Vous êtes sur la page 1sur 12

Claude Lepelley

Iuvenes et circoncellions : les derniers sacrifices humains de


l'Afrique antique
In: Antiquités africaines, 15,1980. pp. 261-271.

Citer ce document / Cite this document :

Lepelley Claude. Iuvenes et circoncellions : les derniers sacrifices humains de l'Afrique antique. In: Antiquités africaines,
15,1980. pp. 261-271.

doi : 10.3406/antaf.1980.1047

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antaf_0066-4871_1980_num_15_1_1047
Antiquités africaines
1. 15. 1980, p. 261-271

IUVENES ET CIRCONCELUONS :
LES DERNIERS SACRIFICES HUMAINS
DE L'AFRIQUE ANTIQUE

par

Claude LEPELLEY

Sous le règne de l'empereur Constant, peu avant le milieu du IVe siècle, la Numidie fut le théâtre d'évé
nements étranges et violents, dont témoignent les sources relatives au donatisme. Les circoncellions, aile
extrémiste du parti donatiste, avaient répandu le trouble dans les campagnes en attaquant les fermes des
propriétaires fonciers et les détenteurs de créances ; ils s'étaient opposé par la force à l'application des
mesures prises par Constant contre l'église schismatique. Les comtes d'Afrique, Taurinus vers 340, Sil
vester vers 345-347, avaient envoyé la troupe contre eux et noyé dans le sang leur insurrection 1. Les vic
times de cette répression furent considérées comme des martyrs par leurs compagnons. Mais on vit alors
ces derniers adopter un comportement déconcertant : la recherche volontaire de la mort. L'église donatiste
exaltait le martyre ; elle s'affirmait l'héritière des héroïques confesseurs de la foi du temps de la persécut
ion, ecclesia martyrum, et elle ne voyait dans l'église catholique qu'une communauté de renégats, ecclesia
traditorum. Certains circoncellions, probablement traumatisés par le sanglant écrasement de leur mouve-

Abréviations utilisées pour les recueils de textes patristiques :


B.A. : Bibliothèque Augustinienne (œuvres de saint Augustin publiées par les Etudes Augustiniennes, Paris).
C.S.E.L. : Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum (publié par l'Académie de Vienne).
P.G. : J.-P. Migne, Patrologiae cursus completus, series graeco-latina.
P.L. : J.-P. Migne, Patrologiae cursus completus, series latina.
1 Ces faits ont beaucoup retenu l'attention des historiens modernes et ont suscité un grand nombre d'hypothèses, sou
vent contradictoires. On trouvera un état de la question et une large bibliographie dans l'introduction d'Yves Congar à l'édi
tion des traités anti-donatistes de saint Augustin dans la Bibliothèque Augustinienne (tome 28, Traités anti-donatistes, vol. I,
Paris, 1963, p. 32-37 et 128-130). Voir aussi infra, p. 267, n. 2 et p. 270, n. 4.
262 C. LEPELLEY

ment 1, estimèrent que la mort volontaire équivalait au martyre, interprétant en un sens très fruste l'e
nseignement de leur église 2. D'où ces scènes sauvages décrites par Optât de Milev et Augustin, heureux
de trouver dans l'évocation de cette conduite aberrante un argument de poids pour discréditer l'église
adverse.
Ces auteurs mentionnent ainsi les groupes de circoncellions qui se précipitaient collectivement du
haut de montagnes escarpées et s'écrasaient dans des précipices 3. Des séries d'épitaphes chrétiennes ont
été retrouvées au pied des djebels Nif-en-Nser et Anouda, dans la Numidie centrale. A. Berthier et L. Les-
chi ont pensé que ces soixante-cinq inscriptions signalaient les tombes de martyrs volontaires qui s'étaient
jetés du haut des montagnes qui surplombent leur sépulture 4. D'autres fanatiques préféraient se noyer
dans des lacs ou se brûler sur des bûchers qu'ils allumaient eux-mêmes 5. Certains, plus subtils, cherchaient
à donner davantage à leur suicide l'apparence du martyre. Ils s'attaquaient sans armes à des gouverneurs
de province en déplacement, circulant dans la campagne avec leur escorte, et ils se faisaient tuer par les sol
dats 6. Des gouverneurs spirituels les firent lier comme pour être mis à mort, puis les laissèrent aller, tout

1 J'adopte, pour cette suite d'événements, la chronologie suggérée par Optât de Milev. Cet auteur écrivait vers 366-367,
et son œuvre constitue la source la plus proche dans le temps des faits relatés. Or Optât (III, 4, éd. Ziwsa. C.S.E.L., 26, p. 81-
83) évoque successivement :
— les troubles dans les campagnes suscités par les bandes d'Axido et Fasir, qui se réclamaient du donatisme mais parais
saient surtout les meneurs d'une sorte de jacquerie ; ces troubles furent réprimés par les troupes du comte d'Afrique Taurinus ;
(vers 340 ; cf Pallu, Fastes, II, p. 240-242 ; P.L.R.E., p. 878-879).
— l'opposition violente des circoncellions à l'action des envoyés de Constant, Paulus et Macarius, ce qui suscita une
sanglante répression de la part des troupes du comte Silvester (vers 345-347 ; cf Pallu, Fastes, II, p. 243-246 ; P.L.R.E.,
p. 842).
— l'épidémie de suicides rituels.
Dans son texte le plus précis sur cette question (lettre 185 ; cf infra, p. 3, n. 3), Augustin évoque les suicides entre le récit des
origines du schisme et celui des exactions à caractère social ; mais il suit l'ordre chronologique de manière beaucoup moins
rigoureuse qu'Optât. Il nous a semblé qu'un argument très fort militait en faveur de la chronologie d'Optat : le fait qu'une
nouvelle épidémie de suicides se déclencha lors de la liquidation du donatisme après 411 ; ce comportement paraît donc être
la conséquence d'une répression violente, d'une persécution. On connaît cette recrudescence de morts volontaires par le Contra
Gaudentium d'Augustin et par ses lettres 185 et 204. Cette dernière épidémie suicidaire fut, toutefois, beaucoup moins import
anteque celle qui sévit au temps de Constant (Contra Gaudentium, I, 29, 33 : Ex hoc igitur genere quis ignorât quant multi antea
per diuersas mortes ibant et peribant, et nunc in illorum comparatione quant pauci suis ignibus ardeant ?) . Les historiens modern
es ne se sont guère posé ce problème chronologique ; il est vrai qu'ils ont traité fort allusivement l'épisode des suicides (cf
infra, p. 271, n. 4).
2 Contrairement à ce qui a parfois été dit, les auteurs anciens affirment fort explicitement que la manie suicidaire n'était
répandue que chez les seuls circoncellions, et non chez tous les donatistes. Dans son Livre sur les diverses hérésies, Filastrius
de Brescia consacre une rubrique aux donatistes ( Diuersarum haereseon liber, LV (LXXXIII), éd. Marx, C.S.E.L., 38, p. 45)
et une autre aux circoncellions suicidaires, qu'il nomme circuitores ou biothanati (ibidem, LVII (LXXXV), loc. cit., p. 46).
De même, Augustin, De haeresibus, 69, P.L., 42, col. 43. Seul Théodoret de Cyr ( Haereticarum fabularum compendium, IV,
6, P.G., 83, col. 424) attribue la manie suicidaire aux donatistes en général, mais il s'agit d'un témoignage marginal (cf infra,
p. 266 et n. 2-3).
3 Optât, III, 4 ; Augustin, Contra epist. Parmeniani, III, 6, 29 (B.A., t. 28, p. 472-473) ; Contra litt. Petiliani, I, 24, 26
(B.A., t. 30, p. 178-179) ; ibid., II, 20, 46, (B.A., t. 30, p. 278-281) ; Contra Cresconium, III, 49, 54 (B.A., t. 31, p. 382-385) ;
Contra Gaudentium, I, 27, 31 ; I, 28, 32 (B.A., t. 32, p. 578-583) ; lettre 43. 8, 24 (C.S.E.L., t. 34, 2 p. 106) ; lettre 185, 3, 12
et 4, 15 (C.S.E.L., t. 57, p. 11 et 14).
4 Leschi (L.), A propos des épitaphes chétiennes du Djebel Nif-en-Nser. R. Af., t. 84, 1940, p. 30-36 ; Berthier (Α.),
Les vestiges du christianisme antique dans la Numidie centrale. Alger, 1942, p. 215. Le lieu de la découverte est proche d'Ain
Mlila, à 43 kilomètres au sud de Constantine.
5 Augustin, lettre 185, 3, 12 et 4, 15 ; Contra Gaudentium, I, 22, 25 (loc. cit., p. 562-563), 27, 30 (p. 578-579), 29, 33
(p. 582-583).
6 Augustin, lettre 185, 3, 12.
IUVENES ET CIRCONCELLIONS 263

