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© ODILE JACOB, AVRIL 

2009

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

EAN : 978-2-7381-9518-0

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Introduction
«  Il n’était ni croyant, ni athée, ce qui veut dire que le
fanatisme était tout disponible en lui. »
J. L. BORGES,
La Dernière Balle.

Aujourd’hui, le fanatisme a tendance à s’étendre et à se radicaliser.


Sous des formes diverses et renouvelées, il renaît de ses cendres, tel un
phénix monstrueux exigeant sans cesse de nouvelles proies. Des groupes
politiques les plus extrémistes aux mouvements religieux les plus
intégristes, la violence devient la règle coutumière. Il n’est pas de semaine
sans que le monde ne soit témoin d’un nouvel attentat, d’une nouvelle
action terroriste, revendiqués au nom d’un idéal par des groupes armés
connus ou inconnus. La liste des victimes s’allonge, le nombre de morts
s’égrène au fil des jours dans une banalisation inquiétante.
Pourtant, derrière ces actes meurtriers, derrière ces violences, des
hommes et des femmes militent pour des valeurs plus ou moins hautes, plus
ou moins exprimées, mais qui mettent toujours en avant une certaine idée
de l’humanité. Comment comprendre que des sujets qui croient en une
cause en viennent insensiblement à passer à l’action destructrice et à
bafouer ainsi dans le sang les idées qui les animent ?
Brosser le portrait du fanatique, c’est lui donner un visage, toucher la
personne qui se cache derrière le masque, approcher les idées par les
hommes qui les incarnent et leur donnent vie.
Dans certains cas, le fanatisme n’est qu’une folie passagère, mais, dans
d’autres, il devient un mode de pensée et un mode d’action qui se
systématise. Vivre en fanatique devient non seulement un moyen, mais
aussi un but, une fin dernière.
Le fanatisme a des degrés et tous les fanatiques ne se ressemblent pas.
Nous voulons éclairer ce phénomène et proposer des pistes d’analyse afin
de mieux nous repérer dans cette nébuleuse contemporaine.
Cet ouvrage ne propose pas une réflexion théorique abstraite et
distanciée sur les causes générales du problème. Il a pour objectif, au
contraire, d’aller au plus près des auteurs de la violence fanatique pour
saisir la dynamique psychique qui est la leur. Cette démarche clinique
cherche sous les apparences, sous les déclarations et les engagements, les
ressorts inconscients qui poussent les fanatiques à poser des actes définitifs
dont ils sont peut-être les premières victimes.
Notre propos est, avant tout, de faire connaître ceux qui ont incarné les
positions fanatiques en nous approchant au plus près de leur personne, pour
les voir vivre, pour les suivre dans leurs pensées et les accompagner dans
leurs actions. Leurs actes sont, au premier abord, tellement passionnels ou
tellement odieux qu’on a tendance à les croire inhumains. C’est uniquement
à leur contact direct, au plus près de leur vie, qu’on a une chance de les
comprendre. L’identification au fanatique paraît parfois impossible,
tellement l’abomination recouvre leurs agissements. Pourtant, c’est
seulement dans ce rapproché qu’il est possible d’accéder à la logique de
l’horreur.
Nous allons suivre au plus près quelques figures historiques pour tracer
les portraits les plus significatifs du fanatique. Découvrir les ressorts
psychiques qui poussent et guident ces personnages offre la possibilité
d’appréhender de l’intérieur ce qui fait le fanatique.
Certes, il existe de nombreux facteurs sociaux et culturels qui
déterminent l’agir du fanatique. Nous les évoquerons, sans pour autant nous
y attarder. Ce sont les motifs conscients du sujet qui guident notre analyse
ainsi que les mobiles inconscients qui sont à l’œuvre derrière leurs
décisions et leur engagement excessif et définitif.
L’approche clinique a l’avantage d’être empirique et concrète. Elle
observe, décrit avant de chercher à décrypter. Tous les fanatiques diffèrent
les uns des autres, mais à force de les regarder agir se dégagent de grandes
lignes susceptibles de définir des types particuliers et de repérer des modes
de fonctionnement psychique communs.

*
Le fanatique est l’homme du sacré, mais pas n’importe quel homme, ni
n’importe quel sacré. Il est celui qui se voue corps et âme à sa cause,
jusqu’à l’excès, jusqu’à la plus folle passion. Et le sacré dont il est question
est un sacré qui s’idéalise, qui s’absolutise au point de recouvrir même le
champ censé lui échapper, le champ profane. Le fanatique ne fait plus de
différence, il est devenu un être monolithique.
Le problème de l’excès du fanatique, ce sont les conséquences tragiques
que ne manque pas de créer son comportement. Ce ne serait pas si grave au
fond si de telles conséquences ne touchaient que lui, mais ses actes
produisent des effets en chaîne qui sont immensément dévastateurs pour
autrui. Nous allons avoir à repérer deux types de conséquences de l’emprise
fanatique.
D’abord, nous constatons une inversion des valeurs qui caractérise la
pensée du fanatique. Ce qui habituellement a le plus de prix pour chacun,
comme la vie, devient vain et sans intérêt. Ce qui est essentiel et vital pour
chacun se révèle n’être pour lui que faux-semblants et doit être foulé aux
pieds. Par contre, la négativité prend du sens, sinon comme fin, du moins
comme moyen. Il faut détruire pour que le renouveau puisse voir le jour.
Sur les ruines du passé vont pousser les fleurs de l’idéal. La culture de la
négation occupe la place centrale dans tous les domaines et sert de guide
unique à l’action fanatique.
Cette première inversion se fonde sur une autre, plus radicale, dont les
mécanismes sont avant tout inconscients  : l’inversion pulsionnelle. Les
pulsions de vie et les pulsions de mort ne sont plus liées, et les pulsions de
mort prennent l’avantage. Il n’est pas de fanatique qui ne soit au service de
Thanatos, que la destructivité soit tournée vers l’autre ou qu’elle soit
tournée vers lui-même. Le fanatisme, au-delà de ses légitimations partielles
ou ponctuelles, est avant tout un culte du sacrifice. Nous verrons, selon les
cas, comment se décline un tel culte et quelles formes surprenantes il est
capable de prendre, comme par exemple le meurtre par procuration et le
suicide par délégation.
Si nous allons nous attacher aux grandes figures du fanatisme qui ont
marqué l’histoire, nous n’abandonnons nullement l’idée de dégager la
structure psychique qui fait le fanatique et le distingue de l’idéologue, de
l’utopiste ou autre instigateur d’idéal.
Chaque sujet présenté et étudié incarne un type de fanatique et c’est
ainsi que nous allons les reconnaître et les différencier.
L’inspiré est le premier modèle du fanatique, celui qui représente la
relation la plus archaïque à l’objet religieux. Il est tellement imprégné de la
présence de son dieu, tellement soumis au feu sacré qu’il le manifeste dans
des conduites spectaculaires. Pour montrer qu’il a été choisi et que le divin
a pénétré en lui, l’inspiré va jusqu’à la mort symbolique et partielle. Nous
en verrons quelques exemples à propos des cultes d’Isis, de Cybèle et de
Bellone.
Le deuxième modèle que nous allons analyser est le modèle de l’exalté
qui conduit à la possession. Par le biais de la transe et d’adjuvants externes
comme la musique ou les drogues, l’adepte sombre dans l’aveuglement
complet et ne s’appartient plus. Il est instrumentalisé par un meneur. Le
possédé est ainsi capable de passer à l’acte violent contre autrui. Et la mère
est capable d’assassiner ses propres enfants, comme dans la pièce
d’Euripide, Les Bacchantes, où Agavé, possédée par Dionysos, égorge son
fils, croyant avoir affaire à un lion. Le dionysisme repose sur la mise en
œuvre par le corps et dans le corps d’un délire sacré, avec l’aide d’une
substance divinement investie : le vin.
Avec Pythagore, nous verrons apparaître un tout autre type de fanatique,
non moins violent, mais plus insidieux : l’initié. L’initié est un doctrinaire,
un homme épris de raison mais qui se laisse peu à peu dévoyer par les
travers de l’emprise sectaire. Sous couvert de recherches rationnelles,
l’initié se laisse embrigader par un maître imbu de sa puissance, qui veut
construire un mouvement destiné à pérenniser sa gloire. L’initié est
programmé pour mener à bien cette tâche par tous les moyens dont il
dispose.
L’enragé, quant à lui, substitue l’engagement militaire à
l’investissement doctrinal. Il est assujetti à un chef sans scrupule qui fait de
lui son bras armé. Ce type de fanatique est illustré au mieux par les
haschischins du «  Vieux de la Montagne  » dont l’influence s’est exercée
dans tout le Proche-Orient médiéval.
À la période moderne, un nouveau type voit le jour avec le terroriste.
Maximilien de Robespierre théorise la Terreur et en fait un mode d’action
politique redoutable. La méthode ne cessera de faire des émules dans les
siècles
suivants. Nous nous intéresserons également à un grand précurseur en
la matière, Jérôme Savonarole, ainsi qu’à des successeurs aussi notables
que Netchaïev le nihiliste, Ravachol l’anarchiste, et Andreas Baader à leur
suite. Dans tous les cas, le terroriste se donne pour vocation de frapper
d’effroi les esprits par des actions spectaculaires et sanglantes.
Le sacrifice de soi est un mode opératoire du fanatique qui dure depuis
l’Antiquité mais qui revêt diverses formes selon les circonstances. Tantôt le
martyr reste passif et le sujet se résigne au supplice et à la mort pour servir
de figure identificatoire capable de séduire les futurs adeptes. Tantôt le
martyr est actif et le sujet tente de faire triompher sa foi par un acte
destructeur qui accompagne son propre sacrifice. Nous proposerons à
l’analyse l’exemple de deux martyrs chrétiens, Polyeucte et Eustache, dont
la conduite revêt à l’évidence un caractère fanatique. Le kamikaze est une
figure moderne du martyr qui ajoute, nous le verrons, le sacrifice de l’autre
au sacrifice de soi.
Nous nous pencherons, pour finir, sur les entreprises fanatiques
«  privées  », telles qu’elles ont tendance à se multiplier à l’époque
contemporaine. Du sacrifice de l’inutile avec l’incendie du temple du
Pavillon d’or à Kyoto au milieu du XXe siècle, aux suicides meurtriers de
Columbine et de Virginia Tech, nous mettrons en évidence les enjeux
psychiques inconscients qui président à ces actes énigmatiques.
Chapitre premier
L’inspiré :

 la folie divine


« Si l’histoire ne recommence jamais, les fanatiques, eux, se
recommencent toujours, et même avec une constance qui
surprend. »
René NELLI,
La Vie quotidienne des cathares.

Le fanatisme est ancien. Il n’est pas apparu avec la modernité, mais


remonte au contraire aux origines mêmes de la culture. Même si ses
manifestations sont difficiles à repérer de façon précise et certaine, il est
possible de dire qu’on en trouve les traces à l’époque préhistorique.
Grâce aux recherches de Jean Clottes, qui s’est attaché à mettre en
évidence les conditions de production des peintures pariétales des grottes de
Lascaux notamment, on connaît l’existence de pratiques chamaniques au
cours desquelles les individus entraient en transe et pouvaient se laisser
aller à certains débordements. Comme dans les sociétés traditionnelles qui
se livrent encore aujourd’hui à des pratiques similaires, certaines dérives
apparaissent parfois, qui conduisent à des actes de viol, de torture ou de
meurtre.
Au paléolithique, les enjeux de survie et de partage des territoires de
chasse étant cruciaux, on est en droit de penser que des groupes constitués
sur des bases claniques aient pu exercer déjà la violence au nom des
croyances qui les unissaient. Et les romanciers qui se sont essayés à des
reconstitutions de ces « temps farouches » ne se sont pas privés de mettre
en scène de tels groupes.
Plus proche de nous, l’Antiquité grecque et romaine est riche
d’enseignements quant aux premières formes du fanatisme. L’étymologie
est à ce propos fort significative. En effet, le terme même de fanatisme
trouve son origine dans la langue grecque et dans la langue latine.
Fanum en latin désigne un lieu religieux, un temple. Mais à la
différence de templum qui représente l’édifice proprement dit, la
construction architecturale où se déroulent les diverses cérémonies relatives
au dieu vénéré, le fanum renvoie à l’espace lui-même, tel qu’il a été repéré
et circonscrit comme lieu porteur du sacré. Depuis des temps
immémoriaux, ce lieu a fait preuve de sa singularité et de son étrangeté.
Soit qu’ait eu lieu en cet endroit un événement extraordinaire comme un
prodige, un crime ou une lutte à valeur symbolique, soit que le site choisi
soit en lien direct avec les forces telluriques comme une grotte, un cirque
naturel ou un rocher volcanique, la charge émotive est telle qu’il est
nécessaire de marquer cet emplacement d’un signe reconnaissable par tous
et d’opérer clairement sa distinction par rapport aux autres qui n’ont pas de
valeur particulière. Ainsi naît l’opposition entre le sacré et le profane qui,
comme nous le voyons, est d’abord de nature spatiale. Un lieu est consacré
pour ses caractéristiques distinctives et vont y avoir lieu des cultes et des
cérémonies en rapport avec ce qu’il est censé représenter pour le groupe qui
en a fait l’élection. Ainsi le fanum désigne le lieu sacralisé par la
communauté et où chacun a la capacité d’entrer en communion avec des
forces qui le dépassent.
 
La distinction entre le profane et le sacré est si forte, si marquée que la
profanation d’un lieu sacré est considérée comme un délit. L’auteur de
l’acte transgressif de violation du sacré est sacrilège et il encourt, au-delà de
la punition sociale, une sanction des dieux qu’il a bafoués, même s’il ne
participe pas à la croyance incriminée.
Dans La Bête, Rudyard Kipling met en scène une histoire de ce type. Le
colon anglais qui profane un temple hindouiste par dérision est châtié par
les forces invisibles qu’il a défiées, bien qu’il n’y crût pas… Cela signifie
que la prégnance du sacré dépasse le libre arbitre et s’impose à l’individu,
pour ainsi dire malgré lui.
 
Le sacré, en dernière instance, trouve sa consistance au sein d’un vécu
subjectif intense qui se caractérise par une rencontre extraordinaire de
l’individu avec les puissances internes qui l’habitent et qui entrent en phase,
à un moment donné, dans un lieu déterminé, avec les puissances de la
réalité externe, les éléments dans ce qu’ils ont de brut et de premier.
Le sacré est la rencontre avec ce qui est à la fois fascinans et
tremendum, c’est-à-dire ce qui fascine et tout en même temps fait trembler
de terreur. Le sacré est un potentiel énergétique qui représente un
investissement émotionnel particulièrement élevé. Roger Caillois nous dit
dans L’Homme et le sacré que l’univers profane est un monde de choses,
tandis que l’univers sacré est un monde de forces.
 
Le sacré peut donc se comprendre psychiquement comme la charge
d’énergie inconsciente, de nature pulsionnelle, déposée sur une chose, une
personne ou un endroit déterminé qui leur confère une très forte puissance
d’attraction ou de répulsion. Pour le dire autrement, rencontrer le sacré,
c’est ressentir un ébranlement interne de tout ou partie des couches de
l’inconscient, un retentissement affectif d’attrait ou de rejet concernant
certaines choses du monde extérieur.

Le feu sacré
La première manière de délimiter le lieu sacré, le lieu où l’homme
échappe à son simple statut de mortel dans la mesure où il peut s’élever à la
dignité du divin, est de l’entourer de torches enflammées. Le flambeau qui
indique l’entrée du temple se dit en grec fané. Le feu symbolise à la fois la
lumière qui éclaire l’existence et la ferveur qui anime ceux qui désirent
entrer en relation avec le dieu.
Cette approche étymologique met l’accent sur le caractère princeps des
configurations matérielles qui président à la naissance du fanatisme : un lieu
et un feu. Un lieu pour que s’ancrent la croyance et les pratiques qu’elle
provoque et un feu pour lui conférer une force imaginaire qui va conduire à
l’embrasement intérieur. Mais comment passe-t-on de l’imprégnation du
sacré à la naissance du fanatisme ?
On est en droit de se demander, à ce moment du raisonnement, si le
sacré ne porte pas en lui le germe du fanatisme.
Fanaticus en latin signifie l’«  homme du temple  », c’est-à-dire
l’inspiré, celui qui est rempli d’enthousiasme, au point d’en être furieux, ou
celui que le délire qui l’habite pousse à l’extravagance. L’exemple le plus
frappant est celui des prêtres d’Isis, de Cybèle ou de Bellone, qui entrent
dans un délire sacré au cours duquel ils font couler leur propre sang. En fait,
cette représentation du fanaticus est loin d’être impartiale. On la doit à un
poète chrétien de la fin du IVe siècle après Jésus-Christ, Aurelius Clemens
Prudentius. On comprend mieux alors la charge portée contre les cultes
païens par cet auteur, à une époque où l’entreprise de christianisation de
l’Empire romain est à son apogée. Il importait de dénigrer les cultes les plus
populaires en les qualifiant de violents et de barbares avant de détruire leurs
sanctuaires et d’ériger en lieu et place des chapelles et des églises
consacrées à la nouvelle religion. Le culte était changé, mais l’emplacement
était pieusement conservé dans la mesure où il était porteur, en lui-même,
d’une puissance sacralisatrice. Tout se passe comme si s’opérait un transfert
de sacré d’un culte à un autre. Ainsi, ce qui compte est moins le contenu
représentatif et rituel que le contenant sacralisé dont la puissance est
inscrite dans le lieu même.
Les cultes cités par Prudentius qui pousseraient selon lui au fanatisme
ne sont pas des cultes proprement romains, même s’ils en revêtent parfois
l’apparence. Ils viennent d’Égypte et d’Asie Mineure et sont, à ce titre,
suspects d’irrationalité et de débordements affectifs. Du côté occidental de
l’empire, on serait porteur des valeurs rationnelles soumises à la maîtrise et
au contrôle du moi, alors que le côté oriental relèverait de l’excès (l’ubris
en grec) des forces pulsionnelles du ça. L’ordre chrétien vient se substituer
au désordre antérieur de religions multiformes et primaires. Le
monothéisme chrétien vient soumettre aux processus secondaires et à la
raison la « sauvagerie » des cultes anciens.
Qui sont ces premiers fanatiques décriés par le bien nommé
Prudentius ? Pourquoi peuvent-ils faire peur et pousser le peuple vers une
religion plus modérée ou, tout au moins, plus policée et soumise à un corps
de doctrine organisé ?

Les fous de Cybèle


Le culte de la déesse Cybèle est très ancien et trouve son origine en
Asie Mineure. Il s’est étendu peu à peu à l’ensemble du monde antique pour
prendre une place très importante dans l’Empire romain, juste avant
l’instauration hégémonique du monothéisme chrétien.
Figure maternelle archaïque, à l’origine, Cybèle est la déesse-terre,
déesse terrible et redoutée, dispensatrice des bienfaits de la nature, mais au
prix de sacrifices qui témoignent de sa puissance et de sa cruauté. On décrit
des cérémonies imposantes au cours desquelles tous les débordements sont
permis. À l’orée du printemps, la Nature reprend ses droits et rien ni
personne ne saurait freiner ses manifestations vitales. Les danses orgiaques
se multiplient sur les lieux du culte et les cérémoniants se laissent aller à la
ferveur sacrée.
On promenait la statue de Cybèle à travers les rues, au milieu de danses
effrénées, au son des cymbales, des tambours et des flûtes phrygiennes. Pris
de frénésie, certains adeptes s’émasculaient publiquement et déposaient
leurs attributs virils ensanglantés aux pieds de la déesse. De telles pratiques
impressionnaient les foules qui se ruaient le long du cortège. Des pouvoirs
de guérison étaient attribués à Cybèle lors de ces manifestations
spectaculaires. Les cérémonies qui s’étalaient du  15  au  27  mars étaient
marquées par une alternance spectaculaire de douleurs profondes et de joies
intenses. Le  15  avait lieu le sacrifice d’un taureau dont le sang devait
baigner les adeptes. Ce sacrifice prit, au cours du temps, une ampleur
particulière au sein de l’empire. Le  22  se déroulait le culte funèbre de la
mort d’Attis, l’amant de la déesse. Les prêtres recouvraient de bandelettes
un pin censé représenter le corps du dieu mort et procédaient à une
procession au cours de laquelle les signes patents du deuil comme les
chants et les pleurs devaient marquer les esprits. Puis le  24, on procédait
aux funérailles symboliques d’Attis et le pin était enterré. C’est à cette
occasion que les plus fanatiques s’infligeaient des blessures sanglantes et
que ceux qui voulaient accéder à la prêtrise suprême se châtraient en signe
de soumission définitive à la grande déesse et pour s’identifier à Attis. Le
25  avait lieu, dans une joie débordante, la résurrection du dieu et le pin
sacré était exhumé. Le cérémonial se clôturait le  27  mars par le bain
purificateur de Cybèle. Le caractère chatoyant et paroxystique de ce culte le
rendit très populaire, surtout chez les femmes qui se trouvaient rejetées
d’autres cultes, comme celui de Mithra, par exemple, exclusivement réservé
aux hommes.
Pour trouver l’origine de ces pratiques et leur signification, il faut
revenir au récit mythique qui rapporte la vie de Cybèle. Elle tombe
amoureuse du dieu Attis dont la beauté était célèbre dans toute la Phrygie.
Leurs amours sont sauvages et mouvementées. Un jour, Attis trompe
Cybèle avec une jeune nymphe. Pour se venger, la grande déesse frappe son
amant de folie qui, dans une excitation suprême, pratique l’autocastration. Il
meurt des suites de son geste. Dans sa mansuétude, Cybèle le fait renaître
sous la forme d’un pin, un arbre qui ne perd jamais sa verdure et qui
échappe ainsi au cycle de la mort et de la renaissance.
La corporation sacerdotale chargée du culte de Cybèle est devenue, au
fil du temps, extrêmement puissante. Le premier cercle était formé par des
eunuques, les galles. Ils avaient fait la preuve, par leur sacrifice, de leur
dévouement à la déesse. En sacrifiant leur virilité, ils devenaient les maîtres
du pouvoir dans les temples de Cybèle. On trouvait également des prêtres
ambulants, les hétragyrtes, qui promenaient sur les chemins la statue de
Cybèle à qui chacun pouvait, moyennant finance, demander la guérison de
ses enfants. Ils prédisaient aussi l’avenir et leur passage était attendu.
Les adeptes de la Grande Mère frappèrent l’imagination des foules par
leurs pratiques spectaculaires. Cependant, leur fanatisme ne touchait
qu’eux-mêmes et leur autosacrifice leur valait reconnaissance et pouvoir.
 
Les chrétiens ont rapidement mis fin au culte de Cybèle en détruisant
les temples et en édifiant sur les lieux mêmes des églises consacrées à la
nouvelle foi. Cependant, ironie du sort, les pratiques de mutilation en
l’honneur de Cybèle ont perduré dans certaines communautés chrétiennes,
mais cette fois-ci en l’honneur de Jésus-Christ. Les motivations n’étaient
évidemment plus les mêmes, mais le rite demeurait identique, comme si
avait eu lieu, lors du transfert de culte en certains endroits, une sorte de
contamination dans l’espace du sacré. Pour être sûr de remplir le vœu de
chasteté, le moyen le plus radical était de sacrifier ses attributs virils. On
mettait un terme définitif à la tentation en supprimant l’instrument de la
tentation. Ainsi naissait une forme nouvelle de fanatisme qui fut dénoncée
en son temps par la communauté ecclésiale, car ses conséquences risquaient
d’être funestes.
La secte des Valésiens, nommée également la secte des Eunuques, née
au début du christianisme, pratiquait le rituel de la castration pour attester
de l’adhésion du disciple à la vraie foi. Voici comment sont décrits les
Valésiens dans le Dictionnaire des hérésies paru à Paris en  1776  :
« Hérétiques qui se mutilaient et ne permettaient à leurs disciples de manger
rien qui ait vie, jusqu’à ce qu’ils fussent dans le même état. »
Le groupe s’inspirait d’Origène qui, pour faire taire la calomnie selon
laquelle il recevait des jeunes filles à son école, s’automutila. Cette
«  délicatesse  » d’Origène fut prise par certains comme un acte de vertu
extraordinaire et par les autres pour «  un excès de zèle irrégulier et
bizarre ». Une polémique s’ensuivit et Valésius, qui était né « avec une forte
disposition à l’amour », ne trouva pas « de moyen plus sage pour conserver
sa vertu et assurer son salut que celui qu’Origène avait employé pour faire
taire la calomnie ».
Rejeté par l’Église, Valésius se retira en Arabie avec le petit groupe
qu’il avait rassemblé autour de lui. La castration était pour eux le plus sûr
remède pour échapper au crime et être sauvé pour la vie éternelle. Ils
considéraient que «  tous les hommes qui ne se faisaient point eunuques
étaient dans la voie de la perdition  ». Aussi faisaient-ils tous leurs efforts
pour les convaincre. Mais «  lorsqu’ils ne pouvaient les persuader, ils les
regardaient comme des enfants ou comme des malades en délire dont il y
aurait de la barbarie à ménager la répugnance pour un remède infaillible
quoique désagréable. Les Valésiens regardaient donc comme un devoir
indispensable de charité chrétienne de mutiler tous les hommes dont ils
pouvaient s’emparer et ne manquaient point à faire cette opération à tous
ceux qui passaient sur leur territoire qui devint la terreur des voyageurs… »
Il fallut que le concile de Nicée interdît de telles pratiques pour se
prémunir de la contagion des principes de Valésius. Le neuvième canon
qu’il édicta défendit de recevoir dans le clergé tous ceux qui se mutilaient.
On le voit avec Valésius, lorsque la cause est réputée juste, il devient
possible et même prescrit pour l’adepte de faire violence à autrui. Aucune
réticence n’apparaît dans ce passage de l’autoagression à l’hétéroagression,
bien au contraire. L’expression «  par devoir de charité chrétienne  », bien
qu’elle paraisse savoureuse aujourd’hui, n’en demeure pas moins terrible
quand on sait combien certains en firent usage par la suite, notamment les
inquisiteurs. À partir du moment où le surmoi couvre l’opération, la
violence brute, sans frein ni limite, la violence primordiale peut développer
toutes ses formes et ses raffinements. Si une infime partie des adeptes de
Cybèle s’automutilaient dans une pratique ritualisée de la transe, en
revanche la mutilation devient collective et systématique chez les Valésiens
et prend un caractère généralisable. Un seuil est franchi ainsi dans le
fanatisme.

Les illuminés d’Isis


Isis est l’une des figures emblématiques du panthéon égyptien. Si, dans
les premiers temps, elle n’a pas de culte propre, elle acquiert au fil des
siècles de plus en plus de place pour avoir, à la basse époque, des temples
qui lui sont spécialement consacrés, notamment à Gizeh et dans l’île de
Philae.
À l’époque romaine, son culte se répand dans tout l’empire et remporte
un vif succès, en grande partie, semble-t-il, chez les femmes. Ainsi, Juvénal
est l’un des premiers à être frappé par le fanatisme des initiées isiaques. Il
les décrit dans les Satires, à Rome en plein hiver, allant casser la glace du
Tibre pour se plonger par trois fois la tête dans l’eau glacée. Puis, nues et
frissonnantes, elles traversent le grand champ de Tarquin, sur leurs genoux
ensanglantés.
Un tel excès de dévotion a marqué les premiers chrétiens qui y voyaient
les outrances du paganisme et de la superstition. Mais l’histoire nous a
montré combien de telles pratiques excessives ont contaminé le monde
chrétien, notamment dans le culte marial à Lourdes ou à Fatima par
exemple. Les ressemblances entre Isis, mère d’Horus sauveur de
l’humanité, et Marie, mère de Jésus le Rédempteur sont plus que
troublantes, à croire que la première a fortement inspiré la seconde. Il est
vrai qu’aux débuts du christianisme, le culte isiaque était fortement répandu
et populaire aux quatre coins de l’empire. Pour supplanter un tel culte, il
fallut nécessairement lui faire quelques emprunts.
Isis était peu à peu devenue la déesse mère aux pouvoirs universels.
Elle est d’abord mère nourricière et on la représente en train d’allaiter son
fils Horus. Mère protectrice et dispensatrice de la fécondité, elle est aussi
celle qui possède l’attribut de la puissance politique, le trône. Elle
symbolise également le pouvoir de l’amour et de la fidélité dans l’union.
Enfin, elle occupe une place privilégiée dans les rites funéraires puisque
c’est elle qui assure le passage à une vie nouvelle après la mort et qu’elle
détient les clés du destin de chacun.
On comprend que prêtres et prêtresses se pressaient pour honorer une
déesse aussi prestigieuse et auréolée de tant de puissance. Du prophète qui
était le premier dignitaire du clergé aux pastophores qui étaient préposés
aux statues, qui les habillaient selon les saisons et les cérémonies, qui les
promenaient dans les processions et qui, quotidiennement, ouvraient les
portes du temple et tiraient les rideaux pour que les dévots puissent vénérer
la Mère sacrée, une kyrielle d’officiants habitait les lieux sacrés.
Pour être initié aux mystères d’Isis, le cheminement était long et semé
d’embûches et, si l’on en croit Apulée dans les Métamorphoses, par là
même d’un coût élevé. L’initiation était secrète et nous ignorons tout des
cérémonies qui présidaient à la naissance du nouvel adepte. Seuls étaient
publics les grands rituels du printemps et de l’automne, qui avaient lieu
début mars et fin octobre.
Le premier rituel représentait le voyage d’Isis. Un long cortège bigarré
et animé au son des sistres et des tambours se rendait jusqu’au bord de la
mer, à Ostie ou à Pompéi, et un bateau richement décoré était lancé sur les
flots pour marquer la nouvelle saison de la navigation. Isis était appelée
pour l’occasion de l’un de ses mille noms : Stella maris, l’étoile des mers.
Les robes des initiés étaient en lin blanc, mais les habits de la déesse et des
prêtres les plus gradés étaient très chamarrés afin de rendre compte des
rôles multiples que jouait la grande Isis.
Le second rituel célébrait l’histoire d’Osiris, frère et époux d’Isis. On
pleurait et on se flagellait au moment où le terrible Seth tuait son frère, le
découpait en morceaux et le jetait au Nil. Puis, le lendemain ou le
surlendemain, on exultait de joie et on laissait déborder son amour quand
Isis, sous les traits d’un vautour, redonnait, grâce au battement de ses ailes,
le souffle au corps remembré de son époux incestueux et s’unissait à lui
pour concevoir le divin Horus.
Les chrétiens s’offusquèrent des débordements isiaques.
Ils n’en retinrent qu’une forme spiritualisée mais très proche, celle de la
fécondation de Marie par le souffle du Saint-Esprit symbolisé par une
colombe. Et Jésus né de cette union sacrée aura, comme Horus, une mission
salvatrice envers l’humanité. Un tel rituel faisait alterner dépression et
exaltation – comme nous l’avons déjà rencontré chez les adeptes de Cybèle
autour de la mort et de la résurrection d’Attis. Le christianisme, là encore
semble-t-il, a repris ce mouvement cyclothymique dans la célébration de
Pâques : abattement le vendredi saint pendant la passion de Jésus et gaieté
retrouvée le dimanche au moment de la résurrection. La différence est qu’au
passage les sentiments de peine et de joie ont perdu leur exubérance en
devenant des éprouvés internes, essentiellement exprimés par la musique et
les chants sacrés.
Pour en terminer avec Isis, on peut dire que les fanatiques qui lui sont
dévoués ressemblaient beaucoup à ceux que nous avons vus jusqu’ici,
même si le contenu des mythes et des rituels symboliques restent différents.
Leurs excès sont manifestes et spectaculaires, mais se limitent aux dévots,
aux initiés et à leur encadrement clérical.

Les furieux de Bellone


Le troisième et dernier modèle du fanatisme évoqué par Prudentius est
celui lié à la déesse Bellone. D’origine orientale, cette divinité est
totalement vouée à la guerre. À Rome, les ambassadeurs étrangers étaient
reçus dans son temple. La « colonne de guerre » qui était placée en avant du
temple servait à symboliser les déclarations de guerre. On jetait une lance
par-dessus qui signifiait le début des hostilités. On comprend qu’une cité
aussi belliqueuse que Rome ait voué un culte fervent à cette déesse.
Elle fut importée à Rome par Sylla, lors de son retour d’Orient. Bellone
était honorée à Comana, en Cappadoce, où un immense temple lui était
consacré, avec des milliers de prêtres et d’officiants. Les Romains tenaient
à s’approprier tout ce qu’il y avait de grand et de prestigieux dans les autres
nations, au moment où ils les intégraient dans l’empire. C’est ainsi que
Bellone fut « annexée » à la suite de Cybèle. D’ailleurs, au fil du temps, de
nombreuses assimilations furent opérées entre les deux cultes, si bien qu’il
est parfois difficile de les différencier tant les deux cultes se sont faits
d’emprunts réciproques.
Bellone est la compagne de Mars. C’est elle qui attelle et qui conduit
son char durant les batailles. Elle est décrite comme une femme exaltée par
le combat, sa chevelure de serpents sifflant au-dessus de sa tête, le feu dans
les yeux, tantôt faisant claquer le fouet, tantôt brandissant une lance
ensanglantée. Elle est entourée ou précédée par trois figures emblématiques
de la destructivité : la Discorde, l’Épouvante et la Mort. Son cortège furieux
ravage, brûle, anéantit tout sur son passage. Proche du culte de la Grande
Mère Cybèle, Bellone est réputée pour ses orgies sanglantes qui font
accuser ses disciples de fanatisme.
Au cours des cérémonies, les prêtres se tailladent les membres pour
asperger de leur sang la statue de la déesse. Puis, le recueillant dans la
paume de leurs mains, ils l’offrent à boire aux adeptes, pratiquant ainsi le
rite de la communion par le sang. C’est là aussi le même rituel que les
chrétiens reprendront dans l’eucharistie, en l’épurant et en le symbolisant
sous la forme du vin.
Les prêtres de Bellone usaient encore d’autres mises en spectacle
ritualisées pour frapper les esprits. Ils se déguisaient en animaux pour
simuler des combats, et représentaient des meurtres sanglants au son des
trompettes et des tambours. Enfin, le Taurobole, hérité de l’ancien culte de
Mithra, marque la nouvelle naissance de l’initié. L’impétrant est allongé
dans une fosse où il meurt à sa vie antérieure pour renaître, vivifié par le
sang du taureau égorgé au-dessus de lui. Le baptême par le sang est l’une
des formes les plus archaïques de l’appropriation de la force et de la vigueur
de l’autre, animal puissant ou guerrier farouche.
 
À travers ces exemples de rituels antiques, on voit combien la violence
pulsionnelle, qui lie puissance de vie et puissance de mort, est mobilisée et
aussi canalisée dans ces premières expressions du fanatisme. L’exaltation de
l’adepte, poussée à son paroxysme, cherche des exutoires et les trouve dans
des actes ritualisés qui sont des premières mises en symbolisation. C’est
quand il quitte son expression ritualisée que le fanatisme débouche sur
l’horreur, c’est-à-dire ce qui n’est plus en mesure d’être contenu, la violence
pure, sans contrôle, ni limites.

Une inspiration guidée par la ferveur


Au terme de ce premier parcours se dessine la figure de l’inspiré ou de
l’exalté comme la forme la plus archaïque du fanatisme. L’exalté est celui
qui ne s’appartient plus puisqu’il est sous l’emprise de la divinité à laquelle
il croit et à laquelle il s’est consacré. On peut dire littéralement qu’il est
enthousiaste, c’est-à-dire qu’il a le dieu en lui. Le processus psychique
mobilisé est celui de l’identification primaire.
L’individu incorpore l’objet sans pour autant se l’assimiler. En somme,
il ne s’appartient plus et, lorsqu’il est en transe, c’est l’autre qui parle en
lui. Il est devenu le medium de l’être sacralisé  –  figure supérieure
immatérielle mais bien réelle  –, qui parle par sa bouche et agit par son
corps. Les paroles qu’il profère, les gestes qu’il accomplit lui sont dictés de
l’intérieur par l’entité transcendante, l’esprit qui a pris son être pour
demeure provisoire.
L’état dans lequel se trouve ainsi l’adepte fanatisé est un état de survol
maniaque. L’exaltation extrême l’anime et il est entièrement mû par un
fantasme de toute-puissance. Il a l’impression de pouvoir tout maîtriser et
de pouvoir tout faire, par-delà le sentiment de réalité et, surtout, par-delà le
sentiment de moralité. Les notions de bien et de mal s’estompent et il est
seulement sensible à ce qui lui est dicté par la volonté du dieu ou ce qu’il
croit être sa volonté. Il n’est plus confronté à son for intérieur, son propre
jugement, mais purement et simplement au désir de se conformer corps et
âme, de se soumettre passivement à l’injonction supposée du dieu.
Un tel état d’union au principe sacré et à ses exigences correspond à un
état de non-appartenance à soi, par soumission masochiste à l’objet. Pour
marquer de manière intangible son acceptation de la présence interne de
l’autre, le sujet commence par retourner la violence pulsionnelle exprimée
dans les mouvements externes d’exubérance et d’exultation contre lui-
même en s’infligeant des blessures ou des mutilations. Il est bien «  pris  »
par le dieu puisqu’il accepte en son nom de souffrir dans sa propre chair.
L’autoagression est la marque archaïque, la signature en quelque sorte de
l’inspiration divine qui peut ainsi être reconnue et attestée par les autres
adeptes. L’homme ou la femme qui est capable d’un tel renoncement à son
ego au profit de sa croyance est digne de foi et de respect à l’intérieur de la
communauté d’appartenance et devient, de ce fait, lui-même une figure du
sacré. Sa personne est vénérable et vénérée et il est reconnu comme
intercesseur efficient auprès du dieu. Il devient révérend, c’est-à-dire figure
symbolique déléguée par la communauté pour la représenter parce qu’il est
d’abord révéré pour sa capacité réelle, visible et tangible, d’entrer en
contact avec le dieu et de transmettre ses messages, grâce au mécanisme de
la transe extatique.

La transe
« Entrer en transe » originairement signifie « avoir une vision ». Si la
transe se caractérise, pour l’observateur objectif, par des gestes désordonnés
du sujet, des convulsions caractéristiques, des propos outranciers, des cris et
des chutes, elle se manifeste essentiellement du point de vue interne, par
des vécus hallucinatoires, qui sont directement ou indirectement en lien
avec les croyances du sujet. S’il croit aux esprits, il verra l’esprit du marais,
l’esprit de la forêt, il s’identifiera à un aigle, à une panthère ou à tout autre
animal totémique.
La transe est de nature hypnotique et, à ce titre, elle renforce le pouvoir
de la croyance chez le sujet, car elle accroît sa réceptivité et développe la
sensation de communiquer avec une autre réalité.
On distingue une transe forte aux manifestations spectaculaires
impressionnantes au cours de laquelle le sujet se livre à des gesticulations
généralisées qui le mettent littéralement hors de lui et une transe légère
moins expressive au-dehors, mais d’une intensité aussi importante au-
dedans quant aux images et aux représentations.
La transe douce est d’inspiration lunaire, elle est incarnée par la Sibylle
dont les oracles sont mystérieux et prêtent aux multiples interprétations.
C’est la solennité et la gravité des lieux où elle s’exprime qui imprègnent
les vérités qu’elle profère. Elle est l’une des rares formes du sacré que la
chrétienté ait conservée. La transe sibylline reste une médiation de nature
« convenable » pour porter le message divin.
À l’inverse, la transe dure est représentée par la Pythie. Pour solaire
qu’il soit, l’oracle d’Apollon que représente la Pythie est l’objet d’une mise
en scène qui n’a d’égale que la propagande qui était faite à l’époque antique
autour des sanctuaires de Delphes. La Pythie tire son nom du fameux
serpent noir, symbole des mondes souterrains, qu’Apollon avait terrassé.
Elle officie sur un trépied installé au-dessus d’une bouche d’ombre d’où
émanent d’étranges vapeurs. Sitôt qu’une question lui est posée, elle
commence à se contorsionner dans tous les sens en poussant des cris
rauques. Puis, de la voix caverneuse des possédés, elle se met à articuler des
propos surprenants mais incompréhensibles que seuls les prêtres du culte
vont pouvoir décrypter.
Tout est organisé pour saisir émotionnellement le quémandeur de
l’oracle et dramatiser la réponse qui lui est faite. Les vapeurs sulfureuses
montant de la terre inspiraient d’autant la Pythie qu’elles avaient un pouvoir
psychotrope certain. L’ensemble contribuait à la théâtralisation du sacré et à
la puissance groupale de ceux qui l’organisaient, dans la mesure où ils
parlaient quasi directement à l’inconscient de ceux qui venaient consulter
l’oracle.
De façon générale, la transe, selon l’ampleur de ses manifestations, a un
pouvoir communicatif évident susceptible d’avoir un effet d’embrasement
sur un groupe sur le mode de la contagion hystérique, sans passer par le
stade de la réflexion et du raisonnement. Par ce biais, les contenus de
croyance et les pratiques qu’elle sollicite se transmettent de façon beaucoup
plus sûre et durable que par les canaux conscients de communication.

