, grandeur, tir, dialogue, Rudolf Kassner, cible.
[p. 187]

Rudolf Kassner et la grandeur humaine


Rudolf Kassner vient de mourir à l’âge de 86 ans, au comble de sa gloire secrète. Qui l’a
mis à son rang dans notre siècle ? Les meilleurs, certes, mais presque seuls : Valéry, Gide,
Eliot, Auden, Paulhan, Saint-John Perse, Keyserling, C. J. Burckhardt. La France l’ignore
encore, malgré trois traductions80 qui suffiraient à résumer son œuvre, laquelle compte
environ quarante volumes d’une séduisante difficulté. (Il a traduit aussi Platon, Pouchkine
et Gogol, Laurence Sterne et Newman, le Philoctète de Gide et les Éloges de Saint-John
Perse.) Intimement hé avec Rilke et avec Hofmannsthal, il procède à la fois, par un étrange
paradoxe, de la dialectique kierkegaardienne, comme son cadet Kafka, et de la société
autrichienne d’avant 1914, comme Robert Musil. Ces cinq noms que l’Autriche a donnés
à l’Europe sont parmi les plus grands des Lettres de ce temps. Ils illustrent, au même titre
que ceux qu’on a cités d’entre les amis de Kassner, la seule littérature digne du nom ; et
l’on ne s’étonnera pas que Kassner soit resté, jusqu’ici, le moins connu d’entre eux, si l’on
songe à ce dont parle la presse dans ses rubriques dites « littéraires ».
[p. 188]
Première approche de l’œuvre
Ces premiers textes de Kassner, lus en français dans une précieuse et simple traduction81,
lorsque j’essaie de me remémorer l’espèce de choc que j’en reçus, à 25 ans, un seul mot
me vient à l’esprit : autorité. Avant d’avoir compris ce qui était dit — j’entends compris à
la manière intellectuelle et discursive, ramenant à des catégories, à des clichés — j’avais
reconnu la grandeur d’un ton, d’un style, d’une impatience rigoureuse. Une manière
d’occuper la scène en deux répliques, d’imposer une allure bien « rassemblée »,
n’admettant que des gestes nets et maîtrisés, puis de la briser soudain par une cascade
d’ellipses saisissantes qui laissaient le lecteur pantois, comme l’antique injonction du
Sphinx : devine, ou je te dévore ! Une constante énergie de l’énoncé. Et une grande force
d’exclusion.
Seuls les mondains, pensais-je, savent encore exclure avec cette parfaite assurance, mais
par manie, au nom d’une mode. Ici, tout au contraire, la force simplificatrice, l’intolérance
instantanée à l’égard du doute faible, de l’adjectif incertain, et en général des
complaisances « artistes » ou des clichés philosophiques, s’exerçaient en vertu d’une
réflexion passionnément originale. Et je tentais de décrire — dans le premier article, je
crois bien, publié en France sur Kassner — « l’acuité lente de la réflexion, [p. 189] l’alliage
précieux de hauteur, de rigueur et de pitié humaine, la retenue presque solennelle mais qui
sans cesse frôle l’humour, et parfois tourne en sournoise malice » qui composaient, au sens
magique du mot, les charmes de cette prose et son autorité. Voici donc cette première
approche.
Dans la mesure même où Kassner se montre disciple de Kierkegaard, sa pensée paraît
réfractaire à toute description, car elle opère sur des mythes concrets plutôt que sur des
formules explicites. Même dans son essai le plus discursif, relativement, celui qui donne
son titre au recueil, les mots-clés : mesure, forme, grandeur, métamorphose, miroir, limite,
sacrifice, chance, drame et tension, ne sont guère définis que par leurs rapports mutuels et
tirent de cette interdépendance leur valeur originale. Kassner reprend un des thèmes
essentiels du pré-romantisme allemand, l’opposition de l’antique et du moderne, non du
point de vue littéraire comme on le fit en France, mais du point de vue des valeurs vitales
(problème que notre xviie siècle se devait de ne pas poser).
L’homme antique peut atteindre la grandeur parce qu’il possède la mesure au sein d’un
tout fini :
Famille, dieux, nature, tout lui commande d’être grand. Grand pour la loi, grand
pour le Tout.
Il ne se recherche pas soi-même, il vise à la plénitude élémentaire, définie par la loi, par
son astre. L’homme chrétien au contraire, l’homme qui doit être surpassé, vit dans la
démesure, et lorsqu’il [p. 190] « veut prendre mesure de lui-même, il se sent aussitôt
incomplet et coupable. Il est donc possible de dire que le péché est la mesure du démesuré,
et que pour le chrétien il n’est pas d’autre grandeur. » Ainsi le chrétien existe en tant que
le péché crée une tension entre lui et Dieu. Mais le péché ne devient réalité que pour le
converti ; c’est donc la conversion qui figure l’acte par excellence du chrétien, hors duquel
il n’est pour lui ni mesure, ni grandeur, ni forme, mais seulement chimères et incohérence.
Que l’on considère en effet l’homme moderne, l’homme sans mesure naturelle : s’il ne
retrouve pas de loi interne et de tension par le péché, il n’est plus qu’un être sans destinée,
un Indiscret.
Sa substance interne est crevassée et divisée. Son œuvre, souvent pleine de charme
mais sans forme et sans but, peut bien nous stimuler, mais ne nous détermine
jamais… Cet homme indiscret est distrait, et sa distraction vient de l’intérieur… Il
ne peut jamais sortir de son moi sans trahison et chaque manifestation de son essence
intime ressemble par quelque côté à un outrage, voire à une impudeur.
À l’opposition du Beau objectif et de l’intéressant sentimental qui pour Schiller et surtout
pour Schlegel symbolisait celle de l’antique et du moderne, Kassner répondrait aujourd’hui
par l’opposition de la grandeur mesurée et de l’indiscrétion journalistique82. La férocité
réfléchie qui préside à son analyse de l’indiscret nous vaut une description inégalable du
mal du siècle. Ici, le mépris ne porte aucune [p. 191] atteinte à la perspicacité parce qu’il
est vraiment souverain. Peut-être faut-il reconnaître à ce seul philosophe le privilège
d’avoir parlé sans complicité de ce qui nous détruit : Rudolf Kassner donne la sensation à
peu près unique en ce temps d’une pensée autoritaire. Entendons que, pour lui, penser n’est
pas se débattre dans ses contradictions personnelles, parlementarisme intérieur qui nous
mène lentement à l’impuissance. (Si Kassner exprime un tourment, c’est en tant que la
réalité humaine, non sa pensée privée, est tourmentée.) Penser n’est pas non plus s’ingénier
sur des idées et des combinaisons d’idées : mais créer de tout son être spirituel des faits
nouveaux et vrais, dans un certain style. Car il n’est point de vérité sans forme. Quelques
pages étranges et puissantes sur les chimères de Notre-Dame illustrent ce réalisme de la
forme, hors de quoi il n’est qu’indiscrétion, et qui livre la clé de la pensée de Kassner,
comme aussi de son apparente obscurité. D’où provient cette obscurité si fascinante ? De
cela sans doute que Rudolf Kassner se garde bien de poser les problèmes dans nos
catégories psychologiques. Il prend tout par des biais qui nous sont peu familiers. Et puis
enfin, voilà une philosophie qui postule la vision, c’est-à-dire l’appréhension poétique du
monde.
Il faut savoir être secret pour penser avec autorité. Il faut savoir taire ce qui permettrait aux
indiscrets de comprendre intellectuellement sans « réaliser ». Il faut que les pensées créées
ne soient concevables qu’en elles-mêmes, et comme à l’état sauvage, non par une
explication qui les réduise et qui les domestique. Une pensée neuve ne saurait être comprise
à moins d’être recréée dans sa forme — ce dont [p. 192] certaine clarté dispense le lecteur.
On pourrait dire aussi que l’indiscret est celui qui se préoccupe de défendre plutôt que
d’illustrer. Ainsi, selon Kierkegaard, le premier homme qui s’avisa de défendre la religion
mériterait-il d’être appelé Judas numéro deux. Car il ne s’agit pas de professer une chose
mais d’être la chose. Le rare, c’est que chez Kassner, comme chez Kierkegaard, cette
présence s’accommode d’une ironie qui chez d’autres serait plutôt le fait du détachement.
Une ironie à l’intérieur des choses, qui les fouille et les purifie, une ironie née de la rigueur
et non du scepticisme. Le dialogue de Laurence Sterne et du recteur Krooks sur Judas et la
Parole est à cet égard d’une saveur particulièrement riche et complexe :
Les bavards ne tirent pas d’eux-mêmes toutes les paroles qu’ils profèrent ; ils les
reçoivent des prophètes ; s’il n’y avait pas de prophètes, les bavards seraient peut-
être des créatures très silencieuses, comme les belettes ou les étoiles filantes.
Mais plus encore que leur conception de l’« existence » et que leur ironie, ce qui rapproche
Kassner et son maître, c’est leur vision tragique du péché. Le Lépreux, journal apocryphe
de l’empereur Alexandre Ier de Russie, n’est qu’une suite de méditations sur le thème du
tout-ou-rien moral qui caractérise Kierkegaard.
On ne peut dire précisément de Kassner qu’il réfute ses adversaires — Freud en particulier,
dans Christ et l’Âme du monde — mais bien plutôt qu’à force d’approfondir leur domaine
propre, il les mine et les ruine intérieurement ; ou encore les dissout dans une réalité plus
absolue. Telle est la forme des [p. 193] dialogues où culmine son art. De ces dialogues, où
chaque interlocuteur, tour à tour, atteint à l’expression la plus virulente de sa vérité — si
bien que la conclusion ne peut être qu’implicite et fonction d’une hiérarchie de valeurs,
non de la seule exactitude des pensées — nous connaissons le modèle immortel, le Livre
de Job. Il serait curieux d’en suivre la filiation, jusqu’au Soulier de satin, de Claudel : ce
serait une sorte de généalogie du réalisme poétique.
Telle fut ma première impression. Je la vois aujourd’hui confirmée par un commerce
rarement interrompu avec une œuvre dont la difficulté, précisément, n’a pas cessé de me
séduire et inciter.
Je suppose qu’il est devenu banal de déplorer l’obscurité des essais et dialogues de Kassner.
Elle est pourtant la garantie de leur pouvoir, et ne saurait traduire, à mon avis, qu’une
intention profondément délibérée. Car il s’agit ici d’une maïeutique, s’exerçant sur les
mythes de l’âme. Je parlais tout à l’heure d’ellipses « saisissantes » et c’était au sens
littéral, non pathétique, de l’adjectif. L’ellipse de pensée n’est nullement, chez Kassner, un
procédé de rhétorique, une manière de sauter les évidences ou platitudes intermédiaires.
Elle est un acte de vision. Nous montrant d’un seul coup, sans transition, plusieurs objets
que la coutume sépare, non seulement elle oblige à les voir d’un œil neuf, mais encore elle
excite à découvrir l’angle particulier sous lequel a pu les voir, proches ou confondues, son
auteur. (Cet angle de vision étant son vrai message.) Elle propose donc à l’imagination un
exercice spirituel, [p. 194] assez analogue, il me semble, à ceux qu’imposent aux néophytes
les moines bouddhistes de la secte du zen.
Pourtant, le thème profond, omniprésent, de l’œuvre, c’est à l’inverse du bouddhisme, en
apparence, le problème chrétien du Dieu-Homme, d’où naît celui de la personne,
générateur de l’Occident. Problème ambigu s’il en fut, et qui échappe par définition à la
pensée systématique et discursive : point de réponse rationnelle au cur deus homo de saint
Anselme. Kassner gravite autour de ce mystère, l’approche par le moyen de paraboles, de
questions, de comparaisons. De quels autres moyens disposons-nous, qui soient ordonnés
à cette fin ? Ce sont moyens de poésie, c’est-à-dire d’âme, inadéquats sans doute, s’agissant
de l’Esprit… « La faculté principale de l’âme est de comparer », remarque Montesquieu,
et il ajoute : « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose
qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce
que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture. »
Ainsi s’opposent et se comparent, dans ses dialogues, mesure antique et démesure
moderne, ou les grandes intuitions tautologiques de l’Inde et les conséquences
« dramatiques » de l’incarnation de la Parole : par leurs images plutôt que leurs concepts ;
sans conclusion. Mais l’angle de vision s’est imposé. Et l’imagination, irrésistiblement,
s’oriente vers le mystère crucial.
S’agirait-il d’une théologie ? Kassner veut voir. D’une gnose, alors ? On pourrait le penser.
De poésie ? Très certainement. Mais encore faudrait-il s’entendre sur le sens authentique
de ce mot. Disons, pour couper [p. 195]court à de longs développements, que ceux-là seuls
qui se font de la poésie une idée finalement plus favorable au Livre de Job et aux proverbes
zen qu’à Lamartine ou même à Rilke, reconnaîtront dans les dialogues et les paraboles de
Kassner son irréfutable présence.
Bâtons rompus
Au lendemain de la dernière guerre, des amis lui avaient ménagé une assez plaisante retraite
dans le bourg de Sierre-en-Valais, non loin de cette tour de Muzot où Rilke passa la fin de
sa vie. À travers les longs corridors d’un château renaissant transformé en hôtel, un
domestique poussait à vive allure son fauteuil roulant, jusqu’à l’ombrage des marronniers
de la terrasse. Là, Kassner recevait presque chaque jour des visiteurs venus des quatre coins
de l’Europe. Pourquoi n’y suis-je allé que si rarement ? Sans doute à cause de la réserve
qu’inspirent les plus profondes admirations. Mais peut-être aussi, et surtout, parce que je
m’étais fait de Kassner l’image d’un maître spirituel, d’un guru comme disent les Hindous.
Je le confesse cum grano salis, tongue in the cheek — quelle serait donc l’expression
française ? — amusé de retrouver en moi cette persistance du premier choc reçu par mon
adolescence prolongée. Transposant vingt-cinq ans en arrière une relation de maître à
disciple qui avait été réelle dans mon esprit seulement et qui ne pouvait ni ne devait l’être
autrement, je le voyais bien, je jouais encore avec l’idée que cette relation devait exclure
tout bavardage et comporter quelque cérémonial : seul devant lui, se taire longtemps après
une seule question qu’il eût posée, une [p. 196] seule sentence énigmatique à méditer, sans
jamais oublier le risque du coup de bâton appliqué par le maître au disciple, si ce dernier
propose une réponse erronée. (Ainsi fait-on dans les couvents bouddhistes du Japon)83. Et
justement Kassner serrait deux cannes dans ses énormes mains d’infirme — paralysé des
jambes dès le berceau — mais sa maîtrise n’exerçait d’autres sanctions, sur les trop
nombreux visiteurs, que celles d’un bref regard pénétrant de malice, d’un éclat de voix
sardonique ou d’un subit changement de sujet. Après tout, n’était-ce pas ce que
j’attendais ? Il parlait à bâtons rompus sur le dos des fervents indiscrets ! Et n’avais-je pas
cédé à l’illusion banale qui veut que l’auteur et l’œuvre soient pareils, alors qu’ils sont
toujours en tension dialectique — du moins s’ils comptent ?
Nos trop rares entretiens m’ont appris sur Kassner cela surtout qu’il a si bien su taire dans
toute son œuvre : cette manière discrètement ascétique, ou pour mieux dire allègrement
disciplinée de dominer son grand malheur physique et de refuser que ce malheur l’isole
dans la seule profondeur de sa vision84. [p. 197] D’où sa curiosité avide et amusée pour tous
ceux que l’on pouvait connaître, ne fût-ce que de réputation, qu’il avait bien connus lui-
même ou rencontrés dans ses voyages innombrables en Europe, en Russie, en Inde. Il ne
cessait de mettre et de remettre à jour son tableau d’une certaine société finissante,
composée certes des meilleurs esprits (morts et vivants) et des plus authentiques grandes
dames, mais aussi d’une foule de figures touchantes, excentriques ou typiques, qu’il se
divertissait à évoquer d’un seul trait fortement appuyé — et l’on devinait alors qu’ils
étaient les modèles des personnages de ses Dialogues et récits physiognomoniques,
officiers, acteurs ou artistes, grands maniaques de la chasse ou du jeu, courtisans,
courtisanes, ascètes, « indiscrets » ou ratés exemplaires. Cette collection de types de notre
siècle puisait dans l’Europe de naguère — surtout viennoise — ses éléments anecdotiques
ou réalistes ; mais il la transformait en une mythologie évoquant le grouillement des
créatures qui décorent l’extérieur des grands temples de l’Inde.
Je relève encore ceci dans ses Propos, confirmant les souvenirs que je viens d’interpréter :
« Le Witz (la boutade, le trait d’esprit) est la forme logique et naturelle que revêt la
sociabilité chez le solitaire qui garde ses distances… » Finalement, je crois bien que
Kassner est à peu près le seul homme que j’aie connu dont je ne puisse imaginer qu’il ait
dit ou écrit une[p. 198] sottise ou, même en bavardant, une platitude. Qu’il s’agisse de ses
pages les plus denses ou des anecdotes qu’il contait avec un humour énergique (ces deux
mots accolés me rappellent son ton de voix), tout en lui, l’œuvre et l’homme, évoquait la
présence d’une maîtrise achevée, comme infaillible.
D’où l’image qui me vint à l’esprit, pendant notre première rencontre, de cet archer qui tire
les yeux fermés et atteint à chaque coup le centre de la cible. D’où mes allusions répétées
à la technique du zen-bouddhisme — que je voudrais maintenant expliciter.
Kassner, Rilke et le zen
Une amitié des plus complexes, pour ne pas dire ambivalente, a lié longtemps Rudolf
Kassner et Rainer Maria Rilke. Elle remonte aux années qui précédèrent la guerre de 1914,
et plusieurs témoignages importants nous en demeurent : lettres de Rilke à leur amie
commune, la princesse de Tour et Taxis, dédicace à Kassner de la Huitième Élégie de
Duino, fin des Cahiers de Malte Laurids Brigge, portant les traces visibles de l’influence
kassnérienne ; et les sept essais successifs consacrés par Kassner à Rilke, de 1926, au
lendemain de la mort du poète, jusqu’au trentième anniversaire de cette mort.
