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Journal des savants

Les dieux de l'Orient dans l'Histoire Auguste


Monsieur Robert Turcan

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Turcan Robert. Les dieux de l'Orient dans l'Histoire Auguste. In: Journal des savants, 1993, n° pp. 21-62;

doi : https://doi.org/10.3406/jds.1993.1562

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1993_num_1_1_1562

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LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE

Depuis la remise en cause chronologique et historiographique des


Scriptores, voici plus d'un siècle, par H. Dessau1, on s'est beaucoup
intéressé aux tendances religieuses de l'Histoire Auguste, mais surtout à son
attitude envers le christianisme2. À la différence d'un Macrobe, elle ne feint
pas de l'ignorer. On a donc voulu y déchiffrer, non sans raison ni pertinence,
des piques, des pointes de malveillance ou de moquerie feutrée envers la
religion nouvelle, des appels indirects à la tolérance en faveur du
polythéisme désormais brimé et réprimé par les lois impériales3.
Dans cette chronique disparate respire indiscutablement un certain
traditionalisme plus ou moins nuancé de la part de païens réduits à la
défensive sur le terrain même de l'humour littéraire. Mais on est sans doute
aussi beaucoup trop enclin à prendre le paganisme comme un tout
indivisible, sans tenir compte assez des polémiques ou tout au moins des
réserves suscitées depuis longtemps par l'irruption à Rome des cultes
étrangers.
Certes, nous constatons que dans la seconde moitié du IVe siècle

1. Ùber Zeit und Persônlichkeit der Scriptores Historiae Augustae, in Hermes, 24, 1889,
P- 337-392.
2. Cf. A. Chastagnol, Recherches sur l'Histoire Auguste, Bonn, 1970, p. 19 ss.; V. Neri,
Ammiano e il Cristianesimo. Religione e politica nelle ' Res gestae ' di Ammiano Marcellino,
Bologne, 1985, p. in ss.; S. A. Stertz, Christianity in the Historia Augusta, in Latomus, 36,
1977, p. 694 ss., qui note pour finir (p. 712) que la religion n'est pas la préoccupation majeure
du recueil.
3. J. Straub, Heidnische Geschichtsapologetik in der christlichen Antike. Untersuchungen ùber
Zeit und Tendenz der Historia Augusta, Bonn, 1963, p. 106 ss., 190 s.; id., Il precetto aureo, in
Atti del Convegno Patavino sull'Historia Augusta (Pubbl. 1st. di Storia Antica dell' Univ. di
Padova, 4). Rome, 1963, p. 21 ss; W. Schmid, Bildloser Kult und christliche Intoleranz..., in
Mullus. Festschrift f. Th. Klauser (JAC, Ergânzbd. 1), Munster, 1964, p. 298 ss; Id,, Die
Koexistenz von Sarapiskult und Christentum im Hadriansbrief bei Vopiscus, in BHAC 1Ç64/5,
Bonn, 1966, p. 153 ss. Il n'est pas superflu de relire P. de Labriolle, La réaction païenne9,
Paris, 1950, p. 337 ss.
22 ROBERT TURCAN

plusieurs sénateurs en vue du parti polythéiste collectionnent et se plaisent à


afficher dans leurs dédicaces ou leurs épitaphes les titres cultuels et
sacerdotaux les plus divers, qui contrastent par leur exotisme avec les tituli
de l'époque julio-claudienne, voire antonine ou même sévérienne. Ils sont
septemvirs épulons, pontifes du Soleil et de Vesta, quindécemvirs sacris
faciundis, augures en même temps qu'hiérophantes des Hécates, « pères » de
Mithra, tauroboliés de Cybèle, « archibouviers » de Liber Pater, néocores
d'Isis4... Les témoignages littéraires contemporains nous confirment cet
engouement pluraliste envers une idolâtrie cosmopolite. On a le sentiment
que les derniers païens manifestent avec ostentation un piétisme total, qui ne
veut rien laisser perdre du conglomérat syncrétique de religions hétérogènes
qui a fait de Rome le rendez-vous des dieux autant que des hommes du
monde méditerranéen.
On s'explique alors que, du côté des chrétiens, on ait tendance à
globaliser la polémique en postulant, comme Firmicus Maternus 5, une sorte
de solidarité des cultes orientaux qu'incarnait au vrai la dévotion de certains
aristocrates en vue, tel celui qui sert de cible au Carmen contra paganos 6.
Mais on aurait tort d'en inférer, comme le faisait F. Cumont, que, « dans le
péril commun qui les menace, les cultes autrefois rivaux se sont réconciliés et
se regardent comme des divisions d'une même église, dont leurs clergés
forment, si j'ose dire, les congrégations»7.
Fort justement, en effet, on a soupçonné et détecté certaines variantes
plus ou moins significatives d'un individu à l'autre dans la sensibilité ou le
comportement religieux, d'après la documentation épigraphique et la
tradition littéraire notamment. Dans le cas de Nicomaque Flavien, par
exemple, déjà G. Boissier observait que les inscriptions ne retiennent de ses

4. CIL, VI, 500, 504, 507, 510 s., 1675, 1788 ss., 21940; F. Bûcheler, CLE, 654; AE,
1953, 238.
5. Cf. mes Cultes orientaux dans le monde romain, Paris, 1989, p. 14 s., et mon introduction
à l'éd.-trad. commentée de Firmicus Maternus, L'erreur des religions païennes, dans la Coll. des
Universités de France, Paris, 1982, p 45 s.
6. On a cru trop longtemps qu'il s'agissait de Nicomaque Flavien : J. J. O'Donnell, The
career of Virius Nicotnachus Flavianus, in Phœnix, 32, 1978, p. 140 ss.; L. Lenaz, Annotazioni
sul « Carmen contra paganos », in Studia Patavina, 25, 1978, p. 541 ss.; Id., Regitur fato si
Juppiter ipse... Una postilla al Carmen contra paganos, in Perennitas. Studi in onore di A. Brelich,
Rome, 1980, p. 293 s., 309; L. Cracco Ruggini, II paganesimo tra religione e politica (384-3Q4
d.C.) : per una reinterpretazione del Carmen contra paganos {Mem. Acc. Lincei), Rome, 1979,
passim.
7. Les religions orientales dans le paganisme romain11, Paris, 1929, p. 189.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 23

titres que celui de pontife8. L'historien de La religion romaine d'Auguste aux


Antonins le trouvait « plutôt superstitieux que dévot », tourmenté de
divination et d'haruspicine plutôt qu'animé d'élans mystiques dans le style
néoplatonisant. Des analyses plus récentes ont confirmé cette appréciation en
mettant l'accent sur la valorisation des cultes nationaux9. On a également
souligné que Symmaque reste attaché aux vieux rites ancestraux de Wrbs
plutôt que séduit ou même intéressé par les religions exotiques 10. Comme
Nicomaque Flavien, il revendique uniquement comme fonction sacerdotale
la qualité de pontifex maior11. C'est un conservateur dont la piété
étroitement « patriotique » semble appeler des réserves de la part de Macrobe en ses
Saturnales12. Mais ce même Macrobe ignore curieusement Mithra dans une
série de chapitres pourtant consacrés au syncrétisme solaire13, et cette
ignorance trop flagrante pour n'être pas délibérée suppose évidemment
quelque arrière-pensée sur ce culte des antres obscurs qui paraît avoir subi
les conséquences d'une prévention, même dans les milieux polythéistes.
Il faut ajouter, enfin, que les Satires de Juvénal font alors le régal des
aristocrates païens comme en témoignent Ammien Marcellin (XXVIII, 4,
14) et les échos qu'on déchiffre de cet engouement dans l'Histoire
Auguste u. Or Juvénal est de ceux qui ont violemment vitupéré contre les
« superstitions » égyptiennes et « l'Oronte syrien déversé dans le Tibre ».
Dans le parti de l'idolâtrie, il y avait plusieurs courants, et non pas seulement
des nuances ou des tendances. Si les chrétiens s'attaquent de préférence aux

8. La fin du paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident au quatrième
siècle2, Paris, 1894, II, p. 265 s.
9. J. Flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin, à la fin du IVe siècle (EPRO, 58), Leyde,
J977 '» P- 45 ss-> où (p. 50) le Carmen contra paganos est encore considéré comme visant
Nicomaque.
10. J. Flamant, op. cit., p. 42 ss. Mais cf. J. F. Matthews, Symmachus and the Oriental
cuits, in JRS, 63, 1973, p. 175 ss. (dont J. Flamant ne paraît pas tenir compte). Sur le
traditionalisme
Symmachus' Idea of Tradition,
romain deinSymmaque,
Historia, 38,
voir1989,
maintenant
p. 349 M.
ss. R. Salzman, Reflections on
11. CIL, VI, 1699; J. Flamant, op. cit., p. 42.
12. Ibid., p. 44.
13. M. Simon, Mithra, rival du Christ?, in Études mithriaques (Acta Ironica, I, 4),
Téhéran- Liège, 1978, p. 474 s.; R. Turcan, Les motivations de l'intolérance chrétienne et la fin
du mithriacisme au IVe siècle ap. jf.-C, in Actes du VIIe Congrès de la F.I.E.C., II, Budapest,
1983, p. 224 s
14. A. D. E. Cameron, Literary allusions in the Historia Augusta, in Hermes, 92, 1964,
P- 365; J. Schwartz, Arguments philologiques pour dater l'Histoire Auguste, in Historia, 15,
1966, p. 457, 461 ; A. Chastagnol, op. cit., p. 11 s.; V. Tandoi, dans Atene e Roma, NS, 13,
1968, p. 90.
24 ROBERT TURCAN

cultes orientaux, qu'ils soient zoolâtriques comme l'isiasme, sanglants


comme le phrygianisme ou clandestins et ténébreux comme le mithriacisme,
c'est assurément afin d'exploiter certaines allergies sélectives dans le camp
adverse, plus divisé qu'on ne l'a cru. Quand nous considérons le paganisme
du Bas-Empire comme un bloc, nous demeurons victimes, en fait, d'une
illusion inculquée par les Pères de l'Eglise (à commencer par Firmicus
Maternus) autant que par l'historiographie moderne.
Dans cette perspective, il n'est pas inopportun de réexaminer avec toute
la prudence requise l'attitude ou les attitudes de l'Histoire Auguste.
R. Syme 15 n'y décelait aucune sympathie pour les cultes orientaux en
général et aucun intérêt pour la religion astrale non plus que pour le
platonisme ou la théosophie. Sur le second et le troisième points, on peut
d'emblée être d'accord. Mais le cas des cultes orientaux est beaucoup plus
complexe, et corrélativement les réactions de l'Histoire Auguste le sont
aussi, compte tenu surtout de la stratigraphie du recueil et des disparates que
trahissent certaines couches rédactionnelles. Il y a, au surplus, des silences
(ou des ignorances) qui n'apparaissent pas moins chargés de sens que les
affirmations justificatrices ou réprobatives.

Ambiguïtés du phrygianisme romanisé

Cybèle, dont on ne lit nulle part le nom indigène dans l'Histoire


Auguste, mais seulement le titre romain officiel de Mater Deum ou Mater
Magna, y est présente d'abord par ses solennités propres qui servent de
repères chronologiques ou symboliques, lorsqu'elles coïncident avec des
coutumes ou des événements marquants.
Les Mégalésies (du 4 au 10 avril) sont inscrites au calendrier liturgique
de VVrbs depuis l'introduction de la Mère Idéenne en —204 16. C'est le 6
avril qu'elle a fait son entrée dans Rome, et le biographe de Caracalla nous
dit qu'il fut assassiné ipsis Megalensibus, un 6 avril, en rappelant erronément
que c'était le jour même de son anniversaire 17. En réalité, Caracalla était né
15. Propaganda in the Historia Augusta, in Latomus, 37, 1978, p. 188.
16. M. J. Vermaseren, Cybele and Attis. The Myth and the Cult, Londres, 1977, p. 124 s.
Cf. Fast. Praenest., dans CIL, l2, p. 316.
17. Ce, 6, 6. Cf. A. von DoMASZEWSKi, Die Personennamen bei den Scriptores Historiae
Augustae, in Sitz. ber. Heidelb. Akad., 1918, 13, p. 60 s.; H. Stocks, Studien zu Lukians « De
Syria dea », in Berytus, 4, 1937, p. 35 s., 39 (induction erronée sur la célébration de Mégalésies
à Carrhes-Harrân).
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 25

le 4 avril 188 18, c'est-à-dire le jour où débutaient les Mégalésies. Mais le


scriptor a peut-être confondu le dies natalis de l'empereur avec son dies
imperii19. Caracalla allait rendre hommage au dieu-Lune de Carrhes dont
nous reparlerons. Ni Hérodien, ni Dion Cassius ne s'avisent du fait que cette
mort intervient durant les réjouissances métroaques d'avril. Cybèle, qui avait
déjoué le complot de Maternus contre Commode20, n'a pas détourné les
coups meurtriers du centurion Martialis, et l'empereur y succombe au
moment même où on la fête... Mais cette coïncidence a-t-elle une
signification pour l'Histoire Auguste ? et laquelle ?
Que les fêtes de mars, qui commémoraient les souffrances, la mort et la
reviviscence21 d'Attis, aient été intégrées à l'année liturgique de YVrbs dès le
règne de Claude ou plus tard22, elles figurent dans le calendrier de Furius
Dionysius Philocalus qui date de 354 23. Ce témoignage correspond donc à
une situation vécue par le biographe de Claude II le Gothique. Il note, en
effet, que la nouvelle de son avènement parvint à Rome le 9e jour des
Calendes d'avril, soit le 24 mars, Sanguis, où l'on célébrait la mort d'Attis
par des exhibitions sanglantes de la part des galles, qui se tailladaient les
chairs, et des candidats à la prêtrise, qui se châtraient, comme l'avait fait le
pâtre phrygien24. Et le scriptor précise que l'annonce de la proclamation
impériale eut lieu ipso in sacrario, au sanctuaire même de Cybèle sur le
Palatin, où se déroulait annuellement la sinistre cérémonie. En raison de
cette solennité funèbre (sacrorum celebrandorum causa), le sénat ne pouvait
pas se réunir, en principe du moins. Cependant, les sénateurs prennent leur
toge et s'en vont jusqu'au temple voisin d'Apollon, pour entendre le message

18. DC, 79, 6, 5 (III, p. 409, 18 Boissevain).


19. A. von DoMASZEWSKi, loc. cit., p. 33 et 61. Mais la date exacte de la proclamation de
Caracalla comme Auguste en 198 n'est pas connue.
20. Herodian., I, io, 7.
21. P. Lambrechts, Les fêtes « phrygiennes » de Cybèle et d'Attis, in Bull. Inst. Belge de
Rome, 27, 1952, p. 141 ss.: M. J. Vermaseren, op. cit., p. 113 ss.
22. J. Carcopino, Aspects mystiques de la Rome païenne6, Paris, 1942, p. 49 ss., 74;
F. Cumont, op. cit., p. 52 s.; A. Lambrechts, Attis. Van Herdersknaap tot God {Kon. Vlaamse
Acad. van België, Lett., Verhand. 46), Bruxelles, 1962, p. 63 s.; Id., Attis en het feest der
Hilariën, in Med. Kon. Ned. Akad., NR, 30, 9, 1967, p. 225 ss.
23. Cil, I2, p. 260; Inscr. Ital., XIII, 2, p. 237 ss., n° 42.
24. CL, 4, 2. Cf. J. Schwartz, À propos des données chronographiques de l'Histoire Auguste,
in BHAC IÇ64/5, Bonn, 1966, p. 200, pour qui la référence au dies sanguinis procède (comme
celle d'AS, 37, 6 aux Hilaria) d'un « petit catalogue de fêtes ». Sur ce Sanguis, cf. H. Graillot,
Le culte de Cybèle, Mère des dieux, à Rome et dans l'Empire romain (BEFAR, 107), Paris, 1912,
p. 126; M. J. Vermaseren, op. cit., p. 115 s.
26 ROBERT TURCAN

du nouvel empereur et acclamer rituellement son nom : « Que les dieux te


protègent ! », dit-on en chœur une soixantaine de fois, sans parler d'autres
formules d'usage ou de circonstance.
Ces vœux de joyeux avènement contrastent avec le deuil sanglant
d'Attis, comme la mort de Caracalla avec la joie des Mégalésies (situation
inversée !). Avec Claude le Gothique, il s'agit au vrai de l'ancêtre prétendu
de Constantin25... Ainsi, la seconde dynastie flavienne fait officiellement son
entrée à Rome le jour anniversaire de la mort d'un dieu. L'ascendant illustre
du premier empereur chrétien est confirmé par des sénateurs qui viennent
d'assister et de participer aux funérailles d'Attis : présage ou prélude à la
mort des dieux ? Les arrière-pensées du biographe (s'il en avait) nous
échappent. Mais, à ma connaissance, il est seul à suggérer — consciemment
ou non — cette lointaine relation symbolique.
Cependant, le jour du Sang précédait immédiatement les Hilaries (25
mars) qui fêtaient joyeusement et bruyamment Attis sauvé de la mort :
reuixisse iactarunt, écrit Firmicus Maternus vers 346 26. L'ami de Julien,
Saloustios, dans son catéchisme païen publié sous le titre Les dieux et le
monde en 362, nous en parle comme d'une célébration de notre «
renais ance » annuelle et d'une « remontée vers les dieux » 27. C'est vraisemblablement
pour les Hilaries qu'on a fait distribuer à Rome les médaillons contorniates
représentant Cybèle et Attis en char dans une ascension céleste {épanodos) 28
illustrée aussi notamment par la patere de Parabiago29.
Le biographe d'Aurélien caractérise cette solennité encore très populaire
au ive siècle comme un jour où l'allégresse doit animer tout ce qui se fait et
tout ce qui se dit : omnia festa et fieri debere scimus et dici20. On en profite
alors pour faire bonne chère et s'offrir des « extra ». C'est ainsi que
l'empereur Sévère Alexandre, qui les autres jours de fête mange de l'oie, fait
servir du faisan trois fois par an : aux calendes de janvier, à l'occasion des