Le fanaticus, un déviant du sacré


Fort de ces éclaircissements, il est aisé de saisir la logique interne qui
conduit à l’état de « folie furieuse » si souvent décrite par les observateurs
de l’époque.
Rappelons pour commencer que la folie dont il est question ici n’a rien
de commun avec l’aliénation mentale, si ce n’est les manifestations externes
d’agitation motrice, de gestes insensés et de propos incohérents pour celui
qui occupe la position d’observateur lucide et non impliqué dans le système
de croyances de l’individu.
La fureur de l’adepte est proportionnelle à sa ferveur. Plus il est
convaincu de la présence en lui de la divinité invoquée, plus il va se livrer à
des agissements qu’il ressent en accord avec ses visions. Le délire dont il
fait montre n’est pas en lien direct avec un fonctionnement psychique
individuel déréglé ou déconnecté de la réalité, mais dirigé par une sorte de
programmation préétablie et codée par la communauté croyante de
référence.
Pour celui qui a choisi le sacerdoce et qui s’est consacré totalement à
son dieu d’élection, l’imprégnation doctrinale est telle qu’elle est devenue
vitale pour lui. Il est prêt à tout mettre en œuvre pour témoigner de sa foi et
en administrer la preuve par la mise en spectacle de sa propre dévotion.
Le fanaticus, autre dénomination possible de l’inspiré, est capable
d’aller jusqu’à l’autosacrifice, afin de signifier la présence du dieu en lui.
Cela va de la blessure volontaire, de la scarification jusqu’à la mutilation.
Mais jamais à ce niveau le sacrifice de soi n’est total. Il demeure partiel,
même s’il peut aller jusqu’à des amputations remarquables, comme la
castration. Cette mort symbolique représente non seulement un
renoncement définitif au plaisir charnel de l’orgasme, mais également un
renoncement à la perpétuation de soi par la transmission générationnelle. Ce
double sacrifice est la plupart du temps consenti sur la base d’une
conviction affirmée : l’individu pense renaître dans une autre vie avec une
vigueur renouvelée capable de renflouer pleinement son narcissisme
défaillant.
Le fanaticus s’applique à lui-même la souffrance et la destruction. Il
tente d’affirmer par là la profondeur de son attachement à la croyance en en
fournissant les signes tangibles. Cela se comprend dans un but de
renforcement des croyances du groupe réuni. De plus, une telle
démonstration par le geste peut frapper l’esprit des non-adeptes et opérer
une séduction inconsciente qui se traduit par un rapprochement de la
croyance et un attrait de plus en plus irrésistible pour la communauté des
pratiquants.
On voit déjà comment s’organisent et prennent sens les agissements de
ce premier type de fanatisme. Le sujet fanatisé est tellement saturé de
croyance qu’il est quasi contraint de poser un acte pour éviter l’explosion
interne qui risquerait d’engendrer un trop-plein de certitude. Et la violence
de l’acte posé est à la mesure de l’imprégnation des représentations
internalisées. Plus le fanaticus est sous la loi de la divinité qui l’habite, plus
il a besoin de mettre la réalité extérieure en conformité avec sa croyance.
Verser son sang, se mutiler montre à autrui combien le sujet est convaincu
par sa foi. Se sacrifier partiellement revient à apporter la preuve d’un
engagement en parfaite harmonie avec la puissance suprême du dieu. Ce
qui prime dans l’inspiration fanatique, c’est la place excessive qu’occupent
l’expression émotionnelle et l’irrationalité, qui signent la prévalence de
l’inconscient dans les attitudes et les comportements. Mais, finalement,
n’oublions pas que toutes les manifestations délirantes ici rencontrées sont
canalisées collectivement et cadrées par la rencontre de la croyance avec le
sacré.
Chapitre 2
Le possédé :

 une croyance qui aveugle


«  On parle toujours de “fanatisme aveugle”, comme s’il y
avait des fanatismes clairvoyants. »
André FROSSARD,
Les Pensées.

La figure du possédé se retrouve à n’importe quel moment de l’histoire,


même si elle apparaît plus fréquemment à certaines périodes, notamment
lorsque les valeurs fondatrices de l’ordre social ne sont plus à même de
mobiliser les énergies individuelles. Si la morosité s’installe, si l’apathie
gagne, alors le temps est venu de ceux qui veulent ranimer les convictions
et créer un soubresaut salvateur.
C’est l’âge d’or du possédé.
Le possédé est porté tant physiquement que psychiquement à la
surexcitation qui le pousse à sortir de lui et à agir sur l’extérieur. Le possédé
est un fanatique bien particulier qui a besoin de répandre hors de lui la
conviction qui l’habite. Il cherche à faire entendre sa voix et surtout à poser
des actes qui marquent l’existence de sa foi intérieure. Il veut attester du
bien-fondé de sa croyance et met en œuvre sa passion, au nom du chef ou
du dieu qui guide ses pas, qui programme ses gestes et qui
l’instrumentalise, avec son consentement tacite ou clairement exprimé.

Dionysos, le dieu de la possession


Les pratiques religieuses liées à l’image mythique de Dionysos mettent
en évidence la manière dont on passe de l’état de simple inspiration à l’état
de possession.
Plus que ceux précédemment cités, le culte de Dionysos entraîne les
adeptes dans des pratiques extrêmes qui ne les mettent pas seulement en
cause mais qui risquent de les faire basculer dans la transgression. La fureur
sacrée qui s’empare des sujets les coupe de leur jugement et de leur propre
contrôle, si bien qu’ils sont souvent conduits à des violences plus ou moins
ritualisées.
Dans le culte de Dionysos, les rites d’initiation, les cérémoniaux et les
sacrifices étaient frappés du secret ; on a du mal à les reconstituer et surtout
à comprendre comment l’exaltation programmée amenait inexorablement
aux passages à l’acte sexuels ou meurtriers.
Dionysos est connu pour être le dieu du vin et du délire mystique. Ces
deux attributs sont intimement liés. L’accès à l’état mystique est le résultat
même de la folie générée par l’ivresse. Dionysos est le fils de Zeus et de
Sémélé. Le roi des dieux se change en homme pour séduire la belle
mortelle. Mais Héra, l’épouse jalouse, veille et monte un des plans
machiavéliques dont elle a le secret pour perdre la nouvelle conquête de son
mari volage. C’est alors que les choses se compliquent et que Dionysos
devient un être hors du commun, un être intermédiaire dont l’étrange
destinée se déroule entre les hommes et les dieux.
Héra persuade Sémélé de demander à son amant de se révéler à elle
sous sa véritable apparence afin de lui prouver qu’il n’est pas un être
maléfique ou monstrueux. Devant le refus de Zeus, elle lui interdit sa
couche. Furieux, Zeus apparaît en majesté avec son attribut majeur, la
foudre. Frappée par l’éclair divin, Sémélé s’embrase et se consume.
Hermès, le dieu messager, intervient à temps pour sauver l’enfant que
porte en elle Sémélé et il l’implante dans la cuisse de Zeus. On imagine mal
le père des dieux en mère porteuse, pourtant cette féminisation met en
lumière la place centrale de la bisexualité qu’on va retrouver constamment
présente dans l’histoire de Dionysos.
Hermès joue le rôle de sage-femme et accouche son père de Dionysos,
le « deux fois né » ou selon une formulation plus métaphorique « le fils de
la Double Porte ».
Malgré cela, Dionysos ne saurait se réduire à cette filiation, somme
toute, trop humaine. Il porte en lui autre chose, quelque chose qui symbolise
la démesure, l’excès, le débordement pulsionnel dont sont capables les
humains, quelque chose qui est au fond le germe du fanatisme, et dont
l’origine se situe dans la part la plus trouble du psychisme.
Dionysos est confié à Athamas, roi d’Orchomène et à la reine Ino.
Celle-ci le cache dans le quartier des femmes et l’élève comme une fille,
afin de tromper Héra. Mais, ayant découvert la supercherie, Héra se venge
cruellement. Elle frappe Athamas de folie et ce dernier, dans son délire, tue
son propre fils Léarchos en croyant qu’il s’agissait d’un cerf. Hermès sauve
une nouvelle fois l’enfant de la Double
Porte, le transforme en chevreau et le confie aux nymphes du mont
Hélicon qui le dérobent aux yeux de tous et l’élèvent au fond d’une
caverne. Et c’est au cours d’une de ses promenades sur le mont Nysa qu’il
invente le vin ; il doit à ce lieu sacré la seconde partie de son nom, Nysos.
De cette enfance protégée, Dionysos tire deux de ses traits majeurs :
– le développement de sa part féminine qui cultive son goût pour les
parures, la musique et la danse ;
– sa familiarité avec le monde sauvage de la forêt, les arbres, la vigne
et les fauves.
Mais ce n’est pas pour autant une vie sereine et douce qui l’attend, bien
au contraire. De par sa nature et les circonstances, Dionysos devient le
porte-parole de la puissance des sens et des pulsions.
L’existence de Dionysos s’annonce sous les meilleurs auspices au son
des flûtes et dans un cadre idyllique. Mais c’est compter sans l’acharnement
d’Héra. Malgré les cheveux longs du jeune homme et ses accoutrements,
elle le reconnaît et le frappe à son tour de folie.
Le mythe, à l’image de l’existence humaine, ne saurait se limiter à des
épisodes heureux. Il mêle à la vie des héros et des dieux tous les travers et
toutes les pathologies, offrant de la sorte des lignes symboliques appuyées
pour la compréhension de la vie psychique inconsciente.
La folie accompagne Dionysos au long de ses nombreux périples et elle
est, croyons-nous, la caractéristique centrale liée à son image. Il est le
maître des forces nocturnes qu’il se complaît à attiser chez tous ceux et
surtout toutes celles qu’il rencontre.
Rendu fou, Dionysos a le pouvoir de rendre fou. Il est en mesure de
retourner en puissance active ce qu’il a reçu passivement, en punition de sa
naissance divine. Condamné à la folie et à l’errance, il communique
fusionnellement, comme par contagion, l’égarement et le dérèglement des
sens.
Le fanatisme dionysiaque, généré par la folie sacrée qu’il inspire, se
répand chez les adeptes au cours des cérémonies qui lui sont consacrées.
Devenu adulte, Dionysos apparaît à présent sous sa forme la plus
familière. Il est installé dans un char tiré par des panthères. Il a les cheveux
bouclés et porte une longue robe, à l’orientale. Près de lui se tiennent les
Satyres et les Ménades, chantant et dansant au son des flûtes, des cymbales
et des tambours. Leur arme de prédilection est le thyrse, un bâton entouré
de lierre et surmonté d’une pomme de pin. Malgré son allure champêtre, cet
instrument a des pouvoirs redoutables. Il est un javelot pour frapper les
proies dans la forêt et les tiges des lierre peuvent devenir serpents. Les
objets bucoliques dont s’entoure le dieu sont aussi chargés de semer la
terreur. La joyeuse sarabande est héritée du passage de Dionysos en Phrygie
auprès de Cybèle. On remarque ici les signes caractéristiques du
chamanisme primitif dont est issu le corybantisme et dont le dionysisme est
une prolongation. Le corybantisme correspond à une série de danses
ritualisées par les prêtres de Cybèle, qui visent à canaliser les énergies
inconscientes au profit de la divinité invoquée. Le culte de Dionysos
instaure une reprise de ces rites de possession en les infléchissant du côté
d’une instrumentalisation des adeptes au service de l’oligarchie religieuse
nouvellement mise en place. À l’inverse de l’exorcisme au cours duquel le
prêtre s’ingénie à chasser le démon venu habiter le corps du disciple, la
sarabande ici orchestrée consiste en un adorcisme, dont le but est de faire
alliance avec la divinité pour s’en attirer les faveurs. Si l’initié aux mystères
de Dionysos y trouve un bénéfice personnel, dans la mesure où il trouve là
un mode d’expression contenu de sa fureur interne, en revanche il subit la
manipulation du groupe qui l’utilise pour sa propagande et l’extension de
son influence. La transe et le vin se conjuguent pour fanatiser les initiés et
assurer la puissance du culte et marquer, par tous les moyens, son
implantation dans le corps social. Avec Dionysos apparaissent le fanatisme
de possession et la mobilisation aveugle dont les ressorts psychiques sont
toujours actifs de nos jours. Le vin et la transe vont assurer partout la
présence reconnue et vénérée du dieu.
On ne saurait manquer de souligner, comme beaucoup l’ont déjà fait,
les ressemblances troublantes de l’histoire de Dionysos avec celle de Jésus.
La communion en Jésus-Christ est la reprise symbolique du meurtre et de la
dévoration rituelle du corps divin. Dionysos, comme Jésus, est le fils de
Dieu et il naît du corps d’une femme vierge, par l’opération du Saint-Esprit,
c’est-à-dire ici l’Éclair divin. Ayant payé leur faute, l’un comme l’autre
retournent au Ciel pour siéger à la droite du Seigneur. Un tel parallèle issu
du syncrétisme religieux montre à l’évidence la source unique de nature
psychique de ce qui constitue le sacré et qui est projeté dans les croyances
et les rites.

Dionysos et Penthée : entre ordre et déraison


Le retour de Dionysos à Thèbes a une portée symbolique toute
particulière, d’autant qu’il a été magnifié par l’étonnante tragédie
d’Euripide, Les Bacchantes. On y suit par le menu une intrigue complexe
où s’entremêlent les conflits internes d’une famille à la généalogie troublée
et les pratiques orgiaques d’un culte qui conduit à une dérive fanatique par
possession.
Dès le prologue, le décor est planté. Dionysos entre seul sur scène et
annonce ses intentions. Il se présente d’emblée non comme un dieu au-
dessus de la mêlée humaine, mais bien comme un chef de parti religieux qui
veut imposer un culte nouveau. Le caractère paradoxal de cette démarche
est qu’il se donne comme celui qui vient « rétablir l’ordre ». Comme dans
nombre de tentatives dogmatiques et intégristes, la nouveauté religieuse
n’est qu’un désir de restauration de pratiques anciennes dont la seule vertu
est le caractère d’ancienneté. L’ordre dionysiaque est le retour au culte
naturel de la Grande Mère Cybèle.
Mais en deçà du conflit religieux se situe une affaire de famille.
Dionysos a traversé triomphalement l’Asie Mineure avant de pénétrer à
Thèbes, et ce n’est pas pour rien qu’il choisit cette cité. En effet, Thèbes est
le lieu de sa première naissance et la patrie de sa mère. Dionysos fait son
entrée juste devant le tombeau de Sémélé « la foudroyée » et il montre au
public les ruines encore fumantes de sa maison, « car la flamme de Zeus y
est toujours ».
C’est ici que doit s’achever le voyage initiatique et que s’opère le
passage du récit merveilleux à la réalité de la pratique religieuse  : la
conversion du héros mythique en prêtre, c’est-à-dire en serviteur zélé d’une
religion.
Dionysos cherche à convaincre et il teste d’abord sa méthode sur ses
tantes  : «  C’est pourquoi je les ai piquées d’un aiguillon de frénésie,
obligées à fuir leur demeure. Elles vivent dans la montagne, délirantes,
forcées par moi de revêtir la livrée de mes fêtes. »
Peu à peu, les autres femmes de Thèbes les ont rejointes au milieu des
« sapins verts et des rochers ». Mais cela ne suffit pas à Dionysos et c’est
peut-être là la nouveauté de son culte par rapport à celui de Cybèle : il doit
s’imposer à l’intérieur de la cité et pas seulement au cœur des forêts. La
ville a cru pouvoir s’émanciper du monde sauvage. Dionysos vient pour
rétablir l’ordre, c’est-à-dire rappeler la vie policée à ses origines perdues.
On ne peut évacuer totalement le monde primitif de la pulsion et il arrive
les pires malheurs si l’on ne laisse aucune place pour l’expression de la vie
souterraine inconsciente.
Voilà le message profond de Dionysos. Mais il se présente ici sous les
traits humains d’un prêtre à l’allure équivoque qui raisonne en chef de
parti : « Il faut que cette ville apprenne, qu’elle le veuille ou non, ce qu’il en
coûte de prétendre ignorer mes mystères.  » Et il ajoute que, si Thèbes lui
oppose la force des armes, il répondra par la force des armes et lancera les
Ménades et ses compagnes lydiennes armées de leurs thyrses à l’assaut de
la ville. C’est la guerre religieuse que prône le dieu et pas seulement la
propagation «  joyeuse  » de ses croyances. Le monde paradisiaque qu’il
propose (le retour à la nature) s’accompagne d’une vengeance implacable
envers ceux qui n’ont pas cru et qui ont eu l’audace de s’opposer à lui.
L’arrivée du paradis ne va pas sans l’application de la terreur et les disciples
du dieu vont être manipulés pour devenir les instruments de cette terreur.

La démence d’un ordre social rigide


Entrent en scène Tirésias, puis Cadmos – le fondateur de Thèbes –, tous
deux parés de la robe orientale et la tête recouverte de lierre. Ils sont prêts
pour se rendre aux bacchanales et n’ont pas de mots assez suaves et
révérencieux pour vanter leur nouveau maître. Leur choix de vénérer
Dionysos et de se soumettre à ce nouveau culte n’est pas pour eux un coup
de tête ni un aveuglement. Ils ont mûrement réfléchi leur engagement et le
présentent comme un acte de sagesse car les pratiques orgiaques sont en
conformité avec les anciennes coutumes. Et Tirésias de conclure :
« Les traditions héritées de nos Pères, vieilles comme le monde, aucun
raisonnement ne les renversera, quelque découverte que fassent les plus
profonds esprits. »
Sur ces entrefaites arrive le jeune roi Penthée, cousin de Dionysos, qui,
se targuant de modernité, raille les deux vieillards et leur accoutrement
ridicule. Ils veulent jouer les jeunes gens pour aller rejoindre ces femmes
qui se livrent à la lubricité au cœur des forêts. Il leur annonce d’ailleurs
qu’il a fait enchaîner les Bacchantes qu’il a surprises dans la ville et qu’il
les a fait conduire dans les prisons publiques. Il ajoute : « J’aurais tôt fait de
mettre fin à ce délire criminel. » Pour lui, le jeune prêtre efféminé qui excite
les Thébaines n’est rien d’autre qu’un charlatan qu’il va faire mettre à mort.
Inciter les femmes à boire du vin signifie que «  dans le rite, tout est
malsain ». Tirésias ne se laisse pas impressionner par cette argumentation et
cet appel à la force publique. Il appelle Penthée à la prudence  : «  Un
homme intrépide qui s’entend à parler mais qui manque de jugement est
dangereux dans un État. » Cette réponse sonne comme une maxime à valeur
universelle et montre combien la pièce d’Euripide peut être lue de façon
contemporaine. Tirésias poursuit en affirmant que tout État doit respecter
deux divinités primordiales : Déméter, car c’est elle qui fournit les produits
de base pour la subsistance, et Dionysos, car c’est lui qui guérit par le vin
les souffrances humaines en procurant le sommeil et l’oubli.
Ce qui est dit dans un langage symbolique par Tirésias correspond au
fond à la fameuse formule de l’État romain pour apaiser le peuple  : «  Du
pain et des jeux  » (panem et circenses). On se rend aisément compte
combien la formule reste actuelle. À la seule différence que la formulation
que donne Tirésias est de nature religieuse. Il précise  : «  Sache aussi que
Bacchos est divin : la fureur qu’il inspire a, comme la démence, un pouvoir
prophétique. » S’opposer au pouvoir de la religiosité est donc pour Tirésias
une preuve de déraison : « Ta démence, Penthée, est la pire de toutes. Nul
philtre ne peut te guérir, mais j’en vois un qui est aux sources de ton mal. »
Quel est ce philtre qui pousse Penthée à un excès de raison
déraisonnante  ? Euripide ne le précise pas et il laisse la porte ouverte à
toutes les conjectures. Il y a bien des choses qui peuvent entraîner un roi à
perdre la juste mesure des choses. Est-ce l’ivresse du pouvoir, ou est-ce
plutôt une morale excessive qui entraîne une tendance morbide à la
censure ? La suite nous éclairera à ce sujet.
Cadmos essaie à son tour de ramener Penthée à une plus juste
appréciation de la situation. Il lui fait comprendre qu’il n’est, pour sa part,
nullement convaincu par Dionysos, mais qu’il faut jouer le jeu des rituels
religieux et faire semblant de croire pour éviter le pire. Il avance l’argument
du moindre mal  : les dégâts causés par les orgies sont peu de chose au
regard du maintien de la cohésion sociale. Mais rien n’y fait. Penthée reste
figé dans sa résolution de fermeté. L’obscurantisme doit céder à la lumière
de la raison, fût-ce par la force. Il envoie les gardes détruire les signes du
rite et leur demande de capturer l’étranger qu’il veut exécuter. Devant tant
d’aveuglement, Tirésias, qui voit plus loin du fait même de sa cécité, se
désole du sort irrévocablement funeste qui attend Penthée  : «  Malheureux
qui ne sait jusqu’où vont tes paroles. Après avoir déraisonné, te voilà
frénétique ! »
La première chose que nous dit Euripide est qu’il n’est pas question
d’opposer l’ordre de la raison au désordre de l’irrationnel religieux. Au
contraire, il s’agit de deux ordres qui entrent en confrontation l’un avec
l’autre. D’un côté se tiennent les forces diurnes de la lumière naturelle, du
rationnel construit selon un ordonnancement rigoureux et logique, de l’autre
les forces nocturnes du religieux et de la tradition qui ne sont nullement
désordonnées, mais qui répondent à une autre logique. Et il n’y a pas que
les forces nocturnes qui peuvent être déraisonnables et excessives. La
frénésie et la démence peuvent être aussi du côté rationnel. La folie
raisonneuse conduit aussi au pire. Cela recouvre l’opposition avancée par
Freud entre les processus secondaires qui régissent le monde conscient
soumis au principe de réalité et les processus primaires qui régissent le
monde inconscient soumis au principe de plaisir. Si l’inconscient ne trouve
aucun mode d’expression, il fait irruption de façon impromptue dans la
réalité consciente et la perturbe. La sagesse de Cadmos correspond à une
formation de compromis : il convient d’accepter ce qui vient du monde d’en
bas pour ne pas perdre l’équilibre de l’ensemble. Le sacré est ce qui
s’origine dans l’inconscient et il exige de cohabiter avec l’ordre rationnel
car il constitue lui aussi un ordre, il a un mode de fonctionnement propre,
avec ses exigences et ses règles.
Se greffe à cette question centrale de l’équilibre à trouver entre l’ordre
du savoir et l’ordre du croire un autre problème, celui du conflit entre les
exigences morales et les nécessités de la pulsion sexuelle. Penthée est le
défenseur de l’ordre, et en premier lieu de l’ordre moral. Il craint par-dessus
tout la lubricité et veut être un rempart de vertu. Il reproche à l’orgie
dionysiaque la perte du contrôle et la levée des contraintes du surmoi. On
sait que ce conflit a perduré durant toute l’Antiquité et que le culte de
Dionysos a été souvent interdit pour immoralité et troubles causés à l’ordre
public. Dionysos laisse libre cours à la pulsion et, à ce titre, il doit être
réprimé.
La suite de l’histoire va nous montrer que, au-delà de la stricte question
de l’encadrement moral de la pulsion sexuelle, l’exaltation conduit à la
perte de soi dans une manifestation fanatique. Les valeurs vitales et
familiales sont anéanties par la violence transgressive de l’acte commis
sous l’emprise idéologique.

Un retournement spectaculaire : le roi pris au piège


du dieu
Au fond, entre le chef de la cité et le prêtre, chacun renvoie à l’autre sa
propre folie. Pour Penthée, il est insensé de vouloir défier la loi, pour
Dionysos, il est insensé de chercher à bousculer les traditions. La maxime
qu’énonce Dionysos vaut peut-être pour les deux à la fois : « L’insensé croit
vide de sens l’avis très sage qu’on lui donne.  » Penthée voudrait
«  normaliser  » Dionysos en lui coupant les cheveux et en éliminant ces
objets excentriques comme le thyrse.
À vouloir instaurer un ordre rigoureux et rationnel dans la cité, dans
l’État, Penthée oublie qu’il existe une part d’irrationnel en l’homme  –  la
part du sacré  –  et que, faute de la laisser s’exprimer, on ne sème que
destruction et malheur. La Raison est un monstre froid qui dévore les
hommes, ses propres enfants.
Mais, dans sa folie raisonneuse et moralisatrice, Penthée laisse
transparaître le désir qui le guide. Il interroge le dieu sur le contenu du rituel
qui le célèbre. Que font donc ces femmes dans la forêt  ? Dionysos lui
rétorque que le culte est secret et fermé aux impies. C’est là le sens de ses
Mystères. Seuls ont accès aux rites les initiés. La mystique dionysiaque est
avant tout affaire d’initiation. Le cérémonial de passage est non seulement
secret, mais il engage l’individu à une appartenance clanique au groupe.
Toutefois la connaissance du monde de l’inconscient a un coût
psychique, c’est ce que raconte symboliquement la suite du récit mythique.
Penthée est victime de sa curiosité : il tombe dans le piège que lui tend le
dieu. Un bouvier vient faire le récit de ce qui se passe sur le mont Cithéron.
La folie sacrée s’est emparée des femmes. Des clans se sont formés autour
des trois filles de Cadmos. Les Bacchantes se déchaînent et s’abattent sur
les troupeaux qu’elles déchirent à belles dents. Elles descendent ensuite
dans les maisons pour y dévorer les enfants. Ni bouviers ni villageois ne
parviennent à les arrêter. Le premier réflexe de Penthée est celui du garant
de l’ordre qui veut faire cesser les débordements et les désordres. « La folie
de la Bacchanale est une grande honte pour la Grèce. »
Aux grands maux, les grands remèdes. Il décide de rassembler une
armée pour capturer, une à une, les folles de la forêt. Dionysos le menace,
lui demande de se soumettre et d’accepter le culte, mais en vain. En dernier
recours, il fait mine de satisfaire sa curiosité afin de mieux le piéger. Plus
besoin de prodige, de miracle. Il suffit d’user de ruse en exploitant les
travers de l’adversaire.
Penthée est pris au piège du désir. Mais est-ce sa propre dérive perverse
qui le conduit à la mort ou bien la séduction perverse du dieu qui le perd ?
Est-ce en lui que se situe l’origine de sa destruction ou bien est-il, comme
les autres, victime du jeu sectaire qui le pousse à se faire prendre dans les
filets d’un chef manipulateur ?
C’est la seconde hypothèse qui est celle même d’Euripide. En effet, il
précise que Penthée lui aussi sombre dans le délire sacré inspiré par le dieu.
S’il accepte de s’accoutrer en Bacchant et de déambuler ainsi dans les rues
de Thèbes, s’il abandonne son idée d’envoyer la troupe rétablir l’ordre,
c’est que la possession dionysiaque a fait son effet.
Le message d’Euripide, croyons-nous, est bien celui-ci : quand la fureur
sacrée s’empare des individus, plus rien ne saurait arrêter leurs actes  ; ils
sont entièrement à la merci de celui qui les dirige. Dionysos devient un
leader sectaire terrible car il n’hésite pas à employer tous les moyens
nécessaires à sa réussite, fussent les plus cruels et les plus démoniaques.
Terrible, mais aussi empreint de douceur, nous dit Euripide, car les victimes
sont non seulement consentantes, mais elles éprouvent un immense plaisir à
aller à leur perte. Penthée s’adresse en ces termes à Dionysos, juste avant
d’arriver au Cithéron où l’attend un destin si funeste : « Quelles délices tu
m’imposes ! »
La fin de l’histoire confirme cette lecture et cette compréhension du
dévoiement pervers imposé par le dieu.
Le crime commis par aveuglement
Penthée est à présent désigné comme l’ennemi numéro un et la guerre
est déclarée contre lui.
Le crime d’impiété qui est le sien est à nouveau rappelé : « il méprise
les dieux », et cela suffit pour que la justice religieuse s’exerce contre lui.
De toute manière, le chef a décrété la peine capitale. Tout le reste n’est que
justification après coup et rationalisation. Penthée s’oppose à l’entrée du
culte dans la cité, il doit être, coûte que coûte éliminé.
Dans la dernière scène de la pièce, tout est consommé. Un garde
s’avance pour faire le récit de la mort de Penthée. La responsabilité de
Dionysos est totale. C’est lui qui manigance et tire les ficelles. Il courbe un
sapin comme un arc et place le malheureux roi sur la plus haute branche
pour que les Bacchantes le repèrent plus facilement. Ensuite il les avertit et
leur donne le signal : « Sus ! Vengez-vous ! »
Le sapin est arraché et Penthée précipité à terre. Avant toutes les autres,
Agavé bondit sur lui. Il enlève son bandeau pour se faire reconnaître, puis il
s’adresse à elle : « Mère, c’est moi, je suis ton fils, aie pitié de moi. »
Mais le garde annonce qu’elle n’est plus « maîtresse de sa raison, toute
possédée qu’elle est de Bacchos ». Elle lui arrache un bras et les autres se
déchaînent avec elle sur le corps de l’infortuné qu’elles mettent en pièces.
Pour finir, Agavé fiche la tête de son fils au sommet de son thyrse et part
triomphante pour la ville. Elle est victime d’une hallucination visuelle,
prenant la tête de Penthée pour celle d’un lion. Arrivée sous les murs de
Thèbes, Agavé appelle son père pour lui dire d’être fier du succès de sa
chasse. Elle porte à bout de bras la tête de son fils. Cadmos constate
l’irréparable et se lamente  : «  Ô douleur sans mesure  ! Malheureux que
nous sommes. Dionysos se venge sur nous, alors qu’il est de notre sang ! »
Le conflit religieux se double d’un drame familial. En tant que petit-fils
méprisé et bafoué, Dionysos s’en prend à son grand-père Cadmos, à ses
tantes et à son cousin Penthée. Il veut rétablir par là l’honneur de sa mère.
En tant que sectateur religieux, il parvient à ses fins en usant de tous les
moyens possibles pour se faire reconnaître et asseoir, de façon
incontestable, son pouvoir.
Face à l’état d’aveuglement de sa fille, Cadmos devient thérapeute pour
la ramener à la raison en lui faisant regarder le ciel. Il finit par lui faire dire
ce qu’elle voit. Le retour aux impressions sensorielles directes permet de
dissiper l’image hallucinatoire. Agavé découvre, atterrée, que c’est la tête
de son fils qu’elle tient et non celle d’un lion.
La seconde étape est celle de la remémoration. Pour que le sujet
reconnaisse la responsabilité de son acte, il faut qu’il s’approprie
personnellement les circonstances de son exécution. À ce titre, Euripide
nous fait vivre une véritable phase de travail thérapeutique. La souffrance
accable Agavé quand elle prend conscience de l’acte meurtrier lui-même.
Rendue complètement à elle-même, exorcisée de la possession, Agavé
laisse aller son amertume  : «  Dionysos nous a détruits, je le comprends
enfin. »
La famille est détruite, la lignée de Cadmos compromise, mais la
vengeance du dieu n’est pas terminée pour autant. Cadmos et son épouse
Harmonie sont transformés en serpents et bannis de Thèbes. Agavé, pour sa
part, est aussi exilée. Le dénouement des Bacchantes est terrible et on peut
y voir une critique en règle de la part d’Euripide des dangers que
constituent les dérives sectaires du religieux.

L’emprise possessive du chef


Agavé est le modèle même du fanatisme par possession. Elle ne
s’appartient plus car elle est passée sous l’emprise totale du chef
charismatique du groupe religieux.
Dionysos représente ce type de chef qui manipule ses adeptes et dispose
d’eux à merci. Il est le pervers, qui, sous des dehors doucereux, considère
l’autre comme sa chose et l’aliène à ses fins propres. Le disciple n’est plus
qu’une chose adaptable et ajustable au désir du maître.
L’arme favorite de Dionysos est la séduction. On le voit à l’œuvre dans
la façon dont il retourne Penthée pour le conduire à sa perte. Pour vaincre
ses défenses moralisatrices et sa rigidité, il aiguillonne l’origine voyeuriste
de son désir. Il le manipule psychiquement en excitant sa curiosité
inconsciente et en l’amenant exactement où il a choisi de l’amener.
La mère et le fils sont conduits à leur destruction par la seule volonté du
leader religieux.
Il importe de cerner à présent la manière dont se met en place le
fanatisme par possession. Le sujet commet un acte violent, cède à la
destructivité comme malgré lui. Cependant, ce qui caractérise cet acte, c’est
qu’il est réellement consenti mais qu’il est apprécié faussement par son
auteur. Le possédé sait ce qu’il fait et l’accepte. En revanche, il est trompé
sur le contenu réel de l’acte. Il croit accomplir une action noble, alors qu’il
cède à une donnée pulsionnelle brute dont le but est détourné au profit du
manipulateur commanditaire. Le fanatique est ici livré à ses pulsions au
profit de celui qui l’illusionne quant à la finalité de ses actes.
On distingue donc deux registres complémentaires dans l’acte fanatique
de ce type : à la fois la croyance et la manipulation transgressive.
Le fanatique dionysiaque est soumis aux croyances religieuses
impliquées par le culte initiatique auquel il adhère librement. Et puis il y a
les manœuvres auxquelles il est soumis par le groupe des initiés pour qu’il
puisse entrer en possession du dieu, c’est-à-dire du chef religieux. Être
possédé par l’esprit, par le dieu, signifie en fin de compte devenir la
possession de quelqu’un qui met en œuvre une série de techniques pour
aliéner la conscience de celui qui entre sous emprise.

Corps et folie
Dans la classification antique, deux divinités entrent en lice pour
engendrer le phénomène de possession : Mania et Lyssa.
Mania est une entité divinisée qui personnifie la folie inspirée par les
dieux. C’est elle que l’on voit en action tout au long de l’histoire de
Dionysos. Elle frappe ceux qui sont chargés de lui venir en aide, comme
elle finit par le frapper lui-même. Et, sous l’emprise de Mania, le dieu va
communiquer cette déraison à tous ses disciples.
On constate donc que la mania divine est contagieuse. Elle se répand
comme une épidémie et il n’est plus moyen de la contrôler. Ajoutons
qu’elle est brandie au départ comme une malédiction. Elle est envoyée par
une divinité au pouvoir supérieur pour punir ceux qui ne se sont pas
conformés aux prescriptions ou qui ont transgressé quelque loi.
Dionysos a échappé à la mort par la ruse et la dissimulation mises en
œuvre par son père pour tromper la vigilance de son épouse légitime, Héra.
Il finit par tomber lui-même sous l’emprise de Mania pour payer la faute
adultérine de son père. Il lui faudra subir nombre d’épreuves avant d’être
accepté au Panthéon.
L’attribut principal de Dionysos est le masque. Comme il a dû être
caché enfant, il dissimule sa propre identité et se transforme sans cesse pour
duper ceux qui ne le reconnaissent pas dans son statut divin.
La seconde divinité invoquée est Lyssa, la frénésie, la rage ou la folie
furieuse. Elle représente l’acmé de l’état de folie, la phase critique de la
démence dans laquelle est plongé le sujet lors de son inspiration par le dieu.
 
Comment se met en place la folie divine ? Le plus important à noter est
la place prépondérante du corporel. Au son des tambours, des flûtes et des
cymbales, l’adepte entre dans la danse. L’entraînement collectif et
l’agitation poussent à accueillir en soi les manifestations du divin. La transe
est liée à la croyance. Plus la croyance est forte, plus l’imprégnation est
grande, plus le sujet est en mesure de se laisser aller et plus l’effet
émotionnel s’accroît, au point de parvenir à l’oubli de soi et à la perte de
conscience.
L’état de possession ainsi atteint a été souvent comparé à la grande
attaque convulsionnaire, si caractéristique des états hystériques, décrite par
Charcot. La comparaison est d’autant plus marquante qu’on sait que de tels
états peuvent se reproduire et se répéter sous l’effet de la suggestion.
Croyance et rituel viennent tout naturellement renforcer le processus en en
déterminant et en en fixant les différentes étapes. Quatre phases bien
spécifiques se succèdent avec des durées variables en fonction des
circonstances et des individus. Et les représentations que l’on peut voir sur
les poteries et les divers vases grecs des orgies dionysiaques coïncident
avec les observations de Charcot.
En premier lieu, au terme de préliminaires plus ou moins longs et d’une
préparation spéciale, le sujet atteint un état épileptoïde caractérisé. Une
bave blanche apparaît à la commissure des lèvres, accompagnée de râles et
de grognements. Cet état est différent de l’épilepsie, bien qu’il soit similaire
dans ses manifestations. À l’époque, on qualifiait indifféremment les deux
états de mal sacré pour marquer leur lien avec le monde des croyances.
Survient alors l’étape dite de contorsion ou choréique. La chorée est
constituée par une série de mouvements brusques et saccadés qui échappent
au contrôle volontaire. Cela part de la nuque et des épaules, puis se
généralise à l’ensemble du corps. Puisque le sujet n’a plus la maîtrise de
son corps, il est considéré comme possédé par le dieu. Ce qu’il va faire ne
lui appartient plus mais doit être attribué à la seule volonté divine. Une telle
volonté supposée du dieu renvoie évidemment à la seule volonté du chef
inspiré qui décide de tout. Le sujet est devenu une marionnette entre les
mains d’un leader peu scrupuleux qui en tire les ficelles au gré de ses
intérêts et de ceux de son groupe d’appartenance.
La troisième étape est celle des attitudes passionnelles. L’amour, ou la
haine, est exacerbé en lien direct et immédiat avec la relation fusionnelle au
chef. Le terme de passion est référé à l’état passif dans lequel se trouve le
sujet, entièrement soumis aux suggestions qui lui sont faites. Comme un
automate, il va se livrer à ses mouvements affectifs et agir en conséquence,
soit dans le sens du débordement libidinal, soit dans le sens du débordement
de violence. Tout ce que fait alors le sujet est sous le signe de l’excès et de
l’expansion pulsionnelle directe, sans aucune retenue, sans aucune limite,
jusqu’à l’extinction définitive des désirs suscités.
La phase ultime est celle du délire persistant. Elle correspond tout à fait
à l’état dans lequel se trouve Agavé dans le dénouement de la pièce
d’Euripide. Encore toute palpitante, tout excitée par la crise de la nuit, elle
n’a pas encore pris conscience de la situation et croit fermement en la
nature cynégétique de son exploit  : au cours de sa chasse nocturne, elle
aurait capturé et mis en lambeaux un jeune lion dont elle exhibe fièrement
la tête. Il faudra le travail de déconditionnement du vieux Cadmos pour lui
rendre la tête froide et la faire sortir peu à peu de son état délirant persistant
au-delà de l’acte lui-même accompli durant l’attitude passionnelle.
Au moment de la prise de conscience et de la reprise de soi se manifeste
le sentiment de culpabilité. Le sujet se rend compte de ce qu’il a fait et est
capable seulement alors de s’en attribuer la responsabilité. La culpabilité
l’assaille, même s’il n’a aucun souvenir conscient de ce qui s’est passé. Les
preuves manifestes et objectives qui lui sont rapportées par d’autres
suffisent à le plonger dans le remords. Il s’interroge, à ce moment-là, sur les
circonstances de l’acte et sur ce qui a pu le pousser à de telles extrémités.
On le constate, le fanatisme de nature dionysiaque est en proportion
directe de l’état de possession dont il est issu. Deux éléments essentiels le
caractérisent et le différencient, par exemple, de la « folie » des adeptes de
Cybèle dont nous avons déjà parlé.
Le premier est le caractère hétérodestructeur de la violence mobilisée.
L’adepte ne s’inflige plus à lui-même les sévices ou la mort, mais il les
inflige à l’autre, à l’étranger, selon les mobiles souterrains de la croyance
qu’il a en partage avec les autres adeptes. L’acte délictueux commis au
moment de la frénésie fanatique vise les ennemis du groupe ou leurs biens,
tout ce qui peut représenter un obstacle à l’épanouissement des convictions
présentes.
Le second élément est l’aveuglement caractéristique de l’adepte au
moment où il perpètre l’acte fanatique. Il est intimement persuadé de faire
autre chose que ce qu’il fait réellement, d’où sa totale absence de retenue
dans le geste. Au contraire, il accentue autant que faire se peut sa gestuelle,
persuadé qu’il est en train d’accomplir une action bénéfique et salutaire.
C’est là qu’on reconnaît la marque particulière de Dionysos, le dieu du
masque et de la dissimulation. Il agit essentiellement sur la vision interne
que le sujet a de ce qu’il fait. Il suffirait au fond, dans une perspective
purement dionysiaque, de créer un mouvement hallucinatoire suffisant chez
l’adepte en altérant quelque peu sa vision du monde pour le guider vers le
but souhaité. Faire croire et faire voir sont les maîtres mots d’une emprise
de cette sorte. Le possédé est un fanatique aveuglé qui croit mener une
action juste dans la mesure où il ignore qu’on a faussé son appréciation des
choses, dans la mesure où son jugement a été manipulé et déconnecté de
l’épreuve de réalité. Il n’est plus en phase avec le monde réel, mais avec le
monde que ses illusions lui font voir.
De nos jours, le possédé dionysiaque se retrouve à l’œuvre dans nombre
de sociétés secrètes aux pratiques transgressives. Un exemple nous en a été
fourni en 2008 aux États-Unis avec le meurtre d’une jeune femme désirant
adhérer au Ku Klux Klan. D’après les témoignages que nous en avons,
l’acte est survenu durant la cérémonie d’initiation : tout à la frénésie de ses
convictions, l’initiateur n’a pas supporté les réticences, voire les résistances
de l’impétrante à accomplir le rite. On sait que de tels rituels poussent très
loin l’ignominie afin d’évaluer le degré de soumission et d’aveuglement de
l’adepte. Une fois intégré au groupe, il doit exécuter toute tâche sans poser
ni se poser de questions, jusqu’à l’assassinat. Si l’initié regimbe alors qu’il
a atteint le seuil de non-retour, le devoir de l’initiateur est de l’éliminer.
Dans les sociétés sataniques, on assiste à des pratiques similaires.
Transe et cérémonial concourent à l’incorporation du nouveau membre qui,
ayant perdu conscience de ce qu’il fait, se laisse aller aux injonctions du
meneur. Tortures et sacrifices d’animaux lui sont ainsi commandés et il ne
découvre l’horreur de son acte qu’à la vision de la vidéo qu’ont réalisée les
maîtres du groupe. Nombre d’adolescents se laissent souvent piéger dans ce
type de sociétés occultes. Ils commencent par fréquenter des sites gothiques
et par se rendre à certains regroupements ou concerts. Puis, dans un second
temps, ils se trouvent pris au cœur de rites initiatiques de nature
transgressive. Le secret recouvre de tels agissements qui ne parviennent à
notre connaissance que lorsqu’il y a eu des dysfonctionnements au sein du
groupe fanatique concerné et la levée de la chape de croyance qui obscurcit
partiellement ou totalement le jugement du fanatisé.
Chapitre 3
L’initié :

 sous l’emprise de l’idéal


« Ce qu’il y a de pire chez le fanatique, c’est la sincérité. »
Oscar WILDE.

L’initiation dont nous allons parler à présent est bien différente de celle
du culte ou des Mystères de Dionysos. Il s’agit d’une initiation où se mêlent
référence au sacré et réflexion intellectuelle à portée scientifique. L’initié
n’est plus un adepte inspiré ou possédé, totalement en proie à l’agitation
effrénée et aux croyances irrationnelles, il est au contraire posé et réfléchi, il
se livre plus au calcul et au raisonnement qu’à un usage immodéré des
pratiques corporelles extrêmes. Mais, notons-le bien dès maintenant, cela ne
signifie nullement que l’inconscient soit exclu d’un tel cheminement
initiatique. Simplement, il s’y trouve convoqué de manière indirecte et,
pourrait-on dire, insidieuse, dans la mesure où il n’est jamais reconnu
comme tel ni même évoqué comme force mystérieuse et incontrôlable. La
croyance délirante agit ici de façon rampante et détournée, n’osant jamais
dire son nom et déguisant le fanatisme auquel elle ne manque pas d’aboutir
en pratiques censées être accomplies au nom de la raison souveraine et de
l’ultime bien. Le masque n’est plus ici celui du rusé et trompeur Dionysos,
mais celui du non moins redoutable penseur éclairé en quête du Bien et de
l’absolue Vérité. Les beaux discours qui s’affichent raisonnables sont mis
au service des intérêts d’une élite triée sur le volet et pour faire triompher
une cause qui n’est rien d’autre que le déguisement fallacieux de ces mêmes
intérêts. Le chef ou les chefs sont, dans ces groupes d’initiés, des meneurs
d’hommes qui se donnent pour des philosophes, mais qui n’en sont pas
moins de redoutables instigateurs d’une nouvelle forme de fanatisme.

