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Publications de l'École française

de Rome

Fortuna. Le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain. I -


Fortuna dans la religion archaïque
Jacqueline Champeaux

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, . Fortuna. Le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain. I - Fortuna dans la religion archaïque. Rome : École
Française de Rome, 1982. pp. 3-526. (Publications de l'École française de Rome, 64);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1982_ths_64_1

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COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME
64

JACQUELINE CHAMPEAUX
Professeur à l'Université de Haute Bretagne

FORTVNA

RECHERCHES
ÀDES
ROME
ORIGINES
ETSUR
DANS
LE
À LA
LE
CULTE
MORT
MONDE
DEDE
LA
ROMAIN
CÉSAR
FORTUNE

FORTUNA DANS LA RELIGION ARCHAÏQUE

ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME


PALAIS FARNESE
1982
© - École française de Rome - 1982
ISSN 0223-5099
ISBN 2-7283-0041-0

Diffusion en France : Diffusion en Italie :


DIFFUSION DE BOCCARD «L'ERMA» DI BRETSCHNEIDER
11 RUEDEMÉDICIS VIA CASSIODORO, 19
75006 PARIS 00193 ROMA
SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA
AVANT-PROPOS

Ces recherches sur le culte de la Fortune à l'époque archaïque, qui paraissent grâce à la générosité
de l'École française de Rome, représentent la première partie de la thèse de doctorat d'État que nous
avons soutenue le 25 juin 1979 - jour prédestiné, qui faisait suite au dies Fortis Fortunae et qui en
recueillit les effets bénéfiques -, devant l'Université de Paris-Sorbonne. Nous espérons que la seconde
partie, consacrée à l'époque républicaine, pourra elle aussi être publiée dans un avenir peu éloigné.
Au moment de livrer ce travail au public, nous exprimons notre reconnaissance à tous ceux sans
les conseils et l'appui desquels il n'aurait pu voir le jour. A M. P. Grimal, qui a suivi sa genèse avec une
attention et une amitié qui ne se sont jamais démenties au cours des ans; aux membres de notre jury,
MM. Beaujeu, Bloch, Le Bonniec, Pouthier, qui lui ont accordé leur approbation et nous ont fait
bénéficier de leur expérience d'archéologues, de philologues et d'historiens de la religion romaine; à
M. G. Vallet, qui a bien voulu accueillir cet ouvrage, présenté par M. P. Grimai, ainsi que par
M. R. Bloch, que nous remercions à nouveau pour l'appui qu'ils lui ont prêté, et qui a accepté de le
publier intégralement dans la Collection de l'École française de Rome, et à MM. M. Gras et F. Ch.
Uginet qui ont veillé avec diligence à son impression. Qu'à ces remerciements, enfin, soit associée ma
famille, qui, dans les multiples tâches qu'impose la préparation d'une thèse, m'a toujours aidée avec un
dévouement sans défaillance.
Depuis 1978, date à laquelle notre manuscrit a été achevé et déposé, nous nous sommes efforcée
de le tenir à jour en fonction des découvertes et des publications nouvelles. Mais, compte tenu des
difficultés présentes de l'édition, les corrections auxquelles nous avons pu procéder ont été
nécessairement limitées à quelques notes additionnelles, sans que nous puissions, sur certains points, remanier le
texte initial aussi profondément que nous l'aurions souhaité.
INTRODUCTION

Le culte de Fortuna bénéficie, depuis ces d'A. Brelich3 et de G. Dumézil4 sur cette même
dernières années, d'un regain de faveur auprès Fortune de Préneste, ainsi que les travaux de
des historiens de la religion romaine. De ce J. Gagé sur les dévotions féminines et les cultes
renouveau d'intérêt, qui a donné une impulsion de Fortuna dans la Rome archaïque5, attiraient
et même une orientation nouvelles aux études de nouveau l'attention sur les aspects les plus
proprement religieuses dont elle est l'objet, la anciens de cette déconcertante divinité.'
déesse Fortuna est grandement redevable aux Pourtant, malgré ces recherches récentes, le
archéol'ogues. Les fouilles récentes de Rome et culte et la personnalité de Fortuna demeurent
du Latium ont en effet apporté à la connaissance enveloppés d'obscurité. Deux problèmes
de son culte deux contributions majeures. L'une essentiels, soulevés de longue date et d'ailleurs
fut la découverte, au pied du Capitole, auprès de intimement liés, continuent de se poser : ils portent
l'église S. Omobono, du temple que, selon la l'un sur les origines, l'autre sur la nature même
tradition, Servius Tullius avait fondé en son de la déesse. Le premier, traité avec prédilection
honneur, et que des générations de topographes comme tout ce qui touche à la religion
avaient vainement cherché à l'autre extrémité archaïque de Fortuna, a suscité des hypothèses
du Forum Boarium; commencées en 1937-38, diverses, mais dont aucune n'est devenue certitude.
interrompues par la guerre, systématiquement Quant au second, il n'a pas davantage reçu de
reprises en 1959, les fouilles de S. Omobono ont
révélé l'existence d'un temple archaïque et d'une 3 Tre variazioni romane sul tema delle origini, Rome, 1955,
area sacrée, remontant au VIe siècle1, qui I : Roma e Praeneste. Una polemica religiosa nell'Italia antica,
éclairent d'un jour nouveau le culte de Fortuna dans p. 9-47.
la Rome royale. L'autre, conséquence positive 4 Déesses latines et mythes védiques, coll. Latomus, XXV,
des terribles destructions qui, en 1944, Bruxelles, 1956, III: Fortuna Primigenia, p. 71-98.
5 Dont la synthèse, Matronalia. Essai sur les dévotions et les
ravagèrent la Palestrina moderne, fut le dégagement organisations cultuelles des femmes dans l'ancienne Rome, coll.
spectaculaire du sanctuaire supérieur de Prénes- Latomus, LX, Bruxelles, 1963, p. 5-99, reprend et élargit les
te, haut lieu de son culte italique2. Dans le même conclusions de plusieurs articles antérieurs : Tanaquil et les
temps, plusieurs études, notamment celles rites étrusques de la λ Fortune Oiseleuse», SE, XXII, 1952-53,
p. 79-102; Sur quelques particularités de la «censure» du roi
Servius Tullius. A propos des formes primitives du Culte de
Fortuna et de l'usage social et rituel des «stipes», RD, XXXVI,
1958, p. 461-490; Classes d'âge, rites et vêtements de passage
1 A. M. Colini, BCAR, LXVI, 1938, p. 279-282; et, depuis, en dans l'ancien Latium. A propos de la garde-robe du roi Servius
particulier, les numéros spéciaux du BCAR, LXXVII, 1959-60; Tullius et de la déesse Fortuna, Cahiers internationaux de
et LXXIX, 1963-64; et de La Parola del Passato, XXXII Sociologie, XXIV, 1958, p. 34-64; Matrones ou mères de
(fase. 172-173), 1977 {infra, p. 486 sq.), qui ont fait, famille? Sur des formes archaïques d'encadrement féminin dans
périodiquement, le point des travaux les plus récents. les sociétés primitives de Rome et du Latium, Ibid., XXIX, 1960,
2 Cf. la publication de F. Fasolo et G. Gullini, // santuario p. 45-74; Lucia Volumnia, déesse ou prêtresse (?), et la famille
della Fortuna Primigenia a Palestrina, Rome, 1953. des Volumnii, RPh, XXXV, 1961, p. 29-47.
Vili INTRODUCTION

réponse sûre. Fait plus grave, il n'a pour ainsi FORTVNAM a FORTVITIS nomen habere dicunf'. En
dire jamais été abordé de front, mais esquivé fait, et déjà nous touchons à l'une des difficultés
plutôt que réellement traité. Dans ces majeures du problème de Fortuna, il y a un
conditions, il n'y a pas lieu de s'étonner que tant abîme entre cette divinité du Hasard capricieux,
d'inconnues obscurcissent encore le culte d'une contaminée par la Tyché hellénistique, dont les
divinité dont la véritable nature n'a pas fait vicissitudes causent indifféremment le bonheur
l'objet d'une définition exhaustive et et le malheur des hommes8, qui est celle de
rigoureuse. l'époque classique et de l'antiquité tardive, et les
premiers cultes de Fortuna connus à Rome et
On eût sans doute grandement étonné un dans le Latium, qui s'adressaient à une divinité
esprit cultivé et même un érudit, philologue ou maternelle de la fécondité et à une déesse
historien, du XIXe siècle, si l'on avait prétendu oraculaire.
que la déesse Fortuna pût être autre chose que Car, et c'est là pour les historiens de la
la personnification de la Chance ou du Hasard; religion romaine une seconde source de
et il y a fort à parier que, si l'on interrogeait à perplexité, il n'existe pas, et cela dès la religion
brûle-pourpoint l'un quelconque de nos archaïque, donc aussi loin que nous puissions
contemporains, il n'en donnerait pas d'autre définition, remonter dans le temps, un, mais plusieurs
tant l'image populaire et composite de la cultes de Fortuna, qui frappent par leur
Fortune aveugle aux yeux bandés, debout sur la hétérogénéité beaucoup plus que par leur
roue proverbiale qui est le symbole expressif de ressemblance. Si Préneste et Antium étaient, l'une et
sa versatilité, tenant la corne d'abondance d'où l'autre, le siège d'oracles renommés, auxquels
s'échappent les trésors qu'elle déverse présidait une Fortune qui était aussi une déesse-
généreusement sur l'humanité, fait encore partie de nos mère, courotrophe et protectrice des naissances,
représentations familières et de notre langage la première de ces deux villes honorait une
quotidien6. Les anciens eux-mêmes, quand ils déesse unique, au surnom d'ailleurs obscur,
cherchaient l'origine de son nom et voulaient Fortuna Primigenia, tandis qu'Antium vénérait,
définir sa fonction en se fondant sur l'étymolo- sous le même nom, un couple indissociable de
gie, le rattachaient à la notion de hasard: praesit deux déesses. Mais c'est à Rome que cette
FORTViTis uoceturque fortvna-, fortvito accidit diversité cultuelle atteint son comble et se
hominibus . . . unde etiam FORTVNA nominatur; traduit par la prolifération, apparemment anar-
definitio Ma FORTVNAE . . . quod a FORTvms etiam chique, de Fortunes multiples aux
nomen accepit; (catisaé) FORTVITAE, unde etiam dénominations variées : Fors Fortuna, Fortuna Muliebrìs,
FORTVNA nomen accepit, répète inlassablement Virilis, Bona ou Mala, Fortuna populi Romani ou
saint Augustin, à qui fait écho Isidore de Seville : Huiusce Diei, etc., à tel point que, déjà, les
anciens ressentaient le besoin d'une mise en
ordre dont témoignent les listes, dressées par les
soins de quelque érudit ou de l'autorité
6 II n'est, si l'on veut donner un support plus précis à ces pontificale, qui nous ont été transmises par Plutarque,
modernes lieux communs, que de feuilleter, par exemple, les
dictionnaires de Littré ou de Robert, s.v. Sur leurs sources et qui, d'ailleurs, sont loin d'être exhaustives9. Si,
antiques, cf., entre autres, Ovide, trist. 5, 8, 7 sq. : nee metuis pour parvenir à des dénombrements complets,
dubio Fortunae stantis in orbe / numen; Pont. 2, 3, 56: stantis ou du moins plus complets, nous nous fions au
in orbe deae, ou Apulée, met. 7, 2, 4-5 : caecam et prorsus
exoculatam esse Fortunam, quae semper suas opes ad malos et
indignos conférât . . ., dont s'inspire directement La Fontaine :
«Mais que vous sert votre mérite? / La Fortune a-t-elle des 7 Aug. citi. 4, 11, p. 161; 18, p. 167 sq.; 5, 9, p. 206 D.; Isid.
yeux?» {Fables VII, 12), etc. Les traditions populaires de la orig. 8, 11, 94.
Grèce moderne conservent de Tyché la même image 8 Quo modo ergo dea Fortuna aliquando bona est, aliqiiando
inquiétante (L. Ruhl, s.v. Tyche, dans Roscher, V, col. 1328). Mais, mala? demande, dans l'un des mêmes passages, Augustin
comme le soulignent, s.v. Fortuna, Peter, dans Roscher, I, 2, (ciu. 4, 18, p. 167 D).
col. 1506 sq., et I. Kajanto, RLAC, VIII, col. 187 sq., ces 9 Ces deux listes, Quest, rom. 74, 281 d-e, et Fort. Rom. 10,
symboles appartiennent à l'iconographie littéraire de la 322d-323a, qui, après le temple de Fors Fortuna (Ανδρεία
déesse plus qu'à ses représentations cultuelles authentiques, Τύχη), énumèrent les autres sanctuaires soi-disant fondés par
où elle est d'ordinaire figurée avec le gouvernail et la corne Servius Tullius, comportent au total dix noms (infra,
d'abondance (infra, p. XXII). p. 196 sq. et 271).
INTRODUCTION IX

recensement de ses épiclèses et de ses constitue, en soi, un cas d'espèce. D'où une série
sanctuaires, temples, chapelles, ou même simples de problèmes particuliers, relatifs aux divers
statues, nous obtenons, pour la seule ville de Rome, cultes, et, surtout, le problème plus vaste et plus
le chiffre considérable d'une trentaine de lieux, grave que pose un ensemble religieux à ce point
c'est-à-dire de formes, de culte, où elle était dépourvu de cohérence qu'aujourd'hui encore
honorée sous des noms différents10, total que ne on discerne mal les traits communs aux
saurait surpasser aucune autre divinité, pas différentes Fortunes et que l'on n'ose croire, tant elle
même, semble-t-il, les membres les plus reste hypothétique, à l'unité de ces cultes, si
prestigieux de la triade capitoline, ni Jupiter, ni, dissemblables en apparence. Déesse qui, au
encore bien moins, Junon11. C'est là, à l'actif de cours de son histoire, semble avoir reçu comme
Fortuna, l'indice irréfutable d'une immense une seconde nature, puisque, de déesse-mère
popularité. Mais aussi la preuve, qui se retourne qu'elle était à ses débuts, elle s'est
contre elle, d'un émiettement cultuel non moins métamorphosée en divinité du Hasard. Déesse qui, de
considérable, d'un état de dispersion qui confine tout temps, fut l'objet de cultes divers et
à l'anarchie et qui ne facilite la recherche ni multiformes, vouée à un morcellement sans fin.
n'encourage l'esprit de synthèse. Telle est l'image que, trop souvent, l'on a tracée
Le problème de Fortuna ne consiste donc pas d'elle. Si son empire est immense, sa
seulement à définir la ou les fonctions personnalité paraît vague et mal définie. Comme si, plus
dominantes d'une seule divinité, entreprise déjà si son domaine était vaste et nombreuses ses
délicate12, mais chacune des Fortunes attestées attributions, plus sa nature devenait ondoyante
et comme insaisissable. Où donc est l'unité de
Fortuna13?
10 Ce recensement, fondé sur les relevés du Topographical Depuis plus d'un siècle, la confusion de son
dictionary of ancient Rome de Platner-Ashby, p. 212-219, est
bien entendu artificiel, dans la mesure où il regroupe des dossier s'impose aux historiens; et encore ne
sanctuaires de toutes époques, les uns célèbres, les autres à leur apparut-il dans toute sa complexité que peu
peine connus et dont certains, comme le temple de Fortuna après 1880. En cette seconde moitié du XIXe
Equestris, par exemple, ont pu disparaître prématurément siècle, il existait encore entre les historiens de la
avant que d'autres n'eussent encore été fondés. On ne lui religion romaine une large unanimité pour
attribuera donc qu'une valeur indicative, mais qui ne nous
en paraît pas moins révélatrice de la diffusion du culte. définir essentiellement Fortuna comme une divinité
D'autant que nous n'avons volontairement tenu compte que du Sort et de la Destinée14, formule vague à
des sanctuaires, qui attestent l'existence d'un culte effectif et
permanent, à l'exclusion des épithètes qui ne sont connues
que par des dédicaces épigraphiques occasionnelles ou des agraire et guerrière, ou, au contraire, caractérisée par
monnaies, et qui peuvent ne relever que des aspirations l'exercice d'une fonction unique : celle de dieu combattant
individuelles du fidèle ou des nécessités de la propagande par excellence, seigneur de la guerre et défenseur des
impériale. Nous obtiendrions alors, d'après les relevés de champs menacés dont, à ce titre, il écarte ennemis et fléaux
E. Breccia, s.v., dans De Ruggiero, III, p. 189-191 (beaucoup naturels (cf. la récente mise au point de G. Dumézil, Rei.
plus complets que ceux de J. B. Carter, De deorum Roma- rom. arch., p. 215-256); ou encore à la définition de la plus
norum cognominibus quaestiones selectae, Halle, 1898, ancienne Cérès, restreinte, si l'on en fait la déesse de la
p. 29 sq. et 61 sq.; et The cognomina of the goddess Fortuna, croissance des végétaux, ou même seulement des céréales,
TAPhA, XXXI, 1900, p. 60-68, en particulier p. 62 sq., qui ne large, si l'on voit aussi en elle une divinité chthonienne,
dénombre que 41 «cult-titles», et chez qui l'on observe des veillant également sur les morts et sur la fécondité humaine
omissions singulières, comme celle de Fortuna Augusta), qui (cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, Paris, 1958, en
portent sur tout l'empire, le total impressionnant de 81 titres particulier l'introduction, p. 11-17).
différents conférés à Fortuna. 13 II est frappant de constater que Bouché-Leclercq se
11 La même méthode, appliquée à Jupiter, révèle, toujours posait la même question à propos de Tyché et se demandait
d'après Platner-Ashby, p. 291-308, un chiffre très légèrement «s'il ne serait pas possible de la ramener à l'unité» (dans son
inférieur, un peu moins de trente lieux de culte, semble-t-il compte rendu, Tyché ou la Fortune, RHR, XXIII, 1891, p. 275,
(cf. la remarque de Carter, De deorum Romanorum de la thèse d'Allègre, Étude sur la déesse grecque Tyché, Paris,
cognominibus, p. 29 : « Fortuna quae propter cognominum graui- 1889).
tatem frequentiamque inter numina Italica easdem fere 14 Nous ne nous attarderons pas sur les interprétations
partes sustinet quas inter indigetes deos Iuppiter»); mais isolées de Fortuna comme déesse de l'aurore par Max
Junon reste loin en arrière, avec seulement une dizaine de Müller, Biographies of words and the home of the Aryas,
sanctuaires (Platner-Ashby, p. 288-291). Londres, 1888, p. 1-16; déesse solaire, par H. Gaidoz, Le dieu
12 Nous songeons à des problèmes tels que ceux du Mars gaulois du soleil et le symbolisme de la roue, RA, V, 1885,
agraire, qu'on voie en lui une divinité bivalente, à la fois p. 191-195; et Études de mythologie gauloise, I, Paris, 1886,
χ INTRODUCTION

souhait, qui se prêtait à recouvrir des notions Fortune du Forum Boarium dont la statue,
métaphysiques ou religieuses aussi distinctes sévèrement voilée comme une matrone,
que celles de «hasard» et de «destin», et qui semblait à la fois personnifier et protéger la pudeur
convenait aussi bien à la déesse oraculaire de des femmes romaines. Mais c'est que cette
Préneste et d'Antium qu'à la capricieuse déesse, si antique que fût son culte, fondé par
maîtresse des «événements fortuits», Fortuna a Servius Tullius, était à peine une Fortune : à la
fortuitis, selon l'étymologie alléguée par saint vérité, elle n'était nullement, dit Preller, une
Augustin et Isidore de Seville. Telle était la Glücksgöttin «dans le sens ordinaire du terme»,
conception exprimée par Preller dans sa mais bien plutôt une divinité de la pudeur
Römische Mythologie, qui dominait alors les études de féminine. Quant à la Fortune non romaine de
religion romaine15 : celle d'une Fortune Préneste, «que l'on tenait pour la mère de
bénéfique et inconstante, classée parmi les divinités de Jupiter et de Junon», si les velléités cosmiques
«la destinée et de la vie humaine», d'abord que suggérait son surnom de Primigenia,
uniquement déesse de la bonne chance, interprété au sens de «Mère universelle», die
«positive Glücksgöttin», qui, par la suite, se dégrada Allerzeugende, incitaient à reconnaître en elle une
pour devenir, «als indifferentes Geschick», la «déesse de la nature», le fait que, puissance
déesse de la mauvaise comme de la bonne oraculaire, elle fût aussi une «déesse de la
fortune, source, dans toutes les circonstances, destinée», Natur- und Schicksalsgöttin,
propices ou contraires, de la vie, des événements permettait, en dernier recours, de la ramener au
incalculables et inopinés16. modèle commun. Mais cet état de confusion, qui
Que cette définition déjà ambiguë ne fût parvenait encore à se dissimuler, s'aggrava
pourtant pas exhaustive, que, si comprehensive brusquement à partir des années 1882-1884, lorsque
qu'elle fût, elle ne recouvrit cependant pas toute fut publiée17 une inscription archaïque de
la réalité du culte, Preller lui-même en avait le Préneste qui révélait en Fortuna, non point la mère
pressentiment, puisque, de l'aveu même de son de Jupiter, comme on le croyait jusque-là, mais
auteur, elle admettait deux exceptions notoires. sa fille, Fortuna Diouo fileia, et qui remettait
La première, à Rome même, était la mystérieuse ainsi en cause non seulement le sens
traditionnellement attribué à l'épiclèse, mais encore
toute l'interprétation du culte. Dès lors, le problème
p. 56-60; ou même d'origine lunaire (O. Gilbert, Geschichte
und Topographie der Stadt Rom, Leipzig, II, 1885, p. 389, η. 3), prénestin de Fortuna était posé : il s'ajoutait au
toutes trois réfutées par Warde Fowler, Roman Festivals, problème romain dont, l'étude de Preller en fait
p. 163-165 et 168-170: héritage d'une époque où sévissait la foi, les historiens commençaient à prendre plus
mythologie naturaliste, elles n'apparaissent que comme des clairement conscience. Ainsi étaient réunis les
tentatives sporadiques, qui, même en leur temps, ne éléments essentiels d'un dossier qui, de nos
rencontrèrent à juste titre que scepticisme de la part des
spécialistes de la religion romaine. jours encore, se présente en des termes
15 II n'y aurait guère de profit à faire remonter plus haut sensiblement identiques.
dans le temps notre historique du problème de Fortuna. L'interprétation de Preller n'en fut pas moins
Cependant, on pourra trouver un aperçu de la tradition reprise, parfois même textuellement, par les
erudite dont l'ouvrage de Preller est lui-même deux grands dictionnaires dans lesquels se
l'aboutis ement, en consultant, par exemple, si dépassées soient-elles,
les pages que consacraient à Fortuna Β. de Montfaucon, concentrait la science du temps, par Peter, dans
L'Antiquité expliquée, 2e éd., Paris, 1722, I, 2, p. 308-315; ou l'article Fortuna du Roscher18, puis par Hild,
J. A. Härtung, Die Religion der Römer, Erlangen, 1836, II, dans celui du Daremberg et Saglio19. L'un et
p. 233-239, qui voyait en «Fortuna oder der Zufall» l'aspect
mobile, et donc accessible à la prière, du Fatum, de lui-même
fixe et inflexible, c'est-à-dire la divinité de la Chance, notion 17 Par R. Mowat, BSAF, 1882, p. 200; et Dédicace à la
dont il fait le dénominateur commun de ses divers Fortune Prénestine inscrite sur une tablette de bronze, CRAI,
cultes. sér. IV, XII, 1884, p. 329 et 366-369. Cf. CIL F 60; XIV
16 L. Preller, Römische Mythologie, 3e éd. par H. Jordan, 2863.
Berlin, 1881-1883, II, p. 179-193, où Fortuna est étudiée au 18 1, 2, col. 1503-1549; en particulier col. 1503 (généralités,
chapitre «Schicksal und Leben». La première édition date que nous citons), 1510 (Forum Boarium) et 1542 (Préneste).
de 1858. Cf. la traduction procurée par L. Dietz sous le titre Le volume date de 1886-1890.
Les dieux de l'ancienne Rome, 3e éd., Paris, 1884, p. 376- 19 DA, II, 2 (paru en 1896), p. 1268-1277 (nous citons les
382. p. 1268 et 1270).
INTRODUCTION XI

l'autre citent, paraphrasent ou traduisent ses in childbirth». Il en allait de même pour la Fors
formules maîtresses et, sans que le moindre Fortuna romaine, fêtée le 24 juin, à l'époque du
doute les effleure à ce sujet, font de Fortuna, solstice et aussi, remarquait-il, de la moisson, par
« wie ihr Name sagt, die Göttin des Zufalls », dont le petit peuple et par les jardiniers : alors que
le nom, dérivé du verbe ferre, «bezeichnet also, Marquardt avait prétendu en faire «à l'origine
wie Fatum, eine Schicksalsgottheit». Hild n'est une divinité de l'agriculture et de
pas moins affirmatif qui, parmi les «forces l'horticulture»21, il partageait le scepticisme de Peter22
divines . . . qui président à la vie humaine », place devant cette esquisse d'une Fortune agraire et
«les Fata et avec eux Fortuna, qui n'est que (nous suggérait que «the power of Fortuna as a deity
soulignons) le destin mobile, capricieux et of chance would be as important for the perils
incertain, régissant les individus et les nations». Il en of harvest as for those of childbirth»23. Au prix
va de même, après ces définitions générales, de ces quelques ajustements, la religion de
pour les deux cas particuliers, les plus délicats, Fortuna retrouvait ainsi, non sans peine, une
du culte : la Fortune du Forum Boarium et la apparente homogénéité. Et il semblait que ce
Fortuna Primigenia de Préneste. Pour toutes compromis pût être viable, puisque c'est dans
deux, Peter emprunte les solutions et les les mêmes termes que, en 1907, Axtell, sans plus
expressions mêmes de Preller, et se borne à tenir s'embarrasser des scrupules de ses
compte, pour Préneste, des faits nouveaux prédécesseurs, retraçait à grands traits la genèse du culte
intervenus entre-temps dans le débat. Hild, faisant de Fortuna: d'abord «a beneficent power of
preuve d'un peu plus d'indépendance ou de good luck», tant pour les humbles que pour les
prudence, se contente de suggérer: «II est
possible que cette divinité (celle du Forum
Boarium) ait eu à l'origine une signification moins 21 Le culte chez les Romains, trad, fr., Paris, 1889-1890, II,
vague que celle de la chance heureuse, qu'elle p. 369.
22 S.v. Fors, dans Roscher, I, 2, col. 1502 sq.; Peter, comme
fut un génie protecteur de la femme et la Warde Fowler, ne voit en Fors Fortuna, en l'occurrence, que
personnification de la Pudeur», et de s'étonner la déesse inconstante dont il importe, au temps de la
du culte «assez obscur et même singulier» de la moisson, de se concilier les faveurs. Hild, DA, II, 2,
Fortune de Préneste, qui «n'a rien de la p. 1268 sq., se borne à lui reconnaître un «caractère
personnification du sort aveugle et volage, ni même champêtre» - interprétation peu compromettante.
23 Warde Fowler est resté jusqu'au bout fidèle à cette
de la chance favorable, comme la divinité interprétation : partisan d'une Fortune qui, à Préneste,
romaine (notons au passage cette distinction entre notamment, assure la chance et, comme Carmentis, prédit et
Rome et Préneste) dont nous avons parlé régit le sort tant de la mère que de l'enfant lors de
précédemment. On dirait plutôt une divinité de la l'accouchement, de là la prédominance des femmes parmi
nature, personnification de quelque force ses fidèles; et adversaire de la Fors Fortuna agraire de
Marquardt, puis de Wissowa (The religions experience of the
cosmique ... ». Roman people, Londres, 1911, p. 201; 235; 245, η. 30; cf.
En 1899 encore, Warde Fowler, dans ses Roman ideas of deity, Londres, 1914, p. 61-65; et s.v., dans
Roman Festivals, expliquait par des influences {'Encyclopaedia of Religion and Ethics de J. Hastings, VI,
étrangères, celles, prédominantes, de l'Étrurie, 1913, p. 98-104, et {'Encyclopaedia Britannica). Si, plus
mais aussi, pour Préneste, des influences sensible qu'aucun de ses contemporains à la complexité de
Fortuna, il n'hésite pas à reconnaître en elle «also very
grecques, les anomalies relevées dans ces deux cultes probably a deity of other kinds of fertility» (Religious
mystérieux20. Mais il retrouvait, dans les aspects experience, p. 235; cf. Roman Festivals, p. 67), c'est toujours
authentiquement romains ou italiques de dans la mesure où elle est déesse «of luck or chance»,
Fortuna, les notions persistantes de chance et de notions qu'il tient pour primitives dans son culte (Religious
hasard. Ainsi, dans la Fortune oraculaire et experience, p. 245, η. 30) et desquelles il déduit ses diverses
fonctions, tout en précisant qu'il faut les concevoir sous une
courotrophe de Préneste, il voulait voir forme non point abstraite et philosophique, mais personnelle
«perhaps not only a prophetess as regards the et vécue. Nous ne saurions mieux faire, pour résumer une
children, but also of the good luck of the mother pensée qui, au fil des ans, s'est nuancée au point de devenir
ondoyante, que de citer la définition qu'il en donne dans
{'Encyclopaedia Britannica, celle d'une Fortune qui ne fut
jamais «a deity of the abstract idea of chance, but
20 P. 156 sq. (Forum Boarium); 166-168 et 223-227 represented the hopes and fears of men and especially of women
(Préneste); 170-172 (Fors Fortuna). at different stages of their life and experience».
XII INTRODUCTION

femmes et les paysans (sans que, toutefois, il lui n'était-il pas un spécialiste de la science des
parût possible de déterminer lequel de ces religions. Surtout, l'idée implicite - et que nous
aspects était le plus ancien), devenue, sous avons rencontrée chez Hild - que ce qui valait
l'influence grecque, une divinité du hasard, pour Préneste, ville plus qu'à demi étrusque, ne
« chance », et, à Préneste, la fille première-née de pouvait valoir pour Rome, suffisait à maintenir
Jupiter24. Mais il n'en était pas moins les esprits à l'abri du trouble. Avec Wissowa, ce
extrêmement fâcheux que les plus graves objections que qui, pour ses devanciers, n'avait été que
l'on pût opposer à la conception traditionnelle l'exception, devenait la règle. Partant en guerre
de Fortuna, divinité de la chance et du hasard, contre l'idée d'une Fortuna Glücksgöttin, qu'il ne
fussent précisément tirées des plus illustres de retrouvait dans aucun de ses cultes archaïques,
ses cultes archaïques, ceux de Préneste, du il voyait au contraire l'unité de la plus ancienne
Forum Boarium et de Fors Fortuna. Fortuna dans le fait qu'elle était une « déesse des
C'est de Wissowa que, au début de ce siècle, femmes», une Frauengöttin, et cela dans ses
vint la révolution25. Étendant à tous les plus cultes de Rome, celui du Forum Boarium, de
anciens cultes de Fortuna cette vérité, entrevue Fortuna Muliebris, au nom transparent, de
par Preller et ses successeurs, mais limitée par Fortuna Virilis elle-même, priée par les femmes du
eux au seul sanctuaire du Forum Boarium, peuple et qui devait présider aux rapports des
qu'elle y était «une déesse particulièrement deux sexes, aussi bien que dans celui de
honorée par les femmes»26, il fut le premier à Préneste, où Fortuna Primigenia recevait
soutenir et, avec l'autorité sans égale qui était l'hommage des maires. Quant à sa fonction de déesse de
alors et qui, aujourd'hui encore, demeure en la chance, elle n'était que le produit d'une
grande partie la sienne, à imposer l'idée que, évolution secondaire et de l'influence de la
dans la religion de Fortuna, les notions de Tyché hellénistique, qui fit d'elle «die
chance, de sort ou de hasard n'étaient nullement Glücksgöttin der späteren Verehrungsformen».
primitives. Sans doute avait-il eu un précurseur Telle est la thèse radicale qui, bouleversant
en la personne de Fernique, l'historien de toutes les idées reçues, a marqué des
Préneste des années 1880, qui avait vu en Fortuna générations d'historiens de la religion romaine.
Primigenia, à l'origine, «une déesse-mère, une L. Deubner y adhère sans réserve, qui reprend
divinité nourricière », en qui « dominait . . . bien le langage même de Wissowa, et qui, par deux
plutôt l'idée de la maternité que celle des fois, comme d'une évidence qui n'offre pas
hasards de la destinée; ce fut seulement après matière à discussion, fait état de la Frauengöttin
l'introduction de la mythologie hellénique en Fortuna29. Tout près de nous, les définitions que
Italie qu'elle devint la déesse du sort»27. Mais donnent de Fortuna, à Préneste ou à Rome, les
ces premiers doutes étaient restés sans écho28. traités classiques de Grenier, qui la rapproche
Aussi bien Fernique, archéologue et historien, de maintes déesses italiques, de «Junon, Dea Dia,
Dea (sic) Matuta, Bona Dea», de «la Flora des
Sabins et la* Nortia des Étrusques», toutes
24 The deification of abstract ideas in Roman literature and «divinités maternelles par excellence» (c'est nous
inscriptions, Chicago, 1907, p. 9-11. qui soulignons)30, et de Fabre, qui la caractérise
25 RK2, p. 256-264. La première édition est de 1902; la par le «culte spécial» que lui rendaient les
seconde, de 1912.
26 «Eine vornehmlich von den Frauen verehrte Göttin» femmes31, attestent l'influence persistante de
{Rom. Myth., II, p. 182). La formule est reprise par Peter, Wissowa, qui privilégiait en elle l'élément
dans Roscher, I, 2, col. 1510; cf. Hild, DA, II, 2, p. 1268. féminin au point d'en effacer totalement les notions
Warde Fowler va plus loin lorsqu'il note que « perhaps the
most striking fact in her multifarious cults is the
predominance in them of women as worshippers» (Roman Festivals,
p. 167) et, avant même Wissowa, il applique à Carmentis et 29 Dans Chantepie de la Saussaye, Lehrbuch der
Fortuna l'expression de «deities of women» (Ibid., p. 155), Religionsgeschichte, 4e éd., Tübingen, 1925, II, p. 461 et 465.
mais sous une forme qui reste floue et où les notions de '° Les religions étrusque et romaine, coll. Mana, II, 3, Paris,
«sort» et de maternité demeurent inextricablement mêlées 1948, p. 138.
(supra, p. XI, n. 23). 31 Dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, Paris, III,
27 Étude sur Préneste, Paris, 1880, p. 78 et 81. 1955, p. 386. Cf. Histoire générale des religions, 1960,
28 Si ce n'est auprès de Hild (cité supra, p. XI). p. 636.
INTRODUCTION XIII

de chance et de hasard. Et J. Gagé encore, si doute pour cette raison que, renonçant à
personnelle que soit son interprétation de la l'enfermer dans cette formule si étroite, il lui
première Fortuna romaine, reste disciple de applique, par une substitution révélatrice, la
Wissowa, lorsqu'il la considère comme «une dénomination plus large de mütterliche Gottheit.
déesse fort importante pour le sort des femmes » Surtout, elle ne saurait valoir pour deux de ses
et une divinité qui, «au moins en quelques-uns cultes romains : il est pour le moins douteux
de ses aspects, fut primitivement une grande qu'elle s'applique à Fortuna Virilis, épiclèse
patronne de la vie féminine»32. paradoxale pour une Frauengöttin, et
Les théories de Wissowa, toujours vivaces absolument exclu qu'elle convienne à Fors Fortuna qui,
malgré les réserves qu'elles appellent, ont ainsi si elle avait, comme le pensait Marquardt, des
imposé une autre vision de Fortuna à ses compétences dans le domaine de la fécondité,
origines. Mieux encore, elles ont, ce qui est le les exerçait sous leur aspect non point humain,
propre des grandes doctrines, insufflé un esprit mais agraire ou cosmique, et qui, fait
nouveau et donné une orientation neuve aux incontestable, n'était point une protectrice des femmes,
recherches sur la religion archaïque de Fortuna, mais la déesse de prédilection des plébéiens et
désormais tournées vers les valeurs inépuisables des esclaves, également priée par les collèges
de la fécondité, essentiellement conçue sous son d'artisans romains36. Or, le fait que, sur ce point,
aspect biologique et humain. Malgré tout ce qui l'interprétation de Wissowa soit prise en défaut,
la sépare de l'esprit de Wissowa, une thèse est d'autant plus grave qu'il concerne l'un des
comme celle de M. Marconi, qui retrouve en deux cultes les plus sûrement archaïques,
Fortuna les caractères fondamentaux de la puisque fondé, comme celui du Forum Boarium, par
grande déesse méditerranéenne, «il carattere Servius Tullius, de cette Fortuna qui, si elle a pu,
materno, sia nella sfera della fecondità, sia in quella à ses origines, être partiellement une
della protezione delle madri in travaglio e dei Frauengöt in, ne l'était certainement pas dans sa totalité.
neonati»33, n'eût pas été possible sans sa En outre, que nous apprend cette définition de
vigoureuse réfutation du système, incontesté jusque- la nature profonde de Fortuna? que nous révèle-
là, de la Glücksgöttin. Et même ceux qui, comme t-elle de sa singularité? Elle a le défaut d'être
C. Bailey et H. J. Rose, s'écartent davantage de non seulement étroite, mais vague, et de n'avoir
ses théories, jusqu'à voir en Fortuna, aux aucun caractère spécifique, puisque la Junon, la
origines, une déesse de la fécondité agraire34, Diane italiques, toutes ces divinités qu'énumérait
apparaissent encore comme la postérité lointaine de Grenier, non sans encourir le reproche de con-
Wissowa. fusionnisme, peuvent, tout autant que Fortuna,
Ses conceptions, toutefois, ne sont pas sans passer indistinctement pour des «déesses des
prêter le flanc à la critique, et cela sur plusieurs femmes». Enfin, dernier point faible de cette
points. La notion même de Frauengöttin, par les interprétation, les deux images successives que
fonctions physiologiques et sociales qu'elle Wissowa propose de Fortuna restent sans lien
confère à la déesse et, surtout, par le recrutement logique ou théologique : comment la
exclusivement féminin de ses fidèles qu'elle Frauengöt in des origines est-elle devenue la Glücksgöttin
implique, est beaucoup trop restrictive. Wissowa plus tardive qui, avant lui, avait seule retenu
lui-même le reconnaît: la Fortune de Préneste l'attention des historiens? A la suite de quelle
fait déjà éclater cette définition35, comme en évolution continue, ou de quelle brusque
témoignent les multiples dédicaces qu'elle reçut rupture? Il ne suffit pas d'indiquer37 que, d'une
des collèges d'artisans de la ville; et c'est sans
36 L'embarras de Wissowa est visible devant ce culte, qui
s'accorde si mal à sa thèse. Il se range finalement (RK2,
32 Matronalia, p. 19 et 25. p. 256 sq.) à celle de Marquardt, non sans souligner que, sur
33 Riflessi mediterranei nella più antica religione laziale, l'antiquité du sanctuaire attribué à Servius, auprès duquel
Messine-Milan, 1939, p. 230. Carvilius fonda un second temple en 293, on ne sait rien de
"Infra, p. XV, n. 51, et XVI. sûr. Est-ce une façon de suggérer que cette Fortune,
35 « Dass sie nicht immer blosse Frauengottheit blieb, irréductible à la Frauengöttin, pourrait ne pas être aussi
sondern eine weitere Wirksamkeit übte...», avoue-t-il, en «primitive» qu'elle?
note, il est vrai (RK2, p. 259, n. 7). 37 ΛΑ:2, ρ. 261.
XIV INTRODUCTION

déesse des sortes, prédisant l'avenir comme la sonnification divine de la «bonne fortune» et de
Fortune de Préneste, l'on pouvait aisément la « chance », claire dans sa ligne générale, même
passer à une déesse de la chance, pour que tout si elle est confuse dans le détail de ses cultes
devienne clair de cette singulière particuliers40. Et, dans la dernière étude
métamorphose. Quant à alléguer l'influence de Tyché, c'est d'ensemble qui lui ait été consacrée, I. Kajanto, sous
supposer résolu ce qui, précisément, reste à l'influence manifeste de Latte, la définit, aussi
démontrer : comment deux divinités bien à Préneste qu'à Rome, comme «in erster
originellement si distinctes ont pu s'assimiler l'une à Linie eine Göttin des Glücks»41. L'histoire du
l'autre. problème de Fortuna, de Preller jusqu'à nos
Si bien que, rebutés sans doute par les jours, loin d'être celle d'un progrès continu de la
difficultés inhérentes à la thèse de Wissowa, confusion vers la clarté, est donc en fait celle
certains auteurs, et non des moindres, sont d'une régression, ou d'un cercle vicieux. Déesse
revenus, à une date récente, aux plus anciennes des femmes, maternelle et féconde? Déesse du
définitions de Fortuna. Ainsi G. de Sanctis, aux Sort, conçue d'ailleurs sous les modalités les
yeux de qui elle transcende son statut premier plus vagues, comme une incarnation tantôt du
d'abstraction divinisée pour prendre rang Hasard, tantôt de la Chance, tantôt même du
auprès des grands dieux, ne la considère ni comme Destin? Depuis plus d'un siècle, sans parvenir à
une divinité agraire, ni comme l'équivalent de se fixer, la critique oscille entre ces deux
l'aveugle Tyché grecque, mais comme la déesse interprétations, qui sont comme les deux pôles de
du bon ou du mauvais sort38. Avec plus toute recherche sur Fortuna.
d'insistance encore, K. Latte, dans l'analyse qu'il
donne de ses différents cultes, met constamment
l'accent sur la notion de «chance», qu'il ne Tel était, tel est encore l'embarras des
dissocie d'ailleurs pas de celle de «destin»39: historiens devant cette déesse rebelle à toutes les
chance pour les collèges d'artisans de Préneste classifications, que se sont accréditées les deux
ou de Rome, qui voyaient en Fortuna Primigenia hypothèses, qui offraient l'avantage de la
ou en Fors Fortuna la dispensatrice de la simplicité, d'une origine étrangère - cause probable
réussite et du profit commercial, de même que pour de toutes les anomalies du culte - et d'une
les paysans, qui n'invoquaient point en cette nature vague, pour ne pas dire informe, ce qui
dernière une divinité agraire, mais «auch hier permettait d'accepter sans trop de scandale pour
erscheint sie als Göttin des glücklichen l'intelligence les définitions les plus
Handelsgewinns»; chance des femmes dans le culte contradictoires. Cette double théorie de la Fortune qui,
de Fortuna Muliebris qui n'était autre, là encore, même lorsqu'elle reste inavouée, est en fait à la
que «die Göttin des Glücks»; tandis que la base de toutes les recherches anciennes, pèse
Fortune mystérieusement voilée du Forum Boa- encore lourdement sur la critique
rium devait, sous l'influence de la religion contemporaine.
étrusque, figurer l'apparence impénétrable du Destin. Dès ses origines, Fortuna présente des traits
G. Dumézil lui-même, malgré le désaccord qui la singularisent par rapport à l'ensemble de
fondamental qui le sépare de Latte dans la religion italique ou romaine; sans que,
l'appréhension de la plus ancienne religion romaine, d'ailleurs, on distingue toujours nettement l'une de
reconnaît aussi en elle, de tout temps, la per- l'autre ces deux réalités, ce qui risque de fausser
à son point de départ une recherche sur la
religion italique ou latine archaïque, conçue
38 Storia dei Romani, IV, 2, I, Florence, 1953, p. 287 sq. (cf. d'après l'image plus récente et si artificielle de la
I, 2e éd., 1956, p. 271 sq., où elle est définie comme «una dea religion romaine «pontificale». Précisément: s'il
che apporta progenie, ricchezza, bottino, abbondanza di
messi»). est deux caractères fondamentaux de la religion
39 Rom. Rei, p. 176-183. Cf., p. 179, de justes remarques romaine qui ont été unanimement reconnus et
sur la Fortuna Melior attestée, sous l'Empire, il est vrai, en inlassablement soulignés, c'est bien la répugnan-
Ombrie : région montagneuse et de vie difficile, où Fortuna
n'implique pas le sentiment du succès, mais rien de plus
qu'une espérance - « darin drückt sich aus, wie nahe Glück 40 Rei mm. arch., p. 424.
und Schicksal beieinanderliegen». 41 S.v., RLAC, VIII, col. 182-197.
INTRODUCTION XV

ce aux cultes oraculaires et l'absence de ajoute que Varron49 faisait déjà de Fortuna une
mythologie, en particulier de filiations divines. Or, les divinité sabine, on se trouve en présence d'un
cultes de Préneste et d'Antium sont l'un et réseau inextricable d'hypothèses contradictoires,
l'autre oraculaires et le premier, le plus célèbre entre lesquelles aucun fait incontestable ne
des cultes de Fortuna, propose de surcroît une permet d'opter à coup sûr. Vingt ans après son
généalogie d'ailleurs confuse, puisqu'on ne sait si étude sur la Fortune de Préneste, G. Dumézil
la déesse y est la mère ou la fille de Jupiter. A peut encore écrire : « Les origines de Fortuna .
Rome, d'autre part, Fortuna passe aux yeux des sont inconnues»50 et l'on est en droit de
modernes pour une divinité relativement souscrire à ce propos désabusé.
récente: aucune de ses fêtes ne figure au calendrier La seconde enquête, sur la nature de la
«de Numa», la tradition attribue à l'Étrusque déesse Fortuna, n'a pas davantage abouti; mais
Servais Tullius la fondation, à l'extérieur du elle continue de se heurter, irrémédiablement, à
pomerium, semble-t-il, de nombreux temples en l'opposition des deux définitions concurrentes
son honneur, et la légende romaine fait d'elle que nous avons analysées. Incapable d'en
l'amante de ce même roi. D'où l'hypothèse, donner une définition unitaire et globale, prise entre
généralement acceptée, que Fortuna, étrangère à ces deux formules sans point de contact et
la religion romaine primitive, serait une divinité irréductibles l'une à l'autre51, la critique a
d'origine latine ou étrusque secondairement cherché à sortir de cette impasse en empruntant une
introduite dans la ville42. Les Fortunes d'Antium, troisième voie et en proposant une solution d'un
mal connues, n'ont suscité que peu de travaux type nouveau. Otto qui, sans pour autant revenir
particuliers et l'on a pu voir dans leur culte un à l'idée d'une Fortune-Hasard qu'il jugeait
héritage lointain de la religion étrangère au culte primitif, récusait la théorie de la
méditer anéenne43. En revanche, les hypothèses les plus Frauengottheit chère à Wissowa et n'acceptait de
diverses ont été émises sur la prestigieuse et reconnaître en la plus ancienne Fortuna ni une
étonnante Primigenia de Préneste : déesse d'origine déesse agraire, ni une déesse des femmes, voyait
étrusque ou, du moins, fortement influencée par surtout en elle une divinité tutélaire de nature
l'Étrurie selon Otto44, grecque selon F. Al- extrêmement générale, proche du Genius et,
theim45, indo-européenne selon G. Dumézil46. comme lui, apte à patronner indistinctement les
Tandis que M. Marconi, dans l'une des rares individus, les groupes sociaux, les lieux même,
études d'ensemble qui, au delà de l'analyse de bref, une Schutzgöttin universelle. Ainsi Fortuna
ces cultes particuliers, ait traité comme un tout Muliebris était-elle «die Schutzgöttin der
le problème de Fortuna, concluait à l'origine Frauen », Fortuna Equestris « die Schutzgöttin der
méditerranéenne de la déesse47 et que, par
ailleurs, A. Passerini, cherchant à élucider le
concept de Fortuna, mettait l'accent sur les 49 LL 5, 74.
caractères italiques anciens et originaux qui le 50 Rei. rom. arch., p. 424.
rendent irréductible à celui de Τύχη48. Si l'on 51 Ainsi, dans leur effort, répété à quelque cinquante ans
d'intervalle, pour rendre compte de la bipartition fertilité-
hasard et pour expliquer la genèse du culte à partir d'une
unique fonction primitive, Warde Fowler et H. J. Rose,
42 Telle est la thèse esquissée par Hild, DA, IL 2, p. 1270, Ancient Roman religion, Londres, 1948, p. 90, procèdent en
énoncée sous une forme plus systématique par Warde sens exactement inverse : l'un (supra, p. XI) déduisait les
Fowler (supra, p. XI) et Wissowa, RK2, p. 256, et, depuis, compétences agraires de Fors Fortuna de sa domination sur
reprise par pratiquement tous les historiens, Otto, Bailey, le hasard; l'autre émet l'hypothèse que, «originally an
Rose, Fabre, Latte, etc. agricultural deity ... in time, however, perhaps because so
43 M. L. Scevola, Culti mediterranei nella zona di Anzio, much in agriculture depends on causes outside the farmer's
RIL, XCIV, 1960, p. 221-242. control, she became, like the Greek Tyche, a goddess of luck
44 RE, VII, 1, col. 14. or chance». Le second raisonnement ne convainc pas plus
45 Terra Mater, RW, XXII, 2, Giessen, 1931, p. 38-46. que le premier; et nous n'insisterons pas, par ailleurs, sur les
46 Déesses latines et mythes védiques, coll. Latomus, XXV, difficultés inhérentes à cette hypothèse d'une Fortune
Bruxelles, 1956, III: Fortuna Primigenia, p. 71-98. éminemment agraire, qui durcit d'une manière insoutenable la
47 Riflessi mediterranei, p. 230-243. définition, à la fois plus large et plus mesurée, de Fortuna
48 // concetto antico di Fortuna, Philologus, XC, 1935, comme déesse de la fécondité qui, seule, nous paraît vérifiée
p. 90-97. par les faits.
XVI INTRODUCTION

gesamten Ritterschaft», etc. Mais que dire de plement parmi les abstractions divinisées: «La
Fortuna Huiusce Diei qui, après une première divinité, que les anciens invoquaient sous le nom
tentative, peu convaincante, pour s'intégrer à de Fortuna, n'avait point les traits accentués et
cette définition, devient purement et simplement précis, qui distinguaient la plupart des dieux et
«das Glück eines einzelnen Tages»52? Si large des déesses du panthéon gréco-romain. Elle
soit-elle dans son principe, la formule d'Otto ne personnifiait le sort, le destin, la chance, cette
se prête donc pas à des applications indéfinies et puissance vague et indéterminée (les mêmes
cette nouvelle tentative pour cerner dans sa adjectifs reviennent comme un leitmotiv) qui
totalité la nature fuyante de Fortuna se solde passait pour exercer sur toute chose, sur tout
donc, cette fois encore, par un nouvel échec. être, sur tout événement, une action bonne ou
Mais Otto insistait aussi, et à juste titre, sur la mauvaise, bienfaisante ou malfaisante, durable
généralité du concept de Fortuna, qui rend ou passagère»55.
inexacte toute définition strictement Ainsi, la réalité théologique de la déesse
fonction el e : « Diese Allgemeinheit des Begriffes muss man Fortuna se dissolvait dans l'indéfinissable, à
sich immer gegenwärtig halten»53. Avertissement moins qu'elle ne se dispersât en une multitude
salutaire et que nous devrons, nous aussi, garder de génies tutélaires, aussi dépourvus de indi-'
présent à l'esprit, mais qui, pourtant, ne va pas personnalité propre que les menues figures des
sans risque. gitamenta56 . A quoi bon, dès lors, chercher le
Car c'est une réflexion du même ordre, mais secret de Fortuna, puisque, sous ce nom, il n'y
poussée à l'extrême et, par suite, infiniment plus avait rien à découvrir, qu'une plasticité infinie,
dangereuse, qui a inspiré une certaine apte à se charger des contenus les plus divers et,
conception, essentiellement négative, de Fortuna, qui nous oserions dire, les plus indifférents? Après
devait avoir un grand avenir et qui, même à un siècle de recherches persévérantes, après
notre insu, pèse encore sur nous. Cette théorie, avoir tour à tour essayé des solutions les plus
dans laquelle s'est réfugiée une partie de la diverses, l'attitude dernière des historiens de la
critique ancienne, est en fait un aveu religion romaine semble donc être l'abdication
d'impuissance. Elle consiste à présenter Fortuna comme devant l'énigme que continue de leur poser
un être vague, apte à revêtir successivement ou Fortuna. Une enumeration comme celle de Bai-
simultanément toutes les personnalités, si ley, «Fortuna, originally an agricultural niimen
multiforme qu'on ne saurait l'enfermer dans une of fertility, then of childbirth, then conceived as
définition. Hild, qui lui faisait place parmi les able to foretell the fate of children, then a
«forces divines, mais vagues et impersonnelles», prophetic deity in general»57, aussi large que la
qui gouvernent la destinée humaine, écrivait dès Frauengöttin de Wissovva était étroite, laisse le
1896: «L'être mobile et indéterminé de Fortuna sentiment confus d'une collection de traits
se prêtait à toutes les assimilations, à toutes les inorganiques, où l'articulation des multiples
associations, à toutes les substitutions»54. Mais fonctions prêtées à la déesse apparaît d'autant moins
c'est peut-être Toutain qui, en 1906, a donné de nettement que, sous l'allusion primitiviste au
cette vulgate l'expression la plus extrême, numen, se devine la référence à un «centre de
d'autant que, négligeant les compétences féminines force» impersonnel et dynamique, qui exclut
ou plus généralement maternelles de la déesse Fortuna des zones supérieures de la pensée
reconnues par ses devanciers, il la classe sim- complexe. Le signalement qu'en 1955 encore en
donne P. Fabre, si marqué qu'il soit par la
théorie de Wissovva, est, dans sa brièveté,
parfaitement représentatif de l'état d'esprit général :
52 S.v., RE, VIL 1 (paru en 1910), col. 12-42, notamment 12
sq. et 32 (sur Fortuna Huiusce Diei).
53 Ibid., col. 13. La tendance à la multiplication infinie de
Fortunes spécialisées, donneuses de chance et de succès, que 55 Les cultes païens dans l'empire romain, Paris, 1906-1920,
relève Otto, col. 13 sq., est également notée non seulement I, p. 424.
par Warde Fowler (supra, p. XI, n. 23), ou par Latte, Rom. 56 Le rapprochement est fait par Hild, DA, II, 2,
Rei., p. 182, mais aussi par le partisan de la Frauengöttin p. 1274.
qu'était Wissovva, RK2, p. 262. 57 Cambridge Ancient History, VIII, p. 446; cf. Phases in the
5*DA, II, 2, p. 1268 et 1272. religion of ancient Rome, Berkeley, 1932, p. 54 et 136.
INTRODUCTION XVII

«C'était, écrit-il, une divinité chthonienne, dont de Jupiter. Elle a fait l'objet de deux études,
le nom n'est sans doute pas indo-européen . . ., à l'une d'A. Brelich, qui a dégagé le caractère
laquelle les femmes rendaient un culte spécial et puissamment original de la religion prénestine,
que Wissowa apparente, avec raison, semble-t-il, féminine et précosmique, élaborée autour de
à Mater Matuta. Les fonctions de divinité de la Fortuna, par rapport à la religion romaine,
chance qu'elle assumera plus tard ne paraissent dominée par Jupiter et par l'ordre olympien;
point primitives : cependant, c'est une déesse l'autre, de G. Dumézil, qui a formulé l'hypothèse
bienveillante et bénéfique»58. Rien ne saurait d'une origine indo-européenne et découvert
être plus décevant que ce constat d'échec, que dans la religion védique un homologue de cette
cette incapacité avouée à dépasser l'ambiguïté double filiation contradictoire. J. Gagé, enfin,
persistante de Fortuna, comme s'il était à jamais s'est attaché à un domaine différent, Rome, et
impossible d'en donner une définition une et non Préneste, et à l'autre problème classique de
cohérente. Il va sans dire que nous ne saurions, Fortuna : non plus celui des origines, mais celui
pour notre part, tenir cette défaite que pour une de la définition des multiples Fortunes
solution provisoire. Mais des préjugés de cet romaines, si hétérogènes en apparence. J. Gagé a
ordre, s'ajoutant aux difficultés propres du sujet, retrouvé leur cohérence interne en les analysant
n'étaient évidemment pas de nature à stimuler comme des Fortunes des classes d'âge, dont
la recherche. Nous pouvons toujours faire nôtre chacune patronnait l'une des fractions de la
le jugement pessimiste de J. Bayet, dans le société romaine archaïque.
rapport qu'il établissait en 1943 sur la religion Ces travaux importants se sont néanmoins
romaine : « Le cas de Fortuna, celui de Mater concentrés sur deux domaines particuliers, du
Matuta sont plus troubles encore». L'adjectif double point de vue géographique et historique.
réapparaît, quand l'auteur dresse le bilan des Ils ont porté, d'une part, sur un culte local qui, si
travaux consacrés par H. Lyngby aux deux prestigieux soit-il, ne représente pas à lui seul
déesses du Forum Boarium, qui «appellent la toute la religion italique de Fortuna et à partir
réflexion sur un domaine extrêmement trouble duquel il serait dangereux d'extrapoler une
de convergences religieuses, où l'élément latin théorie du culte romain; d'autre part, et
apparaît de toute façon prééminent»59. essentiellement, sur les origines de la déesse et sur
Le bilan de la recherche récente est ses cultes archaïques. A partir des perspectives
cependant loin d'être négatif. Depuis les années 1950, nouvelles qu'ils ont ouvertes, de la façon neuve
quelques études majeures ont, sur des points dont ils ont posé les problèmes, notre propos
précis, entièrement renouvelé notre sera d'entreprendre cette étude totale dont
con ais ance du culte et donné un nouvel élan à l'enquête Fortuna n'a jamais encore été l'objet. Il nous
sur Fortuna60. A Préneste, la résurrection de son appartiendra de reprendre les problèmes
grand sanctuaire latin, grâce aux fouilles de classiques et d'essayer de les faire aboutir, sans
F. Fasolo et G. Gullini, a ravivé l'intérêt pour le éluder tant de points difficiles qui, jusqu'ici, ont
culte énigmatique de la Primigenia, mère et fille été plus ou moins volontairement laissés dans
l'ombre. Nous aurons, d'autre part, à poursuivre
notre propre enquête sur des domaines qui
n'ont jamais été abordés ou n'ont fait l'objet que
58 Dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, III, p. 386.
Son exposé de YHistoire générale des religions, p. 636, n'est d'études fragmentaires.
pas plus explicite : « les femmes lui rendaient un culte
spécial, et c'est seulement plus tard que ses compétences se
multiplieront en même temps que ses sanctuaires et ses Pourquoi l'étude des origines de Fortuna
qualificatifs»; et nous devrons apparemment nous résigner à
ignorer à partir de quand, sous l'effet de quelles causes et n'a-t-elle donné que des résultats incertains?
selon quels principes eut lieu cette énigmatique Assurément, toute recherche des origines est
«multiplication ». toujours décevante, dans la mesure où elle
59 La religion romaine de l'introduction de l'hellénisme à la aboutit d'ordinaire à proposer une hypothèse
fin du paganisme, dans le Mémorial des Études latines, Paris,
1943, p. 336 sq. nouvelle, plutôt qu'à faire définitivement la
60 Pour le détail de la bibliographie, supra, p. VII, n. 2- lumière sur une question. Il semble pourtant
5. qu'une autre méthode eût donné des résultats
XVIII INTRODUCTION

plus fructueux. Exception faite pour la synthèse tons aux ultimes métamorphoses de Fortuna.
de M. Marconi, dominée par la figure Refusant systématiquement l'hypothèse facile,
universelle de la Grande Déesse, qui régnait depuis le mais si insuffisante, d'une Fortune vague et
Gange jusqu'à la Méditerranée61, l'enquête sur indéfiniment plastique, nous aurons à nous
les origines de Fortuna a toujours porté sur l'un interroger sur la nature de ces divinités
ou l'autre des cultes archaïques isolément et les successives et à proposer pour chacune d'elles une
a considérés comme des entités indépendantes : définition spécifique. L'obstacle le plus grave
ainsi, pour ne citer que les plus récentes, les auquel nous nous heurterons en ce domaine est
études de M. L. Scevola sur Antiurti, d'A. la fragmentation presque infinie des cultes de
Brelich et de G. Dumézil sur Préneste, de J. Gagé Fortuna et l'apparente hétérogénéité d'une
sur Rome. Aucun chercheur ne s'est attaché déesse qui se présente simultanément sous les épi-
simultanément à ces trois domaines religieux, clèses les plus diverses, ne serait-ce que par leur
sans oublier quelques centres mineurs qui ne mode de formation linguistique : adjectifs formés
peuvent à eux seuls suggérer une interprétation sur le nom du groupe social que patronne la
nouvelle, mais sont susceptibles d'étayer déesse, Fortune des femmes, Fortuna Muliebris,
utilement une hypothèse d'ensemble. Cette méthode des hommes - au moins au sens littéral -, Virilis,
comparative devrait permettre de résoudre des cavaliers ou des chevaliers, Equestris;
partiellement l'un des deux problèmes classiques : génitifs adnominaux, qui désignent l'être ou l'objet
celui d'une définition - la première dans le placé sous sa tutelle, le peuple romain ou le jour
temps - de la Fortune archaïque, qui tînt compte présent, Fortuna populi Romani, ou Huiusce Diei,
à la fois des éléments communs aux divers Fortune du lieu, Fortuna loci, ou des personnes
centres religieux et de leurs caractères sacrées, des chefs élus par la grâce divine,
originaux. Dans cette perspective, notre hypothèse de Fortuna Caesaris ou Augusti; épithètes
travail sera de considérer les Fortunes de indéfiniment renouvelées qui s'efforcent en vain à
Préneste, d'Antium et de Rome comme trois cerner, jusque dans ses aspects les plus
variantes d'une même divinité. Ce qui, du même coup, contradictoires, le concept de Fortuna et à préciser le
suggère une hypothèse des origines. Il devient visage sous lequel le fidèle appréhende cette
possible de reconstituer une Fortune italique déesse multiforme : Bona, Mala, Dubia, Publica,
commune, antérieure à cette différenciation. Prillata, Obsequens, Respiciens, Adiutrix, Salutaris,
Cette solution est la seule qui permette de rendre Breuis ou Casualis, Manens ou Stabilis, etc., et,
compte de l'existence, dans la religion archaïque, sous l'Empire, les innombrables dédicaces
de plusieurs divinités séparées par des consacrées à Fortuna Redux et Fortuna Augusta -
distinctions locales, mais dont l'origine identique n'en «infinité de Fortunes, génies tutélaires des
est pas moins clairement discernable. Déesse- individus, des terrains, des cohortes, des
mère au domaine sans limites, oraculaire, corporations, des édifices, etc.»62, qui semblent échapper
féconde et peu différenciée : tels sont les traits sous à tout dénombrement et faire apparaître tout
lesquels nous entrevoyons cette Fortuna essai de synthèse comme une tentative
primitive, qui nous semble relever d'un type religieux désespérée.
bien connu, celui des déesses-mères italiques, et Notre ambition, dont nous voulons espérer
s'apparenter ainsi de fort près aux qu'elle n'est pas une présomption, sera
toutes-puissantes divinités féminines des religions d'introduire un ordre dans ce chaos, en établissant,
méditerranéennes. double entreprise dont les deux termes sont
Si nous poursuivons l'enquête au cours des indissociables, une chronologie et en
âges, nous nous trouvons en face de difficultés reconstruisant une théologie de la déesse Fortuna. Le
analogues : il n'y a pas une, mais des Fortunes, temps n'est plus, alors que, dans le domaine le
variables selon chaque époque. La religion plus général des études de religion romaine, la
archaïque a eu la sienne propre; les Romains de Römische Religionsgeschichte de Κ. Latte, dont le
la République ont honoré une déesse toute titre même traduit le propos essentiellement
différente, et, sous l'Empire encore, nous
62 Preller, Rom. Myth., II, p. 185, que nous citons dans la
61 Riflessi mediterranei, p. 240. traduction de Dietz. Les dieux de l'ancienne Rome, p. 379.
INTRODUCTION XIX

historique, vise à se substituer au traité mesure où celle-ci aspire à être une histoire des
systématique de Wissowa, Religion und Kultus der idées au moins autant, et plus encore, qu'une
Römer, où nous puissions nous contenter de ces histoire des rites.
«tableaux» du culte de Fortuna, envisagé sub Sans jamais oublier que, loin d'être menée
specie aeternitatis, où voisinaient, comme on le pour elle-même, cette étude sémantique a pour
faisait encore à l'époque de Preller, ou dans tel fin de nous éclairer sur un culte et une divinité,
ou tel article d'encyclopédie, par exemple la nous poursuivrons notre recherche de Fortuna à
Fortuna Muliebris qui devait son sanctuaire à la travers les textes littéraires, dans la double
victoire remportée sur Coriolan à l'aube du Ve perspective, théologique et historique, que nous
siècle, et la Fortuna Equestris qui ne reçut le nous sommes assignée. Avec le souci constant de
sien que trois siècles plus tard, en 180. De dépasser la simple description des formes
certains de ces cultes, parmi les plus récents ou extérieures pour atteindre à l'histoire vécue du
les plus officiels, tels ceux que nous venons de sentiment religieux; mais aussi celui d'établir
citer, nous connaissons avec précision la date de cette chronologie du culte qui est la première de
fondation, qui nous a été transmise par les nos préoccupations et pour laquelle la
historiens romains. Mais ce ne sont là que sémantique historique, l'étude des significations de
d'heureuses exceptions, perdues dans la fortuna, de leur structure et de leur évolution,
multitude anarchique et sans âge des autres cultes de nous sera d'un puissant secours. Fortuna offre en
Fortuna. Aussi notre tâche la plus urgente est- effet, à l'intérieur du panthéon romain, ce
elle de reconstituer, avec le plus haut degré de caractère, qu'elle partage d'ailleurs avec toutes les
précision possible, cette chronologie que, en abstractions divinisées, d'être un nom commun
1943, dans son programme du Mémorial des aussi bien qu'une figure surnaturelle. Aussi, dès
Études latines, J. Bayet appelait de ses vœux63, et le troisième tiers du IIIe siècle et l'apparition des
de poursuivre, pour l'ensemble des cultes de premiers textes littéraires, l'histoire de Fortuna
Fortuna, l'entreprise si bien commencée par devient-elle celle d'un concept autant que d'une
J. Gagé pour certains de ses cultes archaïques. divinité. Commencements tardifs, sans doute,
Dans cette enquête, nous ferons appel à toutes mais qui nous font d'autant plus regretter
les catégories de documents existants : dates l'absence de témoignages antérieurs, tant l'apport
traditionnelles des fondations de temples qui de textes datés est irremplaçable, si nous voulons
nous ont été léguées par l'annalistique romaine, reconstituer dans sa réalité mouvante et vivante
et qui doivent être passées au crible de la la théologie de la Fortune et sa conception
critique; découvertes de l'archéologie, dans philosophique et, par exemple, suivre le
certains cas privilégiés dont le plus bel exemple est cheminement de l'idée de hasard à travers la
celui des fouilles de S. Omobono et du conscience romaine et la religion de Fortuna. Seule,
sanctuaire du VIe siècle qu'elles ont révélé; étude des l'analyse sémantique permet de retracer de
monuments figurés, des représentations l'intérieur cette évolution spirituelle et idéologique
monétaires et des textes épigraphiques; analyse du d'une divinité que ni l'histoire officielle, ni
calendrier liturgique et des épithètes cultuelles l'archéologie, à supposer même que notre
de Fortuna. En outre, à ces moyens documentation fût complète, ne nous permettraient
d'investigation traditionnels, qui sont applicables à de discerner. D'où le parti que nous avons
toutes les divinités, nous joindrons l'analyse adopté et qui consiste à tenir simultanément les
sémantique, qui tiendra dans notre étude une place deux bouts de la chaîne, à maintenir notre
considérable, tant elle apparaît, dans le analyse dans une tension constante entre ces
problème spécifique de Fortuna, comme un instrument deux points de vue qui se complètent
de recherche inégalé. Car, si l'apport de l'éty- rigoureusement: l'historique et le sémantique, le cultuel
mologie à la connaissance des dieux antiques a et l'idéologique, l'étude des fondations de
été de longue date reconnu et exploité, la temples, des épiclèses, des fêtes et des rites, et
sémantique n'offre pas une contribution moins l'image, individuelle et collective, que les
précieuse à l'histoire des religions, dans la écrivains latins portaient en eux et qu'ils
formulaient de la déesse Fortuna et du concept,
"Op. cit., p. 336. philosophique ou vulgaire, de fortuna.
XX INTRODUCTION

Dans ces conditions, le choix de la méthode faction perpétuelle à choisir une définition de
s'imposait : elle ne pouvait être qu'historique. Il Fortuna à l'exclusion de l'autre, ne vient-elle pas
nous fallait, partant des Fortunes que nous de ce que les deux solutions en présence, loin
pouvions reconnaître à coup sûr comme d'être incompatibles, ne s'opposent qu'en
archaïques, suivre, depuis le VIe siècle et la fin de apparence et de ce qu'elles ont été formulées, l'une
l'époque royale, les étapes de la formation du comme l'autre, en termes inadéquats?
culte à travers la République et l'Empire. Mais, à Car, force nous est de le reconnaître, chacune
l'intérieur même de ces cadres généraux, de ces des deux théories se fonde sur des données
grandes phases de l'histoire politique et irréfutables. Si les Fortunes archaïques n'étaient
culturelle de Rome qui correspondent, effectivement, pas des déesses du Destin, encore moins du
aux phases majeures du développement de Hasard, ces concepts n'en sont pas moins liés,
Fortuna, il nous faudra, par une approche quoique confusément, à leur théologie. Les
chronologique plus précise, tenter de serrer au plus Fortunes oraculaires de Préneste et d'Antium qui
près la réalité perpétuellement mouvante du révèlent aux mortels leur avenir sont bien, en ce
phénomène religieux. Dans une cité marquée sens, des déesses de la destinée et, qui plus est,
par l'expansion continue de la conquête, dans cette fonction, loin d'apparaître comme un
une religion où le conservatisme le plus obstiné développement tardif, remonte aux origines du culte,
s'allie à la réceptivité la plus accueillante, la plus jusqu'à se perdre, au moins pour la première,
ouverte à toutes les novations, l'idéal serait dans la protohistoire, peut-être même la
même, s'il n'était point chimère - mais, à défaut préhistoire de Fortuna. D'autre part, la notion de
de l'atteindre, on peut du moins s'en approcher hasard semble inscrite dans le nom même de la
-, de retracer l'image que chaque siècle, chaque Fors Fortuna romaine64 et dans d'autres mots de
génération du peuple romain s'est faite de la même famille, l'adverbe forte, l'adjectif fortui-
Fortuna et ce qu'il adorait en elle. Il nous faudra tus, tandis que le fortunatus est, littéralement,
ainsi procéder, compte tenu de la celui que la grâce de Fortuna a comblé de la
documentation existante et de ses limites, à une série de chance. Le mélange inextricable de ces notions,
coupes transversales qui nous permettront de à nos yeux si distinctes, n'est donc peut-être pas
dégager, dans le culte de Fortuna, des unités dû à une infirmité de la Fortune inconsistante et
successives, des niveaux distincts de culte et de evanescente. Mais il se pourrait qu'il fût
pensée, avec, chaque fois, le souci dominant de intimement lié à sa structure théologique et
retrouver la permanence de la déesse et sa sémantique. L'oracle même de Préneste, fondé sur le
fidélité à elle-même à travers le temps et, en tirage des sortes, est la traduction symbolique de
contrepartie, de mesurer les acquisitions cette profonde vérité religieuse : la révélation
nouvelles qui ont enrichi ou altéré sa religion. des destins par les voies mystérieuses et
S'agissant de l'époque royale, nous croyons surnaturelles du hasard. Mais la seconde
possible de retrouver l'unité première de la interprétation peut, elle aussi, produire en sa faveur des
Fortune archaïque, bien que le temps et les faits non moins probants. Fortuna Primigenia
différenciations locales aient peu à peu oblitéré était spécialement honorée par les mères pré-
ses traits originels. Mais notre vœu le plus cher nestines. Les Fortunes d'Antium veillaient
serait d'échapper à l'antinomie stérile de la également sur les naissances. Quant aux déesses
Glücksgöttin et de la Frauengöttin, sans pour romaines, l'une des plus claires parmi elles est
autant tomber dans l'hypothèse paralysante Fortuna Muliebris, célèbre par la victoire
d'une Fortune vague et informelle. Déesse du pacifique que les femmes, grâce à elle, remportèrent
sort ou de la chance, ou déesse des femmes? sur Coriolan; et, nous le savons, l'antique
froide abstraction divinisée, ou simple génie Fortune du Forum Boarium, la paradoxale Fortuna
tutélaire du sexe féminin? Le caractère insoluble Virilis recrutaient elles aussi leurs fidèles, du
de cette alternative, le courant critique qui, déjà moins à l'époque classique, parmi un public
amorcé par Preller, a atteint son maximum exclusivement féminin.
d'ampleur avec Wissowa, puis, par un
mouvement en retour du balancier de l'histoire,
ramené K.' Latte et G. Dumézil aux conceptions 64 Fors, in quo incerti casus significantiir magis, dit Cicéron,
initiales de la Fortune-Chance, bref, cette leg. 2, 28.
INTRODUCTION XXI

Si elles ont chacune leurs faiblesses, les deux perçue par tous comme nettement inférieure en
définitions concurrentes n'en recouvrent pas dignité à celle des divinités personnelles, qui
moins chacune une partie du domaine originel sont les seules divinités authentiques66. Il se
de Fortuna. Ce qu'il nous faut donc repenser, pourrait, s'il convient, comme nous le croyons,
dans notre recherche de l'unité primitive du de revaloriser ses fonctions primitives, qu'il
culte, c'est le problème de leur articulation, non faille aussi, du même coup, nuancer ou préciser
résolu jusqu'ici pour être resté prisonnier des cette conception trop sommaire ou trop floue.
formules trop étroites du passé. Si l'on voit en Les spéculations et les lieux communs des
Fortuna une ancienne déesse des femmes écrivains latins sur la Fortune souveraine,
devenue, à un moment quelconque de son histoire, inconstante maîtresse du monde, nous ont accoutumés
sous l'influence de facteurs indéterminés, une à ne voir en elle qu'une abstraction divinisée, ce
divinité de la chance capricieuse, ce qui est bien qu'elle est effectivement à l'époque classique.
la thèse de Wissowa, telle que, non sans naïveté, Mais le fut-elle de tout temps? Les liens
la résumait P. Fabre, l'aporie est totale. Mais si passionnels que la légende a tissés entre elle et
l'on substitue à l'expression quelque peu désuète Servius Tullius, les développements mythiques
et, surtout, si gravement inexacte, de «déesse dont elle est l'objet à Rome et à Préneste, mythe
des femmes», celle, plus large, de déesse de la historique - comme on l'attend de Rome - de
fécondité, à laquelle peuvent de surcroît Servius et de Fortuna dans l'une des deux cités,
s'intégrer les cultes masculins de Fortuna Virilis et de mythe théogonique de Fortuna, mère ou fille de
l'obscure Fortuna Barbata et, sans doute aussi, Jupiter, dans l'autre, même si nous ne les
la divinité agraire et cosmique que semble avoir percevons plus qu'à l'état de fragments, nous
été Fors Fortuna; si, d'autre part, l'on renonce à font soupçonner en elle bien autre chose et bien
voir en Fortuna une divinité du Destin plus qu'un génie tutélaire ou que la divinisation
métaphysique - au sens du Fatum ou de la Fatalité d'un concept. S'il faut lui chercher un parallèle
grecque - pour ne lui attribuer que l'humble dans la légende royale de Rome, elle joue à elle
destinée vécue par tout homme dans l'immédiat; seule, auprès de Servius, le rôle que non
si, enfin, nous parvenions à expliciter le lien seulement Fides, mais aussi Egèrie, se partagèrent
interne de ces deux fonctions et à démontrer auprès de Numa. Or la dernière de ces deux
que c'est dans leur conjonction, précisément, déesses n'était sûrement pas une abstraction
que réside le caractère original et spécifique de divinisée. N'aurait-on pas, au seul vu de ce
la déesse, alors, nous aurions le sentiment qu'elle est devenue par la suite, mis trop de hâte
d'avoir fait un grand pas dans l'intelligence de la à doter la première Fortuna, dès ses origines, de
plus ancienne Fortuna. ce statut froidement impersonnel? Quand bien
En outre, la double fonction que nous même l'on tiendrait ces traditions mythiques
inclinons à lui reconnaître, en la chargeant d'une pour des adjonctions secondaires, la Fortuna
complexité accrue, lui confère une dimension primitive, maternelle et féconde, que nous avons
supérieure et a chance de nous la faire entrevue, s'accommode mal de cette définition
apparaître sous un jour neuf. Le moins qu'on puisse intellectuelle et désincarnée : une déesse-mère
dire est que jamais, dans aucune des théories n'est pas une abstraction divinisée. Si peu
que nous avons rappelées, Fortuna ne fut dotée individualisés, si peu anthropomorphiques
d'une forte substance personnelle. Simple génie qu'eussent été les dieux des plus anciens Romains, dei,
protecteur, soit de la femme, soit, et non point mimina67, il nous suffirait, et nous
indifféremment, de toutes les catégories biologiques ou
sociales, pour Wissowa ou pour Otto, ou
imprécise divinité du Sort, on tend à la confiner une 66 Cf. la législation projetée par Cicéron, leg. 2, 19, qui
fois pour toutes, par un jugement sans appel, distingue trois catégories de divinités : les dieux de naissance
dans la catégorie des «abstractions divinisées»65, et, si l'on ose dire, de toute éternité; les hommes méritants
divinisés, dans la perspective évhémériste, en raison de leur
bienfaisance; et, en dernier lieu, les abstractions divinisées, à
condition toutefois qu'elles soient des Vertus, et non des
65 Cf. la dissertation de H. L. Axtell, The deification of vices (cf. 2, 28).
abstract ideas in Roman literature and inscriptions, Chicago, 67 L'œuvre entière de G. Dumézil est consacrée à la
1907, p. 9-11 et passim, notamment p. 59; 87 sq. et 98. démonstration de cette grande idée; cf. plus spécialement
XXII INTRODUCTION

croyons pouvoir y parvenir, de déceler en s'explique, mais en partie seulement, par le fait
Fortuna aux origines un être agissant, bienfaisant et que l'entreprise est délicate, car Tyché elle-
transcendant, pour faire de cette figure même, si mobile, si flottante, est singulièrement
puis ante et vivante une divinité personnelle, une dea au difficile à saisir. Mais surtout, pour élucider la
sens plein, même si, faute d'une iconographie et question de Yinterpretatio Graeca, il eût fallu au
d'attributs qui lui fussent vraiment propres, préalable avoir résolu celle, plus épineuse
faute de cette mythologie savante et brillante encore, de la part du hasard et de la chance dans la
que Rome ne dut qu'à l'hellénisme, la vie théologie de la déesse-mère qu'était initialement
surnaturelle dont elle était animée nous demeure Fortuna, c'est-à-dire, en fait, le problème majeur
mystérieuse. de sa religion archaïque.
Or, dès l'origine, le problème de Yhellénisa-
tion, lié à celui de la nature de Fortuna, fut
Difficile à saisir à ses origines et dans l'état conçu en des termes qui le rendaient a priori
archaïque de son culte, Fortuna ne l'est pas soit inexistant, soit insoluble. Pour ceux qui, dès
moins dans les transformations qui l'affectèrent ses commencements, voyaient en elle une déesse
à l'époque républicaine. Il est clair que la du Sort ou de la Chance, Fortuna avait toujours
Fortune-Chance ou Hasard, abstraite et été si semblable à Tyché que le problème de
Dominatrice du monde, de l'époque classique n'est leur assimilation ne se posait même pas, tant
autre que l'adaptation romaine de Tyché. Les elles n'avaient été, de tout temps, qu'une seule et
résultats de cette hellénisation sont bien connus même divinité en deux personnes, foncièrement
par l'iconographie et la littérature. Tant de identiques sous deux noms différents. Mais en
monuments figurés - monnaies, petits bronzes, revanche, pour les partisans d'une Fortuna
œuvres de la grande statuaire - ont popularisé «déesse des femmes», pour Wissowa, son
l'image de la Fortune tenant la corne principal théoricien, comme pour Fernique, son
d'abondance et le gouvernail, double symbole de la devancier, ou, parmi ses émules, P. Fabre, que
prospérité et de la souveraineté; tant de lieux nous citions ci-dessus68, l'abîme était tel entre
communs, répétés par les orateurs, les cette Fortuna originelle et la Tyché hellénistique
historiens, les poètes, les philosophes, ont célébré oü que l'assimilation de l'une à l'autre devenait un
condamné la toute-puissance ou les caprices phénomène totalement incompréhensible. Si
cruels de l'aveugle Fortune, maîtresse des bien que, déroutés par cette inexplicable
destinées individuelles, du sort des États, de l'issue métamorphose, tant d'historiens si éminents, plutôt
des guerres et de la marche du monde, qu'il a pu que de soulever une question aussi périlleuse,
sembler que tout en elle nous fût clair et ont purement et simplement préféré l'éluder.
familier et que la recherche pût légitimement Mais à nous, ce prudent silence n'est plus permis
s'orienter vers des voies moins rebattues. En et il nous faudra affronter, dans leur multiplicité,
réalité, et si étrange que paraisse cette lacune, tous les problèmes d'une hellénisation non point
l'hellénisation de Fortuna n'a jamais fait l'objet ponctuelle, mais continue, qui nous conduiront
d'une étude systématique. Son aboutissement, jusqu'à l'extrême fin de la République et au
c'est-à-dire la formation d'une Fortuna-Tyché terme que nous nous sommes fixé pour cette
gréco-romaine, est connu, mais jamais le détail étude : chronologie, modalités toujours com-
du processus, ni son déroulement, ni sa 'plexes d'un phénomène ô! interpretano,
chronologie n'ont été analysés, même transformation spirituelle de la Fortuna italique, qui dut
superficiel ement, et jamais nulle datation n'en a été à sa rencontre avec Tyché de subir les deux
proposée. A partir de quand la Fortuna des Latins mutations les plus profondes et les plus
commença-t-elle de s'identifier à la Tyché décisives de son histoire, l'une qui, tandis que, déjà, se
hellénique? Cette question si simple et qui se mourait la religion traditionnelle de Rome,
présente si immédiatement à l'esprit n'a même devait consommer sa désagrégation morale et
jamais été posée. Surprenant silence, et qui faire d'elle la divinité désacralisée du Hasard,
l'autre qui, alors qu'agonisait la république
L'héritage indo-européen à Rome, Paris, 1949, p. 49-65; Les
dieux des Indo-Européens, Paris, 1952, p. 106-117; et, en
dernier lieu, Rei. rom. arch., p. 36-48. 68 P. XII et XVI sq.
INTRODUCTION XXIII

romaine, en pleine crise religieuse, politique et d'une originalité et d'une substance religieuse
idéologique du Ier siècle, devait présager sa qui évoquent la grande déesse archaïque bien
résurrection et faire d'elle la Fortune des impe- plus que la Fortune anémiée de la fin de la
ratores, avant que, par un suprême République. Mais cette création puissante et
accomplissement, elle ne devînt pleinement celle des profondément vivante de la religion impériale
souverains. n'a, elle non plus, jamais fait l'objet d'une étude
L'Empire ouvre une nouvelle époque dans la d'ensemble69.
religion de Fortuna et il y représente, à soi seul, Telle est la synthèse que nous nous
un monde nouveau, dont nous ne désespérons proposons de donner du culte de Fortuna; elle
pas - fortis Fortuna adiuuat - d'aborder l'étude et déborde largement les deux problèmes classiques,
les problèmes spécifiques dans un volume jusqu'à présent objets privilégiés de la
ultérieur. A maints égards, l'époque impériale recherche. Nous aurons à suivre Fortuna au cours de
apparaît privilégiée par rapport à la période son histoire et à travers ses métamorphoses,
républicaine et, à plus forte raison, à la période avec l'espoir de résoudre le problème essentiel
archaïque, obscure et semi-légendaire, du culte. que nous posions : celui de la nature, c'est-à-dire
Une profusion de textes épigraphiques et de l'unité de la déesse. L'unicité de Fortuna
littéraires, un solide corpus numismatique n'existe pas dans les faits : dès que nous la
constituent une masse considérable de documents devinons, dans la géographie religieuse de
auprès desquels les rares monnaies et les trop l'Italie antique, elle est multiforme et diverse. Cette
peu nombreuses ou trop brèves inscriptions pluralité n'a fait que s'accroître au cours de
républicaines, les fragments de la littérature l'histoire : chaque grande époque spirituelle de
archaïque, les textes des comiques et des auteurs Rome a élaboré sa Fortune propre. Mais peut-on
classiques eux-mêmes apparaissent comme des déceler une cohérence interne qui se soit
sources lacunaires; cependant que maintenue à travers son évolution et qui l'ait
l'élargissement de l'horizon géographique et politique de orientée? Tel est l'espoir, peut-être fallacieux, avec
Rome aux dimensions de l'univers propage le lequel nous entreprenons cette étude : contre
culte de Fortuna loin des bornes étroites de l'hypothèse destructrice d'une Fortune
l'Italie, à travers toutes les provinces de evanescente et morcelée à l'infini, nous voulons
l'Occident romain. Mais la raison essentielle qui retrouver les traits permanents de la grande déesse
valorise à nos yeux la Fortune impériale tient à qu'était Fortuna, ces « traits accentués et précis »
l'évolution spirituelle du monde romain. Après que lui refusait Toutain et qui, si nous savons les
la désacralisation qui, à la fin de la République, a faire apparaître, nous permettront de conclure à
frappé l'ensemble de la religion romaine et à son unité authentique et de dégager l'essence de
laquelle Fortuna n'a pas échappé, le renouveau sa personnalité.
augustéen; l'élaboration du culte impérial
auquel est liée Fortuna, conçue comme l'une des
dispensatrices du charisme monarchique, ce 69 Toutain, Les cultes païens dans l'empire romain, I,
qu'elle était déjà pour les imperatores - mais ce p. 424-433, s'est livré à une scrupuleuse enquête sur la
qui, au dernier siècle de la République, n'était religion de Fortuna. Elle consiste essentiellement en une
étude statistique des données épigraphiques et sa méthode,
encore qu'une revendication personnelle malgré les critiques de Cumont (RHR, LXVI, 1912, p. 125-
appartient désormais à la théologie officielle de 129; LXXXV, 1922, p. 88-91; cf. Les religions orientales dans le
l'Empire -; le triomphe des religions orientales, du paganisme romain, 4e éd., Paris, 1929, p. 213), reste d'une
syncrétisme et des tendances hénothéistes grande solidité. Mais la conception à la fois géographique et
auquel elle participe, contaminée avec Isis ou historique de l'ouvrage, le choix même du sujet, restreint aux
provinces latines, à l'exclusion de Rome et de l'Italie, le
figurée avec les attributs d'une divinité panthée, caractère des documents dépouillés (Toutain se borne à un
tous ces traits, profondément nouveaux, commentaire des inscriptions datant de l'Empire : il ne se
empreints d'une vitalité religieuse foisonnante, réfère pas aux textes littéraires ni, à plus forte raison, ne les
interdisent de considérer la Fortune impériale confronte aux sources épigraphiques pour faire apparaître
comme un simple prolongement de la Fortuna- une image totale de Fortuna), enfin, la période choisie
(l'enquête, qui ne porte que sur l'époque impériale, ne
Tyché républicaine. Cette magnifique s'appuie pas sur une étude préalable des Fortunes
renais ance cultuelle constitue réellement une troisième archaïques et républicaines) imposaient à cette analyse
période dans l'histoire de Fortuna, chargée méthodique d'inévitables limites.
PREMIÈRE PARTIE

FORTUNA DANS LA RELIGION ARCHAÏQUE

PREMIÈRE SECTION

LES FORTUNES ITALIQUES


CHAPITRE I

LA FORTUNE DE PRÉNESTE : «FORTVNA PRIMIGENIA»

Primigenia a gignendo
Cicéron, leg. 2, 28.

Lorsque, dans sa description du Latium, Stra- Prusias, lors de son séjour à Rome, y avait offert,
bon, au début du règne de Tibère, veut en 1674, suffisent à l'attester, le renom de ce
caractériser Préneste et la définir par une formule qui grand centre religieux du Latium était, dès
la distingue des cités voisines, Tibur ou Tuscu- l'époque républicaine, répandu bien au delà des
lum, une phrase lui suffit : « Préneste est la ville frontières de l'Italie, à travers tout le monde
où se trouve le temple de la Fortune, célèbre par romain et jusque dans l'Orient hellénistique5.
ses oracles»1. Dès 155 av. J.-C, Camèade qui, Au contraire de tant d'autres cultes de
lors de son ambassade à Rome, était allé visiter Fortuna, sur lesquels nos connaissances se
le sanctuaire, en avait conservé un souvenir réduisent à l'emplacement approximatif du temple, à
ineffaçable, au point qu'il aimait à répéter, au un mince fragment du rituel, parfois même
témoignage de son disciple Clitomaque, que uniquement au vocable sous lequel était
«nulle part, il n'avait vu Fortune plus fortunée»2. honorée la déesse, nous avons, sur Fortuna
Oui, pour les anciens, Préneste était vraiment la Primigenia, le bonheur de disposer d'une
ville de la Fortune3. De tous les sanctuaires qui documentation relativement abondante et, surtout, d'une
lui étaient dédiés en Italie, celui qu'elle y exceptionnelle qualité. Un important corpus épi-
possédait sous le nom de Fortuna Primigenia, et où graphique, en partie d'époque républicaine, et
elle rendait ses oracles par les « sorts », était sans dont l'inscription à la fois la plus ancienne et la
conteste le plus illustre et le plus magnifique : il plus précieuse, celle d'Orcevia, remonte au IIIe
attirait en foule pèlerins et consultants et, la siècle6; une substantielle notice de Cicéron dans
venue de Camèade, en 155, le sacrifice que

4 Le roi de Bithynie avait demandé au sénat qu'il lui fût


permis d'offrir dix victimes au Capitole et une à la Fortune
1 Πραίνεστος δ' εστίν οπού το της Τύχης ιερόν έπίσημον de Préneste; il s'acquittait ainsi du vœu qu'il avait fait pour
χρηστηρι,άζον (5, 3, 11). La date de rédaction des livres V et la victoire du peuple romain dans la troisième guerre de
VI ou, du moins, celle où Strabon y mit la dernière main, Macédoine (Liv. 45, 44, 8-9). Malgré l'inégalité des deux
peut se situer en 18 ap. J.-C, en tout cas avant la mort de sacrifices, Préneste fait réellement, au même titre que Rome,
Germanicus, en octobre 19 (cf. la Notice de F. Lasserre, Les figure de métropole religieuse : sen Romae sen Praeneste
Belles Lettres, T. III, p. 3 sq.). immolare uellet, poursuit Tite-Live {Ibid., 15).
2 Cic. diu. 2, 87 : nusquam se fortunatiorem quam Praeneste 5 Sur le problème des dédicaces à Τύχη Πρωτογένεια
indisse Fortunam. Sur «l'ambassade des philosophes», Car- découvertes en Crète et à Délos, infra, p. 119-125.
néade, Diogene et Critolaos, en 155, en particulier Cic. acad. 6 Les inscriptions anciennement connues de Préneste, qui
2, 137; de orat. 2, 155; Tusc. 4, 5; Plin. NH 7, 112; Gell. 6, 14, intéressent le culte de Fortuna, sont recueillies au CIL XIV
8-10; 17, 21, 48; Plut. Cato mai. 22. (paru en 1887), n° 2849-2888; 2989; 3003; 3015; et Ρ 2531. Cf.
3 Et Praenestinae moenia sacra deae, écrit Ovide, fast. 6, 62. le choix de Dessau, ILS, n° 3683-3696. Des compléments ont
De même, Silius Italicus, 8, 364 sq. : sacrisque dicatum / paru dans Eph. Ep., IX, 3, 1910, n° 743-761 (= A Ep. 1907, 134;
Fortunae Praeneste iugis, et, en 9, 404 : sacro . . . Praeneste. Cf. 227; 1908, 38; 105; 106; 217). Les inscriptions découvertes
Lucain, 2, 193 sq.; Juvénal, 14, 88-90, etc. lors des dernières fouilles, ainsi que celles, déjà publiées, qui
LA FORTUNE DE PRÉNESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA»

le De diuinatione (2, 85-87), complétée par I - La topographie du sanctuaire


d'autres textes historiques ou littéraires, plus
fragmentaires; et surtout, spectacle fastueux, objet Le premier des problèmes que pose la déesse
de contemplation esthétique tout autant que de de Préneste est l'identification de ses lieux de
connaissance scientifique, l'ensemble culte. La vaste étendue du sanctuaire et la
monumental de son ou plutôt de ses temples maintenant multiplicité de ses édifices, jointe aux silences de
mis au jour : telles sont les conditions favorables l'épigraphie prénestine, d'une part; la
qui nous permettent de connaître la Fortune de confrontation entre les résultats des fouilles et le texte
Préneste mieux que toute autre Fortune italique du De diuinatione, d'autre part, soulèvent en
et, ce qui n'est pas le moindre intérêt de son effet des difficultés considérables, qui sont
culte, nous aident à pénétrer dans un univers encore loin d'être résolues.
spirituel profondément différent de celui de la Comme les grands centres religieux du
religiosité romaine7. Nouvelle preuve de la monde hellénique, comme Delphes, Délos ou Olym-
«chance» persistante que le sceptique Camèade pie, le sanctuaire de Préneste, «la Delphes du
reconnaissait, non sans ironie, à la déesse de Latium», selon l'expression de Fernique8,
Préneste. Mais ce bonheur lui-même ne va pas formait un ensemble immense et multiforme,
sans contrepartie. Paradoxalement, la richesse composé d'édifices de date et de destination fort
même des sources pose d'autres problèmes : diverses. Loin que la déesse y fût vénérée dans
ceux qui naissent de leur confrontation et de la un temple unique, c'était une véritable cité
difficulté, en apparence insoluble, d'accorder sacrée, dédiée à la divinité de Fortuna, qui
entre eux des documents si discordants qu'ils en s'étageait sur les pentes du mont Glicestro (ou
deviennent contradictoires. Si bien que nous Ginestro), l'un des derniers contreforts de
croyions le connaître, le culte de Fortuna l'Apennin. D'une ville, elle avait les dimensions,
Primigenia demeure obscur et irrémédiablement puisqu'elle occupait à peu près toute la
mystérieux, non point seulement, semble-t-il, à superficie de l'actuelle Palestrina, qui fut construite
cause des lacunes que présente toute sur les ruines du temple de la Fortune9, dont les
documentation, même la plus complète, mais pour des
raisons intrinsèques et qui tiennent à la
complexité toute particulière de sa nature.
8 P. 29 de son Étude sur Préneste, ville du Latium, Paris,
1880, synthèse ancienne, mais qui, malgré l'abondance de la
bibliographie postérieure, n'a pas encore été remplacée, sur
l'histoire de la ville, ainsi que sur sa civilisation et sur le
ont trait aux édifices du sanctuaire, sont étudiées par culte de Fortuna Primigenia, même si la partie
G. Gullini dans Fasolo-Gullini, p. 266-295; et l'ensemble des archéologique, sur les fouilles du sanctuaire et de la nécropole, est
dédicaces républicaines à Fortuna Primigenia est réuni dans depuis longtemps périmée. La métaphore delphique est
Degrassi, ILLRP, n° 101-110. Sur leurs caractères dialectaux, d'ailleurs traditionnelle chez les historiens de Préneste :
A. Ernout, Le parler de Préneste d'après les inscriptions, MSL, Marucchi la nomme «la Delfi d'Italia» et vante, non sans
XIII, 1905-1906, p. 293-349. En dépit de ceux qui, depuis emphase, son rôle panitalique (BCAR, XXXII, 1904, p. 234;
Niebuhr, Römische Geschichte, II, Berlin, 1830, p. 650 sq., XXXV, 1907, p. 275; DPAA, X, 1, 1910, p. 67); C. Bailey, plus
jusqu'à G. Devoto, Gli antichi Italici, 3e éd., Florence, 1967, modéré, en fait « almost the Italian equivalent of the Delphic
p. 95 et 112 sq., ont prétendu en faire une ville èque (sur sa oracle» (Cambridge Ana Hist., VIII, p. 446).
position stratégique et ses relations avec les Èques au Ve 9 Des parties considérables du sanctuaire, qui avaient
siècle, Fernique, Étude sur Préneste, p. 26-29 et 48 sq.; A. Pi- gardé jusque-là leur antique splendeur, ne disparurent qu'à
ganiol, Romains et Latins, I : La légende des Quinctii, MEFR, l'extrême fin du XIIIe siècle, lors des destructions que Boni-
XXXVIII, 1920, p. 297-306; et Conq. rom., p. 119 sq.; A. Al- face VIII infligea en 1298 à la ville, forteresse des Colonna.
földi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1965, p. 372 sq.), Petrini, Memorie Prénestine, Rome, 1795, p. 429 sq., a publié
la latinité de Préneste ne saurait être mise en doute; outre la requête qu'ils adressèrent à la cour pontificale pour
A. Ernout (en particulier p. 296), cf. R. S. Conway, The Italie recouvrer leurs biens. D'après ce document, reproduit par
dialects, Cambridge, 1897, I, p. 287 sq.; E. Vetter, Handbuch Fernique, op. cit., p. 99 sq., et par Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909,
der italischen Dialekte, Heidelberg, 1953, p. 333 sq.; A. Meillet, p. 216 sq., on voyait encore, à cette époque, l'hémicycle du
Esquisse d'une histoire de la langue latine, Paris, reprod., 1966, sanctuaire supérieur en son entier - il passait pour avoir été
p. 95. le palais de César -, le temple rond auquel il aboutissait et
7 Comme l'a mis en lumière A. Brelich, Tre variazioni, que l'auteur compare au Panthéon de Rome, Templum Pala-
p. 9-47. cio inherens opere sumptuosissimo et nobilissimo edijicatum ad
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE

