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2009
www.odilejacob.fr
EAN : 978-2-7381-9518-0
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*
Le fanatique est l’homme du sacré, mais pas n’importe quel homme, ni
n’importe quel sacré. Il est celui qui se voue corps et âme à sa cause,
jusqu’à l’excès, jusqu’à la plus folle passion. Et le sacré dont il est question
est un sacré qui s’idéalise, qui s’absolutise au point de recouvrir même le
champ censé lui échapper, le champ profane. Le fanatique ne fait plus de
différence, il est devenu un être monolithique.
Le problème de l’excès du fanatique, ce sont les conséquences tragiques
que ne manque pas de créer son comportement. Ce ne serait pas si grave au
fond si de telles conséquences ne touchaient que lui, mais ses actes
produisent des effets en chaîne qui sont immensément dévastateurs pour
autrui. Nous allons avoir à repérer deux types de conséquences de l’emprise
fanatique.
D’abord, nous constatons une inversion des valeurs qui caractérise la
pensée du fanatique. Ce qui habituellement a le plus de prix pour chacun,
comme la vie, devient vain et sans intérêt. Ce qui est essentiel et vital pour
chacun se révèle n’être pour lui que faux-semblants et doit être foulé aux
pieds. Par contre, la négativité prend du sens, sinon comme fin, du moins
comme moyen. Il faut détruire pour que le renouveau puisse voir le jour.
Sur les ruines du passé vont pousser les fleurs de l’idéal. La culture de la
négation occupe la place centrale dans tous les domaines et sert de guide
unique à l’action fanatique.
Cette première inversion se fonde sur une autre, plus radicale, dont les
mécanismes sont avant tout inconscients : l’inversion pulsionnelle. Les
pulsions de vie et les pulsions de mort ne sont plus liées, et les pulsions de
mort prennent l’avantage. Il n’est pas de fanatique qui ne soit au service de
Thanatos, que la destructivité soit tournée vers l’autre ou qu’elle soit
tournée vers lui-même. Le fanatisme, au-delà de ses légitimations partielles
ou ponctuelles, est avant tout un culte du sacrifice. Nous verrons, selon les
cas, comment se décline un tel culte et quelles formes surprenantes il est
capable de prendre, comme par exemple le meurtre par procuration et le
suicide par délégation.
Si nous allons nous attacher aux grandes figures du fanatisme qui ont
marqué l’histoire, nous n’abandonnons nullement l’idée de dégager la
structure psychique qui fait le fanatique et le distingue de l’idéologue, de
l’utopiste ou autre instigateur d’idéal.
Chaque sujet présenté et étudié incarne un type de fanatique et c’est
ainsi que nous allons les reconnaître et les différencier.
L’inspiré est le premier modèle du fanatique, celui qui représente la
relation la plus archaïque à l’objet religieux. Il est tellement imprégné de la
présence de son dieu, tellement soumis au feu sacré qu’il le manifeste dans
des conduites spectaculaires. Pour montrer qu’il a été choisi et que le divin
a pénétré en lui, l’inspiré va jusqu’à la mort symbolique et partielle. Nous
en verrons quelques exemples à propos des cultes d’Isis, de Cybèle et de
Bellone.
Le deuxième modèle que nous allons analyser est le modèle de l’exalté
qui conduit à la possession. Par le biais de la transe et d’adjuvants externes
comme la musique ou les drogues, l’adepte sombre dans l’aveuglement
complet et ne s’appartient plus. Il est instrumentalisé par un meneur. Le
possédé est ainsi capable de passer à l’acte violent contre autrui. Et la mère
est capable d’assassiner ses propres enfants, comme dans la pièce
d’Euripide, Les Bacchantes, où Agavé, possédée par Dionysos, égorge son
fils, croyant avoir affaire à un lion. Le dionysisme repose sur la mise en
œuvre par le corps et dans le corps d’un délire sacré, avec l’aide d’une
substance divinement investie : le vin.
Avec Pythagore, nous verrons apparaître un tout autre type de fanatique,
non moins violent, mais plus insidieux : l’initié. L’initié est un doctrinaire,
un homme épris de raison mais qui se laisse peu à peu dévoyer par les
travers de l’emprise sectaire. Sous couvert de recherches rationnelles,
l’initié se laisse embrigader par un maître imbu de sa puissance, qui veut
construire un mouvement destiné à pérenniser sa gloire. L’initié est
programmé pour mener à bien cette tâche par tous les moyens dont il
dispose.
L’enragé, quant à lui, substitue l’engagement militaire à
l’investissement doctrinal. Il est assujetti à un chef sans scrupule qui fait de
lui son bras armé. Ce type de fanatique est illustré au mieux par les
haschischins du « Vieux de la Montagne » dont l’influence s’est exercée
dans tout le Proche-Orient médiéval.
À la période moderne, un nouveau type voit le jour avec le terroriste.
Maximilien de Robespierre théorise la Terreur et en fait un mode d’action
politique redoutable. La méthode ne cessera de faire des émules dans les
siècles
suivants. Nous nous intéresserons également à un grand précurseur en
la matière, Jérôme Savonarole, ainsi qu’à des successeurs aussi notables
que Netchaïev le nihiliste, Ravachol l’anarchiste, et Andreas Baader à leur
suite. Dans tous les cas, le terroriste se donne pour vocation de frapper
d’effroi les esprits par des actions spectaculaires et sanglantes.
Le sacrifice de soi est un mode opératoire du fanatique qui dure depuis
l’Antiquité mais qui revêt diverses formes selon les circonstances. Tantôt le
martyr reste passif et le sujet se résigne au supplice et à la mort pour servir
de figure identificatoire capable de séduire les futurs adeptes. Tantôt le
martyr est actif et le sujet tente de faire triompher sa foi par un acte
destructeur qui accompagne son propre sacrifice. Nous proposerons à
l’analyse l’exemple de deux martyrs chrétiens, Polyeucte et Eustache, dont
la conduite revêt à l’évidence un caractère fanatique. Le kamikaze est une
figure moderne du martyr qui ajoute, nous le verrons, le sacrifice de l’autre
au sacrifice de soi.
Nous nous pencherons, pour finir, sur les entreprises fanatiques
« privées », telles qu’elles ont tendance à se multiplier à l’époque
contemporaine. Du sacrifice de l’inutile avec l’incendie du temple du
Pavillon d’or à Kyoto au milieu du XXe siècle, aux suicides meurtriers de
Columbine et de Virginia Tech, nous mettrons en évidence les enjeux
psychiques inconscients qui président à ces actes énigmatiques.
Chapitre premier
L’inspiré :
Le feu sacré
La première manière de délimiter le lieu sacré, le lieu où l’homme
échappe à son simple statut de mortel dans la mesure où il peut s’élever à la
dignité du divin, est de l’entourer de torches enflammées. Le flambeau qui
indique l’entrée du temple se dit en grec fané. Le feu symbolise à la fois la
lumière qui éclaire l’existence et la ferveur qui anime ceux qui désirent
entrer en relation avec le dieu.
Cette approche étymologique met l’accent sur le caractère princeps des
configurations matérielles qui président à la naissance du fanatisme : un lieu
et un feu. Un lieu pour que s’ancrent la croyance et les pratiques qu’elle
provoque et un feu pour lui conférer une force imaginaire qui va conduire à
l’embrasement intérieur. Mais comment passe-t-on de l’imprégnation du
sacré à la naissance du fanatisme ?
On est en droit de se demander, à ce moment du raisonnement, si le
sacré ne porte pas en lui le germe du fanatisme.
Fanaticus en latin signifie l’« homme du temple », c’est-à-dire
l’inspiré, celui qui est rempli d’enthousiasme, au point d’en être furieux, ou
celui que le délire qui l’habite pousse à l’extravagance. L’exemple le plus
frappant est celui des prêtres d’Isis, de Cybèle ou de Bellone, qui entrent
dans un délire sacré au cours duquel ils font couler leur propre sang. En fait,
cette représentation du fanaticus est loin d’être impartiale. On la doit à un
poète chrétien de la fin du IVe siècle après Jésus-Christ, Aurelius Clemens
Prudentius. On comprend mieux alors la charge portée contre les cultes
païens par cet auteur, à une époque où l’entreprise de christianisation de
l’Empire romain est à son apogée. Il importait de dénigrer les cultes les plus
populaires en les qualifiant de violents et de barbares avant de détruire leurs
sanctuaires et d’ériger en lieu et place des chapelles et des églises
consacrées à la nouvelle religion. Le culte était changé, mais l’emplacement
était pieusement conservé dans la mesure où il était porteur, en lui-même,
d’une puissance sacralisatrice. Tout se passe comme si s’opérait un transfert
de sacré d’un culte à un autre. Ainsi, ce qui compte est moins le contenu
représentatif et rituel que le contenant sacralisé dont la puissance est
inscrite dans le lieu même.
Les cultes cités par Prudentius qui pousseraient selon lui au fanatisme
ne sont pas des cultes proprement romains, même s’ils en revêtent parfois
l’apparence. Ils viennent d’Égypte et d’Asie Mineure et sont, à ce titre,
suspects d’irrationalité et de débordements affectifs. Du côté occidental de
l’empire, on serait porteur des valeurs rationnelles soumises à la maîtrise et
au contrôle du moi, alors que le côté oriental relèverait de l’excès (l’ubris
en grec) des forces pulsionnelles du ça. L’ordre chrétien vient se substituer
au désordre antérieur de religions multiformes et primaires. Le
monothéisme chrétien vient soumettre aux processus secondaires et à la
raison la « sauvagerie » des cultes anciens.
Qui sont ces premiers fanatiques décriés par le bien nommé
Prudentius ? Pourquoi peuvent-ils faire peur et pousser le peuple vers une
religion plus modérée ou, tout au moins, plus policée et soumise à un corps
de doctrine organisé ?
La transe
« Entrer en transe » originairement signifie « avoir une vision ». Si la
transe se caractérise, pour l’observateur objectif, par des gestes désordonnés
du sujet, des convulsions caractéristiques, des propos outranciers, des cris et
des chutes, elle se manifeste essentiellement du point de vue interne, par
des vécus hallucinatoires, qui sont directement ou indirectement en lien
avec les croyances du sujet. S’il croit aux esprits, il verra l’esprit du marais,
l’esprit de la forêt, il s’identifiera à un aigle, à une panthère ou à tout autre
animal totémique.
La transe est de nature hypnotique et, à ce titre, elle renforce le pouvoir
de la croyance chez le sujet, car elle accroît sa réceptivité et développe la
sensation de communiquer avec une autre réalité.
On distingue une transe forte aux manifestations spectaculaires
impressionnantes au cours de laquelle le sujet se livre à des gesticulations
généralisées qui le mettent littéralement hors de lui et une transe légère
moins expressive au-dehors, mais d’une intensité aussi importante au-
dedans quant aux images et aux représentations.
La transe douce est d’inspiration lunaire, elle est incarnée par la Sibylle
dont les oracles sont mystérieux et prêtent aux multiples interprétations.
C’est la solennité et la gravité des lieux où elle s’exprime qui imprègnent
les vérités qu’elle profère. Elle est l’une des rares formes du sacré que la
chrétienté ait conservée. La transe sibylline reste une médiation de nature
« convenable » pour porter le message divin.
À l’inverse, la transe dure est représentée par la Pythie. Pour solaire
qu’il soit, l’oracle d’Apollon que représente la Pythie est l’objet d’une mise
en scène qui n’a d’égale que la propagande qui était faite à l’époque antique
autour des sanctuaires de Delphes. La Pythie tire son nom du fameux
serpent noir, symbole des mondes souterrains, qu’Apollon avait terrassé.
Elle officie sur un trépied installé au-dessus d’une bouche d’ombre d’où
émanent d’étranges vapeurs. Sitôt qu’une question lui est posée, elle
commence à se contorsionner dans tous les sens en poussant des cris
rauques. Puis, de la voix caverneuse des possédés, elle se met à articuler des
propos surprenants mais incompréhensibles que seuls les prêtres du culte
vont pouvoir décrypter.
Tout est organisé pour saisir émotionnellement le quémandeur de
l’oracle et dramatiser la réponse qui lui est faite. Les vapeurs sulfureuses
montant de la terre inspiraient d’autant la Pythie qu’elles avaient un pouvoir
psychotrope certain. L’ensemble contribuait à la théâtralisation du sacré et à
la puissance groupale de ceux qui l’organisaient, dans la mesure où ils
parlaient quasi directement à l’inconscient de ceux qui venaient consulter
l’oracle.
De façon générale, la transe, selon l’ampleur de ses manifestations, a un
pouvoir communicatif évident susceptible d’avoir un effet d’embrasement
sur un groupe sur le mode de la contagion hystérique, sans passer par le
stade de la réflexion et du raisonnement. Par ce biais, les contenus de
croyance et les pratiques qu’elle sollicite se transmettent de façon beaucoup
plus sûre et durable que par les canaux conscients de communication.
Corps et folie
Dans la classification antique, deux divinités entrent en lice pour
engendrer le phénomène de possession : Mania et Lyssa.
Mania est une entité divinisée qui personnifie la folie inspirée par les
dieux. C’est elle que l’on voit en action tout au long de l’histoire de
Dionysos. Elle frappe ceux qui sont chargés de lui venir en aide, comme
elle finit par le frapper lui-même. Et, sous l’emprise de Mania, le dieu va
communiquer cette déraison à tous ses disciples.
On constate donc que la mania divine est contagieuse. Elle se répand
comme une épidémie et il n’est plus moyen de la contrôler. Ajoutons
qu’elle est brandie au départ comme une malédiction. Elle est envoyée par
une divinité au pouvoir supérieur pour punir ceux qui ne se sont pas
conformés aux prescriptions ou qui ont transgressé quelque loi.
Dionysos a échappé à la mort par la ruse et la dissimulation mises en
œuvre par son père pour tromper la vigilance de son épouse légitime, Héra.
Il finit par tomber lui-même sous l’emprise de Mania pour payer la faute
adultérine de son père. Il lui faudra subir nombre d’épreuves avant d’être
accepté au Panthéon.
L’attribut principal de Dionysos est le masque. Comme il a dû être
caché enfant, il dissimule sa propre identité et se transforme sans cesse pour
duper ceux qui ne le reconnaissent pas dans son statut divin.