Dès le premier de ces essais, Kassner, tout en mettant le Poète au plus haut comme pur
lyrique sans faille et sans clichés, prend ses distances : Rilke, écrit-il, a toujours refusé
l’idée fondamentale du sacrifice, seul chemin qui permet de passer de l’intériorité fervente
à la grandeur. Relisons les essais qui suivent : nous y voyons que, pour Kassner,
Rilke[p. 199] appartient décidément au monde du Père, « monde des enfants, des femmes
et des vieillards », monde passif, féminin, sans conflit et sans drame, sans négation ni
dialectique, monde « phallique » aussi, « mélange très singulier de candeur enfantine et de
perversion », monde spatial, antihistorique, désincarné, lunaire, monde de l’âme et non de
l’esprit, profondément antipaulinien, et qui permet seul de comprendre chez Rilke « son
hostilité au Christ, qui blesse les uns, paraît folle aux autres »… Je ne fais ici qu’énumérer
les expressions souvent répétées, mais de plus en plus sévères à mesure que le temps passe,
auxquelles Kassner recourt pour se différencier de celui que, pourtant, il ne cesse de tenir
pour l’un des plus grands depuis Dante. Le monde de Kassner, au contraire, est le monde
du Fils, de la Parole qui tranche et institue le drame, le monde ouvert par la tragédie
grecque, par l’Évangile, monde du Dieu-Homme et du paradoxe, du sacrifice et du Retour
(Umkehr), de la Personne et de la Liberté. Monde viril où ne peut régner que « cette prose
qui exclut les vers : Blaise Pascal, Laurence Sterne et Søren Kierkegaard. En tous trois je
reconnais et vénère mes grands aïeux.85 »
Une dernière fois, en 1956, Kassner revient sur ce débat inépuisable — et sans doute
trouvera-t-on dans ses papiers posthumes bien d’autres notes qui s’y rapportent. L’essai
porte un titre curieux : Rilke, le zen et moi86et il est curieusement décousu. À propos de
l’influence qu’on lui attribue sur Rilke, Kassner cite de nouveau la phrase de ses Proverbes
du yogi :[p. 200] « Le chemin de l’intériorité à la grandeur passe par le sacrifice », phrase
dont Rilke lui avait dit dans une lettre qu’il la sentait « écrite pour lui, et contre lui ». Il
suggère en passant un parallèle entre Kierkegaard et Hamlet « qui tous les deux luttèrent
pour la grandeur, non point à partir du Mythe, mais à partir de la Personne, par
désespoir »87. Suit une digression sur la Duse, et subitement, Kassner en vient à l’aspect
« asiatique » du monde rilkéen, et au bouddhisme. Il a toujours aimé le Bouddha, dit-il. Il
a suivi ses traces en Inde, sans bien connaître sa doctrine. Beaucoup plus tard, il entendit
parler du zen, qui n’est resté qu’un nom pour lui. Mais dans le recueil d’hommages publié
pour ses 80 ans (le Gedenkbuch déjà cité), le rapprochement que je suggérais entre le zen
et sa propre pensée l’a frappé :
Cela resta fixé dans ma mémoire, écrit-il, me tint alerté… jusqu’à ce que, peu de
temps après, je fusse informé de l’existence d’une école du zen dont les maîtres
parviendraient à ceci : atteindre le but sans le voir, placer la flèche au centre de la
cible, les yeux fermés… Je pressentais maintenant ce que le zen signifiait et dans
quel rapport il pouvait être avec mon œuvre, qui comptait à ce moment-là plus d’un
demi-siècle. Atteindre le but sans le voir (blind), celui qui peut cela ne doit-il pas
avoir le but en lui-même ?… Le zen, le [p. 201] tir aveugle, est acte, mais cet acte est
en outre notre pensée la plus profonde, l’ultime, et, le dirai-je, la pensée sans
limites…
Le zen suppose la dissolution, l’éclatement de tout le conceptuel. Le point noir qu’atteint
la flèche du tireur aux yeux bandés est le point zéro de la cible, le Néant qui est en même
temps le Tout… Que signifie encore le zen, sinon l’élimination de la fortune, au sens
antique, c’est-à-dire de la chance, du hasard, et celui-là seul peut y arriver qui ne sépare
plus l’acte de l’ascèse.
Ceci est absolument hindou, ajoute Kassner, appartient à l’Asie, et n’eût été compris
que par peu de Grecs, par les éléates, et par aucun Romain. Il y aurait beaucoup à
dire là-dessus : sur la flèche du vieux Zénon, qui n’atteint pas le but, et sur le tireur
aveugle qui l’atteint, qui, sans le voir, l’atteint. Dans les deux cas, il s’agit du
concept, de l’idée et de l’existence de l’Infini, dès que la parole cesse d’être une
simple coque ; et il s’agit aussi de l’union ultime du But et du Sens. Si je m’en tiens
à cette interprétation du zen, Denis de Rougemont a raison ; il y a du zen, en fait,
dans tous mes écrits, à commencer par cette « Morale de la musique » qui
aujourd’hui, à cause de cela, remonte vers moi dans mon grand âge, sous un aspect
nouveau et rajeuni.
Kassner rappelle alors sa conception de la musique comme absorption totale du contenu
dans la forme, où il voit un équivalent de l’unité du Tout et du Rien, maintenus ensemble
et assumés par la seule force de l’Imagination. Et il poursuit :
Le zen nie le Dieu personnel, il ne le nie pas au nom du rationalisme, oh ! pas du
tout, mais en vertu de son [p. 202] idée de l’Infini, du trans-conceptuel, de
l’inconcevable, en vertu de l’Imagination créatrice, qui est pour lui la seule forme
possible de la foi.
Et certes, il m’est souvent venu à l’esprit que cette Einbildungskraft88, qui joue dans toute
son œuvre un rôle aussi fondamental que la libido chez un Freud, pourrait bien être pour
Kassner d’abord la seule forme possible de la foi — ce qui est plus gnostique
qu’orthodoxe… Ne tire-t-il pas le zen de son côté ? Il ajoute d’ailleurs aussitôt qu’on ne
saurait croire un seul instant qu’il ait jamais voulu donner un enseignement bouddhiste, ni
se présenter après coup « comme un extravagant maître du zen » ! Il n’a que faire d’une
doctrine ou d’un système ; mais peut-être, dans certains de ses livres, a-t-il jeté un pont,
une arche par-dessus continents et millénaires, reliant ainsi les représentations de
l’ancienne Asie à celles de l’Occident chrétien. Ce qui lui semble, en fin de compte, relier
au zen sa propre pensée physiognomonique, c’est que l’un et l’autre se soucient davantage
de limites que de causes. Et cette notion de limite, si importante pour lui, le ramène à Rilke,
dont il cite ce vers :
Si le boire te semble amer, deviens Vin.
Ici, dit-il, plus de théâtre… Il s’agit de limites, d’abîme, de centre et d’absence de
centre. Il s’agit également de [p. 203] la limite entre existence et poésie, ou de la
poésie comme existence, ce qui donne une parfaite question zen, la question
dernière, peut-être, pour les hommes auxquels la Langue a été donnée. C’est cette
question que le 23e des « Sonnets à Orphée » pose, ou tout au moins, comme il
convient à Rilke, tient cachée :
C’est lorsqu’un pur essor vers où ?
Aura vaincu l’orgueil puéril
Qu’enfin, submergé par son gain
Celui qui s’est approché des lointains
Sera ce que son vol solitaire a conquis.
Voilà qui est zen, conclut Kassner, ou solution d’un problème zen par le poète, par
la langue, la langue vivante des images, non des concepts.
C’est ainsi, finalement, par le détour du zen, que le Kassner des derniers temps de sa vie a
pu relier son monde et celui de Rilke. Par un suprême dépassement des concepts, au nom
du Sens qui est le But à l’infini.
Le but, la flèche et l’homme
Kassner avait sans doute pris connaissance du zen par le fameux petit livre d’Herrigel
sur L’Art chevaleresque du tir à l’arc89. Le vers de Rilke sur le vin a donc pu lui rappeler
ce précepte donné par un maître à un peintre :
[p. 204]Observe le bambou pendant dix ans, deviens bambou toi-même, puis, oublie
tout et peins.
(Problème de la limite entre existence et art, ou de l’art comme existence.)
D’autres correspondances ont pu le frapper. N’a-t-il par reconnu le style même, et sinon le
son de sa voix qu’on est seul à ne pas reconnaître, du moins le mouvement de pensée de
ses Dialogues et Paraboles dans ces paroles d’un maître zen sur le tir à l’arc :
Celui qui est capable de tirer avec l’écaille du lièvre et le poil de la tortue, c’est-à-
dire d’atteindre le centre de la cible sans arc (écaille) et sans flèche (poil), ce dernier
est Maître, dans l’acception la plus élevée du terme, Maître de l’art sans art, mieux,
il est l’art sans art, à la fois ainsi Maître et non-Maître. Par ce revirement, en tant
que mouvement immobile, danse sans danse, le tir à l’arc se fond dans le zen.
Mais voici le plus remarquable. Il semble que Kassner ne se soit pas souvenu d’avoir écrit
lui-même dans ses Proverbes du yogi90 les phrases suivantes :
Quand je décoche une flèche, le but que je vise est toujours dans le fini. Le point où
tombe la flèche, c’est le fini (sans limites). À la place de ce fini (sans limites) posons
l’infini (la liberté) ; le but deviendra le sens. Mais la flèche, dans ce cas, c’est
l’homme.91
[p. 205] Relisons maintenant Herrigel, ce philosophe allemand qui est allé au Japon pour
s’initier au zen en s’entraînant au tir à l’arc. « Vos flèches manquent de portée (fait
remarquer le Maître au débutant) parce que spirituellement vous ne portez pas assez loin.
Comportez-vous comme si le but était l’infini… Un bon archer tire plus loin avec un arc
de moyenne puissance qu’un archer sans âme avec l’arc le plus fort. Le résultat ne dépend
pas de l’arc mais de la « présence d’esprit », du dynamisme et de la faculté d’éveil avec
laquelle vous tirez. » Ou encore : « La Grande Doctrine du tir à l’arc ignore tout d’une cible
dressée à une distance déterminée ; elle ne connaît que le but, qui ne s’atteint d’aucune
manière technique, et si elle lui donne un nom, ce sera : Bouddha. » Enfin ceci, qui devait
combler chez Kassner le penseur existentiel autant que le physiognomoniste : le disciple
dit au maître : « Je crains de ne plus rien comprendre… Est-ce moi qui touche le but ou
bien le but qui m’atteint ? Ce que vous appelez le « quelque chose » (qui tire) est-il de
nature spirituelle aux yeux du corps, ou corporelle aux yeux de l’esprit ? Ou les deux à la
fois ? Ou bien ni l’un ni l’autre ? Toutes ces choses, arc, flèche, moi, s’amalgament
tellement que je ne suis plus capable de les séparer… Le Maître m’interrompit alors et dit :
Voilà justement la corde de l’arc qui vient de vous traverser ! »
Mais je n’en finirais pas de citer tantôt Kassner, tantôt les maîtres du zen, au risque de
confondre leurs énigmes et leurs réponses non moins énigmatiques parce qu’elles renvoient
toujours ailleurs, au tout unique, à l’infini, où se rejoignent d’un seul coup dans
l’illumination de la vision (dirait Kassner), [p. 206] du satori (disent les bouddhistes), l’Un
et le Tout, l’individu et le sens final92. J’en reviens donc à l’homme que j’essaie de décrire
par le biais d’une vision particulière que j’eus de lui, et dans laquelle il semble bien qu’il
se soit finalement reconnu.
J’ai dit que l’image d’un maître zen m’était venue en écoutant parler Kassner. Et voici ce
qu’il dit lui-même de la conversation telle qu’il l’entend et la pratique :
Je suis toujours chargé (comme un fusil) quand je suis réellement alerté, éveillé. Le
dialogue, la dialectique sont alors les moyens convenables pour provoquer
l’étincelle, la détente, le drame du rejaillissement d’une image, d’une idée
survenant, d’un principe ; le coup est parti, tout de suite, cela jaillit et puis, parfois,
cela touche le noir. De là mon « Tireur zen », mon zen… L’arc est toujours tendu.
Eh oui, bien sûr, pourquoi ne pas penser ici au bios d’Héraclite, qui signifie Vie et
Arc, vie qui appelle et produit, et arc qui donne la mort ?
Mais il ajoute aussitôt que le silence est pour lui une véritable volupté — pendant des
heures, chaque soir — et que c’est bien cette volupté qu’on pourrait qualifier de
bouddhiste…
Si j’avais pu revoir Kassner, l’hiver dernier, venant de lire son essai sur le zen et Rilke, je
lui aurais posé des questions qu’il laisse à jamais sans réponse. Je lui aurais dit sans doute :
le but du zen est de nous libérer du moi conscient, mais le sens dernier de votre œuvre est
de libérer ce moi conscient (qui est la personne) du moi factice, du personnage [p. 207] et
de son masque, laissant alors paraître le visage. Entre les deux « abîmes » du monde
magique, qui est le monde sans mesure d’avant le drame, d’avant l’idée et la Parole — et
du monde collectif, qui est sa contrepartie plate et abstraite, et que vous nommez souvent
« magie à rebours », vous nous avez montré la voie de la personne, le passage vers l’esprit
et vers la liberté, qui est souffrance et vision, tension et sacrifice, incarnation de la Parole
dans l’histoire. Maintenant, comment passer de cette réalité qui est liberté de la personne,
à celle du zen qui est négation du personnel ? Ou plutôt, saurez-vous nous faire voir l’unité
finale des deux voies ? Nul autre mieux que vous, vous seul sans doute…
Il n’est plus là. Mais j’imagine que ses Propos, que l’on commence à publier, vont apporter
des éléments sans prix pour le Grand Œuvre de ce temps, la transmutation créatrice des
valeurs de l’Orient et de l’Occident.
Je ne pouvais présenter Kassner à des lecteurs dont la plupart ne l’ont pas lu, en suivant la
méthode usuelle : car on ne le trouverait pas, on ne toucherait rien de lui en partant de
généralités. Il est par excellence l’auteur incomparable. Et de même, son œuvre défie toute
espèce de catégorie. Ni philosophe professionnel, ni romancier, ni dramaturge, ni poète, il
demeure à mes yeux le type même du créateur au xxe siècle. En abordant cette œuvre
difficile et mal connue (surtout en France) par l’un de ses aspects les plus particuliers,
j’entends par sa relation récemment entrevue avec ce qui semblait le [p. 208] plus éloigné
d’elle, j’ai tenté d’épouser son style et son mouvement, essentiellement paradoxaux, dans
l’espoir d’alerter quelques esprits, curieux d’une grandeur authentique. Je pensais à ce
personnage du plus beau dialogue de Kassner93, l’oncle Hammond Sterne, de Bath, qui
haïssait les boutons et n’admettait au monde que les boucles :
Mon oncle s’agitait tout particulièrement et s’abandonnait à de sombres pensées
lorsqu’il lui arrivait de parler de quatre grands boutons de nacre, fixés à l’habit d’un
clown célèbre de son temps, Big Button. Les pensées que ces quatre boutons
éveillaient dans l’esprit de l’oncle Hammond étaient absolument originales et ne
tarissaient pas. L’oncle Hammond pouvait, à partir de ces boutons, penser dans
toutes les directions, jusqu’à Dieu ; il fallait donc considérer comme un grand
bonheur pour lui qu’il eût pu les voir.
80. Les Éléments de la grandeur humaine, NRF, 1931 ; Le Livre du souvenir, Stock,
1942 ; Évocations et paraboles, Plon, 1956.81. Les Éléments de la grandeur humaine,
traduction anonyme, que je crois due aux soins conjugués de Bernard Groethuysen et
de Jean Paulhan.82. « Je ne songe pas ici — écrit Kassner — au journaliste anonyme,
mais bien à l’auteur qui écrit des drames, des romans, des systèmes. Ce journaliste-là,
préoccupé d’une immortalité tout à fait impossible, est indiscret, l’autre ne fait que son
devoir. »83. Je viens de lire des propos de Kassner (recueillis par M. Kensik, Neue Zürcher
Zeitung, 11 septembre 1958) sur sa propre manière de concevoir les visites : « Surtout,
dit-il, pas de cérémonies. Pour l’amour du ciel, pas de cérémonies ! » Il aime qu’on arrive
et s’en aille à l’improviste, que les récits soient brefs — surtout pas d’analyses ! — les
propos vifs, spontanés, sautant d’un objet ou d’un paradoxe à un autre, et qu’on prenne
congé sans étreintes, excuses, retours et mains palpées… Mais un cérémonial, tel que je
l’entends, devrait permettre justement d’éviter ces « cérémonies » ; de saluer, de
parler, d’écouter, et de s’en aller sans bavures.84. Kassner s’obligeait à marcher sur ses
cannes plusieurs heures par jour : « Depuis le temps de mon semestre à Berlin, en 1895,
pendant plus d’un demi-siècle, j’ai marché trois heures par jour ou parfois plus… Si l’on
calculait cela en kilomètres, on obtiendrait un chiffre considérable. À défaut d’une autre
gloire, n’est-ce pas, je garderai peut-être celle d’avoir été le plus grand promeneur de la
littérature universelle, malgré mes cannes ou à cause d’elles. Ce qui ne signifie pas
grand-chose pour la littérature, mais beaucoup pour moi… Ma vision, ma pensée, sont
liées à la marche, au chemin. Inséparables !… » (A. Cl. Kensik : « Entretiens avec Rudolf
Kassner », im Gedenkbuch zum achtzigsten Geburtstag, Zürich, 1953.)85. Le Livre du
souvenir, p. 161.86. Recueilli dans Geistige Welten, Ullstein, 1958.87. Ce parallèle est déjà
indiqué dans les Propos recueillis par Kensik (Gedenkbuch, 1954) où je lis à propos de
Kierkegaard, de son père, de sa fiancée, de sa mélancolie et de son angoisse : « De
même qu’Hamlet est une géniale conception de Shakespeare, on pourrait appeler
Kierkegaard une géniale conception de Dieu… ou bien devrait-on le nommer l’Hamlet de
l’idée du Dieu-Homme, l’Hamlet de l’idée de foi ?… » Je développais cette même idée
dans mon essai sur Kierkegaard et Hamlet, deux princes danois, publié en revue peu de
mois auparavant. (Voir plus haut, p. 82 et suiv.)88. Il serait absolument insuffisant de
traduire Einbildungskraft par imagination : chez Kassner, il s’agit d’une force, de la vraie
force créatrice, de l’acte même qui relie l’homme à sa vision, à l’infini ; donc du
« pouvoir de transformer » par excellence. C’est elle qui nous permet de passer du
monde magico-mythique à celui de la personne et de la liberté.89. C’est là qu’on
trouvera la scène du Maître qui tire, dans l’obscurité, une première flèche au centre de
la cible, puis une seconde qui perce la première. Il dit ensuite : « Quelque chose » a tiré
et touché le but. Inclinons-nous devant le but comme devant Bouddha. »90. « Aus den
Sätzen des Ioghi », publiés dans le recueil intitulé Umgang der Jahre(Commerce des
Ans), E. Rentsch, Zürich, 1949. Une bonne partie de ces proverbes étaient écrits avant la
guerre de 1914 et avaient paru en revue. Je rappelle que Kassner n’a découvert le zen
qu’à partir de 1954 !91. Traduction française par Geneviève Bianquis dans Évocations et
paraboles, Plon, Paris, 1956.92. Kassner joue à plusieurs reprises sur les
mots Alleinheit (état d’isolement de l’homme spirituel, de l’Individu kierkegaardien)
et All-Einheit (unité tout-embrassante).93. « La chimère » dans Les Éléments de la
grandeur humaine.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : amour, aimer, personne, spirituel, âme, vrai, ange,
soufi, prochain, ego, mazdéisme, Dieu, occident, bouddhisme, zen.
[p. 209]

La personne, l’ange et l’absolu ou Le dialogue Occident-


Orient
Un dialogue mal engagé
L’Occident découvre le zen au moment où les couvents zen se vident au Japon. (Mais il y
a beaucoup plus de chrétiens japonais que de sectateurs du Dr Suzuki en Amérique.)
L’Occident découvre la sagesse hindoue, grâce aux présentations quelque peu
christianisées qu’en donnent les successeurs de Ramakrishna ; mais déjà l’intelligentzia de
l’Inde se préoccupe des problèmes qui lui sont imposés par la technique et par l’hygiène
occidentale, et cherche à les résoudre à l’aide d’un socialisme qui ne doit rien à Shankara.
L’Occident découvre Zoroastre à la suite de Nietzsche, et publie les grands textes des
mystiques soufis, mais l’Iran, l’Arabie sont en pleine crise d’adaptation à l’habitus
capitaliste. L’Occident découvre et publie le Hi-King, tandis que la Chine s’industrialise,
s’impose notre marxisme et oblitère son mandarinat. Enfin, l’Occident n’a pas plus tôt
découvert l’art nègre, les masques, la magie, le jazz, que l’Afrique noire se précipite dans
le nationalisme, les jeux parlementaires, et l’exploitation par elle-même de ses ressources
matérielles.
Ce que nous découvrons avec passion dans le tiers-monde, ce n’est pas ce dont il vivait,
c’est ce [p. 210] qui manquait à nos élites, ou qu’elles ne savaient plus trouver dans notre
foi. Ce que le tiers-monde nous emprunte, ce n’est pas notre créativité, mais ses produits.