étages successifs s'accrochaient au flanc de la superposées du sanctuaire supérieur,


montagne. Larges à leur base, plus étroits au fur recouvertes par les maisons et les jardins de la ville,
et à mesure qu'ils s'élevaient, ils formaient une jusqu'au palais Barberini qui en occupait le
pyramide, sur 90 m de dénivellation, rien que sommet, restaient mal connues et n'avaient
pour la partie proprement sacrée du sanctuaire, donné lieu qu'à des reconstitutions hypothétiques12,
depuis les édifices religieux du centre de la ville, jusqu'aux jours de 1944 où, après les terribles
qui constituaient le sanctuaire inférieur, jusqu'à bombardements qui détruisirent une partie de
la tholos de la déesse qui, au sommet du Palestrina, leurs vestiges apparurent, mis au
sanctuaire supérieur, couronnait l'ensemble de jour, puis firent durant plusieurs années l'objet
la composition architecturale (Plan II et PL de fouilles systématiques, qui aboutirent au
I, l)10. Les vestiges du temple forment deux dégagement de tout le sanctuaire supérieur et à
groupes nettement distincts. Au centre de la ville la grande publication de 1953 13, et qui furent
moderne, le sanctuaire inférieur avait fait, dès la
fin du siècle dernier et le début de ce siècle,
l'objet d'explorations méthodiques aussi recentissime scoperte, BCAR, XXXV, 1907, p. 275-324; //
tempio della Fortuna Prenestina con i monumenti annessi
poussées que le permettaient les multiples secondo il risultato di nuovi studi e di recentissime scoperte,
constructions qui, depuis le Moyen Age, s'étaient édifiées DPAA, X, 1, 1910, p. 65-119; et Guida archeologica della Città
sur ses ruines11. En revanche, les terrasses di Palestrina (l'antica Préneste), 3e éd., Rome, 1932; sur les
fouilles entreprises en 1906-1907 sous l'égide de la Société
archéologique de Préneste et qui furent, jusqu'à ce jour, les
dernières du sanctuaire inférieur, D. Vaglieri, NSA, 1907,
modum S. M. Rotunde de Urbe, ainsi que les grands escaliers p. 132-138; 289-304; 473-479; 683-693; et Préneste e il suo
de marbre/ de plus de cent marches, qui y conduisaient et tempio della Fortuna, BCAR, XXXVII, 1909, p. 212-274, article
que, détail remarquable, l'on pouvait gravir même à cheval. très documenté, qui constitue à lui seul une véritable
10 Ce chiffre de 90 m est donné par H. Kahler, AUS, VII, monographie sur la ville, et qui conteste la plupart des vues
1958, p. 199, à qui l'emprunte R. Bianchi Bandinelli, Rome, le exprimées par Marucchi; enfin, les pages de R. Delbriick,
centre du pouvoir, trad, fr., Paris, 1969, p. 151. Pour dans ses Hellenistische Bauten in Latium, Strasbourg, 1907-
l'ensemble du sanctuaire, Fernique, op. cit., p. 103, avance, 1912, I, p. 47-90, et II, p. 1-4, qui sont, encore aujourd'hui,
d'après Nibby, les chiffres suspects de 150 (hauteur totale) et l'étude la plus méthodique, pour ainsi dire définitive, qui ait
127 m (partie visible), que Blondel, dont on admirera la été publiée sur le sanctuaire inférieur. On trouvera la
précision, ramène à 111, 25 m (MEFR, II, 1882, p. 197), tandis synthèse de ces divers travaux dans R. Van Deman Magoffin,
que Nissen, Italische Landeskunde, Berlin, II, 2, 1902, p. 624, A study of the topography and municipal history of Praeneste,
indique 135 m. Il faut tenir compte, en effet, des trois dans Johns Hopkins Un. Studies in historical and political
premières terrasses qui comblaient la dénivellation existant science, XXVI, 9-10, Baltimore, 1908 (reprod. dans les Studi
entre la base de la pyramide, où devait se trouver l'entrée su Praeneste édités, avec une introduction, par F. Coarelli,
monumentale, les «propylées» du sanctuaire, et qui Pérouse, 1978), p. 42-52; et G. Lugli, / sanatari celebri del
correspond aujourd'hui à la Via degli Arcioni, et les constructions Lazio antico, Rome, 1932, p. 85-98.
du sanctuaire inférieur proprement dit. Quant à l'acropole 12 Cf. H. C. Bradshaw, Praeneste : a study for its restoration,
de Préneste, aujourd'hui le village de Castel S. Pietro (cf. PBSR, IX, 1920, p. 233-262.
notre PL 1,1), elle culmine à 752 m (Nissen, op. cit., 13 Par l'architecte F. Fasolo et l'archéologue G. Gullini, II
p. 620). santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, Rome, 1953.
11 Parallèlement aux travaux de Fernique, les recherches Depuis, les études se sont multipliées sur la ville et ses
se poursuivaient sur le site de Préneste, centrées autour du «anctuaires : les deux articles de la RE, s.v. Praeneste, l'un par
sanctuaire inférieur, et ne se risquant que rarement à G. Radke, XXII, 2, col. 1549-1555 (étymologie, géographie,
aborder l'étude du sanctuaire supérieur. Cf. les relevés de histoire, religion, paru en 1954), l'autre par H. Besig, Suppl.
P. Blondel, État actuel des ruines du temple de la Fortune à VIII, col. 1241-1260 (archéologie, paru en 1956); celui de
Préneste, MEFR, II, 1882, p. 168-198 (suivis d'une Note de F. Castagnoli, s.v. Palestrina, EAA, V, 1963, p. 887-891; les
Fernique sur les ruines du temple de la Fortune à Préneste, deux excellentes synthèses de H. von Heintze, Das Heiligtum
p. 199-202), aussi précis et rigoureux que le permettait alors der Fortuna Primigenia in Präneste, dem heutigen Palestrina,
l'état des fouilles, et qui représentent la première étude Gymnasium, LXIII, 1956, p. 526-544; et de H. Kahler, Das
complète et véritablement scientifique de l'ensemble du Fortunaheiligtum von Palestrina Praeneste, AUS, VII, 1958,
sanctuaire, inférieur et supérieur; les très nombreuses p. 189-240; cf. sa recension de Fasolo-Gullini, dans Gnomon,
publications, qui ne vont pas sans redites, d'O. Marucchi, XXX, 1958, p. 366-383; les guides de G. Gullini, Guida del
Osservazioni sul tempio della Fortuna prenestina, Bull. Inst., santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, Rome, 1956,
1881, p. 248-256; Antichità prenestine, Bull. Inst., 1882, p. 244- qui reprend, en les allégeant, les analyses et les conclusions
252; Nuovi studi sul tempio della Fortuna in Préneste e sopra i de la publication de 1953; et de G. Iacopi, // santuario della
suoi musaici, BCAR, XXXII, 1904, p. 233-283; // tempio della Fortuna Primigenia e il museo archeologico prenestino, 4e éd.,
Fortuna Prenestina secondo il risultato di nuove indagini e di Rome, 1973, qui expose, sous une forme claire, l'essentiel des
LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

une révélation pour les archéologues et les légère déclivité du sol, le petit rebord de
historiens de l'art antique. travertin qui, à l'avant de la grotte, sépare son
Si nous le ramenons à ses éléments pavement de celui de l'enclos qui la précède,
essentiels, le sanctuaire inférieur, qui se développe au enfin, la présence, à peu près dans son axe,
centre de Palestrina, au niveau du Corso et d'une bouche d'évacuation17, ont permis de
autour de la cathédrale (S. Agapito) et du reconnaître que cette mosaïque, dite «des
séminaire de la ville, comprend d'ouest en est : une poissons», au décor marin et aux somptueuses
grotte, l'Antro delle Sorti des archéologues couleurs, était recouverte d'un léger voile d'eau
italiens, précédée de son enclos sacré; une vaste courante, provenant des infiltrations de la roche
salle rectangulaire à abside, englobée dans les qui y entretiennent encore aujourd'hui, même
constructions du séminaire moderne et dont la dans la saison la plus sèche, une humidité
façade sud est toujours visible au fond de la permanente18. Devant la grotte se trouvait un
Piazza Regina Margherita; entre les deux, enclos à ciel ouvert, pavé d'une fine mosaïque
s'étendaient les colonnades de l'«area sacrée», en blanche dont on voit encore des restes, et fermé
avant de laquelle se trouvait, plus au sud sur la par une balustrade dont on a retrouvé de
place, un édifice de tuf dont les vestiges ont été nombreux fragments.
retrouvés sous la cathédrale. La grotte (PL 1, 2), Entre la grotte et la salle à abside, se
découverte en 1869, est une cavité d'environ développaient les longues colonnades de ce qu'on
5,50 m de diamètre, d'origine sans doute nomme l'«area sacrée», construction couverte,
naturelle14, mais aménagée et transformée par toute de plan basilical, divisée en quatre nefs, et qui
une série de travaux exécutés au moins en deux donnait sur la place, au sud, par un portique à
phases : creusée, à l'intérieur, de trois grandes deux étages. Ainsi conçue, l'area servait en
niches hautes de 2,30 m, qui s'enfoncent dans le quelque sorte d'entrée monumentale à l'un des
rocher15, revêtue de stalactites artificielles, édifices les plus importants du culte, à cette
agrandie, à l'avant, par une voûte en berceau en
blocs de tuf et par un robuste mur de façade en
opus quadratum, puis, dans ses parties plus «lithostroton» di Siila, DPAA, X, I, 1910, p. 147-190; cf.
récentes, en opus incertum, elle a pour pavement maintenant G. Gullini, / mosaici di Palestrina, Rome,
l'une des deux admirables mosaïques 1956.
alexandrines qui faisaient, dans l'antiquité, la gloire du 17 Delbriick, op. cit., I, p. 59; 66; et pi. X; Fasolo-Gullini,
sanctuaire16. Plusieurs détails significatifs, la p. 25 sq.
18 Ces divers aménagements, qui aboutirent à transformer
en nymphée la grotte originelle, étaient bien connus dans
l'art des jardins romains. Pline, dans le passage où il traite de
la pierre ponce, ne manque pas de signaler l'usage qui en
problèmes et des solutions proposées; l'importante était fait pour décorer les grottes artificielles et y créer
monographie, richement illustrée, de P. Romanelli, Palestrina, l'illusion du vrai : non praetermittenda est et pumicum natura;
Naples, 1967; et, récemment, la notice de B. Andreae, L'art de appellantur quidem ita erosa saxa in aedificiis, quae musaea
l'ancienne Rome, trad, fr., Paris, 1973, p. 522-524. uocant, dependentia ad imaginent specus arte reddendam (NH
14 Delbriick, op. cit., I, p. 59; Fasolo-Gullini, p. 25 et 27; 36, 154). La métamorphose de la grotte de Préneste est tout à
Castagnoli, op. cit., p. 888. Alors que les descriptions fait comparable à celle que connut à Rome la grotte de la
anciennes de Marucchi et Vaglieri la considéraient comme nymphe Egèrie, dans le bois des Camènes: grotte naturelle,
entièrement artificielle, la thèse de la grotte d'origine naturelle, creusée dans le tuf et baignée de l'eau d'une source, ex opaco
évidemment surchargée d'embellissements qui sont autant specu fons perenni rigabat aqua, selon la description de
d'altérations du site primitif, est de plus en plus en faveur Tite-Live, 1, 21, 3, elle fut, par la suite, dénaturée par
auprès des archéologues contemporains. l'adjonction d'un bassin de marbre et, sans doute aussi, de
15 Selon les relevés de Blondel, op. cit., p. 182; cf. le plan rocailles, comme le déplore Juvénal,
coté de Delbriick, op. cit., I, pi. X. speluncas
16 Plin. NH 36, 189: lithostrota coeptauere iam sub Sulla: dissimiles ueris . . .
panuilis certe crustis exstat hodieque, quod in Fortunae delubro . . . lùridi si margine eluderei undas
Praeneste fecit. Sur les mosaïques de Palestrina, autrefois herba nec ingenuum uiolarent tnarmora to-
étudiées par Marucchi : Nuove osservazioni sul mosaico di fum
Palestrina, BCAR, XXIII, 1895, p. 26-38; Ibid., XXXII, 1904, (3, 17-20), selon le goût alors à la mode, qui, jusque dans les
p. 250-283 (cf. supra, p. 5, η. 11); // lithostroton di Siila bois sacrés de Rome, imposait les thèmes décoratifs du
riconosciuto nel tempio della Fortuna in Preneste, BCAR, paysage sacro-idyllique (cf. P. Grimai, Les jardins romains, 2e
XXXVII, 1909, p. 66-74; // grande mosaico prenestino ed il éd., Paris, 1969, p. 169 sq. et 305-308).
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE

grande salle terminée en abside dans laquelle on podium du mur est présente en son milieu un
a reconnu, non pas le, mais l'un des temples de renfoncement semi-circulaire que pouvait
Fortuna19. Elle rappelle, par sa disposition surmonter une statue : la statue cultuelle de
intérieure, la grotte oraculaire toute proche, dont Fortuna, selon Delbriick20, qui voit dans cette
elle est, à l'autre extrémité de l'area sacrée, à disposition l'héritage d'un temple primitif,
peu près exactement symétrique. L'abside (PL II, antérieur à la reconstruction sullanienne, et
1) qui en occupe le fond et sur laquelle construit selon l'orientation religieuse archaïque
s'ouvrent, comme dans la grotte, trois grandes ouest-est21. La façade antique de l'édifice22, qui
niches au niveau du sol, surmontées, en outre, occupe le fond de la place actuelle, dont
de deux niches plus petites, et apparemment l'emplacement correspond vraisemblablement au
destinées, les unes et les autres, à recevoir des premier forum de la ville23, est en partie
statues cultuelles ou des objets vénérés du culte, conservée (PL II, 2). Il en subsiste, notamment, dans
cette abside est, elle aussi, creusée dans le la partie supérieure, quatre colonnes engagées
rocher et ornée, comme les rocailles d'un nym- qui ont gardé leur chapiteau corinthien, et, dans
phée, de stalactites artificiellement rapportées. la partie inférieure, des blocs de tuf, vestiges
Elle avait pour pavement l'autre grande d'une période plus ancienne, sur lesquels se
mosaïque de Préneste, et de loin la plus célèbre, la sont, par la suite, élevées les constructions en
mosaïque du Nil au fabuleux décor égyptisant, opus incertum de la façade et de l'ensemble du
qui a gardé sa forme semi-circulaire et qui, temple à abside. On entrevoit ainsi un état
plusieurs fois transportée depuis le XVIIe siècle
entre Palestrina et Rome, et fortement restaurée,
se trouve aujourd'hui dans le musée de la ville,
20 Op. cit., I, p. 89 sq.; cf. p. 48, fig. 44c, le plan de ce
installé dans le palais Barberini, sur les ruines sanctuaire «préhellénistique», tel que le conçoit l'auteur.
du sanctuaire supérieur. Comme la mosaïque 21 Cette orientation est aussi celle des autels de Fortuna et
des poissons, celle de l'abside, dont le niveau est de Mater Matuta sur l'area sacrée de S. Omobono qui, dans
légèrement inférieur au reste de l'édifice, devait son premier état, remonte au VIe siècle (infra, p. 253). Sur
l'ancienne orientation des temples romains, dont la façade
être recouverte d'une faible nappe d'eau, formée regarde vers l'ouest, de telle sorte que le sacrificateur,
par les infiltrations qui, aujourd'hui encore, lorsqu'il fait face à l'autel et à la cella, a le visage tourné vers
maintiennent la roche dans un état de constante l'est, où sont censés résider les dieux, le texte le plus
humidité. Ainsi l'abside se trouve, avec l'Antro explicite est Vitruve, 4, 5, 1 : aedis signumque, qitod erit in
delle Sorti, dans une correspondance absolue et cella conlocatum, spectet ad uespertinam caeli regionem . . .
aras omnes deorum necesse esse uideatur ad orientem spedare;
évidemment intentionnelle, sur laquelle Maruc- également Frontin, de lim. p. 11, 4: architecti delubra in
chi n'a cessé de mettre l'accent. Par sa forme, occidentem recte spedare scripserunt, et Hygin, const, p. 134,
par l'aménagement de l'espace naturel, par ses 15 (Thulin, Corp. agr. Rom., I); cf. Marquardt, Le culte chez les
niches, par sa mosaïque, elle apparaît, au fond Romains, I, p. 187 sq.
du temple, comme une seconde grotte sacrée, 22 Cf. H. Hörmann, Die Fassade des Apsidensaales im
Heiligtum der Fortuna zu Praeneste, MDAI (R), XL, 1925, p. 241-
comme une duplication de la grotte originelle, 279.
dans laquelle nous devons voir l'archétype des 23 Celui de la Préneste indépendante. Après le siège que
lieux de culte de Fortuna. les Marianistes y soutinrent en 82, après qu'elle eut été mise
Dans la partie rectangulaire de la salle, un à sac par les Sullaniens et ses habitants massacrés, Préneste,
devenue colonie militaire, dut accueillir des vétérans de
magnifique podium, richement orné d'une frise Sulla. Cette nouvelle Préneste, celle de la fin de la
dorique aux métopes décorées de rosaces, République et de l'Empire, se construisit plus au sud, au pied de
courait le long des murs; sur ce podium étaient, la ville ancienne et hors de l'enceinte primitive, à un niveau
pense-t-on, placés les objets votifs offerts à intermédiaire entre celle-ci et la nécropole (Fernique,
Fortuna. Au milieu du mur ouest devait se op. cit., p. 92 sq. et 118). C'est, on en a maintenant la
certitude, après bien des débats auxquels a mis fin la
trouver l'entrée par laquelle on pénétrait de découverte de deux nouveaux fragments du calendrier de
l'area sacrée à l'intérieur du temple. En face, le Préneste (NSA, 1897, p. 421; 1904, p. 393 sq.), sur ce nouveau
forum, situé aux alentours de la Madonna dell'Aquila, que fut
érigée la statue de Verrius Flaccus, devant l'hémicycle où
était gravé le texte des Fasti Praenestini (Suet, gramm. 17; cf.
19 Cf., Pi III, la reconstitution des deux édifices, d'après CIL I2, p. 230; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 141; Magoffin, op. cit.,
Kahler. p. 58; Marucchi, Guida, p. 90 et 96-98).
LA FORTUNE DE PRÉNESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA»

antérieur des lieux, dans lequel existait peut:être s'étagent le long de la montagne comme un
déjà l'abside naturelle du sanctuaire24, ainsi décor de théâtre28, inspiré de l'architecture
qu'un édifice plus antique, dont le temple actuel hellénistique et de ses conceptions scénographi-
représente une radicale transformation25. Mais ques, s'élèvent progressivement, par un système
on ne saurait aller plus loin dans l'hypothèse, ni de rampes et d'arcades, jusqu'à la grande
proposer une reconstitution plus poussée, esplanade de la Cortina, longue de 115 m, qui en
encore moins une date, pour cet édifice préexistant forme le quatrième et avant-dernier niveau
dont tout, par ailleurs, nous échappe. Enfin, à (PL IV, 2 et 3). Entourée de portiques sur trois
peu près dans l'axe de cet ensemble, mais côtés, ouverte sur sa face sud, ornée de statues,
légèrement incliné nord-est sud-ouest, s'élevait d'objets votifs et de dédicaces29 dont il ne
le temple de tuf en opus quadratum sur lequel subsiste plus que quelques vestiges, elle offrait
fut bâtie la cathédrale26, et dont il subsiste aux cérémonies du culte et à la foule des
d'importants vestiges : une partie des fondations pèlerins l'espace nécessaire aux grandes
et des murs latéraux, des éléments de la façade manifestations religieuses. Au fond de l'esplanade, se
sud, repris dans la façade romane de la trouvaient une série d'arcades et, au centre, des
cathédrale, ainsi que des degrés de travertin, degrés qui menaient directement à l'étage
représentant une restauration ultérieure de l'édifice supérieur du sanctuaire. Des gradins en hémicycle,
originel, qui devait être l'une des parties les plus qui ressemblaient à la cavea d'un théâtre, y
anciennes et, malheureusement, les plus mal aboutissaient à un portique semi-circulaire qui a
connues du sanctuaire inférieur. imposé sa forme au palais Barberini, autrefois
Le sanctuaire supérieur (PI. III et IV, 1), aussi Colonna30, et au centre duquel s'élevait la tholos
complexe, quoique d'une tout autre nature, par de la déesse : point culminant du sanctuaire,
sa composition architecturale, possède du moins vers lequel convergeaient toutes les lignes de la
une forte unité cultuelle qui, à cet égard, en composition architectonique et d'où Fortuna
simplifie heureusement l'étude. Les immenses dominait non seulement l'ensemble de ses
terrasses qu'il déploie sur cinq niveaux27 et qui temples et de sa ville, mais tout le site grandiose de
Préneste, d'où la vue s'étend jusqu'à la mer, à
Rome et aux monts Albains31. Mais, là encore, la

24 Iacopi, op. cit., p. 8.


25 Fasolo-Gullini, p. 44; 49; et 303 sq. Déjà Mantechi,
Guida, p. 34 sq. et 48.
26 Cf. en particulier Marucchi, Dell'antichissimo edificio la série de salles voûtées, neuf de chaque côté, qui
prenestino trasformato in cattedrale e di una sua iscrizione s'étendaient de part et d'autre de l'escalier central. Cinq d'entre
recentemente scoperta, DPAA, XIII, 1918, p. 227-246. C'est elles, encadrées de demi-colonnes ioniques, s'ouvraient sur la
seulement vers 1860 que l'on reconnut que la cathédrale de terrasse, tandis que les quatre salles intermédiaires étaient
Palestrina était, en fait, un temple antique transformé en fermées par le mur de façade (cf. Gullini, Guida, fig. 29 et
église. La nef centrale occupe exactement l'emplacement de 30).
la cella, dont les deux murs latéraux ont été remployés; 4) L'esplanade de la Cortina.
lorsqu'on y ajouta, de part et d'autre, les deux nefs latérales, 5) L'hémicycle supérieur et le temple.
on perça dans la construction en opus quadratum, d'une 28 « Ce bâtiment a plutôt l'air d'un théâtre que d'un
solidité à toute épreuve, les arcades de l'église moderne, temple», écrivait déjà Montfaucon, L'Antiquité expliquée, II, 1,
dont les piliers de tuf sont des fragments, restés en place, des p. 103, en 1719.
murs antiques (cf. Marucchi, op. cit., pi. XLIII; et Blondel, 29 Cf. les quatre statues, l'une masculine, de la fin de
MEFR, II, 1882, p. 176 sq.). l'époque républicaine, les autres féminines, et datables du
27 On ne sait pas exactement comment l'on franchissait, dernier quart du IIe siècle av. J.-C, selon toute probabilité
dans l'antiquité, la dénivellation de 16 m qui le sépare du des ex-voto, qui y furent découvertes et qui sont maintenant
sanctuaire inférieur. Le sanctuaire supérieur commence à la exposées au musée de Palestrina (G. Quattrocchi, // museo
hauteur de l'actuelle Via del Borgo et comprend archeologico prenestino, Rome, 1956, p. 17, n° 1-4, et fig. 1; 3;
successivement : 4; Iacopi, op. cit., p. 15 et fig. 22).
1) Les deux grandes rampes d'accès, qui ferment la 30 Sur l'édifice actuel et les phases de sa construction,
perspective du côté de la plaine. F. Fasolo, // palazzo Colonna-Barberini di Palestrina ed alcune
2) L'étage des hémicycles. note sul suo restauro, ΒΑ, XLI, 1956, p. 73-81.
3) Un étage intermédiaire, que l'on désigne 31 Sur la vue infinie que l'on découvre du haut du palais
traditionnellement sous le nom «dei fornici a semicolonne», d'après Colonna-Barberini, outre Fernique, op. cit., p. 92, cf. les
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE

chapelle qui couronne cette composition si Enfant qui, représenté, avec Junon, assis sur les
savamment élaborée s'appuie directement à la genoux de Fortuna qui l'allaite et lui tend le sein,
paroi rocheuse; comme dans la grotte, comme reçoit des mères un culte particulièrement
dans l'abside du sanctuaire inférieur, elle devait fervent. Au même moment, à l'endroit où se trouve
y affleurer, nue de tout revêtement32: aujourd'hui le temple de Fortuna, du miel,
permanence de la déesse, restée au contact natif de la dit-on, coula d'un olivier, les haruspices
roche prénestine, quelle que fût la splendeur déclarèrent que ces sorts jouiraient de la plus haute
artistique de ses temples, et toujours semblable renommée, et, sur leur ordre, on fit avec l'olivier
à elle-même, à travers la diversité de ses lieux de un coffre et l'on y déposa les sorts que l'on tire
culte. aujourd'hui sur l'avertissement de Fortuna. Que
peut-il donc y avoir de sûr dans ces sorts que,
sur l'avertissement de Fortuna, l'on mêle et tire
Sur l'origine, la structure et la destination de par la main d'un enfant? Comment furent-ils
cet étonnant ensemble, encore si mystérieux placés en ce lieu? Qui a coupé, équarri, gravé ce
malgré les études scrupuleuses dont il a fait chêne? Il n'est rien, dit-on, que ne puisse réaliser
l'objet, nous possédons, par bonheur, le long la divinité. Que n'a-t-elle donné aux stoïciens la
texte que, dans le De diuinatione, Cicéron a sagesse qui les empêcherait de tout croire, avec
consacré, en 44, à l'oracle de Préneste, en qui il une inquiétude superstitieuse qui fait leur
reconnaissait, à juste titre, l'exemple le plus malheur! En tout cas le sens commun a désormais
illustre de la divination par les «sorts». rejeté ce mode de divination; c'est grâce à la
Document irremplaçable, sinon limpide, sur la beauté et à l'antiquité du sanctuaire que les
topographie du sanctuaire, la religion de Fortuna sorts de Préneste gardent encore leur
Primigenia et la légende de l'institution du culte, réputation, et cela auprès du vulgaire. Car quel est le
auquel nous aurons encore à maintes reprises magistrat ou l'homme un peu en vue qui a
l'occasion de nous référer et que, pour ces recours aux sorts? Mais partout ailleurs, les
diverses raisons, nous reproduisons en son sorts ont perdu toute faveur. C'est ce que, selon
entier: «Comme nous l'avons fait pour l'harus- Clitomaque, disait volontiers Camèade, que
picine, voyons quelle est la tradition relative à la «nulle part, il n'avait vu Fortune plus fortunée
découverte des sorts les plus célèbres. Les qu'à Préneste». Aussi, laissons là ce mode de
archives de Préneste révèlent que Numerius divination»33.
Suffustius, personnage honorable et de famille
noble, reçut dans des songes répétés et même,
sur la fin, menaçants, l'ordre d'entailler le rocher
en un lieu déterminé; qu'épouvanté par ses 33 Cic. din. 2, 85-87 : Vt in haruspicina fecimus, sic uideamus
visions, et malgré les railleries de ses clarìssumanim sortium quae tradatur inuentio. Numerium
Suffustium Praenesdnorum monumenta declarant, honestum
concitoyens, il se mit à l'œuvre : alors, du rocher qu'il hominem et nobilem, somniis crebris, ad extremum etiam
avait brisé, sortirent des sorts de chêne gravés minacibus cum iuberetur certo in loco silicem caedere, per-
en caractères anciens. Ce lieu est aujourd'hui un territum uisis irridentibus suis ciuibus id agere coepisse; itaque
enclos consacré près du sanctuaire de Jupiter perfracto saxo sortis empisse in robore insculptas priscarum
litterarum notis. Is est hodie locus, saeptus religiose propter
louis Pueri, qui lactens cum limone Fortunae in gremio sedens
mammam adpetens castissime colitur a matribus. 86. Eodem-
que tempore, in eo loco ubi Fortunae mine est aedes, mei ex
pages lyriques de Gregorovius, Promenades italiennes. Rome olea fluxisse dicunt, haruspicesque dixisse summa nobilitate
et ses environs, trad, fr., Paris, 1910, p. 72-74. L'on s'en fera illas sortis fiituras, eorumque iussu ex Ma olea arcani esse
une idée grâce aux photographies de H. Kahler, AUS, VII, factam eoque conditas sortis, quae hodie Fortunae monitu
1958, pi. 29-31; et Der römische Tempel, Berlin, 1970, tolluntur. Quid igitur in his potest esse certi, quae Fortunae
pi. 15. monitu pueri manu miscentur atque ducuntur? Quo modo
32 Fasolo-Gullini, p. 191; cf. p. 49; Gullini, Guida, p. 40. autem istae positae in ilio loco? Quis robur illud cecidit,
Sur la genèse et la signification religieuse des temples à dolauit, inscripsit? Nihil est, inquilini, quod deus efficere non
abside, P. Gros, Trois temples de la Fortune des Ier et IIe siècles possit. Vtinam sapientis stoicos effecisset, ne omnia cum
de notre ère. Remarques sur l'origine des sanctuaires romains à superstitiosa sollicitiidine et miseria crederentl Sed hoc quidem
abside, MEFR, LXXIX, 1967, p. 503-566 (notamment genus diuinationis uita iam communis explosif, farti pulchri-
p. 510 sq.). tudo et uetustas Praenestinarum etiam nunc retinet sortium
10 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

La confrontation de ce texte avec les données les deux lieux saints que mentionne Cicéron et
archéologiques fait apparaître deux problèmes dont la légende étiologique de Préneste justifiait
majeurs, toujours âprement discutés, et qui a posteriori l'existence, les deux centres du culte,
concernent chacun l'une des deux moitiés du symétriques sur le terrain comme ils l'étaient
sanctuaire. D'abord un problème d'identification, qui dans le récit, qui se répondent de part et d'autre
ne porte que sur le sanctuaire inférieur, le seul de l'area sacrée. L'anfractuosité primitive de la
auquel se rattachent les traditions religieuses grotte et l'enclos sacré qui la précédait ne sont
rapportées par Cicéron34 : quels sont, parmi les autres que le locus saeptus religiose où Numerius
édifices précédemment décrits, ceux sur lesquels Suffustius avait entaillé le rocher et d'où avaient
le texte du De diuinatione permet de mettre un miraculeusement jailli les sorts. Quant à la salle
nom? Ensuite un problème de datation, crucial à abside, pavée de la précieuse mosaïque du Nil,
pour l'établissement de la chronologie du elle est, de toute évidence, la Fortunae aedes,
sanctuaire supérieur: qu'avait vu exactement Car- construite sur l'emplacement de l'olivier
néade en 155, et quelle était alors l'étendue miraculeux et dont l'abside, laissée ou plutôt
réelle du temple de Fortuna? artificiellement ramenée à l'état de «nature»,
Sur le premier problème, quelles que soient perpétuait le souvenir du lieu sauvage et rocheux
les incertitudes de détail qui subsistent, un qu'elle était à ses origines37. Restent les deux
accord d'ensemble s'est, de longue date, dessiné, édifices pour lesquels le texte de Cicéron ne
qui a fait prévaloir la thèse classique, c'est-à-dire suggère de prime abord aucune identification:
l'interprétation religieuse, à laquelle nous nous
sommes nous-même rangé sans réserve, et qui
affirme la destination sacrée de cet ensemble analyser la structure interne du sanctuaire, sa bipartition
d'édifices - d'où la dénomination usuelle de entre un sanctuaire inférieur et un sanctuaire supérieur, et
«sanctuaire inférieur» -, aux dépens de la thèse les rapports complexes de symétrie qui unissent ses diverses
profane, représentée en son temps par le seul composantes : correspondance des deux « grottes », celle
qu'est, au sens propre, l'Antro delle Sorti, et celle de l'abside;
Vaglieri, qui n'avait voulu y voir qu'un groupe de corrélation architecturale des deux sanctuaires, la tholos qui
constructions purement civiles. Les surmonte l'ensemble supérieur se trouvant exactement dans
archéologues qui, depuis le siècle dernier, se sont l'axe de l'ensemble inférieur, tel que le déterminent le
efforcés d'identifier les diverses parties du temple situé sous la cathédrale et la ligne médiane qui
partage en son centre l'area sacrée.
sanctuaire35, et au premier rang desquels se situe 37 Cette identification est confirmée par la découverte,
Marucchi36, ont en effet aisément reconnu dans dans les substructions du temple, de Yaerarium, celui de la
cité plutôt que du sanctuaire, qu'authentifie une inscription
gravée dans la masse sur l'un de ses murs : M. Anicius L f.
nomen, atque id in uolgiis. 87. Quis enim magistratus aut quis Baaso M. Mersieius Cf. / aediles aerarium faciendum dederunt
uir inlustrior utitur sortibus? Ceteris uero in locis sortes plane (CIL F 1463; XIV 2975; publiée par Dessau, L'iscrizione
refrixerunt. Quod Carneadem Clitomachus scribit dicere ife/Zaerarium di Palestina, Bull. Inst., 1881, p. 206-208).
solitimi, nusqiiam se fortunatiorem quant Praeneste uidisse For- L'inscription, de la fin du IIe ou du début du Ier siècle av. J.-C, ne
tunam. Ergo hoc diuinationis genus omittamus. Cf. l'édition de peut être exactement datée; elle est en tout cas antérieure à
A. S. Pease, Un. of Illinois Studies, VI et VIII, 1920-1923, la déduction de la colonie sullanienne, en 82, comme
reprod. en un volume, Darmstadt, 1963, qui, sous la forme l'indique le nom de l'un des deux magistrats, M. Anicius, qui
morcelée d'un commentaire ad loc, p. 489-496, offre une appartenait à l'une des grandes familles de la Préneste
véritable somme de nos connaissances relatives au culte de indépendante, illustrée par le héros du siège de Casilinum
Préneste et pose tous les problèmes essentiels. (infra, p. 20), et qui se perpétuera jusqu'au IVe siècle
34 Sur ce point, infra, p. 16 sq. ap. J.-C, en la personne d'Anicius Auchenius Bassus, resti-
35 Fanum, ou delubrum, selon les expressions de Cicéron, tutor generis Anicionim (CIL XIV 2917). L'aerarium de
din. 2, 86, et de Pline, Ν Η 36, 189 (supra, p. 6, n. 16) qui Préneste, situé sur l'un des côtés du forum et sous un temple,
désignent le « sanctuaire » au sens large, c'est-à-dire la totalité comme l'était à Rome Yaerarium Saturni, répond donc
des lieux consacrés au culte de Fortuna, comprenant la exactement à la définition de Vitruve, 5, 2, 1, foro sunt
grotte, les divers temples (les aedes proprement dites), et coniungenda, et aux règles de l'usage romain. En outre, la
leurs annexes, pronaus aedis, chapelles secondaires comme le découverte, dans Yaerarium, de la partie inférieure d'une
Iunonarium, sans compter les édifices utilitaires comme statue de marbre, vraisemblablement une Fortuna, à en
Yaerarium, les logements des prêtres et des serviteurs du juger par le point d'attache du gouvernail que l'on discerne
temple, etc. sur la jambe gauche (NSA, 1893, p. 420 sq.), offre un nouvel
36 Qui a fait plus que tout autre, non seulement pour indice en faveur de l'identification de la salle à abside avec le
mettre un nom sur les édifices découverts, mais pour temple de la déesse.
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE 11

l'area sacrée et le temple sous la cathédrale. Le de 82 et la réduction de la ville en colonie,


cas du premier est relativement simple. S'il était datent la construction de Xaedes inférieure (la
bien, comme on le croit, une sorte de vestibule salle à abside) et de l'area sacrée, ainsi qu'une
monumental qui, de la grotte sainte, introduisait réfection générale des édifices antérieurs qui
à Xaedes, il est parfaitement satisfaisant d'y voir, avaient souffert du pillage; c'est à cette même
comme l'a proposé Marucchi, le pronaus aedis époque qu'eut lieu le réaménagement de la
que nous connaissons par une inscription grotte, avec la construction du mur en opus
datable de l'époque des Antonins38. Le second point incertum et la pose de la mosaïque des poissons
est moins aisé à trancher. Après avoir, dans ses - travaux d'embellissement auxquels le nom de
premiers écrits, songé à une basilique civile, Sulla reste attaché, grâce aux deux mosaïques
Marucchi proposa ensuite, en 1907, de alexandrines, les premières du genre connues en
reconnaître dans cette construction le Iunonarium que Italie, dont il fut le généreux donateur. On
nomme la même inscription : solution à laquelle datait, traditionnellement, de la même période,
on se rallie d'ordinaire, faute d'hypothèse plus celle de l'architecture « sullanienne »40, la totalité
satisfaisante, mais qui n'est rien moins qu'un du sanctuaire supérieur. Mais cette chronologie
pis-aller et que son auteur lui-même n'a a été bouleversée par les conclusions de F.
présentée qu'avec maintes circonlocutions. Fasolo et G. Gullini, puisque, d'après eux, la
Quant à la datation du sanctuaire, si celle du construction de l'ensemble supérieur, qui serait
groupe inférieur fait l'unanimité des l'œuvre d'un seul et même architecte de génie,
archéologues, celle du complexe supérieur, pour lequel, daterait tout entière du milieu du IIe siècle, vers
en revanche, aucun problème d'identification ne 160-150, hypothèse qui justifierait pleinement la
se pose, a suscité de vives controverses. Deux surprise admirative de Camèade, lorsqu'il visita
parties se détachent de cet ensemble par leur la ville en 15541. Cette interprétation a trouvé
relative antiquité : ce sont la grotte, avec sa
façade en opus quadratimi, et le temple situé
sous la cathédrale, qui remontent aux IVe-IIIe 687 sq.; BCAR, XXXVII, 1909, p. 254, n. 55; A. Andren,
siècles39. De l'époque sullanienne, après le siège Architectural Terracottas from etrusco-italic temples, Lund, 1940,
p. 377 sq.). Lorsque Fernique, op. cit., p. 97, affirme que le
premier temple de la Fortune n'est certainement pas
postérieur au VIe siècle, il se fonde uniquement sur un critère
38 La base de L. Sariolenus, où le dédicant rappelle qu'il de vraisemblance : sur le rapprochement avec Rome, et la
éleva simultanément six statues dans le sanctuaire : ut fondation de nombreux temples de Fortuna attribués à
Triuiam in limonano / ut in pronao aedis / statuant Antonini Servius Tullius (Ibid., p. 77). Le territoire de Préneste a par
August(i) I Apollinis Isityches Spei / ita et hanc Mineniam / ailleurs livré des terres cuites architectoniques de l'époque
Fortunae Primigeniae / dono dédit / cum ara. L'empereur archaïque (A. Pasqui, NSA, 1905, p. 124-127; Vaglieri, NSA,
honoré par le donateur est-il Antonin, plutôt que Caracalla? 1908, p. 1 10 sq.), qui appartenaient à un temple datable du
Dessau, CIL XIV 2867, ne se prononce pas formellement: milieu du VIe siècle (Andren, op. cit., p. CXXXII sq. et
«Antoninus Augustus pò test esse Pius»; cf. L. Vidman, Syl- 373-375). Mais ces plaques de revêtement, aujourd'hui
loge inscriptionuni religionis Isiacae et Sarapiacae, RW, partagées entre les musées de la Villa Giulia (A. Della Seta,
XXVIII, Berlin, 1969, n° 528. De fait, la datation au IIe siècle, Museo di Villa Giulia, Rome, 1918, p. 212, n° 27038 sq.;
qui est par excellence celui de la religion isiaque, et l'époque M. Moretti, // museo nazionale di Villa Giulia, Rome, 1967,
même d'Apulée, paraît la plus satisfaisante. Quant à p. 258 sq.) et de Palestrina (G. Quattrocchi, op. cit., p. 8 et
l'architecture de l'area sacrée, Fasolo et Gullini, qui, eux aussi, y 31, n° 62 sq.), et qui permettent de reconstituer presque
reconnaissent, p. 41 et 49, le pronaus aedis, la rapprochent entièrement la frise qui couronnait la sima du fronton,
également de Yoecus aegyptius décrit par Vitruve (6, 3, 9; cf. proviennent, non point du centre de la ville, mais du lieu dit
A. Maiuri, Oecus Aegyptius, Studies D.M. Robinson, Saint La Colombella, où fut également découverte la nécropole de
Louis, 1951, I, p. 423429). Préneste, avec la tombe Barberini, en 1855 (et, à peu de
39 G. Lugli, // santuario della Fortuna Primigenia in Pre- distance, la tombe Bernardini, en 1876).
neste e la sua datazione, RAL, IX, 1954, p. 86; cf. Nota sul 40 Fernique, op. cit., p. 116; Marucchi, BCAR, XXXII, 1904,
santuario della Fortuna Prenesdna, Arch. Class., VI, 1954, p. 244-246; XXXV, 1907, p. 276 et 322 («la costruzione della
p. 306. H. von Heintze, op. cit., p. 538, se prononce sans parte superiore è tutta dei tempi sillani»); DPAA, X, 1, 1910,
restriction pour le IVe siècle. C'est la date la plus ancienne p. 68 et 113; Guida, p. 70-75; Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909,
qui soit attestée par l'archéologie pour le sanctuaire de p. 216; Delbriick, op. cit., I, p. 47.
Fortuna; cf. les nombreux fragments de terres cuites 41 Selon Fasolo-Gullini, p. 322 sq., le mot célèbre rapporté
architectoniques, du IVe-IIIe au IIe siècle, qui furent découverts par Cicéron, din. 2, 87, ne se comprend que si, à cette date,
lors des fouilles de 1907 (Vaglieri, NSA, 1907, p. 297-299 et les travaux du sanctuaire supérieur étaient, non point, sans
12 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA-

son censeur en la personne de G. Lugli, dont les Nous aurons à revenir45, à propos de la
arguments, après une polémique animée et dévotion, maintes fois affirmée, de Sulla à la
prolongée avec les deux auteurs, ont semblé Fortune, et de la part qu'on lui a prêtée dans la
l'emporter42. G. Lugli, qui tient pour impossible la construction du temple, souvent considérée
datation haute de Fasolo et Gullini, a proposé un comme son œuvre personnelle, sur ces
troisième système chronologique, plus étalé problèmes, si controversés, qui concernent une époque
dans le temps, qui situe entre 120 et 100 le début relativement tardive de la religion de Fortuna et
des travaux, partis de la base de la pyramide et qui nous ont entraîné bien loin de la Préneste
poursuivis, terrasse après terrasse, jusqu'à archaïque et des commencements du culte. Si
l'époque de Sulla, où ils avaient atteint l'esplanade de nous voulons ressaisir cette religion à ses
la Cortina. Ils reprenaient sitôt après les origines, des questions plus urgentes se posent à
événements de 82, avec la construction de nous : celles des lieux qui virent la naissance du
l'hémicycle supérieur, contemporaine, par conséquent, culte de Fortuna, et des formes sous lesquelles
de la rénovation du sanctuaire inférieur. Cette elle y était vénérée, toutes questions qui
ultime phase des travaux put prendre une requièrent une analyse plus serrée du texte du De
dizaine ou une quinzaine d'années, ce qui placerait diuinatione. Deux points, dans l'interprétation
donc l'achèvement de l'ensemble aux alentours traditionnelle que nous avons exposée,
de 70. Acceptées par H. von Heintze, H. Kahler, paraissent acquis : l'identification de la grotte avec le
F. Castagnoli, P. Romanelli43, la réfutation de locus saeptus religiose et celle du temple à abside
G. Lugli et la datation « sullanienne » à laquelle avec la Fortunae aedes mentionnés par Cicéron.
elle aboutit ne semblaient plus devoir être L'identification de l'area sacrée, qui n'était
remises en cause, lorsque A. Degrassi, se fondant qu'une annexe aux lieux de culte proprement
sur un minutieux examen des inscriptions dits, est pour nous secondaire et, au demeurant,
relatives au sanctuaire, crut pouvoir fixer la elle ne fait pas difficulté. Mais il y aurait
construction du groupe supérieur bien avant le beaucoup à dire sur le rapprochement établi par
temps de Sulla et la fondation de la colonie, vers Marucchi entre le temple de tuf du IVe ou du
110-100 av. J.-C.44, chronologie qui, maintenant, IIIe siècle av. J.-C. et cet obscur lunonarium,
tend à s'imposer. inconnu par ailleurs, qu'il a exhumé, pour les
besoins de la cause, d'une inscription datant au
plus tôt du IIe siècle ap. J.-C. D'autant qu'il est,
dans ce débat, un autre point litigieux, sur
lequel, cette fois, l'on ne pèche pas par excès,
doute, achevés, mais du moins assez avancés pour que mais par défaut : c'est le silence que, comme
Camèade eût pu voir le temple à peu près en l'état où nous d'un commun accord, presque tous les exégètes
le voyons aujourd'hui. Contra, G. Lugli, RAL, IX, 1954, p. 73,
pour qui les multiples lieux de culte du sanctuaire inférieur, du temple et du culte de Fortuna, archéologues
les objets votifs qui y étaient exposés et le trésor de la déesse ou philologues, ont fait sur le «sanctuaire de
suffisent amplement à justifier l'admiration de Camèade. Jupiter Enfant», louis Pueri, que, pourtant, Cicé-
42 G. Lugli, // santuario della Fortuna Primigenia in Pre-
neste e la sua datazione, RAL, IX, 1954, p. 51-87; Nota sul
santuario della Fortuna Prenestina, Arch. Class., VI, 1954,
p. 305-311; et la mise au point de Palladio, IV, 1954, p. 178; 45 Cf. T. II, chap. VI. Le débat reste cependant ouvert,
également, La tecnica edilizia romana, Rome, 1957, p. 118sq. entre G. Gullini, La datazione e l'inquadramento stilistico del
Contra, F. Fasolo, Questioni di metodo a proposito del tempio santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, ANRW, I, 4,
della Fortuna Primigenia a Palestrina, Palladio, IV, 1954, Berlin, 1973, p. 746-799, et pi. p. 125-145, qui maintient sa
p. 174-178; G. Gullini, Ancora sul santuario della Fortuna chronologie haute, et adversaires - M. Clauss, Die Epigraphik
Primigenia a Palestrina, Arch. Class., VI, 1954, p. 133-147. und das Fortuna Primigenia Heiligtum von Praeneste. Der
43 H. von Heintze, Gymnasium, LXIII, 1956, p. 542-544; Versuch einer Zusammenfassung, A Arch. Slov., XXVIII, 1977,
H. Kahler, AUS, VII, 1958, p. 208-228; et Gnomon, XXX, 1958, p. 131-136 - et partisans de la datation de Degrassi: F. Coa-
p. 380-383; F. Castagnoli, op. cit., p. 890 sq.; P. Romanelli, relli, dans Hellenismus in Mittelitalien, Göttingen, 1976, H,
op. cit., p. 51-55; cf. B. Andreae, op. cit., p. 524; et, dans un p. 337-339; P. Gros, Architecture et société à Rome et en Italie
premier temps, A. Degrassi lui-même, L'epigrafia e il santuario centro-méridionale aux deux derniers siècles de la République,
prenestino della Fortuna Primigenia, Arch. Class., VI, 1954, coll. Latomus, 156, Bruxelles, 1978, p. 50-53 (cf., toutefois,
p. 302-304. p. 51, n. 257); G. Picard, Rome et les villes d'Italie des Gracques
44 Epigraphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 111-129. à la mort d'Auguste, Paris, 1978, p. 68-76 et 82.
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE 13

ron nomme expressément. Où se trouvait donc


cet autre lieu de culte, bien distinct des
précédents? il n'en est que trois, à notre connaissance,
qui aient abordé de front ce problème, mais
dans des conditions si peu satisfaisantes que l'on
comprend aisément la réserve de leurs
successeurs.
Le premier fut Delbriick46 à qui la présence,
sur le mur de tuf en opus quadratimi qui se
trouve à gauche de la grotte, d'une corniche de
travertin et, au-dessous, de nombreux trous qui
parsèment presque régulièrement la paroi - Zugang
détails qui, aujourd'hui, sont toujours
parfaitement visibles (PL 1, 2) - a pu faire croire que ce
mur avait servi de fond à une statue cultuelle. GROTTENBEZIRK
A-ALTAB" L·- ·FUNDORT
lOVIS PUERI
DER
Entraîné par son hypothèse, Delbriick va jusqu'à
M-MOSAIK ORAKELSTÄBE
parler d'une «niche votive», expression dont il
ressent lui-même le caractère abusif, puisqu'il
avoue que cette soit-disant «niche» n'est que
bien faiblement creusée («ganz schwach
eingetieft») dans le mur; et, devant cette niche, il
n'hésite pas à placer la statue de Fortuna
allaitant Jupiter et Junon, qu'avait décrite Cicéron, et «Äff k,7/ ,«·. *V;^;- · ν ·; .. ,
,'

,
dont la base aurait laissé sur le sol des traces
apparentes. Ainsi se trouverait reconstitué le
sanctuaire, simple sacellum à ciel ouvert, de ^t-SLiAaig .'.itMiyTi^yz \'\ *<*i*r
Jupiter Enfant, situé dans l'enclos de la grotte, ce
qui permet à Delbriick de poser sa première
équation : der Grottenbezirk = louis Pueri.
Malheureusement, nul, parmi des spécialistes aussi
avertis des antiquités prénestines que, dans le
passé, Marucchi, ou, aujourd'hui, F. Fasolo,
G. Gullini ou H. von Heintze, ne fait état de
cette base, dont Delbriick semble bien être le
seul à avoir discerné les traces47 et qui, encore

46 Op. cit., I, p. 58-66. Cf., p. 48, fig. 44 b, le plan


d'ensemble du sanctuaire inférieur, où apparaissent qu'il n'ait rien de décisif, serait pourtant l'indice
distinctement, à gauche de la grotte, la base supposée de la statue, et, le plus convaincant de la présence d'une statue.
à droite, le «Fundort der Orakelstäbe», c'est-à-dire le locus
saeptus religiose, au sens où l'entend Delbriick; ainsi que la Car la «niche» alléguée par Delbriick n'en est
reconstitution de ce même sanctuaire inférieur, plus pas une : tout au plus un panneau dessiné sur le
pittoresque que scientifique, mais qui a le mérite d'être parlante, mur, et qui peut avoir eu une tout autre fonction
à laquelle il s'est essayé dans le tome II, pi. I. Nous
reproduisons ci-contre les parties de ces deux illustrations
qui concernent la grotte, à seule fin, s'agissant d'une question de nature à produire l'effet inverse. Car, non seulement
aussi confuse, d'éviter au lecteur bien des perplexités. Vaglieri se refuse à tenir compte, autrement que par une
47 Le seul qui, avec lui, en tasse mention, est Vaglieri, dérobade (Ibid., p. 256, n. 67), de l'existence des trous sur
BCAR, XXXVII, 1909, p. 222 sq. Mais ce dernier se borne, lesquels le spectateur le moins averti ne peut pas ne pas
visiblement, à traduire les formules mêmes de Delbriick, qui s'interroger, mais, de surcroît, loin de partager l'avis de
demeure donc, sur ce point litigieux, la source unique. Quant Delbriick sur la destination religieuse de l'ensemble
à l'adhésion dangereuse que lui donne Vaglieri, loin inférieur, de la grotte et de sa «niche» votive, il n'y reconnaît
d'entraîner de nouveaux ralliements à sa thèse, elle serait plutôt qu'un nymphée.
14 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

que de servir de fond à une statue. C'est à ses cartes et utilisé tous les noms que lui
Marucchi que l'on doit l'explication, évidente procurait Cicéron, il ne lui en restait plus pour
dans sa simplicité, de cette multitude de trous la grotte, centre originel de tout cet espace
creusés dans le mur48 : trous de fixation des consacré. D'où sa double conclusion : que
ex-voto, inscriptions gravées sur des tablettes, de Cicéron ne mentionne pas la grotte elle-même, et
bronze comme celle d'Orcevia49 ou de marbre, cela apparemment parce que, de son temps, elle
ou menus objets votifs, qui foisonnent toujours ne jouait plus aucun rôle dans le culte. Ultime
en si grand nombre auprès des grottes saintes, et hypothèse, gratuite et inacceptable, qui, s'ajou-
auxquels la corniche qui les surmontait aurait tant aux précédentes, nous amène, malgré
servi en quelque sorte à délimiter un l'eminente valeur archéologique de son étude, à tout
emplacement réservé. Admettons même que cette base rejeter des identifications proposées par
douteuse ait réellement existé : s'ensuit-il Delbriick. Car tout proteste contre la déchéance
nécessairement que la statue de la courotrophe ait été cultuelle dont il frappe la grotte indûment. A
placée en cet endroit? Elle pouvait aussi servir l'époque où écrit Cicéron, les immenses travaux
de support à une quelconque statue, non point qui avaient modifié la physionomie de l'antique
cultuelle, mais votive50, ou à tout autre ex-voto, Préneste ne sont achevés que depuis une
placé là bien en vue, comme l'étaient, croit-on, trentaine d'années. Parée, comme d'un joyau, de la
les offrandes disposées sur le podium qui mosaïque offerte par Sulla, la grotte est dans
longeait les murs du temple de Fortuna. Il n'est toute la splendeur de sa sainteté rénovée et, loin
rien, dans la thèse de Delbriick, qui n'apparaisse d'être éteinte, son efficace religieuse est vivante
contestable et qui n'offre prise à la critique. au point qu'elle a essaimé dans la partie neuve
Poursuivant son étude de la grotte et des du sanctuaire, dans cette seconde grotte, si
parties environnantes, Delbriick procède, là semblable à elle, qu'est l'abside du temple
encore, à une lecture des lieux qui ne lui est pas voisin, avec ses trois niches et sa mosaïque
moins personnelle. Loin d'identifier, comme il alexandrine, peut-être aussi dans la tholos du
serait logique, le locus saeptus religiose avec sanctuaire supérieur, elle aussi adossée au flanc
l'espace découvert, fermé par une balustrade, rocheux de la montagne51.
qu'il dessine lui-même devant elle (Vorplatz), il le Refusant les interprétations de Delbriick et la
découvre dans l'étroite encoignure située à l'est dangereuse fragmentation de l'espace sur
de la grotte (Nebenraum), resserrée entre celle-ci laquel e elles reposaient, nous considérerons donc
et l'area sacrée, et qui semble taillée à vif dans le comme un tout la grotte proprement dite et
roc. Ainsi, tombant de Charybde en Scylla, l'enclos sacré qui la précédait et ne faisait qu'un
Delbriick tient cette gageure de refuser le nom avec elle, et nous donnerons à la totalité de ce
de locus SAEPTVS religiose à l'enclos sacré qui lieu saint, où s'était produit le miracle de Γ«
s'étendait devant la grotte, pour l'appliquer à un invention» des sorts, le nom de locus saeptus
lieu apparemment insignifiant et, surtout, non
clos. D'autant que ce locus, que nous voulons
bien considérer comme religios(us), mais qui
n'est à aucun degré saeptus, se trouve à 51 Nous connaissons trop mal la disposition intérieure de
la tholos, irrémédiablement défigurée par les constructions
l'intérieur de l'enclos, der Grottenbezirk, postérieures du palais Colonna-Barberini, pour savoir si elle
précédemment definì comme louis Pueri : in, et non rappelait de façon plus précise la grotte originelle de
propter, eût dit en ce cas Cicéron - nouvelle Fortuna. Mais, sans vouloir tomber dans des spéculations
infidélité à la lettre du De diuinatione, qui hasardeuses sur la forme circulaire du temple, nous pouvons
condamne sans appel l'interprétation de remarquer qu'elle ne s'imposait pas à l'architecte comme un
impératif absolu: les sanctuaires de Cagliari, de Gabies,
Delbriick. Ce n'est pas tout. Ayant distribué toutes d'Hercule Victor à Tivoli (Kahler, AUS, VII, 1958, p. 213 et
fig. 10-12) se caractérisaient également par l'association
d'une exèdre en forme de cavea et d'un temple, mais d'un
temple rectangulaire. A Rome, en revanche, dans le théâtre
"BCAR, XXXII, 1904, p. 240; XXXV, 1907, p. 298; DPAA, de Pompée, postérieur au sanctuaire de Préneste et qui,
X, 1, 1910, p. 90. visiblement, s'en inspire (Ibid., fig. 13-15), le temple de Vénus
49 Infra, p. 24 sq. Victrix se terminait par une abside semi-circulaire, qu'on
50 Fasolo-Gullini, p. 26. peut croire imposée par le modèle prénestin.
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE 15

religiose qui s'applique à lui en toute rigueur52. parallèles de Delbriick et de sa propre


Et nous chercherons un peu plus loin sur le sol polémique avec Vagli eri, fut amené, à partir de 1907, à
sacré de Préneste le sanctuaire, voisin - propter - réviser ses premières hypothèses. C'est alors
de la grotte, mais nettement distinct d'elle, de qu'apparut la conjecture du Iimonarium, mais
Jupiter Puer. Car qui dit «proximité» dit, par là sous une forme plus complexe, ou plus confuse,
même, séparation dans l'espace, existence de que ne l'a retenue la critique ultérieure. Édifice
deux lieux rapprochés, mais différenciés; ce qui consacré à Junon, mais qui n'était pas vraiment
interdit irrémédiablement de placer le lieu de un temple; portant le nom de Iunonarium, mais
culte de Jupiter Puer dans l'enclos de la grotte, pouvant être aussi, à l'occasion, appelé templum
comme, en fait, au prix d'une terminologie louis pueri', ancienne basilique civile devenue,
compliquée, Delbriick avait tenté de le faire53. par une conversion qui nous paraît bien
En outre, l'interprétation de Delbriick ne singulière, un véritable temple à l'époque de Sulla55 :
permet d'accorder à Jupiter Puer qu'un simple telles sont les contradictions de Marucchi qui,
sanctuaire à ciel ouvert, alors que la courotro- gardant la nostalgie de la basilique à laquelle il
phe aux deux enfants que décrit Cicéron semble avait d'abord songé, embarrassé par l'hypothèse
être bien plutôt la statue cultuelle d'un temple, encombrante du Iunonarium dont il n'a pas
d'une véritable aedes. Les variations de Marucchi réussi à se dégager, n'est jamais parvenu ni à
sont, à cet égard, singulièrement révélatrices de donner une formulation cohérente de sa propre
l'embarras où le sanctuaire de Jupiter Puer a doctrine, ni à exorciser le fantôme de Jupiter
plongé les premiers interprètes du culte prénes- Puer et de son introuvable sanctuaire56. Ainsi,
tin. Après avoir, jusqu'en 1904, cru pouvoir situer arrêté par l'obstacle qu'il avait lui-même dressé,
la statue courotrophique de Fortuna Primigenia est-il passé tout près, nous n'oserions dire de la
dans la salle à abside du séminaire moderne54, vérité, mais, du moins, de la solution que nous
Marucchi, sous le double aiguillon des travaux tenons pour la plus vraisemblable.

52 La disposition rituelle des lieux est tout à fait 55 BCAR, XXXV, 1907, p. 309-321; DPAA, X, 1, 1910,
comparable au templum (Liv. 5, 50, 5) d'Aius Locutius, tel que le p. 101-113; XIII, 1918, p. 232-235 et 237. Nous ne croyons pas
décrit Cicéron : ara enim Aio Loquenti, quam saeptam uide- nécessaire de discuter plus longuement les hardies
mus... consecrata est (din. 1, 101); ou aux prescriptions de spéculations de Marucchi (également Di un antichissimo orologio
CIL XI 1420 : locus ante earn aram . . . pateat quoque iiersiis solare recentemente scoperto in Palestrina, Ann. Inst., 1884,
pedes XL stipitibusque robustis saepiatur. p. 286-306) sur le cadran solaire de la cathédrale (celui-là
53 H. von Heintze, pourtant proche (op. cit., p. 534) des même, selon lui, dont parle Varron, LL 6, 4, et qui était déjà
analyses de Delbriick, se garde bien de reprendre ses fort ancien à son époque; seulement médiéval, selon Fasolo-
conclusions dans ce qu'elles ont de plus contestable. Gullini, p. 50, n. 13), et sur Junon, déesse du calendrier, à
Toutefois, une expression comme, p. 533, «der Grotte des rapprocher à la fois du limonale tempus d'Ovide, fast. 6, 63, et
Juppiter puer », est révélatrice de l'amalgame que la critique du calendrier de Verrius Flaccus, etc. Quant à la
tend à pratiquer, abusivement selon nous, entre les deux transformation, au temps de Sulla, de l'édifice civil en un temple « in
lieux de culte. cui si adorava dalle matrone il gruppo della dea Fortuna con
54 Bull. Inst., 1881, p. 252; 1882, p. 246; BCAR, XXXII, Giove fanciullo nel seno insieme a Giunone» (DPAA, XIII,
1904, p. 237 et 242. Marucchi le nomme d'ailleurs p. 235), elle contredit tout ce que nous savons par ailleurs de
curieusement templum Forttmae primigeniae, par une répugnance l'évolution du culte de Fortuna. Si un culte courotrophique
évidente, et que partageront tous ses successeurs, à lui implanté par une longue tradition pouvait demeurer bien
donner le nom de louis Pueri, comme si c'eût été en vivant au Ier siècle, ce n'est pas à cette époque où Fortuna,
déposséder Fortuna. A cette époque, Marucchi, qui ne voyait entièrement hellénisée, était devenue la déesse de la chance
dans le temple sous la cathédrale qu'une basilique, identifiait et du hasard, qu'il pouvait se créer. De fait, Marucchi semble
encore la Fortunae aedes de Cicéron avec la tholos du l'oublier, le culte courotrophique de Fortuna, priée par les
sanctuaire supérieur, hypothèse qu'il devait, à juste titre, maires, est attesté à Préneste depuis le IIIe siècle (infra,
abandonner à partir de 1907, mais qui préfigure celle de tous p. 40).
ceux qui, après lui, dénieront aux monuments du sanctuaire 56 Mentionnons, pour conclure, l'ultime vicissitude tant de
inférieur tout caractère religieux pour n'y voir que des la pensée de Marucchi que de l'édifice situé sous la
produits de l'architecture civile. Aussi, si différent que soit cathédrale et dans lequel, Guida, p. 63, il incline à voir, à
leur point de départ, les deux interprétations, qui obligent à l'origine, le temple de Jupiter Imperator, passant ainsi, une
reporter sur le sanctuaire supérieur tout ou partie du récit nouvelle fois, d'un édifice civil à un édifice sacré et
légendaire reproduit dans le De diuinatione, tombent-elles confondant arbitrairement, au mépris des témoignages antiques,
sous le coup de la même critique (infra, p. 16 sq.). deux cultes absolument distincts du Jupiter prénestin.
16 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

Car l'on ne saurait, quelles que soient les profane. Encore fallait-il, puisque le véritable
difficultés inhérentes aux théories de Delbriick sanctuaire de Fortuna se trouvait ailleurs, c'est-
et de Marucchi, renoncer au principe de leur à-dire dans la partie haute de la ville, chercher à
explication et adhérer à la thèse adverse : celle, identifier, parmi les multiples constructions du
isolée à son époque, de Vaglieri, qui ne sanctuaire supérieur, les lieux saints décrits par
reconnaissait dans le «sanctuaire inférieur» qu'un Cicéron.
ensemble d'édifices civils. Dans cette Il fallut attendre près de cinquante ans pour
perspective, l'area sacrée eût été une basilique; l'Antro que cette seconde partie, la plus importante, de
delle Sorti, un nymphée, de même que l'autre l'entreprise, fût enfin tentée par P. Mingazzini59.
grotte, destinée à recueillir l'eau qui suintait au Ce dernier, qui ne considère lui aussi «il
fond de la salle à abside; la salle elle-même était cosiddetto Antro delle Sorti» que comme un simple
peut-être une bibliothèque, selon une hypothèse nymphée, a cru retrouver le véritable locus
de Hülsen, citée sans conviction par Vaglieri; saeptiis religiose dans le puits, surmonté d'une
seul, l'édifice sous la cathédrale aurait eu chance tholos, qui se dressait devant l'hémicycle est du
d'être un temple57. A cette hypothèse, Marucchi sanctuaire supérieur. La statue de la courotro-
opposa une vigoureuse réfutation, qui alla, en phe pouvait soit reposer sur la base quadran-
1907, jusqu'à la controverse publique avec gulaire dont l'emplacement a été retrouvé à
Vaglieri, et qui anime ses articles ultérieurs, où il droite du puits, soit être placée, en position
allègue, entre autres arguments, que, sur les symétrique, sur l'autre partie de la terrasse,
quelque quarante inscriptions alors connues en devant l'hémicycle ouest60. Quant aux autres
l'honneur de Fortuna Primigenia, il n'y en a pas édifices du pseudo-sanctuaire inférieur, l'area
moins de vingt-sept qui proviennent du sacrée serait, comme déjà le pensait Vaglieri,
sanctuaire inférieur58. Mais il eût pu, également, une basilique, et la salle à abside, le siège officiel
attaquer Vaglieri sur un autre point. Car ce des édiles, ultérieurement transformé en
dernier n'avait fait que la première partie de la nymphée; seul, notons-le, manque à l'énumération le
démonstration qu'on attendait de lui. Il ne temple situé sous la cathédrale, qui semble bien
suffisait pas, en effet, d'attribuer aux divers être l'éternel absent de toutes les études de
édifices du centre de la cité une destination topographie prénestine.
Cette thèse, extrêmement séduisante par sa
cohérence et par la réponse qu'elle apporte à
"Vaglieri, NSA, 1907, p. 291, n. 1, et 292; et BCAR, l'essentiel des questions posées, a assez
XXXVII, 1909, p. 229-240. largement fait école61. Elle se heurte toutefois, à notre
s» BCAR, XXXV, 1907, p. 284 sq.; et DPAA, X, 1, 1910, p. 76 sens, à deux difficultés chronologiques
(sur le débat de 1907 et ses échos dans la presse italienne, cf. insurmontables. Si l'on est d'avis que le récit étiolo-
Magoffin, op. cit., p. 49, n. 123). On trouvera chez Vaglieri,
BCAR, XXXVII, 1909, p. 270 sq., n. 124, la liste de ces gique transmis par Cicéron ne se rapporte qu'au
inscriptions, avec l'indication de leur provenance. seul sanctuaire supérieur, envisagé dans ses
Particulièrement intéressantes, par la précision avec laquelle on diverses parties, l'on se trouve placé devant le
connaît le lieu de leur découverte et leur contexte dilemme suivant. Il faut, ou bien admettre que
archéologique, sont celles que Vaglieri lui-même mit au jour lors les traditions légendaires dont le De diuinatione
des fouilles de 1907. Neuf dédicaces, plus ou moins mutilées,
à Fortuna Primigenia furent ainsi dégagées, trois sur la
Piazza Regina Margherita, et, surtout, six autres, dans le puits
que Vaglieri explora sous la salle à abside elle-même (NSA,
1907, p. 137; 302; 479; 685 sq.). Outre ces inscriptions, le 59 Note di topografia prenestina. L'ubicazione dell'Antro delle
»puits contenait divers bronzes et terres cuites architectoni- Sorti, Arch. Class., VI, 1954, p. 295-301.
ques, des fragments de statues de marbre, en partie votives, 60 Sur ces détails, cf. notre Plan II, ainsi que l'axionomé-
et un petit ex-voto d'ivoire figurant un guerrier (infra, p. 20, trie de H. Kahler, reproduite PL III.
n. 69) : simple « pozzo » ou « cisterna », selon Vaglieri (Ibid., *' Auprès de H. Kahler, AUS, VII, 1958, p. 195-197 et
p. 475-479 et 683-690) qui, conformément à sa thèse de 201 sq.; et Gnomon, XXX, 1958, p. 370 sq.; F. Castagnoli,
l'édifice civil, n'en tire aucune conclusion; mais Delbriick, EA A, V, p. 889; P. Romanelli, Palestrina, p. 40 sq.; en dernier
op. cit., II, p. 2, y reconnaît une favissa, et Marucchi, BCAR, lieu, B. Andreae, op. cit., p. 522 sq. En revanche, ni G. Lugli,
XXXV, 1907, p. 304 sq.; DPAA, X, 1, 1910, p. 95-97, voit dans ni A. Degrassi, ni H. von Heintze, ni G. Iacopi n'en ont été
ces dédicaces une preuve décisive en faveur de ébranlés dans leur adhésion à la thèse traditionnelle du
l'identification de la salle à abside avec Yaedes Fortunae. « sanctuaire inférieur ».
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE 17

se fait l'écho ne sont pas antérieures à la fin du gne tout lieu consacré, mais pas nécessairement
IIe ou au début du Ier siècle, période au cours de bâti, et qui peut n'avoir été qu'un espace
laquelle fut édifié ce^même sanctuaire supérieur. inauguré, mais non construit, templum (au sens
Or cette date est manifestement beaucoup trop originel du terme) ou sacellwn, c'est-à-dire
tardive : si l'époque où il fut construit commence simple sanctuaire à ciel ouvert? Nous n'avons le
à être, pour l'Italie, celle des grandes réalisations choix qu'entre ces deux solutions. Aussi, la
architecturales, elle n'est plus de celles où se tentative malheureuse de Delbriick ayant porté
créent des mythes cultuels, comme celui que un coup fatal à la seconde, est-ce sur la première
Cicéron relate d'après les Praenestinorum que doivent se reporter toutes nos espérances :
monumenta, et qui remonte de toute évidence à un existe-t-il, dans le sanctuaire de Préneste, un
passé fort reculé. Ou bien, et c'est le second édifice qui réponde à toutes les conditions
terme de l'alternative, l'on est tenu de supposer requises et auquel nous puissions, compte tenu
que l'ensemble, c'est-à-dire les lieux de culte et de toutes les données que nous possédons sur
leur légende étiologique, avait déjà pris forme à lui, reconnaître le nom de «temple de Jupiter
une époque beaucoup plus lointaine, hypothèse Enfant»?
que rendent par ailleurs nécessaire les Si nous suivons comme un guide le texte du
témoignages des historiens anciens sur l'existence du De diuinatione, qui ne repose pas seulement sur
temple et de l'oracle de Fortuna au IIIe siècle. des sources livresques, mais qui, de toute
Aussi ne voit-on pas sans inquiétude la évidence, émane d'un témoin oculaire qui, comme
reconstitution de H. Kahler qui, dès le IIIe siècle, situe Camèade plus d'un siècle auparavant, avait lui-
à mi-pente de la montagne le locus saeptus même visité les lieux et, peut-être, entendu le
religiose et la base de la statue et, 35 m plus haut, récit des prêtres du sanctuaire, nous voyons se
à l'emplacement du palais Barberini, une aedes dessiner deux ensembles religieux, illustrés l'un
Fortunae circulaire qui préfigure la tholos de et l'autre par les deux épisodes du miracle de
l'époque «sullanienne»62. Devant tant l'invention des sorts : le premier se compose de
d'imagination, qui crée de toutes pièces, au IIIe siècle, un la grotte oraculaire (locus saeptus religiose) et de
sanctuaire supérieur dont l'existence n'est ar- Y(aedes) louis Pueri, le second, de la Fortunae
chéologiquement attestée qu'aux IIe-Ier siècles, la aedes proprement dite. Toutefois, la symétrie
chronologie haute de Fasolo et Gullini en vient à n'est pas parfaite entre les deux temples, et
apparaître comme une audace singulièrement Cicéron est visiblement déconcerté par la
modeste, et l'identification des lieux saints complexité de ce culte qui semble hésiter entre une
nommés par Cicéron avec les édifices du sanctuaire structure binaire et une structure ternaire. De là,
inférieur, comme la seule solution économique,
rationnelle et confirmée par l'archéologie.
Ainsi nous trouvons-nous ramené à notre BCAR, XXXV, 1907, p. 300, et DPAA, X, 1, 1910, p. 91, croyait
point de départ : où devons-nous situer, parmi aussi pouvoir suppléer simulacrum, et même uenerationem,
les constructions de l'ensemble inférieur, le avec un laxisme que critique justement Vaglieri, BCAR,
sanctuaire de Jupiter Enfant? En fait, toutes nos XXXVII, 1909, p. 260, n. 79. On ne saurait admettre aucune
difficultés ne viennent que d'une cause, qui est de ces solutions, pas plus que celle de P. Mingazzini, op. cit.,
p. 297, n. 3, qui suggère aram. Mais cette hypothèse n'est que
l'ellipse employée par Cicéron et l'ignorance où la suite logique de son système d'interprétation, tel que nous
elle nous laisse de la nature exacte du lieu de l'avons exposé. Il n'y a pas de place, sur la terrasse des
culte de Jupiter Puer: véritable «temple», au hémicycles, pour Yaedes que, comme il le reconnaît lui-
sens architectural du mot, c'est-à-dire aedes? ou même, recommande la syntaxe usuelle. La statue voisine du
fantini6*, dans l'acception la plus large, qui puits ne peut être, poursuit-il, que celle de la déesse. Le seul
lieu de culte qu'on puisse attribuer à Jupiter Enfant est donc
un autel - supposition gratuite, qui fait double emploi avec
la statue de la courotrophe et qui souligne les points faibles
« AUS, VII, 1958, p. 209 sq. et fig. 8. de la thèse de P. Mingazzini. L'emploi de propter au sens
63 Ce sont les seuls substantifs que l'on puisse sous- local, notons-le par ailleurs, n'est nullement exceptionnel
entendre dans une ellipse de ce genre; cf. Leumann- chez Cicéron; cf. les exemples cités par Merguet, s.v., Lexikon
Hofmann-Szantyr, Lateinische Grammatik, Munich, 1965, II, zu den Reden des Cicero, léna, III, 1882, p. 808; et Lexikon zu
p. 61. Garrucci, Dissertazioni archeologiche, I, Rome, 1864, den philosophischen Schriften Cicero's, léna, III, 1894,
p. 152, n. 1, avait proposé propter religionem. Marucchi, p. 190.
18 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

dans sa description, un embarras qui ne facilite inégalement conservés, les vestiges sur la place
pas la tâche du lecteur. A la bipartition du principale de Palestrina, qui a succédé au forum
mythe, avec ses deux prodiges, correspond la primitif de la cité antique, et, si le temple à
bipartition de l'espace sacré : /5 est hodie locus, abside est celui de Fortuna, l'édifice situé sous la
d'une part; in eo loco ubi . . . d'autre part. Mais la cathédrale ne peut être que celui de Jupiter
tripartition des lieux saints brise cette belle Puer.
harmonie, puisque, à la grotte et à la Fortunae La thèse que nous défendons peut toutefois
aedes, s'ajoute, comme un élément surnuméraire, susciter une objection. Elle concerne le propter
{'(aedes) louis Pueri qui reste en marge du récit, qu'emploie Cicéron : sur un espace aussi
car rien, de fait, ne lui répond dans le prodige ramas é que celui du sanctuaire inférieur de Préneste,
tel que l'a narré Cicéron. Or, nous connaissons, il n'est guère possible de prétendre que la grotte
en l'état actuel des fouilles de Préneste, trois oraculaire soit plus «proche» du temple situé
édifices qui méritent le nom a'aedes : celui du sous la cathédrale que du temple à abside. Sans
sanctuaire supérieur, isolé haut sur la pente de doute, le premier se trouve plus à l'ouest; mais il
la montagne, trop neuf pour avoir donné est aussi plus avancé sur la place, en direction
matière à des développements mythiques, et qui, pour du sud, si bien que ceci compense cela. Tandis
ces deux raisons, n'est pas en cause, et les deux que le temple à abside, plus éloigné vers l'est, se
temples du sanctuaire inférieur, le temple à trouve sur le même alignement que la grotte,
abside englobé dans le séminaire moderne, et dont il n'est séparé que par l'area sacrée. En fait,
celui qui existait sous la cathédrale, sur les murs nous croirions volontiers que le propter de
mêmes duquel elle fut bâtie, l'édifice du culte Cicéron recouvre des affinités, une «proximité»
chrétien succédant, comme si souvent, à celui du peut-être plus historique et même morale
culte païen. qu'exactement topographique. Le témoin du Ier
Nous sommes donc en présence, d'une part, siècle qu'il était a été tout naturellement amené
d'un édifice qui, bien qu'on ait depuis longtemps à rapprocher les deux structures les plus
reconnu en lui les vestiges d'un temple antique, antiques du sanctuaire : la grotte et le temple de tuf.
est jusqu'à présent demeuré anonyme. Nous Même si elles avaient fait l'objet de restaurations
sommes, d'autre part, à la recherche d'un temple ultérieures, elles n'en appartenaient pas moins à
cité par une source littéraire, mais dont un univers architectural et spirituel tout autre
l'emplacement n'a pas encore été identifié. N'est-il que le temple à abside de l'époque sullanienne.
pas naturel de rapprocher ces deux données, qui Comparé à l'édifice contemporain qu'il avait
s'ajustent parfaitement l'une à l'autre? Car il se sous les yeux, ce double legs du IVe ou du IIIe
trouve que le temple situé sous la cathédrale siècle provenait, pour lui, d'un âge archaïque, si
répond exactement à ce que suggère la bien qu'il l'englobait dans une même unité :
description de Cicéron : extérieur à la symétrie linéaire locus saeptus religiose propter louis Pueri.
de la grotte et du temple à abside, par rapport à D'autant que, dans la mesure du moins où nous
laquelle il fait saillie au sud de la place, il est, sur pouvons l'imaginer, la statue cultuelle de la
le terrain, en dehors de cet ensemble comme il déesse ne devait pas briser cette unité : statue
l'est dans le récit; mais aussi, situé dans son axe, apparemment ancienne, elle aussi, de courotro-
devant le centre de l'area sacrée, il scelle l'union phe italique, dont nous pouvons nous faire une
des deux constructions devant lesquelles il idée par la Déesse étrusque du musée de
s'élève et, sur le terrain comme dans le récit, où Florence64, ou par les frustes figures de tuf offertes
Cicéron le nomme entre le locus saeptus religiose en ex-voto à la déesse-mère de Capoue,
et la Fortunae aedes, il ménage en quelque sorte postérieures, semble-t-il, au moins dans leur immense
le passage de l'un à l'autre et dessine entre eux majorité, à la restauration de son temple vers
comme la station intermédiaire d'un itinéraire
religieux. Dès lors, la solution nous semble
s'imposer, qui a au moins pour elle les vertus de
la logique et de la simplicité : les deux aedes que 64 G. Q. Giglioli, L'arte etnisca, Milan, 1935, pi. CCXXXI.
Improprement appelée Mater Matuta, mais dont on a aussi
mentionne Cicéron ne sont autres que ces deux pensé (Latte, Rom. Rei, p. XV, n° 2) qu'elle pouvait être une
temples dont nous voyons toujours, quoique Fortuna.
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE 19

350 ou 300, et qui devaient, dans leur maladresse bien loin, dans quelque inscription de l'Empire,
primitive, reproduire gauchement l'effigie ce que le texte classique, d'époque républicaine
vénérée de la divinité65. et universellement connu, du De diuinatione
Mais, telle qu'elle est, la solution que nous nous offrait à portée de la main. Aussi, en l'état
proposons nous semble présenter, par rapport à actuel de nos connaissances, et en attendant la
l'état de choses antérieur, des avantages que découverte d'une inscription décisive qui
nous ne saurions mésestimer. Elle rend compte trancherait définitivement le débat, pouvons-nous
d'une donnée jusqu'à présent trop négligée, et renoncer sans regret aux subtilités de Marucchi
pourtant capitale, du texte du De diuinatione sur et aux repentirs qui l'ont fait hésiter entre un
le culte courotrophique de Fortuna Primigenia. lunonarium et un templum louis Pueri et
Car, si on s'est jusqu'ici, et à juste titre, vainement tenter de concilier les deux, pour rendre
beaucoup soucié d'exploiter le texte de Cicéron pour au temple de tuf situé sous la cathédrale de
mettre un nom sur les édifices dégagés par la Palestrina son seul nom authentique : aedes louis
fouille, on s'est moins préoccupé de faire la Pueri66.
démarche inverse : de retrouver sur le terrain Mais cette discussion sur le texte de Cicéron
tout ce que décrit ce véritable guide du pèlerin ne nous aura pas seulement permis d'éclaircir
de Préneste qu'est, pour nous, la page de un point méconnu de topographie prénestine et
Cicéron. Oubliée, mise entre parenthèses, réduite par de résoudre l'irritante question du temple
Delbriick à n'être plus qu'une simple annexe de anonyme retrouvé sous la cathédrale. Elle nous
la grotte, ou présentée par Marucchi comme un incite également à considérer sous un jour
édifice indéfinissable, ni exclusivement profane, nouveau la structure du sanctuaire inférieur,
ni réellement sacré, Yaedes louis Pueri, victime telle que nous pouvons la reconstituer dès une
de ces deux grands archéologues, était depuis époque relativement reculée, et à concevoir sous
longtemps tombée dans l'indifférence où gisent une forme plus nette les rapports qui y
les questions oiseuses ou insolubles; et P. Min- unissaient les deux temples de Fortuna. Car nous
gazzini lui-même ne l'a récemment ressuscitée devons nous défendre d'une double illusion de
que pour la ramener à l'état d'un autel perspective. L'une tient au nom de l'édifice tel
secondaire. Elle retrouve désormais sa pleine que nous l'a transmis Cicéron, louis Pueri,
autonomie architecturale et religieuse qui la met, comme si ce temple n'eût pas été celui de Fortuna et
parmi les édifices du culte, sur le même plan que seule la Fortunae aedes voisine, celle de
que la grande Fortunae aedes à abside et lui rend l'époque sullanienne, qui portait effectivement
la même dignité théologique. Sans doute, son nom, eût appartenu en propre à la déesse.
comme toute hypothèse, la nôtre comporte-t-elle sa En fait, quelle que fût sa dénomination, Yaedes
part inévitable d'incertitude, et nous ne saurions louis Pueri était sienne : la preuve en est que sa
nous flatter d'avoir tout éclairci de cette difficile statue cultuelle était celle de Fortuna, et que
question. Du moins a-t-elle le mérite de mettre Jupiter n'y apparaît que sous les traits mineurs
un nom, et un nom plausible, sur un édifice d'un des nourrissons de la courotrophe, auprès
considérable et ancien du sanctuaire, le temple d'une Junon enfant dont le rôle est encore plus
situé sous la cathédrale, pour lequel on n'avait formel que le sien. La seconde illusion serait de
jusqu'ici proposé aucune identification considérer ce temple de tuf du IVe ou du IIIe
satisfaisante. A ce titre, elle vaut bien, nous semble-t-il, siècle comme le temple le plus ancien du
celle qui, en désespoir de cause, avait jadis fait sanctuaire inférieur. Il convient ici de distinguer
appel à l'obscur Itinonariwn, allant chercher entre le point de vue de l'archéologue et celui de

66 Quant au lunonarium de l'inscription de Sariolenus


65 Heurgon, Capoue préromaine, p. 330 sq. et 334-337. 300 {supra, p. 11, n. 38), nous y verrions une simple chapelle
est la datation traditionnelle, que J. Heurgon envisage de annexe, et l'une des multiples constructions mineures que
repousser jusque vers le milieu du IVe siècle : compte tenu devait abriter le vaste sanctuaire de Fortuna, consacrée, quoi
de cette marge d'incertitude, l'époque est suffisamment qu'en ait dit Marucchi, BCAR, XXXV, 1907, p. 309, au culte
proche de celle du sanctuaire inférieur de Préneste pour que de Junon, comme un tarantini, identique par son mode de
le rapprochement apparaisse légitime. formation linguistique, l'était à celui des Lares.
20 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

l'historien des religions. Le temple à abside stesse funzioni di culto»68. Car, quelle que soit la
actuel, avec ses constructions en opus incertum date de ces vestiges, une chose est sûre en tout
et la mosaïque du Nil qui formait son précieux cas : c'est qu'il existait à Préneste une aedes
pavement, représente bien, archéologiquement, Fortunae au moins dès la fin du IIIe siècle. Nous
un état récent du sanctuaire. Mais on ne saurait le savons par Tite-Live qui, après avoir rapporté
en conclure que le culte qui était rendu à les exploits que les Prénestins, conduits par leur
Fortuna dans ce temple du Ier siècle ait constitué préteur M. Anicius, accomplirent en 216 dans
une forme plus tardive de sa religion, Casilinum assiégé par Hannibal, conclut qu'à
postérieure à celle dont elle était l'objet dans l'autre leur retour on éleva une statue d'Anicius sur le
temple. Ce serait oublier que l'édifice qui, forum de la ville, Praeneste in foro, avec une
aujourd'hui encore, occupe le fond de la place inscription qui mentionnait qu'il s'était acquitté,
principale de Palestrina a une préhistoire que iiotum soluisse, du vœu fait à la déesse au nom
nous ne faisons qu'entrevoir confusément, à de ses soldats, et que la même inscription fut
travers les blocs de tuf qui constituent toujours placée sous trois statues que l'on dédia en même
les assises inférieures de sa façade. temps in aede Fortimae69. L'expression, identique
Sans doute ne pouvons-nous, en l'état actuel à celle de Cicéron, ubi Fortunae nunc est aedes, le
des fouilles, reconstituer un état présullanien du lien que le récit établit entre le temple et le
temple - de ce «vorhellenistische Heiligtum» forum de la cité le confirment : cette première
auquel Delbrück attribuait l'orientation et Fortunae aedes, contemporaine des constructions
l'ouverture vers l'ouest des sanctuaires archaïques. de la grotte et du temple situé sous la
La chronologie elle-même est incertaine. F. Fa- cathédrale, est bien l'ancêtre de celle qui fut
solo et G. Gullini semblent prêts à rapprocher reconstruite au Ier siècle et qu'enrichit alors le lithos-
ce mur de tuf en opus quadratimi des troton offert par Sulla.
constructions de même nature, datables des IVe-IIIe Ainsi la physionomie que le sanctuaire de
siècles, qui appartiennent à la grotte, ainsi qu'au Préneste présentait au IIIe siècle était-elle déjà
temple sous la cathédrale. Du moins, dans leur fort semblable à celle que lui vit Cicéron et que
chronologie relative, la seule qu'ils en proposent, nous lui voyons encore aujourd'hui. Il
et qui s'articule en trois périodes, les situent-ils à apparais ait, au centre de la ville, comme un ensemble
l'intérieur de la même phase initiale : celle du triparti, composé de la grotte et des deux
sanctuaire inférieur en son état ancien, antérieur temples, celui de Fortuna proprement dit et
à la construction du sanctuaire supérieur qui, celui de Jupiter Puer. Comment expliquer la
vers le milieu du IIe siècle, représente la seconde duplication des édifices cultuels? La réponse, là
phase, et à la reconstruction sullanienne du encore, nous est donnée par le De diuinatione,
sanctuaire inférieur, qui en est la troisième. où Cicéron analyse la nature du culte prénestin
G. Lugli, pour sa part, ne dissocie pas la avec une telle justesse théologique qu'on peut se
construction de Yaerarium, identifié sous la salle à demander s'il s'est contenté de rapporter fidè-
abside, de celle des substructions de sa façade et
leur assigne la même date, vers la fin du IIe
siècle, au début de cette seconde phase de M Op. cit., p. 303 sq.
l'histoire du sanctuaire qu'il fait commencer 69 Liv. 23, 19, 18; mais il est peu vraisemblable que,
entre 120 et 10067. Débat partiellement vain, comme le veut Preller, Rom. Myth., II, p. 192, η. 1; contra,
puisque, comme le rappellent F. Fasolo et Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1543, ces tria signa aient
G. Gullini, ces parties refaites du sanctuaire représenté Fortuna, Jupiter et Junon : l'offrande simultanée
inférieur et, notamment, de la salle à abside telle de plusieurs statues figurant la même divinité est loin d'être
exceptionnelle. On peut par ailleurs rapprocher - sans
que nous la voyons en son état actuel, se sont prétendre, évidemment, établir la moindre corrélation entre
superposées «ad edifici precedenti destinati alle les deux offrandes - cet ex-voto de soldats à la grande déesse
de leur ville, du fragment de statuette en ivoire découvert, en
1907, entre autres objets votifs, sous le temple à abside
(Vaglieri, NSA, 1907, p. 686 et fig. 5) : elle représente un
67 RAL, IX, 1954, p. 76 sq. et 86. Sur l'inscription de guerrier, protégé par son clipeus sur lequel est gravée la
l'aerarium, qui est l'un des éléments sur lesquels se fonde la lettre V, que Marucchi (BCAR, XXXV, 1907, p. 304; DPAA, X,
datation de G. Lugli, supra, p. 10, n. 37. 1, 1910, p. 95) interprète comme l'initiale de V(O7VAi).
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE 21

lement ce dont il avait été le témoin, ou s'il n'a reconnue. De l'un, la description de Cicéron et
pas reproduit un exposé hautement documenté les innombrables représentations de déesses
qu'il aurait pu entendre du clergé local. Tout se courotrophes découvertes en Italie nous
passe en effet comme si la vie cultuelle du permettent d'imaginer sans peine la statue cultuelle. De
sanctuaire s'était organisée autour de deux l'autre, nous voyons les cinq niches qui
pôles, correspondant chacun à l'un des deux s'ouvrent, vides, au fond de son abside (PL II, 1), et
temples et des deux aspects de la déesse : l'un où dont nous ne pouvons reconstituer le contenu
elle était priée comme mère de Jupiter, qui . . . que par hypothèse. Il est à peu près certain, à
colitur a matribiis; l'autre où elle était vénérée lire le De diuinatione, que le temple abritait
comme déesse des sorts, quae . . . Fortunae moni- Varca qui renfermait les sorts et que l'on
tu tolliintur. Formules symétriques, qui conservait ainsi sur le lieu même où avait poussé
traduisent très exactement le double caractère du l'arbre miraculeux dont elle était faite. Cela, bien
culte : l'un, plus spécialisé, courotrophique et entendu, non seulement depuis la reconstruction
maternel, qui attirait un public essentiellement de l'édifice au temps de Sulla, mais, peut-on dire,
féminin et qui avait son siège dans le temple de de toute antiquité. Car la double légende étio-
Jupiter Puer où il s'adressait, de toute évidence, logique que rapporte Cicéron forme un tout et il
moins au jeune dieu, qui n'y était pas vénéré est évident que ni les habitants de Préneste, ni le
pour lui-même, qu'à la déesse en tant que mère clergé de Fortuna Primigenia, bref, ni les Prae-
des enfants divins, c'est-à-dire, en quelque sorte, nestinorum monumenta n'avaient attendu le
à Fortuna (in aedé) louis Pueri; l'autre, où premier quart du Ier siècle - époque bien tardive,
Fortuna apparaissait sous son aspect le plus nous l'avons dit, pour la formation d'un mythe
universel, et qui était accessible à toute sorte de cultuel - pour en créer la seconde partie et pour
consultants, hommes ou femmes, magistrats et imaginer le prodige, contemporain de celui dont
grands de ce monde, ou simple public populaire, Numerius Suffustius avait été le héros, qui
qui allaient lui demander la révélation de expliquait l'existence d'une arca en bois d'olivier,
l'avenir par le tirage solennel des sorts70. C'est sous destinée à contenir des sorts que l'on consultait
cet aspect, le plus auguste et le plus prestigieux, au moins depuis le IIIe siècle71. Aussi Marucchi
que Fortuna était honorée dans la grande aedes a-t-il suggéré que l'une des deux petites niches
à abside du fond de la place, qui était son de l'abside, celle de gauche, devait contenir
temple principal et qui, pour cette raison, Varca des sorts, tandis que celle de droite, plus
bénéficia avec prédilection des largesses officielles du étroite et laissée semble-t-il, volontairement,
préteur M. Anicius, au temps de la Préneste selon lui, à son irrégularité naturelle, aurait
indépendante, puis de Sulla, lorsqu'elle fut marqué le lieu même où avait poussé l'olivier du
reconstruite en l'état où nous la voyons encore miracle72. Pour les trois grandes niches qui se
aujourd'hui, tandis qu'à l'autre temple allaient trouvent au-dessous, au niveau du sol, on songe
essentiellement les offrandes des matrones et les tout naturellement à des statues cultuelles : celle
témoignages de leur dévotion privée. de Fortuna, dans la niche centrale73, et dans les
Ce que nous pouvons savoir des statues
respectives et des objets sacrés des deux édifices
confirme la bipartition cultuelle que nous avons 71 La date est donnée par le consulat de Q. Lutatius
Cerco, à qui le sénat interdit en 241, à la fin de la première
guerre punique, de consulter les sorts de Préneste, sous
prétexte qu'il s'agissait d'auspices «étrangers» (Val. Max. 1, 3,
70 De cette différence de vocation entre les deux temples, 2). C'est la première mention connue de l'oracle de Préneste,
l'un étroitement féminin, l'autre, oraculaire, et, par là même, mais qui n'indique évidemment pas un commencement
largement ouvert à un public indifférencié, il est permis, absolu; c'est au contraire à un oracle dans toute sa gloire,
même si l'on ne peut tirer aucune conclusion sûre d'un aussi qui jouissait d'une réputation bien établie, donc ancienne,
petit nombre d'objets, de trouver une confirmation dans les que Lutatius Cerco avait exprimé l'intention de recourir.
deux ex-voto découverts en 1907 dans la favissa du temple: 72 BCAR, XXXII, 1904, p. 237-239; XXXV, 1907, p. 301 sq.;
la statuette d'ivoire d'un guerrier (supra, n. 69) et une DPAA, X, 1, 1910, p. 92 sq. Contra, Vaglieri, BCAR, XXXVII,
tablet e de marbre mentionnant les fata, où Marucchi a vu la 1909, p. 221 sq. et 236.
transcription d'un des oracles rendus par la déesse (infra, 73 Si nous nous représentons fort bien, grâce à la
p. 75 sq.). description de Cicéron, la statue vénérée dans \'(aedes) louis
22 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

niches latérales, de deux divinités qui lui étaient en plaçant aux côtés de Fortuna l'effigie
associées dans son rôle oraculaire. Delbriick d'Apollon, le dieu oraculaire par excellence, et celle
avait avancé les noms de Jupiter et Junon74, d'un Jupiter qui devait son surnom à Varca
hypothèse peu vraisemblable qui vise à recréer même des sorts, dont il assurait la garde, elle
par une fausse symétrie, dans le temple de s'ajuste parfaitement à l'interprétation que nous
Fortuna, l'équivalent de la soi-disant triade donnons de la bipartition du sanctuaire.
vénérée dans le temple de Jupiter Enfant. Ainsi se trouve rassemblé un ensemble de
L'hypothèse de Marucchi qui, sur la foi d'une données convergentes qui, de la topographie du
inscription, du IIe siècle ap. J.-C, il est vrai, croit y sanctuaire, nous permettent de conclure à la
retrouver les statues d'Apollon et de Jupiter théologie de la déesse qui l'habitait. Fortuna
Arcanus, est beaucoup plus convaincante75. Car, possédait à Préneste, au moins depuis le IIIe
siècle av. J.-C, deux temples, l'un archéologique-
ment, l'autre littérairement attesté pour cette
époque, dans lesquels elle était honorée sous
Pueri, nous ne connaissons pas avec la même précision les
statues cultuelles des deux autres temples. Il est deux aspects complémentaires, mais distincts :
vraisemblable qu'elles étaient d'un type plus récent que la couro- l'un, comme déesse-mère, l'autre comme déesse
trophe d'origine archaïque, et plus conforme à celui de la oraculaire; et, dans l'exercice de ces deux
Tyché hellénistique. On reconnaît généralement la statue fonctions, elle avait pour parèdre un Jupiter dont le
cultuelle de la tholos supérieure dans la grande statue surnom reflète ces deux rôles surnaturels, un
féminine de marbre gris du musée de Palestrina (PL IV, 4;
hauteur de la partie conservée : 2,40 m), malheureusement Jupiter Puer, adoré depuis un passé fort lointain
acéphale et privée de ses attributs (la corne d'abondance et comme l'enfant divin de la déesse-mère, et un
le gouvernail?) : original hellénistique de l'école rhodienne, Jupiter Arcanus qui n'est attesté qu'à date plus
du second quart du IIe siècle (G. Quattrocchi, op. cit., p. 5 sq. tardive et qui peut être, soit une figure ancienne
et 23, n° 27; Gullini, Guida, p. 41), que Fasolo et Gullini du culte, que nous ne connaissons que par des
placent au fond du sanctuaire, dans une chapelle fermée,
mais que H. Kahler dresse sous une tholos ouverte et documents d'époque impériale, soit, plus
surélevée, donc visible de loin et offerte au regard de ses probablement, une création récente, formant en
fidèles (AUS, VII, 1958, p. 204 et 206, fig. 5 et 7), elle était quelque sorte le pendant et le doublet oraculaire du
aussi accordée à l'édifice qui l'abritait que la courotrophe du Jupiter archaïque, qui avait donné son nom à
sanctuaire inférieur l'était au temple des IVe-IIIe siècles. Yaedes louis Pueri.
Quant à la statue cultuelle du temple à abside, nous
l'identifierions volontiers avec une autre œuvre, célèbre dans Quant au nom attribué à ce dernier temple, il
l'antiquité : avec cette remarquable statue de Préneste que s'explique aisément par la nécessité de
signale Pline, dont la dorure était d'une si exceptionnelle distinguer les deux lieux de culte, tous deux consacrés
qualité qu'on avait donné son nom au type d'épaisses feuilles à une Fortuna qui régnait en maîtresse dans le
d'or, bratteae, qui la recouvraient, crassissimae ex Us Prae- temple de Jupiter, puisque la statue qu'on y
nestinae uocantur, etiamnum retinentes nomen Fortunae
inaurato fidelissime ibi simulacro (NH 33, 61). Cette statue, dit-on, vénérait n'était ni celle du jeune dieu ni même,
existait encore au XVIe siècle et l'on pouvait toujours y voir
des traces de sa dorure (Petrini, Memorie Prenestine,
p. 7). d'autre part, pour le culte d'Apollon, attesté à Préneste par
74 Op. cit., I, p. 90. une inscription d'époque républicaine (CIL XIV 2847/8; I2
75 Marucchi, BCAR, XXXII, 1904, p. 242 sq., se fonde sur 59), que L. Sariolenus lui éleva, lui aussi, une statue tout
l'inscription métrique de la statue de T. Caesius Primus, près du temple, in pronao aedis (supra, p. 11, n. 38). Cette
dédiée en 136 ap. J.-C, dont la base est au musée de association de Fortuna, Jupiter et Apollon, qui semble donc
Palestrina (G. Quattrocchi, op. cit., p. 23, n° 28). Ce riche se référer à des réalités cultuelles authentiques, pourrait fort
marchand de blé honorait dans un culte commun - d'où bien ne dater que de la reconstruction du temple à l'époque
l'hypothèse qu'elles étaient effectivement réunies dans le sullanienne : c'est alors qu'aurait pris forme un Jupiter
même temple - les trois divinités, à qui il dédiait chaque Arcanus, imité du Jupiter Puer traditionnel. Quant à
année plus de cent couronnes : Fortunae simulacra colens et l'adjonction d'Apollon, ne pourrait-on, outre ses pouvoirs ora-
Apollinis aras / Arcanumque Iouem . . . (CIL XIV 2852). Il est culaires et sa fonction constante de dieu de la mantique,
parfaitement plausible que Jupiter Arcanus, qui, nous le songer à une explication plus précise : à la dévotion
savons par ailleurs, avait donné son nom à un collège, celui particulière que Sulla, donateur de la mosaïque qui s'étendait au
des cultures louis Arkani (Ibid., 2937 et 2972, datée de 243 pied des trois niches cultuelles, vouait au dieu de Delphes et
ap. J.-C), ait eu sa statue près de Varca des sorts sur laquelle qu'il lui avait notamment témoignée à la bataille de la porte
il veillait (sur le sens de l'épiclèse, Fest. Paul. 14,30 : arcani . . . Colline, contemporaine du siège de Préneste (Plut. Sull. 29,
ab arca, in qua quae clausa sunt, Ulto manent). Rappelons 11-12)?
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE 23

comme on l'a dit parfois, celle d'une «triade»76, assez bien l'histoire à partir des IVe-IIIe siècles,
mais bien la sienne. En fait, le nom de Jupiter époque à laquelle remontent les premiers
était un excellent critère, emprunté à une figure témoignages datés, archéologiques ou littéraires, que
prestigieuse, mais néanmoins seconde du culte, nous possédons. Mais, au delà de ce point d'où
et une dénomination commode, valorisés pour partent nos connaissances positives, nous
des raisons pratiques, mais qui ne portaient pouvons entrevoir ce qu'était Fortuna aux origines.
nulle atteinte aux droits, c'est-à-dire à la C'est dans la grotte, précédée, à l'époque
primauté de Fortuna. De même que, à l'intérieur historique, de ce parvis sacré qu'était le locus saeptus
d'une église, une chapelle secondaire, dédiée à religiose, objet privilégié du mythe étiologique,
un saint particulier, n'enlève rien à celui sous le lieu du prodige dont bénéficia Numerius Suf-
vocable duquel l'édifice tout entier est placé ou, fustius, et à ses abords immédiats que le culte de
mieux encore, que la multitude d'églises Fortuna a pris naissance. De ce foyer originel,
construites sous l'invocation de la Vierge et des vers lequel, à une époque inconnue de nous, un
saints sont dédiées, non à leur culte particulier, sens primitif du sacré attirait les premiers
mais à celui de Dieu. adorateurs de la déesse, son culte s'est, par la suite,
étendu simultanément dans deux directions,
celles qu'indiquent, à dater des IVe-IIIe siècles, les
Le sanctuaire de Préneste, tel qu'il nous deux aedes du sanctuaire inférieur dont la
apparaît constitué au Ier siècle av. J.-C. et tel duplication traduit déjà une différenciation religieuse
que, du moins dans ses grandes lignes, il n'a plus et une spécialisation fonctionnelle, et dont nous
guère varié jusqu'à la fin du paganisme, se ignorons si elles furent les premières à s'élever
caractérise donc par la multiplicité des lieux de autour de la grotte initiale ou si, déjà, elles
culte. Mais son extension à travers les âges, loin succédaient elles-mêmes à des ou à un
de manifester un foisonnement anarchique, sanctuaire archaïque. Logique interne d'un
révèle au contraire la cohérence et l'harmonie développement continu, qui aboutit, à la fin du IIe et au
internes du culte, puisque, tout à la fois, les trois début du Ier siècle, à un nouveau dédoublement
aedes consacrées à la même déesse attestent la et à la constitution du sanctuaire supérieur, dont
volonté de préserver l'unité de Fortuna et il nous faudra, en son temps, définir la nature
reflètent la multiplicité de la divinité elle-même. spécifique, qui distingue ce culte récent des deux
Unité qui transparaît dans la reproduction, au formes anciennes conservées dans les deux aedes
moins dans deux sur trois de ses sanctuaires du sanctuaire inférieur.
connus, de la même structure, celle de la grotte Ainsi, le texte du De diidnatione, qui met la
primitive, archétype de ses lieux de culte, dont topographie de ce sanctuaire et de ses édifices
la forme à peu près circulaire et la nature majeurs, ceux qui étaient consacrés au culte,
rocheuse, non seulement préservée, mais même c'est-à-dire la grotte et les deux aedes, en relation
accentuée par l'art, se répètent dans le temple à rigoureuse avec les deux parties du mythe
abside du sanctuaire inférieur aussi bien que étiologique et les deux fonctions complémentaires
dans la tholos du sanctuaire supérieur. Mais, de la déesse, nous offre non seulement une
loin que ces trois temples soient équivalents et relation, à elle seule infiniment précieuse, des
qu'ils fassent double emploi, tout se passe origines du culte de Fortuna et une description
comme s'ils avaient procédé entre eux à une de ses lieux saints à la fin de la République, mais
répartition quasi fonctionnelle des honneurs et des encore un raccourci de son histoire et un
tâches. Le sanctuaire supérieur, trop tard venu résumé figuré de sa théologie. La structure du
pour avoir part au mythe originel, avait pour lui sanctuaire inférieur, telle que Cicéron l'a
le prestige du site. Mais les prodiges et commentée au Ier siècle et telle qu'elle s'était fixée
l'antiquité restaient le privilège inaliénable du dès le IVe ou le IIIe siècle, transcrit dans l'espace
sanctuaire inférieur, développé et embelli au cours religieux de la ville - sacrisque dicatum / For-
des siècles. De ce dernier, nous pouvons suivre tunae Praeneste iugis, selon l'expression de Silius
Italicus77 - les deux aspects conjoints du culte de
76Marucchi, BCAR, XLI, 1913, p. 28; Thulin, RhM, LX,
1905, p. 260; Pease, op. cit., p. 490-492. 8, 364 sq.
24 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

Fortuna Primigenia, divinité courotrophe et ora- l'esprit le texte du De diuinatione, où Cicéron


culaire, déesse mère de Jupiter Puer et déesse décrit la statue cultuelle de Fortuna, déesse
des sortes, qu'il nous appartiendra d'analyser adulte et courotrophe, qui allaite un Jupiter,
tour à tour. Fortunae in gremio sedens, mammam adpetens,
ainsi qu'une Junon enfants, dans un temple dont
le nom même souligne cette «enfance»
II - Problèmes de généalogie: essentielle : (aedem) louis Pueri qui lactens cum
Fortuna Primigenia, fille de Jupiter limone ... {din. 2,85). Ainsi, les deux sources majeures
sur lesquelles repose notre connaissance de
II nous faut cependant, avant d'aborder Fortuna Primigenia nous donnent d'elle deux
l'étude des fonctions de la déesse, résoudre un images non seulement différentes, mais
problème essentiel et extrêmement controversé, rigoureusement contradictoires : les textes épigraphi-
qui commande toute l'interprétation de son ques font d'elle la fille de Jupiter, tandis que le
culte et de sa personne divine : celui du sens de De diuinatione montre en elle sa mère ou sa
son épiclèse, Primigenia, et de la nature exacte nourrice82. A quel document faut-il donc ajouter
des relations qui l'unissent à Jupiter. foi : aux inscriptions prénestines ou à la
Nous possédons une importante série de description, non moins explicite, de Cicéron?
dédicaces à la Fortune de Préneste, les unes Comment départager ces deux témoignages qui
trouvées à une date récente, dans les diverses s'opposent terme à terme? et, si la tâche apparaît
parties du sanctuaire, les autres plus impossible, si ces sources divergentes se
anciennement connues, certaines même depuis la révèlent également authentiques, comment résoudre
Renaissance, et qui, bien que le lieu exact de leur leur conflit, et échapper à leur contradiction?
découverte ne puisse toujours être précisé, en Le problème ne se pose sous cette forme et
proviennent sans aucun doute également78. La dans toute son ampleur que depuis la
plupart se bornent à la désigner sous son nom et publication de la dédicace d'Orcevia, en 188283.
son épiclèse traditionnelle, soit écrits en toutes Auparavant, nulle discordance n'apparaissait entre le
lettres, Fortuna Primigenia79, soit abrégés sous De diuinatione et les textes épigraphiques. Au
diverses formes, qui peuvent aller jusqu'aux témoignage de Cicéron, Fortuna était
simples initiales F. P.80. Mais certaines d'entre elles représentée comme la mère de Jupiter et l'enfant divin
lui attribuent une titulature plus complète qui, était, lui aussi, l'objet d'un culte dans le
outre son nom, mentionne sa filiation. L'énoncé, sanctuaire de Préneste. Ces données semblaient
comme déjà Mommsen le faisait remarquer, en confirmées par les deux seules inscriptions,
est calqué sur les règles de l'onomastique relatives au problème qui nous occupe, que l'on
humaine81. Immuable depuis la plus ancienne de ses connût alors : deux dédicaces de l'époque irripé-
dédicaces, celle que lui consacra au IIIe siècle riale, l'une
une noble Prénestine, Orcevia, jusqu'à celles de Fortunae / louis puero / Primigeniae / d.d.
l'époque impériale, il indique successivement le / ex sorte compos / factus / Nothus
nomen, puis l'ascendance, enfin le cognomen de Ruficanae / L. f. Plotïllae,
la déesse : « Fortuna, fille de Jupiter, Primigenia ».
Généalogie stupéfiante pour qui garde présent à

82 Pease, dans son commentaire ad loc. du De diuinatione,


p. 491; G. Dumézil, Déesses latines, p. 74, n. 1, hésitent entre
ces deux identifications. Mais cette incertitude ne modifie en
78 Supra, p. 3, n. 6, et 16, n. 58, sur la provenance de ces rien les données de la question; car, comme l'écrit ce
inscriptions, publiées, pour certaines, dès les XVIe-XVIIe dernier: «II se peut qu'il faille seulement dire «nourrice»:
siècles. Nombre d'entre elles {CIL XIV 2852-2853; 2856-2857; cela ne change rien . . ., une fille ne pouvant pas plus être
2860; 2864-2872) furent trouvées soit à l'intérieur même de nourrice que mère de son père considéré comme bébé».
l'area sacrée, soit aux alentours du séminaire moderne. Nous revenons nous-même sur ce problème, infra, p. 113,
"Par exemple CIL XIV 2853; 2857; 2858. n. 508.
80 CIL XIV 2874 (P 1446); 2876; 2878, etc. 83 Par R. Mowat, BSAF, 1882, p. 200. Sur l'historique de la
81 Dans une note citée par Dessau, Hermes, XIX, 1884, question, Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1542; A. Brelich, Tre
p. 455. variazioni, p. 18; G. Dumézil, op. cit., p. 71-74.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 25

l'autre, déesse-mère et de son fils, offrait, semblait-il,


Fortunae / Ioui puero / ex testamento / une unité sans faille et une parfaite cohérence.
Treboniae / Sympherusae / P. Annius Quant à la déesse, son épiclèse, Primigenia,
Herma / hères / l.ddd.84. signifiait qu'elle était «la première créée,
puisque les plus grands dieux, Jupiter et Junon,
Si le texte de la première était tenu pour
étaient sortis de son sein»88; elle était la divinité
suspect85, la seconde, en revanche, paraissait
«originaire», «première» au sens absolu,
limpide. Dédiée conjointement, croyait-on, «à «principe à la fois générateur et nourricier»89,
Fortuna et à Jupiter Enfant»86 , nommés avec puissance «primitive» et «primordiale»90.
asyndète, elle réunissait les deux divinités dans
La découverte de l'inscription d'Orcevia
le même hommage, comme elles l'étaient dans le
ruina d'un coup ces paisibles certitudes. Ce petit
culte décrit par Cicéron87. La religion prénestine
ex-voto de bronze, qui remontait au IIIe siècle
de Fortuna Primigenia et de Iuppiter Puer, de la
av. J.-C, portait le texte suivant :
Orceuia Numeri / nationu cratia / Fortuna
UC1L XIV 2862 et 2868. On a voulu rapprocher la Diouo fileia / Primocenia / donom
première de ces inscriptions d'une marque de tuile dedi9K
prénestine du Ier siècle ap. J.-C, au nom d'Onesimi Plotillae ser(ui)
(XIV 4091, 59; XV 2341 ; cf. Henzen, Ann. Inst., 1855, p. 86; et II fallut se rendre à l'évidence : Fortuna
Lambertz, s.v. Flotilla, RE, XXI, 1, col. 470 sq.), qui eût donc Primigenia n'était pas la mère, mais bien la fille de
été un compagnon d'esclavage de Nothus. A moins que cette Jupiter. Le texte Diouo fileia, qui ne laissait place
Plotilla ne soit pas la Ruficana de notre dédicace, mais
Sergia Plautilla, la mère de l'empereur Nerva, interprétation
que confirmerait l'estampille d'autres tuiles, provenant
également de Préneste, Callistiis Coccei Neruae (XIV 4091, 26;
XV 2314) - si tant est que ce dernier personnage soit bien le 88 Preller, Rom. Myth., II, p. 190: «Primigenia. .. bedeutet
père de l'empereur. L'ensemble de ces hypothèses reste, on die Erstgeborne und Allerzeugende, denn die höchsten
le voit, extrêmement fragile, et il ne paraît pas qu'on puisse Götter des Himmels und der Erde, Jupiter und Juno, galten
tirer de ces rapprochements la moindre conclusion ni sur hier für ihre Kinder», librement traduit par L. Dietz, Les
l'identité de la maîtresse de Nothus, ni, par conséquent, sur dieux de l'ancienne Rome, p. 381. Bouché-Leclercq, Histoire de
la date à laquelle il fit graver sa dédicace. D'autant que les la divination dans l'antiquité, Paris, IV, 1882, p. 148, en donne
Plotii, Plotiae, Plotini, sont assez tien attestés à Préneste (XIV le même commentaire : « Fortuna Primigenia, la mère
3369; 4091, 63-64) pour qu'on ne cède pas à la tentation de commune des dieux et des hommes, la Terre, être primordial,
considérer comme une seule et même personne toutes les «support» et origine de l'univers entier».
femmes qui portèrent ce surnom. On ne saurait donc 89 Fernique, loc. cit., qui explique, comme Preller : « La
affirmer sans réserve de la dédicace (maintenant perdue) de Fortuna Primigenia est, pour ainsi dire, une divinité première
Nothus, comme le fait F. Borner, Religion der Sklaven, I, qui a donné naissance à toutes les autres, même aux plus
p. 142: «sie stammt aus dem 1. Jahrhundert n. Chr.». grandes, comme Jupiter et Junon».
85 Les anciens recueils d'épigraphie, ceux de Gruter, 90 Loin d'être particulier à la déesse de Préneste, c'est là le
Inscriptiones antiquae totius orbis Romani, Heidelberg, 1602- sens courant de l'adjectif, tel que le définissent tous les
1603, p. 76, n° 7 (qui, lui-même, la cite d'après Jacobonius), dictionnaires, depuis le Thesaurus de R. Estienne publié à
et d'Orelli, Inscription um Latinarum selectarwn amplissima Lyon en 1573, et dont les expressions sont reprises par
collectio, Zürich, 1828, I, p. 269, n° 1254, la corrigeaient ainsi : Forcellini, jusqu'aux ouvrages de Freund, Gaffiot et Lewis-
Fortunae / louis Pueri / Primigeniae, etc., en commettant un Short (cf. notre étude, «Primigenius», ou de l'Originaire,
contresens que l'on retrouve encore chez Fernique en 1880, Latomus, XXXIV, 1975, p. 909, n. 1 et 2).
lorsqu'il la croit consacrée « à la Fortune de Jupiter-Enfant » 91 CIL F 60; XIV 2863; Degrassi, ILLRP, n° 101; pour le
(op. cit., p. 78); cf. Garrucci, Dissertazioni archeologiche, I, commentaire philologique, Ernout, Recueil de textes latins
1864, p. 152. archaïques, p. 27, n° 34; et Le parler de Préneste d'après les
86 Gruter, p. 76, n° 6, interpole l'épiclèse de la déesse, inscriptions, MSL, XIII, 1905-1906, p. 297 et passim; A. Meil-
mais en normalisant l'ordre des mots par rapport à let, Esquisse d'une histoire de la langue latine, p. 97 sq.;
l'inscription précédente : Fortunae / Primigeniae / Ioui Puero, E. Vetter, Handbuch der italischen Dialekte, p. 354, n° 505. En
etc. Cf. le commentaire de Dessau, CIL XIV 2868 : « ante latin classique de Rome : Orceuia Numeri (uxor) nationis
repertum n. 2863 (la dédicace d'Orcevia) hic titulus dedica- gratia Fortunae Iouis filiae Primigeniae donimi dedi. L'ex-voto,
tus putabatur Fortunae et Iovi puero », ainsi que Garrucci et propriété d'A. Dutuit, de la collection duquel il fait toujours
Fernique, loc. cit. partie, avait été acheté à Rome, mais provenait sans nul
87 Une inscription fausse, visiblement imitée de la doute de Préneste; cf. W. Fröhner, Collection Auguste Dutuit.
précédente, illustre bien l'esprit du temps, dédiée qu'elle est Bronzes antiques, or et argent, ivoires, verres et sculptures en
Fortunae Primigeniae / Ioui Puero / ex testamento / C. Galli pierre [et inscriptions], Paris, 1897, I, p. 43 sq., n° 77, pi. 74
Picentini Titus Atticus Campaniensis {CIL X 82*). (0,095 χ 0,038 m).
26 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