La seconde divinité invoquée est Lyssa, la frénésie, la rage ou la folie
furieuse. Elle représente l’acmé de l’état de folie, la phase critique de la
démence dans laquelle est plongé le sujet lors de son inspiration par le dieu.
Comment se met en place la folie divine ? Le plus important à noter est
la place prépondérante du corporel. Au son des tambours, des flûtes et des
cymbales, l’adepte entre dans la danse. L’entraînement collectif et
l’agitation poussent à accueillir en soi les manifestations du divin. La transe
est liée à la croyance. Plus la croyance est forte, plus l’imprégnation est
grande, plus le sujet est en mesure de se laisser aller et plus l’effet
émotionnel s’accroît, au point de parvenir à l’oubli de soi et à la perte de
conscience.
L’état de possession ainsi atteint a été souvent comparé à la grande
attaque convulsionnaire, si caractéristique des états hystériques, décrite par
Charcot. La comparaison est d’autant plus marquante qu’on sait que de tels
états peuvent se reproduire et se répéter sous l’effet de la suggestion.
Croyance et rituel viennent tout naturellement renforcer le processus en en
déterminant et en en fixant les différentes étapes. Quatre phases bien
spécifiques se succèdent avec des durées variables en fonction des
circonstances et des individus. Et les représentations que l’on peut voir sur
les poteries et les divers vases grecs des orgies dionysiaques coïncident
avec les observations de Charcot.
En premier lieu, au terme de préliminaires plus ou moins longs et d’une
préparation spéciale, le sujet atteint un état épileptoïde caractérisé. Une
bave blanche apparaît à la commissure des lèvres, accompagnée de râles et
de grognements. Cet état est différent de l’épilepsie, bien qu’il soit similaire
dans ses manifestations. À l’époque, on qualifiait indifféremment les deux
états de mal sacré pour marquer leur lien avec le monde des croyances.
Survient alors l’étape dite de contorsion ou choréique. La chorée est
constituée par une série de mouvements brusques et saccadés qui échappent
au contrôle volontaire. Cela part de la nuque et des épaules, puis se
généralise à l’ensemble du corps. Puisque le sujet n’a plus la maîtrise de
son corps, il est considéré comme possédé par le dieu. Ce qu’il va faire ne
lui appartient plus mais doit être attribué à la seule volonté divine. Une telle
volonté supposée du dieu renvoie évidemment à la seule volonté du chef
inspiré qui décide de tout. Le sujet est devenu une marionnette entre les
mains d’un leader peu scrupuleux qui en tire les ficelles au gré de ses
intérêts et de ceux de son groupe d’appartenance.
La troisième étape est celle des attitudes passionnelles. L’amour, ou la
haine, est exacerbé en lien direct et immédiat avec la relation fusionnelle au
chef. Le terme de passion est référé à l’état passif dans lequel se trouve le
sujet, entièrement soumis aux suggestions qui lui sont faites. Comme un
automate, il va se livrer à ses mouvements affectifs et agir en conséquence,
soit dans le sens du débordement libidinal, soit dans le sens du débordement
de violence. Tout ce que fait alors le sujet est sous le signe de l’excès et de
l’expansion pulsionnelle directe, sans aucune retenue, sans aucune limite,
jusqu’à l’extinction définitive des désirs suscités.
La phase ultime est celle du délire persistant. Elle correspond tout à fait
à l’état dans lequel se trouve Agavé dans le dénouement de la pièce
d’Euripide. Encore toute palpitante, tout excitée par la crise de la nuit, elle
n’a pas encore pris conscience de la situation et croit fermement en la
nature cynégétique de son exploit : au cours de sa chasse nocturne, elle
aurait capturé et mis en lambeaux un jeune lion dont elle exhibe fièrement
la tête. Il faudra le travail de déconditionnement du vieux Cadmos pour lui
rendre la tête froide et la faire sortir peu à peu de son état délirant persistant
au-delà de l’acte lui-même accompli durant l’attitude passionnelle.
Au moment de la prise de conscience et de la reprise de soi se manifeste
le sentiment de culpabilité. Le sujet se rend compte de ce qu’il a fait et est
capable seulement alors de s’en attribuer la responsabilité. La culpabilité
l’assaille, même s’il n’a aucun souvenir conscient de ce qui s’est passé. Les
preuves manifestes et objectives qui lui sont rapportées par d’autres
suffisent à le plonger dans le remords. Il s’interroge, à ce moment-là, sur les
circonstances de l’acte et sur ce qui a pu le pousser à de telles extrémités.
On le constate, le fanatisme de nature dionysiaque est en proportion
directe de l’état de possession dont il est issu. Deux éléments essentiels le
caractérisent et le différencient, par exemple, de la « folie » des adeptes de
Cybèle dont nous avons déjà parlé.
Le premier est le caractère hétérodestructeur de la violence mobilisée.
L’adepte ne s’inflige plus à lui-même les sévices ou la mort, mais il les
inflige à l’autre, à l’étranger, selon les mobiles souterrains de la croyance
qu’il a en partage avec les autres adeptes. L’acte délictueux commis au
moment de la frénésie fanatique vise les ennemis du groupe ou leurs biens,
tout ce qui peut représenter un obstacle à l’épanouissement des convictions
présentes.
Le second élément est l’aveuglement caractéristique de l’adepte au
moment où il perpètre l’acte fanatique. Il est intimement persuadé de faire
autre chose que ce qu’il fait réellement, d’où sa totale absence de retenue
dans le geste. Au contraire, il accentue autant que faire se peut sa gestuelle,
persuadé qu’il est en train d’accomplir une action bénéfique et salutaire.
C’est là qu’on reconnaît la marque particulière de Dionysos, le dieu du
masque et de la dissimulation. Il agit essentiellement sur la vision interne
que le sujet a de ce qu’il fait. Il suffirait au fond, dans une perspective
purement dionysiaque, de créer un mouvement hallucinatoire suffisant chez
l’adepte en altérant quelque peu sa vision du monde pour le guider vers le
but souhaité. Faire croire et faire voir sont les maîtres mots d’une emprise
de cette sorte. Le possédé est un fanatique aveuglé qui croit mener une
action juste dans la mesure où il ignore qu’on a faussé son appréciation des
choses, dans la mesure où son jugement a été manipulé et déconnecté de
l’épreuve de réalité. Il n’est plus en phase avec le monde réel, mais avec le
monde que ses illusions lui font voir.
De nos jours, le possédé dionysiaque se retrouve à l’œuvre dans nombre
de sociétés secrètes aux pratiques transgressives. Un exemple nous en a été
fourni en 2008 aux États-Unis avec le meurtre d’une jeune femme désirant
adhérer au Ku Klux Klan. D’après les témoignages que nous en avons,
l’acte est survenu durant la cérémonie d’initiation : tout à la frénésie de ses
convictions, l’initiateur n’a pas supporté les réticences, voire les résistances
de l’impétrante à accomplir le rite. On sait que de tels rituels poussent très
loin l’ignominie afin d’évaluer le degré de soumission et d’aveuglement de
l’adepte. Une fois intégré au groupe, il doit exécuter toute tâche sans poser
ni se poser de questions, jusqu’à l’assassinat. Si l’initié regimbe alors qu’il
a atteint le seuil de non-retour, le devoir de l’initiateur est de l’éliminer.
Dans les sociétés sataniques, on assiste à des pratiques similaires.
Transe et cérémonial concourent à l’incorporation du nouveau membre qui,
ayant perdu conscience de ce qu’il fait, se laisse aller aux injonctions du
meneur. Tortures et sacrifices d’animaux lui sont ainsi commandés et il ne
découvre l’horreur de son acte qu’à la vision de la vidéo qu’ont réalisée les
maîtres du groupe. Nombre d’adolescents se laissent souvent piéger dans ce
type de sociétés occultes. Ils commencent par fréquenter des sites gothiques
et par se rendre à certains regroupements ou concerts. Puis, dans un second
temps, ils se trouvent pris au cœur de rites initiatiques de nature
transgressive. Le secret recouvre de tels agissements qui ne parviennent à
notre connaissance que lorsqu’il y a eu des dysfonctionnements au sein du
groupe fanatique concerné et la levée de la chape de croyance qui obscurcit
partiellement ou totalement le jugement du fanatisé.
Chapitre 3
L’initié :
L’initiation dont nous allons parler à présent est bien différente de celle
du culte ou des Mystères de Dionysos. Il s’agit d’une initiation où se mêlent
référence au sacré et réflexion intellectuelle à portée scientifique. L’initié
n’est plus un adepte inspiré ou possédé, totalement en proie à l’agitation
effrénée et aux croyances irrationnelles, il est au contraire posé et réfléchi, il
se livre plus au calcul et au raisonnement qu’à un usage immodéré des
pratiques corporelles extrêmes. Mais, notons-le bien dès maintenant, cela ne
signifie nullement que l’inconscient soit exclu d’un tel cheminement
initiatique. Simplement, il s’y trouve convoqué de manière indirecte et,
pourrait-on dire, insidieuse, dans la mesure où il n’est jamais reconnu
comme tel ni même évoqué comme force mystérieuse et incontrôlable. La
croyance délirante agit ici de façon rampante et détournée, n’osant jamais
dire son nom et déguisant le fanatisme auquel elle ne manque pas d’aboutir
en pratiques censées être accomplies au nom de la raison souveraine et de
l’ultime bien. Le masque n’est plus ici celui du rusé et trompeur Dionysos,
mais celui du non moins redoutable penseur éclairé en quête du Bien et de
l’absolue Vérité. Les beaux discours qui s’affichent raisonnables sont mis
au service des intérêts d’une élite triée sur le volet et pour faire triompher
une cause qui n’est rien d’autre que le déguisement fallacieux de ces mêmes
intérêts. Le chef ou les chefs sont, dans ces groupes d’initiés, des meneurs
d’hommes qui se donnent pour des philosophes, mais qui n’en sont pas
moins de redoutables instigateurs d’une nouvelle forme de fanatisme.
L’amplification mythique
Pythagore est une figure remarquable du monde grec où il fonda une
école de pensée dont le rayonnement ne cessa de croître au cours des
siècles, malgré et peut-être à cause des conflits que ne manqua de générer
cette école.
Pythagore voyagea beaucoup à travers le monde connu de l’époque et il
forgea peu à peu une doctrine propre à partir d’emprunts successifs aux
doctrines enseignées dans les lieux où il se forma. De là s’est créée une
légende autour de lui qui se situe à mi-chemin entre le parcours initiatique
du héros de la mythologie grecque et l’itinéraire magnifié du saint dans les
hagiographies chrétiennes. La vie du chef est forcément reconstruite et
auréolée de gloire par les disciples qui continuent de le vénérer après sa
disparition.
Pythagore aurait une origine divine. Il serait né dans l’entourage
d’Apollon et, pour certains, il ne serait personne d’autre qu’Apollon lui-
même. Incarnation du dieu, son nom même réfère à Pytho, le sanctuaire de
Delphes consacré à Apollon. D’après Diogène Laërce, ce serait la Pythie
qui l’aurait initié à la doctrine delphique dans laquelle il puisa son
enseignement. Incarnation du dieu de la Lumière ou de son démon, c’est-à-
dire son médiateur dans le monde des humains, on voit combien ses
zélateurs ont cherché à faire de leur chef un être exceptionnel transfiguré
par l’idéal. Signe de cette vénération, ils ne le nommaient pas par son nom
propre, mais l’appelaient « le Divin » et après sa mort, Autos, c’est-à-dire
« Celui-là ». Or ce terme avait aussi le sens de maître par opposition à
l’esclave : une telle marque de déférence met en évidence la différence de
nature qui sépare celui qui guide le groupe et ceux qui sont ses obligés et en
même temps l’attraction identificatoire qui les attachent à lui. Jamblique
précise également que son enseignement est si riche et profond qu’il
nécessite une aide divine pour être compris, dans la mesure où il est de
nature révélée. Cet aspect transcendant et religieux du message de
Pythagore paraît d’emblée s’opposer au caractère scientifique qu’on lui
prête comme penseur des mathématiques. Nous verrons que les deux
éléments ne sont pas contradictoires dans la perspective qu’il défend,
puisque l’accès au divin est médiatisé par l’amour de la science et de la
sagesse. On lui prête ainsi l’invention de la philosophie.
Cependant, la contemplation du vrai – étymologiquement la théorie –
reste fondamentalement imprégnée du merveilleux et du fantastique
religieux. Ce n’est que plus tard, avec Platon et les penseurs chrétiens, que
la spéculation philosophique visera l’accession à un monde purement
intelligible régi par la seule raison, détaché de sa gangue de croyance et de
magie.
Pythagore sait, pour l’avoir expérimenté directement dans les divers
lieux qu’il a fréquentés, que pour être viable, s’installer dans la durée et se
perpétuer au-delà de la génération fondatrice, un groupe initiatique doit
reposer sur trois piliers fondamentaux :
– un savoir rigoureux, construit et transmissible par degrés ;
– des règles strictes intangibles qui définissent l’initiation, la
composition et le fonctionnement d’un groupe fermé, élitiste ;
– une soumission pyramidale et hiérarchisée à un chef sacralisé
dispensateur du Vrai, du Beau et du Bien.
C’est afin d’assurer la pérennité de cette soumission, clé de voûte de
l’ensemble du système, qu’il importe de multiplier les signes qui confèrent
au chef son statut d’exceptionnalité.
de M. l’abbé de Saint-Pierre.
Le Vieux de la Montagne
Le personnage
De son vrai nom Hassan ibn-Sabbah, le Vieux de la Montagne vécut,
comme chef de guerre, au Proche-Orient dans la période troublée de la
première croisade. Malgré cela, il eut une longue existence et mourut de
vieillesse dans son château fortifié d’Alamut à l’âge de 90 ans.
Son origine ne laissait en rien supposer le destin singulier qui allait être
le sien. Né dans la ville de Qom (Perse) en 1034 d’une famille chiite
traditionnelle, il se convertit très tôt à la foi des ismaéliens, et entre en
dissidence avec les maîtres de son pays.