Nous découvrons leurs secrets spirituels en même temps que leur misère, qui en était la
rançon. Ils adoptent nos formes sociales, nos procédés de gouvernement et nos techniques,
mais non pas les tensions spirituelles qui en étaient le moteur secret. Ce qui était pour nous
résultantes d’innombrables poussées et résistances, malaisément équilibrées mais
lentement accoutumées, devient pour eux bouleversements soudains.
Que peuvent, dans une telle situation, intellectuels et spirituels ? Presque rien, sinon dire
l’essentiel, qui n’agira guère sur l’histoire dans son devenir immédiat, mais peut orienter
la conscience de quelques-uns de ceux qui la feront demain.
L’essentiel du dialogue nécessaire et désormais inévitable, pour mal engagé qu’il soit, porte
sur l’homme et sa définition. S’il est vrai que l’Orient nie le moi, qui est une valeur centrale
pour l’Occident, il doit en résulter d’infinies conséquences dans tous les domaines du réel,
du spirituel au politique ; mais dans quelle mesure est-ce vrai ? Quel est le moi qui
s’affirme d’une part, et quel est le moi qu’on nie de l’autre ? Est-ce bien le même ?
La personne
Le christianisme a formé l’Occident, en formant, dès les premiers conciles, ses modèles de
pensée en tension : Incarnation, Personnes divines à la fois distinctes et reliées. D’où la
définition de la [p. 211] personne humaine ou du vrai moi, reprise et précisée par toutes les
grandes époques de la théologie et de la philosophie, et toujours opposée à l’homme
naturel, animal plus ou moins raisonnable et simple exemplaire de l’espèce.
Pour saint Paul, le vrai moi est l’homme nouveau, « appelé » par un Dieu personnel, donc
créé par une vocation, et il ne tombe pas sous le sens comme le « vieil homme », puisque
sa vie « nouvelle » est à la fois dans le monde et hors du monde, à la fois manifestée par
son amour (Agapè) et « cachée avec le Christ en Dieu ». (Colossiens, III, 3.)
Dès les Pères grecs et le latin Boèce, à travers Jean Scot Erigène, jusqu’à Richard de Saint-
Victor, puis dans le thomisme, on peut suivre l’évolution du concept et du terme de
personne, forgé par la doctrine trinitaire : il s’appliquera de mieux en mieux à l’homme
nouveau, à l’ens sibi suscité par l’esprit dans l’individu naturel. Pour Descartes, le vrai moi,
c’est « l’âme », mais il s’agit d’une âme tout intellectuelle, dont « la nature n’est que de
penser » et qui reste entièrement distincte du corps. Avec Kant, le vrai moi, nouménal,
s’oppose au moi phénoménal, et reprend le nom de personne. Chez Renouvier, la personne
apparaît comme « fonction à plusieurs variables », par là douée d’une liberté que n’aura
jamais l’individu, simple objet du déterminisme universel. Et quant à la science
d’aujourd’hui, dont on a pu penser « qu’elle n’aborde le Moi que pour le disjoindre »94 il
me semble plutôt qu’elle élague le vrai moi, qu’elle en disjoint ce qui appartient
en [p. 212] propre au collectif (l’inconscient, le surmoi, les archétypes) ou au biologique
(l’hérédité, l’équilibre endocrinien), et nous le montre d’autant plus distinct, dans sa
fonction centrale, totalisante, dans son pouvoir d’intégration de l’être. Loin de dissocier le
moi, les recherches psychologiques du xxe siècle nomment et dénoncent les forces qui
tendent à le dissocier, les névroses qui l’assiègent de toutes parts, et retrouvent par le détour
de leurs descriptions « objectives » l’opposition paulinienne des « deux hommes en moi » :
le naturel tyrannisant (et tyrannisé par la loi) et le spirituel libérateur.
S’il est vrai que le langage courant confond sans l’ombre d’un scrupule la personne et tout
ce qu’elle n’est pas — l’individu, la persona, la « forte individualité », l’âme sensitive,
l’intellect, l’élémentaire et souvent si trompeuse conscience de soi — reste que la croyance
au moi distinct et le recours à la « valeur absolue de la personne » sont à peu près universels
en Occident. Comme l’attestent tant de notions considérées comme allant de soi — et tant
de réalités « bien vues » à l’Ouest, mais que l’Est se devait d’ignorer, voire de condamner,
telles que l’originalité, les droits de l’homme, le record, la gloire personnelle, la biographie
et le portrait, la prière pour un tel vivant ou pour les morts… Comme l’attestent non moins
la mauvaise réputation que nous faisons à l’anonyme, la condamnation par nos critiques
du [p. 213] style impersonnel ou de la banalité, la dénonciation de l’on par nos philosophes,
et les diatribes marxistes contre l’aliénation. Et comme l’atteste enfin notre notion de
l’amour, — à quoi j’entends venir plus loin.
L’ange
Quelle est cette part de la personne dès maintenant libérée du monde où elle vit encore en
exil, mais « héritière du Royaume », dès maintenant « portant l’image céleste »,
« glorifiée », « revêtue » de lumière, d’incorruptibilité et d’immortalité ; dès maintenant
donc « ressuscitée avec le Christ », bien que « cachée avec le Christ en Dieu » jusqu’à
l’avènement de l’Amour ?
C’est l’Ange, répond l’Iran des spirituels, l’Iran du mazdéisme et des mystiques soufis,
proche de l’Inde mais enté sur le tronc abrahamique, d’où sont issus les Juifs, les chrétiens,
et l’islam.
Que serait l’Ange pour nos psychologues ? Une projection du moi individuel ou collectif.
Pour les sages de l’Iran, il est ce moi. Barakat, juif passé à l’islam, écrit en 1165 : « … pour
chaque âme individuelle, ou peut-être pour plusieurs ayant même nature ou affinité, il y a
un être spirituel qui tout au long de leur existence assume envers cette âme ou ce groupe
d’âmes une sollicitude et une tendresse spéciales ; c’est lui qui les initie à la connaissance,
les protège, les guide, les défend, les réconforte, les fait triompher, et c’est cet être qu’ils
appelaient Nature Parfaite. » C’est le vrai moi, c’est l’Ange. « Il ne s’agit plus du simple
messager transmettant les ordres, ni de l’idée courante de l’Ange gardien », mais de ceci :
« que la[p. 214] Forme sous laquelle chacun des spirituels connaît Dieu est aussi la forme
sous laquelle Dieu le connaît, parce qu’elle est la forme sous laquelle Dieu se révèle à soi-
même en lui… C’est la « part allotie » à chaque Spirituel, son individualité absolue, le Nom
divin, investi en lui.95 » Ainsi donc, et selon les admirables commentaires qu’Henry
Corbin nous donne de la mystique soufi, « la totalité de notre être, ce n’est pas seulement
cette partie que nous appelons présentement notre personne, car cette totalité inclut
également une autre personne, une contrepartie transcendante qui nous demeure invisible,
ce qu’Ibn Arabi désigne comme notre « individualité éternelle », notre « Nom divin », ce
que le vieil Iran désignait comme Fravarti96. »
L’Ange des soufis n’évoque pas seulement cette part initiante de l’être renouvelé qui
demeure cachée en Dieu selon le christianisme, mais encore, et d’une manière plus précise
dans l’homologie, ces entités célestes, féminines, que la religion de Zarathustra nommait
les Fravartis, « celles qui ont choisi » (c’est-à-dire choisi de combattre pour venir en aide
à Ohrmazd) et qui sont à la fois les archétypes célestes des êtres et leurs anges tutélaires. Il
y a plus : selon le mazdéisme « chaque entité physique ou morale, chaque être complet ou
chaque groupe d’êtres appartenant au monde de Lumière a sa Fravarti » — Ohrmazd, le
Dieu lumineux a lui-même la sienne97. La Terre physique et tous les [p. 215] êtres qui
l’habitent apparaissent ainsi comme la contrepartie visible du monde invisible, mais
premier, des archétypes.
L’événement majeur, la scène capitale du drame de la personne ainsi constituée se produit
à l’aube de la troisième nuit qui suit la mort terrestre : c’est la rencontre de l’âme avec son
moi céleste à l’entrée du pont Chinvat. Dans un paysage nimbé de la Lumière-de-Gloire
restituant toutes choses et tous les êtres dans leur pureté paradisiaque, « dans un décor de
montagnes flamboyant aux aurores, d’eaux célestes où croissent les plantes
d’immortalité », au centre du monde spirituel (qui est le monde réel des Archétypes), le
pont Chinvat s’élance, reliant un sommet au monde des Lumières infinies. À son entrée, se
dresse devant l’âme sa Dâenâ, son moi céleste, jeune femme d’une beauté resplendissante
et qui lui dit : — Je suis toi-même ! Mais si l’homme sur la Terre a maltraité son moi, au
lieu de la Fravarti, c’est une apparition monstrueuse et défigurée qui reflète son état déchu.
La « rencontre aurorale » avec le moi céleste figure donc une pesée des âmes.
Le mazdéisme, comme plus tard les soufis, et comme le christianisme véritable, ne
demande pas d’abord ce qu’est l’homme, mais qui es-tu ? Toute réalité dernière est
personnelle. Le vrai moi est Ailleurs, mais son drame ici-bas.
L’absolu, ou la négation du moi
Les peuples des régions que l’Europe nomme Asie diffèrent bien plus entre eux que les
peuples de l’Europe, mais s’il est une croyance qu’ils ont tous[p. 216] en commun, c’est la
croyance à la métempsychose, à la transmigration des âmes. Or elle nous semble à première
vue impliquer comme allant de soi la croyance en un moi reconnaissable au travers de ses
vies successives. Car si le moi n’existe pas, qu’est-ce qui transmigre98 ? Mais ce moi,
cet ego, cette entité distincte, voilà précisément ce que les doctrines de l’Inde, ou nées en
Inde comme le bouddhisme, dénoncent depuis des millénaires comme l’illusion
fondamentale. Il y aurait donc malentendu fondamental entre les peuples et leurs sages,
entre la religion des uns et la métaphysique des autres ? En fait, on ne voit pas les Sages de
l’Asie dénoncer sans relâche, comme on pourrait s’y attendre, les croyances populaires de
leurs contrées ; c’est bien plutôt à notre idée de la personne qu’ils opposent leur idée du
non-moi. Le vrai malentendu se serait-il instauré entre eux et nous ? Entre cela qu’ils
pensent que nous croyons lorsque nous affirmons le moi réel, et cela que nous pensons
qu’ils croient en le niant ?
Nous avancerons peut-être un peu en cherchant à nous représenter contre quoi se
dirigeaient leurs négations, aux temps anciens où nos affirmations n’existaient pas, ou leur
demeuraient inconnues.
Dès les premiers commentaires aux Vedas, il apparaît que la négation du moi porte d’abord
contre le moi « phénoménal », c’est-à-dire contre l’homme naturel, exemplaire animal
transitoire et « aveugle », enveloppe obscurcissante d’une âme divine. Ainsi parlent tous
les upanishads, et les premiers écrits [p. 217] canoniques du bouddhisme : il faut éteindre
le désir individuel, cause de l’erreur, des souffrances et de la mort, dissiper cet écran de
matière entre l’âme et la Réalité. On peut penser qu’il s’agit bien ici de la même « mort au
monde et à soi-même » que le Christ exige de ses disciples, et qui est la condition de leur
accession à leur vrai moi spirituel, celui qui doit ressusciter en corps glorieux. Védantistes,
vishnouites et shivaïtes, en Inde, admettent une âme individuelle (le jîva) mais
« obscurcie » par son union avec le corps. Elle doit tendre à se libérer du phénomène
individuel au lieu que l’âme chrétienne doit le transfigurer, — d’où la « résurrection de la
chair ».
Il en va de même pour le bouddhisme originel. Qu’est-ce que l’homme ? Un ensemble
transitoire d’agrégats matériels et de formations mentales en proie au désir égoïste, qui naît
de l’ignorance et qui entraîne fatalement les attachements à l’illusoire ; d’où l’action, le
devenir, la mort, et la roue des retours sans fin. « Inconnaissable est le commencement des
êtres enveloppés par l’ignorance, et que le désir conduit à de criminelles
renaissances. »99 Le but est donc « de nous apprendre le moyen de ne pas renaître », nous
dit une moderne interprète du bouddhisme tibétain100. À l’autre extrémité géographique (et
parfois spirituelle) du continent, un interprète du zen fait écho : « La négation de l’Atman
énoncée par les premiers bouddhistes porte sur l’Atman de l’ego relatif, non sur l’Atman
de l’ego absolu, l’ego [p. 218] d’après l’expérience illuminante.101 » Ou dans le sanscrit du
Bouddha :
Sabbe sankhâra anicca
Sabbe sankhâra dukkha
Sabbe dhamma anatta
(Toutes choses composées sont transitoires
Toutes choses composées sont souffrantes
Toutes les choses sont sans moi.102)
Si D. T. Suzuki peut écrire après cela : « On le voit, l’expérience personnelle est le
fondement de la philosophie bouddhiste », comprenons qu’il s’agit pour lui d’une
expérience rigoureusement spirituelle. En somme, l’adversaire principal des védantins
comme des premiers bouddhistes, ce n’est pas encore la personne, mais l’obstination de
l’ego qui veut durer au-delà de la mort sans rien comprendre aux conditions de cette survie,
sans purifier d’avance son jîva, — sans s’ordonner d’avance, dirions-nous, aux exigences
du vrai moi, qui est notre répondant céleste. Et faut-il qu’il existe et qu’il soit fort, ce moi
qu’on réputé illusoire, pour qu’un des buts majeurs des méthodes spirituelles soit de
l’empêcher de renaître103 !
[p. 219] Mais vient le second stade, où les spirituels s’opposent même à l’ego absolu, à la
réalité de l’âme distincte. Le soi de chacun se confond avec le Soi de l’Immensité, ou du
Brahma. Qu’est-ce que l’âme ? Une monade disent les uns. Un reflet du Brahma disent les
autres. Non, répondent les advaïtins : il n’y a que brahman. Et tu n’es rien. Et de leur côté
les bouddhistes (mais le tao chinois et le shinto nippon disent à peu près les mêmes
phrases) :
« Nagasena, existe-t-il un être qui transmigre de ce corps dans un autre ?
— Non, il n’y en a point.
— S’il n’y a pas de transmigration, peut-il y avoir une réincarnation ?
[p. 220] — Oui, c’est possible. »
Voici l’explication :
« Le Roi dit : Nagasena, y a-t-il quelqu’un qui ne reprenne point l’individualité après la
mort ?
Nagasena répondit : Celui qui a péché reprend une individualité, mais non un être pur.
— O Nagasena, dis-moi s’il existe rien de semblable à l’âme ?
— Il n’y a rien de semblable à l’âme.104 »
Un texte zen chinois surenchérit :
« Y a-t-il un enseignement à donner au peuple ? — Oui. — Lequel ? — Il n’y a ni esprit,
ni Bouddha, ni aucune chose qui existe. » (Mais on ne donne jamais au peuple cette leçon.
On s’en garde !)
Les spirituels hindous cherchent le samahdi, qui est l’absorption totale dans l’Absolu du
Soi : le grand sommeil, lentement atteint, et qu’on peut appeler l’enstase. Et les mystiques
chrétiens cherchent l’extase. Quant aux bouddhistes zen, on dirait qu’ils s’en tiennent à
la stase pure et simple : faire face au fait, signe du Tout, et donc du Vide. Leur satori est
le contraire du samahdi : c’est un éveil instantané. Éveil de quoi ? De la vision-en-soi,
du Cela qui n’est pas personnel et se joue à travers notre moi.
Ainsi tout l’Orient des doctrines… Et en même temps l’Orient des peuples et sa croyance
en la transmigration… Mais voici le moment d’ajuster la vision. Tout l’Orient exagère ses
formules. Il dit cent-mille-millions pour dire : beaucoup ; absolue négation pour dire qu’il
faut se méfier, et immortalité pour dire longévité. Notre hygiène, augmentant
de[p. 221] cinquante ans la durée moyenne de la vie, serait alors une « recette
d’immortalité ». Et même la seule qui ait réussi. Apprenons donc à lire dans leur optique.
Le même Kitaro Nishida qui écrit ceci : « La valeur religieuse signifie l’absolue négation
du moi », ajoute trois pages plus loin : « Nous devenons vraies personnes dans la mesure
où nous faisons face à l’Un tout-transcendant.105 » (Ce qui est chrétien.)
Le même Chang Chen-Chi qui cite ce koan :
Parfois, j’arrache la personne mais sauve l’objet.
Parfois j’arrache l’objet, mais sauve la personne.
Parfois, j’arrache en même temps l’objet et la personne.
Parfois, je n’arrache ni l’objet ni la personne.
le même commente :
Supprimer la personne et sauver l’objet signifie : éliminer le questionneur, non sa
question. Et les trois autres distinctions s’expliquent de la même manière.
Puis il ajoute :
Si le disciple est exceptionnellement doué, le maître ne touche ni à la personne, ni à
l’objet.
Enfin ceci :
« Ainsi que Bodhidharma (le fondateur du zen) l’a déclaré, zen ne se soucie pas de disserter
sur des notions abstruses telles que Dieu, la Vérité ; ce que zen demande au disciple, c’est
de voir sa propre physionomie. » Ou, comme le disait le sixième Patriarche de la secte
(638-713) : « Ne pense pas au bien ni au mal, mais regarde ce qu’est, au moment présent,
ta physionomie originelle, celle que tu avais avant même d’être né.106 »
[p. 222] Par où nous rejoignons un certain christianisme — à partir d’un certain
bouddhisme — et certainement le mazdéisme et les soufis : il s’agit d’une seule quête de
l’esprit, dont le Graal, ou l’Ange, est : toi-même.
Les différences ne sont donc pas où l’on croyait, ne sont jamais exactement ce que l’on
croyait. Si nous souhaitons préciser leur nature, c’est dans les notions de l’amour traduisant
ces trois conceptions que nous avons les plus grandes chances de les trouver. Dans ce
domaine, toute différence reconnue peut être vérifiée par l’expérience intime, et promet au
dialogue des spirituels un élargissement de la conscience que chacun prendra de son bien.
Tandis qu’au plan de l’anthropologie plus ou moins « scientifique » de ce siècle, il
semblerait que les négations du moi selon les écoles orientales correspondent simplement
aux névroses de la psychanalyse freudienne : elles seraient autant de « rationalisations »
des attitudes « dysfonctionnelles » qui menacent l’intégrité du moi et qui nient ou
détruisent la personne… Mais l’Oriental sourit et nous laisse « nos » problèmes.
Trois écoles de l’amour
Si l’amour est le premier moteur non seulement de l’homme mais du monde, c’est son
action qui configure l’idée du moi que nous nous faisons, et cette idée du moi révèle
l’amour, comme la structure de l’atome traduit certaines propriétés de l’énergie. « C’est
l’amour dominant qui fait l’homme… [p. 223] L’homme est absolument tel qu’est l’amour
dominant de sa vie : selon (cet amour) se fait son ciel, s’il est bon, ou son enfer, s’il est
mauvais », dit Swedenborg dans La Nouvelle Jérusalem. Et dans De Cœlo, il ajoute : « Le
corps de chaque esprit et de chaque ange est la forme de son amour.107 »
Les trois notions de l’homme que l’on vient d’évoquer nous apparaissent alors comme
autant de modèles d’une énergétique de l’amour, ou comme autant d’effets de son action
configurante et composante. Et nous les voyons différer d’une manière subtile mais précise
par la forme des rapports qu’elles imaginent entre le moi naturel et le vrai moi, c’est-à-dire
selon les langages, entre les phénomènes et le noumène, l’individu et la personne, l’âme et
l’ange, l’ego et le Soi.
Observons que les trois partent d’une dualité sans laquelle ni l’homme ni l’amour ne
seraient même concevables. Il ne s’agit ici ni du dualisme trop facilement nommé
manichéen, opposant le Bien et le Mal comme deux principes préexistants ; ni tout à fait
des « deux hommes en moi » dont la lutte fait gémir saint Paul ; mais, préalablement à tout
jugement moral, il s’agit de la reconnaissance d’une bipolarité, d’une tension permanente
entre l’individu et le « vrai moi ». (L’individu n’est pas le mal en soi : il ne devient mauvais
que dans la seule mesure où il se referme sur soi, c’est-à-dire se refuse à l’amour. Et de
même le « vrai moi » n’est pas le bien en soi, car il peut devenir un monstre.)