Le travers des écoles philosophiques


Nous ne retenons habituellement des écoles de philosophie de
l’Antiquité grecque que le caractère spéculatif et intellectuel. De purs
esprits qui passent le plus clair de leur temps à méditer sur l’avenir de
l’homme et à s’interroger sur la nature des choses. L’image que l’on évoque
fréquemment est celle de ce philosophe échevelé et distrait, tellement
absorbé par la contemplation du ciel pendant sa marche qu’il tomba au fond
d’un puits. Les philosophes ne s’intéresseraient qu’aux choses d’en haut et
porteraient un regard méprisant et désabusé sur les choses bassement
matérielles.
Mais une telle vision est artificielle et construite à partir d’une lecture
rapide et caricaturale de Platon. Seul compterait, dans cette perspective, le
monde des idées et il conviendrait de tenir pour des illusions éphémères les
réalités de la vie matérielle. Or Platon, comme tous les autres d’ailleurs  –
 excepté peut-être Socrate qui voulait aller à contre-courant  –, avait fondé
une école, l’Académie, qui avait pignon sur rue à Athènes et qui avait
prétention à prendre part aux affaires du monde, tant au niveau politique
que social. Être académicien signifiait certes être féru de science et de
mathématiques, mais cela voulait aussi dire se conformer à des règles
prescrites, partager une conception de la vie communautaire et s’inscrire
dans les affaires de la cité. Si l’on se souvient du désir de Platon d’éliminer
les poètes de la République idéale, on oublie trop souvent combien il fut
impliqué personnellement dans des affaires politiques douteuses.
Platon ne faisait que s’inscrire dans la tradition déjà longue des écoles
de pensée qui avaient non seulement une vocation réflexive, mais aussi des
prétentions réformatrices. Sous couvert d’attitudes méditatives et
d’engagement intellectuel, certaines de ces écoles en venaient à un tel mode
d’emprise sur leurs membres qu’elles les contraignaient à un investissement
quasi exclusif dans leurs rangs. La fascination qu’exerçait le maître plaçait
chaque disciple sous influence et la dépendance pouvait aller jusqu’à
l’exécution de tâches parfois plus compromettantes que simplement
nécessaires au bon fonctionnement du groupe.
Nous allons prendre le cas d’une célèbre école qui eut un large
rayonnement dans tout le monde antique. Le nom de son chef de file reste
gravé dans la mémoire de l’Occident comme l’une des figures les plus
illustres de la science  : Pythagore. Personne n’a oublié son fameux
théorème  –  le carré de l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égal à la
somme des carrés des deux autres côtés. Cette vérité mathématique
première est à la portée de tout esprit humain, même s’il n’a reçu aucun
enseignement. Et Platon s’ingéniera à le démontrer dans l’un de ses
dialogues les plus connus.
Pythagore passe également pour l’inventeur des nombres et beaucoup
de constructions algébriques s’y réfèrent. Mais le génie mathématique de
l’homme ne saurait nous faire passer sous silence les autres aspects de sa
personnalité qui ont tant influencé le fonctionnement de l’école qu’il a
fondée. Nous allons nous rendre compte que l’engouement scientifique
servait à cacher une face moins reluisante du personnage et du mouvement
qu’il a créé.
On peut affirmer d’une certaine manière que Pythagore a mis en
pratique un nouveau mode de fanatisme dont les manifestations n’ont pas
été moindres que celles que nous avons déjà évoquées. Le fanatisme
pythagoricien est d’une autre nature. Il ne repose plus sur les mouvements
pulsionnels directs, mais s’appuie au contraire sur une surévaluation du
rationnel et de la place de l’intellect. Au fond, l’ordre pythagoricien
ressemble plus à celui de Penthée qu’à celui de Dionysos. Il suppose un
monde social désenchanté et soumis à la raison. Mais un tel monde,
appliqué et administré avec une rigueur implacable, risque d’engendrer des
effets plus néfastes encore que les excès du religieux, d’autant, nous allons
le voir, que le nouvel ordonnancement du monde prôné par le maître du
chiffre est loin d’être exempt de toute référence à l’irrationnel. L’excès de
rationalité combiné à la logique complexe d’une société initiatique conduit
inexorablement à un fanatisme singulier qui n’a rien à envier aux formes
déjà présentées.

Pythagore, fondateur d’une école ésotérique


La vie de Pythagore nous est essentiellement connue par Diogène
Laërce (IIIe  siècle après J.-C.) et par un auteur de l’époque romaine du
début du IVe siècle, Jamblique. Ces témoignages tardifs demandent à être
considérés avec beaucoup de circonspection, d’abord parce que le recul du
temps déforme en les renforçant les aspects mythiques du personnage et
ensuite parce que Jamblique est très marqué par le renouveau du
platonisme. Il interprète les positions pythagoriciennes selon une
perspective spiritualiste et en fait une étape préparatoire aux conceptions de
son temps, déjà fort empreintes de christianisme. Il importe, autant que
possible, de situer la pensée et l’action de Pythagore dans son contexte
historique pour mieux en apprécier l’impact ultérieur et dégager de cette
approche, au plus près de la réalité d’alors, un type de fonctionnement
psychique susceptible de générer du fanatisme.
L’ouvrage de Jamblique comportait dix livres, mais un seul nous est
parvenu. On peut en traduire le titre de deux manières différentes : Vie de
Pythagore ou Genre de vie des pythagoriciens. Le second titre est beaucoup
plus intéressant sur le plan psychologique  : il met en évidence l’impact
identificatoire du chef de file sur l’ensemble de l’école.

L’amplification mythique
Pythagore est une figure remarquable du monde grec où il fonda une
école de pensée dont le rayonnement ne cessa de croître au cours des
siècles, malgré et peut-être à cause des conflits que ne manqua de générer
cette école.
Pythagore voyagea beaucoup à travers le monde connu de l’époque et il
forgea peu à peu une doctrine propre à partir d’emprunts successifs aux
doctrines enseignées dans les lieux où il se forma. De là s’est créée une
légende autour de lui qui se situe à mi-chemin entre le parcours initiatique
du héros de la mythologie grecque et l’itinéraire magnifié du saint dans les
hagiographies chrétiennes. La vie du chef est forcément reconstruite et
auréolée de gloire par les disciples qui continuent de le vénérer après sa
disparition.
Pythagore aurait une origine divine. Il serait né dans l’entourage
d’Apollon et, pour certains, il ne serait personne d’autre qu’Apollon lui-
même. Incarnation du dieu, son nom même réfère à Pytho, le sanctuaire de
Delphes consacré à Apollon. D’après Diogène Laërce, ce serait la Pythie
qui l’aurait initié à la doctrine delphique dans laquelle il puisa son
enseignement. Incarnation du dieu de la Lumière ou de son démon, c’est-à-
dire son médiateur dans le monde des humains, on voit combien ses
zélateurs ont cherché à faire de leur chef un être exceptionnel transfiguré
par l’idéal. Signe de cette vénération, ils ne le nommaient pas par son nom
propre, mais l’appelaient « le Divin » et après sa mort, Autos, c’est-à-dire
«  Celui-là  ». Or ce terme avait aussi le sens de maître par opposition à
l’esclave : une telle marque de déférence met en évidence la différence de
nature qui sépare celui qui guide le groupe et ceux qui sont ses obligés et en
même temps l’attraction identificatoire qui les attachent à lui. Jamblique
précise également que son enseignement est si riche et profond qu’il
nécessite une aide divine pour être compris, dans la mesure où il est de
nature révélée. Cet aspect transcendant et religieux du message de
Pythagore paraît d’emblée s’opposer au caractère scientifique qu’on lui
prête comme penseur des mathématiques. Nous verrons que les deux
éléments ne sont pas contradictoires dans la perspective qu’il défend,
puisque l’accès au divin est médiatisé par l’amour de la science et de la
sagesse. On lui prête ainsi l’invention de la philosophie.
Cependant, la contemplation du vrai  –  étymologiquement la théorie  –
  reste fondamentalement imprégnée du merveilleux et du fantastique
religieux. Ce n’est que plus tard, avec Platon et les penseurs chrétiens, que
la spéculation philosophique visera l’accession à un monde purement
intelligible régi par la seule raison, détaché de sa gangue de croyance et de
magie.
Pythagore sait, pour l’avoir expérimenté directement dans les divers
lieux qu’il a fréquentés, que pour être viable, s’installer dans la durée et se
perpétuer au-delà de la génération fondatrice, un groupe initiatique doit
reposer sur trois piliers fondamentaux :
– un savoir rigoureux, construit et transmissible par degrés ;
–  des règles strictes intangibles qui définissent l’initiation, la
composition et le fonctionnement d’un groupe fermé, élitiste ;
–  une soumission pyramidale et hiérarchisée à un chef sacralisé
dispensateur du Vrai, du Beau et du Bien.
C’est afin d’assurer la pérennité de cette soumission, clé de voûte de
l’ensemble du système, qu’il importe de multiplier les signes qui confèrent
au chef son statut d’exceptionnalité.

Le pouvoir politique de Pythagore


Fort de ses principes et entouré d’une aura déjà grande, Pythagore part à
la conquête d’un lieu pour exercer son prestige. À la tête de quelques
disciples, il quitte Samos pour fuir la dictature de Polycrate qui l’empêche
de donner à son groupe l’assise politique qu’il souhaite.
Pythagore se rend dans le Sud italien qui s’appelait alors, du fait de la
colonisation grecque, la Grande Grèce. Il passe d’abord à Sybaris mais ne
s’y installe pas, sans doute en raison du mode de vie des Sybarites jugé trop
portés à la paresse et au luxe. Il part pour Crotone où l’école va connaître
son essor et prendre les commandes de la cité. Les deux mouvements sont
concomitants et il est à penser que si Crotone connut une hégémonie
croissante sur les autres cités, c’est grâce au mode particulier d’organisation
du groupe des pythagoriciens. Cette organisation fut, pourrait-on dire, la
cause à la fois de leur réussite rapide et totale, mais aussi de leur chute non
moins brutale.
Sitôt installés au pouvoir, les pythagoriciens appliquent un programme
politique rigoureux et strict qui favorise les ambitions de Crotone. Ainsi
renforcée, au bout de nombreuses années, Crotone attaque Sybaris. Le motif
affiché est de chasser le tyran Télys qui écrase la ville sous un joug de fer.
Mais on sait combien ce type d’argument est prétexte aux visées
expansionnistes. Au terme de la bataille, Sybaris est pillée et détruite.
Hérodote note dans ses Histoires que ce fut là la pire des atrocités
commises par des Grecs contre des Grecs. Forts de cette écrasante victoire,
les Crotoniates imposèrent leur suprématie à toute la région, instaurant un
« ordre pythagoricien » implacable et sans limites. On remarquera d’ores et
déjà la violence qu’est susceptible de générer le désir de mettre en place une
société idéalement ordonnée selon des principes intangibles. Mais le
balancier de la Fortune allait revenir en arrière et engendrer de nouvelles
atrocités.
Des années plus tard, le gouverneur de Sybaris, Cylon, mis en place par
les Crotoniates, prend la tête d’un mouvement démocratique et renverse le
pouvoir des pythagoriciens qui sont pourchassés et massacrés. De même,
les lieux de réunion et de formation de l’école sont systématiquement
détruits et brûlés. On peut imaginer que de telles réactions sont une
vengeance à la mesure des dommages subis. Une répression sans merci
s’abat sur toute l’Italie du Sud où les disciples sont débusqués et
sommairement exécutés.
Cependant, au début du Ve siècle avant J.-C., les disciples disséminés et
rescapés parviennent à raviver l’école et à reconquérir le pouvoir à Crotone
pour une trentaine d’années. Mêmes causes, mêmes effets, une nouvelle
insurrection populaire les chasse et procède à leur élimination radicale de la
cité et de la région.
Mais le pythagorisme a la vie dure et on le retrouve florissant, un siècle
plus tard, à Tarente, où le philosophe Archytas exerce un pouvoir sans
partage, directement éclairé par les principes du Maître. On dit que Platon
rencontra Archytas dans cette ville en 388 avant J.-C. et qu’il s’inspira de
son modèle pour penser le pouvoir des philosophes dans la cité idéale qu’il
décrivit dans La République.
Mais pourquoi donc un tel pouvoir, si attirant et si parfait en théorie, en
vint chaque fois à engendrer la haine et la violence sitôt qu’il était mis en
pratique  ? Une telle interrogation, on le devine, a une portée universelle,
bien au-delà des simples données historiques du pythagorisme. Nous allons
dans un premier temps nous limiter pour y répondre à ce contexte-ci. Ce
n’est qu’ultérieurement que nous pourrons tenter une généralisation du type
de fanatisme hérité des pythagoriciens.

Un groupe initiatique structuré et dirigé comme une


secte
N’entre pas à l’école de Pythagore qui veut. La sélection est forte, au
terme d’une enquête longue et minutieuse. La période probatoire dure trois
années durant lesquelles le postulant est examiné sous toutes les coutures.
Quelle est son origine familiale  ? N’y a-t-il pas des antécédents fâcheux
dans cette famille qui pourraient se transmettre à celui qui veut intégrer
l’école  ? A-t-il reçu une éducation suffisante, tant sur le plan de
l’acquisition des connaissances que sur le plan social et moral ?
Les choses ne s’arrêtent pas là et les enquêteurs examinent ensuite le
caractère de l’impétrant et lui font subir une véritable évaluation
psychologique. Les pythagoriciens sont les inventeurs de la
physiognomonie  : ils étudient les conduites de l’individu à partir de sa
conformation corporelle et en particulier des traits de son visage. Il s’agit de
recruter les meilleurs gardiens des règles du groupe, ceux qui représentent
une élite intellectuelle sans faire preuve toutefois de trop d’indépendance et
de trop d’originalité. Pythagore était un vrai chasseur de têtes bien faites,
mais aussi bien dociles et soumises.
Au terme des trois ans, le demandeur pouvait être renvoyé dans ses
foyers ou admis à franchir la première étape. Il devenait alors disciple
exotérique pendant cinq ans. Il avait le droit d’assister à l’enseignement du
maître, mais de l’extérieur. Les salles de réunion étaient divisées en deux
par un rideau. Les exotériques étaient confinés d’un côté, sans voir ce qui se
passait de l’autre ni pouvoir prendre la parole. Un tel système est
évidemment élaboré pour faire naître une impérieuse envie de franchir le
rideau tout en maintenant une attente passive et soumise. Au bout de huit
années d’attente et de contrainte, les dirigeants pouvaient être à peu près
sûrs de la fidélité sans faille de ceux qui allaient accéder au saint des saints.
Et cela d’autant plus que les règles de conduite et les interdits étaient
strictement appliqués dès cette période.
De l’autre côté du rideau se tenaient les purs, ceux du dedans, les
disciples ésotériques. Mais ceux-ci se trouvaient encore divisés en deux
catégories, les acousmaticiens et les mathématiciens. Les premiers, « ceux
qui écoutent  », sont cantonnés à la pratique. Ils doivent mettre en jeu les
principes généraux édictés par le Maître. Ils ont pour fonction d’appliquer
des maximes orales qui leur sont communiquées lors des réunions et qui ont
la particularité de n’avoir ni démonstration ni argumentation. Ils sont
magistrats, administrateurs ou législateurs. C’est à eux qu’incombe la tâche
de réaliser le programme politique que s’est donné le groupe.
Enfin, au sommet de la hiérarchie se trouve le groupe des
mathématiciens, ceux qui sont en charge de la théorie et qui passent le plus
clair de leur temps aux spéculations philosophiques.
On constate combien le monde pythagoricien est hiérarchisé et structuré
comme un microcosme social. Au fond, la finalité du groupe est de
convertir l’ordre social tout entier à ses propres normes. Le corps social sera
vraiment harmonieux le jour où il fonctionnera en parfaite harmonie avec
l’ordonnancement propre du groupe qui le dirige.
Si le projet pythagoricien a été battu en brèche et s’il a cédé à la
vindicte populaire, c’est qu’il était faussé de l’intérieur par une
contradiction insurmontable. Car d’un côté, la théorie prône un ordre social
égalitaire fondé sur la philia, l’amitié, et de l’autre, la pratique montre
l’existence d’une coupure radicale entre eux et nous, c’est-à-dire ceux de
l’école et les autres.
La formule célèbre de Pythagore : « Entre amis, tout est commun » ne
concerne en réalité que ceux de l’école. Chaque adepte, une fois qu’il est
admis, doit donner l’ensemble de ses biens à la communauté. Il est aisé, dès
lors, de parler de gratuité de l’enseignement et de partage. N’oublions pas
que la règle ne vaut que pour ceux de l’intérieur. Le pythagoricien fait
passer ses amis avant sa famille. La loi communautaire détrône la sacro-
sainte appartenance familiale et ce fut là le premier foyer de discorde.
Le groupe pythagoricien s’est de la sorte constitué comme une secte,
c’est-à-dire qu’il s’est coupé du reste de la société en instaurant son ordre
propre. Cet ordre-là, bien qu’il se veuille universel et généralisable à tous,
est forcément générateur d’une fracture sociale irréductible qui ne peut
mener qu’à l’explosion du corps social et au chaos, dans la mesure où tout
le monde ne pourra entrer dans le groupe fermé dominant. La contradiction
entre l’idéalité universelle des propos et la réalité discriminante qui sépare
et oppose eux et nous est indépassable. Elle ne peut conduire tôt ou tard
qu’à la révolte des exclus qui sont le plus grand nombre, compte tenu des
exigences de la sélection groupale initiale.
La fracture entre ceux de l’école et les autres est renforcée par la
fermeté des règles et des interdits d’appartenance qui poussent les
pythagoriciens à vivre exclusivement entre eux. Pas de compromission avec
les profanes. De plus, les déviants et les apostats sont punis par une
relégation qui équivaut à une peine de mort, tant la dépendance générée par
l’école est devenue une seconde nature pour l’adepte. Le statut d’ex-adepte
est une position tellement lourde à gérer psychologiquement qu’elle devient
très vite invivable. Ne reste comme solution à l’adepte que la mort ou
l’expiation.
L’élément initiatique est ce qui caractérise prioritairement l’organisation
des pythagoriciens, et la trop sévère sélection à l’entrée les conduit
inexorablement à devenir un groupe sectaire. Plus le groupe se veut pur et
irréprochable, plus les visées idéales le mobilisent, plus il a tendance à
creuser l’écart avec les autres groupes et à se replier sur lui-même. On va
voir combien le contenu doctrinal renforce encore le clivage initiatique.

Secret, prescriptions et interdits


Le secret est le maître mot du groupe. Il entoure aussi bien les pratiques
que le corps de la doctrine. Il représente en premier lieu un mode de
transmission commun à tous les membres. Qui divulgue un secret de l’école
encourt la peine de mort. Même s’il n’y a pas d’instance pour l’exécuter, le
disciple le sait et nombre d’exemples lui sont enseignés dans lesquels un
coupable a péri au cours d’un accident, frappé mystérieusement par les
dieux. Une telle croyance peut suffire à retenir la langue des plus bavards.
Le procédé qui s’origine ici a été si souvent repris au cours des siècles
qu’il peut être considéré comme une donnée basique de l’embrigadement
sectaire.
Plus on monte en grade chez les pythagoriciens, plus le réseau des
règles se resserre et enserre la liberté individuelle. Mais comme la chose se
passe insensiblement et comme chaque contrainte nouvelle est
accompagnée du plaisir d’approcher du pinacle, l’asservissement s’accroît
avec l’heureux consentement de l’intéressé. Mieux, avec l’illusion
persistante d’un accroissement de liberté. Le paradoxe pythagoricien – qui
est, croyons-nous, généralisable à ce type particulier d’organisation
sectaire –, est formulable ainsi : « Plus je suis contraint, plus je suis libre. »
Les interdits alimentaires sont nombreux et parfois surprenants.
L’interdiction de consommer des fèves demeure une règle dont on n’a pu
percer le secret. Pourquoi ce féculent-là et pas les autres  ? Pourquoi une
telle rigueur par rapport à cet interdit ? On sait que les disciples préféraient
la mort à la transgression de ce principe. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils se
faisaient piéger, lors des persécutions qui ont suivi leur éviction du pouvoir
à Crotone. Il suffisait de présenter un plat de fèves à un suspect pour
démasquer le vrai pythagoricien. Le refus de consommer équivalait à un
arrêt de mort. Alors pourquoi les fèves  ? Peut-être existait-il une
équivalence symbolique qui nous échappe aujourd’hui entre la fève et une
puissance maléfique déterminée. Ou alors s’agissait-il simplement d’une
manière purement arbitraire d’évaluer le degré de soumission du disciple.
S’il cherchait à comprendre les raisons qu’avait le maître à édicter un tel
interdit, cela signifiait qu’il commençait à douter et qu’il fallait le reprendre
en main rapidement pour raffermir sa croyance et recouvrer son absolue
soumission.
 
Les trois piliers de la philosophie pratique des pythagoriciens sont
l’initiation endoctrinante, la purification idéalisante et l’expiation
déculpabilisante. À partir de là, le type fanatique de l’initié est en place et il
peut exercer sa capacité de destruction en toute quiétude. Il est « couvert »
non seulement par son groupe comme dans toute forme de fanatisme, mais
aussi par sa conscience morale et son jugement de réalité. Éliminer les
opposants est juste au niveau éthique et nécessaire pour l’accomplissement
de l’ordre du monde. Le disciple exterminateur est trois fois béni des
dieux : d’abord parce qu’il légitime le choix des chefs en les récompensant
de l’avoir élu par initiation  ; ensuite parce qu’il fait le bien en éliminant
ceux qui sont porteurs de la souillure et de l’impureté ; et enfin parce qu’il
va dans le sens du Destin, parce qu’il favorise, par ses actions punitives, la
marche du monde telle que les dieux l’ont décrétée.

Le nombre et la mystique du chef


On appelle mathématiciens les vrais pythagoriciens, mais nous allons
voir que les mathématiques sont loin d’occuper le plus clair de leur temps.
Dans l’école telle que l’a fondée Pythagore, le Nombre est sacré et
constitue le principe de toute chose. D’où la pratique de la mantique qui est
la divination par les nombres que le Maître a apprise auprès des mages
chaldéens. On constate qu’on est plus près des pratiques magiques que de la
science.
Dans le système cosmologique de Pythagore, le nombre est tout, le
nombre est partout, dans notre vie quotidienne comme dans le
fonctionnement des astres. La numération apparaît dans cette perspective
comme le savoir qui permet de déceler le chiffre des choses au sens de
message chiffré. Il existe un code secret du monde qu’une pratique
initiatique des nombres révèle et décode. Même la destinée humaine est
soumise à une logique numérative : le nombre de fois que nous verrons la
Lune nous est compté et qui le décrypte est en mesure de nous prédire le
moment de notre mort.
La vision de Pythagore est à la fois cosmique et politique. Il a besoin
d’un groupe sain et consensuel pour servir de modèle aux législateurs, aux
acousmaticiens, ceux qui ont en charge l’organisation sociale et politique de
Crotone et de la région qui est en son pouvoir.
Toutefois, l’ensemble des méthodes utilisées ne serait rien sans la
puissance unificatrice de l’identification au guide spirituel. De son vivant,
l’omniprésence de Pythagore assure l’identité collective. L’écoute de sa
parole, la vue de son image, constituent les bases sensorielles de sa
présence irradiante. Après sa mort, c’est sa présentification permanente qui
remplit ce rôle. Existait-il des objets du culte, des objets lui ayant appartenu
en propre ou bien même des reliques, des fragments sacralisés de son
propre corps ?
Quoi qu’il en soit, il est légitime de penser que l’actualisation de sa
parole par le rappel de son enseignement et la lecture des Mémoires rédigés
par ceux qui avaient eu l’insigne privilège d’être enseignés directement par
le Maître étaient suffisants pour entretenir et maintenir la foi
communautaire. La transmission assurée par-delà la mort est même un
garant plus sûr de la pérennité de la doctrine et de sa force de persuasion.
La conviction est emportée par la croyance dans le caractère sacré de la
parole. Chaque précepte est précédé de la formule : « Il l’a dit. »
Le Autos est à traduire par «  Il  », «  Celui-là », « Lui-même » ou « le
Maître  », car toutes ces nuances sont contenues dans le terme qui LE
désigne, LUI le fondateur divinisé.

Une pureté génératrice de fanatisme


La mort de Pythagore va nous servir de point de départ pour
comprendre et faire la synthèse des grandes lignes qui caractérisent le
fanatisme initiatique dont il est l’instigateur.
Personne n’est d’accord sur la manière dont est mort le
Maître. Cette incertitude contribue à la naissance du mythe. Un tel
penseur que lui, un tel leader, un tel chef ne saurait avoir quitté ce monde
comme un vulgaire mortel. Qu’il soit l’incarnation même d’Apollon ou son
médiateur auprès des humains, un véritable esprit démoniaque, sa fin, à
défaut d’être exceptionnelle, doit être empreinte de mystère pour pouvoir
encore fasciner les adeptes.
La seule chose qui soit certaine est que sa mort a été consécutive à la
chute de Crotone, qu’elle en soit contemporaine ou qu’elle se soit produite
peu après.
Pour certains, le Maître est mort avec nombre de ses disciples dans
l’incendie de la maison de Milon où il était en train de dispenser son
enseignement. Les insurgés conduits par Cylon, après avoir pris la ville,
s’empressent de brûler tous les lieux d’enseignement où se réunissaient les
adeptes. La violence destructrice des détracteurs était à la mesure du mépris
qui leur était témoigné et de la dépendance, à laquelle ils étaient confinés.
Pour d’autres, le Maître ne pouvait disparaître aussi rapidement et aussi
simplement. Sa mort devait coïncider avec quelque événement merveilleux.
Après la prise de Crotone, Pythagore réussit à s’enfuir avec un groupe de
disciples et se rend à Métaponte où il disparaît peu de temps après de façon
mystérieuse. A-t-il été trahi et assassiné ou s’est-il désincarné  ? Personne
n’est en mesure de le dire puisque son corps n’a pu être retrouvé…
Autre auteur, autre récit. Avec son groupe de fidèles, Pythagore arrive à
Tarente où il met en place son pouvoir. Mais, très vite, les mêmes émeutes
qu’à Crotone mettent la cité à feu et à sang. Réfugié dans le temple des
Muses, Pythagore se laisse mourir au bout de quarante jours.
Enfin, une version plus fantaisiste affirme qu’il se serait laissé mourir
de faim au milieu d’un champ de fèves. Cette hypothèse est peu plausible
dans la mesure où elle est la simple reprise d’un exemple de fidélité
répertorié dans l’enseignement même du Maître. La critique est déjà trop
présente dans un tel récit pour avoir quelque chance de véracité, si tant est
que ce soit le caractère véridique de l’événement qui soit recherché.
Dans une lecture hagiographique de la vie de Pythagore, il est juste que
la fin soit aussi sanctifiée que le reste de l’existence du héros.
Quelle que soit la version retenue finalement, il est un fait indéniable
que la violence préside à l’achèvement de l’existence du chef. S’il a été
victime de persécutions, c’est que l’hégémonie qu’il avait mise en place
était de nature persécutrice.
Les pythagoriciens n’étaient pas des illuminés ayant mis en place une
communauté sectaire à l’écart du monde et qui aurait été détruite par
quelque tyran. Au contraire, il s’est agi d’un groupe conquérant, avec une
doctrine élitiste, et qui a exercé un pouvoir sans partage et sans pitié pour
les opposants. Rappelons-nous le sort terrible qu’ils ont réservé aux
Sybarites lors de la victoire qu’ils remportèrent contre leur cité. La haine
génère la haine et la persécution la persécution. Reprenant le pouvoir, les
Sybarites n’ont pas exterminé les Crotoniates, mais seulement les
pythagoriciens, avec l’aide précisément des membres rejetés ou soumis de
la cité.
L’idéalisation extrême de la doctrine a généré le clivage entre les Purs
et les Impurs, les adeptes et les autres. Un tel comportement est de nature
fanatique, car il engendre la mort psychique ou physique de l’autre, de celui
qui ne pense pas comme soi, de celui qui ne vit pas comme soi.
Les non-admis sont des gens morts aux yeux des pythagoriciens, qui
font comme s’ils étaient étrangers lorsqu’ils les rencontrent et entre eux ils
les traitent d’« immatures », ou pire de « désorganisés ». L’humiliation et le
mépris sont le sort des rejetés. Pour les déviants et les apostats, la peine de
mort est requise, même si elle n’est pas exécutée directement. Les
invectives sont lancées et les appels vengeurs aux dieux sont proférés.
Ce qui est le plus étonnant, et peut-être le plus caractéristique de ce
mode de fanatisme, c’est qu’il est exercé au nom de la raison universelle et
de l’amitié généralisée.
Le logos mathématique est partout proféré et la philia de tous à l’égard
de tous est sans cesse répétée. C’est peut-être cette contradiction non
assumée entre les dires et les actes qui pousse l’adepte à l’acte violent
envers tout opposant. La répression serait d’autant plus violente que la
doctrine s’afficherait plus tolérante et ouverte à tous les esprits
raisonnables. Celui qui a le malheur de s’opposer devient forcément un
suppôt de la déraison qu’il est du devoir élémentaire du bon disciple
d’éradiquer car il est une menace de souillure pour l’ensemble des Purs.
Clivage et persécution vont de pair dans la conduite fanatique de l’initié. Si
Pythagore n’a pas inventé le théorème qui lui est attribué, comme
s’accordent à le dire les historiens, il a en revanche inventé un type de
fanatisme qui pourrait bien, à la longue, finir par porter son nom.
 
La mise en avant d’un discours rationnel pour masquer une pensée
féodale, la préférence de son petit groupe d’appartenance au détriment du
bien commun, la violence pratiquée au nom de l’idéal sont les formes
privilégiées de ce fanatisme-là qui s’est répandu et perpétué au cours de
l’histoire. Il est aisé dès lors d’en repérer les marques et les stigmates dans
nombre de groupes sociaux actuels.
Chaque fois qu’un système substitue à la rigueur logique de la théorie la
vigueur sélective et close d’une doctrine, chaque fois qu’un groupe argue de
la scientificité de sa parole pour justifier ses pratiques initiatiques, chaque
fois qu’une élite fonde son pouvoir sur le faux-semblant d’un savoir, le
modèle pythagoricien n’est pas loin qui profile son ombre inquiétante sur
les interactions sociales à venir. La violence systématique et le
déchaînement sans bornes d’une destructivité libérée du sentiment de
culpabilité ne manquent pas de survenir, comme le dénouement inexorable
d’un désir immodéré d’idéal.
Il convient toutefois de tracer les limites propres à un tel type de
fanatisme. Il se mesure encore à l’aune de l’influence du groupe qui le
pratique. Son désir de soumission et d’anéantissement se borne à son
entourage immédiat et on constate que les dégâts psychiques et sociaux
qu’il occasionne restent circonscrits et non extensibles. On est loin encore
des formes généralisées du fanatisme qui seront l’apanage du XXe siècle.
Nous verrons, au cours des chapitres ultérieurs, quels sont les ressorts
spécifiques de ce qui constitue le fanatisme à portée universelle dans lequel
c’est l’humain en tant que tel qui est attaqué.
Sans vouloir diaboliser Pythagore, et encore moins les écoles de pensée
qui s’y sont référées, force est de constater les dérives funestes et tragiques
qui ont découlé historiquement des pratiques liées à leur doctrine, et
nécessité est de souligner les risques inhérents à de telles évolutions
idéologiques et groupales.
Chapitre 4
L’enragé :

 le bras armé du chef


« N’est-il pas honteux que les fanatiques aient du zèle et que
les sages n’en aient pas ? »
VOLTAIRE,
Pensées détachées

de M. l’abbé de Saint-Pierre.

Une nouvelle forme de fanatisme est à décrire, qui se situe dans la


lignée de l’engagement passionnel et inspiré, mais qui en diffère par la
motivation. Ce type de fanatique-là n’a pas besoin d’un endoctrinement
approfondi ni d’une filiation collective développée. Ici une formation de
terrain est suffisante. Les adeptes mettent leur force de frappe au service
d’un chef auquel ils sont dévoués corps et âme. L’organisation dans ce cas
est plus d’ordre militaire que doctrinale. Une technique précise, une
stratégie efficace, sont plus importantes que le discours théorique et
religieux. L’enragé est avant tout un combattant au service d’un chef. La
personnalité de ce chef est plus cruciale que ses idées sur la vie et le monde.
La doctrine n’est que l’habillage provisoire et nécessaire au
conditionnement des disciples. Ainsi la discipline et la passion du combat
tiennent lieu d’idéal. Le chef est un héros charismatique qui a su construire
une école de formation où chaque membre peut devenir une machine à tuer
qui lui est totalement soumise. Pas de grande cause, pas d’absolu des
valeurs, de l’action, rien que de l’action. Et de l’action efficace qui ne
souffre aucun échec. L’enragé a perdu toute faculté de juger et toute
autonomie. Il est devenu le pur instrument de la volonté du chef, son bras
armé entièrement désubjectivé. Nous verrons que l’objectif de soumission
totale de l’adepte est plus aisément atteint si l’action d’embrigadement est
appuyée sur l’usage de drogues susceptibles d’endormir la conscience
morale et de renforcer la rage de vaincre. On pourrait dire que le fanatique
enragé est une sorte de psychopathe programmé par le dessein organisé
d’une autorité supérieure et dont les derniers scrupules sont levés par
l’usage de substances excitantes et euphorisantes.

Le Vieux de la Montagne

Le personnage
De son vrai nom Hassan ibn-Sabbah, le Vieux de la Montagne vécut,
comme chef de guerre, au Proche-Orient dans la période troublée de la
première croisade. Malgré cela, il eut une longue existence et mourut de
vieillesse dans son château fortifié d’Alamut à l’âge de 90 ans.
Son origine ne laissait en rien supposer le destin singulier qui allait être
le sien. Né dans la ville de Qom (Perse) en  1034  d’une famille chiite
traditionnelle, il se convertit très tôt à la foi des ismaéliens, et entre en
dissidence avec les maîtres de son pays.
Enfant, il va avec son père habiter Rey où il poursuit son éducation
religieuse auprès de grands prédicateurs d’Ismaël. Par la suite, il est
étudiant à Nichapour et disciple de l’imam Mueffik. Il acquiert des
connaissances aussi bien en astronomie qu’en philosophie et se lie d’amitié
avec celui qui deviendra l’un des plus grands poètes perses, Omar
Khayyam, et d’autre part avec Nizam al-Mulk qui sera le grand vizir des
sultans seldjoukides. Il importe de noter que les trois amis scellèrent
ensemble un pacte de fidélité : le premier d’entre eux qui parviendrait à la
fortune dans le monde aiderait les deux autres.
Quand Nizam devint le vizir du sultan, ses compagnons réclamèrent
leur dû. Omar Khayyam se contenta d’une pension substantielle qui lui
accordait les agréments d’une vie de loisir. Quant à Hassan, il refuse le
poste de gouverneur qui lui est proposé et obtient de Nizam une haute
charge à la cour.
Très vite il devient un dangereux rival pour Nizam qui réussit
finalement à le discréditer aux yeux du sultan. Hassan parvient à s’enfuir et
il lance à la fois au sultan et au vizir un défi de vengeance : il jure de les
faire trembler, puis de les anéantir tous les deux.
Nommé chef des espions du sultan ottoman, il joue double jeu et agit
pour libérer la Perse du joug de l’envahisseur. D’une grande culture, formé
à toutes les branches du savoir, l’« étudiant balafré » – c’est ainsi qu’on le
surnommait alors – parcourt le territoire, prêche la foi ismaélienne et pousse
le peuple à la révolte contre le sultan. On note, dès cette époque, une
caractéristique essentielle de la manière d’imposer son entreprise  : une
connaissance encyclopédique universelle qui impose le respect et une action
militante et prosélyte intense qui lui permet d’engendrer des disciples
dévoués aussi bien à sa personne qu’à sa cause. La lutte contre la corruption
et les fausses promesses des dirigeants lui assure crédit et notoriété.
En habit de soufi, grâce à son talent oratoire et à son sens de la
persuasion, le nouveau prophète parcourt toute la région et rassemble soit
par la parole, soit par la force. Dans chaque ville où il passe, il organise et
structure une véritable armée de l’ombre. La loi de cette organisation est le
secret, car les ulémas les persécutent comme hérétiques  : les tuer est un
devoir pour le bon musulman.
Les ismaéliens répondent aux coups par les coups. Le premier martyr de
la cause ismaélienne est un menuisier accusé de meurtre par les autorités. Il
est arrêté, torturé, crucifié. Son corps est traîné dans les rues pour terroriser
la population. Il sera vengé par Hassan et les siens qui agissent dans la
dissimulation. Désormais tueries et contre-tueries se succèdent. Les
ismaéliens attaquent les caravanes, enlèvent et pillent. Les Ottomans
répondent par des massacres qui embrasent la population et favorisent les
conversions à l’ismaélisme.
Hassan, en peu d’années, devient le maître des villes et impose partout
sa loi redoutable. De plus, grâce à ses réseaux d’espions, il a une parfaite
connaissance des conflits entre les familles régnantes et entre dans leurs
jeux pervers et sanglants en commanditant en secret assassinats et trahisons.
L’exécuteur choisi par le maître est redoutable par sa capacité de
métamorphose. Il peut être aussi bien un agent du pouvoir, un prince ou un
mendiant. La spécificité des disciples d’Hassan est d’utiliser le crime au
service de la cause, de façon spectaculaire. Le meurtrier se laisse arrêter,
torturer et supplicier publiquement. Aussi devient-il une figure héroïque qui
glorifie la puissance de l’ordre sectaire. Il ne cherche jamais à fuir, mais
affiche au contraire une attitude sereine et apaisée, quelles que soient les
tortures qu’on lui inflige. Une telle abnégation force le respect et galvanise
la volonté des adeptes.
Le martyr est préparé à son destin. Sitôt pris, il récite sous la torture une
série de noms appris par cœur dénoncés comme membres du groupe, mais
ciblés en réalité par Hassan comme ses pires ennemis. Hassan détourne de
la sorte le pouvoir établi au service des intérêts ismaéliens, grâce à cette
ruse machiavélique.
Les principes d’Hassan sont clairement établis pour servir de base à la
formation des adeptes. Ils ne sont pas des tueurs mais des exécuteurs. La
finalité de l’acte est pour l’exemple. Tuer un homme, c’est en terroriser cent
mille. Et, au-delà, il faut aussi savoir mourir ; car en mourant de la façon la
plus courageuse qui soit, les adeptes forcent l’admiration de la foule. Et de
cette foule naîtront de nouveaux disciples. Du coup, mourir est bien plus
important que tuer. Le meurtre de l’adepte est réalisé pour la survie de la
secte, sa mort est programmée pour l’accroître par les conversions qu’elle
génère. Le but est la conquête de l’empire. Les adeptes sont poussés au
sacrifice pour le triomphe de la cause, leur vie terrestre ne compte pas au
regard de la vie céleste qui les attend. Avec la formation sophistiquée de ce
type d’adepte, Hassan détient l’arme absolue.

La conquête de la forteresse d’Alamut


Fuyant le complot de son ex-ami Nizam, Hassan, après un long périple,
s’installe quelques années en Égypte pour lier des contacts avec les groupes
ismaéliens et les mobiliser contre les Turcs seldjoukides.
Grâce à l’appui de ces forces ismaéliennes, il retourne en Perse
poursuivre son action de sape de la dynastie occupante. Son irrédentisme le
pousse naturellement vers la montagne du nord habitée par les Deylamites,
farouches guerriers peu enclins à se soumettre à un quelconque pouvoir
extérieur. Derniers à se convertir à l’islam, ils furent les premiers à aller
vers l’hétérodoxie. On comprend que les croyances ismaéliennes eurent très
tôt leur faveur.
La foi militante d’Hassan exerce un puissant attrait chez ce peuple
assoiffé d’indépendance.
Hassan a conquis des adeptes. Il lui manque à présent un fief. Ce sera
Alamut. Alamut est une forteresse imprenable, bâtie à plus de 1 800 mètres
d’altitude, au sommet d’un pic dans le massif d’Elbounz. Hassan devient le
maître de ce « nid d’aigle » (c’est l’étymologie d’Alamut) alors qu’il a déjà
près de 56 ans. Il n’en sortira jamais jusqu’à sa mort, près de trente-cinq ans
plus tard.
Hassan passe ses jours à lire, à écrire et à administrer les affaires de son
empire de l’ombre. On lui prête une vie ascétique, sobre et pieuse. Alamut
était déjà un lieu mythique avant qu’Hassan ne le conquière. On l’imaginait,
parce qu’il était recouvert la plupart du temps par les nuages, comme un
repère de djinns, génies malfaisants et réfractaires à la parole divine.
Hassan trouve en Alamut le lieu rêvé pour établir son pouvoir. Dès qu’il
l’aperçoit, Hassan a une révélation. Il sait que c’est là qu’il achèvera son
errance et fondera sa puissance.
En  1090, Alamut est une citadelle occupée par quelques soldats, leur
famille et un gouverneur. Hassan commence par infiltrer la garnison à l’aide
de quelques disciples qui prêchent et convertissent. Quelques mois plus
tard, Hassan parvient sur les lieux, sans se faire connaître, avec la
complicité de nouveaux convertis. Il se rend alors auprès du gouverneur et
lui demande tranquillement de quitter les lieux, car la place lui est acquise.
C’est ainsi qu’il prend possession sans violence du château mythique qui
demeura pendant cent soixante-six ans le sanctuaire inexpugnable de l’ordre
des Haschischins.
Hassan entreprit d’énormes travaux pour accroître les qualités
défensives de la citadelle, faisant bâtir des murs, creuser des citernes et
élever des tours pour faire d’Alamut le symbole visible de son absolue
puissance.
Retranché derrière les murs redoutables et redoutés d’Alamut, le Vieux
qui se vivait prophète d’un nouvel ordre fit régner la terreur chez les siens,
avant de la répandre au-dehors. N’hésitant pas à faire exécuter ses propres
fils, il exigeait l’obéissance totale des adeptes dont la frange la plus aboutie
était les fedayn, « ceux qui se sacrifient ».
Le premier assassinat commandité fut celui de son ancien condisciple
Nizam, dont il convoitait naguère la place de grand vizir.
Le 16 octobre 1092, déguisé en soufi, le meurtrier s’approcha de sa litière et
le frappa de plusieurs coups de couteau. Cet exécuteur fut le premier martyr
de la cause. La légende du Vieux de la Montagne et de ses haschischins
était née.
Après sa mort, en 1124, le vieux prophète hanta la forteresse où il avait
exercé si longtemps sa tyrannie. Il fallut attendre la quatrième génération
des Grands Maîtres de l’ordre pour que son fantôme fût exorcisé. En 1164,
le nouveau chef appelé – ironie du sort – lui aussi Hassan abolit les règles
ascétiques de l’ancien chef et permit aux disciples une vie plus libre et
autonome.
Comment comprendre ce mouvement salvateur de déprise  ? Ce fut,
disent les chroniqueurs, parce qu’il était le premier Grand Maître à ne pas
avoir connu de visu le fondateur. Ce détail nous paraît décisif pour saisir a
contrario la logique de l’emprise exercée par un chef autoritaire inspirateur
de fanatisme. La conduite de soumission, même la plus totale, s’enracine
dans la dépendance physique au pouvoir du chef. Le tyran fanatiseur, au
terme de ses manœuvres de sujétion, exerce sa puissance par le jeu de sa
seule présence.