25. Ascendance évidemment fictive, quoi qu'en ait écrit J. Maurice, Numismatique
constantinienne, II, Paris, 191 1, p. xvm ss. Cf. R. Syme, The Ancestry of Constantine, in BHAC
197 1, Bonn, 1974, p. 237 ss.
26. De error prof, relig., 3, 1. Cf. mon éd. -trad, commentée (n. 5), p. 191.
27. De d. et m., IV, 10.
28. R. Turcan, Numismatique romaine du culte métroaque (EPRO. 97), Leyde, 1983, p. 52
et pi. XXIX-XXX, XXXVI.
29. L. Musso, Manifattura suntuaria e committenza pagana nella Roma del IV secolo.
Indagine sulla lanx di Parabiago, Rome, 1983.
30. A, 1, 1. Cf. M. J. Vermaseren, op. cit., p. 119 ss.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 27

Jeux Apollinaires et le jour des Hilaries. Sur ce dernier point, le biographe


éprouve le besoin de spécifier qu'il s'agit bien des « Hilaries de la Mère des
Dieux »31. Car les fidèles d'Isis avaient aussi leurs Hilaries, le 3 novembre,
jour de liesse commémorant Ylnuentio Osiridis, redécouverte et résurrection
du dieu démembré par Seth32. En 417 encore, Rutilius Namatianus33
évoque la joie des paysans, hilares, qui à Faléries célèbrent « Osiris rappelé à
la vie » (reuocatus Osiris). Pour des païens familiers avec ce calendrier des
liturgies orientales et surtout pour ceux qui ne l'étaient pas (ou ne l'étaient
plus, à une époque où ces fêtes étaient proscrites dans les villes), la précision
de l'Histoire Auguste n'avait donc rien de superflu. On peut seulement
s'étonner que, dans AS, 37, 6, Hilaria soit employé comme un mot de la
deuxième déclinaison (Hilariis), alors que dans A, 1, 1, on lit Hilaribus. Ce
n'est pas le seul cas de disparate morphologique repérable dans l'Histoire
Auguste, où l'on discerne plusieurs états de rédaction.
Cybèle y est présente aussi comme victime directe ou indirecte des
extravagances cultuelles d'Héliogabale et de ses mises en scène ostentatoires,
sinon attentatoires à la dignité de la Grande Mère.
Dans son entreprise de centralisation du sacré autour d'Elagabal sur le
Palatin, l'empereur-prêtre viole tous les « tabous » cultuels du mos maiorum
en prétendant déplacer les vénérables reliques attachées à différents temples
de Rome : le Palladium, les boucliers (ancilia) de Mars et l'idole de Cybèle
avec sa pierre noire enchâssée dans la tête34 : studens et Matris typum... in
illud transferre templum 35 . Cette centralisation vise en fait, selon le rédacteur
du passage, à une monopolisation du sacré au profit du dieu d'Emèse,
préfiguration d'un monothéisme d'État comme celui dont Constantin rêvera
peut-être, mais que ses fils et plus tard Théodose prétendront imposer36. Du

3 1 . AS\, 37, 6 : Hilariis matris deum. Cf. A. Chastagnol, L'Histoire Auguste et Suétone, in
BHAC 1970, Bonn, 1972, p. 118, n. 53, et 120, n. 11. A. von Domaszewski, loc. cit. (n. 17),
p. 24, soupçonne une confusion entre les Hilaries d'Isis et de Cybèle.
32. M. Malaise, Les conditions de pénétration et de diffusion des cultes égyptiens en Italie
(EPRO, 22), Leyde, 1972, p. 221 ss., 225.
33. De red. suo, I, 373. Cf. J. Carcopino, Rencontres de l'histoire et de la littérature
romaines, Paris, 1963, p. 249 ss., 254.
34. Arnob., Adu. Nat., VII, 49 (p. 409, 17 s. Marchesi); Prud., Perist., Hymn. X, 156 s.
35. Hel., 3, 4. Cf. Th. Optendrenk, Die Religionspolitik des Kaisers Elagabal im Spiegel der
Historia Augusta, Bonn, 1969, p. 17 ss., 29 s., 88 ss. ; M. Frey, Untersuchungen zur Religion und
sur Religionspolitik des Kaisers Elagabal (Historia, Einzelschr., 62), Stuttgart, 1989, p. 73 s.
36. C. Th., XVI, 1, 2 (édit. du 28 février 380) : « Tous nos peuples doivent se rallier à la foi
transmise aux Romains par l'apôtre Pierre... ».
28 ROBERT TURCAN

reste, et non sans malice, le scriptor fait de la « dévotion chrétienne » une


autre victime désignée, avec la religion juive et celle des Samaritains, par les
propos d'un Héliogabale que préoccupe le souci majeur d'être comme prêtre
d'Elagabal une sorte de pape universel : ut omnium culturarum secretum
Heliogabali sacerdotium teneret37.
Il manque également au respect de la Grande Mère en la mimant assis
dans un bige de lions38. Revêtu même peut-être de ses attributs, puisqu'il
aime à s'habiller et s'attifer en femme, il se donne le nom de « Grande
Mère » 39 : usurpation impie ou mascarade sacrilège ? De toute façon, les
adeptes du phrygianisme avaient lieu de s'en offusquer. Pourtant, le
biographe d'Héliogabale n'a pas le moindre mot qui trahisse une quelconque
indignation. L'anecdote s'inscrit dans une enumeration plutôt plaisante
concernant l'environnement animalier de l'anarchiste couronné, comme
l'appelait A. Artaud. L'empereur attelait à son char des chiens, des cerfs40,
des tigres et pour l'occasion il s'affublait en Bacchus en prenant le nom de
Liber Pater. Il collectionnait aussi des serpents égyptiens. Il avait des
hippopotames, un crocodile, un rhinocéros... Autrement dit, bien loin de
paraître scandalisé par les exhibitions métroaques d'Héliogabale, le scriptor a
tout l'air de s'en amuser. Elles font partie de ces lubies — authentiques ou
non (peu importe !) — qui régalent l'imagination du lecteur. Cette espèce de
détachement ou d'indifférence religieuse dans le divertissement narratif a de
quoi surprendre. Mais l'Histoire Auguste nous en offre d'autres exemples
dont il faudra tenir compte pour mesurer la part de sa finalité «
apologétique ».
Héliogabale avait de bonnes raisons, en somme, pour associer la fameuse
pierre noire de Pessinonte à un autre bétyle, celui d'Emèse installé dans
YElagabalium du Palatin. Mais pour dérober l'idole de Cybèle il faut avoir
ses entrées dans le sanctuaire métroaque. L'empereur se fait donc initier41.
Il reçoit les sacrements {sacra accepit) de la Grande Mère et se fait

37. Hel., 3, 5. Cf. Th. Optendrenk, op. cit., p. 45 ss., 52; J. Schwartz, Sur la date de
l'Histoire Auguste, in BHAC 1966/7, Bonn, 1968, p. 94; R. Syme, Ipse Me patriarcha, ibid.,
p. 127, n. 46; S. A. Stertz, loc. cit. (n. 3), p. 699, 709.
38. Hel., 28, 2.
39. Ibid. Cf. Th. Optendrenk, op. cit., p. 57.
40. A. Alfôldi, Zwei Bemerkungen zur Historia Augusta, in BHAC 1963, Bonn, 1964,
p. 4 ss. ; E. Merten, Zwei Herrschet feste in der Historia Augusta..., Bonn, 1968, p. ni ss.
41. Hel., 7, 1. Cf. Th. Optendrenk, op. cit., p. 31 ss.; M. J. Vermaseren, op. cit., p. 107;
M. Frey, op. cit., p. 32 s.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 29
taurobolier. C'est du moins ce que prétend son biographe42. Mais Y Epitome
de Caesaribus43 affirme qu'il se consacra à la Grande Mère « en se châtrant »
(abscisis genitalibus). D'après l'Histoire Auguste, il se serait seulement lié les
testicules et il aurait fait « tout ce que les galles ont coutume de faire ».
Effectivement, si Héliogabale a reçu la consécration sanglante du taurobole
qui était un sacrifice de substitution44, il n'avait pas besoin de se trancher les
gonades comme un vrai galle. L'Histoire Auguste est seule à faire état de ce
taurobole que rien n'autorise à confirmer. Mais, quoi qu'il en soit de la vérité
historique, le biographe dénonce ici un autre genre de mise en scène, plus
grave que les revues costumées dont paraît sourire ailleurs la Vita
Heliogabali, destiné cette fois à tromper la déesse et ses desservants, à leur
donner le change, afin de voler l'idole, ut typum eriperet45. Visiblement, le
rédacteur de ce passage réprouve le fait, pour un empereur, de se comporter
comme un galle, inter praecisos fanaticos, même et surtout avec un semblant
de castration {genitalia sibi deui(ji)xii) qui le ridiculise et tourne presque en
dérision le « sacrement de l'ordre », pour reprendre l'expression
d'H. Graillot.
Il réprouve peut-être davantage encore l'infâme comédie que joue
Héliogabale pour avoir le droit de pénétrer là où l'on garde pieusement
certains objets sacrés, sacra quae penitus habentur condita46. A vrai dire, en
tant que pontifex maximus, l'empereur avait accès à ces sacra et n'avait donc
pas besoin de monter un tel scénario. Mais justement, en tant que grand
pontife, il ne pouvait se permettre non plus d'arracher les dieux et leurs sacra
à leurs sanctuaires, comme le feront les chrétiens dès le règne de Constantin
en 331, lors de l'inventaire des temples païens! Cependant, l'indignation du
biographe est tempérée par une certaine ironie au second degré, car — et
comme en filigrane — cette histoire n'est pas sans rappeler de loin celle de
Clodius déguisé en femme pour en retrouver une à la faveur des
cérémonies célébrées en l'honneur de Bona Dea. Les galles portaient une robe de
femme, et l'on sait qu'Héliogabale aimait le travesti.

42. Ni Dion Cassius ni Hérodien ne font état de cette consécration.


43- 23> 3 (P- I57. I2 Pichlmayr). Cf. Th. Optendrenk, op. cit., p. 35; M. Frey, op. cit.,
P- 33-
44. R. Turcan, Les religions orientales en Gaule Narbonnaise..., in ANRW, II, 18, 1,
Berlin-New York, 1986, p. 493.
45. Hel., 7, 1. Cf. Th. Optendrenk, op. cit., p. 30 ss.
46. Ibid., p. 32. Penitus concerne Yadyton, le thalamos de la déesse ou ce que Firmicus
Maternus {De errore prof. relig., 18, 1) désigne par l'expression in interioribus partibus : cf. mon
éd. -trad, commentée, p. 288.
3o ROBERT TURCAN

Et le taurobole ? L'Histoire Auguste nous dit qu'Héliogabale « alla


jusqu'à (etiam) se faire initier et taurobolier »47. Cet etiam qui marque une
aggravation paraît bien impliquer qu'au regard du biographe ce
comportement est insolite et déplacé. Or, dans la seconde moitié du IVe siècle,
l'épigraphie atteste assez fréquemment les tauroboles de sénateurs païens qui
en sont apparemment très fiers, et la polémique même des chrétiens
démontre le succès du baptême sanglant dans les milieux de l'aristocratie
polythéiste. Est-ce que vers 390 un chroniqueur attaché à ces milieux aurait
parlé du taurobole en se donnant l'air d'en blâmer ou d'en regretter
l'accomplissement, fût-ce à l'endroit d'Héliogabale ? Assurément, l'empereur
n'aurait reçu cette consécration que pour léser la Grande Mère : ce faisant, il
aurait profané le culte métroaque. Mais Sévère Alexandre, qui fête
dignement les Hilaries, qui nous est donné comme un exemple de prince
fidèle aux traditions et même volontiers dévot, ne s'est pas fait taurobolier. Il
a une religion à la fois éclectique, tolérante et syncrétique. Mais on ne voit
pas qu'il collectionne toutes les initiations à Isis, Mithra, Liber Pater, Hécate
et Déméter, comme les grands seigneurs piétistes de l'époque théodosienne.
Sans doute un empereur, fût-il païen, n'a-t-il pas les mêmes libertés ou
les mêmes obligations qu'un sénateur. Pour le biographe d'Héliogabale, le
souverain doit se montrer avant tout respectueux de la tradition officielle. Or
cette tradition — au moins jusqu'au Haut-Empire — a toujours
scrupuleusement dissocié du culte de la Grande Mère, tel que l'avait fixé l'aristocratie
sénatoriale après la IIe Guerre Punique, l'eunuchisme et l'exaltation des
galles. Cette tradition ignorait donc Attis, dont le nom n'apparaît nulle part
dans l'Histoire Auguste. D'autre part, et quoique le taurobole ait permis de
consacrer des citoyens romains comme archigalles en évitant 1' eviration
condamnée par la loi romaine, ce rituel répugnait à une partie de l'opinion
sénatoriale. On ne connaît pas, à Rome même, de sénateur qui ait fait
célébrer un taurobole avant 295^, et les exemples du genre demeurent très

47. Hel., 7, 1 : Matris etiam deum sacra accepit et tauroboliatus est. Il est vrai qu'etiam a
perdu beaucoup de sa force dans l'Histoire Auguste et y sert de particule de transition, au sens
banal de « et encore », « et aussi » : cf. C. Lessing, Scriptorum historiae Augustae lexicon2,
Hildesheim, 1964, p. 180 ss., s.u. Sur ce passage, voir Th. Optendrenk, op. cit., p. 36 s. Le
participe tauroboliatus se trouve appliqué à des membres de l'aristocratie sénatoriale en 370
(CIL, VI, 1780), 377 (CIL, VI, 511), 380 (CIL, VI, 1675, 31940), 387 (CIL, VI, 1778). Il
n'apparaît guère avant le IVe siècle : cf. R. Duthoy, The Taurobolium. Its evolution and
terminology (EPRO, io), Leyde, 1969, p. 88.
48. M. J. Vermaseren, Corpus cultus Cybelae Attidisque (EPRO, 50), III, Leyde, 1977,
p. 101 ss., nos 357-359-
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 31
sporadiques jusqu'à la seconde moitié du IVe siècle. Le biographe d'Hélioga-
bale peut avoir été un païen réaliste et plutôt modéré, voire tolérant, mais
allergique aux excès du piétisme militant et aux ardeurs mystico-mystéri-
ques. Il faut bien reconnaître que ce paganisme ne ressemble pas à celui des
Prétextât49 et autres tauroboliés qu'incrimine le Carmen contra paganos50.
Une autre Mère anatolienne est mise en cause par l'Histoire Auguste :
Bellone, dont Commode incite les fidèles à s'entailler réellement (uere) les
bras studio crudelitatis 51 . Nous verrons que le fils de Marc Aurèle manifeste
le même zèle sadique dans les liturgies isiaques et, dans le cas des mystères
de Mithra, le même rejet des fictions rituelles. La cruauté commodienne
trouve dans ce culte sanglant de Mâ-Bellone l'occasion de se déchaîner à
plaisir. On dirait que certaines religions orientales encouragent ou
exaspèrent les mauvais instincts des empereurs fous...
Commode pouvait être tenté de participer aux ébats douloureux des
galles, d'autant que Cybèle passait pour l'avoir préservé de l'attentat ourdi
par Maternus52. La déesse est d'ailleurs célébrée par ses monnaies53. Mais
l'Histoire Auguste n'en dit rien : curieusement, ou significativement, car en
sauvant les jours d'un pareil monstre la Grande Mère avait-elle rendu
service à Rome ?
A. von Domaszewski ^ croyait pouvoir conjecturer que le responsable
de l'Histoire Auguste était un Gaulois de Narbonnaise en raison de la place
qu'y occupe, entre autres, le culte de Cybèle. En fait, cette place apparaît au
total plutôt modeste en regard de la multiplication des actes tauroboliques et
des témoignages iconographiques dans la Rome du Bas-Empire. On ne voit
pas non plus qu'alors en Gaule le phrygianisme reste vraiment florissant. Les
dernières attestations de tauroboles y sont antérieures au milieu du
111e siècle 55. En dehors d'Autun56, on ne vérifie pas expressément que la
49. J. Flamant, op. cit. (n. 9), p. 26 ss.
50. Supra, n. 6. Je pense avec L. Cracco Ruggini, loc. cit., que le Carmen est dirigé contre
Prétextât.
51. C, 9, 5. Cf. J. M. Heer, Der historische Wert der Vita Commodi in der Sammlung der
Scriptores historiae Augustae, Philol., Suppl. 9, Leipzig, 1904, p. 154, 158; B. MouchovÂ,
Crudelitas, in BHAC 1970, Bonn, 1972, p. 178.
52. Herodian., I, 10, 7.
53. R. Turcan, Numismatique romaine du culte métroaque, p. 37 s.
54. Dans Sitz. ber. Heidelb. Akad., 1916, 15, p. 14, 31 ; 1917, 1, p. 9; 1918, 13, p. 19 s., 31.
55. CIL, XII, 1567 (Die, 245 ap. J.-C). L'inscription très lacunaire gravée sur un
fragment d'autel de Narbonne date de 206 plutôt que de 263 : M. J. Vermaseren, Corpus cultus
Cybelae Attidisque, V, Leyde, 1986, p. 100 s., n° 271.
56. Greg. Tur., Glor. conf., 77 (PL, 71, col. 884 A-B). Cf. R. Turcan, Les religions
orientales en Gaule Narbonnaise... (n. 44), p. 499.
32 ROBERT TURCAN

Grande Mère y bénéficie encore d'une faveur populaire. Certaines


découvertes faites récemment à Arras demeurent très problématiques, et les petites
fosses qu'on y a reconnues près d'un site fréquenté peut-être par des païens
syncrétistes n'ont rien à voir avec la fossa sanguinis du taurobole57. C'est
pourquoi on pourrait finalement donner raison à A. von Domaszewski, mais
en inversant son argumentation, c'est-à-dire en raison même du rôle plutôt
limité que joue le culte métroaque dans l'Histoire Auguste.
Car elle ignore le dieu qui est au centre du cycle annuel de mars et de ses
liturgies spectaculaires qui concurrençaient la Pâque des chrétiens58.
L'opinion qu'elle donne ou implique du phrygianisme n'est pas exempte
d'une perplexité comparable à celle des Romains traditionalistes qui
révéraient la Mère Idéenne, compatriote et protectrice de leurs ancêtres
troyens, sans approuver pour autant l'eunuchisme et les violences de
l'orgiasme pessinontien. Dans une même Vie, comme celle d'Héliogabale, on
décèle tantôt un pieux attachement au phrygianisme national (3, 4; 7, 1-2),
tantôt une sorte d'égaiement insensible apparemment aux indécences du
profanateur (28, 2). Mais, par delà ses bigarrures informatives ou
rédactionnelles, l'Histoire Auguste marque une fidélité de principe au culte festif,
toujours populaire au IVe siècle, comme au respect des sacra bousculés par la
duplicité totalitaire du grand-prêtre émésien. Cependant il y avait alors, à
Rome même, des polythéistes plus ou moins réservés envers certains aspects
du phrygianisme, des porphyriens hostiles aux sacrifices sanglants et donc au
taurobole, voire des païens tout à la fois ritualistes et discrètement sceptiques
(à la façon d'Aurélius Cotta dans le De natura deorum) ou du moins étrangers
au zèle mystérique. L'Histoire Auguste relève à certains égards du même
esprit.