à aucun doute, obligeait à accepter comme de l'ancienne. Dès 1884, Mowat, son premier
authentique la première des deux dédicaces éditeur, pour la France, Dessau et Mommsen,
précédemment citées, Fortunae louis puero, et à pour l'Allemagne93, puis Jordan, analysaient la
rectifier le double contresens commis, dans l'une dédicace d'Orcevia, dégageaient les nouveaux
et l'autre, sur puer, non point substantif problèmes qu'elle soulevait et s'efforçaient à les
masculin et épiclèse de Jupiter, comme on le croyait, résoudre. Le plus délicat n'était pas les
mais féminin, et désignant Fortuna elle-même, problèmes philologiques que posaient les trois
et, dans la seconde, sur Ioui, forme non point de inscriptions alors connues et dont les premiers
datif, mais, comme dans la première, de génitif, commentateurs éclaircirent sans peine les traits
Ioui(s). Deux mirages s'évanouissaient : la dialectaux ou les archaïsmes, soigneusement
concordance des inscriptions prénestines avec le De conservés dans les dédicaces d'époque
diuinatione, et la mention de Jupiter Puer dans le impériale : ainsi les génitifs en -o(s), nationu, Diouo; les
corpus épigraphique de Préneste, fait datifs en -à, Fortuna, fileia, Prìmocenia (forme
secondaire, peut-être, dans la mesure où il est purement sans apophonie); l'amuissement de -5 final après
négatif, mais qui ne nous semble pas dépourvu voyelle brève et devant initiale consonantique,
de signification théologique et dont la portée, nationu, Diouo, Ioui (en CIL XIV 2868); ou
jusqu'ici, n'a pas été signalée. l'emploi de puer au féminin, bien attesté dans la
Depuis cette date fatidique de 1882, le dossier langue archaïque. Naevius n'avait-il pas écrit
s'est encore accru de trois pièces nouvelles, Cereris Proserpina puer9i? et le grammairien
découvertes lors des dernières fouilles du Charisius rappelle que les anciens Romains
sanctuaire et qui marquent ainsi un troisième âge employaient le mot et in feminino sexu95.
dans l'acquisition progressive de nos Les vraies difficultés n'étaient pas là, non
connaissances. Toutes trois, la première, d'époque plus que dans l'intention de la dédicace, qu'Or-
républicaine, semble-t-il, les deux autres - dont la cevia fit à la déesse nationu cratia, «en
dernière, si mutilée soit-elle, se laisse lire reconnaissance de son heureux accouchement»96.
néanmoins -, notablement plus récentes, livrent, Elles étaient dans la double contradiction qui
rituellement, la même formule : opposait la filiation nouvellement reconnue de
F(ortunae) Io(uis) p(uero) P(rimigeniae) Fortuna, d'une part avec son titre de Primigenia,
Fortunae louis pue[ro .../ Primigeniae d'autre part avec le texte de Cicéron, ou plutôt
[Fortunae Primigejniae Io[uis puejri la statue qui montrait en elle la mère de Jupiter.
sor[tes . . ,92. Le sens de Primigenia cessait en effet d'être clair,
et la titulature des inscriptions, cohérente. Car, à
L'émoi fut grand, on s'en doute, parmi les
épigraphistes et les historiens de la religion
romaine. Puis, le premier moment de stupeur
passé, l'on se ressaisit et tous se mirent à l'œuvre 93 Mowat, CRAI, XII, 1884, p. 329 et 366-369 : Dédicace à la
pour rebâtir une nouvelle science sur les débris Fortune Prénestine inscrite sur une tablette de bronze; Dessau,
Archaische Bronce-Inschrift aus Palestrina, Hernies, XIX, 1884,
p. 453-455, qui, à son propre commentaire, joint une note
importante de Mommsen.
94 Ap. Prise, GL Keil, II, 232, 5 (Warmington, H, p. 58,
92 Fasolo-Gullini, p. 285 sq., n° 29-31, fig. 392-394. Elles v. 24).
furent découvertes dans le sanctuaire supérieur, sur les 95 GL Keil, I, 84, 5. Cf. Priscien, Ibid, II, 231, 43.
rampes et à l'étage des hémicycles. G. Gullini considère que 96 Comme le pensèrent simultanément Mowat (dont nous
la première, dédiée par un certain Quadratus, peut être citons le commentaire), op. cit., p. 367 sq., qui traduit «pour
datée «ancora in età repubblicana, se non del libero cause d'accouchement » et rapproche de Ter. Andr. 836 :
Municipio», datation haute qui nous a été aimablement confirmée nuptiarum gratia; Dessau, op. cit., p. 455: «einem von Orce-
par Mme Cébeillac-Gervasoni : la formule louis puer n'était via für ihre Kinder der Fortuna dargebrachten Geschenke»;
jusqu'alors attestée qu'à l'époque impériale. Quant à la place et Jordan (cf. η. suiv.), p. 4. Nul ne s'est rangé à l'opinion
insolite de Primigenia dans la troisième inscription, nous hasardée par Mommsen (et reproduite dans l'article de
l'expliquerions, dans la mesure où l'on peut la restituer, par Dessau, loc. cit.), d'après Fest. Paul. 165, 4, in pecoribtts
le fait qu'il ne s'agit pas de la formule traditionnelle de quoque bonus prouentus feturae bona natio dicitur, que natio
dédicace, au datif, mais d'un simple génitif adnominal qui pouvait, dans ce contexte, se référer à une portée d'animaux
apparaît dans le cours de la phrase et où l'ordre des mots est (cf. CIL XIV 2863 : propter feturam pecorum), plutôt qu'à une
plus libre. naissance humaine.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 27

l'absurdité qui faisait d'elle à la fois la mère et la Devant cette inextricable difficulté, à la fois
fille de Jupiter, s'en ajoutait une deuxième, non logique et théologique, les historiens de la fin du
moins flagrante que la première. Comment, en XIXe siècle n'ont pas dissimulé leur désarroi. Ils
effet, la même déesse eût-elle pu être tout ont cherché une issue dans deux directions. Les
ensemble «première», «originaire», expression uns ont admis la coexistence, à Préneste, de
d'un commencement absolu, et fille de Jupiter, deux cultes distincts de Fortuna, vénérée dans
donc engendrée par lui et seconde par rapport à l'un comme la mère, dans l'autre comme la fille
lui? La solution vint de Jordan qui, renversant sa de Jupiter. Ce type de solution, d'abord proposé
valeur active pour ne plus lui donner qu'une par Mommsen, puis adopté par Jordan et Warde
acception passive, proposa une traduction Fowler, fut repris, avec des formules et des
nouvelle de l'adjectif: non point, comme tous les bonheurs divers, par Thulin et jusque par F. Al-
lexicographes et les historiens de la religion theim, qui a tenté d'expliquer la discordance des
romaine l'avaient cru jusqu'alors, « première, qui «deux» Fortunes de Préneste par l'influence de
fait naître toutes choses», au sens actif, mais deux cultes différents de Tyché". Les autres,
«première-née», au sens passif, primum genita, si Mowat et surtout Wissowa, ont opté pour une
bien que, dans la formule livrée par les solution de caractère historique : lorsque le culte
inscriptions, Primigenia cessait d'être l'épiclèse ou le ancien de Fortuna, fille de Jupiter, eut cessé
cognomen de la déesse (noté avec une d'être compris, il se métamorphosa
majuscule), pour devenir (avec une minuscule) l'épi- mystérieusement, sous le double effet de l'erreur et de la
thète de puer ou de fileta - filia Iovi primum nata, dévotion populaires, en celui de Fortuna, mère
selon la paraphrase de Jordan97. Cette de Jupiter100. L'autorité de Wissowa, plus que ses
interprétation, qui rendait un sens intelligible aux mérites intrinsèques, assura le succès de cette
inscriptions prénestines, dédiées à «Fortuna, fille explication qui, si déconcertante qu'elle fût, s'est
première-née de Jupiter», fut accueillie maintenue jusqu'à une date récente. Mais,
d'enthousiasme, et admise aussitôt par tous, comme depuis 1955, le problème de Fortuna Primigenia,
la seule qui fût logiquement satisfaisante98. Ce fille de Jupiter, est entré dans une phase
n'était pourtant qu'un palliatif, qui ne résolvait nouvelle. A. Brelich, puis G. Dumézil ont suivi
rien, car le problème de fond restait entier. Tant l'exemple de Warde Fowler qui, dès 1920, avait,
d'efforts pour infléchir, au mépris même des par une conversion tardive, abandonné la thèse
textes, le sens de Primigenia, n'aboutissaient qu'à de Jordan et sa traduction de primigenius par
reculer l'échéance. Car, si l'on était parvenu à «premier-né»101. Ils sont, l'un comme l'autre,
faire disparaître des inscriptions toute revenus au sens ancien, «primitif», «originel»,
contradiction interne, l'opposition des deux que tous donnaient à l'épiclèse avant la
généalogies antithétiques de Fortuna, tantôt fille, tantôt publication de la dédicace d'Orcevia, pour, d'ailleurs,
mère de Jupiter, était, elle, irréductible. s'opposer irrémédiablement par le reste de leurs
théories et leur interprétation des deux
généalogies contradictoires de la déesse102.
97 Symbolae ad historiam religionum Italicarum alterae,
Regimontii (Königsberg), 1885, I: De Fortuna Iovis filia
Primigenia Praenestina, p. 3-13. Pour Jordan (dont nous
citons les p. 6 sq.), «certo constat fuisse... primigenium 99 Mommsen, ap. Dessau, op. cit., p. 454; Jordan, op. cit.,
quidquid primum genitum sit primaeque servet geniturae p. 5 et 10; Warde Fowler, op. cit., p. 224; Thulin, RhM, LX,
signum ». 1905, p. 256-261; F. Altheim, Terra Mater, Giessen, 1931,
98 Par Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1542, en 1886-90; Hild, p. 38-42.
DA, II, 2, p. 1270 (paru en 1896), dont la rétractation traduit 100 Mowat, op. cit., p. 368; Wissowa, RK2, p. 259 sq.
exactement l'état d'esprit de tous ses contemporains : « ιοί Warde Fowler qui, en 1914 encore, Roman ideas of
Longtemps on a donné à ce titre le sens actif: «celle qui est à deity, p. 63, admettait l'interprétation de Jordan à laquelle il
l'origine», celle '«qui engendre toutes choses». Ce n'est que s'était rallié dès 1899 (ci-dessus, n. 98), reconnaît, dans ses
récemment que la découverte d'une inscription en latin Roman essays and interpretations de 1920, p. 64-70, que le
archaïque a fait abandonner cette interprétation ... Le sens authentique de primigenius est «natural» ou
surnom de Primocenia . . . signifie évidemment qu'elle est la «original ».
première-née»; Warde Fowler, Roman Festivals, p. 223, en 102 A. Brelich, Tre variazioni, p. 9-47 (en particulier p. 19);
1899: «a cult-title which cannot well mean anything but G. Dumézil, Déesses latines, p. 71-98 (notamment
first-born ». p. 77 sq.).
28 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

Près d'un siècle de recherches persévérantes que nous sommes en présence d'un problème à
n'ont donc abouti qu'à ce résultat décevant: en deux degrés. La publication de la dédicace
dépit des tentatives les plus diverses, le culte de d'Orcevia en 1882 a ouvert, dans l'étude de
Fortuna Primigenia apparaît toujours obscur, et Fortuna, une crise qui ne s'est pas encore
il est toujours aussi controversé. C'est que, apaisée et dont le centre est la signification de
devant ce culte aberrant, nous nous trouvons l'épiclèse conférée à la déesse : « Primordiale »,
singulièrement démunis. Fortuna porte à Pré- ou «Première-née»? Le débat qui s'est instauré,
neste le surnom de Primigenia et elle y est fille depuis Jordan, autour de la définition de
de Jupiter. Or ces deux données, essentielles Primigenia a donné lieu à tant de contresens et de
pour la théologie de la déesse, et qui forment le légendes qu'il nous est apparu que notre
nœud du problème, ne se retrouvent dans nul premier devoir était de fixer, avec autant de
autre de ses cultes italiques. Elles appartiennent certitude qu'il se pouvait, le sens de l'adjectif. La
exclusivement à la religion locale103 et, par suite, tâche est d'autant plus délicate que les
aucun élément de comparaison ne peut les conditions les plus défavorables semblent s'être
éclairer de l'extérieur. De surcroît, l'épiclèse de accumulées contre la déesse de Préneste, pour
la déesse est un adjectif peu fréquent, dont seul envelopper son surnom de plus d'obscurité. En
un nombre relativement réduit de sources dehors des documents épigraphiques dont nous
permettent d'établir fermement le sens. Enfin, à elle avons fait état, il est des textes littéraires, des
seule, l'existence de cette généalogie mystérieuse listes des cultes de Fortuna, dressées par Ci-
est déjà un fait surprenant104. C'est un caractère céron et par Plutarque - auxquelles s'ajoute la
maintes fois souligné de la religion romaine que discussion d'une des Questions romaines -, trop
l'absence ou, plus exactement, comme nous le peu exploitées en ce sens par nos devanciers, et
savons depuis les travaux de G. Dumézil, que la dont on eût pu attendre quelque lumière sur la
disparition des mythes et, en particulier, des question qui nous préoccupe. Or l'un et l'autre
théogonies. Les rapports qui y lient les dieux se dérobent, semble-t-il, devant la difficulté. Bien
sont purement fonctionnels, et non familiaux. plus, loin d'aider à résoudre le problème en lui
Sur ce point, la religion de Préneste s'oppose apportant une réponse explicite, ils ne font
donc fortement à celle de Rome, constatation qu'ajouter à sa complexité : Plutarque, parce que
qui suscite de nouvelles perplexités : car faut-il les deux adjectifs par lesquels il traduit en grec
voir dans la filiation divine de Fortuna la Primigenia, Πρωτογένεια et Πρωτόγονος105,
survivance d'un très lointain passé, ou révèle-t-elle signifient aussi bien «premier-né» que «premier,
au contraire, comme on l'a cru le plus souvent, originel », et que, si c'est au premier de ces deux
une influence étrangère, c'est-à-dire étrusque ou sens que s'en tiennent traditionnellement ses
grecque? Tous les problèmes de Fortuna traducteurs modernes, il ne s'ensuit pas que l'on
Primigenia sont en germe dans l'énoncé énigmatique doive accepter sans discussion leurs
de ses dédicaces. interprétations; Cicéron, parce que le malheur a voulu
Il nous faut donc reprendre à notre tour, et que, sitôt son nom prononcé dans le De legibus,
dans son entier, cette question litigieuse, puis- la suite de la phrase fût défigurée par un locus
desperatus, Primigenia a gignendo f contestimi106,
et que, dans ces conditions, le sens du texte fût
103 Lorsque Fortuna Primigenia recevra un temple à tributaire des conjectures que ses éditeurs
Rome, en 204, c'est précisément de Préneste que son culte y successifs ont projetées sur l'original. Comment,
sera introduit, avec l'épiclèse qui en est la caractéristique chez ces deux auteurs, convient-il donc
indispensable, mais, toutefois, sans la filiation jovienne, que d'entendre Primigenia - Πρωτογένεια? Encore deux
ne mentionnent d'ailleurs pas constamment les inscriptions
prénestines, et qui apparaît comme un élément beaucoup questions annexes, qui se greffent sur le
moins fondamental de sa titulature. Jusque-là, on s'en problème central et contraignent, inlassablement, à
souvient, le culte de Préneste était ressenti à Rome comme
un culte étranger (cf. la tentative malheureuse de Q. Lutatius
Cerco, à la date de 241, supra, p. 21, n. 71).
104 Comme le remarquèrent immédiatement Mommsen, 105 Dans les deux listes parallèles de Quest, rom. 74, 281e
ap. Dessau, op. cit., p. 455; Jordan, op. cit., p. 8 et 12; Warde (cf. 106, 289b) et Fort. Rom. 10, 322f.
Fowler, Roman Festivals, p. 224. 106 Leg. 2, 28.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 29

poser la même interrogation, sans que l'on philologue et à l'historien : elle est, dans ce cas
puisse y répondre. précis, une impérieuse nécessité. Car il ne suffit
Mais il est d'autant plus difficile de l'éluder pas de montrer que, dans nombre de textes,
que la confusion, gagnant les esprits, s'est, des primigenius veut dire «originel» ou «primitif».
historiens de la religion romaine, propagée La réciproque est encore plus importante, qui
jusque chez les linguistes. L'on est frappé du doit démontrer que l'adjectif a toujours ce sens
divorce qui sépare les dictionnaires d'usage et qu'il n'en a jamais d'autre, que, par suite, il ne
courant, fidèles à l'acception ancienne - faut-il peut signifier à la fois «premier» et «premier-
dire «dépassée»? - de primigenius, «primitif, né», et qu'il ignore l'ambivalence qu'on trouve
originaire», et les dictionnaires étymologiques dans ses équivalents grecs, πρωτογενής et
d'Ernout-Meillet ou de Walde-Hofmann, qui ne πρωτόγονος, qui revêtent simultanément l'une et
connaissent plus que le sens moderne, nous l'autre signification. C'est seulement ensuite,
voulons dire celui de Jordan, «né le premier», lorsque nous aurons résolu ce problème
«zuerst geboren»107. Enfin, pour ajouter au sémantique, que nous pourrons choisir, en toute
trouble général, il n'est pas jusqu'à la latinité de connaissance de cause, entre les deux traditions qui
l'adjectif qui n'ait été suspectée : Leumann, après s'opposent sur le sens de l'épiclèse Primigenia.
Meister, reconnaissait dans le composé Alors, nous serons en mesure de formuler, en
primigenius un calque du grec πρωτο-γενής et Meister, termes plus précis, les problèmes théologique et
poussant plus loin ses déductions, en concluait à historique proprement dits que pose le culte de
l'origine grecque de Fortuna Primigenia, Fortuna, mère ou fille de Jupiter, déesse cou-
transposition latine d'une plus ancienne Τύχη Πρω- rotrophe et déesse des sorts. Alors seulement
τογένεια108, ce qui nous ramène au cœur du nous pourrons prendre parti entre la pluralité
problème posé par la déesse de Préneste et d'hypothèses qui, depuis cent ans, ont été émises
confirme à quel point, s'agissant de son culte, le sur la signification et les origines du culte, à
sémantique et le religieux sont inextricablement moins que nous ne tentions, à notre tour, de
mêlés. nous orienter vers une solution nouvelle.
Aussi, quittant provisoirement l'histoire des
religions pour la sémantique, et l'épithète sacrée
de Fortuna Primigenia pour les emplois Ayant mené par ailleurs109 cette enquête
purement profanes de primigenius, notre seul recours exhaustive, pour nous de première nécessité,
est-il, nous tournant vers les seuls documents puisque toute la suite de notre travail en
probants que nous possédions, d'interroger les dépendait, nous nous bornerons à y renvoyer
textes littéraires pour établir sur des bases pour le détail de la démonstration et l'analyse
incontestables le sens de cet adjectif si discuté : complète des textes conservés; nous nous
en nous fondant non sur quelques exemples, contenterons ici d'en rappeler les principaux
dont le choix est toujours plus ou moins soumis résultats et de les illustrer en examinant de plus près
au hasard ou à la subjectivité, mais sur une quelques emplois particulièrement révélateurs
étude complète du matériel existant. L'exhaus- de ce qui fait, au plus profond du mot, l'âme
tivité, en l'occurrence, n'est pas seulement une même de primigenius. Or, si variés que soient les
exigence générale de méthode, commune au contextes dans lesquels il est attesté, le fait le
plus frappant et qui, d'emblée, s'impose avec
une évidence aveuglante, c'est que jamais dans
un texte littéraire, si tardif soit-il, l'adjectif
primigenius (ou primigenus) n'a le sens de
107 Ernout-Meillet, s.v. primus, p. 535; Walde-Hofmann, s.v.
gigno, 1, p. 600. Sur les traductions des dictionnaires usuels, «premier-né» que lui avait prêté l'imagination de
supra, p. 25 et n. 90. Jordan. Les 44 exemples par lesquels il est
108 K. Meister, Lateinisch-griechische Eigennamen, Leipzig-
Berlin, 1916, p. 115 et n. 2; Leumann-Hofmann, Lateinische
Grammatik, Munich, 1928, p. 208 et 248; à peine modifié dans
la nouvelle éd. de M.Leumann, 1977, p. 290 et 390. Cf.
F. Bader, La formation des composés nominaux du latin, Paris, 109 « Primigenius », ou de l'Originaire, Latomus, XXXIV,
1962, p. 199. 1975, p. 909-985.
30 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA)

représenté110 sont pourtant les témoins d'une elles leurs racines111. L'expression s'est
longue histoire qui, commencée chez Lucrèce, se perpétuée non seulement jusqu'aux grammairiens du
prolonge jusqu'à l'extrême fin de la culture Ve siècle, Cledonius et Pompeius112, mais on la
antique, jusqu'aux VIe-VIIe siècles, avec Isidore retrouve encore chez Isidore de Seville qui,
de Seville et son frère Léandre. Particulièrement traitant des pronoms de base, en donne la même
fréquent chez Vairon, qui lui manifeste une justification, primogenia dicta sunt quia aliunde
évidente prédilection, puis chez Arnobe et originem non trahunt (orig., 1, 8, 5), dans une
Ammien Marcellin, et si étendue que soit la formule d'inspiration typiquement varronienne,
gamme de ses emplois, il renvoie, qui révèle chez son auteur l'ambition
invariablement, au thème des origines et de l'initial absolu. métaphysique de remonter jusqu'au commencement
Cela, qu'il s'agisse de Γ« originaire » le plus absolu et assigne pour tâche à la grammaire la
lointain auquel puisse remonter la connaissance ou recherche des archétypes du langage et de ses
l'imagination des hommes, de la naissance formes originelles113.
même de l'univers et du «premier jour de la mer Mais c'est dans le thème philosophique ou
et de la terre», tel que Lucrèce l'évoque à théologique des «origines», origines humaines
l'aurore des temps, alors que, progressivement, ou origines cosmiques, qui donnera naissance au
apparaissait le monde en formation : cliché de Yortus primigenius, du
multaque post mundi tempus genitale diem· «commencement premier» des êtres et des choses, que
que primigenius, riche de sa profondeur
primigenum maris et terrae solisque coor- métaphysique et de l'éclat de ses sonorités, s'est imposé
tum (2, 1105 sq.); avec le plus de fréquence et de magnificence
littéraire. Déjà chez Apulée, qui met dans la
ou, chez Vairon, de l'origine des réalités les plus
bouche même d'Isis cette épithète grandiose et
concrètes de la nature, celle des plantes
recherchée, lorsque, au premier rang de ses
cultivées, dont les «germes premiers», les primigenia
adorateurs, la déesse nomme, comme il
semina, furent précisément donnés par la nature,
convient, primigenii Phryges {met. 11, 5, 2), «les
à la différence des semences que, l'expérience
Phrygiens, les premiers d'entre les hommes»,
aidant, le paysan en tira par la suite (RR 1, 40, 2);
ceux en qui la légende reconnaissait le plus
de même, la «forme première de l'élevage», la
ancien de tous les peuples, puisque leur langue
primigenia pecuarìa, est elle aussi d'origine
passait pour être le langage naturel, ancestral,
naturelle, puisque les brebis qui formèrent ces
du genre humain; puis, dans ce même rappel
troupeaux primitifs furent les premiers animaux que
des origines de l'humanité, chez Censorinus, qui
l'homme captura à l'état sauvage, et qu'il
évoque les premiers hommes créés par la
domestiqua (RR2, 2, 2).
divinité ou la nature, homines aliquos primigenios
Dans un emploi plus abstrait, également
illustré par Vairon et qui, par lui, acquit diuinitus naturane factos (4, 5); jusqu'à ce que,
s'agissant cette fois du récit de la Genèse et de la
définitivement droit de cité dans la langue
création de l'homme par Dieu, l'on aboutisse aux
technique de la grammaire latine, les primigenia nerba
(LL 6, 36 et 37) désignent l'ensemble des «mots primigeni homines, que nomment Calcidius
primitifs», verbes, noms, pronoms, etc., qui, par (c. 154) ou l'évêque Léandre {reg., praef.
p. 877 Β Migne), le frère aîné d'Isidore. Quant
opposition aux declinata ou, diront aussi ses
successeurs, aux deductiua, sont les formes
premières, souches linguistiques et ancêtres de
toutes les formes secondes, fléchies, composées 111 Cf. la définition de LL 6, 37: primigenia dicuntur
(par exemple la série des pronoms : quis, quis- nerba . . . quae non sunt ab aliquo nerbo, sed suas habent
quis, quispiam, etc.) ou dérivées, qui prennent en radices.
112 Cledon., GL Keil, V, 50, 17; 52, 2; Pomp., Ibid., V, 107,
16; 202, 3 et 8.
113 Sur la vocation philosophique de la grammaire, selon
110 Nous exprimons à nouveau notre gratitude à Varron comme selon Isidore, cf. J. Collari, Varron,
M. Ehlers, directeur du Thesaurus, qui a bien voulu mettre à grammairien latin, Paris,~1954, p. 269-278; et J. Fontaine, Isidore de
notre disposition la nsie de tous le:» emplois recenses de Seville et la culture classique dans l'Espagne wisigothique,
l'adjectif. Paris, 1959, I, p. 104 sq. et 202-204.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 31

aux origines cosmiques et à l'activité créatrice n'y a plus rien, que l'acte créateur de la divinité
de la nature, la voie frayée par Lucrèce ne s'est ou d'une nature qui, pour l'âme antique, n'est
point refermée sur ses pas : au IVe siècle encore, jamais vide de présence divine et qui est
Ammien Marcellin et Avienus usent du même toujours plus ou moins une surnature.
adjectif, l'un, pour décrire le tremblement de Sans doute les formulations sont-elles
terre de 365 et la puissance prodigieuse diverses, et les positions doctrinales qu'elles reflètent
manifestée, lors de ce cataclysme, par la Nature, insuffisamment connues. Pourtant, et tout en
«principe premier du monde», primigenia re mm nous gardant des anachronismes intellectuels, il
(26, 10, 16), l'autre, pour caractériser la «pensée n'en est pas moins tentant de rapprocher
primordiale», mentis primigenae, du deus l'analyse que Varron donnait des primigenia naturae,
stoïcien, père et créateur de l'univers (Amt. 13). des «biens primordiaux de la nature», telle que
Les conclusions qui se dégagent de la totalité nous l'a transmise saint Augustin (ciu. 19, 2,
des exemples considérés ne laissent place à p. 352, 15 et 26; et 4, p. 357, 15 D.), et ses
aucun doute. Conclusions négatives, d'abord. affirmations, l'une limpide, primigenia semina
Non seulement nous n'avons, dans aucun texte dédit natura (RR 1, 40, 2), l'autre,
littéraire, rencontré l'adjectif primigenius au sens d'interprétation beaucoup plus délicate, ea enim (i.e. natura)
de «premier-né», mais, constatation décisive et dux fuit ad uocabula imponenda nomini (LL 6,
qui, à elle seule, eût évité à Jordan et à ses 3)114, à la fois, en aval, des textes postérieurs que
successeurs de s'enfermer dans un inextricable nous avons cités, notamment de Censorinus,
contresens, jamais, dans aucun des contextes homines aliquos primigenios diuinitus naturane
pourtant si divers dans lesquels il est employé, factos (4, 5), et, en amont, de l'univers sacré de
primigenius n'est associé aux réalités de la Fortuna Primigenia : comme si les uns et les
famille et des généalogies humaines. Jamais autres traduisaient, sous une forme
l'adjectif n'est accolé comme épithète à filius ou singulièrement proche, une même conception,
filia, ce qui conduit à condamner, philosophique ou religieuse, de l'originaire, directement
irrémédiablement, la construction que, dans l'inscription émané de la Nature ou de la divinité, comme si
archaïque de Préneste, Jordan donnait de la le lien génétique que nos textes établissent entre
titulature de la déesse, Fortuna Diouo fileia (louis le primigenium et la Nature, source première de
puer) Primocenia, et la traduction qu'il en tous les êtres et de tous les biens, s'était, dans
proposait. Ni l'une ni l'autre n'ont de répondants une pensée évoluée, substitué à celui que la
dans les textes latins; ce qui, du même coup, pensée archaïque avait jadis institué entre ce
rend vie à l'interprétation de Mommsen, qui y même primordial et la déesse-mère de
avait reconnu le cognomen de la déesse : non Préneste.
point «fille première-née de Jupiter», mais, par Quoi qu'il en soit, il est remarquable de
elle-même, Fortuna Primigenia. Conclusions constater que, d'un bout à l'autre de son histoire,
positives, ensuite. Car, non seulement primigenius n'a depuis le Ier siècle av. J.-C. jusqu'à l'antiquité la
jamais le sens passif de «premier-né», mais il plus tardive, primigenius, « primitif, premier,
signifie, en fait, tout le contraire : non point ce primordial», n'offre qu'un seul sens, qui n'a jamais
qui est «né le premier» et qui, déjà, est un évolué. La cause de cette unité et de cette
dérivé, mais bien, au sens actif, ce qui fait naître stabilité sémantiques nous paraît devoir être
et qui est l'originaire intégral (primigenia recherchée dans les origines mêmes de l'adjectif
semina. .. secunda quae ex Us collecta, selon et dans son appartenance au fonds le plus
l'opposition clairement établie par Vairon en R R 1, 40, ancien de la langue religieuse latine. Rien, en
2); le principe initial et générateur, le effet, au cours de notre enquête, n'est venu
commencement absolu qui est à l'origine des activités
fondamentales de l'humanité, agriculture,
élevage, langage, et de l'humanité elle-même; bref, 114 Sur la position personnelle - mal connue - de Varron
l'état primordial qui, avec les primigenia semina, dans le problème des origines du langage, et la possibilité de
considérer ses créateurs primitifs, les premiers intpositores
la primigenia pecuaria et les primigenia uerba, uerborum, ceux qui instituèrent les primigenia nerba, comme
inaugure l'histoire humaine, celle des primigeni des êtres supérieurs inspirés par la nature elle-même,
homines, et le terme premier au delà duquel il J. Collait, op. cit., p. 271-275.
32 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA)

confirmer les hypothèses de Meister et de Fortunatus : preuve manifeste que certains au


Leumann qui attribuaient au composé primigenius moins des porteurs de ce surnom, sensibles à la
une origine grecque et le considéraient comme superstition de la chance ou à la religion de la
un calque de l'adjectif πρωτογενής. Au contraire : Fortune, gardaient conscience de la relation
l'existence, dans la langue rituelle, à côté de efficace qui, grâce à lui, les unissait à la déesse
l'épiclèse de la déesse de Préneste, Fortuna Fortuna, les faisait participer aux vertus de son
Primigenia, du primigenius siilcus, du «sillon nom divin et, par le lien permanent qu'il nouait
primitif» que l'on traçait lors de la fondation entre eux, leur garantissait de sa part une faveur
religieuse des villes et dont le nom et la durable.
définition, que nous ne connaissons plus que par les C'est dans le même sens que l'on doit
abréviateurs de Verrius Flaccus, Festus et Paul expliquer le cognomen des deux légions qui reçurent
Diacre (p. 271, 3), remontent en fait à un passé ce même surnom, la XVe et la XXIIe Primigenia,
immémorial, nous garantit l'antique latinité de ainsi appelées, non point, comme on l'avait
l'adjectif et explique tout de son histoire prétendu, parce que, formées par le
ultérieure. Terme de la langue religieuse, tombé par dédoublement de légions antérieures, elles en auraient
la suite dans le domaine profane, il n'en a pas été les filles «premières-nées», mais, avec la
moins, avec le conservatisme qui caractérise tout même volonté d'efficacité religieuse, parce que,
ce qui touche au sacré, indéfectiblement placées par leur nom sous la tutelle de Fortuna
préservé son sens originel et sa pureté première : celle Primigenia, elles avaient vocation à recevoir les
d'une épithète rare et prestigieuse qui, loin de se dons que dispensait la déesse, source
vulgariser, n'a jamais perdu sa dignité native et surnaturelle du succès et de la victoire. Enfin, c'est dans
que ses emplois stylistiques réservent aux genres la même perspective, celle de l'analogie avec
les plus élevés, où, si éloignée qu'elle soit de la Fortuna Primigenia, que l'on peut interpréter le
religion de Fortuna Primigenia, elle reste culte de la seule autre divinité qui, dans la
pourtant comme auréolée de la majesté du divin. religion romaine, ait partagé avec elle cette
Il nous est également apparu qu'à cette épithète : Hercules Primigenius. Figure énigmati-
analyse sémantique de l'adjectif nous ne que, connue seulement par quelques
pouvions, pour d'évidentes raisons de méthode, inscriptions, et dont on ne saurait faire, comme l'avait
nous dispenser de joindre une étude, envisagé Jordan, même dans un sens très lâche,
essentiellement épigraphique, cette fois, du cognomen le «fils premier-né de Jupiter», Iovis filius
Primigenius, si disproportionnés que dussent primigenius115. Mais, par un phénomène
être les longs dépouillements auxquels il nous comparable à la rivalité116 qui, vers la fin de la
fallait nous astreindre et les minces résultats République, l'avait opposé à Mars, l'on songera, bien
positifs que nous pouvions en espérer. En fait, plutôt, à une tentative de captation par laquelle
les enseignements de cette seconde enquête ont, Hercule, lui aussi dieu générateur et source
non seulement, entièrement confirmé les «primordiale» de la fécondité, aurait cherché, à
conclusions de la première, mais même, sur la faveur de ces affinités, à s'arroger le
quelques points précis, dépassé notre attente. Car si, prestigieux surnom de la déesse de Préneste.
dans l'onomastique humaine, Primigenius, C'est donc vers elle que, à tout instant, dès
appliqué comme cognomen à des individus, ne fait lors qu'on tente de faire le tour de la question,
aucune allusion à un ordre de primogeniture, l'on se trouve inlassablement ramené : aussi
puisqu'il peut être, indifféremment, porté par
l'aîné ou le cadet d'une famille, il existe, en
revanche, un certain nombre de cas où les 115 Ou, plus exactement, son fils de prédilection: «amore
membres d'un même groupe familial portent des fuisse Herculem patri primigenium . . . non . . . natura»,
surnoms d'inspiration identique qui révèlent, explique artificieusement Jordan, Symbolae, p. 8. Cf., maintenant,
beaucoup plus sûrement, la valeur qui lui était W. Ehlers, s.v. Primigenius, RE, XXII, 2, col. 1974; et, sur
accordée. Ainsi Primigenius est-il associé aux l'ensemble de la question, la réplique que nous a opposée
G.Dumézil, Mariages indo-européens, Paris, 1979, p. 311-325:
cognomina porte-bonheur, à ceux qui attirent la Hercules Primigenius.
chance, comme Felix et Faustus, ou, plus 116 Étudiée par R. Schilling, L'Hercule romain en face de la
nettement encore, au surnom théophore qu'est réforme religieuse d'Auguste, RPh, XVI, 1942, p. 31-57.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 33

divers dans ses applications que l'adjectif trois passages où il la mentionne, cette même
qualificatif, le cognomen Primigenius, quel que soit traduction, qui est le calque morphologique le
celui qui le porte, dieu, mortel ou légion, plus proche de l'original latin; mais il lui arrive
manifeste la même homogénéité et, dans les plus aussi, une fois, de recourir à la variante
clairs de ses emplois, renvoie explicitement à Πρωτόγονος119. Il est d'usage, dans ces trois textes,
Fortuna Primigenia. Aussi, fort de cette de traduire systématiquement l'épithète grecque
constatation que rien, ni dans les textes littéraires, ni par «Première née»120. Mais on peut se
dans les témoignages épigraphiques, ne vient demander si cette interprétation, toujours acceptée de
briser l'unité à la fois spirituelle et sémantique nos jours et qui a derrière elle une longue
de primigenius, sommes-nous en mesure de tradition, puisqu'elle remonte à Amyot lui-
revenir sur les deux points litigieux que nous même121, ne s'est imposée que par le poids de la
signalions au seuil de cette étude et qui, seuls, coutume, ou si elle se fonde sur des éléments
paraissent encore susceptibles de lui porter sûrs, tirés du contexte, qui justifient le parti
atteinte : nous voulons dire les allusions de adopté. Or si, dans deux de ces cas, Plutarque se
Plutarque à Fortuna Primigenia et le passage borne à citer ou, au mieux, à traduire le surnom
mutilé du De legibus où Cicéron prononce son de la déesse sans en donner un commentaire qui
nom. Le premier point n'est affaire que de permette de percer ses intentions et de préciser
traduction, et cela à deux degrés : traduction de le sens où, pour sa part, il l'entendait122, il
Plutarque lui-même, qui avait à transposer en semble bien que, dans le troisième, les modernes
grec le nom latin de la déesse, puis traduction lui attribuent à la légère un contresens qu'il ne
de ses interprètes modernes, dans leurs versions, commettait point, quand ils rendent par
françaises ou anglaises, des Œuvres morales. Le «Première née» le surnom de Fortuna Primigenia.
second, plus délicat, porte simultanément sur Pourtant, Plutarque commente ce vocable en des
l'établissement du texte et sur son termes qui eussent dû prévenir toute méprise, si
interprétation. le jugement de nos contemporains, déjà formé
Les Grecs disposaient, de tout temps, de deux sous l'influence d'Amyot, n'avait été confirmé
adjectifs pour rendre dans leur langue le surnom dans son erreur par les préjugés qui, depuis
de la déesse. Dès l'époque hellénistique, des l'époque de Jordan, ont acquis droit de cité.
dédicaces de Crète et de Délos, datées du IIe Pour quelle raison les Romains honorent-ils
siècle av. J.-C, étaient consacrées à Τύχη Πρω- une Fortune qu'ils nomment Πρωτογένεια,
τογένεοα117. Plutarque lui-même, lorsqu'il traite, demande Plutarque dans la cent-sixième Question
parmi les cultes romains de Fortuna dont il romaine où, aussi embarrassé que les modernes
attribue la fondation à Servius Tullius, de celui
de Τύχη Πριμιγένεια118, adopte, dans deux des

119 Τύχη Πρωτογένεια: Quest, rom 74, 281e, et 106, 289b-c;


117 Sur ces inscriptions, et leur rapport au culte de Prénes- Πρωτόγονος : Fort. Rom. 10, 322 f. Cf. le Corpus Glossariorum
te, infra, p. 119-125. Latinorum de Goetz, III, 291, 12: Τύχη Πρωτογενής, Fortuna
118 Dont l'épiclèse est ainsi transcrite en Quest, roui. 106, Primigenia.
289b, et Fort. Rom. 10, 322f. Plutarque, notons-le, n'envisage 120 V. Bétolaud, traduction des Œuvres morales de
que le culte romain de Fortuna Primigenia, à l'exclusion de Plutarque, Paris, 1870, II, p. 53; 72; 153; F. C. Babbitt, coll. Loeb,
son culte prénestin. Quant à l'antiquité considérable qu'il lui Londres, 1936, loc. cit.; H. J. Rose, The Roman Questions of
prête en faisant remonter à Servius Tullius son temple du Plutarch, Oxford, 1924, p. 165; et le dictionnaire de Liddell-
Capitole (Fort. Rom., loc. cit.; cf. CIL XIV 2852), elle Scott, s.v. πρωτογένεια, avec référence à Plutarque : «
s'explique par la tendance générale, à Rome, à mettre au compte firstborn ».
de Servius tous les cultes tant soit peu anciens de Fortuna. 121 Les Demandes des choses Romaines, 2e éd., rev. et corn,
En fait, des deux sanctuaires que Fortuna Primigenia des Œuvres morales et meslees de Plutarque, Bâle, 1574,
possédait dans la ville, seule la date de construction (204-194) de f° 464V «Pourquoy est-ce que les Romains adorent fortune,
celui du Quirinal est connue; et, quels que soient ses qu'ils appellent Primogenita (sic, pour rendre le Πριμιγένεια
rapports avec le temple du Capitole, c'est le vœu et la du texte grec), comme qui diroit l'aisnee, ou premier
dédicace de ce sanctuaire qui marquent l'introduction née?».
officielle à Rome du culte de la Fortune de Préneste, jusque-là 122 En Quest rom. 74, 281e, et Fort Rom. 10, 322f, où son
tenu avec suspicion pour un culte «étranger» (cf. T. II, chap. nom ne figure que dans la liste des sanctuaires serviens de
I). Fortuna.
34 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

devant l'énigme des origines et la signification Ces trois explications, si dissemblables


obscure de l'épiclèse, il hésite entre trois qu'el es paraissent, restreintes, pour les deux
explications possibles, qu'il propose selon un ordre premières, à la personne de Servius ou aux
ascendant, en une gradation qui va de dimensions de la Ville, ou élargies, pour la troisième, à
l'interprétation vulgaire à l'interprétation celles de l'univers, ont cependant un trait
philosophique, de la plus superficielle à la plus profonde, commun : elles se fondent sur l'alliance des deux
de celle qu'il ne partage point à celle qui lui notions de commencement et de naissance,
paraît la plus convaincante ou, du moins, la plus particulièrement manifeste dans la seconde, αρχήν
séduisante. Elles relèvent en effet, l'une, de la και γένεσιν, mais qui se continue dans la
légende; l'autre, de l'histoire; la troisième, de la troisième, άρχη'ν, έγγένηται, et que préfigurait déjà,
philosophie. Mais, on le remarquera, aucune au moins formellement, dans la première, le
d'elles n'est d'ordre mythologique ni ne fait la groupe γενομένω . . . ύπήρξεν. C'est déjà le thème
moindre allusion à la généalogie prénestine de du «commencement premier», de Yortiis
Fortuna, «fille de Jupiter». Toutes trois, au primigenius, qui s'esquisse dans la pensée de
contraire, ont ce point commun qu'elles ne Plutarque et qui confirme que, pour lui, l'adjectif latin
comprennent Fortuna que par elle-même : primigenius se définit bien par les concepts
divinité majeure et absolue - aussi absolue que l'est, d'« originaire » et d'« initial», comme nous l'avait
dans son sens profane, l'adjectif primigenius -, enseigné ci-dessus son étude sémantique. Mieux
qui ne se définit que par rapport à soi, et non encore, le couple αρχή και γένεσις équivaut à une
dans sa relation à autrui, cet autrui fût-il son analyse étymologique de l'adjectif primi-genius,
père et le souverain des dieux, Jupiter. La décomposé dans les termes qui le constituent et
première explication qui, dit Plutarque, reflète qui correspondent littéralement aux deux
l'opinion commune des Romains, rattache le substantifs grecs: primi-, αρχή; genius, γένεσις. On
culte à la prodigieuse ascension de Servius obtient donc le schéma clair et cohérent qui,
Tullius, né d'une esclave, έκ θεραπαινίδος γενο- pour plus de simplicité, peut se résumer dans le
μένω, et à qui la chance permit, κατά τύχην . . . tableau suivant :
ύπήρξεν, de devenir roi de Rome. Plutarque ne
combat pas cette explication, qui représente la pnmi- genius
vulgate romaine et qui a pour elle l'appui de la Explication I ύπάρχειν γίγνομαι
tradition populaire. Mais elle le satisfait si peu II αρχή γένεσις
qu'il propose, à sa suite, deux autres III αρχή έγγίγνομαι
interprétations, l'une, historique : peut-être est-ce parce
que la Fortune présida aux origines et à la Ainsi, la triple exégèse que Plutarque donne du
naissance, την αρχήν και την γένεσιν, de Rome; surnom de Fortuna Primigenia, ne s'inspire pas
l'autre, métaphysique, φυσικώτερον . . . και φιλο- seulement de la spéculation philosophico-reli-
σοφώτερον, explication selon son cœur, qui fait gieuse. Elle repose, en dernière analyse, sur une
de la Fortune le principe originaire de toutes étymologie latine qui reconnaît à la déesse les
choses, ώς την τύχην πάντων ούσαν αρχήν, et de fonctions de «naissance primordiale» et de
la Nature la mise en ordre qui intervient, dans «génération première» incluses dans son épithète,
un second temps, όταν τισίν ώς ετυχεν άποκει- étymologie dont on peut croire que Plutarque l'a
μένοις τάξις έγγένηται, pour organiser les trouvée dans sa source romaine et sur laquelle
éléments, rassemblés au hasard, de la matière, la on songera immédiatement à mettre le nom de
première tenant le rôle du chaos primordial qui Varron, dont les Aetia furent, comme on sait,
enfante le monde, la seconde, du démiurge qui
lui donne sa forme123.

comme pour la pensée grecaue en général, comme le


passage du désordre à l'ordre, de la juxtaposition fortuite du
123 Sur les fondements métaphysiques de ce passage, cf. chaos à l'ordonnance intelligible, qui est la véritable création
les analyses de P. Thévenaz, L'âme du monde, le devenir et la divine; et, sur la philosophie de l'histoire, comparable, qui
matière chez Plittarpue, Paris. 1938, notamment p. 69 sq.; 77; inspire l'autre traité, R. Flacelière, Plutarque, «De Fortuna
99; 101; 110: la genèse du monde se définit, pour Plutarque Romanorum», Mélanges Carcopino, Paris, 1966, p. 367-375.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 35

l'une des sources des A'vua 'Ρωμαϊκά de Plutar- l'autre effet de sens, puisque Protogeneia est
que124. aussi le nom de la «première femme» née du
Une contradiction aussi flagrante entre la couple que formaient Deucalion et Pyrrha127. De
traduction prêtée à Plutarque, «Première née», même, πρωτόγονος s'applique, chez Homère,
«First-born», et le commentaire qu'il donne //. 4, 102 et 120, et Hésiode, Trav. 543 et 592, aux
lui-même de la notion et du nom de la déesse, agneaux « premiers-nés », άρνών πρωτογόνων,
Fortune «Originaire», «Primordiale», incite à se victimes de choix vouées en hécatombe, ou aux
demander si ce ne sont pas les modernes qui ont chevreaux «d'une première portée»,
commis un contresens, ou du moins un faux πρωτογόνων δ' έρίφων. Mais il désigne aussi l'arbre
sens, quand ils ont ainsi rendu le texte de ses sacré, le «premier» palmier de Délos,
opuscules125. Est-ce donc, en grec, le seul sens πρωτόγονος τε φοίνιξ (Eur. Hec. 458), ou le «premier»
possible des adjectifs πρωτογενής ou rang que tenait Philoctète avant sa déchéance,
πρωτόγονος, et cela hors de toute allusion à Tyché ou à quand il ne le cédait en rien aux plus nobles
Fortuna? Une rapide étude sémantique a tôt fait maisons, πρωτογόνων . . . οϊκων (Soph. Phil.
de dissiper l'incertitude à cet égard. Πρωτογενής 180 sq.). Plus nettement encore, épithète
qualifie, chez Platon, les «acquisitions mystique de Persephone, il montre en elle la «jeune
premières» de la civilisation, το πρωτογενές άνθρώποις fille originelle», la Πρωτόγονη ou Πρωτόγονος
κτήμα, les techniques de base que sont le travail Κόρη, fille de Demeter, la mère originelle128; et il
des mines, du bois, des peaux, etc., qui, dans la est le nom même du Protogonos orphique, le
classification des arts, constituent «l'espèce jeune dieu Primordial, également appelé Phanès,
primitive», το πρωτογενές είδος, celles qui sorti de l'œuf cosmique et créateur du monde129.
permettent, à partir des matériaux bruts, de fabriquer Ainsi, loin de faire difficulté, les équivalents
les divers produits dérivés, outils, récipients, grecs de primigenius adoptés par Plutarque
vêtements, etc. {Polit. 288 e-289 b). Πρωτογενής coïncident parfaitement avec ce que nous avait
peut donc avoir le même sens que primigenius, enseigné la seule étude sémantique de l'adjectif
«premier» ou «primitif», et s'appliquer, dans latin et, par là même, confirment pleinement les
l'histoire de la culture, à des réalités résultats auxquels nous étions parvenu. Ce qui a
singulièrement proches de la primigenia pecuaria ou des pu prêter à équivoque, c'est que les adjectifs que
primigenia semina de Varron, même si, en les Grecs - Plutarque et les rédacteurs des
d'autres contextes, employé comme nom propre, il inscriptions d'Itanos et de Délos - ont utilisés
désigne un «premier» enfant, une fille ont un champ sémantique plus vaste que
«première-née» comme Protogeneia, la fille aînée primigenius. Πρωτογενής, πρωτόγονος peuvent
d'Érechthée126. Mais la mythologie n'ignorait pas s'appliquer au «premier-né» d'une famille ou d'une
lignée, à une primauté temporelle ou
hiérarchique, enfin à l'initial et au primitif: c'est ce
124 Sans doute par l'intermédiaire de Juba; cf. Schanz, dernier effet de sens, bien attesté, qui répond
Geschichte der römischen Literatur, Munich, I, 4e éd., 1927, exactement à la notion exprimée en latin par
p. 567; F. Della Corte, Varrone, il terzo gran lume romano, 2e primigenius.
éd., Florence, 1970, p. 252; H. Dahlmann, s.v. Λ/. Terentius
Varrò, RE, Suppl. VI, col. 1246 sq. Le témoignage de Varron
est précisément invoqué, juste avant le passage qui nous
intéresse, dans la 105e Question romaine.
125 Cf. le singulier commentaire de H. J. Rose, op. cit., qui,
converti pour son propre compte aux vues récemment 127 « Das erste von Menschen erzeugte Weib » : V.
exposées par Warde Fowler (supra, p. 27, n. 101), traduit, p. 165, Gebhard, Ibid., n° 1, col. 979 sq.; P. Grimal, op. cit., s.v.
«First-born», mais remarque, dans sa note de la p. 212, «her Protogénie, p. 399.
name does not mean «first-born» but probably «original», 128 Et substantiellement identique à elle. Cf. Paus. 1, 31, 4;
sans se rendre compte que Plutarque ne dit pas autre 4, 1, 8; et, sur l'interprétation mythique de la «jeune fille
chose. divine» et les témoignages archéologiques relatifs au couple
126 L'une des Hyacinthides, qui, avec sa sœur Pandore, des «deux déesses», infra, p. 129-131.
s'offrit en sacrifice expiatoire pour le salut d'Athènes; cf. 129 A. Boulanger, Orphée. Rapports de l'orphisme et du
V. Gebhard, s.v. Protogeneia, RE, XXIII, 1, n« 3, col. 980; christianisme, Paris, 1925, p. 55 sq.; W.K.C. Guthrie, Orphée
P. Grimai, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, et la religion grecque. Étude sur la pensée orphique, trad, fr.,
s.v. Hyacinthides, p. 214. Paris, 1956, p. 95 et 113.
36 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

La Τύχη Πρωτογένεια ou Πρωτόγονος de teurs et, à leur suite, les historiens de la religion
Plutarque n'est donc nullement la fille romaine, se sont ralliés à la conjecture de
«première-née» de quelque autre dieu - Zeus, en Turnèbe qui, dans son édition de 1552, restituait
l'occurrence -, dont il ne mentionne même pas le ainsi le texte : Primigenia a gignendo comes. Turn,
nom, mais bien la divinité «primordiale» que etc., et justifiait, dans son commentaire : « quae
l'analyse de son épiclèse latine nous incitait à nos a primo ortu comitatur». L'interprétation
voir en elle. La Fortune «initiale» qui préside figure encore chez Vahlen, dont le commentaire
«aux commencements et à la naissance» de renchérit même sur celui de Turnèbe132. Mais
Rome et de l'univers est, réinterprétée par un cette Fortune «première-née, compagne (de
philosophe grec de l'Empire, qui pense en l'individu) depuis sa naissance», était si peu
fonction de la Ville, capitale du monde, et de la convaincante que, déjà, Jordan ne cachait pas le
spéculation cosmogonique, l'exact équivalent, au scepticisme qu'elle lui inspirait133. Aussi les
plan politique et métaphysique, de la Primigenia éditeurs modernes, Müller, dès la fin du siècle
archaïque, maternelle et nourricière, de Prénes- dernier, puis, récemment, K. Ziegler et G. de
te. Créatrice du monde, πάντων ούσαν αρχήν, qui Plinval, ont-ils abandonné la conjecture de
précède l'état rationnel de la Nature, elle est la Turnèbe134. Tous trois s'accordent à reconnaître une
transposition abstraite de la courotrophe pré- lacune entre la fin du développement consacré
nestine, Mère primitive des dieux, antérieure à aux cultes de Fortuna (§ 28) et les prescriptions
l'ordre olympien130, et elle n'est pas sans qui suivent sur l'observance des fêtes religieuses
préfigurer, à son tour, la primigenia rerum {natura) (§ 29); et, si les deux éditeurs allemands laissent
d'Ammien Marcellin : continuité de langage et de subsister le locus desperatus, f comestum, la
pensée qui atteste, à travers les siècles, la nouvelle conjecture proposée par G. de Plinval,
permanence fondamentale de la notion. Quant Cum est feriarum, etc., n'a pas d'incidence sur
au commentaire philosophique, relativement notre passage. Dans ces conditions, et compte
tardif, de Plutarque, s'il représente un tenu de la lacune admise par les éditeurs les
anachronisme intellectuel par rapport à la religion plus autorisés, devons-nous considérer que notre
archaïque de Fortuna Primigenia, l'étymologie qui se texte est complet, ou que nous ne lisons plus de
lit en filigrane derrière sa triple définition de la Fortuna Primigenia qu'une définition tronquée?
déesse et, surtout, dans sa seconde formule, ή C'est, de loin, la première de ces deux
τύχη παρέσχε τήν αρχήν και την γένεσιν, implique, hypothèses qui nous paraît la plus plausible, pour
sans discussion possible, que primigenia y revêt une double raison. Les notices qui précèdent,
pour lui le sens actif: «celle qui fait naître», et relatives aux autres aspects de Fortuna (en
non «celle qui est engendrée».
Or cette étymologie, que nous croirions
volontiers d'origine varronienne, est celle-là
même qu'en donne un autre texte, pour nous 132 Vahlen, 2e éd. du De legibus, Berlin, 1883, p. 107 sq., où,
essentiel, le passage, malheureusement mutilé, jouant sur les analogies qui rapprochent Fortuna, surtout
du De legibus (2, 28), que les philologues Fortuna Primigenia, et le Genius, il cite Horace, Genius,
modernes, Jordan en particulier131, n'ont pas considéré natale cornes qui tempérât astrum (epist. 2, 2, 187), qui n'a que
faire en l'occurrence, et où cornes s'explique par le vers
avec tout le sérieux qu'il méritait, où Cicéron suivant : naturae deus humanae. C. Appuhn, dans les
définit ainsi l'épiclèse de Fortuna: Primigenia a Classiques Garnier, et C. W. Keyes, coll. Loeb, qui gardent le texte
gignendo f comestum. Comment entendre cette de Turnèbe, traduisent, l'un, «la Fortune Compagne», l'autre,
fin de phrase inintelligible? Longtemps, les «First-born Fortune, our companion from birth».
133 Op. cit., p. 7; Jordan suggère que Cicéron a, par une
déformation volontaire, «tam contra usum vocabuli quam
contra compositionis legem», réinterprété l'épiclèse de la
130 A. Brelich, Tre variazioni, p. 23-25. déesse conformément à l'optimisme qu'il affiche dans le
131 Qui estime, Symbolae, p. 7, que «Tullius... in eo passage, quoniam exspectatione rerum bonarum erigitur
vocabulo explicando ludibundus philosophi partes quam animus {leg. 2, 28). Mais n'est-ce pas, inconsciemment, critiquer
grammatici agere maluit ». A. S. Pease, en revanche, dans son la conjecture de Turnèbe que, pourtant, il conserve?
commentaire du De dittinatione, p. 490, lui rend justice et 134 C. F. W. Müller, Leipzig, Teubner, 1878; K. Ziegler,
affirme l'importance du texte en faveur de l'interprétation Heidelberg, 1950; 2e éd., 1963; G. de Plinval, Paris, Les Belles
active de Primigenia. Lettres, 1959.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 37

particulier Fortuna Respiciens)135, ne sont pas nous n'en proposerons pas d'autre et nous
plus développées. Surtout, celle que Cicéron traduirions, en nous tenant le plus près possible
consacre à la Primigenia reproduit exactement de la formule de Cicéron : « le principe premier
un type de définition bien attesté par ailleurs de la naissance, Primigenia141, de gignere, donner
pour les noms de divinités: Ceres a creando1*6, naissance». L'explication est tout à la fois
Ceres a gerendo131, louent a limando13*, s'il est étymologique et fonctionnelle, comme dans les
permis de faire état de ces etymologies erronées, formules comparables que nous avons citées,
enfin, rapprochement encore plus probant, dont le sens actif ne fait pas de doute, et qui
puisqu'il se fonde sur l'emploi du même verbe, a justifient le nom d'une divinité par l'exercice de
GENENDO Genius appellatur139 . Quel que soit le son activité maîtresse : ainsi de Cérès, qui est la
contenu supposé de la lacune, que Cicéron y ait «force créatrice» de la Terre142, ou du Genius, à
- ce que nous ne croyons pas - donné d'autres l'universel pouvoir générateur, deus qui . . . uim
précisions sur la Primigenia, qu'il y ait énuméré habet omnium re rum gignendarum143 . La même
d'autres épiclèses de Fortuna, ou qu'il y soit formule, qui ne trahirait ni la pensée des
passé à un autre sujet, le texte qui nous a été premiers Latins, ni celle de leurs interprètes
conservé se suffit à lui-même. Il est, dans sa postérieurs, peut s'appliquer, en toute rigueur, à
concision, conforme au style le plus pur de la Fortuna Pnmigettia, et l'on pourrait, à la suite de
définition étymologique : Primigenia a gignendo, Cicéron et de Plutarque, la définir comme la
au sens absolu. «puissance initiale de la génération».
Reste à le traduire. Certainement pas, comme La triple enquête que nous avons menée sur
on persiste à le faire, par «Fortune Première- les emplois littéraires de l'adjectif primigenius,
née»140, qui offre un sens aussi peu cohérent que sur son usage comme cognomen humain ou
celui qu'on prête au texte de Plutarque. divin, enfin sur les exégèses, latine et grecque,
Pourtant, la véritable explication a été donnée, dès qu'en donnent Cicéron et Plutarque, aboutit
1557, par Turnèbe lui-même, dans sa seconde donc à des résultats concordants qui attestent
édition, dont les interprètes modernes ont pleinement l'unité de son champ sémantique. De
négligé de tenir compte, par une véritable Lucrèce à Avienus, de Varron à Ammien Mar-
conspiration du silence. Son nouveau commentaire cellin et jusqu'à Isidore de Seville, loin d'avoir le
indique en effet : « quae nos prima gignit, et genitos sens passif de l'adjectif en -to- primogenitus,
tanquam comitatur». Si la fin de la phrase, avec «premier-né», primigenius évoque le principe
un embarras que trahit le «tanquam», essaie, actif, masculin ou féminin, mais constamment
plutôt mal que bien, de s'accorder avec la générateur et créateur, qui est à la source de
conjecture cornes, maintenue par l'éditeur, le toute vie, cosmique ou biologique. Le sens
début, en revanche, offre la définition la adopté par les linguistes modernes, «né le
meilleure et la plus fidèle à la lettre du texte que l'on premier», et leurs assertions sur la formation de
puisse donner de la Primigenia. Pour notre part, l'adjectif et la valeur de -genius ainsi employé

135 Fortunaque sit Huiusce Diei, nam ualet in oninis dies, uel 141 Nous songions ci-dessus, p. 36, à propos de Plutarque,
Respiciens ad openi ferendam, nel Fors, in quo incerti casus à une origine varronienne. S'il n'est pas question de faire
significati tur magis (leg. 2, 28). remonter à Varron toute explication étymologique, où
136 Servius et Probus, ad Verg. georg. 1, 7 (éd. Thilo-Hagen, qu'elle se trouve, nous nous demandons toutefois s'il ne
Leipzig, 1887-1902, III, 1, p. 131; III, 2, p. 349). convient pas de déceler la même étymologie dans le passage
137 Cic. nat. deor. 3, 52 et 62. des Res rusticae, 1, 40, 1-2, où, avec un rapprochement verbal
138 Cic. nat. deor. 2, 64; Gell. 5, 12, 4 et 8. suggestif, le polygraphe, après avoir défini la semence en
139 Censor. 3, 1. Cf., sous ce titre, l'article de H. Wagen- général comme «le principe premier de la génération»,
voort, Genius a genendo, Mnemosyne, IV, 1951, p. 163-168. semen, quod est principivm genendi, traite des diverses sortes
140 G. de Plinval traduit «la Première-Née» (Primigenia) de semences en particulier et, d'abord, de celles qui,
parce que dans la naissance...». Beaucoup plus initialement données par la nature, furent à l'origine de toutes
satisfaisante, malgré ses défauts, était la version de C. Appuhn : « la les autres : primigenia semina dedit natura.
Fortune Primigènie (glosée, p. 419, n. 376: «c'est-à-dire 142 H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, Paris, 1958,
première née») qui préside à notre génération, la Fortune p. 22-39.
Compagne ». 143 Aug. citi. 7, 13, p. 291 D., citant Varron.
38 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

comme second terme de composé144, ont eu mes et des dieux, «Unvesen und Urmutter», dit
beau jeter le trouble dans les esprits, il est magnifiquement Otto, pour, hélas, rejeter
difficile de croire que les anciens n'aient pas aussitôt cette admirable définition, où, acquis aux
établi quelque rapport entre Primi-genia, épiclè- thèses de Jordan et de Wissowa, il ne voulait
se de la déesse Fortuna, et le nom même du plus voir qu'un contresens148. Si d'aventure l'on
Genius, avec lequel elle avait, au moins sous une avait été tenté de considérer ces allégations des
partie de ses aspects, de si précises affinités. Or auteurs modernes comme de dangereuses
le Genius, quelque hésitation qu'éprouvent rêveries mystiques, ou de regarder le commentaire
encore certains sur la valeur active ou passive de son tardif et métaphysique de Plutarque avec
nom145, était fondamentalement, pour les quelque suspicion, ils reçoivent un renfort de poids
anciens, deorum filius et parens hominum, ex quo en la personne de Cicéron, qui n'en donne pas
homines gignuntur; et propterea Genius meus d'autre interprétation. En trois mots qui, si on
nominatur, quia me genuitU6. Analogue est la leur avait accordé l'attention qu'ils méritent,
nature de Fortuna Primigenia, mais sur un plan eussent depuis longtemps permis de trancher le
supérieur, celui des dieux et de l'univers, qui débat, il définit l'essence de Fortuna Primigenia
englobe notre monde humain et, surtout, le et nous livre tout à la fois son étymologie, sa
domine et le fonde. De même que le Genius est, fonction, et le sens actif de son surnom, que
divinisé, le pouvoir procréateur de l'homme147, souligne l'emploi absolu du verbe, Primigenia a
Fortuna Primigenia, «puissance initiale de la gignendo : Fortuna, essentiellement Mère, l'est
génération», est la Mère Primordiale des hom- universellement et totalement, elle est, disait
Preller, «die Erstgeborne und Allerzeugende »U9 .
Telle est effectivement, son épiclèse le proclame,
la vraie nature de Fortuna Primigenia, Première
144 Supra, p. 29. Mère à l'intarissable fécondité, qui a enfanté le
145 Incontestablement formé sur la racine *gen-; mais
signifie-t-il «qui gignit» ou «qui gignitur»? Censorinus, de die monde à ses origines et qui, sans cesse, le fait
nat. 3,1, restait dans le doute: sine quod ut genamur curât, renaître, en une véritable création continuée.
sine quod una genitur nobiscum, sine etiam quod nos genitos
suscipit ac tutatur, certe a genendo Genius appellatur. Cf.
Wissowa, RK2, p. 175. Mais Birt, qui conclut sans ambiguïté Cette question sémantique une fois élucidée,
au sens de « qui gignit vel gignere solet », rapproche à juste
titre genius / genere de formations analogues : ludius / comme un préalable nécessaire à toute réflexion
ludere, fluuius / filtere, socius / sequi, etc., qui ont toutes le théologique, nous pouvons formuler en termes
sens actif, «qui ludit, qui fluit, qui sequitur» (s.v., dans plus rigoureux le problème spécifiquement
Roscher, I, 2, col. 1614; cf. G. Radke, Die Götter Altitaliens, religieux que pose le culte prénestin de Fortuna
p. 138). Le débat a été rouvert par G. Dumézil, Rei. mm. louis puer Primigenia, «Fortuna, fille de Jupiter,
arch., p. 363 sq., et R. Schilling, s.v., RLAC, X, col. 53-55 = Rites,
cultes, dieux de Rome, Paris, 1979, p. 415-417, en faveur du Primordiale»150. Car il ressort à l'évidence de ce
sens passif. Contra, toutefois, H. Le Bonniec, Le témoignage qui précède que, loin d'être le simple adjectif
d'Arnobe sur deux rites archaïques du mariage romain, REL, qualificatif, portant sur puer ou fileia, qu'avait
LIV, 1976, p. 113-116. voulu en faire Jordan, Primigenia est bien,
146 Fest. Paul. 84, 3, d'après Aufustius. Cf. Varron ap. Aug. comme l'avaient spontanément compris les premiers
ciu. 7, 13, p. 291 D. (supra, p. 37); et Laberius ap. Non. 172,
26 : Genius generis nostri parens.
147 Cf. les définitions concordantes de Birt, s.v., dans
Roscher, I, 2, col. 1615: «das zeugende Prinzip im Manne»;
Wissowa, RK2, p. 175: «die göttliche Verkörperung der im 148 RE, s.v. Fortuna, VII, 1, col. 24; cf. Bouché- Leclercq,
Manne wirksamen und für den Fortbestand der Familie Histoire de la divination, IV, p. 148 : « la mère commune des
sorgenden Zeugungskraft»; Latte, Rom. Rei., p. 103: «die dieux et des hommes». Aussi Birt, qui reconnaît dans le
spezifische Manneskraft»; G. Radke, loc. cit.: «die Genius (s.v., dans Roscher, I, 2, col. 1614) «der Zeugende»,
persönlich vorgestellte Zeugungskraft»; Ernout-Meillet, s.v., p. 271 : refuse-t-il le sens passif imposé par Jordan et donne-t-il de
«divinité génératrice qui préside à la naissance de Fortuna Primigenia une définition rigoureusement parallèle:
quelqu'un»; Walde-Hofmann, s.v., I, p. 591: «der Erzeuger als «nicht so sehr die Ersterzeugte als die Zuerstzeugende»;
Gleichnis des männlichen Samens»; Pokorny, I, p. 375: également Radke, loc. cit.
«genius "der Schutzgeist (des Mannes)", ursprüngl. die 149 Rom. Myth., II, p. 190.
personifizierte Zeugungskraft (allenfalls hochstufiges 150 Selon la traduction de G. Dumézil, Déesses latines,
*gen-ios) ». p. 78.
FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 39

interprètes de l'inscription d'Orcevia, Mowat, rationnelle : à la fois mère et fille du même dieu;
Mommsen et Dessau, l'épiclèse propre de la divinité «première» au sens absolu, mais en
déesse, qui a, dans le culte de Préneste, même même temps née de Jupiter qui, dans l'ordre du
valeur rituelle qu'à Rome les noms consacrés de temps, lui préexiste nécessairement. Le culte
Fortuna Muliebris ou de Fors Fortuna. d'une même cité peut-il présenter des caractères
Le problème ainsi dégagé est à ce point incompatibles et comment la
particulièrement complexe, tant en raison de la multiplicité titulature constante et régulière de la Fortune de
des données que de la qualité différente des Préneste, puer et Primigenia, a-t-elle pu atteindre
documents en présence. Il ne suffit pas, en effet, ce degré d'incohérence, et à travers quels
d'opposer deux documents dissemblables par avatars?
leur nature, leur date et leur provenance : l'un, Nous ne nous trouvons donc pas seulement
épigraphique, prénestin et du IIIe siècle av. J.-C, devant le délicat problème critique qui
la dédicace d'Orcevia (dont les inscriptions consisterait à choisir entre des témoignages
ultérieures ne font que perpétuer la rédaction inconciliables, quoique aussi dignes de foi l'un que
traditionnelle); l'autre, le texte du De diuinatione, l'autre, mais devant un problème logique ou
littéraire, romain et du Ier siècle, mais également théologique encore plus profond : l'obligation
sûr, encore qu'on ait tenté de jeter le doute sur d'accepter des données contradictoires, mais
la fidélité du témoignage de Cicéron151. La également authentiques, et de tenter de
question est plus ardue encore et plus résoudre leur contradiction. Le point crucial de ce
irréductible que ne le serait la divergence de deux problème, celui que recouvre la contradiction
sources distinctes. Car, loin de contredire les interne des inscriptions prénestines, a trait aux
textes épigraphiques, le De diuinatione, lorsqu'il rapports généalogiques de Jupiter et de Fortuna.
décrit la statue de Fortuna allaitant Jupiter et Insoluble en fonction des seuls textes
Junon, s'accorde parfaitement avec eux, mais épigraphiques ou littéraires dont nous disposons, il
dans la seule mesure où ils nomment la déesse requiert que nous interrogions d'autres
Fortuna Primigenia, et c'est là qu'est le nœud du témoignages, tirés de la pratique ordinaire du culte
problème : la titulature canonique de la déesse prénestin et de la vie religieuse dont Fortuna
de Préneste est, logiquement, irrecevable. Nous Primigenia était le centre. Car, si nous nous
connaissons, d'une part, des dédicaces à une devons de tenir compte de toutes les données
déesse-mère Primordiale et la statue cultuelle de existantes, il ne s'ensuit pas que nous devions les
cette même divinité, nourrissant deux enfants placer toutes sur le même plan et leur
également divins; d'autre part, et d'après les reconnaître à toutes le même degré de réalité
mêmes dédicaces, une déesse fille du dieu dont cultuelle. Il n'est nullement certain, en effet, que les
elle est, par ailleurs, représentée comme la deux généalogies antithétiques de Fortuna, l'une
mère. Fortuna est maternelle et initiale; en tant illustrée par la statue maternelle décrite dans le
que Primigenia, elle est la première mère de De diuinatione, l'autre attestée par les dédicaces
tous les êtres et du plus puissant des dieux, qui mentionnent sa filiation jovienne, aient eu la
Jupiter. Mais elle est aussi fille de celui qu'elle même signification, tant dans les mythes que
nourrit de son lait et cesse de présider aux dans les rites du sanctuaire de Préneste, ni
commencements du monde pour s'insérer dans qu'elles aient appartenu au même niveau de la
son histoire et dans la descendance du maître de conscience religieuse. Floraison spontanée de la
l'Olympe. Ainsi, dès le IIIe siècle av. J.-C, dès le religion populaire, ou codification réfléchie de la
premier texte épigraphique sur lequel nous religion officielle, fruit de la pensée religieuse
lisions son nom et son surnom, la contradiction archaïque, ou produit plus élaboré d'une
est au cœur du culte prénestin de Fortuna spéculation savante et déjà philosophique,
Primigenia, qui semble défier toute analyse authentique « histoire sacrée » qui parle à la conscience
des fidèles et qui inspire leurs gestes dans la
pratique vivante du culte, ou mythe artificiel
151 « If Cicero be accurate in his account, which is perhaps sans relation avec les croyances ancestrales et le
not quite certain» (Warde Fowler, Roman Festivals, comportement rituel sur lesquels il est plaqué,
p. 168). les manifestations complexes de la piété prénes-
40 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

tine peuvent se situer à des niveaux fort témoigna sa reconnaissance à la déesse nationis
différents de l'expérience religieuse. Aussi, si nous gratia, «à l'occasion d'une naissance», naissance
voulons reconstituer la doctrine théologique qui ne peut être que celle d'un enfant, d'un fils
dont nous ne saisissons plus, à travers les textes premier-né peut-être, comme l'a suggéré
antiques, que des fragments dispersés et Vetter156. Déesse de la fécondité féminine, déesse-
incohérents, devons-nous d'abord rechercher dans mère protectrice des naissances, des jeunes
les humbles, mais immédiats témoignages de la mères et des nouveaux-nés; divinité accoucheuse
dévotion quotidienne, quel retentissement avait, qui, dans les périls de l'enfantement, si vivement
dans la vie cultuelle et les réalités concrètes du ressentis que Natio, la dénomination abstraite de
sanctuaire de Préneste, le double mythe de la «Naissance» fut elle aussi, à Ardée,
Fortuna Primigenia, à la fois mère et fille de personnifiée et divinisée157, assure la sauvegarde de la
Jupiter. parturiente et de son enfant; Nourrice divine qui
veille sur lui durant les premiers mois de sa vie :
l'inscription d'Orcevia est l'exact commentaire,
Ili - Fortuna Primigenia, dans le langage humain, de la statue de culte
DÉESSE COUROTROPHE décrite par Cicéron, celle de la courotrophe aux
deux nourrissons divins que les matrones
Mère par excellence, nourrissant de son sein allaient prier dans Y(aedes) louis Pueri.
Jupiter et Junon, Fortuna Primigenia était la Nous connaissons depuis peu un autre
protectrice vénérée des mères humaines qui témoignage de cette dévotion féminine à Fortuna
reconnaissaient en elle le modèle divin de la Primigenia, grâce au fragment, très mutilé au
maternité et qui, au témoignage de Cicéron, demeurant, d'une inscription archaïque publié
entouraient sa statue cultuelle de toute la par A. Degrassi : [ . . . de~\deront Aeret(inae) ma-
ferveur de leur dévotion : castissime colitur a matri- tro(nae) m[erito~\158 . Cette dédicace qui est, dans
busi52. Or c'est précisément dans cette fonction l'ordre des temps, la seconde après celle
courotrophique, qui remonte au passé le plus d'Orcevia, puisqu'elle peut être datée du début du IIe
lointain de sa religion, qu'elle nous apparaît, par siècle, peut-être même de la fin du IIIe, émane
une rencontre qui n'est pas fortuite, dans la plus des matrones d'Eretum, petite ville de Sabine159
ancienne inscription que nous lisions en son
honneur, sur la tablette de bronze que lui dédia
une jeune mère du IIIe siècle : Orceuia Numeri / plutôt, pour notre part, le prénom : le gentilice Numerius
nationu cratia / Fortuna Diouo fileia / Primoce- n'est pas attesté à Préneste; mais le praenomen, en revanche,
nia / donom dedilsi. L'inscription qui, en elle- y est représenté par deux exemples célèbres, le possesseur
même, n'eût constitué qu'une offrande bien de la fibule (Numasioi, opposé à Manios) et le pieux
inventeur des sorts, Numerius Suffustius (Cic. diu. 2, 85); le
modeste, accompagnait vraisemblablement un prénom féminin N(umeria) apparaît également sur une
autel, une statue ou un objet votif de plus grand inscription funéraire de la ville (CIL Ρ 89; XIV 3067; cf. Varr.
prix154 par lequel Orcevia, qui appartenait à LL 9, 55).
l'une des plus nobles familles de Préneste155, 156 Handbuch der italischen Dialekte, p. 354, n° 505 (cf. étr.
den ce%a).
157 Cic. nat. deor. 3, 47 : Natio quoque dea putanda est, cui
cum fana circitmimus in agro Ardeati rem diuinam facere
152 Dm. 2, 85. solemus; quae quia partus matronarum tueatur a nascentibus
153 Pour le commentaire philologique et le sens de natio, Natio nominata est. Ce qui confirme le sens attribué au
supra, p. 25 sq. substantif dans la dédicace d'Orcevia.
154 Mowat, CRAI, XII, 1884, p. 367, qui reconnaît un trou 158 Aeretinae matronae, Hommages à Marcel Renard, coll.
de fixation à l'angle inférieur gauche de la tablette. Latomus, 102, Bruxelles, 1969, II, p. 173-177. On ne peut faire
155 Sur les Orcevii, fréquemment nommés dans l'épigra- aucune conjecture ni sur la nature de l'offrande dédiée par·
phie prénestine archaïque et qui exercèrent les plus hautes les matrones, ni sur le lieu où elle fut déposée. Le bloc de
magistratures locales, infra, p. 95, n. 432. Dessau, Hermes, pierre (60 χ 80 χ 29,5 cm) sur lequel l'inscription est gravée
XIX, 1884, p. 455, η. 2, ne tranche pas la question de savoir fut remployé pour la construction d'une des maisons de la
si Numerius est le prénom ou le gentilice, rares l'un et ville, dans les ruines de laquelle il fut découvert à la suite
l'autre, du mari de la dedicante; cf. Münzer, s. v., RE, XVII, 2, des bombardements de la dernière guerre.
col. 1324 sq.; et W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer 159 Étudiée par R.M. Ogilvie, Eretum, PBSR, XXXIII, 1965,
Eigennamen, 2e éd., Berlin, 1933, p. 164 et 198. Nous y verrions p. 70-112.
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE COUROTROPHE 41

située sur le Tibre et la Via Salaria, aux confins une date plus récente n'a fait l'objet que de
du Latium et à dix-huit milles de Rome : brèves notices et reste pour la plus grande
offrande non plus individuelle, mais collective, qui partie inédit162; si bien que, dans de telles
évoque ces «organisations cultuelles» des conditions, son examen ne peut aboutir qu'à des
femmes récemment étudiées, pour Rome, par J. résultats hypothétiques.
Gagé160, et qui confirme qu'aux IIIe-IIe siècles au On ne saurait évidemment, partant du
moins, non seulement le culte oraculaire - ce principe que Fortuna Primigenia était la grande
que nous savions déjà -, mais aussi le culte déesse de Préneste, la divinité poliade de la cité,
matronal de Fortuna Primigenia avait largement et quelle qu'ait été l'immensité de son temple,
dépassé le cadre étroit de la religion locale pour lui attribuer systématiquement tous les dépôts
s'étendre aux villes environnantes de la Sabine votifs qui ont été trouvés sur le territoire de la
ou du Latium. ville163. Sur les divers dépôts de terres cuites
Outre ces documents épigraphiques, le sol de votives dont la découverte ait été signalée sur le
Palestrina a livré un grand nombre de terres sol de Palestrina, depuis le milieu du siècle
cuites figurées, les unes funéraires, les autres dernier164, il en est au moins deux qui
votives, des types les plus divers, animaux, appartenaient à d'autres temples que le sien : l'un au
statuettes d'hommes ou de femmes, têtes temple d'Hercule identifié par plusieurs
votives, ex-voto anatomiques de toute sorte. inscriptions dans la Vigna Soleti165, l'autre au temple
Aujourd'hui dispersé entre plusieurs musées, en
Italie et à l'étranger161, mal étudié et mal connu,
ce matériel, mis au jour par les anciennes
fouilles et selon les méthodes du temps, nous est 162 Ainsi les ex-voto mis au jour en nombre considérable,
parvenu le plus souvent sans indication ni de en 1882 (ci-dessous, n. 165), et qui se trouvent dans les
provenance, ni de contexte archéologique; réserves du Musée national romain (A. Pasqui, NSA, 1900,
p. 91). Stevenson, qui les découvrit, déplore lui-même (Bull.
même celui qui provient de fouilles exécutées à Inst., 1883, p. 29) de n'avoir pu en faire une étude détaillée et
de ne connaître qu'une partie du matériel analogue
antérieurement recueilli par Fernique.
163 Paradoxalement, le seul dépôt qui ait été découvert
160 Matronalia. Essai sur les dévotions et les organisations sous la salle à abside du séminaire moderne, par Vaglieri,
cultuelles des femmes dans l'ancienne Rome. A. Degrassi, lors des fouilles de 1907, ne contenait aucune terre cuite
op. cit., p. 177, rapproche l'offrande, à peu près votive, mais seulement des terres cuites architectoniques,
contemporaine, que les matrones de Pisaurum consacrèrent, elles aussi des fragments de dédicaces et de statues de marbre, ainsi
collectivement, à Junon Reine : limone Reg(ina) / matrona / qu'un petit ex-voto d'ivoire représentant un guerrier (supra,
Pisaurese / dono dedrot (CIL Ρ 378; XI 6300; ILLRP, p. 16, n. 58, et 20, n. 69).
n° 23). 164 Les inventaires de Winter, op. cit., I, p. CCXXII sq., et
161 Outre le musée de la Villa Giulia, où sont conservées De Laet et Desittere, op. cit., p. 17 (qui reproduit le
les pièces pour nous les plus importantes, et le Musée précédent, avec un complément, NSA, 1905, p. 122 sq.), ne
national romain, le musée du Vatican et le musée Chigi de distinguent pas entre terres cuites funéraires (ainsi AA, 1856,
Sienne et, hors d'Italie, le Musée d'Art et d'Histoire de p. 169) et objets votifs, et, aux trouvailles proprement
Genève, qui abrite maintenant la collection Fol, l'Antiqua- prénestines, ajoutent celles de Genazzano (à l'est de
rium de Berlin, l'Albertinum de Dresde (F. Winter, Die Typen Palestrina, NSA, 1901, p. 513 sq.). Aussi convient-il de réduire le
der figürlichen Terrakotten, Berlin - Stuttgart, 1903, I, chiffre indiqué par ces deux auteurs qui, au total, ne
p. CXXIII), le musée du Louvre, le musée archéologique de dénombrent pas moins de onze dépôts votifs. Outre celui de
l'Université de Gand possèdent des terres cuites de la pseudo-Minerva Medica et les dépôts dont nous faisons
Palestrina. La collection de ce dernier, récemment étudiée par état ci-dessous, nous en retiendrons quatre autres : Henzen,
S. J. De Laet et M. Desittere, Ex voto anatomici di Palestrina Bull. Inst., 1859, p. 99 (emplacement non précisé); ceux qui
del Museo archeologico dell'Università di Gand, AC, XXXVIII, furent découverts, sans indication de date, près de la Porta
1969, p. 16-27, donne un bon exemple de l'état d'ignorance S. Martino et à l'extérieur de la Porta S. Francesco
où nous nous trouvons. Elle se compose de vingt pièces (Stevenson, Bull. Inst., 1883, p. 28; il s'agit respectivement des
(têtes, yeux, oreilles, seins, phallus, utérus), de provenance portes sud-ouest et nord-ouest de la ville); enfin A. Pasqui,
non précisée (attribuées à un « temple de Minerva Medica », NSA, 1900, p. 90-95, le long de la route provinciale qui passe
dont l'existence à Préneste ne relève que de la pure au sud de la ville près du second forum de Préneste.
fantaisie), et indatables. Les auteurs, plutôt que de se livrer à 165 E. Stevenson, Scavi di Palestrina, Bull. Inst., 1883,
des conjectures hasardeuses, s'en tiennent à une datation de p. 9-32. Cf. NSA, 1883, p. 18 sq.; Marucchi, Guida, p. 87 sq.;
l'époque républicaine, à l'intérieur de limites extrêmement et, pour les inscriptions, CIL F 61-63 et 1458; XIV 2890-2893;
larges, qui vont du Ve au Ier siècle av. J.-C. Degrassi, ILLRP, n» 131-133.
42 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

archaïque de La Colombella166. Un autre dépôt, deviner si certaines d'entre elles représentaient,


cependant, fut exploré par Fernique en 1878, «au elles aussi, Fortuna nourrissant un enfant.
pied du temple de la Fortune», dans une vigne En 1863 déjà, lors des fouilles qu'il fit dans la
qui appartenait à la famille Bernardini, située nécropole de Préneste, à La Colombella, pour le
près de S. Rocco, à droite de la branche de la compte du prince Barberini, Garrucci avait
Via Labicana, au sud-ouest de la ville167. L'on trouvé dans un sarcophage de tuf, outre
avait déjà, l'année précédente, trouvé à cet quelques vases, deux terres cuites grossières, dont
endroit plusieurs centaines de terres cuites, dont l'une, une demi-figure non identifiable,
la découverte justifia une fouille systématique représentait un jeune homme, les bras collés au corps,
du terrain, qui fut confiée à l'École française de et l'autre, le même type de courotrophe assise,
Rome. Parmi les six ou sept cents pièces dont se donnant le sein à un enfant, qui n'était autre,
composait le dépôt mis au jour en 1878, animaux selon lui, que Fortuna Primigenia nourrissant
domestiques, bœufs ou porcs, têtes d'hommes et Jupiter Puerm. Ainsi, à Préneste comme en tant
surtout de femmes (les premières sont beaucoup d'autres lieux du monde méditerranéen, l'image
plus rares), membres votifs, pieds, mains, bras, de la grande déesse locale, déposée dans la
jambes, etc., petits bas-reliefs ou statuettes, tombe, devait, maternellement, protéger le
figurait une femme allaitant un enfant, en qui défunt - le jeune mort? ou le mort appelé à
Fernique reconnut une représentation de renaître sous les traits de ce « giovanetto » ? si,
Fortuna Primigenia elle-même, mère de Jupiter et comme il n'est peut-être pas trop hardi de le
objet de la dévotion des matrones, à qui l'une conjecturer, c'est lui que figure la seconde
d'elles aurait offert cet ex-voto qui reproduisait statuette -, l'accompagner en effigie et veiller sur
son image. Car c'est bien à elle que ces objets, lui dans la vie de l'au-delà169. Rôle funéraire qui
datables du IIe siècle ou du commencement du fut confirmé par la découverte, en 1866, d'une
Ier, devaient avoir été consacrés, conclut nouvelle figure de courotrophe, provenant elle
Fernique, qui se fonde sur la proximité de son temple aussi de la nécropole170.
et qui ajoute, en termes que l'on eût souhaités En dehors de ces trois pièces dont, à défaut
moins vagues et qui reposent apparemment sur de renseignements plus substantiels, l'origine est
des témoignages oraux, qu'«il y a plusieurs au moins établie avec une suffisante précision, il
années, du reste, on avait déjà trouvé à côté du existe, parmi l'ensemble des terres cuites pré-
temple un dépôt de même nature». Nous ne nestines qui appartenaient à la collection
savons pas davantage ce que sont devenus les Barberini, aujourd'hui au musée de la Villa Giulia,
objets découverts en 1877. Les seuls et qui ont été décrites autrefois par Fernique,
renseignements, oraux là encore, que Fernique recueillit puis par Della Seta, ou parmi celles qui sont
des propriétaires du terrain indiquent qu'ils
étaient analogues à ceux qu'il put étudier l'année
suivante : membres votifs de tout genre et «
petites statuettes», sans qu'il soit possible de 168 R. Garrucci, Dissertazioni archeologiche, I, Rome, 1864:
Scavo prenestino del 1863, p. 148-159, notamment p. 152 et
pi. XII, 1, où l'on trouvera également une précieuse carte
des fouilles de Palestrina. Cette terre cuite est aujourd'hui au
musée de la Villa Giulia (infra, p. 43, n. 171).
166 G. Gatti, NSA, 1905, p. 122 sq. (supra, p. 11, n. 39). 169 Sur la signification des terres cuites placées dans les
167 Les dernières fouilles de Frenesie, RA, XXXV, 1878, tombes, et les diverses hypothèses qu'elles ont suscitées :
p. 233-242; cf. Étude sur Frenesìe, p. 78 sq.; 128 et 166; et une éléments du mobilier funéraire, qui reconstituent auprès du
brève mention dans NSA, 1878, p. 68. Acceptée par défunt le décor familier de sa vie terrestre; offrandes faites
Stevenson, op. cit., p. 12, la nature du «dépôt votif» a été mise en au mort, en substitution de victimes humaines; ou images
doute par Magoffin, op. cit., p. 38, n. 80, qui n'y a vu que divines qui l'entourent de leur protection surnaturelle,
l'entrepôt d'une fabrique de terres cuites. Objection qui, E. Pottier, Les statuettes de terre cuite dans l'antiquité, Paris,
même si elle se révélait exacte, ne ruinerait pas tout de la 1890, p. 263-297; cf. A, Della Seta, Museo di Villa Giulia,
thèse de Fernique : car à qui pouvaient être destinés ces Rome, 1918, p. 462; et S. Mollard-Besques, Les terres cuites
objets, si ce n'est, avant toute exportation, aux sanctuaires de grecques, Paris, 1963, p. 30-35.
la ville, et, au premier chef, à celui de Fortuna Primigenia, l70Henzen, Scavi prenestini, Bull. Inst., 1866, p. 134. La
seule susceptible, parmi les divinités de Préneste, d'être trace de cette dernière statuette est apparemment
figurée sous les traits de cette courotrophe? perdue.
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE COUROTROPHE 43

conservées dans divers autres musées et dont la ensemble homogène, des ex-voto représentant
provenance est parfois moins sûre, un groupe de les habituels enfants au maillot, qui
figures féminines, pour la plupart de facture proviendraient également de Préneste174; et une
grossière, siégeant (à une exception près) sur un statuet e isolée, celle d'une déesse debout, tenant de la
trône et le plus souvent voilées, qui retient main droite la corne d'abondance, de la gauche,
particulièrement l'attention. Elles se ramènent à une couronne de fleurs, tandis que, du bras, elle
trois types. L'un représente la même figure retient les plis de son vêtement, voilée et la tête
divine, drapée, ordinairement voilée, que nous surmontée du modius, caractéristique des
avons décrite, allaitant un enfant qu'elle tient de divinités de la fécondité175 : autre représentation,
son bras gauche et auquel elle tend son sein hellénisante celle-là, de Fortuna Primigenia, qui,
qu'elle presse de la main droite171. Un autre, par la finesse de ses traits comme par son type,
dont on a pu douter s'il représente la déesse ou contraste avec la lourdeur ou la gaucherie des
une dedicante, figure, sous les deux variantes, figures précédentes et l'image archaïque de la
assise et debout, une femme sans enfant, drapée déesse-mère qu'elles nous ont transmise.
et voilée, qui porte la main droite à sa poitrine, Telles sont les rares données dont nous
ou la pose ouverte sur le genou, et qui, de l'autre disposions sur ces statuettes, datables, selon
main, tient un objet rond qui ne peut être qu'un Della Seta, des IVe-IIe siècles, mais dont nous ne
fruit172. Enfin, sur un troisième type, apparaît un savons ni en quel point de la ville elles ont été
couple de deux divinités jumelles, voilées d'un découvertes, ni même quelle était la destination
pan de leur manteau, assises raides sur leur particulière de chacune d'elles, funéraire ou
trône à haut dossier, les bras reposant sur les votive176. Aussi, pour résoudre le double
genoux, qui semblent, l'une de la main droite, problème que posent leur identification et leur
l'autre de la main gauche, tenir un fruit, et entre signification religieuse, devrons-nous les éclairer
lesquelles se trouve, assis à terre à leurs pieds, moins par elles-mêmes et par les faibles
un enfant nu173. Ajoutons, pour compléter cet lumières qui les entourent que par référence à des
représentations analogues. Toutes, en effet,
appellent la comparaison avec les types
iconographiques semblables, reproduits, avec des
171 Trois exemplaires et la partie supérieure d'un variantes, à des milliers d'exemplaires, qu'ont
quatrième à la Villa Giulia: Fernique, dans le Catalogue des
antiquités prénestines qui conclut son Étude sur Frenesie, livrés les innombrables dépôts votifs mis au jour
p. 214, n° 240 (deux figurines, 0,15 et 0,13 m); Della Seta, dans le monde italique et même
p. 464, n° 13490 (incomplète); 13550 (celle que découvrit méditerranéen.
Garrucci); 13551 {infra, notre PL V, 1). Le n° 27176 (PL V, 2; Le premier type, celui de la courotrophe
plus grande, 0,19 m, et de loin la mieux conservée), entrée trônant, allaitant ou non l'enfant qu'elle tient
dans les collections de la Villa Giulia en 1916, comme la
Surintendance aux Antiquités d'Étrurie méridionale et du dans ses bras, est incontestablement divin,
Latium a bien voulu nous le préciser, et qui ne provient pas encore que certains aient jadis voulu voir dans cette
de fouilles régulières, ne figure pas au catalogue de Della image de la maternité une représentation
Seta. Cf. M. Moretti, // museo nazionale di Villa Giulia, Rome, purement humaine, celle des matrones qui se pla-
1967, p. 309; Winter, I, p. 149, n° 5 Anm. Deux exemplaires
de la collection Fol au Musée d'Art et d'Histoire de Genève :
W. Fol, Catalogue du Musée Fol, Genève, 1874-1879, I:
Antiquités, céramique et plastique, p. 98, n° 438 (0,19 m; notre PL
V, 3) et 439 (0,19 m; même type que le n° 27176 de la Villa d'interprétation (infra, p. 47 et n. 204). Fernique, loc. cit. (cf.
Giulia); cf. Winter, I, p. 148, n° 7b (Nachtr., p. 268). p. 79, n. 5), signale un exemplaire identique, au musée du
172 Des deux exemplaires de la collection Barberini que Louvre, collection Campana (Winter, I, p. 134, n° 2b), qui, à
connaissait encore Fernique en 1880 (p. 211, n° 210-211, 0,12 en juger par la qualité de la terre, doit provenir également
et 0,13 m), le second a apparemment disparu. Della Seta, de Préneste. Deux autres exemplaires, l'un à l'Antiquarium
p. 464, h° 13510, n'en mentionne plus qu'un (notre PL V, 4) de Berlin, l'autre au musée du Vatican : Winter, I, p. 134,
et la Direction de la Villa Giulia n'a pu nous fournir aucune n° 2d-e.
indication à cet égard. 174 Albertinum de Dresde: AA, 1889, p. 163; cf. Winter, II,
173 Un exemplaire à la Villa Giulia: Fernique, p. 211, p. 271 B.
n° 209 (0,13 m; notre PL VI, 1); Della Seta, p. 464, n° 13547; 175 W. Fol., op. cit., p. 107, n° 480 (0,20 m; notre PL VI, 2);
cf. M. Moretti, loc. cit. Outre Winter, I, p. 134, n° 2 f, ce Winter, II, p. 173, n° 1 B.
groupe a été maintes fois cité et reproduit, non sans erreur 176 Della Seta, op. cit., p. 462 sq.
44 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA)