dépités d'être restés en vie 1. Parfois, sur un grand chemin, ils s'en prenaient à un voyageur qui circulait
armé et ils le contraignaient à les tuer, sous peine d'être tué lui-même s'il refusait 2.
Je tenterai de rechercher la signification de ces faits déconcertants dans la suite de cette étude. Auparav
ant, je voudrais examiner deux passages de saint Augustin relatifs à un mode particulier de mort volont
aire ; ces textes présentent en effet un intérêt considérable, demeuré jusqu'à présent inaperçu, pour l'hi
storien de l'Afrique antique.
Le premier de ces documents date de 417. Il se trouve dans une lettre adressée par saint Augustin au
tribun militaire et futur comte d'Afrique Bonifatius. Cet officier était chargé de la lutte contre les donatistes
obstinés qui ne s'étaient pas soumis aux mesures impériales, prises à la suite de la conférence de 411 et
ordonnant la dissolution de l'église schismatique. Bonifatius était peu au courant du problème; Augustin,
dans cette longue lettre, lui exposa l'histoire du conflit et les griefs des catholiques, ainsi que ses arguments
quant à la légitimité de l'emploi de la force publique contre les donatistes. Le passage qui nous intéresse
se situe dans l'exposé historique, après le récit des origines du schisme. Les événements relatés appar
tenaient donc à un passé déjà lointain 3.
« Surtout, quand le culte des idoles existait encore, d'immenses foules se rendaient aux fêtes les
plus fréquentées par les païens, non pour briser les idoles, mais pour se faire tuer par leurs adorateurs.
De fait, s'ils avaient voulu agir ainsi, en acceptant l'autorité légitime, et s'il leur était arrivé de se faire
tuer, il eussent pu obtenir quelque apparence du nom de martyrs ; mais ils venaient dans la seule
intention de périr eux-mêmes, les idoles restant intactes. En effet, les très robustes jeunes gens adora
teursdes idoles avaient l'habitude de vouer à ces mêmes idoles tous ceux qu'ils pouvaient tuer» 4.
Le second passage se trouve dans le traité Contra Gaudentium. Gaudentius était l'évêque donatiste
de Thamugadi. Il avait succédé au célèbre Optât en 398 et il était encore sur son siège episcopal en 420 :
dans cette forteresse du donatisme qu'était Timgad, les mesures impériales n'avaient pas pu être appli
quées. L'autorité se résolut à liquider cet îlot de résistance et chargea un tribun nommé Dulcitius de faire
appliquer la loi, au besoin manu militari 5. Plutôt que de livrer sa basilique, la grande église bâtie par
Optât et située à l'ouest du site de Timgad, Gaudentius s'y enferma avec ses fidèles et menaça d'y mettre
le feu, évoquant l'exemple des donatistes qui avaient préféré le suicide à la communion avec les « tradi-
teurs» 6. Des faits de ce genre eurent lieu au cours de la liquidation du schisme après 411, beaucoup

1 Ibidem.
2 Ibidem ; De haeresibus, 69, P.L., 42, col. 43 ; Filastrius, Diuersarum haereseon liber, LV (LXXXIII), C.S.E.L., 38,
p. 45.
3 Lettre 185, C.S.E.L., 57, p. 1-44. Cette longue lettre est parfois appelée De correctione donatistarum liber. Surla date
de ce document, voir Monceaux (P.), Histoire littéraire de V Afrique chrétienne, t. 7, Paris, 1923, p. 141 et 286.
4 Lettre 185, III, 12, loc. cit., p. 11 : Maxime, quando adhuc cul tus fuerat idolorum, ad paganorum celebérrimas sollemni-
tates ingentia turbarum agmina ueniebant, non ut idola frangèrent sed ut interficerentur a cultoribus idolorum. Nam illud, si accepta
legitima potestate faceré uellent, si quid eis accidisset, possent habere qualemcumque umbram nominis martyrum ; sed ad hoc
solum ueniebant ut, integris idolis, ipsi perimerentur. Nam, singuli quique ualentissimi iuuenes cultores idolorum, quot quis occi-
deret, ipsis idolis uouere consueuerant.
5 On trouvera un exposé détaillé de cet épisode dans l'introduction (par E. Lamirande) à l'édition du Contra Gauden
tium dans la Bibliothèque Augustinienne (tome 32, p. 491-505), ainsi que dans Monceaux (P.), Hist. litt, de VAfr. Chr., t. 6,
p. 191-219 (portrait saisissant du personnage étonnant qu'était Gaudentius, p. 197-198).
6 Cette église, avec ses dépendances, forme un vaste rectangle de 165 m sur 115 m. Une inscription de dédicace de la
maison episcopale précise que l'édifice fut bâti « sur l'ordre de l'évêque de Dieu Optât» (A.E., 1939, 79 ; cf Albertini (E.),
Un témoignage épigraphique sur l'évêque donatiste Optât de Thamugadi. C.R.A.I., 1938, p. 100-103). Description de l'édifice
dans Ballu (Α.), Les ruines de Timgad, sept années de découvertes. Paris, 1911, p. 38-39. L'église ne porte pas de traces d'in
cendie, ce qui incite à penser que Gaudentius ne mit pas sa menace à exécution. Sur l'inscription, voir aussi Marrou (H.I.),
dans Bull, d'arch. alg., t. 1, 1962-1965, p. 235-238 = Christiana témpora. Rome, 1978, p. 145-148.
264 C. LEPELLEY