[p. 224] Pour aimer, il faut être deux, dit la sagesse des nations. Et cela vaut d’abord pour
l’amour de soi-même, sans lequel point d’amour du prochain.
Tous les moralistes du monde s’accordent avec les spirituels dans leur condamnation de
l’égoïsme, qui est l’impérialisme de l’ego naturel et sa fermeture autarcique. Mais les
motifs de cette condamnation ne sont pas les mêmes : les moralistes jugent au nom de la
société, les spirituels au nom de l’amour. Nous n’invoquerons ici que les seconds.
L’école chrétienne
Dans une vue chrétienne de l’homme, l’amour de soi est le rapport positif entre l’individu
et le vrai moi. Le second commandement qui résume toute la Loi et les Prophètes : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même », suppose évidemment un moi duel, au sein duquel
l’amour s’instaure d’une manière telle que s’aimer et aimer le prochain soit un même acte :
sinon le comme n’aurait pas son plein sens. Dans l’amour de soi-même, l’homme naturel
s’ouvre à l’action du vrai moi spirituel et se laisse transformer, réorienter par lui. C’est le
vrai moi qui aime, qui est l’agent de l’amour. Ce vrai moi seul peut aimer le prochain, parce
que seul il discerne en l’autre le même amour. « Aimer, c’est soutenir, deviner, porter le
meilleur de ce qu’on aime », disait Alain. Or le meilleur de l’autre — comme de soi — est
sa vocation singulière. Aimer le prochain dans sa personne, c’est discerner sa singularité,
sa vocation, même virtuelle, la soutenir et l’aider à naître. Ainsi l’amour dans sa réalité
totale, intégrant [p. 225] l’animique au spirituel, va toujours de personne à personne.
Mais alors, d’où vient la personne ? Quel que soit le nom que lui ont donné les trois
religions abrahamiques, le vrai moi est toujours suscité par l’amour même : « Dieu nous a
aimés le premier ». Pour le chrétien, c’est parce que Dieu, qui est Amour, est un Dieu
personnel dans sa tri-unité, que l’amour spirituel crée dans l’homme la personne.
Si la plus haute valeur de l’Occident chrétien n’est pas la connaissance détachée mais le
sacrifice personnel, et si le sacrifice diffère du suicide — la nature de l’amour véritable
l’explique seule. « Personne n’a un plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’il
aime. » Se sacrifier pour l’autre aimé, c’est d’abord sacrifier son moi à son vrai moi,
— l’ordonner à sa vocation. Ou c’est encore : se sacrifier tel que l’on est, à soi-même tel
qu’on va le devenir par l’esprit. C’est rejoindre la forme immortelle de son être au travers
d’une « mort à soi-même » transfigurante.
Ce modèle de l’amour et du vrai moi instaure le normal, le sublime, et la problématique de
l’Occident chrétien. Il conditionne aussi les déviations de l’amour et les formes
particulières que prennent en Occident certaines tendances morbides, peut-être
universelles, mais ici spécifiées à tel point qu’il devient parfois impossible d’en reconnaître
ailleurs les homologues. En voici deux exemples extrêmes.
Le masochisme religieux, ou haine de soi. — Dans son langage dramatique, saint Paul parle
parfois de la haine de soi-même, formule reprise au pied de la lettre par tous les spirituels
de tendance ascétique,[p. 226] avec une complaisance croissante. Je sais bien que la haine
est l’envers de l’amour, mais comment l’amour fasciné par le désir de ce qu’il aime peut-
il haïr vraiment ce qu’il lui sacrifie ? Le masochisme n’est-il pas le moment
de retombement de l’âme frustrée, quand l’esprit qui l’appelait cesse de la diriger dans son
élan vers le vrai moi ? Elle voulait l’ange. Il lui reste la nostalgie d’une fuite hors du moi
naturel. Désormais le vieil homme est jugé : n’ayant pu l’entraîner avec elle vers son bien
et l’animer de son amour, l’âme l’accuse de volonté mauvaise. Mais elle sait bien qu’ils
ont partie liée, et qu’elle mourra si elle le tue. Elle se contente alors de le maudire, de le
traiter en « corps de mort », et leurs relations s’empoisonnent. La plupart des névroses dites
« sexuelles » ont leur genèse dans cette discorde permanente, — dans ce refus que l’âme
oppose au corps, vu comme signe et symbole de la « prison » du moi. Et c’est que l’âme
avait rêvé d’une métamorphose angélique, quand l’esprit lui demandait seulement
d’ordonner tout le moi terrestre et temporel à la vocation de l’amour. Mais celui qui se hait
de cette manière ne peut pas aimer le prochain : il ne peut voir en lui que son semblable
— un corps « vil » et une âme qui se veut ange —, non le vrai moi dans son autonomie. Si
le corps lui paraît désirable, il sera parfois tenté d’attribuer ce mouvement, né de l’instinct,
à la révélation d’un amour angélique. La passion romantique trouve ici sa genèse. Exaltée
jusqu’à la mystique de l’ascèse autopunitive, elle finit par confondre avec les exigences de
la mort au faux-moi, l’instinct de mort…
Contre cet ascétisme non transfigurant, Nietzsche n’écrit pas sans raison : « Il faut craindre
celui qui [p. 227] se hait lui-même, car nous serons les victimes de sa colère et de sa
vengeance. Ayons donc soin de l’induire à l’amour de lui-même108 ».
L’érotisme sensuel est l’autre extrême où se porte l’âme irritée mais non pas convertie par
l’esprit — comme l’a si bien vu Kierkegaard. Tout amour véritable procède du vrai moi et
se dirige vers le vrai moi de l’autre. Mais il peut arriver qu’il s’arrête en chemin, que son
élan vers la personne singulière retombe au plan de l’individuel, du générique. Capté par
l’instinct qu’il excite au-delà des exigences naturelles, il ira fatalement s’épuiser dans
l’illusoire multiplicité des « aventures sans lendemain ».
Limitant son désir à ces désirs qu’une possession rapide anesthésie, l’âme retombe alors
dans les liens de l’instinct, qui est la puissance impersonnelle par excellence, et s’épuise à
s’en libérer par le changement de l’excitation, par le défi perpétuel aux attachements. C’est
la liberté négative revendiquée par Don Juan contre les conventions de la morale commune
— qu’il est déjà trop « spirituel » pour respecter — mais aussi contre le respect du mystère
exigeant de l’Autre — qu’il n’est pas assez « spirituel » pour aimer. (Mais s’il l’était assez,
il retrouverait aussi la justification de certaines conventions, protégeant chez la brute et
l’innocent les premières chances de l’esprit, — ou mettant à l’abri des atteintes de l’esprit
l’indispensable tissu conjonctif de toutes les sociétés qui ne sont pas un ordre.)
[p. 228]
L’école iranienne
Il n’existe plus de communauté humaine, d’unité de civilisation qui s’inspire du mazdéisme
de Zarathustra ; et nulle ne s’inspira jamais de la mystique des soufis, et pour cause. Si je
les fais intervenir ici, c’est à titre d’évocation d’une dimension virtuelle, intemporelle, et
donc permanente de l’esprit : le mazdéisme et les soufis ont proposé des notions de
l’homme et de l’amour homologues aux notions chrétiennes, mais comme transposées
terme à terme d’un degré vers le « ciel » des archétypes : ainsi la dualité ego-vrai moi y
devient celle de l’âme et de son ange.
Pour situer dans son vrai climat spirituel le personnalisme essentiel de ces doctrines109,
citons ce verset du Coran (24-41) qui pose comme une clef musicale : « Chaque être
connaît le mode de prière et de glorification qui lui est propre. » Toute personne s’origine
en Dieu, qui l’a créée afin d’être connu par elle et de devenir en elle l’objet de Sa propre
connaissance. C’est donc en Dieu que tout amour peut reconnaître la personne de l’autre
et l’aimer « comme soi-même », — comme étant née du même amour qui m’a créé.
« (Dieu) est celui qui dans chaque être aimé se manifeste au regard de chaque amant… car
il est impossible d’aimer un être sans se représenter en lui la divinité… Un être
n’aime [p. 229] en réalité personne d’autre que son créateur ?110 »
Ibn Arabi distingue trois amours : l’amour divin du Créateur pour sa créature, et d’elle pour
Lui ; l’amour spirituel « dont le siège est en la créature toujours à la quête de l’être dont
elle découvre en elle l’Image, ou dont elle se découvre comme étant l’Image » ; enfin
l’amour naturel, qui recherche la satisfaction de ses désirs sans souci de l’agrément de
l’Aimé. « Et telle est hélas ! dit Ibn Arabi, la manière dont la plupart des gens d’aujourd’hui
comprennent l’amour. »
Comment réconcilier l’amour naturel (ou physique, comme on le dit improprement) avec
l’amour spirituel ? Qui aime en nous, et pour qui ? « Ibn Arabi observe que les plus parfaits
amants mystiques sont ceux qui aiment Dieu simultanément pour lui-même et pour eux-
mêmes, parce que cette capacité révèle chez eux l’unification de leur double nature (le
dénouement de la « conscience malheureuse » en proie aux déchirements). » Telle est donc
la personne unifiée et tel est son amour de soi-même. Quant à l’amour-passion (ici, non
romantique !) il se situe au point où le regard de l’âme reconnaît soudain dans l’Aimé cette
Forme sensible du divin, cette théophanie que l’âme peut aimer dans toutes les dimensions
de l’amour unifié.
L’Aimé n’est plus alors un simple objet — comme il est pour l’amour naturel, possessif —
mais une virtualité divine que l’amant « imagine » (dont il devine l’Image) et qu’il tend à
faire exister dans l’être aimé, par l’efficace de son amour pré-figurant.
[p. 230]C’est précisément là que s’origine la plus haute fonction de l’amour humain,
celle-là même qui assure la coalescence de ce que l’on a désigné historiquement
comme amour courtois et amour mystique. Car l’amour tend à la transfiguration de
la figure aimée terrestre, en l’adossant à une lumière qui en fasse éclore toutes les
virtualités surhumaines, jusqu’à l’investir de la fonction théophanique de l’Ange
(ainsi en a-t-il été des Figures féminines célébrées par les Fedeli d’amore,
compagnons de Dante ; ainsi en a-t-il été de celle qui apparut à Ibn Arabi, à la
Mekke, comme figure de la Sophia divine). Que l’amant tende à contempler l’être
aimé, à s’unir en lui, à en perpétuer la présence, son amour tend toujours à faire
exister quelque chose qui n’est pas encore existant dans l’Aimé.111
On reconnaît ici les « notes » de l’amour du prochain selon Kierkegaard112, mais aussi
selon Swedenborg :
Comme tout bien procède du Seigneur, le Seigneur est, dans le sens suprême et au
degré le plus éminent, le Prochain ; c’est donc d’après Lui que s’établissent toutes
les distinctions relatives au prochain, c’est-à-dire que chacun est le prochain en
proportion de ce qu’il a quelque chose du Seigneur en lui ; or, comme nul ne reçoit
de la même manière le bien qui procède du Seigneur, il s’ensuit que l’un n’est pas
le prochain de la même manière que l’autre… ; il n’y a jamais chez deux personnes
un bien absolument identique… C’est l’amour qui fait le prochain, et chacun est le
prochain selon la qualité de son amour.113
[p. 231] En dépit de tout ce qui distingue la transparence (parfois trompeuse) du latin de
l’ingénieur-philosophe Swedenborg et la poésie dense de l’Arabe, l’analogie des énoncés
est indéniable. Si le symbolisme concret des soufis transpose doublement tous les termes à
la fois dans le surnaturel (ou monde céleste) et dans le sensible terrestre, la structure des
relations entre Dieu, le vrai moi et le prochain reste exactement comparable, comme le sont
les trois formes de l’amour que manifeste cette structure. Mais « l’Imagination créatrice »
des soufis, comme l’angélologie du mazdéisme, nous fait voir combien plus vivement
l’unité première et finale de tout amour !
Peut-être aussi nous fera-telle entrevoir comment le mythe de Tristan — en dépit du
pseudo-bouddhisme tardivement emprunté par Wagner à Schopenhauer — participe du
climat spirituel « iranien » et trouve en lui ses origines archétypales. La passion du héros,
que l’on peut interpréter (dans la légende primitive et l’opéra) comme un amour dédié à sa
propre âme114, dont Iseut ne serait que l’image sensible, — et c’est pourquoi j’ai osé dire
que Tristan n’aimait pas Iseut — cette passion n’est-elle pas mieux vuesi l’on évoque les
Fravarti du mazdéisme, les figures angéliques du vrai moi dans le mysticisme soufi, et
même la « rencontre aurorale » de l’âme et de sa Dâenâ au pont Chinvat ? Et n’est-ce pas
pour avoir désiré l’amour de l’Ange que les amants de la forêt du Morois en viennent à
découvrir que c’est leur [p. 232] passion même qui exige leur séparation, parce que « leur
engagement — comme dira Novalis — n’était pas pris pour cette vie », mais pour l’autre ?
S’il est une « erreur de Tristan », motivant le malheur essentiel de sa passion, ce serait alors
dans le mode de la transposition du « ciel » sur Terre et de l’Ange en la femme, que l’on
pourrait en pressentir l’ultime secret. (Ici, donc, toute morale commune ou rationnelle, non
strictement personnaliste, ne peut évidemment que se récuser.)
L’école orientale
La plupart des doctrines hindoues, et l’unanimité des écoles bouddhistes, comme on l’a vu,
nient la personne ou la survolent, ne connaissent que l’ego tout transitoire et le Soi tout
impersonnel : « Il n’est qu’un Soi pour tous les êtres.115 » L’individualité qui est là, qui
tombe sous le sens, doit être exténuée méthodiquement (non point transfigurée ou
glorifiée) pour atteindre le Soi sans distinction, la Réalité sans visage, qui n’est ni ceci ni
cela, mais qui est l’Immensité, disent les hindous, et qui est le Vide disent les bouddhistes.
Du même coup se trouvent évacués les problèmes de l’amour de soi-même et de l’amour
de Dieu et du prochain : faute de protagonistes bien réels, ces problèmes ne sauraient avoir
lieu (ou du moins être pris au sérieux). L’amour même est évacué. Il n’est plus que l’attrait
des sexes agissant fatalement sur des milliards d’agrégats éphémères, combinés
et[p. 233] défaits selon le cours des astres et le Karma. Il ne peut être, pour l’esprit,
qu’indifférent. (Quoique la morale sociale condamne radicalement l’adultère de la femme
mariée ; mais ce n’est pas au nom de l’amour, on le pense bien).
« Écarte les choses, ô amant, ta voie est fuite ! » s’écriait saint Jean de la Croix. Écarte le
prochain ! ajoutent les spirituels du védantisme et du bouddhisme. S’il est vrai que « la
notion de Moi n’a d’accès que dans la pensée des sots », comme le dit un texte tibétain, la
notion de Toi ne vaut pas mieux. « La morale bouddhique, qui est une sorte d’hygiène
spirituelle, tend à détruire, en nous, les causes de souffrance pour autrui.116 » « On ne peut
comprendre la nature de l’ultime réalité qu’après avoir détruit tout attachement inné ou
acquis, pour ses semblables…117 » Et le Bouddha lui-même : « Qui a cent sortes d’amours
a cent sortes de douleurs ; qui a un amour a une douleur ; qui n’a pas d’amour n’a pas de
douleur. »
Si l’on s’en tient aux textes, la cause est entendue : l’Asie métaphysique ne connaît pas
l’amour, — j’entends l’amour de Dieu, de soi et du prochain, l’amour-passion, et même
l’amour matrimonial.
Mais on me dira que l’Asie n’est pas toute spirituelle, et que la vie ne s’en tient pas aux
textes. On ajoutera peut-être qu’on ne voit pas de raisons pour que l’Orient réel soit plus
conforme aux sermons du Bouddha, que l’Europe au Sermon sur la montagne. On aura
tort.
Car les grandes doctrines religieuses de l’Asie n’ont [p. 234] jamais été révolutionnaires.
Elles n’ont jamais prétendu transformer l’ensemble des réalités humaines : sociales,
économiques et politiques, ou même morales. D’une part (en tant que religions), elles
expriment ces réalités, elles les fixent et elles les consacrent (par les idoles et les yantras
— signes magiques et invariables —, par les rites quotidiens omniprésents, par le régime
des castes et la condamnation de toute curiosité du monde) ; d’autre part, en tant que
doctrines elles proposent aux spirituels les moyens de s’en évader en dérangeant le moins
de choses possible. Les religions abrahamiques, au contraire, monothéistes et
communautaires, attaquent l’ensemble des relations humaines et prennent à partie, un à un,
tout individu tel qu’il est, décidées à le transformer en vérité118. Elles provoquent
d’innombrables réactions. Il est par suite inévitable que l’existence réelle, en Occident,
ressemble moins à la doctrine que ce n’était le cas, jusqu’à nos jours, en Asie. Prenons
l’exemple de l’érotisme.
Le shivaïsme explique le cosmos tout entier en termes de sexualité : il pose le désir à la
base de tout. « Nous ne désirons des choses que dans la mesure où elles nous procurent une
jouissance. La divinité n’est un objet d’amour que parce qu’elle représente une volupté
sans mélange… Le désir du luxurieux pour la femme n’existe que parce qu’il voit en elle
la forme de son plaisir, la source de sa jouissance. Dans la joie de la possession, la
souffrance du désir [p. 235] est pour un instant apaisée… et l’homme perçoit dans le plaisir
sa propre nature essentielle, qui est la joie. Toute jouissance, tout plaisir est une expérience
du divin… Mais l’amour parfait est celui dont l’objet n’est pas limité. C’est cet amour qui
est l’amour pur, l’amour de l’amour même, l’amour de l’Être-de-volupté transcendant »119.
Kâma, le dieu du plaisir érotique, est vénéré par les yogis, « car c’est lui seul, lorsqu’il est
satisfait, qui peut libérer l’esprit du désir… Ce n’est pas le plaisir mais le désir qui lie
l’homme et qui est un obstacle à son progrès spirituel.120 » Et encore : « Celui qui cherche
l’amour dans l’espoir d’une jouissance est la victime du désir. Le sage accepte les plaisirs
sensuels quand ils viennent, mais avec un cœur détaché. Il n’est pas victime du désir.121 »
Ce « détachement » tout accueillant, cette approbation du plaisir comme expérience du
divin, comparons-les aux diatribes d’un saint Paul annonçant la « colère de Dieu, révélée
du Ciel » contre les « impudiques » et les « infâmes », contre « tous ceux qui se sont livrés
à l’impureté, selon les convoitises de leur cœur. » Comparons le Shiva Purana, le
Kamasutra, le Mahabharata, les copieux commentaires sur le culte du phallus, aux traités
des Pères de l’Église sur l’ascèse et sur la chasteté, et nous comprendrons à quel point
Kierkegaard voyait juste quand il disait que le christianisme, en condamnant la sensualité
au nom de l’esprit, l’a posée comme réalité et catégorie spirituelle.
Dans les littératures de l’Asie, on trouvera peu [p. 236] d’exemples convaincants — pour
ma part, je n’en connais point — de ce que nous baptisons amour-passion, et l’on sait à
quel point cette forme de l’amour est liée à ses expressions. La passion et l’amour mystique,
l’érotisme et l’amour du prochain, sont des problèmes occidentaux, posés à tous par les
rigueurs mal tolérées de dogmes et de doctrines impératives, cependant que les voies de
sagesse asiatiques sont seulement proposées, — à quelques-uns. Les recettes de plaisir, ou
d’immortalité par la rétention du semen, sont liées en Asie à la piété, tandis que nos
coutumes viennent d’un vieux fond païen et que notre hygiène moderne se veut
« scientifique ». À cause de la nature du christianisme et de la nature de l’hindouisme ou
du bouddhisme, la vie réelle de l’Occident est en conflit avec la foi, tandis que la vie réelle
de l’Asie est en symbiose avec ses religions.