çaient elles-mêmes sous la protection de la édicule de tuf du fondo Patturelli162 ,


déesse et qui lui confiaient leurs enfants ou leurs reproduisaient librement la statue cultuelle de la déesse,
espérances de fécondité177. En fait, il est à peine telle que l'a décrite Cicéron et telle que la
besoin de le rappeler, c'est le type par excellence contemplaient les mères qui allaient la vénérer
de la déesse-mère178, tel qu'il est attesté par des dans son temple - castissime colitur a matribusm.
centaines, si ce n'est des milliers de figures, dans A un détail près toutefois, puisque, tandis que la
les grands dépôts votifs d'Italie centrale et de statue de culte allaitait deux enfants, comme par
Campanie, comme ceux de Capoue et de Satri- exemple la courotrophe de Megara Hyblaea, les
cum179. A Préneste, ces frustes images, aussi quelques terres cuites prénestines qui sont
divines que celles des courotrophes funéraires parvenues jusqu'à nous ne lui en attribuent qu'un,
de Chiusi, aujourd'hui au musée de Florence180, dans lequel, par conséquent, nous reconnaîtrons,
et de Megara Hyblaea181, ou de la déesse de non point, comme l'avait cru Garrucci184, Jupiter
Capoue, dont la statuette assise, un enfant dans Puer, mais l'enfant, ni réaliste, ni mythique, mais
les bras, figurait auprès d'un petit autel sous un symbolique et pour ainsi dire fonctionnel de la
courotrophe, dont il signifie les pouvoirs dans le
domaine de la maternité et de la fécondité. Si
bien qu'il peut, sans que le sens de l'image en
soit substantiellement modifié, être unique, ou
177 Sur le problème, inlassablement posé, de dédoublé, ou encore multiplié pour exalter à
l'identification des terres cuites féminines, et, plus généralement, des
statues antiques, infra, p. 117, n. 519. l'infini les pouvoirs surnaturels de la divinité,
178 Sur sa diffusion pour ainsi dire universelle et, comme sur les statues de tuf de la déesse
notamment, sur celle de la courotrophe assise dans le Proche- hypercourotrophique de Capoue, qui tient dans
Orient et le monde méditerranéen, G. A. S. Snijder, De forma ses bras «de un à douze enfants au maillot»185.
matris cum infante sedentis apiid antiquos, Vienne, 1920; Peu importe, en effet, le nombre des enfants
M. Marconi, Riflessi mediterranei, p. 68 sq.; 78-88; et,
maintenant, T. Hadzisteliou Price, Kourotrophos. Cults and portés ou allaités par la déesse : l'essentiel est
representations of the Greek nursing deities, Leyde, 1978. leur présence et la fonction courotrophique de
179 Le seul sanctuaire du fondo Pattiirelli, à Capoue, a livré la divinité. Qu'ils soient un, ou deux, ou même,
près de 600 de ces terres cuites courotrophiques, auxquelles poussant le dédain du réel jusqu'à l'absurde,
s'ajoutent 150 statues de tuf qui, à quelques exceptions près, qu'ils s'accroissent jusqu'à douze, ils ont le
reproduisent la même Mère trônant (J. Heurgon, Capoue
préromaine, p. 334 sq.; cf. M. Bonghi Jovino, Capua même rôle : celui d'exprimer le caractère
preromana. Terrecotte votive, II: Le statue, Florence, 1971, p. 46-60, inépuisablement maternel de la déesse féconde qui
n°6; 9; 14-20; 22; 24-31). Sur la stipe votiva recente de les porte.
Satricum (IVe-IIe siècles, donc sensiblement contemporaine Les statuettes prénestines du second type,
de nos terres cuites prénestines), cf. les très nombreux sans enfant, ne nous semblent pas moins divines,
spécimens décrits par Della Seta, op. cit., p. 280 et 302-304,
qui figurent la déesse voilée et parée de bijoux, riche collier, bien que Fernique et Della Seta aient pu hésiter
diadème, pendants d'oreilles (cf. le nom évocateur de sur leur identification : image de la déesse ou
«têtes royales», «queenly heads», que Q. F. Maule et simple donatrice186? Des deux exemplaires que
H. R. W. Smith, Votive religion at Caere. Prolegomena, connaissait Fernique, en 1880. l'un debout, l'au-
Berkeley - Los Angeles, 1959, p. 62, appliquent à ces déesses
chargées de joyaux); tenant, dans les attitudes les plus
variées, au sein, ou dans leurs bras, un enfant nu, au maillot,
ou enveloppé dans leur manteau, etc. Également le dépôt 182 J. Heurgon, op. cit., p. 331 sq. et 336.
votif (inédit) de la Vignacela à Caere, et la courotrophe 183 Diu. 2, 85.
(Berkeley, Museum of Anthropology, n° 8.2439) étudiée par 184 Dissertazioni archeologiche, p. 152. Peut-être aussi
Maule et Smith, op. cit., p. 1; 61-64; 74 sq.; et pi. 3, a-b, dont Fernique, RA, XXXV, 1878, p. 240: «une femme allaitant un
le type, du IVe siècle, se retrouve dans les dépôts votifs de enfant, peut-être la Fortuna Primigenia, mère de
Satricum (Giglioli, L'arte etnisca, pi. CCCLXXXV, 2) et de Jupiter ».
Luceria en Apulie (ce dernier daté: après 323-314 av. J.-C; 185 J. Heurgon, op. cit., p. 335; cf. R. Bianchi Bandinel-
R. Bartoccini, Iapigia, XI, 1940, p. 269, fig. 47). li-A. Giuliano, Les Étrusques et l'Italie avant Rome, trad, fr.,
180 Giglioli, op. cit., pi. CCXXXI (deuxième moitié du Ve Paris, 1973, p. 124-126, fig. 144 sq.; et 242 sq., fig. 278 sq.
siècle). 186 Fernique, Étude sur Préneste, p. 211, n° 210: «Est-ce
181 G. V. Gentili, Tombe arcaiche e reperti sporadici nella une déesse ou une femme tenant une offrande? Il est
proprietà della «Rasiom», e tomba arcaica in predio Vinci, difficile de le décider»; Della Seta, op. cit., p. 464, n° 13510:
NSA, 1954, p. 99-103 et fig. 24 (milieu du VP siècle). «statuetta femminile... di divinità o di offerente».
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE COUROTROPHE 45

tre assis, le second a malheureusement disparu, droite, élèvent entre leurs seins, l'une un pavot,
et nous ne pouvons plus l'étudier qu'à travers la l'autre une colombe, et tiennent de la main
description qu'il nous en a laissée : figure de gauche, la première une bandelette, la seconde
femme voilée qui, sur l'exemplaire debout, porte une pomme, faisant le geste même qui est celui
la main droite à son sein et, de la gauche, tient de notre terre cuite prénestine.
un objet rond qui peut être une pomme ou une Si donc, en l'absence d'indice plus
grenade, ou que, sur l'autre exemplaire, moins immédiatement révélateur, nous tentons de caractériser
fruste et aux traits moins aplatis, qui est les deux figures sans enfant de la collection
maintenant perdu, Fernique nous montre assise Barberini, leur attitude, telle qu'elle se définit
comme ses congénères, la main droite ouverte sur le par la position combinée des deux mains, se
genou, tandis que, de l'autre côté, «elle tient le ramène à trois variantes possibles: main
bras gauche courbé et couvre un objet rond» simplement posée sur le genou, ou tenant un fruit,
non identifié187. C'est, surtout, à propos de la ou encore ramenée sur la poitrine. Chacun de
première figurine que la question se pose, si tant ces trois gestes apparaît d'ailleurs sur les types I
est que l'on puisse conclure qu'une statuette et III : toutes les courotrophes de la collection
assise est, par principe, une représentation Barberini et de la collection Fol portent leur
divine, et, inversement, une statuette debout, une main à leur poitrine pour en presser leur sein et
représentation humaine188, et considérer, d'autre les deux déesses trônant en couple, un enfant à
part, le fruit qu'elle présente de la main gauche leurs pieds, tiennent, elles aussi, l'une de leurs
comme une offrande à la divinité. En fait, ni l'un mains ouverte et, dans l'autre, un fruit,
ni l'autre de ces deux critères ne sont similitude qui incite à reconnaître dans les deux
déterminants. Le seul fait que Fernique, puis Della Seta, figures du type II des déesses, au même titre
loin de la rejeter catégoriquement parmi les que leurs homologues des types I et III. Mais,
figures humaines, aient réservé leur jugement, surtout, ces diverses attitudes, loin d'être isolées,
est déjà une incitation à la prudence, et, si la se retrouvent sur les terres cuites des autres
position debout convient aux offrantes ou aux dépôts votifs et dans l'iconographie des déesses
prêtresses qui «se tiennent» en présence de la comparables à la Fortuna de Préneste. La Mater
divinité, rien ne s'oppose à ce que la déesse à Matuta de Satricum est figurée avec la même
laquelle elles s'adressent soit figurée dans la variété de types, tantôt, le plus souvent, en
même attitude. Ainsi la statuette debout dans un courotrophe, avec un enfant qu'elle porte sur les
naos, provenant du sanctuaire de la Malophoros genoux ou qu'elle allaite, mais aussi seule et sans
à Sélinonte, et que ce détail désigne avec attribut distinctif, les deux bras reposant inertes
certitude comme une figure divine189. Ainsi les sur les jambes, comme sur les exemplaires de
Perséphones debout, coiffées du polos, de Med- Préneste, ou, dans un geste plus animé, avec le
ma190 ou de Megara Hyblaea191, qui, de la main bras qui s'appuie au dossier de son trône ou la
main qui écarte du visage son manteau qui
l'enveloppe comme un voile192. La déesse de
Capoue trône de même, dans l'une de ses
187 Fernique, ov. cit., p. 211, n° 211. grandes statues de tuf, sans enfant, mais tenant
188 G. Zuntz, Persephone. Three Essays on Religion and
Thought in Magna Graecia, Oxford, 1971, p. 95; et, sur les une grenade193. Il se peut que Fortuna
limites de ce critère, sa discussion des p. 96 sq. Primigenia ait été, elle aussi, la déesse à la grenade,
189 E. Gabrici, // santuario della Malophoros a Selinunte, présentant ce fruit qui est, plus que tout autre,
M AAL, XXXII, 1927, pi. LVII, 7. Si bien qu'on peut être tenté par la multitude de ses grains, symbole et
de donner la même interprétation divine des figurines
debout du même type, mais sans naos, pi. LV, 6; LVII, 2,
etc.
190 Trouvée à deux exemplaires, et qui pourrait être la
reproduction d'une statue cultuelle en bronze (P. Orsi, 192 Della Seta, op. cit., p. 303, n° 11112-11114; 11126;
Rosarno (Medma). Esplorazione di un grande deposito di 11117.
terrecotte ieratiche, NSA, 1913, Suppl., p. 87-89 et fig. 99; 193 Ainsi que, de l'autre main, un second attribut, non
Zuntz, op. cit., p. 174, η. 1, et frontispice). identifiable : H. Koch, Hellenistische Architekturstücke in
191 Provenant de la nécropole (Zuntz, op. cit., p. 177 et Capua, MDAl (R), XXII, 1907, p. 415 sq. et pl. XII, 1;
pi. 24c). J. Heurgon, op. cit., p. 335.
46 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

promesse de fécondité et qui, comme tel, est symbolique du geste réaliste de la mère qui, sur
l'attribut chthonien de Persephone et le signe les terres cuites du premier type, tend son sein à
mystique d'Héra194. Mais, quelle que soit sa l'enfant qu'elle allaite, mais, surtout, il rappelle
nature, malaisément discernable, le fruit que très exactement le geste de la déesse nue
Fortuna tient dans sa main, pomme ou grenade, orientale pressant ses seins197, dont il apparaît
revêt la même valeur symbolique : comme la comme un dérivé, et, tout autant que le geste
déesse de Satricum, sur un exemplaire isolé195, nourricier de la courotrophe, il exprime la
comme les Maires celtiques dans leurs maternité essentielle de la divinité. Car, par
représentations traditionnelles, portant sur leurs l'ensemble de son attitude, par la position de ses
genoux les corbeilles chargées de fruits196 qui deux mains, cette statuette debout, que Fernique
évoquent les dons opulents de la terre féconde, ne séparait pas de sa variante assise, participe
Fortuna apparaît à travers lui en dispensatrice en quelque sorte à la fois du type I, la main
généreuse de la fertilité - pouvoir fondamental posée sur le sein comme les courotrophes, et des
de son être divin qui, sur ses représentations types II (assis) et III, tenant un fruit de leur
hellénisées, s'exprimera par un attribut différent, main tendue : geste qui pourrait paraître banal
mais de même sens, la corne d'abondance et les et indifférent, mais qui, loin d'être une
fruits dont elle déborde. représentation occasionnelle et dépourvue d'intention
Quant au dernier geste, celui de la figurine de la figure féminine, reproduit en fait un
debout qui porte la main à son sein gauche, de schéma plastique assez largement attesté par
quelque façon qu'on l'interprète, qu'il couvre ou ailleurs. Cette attitude, une main, la gauche
qu'il désigne le sein de la déesse, sa signification d'ordinaire, comme sur l'exemplaire de la Villa
ne change pas pour autant : attitude hiératique Giulia, reposant sur le genou, l'autre portée à la
qui révèle la divinité, il n'est pas seulement, si poitrine, est aussi celle de maintes déesses
l'on s'interroge sur ses origines, la transposition trônant, ce qui est bien l'argument le plus
convaincant que l'on puisse produire en faveur
du caractère divin de la statuette prénestine,
194 Sur la Persephone de Tarente et le dépôt votif du image non point d'une dedicante, mais de
Pizzone (où l'on retrouve par ailleurs la déesse trônant dans Fortuna Primigenia elle-même. Elle se rencontre en
une attitude hiératique, les mains aux genoux, comme sur les effet sur des terres cuites de provenance variée,
figurines de Préneste et de Satricum), P. Wuilleumier, de Grande-Grèce, de Grèce propre ou d'Asie: à
Tarente des origines à la conquête romaine, Paris, 1939, p. 397 et
511.Άπορρητότερος γάρ έστιν ό λόγος, dit Pausanias, 2, 17, 4, Tarente198, où la déesse, en qui l'on peut
de la grenade que tenait à la main la statue cultuelle d'Héra reconnaître Persephone, porte en outre sur ses
à Argos, œuvre de Polyclète. Les plus anciennes figures, de la genoux un lion qui montre en elle une πότνια
fin du VIIe siècle, trouvées à l'Heraion du Sele, montrent la θηρών; à Argos, sur une statuette d'ivoire de
déesse en courotrophe, trônant, un enfant sur le bras gauche l'Heraion199 et, avec une variante, sur une terre
et tenant la grenade de la main droite; au Ve siècle, elle a
pour attribut la corbeille de grenades, et de nombreuses cuite où Héra, la main posée sur le sein gauche,
grenades de terre cuite lui sont offertes en ex-voto (P. Zan- tient entre le pouce et l'index son voile qu'elle
cani Montuoro - U. Zanotti-Bianco, Cappacio. Heraion alla ramène sur sa poitrine200; à Éphèse, où la plus
foce del Sele, NSA, 1937, p. 219-224, fig. 5-7 et 9). Cf.
P. C. Sestieri, Iconographie et culte d'Héra à Paestum, Revue
des Arts, 1955, p. 149-158, sur la grande statuette (0,45 m) de
terre cuite du Ve siècle, tenant une grenade de la main
droite, qui provient également de l'Heraion et doit être la 197 Cf. l'étude typologique de M. Marconi, op. cit., chapitre
reproduction d'une statue de culte, ainsi que les I, p. 19-67: «La dea che regge o che si stringe i seni» (en
innombrables figurines qui en dérivent. Et, sur les types identiques particulier p. 45 : « II tipo della dea con una mano al
depuis découverts à Posidonia même, P. C. Sestieri, Ricerche seno»).
posidoniati, MEFR, LXVII, 1955, p. 38 sq. 198 Winter, I, p. 122, n° 1; cf. P. Wuilleumier, op. cit.,
195 Della Seta, op. cit., p. 303, n° 11127. p. 397 et n. 2.
196 Pour un choix de monuments figurés, M. Ihm, s.v. 199 Où, de la main, posée sur le sein droit, subsiste
Maires, Matronae, Matrae, dans Roscher, H, 2, col. 2464-2479; l'extrémité des doigts (C. W. Biegen, Prosymna. The Helladic
J. A. Hild, s.v. Matres, DA, III, 2, p. 1635-1639; É. Espérandieu, settlement preceding the Argive Heraeum, Cambridge, 1937,
Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule p. 461-463 et fig. 729-731 (tombe LI).
romaine, s.v. Matrone» à l'index du tome X, Paris, 1928, 200 Winter, I, p. 71, n° 7; L. R. Farnell, The cults of the
p. 269. Greek states, Oxford, 1896-1909, I, p. 223 et pi. Vila.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE COUROTROPHE 47

ancienne statuette découverte dans l'Artemision naissait systématiquement dans ces groupes de
D représente la déesse assise sous un aspect divinités semblables trônant, un enfant à leurs
matronal, une main sur le genou, l'autre sur le pieds, le couple des « Deux déesses », Demeter et
sein droit201. Persephone, Héra, Artémis: cette Koré, avec l'enfant Iacchos204. Point n'est besoin,
tradition iconographique et cultuelle révèle en effet, de faire appel aux déesses d'Eleusis
clairement les origines orientales du type et, par la pour identifier ces figures divines qui, loin d'être
symbolique d'un geste chargé de signification, limitées à leur religion, relèvent d'un type
elle rattache Fortuna Primigenia à la lignée des iconographique bien connu et largement répandu
grandes déesses méditerranéennes de la fertilité. dans le monde méditerranéen205: celui des deux
D'autant que ce geste, par l'accent qu'il met sur déesses identiques ou à peine différenciées, qui
le sein nourricier de la déesse, a la même valeur ne constituent pas à proprement parler un
que sa statue de culte officielle, celle qui l'offrait «couple», c'est-à-dire l'union de deux divinités
à l'adoration de ses fidèles avec, dans ses bras, distinctes, mère et fille divines, bu d'une déesse
l'enfant Jupiter, lactens et Fortunae . . . MAMMAM et de sa parèdre, mais qui sont l'image
adpetens202. dédoublée de la même divinité, figurée deux fois sous
Le dernier type, celui de la double déesse, les traits semblables de deux idoles jumelles.
qui n'a pas derrière lui une tradition Ainsi connaît-on, et il est essentiel de pouvoir
iconographique moins ancienne, puisqu'il est attesté dès mettre un nom sur ces figures jumelées, non
l'époque mycénienne203, pose d'autres seulement une double Héra, une double Artémis,
problèmes, qui concernent sa dénomination. Car, si nul une double Athéna, mais encore, désignées par
ne met en doute son caractère divin, l'identité un pluriel révélateur, des Eileithyiai206, et même
des déesses qu'il figure et la signification
cultuelle de leur couple ont été fort diversement
interprétées. Le temps n'est plus où l'on recon-
204 Gerhard, Antike Bildwerke, Munich-Stuttgart-Tübingen,
1827, pi. II, 1-2 (cf. III, 4); Gesammelte akademische
Abhandlungen, Berlin, 1866-1868, II, p. 357-359 et 391, n. 145;
201 Ch. Picard, Éphèse et Claros, Paris, 1922, p. 489 et 525, Lenormant, s.v. Ceres, DA, I, 2, p. 1049; Hild, s.v. Fortuna, DA,
qui y reconnaît une adaptation, hellénisée et atténuée, du II, 2, p. 1270, n. 17.; E. Pottier, Les statuettes de terre cuite
geste de l'Ishtar pressant ses seins. Le même geste apparaît dans l'antiquité, p. 58 et 214. Sur les absurdités auxquelles
dans diverses autres terres cuites, figurant des divinités non conduisit ce préjugé, qui allait jusqu'à l'aveuglement, Maule-
identifiées : à Myrina, où E. Pottier et S. Reinach, La Smith, op. cit., p. 68 : c'est ainsi que l'on crut reconnaître la
nécropole de Myrina, Paris, 1887, II, p. 461 sq.; 543, n° 194; et pi. triade éleusinienne dans une série de terres cuites du dépôt
XLIV, 2, la définissent comme « un type très connu de déesse votif du temple dit de «Minerva Medica», découvertes en
assise qu'on peut assimiler à Demeter ou mieux encore à 1887 sur l'Esquilin (Visconti, Trovamenti di oggetti d'arte e di
l'antique Aphrodite-Astarté » et justifient son style archaïque antichità figurata, BCAR, XV, 1887, p. 195 sq.; H.Stuart Jones,
par «la perpétuité des types divins que la tradition avait A catalogue of the ancient sculptures of the Palazzo dei
consacrés et que l'imagerie religieuse ne voulait pas Conservatori, Oxford, 1926, p. 308-312, n°20; 22; 27; 29; 34;
modifier»; également Winter, I, p. 89, n° 4 (Troade); n° 6 36; 44; 46), qui reproduisent en fait le type bien connu de
(Bosphore); et transposé, au prix de certaines variantes, dans triade étrusco-italique où sont associés un dieu, une déesse
d'autres formes plastiques : sur un vase de Sigée, en forme et un jeune dieu assis sur les genoux de cette dernière (sur
de femme qui presse son sein de la main droite et porte la ces confusions entre couple dieu-déesse et couple des «zwei
gauche à son flanc (Winter, I, p. 20, n° 8), et, à Vulci, sur le neben einander thronende Göttinnen», Usener, cité ci-
bronze laminé de la tombe d'Isis, où un buste féminin, dessous, p. 203, et les types reproduits par Winter, op. cit., I,
reposant sur une base cylindrique ornée d'animaux, porte la p. 134, qui mêlent indistinctement les deux formes, pourtant
main à son sein droit (Giglioli, L'arte etnisca, pi. LXXXVI, si différentes, de dyades; et, maintenant, L. Gatti Lo Guzzo, //
1-3; A. Hus, Les bronzes étrusques, coll. Latomus, 139, deposito votivo dall'Esquilino detto di Minerva Medica,
Bruxel es, 1975, p. 17; 72; pi. 8). Florence, 1978, p. 29 sq.).
202 Din. 2, 85. 205 Sur les termes dans lesquels se pose maintenant le
203 Sur un groupe d'ivoire, d'inspiration Cretoise, problème, P. Demargne, Plaquettes votives de la Crète
provenant de l'Acropole de Mycènes, où les Deux déesses, archaïque, BCH, LIV, 1930, p. 195-204; et La Crète dédalique, Paris,
accroupies à terre, sont enveloppées dans le même himation, 1947, p. 299-303 : plaquettes de terre cuite de l'Anavlochos
tandis qu'à leurs pieds joue un jeune enfant, qui s'appuie aux (VIIe - début VIe siècle), et leurs antécédents hittites
genoux de l'une d'elles: Ch. Picard, Les «deux déesses» et (cylindre de la fin de l'âge du bronze), syriens et
l'enfant divin, à l'époque minoenne, RA, XX, 1942-43, p. 83-86; chypriotes.
cf. XXIII, 1945, p. 141 sq.; et Monuments Piot, XLVIII, 2, 1956, 206 \ Délos, groupe de l'Heraion (des types identiques sont
p. 18 sq. attestés à Samos et à Rhodes); en Laconie : Artémis Orthia à
48 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

des Dionysoi207. Car il n'est dans le monde grec bien, comme la matrone romaine qui vénérait
pour ainsi dire aucune divinité, dieu ou déesse, dans le temple de Fortuna Muliebris les deux
qui ait été soustraite à cette tendance générale statues de la déesse, ou comme ces «Grecs de
au dédoublement, qui a abouti à la constitution l'époque archaïque [qui] paraissent s'être plu à
de dyades et même, l'évolution se poursuivant, redoubler l'image de leurs déesses dans les plus
de triades divines208. En Italie même, nous en anciens de leurs sanctuaires»211, n'y voyait-il que
trouvons un exemple d'autant plus saisissant la figure d'une seule et même Fortuna
qu'il nous est précisément offert par le culte de Primigenia, reproduite à deux exemplaires? En d'autres
Fortuna : à Antium, en effet, nous le savons par termes, la forme iconographique de la déesse,
plusieurs textes littéraires et par les monnaies qui est celle du dédoublement, recouvre-t-elle,
que, sans doute en 19 av. J.-C, Q. Rustius fit pour le fond, une pluralité ou une unicité
frapper à leur effigie, elle était officiellement théologique? La question est d'autant moins
honorée sous la forme de divinités jumelles, superflue qu'on trouve, chez Stace, une allusion à
figurées par deux statues cultuelles, celles des d'énigmatiques Praenestinae sorores212, qui est
Fortunae Antiates ou Antiatinae209 . Dès lors, la susceptible d'être exploitée à des fins diverses.
conclusion ne fait plus de doute : les terres L'explication classique est que le poète a
cuites prénestines des deux déesses ne sont simplement commis une confusion entre la Fortune
autres que des représentations de Fortuna de Préneste et les Fortunes-sœurs d'Antium et
Primigenia elle-même, sous une forme dédoublée. abusivement appliqué à la première le pluriel
On en doutera d'autant moins que, à la dualité qui, en toute rigueur, ne convient qu'à la
reconnue des Fortunes d'Antium, s'ajoute un seconde213. Mais d'autres, comme Fernique et Usener
troisième témoignage : le fait que, à Rome, le ou, plus près de nous, H. Lyngby et M. L. Sce-
temple de Fortuna Muliebris ait abrité deux vola, ont écarté cette explication par l'erreur, qui
statues de la même déesse210 confirme n'est, de fait, qu'une interpretatio facilior, et,
l'incontestable tendance à la duplication qui existait rapprochant le parallèle antiate, les terres cuites
dans le culte de Fortuna. prénestines et le texte de Stace, ils ont songé à
Toutefois la signification et la portée exactes une possible dualité de Fortuna Primigenia214,
de ce dédoublement, tel qu'il apparaît à Pré- cependant que, dans une autre perspective,
neste, posent de délicates questions, auxquelles F. Altheim voyait dans les Praenestinae sorores
on ne saurait répondre directement. Imaginons du poète les deux Fortunes distinctes, dérivées
que l'on ait demandé au dédicant d'une de ces des deux Tychés, l'une mère, l'autre fille de
statuettes quel nom il donnait à l'image divine Zeus-Jupiter, qu'il place aux origines du culte,
qu'il offrait ainsi à la maîtresse du sanctuaire : y selon lui biparti, de Préneste215.
reconnaissait-il, comme l'eût fait un dévot du
temple d'Antium, des Fortunae, au pluriel, ou
211 P. Demargne, BCH, LIV, 1930, p. 200.
212 Silu. 1, 3, 80.
213 Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 153,
Sparte; à Rhodes encore: Athéna de Lindos; sanctuaire des n. 4; Wissowa, RK2, p. 259, n. 2; Otto, RE, VII, 1, col. 25.
Eileithyiai à Mégare, cf. //. 11, 270; 19, 119, et des peintures 214 Fernique, Étude sur Préneste, p. 79 sq.; Usener, op. cit.,
de vases, etc. Pour l'ensemble des références : P. Demargne, p. 202 sq. M. L. Scevola, Culti mediterranei nella zona di
loc. cit. Anzio, RIL, XCrV, 1960, p. 225, également influencée par
207 Dans l'île de Nisyros : IGI III, n° 164; Usener (cf. F. Altheim, croit elle aussi à l'existence, avant même l'hel-
n. suiv.), p. 189. lénisation de Fortuna, d'un culte indigène primitif de deux
208 Sur ce phénomène, cf. l'étude fondamentale de H. Fortunes déjà différenciées et apparentées à celles
Usener, Dreiheit, RhM, LVIII, 1903, p. 1-47; 161-208; 321-362, d'Antium.
notamment, p. 195-200, la liste exhaustive (reproduite infra, 215 Terra Mater, p. 42; déjà, en ce sens, Hild, DA, II, 2,
p. 169 sq.), depuis Aphrodite jusqu'à Zeus, des divinités qui y p. 1270 et n. 18; et C. Thulin, Minerva auf dem Capitol und
ont. été soumises. Nous revenons nous-même, p. 169-174, sur Fortuna in Praeneste, RhM, LX, 1905, p. 261, n. 1. Depuis,
ce problème complexe, à propos des Fortunes d'Antium. H. Lyngby, Tempel, p. 26 sq., qui, s'inspirant à la fois de
209 Sur le couple des Fortunes d'Antium, cf. les références F. Altheim et de Thulin, explique les Praenestinae sorores de
littéraires, épigraphiques et numismatiques citées infra, Stace par une dualité interne de la Fortune de Préneste,
p. 149 sq. dans laquelle, fidèle à sa théorie du couple de la Fiancée et
210 Dion. Hal. 8, 56, 2; Plut. Coriol. 37, 5. de la Nourrice (infra, p. 249 sq. et n. 3), il reconnaît d'une
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE COUROTROPHE 49

A vrai dire, l'indice que l'on prétend tirer du des Silves219 rendent parfaitement possible
texte de Stace est des plus fragiles et l'on ne l'imitation. Mais, plus encore, la parenté des deux
saurait en conclure, comme le suggèrent Ferni- textes, qui va bien au delà des expressions que
que ou ses émules, que Préneste aurait nous avons citées et que révèle leur structure
effectivement connu le culte d'une double Fortune, d'ensemble220, permet de conclure qu'il s'agit là,
comparable à celui des deux déesses d'Antium. de la part de Stace, non d'une vague
Ce qui ne nous oblige pas nécessairement à faire réminiscence, mais d'une imitation consciente du vers
nôtre la première hypothèse, car, entre la pure de Martial. Ainsi le poète des Silves se trouve-t-il
inadvertance et le témoignage véridique, il y a absous d'une erreur que les historiens de la
place pour une troisième explication. Ni religion romaine ne lui pardonnaient qu'avec
méprise, ni document historique, l'expression de Stace condescendance : la pompeuse périphrase qui
est assurément voulue; mais elle ne relève, rehausse l'éloge de la villa de Vopiscus n'est
croyons-nous, que de l'intention littéraire. Car qu'un emprunt à Martial; et les Praenestinae
elle ne se justifie pas seulement par la liberté sorores qu'il évoque, et qui ne sont nées que d'un
souveraine du langage poétique qui n'hésite pas
à assimiler, hardiment, les deux grands cultes
oraculaires de Fortuna216. Mais, dans la
description de la villa que Manilius Vopiscus possède à 219 La date de publication du livre V de Martial se situe à
Tibur, voisine de Préneste, elle fait directement l'automne 89 (cf. l'éd. de H. J. Izaac, Les Belles Lettres, I,
écho à un texte de Martial, à la pièce liminaire p. XXVII, d'après Friedländer); celle du livre I des Silves, en
92-93 (H. Frère, op. cit., p. XXI). Il est parfois possible de
du livre V, dédié à Domitien, où le poète imagine préciser davantage la date de composition des poèmes divers
que l'empereur, séjournant à Antium, inspire que Stace réunit ensuite pour en former le recueil des Silves
leurs réponses aux deux Fortunes-sœurs, ueridi- (cf. les synchronismes établis par H. Frère, op. cit., p. XXII-
cae SORORES217. L'emploi du même mot n'est XXV). La pièce 1, 3 ne se prête malheureusement à aucune
sans doute pas fortuit. Le fait que «Stace et confrontation de cette nature; mais les pièces les plus
Martial passent leur temps à « se reprendre » l'un anciennes du recueil, comme 1, 2 et 1, 4, sont de toute façon
postérieures à l'automne 89.
l'autre»218 et, surtout, l'antériorité certaine du 220 Outre la structure des deux vers, identiques par l'ordre
livre V des Épigrammes par rapport au livre I des mots et la disjonction, et où tout se passe comme si
Praenestinae se substituait purement et simplement à tieri-
dicae,
Mart. 5, 1, 3 seu tua ueridicae discunt responsa
part la Primigenia - surnom caractéristique des «jeunes sorores
filles » divines -, fille de Jupiter, d'autre part, la courotrophe silu. 1, 3, 80 et Praenestinae poterant migrare sorores,
allaitant Jupiter et Junon. On ne saurait davantage, pour les deux éloges, celui de l'incomparable Domitien et celui de
d'évidentes raisons, retenir la bizarre suggestion de P. Min- la villa, incomparable elle aussi, de Vopiscus, se développent
gazzini, Arch. Class., VI, 1954, p. 297 et η. 4, qui envisage que suivant le même mouvement: les vers de Stace, silu. 1, 3,
deux statues de Fortuna, la courotrophe assise et une autre 76-88, apparaissent, rapprochement flatteur pour le
statue debout, selon le type le plus fréquent, auraient eu leur destinataire, comme une variation sur le texte de Martial, 5, 1, 2-6, et
place, l'une à l'ouest, l'autre à l'est, sur la terrasse des les deux poètes décrivent, selon le même itinéraire (à une
hémicycles {supra, p. 16), ce qui justifierait le pluriel de exception près, qui concerne Gaète), le même paysage
Stace; à moins, ajoute l'auteur, «che anche le sortes géographique et mythologique :
avreb ero potuto essere chiamate poeticamente sorelle» - ce que Martial Stace
l'on croira difficilement.
216 De cette liberté, non plus poétique, mais rhétorique, le bois de Diane Triuiam nemoralem . . . Phoeben
nous trouvons un bon exemple dans l'accumulation oratoire à Némi
de Fronton, p. 150, 21 Van den Hout, qui, entraîné par son Fortuna à Antium ue ridicae ... Praenestinae... sorores
allusion aux Fortunes d'Antium et le pluriel initial qu'elle et Préneste sorores
imprime à sa phrase, met, avec plus de hardiesse encore, Gaète Aeneae nutrix Phrygio . . . mitis alum-
toute la suite de l'énumération au pluriel, y compris no I ... anus
l'abstraite Fortuna Respiciens, pour, il est vrai, conclure sur les Circé et le cap filia Solis perfida Circes
« Fortunes » particulières des bains, aussi multiples, par Circei
essence, que les Genii: omnis Fortunas Antiatis, Praenestinas, Anxur candidus Anxur arcesque superbae /
Respicientis, balnearum etiatn Fortunas omnis. Anxyris.
217 5, 1, 3. Cf., en des sens différents, les commentaires de Vollmer,
218 H. Frère, éd. de Stace, Silves, I, Les Belles Lettres, Leipzig, 1898, ad loc, p. 277 sq., et H. Lyngby, op. cit., p. 49-
p. IX. 53.
50 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA»

jeu littéraire, ne sauraient être tenues pour le l'Aventin, qui semble avoir eu dans son culte
reflet d'une authentique réalité cultuelle. valeur de tradition221. De même, M. Anicius,
Restent les terres cuites qui constituent donc ramenant à Préneste, en 216, les valeureux
la seule preuve irréfutable que nous ayons, à soldats qui avaient survécu au siège de Casili-
Préneste, d'un dédoublement de Fortuna. Mais il num, ne dédia-t-il pas simultanément trois
faut se garder de confondre théologie et statues à Fortuna Primigenia elle-même, dans son
iconographie et, sur la seule existence de temple contigu au forum de la ville222?
représentations analogues, de conclure à l'identité des Quant aux terres cuites votives, ce thème
déesses ainsi figurées. Chez les Fortunes d'An- iconographique ne leur est pas moins familier.
tium, le dédoublement de la divinité a atteint Outre les figurines, provenant de Préneste, que
son terme et acquis valeur canonique : elles sont nous avons signalées, le même type est attesté
deux dans leurs statues de culte, et deux dans par plusieurs autres spécimens à Caere et à
leur nom rituel, Fortunae Antiates ou Antiatinae. Véies, qui en offre l'exemplaire le plus ancien223.
A Préneste, au contraire, Fortuna Primigenia a De même dans le sanctuaire de la déesse-mère
toujours conservé son nom au singulier, aussi de Capoue, une Junon, vraisemblablement :
bien que la Fortuna Muliebris romaine, malgré outre les grandes statues de tuf et les menus
les deux statues cultuelles par lesquelles elle ex-voto d'argile que nous avons cités, au type de
était représentée dans son temple de la Via la déesse unique, courotrophe ou non, ses fauis-
Latina. Même si, comme nous l'avons montré, la sae ont également livré plusieurs de ces figures
déesse de Préneste était honorée dans plusieurs doubles, de déesses soit assises, soit debout,
sanctuaires, non seulement deux, mais trois, rien siégeant l'une auprès de l'autre sur le même
ne permet de croire, comme le voudrait F. Al- trône, ou se tournant le dos à la manière d'un
theim, qu'ils aient été dédiés au culte de deux groupe janiforme224, avec cette même liberté
Fortunes distinctes, ni même, solution de pis- dans le choix des variantes, que l'on constate par
aller à laquelle on pourrait se rallier et qui ailleurs, à Satricum comme à Préneste, et qui
rejoindrait la thèse de Fernique, que le culte n'hésite pas à montrer la même déesse sous des
populaire de deux Fortunes jumelles se soit traits différents. Aussi pouvons-nous avoir la
jamais ajouté au culte rendu à Fortuna certitude que, loin de figurer quelque «double
Primigenia sous sa forme officielle, celle d'une divinité Fortune», définitivement scindée en deux divi-
unique, à la fois maternelle et oraculaire. Les
terres cuites de Préneste au type des deux
déesses prouvent seulement que, pas plus que
tant d'autres divinités du monde méditerranéen, 221 Pour l'ensemble des faits, infra, p. 170 (Junon) et 173
(Diane).
elle n'a échappé à cette propension au 222 Liv. 23, 19, 18 {supra, p. 20).
dédoublement qui, dans la religion grecque, apparaît 223 « Quite archaic, recalling Greek work of the end of the
comme un phénomène universel, atteignant sixth century» (Villa Giulia, inédit: Maule-Smith, op. cit.,
toutes les déesses et tous les dieux, et dont l'Italie, p. 118, n. 3; cf. p. 105). Beaucoup d'erreurs ont été
elle aussi, offre maints exemples. De là, non commises sur ces couples de deux déesses. La vingtaine
d'exemplaires, appartenant à huit types différents, que présente
seulement ces dyades, mais aussi ces triades qui Winter, Typen, I, p. 134, rassemblent indistinctement les
représentent, sous une forme double ou triple, couples dieu-déesse (les n° 3-5; 6; 8; sur ces erreurs
des divinités que leur théologie n'en conçoit pas d'identification, supra, p. 47, n. 204), et les couples de deux
moins comme substantiellement unes. Pour nous déesses. Seuls appartiennent à ce dernier groupe les types 1
en tenir au seul domaine italique, Junon et (deux déesses et un enfant; attributs: la patere et l'oiseau;
mais de provenance trop vague, «aus Italien», pour entrer
Diane, déesses-mères comme Fortuna, davantage en ligne de compte); 2 (6 exemplaires, 4 de
manifestent, dans leur iconographie, la même tendance Préneste - ceux que nous venons précisément d'étudier -, un
à la multiplication qui se traduit, à Némi, par la de Caere, un «aus Italien»); 7 (de tous le plus évolué, de
triple statue cultuelle de Diana Nemorensis, et, Caere, du temple de la Vignacela, qui pourrait, selon
pour Junon, par sa figuration sous forme double Maule-Smith, op. cit., p. 72, avoir été consacré à Artumes, où
les deux déesses trônent, une patere à la main, avec, à leurs
à Capoue, l'une et l'autre reproduites sur des pieds, un faon et, à l'arrière-plan, un enfant et le palmier de
monnaies, et, à Rome, par l'offrande répétée de Délos).
deux statues de cyprès à la Junon Reine de 224 J. Heurgon, op. cit., p. 373.
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE COUROTROPHE 51

nités distinctes, quoique jumelles, le couple pré- Fortuna Primigenia de Préneste l'une de ces
nestin des deux déesses à l'enfant225 représente, innombrables déesses-mères qui dominent les
aussi bien que les types précédents, l'unique religions locales de l'Italie archaïque, sœur de la
Fortuna Primigenia dans sa fonction constante double Fortune d'Antium, de la Diane de Némi,
de divinité maternelle et courotrophe. de la Mater Matuta de Satricum, de la Junon de
Ainsi le quadruple témoignage de l'épigra- Capoue, pour ne citer que les plus illustres
phie, à travers les dédicaces des matrones, des d'entre elles.
monuments figurés, avec sa statue de culte Courotrophe au sens propre, protectrice,
officielle et les humbles terres cuites funéraires comme la Diane et la Junon Lucina de Catulle,
ou votives que lui consacraient ses fidèles, de de l'enfant et de sa mère,
l'onomastique, qui lui conférait l'épiclèse de Dianae sumus in jide
Primigenia, et du mythe, qui faisait d'elle la mère puellae et pueri . . .
nourricière de Jupiter et de Junon, donne-t-il de tu Lucina dolentibus
la Fortune de Préneste l'image constante et Iuno dicta puerperis227 ,
homogène d'une déesse fondamentalement
Fortuna Primigenia est, d'abord, toute-puissante
féconde et maternelle. Parmi cet ensemble, la
dans le domaine des naissances, des
collection des terres cuites prénestines constitue
accouchements et de la vie fragile du nouveau-né, comme
un groupe de documents particulièrement
l'expriment son nom, Primigenia a gignendo, aux
précieux, tant pour la connaissance du contenu
termes mêmes de Cicéron {leg. 2, 28), la
doctrinal de sa religion que pour la
dédicace d'Orcevia, qui lui fut offerte nationu cratia,
compréhension de la croyance réelle qu'elle inspirait :
et les terres cuites qui placent sous sa
elles permettent en effet une analyse complète
sauvegarde le petit enfant qu'elle porte dans ses bras
du concept multiforme de courotrophie et,
et qu'elle allaite, aussi bien que les jumeaux
surtout, nous révèlent les aspects affectifs les plus
divins de sa statue cultuelle ou celui, plus âgé,
profonds de la piété qui unissait la déesse à ses
qu'elle regarde à ses pieds, ou encore les
fidèles. Car, mieux encore que toute autre
nourrissons au maillot dont l'image lui était
source et surtout que les expressions plus officielles
consacrée. Religion, à cet égard, essentiellement
de son culte, la religion populaire des dépôts
féminine, comme le suggère, dans le dépôt de terres
votifs226 nous permet de reconnaître dans la
cuites que Fernique découvrit en 1878, la nette
prédominance des têtes de femmes sur les
effigies masculines228. Mais aussi religion d'une
225 Tous les auteurs qui ont décrit ce groupe y ont, sans déesse guérisseuse229, mère secourable dont les
conteste, reconnu un garçon, même si, en l'occurrence, le
terme d'« enfant» peut être ambivalent: Fernique, Étude sur
Préneste, p. 211, n° 209 : «un enfant»; Usener, op. cit., p. 203 :
«mit einem Knäblein»; Della Seta, op. cit., p. 464, n° 13547: l'Etat romain, on se reportera au livre déjà cité de Maule et
«un bambino»; M. Moretti, op. cit., p. 309: «un puttino». Smith, Votive religion at Caere, passim, notamment les
Seuls Maule-Smith, op. cit., p. 118, n. 3, y voient, chapitres II et III où les auteurs, à partir de quelques terres
curieusement, «[a] little girl», sans d'ailleurs, comme on eût pu s'y cuites du dépôt votif de la Vignacela, dégagent « Some
attendre, la mettre en relation directe avec la Junon enfant matters of method» et appellent «Towards an exchange of
de Waedes) louis Pueri. Bien que, en l'état actuel, comme, information» sur la religiosité réelle et personnelle qui se
sans doute, en l'état originel, très fruste, de la statuette, concentrait sur les déesses-mères d'Étrurie méridionale et
exposée à la Villa Giulia, ce genre de détail soit malaisément du Latium. Cf. la recension de R. Bloch, Les dépôts votifs et
discernable, nous ne voyons, pour notre part, aucune raison l'étude de la religion étrusque et romaine, REA, LXIII, 1961,
de remettre en cause l'identification traditionnelle et de p. 96-100.
déceler a little girl dans ce petit personnage (l'ensemble du 227 34, 1 sq. et 13 sq.
groupe, notre PL VI, 1, ne dépasse pas 0,13 m) selon toute 228 RA, XXXV, 1878, p. 240. La même observation
apparence asexué. s'applique aux dépôts votifs de Capoue (J. Heurgon, op. cit.,
226 Pour ce qui suit et pour l'apport irremplaçable et le p. 334) et de Satricum (Della Seta, op. cit., p. 302).
renouveau que leur étude, jusqu'à présent trop négligée au 229 Dont le culte dut être saisi de la même « follia
profit de la religion romaine pontificale et de ses terapeutica» (Della Seta, op. cit., p. 166) qui, à partir du IVe
codifications systématiques, procurerait à la connaissance de la siècle, s'empara de tous les sanctuaires italiques et qui, selon
religion italique, considérée dans sa réalité vivante, et non l'expression pittoresque de Maule-Smith, op. cit., p. 63, « had
sous la forme artificielle qu'elle revêt dans la religion de made something like a clinic of every village shrine».
52 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

pouvoirs curatifs et tutélaires étaient sans type de la Mère divine que nous renvoie
limites, comme l'indiquent les nombreux ex-voto l'universalité des courotrophes locales, celle de
anatomiques, de toute nature, qui proviennent Fortuna Primigenia comme de ses homologues
du même dépôt, le seul, parmi tous ceux qui ont italiques. Accoucheuse, nourricière, guérisseuse et
été trouvés sur le territoire de Préneste, qu'on funéraire, attachée à l'apparition de la vie, à sa
puisse être enclin à lui attribuer. Déesse à qui conservation et à sa renaissance, elle est
ses fidèles confient toutes leurs espérances et réellement la Mère surnaturelle de ses fidèles,
qui les guérit de tous leurs maux, son rôle ne l'universelle protectrice qui les défend dans les
s'achève pas avec la vie d'ici-bas. Toute-puissante périls de la naissance et de la maladie et qui les
sur le monde des vivants qu'elle faisait naître à suit jusque dans la tombe.
la lumière, elle ne l'était pas moins sur le destin S'il est, toutefois, un trait spécifique de la
posthume des morts que, telle, depuis un religion prénestine, c'est bien dans cette
lointain passé, la courotrophe Cretoise de Mavro domination sans conteste, qui s'impose aux dépens de
Spelio, telle, plus proche d'elle à la fois dans Jupiter lui-même. Au terme de leur analyse de la
l'espace et dans le temps, la courotrophe religiosité étrusco-latine, telle qu'elle s'exprime
sicilienne de Megara Hyblaea230, elle recevait en son par les terres cuites des dépôts votifs,
sein maternel pour les protéger dans leur vie Q. F. Maule et H. R. W. Smith en viennent à
d'outre-tombe et, donneuse de toute fertilité, opposer la primauté de hire des dieux, qui
pour les conduire à une nouvelle naissance. s'affirme dans les manifestations des cultes
Non que Fortuna Primigenia fût, en elle- officiels, à la primauté de facto des déesses, qui
même, une divinité funéraire, déesse de la mort régnent miséricordieusement sur la piété
et souveraine des royaumes infernaux. Le rôle populaire231. Or, à Préneste, l'une et l'autre
qu'elle joue en ce domaine, et que nous ne coïncident : la domination de droit de la Primigenia,
percevons qu'à travers les deux terres cuites souveraine et poliade, et l'emprise de fait que,
funéraires découvertes au siècle dernier, reste maternelle et tutélaire, elle exerce sur la
secondaire et de toute façon accessoire. Mais, croyance de ses fidèles. Aussi nul dieu n'est-il de
héritière de la Terre-Mère méditerranéenne, stature à rivaliser avec elle, et l'impérialisme de
maîtresse des vivants et des morts, et, d'autre Fortuna y exclut celui de Jupiter. Le culte local
part, grande divinité locale dont l'image, placée de Jupiter Imperator, malgré l'emphase, toute
dans la tombe, est celle de la maîtresse du lieu, prénestine232, de son nom, n'a pas laissé de trace
elle continue d'y dispenser le don vivace de la durable dans l'histoire de la ville, dont il ne fut
fécondité, qu'elle détient suprêmement : déesse, apparemment qu'un culte secondaire233. Tenus
non de la mort, mais de la vie jusque dans
l'au-delà. Ainsi, courotrophe dans la plénitude de
ses fonctions, foncièrement indifférenciée et 231 Maule-Smith, qui, op. cit., p. 102 sq., sont tentés «for
objet d'une dévotion populaire à la confiance describing the religion of all Latium as de hire a religion of
illimitée, qui s'en remet à elle de tous ses gods though de facto a religion of goddesses».
besoins et de toutes ses craintes, elle réalise 232 La vantardise et la superbe des Prénestins étaient
entre ses mains une concentration des pouvoirs proverbiales, comme en témoignent les brocards de Plaute,
Ba. 18:
qui fait d'elle la souveraine, non seulement de Praenestinum opino esse: ita erat gloriostis.
ses fidèles, pris individuellement, mais aussi, N'est-ce pas cette même gloria, et le goût des surnoms
collectivement, de sa ville dont elle est la rutilants par lequel elle se manifeste, qui les inspira
divinité principale et poliade. Cherche-t-on à également, lorsqu'ils firent choix, pour leur déesse poliade, d'un
retracer la genèse de cette omnipotence aux formes titre non moins ostentatoire: Fortuna Primigenia?
tentaculaires, c'est incontestablement à 233 La statue de Jupiter Imperator avait, selon Tite-Live, 6,
29, 8-9, été enlevée de Préneste par le dictateur T. Quinctius
(Cincinnatus), qui s'empara de la ville en 380, et par lui
dédiée au Capitole, entre la cella de Jupiter et celle de
Minerve, avec l'inscription suivante : his ferme incisa litteris
23U E. J. Forsdyke, The Mavro Spelio cemetery at Knossos, fuit : « luppiter atque diui omnes hoc dederunt ut T. Quinctius
ABS A, XXVIII, 1926-27, p. 263; 290 sq. et pi. XXI; A. Evans, dictator oppida nouem caperei». Cicéron, toutefois, Vetr. 4,
The palace of Minos at Knossos, Londres, H, 2, 1928, p. 556 sq. 128-129, quand il dénombre les trois statues de Jupiter
et pi. XXI b; et supra, p. 44. Imperator connues dans le monde (celle du Capitole, une
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE COUROTROPHE 53

en minorité par cette mère dominatrice, les deux re de la déesse prophétique234, sans commune
Jupiters prénestins dont l'existence est plus mesure, l'un comme l'autre, avec leur
sûrement attestée, le Puer et i'Arkanus, homologue romain, le tout-puissant Jupiter Optimus
n'apparaissent, le premier, que comme l'enfant divin de Maximus du Capitole.
la courotrophe, le second, que comme l'auxiliai- Aussi, dans ces conditions, convient-il de
reconsidérer le problème des rapports
généalogiques de Jupiter et de Fortuna, tel que, dans le
seconde à l'entrée du Pont-Euxin, la troisième, enlevée par premier ébranlement causé par la découverte de
Verres à Syracuse; en fait, le Zeus Ούριος des Grecs, cf. la dédicace d'Orcevia, Fortuna Diouo fileia, il a
G. Abeken, Giove Imperatore ossia Ό rio, Ann. Inst., 1839, été posé par la critique à la fin du siècle dernier.
p. 62-72, et P. Cayrel, Autour du De Signis, MEFR, L, 1933,
p. 153-155), rappelle qu'il avait encore pu la voir dans sa L'aspect «fille de Jupiter», sans que, pour autant,
jeunesse, quod in Capitolio uidimus (elle fut en effet détruite nous songions à mettre en doute sa réalité,
lors de l'incendie du temple, en 83), et affirme qu'elle avait n'apparaît à aucun moment dans les monuments
été rapportée de Macédoine par (T. Quinctius) Flamininus, figurés de Fortuna Primigenia. Un point capital,
après sa victoire de Cynoscéphales, en 197. La confusion est
évidemment due à l'homonymie des deux personnages, en revanche, se trouve acquis. Par le témoignage
porteurs du même prénom et du même nom, et que seul irremplaçable qu'elles nous apportent sur sa
leur cognomen, que ne mentionnait pas l'inscription du religion populaire et sur la relation vécue qui
Capitole, permettait de distinguer. Mais de quel côté, de l'unissait à ses fidèles, les terres cuites prénes-
Cicéron ou de Tite-Live, se trouve l'erreur? Selon J. Heur- tines et leurs variations révélatrices sur le type
gon, L· Cincius et la loi du «claims annalis», Studi Malcovati,
Athenaeum, XLII, 1964, p. 432-437; et Un antiquaire du temps canonique que leur offrait la statue de culte,
de Cicéron : L Cincius, BSAF, 1965, p. 35 sq., la notice de nous permettent de voir cette dernière, c'est-
Tite-Live, dans ce passage comme en 7, 3, sur la cella de à-dire de la concevoir, avec les yeux mêmes dont
Minerve et le rite de la plantation du clou, remonte à ils la voyaient. La statue décrite par Cicéron
l'antiquaire Cincius. Mais Tite-Live aurait été doublement cesse d'être le seul document figuré que nous
infidèle à sa source. Car il aurait fait erreur non seulement possédions sur le culte courotrophique de
sur la personne, et confondu T. Quinctius (Flamininus) avec
son homonyme du IVe siècle, T. Quinctius (Cincinnatus), Fortuna : grâce aux frustes terres cuites qui,
mais encore sur la nature de l'offrande : non point la statue désormais, l'entourent, comme elles le faisaient jadis
de Zeus, effectivement placée au Capitole, mais par dans son temple avant d'être mises au rebut
Flamininus, alors que Cincinnatus n'y aurait dédié qu'une dans quelque stipe votiva, nous ne pouvons plus
couronne d'or, comme l'atteste Festus, 498, 4 : trientem tertium douter de l'authenticité du témoignage cicéro-
pondo coronam auream dedisse se lotti donum scripsit
T. Quintius dictator cum per nouem dies totidem urbes et nien, suspecté par Warde Fowler, puis par
decimam Praeneste cepisset. L'emplacement choisi pour l'ex- Meister, tant en raison de sa date tardive que
voto, remarque J. Heurgon, le mur qui séparait les deux parce qu'il reposait sur une œuvre plastique,
chapelles, convient en effet beaucoup mieux à une couronne susceptible d'être influencée par les canons de
qu'à une statue. Pourtant, dans la discussion qui suivit cette l'art grec plutôt que fidèle à la théologie
communication à la Société des Antiquaires de France, il lui
fut objecté qu'une statue pouvait, tout aussi bien, avoir été latine235. Or cette théologie, comme l'iconographie
dressée en cet endroit. J. Bayet, dans son édition du livre VI dans laquelle elle s'incarne, est, invariablement,
de Tite-Live, Les Belles Lettres, 1966, p. 53, n. 1, reste
favorable à la dédicace par Cincinnatus, en 380; surtout si,
comme il semble, l'inscription, que Tite-Live ne cite pas
exactement - ferme -, est démarquée d'un original en une intention particulière, la couronne d'or, pour les neuf
saturniens (cf. le commentaire de Weissenborn-Müller, ad autres villes, d'importance secondaire, et, don majeur, la
loc). Enfin, un argument décisif a été apporté par G. de statue enlevée à Préneste, pour la dixième? Ajoutons que la
Sanctis, Storia dei Romani, II, 2e éd., Florence, 1960, p. 237, confusion entre les deux vainqueurs, outre leur homonymie,
n. 31 : Flamininus n'était pas dictateur; or le titre, que citent a pu également être facilitée par les relations entre Préneste
à la fois Tite-Live et Festus, était un élément authentique de et la famille de Flamininus, dont témoigne la base dédiée
l'inscription, qui fut donc bien gravée par T. Quinctius dans la ville par son propre frère Lucius {infra, p. 80). En
Cincinnatus. Pour le reste, la contradiction entre les sources tout cas, le culte de Jupiter Imperator, tel qu'il avait été
antiques n'est qu'apparente : Tite-Live, qui traite de la pratiqué à Préneste, ne se releva pas de ce coup et aucun
reddition de Préneste, ne mentionne que la statue, prise de autre témoignage ne permet de croire qu'il existait encore à
guerre rapportée de la ville vaincue; Festus, que le poids de l'époque classique.
la couronne, qui, seul, lui importe en l'occurrence. Mais 234 Supra, p. 22.
Cincinnatus n'a-t-il pu dédier simultanément les deux 235 Warde Fowler, Roman Festivals, p. 225 sq.; Meister,
offrandes, peut-être même, si l'on veut assigner à chacune d'elles Lateinisch-griechische Eigennamen, p. 115.
54 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

celle d'une déesse-mère. Sa cohérence est et par les relations de la déesse de Préneste avec
d'autant plus frappante qu'elle s'exprime à travers les pouvoirs établis, les magistrats de la
des types variés, mais qui, tous, ont la même République, les rois d'Orient et les empereurs.
signification symbolique et se rattachent au Pourtant, malgré la dispersion des témoignages qui
thème initial officiellement posé par la statue de s'y rapportent, nous devinons sa continuité,
culte. Doctrine officielle et sentiment populaire héritée de la religion archaïque, qui se poursuit,
en sont d'accord : que Fortuna soit représentée ininterrompue, aux IVe-IIe siècles, toujours
avec ou sans enfant, qu'elle allaite un nourrisson vivante en cette période de désagrégation des
ou veille sur un enfant déjà plus grand, assis à croyances traditionnelles qu'est le dernier siècle
ses pieds; qu'elle tienne la grenade chère à la de la République, où Cicéron mentionne la piété
chthonienne Persephone et à Héra, ou l'un de des matrones comme une réalité contemporaine,
ces fruits que les Maires celtiques portent sur colitur a matribus, avec le verbe au présent. Au
leurs genoux et qui signifient la même fertilité; début de l'Empire encore, un ex-voto de marbre,
ou qu'elle désigne de la main son sein maternel figurant les Fortunes accoucheuses d'Antium et
et nourricier, toutes ces figures sont une dédié dans le sanctuaire de Préneste236, atteste la
illustration vivante du thème de la maternité. C'est vitalité persistante, à travers les siècles, du culte
toujours la même fécondité universelle et courotrophique de Fortuna Primigenia. Même
essentielle, inscrite dans son nom de Primigenia - s'il n'en est pas l'aspect le plus spectaculaire, il
a gignendo, disait Cicéron -, que traduisent ces est une donnée permanente de sa religion.
attributs et ces gestes équivalents, qui Toutefois nous devons constater que, quelle
confirment, s'il en était besoin, que tel est bien l'aspect que soit l'homogénéité de ces divers
fondamental et premier de la déesse. témoignages, il existe, entre certains d'entre eux, un
Si peu précise que soit leur datation, ces évident décalage. S'il ne peut être question de
statuettes des IVe-IIe siècles nous font tirer des quelques terres cuites qui représentent
néanmoins connaître un état de la religion prénestine Fortuna Primigenia des conclusions statistiques
sensiblement antérieur au texte du De diuina- comparables à celles qu'autorisent les quelque
tione et qui rejoint, dans le temps, ces premiers cinq mille et six mille objets du dépôt votif du
monuments du culte de Fortuna que sont Pizzone à Tarente et du fondo Patturelli à Capoue
l'inscription d'Orcevia, du IIIe siècle, et les plus ou, exemple plus fabuleux encore, les trente
anciennes constructions du temple de Jupiter mille pièces de celui du fondo Giovinazzi à
Puer et de la grotte, qui remontent également Tarente237, l'on peut observer néanmoins
aux IVe-IIIe siècles. Ce faisant, elles nous qu'aucune des statuettes trouvées à Préneste n'associe
fournissent quelques éléments d'une chronologie à la déesse les deux enfants divins que l'on
qui, pour être lacunaire, n'en est pas moins* vénérait dans \\aedes) louis Pueri sous les noms
probante. Car cette religion courotrophique de de Jupiter et de Junon238. Comme si la religion
Fortuna Primigenia, essentiellement matronale
et qui se tient à l'humble niveau de la dévotion
populaire, n'a pas laissé dans l'histoire de
236 O. J. Brendel, Two Fortunae, Antium and Praeneste, AIA,
souvenirs éclatants, liés à des noms propres LXIV, 1960, p. 4147. Cf. infra, p. 152-155.
prestigieux : une Orcevia, si illustre que soit sa 237 Capoue : J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 334;
famille dans la noblesse locale, ne soutient pas la Tarente : P. Wuilleumier, Tarente des origines à la conquête
comparaison avec le consul Q. Lutatius Cerco, le romaine, p. 396, n. 7, et 399.
roi Prusias ou, bien plus tard, les princes de la 238 Gerhard avait jadis voulu reconnaître Fortuna, Jupiter
et Junon, dans un groupe de terre cuite, qui représente une
dynastie des Flaviens et, peut-être, des Sévères, femme assise entre deux enfants, un garçon et une fille,
qui firent hommage à la Fortune de Préneste. presque des adolescents, à en juger par leur taille, qu'elle
Religion de femmes, vite ensevelie dans la enlace de ses bras et qui, chacun, posent une main sur le
grisaille quotidienne des accouchements et de la sein de leur mère (Antike Bildwerke, pi. IV, 1 : « Fortuna von
petite enfance, et qui est éclipsée à nos yeux par Präneste»; cf. Text zu antiken Bildwerken: Prodromus,
l'aspect oraculaire du culte, par la mise en scène Munich-Stuttgart-Tübingen, 1828, p. 58-60 et 100, n. 134; et
Lenormant, s.v. Ceres, DA, I, 2, p. 1062 sq. et fig. 1307, qui,
dont s'entouraient les consultations et que décrit dans la même ligne éleusinienne que Gerhard - cf. supra,
Cicéron, et, plus encore, par ses aspects officiels p. 47 - les nomme «Demeter, Coros et Cora»). L'interpréta-
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 55

populaire, prompte à dédoubler, c'est-à-dire à que la Fortune de Préneste dut sa renommée la


majorer la déesse elle-même qu'elle implorait, plus durable dans le monde romain. A elle seule,
n'avait pas prêté une égale attention aux deux sa fonction de déesse-mère, si importante qu'elle
enfants-dieux qu'elle nourrissait, plus sensible à fût, ne pouvait lui conférer qu'un rayonnement
la fonction courotrophique de la divinité, mère limité et ne lui attirer les honneurs et les actions
de qui elle attendait vie, sauvegarde, guérison et de grâces que des matrones de Préneste et des
protection dans les ténèbres de l'outre-tombe, bourgades environnantes. En dehors de la cité,
qu'au mythe théogonique qui plaçait dans ses d'autres déesses analogues, d'autres Fortunes
bras les jeunes dieux de l'Olympe. Jointe à la même, devaient limiter son expansion.
remarque que nous faisions précédemment sur Souveraine sans rivale dans sa ville, elle se heurtait,
l'absence, dans les monuments figurés de sitôt sortie de Yager Praenestinus, à la
Fortuna, de toute référence à sa généalogie officielle concurrence des déesses-mères voisines, ses égales et
de Diouo fileia, cette nouvelle lacune ne laisse ses semblables, la Diane de Némi, la Mater
pas que d'appeler la réflexion. A tel point que Matuta de Satricum, la Junon de Capoue, ou les
l'on pourrait, au moins comme hypothèse de Fortunes d'Antium. Mais son autre fonction,
travail, soupçonner dans l'édifice complexe du celle de distributrice des sorts, l'appelait à un
culte prénestin l'existence de plusieurs couches avenir infiniment plus brillant et à une célébrité
mythiques et rituelles et se demander si, au internationale qui, toutes proportions gardées,
fonds premier du culte rendu à la déesse n'est pas sans rappeler celle des grandes
Primigenia, mère originelle des hommes et d'un divinités oraculaires du monde grec. Sans les sortes
dieu enfant nommé Jupiter, ne se serait pas par lesquelles elle faisait connaître l'avenir,
superposée, dans un second temps, une version Fortuna Primigenia fût restée, comme elles, une
nouvelle du mythe, qui représenterait déjà, sous grande déesse locale, mais sans plus, objet de la
sa forme olympienne, un remodelage du culte, ferveur des foules italiques, mais qui jamais
désormais ouvert à Junon; enfin, au terme n'eût connu cette gloire qui, au delà des mers,
ultime de l'évolution, apparaîtrait la filiation lui valut jusqu'à l'hommage des rois
jovienne de Fortuna, si tardive qu'il n'est pas hellénistiques.
impossible de conjecturer qu'elle reflète une C'est dans la première quinzaine d'avril
innovation savante, une mythologie officielle, qu'avait lieu à Préneste la grande fête de
plus ou moins artificiellement plaquée sur le Fortuna Primigenia. Cette solennité était propre à la
culte primitif, plutôt qu'une tendance spontanée ville : rien n'y correspond, ni dans les calendriers
de l'âme populaire. épigraphiques romains, ni dans les Fastes
d'Ovide. Seuls les Fasti Praenestini la mentionnent;
encore le texte de Verrius Flaccus est-il si mutilé
IV - « Praenestinae sortes»: que la date elle-même ne se laisse déterminer
Fortuna Primigenia, déesse oraculaire que par conjecture. Du moins le contenu de la
notice peut-il être restitué en toute certitude :
Quel qu'ait été son prestige de courotrophe [Biduo sacrific]ium maximu[ni] / [fit] Fortunae
et la foi sans bornes qu'elle inspirait à ses Primli]g(eniae). Vtro eonim die / [eius] oraclum
fidèles, c'est pourtant à son caractère oraculaire patet, Iluiri uitulwn i{nmolant). Ce qui subsiste
de l'original est d'ailleurs suffisamment explicite.
La fête principale de la déesse durait donc deux
jours de suite, les 9 et 10 avril, à ce qu'il
tation, encore citée, quoique avec scepticisme, par Peter semble239, mais l'oracle n'était ouvert que durant
(Roscher, I, 2, col. 1543) et Hild (DA, II, 2, p. 1270), n'aurait
chance d'être acceptable que si l'origine prénestine de la
terre cuite était sûrement établie. Or le dessin en est
emprunté à Montfaucon, L'Antiquité expliquée, Suppl. I,
p. 235 sq. et pi. LXXXV, 2, qui ne donne aucune indication 239 Nous donnons la restitution d'A. Degrassi, /. /., XIII, 2,
de provenance et ne la considère que comme «une mère qui p. 128 sq. et 438, qui diffère légèrement, sans que, pour
embrasse ses deux enfants». Telle est l'unique source de la autant, le sens en soit modifié, de celle de Mommsen, CIL I2,
légende forgée par Gerhard et qui, depuis, est justement p. 235 et 339: [hoc biduo sacrifici]um niaxitnu[tn]; Fortunae
retombée dans l'oubli. Prim[i]g(eniae), utro eorum die oraclum patet, Iluiri uituhim
56 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

l'une de ces journées, qui était le moment déesses que des femelles240. Si bien qu'on a
essentiel de la cérémonie. C'est alors qu'avait prétendu que cette offrande s'adressait non
lieu le sacrifice officiel que les magistrats point à Fortuna, mais à Jupiter Puer24X - au
municipaux offraient à la déesse et qui a beaucoup mépris évident du texte, qui dit expressément
étonné, en raison de la nature de la victime. Car FORTVNAE PRIM[I]G(ENIAE) . . . Iltiiri uitulum
l'immolation d'un veau à une divinité féminine i{nmolant). Il faut en conclure, apparemment,
contredit formellement à la règle de la victime que la notion de victime propre, imperative dans
propre, qui, avant de préciser quelle espèce la religion romaine, n'avait pas la même rigueur
convient à chaque divinité, prescrit d'abord de dans les autres religions italiques. Aussi bien, la
n'offrir aux dieux que des animaux mâles et aux succession des deux jours de fête de Fortuna
Primigenia n'est-elle pas davantage conforme à

i[nmolant]. Longtemps, la critique a été partagée sur la date


qu'il convenait d'assigner à la fête et, entre les 8 et 12 avril,
toutes les combinaisons possibles ont été proposées. Ainsi servées dans les F. Praenestini, l'une, le 16 avril, l'autre, plus
Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1544; Hild, DA, II, 2, p. 1271; claire, le 24, où elle rattache au 23 l'annotation en petits
Fernique, Étude sur Préneste, p. 89, la fixent au 9 et au 10; caractères, lidia Augusta, etc., en face de laquelle elle se
Marucchi, BCAR, XXXII, 1904, p. 239; XXXV, 1907, p. 292; et trouve (/. /., XIII, 2, p. 128-131). Or ni le tracé (de gauche à
DPAA, X, 1, 1910, p. 84, tient pour les 10 et 11; tandis que droite) ni la place (devant la dernière ligne du texte qu'elles
Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 227; 261, n. 81; et 264, concernent) de ces larges courbes ne rappellent
l'imperceptible «lineola» d'A. Degrassi (plus comparable à une
n. 89, hésite entre les 8-9, 9-10 et 10-11; et que Bouché-
Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 150, se garde apostrophe et placée beaucoup trop haut, presque au-dessus de
d'indiquer une date précise. Mais Preller, Rom. Myth., II, ludi). Si délicate que soit l'appréciation de ces détails
p. 191; Wissowa, RK2, p. 260; Otto, RE, VII, 1, col. 27; Latte, paléographiques et quelle que soit l'origine de ce petit trait,
Rom. Rei., p. 179, se sont ralliés à la date des 11 et 12, qui il ne semble donc pas qu'on puisse en tirer les conclusions
était celle non seulement de Mommsen, mais, déjà, de qu'A. Degrassi a voulu en dégager. Aussi garderons-nous,
Foggini, l'éditeur du calendrier de Préneste, en 1779. pour notre part, le calendrier suivant :
Mommsen, cependant (qui, dans la première éd. du CIL I, 1863, (Degr. 10.) ^· Χ Τ "<m tnaximu[m]
p. 316 et 410, avait placé le fragment au 9 avril), après l'avoir, 1^1 Fortunae PrimUig., etc.
dans la seconde éd., en 1893, attribué au 11, d'où, pour la oraclum patet, etc.
fête, les 1 1 et 12, ajoutait : «ut videtur». De fait, A. Degrassi le (11.) 10. XT Ludi in Circo, etc.
rapporte, pour sa part, au 10, ce qui entraîne, pour le 1^1 dedicata est,
biduum, les 10 et 11 avril. Ni l'une ni l'autre de ces deux
solutions ne nous semble toutefois satisfaisante. Dans la rapportant les 1. 4 et 5, comme il s'impose, au 10 avril, les 1. 1
reconstitution de ce véritable puzzle que sont les fragments à 3, au 9, ce qui nous donne, pour les fêtes de Préneste, le
des Fasti Praenestini, un ensemble apparaît, formé par les biduum des 9 et 10 avril.
trois lignes consacrées à Fortuna Primigenia, que nous avons 240 Telle qu'elle est énoncée par Arnobe, 7, 18-19: dis
citées, et par les deux lignes suivantes : Ludi in Circo. M(atri) feminis feminas, mares maribus hostias immolare abstrusa et
d(eum) M(agnae) I(daeae) in Pal[atio~\, quod eo die aedis ei / interior ratio est uulgique a cognitione dimota, et respectée
dedicata est, qui, sans ambiguïté, cette fois, indiquent le 10 par la législation de Cicéron, leg. 2, 29 : iam illud ex instituas
avril. C'est donc à partir de cette date, qui est le seul élément pontificum et haruspicum non mutandum est, quïbus hostiis
connu, que l'on doit essayer de retrouver la date inconnue immolandum quoique deo, cui maioribus, cui lactentibus, cui
de la fête de Fortuna. Tout le problème revient en fait à maribus, cui feminis (même si le principe souffre des
déterminer si les deux notices se réfèrent au même jour, exceptions : cf. Krause, s.v. Hostia, RE, Suppl. V, col. 268-271;
l'une pour Préneste, l'autre pour Rome, ce que croit A. De- Latte, Rom. Rei, p. 380 sq.). De fait, à Rome, lorsque les
grassi, ou si, comme nous le pensons, elles concernent deux Arvales invoquent Fortuna Redux, c'est une bos femina aurata
jours successifs, le 9, puis le 10 avril. L'argumentation d'A. qu'ils immolent en son honneur (CIL VI 2074, 1, 58, et 2086, a.
Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 144 (cf. pi. XLI; mais cette 101 et 213; peut-être aussi 2052, a. 70: [uaccanï]). On ne
photographie du calendrier, reconstitué au Musée national romain saurait, évidemment, tirer aucune conclusion du texte de
en fonction de l'hypothèse du 11 avril, doit être rectifiée par Tite-Live, 45, 44, 8, relatif au double vœu dont Prusias
le dessin de la pi. XLIII, qui montre la discontinuité des s'acquitta en 167 : Romae in Capitolio decem maiores hostias et
divers fragments), se fonde sur la « lineola revocatoria » qu'il Praeneste imam Fortunae (cf. supra, p. 3, n. 4). Du
a été le premier à discerner devant ludi, et qui l'incite à parallélisme des deux sacrifices, il ne s'ensuit nullement que la
rapporter les Megalesia et le natalis du temple de la Magna victime offerte à Fortuna Primigenia ait été, elle aussi, maior
Mater au même jour que le sacrificium maximum de Fortuna plutôt que lactens.
Primigenia, ainsi fixé au 10 avril. Mais ce trait minuscule, qui 241 Bouché-Leclercq, op. cit., p. 149; Preller, Ròm. Myth., II,
apparaît en effet à un œil exercé, a-t-il bien la signification p. 191, n. 2; Hild, DA, II, 2, p. 1271; Vaglieri, BCAR, XXXVII,
qu'on lui prête? Deux «lineae» de cette nature sont 1909, p. 227.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 57

l'usage romain. En de tels cas, les jours la cité, oraculaire et poliade. Ainsi s'expliquerait
consacrés aux dieux sont, rituellement, les jours que, seul, le contenu de la journée officielle eût
impairs, et les feriae qui, à Rome, se poursuivent été mentionné au calendrier, tel du moins qu'il
durant plusieurs jours, se déroulent suivant un nous est parvenu, les sacrifices et les prières que
rythme discontinu, qui laisse libres, dans les maires ne manquaient pas d'adresser à
l'intervalle, les jours pairs : ainsi des Lemuria, qui Fortuna Primigenia et aux enfants divins, Jupiter et
tombent les 9, 11 et 13 mai, jours néfastes, tandis Junon, pouvant n'avoir eu qu'un caractère
que les 10 et 12 sont jours profanes, et même privé242. A l'occasion de la fête de Fortuna, l'on
comitiaux; de même les Lucana des 19 et 21 donnait à Préneste des jeux fastueux qui, par
juillet, jours néfastes également, tandis que le 20 leur durée de huit jours, égalaient ceux de
est jour comitial. Ne cherchons donc pas Rome; d'autant que leur organisation
systématiquement à retrouver dans le rituel prénes- n'incombait pas seulement à la cité, mais, régulièrement,
tin les règles spécifiques de la religion romaine les questeurs de Rome les prenaient à leur
pontificale et son scrupuleux souci du détail. charge et d'autres magistrats romains y
Ce qui, en revanche, suscite un étonnement assistaient, rehaussant ainsi de leur présence l'éclat
plus légitime, c'est que l'oracle, qui était l'une de la cérémonie243.
des pièces maîtresses du culte, n'ait pas été
accessible durant toute la fête, comme cela eût
paru naturel. Y avait-il une journée de 242 Comme, à Rome, les Matronalia du 1er mars, fête de
cérémonies préparatoires, puis, le lendemain, l'essentiel Junon Lucina et des matrones, qui, quel que fût par ailleurs
de la solennité, avec la consultation des sorts et son lustre, n'appartenait pas au cycle des feriae publicae
le sacrifice? Il ne le semble pas. Rien n'indique, (Wissowa, RK2, p. 185).
en effet, que l'ordre des cérémonies ait été fixe. 243 Nous ne possédons que peu de renseignements, et très
indirects, sur ces ludi de Préneste, qui ont beaucoup
Si l'on prend à la lettre les termes de Verrius préoccupé les éditeurs de Cicéron, mais fort peu les historiens de
Flaccus, utro eorum die, ce pouvait être soit le Fortuna, et dans lesquels on a voulu voir des jeux votifs,
premier, soit le second jour, au gré ou des célébrés à l'occasion de la victoire de Thapsus, alors qu'il
duumvirs, ou des prêtres du sanctuaire, ou, plus s'agit en fait de jeux annuels. Les deux sources principales
vraisemblablement, de la déesse elle-même, sont deux textes de Cicéron. Dans le premier, le Pro Plancio,
prononcé en 54, il n'hésite pas à reconnaître les mérites de
puisque, dans le culte de Préneste, rien ne se M. Iuuentius Laterensis, compétiteur malheureux de son
faisait qui n'eût été prescrit par sa volonté, client. Bien mieux, il reproche à la partie adverse, L. Cassius,
Fortunae monitu, comme le répète Cicéron (din. en l'occurrence, de n'avoir pas fait de Laterensis un éloge
2, 86). En tout cas, cette relative improvisation suffisant, et d'avoir passé sous silence les summa ornamenta
n'est pas, elle non plus, dans l'esprit de la dont il pouvait se targuer, pour ne mettre en relief que des
points secondaires de sa carrière et de son activité : Alia
religion romaine pontificale : comme si la quaedam inania et leuia conquiras. «Praeneste fecisse ludos».
religion locale de Préneste eût gardé, en pleine Quid? alii quaestores nonne fecerunt? (§ 63). Tel était donc
époque classique, une liberté d'allure fort l'usage enpour
(c'est,' effet,lesenquesteurs
tant que demagistrat
Rome auromain,
Ier siècle
non av.
comme
J.-C.
éloignée de la pesanteur administrative de son
illustre voisine. Mais pour quelle raison la fête se magistrat municipal, décurion ou duumvir, que Laterensis a
donné cette preuve de munificence; cf. l'éd. de P. Grimai,
déroulait-elle en deux temps et à quels rites était Les Belles Lettres, ad /oc, p. 106, n. 1 ; et Münzer, s.v.
consacrée l'autre journée? Peut-être cette Inventais, RE, X, 2, n° 16, col. 1366). Quant à la date de ces
division répondait-elle à la bipartition que nous jeux de Préneste, elle se déduit, non sans difficulté, d'une
avons déjà constatée dans le mythe étiologique, lettre à Atticus, 12, 2, 2, approximativement contemporaine
dans la structure du sanctuaire et dans la nature de la bataille de Thapsus (6 avril 46). A Rome, les faux bruits
se multiplient sur le cours que prend la guerre et les revers
même de la déesse. Fortuna est à la fois une que César y aurait subis : Ludi interea Praeneste. Ibi Hirtius et
déesse-mère et une déesse des sorts. Il se peut isti omnes. Et quidem ludi dies VIII. Quae cenae, quae deliciae!
que, pendant les deux jours que durait sa grande Res interea fonasse transacta est. Ο miros homines! ... Il est
fête annuelle, elle ait été honorée, malheureusement impossible de déterminer avec exactitude
successivement et séparément, d'une part comme déesse la date de cette lettre. On la datait autrefois de la première
courotrophe par les matrones - de même que quinzaine d'avril, avant que la nouvelle de la victoire de
Thapsus ne fût parvenue à Rome, où elle ne fut connue que
l'était à Rome Fortuna Muliebris -, d'autre part vers le 20 de ce mois. Cependant Schiche, Zu Ciceros Briefen,
par les magistrats, comme divinité principale de Berlin Programm, 1905, p. 8-11, et Jahresberichte des philo-
58 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

On a, en outre, voulu déduire de la brève Verrius Flaccus l'oracle de Fortuna ne


notice des Fasti Praenestmi qu'au temps de fonctionnait qu'un jour par an : utro eorum die [eins]

logischen Vereins, 1908, p. 46, a cru pouvoir établir qu'elle fut laïcisés, les jeux de Préneste, Praeneste ludos edis, existaient
écrite au début de mai, le 4 ou le 5; chronologie qu'ont toujours au Ve siècle ap. J.-C. (cf. A. Chastagnol, La préfecture
adoptée Tyrrell et Purser (IV, n° 459, p. 367), mais dont urbaine à Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960, p. 138, n. 5, et
D. R. Shackleton Bailey, dans son édition des Cicero's tetters 280).
to Atticus, Cambridge, 1966, V, n° 238, p. 298, a montré Quant à l'ordre selon lequel ces huit jours de jeux se
l'invraisemblance : bien que la bataille de Thapsus n'eût pas répartissaient autour des dates majeures des 9-10 avril, nous
mis fin à la campagne d'Afrique (qui ne s'achèvera qu'avec la en sommes là encore réduit aux hypothèses : soit que la fête
prise d'Utique, la chute de Thapsus assiégée et la capture du de Fortuna fût précédée (comme les ludi Apollinares, Ceriales
vaisseau de Scipion; cf. J. Carcopino, César, p. 943 sq.), ou Megalenses), soit qu'elle fût suivie (comme les ludi
qu'auraient eu d'« étonnant» - miros hominesi - les Florales), ou encore encadrée par les jeux (comme les ludi
réjouissances des Césariens à l'annonce de la victoire? La lettre est Romani, quand leur durée eut été portée à quinze, puis seize
donc antérieure, sinon à la bataille elle-même, du moins au jours). Il est en tout cas exclu que, comme l'ont cru Schiche,
moment où elle fut connue à Rome, et D. R. Shackleton Berlin Programm, 1905, p. 9, qui les rapproche du mot
Bailey la daterait, pour sa part, de la fin de mars ou du début d'ordre Félicitas, donné par César à Thapsus {Bell. Afr. 83),
d'avril 46, en tout cas avant le 12, car il tient pour impossible puis Tyrrell-Purser, ad loc, IV, p. 368, les ludi de Préneste
que les jeux de Préneste aient coïncidé avec les ludi Ceriales aient été des jeux votifs, offerts en action de grâces à Fortuna
qui se déroulaient à Rome du 12 au 19 avril. pour la victoire de Thapsus, et cela pour deux raisons. Outre
Cette interprétation, telle qu'elle est formulée et qu'elle qu'il eût été prématuré de se réjouir de la victoire et d'en
rend compte, en particulier, du comportement inconsidéré rendre grâces avant que l'affaire tout entière ne fût réglée
des Césariens, permet donc de rattacher les ludi de Préneste -res interea fortasse transacta est, écrit Cicéron à Atticus -, le
au [sacrific]ium maximu[m] de Fortuna Primigenia, les 9 et texte du Pro Plancio, antérieur de huit ans à la victoire de
10 avril, bien que nous ne puissions suivre l'auteur jusqu'à Thapsus, et qui fait allusion à des ludi répétés, c'est-à-dire
l'extrême fin de ses conclusions. Car le calendrier des jeux périodiques, indique, sans ambiguïté possible, qu'il s'agissait
romains était singulièrement chargé en ce début d'avril, de jeux annuels, qui faisaient partie intégrante de la fête de
occupé, presque sans interruption, par les ludi Megalenses, Fortuna Primigenia. Reste l'hypothèse de P. Veyne, Les jeux
du 4 au 10, puis par les ludi Ceriales, du 12 au 19. Faudra- t-il des questeurs de Rome à Préneste, RPh, XLIX, 1975, p. 89-92,
donc, pour accepter la thèse de l'impossibilité alléguée par qui, sans songer au culte local de Fortuna, ni prendre garde
D. R. Shackleton Bailey, admettre que les seuls jours à leur date, croit que ces jeux furent voués par Sulla pour la
vacants, où les magistrats romains eussent pu se libérer, prise de Préneste qui, en 82, suivit la victoire de la porte
étaient ceux qui, fin mars - début avril, précédaient les fêtes Colline (1er novembre) : mais, dans ce cas, ils auraient eu lieu
de la Magna Mater? Mais qui croira que les Prénestins aient en novembre, non en avril, comme, à Rome, les ludi Victoriae
célébré à cette date des jeux solennels en l'honneur de leur Sullanae, célébrés du 26 octobre au 1er novembre (Degrassi,
déesse, alors que, justement, sa grande fête annuelle avait /. /., XIII, 2, p. 525 sq.).
lieu quinze jours plus tard? Faute de pouvoir préciser Par ailleurs, A. Piganiol, Recherches sur les jeux romains,
davantage la date des ludi de Préneste, nous pouvons donc Strasbourg, 1923, p. 130 et 133, a soutenu que, comme
au moins tenir pour certain qu'ils avaient lieu, au temps de Saturne, comme le Jupiter Latiaris du Monte Cavo, la
Cicéron, durant huit jours, aux environs des 9-10 avril, fête Fortune de Préneste comptait au nombre des divinités qui
majeure de Fortuna Primigenia. Ensuite, nous tombons dans recevaient l'offrande sanglante des mimera, des combats de
le domaine de l'hypothèse. Ou bien les magistrats romains, gladiateurs, survivance des sacrifices humains. Outre les
pris par leurs obligations dans la Ville même, n'auraient, si difficultés inhérentes à ce point de vue, la distinction absolue
l'on en croit D. R Shackleton Bailey, pu se trouver à des ludi et des mimera, qui ne doivent pas coexister lors
Préneste que le 11, conjecture difficile, car le texte de d'une même fête (les spectacles de gladiateurs ne pouvant
Cicéron implique clairement qu'Hirtius, alors préteur, et avoir lieu les jours où l'on célébrait des jeux au cirque ou au
tous les amis de César, isti omnes, passèrent à Préneste les théâtre; cf. Marquardt, Le culte chez les Romains, II, p. 262 et
huit jours entiers que durèrent les jeux. Ou bien, et cette 335), ce qui interdit de les placer au moment des ludi d'avril,
solution nous paraît beaucoup plus plausible, ils étaient et le problème que pose le rapport (nié par Wissowa, RK2,
suffisamment nombreux pour se répartir entre eux les p. 465 sq.) des mimera avec le culte des dieux, cette
multiples devoirs religieux auxquels ils étaient astreints : aux affirmation, qui illustre, sur un point particulier, la thèse
édiles curules incombaient les ludi Megalenses, aux édiles d'ensemble de l'auteur sur Fortuna, hypostase de la Grande
plébéiens les ludi Ceriales, les autres magistrats, questeurs Déesse chthonienne sabine (Essai sur les origines de Rome,
comme Laterensis ou préteurs comme Hirtius, pouvant soit Paris, 1917, p. 109-113), n'est étayée par aucun texte sûr. Sans
demeurer à Rome, soit se rendre à Préneste. De l'importance doute l'existence des mimera gladiatoria est-elle bien attestée
que revêtaient encore pour l'administration romaine de à Préneste : la ville avait son amphithéâtre et son école de
l'Empire les fêtes de Fortuna Primigenia, nous avons un gladiateurs (CIL XIV 2991; 3010; 3014; 3015), qui se
ultime témoignage chez Cassiodore, uar. 6, 15, 2, qui atteste révoltèrent en 64 (Tac. ann. 15, 46, 1). Mais il n'est rien qui
que, présidés par le uicarius urbis et même s'ils étaient alors autorise à rapporter nommément au culte de Fortuna
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 59

oraclum potei244. Qu'il en ait été ainsi à l'origine, remment, ou dans les jours qui suivaient
c'est fort probable : primitivement, l'oracle de immédiatement. Croira-t-on que l'oracle répondait ce
Delphes n'était, lui aussi, ouvert qu'une fois l'an, jour-là à la seule question du prince248, et que les
le 7 du mois de Bysios, anniversaire de la calendes de janvier étaient l'un de ces jours de
naissance d'Apollon et de la fondation de consultations extraordinaires, mais répétées
l'oracle. Mais le succès de la mantique apollinienne pendant les quinze ans que dura le règne de
fut tel qu'il fallut accroître le nombre des jours Domitien, auxquelles Fortuna Primigenia
de consultation, qui avaient lieu régulièrement acceptait de se soumettre par faveur spéciale pour
une fois par mois245, sans compter les l'empereur? La solution paraît bien forcée, qui
consultations extraordinaires. Ces dernières, aboutit, pratiquement, à en faire une
néanmoins, étaient toujours soumises à l'approbation consultation régulière. Il est plus probable que, comme
du dieu et elles étaient, de toute façon, exclues celui de Delphes, l'oracle de Préneste, sans
certains jours néfastes, où Apollon ne daignait jamais aller jusqu'à offrir à ses fidèles les
répondre à aucune question, le consultant fût-il facilités d'une consultation permanente, était, à
Alexandre en personne246. Il en fut l'époque classique et sous l'Empire, ouvert à
vraisemblablement de même à Préneste; car on ne saurait certaines dates, entre autres le premier de l'an et
croire qu'un oracle aussi réputé, clarissumae l'un des deux jours de la fête solennelle de
sortes, selon l'expression de Cicéron {diu. 2, 85), Fortuna, dates peut-être relativement peu
ait pu donner satisfaction à tous les consultants nombreuses, mais dont la fréquence, néanmoins,
en un délai aussi réduit. Nous avons d'ailleurs la s'était nettement accrue depuis le jour unique de
preuve que l'oracle était également ouvert à une ses origines.
autre date, sous l'Empire tout au moins. Suétone Sinon, comprendrait-on l'inquiétude jalouse
rapporte que Domitien le consultait au début de de Properce devant les déplacements incessants
chaque année247, aux calendes de janvier, appa- de Cynthie qui parcourt toutes les routes du
Latium, un jour à Préneste, l'autre à Tusculum,
un troisième à Tibur ou au bois de Némi?
Primigenia les combats que trois sévirs ou duumvirs Pèlerinages fictifs, dont le poète redoute qu'ils
donnèrent l'année de leur charge et qui leur permirent de ne servent à masquer une trahison :
prendre le titre de curator muneris publici (CIL XIV 2972; nam quid Praenesti dubios, o Cynthia,
3011; 3014, ce dernier par trois fois, ///) : rien ne distingue, à
cet égard, Préneste des autres villes d'Italie ou des provinces sortis,
où apparaissent le titre de curator ou la charge de cura quid pens Aeaei moenia Telegoni249?
muneris publici, que nul, dans ce cas, ne songe à rattacher au Mais il eût fallu à l'infidèle une chance singulière
culte de quelque Fortune que ce soit, ainsi à Oea, en
Tripolitaine (CIL VIII 24), à Téate, chez les Marrucins, et pour que, à supposer que le 9, ou le 10 avril, eût
Hadria (IX 3025; 5016), Formies, Fundi (X 6090; 6240; 6243), encore été à cette époque l'unique jour de
Die, en Narbonnaise (XII 1529). Le seul document de consultation de la Fortune, elle eût pu en user
Préneste qui mentionne à la fois les combats de gladiateurs comme d'un prétexte pour dissimuler quelque
et Fortuna Primigenia est l'inscription funéraire de L. Ur- rendez-vous250. D'autant que, dernier indice, le
vineius Philomusus (CIL XIV 3015); mais les gladiator unique
paria X dont il y est fait état sont sans lien avec la déesse, qui
reçoit l'offrande, bien distincte, d'une couronne d'or, et ne
concernent que les jeux funèbres prévus dans son testament
par le défunt : idemque ludos . . . per dies V fieri iussit.
244 C'est l'opinion commune de Bouché-Leclercq, Maruc- dare assueta, extremo tristissimam reddidit nec sine sanguinis
chi et Vaglieri (références, supra, p. 55, n. 239) ; encore mentione.
A. Brelich, Tre variazioni, p. 16. 248 Tel semble être l'avis de Bouché-Leclercq, qui atténue
245 Plut. Quest, gr. 9, 292 d-f. Sur ces détails et, en général, la rigueur de sa thèse en précisant que Fortuna pouvait
sur le fonctionnement de l'oracle de Delphes, Bouché- toujours, à son gré, accorder des consultations
Leclercq, Histoire de la divination, III, p. 84-102, qui, même extraordinaires (op. cit., IV, p. 149 sq.).
vieilli, reste fondamental; et, maintenant, sur la cléromancie 249 Prop. 2, 32, 3 sq. Telegonos, fils d'Ulysse et de Circe, né
delphique, P. Amandry, La mantique apollinienne à Delphes, à Aea, l'île de la magicienne, était le fondateur mythique de
Paris, 1950, p. 30-36 et 81-85. Tusculum.
246 Plut. Alex. 14, 6-7 (cf. Eur. Ion 420 sq.). 250 Ajoutons, en faveur de la multiplicité des consultations
247 Dom. 15, 2: Praenestina Fortuna, toto imperii spatio oraculaires, telle que nous la défendons, que si, comme le
annum noiiiim commendanti laetam eandemque semper sortem croit P. Boyancé, Lucrèce et l'épicurisme, Paris, 1963, p. 211,
60 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

[sacrific^ium maximu[ìrì] du 9 avril n'était pas, voluptueuse de la fertilité, en qui s'incarne la


tant s'en faut, la seule fête de Fortuna. Il en était puissance cosmique de la nature. C'est la même
assurément la plus solennelle, mais l'emploi du vision religieuse qui a présidé à l'organisation du
superlatif implique qu'il existait au cours de calendrier liturgique de Préneste, mais avec
l'année non seulement une seconde fête (dont cette différence essentielle entre les deux cités
l'existence n'eût justifié qu'un comparatif, sacri- que, là, ce n'est point Vénus, mais Fortuna
ficium maius), mais au moins une troisième, et Primigenia, divinité principale de la ville, déesse
peut-être même davantage, en l'honneur de la initiale, mère «originaire» et protectrice des
déesse, au cours desquelles il est naturel de naissances, que l'on invoque en cette période
penser que l'oracle donnait également des d'universelle résurrection et qui inaugure tous
consultations régulières. les recommencements.
La date initiale des 9 et 10 avril répond Mais le printemps est aussi un moment
d'ailleurs admirablement à la double nature, crucial pour nombre de cultes oraculaires. En
oraculaire et maternelle, de la déesse. Il est Babylonie et en Assyrie, la double fête du
normal d'invoquer une déesse de la fécondité au Nouvel An, que les calendriers de Sumer et
printemps, à la saison où la nature entière qui d'Accad fixaient aux deux equinoxes, de
renaît a le plus grand besoin d'être vivifiée par printemps et d'automne, était aussi la fête des Sorts,
l'énergie génésique des puissances surnaturelles. où Marduk, trônant au «lieu des destins»,
L'ancienne année romaine commençait en mars, décidait souverainement des destinées du monde,
mais c'est avril qui, par excellence, était le mois fête de rénovation intégrale et de purification
de l'universelle ouverture. Magis puto dictum, absolue, où l'on récitait en son entier le poème
quod tier omnia aperit, Aprilem, écrit Varron251, de la création. Car « le nouvel an est comme une
qui adopte l'étymologie populaire Aprilis-aperire, création nouvelle, puisque le monde, par la
à laquelle Verrius Flaccus, lui aussi, souscrit volonté du démiurge, est orienté vers des destins
dans les Fasti Praenestini, mais avec une ampleur nouveaux»254. Il en était de même à Préneste, au
naturiste qui révèle une sensibilité plus ardente double seuil de l'année biologique et de l'année
aux phénomènes prodigieux de la vie : i[n civile, le jour d'avril où l'on consultait l'oracle, et
m]ense, quia / fruges flores animaliaque ac maria celui de janvier où Domitien demandait à
et terrae aperiuntur252. Tel est le parti qu'avaient Fortuna de lui révéler les mystères de l'an à venir255.
pris les deux grands grammairiens dans la Quant à Delphes, le mois de Bysios, qui avait vu
querelle étymologique qui divisait les érudits la fondation de l'oracle et les plus anciennes
romains sur l'origine d'Aprilis, alors que d'autres consultations d'Apollon, correspondait lui aussi,
reconnaissaient en lui le mois de dans le calendrier local, au début du
Vénus-Aphrodite25*, déesse des forces sexuelles et créatrice printemps256, en mars ou en avril, moment où, l'hiver

dite, par l'intermédiaire d'un hypocoristique Άφρώ, emprunté


l'allusion de Lucrèce, 4, 1238 sq., à ceux qui, stériles, par les Étrusques sous la forme *apru (É. Benveniste, Trois
supplient en vain les puissances divines etymologies latines, BSL, XXXII, 1931, p. 68-74; cf., s.v.,
ut grauidas reddant uxores semine largo; Ernout-Meillet, p. 40; et Walde-Hofmann, I, p. 59).
nequiquam diuom numen sortisque fatigant..., 254 É. Dhorme, Les religions de Babylonie et d'Assyrie, coll.
s'applique bien au culte de Fortuna Primigenia, déesse Mana, 1, II, Paris, 1949, p. 242-246 (que nous citons). Cf.
oraculaire et fécondante, l'emploi du verbe fatigare implique p. 294 : le jour du Nouvel An était, d'après le texte même
en effet l'existence de consultations relativement fréquentes d'un cylindre de Goudéa, celui « où dans le ciel et sur la terre
et répétées. les destins étaient fixés».
251 LL 6, 33. 255 La pratique rigoureusement observée par " Domitien
252 CIL F, p. 235; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 126 sq. ressortit à ces «rites de bon départ», publics et privés,
253 Cf. R. Schilling, La religion romaine de Vénus, Paris, destinés à assurer chance et fécondité pour l'année nouvelle,
1954, p. 176-184, «Vénus et le mois d'avril», qui cite les qu'a analysés M. Meslin, La fête des kalendes de janvier dans
textes essentiels, ceux des poètes comme des grammairiens. l'empire romain, coll. Latomus, 115, Bruxelles, 1970,
Les Fasti Praenestini, si mutilés qu'ils soient, font encore notamment p. 34-38.
place à l'étymologie religieuse : [Aprilis a] Venere quod ea . . . 256 Plut. Quest, gr. 9, 292 e. Également à Patara; cf.
(loc. cit.), la plus ancienne, à laquelle sont revenus les M. Guarducci, Un antichissimo responso dell'oracolo di Clima,
philologues modernes, qui rattachent aprilL· au nom BCAR, LXXII, 1946-48, p. 133 et n. 14.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 61

achevé, le dieu revenait du pays des Hyperbo- manité aveugle, n'est sensiblement qu'une seule
réens pour régner de nouveau, pendant les neuf et même chose. Solemus dicere non fuisse in
mois de l'année vivante, sur son sanctuaire du nostra potestate quos sortiremur parentes, forte
Parnasse. nobis datos, écrit Sénèque, interprète de
Qu'il s'agisse de la Mésopotamie, de la Grèce l'opinion vulgaire : «nous disons d'ordinaire qu'il n'a
ou de l'Italie, archaïques ou classiques, pas été en notre pouvoir de choisir nos parents,
l'association conceptuelle est la même entre tous les qui nous ont été donnés par le hasard»...258.
commencements, ceux du cycle annuel et de la Pour les Romains de l'époque classique, en
végétation, auxquels préside la déesse effet, c'était bien le hasard, puissance
Primordiale, et le besoin qu'éprouvent les hommes, à irrationnelle, aveugle et inintelligible, qui présidait à la
l'époque où tout change et se renouvelle, de distribution des sorts. Cicéron la rapproche avec
sonder l'avenir inconnu qui s'ouvre devant eux. dédain des vulgaires jeux de hasard que sont la
L'appréhension humaine devant le futur est mourre, les osselets ou les dés: idem propemo-
particulièrement vive à la saison du renouveau, dum quod micare, quod talos tacere, quod tesseras,
et la consultation d'un oracle est le meilleur quibus in rebus temeritas et casus, non ratio nec
moyen de l'apaiser, surtout si la divinité consilium ualet259. Tacite décrit à peu près dans
prophétique est en même temps celle qui fait venir les mêmes termes les gestes des Germains qui
à la vie un monde encore en gestation. Les éparpillent les sorts, « sans ordre et au hasard.» :
caractères oraculaire et maternel de Fortuna, temere ac fortuito spargunt260. Mais la conception
déesse des naissances et des renaissances, sont ancienne était tout autre : le tirage des sorts
en cela indissociables, et la technique divinatoire n'était pas cette abdication de la volonté et de la
en usage à Préneste, celle des sorts, s'accorde liberté humaines, cette pure soumission à
particulièrement bien avec la nature de la l'événement areligieux et contingent, où le divin n'a
déesse qui les distribue. C'est un oracle d'un type point de part. C'était au contraire l'une des
courant, non seulement dans le monde italique, formes par lesquelles se manifestait avec
mais dans toutes les formes de culture257, à prédilection l'intervention directe des dieux dans un
quelque domaine géographique qu'elles monde que, en temps ordinaire, ils gouvernaient
appartiennent, que celui de la divination fondée sur le . par l'intermédiaire des mortels. L'homme qui
hasard. Mais cette notion est inhérente à prend un sort aveuglément, du moins en
Fortuna à un point tel que, dans la suite de son apparence, est guidé par la divinité qui conduit sa
histoire, et sous l'influence conjuguée de sa main, au sens le plus littéral, et qui la dirige vers
rencontre avec Tyché, elle deviendra le Hasard la tablette où est inscrit son destin. De là, l'usage
même divinisé. C'est que non seulement le si répandu de la sortitio ou de la κλήρωσις dans
devenir quotidien de l'homme, mais sa naissance la vie politique romaine ou grecque, pour le
même semblent être le fruit du hasard. Dans le choix des magistrats, des archontes, par
culte de Préneste, il y a identité entre le moyen exemple261, la désignation des juges, ou le partage des
qu'emploie Fortuna pour révéler l'avenir aux
humains, celui du tirage des sorts, et la
mystérieuse loterie que représente toute naissance :
l'apparition au monde d'un être pourvu d'une 258 BreiL uit. 15, 3. On pourra mettre en parallèle, par
exemple, Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Égalité :
condition, de dons et d'un avenir qui lui ont été « on a prétendu dans plusieurs pays qu'il n'était pas permis à
attribués par le hasard, ou par le décret inconnu un citoyen de sortir de la contrée où le hasard l'a fait
d'une puissance supérieure, ce qui, pour naître ».
259 Diu. 2, 85.
2b0Germ. 10, 1.
261 Arist. const. 8; cf. le mémoire de Fustel de Coulanges,
Recherches sur le tirage au sort appliqué à la nomination des
257 Sur les problèmes généraux de méthode et archontes athéniens, dans Nouvelles recherches sur quelques
d'interprétation que posent les pratiques divinatoires, outre les problèmes d'histoire, Paris, 1891, p. 145-179, et, plus
quatre volumes de Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, généralement, sur les applications profanes et sacrées du tirage au
1879-1882, ancien et limité à l'antiquité, grecque, étrusque et sort, les articles Sortitio (Κλήρωσις) de G. Glotz (Grèce) et
romaine, cf. maintenant les études recueillies par A. Caquot Ch. Lécrivain (Rome), DA, IV, 2, p. 1401-1418, et Losung, de
et M. Leibovici, La divination, Paris, 1968, 2 vol. Ehrenberg, RE, XIII, 2, col. 1451-1504.
62 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

compétences entre collègues dans l'exercice ce moyen, interrogé les destins, et c'est par le
d'une même magistrature. même procédé qu'ils décidaient de la vie ou de
Ce sens religieux du tirage au sort, conçu la mort de leurs prisonniers. Tel est le récit
comme l'expression de la volonté souveraine des horrible que fait à César le jeune Gaulois
dieux, et que, d'Homère à Platon, les Grecs ont romanisé Valerius Procillus, captif d'Arioviste et
exprimé avec tant de force262, est encore miraculeusement sauvé par les sorts - de se ter
puissamment ressenti par Cicéron, lorsqu'il accuse sortibus, sortium beneficio -, faveur qu'en termes
Verres, questeur du consul Cn. Papirius Carbo, à'interpretatio Romana, César attribue à
d'avoir trahi celui auquel le liait le choix sacré l'intervention surnaturelle de Fortuna265. L'attitude
du sort, si nullam religionem sors habebit . . ,263, rituelle des Germains, telle que la décrit par
et par Tite-Live, lorsqu'il prête à P. Sempronius, ailleurs Tacite, est bien, effectivement, celle
l'un des censeurs de 209, en conflit avec son d'hommes qui sollicitent l'inspiration d'en haut :
collègue M. Cornelius pour la désignation du precatus deos caelumque suspiciens, ter singulos
prince du sénat, cette réponse par laquelle il se tollit266. Il n'y a pas là renoncement de l'homme
prétend réellement mandaté par les dieux : cui à choisir lui-même entre les possibles, ni
di sortem legendi dédissent, ei ins libertini eosdem croyance superstitieuse en un hasard indéfinissable,
dedisse deos; se id suo arbitrio facturum264. mais authentique sentiment religieux, c'est-à-dire
Conviction dont nous n'avons, à cette date, aucune foi en la bienveillance et en l'omnipotence des
raison de suspecter la sincérité, mais qui reflète dieux, confiance absolue en leur suprême
fidèlement la croyance commune dont Tite-Live, sages e et libre volonté de garantir l'action humaine
avec son sens si juste de la religiosité en la plaçant sous leur direction providentielle.
traditionnelle, se fait le scrupuleux interprète. Car la Fortuna, déesse des sorts, est en cela aussi
consultation des sorts, dans les religions maternelle que dans ses fonctions courotrophi-
classiques comme chez les barbares, répond au ques : elle qui a déterminé la naissance de
sentiment que ce sont les dieux eux-mêmes qui l'homme - nationu cratia -, elle continue de
désignent un individu et qui l'appellent au destin l'orienter durant tout le cours de sa vie, en
pour lequel il est marqué. Aussi les Germains puissance tutélaire et omnisciente qu'elle est.
n'engageaient-ils jamais bataille sans avoir, par

La liturgie des consultations se déroulait à


Préneste selon un rituel immuable, que Cicéron
262 Lorsque, dans l'Iliade, les Grecs et les Troyens nous a en partie décrit dans le De diuinatione201'.
recourent au tirage au sort pour savoir qui, de Paris ou de Les sorts de chêne sur lesquels étaient gravées,
Ménélas, lancera sa pique le premier, ou qui, d'entre les en caractères archaïques, les réponses de la
chefs des Grecs, affrontera Hector en combat singulier, tous
les guerriers, les mains tendues vers les dieux et les yeux déesse, étaient' conservés dans une arca, un
levés au ciel, supplient Zeus le Père de répondre, par son robuste coffre en bois d'olivier268 qui avait été
choix, au vœu qu'ils forment chacun dans leur cœur (3,
318-323; 7, 177-180). De même chez Platon, Lois 3, 690c; 5,
741b; 6, 759c, où commandements et sacerdoces sont
dévolus selon la faveur des dieux et l'inspiration divine de la 265 Caes. BG 1, 50, 4; 53, 6-7 (que nous citons). On retrouve
Fortune, car «le sort est un dieu». le même lien entre Fortuna, déesse des sortes, et la sortitio
263 \/err> i( 38. Sur le lien indestructible que le mystérieux appliquée à la vie publique, pour la désignation des juges,
décret du sort créait entre le consul et son questeur, quelle chez Cicéron, Verr. a. pr. 16.
que fût par ailleurs la divergence de leurs options politiques, 266 Germ. 10, 2.
cf. l'apologie que, dans le même texte, 1, 37, Cicéron fait de la 267 2, 85-86 (cf. supra, p. 9 et n. 33). Sur l'oracle de Préneste,
conduite de M. Pison qui, questeur de L. Scipion, nec fidem la seule étude d'ensemble reste celle de Bouché-Leclercq,
suam, nec morem maiorwn, nec necessitudinem sortis laede· Histoire de la divination, IV, p. 147-153; également R. Bloch,
ret. La divination en Étrurie et à Rome, dans Caquot-Leibovici, La
264 27, 11, 11. Affirmation qui prend tout son poids quand divination, I, p. 215.
on sait que c'est le même P. Sempronius Tuditanus qui, cinq 268 Une arca semblable, destinée à contenir les sortes
ans plus tard, devenu consul, en 204, introduira précisément Herculis, figure sur les deux scènes du bas-relief d'Ostie
à Rome le culte de Fortuna Primigenia (cf. T. II, chap. I) et (infra, p. 63 sq.) ; et c'est de même έν λίθινη, λάρνακι,
montrera par ce nouveau geste, pour paraphraser Cicéron, à expression qui doit recouvrir une arca lapidea latine (cf. J. Gagé,
quel point, auprès de lui, religionem sors habebit. Apollon romain, Paris, 1955, p. 202 sq. et 433), que, selon
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 63

fait, selon l'ordre des haruspices, avec l'arbre Rome, indépendamment, donc, de tout lieu de
miraculeux qui poussait jadis à l'emplacement culte et de toute divinité273. La superstitieuse
même où devait s'élever le futur temple de Délie, qu'effraye le départ prochain de Tibulle,
Fortuna. Ils n'étaient pas présentés directement consulte ainsi un enfant à l'un des carrefours de
aux consultants, mais c'était un enfant qui, pour la ville :
eux, les mélangeait et les tirait, miscentur atque Ma sacras pueri sortes ter sustulit; Uli
duciintur, ou tolluntur, sous l'inspiration de la rettulit e triuiis omina certa puer:
déesse, Fortunae monitu. On a parfois voulu cuncta dabant reditus . . .274.
établir une relation de cause à effet entre le puer
Scène familière de la vie quotidienne, aussi
qui tirait les sorts et le Jupiter Puer vénéré des
banale que l'est, de nos jours, la diseuse de
mères prénestines : soit que la présence du
bonne aventure qui lit dans les lignes de la
jeune garçon symbolisât celle du dieu enfant269,
main : c'était, à Rome, pour une femme de
qui, nous le savons par ailleurs, devint, au moins
modeste origine et de mince culture comme
sous l'Empire, le gardien surnaturel de Varca
l'était Délie, le moyen le plus simple de se faire
sainte à laquelle il emprunta son surnom
prédire l'avenir. Les consultations de Préneste,
fonctionnel, Jupiter Arcanus270; soit que, inversement, avec plus de grandeur, le cadre mystérieux de la
le nom de Puer eût été donné à Jupiter en raison
grotte et l'auguste présence de Fortuna
du rôle joué par un enfant dans le culte ora-
Primigenia, avec, aussi, le contrôle d'une autorité
culaire271. En fait, c'est là susciter un faux
religieuse garante de leur orthodoxie, étaient
problème, pour ne lui donner que des réponses
néanmoins, dans leur principe, exactement
hypothétiques, tant le recours à un enfant pour
conformes au type le plus commun de la libre
les prédictions, les opérations divinatoires ou le
divination populaire275.
tirage au sort est un phénomène universel. Nous
Ces descriptions littéraires du tirage des
avons gardé cet usage de confier à une main
sortes ont reçu un précieux complément lors de
innocente, c'est-à-dire, quand il se peut,
la découverte à Ostie, en 1938, d'un bas-relief
enfantine, le soin de procéder au tirage des loteries, et
consacré à Hercule, qui en fournit la parfaite
innombrables sont les traditions qui font des
illustration figurée. Ce monument, datable du
enfants, exempts de fraude et par la bouche second ou du premier quart du Ier siècle av. J.-C.
desquels, s'il faut en croire le proverbe,
(entre 80 et 65 environ, ou même dès la pre-
s'exprime la vérité, les porte-parole et les instruments
inconscients de la révélation divine272. Ce genre
de consultation était courant dans les rues de