moins nombreux cependant que lors de la grande épidémie suicidaire du temps de Constant 1. Le tribun
Dulcitius hésitait, dans ces conditions, à donner l'assaut et il s'ouvrit de ses scrupules à Augustin. Ce
dernier lui écrivit de ne pas céder au chantage de Gaudentius, dût-il y avoir des victimes 2. Il rédigea
le traité Contra Gaudentium, le dernier en date de ses écrits anti-donatistes, pour réfuter les arguments de
l'évêque de Timgad. Une bonne partie du livre traite du suicide considéré par certains donatistes comme
une forme de martyre. Voici le passage qui nous intéresse :
« A l'époque où la licence du culte des idoles bouillonnait partout, ces gens se ruaient sur la
foule des païens en armes qui célébraient leurs fêtes et les jeunes païens vouaient à leurs idoles tous
ceux qu'ils pouvaient tuer. Ils accouraient par bandes de tout côté ; à la manière des bêtes sauvages
exposées aux chasseurs dans l'amphithéâtre, ils se jetaient eux-mêmes sur les épieux qu'on leur oppos
ait; dans leur folie furieuse, ils trouvaient la mort, dans la putréfaction, une tombe, dans leur impost
ure,des gens pour les vénérer» 3.
Cette forme de suicide était, à coup sûr, celle qui se rapprochait le plus d'un martyre authentique,
puisque les victimes étaient tuées par des païens au cours d'une cérémonie religieuse. Augustin affirme que
le fait se répéta maintes fois et concerna de nombreux donatistes (« d'immenses foules » ; « ils accouraient
par bandes de tout côté »). Mais plusieurs points sont remarquables. Tout d'abord, les nombreux païens
qui célébraient ces fêtes étaient en armes, ce qui est surprenant pour une cérémonie religieuse. Ces armes
étaient, au moins pour l'essentiel, des épieux, c'est-à-dire l'arme des chasseurs, et tout particulièrement
ceux de l'amphithéâtre. Le meurtre des circoncellions s'effectuait à la manière de la mise à mort des an
imaux dans les venationes : lors de leur assaut, ils étaient embrochés sur les épieux brandis. Leurs meurt
riers sont appelés par Augustin iuvenes (valentissimi iuvenes cultores idolorum, « les très robustes jeunes
gens adorateurs des idoles ; pagani iuvenes, « les jeunes gens païens »). L'emploi de ce terme ne signifie
pas seulement que les païens qui se chargeaient d'empêcher la profanation de la cérémonie en mettant
à mort les assaillants étaient les plus jeunes, donc les plus forts, des fidèles présents. Ces jeunes gens païens
étaient, à coup sûr, des membres des associations de iuvenes 4. Plusieurs raisons militent en faveur de
cette identification. Tout d'abord, l'insistance d'Augustin sur la présence de ces « jeunes gens » et le rôle
important qu'ils jouaient dans la fête. Ensuite, le fait que les fidèles païens portaient des armes pendant
la cérémonie. Enfin, l'allusion aux jeux de l'amphithéâtre. On sait que les confréries de iuvenes avaient
un but sportif et que leurs membres recevaient un entraînement qui pouvait, le cas échéant, leur permettre
de servir de milice municipale. Une inscription de Saldae (Bougie) commémore un assaut donné par les
iuvenes de la ville, qui parvinrent à mettre en fuite des ennemis qui assiégeaient les remparts 5. Il semble
qu'il faille, avec Louis Leschi, dater ce document du temps de la grande révolte des Quinquegentanei de
Kabylie, sous le règne de Dioclétien (entre 290 et 297) 6. Sans doute ne faut-il pas exagérer le rôle mili-

1 Voir supra, n. 1, p. 262.


2 Augustin, lettre 204, C.S.E.L., 57, p. 317-322. Peter Brown (Vie de saint Augustin, trad, franc., Paris, 1971, p. 397-
398 et n. 52) remarque avec raison qu'Augustin, vieilli, s'était beaucoup durci, et qu'il devait, dans cette affaire, se révéler
impitoyable.
3 Contra Gaudentium, I, 28, 32, B.A., t. 32, p. 580-583 (traduction de G. Finaert) : ... maxime cum idolatriae licentia
usque quoque ferueret, quando isti paganorum armis festa sua frequentantium irruebant ; uouebant autem pagani iuuenes idolis
suis quis quoi occideret. At isti gregatim hinc atque inde confluentes tamquam in amphitheatre a uenatoribus more immanium
bestiarum uenabulis se oppositis ingerebant, furentes moriebantur, putrescentes sepeliebantur, decipientes colebantur.
4 Sur les iuvenes africains, se reporter à l'étude de M. Gilbert Picard, ciuitas Mactaritana. Karthago, t. 8, 1957, p. 77-95.
5 A.E., 1928, 38 = B.C.T.H., 1928-1929, p. 145. Ce document a été étudié par Louis Leschi (Les «juvenes» de Saldae
d'après une incription métrique. R. Af., t. 48, 1927, p. 293-419 = Etudes d'épigraphie, d'archéologie et d'histoire africaines.
Paris, 1957, p. 349-360). Il s'agit de la dédicace d'un autel aux numina, à Jupiter et à la Gens Maura divinisée, en action de
grâce pour la victoire (numinibus iuuenes ob pulsum moenibus hostem...).
6 Op. cit., dans Etudes..., p. 357-359.
IUVENES ET CIRCONCELLIONS 265

taire des iuvenes ί, mais il est certain qu'ils apprenaient à manier les armes, ce qui leur permettait lors des
jeux qu'ils organisaient (les lusus iuvenum ou iuvenalid) de remplacer dans l'amphithéâtre les chasseurs
professionnels en affrontant les bêtes sauvages, manifestant ainsi à leurs concitoyens leur courage et leur
habileté 2. On sait le rôle essentiel joué par les iuvenes africains dans les événements qui aboutirent, en
238, à la proclamation comme empereur du proconsul Gordien 3. Hérodien affirme que l'empereur Maxi-
min se gaussait de Gordien en le traitant d'empereur de parade d'amphithéâtre, de César de carnaval en
quelque sorte, soutenu par des partisans n'ayant pour armes que les petites lances (δοράτια) destinées à
combattre les bêtes 4. Or, Augustin précise ici que les armes opposées aux circoncellions étaient des épieux
de venatores, utilisés par des gens habiles à les manier.
Le doute ne semble donc pas permis. Les cérémonies que troublaient les circoncellions étaient les
iuvenalia et, s'ils les choisissaient de préférence aux autres festivités païennes, c'était parce qu'ils savaient
que les participants portaient des armes et étaient entraînés à les utiliser. Le rôle religieux des associations
de iuvenes est connu par de nombreux documents. Chaque confrérie était placée sous le patronage d'une
divinité protectrice. A Mactar sous Domitien, les iuvenes se disaient cultores Mariis Augusti 5. En Italie,
on retrouve comme divinité tutélaire Mars, en tant que dieu guerrier, mais aussi Hercule, du fait de ses
exploits, ou Diane, en sa qualité de chasseresse.
Dans son importante étude sur les collegia iuvenum, Mme Maria Jaczynowska a recensé l'ensemble
de la documentation épigraphique sur le sujet 6. En Afrique, les deux derniers témoignages sont, d'une
part une inscription de Sitifis mentionnant une dédicace faite par deux maiores iuvenum en l'année 204
de la province de Maurétanie, 243 de l'ère chrétienne 7, d'autre part l'inscription déjà citée de Saldae,
datable très probablement du temps de Dioclétien 8. En Italie, un document plus tardif est connu : il
s'agit d'une table de patronat trouvée à Amiternum (IVe région), datée par la mention des consuls de
l'année 325. Cette inscription évoque des spectacles donnés à l'occasion des iuvenalia ( iuvenaliorum
spectacula) 9.
Aucun document épigraphique postérieur n'est connu. Lesdeux passages de saint Augustin que nous
commentons ici sont donc les témoignages les plus tardifs sur l'institution. Certes, ils ne permettent pas
d'affirmer que les iuvenes existaient toujours dans les cités africaines au temps de l'évêque d'Hippone
car, dans les deux cas, Augustin précise qu'il s'agit de faits du passé, antérieurs de toute manière à l'inte
rdiction du culte païen par Théodose. Si l'on suit la chronologie d'Optat, évoquant l'épidémie suicidaire à
la suite du récit de la répression de l'insurrection des circoncellions « au temps de Paulus et de Macarius »,
vers les années 345-347, on peut penser que les iuvenalia en question se déroulaient à la fin du règne de