L'exotisme syrien

Dans le recueil s'exprime un préjugé plutôt défavorable aux Syriens. Le


biographe d'Aurélien (31, 1) les taxe d'infidélité (Rarum est ut Syri fidem
seruent, immo difficile), tout comme à propos des Carthaginois on parlait de
fides Punica. La Vie apologétique, sinon hagiographique de Sévère Alexan-

57. Les cultes d' Arras au Bas-Empire, Arfas, Musée des Beaux-Arts, 26 avril-17 septembre
1990, p. io ss., 13.
58. Pseudo-Aug. (Ambrosiaster), Quaest. LXXXIV, 3 (CSEL, 50, p. 145, 12 ss. Souter).
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 33

dre (28, 7) en fait un Syrien honteux (eum pudebat Syrum dici) qui se veut ou
du moins veut se faire passer comme de souche romaine et n'apprécie pas
(44, 3) qu'on le qualifie de « Syrien ». Les Alexandrins volontiers frondeurs
et même les gens d'Antioche (qui sont pourtant des Syriens) lui auraient
infligé le sobriquet d' archisynagogus syrien ou d'archiprêtre.
Le titre à! archisynagogus s'applique ailleurs (Q, 8, 2) à une sorte de
métropolitain des Juifs alexandrins 59 et contraste par conséquent de façon
plaisante avec le qualificatif ethnique de Syrus. Mais le terme peut concerner
aussi des responsables d'associations païennes dans l'Orient grec. C'est ainsi
que Denys d'Alexandrie60 fait de Macrien, « archisynagogos des mages
d'Egypte », l'instigateur de la persécution ordonnée par Valérien contre les
chrétiens. De toute façon, il semble bien que le titre à' archisynagogus ait
comporté quelque nuance péjorative, sans aucun doute aggravée ou pimentée
par l'ethnique Syrus. Les quolibets visaient apparemment les dévotions
syncrétiques de Sévère Alexandre qui rassemblait dans son laraire
Apollonius de Tyane, Abraham, le Christ et Orphée61, un peu comme son cousin
Héliogabale avait prétendu réunir toutes les dévotions autour d'Elagabal...
Sans exercer la moindre pression despotique ni violer aucune des traditions
romaines, « ce bon et touchant Alexandre Sévère » (E. Renan) aurait donc eu
les manières d'un grand pontife œcuménique, supervisant et conciliant les
religions du monde : ce qu'aurait pu ou dû être Constantin. La moquerie des
Alexandrins et des Antiochiens suppose conséquemment un pluralisme
tolérant qui n'inspirait guère la législation impériale au temps de Théodose !
Tout en souriant d'une propension familiale à conjoindre ou centraliser les
cultes, l'Histoire Auguste rend hommage en somme à cet ancien prêtre du
Soleil que le premier empereur chrétien avait lieu d'imiter.
Mais la Syrie reste affectée ici et là d'un coefficient plutôt négatif.
Si la divination des prêtres syriens qui prédisent à Héliogabale une mort
violente se vérifie et fait honneur à leur compétence62, ce sont les mêmes
(semble-t-il) qui lui recommandent de sacrifier des enfants pour lire l'avenir

59. W. Schmid, loc. cit. (n. 3), BHAC 1964/5, p. 171 s., 176, 178 et n. 183.
60. Eus., HE, VII, io, 4. Le terme est ici franchement péjoratif et vise à déconsidérer
Macrien comme chef d'une secte maléfique : cf. J. Gagé, « Basileia ». Les Césars, les rois
d'Orient et les mages, Paris, 1968, p. 300.
61. AS, 29, 2-3. Cf. S. Settis, Alessandro Severo ed i suoi Lari..., in Athenaeum, 50, 1972,
p. 237 ss.; V. Neri, op. cit. (n. 2), p. 114 et n. 170.
62. Hel., 33, 2 : Et praedictum eidem erat a sacerdotibus Syris biothanatum se futurum. Cf.
Th. Optendrenk, op. cit., p. 78 ss.
34 ROBERT TURCAN

dans leurs entrailles 63 et qui torturent les victimes ad ritum gentilem suum :
pratiques barbares, évidemment indignes d'un empereur romain !
C'est en Syrie qu'empirent les vices de Lucius Vérus et qu'il en
contracte d'autres 64. Le thème du ramollissement par la uoluptas syrienne se
trouvait déjà chez Fronton65. Mais le biographe de Sévère Alexandre va
jusqu'à prêter à Constantin une interrogation qu'on qualifierait aujourd'hui
volontiers de raciste : comment expliquer qu'un Syrien, un étranger ait pu
devenir un pareil empereur, si plein de qualités et de vertus ^ ? Après tout,
Constantin, de souche illyrienne, n'était pas moins étranger à Rome que cet
arrière petit-fils d'un grand-prêtre d'Emèse. Mais le rédacteur s'empresse
d'ajouter que quantité de Romains {tot Romani generis) ont déshonoré
l'Empire. C'est à l'empereur chrétien qu'il impute malignement un étonne-
ment sans raison, car « mère nature » peut enfanter partout un bon prince...
Incontestablement cependant, le préjugé anti-syrien couve dans le
subconscient de l'Histoire Auguste.
Des empereurs romains ont honoré des dieux syriens. Ainsi Hadrien fait
l'ascension du mont Kasios et célèbre au sommet un sacrifice en hommage
au ba'al du lieu67. Il est vrai que la cérémonie est troublée par la foudre
(comme il se doit sur un mont consacré à Zeus). Peut-être le biographe
n'aurait-il pas fait état de l'immolation, si la victime et le victimaire n'avaient
pas été foudroyés. Mais il ne s'agit pas vraiment d'un pèlerinage cultuel,
puisque l'empereur est monté uidendi solis ortus gratia (aussi l'ascension se
fait-elle de nuit). C'est d'ailleurs la même raison qui motive l'escalade de
l'Etna68. Le sacrifice accompli sur la cime sacrée relève d'une obligation
rituelle, surtout pour un souverain qui tient son pouvoir de Jupiter69.
L'Histoire Auguste fait valoir cette finalité touristique aux dépens d'une
quelconque piété particulière envers le dieu syrien, même si Hadrien peut
avoir été curieux de liturgies exotiques (mais son biographe écrit aussi de lui

63. HeL, 8, 1-2. Cf. DC, 80, 11, 3 (III, p. 464, 11 ss. Boissevain); Th. Optendrenk, op.
cit., p. 65 ss. ; M. Frey, op. cit., p. 34 ss.
64. V, 4, 4-6; 7, 1-5; 8, 7-1 1.
65. Princ. hist., 12 (p. 196, 18 ss. Van den Hout).
66. AS, 65, 1.
67. H, 14, 3. Cf. J. Schwartz, Éléments suspects de la Vita Hadriani, in BHAC 1972/4,
Bonn, 1976, p. 247; H. W. Benario, A Commentary on the Vita Hadriani in the Historia
Augusta, Ann Arbor, 1980, p. 99.
68. H, 13, 3.
69. Cf. J. R. Fears, The Cult of Jupiter and Roman Imperial Ideology, in ANRW, II, 17, 1,
Berlin-New York, 1981, p. 66 ss., 80 ss. {Traianus ab love electus).
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 35

qu'attentif à l'observation des rites romains, il méprisait les religions


étrangères)70. Il aimait surtout voyager pour vérifier en personne et par
« autopsie » ce qu'il avait lu dans les livres71.
En revanche, c'est bien un pèlerinage cultuel que Caracalla fait à
Carrhes (Harrân) : Luni dei gratia12. Ce Lunus est le dieu Sîn, vénéré jadis
en Chaldée par les Sumériens, puis par les Accadiens, et dont le culte avait
rayonné aussi bien en Syrie du nord qu'en Phénicie73. À la différence
d'Hérodien 74, qui parle simplement d'un temple de la Lune (Ssâtjv/jç), le
biographe de Caracalla sait qu'il s'agit d'un dieu. Il est, au vrai, le seul à user
du masculin Lunus, qu'on ne trouve ni dans la littérature, ni dans
l'épigraphie latines. Il éprouve même le besoin de consacrer à la question un
excursus érudit. Il faut savoir, nous explique-t-il, qu'en vertu d'une doctrine
transmise par les plus savants historiens et que soutiennent actuellement les
habitants de Carrhes, quiconque féminise la Lune serait asservi aux femmes,
quiconque la masculinise échapperait à leur emprise. Et d'invoquer le
témoignage des Grecs et des Égyptiens qui parlent de la Lune comme d'un
dieu et lui donnent un nom masculin pour des raisons « mystiques »
(mysticè). Ces raisons « mystiques » nous renvoient soit à un culte
mystérique, soit à la littérature mystériosophique. Nous savons que la théologie des
prêtres héliopolitains établissait un parallèle entre les « souffrances » de la
Lune et la « passion » d'Osiris. On trouve un écho développé de ces théories
dans le De hide de Plutarque 75. D'autre part, dans son traité Des statues, qui
prétendait rendre compte de l'idolâtrie en élucidant les « secrets de la
théologie grecque et égyptienne » 76, Porphyre rappelait que le taureau Apis
(« image vivante d'Osiris », d'après Plutarque 77) était consacré à la Lune,
tout en portant à la fois les signes du Soleil et de l'astre des nuits.

70. H, 22, 10. Cf. H. W. Benario, op. cit., p. 129.


71. H, 17, 8.
72. Ce, 6, 6; 7, 3-5 (excursus érudit). Cf. A. Ricci, Una conferma alVHistoria Augusta : il
dio Lunus, in Studi Classici e Orientali (Pisa), 32, 1982, p. 179-187.
73. E. Dhorme, Les religions de Babylonie et d'Assyrie (« Mana », I, 2), Paris, 1949,
p. 54 ss., 83 ss. ; R. Labat, Les religions du Proche-Orient. Textes et traditions sacrés babyloniens,
ougaritiques , hittites, Paris, 1970, p. 280 s. Les monnaies de Carrhes nous montrent ce dieu-
Lune : G. F. Hill, BMC, Arabia, Mesopotamia and Persia, Londres, 1922, p. 83, n° 8, pi. XII,
8. Beaucoup d'autres représentent le croissant lunaire sous un astre : ibid., p. 82, nos 1-2; 84,
nos9-i5; p. 87, ^"45-48; p. 90, n08 61-63; pi. XII, 3, 5, 9-12, 23; XIII, 4-5.
74. Herodian., IV, 13, 2.
75. Plut., De Is., 41-43, 367 c-368 b, avec le commentaire de J. G. Griffith (1970), ad loc.
76. Eus., PE, III, 13, 3.
77. De Is., 43, 368 c, où la Lune est considérée comme « bissexuée ».
36 ROBERT TURCAN

On peut donc se demander si « les Grecs et les Egyptiens » de l'Histoire


Auguste dans Ce, 7, 5, ne trahissent pas quelque réminiscence directe ou
indirecte de Porphyre sur les dieux du Nil. Du reste, nous verrons que
l'épithète mysticus nous réfère ailleurs à la théologie allégorique du
philosophe néoplatonicien. Les incertitudes sur le sexe de la Lune pouvaient se
réclamer de Platon (Symp., 190b), qui la définit comme androgyne78. Quant
au comportement des hommes envers les femmes suivant le sexe qu'ils
attribuent à la Lune, c'est une histoire qui procède peut-être d'élucubrations
astrologiques mal comprises 79, et nous savons que l'astrologie gréco-romaine
revendique volontiers le prestige d'un ésotérisme mystérique80.
En tout état de cause, l'Histoire Auguste ne manifeste aucune hostilité
envers ce Lunus de Carrhes qui n'a jamais perturbé à Rome même la religion
traditionnelle. Ce dieu exotique n'excite que sa curiosité, ou du moins,
donne au scriptor l'opportunité de faire valoir dans une savante note
l'étendue de ses lectures. Mais il ignore qu'on l'adorait sous la forme d'un
bétyle81, qui pouvait rappeler à Caracalla l'aspect d'une certaine pierre noire
dont son grand-père maternel desservait le culte à Émèse et qui allait bientôt
faire son entrée dans Wrbs avec son petit-cousin Héliogabale. Il est vrai que
l'aérolithe d'Émèse représentait non pas la Lune, mais le Soleil.
Aucune hostilité non plus ne frappe Marnas que Sévère Alexandre
invoque en même temps que Jupiter (avec lequel on identifiait le dieu de
Gaza), dans une exclamation qu'H. Dessau 82 comparait justement à celle de
la Ire Catilinaire (I, 1, 2). Un certain Septimius Arabianus, trop connu pour
ses larcins, mais « blanchi » sous Héliogabale, avait eu le front de venir saluer
l'empereur qui s'écrie : « O Marna, o Jupiter, di immortales, Arabianus non
solum uiuit, uerum etiam in senatum uenit... »83. Au temps où écrit le