273 II en était de même en Germanie. Cf. R. L. M. Derolez,


Les dieux et la religion des Germains, trad, fr., Paris, 1962,
Denys d'Halicarnasse, 4, 62, 5-6, qui déclare tirer ces détails p. 179 sq. Le Germain ne consulte pas un dieu particulier,
de Varron, fut déposée au Capitole la collection des Livres mais la totalité des puissances divines : « Si le sort marquait
Sibyllins acquise par Tarquin le Superbe. Cf. l'article Arca la décision irrévocable d'une toute-puissance divine, elle
(Λάρναξ) de Saglio, DA, I, 1, p. 362-364. devait émaner de tous les dieux ... Le recours à une divinité
269 Thulin, RhM, LX, 1905, p. 260; Vaglieri, BCAR, XXXVII, déterminée limitait la portée de l'oracle ou du présage ».
1909, p. 225. 274 1, 3, 11-13. Cf. le commentaire de K. F. Smith, New
270 Supra, p. 22. York, 1913; reprod. Darmstadt, 1971, ad /oc, p. 236 sq.
271 Preller, Rom. Myth., II, p. 191; cf. Otto, RE, VII, 1, col. 275 Cf., dans le même registre, celui de la vaticination
25. populaire, la prédiction de la vieille Sabellienne, qui opère
272 Aussi les prédictions faites par les enfants ont-elles une avec l'urne des sorts, à Horace enfant : fatum mihi triste,
valeur toute particulière: Artemid. oneir. 2, 69; Plut, de Isid. Sabella / quod puero cecinit diuina mota anus urna (sat. I, 9,
et Osir. 14; Apul. apol. 43, 3-5, etc. Cf. les nombreux textes 29 sq.) ; et, plus généralement, sa description du Cirque et du
antiques et modernes rassemblés sur ce sujet par Pease dans Forum, tout encombrés de devins et de charlatans : fallacem
son commentaire à din. 1, 121 (p. 314 sq.) et 2, 86 (p. 494 sq.), circum uespertinumque pererro / saepe forum, adsisto diui-
et dont l'exemple le plus célèbre est le Tolle, lege d'Augustin nis . . . (sat. 1, 6, 1 13 sq.). Juvénal opposera encore à la grande
(cf. P. Courcelle, L'oracle d'Apis et l'oracle du jardin de Milan, dame fortunée, qui consulte l'astrologue ou l'haruspice, la
RHR, CXXXIX, 1951, p. 216-231; et Source chrétienne et plébéienne de bas étage qui se rend au Cirque ou à l'agger
allusions païennes de l'épisode du «Tolle, lege» (Saint Augustin, servien et qui y tire les sorts : si mediocris erit ... /et sortes
Confessions, VIII, 12, 29), RHPhR, XXXII, 1952, p. 171- ducet ... I plebeium in circo positum est et in aggere fatum (6,
200). 582-591).
64 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA)

mière décennie, vers 90) et offert par un Une scène de même nature, quoique
haruspice276, détail qui ajoute encore à sa valeur d'interprétation beaucoup moins claire et, depuis
documentaire, car la compétence religieuse du longtemps, fort discutée, figure sur l'un des deniers
dédicant confirme l'exactitude rituelle de la que fit frapper M. Plaetorius Cestianus, partisan
scène qu'il représente, montre, dans sa partie de Pompée et, fait essentiel pour le problème
centrale, la statue cultuelle du dieu devant qui nous occupe, descendant par le sang d'une
laquelle repose, placé sur un socle, un coffre au famille d'origine prénestine, les Cestii279. Mais il
couvercle entrouvert. De cette arca, un jeune est d'autant plus difficile de l'élucider que toutes
garçon a tiré une tablette qu'il tend au dieu et les questions qui touchent aux émissions de
sur laquelle sont gravés les mots [s~\ort(es) H(er- M. Plaetorius, identification des types,
culis). Ainsi retrouve- t-on, dans cette sortitio liée chronologie, signification politique et idéologique, sont
au culte d'Hercule qui, nous le savons extrêmement controversées280. Au droit apparaît,
maintenant, était un dieu oraculaire, non seulement
dans son grand sanctuaire de Tibur277, mais
aussi dans son temple d'Ostie, les éléments que réel, d'un général vainqueur (un Imperator du Ier siècle,
essentiels du rituel prénestin : Varca qui suggère J. Gagé), pour qui l'haruspice, représenté sous les
renferme les sorts, et le puer qui les en extrait, sous traits de ce togatus, aurait consulté les sorts et à qui il aurait
l'inspiration surnaturelle du dieu, dont l'image prédit le succès, ce qui motiva l'action de grâces rendue au
réapparaît sur la partie droite du bas-relief, qui dieu par C. Fulvius Salvis lui-même, et sa volonté de
représente sans doute un prodige, puisque l'on y proclamer la véracité des sortes Herculis, dont il était
l'interprète. Quant à la scène de droite, qui reproduit sans
voit la statue d'Hercule et la même arca, doute le miracle auquel, selon la légende locale, le culte
dépositaire de sa révélation, sortant des flots, lors oraculaire d'Hercule à Ostie devait sa fondation, elle offre
d'une sorte de pêche miraculeuse, dans le filet avec l'aition de l'oracle de Préneste, tel que l'a rapporté
que tirent à grand peine deux groupes de Cicéron, un curieux et intéressant parallèle : sortes et arca y
surgissent, par un prodige analogue, les unes du sein de la
pêcheurs278. terre, les autres, du sein des eaux (celles de la mer ou du
Tibre), c'est-à-dire des deux éléments qui sont, par
excellence, les sources de la révélation oraculaire, et ce prodige
276 C. Fuluius Saluis haruspexs d d. (A Ep. 1941, 67; est élucidé, dans un cas, par les haruspices, rappelé, dans
Degrassi, ILLRP, n° 128). Ce bas-relief, trouvé à proximité du l'autre, par un haruspice qui le reproduit sur le monument
temple d'Hercule, d'époque sullanienne, découvert en 1938, figuré qu'il consacre à la divinité oraculaire.
et qui éclaire d'un jour nouveau le culte, jusqu'alors mal 279 Indépendamment de ceux qui, à la fin de la
connu, du dieu à Ostie, a été publié par G. Becatti, // culto di République, puis sous l'Empire, firent carrière à Rome ou dans les
Èrcole ad Ostia ed un nuovo rilievo votivo, BCAR, LXV1I, 1939, provinces et qui ont laissé des traces dans les inscriptions ou
p. 37-60; puis Nuovo documento del culto di Èrcole ad Ostia, la vie politique de la capitale, les Cestii (cf. Münzer et coll.,
BCAR, LXX, 1942, p. 115-125, qui le date entre 80 et 65, «tra s.v., RE, III, 2, col. 2004-2011) mentionnés dans l'épigraphie
Siila e Cesare». Cf. R. Meiggs, Roman Ostia, 2e éd., Oxford, républicaine sont tous de Préneste; cf. CIL I2 61; 115-116;
1973, p. 347-349; et J. Gagé, L'assassinat de Commode et les 118-121; 2457-2458; XIV 2891; 3091-3095; 3193; avec
«Sortes Herculis», REL, XLVI, 1968, p. 280-303. Toutefois, l'inscription funéraire retrouvée par H. D. Zimmermann, Eine
M. Cébeillac, Quelques inscriptions inédites d'Ostie : de la wiederentdeckte Inschrift aus Praeneste, WZ Halle, XV, 1966,
République à l'Empire, MEFR, LXXXIII, 1971, p. 64-71, p. 751 {CIL F 1476; XIV 3331). En dehors de Préneste, même
propose maintenant pour le temple d'Hercule et le triptyque sous l'Empire, la diffusion du gentilice reste rare et limitée à
une datation plus haute, présullanienne, aux environs de des zones géographiques bien déterminées: Ostie (CIL XIV
90. 270; 796), la Sicile (X 7348; 7383-7387; 7407; 8045, 5) et
277 Le témoignage essentiel est celui de Stace, silu. 1, 3, 79 : l'Étrurie (XI 1464; 1986; 2744; 2753; 2914; 4670; 6057; 6689,
quod ni templa darent alias Tirynthia sortes; ainsi que 72). Quant aux Plaetorii, c'est vers le même horizon, vers
l'inscription, peu claire, NSA, 1902, p. 120 = Eph. Ep. IX 898. Tusculum (Münzer, s.v., RE, XX, 2, n° 7, col. 1948), qu'oriente
278 Une légère différence d'interprétation sépare G. l'onomastique : une adoption, donc, remontant selon toute
Becatti et J. Gagé, que nous suivons de préférence : là où le vraisemblance au grand-père (Ibid., n° 11 et 14, col. 1949 sq.)
premier considère que c'est Hercule qui tend à l'enfant la de notre monétaire (Ibid., n° 16, col. 1950-1952), qui ne
tablette fatidique, ce dernier estime plutôt que, comme à dépaysait en rien les Cestii de Préneste, mais les maintenait
Préneste, c'est l'enfant qui la tire, puis la tend au dieu, qui dans le même domaine géographique et culturel que celui où
préside à l'opération divinatoire. Des deux scènes latérales, ils étaient nés.
celle de gauche, presque entièrement disparue, ne comporte 280 Sur ces problèmes, et la place qu'occupe le monnayage
plus qu'un personnage vêtu de la toge, au-dessus duquel vole de M. Plaetorius Cestianus dans l'actualité politique du
une Victoire, et la tête à peine discernable d'un enfant: temps des imperatores, cf. T. II, chap. VI. On date,
couronnement, comme l'a pensé G. Becatti, plus symbolique traditionnellement, ses émissions, qui ne comportent pas moins
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE 65

sans légende, le profil, à droite, d'une divinité tre dans la figure du revers, de féminine
féminine, aux traits juvéniles, les cheveux devenue masculine, le puer des sorts, qui tient devant
ramassés en chignon bas sur la nuque, et, au revers, de lui la tablette qu'il vient de tirer au hasard et qui
face, le buste d'un énigmatique petit personnage la présente, pour que ce dernier puisse la lire, au
qui, de ses deux mains, tient une tablette sur consultant, ou au prêtre chargé de l'interpréter.
laquelle est inscrit le mot SORS (Pi. VI, 3). Mais cette tablette est-elle l'une des Praenestinae
Beaucoup, sur la seule foi de cet exergue, ont sortes, ce qui permettrait d'identifier dans la tête
cru y voir la déesse Sors, abstraction du droit Fortuna Primigenia elle-même? ou
divinisée (?) qui n'a jamais existé que dans leur n'a-t-elle aucun lien avec l'oracle de Préneste?
imagination et dont on chercherait en vain le Sur ce point, Dressel renonce à se prononcer et,
signalement dans les grandes encyclopédies de ignorant jusqu'au bout la figure du droit que,
l'antiquité. Pourtant, si les numismates, dans dans son étude, il a entièrement dissociée de
leur ensemble, sont restés fidèles à cette celle du revers, il laisse à son anonymat cette
explication traditionnelle281, c'est l'interprétation de divinité inconnue.
Dressel, plus proche de la vérité, qui s'est Aux regrets que suscite cette lacune s'ajoute
généralement imposée auprès des historiens de une autre remarque. La coiffure de l'enfant - il
la religion romaine282. Celui-ci a voulu reconnaî- suffit de la comparer au jeune garçon aux
cheveux courts et vêtu de la toge, qui est figuré
sur le bas-relief d'Ostie -, ses cheveux mi-longs,
ramenés en boucles sur les oreilles et, semble-
de sept types différents, des années 69 (Babelon, II,
p. 310 sq.), ou vers 68 (Grueber, I, p. 434 sq.), ou vers 68-66 t-il, ornés de perles, ainsi que son vêtement, un
(Sydenham, p. 132 sq.), encore que cette chronologie ait été chiton agrafé sur les épaules et qui lui découvre
mise en question par certains numismates. H. Zehnacker, le cou et les bras, sont indubitablement
Moneta, Rome, 1973, I, p. 584 en particulier, s'en tient à la féminins, si bien qu'il faut, en fait, reconnaître dans
datation de Sydenham; tandis que M. Crawford, Roman ce puer une puella2*3 et en conclure qu'à
republican Coinage, Cambridge, 1974, I, p. 414, revient à 69
av. J.-C. Préneste l'oracle de Fortuna Primigenia, car c'est
281 Qui remonte au XVIe siècle et aux Familiae Romanae in bien elle que les attaches du monétaire avec la
antiquis numismatibus de Fulvius Ursinus : « deae Sortis cité incitent à reconnaître dans le type du
imago» (pour l'historique de la question, cf. l'article de droit284, pouvait avoir comme innocent instru-
Dressel cité ci-dessous; et la discussion de Höfer, s.v. Sors,
dans Roscher, IV, col. 1217 sq.). De même Eckhel, Doctrina
numorum veterum, 1795, V, p. 273 sq. Souvent, la tablette
oblongue que tient le personnage a été prise pour un socle col. 26; Pease, op. cit., p. 495; Ehrenberg, s.v. Losung, RE,
sur lequel reposait son buste et qui portait gravé son nom, XIII, 2, col. 1455; Münzer, s.v. Plaetorius, RE, XX, 2, η» 16,
Sors; encore en ce sens Fernique, Étude sur Frenesie, p. 98: col. 1951.
«une sorte de base». Telle est l'interprétation qu'on trouve 283 Latte, Rom. Rei., p. 177, η. 6, et pi. 6a-b : «Mädchen mit
toujours dans les traités classiques de numismatique, den Losen ». Cf. Ο. J. Brendel, AJA, LXIV, 1960, p. 46, n. 24,
accompagnée d'une description si vague qu'elle trahit leur qui rapproche le chiton de la puella prénestine de celui des
incompréhension du sujet: ainsi Babelon, II, p. 315 sq., n° 10, qui deux Fortunes antiates, sur l'ex-voto de marbre conservé à
ne voit au droit qu'un «buste de femme» et, au revers, le Palestrina (infra, notre PL IX, 3).
«buste de la déesse Sors», et qui décrit la sors, pourtant 284 Le seul obstacle qui retenait Dressel, op. cit., p. 31, de
correctement identifiée (cf. p. 311 sq.), comme «un conclure, de la sors du revers, à l'identité de la tête du droit,
cartouche» et, «au-dessous, des traits incertains»; Grueber, I, et de reconnaître en cette dernière la maîtresse par
n° 3525-3532: «female bust (Fortuna?)» et «half-length excellence des sortes qu'était Fortuna Primigenia, était
figure of Sors . . . holding ... a scroll or tablet » (cf. p. 435, type II, précisément l'absence de liens particuliers entre Préneste et
«scroll or cartouche», interprété comme la reproduction M. Plaetorius Cestianus. Cf. la même remarque chez
d'une des sortes); Sydenham, n° 801-802: «bust of Fortu- Grueber, I, p. 434, que, toutefois, cette constatation négative
na(?) », « half-length figure of Sors . . . holding a tablet ». n'empêche pas de conclure à une effigie probable de
Explication qui a été adoptée par Peter, dans Roscher, I, 2, Fortuna. Mais, si c'est effectivement le cas pour les Plaetorii,
col. 1544; et Hild, DA, II, 2, p. 1271. Toutefois, maintenant, les liens que nous avons reconnus entre les Cestii-Cestiani et
M. Crawford, I, p. 415, n° 405, 2: «female bust r., draped (? la ville de Fortuna y suppléent largement et rendent
Fortuna) », « half-length figure of boy facing, holding tablet l'objection caduque. On relèvera par ailleurs, si ce
inscribed SORS». rapprochement peut confirmer l'identification, que Fortuna figure
282 H. Dressel, résumé dans SPA, 1907, p. 371; et, pour le sous la même apparence juvénile et, cette fois, avec son nom
texte complet, Sors, ZN, XXXIII, 1922, p. 24-32; également gravé, sur une ciste de Préneste, reproduite ci-dessous (PL
p. 300-302. Cf. Wissovsa, RK2, p. 260, n. 4; Otto, RE, VII, 1, VII-VIII).
66 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA-

ment un enfant de l'un ou l'autre sexe, précisément, de ses trois temples, le monétaire a
indifféremment. Ainsi amendée l'analyse de Dressel, et voulu figurer. Celui du sanctuaire supérieur est
reconnus les liens de ce type monétaire avec le évidemment exclu, en raison de son plan
sanctuaire de Préneste, le denier de M. Plaeto- circulaire. Mais, parmi les deux édifices du
rius Cestianus devient, pour les Praenestinae sanctuaire inférieur, l'on peut hésiter entre \\aedes)
sortes, l'exact équivalent de ce qu'est le bas-relief louis Pueri et l'aedes Fortunae proprement dite,
d'Ostie pour les sortes Herculis : une illustration la salle à abside reconstruite au temps de Sulla,
vivante du culte oraculaire de Fortuna à laquelle iraient nos préférences : temple
Primigenia, qui associe l'image révérée de la divinité, les récent, embelli par le dictateur, sous les auspices
tablettes sacrées qui contenaient sa révélation et duquel le jeune Pompée avait fait ses premières
l'enfant humain par l'entremise duquel elle la armes et dont, durant toutes ces mêmes années
dispensait, et qui complète d'autant plus 67-55, il ne manquait pas de remployer les
heureusement le texte de Cicéron que ces divers symboles monétaires aux fins de sa propagande
témoignages, archéologique, numismatique et personnelle287; temple propre de Fortuna, à la
littéraire, forment un ensemble homogène de différence de \\aedes) louis Pueri qui, bien
documents contemporains, qui remontent tous qu'elle fût sienne, était couramment désignée
trois au dernier siècle de la République. sous un autre nom que le sien; temple, enfin et
Cette interprétation pourrait, en outre, surtout, qui était par excellence le siège de son
permettre d'élucider, par analogie, un autre type culte oraculaire, distinct du culte courotrophi-
jusqu'à présent mal identifié du monnayage de que qu'on lui rendait dans celui de Jupiter
M. Plaetorius Cestianus : un denier qui porte au Enfant. Reste que, de la façade de la salle à
droit le profil, à gauche cette fois, d'une divinité abside, nous ne voyons plus que la partie
féminine, elle aussi anonyme, différant de la inférieure et que, dans les essais de reconstitution,
précédente par le diadème dont elle est parée et par ailleurs fort différents, qu'ils en ont
par le détail de sa chevelure, relevée en chignon proposés, les deux auteurs qui l'ont étudiée avec le
et prise dans un filet, et, au revers, le fronton plus de précision, Delbriick et H. Hörmann288,
d'un temple orné d'un géant anguipède ne se sont évidemment pas aventurés à imaginer
(Pi VI, 4). Si la déesse, comme on l'admet par le décor sculpté du fronton qui couronnait
tradition, mais sans preuve sûre, et malgré la l'édifice. En l'absence d'une confirmation
différence des deux types285, est bien Fortuna, et archéologique qui trancherait définitivement le
le temple représenté l'une de ses aedes de débat, rien n'interdit de se représenter sa
Préneste286, on pourrait se demander lequel, décoration à l'image du revers de M. Plaetorius

285 Qui, toutefois, ne prouve rien contre l'identification


proposée : H. Zehnacker, op. cit., II, p. 816-820 (notamment n° 3519-3524, «female bust (Fortuna?)» et «pediment of
p. 817, sur les deux types de Fortuna frappés par M. temple », se range toutefois à l'interprétation de Babelon, qui
Plaetorius), note qu'on observe souvent, parmi les émissions d'un lui semble étayée par le type précédent. De même Syden-
même monétaire, des différences considérables dans la ham, n° 799-800 : « bust of Fortuna (?) » et « pediment of
représentation d'une même divinité; soit que ce soit un temple ». Fernique, Étude sur Préneste, p. 98 sq., est
moyen de distinguer deux émissions, soit, le plus souvent, un également d'avis de rapporter ce denier au culte de Fortuna. Mais
geste de libéralité des monétaires, faisant preuve de la même M. Crawford, I, p. 414, n° 405, 1, se borne à décrire: «female
profusion dans leurs émissions que d'autres dans bust » et « pediment of temple ». La roue qui figure sur
l'organisation des jeux. l'exemplaire que nous reproduisons est sans rapport avec la
286Babelon, II, p. 315, n° 9 (cf. p. 314 sq., n° 8), aussi Fortune : elle n'est qu'un des symboles variés (flèche,
vague pour le droit, «tête diadémée de femme» (cf. p. 311, poignard, etc.), utilisés comme marques de coin pour cette
où il songe indifféremment à reconnaître, dans les divers émission.
types du monnayage de M. Plaetorius, toutes les Fortunes de 287 A. Alföldi, Die Geburt der kaiserlichen Bildsymbolik 2.
Rome, Nortia, Fata, etc.) qu'il est précis pour le revers : Der neue Romulus, ΜΗ, Vili, 1951, p. 190-215; rés. dans REL,
«fronton du temple de Préneste»; étrange contraste, qui XXVIII, 1950, p. 54 sq.
aboutit à la contradiction, car les deux représentations vont 288 Delbriick, Hellenistische Bauten in Latium, Strasbourg,
de pair et l'identification du revers avec le temple de 1907, I, p. 77-81 et pi. XVI; Hörmann, Die Fassade des
Fortuna entraîne, logiquement, celle de la tête du droit avec Apsidensaales im Heiligtum der Fortuna zu Praeneste, MDAI
la déesse elle-même. Plus réservé, Grueber, I, p. 434 et (R), XL, 1925, p. 241-279.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 67

Cestianus, fils lointain de Préneste, et dont les plutôt, en réalité, au rôle rituel des jeunes
deux deniers que nous avons décrits, le premier, acolytes, garçons et filles, dans les actes publics
dont nous tenons l'interprétation pour assurée, du culte romain, que font songer le puer et la
le second, qui ne prête qu'à une hypothèse puella de Préneste. Nous ignorons tout des
séduisante, mais invérifiable en l'état actuel de conditions dans lesquelles ces jeunes auxiliaires
nos connaissances, formeraient ainsi une unité de l'oracle étaient recrutés et à quelles
prénestine et oraculaire, tous deux montrant obligations ils devaient satisfaire, si, par exemple, ils
l'effigie de la déesse des sorts, l'un, l'extérieur de devaient, comme leurs homologues de Rome,
l'édifice qui abritait sa statue et l'arca avoir leur père et leur mère vivants. Mais il nous
dépositaire de ses tablettes sacrées, l'autre, l'opération suffit de rappeler que les flamines romains et
par laquelle elle rendait ses oracles. leurs épouses avaient à leur service, dans
Quant au fait que le puer des sorts pouvait l'exercice du culte, non seulement des camilli, mais
aussi, le cas échéant, être une puella, il n'y a rien aussi des camillae, et que, répondant au flami-
là qui doive étonner ni qui requière une niits camïllus qui secondait son mari, la flaminica
explication laborieuse. Car il est évident que le Dialis avait spécialement auprès d'elle une sacer-
témoignage du revers de M. Plaetorius dotula qui portait l'épithète de flambila289, pour
Cestianus ne contredit nullement celui du De diuina- que la puella attachée à l'oracle de Préneste
tione : rien, dans le texte de Cicéron, n'indique cesse d'apparaître comme une figure insolite,
que ce service rituel ait été assuré par un unique non seulement dans la religion locale, mais
enfant et, de même qu'il y avait place, dans même dans la religion romaine.
l'immense sanctuaire de Préneste, pour un Outre ce problème particulier, il subsiste
nombreux personnel de prêtres et de serviteurs, il encore beaucoup d'inconnues qui obscurcissent
est beaucoup plus vraisemblable qu'un groupe à nos yeux le fonctionnement de l'oracle de
de plusieurs enfants, garçons ou filles, était en Préneste, sur lequel Cicéron est loin de nous
permanence attaché au tirage des sorts. Point avoir tout dit. Nous ignorons où était déposée
n'est besoin d'alléguer, par ailleurs, que le l'arca des sorts. Mais, nécessairement conservée
recours à une fillette, dans le rituel oraculaire de en lieu sûr, elle ne pouvait se trouver, comme on
Préneste, se justifie par la présence, dans les l'a parfois prétendu290, dans la grotte oraculaire,
bras de la courotrophe, d'une déesse enfant, que ne défendait que la simple balustrade dont
comme si le groupe ou peut-être même le couple était entouré l'enclos à ciel ouvert qui la
humain des enfants, garçon et fille, chargés de précédait. C'est plutôt, comme le croyait Marucchi,
manifester la volonté surnaturelle de Fortuna, dans l'aedes Fortunae qu'elle devait être
avait été le reflet du couple divin de Jupiter et gardée291, puisque, selon le mythe étiologique, c'est
de Junon, allaités par la déesse-mère. Sans
doute, la part faite à des puellae, à égalité,
semble-t-il, avec de jeunes garçons, et qui était 289 Serv. Aen. 11, 543: Romani quoque pueros et paellas
peut-être une originalité de l'oracle de Préneste, nobiles et inuestes camillos et Camillas appellabant, flamini-
puisque c'est l'une d'elles que, de préférence au carum et flaminum praeministros (cf. 558); Fest. Paul. 82, 16:
flaminia dicebatur sacerdotula quae flaminicae Diali praemi-
puer, plus banal, M. Plaetorius Cestianus a nistrabat, eaque patrimes et matrimes erat. On connaît, de
choisie pou la faire figurer sur ses monnaies, même, une petite fille de six ans qui conduisait les danses
peut-elle s'expliquer par la prédominance, dans dans les cérémonies du culte à Tusculum, en qualité de
la religion prénestine, des valeurs féminines sur praesul sacerdot(um) Tusculanotium) (CIL VI 2177). Prêtres
les valeurs masculines et par la primauté attachés plus précisément au culte de Castor et Pollux? cf.
G. McCracken, s.v. Tusculum, RE, VII, A, 2, col. 1476; ce qui
originaire de Fortuna Primigenia, qui s'exerce au confirmerait l'impossibilité de lier exclusivement les garçons
détriment de Jupiter, ailleurs père incontesté et les filles au service des divinités masculines pour les uns,
des dieux et des hommes. Mais, si ce trait féminines pour les autres.
pouvait, peut-être, distinguer l'oracle structuré 290 Fernique, op. cit., p. 90; P. Cicerchia, d'après Marucchi,
de Préneste, assujetti à des règles canoniques et BCAR, XXXII, 1904, p. 238.
291 Opinion qu'il exprima pour la première fois en 1904,
régi par un puissant corps sacerdotal, de la Ibid., et qu'il maintint par la suite à travers tous ses écrits :
divination populaire à laquelle appartient la BCAR, XXXV, 1907, p. 300-302; DPAA, X, 1, 1910, p. 112; 117;
scène de carrefour décrite par Tibulle, c'est 155.
68 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

in eo loco qu'avait poussé l'olivier miraculeux déroulées dans le temple lui-même, «il posto
avec le bois duquel on l'avait faite; ou, si l'on dell'oracolo», et plus précisément dans
renverse, dans un esprit rationaliste, les rapports l'abside295, qui en était comme le saint des saints.
de la légende et de la réalité, disons que c'est Devant le silence des textes, nous en sommes
précisément parce que Varca était conservée en réduit aux hypothèses. Mais toutes les
ce lieu qu'avait pris naissance la tradition probabilités, confirmées par la comparaison avec des
fabuleuse de l'olivier d'où coulait le miel. Était-ce, faits mieux connus, sont, à notre sens, en faveur
selon l'hypothèse de Marucchi, dans l'une des de la grotte. C'est à cet emplacement qu'avaient
deux niches supérieures de l'abside qu'elle se été trouvés les sorts : il semble naturel que la
trouvait? Emplacement fort incommode, et déesse ait fait connaître l'avenir au lieu même
singulière idée, a justement objecté Vaglieri292, que où elle avait, pour la première fois, manifesté sa
de placer ce coffre pesant si haut au-dessus du puissance, comme si le geste de l'enfant qui les
sol. Mais ne nous perdons pas dans ces détails «tirait» - tollere, ducere -, répétait le prodige
matériels, invérifiables, et sans incidence, au initial qui les avait fait «jaillir» - erumpere - du
demeurant, sur la réalité vivante du culte et son rocher. De surcroît, les cultes oraculaires sont
retentissement spirituel, qui nous importent fréquemment liés aux grottes et aux lieux
bien davantage. On a d'ailleurs supposé que ce souterrains : tels l'antre de la Sibylle de Cumes ou
n'était pas directement dans Varca elle-même celui de la Pythie delphique, ou l'antre de
que l'enfant mélangeait les sorts, puis les tirait, Trophonios à Lébadée, ou bien d'autres cavernes
mais dans un récipient de dimensions plus du monde méditerranéen, dont la grotte de
modestes, donc plus maniable. Un vase, peut- Préneste offrirait l'équivalent à la fois
être, urna, situla, sitella, comme il est attesté symbolique et rituel, d'autant plus parfait que tout se
dans de nombreuses consultations des sorts293 passe comme si les aménagements artificiels
et, précédent fameux entre tous, à Dodone, qui dont elle a été l'objet avaient systématiquement
ne cherchait pas seulement à connaître la visé à y reproduire le paysage-type de la grotte
volonté de Zeus à travers les mouvements qui oraculaire, lieu sacré où se rencontrent la
agitaient le feuillage de son chêne sacré, mais qui, puissance divinatoire de la terre et des eaux.
au moins à un moment de son histoire, au IVe On se rappelle en effet que la mosaïque des
siècle, eut recours à la cléromancie, comme nous poissons, dont elle est revêtue, comme,
le savons par l'incident funeste lors duquel un d'ailleurs, la mosaïque du Nil, dans le temple à
singe renversa tout l'appareil sacré préparé en abside qui en reproduit fidèlement la
vue de la consultation, et surtout uas illud in quo disposition, était recouverte d'un voile d'eau
inerant sortes29*. courante296, qui s'écoulait des niches creusées dans le
Mais le point le plus important que nous fond de sa paroi, où filtre encore aujourd'hui
eussions souhaité connaître concernait le lieu une abondante humidité qui ne peut provenir
même des consultations. Marucchi, dont les que d'une source. Si bien que certains, niant le
opinions ont d'ailleurs varié dans leurs détails, a caractère sacré de l'Antro delle Sorti et du
toujours maintenu la thèse qu'elles se seraient

295 DPA A, X, 1, 1910, p. 117. Marucchi, après avoir dans ses


™BCAR, XXXVII, 1909, p. 269, n. 117. premiers écrits (Bull. Inst. 1881 et 1882), admis avec P.
293 Ainsi chez Horace, sat. 1, 9, 30 (cité supra, p. 63, n. 275) Cicerchia, l'archéologue prénestin inventeur de l'Antro delle
ou chez Plaute, dans la scène de consultation de la Casina, Sorti, que Varca des sorts était conservée dans la grotte, où
342-423, elle-même imitée des Κληρούμενοι de Diphile. Cf. les l'on en extrayait les tablettes pour les consultations, qui
nombreux exemples allégués par Pease, op. cit., p. 494; avec avaient lieu dans l'abside du temple, supposa ensuite, par
les remarques d'Y. de Kisch, MEFR, LXXXII, 1970, p. 328, une série d'hypothèses non moins invérifiables et
n. 4. Toutefois, sur le bas-relief d'Ostie {supra, p. 63 sq.), c'est compliquées, que, tandis que le tirage des sorts avait lieu dans le
de Varca elle-même qu'a été extraite la tablette qui se trouve temple en présence du sortilegus, les consultants attendaient
dans la main d'Hercule; et l'on pourra objecter que, dans les devant la balustrade de la grotte la réponse qu'un autre
divers cas que nous venons de citer, il n'existait pas d'arca prêtre, traversant l'area sacrée par un cryptoportique, serait
sainte d'où l'on pût tirer les sorts. venu leur y porter (BCAR, XXXII, 1904, p. 239-242).
294 Cic. din. 1, 76. 296 Supra, p. 6.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 69

temple, n'ont vu dans ces deux grottes Delphes, où la Pythie, après s'être purifiée à la
symétriques que deux nymphées297. G. Gullini, qui ne source Castalie, allait boire à l'eau de la fontaine
met pas en doute la destination religieuse des Cassotis300, ou à Claros, près de Colophon, où,
deux constructions, n'est pourtant pas si éloigné nous apprend Tacite, le prêtre d'Apollon «se"
de cette interprétation profane, lorsqu'il affirme borne à écouter le nombre des consultants et
que l'architecte ou le mosaïste auteur de ces leurs noms, puis il descend dans une grotte,
aménagements n'aurait recherché que des fins puise de l'eau à une source mystérieuse et, bien
esthétiques : l'eau dont ils étaient baignés aurait qu'étranger le plus souvent aux lettres et aux
été uniquement destinée à aviver les chatoyantes poèmes, il donne en vers ses réponses aux
couleurs des deux pavements, dont l'étude s'est questions que chacun a posées en pensée»301.
révélée si précieuse pour la connaissance de la Tous faits qui ressortissent à la même intuition
peinture antique298. Nous ne saurions nier que fondamentale, que «la puissance prophétique
telle ait été, effectivement, l'une de leurs émane des eaux»302. Une association identique
intentions, ni qu'ils aient voulu, par ce moyen, créer de la grotte et de l'eau sainte existait donc dans
l'illusion du réel, comme si, dans la grotte, de l'oracle de Préneste. Car, à la lumière de ces
véritables poissons se fussent joués au fond des faits, il devient invraisemblable que l'eau qui
eaux marines ou que, dans l'abside du temple, suintait du rocher, dans l'antre de Fortuna, y ait
l'on eût cru voir le paysage aquatique du Nil et été recueillie simplement pour embellir
sa vallée envahie par l'inondation. Mais ce ne l'admirable mosaïque qui n'y fut placée qu'à l'époque
peut être là qu'une explication partielle, et la de Sulla et pour donner à des spectateurs
présence, dans l'Antro delle Sorti, d'une eau l'illusion puérile que des poissons aux vives
courante, s'échappant du rocher, doit aussi et couleurs y nageaient au fond d'une grotte
surtout avoir eu valeur religieuse. marine. Telles furent, sans doute, les conséquences
Les eaux et les sources, en effet, sont souvent de cet aménagement tardif et raffiné, et l'on peut
liées aux cultes oraculaires et, en particulier, aux admettre que les consultants qui venaient
antres dans lesquels prophétise la divinité. En demander à Fortuna Primigenia de les éclairer
Sicile, à Lilybée, l'oracle de la Sibylle, amenée sur leur avenir aient pu, malgré la solennité du
par les colons grecs, a succédé à un culte lieu et des circonstances, prêter attention à de
indigène primitif, lié à un puits ou à une caverne tels détails et s'en émerveiller, en pieux pèlerins
inondée d'eau, où se pratiquaient des qu'ils étaient. Mais ce serait ravaler bien bas le
consultations prophétiques299. Des sources sacrées sens du sacré que devait, au contraire, émouvoir
existaient auprès des plus grands oracles grecs, à profondément la vue de cette grotte antique, où
Fortuna s'était révélée par un prodige et où sa
présence se faisait toujours mystérieusement
sentir, que de réduire à ces finalités secondaires
297 Supra, p. 16. P. Mingazzini, en particulier, Arch. Class., l'eau primordiale de la grotte prénestine. Elle ne
VI, 1954, p. 296 et 298 sq., insiste sur le caractère utilitaire de constituait dans son principe ni une curiosité
ces nymphées, destinés à recueillir les eaux d'infiltration : destinée à étonner des touristes, ni un moyen de
aussi croit-il peu vraisemblable que les sortes et Yarca de bois mettre en valeur un beau pavement,
aient pu être conservées dans une grotte aussi humide sans interprétation d'un modernisme singulièrement
en être endommagées, et que la salle à abside ait été le
temple de Fortuna, «una bella abitazione, perennemente anachronique.
inumidata dallo sgocciolio dell'acqua! Nemmeno un En fait, tout porte à croire que l'architecte et
miserabile l'avrebbe accettata». le mosaïste qui, au Ier siècle av. J.-C, ont res-
298 Fasolo-Gullini, p. 26 et 48.
299 La grotte, sur laquelle fut construite au XVIe siècle
l'église de saint Jean Baptiste, du prophète «qui uerus Dei
uates fuit », est restée un lieu de pèlerinage réputé pour ses 300 Paus. 10, 24, 7; cf. Bouché-Leclercq, Histoire de la
eaux miraculeuses, qui guérissent ceux qui en boivent et leur divination, III, p. 100 et n. 3.
donnent le don de prédiction ou, tout au moins, la révélation 301 Ann. 2, 54, 2-3 (trad. P. Wuilleumier, Les Belles
de leur avenir (E. Ciaceri, Culti e miti nella storia dell'antica Lettres). Cf. Ch. Picard, Êphèse et Claros, Paris, 1922, p. 111-
Sicilia, Catane, 1911, p. 54-57; B. Pace, Arte e civiltà della 113.
Sicilia antica, Rome-Naples, 193549, HI, p. 499 sq., et IV, 302 M. Eliade, Traité d'histoire des religions, nouv. éd., Paris,
p. 77). 1964, p. 175 sq.
70 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

taure et embelli le vieux sanctuaire de Fortuna grotte prénestine était là bien avant eux :
ont respecté l'ancienne disposition des lieux. En élément sacré, de tout temps présent dans le culte
contenant dans cette sorte de bassin artificiel, et essentiel à sa nature divinatoire, elle devait
dont la mosaïque des poissons occupe le fond, déjà inonder le sol dès ses premiers
l'eau qui filtrait d'une source souterraine et qui commencements, quand le sanctuaire de Fortuna n'était
envahissait la grotte, ils ont tiré le meilleur parti encore qu'une simple anfractuosité naturelle,
possible, esthétique et cultuel, de ce qu'ils comme dans la grotte primitive de Lilybée. A
trouvaient sur place, c'est-à-dire du premier l'époque classique, le devant de l'Antro delle
aménagement de l'Antro delle Sorti, qui remontait aux Sorti était occupé par un enclos à ciel ouvert,
IVe-IIIe siècles, et des données plus vénérables fermé d'une balustrade. C'est là,
encore que leur léguait une vieille tradition vraisemblablement, devant (plutôt que dans) ce locus saeptus
religieuse. Leur principale innovation fut la pose religiose, que se tenait la file des consultants : à
de la mosaïque, neuve parure de l'antique proximité immédiate, mais à l'extérieur
sanctuaire303. Mais l'eau qui baignait le fond de la cependant, de cet espace consacré, défendu par la
clôture qui en interdisait l'accès au profane, et
de la grotte où s'était manifestée la déesse. Où se
trouvaient les desservants du culte oraculaire?
303 Nous ne reconnaissons donc à la mosaïque des nous croirions volontiers que, comme la Pythie,
poissons, comme à la mosaïque du Nil, dont l'étude ne peut en
être disjointe, qu'une fonction décorative, qui exclut toute
signification cultuelle et tout symbolisme religieux. Le
problème, longuement traité par Marucchi (BCAR, XXIII, 1895,
p. 26-38; XXXII, 1904, p. 250-273; XXXV, 1907, p. 293 sq.; pelons seulement que, de nos jours, l'accord s'est fait pour
XXXVII, 1909, p. 66-74; DPAA, X, 1, 1910, p. 147-190; Guida, rendre à Sulla l'initiative des deux mosaïques. Dans ces
p. 75-85 avec, p. 76 sq., un catalogue des opinions émises sur conditions, le problème de leur signification, tributaire de
le sujet), est l'un de ceux qui ont soulevé le plus de débats celui de leur date, se pose en de tout autres termes. Or,
parmi les archéologues (cf. les critiques de Vaglieli), divisés même si l'assimilation d'Isis et de Tyché était accomplie de
tant sur la datation des deux œuvres que sur l'interprétation longue date dans la religion hellénistique et si le temps de
de leur sujet. Loin d'y reconnaître le lithostroton offert par Sulla est celui où la religion isiaque, déjà implantée dans le
Sulla, Marucchi a repoussé l'époque de leur composition sud de l'Italie où l'Iseum de Pompéi remonte à l'extrême fin
jusqu'au règne d'Hadrien et s'est livré sur le sujet de la du IIe ou au début du Ier siècle, commence à gagner Rome,
mosaïque du Nil à de hardies spéculations syncrétistes. La où le collège des pastophores fut précisément fondé sub Ulis
représentation de l'Egypte, recouverte par l'inondation du Sullae temporibus (Apul. met. 11, 30, 5), il est tout à fait exclu
Nil, serait celle de la terre sacrée d'Isis, déesse féconde (malgré F. Coarelli, Hellenismus in Mittelitalien, II, p. 339, qui
(frugifera), qui allaite l'enfant Horus comme Fortuna Jupiter voit dans la salle à abside l'Iseum de Préneste) qu'à une
Puer, et qui, dans tout le monde hellénistique et romain, était époque aussi haute Isis, divinité exotique, ait pu se
précisément assimilée à Tyché et à Fortuna, comme le confondre aux yeux des Romains avec leur Fortune nationale.
prouve, à Préneste même, la dédicace d'une statue d'Isityché Quant à supposer que les artistes alexandrins appelés par
(CIL XIV 2867; cf. supra, p. 11, n. 38). L'œuvre, inspirée par Sulla, conscients de la double identification, d'une part de
Élien de Préneste, prêtre de Fortuna et auteur d'un Περί Fortuna et de Tjché, d'autre part de Tyché et d'Isis, aient pu
ζίόων dont la substance se retrouve dans les figures pour leur propre compte percevoir un rapport entre la
d'animaux qui y sont représentées, ne viserait à rien moins qu'à déesse égyptienne et celle dont ils étaient chargés d'orner le
montrer par l'image que le culte de Fortuna et l'art de la sanctuaire, et conclure ainsi à l'identité d'Isis et de Fortuna,
divination sont originaires d'Egypte. Quant à la mosaïque des c'est une anticipation beaucoup trop audacieuse pour qu'on
poissons, les espèces qui y sont figurées et, dans son angle puisse l'accepter à une date aussi précoce, et une équation
inférieur droit, la représentation du Phare d'Alexandrie beaucoup trop subtile pour qu'on puisse la leur imputer : un
permettraient de la rattacher au même sujet : les deux mosaïste n'est pas un historien des religions. Les temples et
mosaïques ne formeraient qu'un seul ensemble en deux les cérémonies religieuses figurés sur les deux mosaïques, le
parties, la première montrant la mer qui conduit aux rivages Serapeum d'Alexandrie et le temple de l'île de Philae sur
d'Egypte, la seconde, l'Egypte tout entière depuis la côte celle du Nil, un Poseidonion sur celle des poissons,
jusqu'aux montagnes d'Ethiopie. Vaglieri, BCAR, XXXVII, n'impliquent nullement des affinités cultuelles entre les scènes
1909, p. 237-239, qui admet la datation proposée et le représentées et la déesse dans le temple de laquelle elles
rapport possible avec Élien de Préneste, leur refuse en étaient placées, mais relèvent uniquement de la conception
revanche toute signification ésotérique liée aux cultes d'Isis du paysage sacré. Ni planches didactiques, ni monuments
et de Fortuna, et n'y voit que des œuvres didactiques, qui figurés du culte, les deux mosaïques de Palestrina, œuvres
représentent les poissons et les animaux terrestres d'Egypte purement ornementales, n'ont pas plus de signification
vivant dans leur milieu naturel. Sans entrer ici dans le détail religieuse que tant d'autres mosaïques égyptisantes attestées
des discussions entre spécialistes (cf. T. II, chap. VI), rap- dans le monde romain.
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE 71

comme le prêtre de Claros, ils se rendaient au d'Hadrien, est complète306 et elle nous renseigne
fond de la grotte pour boire l'eau sainte ou pour assez précisément sur la condition sociale de son
s'y purifier; puis, quittant cette zone faiblement titulaire : seuir Augustalis, c'est-à-dire, selon toute
recouverte d'eau pour revenir dans la partie vraisemblance, affranchi d'origine307, mais
antérieure du sanctuaire, juste en deçà de la administrateur de la confrérie et, apparemment, riche
balustrade, ils y procédaient à la artisan, président à vie, sans doute à titre
consultation. honorifique308, par la grâce de l'empereur lui-
L'enfant, simple «main» au service de la même, comme il le rappelle fièrement, du
déesse - Fortunae monitu, pueri manu -, se collège des charpentiers de Préneste309, il
bornait à «tirer» les sorts: tolluntur, ducuntur, appartenait à cette aristocratie inférieure, exclue par sa
dit Cicéron304. Il les tendait ensuite au spécialiste naissance des honneurs municipaux et qui
chargé de les lire et d'énoncer la réponse exerçait avec d'autant plus de zèle les fonctions
attendue par le fidèle, au sortilegus Fortunae sacerdotales310. L'autre, récemment découverte
Primigeniae. Nous connaissons sous l'Empire, au et très mutilée, établit un rapport - mais de
plus tard au temps de Vespasien, mais il est quelle nature? - entre le prêtre et les sorts de la
vraisemblable que la fonction existait depuis une déesse :. . . [Fortunae Primige~\niae Io[uis pue]ri
date beaucoup plus ancienne, l'un de ces prêtres sor[tes .../... sa~[cerdos For(tunae) Primig(eniae)
essentiels à la vie du sanctuaire, Sex. Maesius lec[tus~] .../... signa N. V.3U.
Celsus, notable de la ville, centurion prêt de
s'élever à la carrière équestre, puisqu'il devint
praefectus fabrum, magistrat qui gravit 306 CIL XIV 3003 : M. Scurreius Fontinalis / sacerdos
successivement tous les honneurs municipaux, questure Fortunae Primig. lectus ex s.c. / IIIIHuir Aug. cur(ator) seuir(um)
et édilité, avant de parvenir à la dignité suprême quinq(uennalis) perp(etuus) datus ab / imp. Hadriano Aug.
de duumvir, et qui cumula en sa personne le collegio fabr(um) tign(uariorum), etc.
307 Encore qu'on connaisse, à Préneste comme ailleurs,
double sacerdoce du culte impérial, puisqu'il fut des seuiri Augustales citoyens, et même magistrats
flamine du divin Auguste, et du culte de municipaux, questeurs, édiles et duumvirs; cf. CIL XIV 2972; 2974;
Fortuna305. Le sortilegus n'était pas, toutefois, le 3014. É. Beurlier, Essai sur le culte rendu aux empereurs
prêtre en titre de Fortuna, le sacerdos Fortunae romains, Paris, 1890, p. 207, le souligne même comme un cas
Primigeniae, que mentionnent deux inscriptions, particulier, comme si le sévirat avait été, dans la ville, un
elles aussi d'époque impériale. L'une, du temps échelon intermédiaire qui conduisait vers les honneurs
publics et le flaminat du divin Auguste.
308 J. P. Waltzing, s.v. Collegium, De Ruggiero, II, p. 396; et
Étude historique sur les corporations professionnelles chez les
Romains, Bruxelles- Louvain, 1895-1900, I, p. 387.
309 Pourquoi cette faveur octroyée par Hadrien? A
304 Ce sont les termes techniques; cf. les notes de Pease à l'extrémité sud de La Colombella, près de l'église de S. Maria
diu. 2, 86, p. 494 sq. On rapprochera de même Tib. 1, 3, 11, della Villa qui en conserve précisément le nom, ont été
sustulit {supra, p. 63), et CIL V 5801 : sortib(us) sublatis. découvertes les ruines de la villa la plus importante des
305 CIL XIV 2989 : Sex Maesio Sex. f. Rom. Celso praef. / environs de Préneste, que l'on connaît sous l'appellation de
fabr. Ili D leg. UH Maced q. aed. Unir, flamin. / dilli Aug. Villa d'Hadrien; c'est sur son emplacement que fut trouvé le
sortilego Fortunae Primigeniae, etc. Pour la date de fameux Antinous Braschi du musée du Vatican, ce qui, outre
l'inscription, un terminus ante quem est fourni par l'appartenance du les marques de briques datant effectivement de son règne et
personnage à la IVe Macedonica, qui fut licenciée par l'analogie de la construction avec la Villa Hadriana de Tibur,
Vespasien. On connaît également un sortilegus ab Venere est un argument de plus en faveur de l'identification
Erucina (CIL VI 2274; ainsi que VIII 6181 et, de Pompéi, NSA, (Fernique, Étude sur Préneste, p. 69 et 120; Magoffin, A study
1880, p. 185). Le rôle de ces exégètes sacrés devait être of the topography... of Praeneste, p. 50; Marucchi, Guida,
comparable à celui des προφήτοα de Delphes, chargés de p. 120-124, qui croit à une restauration de la villa impériale
mettre en forme et de communiquer au consultant la d'Auguste attestée par Suet. Aug. 72, 2; 82, 1; cf. Gell. 16, 13,
réponse du dieu (P. Amandry, La mantique apollinienne à 5). Fontinalis, charpentier de son état, s'était-il signalé à
Delphes, p. 118 sq.). On se fera une idée de leur importance, l'attention du prince en travaillant pour sa villa de Préneste?
et de la marge d'interprétation qui était permise à ces Il est tentant, en tout cas, de faire le rapprochement entre
intermédiaires entre l'homme et la divinité, par la parodie de son inscription et la villa impériale de Palestrina.
sortitio imaginée par Apulée, met. 9, 8, où les prêtres 310 Cf. la vanité avec laquelle les affranchis de Pétrone,
charlatans de la Dea Suria composent une sors unique que, Trimalcion et son ami Habinnas, marbrier réputé, font
au prix d'une exégèse habile, ils font servir à toutes les étalage de leur dignité de seuir (57, 6; 65, 5; 71, 12).
questions posées. 311 Fasolo-Gullini, p. 286 sq., n° 31.
72 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

La concordance des deux textes est d'un défaut de constructions neuves, l'entretien des
grand intérêt et il semble bien qu'on puisse, bâtiments existants devait, à lui seul, nécessiter
d'après la première, restituer, dans la seconde, de perpétuels travaux. La même inscription
lecitus ex sienatus) c{onsidto)~\. Mais comment nomme en outre trois celiarli, attachés au
faut-il entendre cette expression? Doit-on service de la cella, au nettoyage des lieux, à la
considérer que, sous l'Empire, le prêtre de Fortuna surveillance et à la conservation des offrandes,
Primigenia était régulièrement choisi par le etc., et dont les noms, Amoenus, Dionysius,
sénat de Rome, ce qui attesterait à la fois Linus, révèlent indubitablement la condition
l'emprise romaine sur le culte prénestin et, servile315. Nous devons donc nous représenter le
surtout, l'importance considérable du sanctuaire temple de Préneste peuplé d'un abondant
qui débordait de si loin le cadre étroit d'une personnel sacerdotal et subalterne, qui pourvoyait
simple religion locale que le pouvoir politique aux tâches multiples qu'imposent non seulement
de Rome aurait tenu à le soumettre à son les activités religieuses, mais aussi
contrôle, à s'assurer sur lui mainmise et droit de l'administration matérielle d'un grand sanctuaire; et cela
regard312? Ou bien faut-il plutôt, comme on tend non seulement sous l'Empire, mais au moins dès
à le faire aujourd'hui, en réduire la portée, et n'y la fin du IIe ou le début du Ier siècle av. J.-C, et
voir qu'une formule stéréotypée, désignant sans doute bien avant, lorsque l'oracle de
seulement Yordo decurionum de la ville, qui, en Fortuna Primigenia eut commencé de connaître
pleine époque impériale, aurait conservé cette cette faveur croissante qui devait se traduire par
appellation prestigieuse, héritée de la période de l'extension démesurée du temple et la
l'indépendance313? construction de l'ensemble supérieur. L'armature
Ce n'est pas tout. Nous connaissons encore, spirituelle du culte reposait sur ce corps sacerdotal
par le vœu dont il s'acquitta envers Fortuna, un puissant et bien organisé, que nous
certain D. Poblicius Comicus qui fut, durant n'entrevoyons qu'à travers quelques-uns de ses
treize ans, manceps aedis3U, entrepreneur du membres, ceux dont l'épigraphie nous fait connaître
temple, fonction qui devait être de grande l'existence, et à qui incombait le triple devoir,
responsabilité dans un aussi vaste sanctuaire où, à selon la spécialité de chacun, de célébrer les
sacrifices, sur les multiples autels que renfermait
le sanctuaire316, de dispenser les prédictions au
nom de la déesse, et de perpétuer,
312 Vaglieli BCAR, XXXVII, 1909, p. 264, n. 88; Fasolo-
Gullini, loc. cit. Est-ce à la suite d'une consultation des sorts conformément aux rites particuliers en usage à Préneste,
que le prêtre aurait consacré les signa mentionnés à la fin de la tradition prophétique sans laquelle il n'est pas
l'inscription? Ou devons-nous entendre qu'il avait été lui- d'oracle constitué, mais seulement vaticination
même choisi par le sort, comme l'étaient les prêtres de
Delphes (Eur. Ion 415 sq.) et que son élévation à la dignité
sacerdotale aurait ainsi dépendu d'une double condition : de
la volonté sacrée de la déesse, manifestée par les sortes, et de
sa ratification par le pouvoir politique et le sénat de 315 Ces celiarli rempliraient donc les fonctions ailleurs
Rome? dévolues aux aeditui. Il est vraisemblable que tout ce
313 Lugli, RAL, IX, 1954, p. 75 sq.; Degrassi, Arch. Class., VI, personnel était logé sur place, dans les nombreuses
1954, p. 303 sq.; et MAL, XIV, -1969-1970, p. 125, η. 27. dépendances du sanctuaire (Fernique, op. cit., p. 89).
Dessau ne se prononce pas et se contente d'indiquer que le 316 Outre ceux des aedes proprement dites, les diverses
sénat dont il s'agit, CIL XIV, p. 290, était « fortasse populi terrasses du temple offraient des emplacements propices à
Romani». Marucchi, DPAA, X, 1, 1910, p. 178-182, a en outre l'érection de nombreux autels secondaires. La terrasse des
supposé que le philosophe Élien de Préneste, dont une hémicycles offre ainsi un témoignage précieux sur la vie
notice de Suidas, s.v., nous apprend qu'il fut άρχ^ερεύς, aurait cultuelle du sanctuaire supérieur: devant l'hémicycle ouest,
exercé ses fonctions sacerdotales dans la ville même d'où il on a en effet retrouvé le soubassement d'un autel circulaire
était originaire et que c'est donc de Fortuna Primigenia qu'il (Pi. III), ainsi que de nombreux débris de cendres,
aurait été le prêtre, le troisième sacerdos Fortunae Primige- d'ossements d'animaux et de vases, qui sont les traces laissées par
niae que nous connaissions, hypothèse que partagent Vaglie- les sacrifices qui y étaient célébrés; en position symétrique,
ri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 227, et M. Wellmann, s.v. Aelia- devant l'hémicycle est, se trouvaient la base d'une statue et
nus, RE, I, 1, n° 11, col. 486-488. un puits rituel couronné d'une tholos qui, depuis, a été
314 CIL XIV 2864. Cf. Henzen, Scavi di Palestina, Bull. Inst., reconstitué dans le musée du palais Barberini (Fasolo-
1859, p. 22-25; Fernique, op. cit., p. 89; Vaglieri, BCAR, Gullini, p. 147-153; G. Quattrocchi, op. cit., p. 57; cf. Iacopi,
XXXVII, 1909, p. 262, n. 86. op. cit., fig. 17).
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 73

populaire, prompte à verser dans l'illuminisme qui, au cours d'une période aussi longue,
ou le charlatanisme317. C'est à ce clergé prénes- assuraient la pérennité de l'institution et
tin, dépositaire de la révélation sacrée de contribuaient à l'auréoler du prestige de l'antiquité
Fortuna et qui, avec les siècles, n'a dû cesser de se que, déjà, vantait Cicéron : fani pulchriîudo et
multiplier et de se spécialiser, que l'oracle, dont uetustas Praenestinarwn etiam nunc retinet sor-
nous suivons l'histoire sur un demi-millénaire318, tium nomen . . .
dut à la fois de rester fidèle aux rites qui avaient Les sorts, au temps de Cicéron, étaient des
fait sa célébrité, d'évoluer, sous peine de mourir tablettes de chêne, gravées de formules rédigées
comme tant d'oracles du paganisme, selon les en caractères archaïques, insculptas priscarum
nécessités nouvelles du temps, et, sans doute litterarum notis, ce qui suppose une époque où la
aussi, de constituer ces archives sacerdotales319 science sacrée de l'écriture320 était déjà
suffisamment répandue, mais n'en permet pas moins
de remonter à un passé fort reculé, puisque c'est
de Préneste, précisément, que provient la
317 Comme lors de la psychose collective de 213, que célèbre fibule qui est la doyenne des inscriptions
décrit magistralement Tite-live, 25, 1, 6-12, où des sacrificuli
ac uates de toute sorte s'étaient emparés des esprits, latines connues et que l'on date maintenant du
subjugués par leurs libros iiaticinos. Il n'y a, un siècle après, rien second quart du VIIe siècle321. Quant au chêne,
à ajouter aux définitions excellentes en tous points de arbre sacré de Jupiter, le dieu enfant de
Bouché-Leclercq, qui détermine en ces termes les trois Préneste qui deviendra le Iuppiter Arkaniis,
conditions nécessaires à la naissance d'un oracle : « II n'y a
d'oracle que là où une corporation sacerdotale, consacrée au protecteur de Varca des sorts, indépendamment de
service d'une divinité déterminée, en un lieu déterminé, et toute référence au dieu, il se recommande par
investie d'une mission légitime aux yeux de la foi, transmet ses vertus oraculaires propres, qui sont attestées
aux profanes, dans des circonstances et d'après des rites non seulement à Dodone, mais qu'on peut
spécifiés par la tradition, les révélations de la divinité . . . Une également reconnaître dans l'oracle de Mars à Tiora
grotte, une source, à laquelle la dévotion populaire attribue Matiene322. Mais il existait des sorts beaucoup
des propriétés fatidiques, peut servir à des expériences
particulières qui sont du domaine de la divination libre; elle
ne devient un oracle que le jour où elle est soustraite à cette
fréquentation banale par une corporation sacerdotale qui en
réglemente l'accès et veille à l'application des rites religieux Fortuna, ou n'étaient-ils qu'une chronique historique et
ainsi édictés », et qui conclut, par un raccourci quelque peu profane de la cité? L'oracle de Delphes avait, lui aussi, ses
abrupt : « L'histoire d'un oracle est celle d'une corporation archives (Plut. Lysandr. 26, avec la note de l'éd. Flacelière-
religieuse» {Histoire de la divination, II, p. 231; 233 sq.). Chambry, Les Belles Lettres, p. 207, n. 2), et les grands
318 Depuis 241 av. J.-C. et la tentative de Q. Lutatius Cerco, collèges romains avaient de même leurs libri pontificales,
aussitôt réprimée par le sénat (Val. Max. 1, 3, 2), jusqu'au augurales, sacerdotales, source du droit pontifical, du droit
règne d'Héliogabale (218-222 ap. J.-C.) et à l'enfance de augurai, etc. (cf. Wissowa, RK2, p. 497; 513; 527). En fait, on
Sévère Alexandre (SHA, AS 4, 6). ne saurait opposer les deux définitions, et nous verrions
319 C'est, on s'en souvient, d'après les Praenestinorum volontiers dans les libri Praenestini ou Praenestinorum
monumenta que Cicéron, dût. 2, 85-86, rapporte (declarant, monumenta l'équivalent local des annales des pontifes romains,
dicunt) l'histoire de Numerius Suffustius et les deux prodiges chronique sacerdotale des événements majeurs de la ville et
qui marquèrent la fondation de l'oracle. Ce précieux fondement rédactionnel des annales maximL
document d'histoire locale ne fait sans doute qu'un avec les libri 320 Cf. Liv. 1, 7, 8, à propos d'Évandre, fils de la divine
Praenestini, auxquels Solin, 2, 9, se réfère quand il rappelle la Carmenta et uenerabilis itir miraculo litterarum.
plus illustre des traditions relatives à l'origine de la ville, 321 Avec la tombe Bernardini à laquelle elle appartenait;
fondée, selon la légende italique, par Caeculus, fils cf., en dernier lieu, les catalogues des expositions Civiltà del
miraculeux de Vulcain et homologue, prénestin de Servius Tullius : Lazio primitivo, Rome, 1976, p. 226 et 372 sq., n° 126;
Praeneste, ut Zenodotus, a Praeneste, Vlixis nepote Latini filio; Naissance de Rome, Paris, 1977, introd. aux n° 691 et suiv., et
ut Praenestini sonant libri, a Caeculo, quem iuxta ignés n° 702.
fortuitos inuenerunt, ut fama est, Digidiorum sorores. C'est 322 En Sabine, dont les affinités avec Dodone sont relevées
également, selon Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 215 et 249, par Denys d'Halicarnasse, 1, 14, 5, qui rapproche des
n. 32, ces «libri sacri» qui furent la source de Caton et de colombes prophétiques, perchées sur le chêne sacré de
Vairon, dans les notices qu'ils consacrèrent à Caeculus, et Dodone, le pic, en grec δρυοκολάπτης, qui, dans l'antique
dont nous trouvons l'écho chez Virgile, Aen. 7, 678-681 et 10, oracle de Mars à Tiora, χρηστήρίΛν "Αρεος πάνυ άρχαϊον, se
543 sq., et chez les érudits anciens (Serv. Aen. 7, 678; Schol. tenait sur une colonne de bois, έπί. κίονος ξυλίνου - de bois
Veron., Aen. 7, 681; Fest. Paul. 38, 23; Mythogr. 1, 84; 2, 184). de chêne, selon toute vraisemblance, comme l'indique le
Mais doit-on réellement voir dans les libri un recueil de nom même de l'oiseau, selon l'interprétation de P. Wagler,
caractère sacré, constitué et publié par les prêtres de Die Eiche in alter und neuer Zeit, II Teil, Berliner Studien für
74 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

plus primitifs, qui ne faisaient appel ni à la gue325. Mais, loin qu'il faille limiter l'exercice de
connaissance de l'écriture, ni à une formulation la cléromancie aux divers rameaux de la famille
conceptuelle par le langage, simples baguettes indo-européenne, elle est d'un usage universel326;
de bois, cailloux ou fèves de couleurs et, si rudimentaire que puisse paraître le
différentes323 qui, à l'aurore du culte oraculaire de procédé, il peut faire l'objet d'une science
Fortuna Primigenia, ont pu précéder la théologique approfondie et atteindre, dans les cultures
divination déjà savante que nous connaissons. Les africaines par exemple, à un degré de
Germains, dont l'attention scrupuleuse aux sorts raffinement qui n'a rien à envier à celui de l'Etnisca
faisait l'étonnement de Tacite, avaient recours à disciplina, de l'hépatoscopie et de la doctrine des
de tels procédés. Ils coupaient des branches regiones caeli qu'il n'est pas sans rappeler. C'est
d'arbre qu'ils marquaient de signes, notis qui- ainsi que, au Dahomey, l'on «tire le Fa», le Fa
busdam, encore qu'on discute s'il s'agit de qui est à la fois le plus puissant des dieux
simples incisions plutôt que de runes. Puis, après les tutélaires et le jeu par lequel on jette au hasard
avoir éparpillées sur une étoffe, temere ac sur une table un chapelet formé de noyaux
fortuito, le consultant, prêtre ou chef de famille, en provenant d'un arbre sacré. Selon la face,
prenait trois, en invoquant les dieux et en tenant convexe ou concave, sur laquelle tombe chacun
ses yeux fixés sur le ciel324. Les Scythes, d'après d'eux, le chiffre qui correspond à l'une ou l'autre
Hérodote, pratiquaient la divination à l'aide de de ces positions, enfin, les diverses combinaisons
baguettes de saule selon une technique analo- numériques qui s'en dégagent et qui, traduites
en figures, renvoient à des divinités déterminées,
le devin, instruit par de longues études, sait avec
lesquelles de ces divinités, favorables ou
classische Philologie und Archäologie, XIII, 2, 1891, p. 23 sq. défavorables, il doit mettre en rapport la question
Que le chêne ait pu également être consacré à Mars est posée par le consultant, afin de l'éclairer sur la
confirmé par le récit de Suétone, Vespas. 5, 2, où, dans une conduite qu'il lui faut tenir327.
propriété des Flavii, quercus antiqua, quae erat Marti sacra,
annonçait, à chaque accouchement de Vespasia, le destin En Italie même, cette méthode ancestrale de
réservé à ses enfants, par la nouvelle branche qui lui divination était fort répandue et c'est la seule
poussait, hand dubia signa futuri cuiusque fati. Quant au bois qui y ait jamais donné naissance à des oracles
que, chez Ovide, hantent Picus et Faunus, c'était, constitués328, comme à Caere, à Faléries, à
précisément, un bois de chênes verts, lucus . . . niger ilicis umbra
(fast. 3, 295). De même, rappelle P. Wagler, à qui nous Padoue, à Tibur ou à la source du Clitumne329.
renvoyons pour toute cette analyse (également, p. 34 sq., sur
le chêne des sortes Praenestinae; ainsi que, sur Fortuna,
Jupiter et le chêne à Préneste, A. B. Cook, Zeus, Jupiter and
the oak, CR, XVII, 1903, p. 420 sq.; et XVIII, 1904, p. 362), la 325 4, 67 : « Ils apportent de gros faisceaux de baguettes, les
puissance prophétique des sorts de Préneste émane du déposent à terre, les délient, et prononcent des formules
chêne dont ils étaient faits. On notera, toutefois, qu'à la divinatoires en plaçant chaque baguette à part; puis,
différence de Dodone, où Dioné, quoique fille et hypostase toujours prononçant ces formules, ils remettent les baguettes en
de Gaia, la Terre, ne tient cependant auprès de Zeus que le faisceau, et, de nouveau, les déposent une par une (trad. Ph.
rang mineur d'une parèdre, à Préneste, en revanche, si E. Legrand, Les Belles Lettres).
Jupiter, sous le surnom à'Arkanus, a su se faire une place 326 On la trouve aussi bien en Israël (où elle apparaît
auprès de Fortuna, la déesse n'a jamais été éliminée par lui comme un procédé archaïque, remontant au passé le plus
et a gardé jusqu'au bout sa primauté. ancien des cultures sémitiques, en particulier sous la forme
323 Bouché- Leclercq, op. cit., I, p. 191 sq. du recours aux urim et aux tummim) ou dans l'Islam qu'en
324 Germ. 10, 1-3. Cf. l'importante note de J. Perret, ad loc, Perse, dans l'Inde, en Chine ou au Japon, etc. (cf. les
dans son éd. des Belles Lettres. C'est par cette technique que exemples cités par Pease dans son commentaire à diu. 1, 12,
s'explique, selon toute vraisemblance, l'étymologie de sors, p. 72-74, et, dans Caquot-Leibovici, op. cit., I, A. Caquot, La
l'opération rituelle du tirage des «sorts» consistant à divination dans l'ancien Israël, p. 86-88 et 110 sq.; ainsi que
disposer une à une, serere, à ranger en series les baguettes, F. Vyncke, La divination chez les Slaves, p. 312 sq.; 318 sq.;
avant de tirer l'une d'elles (cf. Ernout-Meillet, s.v. sors, 329).
p. 637 sq.; et sero, p. 617 sq., à la fois semer les graines, non à 327 R. Trautmann, La divination à la Côte des Esclaves et à
la volée, mais une à une, et planter; et Walde-Hofmann, s.v. Madagascar, Paris, 1940; également J. Alapini, Les noix
sors, II, p. 563 sq.). Sur la divination chez les Germains, cf. sacrées, Monte-Carlo, 1950.
R. Derolez, Les dieux et la religion des Germains, p. 170-173, 328 Bouché-Leclercq, op. cit., IV, p. 146.
et son exposé plus développé dans Caquot-Leibovici, La 329 Les sortes de Caere et de Faléries, dont nous ne savons
divination, I, en particulier p. 265 et 292-298. à quelles divinités elles appartenaient, ne sont guère connues
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE 75

Des formules qui étaient gravées sur les sorts de langage de Fortuna, est la petite sors, datable du
Préneste et qui, étant donné le nombre limité IIIe siècle, simple caillou comme dans les formes
des tablettes offertes au choix du consultant, les plus primitives de ces consultations rituelles,
devaient nécessairement être assez générales qui est conservée au musée de Fiesole. La
pour pouvoir s'adapter à toutes les questions, divinité, certainement Fortuna elle-même, y
quelles qu'elles fussent, que l'on posait à la parle à la première personne et menace le mortel
déesse, nous pouvons nous faire une idée par les qui ne se soumettrait pas à sa volonté du sort
sentences, sorties tout droit de la sagesse qu'elle avait autrefois réservé à Servius Tullius :
populaire, et d'une moralisante platitude, que se cedues, perdere nolo; ni ceduas, Fortuna
portaient les sortes, non point de bois, mais de Seruios perit33K
bronze, trouvées, semble-t-il, près de Padoue, et Mais il se peut que nous ayons, pour une
que l'on a rapportées à l'oracle de Géryon, situé époque plus tardive, et sous une forme plus
au voisinage de cette ville : de incerto certa ne raffinée, une citation même de l'oracle de
fiant, I si sapis, caueas; homines multi siint, / Préneste. Parmi les objets divers que renfermait la
credere noli; ou encore celle-ci, qui n'est qu'une favissa découverte en 1907 sous le temple à
dérobade : qur petis postempus consilium? / quod abside, se trouvait une tablette de marbre qui
rogas non est330. Plus proche, sans doute, du portait, en caractères de l'époque augustéenne,
les fragments de deux vers :
\_fat\a Iouem superant id . . .
que par les prodiges dont elles furent l'objet, lorsque, en 218 [f]ata trahunt urbes s . . .332.
et 217 (Liv. 21, 62, 5 et 8; 22, 1, 11; cf. Sid. Ap. carni. 9, 190: Dans ce distique, œuvre d'un versificateur
sortes . . . Caeritumque), elles rapetissèrent, c'est-à-dire se anonyme, Marucchi crut pouvoir reconnaître le
rétrécirent, ou s'amincirent, spontanément (sortes adtenuatas,
extenuatas; cf. G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 460; et J. Gagé, texte d'un des oracles rendus par la déesse, dont
REL, XLVI, 1968, p. 284), et que, à Faléries, l'une d'elles, le fidèle qui l'aurait reçu aurait voulu perpétuer
portant l'inscription révélatrice Manors tehtm siium concutit, le souvenir en faisant graver cette inscription.
tomba, excidisse, hors du lien, croit-on, qui les attachait (cf. Toutefois, Vaglieri, plus sceptique, ne voulut y
n. suiv.; et A. La Regina-M. Torelli, Due sortes preromane, voir qu'une inscription métrique ordinaire,
Arch. Class., XX, 1968, p. 221-229, et pi. 68-70, à propos de
deux disques de plomb perforés en leur centre). L. R. Taylor, analogue, par exemple, à celle de la statue de
Local cuits in Etruria, Pap. and Mon. of the Am. Acad. in Rome, T. Caesius Primus, dédiée par son fils Tauri-
Π, 1923, p. 77 sq. et 119 sq., a voulu, sans preuve, rapporter
les sorts de Caere et de Faléries à une Fortuna. A. La Regina
et M. Torelli, op. cit., songent maintenant à assigner les
premiers à la Menerva du sanctuaire de Punta della Vipera, (rappelant les simples baguettes de bois des sorts primitifs;
sur le territoire de Caere (contra, A. Pfiffig, Religio Etnisca, supra, p. 74) inscrites sur leurs quatre faces (CIL XI 1129, et
Graz, 1975, p. 155). Mais ne pourrait-on aussi penser à la p. 1252; Degrassi, ILLRP, n° 1071; I. Calabi Limentani,
grande Uni-Thesan de Pyrgi (infra, p. 444)? Sur l'oracle de Epigrafia latina, Milan, 1968, p. 319, n° 105, avec fig.).
Géryon, que Tibère consulta, passant près de Padoue, et qui 331 Publiée par M. Guarducci, La Fortuna e Senio Tullio in
le renvoya à celui de la source d'Aponus, Suet. Tib. 14, 3; sur un'antichissima «sors», RPAA, XXV-XXVI, 1949-1951, p. 23-
les· sortes d'Hercule à Tibur, supra, p. 64; et, sur la source du 32; A Ep. 1953, 22, qui traduit: «Si tu cèdes, je ne te ruine
Clitumne, la lettre célèbre de Pline le Jeune, epist. 8, 8. pas; si tu ne cèdes pas, Servius périt par action de la
330 De ces dix-sept tablettes, trouvées, dit Aide Manuce, à Fortune»; Degrassi, ILLRP, n° 1070; et, depuis, E. Peruzzi,
«Bahareno della Montagna», à moins qu'il ne s'agisse, selon Un'antichissima sors con iscrizione latina, PP, XIV, 1959,
Mommsen, de Barbarano, près de Padoue, de forme oblon- p. 212-220; et la «postilla» de S. Mariotti, Ibid., p. 220; et
gue comme celle du denier de M. Plaetorius Cestianus, M. Guarducci elle-même, Ancora sull'antichissima sors col
percées à leur extrémité gauche d'un trou qui permettait, nome di Servio Tullio, PP, XV, 1960, p. 50-53, et Ancora
comme les sortes de Faléries, de les enfiler sur une sull'antica sors della Fortuna e di Servio Tullio, RAL, XXVII,
cordelette, trois seulement sont aujourd'hui conservées; les autres, 1972, p. 183-189, qui tend maintenant à croire que cette sors,
dont le texte, souvent fautif, n'est plus connu que par les provenant des Marches, aurait appartenu au temple que
anciens recueils d'épigraphie, ont disparu. On les a jadis la déesse possédait à Fano, Fanum Fortunae (infra,
attribuées tantôt à l'oracle de Préneste, tantôt à celui p. 181 sq.).
d'Antium. Cf. CIL F 2173-2189, et p. 689 sq. et 736; Degrassi, 332 Vaglieri, NSA, 1907, p. 685; Marucchi, BCAR, XXXV,
ILLRP, n° 1072-1087; on en trouvera une illustration dans le 1907, p. 305-307 et fig. 2; DPAA, X, 1, 1910, p. 96-98; Epk Ep.
Manuel d'archéologie romaine de Cagnat et Chapot, II, Paris, IX 763; ainsi que Engelmann, Eine Inschrift aus Praeneste,
1920, p. 189. Le rnusée de Parme possède trois sortes de BPhW, 1909, col. 541, qui propose de restituer: id\_eoque ea
bronze, provenant de Fornovo, qui sont des baguettes summa uocantur] et s[eu bona sine mala].
76 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

nus333. Sans doute, si l'on cherche à deviner la ment négative et ne suffit-elle pas à confirmer
nature de ce fragment d'inscription, l'idée qui s'y celle de Marucchi. Du moins peut-on observer
exprime n'est-elle d'aucun secours. Ce n'est qu'entre les deux explications proposées, l'une,
qu'un lieu commun, déjà formulé, en termes qui minore le texte, l'autre, qui le valorise, l'une,
presque identiques à ceux du premier vers, par qui n'y lit que banalités, l'autre, qui croit y
Cicéron qui, lui-même, traduisait un vers grec entendre l'écho de la voix sacrée de Fortuna, les
dont il ne nomme pas l'auteur : probabilités sont plutôt en faveur de la seconde,
quod fore paratum est, id summum exsu- et qu'il n'est pas interdit, sans en être pour
perat Iouem334; autant certain, de considérer ce fragment
comme une citation de l'oracle de Préneste.
et le second vers ne fait que reproduire une Car le matériel du culte, si nous osons dire,
association formulaire fréquente chez les c'est-à-dire le support concret de la révélation de
poètes335. L'examen de la plaque elle-même a chance
Fortuna, ne devait pas être, lui-même, à l'abri de
d'être plus révélateur. Elle est brisée juste au-
l'usure. Depuis les sortes primitives, cailloux ou
dessus de la première ligne, ce qui interdit, par baguettes, que les premiers consultants devaient
conséquent, d'évaluer la longueur du texte,
tirer devant l'antre sauvage de la déesse, en un
maintenant perdu, qui précédait. Mais le large
temps où son sacerdoce était encore réduit à sa
espace qui s'étend entre la seconde ligne et le
plus simple expression, jusqu'aux sorts inscrits
bord de la pierre indique, sans doute possible,
et déjà savants dans leur archaïsme, que l'on
que nous possédons, quoique incomplètement,
consultait à l'époque de Lutatius Cerco et même
les deux derniers vers de l'inscription. Aussi
de Cicéron, jusqu'aux réponses en usage sous
peut-on objecter à Vaglieri que leur langage n'est
l'Empire, la divination prénestine, sous la tutelle
en rien celui d'une dédicace : nulle allusion à
du clergé à la fois conservateur et novateur qui
Fortuna, ni à une offrande quelconque consacrée
la réglementait, a eu, on peut le croire, toute
par le dédicant, comme on s'attendrait à le
latitude de moderniser, sinon ses techniques, du
trouver dans cette formule finale et comme,
moins ses formules. A lire l'Histoire Auguste, il
effectivement, on le trouve dans l'inscription semblerait, en effet, qu'au IIIe siècle ap. J.-C. où,
métrique alléguée par Vaglieri, celle de Caesius
considérant l'Enéide comme l'œuvre d'un uates
Taurinus, qui inspiré et son auteur comme la source de toute
hoc postât donum, quod nee sententia science, l'on s'en serait remis communément aux
mortis Vergïlianae sortes336, les vers de Virgile se fussent
uincere nee potent fatorum summa potes- substitués aux naïves sentences de jadis ou, du
tas, moins, ajoutés à elles pour compléter, en cet âge
sed, populi saluo semper rumore, mane- de religiosité intense, l'éventail de réponses,
bit. inévitablement réduit, qu'avait à sa disposition
Assurément, cette constatation, si elle incite à le sortilegus. Quand Sévère Alexandre, effrayé
rejeter l'hypothèse de Vaglieri, reste-t-elle pure- par les menaces que la haine d'Héliogabale
faisait planer sur lui, interrogea l'oracle, il n'en
reçut, pour réponse ambiguë, que la lamentation
333 CIL XIV 2852, supra, p. 22, n. 75. Cf. Vaglieri, BCAR, funèbre d'Anchise, huic sors in tempio Praenes-
XXXVII, 1909, p. 259 sq., n. 77. tinae talis extitit, cum Uli Heliogabalus insidiare-
334 Diu. 2, 25. Cf. les nombreuses références, grecques et
latines, citées par Pease, ad loc, p. 390 sq. La plus proche du tur :
texte de Préneste est le début de l'hexamètre d'Ovide, met. 9, si qua fata aspera rumpas,
434, où Jupiter lui-même reconnaît : me quoque fata regunt . . . tu Marcellus eris337.
On rapprochera, de même, le premier vers, de Virgile, Aen.
12, 676 sq., où Turnus écarte ainsi Juturne :
iam iam fata, soror, superant, absiste morari; 336 Sur la rhapsodomancie, Bouché-Leclercq, op. cit., I,
quo deus et quo dura uocat Fortuna, sequamur. p. 195 sq., ainsi que Pease, ad diu. 1, 12, s.v. sortium, p. 73 sq.;
335 A l'époque même à laquelle remonte l'inscription, chez et sur les « sorts virgiliens », en particulier, cf. l'abondante,
Virgile, Aen. 5, 709 : nate dea, quo fata trahunt retrahuntque mais décevante, bibliographie donnée par Y. de Kisch (cf.
sequamur; et chez Ovide, met. 7, 816: sic me mea fata ci-dessous), p. 324, n. 1.
trahebant; 9, 578 sq.; trist. 2, 341; puis Sénèque, Here. Oet. 337 SH A, AS 4, 6; cf. Aen. 6, 882 sq.; ainsi que, sur les
1986; Octavie 182; et, pour traduire Cléanthe, epist. 107, 11, v. tentatives d'Héliogabale pour le faire assassiner, Hel., 13; 15,
5 : fata nolentem trahunt', Luc. 2, 287. 4; 16, 1; AS 2, 4.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 77

Tel est du moins le bref récit transmis par son seul ouvrage de l'antiquité, au demeurant, qui
biographe, et dont ni les historiens de Préneste, fasse état des «sorts virgiliens» et de leur
ni, plus généralement, ceux de la religion utilisation, sont en effet loin de se situer tous sur
romaine, n'avaient suspecté l'authenticité338, jusqu'à ce le même plan. Consultations privées, d'une part,
que, à une date récente, ce «document», comme d'Hadrien, le premier texte, précisément, qui
l'ensemble de ceux qui, dans l'Histoire Auguste, mentionne ce mode de divination, qui le désigne
se rapportent aux sortes Vergilianae, ait été par son nom, Vergilianae sortes, et qui, indice
soumis à une analyse rigoureuse par Y. de Kisch339, révélateur, s'y réfère, sans plus d'explication,
qui l'a ajouté à la liste des innombrables comme à une pratique courante et bien connue
falsifications déjà décelées dans le recueil. Loin qu'il du lecteur: cum sollicitus de imperatoris erga se
faille voir, en effet, dans les diverses prophéties iudicio Vergilianas sortes consuleret; puis de
rendues, dans l'Histoire Auguste, à l'aide de vers Sévère Alexandre qui, à un autre moment de sa
empruntés à Virgile, une pratique effective, vie, eut également recours aux Vergila sortes,
adoptée par des oracles désireux de se cette fois encore expressément désignées342.
renouveler, le recours aux sortes Vergilianae ne serait, en Consultations, d'autre part, d'oracles patentés^
réalité, qu'un mode de consultation privé, qui sont aussi, et ce n'est pas un hasard, les
abusivement attribué aux grands oracles du grands oracles du paganisme : celles, par Clodius
paganisme, et destiné à appuyer de l'autorité plus Albinus, de l'Apollon de Cumes, par Sévère
qu'humaine du poète340 l'apologétique païenne, qui se Alexandre, de la Fortune de Préneste, de Jupiter
développe à la fin du IVe siècle autour d'un Appenninus, par Claude le Gothique, enfin, de
thème central, celui de l'imperium de Rome. l'Apollon de Delphes, dans la biographie de
Cependant, si, après la confrontation des Pescennius Niger : ces six épisodes sont loin de
textes à laquelle s'est livré l'auteur, il n'apparaît présenter le même degré de déformation de la
plus possible de tenir pour véridique, comme on réalité. Sans nous attarder sur les deux premiers
le faisait autrefois, le récit complet que les qui n'ont qu'un caractère privé et
Scriptores ont laissé de ces consultations correspondent, à tout le moins, à la pratique courante,
impériales, le problème, une fois qu'on a décelé la sinon du IIe ou du IIIe, du moins du IVe siècle,
falsification, reste d'en apprécier le plus les quatre derniers varient considérablement
exactement possible l'étendue. Or, sur ce point, la dans l'ordre de la vraisemblance ou, si l'on
critique radicale d'Y. de Kisch laisse encore préfère, de l'invraisemblance.
subsister bien des inconnues, et l'on peut se Admettons, à l'extrême rigueur, que l'oracle
demander si, à l'intérieur même de l'erreur, il ne de Cumes, c'est-à-dire celui de la Sibylle,
survit pas, si réduite soit-elle, quelque part de implantée en terre italienne et naturalisée romaine de
vérité. Les six passages de l'Histoire Auguste341, le longue date par Virgile, si ce n'est depuis son
séjour auprès d'un des Tarquins, se soit exprimé
en vers latins. Mais qui croira que l'Apollon de
Delphes ait parlé, non, à vrai dire, en latin, la
338 Si ce n'est Vaglieli, BCAR, XXXVII, 1909, p. 259, n. 77, supercherie ne va pas jusque-là, mais en vers
et, bien après, R. Syme, Ammianus and the Historia Augusta, soi-disant grecs, démarqués de Virgile et
Oxford, 1968, p. 127 et n. 5. légèrement transposés343? En revanche, le procédé,
339 Les sortes Vergilianae dans l'Histoire Auguste, MEFR,
LXXXII, 1970, p. 321-362, et notamment, sur notre passage,
p. 340-353.
340 Sur Virgile, «das Buch der Bücher», «die Summe alles
Wissens», Schanz, Geschichte der römischen Literatur, II, 4e
éd., 1935, p. 100-102; Κ. Büchner, s.v. P. Vergilius Maro, RE, 342 Le seul fait que, dans les deux biographies, les « sorts
Vili, A, 2, col. 1468. Telle était déjà la vénération de Silius virgiliens» soient mentionnés sans autre commentaire
Italicus à l'égard du poète dont il allait visiter le tombeau, ut indique assez qu'il s'agissait d'un procédé usuel, suffisamment
templum solebat (Plin. epist. 3, 7, 8). De même, nous dit-on, familier aux contemporains pour qu'ils n'eussent besoin, à
Sévère Alexandre l'appelait Platonem poetarum et il avait son sujet, d'aucun éclaircissement. Sur la diffusion de ce
placé son image dans l'un de ses laraires (SHA, AS 31, procédé, ses origines païennes et la vogue considérable dont
4). il jouissait, jusque dans les milieux chrétiens, à la fin du IVe
341 SHA (texte et abréviations de l'éd. Hohl, revoie par siècle, cf. les nombreuses études de P. Courcelle (réf. dans Y.
Samberger et Seyfarth, Leipzig, 1965), H 2, 8; AS 4, 6 et 14, 5; de Kisch, op. cit., p. 360, n. 3 ; et supra, p. 63, n. 272).
Cl A 5, 4; Cl 10, 4-6; PN 8, 3-6. 343 PN 8, 3-6, d'après Aen. 1, 340 et 381.
78 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

appliqué au Jupiter Appenninus d'Iguvium, mal l'ouverture de la religion latine, et non


connu de nous, mais fort réputé aux IIIe et IVe seulement romaine, à des expériences sans cesse
siècles344, et, surtout, à la Fortune de Préneste, nouvelles, et de son inépuisable faculté
qui nous retiendra davantage, serait-il d'adaptation. Innovation, d'ailleurs, contenue dans de
absolument invraisemblable, et est-il, en soi, impossible sages limites, et qui se concilie sans peine avec
que cette dernière, déesse d'une cité latine s'il en la fidélité aux traditions, puisque, si la matière
fut, ait emprunté le langage du plus grand des change, la forme demeure, et que, quel que soit
poètes latins? L'oracle de Zeus Belos à Apamée, le contenu de la révélation, elle s'exprime
en Syrie, avait bien recours, du moins à ce que toujours par le moyen des sorts. Et, même si l'on
rapporte Dion Cassius345, à la rhapsodomancie et rejette comme apocryphe la citation virgilienne
rendait ses prédictions en vers d'Homère et attribuée à Fortuna, doit-on nécessairement en
d'Euripide. Le même procédé, assigné à la conclure que la consultation de Sévère
Fortune de Préneste, serait-il plus scandaleux, et Alexandre est elle aussi un faux, ou peut-on considérer
pouvons-nous avoir l'entière certitude, pour comme possible que le jeune prince, ou les siens,
nous en tenir aux seuls faits rigoureusement aient eu, dans une période d'anxiété, recours aux
attestés, que les sortes offertes à la main ingénue lumières surnaturelles de Fortuna, et que, à
de l'enfant et à l'exégèse savante du sortilegus, partir de ce fait réel, l'auteur de sa biographie
sous Vespasien, puis Domitien346, étaient encore ait laissé courir son imagination et brodé sur le
celles-là mêmes que l'on tirait du vivant de thème pathétique de Marcellus et des destins
Lutatius Cerco, au IIIe siècle av. J.-C, et qui trop vite tranchés? Faut-il refuser tout, ou
étaient déjà vieilles, insculptas priscarum littera- seulement partie, du récit, par définition suspect, de
rum nous, au temps de Cicéron? Constatons du X Histoire Auguste! En tout cas, et c'est la seule
moins que cette demi-transformation des conclusion sûre que l'on puisse retenir de ce
techniques divinatoires, si elle s'était effectivement douteux épisode, jointe, dans les consultations
produite dans la Préneste du IIIe siècle ap. J.-C, prêtées à la piété des empereurs, à la Sibylle de
où, nous le savons, la vie cultuelle suivait son Cumes et à l'Apollon de Delphes, la Fortune de
cours régulier347, n'aurait rien que de très Préneste - comparable en cela à celles d'Antium
conforme à tout ce que l'on connaît, par ailleurs, de qui, au temps de Macrobe, dispensaient toujours
leurs prédictions348 - figure, aux yeux des païens
du IVe siècle finissant, comme l'une des divinités
oraculaires les plus prestigieuses du monde
344 II y a lieu de distinguer, malgré la confusion gréco-romain, et c'est bien là, dans cette
fréquemment commise, l'oracle de la source d'Aponus, Aponi fons compagnie flatteuse et révélatrice, que réside
{supra, p. 74, n. 329), de celui de Jupiter Appenninus à Igu- l'ultime témoignage rendu par l'erreur à la vérité.
vium (cf. Aust, s.v., RE, II, 1, n° 2, col. 214), qui dispensait les
Appenninae sortes, dont les SHA font état en Cl 10, 4, et 0 3,
4.
345 79, 8, 6 et 40, 4 (d'après //. 2, 478 sq. et 8, 102 sq.; et Eur. Quoi qu'il en soit, c'est dans cette fidélité à
Phén. 20). soi-même, qui n'exclut pas la plasticité, que
346 Vespasien, de qui date, au plus tard, l'inscription CIL l'oracle de Préneste trouva la garantie la plus
XIV 2989, qui mentionne le sortilegus; et, sur Domitien, Suet.
Dom. 15, 2 (supra, p. 59, et 71). sûre de son durable succès, malgré les
347 II n'existe pas, à notre connaissance, de dédicace datée vicissitudes qu'il traversa au cours de sa longue
à Fortuna Primigenia, qui remonte aux règnes d'Héliogabale histoire. Vicissitudes qui commencent, pour
(218-222) ou de Sévère Alexandre (222-235). Mais nous nous, dès le IIIe siècle av. J.-C, dès le premier
possédons, pour la période qui précède et celle qui suit, la témoignage qui nous soit parvenu sur les sortes
dédicace Vietati Fortunae Primig., datée de 179, à l'intention de de Fortuna, puisqu'il atteste l'hostilité du sénat
Marc-Aurèle et Commode (CIL XIV 2856), et l'inscription des
cultores louis Arkani, en 243 (XIV 2972; supra, p. 22, n. 75). romain à l'égard de ces auspiciis aîienigenis par
En outre, sur la vie municipale de Préneste à cette époque, lesquels l'un des consuls de 241, Q. Lutatius
nous connaissons deux patrons de la colonie, T. Flavius Cerco, aurait émis la prétention de gouverner
Germanus (XIV 2922) et P. Acilius Paullus (XIV 2972, déjà
citée), et, sur la dynastie des Sévères eux-mêmes, la statue de
Julia Soaemias, provenant du forum et maintenant au musée
du Vatican (Fernique, Étude sur Préneste, p. 66 et 69). 348 Infra, p. 164 et 182.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE 79

l'État349. Mais cet incident, qui, par une illusion après l'invasion gauloise de 390. En 382, Préneste
de perspective, nous apparaît comme un s'attaquait aux possessions de Rome, soutenant
commencement, est en fait, déjà, l'aboutissement contre elle sa colonie révoltée de Velletri, puis
d'une histoire antérieure que nous ne possédons prenant d'assaut sa colonie de Satricum; en 380,
plus, ce qui rend son interprétation d'autant plus c'est contre Rome elle-même qu'elle tournait ses
délicate. Réaction de circonstance, plus politique forces : son armée s'avança jusqu'à la porte
que religieuse, semble-t-il, et qui, malgré la thèse Colline, pour être finalement vaincue à la
d'A. Brelich350, nous paraît traduire l'aversion seconde bataille de l'Allia par le dictateur Cincinnatus,
héréditaire du Romain pour son voisin de Pré- qui prit successivement les huit villes qu'elle
neste, plutôt qu'un antagonisme foncièrement tenait sous sa dépendance et, en dernier lieu,
théologique à l'égard de la Primigenia et de ses Préneste elle-même352. Les hostilités reprenaient,
sorts. d'abord larvées, lors de la seconde invasion des
Point n'est besoin, en effet, pour expliquer Gaulois, en 360, où Préneste faisait alliance avec
cet épisode fameux, mais obscur, de supposer eux contre Rome, puis ouvertes, en 339-338, où,
qu'une «polémique religieuse» aurait dressé de nouveau défaite, elle perdit une partie de son
l'une contre l'autre la ville de Jupiter et celle de territoire353. A la fin du siècle, ces dissensions
Fortuna : l'histoire troublée des relations entre s'étaient apaisées : un Q. Anicius Praenestinus,
les deux cités, depuis le IVe siècle, suffit qui paucis ante annis hostis fuisset, était édile
amplement à justifier la défiance de Rome. Car si, en curule à Rome en 304354. L'animosité de Rome
499 (ou 496), Préneste, alors amie de Rome, contre Préneste, ou l'agacement que lui inspirait
n'avait pas participé avec les Latins à la bataille l'orgueil prénestin, ne se manifestait plus guère
du lac Régule351, la situation s'était renversée dès que par les railleries que ses poètes décochaient
aux habitants de la ville voisine : Naevius et, plus
tard, Plaute, moquant la gloria des Prénestins et
leurs particularités dialectales355.
349 Val. Max. 1, 3, 2 : Ltttathis Cerco, qui primum Punicum
bellum conferii, a senatu prohibitiis est sortes Fortunae Prae- Mais, au delà de cette petite guerre d'épi-
nestinae adire: auspiciis enim patriis, non alienigenis, rempu- grammes, un fait récent s'était produit, propre à
blicam administrari iudicabant oportere, qui, d'ailleurs, réveiller la méfiance de Rome, et qui, bien plus
confond le consul de 241, Q. Lutatius Cerco, avec son frère aîné que le souvenir des conflits du siècle précédent,
et prédécesseur au consulat, C. Lutatius Catulus. C'est nous paraît avoir été la véritable cause du refus
celui-ci qui, en qualité de proconsul, remporta la bataille des
îles Égates et mit fin à la première guerre punique (Münzer, opposé par le sénat en 241. Durant la guerre de
s.v. Lutatius, RE, XIII, 2, n° 4 et 13, col. 2067-2071 et 2094 sq.; Pyrrhus, en effet, alors que les Romains
De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 290, n. 736; s'assuraient de la fidélité des villes alliées en y
également II, p. 514, où il n'hésite pas à rapporter l'incident envoyant des garnisons, un traitement spécial
à C. Lutatius Catulus, le consul de 242, en corrigeant avec fut réservé aux Prénestins : certains d'entre eux
audace le cognomen transmis par Valère-Maxime, et que l'on
tiendra pour exact). furent emmenés de nuit à Yaerarium de Rome
350 Exposée, dans la première de ses Tre variazioni, sous le pour y être mis à mort. Ainsi s'accomplissait
titre révélateur: Roma e Praeneste. Una polemica religiosa
nell'Italia antica, p. 9-47. Il ne semble pas davantage qu'il
faille imputer la résistance du sénat au conservatisme
romain et à la répugnance de ce dernier à l'égard de 352 Qui ne tomba qu'après la reprise de Velletri, portant à
nouvelles formes de divination et, notamment, des oracles dix le nombre des conquêtes de Cincinnatus : Liv. 6, 21, 9; 22,
(De Sanctis, op. cit., II, p. 513 sq.). Quelle qu'ait été la 2-4; 27, 7; 28 et 29: caput belli Praeneste {supra, p. 52,
défiance, bien connue, des Romains envers les oracles, n. 233).
l'arbitraire du hasard et les expressions contraignantes de la 353 Liv. 7, 12, 8; 8, 12, 7; 13, 4 et 14, 9. Sur l'ensemble de la
volonté des dieux (J. Bayet, Histoire politique, p. 51-56; question, A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor,
R. Bloch, La divination en Étrurie et à Rome, dans Caquot- Un. of Michigan, 1965, p. 385-391.
Leibovici, La divination, I, p. 214 sq.), ils n'en eurent pas 354 Plin. NH 33, 17.
moins recours, par exemple, à l'oracle de Delphes. Mais les 355 Naevius, dans I'Ariohis (Warmington, II, p. 80, v. 22-26;
risques étaient très inégaux, que représentaient le lointain E. Marmorale, Naevius poeta, 2e éd., Florence, 1953, p. 208,
Apollon hellénique et la Fortune toute proche de Préneste, avec le commentaire ad loc). Plaute, Ba. 18 {supra, p. 52,
rivale latente de Rome. n. 232) et Tru. 691 : ut Praenestinis «conea» est ciconia;
351 Liv. 2, 19, 2 : Praeneste ab Latinis ad Romanos des- également Tri. 609; Lucilius ap. Quint. 1, 5, 56; Fest. Paul. 157, 14;
ciuit. 489, 5. Cf. R. S. Conway, The Italie dialects, I, p. 323.
80 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

l'oracle qui leur avait prédit qu'un jour ils Punicum bellum conficere; exactement comme,
occuperaient Xaerarium de Rome356 - désormais en 205, les décemvirs, ayant recours, cette fois,
à l'abri de cette dangereuse prophétie. De quelle aux Livres Sibyllins du Capitole - auspiciis enim
divinité émanait cet oracle? De Fortuna, très patriis -, y liront que, pour en finir avec la
vraisemblablement. Car on imagine mal la seconde guerre punique et chasser Yhostis alie-
diffusion, dans la ville même de Fortuna, d'un autre nigena, il fallait introduire à Rome la Mère de
oracle que celui de la déesse poliade de la cité. l'Ida358. L'échec de 241 avait porté ses fruits et, à
Sur les arrière-plans politiques de l'épisode, la lumière des événements postérieurs, on
nous ne pouvons que former des suppositions. conçoit fort bien que, en cette première affaire, le
Certains notables de la ville furent-ils tentés de sénat ait interdit au consul de s'adresser à
pactiser avec Pyrrhus, lorsque, selon la tradition, l'inquiétante déesse d'une ville voisine, ancienne
il s'avança jusqu'à Préneste, en 280357? Y aurait-il ennemie de Rome, d'une fidélité suspecte, et
eu collusion entre Pyrrhus et la Fortune, de dont l'hostilité avait paru, quelque quarante ans
même que, jadis, disait-on, la Pythie avait auparavant, sur le point de se rallumer.
médise? En tout cas, le précédent était fâcheux. L'on Cinquante ans plus tard, pourtant,
comprendra d'autant mieux la réaction du sénat réconciliées par la lutte commune contre Hannibal, par
si on compare la démarche manquée de 241 à le loyalisme de la ville, et par l'héroïsme des
celle, réussie avec le succès que l'on sait, de Prénestins de M. Anicius au siège de Casili-
205-204. Car il est clair, malgré le laconisme de num359, toute trace de cette vieille inimitié avait
Valère-Maxime, que, si Lutatius Cerco voulut disparu entre les deux cités. Cependant qu'à
interroger l'oracle de Préneste, ce n'était pas sur Rome l'État, par la voix du consul P. Sempro-
une question de second ordre, mais bien sur nius Tuditanus, vouait en 204, puis dédiait en
l'affaire majeure du temps : sur les moyens de 194 un temple à Fortuna Primigenia sur le Quiri-
terminer la première guerre punique, primum nal360, à Préneste, réciproquement, L. Quinctius
Flamininus, le frère du vainqueur de Cynoscé-
phales, lui-même victorieux à Leucade en 197 et
consul en 192, consacrait, à la suite d'un vœu?
356 Zonaras 8, 3. ou d'une consultation de l'oracle? en hommage,
357 Préneste, selon Florus 1, 13, 24, et Eutrope 2, 12, 1; en tout cas, de son succès militaire et, peut-être
mais Anagni, selon Appien, Samn. 10, 3 (sans doute aussi aussi, électoral, une offrande, prise à Leucade,
Plutarque, Pyrrh. 17, 9: la distance de trois cents stades qu'il
indique correspond à celle d'Anagni à Rome). C'est cette dont seul un mince fragment de l'inscription
seconde version que suivent en général les historiens gravée sur sa base nous a appris l'existence361.
modernes. Pourtant, P. Leveque, Pyrrhos, Paris, 1957, p. 338 Dans les années qui suivirent, encore, L. Postu-
et 413, tend à accepter comme historique la «version
prénestine» et, après P. Wuilleumier, Tarente, des origines à
la conquête romaine, Paris, 1939, p. 323; cf. p. 118; à
retrouver une trace du passage de Pyrrhus dans une applique de 358 Liv. 29, 10, 4-6.
bronze tarentine, découverte à Préneste, et qui y aurait été 359 Liv. 23, 19, 17 - 20, 2.
abandonnée par le roi pendant son raid sur Rome. Pyrrhus, 360 Liv. 29, 36, 8; 34, 53, 5-6. Cf. T. II, chap. I.
nous dit-on, parvint jusqu'à la citadelle de la ville, 36ÌCIL Ρ 613; XIV 2935; Degrassi, ILLRP, n° 321 :
aujourd'hui Castel S. Pietro, au sommet de la montagne, [L. Quinctius L f. Lë\ucado cepit / [eidem consoci dédit. Cf.
d'où il contempla Rome dans le lointain, et Florus l'a fixé Fasolo-Gullini, p. 303 sq. et 322. L. Flamininus commandait
dans un tableau grandiose, lorsque prope captam urbem a la flotte comme légat de son frère Titus, quand, peu avant la
Praenestina arce prospexit et a iiicensimo lapide oculos trepidae bataille de Cynoscéphales, il s'empara de la ville de Leucade
ciuitatis fumo ac puluere impleuit. Or, la tradition locale en Acarnanie (Liv. 33, 17). De retour à Rome, il ne parvint au
donne encore le nom de Campo di Pirro au plateau qui consulat qu'après une campagne électorale particulièrement
s'étend à l'ouest de la ville, le long de la Via Praenestina rude contre l'un des Scipions (Liv. 35, 10, 1-10), seconde
(Fernique, op. cit., p. 36, n. 2). Ira-t-on jusqu'à supposer qu'il victoire qui valait bien, tout autant que la première, un
ait existé des relations entre l'oracle de Fortuna, mère ou ex-voto à Fortuna. A. Degrassi, toutefois, Epigraphica IV,
fille de Jupiter, et celui de Zeus à Dodone, inspirateur de MAL, XIV, 1969-1970, p. 112, n. 4, doute si l'offrande
l'aventure de Pyrrhus, le nouvel Achille, dans la perspective s'adres ait bien à Fortuna elle-même, ou seulement à la cité; mais le
étudiée par J. Gagé dans ses quatre articles de la RHR, lieu où l'inscription fut trouvée, la Via del Borgo (NSA, 1885,
1954-55, Pyrrhus et l'influence religieuse de Dodone dans l'Italie p. 79; Bull. Inst., 1885, p. 57 sq.), juste au-dessus du
primitive, en particulier CXLV, 1954, p. 150; CXLVI, 1954, sanctuaire inférieur, à un niveau qui, avant la construction de
p. 38-45; CXLVII, 1955, p. 23-25? l'ensemble supérieur, devait précisément constituer la limite
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE 81

mius Albinus, qui n'était alors, il est vrai, que lorsqu'il nous peint une Préneste désertée par
simple priuatus, se rendit à Préneste pour y les magistrats et les esprits distingués, et
sacrifier au temple de la Fortune. Mal en prit fréquentée seulement par un menu peuple qui,
aux Prénestins de le recevoir sans honneurs selon lui, ne devait pas tarder à les imiter. Car,
particuliers, ni publics, ni privés. Car, devenu même s'ils n'y interrogent plus les sorts, les
consul en 173, et traversant Préneste pour magistrats romains, et c'est Cicéron lui-même
gagner la Campanie, il témoigna à la ville son qui nous l'apprend, vont toujours à Préneste
ressentiment et s'y fit accueillir avec des célébrer en avril les ludi de Fortuna
exigences tyranniques, inusitées à l'époque à l'égard Primigenia363. C'est la même promptitude à affirmer
des cités alliées362. Honoré du vœu et du l'extinction des superstitions ancestrales qui lui
sacrifice de Prusias en 167, de la visite de Camèade fait répéter que nulle vieille femme ne croit plus
en 155, des mosaïques offertes par Sulla entre 82 aux chimères horrifiques de l'Achéron, dans le
et 79, l'oracle était-il vraiment, à l'époque de même temps où Lucrèce, au contraire, dépeint
Cicéron, dans cet état annonciateur de la ses contemporains torturés par l'épouvante des
décadence que le philosophe s'est plu à souligner, en châtiments infernaux364. L'exacte vérité
des termes d'ailleurs si ambigus qu'il affirme psychologique se situe, vraisemblablement, entre ces
simultanément le renom persistant et deux extrêmes, entre le néo-académicien qui
exceptionnel dont il continue à jouir, Pmenestinarum etiam croit trop vite au triomphe de la raison et de ses
nunc retinet sortium nomen, et qui contraste si lumières sur l'obscurantisme, et l'épicurien qui
fort avec le déclin de ses rivaux, ceteris itero in dramatise à dessein la condition humaine pour
locis sortes plane refrixerunt, et le mépris où le plonger dans l'angoisse le stultus et le convertir
tient l'élite, dont seule importe l'opinion : quis d'autant mieux à la vérité d'Épicure.
enim magistratus aut quis uir inlustrior utitur Sans doute en est-il de même pour Préneste
sortions? Mais, à défaut de les consulter, qui, en cette première moitié du Ier siècle, ne
M. Plaetorius Cestianus, pourtant, en représente donne nullement l'impression d'un sanctuaire à
l'image sur ses deniers. Aussi peut-on se l'abandon, d'un oracle voué au silence et d'un
demander si Cicéron n'a pas anticipé sur l'événement, temple vidé de ses fidèles. C'est, au contraire,
et si le rationaliste volontiers sceptique qu'il pour le sanctuaire, l'époque de la plus grande
était n'a pas pris ses désirs pour des réalités, splendeur architecturale et, signe qui ne trompe
pas sur l'indice de fréquentation d'un lieu saint,
de la plus grande prospérité économique. Les
du sanctuaire, ainsi que le mur en opus quadratimi orné de débats qui continuent d'entourer la datation du
niches apparemment destinées à abriter des offrandes, qui sanctuaire supérieur n'ont guère d'incidence sur
fut mis au jour au cours des mêmes travaux, plaident en ce point. Que l'on conserve la chronologie de
faveur de l'action de grâces à Fortuna. D'autant que, parmi
les documents épigraphiques allégués par A. Degrassi, les Lugli, qui considère que ses derniers étages,
inscriptions CIL Ρ 608; 615 (Fulvius Nobilior, la statue d'une contemporains de la dictature de Sulla, ne
Muse; cf. A. Degrassi, BCAR, LXXIX, 1963-64, p. 92, à propos furent définitivement aménagés qu'à partir de 80
du monument votif de S. Omobono); 622 (monument de et que leur construction put se prolonger durant
Paul-Émile à Delphes) sont précisément des dédicaces de dix ou quinze ans, donc jusque vers 70, peut-être
généraux vainqueurs, qui consacrent des prises de guerre à même 65 365; ou que l'on admette maintenant,
des divinités : or, leur libellé est d'autant plus probant qu'il
ne comporte qu'un simple cepit, sans le dédit qui confirme
l'intention votive de l'inscription de L. Quinctius. Ajoutons
un dernier rapprochement : le monument votif de M.
Fulvius Flaccus sur l'area sacrée de S. Omobono (infra, p. 262), 363 Supra, p. 57 et n. 243.
où la seule différence avec notre inscription est d'ordre 364 Cic. Tusc. 1, 48; nat. deor. 2, 5. Sur la position de
syntaxique, un ablatif absolu dans un cas, Volsinio capto, Lucrèce, cf. l'appréciation de C. Bailey, Phases in the religion
dans l'autre, un verbe à un mode personnel, cepit, mais les of ancient Rome, p. 220, et éd. commentée du De rerum
deux textes comportent le même dedet ou dédit, destiné ici à natura, Oxford, 1947, II, p. 993-995.
Fortuna et Mater Matuta, là, à Fortuna Primigenia. 365 Sur cette discussion, supra, p. 1 1 sq. S'il lui fallait
362 Liv. 42, 1, 7-12. Si l'on cherche à déterminer la date de préciser cette chronologie, G. Lugli aurait même tendance à
•ce sacrifice, il dut avoir lieu entre 173 et la précédente l'abaisser encore et à descendre, pour l'hémicycle terminal
magistrature de Postumius, sa preture, qui remontait à 180 du sanctuaire, jusqu'aux environs de 60 (Arch. Class., VI, 1954,
(Liv. 40, 35, 2). p. 309).
82 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

avec A. Degrassi, que l'ensemble du sanctuaire teurs ou loueurs, plutôt que fabricants, des
supérieur date des années 110-100, ce qui légères voitures à deux roues (cisium) dans
n'exclut évidemment pas des restaurations ou des lesquelles se déplaçaient rapidement les
adjonctions d'époque sullanienne, les années qui voyageurs368, cuisiniers vendeurs de plats chauds,
précèdent et suivent immédiatement installés à l'entrée du temple (coques atriensis),
l'instal ation de la colonie366 montrent une ville livrée au
travail ininterrompu des bâtisseurs : activité qui
suppose de considérables ressources financières
et qui siérait mal à un culte en état de crise. trouvera à nouveau le corpus dans A. Degrassi, Epigraphica
IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 119-124, avec certaines
C'est de cette période, celle de l'édification du adjonctions ou corrections dont nous avons tenu compte. Gravées
sanctuaire supérieur - qu'il soit, en ce début du sur des bases de travertin, qui supportaient les statues ou les
Ier siècle, déjà achevé ou encore en cours de objets votifs dédiés à la déesse par les corporations
construction -, et juste avant la guerre civile et d'artisans, elles proviennent du sanctuaire supérieur et, sans
la venue des nouveaux colons, que datent les doute, de ses terrasses les plus importantes, celle des
multiples dédicaces des collèges d'artisans pré- hémicycles ou de la Cortina, où devaient être de préférence
placés les ex-voto. En l'absence de critères internes qui
nestins à la déesse qui faisait leur fortune : permettraient de les dater avec certitude, leur chronologie
documents aussi précieux pour la connaissance est tributaire du problème d'ensemble de la datation du
de la vie économique de Préneste, au dernier sanctuaire supérieur. Aussi ne s'étonnera-t-on pas, avec la
siècle de la République, que pour celle de la vie marge d'incertitude que nous avons signalée plus haut
religieuse du sanctuaire, que ces inscriptions (supra, p. 1 1 sq.), de voir G. Gullini en proposer une date
relativement haute, entre le milieu du IIe siècle et l'époque
dues aux innombrables artisans qui tenaient sullanienne; tandis que A. Degrassi, après avoir accepté la
boutique soit dans la ville basse, soit dans chronologie sullanienne de Lugli, situe maintenant la
l'enceinte même du temple367, cisiariei, construction de l'ensemble supérieur vers 110-100. Quant aux
boutiques où, à l'intérieur même du temple, certains de ces
artisans exerçaient leurs activités, on s'est interrogé sur la
destination des deux rangées de salles voûtées qui, de
chaque côté de l'escalier central, occupent l'étage dit «dei
366 L'argumentation d'A. Degrassi, Epigraphica IV, MAL, fornici a semicolonne» (étage 3 de notre note 27, supra,
XIV, 1969-1970, p. 111-127, est fondée sur l'onomastique: le p. 8) : neuf salles de part et d'autre, dont cinq, ouvertes,
fait que les inscriptions provenant du sanctuaire supérieur, donnaient directement sur la terrasse, tandis que, dans les
gravées sur ses divers édifices ou accompagnant des intervalles, quatre salles fermées les séparaient (ces détails
offrandes à Fortuna, portent les noms des anciennes familles sont particulièrement visibles sur l'axonométrie de Kahler,
prénestines, connus par les inscriptions funéraires de la que nous reproduisons PL III). On suppose généralement
nécropole, et que, sauf exception, on ne retrouve pas dans (Fasolo-Gullini, p. 165; Kahler, AUS, VII, 1958, p. 204) que
les inscriptions d'époque impériale, prouve que sa ces salles étaient concédées à des marchands, dont les
construction est antérieure à 82 et à l'installation des colons envoyés activités, comme le font remarquer Fasolo-Gullini, p. 295, n. 42,
par Sulla. Ainsi en est-il pour les dédicaces des collèges devaient, étant donné l'énorme charge que représentait, pour
d'artisans citées ci-dessous : les gentes dont leurs membres le sanctuaire, l'accueil des pèlerins, être plus ou moins
sont les affranchis ou les esclaves sont toutes de vieilles assimilées à celles de services publics. Aussi, dès avant la
familles de la ville (déjà Dessau, CIL XIV, p. 296). Quant aux création de la colonie sullanienne, les questeurs de la ville
inscriptions elles-mêmes, elles donnent l'impression d'être à avaient-ils été chargés de la construction d'une cuisine, aux
peu près toutes contemporaines : ce que A. Degrassi frais de la cité et par décision du sénat local : culinam
explique par la hâte des collèges d'artisans à porter leurs fiaciendam) d(e) s(enatus) s(ententia) (CIL F 1471; XIV 3002).
offrandes au sanctuaire alors dans toute sa nouveauté, Ainsi, boutiques installées dans les dépendances du temple
«nell'età immediatamente anteriore alla deduzione della ou échoppes en plein vent faisaient-elles du sanctuaire de
colonia ». Fortuna Primigenia, non seulement un lieu de dévotion, mais
3'7 Vaglieri, déjà, BCAR, XXXVII, 1909, p. 214 et 245, n. 20, aussi le siège haut en couleurs et animé d'une permanente
avait souligné l'exceptionnel intérêt de ces inscriptions. Nous foire commerciale.
les citons en conservant le plus possible, pour des raisons de 368 Cf. G. Lafaye, s.v. Cisium, DA, I, 2, p. 1201 et fig. 1540.
clarté, l'ordre où les a classées A. Degrassi, ILLRP, n° 103- Les cisiarii étaient généralement installés aux portes des
107c (cf. la notice liminaire, p. 78 sq.), qui regroupe les villes, ainsi à Pompéi, près de la porte de Stables, ou à Cales.
dédicaces antérieurement publiées au CIL F 1446-1457; XIV Cf. Waltzing, Étude historique sur les corporations
2874-2882, et celles qui, découvertes lors des fouilles récentes profes ionnel es chez les Romains, IV, p. 86, n° 25, à qui nous
et publiées, avec un commentaire abondant, par Gullini, renvoyons, d'une façon générale, pour la définition de ces
dans Fasolo-Gullini, p. 275-282, n° 10-20, ont accru collèges prénestins et la nature de leurs activités (I, p. 89;
notablement le nombre des collegia prénestins déjà connus; III, p. 656-660; et IV, p. 49 et suiv., l'index alphabétique des
également F. Borner, Religion der Sklaven, I, p. 140-144. On en collèges attestés dans les villes d'Italie).
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE 83

auprès de qui se restauraient les pèlerins369, Préneste et, dès qu'elle eut été remise en place,
coronarii à qui ils achetaient les couronnes qu'ils les sorts réapparurent comme par
offraient à Fortuna, bouchers {lanieis, lani) et enchantement373. Sous la dynastie suivante, l'oracle
marchands de bétail (conlegiu(m) mercator(um) n'avait pas de client plus fidèle que Domitien
pequarioru(m) , intéressés tant à l'usage de viande qui, au début de chaque année, consultait
profane qu'aux animaux victimes des sacrifices, Fortuna sur ce que lui réservait l'an nouveau. Il n'en
musiciens (fidicines], ti[bicin~\es, [c~\ant(ores), reçut jamais que des ou plutôt qu'une seule et
changeurs (niimmulari) fréquentés par les même réponse favorable, car, avec une
étrangers de passage, foulons (fullones), fripiers constance qui tenait du prodige, laetam eandemque
(scru(tarii)?) et ouvriers du métal (fabres, fabrum semper sortern dare assuefa, sauf la dernière
ferrarium, ae[rarium]) , vanniers (uitolmm?] année de son règne, où la prédiction fut sinistre
plutôt que vignerons, iiitic[olarnm]), dont la ferveur et lui annonça du sang374. Peut-être la tradition
religieuse donne la mesure de leur prospérité et ne se perdit-elle pas dans la famille impériale,
de l'opulence de la cité qui, selon Appien, était, à puisque, nous l'avons vu, s'il faut en croire la
l'époque de la guerre civile, l'une des villes les biographie de Sévère Alexandre, c'est encore
plus riches d'Italie370. vers la Fortune de Préneste que le jeune prince
A supposer même que ces foules de dévots se se serait tourné, pour tenter de percer l'issue de
fussent adressées, en Fortuna Primigenia, à la la rivalité naissante qui l'opposait à Héliogaba-
déesse de chance et de victoire plutôt qu'à la le375.
prophétique maîtresse des sorts, l'éclipsé dont, C'est là en tout cas que, pour la dernière fois
s'il faut en croire Cicéron, l'oracle commençait à dans l'histoire officielle de l'Empire, nous voyons
souffrir, fut de courte durée. Dès le temps mentionner l'oracle de Préneste. Victime de
d'Auguste, il avait retrouvé assez de faveur dans l'Empire chrétien, il dut toutefois bénéficier de
la bonne société pour que Cynthie pût en toute la sollicitude de Julien, à qui, en 361-363, la ville
vraisemblance, sinon aller elle-même le dédia une inscription honorifique376, gravée, pen-
consulter, du moins feindre d'y aller, pour dissimuler à
Properce une nouvelle liaison371. Fait plus
significatif encore : lorsque Tibère qui, tout féru 373 Suet. Tib. 63, 1 : uicina uero urbi oracula etiam dissicere
d'astrologie qu'il était, ne dédaignait pas de conatus est, sed maiestate Praenestinanim sortium territus de-
stitit, cum obsignatas deuectasque Romani non repperisset iti
consulter les sorts372, prit ombrage des oracles arca nisi relata nirsus ad templum. Le biographe illustre par
qui prophétisaient autour de Rome et qui, sans ce fait l'inquiétude perpétuelle où vivait l'empereur, prae-
doute, pour son esprit soupçonneux, pouvaient trepidus quoque atque etiam contumeliis obnoxitis uixerit, qui
verser dans l'intrigue politique sous couleur de interdit, dans le même souci, de consulter les haruspices
religion, c'est au plus illustre d'entre eux, à celui secreto ac sine testibus (Ibid.). C'est sans preuve que Bouché-
de Préneste, qu'il s'attaqua - non pour le Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 152, rapproche ce
récit de la grave maladie dont Tibère se remit à Préneste
supprimer, mais pour l'asservir, en le transférant à même, quod in eontm finibus sub ipso oppido ex capitali
Rome. On transporta donc dans la Ville Varca morbo reiialuisset (Gell. 16, 13, 5), et durant laquelle il aurait
sainte soigneusement cachetée, et les sorts cru ou appris «que l'on posait à la Fortune des questions
qu'elle renfermait. Mais, miracle qui frappa indiscrètes», c'est-à-dire relatives à sa santé et à sa
succession. En tout cas, l'empereur, en s'en prenant aux sorts de
l'impie de terreur, quand on l'ouvrit, les tablettes Fortuna Primigenia, agissait en connaissance de cause, et le,
sacrées en avaient disparu. Épouvanté, ou plutôt les séjours qu'il fit dans la villa impériale de
l'empereur donna l'ordre de la rapporter en hâte à Préneste (supra, p. 71, n. 309), à laquelle convient très
exactement l'indication d'Aulu-Gelle, sub ipso oppido, lui avaient
permis de juger par lui-même de l'oracle et de son
importance.
369 Ainsi appelés d'après l'atrium du temple de la Fortune, 374 Suet. Dom. 15, 2 (supra, p. 59). Frappé par la
où ils étaient établis (Mommsen, ad CIL I2 1447; Fasolo- prédiction, l'empereur lui-même déclara, la veille de sa mort, que,
Gullini, p. 280). le lendemain, la lune se teinterait de sang; mais il eut un
370 BC 1, 94, à propos du pillage auquel s'y livrèrent les instant l'illusion de l'avoir éludée, lorsque, en grattant une
Sullaniens. verrue qu'il avait au front, il la fit saigner en abondance (16,
371 2, 32, 3 sq. (supra, p. 59). 1-2).
372 Ainsi ceux de Géryon (Suet. Tib. 14, 3; supra, p. 74, 375 SHA, AS 4,6; supra, p. 76-78.
n. 329). ilbCIL XIV 2914: d(omino) n(ostro) Cl(audio) / luliano /
84 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

se-t-on, sur la base d'une statue qu'elle lui éleva jusqu'à nous la survie de Fortuna Primigenia et
en témoignage de reconnaissance, pour son du temple où elle rendait ses oracles.
œuvre de restauration religieuse. Ce furent les
derniers feux que jeta l'oracle de Fortuna
Primigenia, le plus célèbre des oracles italiques. V - Origines et signification du culte
Quelques décennies plus tard, en 391 et 392, les
lois de Théodose377 fermaient les édifices sacrés La multiplicité des problèmes posés par la
du paganisme, y interdisaient les sacrifices et déesse de Préneste, la complexité des données
tous les honneurs rendus aux dieux, cependant relatives à son surnom, à sa théologie et à son
que, dans tout l'empire, l'on détruisait leurs mythe, à l'ambiguïté de ses rapports avec
statues et l'on s'efforçait d'extirper jusqu'à la Jupiter, ainsi qu'à la dualité de ses fonctions, sont
racine leurs superstitions démoniaques. L'oracle telles que la plupart, pour ne point dire la
de Fortuna Primigenia, qui avait survécu à la totalité, de nos prédécesseurs lui ont
crise dont il était menacé au dernier siècle de la spontanément appliqué la seconde des règles
République et à cette lente extinction dont, aux cartésiennes de la méthode, qui est «de diviser chacune
dires de Plutarque, tant de ses congénères des difficultés [qu'ils examineraient] en autant
étaient morts378, se tut définitivement, non qu'il de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait
n'eût plus rien à révéler à ses fidèles, mais parce requis pour les mieux résoudre». Aussi, pour
que la loi lui imposait silence379. La grotte sainte trancher le nœud inextricable que forment l'épi-
de Fortuna, peu à peu noyée dans les clèse de Fortuna Primigenia, non point fille
constructions parasites de la ville médiévale et moderne, «première-née», mais divinité Primordiale et
et tombée dans l'oubli, ne reparut au jour qu'en Mère originelle, et sa double généalogie
1869. Quant aux édifices du culte, le temple de contradictoire, de déesse à la fois fille et mère de
Jupiter Puer devenait la cathédrale de la ville Jupiter, et pour, du même coup, résoudre
chrétienne, sous le vocable de S. Agapito, l'irritante question des origines de ce culte
martyrisé à l'amphithéâtre de Préneste un 18 août inintelligible et de sa signification première, se
sous le règne d'Aurélien, et l'auguste Fortunae sont-ils efforcés de fractionner l'ensemble de la
aedes somptueusement reconstruite au temps de religion prénestine et de scinder sa masse, trop
Sulla, la résidence de l'évêque, avant d'abriter le compacte pour pouvoir être appréhendée
séminaire de Palestrina: conversion des globalement, en une pluralité de cultes particuliers,
sanctuaires eux-mêmes à la religion nouvelle, qui fut plus aisément réductibles à une analyse logique.
cause de leur salut, puisqu'elle maintint debout C'est pourquoi les solutions classiques données
leurs murs, que nous voyons encore, et assura au problème généalogique de Fortuna, mère ou
fille de Jupiter, quelque diverses qu'elles soient
dans leurs résultats, présentent toutes un
uictori ac / triumfatori / semp. Aug. / ordo populusq. caractère méthodologique commun, qui consiste à
L'original de cette inscription, connue au XVIIe siècle, était perdu résoudre la question en disjoignant les deux
depuis longtemps, lorsque Marucchi en retrouva une partie, termes de l'énoncé d'où elles font ainsi, à peu de
remployée dans une des églises de la ville (BCAR, XXXII, frais, disparaître toute contradiction.
1904, p. 249).
377 Sur la politique religieuse des empereurs, cf. A. Chas- Dès 1884, Mommsen, l'un des premiers à
tagnol, Le Bas-Empire, Paris, 1969, p. 46-52, et les textes chercher une réponse au problème soulevé par
commodément réunis p. 182-196 (notamment n° 44, la découverte de l'inscription d'Orcevia, donnait
p. 195 sq.); également Bouché- Leclercq, op. cit., IV, p. 347- l'exemple le plus flagrant de ce type de
349, avec la condamnation, en 392, de la divination : « si démarche intellectuelle, en assignant à deux cultes
quelqu'un ose consulter les entrailles palpitantes, il sera différents de Fortuna les deux généalogies
coupable du crime de lèse-majesté, même quand il n'aurait
rien demandé contre la santé ou sur la santé des contradictoires. En quelques lignes adressées à
princes ». Dessau380, il risquait l'hypothèse qu'il aurait existé, à
378 Cf. notamment le chapitre 5 du traité Sur la disparition
des oracles, éd. R. Flacelière, Paris, 1947.
379 Sur l'histoire de Préneste à la fin de l'Empire et du
paganisme, cf. notamment Fernique, op. cit., p. 73 sq., et 380 Et citées par lui dans son article Archaische Bronce-
Marucchi, DPAA, XIII, 1918, p. 236-238. Inschrift aus Palestrina, Hermes, XIX, 1884, p. 454: «Mir
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 85