Et si la symétrie de ces formules inquiète, revenons au quotidien banal, pris sur le vif :
plutôt qu’une infinie bibliographie rameutée à l’appui de mes dires, cette notation plaisante
dans un roman moderne, dont l’auteur se trouve être un brahmane védantin : « J’avais vécu
en Europe, j’avais épousé une Européenne : apparemment, cela me donnait
l’invraisemblable privilège de comprendre les choses de l’amour.122 »
[p. 237] Ceci encore : le cliché Orient — Occident = non-moi — personne, qui a peut-être
moins cours en Orient que dans certains milieux d’Europe et d’Amérique sérieusement
éperdus de sagesse asiatique, me paraît appeler deux remarques, à vrai dire d’inégale
importance, et qu’on voudrait déconcertantes.
1. Précaution de méthode dialectique. — Au défi de dogmes sublimes et qui prétendent
transfigurer la vie concrète, l’Occident répond par des mythes symbolisant ses résistances
naturelles, et qui font l’intérêt de sa vie amoureuse. Mais l’Orient se contente de proposer
des voies aux Renonçants (ou sannyasins) qui ont épuisé la coupe, ou la dédaignent. Pas
de drame, encore moins de tragique, et surtout pas de tout ou rien, mais d’innombrables
variétés dans l’approche de l’ultime réalité. Où nous verrions contradiction, antinomie, ils
ne montent pas sur leurs grands chevaux théologiques, mais chacun suit sa voie, son
« svadharma », sa religion particulière. C’est pourquoi nos contradictions restent si
farouchement liées au dogme, tandis que leurs divergences ne s’opposent pas. S’il arrive
que certaines de leurs croyances semblent bien se confondre avec les nôtres (semblent bien
affirmer, par exemple, la réalité de la personne ou du prochain) on n’en saurait déduire
qu’elles excluent leur contraire, ou que l’on s’était mépris sur le vrai sens de leurs
affirmations répétées du contraire (comme la non-existence du moi). Illustrons cela.
L’idée de vocation personnelle accomplie aux dépens de l’individu est loin d’être absente
de la Bhagavad-Gita :
Sois détaché et accomplis l’action qui est ton devoir, [p. 238] car en accomplissant
l’action sans attachement, l’homme obtient le but suprême. (III, 19.)
Notre propre devoir, si humble qu’il soit, vaut mieux que le devoir parfaitement
accompli d’un autre. Le dharma d’un autre est plein de dangers. (III, 35.)
Et dans les upanishads :
La vie n’a servi de rien à celui qui quitte ce monde sans avoir réalisé son propre
monde intérieur. Elle reste invécue, comme les Vedas non récités, ou toute action
non accomplie. (Brihad-âranyaka Up.)
La notion de l’amour du prochain, et l’injonction évangélique d’aimer aussi son ennemi ne
sont pas absentes du bouddhisme : car l’ennemi et toi-même ne diffèrent que par les
attachements du moi phénoménal, tandis qu’ils participent du même Soi véritable, qui seul
importe. « Surmonte le mal par le bien », dit le Bouddha. « Que ceux qui me calomnient,
me nuisent, me raillent, et tous les autres, obtiennent l’illumination spirituelle », dit
Shantideva.
Et Suzuki, qui enseigna le zen à toutes les Amériques dégoûtées de l’Occident, et de plus
en plus à l’Europe, va jusqu’à dire que la méthode bouddhiste « consiste à
transformer Éros en Agapè123 ».
Je répète que tout cela n’est pas contradictoire, dans une philosophie sans dogmatique.
Nous parlerons alors d’inconséquence logique ? Mais notre science n’a-t-elle pas inventé
plusieurs logiques, aussi valables l’une que l’autre ? Elles ne se contredisent [p. 239] pas
davantage que les énoncés spirituels correspondant à différents niveaux d’évolution, à
différents degrés d’éveil de la conscience…
2. Mise en question par l’expérience vécue. — Dans le roman de Raja Rao qu’on vient de
citer, cette sentence d’un upanishad reparaît à plusieurs reprises :
En vérité, à quoi se rapporte l’amour d’un mari pour sa femme ? Non point à la
femme, mais en vérité au Soi qui est en elle.124
En présence d’une telle phrase, j’éprouve d’abord ceci : le sentiment d’une immédiate et
vive reconnaissance. Car toute vérité sur l’amour est immédiatement reconnue par celui
qui s’est mis en quête d’un savoir de l’amour qu’il vit. N’importe qui m’avertira que le Soi
de l’Inde n’est pas le vrai Dieu des chrétiens, qui est personnel. On connaît les définitions.
Mais je retrouve ici mon expérience. C’est seulement à partir de là que nos questions
deviennent capables de réponses. Sur cette phrase des upanishads, sur le dialogue qui peut
s’instituer à partir d’expériences reconnues, on pourrait écrire tout un livre. (Mais si c’était
celui que je suis en train d’écrire ? Et qui précisément, ici, touche à sa fin ?)
Je disais que l’amour vrai, c’est discerner dans l’autre — pour l’avoir reconnu tout d’abord
en soi-même — le vrai moi, sujet de l’amour, et l’aider à prendre conscience de ce qu’il
est ou peut devenir. N’est-ce pas l’aider à réfléchir la lumière de l’amour [p. 240] créateur ?
Non, ce serait-là trop dire, et pas assez. Aimer, c’est aider l’autre à se’ situer de telle
manière que la lumière se voie en lui, mais qu’en même temps le vrai moi de l’amant s’y
découvre, autrement éclairé, et par là subtilement changé, un peu plus lui-même qu’avant :
amour mutuel.
L’expérience est la même, ou du moins je la sens telle. Mais la lumière ? Est-ce le Nom
qu’on lui donne qui diffère, — ou quoi d’autre ? Le point du dialogue est ici. Un point
seulement, sans étendue, mais selon le regard que nous portons sur lui, il en jaillit un monde
ou l’autre : l’Occidental ou l’Oriental.
Tous les risques d’erreur sont de notre côté, nous les payons par les névroses ou
l’abêtissement spirituel. Eux sont tellement en garde contre l’illusion, qu’ils l’ont mise en
facteur commun dans tout ce qui existe (à tel point que le seul fait d’exister devient pour
eux l’équivalent de notre péché originel). Ils en ont fait autant pour les névroses qui
s’attaquent à nos « agrégats » individuels : le cosmos actuel tout entier semble résulter
— selon leurs sages — d’une gigantesque schizophrénie du Soi. (Mais il sera finalement
résorbé, tout s’arrangera.) Ils en ont fait autant pour les personnes potentialisées dans une
seule Personne-cosmique (Purushadont la contrepartie actualisante est Prakriti),
finalement dissociée et fondu dans le Soi : « Tu es Cela ». Le drame individuel est noyé
dans le Tout. Mais le Tout est le contraire du drame.
Tous les risques d’erreur sont liés à notre amour ; et plus l’amour est passionné, exigeant,
singulier, plus grand le risque. Ce que nous croyons aimer en elle, est-ce elle-même ou
l’image de notre ange ? Ce [p. 241] que nous avons cru voir en elle, et que nous déifions
peut-être à ses dépens, est-ce notre anima projetée ? Tous les psychanalystes nous l’ont
dit : l’erreur sur la personne de l’être aimé est la source des pires conflits, une violence
faite à l’âme de l’autre, à son corps ou à son esprit — ou encore à son moi total non reconnu,
non respecté dans son autonomie.
Ici, le brahmane intervient :
— Si tu cherches le Soi à travers elle, si tu as compris l’impermanence et t’exerces aux
« vues justes » comme disait le Bouddha — qui était l’un des nôtres, un Indien —, si tu
vois bien ce que tu vois et portes ton amour à l’immuable seul, toutes ces erreurs que tu
craignais sont illusoires. Comme le moi.
— La vue juste distingue et juge, mais ne peut pas nier le trouble. Dans ce moi peu ou point
différencié que la vie nous offre, avec son programme génétique insondablement plus
ancien que notre individu naturel, et qui lui survivra dans le cours des siècles, sans surprises
et mille fois réincarné — la vue juste imagine — au sens fort — la personne. Il ne faut pas
jeter la vie avec l’erreur, mais aimer mieux. Non pas éteindre ou dépasser, mais transmuter,
transfigurer ! Aimer mieux, c’est apprendre à discerner la raison d’être — donc d’être
unique — de l’autre aimé, comme de soi-même. Ce corps visible que vient animer un
mouvement singulier et fascinant de l’être… « Aimer ce que jamais on ne verra deux
fois ! »
— Aimer, c’est vouloir l’immortel, non l’éphémère, lequel n’a rien en soi qui mérite
l’amour. Cela n’empêche pas la poésie, les amours poétiques, ni le désir, ni « cette
adoration dont la femme a [p. 242] besoin pour s’accomplir, et par ce culte que nous lui
rendons, nous arrivons à connaître le monde et à l’anéantir en l’absorbant. Mais que nous
devenions Shiva, la femme est dissoute et le monde avec elle. Car le monde ne doit pas
être refusé mais dissous.125 »
— Je veux voir l’autre en sa réalité, qui est unique. J’aime en elle à la fois ce que je vois et
ce qui fait que je la vois unique : ce vrai moi pressenti par l’amour seul, et qui est elle-
même. Tu dis le Soi, ce n’est personne.
— Il n’y a personne. Personne ne peut aimer, sauf l’égoïste. Il y a l’amour, et nous pouvons
seulement devenir amour. Et tu sais bien que tu ne dois aimer que ton « Dieu » dans ses
créatures, puisqu’il est dit de Lui qu’il est amour.
— Mais Dieu pour nous est une Personne, et nous crée comme personnes bien distinctes.
Tu ne vois pas la femme que tu crois aimer.
— Quand je saurai aimer le Soi en elle, je ne serai plus moi, elle ne sera plus elle, et les
dieux mêmes me serviront.
Tout et tous
L’Orient voudrait exténuer, « émacier le réel tangible126 », pour rejoindre l’Un primordial.
Quand ses dieux mêmes auront fait leur office et fait leur temps, il y aura le Soi seul en
tout.
À la consommation des temps, répond saint Paul, « Dieu sera tout en tous. »
Depuis six millénaires, les sages de l’Asie n’ont pas [p. 243] varié dans leur croyance en la
dualité de l’Un et du Multiple, dualité finalement illusoire puisqu’un jour — dont ils savent
la date — la vie, le cosmos et les dieux seront résorbés dans l’Un seul, sans laisser aucune
trace, comme n’ayant pas eu lieu. Le triomphe de ces spirituels et de leur eschatologie se
confondra ce jour-là avec l’aboutissement d’un processus entièrement matériel calculé par
la science occidentale : mais personne ne sera là pour constater que leurs doctrines sur la
Lumière finale et sur le Vide n’auront été, dans leur ensemble, qu’une immense
transposition sur les plans poétique et religieux du second principe de la thermodynamique.
L’autre moitié de l’humanité croit dur comme fer à la réalité tangible, insuffisante, pleine
de mystères, des apparences actuelles, qu’elle s’évertue en conséquence à scruter et à
modifier. Elle parie sur la vie et contre l’entropie127. Elle ne sait plus d’où lui vient cette
passion qui a produit la technique et les sciences, mais aussi nos structures sociales et
politiques, les droits de l’homme et une extraordinaire avidité. Le sens réel de l’aventure
échappe à la majorité de ceux qu’elle entraîne. Et il est vrai qu’on ne saurait guère le
concevoir sans une vision de sa fin anticipée. La petite phrase de saint Paul au début de
notre ère, « Dieu tout en tous », d’un seul trait fulgurant décrit cette fin.
Dès lors, au duel de l’Un et du Multiple est substitué le drame de l’Un et des uniques
[p. 244] — à l’anéantissement final dans l’unisson, l’harmonie d’un chœur infini ;
— à la régressive extinction des différences éphémères, leur mort et transfiguration ;
— à l’individuel aboli par une longue aspiration de l’Atman, le personnel éternisé par
l’effort vivifiant de l’Imagination.
Ce sont là deux doctrines, deux vues des spirituels. Quelle est la vraie ? Si les sages de
l’Orient ont raison, personne ne pourra le vérifier à la consommation des temps, pas même
le Soi qui dormira dans un sommeil sans rêves — leur idée du bonheur — entre deux
Créations totalement insensées. Si les saints de l’Occident ont raison, ils seront seuls à être
là pour le savoir.
La doctrine qui peut devenir vraie sera celle que nous choisirons, en vérité vécue de
conscience et d’action.
Les résultats actuels et historiques sont ambigus à l’infini, pour nos mesures. Les peuples
sont dans l’ignorance malheureuse des origines et des fins de ce qu’ils croient, bien qu’ils
en vivent plus ou moins bien, et même qu’ils meurent parfois pour leurs croyances.
Nous voyons ce que l’Orient est resté jusqu’ici, et que ses doctrines d’extinction n’ont pas
tué l’illusion du moi ; au contraire, ce moi sans valeur est en train de faire valoir ses
revendications, par plusieurs centaines de millions de bouches à nourrir, et demain de
cerveaux à diriger. Nous pressentons dans la terreur et l’espérance ce que l’Occident peut
devenir : soit s’engloutir dans l’illusion de la matière (et l’Orient aurait eu raison), soit
accomplir sa vocation aventureuse, — déchiffrer l’Être dans le [p. 245]singulier et les
structures de l’énergie universelle. Car c’est au secret des personnes que nous tentons
d’écouter la Personne, mais c’est dans la matière que nous cherchons le Soi. « D’autant
plus nous connaissons les choses particulières, dit Spinoza, d’autant plus nous connaissons
Dieu. »
La création tout entière, « soumise à la vanité » mais travaillée par « un ardent désir, attend
la révélation des fils de Dieu » (Romains, 8). Et saint Justin, l’œcuménique du iie siècle,
ose parler d’un salut de la Matière. À force de l’étreindre de ses mains, de la mesurer par
la vue, de la dissoudre et de la recomposer, de l’épier dans sa vie secrète, comme
l’alchimiste, cette matière du cosmos en expansion, de l’atome élusif, des corps vivants,
l’homme d’Occident ne cherche pas seulement à dévoiler ses lois secrètes, mais à se
transformer lui-même, en tant qu’il participe au mystère du créé. Il a choisi cette voie, qu’il
aille jusqu’au bout ! Pour lui la Réalité est dans l’individuel, et l’Être dans les raisons d’être
des uniques. Or ce choix est celui de l’amour, de la connaissance par l’amour, car tout ce
qui existe est unique, à voir de près, comme voit l’amour.
94. Cf. Charles Baudoin : Découverte de la Personne, p. 22. (Cet ouvrage est le meilleur
exposé du personnalisme moderne, par un psychanalyste assez proche de C. G. Jung.)
Mais si Ch. Baudoin me paraît un peu trop pessimiste, de son propre point de vue, D. T.
Suzuki passe la mesure dans l’autre sens lorsqu’il écrit avec une évidente satisfaction :
« La psychologie moderne, en fait, a éliminé l’ego comme entité. » (Mysticism : Christian
and Buddhist, p. 39.) La psychologie dont il parle est occidentale. Cherchant à guérir les
« maladies du moi », elle le confirme comme entité et le renforce, loin de
l’éliminer.95. Henry Corbin : L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, 1958,
p. 28 et 50.96. Ibid., p. 131.97. Henry Corbin : Terre céleste et corps de résurrection, 1960,
p. 31.98. Sur les solutions proposées par l’Inde, le taoïsme, et le bouddhisme tibétain,
voir A, David-Neel : Immortalité et Réincarnation, 1961.99. Parole attribuée au Bouddha,
dans la tradition des Théravadins (hynayânistes).100. Cf. Alexandra David-Neel : Le
Bouddhisme du Bouddha, 1960, p. 51-59.101. D. T. Suzuki : Mysticism : Christian and
Buddhist, 1956, p. 47.102. Le Dhamma pada, trad. angl. Radakrishnan.
103. A. David-Neel donne une Parabole tibétaine de la « personne » dans l’op. cit.
« Une personne » ressemble à une assemblée composée d’une quantité de membres. La
discussion ne cesse jamais. Parfois, un de ses membres se lève, prononce un discours,
préconise une action ; ses collègues l’approuvent et il est décidé qu’il sera fait suivant ce
qu’il a proposé. D’autres fois, plusieurs membres de l’assemblée se lèvent ensemble,
proposent des choses différentes et chacun d’eux appuie ses propositions sur des raisons
particulières. On en vient à se battre entre collègues.
Il advient aussi que certains membres de l’assemblée la quittent d’eux-mêmes ; d’autres
sont graduellement poussés au-dehors et d’autres, encore, sont expulsés de force par leurs
collègues. Pendant ce temps, de nouveaux venus s’introduisent dans l’assemblée, soit en
s’y glissant doucement, soit en enfonçant les portes.
On remarque encore que certains membres de l’assemblée dépérissent lentement ; leur voix
devient faible, on finit par ne plus l’entendre. Au contraire, d’autres qui étaient débiles et
timides se fortifient et s’enhardissent, et finissent par s’instituer dictateurs.
Les membres de cette assemblée, ce sont les éléments physiques et mentaux qui constituent
la « personne » ; ce sont nos instincts, nos tendances, nos idées, nos croyances, nos désirs,
etc. Chacun de ceux-ci se trouve être, de par les causes qui l’ont engendré, le descendant
et l’héritier de multiples lignes de causes, de multiples séries de phénomènes remontant
loin dans le passé et dont les traces se perdent dans les profondeurs de l’éternité. »
Nous connaissons assez bien cela en Occident. Bismarck écrit : « Faust se plaignait d’avoir
deux âmes en lui. J’ai en moi une foule d’âmes turbulentes. Et tout se passe comme dans
une république. »
À regarder ainsi le moi, on le perd assurément et par méthode. Car il est forme dominante
et gouvernante. Si on tentait de l’observer à l’aide d’un microscope, l’éléphant lui aussi ne
serait plus qu’une vaste illusion.
104. Les Questions de Milinda (Milindahunha), Ier siècle A. D. Milinda est le roi indo-grec
Ménandre, qui vivait au IIe siècle av. J.-C. Nagasena, un Patriarche bouddhiste.105. K.