Enfant, il va avec son père habiter Rey où il poursuit son éducation
religieuse auprès de grands prédicateurs d’Ismaël. Par la suite, il est
étudiant à Nichapour et disciple de l’imam Mueffik. Il acquiert des
connaissances aussi bien en astronomie qu’en philosophie et se lie d’amitié
avec celui qui deviendra l’un des plus grands poètes perses, Omar
Khayyam, et d’autre part avec Nizam al-Mulk qui sera le grand vizir des
sultans seldjoukides. Il importe de noter que les trois amis scellèrent
ensemble un pacte de fidélité : le premier d’entre eux qui parviendrait à la
fortune dans le monde aiderait les deux autres.
Quand Nizam devint le vizir du sultan, ses compagnons réclamèrent
leur dû. Omar Khayyam se contenta d’une pension substantielle qui lui
accordait les agréments d’une vie de loisir. Quant à Hassan, il refuse le
poste de gouverneur qui lui est proposé et obtient de Nizam une haute
charge à la cour.
Très vite il devient un dangereux rival pour Nizam qui réussit
finalement à le discréditer aux yeux du sultan. Hassan parvient à s’enfuir et
il lance à la fois au sultan et au vizir un défi de vengeance : il jure de les
faire trembler, puis de les anéantir tous les deux.
Nommé chef des espions du sultan ottoman, il joue double jeu et agit
pour libérer la Perse du joug de l’envahisseur. D’une grande culture, formé
à toutes les branches du savoir, l’« étudiant balafré » – c’est ainsi qu’on le
surnommait alors – parcourt le territoire, prêche la foi ismaélienne et pousse
le peuple à la révolte contre le sultan. On note, dès cette époque, une
caractéristique essentielle de la manière d’imposer son entreprise : une
connaissance encyclopédique universelle qui impose le respect et une action
militante et prosélyte intense qui lui permet d’engendrer des disciples
dévoués aussi bien à sa personne qu’à sa cause. La lutte contre la corruption
et les fausses promesses des dirigeants lui assure crédit et notoriété.
En habit de soufi, grâce à son talent oratoire et à son sens de la
persuasion, le nouveau prophète parcourt toute la région et rassemble soit
par la parole, soit par la force. Dans chaque ville où il passe, il organise et
structure une véritable armée de l’ombre. La loi de cette organisation est le
secret, car les ulémas les persécutent comme hérétiques : les tuer est un
devoir pour le bon musulman.
Les ismaéliens répondent aux coups par les coups. Le premier martyr de
la cause ismaélienne est un menuisier accusé de meurtre par les autorités. Il
est arrêté, torturé, crucifié. Son corps est traîné dans les rues pour terroriser
la population. Il sera vengé par Hassan et les siens qui agissent dans la
dissimulation. Désormais tueries et contre-tueries se succèdent. Les
ismaéliens attaquent les caravanes, enlèvent et pillent. Les Ottomans
répondent par des massacres qui embrasent la population et favorisent les
conversions à l’ismaélisme.
Hassan, en peu d’années, devient le maître des villes et impose partout
sa loi redoutable. De plus, grâce à ses réseaux d’espions, il a une parfaite
connaissance des conflits entre les familles régnantes et entre dans leurs
jeux pervers et sanglants en commanditant en secret assassinats et trahisons.
L’exécuteur choisi par le maître est redoutable par sa capacité de
métamorphose. Il peut être aussi bien un agent du pouvoir, un prince ou un
mendiant. La spécificité des disciples d’Hassan est d’utiliser le crime au
service de la cause, de façon spectaculaire. Le meurtrier se laisse arrêter,
torturer et supplicier publiquement. Aussi devient-il une figure héroïque qui
glorifie la puissance de l’ordre sectaire. Il ne cherche jamais à fuir, mais
affiche au contraire une attitude sereine et apaisée, quelles que soient les
tortures qu’on lui inflige. Une telle abnégation force le respect et galvanise
la volonté des adeptes.
Le martyr est préparé à son destin. Sitôt pris, il récite sous la torture une
série de noms appris par cœur dénoncés comme membres du groupe, mais
ciblés en réalité par Hassan comme ses pires ennemis. Hassan détourne de
la sorte le pouvoir établi au service des intérêts ismaéliens, grâce à cette
ruse machiavélique.
Les principes d’Hassan sont clairement établis pour servir de base à la
formation des adeptes. Ils ne sont pas des tueurs mais des exécuteurs. La
finalité de l’acte est pour l’exemple. Tuer un homme, c’est en terroriser cent
mille. Et, au-delà, il faut aussi savoir mourir ; car en mourant de la façon la
plus courageuse qui soit, les adeptes forcent l’admiration de la foule. Et de
cette foule naîtront de nouveaux disciples. Du coup, mourir est bien plus
important que tuer. Le meurtre de l’adepte est réalisé pour la survie de la
secte, sa mort est programmée pour l’accroître par les conversions qu’elle
génère. Le but est la conquête de l’empire. Les adeptes sont poussés au
sacrifice pour le triomphe de la cause, leur vie terrestre ne compte pas au
regard de la vie céleste qui les attend. Avec la formation sophistiquée de ce
type d’adepte, Hassan détient l’arme absolue.
Le chef démoniaque
La question qui reste à éclaircir est celle du projet pervers du chef du
groupe sectaire. Est-ce une volonté machiavélique qui guide le fondateur du
groupe ou bien une conviction, une illumination, une vision peut-être folle
mais qui lui échappe et à laquelle il est lui-même soumis ? Le chef se place-
t-il délibérément au-dessus des lois avec le projet mégalomaniaque de
devenir l’homme le plus puissant de la planète ou alors est-il victime d’une
vision délirante qui le dépasse ?
La vérité se situe sûrement entre les deux. Le chef sectaire participe à la
fois de la surestimation de soi et de l’illumination. La question des moyens
lui importe donc peu puisqu’il ne prend en compte que l’expansion
narcissique, tant personnelle que groupale. Ce type de leader a plutôt
tendance à déléguer l’intendance à ses hommes liges ; il se réserve, pour sa
part, la construction des grands desseins, les plans sur l’avenir radieux d’un
monde où il sera reconnu comme un grand maître et, pourquoi pas, le plus
grand.
L’analyse des différentes situations historiques met en évidence
l’existence d’une dualité complémentaire au niveau du commandement de
ce type d’institution : un chef charismatique qui se charge des questions
touchant à la foi et à sa propagation, et un chef pragmatique qui prend en
main l’organisation du groupe et qui s’occupe des basses besognes que le
premier néglige ou même ignore. Rarement les deux compétences se
retrouvent dans une et même personne.
Ce qui fait problème dans l’interprétation de Bartol, c’est la coexistence
dans le même personnage, Hassan ibn-Sabbah, de la compétence
dogmatique et de la compétence machiavélique. Pendant l’ascension qui le
conduit à devenir le chef incontesté des ismaéliens, on découvre un homme
pervers qui manipule des pions sur un échiquier et fait fi de l’amour, de
l’amitié et de la foi. Aussi ne comprend-on pas pourquoi, arrivé à ses fins et
au sommet de sa gloire, il se retire dans sa tour pour se consacrer à la
rédaction d’un catéchisme. L’absence de scrupules et de moralité du
premier Hassan ne colle pas avec le mysticisme du second. Le pervers se
transforme difficilement en ascète.
Hassan ibn-Sabbah ne meurt qu’en 1124, plus de trente ans après les
premiers assassinats spectaculaires exécutés en son nom. Durant tout ce
temps, les commandos d’haschichins ont continué de semer la terreur chez
tous les puissants de la région. On conçoit plutôt la double gouverne du
groupe avec Hassan comme figure paternelle emblématique et les
deys1 comme exécutants diaboliques de la stratégie de conquête.
Ainsi l’haschichin marche-t-il les mains dans le sang et la tête dans les
étoiles. Il est porté par la foi dans les prophètes, guidé par la voix d’ibn-
Sabbah et formaté par les hommes de main.
Bartol met bien en évidence l’illumination béate dont est empli l’adepte
qui ne le quitte plus jusqu’au supplice et qui le conduit à la mort. Tous les
témoins sont d’accord sur ce fait. Il est légitime de voir là l’effet
caractéristique du haschich. Mais la drogue crée l’état second dans lequel
baigne le fidèle, et non le contenu de ses visions qui sont le seul produit de
son endoctrinement.
L’idée de la reconstruction des Jardins d’Allah est du plus bel effet sur
le plan littéraire et dramatique, mais elle reste difficile à réaliser au niveau
pratique, surtout quand on sait combien la réalité détruit les rêves. Il est plus
juste de penser que l’image d’un paradis radieux et merveilleux suffise à
enflammer la fougue du partisan bien endoctriné. La dépendance à la
drogue ne vient qu’en dernière instance pour potentialiser le travail de
préparation psychique du « poignard vivant » qu’est le fedayin.
Le fedayin n’est pas un doctrinaire, c’est un homme de terrain
surentraîné physiquement, capable de résister aux privations avec une
volonté de fer. Rien ne doit l’arrêter dans l’exécution de sa mission. Il est
une machine à tuer qui met son pouvoir de réflexion et de jugement au seul
service de sa mission meurtrière. Il ne se soucie pas de la mort, mais là n’est
pas son but premier. Il se différencie ainsi du kamikaze, qui, lui, est
programmé à cette fin unique.
Nous ne pensons pas, comme Bartol, que l’haschichin soit mû par le
désir de mourir. Il ne craint pas la mort, mais il ne la recherche pas
directement. Certes, les pulsions mortifères l’animent, il chante la mort,
mais c’est pour lui la meilleure façon de profiter de la vie. En effet, les
plaisirs de ce monde sont exaltés, décuplés par la saveur du trépas. Que la
vie soit courte, peu importe pourvu qu’elle soit intense.
Le fanatique de cette sorte cumule deux données souvent antagonistes :
l’imprégnation d’une idéologie forte et profonde avec un engagement sans
faille dans la pratique et une efficacité de nature militaire. Ce qui permet de
faire le liant entre ces dimensions contraires est le recours à un euphorisant
sûr et puissant.
On comprend que la création de ce modèle de fanatisme ait eu la
redoutable efficience que l’histoire nous a transmise et qu’elle ait assuré à
cette lecture sectaire de l’ismaélisme une telle sombre renommée. Une
doctrine élaborée en appui sur une religion révélée se conjugue ici avec la
froide détermination de chefs prêts à tous les débridements et toutes les
déviations pour réussir. Le fanatique basique qui se trouve au bas de
l’échelle est, lui, bien imprégné de la doctrine, bien formaté par les
dirigeants qui lui transmettent leur volonté de vaincre et de détruire
l’ennemi désigné, grâce à la fois à l’incorporation propagandiste et à
l’ingestion du produit toxique qui va servir de support physiologique à la
rage qui le brûle de l’intérieur. L’addiction au haschich le pousse à vouloir
retrouver le paradis entrevu, lui permet d’exécuter sa tâche et de favoriser
son adhésion à l’action destructrice qui est le propre de tout fanatisme. Plus
rien ne peut éteindre la flamme sacrée qui s’allume à chaque prise, sinon
l’accomplissement ritualisé de l’acte meurtrier qui vient apaiser la double
intoxication, à la fois psychique et physique, du fanatique enragé.
1- Le dey est un chef subalterne qui exécute les décisions de la haute autorité, ici, celle d’Hassan.
Chapitre 5
Le terroriste ou les vertiges
de la destructivité
« Fanatique : Héros qui, pour le triomphe de ses préjugés,
est prêt à faire le sacrifice de votre vie. »
Albert BRIE,
Le Mot du silencieux.
Maximilien de Robespierre
Robespierre attire autant qu’il dérange. On admire sa droiture, sa
rigueur et son sens de l’idéal. Pourtant, on est effaré par la violence de son
action politique, les exécutions systématiques qui n’épargnent personne.
Peu d’hommes ont suscité autant de réactions contraires : certains en font
un héros et un génie précurseur, d’autres un paranoïaque sanguinaire.
Ce qui nous importe ici est moins de porter un jugement sur l’œuvre
sociale et politique de Robespierre que de comprendre de l’intérieur
comment un homme de valeur en arrive, au nom de grands principes, à
concevoir une pensée terroriste et à la mettre en pratique de manière
raisonnée.
L’enfance
Robespierre est né à Arras en 1758 dans une famille de petite noblesse.
Il est pour ainsi dire chassé d’une enfance heureuse par un événement aussi
soudain que tragique : la mort de sa mère, alors qu’il vient d’avoir 6 ans. Il
est abandonné par le père, ainsi que ses frères et sœurs. Les deux filles sont
confiées à leurs tantes paternelles, tandis que l’aîné, Maximilien, et son
jeune frère Augustin sont pris en charge par les grands-parents maternels,
brasseurs de leur état. Ils y seront élevés dans le goût du travail et de la
piété religieuse. Notons que leur jeune mère est morte dans des conditions
tragiques. Elle a d’abord accouché d’un cinquième enfant mort-né, une
nouvelle petite fille, puis a été emportée peu après par la tuberculose.
François, le père, ne se remet pas de cette catastrophe. Bien qu’il ait un
métier stable et qu’il soit installé socialement, il perd pied et ne parvient pas
à faire son deuil. Très vite, il lâche sa charge d’avocat et quitte Arras pour
se lancer dans une longue errance qui s’achèvera par sa mort prématurée en
Allemagne, quand Maximilien atteint ses 19 ans. Depuis le départ du père,
il s’était déjà instauré en tant que chef de famille prenant un grand soin de
l’éducation de ses sœurs et des études de son jeune frère. La haine contre ce
père fantasque et déboussolé ne fait que s’accumuler sans pouvoir
s’adresser à celui qui les a laissés sans soin ni nouvelles toutes ces années
d’enfance et d’adolescence. Un tel ressentiment ne trouvera son expression
que par la suite, à l’époque de la maturité, dans une froide et systématique
détermination contre les ennemis de l’ordre et de la justice. On peut dire
que cet acte réel, avéré, certain, devient pour le jeune garçon la pierre de
touche d’une construction fantasmatique de type persécutoire. Ce père qui
abandonne ses enfants pourrait bien être celui par qui le malheur est arrivé.