1 M. Rostovtzeff avait vu en eux un organisme de préparation militaire {Social and economic History of the Roman
Empire, 2e éd., Oxford, 1957, p. 103, 107, 128, 326). Cette conception a été justement critiquée par M. Gilbert Picard {op. cit.,
p. 81-87), qui reconnaît cependant qu'ils pouvaient servir de milice en cas de besoin.
2 Cette pratique est mentionnée par de nombreuses inscriptions italiennes (pour le IVe siècle, voir infra, η. 9) ; de même
dans S. H. Α., Les trois Gordiens, 4.
3 Comme l'a montré M. Gilbert Picard, loc. cit., p. 93-95.
4 Hérodien, VII, 8 (5) : « ... ώσπερ εν πόμποας παίζουσι βασιλείαν ..." ποία φέροντες όπλα, παρ' οίς ουδέν πλην
δορατίων οΐς προς θηρία μονομαχοϋσι. »
5 Α.Ε., 1959, 172 = Picard (G.), loc. cit., p. 77-78.
6 Jaczynowska (Maria), Collegia Iuvenum. Publications de l'Université Nicolas Copernic, Torun, 1964 (en polonais,
avec un résumé en français p. 84-92 ; corpus des inscriptions mentionnant des iuvenes p. 158-196).
7 A.E., 1910, 7 = B.C.T.H., 1909, p. 183.
8 Voir supra, p. 264, n. 5.
9 A.E., 1937, 111 = Notiz, degli Se, 1936, p. 94-97 ; Jaczynowska (M.), op. cit., p. 173. Mme Jaczynowska propose
de dater du IVe siècle l'inscription de Bagnacavallo (Emilie) A.E., 1957, 138 = Mansuelli (G. Α.), Fasti archeologici, t. 9,
1954, 348-349 ; cette datation me semble difficilement soutenable.
266 C. LEPELLEY

Constant, peu avant le milieu du IVe siècle1. Qu'advint-il ensuite de l'institution? On peut supposer qu'elle
survécut jusqu'au temps de Théodose et que son caractère résolument païen, bien attesté ici par Augustin,
entraîna alors sa disparition ; il ne peut s'agir que d'une hypothèse, les documents faisant défaut. En tout
cas, les deux textes d'Augustin permettent de constater la durable vitalité de ces associations dans l'Afrique
romaine.
Il convient aussi de mentionner une autre allusion qu'on peut lire dans un ouvrage de l'évêque oriental
Théodoret de Cyr, Y Abrégé des erreurs hérétiques, catalogues d'hérésies écrit vers 451. Dans la brève note
qu'il consacre aux donatistes, Théodoret parle essentiellement du martyre volontaire, qu'il considère à
tort comme la principale caractéristique de la secte, ce qui montre que ce comportement frénétique avait
beaucoup frappé les contemporains 2. Théodoret décrit surtout un mode précis de suicide, celui qui
consistait à contraindre un voyageur à choisir de tuer ou d'être tué. Or, l'évêque oriental qualifie le voya
geur de «jeune homme» (νεανίας) 3. Théodoret avait assurément pour sources d'autres catalogues d'hé
résies dont le plus ancien s'inspirait des auteurs africains originaux. Bien entendu, des erreurs et des confu
sions s'étaient introduites au cours de cette transmission. Optât et Augustin ne disent nulle part que les
voyageurs choisis par les circoncellions comme bourreaux improvisés devaient être « jeunes » : l'âge, en
l'occurence, importait fort peu, non plus que l'appartenance aux associations de iuvenes. De toute évi
dence, Théodoret ou ses sources ont confondu deux modes de suicide : l'appel à un voyageur sur la route
et la profanation des cérémonies célébrées par les iuvenes. Mais, en dépit de cette erreur, la mention de
jeunes hommes comme instruments de la mort volontaire des donatistes constitue, chez Théodoret, une
trace du rôle joué par les iuvenes dans cette singulière affaire.
Peut-on déceler une composante sociale dans le massacre des circoncellions suicidaires par les iuvenes ?
On a décrit ces derniers comme de jeunes membres de familles décurionales, c'est-à-dire de l'élite sociale
des cités 4. On pourrait supposer en conséquence que leur ardeur à tuer à coups d'épieux le plus de ci
rconcel ions possible était attisée par le désir de prendre une facile revanche sur des gens qui, peu de temps
auparavant, avaient attaqué les grands propriétaires, brûlé les fermes, détruit les reconnaissances de det
tes 5. Mais, dans le présent volume d'hommages à Jean Lassus, François Jacques publie une étude sur
le rang social des iuvenes où il montre que, si les dirigeants de leurs associations étaient bien des notables,
on trouvait des plébéiens dans le gros de la troupe, vu la législation qui prévoyait contre eux les peines
encourues par les humiliores 6. Cette démonstration me paraît fort convaincante ; mais on peut aisément