Nishida : Die intelligible Welt, p. 116 et 119.106. A. David-Neel, op. cit., p. 304-
305.107. Ces deux phrases sont à rapprocher de cette vue d’un soufi : « Le paradis du
gnostique fidèle, c’est son corps même, et l’enfer de l’homme sans foi ni connaissance
c’est également son corps même. » (Cit. par H. Corbin, Terre céleste, p. 161.)108. Aurore,
517.109. Voir sur ce point les beaux essais de Hans Heinrich Schaeder recueillis dans Der
Mensch in Orient und Okzident, 1960, et notamment : Das Individuum in islam.110. Ibn
Arabi, in H. Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi,
p. III.111. Id. ibid., p. 117.112. Cf. supra, p. 125 à 127.113. Emmanuel Swedenborg : La
Nouvelle Jérusalem et sa doctrine céleste, § 86 à 89.114. C’est à peu près ce que Freud
nomme « narcissisme », et qui n’est tel qu’aux yeux de celui qui nie l’âme ; mais alors,
d’où viendrait cet amour, à qui irait-il ? La passion de Tristan est la preuve de l’âme, s’il
en fût jamais.115. Katha upanishad.116. Alexandra David-Neel, Le Bouddhisme du
Bouddha, p. 45.117. Chang Chen-Chi, The Practice of zen.118. Tout cela vaut pour l’islam,
bien entendu, au moins autant que pour le christianisme et le judaïsme. « Dans l’Arabe,
tout est colère », écrit Henri Michaux. « Son bonjour : « Que le salut soit sur quiconque
suit la vraiereligion ». (La vraie ! Aux autres, pas de bonjour.) »119. Lingopasanâ
rahasya.120. Alain Daniélou, Le Polythéisme hindou, p. 474.121. Gopala-uttara-tapîni
upanishad.122. Raja Rao, Le Serpent et la Corde, 1959, p. 28. Je ne saurais trop inciter
mes lecteurs à lire ce beau roman autobiographique : la fraîcheur poétique ou mieux,
l’euphorie spirituelle qui baigne l’œuvre, situe dans la réalité ce que je n’entends ici que
formuler. Je ne connais rien dans la littérature qui confronte avec plus de tendresse et
de rigueur l’Est et l’Ouest. Lire aussi, mais c’est beaucoup moins tendre pour les deux,
c’est même féroce, le chef-d’œuvre d’Henri Michaux, Un Barbare en Asie. Lire enfin de
Rudolf Kassner, Le Livre de ma Vie. Puis aller en Inde et sentir l’innombrable, le « corps
magique ».123. D. T. Suzuki, Mysticism : Christian and Buddhist, p. 73. Je crains que
l’auteur ne vienne ici à la rencontre des catégories de L’Amour et l’Occident un peu plus
qu’il ne serait souhaitable, de son propre point de vue.124. On pourra retrouver ce
passage dans la Brihad-arânyaka upanishad, au cours des dialogues entre l’illustre sage
légendaire Yajnavalkya et son épouse Maitreyi, qui l’interroge sur
l’immortalité.125. Phrases empruntées comme plusieurs ici au roman de Raja Rao, Le
Serpent et la Corde.126. P. Teilhard de Chardin : La Route de l’Ouest (inédit).127. Il serait
peut-être fécond d’interpréter le principe de Carnot-Clausius (accroissement général de
l’entropie, mort lumineuse) en termes de métaphysique orientale, et le principe
d’exclusion de Pauli (individuation des électrons, conditionnant la « vie ») en termes de
métaphysique occidentale. Mais Stéphane Lupasco y aura sans doute pensé.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : amour, vide, forme, désir, intuitif, aimer, intuition,
sexualité, personne, autrui, âme, douter, monde, déviation, instinct.
[p. 246]

L’amour même
I
Les quatre couleurs de l’amour
(Schéma philosophique abstrait, orné d’une illustration.)
L’amour étant l’initiateur de tout ce qui existe, on appellera néant l’absence d’amour. Les
degrés d’existence de l’amour sont ceux de la création à l’œuvre, sans laquelle le néant ne
serait pas conçu, ni l’être.
L’amour divin, venant de Dieu, retourne à Dieu, posant en son point de réflexion et de
résonance dans la créature, un moi nouveau qui transcende l’ancien parce qu’il le totalise
et l’ordonne à l’esprit. (Cette action d’ordonnance, d’orientation de soi dans l’axe
d’efficacité majeure, est la prière. Prier n’est pas demander mais s’orienter, de manière à
recevoir et à réaliser.)
Le moi posé, quelle est la voie de l’amour en l’homme ? L’expérience méditée — et que
j’espère banale (au sens propre), dans sa forme du moins — me suggère quatre états que
l’on peut distinguer par leur ordre d’apparition. Ils se mêleront et combineront dans
l’homme achevé.
[p. 247] 1. La vision intuitive. — Cette forme de l’amour est l’acte de l’esprit ; et elle est
connaissance active en même temps que reconnaissance. Elle naît et se développe quand
je découvre en moi, mais devine aussitôt dans l’autre, la personne. L’amour lui-même, qui
m’a créé sujet, tend à discerner dans autrui le sujet qui pourra lui répondre. Son regard tend
à susciter ce qui peut être aimé parce qu’aimant à son tour. Cette action du regard quand
elle est confirmée par l’interaction des personnes que l’amour met en résonance, est
la philia, l’amitié spirituelle. Elle est agent de différenciation par excellence, du fait qu’elle
voit — ou cherche à voir, ou sollicite — dans les individus leur vraie personne ; la vocation
qui les distingue absolument ; la nouveauté — fût-elle imperceptible ; l’irremplaçable que
chaque être humain, s’il y est appelé, peut devenir. Le désir du regard intuitif est appel,
donc attente agissante d’une réponse, et, par suite, de l’échange qui est l’action de l’amour.
Quand ce désir et ce besoin d’agir sur l’autre excèdent la conscience de soi-même et le
respect de sa propre personne en tant que vocation unique, cet amour du prochain peut
changer de signe, et du coup sa fonction s’inverse : il se mue en impérialisme, et devient
donc agent d’uniformisation, tout d’abord dans l’échange de personne à personne, comme
l’amitié, l’éducation et le mariage, mais bientôt dans le domaine collectif, la société, la
politique, l’Église. À la limite, il devient haine ou crime, comme l’ont montré tant de
persécutions religieuses ou philosophiques pour le bien de l’âme de ceux qu’on massacrait,
et comme nous le montre aujourd’hui la « vertu » des États totalitaires. Celui qui[p. 248] ne
s’aime pas lui-même ne vaut rien pour aimer les autres. Nul, en effet, ne peut aimer autrui
s’il se méprise ou se renie, c’est-à-dire s’il méprise ou nie la personne qu’il peut devenir,
au lieu de chercher à mieux connaître et dominer ce qui, dans sa nature déterminée,
l’empêche d’aimer. Nul ne peut distinguer le bien d’autrui s’il n’a su distinguer d’abord
son propre bien. Qui s’aime mal, comme l’égoïste, ne peut que mal aimer les autres et
penser que « l’enfer c’est les autres » : c’est qu’il se croit inacceptable et se voudrait
(inconsciemment) anéanti. Nul ne voit la personne chez autrui s’il ne l’a vue d’abord en
soi : or, aimer c’est vouloir que la personne unique s’édifie dans l’individu. Cette règle d’or
est la norme morale, par excellence, en tout domaine, aussi bien dans celui de l’érotique
que dans l’éducation, l’amitié et le mariage.
Au point d’équilibre idéal entre la retenue qui naît de l’amour de soi et l’élan vers le moi
d’autrui, l’amour du prochain constitue le modèle créateur de toute communauté, et l’image
organisatrice d’une biologie de l’humanité en tant que celle-ci forme un tout. L’amour
d’autrui comme de soi-même pouvant seul assurer la santé et régler le métabolisme du
grand corps.
2. L’émotion, ou l’Éros. — Cette seconde forme de l’amour procède de l’âme. Elle est
moins sélective que le regard intuitif, puisqu’elle ne va pas vers l’unique, mais plus
limitative aussi, en ce sens qu’aussitôt qu’elle existe et tant que dure sa plénitude, elle
exclut de sa réalité tout ce qui n’est ni l’objet ni le sujet de l’émotion : à ces deux se réduit
pour elle l’univers. Dans sa genèse, elle correspond, [p. 249] quel que soit l’âge, à l’état de
première adolescence, quand l’amour « point le cœur », oppresse le souffle, brûle en rêve,
et reste loin d’imaginer la possession. (C’est un aspect de l’amour courtois, non le plus
spécifique, ni le plus insolite). Mais s’il précède le désir, dit physique, je crois bien que
l’amour émotif animique n’apparaît guère sans que l’ait éveillé un premier regard de
l’intuition. Les très jeunes gens l’ignorent encore ; la plupart des adultes ont cessé de le
sentir ; mais un homme qui se connaît bien et les femmes surtout savent cela : une certaine
perception instantanée du secret singulier de l’autre — et surtout s’il paraît lui-même
l’ignorer — est la condition nécessaire de l’émotion vraiment envahissante. Dans ce
domaine de l’âme intermédiaire entre le spirituel et le sensuel, les risques d’erreur sont plus
grands, parce que l’émotion la plus vive peut très bien se suffire en soi. L’intuition qui se
trompe n’est rien, le désir non comblé n’est pas une sensation, mais l’émotion trouve en
elle-même et dans la seule intensité, sa preuve et son accomplissement ; même si l’objet
aimé ne « justifie » pas l’amour, si on l’a mal vu, si on l’imagine autre qu’il n’est, ou si
l’on ne fait que projeter sur lui l’image du soi que l’on aime et qui le cache. Philia devine,
attend l’échange, le vrai dialogue ; Éros élit, s’émeut, et « le reste est silence ». Au degré
de la passion, l’âme va se détacher du spirituel et du sensuel, pour le plaisir et la douleur
de mieux brûler. L’amour-passion oriente le moi vers un objet qu’il veut unique, infiniment
différencié de tous les autres, et dans lequel s’investissent bientôt toute la présence et toute
la valeur peu à peu retirées aux autres existences. « Écarte les choses, ô amant ! » Jusqu’au
point où l’Élue, devenant le monde [p. 250] — « On est seul avec tout ce que l’on aime » —
l’amour confond le moi et son objet, et enfin « Seul je suis, moi, le Monde ! » À cette limite
de l’extrême différence actualisée, tout ce qui avait été refoulé, écarté et virtualisé dans la
nuit de l’indifférencié, d’un seul coup submerge l’amant : il s’abîme dans le « flot
houleux » et dans la « tourmente du Monde » — sa mort d’amour, sa « Joie suprême128. »
3. Le plaisir sexuel. — Cette troisième forme de l’amour est dite physique, encore que nous
sachions très bien que le sexe est lié comme nulle autre fonction à la volonté de l’intellect,
à l’âme et à l’imaginaire ; et qu’en tant qu’il ne serait qu’un instinct animal, il n’aurait rien
à voir avec l’amour. Les animaux ne font pas l’amour, mais subissent la sexualité quand
vient sontemps. Les confusions de notre langage courant semblent parfois assimiler
l’amour au sexe, mais elles proviennent d’une contamination en sens inverse : si la
sexualité peut signifier l’amour, c’est parce qu’elle est, chez l’homme, autre chose que
l’instinct. Dans la mesure où, sans perdre l’instinct, elle s’ordonne à des fins nouvelles qui
ne sont plus celles de l’espèce mais de la personne, la sexualité mérite ce nom d’amour que
lui donne l’Occident moderne, — quoi qu’en pense la morale moyenne (très rarement
codifiée, longuement invétérée) qui forme le climat des milieux bien-pensants dans le
peuple et la bourgeoisie, catholiques, protestants ou laïques.
Cette morale tient le sexe pour mauvais en principe. [p. 251] Comme elle sent qu’une telle
attitude est plus hérétique que chrétienne, ou plus religieuse que rationnelle et
« scientifique », elle se garde de la déclarer, mais trahit constamment son intime conviction
par des jugements et des indignations qui ressemblent à s’y méprendre à des réflexes
conditionnés. Voici un test : à la lecture des phrases suivantes, comment allez-vous réagir ?
Celui qui voit, qui comprend, qui désire le Soi, qui joue avec le Soi, qui fait l’amour
au Soi, qui atteint son plaisir dans le Soi, devient son propre maître et se meut à sa
fantaisie parmi les mondes. Mais celui qui pense autrement reste dépendant. Il
demeure dans les sphères périssables et ne peut en sortir quand il veut. (Chandogya
upanishad, 7, 25.)
Pensez-vous que la comparaison qui est faite ici entre l’acte de la connaissance religieuse
et l’acte de l’union sexuelle, rabaisse le spirituel ou élève l’érotique ? (J’entends bien :
élève l’érotique au niveau de signification où l’homme spirituel doit atteindre
avec l’ensemble de ses facultés.)
La sexualité en elle-même ne me paraît pas indifférente pour l’esprit. Mais elle n’est ni
mauvaise ni bonne : en tant que fonction, je la verrais moralement neutre. Et cependant,
dès qu’elle accède à la liberté de l’érotisme (qui transcende la fonction naturelle et vitale)
elle devient justiciable à la fois de la morale et de l’esprit, comme tout autre élément
impliqué dans la synthèse de la personne. Deux déviations morales, symétriques, la tentent
dès lors en permanence :
a) La sexualité condamnée. Ceux qui ont peur de leur [p. 252] sexualité et qui ne voient
qu’ignominie dans l’érotisme, expulsent de leur propre personne (et de celle d’autrui s’ils
le peuvent !) cette troisième forme de l’amour. Ils la condamnent ainsi à rester
indifférenciée, inculte, non intégrée donc impure, non propre au moi, donc sale. Ils
en font une force mauvaise, obscure et menaçante, aliénée de la personne : or ce sont là les
caractères et la genèse d’un démon. Ils verront ce démon apparaître partout, passant le bout
de l’oreille entre ces lignes, par exemple ; et certains semblent bien être allés jusqu’à le
matérialiser, si l’on en croit les récits de vies d’anachorètes.
À leur intention, je me répète. « Faire l’amour » peut-être : aimer son prochain ou lui faire
du mal tout en se diminuant et déformant soi-même ; peut-être : étreindre au hasard un
corps sans rencontrer personne, aveuglément, comme dans la nuit ; peut donc être : amour,
égoïsme, bienfait ou crime, libération ou servitude, ou simplement erreur de part et d’autre,
accident ridicule mais sans suites. Ce n’est en soi ni bien ni mal. Seul, le degré d’amour
réel (personnifiant, lié à la personne) peut qualifier l’acte sexuel. Et je ne vois pas d’autre
critère qui tienne, ou ne soit réductible à celui-là.
b) La sexualité séparée. Dès qu’il est dissocié de l’amour d’intuition et de l’amour de
sentiment, qui le précèdent et le situent dans l’amour vrai, le désir sensuel tend aussitôt à
redescendre au plan de l’instinct. Mais alors que le désir animal est simplement déterminé
par le renouvellement de l’espèce, le désir sensuel-érotique est devenu force libre,
autonome, et qui agit désormais contre l’amour en tant que force d’individuation. Don Juan
ne choisit [p. 253] pas, il désire toutes les femmes, et ce désir fait, de chacune, la femme en
tant que sexe en général. (Au contraire, l’amour de Tristan faisait d’une seule, élue, la
Femme unique.) Cette forme du désir part de l’amour mais en direction du néant : elle
accroît l’indifférencié, elle accroît l’entropie du monde. À l’extrême, que le Mythe
symbolise avec une grande simplicité dans l’opéra, Don Juan n’est plus qu’un corps, qu’on
nous montre mangeant, buvant et célébrant les femmes. L’esprit entièrement refoulé
(virtualisé) se voit donc provoqué au plus violent retour : et c’est l’apparition du
Commandeur. Le contact de ce Double d’antimatière anéantit le corps physique. (La main
saisie, l’éclair, la trappe.)
4. L’énergie cosmique. — La dernière forme de l’amour n’est atteinte que par la pensée,
mais à travers le monde des sensations, lorsque au-delà des corps à notre échelle, au-delà
du domaine de l’individuation, au-delà même de la matière que l’on dit brute, mais encore
tangible et sensible, elle découvre et mesure l’énergie et le mystère de l’attraction
universelle. Et il est beau que l’aventure de l’intellect, descendant des clartés instantanées
de l’esprit intuitif au clair-obscur de l’âme, à l’obscur de la chair, à l’opaque de la matière
et au noir absolu de l’espace électronique, débouche enfin sur des lueurs nouvelles qui sont
peut-être celles qu’entrevoyaient les sages de l’Inde et de la Grèce, et que Dante dit avoir
contemplées au prix de sa vue « consumée » :
… mais déjà mon désir et ma volonté étaient mus — comme une roue tournant
d’une manière uniforme — par l’Amour qui meut aussi le soleil et les autres étoiles.
[p. 254] La forme de pensée qui se révèle ici transcende la recherche moderne d’une
formule du champ unitaire. Elle implique l’équation plus générale encore qui embrasserait
à la fois le phénomène humain, les lois cosmiques, et l’amour créateur. Théorie de l’amour
unifiant, c’est autant dire de l’Amour même.
La science actuelle, guidée par l’intuition d’Einstein, conçoit déjà la possibilité d’une
explication unifiée des phénomènes gravitationnels et magnétiques, mais elle admet que
l’affectif demeure pour elle le plus impénétrable des mystères. Il est capital qu’elle
l’admette. Ce qui était écarté depuis des siècles, renvoyé au chapitre des magies puériles,
redevient l’objet fascinant des spéculations créatrices. Déjà, les grandes « écoles » de
mathématiciens, de physiciens et d’astronomes, reconnaissent qu’elles diffèrent
essentiellement par leurs options métaphysiques. Ainsi l’extrême de l’amour cognitif, de
la passion de savoir, d’inventer le savoir et d’y soumettre la pensée, poussé jusqu’au dernier
degré de l’abstraction et de l’audace logique, semble en voie de rejoindre en perspective
l’extrême de l’amour intuitif : la vue mystique.
Une illustration. — Tout le monde connaît les cartes à jouer, au moins de vue, mais presque
personne ne les voit. Presque personne ne prend la peine ou le plaisir d’en déchiffrer
l’idéogramme. C’est trop sérieux pour les joueurs, et pour les sérieux ce n’est qu’un jeu.
Pourtant, si l’on regarde un moment, mais sans jouer, les « couleurs » du jeu de cartes
ordinaire, on ne tardera pas à découvrir qu’elles correspondent trait pour trait aux quatre
amours que nous venons d’identifier. (Et si l’on remonte aux tarots, on verra qu’il ne s’agit
pas d’un hasard ou d’une fantaisie, comme l’ont montré les belles études de l’indianiste
Heinrich Zimmer).
[p. 255] Les quatre amours
Pique ♠ La forme indique le nombre 1.
Elle suggère : pénétrer, traverser, voler d’un trait, blesser, tuer, féconder.
Correspond à l’Esprit et à l’intuition (Amour spirituel, regard intuitif, philia, Agapè).
Tempérament : mystique, innovateur, secourable, détaché, rapide, désintéressé,
autoritaire.
Déviations typiques : impérialisme et sadisme, ou à l’inverse, ascétisme et goût de
l’autosacrifice ; vers l’autre : crime ; vers soi : suicide.
Conception de l’amour : un roi de pique dira que « l’Amour n’est pas un sentiment,
mais la situation totale de celui qui aime, orienté vers la vérité. »
Preuve de validité de cet amour : le regard juste.
Cœur ♥ La forme indique le nombre 2.
Elle suggère : palpiter, contracter-dilater, être vulnérable ou blessé, transpercé par
une pique (« Une épée te transpercera l’âme », dit Siméon à Marie).
Correspond à l’Âme et au sentiment (Amour-passion, tendresse, Éros).
Tempérament : émotif-dépressif, oblatif-envahissant, réceptif-imaginatif,
nostalgique-enthousiaste.
Déviations typiques : Masochisme. (Seul celui qui a une âme, et le sait, a lieu d’être
masochiste et de s’en réjouir.) Goût de la mort à deux. Paranoïa.
Conception de l’amour : « La beauté fait pleurer les meilleures larmes ». — Tristan.
Preuve : sentir intensément.
Trèfle ♣ La forme indique le nombre 3.
Elle suggère : pousser, enlacer, s’épanouir dans les trois dimensions (esprit, âme,
chair) sans perdre l’instinct, s’attacher, se flétrir.
[p. 256]Correspond au Corps et à la sensation. (« Toute chair est comme l’herbe. »
Amour de la chair pour ce qui la transcende et l’anime, car la poussée vient d’en bas,
mais l’éclosion et l’épanouissement dépendent de la lumière reçue, de l’air et de la
rosée.)
Tempérament : sensuel-impulsif-curieux ; prédateur-exclusif-fabricateur (d’objets,
non de concepts.)
Déviations typiques : Don Juan. Aberrations de l’instinct. Naturisme mystique. (C’est
l’utopie magique, quelquefois réalisée, du trèfle à quatre : transformer la tige de
l’instinct en quatrième feuille).
Conception de l’amour : la gourmandise. « Ce qui est vrai, ce qui est beau, c’est ce qui
m’est bon. »
Preuve :toucher, étreindre.
Carreau ♦ La forme indique le nombre 4.