Les arcanes de la soumission


Afin d’analyser le processus propre de fanatisation de l’enragé, nous
allons nous référer à l’interprétation originale de Vladimir Bartol dans son
roman Alamut écrit en 1938, et qui relate la vie et les mécanismes de
soumission des adeptes au sein de la forteresse. Cette relation, pour libre
qu’elle soit, fournit les bases psychiques de ce type de fanatisme, même si
ses propositions sont sur certains points discutables.
Pour Bartol, le Vieux de la Montagne est un pervers calculateur et
manipulateur. Il a atteint le dernier stade du savoir, la neuvième phase, et sa
maxime suprême a de quoi surprendre  : «  Rien n’est vrai, donc tout est
permis. »
L’institution qu’il met en place est effectivement rationnelle comme il
le prétend, mais il faut entendre par là «  le fruit d’un calcul
machiavélique  ». Toutes les religions se valent, elles disent toutes le vrai,
c’est-à-dire «  les hommes sont des moutons crédules que l’on peut mener
par le bout du nez ». Voilà le savoir suprême de Hassan ibn-Sabbah. Il met
au service de cette cause narcissique, c’est-à-dire à son seul profit, tous les
acquis de la science, lui qui est le nouveau prophète, Al-Mahdi, le septième
après Ali.
Ce que le calife du Caire Hakim avait affirmé de manière folle, lui va le
réaliser de façon rationnelle : « Je suis Dieu. » Le projet est désarmant de
simplicité. Il s’agit de créer un homme nouveau. Hassan se glisse dans
l’atelier d’Allah pour refaire l’homme à sa façon. Il faut d’abord casser
l’ancien moule et formater des êtres humains qui vont être des machines
parfaites au service de sa cause.
Par l’éducation et par la supercherie, le vieux renard mène un projet
diabolique puisqu’il crée des humains qui, au lieu d’être épris de la vie, sont
éperdument amoureux de la mort. Le but du chef pervers est de réaliser à
son seul profit l’inversion radicale des valeurs vitales.
Pour ce faire, Hassan ibn-Sabbah détourne dans son seul intérêt les
versets du Coran relatifs à l’acquisition du Paradis. Puisque Mohammed a
dit que les guerriers de la foi entreraient directement au Paradis, il suffit de
produire des croyants de même type pour construire l’institution la plus
puissante du monde. La mégalomanie du chef spirituel le conduit à rivaliser
avec le Prophète. Abondance et jouissance sont le lot de quiconque meurt
en mission pour lui.
À ce stade-là, on ne parle plus de la cause. Elle est devenue un simple
moyen pour atteindre l’objectif final du pouvoir. Ainsi Hassan ibn-Sabbah
emprunte la foi de ses pères pour en faire une lecture toute personnelle.
C’est l’ismaélisme qui est la base dogmatique du système choisi. Mais, si
Hassan ibn-Sabbah a été investi par le calife du Caire, il s’en sépare très
vite pour faire lui-même ses lois. Hassan ibn-Sabbah s’instaure d’emblée
au-dessus des lois de ses ancêtres, au-dessus des lois de Mohammed et
d’Ali ou, du moins, il s’arroge à lui seul le droit de les appliquer selon sa
propre interprétation, c’est-à-dire à sa guise. Ainsi est-il en mesure
d’autoriser les soldats à boire du vin, lorsqu’il le juge opportun. La décision
n’incombe qu’à lui seul et il délègue ensuite à ses dirigeants le soin de faire
appliquer ses décrets arbitraires.
Il invoque Pythagore et la philosophie grecque pour justifier ses choix
et fait enseigner aux adeptes les sciences de l’époque ainsi que l’islam selon
l’acception ismaélienne. Ses manipulations paraissent minimes et passent
aisément auprès des disciples, puisque la tradition et le savoir sont respectés
à la base.
Ce que Hassan ibn-Sabbah a peut-être le plus retenu de Pythagore, c’est
le mouvement initiatique pour acquérir l’adhésion totale à la cause par le
biais de sa personne. Il s’agit là d’une opération perverse où c’est en fait
l’inverse qui se produit. Le disciple adhère totalement à la personne du chef
par le biais de la cause. Le principe même de l’adhésion à un idéal est biaisé
par la main du chef. Les méthodes d’embrigadement décrites par Bartol
sont les mêmes que celles usitées par Pythagore  : les adeptes entendent
parler du leader mais ne le voient pas dans un premier temps. Ainsi sa
personne est sacralisée et acquiert une existence suprasensorielle. La Voix
du chef vient d’en haut et elle devient parole de Vérité incontestable.
Les adeptes reçoivent une formation intensive et communautaire. Ils
doivent apprendre sans discuter, ingurgiter sans réserve ni doute. Pour ce
faire, ils ont des maîtres autoritaires qui menacent des pires châtiments ceux
qui ergotent ou qui doutent. De plus, les disciples sont coupés du monde
pour échapper à toute autre influence.
 
Le point nouveau amené par Bartol (qui est peut-être le plus discutable)
est l’introduction de ce que nous appellerons l’argument de saint Thomas.
Pour croire, il faut voir. Saint Thomas a cru en la résurrection de Jésus
lorsqu’il a pu mettre le doigt sur les plaies du Christ. De même, les disciples
croient en Hassan ibn-Sabbah à partir du moment où l’expression «  la clé
du Paradis  » se démétaphorise et devient concrète. Hassan ibn-Sabbah
reconstruit artificiellement le Paradis dans son château d’Alamut et y
introduit les fidèles qui peuvent y banqueter réellement, voir les pierres
précieuses, les fontaines de cristal et surtout toucher de leurs mains les
houris, c’est-à-dire les vierges promises aux martyrs. Ce sont de jeunes
esclaves qu’Hassan ibn-Sabbah a achetées sur les marchés d’Ispahan ou de
Boukhara et qu’il a formées et habillées pour illusionner les adeptes.
On comprend dès lors pourquoi les adeptes sortis du Paradis n’ont
qu’une envie, c’est d’y retourner en mourant en mission pour Hassan ibn-
Sabbah.
Cette lecture de Bartol est intéressante et plausible. Cependant, ce que
l’histoire a retenu n’est pas cette supercherie des sens, mais l’usage du
haschich. Toutefois, la consommation de drogue est-elle suffisante pour
conditionner le disciple ou bien doit-on y adjoindre, comme le suggère le
roman de Bartol, un stratagème ingénieux de reconstruction des Jardins
d’Allah pour guider et fixer les visions bienheureuses engendrées chez
l’adepte par la prise de haschich ?
Quoi qu’il en soit réellement, les adeptes de Hassan ibn-Sabbah sont
allés à la mort sans hésitation afin d’accomplir la mission meurtrière qui
était la leur. Leur engagement passionnel est resté dans les mémoires.
Son crime réalisé, le disciple ne fuit pas. Il se soumet à la torture qui lui
est infligée et subit le supplice avec le sourire. En tout cas, c’est ainsi que le
rapportent tous les chroniqueurs de l’époque, et que se construisit le récit
légendaire des haschichins, qui ont donné en français le nom commun
« assassin ».
L’haschichin est celui qui tue sans haine un ennemi anonyme, mu
seulement par une passion effrénée que l’on peut qualifier de rage
intérieure. Cette rage lui est transmise par le chef sacralisé auquel il croit
sans réserve, avec l’adjuvant technique que constitue la drogue.
Les ingrédients sont pluriels, sans qu’il soit effectivement possible de
déterminer si l’un est premier par rapport aux autres. En tout cas, il est
certain que le facteur nouveau ici présent est l’usage d’un toxique pour
catalyser les effets de croyance. En effet, l’idéalisation du chef, la
soumission, l’attachement sans faille à la doctrine, les techniques
d’embrigadement et la cohésion groupale ne sont pas spécifiques à ce type
de fanatisme. Seul l’usage d’une substance ingérée par l’adepte permet de
caractériser la rage propre qui anime son engagement. Il exécute la tâche
qui lui a été confiée dans un état d’exaltation et de joie qui ne saurait se
comprendre autrement que par l’emprise d’un toxique annihilant la volonté
personnelle au profit de celle du chef qui le domine et dont il est le bras
armé.

Le chef démoniaque
La question qui reste à éclaircir est celle du projet pervers du chef du
groupe sectaire. Est-ce une volonté machiavélique qui guide le fondateur du
groupe ou bien une conviction, une illumination, une vision peut-être folle
mais qui lui échappe et à laquelle il est lui-même soumis ? Le chef se place-
t-il délibérément au-dessus des lois avec le projet mégalomaniaque de
devenir l’homme le plus puissant de la planète ou alors est-il victime d’une
vision délirante qui le dépasse ?
La vérité se situe sûrement entre les deux. Le chef sectaire participe à la
fois de la surestimation de soi et de l’illumination. La question des moyens
lui importe donc peu puisqu’il ne prend en compte que l’expansion
narcissique, tant personnelle que groupale. Ce type de leader a plutôt
tendance à déléguer l’intendance à ses hommes liges ; il se réserve, pour sa
part, la construction des grands desseins, les plans sur l’avenir radieux d’un
monde où il sera reconnu comme un grand maître et, pourquoi pas, le plus
grand.
L’analyse des différentes situations historiques met en évidence
l’existence d’une dualité complémentaire au niveau du commandement de
ce type d’institution  : un chef charismatique qui se charge des questions
touchant à la foi et à sa propagation, et un chef pragmatique qui prend en
main l’organisation du groupe et qui s’occupe des basses besognes que le
premier néglige ou même ignore. Rarement les deux compétences se
retrouvent dans une et même personne.
Ce qui fait problème dans l’interprétation de Bartol, c’est la coexistence
dans le même personnage, Hassan ibn-Sabbah, de la compétence
dogmatique et de la compétence machiavélique. Pendant l’ascension qui le
conduit à devenir le chef incontesté des ismaéliens, on découvre un homme
pervers qui manipule des pions sur un échiquier et fait fi de l’amour, de
l’amitié et de la foi. Aussi ne comprend-on pas pourquoi, arrivé à ses fins et
au sommet de sa gloire, il se retire dans sa tour pour se consacrer à la
rédaction d’un catéchisme. L’absence de scrupules et de moralité du
premier Hassan ne colle pas avec le mysticisme du second. Le pervers se
transforme difficilement en ascète.
Hassan ibn-Sabbah ne meurt qu’en  1124, plus de trente ans après les
premiers assassinats spectaculaires exécutés en son nom. Durant tout ce
temps, les commandos d’haschichins ont continué de semer la terreur chez
tous les puissants de la région. On conçoit plutôt la double gouverne du
groupe avec Hassan comme figure paternelle emblématique et les
deys1 comme exécutants diaboliques de la stratégie de conquête.
Ainsi l’haschichin marche-t-il les mains dans le sang et la tête dans les
étoiles. Il est porté par la foi dans les prophètes, guidé par la voix d’ibn-
Sabbah et formaté par les hommes de main.
Bartol met bien en évidence l’illumination béate dont est empli l’adepte
qui ne le quitte plus jusqu’au supplice et qui le conduit à la mort. Tous les
témoins sont d’accord sur ce fait. Il est légitime de voir là l’effet
caractéristique du haschich. Mais la drogue crée l’état second dans lequel
baigne le fidèle, et non le contenu de ses visions qui sont le seul produit de
son endoctrinement.
L’idée de la reconstruction des Jardins d’Allah est du plus bel effet sur
le plan littéraire et dramatique, mais elle reste difficile à réaliser au niveau
pratique, surtout quand on sait combien la réalité détruit les rêves. Il est plus
juste de penser que l’image d’un paradis radieux et merveilleux suffise à
enflammer la fougue du partisan bien endoctriné. La dépendance à la
drogue ne vient qu’en dernière instance pour potentialiser le travail de
préparation psychique du « poignard vivant » qu’est le fedayin.
Le fedayin n’est pas un doctrinaire, c’est un homme de terrain
surentraîné physiquement, capable de résister aux privations avec une
volonté de fer. Rien ne doit l’arrêter dans l’exécution de sa mission. Il est
une machine à tuer qui met son pouvoir de réflexion et de jugement au seul
service de sa mission meurtrière. Il ne se soucie pas de la mort, mais là n’est
pas son but premier. Il se différencie ainsi du kamikaze, qui, lui, est
programmé à cette fin unique.
Nous ne pensons pas, comme Bartol, que l’haschichin soit mû par le
désir de mourir. Il ne craint pas la mort, mais il ne la recherche pas
directement. Certes, les pulsions mortifères l’animent, il chante la mort,
mais c’est pour lui la meilleure façon de profiter de la vie. En effet, les
plaisirs de ce monde sont exaltés, décuplés par la saveur du trépas. Que la
vie soit courte, peu importe pourvu qu’elle soit intense.
Le fanatique de cette sorte cumule deux données souvent antagonistes :
l’imprégnation d’une idéologie forte et profonde avec un engagement sans
faille dans la pratique et une efficacité de nature militaire. Ce qui permet de
faire le liant entre ces dimensions contraires est le recours à un euphorisant
sûr et puissant.
On comprend que la création de ce modèle de fanatisme ait eu la
redoutable efficience que l’histoire nous a transmise et qu’elle ait assuré à
cette lecture sectaire de l’ismaélisme une telle sombre renommée. Une
doctrine élaborée en appui sur une religion révélée se conjugue ici avec la
froide détermination de chefs prêts à tous les débridements et toutes les
déviations pour réussir. Le fanatique basique qui se trouve au bas de
l’échelle est, lui, bien imprégné de la doctrine, bien formaté par les
dirigeants qui lui transmettent leur volonté de vaincre et de détruire
l’ennemi désigné, grâce à la fois à l’incorporation propagandiste et à
l’ingestion du produit toxique qui va servir de support physiologique à la
rage qui le brûle de l’intérieur. L’addiction au haschich le pousse à vouloir
retrouver le paradis entrevu, lui permet d’exécuter sa tâche et de favoriser
son adhésion à l’action destructrice qui est le propre de tout fanatisme. Plus
rien ne peut éteindre la flamme sacrée qui s’allume à chaque prise, sinon
l’accomplissement ritualisé de l’acte meurtrier qui vient apaiser la double
intoxication, à la fois psychique et physique, du fanatique enragé.

Voltaire et les enragés


Il y a plus de trois siècles, Voltaire stigmatisait déjà le type de fanatisme
qui nous interpelle ici. Avec le sens de la formule qui lui est propre, une
sagacité et une rigoureuse clarté sans pareilles, il met en pleine lumière les
traits psychologiques distinctifs de l’enragé.
Voltaire commence, vers les années 1740, au cours de certaines de ses
pièces de théâtre, par mener une critique acerbe de la collusion du pouvoir
et du sacré au sein de la religion. Il pointe, pour les fustiger, les travers
personnels du chef religieux ainsi que les stratégies perverses qu’il déploie
pour fanatiser ses fidèles. Chaque fois qu’apparaît dans le monde une
religion, chaque fois que se renouvellent l’asservissement à l’obscurantisme
et la soumission des individus à la puissance destructrice du sacré : « Il faut
un nouveau culte, il faut de nouveaux fers, Il faut un nouveau Dieu à
l’aveugle univers. »
Avec la même fougue, il condamne l’intégrisme religieux qui conduit
inexorablement à l’extrémisme  : «  Nourrir du fanatisme, il en a toute la
rage. »
Le «  saint appareil  » dont s’entoure tout aréopage ecclésiastique est
assimilé à une «  ténébreuse horreur  ». Le disciple zélé, trop zélé, le
pratiquant contaminé par l’idéologie sacrée se transforme vite en un être qui
ne maîtrise plus les élans de sa foi, tant il est « rempli de fureur ».
À travers les propos critiques de Voltaire, il faut reconnaître, non une
attaque du religieux proprement dit, mais le rejet de son utilisation perverse
à des fins politiques. Les sujets les plus fragiles sont fanatisés, afin de
permettre à des chefs sans scrupule d’accéder aux plus hautes marches du
pouvoir. Voltaire cherche les modalités pragmatiques les plus efficaces pour
mettre en évidence la logique du fanatisme.
Il précise plus tard sa pensée en dressant en quelques lignes un portrait
de l’enragé, tout à fait éloquent. Les dictionnaires théologiques portatifs
étant à la mode, il rédige, comme en contrepoint, un Dictionnaire
philosophique portatif en  1764. L’article «  Fanatisme  » retiendra surtout
notre intérêt. « Le fanatisme, nous dit Voltaire, est à la superstition ce que la
rage est à la colère. » La formule est d’autant plus percutante qu’elle n’est
pas simplement comparative. Les affects évoqués sont ceux mêmes qui sont
mobilisés dans l’acte fanatique et qui en constituent le ressort interne.
L’opposition est faite entre l’enthousiaste et le fanatique. Le premier est
seulement un illuminé qui a des extases et des visions. Il prend les songes
pour des réalités et ses imaginations pour des prophéties. Le second va plus
loin, il passe de la conviction à l’acte. « Le fanatique est celui qui soutient
sa folie par le meurtre.  » Il ne se contente pas de l’assujettissement à son
monde interne, il l’agit. Ou plutôt, il est tellement envahi, « infesté » par les
images qui l’assaillent qu’il est contraint de passer à l’acte pour donner une
réalité tangible aux contenus internes de sa croyance et réduire par ce biais
l’écart devenu insoutenable entre la réalité psychique qui est la sienne et le
monde.
Mais l’acte fanatique n’est pas simplement meutrier. Il est de nature
destructrice en général et s’en prend aussi bien aux objets qu’aux
personnes. Ainsi, pour Voltaire, Polyeucte est aussi un fanatique puisqu’il
profane les temples des autres religions et casse les idoles au nom de la
seule vraie religion à ses yeux, le christianisme. Il ne peut contenir sa rage
devant ce qui contredit sa pensée et l’agresse comme une injure. À partir de
là, la mécanique singulière de l’enragé peut se mettre en place dans un jeu
qui passe du religieux au politique.
Voltaire a une formule lapidaire aussi claire que signifiante  : les
fanatiques ici visés sont «  des énergumènes malades de la rage
superstitieuse ».
 
Reprenons chacun des termes utilisés. L’énergumène, au XVIIIe siècle,
a un sens beaucoup plus précis qu’aujourd’hui. Il est « l’exalté qui se livre à
des cris, des gestes excessifs, dans l’enthousiasme ou la fureur ». Ce dont
souffrent ces pauvres diables, c’est d’un mal incurable. Le fanatisme n’est
plus seulement un venin, un poison que l’on risque d’avaler avec les paroles
exaltées d’un meneur, il devient une véritable infestation de tout l’être, une
maladie gravement contagieuse. Comme les convulsionnaires, les enragés
sont frappés d’une atteinte définitive  : «  Lorsqu’une fois le fanatisme a
gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. »
La superstition peut se transformer en une épidémie aussi dangereuse
que la rage. On est passé de la simple colère noire au cours de laquelle le
sujet ne contrôle plus ses actes et laisse parler ses pulsions à un fléau
capable de ravager une population entière et contre lequel n’existe aucune
protection.
L’enragé est, selon Voltaire, le type de fanatique le plus accompli, celui
qui est capable de la destructivité la plus totale car la plus aveugle. Il
n’exerce plus aucun contrôle conscient sur ses comportements. Seule sa
croyance folle le guide, il n’en est que l’instrument. L’enragé devient une
arme redoutable pour qui sait manipuler la superstition. L’enragé est pris
d’une telle frénésie que rien ne peut l’arrêter. Et Voltaire stigmatise son
union explosive avec le pervers  : «  Ce sont d’ordinaire les fripons qui
conduisent les fanatiques et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils
ressemblent à ce Vieux de la Montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies
du Paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs
dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils aillent assassiner
tous ceux qu’il leur nommerait. »
Hassan ibn-Sabbah était déjà considéré comme le modèle du fanatisme
qui nous occupe. L’idée dominante est celle d’une programmation froide et
déterminée de l’exécuteur endoctriné au profit d’un pouvoir sans scrupule.
Tout se passe comme si l’excitation frénétique doctrinaire pouvait être
calculée et exécutée à la lettre. Peut-être un fond de religiosité ambiante est-
il nécessaire.
Cependant Voltaire distingue très nettement le pouvoir institué de la
sédition, de même que l’ordre religieux de la superstition. Le fanatisme naît
de la conjonction de ces deux perversions : la croyance folle et la fourberie
politique, et sa force est une grande menace, car « les lois et la religion ne
suffisent pas contre la peste des âmes ».
Pour prévenir les accès de ce mal, Voltaire préconise un seul remède :
les progrès de la science et de la raison. L’esprit philosophique est en
mesure de vaincre l’obscurantisme. Le XVIIIe siècle croyait aux Lumières
et les penseurs éclairés espéraient dans le progrès. Aujourd’hui le remède
paraît bien compromis. Nous savons que la raison génère aussi ses
fanatiques qui, pour en être différents dans les méthodes et les finalités,
n’en sont pas moins efficaces dans la destructivité.
Ajoutons pour finir que Voltaire, dans sa critique radicale du fanatique
enragé, a tendance, comme Diderot dans l’Encyclopédie, à une
généralisation abusive. Sous prétexte de réduire à néant la superstition,
mère de tous les maux, ils s’en prennent, l’un comme l’autre, aux religions
révélées en tant que telles : il importe, pensons-nous, de faire la distinction
entre une authentique conduite religieuse, judaïque, chrétienne, islamique
ou autre, et les comportements fanatiques. Les certitudes de la raison, si
elles deviennent massives et absolues, sont tout aussi nocives et
pernicieuses que celles issues de la foi. Nous allons en voir les effets avec
les ravages de la Terreur.

1- Le dey est un chef subalterne qui exécute les décisions de la haute autorité, ici, celle d’Hassan.
Chapitre 5
Le terroriste ou les vertiges

 de la destructivité
«  Fanatique  : Héros qui, pour le triomphe de ses préjugés,
est prêt à faire le sacrifice de votre vie. »
Albert BRIE,
Le Mot du silencieux.

Après la Révolution française apparaît une nouvelle configuration du


fanatisme. Tout se passe comme si en allant de la religion aux Lumières, le
fanatisme ne disparaissait pas, comme l’espérait Voltaire, mais se
métamorphosait et ressurgissait sous une forme tout aussi virulente  : la
terreur.
La terreur est une forme particulière du fanatisme. L’intime conviction
de celui qui sait ne lui suffit plus, il a besoin de faire partager ses idées. Et
le partage est ici à la mesure de la conviction : sans limites. Ou l’autre se
soumet aux idées du doctrinaire, ou on le soumet. La vérité ne supporte
aucune restriction, et surtout aucune compromission. La puissance du vrai
doit se manifester dans les faits, de gré ou de force. L’idée juste ressemble
fort au destin tel que le concevaient les stoïciens. Soit l’homme marche
volontairement dans son sens, soit il y est traîné malgré lui. La force du
croire est si irrésistible qu’elle ne saurait rencontrer aucun obstacle.
L’adhésion est emportée par la démonstration, la persécution ou la
séduction. Mais que faire face à ceux qui résistent, oublient ou retombent
dans l’erreur  ? La solution proposée dans cette nouvelle posture fanatique
est la terreur. La crainte du châtiment s’accroît au point que l’autre consent
et adopte les pratiques qu’on veut lui faire admettre.
Mais que représente exactement la méthode terroriste et comment
s’applique-t-elle ? Le terrorisme est tellement passé dans le langage courant
aujourd’hui que sa représentation est vague et incertaine. On assimile trop
aisément sous ce terme tous les usages de la violence dans le corps social.
La terreur représente une peur excessive et violente dont les effets sont
saisissants  : elle peut rendre muet ou paralyser tous les membres. Elle
s’apparente, dans le registre de l’excès, à l’effroi qui a pour caractéristique
de glacer l’ensemble du corps, ainsi qu’à l’épouvante qui suscite une telle
émotion qu’elle provoque des tremblements irrépressibles. C’est donc
d’abord au niveau du corps que se produisent les effets de la terreur. La
conviction s’ensuit, tacitement, sans besoin de longs raisonnements ni de
fastidieuses argumentations. Il suffit de frapper l’imagination et de pousser
l’émotion à son paroxysme.
Qu’elle soit pratiquée de façon très empirique ou qu’elle fasse l’objet de
théories précises ou plus ou moins échafaudées, la terreur est devenue, au
fil du temps, une méthode sûre et efficace appliquée par les fanatiques pour
répandre leurs idées ou tout simplement pour établir leur pouvoir.
On pourrait objecter, au fond, que la terreur est connue et appliquée
depuis toujours par ceux qui cherchent à imposer leur pouvoir. Il est certain
que Cyrus, Tibère ou Attila usaient de tous les moyens pour établir leur
puissance et avec eux la force l’emportait largement sur le droit. Cependant,
en parlant ici de terreur, nous voulons nous limiter à son usage explicite
pour imposer des doctrines religieuses ou sociales à valeur humaniste. Le
terroriste, au sens restreint du terme, est le fanatique si convaincu du bien-
fondé de ses idées qu’il est prêt à faire usage de la violence pour les
transmettre et les imposer. La valeur de la théorie rend pour lui légitimes de
telles méthodes. Le terroriste a une conception, même sommaire, de la
terreur. Il réalise et actualise cet ultime paradoxe du « détruire pour créer »
au niveau concret de la vie collective. Raser, écraser, éliminer pour mettre
en place un ordre de paix et de sérénité. Emprisonner, mutiler, tuer pour
mettre en place la liberté et la solidarité. Le terroriste oublie les moyens au
profit des fins. Plus le but est sublime, plus la destructivité peut se déployer,
pourvu qu’elle soit à son service.
Nous allons distinguer pour débuter deux types de terreur et deux
figures fondatrices pour les représenter, l’une qui se réfère à la croyance
religieuse, l’autre qui repose sur des théories rationnelles. Toutes deux
appuient leurs pratiques sur l’art et le pouvoir de la parole, toutes deux
s’originent dans la puissance de l’éloquence. Il s’agit de Savonarole et de
Robespierre.
 
À partir de la Révolution française, la Terreur introduit quelque chose
de radicalement nouveau qui aura des effets redoutables sur la mise en
œuvre des méthodes fanatiques. Depuis, l’acte destructeur est placé sous
l’égide de la modernité et de la raison. Ce qui est «  terrible  » dans un
phénomène de cette nature, c’est le caractère systématique et ordonné, selon
un plan rationnel, de la violence. La victime visée n’est plus une personne
considérée comme mauvaise et qui est à ce titre haïe et détestée, mais elle
devient un être nuisible en soi, déshumanisé, une entité chosifiée qui est à
évincer comme un simple obstacle afin de réaliser un projet grandiose.
Ainsi l’acte fanatique devient un acte de pure suppression ou de simple
soustraction. Les sujets visés deviennent des êtres décorporéisés, des noms
aléatoires sur une liste, des numéros. Avec une telle approche politique,
Robespierre invente la destruction de masse. Un mort, des dizaines de
morts, des centaines, des milliers, quelle importance puisque la cause est
juste ? On va même aller jusqu’à parler d’un bain de sang purificateur censé
régénérer l’organisation du monde social. Alors pourquoi ériger d’absurdes
obstacles moralisateurs ? La finalité est juste, donc il n’est pas question de
meurtre mais d’un assainissement politique pour le bien de tous.
Le plus étonnant dans le processus de mise en œuvre de la Terreur est
son caractère logique d’évidence, comme s’il devenait «  naturel  » que les
événements évoluent de la sorte  ; l’élimination systématique des gêneurs
s’inscrit peu à peu dans l’ordre des choses et on a très vite l’impression que
plus rien ne peut arrêter la machine. Une fois mise en marche, la guillotine
exige, comme les monstres mythiques, son lot de têtes quotidien. Par la
suite, ce sera la chambre à gaz et le Goulag. Notons bien que la logique
interne du fonctionnement psychique est strictement la même et c’est cette
logique-là qu’il paraît important de décrypter pour en saisir la construction
paradoxale. À quel moment les choses basculent-elles dans l’horreur ? On
part de bonnes intentions, d’une vision idéale de l’humanité et puis le
processus s’inverse et passe sous le contrôle de la pulsion de mort.
L’étude de quelques figures du terrorisme va nous permettre de mieux
saisir le phénomène à partir de son ancrage dans une perspective subjective.
En effet les instigateurs de la Terreur sont tous des hommes remarquables
qui ont mis leur talent et leur intelligence au service de leur croyance en un
idéal qu’ils n’ont pas tardé à dévoyer.

Maximilien de Robespierre
Robespierre attire autant qu’il dérange. On admire sa droiture, sa
rigueur et son sens de l’idéal. Pourtant, on est effaré par la violence de son
action politique, les exécutions systématiques qui n’épargnent personne.
Peu d’hommes ont suscité autant de réactions contraires  : certains en font
un héros et un génie précurseur, d’autres un paranoïaque sanguinaire.
Ce qui nous importe ici est moins de porter un jugement sur l’œuvre
sociale et politique de Robespierre que de comprendre de l’intérieur
comment un homme de valeur en arrive, au nom de grands principes, à
concevoir une pensée terroriste et à la mettre en pratique de manière
raisonnée.

L’enfance
Robespierre est né à Arras en 1758 dans une famille de petite noblesse.
Il est pour ainsi dire chassé d’une enfance heureuse par un événement aussi
soudain que tragique : la mort de sa mère, alors qu’il vient d’avoir 6 ans. Il
est abandonné par le père, ainsi que ses frères et sœurs. Les deux filles sont
confiées à leurs tantes paternelles, tandis que l’aîné, Maximilien, et son
jeune frère Augustin sont pris en charge par les grands-parents maternels,
brasseurs de leur état. Ils y seront élevés dans le goût du travail et de la
piété religieuse. Notons que leur jeune mère est morte dans des conditions
tragiques. Elle a d’abord accouché d’un cinquième enfant mort-né, une
nouvelle petite fille, puis a été emportée peu après par la tuberculose.
François, le père, ne se remet pas de cette catastrophe. Bien qu’il ait un
métier stable et qu’il soit installé socialement, il perd pied et ne parvient pas
à faire son deuil. Très vite, il lâche sa charge d’avocat et quitte Arras pour
se lancer dans une longue errance qui s’achèvera par sa mort prématurée en
Allemagne, quand Maximilien atteint ses 19 ans. Depuis le départ du père,
il s’était déjà instauré en tant que chef de famille prenant un grand soin de
l’éducation de ses sœurs et des études de son jeune frère. La haine contre ce
père fantasque et déboussolé ne fait que s’accumuler sans pouvoir
s’adresser à celui qui les a laissés sans soin ni nouvelles toutes ces années
d’enfance et d’adolescence. Un tel ressentiment ne trouvera son expression
que par la suite, à l’époque de la maturité, dans une froide et systématique
détermination contre les ennemis de l’ordre et de la justice. On peut dire
que cet acte réel, avéré, certain, devient pour le jeune garçon la pierre de
touche d’une construction fantasmatique de type persécutoire. Ce père qui
abandonne ses enfants pourrait bien être celui par qui le malheur est arrivé.
Il aurait donc pu induire la mort de la mère pour commettre l’acte ignoble
de l’abandon. Ce père haï, ce père honni, ce père maudit, Maximilien va en
retrouver la figure récurrente dans l’image du roi.
La première scène marquante est celle de l’humiliation par Louis XVI,
au moment de l’entrée dans l’adolescence. Avec l’élite du lycée Louis-le-
Grand, Maximilien est venu faire son compliment au souverain. Il se tient
sous la pluie avec ses camarades et le roi ne daigne même pas descendre de
son carrosse pour les écouter. Rancœur, amertume et rejet se développent
chez le jeune homme envers ce père symbolique à valeur négative. Et le
cours des événements historiques va lui donner l’occasion d’exercer
projectivement sa haine contre ce «  Louis le Petit  ». Dans sa plaidoirie
contre le roi dans laquelle il exige la mort, Robespierre a cette formule
extraordinaire  : «  Si Louis XVI n’est pas coupable, ce sont les
Révolutionnaires qui doivent être mis en accusation…  » Le mécanisme
projectif mis en œuvre peut se formuler ainsi  : le sujet se dédouane de sa
propre culpabilité en la projetant sur l’autre. Et le système se conforte lui-
même jusqu’à l’évidence, dans la mesure où il s’appuie sur des faits avérés
et indiscutables : l’abandon des enfants par le père, comme la fuite du roi.
Jusque-là nous avons affaire à une construction psychique persécutoire.
Il faut un déclencheur particulier pour qu’une telle fantasmatique se réalise
dans les faits. Autrement dit, il importe de se demander quelle est la logique
interne par laquelle la construction imaginaire d’un sujet se transforme en
acte concret. Qu’est-ce qui a poussé Robespierre à muer son
fonctionnement paranoïaque en action politique d’une part et en action
politique centrée sur la destructivité d’autre part ?

Le moteur persécutoire
L’idée directrice que nous proposons est la suivante : Robespierre met
en œuvre, en instaurant la Terreur, un processus d’autodestruction. En
cherchant à détruire ceux qui représentent l’imago paternelle, puis tous ceux
qui lui sont proches, il vise à se détruire lui-même, car il est porteur en lui
de l’objet paternel exécré : il a le même prénom que son père, il fait partie,
comme lui, de cette noblesse qu’il exècre et il a choisi la même profession.
L’image de soi négativée demande, elle aussi, à être détruite en fin de
circuit, après avoir tué tous ceux qui peuvent être identifiés à cette image.
Cette boucle rétroactive destructrice est tout à fait caractéristique de ce
type de fanatisme : la terreur se retourne en définitive contre soi, car c’est
l’ennemi intérieur qui en est le réel objet, l’autre introjecté en soi qui doit
être détruit, dans la mesure où une telle identification est devenue
insupportable.
Le roi est devenu pour Maximilien le modèle paternel à détruire,
comme l’est aussi le Dieu incarné par la religion catholique. Toute sa haine
vis-à-vis d’un père absent et destructeur est transposée sur les figures de
l’ordre établi. À l’inverse, il construit une image idéalisée de la figure
paternelle avec l’Être suprême. Robespierre reprend à son compte le dieu
des Lumières, la puissance totalement bonne de la raison. Il proposera
même un culte républicain, avec chants et cérémonies, envers cet idéal. Le
clivage entre la bonne et la mauvaise image du père se prolonge avec le
partage manichéen des citoyens. Il y a ceux qui suivent la voie tracée par le
chef éclairé et ceux qui s’en écartent et qui ne peuvent qu’être frappés de
l’anathème républicain. La religiosité de l’enfance que l’adolescent
Maximilien avait violemment déniée et rejetée fait retour avec l’ivresse du
pouvoir absolu. Lui, le plus grand (maximus) ne vénère plus qu’un maître,
le plus haut (supremus). L’identification au chef suprême se fait par
l’intermédiaire du pouvoir absolu de la pensée rationnelle qui engendre
justice et vertu.

L’engrenage de la Terreur
Les défenseurs de Robespierre mettent en avant la gravité de la
situation politique, tant à l’intérieur du territoire qu’à l’extérieur, et la
nécessité de mesures fermes et efficaces. Ils affirment également que le
nombre des victimes de la Terreur s’est limité à quelques milliers et que le
coût humain était peu élevé pour l’instauration de la République.
On peut discuter sans fin des mérites ou des méfaits de l’ordre
républicain instauré alors, mais là n’est pas le problème qui nous occupe.
C’est la logique d’un système, ainsi que ses soubassements psychiques qu’il
nous importe de comprendre, car elle est le ressort même de ce nouveau
type de fanatisme.
Le  4  septembre  1793, la Terreur est mise à l’ordre du jour de la
Convention et à partir de là tout s’enclenche. Les premières mesures sont
prises à l’automne sous la pression des Enragés qui avaient déposé leur
Manifeste à la Convention dès le  25  juin1. Danton et les siens essaient de
freiner le mouvement qui, inexorablement, ne cesse de prendre de
l’ampleur. Pour avoir les coudées franches, Robespierre envoie à la
guillotine à la fois les uns et les autres.
Avec l’instauration de la Grande Terreur en juin  1794, les choses se
précipitent. Les condamnations pleuvent et les exécutions suivent, après un
jugement plus que sommaire. «  Les têtes tombent comme des ardoises.  »
On dit Robespierre surmené et déprimé. Il s’enferme dans la solitude et se
réfugie dans une idéalisation de plus en plus exacerbée. Le 7 mai 1794, il a
fait voter par la Convention l’existence de l’Être suprême, afin de garantir
la religion et la morale. Le  8  juin, deux jours avant le durcissement de la
Grande Terreur, il présidait au Champ-de-Mars la fête nationale consacrée
avec magnificence à la nouvelle divinité inspirée par la raison.
On le voit, la violence répressive et aveugle va de pair avec l’extrême
idéalisation. Plus Robespierre est convaincu de la justesse de ses idées et de
la pureté de ses visées pour l’humanité future, plus il s’applique, avec une
sorte de frénésie froide, à liquider tous ceux qui pourraient, d’une façon ou
d’une autre, bloquer ou simplement freiner le mouvement d’expansion vers
la nation idéale. La déshumanisation des actes est l’exact pendant de la
pureté vertueuse des buts à atteindre.
Voici comment il exprime la légitimation de son action, lors du discours
prononcé le 5 février 1794 devant les conventionnels réunis : « La Terreur
n’est autre chose que la Justice, prompte, sévère, inflexible ; elle est donc
une émanation de la Vertu  ; elle est moins un principe particulier qu’une
conséquence du principe général de la démocratie appliquée aux plus
pressants besoins de la Patrie. »
Ce qui est frappant, c’est de voir comment Robespierre fait découler la
Terreur des principes vertueux liés à sa conception de la démocratie, comme
par nécessité interne. Sa volonté propre n’y est pour rien. Il n’est, en tant
que personne, que l’incarnation des principes qui émanent de l’Être
suprême, être qui n’est autre que le logos, c’est-à-dire la forme absolutisée
de la raison.
Plus rien ne saurait arrêter une telle mécanique dont les motifs sont
aussi nobles. Robespierre confirme un peu plus tard  : «  Nous sommes
intraitables comme la Vérité, inflexibles, uniformes, j’ai presque dit
insupportables comme les Principes. »
La Terreur, c’est le fanatisme du vrai par la pureté. Il faut éliminer tous
les mauvais citoyens pour purifier la société. Il y a là le germe de tous les
excès futurs.
Les exécutions publiques doivent terroriser tous les membres du corps
social, afin de les pousser, bon gré, mal gré, vers la vertu. Le bain de sang
est régénérant, car il est une arme de conviction. Chacun n’a d’autre choix
que la vertu ou la mort. Ainsi le corps social est lavé, nettoyé de la
superstition, de la corruption et de tous les vices, grâce à l’anéantissement
de ceux qui en sont les porteurs. Et l’exemplarité de leur mort est le garant
des principes vertueux.
Terreo en latin signifie terroriser, épouvanter, mais ce verbe a aussi le
sens de chasser par la crainte, faire fuir, détourner. Cet aspect, dans le cas de
Robespierre, est d’une grande importance. Il permet de légitimer l’action
terroriste par les effets qu’elle produit : la terreur chasse le vice et, par là,
instaure la vertu. Chacun doit se sentir menacé pour se comporter en
excellent citoyen.
Robespierre meurt le  28  juillet  1794, victime de la machine infernale
qu’il avait lui-même mise en place. D’après certains, il tente de se suicider
juste après son arrestation. Mais il se peut que le coup de pistolet qui lui
défonça la mâchoire ait été tiré par un de ses adversaires. Quoi qu’il en soit,
c’était bien une entreprise suicidaire inconsciente et détournée que la
sienne, lorsqu’il commence à se soumettre et à soumettre le gouvernement
de la nation à la logique persécutoire de la Terreur. Le premier ennemi de
Robespierre était la figure paternelle détestée qu’il portait en lui, et les
fantômes de l’enfance furent ceux qui l’accompagnèrent durant son
exercice de plus en plus solitaire du pouvoir, jusqu’à son arrestation
mouvementée et jusqu’à sa montée sur l’échafaud.

Le doctrinaire passionné : Jérôme Savonarole


Si Robespierre fut le premier à instituer la terreur en forme de
gouvernement, il eut un prestigieux précurseur en la personne de
Savonarole. Pourtant, dans les faits, tout les sépare.
D’abord l’époque, puisque Savonarole est né à Ferrare en  1452. Il vit
dans cette Italie divisée et mouvementée de la Renaissance, où se mêlent
confusément querelles religieuses et complots politiques. On est bien loin
du siècle des Lumières et des vues unitaires de la France révolutionnaire
jacobine de Robespierre.
Ensuite, la religion, car Savonarole est moine dominicain dès l’âge
de  23  ans. Il est habité par des visions mystiques. On sait combien
Robespierre, sans être athée, a violemment combattu la religion chrétienne
pour instaurer à la place une croyance en l’Être suprême qui soit fondée sur
la raison.
Pourtant, au-delà de telles différences, leur style les rapproche. Ils
partagent des vues grandioses similaires, ils ont la même inflexibilité dans
l’action. Tous deux sont habités par la même visée de pureté des pensées et
des mœurs, tous deux sont des incorruptibles. On note également leur
même goût pour la vertu, un goût si puissant qu’il les a poussés aux mêmes
excès. Leur idéal les habite au point de préférer la mort à tout compromis.
Enfin, c’est peut-être l’art oratoire qui rapproche le plus les deux
hommes. On retrouve chez eux le même désir de convaincre. Ils subjuguent
leur auditoire par une subtile alliance de séduction et de menace. La parole,
chez le premier comme chez le second, est avant tout l’instrument de la
terreur. Les mots sont choisis pour inspirer en chacun l’effroi. Chaque
phrase porte juste pour éveiller la culpabilité et semer la crainte. Mais les
choses ne s’arrêtent pas là. L’un comme l’autre sont animés d’un double
zèle  : faire suivre la rigueur des propos par la vigueur des actes. Le
châtiment est terrible pour qui transgresse, la vertu se répand par la peur et
l’épouvante. L’un comme l’autre sont des jusqu’au-boutistes que seule la
mort fascine comme apothéose de la mission essentielle pour l’humanité
qu’ils ont cru détenir du destin.