1 Cf supra, p. 262, n. 1, M.W.H.C. Frend (The Donatisi Church, Oxford, 1952, p. 175, n. 4) a proposé cette date ; il est vrai
qu'il s'appuie sur la médiocre étude de Baxter (H.J.), The martyrs of Madaura (Journal of Theological Studies, oct. 1924,
p. 21-37) qui soutient, sans aucune preuve, que les martyrs aux noms africains (Niggin, Sanam, Lucitas, l'archimartyr Nam-
phamo), dont se moquait le grammairien païen Maxime de Madaure dans une lettre à Augustin, étaient des circoncellions
suicidaires (parmi les lettres de saint Augustin, lettre 16, C.S.E.L., 34, 1, p. 37-38). C'est impossible car, dans sa réponse,
Augustin prend la défense de ces martyrs, ce qu'il n'eût pas fait s'ils avaient été donatistes, ou pire, circoncellions suicidés
(lettre 17, C.S.E.L, 34, 1, p. 41).
2 Théodoret de Cyr, Haereticarum fabularum compendium, IV, 6, P.G., 83, col. 424.
3 Ibidem : «... πιανθέντες νεανία περιτύχοντες γενναίφ είτα γυμνον το ξίφος ορέζαντες ...»
4 Ainsi M. Gilbert Picard (Chitas Mactaritana, op. cit., p. 92-95) ; l'inscription de la iuventus mactaritana montre qu'au
temps de Domitien, l'association comprenait des affranchis, mais M. Picard pense qu'elle a ensuite évolué vers un recrutement
aristocratique. Une opinion semblable a été exprimée par Mme Maria Jaczynowska dans son étude Les organisations de iuuenes
et V aristocratie municipale, dans Recherches sur les structures sociales dans Γ Antiquité classique, Paris, 1970, p. 266-274. Elle
pense que ce caractère aristocratique était modéré mais que, cependant les iuvenes étaient pour l'essentiel des fils de décurions,
les affranchis figurant dans leurs associations appartenant à l'élite de leur catégorie (op. cit., p. 267 sq.).
5 Cette hypothèse m'a été suggérée par mon collègue Roger Hanoune.
6 Jacques (F.), Humbles et notables : la place des humiliores dans les collèges de jeunes et leur rôle dans la révolte afri
caine de 238, supra, p. 217-230. On doit, de fait, constater que, l'inscription de Mactar mise à part, la documentation épigra-
phique ne permet de connaître que les dirigeants des collèges.
IUVENES ET CIRCONCELLIONS 267

supposer que, sous Constant comme en 238, les iuvenes plébéiens agirent solidairement avec leurs chefs
honestiores 1. De fait, saufen cas de crise rurale aiguë, les paysans colons ou petits propriétaires devaient
considérer avec assez de méfiance les bandes errantes de circoncellions prompts à la maraude, dont la
violence anarchique ne pouvait que les inquiéter 2.

Augustin affirme dans les deux textes que les iuvenes avaient coutume de vouer à leurs idoles tous les
circoncellions qu'ils pouvaient tuer au cours de l'affrontement : Nam singuli quique ualentissimi iuvenes
cultores idolorum, quoi quis ucciderei, ipsis idolis vovere consueverant (lettre 185, III, 12) ; vovebant autem
pagani iuvenes idolis suis quis quot occideret (Contra Gaudentium, I, 28, 32). Le sens du verbe vovere est
très clair : dans un contexte religieux, il signifie promettre et, par extension, offrir quelque chose à une divi
nité ; il s'applique tout particulièrement aux victimes d'un sacrifice 3. Augustin veut donc dire que les
iuvenes offraient les circoncellions qu'ils tuaient à leurs dieux, c'est-à-dire qu'ils pratiquaient un sacrifice
humain. Ces deux textes, les plus récents mentionnant les iuvenes, seraient-ils aussi les derniers à évoquer
cette pratique ancestrale de la religion africaine antique, le sacrifice humain, rite essentiel du culte du Baal-
Hammon punique ? 4. Certes, on pourrait objecter que le contexte est polémique, qu'Augustin cherche
à dramatiser pour mieux faire ressortir le caractère aberrant de la conduite des suicidaires. Ne serait-ce
pas pure rhétorique, l'idée du sacrifice humain ne serait-elle pas venue à la pensée d'Augustin à la manière
d'une métaphore, sans que les acteurs du drame, les iuvenes du temps de Constant, aient jamais pensé
à quelque chose de semblable ? Il est bien difficile ds trancher d'une manière décisive. Remarquons cepen
dantqu'Augustin n'insiste pas sur ce point, qui eût pu lui fournir la matière d'un développement pathé
tique facile 5. Il se contente d'énoncer un fait parmi d'autres, sans s'attarder. D'autre part, sa polémi
que ne vise pas ici les iuvenes païens mais leurs victimes, les circoncellions suicidaires. Augustin présente
ce mode de mort volontaire comme le plus répandu, avec le fait de se jeter dans un précipice 6. Nous ne

1 F. Jacques montre que, d'après le texte d'Hérodien, les paysans armés par les iuvenes propriétaires en vue du coup de
force de 238 étaient eux-mêmes des iuvenes (loc. cit., p. 217-230).
2 Les circoncellions étaient des paysans qui avaient abandonné les travaux des champs (in agris territans, ab agris
uacans, Augustin, Contra Gaudentium, I, 28-32), très probablement, pour l'essentiel, des journaliers agricoles, comme l'ont
pensé Ch. Saumagne et E. Tengström. Les paysans sédentaires, même des colons à la situation peu enviable, pouvaient dif
ficilement les considérer comme les représentants de leurs intérêts. Il y eut probablement une alliance de fait entre les bandes
d'Axido et de Fasir et des petits propriétaires ruinés par l'endettement (Optât, III, 4), et c'est pourquoi le mouvement prit
l'allure d'une jacquerie dans les années 340. Mais nous pensons pouvoir affirmer que ce phénomène, lié à une crise économique
bien située dans le temps, fut de courte durée (voir infra, p. 10, n. 5).
3 Ernout (A.) et Meillet (Α.), Dictionnaire étymologique de la langue latine. Paris, 1959, p. 753 : « Le votum est la
promesse ou l'offrande solennelle faite aux dieux en échange d'une faveur demandée ou accordée ». Sur le sens sacrificiel
du votum, voir Bayet (J.), Histoire politique et psychologique de la religion romaine. Paris, 1957, p. 130-132.
4 Sur cette pratique et sa signification, se reporter à Leglay (Marcel), Saturne Africain, Histoire, Paris, 1966, p. 297-
332.
5 Le style pathétique, l'effet rhétorique, sont utilisés par Augustin ailleurs. Citons, dans la lettre 185, IV, 15 (C.S.E.L.,
57, p. 14-15) : Quis eos, qui eorum caedibus extincti sunt, uindicare temptauit, nisi quod propria de Ulis poenas poscebat insania,
cum alii prouocandis in se gladiis hominum quos, ut ab eis ferirentur, morte terrebant, alii per uaria praecipitia, alii per aquas,
alii per ignés se in mortes uoluntarias usquequaque mittebant et animas ferales a se sibi inlatis suppliciis proiciebant ? « Qui a
cherché à venger la mort de ceux qui étaient morts sous leurs coups, si ce n'est par le fait que leur propre folie les punissait
eux-mêmes, quand certains demandaient à se faire tuer par l'épée d'hommes qu'ils avaient menacés de mort afin d'être tués
par eux ; quand ils recherchaient partout la mort volontaire, les uns en se jettant dans divers précipices, d'autres dans l'eau,
d'autres dans le feu, et qu'ils rendaient, dans des supplices qu'ils s'infligeaient eux-mêmes, leurs âmes bestiales ? »
6 Les fêtes des iuvenes, on l'a vu, étaient envahies par « d'immenses troupes » (ingenita turbarum agmina ; lettre 185, III,
12), des « bandes arrivaient de tout côté » (isti gregatim hinc atque inde confluentes ; Contra Gaudentium, I, 28, 32). Quant aux
précipices, ils « en engloutissaient d'immenses troupes » (praecipitiis greges consumebantur ingentes ; Contra Gaudentium,
I, 28, 32).
268 C. LEPELLEY