Il aurait donc pu induire la mort de la mère pour commettre l’acte ignoble
de l’abandon. Ce père haï, ce père honni, ce père maudit, Maximilien va en
retrouver la figure récurrente dans l’image du roi.
La première scène marquante est celle de l’humiliation par Louis XVI,
au moment de l’entrée dans l’adolescence. Avec l’élite du lycée Louis-le-
Grand, Maximilien est venu faire son compliment au souverain. Il se tient
sous la pluie avec ses camarades et le roi ne daigne même pas descendre de
son carrosse pour les écouter. Rancœur, amertume et rejet se développent
chez le jeune homme envers ce père symbolique à valeur négative. Et le
cours des événements historiques va lui donner l’occasion d’exercer
projectivement sa haine contre ce « Louis le Petit ». Dans sa plaidoirie
contre le roi dans laquelle il exige la mort, Robespierre a cette formule
extraordinaire : « Si Louis XVI n’est pas coupable, ce sont les
Révolutionnaires qui doivent être mis en accusation… » Le mécanisme
projectif mis en œuvre peut se formuler ainsi : le sujet se dédouane de sa
propre culpabilité en la projetant sur l’autre. Et le système se conforte lui-
même jusqu’à l’évidence, dans la mesure où il s’appuie sur des faits avérés
et indiscutables : l’abandon des enfants par le père, comme la fuite du roi.
Jusque-là nous avons affaire à une construction psychique persécutoire.
Il faut un déclencheur particulier pour qu’une telle fantasmatique se réalise
dans les faits. Autrement dit, il importe de se demander quelle est la logique
interne par laquelle la construction imaginaire d’un sujet se transforme en
acte concret. Qu’est-ce qui a poussé Robespierre à muer son
fonctionnement paranoïaque en action politique d’une part et en action
politique centrée sur la destructivité d’autre part ?
Le moteur persécutoire
L’idée directrice que nous proposons est la suivante : Robespierre met
en œuvre, en instaurant la Terreur, un processus d’autodestruction. En
cherchant à détruire ceux qui représentent l’imago paternelle, puis tous ceux
qui lui sont proches, il vise à se détruire lui-même, car il est porteur en lui
de l’objet paternel exécré : il a le même prénom que son père, il fait partie,
comme lui, de cette noblesse qu’il exècre et il a choisi la même profession.
L’image de soi négativée demande, elle aussi, à être détruite en fin de
circuit, après avoir tué tous ceux qui peuvent être identifiés à cette image.
Cette boucle rétroactive destructrice est tout à fait caractéristique de ce
type de fanatisme : la terreur se retourne en définitive contre soi, car c’est
l’ennemi intérieur qui en est le réel objet, l’autre introjecté en soi qui doit
être détruit, dans la mesure où une telle identification est devenue
insupportable.
Le roi est devenu pour Maximilien le modèle paternel à détruire,
comme l’est aussi le Dieu incarné par la religion catholique. Toute sa haine
vis-à-vis d’un père absent et destructeur est transposée sur les figures de
l’ordre établi. À l’inverse, il construit une image idéalisée de la figure
paternelle avec l’Être suprême. Robespierre reprend à son compte le dieu
des Lumières, la puissance totalement bonne de la raison. Il proposera
même un culte républicain, avec chants et cérémonies, envers cet idéal. Le
clivage entre la bonne et la mauvaise image du père se prolonge avec le
partage manichéen des citoyens. Il y a ceux qui suivent la voie tracée par le
chef éclairé et ceux qui s’en écartent et qui ne peuvent qu’être frappés de
l’anathème républicain. La religiosité de l’enfance que l’adolescent
Maximilien avait violemment déniée et rejetée fait retour avec l’ivresse du
pouvoir absolu. Lui, le plus grand (maximus) ne vénère plus qu’un maître,
le plus haut (supremus). L’identification au chef suprême se fait par
l’intermédiaire du pouvoir absolu de la pensée rationnelle qui engendre
justice et vertu.
L’engrenage de la Terreur
Les défenseurs de Robespierre mettent en avant la gravité de la
situation politique, tant à l’intérieur du territoire qu’à l’extérieur, et la
nécessité de mesures fermes et efficaces. Ils affirment également que le
nombre des victimes de la Terreur s’est limité à quelques milliers et que le
coût humain était peu élevé pour l’instauration de la République.
On peut discuter sans fin des mérites ou des méfaits de l’ordre
républicain instauré alors, mais là n’est pas le problème qui nous occupe.
C’est la logique d’un système, ainsi que ses soubassements psychiques qu’il
nous importe de comprendre, car elle est le ressort même de ce nouveau
type de fanatisme.
Le 4 septembre 1793, la Terreur est mise à l’ordre du jour de la
Convention et à partir de là tout s’enclenche. Les premières mesures sont
prises à l’automne sous la pression des Enragés qui avaient déposé leur
Manifeste à la Convention dès le 25 juin1. Danton et les siens essaient de
freiner le mouvement qui, inexorablement, ne cesse de prendre de
l’ampleur. Pour avoir les coudées franches, Robespierre envoie à la
guillotine à la fois les uns et les autres.
Avec l’instauration de la Grande Terreur en juin 1794, les choses se
précipitent. Les condamnations pleuvent et les exécutions suivent, après un
jugement plus que sommaire. « Les têtes tombent comme des ardoises. »
On dit Robespierre surmené et déprimé. Il s’enferme dans la solitude et se
réfugie dans une idéalisation de plus en plus exacerbée. Le 7 mai 1794, il a
fait voter par la Convention l’existence de l’Être suprême, afin de garantir
la religion et la morale. Le 8 juin, deux jours avant le durcissement de la
Grande Terreur, il présidait au Champ-de-Mars la fête nationale consacrée
avec magnificence à la nouvelle divinité inspirée par la raison.
On le voit, la violence répressive et aveugle va de pair avec l’extrême
idéalisation. Plus Robespierre est convaincu de la justesse de ses idées et de
la pureté de ses visées pour l’humanité future, plus il s’applique, avec une
sorte de frénésie froide, à liquider tous ceux qui pourraient, d’une façon ou
d’une autre, bloquer ou simplement freiner le mouvement d’expansion vers
la nation idéale. La déshumanisation des actes est l’exact pendant de la
pureté vertueuse des buts à atteindre.
Voici comment il exprime la légitimation de son action, lors du discours
prononcé le 5 février 1794 devant les conventionnels réunis : « La Terreur
n’est autre chose que la Justice, prompte, sévère, inflexible ; elle est donc
une émanation de la Vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une
conséquence du principe général de la démocratie appliquée aux plus
pressants besoins de la Patrie. »
Ce qui est frappant, c’est de voir comment Robespierre fait découler la
Terreur des principes vertueux liés à sa conception de la démocratie, comme
par nécessité interne. Sa volonté propre n’y est pour rien. Il n’est, en tant
que personne, que l’incarnation des principes qui émanent de l’Être
suprême, être qui n’est autre que le logos, c’est-à-dire la forme absolutisée
de la raison.
Plus rien ne saurait arrêter une telle mécanique dont les motifs sont
aussi nobles. Robespierre confirme un peu plus tard : « Nous sommes
intraitables comme la Vérité, inflexibles, uniformes, j’ai presque dit
insupportables comme les Principes. »
La Terreur, c’est le fanatisme du vrai par la pureté. Il faut éliminer tous
les mauvais citoyens pour purifier la société. Il y a là le germe de tous les
excès futurs.
Les exécutions publiques doivent terroriser tous les membres du corps
social, afin de les pousser, bon gré, mal gré, vers la vertu. Le bain de sang
est régénérant, car il est une arme de conviction. Chacun n’a d’autre choix
que la vertu ou la mort. Ainsi le corps social est lavé, nettoyé de la
superstition, de la corruption et de tous les vices, grâce à l’anéantissement
de ceux qui en sont les porteurs. Et l’exemplarité de leur mort est le garant
des principes vertueux.
Terreo en latin signifie terroriser, épouvanter, mais ce verbe a aussi le
sens de chasser par la crainte, faire fuir, détourner. Cet aspect, dans le cas de
Robespierre, est d’une grande importance. Il permet de légitimer l’action
terroriste par les effets qu’elle produit : la terreur chasse le vice et, par là,
instaure la vertu. Chacun doit se sentir menacé pour se comporter en
excellent citoyen.
Robespierre meurt le 28 juillet 1794, victime de la machine infernale
qu’il avait lui-même mise en place. D’après certains, il tente de se suicider
juste après son arrestation. Mais il se peut que le coup de pistolet qui lui
défonça la mâchoire ait été tiré par un de ses adversaires. Quoi qu’il en soit,
c’était bien une entreprise suicidaire inconsciente et détournée que la
sienne, lorsqu’il commence à se soumettre et à soumettre le gouvernement
de la nation à la logique persécutoire de la Terreur. Le premier ennemi de
Robespierre était la figure paternelle détestée qu’il portait en lui, et les
fantômes de l’enfance furent ceux qui l’accompagnèrent durant son
exercice de plus en plus solitaire du pouvoir, jusqu’à son arrestation
mouvementée et jusqu’à sa montée sur l’échafaud.
Le triomphe et la chute
En 1497, Savonarole parvient à l’apogée de son pouvoir. L’habit des
femmes est sévèrement réglementé. La luxure est interdite, ainsi que le jeu.
Cette année-là a lieu le premier brûlement des vanités. Sous la direction
des moines, les enfants perquisitionnent toutes les demeures de la ville.
Sont saisis jeux de cartes, échiquiers, dés à jouer, robes, parures et toilettes,
livres licencieux, philosophiques ou douteux, tableaux susceptibles de
heurter et de choquer les bonnes mœurs. Tout est conduit et rassemblé en
grande pompe devant le Palazzo Vecchio pour y être publiquement brûlé.
Florence est purifiée par la parole de frère Jérôme et le feu du Très-Haut.
La Confrérie des mauvais garçons, commanditée par les Enragés, se
déchaîne dans la ville contre les frocards. Ils investissent l’église des
dominicains et, après maintes dégradations, crucifient un âne sur la chaire.
Stupeur générale à Florence en juillet et en août : la peste s’abat sur la
ville, comme un châtiment. Les morts s’entassent par milliers, Savonarole
exulte. Les Florentins paient le lourd tribut de leur impiété. L’ordre divin est
à nouveau rétabli, frère Jérôme poursuit son œuvre de terreur moralisatrice.
Le second brûlement des vanités a lieu le 27 janvier 1498, plus radical
encore que le premier. Les tableaux, les livres, les vêtements et les meubles
précieux s’embrasent sur la grand-place au milieu des chants de gloire en
l’honneur de Jésus-Christ triomphant.
Fort de leur ferveur populaire, du soutien de la seigneurie et de ses
troupes d’enfants, Savonarole tente le tout pour le tout et franchit son
Rubicon. Il envoie une lettre d’insoumission au Vatican. L’autorité romaine
est frontalement défiée, le pape contre-attaque. Il exige l’épreuve du feu
pour savoir enfin de façon certaine si frère Jérôme est un prophète. On sait
combien une telle épreuve est expéditive, car seul un vrai miracle serait en
mesure d’arrêter l’action destructrice des flammes. Savonarole est sauvé in
extremis par les franciscains qui se refusent à cette pratique d’un autre âge.
Qu’à cela ne tienne, le feu fera son œuvre d’une autre manière. Le
couvent des dominicains est attaqué et mis à feu et à sang par les troupes
des Enragés. Pour assurer la sauvegarde de ses frères, Savonarole et ses
deux assistants se rendent à l’autorité seigneuriale. Nous sommes au début
du mois d’avril 1498.
Les trois moines vont être humiliés, torturés, interrogés pendant des
mois. Pas moins de trois procès leur sont intentés, avant que tombe la
sentence. Le martyre de Savonarole et des siens est à la hauteur de ses
espérances, ainsi qu’à la mesure de la terreur qu’il avait inspirée. Un dernier
brasier s’élève le 23 mai 1498 sur la place du Palazzo Vecchio. Ce ne sont
plus les vanités qui se consument, mais les corps des suppliciés.
Les consignes papales sont claires : aucune relique ne doit être
récupérée par les fidèles du moine. Tout doit être brûlé jusqu’au bout et les
cendres dispersées et jetées dans le fleuve. L’aventure purificatrice du
prophète venait de s’achever.
Des visions à la terreur
Comment caractériser le fanatisme de Savonarole ? Ne serait-on pas
tenté de considérer ses bourreaux comme encore plus fanatiques que lui ?
La question n’est pas ici de juger l’époque, le pouvoir ecclésiastique,
ses méthodes expéditives et ses liens avec le bras séculier. Le temps de la
Renaissance est marqué par des contrastes saisissants. L’extrême violence
coexiste avec la naissance de l’humanisme, les merveilles de l’art avec une
criminalité sans limites. Mais il n’y a pas là de fanatisme. Savonarole est à
contre-courant de l’histoire et annonce aussi les grandes tensions de la
Réforme. Cependant, ce qui nous importe particulièrement est de saisir le
propre de la démarche de frère Jérôme, qui l’a conduit à pratiquer la terreur,
tant par la parole que par l’action publique. Son but avéré était la
régénération des conduites religieuses, dans le sens d’une application stricte
et ascétique de la morale inspirée par le Christ. Il a agi en homme exalté,
passionné, convaincu d’avoir une mission messianique. Il prédisait la fin
apocalyptique d’une Italie corrompue et d’une Église pourrie de l’intérieur.
En fait, il cherchait inconsciemment le martyre et ne prévoyait que sa
propre apocalypse.