78. Cf. aussi Hymn. Orph., IX, 4 (p. 9 Quandt2, Berlin, 1955).
79. A. von Domaszewski, dans Sitz. ber. Heidelb. Akad., 1918, 13, p. 73 s., avec
l'appendice de F. Boll. Cf. Firmicus Maternus, Math., II, p. 47, 24 et 137, 11 ss. Kroll-
Skutsch.
80. A.-J. Festugière, L'idéal religieux des Grecs et l'Évangile2, Paris, 1981, p. 120 ss.
n° 4, 81.pi. H.
XII,Stocks,
4. loc. cit. (n. 17), p. 11, 17 et pi. I, 6-7. Cf. G. F. Hill, loc. cit. (n. 73), p. 82,
82. Uber die Scriptores Historiae Augustae, in Hermes, 27, 1892, p. 595. Sur Marnas, voir
maintenant G. Mussies, Marnas God of Gaza, in ANRW, II, 18, 4, Berlin-New York, 1990,
p. 2412-2457.
83. AS, 17, 4. Cf. J. Straub, Marnas, in BHAC 1963, Bonn, 1964, p. 165 ss.
L'exclamation O Marna pourrait aussi équivaloir tout simplement à notre expression « O
Seigneur! », si le nom du dieu a bien cette signification : P. Chuvin, Chronique des derniers
païens, Paris, 1990, p. 209; G. Mussies, loc. cit. (n. 82), p. 2437 ss.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 37

biographe, Marnas (qui avait des adorateurs à Ostie84) était l'objet de


menaces et d'imprécations de la part des chrétiens. Dans sa lettre à Laeta,
vers 400, saint Jérôme jubile à l'idée que le dieu syrien claquemuré dans son
temple en redoute la destruction imminente85. Il ne tardera pas, dans ses
commentaires d'Isaïe86, à se féliciter que des églises occupent désormais le
Sérapeum d'Alexandrie et le temple de Marnas à Gaza. Antithétiquement,
Sévère Alexandre, qui fait respecter les droits des chrétiens et sait rendre
hommage à leur Dieu, incarne un œcuménisme serein et tolérant dont
Théodose et ses coreligionnaires ne font guère preuve à l'égard des cultes
païens. Il n'est pas impossible non plus qu'Arabianus ait eu des liens avec
Gaza et que l'empereur invoque — non sans humour — le dieu même qui
devrait juger ce juge vénal en même temps que Jupiter, garant de la justice et
des serments87.
Un autre dieu célèbre de la côte syrienne était le bel Adonis dont le culte
avait gagné depuis longtemps le monde grec avant de se répandre — mais
sporadiquement et très inégalement — dans l'Occident romain88. L'Histoire
Auguste n'en énonce pas le nom, mais nous décrit Héliogabale jouant la
douleur de Salambô « avec toutes les lamentations funèbres et les
gesticulations du culte syrien, donnant ainsi le présage de sa fin imminente »89. Cette
évocation fait immédiatement suite à celle des contorsions de l'empereur
parmi les galles, qui préludent au rapt de l'idole métroaque 90 ; elle précède
aussi ses déclarations concernant les dieux subordonnés au Soleil d'Émèse.
Héliogabale se plaît donc à honorer toutes sortes de cultes — ce qui relève
apparemment d'un éclectisme largement ouvert sur la diversité, comme celui
de son cousin Sévère Alexandre — mais, à la différence de ce cousin, il
affectionne des liturgies que la danse et l'exaltation frénétiques apparentent à
ses dévotions ancestrales91. D'autre part, il s'agit pour lui, en fait, de les
84. M. Floriani Squarciapino, / culti orientali ad Ostia (EPRO, 3), Leyde, 1962, p. 63 s. ;
G. MussiES, loc. cit., p. 2423 s.
85. Ep., 107, 2. Sur Marnas à Gaza, cf. G. MussiES, loc. cit., p. 2414 ss., 2453 ss.
86. In Is., 7 (PL, 24, col. 241 D) : Serapeion Alexandriae et Marnae templunt Gazae in
ecclesias Domini surrexerunt. Cf. V. Hilar., 20 : Marnas uictus est a Christo; G. MussiES, loc. cit.,
p. 2418 ss.
87. J. Straub, loc. cit. (n. 83), p. 169. Cf. A. D. E. Cameron, dans jfRS, 55, 1965, p. 249
(« humorous », d'après A. Momigliano); A. Chastagnol, op. cit. (n. 2), p. 13; P. Chuvin, op.
cit., p. 212; G. Mussies, loc. cit., p. 2420 ss..
88. W. Atallah, Adonis dans la littérature et l'art grecs, Paris, 1966.
89. Hel., 7, 3. Cf. Th. Optendrenk, op. cit., p. 38 ss.
90. Supra, n. 41.
91. DC, 80, 11, 2-3 (III, p. 462, io et 464, 10 s. Boissevain); Herodian., V, 3, 8; 5,
3-4 et 9.
38 ROBERT TURCAN

annexer au culte d'un dieu prééminent, qui prévaut même sur celui de
Jupiter Capitolin92. Sa participation aux Adonies (il avait implanté son
Elagabalium dans le secteur des Adonaea du Palatin93) est aux yeux du
biographe un acte d'exhibitionnisme dégradant. Il ne met pas en cause le
culte de Salambô, mais la personne même de l'empereur qui le dessert.
C'est encore plus vrai du ba'al d'Emèse dont Héliogabale est le grand-
prêtre scandaleux, homo omnium impurissimus9* . Intolérant comme tous les
révolutionnaires, il prétend imposer la dévotion à son dieu95, sans égard aux
traditions ancestrales qu'il bafoue superbement. Mais, contradictoirement,
après avoir imputé à l'empereur fanatique un monothéisme exclusif96, le
même (?) biographe fait d'Elagabal un dieu suprême dont les autres ne
seraient que les domestiques ou les chambellans97, ce qui correspond à une
forme d'hénothéisme. En fait, ces variations indignées sur le sacerdoce
impérial du culte émésien ne servent que de prétexte à l'Histoire Auguste
pour dénigrer dans Héliogabale un précurseur de Constantin98.
Toutefois, on ne voit nulle part que le dieu syrien soit peu ou prou
incriminé en tant que tel. Surtout — chose extraordinaire — l'Histoire
Auguste ne dit absolument rien de la pierre noire ni dans la Vie même
d'Héliogabale, ni surtout (ce qui surpend davantage) dans OM, 9, où

92. DC, 80, 11, 1 (III, p. 462, 3 s. Boissevain). Cf. M. Frey, op. cit., p. 80.
93. Iuxta aedes imperatorias (Hel., 3, 4). Sur ce point comme sur plusieurs autres, l'Histoire
Auguste est plus exacte et précise qu'Aurelius Victor, Caes., 23, 1 (in palatii penetralibus). Sur le
site, que fouille actuellement une mission de l'Ecole Française de Rome (cf. CRAI, 1987,
p. 623 ; 1989, p. 619), voir F. Castagnoli, Su alcuni problemi topografici del Palatino, in Rendic.
Accad. Lincei, 1979, p. 331 ss.; F. Coarelli, (Porticus) Adonaea, Aedes Heliogabali, Aedes Iovis
Ultoris. La tomba di Antinoo ?, in MEFR(A), 98, 1986, p. 230 ss., 240 ss. (Adonaea). Un temple
de Jupiter Victor aurait été redédié à Elagabal, avec certains aménagements : P. V. Hill, The
buildings and monuments of Rome on the coins of A.D. 2iy-2g4, in Riv. Ital. di Num., 83, 1981,
p. 60; F. Coarelli, loc. cit., p. 233 ss. Cependant, l'Histoire Auguste (Hel., 3, 4) et Hérodien
(V, s, 8) parlent de YElagabalium comme d'un temple érigé à nouveaux frais. Il est vrai que la
reconsécration du sanctuaire à Jupiter « Vengeur », après le renvoi du bétyle à Emèse, est de
nature à conforter l'hypothèse d'un premier temple jovien.
94. Dd., 9, 5.
95. Hel., 6, 7.
96. Hel., 3, 4 : id agens ne quis Romae deus nisi Heliogabalus coler etur. Cf. Th. Optendrenk,
op. cit., p. 88 ss.
97. Hel., 7, 4 : omnes sane deos sui dei ministros esse aiebat, cum alios eius cubicularios
appellaret, alios seruos, alios diuersarum rerum ministros. Cf. Th. Optendrenk, op. cit., p. 41 ss.
On songe à la polémique de l'Ambrosiaster contre le polythéisme : Ps.-Aug., Quaest. CXIV, 2
(CSEL, 50, p. 304, us. Souter).
98. R. Turcan, Héliogabale précurseur de Constantin?, in Bull, de l'Assoc. G. Budé,
p. 38 ss.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 39
pourtant le biographe de Macrin dépend d'Hérodien " ; il écrit simplement
(9, 2) : Nam Heliogabalum Foenices uocant Solem, sans rien retenir de
l'excursus détaillé et bien informé 10° de l'historien grec. On peut s'étonner
du fait que, parmi les griefs qui visent Héliogabale, ne compte pas celui
d'adorer un gros caillou ! Mais le précédent de la pierre noire de Pessinonte
adorée par les Romains depuis plus de quatre siècles empêchait évidemment
le scriptor de dénigrer une variante de litholâtrie... Seule la mention des
lapides diui (HeL, 7, 5) que l'empereur veut ravir à leurs sanctuaires propres
(notamment l'idole d'une Artémis de Laodicée assimilée à la Tauropolos)
peut ou semble donner à penser qu'Élagabal rentre dans la même catégorie,
mais cette assimilation relève de l'énigme à déchiffrer! Car la pierre de
Pessinonte est mise sur le même plan que les anciles de mars, le Palladium,
les feux de Vesta, et rien ne donne à entendre qu'Elagabal a l'aspect qu'on lui
voit sur les monnaies 101, les médaillons 102 et le chapiteau trouvé au pied du
Palatin 103 : celui d'un bétyle en forme d'ogive ou de pain de sucre.
Apparemment, ce n'est pas pour l'Histoire Auguste (si du moins elle le
sait...) une raison de le dénigrer.
Si elle ignore ou feint d'ignorer qu'il s'agit d'un aérolithe, elle tient de
bonne source certaines données qui lui suggèrent un doute significatif. Le
dieu d'Émèse serait soit un Jupiter, soit un Soleil : uel Ioui Syrio uel Soli —
incertum id est — (Ce, 11, 7) ; uel louis uel Solis (HeL, 1,5); Heliogabali dei,
quem Solem alii, alii Iouem dicunt (HeL, 17, S)104. De fait, Elagabal est un

99. Résumé d'Herodian., V, 3, 2-12. Cf. F. Kolb, Literarische Beziehungen zwischen


Cassius Dio, Herodian und der Historia Augusta, Bonn, 1972, p. 135 et dans BHAC içj2J4,
Bonn, 1976, p. 143 ss.
100. G. W. Bowersock, Herodian and Elagabalus, in Yale Class. Studies, 24, 1975,
p. 229 ss.
101. Monnayage d'Émèse : A. DieudonnÉ, Numismatique syrienne. Émèse, in Rev. Num.,
1906, p. 132 ss.; H. R. Baldus, Uranius Antoninus. Mùnzprâgung und Geschichte, Bonn, 1971,
pi. V, 47-48; VI, 53-54. Monnayage d'Antioche (ou Nicomédie?) et de Rome : RIC, IV, 2,
pi. II, 12 et 19; III, 2; M. Thirion, Les monnaies d'Élagabale, Bruxelles-Amsterdam, 1968,
fig. 360, 362, 364 s. ; M. Frey, loc. cit., p. 62, 76 ss.
102. F. Gnecchi, / medaglioni romani, II, Milan, 1912, p. 79, Eliogabalo, n° 1, pi. 98, 2.
103. F. Studniczka, Ein Pjeilerkapitell auf dem Forum, in RM, 16, 1901, p. 273 ss.,
pi. XII; E. von Mercklin, Antike Figuralkapitelle, Berlin, 1962, p. 154 ss., n° 383, fig. 729-
731; M. Frey, op. cit., p. 52 s.
104. Cf. T. D. Barnes, Ultimus Antoninorum, in BHAC 1970, Bonn, 1972, p. 61 ;
H. Seyrig, Antiquités syriennes, 95. Le culte du soleil en Syrie à l'époque romaine, in Syria, 48,
I97I» P- 344 s- II faut tenir compte d'Herodian., V, 3, 5 : cette « image imparfaite du Soleil »
passait pour être « tombée de Zeus », SioTrenqç (G. W. Bowersock, loc. cit., p. 234). Pour
P. V. Hill (loc. cit., p. 58), la consécration de YElagabalium du Palatin sur un temple de Jupiter
4o ROBERT TURCAN

dieu omnipotent, souverain comme Jupiter, ce qui est le cas d'autres ba'als
syriens. L'informateur de l'Histoire Auguste devait savoir aussi ou peut-être
avoir vu qu'un aigle — attribut jovien — figurait par devant le bétyle, tel que
nous le montre l'iconographie contemporaine105. Mais il n'ignorait pas non
plus qu'on l'adorait comme un « Soleil ». Les Emésiens considéraient le
bétyle comme une image de l'astre, à en croire Hérodien 106. La Vita
Heliogabali ignore, en revanche, l'épiclèse d' Inuictus 107 . Cependant
l'identification avec Jupiter suggère au lecteur une idée juste : on vénérait dans ce
ba'al un maître du ciel.
Le biographe de Marc-Aurèle (26, 4-9) et de Caracalla (11, 7) sait
également qu'un temple de Faustine au pied du Taurus fut consacré à
Élagabal, probablement parce que le bétyle y a séjourné lors du voyage qui
l'a mené d'Emèse à Rome 108 : c'est le sanctuaire de Faustinopolis 109.
Sur plusieurs points particuliers, on décèle donc dans l'Histoire
Auguste les éléments d'une érudition de bon aloi qu'on a eu tendance à
minimiser. Mais on peut aussi la soupçonner d'avoir méconnu la valeur
religieuse de certaines pratiques no : les sacrifices d'enfants, les animaux
jetés en pâture au peuple, la ménagerie qu'Héliogabale entretient au
Palatin et autres singularités des dévotions syriennes, qu'on retrouve par
exemple à Hiérapolis-Bambykè in. Cette méconnaissance n'est pas
foncièrement et directement défavorable au culte d'Emèse. Le biographe
d'Héliogabale n'incrimine ou ne moque en l'occurrence que les caprices

Vainqueur expliquerait la double et dubitative identification d'Élagabal avec Sol ou avec


Jupiter. Un aureus de Rome (RIC, IV, 2, p. 44, n° 198 ; M. Thirion, op. cit., n° 366) porte au
revers l'image d'un Sol Propugnator qui brandit le foudre jovien : cf. H. Seyrig, loc. cit. ;
M. Frey, op. cit., p. 78.
105. Supra, n. 101/3.
106. Herodian., V, 3, 5.
107. L'Histoire Auguste ne la donne pas non plus au Soleil d'Aurélien. Deux occurrences
{A, 4, 2 et 14, 3) sont en réalité des corrections d'E. Hohl, que P. Soverini a eu raison, me
semble-t-il, de ne pas retenir dans son éd. -trad, des Scrittori della Storia Augusta (Classici
U.T.E.T., Turin, 1983), p. 1032 et 1046.
108. R. Turcan, Héliogabale et le sacre du Soleil, Paris, 1985, p. 86 ss. La notice de Ce, 11,
7 procède apparemment de MA, 26, 4-9.
109. L. Robert, dans A. Dupont-Sommer et L. Robert, La déesse de Hiérapolis Castabala
(Cilicie), Paris, 1964, p. 81 s.
1 10. C'est la thèse de J. Réville, La religion à Rome sous les Sévères, Paris, 1886, p. 250 ss.,
qu'a reprise en l'étayant plus explicitement M. Frey, op. cit., en particulier p. 15 ss.
ni. Lucian., De dea Syria, 41, 58. Cf. M. Frey, op. cit., p. 28 s., 40 s.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 41

délirants d'un grand-prêtre fantasque, son exclusivisme religieux, ses


prétentions annexionnistes et totalitaires.
On ne peut pas dire non plus que l'Histoire Auguste respire la moindre
attirance envers les cultes syriens. Mais le même dieu d'Émèse qu'Hélioga-
bale a déconsidéré dans YVrbs donne un demi-siècle plus tard la victoire à
Aurélien. Il apparaît miraculeusement à l'empereur et à ses troupes pour les
exhorter à mettre en déroute l'armée de Zénobie 112. Que voient-ils ? Quadam
diuina forma... S'agit-il du bétyle ? En tout cas, lorsqu'Aurélien se rend à
Émèse pour remercier les dieux, il reconnaît sa « forme » (earn formam
numinis) dans le temple d'Élagabal. C'est l'équivalent païen de la vision de
Constantin 113. Le parallèle devait s'imposer d'autant plus au lecteur du Bas-
Empire qu'en conséquence de sa vision et en reconnaissance du succès,
Aurélien ne se contente pas de doter richement le sanctuaire émésien. Il
érige à Rome même un temple au Soleil (Sol Inuictus) 114, comme Constantin
vouera une basilique au Dieu des chrétiens là — au Vatican — où
Héliogabale paradait dans un quadrige d'éléphants 115 ! Ainsi les pontifes du
Soleil qui, à la fin du IVe siècle, incarnent la fidélité aux cultes nationaux
honoreraient en fait un dieu dont le prêtre indigne avait scandalisé la
« gentry » romaine moins de deux siècles plus tôt... Mais l'Histoire Auguste
invoque aussi l'autorité d'un certain Callicratès de Tyr pour affirmer que la
mère d'Aurélien était déjà prêtresse d'un Soleil dans les pays danubiens116.
Il s'agirait donc, en réalité, d'une tradition familiale que les faveurs
conjoncturelles d'Elagabal n'auraient fait que confirmer. L'Histoire Auguste
n'en est pas à une contradiction près, surtout quand s'offre l'opportunité
d'une comparaison malicieuse aux dépens du premier empereur chrétien.
Reste que l'aspect du Soleil émésien, tel qu'il apparaît à Aurélien, ne devait
pas ressembler à un aérolithe. Cette histoire a bien l'air d'une contrefaçon,
plutôt favorable au syncrétisme solaire.