Elle suggère : définir, délimiter (le carré), mais aussi pénétrer partout, dans tous les
sens (angles aiguisés, rappelant que ce carré fut d’abord un carreau d’arbalète, une
flèche à quatre pans) ; contredire et mettre en parallèle, opposer pour équilibrer.
Correspond à l’Intellect, à la pensée (Amour du juste et passion de la découverte).
Tempérament : exclusif, bâtisseur, critique, prudent (« se garder à carreau ») ;
abstracteur, classique, impudent, inventif (de structures et de concepts).
Déviations typiques : Schizophrénie. Goût du viol. Impuissance sexuelle par méfiance
de l’âme. (L’Intellectuel, au mauvais sens, est celui qui est coupé de l’âme, ou ne sait
qu’en faire et la nie.)
Conception de l’amour : l’équilibre exigeant l’échange, le maintien de chacun dans ses
justes limites.
Preuve : comprendre (ou au contraire accepter comme un fait ce qui résiste à toute
critique).
[p. 257] Note. On aura reconnu au passage les quatre fonctions fondamentales de C. G.
Jung : pensée, sensation, intuition, sentiment, bien que placées ici dans une succession
différente, traduisant la logique particulière et l’ontogenèse de l’amour. Ces quatre
fonctions coexistent dans la vie de tout homme normal, mais l’une, en général, est
dominante, plus fortement actualisée ; par là même, elle potentialise dans l’inconscient la
fonction la plus différente d’elle-même. Les couples d’opposés décrits par Jung : intuition-
sensation (signes noirs du jeu de cartes) et sentiment-pensée (signes rouges) se retrouvent
dans mon schéma.
Je me suis limité aux interprétations touchant l’amour, celles qui peuvent illustrer les pages
précédentes. Je n’ai considéré que les as. Il y a bien d’autres choses dans les figures des
cartes.
[p. 258]
II
Entre le vide et le royaume
Que toute la matière du cosmos, rassemblée, puisse tenir dans un dé ; que sur cette petite
Terre suspendue dans le vide, nous marchions sur du vide et vers le vide, n’étant nous-
mêmes que furtifs agrégats d’infimes tourbillons statistiques ; que tout soit vide en vérité
de science, dans les dimensions de l’Univers (millions d’années-lumière dans l’espace,
milliards d’années terrestres dans le temps), et qu’au fond du réel calculé soit le Vide
— mais que, scintillements d’une seconde dans l’histoire de ce grain, notre Terre, des
civilisations passées nous apparaissent grandes et majestueuses ; bien plus, qu’au détour
d’un sentier suivi dans la forêt d’avril nous attende une révélation du bonheur pur ; qu’il
ait suffi de l’inflexion d’une voix pour que cette rencontre, demain, soit soudain le point
de la vie ; qu’il y ait tels moments où nous sommes convaincus que « tout » dépend d’une
décision à prendre ; qu’un monde coloré, déployé, dense et stable s’étende autour de nous
qui allons dans sa durée ; — qu’il y ait donc tout cela mais le vide, tout cela dans le vide et
composé de vide, compénétré et imprégné de vacuité, ce vertige accompagne en silence la
pensée des hommes d’aujourd’hui et leur action.
Le miracle est qu’il y ait des formes ! Qu’il y ait de la consistance, des paysages, des
visages, une Nature, autour de nous, qui apparaît désormais grâce et don, miraculeuse ; et
que la Vacuité ait pu donner naissance à la plénitude des corps, que la [p. 259] lumière soit
devenue vision, l’énergie sentiment, la structure mythe, et la gravitation désir.
Ce qui trouble d’abord et enfin scandalise l’esprit du mystique oriental, c’est cela justement
qui fait ma joie, et c’est le passage du tourbillon de billions d’agrégats divisibles au désir
d’un corps animé, d’une forme unique, libérée pour un peu de temps de cette transparence
incolore qui est la malédiction originelle, l’enfer cosmique.
L’incarnation présente est notre grâce. Elle seule crée du même coup la couleur, le toucher,
la vue lointaine et la musique, la souple résistance de la chair, et le désir qui ne s’arrêtera
plus dans sa lancée vers un au-delà de plénitude, vers le Plérome.
Car cette Nature qui nous paraît miraculeuse n’est encore qu’un mirage reflété sur le Vide,
si elle n’est pas une parabole de l’éternel. Ces formes demeurent allusives, ces corps
souffrent et meurent, ces sentiments s’égarent, ce désir exige un Ailleurs où la possession
soit entière.
Certes, la science nous donne, dès maintenant, des « ailleurs » dont les siècles derniers
croyaient avoir banni jusqu’à la possibilité : elle les calcule exactement. Que sont-ils pour
notre désir ? Ce Vide qui baigne tout ? L’antimatière ? D’autres mondes parallèles, qui
seraient le nôtre en creux ? Mais nous voulons l’au-delà, et non pas le contraire de nos
angoisses et de nos joies, l’au-delà qui transforme et non pas un reflet !
Un poète mineur et parfait de ce temps l’a découvert un jour, non sans stupeur :
Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là.129
[p. 260] Qu’entendait-il ? Qu’avait-il vu ? Quel autre monde ? Et pourquoi n’y en aurait-il
qu’un ?
Il y a le monde du Vide, l’autre monde de la science : il est là, parmi nous et tout autour de
nous, ici et maintenant, et nous ne le voyons pas, quoique étant assurés de sa présence
instante. Il n’est pas nous.
Mais il y a en nous le Royaume ! Le Royaume « qui n’est pas de ce monde », et qui
pourtant est « au-dedans de nous », car il est plus nous-mêmes que nous, parce qu’il est en
chacun de ceux qui le reçoivent « le Fils de Dieu », la part céleste, le répondant de l’Ange
qui sera « notre effigie » au cercle de feu qu’a vu Dante. Et par quelle parabole le
représenterons-nous ? « Il est semblable à un grain de sénevé, la plus petite de toutes les
semences qui sont sur la terre, mais lorsqu’il a été semé, il monte… et pousse de grandes
branches, en sorte que les oiseaux du ciel (les anges) peuvent habiter sous son ombre130 »
Il n’est pas dans l’espace et le temps, qui étendent le Vide aux dimensions de l’univers ; il
n’est pas loin d’ici ou d’à présent, du monde des formes, qui est la Nature, la Parabole
— mais ici, maintenant, et en toi-même. Le Royaume du ciel est un point, le point d’éternité
posé dans toi, la semence du Plérome à venir, quand « la figure de ce monde passera », et
que l’invisible sera vu. Quand tu le sais, l’amour commence, l’amour a déjà commencé,
car c’est lui qui le sait dans toi.
À la question fondamentale que pose le vide : Pourquoi pas rien ? — si la pensée ne trouve
pas de réponse, elle se rend au vide et s’annule. Ce qui[p. 261] peut la retenir au bord du
rien, c’est l’intuition directe de l’amour.
C’est à cause de l’amour qu’il y a quelque chose, que le vide s’anime et se différencie, qu’il
y a des forces qui s’attirent et se repoussent, donc se composent ; qu’il y a par suite forme
et mouvement, proche et lointain dans l’espace et le temps, monde et personne, désir,
souffrance et joie. Et nous pouvons aimer ces formes parce que l’amour les a formées :
nous le reconnaissons en elles, comme il les appelait en nous.
L’amour seul explique tout, et l’être-en-soi n’est qu’un mot désignant l’inconcevable : ce
qui serait sans l’amour, « ce qui est » moins l’amour par qui seul il y a quelque chose.
L’amour seul peut donc dire : je suis. Sans l’amour, il n’y aurait pas même le vide. L’amour
a créé le vide en déployant l’attrait, que l’on nomme énergie ou désir, selon l’ordre
physique ou animique. Et cela seul donne un sens à tout : au vide cosmique où danse tel
brouillard d’électrons empruntés à droite et à gauche et qui tout d’un coup peut dire moi,
peut dire toi quand il voit le moi dans l’autre ; peut dire : je suis ; mais aussi à ce coin de
sentier perdu dans la forêt d’avril, petit monde complexe et fortuit, terre et pierres, herbe
humide, ciel clair entre les branches, aubépines, profondeur des bois, ici, nulle part, et
pourquoi l’ai-je aimé ? Pourquoi pas rien ? Parce que ce coin de sentier m’a fait un signe
et fut un signe à cet instant pour moi, existant dans ma re-connaissance, et que tout signe
ou sens manifeste l’amour ; et rien d’autre n’importe en vérité : rien d’autre au monde ne
m’appelle.
J’ai pu douter de l’être, et du devenir, et de toutes nos idées sur « Dieu », je n’ai jamais
douté de l’amour [p. 262] même. J’ai pu douter jusqu’au vertige de presque toutes les
vérités de la morale et de la culture occidentales, — avant d’en retrouver quelques-unes
mieux comprises, au retour d’un Orient de l’esprit. J’ai douté de la plupart des vérités
successivement démontrées par nos sciences ; et je ne cesse de douter de notre image du
monde, du vide et des distances inconcevables calculées à partir de nos formes. (Je pressens
trop de raccourcis, et qu’on trouvera !) Mais je crois bien n’avoir jamais douté de tout cela,
qu’en vertu et au nom de l’Amour. Il est la grâce indubitable. Je n’ai pas d’autre foi
certaine, d’autre espérance, et je ne vois pas de sens hors d’elle, ni d’autres raisons de
douter, je veux dire : de chercher jusqu’au bout ce qu’un jour nous pourrons aimer de tout
notre être enfin réalisé, dans le Tout enfin contemplé. Quand l’Amour sera tout en tous,
lors du renouvellement de toutes les choses.
FIN
128. Les citations sont de saint Jean de la Croix, Novalis, et Wagner
(dans Tristan).129. Paul Éluard.130. Marc, 4, 32.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : aimer, Jésus-Christ, femme, Matt, Jean, Dieu, Luc,
père, amour, mère, adultère, pharisien, frère, commandement, répudier.
[p. 265]

Annexe I
L’amour selon les évangiles
Je disais dans mon introduction que les préceptes évangéliques sur l’amour, le mariage et
la sexualité tiennent en peu de pages. Les voici.
Amour divin
Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique… (Luc, III, 16).
Le Père m’aime parce que je donne ma vie (Luc, X, 17).
Comme le Père m’a aimé, je vous ai aussi aimés… Il n’y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ses amis… Je vous ai appelés amis parce que je vous ai fait connaître
tout ce que j’ai appris de mon Père. (Jean, XV, 9, 13, 15.)
Celui qui garde mes commandements, c’est celui qui m’aime ; et celui qui m’aime sera
aimé de mon Père, je l’aimerai et je me ferai connaître de lui. (Jean, XV, 15).
Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la sauvera pour la vie
éternelle (Jean, XII, 25).
Jésus sachant son heure venue de passer de ce monde au Père, et ayant aimé les siens qui
étaient dans le monde, mit le comble à son amour pour eux. (Suit le récit du lavement des
pieds des disciples.) (Jean, XIII, 1).
Enfin, ce passage capital de l’Épître de Jean I, 4, 7-21 :
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres ; car l’amour est de Dieu, et quiconque aime
est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est
amour.
[p. 266] … Et cet amour consiste non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce
qu’il nous a aimés le premier… Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer
les uns les autres.
Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en
nous.
L’amour parfait bannit la crainte.
Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur ; car celui qui
n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ?
Amour du prochain
Je vous donne ce commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous
ai aimés (Jean, XIII, 34-35).
L’un des pharisiens, docteur de la Loi, lui fit cette question : quel est le plus grand
commandement ? Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur,
de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement.
Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De
ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes (Matt., XXII, 35-40).
Et qui est mon prochain ? (demande un autre docteur de la Loi). Réponse de Jésus :
Celui qui a secouru le blessé trouvé au bord du chemin, celui qui a « exercé la
miséricorde envers lui » (Luc, X, 29-37).
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais
moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour
ceux qui vous maltraitent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux
(Matt., V, 43).
L’amour du prochain est spirituel, totalement étranger aux attachements naturels, aux
liens de la chair :
[p. 267] Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? (Matt., V,
46).
Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi
(Matt., X, 37).
Quelqu’un lui dit : Ta mère et tes frères sont dehors et demandent à te parler : Jésus
répondit : Qui est ma mère et qui sont mes frères ? Puis étendant la main sur ses disciples,
il dit : Voici ma mère et mes frères (Matt., XII, 46-50).
Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses
frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 26).
Mariage, adultère, divorce
Les pharisiens l’abordèrent, et dirent, pour l’éprouver : Est-il permis à un homme de
répudier sa femme pour un motif quelconque ? Il répondit : N’avez-vous pas lu que le
Créateur, au commencement, fit l’homme et la femme et qu’il dit : C’est pourquoi l’homme
quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule
chair ? Ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme donc ne
sépare pas ce que Dieu a joint (Matt., XIX, 3-6).
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi je vous dis
que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle
dans son cœur (Matt., V, 27).
On amène devant Jésus une femme surprise en flagrant délit d’adultère. Faut-il la lapider ?
Qu’en pense-il ?
Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. Comme ils continuaient à
l’interroger, il se releva et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché jette, le premier,
la pierre contre elle.
Jésus se remet à écrire sur la terre. Tous s’en vont. Resté seul avec la femme :
[p. 268] Personne ne t’a-t-il condamnée ? Elle répondit : Non, Seigneur. Et Jésus lui dit : Je
ne te condamne pas non plus ; va, et ne pèche plus (Jean, VIII, 3-11).
Il a été dit (par Moïse) : Que celui qui répudie sa femme lui donne une lettre de divorce.
Mais moi je vous dis que celui qui répudie sa femme, sauf pour cause d’infidélité, l’expose
à devenir adultère, et que celui qui épouse une femme répudiée commet un adultère (Matt.,
V, 31).
Sexualité et vie spirituelle
Une femme a eu sept maris. À la résurrection, duquel sera-t-elle la femme ?
demandent à Jésus les sadducéens.
Jésus leur répondit : les enfants de ce siècle prennent des femmes et des maris, mais ceux
qui seront trouvés dignes d’avoir part au siècle à venir et à la résurrection des morts ne
prendront ni femmes ni maris. Car ils ne pourront plus mourir, parce qu’ils seront
semblables aux anges, et qu’ils seront fils de Dieu, étant fils de la Résurrection (Luc, XX,
34-36).
Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme à l’égard de la femme
(interdiction de divorcer, sauf pour cause d’infidélité), il n’est pas avantageux de se marier.
Il leur répondit : Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela est
donné. Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont
devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume
des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne (Matt., XIX, 10-12).
Une « femme pécheresse », dit le récit, vient voir Jésus qui est à la table d’un pharisien.
Elle pleure, essuie les pieds de Jésus de ses cheveux, les baise et les oint de parfum. Le
pharisien se dit en lui-même : Si cet homme était un prophète, il connaîtrait de quelle
espèce est la femme qui le touche et que c’est une pécheresse. Jésus lui dit :
[p. 269] Ses nombreux péchés ont été pardonnés, car elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui
on pardonne peu aime peu… Et Jésus dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée, va en paix »
(Luc, VII, 36-50).
« Car elle a beaucoup aimé » signifie donc, dans le contexte : elle a montré beaucoup
d’amour pour moi, parce qu’elle se sentait pardonnée et qu’elle a cru à mon pardon.
Jésus, fatigué, s’arrête au bord d’un puits. Une femme de Samarie survient. S’engage un
entretien, en termes paraboliques, sur l’eau du puits et l’eau de la vie éternelle. La
Samaritaine comprend. Jésus lui dit : « — Tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant
n’est point ton mari. — Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es prophète. » Et c’est à
elle que Jésus dit alors cette phrase capitale :
Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité (Jean, IV,
24).
Ces textes représentent l’essentiel, et presque la totalité, des déclarations de l’Évangile sur
l’amour. Je n’ai omis, je crois, que les développements de Jean sur l’amour divin (aux
chapitres 14, 15 et 17) et les répétitions, dans les deux autres évangiles synoptiques, des
passages cités de l’un des trois.
Quelques observations :
1. Tous les textes cités, dans le contexte général des évangiles, doivent être interprétés « en
esprit et en vérité » : on n’y trouve pas un seul jugement purement éthique, mais tout se
réfère au Royaume spirituel, dont la « petite semence » est posée dans « ce siècle », dans
le monde apparent où nous vivons.
2. Jésus n’a jamais parlé de sa naissance virginale. Pas une seule fois. Mais constamment,
de sa filiation céleste, aussi promise à ceux qui aiment, « car quiconque aime est né de
Dieu. »
3. Le passage sur les « eunuques… à cause du Royaume » [p. 270] ne cesserait d’être
mystérieux que s’il était interprété en termes « charnels », comme le fit Origène.
4. Jésus donne quelques-unes de ses révélations les plus profondes à des « gens de
mauvaise vie » (dont plusieurs femmes), que les doctes lui reprochent de fréquenter de
préférence ; or ce sont les « hommes de mœurs impures » que saint Paul ordonne à ses
disciples non seulement de « ne pas fréquenter », mais de « livrer à Satan. »
5. Saint Paul écrit que « les impudiques n’entreront pas dans le royaume ». Mais Jésus dit
cela des « riches ». L’Occident n’a retenu que la phrase de saint Paul.
6. Le péché signifie de nos jours, pour le chrétien moyen (si l’on ose dire) essentiellement
l’immoralité, non pas le manque de sens du spirituel ; et le premier exemple d’immoralité
qui vienne à l’esprit du chrétien moyen, c’est la contravention aux « lois » de la vie
sexuelle. On voit donc où le bât nous blesse, en Occident.
7. En regard des déclarations constantes de Jésus sur l’amour spirituel, seul décisif, et de
ses rares jugements (autant de pardons, d’ailleurs) sur l’amour sexuel « irrégulier »,
contrastant avec sa sévérité envers les autres « attachements » de la chair, tels que les liens
familiaux, voici dans l’Évangile une « omission » qui doit faire réfléchir puritains et
ascètes : lorsque le diable tente Jésus qui a jeûné quarante jours dans le désert, il le tente
par la faim (transforme ces pierres en pains), par la magie (jette-toi dans le vide du haut du
Temple et les anges te porteront), et par la puissance (je te donnerai tous les royaumes du
monde). Mais non point par cela qui, pour tous les ascètes et puritains, figure la tentation
par excellence.

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : saint Paul, puritanisme, épître, contingence, impur,
règlement, névrose, avorton, consternante131,, IIMisère, critique, proposer,
corps, ressuyés, impudence.
[p. 271]

Annexe II
Misère et grandeur de saint Paul
Du point de vue de la psychologie du xxe siècle, la morale sexuelle de saint Paul semble
conditionnée par une névrose, sans doute liée à cette « écharde dans la chair » dont il se
plaint souvent mais en termes obscurs. Haine du corps et du sexe, méfiance profonde à
l’égard de la femme, besoin constant de s’humilier (« moi, l’avorton ») mais aussitôt de
justifier et d’exalter son rôle (« j’ai donc sujet de me glorifier ») : ces comportements sont
classiques en psychiatrie. Les raisons qu’il invoque contre la femme relèvent d’une logique
consternante131, si elles ne comportent pas un sens ésotérique qui nous échappe. Une bonne
moitié de ses épîtres consiste en imprécations contre les « impudiques » et contre les « faux
docteurs ». (Le ton est le même dans les deux cas, l’assimilation de l’impudicité et de
l’impudence spirituelle est évidente). Celui qui vient de lire les évangiles et qui aborde
l’Épître aux Romains se sent tomber de la prière dans l’éloquence [p. 272] polémique, de
l’exposé souverain de la vérité en acte (et heureux seront ceux qui La croient) dans
l’objurgation pathétique, tandis que l’indignation morale et les règlements de comptes
théologiques alternent leurs motifs, entrecoupés d’appels au secours (« Qui me délivrera
de ce corps de mort ? » ou de « ce corps d’humiliation ») et de rares hymnes de victoire et
d’action de grâces, brefs et sublimes dans leur élan.