Savonarole est un mystique. Dès l’adolescence il a des visions et entend
des voix. Le processus hallucinatoire est très vite endigué chez lui par le
religieux. Une entrée rapide au couvent et une forte imprégnation biblique
l’empêchent de dériver sur le versant pathologique. Il écrit des poèmes
inspirés par les cantiques en s’identifiant aux grandes figures de l’Ancien
Testament. De plus, la règle monacale canalise au mieux ses orages
intérieurs. Il est porté par la communauté durant ses états dépressifs et
freiné quand il convient dans ses élans maniaques, même si, à la maturité,
ses envolées émotionnelles vont trouver un formidable lieu d’expression
dans ses sermons du haut de la chaire. Vibrer et faire vibrer la foule des
fidèles était devenu pour lui le mode privilégié de la régulation interne de
ses humeurs. Lui interdire de prêcher était le condamner à la mort
psychique. Ses ennemis le savaient bien, qui n’ont cessé d’user de cette
arme contre son action réformatrice. Privé de prêche, Savonarole déprime et
somatise. L’exercice régulier d’une parole engagée n’est plus seulement un
régulateur interne de ses humeurs, mais est devenu pour lui une véritable
addiction. Pas une parole régénératrice qui apaise celui qui la porte, mais
une parole exaltée, qui déverse une immense fureur de nature pulsionnelle,
plus destructrice que libidinale. C’est avant tout contre le persécuteur
interne que Savonarole se déchaîne, entraînant dans sa frénésie tout le
peuple de Florence. Il fulmine, il jubile, il s’exalte à un point tel que rien
d’autre ne peut lui procurer autant d’excitation, autant de jouissance.
Prêcher est sa drogue, prêcher est sa soif inextinguible.
À ses moments de grande dépression, il se réfugie dans la solitude de sa
cellule ou il s’abîme dans la prière au fin fond d’une chapelle obscure. Là,
confesse-t-il, il entend en lui une voix – la voix de la mère ? – qui vient le
consoler.
Beaucoup de ses visions sont revisitées dans ses prédications, à des fins
prosélytiques. Quoi de mieux pour convaincre les récalcitrants et les
sceptiques que de délivrer des messages inspirés ?
L’illumination première, celle qui va induire et féconder les autres, est
de nature apocalyptique. Frère Jérôme est un nouveau saint Jean, il voit, il
prévient, il ne saurait garder pour lui seul de tels mauvais présages ; il a
besoin de s’en dégager en les projetant sur les autres. Savonarole décline
son fantasme de fin du monde sous toutes ses formes, orchestrant et mettant
en scène de façon spectaculaire sa propre fin.
Les visions de frère Jérôme se réfèrent tantôt à un rêve, tantôt à des
hallucinations. Quoi qu’il en soit de leur entière véracité ou de leur
arrangement en fonction des nécessités du moment, elles sont généralement
en phase avec l’actualité tant politique qu’événementielle. Quand la foudre
tombe sur la cathédrale de Florence, c’est le doigt de Dieu qui se manifeste
comme il l’avait annoncé ; quand la peste sévit durant l’été 1497, c’est la
première forme du châtiment divin. Désormais, Savonarole désigne la
décadence religieuse par le terme de « peste spirituelle ». Et le bras vengeur
du Seigneur est évoqué dans l’une de ses plus célèbres visions, tenant au
poing l’épée de la vengeance, au milieu de légions d’anges exterminant tous
ceux qui ne portent pas la tunique blanche frappée de la croix de sang, tenue
adoptée par les frocards. Dieu a choisi les siens.
Si Savonarole est bien un mystique, il est un mystique en action et non
un mystique contemplatif. Tout est finalisé dans sa vie spirituelle pour
déboucher sur des changements réels. Il tend à instaurer, d’abord à
Florence, puis peut-être dans toute l’Italie, une théocratie à dominante
utopique.
Chacune de ses apparitions trouve une correspondance dans les faits :
l’uniforme des purs, bras spirituel et temporel de Dieu, les troupes
d’enfants, incarnation des légions d’anges exterminateurs.
Frère Jérôme tire son pouvoir de sa seule parole. De frère prêcheur
indigent, il devient l’un des plus grands prédicateurs de tous les temps,
capable de subjuguer des auditoires de plus en plus nombreux.
Emportement passionnel, élan maniaque allant jusqu’à la frénésie,
puissance évocatrice de l’image et sens aigu de sa portée symbolique,
valeur hypnotique d’une voix qui a appris à moduler à la perfection la
gamme des émotions, tout concourt à la mise en œuvre efficace d’une
parole de terreur et d’action. Susciter à la fois la crainte extrême et
l’enthousiasme réparateur, tel est le redoutable ressort de ce fanatisme.
Certes, les défenseurs de Savonarole ont beau jeu de mettre en avant sa
générosité, son goût de la morale et de la justice, face à la violence, au
cynisme et à la corruption des pouvoirs politique et religieux en place. Il est
vrai qu’il oppose une ferveur intense à la froide mécanique d’une puissance
étatisée sans foi ni scrupule dont il deviendra vite la victime expiatoire.
Pourtant, pensons-nous, le fanatisme est du côté de Savonarole, ce qui
évidemment n’excuse en rien la cruauté de l’exercice du pouvoir à l’époque
de la Renaissance. La terreur qu’exerce frère Jérôme s’insinue dans les
esprits et les cœurs avant de se traduire dans les exécutions et les bûchers. Il
y a là une véritable relation d’emprise qui conduit les sujets à se purifier,
pourrait-on dire, malgré eux. Ce qui est redoutable, c’est que la violence
devient désobjectalisée, c’est-à-dire qu’elle n’est plus adressée à quelqu’un
en particulier qu’on méprise ou qu’on hait pour des raisons bien précises,
mais contre une idée – la peste spirituelle, les vanités – et, dans un tel cas,
les personnes ne comptent plus. Elles sont simplement l’incarnation du mal
à détruire, du démoniaque à éliminer.
La fureur verbale de Savonarole n’a pas de limites. Elle est une
déferlante qui emporte tout sur son passage. Le monde n’est plus qu’un flot
de pourriture et la vie n’a plus les couleurs de la vie, elle est la pure et
simple anticipation des cendres à venir, quand le feu de Dieu aura tout
consumé.
Savonarole est un fanatique parce qu’il préfère la mort à la vie. La seule
gloire à laquelle il aspire est celle du sacrifice. Pour triompher, l’idéal doit
mettre à mort les forces qui l’entravent et ces forces sont d’abord internes à
celui qui lutte pour son utopie. Savonarole refuse tous les honneurs et la
gloire terrestre. Seul le martyre a ses faveurs.
À la débauche artistique et au luxe des palais florentins, Savonarole
voulait substituer un ordre strict et austère. La cité de Dieu selon ses
prescriptions reposait sur la dénonciation des parents par les enfants, la
suspicion permanente, le sacrifice et la repentance. Vivre, selon un tel ordre,
était se préparer à mourir, ou mieux, y aspirer. La dictature des moines
plaçait chacun, bon gré, mal gré, sous le joug impitoyable du Dieu vengeur.
Le terroriste anarchiste
De la terreur dictatoriale qui prend forme dans le corps social, de la
terreur politique qui a tendance à se systématiser, passons à la terreur qui se
singularise. Si Robespierre et Savonarole incarnent la figure du doctrinaire
jusqu’au-boutiste de la pure idéalité apparaît à la fin du XIXe siècle un type
nouveau de fanatique qui se caractérise par l’action individuelle en lien
avec un petit groupe sommairement organisé. Le modèle en est l’anarchiste
désespéré. La doctrine se réduit comme peau de chagrin au profit de l’agir.
Une détermination, un acte et la mort comme butin. Tout se passe dans ce
cas comme si l’action violente et destructrice était chargée, en tant que telle,
d’un pouvoir magique de régénérescence. Le monde aurait besoin d’un
choc, d’une grande secousse, explosive, symbolique et spectaculaire pour
que les choses changent, pour que la vertu endormie se réveille et que la
justice aveuglée ôte son funeste bandeau.
Deux figures emblématiques représentent la position fanatique de la
terreur nihiliste, Sergeï Netchaïev en Russie et François Claudius
Kœnigstein dit Ravachol en France. Tous deux se revendiquaient de
courants anarchistes, tous deux eurent un destin tragique, à la hauteur de
leur exaltation et de leur détermination destructrice.
1- Le mouvement des Enragés a été fondé par le prêtre constitutionnel Jacques Roux qui se suicide dans sa cellule au début de 1794 pour ne pas subir l’infamie de la
guillotine. Ils réclamaient que les foudres de la République s’abattent sur les agioteurs et les accapareurs, c’est-à-dire l’aristocratie marchande plus redoutable à leurs yeux que
l’aristocratie nobiliaire et cléricale.
Chapitre 6
Du martyr au kamikaze :
Le martyr
Le martyr ne passe pas habituellement pour un fanatique, bien au
contraire. Le martyr est celui qui use de la violence de l’autre contre lui, le
martyr est celui qui instrumentalise l’autre pour programmer son
autodestruction. En érigeant l’autre en figure tangible du mal, il
s’autoproclame automatiquement comme absolument bon et engendre du
même coup un flux émotionnel groupal, ainsi que la compassion à son
égard et envers les idées pour lesquelles il n’a pas hésité à perdre la vie.
La stratégie du martyr est de déplacer la violence sur l’autre. Elle est,
par principe, l’arme des minoritaires et des plus faibles, ce qui ne fait que
renforcer le courant de sympathie à leur égard. Le plus redoutable d’une
telle stratégie et le plus efficace au niveau de la prise du pouvoir est la
mobilisation affective et effective des témoins. Respect et partage des
émotions vont au vaincu, alors que le vainqueur de ce combat inégal ne
soulève que haine ou mépris. Le pouvoir violent est pris au piège de sa
violence qui finit par se retourner contre lui. Le martyre et sa mise en
spectacle finissent par inverser le rapport des forces et donner la victoire
finale au groupe pratiquant l’autosacrifice. L’analyse de quelques exemples
va mettre en lumière les étapes du fanatisme martyrologique.
La figure du kamikaze
Le kamikaze est une autre forme de martyr actif qui en potentialise la
portée imaginaire. Si le martyr actif marquait les esprits par le caractère
ostentatoire de sa destruction des objets de croyance de l’autre et suscitait
l’adhésion à ses idées grâce à la révolte qu’engendrait la rigueur du
châtiment infligé en retour, le kamikaze réunit les deux éléments en une
conflagration qui produit la sidération et l’effroi. Sa témérité suscite
l’admiration et le respect chez les siens qui l’érige en héros suprême, tandis
que son exemple sème la terreur chez ses ennemis. En ce sens, le kamikaze
représente la forme la plus achevée du fanatisme, puisque celui qui opère
cet autosacrifice témoigne de la façon la plus manifeste sa croyance absolue
en la cause qu’il porte et qui le porte. Par un acte grandiose de renoncement
à la vie, le fanatique kamikaze accomplit une action à trois niveaux
différents et complémentaires.
Il met fin à une existence morose qui ne lui donnait que de piètres
satisfactions. Ce premier niveau témoigne d’un état personnel de
dépressivité première, comme si vivre demandait au sujet une énergie trop
intense qu’il ne pouvait assumer au quotidien. Selon une telle configuration
psychique, seuls les moments d’exaltation vaudraient la peine d’être vécus,
face au marasme ordinaire.
Le sujet réalise par son suicide un acte utile à la cause qu’il défend. En
assumant sa propre perte, il accomplit une tâche militante exemplaire.
Perdre une vie anonyme et sans gloire au profit d’une célébrité posthume au
nom des idées auxquelles il croit fermement, l’enjeu en vaut largement la
chandelle. Les générations futures vénéreront un nom qui, sinon, serait resté
totalement dans l’oubli. La vie est le prix à payer pour la gloire, mais une
vie bien modeste pour une gloire si grande.
Enfin, le sacrifice de soi représente dans ce cas de figure une
déflagration féconde qui réalise un fantasme de fin du monde investi
comme la naissance à un monde nouveau.
La mort violente et explosive détruit le sujet, mais aussi en même temps
un monde exécré et cette déflagration est le passeport assuré pour accéder à
la vie paradisiaque.
Tous les ingrédients sont réunis pour constituer une action efficace et
féconde au service d’une cause, l’action peut-être la plus efficiente, compte
tenu des investissements préalables. Le sacrifice d’une seule vie a le
retentissement que ne pouvait espérer autrefois qu’une bataille de grande
ampleur. Le cynisme ferait parler ici de réussite au moindre coût.
La tradition japonaise
Le phénomène kamikaze tire son origine à la fois d’un événement
historique et d’une imprégnation culturelle. La conjugaison des deux a
donné naissance à une stratégie guerrière qui s’est peu à peu généralisée,
mettant au service d’une cause déterminée la fanatisation individualisée.
En 1274, le Mongol Kubilaï Khan décide d’envahir le Japon. Il attaque
dans la baie d’Hataka et la première journée de combat s’achève avec de
lourdes pertes pour les forces japonaises. Le lendemain, un puissant typhon
survient et détruit une grande partie de la flotte mongole, contraignant
Kubilaï à battre en retraite. Sauvé par cet ouragan miraculeux, l’empire du
Soleil-Levant lui donna le nom de kamikaze, c’est-à-dire « vent divin ».
Kami en japonais désigne ce qui est inspiré par les dieux et réfère à la
puissance supérieure du sacré. Kaze signifie la puissance du vent ou le
typhon.
En 1944, au moment où les Américains risquaient de débarquer sur la
terre nippone, l’empereur décida de mettre en œuvre des commandos
suicides pour couler les navires ennemis. Ces unités spéciales furent tout
naturellement nommées kamikazes en référence à la force salvatrice du
typhon de naguère. Peut-être l’histoire se répéterait-elle grâce à cette arme
suprême.
L’élite du pays, constituée par la population étudiante jusqu’alors
gardée en réserve, fut préparée nationalement au sacrifice suprême. Les
pilotes étaient mis aux commandes d’avions bourrés d’explosifs et ne
disposaient pas du carburant nécessaire pour le retour. Mais il y avait
également des sous-marins de poche équipés de la même façon, des
vedettes rapides et des torpilles humaines monoplaces destinées au même
usage, au nom évocateur de Kaiten, c’est-à-dire « départ vers le ciel ».
Un tel processus basé sur un embrigadement radical ne saurait se
comprendre sans faire référence à une spécificité culturelle nippone, le
bushido. Le bushido est la voie du samouraï. Il mêle le fond traditionnel du
shintoïsme avec les principes du bouddhisme zen. La vie est un chemin de
vertu et de rectitude duquel le disciple ne doit jamais s’écarter. Aussi la
mort accompagne-t-elle le moindre moment de l’existence. Elle représente
l’issue possible de toute entreprise car nul ne saurait survivre à un échec. La
culture de la réussite que représente cette voie correspond en fait à une
éthique de la mort. Non seulement il ne faut pas la craindre, mais il faut la
graver en soi comme l’échéance naturelle qui ne manquera pas de survenir
au détour du chemin.