Préneste, deux figures distinctes de Jupiter, l'un du culte prénestin383. Hypothèse gratuite et
puer, l'autre poter, et que Fortuna, représentée d'autant plus fragile qu'on ne saurait croire à
comme la mère nourricière du premier, pouvait l'existence de séries cultuelles antithétiques, où
être simultanément honorée comme la fille du s'opposeraient artificiellement deux Jupiter et
second. Cette théorie, bien qu'accueillie avec deux Fortuna. Mais les distinctions subtiles
scepticisme par Peter381, fut adoptée par Jordan, supposées par Jordan et Warde Fowler entre
qui la précisa en modifiant le sens jusqu'alors Fortuna et Fortuna Primigenia sont-elles, à cet égard,
communément admis de Primigenia, et, sous plus convaincantes? Le temps a rendu caducs
cette forme complétée, par Warde Fowler : l'un certains éléments de leur thèse : le sens de
et l'autre posaient en principe l'existence, à «première-née» abusivement prêté à Primigenia,
Préneste, de deux sanctuaires de Fortuna, sièges et l'éloignement que Jordan tente d'introduire,
de deux cultes différents, l'un, \\aedes) louis pour mieux les diviser, entre les deux temples
Pueri où, mère et courotrophe, elle allaitait étroitement joints, nous le savons maintenant,
Jupiter et Junon, l'autre, voisin ou assez éloigné au sein du même sanctuaire inférieur. Reste le
du premier, Yaedes Fortunae Primigeniae, où elle fond, qui n'a pas changé, et l'impossibilité
était honorée comme la fille première-née de d'admettre qu'il ait existé sur le même plan et à
Jupiter382. Mais il est révélateur que, l'un comme égalité, dans la même ville, deux cultes
l'autre, ils aient renoncé, pour mieux l'opposer à exactement contraires de la même divinité, à moins,
Jupiter Puer, à reconstituer la figure symétrique bien sûr, que l'on n'en donne une justification
d'un Jupiter Pater, qui n'a jamais existé que dans plus profonde que celle d'une simple
l'esprit de Mommsen, et qui se surajoute coexistence de fait. Plus insidieuse dans sa formulation
inutilement à l'édifice déjà suffisamment complexe que celle de Mommsen, la thèse de Jordan et de
Warde Fowler n'est pas mieux fondée et
l'examen des sources tant archéologiques qu'épigra-
phiques lui inflige le plus sévère démenti.
Nulle différence, dans le libellé des
scheint, écrivait Mommsen, dass der louis puer und der Iouis inscriptions prénestines, n'apparaît en effet entre une
pater füglich als verschiedene Göttergestalten gefasst werden Fortuna, qui serait la «mère» de Jupiter,
können und die Fortuna, die jenen auf ihrem mütterlichen nommée sans épiclèse, et Fortuna, sa «fille»
Schosse hält, wohl zugleich als des letzteren Tochter gedacht
werden konnte». Primigenia : au contraire, comme Thulin déjà en
381 Dans Röscher, I, 2, col. 1544 (paru en 1886). De même faisait la remarque384, l'inscription d'Orcevia,
Otto, RE, VII, 1, col. 24, en 1910. dédicace d'une mère à une déesse-mère,
382 Jordan, Symbolae ad historiam religionum Italicarum s'adres e bien à Fortuna Diouo fileia Primocenia, preuve
alterae, Königsberg, 1885, en particulier p. 5, «fuisse ibidem manifeste de l'unité fondamentale du culte. Elle
alio loco (nous soulignons), sive vicino, sive longe remoto, ne se traduit pas moins nettement dans la
aedem Fortunae Primigeniae», et 10, où il oppose «tam
Puerum Iovem in gremio Fortunae alterius sedentem quam structure du sanctuaire, telle que nous l'avons
ipsam Fortunam alteram Diovis filiam primogeniam ». Jordan reconnue. Si bien que, loin de la confirmer, tout
ne parvient d'ailleurs pas à justifier la coexistence de ces engage à renverser la thèse des tenants de la
deux cultes, qui est bien le nœud du problème : ni son bipartition : non point deux cultes opposés dans
hypothèse, p. 12, que la qualité de Diouis filia primogenia,
attribuée à la Fortune prophétique, aurait été un moyen de
traduire sa dignité, comparable à celle de Jupiter, ni le
rapprochement qu'il fait entre la courotrophe et la Fortuna
Muliebris romaine, veillant, l'une sur les enfants humains, 383 II est entièrement exclu, en effet, que le culte de
l'autre sur les enfants divins, n'entraînent la conviction; et Jupiter Imperator, tel que, tout porte à le croire, il a bien
l'exposé, très flou, reste de l'ordre de la suggestion plus que existé dans l'ancienne Préneste (supra, p. 52 et n. 233), ait eu
de la démonstration. Warde Fowler, Roman Festivals, p. 224, quelque rapport avec le Jupiter Père de Fortuna supposé par
lui-même déconcerté par les implications étranges de cette Mommsen. En revanche, sa coexistence avec le culte de la
thèse, remarque : « This is not the only anomaly in the Primigenia et de son auguste fils ne pose aucun problème et
Jupiter-worship of Praeneste. There was another cult of constitue même un tout parfaitement cohérent; autant que
Fortuna, distinct, apparently, from that of Fortuna l'est, par exemple, la juxtaposition, dans le même sanctuaire,
Primigenia, in which she took the form not of a daughter but of a de l'image de Jésus enfant dans les bras de la Théotokos et
mother, and, strange as it may seem, of the mother both of de la figure souveraine du Christ Pantokrator.
Jupiter and Juno». 3MRhM, LX, 1905, p. 261.
86 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA-

deux sanctuaires distincts, mais trois temples, et prétation générale («die allgemeine Deutung»),
un seul culte. Quel qu'ait été le caractère c'est-à-dire populaire, qui voyait dans ces deux
éminemment ritualiste de la religion des Latins, de nourrissons, en fait anonymes, Jupiter et Junon,
telles hypothèses font trop bon marché de leurs en vint à donner au premier le nom de Iuppiter
croyances intimes. Tout rite religieux, si Puer, à la suite d'un contresens commis sur la
extérieur que soit le formalisme de ceux qui titulature officielle de la déesse, Fortuna louis
l'accomplissent, suppose une théologie et se fonde puer Primigenia, dont la formulation archaïque
sur une conception précise de la nature et des n'était plus comprise. Si bien que, si nous
pouvoirs du dieu auquel il s'adresse. Le culte dégageons les conséquences de la théorie évo-
prénestin de Fortuna, à laquelle sont associés lutionniste de Wissowa sous une forme plus
Jupiter et Junon, et l'analyse qu'en donne Cicé- systématique et plus précise qu'il ne l'a fait
ron révèlent une structure trop complexe et une lui-même, nous devons conclure que, de fille de
élaboration trop savante pour que nous Jupiter qu'elle était encore au IIIe siècle, Fortuna
puissions admettre les flottements presque Primigenia serait, entre cette date et le Ier siècle
sceptiques imaginés par Mommsen et ses av. J.-C, devenue sa mère, et qu'ainsi les deux
successeurs. généalogies contradictoires correspondraient à
Ces quelques remarques peuvent également deux cultes, non point simultanés, mais
s'appliquer à un autre type d'explication, qui a successifs, de la même divinité.
connu un plus durable succès. En 1884, l'année Bien que citée par Otto avec approbation387,
même où paraissait l'étude de Dessau et puis, sous une forme plus discrète,
Mommsen, Mowat, le premier interprète de la dédicace apparemment admise, avec l'ensemble de la doctrine de
d'Orcevia, constatant l'opposition absolue qui Wissowa, par P. Fabre et A. Grenier388, cette
sépare le texte du De diuinatione, où «Cicéron
représente la Fortuna Primigenia comme
allaitant Jupiter et Junon enfants», de celui de la 387 Qui, s'il reste sceptique, RE, VII, 1, col. 24, à l'égard du
tablette du IIIe siècle récemment découverte qui contresens commis sur louis puer, accentue la thèse, en
« la représente comme fille de Jupiter », concluait reconstituant l'un des maillons de la chaîne, négligé par
pour sa part : « le mythe théogonique a donc subi Wissowa : la titulature ancienne et complète de la déesse,
une remarquable interversion, entre la date à fille première-née de Jupiter, serait tombée en désuétude, si
bien que Primigenia aurait été compris au sens absolu «als
laquelle cette tablette a été gravée et l'époque de Urwesen und Urmutter », par un autre contresens, qui laissait
Cicéron»385. A la thèse de la bipartition dès lors toute liberté d'identifier les deux enfants avec
s'opposait celle de l'évolution. C'est dans cette même Jupiter et Junon. Que de contresens ne prête-t-on pas aux
voie qu'a persévéré Wissowa386 : à la recherche, malheureux habitants de Préneste!
lui aussi, d'une solution de caractère historique, 388 ρ Fabre, dans l'Histoire des religions de Brillant -
Aigrain, p. 386, et l'Histoire générale des religions, p. 636; et
il a développé la brève suggestion de Mowat en A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 111 et 129,
supposant que le culte aurait, au cours des renvoient, sans plus de commentaire, à l'exposé de Wissowa;
siècles, subi une transformation, ou plutôt une également Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 257, n. 72. Pour
révolution, et en tentant de reconstituer le H. J. Rose, Ancient Roman religion, p. 23, nous n'avons le
processus interne qui aboutit à ce choix qu'entre deux solutions : le contresens épigraphique,
bouleversement. A l'origine était la déesse-mère de Pré- dans la perspective de Wissowa, ou l'introduction à Préneste,
à date relativement haute, de la mythologie grecque, qui fait
neste, Frauengottheit et fille aînée de Jupiter parfois de Tyché la fille de Zeus. Warde Fowler avait lui
(cette généalogie, non italique, trahirait aussi, dès ses Roman Festivals, p. 225 sq., songé à l'hypo'thèse
d'ailleurs déjà une influence étrangère), vénérée par du contresens, portant à la fois sur la formule louis puer et
les maires sous les traits de la courotrophe aux sur la statue de culte, œuvre d'importation, grecque ou
deux enfants qu'a décrite Cicéron. Mais gréco-étrusque, mal comprise du milieu italique où elle était
transplantée. Mais, même lorsque, dans ses Roman essays
and interpretations de 1920, p. 64-70, il fut revenu sur son
opinion première et que, renonçant à la thèse de Jordan
(qu'il acceptait encore en 1914, Roman ideas of deity, p. 63), il
385 Dédicace à la Fortune Prénestine inscrite sur une tablette eut cessé de considérer Fortuna Primigenia comme la fille
de bronze, CRAI, XII, 1884, p. 366-369; cf. p. 329. «première-née» de Jupiter et eut rendu à l'adjectif son
386 Dans les deux éditions de sa Religion und Kultus der véritable sens, «original», il ne parvint pas à donner du culte
Römer, 1902, p. 209 sq., et 1912, p. 259 sq. une explication cohérente. L'épiclèse signifiait-elle que la
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 87

explication n'est pourtant guère plus crédible toujours la statue, décrite par Cicéron, qui leur
que la précédente. On voit mal comment, entre montrait un Jupiter Enfant sur les genoux de la
le IIIe et le Ier siècle (c'est-à-dire au IIe?), un déesse. Donc, à supposer que le culte ait subi la
culte ancien et connu jusqu'au cœur du monde révolution imaginée par Wissowa, la forme
hellénistique, comme l'était celui de Fortuna nouvelle n'aurait pas éliminé la forme plus ancienne
Primigenia, eût pu renverser ses valeurs les plus et Préneste aurait connu, simultanément, deux
traditionnelles et se renier lui-même, sous cultes contradictoires de la Fortune : ce qui, en
l'influence d'un facteur aussi négligeable que fait, nous ramène à l'hypothèse de Mommsen,
l'opinion commune et l'erreur du vulgaire389. Ce que que les exigences de la psychologie religieuse
seule, peut-être, l'hellénisation eût pu accomplir, nous interdisent d'accepter.
l'ignorante dévotion des matrones prénestines Mais, à ces objections générales, s'ajoutent
pouvait-elle le réaliser? Entre les deux courants deux impossibilités plus précises, qui achèvent
contraires qu'implique la thèse de Wissowa, de ruiner l'hypothèse de Wissowa. Son attitude
l'interprétation de la foule et la science des devant le culte prénestin ressemble fort à celle
clercs, la religiosité populaire et la mythologie d'un philologue ou d'un latiniste novice qui,
officielle, le premier, loin de pouvoir triompher devant un texte qu'il ne comprend pas, choisit la
du second, était voué d'avance à s'effacer devant lectio facilior et prête à la légère au copiste une
lui et ce serait une gageure singulière que de bévue qu'il n'a pas commise. La dédicace sur
prétendre retrouver l'écho de ces voix laquelle il s'appuie nommément, Fortunae /
plébéiennes chez Cicéron - lui qui, instruit par les louis puero / Primigeniae, et par laquelle, sous
Praenestinorum monumenta, ne connaît pourtant, l'Empire, l'esclave Nothus s'acquittait envers la
des deux Fortuna, que la mère de Jupiter enfant. déesse390, est parfaitement claire : son génitif,
On peut encore opposer à la théorie de Wissowa IOVIS, qui exclut le renversement de généalogie
que les fidèles qui, en pleine époque impériale, supposé par Mowat, puis par Wissowa lui-même,
allaient adorer la Fortune de Préneste, prouve à l'évidence que le bon peuple de
continuaient, immuablement, de la nommer louis Préneste n'ignorait rien de la filiation de Fortuna
puer, «fille de Jupiter», sur les ex-voto qu'ils lui par rapport à Jupiter et que, même à l'époque
offraient; et pourquoi n'eussent-ils plus compris impériale, il ne commettait là-dessus nul
cet archaïsme, que pouvaient toujours leur contresens. Car, et c'est là la seconde de ses
expliquer les prêtres du sanctuaire? Ils vénéraient impossibilités, la thèse de Wissowa est en
contradiction formelle avec la chronologie, telle
qu'elle ressort, non seulement des travaux les
plus récents des archéologues, mais déjà des
déesse était le principe initial de la vie, proche à la fois du conclusions auxquelles ils étaient parvenus au
Genius et de la Junon Lucina romaine? ou, solution qui lui commencement de ce siècle. La formule épigra-
paraît plus plausible, n'avait-elle qu'une portée historique,
qui indiquait que telle était la forme première et « originelle » phique louis puer, source du contresens supposé
du culte, à la différence de ses formes secondaires et qui est la clef de voûte de tout le système, n'est
dérivées, Fortuna muliebris, uirilis, etc. : « the one that gave en fait attestée qu'à partir du Ier siècle, tandis
rise to the whole series»? Ainsi ce spectaculaire revirement qu'à haute époque républicaine, au IIIe siècle,
est-il, finalement, de peu de conséquence. Bien plus, n'ayant seul est représenté le Diouo fileia qui, lui, ne
tiré aucun parti de sa découverte et n'ayant pas su, grâce à
elle, renouveler la théologie de Fortuna Primigenia, Warde prêtait à aucune erreur. Mais en revanche, le
Fowler n'est pas loin de croire que l'épiclèse n'avait pas plus lieu de culte de Jupiter Enfant, et enfant de
de sens pour les anciens que tant d'autres epitheta deorum, Fortuna, désigné dans le De diuinatione, propter
celle de Mars Graduais, par exemple. Et de se scandaliser: louis Pueri, loin d'être une innovation récente,
«the Praenestines must have been most inconsistent
people», devant cette déesse à la fois mère et fille, en concluant,
comme Wissowa : « But this seems to be a case of confusion
arising from a misinterpretation by Praenestines of statues 390 CIL XIV 2862, citée RK2, p. 259; en revanche, l'autre
and inscriptions, none of which were really primitive or of dédicace anciennement connue, Fortunae Ioni puero (CIL
pure Italian origin». XIV 2868), qui eût été beaucoup plus favorable à la thèse du
389 Cf., en ce sens, les fortes objections de G. Dumézil, qui contresens, n'y fait l'objet que d'un renvoi incident. Nous
interroge, Déesses latines, p. 82 sq. : « Le culte de Fortuna avons nous-même donné le texte complet des deux
Primigenia était-il si malléable?». inscriptions, supra, p. 24 sq.
88 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

appartenait, comme Delbrück l'avait établi, à la Bipartition, évolution : les deux hypothèses,
phase la plus antique du sanctuaire, bien aussi peu convaincantes l'une que l'autre,
antérieure à la reconstruction sullanienne du début laissaient bien des esprits insatisfaits. Ainsi Hild, qui
du Ier siècle391, et approximativement pourtant s'abstenait de prendre parti dans le
contemporaine de la dédicace d'Orcevia, si ce n'est débat394, et surtout Thulin qui, incrédule à la fois
même plus ancienne (IVe-IIIe siècle). Le sens de devant la thèse de Mommsen et celle de
l'évolution, si évolution il y a, serait donc Wissowa, établissait un hardi parallèle entre la
réversible392: loin d'être un point de départ, la filiation triade étrusque du Capitole et la «triade» de
jovienne de Fortuna pourrait n'être en fait qu'un Préneste, où Fortuna aurait tenu une place
point d'aboutissement, et telle avait bien été, dès analogue à celle qui, à Rome, était dévolue à
1916, la suggestion de Meister, qui retournait la Minerve395. A la faveur de rapprochements non
théorie de Wissowa en conjecturant que d'une moins risqués entre le foie de bronze de
Fortuna Ionia primitive, dotée d'une épithète Plaisance et les regiones caeli de Martianus Capella,
bien attestée pour plusieurs divinités Thulin concluait à l'existence de deux divinités
ombriennes, était issue, sous l'influence grecque ou étrusques du destin, bien distinctes l'une de
grécp-étrusque, la déesse «fille de Jupiter» l'autre, dont il reconstituait la généalogie et dont
invoquée dans l'inscription d'Orcevia, mais étrangère Préneste aurait adopté le ou plutôt les cultes,
à la signification originelle du culte393. mais en les désignant du même nom. L'une,
Tecvm396 - Minerua, en même temps qu'une
Schicksalsgottheit, serait une déesse-mère : mère
391 Hellenistische Bauten in Latiiim, I, 1907, p. 66 (cité RK2, des grands dieux, de Iuppiter Seeundanus et de
p. 260, n. 2). louis Opulentia, autrement dit de Junon, avec qui
392 Selon la remarque d'A. Brelich, Tre variazioni, p. 19, elle demeure dans la IIIe région de Martianus
qui note qu'en théorie l'ordre des faits peut être inversé et Capella; ce qui permet à Thulin de voir en elle la
qu'il serait parfaitement possible que le sens originel du
culte fût celui qui se dégage de l'exposé de Cicéron et que les mère, en Étrurie, de Tinia et d'Uni, et de la
Prénestins n'eussent que plus tard, « per malinteso », donné à retrouver, d'abord à Rome, où elle serait la mère
l'adjectif primigenia le sens de primogenita, «facendo della de Jupiter et de Junon, occupant par rapport à
madre (o nutrice) di Iuppiter una sua figlia ...» - eux, au sein de la triade capitoline, la même
observation qui, comme on sait, est à la base de sa thèse sur la place que Léto dans la triade grecque Apollon -
polémique théologique des deux cités.
393 Lateinisch- griechische Eigennamen, Leipzig-Berlin, 1916,
p. 115 sq. et n. 2, où Meister décèle l'hellénisation d'une part
dans la statue de culte décrite par Cicéron, d'autre part dans était déjà mère de Jupiter, quelle singulière initiative que
la formation de l'adjectif Pritnocenia, calqué sur le grec d'interpréter son surnom en louis filia ! et, si elle ne l'était
Πρωτογένεια, épithète d'une Tyché qui aurait influencé la pas encore, comment eût-elle pu le devenir, une fois
déesse de Préneste (d'où le maintien de -o- à la fin du métamorphosée en fille de Jupiter? C'est pourtant à la thèse de
premier membre, qui s'oppose à la forme latine classique, Meister, malgré les difficultés qui lui sont inhérentes, que,
Primigenia, avec apophonie; sur la portée de l'argument plus de quarante ans après, reste attaché K. Latte, Rom. Rei.,
phonétique, cf. toutefois notre article de Latomus, XXXIV, p. 176, qui, toutefois, n'en conserve que le passage de la
1975, p. 912 sq. et 974-977). En soi, le processus n'aurait rien Fortuna Iouia à la Fortuna louis filia, et considère ajuste titre
d'invraisemblable. Seulement, à la différence des diverses que l'épiclèse Primigenia traduit une primauté, non une
divinités ombriennes qui, dans les Tables Eugubines, portent généalogie.
effectivement l'épithète Iouius (Hontus loidus, Tefer Iouius, 394 « En définitive, écrit-il, nous constatons que, dans la
etc.; cf. le lexique d'A. Ernout, Le dialecte ombrien, Paris, vieille cité des Èques, Fortuna était honorée à la fois comme
1961, p. 71), des puclois Iouiois, les Dioscures, ou à'Herclo la fille de Jupiter et comme sa nourrice. Que l'opinion ait
Ionio, que cite Meister (également Wissowa, RK2, p. 114, établi une relation entre ces deux aspects de la divinité, cela
n. 1 ; on connaît encore, à Capoue, une Venus Ionia, en CIL F n'est pas douteux, mais le rapport aujourd'hui nous
675-676; X 3776-3777; sur le sens de l'adjectif, J. Heurgon, échappe» {DA, II, 2, p. 1270).
Capoue préromaine, p. 386 sq. : il aurait signifié d'abord une 395 Minerva auf dem Capitol und Fortuna in Praeneste, RhM,
puissance du dieu, Torra Iouia étant «la Terreur de Jupiter», LX, 1905, p. 256-261. L'article, consacré à l'analyse d'un cas
avant d'indiquer la subordination - une divinité secondaire particulier, est à replacer dans le cadre de son étude
qui appartient au cercle d'une divinité principale -, et, pour d'ensemble, Die Götter des Martianus Capella und der
finir, la filiation), l'existence d'une Fortuna Iouia n'est jusqu'à Bronzeleber von Piacenza, parue l'année suivante, RW, III, 1,
présent qu'une hypothèse sans fondement. Enfin, Giessen, 1906.
l'explication de Meister ne résout qu'une moitié du problème et 396 L'article de Thulin, en fait, donne encore la lecture
laisse intacte la partie de loin la plus difficile : car, si Fortuna teQvm, depuis rectifiée.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 89

Artémis - Léto, puis à Préneste, où elle est mère Sénèque399, elle n'est pas moins hypothétique, et
de Jupiter et de Junon enfants sous le nom de cette seconde divinité demeure aussi indistincte
Fortuna. L'autre, Cilens, indéfinissable et que la précédente400; enfin, et plus encore,
mystérieuse divinité du destin, tantôt unique, tantôt l'extrapolation qu'il fait de ces données
collective, de nom, de nombre et de sexe proprement étrusques, et déjà si floues, aux religions
indéterminés, apparaîtrait chez Martianus Capella de Rome et de Préneste abonde en
tant au pluriel qu'au singulier : sous le nom des rapprochements audacieux et en assimilations hâtives401. Il
Fauores opertanei, dans la Ie région, ou de Fauor
qui, dans la VIe, est, avec Paies, fils de Jupiter,
louis filii Pales et Fauor (mais Pales portant, dans 399 Sen. Q. N. 2, 41, 2; ce sont les dieux souverains, les
principes d'Arnobe, 3, 40, qui sont aussi des di Penates, « sorte
la VIIe région, l'épithète Secundanus, Thulin est de conseil du destin» (G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 640),
fort tenté d'en déduire que Fauor, lui, était Pri- plus puissants que Jupiter qui, sans eux, ne peut lancer sa
migenius). Telle serait la divinité, née de Tinia - troisième foudre, et qui posent l'insoluble question des
Jupiter, que l'on retrouverait à Préneste sous les Pénates étrusques et de leur nature (infra, p. 229 sq.).
400 La définition de Cilens comme divinité du destin était
traits de la seconde Fortuna, la déesse devenue classique : après Thulin, elle a été reprise par
Primigenia, fille aînée de Jupiter. Reste que, par une A. Grenier, op. cit., p. 38 et 51; G. Dumézil, op. cit., p. 640;
évolution naturelle, ces deux déesses, 672 et 675 sq., qui admet l'équivalence Cilen Penates et
entièrement distinctes par leur origine, mais que ne suggère de traduire, sur le foie de Plaisance, Tin(s) Cilen par
séparait qu'une différence de dénomination, la IotiL· Penates (?). Mais, en un sens tout autre, et sans point de
contact avec la doctrine précédente, A. Pfiffig, Religio
présence ou l'absence de l'épithète Primigenia, Etnisca, p. 53; 57; 250; voit maintenant en Cilens une dea Genitrix
finirent par se rejoindre et par apparaître qui semble tenir la place de Menrva, «die Mutter des Maris»,
comme deux formes particulières de la même non nommée sur le foie, puisque les noms de Mari et de
divinité : c'est ainsi que la Primigenia devint elle aussi Cilensl (ce dernier à l'ouest) se lisent dans deux cases
Frauengöttin et déesse-mère, comme en voisines. En dehors du foie de Plaisance, le seul monument relatif
à Cilens que l'on possède est une antéfixe de Bolsena
témoigne l'inscription d'Orcevia, dédiée nationu cra- (H. Brunn, Terrecotte etnische, Ann. Inst., 1862, p. 274-283;
tia. Thulin, Die Götter des Martianus Capella, p. 36-40; Andren,
Nous laissons aux étruscologues le soin Architectural Terracottas, p. 209, qui figure une déesse
d'apprécier, pour le fond, la lecture du foie de acéphale, debout, dans l'attitude du repos, auprès de Minerve
Plaisance et l'exégèse des diverses divinités qui y qui avance à grands pas; le nom des deux déesses est gravé
sur la base : mera cilens, « Minenta, Cilens ». R. Bloch, Vol-
sont inscrites. Mais, de prime abord, la sinies étrusque et romaine. Nouvelles découvertes
comparaison à quatre termes à laquelle s'est livré archéologiques et épigraphiques, MEFR, LXH, 1950, p. 87 sq., et pi. VI,
Thulin apparaît fragile, et ses bases, incertaines. fig. 19, a montré que cette antéfixe, du musée archéologique
L'équivalence de l'énigmatique Tecvm, dont le de Florence, provient du petit sanctuaire découvert en 1948
nom se retrouve sur les bandelettes de la momie à Bolsena, au sommet du Poggio Casetta, et qu'il inclinerait à
attribuer à Nortia. Mais quelle conclusion tirer de ces rares
de Zagreb397, et de Minerve reste discutée398; documents, qui ne soit hypothétique, sur la véritable
quant à l'interprétation que Thulin a proposée personnalité de Cilens?
de Cilens, incarnation du Fatum identique aux 401 II suffira, pour mesurer l'incertitude des
dieux «cachés» et «voilés», aux Fauores correspondances proposées par Thulin entre les seize cases du foie de
opertanei, ainsi qu'aux di superiores et inuoluti cités par Plaisance et les seize régions de Martianus Capella, 1, 44-61,
de comparer ses thèses avec les études les plus récentes
parues sur le même sujet, celles de S. Weinstock, Martianus
Capella and the cosmic system of the Etruscans, JRS, XXXVI,
1946, p. 101-129; A. Grenier, op. cit., p. 34-45; M. Pallottino,
397 XII, 5 (M. Pallottino, Testimonia linguae Etruscae, 2e éd., Deorum sedes, Studi A. Calderini e R. Paribeni, Milan, 1956,
Florence, 1968, p. 21). III, p. 223-234; et Etniscologia, 6e éd., Milan, 1973, p. 249-252;
398 Proposée par Deecke, Etniskische Forschungen, IV, G. Dumézil, Remarques sur les trois premières regiones caeli
Stuttgart, 1880, p. 41 sq., reprise par Thulin, elle est admise de Martianus Capella, Hommages à M. Niedennann, coll.
par A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 35; 39 et Latomus, XXIII, Bruxelles, 1956, p. 102-107; et Rei. rom.
51; et G. Dumézil, La religion des Étrusques, appendice à Rei. arch., p. 636-640 et 670-676; A. Pfiffig, op. cit., p. 121-127; qui,
rom. arch., p. 659; mais rejetée par E. Fiesel, s.v. tecvm, RE, elles-mêmes, comme il est inévitable, font une large part à la
V, A, 1, 1934, col. 105; C. Clemen, Die Religion der Etrusker, conjecture et dont les divergences (tant en ce qui concerne
Bonn, 1936, p. 27; L. Banti (infra, η. 402), p. 206; et elle ne l'orientation du foie que le système de numérotation des
figure même plus chez A. Pfiffig, Religio Etnisca, Graz, cases et l'interprétation des noms divins) incitent à une
1975. vigilante circonspection.
90 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

est pour le moins téméraire d'assigner des rôles sine qua non de l'existence d'une triade, au sens
semblables à la Minerve du Capitole et à la propre du terme. Nous n'y connaissons, parmi la
Fortuna de Préneste et de résoudre ainsi, en très riche moisson épigraphique qu'a livrée la
quelques mots, le délicat problème des triades ville, aucune dédicace commune aux trois
étrusco-italiques. Nous ne saurions d'ailleurs, en divinités qui offre l'équivalent des multiples
toute rigueur, parler d'une «triade» prénestine, inscriptions, de toute provenance, vouées à la triade
du moins dans le sens où on l'entend à Rome ou capitoline, Ioni Optimo Maximo, limoni Reginae,
en Ombrie. Quoi de commun entre la triade Mineruae403 . Alors que la rédaction officielle du
capitoline, dominée par Jupiter, ou même la calendrier romain assigne la fête du 19 avril,
triade chthonienne de Cérès - Liber - Libera, jour primitif des Cerialia, à l'ensemble de la
dominée par une déesse, mais qui, l'une et triade, Cereri Librerò) L[ib(erae)Y04, alors que la
l'autre, réunissent une divinité majeure et ses triade des dieux principaux d'Iguvium se
deux parèdres adultes, objet d'un culte commun caractérise par une épithète, Grabouio-, et un rituel
et permanent à l'intérieur d'un même temple à communs et par l'égalité des offrandes405, à
triple cella402, et le groupement des trois Préneste, Fortuna Primigenia est l'exclusive
divinités prénestines où Fortuna, seule figure adulte, bénéficiaire du sacrifice officiel des 9-10 avril et
est l'unique maîtresse d'un sanctuaire qui des très nombreux hommages épigraphiques
n'appartient qu'à elle? La preuve en est, nous l'avons que ne partagent point avec elle un Jupiter et
vu, que \'{aedes) louis Pueri, malgré son nom, une Junon qui, sans doute, avaient leur place
n'avait pas pour statue cultuelle celle du jeune dans son temple à ses côtés et qui, eux aussi, y
dieu, mais bien celle de la déesse-mère, tenant recevaient un culte, mais sans aller jusqu'à
dans ses bras les deux nourrissons divins. former avec elle une authentique triade. Nous
Quelque prudence qu'il nous faille garder n'observons pas, entre les trois divinités
dans l'analyse d'une religion sur laquelle, malgré prénestines, ces liens organiques et structurés, cette
son abondance, notre documentation reste si collégialité réelle, même si, à Rome, elle est
incomplète, nous devons bien constater que inégale, par lesquels se définit la notion de
nous n'avons, à Préneste, nulle trace de ce « culte triade, mais une primauté sans partage de la
commun» qui, pour L. Banti, est la condition Primigenia, qui réduit Jupiter et Junon, lorsqu'ils
sont joints à elle, à n'être que des enfants au

402 Selon la définition de L. Banti, // culto del cosiddetto


« tempio dell'Apollo » a Veti e il problema delle triadi etrusco- 403 Cf. les relevés de R. Bartoccini, s.v. Iuppiter, dans De
italiche, SE, XVII, 1943, p. 187-224, qui se refuse à appeler de Ruggiero, IV, p. 246, et, à titre d'exemple, le choix de Dessau,
ce nom tout groupement de trois divinités, même ILS, n° 3083-3093. L'unique inscription de Préneste qu'on eût
oc asionnel, et pour qui une « triade » est « la riunione di tre divinità pu leur comparer, Ioui O. M. et Fortimae Primigeniae, etc.,
associate in un culto comune e stabile», à l'intérieur d'un n'est qu'un faux (CIL XIV 272*).
même lieu consacré, sacelliim, temple construit ou Incus, en 404 Dans le calendrier préjulien d'Antium; cf. Fast. Esq.:
vertu de liens de parenté, de fonction, ou du simple hasard, Cereri Libero [Liberae] (CIL Ρ, p. 210; Degrassi, /. /., XIII, 2,
«ma se manca il culto comune manca anche la triade» p. 9 et 86).
(p. 196 sq.) - critère rigoureux qui réduit notablement le 405 Sacrifice identique de trois fois trois bœufs, offert
nombre des triades alléguées par les divers auteurs. Cf., successivement à Jupiter Grabovius, Mars Grabovius, Vofio-
depuis, D. Rebuffat-Emmanuel, Contribution à l'identification nus Grabovius, devant chacune des trois portes de la cité,
des divinités de Portonaccio, Latomus, XX, 1961, p. 469-484, obéissant chaque fois aux mêmes prescriptions rituelles et
qui, comme L. Banti, croit le temple consacré à Aritimi, accompagné des mêmes prières (Tab. Ig. I a 2-6; 11-13; 20-23;
Turan et Menerva; et T. N. Gantz, Divine triads on an archaic VI a 22-57; VI b 1-2 et 19-21, dans les éditions de G. Devoto,
Etruscan frieze plaque from Poggio Civitate {Mudo), SE, E. Vetter, V. Pisani, J.W. Poultney, A. Ernout, etc.). Cf., sur
XXXIX, 1971, p. 3-24, qui identifie sur la frise de Murlo le culte de la triade et sur les autres groupements ternaires
l'équivalent étrusque des deux triades romaines, associant, attestés dans les Tables Eugubines (que ce soient des triades
dès le milieu du VIe siècle, d'une part, Zeus, Athéna et Héra, réelles ou supposées), L. Banti, op. cit., p. 217-220; G.
d'autre part, Demeter, Dionysos et Persephone (contra, Devoto, Gli antichi Italici, p. 189-191; et // Pantheon umbro,
toutefois, J. P. Thuillier, A propos des «triades divines» de Scritti B. Nogara, Vatican, 1937, p. 159-167; G. Dumézil,
Poggio Civitate (Murlo), dans R. Bloch et coll., Recherches sur Remarques sur les dieux Grabovio- d'Iguvium, RPh, XXVIII,
les religions de l'antiquité classique, Genève-Paris, 1980, p. 383- 1954, p. 225-234; et Notes sur le début du rituel d'Iguvium,
394). RHR, CXLVII, 1955, p. 265-267).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 91

maillot sur qui rejaillit la dévotion attendrie des La comparaison étant ainsi viciée dans son
matrones, ou, lorsqu'ils ont conquis leur principe, point n'est besoin d'insister
autonomie, que des divinités secondaires, peut-être longuement sur les autres points faibles de la thèse de
logées dans son sanctuaire, mais objet d'un culte Thulin, suffisamment évidents par eux-mêmes :
indépendant du sien, rendu à Junon dans le l'interprétation abusive en Junon de l'abstraite
Iunonarium qui lui était spécifiquement dédié et louis Opulentia, promue au second rang de la
à Jupiter Arkanus par le collège de ses triade comme sœur-épouse de Jupiter et fille de
cultores406: mouvement d'émancipation contraire à Minerve, au seul vu d'une phrase anodine de
l'alliance qui, ailleurs, unit les trois membres de Martianus Capella408; les généalogies
la triade - comme si, dès que les divinités hasardeuses, car l'obscure Tecvm n'a jamais été, que l'on
mineures tentent de s'élever au rang de parèdres sache, considérée en Étrurie comme la mère de
de plein droit, la pseudo-triade de Préneste se Tinia et d'Uni, et l'on ne voit pas, hypothèse
trouvait dissociée407. propre à faire frémir tout spécialiste de la
religion romaine, que la Minerve du Capitole ait
jamais passé pour la mère du couple souverain.
406 Sur le Iunonarium, supra, p. 19, n. 66. Quant à Jupiter Mère sans doute, ou plutôt nourrice, mais des
Arkanus, son cas est beaucoup plus incertain. Quelles que humains, ou du jeune Mars409, assurément ni de
soient les raisons qui, sur la foi de l'inscription de Caesius
Primus (CIL XIV 2852) et des liens cultuels qu'elle paraît
établir entre Fortuna, Apollon et Jupiter Arcanus, ont incité
Marucchi à supposer que les statues des trois divinités grec de σύνναοο que nous songerions le plus volontiers (sur
occupaient les trois grandes niches creusées au fond du le contenu de la notion, appliquée au culte des souverains,
temple à abside, et nous ont fait nous-même accepter cette A.D. Nock, Σύνναος Θεός, HSPh, XLI, 1930, p. 1-62): leur
hypothèse comme tout à fait plausible, elle n'est, en tout état position subalterne est assez comparable à celle de Virbius-
de cause, qu'une hypothèse, et, quand bien même elle se Hippolyte au bois de Némi, telle que la décrit Ovide, met, 15,
vérifierait, elle ne permettrait nullement d'ériger en « triade » 545 sq.,
le groupe de ces trois divinités. Les deux autres inscriptions, hoc nemus inde colo de disque minoribus unus
toutes deux honorifiques, qui font état de Jupiter Arkanus, miniine sub dominae lateo atque accenseor Uli.
s'achèvent sur des formules presque identiques : patrono 408 1, 47: nam louis Secundani et louis Opulentiae Miner-
coloniae / amatores regionis / macelli cultures / louis Arkani uaeque domus illic stint constitutae. On notera la
(CIL XIV 2937); cultores louis / Arkani / regio macelli / disproportion de l'énoncé à la conclusion, et de la communauté de
patrono dignissimo (XIV 2972). Il est donc permis de penser demeure à la filiation. Si louis Opulentia est, pour S. Wein-
(cf. Waltzing, Étude historique sur les corporations stock, «unexplained» (op. cit., p. 109), G. Dumézil, qui a
profes ionnel es, I, p. 197, et, sur les lieux de réunion des collèges, donné, dans son article des Hommages à M. Niedermann, une
professionnels ou funéraires, p. 211-231; III, p. 658, exégèse trifonctionnelle des trois premières regiones caeli,
n° 2348 sq.; IV, p. 188 et 431) que les cultores louis Arkani, voit au contraire dans Jupiter Secundanus (dieu des secunda
peut-être les bouchers du macellum, avaient installé la schola et de la prospérité) et dans louis Opulentia des divinités
de leur collège dans le quartier de la ville basse où se caractéristiques de la «troisième fonction»; cf. Rei. rom.
trouvait cet édifice, également mentionné en XIV 2946, et qui arch., p. 674 sq.
devait se situer à proximité du nouveau forum. Mais ce 409 Nourrice divine de la fille de Caligula, que l'empereur
n'était là que le culte privé d'un collège, indépendant du Mineruae gremio imposuit alendamque et instituendam com-
culte public de la cité; et il est difficile de croire que le culte mendauit (Suet. Calig. 25, 4). Sur des miroirs étrusques de
de Jupiter Arkanus, dérivé de l'arca des sorts, n'ait pas pris Chiusi et de Bolsena et sur une ciste de Préneste,
naissance au sein du sanctuaire de Fortuna et qu'il n'ait pas d'interprétation énigmatique, elle donne ses soins à un jeune Mars
continué d'y être pratiqué comme l'un de ses cultes qu'elle plonge, semble-t-il, pour un bain rituel dans les eaux
secondaires, même si, comme nous le voyons, il faut qu'il s'en du Styx (infra, p. 142-145), fonction maternelle qui répond
détache et qu'il émigré dans une autre partie de la ville pour entièrement à la définition qu'A. Pfiffig donne de la Menrva
devenir une divinité à part entière, unique patron d'un étrusque, op. cit., p. 58, ni Parthenos ni Virgo comme ses
collège qui (à la différence, par exemple, du collegium homologues grecque ou romaine, mais «Muttergottheit» et
Aesculapi et Hygiae, en CIL VI 10234) ne reconnaît que lui héritière, avec Uni et bien d'autres divinités féminines, de la
comme dieu tutélaire, indépendamment de toute référence à grande Déesse-mère des religions méditerranéennes. Enfin,
Fortuna. est-ce un hasard si les trois Nixi di, divinités des « efforts » de
407 Contre l'existence d'une « triade » prénestine, H. Le l'accouchement, avaient leurs statues, agenouillées dans la
Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 291 sq.; et supra, position de la parturiente antique, devant la cella de Minerve
p. 22 sq. De même, G. Dumézil, expert en la matière, se au Capitole (Fest. 182, 23; 183, 10)? Il semble que J. Gagé,
garde bien, dans Déesses latines, d'user de ce terme litigieux. rappelant certains de ces faits, ait été tenté de redonner vie,
S'il nous fallait exprimer d'un mot le statut du Jupiter et de au moins partiellement, à la thèse de Thulin : « Quoique la
la Junon de Préneste par rapport à Fortuna, c'est au terme place de Minerve dans la triade capitoline de Rome, entre
92 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA)

Jupiter, ni de Junon. Quant au second aspect, cédait, comme on pouvait l'attendre de la part
celui de la déesse «fille de Jupiter», l'identité de de l'auteur, une hypothèse grecque qui,
Cilens, de Fauor et de Fortuna reste à d'ailleurs, ne supprimait pas entièrement le rôle de
démontrer; et même si, comme le remarque Thulin, l'Étrurie411. A la suite d'Otto qui avait attiré
Minerve elle aussi se métamorphosa en fille du l'attention sur ce texte de Pindare, F. Altheim
grand dieu lorsque l'hellénisation l'eut assimilée rapproche la Fortune prénestine, louis puer
à Athéna, ce n'est pas ce fait, avéré, mais Primigenia, de la Σώτειρα Τύχα que le poète
secondaire, qui peut faire la lumière sur invoque au début de la XIIe Olympique, en en
l'obscurité des origines. Bref, l'équation faisant la fille de Zeus Ελευθέριος412. L'autre
arbitrairement posée entre Fortuna et Minerve, que terme de la comparaison n'apparaît qu'au détour
l'ancienne religion romaine ne vénérait ni comme d'une sinueuse enquête à travers l'œuvre de
fille, ni, moins encore, comme mère de Jupiter et Pausanias, d'où ressortent une série de
de Junon et qui n'est à aucun titre une déesse rapprochements. En premier lieu, le culte de Sosipolis
Primordiale; le principe, renouvelé de Jordan et à Olympie, qui n'était autre à l'origine que celui
de Warde Fowler, des deux Fortunes d'un Zeus enfant, honoré dans une «grotte
homonymes, aussi artificielles que les deux Jupiter de idéenne»413 au pied du Kronion, offrirait avec le
Mommsen, pourtant critiqués par Thulin; et la Jupiter Puer de la grotte prénestine un parallèle
totale invraisemblance que deux déesses en tout d'autant plus satisfaisant que son sanctuaire
différentes et de signe contraire par rapport au était dans la dépendance de celui d'Eileithyia414
même dieu aient été, absurdement et sans qu'on - contrepartie hellénique de la Frauen- und
nous en donne la raison, dotées du même nom Geburtsgöttin Fortuna - et que, non loin de là, se
dans la même ville, alors que tout devait inciter trouvait le sanctuaire de Gé, qui avait été le
les Prénestins à traduire par deux vocables siège d'un oracle archaïque415. Mais Tyché joue-
différents les noms des deux divinités étrusques t-elle véritablement le rôle de mère auprès de ce
qu'ils accueillaient : bien que reçue sans dieu enfant? L'auteur croit en découvrir la
objection par Vaglieri410, l'hypothèse de Thulin ne preuve d'abord à Thèbes, où sa statue, œuvre
résiste pas à l'analyse. des sculpteurs Xénophon d'Athènes et Kallisto-
Ce système d'interprétation, qui expliquait le nikos, portait dans ses bras un Ploutos enfant
culte de Préneste et ses contradictions internes dont elle était, dit Pausanias, la mère ou la
par la combinaison de données hétérogènes, nourrice, ατε μητρί ή τροφω τη Τύχη416, et qui
empruntées à une religion étrangère et mal aurait, selon F. Altheim, maintes affinités avec le
unifiées, n'en fut pas moins repris par F. Al- jeune Zeus d'Olympie. Ces correspondances
theim. Ni bipartition, ni évolution, mais, comme
chez Thulin, une assimilation abusive ou
maladroite de deux divinités originellement 411 Terra Mater, RW, XXII, 2, Giessen, 1931, p. 38-46, où,
distinctes, à ceci près qu'à l'hypothèse étrusque suc- partant de la «sicherlich etruskischen Fortuna von Praenes-
te», F. Altheim met en parallèle la triade de la Mère et de
ses deux enfants telle qu'elle apparaît dans le culte de la
Primigenia et, à Rome, dans celui de Cérès - Liber - Libera
Jupiter et Junon formant couple conjugal, s'explique assez (considérés comme les liberi de la déesse), culte grec,
par les antécédents étrusques ou falisques, il n'est sans doute vraisemblablement originaire de Campanie, ou en tout cas
pas absurde de la considérer comme équivalente à celle d'Italie méridionale, mais soumis à une forte influence
d'une Fortuna primitive» (Matronalia, p. 57). étrusque, qui se manifeste par le groupement en triade et
4l0BCAR, XXXVII, 1909, p. 257, n. 72; mais critiquée par qui, dans cette mise en forme, aurait précisément pu prendre
Wissowa qui, dans sa deuxième édition, la tient pour « tout à pour modèle le culte prénestin de Fortuna. Contre cette
fait insoutenable» (RK2, p. 259, n. 7), et par Otto, RE, VII, 1, interprétation, cf. la critique de H. Le Bonniec, Le culte de
col. 24. La thèse de l'origine étrusque de Fortuna Primigenia Cérès à Rome, p. 291 sq.
a été également défendue par R. Enking, Lasa, MDAI (R), 412 01. 12, 1 sq.; cf. Otto, RE, VII, 1, col. 13 sq. Cette Tyché
LVII, 1942, p. 1-15, qui, sans s'attacher aux problèmes est celle d'Himère, ville de l'athlète Ergotélès, dont le poète
spécifiques du culte prénestin, et de Fortuna mère et fille de chante la victoire, vers 470.
Jupiter, ne l'a considérée qu'en tant que déesse abstraite de 413 Pind. O/. 5, 41 sq.
la destinée, qu'elle croit, comme telle, dérivée de la Läse 414 Paus. 6, 20, 2-3.
étrusque. Cf. infra, p. 462 sq., sur le problème plus général de 415 Paus. 5, 14, 10.
l'origine étrusque de la Fortune, prénestine ou romaine. 416 9, 16, 1-2.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 93

recevraient leur confirmation à Élis où, à gauche enracinées qu'elles puissent être dans la
du sanctuaire de Tyché, se trouvait une petite croyance populaire422, n'ont rien de commun avec la
chapelle dédiée au même Sosipolis, vêtu d'une courotrophe de Préneste et l'enfant Jupiter, si ce
chlamyde semée d'étoiles et tenant à la main la n'est par une assimilation abusive. Car, comme
corne d'Amalthée417 - celle, effectivement, de dans la thèse de Thulin, la même succession
Zeus enfant. Tandis que le Jupiter Puer de d'équivalences approximatives qui nous mène,
Préneste dériverait du Zeus Sosipolis d'Olympie de proche en proche, de Sosipolis à Zeus, ce qui
ou d'Élis, la double conception de Fortuna, tout est parfaitement légitime423, et de Zeus à Ploutos,
à la fois sa fille et sa mère nourricière, ce qui l'est infiniment moins, finit par aboutir,
résulterait donc de la fusion de deux cultes différents insidieusement, au Jupiter Puer de Préneste,
de Tyché, confirmée par la théorie de Mommsen nourrisson divin de Fortuna, alors que nous ne
sur les «deux» Jupiter prénestins, puer et pater voyons pas un texte, ou un monument figuré, ou
Fortunae, et par l'allusion de Stace aux Praenes- une tradition mythique, où Tyché soit présentée
tinae sorores4ls, que rappelle F. Altheim. expressément comme la mère de Zeus lui-même,
Le malheur veut que ces «zwei verschiedene et non de l'un de ces substituts que l'on met tant
Kulte der Fortuna oder Τύχη» n'aient jamais d'ingénieux empressement à lui découvrir. On
existé dans la religion grecque. La Tyché d'Hi- reconnaît là tous les excès d'un syncrétisme
mère, célébrée par Pindare, n'est fille de Zeus aussi intempérant que celui des IIe et IIIe siècles
que dans l'imagination symbolique du poète : de l'Empire, et qui, pour peu que l'on
déesse « salvatrice » de la cité dont elle concourt, s'abandonne à ses tentations, finirait par considérer
avec son père tout-puissant, à garantir la toute «déesse-mère» - et quelle déesse ne l'est
liberté419. La Tyché de Thèbes, figurée sous les traits pas? -, tout dieu enfant, comme des hypostases
d'une divinité maternelle, n'est pas moins de la même dyade primordiale. La réalité des
allégorique : l'enfant Ploutos que, telle l'Eiréné de faits cultuels est tout autre. Si nous nous en
Céphisodote dont elle est directement imitée, tenons à ses données positives, nous constatons
elle tient dans ses bras, . traduit plastiquement que, quand Tyché est fille de Zeus, elle ne l'est
l'idée que la richesse et la prospérité d'une cité qu'aux yeux de la poésie, non de la religion ou
naissent de la Bonne Fortune et de la Paix420. De même seulement de la mythologie; et,
même à Élis, où la proximité cultuelle de discordance plus grave encore, que, quand elle est
Sosipolis au nom transparent, «sauveur de la cité», mère ou nourrice, c'est de Ploutos, et non de
et de Tyché symbolise leur action conjointe au Zeus Sosipolis, alors que, quand elle est, comme
bénéfice de la ville et de sa σωτηρία421. Mais ces à Élis, cultuellement proche de ce dernier, elle
allégories divinisées, qui doivent être replacées n'apparaît nullement comme sa mère, mais
dans le cadre local des cités grecques, et si comme la divinité principale du sanctuaire dans
lequel le jeune dieu ne lui est uni que par la
communauté de leurs fonctions. Contre-épreuve
décisive : l'enfant Sosipolis est-il, comme à Olym-
417 Paus. 6, 25, 4; cf., sur ces divers passages, le pie, lié à une «mère» à la fois dans le culte et
commentaire de Frazer, Pausanias's description of Greece, Londres, dans la légende locale, c'est d'Eileithyia, nom-
1898, IV, p. 75 sq.; V, p. 55.
418 Siiti. 1, 3, 80; cf. supra, p. 48-50.
419 Sur le problème, plus général, de la Tyché d'Himère,
simple allégorie créée par Pindare, ou, plus
vraisemblablement, objet d'un culte effectif dans la cité, cf. T. II, chap. II,
ainsi que sur les diverses généalogies attribuées à la déesse 422 Sur les dieux πλουτοδόται et la sacralité de Ploutos,
par les poètes grecs, infra, p. 456 sq. l'enfant divin des mystères d'Eleusis, Ch. Picard, Le sculpteur
420 Rapprochement et interprétation allégorique que Xénophon d'Athènes à Thèbes et à Megalopolis, CRAI, 1941,
propose Pausanias lui-même, 9, 16, 1-2. Sur le groupe célèbre de p. 204-226 (notamment p. 222-224), à qui l'on se reportera
Céphisodote, Ch. Picard, Manuel d'Archéologie grecque. La pour une étude plus précise des diverses Tychés
sculpture, Paris, III, 1, 1948, p. 85-106. mentionnées par Pausanias et de leur type iconographique.
421 Cf. l'inscription de Magnésie du Méandre, Dittenberger, 423 Sur les fonctions de Sosipolis, génie protecteur des
Sylloge*, 589, qui précise le détail du culte rendu à Zeus villes, et son identité avec Zeus (cf. ci-dessus, n. 421), dont il
Sosipolis (également Strabon 14, 1, 41) υπέρ τε σωτηρίας... est une hypostase ou une variante particulière, J. Schmidt,
υπέρ τε ειρήνης και πλούτου. s.v., RE, III, A, 1, col. 1169-1173.
94 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

mément424, et non de Tyché qu'il s'agit. Il n'est méditerranéen des enfances de Zeus et, peut-
rien, en vérité, dans les Tychés ni d'Himère, ni être aussi, d'une interprétation différente de
de Thèbes, ni d'Élis, qui soit de nature à éclairer l'épiclèse Primigenia, propre à faire d'elle la
les ambiguïtés du culte prénestin. D'autant que, «première-née» des divinités et, par suite, la
ultime objection qu'on opposera à F. Altheim, il mère des Olympiens. Constatation, plus
a existé, dans le monde hellénistique, une Tyché qu'explication, des insolubles contradictions de la
Protogeneia, dont l'épiclèse recouvre très déesse, car «evidentemente, reconnaît l'auteur,
exactement celle de la déesse de Préneste, et avec questa seconda interpretazione non era
laquelle, par suite, la confrontation se fut bien d'ac ordo con la prima, diventando Fortuna
davantage imposée425. contemporaneamente la figlia e la madre di Giove» -
Aussi, lorsque, peu après la tentative de comme si un tel changement dans l'être de
F. Altheim, et devant l'échec des Fortuna résultait d'une vocation intime et
rapprochements précis qu'il avait avancés, M. Marconi première à l'ambivalence, plutôt que d'une
s'efforça, à son tour, d'expliquer les discordances hellénisation qui ne l'aurait transformée que de
de la théologie prénestine par le jeu contrasté de l'extérieur et tardivement.
deux influences grecques, ne put-elle alléguer à C'est à A. Brelich que l'on doit le pas décisif
l'appui de sa thèse qu'une hellénisation qui fit sortir l'enquête des incertitudes où elle
diffuse426. Ce n'est que par un développement s'enlisait, lorsque, dans l'essai révolutionnaire
secondaire de sa personnalité que Fortuna, considérée que nous avons déjà eu à plusieurs reprises
comme l'arbitre souveraine de toutes choses, se l'occasion de citer427, il rendit à l'adjectif primi-
serait élevée au rang de «fille aînée» d'un genius son seul et véritable sens: «premier»,
Jupiter, qui n'était point, lui non plus, le dieu «originaire», et non point «premier-né».
latin, mais le calque du Zeus grec, père des L'essentiel de sa thèse est connu. Alors que Rome et
hommes et des dieux; tandis que, en retour, la Préneste possédaient, dès leur passé le plus
courotrophe, d'abord pourvue de deux enfants lointain, un culte identique de Fortuna, divinité
anonymes, devenait la nourrice de Jupiter et de précosmique des origines, expression d'un
Junon, sous l'influence du mythe crétois et monde fécond, mais chaotique, d'un univers en
gestation, antérieur à l'ordre rationnel des
Olympiens, régi par Jupiter, l'essor de la conquête
romaine et l'antagonisme politique qui s'ensuivit
424 L'aition du culte est ainsi rapporté par Pausanias, 6, 20,
4-5. Alors que les Arcadiens avaient envahi l'Elide, les entre les deux cités se traduisit par une
habitants de la ville furent sauvés par une femme qui se polémique religieuse, dont l'auteur perçoit encore
présenta à eux, tenant son enfant sur son sein. A la suite de l'écho dans le récit, par Tite-Live428, de la
songes qu'elle avait eus, leur dit-elle, elle le leur donnait seconde bataille de l'Allia, et qui produisit, dans
pour combattre contre les Arcadiens. Placé nu devant chacune d'elles, des effets diamétralement
l'armée, l'enfant se changea en serpent et, par cette seule
vue, mit l'ennemi en déroute - forme qui s'accorde opposés. Préneste, la ville de Fortuna, voulut exalter
parfaitement au culte chthonien dont il fut dès lors l'objet sous le sa divinité poliade en faisant de la courotrophe
nom de Sosipolis, au fond du sanctuaire d'Eileithyia, la Primordiale aux nourrissons anonymes la mère
déesse ayant son autel dans la partie antérieure du ιερόν. Car de Jupiter, réduit aux dimensions modestes d'un
elle aussi reçut désormais un culte sous le nom d'Eileithyia dieu enfant; tandis que Rome, la ville de Jupiter,
Olympia, en reconnaissance pour l'aide que, grâce à son fils,
elle leur avait apportée. Mais nous ne saurions, comme le cherchait à l'abaisser en opposant un refus à
fait F. Altheim, op. cit., p. 41, rapprocher les songes allégués ceux de ses magistrats qui prétendaient
par la déesse, simple affabulation, semble-t-il, destinée à consulter les sorts et en transformant la Primigenia en
rendre crédible son intervention miraculeuse, de celui au louis puer, soumise à son grand dieu comme une
cours duquel, selon Pausanias, 6, 25, 4, Sosipolis apparut à fille l'est à l'autorité du pater familias.
Élis sous les traits que devait perpétuer son image cultuelle,
ceux d'un enfant vêtu d'une chlamyde étoilée, alors que On voit les traits communs que, non sans
l'enfant porté par la déesse à Olympie était nu, ni non plus, paradoxe, cette théorie présente avec celle de
rapprochement encore plus evanescent, des songes
prémonitoires dont, à Préneste, Numerius Suffustius fut favori-
425 Infra, p. 119-125. 427 jre variazioni, p. 9-47.
426 Riflessi mediterranei, p. 23$ sq. 428 6, 28-29.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 95

Wissowa qu'elle prétendait ruiner, à ceci près pas un souvenir clair d'un tel conflit430, mais que,
qu'à l'ignorante incompréhension et au lorsque à leur tour, en 204-194, ils adoptèrent
contresens inconscient autrefois allégués se substituent officiellement le culte de la Primigenia, ils ne
les déformations volontaires de la polémique et songèrent même pas à lui conférer cette
de la politique. Pour le fond, nous n'avons guère généalogie dont, à en croire A. Brelich, ils auraient été
à ajouter aux réserves déjà formulées par G. les auteurs et, pour autant que nous le sachions,
Dumézil à l'encontre de cette thèse séduisante, ne la considérèrent jamais comme la fille de
mais trop peu convaincante429. Car l'hypothèse Jupiter431. Quant à Orcevia, la dedicante de la
d'une polémique religieuse entre Rome et Pré- plus ancienne inscription connue à Fortuna,
neste n'est qu'une vue de l'esprit, une Diouo fileia, elle était de la meilleure origine
construction d'historien qui ne repose sur aucun prénestine : descendante d'une des plus nobles
document antique. Selon A. Brelich, Fortuna est bien familles de l'aristocratie locale, fille, sœur des
à la fois mère et fille de Jupiter, mais il n'en finit magistrats de la Préneste indépendante432, nous
pas moins, comme tous ses devanciers, par ne saurions voir en elle l'instrument d'une
distinguer deux cultes radicalement différents politique religieuse romaine aussi peu
de la même déesse, même si l'opposition de vraisemblable qu'inutile.
temps supposée par Wissowa devient chez lui Mais c'est sur le principe même de la dualité
une opposition de lieu, et la coexistence des du culte que, prenant quelque recul par rapport
deux cultes, de paisiblement illogique qu'elle à ces discussions inlassablement recommencées,
était, conflictuelle et agressive : mère de Jupiter nous voudrions nous interroger. La faiblesse
pour les Prénestins, fille de Jupiter pour les essentielle de toutes les interprétations que nous
Romains, et bénéficiaire de dédicaces qui, sous avons rappelées, depuis celles de Mowat ou de
couleur d'honorer la Diouo fileia, affirmeraient la Mommsen jusqu'à celle d'A. Brelich, tient à une
primauté de Rome et la domination de la ville seule et même raison. Toutes, unanimement,
de Jupiter sur celle de Fortuna Primigenia. Mais, elles supposent un dualisme, primitif ou secon-
si polémique il y eut, nous trouvons bien
étranges et la manière dont elle fut menée et les
résultats auxquels elle aboutit. Il est pour le
moins paradoxal que ce soit Préneste, la cité de 430 Dans son interprétation du récit de Tite-Live, A.
la Fortune Primordiale, qui nous ait livré les Brelich force le sens du texte pour retrouver la trace de cette
polémique. Lorsque, analysant l'état d'esprit des deux
seuls documents que nous possédions sur la adversaires avant la seconde, et sans doute imaginaire, bataille de
généalogie de Fortuna, fille de Jupiter, tandis l'Allia, où Romains et Prénestins, ces derniers étant les
que c'est par le seul témoignage du Romain agresseurs, s'affrontèrent en 380, Tite-Live fait invoquer au
Cicéron que nous connaissons le culte de Jupiter dictateur romain la fiducia et les di testes foederis, il est
Enfant : Cicéron se serait ainsi fait l'écho d'une difficile de voir précisément, derrière ces expressions
génériques, le Jupiter romain, garant des traités. De même, quand
tradition religieuse que Rome, de tous ses il nous montre les Prénestins fondant leurs espérances de
efforts, eût dû tenter d'étouffer, alors que victoire sur la Fortuna loci (6, 28, 7 et 29, 1 ; cf. 28, 9 : secundae
Préneste se serait convertie sans retour aux valeurs aduersaeque Fortunae), contraire aux Romains lors du dies
théologiques et mythiques de sa rivale. Alliensis, ce n'est que la reconstitution psychologique et
rhétorique d'un état de pensée archaïque eu archaïsant, non
Singulière polémique! Inefficace, en tout cas, puisque une référence précise au culte de la Primigenia: allusion,
le culte de Fortuna, Jupiter et Junon, resta sans doute, aux croyances propres des Prénestins et à leur
l'objet de la ferveur des maires prénestines et culte local, comme, en ce même livre VI, à la Fortune
que les Romains, non seulement ne gardèrent d'Antium (eo uim Cannili ab Antio Fortuna auertit, en 9, 3),
mais à laquelle on ne saurait conférer valeur théologique ou
idéologique.
431 Cf. T. II, chap. I.
432 Sur les Orcevii (ou Orcivii) et leurs esclaves, CIL Ρ 93;
128; 228-233; 1447; 1460; 1467; 1967; 2256; 2357; 2439; 2466;
429 Déesses latines, p. 78-84. Nous avons, nous-même, 2467; Xrv 2875; 2902; 2994; 3071; 3199-3204; Degrassi,
contre la thèse de l'antagonisme religieux, proposé ci-dessus, ILLRP, n° 104; 105b; 107c; 150; 167; 264; ainsi que Münzer,
p. 78-80, une interprétation purement politique de l'épisode s.v. Orcivius, RE, XVIII, 1, col. 907 sq. L'un d'eux fut praetor
de Lutatius Cerco, censé alimenter, pour A. Brelich, la (CIL Ρ 1460; XIV 2902), un autre censor (P 2439) à Préneste
guer e de religion entre les deux cités. avant la guerre civile.
96 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

daire, ayant existé à Préneste de tout temps, ou, 216434, au siècle même de la dédicace d'Orcevia,
plutôt, né de l'évolution du culte en deux sens et dont Plaute, autre vision du même trait de
divergents, alors que, sans exception, les caractère, raillait l'insolente suffisance435, devait
documents antiques qui nous sont parvenus nous garder ses traditions propres avec un soin jaloux
font connaître un culte unique et un ensemble et une vigilance sans défaut - données de
religieux déconcertant, mais parfaitement psychologie collective qui, par ailleurs, rendent
structuré et indissociable. Est-il donc réellement difficilement crédibles les renversements de
possible, comme l'ont tenté les auteurs de telles généalogie que l'on a allégués et, en particulier,
hypothèses, de disjoindre par l'analyse les deux la romanité de Fortuna Diouo fileia que suppose
caractères, maternel et filial, de Fortuna et de A. Brelich. Bien qu'il émane d'un Romain, la
justifier ainsi soit la coexistence de deux cultes véracité du témoignage de Cicéron ne peut donc
entièrement distincts, soit la transformation d'un être contestée, comme l'avait un instant envisagé
culte déjà constitué? Notre connaissance de la Warde Fowler436; son caractère ancien et
religion de Fortuna Primigenia repose authentiquement prénestin est assuré et nous
essentiellement, nous l'avons vu, sur deux séries de devons lui accorder le même crédit qu'aux
documents. D'une part, les inscriptions prénes- inscriptions archaïques ou archaïsantes dont nul
tines, dont la plus ancienne remonte au IIIe ne songe à suspecter la fidélité.
siècle; toutes ces dédicaces, même celles de Il est, sans doute, fort troublant de constater
l'époque impériale, gardent immuablement la l'abîme qui sépare les documents épigraphiques
formulation archaïque et, à lui seul, ce de la notice du De diuinatione. Au premier
conservatisme est déjà significatif. D'autre part, le abord, on a peine à croire qu'il s'agisse du même
témoignage isolé, mais capital, de Cicéron dans culte. L'épigraphie ne nous fait connaître que
le De diuinatione. Il n'est évidemment pas Fortuna, fille de Jupiter. Aucune inscription ne
possible d'apprécier l'antiquité des traditions qu'il l'honore comme mère ou nourrice de Jupiter et
rapporte, mais leur authenticité ne fait aucun de Junon. Mais, inversement, Cicéron analyse les
doute. Cicéron est allé les puiser à bonne source, caractères majeurs du culte prénestin comme s'il
dans les documents prénestins eux-mêmes, ces ignorait la filiation divine de Fortuna. Il ne
Praenestinorum monumenta qui ne sont autres, connaît en elle que la déesse des sorts et la
sans doute, que les libri Praenestini dont parle divinité maternelle qui allaite Jupiter et Junon.
Solin433. Nous ne pouvons douter, en tout cas, Que conclure de ce décalage? Que le culte a
qu'ils n'aient renfermé la plus pure tradition profondément évolué entre le IIIe et le Ier siècle,
locale et sacerdotale, reflétant l'interprétation comme le croyaient Mowat et Wissowa? Mais,
»mythique et théologique que le clergé prénestin en deux siècles, un culte aussi fortement
lui-même donnait du culte de la Primigenia. Le constitué que celui de Préneste peut-il être ainsi
texte de Cicéron se fonde indubitablement sur la bouleversé de fond en comble? Ou, seulement,
religion officielle de Préneste, telle qu'elle se que notre documentation présente d'énormes
transmettait de génération en génération au sein lacunes et qu'il faut se garder d'exploiter
du sanctuaire. imprudemment des arguments ex silentio? Il est
Une ville dont la fierté et le particularisme d'ailleurs permis de penser que Cicéron, embarrassé,
étaient assez intransigeants pour que ses soldats comme l'étaient vraisemblablement nombre de
refusent le droit de cité que Rome leur offrit en ses contemporains, par la complexité du culte,

433 2, 9 (supra, p. 73, n. 319). Si, comme on a, avec Vaglieri, 434 Liv. 23, 20, 2. En raison de leur belle conduite au siège
toute raison de le penser, les libri Praenestini furent l'une des de Casilinum, Praenestinis militibus senatus Romamts duplex
sources de Caton, dans les Origines, durant le second quart Stipendium et quinquennii militiae uacationem décrétât; ciui-
du IIe siècle, il faut en déduire que leur texte, mis en forme tate cum donarentur ob uirtutem, non mutauerunt.
dès une époque antérieure, était sans doute, par la date de sa 435 Sur les fanfaronnades proverbiales que l'on prêtait aux
rédaction, plus proche de la dédicace d'Orcevia que du De Prénestins, Ba. 18 (supra, p. 52, n. 232).
diuinatione. 436 Roman Festivals, p. 168.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 97

s'est volontairement borné à un exposé rapide cette contradiction et tenter de la surmonter,


sur le sanctuaire et l'origine des sorts, sans pour retrouver, au delà des oppositions
entrer dans les détails difficilement intelligibles apparentes, la véritable nature de la déesse, ambiguë,
de la théologie prénestine, qui l'eussent entraîné mais riche de cette ambiguïté même. C'est dans
fort loin de son véritable sujet: le culte oracu- ce sens, précisément, que G. Dumézil, reprenant
laire et la technique prénestine de la divination. la traduction de Primigenia restituée par A.
En fait, il existe une preuve irréfutable de l'unité Brelich, «première, primordiale», a cru découvrir la
du culte, qui atteste que les deux aspects, filial et clef du problème, lorsqu'il a rapproché Fortuna
maternel, de Fortuna sont indissolublement liés. de la déesse védique Aditi, mère des dieux
Cicéron insiste sur la dévotion toute spéciale souverains, Mitra, Varuna, etc., qui portent un
dont, dans X{aedes) louis Pueri, Fortuna, Jupiter nom dérivé du sien, les Àditya; mère mystique
Enfant et Junon étaient l'objet de la part des des enfants humains, souvent assimilée à la
mères : castissime colitur a matribus. Or, la Terre-Mère, et protectrice des femmes pendant
tablette de bronze d'Orcevia, consacrée à leur grossesse438. Or Aditi est, elle aussi, à la fois
l'occasion d'une naissance, nationu cratia, illustre mère et fille du même dieu, Daksa,
directement cet aspect du culte. Dédicace d'une personnification de l'Énergie créatrice, l'un des nouveaux
de ces maires dont, au Ier siècle, la ferveur Àditya que les Indiens védiques adjoignirent au
frappait encore Cicéron, à une déesse-mère, couple, d'origine indo-européenne, de Mitra et
accoucheuse et courotrophe, peut-être la déesse- Varuna, portant ainsi jusqu'à huit le nombre de
mère par excellence, puisqu'elle enfante et leurs dieux souverains.
nourrit le plus grand des dieux; dédicace, aussi, à la «D'Aditi Daksa naquit
Fortune Primordiale, fille de Jupiter: et de Daksa Aditi»,
l'inscription d'Orcevia rassemble en elle toute la
dit en effet le Rg Veda, énoncé contradictoire et
complexité, toutes les contradictions, du culte profond, absurde et chargé de sens, qui
unique de la Fortune de Préneste, et cela dès le IIIe
renferme une réponse ambivalente au problème des
siècle.
origines et une théologie totale de la
Force nous est de constater l'échec de ces
souveraineté première, attribuée tantôt à l'une, tantôt à
interprétations dualistes : la Fortune de Préneste
l'autre des deux divinités. Mais Daksa n'est en
était à la fois, dans la même cité, à la même
fait qu'une hypostase, une émanation de Varuna,
époque, la mère et la fille de Jupiter437. Il est secondairement personnifiée en dieu souverain
impossible de résoudre le problème en
et qui, comme principe primordial et générateur
supprimant la contradiction inhérente à Fortuna
du monde, tend à se substituer à lui. Si bien que,
Primigenia. La seule solution qui ait des chances sous le nom de Daksa, c'est en réalité celui de
d'être acceptable doit au contraire valoriser
Varuna, le Souverain védique homologue de
Jupiter, qu'il faudrait lire : c'est lui qu'il faudrait
confronter à Aditi, lui qui, comme le Jupiter de
437 Ce qui n'implique évidemment pas que les deux Préneste, était à la fois le père et le fils de la
généalogies aient été connues à Préneste de toute antiquité, Mère Originelle. Telle est la réponse symbolique
ni qu'elles aient été imaginées à la même époque. Nous que, sous la forme du mythe et de l'énigme,
estimons seulement qu'il fut un temps - au moins depuis le Préneste et l'Inde védique auraient donnée, dans
IIIe siècle, qui, pour toutes les données relatives au culte et les mêmes termes, au problème de l'Être
au sanctuaire, est notre terminus a quo - à partir duquel elles
primordial, ancêtre des dieux et du cosmos, avec
existèrent conjointement et où leur opposition, par suite,
devait être mystérieuse, sans doute, mais chargée de lequel le Dieu et la Déesse, la Grande Mère et le
signification pour les adorateurs et surtout pour le clergé de détenteur de la souveraineté, Fortuna et Aditi,
Fortuna Primigenia. (Cf. les termes dans lesquels Frazer, The Jupiter et Daksa, avaient vocation égale, et
Fasti of Ovid, Londres, 1929, III, p. 257-260, conclut son rivale, à s'identifier. Entre les deux, ni Préneste
examen des problèmes relatifs au culte prénestin, lorsqu'il
considère sagement que la contradiction ne devait pas
embarrasser les habitants de la cité : « They probably
accepted it as one of the mysteries of their faith. After all, the
principle credo quia impossibile est is much older than 438 Déesses latines, p. 89-98; cf. Rei. rom. arch., p. 71 et
Christianity»). 339.
98 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA)

ni l'Inde ne choisissent; mais, plutôt que d'élire Pourtant, ce n'est pas sans inquiétude que nous
l'un aux dépens de l'autre, elles les englobent voyons, au premier rang des dieux souverains,
tous deux dans la même formulation dialectique. doté d'un riche mythe cosmogonique et à égalité
Ainsi, en effet, conclut G. Dumézil : « A la avec le Jupiter latin, se pousser, aux lieu et place
question « Qui, de la Primordiale et du Souverain, est de Varuna, Daksa qui, nouvellement promu
le véritable premier?» ou «Qui, de la première parmi les Àditya, ne serait qu'une création
mère et du père universel, a mis l'autre au récente, une notion abstraite que la réflexion
monde?», la solution latine, comme la védique, théologique indienne aurait érigée en divinité :
était : « L'un ou l'autre, selon le point de vue », et «un Âditya artificiel, mais d'avenir», comme le
c'est cette solution qu'enveloppait l'énoncé énig- reconnaît lui-même G. Dumézil. Mais le biais
matique ». Après l'hypothèse étrusque, après par lequel cette innovation védique parvient à
l'hypothèse grecque, c'est donc vers l'hypothèse s'insérer dans la reconstitution de la religion
d'une Fortuna indo-européenne qu'on semble indo-européenne que tente l'auteur, ne nous
s'orienter. paraît pas moins sujet à caution. Car est-on en
Thèse profondément neuve, par l'unité dans droit de restituer cet «état indien prévédique»
laquelle elle restaure le culte prénestin, et où, dans l'hymne cité du Rg Veda qui est la pièce
infiniment séduisante, tant par l'ampleur maîtresse de la démonstration et la preuve
métaphysique de ses vues que par les rapprochements, unique sur laquelle elle se fonde, il faudrait
menés avec la virtuosité coutumière à l'auteur, remplacer le nom de Daksa par celui de Varuna,
entre domaines de même descendance devenu à son tour, comme le Jupiter prénestin, à
indoeuropéenne. Pour la première fois, une la fois père et fils d'Aditi? Que penser d'une
hypothèse est proposée qui n'écartèle pas solution où l'hypothèse de travail, loin d'être
arbitrairement le faisceau de documents, d'égale valeur, soutenue par des faits incontestés, ne peut
qui nous font connaître le culte conservateur et s'appuyer que sur une hypothèse nouvelle, sur la
immuable de la Fortune de Préneste. Pour la substitution d'un dieu à un autre, bref, sur la
première fois, une analyse en est donnée qui ne reconstitution arbitraire d'un état prévédique
rejette pas les contradictions inhérentes à la que rien ne peut confirmer? Cet enchaînement
religion prénestine sur le hasard, ou sur le d'hypothèses nous paraît bien fragile. En fait, un
contresens, fût-il volontaire, mais qui tente d'en tel système d'équivalences qui, au parallèle
rendre compte en fonction d'une doctrine classique et reconnu de Jupiter et de Varuna,
théologique fermement élaborée. Les implications substitue celui, sans précédent, de Jupiter et de
générales de la thèse, la persistance de l'héritage Daksa, rappelle trop la méthode de F. Altheim et
mythique indo-européen et l'existence, ou la le glissement qu'il opérait de Zeus à Sosipolis et
survivance, d'une théogonie dans une cité latine à Ploutos enfant pour que nous puissions
soustraite à l'aridité de la religion romaine l'admettre comme légitime.
pontificale, la qualité de la pensée et l'habileté Le parallèle proposé entre Fortuna et Aditi
intellectuelle des Latins à mettre en œuvre, dès a-t-il des chances d'être plus solide? Si les
une haute époque, de véritables concepts, sont indianistes interprètent de façons fort diverses
suffisamment étayées par l'ensemble de l'œuvre son nom et sa personnalité religieuse, il est un
de G. Dumézil pour qu'on nous dispense d'y trait fondamental sur lequel tous se rejoignent :
insister. Nous voudrions cependant poursuivre «Aditi est la mère», elle «est une Grande
son enquête sur deux points particuliers : le Mère»439. Déesse-mère «non liée» (tel serait le
double parallèle proposé entre Jupiter et Daksa,
Fortuna et Aditi, peut-il être soutenu jusqu'au 439 La première de ces définitions étant d'A. Bergaigne, La
bout? et l'explication qui en découle éclaire- religion védique, Paris, III, 1883, p. 93, la seconde de J. Gon-
t-elle tous les caractères de Fortuna Primigenia, da, Les religions de l'Inde, I: Védisme et hindouisme ancien,
et la totalité de sa théologie? trad, fr., Paris, 1962, p. 104-106, à qui nous renvoyons pour
Il y aurait de la présomption, pour qui n'est une analyse plus complète de la déesse et pour les
pas indianiste, à spéculer sur la nature profonde interprétations contradictoires qui ont été proposées de son nom,
la meilleure étant, semble-t-il, celle qui voit en elle «die
de Daksa et d'Aditi et à prétendre reconstituer Ungebundenheit», la personnification des concepts d'«
l'évolution historique de la religion védique. indéterminé», de «liberté», etc.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 99

sens de son nom), «non limitée», qui, échappant déesse oraculaire441. Ne donner qu'une
à toutes les déterminations, permet le libre interprétation partielle du culte serait inévitablement le
épanouissement de la fécondité et de la vie; trahir et notre but, contrairement à nos
comme Fortuna Primigenia, sans doute, mais devanciers, est d'en rechercher une explication
aussi comme tant d'autres déesses! Quant au globale. La Fortune de Préneste est à la fois la mère
reste, le caractère, non seulement de Mère, mais et la fille de Jupiter; elle préside à la fois au
de mère et fille du même dieu, fondamental pour mystère de la fécondité et à celui de l'avenir, à la
la Fortune de Préneste, semble n'être chez elle distribution des naissances et des conditions
qu'occasionnel et nous y verrions, non point une humaines, et à celle des sorts qui permettent de
réalité cultuelle authentique et permanente, une les prévoir. Ces deux généalogies antagonistes
constante, comme l'est la généalogie officielle de sont liées; ou plutôt, si la première se suffit à
Fortuna louis puer Primigenia, mais l'expression elle-même, la seconde ne s'entend que par
éphémère et imagée d'un poète, qui cherche à rapport à elle. Ces deux fonctions sont conjointes;
traduire les virtualités panthéistes de sa nature, ou plutôt, elles ne sont que deux spécialisations
à évoquer tous les possibles, tous les rôles que d'une même fonction divine primitive et
peut, jusqu'à l'absurde ou à l'infini, assumer indifférenciée. Ce qui n'implique nullement que la
simultanément une Grande Mère, religion de Préneste ait été figée dans un
inépuisablement et universellement féconde4?0. Nous immobilisme séculaire. Au contraire : ce que nous
croyons donc voir s'évanouir le double parallèle avons vu du fonctionnement de l'oracle et de
dessiné par G. Dumézil : le Jupiter latin n'est pas l'organisation même du sanctuaire, depuis la
l'homologue du Daksa védique, Aditi ne grotte initiale jusqu'aux multiples temples de la
correspond pas à la Fortune de Préneste et n'éclaire en fin de la République, depuis les sorts et le
rien sa nature. sacerdoce élémentaires qu'on peut poser à ses
De plus, et ceci nous ramène sur le terrain commencements jusqu'aux prêtres spécialisés en
plus solide des faits exclusivement latins, la exercice sous l'Empire, montre en effet que, loin
fonction maternelle d'Aditi ne répond qu'à une d'avoir été, dès l'origine, constituée dans un état
partie des attributions de Fortuna et, si vaste définitif, elle n'a cessé, au cours d'une longue
soit-elle, ce serait artificiellement morceler la période de formation, d'évoluer dans le sens
personnalité singulièrement complexe de la d'une complexité croissante et n'a jamais perdu
déesse prénestine que d'en isoler cet aspect de sa plasticité.
pour l'éclairer, et lui seul, par la comparaison Si bien que la méthode elle-même doit se
avec l'Inde. Fortuna Primigenia n'est pas plier au caractère mouvant du culte : toute
seulement une déesse-mère primordiale, elle est aussi recherche sur Fortuna Primigenia nous semble
déesse des sorts, elle connaît l'avenir et le révèle devoir être menée selon des perspectives
aux hommes, à moins qu'elle ne le crée elle- rigoureusement historiques et tenir le plus grand
même. Aussi ne saurions-nous voir en elle d'une compte des conditions locales de son
part une déesse de la fécondité, d'autre part une élaboration. Histoire et structure ne sont pas
incompatibles. L'évolution continue que nous
percevons au sein du sanctuaire nous incite à poser,
tout au moins comme hypothèse de travail, que
440 Ainsi dans l'hymne célèbre du Rg Veda, 1, 89, 10, que les autres données de la religion prénestine, la
cite également G. Dumézil : « Aditi est le ciel, Aditi est
l'atmosphère. Aditi est la mère, elle est le père, elle est le fils.
Aditi est tous les dieux, les cinq races. Aditi est ce qui est né,
Aditi est ce qui doit naître », dont on ne saurait, en raison de 441 Comme y semble enclin G. Dumézil, quand il
la généralité de ses formules, donner une interprétation s'interroge, op. cit., p. 97, sur le supplément de fonction que
théogonique. Mais la relation contradictoire, posée Fortuna présente par rapport à Aditi: innovation propre à
nommément entre Daksa et Aditi, loin de pouvoir être prise dans un Préneste? ou conservation d'un «théologème latin»? la
sens littéral, n'a-t-elle pas la même valeur symbolique et question lui paraît insoluble. Mais une formule telle que
n'est-elle pas, elle aussi, à mettre au compte de ce que celle-ci, «à Préneste, la distributrice des sorts a été identifiée
G. Dumézil appelle des «flottements panthéistiques», avec la déesse primordiale, mère de Jupiter», opère bien
produits par « le jeu enthousiaste et verbal des poètes » (Déesses dans la personnalité divine de Fortuna une scission qui ne
latines, p. 92)2 correspond pas aux réalités de la religion prénestine.
100 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

maternité divine de Fortuna Primigenia, son disiecta d'un mythe considérable», analogue au
mythe et sa théologie de déesse Primordiale, ont mythe scandinave du frêne Yggdrasill, de l'Arbre
pu, elles aussi, se modifier au cours des âges, et Cosmique qui supporte l'univers, dont les
de la même façon : par un insensible processus feuil es ruissellent d'un miel qui semble être la
d'adaptation qui renouvelle des données boisson des dieux, et au pied duquel jaillit la
primitives, les modernise, les parachève et les source du destin et de la connaissance, la source
approfondit, sans pour autant cesser d'être fidèle aux de Mimir à laquelle Odhinn laissa un œil en gage
origines du culte et à son esprit premier. Aussi de sa science surnaturelle, ou, autre variante, la
est-ce dans cette totalité, dans l'unité fontaine d'Urd, l'une des déesses de la fatalité,
fondamentale qui donne leur sens à ces multiples les Nornes, de laquelle quiconque y boit reçoit
concepts, dissociés par l'analyse, et dont le jeu révélation de l'avenir444? Un tel rapprochement,
réciproque a pu se modifier au fil du temps, que s'il était justifié, confirmerait puissamment la
nous apparaîtra la véritable nature de Fortuna thèse de l'origine indo-européenne de Fortuna
et que nous pourrons trouver la solution des Primigenia, dont la double généalogie, déjà,
problèmes qu'elle suscite. Ce n'est qu'en tenant pouvait être comparée à celle de la déesse
compte de cette double exigence, et de la védique Aditi.
nécessaire conjonction de la permanence et de De fait, il existe, entre les deux récits,
l'évolution, que nous pourrons, croyons-nous, d'incontestables affinités : le rôle majeur de l'Arbre
rendre compte de ses contradictions sacré, microcosme et «centre» du monde; le
théologiques et élucider le mystère de ses origines, au prodige du miel; la présence du dieu souverain
double sens du terme, en déterminant la et omniscient, du Jupiter italique et des sorts de
provenance de son culte, ainsi que de sa mythologie, chêne à Préneste, et celle, parallèle, de son
et en reconstituant les étapes chronologiques de homologue germanique, Odhinn, qui découvrit
leur formation. les runes, ces signes magiques gravés sur la
pierre ou le bois, comme l'étaient les priscarum
litterarum notae de Préneste, après une initiation
Il n'est pas inutile, pour ce faire, de revenir mystique plus stupéfiante encore que le miracle
aux données mêmes de la tradition locale, telles opéré par Numerius Suffustius445. Mais, si loin
qu'elles étaient conservées par les Praenestino- que nous soyons de tout connaître des traditions
rum monumenta et que Cicéron s'en est fait mythiques de Préneste - nous ignorons, par
l'interprète dans le De diuinatione442. Elles exemple, si le mythe de l'invention des sorts s'y
affirmaient, on s'en souvient, l'origine miraculeuse doublait d'un récit développé des enfances de
des sorts, qui jaillirent du rocher sous les coups Jupiter, ou si Caeculus, le fils de Vulcain qui
de Numerius Suffustius, sous la forme de offre tant de ressemblances avec Servius Tullius,
tablettes de chêne gravées de caractères anciens, et qui était le fondateur légendaire de la ville,
lorsque ce noble personnage de la ville, bravant intervenait dans le mythe cultuel de Fortuna -, il
les railleries de ses concitoyens, se fut enfin
résolu à obéir aux songes répétés qui lui en
intimaient l'ordre. Mais ce prodige, qui se
produisit dans la grotte sainte, le locus saeptus 444 Sur Yggdrasill : E. Tonnelat, La religion des Germains,
dans Les religions des Celtes, des Germains et des anciens
religiose, lieu primitif du culte de Fortuna, ne fut Slaves (en collaboration avec J. Vendryes et B. O. Unbe-
point le seul. A la même époque, là où devait gaun), coll. Mana, 2, III, Paris, 1948, p. 379-381; M. Eliade,
plus tard s'élever le temple de Fortuna, l'on vit Traité d'histoire des religions, p. 238 sq.; R. L. M. Derolez, Les
du miel couler d'un olivier dont le bois servit, dieux et la religion des Germains, p. 221-223.
par la suite, à faire l'arca, le coffre où furent 445 Après une « passion » de neuf jours et neuf nuits,
durant laquelle, blessé par une lance et sacrifié à lui-même, il
déposés les sorts. Tel est, en substance, le récit resta suspendu à l'Arbre du Monde, il vit sous lui, sur le sol,
étiologique que rapporte Cicéron. Faut-il y voir, les runes qui, comme à Préneste les sortes jaillies du rocher,
comme y a songé G. Dumézil443, «les membra s'étaient révélées à son appel; et il tomba à terre.
Réminiscence païenne de la passion du Christ? ou transposition
mythique d'un rituel d'initiation? Cf. E. Tonnelat, op. cit.,
442 Supra, p. 9 et n. 33. p. 364; et R. L. M. Derolez, op. cit., p. 77 sq., qui reproduit la
443 Op. cit., p. 86, n. 1. source scandinave de ce mystérieux récit.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 101

existe entre le mythe de Préneste et celui du de la révélation divine, que nous connaissons
frêne Yggdrasill au moins deux différences réd- encore aujourd'hui sous le nom d'Antro delle
hibitoires. Si le second a une ampleur Sorti, et dont le caractère naturel, si «embellie»
universelle que n'a pas le premier, puisque les racines qu'elle ait été par la suite, fut toujours
d'Yggdrasill plongent au cœur de la terre et que pieusement conservé par les anciens, aussi bien que
ses branches géantes, peuplées d'animaux dans la seconde grotte que, à son imitation, ils
fabuleux, s'élèvent dans les hauteurs du ciel, si, de aménagèrent au fond de la Fortunae aedes, dans
surcroît, il est lié à tous les dieux qui tiennent cette abside humide et couverte de rocailles qui
conseil à son pied, aux bords de la fontaine signifie comme une volonté permanente de
d'Urd, rien, en revanche, ne le rattache au culte retour aux origines telluriques du culte. On sait
effectif d'une déesse-mère oraculaire qui puisse en outre que chaque peuple, en fonction des
rappeler Fortuna. D'autre part, si nous y conditions particulières de son climat et de son
retrouvons la ou même les sources filtrant des grottes sol, tend à identifier l'Arbre sacré, mythique et
prénestines, rien, précisément, ne lui associe le symbolique, avec une espèce végétale
rocher et la grotte qui, à Préneste, sont le centre déterminée et bien réelle : l'açvatha (le figuier des
même du culte et de la légende. Les pagodes, ficus religiosa) pour les Indiens, le
ressemblances indéniables, mais assez lâches, de l'un à palmier-dattier pour les Mesopotamiens, etc.447.
l'autre; la parenté de la légende prénestine avec Or, dans ce phénomène qu'il faut bien appeler
d'autres thèmes mythiques, attestés dans des de personnalisation, au frêne nordique comme
domaines géographiques très divers, permettent Yggdrasill, ou à toute autre espèce qui eût
d'écarter tout rapprochement direct entre les rappelé leurs origines indo-européennes et
deux mythes. Nous lisons, dans le récit de continentales, les Latins de Préneste ont préféré
Préneste et la légende germanique, deux deux arbres qui expriment non seulement leur
variantes distinctes d'un même schéma mythique appartenance à un milieu spécifiquement
originel, celui de l'Arbre du Monde, qui est aussi méditerranéen, mais encore des traditions locales qui
l'Arbre de Vie446 et l'Arbre de Science. Mais, de faisaient la fierté de leur ville, à savoir le chêne
cette parenté de structure, l'on ne saurait et l'olivier.
conclure à une filiation commune et, sur la seule foi Le chêne, sans doute, est l'arbre prophétique
d'un rapprochement germanique, attribuer au de Jupiter, et c'est en tant que tel qu'il peut
mythe de Préneste une origine avoir joué son rôle à Préneste, comme, avec plus
indo-européen e. d'éclat encore, il le remplissait à Dodone. Mais,
Au point de départ de la légende prénestine, si l'on observe que les sorts de Préneste étaient
en l'état élaboré où nous la lisons chez Cicéron, in robore insculptas et que robur ne désigne pas
se trouve, incontestablement, la volonté de seulement le bois du rouvre, mais celui de toute
rendre compte a posteriori, par une interprétation espèce de chêne448; que, d'autre part, la ville
mythique, de certaines données de fait : de était si célèbre pour l'abondance de ses chênes
l'existence des deux grottes saintes, symétriques verts qu'une étymologie fantaisiste faisait
de part et d'autre de l'area sacrée, et du dériver Praeneste de πρίνος, qui est en grec le nom
fonctionnement de l'oracle par le tirage des sorts,
sous la forme de tablettes de chêne que l'on
conservait dans un coffre en bois d'olivier. Le
récit des deux prodiges fut forgé à partir de ces
éléments concrets. De plus, le mythe de 447 M. Eliade, op. cit., p. 233 et 239.
l'invention des sorts s'enracine profondément dans le 448 Sur la valeur générique du substantif, Olck, s.v. Eiche,
RE, V, 2, col. 2048; 2055-2058. Le chêne sacré de Jupiter, celui
paysage rocheux de Préneste : dans la grotte de Dodone en particulier, n'est d'ailleurs pas le robur, mais la
primitive, où apparurent les tablettes porteuses quercus {Ibid., col. 2051-2053; cf., entre autres, Serv. Aen. 3,
466, et, sur les différentes espèces de chênes, Plin. NH 16, 19).
Mais l'yeuse, ilex, n'était pas moins placée sous la protection
de Jupiter (Serv. Aen. 5, 129) et, avant même que Numa n'y
446 Sur ces concepts, et l'application qui en est faite en eût élevé l'autel de Jupiter Elicius, il suffisait que l'on vît le
histoire des religions, cf. la synthèse d'E. O. James, The Tree bois sacré de l'Aventin, niger ilicis umbra, pour que l'on se dît
of Life, suppl. XI à Ν innen, Leyde, 1966. aussitôt: «numen inest» (Ovid. fast. 3, 295 sq.).
102 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