112. A, 25, 3.
113. G. Costa, Un libello anticristiano del secolo IV, in Bilychnis, 22, 1923, p. 47 ss. ;
H. Stern, Date et destinatane de V « Histoire Auguste », Paris, 1953, p. 94.
114. A, 25, 6 : Quare... et Romae Soli templum posuit. Mais l'Histoire Auguste semble
ignorer l'épithète officielle d'Inuictus : supra, n. 107.
115. Hel., 23, 1. Cf. S. Mazzarino, II pensiero storico classico, III, Bari, 1966, p. 237 ss.;
T.D.Barnes, Ultimus Antoninorum, in BHAC 1970, Bonn, 1972, p. 53; F. Paschoud,
Raisonnements providentialistes dans l'Histoire Auguste, in BHAC igyy/8, Bonn, 1980, p. 166.
116. A, 4, 2, où E. Hohl a indûment corrigé qui en inuicti; L. Homo, Essai sur le règne de
l'empereur Aurélien (BEFAR, 89), Paris, 1904, p. 28 s. Cf. J. Gagé, « Basileia »..., p. 327,
350 s., n. 20.
42 ROBERT TURCAN

Les dépouilles de Palmyre profitent au temple romain de Sol Inuic-


tusni. D'après la courte Vie de Firmus (Q, 3, 4), Aurélien aurait projeté de
faire exécuter un trône pour Jupiter Consul ou Consulens dans le temple du
Soleil avec deux paires de défenses d'éléphants118. On a voulu reconnaître
dans cette histoire la preuve que le nouveau culte officiel de Sol inuictus avait
des liens directs avec le Baalshamîn de Palmyre confondu en l'occurrence
avec Bel 119. Mais ce Jupiter revêtu, avec la prétexte, des insignes consulaires
et que l'épiclèse de Consulens assimilait à Zeus Euboulos ou Eubouleus n'a rien
d'oriental. Il semble relever plutôt d'une association d'idées livresques et
n'avoir été imaginé que pour noircir la mémoire de Carin, qui donne les
ivoires à une femme pour s'en faire un lit et qui a des descendants influents
(donc détestés) au temps de l'Histoire Auguste120.
On a donc le sentiment que, si le rédacteur n'est pas indifférent à
certains aspects des rituels syriens (notamment à l'excitation pathétique des
fidèles aux Adonies, plutôt qu'au culte d'Elagabal)121, il s'en prend aux
hommes plutôt qu'aux dieux, ou que les dieux lui servent de prétextes pour
ironiser, insinuer ou dénoncer, directement ou indirectement, avec des
parallèles implicites ou des reconstructions anachroniques. À côté de
références erudites comme celle qui concerne le Lunus de Carrhes (mais qui
procède d'une tradition livresque étrangère à la religion locale), il faut bien
constater dans l'Histoire Auguste une certaine incuriosité à l'égard des
réalités exotiques, tel l'aérolithe d'Elagabal dont elle semble faire
entièrement abstraction, tout comme elle paraît vouloir ignorer que Cybèle est un
caillou noir. Elle fait bien état des fauves nourris au Palatin, mais qui servent
à épouvanter les hôtes d'un empereur gamin et mystificateur. Pour son
biographe, les animaux précipités sur la foule qui s'en déchire les dépouilles

117. A, 28, 5; 39, 6; Zosim., HN, I, 61, 2.


118. K. Winkler, Juppiter Consul vel Consulens..., in Philol., 102, 1958, p. 117 ss.;
E. Will, Une figure du culte solaire d' Aurélien : Juppiter Consul vel Consulens, in Syria, 36,
1959, p. 195 ss.; J. Straub, Juppiter Consul, in BHAC 1971, Bonn, 1974, p. 178 ss., et dans
Chiron, 2, 1972, en particulier p. 548 ss.
119. K. Winkler, loc. cit., p. 119, 123. Mais cf. E. Will, loc. cit., p. 196, et J. Straub,
dans Chiron, 2, 1972, p. 553 ss.
120. J. Straub, loc. cit., p. 562.
121. HeL, 7, 3 : Salambonem etiam omni planctu et iactatione Syriaci cultus exhibuit. Il est
notable qu'Hel. ne dise pas un mot de l'exaltation orgiaque, vocale et gestuelle que déplorent
Dion Cassius et Hérodien (supra, n. 91). La Vita ne dit rien non plus de la grande procession
annuelle jusqu'aux Jardins du Vieil Espoir (Herodian., V, 6, 6-8; R. Turcan, Héliogabale et le
sacre du Soleil, p. 135 ss.), qui avait tant d'importance dans le culte de Sol Inuictus Elagabalus,
au plus fort de l'été caniculaire. Cf. M. Frey, op. cit., p. 47 s.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 43
relèvent d'une liberalitas vaine et démentielle, qu'Héliogabale juge vraiment
digne de la souveraineté impériale {imper atorium id esse dictitans) 122, plutôt
que d'une manière syrienne de sacrifier123. Les immolations d'enfants,
nobles et beaux de préférence, sont mises au compte du sadisme : credo ut
maior esset utrique parenti dolor 124. L'Histoire Auguste ne dirait pas, comme
Lucrèce :
Tantum religio potuit suadere malorum !
Pour elle, ce sont les individus pervers qui se servent de la religion afin
d'assouvir leurs instincts meurtriers. Elle ne prêche pas non plus en faveur
de toutes les dévotions. Mais son propos paraît sous-entendre une sorte de
tolérance, respectueuse des traditions romaines et indigènes de cet Empire
cosmopolite, quoique foncièrement sceptique et sans illusion sur l'humanité.

Déconcertante Egypte

Traditionnellement, l'opinion romaine des intellectuels est partagée face


à l'Egypte entre deux tendances contradictoires.
D'un côté, la zoolatrie 125 ne suscite a priori qu'aversion ou sarcasmes,
par exemple de la part d'Octave qui décline l'invitation à visiter le sanctuaire
de Memphis, alléguant qu'il adore les dieux et non du bétail126. Mais on
révère aussi l'antique et profonde sagesse que recèlent les monuments sacrés
du pays nilotique.
Cependant, le même Sénèque qui semble avoir considéré avec un
mélange de curiosité et de respect le patriotisme religieux de l'Egypte dans
son De situ et sacris Aegyptiorum 127 déplore, non sans y être sensible (et

122. Hel., 8, 3 : Cum consulatum inisset, in populum non nummos uel argenteos uel aureos uel
bellaria uel minuta ammalia, sed boues opimos et camelos et asinos et ceruos populo diripiendos
abiecit, imperatorium id esse dictitans. Cf. Herodian., V, 6, 9-10; T.D.Barnes, Ultimus
Antoninorum, in BHAC 1970, Bonn, 1972, p. 69.
123. J. Réville, op. cit., p. 250, qui renvoie à Lucian., De dea Syria, 58.
124. Hel., 8, 1. Cf. M. Frey, op. cit., p. 34. En fait, le choix d'enfants qui ont encore leurs
père et mère (patrimis et matrimis) relève traditionnellement, à Rome, d'impératifs rituels : cf.
Th. Optendrenk, op. cit., p. 68 s.
125. M. Malaise, Les conditions de pénétration et de diffusion des cultes égyptiens en Italie,
p. 248 ss. ; K. A. D. Smelik-E. A. Hemelrijk, « Who knows not what monsters demented Egypt
worships », in ANRW, II, 17, 4, Berlin-New York, 1984, p. 1920 ss.
126. DC, 51, 16, 5 (II, p. 367, 12 s. Boissevain).
127. Ap. Seru., Ad Aen., VI, 154; M. Malaise, op. cit., p. 250.
44 ROBERT TURCAN

parce qu'il y est sensible) 128, l'exaltation irrationnelle de la piété isiaque dans
les rues de Rome, notamment à l'occasion des fêtes d'octobre-novembre,
déjà popularisées au temps d'Auguste et de Caligula129. Lucain 130 et
Juvénal m ont les mêmes réactions. Mais Juvénal, que pratiquent volontiers
les contemporains de l'Histoire Auguste, n'est pas touché par le prestige de
la théosophie hiéroglyphique.
En tout cas, le voyage en Egypte, comme chez nos Romantiques le
voyage en Orient, hantait l'imaginaire des Romains cultivés, invinciblement
attirés par Memphis, ses colosses, les pyramides et le fameux labyrinthe. Au
retour de sa campagne contre les Parthes, Septime Sévère fait le détour.
Dans ses Mémoires, il avouait le plaisir personnel qu'il avait pris à ce voyage,
propter religionem dei Sarapidis et pr opter nouitatem animalium uel locorum 132 .
La curiosité zoologique et topographique est mise sur le même plan que
l'intérêt cultuel. Mais le biographe souligne l'attention avec laquelle le
vainqueur des Parthes a su regarder : Nam et Memfin et Memnonem et
piramides et labyrinthum diligenter inspexit. Cet attrait pour les antiquités et la
religion nilotiques, de la part d'un empereur-soldat qui avait si rudement
traité le sénat romain, paraît inspirer quelque sympathie au rédacteur de la
Vita, qui n'est pas particulièrement favorable à Septime Sévère133.
Le biographe de Sévère Alexandre n'est pas insensible non plus,
semble-t-il, à une sorte de prestige qu'illustrent même aux yeux des profanes
les témoignages insolites de la piété égyptienne. Il rappelle, en effet, que
l'empereur enrichit Ylseum Campeuse d'idoles « déliennes » 134 et « toutes
mystiques » 135. Adoptant la correction (que je crois inutile) de R. Helm
omnimodis (au lieu de la leçon omnibus que donnent les manuscrits), on
interprète mysticis comme signifiant « instruments nécessaires à la célébra-

128. R. Turcan, Sénèque et les religions orientales (Coll. Latomus, 91), Bruxelles, 1967,
p. 50 ss.
129. M. Malaise, op. cit., p. 227, 400.
130. Phars., VIII, 831 ss.
131. Sat., VI, 526 ss.
132. S, 17, 3-4. Cf. M. Malaise, op. cit., p. 437 s.; W. Hornbostel, Sarapis (EPRO, 32),
Leyde, 1973, p. 283.
133. H. Stern, op. cit. (n. 113), p. 26.
134. AS, 26, 8. Cf. F. Dunand, Les Deliaca de l'Histoire Auguste, in Bull. Fac. Lettres de
Strasbourg, 47, 1968, p. 151 ss.; Ph. Bruneau, D'un Lacedaemonius orbis à /'aes Deliacum, in
Recueil Plassart, Paris, 1976, p. 40 ss.
135. et omnibus mysticis. Je m'explique ailleurs sur le sens de mysticis : Les monuments
figurés dans l'Histoire Auguste, à paraître dans les Actes du Colloque de Chantilly, Historia
Augusta-Colloquium içço.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 45

tion des mystères » 136. En fait, dans la littérature grecque théosophique


relative aux cultes nilotiques, l'épithète « mystique » s'applique aux «
mystères », aux énigmes de la sagesse impliquée dans l'idolâtrie la plus
déconcertante et notamment dans la zoolatrie 137. On l'a vu à propos de l'adverbe
mystice138, le néoplatonicien Porphyre (qui avait des lecteurs à la fin du
IVe siècle, en grec ou en latin 139) rendait compte des secrets qu'étaient censés
renfermer les statues divines et leurs attributs les plus étranges. L'Histoire
Auguste répond ainsi d'un seul mot, mysticis, que renforce évidemment
omnibus (« sans exception »), aux polémistes chrétiens qui ressassaient à l'envi
les mêmes diatribes faciles contre la vénération des cynocéphales ou des
crocodiles 140 !
Un autre passage — malheureusement trop concis pour n'être pas
controversé — de l'Histoire Auguste suppose de la part de son auteur (ou du
moins de l'informateur dont il dépend) des égards envers la religion de
Sérapis, le grand dieu d'Alexandrie. Dans une séquence de données
concernant des mesures de police et de moralisation publique, le biographe
de Marc Aurèle écrit que l'empereur dut soustraire les sacra Serapidis « à la
vulgarité pélusiaque »141. Il ne semble pas qu'il s'agisse de fêtes célébrées
dans le Delta (car il en serait question plutôt dans MA, 26), mais des Pelusia,
solennité attestée officiellement dans le calendrier de Philocalus 142. On y
commémorait Harpocrate sorti du limon, et l'on en profitait pour se
barbouiller le visage d'une bouillie qu'on offrait aux passants pour soigner
leurs maladies. La fête avait inévitablement tendance à dégénérer, et l'on

136. Sic M. Malaise, op. cit., p. 443. Cf. TLL, VIII (1966), s.u. Mysticus, col. 1759 : « de
instrumentis in cultu adhibitis ». « Objets religieux de toutes sortes », comprend Ph. Bruneau,
loc. cit., p. 38. Tout en gardant la leçon omnibus des manuscrits, P. Soverini (Scrittori della
Storia Augusta, II, p. 677) traduit : « tutto l'apparato in uso nella celebrazione dei misteri ».
137. Orig., C. Cels., I, 20 et III, 17-19; Porph., De abst., IV, 9; Eus., PE, III, 5, 4 et 13, 5.
138. Supra, p. 35
139. L'influence de Porphyre en Occident a été démontrée par P. Courcelle, Les lettres
grecques en Occident, de Macrobe à Cassiodore2, Paris, 1948, p. 22 ss. et passim, ainsi que par les
études de P. Hadot, notamment Porphyre et Victorinus, Paris, 1968. Cf. aussi J. Flamant, op.
cit. (n. 9), p. 161 ss. et passim.
140. Aug., Con/., Vili, 2, 3; Ps.-Aug., Quaest. CXIV, 11 (CSEL, 50, p. 308, 13 ss.
Souter); Carmen contra paganos, 95, 100; Ad senatorem (CSEL, 3, p. 303), 32; Prud., C.
Symm., II, 354 s., 532, etc.
141. MA, 28, 8. Cf. M. Malaise, op. cit., p. 228, n. s et 432. Le « Canope pélusiaque » était
traditionnellement un symbole des mœurs dégénérées (Lucan., Phars., X, 543 ; cf. Sen., Ep.,
51. 3)-
142. CIL, I2, p. 260; M. Malaise, op. cit., p. 228 s.
46 ROBERT TURCAN

conçoit que Marc Aurèle ait dû mettre le holà pour sauvegarder la dignité de
Sérapis. L'Histoire Auguste sous-entend qu'on peut honorer les dieux
égyptiens, que les monnaies de Rome célèbrent à l'occasion des Vota
Publica1*3, sans verser dans l'encanaillement ou l'indécence.
Toutefois, l'isiasme festif est exposé à certains dérapages, et la
popularité même de certaines dévotions nilotiques risque souvent de
dégénérer en uulgaritas, voire en violences ou voies de fait. C'est ainsi que
Commode, à qui les fanatiques de Bellone offraient l'opportunité d'assouvir
ses caprices de tyran sanguinaire 144, profite des funérailles rituelles d'Osiris
pour forcer ses coreligionnaires isiaques à s'écorcher la poitrine à coups de
pommes de pin usque ad perniciem 145 . Comme Héliogabale se fait taurobolier
et s'associe à la frénésie des galles ou aux déplorations de Salambô,
Commode se fait raser la tête (ce qu'aucun de ses portraits ne laissait
soupçonner) et prend une part active aux processions146. Il y porte le
masque d'Anubis, en observant scrupuleusement le rituel des stations dans
les reposoirs aménagés pour l'adoration des idoles. Mais il se sert aussi de la
gueule canine en bois pour meurtrir la tête de ses malheureux compagnons
de dévotion147. Pour faire leur cour, les amis du prince entrent dans la
danse. Sur une mosaïque décorant le portique des Jardins de Commode148,
Pescennius Niger — le futur usurpateur — figurait, paraît-il, dans l'exercice
du ministère isiaque, sacra Isidis ferentem 149.

143. Ibid., p. 446 ss. ; A. Alfôldi, A Festival of his in Rome under the Christian Emperors of
the Fourth Century (Diss. Pann., II, 7), Budapest, 1937 ; Id., Die alexandrinischen Getter und die
Vota Publica am Jahresbeginn, in JAC, 8/9, 1965/6, p. 53 ss.
144. Supra, n. 51.
145. C, 9, 6. J. M. Heer, op. cit. (n. 51), p. 154 s. ; M. Malaise, op. cit., p. 433.
L'expression pectus tundere se retrouve chez Lactant., Diu. inst., I, 21, 20, et Firm. Mat., De
errore prof, relig., 2, 3.
146. C, 9, 4; PN, 6, 9; Cc, 9, 10. Cf. M. Malaise, op. cit., p. 433 s. A. Alfôldi (A
Festival of Isis..., p. 44 s.) conteste ce témoignage de l'Histoire Auguste, et il est bien vrai
qu'aucun portrait connu de l'empereur ne nous le montre avec un crâne rasé, ce que
l'iconographie officielle eût de toute façon exclu ! Mais le problème est ici d'analyser
l'appréciation de l'Histoire Auguste envers le zèle isiaque de Commode, et non pas de savoir s'il
correspond à la réalité des faits.
147. C, 9, 6 : cum Anubim portaret, capita Isiacorum grauiter obtundebat ore simulacri. À
noter obtundebat qui fait écho à pectus tundere (n. 145).
148. On ne sait trop où ils se trouvaient (s'ils existaient vraiment, car l'Histoire Auguste est
seule à en faire état).
149. PN, 6, 8. Cf. M. Malaise, op. cit., p. 436, qui ne conteste pas cette référence aux
« jardins impériaux de Commode ». Sur ce type d'appellations : Ph. Bruneau, dans REG, 97,
1984, p. 79.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 47

On ne voit pas que l'Histoire Auguste approuve ces comportements,


évidemment indignes d'un empereur. Sur ce point, elle semble rester dans la
ligne de Suétone, choqué par la piété isiaque d'Othon en public, propalam,
même s'il n'était pas encore empereur 15° et même s'il n'attentait pas à la
gravité pathétique de ces liturgies. Mais on ne voit pas non plus que
l'indignation affleure plus véhémentement qu'à propos des autres cultes
orientaux. La narration ponctuelle et comme flegmatique des faits, dans la
Vie de Commode aussi bien que dans celles de Caracalla et de Pescennius
Niger, est même de nature à divertir le lecteur aux dépens des victimes
isiaques de ce redoutable anubophore.
Apparemment, l'Histoire Auguste retient volontiers certaines
perversions anecdotiques de la piété officielle qui ridiculisent les cultes égyptiens.
Elle retient également de l'isiasme commodien le fait qu'il ne préserve pas
l'empereur du complot ourdi finalement contre lui. Anubis se contentera de
mouvoir sa propre statue de marbre et de joindre cet avertissement aux
présages de Janus et d'Hercule151.
En revanche, l'Histoire Auguste ne dit rien du mage Arnouphis, un
hiérogrammate égyptien 152 qui aurait, par ses opérations et ses invocations
mystérieuses, obtenu le miracle de la pluie sur le front danubien en 172 153. Il
aurait fait intervenir Hermès-Thot que nous montrent en son temple des
monnaies frappées l'année suivante à Rome. Dans la Vita Heliogabali (9, 1),
il est simplement fait allusion aux Chaldéens et aux mages qui auraient aidé
Marc Aurèle à se concilier les Marcomans, carminibus et consecratione 154. La