« Ma vie et ma mort ne font qu’un. » Telle est la maxime la plus
significative de ce code de l’honneur hérité du passé et qui teinte la culture
japonaise. La vénération du mourir ressurgit à plein dans le phénomène
kamikaze. Autant que la mort du héros soit utile et sauve l’empire du
déshonneur. Plutôt disparaître que d’être défait. Selon cette perspective
collective, le sacrifice de quelques-uns participe de la sauvegarde du corps
social.
Le kamikaze est le recours de la dernière chance. Quand tout est perdu,
il convient de sauver l’honneur et, qui sait, le vent divin risque de procurer
à nouveau la victoire.
À partir de ce modèle issu de la Seconde Guerre mondiale, le kamikaze
est devenu une modalité de lutte couramment admise, dans une sorte de
banalisation du fanatisme.
Le kamikaze islamiste
Le 11 septembre 2001 a ouvert l’ère du fanatisme ordinaire. Les actes
spectaculaires de petits groupes entraînés au suicide agressif ont créé un
choc traumatique dans la conscience mondiale. Ils ont aussi préparé chacun
à vivre avec la menace constante de ce nouveau type de terrorisme. Chaque
passant côtoyé dans la rue, chaque passager de l’avion qu’on prend est
susceptible de se transformer en dangereux fanatique qui peut, à tout
instant, se faire exploser et pulvériser tout autour de lui.
Le kamikaze est l’arme du désespoir, mais il devient aussi un
redoutable outil au service de mouvements idéologiques de nature sectaire.
Il importe de bien distinguer entre la logique groupale du phénomène
kamikaze et le fonctionnement interne de l’autosacrifice tel qu’il se déploie
dans le psychisme du futur candidat à la mort programmée.
Au premier niveau, on a affaire à une emprise psychique qui mobilise
totalement le sujet et l’inféode durablement au groupe qui s’est constitué à
la façon d’une secte. L’endoctrinement y est systématique et programmé. La
future bombe humaine est réduite à une arme sophistiquée mise à la
disposition de la cause. Le sujet est déshumanisé au point de n’être qu’un
moyen comme un autre mis au service du mouvement. Il est entièrement
instrumentalisé par des dirigeants aux mains desquels il ne représente qu’un
rouage au sein d’une mécanique bien huilée.
À un second niveau, le kamikaze inscrit sa mort comme la finalité
inexorable de son engagement individuel. Il choisit librement, à un moment
donné, de franchir le pas et de concentrer son énergie sur l’acte suprême qui
doit venir parachever son existence. À la fois terme ultime et but, la mort
« armée » va donner sens à sa vie et lui ouvrir les portes d’une nouvelle
espérance. C’est la croyance en l’existence d’une vie éternelle de bonheur
et de béatitude qui sert de déclencheur à l’action finale. Le kamikaze donne
sa vie terrestre dans l’espoir de conquérir, par son geste sublime, le droit à
la félicité dans l’au-delà. Selon cette perspective, le meurtre et le sacrifice
de vies innocentes ne sont nullement un crime, c’est au contraire un acte
héroïque au service du Bien.
Le kamikaze est conduit, par la soumission aveugle à son propre groupe
d’appartenance, à accepter sans état d’âme l’inversion des valeurs. Tuer des
innocents est un acte tout à fait justifiable, puisqu’il s’agit d’atteindre à la
perfection finale. Au meurtre aléatoire s’ajoute le meurtre de soi-même. Par
quels mécanismes psychiques les meneurs parviennent-ils à obtenir le
consentement du sujet au sacrifice suprême ?
Nous l’avons analysé à propos du Vieux de la Montagne et de son école
d’« assassins », la conviction radicale, la sujétion et l’endoctrinement sont
les méthodes favorites des dictateurs de l’âme. Avec ou sans drogue, nous
assistons avec la culture du kamikaze à un perfectionnement de
l’embrigadement psychique et à sa généralisation banalisante, comme si la
bombe humaine était passée dans le domaine commun de la stratégie. Très
cyniquement, le kamikaze fait partie de la panoplie ordinaire des
mouvements terroristes.
Nous allons illustrer notre propos par deux exemples qui sont aux
antipodes l’un de l’autre. Ils représentent au mieux les deux types de
kamikazes islamistes qu’on rencontre aujourd’hui. Entre les deux choix
autosacrificiels, beaucoup d’autres configurations se présentent, tellement la
complexité de la situation est grande dès qu’on aborde les histoires
individuelles dans le cadre de la société mondialisée contemporaine.
Un converti passionné
Ben Laden et la mouvance Al-Qaida ont réussi à mobiliser, former et
jeter dans l’arène nombre de jeunes gens cultivés et en apparence très bien
intégrés à la culture occidentale.
On a retrouvé au domicile de certains des acteurs du
11 septembre 2001 des documents attestant de leur parfait embrigadement.
Ils étaient persuadés d’agir pour Dieu, alors qu’ils étaient manipulés par un
groupe fanatique agissant pour ses intérêts propres. Sous des allures de
fondamentalisme islamique se cachaient des vues politiques centrées
uniquement sur la quête du pouvoir. Une pratique ascétique, des exercices
spirituels contraignants et quotidiens, et des convictions radicalement pures
avaient poussé les adeptes à remettre leur personne entièrement à la volonté
des chefs qui les dirigeaient. Plus de discernement, plus de jugement
personnel, un assujettissement complet et une parfaite centration sur la
tâche à accomplir. La mission terrestre de nature destructrice était fusionnée
à la mission divine de nature créatrice et rédemptrice. L’impératif
catégorique gravé dans la conscience de chacun était d’éliminer le grand
Satan de la surface du globe. Leur récompense suprême et immédiate était
un aller simple pour le Paradis avec une place réservée auprès des vierges
sacrées, en compagnie des autres martyrs.
On a de la peine à croire qu’une iconographie simplifiée puisse avoir un
impact sur des esprits ouverts formés au jugement critique. Et pourtant,
l’expérience prouve qu’un tel processus est aisément envisageable, dès
qu’on connaît la puissance de l’emprise groupale et de la séduction
hypnotique habilement contrôlée. Plus le pouvoir sectaire est ancré chez un
sujet, moins les contenus de croyance ont besoin d’être élaborés. À
inféodation groupale passionnelle, thèmes de croyance stricts et épurés.
Paradoxalement, plus la croyance est approfondie et argumentée en raison,
plus les risques d’émergence du doute surviennent. Pour mettre sa vie en
jeu sur un acte unique et définitif, il faut un enjeu de croyance simple et une
inébranlable conviction.
Le cas de John Walker Lindh est riche d’enseignement. On a surnommé
ce jeune homme de 20 ans le « taliban américain » car il fut fait prisonnier
en Afghanistan en 2002, alors qu’il séjournait dans un camp d’entraînement
international pour terroristes.
Comment cet Américain modèle, pur produit du système, en est-il
arrivé là ? Quel étrange itinéraire l’a-t-il conduit à épouser une cause aussi
éloignée de son origine et surtout à rejoindre un groupe en guerre ouverte
avec son pays ?
En fait, le parcours du jeune John est assez aisé à comprendre. Il est né
dans une famille traditionnelle dans le district de Washington. Il est le
dernier-né d’une fratrie de trois. Le père est juriste et travaille pour
l’administration, la mère reste au foyer pour élever ses enfants. Les parents
pratiquent un catholicisme plutôt libéral et font montre d’un esprit ouvert en
phase avec leur temps. Mme Lindh est très attirée par la pensée bouddhique
et participe à de nombreux séminaires. La famille est unie jusqu’au départ
pour la Californie. Quand John a 10 ans, les Lindh s’installent près de San
Francisco, dans le comté de Marin, réputé pour sa libre-pensée et son goût
du laisser-faire. Ce sont les anciens hippies ayant réussi qui ont investi
massivement ce comté.
À l’entrée dans l’adolescence, John se passionne alors pour la danse et
la musique. Il pratique intensément le hip-hop et participe avec passion à
des échanges sans fin sur Internet à propos notamment des liens des
nouvelles tendances musicales avec Dieu et la religion. C’est là qu’il entre
en relation avec des groupes islamiques. À 15 ans, comme il est très doué,
ses parents l’inscrivent dans un collège alternatif. Tout est fait dans son
entourage pour développer son goût pour l’étude et satisfaire son appétit de
savoir. À 16 ans, un tournant s’opère pour lui à la lecture de
l’autobiographie de Malcolm X, le leader noir musulman assassiné
en 1965 à New York. À partir de là, la vie de John est transformée. Il
annonce très vite à ses parents qu’il a l’intention de se convertir à l’islam.
Très tolérants, ces derniers entérinent le choix de leur fils et le comprennent
comme une suite de son impérieux besoin de connaissance.
L’année suivante, John abandonne sa high school et décide de changer
de nom. Il se fait appeler Suleyman al-Lindh. Il fréquente la mosquée locale
de plus en plus assidûment. Les témoignages recueillis auprès de ses
coreligionnaires d’alors font état de leur étonnement face à la soif excessive
de connaissance de la part du jeune converti. Suleyman affichait son désir
d’apprendre par cœur le Coran. Il disait, de plus, à qui voulait l’entendre
qu’il ne pouvait plus supporter l’American way of life qui allait à l’encontre
de tout ce à quoi il aspirait et en particulier son besoin inextinguible de
spiritualité. Désormais il s’habille avec de longues tuniques blanches, porte
un couvre-chef musulman et se laisse pousser la barbe. Le Centre islamique
de Mill Valley devient son lieu de prédilection. Son père admire ce choix de
vie librement assumé et encourage son fils à aller au bout de son
engagement.
John va avoir 17 ans. Ses parents l’informent alors qu’ils vont se
séparer d’un commun accord et sans violence. Le divorce a lieu en toute
simplicité, la proximité parentale restant totale pour les enfants. C’est dans
ces conditions particulières que John choisit de franchir une étape
supplémentaire dans ce qu’il appellera plus tard son « étrange voyage ». Il
demande à son père de financer son voyage et son séjour au Yémen. C’est
là-bas qu’on parle l’arabe le plus pur, l’arabe dans lequel a été écrit le
Coran. Le père accède volontiers à sa requête et la mère lui donne sa
bénédiction. Ils sont l’un comme l’autre, fiers de l’engagement de leur fils
et approuvent entièrement ce qu’ils considèrent comme une farouche
« volonté de s’instruire ». Ils veulent voir dans la fuite en avant de John la
seule dimension de l’enrichissement personnel.
À son retour en Californie, John Walker – il a décidé de ne plus porter
que le nom de sa mère – fait la rencontre d’un missionnaire pakistanais qui
le persuade de venir poursuivre sa formation dans son pays. Aidé par ses
parents qui saluent son dévouement et son désir d’aller aider les plus
démunis, le jeune prodige s’envole pour le pays des rêves. On l’installe
dans une madrasa du Nord-Ouest, à Bannu. Il a 19 ans. Élève modèle, il
rivalise avec ses camarades pour apparaître comme le plus dévoué à l’islam.
Il refuse tout confort et vit dans des conditions spartiates.
Il échange durant tous ces temps, par courriel, avec son père. Lors de
son dernier message, il l’informe qu’il veut « rejoindre l’air plus frais des
montagnes ». En mai 2001, il part pour l’Afghanistan où il est recruté par
Al-Qaida et va s’entraîner dans le camp dirigé par Ben Laden en personne.
C’est quelques mois plus tard qu’il sera intercepté par les forces armées
américaines, stupéfaites de découvrir l’un des leurs parmi toutes les recrues
internationales du terrorisme. À la nouvelle de ce qui vient d’arriver, les
parents de John s’effondrent. Marilyn Walker, sa mère, ne parvient pas à y
croire. Elle ne comprend pas ce qui s’est passé. « C’est un gentil garçon. Il
a dû subir un lavage de cerveau », confie-t-elle. Frank Lindh, le père, quant
à lui, persiste malgré tout dans sa vision idéologique du parcours de son
fils : « John avait entrepris sa propre quête spirituelle et il semblait avoir
trouvé sa voie dans l’islam. »
Quel est le processus qui a amené le good boy US à devenir un candidat
kamikaze ? Un tel itinéraire, bien qu’exceptionnel, condense l’essentiel des
traits psychiques qui mènent au sacrifice suprême au nom d’une idéologie.
On ne peut pas s’empêcher de faire le rapprochement entre le
fonctionnement « libéral » de la famille Lindh et les comportements de plus
en plus radicaux de John. Ce que les parents, aussi bien la mère que le père,
considèrent être un new way of life en rupture avec le modèle honni de
l’Amérique traditionnelle représente pour le fils une quête éperdue de la
structuration psychique qui lui fait défaut. À force d’être tolérants et ouverts
à la nouveauté, de tels parents créent le malaise et plongent l’enfant dans
l’insécurité. Au lieu du cocon familial protecteur attendu, il ne trouve
qu’une ambiance délétère et pleine d’incertitudes.
Et pour l’adolescent, les choses empirent. Il ne parvient à s’opposer à
rien, puisque tout est fluide autour de lui. Le laxisme ambiant lui plaît dans
un premier temps, mais ne lui offre pas vraiment de perspectives
structurantes. Sans modèle identificatoire stable ni position de rejet
clairement repérable, il est contraint à chercher seul sa propre voie. Plus
inquiétant encore, ce sont les parents qui le poussent sur cette voie de
l’inconnu, comme s’ils étaient grisés par le choix et l’audace identitaire de
celui qui se lance à explorer des chemins risqués. John est encouragé,
tacitement par sa mère, activement par son père, à aller plus loin, toujours
plus loin dans ce que chacun s’illusionne à définir comme un engagement
authentique. Ni le père ni la mère ne perçoivent le caractère ostentatoire
excessif des conduites du jeune homme. Croyant les provoquer, il ne reçoit
que compliments et blancs-seings pour poursuivre sa fuite incontrôlée vers
les extrêmes. Tout se passe comme si les parents vivaient à travers leur fils
les expériences excitantes qu’ils auraient aimé vivre eux-mêmes et qu’ils
n’ont pas pu ou pas osé réaliser. À travers la folle dérive extrémiste de John,
ils vivent leurs propres parts passionnelles, par procuration. L’adolescent est
devenu, en quelque sorte, le délégué, l’ambassadeur de leurs idéalisations
les plus débridées. Et ils ne peuvent voir, du coup, les seuils irréversibles
qui le mènent vers la dérive sectaire et le fanatisme.