Les origines et l’ascension


Savonarole voit le jour dans une famille de médecins en plein milieu du
Quattrocento. Ses parents qu’il qualifiera plus tard comme «  ses pires
ennemis  » le poussent vers des études médicales et humanistes. Brillant,
animé de la passion d’étudier, il est promis à un bel avenir. Puis, en 1475, il
quitte Ferrare et sa famille pour entrer au couvent à Bologne, chez les
dominicains. Que s’est-il passé en lui pour expliquer un tel revirement  ?
Comment comprendre un tel renoncement à la vie mondaine, alors que tout
autour de lui le préparait à entrer dans le siècle ?
Une profonde déception amoureuse accompagnée d’un sentiment
exacerbé de la futilité des choses du monde sont peut-être à l’origine de la
rupture, d’autant que l’adolescent est décrit comme étant d’une complexion
délicate et doté d’une hypersensibilité. La fièvre intérieure qui l’habite le
ramène vite du côté de Dieu. Enfant, il était déjà enclin à la prière et
cherchait la sérénité dans la pénombre des églises.
C’est un rêve, en premier lieu, qui le bouleverse et le convainc de la
vanité de l’existence qu’il mène. Il se sent «  baigné d’une eau glacée  ».
Ensuite, au cours d’un sermon, il croit qu’une parole du prédicateur lui est
personnellement adressée : « Quitte ta ville ! »
Quitte ta ville, détache-toi de ce monde corrompu et plein d’artifice,
choisis la voie de la rédemption par le sacré. Savonarole rumine pendant
près d’un an ces pensées, s’abîme dans des prières sans fin, avant de rompre
définitivement avec sa famille et un monde dont les turpitudes génèrent en
lui un profond dégoût.
En  1482, au faîte de ses compétences théologiques, frère Jérôme est
appelé comme lecteur au couvent des dominicains de Florence. Il y reste
cinq ans durant lesquels il développe ses talents oratoires. Dès  1487, il
passe déjà pour l’un des plus grands prédicateurs de son temps. Mais il
égratigne dans ses sermons le pouvoir du prince en fustigeant les mœurs
trop libres de la noblesse et du clergé en place. Laurent le chasse de
Florence et le grand donneur de leçons qu’il était devenu est condamné à la
vie ascétique et errante du prédicateur ambulant. C’est l’occasion pour
Savonarole de tremper sa volonté et de développer ses humeurs mystiques.
En  1490, lorsque Laurent le Magnifique le rappelle à Florence,
Savonarole est prêt à prendre la tête d’une nouvelle croisade, tout intérieure
celle-là, et à instaurer l’ordre politico-moral qui restera, au cours des
siècles, attaché à son nom. Il a 38 ans.
On croit Savonarole assagi, on pense que ses années de pénitence ont
tempéré ses ardeurs  ; c’est compter sans le feu intérieur du mystique
prosélyte. Frère Jérôme a changé, mais pas dans le sens attendu. Au
contraire, ses années de désert l’ont radicalisé. Une spiritualité fougueuse et
totale ne serait pas trop gênante pour les pouvoirs en place, tant religieux
que politique. Mais la spécialité de Savonarole est de joindre l’action à la
force de sa spiritualité. Il devient un fanatique dès l’instant où sa seule
pensée est capable de générer les changements souhaités. Les sermons de
frère Jérôme sont autant de menaces suivies rapidement d’effets,
d’injonctions à agir. Savonarole est devenu le maître de la parole actante.
La terreur qu’il exerce par les mots se transforme très tôt en actions
spectaculaires qui embrasent la Florence corrompue que Dieu lui a confié
mission de purifier.
Avec sa soutane rapiécée et ses prêches enflammés, Savonarole gagne
l’estime populaire. Tous les dimanches, l’église est comble pour écouter,
dans la fascination et l’angoisse, les derniers anathèmes du «  prédicateur
des gueux ».
Enhardi par son succès grandissant, Savonarole livre en chaire ses
visions prophétiques. Il prédit pour l’an 1492 la mort du tyran de Florence
et celle de l’indigne occupant du trône de saint Pierre. Et, foudroyés par la
colère divine, Laurent le Magnifique et le pape Innocent VIII meurent
effectivement l’année dite.
Fort de ces résultats saisissants, Savonarole poursuit ses invectives
prophétiques, conforte son pouvoir politique tant dans l’église qu’à
Florence, mettant à son profit les chamboulements politiques du temps, et
fait proclamer Jésus-Christ roi de Florence.
Savonarole tient la ville, non dans une main de fer, mais sous une
parole de feu. Il vocifère du haut de sa chaire, à s’en faire éclater les veines
du cou.
Il est convaincu d’être l’inspiré de Dieu et ne craint ni le pouvoir des
Médicis qu’il provoque à Florence, ni la mainmise des Borgia sur l’Église
qu’il condamne à Rome. Peut-être même déjà cherche-t-il le martyre
comme preuve de la Vertu, peut-être cherche-t-il le martyre pour apaiser la
fièvre intérieure qui l’habite et mortifier cette chair qu’il méprise.
«  Moines, moniales, abandonnez vos richesses, sinon Dieu va vous
punir. Personne ne pourra dire  : Je ne savais pas  !  » La formule fait
mouche, car elle est une menace qui préjuge de la culpabilité à venir pour
contraindre l’autre à agir. On peut mesurer la puissance persuasive d’une
telle phrase au succès qu’elle continue de rencontrer dans le champ
politique. Nul ne tient à assumer le rôle de futur coupable, donc il
s’exécute.
Le pape réagit promptement. Dans sa grande clémence, il lave
totalement Savonarole du soupçon d’hérésie, mais par souci d’apaisement,
il lui interdit la prédication, car ses prêches viennent troubler l’ordre public.
En même temps, il favorise la constitution d’une faction politique chargée
de lutter par tous les moyens contre celui qui se croit le porteur de la justice
divine, les Arabiati, c’est-à-dire les Enragés. La rage est ici passée du côté
de la réaction.
À l’époque, les rues de Florence étaient soumises à des bandes
d’enfants qui pratiquaient le vol et la prostitution. Ces jeunes garçons vont
être enrégimentés par les frocards – les partisans de Savonarole – avec une
organisation toute militaire. Près de dix mille d’entre eux quadrillent ainsi la
ville sous la direction de chefs de secteur. Ils arrêtent les passants, fustigent
les signes extérieurs de richesse, bijoux, habits et parures et «  prélèvent  »
les aumônes pour les pauvres.
Florence est aux mains de Savonarole, il organise un fracassant retour
en chaire. Devant quinze mille Florentins rassemblés dans la cathédrale, il
fulmine, prophétise, menace. La colère de Dieu est sur le point de s’abattre
sur une Italie sous le pouvoir du lucre et de la corruption.
Le pape, en désespoir de cause, se résout aux grands moyens. Il offre un
chapeau de cardinal à Savonarole. C’est mal connaître le moine qui ne voit
là qu’une raison nouvelle à ses engagements. La preuve est faite de la
volonté diabolique du pape. Frère Jérôme refuse avec éclat et l’explique en
chaire : « Une couronne de sang, voilà le seul chapeau que je souhaite. »
On peut dire qu’à partir de ce moment-là Savonarole est non seulement
résigné au martyre, mais qu’il l’envisage désormais comme la seule et
unique finalité de son action. Le Christ a été proclamé roi de Florence ; lui,
frère Jérôme, sera le nouveau crucifié. Il ironise  : «  Les prophètes ne
meurent jamais dans leur lit. »

Le triomphe et la chute
En  1497, Savonarole parvient à l’apogée de son pouvoir. L’habit des
femmes est sévèrement réglementé. La luxure est interdite, ainsi que le jeu.
Cette année-là a lieu le premier brûlement des vanités. Sous la direction
des moines, les enfants perquisitionnent toutes les demeures de la ville.
Sont saisis jeux de cartes, échiquiers, dés à jouer, robes, parures et toilettes,
livres licencieux, philosophiques ou douteux, tableaux susceptibles de
heurter et de choquer les bonnes mœurs. Tout est conduit et rassemblé en
grande pompe devant le Palazzo Vecchio pour y être publiquement brûlé.
Florence est purifiée par la parole de frère Jérôme et le feu du Très-Haut.
La Confrérie des mauvais garçons, commanditée par les Enragés, se
déchaîne dans la ville contre les frocards. Ils investissent l’église des
dominicains et, après maintes dégradations, crucifient un âne sur la chaire.
Stupeur générale à Florence en juillet et en août : la peste s’abat sur la
ville, comme un châtiment. Les morts s’entassent par milliers, Savonarole
exulte. Les Florentins paient le lourd tribut de leur impiété. L’ordre divin est
à nouveau rétabli, frère Jérôme poursuit son œuvre de terreur moralisatrice.
Le second brûlement des vanités a lieu le  27  janvier  1498, plus radical
encore que le premier. Les tableaux, les livres, les vêtements et les meubles
précieux s’embrasent sur la grand-place au milieu des chants de gloire en
l’honneur de Jésus-Christ triomphant.
Fort de leur ferveur populaire, du soutien de la seigneurie et de ses
troupes d’enfants, Savonarole tente le tout pour le tout et franchit son
Rubicon. Il envoie une lettre d’insoumission au Vatican. L’autorité romaine
est frontalement défiée, le pape contre-attaque. Il exige l’épreuve du feu
pour savoir enfin de façon certaine si frère Jérôme est un prophète. On sait
combien une telle épreuve est expéditive, car seul un vrai miracle serait en
mesure d’arrêter l’action destructrice des flammes. Savonarole est sauvé in
extremis par les franciscains qui se refusent à cette pratique d’un autre âge.
Qu’à cela ne tienne, le feu fera son œuvre d’une autre manière. Le
couvent des dominicains est attaqué et mis à feu et à sang par les troupes
des Enragés. Pour assurer la sauvegarde de ses frères, Savonarole et ses
deux assistants se rendent à l’autorité seigneuriale. Nous sommes au début
du mois d’avril 1498.
Les trois moines vont être humiliés, torturés, interrogés pendant des
mois. Pas moins de trois procès leur sont intentés, avant que tombe la
sentence. Le martyre de Savonarole et des siens est à la hauteur de ses
espérances, ainsi qu’à la mesure de la terreur qu’il avait inspirée. Un dernier
brasier s’élève le 23 mai 1498 sur la place du Palazzo Vecchio. Ce ne sont
plus les vanités qui se consument, mais les corps des suppliciés.
Les consignes papales sont claires  : aucune relique ne doit être
récupérée par les fidèles du moine. Tout doit être brûlé jusqu’au bout et les
cendres dispersées et jetées dans le fleuve. L’aventure purificatrice du
prophète venait de s’achever.
Des visions à la terreur
Comment caractériser le fanatisme de Savonarole  ? Ne serait-on pas
tenté de considérer ses bourreaux comme encore plus fanatiques que lui ?
La question n’est pas ici de juger l’époque, le pouvoir ecclésiastique,
ses méthodes expéditives et ses liens avec le bras séculier. Le temps de la
Renaissance est marqué par des contrastes saisissants. L’extrême violence
coexiste avec la naissance de l’humanisme, les merveilles de l’art avec une
criminalité sans limites. Mais il n’y a pas là de fanatisme. Savonarole est à
contre-courant de l’histoire et annonce aussi les grandes tensions de la
Réforme. Cependant, ce qui nous importe particulièrement est de saisir le
propre de la démarche de frère Jérôme, qui l’a conduit à pratiquer la terreur,
tant par la parole que par l’action publique. Son but avéré était la
régénération des conduites religieuses, dans le sens d’une application stricte
et ascétique de la morale inspirée par le Christ. Il a agi en homme exalté,
passionné, convaincu d’avoir une mission messianique. Il prédisait la fin
apocalyptique d’une Italie corrompue et d’une Église pourrie de l’intérieur.
En fait, il cherchait inconsciemment le martyre et ne prévoyait que sa
propre apocalypse.
Savonarole est un mystique. Dès l’adolescence il a des visions et entend
des voix. Le processus hallucinatoire est très vite endigué chez lui par le
religieux. Une entrée rapide au couvent et une forte imprégnation biblique
l’empêchent de dériver sur le versant pathologique. Il écrit des poèmes
inspirés par les cantiques en s’identifiant aux grandes figures de l’Ancien
Testament. De plus, la règle monacale canalise au mieux ses orages
intérieurs. Il est porté par la communauté durant ses états dépressifs et
freiné quand il convient dans ses élans maniaques, même si, à la maturité,
ses envolées émotionnelles vont trouver un formidable lieu d’expression
dans ses sermons du haut de la chaire. Vibrer et faire vibrer la foule des
fidèles était devenu pour lui le mode privilégié de la régulation interne de
ses humeurs. Lui interdire de prêcher était le condamner à la mort
psychique. Ses ennemis le savaient bien, qui n’ont cessé d’user de cette
arme contre son action réformatrice. Privé de prêche, Savonarole déprime et
somatise. L’exercice régulier d’une parole engagée n’est plus seulement un
régulateur interne de ses humeurs, mais est devenu pour lui une véritable
addiction. Pas une parole régénératrice qui apaise celui qui la porte, mais
une parole exaltée, qui déverse une immense fureur de nature pulsionnelle,
plus destructrice que libidinale. C’est avant tout contre le persécuteur
interne que Savonarole se déchaîne, entraînant dans sa frénésie tout le
peuple de Florence. Il fulmine, il jubile, il s’exalte à un point tel que rien
d’autre ne peut lui procurer autant d’excitation, autant de jouissance.
Prêcher est sa drogue, prêcher est sa soif inextinguible.
À ses moments de grande dépression, il se réfugie dans la solitude de sa
cellule ou il s’abîme dans la prière au fin fond d’une chapelle obscure. Là,
confesse-t-il, il entend en lui une voix – la voix de la mère ? – qui vient le
consoler.
Beaucoup de ses visions sont revisitées dans ses prédications, à des fins
prosélytiques. Quoi de mieux pour convaincre les récalcitrants et les
sceptiques que de délivrer des messages inspirés ?
L’illumination première, celle qui va induire et féconder les autres, est
de nature apocalyptique. Frère Jérôme est un nouveau saint Jean, il voit, il
prévient, il ne saurait garder pour lui seul de tels mauvais présages  ; il a
besoin de s’en dégager en les projetant sur les autres. Savonarole décline
son fantasme de fin du monde sous toutes ses formes, orchestrant et mettant
en scène de façon spectaculaire sa propre fin.
Les visions de frère Jérôme se réfèrent tantôt à un rêve, tantôt à des
hallucinations. Quoi qu’il en soit de leur entière véracité ou de leur
arrangement en fonction des nécessités du moment, elles sont généralement
en phase avec l’actualité tant politique qu’événementielle. Quand la foudre
tombe sur la cathédrale de Florence, c’est le doigt de Dieu qui se manifeste
comme il l’avait annoncé ; quand la peste sévit durant l’été  1497, c’est la
première forme du châtiment divin. Désormais, Savonarole désigne la
décadence religieuse par le terme de « peste spirituelle ». Et le bras vengeur
du Seigneur est évoqué dans l’une de ses plus célèbres visions, tenant au
poing l’épée de la vengeance, au milieu de légions d’anges exterminant tous
ceux qui ne portent pas la tunique blanche frappée de la croix de sang, tenue
adoptée par les frocards. Dieu a choisi les siens.
Si Savonarole est bien un mystique, il est un mystique en action et non
un mystique contemplatif. Tout est finalisé dans sa vie spirituelle pour
déboucher sur des changements réels. Il tend à instaurer, d’abord à
Florence, puis peut-être dans toute l’Italie, une théocratie à dominante
utopique.
Chacune de ses apparitions trouve une correspondance dans les faits  :
l’uniforme des purs, bras spirituel et temporel de Dieu, les troupes
d’enfants, incarnation des légions d’anges exterminateurs.
Frère Jérôme tire son pouvoir de sa seule parole. De frère prêcheur
indigent, il devient l’un des plus grands prédicateurs de tous les temps,
capable de subjuguer des auditoires de plus en plus nombreux.
Emportement passionnel, élan maniaque allant jusqu’à la frénésie,
puissance évocatrice de l’image et sens aigu de sa portée symbolique,
valeur hypnotique d’une voix qui a appris à moduler à la perfection la
gamme des émotions, tout concourt à la mise en œuvre efficace d’une
parole de terreur et d’action. Susciter à la fois la crainte extrême et
l’enthousiasme réparateur, tel est le redoutable ressort de ce fanatisme.
Certes, les défenseurs de Savonarole ont beau jeu de mettre en avant sa
générosité, son goût de la morale et de la justice, face à la violence, au
cynisme et à la corruption des pouvoirs politique et religieux en place. Il est
vrai qu’il oppose une ferveur intense à la froide mécanique d’une puissance
étatisée sans foi ni scrupule dont il deviendra vite la victime expiatoire.
Pourtant, pensons-nous, le fanatisme est du côté de Savonarole, ce qui
évidemment n’excuse en rien la cruauté de l’exercice du pouvoir à l’époque
de la Renaissance. La terreur qu’exerce frère Jérôme s’insinue dans les
esprits et les cœurs avant de se traduire dans les exécutions et les bûchers. Il
y a là une véritable relation d’emprise qui conduit les sujets à se purifier,
pourrait-on dire, malgré eux. Ce qui est redoutable, c’est que la violence
devient désobjectalisée, c’est-à-dire qu’elle n’est plus adressée à quelqu’un
en particulier qu’on méprise ou qu’on hait pour des raisons bien précises,
mais contre une idée – la peste spirituelle, les vanités – et, dans un tel cas,
les personnes ne comptent plus. Elles sont simplement l’incarnation du mal
à détruire, du démoniaque à éliminer.
La fureur verbale de Savonarole n’a pas de limites. Elle est une
déferlante qui emporte tout sur son passage. Le monde n’est plus qu’un flot
de pourriture et la vie n’a plus les couleurs de la vie, elle est la pure et
simple anticipation des cendres à venir, quand le feu de Dieu aura tout
consumé.
Savonarole est un fanatique parce qu’il préfère la mort à la vie. La seule
gloire à laquelle il aspire est celle du sacrifice. Pour triompher, l’idéal doit
mettre à mort les forces qui l’entravent et ces forces sont d’abord internes à
celui qui lutte pour son utopie. Savonarole refuse tous les honneurs et la
gloire terrestre. Seul le martyre a ses faveurs.
À la débauche artistique et au luxe des palais florentins, Savonarole
voulait substituer un ordre strict et austère. La cité de Dieu selon ses
prescriptions reposait sur la dénonciation des parents par les enfants, la
suspicion permanente, le sacrifice et la repentance. Vivre, selon un tel ordre,
était se préparer à mourir, ou mieux, y aspirer. La dictature des moines
plaçait chacun, bon gré, mal gré, sous le joug impitoyable du Dieu vengeur.

Le terroriste anarchiste
De la terreur dictatoriale qui prend forme dans le corps social, de la
terreur politique qui a tendance à se systématiser, passons à la terreur qui se
singularise. Si Robespierre et Savonarole incarnent la figure du doctrinaire
jusqu’au-boutiste de la pure idéalité apparaît à la fin du XIXe siècle un type
nouveau de fanatique qui se caractérise par l’action individuelle en lien
avec un petit groupe sommairement organisé. Le modèle en est l’anarchiste
désespéré. La doctrine se réduit comme peau de chagrin au profit de l’agir.
Une détermination, un acte et la mort comme butin. Tout se passe dans ce
cas comme si l’action violente et destructrice était chargée, en tant que telle,
d’un pouvoir magique de régénérescence. Le monde aurait besoin d’un
choc, d’une grande secousse, explosive, symbolique et spectaculaire pour
que les choses changent, pour que la vertu endormie se réveille et que la
justice aveuglée ôte son funeste bandeau.
Deux figures emblématiques représentent la position fanatique de la
terreur nihiliste, Sergeï Netchaïev en Russie et François Claudius
Kœnigstein dit Ravachol en France. Tous deux se revendiquaient de
courants anarchistes, tous deux eurent un destin tragique, à la hauteur de
leur exaltation et de leur détermination destructrice.

Sergeï Netchaïev et la possession destructrice


La littérature a contribué à donner une certaine célébrité au personnage
de Netchaïev. Sans Dostoïevski et son roman Les Possédés, il aurait peut-
être été un oublié de l’histoire. Dostoïevski, dans la dernière version de son
ouvrage maintes et maintes fois remanié, lui confère un second rôle sous les
traits de Verkhovenski, petit étudiant hystérique sans envergure, à la vaine
agitation.
Si le héros central, Stavroguine, est censé représenter Nicola Spetchnev,
le compagnon le plus remarquable de l’auteur, dans sa jeunesse
révolutionnaire, il n’en est pas moins une figure emblématique du nihiliste.
Stavroguine est aussi bien Netchaïev que tous les autres terroristes réels
ou potentiels, dans la mesure où il est l’incarnation absolue du mal, une
image démoniaque condensant en elle à la fois la force insidieuse de
persuasion et l’absence totale de sens moral. Le terroriste acquiert ainsi une
dimension métaphysique alors que sa réalité psychique, nous allons le voir,
l’inscrit trivialement dans le jeu pervers de la transgression.
Netchaïev naît en  1847  à Ivanovo, une petite ville au nord-est de
Moscou. Son père est un peintre en bâtiment qui se reconvertit comme
garçon de café. Sa mère, fille d’un serf affranchi, meurt lorsqu’il n’a
que 6 ans. Cette carence précoce de l’environnement maternel va durcir le
caractère de l’enfant et nourrir en lui une hargne vengeresse. Son père le
place à l’usine, dès l’âge de 9 ans. Trop turbulent et instable, le jeune Sergeï
est renvoyé et placé en internat dans un établissement religieux. Doué pour
l’étude, il devient instituteur dans une école orthodoxe de Saint-
Pétersbourg.
Rebelle à toute autorité, ne supportant ni la hiérarchie ni la contestation,
Netchaïev se rapproche des cercles étudiants révolutionnaires. Intelligent et
manœuvrier, il devient le meneur d’un petit groupe extrémiste clandestin
qui se prépare à l’action violente. À la recherche d’une caution théorique et
politique, il part pour Genève rencontrer Bakounine qui l’accueille comme
un fils spirituel. Ils rassemblent tous deux leurs idées et leurs positions
théoriques dans un petit livre qui est publié en  1868, le Catéchisme du
révolutionnaire. L’engagement religieux initial est déplacé et converti en
engagement politico-social : le révolutionnaire a pour mission de pousser le
pouvoir à la radicalisation afin de provoquer le soulèvement populaire.
Fort de l’appui du fondateur du mouvement anarchiste, il rentre en
Russie et fonde à Moscou son propre groupe. Il lui donne le nom évocateur
de la Vindicte du peuple. L’identification de la détermination haineuse du
penseur révolutionnaire à la volonté supposée du peuple est totale. La
seconde dénomination du groupuscule est encore plus lourde de menace : la
Société de la hache. Ne pas hésiter à trancher dans le vif et à user de tous
les moyens disponibles pour exciter la haine porteuse du ferment
révolutionnaire. Netchaïev est à l’apogée de sa gloire, il vient
d’avoir 22 ans.
Ce qui suit relève d’un acharnement pitoyable et désespéré. La seule
action révolutionnaire que réussit Netchaïev est l’exécution de son
camarade de combat, le jeune Ivanov, qu’il accuse de trahison. Avec quatre
autres militants, après un simulacre de procès, Ivanov est mis à mort. La
police du tsar arrête les coupables de ce sordide assassinat, mais Netchaïev
réussit à s’enfuir.
Ses amis ayant été condamnés à la prison à perpétuité, Netchaïev se
réfugie à l’étranger. Il séjourne un temps à Londres où il essaie de faire des
adeptes, puis arrive à Paris en  1870. Pour échapper aux poursuites, il
retourne en Suisse où il sollicite la protection des anarchistes émigrés. Mais
Bakounine le lâche  : le cynisme et le furieux emballement de Netchaïev
soulève en lui une crainte légitime. Après maintes péripéties, la police
suisse arrête l’étudiant extrémiste qui est extradé vers la Russie.
Le  8  janvier  1873  s’ouvre à Moscou le procès de Netchaïev, procès
retentissant et spectaculaire. La position de victime colle parfaitement au
personnage qui se déchaîne contre ses juges  ; alternant tour à tour
manifestations de mépris et diatribes enflammées.
Il parvient ainsi à obtenir la peine de réclusion à perpétuité et est
incarcéré à la célèbre forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg.
Grâce à son talent oratoire et à ses remarquables capacités de
persuasion, Netchaïev gagne ses geôliers à la cause anarchiste. Il parvient à
nouer des liens à l’extérieur avec un nouveau groupe nihiliste, la Volonté du
peuple. Un projet d’évasion, minutieusement préparé, est déjoué par les
autorités militaires.
Un invraisemblable procès est alors instruit par le tsar contre la
garnison de la forteresse, suspectée de trahir la cause de l’armée.
Condamnés, les soldats sont incarcérés aux côtés de leurs «  camarades  »
prisonniers.
Après l’assassinat d’Alexandre II, fomenté par les défenseurs de
Netchaïev – le petit noyau activiste de la Volonté du peuple – la répression
s’accroît et les conditions de détention deviennent terribles. La faim, les
sévices et la maladie viennent à bout de la résistance de Netchaïev qui
meurt en 1882.
Même si son action révolutionnaire s’est limitée à un lamentable
assassinat, l’image de Netchaïev demeure celle d’une victime de
l’oppression tsariste et l’un des symboles de la résistance héroïque. Ses dix
années d’incarcération ainsi que sa fin tragique l’ont érigé en martyr de la
cause révolutionnaire.
Cependant, si l’on s’en tient à ses écrits, à ses propos machiavéliques et
à son unique action destructrice, il apparaît sous les traits d’un redoutable
personnage aux comportements psychopathiques. Le fanatisme qu’il
incarne se réduit à une implacable détermination doctrinaire fondée sur une
jouissance débridée du pouvoir de détruire. Dans de telles conditions
psychopathologiques, on comprend aisément que les idées anarchistes sont
alléguées à titre de prétexte pour légitimer des conduites dont le ressort
premier est interne. L’idéal évoqué d’une société débarrassée de toute
oppression, libérée de toute contrainte, recouvre une réalité psychique tout
autre : le libre exercice pervers d’une pulsionnalité transgressive. L’autre se
transforme en pur moyen de satisfaction d’une destructivité basique. Les
lendemains qui chantent, l’apothéose du Grand Soir sont mis au service
d’une cause personnelle qui n’a plus aucune noblesse.
 
Voici quelques extraits significatifs des principes énoncés dans le
catéchisme de saint Netchaïev, Attitude du révolutionnaire envers lui-
même :
« Au fond de lui-même, non seulement en paroles, mais en pratique, il a
rompu tout lien avec l’ordre public et avec le monde civilisé […] ainsi
qu’avec toute moralité. En ce qui concerne ce monde civilisé, il en est un
ennemi implacable, et s’il continue à y vivre, ce n’est qu’afin de le détruire
plus complètement. »
«  Le révolutionnaire […] ne connaît qu’une science, celle de la
destruction […]. Quant à son but, il n’en a qu’un  : la destruction la plus
rapide et la plus sûre de cet ordre abject. »
« Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance.
[…] Entre lui et la société, c’est la guerre incessante, sans réconciliation
possible, une guerre ouverte ou secrète, mais à mort. Il doit chaque jour être
prêt à mourir. Il doit s’habituer à supporter les tortures. »
« Jour et nuit, il ne doit avoir qu’une pensée, qu’un but : la destruction
la plus implacable. Travaillant froidement et sans répit à ce but, il doit être
prêt à périr lui-même et à faire périr de sa main, tout ce qui empêche cet
accomplissement. »
«  Notre œuvre est une destruction terrible, entière, générale et
implacable. »
 
L’extrémisme de Netchaïev a effrayé même ses plus fidèles partisans.
Chacun sentait confusément l’excessivité des actes et du propos. La
révolution oui, mais pas la froide détermination d’une terreur sans nom ni
visage. Le fol emballement d’un tel procureur avait de quoi interroger
jusqu’aux plus engagés. Mais une telle réflexion a lieu après coup  ; sur
l’instant, c’est la frénésie qui emporte dans son tourbillon dévastateur tous
ceux qui se trouvent sur son passage. La folie de l’idéal est d’autant plus
communicative qu’elle rencontre, à un niveau ou à un autre, le désir
inconscient de chacun d’accéder à la complétude par le recours à l’idée de
totalité. Le raisonnable le cède vite à la quête imaginaire de l’impossible.
Le « pourquoi pas ? » est plus enthousiasmant que le « soyons réalistes » et
les mouvements générés par la générosité et la noblesse des idées en
arrivent à nourrir en leur sein la furie fanatique de Netchaïev.

Ravachol et la rage anarchiste


Ravachol, du fait de sa personnalité flamboyante et, du contexte
historique «  fin de siècle  », est devenu une figure mythique du révolté
légitime. Nous montrerons que cette postérité glorieuse tient plus aux
circonstances exemplaires de sa mort qu’au déroulement plutôt sordide de
sa vie.
Le père de Ravachol est un ancien marin hollandais venu échouer dans
le bassin sidérurgique de la Loire, dans les années  1850. Sa condition de
lamineur des forges est d’une extrême pénibilité. Il est peu à peu conduit à
l’alcoolisme et à la violence. Il épouse une ouvrière, moulinière en soie
avec qui il a quatre enfants. Son caractère irascible redoublant, il quitte sa
famille et la région stéphanoise pour retourner dans son pays.
On devine pourquoi le jeune François né en 1859 abandonne le nom de
celui qu’il a vécu comme un étranger, pour prendre celui de sa mère,
Ravachol, nom auquel il conférera sa sulfureuse célébrité.
L’attachement qu’il porte à cette mère exemplaire et si injustement
traitée par un père peu recommandable et des patrons sans scrupule est
d’autant plus grand qu’il en est très tôt séparé par les dures nécessités
économiques de l’existence. Il connaît le placement à l’hospice, puis le
ballottement de nourrice en nourrice plus intéressées par l’argent qu’il leur
rapportait que par son état d’enfant en carence affective.
Dès que sa force de travail devient exploitable, c’est-à-dire vers 8 ans, il
est placé chez des paysans. Le maigre salaire qu’il reçoit vient compléter les
ressources de sa mère et de sa fratrie.
Ravachol circule de ferme en ferme, survivant tant bien que mal à des
conditions d’existence particulièrement dures et éprouvantes. Il se forge de
la sorte une carapace qui lui permet d’aborder frontalement l’existence. Son
identité, à l’adolescence, s’affermit à partir d’une résilience de type
psychopathique. Mordre la vie à belles dents, sans illusions, sans scrupule
ni respect de la personne. L’autre n’est là que pour satisfaire à ses propres
besoins.
À 16 ans, Ravachol quitte ce monde rural où il s’est aguerri pour entrer
dans un monde ouvrier au sein duquel il imagine trouver une place plus
attrayante. Il devient ouvrier teinturier, mais, forte tête, il se heurte
rapidement à l’autorité. Il est renvoyé pour indiscipline et pour avoir
participé à un mouvement de grève.
Humilié, se sentant injustement traité, le jeune ouvrier s’intéresse aux
idées nouvelles, assiste à des conférences sur le socialisme et participe à des
réunions politiques. Il trouve une légitimation à son état d’insoumission
dans les conceptions révolutionnaires. Grâce aux camarades, il trouve un
nouveau travail, mais il est encore une fois licencié pour fait
d’insubordination et s’être empoigné avec un « petit chef ».
Sans travail, écœuré, animé par un insupportable sentiment d’injustice,
plein de rage et de hargne, Ravachol saute le pas et entre dans la criminalité
active. Du désir de «  tuer le bourgeois  », de l’envie inextinguible de
revanche sur la vie, il passe à l’acte transgressif et meurtrier. Pénétrant par
effraction dans une propriété, il assassine un rentier et sa domestique pour
dérober argent et bijoux.
Le seuil de l’acte destructeur est franchi, que Ravachol va justifier par
la nécessité de son état misérable. Se met en place peu à peu chez lui un jeu
de défenses perverses tendant à légitimer le droit à l’assassinat pour qui
meurt de faim. L’argument est d’une logique imparable qui transforme
l’acte transgressif violent en légitime défense : tuer pour ne pas être tué par
un système social et économique profondément inique. Au fond, Ravachol
semble dire  : «  Je suis devenu un assassin par retournement à des fins
vitales d’un engrenage social lui-même machiavélique et meurtrier. » Dans
l’abstrait, le raisonnement est redoutablement parfait. Cependant, il ne tient
pas face à la réalisation concrète de la destruction de la vie d’autrui. Il
existe de nombreuses solutions palliatives, surtout pour un être aussi
intelligent que Ravachol. Il franchit le seuil de la criminalité violente, non
par nécessité externe, mais par nécessité interne. Délinquant et meurtrier,
Ravachol le devient par le jeu complexe de sa pulsionnalité propre et de son
histoire chaotique.
Il ne s’agit pas d’un acte impulsif qui submerge la conscience, qui
s’accomplit au cours d’un mouvement de panique et qui déclenche chez le
sujet un profond et irrépressible sentiment de culpabilité. On a affaire au
contraire à une action réfléchie et délibérée que le sujet revendique, en
inversant à son profit le statut de victime. Ravachol ne s’arrête pas à ce
double assassinat. Cela devient pour lui, pendant un temps, une modalité de
survivance, sinon un mode de vie proprement dit. Il actualise un
fonctionnement psychique de nature psychopathique.
 
Le premier pas franchi, Ravachol oublie un temps les grandes idées,
l’avenir radieux de la société et s’enferme au quotidien dans la délinquance.
Selon les opportunités, il commet des vols chez les paysans qui l’emploient,
entre dans des réseaux de contrebande et de fausse monnaie.
Malgré ses fréquentations diverses, Ravachol est un solitaire, il passe et
ne s’arrête pas. Toujours en errance, il saute sur l’occasion quand elle se
présente et repart. Il apprend un jour la mort d’une riche baronne : peu de
temps après, il profane son tombeau pour s’emparer de ses bijoux. À court
de ressources, il se rend auprès d’un vieil ermite pour lui raconter ses
malheurs. Découvrant qu’il possédait quelque argent, il l’assassine
froidement pour le dépouiller. À nouveau dans le dénuement, il avise un
commerce prospère et s’en va le dévaliser. Pour ce faire, il est « contraint »
de tuer et la patronne et sa fille…
Sentant les menaces s’accroître autour de lui et profitant de l’argent
qu’il vient d’acquérir, il décide de quitter la France pour se faire oublier. Il
se souvient alors des réseaux anarchistes et se réfugie à Barcelone auprès
d’un groupe activiste où il est accueilli par Paul Bernard, un militant
condamné par contumace à Paris. Plus motivé par l’action que par les
discours, il apprend le métier de terroriste et il devient un expert de la mise
à feu et de la confection des bombes à retardement. De retour en France, il
se met résolument au service de la cause révolutionnaire. Il est difficile de
savoir s’il a vraiment changé ou s’il a trouvé dans le durcissement des
groupes activistes de l’époque la « niche sociale » pour mettre en œuvre sa
propre destructivité.
En 1891, après la violente répression d’une manifestation, de nombreux
morts sont à déplorer, dont des femmes et des enfants. Une forte tension
sociale s’ensuit avec la multiplication des protestations dans la rue. Trois
militants anarchistes sont arrêtés pour avoir tiré sur la police. Ils sont
violemment frappés et lourdement condamnés au procès expéditif qui suit
les événements. L’affaire de Clichy est née, dont une série de réactions en
chaîne va faire connaître internationalement Ravachol et l’ériger en
quelques semaines, en héros justicier.
Le  11  mars  1892, Ravachol, avec l’aide de quatre camarades, fait
exploser, boulevard Saint-Germain, l’immeuble du juge Benoît qui a fait
condamner les anarchistes de Clichy. Cet attentat en plein Paris jette l’effroi
et la stupeur. Les activistes peuvent frapper à tout moment, où ils le veulent
et quand ils le veulent. La presse donne un retentissement considérable à
l’affaire. Le terrorisme n’est pas réservé aux lointaines cours d’Europe, il
est capable de frapper de plein fouet la République française.
Conforté par leur premier et franc succès, Ravachol et ses amis
renouvellent l’exploit quinze jours plus tard en faisant sauter l’immeuble de
l’avocat général Bulot, qui avait requis la peine de mort pour les accusés de
Clichy.
La panique est à son comble, le gouvernement prend peur. Ravachol,
reconnu par tous dans les rues de la capitale, devient un héros populaire. Il
est le seul à oser braver l’État policier. Dénoncé par un garçon de café, il est
arrêté le 29 mars 1892, deux jours seulement après le second attentat.
Les choses alors se précipitent. Les pouvoirs publics accélèrent la
procédure judiciaire et fixent le procès pour le  26  avril, à peine un mois
après les faits. C’est dire la crainte des politiques. La menace d’un
embrasement général est grande, tant Ravachol sait se camper dans la
posture du justicier vengeur de la cause anarchiste. La veille du procès, le
restaurant Very où était employé le dénonciateur du nouveau héros explose
en faisant deux victimes.
La cour d’assises de la Seine est en état de siège durant tout le procès,
tellement le risque de nouvelles bombes est grand. Ravachol est condamné
à perpétuité et trois de ses acolytes sont acquittés. La presse conservatrice
se déchaîne, criant au laxisme et accusant le gouvernement d’avoir cédé à la
peur.
La célébrité de Ravachol croît. Une chanson circule, vantant son
courage au service du peuple, La Ravachole qui se chante sur l’air de La
Carmagnole. Les autorités ouvrent alors un second procès, afin que
Ravachol puisse répondre des crimes dont il est accusé dans la région
stéphanoise  : il est jugé à Montbrison, condamné à mort et exécuté
publiquement dans la foulée, le 11 juillet 1892 ; il n’aura pas fallu plus de
trois mois pour régler l’affaire Ravachol. Pourtant, malgré cette
précipitation, le mythe du Pourfendeur de l’ordre bourgeois était né, héros
superbe et provocateur, se défiant de la mort comme d’une guigne.
Monté sur l’échafaud, Ravachol qui venait de repousser brutalement
l’aumônier et sa croix, se met à chanter à pleins poumons, la chanson du
père Duchesne : Pends ton propriétaire.
Il n’a que le temps de prononcer les premières syllabes de «  Vive la
ré… (volution) ! » avant que tombe le couperet de la guillotine.
Longtemps les consciences resteront marquées par la force de caractère
du personnage, son cran et sa fougue. Qu’on le haïsse ou qu’on le victimise,
la figure qu’il s’est construite et qu’on a construite sur son image suscite à
la fois la fascination et l’effroi.
Cesare Lombroso, dans Les Anarchistes, ouvrage qu’il écrit à l’époque
pour illustrer sa théorie de la dégénérescence, dresse un tableau accablant
de Ravachol. Il en fait le modèle parfait du criminel-né. Il n’est pas jusqu’à
sa complexion corporelle, les traits disharmonieux de son visage, la
proéminence de sa mâchoire, qui annoncent ses crimes et le prédestinent, de
toute éternité, à être un meurtrier sanguinaire. Un tel extrémisme théorique
n’a d’égal que celui qu’il est censé dénoncer. Si, comme nous l’avons vu,
Ravachol a développé des traits psychopathiques, il ne faut pourtant pas en
induire un déterminisme aussi bien génétique que psychique. L’homme
aurait pu, selon les circonstances, selon les rencontres, évoluer tout
autrement et ne pas réaliser dans sa vie effective les risques dont il était
porteur.