sommes donc pas en présence d'un fait isolé ; les victimes volontaires savaient ce qui les attendait en venant
attaquer les iuvenalia 1 ; de leur côté, les iuvenes paraissaient les attendre et se tenir prêts à les percer de
leurs épieux. Sans doute appréciait-on le fait que leur venue et leur meurtre corsaient le spectacle des chas
sesdans l'amphithéâtre offert par les iuvenes. Y avait-il davantage, une consécration consciente et explicite
des victimes aux divinités païennes ? Augustin avait-il recueilli sur ce point une tradition authentique ?
M. W.H.C. Frend est, à ma connaissance, le seul historien à avoir envisagé, mais de manière très allusive,
cette possibilité qu'on ne peut exclure a priori 2.
Les deux derniers témoignages sur les sacrifices humains dans l'Afrique du Nord antique datent du
temps de Septime Sévère. Tertullien, dans son Apologétique, évoque la vieille coutume de sacrifier de jeunes
enfants au dieu Saturne, coutume que les Romains interdirent sous peine de mort, sous le principat de
Tibère semble-t-il. Mais, ajoute Tertullien, ce crime sacré était toujours perpétré en secret de son temps 3.
D'autre part, l'auteur du récit de la passion des saintes Perpétue et Félicité, qui écrivait peu après leur
martyre, advenu à Carthage en 203, relate que les condamnés à mort exposés aux bêtes dans l'amphi
théâtre étaient, avant le spectacle, revêtus de costumes rituels : les hommes, de celui des prêtres de Saturne,
les femmes, de celui des initiées (sacratae) de Cérès 4. A coup sûr, il s'agissait là d'un usage reçu à Car
thage pour tous les condamnés de l'amphithéâtre, et pas seulement les martyrs chrétiens. Perpétue, Féli
cité et leurs compagnons refusèrent avec indignation de se plier à ce rite, preuve de son caractère religieux
païen. M. Gilbert Picard a fort bien montré le très grand intérêts de ce texte 5 : cet usage signifiait qu'on
vouait les condamnés aux divinités ancestrales, Saturne, c'est-à-dire le grand dieu africain Baal-Hammon,
et les Cereres, vénérées à Carthage depuis le IVe siècle avant J.-C. On pouvait ainsi continuer de manière
légale la vieille tradition des sacrifices humains.
On le constate donc, cette dernière avait perduré longtemps à l'époque romaine. Le culte de Saturne,
qui véhiculait la plus ancienne religiosité africaine, garda sa prépondérance dans les campagnes tard dans
le IIIe siècle 6. Il est donc concevable qu'au milieu du IVe siècle, certains païens africains aient gardé
l'idée qu'un sacrifice humain plaisait plus qu'un autre à la divinité et aient profité du comportement sui-

1 Les circoncellions, au témoignage d'Augustin, ne venaient pas perturber n'importe quelle cérémonie païenne, mais
seulement celles que célébraient les iuvenes, car ces derniers portaient des armes et pouvaient donc les tuer.
2 Frend (W.H.C.), The Donatisi Church. Oxford, 1952, p. 175 : « Others would rush in on a pagan festival and oner
themselves for human sacrifice ». M. Frend n'a pas envisagé les problèmes posés par cette constatation.
3 Tertullien, Apologétique, IX, 2, éd. Waltzing-Severyns, coll. Budé, p. 20-21 : Infantes penes Africani Saturno immo-
labantur palam usque ad proconsulatum Tiber ii ... Sed et nunc in occulto perseueratur hoc sacrum facinus. Pour l'interprétation
de ce texte, et notamment le sens de l'expression usque ad proconsulatum Tiberii, voir Leglay (M.), Saturne Africain, op. cit.,
p. 61-62 ; 319.
4 Passio ss. Perpetuae et Felicitatis, 18, éd. Corn. Van Beeck, Florilegium Patristicum, 43, Bonn, 1938, p. 54 (P.L. 3,
col. 50-51) : Et cum ducti essent in portam et cogerentur habitum induere, uiri quidem sacerdotum Saturni, feminae uero sacrata-
rum Cereris, generosa illa infinem usque constantia repugnauit. Dicebat enim : «Ideo ad hoc sponte peruenimus, ne libertas nostra
obduceretur ; ideo animam nos tram addiximus, ne tale aliquid faceremus ; noe uobiscum pac ti sumus». Tertullien fait allusion
à ces costumes rituels : un manteau rouge pour Saturne (pallio Saturni coccinata - De testimonio animae, II, 7, C.C., 1, p. 177 ;
galatici ruboris superiectio Satumum commendate - De pallio, IV, 10, C.C., 2, p. 746), une bandelette et un bonnet
pour Cérès (uitta Cereris -De testimonio animae, II, 7, loc. cit. - ; ob notam uittae et priuilegium galeri Cereri initiantur - De
pallio, IV, 10, loc. cit. - ) ; cf Leglay (M.), op. cit., p. 370-374.
5 Picard (G.-C), Les sacerdotes Saturni et les sacrifices humains dans l'Afrique romaine. R.S.A.C., t. 66, 1948, p. 1 ΠΙ
23 ; idem, Les religions de l'Afrique antique. Paris, 1954, p. 134. Le premier à avoir compris la signification religieuse de ce
rite fut l'érudit du XVIIe siècle Lucas Holstein, éditeur et commentateur du texte de la Passio (Passio ss. Perpetuae et Felici
tatis, item passio Bonifacii romani martyris, edidit Lucas Holstenius. Paris, 1664, p. 168-170 ; cote B.N. Paris : H 10033 8°).
J.-P. Migne a reproduit dans sa patrologie (P.L., 3, col. 13-60) des extraits de ce commentaire, à la suite de l'édition de
Th. Ruinard (Acta primorum martyrum sincera, lre éd., Paris, 1689). C'est à tort que M. Gilbert Picard a attribué cette
découverte à J.-P. Migne, qui ne fit que réimprimer les commentaires des anciens éditeurs.
6 Leglay (M.), Saturne Africain, op. cit., p. 95-100.
IUVENES ET CIRCONCELLIONS 269