150. Suet., Oth., 12, 2; M. Malaise, op. cit., p. 405 s.


151. C, 16, 4.
152. M. Malaise, op. cit., p. 429 ss.; Id., Inventaire préliminaire des documents égyptiens
découverts en Italie (EPRO, 21), Leyde, 1972, p. 10, Aquileia, 18.
153. J. Guey, La date de la « Pluie miraculeuse » (172 ap. J.-C.) et la colonne Aurélienne, in
MEFR, 60, 1948, p. 105 ss.; 61, 1949, p. 93 ss. Cf. aussi H. W. Bôhme, Archâologische
Zeugnisse zur Geschichte der Markomannenkriege (166-180 n. Chr.), in Jahrb. d. Rôm.-Germ.
Zentralmus. Mainz, 22, 1975, p. 153 ss. (qui date l'événement de 173).
154. Cf. R. Syme, The end of the Marcomanni, in BHAC 1977/8, Bonn, 1980, p. 263. Hel.,
9. 1 pourrait s'inspirer de MA, 13, 1 : Tantus autem timor belli Mar comannici fuit, ut undique
sacerdotes Antoninus acciuerit, peregrinos ritus impleuerit... On sait que Julien le Théurge aurait
alors commencé à faire valoir ses fameux « oracles chaldaïques » et ses talents de thaumaturge :
Suid., s.u. 'IouXiavoç, 434 (II, p. 642, 4 ss. Adler); P. Hadot, Bilan et perspectives sur les Oracles
Chaldaïques, dans H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy2, Paris, 1978, p. 703 ss. ;
G. Fowden, Pagan Versions of the Rain Miracle of A.D. 172, in Historia, 36, 1987, p. 83 ss. ;
S. I. Johnston, Hekate Soteira. A Study of Hecate's Roles in the Chaldean Oracles and Related
Literature, Atlanta, 1990, p. 3. La réaction de l'Histoire Auguste est au moins réservée, sinon
négative.
48 ROBERT TURCAN

Vita Marci (24, 4) nous apprend seulement que l'empereur réussit à


détourner la foudre sur une machine de siège ennemie precibus suis, sans la
moindre référence à celles du hiérogrammate.
L'Histoire Auguste ignore pareillement le colossal sanctuaire de Sérapis
que Caracalla fit bâtir sur le Quirinal155, à une hauteur et dans une
architecture qui concurrençaient visuellement le prestige de Jupiter Capito-
lin. Le biographe de Caracalla nous informe uniquement des sacra Isidis que
l'empereur aurait importés à Rome, offrant partout à la déesse des temples
magnifiquement décorés et vouant à son culte une révérence plus grande
qu'on ne l'avait fait pécédemment 156. Mais immédiatement après cette
information imputable à l'historien continuateur de Suétone157, dont
l'Histoire Auguste a intégré la subitanee factuelle, le rédacteur du IVe siècle a
réagi en s'étonnant d'apprendre que Caracalla aurait le premier introduit
dans YVrbs les cérémonies isiaques — sens qu'il donne à sacra Isidis —
puisque Commode en a déjà donné l'exemple trop voyant. En fait, la donnée
relative au transfert des sacra appartient à un chapitre concernant les grands
travaux d'urbanisme et les constructions dues à la munificence impériale.
Dans ces conditions, sacra Isidis ne peut guère désigner, comme l'avait
observé F. Cumont 158, que des monuments sacrés importés d'Egypte, peut-
être pour orner le Sérapeum du Quirinal 159. Il est certain aussi que Caracalla
manifesta une dévotion tout à fait singulière aux dieux d'Alexandrie, mais
plus précisément à Sérapis en tant que dieu sauveur et guérisseur :
dévotion sincère et que n'entachait dans la pratique aucune déviation comparable
aux gamineries cruelles d'un Commode. Enfin, l'implantation officielle
d'un Sérapeum à l'intérieur du pomoerium était bien une « pre-

155. M. Malaise, Inventaire préliminaire..., p. 180 ss., Roma, 334/6 b; E. Nash,


Bildlexikon zur Topographie des antiken Rom, II, Tubingen, 1962, p. 376 ss. ; R. Bianchi
Bandinelli-M. Torelli, L'arte dell'Antichità classica, II, Turin, 1976, n° 152; F. Coarelli, /
monumenti dei culti orientali in Roma, in La soteriologia dei culti orientali nell'Impero Romano,
Atti del Colloquio Internaz., Roma 24-28 Sett. 1979 (EPRO, 92), Leyde, 1982, p. 58 s.
156. Cc, 9, io.
157. Cf. R. Syme, Ignotus, the good biographer, in BHAC iq66/j, Bonn, 1968, p. 131 ss.;
Id., The Historia Augusta. A Call of Clarity, Bonn, 1971, p. 12 ; A. Chastagnol, op. cit., p. 6 s.
Avec R. Syme, on est en droit de douter qu'il s'agisse de Marius Maximus.
158. Les religions orientales dans le paganisme romain*, p. 237, n. 42. D'après W. Reusch
(Der historische Wert der Caracalla vita, in Klio, Beih. 24, 193 1, p. 58), l'expression Romam
deportami de Ce, 9, 10 procéderait d'Aur. Vict., Caes., 21, 4 {Aegypti sacra per eum deportata
Romam).
159. Supra, n. 155.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 49
mière » 160. Les Régionnaires du IVe siècle font état du célèbre sanctuaire 161.
On peut donc s'étonner que l'Histoire Auguste n'en souffle mot, non plus
d'ailleurs que des égards particuliers prodigués par Caracalla envers Séra-
pis, surtout à une époque où l'effigie du calathophore alexandrin occupe
l'avers des monnaies frappées pour les Vota Publica 162.
L'idée qu'elle nous donne de Sérapis reste, à vrai dire, plutôt ambiguë.
On a vu que Septime Sévère fait une sorte de pèlerinage en Egypte propter
religionem dei Serapidis, ce que l'Histoire Auguste paraît mettre au crédit de
l'empereur, tout comme elle salue au passage les mesures prises par Marc
Aurèle pour préserver l'image de marque du grand dieu alexandrin. Mais ce
même dieu a une image incertaine et quelque peu brouillée dans la fameuse
lettre d'Hadrien à Servianus que « Vopiscus » dit avoir tirée des livres de
Phlégon, affranchi et secrétaire de l'empereur 163. Comme on sait, Hadrien y
plaisante l'éclectisme et la versatilité religieuse des Alexandrins qui adorent
Sérapis en même temps que le Christ. Chez eux, on voit les dignitaires de la
synagogue, les Samaritains, les prêtres chrétiens flirter avec l'astrologie et la
divination. Le patriarche est forcé par les uns de rendre hommage au Christ
et par les autres à Sérapis. Bref, dans cette cité cosmopolite où se brassent et
se côtoient tous les cultes ou presque, il y a inéluctablement des
compromissions. Un syncrétisme accommodant y prospère, qui fait l'affaire de tous. On
songe à certaines sectes gnostiques où, dès l'époque antonine, la mythologie
et les mystères païens étaient pris en compte. Mais « Vopiscus » a bien
évidemment refait la lettre d'Hadrien, à en juger par ses flagrants anachro-
nismes 1<54, et l'histoire des chrétiens honorant Sérapis procède
vraisemblablement des bruits qu'on faisait courir à Alexandrie après la destruction du

160. M. Malaise, Les conditions de pénétration..., p. 440; K. A. D. Smelik-E. A. Hemel-


rijk, loc. cit. (n. 125), p. 1938.
161. R. Valentini-G. Zucchetti, Codice topografico della Città di Roma, I, Rome, 1940,
p. 107, 6; 171, 3; 216, 7.
162. M. Malaise, Inventaire préliminaire..., p. 246, Roma, 471 ; Id., Les conditions de
pénétration..., p. 451. On la trouve à l'avers de quelques contorniates : A. Alfôldi-E. Alfôldi,
Die Kontorniat-Medaillons, I, Katalog, Berlin, 1976, p. 32, n° 112; pi. 38, 5-7.
ID3- Q, 7, 6-8, 1-10. Cf. J. Carcopino, Passion et politique chez les Césars, Paris, 1958,
p. 198 ss. ; W.Schmid, Die Koexistenz von Sarapiskult, in BHAC 1964/5, Bonn. 1966,
p. 153 ss.; J. Schwartz, Sur la date de l'Histoire Auguste, in BHAC 1966/7, Bonn, 1968,
p. 94 ss., et dans Bull. Fac. Lettres de Strasbourg, 40, 1961, p. 172 s.; R. Syme, Ipse Me
patriarcha, in BHAC 1966/7, Bonn, 1968, p. 123 ss.; Id., Emperors and Biography, Oxford,
197 1, p. 17 ss.; Th. Liebmann-Frankfort, Les Juifs dans l'Histoire Auguste, in Latomus, 33,
1974, p. 603 ss.
164. Tout particulièrement les références au christianisme et au patriarche d'Alexandrie.
5o ROBERT TURCAN

Sérapeum en 391, lorsqu'on prétendait reconnaître dans la croix ansée, signe


isiaque de la vie future, une préfiguration de l'emblème chrétien du salut 165.
En vénérant la croix, les chrétiens adoraient donc Sérapis, et comme une
église s'élèvera désormais sur les ruines de son temple, saint Jérôme peut
écrire : Iam et Aegyptius Serapis factus est Christianus 166. Mais
l'identification se fait alors à sens unique et aux dépens mêmes de Sérapis, ce qui n'était
pas le cas au temps d'Hadrien. Deux siècles avant la destruction du
Sérapeum, l'empereur raillait en somme une piété très élastique, mais qui
avait corrélativement le mérite d'être aussi très libérale et tolérante. Si vers
400 on veut que les païens aient honoré sans le savoir le Dieu des chrétiens,
pourquoi, réciproquement, les chrétiens n'adoreraient-ils pas Sérapis ? Le
prêtre d'un dieu à bonnet phrygien (Attis ?) disait vers la même époque à
saint Augustin : Et ipse pilleatus Christianus est161.
Toujours est-il qu'Hadrien s'amuse au spectacle du confusionnisme
religieux, au lieu de sévir, comme Théodose et ses successeurs. Sous son
règne, Juifs, chrétiens, Samaritains et idolâtres de tout poil ne faisaient en
somme que trop bon ménage. On n'est pas encore au temps où les lois
séviront contre les païens, puis contre les Juifs et les Samaritains 168.... Est-ce
à dire que « Vopiscus » prêche en faveur de Sérapis ? Assurément non. Car,
en fait, si ces Alexandrins consentent si aisément à passer d'un dieu à l'autre,
c'est parce qu'ils n'en ont pas d'autre que l'argent : unus Mis deus nummus est
(Q, 8, 6). C'est là un lieu commun auquel avait touché Juvénal 169, si goûté
au temps de l'Histoire Auguste. Mais n'y a-t-il pas aussi, en l'occurrence, un
sous-entendu, un jeu de mots sur le grec ? Car Sérapis, que tout le monde
honore à Alexandrie, n'est qu'une variante de Pluton, Ploutôn-Ploutos, dieu
des morts et des richesses... Sous un autre nom, les chrétiens des années 400,

165. J. Schwartz, dans Bull. Fac. Lettres de Strasbourg, 40, 1961, p. 172 ; W. Schmid, loc.
cit., p. 167.
166. Ep., 107, 2.
167. Aug., In Iohann. euang. tract., VII, 6 (I, p. 419 et commentaire p. 884 s. de l'éd.-trad.
M. -F. Berrouard dans la Bibl. Augustinienne). Cf. H. Graillot, Le culte de Cybèle..., p. 544.
168. W. Schmid, loc. cit., p. 168 ss., 175 s.
169. Sat., I, 112 ss. : Quandoquidem inter nos sanctissima diuitiarum
maiestas, etsi funesta Pecunia tempio
nondum habitat...
En rêve, Pluton présage la richesse (Artemid. Dald., Onir., II, 39, p. 174, 15 Pack) et s'identifie
avec Sérapis {ibid., V, 26 et 93, p. 307, 13-15 et 324, 8-10 Pack). Sérapis lui-même est d'ailleurs
honoré comme « donneur de richesse » (ttXoutoSotyjç) : L. Vidman, Sylloge inscr. relig. Isiacae et
Sarapiacae (RGVV, 28), Berlin, 1969, p. 196, n° 389. Cf. A. Hôfler, Der Sarapishymnus des
Ailios Aristeides, Stuttgart-Berlin, 1935, p. 68 s.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 51

dont beaucoup sont d'anciens païens convertis par opportunisme, n'ont pas
d'autre religion que celle de leur intérêt. Voilà ce que donne à penser le
rédacteur de la lettre dont on vérifie, ici encore, le réalisme plutôt désabusé
sur l'humanité commune. Quoi qu'il en soit, ce texte, où E. Renan croyait
devoir reconnaître « le cachet de son auteur » 170 (c'est-à-dire d'Hadrien),
porte la marque d'un agnosticisme narquois qui n'était sans doute pas tout à
fait étranger à l'esprit du prince dont on lui a prêté l'en-tête, mais qui ne
témoigne pas non plus d'un attachement très fort envers les cultes égyptiens.
Les Égyptiens eux-mêmes n'ont pas, dans l'Histoire Auguste, une
image vraiment reluisante. L'Egypte y apparaît comme un lieu d'agitations
chroniques. Si le « bon biographe », VIgnotus de R. Syme m, ce continuateur
de Suétone qui a fourni le substrat des premières Vies impériales (d'Hadrien
à Caracalla) était, comme on l'a conjecturé172, originaire de Péluse ou, en
tout cas, d'Egypte, il faudrait croire qu'il ne s'est pas fait faute de censurer
l'esprit rebelle et inquiet de ses compatriotes. Hadrien avait quelque raison
d'être irrité contre eux, car dès son avènement Aegyptus seditionibus urge-
batur113. Peu de temps après (en 122?), des troubles éclataient à
Alexandrie à cause du nouvel Apis qui s'était manifesté et que les populations
se disputaient : apud quem deberet locari omnibus studiose certantibus 174.
En fait, il s'agissait de savoir où il avait fait son apparition, car de toute
façon cent prêtres l'amenaient à Memphis175. Ce sont les Egyptiens, et
non les Alexandrins, qui se faisaient la guerre.
D'après J. Schwartz176, c'est Ammien Marcellin qui aurait suggéré
cet épisode de la Vita Hadriani au rédacteur, car en 362 on découvrit un
Apis. Or quelques lignes avant d'en parler, l'historien latin 177 a narré une

170. L'Eglise chrétienne, Paris, 1879, p. 188, n. 3.


171. Supra, n. 157.
172. O. Th. Schulz, Das Kaiserhaus der Antonine und der letzte Historiker Roms, Leipzig,
1907, p. 118, 212. Cf. R. Syme, Emperors and Biography, p. 35.
173. H, 5, 2. L'Egypte était alors troublée par les Juifs, semble-t-il : H. W. Benario, ad
loc, p. 61 s. On a bien caractérisé « La place de l'Egypte dans l'Histoire Auguste » :
J. Schwartz, dans BHAC 1975/6, Bonn, 1978, p. 175 ss. Alexandrie est qualifiée de
praeturbidam ciuitatem (Q, 7, 3) et ses habitants définis comme genus hominum seditiosissimum (Q,
8, 5)-
174. H, 12, 1. Cf. H. W. Benario, ad loc, p. 90; M. Malaise, Les conditions de
pénétration..., p. 420; K. A. D. Smelik-E. A. Hemelrijk, loc. cit. (n. 125), p. 1935 s.
175. Plin., NH, 8, 185.
176. Dans Bull. Fac. Lettres de Strasbourg, 40, 1961, p. 169 ss. et dans BHAC iç66/y,
Bonn, 1968, p. 91 ss. ; Id., Éléments suspects de la Vita Hadriani, in BHAC IQJ2/4, Bonn, 1976,
p. 247.
177. Aram., XXII, 14, 4.
52 ROBERT TURCAN

ascension de Julien au Mont Kasios et un sacrifice au sommet qui


rappellent curieusement l'épisode précité de la Vita Hadriani (14, 3). Mais
Ammien Marcellin ne fait pas état de troubles, et ce parallèle, qui n'est
pas rigoureusement concordant, ne suffit pas à étayer l'hypothèse. En
revanche, les turbae inter populos que provoque l'épiphanie du bœuf sous
Hadrien font penser aux rixes à la fois burlesques et sanglantes que décrit
avec une complaisance féroce la Satire XV de Juvénal. Les lecteurs de
l'Histoire Auguste la connaissaient bien. De cette inévitable comparaison
les cultes nilotiques ne sortaient pas grandis. Mais à la différence du
satirique latin, grand pourfendeur d'externae superstitiones, l'Histoire Auguste
— qu'il s'agisse de YIgnotus récupéré ou du rédacteur final — en traite
sans passion ni acrimonie, avec le sang-froid d'un pince-sans-rire ou même
d'un esprit fort.
Au total, non seulement l'Egypte et Alexandrie, mais la religion
égyptienne sont traitées avec un relatif détachement où pointe le sourire, sauf
à propos des idoles « mystiques » dont Sévère Alexandre dote Ylseum
Compense. Il se trouve aussi que, sauf cette faveur « statuaire » et très
ponctuelle de la part d'un empereur en quelque sorte canonisé par l'Histoire
Auguste, les marques de zèle envers les dieux du Delta caractérisent des
princes qui n'ont pas la cote dans l'opinion sénatoriale, qu'il s'agisse de
Commode ou de Caracalla. Encore le biographe du second n'a-t-il pas l'air
de s'intéresser précisément à la piété profonde de ce Philosarapis 178 ni à
l'impressionnant sanctuaire qui a laissé la forte empreinte de son règne dans
l'urbanisme romain. Le biographe de Marc Aurèle semble ne pas vouloir
non plus savoir qu'un hiérogrammate a, grâce à Hermès-Thot, sauvé l'armée
romaine (il est vrai que la séquence officielle de la colonne aurélienne, dont
s'inspire YIgnotus 179, en fait également abstraction).
En revanche, l'évocation des processions isiaques, de l'idole animale
d'Anubis, des dévots qui se rasent le crâne et se meurtrissent à coups de
pignes respire la même ironie que Sénèque ou Juvénal, pour ne rien dire des
apologistes chrétiens. Qu'un empereur soit assez adonné (adeo deditus 18°)

178. M. Malaise, Les conditions de pénétration..., p. 442.


179. W. Hartke, Rômische Kinderkaiser. Eine S truktur analyse rômischen Denkens und
Daseins, Berlin, 1951, p. 245 ss., attribuait MA, 24, 3-4 au rédacteur-compilateur du IVe siècle.
Je pense, pour ma part, que la séquence est empruntée au continuateur de Suétone : cf. Les
monuments figurés dans l'Histoire Auguste, à paraître dans Historia Augusta-Colloquium içço.
180. PN, 6, 9. J. Leclant l'ajustement affirmé (Reflets de l'Egypte dans la littérature latine
d'après quelques publications récentes, REL, 36, 1958, p. 83) : « Une tradition sénatoriale a fait
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 53

aux manifestations de cette ferveur nilotique pour se faire tondre le chef et


porter la tête à face de chien qui sert à l'occasion de matraque, c'est comique
et déplacé. D'ailleurs et d'une façon générale, la religion égyptienne a besoin
d'être réglementée (MA, 23, 8) au nom de l'ordre public et sur la voie
publique, car c'est un facteur de troubles.
En un temps où les clarissimes se vantaient épigraphiquement d'être
initiés aux mystères d'Isis et où des sénateurs comme celui que vise le carmen
annexé aux œuvres de Cyprien 181 portaient la face canine d'Anubis, non pas
certes à la manière de Commode, mais avec la même ardeur militante, le
témoignage de l'Histoire Auguste ne me semble pas avoir été de nature à la
communiquer au lecteur. Le rédacteur final du recueil croyait-il vraiment,
comme le Vettius Agorius Praetextatus de Macrobe182, que les Egyptiens
« ont seuls la connaissance intime de toutes les choses divines » ? Excepté les
deux références précitées (Ce, 7, 5 ; AS, 26, 8) aux exégèses grecques de la
théologie égyptienne, son texte nous donne quelque raison d'en douter.