de l'yeuse449, l'on comprendra sans peine que, le nom attribué au héros de l'aventure, Nume-
dans ces conditions, les sorts de Fortuna rius Suffustius454, les données essentielles du
Primigenia ne pouvaient être ni de bronze, comme mythe se réduisent à trois, et même à deux : la
ceux du musée de Parme et de Padoue450, ni de roche prénestine et deux éléments végétaux, le
peuplier ou de sapin, comme ceux auxquels il chêne des sorts et l'olivier de Varca, qui ne
est fait allusion dans la Cosina451, mais qu'il forment donc qu'une seule et même unité. Bien
fallait qu'ils fussent de chêne, et qu'ils ne sûr, ces diverses composantes répondent aux
pouvaient provenir que du bois sacré d'un des conditions locales du culte et aux objets
chênes de Préneste : explication en quelque concrets qu'on utilisait et qu'on vénérait dans le
sorte individuelle, qui s'ajoutait aux vertus ora- sanctuaire. Mais, ce qui est remarquable, c'est
culaires éprouvées du chêne, pour la plus que, parmi un ensemble religieux beaucoup plus
grande satisfaction de l'orgueil prénestin et de son complexe - qu'on songe, par exemple, à Jupiter
particularisme. D'autant qu'il en va de même Puer et à Junon, qui ne jouent aucun rôle dans
pour l'olivier, qui n'est pas seulement l'arbre cette partie du récit -, le mythe ait précisément
typique du monde méditerranéen, mais qui choisi et élaboré deux ou trois données qui, tout
désigne clairement Préneste, dont les olivaies étaient en rendant compte, à la lettre, des caractères les
parmi les plus renommées d'Italie452. C'est plus originaux du culte de la Primigenia,
d'après cette inéluctable réalité, topographique, répondent en même temps à une structure religieuse
cultuelle et même botanique, que se constitua le fréquemment attestée dans les civilisations
mythe, selon une pensée rigoureusement étiolo- archaïques. Si le mythe prénestin est
gique, attentive à expliquer l'origine de chaque essentiellement étiologique, si sa fonction est de justifier
donnée de la religion locale, à sacraliser les deux l'existence et d'éclairer l'origine d'un culte
arbres caractéristiques du paysage prénestin et, particulier, tel qu'il se présentait à l'époque
par suite, à présenter le territoire saint de la classique, au temps de Cicéron, et sans doute dès une
ville comme le lieu privilégié, unique au monde, époque bien antérieure, dès les IVe-IIIe siècles,
où s'était accomplie l'épiphanie de Fortuna en fait, les sources premières de cette «histoire
Primigenia. sacrée» doivent être recherchées dans la
Mais ce particularisme et cette volonté de mentalité religieuse et l'imagination mythique d'un
concret n'impliquent nullement que les âge beaucoup plus reculé, dont les antiques
composantes du mythe n'aient pas une origine plus croyances ont laissé des traces encore vivantes
lointaine et un sens plus profond. Bien au dans le culte de Fortuna.
contraire. Si nous laissons de côté la partie Le prodige de l'invention des sorts se déroule
purement anecdotique du récit, l'affabulation en deux épisodes, contemporains, mais séparés
banale des songes répétés, qui, devant dans l'espace. Or le mythe nous est apparu dans
l'obstination de celui qui les reçoit, finissent par
devenir menaçants, et la dérision dont il est
l'objet de la part de ses concitoyens453, ainsi que
Annius) chez Cicéron, diu. 1, 55; Liv. 2, 36; Val. Max. 1, 7, 4;
Aug. ein. 4, 26, p. 178 D.; Macr. Sat. 1, 11, 3-4, etc., à propos de
l'instaurano des ludi Romani.
449 Ps. Plut, parali. 41, 316 a-b (d'après Aristoclès); Serv. 454 II y a peu à tirer des noms que lui donna la tradition :
Aen. 7, 678: Praeneste... άπό των πρίνων, id est ab ilicibus, Numerius, prénom plutôt que gentilice (supra, p. 40, n. 155),
quae illic abundant. et Suffustius (Suffuscius dans le ms. V du De diuinatione,
450 Supra, p. 75 et η. 330. qu'on a voulu corriger en Suffucius), qui ne semble pas se
451 PL Cas. 384 (Olympion craint que Chalinus ne triche en rencontrer ailleurs dans l'onomastique latine. A. Brelich,
se servant d'une sors plus légère que la sienne). s'interrogeant sur la formation de la légende prénestine, a
452 Cramer, Anecdota graeca e codd. manuscriptis Biblio- tenté de mettre en rapport le nom des Numera avec la
thecae Regiae Parisiensis, Oxford, IV, 1841, p. 315, v. 25 déesse Numeria, l'une des divinités des indigitations,
sq.: invoquée lors des accouchements (Non. 559, 34, d'après Caton et
τρεις εις έλαίαν είσίν ευφυείς πόλεις, Vairon : quo edam in partii precabantur Numeriem, qiiam
Νίκαια και Προανεστος, ήτ' Ερεχθέως. deam solerti indigitare edam pontifices; cf. Aug. chi. 4, 11,
453 L'incrédulité, non dépourvue d'inquiétude, et la crainte p. 161 D.), qui serait leur divinité gentilice et ne serait en fait
du ridicule sont les réactions normales de l'homme devant qu'un autre nom de Fortuna (Numeria, SMSR, XIX-XX,
de telles visions. Cf. les récits des songes de T. Latinius (ou 1943-1946, p. 178-181).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 103

une correspondance étroite avec la structure grotte avait été soigneusement préservée et
topographique du sanctuaire prénestin, telle que même revêtue de stalactites artificielles
nous l'ont fait connaître et les fouilles et le texte destinées à en accentuer le caractère rupestre; et
du De diuinatione*55. Ce qui a frappé Cicéron, qu'il en allait encore de même dans le temple
c'est la bipartition ou, plus exactement, la tri- circulaire du sanctuaire supérieur, au fond
partition du sanctuaire qu'il ramène, non sans duquel affleure toujours la roche, visible dans
artifice, à une structure binaire, pour mieux le tous les lieux de culte de Fortuna
faire coïncider avec le récit mythique, lui-même Primigenia456.
biparti, des Praenestinonim monumenta. Au fil de La présence effective, quoique inégale, de
sa description, nous avons vu se dessiner deux l'arbre, chêne ou olivier, et du rocher dans les
ensembles cultuels : le premier se compose de la deux moitiés complémentaires de la légende
grotte, du locus saeptiis religiose, auquel il prénestine nous engage donc à y reconnaître
annexe \\aedes) louis Pueri; le second, de la deux variantes d'un même schéma mythique. Le
Fortunae aedes, qui est la salle à abside du dédoublement du mythe étiologique ne se
séminaire. A défaut d'une unité de lieu qui justifie pas par une nécessité interne, qui
n'existe pas à Préneste, l'unité de temps est découlerait de son contenu propre; il correspond
rigoureusement respectée dans le récit : les deux uniquement à la duplication des lieux de culte
moitiés du miracle se déroulent simultanément, dont il est destiné à expliquer l'origine. Mais, de
ou presque, eodem tempore, en des lieux même que les deux temples, réunis dans
distincts, certes, mais si liés que, à la première l'ensemble inférieur autour de la grotte primordiale,
formule par laquelle Cicéron incarne ces ne forment qu'un seul et même sanctuaire, de
souvenirs légendaires dans les édifices réels du même, les deux volets de la légende ne font
sanctuaire, is est HODIE LOCVS saeptus religiose, qu'un. Telles qu'elles sont mises en œuvre dans
répond terme à terme la seconde, in eo LOCO ubi le récit, ces deux parties d'un seul et même
Fortunae NVNC est aedes . . . Or, le parallélisme mythe ne sont pas, toutefois, la pure et simple
des deux prodiges survenus en chacun de ces répétition du même motif religieux : leur
lieux saints est manifeste. Dans les deux cas, le analogie profonde se dissimule sous d'habiles
schéma fondamental est identique et se ramène variations formelles. Chacune des deux versions met
à la conjonction des mêmes données : une l'accent sur des éléments différents, au point
apparition surnaturelle, celle des sorts, celle du miel, que, dans l'une, le thème de l'arbre n'apparaît
en un point du territoire prénestin caractérisé plus que sous la forme sclérosée des tablettes de
par la présence des mêmes éléments naturels, chêne et que, dans l'autre, le thème du rocher a
l'un, minéral, l'autre, végétal. La part respective même disparu du mythe, tout en restant présent
de ces deux composantes est, il est vrai, fort et vivace dans le culte. Mais les deux parties de
inégale dans les deux parties du mythe. Dans la la légende, en se superposant, permettent de
première, c'est la roche prénestine qui joue le reconstituer une structure religieuse bien
rôle essentiel: silicem caedere, perfracto saxo. connue : l'union de l'arbre et du rocher en rapport
L'arbre n'y est plus qu'un matériau : le bois de avec le culte d'une déesse-mère.
chêne dont furent faits miraculeusement les Les formes les plus archaïques de la vie
sorts. Inversement, dans l'autre moitié du mythe, religieuse se développent en effet autour de
la part majeure est dévolue à l'olivier. Le rocher centres sacrés qui constituent un microcosme et
n'y est même pas nommé, mais nous savons qu'il sont caractérisés par la présence d'arbres et de
avait gardé son antique valeur religieuse et pierres457. Ce que M. Eliade nomme «le binôme
qu'une vénération particulière continuait de lui
être attachée : puisque l'abside du temple de
Fortuna, pavée de la célèbre mosaïque du Nil, 456 Marucchi, BCAR, XXXII, 1904, p. 238 sq.; XXXV, 1907,
était creusée dans le rocher; qu'elle reproduisait p. 290 sq. et 300 sq.; DPAA, X, 1, 1910, p. 82 et 91 sq.;
fidèlement, par sa disposition et son décor, Fasolo-Gullini, p. 49 et 191.
l'Antro delle Sorti, où la paroi naturelle de la 457 J. Przyluski, La participation, Paris, 1940, p. 41; et, pour
l'ensemble des faits cités ci-dessous, M. Eliade, Traité
d'histoire des religions, p. 233 sq.; 244-246; ainsi que E. O. James,
455 Supra, p. 17-24. op. cit., p. 32-65.
104 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

cultuel pierre-arbre» est attesté dans les l'ancien sanctuaire des IVe-IIIe siècles dont ses
contrées les plus diverses et dès les temps les plus deux temples respectent pieusement les lignes
reculés : en Australie, où le totem se dresse maîtresses, n'avait cependant pas perdu tout
souvent au milieu d'un ensemble d'arbres et de souvenir du site primitif et sauvage qu'elle avait
pierres; dans le monde sémitique, où le été dans ses commencements, lorsque la grotte
sanctuaire primitif était souvent constitué d'un arbre de Fortuna n'était encore qu'une anfractuosité
et d'un bétyle. Cette association première de de la montagne, environnée d'arbres qui
l'arbre sacré et du rocher est profondément s'accrochaient au rocher. De cette préhistoire du
enracinée dans la psychologie religieuse et elle culte, les deux etymologies du nom de Praeneste
se manifeste, à travers les modifications de entre lesquelles se partageaient les anciens
l'histoire, avec une inébranlable persistance : gardent encore la trace. Si les uns le faisaient
connue déjà des civilisations de l'Inde dériver du nom grec de l'yeuse, πρίνος, en raison
préaryen e (Mohenjo-Daro), répandue partout au temps des chênes verts qui y poussaient en
de Bouddha, elle a survécu jusque dans les abondance458, les autres l'expliquaient par la position de
grandes religions de l'Inde moderne, puisque le la ville, assise au flanc de la montagne, altum
bouddhisme et l'hindouisme ont fini par intégrer Praeneste, disait Virgile, ce que Servius
ces lieux sacrés primitifs à leur propre substance commente en citant Caton : quia is locus montibus
religieuse. De même en Grèce où, présente dès praestet, Praeneste oppido nomen dédit*59.
l'époque mycénienne, l'union de l'arbre cultuel Fantaisies linguistiques, mais qui recouvrent l'exacte
et du rocher s'est maintenue jusqu'à l'extrême réalité géographique; si bien que, si l'on voulait,
fin de l'hellénisme. C'est que, microcosme grâce à leur double témoignage, donner de la
parfait, ils forment l'image même du monde, sous le ville une description synthétique et, en quelque
double aspect de la pérennité, dure et sorte, une vision idéale, il faudrait définir la plus
indestructible, et du perpétuel renouveau, qui se antique Préneste, celle où naquit le culte de
régénère à travers les métamorphoses des Fortuna, comme un rocher couvert d'arbres
saisons : ils figurent, l'un, l'immuable, l'autre, le verdoyants - haut lieu de vocation sacrée et
changeant, qui, à eux deux, recomposent dans peuplé, comme par nature, de la présence de la
ses aspects antithétiques la totalité du réel, divinité460.
c'est-à-dire l'universalité du cosmos dont le lieu A partir de ces formes élémentaires de
sacré est la projection. C'est dans ce sens, même l'expérience religieuse, l'arbre sacré est l'un des
s'il y reste inconscient, que le culte de Préneste symboles les plus fréquemment associés à
unit la grotte sainte de la déesse et le bois sacré l'image de la Grande-Déesse, dont il exprime les
des sorts et de Varca, et que le mythe y associe la pouvoirs comme source inépuisable de la vie et
pierre fendue de main d'homme et l'olivier de la fertilité cosmique - dans le sens même où,
miraculeux abattu sur l'ordre des haruspices. à Préneste précisément, nous avons interprété
Analyse abstraite de typologie religieuse, l'épiclèse de la déesse, Primigenia, conçue
dira-t-on, fort éloignée de ce goût du concret qui comme la Mère originelle et inlassablement féconde
nous est apparu si vif dans la formation de la de toutes choses. D'autant que la Déesse, Terre-
légende locale? Mais le paysage sacré de Mère universelle qui est la force génésique par
Préneste, ainsi réduit à ses éléments constitutifs, la
roche de la montagne et l'arbre qui, par la vie
qui l'anime, est signe de la puissance divine, n'a
pas seulement la valeur épurée d'une image ™ Supra, p. 101 sq.
459 Aen. 7, 682; cf. Fest. Paul. 250, 22: Praeneste dicta est,
symbolique : on y retrouve les formes et les quia is locus, quo condita est, montibus praestet.
couleurs d'une nature infiniment plus vraie que 460 jeis étaient les lieux saints des Cananéens, ainsi que
celle dont le sanctuaire classique, surchargé les décrivent les prophètes d'Israël (Jérémie, 2, 20; 3, 6; cf.
d'édifices, de marbres et de mosaïques Deutéronome, 12, 2); et à la déesse de Préneste s'appliquerait
polychromes, offrait à ses fidèles la vue fardée d'artifices. littéralement ce que Jérémie dit d'Ashéra - Astarté, dont les
hommes de Juda ont dressé les autels et les pieux sacrés,
La Préneste urbanisée dont nous voyons les image même de sa divinité et qui portent son nom, les
ruines, celle du dernier siècle de la République, ashéra, «auprès des arbres verdoyants, sur les hautes
puis de l'Empire, qui, elle-même, avait succédé à collines» (17, 1-2).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 105

excellence, la créatrice de toutes les formes montrent assise sur les basses branches d'un
vivantes, d'où naissent les enfants et à laquelle arbre gigantesque, sur les rameaux duquel elle
on rend les morts pour que, de son sein, ils se inscrit les noms des Pharaons et leur destinée;
régénèrent à une vie nouvelle, est aussi la thème iconographique que l'on retrouve dans un
maîtresse des temps et des destins qu'elle tout autre domaine, celui des croyances
«tisse », c'est-à-dire qu'elle crée à partir de sa propre populaires altaïques qui représentent, au pied de
substance, et qu'elle attache inéluctablement aux l'Arbre de vie à sept branches, la «déesse des
êtres qu'elle fait venir à la vie461. Aussi nombre Ages»464. Ainsi se confirme ce que nous
de monuments figurés représentent-ils la pressentions : il n'y a pas, en Fortuna, une déesse-
Grande Déesse avec l'Arbre de vie, ou l'Arbre de la mère jointe à une déesse oraculaire, et pourvue
connaissance qui, substantiellement, lui est d'une double nature; mais les deux rôles entre
identique. Sur un anneau d'or de Mycènes, lesquels elle se partage, et qui ne sont que les
d'inspiration toute minoenne, la déesse figure sous deux faces d'une même réalité, attestent l'unité
l'Arbre de vie, assise et portant la main gauche à fondamentale de la déesse, source première de
sa poitrine nue, geste dont nous avons analysé la toute existence, qui, par le don initial de la vie,
signification symbolique à propos des terres puis par la distribution des sorts, inaugure,
cuites de Palestrina462. Une scène analogue renouvelle et perpétue dans le temps son
apparaît sur un relief sémitique, où la déesse trône bienfait primordial.
près de l'arbre sacré et, telle la courotrophe Ces derniers exemples, qui appartiennent au
prénestine, tient dans ses bras l'enfant divin463. monde grec, égéen ou égyptien, proviennent de
Une série de représentations égyptiennes la civilisations évoluées, où la réflexion sur le divin,
le cosmos et la vie humaine a élaboré des
ensembles mythiques et cultuels complexes.
Mais le symbolisme archaïque de l'arbre y est
461 Sur la liaison conceptuelle de la Grande Déesse et du
destin, Eliade, op. cit., p. 158-160, selon qui elle dérive toujours sous-jacent, identique et, disons-le,
originellement de la mystique lunaire. La Lune, maîtresse élémentaire. L'arbre, qui connaît le dépérissement,
des vivants et guide des morts, dont les Grandes Déesses la mort apparente, puis le renouveau, est l'image
cumulent les valeurs avec celles de la Terre et de la même de la vie dans sa continuité et son cycle
Végétation, est en effet figurée dans de nombreux mythes infini de morts et de résurrections. Ses liens
sous la forme d'une gigantesque araignée qui « tisse » les avec la grande divinité maternelle, dispensatrice
destins des hommes. Ce qui, dans le domaine des
représentations anthropomorphiques, aboutit au fuseau ou à la de la fécondité et source intarissable de toute
quenouille, attributs des Grandes Déesses orientales, d'Ish- vie, doivent remonter aux premières
tar, Atargatis, de l'Artémis d'Éphèse (d'où le type manifestations de la vie religieuse parmi les populations
iconographique de la « Dame au fuseau », représenté dans le trésor de orientales et égéennes, comme parmi les Latins
l'Artemision; cf. Ch. Picard, Éphèse et Claros, p. 496 sq., ainsi de Préneste, chez qui l'universalité de la Déesse,
que p. 580 sq., qui, outre Ishtar et Atargatis, le rapproche
d'un ivoire de Nimroud, de la grande déesse hittite et d'une de Fortuna Primigenia, se traduit par le même
déesse chypriote primitive), et des Moires ou des Parques. système de représentations connexes : l'arbre et
Également J. Przyluski, La Grande Déesse, Paris, 1950, le rocher, liés dans le culte, comme dans le
p. 78 sq.; P.M. Schuhl, Autour du fuseau d'Ananké, RA, mythe, de la Déesse-Mère et de la déesse des
XXXII, 1930, p. 58-64. destins. En outre, ces deux motifs, celui, d'une
462 Supra, p. 46 sq. Sur l'interprétation de cette scène
complexe, où la déesse, au milieu de symboles cosmiques, du part, de l'arbre et de la pierre marquant un lieu
ciel, figuré par la lune et le soleil, de la double hache, de six de culte, celui, d'autre part, de l'arbre et de la
têtes de taureaux, etc., tient dans sa main droite des pavots grande déesse, ne se rencontrent pas sur une
qui préfigurent ceux de Demeter, signes de ses pouvoirs sur aire géographique limitée, mais sont bien plutôt
l'au-delà, Ch. Picard, Les religions préhelléniques, coll. Mana, liés à un état de civilisation donné : celui des
2, I, Paris, 1948, p. 150; M. P. Nilsson, Geschichte der
griechischen Religion, 3? éd., Munich, 1967-1974, I, p. 282 sq.; 299; et plus anciennes cultures, en quelque point du
pi. 17, 1; P. Chalus, L'homme et la religion, Paris, 1963, p. 221 monde qu'elles apparaissent. Fait capital qui,
et pi. VII, d : l'on peut y voir la représentation d'un rituel s'ajoutant à l'indifférenciation primordiale de la
agraire, destiné à promouvoir la fertilité.
463 U. Holmberg, Der Baum des Lebens, dans Annales
Academiae scientiarum Fennicae, série B, XVI, 3, 1922-1923,
p. 86 sq. et fig. 30. 464 Holmberg, op. cit., p. 97.
106 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

déesse que nous venons de reconnaître, jette dès plus nettement encore, la déesse prénestine
maintenant quelques lueurs sur les origines du comme l'une des formes particulières ou des
culte prénestin et permet de faire remonter très innombrables héritières de la Terre-Mère,
haut dans le temps ses premières manifestations. matrice universelle de qui provient toute science
Les données singulières de sa religion, divinatoire. Les «sorts» de Préneste se
l'existence d'un mythe, le thème des enfances divines et, rattachent ainsi à l'abondante lignée des oracles liés
surtout, sa double généalogie, sans équivalent à des cavernes, qui sont des oracles de la Terre,
dans les autres religions de l'Italie antique, ont de la Gé des Hellènes, puissance première et
souvent fait soupçonner dans la déesse de Pré- omnisciente466. Partout, dans le monde
neste le produit de conceptions étrangères, méditerranéen, les grottes ou les fentes profondes du sol
étrusques ou grecques465, c'est-à-dire, en termes ont été des lieux privilégiés de la révélation
plus clairs, grecques à l'origine et diffusées dans oraculaire. La Grèce a consulté nombre de ces
le Latium par l'intermédiaire de l'Étrurie. En oracles chthoniens, du moins sous la forme
fait, rien ne permet de voir en Fortuna qu'ils revêtaient à l'époque archaïque : à Olym-
Primigenia une divinité étrangère, importée sur le sol pie, où l'on voyait dans le sanctuaire de Gé un
de Préneste auquel, au contraire, Terre-Mère gouffre ou une crevasse, dont la «bouche»
sortie de ses entrailles, elle tient de toutes ses tellurique - το Στόμι,ον - avait été le lieu d'un
racines : la déesse maternelle adorée en ces lieux très ancien oracle, ensuite éliminé par celui de
rocheux et boisés devait y être présente depuis Zeus467 ; à Delphes, où l'antre de la Pythie mettait
le plus lointain des âges, et liée de tout temps au en communication le monde chthonien et celui
site où son culte se développa à l'époque d'en haut et où le pouvoir prophétique avait
historique. D'autant que, si nous cherchons d'abord appartenu à Gé, à la Terre souterraine
maintenant à interpréter plus exactement l'autre qui y régnait en maîtresse, avant qu'Apollon,
composante majeure de son culte et de son meurtrier du serpent Python, ne l'en
mythe, nous voulons, bien entendu, parler de la dépossédât468; de même encore à Cumes, où la Sibylle
grotte, c'est encore vers des horizons rendait ses oracles du fond d'un antre situé à
méditerranéens que nous renvoie la déesse de Préneste : l'extrémité d'un long dromos creusé dans le
vers les plus anciennes civilisations du bassin de rocher469; ou à Aegira, en Achaïe, où la prêtresse
la Méditerranée, vers les religions préhellénique
et égéenne, où des structures similaires sont
attestées depuis les temps les plus reculés et
restées profondément vivaces jusqu'en pleine 466 Sur ces oracles telluriques, Bouché-Leclercq, Histoire
religion classique. de la divination, II, p. 251-260.
Que l'origine de l'oracle de Préneste et le lieu 467Paus. 5, 14, 10 (cf. supra, p. 92); et, sur l'oracle de Zeus,
Strab. 8, 3, 30.
où, du rocher brisé, surgirent miraculeusement 468 Sur le tissu complexe des légendes delphiques et leurs
les sorts, aient été situés par le mythe local dans différentes versions des origines de l'oracle, en particulier
la grotte, archétype des lieux de culte de l'Hymne à Apollon, 182-546; Esch. Eum. 1-20; Eur. Iph. Taur.
Fortuna, reproduite dans ses deux grands temples, 1234-1283; cf. P. Amandry, La mantique apollinienne à
la Fortunae aedes du sanctuaire inférieur et la Delphes, p. 201-235, et M. Delcourt, L'oracle de Delphes, Paris,
1955, p. 26-30.
tholos du sanctuaire supérieur, désigne en effet, 469 Sur les fouilles qui, en 1932, permirent la découverte
de l'antre de la Sibylle, A. Maiuri, / Campi Flegrei, 5e éd.,
Rome, 1970, p. 125-134. Si différentes que soient les deux
grottes oraculaires par leurs dimensions et leur aspect, on
465 Ces affirmations ont été répétées à satiété, par Jordan, notera, dans leur disposition intérieure, de singulières
Symbolae, p. 8 et 12; Warde Fowler, Roman Festivals, p. 224- analogies. Sur chacune des parois de la grotte de Cumes, dont
227; Wissowa, RK2, p. 259; Otto, RE, VII, 1, col. 23 sq.; et, l'on l'aménagement doit remonter, pour les parties les plus
ne s'en étonnera pas, bien que ce soit à une date plus anciennes, aux VIe-Ve siècles, et qui dut être remaniée,
récente, par un primitiviste comme H. J. Rose, Ancient peut-être au IIIe siècle (époque qui est celle du premier
Roman religion, p. 23; également F. Altheim (supra, sanctuaire prénestin), ou même au IIe, s'ouvrent, comme à
p. 92 sq.). Contra : G. Dumézil - dont l'œuvre entière est une Préneste, trois grandes niches taillées dans le rocher, avec un
protestation contre cette forme de préjugé -, Déesses latines, arc en plein cintre. C'est de la plus reculée d'entre elles, qui
p. 84; et, dans une autre perspective, C. Koch, Der römische formait l'adyton du sanctuaire, que, selon un anonyme
Juppiter, Francfort, 1937, p. 60 sq. chrétien du IVe siècle, la Sibylle, après avoir fait ses
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 107

de Gé descendait dans la caverne de la déesse suprême des choses divines dévoilée par un
pour y prophétiser470. enfant surnaturel né de la Terre; sorts gravés de
Quant aux sorts, s'il fallait, de l'aveu même de formules prophétiques qui forment, en quelque
Cicéron, parlant, il est vrai, par l'entremise de sorte, un livre du destin révélé par Fortuna,
son frère Quintus, leur reconnaître quelque mère nourricière de Jupiter Enfant : toute
véracité et, dans le discrédit où il les tenait, faire naissance et toute connaissance sortent des
une exception en faveur de certains d'entre eux, entrail es de la Terre qui, selon les fortes expressions
c'est bien parce que, issus de la Terre imprégnée d'Eschyle, est tout à la fois et indissolublement
de force sacrée, ils obéissent, lorsqu'on les tire, Πρωτόμανας et Παμμήτωρ473.
au vouloir de la divinité : etsi ipsa sors contem- Car les grottes ne sont pas seulement les
nenda non est, si et auctoritatem habet uetustatis, lieux prophétiques où monte la voix de la
ut eae sunt sortes quas e terra éditas accepimus; Terre-Mère. Image symbolique du sein maternel,
quae tarnen ductae ut in rem apte cadant fieri elles sont l'un des lieux primitifs du culte de
credo posse diuinitus - définition qui désigne l'universelle génitrice. La grotte de l'Amnisos, en
clairement les sorts de Fortuna Primigenia471. Crète, fut, depuis le IIe millénaire jusqu'à
Tel est en effet le sens symbolique du mythe de l'époque byzantine, l'une de ces cavernes sacrées,
Préneste : les sorts qui jaillissent des vouées au culte d'une déesse-mère, où
profondeurs du sol sont porteurs de la révélation ruisselaient les eaux d'une source bénéfique474. Ses
tellurique que dispense Fortuna, exactement stalagmites, ressemblant à des figures féminines,
comme, en un point de l'Étrurie qui n'est pas si ses rochers naturels, mais entaillés, au besoin,
éloigné de la cité semi-étrusque qu'était pour renforcer l'illusion (nous ne sommes pas si
Préneste, à Tarquinia, l'enfant Tagès, l'auteur de la loin des artifices de la grotte prénestine et de ses
révélation consignée dans les libri de la nation stalactites rapportées) la peuplaient d'un groupe
tyrrhénienne, était miraculeusement sorti d'un d'idoles, dont l'une, précisément, avait la forme
sillon, sous le soc d'un laboureur472. Science d'une femme assise tenant un enfant dans ses
bras, et aux pieds desquelles s'accumulaient les
objets votifs dont on a retrouvé les tessons en
abondance. Le nom même de la déesse, de cette
ablutions rituelles aux citernes de la grotte, prophétisait, « courotrophe », formée par une concrétion
vêtue de .sa longue robe et assise sur un trône élevé.
470Plin. NH 28, 147; cf. Paus. 7, 25, 13. naturelle, qui habitait la grotte de l'Amnisos, est
471 Din. I, 34. On notera la parenté d'expression avec 2, 86, parvenu jusqu'à nous : dès l'époque de l'Odyssée,
qui vante également la uetustas des sorts de Préneste. elle n'était autre qu'Eileithyia475, divinité préhel-
472 Cic. diu. 2, 50; et, pour les textes parallèles, Pease, ad
loc, p. 435-437. R. Herbig, Etniskische Rekruten"}, Charités,
Studien E. Langlotz, Bonn, 1957, p. 182-186 et pi. 32, a
suggéré de reconnaître une illustration de ce mythe célèbre
sur le couvercle, anépigraphe, d'une ciste rectangulaire de la forme exceptionnelle de cette ciste, de la première moitié
Préneste, d'interprétation fort énigmatique (Della Seta, du IIIe siècle, dans laquelle les archéologues cités ci-dessus
Museo di Villa Giulia, p. 452 sq., n° 13133, qui se borne à une ont vu une petite arca, reproduction de la grande arca des
description de la scène, et condamne les tentatives sorts. En l'absence de la déesse elle-même, sa révélation est
d'interprétation mythologique qui en ont été proposées). L'enfant, dispensée par un Jupiter qui, avant d'être i'Arkanus, est le
assis à terre sous ou devant une grotte, et tenant à la main Puer, et qui, substitut mythique de l'enfant employé dans le
une tablette dont il donne lecture à plusieurs spectateurs, ne culte oraculaire, exerce sa médiation entre sa puissante
serait autre que Tagès, enseignant sa doctrine à «toute mère, les prêtres de cette dernière et les mortels venus la
l'Étrurie» (Cicéron), rassemblée pour l'entendre. O. J. consulter.
Brendel, en revanche, AJA, LXIV, 1960, p. 45 sq. et pi. 8, 4, en AliEum. 2; Prom. 90.
raison de l'importance de la grotte dans l'oracle de Préneste, 474 Ch. Picard, Les religions préhelléniques, p. 102. Sur les
y voit Jupiter Arcanus lui-même, tenant une sors qu'il lit ou grottes de Crète, cf. maintenant l'enquête exhaustive de Paul
s'apprête à remettre au premier des consultants dont la Faure, Fonctions des cavernes Cretoises, Paris, 1964; sur celle
foule s'allonge devant lui. Identification reprise dans le de l'Amnisos, p. 82-90, et pi. VII, 6 (la «courotrophe», haute
catalogue de l'exposition Roma medio repubblicana, Rome, de 1,60 m).
1973, p. 278-281 et pi. LXXIX, n° 422, et LXXX, et qui, à 475 Od. 19, 188, dont le témoignage a été confirmé par une
défaut des détails absolument probants que seraient les tablette de Cnossos (Gg. 705); cf. M. Gérard, La grotte
figures de Numerius Suffustius ou de Fortuna Primigenia, d'Eileithyia à Amnisos, SMEA, III, 1967, p. 31 sq. Une seconde
nous paraît effectivement la plus plausible, compte tenu de grotte crétoise, dédiée au culte d'Eileithyia, a été reconnue à
108 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

lénique de la fécondité devenue, dans la religion Rhéa Silvia. D'autant que la grotte du Lupercal
grecque, la déesse accoucheuse par excellence, reproduit, elle aussi, la typologie ordinaire de
fonction qui était aussi celle de Fortuna l'antre cultuel, avec la source qui en jaillit, le
Primigenia, invoquée nationu cratia par les matrones voisinage du figuier Ruminai et les adjonctions
de Préneste au moins depuis le IIIe siècle. Quant architecturales, au moins une entrée
aux grottes de Sicile que la découverte de bustes monumentale, dont elle avait fait l'objet478. Telle devait
modiés a permis d'attribuer au culte de Demeter être, dès l'aube des temps historiques, la déesse
et Koré, recouvrant le culte indigène de déesses de Préneste adorée au creux de la grotte :
préhelléniques de la fertilité, personnifications hypostase de la Terre oraculaire qui est aussi la
de la Terre-Mère, et, peut-être, d'une divinité Terre-Mère, semblable, dans sa maternité
souterraine de la végétation, sa fille, elles primordiale et prophétique, à tant d'autres déesses
répètent inlassablement les mêmes motifs : double fécondes et détentrices de l'avenir, répandues
grotte d'Agrigente, grottes de Grammichele, de sur tout le pourtour du bassin
Centuripe, d'Enna, de Megara Hyblaea, cavités méditerranéen.
naturelles plus ou moins artificiellement
aménagées pour recueillir les eaux souterraines qui
y filtrent et dont, non seulement la structure De ce fonds primitif, qui relève de structures
fondamentale, mais jusqu'aux détails particuliers mentales extrêmement archaïques et qui
évoquent l'antre prénestin de Fortuna, comme constitue le point de départ du culte, jusqu'à la
cette grotte d'Enna, ville dont la tradition faisait titulature officielle de la déesse, figée dans un
le foyer originel du culte sicilien des deux formalisme quasi juridique et en cela bien
déesses, avec ses fontaines et ses trois romain, titulature qui, d'ailleurs, après l'étape
niches476. intermédiaire qu'offre l'inscription d'Orcevia,
Liées, dans la pratique effective de la vie dédiée à la Diouo fileia, ne prendra sa forme
religieuse, au culte des déesses-mères, les grottes définitive que dans les inscriptions de la fin de la
saintes sont, dans le mythe, le lieu symbolique et République et de l'Empire qui, pour nous, en
privilégié à la fois des révélations prophétiques représentent le point d'arrivée et sont
et des naissances miraculeuses ou des enfances consacrées à Fortuna louis puer Primigenia, la religion
surnaturelles, substitut maternel qui recueille en de Préneste a dû subir mainte transformation et
son sein et qui nourrit les jeunes dieux ou les évoluer selon un processus complexe dont le
héros abandonnés de leur mère477 : à l'image détail nous échappe encore. Ce que nous
cultuelle et mythique de la déesse de Préneste entrevoyons des origines de Fortuna laisse en effet
allaitant, près de sa grotte sacrée, Jupiter et intact, jusqu'à présent, le problème de ses
Junon, répondent ainsi, en Crète encore, la rapports avec Jupiter - et, ultérieurement, Junon -,
grotte de l'Ida où fut nourri Zeus Crétagénès et, qui est bien le plus obscur et en même temps le
à Rome même, le Lupercal, qui abrita l'enfance plus crucial de tous ceux que pose son culte. Il
de Romulus et Rémus arrachés à leur mère

478 Sur la source du Lupercal, Dion. Hal. 1, 32, 4; 79, 8. Il


Tsoutsouros (P. Faure, op. cit., p. 90-94). Le culte, lui aussi semble qu'un sanctuaire y ait été aménagé, puisque Auguste
lié à la présence d'une nappe d'eau et orienté, non seulement le mentionne parmi ses constructions, ou reconstructions
vers la courotrophie, mais vers la fécondité au sens le plus (Res gest. 19, 1), et qu'on y éleva une statue de Drusus (CIL VI
large (cf. les statuettes d'argile de femmes enceintes ou 912b = 31200). Cf. Platner-Ashby, s.v., p. 321. Cette association
allaitant, d'hommes ithyphalliques, de couples enlacés, etc.), d'une grotte naturelle et de constructions ultérieures, plus
s'y est également perpétué jusqu'à l'époque byzantine. ou moins plaquées sur le lieu primitif du culte, que nous
476 B. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, III, p. 469-471 avons observée dans la grotte de Préneste, se retrouve
et 478-480. Sur le symbolisme du buste et sa signification encore de nos jours à Palerme, où le sanctuaire de sainte
cultuelle, comme figuration de la Terre-Mère et des divinités Rosalie, qui domine la ville, se compose, lui aussi, de deux
apparentées, infra, p. 179 sq. parties hétérogènes : une façade classique, semblable à celle
477 Sur le mythologème de Γ« enfant abandonné », M. Elia- d'une église, mais qui, dès l'entrée, apparaît postiche, et de
de, op. cit., p. 216 sq.; et Ch. Kerényi, L'enfant divin, dans laquelle, après avoir franchi quelques mètres à ciel ouvert,
C. G. Jung - Ch. Kerényi, Introduction à l'essence de la on gagne, au fond, le véritable sanctuaire, c'est-à-dire la
mythologie, trad, fr., Paris, 1953, p. 40-43. grotte où vécut la sainte.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 109

n'est évidemment, au point où nous sommes n'est que tardivement, à la faveur du grand
parvenu de notre analyse, aucun indice qui nous mouvement d'hellénisation qui a entraîné dans
permette de déceler en elle ce qu'elle était son sillage toutes les divinités italiques et qui, à
pourtant au moins depuis le IIIe siècle, une Préneste, a pu recevoir l'appoint soit d'une piété
déesse fille de Jupiter : sa valeur de première populaire dévote, mais peu éclairée (selon
Mère, omniprésente et exclusive, ne laisse Wissowa), soit au contraire (selon A. Brelich) d'une
aucune place pour de telles spéculations malignité polémique à l'égard des dieux romains
généalogiques. Mais même son autre aspect, du Capitole, que les noms prestigieux de Jupiter
contradictoire avec le précédent, de déesse mère de et de Junon auraient été conférés aux enfants de
Jupiter n'apparaît pas nettement en ces temps la courotrophe, désormais aussi divins que leur
primitifs, bien antérieurs à la construction de mère et objets d'un culte qu'ils partageaient avec
Y(aedes) louis Pueri et au culte que sa statue de elle.
courotrophe y recevait. Aucun des En marge de cette thèse, qui représente la
rapprochements que nous avons pu produire ne permet en vulgate, peu de voix se sont élevées, et peu
effet de déterminer si la Déesse-Mère convaincantes, pour affirmer que Jupiter et
méditerranéenne, féconde et oraculaire, qu'était alors Junon étaient présents dès les origines du culte,
Fortuna était seulement une Grande Mère sous leur nom et avec leur nature divine. Celle
universelle, au sens absolu de sa fonction génési- de Jordan, d'abord, qui, tout à la fois adversaire
que, ce que G. Dumézil appelle, non sans ironie, des filiations entre dieux italiques et partisan
une « déesse mère en soi »479, ou si, déjà, elle était d'une Fortune courotrophe, de tout temps
l'objet d'un mythe théogonique et la mère d'un, nourrice de Jupiter et de Junon enfants, n'est pas
ou de deux enfants-dieux particuliers, pourvus parvenu à formuler clairement sa pensée ou à
d'un nom et d'une identité précise. résoudre la contradiction dans laquelle
C'est pourtant, le plus souvent, dans le l'entraînait cette singulière inconséquence481. Celle de
premier sens que la question a été résolue. Forts de Thulin, ensuite, dont les spéculations étruscolo-
l'anomalie que représente dans une religion giques, les comparaisons entre «triades» et
italique, ignorante, à l'ordinaire, de telles l'assimilation sans nuance des dieux enfants de
théogonies, l'existence d'une filiation divine, des
historiens d'époque et de tendances aussi
différentes que Warde Fowler, Wissowa, M. Marconi, "'sa formulation la plus développée, et aussi la plus excessive,
A. Brelich, ce dernier ardent défenseur, lorsqu'il attribue au couple des deux jumeaux de sexe
cependant, de la déesse de Préneste et de sa puissance différent, qu'allaite la déesse primordiale, une signification
primordiale, ont uniformément considéré que cosmogonique : ils symbolisent à eux deux, et
les deux enfants allaités par Fortuna n'avaient indépendamment de toute individuation mythologique, le premier essai
de différenciation et, par suite, d'organisation à l'intérieur du
d'abord été que deux nourrissons anonymes, cosmos. Contre ce confusionnisme, et l'assimilation abusive
semblables à ceux que tiennent sur leurs genoux qu'il entraîne entre toutes les « déesses à l'enfant », quels que
tant de déesses-mères italiques, parmi lesquelles, soient leur nom et leur théologie, G. Dumézil, op. cit., p. 83
au premier chef, les déesses de Capoue et de (en particulier n. 1) sq. De même, P. Faure, op. cit.,
Satricum : enfants symboliques d'une « mère » ou p. 193 sq., s'élève contre le «mythe moderne et paresseux»
de la grande déesse universelle orientale et minoenne et
d'une nourrice qui ne l'est pas moins et dont le rappelle les données qui postulent l'existence d'un
groupe, loin de figurer un mythe cultuel, polythéisme fonctionnel ou géographique, et de divinités
ressortit uniquement au type iconographique de la différentes, dieux aussi bien que déesses, adorées sous des noms
courotrophe dont le ou les enfants ne font différents, par des fidèles différents.
qu'exprimer la maternité fondamentale et les 481 Symbolae, où il affirme successivement, p. 8 et 12, que,
dans tout l'ensemble des religions italiques, «liberorum
pouvoirs dans le domaine de la fécondité480. Ce procreatio nulla est umquam », mais que toutefois, et jusque
dans la religion romaine, «verum etiam summos deos, quos
natos esse (nous soulignons) romana certe religio admi-
sit . . . », si bien qu'à Préneste l'on pouvait les voir « quasi
479 Déesses latines, p. 83. parvulos lactentes». Mais de qui sont-ils donc nés? est-on en
480 Warde Fowler, Roman Festivals, p. 226; Wissowa, RK2, droit de demander à Jordan, qui ne s'exprimerait pas
p. 260; M. Marconi, Riflessi mediterranei, p. 238 sq. Mais c'est autrement s'il croyait à la génération spontanée des enfants
A. Brelich, Tre variazioni, p. 19-22, qui a donné à cette thèse divins.
110 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

Préneste au Jupiter et à la Junon de Rome qui une déesse de la fécondité, celle-là même qui
forment couple conjugal, soulèvent plus de nourrit de son lait Jupiter Enfant. Quant à la
problèmes qu'elles n'en résolvent482. Celle de G. forme même du prodige, au miel qui coule du
Dumézil, enfin, qui, protestant contre les tronc de l'olivier, elle appartient à la description
interprétations historicisantes par le changement, tient traditionnelle de l'âge d'or où, «sur le bois dur
Jupiter et Junon, à Préneste comme «dans des chênes», eux aussi, «perle une rosée de
toutes les cités latines [pour] des divinités du miel » :
plus ancien lot»483 et remonte plus loin qu'aucun et durae quercus sudabunt roscida mel-
de tous ses devanciers quand il leur attribue une /α485.
origine indo-européenne. Mais on aura noté que Fortuna Primigenia, source de la vie et de la
la démonstration qui suit, et qui porte sur la
connaissance, qui donne aux humains et aux
mythologie d'Aditi-Fortuna, mère de Daksa-
dieux enfants le lait et le miel, évoque, non
Varuna- Jupiter, n'aborde à aucun moment le
seulement par son surnom, mais aussi par le
problème de Junon, dont le nom n'est pour ainsi dire
mythe qui lui est attaché ce monde primordial,
plus prononcé et dont la place, pourtant, auprès
qui baigne de la lumière idéale des origines,
de Jupiter et de Fortuna, n'est pas le moindre aussi paradisiaque que la Terre promise, «où
aspect de la question.
ruissellent le lait et le miel»486. Mais, plus
En fait, si scandaleux qu'ils aient paru dans précisément encore, on croit retrouver dans la
une ville italique, le culte rendu à un Jupiter légende divine et dans le culte de Préneste, où la
Enfant et son union à la déesse-mère qu'est
grotte sacrée, l'Enfant, le lait et le miel jouent un
Fortuna peuvent produire en leur faveur des
tel rôle, un écho, une autre version peut-être,
témoins non dénués de poids et se réclamer de des enfances Cretoises de Zeus qui, abandonné
traditions beaucoup plus antiques et beaucoup par Rhéa, et confié par elle à Gé, l'antique
mieux attestées qu'on ne l'a dit d'ordinaire. Cet
Terre-Mère, est recueilli par les puissances
enfant-dieu n'est assurément pas le Jupiter naturelles et caché dans la grotte de l'Ida, où il est
d'origine indo-européenne, le dieu céleste et
nourri par le lait de la chèvre Amalthée et par le
souverain de la première fonction. Mais il ressemble
miel des abeilles, celui de la «nymphe»
singulièrement à ce Zeus enfant, venu de Crète,
Melissa487.
qui, jusqu'à la fin de la religion grecque, y
coexista avec la figure majestueuse de
l'Olympien, père des dieux et des hommes, et dont le cf. Hérod. 1, 198), cf. notamment l'article Mei de G. Lafaye,
surnom, Crétagénès, et le mythe disent assez la DA, III, 2, p. 1701-1706; H. Usener, Milch und Honig, RhM,
provenance et les origines méditerranéennes. LVII, 1902, p. 177-195 = Kleine Schriften, Leipzig-Berlin, IV,
Or, déjà, l'existence d'un olivier dans le miracle 1913, p. 398-417; C. Kerényi, Miti e misteri, Turin, 1950, p. 86
et 419 sq.
de Préneste nous avait incité à en rechercher les
·

485 Verg. ecl. 4, 30. De même Ovid. met. 1, 112 : flauaque de


attaches dans le monde méditerranéen lùridi stillabant ilice niella; et, dans Hor. epod. 16, 47, les Iles
beaucoup plus que dans le domaine indo-européen. Fortunées, où niella caua manant ex ilice.
La présence du miel, nourriture des dieux et des 486 La formule par laquelle la Bible {Exode 3, 8; 3, 17; 13,
enfants divins, gage de science et 5; 33, 3; Deutéronome 6, 3; 11, 9) décrit fréquemment la
Palestine reproduit en fait une vieille expression sémitique,
d'immortalité484, ne surprend pas dans un mythe relatif à que l'on a retrouvée sur les tablettes de Ras Shamra
(R. Dussaud, Les religions des Hittites et des Hourrites, des
Phéniciens et des Syriens, coll. Mana, 1, II, Paris, 1949,
p. 376).
482 Supra, p. 88-92. 487 Sur le mythe du Crétagénès, l'essentiel des données est
483 Op. cit., p. 84. rassemblé par Ch. Picard, Les religions préhelléniques, p. 117-
484 Sur la signification mythique et cultuelle du miel, sa 121 (bibliographie, p. 136 sq.). Pour l'étude archéologique de
valeur prophétique (cf. l'Hymne à Hermès, 556-563, à propos la caverne de l'Ida et les rites dont elle était le centre,
de l'oracle des Thries, qui doivent se nourrir de miel blond P. Faure, op. cit., p. 94-131, qui y admet l'existence, dès le
pour être saisies de transports divinatoires; de même, selon milieu de l'âge du bronze, d'un culte rendu non seulement à
la volonté des dieux, le devin Iamos fut nourri de miel par Zeus, mais à la Déesse-Mère de la montagne dont il était
deux serpents, en Pind. Ol. 6, 45-47), ses usages religieux et l'enfant, lieu de cérémonies d'initiation primitives qui,
funéraires (comme l'ensevelissement dans le miel, dont ultérieurement, se développeront en mystères marqués de
Alexandre offre l'exemple le plus célèbre, Stat. Silu. 3, 2, 118; spiritualité pythagoricienne.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 111

Phénomène d'hellénisation, tardive et toute retrouver des couples semblables en Italie


littéraire, et adoption d'un mythe étranger, qui méridionale, à Tarente et surtout à Locres, à travers
ne serait qu'une construction savante, un dieu chthonien de la végétation (δενδρίτης), et
artificiellement plaquée sur le culte archaïque de Pré- une déesse locale de la terre, qui régnait sur un
neste488? Pas nécessairement. Non, sans doute, sanctuaire indigène primitif où l'on pratiquait la
que le Jupiter Puer de Préneste soit une prostitution sacrée, dès avant la venue des
transposition latine directement imitée, à haute colons grecs qui, de ces divinités, devaient faire
époque, du Zeus Crétagénès crétois ou grec. Mais ils la Persephone et le Dionysos des doctrines
sont, l'un et l'autre et séparément, sous le nom orphiques et, du téménos originel, le temple de
indo-européen qui leur fut conféré, les héritiers leur divinité poliade et le fanum Proserpinae
historiques du dieu enfant ou juvénile, du célèbre dans toute la péninsule493.
Μέγιστος Κοϋρος invoqué dans l'hymne de Palaeokas- En Italie centrale, l'on ose à peine rappeler
tro489, fils ou parèdre de la déesse et qui, sous l'obscur Virbius494 de Némi, jeune dieu ou génie
des dénominations et des formes diverses, est, italique parèdre de la πότνια du nemus Arici-
comme elle, attesté de longue date dans les num, ultérieurement identifié à Hippolyte, le
religions méditerranéennes490. Le Zeus Velcha- servant de Diane-Artémis. Mais, en dehors de
nos crétois, jeune génie de la végétation, figuré Préneste, le jeune dieu méditerranéen a laissé,
sous les traits d'un adolescent imberbe, est lui sous le nom de Jupiter, deux traces mieux
l'arbre491,'
aussi associé à une déesse de qui discernables, si délicate que soit leur
reparaîtra en Grèce sous la forme d'Héra. En interprétation respective. A Rome même, dans le culte
Sicile, en Grande-Grèce, on devine les traces de énigmatique de Veiouis, le «mauvais» Jupiter,
cultes préhelléniques analogues, dans lesquels, à infernal et chthonien, que l'on considérait
une divinité indigène de la Terre, dispensatrice souvent, par une explication erronée de son nom,
de la fertilité et mère féconde des vivants et des comme l'incarnation jeune ou adolescente du
morts, était uni un jeune dieu chthonien. Ainsi dieu, Iuppiter est iuuenis, dit de lui Ovide, et que
dans le sanctuaire de Gaggera où, près de sa statue cultuelle, retrouvée lors des fouilles de
Sélinonte, l'on vénérait la Malophoros, « son temple au Capitole, représentait
don euse des fruits de la terre », identifiée à Demeter, et effectivement sous l'apparence juvénile d'un Apollon aux
Zeus Meilichios son parèdre492. D'aucuns ont cru longues boucles495. Mais c'est surtout à Anxur-
Terracine, sur cette partie de la côte latiale
occupée par les Volsques où s'est également
développé le culte des deux Fortunes d'Antium,
488 Comme le croient M. Marconi, op. cit., p. 238 sq., et
K. Latte, Rom. Rei., p. 176, n. 2.
489 Sur ce chant, dont le texte épigraphique fut regravé au
IIIe siècle ap. J.-C. à l'intention des fidèles qui fréquentaient les de Zeus Meilichios, RHR, CXXVI, 1942-1943, p. 97-127
le sanctuaire de Zeus Diktaios à Palaeokastro, toujours (ainsi que, pour sa relation à Demeter, Sur les Diasia
florissant, donc, à cette époque, mais dont l'original, à en d'Athènes, CRAI, 1943, p. 174 sq.).
juger par la langue, doit remonter aux rVe-IIIe siècles av. J.-C, 493 W. A. Oldfather, Die Ausgrabungen zu Lokroi, Philolo-
cf. notamment M. Guarducci, L'inno a Zeus Dicteo, SMSR, gus, LXXI, 1912, p. 321-331; G. Giannelli, Culti e miti della
XV, 1939, p. 1-22; et M. L. West, The Dictaean hymn to the Magna Grecia, 2e éd., Florence, 1963, p. 33 sq.; 192, n. 1;
Koiiros, JHS, LXXXV, 1965, p. 149-159. Il est à peine besoin 196 sq.; 203; 269 sq.; J. Carcopino, La basilique
de souligner la parenté de ce divin Κοΰρος et du Puer de pythagoricen e de la Porte Majeure, Paris, 1927, p. 169 sq.
Préneste. 494 En dernier lieu, K. Latte, Rom. Rei, p. 170; G. Radke,
490 Sur la signification mythique du dieu enfant ou s.v., RE, IX, A, 1, 1961, col. 178-182; G. Dumézil, Rei. rom.
adolescent et l'extension de son culte, en particulier sous arch., p. 410.
l'aspect de Zeus-Jupiter, cf. l'essai de Ch. Kerényi, L'enfant 495 Ovid. fast. 3, 437; cf. 448 : aedem non magni suspicer esse
divin, repris dans C. G. Jung - Ch. Kerényi, Introduction à Iouis; et Fest. Paul. 519, 22 : Vediouem paruum Iouem. En fait,
l'essence de la mythologie, p. 78-87. la particule qui compose son nom y a valeur «privative ou
491 Ch. Picard, op. cit., p. 119; cf. M. Guarducci, Velchanos - péjorative» (s.v. uè-, Ernout-Meillet, p. 716; et Walde-Hof-
Volcanus, Scritti Β. Nogara, Vatican, 1937, p. 183-203. mann, II, p. 740). Cf. Wissowa, RK2, p. 236-238; C. Koch, Der
492 Β. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, III, p. 471-478; römische Juppiter, Francfort, 1937, p. 61-90; K. Latte, Rom.
G. Zuntz, Persephone, p. 97-108; cf. E. Ciaceri, Culti e miti Rei., p. 81-83 et pi. 19; sur les fouilles de son sanctuaire,
nella storia dell'antica Sicilia, Catane, 1911, p. 208. Sur Zeus A. M. Colini, Aedes Veiovis inter Arcem et Capitolium, BCAR,
Meilichios : Ch. Picard, Sanctuaires, représentations et symbo- LXX, 1942, p. 5-55.
112 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA)

que nous trouvons l'homologue le plus proche sons, guérisseuse et libératrice des esclaves dont
des divinités de Préneste, dans la rencontre elle patronne les affranchissements500. Était-ce,
d'Anxurus et de Feronia, toutefois, la conjonction de deux divinités
quis luppiter Anxurus amis adolescentes, celle d'un puer surnaturel et d'une
praesidet et uiridi gaudens Feronia luco496, «jeune fille divine», d'une limo uirgo du même
âge que lui, «couple» préconjugal, en quelque
au bénéfice de la même cité. Servius rapporte en
sorte, antérieur à celui de l'Olympe et des
effet que, là aussi, l'on honorait un «Jupiter
souverains majestueux du Capitole, luppiter Opti-
enfant», puer luppiter, encore imberbe, d'où son
mus Maximus et limo Regma? Ce n'est nullement
nom, et une Inno uirgo qui n'était autre que
certain, car Feronia, si mal connue que soit son
Feronia, la grande déesse voisine de la ville497.
iconographie, n'a rien d'une déesse juvénile501;
Témoignage unique et parfois suspecté, mais
déesse «vierge», plutôt, au sens où Athéna et
dans lequel rien ne permet de voir la
Artémis étaient παρθένοι, c'est-à-dire féconde par
construction arbitraire d'un antiquaire, désireux de
elle-même, non soumise au pouvoir d'un dieu
donner une étymologie - par ailleurs hautement
mâle, et aussi pleine maîtresse des sources de la
fantaisiste - au nom du jeune dieu498. Car, à
vie que l'était à Préneste Fortuna
travers Yinterpretatio qui, pour mieux retrouver
nia502.
le couple conjugal du Capitole, modèle de tous
Voisinage ambigu, donc, d'une déesse adulte
les couples divins, a assimilé les divinités locales
et prééminente, et d'un jeune dieu qui est son
à Jupiter et à Junon, on devine sans peine
fils ou son époux; relation qui, dans son inégalité
l'alliance primitive d'Anxurus, le jeune dieu
fondamentale et la primauté qu'elle reconnaît à
topique de la ville, lui aussi figuré sous les traits
la déesse, reproduit une structure caractéristi-
d'un Apollon imberbe à la longue chevelure499, et
de l'agreste Feronia, déesse féconde et
indifférenciée de type «méditerranéen», proche de la
nature sauvage et du monde animal et végétal, 500 Sur les multiples fonctions de Feronia, honorée dans
liée aux bois, aux sources, protectrice des mois- des bois sacrés (dont le plus célèbre est le Incus Feroniae de
Capène), liée au culte des eaux salutaires (Horace, sat. 1, 5,
24, qui, y faisant étape lors du voyage à Brindes, s'y lava,
comme ses compagnons, le visage et les mains; cf. Porph. et
496Verg. Aen. 7, 799 sq. Ps. Acr., ad /oc), dea agrorum qui reçoit les prémices des
497 Aen. 7, 799 : circa hune tractum Campaniae (en réalité, moissons (Liv. 26, 11, 9), et qui a donné son nom au picus
du Latium) colebatur puer luppiter, qui Anxyrus dicebatur, Feronius (Fest. 214, 18), Wissowa, RK2, p. 285-287; M.
quasi άνευ ξυροΰ, id est sine nouacula, quia barbant niinquam Marconi, Riflessi mediterranei, p. 301-308; Κ. Latte, Rom. Rei,
rasisset, et Inno uirgo, quae Feronia dicebatur. Sur la ville et p. 189 sq.; G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 416-422; et, sur ses
ses· cultes, cf. encore la monographie de M. R. de La Blan- divers lieux de culte en Italie et la protection spéciale qu'elle
chère, Terracine, essai d'histoire locale, Paris, 1884, en accordait aux affranchis, infra, p. 239 sq.
particulier p. 24-26; et, sur les ruines imposantes du temple de 501 Les seules effigies que l'on ait d'elle figurent au droit
Jupiter, bâti sur l'acropole du Monte S. Angelo, H. Kahler, des aurei et des deniers de P. Petronius Turpilianus, en 18
Der römische Tempel, Berlin, 1970, p. 35; pi. 16-23 et av. J.-C. (Babelon, II, p. 295-298, n° 2-3; 5-7; 9; 11-12; Cohen, I,
fig. 2. p. 132-134, n° 477478; 480482; 484; 486487; Grueber, II,
498 Récusé par Wissowa, RK2, p. 286, et encore par Latte, n° 4512-4513; 45154516; 4520; 4524-4528; Mattingly, I, p. 2-5,
Rom. Rei, p. 82, n. 3; 176, n. 2; et 189, n. 3, qui lui dénient n°6; 8-9; 13-17; 21; Giard, I, n° 109; 115-117; 127-139;
toute valeur cultuelle, le témoignage de Servius, dont Warde 144-145). Elle y apparaît sous les traits peu caractérisés d'une
Fowler, Roman Festivals, p. 226, avait déjà noté l'intérêt, est déesse matronale, parée d'un diadème dans les dentelures
réhabilité par Koch, op. cit., p. 82 sq. La dédicace d'Istrie (où duquel on hésitera toutefois à reconnaître des «fleurs de
le culte se serait diffusé à partir d'Aquilée; cf. s.v. Feronia, grenadier en boutons», comme le voudraient La Blanchère
Steuding, dans Roscher, I, 2, col. 1478; Wissowa, RE, VI, 2, et Grueber, loc. cit; cf. Mattingly: «a row of berries».
col. 2218), limoni Feron[iae] (CIL V 412), lui donne 502 Sur cette exégèse de παρθένος -uirgo (infiniment plus
précisément ce support cultuel qu'on lui refusait. satisfaisante que le développement confus de Fernique,
499 Sur une monnaie de C. Vibius Pansa (Babelon, II, Étude sur Préneste, p. 80 sq., qui semble mettre la Feronia -
p. 546, n° 18-19; Grueber, I, n° 3978-3982; Sydenham, n° 947- Inno uirgo de Terracine sur le même plan que la Junon de
948; M. Crawford, I, p. 464, n° 449, la-c), qui le représente Préneste, soumise à «la Fortune, sa mère»), L. R. Farnell,
avec le sceptre traditionnel de Jupiter; mais il tient de la The cults of the Greek states, Oxford, II, 1896, p. 447 sq., et
main droite une patere, et non le foudre, que ne détenait pas M. Marconi, op. cit., p. 302 sq. Également, sur les emplois de
davantage, Ovide y insiste '{fast. 3, 438 : adspice deinde Virgo dans la langue mythologique et religieuse, W. Eisen-
manum, ftdmina nulla tenet), le jeune Veiovis romain. hut, s.v., RE, IX, A, 1, col. 195-200.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 113

que des religions orientales et Ainsi la présence, dans les religions grecque
méditer anéen es, et qui éclaire d'autant mieux le couple de et romaine de l'époque classique, de tant de
Préneste, qu'entre les divinités ainsi deux à deux dieux enfants ou adolescents hérités des formes
rapprochées on peut soutenir jusqu'au bout le religieuses et mythiques méditerranéennes et
parallèle. Car non seulement les deux jeunes absorbés, les uns sous le nom de Zeus, les autres
dieux apparaissent comme deux variétés sous celui de Jupiter, par le grand dieu
voisines d'un même Iuppiter Puer, mais encore il indoeuropéen, permet-elle d'attribuer légitimement à
existait entre les deux déesses des analogies si l'enfant divin de Préneste, qui allait devenir
éclatantes que, bien au delà de la parenté Jupiter Puer, une antiquité aussi considérable
structurelle perceptible à un esprit moderne, que celle de la Mère surnaturelle qui le
elles allaient jusqu'aux affinités cultuelles senties nourrissait : nous pouvons conclure en toute
et soulignées par les anciens eux-mêmes. Si le certitude que, loin d'être une innovation, de ne
culte de Feronia n'est pas attesté à Préneste503, devoir sa personnalité et sa légende qu'à
du · moins avait-elle sa place dans l'histoire l'adoption tardive de la mythologie grecque, il
mythique de la cité, qui en faisait la mère divine appartenait lui aussi aux couches les plus anciennes,
d'un de ses rois, du monstrueux Erulus aux trois les plus authentiqueraient italiques, de la religion
corps, prénestine, antérieures à cette « démythisation »
nascenti cui tris animas Feronia mater dont la religion romaine, étatisée et politique,
(horrendum dictu) dederat . . . offre l'image rigide et comme pétrifiée506. Peu à
peu, la Déesse de Préneste ressuscite à nos yeux
et qui, par trois fois, fut tué par Évandre504; et,
sous les traits frustes sans doute, mais
dans le culte romain, les deux déesses
néanmoins distincts, sous lesquels la voyaient ses
apparaissaient si proches l'une de l'autre que le natalis
premiers fidèles : ceux d'une Déesse-mère de
du temple de Feronia au Champ de Mars et
type méditerranéen, souveraine maîtresse de la
celui d'un des temples de Fortuna Primigenia
fécondité primordiale et des secrets du destin,
étaient célébrés le même jour, le 13 novembre,
image prodigieuse et puissante de la Terre
jour des ides, par définition fête de
maternelle, douce aux enfants des dieux comme
Jupiter505. à ceux des humains507, dont l'oracle, issu des
profondeurs telluriques, était aussi celui d'une
Terre-Mère; Grande Déesse de fonctions si
503 Quoi qu'on en ait dit (Fernique, Étude sur Préneste, indifférenciées que sa puissance en est universelle;
p. 80 sq.; Steuding, s.v., dans Roscher, I, 2, col. 1478; Warde Mère divine déjà dotée d'un mythe élémentaire
Fowler, Roman Festivals, p. 254). L'inscription de Lugnano, qu'il n'est point besoin de supposer développé
près de Palestrina, a été reconnue fausse par Mommsen (CIL en longue histoire sacrée, mais qui, archétype à
XIV 284* ; cf. I2, p. 505 et, pour une critique plus complète, I, deux personnages, la Mère et l'Enfant, lui
p. 149).
504 Verg. Aen. 8, 564 sq., avec le commentaire de Servius, associait, dès les premiers temps de son culte, un
ad loc, qui explique, notamment, très animas propter tria jeune dieu, son fils ou du moins son parèdre,
habuit corpora; également Lyd. mens. 1, 11, p. 2 W. On qu'elle nourrissait de son lait et que, l'admettant
soupçonne encore, dans l'élaboration de la légende, telle que au partage de sa propre divinité, elle offrait à
la rapporte Virgile, d'autres correspondances entre mythes l'adoration des hommes508. S'il nous fallait, uni-
étrusco-latins. Erulus fut tué par Évandre, alors dans toute la
vigueur de sa jeunesse, comme le non moins monstrueux
Cacus devait l'être par Hercule. Or Cacus apparaît, non
seulement par sa légende, mais aussi par son nom, comme le le, plutôt que du Quirinal (CIL F, p. 215; Degrassi, /. /., XIII,
double romain du prénestin Caeculus, fondateur de la ville, 2, p. 22 et 42 sq.). Cf. T. II, chap. I.
comme lui brigand et fils de Vulcain, et sans doute, à 506 Cf., en ce sens, l'analyse de Koch, op. cit., p. 47-49, qui,
l'origine, héros mythique à l'œil cyclopéen, quod oculos s'il ne renouvelle pas les données du problème, restitue du
exiguos haberet Caeculum appellation (Schol. Veron., Aen. 7, moins au Jupiter Puer de Préneste l'antiquité qu'on lui dénie
681). Cf. A. Brelich, op. cit., p. 34-38, qui note l'insistance d'ordinaire.
avec laquelle Virgile (Aen. 8, 251-266) évoque le «regard» de 507 «La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux», dit
Cacus, aussi fascinateur que, chez Tite-Live, 2, 10, 8, celui Heredia, évoquant, dans la pièce liminaire des Trophées, les
d'Horatius Codes, autre héros «borgne» de type vulcanien. ruines de Paestum.
505 Calendrier préjulien d'Antium, et Fast. Ani., qui 508 Nous avons, dans toute cette analyse, considéré
semblent se référer au temple de Fortuna Primigenia du Capito- Fortuna Primigenia comme la « mère » véritable de Jupiter et de
114 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

quement à titre d'hypothèse, tenter d'assigner blable, compte tenu des données archéologiques
une date à ces premières manifestations du relatives à la première civilisation prénestine,
culte, il ne nous paraîtrait nullement invraisem- que déjà les seigneurs du VIIe siècle, que nous
ne connaissons que par la fabuleuse splendeur
des tombes orientalisantes où ils furent
Junon (il serait plus exact de dire «de Jupiter, puis de ensevelis, mais dont les croyances nous demeurent
Junon»), comme la déesse Primordiale, la génitrice qui les inconnues509 - eux dont les descendants bâti-
avait enfantés de son sein, plutôt que comme leur nourrice,
déesse simplement « courotrophe » au sens littéral du terme.
Nos prédécesseurs, pourtant, s'en sont en général tenus à
cette définition atténuée, dans la mesure où le nom de rites d'allaitement symbolique, leur extension et leur
«mère» renferme un contenu mythique que ne possède signification, W. Deonna, Deux études de symbolisme religieux,
point celui, purement fonctionnel, de nourrice ou de déesse- coll. Latomus, XVIII, Bruxelles, 1955, p. 21-31.
mère, et suppose, par conséquent, que l'on ait déjà pris un 509 Comme le fait précisément remarquer Della Seta, La
parti, au moins implicite, sur la nature de la religion collezione Barberini di antichità prénestine, ΒΑ, III, 1909,
prénestine et ses orientations fondamentales. Sommes-nous p. 186, les animaux symboliques et les scènes figurés sur les
en droit, étant donné la date extrêmement reculée que nous diverses pièces du mobilier funéraire déposé dans la tombe
attribuons au mythe prénestin, de maintenir cette Barberini, étaient de ceux qui pouvaient s'adapter à toutes
terminologie? Nous estimons que oui, tant la relation directe de la les croyances : « Era un'arte che non comprometteva, che
Mère à l'Enfant divin est simple et paraît être le produit le poteva essere compresa da tutti, a qualunque civiltà e a
plus spontané de la pensée primitive, si on la compare au qualunque religione appartenessero ». Il n'y a pour ainsi dire
récit déjà élaboré, à l'aventure sacrée chargée de péripéties plus rien à retenir des deux articles Sul significato de dadi e
analogues à celles du Crétagénès, qu'impliquerait l'existence delle mani nei sepolcri degli antichi, Ann. Inst., 1858, p. 141-
d'une Nourrice, donnant ses soins à un enfant surnaturel 163, et 1861, p. 257-275, dans lesquels Bachofen avait voulu
venu d'ailleurs. Mais, quand bien même il en serait ainsi, l'on reconnaître un sens symbolique aux dés trouvés dans la
ne saurait voir en Fortuna Primigenia le simple substitut de nécropole de Palestrina, comme dans bien des tombes
la mère naturelle et son double amoindri, d'un niveau antiques, et, objets beaucoup plus exceptionnels, aux mains
inférieur à cette dernière, comme la chèvre Amalthée ou la d'ivoire de la tombe Barberini. Symboles du jeu de la vie et
Louve romaine : Mère adoptive, peut-être, mais Mère de la mort auquel l'homme se livre avec la divinité chtho-
suprême, et plus pleinement donneuse de vie que la mère nienne, agraire et funéraire, qui habite les profondeurs du
naturelle. Car le don qu'elle dispense n'est pas celui de la vie sol, les dés auraient même signification que la semence
biologique. Mais la courotrophie qu'elle exercerait à leur qu'on jette en terre : de même que le joueur perd et gagne
égard ne signifierait rien moins que l'adoption des petits tour à tour, le semeur perd, puis recouvre, multiplié au
dieux par la Grande Déesse, adoption qui est une centuple, le grain qu'il a confié à la terre-mère. Toute vie naît
reconnaissance et une promotion à la vie divine. L'allaitement par de la mort, toute mort est espérance de résurrection. De là,
une divinité est en soi divinisant : il est le privilège des les nombreuses scènes de jeu représentées sur les vases
enfants des dieux et des enfants des rois et, à ceux qui en funéraires et les dés déposés dans les tombes, que Bachofen
bénéficient, il confère l'immortalité. Ainsi le dieu Marduk met en rapport avec la religion tellurique de Demeter et avec
est-il, dans XEnuma elish, «allaité par les déesses», et les mystères dionysiaques, qui promettent une vie nouvelle
Assurbanipal, assis comme un nourrisson sur les genoux dans l'outre-tombe. Plus précise et plus spécifiquement
d'Ishtar, tète deux des seins de la déesse et se cache la tête prénestine serait la signification de la main, symbole de
dans les deux autres (É. Dhorme, Les religions de Babylonie l'activité procréatrice de la Mère-nature qui façonne toute
et d'Assyrie, p. 76). Le Pharaon, vivant ou défunt, est, d'après chose et qui distribue équitablement la vie et la mort,
les textes et sur les monuments figurés, nourri par diverses ambivalence qui s'incarne dans l'opposition de la droite et
déesses, Isis, Mut, Hathor, qui font de lui le fils des dieux et, de la gauche. D'où l'accord de ces «mains funéraires» tant
après sa mort, le font renaître à la vie éternelle (A. Moret, avec les grandes déesses préhelléniques, Rhéa, Cybèle,
Du caractère religieux de la royauté pharaonique, Paris, 1902, qu'avec Fortuna Primigenia, la déesse maternelle de Préneste
p. 58; 63-65; 222; 246; et Le rituel du culte divin journalier en à laquelle la légende locale associe les frères Digidii (Solin. 2,
Egypte, Paris, 1902, p. 23 sq.; J. Leclant, Le rôle du lait et de 9; supra, p. 73, n. 319), homologues des Dactyles de l'Ida,
l'allaitement d'après les textes des Pyramides, JNES, X, 1951, qu'avec, enfin, la mystique orphico-pythagoricienne qui a
p. 123-127). Rite d'adoption surnaturelle dont, en Italie repris et renouvelé l'antique symbolisme de la main. Mais on
même, nous avons d'autres exemples sur les miroirs a, depuis Bachofen, reconnu que les mains ou, plus
étrusques et le médaillon de terre cuite de Palestrina - exactement, les avant-bras d'ivoire de la tombe Barberini
précisément -, qui représentent l'allaitement d'Hercule par Junon, n'étaient pas des symboles funéraires, mais des objets de
après l'apothéose du héros dont cet acte symbolique est le luxe, et, en même temps, utilitaires, même si leur destination
signe mystique (J. Bayet, Herclé. Étude critique des principaux reste controversée : montants de cithare, a-t-on dit, en les
monuments relatifs à l'Hercule étrusque, Paris, 1926, p. 150- comparant à des exemplaires assyriens, ou plutôt, croit-on
154), et que Caligula, dans sa manie égyptisante, aura maintenant, manches d'éventail (Della Seta, Museo di Villa
l'ambition de renouveler au profit de sa fille Drusilla (Suet. Giulia, p. 386-390; M. Moretti, // museo nazionale di Villa
Calig. 25, 4; supra, p. 91, n. 409). Plus généralement, sur ces Giulia, p. 265 sq.; R. Bianchi Bandinella - A. Giuliano, Les
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 115

ront, vers le milieu du VIe siècle, le temple Primigenia affirme la primauté des valeurs
archaïque de La Colombella510 -, et même, à une féminines513. Or, seul des deux enfants divins, Jupiter
époque encore plus reculée, leurs obscurs y joue un rôle effectif auprès de Fortuna. Seul, il
prédécesseurs, dont on décèle les traces dans les partage ses fonctions et ses honneurs, enfant de
quelques fonds de cabanes qui constituent le prédilection de la déesse-mère sous le vocable
premier habitat reconnu sur le site de Palestri- de Puer, petit acolyte de la déesse oraculaire
na511, fussent allés vénérer la Dame de Préneste, sous celui à'Arkanus, comme si, de la mère au
la toute-puissante maîtresse du lieu, et fils, les liens étaient à ce point exclusifs que
interroger ses sorts dans le sanctuaire rupestre de la chaque aspect de Fortuna dût sécréter un
montagne, où elle n'était sans doute encore, en Jupiter mineur qui lui fût associé et dans lequel se
ces temps primitifs, l'objet que d'un culte ani- reflétât sa puissance primordiale. Seul, il donne
conique512. son nom au temple, (aedes) louis Pueri, où les
hommages des matrones ne vont qu'à lui, qui
castissime colitur a matribus, tandis que Junon, à
Nous avons, provisoirement, laissé entre
laquelle n'était dédié que le Iunonarium qui n'est
parenthèses le problème de Junon : non
pour nous qu'un nom, et dans lequel nous
seulement pour la clarté de l'exposé, mais parce que
n'avons vu qu'une chapelle annexe du
les faits eux-mêmes nous incitaient à disjoindre
sanctuaire514, n'y est qu'une figure secondaire, restant
son cas de celui de Jupiter. Les deux nourrissons
dans l'ombre de son frère-époux, lactens cum
de Fortuna ne nous apparaissent pas, en effet, à
Iunone Fortunae in gremio. Il n'est point, à
la lumière des documents existants, exactement
Préneste, de Iuno Puella qui corresponde à la
sur le même plan. Seule, dans la généalogie de
Feronia - Iuno uirgo de Terracine, et son activité
Fortuna, louis puer, est indiquée la filiation
fonctionnelle au sein du temple, si on la
paternelle, son ascendance maternelle étant,
compare à celle de YArkanus, apparaît
comme il est de règle dans l'onomastique
inexistante515.
romaine, passée sous silence, au point que nous ne
savons même pas si - comme il est
vraisemblable - Fortuna passait pour être née du couple 513 On sait que l'onomastique étrusque mentionnait la
olympien, à la fois mère et fille de Junon, double filiation, paternelle et maternelle, et que cet usage a
comme elle l'était de Jupiter. Mais ce qui va de persisté jusque dans l'épigraphie romaine de l'Empire où, à
soi dans une société humaine patriarcale, lui seul, il permet d'identifier, en Étrurie et hors d'Étrurie,
dominée par l'homme, s'impose moins naturellement les descendants de familles étrusques (J. Heurgon, La vie
dans le culte, surtout à Préneste, où Fortuna quotidienne chez les Étrusques, Paris, 1961, p. 97).
514 Supra, p. 19, n. 66.
5l5Marucchi, BCAR, XXXV, 1907, p. 310-321; cf. Di un
antichksimo orologio solare recentemente scoperto in
Étrusques et l'Italie avant Rome, p. 143). Les tombes Palestrina, Ann. Inst., 1884, p. 286-306; a prétendu tirer d'Ovide, fast.
Castellani et Bernardini (respectivement du premier quart et du 6, 61-63 :
début du second quart du VIIe siècle) et, plus généralement, inspice Tibur
les problèmes de l'archéologie prénestine ont été présentés et Praenestinae moenia sacra deae :
dans Civiltà del Lazio primitivo, p. 213-218, et 226 (supra, limonale leges tempus . . .,
p. 73, η. 321); cf. Naissance de Rome, notice liminaire aux sur le rôle eminent que Junon aurait joué à Préneste, où elle
n° 675 et suiv. Mais il semble que le site de La Colombella aurait été, selon lui, la patronne du calendrier local, des
ait été utilisé comme nécropole dès la fin du IXe ou le début conclusions qui sont entièrement disproportionnées au texte
du VIIIe siècle. sur lequel elles se fondent. Replacé dans son contexte
510 Supra, p. 11, n. 39. (v. 57-61), le limonale tempus, loin de faire allusion à un
511 Trois fonds de cabanes découverts en 1898 à La comput propre à la ville, n'est qu'une périphrase de sens
Colombella: Pasqui, NSA, 1900, p. 89; P. G. Gierow, The Iron identique au mensis Iunonius déjà nommé par la déesse, et,
age culture of Latium, Lund, I, 1966, p. 16 (qui assigne la plus si Junon avait effectivement donné son nom à l'un des mois
ancienne des découvertes sporadiques de Palestrina à la du calendrier prénestin, il en allait de même non seulement
période II de l'âge du fer: 775/750 - 700/675; cf. à Tibur, mais dans tout le Latium, à Aricie et Lanuvium,
p. 498). aussi bien qu'à Rome. Quant à la Junon Palosticaria (selon la
512 Contre l'aniconisme qu'on prête généralement à la lecture du CIL I2 2439, mais Palostca . . . ria, pour Degrassi,
religion romaine ou latine primitive, cf. toutefois M. ILLRP, n° 167), à laquelle furent dédiés des autels dont les
Marconi, Riflessi mediterranei, p. 231-234; et P. Boyancé, Sur la censeurs de la ville, parmi lesquels un C. Orceuio(s),
théologie de Varron, REA, LVII, 1955, p. 66 sq. approuvèrent l'érection, la signification de ce culte local et secon-
116 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

Conséquence de l'infériorité irrémédiable de Aussi en vient-on à soupçonner dans cette


la condition féminine, identique dans le monde jeune Junon, inconnue du mythe grec où Héra
des dieux à ce qu'elle est parmi les hommes? Ou n'a point de part aux enfances du Crétagénès517,
indice d'une infériorité non plus sociologique, une innovation locale, surajoutée à la dyade
mais réellement cultuelle, de Junon? Junon, initiale de la Mère et de l'enfant divin, une pièce
divinité mineure et effacée du sanctuaire de rapportée, en quelque sorte, du culte prénestin,
Préneste, pourrait bien n'y avoir été associée à ce qui explique peut-être son aspect incolore et
Jupiter que parce qu'elle est sa parèdre même son insignifiance dans la vie religieuse du
ordinaire, élément adventice et non originaire de la sanctuaire. Comment donc expliquer ce passage
religion prénestine. N'oublions pas que les terres d'un à deux enfants, de Jupiter seul au couple
cuites trouvées dans la ville au type de la enfantin de Jupiter et de Junon? C'est
courotrophe ne la représentent jamais assurément le point le plus délicat de l'interprétation,
qu'al aitant un seul enfant, à la différence de la statue car il pose le difficile problème des rapports du
de culte décrite par Cicéron. Sans doute ne mythe à la statue cultuelle et du sens dans
saurait-on spéculer sur le nombre éminemment lequel il convient de les envisager. Se souvien-
variable des enfants d'une courotrophe italique, dra-t-on de l'explication traditionnelle, défendue
de un à douze sur les statues votives offertes à la par Warde Fowler et Wissowa, puis par M.
déesse de Capoue, ni voir, dans les menus Marconi, enfin par A. Brelich, et qui posait au
ex-voto que dédiait à celle de Préneste la piété commencement du culte la statue de la
du vulgaire, l'illustration littérale de son mythe courotrophe italique avec ses deux enfants anonymes,
cultuel: c'est à son iconographie officielle, et à pour n'attribuer qu'à une évolution secondaire
elle seule, celle de la déesse-mère aux deux l'identification mythologique et hellénisante qui
jumeaux, que nous devons nous référer, non aux en fit les jumeaux divins, Jupiter et Junon518? Et
libres variations qu'elle a pu inspirer à la admettra-t-on, dans la perspective qui est
dévotion populaire. Mais, ce qui est plus probant, maintenant la nôtre, que la Junon enfant de Préneste
aucun des précédents grecs ou italiques dont n'a dû son existence qu'au désir des fidèles, ou
nous avons pu rapprocher les divinités prénes- du clergé local, de donner un nom au second
tines ne nous a montré un groupe semblable, nourrisson de la déesse, de le soustraire à
composé de la Mère et de ses deux enfants l'anonymat auquel son frère jumeau, dénommé
divins, garçon et fille. En fait, la structure triple Jupiter, avait pour sa part échappé, grâce au
de Préneste, qu'on ne saurait pour autant mythe primitif qui, de tout temps, l'avait associé
appeler une triade, est sans équivalent; partout à la déesse-mère? Mais ce serait une gageure,
ailleurs, le jeu est entre deux, et non trois, qui confine à l'invraisemblance, que de croire
personnages divins : entre le Crétagénès et d'une part à l'existence d'un mythe local, celui
l'ombre de la Terre-Mère, entre la Déesse et son fils de la Déesse-mère et de l'Enfant divin, unique
ou son époux 516 objet de sa courotrophie, et, d'autre part,
d'imaginer la statue cultuelle de cette même Déesse,

daire, que nous ne connaissons que par le cippe du IIe siècle


découvert en 1913 devant la Porta del Sole, reste des plus
incertaines. Le nom même de la déesse n'est pas sûr, et son Artémis - Léto. Car qui songerait à comparer, pour le fond,
sens inconnu. Si Mantechi, Di una antichissima e singolare deux groupements ternaires que, seule, une analogie
iscrizione testé rinvenuta in Galestrina relativa al culto locale formelle permet de juxtaposer?
della dea Giunone, BCAR, XLI, 1913, p. 22-30, propose une 517 Les enfances à'Héra, qui passait d'ordinaire pour avoir
étymologie grecque hardie (πάλος = sors, στίχος «ordre, été élevée aux confins du monde par Océan et Téthys (sur
série »), qui la met en rapport avec le tirage des sorts et leur cette version et ses variantes, P. Grimai, Dictionnaire de la
disposition en séries (supra, p. 74, n. 324) à laquelle elle mythologie grecque et romaine, s.v., p. 186), forment en effet
aurait présidé, J. Whatmough, A new epithet of Juno, CQ, un domaine légendaire distinct, parallèle à celles de Zeus,
XVI, 1922, p. 190, lit Paloscaria, qu'il fait dériver du nom de mais séparé des siennes : comme si les représenter tous
la figue palusca (Macr. Sat. 3, 20, 1), et voit dans cette Junon deux, simultanément, au sein de la même mère ou nourrice
locale l'équivalent de la Caprotina romaine. (donc, de surcroît, comme jumeaux), constituait une
516 Seule exception, mais qui ne fait que renforcer infidélité italique aux données de la tradition grecque.
l'isolement des trois divinités prénestines : la triade Apollon - 518 Supra, p. 109.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 117

allaitant deux enfants qui resteraient brables figures des dépôts votifs sur la nature
entièrement étrangers à son mythe. A moins, peut-être, desquelles, déesses? prêtresses ou dédicantes?
que ce ne soient seulement des enfants l'on hésite toujours, et même, pour nous en tenir
humains? L'hypothèse, si invérifiable ou aux seules statues cultuelles, celle d'une déesse-
hasardeuse qu'elle paraisse, n'en rejoint pas moins mère sans mythe - à notre connaissance -
l'épineux problème de la signification des comme la Junon de Capoue, et celles de Mères
statues antiques et de leur destination divines, au sens propre, possédant un mythe
religieuse. aussi riche que celui d'Isis allaitant l'enfant
Simulacres des dieux? effigies des humains? Horus, et même de Fortuna Primigenia
la question, difficilement soluble, ne manque pas nourrissant Jupiter et Junon.
de se poser à nouveau en fonction de chaque En fait, à Préneste, tout suggère que ce n'est
découverte particulière, qu'elle provienne d'une pas le mythe qui a été forgé pour expliquer la
tombe ou d'un sanctuaire519. Et que sont les statue, mais la statue sculptée pour illustrer le
enfants des courotrophes antiques? Les leurs, les mythe. D'autant qu'aucune tradition
jeunes dieux dont elles sont mères? iconographique impérieuse n'imposait à l'artiste qui
L'il ustration vivante de leur fonction maternelle? Ou, sur exécuta l'œuvre ou au clergé qui la lui commanda
les groupes votifs en particulier, des enfants de placer deux enfants dans les bras de la
humains que les dédicantes placent déesse : si la courotrophe de Megara Hyblaea en
symboliquement sur leurs genoux et qu'elles leur nourrit deux, celle de Chiusi, également
consacrent, comme les fidèles que, divinités funéraire, n'en porte qu'un, et la statue cultuelle
guérisseuses, elles ont rendus à la santé, leur font, sous découverte sous l'édicule de tuf du fondo Pat-
l'espèce de membres votifs, don des parties de turelli ne tient elle aussi qu'un seul nourrisson520.
leur corps qu'elles ont sauvées? En fait, on ne La chronologie elle-même, si imprécise qu'elle
saurait, même dans le cas précis qui nous soit, plaide en faveur de la seconde
occupe, celui de la courotrophe et de ses interprétation que nous proposons, et il semble que l'on
enfants, donner de réponse générale, applicable puisse ainsi reconstituer le processus d'évolution
à la totalité des exemples considérés. En ce qui aboutit au culte célébré dans \'{aedes) louis
domaine, il n'y a que des cas d'espèce : chaque Pueri, tel que l'a décrit Cicéron. Au point de
fois, la question doit être réexaminée en départ, le mythe originel, semblable à celui de la
fonction de la divinité étudiée, de sa personnalité et Mère de l'Ida et du Crétagénès, ou de la Feronia
même de sa théologie, et l'on ne saurait, par et du Jupiter Anxurus de Terracine, et qui à
exemple, mettre sur le même plan la Tellus Fortuna Primigenia associait Jupiter Enfant.
symbolique de l'Ara Pacis et les deux putti Puis, dans une seconde phase de la religion
anonymes qu'elle porte dans ses bras, les innom- prénestine, cette alliance étroite s'ouvrit à une
figure nouvelle, celle de Junon, dont l'entrée
dans le mythe et le culte de Fortuna s'explique
suffisamment par l'hellénisation croissante de la
519 Sur ce problème général de méthode, entre autres, religion italique : par l'assimilation spontanée et
E. Pottier, Les statuettes de terre cuite dans l'antiquité, p. 36- toujours plus complète entre dieux grecs et
38; Ch. Picard, s.v. Statua, DA, IV, 2, p. 1476 sq.; W. Deonna,
Dédale ou la statue de la Grèce archaïque, Paris, 1930, I, dieux latins; par le besoin psychologique, aussi,
p. 56 sq.; G. Glotz, La civilisation égéenne, 2e éd., Paris, 1952, d'une religion plus animée et plus humaine, qui
p. 306; G. Zuntz, Persephone, p. 92; 95 sq.; et 272. Sur les cas fait qu'on n'honore plus un dieu sans l'entourer
particuliers des dépôts votifs de Satricum et de Palestrina : de sa famille divine, et qu'on ne pense plus
Della Seta, Museo di Villa Giulia, p. 304-306 et 464 (n° 13510); «Jupiter» sans lui donner aussitôt pour
de Capoue, J. Heurgon, Capone préromaine, p. 335 sq., qui compagne l'auguste Junon qui règne auprès de lui sur
conclut à la nature divine de ces courotrophes; L. Banti, SE,
XVII, 1943, p. 188-190, qui, en revanche, ne voit dans les l'Olympe; enfin, par une volonté plus précise et
couples (homme, femme), les triades (homme, femme, qui tient davantage aux conditions locales, celle
enfant), les courotrophes (malgré le trône sur lequel siègent d'enrichir la maternité de Fortuna et d'accroître
une bonne partie de ces groupes), ou les figures masculines
de Véies, que des représentations purement humaines de
familles ou d'individus qui se placent sous la protection de la
divinité. 520 Supra, p. 44.
118 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

sa souveraineté en lui donnant pour enfant non fut édifiée aux IVe-IIIe siècles, nous aurions là un
seulement Jupiter, mais aussi son épouse céleste, terminus ante quern dont nous pouvons
et en faisant ainsi d'elle, non seulement la mère raisonnablement nous satisfaire. Peut-être même peut-
d'un unique enfant-dieu, si prestigieux qu'il soit, on envisager une date plus reculée, si l'on admet
mais la Mère Primordiale et l'ancêtre commune que le temple a été précédé d'un sanctuaire à
de tous les Olympiens. Que cette conception ciel ouvert où une statue de courotrophe
appartienne à un âge sensiblement plus récent pouvait avoir sa place; mais nous tombons là dans le
de l'histoire religieuse de Préneste, nous en domaine de l'hypothèse, et dans cette obscure
avons la preuve par le degré déjà poussé d'hel- période de l'histoire culturelle de Préneste qui
lénisation qu'elle suppose. Car cette Junon s'étend du VIe au IVe siècle523. Toutefois,
enfant qui n'occupe pas seulement aux côtés de l'apparente discontinuité archéologique masque
Jupiter la place qui lui revient dans le panthéon vraisemblablement une réelle continuité
romain classique, qui n'est pas seulement la religieuse, et la comparaison avec des faits
parèdre conjugale du dieu qu'elle est dans le contemporains peut, dans une certaine mesure, nous
couple capitolin de Rome, mais qui, fille de la permettre de combler cette lacune. Les miroirs
même mère ou allaitée par la même nourrice, étrusques des VIe- Ve siècles découverts sur son
est déjà sa sœur-épouse, n'est assurément ni territoire524 attestent que la cité continuait
latine ni italique, mais ne peut être que le d'entretenir des rapports étroits avec l'Étrurie et que
produit de l'hellénisation. Et non pas même les mythes grecs s'y diffusaient par cet
d'une hellénisation à l'état d'ébauche, mais d'une intermédiaire. L'hellénisation de la religion romaine
hellénisation avancée qui, de l'Héra grecque, lui dès la fin du VIe ou le début du Ve siècle525, la
a fait recueillir tout le mythe et toute la découverte, à Lavinium, de la dédicace aux
personnalité, jusqu'à l'hiérogamie, c'est-à-dire, en Dioscures, Castorei Podlouqueique / qurois, qui
fait, jusqu'à l'inceste divin avec Jupiter qui, remonte à la même période (VIe-Ve siècles),
pourtant, était si propre à heurter la sensibilité même si la valeur exacte de κοΰροι peut prêter à
romaine archaïque521. Compte tenu du discussion526, permettent d'envisager sans invrai-
particularisme prénestin et du mythe local, qui la lie à
Fortuna Primigenia, à l'exclusion de tout autre
père ou mère divins, elle est déjà ce que, dans la 523 Sur l'hiatus qui, dans l'exploration de la nécropole
seconde moitié du IIIe siècle, elle sera à Rome prénestine, à La Colombella, sépare les tombes orientali-
dans l'Odyssée de Livius Andronicus, la santes du VIIe siècle et celles des IVe-IIe siècles, Fernique,
semblable de Jupiter, Étude sur Préneste, p. 145, et Della Seta, Museo di Villa Giulia,
pater noster, Saturni filie, p. 360 : soit que la partie de la nécropole utilisée durant les
VIe-Ve siècles ait, fortuitement, échappé aux fouilles, soit,
née du même sang que lui : plutôt, que cette interruption et la rareté des découvertes
sancta puer Saturni. . . regina522. qui, sur le territoire de la ville, remontent à cette période,
soient imputables à des raisons politiques et économiques.
De quand peut dater l'introduction, dans le Cf., en dernier lieu, Civiltà del Lazio primitivo, p. 213 sq.
sanctuaire de Préneste, de cette mythologie 524 Della Seta, op. cit., p. 397 sq.; 412-414; 436; 439; 442;
hellénisante? Elle remonte sans doute à une 449 sq.; 458 sq.; M. Moretti, // museo nazionale di Villa Giulia,
p. 260; 280 sq.; 299; 304 sq.; 308.
époque notablement plus haute que l'œuvre du 525 Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 248-250;
premier poète «romain». Si, comme nous le R. Bloch, Recherches sur la religion romaine du VIe siècle et du
croyons, le mythe de Jupiter et Junon enfants début du Ve siècle av. J.-C, dans Recherches sur les religions de
trouva son expression plastique dans la statue l'antiquité classique, Genève-Paris, 1980, p. 347-381.
cultuelle exécutée pour \\aedes) louis Pueri, qui 526 Degrassi, ILLRP, n° 1271a; publiée par F. Castagnoli,
Dedica arcaica lavinate a Castore e Politice, SMSR, XXX, 1959,
p. 109-117. Cf. S. Weinstock, Two archaic inscriptions from
Latium, JRS, L, 1960, p. 112-114; R. Bloch, L'origine du
culte des Dioscures à Rome, RPh, XXXIV, 1960, p. 182-193;
521 Sur la moralité de l'ancienne religion romaine, G. Bois- V. Pisani, Obiter scripta, II, Paideia, XV, 1960, p. 241 sq.; ainsi
sier, La religion romaine d'Auguste aux Antonius, Paris, 1874, I, que, sur le sens de κούροι, R Schilling, Les Castores romains
p. 30-33; II, p. 373; également C. Bailey, Phases in the à la lumière des traditions indo-européennes, Hommages à
religion of ancient Rome, p. 105-107. G. Dumézil, coll. Latomus, XLV, 1960, p. 177 sq., η. 1 : l'épi-
522 Warmington, II, p. 24, v. 2; et 30, v. 16. thète peut être une abréviation de Διόσκουροι, ou signifier
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 119

semblance une date comparable pour Préneste. pense ultime, et inespérée, nous sera donnée de
Si Lavinium connaissait - peut-être - déjà, dès surcroît. Mais il est fort possible que les
un temps aussi lointain, le mythe de la gémellité profonds changements qui ont affecté le culte pré-
des Dioscures, divinités de second rang, à plus nestin se soient produits au rythme d'une
forte raison Préneste pouvait-elle, elle aussi, évolution spirituelle insensible et continue et que,
sinon dès cette époque, du moins dans les âges d'une étape à l'autre, il y ait eu des
qui suivirent, avoir découvert celui de la chevauchements, la phase préparatoire d'une nouvelle
fraternité de Zeus et d'Héra, souverains de l'Olympe. transformation commençant déjà à s'esquisser,
En tout état de cause, la seule date sûre, qui est alors même que la phase finale de la précédente
fournie par l'archéologie et les vestiges du n'était pas encore entièrement achevée. Quoi
temple situé sous la cathédrale de Palestrina, est qu'il en soit, là encore, nous retrouvons
suffisamment avancée pour que, à cette époque, l'influence novatrice et vivifiante de l'hellénisme,
l'hellénisation non seulement religieuse, mais dans ce grand bouleversement qui,
mythique et culturelle, ait eu le temps de faire contrairement à toutes les données antérieures de la
son œuvre. Et qui s'étonnera de l'adoption aussi tradition locale, devait aussi faire de Fortuna
complète d'un mythe hellénique dans la Primigenia la fille de Jupiter. Mais cette action
Préneste des cistes et des miroirs qui, simultanément, se manifeste sous une forme inattendue ou, du
par la triple technique de la gravure sur bronze, moins, toute différente de celle à laquelle
de la grande plastique et de la narration sacrée, avaient communément songé nos prédécesseurs.
donne leur traduction latine aux légendes de la Nous ne saurions en effet, même dans une autre
Grèce527? perspective, redonner vie à la suggestion
présentée par Otto, puis à la théorie développée par
F. Altheim, qui avaient vu dans la Tyché Σώτειρα
De cette seconde phase de l'histoire de Éd'Himère, invoquée par Pindare, la source
Fortuna Primigenia, que nous pouvons tenir pour grecque de la Fortuna prénestine, Diouo fileia528. Non
entièrement achevée au plus tard vers la fin du seulement la Tyché d'Himère n'est fille de Zeus
IVe siècle, c'est donc toujours la valeur «mère» 'Ελευθέριος que dans le mythe littéraire, et même
qui, non seulement continue d'émerger, mais l'allégorie, imaginée par le poète, mais rien, dans
encore qui sort grandie de la transformation son épithète, n'appelle le rapprochement avec la
dont le mythe cultuel a été l'objet. L'apparition déesse de Préneste, alors que, ô paradoxe! il
de la valeur «fille», on le pressent, sera l'œuvre existe une Tyché Protogeneia, que les deux
d'une troisième phase et d'une nouvelle forme historiens ont passée sous silence, et qui
d'hellénisation. Sans que, d'ailleurs, l'on puisse apparaît comme son double parfait, identique à elle
établir entre ces deux moments de l'évolution non seulement par le nom, mais aussi par le
une succession nettement tranchée. Nous ne surnom.
cherchons ici qu'à décomposer les étapes d'un Pourtant, il n'est nullement certain que ce
phénomène culturel complexe et à en proposer soit à cette déesse que nous devions demander
une chronologie analytique et relative; si, une la solution de nos difficultés et, si ses rapports
fois reconnu l'ordre dans lequel ces divers temps avec la Fortuna de Préneste apparaissent
se sont succédé, il apparaît possible de leur indubitables, le sens dans lequel l'influence s'est
assigner une chronologie absolue, cette récom- exercée, autrement dit laquelle, des deux
divinités, a servi de modèle à l'autre, est loin d'être
clair. Car, si tardive que puisse paraître, par
rapport à ce premier monument de l'épigraphie
seulement «jeunes gens», ou «cavaliers». Les Dioscures sont
nommés iouiois puclois et tinas cliniiaras, «fils de Zeus», sur latine qu'est la fibule de Préneste, l'inscription
une inscription pélignienne de Sulmone et une inscription d'Orcevia, qui ne remonte qu'au IIIe siècle, elle
étrusque de Tarquinia, de la fin du VIe siècle. est encore antérieure aux documents qui nous
527 Sur les miroirs et les cistes que Préneste fabriqua du ont révélé l'existence d'une Tyché Protogeneia.
IVe au IIe siècle, cf., outre le corpus de G. Matthies, Die
pränestinischen Spiegel, Strasbourg, 1912; Fernique, op. cit.,
p. 145-166; Della Seta, op. cit., p. 394-412; M. Moretti,
op. cit., p. 280-284. 528 Supra, p. 92 sq.
120 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

Figure épisodique de la religion grecque, cette de Ptolémée V Épiphane (203-181). Les deux
dernière n'est en effet connue que par trois autres inscriptions, gravées sur deux bases
inscriptions d'époque relativement basse, découvertes à Délos et datées de 115/4, furent
puisqu'elles ne datent toutes trois que du IIe siècle consacrées toutes deux simultanément Ίσιδι
av. J.-C.529. La première provient d'Itanos en Τύχηι Πρωτογενεύαι par le même dédicant, le
Crète, ville du nord-est de l'île (l'actuelle Eri- Cretois Ptolemaios, attaché au sanctuaire des
moupolis, située à la base du cap Sideros), qui dieux égyptiens où il remplissait la double
était passée sous le protectorat égyptien et où fonction d'cn^ipoxpÎTrçç και. άρεταλόγος et qui,
les Ptolémées entretenaient une garnison530. donc, « à l'exégèse des songes joignait le récit des
C'est précisément l'un de ses commandants, le prodiges accomplis par la puissance
phrourarque Philotas, mercenaire d'origine illy- divine»532.
rienne natif d'Épidamne, qui dédia une Ce mince corpus pose de difficiles problèmes
inscription conjointe à Zeus et à Tyché, Δα Σωτήρι και d'interprétation, tant en raison du faible nombre
Τύχηι Πρ[ω]τογενηι, Αίενάω[ι,]531, sous le règne, des documents que de leur date récente et de
pensait-on généralement, de Ptolémée VI Philo- l'origine étrangère des personnages dont ils
metor (181-145), en réalité, comme on l'admet émanent. Malgré l'élément crétois qui leur est
maintenant, dès le début du IIe siècle, sous celui commun, le lieu de provenance de la première,
la ville d'origine (Polyrrhenia, à l'extrémité ouest
de l'île), du ministre qui dédia les deux autres,
529 Nous n'avons pas à faire état, dans cette discussion qui rien ne permet de conclure qu'il s'agisse d'un
porte sur un culte d'époque hellénistique, de la cornaline de culte local propre à la Crète, ni même d'un culte
Colosses, datant de l'Empire, qui, en 1767, faisait partie de la véritablement grec. L'explication communément
collection du duc d'Orléans, le père du futur Philippe Égalité admise jusqu'à ces dernières années, et qui
(Observations sur une cornaline antique du cabinet de Mgr le paraissait conforme à la logique, parce que
duc d'Orléans, dans l'Histoire de l'Académie royale des
Inscriptions et Belles-Lettres, XXXVI, 1774, p. 11-17). Gravée sur respectueuse de la chronologie, était en effet
ses deux faces, elle portait, sur l'une, une chouette posée sur que, loin de représenter un culte grec original
une lyre, avec l'inscription Τύχη Πρωτογ(ένεια) Κολοσσαί(ων) dont celui de Préneste eût été le doublet, la
(c'est-à-dire Fortuna Primigenia Colossensium), et, sur l'autre, Tyché Protogeneia hellénistique, attestée à une
un buste ailé paré de la couronne radiée, devant lequel est époque largement postérieure aux premières
placée une corne d'abondance, et qu'entourent, sur le manifestations connues du culte prénestin,
pourtour de la gemme, dix signes du zodiaque : figure dans
laquelle l'éditeur reconnaît le Soleil, auquel est associée la n'était autre, en réalité, que la Fortuna
Fortune de la ville, sur cette pierre qui évoque (avec, en Primigenia latine elle-même, dont le culte se serait
outre, Apollon et Athéna) les divinités tutélaires de Colosses. ainsi, au IIe siècle, diffusé jusque dans les pays
Nous nous demandons, cependant, s'il ne vaudrait pas mieux de langue grecque, et que l'on retrouverait, à
en proposer une interprétation plus unitaire et, en raison de Itanos, associée à Zeus, comme elle l'était à
la corne d'abondance (le dessin qui accompagne l'article
convient indifféremment à une figure masculine ou Jupiter dans son sanctuaire d'origine533. Renver-
féminine), y voir la Tyché de Colosses elle-même, qui, à l'époque
impériale, concentre autour d'elle tous les symboles
astrologiques et syncrétistes gravés sur les deux faces de la
gemme. 532 Dittenberger, Sylloge*, 1133; P.Roussel, Les cultes
530 H. Van Effenterre, La Crète et le monde grec de Platon à égyptiens à Délos, Nancy, 1916, p. 148, n° 119-120, et p. 270
Polybe, Paris, 1948, p. 141; 216 sq.; 219; 248; 258 sq.; 267-271; (que nous citons).
et, maintenant, la monographie de S. Spyridakis, Ptolemaic 533 Telle fut l'affirmation unanime des spécialistes des
Itanos and Hellenistic Crete, Un. of California Pr., Berkeley-Los antiquités grecques, historiens, épigraphistes ou
Angeles-Londres, 1970, notamment, pour le texte qui nous archéologues : J. Demargne, loc. cit. : « La Τύχη Πρωτογενής était une
occupe, p. 78-82; 85 et 100. divinité romaine et s'appelait en Italie Fortuna Primigenia»;
531 Publiée par J. Demargne, Monuments figurés et repris, presque dans les mêmes termes, par A. J. Reinach,
inscriptions de Crète, BCH, XXIV, 1900, p. 238 sq.; Dittenberger, Inscriptions d'Itanos, REG, XXIV, 1911, p. 411 sq.: «Tyché
OG1, n° 119; M. Guarducci, Inscriptiones Creticae, III, Rome, Prôtogéneia est la Fortuna Primigenia des Latins»; P.
1942, IV, n° 14, p. 112-114, qui a déchiffré dans le dernier Roussel, op. cit., p. 148 : «Tyché Πρωτογένεια est la déesse latine
mot, jusqu'alors incompris, l'adjectif αΐέναος («aeterna») et Fortuna primigenia»; Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen, 3e
proposé la datation haute sous Ptolémée Épiphane, depuis éd., Bàle-Stuttgart, 1959, II, p. 302, n. 1; dans Röscher, Höfer,
acceptée par H. Van Effenterre, op. cit., p. 258, n. 1, et s.v. Primigenia, III, 2, col. 2991 ; et L. Ruhl, s.v. Tyche, V, col.
S. Spyridakis, Historia, XVIII, 1969, p. 43. 1344; M. Guarducci elle-même, Studi di epigrafia cretese,
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 121

sèment complet des perspectives habituelles où, deux homonymes de Délos, dédiées dans le
cette fois, ce n'est plus Rome ou l'Italie qui sont sanctuaire des dieux égyptiens par un homme
conquises par les dieux de la Grèce vaincue, qui portait le propre nom des Lagides, Ptole-
mais, par un fait sans précédent et qui reste maios. Il faudrait donc y voir la marque du
unique dans l'histoire des rapports entre religion syncrétisme qui, en Crète comme, plus
grecque et religion romaine, une divinité latine généralement, à Délos et dans tout le monde
qui, grâce à sa densité spirituelle et à la force hellénistique, avait identifié la Tyché grecque et l'Isis
d'expansion dont elle est animée, se propage alexandrine. Ainsi se rassemblaient, dans ce
victorieusement à travers le monde culte cosmopolite, non seulement les Égyptiens
hellénistique. et les Grecs de toute origine à la solde des
Toutefois, déjà ébranlée par M. Guarducci, la Ptolémées, mais aussi les mercenaires italiens
thèse traditionnelle, qui faisait de la Tyché qui se trouvaient parmi eux et qui, dans cette
Protogeneia d'Itanos le pur produit d'une inter- déesse composite au surnom évocateur,
pretatio Latina et le calque grec de la Fortune de reconnaissaient sans peine le visage latin de leur
Préneste, a été récemment remise en cause par Fortuna Primigenia et revivaient en elle le
S. Spyridakis534. Plutôt que de croire à souvenir nostalgique et présent de la mère-
l'introduction en Crète de ce culte italique, il explique patrie.
le surnom de Protogeneia par le souvenir C'est bien là, comme le reconnaît sans
mythique de la fille d'Érechthée, l'une des légendaires ambages S. Spyridakis lui-même, que se trouve en
Hyacinthides qui sacrifièrent leur vie pour le effet le point le plus délicat du problème :
salut d'Athènes535. Appliqué à Tyché dans un l'origine de l'épithète Protogeneia que l'élément
culte militaire, celui que lui rendaient les forces égyptien, indéniable dans les deux cas, ne
égyptiennes d'occupation chargées d'assurer la contribue nullement à expliquer, et qui n'est pas
«protection» de la cité536, il prendrait en davantage hellénique, puisqu'elle n'est attestée
quelque sorte signification poliade et, associé au dans aucun autre foyer ancien, stable et
nom de Zeus Σωτήρ, il symboliserait l'espoir de reconnu, du culte authentiquement grec de Tyché.
la garnison dans le secours efficace de la déesse L'on n'a effectivement le choix, de l'aveu même
et sa résolution, forte de son appui surnaturel, de l'auteur, qu'entre le recours à un surnom
de défendre la ville même au péril de sa vie. mythique comme celui de la fille d'Érechthée, ou
Quant à l'origine même du culte, à sa nature et à l'emprunt à la Fortune italique de Préneste537.
son extension, l'auteur, après M. Guarducci, Mais la première solution à laquelle il ait songé,
attire l'attention sur la forte composante égyptienne l'appel à cette tradition spécifiquement attique,
qui est commune à cette dédicace, consacrée par importée dans une ville de Crète assujettie aux
un officier au service des Ptolémées, et à ses rois Lagides par un officier qui n'est même pas
un Athénien de pure souche, mais un Illyrien, lui