cidaire des circoncellions pour les « vouer » comme victimes à leurs dieux. Il est permis, en conséquence,
de considérer ces deux textes augustiniens comme la mention la plus tardive, et des iuvenes, et des sacrifices
humains dans l'Afrique antique.
Un historien allemand, le pasteur W. Thiimmel, publia en 1893 une étude sur les circoncellions où
il émit, le premier, l'idée d'une relation entre leur mentalité et la tradition berbéro-punique 1. Selon Thiim
mel,leur comportement suicidaire s'expliquait par la pratique ancestrale des sacrifices humains ; sous un
vernis chrétien, ces gens restaient imprégnés par l'ancienne religiosité païenne africaine, ils demeuraient
en fait, des fidèles de Saturne 2. Curieusement, Thiimmel ne releva pas la mention des iuvenes vouant leurs
victimes à leurs dieux, sacrifice humain beaucoup plus explicite, si le votum évoqué par Augustin est bien
un fait authentique. Pour cet auteur, on trouve chez ces circoncellions un véritable syncrétisme. Son étude
fut durement critiquée. Stéphane Gsell, dans une recension, ne s'attacha pas au problème qui nous inté
resse, mais il montra combien les hypothèses de l'historien allemand sur une persistance de la mentalité
berbéro-punique n'avaient pas de justifications dans les textes 3. En 1900, D.M. von Nathusius publia
une réponse à Thiimmel fort sévère où il montrait que le syncrétisme entre le christianisme et le culte de
Saturne était imaginaire et sans aucune justification textuelle 4. Vers la même époque, François Martroye,
dans ses études sur les circoncellions, refusa aussi catégoriquement cette idée 5, qui ne fut pas reprise
par les auteurs postérieurs, même M. W.H.C. Frend, très enclin pourtant à discerner dans le donatisme
un refus de la romanité et une forme de dissidence africaine.
Il est vrai que rien n'autorise à parler d'un véritable syncrétisme. On eût, à coup sûr, beaucoup indi
gné les circoncellions si on les avait traités de fidèles de Saturne : ils se voulaient les soldats héroïques du
Christ, prêts à faire triompher sa cause par la force, ou à verser leur sang pour lui comme l'avaient fait les
martyrs qu'ils vénéraient tant. Ils avaient, à l'égard des dieux du paganisme, la même attitude que tous les
chrétiens du temps, encore amplifiée par leur fruste fanatisme : Saturne n'était pour eux qu'un démon, les
rites de son culte autant de pratiques diaboliques. Le problème se situe en fait au niveau de l'inconscient
collectif, de l'attitude religieuse profonde, au delà des rites et des dogmes explicites. Or, Thiimmel et ses
adversaires n'étaient nullement préparés à saisir cette problématique, car leur formation positiviste ne leur
permettait pas d'appréhender des causes d'un comportement autres que celles qui apparaissent dans la
conscience claire.
En devenant chrétiens, dans la seconde moitié du IIIe ou au début du IVe siècle, les paysans numides
avaient abandonné le culte de Saturne, mais leur conversion rapide ne s'était pas accompagnée d'une caté
chèse élaborée. L'esprit fruste des circoncellions avait, de toute évidence, retenu une vue très simpliste
du dogme chrétien. L'image de Dieu qu'ils portaient en eux devait assurément beaucoup, sans qu'ils en

1 Thümmel (W.), Zur Beurteilung des Donatismus. Halle/Saale, 1893 (Inaugural Dissertation, 104 p.). Thümmel a été
le premier historien à voir dans le donatisme une manifestation de particularisme ethnique, de refus de la romanisation, de
persistance de traditions ancestrales. Ses idées devaient être reprises par W. Frend, avec une méthode plus rigoureuse et une
documentation beaucoup plus vaste.
2 Thümmel (W.), op. cit., p. 88-93.
3 Gsell (S.), M.E.F.R., t. 15, 1895, p. 320.
4 Nathusius (D.M. von), Zur Charakteristik der afrikanischen Cirkumcellionen des 4 und 5 Jahrhunderts. Wiss. Beilage
zu dem Vorlesungsverzeichniss des Univ. Greifswald f. d. Wintersemester 1900-1901, 38 pages. La critique des théories de Thümm
elsur le point que nous étudions ici se trouve p. 12-13 (« ... eine ganz falsche Auffassunz und auf keine Weise mit Augustin
zu vereinigen »).
5 Martroye (F.), art. Circoncellions, D.A.C.L., t. III, 2, p. 1702 (publié en 1914). L'argumentation de Martroye est
pauvre. Cette hypothèse, écrit-il, « n'est nullement nécessaire pour expliquer la manie de ces furieux. Les fanatiques de tous
les temps se sont appliqués à émerveiller le vulgaire par leur virtuosité à s'infliger des tourments. Quoi d'étonnant à ce que
ceux-ci aient été entraînés jusqu'au sacrifice de leur vie par l'attrait de la célébrité tapageuse de leurs compagnons tués dans
des bagarres... » Cet historien n'avait pas l'étonnement facile.
270 C. LEPELLEY

eussent conscience, à la religiosité de leurs ancêtres païens : une divinité puissante et redoutable, inspirant
la crainte plus que l'amour, exigeant des sacrifices expiatoires et une pureté rituelle, cette pureté que les
catholiques avaient à jamais perdue, selon Donat et les siens, à cause du crime de traditio accompli lors
de la persécution de Dioclétien. M. Peter Brown a très bien montré comment la vieille religiosité africaine
pouvait expliquer certaines attitudes déroutantes ou excessives des chrétiens du pays, sans qu'il soit néces
saire de recourir à une explication proprement syncrétiste, contre laquelle nos documents s'insurgent i.
Le martyre, pour les donatistes, était le critère fondamental de l'église authentique et les circoncellions
poussaient cette conception jusqu'à ses plus extrêmes conséquences ; pour eux, le sacrifice, même volont
aire, de sa propre vie était la vraie porte du salut, la manière la plus sûre de plaire à Dieu. Un document,
malheureusement marginal, évoque fort explicitement le caractère sacrificiel des suicides de circoncellions :
dans son Abrégé des erreurs hérétiques, Théodoret de Cyr raconte que les candidats au martyre volontaire
annonçaient leur intention longtemps à l'avance à leurs compagnons. Ces derniers prenaient soin d'eux,
leur apportaient beaucoup de nourriture et « les engraissaient comme des victimes de sacrifices» 2.
Optât et Augustin ne relatent rien de semblable ; on ignore la source de l'évêque oriental et on ne peut,
en conséquence, considérer son témoignage comme pleinement digne de créance. Toutefois, les textes
africains donnent assez clairement l'impression d'une offrande sacrificielle de soi-même de la part des ci
rconcel ions. Nous l'avons vu, l'assaut contre les iuvenes était devenu un fait coutumier et on pourrait dire
qu'il existait entre les meurtriers et leurs victimes volontaires une manière de connivence : les uns et les
autres estimaient chacun à sa manière que l'acte religieux qui agréait le plus à la Divinité était l'offrande
du sang humain. De part et d'autre, l'événement prenait la forme d'un rite.
Reconnaissons cependant que la part de la tradition africaine dans l'explication de ce comportement
est bien moins évidente et décisive pour les circoncellions que pour leurs adversaires. L'épidémie de sui
cides avait assurément d'autres causes, d'autres composantes, et tout d'abord l'amplification par des
esprits simples et exaltés de l'apologie du martyre propre à l'église donatiste. Optât, nous l'avons vu, relate
ces faits à la suite du récit de l'insurrection dans les campagnes et des violents affrontements avec les trou
pesdes comtes Taurinus et Silvester. Le comportement suicidaire peut donc apparaître comme une consé
quence de la répression 3. Les circoncellions avaient rêvé d'établir par la force le triomphe de l'église
« pure » donatiste et, dans une certaine mesure, d'écraser la puissance des grands propriétaires, de libérer
les paysans ruinés par l'endettement 4. Leur mouvement avait été, à deux reprises, noyé dans le sang.
Après « le temps de Paulus et de Macarius », il ne leur restait plus que le culte exalté de leurs martyrs et
une conduite illuministe. L'épidémie suicidaire donnerait donc la mesure du traumatisme subi lors de la
répression. Des faits de ce genre sont apparus à d'autre moments de l'histoire. Ainsi, un illuminisme s'est
développé chez les paysans huguenots des Cévennes après les dragonnades et lors de la guerre des Cami-