On distinguera trois étapes dans l’histoire de John Lindh. La première
débute avec ses recherches sur Internet. Il veut découvrir quelque chose qui
soit de l’ordre du dépassement de soi, quelque chose qui soit
inconsciemment en lien avec la spiritualité confuse et diffuse que distillent
dans la cellule familiale ses parents. Cela aurait pu tourner à la
cyberaddiction, comme on le constate de plus en plus souvent chez certains
adolescents, mais tout de même la présence de l’adulte oriente ses choix et
il va vers des sites d’échange et de discussion. Deux thèmes de prédilection
sans doute en lien avec le milieu culturel (on ne sait rien des grands-parents
et des liens de John avec eux) dirigent John : la musique et le religieux. Par
le hasard de ses rencontres à distance, il s’intéresse aux rapports de la
musique et de l’islam. L’une des premières questions qu’il pose n’est pas
anodine, elle touche à l’interdit : y a-t-il des instruments de musique non
tolérés dans la religion musulmane ? Cet interdit fondateur d’une
symbolisation constructive et qui lui manque tant va vectoriser sa quête.
Peut-être aussi l’islam l’interpelle-t-il à ce niveau, dans la mesure où il est
d’une rigueur absolue à propos des règles et des interdictions. Ainsi John
découvre-t-il son modèle identificatoire fondateur avec Malcolm X. Il va
d’abord se faire passer pour un jeune Noir sur la toile. Ce personnage
mythique lui parle à plusieurs niveaux. Il s’affiche comme un militant
anonyme, il n’est qu’un opprimé parmi les opprimés, sans souci de gloire ni
de pouvoir. Son seul but est altruiste, venir au secours des faibles et des
démunis, les anciennes victimes de l’esclavage qui continuent à être sous le
joug des Blancs. Puis après son pèlerinage à La Mecque, le leader noir
délivre un message universel de solidarité humaine au nom d’Allah. Plus de
distinction de race, de caste et de classe, tous unis dans une grande
confraternité tournée vers la transcendance. John trouve en son héros à la
fois la révolte, l’opposition à sa famille et une aspiration cependant
commune à des valeurs de partage et de spiritualité.
Admiré et poussé par les siens, John va franchir une seconde étape, plus
décisive et plus radicale, c’est celle non plus de la contestation, mais de la
rupture. Et c’est cette phase-là qui aurait dû alerter ses parents et les pousser
à réagir. John quitte le collège et cherche à entrer dans la peau d’un « vrai
musulman ». Sa conversion à l’islam n’est pas en soi problématique. Seuls
le contexte et l’absolutisme du comportement signent une dérive
pathologique avec l’émergence d’un attachement passionnel. L’habillement,
le parler originaire, l’obsession coranique, tout converge pour témoigner
d’un acharnement à changer d’identité, à devenir autre. John devient
Suleyman al-Lindh. Le lien symbolique avec le père est préservé avec la
conservation du nom d’affiliation.
Cependant, cette dernière attache est déliée avec la seconde rupture.
Pour que l’identification soit complète, il faut à John se séparer de la mère
patrie et ancrer sa nouvelle appartenance sur les lieux originaires et avec la
pureté de la langue parlée par le Prophète. On est en droit de penser que le
séjour au Yémen correspond avec le moment de l’embrigadement de type
sectaire. John, avec son besoin éperdu d’idéal, est une proie facile pour des
groupes extrémistes en quête d’adeptes à fanatiser. Le divorce des parents
est le déclencheur de la séparation sans retour pour John. Non seulement il
est prêt à subir l’influence extrémiste, mais il l’appelle de tous ses vœux. Il
commence par rejeter le nom de son père pour s’appeler à présent
simplement John Walker. Reniement de ce père qui quitte sa mère avec le
sourire, sans aucun conflit, comme s’il n’y avait aucune raison, comme si,
au fond, cette union n’avait jamais réellement existé, comme si cette union
n’était qu’un faux-semblant. Inconsciemment pour John, la seule chance
d’exister, lui le fruit de cette union fausse, est de changer radicalement. La
fuite en avant est désormais programmée, jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice
final. Il rencontre le missionnaire islamiste qui lui fait passer un nouveau
cap en l’emmenant dans les écoles coraniques réputées les plus extrêmes.
Même là, John cherche à être plus farouche que les plus farouches. Il doit
extirper de sa chair l’identité impie qui lui est collée à la peau. En se
mortifiant corporellement, il se purifie afin d’être plus réceptif
spirituellement aux messages d’une foi jusqu’au-boutiste. Ayant changé de
peau, étant complètement imprégné psychiquement par la dérive sectaire de
la doctrine, il brûle d’en découdre avec les forces du Mal. John Walker est
fin prêt pour la métamorphose en Abdul Hamid, le combattant du Jihad
total. Il peut attendre dans la joie et l’impatience la mission ultime qui va
faire de lui le martyr. La mort au service de la cause, la mort triomphante
est l’issue la plus favorable à un parcours qui ne peut plus du tout s’assumer
comme tel, assumer ses origines et ses contradictions, seules conditions
pour acquérir une identité stable. La fuite en avant a mené John, dans
l’enthousiasme, au bord du précipice. Avec la formation du kamikaze, l’acte
suprême de l’autoapocalypse est l’issue fatale et en même temps l’issue
triomphale.
La rencontre imprévue des soldats de son pays en terre étrangère et
hostile a été la chance de John. Il fallait une intervention armée pour mettre
un terme à sa dérive mortifère. Il était voué sinon à une mort certaine.
Arrêté dans sa fanatisation, on peut supposer qu’il ait amorcé, en même
temps que ses parents, une réflexion sur ses errements et une reconstruction
de lui-même.
La destruction du temple
Le 3 juillet 1950, un bonze novice incendiait le Pavillon d’or, le temple
bouddhique le plus prestigieux de l’ancienne capitale impériale du Japon,
Kyoto. Ce qui est incompréhensible dans cet acte destructeur, c’est que le
coup porté au patrimoine artistique japonais ne vient pas de l’extérieur, d’un
ennemi supposé, mais de l’intérieur. L’auteur du crime est l’un des
membres de la communauté religieuse censée être la gardienne du temple.
Hayashi Shoken, tel est son nom, n’avait apparemment aucune complicité
externe, il a agi seul, librement et pour son propre compte. Alors pourquoi ?
Le jeune initié avait la ferme intention de mourir au moment même où
il mettait un terme à l’existence du plus pur joyau de l’art bouddhique
nippon. Pour lui, avant tout – c’est ce qui est le plus intrigant dans
l’histoire –, le Pavillon d’or représentait le suprême symbole du beau, tant
au niveau esthétique que religieux, car il était profondément imprégné de la
doctrine bouddhique. Avant d’allumer le brasier qu’il avait soigneusement
préparé en entassant meubles et chaises, il avale une trentaine de somnifères
et s’enferme dans le temple. Puis il se juche en haut du bûcher dont les
flammes commencent à grandir et se frappe la poitrine d’un coup de
poignard. La mise en scène est parfaite avec la mort pour ultime certitude
au terme de ce grandiose autodafé.
Cependant, le sort en décide autrement. Le Pavillon d’or est bien
entièrement consumé par l’incendie, mais Shoken échappe mystérieusement
au sinistre. Les policiers qui interviennent promptement sur les lieux le
retrouvent installé sur la colline qui fait face au temple, en train de
contempler tranquillement son œuvre. Les flammes éclairent encore la nuit
et Shoken est arrêté. Il est dans un état second, sérieusement blessé au côté,
mais il est encore en mesure de parler.
Ce que déclare Shoken ne fait pourtant qu’accroître le caractère
énigmatique de l’acte. S’il a voulu détruire le fameux pavillon, c’est « par
haine de la beauté ». La haine étant le renversement en son contraire de
l’élan amoureux, peut-on dire que l’agir du jeune bonze correspondrait
simplement à une sorte de dépit amoureux ? Certainement, mais il faut
pousser plus loin l’analyse pour saisir les mobiles qui ont conduit à un tel
retournement et surtout la nature du mouvement passionnel qui unit un sujet
à un objet inerte, fût-il un monument de beauté.
L’expert psychiatre qui a rencontré Shoken a vu en lui un « psychopathe
de type schizoïde ». Parler de psychopathie est peut-être excessif dans la
mesure où Shoken ne s’en prend pas à autrui. Certes, son acte fait montre
d’une grande agressivité, mais elle est de nature suicidaire. Il exerce sa
destructivité contre sa seule et unique personne, lui-même. Il est décrit
comme un garçon renfermé et taciturne qui a tendance à s’isoler et à se
replier sur lui-même. Il s’intéresse peu à ses études et cherche à se réfugier
dans la rêverie. Il est amené à la transgression pour se retrouver dans ses
fugues solitaires et renouer avec son monde intérieur.
Shoken explique par la suite qu’il a agi pour se venger du prieur du
temple qu’il haïssait. Petit à petit, il s’était enfermé dans une spirale de
provocations à l’égard de la communauté dont il ne se sentait pas vraiment
faire partie. Son rapport à l’autorité que représentait le prieur s’était
tellement dégradé qu’il ne savait plus du tout comment s’en sortir autrement
qu’en posant un acte qui prenait pour lui une valeur définitive : détruire ce
que vénéraient ses frères en Bouddha et abîmer son propre déshonneur dans
les flammes.
On pourrait dire que l’agir du jeune bonze est, en fait, un acte fanatique
par inversion. Au lieu d’agir pour la seule gloire de son groupe
d’appartenance, il agit par intérêt personnel. Au lieu de se conformer au
dogme et de le porter aux nues, il le bafoue et le foule aux pieds dans un
geste sacrilège. Les explications que Shoken donne aux enquêteurs
confirment notre lecture. Il affirme, dans des propos quelque peu décousus
et confus, que le bouddhisme est voué à la dégénérescence car il s’endort
sur ses vieilles traditions. Il avoue être scandalisé par la quiétude et la
sérénité affichées par les dirigeants du culte. En somme, si son acte avait un
objectif précis – ce qui reste à prouver, car il donne ces explications dans
l’après-coup – ce serait de sacrifier le beau pour régénérer l’idéal. Mais,
stricto sensu, le geste de Shoken se réduit à sa seule négativité. Il est dénué
de toute revendication et ne comporte aucune proposition. En cherchant à se
détruire lui-même avec l’objet, le « fanatique inversé » commet un pur acte
de désespoir. Pour lui, pas de Grand Soir ni de lendemains qui chantent.
Seul prévaut l’anéantissement à la fois de soi et de tout désir. Par son geste
éminemment provocateur, Shoken, l’antisectateur, réalise une étrange
apothéose au cours de laquelle s’évanouissent et le sujet désirant et l’objet
désiré. Mieux, il s’approprie, dans et par sa destruction même, l’objet idéal
vénéré par tout un peuple. En entraînant avec lui pour l’éternité le Pavillon
d’or, il en prive à jamais le reste de l’humanité. Ce geste eut un
retentissement immense à travers tout le Japon et vint encore accentuer le
sentiment de défaite après la chute de l’empire en 1945. Le choc fut si rude
qu’il fut décidé de reconstruire à l’identique, dans le moindre détail, ce
symbole inégalé d’un peuple et d’une culture.
La fascination du détruire
Yukio Mishima, jeune écrivain âgé de 25 ans au moment de l’incendie
du temple, est si impressionné par l’acte de Shoken et par sa portée
symbolique qu’il entreprend d’en raconter l’histoire. Cinq années de
documentation, d’analyse et d’écriture. Le roman, intitulé Le Pavillon d’or,
paraît en 1955 et obtient un vif succès. Mishima y excelle aussi bien dans le
style que dans la finesse et la qualité de la compréhension du personnage.
En s’identifiant totalement à l’auteur du crime, il retrace par le menu tous
les moments de sa fomentation. Chacun peut revivre, à travers ses mots, les
tourments intérieurs du jeune bonze et le cheminement psychique qui l’a
conduit à l’immolation suprême.
Évidemment, Yukio Mishima prête au personnage sa version des faits et
les interprétations qu’il propose relèvent de sa propre vision du monde,
même s’il se limite strictement à la vérité des événements et au portrait
psychique du héros tel qu’il a pu le reconstruire à partir des propos que
Shoken a tenus et des témoignages des proches.
Shoken est devenu sous la plume de Mishima le personnage immortel
de Mizoguchi auquel chacun va pouvoir, le temps d’une lecture, s’identifier.
Au-delà des données événementielles, ce jeune homme a acquis une
dimension universelle ; il nous parle du tragique dans ce que chacun, à un
niveau ou un autre, est à même de saisir et d’entendre. Nous ne sommes pas
tous des incendiaires potentiels, mais nous pouvons marcher pas à pas sur
les traces de celui qui a commis l’acte et percevoir les raisons internes qui
ont motivé son geste. Mizoguchi est construit un peu sur le modèle du
Richard III de Shakespeare. Défavorisé par la nature – il est bègue et plutôt
laid – il va chercher à se venger d’elle. Mais la comparaison s’arrête là : il
ne sera ni sadique ni meurtrier ; même si la logique paranoïaque eût voulu
qu’il assassinât le vrai persécuteur, celui qui focalisait sa haine et par qui il
se sentait humilié et brimé, le prieur du temple. Cela aurait été trop simple,
en réalité l’histoire est plus complexe.
Parallèlement à sa souffrance psychique, Mizoguchi a un ego
démesuré : il se sent taillé pour de grandes choses et vit mal la petite vie
étriquée du bonze moyen. Les règles, les punitions l’oppressent, lui qui rêve
de beauté et d’idéal. Mizoguchi s’est fait bonze pour être au contact
permanent de l’objet de sa fascination, le Pavillon d’or. Il a déposé dans cet
objet mythique tout son amour, compensation idéale à une existence terne et
déprimante. Contempler le Pavillon d’or suffit à remplir son cœur de joie et
d’allégresse. Que représente cette image de la beauté idéalisée qui va
devenir pour l’antihéros la cible privilégiée à détruire ?