Mithra et le Soleil des Sassanides

Mithra n'est guère mis en cause nommément qu'à propos de Commode


(encore lui !), un empereur qui porte en somme tous les péchés du paganisme
oriental dévoyé ou défiguré...
L'Histoire Auguste 183 nous affirme qu'il « souilla les cérémonies
mithriaques par un véritable homicide, alors qu'on a coutume d'y parler ou
d'y agir fictivement pour un semblant de peur ». Autrement dit, Commode

des empereurs-tyrans des empereurs égyptophiles ». Cf. aussi K. A. D. Smelik et E. A. Hemel-


RIJK, loc. cit. (n. 125), p. 1931, 1937.
181. Dans CSEL, 3 (Hartel), Vienne, 1871, p. 302 ss.; 23 (Peiper), Vienne, 1881,
p. 227 ss. Cf. L. Krestan, dans RAC, 3 (1957), c°l- 479- Le pamphlet versifié daterait des
mêmes années (384/5) que le Carmen contra paganos, la Lettre 17 d'Ambroise et les Quaestiones
de l'Ambrosiaster d'après L. Cracco Ruggini, Ambrogio e le opposizioni anticattoliche fra il 38 3
et il 3QO, in Augustinianum, 14, 1974, p. 409 ss., 438 s.
182. Sat., I, 14, 3.
183. C, 9, 6 : sacra Mithriaca homicidio uero polluit, cutn illic aliquid ad speciem timoris uel
dici uel fingi soleat. Cf. M. Simon, Mithra et les empereurs, in Mysteria Mithrae (EPRO, 80),
Leyde, 1979, p. 412 s. L'épithète uero fait écho à l'adverbe uere que C, 9, 5 applique aux
adorateurs de Bellone contraints de s'entailler « réellement » les bras. Commode rejette les faux
semblants et les fictions rituelles que les chrétiens reprochaient précisément aux païens : thème
de polémique dont l'argument remonte au De superstitione de Sénèque. Sur C, 9, 6, voir
F. Kolb, Literarische Beziehungen zwischen Cassius Dio, Herodian und der Historia Augusta,
Bonn, 1972, p. 34 ss.
54 ROBERT TURCAN

aurait pour de bon tué un myste soumis à une simulation rituelle de menace
et de meurtre : mimique ou mise en scène conçue afin d'éprouver sa force
psychologique et morale.
On songe au rite de la couronne interposto gladio qu'évoque Tertul-
lien 184 ou au glaive que l'on croit pouvoir distinguer à côté du candidat à
l'initiation sur une peinture du Mithraeum de Capoue 185. On songe aussi aux
dispositifs reconnus dans certains antres du culte persique : auges, cavités ou
caveaux qui auraient pu servir à des ensevelissements fictifs 186, car, d'une
façon générale, le myste doit mourir à sa vie antérieure pour renaître
consacré187. Bien évidemment, ces modalités de l'initiation mithriaque
faisaient courir de mauvais bruits, et le fait qu'on y procédait à l'ombre des
cryptes, dans les ténèbres souterraines chères aux démons infernaux, n'était
pas de nature à rassurer les profanes 188. Tout comme on accusait les
chrétiens d'assassiner et de manger des enfants, à leur tour les chrétiens ont
reproché aux mithriastes des sacrifices humains189. En 361, le patriarche
Georges d'Alexandrie fit déterrer d'un Mithraeum sur lequel il voulait bâtir
une église plusieurs crânes humains qu'on promena dans les rues de la ville
pour déconsidérer les païens fidèles au dieu « invincible » et pour exacerber
l'indignation populaire190. La découverte d'une calotte crânienne sous le
grand relief cultuel du Mithraeum fouillé en 191 1 à Kœnigshofen
(Strasbourg) 191 prouve qu'une relique de ce genre pouvait à l'occasion sacraliser
184. De cor., 15, 3 (éd. J. Fontaine, dans la Coll. « Erasme », Paris, 1966, p. 180 s.), à
rapprocher de De praescr. haer., 40, 4 : (Mithra) sub gladio redimit coronarii. Cf. R. Merkelbach,
Mithras, Kònigstein/Ts., 1984, p. 95 s.
185. M. J. Vermaseren, Mithriaca (EPRO, 16), I, The Mithraeum at S. Maria Capua
Vetere, Leyde, 1971, p. 36 ss., pi. XXV, avec référence à Tert., De cor., 15, p. 38 s.; V. Tran
Tam Tinh, Le culte des divinités orientales en Campanie... (EPRO, 27), Leyde, 1972, p. 175,
191 s.; R. Merkelbach, Mithras, p. 287, fig. 28; Id., Weihegrade und Seelenlehre der Mithras-
mysterien (Rhein.-Westfal. Akad., Geisteswiss., Vortr. G. 257, 1982), p. 35.
186. Cf. R. Turcan, Mithra et le mithriacisme, Paris, 1981, p. 85. Dans le Mithraeum de
Capoue, une peinture représente le myste allongé sur le ventre et comme mort :
M. J. Vermaseren, op. cit., p. 43 s. ; V. Tran Tam Tinh {pp. cit., p. 173) rapproche la
prostration rituelle des candidats à l'ordination qui sont censés mourir à leur vie antérieure.
187. Apul., Met., XI, 21, 7, ce qui explique quodam modo renatos (ibid.) et natalem sacrorum
(24, 4), ainsi que la catabase rituelle de 23, 7 : cf. J. G. Griffith, Apuleius of Madauros, The
Isis-Book... (EPRO, 39), Leyde, 1975, p. 296 ss.
188. R. Turcan, Les motivations de l'intolérance chrétienne... (supra, n. 13), p. 220 s.
189. R. Turcan, Le sacrifice mithriaque, in Le sacrifice Sans l'Antiquité (Entretiens sur
l'Antiquité classique, Fondation Hardt, XXVII), Vandœuvres-Genève, 1981, p. 350 s.
190. Socr., HE, III, 2 (PG, 67, col. 381 A-B); Sozom., HE, V, 7 (PG, 67, col. 1233 B);
Phot., Bibl., 258, 484 A (VIII, p. 35 s. de l'éd.-trad. P. Henry).
191. R. Forrer, Das Mithra-Heiligtum von Konigshofen bei Strassburg, in Mitt. d. Gesellsch.
f. Erhaltung d. geschichtl. Denkm. in Elsass, II. F., 24, Strasbourg, 1915, p. 75 ss.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 55

un spelaeum, comme ce sera le cas aussi des églises chrétiennes. On n'est


pas autorisé pour autant à en induire la pratique de sacrifices humains.
C'est pourtant ce que faisaient les chrétiens aux dépens des mithriastes, et le
squelette d'un homme enchaîné trouvé sur les débris de la stèle dans l'antre
de Sarrebourg 192 peut être imputé à leur souci de discréditer la religion du
Tauroctone en même temps qu'à celui de souiller par un cadavre les lieux
qu'ils venaient de saccager...
Il faut croire que les mithriastes traînaient depuis longtemps derrière
eux comme un boulet cette sinistre réputation (infligée jadis aux bac-
chants l93), car dès l'époque antonine un certain Pallas avait consacré aux
mystères mithriaques un ouvrage malheureusement perdu, mais cité par
Porphyre 194, où il réfutait l'accusation. Porphyre et les Porphyriens étaient
hostiles aux sacrifices sanglants. Ces Porphyriens comptaient de nombreux
partisans parmi les intellectuels de l'aristocratie sénatoriale autour des
années 400, et quoique dans L'antre des Nymphes Porphyre ait pour ainsi
dire récupéré (en les réinterprétant à la suite de Numénius) 195 certains
aspects du mithriacisme, celui-ci ne paraît pas avoir fait l'unanimité parmi
les païens. À cet égard, le silence même de Macrobe est éloquent 196.
Il me paraît donc significatif que l'Histoire Auguste ne mentionne le
culte persique, auquel certains polythéistes romains affichent ostensiblement
leur appartenance 197, que pour le' justifier sur un point toujours sensible à la
fin du IVe siècle. Le biographe de Commode n'a aucune peine à disculper
Mithra dans le cas d'un prince indigne et profanateur (polluit) de toutes les
liturgies auxquelles il est mêlé. Mais tout juste soucieux de remettre les
choses au point, de rétablir une vérité, il est comme gêné. Il n'insiste pas et
ne profite pas de cette occasion pour exalter le Tauroctone. Le présent soleat
transcrit peut-être l'explication de YIgnotus qui a fourni le substrat de la Vita
Commodi et n'implique donc pas nécessairement une référence à l'actualité

192. F. Cumont, Les mystères de Mithra3, Bruxelles, 1913, p. 215 et fig. 24;
M. J. Vermaseren, Corpus inscriptionum et monumentorum religionis Mithriacae, I, La Haye,
Ï956, P- 327» n° 983; V. J. Walters, The Cult of Mithras in the Roman Provinces of Gaul
(EPRO, 41), Leyde, 1974, p. 22.
193. Liu., 39, 8, 8; 13, 13 (catabases rituelles). Cf. J.-M. Pailler, Bacchanalia. La
répression de 186 av. jf.-C. à Rome et en Italie (BEFAR, 270), Rome, 1988, p. 99, 200 et passim.
194. R. Turcan, Mithras Platonicus. Recherches sur l'hellénisation philosophique de Mithra
{EPRO, 47), Leyde, 1975, p. 39 ss.
195. Ibid., p. 86 ss.
196. Supra, n. 13.
197. Supra, n. 4.
56 ROBERT TURCAN

théodosienne. Sur ce point, en tout cas, le moins qu'on puisse dire est que
l'Histoire Auguste reste sur la défensive et ne manifeste pas en faveur de ce
culte sanglant un militantisme aussi ardent que celui des clarissimes initiés
au grade de « Père ».
Immédiatement avant d'innocenter les sacra Mithriaca, le biographe de
Commode évoque un montage atroce. L'empereur en avait peut-être trouvé
l'idée dans un épisode souvent représenté dans les séquences peintes ou
sculptées en marge de la tauroctonie : Jupiter foudroyant les géants
anguipèdes, démons de l'Esprit maléfique montés en vain à l'assaut de la
lumière198. Commode aurait donc utilisé comme victimes des handicapés
incapables de marcher qu'il aurait déguisés in Gigantum modum, en affublant
leurs jambes et leurs pieds débiles de linges qui leur donnaient précisément
l'aspect de monstres à arrière-trains de poissons ou de serpents, quasi
dracones199. Et faute de foudre, il s'amusait à les cribler de flèches200!
Le nom de Mithra n'est pas prononcé. Mais si vraiment l'histoire sainte
figurée et commentée dans ses antres avait inspiré à Commode cette parodie
sadique, il valait mieux n'en rien dire. Mithra est devenu un dieu
compromettant.
Aussi son nom n'est-il pas énoncé ailleurs dans l'Histoire Auguste,
même là où on l'attendrait.
Le biographe d'Aurélien prétend tenir d'un Callicratès de Tyr, « de loin
le plus savant des historiens grecs », mais autrement inconnu, le fait que la
mère du futur empereur était prêtresse du Soleil dans le bourg de Mésie ou
de Dacie qu'habitait sa famille201. Quel « Soleil »? Le texte des manuscrits
porte sacerdotem templi Solis qui in uico eo in quo habitabant parentes.
E. Hohl202 a corrigé qui en (/)wui(cta), leçon qui ne s'impose absolument

198. F. Cumont, op. cit., p. 112 s.; Id., The Dura Mithraeum, in Mithraic Studies, I,
Manchester, 1975, p. 172.
199. C, 9, 6. Confirmé par DC, 73, 20, 3 (III, p. 302, 1 ss. Boissevain). Cf. F. Cumont,
Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, II, Bruxelles, 1896, p. 21, n. 1
(« parodie sanglante des cérémonies mithriaques ») ; A. Loisy, Les mystères païens et le mystère
chrétien2, Paris, 1930, p. 182 ; F. Grosso, La lotta politica al tempo di Commodo, Turin, 1964,
p. 338, n. 4; R. Merkelbach, Mithras, p. 108. Pour F. Kolb (Literarische Beziehungen
zwischen Cassius Dio, Herodian und der Historia Augusta, Bonn, 1972, p. 34 ss. et n. 175), il
s'agirait tout simplement d'une « Herkules-Imitation ».
200. Sur les monuments figurés, les flammes rayonnantes du foudre se terminent souvent
en pointes de flèches.
201. A, 4, 2; supra, n. 116.
202. II, p. 151, 19 de l'édition revue et complétée par Ch. Samberger et W. Seyfarth, Coll.
Teubner, Leipzig, 1965. En fait, le qui des manuscrits introduit une relative sans verbe esse, ce
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 57

pas. Car avant qu'Aurélien n'instituât officiellement à Rome le culte de Sol


inuictuSy il n'y avait pas d'autres « Soleils Invincibles » que Mithra et
l'Elagabal d'Emèse. Or ni l'un ni l'autre n'était desservi par des femmes203.
Il est vrai que plus loin 204 on nous apprend qu'envoyé en ambassade à la
cour des Perses, Aurélien aurait reçu en présent du roi pour l'empereur qu'il
représentait (Philippe l'Arabe ? ou Trajan Dèce ?) un plat où figurait ciselée
l'image du Soleil sous « l'aspect » {eo habitu) qu'il avait précisément dans le
temple où sa mère avait exercé son sacerdoce. Quel « aspect » ? Certains
lecteurs de l'Histoire Auguste savaient peut-être que le Soleil des Perses
s'identifiait avec Mithra, que l'iconographie sassanide nous montre radié205.
Mais la mère d'Aurélien ne pouvait avoir été la prêtresse d'un culte qui
excluait les femmes. En réalité, le rédacteur de la Vita n'a pas d'autre
préoccupation que celle de démontrer qu'Aurélien était prédestiné à l'empire
par la dévotion ancestrale des Aurelii 206 au Soleil qui lui donnerait la victoire
et légitimerait son pouvoir souverain, comme le Mihr sassanide passait pour
investir les rois 207. La fameuse patere 208 remise à l'ambassadeur romain était
comme un gage et un présage, un omen de son futur avènement : Oriens
Augusti209.