Andreas Baader et la terreur rouge


Les ressemblances entre Baader et Ravachol sont assez troublantes.
Bien que le premier préfère le rouge au noir de l’anarchie, bien que
l’époque et la culture varient, les deux hommes se rejoignent dans leur
tragique destin.
Un père absent et maudit, une vie sans foi ni loi et un goût immodéré
pour l’action violente et le meurtre, tel fut leur lot commun, avec, en fond,
une vague idéologie libertaire. Notons également que Baader, comme
Ravachol, attira autant d’admirateurs que de détracteurs. Jean-Paul Sartre
en personne alla lui rendre visite dans la cellule de sa prison en  1974. La
fascination qu’exerçaient sa radicalité et la force de son engagement n’eut
d’égale que la répulsion qu’elles suscitaient chez ceux qui optèrent pour la
légalité de l’engagement politique.
La démesure de Baader et de son groupe a marqué profondément la
jeunesse de son temps, autant que la fureur des anarchistes de la fin du
XIXe siècle laissa une empreinte durable dans les esprits de l’époque. Dans
un cas comme dans l’autre, la rage du désespoir le disputait au sentiment
d’impuissance. Semer la terreur pour créer l’improbable sursaut
révolutionnaire se transforme vite en une fin en soi avec la jouissance
destructrice.
Andreas Baader naît en  1943  à Munich. Son père est un historien qui
travaille aux archives de l’État de Bavière. Officier de la Wehrmart, il
trouve la mort sur le front russe en 1945. On dira des jeunes Allemands nés
pendant la guerre qu’ils furent une « génération sans pères ». L’expression
vaut à un double niveau : ces enfants furent élevés en l’absence des pères,
puis ils rejetèrent plus ou moins violemment à l’adolescence la mémoire de
ces derniers en même temps que l’idéologie nazie au service de laquelle ils
périrent.
Andreas fut choyé par sa mère qui le surprotégea d’autant plus que le
cadre matériel dans lequel ils vivaient était précaire. Mais très tôt le jeune
garçon se montre instable et peu enclin à l’étude. Il erre d’école en école et
se livre à la délinquance. Dans les années 1960, l’adolescent se retrouve à
Berlin sans diplôme et sans emploi. Il s’installe chez une artiste de la ville
avec laquelle il a une fille en 1965. Mais Baader ne se fixe pas pour autant
et continue à vivre sa vie de bohême jusqu’à sa rencontre avec celle qui va
changer son existence et l’accompagner jusque dans la mort.
Gudrun Ensslin est de trois ans son aînée. Elle exerce une profonde
influence sur le jeune homme désorienté qui ne parvient pas à vivre sa
paternité, lui qui n’en finit pas de régler ses comptes avec un père fantôme.
Gudrun est une intellectuelle née d’une mère piétiste et d’un père
pasteur de la nouvelle Église évangélique allemande. À la suite d’études de
philosophie, elle se lance dans l’action politique pour la paix dans le
monde. Bouleversée par la mort d’un jeune manifestant lors de la révolte
étudiante de 1967, elle se radicalise et met fin à sa militance pacifiste.
La rencontre entre les deux jeunes gens est explosive. Andreas est
subjugué par la puissance d’engagement de cette femme plus mûre et si
déterminée. Gudrun tombe sous le charme de l’homme d’action prêt à tout
et sans scrupule. Ils vont combiner ensemble leur première action terroriste
en déposant des bombes incendiaires dans un grand magasin de Francfort
le 2 avril 1968. Baader est arrêté pour cet attentat. Sa compagne va le faire
évader de façon spectaculaire avec l’aide de celle qui deviendra l’égérie du
groupe, Ulrike Meinhov qui, plus âgée, est une militante révolutionnaire
aguerrie. Elle a appartenu au Parti communiste de l’Ouest interdit en 1956.
Journaliste réputée, elle entre dans l’opposition extraparlementaire en 1967.
Ulrike a l’expérience de la clandestinité et elle est allée perfectionner sa
formation activiste en Palestine.
Quelques semaines après son évasion, Baader fonde avec ses deux
libératrices, le groupe terroriste qui va faire trembler l’Allemagne pendant
près de trente ans  : la Fraction Armée rouge (RAF) qui fera, jusqu’à sa
dissolution définitive en  1998, trente-quatre victimes auxquelles doivent
s’ajouter les pseudo-suicides en prison des quatre grands protagonistes du
groupe.
La RAF voit le jour le 2 juin 1970 et, à partir de là, s’enchaînent sans
discontinuer attaques de banques, attentats sanglants et enlèvements. En soi,
le nombre de tués paraît peu important, mais l’impact affectif est
surmultiplié par la notoriété sociale élevée des victimes, le caractère
spectaculaire des actions et leur retentissement médiatique. Toute la
République fédérale allemande se mobilise pour mettre fin à l’ébranlement
général suscité par les actions terroristes. La RAF devient l’ennemi public
numéro 1 sous le nom générique de « Bande à Baader », pour la rapprocher
de la célèbre «  Bande à Bonnot  » qui défraya la chronique dans la
République française au cours des années 1900. Bandits et anarchistes, les
membres du groupe sont désignés comme cibles à abattre à tout prix.
C’est Ulrike Meinhov qui est d’abord arrêtée et qu’on retrouve pendue
dans sa cellule le 8 mai 1976. L’année suivante, après un procès retentissant
au cours duquel ils sont condamnés à perpétuité, Andreas Baader, Gudrun
Ensslin et Jan-Carl Raspe sont retrouvés morts dans leur cellule
le 18 octobre 1977. La réaction du corps social a été à la hauteur de l’effroi
engendré par l’activisme aveugle et violent. La terreur d’État a répondu à la
terreur de la révolte en bafouant la légalité républicaine. Qui a pu croire un
instant au suicide de Baader et des siens ?
Comme à l’époque des nihilistes russes, le désenchantement et le
désillusionnement par rapport aux réformes sociales a engendré les
mouvements terroristes des années 1970  en Europe de l’Ouest. Action
directe en France et les Brigades rouges en Italie ont été le pendant de la
RAF en Allemagne. Avec le recul, on peut voir combien ces dérives
fanatiques ont été la conséquence directe de l’échec des mouvements
étudiants de la fin des années  1960. Nombreux ont été ceux qui furent
tentés par l’action violente mais qui n’ont jamais franchi le pas. Dépression,
mal-être psychique, voire acte suicidaire ont été les suites les plus
communes à la perte des illusions de l’époque. Seuls quelques-uns, les plus
déterminés, les plus vindicatifs, ceux que leur histoire personnelle,
conjuguée aux circonstances, a le plus marqués, sont passés à l’acte violent
envers les biens et les personnes. Mais ici, autant que l’analyse des faits
peut le prouver, les agirs destructeurs sont devenus peu à peu des fins en soi
au détriment des convictions et de l’idéal placés au second plan. Le besoin
d’agir s’est substitué au besoin de croire, dans une sorte de projection du
déni d’idéal sur l’autre, sur l’ennemi de classe, le politicien, l’industriel,
l’homme de loi ou le policier. La rage d’éliminer l’intrus a pris le pas sur la
quête de la pureté sociale et morale. Il n’y a plus d’idéal à atteindre quand
l’idéalité a failli.
 
Comme avec les autres représentants du fanatisme de la terreur que
nous avons évoqués, force est de constater un partage tranché des opinions.
Tantôt les moyens destructeurs sont minimisés ou pris pour un mal
nécessaire pour glorifier la grandeur et la noblesse de la cause défendue, la
Vertu, l’Égalité, la Justice, la Pureté, la Révolution ou l’Anarchie. Tantôt le
but idéal affiché est jugé dérisoire comparé aux dégâts et à la désolation
engendrés par la terreur. En s’apparentant aux forces destructrices de
Thanatos, le fanatisme, qui se décline ici sous les traits du terrorisme,
participe du sacré. Redoutable dans sa logique, condamnable dans ses
effets, il interroge comme l’une des énigmes toujours renouvelée du
fonctionnement du psychisme humain.
Pourquoi les tentatives de changement qui s’opèrent sur la base de
l’idéalisation sont-elles vouées inexorablement à évoluer vers le fanatisme ?
Le terrorisme est l’une des formes les plus radicales de cette dérive. Rien ne
peut plus arrêter la mécanique de la terreur une fois qu’elle est lancée.
L’autre n’existe plus comme être humain, mais seulement comme réalité
gênante sur la route du meilleur des mondes.

1- Le mouvement des Enragés a été fondé par le prêtre constitutionnel Jacques Roux qui se suicide dans sa cellule au début de  1794  pour ne pas subir l’infamie de la
guillotine. Ils réclamaient que les foudres de la République s’abattent sur les agioteurs et les accapareurs, c’est-à-dire l’aristocratie marchande plus redoutable à leurs yeux que
l’aristocratie nobiliaire et cléricale.
Chapitre 6
Du martyr au kamikaze :

 les adeptes du sacrifice


« Le fanatisme est la mort de la conversation. On ne bavarde
pas avec un candidat au martyre. »
E. M. CIORAN,
De l’inconvénient d’être né

Nous avons vu, à travers les types précédents, combien la violence


qu’exerce le fanatique envers l’autre se retourne au final contre lui-même.
Sans le savoir vraiment, car le processus est pour une grande part
inconscient, l’ennemi juré de la cause, l’ennemi que le fanatique cherche à
détruire par tous les moyens dont il dispose, est un ennemi essentiellement
intérieur. Sa quête destructrice, quête qui prend parfois des dimensions
démesurées, se réduit au bout du compte à une quête autodestructrice. Mais
ce n’est qu’au terme d’un parcours qui peut être long, un parcours sanglant
jonché de victimes, que le fanatique découvre avec un effroi qui n’a d’égal
que sa hargne passée, que l’objet de son acharnement incessant n’est autre
que lui-même. Une telle découverte a lieu généralement au moment où les
dés sont jetés et où le retour en arrière est totalement impossible. La mort
est finalement la seule réalité, le seul acte capable de mettre un terme à la
frénésie activiste du fanatique. La figure que nous allons analyser à présent
est celle du fanatique sacrificiel, dernière forme  –  peut-être la plus
achevée – de la furie destructrice.
L’autosacrifice n’est plus seulement une finalité inconsciente de
l’activiste forcené, il est mis en avant comme le but suprême du
militantisme. Le porteur de l’idéal accepte avec joie (et fureur) de donner sa
vie pour la cause. Sciemment et fièrement, il offre son bien ultime, sa vie,
pour que triomphe la croyance qu’il s’est choisie. Une telle sorte de folie a
cependant un impact extraordinaire sur l’imaginaire des vivants.
La seule chose dont l’homme est certain, c’est que son existence, bonne
ou médiocre, de beaucoup ou de peu, est le seul bien dont il dispose. Pour
améliorer cette existence, il est aisé d’admettre qu’il y ait des sacrifices à
accomplir et des risques à prendre. La mesure ultime de ces sacrifices et de
ces risques est l’existence elle-même, puisqu’elle est la seule réalité
tangible et concrète. Tout le reste est supposition ou pari. On peut, à la
rigueur, admettre de risquer beaucoup pour obtenir un peu, mais sacrifier
tout ce qu’on a au profit d’une simple promesse relève d’un pur irrationnel.
Pour lâcher la proie pour l’ombre, il faut y croire, c’est-à-dire être
convaincu que l’ombre cache une réalité beaucoup plus appréciable que la
réalité visible. À partir de là, de croyance en conviction, d’hypothèse en
certitude, la voie est ouverte à la possibilité des conduites fanatiques,
jusqu’à l’épiphanie totale de l’autosacrifice.
Un suicide d’une telle nature marque à ce point les esprits qu’il est
capable, sinon de créer des émules, du moins de donner foi aux idées au
nom desquelles le sacrifice de soi a été accompli. Blaise Pascal en fait un
argument sans réplique de sa défense du christianisme  : comment ne pas
partager une croyance pour laquelle des milliers et des milliers d’hommes et
de femmes sont allés à la mort volontairement et en chantant ?
La question qui se pose dès lors à nous est celle du ressort psychique du
comportement autosacrificiel. Et, d’ores et déjà, nous pouvons nous
demander si l’argument pascalien n’est pas une première réponse : puisque
d’autres y sont allés et que je les admire, pourquoi pas moi ?
On remarque que la puissance imaginaire du « donner sa vie pour des
idées  » est si forte qu’elle est en mesure de créer des vocations
autodestructrices par simple contagion.

Le martyr
Le martyr ne passe pas habituellement pour un fanatique, bien au
contraire. Le martyr est celui qui use de la violence de l’autre contre lui, le
martyr est celui qui instrumentalise l’autre pour programmer son
autodestruction. En érigeant l’autre en figure tangible du mal, il
s’autoproclame automatiquement comme absolument bon et engendre du
même coup un flux émotionnel groupal, ainsi que la compassion à son
égard et envers les idées pour lesquelles il n’a pas hésité à perdre la vie.
La stratégie du martyr est de déplacer la violence sur l’autre. Elle est,
par principe, l’arme des minoritaires et des plus faibles, ce qui ne fait que
renforcer le courant de sympathie à leur égard. Le plus redoutable d’une
telle stratégie et le plus efficace au niveau de la prise du pouvoir est la
mobilisation affective et effective des témoins. Respect et partage des
émotions vont au vaincu, alors que le vainqueur de ce combat inégal ne
soulève que haine ou mépris. Le pouvoir violent est pris au piège de sa
violence qui finit par se retourner contre lui. Le martyre et sa mise en
spectacle finissent par inverser le rapport des forces et donner la victoire
finale au groupe pratiquant l’autosacrifice. L’analyse de quelques exemples
va mettre en lumière les étapes du fanatisme martyrologique.

Le culte chrétien du martyr


Par identification à la passion de Jésus, la religion chrétienne s’est
honorée d’un nombre de martyrs particulièrement imposant. Il suffit
d’ouvrir n’importe quel ouvrage consacré à la Vie des saints pour se rendre
compte que la sainteté se gagne, dans la plupart des cas, par le sacrifice de
soi.
Le plus grand crime, au début du christianisme, était l’atteinte à la Pax
Romana. Les autorités romaines étaient prêtes à tout tolérer, sauf l’atteinte à
l’ordre public. La liberté des mœurs et des cultes pouvait s’exercer tant
qu’elle n’était pas une menace pour la sécurité de l’empire. Les premiers
chrétiens l’ont vite compris, qui se sont mis à aligner les provocations pour
attirer la répression violente à leur égard. Nul risque que le pouvoir
mollisse. Et plus la répression était lourde et massive, plus la foi en la
doctrine et sa non-violence affichée progressait.
Stratégie volontaire ou imposée par les événements et la nature même
du mythe religieux fondateur, toujours est-il que le christianisme, de
croyance ultraminoritaire, est devenu, au fil des ans, religion majoritaire
puis religion d’État. La conséquence funeste de cette prise de pouvoir a été
la destruction systématique des autres cultes religieux. Anéantissement des
objets et des lieux religieux dits païens ou annexion intégrative par
détournement et transposition, tous les moyens ont été bons pour assurer la
destruction radicale de la concurrence religieuse et l’instauration
rayonnante de la religion vraie et révélée. Seule la religion juive réussit à
survivre aux persécutions chrétiennes, peut-être parce qu’elle en était la
matrice originelle.
Une fois la religion chrétienne instituée comme religion d’État, les
dissensions et les différences se sont manifestées à l’intérieur. Commença
alors, avec le premier concile, la longue histoire des hétérodoxies et autres
hérésies, mettant en lumière, s’il en était besoin, la nature
fondamentalement violente d’un culte s’affichant foncièrement pacifique et
altruiste.

Polyeucte et la destruction des idoles


Polyeucte est un martyr illustre de la cause chrétienne qui fut canonisé
pour sa conduite exemplaire face aux persécuteurs romains. Corneille
consacre l’une de ses tragédies à encenser les mérites de ce héros de la foi
qui n’hésita pas à braver la puissance impériale.
Cependant, si l’on consent à se placer dans une perspective historique,
les choses changent radicalement et le saint devient un profanateur
fanatique prêt à tout pour faire triompher sa croyance au détriment des
autres. Pour le fanatique chrétien, les autres religions se réduisent à de
naïves superstitions qu’il importe à tout prix d’éliminer. Non seulement les
autres croyances sont fausses, mais il est nécessaire de les rayer de la carte
du paysage religieux et de contraindre tout le monde à partager la vraie foi.
Reprenons les faits afin de saisir la logique interne de ce type de
fanatisme inversé qui consiste à faire agir la violence par l’autre. Il n’est
nullement question de légitimer une telle violence d’État, mais seulement
de décrypter ce qui conduit le sujet à chercher le martyre. Nous essaierons
de comprendre ensuite ce qui fait l’immense pouvoir prosélytique du
sacrifice de soi au profit d’une cause.
 
Polyeucte est un notable arménien qui vit à Mélitène sous l’empereur
Decius, autour des années  250. La province d’Arménie est une conquête
romaine relativement récente et on sait qu’elle deviendra, au fil des siècles,
une terre de haute résistance chrétienne. Au temps où vivait Polyeucte,
l’Arménie était soumise, comme toutes les autres provinces de l’empire, à
l’édit de Decius contraignant chaque citoyen romain à sacrifier aux cultes
officiels pour obtenir un certificat de non-christianité. Les empereurs
successifs avaient pressenti les risques de désordre inhérents à cette
nouvelle foi qui avait la prétention d’éradiquer toutes les autres et de
renverser les valeurs établies.
Polyeucte est le gendre de Félix, le commissaire impérial chargé de
faire exécuter l’édit de Decius, ce qui rend la situation « cornélienne », dans
la mesure où le conflit politique se double d’un conflit familial. En effet, les
larmes de Pauline, son épouse, fille de Félix, ne parviendront pas à le faire
fléchir et il ira fièrement au martyre. Le héros préfère le triomphe des
hautes valeurs spirituelles au simple confort de l’amour conjugal.
Polyeucte se convertit au christianisme poussé par son ami Néarque qui
est déjà chrétien. Mais cette conversion repose essentiellement sur un rêve
au cours duquel lui apparaît Jésus-Christ. Jésus lui enlève sa robe sale, le
revêt d’une robe de lumière et le fait monter sur un cheval ailé pour le
suivre. Ce rêve constitue une sorte d’injonction inconsciente pour
Polyeucte, comme si une force interne le poussait à agir afin de donner sens
et vie à sa foi nouvelle. Cette conviction resterait vaine s’il ne la mettait,
d’une façon ou d’une autre, en acte.
L’occasion d’inscrire sa foi dans les faits lui est fournie par la
cérémonie d’application de l’édit impérial. Polyeucte se déchaîne, en
crachant sur le texte de Decius. Puis il arrache les statues divines des mains
des prêtres, les brise en les jetant à terre et enfin les foule aux pieds.
Le ressort inconscient de l’acte est l’imprégnation envahissante de
l’idéal de conviction. Le sujet fanatique n’est plus maître de lui, il est guidé,
poussé, contraint par une mobilisation pulsionnelle intensive à mettre la
réalité extérieure en conformité avec l’objet, c’est-à-dire l’amour idéalisé de
Jésus-Christ.
Comme on le constate, Polyeucte est un martyr actif. Au lieu de
simplement refuser de sacrifier aux idoles, il agresse les prêtres et devient
profanateur des cultes ennemis. La tradition patristique n’a cessé de
condamner de telles pratiques qu’elle qualifie de «  martyr téméraire  ».
Chercher délibérément la mort par l’attaque du persécuteur est un acte de
provocation dicté uniquement par l’orgueil. Et le concile d’Elvire en
l’an  300  va statuer explicitement à ce propos, en refusant d’inscrire au
martyrologe tous ceux qui iraient activement à l’autosacrifice. Polyeucte
reste la seule exception à la règle et, en même temps, il représente
paradoxalement le modèle achevé de la foi militante, d’une foi qui n’hésite
pas à s’armer contre les idoles symbolisant le mal absolu.
À aucun moment ne sont nommées les idoles en question. Le terme lui-
même est suffisamment infamant pour ne pas avoir à préciser leur nature.
De plus, donner un nom aux idoles serait leur reconnaître une certaine
existence et leur conférer ainsi du crédit. Il devait s’agir vraisemblablement
des cultes traditionnels de Jupiter et de Mars, ainsi que du culte plus récent
voué à l’empereur lui-même, divinisé de son vivant et censé symboliser
l’unité de tous les peuples disparates qui composaient alors l’empire. En
s’opposant aux cultes, les chrétiens constituaient une réelle menace et un
risque de division.
En s’imposant un siècle plus tard sous le règne de Constantin, la
religion chrétienne a systématisé le geste profanateur de Polyeucte. Le
fanatisme s’est exacerbé dans la destruction généralisée des statues et des
temples. Tout culte qui n’était pas chrétien, qu’il s’agisse indifféremment de
celui d’Isis, de Cybèle, de Dionysos ou de toute autre divinité reconnue à
l’époque, était considéré comme une manifestation satanique et tout
pouvoir était laissé aux représentants du nouveau culte pour anéantir les
objets du paganisme comme les personnes qui le pratiquaient. Ainsi les
persécutés d’autrefois devinrent les persécuteurs des nouveaux temps,
mettant en œuvre ce « zèle trop ardent » qu’on avait reproché à Polyeucte,
sans jamais toutefois le condamner réellement. Polyeucte martyr condense
dans son histoire toutes les contradictions qui traversent la croyance
radicale en un idéal et qui l’amènent à agir en opposition totale avec les
principes fondateurs de cet ordre.

Eustache contre l’apostasie


En réalité, l’exécution de Polyeucte n’était pas la première du genre. Un
siècle auparavant, le cas d’Eustache avait frappé les esprits, car il faisait lui
aussi, partie de la classe dominante. Tant que le christianisme restait une
religion d’esclaves, il ne causait pas d’inquiétude majeure à l’État romain.
La conversion des cadres de l’empire constituait, par contre, un véritable
problème  : en touchant les valeurs fondatrices, elle mettait en péril tout
l’édifice. Le martyrologe a d’autant plus mis en avant les dirigeants
convertis que leur cas était exemplaire pour attirer de nouveaux fidèles et
susciter de futures vocations. Il n’empêche que l’attrait de la religion
chrétienne pour les citoyens romains demeure en grande partie une énigme
qu’il importe de tenter d’élucider ici. Pourquoi ceux qui disposaient des
biens terrestres de l’époque, acceptent-ils de tout perdre au profit
d’éventuels biens célestes  ? Comment rendre compte psychologiquement
d’une telle puissance de l’illusion, d’une puissance capable de susciter un
renversement si complet des valeurs qu’il puisse conduire quelques-uns
jusqu’au fanatisme ?
Eustache occupe un poste de commandement dans l’armée romaine
sous l’empereur Trajan. Il a conquis ses galons dans les campagnes
militaires et il est pour cela respecté et honoré. Il est même en mesure de
prétendre à de plus hautes fonctions. Qu’est-ce qui peut bien amener un si
noble personnage à embrasser une croyance d’esclave ? Quelle signification
revêt la vie éternelle pour quelqu’un qui est déjà si bien engagé dans la
carrière des honneurs et pour quelles raisons psychiques préfère-t-il tout
abandonner au profit d’un engagement militant qui vire au fanatisme ?
La légende hagiographique propose une explication surnaturelle.
Eustache bascule à la suite d’une apparition. Il est à la chasse et traque un
cerf qui se réfugie sur un rocher. Au moment de frapper l’animal de sa
lance, la croix du Christ lui apparaît entre les cornes de la bête, plus
resplendissante que le soleil. Il se fige et Jésus se met à lui parler par la
bouche du cerf. Comme foudroyé par ce prodige, Eustache tombe de cheval
et demeure longtemps évanoui au milieu de la forêt. Lorsqu’il reprend ses
esprits, il entend la voix de Jésus, qui lui demande d’aller recevoir le
baptême des mains de l’évêque de Rome. Il s’y rend en compagnie de son
épouse et de ses deux fils. Une fois accomplie sa conversion, la voix du
Christ se fait à nouveau entendre à lui pour le prévenir de son futur martyre.
Cependant, l’événement ne surviendra que beaucoup plus tard. Dans un
premier temps, pour une conversion si voyante, Eustache est simplement
puni par l’exil pour lui et sa famille. Il ne faut pas que la nouvelle religion
fasse trop de ravages au sein de l’armée, rempart de l’empire. Au lieu de
finir son existence tranquillement au milieu des siens, dans le plaisir simple
d’une foi partagée, Eustache, soucieux de la prédiction de Jésus, décide de
revenir à Rome pour servir à nouveau l’empereur. Mais après la mort de
Trajan, Hadrien qui lui succède exige la soumission de tous les citoyens à
son culte et à celui des dieux fondateurs de Rome. Eustache saisit là
l’occasion d’accomplir son destin et refuse ostensiblement de «  sacrifier
aux idoles  ». Il ne passe pas à l’acte, comme le fera ultérieurement
Polyeucte en détruisant les objets du culte renié  ; il se contente d’entrer
dans la résistance passive, tout en sachant pertinemment qu’il signe là son
passeport pour un martyre qu’il appelle ardemment de ses vœux. La
désobéissance passive est un acte, certes moins spectaculaire, mais tout
aussi marquant que la destruction manifeste.
Hadrien condamne Eustache à être jeté dans l’arène avec toute sa
famille, pour servir de pâture aux lions. Un miracle se produit et les fauves
refusent de dévorer les victimes désignées. Alors l’empereur, dans sa furie
vengeresse, choisit pour les malheureux un supplice plus recherché. Il les
fait précipiter vivants à l’intérieur d’un taureau d’airain chauffé à blanc.
L’horreur d’une mort si atroce infligée à un serviteur modèle de
l’empire met en lumière les atermoiements d’un pouvoir qui n’est plus
assez sûr de ses valeurs et qui ne peut continuer à s’exercer que par la
violence. On comprend qu’Eustache soit entré tout droit dans la liste des
martyrs officiels. En lui-même, il représente un défi et atteste en quelque
sorte de la victoire finale d’une conviction si inébranlable qu’elle a le
pouvoir de faire vaciller n’importe quelle puissance d’État.
Même si l’on sait que les récits de martyre ont été remodelés pour les
besoins de l’hagiographie, force est d’admettre la véracité psychique de la
trame de l’histoire. L’illumination d’Eustache est à comprendre sur le
modèle de celle de saint Paul sur le chemin de Damas. Les hallucinations
visuelles et auditives sont des projections de la culpabilité du persécuteur
qui font retour dans le champ perceptif.
La première étape est celle de la culpabilité, mais une culpabilité
inconsciente. Le sujet se reproche des actes contraires à la morale, qu’ils
aient été commis par lui, par des proches ou par des personnes issues du
même milieu que lui. Ce sentiment de faute travaille de l’intérieur sans qu’il
n’en ait nulle conscience. Puis de façon soudaine, à l’occasion de
circonstances particulières, l’objet de cette culpabilité ressurgit dans la
réalité sur le mode hallucinatoire. C’est la deuxième étape qui, plus
prégnante que le rêve, vient créer un trouble durable. L’image visuelle de la
croix illuminée et l’image sonore de la voix du Christ actualisent le
sentiment de faute d’Eustache qui tombe à genoux en signe d’humilité  ;
c’est son premier acte de repentance, un acte symbolique qui commence à
le libérer. Les étapes suivantes vont poursuivre ce mouvement libérateur,
avec l’acte de conversion en recevant le baptême et avec l’acte de
soumission passive au martyre. On voit ainsi comment le certificat de non-
christianité exigé par les empereurs se transforme, pour les personnalités
sensibles, en véritable acte de persécution à l’égard des chrétiens. D’où le
retournement spectaculaire du tortionnaire réel ou fantasmé en victime.
Voulant sauver les cultes traditionnels, les autorités de l’empire n’ont fait
que précipiter leur chute. De même que Paul se reprochait inconsciemment
d’avoir supplicié un chrétien et voulait faire cesser son action persécutrice,
il est à penser qu’Eustache, en tant que chef militaire zélé, se trouvait dans
la même situation que son illustre prédécesseur. Il fallait qu’il connût déjà
bien la doctrine pour qu’elle modelât aussi nettement son vécu
hallucinatoire. Peut-être avait-il été, lui aussi, impliqué dans des actions
persécutrices ou bien avait-il été frappé par le récit extraordinaire de la
conversion de saint Paul, toujours est-il qu’il ne peut tuer le cerf sans
défense qui est à sa merci et qu’il s’adresse à lui-même, dans un
retournement actif-passif, la violence destinée à l’autre.
La quête du martyre pourrait aussi s’entendre comme le désir d’une
autodestruction punitive. Sous l’effet d’une culpabilité inconsciente, les
maîtres d’hier commencent à vouloir payer dans leur chair même les crimes
commis par leur caste. L’autosacrifice viendrait en lieu et place des
persécutions antérieures, tant est forte la logique qui unit les figures du
persécuteur et du persécuté. Le martyr est un fanatique qui se réjouit de la
destruction des fausses croyances et du mal, au sein même de sa personne.
Et en même temps, par la destruction de soi, il fait disparaître une réalité, un
monde que la force interne de son imprégnation idéologique lui rendait
intolérable. En quelque sorte, il agit sur lui-même le fantasme de fin du
monde qui a envahi son monde interne. Qu’il soit actif ou passif, téméraire
ou délibérément subi, le martyre est une expression singulière de fanatisme
dans laquelle violence exercée contre soi et violence exercée contre l’autre
se mêlent et se confondent dans une vision de destruction radicale du
charnel et du matériel. Le martyre est, au fond, une autoapocalypse.

La figure du kamikaze
Le kamikaze est une autre forme de martyr actif qui en potentialise la
portée imaginaire. Si le martyr actif marquait les esprits par le caractère
ostentatoire de sa destruction des objets de croyance de l’autre et suscitait
l’adhésion à ses idées grâce à la révolte qu’engendrait la rigueur du
châtiment infligé en retour, le kamikaze réunit les deux éléments en une
conflagration qui produit la sidération et l’effroi. Sa témérité suscite
l’admiration et le respect chez les siens qui l’érige en héros suprême, tandis
que son exemple sème la terreur chez ses ennemis. En ce sens, le kamikaze
représente la forme la plus achevée du fanatisme, puisque celui qui opère
cet autosacrifice témoigne de la façon la plus manifeste sa croyance absolue
en la cause qu’il porte et qui le porte. Par un acte grandiose de renoncement
à la vie, le fanatique kamikaze accomplit une action à trois niveaux
différents et complémentaires.
Il met fin à une existence morose qui ne lui donnait que de piètres
satisfactions. Ce premier niveau témoigne d’un état personnel de
dépressivité première, comme si vivre demandait au sujet une énergie trop
intense qu’il ne pouvait assumer au quotidien. Selon une telle configuration
psychique, seuls les moments d’exaltation vaudraient la peine d’être vécus,
face au marasme ordinaire.
Le sujet réalise par son suicide un acte utile à la cause qu’il défend. En
assumant sa propre perte, il accomplit une tâche militante exemplaire.
Perdre une vie anonyme et sans gloire au profit d’une célébrité posthume au
nom des idées auxquelles il croit fermement, l’enjeu en vaut largement la
chandelle. Les générations futures vénéreront un nom qui, sinon, serait resté
totalement dans l’oubli. La vie est le prix à payer pour la gloire, mais une
vie bien modeste pour une gloire si grande.
Enfin, le sacrifice de soi représente dans ce cas de figure une
déflagration féconde qui réalise un fantasme de fin du monde investi
comme la naissance à un monde nouveau.
La mort violente et explosive détruit le sujet, mais aussi en même temps
un monde exécré et cette déflagration est le passeport assuré pour accéder à
la vie paradisiaque.
 
Tous les ingrédients sont réunis pour constituer une action efficace et
féconde au service d’une cause, l’action peut-être la plus efficiente, compte
tenu des investissements préalables. Le sacrifice d’une seule vie a le
retentissement que ne pouvait espérer autrefois qu’une bataille de grande
ampleur. Le cynisme ferait parler ici de réussite au moindre coût.

La tradition japonaise
Le phénomène kamikaze tire son origine à la fois d’un événement
historique et d’une imprégnation culturelle. La conjugaison des deux a
donné naissance à une stratégie guerrière qui s’est peu à peu généralisée,
mettant au service d’une cause déterminée la fanatisation individualisée.
En 1274, le Mongol Kubilaï Khan décide d’envahir le Japon. Il attaque
dans la baie d’Hataka et la première journée de combat s’achève avec de
lourdes pertes pour les forces japonaises. Le lendemain, un puissant typhon
survient et détruit une grande partie de la flotte mongole, contraignant
Kubilaï à battre en retraite. Sauvé par cet ouragan miraculeux, l’empire du
Soleil-Levant lui donna le nom de kamikaze, c’est-à-dire «  vent divin  ».
Kami en japonais désigne ce qui est inspiré par les dieux et réfère à la
puissance supérieure du sacré. Kaze signifie la puissance du vent ou le
typhon.
En 1944, au moment où les Américains risquaient de débarquer sur la
terre nippone, l’empereur décida de mettre en œuvre des commandos
suicides pour couler les navires ennemis. Ces unités spéciales furent tout
naturellement nommées kamikazes en référence à la force salvatrice du
typhon de naguère. Peut-être l’histoire se répéterait-elle grâce à cette arme
suprême.
L’élite du pays, constituée par la population étudiante jusqu’alors
gardée en réserve, fut préparée nationalement au sacrifice suprême. Les
pilotes étaient mis aux commandes d’avions bourrés d’explosifs et ne
disposaient pas du carburant nécessaire pour le retour. Mais il y avait
également des sous-marins de poche équipés de la même façon, des
vedettes rapides et des torpilles humaines monoplaces destinées au même
usage, au nom évocateur de Kaiten, c’est-à-dire « départ vers le ciel ».
Un tel processus basé sur un embrigadement radical ne saurait se
comprendre sans faire référence à une spécificité culturelle nippone, le
bushido. Le bushido est la voie du samouraï. Il mêle le fond traditionnel du
shintoïsme avec les principes du bouddhisme zen. La vie est un chemin de
vertu et de rectitude duquel le disciple ne doit jamais s’écarter. Aussi la
mort accompagne-t-elle le moindre moment de l’existence. Elle représente
l’issue possible de toute entreprise car nul ne saurait survivre à un échec. La
culture de la réussite que représente cette voie correspond en fait à une
éthique de la mort. Non seulement il ne faut pas la craindre, mais il faut la
graver en soi comme l’échéance naturelle qui ne manquera pas de survenir
au détour du chemin.
«  Ma vie et ma mort ne font qu’un.  » Telle est la maxime la plus
significative de ce code de l’honneur hérité du passé et qui teinte la culture
japonaise. La vénération du mourir ressurgit à plein dans le phénomène
kamikaze. Autant que la mort du héros soit utile et sauve l’empire du
déshonneur. Plutôt disparaître que d’être défait. Selon cette perspective
collective, le sacrifice de quelques-uns participe de la sauvegarde du corps
social.
Le kamikaze est le recours de la dernière chance. Quand tout est perdu,
il convient de sauver l’honneur et, qui sait, le vent divin risque de procurer
à nouveau la victoire.
À partir de ce modèle issu de la Seconde Guerre mondiale, le kamikaze
est devenu une modalité de lutte couramment admise, dans une sorte de
banalisation du fanatisme.

Le kamikaze islamiste
Le 11 septembre 2001 a ouvert l’ère du fanatisme ordinaire. Les actes
spectaculaires de petits groupes entraînés au suicide agressif ont créé un
choc traumatique dans la conscience mondiale. Ils ont aussi préparé chacun
à vivre avec la menace constante de ce nouveau type de terrorisme. Chaque
passant côtoyé dans la rue, chaque passager de l’avion qu’on prend est
susceptible de se transformer en dangereux fanatique qui peut, à tout
instant, se faire exploser et pulvériser tout autour de lui.
Le kamikaze est l’arme du désespoir, mais il devient aussi un
redoutable outil au service de mouvements idéologiques de nature sectaire.
Il importe de bien distinguer entre la logique groupale du phénomène
kamikaze et le fonctionnement interne de l’autosacrifice tel qu’il se déploie
dans le psychisme du futur candidat à la mort programmée.
Au premier niveau, on a affaire à une emprise psychique qui mobilise
totalement le sujet et l’inféode durablement au groupe qui s’est constitué à
la façon d’une secte. L’endoctrinement y est systématique et programmé. La
future bombe humaine est réduite à une arme sophistiquée mise à la
disposition de la cause. Le sujet est déshumanisé au point de n’être qu’un
moyen comme un autre mis au service du mouvement. Il est entièrement
instrumentalisé par des dirigeants aux mains desquels il ne représente qu’un
rouage au sein d’une mécanique bien huilée.
À un second niveau, le kamikaze inscrit sa mort comme la finalité
inexorable de son engagement individuel. Il choisit librement, à un moment
donné, de franchir le pas et de concentrer son énergie sur l’acte suprême qui
doit venir parachever son existence. À la fois terme ultime et but, la mort
«  armée  » va donner sens à sa vie et lui ouvrir les portes d’une nouvelle
espérance. C’est la croyance en l’existence d’une vie éternelle de bonheur
et de béatitude qui sert de déclencheur à l’action finale. Le kamikaze donne
sa vie terrestre dans l’espoir de conquérir, par son geste sublime, le droit à
la félicité dans l’au-delà. Selon cette perspective, le meurtre et le sacrifice
de vies innocentes ne sont nullement un crime, c’est au contraire un acte
héroïque au service du Bien.
 
Le kamikaze est conduit, par la soumission aveugle à son propre groupe
d’appartenance, à accepter sans état d’âme l’inversion des valeurs. Tuer des
innocents est un acte tout à fait justifiable, puisqu’il s’agit d’atteindre à la
perfection finale. Au meurtre aléatoire s’ajoute le meurtre de soi-même. Par
quels mécanismes psychiques les meneurs parviennent-ils à obtenir le
consentement du sujet au sacrifice suprême ?
Nous l’avons analysé à propos du Vieux de la Montagne et de son école
d’« assassins », la conviction radicale, la sujétion et l’endoctrinement sont
les méthodes favorites des dictateurs de l’âme. Avec ou sans drogue, nous
assistons avec la culture du kamikaze à un perfectionnement de
l’embrigadement psychique et à sa généralisation banalisante, comme si la
bombe humaine était passée dans le domaine commun de la stratégie. Très
cyniquement, le kamikaze fait partie de la panoplie ordinaire des
mouvements terroristes.
Nous allons illustrer notre propos par deux exemples qui sont aux
antipodes l’un de l’autre. Ils représentent au mieux les deux types de
kamikazes islamistes qu’on rencontre aujourd’hui. Entre les deux choix
autosacrificiels, beaucoup d’autres configurations se présentent, tellement la
complexité de la situation est grande dès qu’on aborde les histoires
individuelles dans le cadre de la société mondialisée contemporaine.

Simple citoyen de Palestine


Nous sommes dans un petit village paisible de Galilée au sein d’une
famille sans histoire. Qui pourrait soupçonner la tragédie qui est en train de
se nouer ?
Daoud Ali Ahmad Abou Saoui, 46  ans, père de famille et grand-père
respectable, petit propriétaire terrien à Artas près de Bethléem, homme sans
histoire, vient d’actionner la ceinture d’explosifs qu’il portait autour du
ventre. L’explosion est terrible, son corps est déchiqueté, sa tête et ses
membres sont projetés sur les voitures et la façade des immeubles
environnants. On est au matin du 5 décembre 2001, devant un hôtel de la
King David Street où se tient une réunion de personnalités israéliennes.
L’attentat est revendiqué par le groupe palestinien du Jihad islamique. Le
kamikaze est la seule victime de l’explosion. Il a vraisemblablement tiré
trop tôt sur les manettes du dispositif.
Est-ce à dire que le sacrifice d’Abou Saoui a été inutile et qu’il a plongé
toute une famille dans la peine et les tracas vainement ?
Sans chercher à porter de jugement sur un fait encore si brûlant, il nous
importe d’analyser le processus qui a amené quelqu’un d’aussi éloigné en
apparence du type même du terroriste à aller jusqu’à l’extrême de l’attentat
suicide.
Le caractère atypique même d’Abou Saoui lui confère une valeur
exemplaire. D’habitude, les volontaires pour le sacrifice suprême sont de
jeunes hommes entre  20  et 25  ans, entraînés militairement dans la
clandestinité et formés idéologiquement à la portée symbolique de leur
geste. Avant de passer à l’acte, ils enregistrent une vidéo et laissent un
testament politico-religieux pour légitimer leur choix du martyre. En
mourant pour Dieu et l’islam, ils font honneur à leur famille, font
progresser l’influence de leur groupe politique et entrent immédiatement au
Paradis.
Rien de tout cela dans le cas d’Abou Saoui. Ses fils ne lui connaissaient
aucun engagement militant. Il ne parlait jamais des événements et était un
musulman ordinaire et discret. C’est peut-être justement cette discrétion qui
en a fait une cible privilégiée du Jihad. Personne ne remarquerait Daoud Ali
puisqu’il n’était en rien remarquable. Il devenait de la sorte un personnage
intéressant à convaincre et à inscrire sur la liste des futurs martyrs. Les
jeunes exaltés sont trop vite repérés par l’ennemi. Et Daoud s’est laissé
prendre au chant des sirènes paradisiaques, après avoir au fond
suffisamment profité de son existence. Les gens du village ont confié une
autre hypothèse aux journalistes venus enquêter sur place. Abou Saoui
s’inquiétait pour l’avenir des siens. Dans la conjoncture du moment, ses
terres risquaient de n’être plus exploitables et de jeter tout le monde dans le
besoin. En acceptant de se sacrifier, le père de famille faisait d’une pierre
deux coups : il gagnait directement le ciel et permettait en même temps à sa
famille de recevoir la substantielle prime versée par le mouvement
extrémiste en récompense du martyre.
Épisode du fanatisme ordinaire, l’histoire de Daoud Ali Abou Saoui est
significative de l’instauration dans le quotidien d’une logique de la terreur
tous azimuts. Plus de limites, plus d’espace préservé pour un combat qui se
prétend universel.
D’abord circonscrit sur un territoire donné pour un combat de nature
nationaliste, puis menace d’extension mondiale dans la mesure où la cause
est partagée par un groupe sectaire à vocation totalitaire.

Un converti passionné
Ben Laden et la mouvance Al-Qaida ont réussi à mobiliser, former et
jeter dans l’arène nombre de jeunes gens cultivés et en apparence très bien
intégrés à la culture occidentale.
On a retrouvé au domicile de certains des acteurs du
11 septembre 2001 des documents attestant de leur parfait embrigadement.
Ils étaient persuadés d’agir pour Dieu, alors qu’ils étaient manipulés par un
groupe fanatique agissant pour ses intérêts propres. Sous des allures de
fondamentalisme islamique se cachaient des vues politiques centrées
uniquement sur la quête du pouvoir. Une pratique ascétique, des exercices
spirituels contraignants et quotidiens, et des convictions radicalement pures
avaient poussé les adeptes à remettre leur personne entièrement à la volonté
des chefs qui les dirigeaient. Plus de discernement, plus de jugement
personnel, un assujettissement complet et une parfaite centration sur la
tâche à accomplir. La mission terrestre de nature destructrice était fusionnée
à la mission divine de nature créatrice et rédemptrice. L’impératif
catégorique gravé dans la conscience de chacun était d’éliminer le grand
Satan de la surface du globe. Leur récompense suprême et immédiate était
un aller simple pour le Paradis avec une place réservée auprès des vierges
sacrées, en compagnie des autres martyrs.
 