Mais du point de vue de l’histoire, tout change. C’est que Paul se battait pour fonder une
Église, pour imposer une doctrine de l’homme, et pour épurer sans relâche ses petits
groupes de militants locaux, convertis de la première heure, mal ressuyés de leur éducation
hellénistique ou judaïque, et tentés par la gnose naissante. Les hommes étant ce qu’ils sont,
lâches et vulgaires, facilement entraînés « à tout vent de doctrine », et toujours prêts à
retourner aux coutumes de leurs pères ou de leur tribu « comme le chien à son
vomissement », le puritanisme agressif et l’orthodoxie ombrageuse sont des nécessités
indiscutables de l’action révolutionnaire et missionnaire, sous tous les deux et de tous les
temps. Juger saint Paul à la manière dont un critique littéraire ou un psychanalyste
jugeraient un grand penseur de notre époque, serait d’un naïf et ridicule anachronisme.
Mais accepter « comme parole d’Évangile » pour tous les temps, à tout jamais, sans nulle
critique, des préceptes, attitudes et jugements moraux évidemment dictés par les
circonstances, par la passion d’un chef réaliste, par une névrose peut-être assez commune
et par une foi presque unique, n’est-ce pas commettre une erreur spirituelle ? N’est-ce pas
entretenir, sous le nom de religion, des règlements de mœurs « toujours bons pour la
masse », et sans doute défendables, voire nécessaires, mais tels qu’on les présente, sans
valeur spirituelle ?
En posant cette question, je n’entends pas un instant proposer une nouvelle échelle de
valeurs, subordonnant la Vérité aux contingences de l’histoire, voire aux aléas de [p. 273] la
culture. Je propose au contraire que l’on cesse de confondre avec la vérité de l’Esprit le
puritanisme et la misogynie de l’Apôtre, qui me paraissent dépendre en premier lieu de
contingences tout historiques et personnelles. Je propose d’appliquer à la morale
paulinienne la critique qu’il recommandait lui-même d’appliquer aux morales ritualistes et
magiques de son temps. Il nommait cela : « discerner les esprits ». Et il disait aussi qu’il
tenait du Seigneur que « rien n’est impur en soi, et qu’une chose n’est impure que pour
celui qui la croit telle » (Rom., XII, 14). « Tout est permis, mais tout n’édifie pas »…
131. Cf. I Corinthiens, II, 4-16. La femme doit se voiler la tête ou sinon, « c’est comme si
elle était rasée… L’homme ne doit pas se couvrir la tête, puisqu’il est l’image de la gloire
de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. En effet, l’homme n’a pas été tiré
de la femme, mais la femme de l’homme… C’est pourquoi la femme, à cause des anges,
doit avoir sur la tête une marque de l’autorité dont elle dépend ». C’est une honte pour
l’homme de porter de longs cheveux, mais une gloire pour la femme, « parce que la
chevelure lui a été donnée comme voile ». Et qui nous enseigne ces grandes vérités ? La
Nature ! (v. 15). Comme s’il sentait la faiblesse de l’argument, surtout venant de la part
d’un furieux contempteur de la Nature, Paul conclut : « Si quelqu’un se plaît à contester,
nous n’avons pas cette habitude… ».

Comme toi-même (1961)


Mots clés (automatique) : amour, impudique, oncle, évangile, semen, sexualité,
morale, croître, Charles Gide, royaume, érotisme, André, tantrique, Gide,
sexuel.
[p. 274]

Annexe III
Post-scriptum
I
Une querelle de famille
Dans sa Jeunesse d’André Gide, Jean Delay cite une lettre inédite qu’adressait le fameux
économiste Charles Gide à son neveu André, le futur prix Nobel. André venait d’avouer à
son oncle qu’il avait eu, à 25 ans et pour la première fois, des « relations sexuelles » avec
une Ouled-Naïl. Charles Gide écrit le 20 janvier 1895 :
Tu as besoin de revenir aux vérités élémentaires de la morale que vos spéculations
philosophiques et littéraires ont complètement obscurcies chez vous. Tu aimes
beaucoup, dans André Walter du moins, à citer l’Évangile. Or, l’Évangile dit : « Les
impudiques n’entreront point dans le Royaume de Dieu ». Voilà qui est simple et
clair. J’entends bien que ton explication tend à établir que, dans les circonstances
particulières où il a été fait, cet acte était moral, presque religieux… mais ce sont là
de misérables sophismes. En admettant qu’il ne t’ait pas laissé de souvenir
voluptueux, il t’aura laissé d’obscènes images : c’est l’un ou l’autre. Avec ce
raisonnement-là, d’ailleurs, ce n’est pas seulement l’acte sexuel, mais les vices
contre nature qui pourraient aussi bien être recherchés et expérimentés dans un
esprit de curiosité scientifique ou d’éducation morale… Dans tout pays, coucher
avec une femme sans l’aimer est le dernier degré de l’avilissement qu’on puisse lui
infliger… Mais en voilà assez. « What is done, cannot be undone », dit Lady
Macbeth [p. 275] en parlant aussi d’une tache que rien ne pouvait effacer.
Or, en couchant avec la jolie Mériem, fille de joie, Gide avait justement essayé de
normaliser ses goûts sexuels. Et l’on sait que l’arrivée à Biskra (un peu trop tôt) et la
malencontreuse intervention de sa mère mirent un terme à cette tentative. En jugeant André
au nom de sa morale puritaine, la mère le rejetait aux « vices contre nature », et en
condamnant « l’impudique » au nom de l’Évangile et du Royaume de Dieu, l’oncle le
rejetait à l’incroyance.
André Gide jugea la lettre de son oncle « admirable ». Elle le condamnait certes, mais avec
quelle virtú paternelle — qui jouait d’ailleurs dans le sens d’un complexe d’Œdipe jamais
élucidé ou éliminé. On peut penser aussi que la sévérité de l’oncle à l’occasion d’une
aventure féminine ne pouvait pas déplaire à l’homosexuel que Gide venait de découvrir en
lui-même. Il ne trouva rien à répondre.
Pourtant, il connaissait son Évangile, sur ce point l’oncle Charles avait raison. Que n’a-t-il
répondu à cet oncle en lui citant d’autres versets non moins « simples et clairs » :
— « Heureux les pauvres, car le Royaume de Dieu est à eux » et : « Il est plus facile à un
chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de
Dieu. »
Charles Gide était économiste. L’économie s’occupe de nos richesses, production et
répartition. Admettons que « l’impudicité » selon l’Évangile ne concerne rien d’autre que
les relations sexuelles (ce dont je doute fort). Or l’Évangile, selon la version de l’oncle, dit
que l’impudique n’entre pas au Royaume, mais il dit aussi, et surtout, que le riche ne peut
pas y entrer. Celui qui s’occupe d’érotisme et celui qui s’occupe d’économie seraient donc
sur le même plan, s’agissant du salut ?
Sophisme ! s’écrient les bourgeois. C’est qu’ils ont deux poids et deux mesures. D’une part
la chose est claire, de [p. 276] l’autre il faut, nuancer. Je demande pourquoi. Je propose
que dans les deux cas, on essaie d’évaluer, d’interpréter d’ordonner les moyens à la fin
spirituelle.
André Gide, connaissant les Écritures, eût aussi pu répondre à l’Oncle Charles que le texte
si « simple et clair » qu’il invoquait, n’existe pas dans l’Évangile. On le trouve au contraire
dans saint Paul (I Corinthiens 6, 10 et 11) : « Ne vous y trompez pas : ni les impudiques,
ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les infâmes, ni les voleurs, ni les
cupides, ni les ivrognes, ni les outrageux, ni les ravisseurs, n’hériteront le Royaume de
Dieu. » Les impudiques sont cités en premier, les voleurs viennent ensuite, et les riches
sont omis. Cette hiérarchie n’a rien d’évangélique.
II
« Croissez et multipliez »
Vu sous l’aspect physiologique, l’érotisme est l’usage de la sexualité pour d’autres fins que
la procréation. Les Églises le condamnent — entre autres attendus — au nom du
commandement donné aux Juifs de croître et de multiplier. C’est aussi l’argument que l’on
opposa aux cathares et aux manichéens professant des doctrines ascétiques : ils voulaient
l’extinction du genre humain. Mais au fait, qui prétendait cela ? Des moines, eux-mêmes
voués à l’abstinence, à l’époque où le pape Grégoire venait d’imposer le célibat à tous les
prêtres séculiers.
Parce qu’il fut dit aux Hébreux d’il y a trois millénaires : « Croissez et multipliez ! »,
nombre de bons chrétiens croient encore aujourd’hui que la limitation volontaire des
naissances est un péché. Mais à l’époque où fut donné ce commandement, les Douze Tribus
n’étaient qu’un groupe infime dans une population mondiale que l’on estime à 30 millions,
— chiffre qui ne prétend qu’à indiquer un ordre de grandeur, comparative. [p. 277] Près de
3 milliards d’hommes vivent aujourd’hui. Ils seront 6 milliards en l’an 2000. S’ils devaient
continuer de croître et de multiplier au rythme actuel (la population mondiale doublant tous
les quarante ans) ils seraient donc 700 milliards dans trois-cents ans. La surface habitable
(aujourd’hui) de la Terre étant de 7 milliards d’hectares, il y aurait donc un homme tous
les dix mètres vers l’an 2260. Puis un homme par mètre carré vers 2400. Moins de cent ans
plus tard, ils se touchent tous. Ces chiffres sont absurdes : ils montrent en effet que l’instinct
parfaitement animal de croître et de multiplier, si la croyance aveugle au commandement
biblique interdisait effectivement de le maîtriser, mènerait l’humanité d’une main ferme à
sa perte, la mènerait à l’enfer sur la Terre ; et que le seul espoir d’y échapper sans crime ne
pourrait être mis, par les « croyants » que j’ai dit, que dans une Providence qui se
manifesterait par des catastrophes naturelles ou des épidémies d’une ampleur inouïe. Ou
bien, serait-ce Elle qui inciterait un général à décrocher le fameux téléphone rouge
déclenchant la guerre atomique ?
Saint Chrysostome écrivait au ive siècle :
Il y a deux raisons pour lesquelles le mariage a été institué : … pour amener
l’homme à se contenter d’une seule femme, et pour nous donner des enfants : mais
c’est la première qui est la principale… Quant à la procréation, le mariage ne
l’entraîne pas absolument… La preuve en est dans les nombreux mariages qui ne
peuvent avoir d’enfant. C’est pourquoi la première raison du mariage, c’est de régler
la concupiscence, maintenant surtout que le genre humain a rempli toute la terre.132
[p. 278]
III
Érotisme et sexualité
Je trouve ceci dans un ouvrage occidental sur le yoga : « Il faut convenir que l’exaltation
effrénée de la sexualité, dans la société contemporaine est sans doute plus catastrophique,
pour beaucoup, que l’hypocrisie et les tabous du siècle passé. »
L’affirmation paraît tout arbitraire, en ce sens qu’elle ne repose sur aucune preuve ou
enquête, et nous laisse ignorer la nature de la catastrophe alléguée : serait-elle physique,
morale, ou spirituelle ? Il y a toutes chances pour qu’une telle phrase traduise moins la
réalité que les préjugés antioccidentaux des sectateurs d’une discipline venue d’Orient et
qui se répand de nos jours sur toute la Terre. Mais un autre passage du même livre nous
révèle ce dont il s’agit :
« Les vrais yogis professent que le spasme sexuel, pour les hommes, en raison de la perte
de liqueur séminale, est un des principaux facteurs de diminution du capital vital. Pour
éviter cette déperdition, ils arrêtent l’éjaculation par un effort de volonté et la transforment
en un épanchement intérieur qui ne les prive pas du plaisir et qui, par ailleurs, reverse dans
leur organisme les hormones contenues dans le sperme. »
Ce procédé est bien connu de l’Inde : les upanishads et les écrits tantriques le désignent
sous le nom de vajrolî mudrâ ou « geste de l’éclair » qui, selon le Shiva samhita « détruit
la Ténèbre du monde et doit être tenu pour le secret des secrets ». Dans la seconde version
de L’Amour et l’Occident (pages 100 à 108), je soutenais l’hypothèse qu’un pareil procédé
fût aussi l’un des secrets de l’amour courtois.
La forme tantrique ou courtoise de l’érotisme peut être [p. 279]interprétée de deux
manières, soit qu’on la considère comme résultant d’une crainte magique, soit qu’on la
considère comme visant à « élever » et « animer » le jeu d’amour, à des fins proprement
érotiques, que certains tiennent même pour spirituelles.
1. La peur de perdre sa vitalité en perdant le semen correspond chez nous — me disent les
psychiatres — à un symptôme de névrose caractérisée. Cette peur est plus ouvertement
avouée, voire commentée et justifiée, elle est donc plus visiblement active en Orient qu’en
Occident. Le sentiment de faute qui, pour un Oriental, peut s’attacher à l’acte sexuel, reste
de l’ordre naturel, pour ainsi dire physiologique, tandis que chez l’Occidental il est masqué
et relégué aux arrière-plans de la conscience par un sentiment de culpabilité d’ordre moral.
Les religions hindouistes et surtout bouddhistes, ayant pour fin suprême d’éteindre le Désir,
cause d’attachements à l’éphémère, se gardent bien de brider la sexualité : leur morale est
à cet égard plus que laxiste : elle est prodigue en bonnes recettes. Au contraire, les doctrines
morales déduites à tort ou à raison des évangiles, mais surtout de saint Paul, entendent
discipliner le désir naturel dans le seul cadre du mariage procréateur, et interdisent toute
relation sexuelle hors de ses liens. Ainsi renforcé et fouetté, le désir sexuel passe outre et
surmonte les vieilles craintes magiques, — sauf dans le cas des névroses mentionnées.
Ceci dit, le vajrolî mudrâ ou le tour de force des yogis reversant dans leur corps le semen
(s’ils n’ont pas pu ou pas voulu le retenir) ne nous semble pas correspondre à des réalités
physiologiques. Le semen ne revient pas en son lieu, mais dans le canal de l’urètre, d’où il
sera bientôt éliminé. Le procédé physique comporte donc une erreur ou tricherie
biologique, dont la « vertu » serait au mieux psychologique.
2. Il n’en reste pas moins que cette méthode peut prendre un sens entièrement différent,
quand elle devient un moyen de l’érotisme, un moyen de maîtriser l’instinct [p. 280] pour
l’ordonner à certaines fins plus « idéales », — nous dirions : pour le sublimer, soit en plaisir
détaché de l’instinct, soit en amour, soit en adoration de l’Éternel féminin au sens mystique.
La maithuna tantrique (union sexuelle sacrée) et la cortezia des troubadours correspondent
à ce second sens.
Les épreuves que le tantrisme fait subir à l’amant ont pour but de le faire accéder à une
maîtrise de soi telle que le jeu d’amour puisse se prolonger très longtemps sans achèvement
physique, et sans perte de semen ou bindu. À ceux qui peuvent y parvenir est promise
« l’immortalité conquise en quinze jours » (lisons, comme le texte y invite, quelques lignes
plus bas : « une vie prolongée ») par où l’on rejoint la croyance magique ; mais aussi un
progrès dans la Voie spirituelle, vers le détachement du concret par l’effet d’un désir
détaché de l’instinct et tourné vers l’essence divine.
La cortezia des troubadours décrit à mots couverts (mais bien assez précis, pour qui sait
lire) ce que l’on a longtemps pris pour simple « joie d’amour », et qui était en fait « le jeu
d’amour133 », un moyen de le prolonger « sans fin », sans « achèvement », et d’élever ainsi
le désir à la hauteur de l’amour animique et du culte rendu à la Dame (considérée non pas
comme femme et comme [p. 281] personne, mais comme symbole de l’Anima) tout en
échappant aux « conséquences », — lesquelles étaient obligatoires dans le mariage, mais
condamnées par le manichéisme des cathares.
C’est dans la cortezia que je vois l’origine de l’érotisme occidental, et des problèmes qu’il
ne cesse de poser et de reposer dans tous les ordres, à notre civilisation. D’où la nécessité
de ce rappel technique, au terme d’un ouvrage dont le sujet n’était nullement la sexualité,
mais bien l’amour.
Est-il besoin de préciser que cet ouvrage n’est pas un manuel de morale et n’entend pas
donner de conseils à qui que ce soit ? (Et encore moins, de permissions ! Celui qui en
demande prouvant en général, et par là même, qu’il n’y a pas encore droit). Le libre usage
d’Éros peut être un bien pour les sages qui voudraient intégrer sa vertu dans une orientation
qu’indique l’esprit : mais ceux-là ne cherchent plus de recettes morales, sachant bien que
leur personne est en jeu, et qu’il n’y a pas au monde deux personnes identiques. Pour les
autres, une morale générale et très stricte, catholique, puritaine, musulmane ou marxiste,
selon la coutume du pays, m’apparaît nécessaire dans la mesure exacte où elle se révèle
suffisante.
Certes, l’éducation n’a d’autre fin dernière que de rendre l’individu apte à mieux assumer
la liberté de la personne responsable d’elle-même ; celle qui peut reconnaître le prochain
et donc l’aimer. Mais si l’on croit à la personne on croit aussi à l’absolue nécessité de
maîtriser l’individu, qui est son support inséparable, et qu’elle transformera plus tard à sa
manière. Point d’aristocratie sans disciplines, ni de démocratie non plus : mais ce ne sont
pas les mêmes disciplines. Car les unes sont particulières, opératives, les autres générales,
préparatoires. Au niveau de la personne, ce qui est remède pour l’un sera peut-être poison
pour l’autre au même dosage, ou simplement [p. 282] indifférent. Or, nous savons que
l’amour est le fait des personnes, et qu’il n’en est pas deux interchangeables. D’où la
difficulté de concevoir une morale générale de l’amour, des règles générales imposées à
l’amour — au nom de quoi, qui serait plus vrai ? Les normes valent pour tout, sauf pour
l’amour — comme l’entrevit le romantisme, qui en tira des conclusions fausses. Elles
valent pour la sexualité proprement dite, le social et l’éducation ; pour tout ce qu’il y a de
social et de sexuel dans le mariage, les liaisons, etc. Non pour l’amour proprement dit. Car
c’est l’amour qui pose les normes, qui est la norme finale, première, universelle. Autrement
dit : l’éducation a pour fin véritable la personne, mais dans la mesure où la personne se
réalise, devient donc libre et responsable, la morale ne peut plus l’aider. Parce que la vraie
personne est posée par l’amour, existe par un acte de l’amour, et que l’amour la fait unique.
Toute morale qui n’est pas une école — ouverte sur la liberté future — est une prison, si
« laxiste » soit-elle. Voilà qui nous ramène irrésistiblement au paradoxe évangélique et
paulinien : pour le vrai spirituel, la Loi est abolie, bien que pas un iota n’en soit retiré. Mais
l’amour seul peut le comprendre en vérité.
132. Discours sur le mariage, trad. abbé F. Martin, Garnier, p. 139.133. Cf. Charles
Camproux, La Joie civilisatrice chez les troubadours (La Table ronde, janvier 1956) et La
Joie d’amour et l’Occident (Les Cahiers du Sud, n° 348). L’auteur montre que le
mot joi est masculin, et désigne non pas un sentiment mais un jeu, dont la maîtrise
« donne à l’individu une sensation de liberté. » M. Camproux estime, bien à tort selon
moi, que cette interprétation s’oppose « absolument » à celle que j’ai donnée de
« l’Éros sans fin » et de l’amour réciproque malheureux. C’est qu’il veut limiter
la cortezia à une sorte de technique érotique, tandis que je montrais son horizon
mystique ; et certes l’un n’exclut pas l’autre, le suppose même, encore que la relation
dans laquelle ils se trouvent depuis des siècles en Occident, et notamment depuis le
romantisme, puisse et doive être modifiée. Mais d’abord il s’agit de mieux la voir,
comme j’ai tenté de le faire dans ce livre.

Vous aimerez peut-être aussi