Mishima en fait, à juste titre pensons-nous, une forme symbolique de la
mère. Mais pas n’importe quelle image de la mère, la mère archaïque, la
mère des origines. Le Pavillon d’or figure la bonne mère, la mère
nourricière au sein généreux. Ce n’est pas la mère œdipienne qui oriente le
choix sexuel futur du garçon, mais la mère qui donne au bébé son plaisir
d’exister et son amplitude narcissique. En un mot, tout ce que Shoken
l’incendiaire n’a pas eu, d’après l’enquête de Mishima. La mère était
défaillante dans ses premiers soins à l’enfant et présentait même des traits
pervers, se complaisant à laisser le nourrisson dans la détresse. Rester
sourde aux cris et aux plaintes répétés constitue une maltraitance avérée de
la mère.
Le jeune Mizoguchi pense trouver dans la communauté des bonzes, une
enveloppe maternelle contenante et protectrice. Déçu par les rivalités
mesquines et les brimades qu’il vit comme des persécutions, il se réfugie
dans un imaginaire merveilleux où triomphent deux représentations
dominantes et structurantes pour son psychisme défaillant : la mer et le
Pavillon d’or.
Mishima insiste beaucoup sur la puissance apaisante de la mer pour
Mizoguchi. Il fuit de temps à autre la compagnie des moines pour aller se
ressourcer, solitaire, au contact de la mer. Il en revient apaisé et pouvant
supporter, dès lors, les affres du quotidien. Si la mer constitue l’ambiance
basique de sérénité et de bien-être, le Pavillon d’or est l’objet de pure
beauté dont la contemplation nourrit la vie psychique, à la manière du bon
sein.
Pour forger cette image idéalisée du Pavillon d’or à la source de la
vénération illimitée de Mizoguchi, Mishima introduit deux scènes capitales
qui vont préparer dans une certaine mesure le dénouement ultime de
l’histoire, et en fournir quelques pistes de compréhension.
À la fin de son enfance, Mizoguchi est témoin d’une scène étrangement
inquiétante qui va le marquer profondément. Il est dissimulé dans un
buisson et il voit de sa cachette, en haut des marches du Pavillon d’or, une
jeune femme en compagnie de son amant. Elle a ouvert son kimono et
laisse apparaître un sein blanc immaculé. Fasciné, l’enfant ne voit bientôt
plus que cette sublime part du corps féminin. Mais que fait-elle ? Elle a
entouré le sein épanoui de ses deux mains et le presse pour en faire jaillir un
lait généreux qu’elle déverse dans la tasse de thé de son amant. Ce dernier
partira bientôt pour la guerre et ne reviendra jamais plus. Mais la scène de
la sublime lactation va hanter l’imaginaire de Mizoguchi devenu adolescent
et venu servir comme bonze auprès du Pavillon d’or.
Il est intéressant de noter au passage la troublante correspondance avec
une autre scène, celle-là issue d’un imaginaire médiéval complètement
étranger à la culture de Mishima. Bernard de Clairvaux, célèbre fondateur
de l’ordre cistercien et futur saint Bernard, rapporte dans ses écrits la vision
fantasmatique d’un épisode qui le plongea dans un profond état extatique,
vision connue sous le nom du miracle de la lactation. Dans une petite
chapelle, en prière au pied d’une statue de la Vierge, il vit Marie ouvrir sa
tunique, sortir l’un de ses seins et le presser généreusement afin d’asperger
du lait divin le visage du mystique au comble de la jouissance. Seul Jésus
enfant avait connu ce sublime privilège.
Le fait qu’une scène similaire soit créée par un écrivain japonais à mille
lieues de la pensée chrétienne atteste de la valeur universelle des
représentations originaires inconscientes.
Fort de cette vision régénératrice de la lactation, le jeune Mizoguchi la
déplace sur la totalité du lieu sacré où elle s’est produite et en fait l’image
absolue de la beauté idéalisée. Après la mort de son amant soldat, la jeune
et belle mère perd son bébé et sombre dans la prostitution pour survivre.
Lors d’une soirée de débauche en ville, le novice Mizoguchi rencontre celle
qui avait alimenté ses fantasmes d’enfant et tente d’avoir une relation
sexuelle avec elle. Malheureusement, lorsque la femme dévoile sa superbe
poitrine, l’adolescent est saisi d’un malaise. Le sein de la lactation de
l’image fantasmatique vient s’interposer entre lui et le corps féminin désiré.
Il reste impuissant et se fait mépriser par la femme qui s’en veut d’avoir
perdu son temps avec lui. Plongé dans l’amertume et le désespoir,
Mizoguchi commence à songer à en finir avec cette vie de désolation. Son
image récurrente et sublime de la femme, de la mère, de l’amante est
définitivement détruite. Qu’en serait-il s’il arrivait la même chose au
Pavillon d’or ?
Peu à peu s’éclairent dans l’œuvre de Yukio Mishima les mobiles
inconscients qui conduisent à l’acte fanatique par inversion négatrice. La
beauté est éphémère, elle a une durée forcément limitée, elle doit forcément
disparaître. Comme il ne pourrait survivre à la disparition du Pavillon d’or,
Mizoguchi pense qu’il vaut mieux qu’il devienne l’auteur de cette
disparition. Il substitue à l’insoutenable spectacle de la fin dernière de
l’objet aimé, spectacle passivement subi, l’idée d’une ultime communion
avec l’objet au sein d’une disparition partagée. Un holocauste actif de
dissolution totale. Le fanatique du néant préfère conserver uniquement pour
lui, jalousement, l’objet de son amour passionnel. Holocauste total de soi et
de l’objet idéal fusionné pour en priver à jamais les autres et le monde.
Apprenant son geste impensable, la mère de Shoken a cherché
vainement à le revoir. Il s’est refusé fermement à cette rencontre. De
désespoir, pour effacer le déshonneur généré par ce fils maudit, elle a fini
par se suicider. Nous ne savons pas si Shoken a survécu à cette double
disparition, celle de la mère idéalisée et celle de la mère réelle. Un suicide
raté peut être l’occasion d’un nouveau départ dans la vie, mais qu’en est-il à
ce moment-là de la fibre fanatique mue par le seul désir de destruction ?
Shoken est un kamikaze qui retourne contre l’objet la violence déployée.
Pour lui, pas d’autosacrifice au profit d’une cause ni de bénéfice personnel
escompté dans l’autre monde pour prix de l’acte destructeur. Détruire pour
soi et pour un soi qui n’a d’autre avenir que le néant. Comment survivre à
une telle démarche ?
Quant à Mishima lui-même, il survécut quinze ans à son identification à
Shoken, le héros de la négativité. Le Pavillon d’or connut un succès
mondial grâce à la qualité littéraire de l’œuvre et peut-être surtout à la
prodigieuse performance d’empathie de l’auteur vis-à-vis du jeune
incendiaire. Voulant renouer avec les valeurs authentiques du samouraï,
Mishima a créé un mouvement politique traditionaliste et s’est laissé
emporter par une véritable dérive sectaire qui l’a conduit à un suicide
revêtant le masque de la fin honorable de la figure héroïque du samouraï.
Avec trois autres comparses partageant la même vision quasi délirante d’un
Japon purifié, il s’est livré au seppuku, l’éventration suicidaire rituelle.
Contrairement à son personnage de Mizoguchi, il n’a rien détruit dans son
acte. Il a tenté d’entraîner un sursaut nationaliste qui n’a été qu’un
lamentable échec. Le génie littéraire de l’auteur s’est retourné en un
fanatisme dérisoire qui n’a fait de victime que lui-même et les quelques
amis qu’il a entraînés dans ses folles visions imaginaires d’une tradition
héroïque.
Le massacre de Columbine
Encore des adolescents en rupture de ban. L’affaire se passe à Littleton,
une petite cité tranquille du Colorado. Une high school sans histoire va être
le lieu d’un drame au retentissement planétaire.
Tout commence avec l’explosion d’une bombe dans un champ
limitrophe du lycée Columbine, ce matin du
20 avril 1999 à 11 h 14 exactement. Lycéens et enseignants se précipitent
au-dehors pour voir ce qui se passe. Il s’agissait en fait d’une manœuvre de
diversion. Pendant ce temps, les deux instigateurs du drame pénètrent dans
la cafétéria et y déposent deux autres bombes artisanales de forte puissance.
La charge est suffisante pour faire sauter la cafétéria et la bibliothèque,
située juste au-dessus. Après avoir dissimulé leurs bombes, les deux
garçons, Eric Harris et Dylan Klebold, se postent près des deux principales
sorties du lycée. Ils ont caché sous leurs impers, armes à feu et munitions en
abondance.
Leur projet est de tuer tous ceux qui tenteraient de s’enfuir après
l’explosion. Ils ont conçu l’idée folle de rayer de la carte ce lycée « pourri »
ainsi que la plus grande partie de ses occupants, les élèves plus que les
enseignants. Si les choses s’étaient déroulées selon leur plan machiavélique,
plus de six cents personnes auraient trouvé la mort. Mais la mise à feu des
explosifs ne fonctionne pas. Les occupants des lieux ne trouvent leur salut
que grâce à l’inexpérience des deux apprentis artificiers.
Nous connaissons la suite des événements par l’enregistrement des
propos d’Eric, le meneur de l’expédition. D’abord un élève qui aperçoit
Eric près d’une des entrées, s’approche de lui pour discuter. Il s’agit de
Brooks Brown, celui qui précisément a porté plainte contre Eric parce qu’il
lui avait adressé des menaces de mort. Si Eric en avait contre quelqu’un
dans l’établissement, c’était bien contre Brooks. Cependant, curieusement,
il lui conseille de quitter au plus vite les lieux « parce qu’il l’aime bien ».
À l’heure prévue, comme les bombes n’ont pas explosé, Eric court
rejoindre Dylan, son complice et lui donne le signal de l’attaque. Ils sortent
tous deux leurs armes et, tel un commando militaire, se lancent à l’assaut de
l’établissement. Le ton d’Eric est exalté. Passer à l’action l’excite un
maximum et il jubile en encourageant son acolyte, comme s’il s’agissait
d’un jeu grandeur nature. Mais ici les balles sont bien réelles, les cris
poussés sont des cris de souffrance non simulée et le sang qui gicle est réel.
Ils commencent par abattre deux garçons qu’ils connaissent et qui sont en
train de déjeuner sur la pelouse. Puis trois autres un peu plus loin. Une
enseignante qui croit qu’ils sont en train de tourner une vidéo arrive et leur
dit d’arrêter. Eric lui tire une balle dans l’épaule en guise de réponse, mais
ne la tue pas. Elle court se réfugier dans la bibliothèque.
Eric et Dylan entrent dans la cafétéria. Elle est vide, les élèves se sont
enfuis. Alors ils pénètrent dans le bâtiment et se dirigent vers la
bibliothèque. En passant, ils tirent sur tous ceux qui ont le malheur de se
trouver encore là. Dans la bibliothèque se trouvent une quarantaine d’élèves
qui essaient de se protéger comme ils peuvent en se réfugiant sous les
tables. Eric et Dylan visent prioritairement ceux qui portent une casquette
blanche, les sportifs ; ce sont eux qui sont en tête de leur liste de personnes
à abattre. Ils en interpellent certains avant de leur tirer dessus, en laissent
partir d’autres qu’ils jugent dignes d’être épargnés.
Malgré leur exaltation, ils sont très conscients de leurs actes et sont en
mesure d’évaluer clairement la situation. Eric lance à Dylan : « On est en
train de faire un putain de carnage, je crois ! » Puis, un peu plus tard :
« Merde ! On commence superbien la révolution ! On va devenir célèbres
dans tout le pays, je te le dis ! »
L’ambiance de la bibliothèque ne les amuse plus. Ils sortent et
retournent à la cafétéria désertée. Là, ils jouent à tirer partout, détruisant et
cassant le matériel. Eric s’approche d’une fenêtre : « T’as vu le monde
dehors ? Attends ! Je vais tirer une rafale sur les ambulances et sur ces
putains de bagnoles de flics, histoire qu’on se marre un peu ! Ah, merde,
trop cool ! »
Les deux amis se replient et se lancent à travers les couloirs qui donnent
accès aux salles de classe où les élèves sont cachés sous les tables. Ils
ouvrent les portes et lancent à tous des menaces de mort. Mais ils ne tirent
plus ; ils se contentent d’insulter et de hurler. Au bout d’un moment, ils
décident de retourner à la bibliothèque. En chemin, ils esquissent un bilan
de leur action de commando. Eric demande : « Tu en as eu combien ? Moi
non plus, je n’ai pas compté… Une putain d’hécatombe, en tout cas. »
Ils s’enferment dans la bibliothèque qui s’est vidée entretemps et Eric
conclut : « C’est une putain de belle journée, Dylan ! On les a bien eus, tous
ces cons ! Dylan, je t’aime, tu sais… Je suis là, je te rejoins ! »
Les deux garçons retournent alors leur arme contre eux-mêmes et se
suicident, mettant le dernier point d’orgue à leur folle équipée.
1- Doom est le jeu vidéo qui a popularisé le jeu de type « tir subjectif » (ou « FPS », First Person Shooter) : le joueur circule dans des lieux inquiétants, tirant sur des
personnages monstrueux surgissant à l’improviste. La particularité du jeu est que l’image à l’écran comporte le canon de l’arme et correspond au champ visuel du tireur. Il a été créé
aux États-Unis en 1993 et a connu depuis de nombreuses versions successives. Doom signifie en anglais « destin funeste » et Doomsday « Jugement dernier » ou « fin du monde ». La
version Doom 64 apparue en 1997, deux ans avant le massacre de Columbine, est particulièrement suggestive, dans la mesure où elle confère au jeu une dimension extrême d’horreur
et d’angoisse. Voici ce qu’en disent les promoteurs : « En matière de destruction, Doom 64 est une référence. Ce jeu propose une telle immersion que vous vous surprendrez à hurler et
à vous faire vraiment peur. […] On ne peut pas ne pas y croire, peut-être finit-on possédé par les démons de Doom… »