On a de la peine à croire qu’une iconographie simplifiée puisse avoir un
impact sur des esprits ouverts formés au jugement critique. Et pourtant,
l’expérience prouve qu’un tel processus est aisément envisageable, dès
qu’on connaît la puissance de l’emprise groupale et de la séduction
hypnotique habilement contrôlée. Plus le pouvoir sectaire est ancré chez un
sujet, moins les contenus de croyance ont besoin d’être élaborés. À
inféodation groupale passionnelle, thèmes de croyance stricts et épurés.
Paradoxalement, plus la croyance est approfondie et argumentée en raison,
plus les risques d’émergence du doute surviennent. Pour mettre sa vie en
jeu sur un acte unique et définitif, il faut un enjeu de croyance simple et une
inébranlable conviction.
Le cas de John Walker Lindh est riche d’enseignement. On a surnommé
ce jeune homme de 20 ans le « taliban américain » car il fut fait prisonnier
en Afghanistan en 2002, alors qu’il séjournait dans un camp d’entraînement
international pour terroristes.
Comment cet Américain modèle, pur produit du système, en est-il
arrivé là ? Quel étrange itinéraire l’a-t-il conduit à épouser une cause aussi
éloignée de son origine et surtout à rejoindre un groupe en guerre ouverte
avec son pays ?
En fait, le parcours du jeune John est assez aisé à comprendre. Il est né
dans une famille traditionnelle dans le district de Washington. Il est le
dernier-né d’une fratrie de trois. Le père est juriste et travaille pour
l’administration, la mère reste au foyer pour élever ses enfants. Les parents
pratiquent un catholicisme plutôt libéral et font montre d’un esprit ouvert en
phase avec leur temps. Mme Lindh est très attirée par la pensée bouddhique
et participe à de nombreux séminaires. La famille est unie jusqu’au départ
pour la Californie. Quand John a 10 ans, les Lindh s’installent près de San
Francisco, dans le comté de Marin, réputé pour sa libre-pensée et son goût
du laisser-faire. Ce sont les anciens hippies ayant réussi qui ont investi
massivement ce comté.
À l’entrée dans l’adolescence, John se passionne alors pour la danse et
la musique. Il pratique intensément le hip-hop et participe avec passion à
des échanges sans fin sur Internet à propos notamment des liens des
nouvelles tendances musicales avec Dieu et la religion. C’est là qu’il entre
en relation avec des groupes islamiques. À 15 ans, comme il est très doué,
ses parents l’inscrivent dans un collège alternatif. Tout est fait dans son
entourage pour développer son goût pour l’étude et satisfaire son appétit de
savoir. À  16  ans, un tournant s’opère pour lui à la lecture de
l’autobiographie de Malcolm X, le leader noir musulman assassiné
en  1965  à New York. À partir de là, la vie de John est transformée. Il
annonce très vite à ses parents qu’il a l’intention de se convertir à l’islam.
Très tolérants, ces derniers entérinent le choix de leur fils et le comprennent
comme une suite de son impérieux besoin de connaissance.
L’année suivante, John abandonne sa high school et décide de changer
de nom. Il se fait appeler Suleyman al-Lindh. Il fréquente la mosquée locale
de plus en plus assidûment. Les témoignages recueillis auprès de ses
coreligionnaires d’alors font état de leur étonnement face à la soif excessive
de connaissance de la part du jeune converti. Suleyman affichait son désir
d’apprendre par cœur le Coran. Il disait, de plus, à qui voulait l’entendre
qu’il ne pouvait plus supporter l’American way of life qui allait à l’encontre
de tout ce à quoi il aspirait et en particulier son besoin inextinguible de
spiritualité. Désormais il s’habille avec de longues tuniques blanches, porte
un couvre-chef musulman et se laisse pousser la barbe. Le Centre islamique
de Mill Valley devient son lieu de prédilection. Son père admire ce choix de
vie librement assumé et encourage son fils à aller au bout de son
engagement.
John va avoir  17  ans. Ses parents l’informent alors qu’ils vont se
séparer d’un commun accord et sans violence. Le divorce a lieu en toute
simplicité, la proximité parentale restant totale pour les enfants. C’est dans
ces conditions particulières que John choisit de franchir une étape
supplémentaire dans ce qu’il appellera plus tard son « étrange voyage ». Il
demande à son père de financer son voyage et son séjour au Yémen. C’est
là-bas qu’on parle l’arabe le plus pur, l’arabe dans lequel a été écrit le
Coran. Le père accède volontiers à sa requête et la mère lui donne sa
bénédiction. Ils sont l’un comme l’autre, fiers de l’engagement de leur fils
et approuvent entièrement ce qu’ils considèrent comme une farouche
« volonté de s’instruire ». Ils veulent voir dans la fuite en avant de John la
seule dimension de l’enrichissement personnel.
À son retour en Californie, John Walker – il a décidé de ne plus porter
que le nom de sa mère – fait la rencontre d’un missionnaire pakistanais qui
le persuade de venir poursuivre sa formation dans son pays. Aidé par ses
parents qui saluent son dévouement et son désir d’aller aider les plus
démunis, le jeune prodige s’envole pour le pays des rêves. On l’installe
dans une madrasa du Nord-Ouest, à Bannu. Il a  19  ans. Élève modèle, il
rivalise avec ses camarades pour apparaître comme le plus dévoué à l’islam.
Il refuse tout confort et vit dans des conditions spartiates.
Il échange durant tous ces temps, par courriel, avec son père. Lors de
son dernier message, il l’informe qu’il veut « rejoindre l’air plus frais des
montagnes ». En mai 2001, il part pour l’Afghanistan où il est recruté par
Al-Qaida et va s’entraîner dans le camp dirigé par Ben Laden en personne.
C’est quelques mois plus tard qu’il sera intercepté par les forces armées
américaines, stupéfaites de découvrir l’un des leurs parmi toutes les recrues
internationales du terrorisme. À la nouvelle de ce qui vient d’arriver, les
parents de John s’effondrent. Marilyn Walker, sa mère, ne parvient pas à y
croire. Elle ne comprend pas ce qui s’est passé. « C’est un gentil garçon. Il
a dû subir un lavage de cerveau », confie-t-elle. Frank Lindh, le père, quant
à lui, persiste malgré tout dans sa vision idéologique du parcours de son
fils  : «  John avait entrepris sa propre quête spirituelle et il semblait avoir
trouvé sa voie dans l’islam. »
Quel est le processus qui a amené le good boy US à devenir un candidat
kamikaze ? Un tel itinéraire, bien qu’exceptionnel, condense l’essentiel des
traits psychiques qui mènent au sacrifice suprême au nom d’une idéologie.
On ne peut pas s’empêcher de faire le rapprochement entre le
fonctionnement « libéral » de la famille Lindh et les comportements de plus
en plus radicaux de John. Ce que les parents, aussi bien la mère que le père,
considèrent être un new way of life en rupture avec le modèle honni de
l’Amérique traditionnelle représente pour le fils une quête éperdue de la
structuration psychique qui lui fait défaut. À force d’être tolérants et ouverts
à la nouveauté, de tels parents créent le malaise et plongent l’enfant dans
l’insécurité. Au lieu du cocon familial protecteur attendu, il ne trouve
qu’une ambiance délétère et pleine d’incertitudes.
Et pour l’adolescent, les choses empirent. Il ne parvient à s’opposer à
rien, puisque tout est fluide autour de lui. Le laxisme ambiant lui plaît dans
un premier temps, mais ne lui offre pas vraiment de perspectives
structurantes. Sans modèle identificatoire stable ni position de rejet
clairement repérable, il est contraint à chercher seul sa propre voie. Plus
inquiétant encore, ce sont les parents qui le poussent sur cette voie de
l’inconnu, comme s’ils étaient grisés par le choix et l’audace identitaire de
celui qui se lance à explorer des chemins risqués. John est encouragé,
tacitement par sa mère, activement par son père, à aller plus loin, toujours
plus loin dans ce que chacun s’illusionne à définir comme un engagement
authentique. Ni le père ni la mère ne perçoivent le caractère ostentatoire
excessif des conduites du jeune homme. Croyant les provoquer, il ne reçoit
que compliments et blancs-seings pour poursuivre sa fuite incontrôlée vers
les extrêmes. Tout se passe comme si les parents vivaient à travers leur fils
les expériences excitantes qu’ils auraient aimé vivre eux-mêmes et qu’ils
n’ont pas pu ou pas osé réaliser. À travers la folle dérive extrémiste de John,
ils vivent leurs propres parts passionnelles, par procuration. L’adolescent est
devenu, en quelque sorte, le délégué, l’ambassadeur de leurs idéalisations
les plus débridées. Et ils ne peuvent voir, du coup, les seuils irréversibles
qui le mènent vers la dérive sectaire et le fanatisme.
On distinguera trois étapes dans l’histoire de John Lindh. La première
débute avec ses recherches sur Internet. Il veut découvrir quelque chose qui
soit de l’ordre du dépassement de soi, quelque chose qui soit
inconsciemment en lien avec la spiritualité confuse et diffuse que distillent
dans la cellule familiale ses parents. Cela aurait pu tourner à la
cyberaddiction, comme on le constate de plus en plus souvent chez certains
adolescents, mais tout de même la présence de l’adulte oriente ses choix et
il va vers des sites d’échange et de discussion. Deux thèmes de prédilection
sans doute en lien avec le milieu culturel (on ne sait rien des grands-parents
et des liens de John avec eux) dirigent John : la musique et le religieux. Par
le hasard de ses rencontres à distance, il s’intéresse aux rapports de la
musique et de l’islam. L’une des premières questions qu’il pose n’est pas
anodine, elle touche à l’interdit  : y a-t-il des instruments de musique non
tolérés dans la religion musulmane  ? Cet interdit fondateur d’une
symbolisation constructive et qui lui manque tant va vectoriser sa quête.
Peut-être aussi l’islam l’interpelle-t-il à ce niveau, dans la mesure où il est
d’une rigueur absolue à propos des règles et des interdictions. Ainsi John
découvre-t-il son modèle identificatoire fondateur avec Malcolm X. Il va
d’abord se faire passer pour un jeune Noir sur la toile. Ce personnage
mythique lui parle à plusieurs niveaux. Il s’affiche comme un militant
anonyme, il n’est qu’un opprimé parmi les opprimés, sans souci de gloire ni
de pouvoir. Son seul but est altruiste, venir au secours des faibles et des
démunis, les anciennes victimes de l’esclavage qui continuent à être sous le
joug des Blancs. Puis après son pèlerinage à La Mecque, le leader noir
délivre un message universel de solidarité humaine au nom d’Allah. Plus de
distinction de race, de caste et de classe, tous unis dans une grande
confraternité tournée vers la transcendance. John trouve en son héros à la
fois la révolte, l’opposition à sa famille et une aspiration cependant
commune à des valeurs de partage et de spiritualité.
Admiré et poussé par les siens, John va franchir une seconde étape, plus
décisive et plus radicale, c’est celle non plus de la contestation, mais de la
rupture. Et c’est cette phase-là qui aurait dû alerter ses parents et les pousser
à réagir. John quitte le collège et cherche à entrer dans la peau d’un « vrai
musulman ». Sa conversion à l’islam n’est pas en soi problématique. Seuls
le contexte et l’absolutisme du comportement signent une dérive
pathologique avec l’émergence d’un attachement passionnel. L’habillement,
le parler originaire, l’obsession coranique, tout converge pour témoigner
d’un acharnement à changer d’identité, à devenir autre. John devient
Suleyman al-Lindh. Le lien symbolique avec le père est préservé avec la
conservation du nom d’affiliation.
Cependant, cette dernière attache est déliée avec la seconde rupture.
Pour que l’identification soit complète, il faut à John se séparer de la mère
patrie et ancrer sa nouvelle appartenance sur les lieux originaires et avec la
pureté de la langue parlée par le Prophète. On est en droit de penser que le
séjour au Yémen correspond avec le moment de l’embrigadement de type
sectaire. John, avec son besoin éperdu d’idéal, est une proie facile pour des
groupes extrémistes en quête d’adeptes à fanatiser. Le divorce des parents
est le déclencheur de la séparation sans retour pour John. Non seulement il
est prêt à subir l’influence extrémiste, mais il l’appelle de tous ses vœux. Il
commence par rejeter le nom de son père pour s’appeler à présent
simplement John Walker. Reniement de ce père qui quitte sa mère avec le
sourire, sans aucun conflit, comme s’il n’y avait aucune raison, comme si,
au fond, cette union n’avait jamais réellement existé, comme si cette union
n’était qu’un faux-semblant. Inconsciemment pour John, la seule chance
d’exister, lui le fruit de cette union fausse, est de changer radicalement. La
fuite en avant est désormais programmée, jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice
final. Il rencontre le missionnaire islamiste qui lui fait passer un nouveau
cap en l’emmenant dans les écoles coraniques réputées les plus extrêmes.
Même là, John cherche à être plus farouche que les plus farouches. Il doit
extirper de sa chair l’identité impie qui lui est collée à la peau. En se
mortifiant corporellement, il se purifie afin d’être plus réceptif
spirituellement aux messages d’une foi jusqu’au-boutiste. Ayant changé de
peau, étant complètement imprégné psychiquement par la dérive sectaire de
la doctrine, il brûle d’en découdre avec les forces du Mal. John Walker est
fin prêt pour la métamorphose en Abdul Hamid, le combattant du Jihad
total. Il peut attendre dans la joie et l’impatience la mission ultime qui va
faire de lui le martyr. La mort au service de la cause, la mort triomphante
est l’issue la plus favorable à un parcours qui ne peut plus du tout s’assumer
comme tel, assumer ses origines et ses contradictions, seules conditions
pour acquérir une identité stable. La fuite en avant a mené John, dans
l’enthousiasme, au bord du précipice. Avec la formation du kamikaze, l’acte
suprême de l’autoapocalypse est l’issue fatale et en même temps l’issue
triomphale.
La rencontre imprévue des soldats de son pays en terre étrangère et
hostile a été la chance de John. Il fallait une intervention armée pour mettre
un terme à sa dérive mortifère. Il était voué sinon à une mort certaine.
Arrêté dans sa fanatisation, on peut supposer qu’il ait amorcé, en même
temps que ses parents, une réflexion sur ses errements et une reconstruction
de lui-même.

Ce qui fait le kamikaze


Pour conclure, nous retiendrons trois caractéristiques psychiques
essentielles pour saisir la démarche interne du kamikaze.
Si le kamikaze est seul, définitivement seul au moment suprême, il est
en premier lieu sous l’emprise totale d’une idéologie, qu’elle soit politique,
religieuse ou philosophique, et dans l’assujettissement à un appareil
collectif constitué selon le type sectaire. Le groupe d’appartenance du
kamikaze ne connaît qu’obéissance, engagement et certitude absolue du
bien-fondé de la cause et surtout de la stratégie choisie.
L’imprégnation de l’idéal collectif est telle que le candidat au martyre
agressif a l’impression d’imploser dès qu’il est au contact du monde de la
différence. Il ne saurait supporter ni la contradiction, ni le conflit
idéologique, ni même la critique, fût-elle la plus minime. Sa personne ne
fait qu’un avec le collectif comme avec la croyance. Il est devenu un bloc
rigide, un monolithe homogène et unique qui ne peut subir aucune
modification interne. Sa crainte de devenir fou au contact du monde
extérieur est un puissant moteur pour l’amener au passage à l’acte. L’acte
violent fanatique est pour le kamikaze potentiel la seule chose efficace pour
servir la cause qu’il défend. Cela lui permet de réduire la tension interne qui
lui devient insupportable. Le risque même d’être convaincu qu’il soit dans
l’erreur le détruirait. L’idée même lui en est irreprésentable. Il en serait
anéanti non seulement corporellement, mais surtout psychiquement, laminé,
annihilé.
L’acte kamikaze lui-même est appréhendé comme une suprême
apothéose, ce qui affermit la volonté indéfectible du candidat à la mort. Cet
acte est la condensation à la fois de la destruction de toute altérité, de la
suppression de la part mauvaise qui est en soi, et de l’annihilation
régénératrice du monde. En se faisant sauter lui-même, il réalise de facto la
fin du monde. Le monde de la pourriture charnelle, en disparaissant, ouvre à
l’adepte les portes du monde nouveau, régénéré par l’explosion
purificatrice.
Ainsi, l’acte qui se réalise rend actuel le monde idéal que tout croyant
sincère appelle de ses vœux. Le martyr agressif, bien plus encore que le
martyr passif, gagne une place de choix au paradis des braves. En devenant
une bombe humaine, le kamikaze témoigne de son mépris des choses
terrestres et participe par là même à leur anéantissement comme des
créations sataniques. La destruction ainsi opérée contribue à l’expansion de
l’appareil collectif de croyance dont la visée dernière est le salut de tous les
fidèles. La déflagration corporelle du kamikaze est au bout du compte une
apocalypse de poche, une apocalypse miniature destinée à préparer, à
anticiper pour l’heureux élu la conflagration finale.
Chapitre 7
Une déviation contemporaine :

 le fanatisme privé


« Le fanatisme est la seule forme de volonté qui puisse être
insufflée aux faibles et aux timides. »
F. NIETZSCHE.

De nos jours apparaît une forme nouvelle de fanatisme, qui ressortit de


la seule sphère individuelle et dans laquelle le sujet règle ses propres
problèmes psychiques en semant la terreur dans son entourage. Ce nouveau
fanatique est entièrement autocentré et projette la violence interne qu’il
n’est plus en mesure de traiter et de contenir en lui-même sur son proche
environnement. Le raisonnement qui est le sien pourrait se schématiser de
cette manière  : puisque les autres ne me comprennent pas, puisqu’ils me
persécutent et me poussent aux dernières extrémités, je vais satisfaire leur
désir profond en me rayant de cette planète, mais eux aussi connaîtront le
prix du sang et des larmes.
Le nouveau fanatique est un kamikaze qui n’a d’autre groupe extrémiste
de référence que lui-même. Il est un groupe à lui tout seul, et la cause qu’il
défend est celle de sa renommée future à titre privé. Mais, si l’on
approfondit les mécanismes psychiques qui sous-tendent les motivations
conscientes, n’y a-t-il pas, dans de telles conduites, l’expression d’une
véritable détresse, l’aboutissement incroyable d’une mise à l’écart, d’un
rejet social dont ce type déviant de fanatique est la victime ?
Il va s’agir de chercher la nature de ce rejet. Si la société contemporaine
sécrète de tels comportements, il est de notre tâche d’en approcher les
ressorts psychiques, en fonction de l’histoire personnelle et de la sensibilité
des acteurs de tels drames.
Ce qui est spécifique à ces passages à l’acte violents, c’est leur aspect
spectaculaire comme à Columbine ou à Virginia Tech. Avant d’agir, le sujet
opère une véritable mise en scène afin de donner le plus de retentissement à
l’horreur qu’il imagine et de frapper de façon indélébile les esprits. Il
anticipe l’amplification médiatique de son geste en en réglant
méticuleusement et cyniquement les moindres détails et ce qu’il avait prévu
se réalise magiquement à titre posthume, il devient en quelques heures celui
qui occupe mondialement la première place de l’actualité. Au-delà de ces
échos médiatiques et de leurs effets pervers, nous essaierons de mettre en
lumière les grandes lignes, les points les plus significatifs de ce qu’il faut
bien reconnaître comme un type à part de fanatisme, un fanatisme gratuit
puisqu’il ne repose sur aucune croyance, aucune cause à faire progresser,
aucun projet autre que l’acte destructeur en lui-même. L’acte fou,
incompréhensible par son excès même, apparaîtrait comme une sorte de
création macabre dont le fanatique revendiquerait d’être l’auteur  : il
perpétuerait ainsi une tradition créatrice de la négativité dont Thomas de
Quincey fut l’un des instigateurs dans son ouvrage L’Assassinat comme un
des beaux-arts. Le recul et la distance dont fait preuve Quincey dans une
écriture au second degré sont ceux de l’artiste qui jette un regard ironique
sur la criminalité humaine. Mais il faut aussi s’attendre que de tels propos
esthétiques alimentent à leur tour l’imaginaire des futurs criminels. La
noirceur de l’acte destructeur serait-elle, au bout du compte,
métamorphosée en un sublime morbide dont la beauté proviendrait de cette
morbidité même ?

Le fanatique par inversion

La destruction du temple
Le 3 juillet 1950, un bonze novice incendiait le Pavillon d’or, le temple
bouddhique le plus prestigieux de l’ancienne capitale impériale du Japon,
Kyoto. Ce qui est incompréhensible dans cet acte destructeur, c’est que le
coup porté au patrimoine artistique japonais ne vient pas de l’extérieur, d’un
ennemi supposé, mais de l’intérieur. L’auteur du crime est l’un des
membres de la communauté religieuse censée être la gardienne du temple.
Hayashi Shoken, tel est son nom, n’avait apparemment aucune complicité
externe, il a agi seul, librement et pour son propre compte. Alors pourquoi ?
Le jeune initié avait la ferme intention de mourir au moment même où
il mettait un terme à l’existence du plus pur joyau de l’art bouddhique
nippon. Pour lui, avant tout –  c’est ce qui est le plus intrigant dans
l’histoire –, le Pavillon d’or représentait le suprême symbole du beau, tant
au niveau esthétique que religieux, car il était profondément imprégné de la
doctrine bouddhique. Avant d’allumer le brasier qu’il avait soigneusement
préparé en entassant meubles et chaises, il avale une trentaine de somnifères
et s’enferme dans le temple. Puis il se juche en haut du bûcher dont les
flammes commencent à grandir et se frappe la poitrine d’un coup de
poignard. La mise en scène est parfaite avec la mort pour ultime certitude
au terme de ce grandiose autodafé.
Cependant, le sort en décide autrement. Le Pavillon d’or est bien
entièrement consumé par l’incendie, mais Shoken échappe mystérieusement
au sinistre. Les policiers qui interviennent promptement sur les lieux le
retrouvent installé sur la colline qui fait face au temple, en train de
contempler tranquillement son œuvre. Les flammes éclairent encore la nuit
et Shoken est arrêté. Il est dans un état second, sérieusement blessé au côté,
mais il est encore en mesure de parler.
Ce que déclare Shoken ne fait pourtant qu’accroître le caractère
énigmatique de l’acte. S’il a voulu détruire le fameux pavillon, c’est « par
haine de la beauté  ». La haine étant le renversement en son contraire de
l’élan amoureux, peut-on dire que l’agir du jeune bonze correspondrait
simplement à une sorte de dépit amoureux  ? Certainement, mais il faut
pousser plus loin l’analyse pour saisir les mobiles qui ont conduit à un tel
retournement et surtout la nature du mouvement passionnel qui unit un sujet
à un objet inerte, fût-il un monument de beauté.
L’expert psychiatre qui a rencontré Shoken a vu en lui un « psychopathe
de type schizoïde  ». Parler de psychopathie est peut-être excessif dans la
mesure où Shoken ne s’en prend pas à autrui. Certes, son acte fait montre
d’une grande agressivité, mais elle est de nature suicidaire. Il exerce sa
destructivité contre sa seule et unique personne, lui-même. Il est décrit
comme un garçon renfermé et taciturne qui a tendance à s’isoler et à se
replier sur lui-même. Il s’intéresse peu à ses études et cherche à se réfugier
dans la rêverie. Il est amené à la transgression pour se retrouver dans ses
fugues solitaires et renouer avec son monde intérieur.
Shoken explique par la suite qu’il a agi pour se venger du prieur du
temple qu’il haïssait. Petit à petit, il s’était enfermé dans une spirale de
provocations à l’égard de la communauté dont il ne se sentait pas vraiment
faire partie. Son rapport à l’autorité que représentait le prieur s’était
tellement dégradé qu’il ne savait plus du tout comment s’en sortir autrement
qu’en posant un acte qui prenait pour lui une valeur définitive : détruire ce
que vénéraient ses frères en Bouddha et abîmer son propre déshonneur dans
les flammes.
On pourrait dire que l’agir du jeune bonze est, en fait, un acte fanatique
par inversion. Au lieu d’agir pour la seule gloire de son groupe
d’appartenance, il agit par intérêt personnel. Au lieu de se conformer au
dogme et de le porter aux nues, il le bafoue et le foule aux pieds dans un
geste sacrilège. Les explications que Shoken donne aux enquêteurs
confirment notre lecture. Il affirme, dans des propos quelque peu décousus
et confus, que le bouddhisme est voué à la dégénérescence car il s’endort
sur ses vieilles traditions. Il avoue être scandalisé par la quiétude et la
sérénité affichées par les dirigeants du culte. En somme, si son acte avait un
objectif précis  –  ce qui reste à prouver, car il donne ces explications dans
l’après-coup  –  ce serait de sacrifier le beau pour régénérer l’idéal. Mais,
stricto sensu, le geste de Shoken se réduit à sa seule négativité. Il est dénué
de toute revendication et ne comporte aucune proposition. En cherchant à se
détruire lui-même avec l’objet, le « fanatique inversé » commet un pur acte
de désespoir. Pour lui, pas de Grand Soir ni de lendemains qui chantent.
Seul prévaut l’anéantissement à la fois de soi et de tout désir. Par son geste
éminemment provocateur, Shoken, l’antisectateur, réalise une étrange
apothéose au cours de laquelle s’évanouissent et le sujet désirant et l’objet
désiré. Mieux, il s’approprie, dans et par sa destruction même, l’objet idéal
vénéré par tout un peuple. En entraînant avec lui pour l’éternité le Pavillon
d’or, il en prive à jamais le reste de l’humanité. Ce geste eut un
retentissement immense à travers tout le Japon et vint encore accentuer le
sentiment de défaite après la chute de l’empire en 1945. Le choc fut si rude
qu’il fut décidé de reconstruire à l’identique, dans le moindre détail, ce
symbole inégalé d’un peuple et d’une culture.

La fascination du détruire
Yukio Mishima, jeune écrivain âgé de 25 ans au moment de l’incendie
du temple, est si impressionné par l’acte de Shoken et par sa portée
symbolique qu’il entreprend d’en raconter l’histoire. Cinq années de
documentation, d’analyse et d’écriture. Le roman, intitulé Le Pavillon d’or,
paraît en 1955 et obtient un vif succès. Mishima y excelle aussi bien dans le
style que dans la finesse et la qualité de la compréhension du personnage.
En s’identifiant totalement à l’auteur du crime, il retrace par le menu tous
les moments de sa fomentation. Chacun peut revivre, à travers ses mots, les
tourments intérieurs du jeune bonze et le cheminement psychique qui l’a
conduit à l’immolation suprême.
Évidemment, Yukio Mishima prête au personnage sa version des faits et
les interprétations qu’il propose relèvent de sa propre vision du monde,
même s’il se limite strictement à la vérité des événements et au portrait
psychique du héros tel qu’il a pu le reconstruire à partir des propos que
Shoken a tenus et des témoignages des proches.
Shoken est devenu sous la plume de Mishima le personnage immortel
de Mizoguchi auquel chacun va pouvoir, le temps d’une lecture, s’identifier.
Au-delà des données événementielles, ce jeune homme a acquis une
dimension universelle ; il nous parle du tragique dans ce que chacun, à un
niveau ou un autre, est à même de saisir et d’entendre. Nous ne sommes pas
tous des incendiaires potentiels, mais nous pouvons marcher pas à pas sur
les traces de celui qui a commis l’acte et percevoir les raisons internes qui
ont motivé son geste. Mizoguchi est construit un peu sur le modèle du
Richard III de Shakespeare. Défavorisé par la nature – il est bègue et plutôt
laid – il va chercher à se venger d’elle. Mais la comparaison s’arrête là : il
ne sera ni sadique ni meurtrier ; même si la logique paranoïaque eût voulu
qu’il assassinât le vrai persécuteur, celui qui focalisait sa haine et par qui il
se sentait humilié et brimé, le prieur du temple. Cela aurait été trop simple,
en réalité l’histoire est plus complexe.
Parallèlement à sa souffrance psychique, Mizoguchi a un ego
démesuré  : il se sent taillé pour de grandes choses et vit mal la petite vie
étriquée du bonze moyen. Les règles, les punitions l’oppressent, lui qui rêve
de beauté et d’idéal. Mizoguchi s’est fait bonze pour être au contact
permanent de l’objet de sa fascination, le Pavillon d’or. Il a déposé dans cet
objet mythique tout son amour, compensation idéale à une existence terne et
déprimante. Contempler le Pavillon d’or suffit à remplir son cœur de joie et
d’allégresse. Que représente cette image de la beauté idéalisée qui va
devenir pour l’antihéros la cible privilégiée à détruire ?
Mishima en fait, à juste titre pensons-nous, une forme symbolique de la
mère. Mais pas n’importe quelle image de la mère, la mère archaïque, la
mère des origines. Le Pavillon d’or figure la bonne mère, la mère
nourricière au sein généreux. Ce n’est pas la mère œdipienne qui oriente le
choix sexuel futur du garçon, mais la mère qui donne au bébé son plaisir
d’exister et son amplitude narcissique. En un mot, tout ce que Shoken
l’incendiaire n’a pas eu, d’après l’enquête de Mishima. La mère était
défaillante dans ses premiers soins à l’enfant et présentait même des traits
pervers, se complaisant à laisser le nourrisson dans la détresse. Rester
sourde aux cris et aux plaintes répétés constitue une maltraitance avérée de
la mère.
Le jeune Mizoguchi pense trouver dans la communauté des bonzes, une
enveloppe maternelle contenante et protectrice. Déçu par les rivalités
mesquines et les brimades qu’il vit comme des persécutions, il se réfugie
dans un imaginaire merveilleux où triomphent deux représentations
dominantes et structurantes pour son psychisme défaillant  : la mer et le
Pavillon d’or.
Mishima insiste beaucoup sur la puissance apaisante de la mer pour
Mizoguchi. Il fuit de temps à autre la compagnie des moines pour aller se
ressourcer, solitaire, au contact de la mer. Il en revient apaisé et pouvant
supporter, dès lors, les affres du quotidien. Si la mer constitue l’ambiance
basique de sérénité et de bien-être, le Pavillon d’or est l’objet de pure
beauté dont la contemplation nourrit la vie psychique, à la manière du bon
sein.
Pour forger cette image idéalisée du Pavillon d’or à la source de la
vénération illimitée de Mizoguchi, Mishima introduit deux scènes capitales
qui vont préparer dans une certaine mesure le dénouement ultime de
l’histoire, et en fournir quelques pistes de compréhension.
À la fin de son enfance, Mizoguchi est témoin d’une scène étrangement
inquiétante qui va le marquer profondément. Il est dissimulé dans un
buisson et il voit de sa cachette, en haut des marches du Pavillon d’or, une
jeune femme en compagnie de son amant. Elle a ouvert son kimono et
laisse apparaître un sein blanc immaculé. Fasciné, l’enfant ne voit bientôt
plus que cette sublime part du corps féminin. Mais que fait-elle  ? Elle a
entouré le sein épanoui de ses deux mains et le presse pour en faire jaillir un
lait généreux qu’elle déverse dans la tasse de thé de son amant. Ce dernier
partira bientôt pour la guerre et ne reviendra jamais plus. Mais la scène de
la sublime lactation va hanter l’imaginaire de Mizoguchi devenu adolescent
et venu servir comme bonze auprès du Pavillon d’or.
Il est intéressant de noter au passage la troublante correspondance avec
une autre scène, celle-là issue d’un imaginaire médiéval complètement
étranger à la culture de Mishima. Bernard de Clairvaux, célèbre fondateur
de l’ordre cistercien et futur saint Bernard, rapporte dans ses écrits la vision
fantasmatique d’un épisode qui le plongea dans un profond état extatique,
vision connue sous le nom du miracle de la lactation. Dans une petite
chapelle, en prière au pied d’une statue de la Vierge, il vit Marie ouvrir sa
tunique, sortir l’un de ses seins et le presser généreusement afin d’asperger
du lait divin le visage du mystique au comble de la jouissance. Seul Jésus
enfant avait connu ce sublime privilège.
Le fait qu’une scène similaire soit créée par un écrivain japonais à mille
lieues de la pensée chrétienne atteste de la valeur universelle des
représentations originaires inconscientes.
Fort de cette vision régénératrice de la lactation, le jeune Mizoguchi la
déplace sur la totalité du lieu sacré où elle s’est produite et en fait l’image
absolue de la beauté idéalisée. Après la mort de son amant soldat, la jeune
et belle mère perd son bébé et sombre dans la prostitution pour survivre.
Lors d’une soirée de débauche en ville, le novice Mizoguchi rencontre celle
qui avait alimenté ses fantasmes d’enfant et tente d’avoir une relation
sexuelle avec elle. Malheureusement, lorsque la femme dévoile sa superbe
poitrine, l’adolescent est saisi d’un malaise. Le sein de la lactation de
l’image fantasmatique vient s’interposer entre lui et le corps féminin désiré.
Il reste impuissant et se fait mépriser par la femme qui s’en veut d’avoir
perdu son temps avec lui. Plongé dans l’amertume et le désespoir,
Mizoguchi commence à songer à en finir avec cette vie de désolation. Son
image récurrente et sublime de la femme, de la mère, de l’amante est
définitivement détruite. Qu’en serait-il s’il arrivait la même chose au
Pavillon d’or ?
Peu à peu s’éclairent dans l’œuvre de Yukio Mishima les mobiles
inconscients qui conduisent à l’acte fanatique par inversion négatrice. La
beauté est éphémère, elle a une durée forcément limitée, elle doit forcément
disparaître. Comme il ne pourrait survivre à la disparition du Pavillon d’or,
Mizoguchi pense qu’il vaut mieux qu’il devienne l’auteur de cette
disparition. Il substitue à l’insoutenable spectacle de la fin dernière de
l’objet aimé, spectacle passivement subi, l’idée d’une ultime communion
avec l’objet au sein d’une disparition partagée. Un holocauste actif de
dissolution totale. Le fanatique du néant préfère conserver uniquement pour
lui, jalousement, l’objet de son amour passionnel. Holocauste total de soi et
de l’objet idéal fusionné pour en priver à jamais les autres et le monde.
Apprenant son geste impensable, la mère de Shoken a cherché
vainement à le revoir. Il s’est refusé fermement à cette rencontre. De
désespoir, pour effacer le déshonneur généré par ce fils maudit, elle a fini
par se suicider. Nous ne savons pas si Shoken a survécu à cette double
disparition, celle de la mère idéalisée et celle de la mère réelle. Un suicide
raté peut être l’occasion d’un nouveau départ dans la vie, mais qu’en est-il à
ce moment-là de la fibre fanatique mue par le seul désir de destruction  ?
Shoken est un kamikaze qui retourne contre l’objet la violence déployée.
Pour lui, pas d’autosacrifice au profit d’une cause ni de bénéfice personnel
escompté dans l’autre monde pour prix de l’acte destructeur. Détruire pour
soi et pour un soi qui n’a d’autre avenir que le néant. Comment survivre à
une telle démarche ?
Quant à Mishima lui-même, il survécut quinze ans à son identification à
Shoken, le héros de la négativité. Le Pavillon d’or connut un succès
mondial grâce à la qualité littéraire de l’œuvre et peut-être surtout à la
prodigieuse performance d’empathie de l’auteur vis-à-vis du jeune
incendiaire. Voulant renouer avec les valeurs authentiques du samouraï,
Mishima a créé un mouvement politique traditionaliste et s’est laissé
emporter par une véritable dérive sectaire qui l’a conduit à un suicide
revêtant le masque de la fin honorable de la figure héroïque du samouraï.
Avec trois autres comparses partageant la même vision quasi délirante d’un
Japon purifié, il s’est livré au seppuku, l’éventration suicidaire rituelle.
Contrairement à son personnage de Mizoguchi, il n’a rien détruit dans son
acte. Il a tenté d’entraîner un sursaut nationaliste qui n’a été qu’un
lamentable échec. Le génie littéraire de l’auteur s’est retourné en un
fanatisme dérisoire qui n’a fait de victime que lui-même et les quelques
amis qu’il a entraînés dans ses folles visions imaginaires d’une tradition
héroïque.

Les suicides meurtriers


L’incendiaire du Pavillon d’or a concentré sa violence sur un symbole.
Son autosacrifice était programmé en même temps que la destruction de
l’objet. Dans les cas que nous allons étudier à présent, le suicide est
l’aboutissement d’un carnage meurtrier. Ici, le candidat à la mort est un
kamikaze indépendant. Il passe à l’acte de son propre chef et sans d’autre
finalité apparente que la jouissance pulsionnelle de tuer. Il s’agit en quelque
sorte d’un raptus psychopathique à l’état pur. Le sujet, sorti de lui-même,
vise toutes les cibles humaines possibles avant de se détruire. Comment
comprendre ces passages à l’acte spectaculaires ? Et pourquoi les acteurs de
cette folle violence concluent-ils leur «  œuvre  » en retournant contre eux
leurs armes ?
Cette dérive contemporaine du fanatisme interroge l’observateur par
son caractère irrationnel et absurde. On dirait que l’implacable machine du
terrorisme tourne ici à vide, dans un emballement dérisoire. Il ne reste plus
que l’insoutenable horreur de l’acte sans les supports doctrinaux et
idéologiques qui légitiment classiquement le fanatisme. La référence
idéalisante est absente, il n’y a pas d’assujettissement à un groupe, il ne
reste que la mise en scène spectaculaire de la mort, d’une mort qui fauche
au hasard.

Le massacre de Columbine
Encore des adolescents en rupture de ban. L’affaire se passe à Littleton,
une petite cité tranquille du Colorado. Une high school sans histoire va être
le lieu d’un drame au retentissement planétaire.
Tout commence avec l’explosion d’une bombe dans un champ
limitrophe du lycée Columbine, ce matin du
20 avril  1999  à 11  h 14 exactement. Lycéens et enseignants se précipitent
au-dehors pour voir ce qui se passe. Il s’agissait en fait d’une manœuvre de
diversion. Pendant ce temps, les deux instigateurs du drame pénètrent dans
la cafétéria et y déposent deux autres bombes artisanales de forte puissance.
La charge est suffisante pour faire sauter la cafétéria et la bibliothèque,
située juste au-dessus. Après avoir dissimulé leurs bombes, les deux
garçons, Eric Harris et Dylan Klebold, se postent près des deux principales
sorties du lycée. Ils ont caché sous leurs impers, armes à feu et munitions en
abondance.
Leur projet est de tuer tous ceux qui tenteraient de s’enfuir après
l’explosion. Ils ont conçu l’idée folle de rayer de la carte ce lycée « pourri »
ainsi que la plus grande partie de ses occupants, les élèves plus que les
enseignants. Si les choses s’étaient déroulées selon leur plan machiavélique,
plus de six cents personnes auraient trouvé la mort. Mais la mise à feu des
explosifs ne fonctionne pas. Les occupants des lieux ne trouvent leur salut
que grâce à l’inexpérience des deux apprentis artificiers.
Nous connaissons la suite des événements par l’enregistrement des
propos d’Eric, le meneur de l’expédition. D’abord un élève qui aperçoit
Eric près d’une des entrées, s’approche de lui pour discuter. Il s’agit de
Brooks Brown, celui qui précisément a porté plainte contre Eric parce qu’il
lui avait adressé des menaces de mort. Si Eric en avait contre quelqu’un
dans l’établissement, c’était bien contre Brooks. Cependant, curieusement,
il lui conseille de quitter au plus vite les lieux « parce qu’il l’aime bien ».
À l’heure prévue, comme les bombes n’ont pas explosé, Eric court
rejoindre Dylan, son complice et lui donne le signal de l’attaque. Ils sortent
tous deux leurs armes et, tel un commando militaire, se lancent à l’assaut de
l’établissement. Le ton d’Eric est exalté. Passer à l’action l’excite un
maximum et il jubile en encourageant son acolyte, comme s’il s’agissait
d’un jeu grandeur nature. Mais ici les balles sont bien réelles, les cris
poussés sont des cris de souffrance non simulée et le sang qui gicle est réel.
Ils commencent par abattre deux garçons qu’ils connaissent et qui sont en
train de déjeuner sur la pelouse. Puis trois autres un peu plus loin. Une
enseignante qui croit qu’ils sont en train de tourner une vidéo arrive et leur
dit d’arrêter. Eric lui tire une balle dans l’épaule en guise de réponse, mais
ne la tue pas. Elle court se réfugier dans la bibliothèque.
Eric et Dylan entrent dans la cafétéria. Elle est vide, les élèves se sont
enfuis. Alors ils pénètrent dans le bâtiment et se dirigent vers la
bibliothèque. En passant, ils tirent sur tous ceux qui ont le malheur de se
trouver encore là. Dans la bibliothèque se trouvent une quarantaine d’élèves
qui essaient de se protéger comme ils peuvent en se réfugiant sous les
tables. Eric et Dylan visent prioritairement ceux qui portent une casquette
blanche, les sportifs ; ce sont eux qui sont en tête de leur liste de personnes
à abattre. Ils en interpellent certains avant de leur tirer dessus, en laissent
partir d’autres qu’ils jugent dignes d’être épargnés.
Malgré leur exaltation, ils sont très conscients de leurs actes et sont en
mesure d’évaluer clairement la situation. Eric lance à Dylan : « On est en
train de faire un putain de carnage, je crois  !  » Puis, un peu plus tard  :
« Merde ! On commence superbien la révolution ! On va devenir célèbres
dans tout le pays, je te le dis ! »
L’ambiance de la bibliothèque ne les amuse plus. Ils sortent et
retournent à la cafétéria désertée. Là, ils jouent à tirer partout, détruisant et
cassant le matériel. Eric s’approche d’une fenêtre  : «  T’as vu le monde
dehors  ? Attends  ! Je vais tirer une rafale sur les ambulances et sur ces
putains de bagnoles de flics, histoire qu’on se marre un peu  ! Ah, merde,
trop cool ! »
Les deux amis se replient et se lancent à travers les couloirs qui donnent
accès aux salles de classe où les élèves sont cachés sous les tables. Ils
ouvrent les portes et lancent à tous des menaces de mort. Mais ils ne tirent
plus  ; ils se contentent d’insulter et de hurler. Au bout d’un moment, ils
décident de retourner à la bibliothèque. En chemin, ils esquissent un bilan
de leur action de commando. Eric demande : « Tu en as eu combien ? Moi
non plus, je n’ai pas compté… Une putain d’hécatombe, en tout cas. »
Ils s’enferment dans la bibliothèque qui s’est vidée entretemps et Eric
conclut : « C’est une putain de belle journée, Dylan ! On les a bien eus, tous
ces cons ! Dylan, je t’aime, tu sais… Je suis là, je te rejoins ! »
Les deux garçons retournent alors leur arme contre eux-mêmes et se
suicident, mettant le dernier point d’orgue à leur folle équipée.