1 Brown (Peter), La vie de saint Augustin, trad, franc., Paris, 1971, p. 32-34. P. Brown souligne le caractère violent,
excessif, parfois illuministe, de la religion de certains chrétiens africains.
2 Théodoret de Cyr, Haereticarum fabularum compendium, IV, 6, P.G., 83, col. 424 : « Όι δέ πάσαν αύτοίς
προσφέρουσί. θεραπείαν, και παντοδαπήν κομίζουσιν έδωδήν, οίον ίερεΐα τίνα προσιτίζοντες και πιαίνοντες. »
L'emploi du mot ίερεΐον (animal destiné à être immolé dans un sacrifice) est particulièrement caractéristique.
3 Sur ce problème chronologique, voir supra, p. 262, n. 1.
4 Je pense, contrairement à E. Tengström (Donatisten und Katholiken. Göteborg, 1964, p. 24-78), que le mouvement des
circoncellions prit réellement la forme d'une jacquerie au cours des années 340 ; il coïncide, au temps de Constant, avec une
crise économique dont témoigne l'extrême rareté des inscriptions urbaines mentionnant des travaux édilitaires. Par la suite,
et notamment au temps de saint Augustin, ce caractère social disparaît presque totalement, et les circoncellions ne sont plus
qu'une confrérie fanatique aux préoccupations à peu près exclusivement religieuses, comme le dit Tengström (op. cit., p. 24-78).
J'expose ce point de vue dans mon livre, Les cités de Γ Afrique romaine au Bas-Empire, 1. 1, Paris 1979, p. 92-98.
IUVENES ET CIRCONCELLIONS 271

sards ί. Surtout, dans la Russie du XVIIe siècle, les Vieux-Croyants, partisans de l'archiprêtre Avvakum
et adversaire de la réforme liturgique du patriarche Nicôn, adoptèrent un comportement semblable. Ils
furent durement persécutés par l'église orthodoxe officielle et l'autorité tsariste. A partir de 1665, des mill
iers de « raskolniki » (schismatiques) se suicidèrent en se brûlant collectivement sur des bûchers, pour ne
pas tomber entre les mains de ceux qu'ils considéraient comme des suppôts de l'Antéchrist 2. Le parallé
lismeavec les circoncellions est très frappant ; on retrouve une église schismatique se considérant comme
la seule communauté pure et fidèle, s'opposant à une église soutenue par le pouvoir politique, des paysans
frustes dont le zèle suicidaire est exalté par la répression dont ils sont l'objet 3. Toutefois, à la différence
des circoncellions, les « raskolniki » n'exerçaient pas la violence sur autrui.
L'épidémie suicidaire des années 347-350 est, assurément, un événement déroutant que l'analyse his
torique rationnelle peut difficilement expliquer 4. Cette conduite pathologique plonge ses racines dans
le tréfond obscur et irrationnel de l'âme humaine. Mais il est fort notable qu'autour de ce fait déconcertant,
nous ayons pu retrouver un ensemble d'éléments qui ont retenu tout particulièrement l'attention des his
toriens de l'Afrique antique : les associations municipales de iuvenes, le culte de Saturne et la tradition
des sacrifices humains, les rapports souvent tendus entre les propriétaires fonciers et la masse rurale. On
voit ici de manière précise et concrète le riche apport, encore insuffisamment exploité, que les sources
chrétiennes antiques peuvent fournir à l'histoire des institutions, de la société et des mentalités.

Addendum : Maria Jaczynowska a publié récemment en français, en l'étendant et la renforçant, son


étude citée supra, p. 265, n. 6, sous le titre Les associations de la jeunesse romaine sous le haut-Empire,
Wroclaw, 1978 (123 p.).

1 Sur cette question, lire Leroy-Ladurie (E.), Paysans du Languedoc. Paris, 1964, t. 1, p. 618-627.
2 Sur ces faits, il faut lire le grand livre de M. Pierre Pascal, Avvakum et les débuts du Raskol. Paris, 1938 (2e éd., Paris-
La Haye, 1963) ; l'épisode des martyres volontaires est décrit p. 533-537 et 554-556. Ce comportement dura : dans son étude
Le suicide collectif dans le Raskol russe (Paris, 1903, p. 120, citée par Pascal (P.), op. cit., p. 555, n. 20), I. Stchoukine évoque
une vingtaine de suicides collectifs de vieux-croyants russes au XIXe siècle, le dernier s'étant déroulé en 1897.
3 « Les autodafés collectifs, écrit Pierre Pascal {op. cit., p. 535-536) étaient une solution de désespoir, à laquelle se ruaient
des communautés solitaires, entretenues depuis longtemps dans un état d'exaltation, et placées tout à coup en présence d'un
danger violent ». Cette formule pourrait s'appliquer aussi bien aux circoncellions africains du IVe siècle qu'aux vieux-croyants
russes du XVIIe siècle. Mais peut-être rend-elle insuffisamment compte du caractère irrationnel de la démarche.
4 Fort significative à cet égard est la sécheresse des commentaires modernes sur cet épisode. Nous avons évoqué (supra,
p. 269, n. 5) la pauvreté de l'analyse de Martroye. Dans son Histoire littéraire de Γ Afrique chrétienne, pourtant fondée sur
d'immenses dépouillements, P. Monceaux ne consacre que quelques lignes à ces faits (t. 4, p. 183-184). Il en est de même de
W. Frend {The Donatisi Church, p. 175-176), de Peter Brown {Vie de saint Augustin, trad, franc., p. 397, à propos de la seconde
épidémie suicidaire, après 411), d'E. Tengström (Donatisten und Katholiken, p. 57 ; quatre lignes). J.-P. Brisson est plus précis
(Autonomisme et christianisme dans Γ Afrique romaine de Septime Sévère à l'invasion vandale. Paris, 1958, p. 321-322), mais sa
tentative d'explication reste très courte (p. 321 : « ...une manifestation de fanatisme très élémentaire»). Ailleurs (p. 351), cet
auteur affirme que les suicides « n'étaient dûs, originellement, qu'à la misère », opinion que ne justifie aucun document. Un
article récent de Joseph Bels traite de La mort volontaire dans l'œuvre de saint Augustin (Rev. de l'Hist. des Rei., t. 187, 1975,
p. 147-180). mais le propos de l'auteur est uniquement d'analyser l'émergence de la notion de péché de suicide dans la théolo
gie morale augustinienne, et il n'étudie absolument pas les événements évoqués par Augustin, ce qui est une méthode tout à
fait contestable, même du point de vue envisagé.

Vous aimerez peut-être aussi