qui n'a rien d'insolite. P. Soverini {Problemi di critica testuale nella Historia Augusta, Bologne,
1981, p. 139 ss.) corrige qui en quod, afin d'accorder le relatif avec un hypothétique antécédent
templi, leçon transcrite dans son édition-traduction précitée (n. 107), II, p. 1032. Mais qui peut
avoir Solis comme antécédent.
203. La chose est bien connue en ce qui concerne Mithra, malgré le texte litigieux de
Porph., De abst., IV, 16; cf. R. L. Gordon, Reality, evocation and boundary in the Mysteries of
Mithras, in Journ. of Mithr. Studies, III, 1-2, 1980, p. 57 s. Sur l'hérédité masculine dans le
sacerdoce d'Élagabal, cf. Herodian., V, 3, 4 et 6.
204. A, 5, 5. Cf. ma communication à YHistoria Augusta-Colloquium de Chantilly : Les
monuments figurés dans l'Histoire Auguste.
205. R. Ghirshman, Iran. Parthes et Sassanides (« L'Univers des Formes »), Paris, 1962,
p. 190, fig. 233. Cf. J. Ries, Le culte de Mithra en Iran, in ANRW, II, 18, 4, Berlin-New York,
1990, p. 2765.
206. J.-Cl. Richard, Le culte de * Sol * et les « Aurelii »..., in Mélanges jf. Heurgon, II,
Rome, 1976, p. 915 ss. On sait que le nom même d'Aureltus dérive du sabin ausel (étrusque
usil), qui correspond à sol : cf. A. Pfiffig, Religio Etrusco, Graz, 1975, P- 244-
207. Ou du moins pour participer à cette investiture : R. Ghirshman, op. cit., p. 190;
J. Duchesne-Guillemin, La religion de l'Iran ancien (Coll. « Mana », I, 3), Paris, 1962, p. 284,
298; G. Widengren, Les religions de l'Iran, trad, fr., Paris, 1968, p. 319, 353; J. Ries, loc. cit.
(n. 205), p. 2762.
208. Sur le « caractère religieux de la patere », cf. J. Schwartz, La Vita Marci iy, 4 et ses
développements..., in BHAC 1970, Bonn, 1972, p. 256.
209. Dans le Roman d'Alexandre du Pseudo-Callisthène (I, 36, 2, p. 40, 21 Kroll), qui peut
dater du 111e siècle de notre ère (R. Merkelbach, Die Quellen des griechischen Alexanderromans,
Munich, 1954, p. 59), le roi de Perse se dit auvavaTéXXcov TjXîtp en même temps que CTÛvOpovoç 0sw
58 ROBERT TURCAN

Cette histoire peut donc être purement symbolique et consequemment


de pure invention. On ne saurait pourtant éluder l'hypothèse d'une possible
référence à l'argenterie sassanide210. La représentation du trône à chevaux
ailés ou flanqué de griffons tendait, en effet, à faire du roi perse une sorte de
déité solaire211. Nous savons d'ailleurs que le souverain sassanide se disait
« frère du Soleil et de la Lune »212.
Quoi qu'il en soit, l'Histoire Auguste ne donne pas au Soleil des Perses
le nom de Mithra et ne donne même nulle part à Sol l'épiclèse d'Inuictus213.
Ainsi le Tauroctone ne fait-il au total dans le recueil qu'une apparition
discrète, occasionnelle, presque honteuse et propre à noircir encore un peu
plus le portrait de Commode. L'ennui, pour Mithra, est qu'aucun autre des
empereurs dont traite l'Histoire Auguste ne paraît avoir servi Mithra ou, du
moins, l'avoir honoré officiellement (M. Yourcenar214 a imaginé de toutes
pièces l'initiation d'Hadrien dans un antre erronément confondu avec la
fosse du taurobole métroaque). Le seul prince ouvertement mithriaste est un
monstre, et même s'il n'a rien d'un authentique « soldat » de Mithra, la
coïncidence est plutôt fâcheuse. D'où les réticences du rédacteur.

** *

Lacunaire, sporadique et incertaine, sinon confuse ou décousue, parfois


franchement défavorable ou sourdement négative : telle est l'image que
l'Histoire Auguste nous donne des cultes orientaux.
Ils n'y ont pas l'importance que leur accordent au IVe siècle les

MiOpa. Dans son monnayage, Aurélien a significativement fait valoir le « slogan » Oriens
Augusti : Th. Rohde, Die Mûnzen des Kaisers Aurelians..., Miskolcz, 1881, p. 168-179, n°s 227-
259; RIC, V, 1, p. 267, nos 17 s.; 271 ss., nos 61/5, 67; 280 s., nos 134 ss., etc.
210. P. O. Harper, Silver Vessels of the Sasanian Period, I {Royal Imagery), New York,
1981, p. 59 et n. 101.
211. Ibid., p. 114 et pi. 19, 33. Le Roman d'Alexandre précité raconte que le vainqueur de
Darius III Codoman avait attelé des griffons à son siège pour s'envoler jusqu'au ciel : C. Settis
Frugoni, Historia Alexandri elevati per griphos ad aerem... Origine, iconografia e fortuna di un
tema, Rome, 1973. L'épisode figure sur un tissu d'origine orientale conservé dans l'église de
Montpezat : E. Mâle, La fin du paganisme en Gaule et les plus anciennes basiliques chrétiennes,
Paris, 1950, p. 206. Cf. en général J. Engemann, Der Grief als Apotheosetier , xnJAC, 25, 1982,
p. 172 ss.
212. Amm., XVII, 5, 3.
213. Supra, n. 107. Inuictus ne s'y trouve appliqué qu'à un mois de l'année « commo-
dienne » : C, 11, 8 et 12, 1.
214. Mémoires d'Hadrien, Paris, 1951, p. 55 s.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 59

polémistes chrétiens, en particulier Firmicus Maternus, puis Y Ambrosias-


ter 215 et le Carmen contra Paganos. Il est vrai que cette polémique vise avant
tout les manifestations du polythéisme à Rome même, où les tituli
sénatoriaux confirment l'engouement d'une partie de la « gentry » pour Isis,
Attis et Mithra. Or il n'est pas évident que l'Histoire Auguste émane des
milieux païens de VVrbs ou leur soit destinée. A lire la Vie d'Antonin le
Pieux, on ne se douterait pas que la religion de Cybèle et d'Attis a connu
sous son règne un essor officiellement illustré par les médaillons et les
monnaies de Faustine Mère216. C'est d'autant plus déconcertant qu'au
temps même où s'élaborait l'Histoire Auguste, des contorniates
popularisaient en même temps que l'effigie de l'impératrice l'image de la Grande
Mère en son temple et en compagnie d'Attis avec la légende : MATRI
DEVM SALVTARI211.
Si vraiment ce recueil de biographies impériales plusieurs fois remanié,
rallongé, interpolé pour diverses raisons, est une machine de guerre au
service du paganisme218, ce paganisme n'est pas celui de Prétextât
qu'invective probablement le Carmen contra paganos219. On pourrait presque
appliquer à l'Histoire Auguste ce qu'elle affirme d'Hadrien (H, 22, 10) :
Sacra Romana diligentissime curauit, peregrina contempsit. Dans l'aristocratie
romaine de la fin du IVe siècle, certaines personnalités incarnent cette
tendance : Symmaque, par exemple, et surtout peut-être Nicomaque
Flavien220, qu'on a voulu reconnaître (à tort, croyons-nous)221 dans le
praefectus visé par le Carmen contra paganos. Le grand vaincu de la bataille
du Frigide avait édité (voire traduit en latin ?) la Vie d'Apollonius de Tyane
de Philostrate222. Apollonius y condamne les sacrifices sanglants et la

215. F. Cumont, La polémique de V Ambrosiaster contre les païens, in Rev. a" Hist, et de Lit.
Rei., 8, 1903, p. 418 ss.; G. Heuten, en appendice à son éd. -trad, commentée du De errore de
Firmicus Maternus, Bruxelles, 1938, p. 191 ss.
216. R. Turcan, Numismatique romaine du culte métroaque, p. 26-34.
217. Ibid., p. 52 ss., n° 4, pi. XXXI, 2-3 et XXXII-XXXIII.
218. J. Straub, Heidnische Geschichtsapologetik in der christlichen Spâtantike (n. 3), avec la
recension critique d'A. D. Cameron, dans JRS, 55, 1965, p. 240 ss. Cf. A. Chastagnol, op.
cit., p. 22 s. ; F. Paschoud, Raisonnements providentialistes..., in BHAC igyjl8, Bonn, 1980,
p. 170 ss.; V. Neri, Ammiano e il Cristianesimo, p. 11 1 ss.; P. Soverini, Scrittori della Storia
Augusta, I, p. 50 s.
219. L. Cracco Ruggini, // paganesimo tra religione e politica... {supra, n. 6).
220. Supra, n. 9.
221. Supra, n. 6.
222. Sid. Apoll., Ep., Vili, 3, 1 (p. 86 de l'éd.-trad. A. Loyen dans la Coll. des Universités
de France, et p. 196 s., n. 5). Cf. H. Bloch, The Pagan Revival in the West at the End of the
Fourth Century, in The Conflict between Paganism and Christianity in the Fourth Century,
6o ROBERT TURCAN

zoolatrie égyptienne223. Nicomaque Flavien, dont une lettre de Symmaque


déplore le manque de zèle pour la célébration des fêtes métroaques 224, était
certes un traditionaliste convaincu — comme le rédacteur final de l'Histoire
Auguste — mais non pas un militant des dévotions étrangères intégrées
depuis peu au patrimoine polythéiste. Dans les Saturnales de Macrobe, il
n'intervient nulle part en faveur du syncrétisme ambiant : seule l'intéresse la
science augurale de Virgile225. La correspondance de Symmaque donne à
penser, comme le suggérait justement voici un siècle G. Boissier226, que le
paganisme de Nicomaque n'avait rien d'une théologie. Dans la lignée des
vieux Romains, il avait de la religion une conception pragmatique,
n'attachant d'importance qu'à la divination, et nous savons que ce pragmatisme
n'était pas incompatible avec un agnosticisme qui s'exprime assez clairement
chez Cicéron par la voix d'Aurélius Cotta.
Quelque chose de cet état d'esprit affleure dans l'Histoire Auguste. La
place qu'y tiennent les omina imperii 227 et les moindres signes donnés par les
dieux ainsi que les Oracles Sibyllins228 correspond au souci majeur de
Nicomaque Flavien à qui ne devait pas être étranger non plus un regard
sceptique ou réservé sur les frénésies du piétisme égyptien ou levantin. Nous
ne conservons rien de ses Annales229 ', mais ce titre à lui seul garantit sa
fidélité au genre de l'historiographie romaine nationale qui tenait strictement
compte des présages et des prodiges. Dans le Nicomachus que cite A, 27, 6,
comme traducteur en grec d'une lettre dictée par Zénobie on est tenté de
reconnnaître Nicomaque Flavien230, et l'intention que le rédacteur exprime

Oxford, 1963 (2i9Ó4), p. 210, 216; M. Dzielska, Apollonius of Tyana in legend and history,
Rome, 1986, p. 170 ss.
223. Philostr., V. Apoll., V, 25 ; VI, 19; VIII, 7 (p. 315, 20 ss. Kayser). Cf. M. Dzielska,
op. cit., p. 136 ss.
224. Symm., Ep., II, 34, 1. Cf. J. J. O'Donnell, loc. cit. (n. 6), p. 143.
225. J. Flamant, op. cit. (n. 9), p. 55 s. Sur ses activités en matière d'haruspicine, cf.
J. J. O'Donnell, loc. cit., p. 139.
226. La fin du paganisme, II, p. 266.
227. J. Straub, op. cit., p. 125 ss. ; Y. de Kisch, Sur quelques omina imperii dans l'Histoire
Auguste, in REL, 51, 1973, p. 190 ss.
228. H, 2, 8; Gd., 26, 2; Gall., 5, s; A, 18, 5; 19, 4; 20, 4-5; Tac, 16, 6.
229. CIL, VI, 1782/3. Cf. W. Hartke, Rômische Kinderkaiser, p. 116 ss., 329 ss. Mais,
comme l'écrivait justement J. Schwartz (Bull. Fac. Lettres de Strasbourg, 40, 1961, p. 175),
« l'attribution d'une œuvre aussi misérable que YH.A. à un Symmaque ou un Nicomaque est
gênante ». Cf. F. Paschoud, Cinq études sur Zosime, Paris, 1975, p. 150 s.
230. R. Syme, Ammianus and the Historia Augusta, Oxford, 1968, p. m; Id., Bogus
authors, in BHAC IÇ72/4, Bonn, 1976, p. 318; A. Chastagnol, op. cit., p. 36.
LES DIEUX DE L'ORIENT DANS L'HISTOIRE AUGUSTE 61

(A, 24, 9) d'écrire un jour le récit des miracles attribués à Apollonius de


Tyane pourrait avoir un lien avec le travail précité du « dernier des
Romains » (E. Stein) sur le roman hagiographique de Philostrate231. On a
même conjecturé que le Flavius Vopiscus à qui les manuscrits imputent les
dernières Vies de l'Histoire Auguste (d'Aurélien à Carin) pourrait être un
prête-nom pour Nicomaque232 : hypothèse aventureuse et trop faiblement
étayée.
Cependant l'influence de Nicomaque sur l'Histoire Auguste demeure
probable. L'éditeur final du recueil l'avait lu. Il avait avec lui
d'incontestables affinités, peut-être même des relations avec le milieu dont Nicomaque
fut un temps le leader. Mais la façon dont cet éditeur-rédacteur parle de
plusieurs monuments figurés de l'Vrbs233 démontre à l'évidence qu'il les
connaît mal, qu'il invente et maquille allègrement, même si certaines
données topographiques sont conformes à la réalité. Il ne s'agit pas d'un
Romain de Rome. Enfin, ce qu'il écrit du paganisme oriental ou orientalisant
prouve que l'Histoire Auguste n'a rien d'une « apologétique » globalement
opposée au christianisme triomphant234. Quelle qu'en ait pu être la finalité,
le prestige des dieux exotiques, dont beaucoup étaient devenus chers aux
amis de Symmaque et de Prétextât, n'avait rien à gagner dans cette
publication.

Robert Turcan.

ANRW = Aufstieg und Niedegang der rômischen Welt (Fetschr. J. Vogt)


BHAC = Bonner-Historia- Augusta-Colloquium
EPRO = Études préliminaires aux religions orientales dans l'Empire romain
Les références à l'Histoire Auguste suivent le système d'abréviations inauguré par
C. Lessing et appliqué par E. Hohl ainsi que dans les volumes du BHAC.

231. Ibid. ; M. Dzifxska, op. cit. (n. 222), p. 175 s.


232. E. Demougeot, Flavius Vopiscus est-il Nicomaque Flavien ?, in L'Ant. Class., 22, 1953,
p. 361 ss.
233. Cf. R. Turcan, Les monuments figurés dans l'Histoire Auguste (supra, n. 135).
234. Supra, n. 218. Je ne crois pas non plus qu'on puisse parler d'une « crise d'identité »
dans la conscience des derniers païens, malgré F. Paschoud, La Storia Augusta come
testimonianza e riflesso della crisi d'identità degli ultimi intellettuali pagani in Occidente, in /
Cristiani e l'Impero nel IV secolo (Macerata 17-18 Die. 1987 = Pubbl. d. Fac. di Lett, e Filos.,
46, 1988), p. 159 ss.
fnl

ADDENDA (1993)

En chantier depuis plusieurs années, le présent article a été donné pour


l'impression au Journal des Savants en 1990. Quelques-unes des notes et
références requièrent donc un minimum de mises à jour ou de compléments.
n. 31
Sur ce texte, cf. M. A. Villacampa Rubio, El valor historico de la Vita Alexandri Severi en
los Scriptores Historiae Augustae, Saragosse, 1988, p. 280.
n. 72
Cf. Amm., XXIII, 3, 2 (Julien s'arrête à Carrhes et Lunae ... ritu locorumfert sacra). Sur les
dévotions au dieu-Lune de Carrhes, voir maintenant T. M. Green, The City of the Moon.
Religious Traditions of Harran (Religions in the Graeco-Roman World, 114), Leyde, 1992.
n. 83
Sur cette mention de Marnas, cf. M. A. Villacampa Rubio, op. cit. (supra, Add., n. 31),
p. 279 s.
n. 89
Sur ce texte, je m'explique dans mon édition-traduction commentée de SHA, Hel. (à
paraître dans la Coll. des Univ. de France). J'y rapproche Amm., XXII, 9, 15. Mais rien
n'assure que le biographe d'Héliogabale songe à Julien.
n- 95
Sur <SW-Elagabal dans les SHA, voir maintenant E. Van'T Dack, Le dieu Soleil d'Elagabal
et d'Aurélien d'après l'Histoire Auguste, dans Aevum inter utrumque, Mélanges offerts à G.
Sanders (Instrumenta Patristica, 23), La Haye, 1991, p. 433-445. Mais l'auteur n'y soulève
aucun des problèmes abordés ici.
n. 135
Historiae Augustae Colloquium Parisinum, Macerata, 1991, p. 296 ss.
n. 136
Cf. M. A. Villacampa Rubio, op. cit. (supra, Add., n. 31), p. 279, où est reprise
l'interprétation traditionnelle.
n. 149
Cf. ma communication sur Les monuments figurés dans l'Histoire Auguste, in Historiae
Augustae Colloquium Parisinum, p. 289 s.
n. 151
Sur ce texte, voir aussi J.-Cl. Grenier, Anubis alexandrin et romain (EPRO, 57), Leyde,
1977, p. 83 : cette statue en marbre d'Anubis « s'élevait peut-être dans Ylseum Compense ».
n- 154
Le texte de la phrase n'est pas sûr, mais dans cette affaire interviennent des carmina et une
consecratio. Cf. l'apparat critique de l'édition E. Hohl.
n. 202
Cf. ma communication sur Les monuments figurés dans l'Histoire Auguste, in Historiae
Augustae Colloquium Parisinum, p. 299, et E. Van'T Dack, loc. cit. (supra, Add., n. 95),
p. 439 s. (texte d'E. Hohl); supra, n. 116.
n. 204
Historiae Augustae Colloquium Parisinum, p. 299 s. Cf. E. Van'T Dack, loc. cit., p. 440
(= « Mithra »).
n. 232
On songe maintenant à Nicomaque Flavien iunior : J.-P. Callu, édition-traduction de
l'Histoire Auguste, tome I, Ire partie (Vies d'Hadrien, Aelius, Antonin), dans la Coll. des Univ.
de France, Paris, 1992, p. lxxiii.
n. 233
Historiae Augustae Colloquium Parisinum, p. 287-309.

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