Un acte en forme d’énigme


Personne ne pouvait prévoir ce qui s’est passé à Littleton ce mardi-là,
même si après coup on repère de manière évidente les signes avant-
coureurs, et même si le cours de la tragédie était inexorablement écrit.
Les deux adolescents ont  18  ans et vont terminer dans quelques mois
leur scolarité à la high school de Columbine. Ils vivent tous deux au sein
d’une famille réputée stable et bien intégrée dans la classe moyenne
américaine. Qu’est-ce qui a alors conduit ces deux garçons liés par une
profonde amitié à commettre un acte qui ressortit pleinement du fanatisme
par sa brutalité, sa détermination et son exécution rationnelle sans en avoir
pour autant les mobiles  ? On dirait un commando terroriste savamment
planifié s’inscrivant délibérément dans la stratégie d’un mouvement
politiquement organisé, alors qu’on a affaire à la mise en scène meurtrière
calculée d’un suicide gémellaire. Deux chevaliers de Thanatos qui assument
jusqu’au bout leur destructivité. Deux questions alors se superposent  :
pourquoi veulent-ils mourir et qui ont-ils envie de tuer ? On serait en droit
de proposer une réponse conjointe à cette double interrogation : « Je me tue
pour sortir d’une impasse sans issue possible, mais en même temps que
moi, je vais éliminer tous ceux qui pourraient avoir bonheur à vivre. »
Cette première hypothèse est celle du dépit plutôt que de la vengeance.
Eric ne s’en prend pas à celui qui lui crée des problèmes au sein de l’école.
Au contraire, il l’épargne par sympathie. Il n’en veut pas non plus aux
enseignants porteurs de la loi dans l’établissement et avec lesquels il est en
conflit. Il ne fait que blesser celle qui s’interpose, alors qu’il pouvait, s’il
avait voulu, la tuer sans difficulté. Non, sa problématique personnelle est
plus complexe. Avec Dylan, son double qu’il domine, il n’en veut pas à une
personne en particulier, il en veut à la terre entière. Au début de l’attaque,
voici ce que crie Eric aux élèves qu’il canarde : « Allez, venez, vous autres,
n’ayez pas peur surtout  ! On est seulement deux, deux putains de mecs
contre le reste de l’humanité ! »
Il y a bien un semblant d’idéologie dans la démarche meurtrière d’Eric.
Il parle de faire la révolution, mais pas n’importe laquelle. Il semble avoir
été influencé par des sites Internet d’extrême droite, sans toutefois avoir
adhéré à un quelconque mouvement. Il injurie ainsi l’une de ses futures
victimes : « Eh, toi, là-bas ! Il faut aimer les nazis ! Eux, ils sont efficaces !
Tiens-le-toi pour dit, fils de pute ! »
À quelle efficacité fait-il allusion ? Il répond à cette question dans une
autre invective à l’un de ses anciens camarades qu’il va tuer : « Je crèverai
plutôt que de trahir ce qui est au fond de mes pensées ! Mais avant que je
parte de ce foutu lieu, je tuerai tous ceux que je considère comme des
incapables, tu piges ? »
Si Eric Harris a choisi de mourir, c’est pour ne pas révéler son secret. Et
par rage, il va réaliser son vague projet nazi d’éliminer tous ceux qui entrent
dans la catégorie des « incapables ». On peut se demander de quoi, lui, face
à son secret intime, a-t-il été incapable ? Incapable, enfant, de repousser un
agresseur adulte, et du coup habité par la rage de détruire toute l’humanité ?
On sait que son copain Dylan déprime face au harcèlement et à la
persécution d’un frère aîné tyrannique. Peut-être Eric a-t-il aussi été
traumatisé par une agression de même nature. Toujours est-il qu’il est hanté
par un désir destructeur inassouvissable envers la figure du persécuteur.
Mais insistons bien sur le fait que la volonté de tuer d’Eric, comme de
Dylan, s’adresse, avant leur propre personne, à leurs pairs. Massacrer ceux
qui sont comme eux, ceux dont les faiblesses et l’impuissance sont
méprisables car elles annihilent l’intérêt de toute chose sur terre. Il faut
éliminer tous ceux qui ne servent à rien. La loi du plus fort est la loi de la
Nature. Et en se détruisant eux-mêmes, Eric et Dylan assument ce principe.
Eric interpelle ainsi Dylan au milieu de la curée  : « Alors Vodka (c’est le
surnom de Dylan), tu ne trouves pas que ton T-shirt Natural Selection est
carrément génial ? » Et il ajoute cette phrase (la seule dans tous les propos
qu’il tient au cours du massacre qui trahit un profond désespoir intérieur) :
« Ah, putain ! Que je déteste ce foutu monde ! »
À partir de là, croyons-nous, la logique inconsciente qui guide les deux
semeurs de mort s’éclaire. Ce n’est ni une pseudo-croyance en la révolution
nazie, ni une vengeance adressée à un objet particulier, ni un
fonctionnement pervers.
Certes, Eric a une forte tendance à la psychopathie. Il aime transgresser
la loi et prend un grand plaisir à la violence. Sa jubilation morbide tout au
long de l’action meurtrière en témoigne. C’est comme un jeu vidéo, mais en
grandeur nature, plus excitant, plus grisant. Il déclare qu’il a toujours rêvé
de faire ça et que le plaisir qu’il éprouve est « hallucinant ». S’il avait été
mû par ce seul mouvement, Eric Harris serait entré dans une bande
délinquante, dans un quelconque gang ou dans la Mafia, autant de lieux où
il aurait pu assouvir durablement son goût du risque et son plaisir à tuer.
Ce n’est pas non plus la longue liste des détestations qu’égrène Eric qui
est en mesure d’expliquer un mouvement qui serait une haine ciblée, parce
qu’en fin de compte tout s’égalise dans l’énumération quasi surréaliste qu’il
opère au fur et à mesure de son avancée dans Columbine.
Il commence par affirmer qu’il déteste les incapables. Peu après ce sont
les Noirs et les Jaunes qui sont visés. Jusqu’ici, cela confirmerait sa
conviction d’extrême droite. Mais sa surexcitation l’entraîne dans une
confusion où l’adresse de sa haine se généralise, englobant aussi les racistes
et la « race blanche » dans sa totalité : « Et on ne vous oublie surtout pas,
vous, putains de Blancs ! On vous déteste tous ! » Emporté par son euphorie
maniaque, il passe en revue toutes les catégories qui lui viennent en tête,
tous ceux que, à un moment ou à un autre, il a souhaité effacer de sa route
et que le feu de l’action rappelle à sa mémoire. C’est comme s’il les avait
tous, maintenant, au bout de son viseur : « Tu sais, Vodka, ce que je déteste
le plus au monde ? C’est les fans de Starwars, c’est fou comme ils ont une
vie ennuyeuse ! » Puis c’est le tour des « gens qui prononcent mal certains
mots et qui disent espresso au lieu d’expresso  !  » et enfin tous ceux qui
roulent lentement sur les voies rapides… En fait, ce sont les détestations
quotidiennes de tout un chacun qui se condensent et s’actualisent dans la
folie meurtrière.
La référence à la religion est également présente dans le discours d’Eric
Harris. Ces valeurs-là aussi, il les bafoue dans son débordement
destructeur  : «  Ô sainte Marie, mère de Dieu tout-puissant, je déteste la
Warner Bros Television de tout mon cœur et de toute mon âme ! » Et, à la
suite, il hurle à un autre lycéen qu’il va prendre pour cible : « Et toi, tu crois
en Dieu, connard  !  » On sent, à travers ces invectives, que la question de
l’existence de Dieu et de la vie après la mort l’a, un temps, préoccupé, mais
que sa hargne destructrice a pris le pas sur tout le reste.
Au-delà des raisons réelles et valides que nous venons d’examiner pour
fonder le geste des deux adolescents, il en est une qui prédomine et qui
génère la volonté irrémédiable d’en finir, c’est la totale désespérance qui les
ronge. Plus rien ni personne ne présente de l’intérêt pour eux.
L’écœurement et une lassitude grandissante les ont peu à peu envahis. Tout
se nivelle dans leur esprit et la peur de vivre devient plus forte que l’instinct
vital. Un désespoir de type mélancolique a signé la conjuration interne qui
les conduit à un pacte inconscient avec la mort. Sans espoir aucun, ils sont
devenus des desperados d’un type nouveau qui conjugue l’hétéroagressivité
avec l’autoagressivité finale.
Mais, puisqu’ils sont décidés à mourir, puisqu’ils ont programmé leur
scénario machiavélique, pourquoi vont-ils, le matin, faire tranquillement
une partie de bowling ? Geste incompréhensible, totale inconscience de la
gravité de leur acte  ? En réalité, tout pour eux est un jeu, il n’y a aucune
différence entre la partie du matin et le massacre qui s’ensuit. Eric dit qu’il
vit ça comme une partie de Doom1. Au lieu de tirer sur des monstres, on tire
sur cible humaine réelle, c’est simplement plus excitant. Ils ne sont
nullement dans le délire, ils savent très bien ce qu’ils vont faire et ils sont
tout à fait lucides pendant l’action qui s’accomplit. Simplement, ils le
vivent comme un jeu, comme un divertissement au sens pascalien, c’est-à-
dire un trompe-la-mort.
Certains ont vu dans l’acte d’Eric et de Dylan une conséquence des jeux
vidéo violents sur des esprits faibles et influençables. Nous croyons plutôt
qu’il s’agit de l’inverse. Le jeu est un dérivatif à la violence, un exutoire
nécessaire qui permet de l’exprimer pour ne pas l’agir dans la réalité. Chez
les deux protagonistes de Columbine, le jeu de Doom n’est qu’un habillage
de la volonté de détruire qui aurait pris, dans d’autres circonstances,
d’autres formes, d’autres configurations. Ce n’est pas le jeu à thème de
violence qui rend psychopathe, mais c’est la psychopathie qui déguise en
jeu la violence agie.
En ce qui concerne les armes que les deux antihéros de l’histoire se sont
procurées si aisément sur Internet, la responsabilité sociale est évidente. La
culture des armes à feu aux États-Unis, dénoncée notamment par Michael
Moore dans le film Bowling for Columbine, favorise tout au moins – si elle
n’encourage pas  –  ce type de passage à l’acte violent aux conséquences
démesurées. Le suicide d’Eric et Dylan aurait quand même eu lieu en cas
d’interdiction de la vente libre des armes, mais il aurait été sûrement moins
spectaculaire et aurait fait moins de victimes. N’oublions pas que la
confection d’une bombe artisanale est à la portée de n’importe quel
adolescent.
Si l’on s’en tient au contexte socioculturel actuel, on doit questionner
l’impact de l’hypermodernité sur les conduites à risque de l’adolescence. La
vision d’un monde chaotique sous la seule loi de la force et de la corruption
est largement induite par les médias. Et une telle vision renforce ou
carrément induit soit des conduites idéalisantes, soit des conduites
destructrices.
 
Nous avons vu comment idéalisation et destruction se rejoignent dans
l’engagement terroriste ou kamikaze. Ce n’est que lorsque le fanatisme se
détache de son ancrage idéal et groupal que surgit la barbarie gratuite de
type Pavillon d’or ou de type Columbine. Détruire dans une apothéose
esthétique ou détruire dans l’excitation hyperbolique d’un jeu grandeur
nature. Dans les deux cas, la finalité salvatrice du monde inscrite dans un
projet religieux ou politique a disparu au profit d’une néantisation radicale.

Virginia Tech ou comment esthétiser le massacre


La tuerie du campus de Virginia Tech est la plus meurtrière de la déjà
longue série d’attaques perpétrées dans le cadre des écoles américaines. On
retrouve toujours à peu près la même histoire  : vexations, programmation
d’un scénario meurtrier vengeur et exécution méthodique du programme
destructeur jusqu’à l’autosacrifice terminal. Le massacre de Columbine fait
naturellement référence et il a servi ici encore de modèle au meurtrier.
L’auteur de cette nouvelle tragédie est un étudiant sud-coréen de 23 ans.
Il agit seul, de manière organisée, froide et systématique, à l’opposé de
l’excitation ludique des deux comparses de Columbine. Le seul point
commun qu’il ait avec ceux qu’il admirait pour le caractère « héroïque » de
leur action, c’est qu’il est comme eux en dernière année de cursus. Il
termine son cursus en théâtre et littérature.
Avant de nous pencher sur la personnalité énigmatique du meurtrier,
retraçons objectivement et chronologiquement les faits.

Un meurtre en série dans la continuité


Le lundi 16 avril 2007, le jeune Cho Seung Hui se lève de bonne heure
car il a prévu un programme chargé pour sa dernière journée d’existence sur
terre. Il déjeune, prend une douche et s’habille. Avec en poche le
Glock  9  mm qu’il a acheté récemment, il se rend à la résidence étudiante
voisine pour y accomplir sa première mission. À  7  h  15  précisément, il
quitte l’un des studios du second étage, après en avoir abattu les deux
locataires. La clé de l’appartement était encore en sa possession, étant
donné que la jeune fille qu’il vient d’abattre avec son amant est son ex-
petite amie.
Son forfait accompli, Cho Seung Hui retourne tranquillement chez lui
sans être inquiété. Il se prépare un café et installe son matériel vidéo. Une
fois qu’il a enregistré une bande pour expliquer et légitimer son geste, il
écrit une lettre en forme de testament qu’il agrémente de photos. Cho Seung
Hui se rend ensuite à la poste pour expédier le tout à la NBC. De retour à
nouveau dans sa chambre pour prendre ses pistolets et ses couteaux, il
est 9 h 45. Le massacre peut commencer.
Cho Seung Hui se rend au pavillon de génie mécanique, bloque les
issues des couloirs et pénètre dans une salle de cours. Il abat l’enseignant et,
sans mot dire, tire sur les étudiants. Puis, appliqué, systématique, il fait
aligner les survivants contre le mur, trois par trois et les exécute l’un après
l’autre. Il passe dans une autre salle de cours et continue le carnage, en
silence et dans le calme. Il s’acharne sur les corps, tire plusieurs balles de
suite, revient sur ses pas pour achever les blessés qu’il entend gémir. Cela
dure longtemps, Cho Seung Hui ne se presse pas et procède
méthodiquement  : cinq professeurs tués et vingt-sept étudiants. On
dénombrera également vingt-neuf blessés. Lorsque arrive la police, Cho
Seung Hui retourne l’arme contre lui et se tire une balle dans la tête.
 
Ce qui frappe, naturellement, c’est la froide détermination du meurtrier.
Insensible, il mène son action destructrice jusqu’à son terme, sans
hésitation, sans état d’âme, comme s’il était l’exécuteur des hautes œuvres
d’une décision qui lui échappe, le simple bras armé d’une volonté
transcendante.
Les documents qu’il a adressés aux médias nous apportent quelques
précisions sur les motivations conscientes qui ont amené Cho Seung Hui à
agir comme il l’a fait. En premier lieu, il se dédouane de la responsabilité
de ses actes en l’imputant aux victimes elles-mêmes : « Vous m’avez poussé
à faire cela. » Le mécanisme de projection permet d’éviter la culpabilité. Du
coup, le meurtrier s’identifie à un justicier. Et Cho Seung Hui énumère la
liste des crimes de ceux qu’il va exécuter : ils ne pensent qu’à l’argent et se
vautrent dans la luxure. « Votre Mercedes ne vous suffisait pas, espèces de
morveux ? Vos colliers en or, vos bracelets ne vous suffisaient pas, espèces
de snobs ? Votre Cognac et votre Vodka ne vous suffisaient pas ? Toutes vos
débauches ne vous suffisaient pas  ? Cela ne suffisait-il pas pour satisfaire
vos besoins hédonistes ? Vous aviez tout… »
 
Ces étudiants débauchés ont commis l’irréparable, ce qui a conduit Cho
Seung Hui à faire justice lui-même. «  Vous m’avez acculé et vous ne
m’avez pas laissé le choix. C’est vous qui en avez décidé ainsi. Maintenant,
vous avez du sang sur les mains dont vous ne pourrez jamais vous laver. »
Qui représente ce vous à qui s’adresse l’auteur ? En anticipant l’acte et
en accusant autrui de ce geste, Cho Seung Hui se range parmi les victimes.
Au fond, quand il tue et verse le sang, il n’est pas lui-même, il est le porte-
pistolet de l’autre, de Dieu.
Il est difficile pour Cho Seng Hui d’échapper à la faute. Les autres l’ont
contraint à agir, mais c’est lui seul qui a répandu le sang qu’il est impossible
d’effacer. Il est Jésus qui porte les fautes d’autrui et qui rachète les hommes
par son sacrifice, mais il est aussi Ponce Pilate qui, quoiqu’il fasse, ne peut
s’en laver les mains. «  Grâce à vous, je meurs comme Jésus-Christ pour
inspirer des générations de personnes faibles et sans défense. »
Par un retournement actif-passif, il instaure la victime en bourreau et
attribue à l’autre son geste suicidaire. Et il ajoute cette phrase significative
qui est comme la clé de voûte de son délire de persécution : « Savez-vous
ce que c’est que d’être humilié et d’être empalé sur la croix ? »
Dans sa froide folie qui l’amène à s’identifier au Christ, il transforme le
supplice de la croix en supplice du pal. L’autre, le persécuteur, est celui qui
cherche à le pénétrer pour l’humilier. En le tuant, Cho Seng Hui venge les
faibles et toutes les personnes sans défense. On voit ainsi à l’œuvre chez lui
une logique paranoïaque poussée à son paroxysme et qui ne peut que
trouver son terme dans la mort.

Délire et fomentation de l’acte


Pour éclairer le geste de Cho Seung Hui, il convient de revenir sur les
deux premiers meurtres, car le drame s’est déroulé en deux temps
relativement séparés l’un de l’autre.
Si les choses s’étaient arrêtées après la vengeance exercée contre sa
petite amie et son nouvel amant, nous n’aurions eu affaire qu’à un banal
crime passionnel. Seulement les choses n’en restent pas là avec Cho Seung
Hui, puisque ce premier crime sert de déclencheur à une série autrement
plus spectaculaire et terrifiante.
Cho Seng Hui tue par jalousie amoureuse, mais à travers les deux
amants, il voit une sorte de complot monté contre lui, le petit étudiant
étranger et pauvre, et instigué par ces étudiants américains nantis parmi
lesquels il n’a pas su, il n’a pas pu s’intégrer.
L’acte meurtrier déclenche chez lui le délire paranoïaque. Il devient le
bras armé de Dieu le Père dont il doit impérativement exécuter la justice
réparatrice. « Tremblez, vous les dépravés, le Dieu vengeur va abattre sur
vous sa foudre justicière. »
Le geste de Cho Seung Hui est un acte fanatique décalé. Partant d’une
vengeance privée, il dérape de façon pathologique vers l’exécution d’une
sentence de la justice immanente incarnée par un jeune homme, porteur,
comme le Christ, des humiliations de tous les hommes.
Cho Seung Hui était déjà connu sur le campus de Virginia Tech. Il
vivait solitaire et reclus. En cours, il sortait son téléphone portable pour
photographier les filles les plus sexy. Puis il leur envoyait des poèmes
obscènes et violents. Mais sa bizarrerie attire plus la moquerie que
l’inquiétude. Les garçons plaisantent sur ses velléités sexuelles et la
possibilité qu’il passe un jour à l’acte.
À l’automne  2005, près de deux ans avant le drame, la doyenne du
département d’anglais commence à prendre au sérieux le cas de Cho et
signale à la direction de l’université l’étrange conduite du jeune homme et
la potentielle menace qu’il représente. À la suite de cela, elle décide de lui
venir en aide et entreprend de lui donner des cours particuliers, pour
l’inviter à s’exprimer et à s’ouvrir. Face au mutisme et à l’impassibilité de
Cho, elle lui conseille de prendre rendez-vous chez un psychologue.
Cho Seung Hui continue son petit manège, jusqu’à ce que deux
étudiantes portent plainte contre lui pour harcèlement sexuel. Entre-temps,
il tente de mettre le feu dans un dortoir de la résidence universitaire. La
police l’interroge et demande une expertise. Cho Seng Hui est adressé à la
clinique psychiatrique voisine, le temps d’une observation. Il est
diagnostiqué «  malade mental  » avec la mention «  dangereux pour lui et
pour autrui  ». On est en décembre  2005. L’un de ses camarades avait
prévenu la police au début de la même année des tendances suicidaires de
Cho.
Après ces premières alertes, la situation semble s’être apaisée. Cho
rentre chez ses parents à Centreville, près de Washington pour les vacances
de Noël. Pendant l’année 2006, il ne fait plus parler de lui et tout le monde
l’oublie. Début  2007, il jette son dévolu sur une jeune fille du campus et
une relation amoureuse se noue entre eux. Jusqu’où est allée cette relation ?
Est-elle restée purement platonique  ? En tout cas, on les voit souvent
ensemble et Cho s’attache passionnément à elle. S’inquiète-t-elle alors d’un
tel attachement  ? Ou bien n’est-il pour elle qu’un simple ami qu’elle sent
dans la détresse et qu’elle veut réconforter  ? Toujours est-il que c’est la
folle passion de Cho qui est à l’origine du massacre.
On imagine le choc qu’a ressenti le jeune homme quand il a découvert
l’existence de l’amant. On ignore s’il y avait eu auparavant une rupture
entre lui et la jeune fille. Quoi qu’il en soit, Cho est terrassé par la nouvelle,
le monde illusoire qu’il s’était créé s’écroule comme un château de cartes.
Cho ne peut supporter la perte. Tous ses ressentiments reviennent à la
surface. Son rival devient le représentant de tout ce qu’il exècre, la richesse
tapageuse, la duperie et la débauche. Ce sont tous les étudiants du campus
qui se sont ligués contre lui, le faible, la victime expiatoire, tous les
étudiants et tous ceux qui cautionnent ce lieu qui n’est plus un lieu d’étude,
mais un lieu de perdition. Lui, Cho, l’humilié, le bafoué, le nouveau Christ,
a pour mission à la fois de châtier par le feu et le sang la nouvelle Sodome,
et de racheter le monde des humains par son ultime sacrifice. Cho se vit à la
fois comme l’ange exterminateur de l’Apocalypse et comme le rédempteur
de l’humanité grâce à son autosacrifice.
Mais le délire de Cho n’est pas la construction d’une néoréalité venue
masquer la réalité insupportable par un écran de mots et d’images
compensatoires. Il s’agit d’un délire actif de persécution qui fonctionne
comme un programme impératif, une mission imaginaire à remplir coûte
que coûte. Dans de tels cas, la réalité n’est pas mise entre parenthèses, elle
est rationnellement mise à contribution pour exécuter la tâche à accomplir.
Le délirant de type paranoïaque devient comme un tueur à gages, sans désir
propre ni émotion, qui n’est mû que par une seule et unique idée : remplir
son contrat. Cho s’est métamorphosé, suite à la rupture passionnelle, en un
kamikaze parfait ayant reçu ses ordres et sa mission directement de Dieu le
Père, sans commanditaire préalable et sans intermédiaires.

Aux origines inconscientes de la persécution


Cho Seung Hui est d’origine sud-coréenne. La famille arrive aux États-
Unis en  1992  alors qu’il est âgé de  8  ans. D’emblée Cho a du mal à
s’intégrer. Il est brimé à l’école par ses petits camarades qui se moquent de
lui à cause de son accent et de sa voix grave. Personne ne veut s’asseoir à
côté de lui en cours. Il se mure dans le silence et n’adresse la parole à
personne. Il porte toujours une casquette et de grosses lunettes noires pour
dissimuler son visage. À ses moments de loisir, il joue tout seul au basket
ou va tourner en rond sur les parkings à vélos. Le caractère renfermé et
taciturne de son fils inquiète beaucoup la mère de Cho. Fervente
protestante, elle prie constamment pour lui.
En Corée, avant d’émigrer, les parents de Cho tenaient une boutique de
livres anciens. Cho et sa sœur aînée étaient gardés par les parents de la
mère. Le grand-père déclara au journaliste qui le questionnait que, déjà tout
petit, Cho était très timide et renfermé  : «  Au point, dit-il, que je me
demandais s’il était sourd ou idiot. » Lors du même entretien, la grand-mère
cite un proverbe coréen selon lequel celui qui ne parle pas finit toujours par
se suicider. « C’est parce que le ressentiment s’accumule », dit-elle.
La sœur aînée de Cho Seung Hui est économiste et travaille dans
l’administration américaine. Elle tient à conserver une image positive de
son frère et le décrit comme un garçon tranquille et réservé qui luttait pour
s’intégrer. Elle conclut en disant qu’elle ne s’explique pas du tout le geste
de son frère. «  Nous étions une famille unie, paisible et affectueuse  »,
affirme-t-elle. Au-delà de ce tableau idyllique, nous savons peu de chose
sur la famille Cho. Le père a travaillé longtemps sur des plateformes
pétrolières avant de prendre son commerce de bouquiniste à Séoul. Une fois
émigrés, les deux parents se sont beaucoup investis dans leurs activités
professionnelles afin de mieux s’intégrer.
À la high school, il n’avait aucun ami et s’isolait dès qu’il en avait le
loisir. Il signait ses copies d’un point d’interrogation. Il était aussi
énigmatique lorsqu’il disait  : «  Je suis un Martien vivant sur Jupiter.  »
Décalé, jamais en phase avec les autres et son environnement, Cho se
réfugie de plus en plus dans l’imaginaire. Il s’invente une petite amie qu’il
appelle du nom d’une strip-teaseuse, Jelly. Dans les scénarios qu’il se
construit, cette dernière le nomme Stanky.
Cho est d’autre part passionné de jeux vidéo. Déconnecté du monde
réel, il devient très vite dépendant d’une nouvelle réalité, d’une réalité où il
n’est plus contraint. Il devient en peu de temps, ce que les Japonais
désignent du nom de otaku, c’est-à-dire un halluciné du monde virtuel.
Différent physiquement, différent culturellement et surtout différent
psychiquement, Cho a tendance à vivre de plus en plus mal les moqueries et
les brimades. Et son sentiment de persécution s’accroît et se cristallise à son
entrée à l’Université, quand il est forcé de quitter sa famille et de vivre seul.

Création et fantasmes paranoïaques


Il manque une clé pour reconstituer la personnalité de Cho Seung Hui.
Il semble qu’elle nous soit fournie par les deux pièces de théâtre qu’il a
écrites à Virginia Tech. Jusqu’ici, nous n’avions que des données
descriptives et des affirmations conscientes. Grâce à ses créations
fictionnelles, nous pouvons mieux appréhender ce qui agit inconsciemment
chez Cho et ce qui l’agite au point de passer à l’acte.
La première histoire s’appelle Mister Brownstone. Il s’agit d’un
professeur sadique qui vient spolier trois adolescents d’un trésor qu’ils ont
acquis au jeu. Les trois J, John, Joey et Jane, se rendent au casino pour jouer
aux machines à sous. Ils aiment se retrouver là pour « glander ». Comme ils
sont tous les trois mineurs, ils se servent de faux papiers pour entrer. Les
trois adolescents commencent par une attaque en règle de leur professeur de
mathématique, Mr. Brownstone, le « vieux connard ». « C’est un parasite, il
vit de la misère qu’il nous inflige. »
John a été collé, parce qu’il lui avait dit que son nom sonnait comme un
calcul rénal2 et que c’était pour cela qu’il était vorace et toujours en colère.
Jusque-là, rien de bien méchant, sinon une présentation un peu naïve et
convenue de la révolte adolescente. Mais le ton change vite et Cho se lance
dans un véritable délire autour de l’analité :
« Sa merde est tellement dure et toute tordue qu’il ne peut pas chier. Sa
merde est tellement compressée dans ses intestins qu’elle ne pourra jamais
arriver à son trou du cul. Il se déchire sûrement le sphincter pour pondre ne
serait-ce qu’un gramme de merde, après avoir poussé, sué, claqué des dents,
crié de frustration et retenu sa respiration pendant deux heures pour un
demi-gramme de chiasse verte. »
On devine, à travers cette description hyperréaliste, les affres du jeune
constipé que sa mère contraint à rester des heures sur le pot. Le supplice
devait être tel pour Cho qu’il ne peut que le souhaiter aujourd’hui à son pire
ennemi, ce prof représentant l’image du parent tyrannique. Il s’agit moins
de la figure symbolique du père que de celle d’un parent archaïque, non
encore différencié qui condense sur lui les projections haineuses et
destructrices de l’enfant.
Cho va même jusqu’à comparer la défécation de Mr. Brownstone à un
accouchement, renouant ainsi avec la théorie sexuelle infantile selon
laquelle les enfants naissent par l’anus. Inconsciemment, Cho se vit comme
un déchet, un rejet excrémentiel. À la précision et à la minutie de la
description anale correspond l’intensité de la violence exprimée à l’égard de
la figure parentale. John veut tuer le prof et Jane ajoute : « Je veux le voir
saigner pour tout ce qu’il nous en a fait baver. »
Dans la seconde et dernière scène de la pièce, la confrontation a lieu
avec Mr. Brownstone et les insultes pleuvent, encore sur le mode anal  :
« Ça sent le vieux, ça sent la merde. Les deux ensemble, ça pue comme de
la merde en train de se décomposer. »
Et plus loin, l’allusion que font les trois jeunes à la drogue est très
ambiguë  : «  Mieux vaut être accro à la plus puissante héroïne que de se
laisser emmerder par ce vieux fils de pute. »
Ici, Cho nous parle du plaisir masochiste de la soumission au
persécuteur, plaisir inavouable et insoutenable que la conscience retourne
en désir sadique de détruire le persécuteur.
L’histoire s’achève avec le triomphe de Mr. Brownstone qui vole le
jackpot gagné par John, avec la bénédiction du directeur du casino. L’argent
de l’adolescent – symbole du trésor anal – est dérobé par le parent sadique
tout-puissant. Le désir de tuer, la rage de destruction de l’autre est en lien
direct avec ce fantasme de spoliation de la puissance. Il y a là, croyons-
nous, une des clés du passage à l’acte meurtrier de Cho Seung Hui, ce
sentiment d’impuissance, d’être réduit à l’état d’excrément par le sadisme
du parent, puis de l’adulte en général.
La seconde œuvre théâtrale écrite par Cho vient préciser et circonscrire
la fantasmatique persécutoire. Elle s’intitule Richard MacBeef et met en
scène une étrange famille. John, 13 ans, vit avec sa mère Sue et son beau-
père Richard. D’emblée, l’adolescent insulte le beau-père qui est en train de
chercher à l’amadouer : « Tu es qui, toi ? Un prêtre catholique ! Je ne vais
pas me laisser abuser par un vieux pédophile chauve et obèse ! »
Au-delà de l’allusion au scandale qui avait touché l’Église catholique
américaine à propos des prêtres ayant violé les enfants qui leur étaient
confiés, la question de l’inceste est posée.
Cho a-t-il été victime, enfant, d’un abus sexuel de la part d’un proche
parent ? Son cas se rapprocherait alors de celui d’Eric Harris, le meurtrier
de Columbine, qui parlait de son secret et du refus de se laisser intruser.
Réalité ou fantasme, la hantise de la pénétration est au centre de la
dynamique inconsciente de Cho, lui qui s’identifie à un « Christ empalé ».
Dans la suite du dialogue, le jeune John accuse Dick d’avoir assassiné
son père : « Tu as tué mon père pour pouvoir mettre tes sales pattes dans la
culotte de ma mère ! » C’est un fantasme de scène primitive qui est crûment
évoqué. Dick est le diminutif de Richard, mais il s’agit aussi du nom donné
familièrement au sexe masculin. Cho est marqué par des images de
relations sexuelles violentes. Le beau-père est assimilé à l’agresseur sadique
de la mère. Et ces images ne manquent pas d’être liées à une dynamique
persécutoire. Dick a monté une machination pour maquiller le meurtre du
père de John en accident  : «  C’est une conspiration  ; comme le
gouvernement l’a fait avec John Lennon et avec Marilyn Monroe.  » Puis,
plus loin, John devient menaçant  : «  Tu veux que je te mette cette
télécommande dans le cul ? Tu ne le mérites même pas ! » La mère entre
alors en scène pour venir défendre son fils qu’elle appelle son «  petit
minou ». John se plaint à elle, Dick lui a touché les parties génitales. Alors
Sue gifle Dick et lui lance divers objets à la tête, malgré ses protestations
d’innocence. Mère et fils se liguent contre le beau-père qui est accusé de
tous les maux. John l’affuble d’un nouveau nom, lui, l’obsédé sexuel, il
l’appelle Richard Macpig. À la fin de la pièce, John tente de le tuer en lui
enfonçant une barre de céréales à la banane dans la bouche. Mais Richard
se rebiffe et, hors de lui, il frappe violemment John et le tue.
La frustration sexuelle de Cho se manifeste autour de la fantasmatique
incestueuse qu’il exprime à l’intérieur de ce scénario théâtral. Une
polémique est née à propos des écrits de Cho Seung Hui. Peut-on
réellement parler à ce propos de création littéraire  ? Le langage anal, la
crudité des formules, les insultes se retrouvent effectivement chez certains
auteurs contemporains, mais ce n’est pas spécialement cette dimension qui
donne à leurs textes leur qualité esthétique.
De même, on est loin avec les exercices de style de Cho, du théâtre de
Sarah Kane. Ce n’est pas parce qu’elle aussi s’est suicidée qu’on est en
droit de faire une comparaison entre les deux écritures. Nous ne retiendrons
des pièces de Cho que l’expression brute de sa pathologie paranoïaque. Son
œuvre, si tant est que l’on puisse parler d’œuvre, réside essentiellement
dans la manifestation hétéro-  et autoagressive sans précédent de son
passage à l’acte. Tueur en série et kamikaze sans mission, Cho Seung Hui
représente le type le plus caractéristique du fanatique délirant qui se
construit une vision messianique rédemptrice et qui se vit en même temps
comme un porte-parole du Dieu vengeur.

1- Doom est le jeu vidéo qui a popularisé le jeu de type «  tir subjectif  » (ou «  FPS  », First Person Shooter)  : le joueur circule dans des lieux inquiétants, tirant sur des
personnages monstrueux surgissant à l’improviste. La particularité du jeu est que l’image à l’écran comporte le canon de l’arme et correspond au champ visuel du tireur. Il a été créé
aux États-Unis en 1993 et a connu depuis de nombreuses versions successives. Doom signifie en anglais « destin funeste » et Doomsday « Jugement dernier » ou « fin du monde ». La
version Doom 64 apparue en 1997, deux ans avant le massacre de Columbine, est particulièrement suggestive, dans la mesure où elle confère au jeu une dimension extrême d’horreur
et d’angoisse. Voici ce qu’en disent les promoteurs : « En matière de destruction, Doom 64 est une référence. Ce jeu propose une telle immersion que vous vous surprendrez à hurler et
à vous faire vraiment peur. […] On ne peut pas ne pas y croire, peut-être finit-on possédé par les démons de Doom… »

2- Brownstone signifie « pierre marron » en anglais.


Conclusion

Les fanatiques dont nous venons de tracer le portrait psychique sont,


chacun à leur manière, intégrés dans leur temps. Ils sont nés, ils ont vécu,
ils ont agi à des époques très différentes, dans des contextes sociaux et
culturels étrangers les uns aux autres. Pourtant, ils participent tous de la
même logique interne qui conduit inexorablement à l’action violente. Leurs
histoires personnelles suivent des voies divergentes, mais leur rapport à
l’idéologie, leur façon de mettre l’autre au défi, leur pressant besoin d’agir
restent les mêmes. En ce sens, ils ont conquis leur place dans l’histoire par
leur parcours jalonné de sang et de larmes.
Chaque fanatique dont nous avons, au cours de ces pages, évoqué la vie
et l’engagement correspond à un type singulier de fanatisme dont il est,
sinon le plus connu, du moins le plus représentatif. Par leurs propos, par
leurs écrits, par leur exaltation et leur fougue, ils ont mis en lumière des
caractères nouveaux et parfois surprenants de ce qui constitue l’«  être
fanatique ».
Ainsi, chacun d’entre eux illustrant un mode de pensée propre, une
conception, un mode opératoire particuliers, ils cohabitent tous à l’époque
contemporaine. Nous pouvons voir surgir, à tout moment, en tout lieu, un
fanatique de l’un ou l’autre des types décrits. Les circonstances peuvent
créer l’opportunité favorisant l’émergence d’un groupe d’enragés,
d’inspirés ou d’initiés. L’hypermodernité renforce le développement des
formations de terroristes et de kamikazes. Cela n’empêche nullement que
d’autres types de fanatisme puissent s’actualiser à la faveur d’un événement
exceptionnel, d’une résurgence culturelle inattendue.
L’avenir nous dira si le génie humain, si fécond en matière
d’innovations scientifiques et technologiques, engendrera quelque nouvelle
monstruosité du côté de la destructivité et du malheur.
Penser que le fanatisme est cumulatif et constamment renaissant au fil
des époques ne risque-t-il pas de nous conduire à une vision fataliste ? Au
fond, puisqu’il y a des fanatiques depuis la nuit des temps, puisque leur
genre ne fait que croître, à quoi bon se lamenter de leur existence ? À quoi
bon lutter pour démêler le bon grain de l’ivraie ?
Il est vrai, nous l’avons montré, que les conduites fanatiques sont une
constante du psychisme humain  ; elles ont leur ferment au fond même de
l’inconscient. Mais c’est justement pour cette raison qu’il importe de lutter.
Ce n’est pas parce que le fanatisme est inscrit dans la psyché humaine qu’il
faut se résigner.
Mieux connaître le fonctionnement du fanatisme et les raisons qui le
font naître dans le cerveau de l’homme est la seule manière possible de le
combattre efficacement et d’en extirper les racines sans attendre les
désastres qu’il est capable de générer.
Deux modalités d’action sont à préconiser, la prévention et la
répression. Mais il importe de savoir que la seconde sans la première
renforce le fanatisme parce qu’elle crée, en contrepoint, un fanatisme d’État
qui – l’Histoire nous l’a montré souvent – est pire, dans sa férocité et son
extension, que la violence qu’il fallait combattre initialement.
Nous n’avons pas, dans cet ouvrage, étudié le fanatisme d’État. Il y
aurait eu certainement trop à faire, étant donné sa généralisation à certaines
époques de l’Histoire. Mais là n’est pas l’unique raison. Ce qui nous a
amenés à faire cette impasse, c’est que nous comptions analyser surtout les
fondements inconscients qui engendrent chez le sujet la pratique fanatique
et non les composantes sociales, culturelles et politiques. Les tenants du
contre-fanatisme et l’engeance qu’ils engendrent ne sont pas de même
nature. Le tortionnaire d’État ou l’exécuteur patenté n’ont rien
d’extravagant ni de passionné, ils sont de simples fonctionnaires zélés et
accommodants. De plus, les diverses parts psychiques qui composent le
fanatique sont, dans le fanatisme officiel, scindées et autonomes. Les
concepteurs ne sont pas les décideurs, les décideurs ne sont pas les
exécutants. À chacun son rôle, à chacun sa tâche, et la violence d’État est
bien gardée. Sa fanatisation n’est qu’une question d’extension et
d’accélération. Les membres actifs de cette mécanique-là sont dispersés,
hiérarchisés et réglementés malgré tout.
Le fanatisme est une « maladie de l’âme » qui, à ce titre, demande à être
traitée quand elle est déclarée et évitée quand nous pouvons en dépister les
premiers symptômes. L’éducation et la mise en place d’institutions
suffisamment souples et participatives sont peut-être les meilleurs vaccins
pour prévenir le virus fanatique.
 
Dès ses origines, le fanatisme prend appui sur le religieux que, très
rapidement, il dénature pour en faire le prétexte de son déferlement. On
peut considérer, au terme de cette étude, que le fanatisme est en quelque
sorte la perversion du religieux. Il en est la dérive, en s’éloignant peu à peu
de ce qui fait lien, de ce qui relie et est à l’origine de la religion, pour
valoriser et exacerber ce qui sépare et ce qui détruit. Si la religion est du
côté du symbolique (ce qui unit), le fanatisme est du côté du diabolique (ce
qui divise). Sous prétexte de rechercher la pureté du dogme, sous prétexte
de restaurer l’authenticité de la foi, le fanatisme met en place une logique
d’exclusion et de guerre. Le fanatique cherche moins le pouvoir que
l’action. Animé du feu sacré, il a besoin d’exploits pour la cause qu’il
partage. Mais l’excès dans lequel il baigne le rattrape jusqu’au sacrifice.
Quel que soit le type auquel il appartient, le fanatique désire vaincre ou
mourir. Et la victoire ne saurait être pour lui qu’une étape vers la mort. La
plus grande déchéance pour le fanatique est de mourir dans son lit. Tuer ou
être tué pour l’idéal, telle est l’unique alternative qui scande la vie de tout
fanatique, qu’il y mette les formes ou non, qu’il se drape de grands
principes ou qu’il affiche ne croire en rien. Le nihiliste est dans l’excès de
sacrilège là où le croyant est dans l’outrance de sacré. Chacun à sa manière
vénère la violence plus que les valeurs qu’il affiche. Les fous de Dieu,
comme les martyrs du néant, les enragés de la cause, comme les exaltés du
calice, tous ont en commun la haine de la vie. Dans le culte de Thanatos, les
folles idéalités se rencontrent, dans l’acte destructeur, les extrêmes se
rejoignent toujours. Préférer le désastre au bonheur est le lot du fanatique,
pourvu que le désastre soit prometteur  –  des lendemains qui chantent, du
renouveau, du paradis ou du néant qui nivelle tout.
Il serait illusoire et même dangereux de vouloir éradiquer le fanatisme
car c’est en premier lieu la position de l’autre qu’on perçoit comme
fanatique. Prendre pour tâche l’anéantissement du fanatisme reviendrait à
créer de nouveaux fanatiques, peut-être encore plus inquiétants que les
premiers, car ils mettraient en avant les principes de la Raison. Les
pourfendeurs du religieux en viennent à générer un culte dont le seul nom
que l’Histoire retienne est la Terreur.
Le seul et unique rempart contre le fanatisme est l’absence de rempart,
puisque le fanatique ne rêve que d’assaut et de conquête. L’analyse des
bases psychiques que nous avons menées ici montre combien les fanatismes
s’entretiennent mutuellement, puisqu’ils se nourrissent exclusivement
d’attaques et de persécutions.
 
Le fanatisme, nous l’avons vu, est en germe dans l’inconscient de
chacun d’entre nous, même s’il ne se réalise que chez quelques-uns. La
meilleure façon de le réduire est peut-être de lui trouver un mode
d’expression distancié et décalé. Le traitement artistique du processus
fanatique permet de lui donner un mode de vie qui n’est pas destructeur
puisqu’il est devenu ludique. Dans Othello ou Richard III, nous voyons à
l’œuvre tous les rouages de la paranoïa et de la perversion. Ceux que nous
admirons, ce ne sont ni Othello ni Richard III, mais les acteurs qui les
incarnent et Shakespeare qui a créé, au-delà de leur triste figure, les
personnages qui les subliment.
Ce n’est pas un hasard si nombre de fanatiques dont nous avons analysé
les conduites et les actes sont devenus les héros noirs de certains romans ou
les figures inquiétantes d’œuvres théâtrales et cinématographiques. Ils
incarnent ce que l’humain en nous redoute le plus. Et, en même temps, ils
ouvrent la voie à une représentation possible, hors de nous, de l’infâme. Le
fanatique, sous ses aspects monstrueux, poussés à l’extrême, mais
transfigurés par les mots de l’art, fait dès lors l’objet d’un mouvement de
fascination-répulsion dont l’expression doit être suffisante pour faire
reconnaître la vanité des pratiques destructrices.
 
Le fanatisme rêvé, le fanatisme imaginé, le fanatisme joué, voilà un
excès qui ne s’entretient que de son dépassement.

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