Historia, V, 1931, p. 233 sq., et Epigraphica, RFIC, XI, 1933,


p. 234, a partagé ces vues, avant d'identifier à Isis la Tyché 537 On ne saurait en effet, avec A. Rusch, De Sarapide et
Protogeneia d'Itanos, dans son commentaire des Inscriptio- Iside in Graecia cultis, Berlin, 1906, p. 44; P. Roussel, op. cit.,
nes Creticae, III, p. 114. (M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei, II, p. 148; ou Hatzfeld, Les trafiquants italiens, p. 363, n. 1,
p. 126 et 209; et P. Brun eau, Recherches sur les cultes de considérer que Tyché doive le surnom de Πρωτογένεια, qui
Délos à l'époque hellénistique et à l'époque impériale, Paris, lui fut conféré, à son assimilation avec Isis: le
1970, p. 535, se bornent à noter l'assimilation à Isis de Tyché rapprochement avec les hymnes isiaques d'Ios et d'Andros (IG XII, 5,
Protogeneia). Dans ces conditions, les historiens de la n° 14, 1. 11, et 739, 1. 15; cf. Diod. 1, 27, 4) qui l'invoquent
religion romaine auraient eu mauvaise grâce à se montrer comme Κρόνου θυγάτηρ πρεσβυτάτη (également
plus royalistes que le roi: ainsi Wissovva, RK2, p. 260, n. 3; C. F. H. Bruchmann, Epitheta deortim quae apud poetas Grae-
Otto, RE, VII, 1, col. 26 sq.; Romanelli, Cambridge Ane. Hist., cos leguntur, Suppl. au Roscher, VII, s.v. πρέσβα et πρεσβίστη,
XI, p. 664; Latte, Rom. Rei, p. 176, n. 1. p. 162), est illusoire dans la mesure où, à l'épithète attestée
534 The Itanian cult of Tyche Protogeneia, Historia, XVIII, dans les inscriptions d'Itanos et de Délos, il substitue un
1969, p. 4248. autre adjectif. En fait, parmi ses «mille noms», μυρι,ώνυμος,
535 Suidas, s.v. Παρθένοι. nous ne voyons pas qu'Isis ait jamais porté celui de
536 Εις προστασύχν και φυλαχην, dit la grande inscription Πρωτογένεια, qui ne figure pas dans le corpus des
d'Itanos, Inscriptiones Creticae, III, IV, n° 9, p. 99, 1. 97. inscriptions isiaques (cf. la Sylloge de Vidman).
122 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

apparaît après coup si peu vraisemblable que, de n'en est encore qu'au stade de Yinterpretatio
lui-même, il revient finalement à l'explication Graeca à deux composantes, et l'Egypte ne l'a
traditionnelle et retrouve l'influence exercée en pas encore effleurée -, le plus remarquable, et
terre lointaine par la souveraine Fortuna de qui est tout à la gloire de la déesse de Préneste
Préneste. Telle est bien la solution à laquelle, et de son rayonnement religieux, c'est qu'elle a
pour notre part, nous nous rallierons, mais sous non seulement reçu du monde grec, mais que,
une forme moins monolithique qu'on ne la en retour, elle lui a aussi donné, puisqu'elle a
présentait autrefois, lorsqu'on faisait de Τύχη exporté jusqu'au milieu de la mer Egée le
Πρωτογένεια «la Fortuna Primigenia des Latins», surnom, sans équivalent dans le monde gréco-
sans plus de nuances. La réalité est infiniment romain, qui était son bien propre et sa légitime
plus complexe. C'est celle d'un culte mixte, fierté. Que le culte et le nom de la Primigenia se
intrinsèquement syncrétiste, qui ne manifeste soient, à une date qui, pour l'Italie, est encore
pas l'importation brutale de la déesse de très haute, répandus jusque dans le bassin
Préneste, restée italienne et étrangère en terre oriental de la Méditerranée, pour y donner
grecque, mais son assimilation, son adoption en naissance au culte hellénistique de Tyché Pro-
quelque sorte, par les déesses hellénistiques ses togeneia, n'est pas pour surprendre et, quoi
parentes, au sein d'un syncrétisme accueillant et qu'on en ait dit540, n'a rien d'anachronique, dans
largement universel : vaste synthèse qui le milieu international qui était celui des îles à
rassemble et confond, au cours du IIe siècle, une cette époque. A Itanos d'abord; si nous ne
Fortuna elle-même déjà fort hellénisée, déesse connaissons pas de Prénestin parmi les
de la chance, de la prospérité et de la victoire mercenaires italiens qui servaient dans la garnison,
comme Tyché; déesse primordiale qui est en nous savons en revanche qu'un de ses phrou-
passe de devenir une déesse souveraine, comme rarques, contemporain de la seconde guerre
sa toute-puissante homologue grecque était punique, le seul dont, avec le Philotas de notre
maîtresse du monde et des choses humaines, et inscription, nous connaissions le nom, était un
comme la reine Isis, la Déesse par excellence; «Romain», ou, plus probablement, un Italien541,
déesse-mère enfin, comme l'était aussi la Lucius, fils de Gaius : Λεύκιος Γαΐου 'Ρωμαίος
bienfaisante Isis, secourable aux femmes dans les φρουράρχων542. Quant à la Délos de la seconde
douleurs de l'accouchement et, elle-même, mère moitié du IIe siècle, plaque tournante du
pathétique de l'enfant Horus-Harpocrate538. commerce international en Méditerranée, terre
Dans ce syncrétisme à trois termes, latino- d'élection des Italiens qui y avaient apporté avec
gréco-égyptien, qui, répétons-le, est, à cette date,
propre au monde hellénistique, et qui
n'atteindra Préneste que des siècles plus tard, à l'époque
des Aritonins539 - la ville du IIe siècle av. J.-C. Historia, XVIII, 1969, p. 47, et qui n'apporte rien au
problème qui nous occupe : celui de savoir lequel, des deux
cultes de Fortuna Primigenia et de Τύχη Πρωτογένεια, a
influencé l'autre et dans quel sens il faut établir la relation
de l'un à l'autre.
538 Sur ces traits, anciens ou nouveaux, de l'Isis 540 S. Spyridakis, art. cité, p. 46; cf. J. Hatzfeld, Les
alexandrine, en particulier G. Lafaye, Histoire du culte des divinités trafiquants italiens dans l'Orient hellénique, Paris, 1919, p. 363,
d'Alexandrie hors de l'Egypte, Paris, 1884, notamment p. 254- n. 1.
258; F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme 541 Sur l'usage du terme 'Ρωμαΐοσ dans les inscriptions
romain, p. 83; sur Isis protectrice des femmes en couches et grecques, Hatzfeld, op. cit., p. 8 et 243 sq.; et Les Italiens
des enfants nouveaux-nés: Roussel, op. cit., p. 291; F. Du- résidant à Délos mentionnés dans les inscriptions de l'île, BCH,
nand, Le syncrétisme isiaque à la fin de l'époque hellénistique, XXXVI, 1912, p. 132-134.
dans Les syncrétismes dans les religions grecque et romaine, 542 Inscriptiones Creticae, III, IV, n° 18, p. 115.
Paris, 1973, p. 79-93; S. K. Heyob, The cult of Isis among L'inscription, datée du règne de Ptolémée IV Philopator (221-203),
women in the graeco-roman world, Leyde, 1975, p. 45-52; doit pouvoir, selon Reinach, op. cit., p. 400, se situer plus
72-80. précisément entre 216 et 206; d'où sa conjecture, p. 412, que
539 Comme en témoigne la statue d'Isis-Tyché que L. Sa- Lucius aurait été Prénestin et que c'est lui, nommément, qui
riolenus dédia à Fortuna Primigenia, vraisemblablement aurait introduit à Itanos le culte de la Fortune de Préneste :
sous le règne d'Antonin (CIL XIV 2867; supra, p. 1 1, n. 38). Il voie sur laquelle il paraît difficile de le suivre, car le
n'y a donc pas lieu, à la date que nous considérons, de faire phénomène, dans la réalité, dut être beaucoup plus
état de cette inscription, pourtant citée par S. Spyridakis, diffus.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 123

eux leurs cultes et leurs dieux, domestiques et et marchands qui affluaient sur les grandes
nationaux, et qui, vouant une dévotion nouvelle places du commerce international, dans cet
aux divinités non seulement grecques, mais univers cosmopolite où le brassage des peuples
exotiques, des pays où ils s'étaient établis, étaient s'accompagnait de celui des croyances et
aussi devenus les adorateurs fervents des dieux aboutissait à former une κοι,νή religieuse où se
égyptiens543, la présence d'une colonie prénesti- côtoyaient et se confondaient toutes les divinités
ne y est plus que probable, si l'on en juge par les du bassin méditerranéen, que l'on doit la
gentilices, Anicius, Magulnius, Sehius, que diffusion, à travers le monde grec et oriental du IIe
portent certains de ces negotiatores installés dans siècle, du culte de Fortuna Primigenia dont ils
l'île où ils firent souche, eux et leurs affranchis, étaient les modestes ambassadeurs.
et qui, au moins pour les deux premiers, sont Mais la religion de la grande déesse de
des noms typiquement prénestins544. C'est à ces Préneste savait aussi emprunter des voies plus
Italiens, mercenaires et, plus encore, banquiers officielles, comme en témoigne le double
sacrifice dont, dès le surlendemain de son arrivée à
Rome, en 167, le roi Prusias eut à cœur de
543 Sur ces faits religieux, Hatzfeld, Les trafiquants italiens, s'acquitter. Reçu par le sénat, et après avoir
p. 341-365 : cultes du Génie et des Lares (également l'étude opportunément rappelé son attitude durant la
de M. Bulard sur La religion domestique dans la colonie troisième guerre de Macédoine, il demanda en
italienne de Délos, Paris, 1926); des grands dieux, Vulcain, effet qu'il lui fût permis d'accomplir les vœux
Neptune, Liber, etc., mais qui s'y hellénisent fortement; qu'il avait faits pour la victoire de Rome : petiit
parmi les cultes grecs ou orientaux, dédicaces à Demeter et
Koré à Eleusis, à la Diane d'Éphèse, l'Aphrodite de Chypre, ut uotum sibi soluere, Romae in Capitolio decem
Atargatis et Hadad, et, surtout, les dieux égyptiens, qui maiores hostias et Praeneste unam Fortunae, lice-
comptent les Italiens de Délos au nombre de leurs fidèles les ret - ea nota pro uictoria populi Romani esse -, et
plus zélés. à l'exécution desquels l'État romain pourvut
544 Le premier, nom d'une grande famille prénestine dont libéralement : ut uictimae aliaque, quae ad sacri-
une branche s'installa à Rome où elle parvint aux honneurs,
mais qui, au IVe siècle ap. J.-C. encore, avait gardé des ficium périmèrent, seu Romae seu Praeneste
attaches avec la ville de ses ancêtres {supra, p. 10, n. 37, et immolare uellet, regi ex publico sicut magistratibus
79); le second, fréquent dans la Préneste indépendante Romanis praeberentur545 . Texte décisif et qui, si
(Dindia Macolnia est le nom de la donatrice de la ciste on lui eût prêté autant d'attention qu'à l'inutile
Ficoroni, CIL F 561; XIV 4112), et qui, dans les rares centres
où il est attesté, à Terracine et en Sicile (CIL X 6327; 6999), base de Sariolenus et à sa dédicace d'une statue
doit, comme à Délos, y avoir été diffusé par des Prénestins; d'Isityché sous le règne d'Antonin, eût
le troisième, enfin, qui, sous cette forme, ne se rencontre définitivement ruiné les objections que les sceptiques
qu'à Préneste : Dessau, dans CIL XIV, p. 289; Vaglieri, BCAR, n'ont pas manqué d'élever contre la diffusion, en
XXXVII, 1909, p. 214 et 244, n. 19; prosopographie de Crète dès le début du IIe siècle, puis dans les
Hatzfeld, BCH, XXXVI, 1912, p. 13 sq. (Sp. Anicius, fils ou
affranchi de Marcus - qui est justement, parmi les Anicii de Cyclades, du culte de Fortuna Primigenia que,
Préneste, le prénom du préteur de 216, puis de l'édile qui fit comme le remarque justement Hatzfeld, Rome
construire l'aerarium) ; 50 (M. Magulnius est l'un des venait à peine d'accueillir546. Car n'apporte-t-il
negotiatores qui édifièrent à leurs frais le portique de l'Agora des pas la meilleure preuve que, à une date
Italiens); 75 sq. (treize Sehii); et 131, n. 4 (avec, toutefois, des postérieure de deux ou trois décennies, au plus, à la
réserves sur les graphies Sehius et Seins, entre lesquelles
semblent hésiter les graveurs déliens); cf., s.v., les articles de dédicace d'Itanos et, en tout cas, bien antérieure
la RE: Klebs et coll., Anicius, I, 2, col. 2196-2208; Münzer et à celles de Délos, le culte de Fortuna Primigenia,
coll., Magulnius, XIV, 1, col. 520; Seins, II, A, 1, col. U20-1130. de la déesse propre de Préneste, qu'il n'est plus
La tradition des affaires outre-mer ne se perdit pas à possible de confondre, ni avec Isis, ni avec une
Préneste, comme en témoigne, au milieu du Ier siècle, la quelconque héroïne grecque, avait franchi les
carrière du riche Prénestin P. Rupilius Rex, magister des
publicains de Bithynie, préteur après la mort de César et mers et s'était effectivement répandu non
proscrit par les triumvirs en 43 (Cic. jam. 13, 9, 2; Hor. sat. 1, seulement au centre de l'Egée, mais jusque dans la
7). C'est à la générosité de ces negotiatores prénestins que G.
Bodei Giglioni, Pecunia fanatica. L'incidenza economica dei
templi laziali, RSI, LXXXIX, 1977, p. 67-76, et F. Coarelli,
Hellenismus in Mittelitalien, II, p. 338 sq., attribuent 545 Liv. 45, 44, 8-9 et 15.
précisément le financement des énormes travaux du sanctuaire 546 Les trafiquants italiens, p. 363, n. 1 ; cf. S. Spyridakis,
supérieur. art. cité, p. 44.
124 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

lointaine Asie, non seulement dans le milieu comme les Grecs d'Itanos et de Délos, il
cosmopolite et bigarré des mercenaires et des reconnaissait en elle, aux termes mêmes de son vœu,
marchands, mais jusqu'à la cour du roi de la dispensatrice suprême de la victoire, c'est-
Bithynie? à-dire la variante de «Tyché» italique la plus
Peut-être sera-t-on plus sensible à la proche de la toute-puissante reine du monde
disproportion des deux sacrifices - une seule victime à hellénistique, donneuse de chance et de succès,
la Fortune de Préneste, contre dix à Jupiter dont Camèade, de retour de son ambassade, ne
Capitolin - et à la modicité de l'offrande qu'à ses contribua pas moins à répandre le nom parmi
enseignements positifs. Mais c'est le contraire ses auditeurs d'Athènes, après lui avoir, en 155,
qui eût étonné, et que le roi de Bithynie traitât à lui aussi rendu hommage à sa manière ironique,
égalité le premier dieu de l'État romain, le en faisant à son tour le pèlerinage de Préneste,
souverain protecteur de la Ville et sa divinité haut lieu de foi ou de curiosité pour les
poliade, et la déesse locale, quasi provinciale, étrangers, d'où qu'ils vinssent, de passage en Italie549.
d'une petite ville des environs de Rome. A lui Qu'on ne fasse d'ailleurs pas dire au texte de
seul, déjà, le fait que Prusias lui ait fait un vœu Tite-Live plus qu'il ne dit de lui-même, et qu'on
et qu'il ait célébré un sacrifice en son honneur ne s'imagine pas les îles de la Méditerranée et
est infiniment probant. Car, si l'offrande à l'Asie mineure submergées sous la religion pré-
Jupiter rentre dans la catégorie des sacrifices nestine de Fortuna Primigenia, comme le monde
protocolaires et obligés, et fait partie des usages romain le sera sous le raz de marée des religions
diplomatiques, au même titre que les dédicaces orientales. Il n'apporte qu'un témoignage spora-
bilingues consacrées par les peuples et les rois
d'Asie au Capitole547, le sacrifice à Fortuna
Primigenia, que ne lui imposait en rien la envoyé qu'en Macédoine et à Alexandrie), ou C. Plaetorius
religion officielle, ne relevait, lui, que de son (comme le monétaire, cf. supra, p. 64-67; Uv. 42, 26, 7,
ambassadeur, mais en Illyrie, en 172), ne nous donnent la
libre choix personnel. D'où le caractère clef du problème. La mission de 172, chargée, avec un
exceptionnel et véritablement stupéfiant du geste de M. Decimius dont le gentilice est attesté à Préneste {CIL XIV
Prusias; car l'avoir emporté sur ce terrain, celui 2855; 2968; 2982; 3116), de s'assurer, contre Persée, de la
de la dévotion individuelle, et être parvenue, fidélité des rois et des cités alliés (Liv. 42, 19, 7-8; 26, 7-8), se
déesse de Préneste, à capter l'attention d'un roi serait aussi rendue (B. Niese, Geschichte der griechischen und
makedonischen Staaten, Gotha, IIL 1903, p. 110; mais les faits
de Bithynie, est un exploit que peu de déesses- sont mal établis; cf. l'éd. de P. Jal, Les Belles Lettres, p. 184,
mères latines eussent été capables n. 6) auprès de Prusias, comme le fera, mais après Pydna, en
d'accomplir548. C'est que, comme ses contemporains, 167 (date qui conviendrait encore, car, connaissant le
caractère de Prusias, il a fort bien pu, par son vœu, voler au
secours de la victoire), l'ambassade conduite par P. Licinius
Crassus, que Prusias recevra avec des marques
547 Rassemblées, avec un commentaire (I, p. 114-117), par déshonorantes de servilité (Pol. 30, 18; cf. 3; et Liv. 45, 34, 10-14) ou, en
Degrassi, ILLRP, n° 174-181. Parmi elles, les dédicaces du roi 154, L. Anicius Gallus, l'un des Anicii de Préneste établis à
Mithridate Philopator et Philadelphe, et du roi Ariobarzane Rome, préteur en 168, vainqueur du roi Gentius et des
et de la reine Athenais. Illyriens et triomphateur en 167 (Liv. 45, 43; Pol. 30, 22),
548 Par quelles voies la Fortune de Préneste parvint-elle à consul en 160 {didasc. Ter. Ad), et ambassadeur auprès de
la connaissance de Prusias? aucune source ne permet Prusias, mais en 154 seulement (Pol. 33, 7) : faut-il voir, dans
malheureusement de le préciser. Faut-il songer aux la présence de cet envoyé de Rome, le seul qui ait
ambassades romaines, si nombreuses en cette période, qu'entre les d'évidentes attaches avec la ville de Fortuna, comme un indice,
seules années 174 et 171, le sénat n'envoya pas moins de ou la répétition, de ce qui avait pu effectivement se produire
treize missions officielles en Grèce et en Méditerranée une quinzaine d'années auparavant, au temps de la guerre
orientale (G. Colin, Rome et la Grèce de 200 à 146 av. J.-C, contre Persée?
Paris, 1905, p. 390 sq.)? Nous ne voyons, parmi les 549 Cf. le trait rapporté par Cicéron, din. 2, 87 : nusquam se
commissaires romains en Asie dont le nom nous est cité, aucun des fortunatiorem quant Praeneste indisse Fortunam. Transmis par
personnages du temps qui s'illustrèrent par leur dévotion à son disciple et successeur à la tête de l'Académie, Clitoma-
Fortuna, ni des membres de leur proche famille, ni des que, c'était de toute évidence l'un des «mots» favoris du
descendants de familles prénestines : ni P. Sempronius Tudi- philosophe, quod Carneadem Clitomachus scribit dicere
tanus, qui voua le temple de Fortuna Primigenia en 204, ni SOLITVM, qui reposait, dans les deux langues, sur le même jeu
L. Quinctius Flamininus, qui consacra une offrande à de mots, entre Τύχη et ευτυχής, Fortuna et fortunatus, la
Préneste en 192 {supra, p. 80), ni Cn. Lutatius Cerco (Liv. 42, 6, traduction latine étant le calque parfait de l'original
4-5; à rapprocher du consul de 241, mais qui, en 173, ne fut grec.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 125

dique et, en se répandant dans l'Orient rapports qu'elle avec la Fortune de Préneste, il
hellénistique, Fortuna Primigenia y a perdu ses traits ne reste qu'une seule authentique déesse qui ait
hautement individuels pour se fondre, à la porté ce nom : Persephone, la Protogoné ou
faveur de Yinterpretaîio ou du syncrétisme, avec Protogonos Koré551.
les déesses grecque et alexandrine, Tyché, Isis, Nous savons par Pausanias qu'elle recevait
dont la rapprochaient tant d'affinités. Mais il un culte en Attique sous cette épithète, dans un
nous suffit que le texte de Tite-Live atteste la sanctuaire du dème de Phlyées qui renfermait
réalité de ce qu'on croyait anachronique et plusieurs autels dédiés aux divinités chthonien-
impossible : que le nom de la déesse de Préneste nes de la fertilité, à Demeter Άνησιδώρα, « qui fait
eût été, au IIe siècle, connu et honoré d'un culte, pousser les dons de la terre», à Zeus Ktesios,
non seulement par les Latins et les Italiens en Athéna Tithroné, Koré Πρωτόγονη et aux
Italie même, mais aussi par des étrangers au «Augustes Déesses», les Euménides552. Un second
nom romain, jusque dans les contrées les plus texte de Pausanias ajoute que cette épithète se
éloignées du monde hellénistique. lisait également sur l'inscription métrique d'une
Ce n'est donc pas de la Tyché Protogeneia statue dédiée par l'Athénien Methapos «dans la
d'Itanos et de Délos que nous pourrons recevoir chapelle des Lycomides» de Phlyées, c'est-à-dire
le moindre secours dans le problème qui nous dans ce même temple, antique sanctuaire d'un
occupe : découvrir l'archétype de Fortuna, Diouo γένος dont il était la propriété commune.
fileia, Primocenia; du plus haut intérêt pour la Methapos, personnage énigmatique, et que Pausanias
connaissance de ses destinées ultérieures, elle semble ne connaître qu'à travers ce qu'il disait
n'éclaire en rien la formation de sa religion de lui-même dans cette épigramme, était un
prénestine et, en particulier, la qualité de fille de fondateur et réformateur religieux renommé,
Jupiter qui lui fut reconnue au moins depuis le expert en initiations et en toute sorte de
IIIe siècle. Si nous poursuivons l'enquête mystères, τελετής δε και οργίων [και] παντοίων
engagée par S. Spyridakis, il est pourtant peu de συνθέτης, qui devait lui-même appartenir, sem-
figures divines ou semi-divines, portant le nom ble-t-il, à l'ancienne et noble famille attique des
de Protogeneia, Protogonos ou Protogoné, qui Lycomides, famille sacerdotale qui célébrait des
puissent être candidates à ce rôle. Car c'est rites mystiques dans son τελεστήριον de Phlyées
finalement vers elles, plutôt que vers les diverses et qui, croit-on, finit par remplacer les Kérykes
Tychés, que doit se tourner notre regard : l'échec dans une partie de leur ministère d'Eleusis553. Ce
successif des tentatives de F. Altheim, puis de qui, du moins, est certain, c'est que Methapos,
S. Spyridakis, nous a du moins enseigné que qui réorganisa à Thèbes les mystères des Kabi-
nous n'avons plus rien à attendre d'elles en ce res, fut également, au témoignage de
domaine. L'identité de la déesse de Préneste et l'inscription reproduite par Pausanias, appelé à Andania
son individualité propre ne résident-elles pas de Messénie pour y rétablir les mystères des
d'ailleurs autant, sinon plus, dans le cognomen Grandes Déesses, y « purifier, dit-il, les demeures
qui est son bien personnel et inaliénable, que d'Hermès et les voies de Demeter et de Koré
dans le nomen générique qu'elle partage avec
toutes les autres Fortunes de Rome et d'Italie?
Une fois écartées les trois héroïnes grecques qui 551 S.v., les deux articles de Höfer, dans Roscher, III, 2, col.
ont illustré le nom de Protogeneia550, la peu 3183; et ceux de V. Gebhard et G. Radke (n° 2), RE, XXIII,
convaincante fille d'Érechthée et ses deux 1, col. 983.
homonymes, la fille de Deucalion et Pyrrha, la 552 Paus. 1, 31, 4.
553 Sur Methapos, les Lycomides et leur culte gentilice de
«première-née» des filles des hommes, et, Phlyées - où leur sanctuaire fut incendié par les Perses en
accessoirement, la fille de Calydon et d'Aeolia, figures 480 (Plut. Them. 1, 4) -, cf. le commentaire de Frazer à Paus.
d'une mythologie savante qui ont aussi peu de 1, 31, 4 et 4, 1, 7, dans Pausanias's description of Greece,
Londres, 1898, II, p. 411 sq., et III, p. 407 sq.; L. R. Farnell,
The cults of the Greek states, Oxford, ΠΙ, 1907, p. 163 sq. et
205-210; M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei., I, p. 406 et 669; Π,
550 Cf., s.v., J. Ilberg, dans Roscher, III, 2, col. 3182 sq.; p. 97 sq.; Kern, s.v. Andania, Methapos et Mysterien, RE, 1, 2,
V. Gebhard, RE, XXIII, 1, col. 979 sq.; P. Grimai, Dictionnaire col. 2116-2120; XV, 2, col. 1379; XVI, 2, col. 1264-1269; et
de la mythologie, s.v. Protogénie, p. 399. Scherling, s.v. Lykomidai, RE, XIII, 2, col. 2300-2302.
126 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

Πρωτόγονος»554. Cette œuvre de restauration texte de cette tablette, et si conjecturale que soit
religieuse eut lieu vraisemblablement après la sa reconstitution - on est loin de la témérité de
bataille de Leuctres, en 371, lorsque, grâce à la Diels qui en avait refait un «hymne orphique à
défaite de Sparte par Épaminondas, les Messé- Demeter» -, les rares mots qui, d'après la
niens recouvrèrent leur indépendance et qu'ils nouvelle et prudente lecture de G. Zuntz558,
voulurent remettre en honneur leurs antiques soient compréhensibles à la fin de la première
mystères, apparemment tombés en désuétude ligne, Κόρρα . . . Δήμητρος, permettent du moins
sous la domination lacédémonienne. Ce que l'on de reconnaître que, là encore, la Πρωτόγονος
peut, en tout cas, déduire de ces deux notices Κόρη n'était autre que Persephone elle-même559
que l'on eût, sans nul doute, souhaitées plus qui, au moment du rapt, semble s'exprimer à la
claires, c'est que, en Messénie comme en Attique, première personne et, dans une ultime prière,
à Andania comme à Phlyées, Protogoné ou invoquer sa mère, alors qu'Hadès l'entraîne vers
Protogonos était l'épithète rituelle de Persépho- les royaumes souterrains. Mais ce vovage vers
ne dans les mystères des Grandes Déesses, des l'outre-tombe est aussi celui du défunt, qui,
Μεγάλοα Θεαί, célébrés en l'honneur de la Mère
et de la Fille divines, Demeter et Koré,
auxquelles étaient, localement, associées d'autres
divinités, ici Zeus, l'Athéna attique555 et les feuilles d'or, cinq au total: l'unique sépulture du Timpone
augustes Euménides, là Hermès, antique dieu Grande renfermait les deux lamelles que nous décrivons
ci-dessous; les trois autres proviennent chacune d'une des
messénien556 et guide chthonien des âmes dans trois sépultures du Timpone Piccolo.
l'au-delà. 558 Le texte de cette tablette (8,1 sur 2,3 cm), comme de
Enfin, troisième source, et non la moindre, celles qui furent découvertes simultanément à Thurii, a été
Πρωτόγονος est le premier mot qui se lise sur maintes fois publié et commenté, mais sans progrès décisif
l'une des lamelles d'or traditionnellement dites d'une exégèse à l'autre, les interprètes se bornant d'ordinaire
à reprendre le texte, souvent fautif, donné par leurs
«orphiques» qui furent découvertes en 1879 à devanciers (cf. notamment les critiques de G. Zuntz, op. cit., p. 277
Thurii, sur le territoire de l'ancienne Sybaris, et 349, à l'encontre des Vorsokratiker de Diels): NSA, 1879,
sous le tumulus du Timpone Grande, et qui, p. 157, où Barnabei, devant ses difficultés, renonce à la
après bien des approximations, peuvent être déchiffrer immédiatement, si bien que Comparetti s'en tient,
datées de la première moitié ou, en tout cas, du provisoirement, à relever les « noms de divinités »
caractéristiques de l'orphisme qui lui paraissent en émerger;
milieu du IVe siècle557. Si corrompu que soit le position qui est encore celle de G. Giannelli, op. cit.,
p. 112 sq.; H. Diels, Ein orphischer Demeterhymnus,
Festschrift Gomperz, Vienne, 1902, p. 1-15; Diels-Kranz, Die
554 Paus. 4, 1, 7-8. Fragmente der Vorsokratiker, 8e éd., Berlin, 1956, 1, p. 17 sq., n° 21 ;
555 Encore que l'épiclèse sous laquelle elle apparaît à D. Comparetti, Laminette Orfiche, Florence, 1910, p. 10-15;
Phlyées, et qui ne semble pas attestée ailleurs, Tithrone, reste A, Olivieri, Lamellae aureae orphicae, Bonn, 1915, p. 22-25, cf.
de sens obscur (Kruse, s.v., RE, VI, A, 2, col. 1523 sq.). p. 2; O. Kern, Orphicorum fragmenta, Berlin, 1922, p. 117 sq.,
556 Farnell, op. cit., III, p. 209. n° 47; G. Zuntz, op. cit., p. 344-354 (tablette C) et pi. 28 b,
557 Compte rendu de la fouille dans NSA, 1879, p. 49-52; qui a, lettre après lettre, relu l'original.
77-82; 122-124; 156-159; 1880, p. 68; 152-162; et MAL, III, 1879, 559 Πρωτόγονος n'est, comme d'aucuns l'ont cru, ni, au
p. 215-218; 243-248; 294-296; 328-331; V, 1880, p. 316; 400-410. masculin, l'un des noms du dieu orphique Phanès {supra,
Sur les circonstances de la découverte, G. Giannelli, Culti e p. 35), ni davantage une épithète de la Terre-Mère (s.v.
miti della Magna Grecia, 2e éd., Florence, 1963, p. 113 sq. (date Protogonos, Höfer, dans Roscher, III, 2, col. 3183, n° 2; en
proposée: fin du IVe - première moitié du IIIe siècle; la 1957 encore, G. Radke, RE, XXIII, 1, col. 983, n° 1, avec la
chronologie que leur assignent l'ensemble des auteurs, bibliographie antérieure), Γά[ι] ματρί, lit G. Zuntz au
Olivieri, F. Cumont, É. des Places, etc., cf. ci-dessous, n'est premier vers, qui, si la conjecture est exacte, s'explique par
pas plus précise : IVe - IIIe siècles) ; G. Zuntz, Persephone. l'équation Δημήτηρ - Γή μήτηρ. De même, la lecture critique
Three Essays on Religion and Thought in Magna Graecia, de G. Zuntz renonce à voir dans la suite du texte les noms
Oxford, 1971, p. 287-290, et, pour la datation, ses conclusions de divinités que, dans leur hâte à y reconnaître les grands
très mesurées, p. 296 sq., fondées sur la paléographie, qui noms de la «théogonie orphique» (NSA, 1879, p. 157), les
indique le milieu du IVe siècle, et le contexte archéologique : exégètes antérieurs avaient cru y identifier, et qui étayaient
le Timpone Piccolo n'est pas postérieur au milieu du IVe leurs interprétations mystico-religieuses de la lamelle : ni
siècle, et le Timpone Grande est lui-même antérieur au Τύχη (dont le rapprochement avec la Πρωτόγονος Κόρη eût
Timpone Piccolo. Sur les quatre tumuli (dont le nom local, pu être, pour nous, riche de suggestions), mais seulement
timpone, recouvre le grec τυυΰος) alors explorés dans cette τυχαι, au pluriel, donc nom commun; et non le Phanès
vaste nécropole, ce sont les cieux seuls qui aient livré des orphique, mais le verbe έφάνης.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 127

comme Persephone, aspire au retour vers la profane, et que l'est toujours pour le nôtre, le
lumière et l'autre vie, dans une espérance de sens ésotérique du mystérieux «chevreau tombé
résurrection qui ne sera point déçue, comme en dans le lait», dont l'énigme n'a toujours pas
fait foi le texte de la seconde feuille d'or trouvée dévoilé son secret. Était-ce celui du myste
dans la même sépulture. Au grand étonnement devenu semblable au «chevreau» Dionysos562? En
des archéologues qui la découvrirent, la tablette tout cas, la suprême métamorphose, ϋεος έγένου
que nous venons d'analyser, et qui était déposée έξ ανθρώπου, promise par les lamelles d'or
près de la tête du défunt, était en effet enroulée s'accomplit par la grâce de la reine de l'Au-Delà,
jusqu'à neuf fois sur elle-même et elle dont le nom - est-ce un hasard? - est à la fois le
renfermait, à l'intérieur, une autre lamelle, celle-là premier mot de la première tablette,
pliée, dont le contenu, beaucoup plus Πρωτόγονος, et le dernier de la seconde : και αλσεα
intelligible, a été maintes fois cité : « Réjouis-toi : tu as Φερσεφονείας.
éprouvé ce que tu n'avais pas encore éprouvé. L'immortalité accordée par la déesse fut
D'homme tu es devenu dieu. Chevreau, tu es sanctionnée par la piété des hommes : enseveli
tombé dans le lait. Joie à toi! joie à toi! Tu as sous un grandiose tumulus dont la hauteur
pris le chemin de droite, tu as gagné les prairies s'accrut encore avec les années, honoré de
saintes, les bois sacrés de Persephone»560. sacrifices périodiques563, le personnage
L'on sera tenté, si cette exégèse, à laquelle ne considérable qui reposait sous le tertre du Timpone
se risque pas G. Zuntz, n'apparaît pas trop Grande y était l'objet d'un culte héroïque, de la
hardie, de reconnaître dans ces deux textes, part, sans doute, des autres membres de la secte
enveloppés l'un à l'intérieur de l'autre, comme mystique, de cette «communauté des καθαροί»
les deux feuillets de ce «livre des morts» de Thurii564, à laquelle il avait lui-même appar-
qu'étaient les lamelles d'or ensevelies dans les
tombes : les deux moments successifs de
l'itinéraire mystique accompli par le défunt, la 562 Sur le sens possible de l'expression, proverbe de
funèbre catabase, aussi effrayante que la descente bergers, rite d'immortalité analogue au rajeunissement opéré
aux Enfers vécue par Persephone, puis la par Médée lorsqu'elle jeta le bélier, ou Pélias, dans son
remontée triomphale vers l'immortalité divine et la joie chaudron magique, ou métaphore signifiant l'apothéose
ineffable de l'initié parvenu au terme de son astrale du myste dans la Voie Lactée, en particulier J. Car-
copino, La basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris,
voyage et «devenu dieu» aux bois sacrés de 1927, p. 311-315, qui la rapproche de la fresque de la Villa
Persephone. Comme si la seconde lamelle, celle des Mystères où une mènade allaite un faon, et d'un des
du dedans, était la réponse de vérité à l'angoisse stucs de la basilique romaine, où une bacchante s'apprête à
douloureuse exprimée par la première, réponse allaiter un chevreau; G. Zuntz, op. cit., p. 323-327, avec la
cachée sous l'enveloppe des apparences bibliographie antérieure.
5" MAL, III, 1879, p. 218; Zuntz, op. cit., p. 289 et 353 : les
charnelles et de la mort, secret révélé au seul initié, huit couches successives de terre mêlée de cendres qu'on a
dont l'accès même était aussi difficile pour la reconnues au Timpone Grande s'expliquent en effet par
main ou le regard561 que l'était, pour l'esprit du l'offrande de sacrifices répétés à l'occasion desquels on
ajoutait une couche nouvelle au tertre initial.
564 L'expression, commune à K. Ziegler, RE, XVIII, 2, col.
1390, F. Cumont, Lux perpetua, Paris, 1949, p. 406, et L.
560 Tablette A 4 de Zuntz, op. cit., p. 328-333 (avec la Ferrerò, Storia del pitagorismo nel mondo romano, Turin, 1955,
bibliographie), que nous citons dans la traduction d'É. des p. 119 («la comunità orfico-pitagorica dei «catari» di Turi»),
Places, La religion grecque. Dieux, cultes, rites et sentiment paraphrase la formule fréquente, gravée sur les trois
religieux dans la Grèce antique, Paris, 1969, p. 195. tablet es du Timpone Piccolo de Thurii, et que l'on retrouve
561 On ne saurait croire, en effet, que ces détails matériels encore, six cents ans plus tard, sur celle de la myste romaine
et que la disposition des lamelles, de ce guide remis au mort Caecilia Secundina, au IIe siècle ap. J.-C. : έρχομαι έκ καθαρών
pour l'accompagner dans son voyage vers l'au-delà, eussent καθαρά, χθονίων βασίλεια (textes dans Zuntz, op. cit., p. 300-
été laissés au hasard. Chacune des tablettes du Timpone 305 et 333). Quant au milieu dont les lamelles d'or de Thurii,
Piccolo était placée près de la main droite du mort (Zuntz, «contenant des sentences orphiques», nous font connaître
op. cit., p. 292); et celle de Petelia (mais il peut s'agir d'un les croyances, H. M. R. Leopold, La basilique souterraine de la
remploi), enfermée dans un tube d'or attaché à une chaîne, Porta Maggiore, MEFR, XXXIX, 1921-1922, p. 170 sq.,
devait être suspendue à son cou comme une amulette considère que les tombes où elles furent déposées «renferment
(W. K. C. Guthrie, Orphée et la religion grecque, trad, fr., Paris, sans doute les dépouilles des derniers Pythagoriciens» de
1956, p. 192). Sybaris, interprétation qu'acceptent J. Carcopino, op. cit.,
128 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

tenu de son vivant. Quelle était donc cette secte, variété des options personnelles et des dosages
et à quel Maître rattachait-elle ses croyances? que chacun établit entre les deux éléments, un
Comme toutes leurs semblables, les lamelles large consensus, illustré par des esprits aussi
funéraires du Timpone Grande ne manquent pas divers que K. Ziegler, M. P. Nilsson, A.
de ranimer l'éternel débat : tablettes orphiques, Boulanger, J. Carcopino, F. Cumont, P. Boyancé,
ou tablettes pythagoriciennes? Après les excès L. Ferrerò, se dessine pour rappeler que les
d'autrefois, qui englobaient indistinctement sous points de contact entre les deux doctrines
le terme d'« orphisme » toute la part mystique de étaient tels que, dès le temps d'Hérodote, les
la religion grecque565, puis la réaction hypercri- anciens eux-mêmes ne parvenaient plus à
tique qui s'ensuivit, avec Wilamowitz et distinguer entre orphisme et pythagorisme, et que
A. J. Festugière, et malgré la position le pythagorisme ancien lui-même s'est assimilé
catégorique de G. Zuntz, qui leur dénie toute les croyances orphiques pour les fondre dans
appartenance orphique et affirme leur intégrité une synthèse mystique qui était la foi d'un
pythagoricienne566, il n'est pas sûr qu'il faille adopter milieu donné, celle de ces communautés
une attitude aussi tranchée : quelle que soit la initiatiques de Grande-Grèce dont les tablettes «or-
phico-pythagoriciennes » expriment l'espérance
et dont il est vain, tant leur interpénétration est
inextricable, de prétendre, des siècles après,
p. 179, et L. Ferrerò, loc. cit. Sur la notion morale de dissocier les éléments originels567.
«héros» dans le pythagorisme, P. Boyancé, Le culte des
Muses chez les philosophes grecs, Paris, 1937, p. 242-247, ainsi
que, p. 269-271, sur les prescriptions, d'obédience
pythagoricienne, que Platon formule dans les Lois, 12, 947, en vue 567 D'une bibliographie inépuisable, nous extrayons
des funérailles de ces hommes d'un mérite supérieur, les seulement, et sans prétendre à l'exhaustivité, les prises de
εΰθυνοι, qu'il place à la tête de l'État idéal : élevés au rang des position les plus nettes et quelques formules
bienheureux, ils seront, vêtus de blanc, ensevelis dans des particulièrement frappantes. K. Ziegler, s.v. Orphische Dichtung, RE,
cercueils de pierre, sous un tertre planté d'arbres, mais de XVIII, 2, 1942, col. 1386-1391: «Die orphisch-pythagoreis-
telle façon que l'extension de la sépulture soit possible, et chen Goldplättchen»; M. P. Nilsson, Early Orphism and
l'on célébrera des jeux annuels en leur honneur. Bien que le kindred religious movements, HThR, XXVIII, 1935, p. 181-230;
mort du Timpone Grande ait été incinéré, G. Zuntz, op. cit., Gesch. griech. Rei, I, p. 679 sq.; II, p. 235-238 et 243; A.
p. 337, n. 6, retrouve dans son mode de sépulture les rites Boulanger, L'orphisme à Rome, REL, XV, 1937, p. 126-128, et dans
funéraires majeurs du pythagorisme; car son corps ne fut Le génie grec dans la religion, en collaboration avec L. Ger-
pas brûlé sur un bûcher, puis ses ossements recueillis dans net, Paris, 1932, p. 338 et 341-344, qui ne voit «rien de
une urne, selon l'usage commun, mais il fut placé dans un spécifiquement orphique » dans les tablettes, mais admet une
cercueil auquel on mit le feu dans la chambre funéraire et «influence diffuse du mysticisme», qui a pu assurer la
dans. lequel on laissa ses restes après les avoir recouverts persistance des doctrines orphiques au sein des sectes
d'un linceul blanc - trait caractéristique -, retrouvé intact en religieuses et des communautés pythagoriciennes; J.
1879, et qui se désagrégea dès qu'on y toucha, selon un rituel Carcopino, op. cit., p. 179-181; et 311-315, qui attribue ces
mixte dont on ne connaît pas d'autre exemple. «lamelles d'or à prières orphiques» (nous soulignons) aux
565 Selon la formule de W. K. C. Guthrie, op. cit., p. 6. Sur « derniers pythagoriciens de Sybaris » et reconnaît dans l'une
l'historique de la question, G. Zuntz, op. cit., p. 277 sq. des représentations de la basilique de la Porte Majeure le
L'appartenance des tablettes à la «religion orphique», affirmée «commentaire pythagoricien» des formules orphiques
par D. Comparetti, The Petelia gold tablet, JHS, III, 1882, gravées sur les tablettes; F. Cumont, Recherches sur le
p. 111-118, et E. Rohde, Psyché, trad, fr., Paris, 1928, p. 441- symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1942, p. 371, n. 1, et 377,
445 et 616; est encore soutenue par G. Giannelli, op. cit., n. 6; Lux perpetua, p. 248; 277 et 406; P. Boyancé lui-même,
p. 112-114, et G. Pugliese Carratelli, Culti e dottrine religiose Le culte des Muses chez les philosophes grecs, p. 77-80 et 93-99;
in Magna Grecia, dans Santuari di Magna Grecia, Atti del IV REA, XLIV, 1942, p. 211, qui tient pour l'origine
Convegno di studi sulla Magna Grecia (Tarente, 1964), Naples, exclusivement orphique des lamelles, met l'accent sur les rapports
1965, p. 36-42, qui, indépendamment de leurs affinités, étroits qui unissent l'orphisme et le pythagorisme; et
souligne les différences d'inspiration, de méthode et de doctrine concède, REG, LXXV, 1962, p. 479: «elles méritent de garder
eschatologique qui séparent orphisme et pythagorisme. leur épithète d'orphiques, tout en étant appelées éleusinien-
566 Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen, II, p. 184, η. 1, et nes»; L. Ferrerò, op. cit., p. 25 et 119-121, etc. Pour un état
200 sq.; A.J. Festugière, Les mystères de Dionysos, Revue des questions relatives aux rapports entre orphisme et
Biblique, XLIV, 1935, p. 192-211; et 366-396; et REG, XLIX, pythagorisme et, plus précisément, aux lamelles d'or, cf.
1936, p. 306-310 (recension de YOrpheus de Guthrie); l'exposé d'É. des Places, Les religions de la Grèce antique, dans
G. Zuntz, op. cit., passim, dans le troisième essai consacré Brillant-Aigrain, III, p. 196-202 et 212; repris dans La religion
aux «Gold Leaves», notamment p. 277-286; 337 sq.; 352-354; grecque, p. 191-197 et 206 (avec mise à jour de la
383-385; 392 sq. bibliographie).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 129

Quoi qu'il en soit, épithète mystique de les anciens donnaient de son nom571, ne le serait
Persephone dans les rites initiatiques de Grèce que virtuellement, et non point effectivement.
propre, en Attique et en Messénie568, reprise, Mais encore et surtout parce que, au delà de ce
apparemment, par les spéculations et rapport dialectique qui fait que chacune d'elles
l'eschatologie, pénétrées d'orphisme, des pythagoriciens n'atteint à la réalité de son être qu'à travers
de Grande-Grèce, l'adjectif et même l'appellation l'autre et grâce à elle, elles ne sont en fait qu'une
tout entière, Πρωτόγονος Κόρη, est d'autant plus seule et même figure double, «celle d'une seule
riche de signification qu'elle ne constitue pas un divinité qui serait en même temps mère
nom propre569, mais qu'elle exprime l'essence originelle et fille originelle»572.
cosmique de la Jeune fille Primordiale qu'était Cette découverte ne provient ni des
Persephone et le sens profond de sa relation à sa spéculations ésotériques de mythographes tardifs, ni
mère Demeter. La signification littérale de de l'hypothèse ou de l'intuition de quelque
l'adjectif, en effet, ne fait pas de doute. Non point savant moderne, qui passe les mythes antiques
fille «aînée» de la déesse dont elle est l'enfant au crible des méthodes les plus actuelles des
unique, la Κόρη μουνογένεια570, mais Fille sciences humaines et de la psychologie des
originaire de la Mère originaire, toutes deux profondeurs. Elle se fonde sur trois catégories
indissociables l'une de l'autre sous le nom générique de documents fournis par l'antiquité elle-même.
et le duel qui les unit comme les «Deux Le premier est d'ordre mythique. C'est la version
Déesses», τώ Θεώ, et, fondamentalement, identiques arcadienne du rapt de la déesse, telle qu'on la
et consubstantielles l'une à l'autre, déesse racontait dans les deux villes de Thelpousa et de
unique et bivalente en deux personnes. Non Phigalia, et que l'a transmise Pausanias573 : le
seulement parce que l'essence même de leur nature drame sacré de Demeter - une Demeter « noire »,
réside dans leur rapport, que Koré, la «jeune infernale et vengeresse, Έρινύς dans la première,
fille », est la Fille par excellence, et que, sans elle, Μέλαινα dans la seconde de ces villes - qui, alors
Demeter, elle aussi «Mère» par excellence, Γή quelle errait en quête de sa fille, fut poursuivie
μήτηρ, selon l'étymologie la plus constante que par le chthonien Poseidon et, malgré la
métamorphose animale par laquelle elle tenta de lui
échapper, fut prise par lui. De ce viol, ou de
cette hiérogamie, naquit une fille «ineffable»,
568 Les Lycomides, précisément, semblent avoir été de dont le nom, à Thelpousa, ne devait pas être
fervents adeptes des doctrines orphiques : ils connaissaient, révélé aux non-initiés574, mais qui, à Phigalia,
dit Pausanias, les hymnes d'Orphée et les chantaient dans la portait celui de Despoina, autre nom de culte de
liturgie de leurs mystères de Phlyées (9, 30, 12; cf. 1, 22, 7; 4, Persephone. Le sens du mythe est clair. Ce qu'il
I, 5; 9, 27, 2); cf. Farnell, The cults of the Greek states, III, faut lire, à travers cette variante du récit cano-
p. 163. Aussi est-ce à eux que Lenormant, s.v. Eleiisinia, DA,
II, 1, p. 550, attribue la pénétration de l'orphisme qu'il croit
déceler dans les mystères d'Eleusis sous leur forme
récente.
569 Cf. Farnell, op. cit., III, p. 135-138, sur la valeur de ces 571 Diod. 1, 12, 4; 3, 62, 7; Cic. nat. deor. 2, 67, etc. (cf. les
appellations, τώ Θεώ, «les deux déesses», ό Θεός et ή Θεά, nombreux textes réunis par A. S. Pease dans son
pour désigner Hadès et Persephone : non point survivances commentaire ad loc, Harvard Un. Pr., Cambridge Mass., 1958, II,
d'une mentalité prédéiste, mais euphémismes, titres p. 722).
d'honneur, ou expressions d'une crainte révérencielle devant le 572 Kerényi, dans C. G. Jung-Ch. Kerényi, Introduction à
sacré, particulièrement fréquents dans les cultes des l'essence de la mythologie, p. 149, auquel nous renvoyons
divinités chthoniennes et, plus encore, dans les cultes à mystères pour l'analyse qui suit, notamment, dans l'essai sur La jeune
(cf. les autres dénominations de Persephone : Despoina, fille divine, les p. 148-157 et 165-183, consacrées à Persephone
Hagné, etc.). et à la Koré d'Eleusis, et l'Épilogue, p. 212-218, sur
570 Autre épithète mystique de Persephone: IG IX, 2, 305; l'inscription de Délos. Antérieurement, Lenormant, s.v. Ceres, DA,
Apoll. Rh. 3, 847; Kern, Orphicorum fragmenta, p. 217, n° 190; I, 2, p. 1048-1050; Farnell, op. cit., III, p. 120-122.
réciproquement, Nonnos, Dion. 6, 31, appelle Demeter μου- 573 8, 25, 5-7 et 42, 1. Cf. le commentaire de Frazer,
νοτόκος. L'on ne saurait davantage admettre l'interprétation Pausanias's description of Greece, IV, p. 291-293 et 407;
agraire que Farnell, op. cit., III, p. 116, donne de l'épithète Farnell, op. cit., III, p. 50-63; Nilsson, Gesch. griech. Rei, I,
Πρωτόγονη, «the first-born of the year», sens qui se rattache p. 214 et 479.
à la conception de Persephone comme déesse de la 574 De même Persephone est Γάρρητος κούρα chez
végétation printanière et du renouveau saisonnier. Euripide, Hel. 1307; et Diodore 5, 5, 1.
130 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

nique, c'est l'identité fondamentale de la mère et Primordiale de qui l'une et l'autre sont issues et
de la fille, toutes deux victimes des mêmes noces à partir de laquelle elles s'enfantent l'une l'autre
violentes, ravies, l'une par Poseidon, l'autre par tour à tour.
Hadès, son frère, c'est-à-dire son double, comme Tel était le sens du mythe, tel est aussi celui
si Demeter ne donnait le jour à Koré et ne la du culte - fait plus probant encore, car, si le
recherchait à travers le monde que pour premier pouvait demeurer inconscient, le
renaître en elle et subir en elle à nouveau, par une second s'inscrit nécessairement dans la pratique
réincarnation sans fin, la même contrainte : effective de la vie religieuse - : celui de la Koré
comme si, traduite en mythe et actualisée en un initiale qui, violée et fécondée, devient γυνή et
drame divin, l'unité primordiale de la mère et de mère d'une nouvelle Koré, en un cycle sans fin.
la fille s'exprimait par l'alternance et l'échange Tel était déjà le sens des mystères d'Eleusis sous
de leurs rôles, et par l'éternel recommencement leur forme agraire la plus primitive : celle de la
de la même aventure sacrée, où Demeter, mère disparition, puis de la croissance, c'est-à-dire de
de Koré, devient elle-même et indéfiniment la la mort, puis de la résurrection, de la semence
Nouvelle Koré. Le second témoignage est celui enfouie en terre et promesse de nouvelles
des monuments figurés au type des deux déesses moissons; et celle de l'espérance de salut pour l'initié
qui, comme sur les plaquettes Cretoises de qui, par la vertu des rites, devait à son image
l'Anavlochos étudiées par P. Demargne, les renaître à une vie nouvelle. Il en était de même
représentent assises ou debout l'une près de dans le langage mystique et parfois même
l'autre, non comme deux divinités dissemblables, presque magique des lamelles funéraires orphiques
d'âge différent, mais comme la répétition d'une où, à travers le mythe et le nom de Persephone,
même figure initiale, dédoublée en deux déesses de la Πρωτόγονος Κόρη, la Jeune fille
jumelles, à partir de laquelle le couple Primordiale, reine de l'outre-tombe, c'était l'espérance
surnaturel de la Mère et de la Fille ne se serait que de la régénération qui était promise à l'âme
progressivement différencié et constitué en humaine, «descendue dans le sein de la
divinités autonomes575, couple indissociable, né de Souveraine»577 et, de là, née ou re-née à la condition
la scission d'une divinité unique et qui, des dieux. Mais, dans un contexte moins
mystiquement, par un mouvement invincible, tend initiatique que spéculatif, c'était aussi, dans la
sans cesse à recréer son unité. Le troisième, philosophie mystique des Pythagoriciens sous son
enfin, le plus décisif, peut-être, dans sa brièveté, expression doctrinale la plus élevée, une
est une inscription de Délos, provenant du traduction mythique de la palingénésie sans fin que
sanctuaire des divinités égyptiennes, et dédiée décrivait l'univers. Dans cette aporie qui découle
nommément à la déesse d'Eleusis : [Δ]ήμητρος / du dualisme inhérent à l'orphisme et au pytha-
Ελευσίνιας / και Κόρης / και γυναικός576, à la fois gorisme578, la raison s'essouffle peut-être à con-
jeune fille et femme faite, vierge et mère,
simultanément Demeter et Koré, figure unique et
577 Δέσποινας S ύπο κόλπον εδυν χθονίας βασιλείας, dit
l'une des lamelles du Timpone Piccolo (texte dans Zuntz,
op. cit., p. 300 sq.). La formule est illustrée par une série de
575 Plaquettes votives de la Crète archaïque, BCH, LIV, 1930, statuettes de terre cuite, du Ve siècle, où la déesse reçoit sur
p. 195-204; La Crète dédalique, Paris, 1947, p. 299-303. son sein une petite figure ailée, prise à tort pour un Èros
576 Découverte en 1910, et incomprise de P. Roussel, Les (NSA, 1913, Suppl., p. 97 sq.; E. Gabrici, // santuario della
cultes égyptiens à Délos, p. 199 sq., n° 206, qui tente Malophoros a Selinunte, M AAL, XXXII, 1927, col. 290 et
laborieusement, et non sans perplexité, de l'expliquer par une pi. LXXII, 5; G. Zuntz, op. cit., p. 175 et pi. 24, b), et qui
triple consécration, à Demeter, à Koré, enfin à l'épouse montrent en réalité la Persephone orphique accueillant
défunte du dédicant (?), initiée aux mystères d'Eleusis et l'initié (Th. Hadzisteliou-Price, To the groves of Persepho-
béatifiée après sa mort. Mais, comme il le reconnaît lui- neia... A group of Medma figurines, AK, XII, 1969, p. 51-
même, le fait que l'inscription provienne d'un sanctuaire 55)
public (le Sarapieion C, où sa présence se justifie par 578 Sur la dialectique de l'immobilité et du mouvement, de
l'assimilation syncrétiste d'Isis et de Demeter; cf. P. Bru- l'unité qui est celle de l'Être, absolu et immuable, et de la
neau, Recherches sur les cultes de Délos à l'époque dualité de la nature et des êtres particuliers, en perpétuelle
hellénistique et à l'époque impériale, p. 284) ne concorde guère avec transformation et domaine où s'exercent des forces
sa thèse, et avec l'hommage essentiellement privé qu'elle contraires, A. Rostagni, // verbo di Pitagora, Turin, 1924, p. 136-165
suppose. et 176-181.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 131

cevoir que la succession perpétuelle des leurs deux déesses. De chaque côté, deux
naissances et des renaissances soit à la fois la divinités Primordiales portant deux surnoms, Πρω-
malédiction de l'âme humaine, dont le bonheur τό-γονος, Primi-genia, qui, dans les deux langues,
suprême est d'échapper à ce «cycle de la sont non seulement de signification, mais aussi
douleur»579, et le rythme intérieur du cosmos, de formation et même de consonance si voisines
promis au renouveau périodique de la Grande qu'ils apparaissent comme les deux doublets
Année. Pourtant, à travers l'alternance sans fin d'un seul et même nom de culte580. Mais cette
des générations que traduit l'identité essentielle quasi-identité, formelle et extérieure, n'eût pas
de la Mère et de la Fille primordiale, c'était une porté ses fruits si elle n'avait rencontré le terrain
conception cyclique du devenir et le mythe favorable que lui offraient deux natures divines
même de l'éternel retour, fondement elles aussi reliées par tout un réseau d'affinités.
métaphysique de la pérennité du monde, c'est-à-dire les Deux déesses qui, chacune à leur manière, sont
dogmes majeurs de la philosophie reines et mères et qui possèdent, l'une dans sa
pythagoric en e qui étaient signifiés. plénitude, l'autre au moins par une forte
Ainsi, la seconde étape de l'hellénisation de coloration, les traits caractéristiques des divinités
Fortuna Primigenia ne s'est produite ni là où, chthoniennes : l'une, souveraine des morts, qui
logiquement, on eût pu l'attendre, ni sous les participe à la maternité de sa propre mère
formes sous lesquelles on eût été en droit de Demeter, reçoit en son sein les humains qui y
l'escompter: elle n'est nullement issue du culte achèvent leurs destinées et détient les secrets de
de Tyché, ni des évanescentes Tychés fille ou la fertilité agraire et du renouveau printanier de
mère (?) de Zeus que l'on peut, çà et là, faire la végétation; l'autre, courotrophe, maîtresse des
surgir des textes grecs, ni de la plus solide, mais naissances et des destins, consultée et priée en
tardive, Tyché Protogeneia d'Itanos et de Délos. avril, lorsque se rouvre le cycle vivant de la
Cette hellénisation nouvelle, dont les origines se fécondité; l'une, trônant dans les royaumes
situent à la fois plus haut dans le temps et plus obscurs et le monde d'En-bas, l'autre, adorée dans
près dans l'espace, lui est venue d'un milieu une grotte qui est comme une bouche béante de
géographiquement et spirituellement beaucoup la Terre, déesse elle-même doublement telluri-
plus proche : celui des communautés que par ses pouvoirs oraculaires et génésiques.
pythagoriciennes de Grande-Grèce, source intarissable des Deux déesses, enfin, pourvues de mythes
courants spéculatifs et religieux qui, du sud de la différents, sans doute, mais entre lesquels il n'est pas
péninsule jusqu'à l'Étrurie et au Latium, impossible d'établir une relation et un passage :
parcouraient l'Italie tout entière. Car, si obscur que une déesse Originaire, première mère des
nous demeure le détail des faits, nous Olympiens, qui enfante et nourrit Jupiter et Junon;
commençons à deviner quel esprit nouveau cette l'autre, fille de Demeter, mais aussi, ne l'oublions
doctrine authentiquement philosophique et pas, fille de Zeus - comme ne va pas tarder à le
mystique put insuffler au culte archaïque de Préneste devenir Fortuna -, déesse de la palingénésie
et de quel approfondissement la Fortuna pythagoricienne et de l'immortalité béatifique
Primigenia primitive put être redevable à l'hellénisme des mystes et, comme telle, fille d'une mère qui
italique. Entre la religion de la Grande-Grèce renaît en elle et revit à travers elle ses propres
pythagoricienne et celle de Préneste, les points épreuves.
de contact, en effet, ne manquaient pas, qui
favorisaient puissamment le rapprochement de 580 La proximité, si étroite qu'elle soit, est moindre
toutefois que ne le sera celle de Fortuna Primigenia et de ses
«filles» d'Itanos et de Délos, Tyché Πρωτογένεια. Ce qui, à
l'encontre de la thèse de Meister, puis de Leumann-
579 La formule se lit sur la même lamelle que ci-dessus Hofmann, confirme notre conclusion {supra, p. 31 sq.): que
(n. 577) : κύκλου δ" έξέπταν βαρυτχνθέος άργαλέοιο. C'est la ni l'épiclèse de Fortuna Primigenia, ni l'adjectif primigeniiis
métaphore consacrée par laquelle les doctrines orphique et ne sont des calques du grec πρωτογενής, -εια, mais que les
pythagoricienne désignaient la métempsychose, comme deux composés parallèles ont existé dans les deux langues,
l'attestent Diogene Laërce, 8, 14, citant Pythagore : κύκλον indépendamment l'un de l'autre, et que, par suite, loin
ανάγκης; et Proclos, in Plat. Tim. 42 c-d, p. 296 sq. Diehl : τοϋ d'avoir été emprunté au culte d'une déesse grecque
κύκλου της γενέσεως, dont, chez Orphée, ceux qui sont initiés correspondante, primigeniiis est un authentique et ancien adjectif
à Dionysos et à Koré aspirent à être délivrés. latin.
132 LA FORTUNE DE PRENESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA»

Telles sont les conditions initiales qui que conférée à Fortuna, celle qui en fit la Diouo
permirent l'apparition à Préneste d'un mythe fileia Primocenia.
nouveau et la métamorphose de la Déesse-mère Sans doute la Koré primordiale, si elle reçoit
Primordiale en une déesse également fille de aussi, simultanément, le nom de Δήμητρος και
Jupiter, sous l'influence des spéculations γυναικός, ne va-t-elle pas jusqu'à devenir la mère
pythagoriciennes venues de Grande-Grèce. Une épi- de sa propre mère. Mais la double nature de
thète, chargée de résonances mystiques, et qui, Demeter, jeune fille et femme, est-elle moins
commune aux deux déesses homonymes et absurde? Ce dont nous devons tenir compte,
homologues, sera le pivot de tout le processus, c'est moins de la formulation particulière du
puisque c'est sur le thème de l'originel que se mythe, ici κόρης και γυναικός, là fille et mère,
fera la rencontre de la Jeune fille et de la que de sa signification symbolique, que de la
Mère581. Un ensemble de fonctions surnaturelles, vérité profonde qu'il renferme et qui emprunte
liées à la fécondité, à la maternité et au monde le vêtement approximatif des situations
souterrain, aux phénomènes redoutables et humaines : non pas expression littérale d'une parenté
fascinants de la vie et de la mort. Un mythe, enfin, réelle, charnelle, mais approche, par le langage
celui, dans un cas, de la Mère et de la Fille, du mythe et de la métaphore, d'un indicible
s'enfantant et se répétant tour à tour, complet et mystère, moins révélé que suggéré. L'essentiel,
clos sur lui-même dans son éternité cosmique; ici, est le contenu des deux énoncés, qui est
celui de la Mère, dans l'autre, universelle elle identique : l'alternance et la réciprocité entre
aussi, riche de virtualités métaphysiques non Demeter et Koré, entre Jupiter et Fortuna, et le
encore formulées, mythe inachevé, et qui perpétuel recommencement, c'est-à-dire la
attendait de la réflexion hellénique de combler son conception cyclique du temps qu'elles supposent.
incomplétude, de recevoir la moitié et la Préneste, il est vrai, en a donné une formulation
réciprocité qui lui faisaient défaut. Ainsi la particulièrement hardie et qui, dans son audace,
scandaleuse contradiction qui oppose les deux pourrait paraître excessive, si l'on ne retrouvait
généalogies de Fortuna Primigenia n'est-elle pas précisément cette même absurdité, symbolique
accidentelle, mais voulue. A cette déesse, et mystique, dans une célèbre légende de
Primordiale comme la Πρωτόγονος, Mère comme la Γη l'antiquité qui, à maintes reprises, a inspiré les
μήτηρ incluse en Demeter, il manquait d'être artistes modernes, celle de Pero et Micon, pour
aussi la Koré essentielle et d'avoir, comme elle, reprendre les noms sous lesquels les deux
une ascendance qui la situât dans le cycle sans personnages sont le plus fréquemment connus582.
fin de la génération, dans le κύκλος της On se souvient de l'anecdote et du dévouement
γενέσεως : c'est cette lacune, mystique et exemplaire de cette jeune femme, Pero, qui
métaphysique, que combla la nouvelle généalogie mythi- visitait Micon, son vieux père, dans la prison où
il était condamné à mourir de faim, et qui le
sauva en l'allaitant de son propre lait, action
581 II n'y a, bien entendu, plus rien à retenir des édifiante qui devait faire d'elle le vivant symbole
correspondances mystiques et symboliques autrefois établies par de la Piété filiale. Qu'il s'agisse d'une légende, et
E. G. Schulz, Rappresentazioni della Fortuna sopra tré dipinti non du récit d'une aventure réelle, l'on ne
Pompejani ed una corniola intagliata, Ann. Inst., XI, 1839, saurait en douter: il faut y voir, comme l'a
p. 101-127, qui avait eu le mérite de relever l'analogie des
deux surnoms, mais qui, hanté, après Gerhard, par montré W. Deonna, la transposition narrative et
l'obsession d'Eleusis (supra, p. 47, et infra, p. 152), rapprochait même romancée de rites d'allaitement
hardiment, en premier lieu, la Fortuna Primigenia de symbolique d'un adulte qui, comme dans le mythe
Préneste, conçue comme le principe suprême, primitif et
créateur, d'où prennent naissance Jupiter et Junon, des deux
déesses des Thesmophories éleusiniennes, et en particulier
de Proserpine (sic) Πρωτογενής; en second lieu, les deux 582 Rapportée par de nombreuses sources littéraires, Valè-
Fortunes d'Antium, d'Athéna Tithroné et de Demeter Ane- re-Maxime, Pline, Hygin, Festus, Solin, Nonnos, et
sidora; et, finalement, ces «trois» déesses des trois Fortunes représentée sur plusieurs monuments figurés, peintures et terres
dont Servius Tullius avait fondé les temples à Rome, Fortuna cuites, provenant tous de Pompéi. Cf. W. Deonna, Deux
Primigenia, Fors Fortuna et la Fortune du Forum Boarium, études de symbolisme religieux. La légende de Pero et de Micon
la guerrière et l'agraire, la belliqueuse et la féconde, dont la et l'allaitement symbolique, coll. Latomus, XVIII, Bruxelles,
Primigenia aurait représenté la synthèse idéale. 1955, p. 5-50.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 133

d'Hercule allaité par Junon583, visent à lui l'on ajoute que la scène se situe dans une prison
conférer l'immortalité, rites de réintégration et de et que Nonnos précise que cette prison est une
résurrection, de sens initiatique ou funéraire, qui caverne585, on y retrouvera sans peine la
ramènent l'adulte vivant, ou le défunt, à la signification mystique de la caverne, symbole non
condition d'enfant et à l'aube de la vie, et lui seulement du monde souterrain et du royaume
donnent le lait essentiel, breuvage mystique, des morts, ainsi que du sein fécond de la
aliment sacré, source de vie. Mais lorsque, Terre-Mère, mais aussi, au sens même où
comme dans la légende de Micon, l'adulte qui l'entend le mythe platonicien, lieu allégorique où
s'abreuve à cette source d'immortalité la reçoit l'homme est enchaîné, image de la condition
de sa propre fille, qui le fait renaître à la vie humaine et du cosmos tout entier. Or, là encore,
d'ici-bas, ou à une forme plus haute d'existence, la source est à la fois mystique et
il devient à son tour, mystiquement, le fils de pythagoricienne. Selon Porphyre, c'est Zoroastre qui, le
celle qui le nourrit : il est à la fois père et fils de premier, consacra à Mithra un antre naturel,
celle qui, en retour, est à la fois sa mère et sa couvert de fleurs et baigné d'eau, et qui
fille, formulation qui est exactement celle de la représentait le monde même, créé de la main du dieu.
théologie prénestine, et par laquelle le rite C'est pourquoi, poursuit-il, les pythagoriciens et
d'allaitement symbolique s'enrichit d'un sens à Platon nommaient le monde «un antre et une
la fois nouveau et supérieur. caverne»; et c'est pourquoi les rites de
Comme la Demeter éleusinienne ou arcadien- l'initiation mithriaque se célébraient dans des antres,
ne qui enfante la jeune fille primordiale et qui naturels ou artificiels586. Tradition sacrée qui a
renaît en elle, non seulement une telle relation non seulement inspiré la biographie légendaire
confère au mortel ou au défunt une vie nouvelle de Pythagore, s'enfermant dans des grottes à
par le don sacré du lait et lui permet de franchir Samos et à Crotone587, mais qui s'est perpétuée
victorieusement la mort, mais, mieux encore, la dans les rites des conventicules pythagoriciens
mort elle-même est annulée par cette alternance et dans l'architecture de la basilique souterraine
indéfinie des générations qui transcende le de la Porte Majeure, reproduction de la caverne
temps, perpétuel retour qui, de naissance en cosmique588, ainsi que dans les mystères dont,
renaissance, débouche sur l'immortalité584. Si du VIe au IIe siècle, l'antre de Zeus Crétagénès
sur l'Ida fut le siège et dont P. Faure a relevé les

583 Supra, p. 113, n. 508.


584 Se risquera-t-on à soupçonner, aux origines de 585D/o«v5. 26, 112sq.
l'histoire de Pero et Micon, l'affabulation d'un rite mystique et, plus 586 £)e antro Nympharum 6; 8: άντρον και σπήλοαον τον
précisément, dionysiaque, autrement dit un schéma de κόσμον άπεφήναντο.
mystère, développé en narration édifiante, quelque rite 587 A Samos, où il se retirait en dehors de la ville pour
d'al aitement, pour lequel on songera de nouveau à la fresque de la méditer dans une grotte, qui était sa «maison de
Villa des Mystères, représentant une mènade allaitant un philosophie», οίκεΐον της φιλοσοφίας, rapportent Porphyre, Vie de
faon, dans laquelle on reconnaît un épisode de la télété Pyth. 9, et Jamblique, Vie de Pyth. 27, en des termes si
dionysiaque, et, à sa suite, au mystérieux «chevreau tombé proches qu'ils doivent remonter à une source commune,
dans le lait» (supra, p. 127); ou encore au rite d'absorption Aristoxène de Tarente, selon J. Carcopino, op. cit., p. 215. A
de l'œuf, de l'œuf cosmique des orphiques, source Crotone, où il aurait, par une habile supercherie, persuadé
d'immortalité, que P. Boyancé a identifié, à travers un passage de les habitants de la ville de sa nature divine : en se cachant
Martianus Capella, comme l'une des composantes des dans un logis souterrain, où sa mère le tenait informé des
mystères dionysiaques (Une allusion à l'œuf orphique, MEFR, LU, événements, ce qui lui permit, lorsqu'il réapparut à la
1935, p. 95-112)? Suggestion qui rejoint le problème des lumière du jour, de raconter qu'il remontait des enfers, mais
origines du roman antique, dans les termes où le pose qu'il n'en connaissait pas moins, miraculeusement, tout ce
l'ouvrage de R. Merkelbach, Roman und Mysterium in der qui s'était produit en son absence (Diog. Laërce 8, 41; cf.
Antike, Munich-Berlin, 1962, et sa thèse, fort discutée (cf. A. Delatte, La vie de Pythagore, de Diogene Laërce, Bruxelles,
P. Grimal, REA, LXIV, 1962, p. 483-488; et R. Turcan, Le 1922, p. 245). D'où la conclusion de J. Carcopino, op. cit.,
roman «initiatique» : A propos d'un livre récent, RHR, CLXIII, p. 213-216, que, tant en raison du symbolisme cosmique de la
1963, p. 149-199), en raison de son caractère systématique, grotte que par désir d'imiter le Maître, les communautés
sur les attaches des romans, considérés comme des pythagoriciennes tenaient effectivement leurs assemblées
Mysterientexte, avec les rituels d'initiation, les cultes à mystères, et dans des «cavernes», rituel qui est à l'origine de la fable
les arétalogies, et qui, de ce fait, ne peut rester que de l'ordre transmise par Diogene Laërce.
de la conjecture. 588 J. Carcopino, op. cit., p. 212-216.
134 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

affinités avec les spéculations Πρωτόγονος Κόρη se dépouilla donc de son


pythagoriciennes589. C'est que, pour les uns et les autres, le mysticisme, au sens antique du terme, c'est-
microcosme qu'est la caverne est le centre à-dire de la célébration de rites d'initiation,
initiatique par excellence, le lieu suprême des rigoureusement secrets et qui intégraient le
naissances et des renaissances. Quant au décor fidèle à une secte d'élus, pour s'incorporer à la
que décrit Porphyre, l'on croirait y reconnaître religion officielle de la cité et aux données
la grotte de Préneste : comme si, en même temps préexistantes publiquement affirmées dans le
que la déesse acquérait une mythologie sanctuaire de Préneste, en un culte orienté non
symbolique, riche d'implications métaphysiques, sa vers le salut individuel, mais uniquement vers
grotte primitive prenait elle aussi une portée et l'explication du monde, non vers l'aspiration à la
une dimension philosophiques toutes béatitude éternelle et la résurrection dans l'au-
nouvelles. delà, mais, ici-bas, vers la connaissance objective
Non, certes, que, sous cette forme rénovée, la du réel et la compréhension intellectuelle de
religion de Fortuna Primigenia fût devenue une l'univers. Qu'est donc devenue, une fois adaptée
filiale de l'église pythagoricienne, pas plus que à la religion de Préneste, la palingénésie
son mythe n'était un doublet divin de l'histoire pythagoricienne? Elle est restée fidèle aux
de Pero et Micon, ni sa généalogie le calque préoccupations constantes du culte de la Primigenia, à
parfait de celle de la Πρωτόγονος Κόρη : une cette interrogation fondamentale sur le
adaptation, plutôt, une transposition de cette problème des origines qui est au cœur de la pensée
pensée mystique, plus pythagorisante primitive, qui, de tout temps, inspira la théologie
qu'intégralement pythagoricienne, et cela pour plusieurs officielle du sanctuaire590, et à laquelle elle
raisons. D'abord, la déesse de Préneste n'était apporte désormais une réponse plus complète,
pas de ces divinités vierges de mythologie plus riche et plus profonde. Mais, en cela même,
qu'étaient la plupart, si ce n'est la totalité, de ses elle affirme son attachement aux dominantes de
congénères romains. Elle avait déjà son mythe la pensée latine, peu tournée vers les grands
personnel, antique et structuré, donc intangible, problèmes métaphysiques et la quête de
celui de la Mère des dieux, que la nouvelle l'absolu, et plus sensible aux problèmes du temps
interpretano Graeca pouvait infléchir, mais non concret où vivent les hommes qu'à ceux de
supprimer, auquel elle pouvait se superposer, l'éternité du cosmos et des astres divins. Fortuna
mais non se substituer. D'où des relations autres, Primigenia était depuis toujours, de par son
de même portée symbolique, mais de forme épiclèse et sa fonction oraculaire, préposée à ces
littérale nécessairement différente, entre, d'une deux moitiés du temps entre lesquelles s'inscrit
part, Fortuna et un dieu comme Jupiter - l'existence des hommes et qui suscitent les plus
auquel, divinité féminine, il eût été, du moins poignantes de leurs inquiétudes : l'obsession
pour la pensée religieuse des Latins, métaphysique des origines, auxquelles elle
inconcevable qu'elle s'identifiât -, d'autre part, Persephone préside en tant que déesse Primordiale, et l'angoisse
et une déesse comme Demeter - qui, femmes psychique devant l'avenir, qu'elle distribue aux
toutes deux, pouvaient se confondre en une individus par l'entremise des sortes. Or, la
même figure divine. Ensuite, décalage plus nouvelle généalogie répond de la façon la plus
considérable encore, c'est l'esprit même de la simple, donc la plus rigoureuse et la plus
doctrine qui a été changé. Aucun document irréfutable qui soit, à ce problème, qui est celui de
n'indique que le culte de la Fortune de Préneste ait l'historicité, du temps et de l'éternité. A la
jamais comporté des mystères, et nulle question des origines, de l'antériorité respective,
hypothèse, si hardie soit-elle, ne saurait se risquer à soit de Jupiter, soit de Fortuna, et du déroule-
le conjecturer. En passant de la Grande-Grèce
dans le Latium, la croyance ineffable en la
590 Cf., dans Primigenius, on de l'Originaire, Latomus,
XXXIV, 1975, nos conclusions, p. 980-984. Pour l'acuité avec
laquelle le problème des origines se pose à la mentalité
w Fonctions des cavernes Cretoises, p. 127-131, dont on archaïque, M. Eliade, en particulier Aspects du mythe, Paris,
notera particulièrement la formule : « les êtres que le passage 1963, p. 97 sq.; et La nostalgie des origines, Paris, 1971,
dans la caverne avait rendus immortels» (p. 117). p. 92 sq.; 164 sq.; 175-177.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 135

ment de la durée, elle propose une solution par sacrorum, ou des écrits de quelque autre
l'alternance, qui n'est pas une dérobade, mais théologien, source de Varron, ou bien des
qui va au cœur du problème : aussi bien l'un que authentiques archives sacerdotales, on songera tout
l'autre, Jupiter et Fortuna également et particulièrement aux livres des pontifes594, que
réciproquement; qui, à la fois Père et Fils, Mère et Fille, provient la qualité de mater louis attribuée à
s'engendrent l'un l'autre tour à tour. Junon? Elle qui, dans la religion et la mythologie
Absurdité? sans doute, mais qui, si choquante traditionnelles, est - comme Fortuna - la déesse
qu'elle paraisse à notre rationalisme occidental des mères et des matrones, l'épouse du «père
et moderne, est loin d'être le propre du des dieux et des hommes» et la mère des
sanctuaire de Préneste et correspond en fait à une Olympiens, elle se trouve ainsi, sœur, épouse et
intuition essentielle de la pensée religieuse. mère du même dieu, dans la même relation,
Nous l'avons déjà rencontrée, à propos de absurde et mystérieuse, à Jupiter que l'était déjà
l'initiale Aditi, dans les hymnes védiques, où la Fortuna, concentrant en elle tous les rôles, tous
génération de la Mère par le Fils s'inscrit dans les aspects du possible, et unie à lui par des liens
une mystique panthéiste de la création et de qui vont jusqu'à l'universel et l'infini, comme si,
l'Être primordial591. A Rome même, l'on eût aimé à la limite, toutes les divinités du polythéisme,
savoir quels étaient exactement ces «livres interchangeables et équivalentes, ramenées à
sacrés des païens» qui, aux dires de saint l'incarnation de deux principes, féminin et
Augustin, allaient encore plus loin que les masculin, qui, eux-mêmes, se substituent l'un à
fictions des poètes, celles de Virgile, en particulier, l'autre et alternent entre eux, n'étaient qu'autant
puisque, selon eux, secundum istonim non poe- d'hypostases de l'unique et suprême Divinité595.
ticos, sed sacrorum libros non solum Iuno «soror Enfin, tout près de nous, telle est, dans
et coniux», sed etiam mater est louis592. Passage l'invocation de Dante qui clôt la Divine Comédie, la
énigmatique, rempli de citations de Virgile, entre condition de la Vierge, Mère et fille du Dieu
autres du panthéiste louis omnia piena de la qu'elle a enfanté, «Vergine Madre, figlia del tuo
troisième Bucolique, et de références, explicites figlio»596. Théologie de poète? Non, car une
ou implicites, à Varron, à la théologie des prière attribuée à saint Bernard nomme le
philosophes et à celle des poètes, et dans lequel Christ «le père de sa mère»597, et l'Église elle-
on reconnaît l'influence manifeste de la tripar- même le chante : genuisti qui te fecit; tu quae
tition varronienne593. Est-ce également d'une genuisti... tuum sanctum genitorem. Déesse du
exégèse varronienne, et pythagorisante, des libri paganisme romain, à la fois mère et fille de
Jupiter, ou Vierge mère de Dieu et fille de son
divin fils : le rapprochement n'a rien de sacrilège
et l'un ou l'autre de ces vers eût pu appartenir à
591 Supra, p. 97 sq. La formulation est d'ailleurs loin d'être ces hymnes païens dont devait retentir, aux
isolée dans les textes sacrés de l'Inde : on la retrouve dans
les Veda et les Brahmana, où les principes créateurs jours de fête, le sanctuaire de Fortuna
masculin et féminin s'engendrent réciproquement, et où Agni Primigenia.
- le Feu primordial - engendre soit ses mères, soit son père
(A. Bergaigne, La religion védique, III, p. 93).
592 Ciu. 4, 10, p. 159 D. (citant Aen. 1, 47).
593Verg. éd. 3, 60, cité en ciu. 4, 9, p. 157 D. (de même 594 Sur les libri sacerdotum, G. B. Pighi, La religione
georg. 2, 325 sq., en 4, 10, p. 158 D.) et commenté à la lumière romana, Turin, 1967, p. 41-53. Quant à la source éventuelle de
de Varron, nommé deux fois p. 157 D., pour sa critique du Varron, on pense tout naturellement à Mucius Scaevola,
culte rendu aux images divines et l'éloge indirect que, au dont la qualité de grand pontife a pu expliquer l'attribution,
nom de la pureté religieuse, il adresse au judaïsme lorsqu'il par Augustin, aux « livres des pontifes » eux-mêmes de ce qui
déplore l'anthropomorphisme cultuel. Le même louis omnia n'était, en réalité, que le fruit des spéculations théologico-
plena réapparaîtra d'ailleurs en ciu. 7, 9, p. 286 D., après une philosophiques de l'un d'eux.
nouvelle référence à Varron : idem dicit deum se arbitrari esse 595 Cf. les suggestions de J. Przyluski, La Grande Déesse,
animam mundi. Quant à la suite du développement, 4, 10, p. 181, sur les modes selon lesquels les religions évoluées
p. 158-159 D., c'est encore, visiblement, Varron qui inspire concilient l'ancien polythéisme et le monisme auquel elles
l'analyse d'Augustin, construite sur l'opposition figmentis tendent.
poeticis-philosophorum libris. Sur les trois théologies, des 596 Paradis, 33, 1.
poètes, des philosophes, des hommes d'État, P. Boyancé, Sur 597 A. Masseron, Dante et samt Bernard, Paris, 1953,
la théologie de Varron, REA, LVII, 1955, p. 57-84. p. 116sq.
136 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA'

C'est que cette relation réciproque, contraire Image double comme le mythe divin de
à toutes les lois de la biologie et à toutes les Préneste, et opposée, dans sa dualité, à l'œuf
normes de la logique humaine, est l'une des primordial et unique des orphiques; image
formulations favorites du langage mystique, exemplaire par laquelle le sage de Crotone et toute la
commune aux mystères païens et au mystère lignée de ses disciples, jusqu'aux plus lointains,
chrétien, seule capable de pénétrer l'insondable répondaient au mystère, ou au faux problème,
et de suggérer l'indicible, le mystère de des origines, dans les termes mêmes que
l'Incarnation comme celui de la cosmogonie des reprendront les prêtres de Fortuna Primigenia, leurs
origines. En fait, le paradoxe de Préneste, par la incontestables héritiers spirituels : par
double généalogie qu'il pose entre Fortuna et l'alternance de la génération et la loi du perpétuel retour.
Jupiter et par la réponse dialectique qu'il A Préneste, la succession linéaire des
ap orte au problème des origines, est l'exact générations divines que supposait l'antique et simple
équivalent mythique de la question que nous ne posons généalogie de Jupiter, enfant de Fortuna, est
plus qu'avec le sourire, mais qui recouvre l'une désormais abolie : la généalogie inverse dont
des interrogations essentielles de la philosophie, vient d'être dotée Fortuna, Diouo fileia, est la
question que, pas plus que nulle autre doctrine, meilleure preuve que les phénomènes sont
n'ont pu éluder les pythagoriciens : celle de réversibles. Ainsi, à la simple et immédiate
l'antériorité respective de l'œuf et de la poule598. perception d'un temps linéaire, succède la
représentation conceptuelle d'un temps cyclique; et, à
la faveur de ce temps cyclique, que domine
598 Elle est ainsi formulée par Censorinus, de die nat. 4, 2-4, Fortuna, les deux moitiés de la durée se
dans le passage où il pose la question des origines de recouvrent, l'avant et l'après ne font qu'un, la hantise
l'humanité, inlassablement débattue parmi les philosophes, des origines et l'anxiété de l'avenir s'apaisent : ni
et insoluble comme tout problème des origines, puisque le l'une ni l'autre, elles n'ont plus, en effet, de
terme posé comme premier suppose toujours un terme qui
lui est antérieur, et ainsi de proche en proche. D'où l'aporie raison d'être, puisque les origines, loin d'être
dans laquelle s'enferment ceux qui croient que l'humanité rejetées dans un passé inaccessible et
eut un commencement et que naquirent un jour «les irrémédiablement révolu, se répètent, et que le devenir,
premiers hommes». C'est ce que montre l'exemple fameux loin d'être cet inconnu insondable et effrayant
allégué par les Pythagoriciens, qui affirment que l'humanité, par sa nouveauté, a déjà eu lieu et ne fait que
loin d'avoir eu un commencement premier, exista de tout recommencer, indéfiniment semblable à lui-
temps, et qui appuient cette thèse sur la comparaison,
devenue proverbiale : sed prior ilia sententia, qua semper même. Si bien que le futur n'est autre que le
humanum genus fuisse credittir, auctores habet... eiusque rei primordial en voie de réactualisation. Solution
exemple negant omnino posse reperiri, auesne ante an oua rassurante et définitive au problème du temps,
generata sint, cum et oiium sine aue et auis sine ouo gigni non
possit. Cette formule, précise Censorinus, était celle non
seulement de Pythagore lui-même, d'Okellos de Lucanie et
d'Archytas de Tarente, et, après eux, omnesque adeo Pytha- vers laquelle tend la naissance et toute la maturation de
goricos, mais aussi de Platon et de l'ancienne Académie, et l'enfant, et qui est l'état d'homme; d'où la formule άνθρωπος
d'Aristote, de Théophraste et de nombreux péripatéticiens, γαρ άνθρωπον γεννςί (de part, animal. 1, 1, 646a 25; de même
multique praeterea non ignobiles peripatetici idem scripserunt met. Z, 8, 1033b 30; cf. le commentaire qu'en donne
(on rapprochera Varron, RR 2, 1, 3, sur l'origine des êtres L. Brunschvicg, L'expérience humaine et la causalité physique,
vivants : sine enini aliquod fuit principiimi generandi anima- Paris, 1922, p. 144 sq.) que, dans sa rigueur métaphysique,
lium, ut putauit Thaïes Milesius et Zeno Citieus, sine contra eût fort bien pu comprendre un prêtre de Fortuna
principiimi horum extitit nullum, ut credidit Pythagoras Samius Primigenia, puisque la doctrine qu'il enseignait en offrait
et Aristoteles Stagerites). L'on pourrait même, dans cette littéralement la traduction mythologique. Ce serait d'ailleurs un
perspective, se demander si les expressions, fondées sur la jeu, auquel nous ne résisterons pas, que de substituer, dans
réciprocité et l'identité, par lesquelles Aristote rend compte la phrase de Censorinus, à l'«œuf» et à la «poule» pris
de la génération et de la croissance des êtres vivants, comme exemples par Pythagore, les noms des divinités
hommes ou plantes, ne dérivent pas directement du langage prénestines : negant omnino posse reperiri Fortunale ante an
pythagoricien, lorsque le Stagirite, par exemple, distingue Iuppiter generatus sit, cum et luppiter sine Fortuna et
deux ordres d'antériorité, l'antériorité réelle, celle de la Fortuna sine loue gigni non possit. L'épreuve est concluante :
raison, τφ λόγω, qui est l'inverse de l'antériorité l'on ne saurait en effet lire formulation plus exacte de la
chronologique, τω χρόνω, qui n'est qu'apparence, car la fin préexiste à nouvelle théologie prénestine, et c'est bien la meilleure
l'acte, comme l'essence à la matière, si bien que le confirmation que l'on puisse donner de sa provenance et de
développement de l'être humain s'explique par la cause finale son orthodoxie pythagoriciennes.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 137

non point immobile, mais changeant en un cours amplement suffisant, compte tenu des données
régulier et prévisible, et dont les deux moitiés, chronologiques que Préneste nous procure par
substantiellement identiques, se rejoignent en elle-même et qui ne permettent pas d'envisager
une unité aussi forte que celle dont, sous tous une date très reculée. Si convaincu que nous
ses aspects, le culte de Fortuna Primigenia nous soyons, selon la formule célèbre de J. Carcopi-
a accoutumés à trouver l'exemple: unité des no, que, « lorsqu'il y eut une conscience italique,
lieux de culte, unité des fonctions de la déesse, elle pythagorisa»600, cette prise de conscience
unité, enfin, d'une philosophie ésotérique du des problèmes philosophiques du temps et de
temps perpétuellement recommencé, sous l'historicité ne semble pas, dans le sanctuaire de
l'égide de l'omnipotente déesse des origines. Préneste, avoir été extrêmement précoce. Les
De quand pouvons-nous dater l'introduction, inscriptions locales elles-mêmes nous en offrent
dans le sanctuaire de Préneste, de cette pensée la preuve la plus tangible. Car, si la dédicace
philosophique ou, plutôt, son adaptation aux d'Orcevia à Fortuna Dioiio fileia Primocenia nous
lignes maîtresses et aux besoins de la théologie enseigne que, dès le IIIe siècle, la réforme
locale, par un clergé rompu aux spéculations pythagoricienne du culte prénestin était
sacrées de haut niveau? Les documents grecs accomplie, elle nous suggère, simultanément, qu'elle ne
eux-mêmes ne nous donnent, à cet égard, devait être encore, à cette époque, qu'un
aucune indication formelle. Si Methapos, le phénomène récent et qui, peut-être, ne s'était pas
réformateur athénien, lui-même originaire de Phlyées, encore développé jusqu'à ses ultimes
des mystères de Demeter et de Koré Protogonos conséquences.
en Messénie, accomplit son œuvre de En effet, la titulature de la déesse n'avait pas
restauration religieuse dans le second quart du IVe encore, à cette date, trouvé sa formulation
siècle, nous ne trouvons là qu'un terminus ante définitive, que nous ne lisons, puisqu'un tel
quem singulièrement imprécis. Car il est hiatus les sépare, que sur les dédicaces du
vraisemblable que les mystères des deux déesses, à dernier siècle de la République et de l'Empire :
Andania comme à Phlyées, remontaient à un Fortunae louis puero Primigeniae. Paradoxe déjà
passé aussi immémorial que ceux d'Eleusis599. noté par Warde Fowler601 qui, toutefois, n'en
De même pour les lamelles d'or orphico-pytha- avait pas dégagé toute la portée : l'inscription
goriciennes de Thurii, datables, en elles-mêmes, archaïque du IIIe siècle emploie, pour désigner
de la première moitié ou, tout au moins, du la «fille» divine de Jupiter, le terme courant,
milieu du IVe siècle, mais dont la doctrine, pour usité de tout temps en latin, celui que gardera la
ne point parler du fabuleux Orphée, se fonde sur langue classique, tandis que celles de la fin de la
les enseignements d'un maître du VIe siècle. En République et de l'Empire ont recours au
tout cas, tant en ce qui concerne la Grande- féminin archaïque ou archaïsant puer, encore en
Grèce que la Grèce propre, ces divers usage, précisément, comme substantif épicène,
documents nous fournissent pour les faits grecs, chez les poètes du IIIe siècle av. J.-C.602, mais qui,
assignables dans leur ensemble à la première rapidement, et pour le plus grand bonheur des
moitié du IVe siècle, un synchronisme sûr, et antiquaires et des grammairiens, dut faire figure
de curiosité archéologique et linguistique,
sciemment conservée par le clergé local. Parce que,
599 Les mystères de Phlyées auraient même été, aux dires
d'Hippolyte, réf. haer. 5, 20, 5 (cf. P. Tannery, Orphica, fr. 3
Abel, RPh, XXIV, 1900, p. 97-102), plus anciens que ceux 600 La basilique pythagoricienne de la Porte Majeure,
d'Eleusis. Sans doute, traitant, après L. Deubner, Attische p. 161.
Feste, Berlin, 1932, p. 69 sq., de l'orphisme des Lycomides 601 Roman essays and interpretations, p. 67.
(supra, p. 129, n.568), Nilsson, Gesch. griech. Rei, I, p. 669, et 602 Deux exemples dans l'Odyssée de Livius Andronicus :
II, p. 98, émet-il l'hypothèse que, si Demeter Anesidora et mea puer; sancta puer Saturni; un chez Naevius : Cereris
Koré (sans épiclèse) doivent appartenir au fonds le plus Proserpina puer; un dans le Cartnen Nelei (contemporain de
primitif des mystères de Phlyées, le surnom Protogoné, qui Livius?): saucia puer (Warmington, II, p. 24, v. 3; 30, v. 16;
trahit l'influence orphique, n'aurait été attribué à cette 58, v. 24; 628, v. 1). Sur ces exemples, cf. les commentaires de
dernière qu'à la suite d'une réforme du vieux culte. Encore Charisius et de Priscien, dans Keil, Grammatici Latini, I, 84, 5;
convient-il, si réforme il y eut, de ne pas, contre toute et II, 231, 43 - 232, 5; ainsi que R. Arena, Alcune considerazioni
vraisemblance, en abaisser systématiquement la date. su lat. puer, RIL, CVI, 1972, p. 437-450.
138 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.

sans doute, la langue religieuse est, en elle- tournant des IVe-IIIe siècles, date que rendent
même, éminemment conservatrice, qu'elle hautement vraisemblable, par ailleurs, à la fois
perpétue, par vocation, les mots, c'est-à-dire les l'évolution interne du culte de Fortuna
croyances et les rites du passé dont elle est le Primigenia et, sur un plan plus général, l'histoire du
véhicule, surtout si, comme c'est le cas, ces pythagorisme romain. Le IVe et le IIIe siècle sont
conceptions sont en réalité d'âge récent et qu'il en effet, dans la religion de Fortuna et dans
est de bon ton, pour asseoir leur prestige, de les l'histoire même de son sanctuaire, une période
vieillir artificiellement. Mais aussi et surtout de transformations cruciales et d'intense
parce que le substantif puer, grâce au genre création. Nous avons cru, en cette même fin du IVe
bisexué, indistinctement masculin et féminin, siècle, pouvoir tenir pour entièrement achevée
qu'il avait dans la langue archaïque, permettait la première hellénisation de Fortuna et l'accueil,
de désigner sous le même vocable le Jupiter dans son mythe et ses bras maternels, de la
Enfant nourri par la courotrophe et la nouvelle Junon enfant qui, désormais, partageait son culte
Fortuna, «fille» de ce même Jupiter: formule et celui de Jupiter. Peut-être le processus était-il,
qui, par elle-même, exprimait à la perfection la en fait, et plusieurs indices nous incitent à le
réciprocité de la Mère et du Fils et l'alternance penser, accompli depuis une date bien
de leur génération et qui, par l'identité en antérieure, qui pourrait remonter, sinon jusqu'aux VIe- Ve
quelque sorte linguistique qu'elle établit entre siècles, du moins à une époque intermédiaire
eux, joue un rôle analogue à celui que entre ces deux limites extrêmes603. Ce n'est, en
remplissent, dans le culte de Demeter et Koré, les tout cas, qu'à partir de ce moment qu'il nous
monuments figurés des «deux déesses», devient perceptible. Or, même s'il en est ainsi, et
semblables ou à peine différenciées, qui sont le si nous nous en tenons à cette datation basse,
fondement archéologique de leur identité qui offre au moins l'avantage d'être entourée des
surnaturelle. Détail insignifiant en apparence, cette garanties les plus prudentes, c'est au moment
hésitation de la langue épigraphique est donc même, et là, nous retrouvons des faits plus
fort riche d'enseignements. Elle nous révèle positifs, attestés par l'archéologie, où cette
qu'au temps de l'inscription d'Orcevia la première phase, parvenue à son terme, reçoit sa
nouvelle religion de Fortuna Primigenia, «fille de consécration officielle, avec la dédicace de \\ae-
Jupiter», était encore malléable, et sa titulature des) louis Pueri, et qu'elle se concrétise dans une
canonique, Diouo fileia ou louis puer, encore en œuvre plastique, la statue de la courotrophe aux
cours d'élaboration. Variation significative, et deux enfants, que s'ébranle la seconde phase,
qui atteste la systématisation d'un culte déjà celle qui devait donner naissance au nouveau
fermement constitué, mais dont la portée mythe de Fortuna, fille de Jupiter. Cette
mythique et métaphysique est de plus en plus évolution continue de la théologie prénestine
nettement dégagée par ceux-là mêmes qui en sont s'ac orde bien avec l'activité des bâtisseurs qui, dans le
les desservants et les interprètes officiels. En même temps, couvrent d'édifices nouveaux le
écartant le banal fileia et en optant, à tout centre de la ville, en ces années charnières du
jamais, pour l'insolite puer, les prêtres de IVe au IIIe siècle, où le sanctuaire inférieur
Fortuna Primigenia, loin de chercher à dissimuler la reçoit, lui aussi, sa configuration définitive, avec
contradiction qu'ils venaient d'introduire au les premiers aménagements de la grotte, lieu de
cœur du sanctuaire, mettaient au contraire la naissance tellurique du culte et symbole
l'accent, avec une évidence aveuglante, sur la pythagorisant du monde-caverne, avec la
relation dialectique de Jupiter et de Fortuna, sur la construction du temple situé sous la cathédrale, celui
richesse spirituelle de leur filiation de Jupiter Puer, et, semble-t-il aussi, autant qu'on
contradictoire, et sur les valeurs théologiques dont elle était puisse le conjecturer, celle de Xaedes Fortunae,
porteuse. dont l'existence, en tout cas, est attestée en 216.
Cette réinterprétation pythagorisante d'un Ainsi, les deux modes de construction vont de
culte archaïque qui, au IIIe siècle, n'avait pas pair, et au même rythme : élaboration spirituelle
encore trouvé son assiette définitive, celle qu'il
devait garder jusqu'à la fin du paganisme, peut
donc se situer, sans grand risque d'erreur, au Supra, p. 118 sq.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 139

d'une philosophie et d'une mythologie s'abreuve avec une avidité croissante à la source
religieuses, édification architecturale des demeures de vive de l'hellénisme italique et où, avec ses
pierre où réside la déesse dont la figure, encore premiers poètes, Naevius en particulier, elle ne
élémentaire à l'époque archaïque, prend les va pas tarder à donner forme littéraire au destin
contours de plus en plus nets que lui confère historique auquel elle a conscience d'être
une doctrine fermement structurée. appelée, l'on ne saurait s'étonner que Préneste, elle
Mais ces mêmes années comptent aussi aussi, se mette à l'écoute des enseignements
parmi celles où la «conscience» romaine, et la plus dispensés par le maître de Crotone et ses
officielle, « pythagorisa » avec le plus héritiers et qu'elle donne, elle aussi, grâce à eux,
d'enthousiasme et de ferveur604. Ce sont celles où une réponse au problème du destin temporel de
Ap. Claudius, l'illustre censeur de 312, compose l'homme qui, depuis ses origines, la
le recueil de ses sententiae en vers saturniens, tourmentait.
d'inspiration pythagoricienne605; où son protégé, Que cette réponse, mystique, métaphysique,
l'édile Cn. Flavius, l'audacieux «éditeur» du volontairement ésotérique dans sa conception et
calendrier romain, dédie sur le Forum, durant la hermétique dans sa formulation, soit restée
crise de 304, une aedicula de bronze à la déesse l'apanage d'une élite et qu'elle n'ait été
Concordia, réconciliatrice des factions politiques accessible qu'à un petit nombre, prêtres ou fidèles
déchirées, qui est le double de l'Homonoia instruits des arcanes du culte de Fortuna et de la
exaltée par le pythagoricien Archytas de Taren- doctrine de Pythagore, l'on n'en saurait douter.
te606; où une gens patricienne d'aussi grand Le nouveau mythe de Fortuna, louis puer
renom que les Aemilii portait avec prédilection, Primigenia, n'était point de ceux qui attirent les
et durant plusieurs générations, le cognomen de foules: inintelligible au commun des dévots,
Mamercus ou Mamercinus qui, comme d'autres consultants de l'oracle plus superstitieux que
se donnèrent des ancêtres troyens, lui philosophes, ou matrones plus attentives à la
permettait de se rattacher au légendaire Mamercos ou santé de leurs nourrissons qu'aux divins
Marmacos, le soi-disant fils de Pythagore607; où, enseignements du sage de Crotone, il n'a jamais
enfin, débordant les cénacles de l'aristocratie atteint à la diffusion d'un mythe populaire,
politique et intellectuelle, le nom et jusqu'à capable de rivaliser avec son contraire, celui des
l'image de Pythagore se répandent sur la place enfances de Jupiter et Junon, objets de la
publique, lorsque, en pleine guerre samnite et ferveur persistante des maires. C'est par cette
sur l'ordre de l'Apollon de Delphes, on lui élève limitation, précisément, que se justifient
une statue sur le Comitium, comme au plus sage certaines des singularités apparentes du culte prénes-
d'entre les Grecs, et que la légende même prend tin ou, plutôt, des documents qui nous le font
naissance que, jadis, les Romains lui auraient connaître. Ainsi des inscriptions qui font état de
accordé le droit de cité608. En ces années la filiation nouvellement acquise par Fortuna et
fécondes où, après la rupture du Ve siècle, Rome qui, paradoxalement, sont à la fois ostentatoires
et d'une discrétion qui confine à l'effacement.
Ostentatoires par leur contenu même, et par
604 C'est à cette même époque que se forge la légende, qui l'importance démesurée que l'épigraphie locale
restera indéracinable, malgré le démenti que lui inflige la
chronologie, de Numa, disciple de Pythagore. Sur l'ensemble semble accorder à cette généalogie. Car, même
des faits, J. Carcopino, op. cit., p. 182 sq.; L. Ferrerò, Storia lorsque les mythes grecs eurent été adoptés à
del pitagorismo nel mondo romano, p. 138-174. Rome et que, dans la conscience religieuse
605 Cic. Tusc. 4, 4. commune, Mars ou Vénus furent
«°*Liv. 9, 46, 6; Plin. NH 33, 19. Cf. le fragment 3 universellement considérés comme le fils ou la fille de
d'Archytas, Diels, Vorsokratiker, I, p. 437, 1. 7; ainsi que Jupiter, jamais les dédicaces qui leur furent
A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège-Paris,
1922, p. 259; et A. Momigliano, Camillas and Concord, CQ, consacrées ne mentionnèrent pour autant leur
XXXVI, 1942, p. 111-120. filiation609 : preuve nouvelle, s'il en était besoin,
607 Plut. Num. 8; Aem. 2, 1-2; Fest. Paul. 22, 9; cf. Klebs, s.v.
Aemilii Marnerei, RE, I, 1, col. 568-571; F. Münzer, Römische
Adelsparteien und Adelsfamilien, 2e éd., Stuttgart, 1963,
p. 156. 609 L'épiclèse de Vénus Ionia elle-même (supra, p. 88,
608 Plut. Num. 8, 20; Plin. Ν Η 34, 26. n. 393) devant exprimer, à l'origine, la subordination (une
140 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«

du but que poursuivait le clergé prénestin, qui, cielle de Fortuna, «fille de Jupiter, Primigenia»,
en l'inscrivant dans la titulature officielle de la est demeurée sans prise sur la piété populaire,
déesse, visait à proclamer, par ce moyen comme sans incidence sur la vie religieuse réelle
symbolique, une vérité plus haute, et l'un des du sanctuaire. Matière à inscriptions, et non
concepts majeurs de sa théologie. Mais, à sujet de dévotion, artifice intellectuel aussi
l'inverse, on n'est pas moins frappé par le nombre surajouté au culte initial et ancestral que, en son
extrêmement réduit, pour ne pas dire infime, temps, l'avait été Junon et, finalement, aussi
des inscriptions qui rappellent cette généalogie : marginale qu'elle, elle n'a jamais eu,
six seulement, sur un important corpus, qui littéralement, d'autre existence que nominale, et elle
atteignait déjà quarante dédicaces au temps de n'est jamais, pour autant que nous le sachions,
Marucchi et qui, de nos jours, approche des parvenue jusqu'à l'existence cultuelle. Ce qui,
quatre-vingts610. pour conclure, explique amplement le silence
Ce rapport statistique reflète exactement la que Cicéron, dans son analyse de la religion de
réalité historique. Loin de confirmer l'égalité Préneste, a gardé sur cet élément secondaire et
foncière et originelle que, sur la foi d'une obscur - au double sens du terme - du culte de
comparaison avec la déesse védique Aditi, la Primigenia.
G. Dumézil avait cru pouvoir établir entre les Ainsi avons-nous pu, au cours des temps,
deux généalogies antithétiques de Fortuna, de reconnaître dans le culte de Fortuna Primigenia
tout temps, selon lui, présentes dans le culte, et des couches mythiques et psychiques d'âge fort
de même portée théologique, un examen rapide différent. Grande déesse locale, elle n'est pas,
- et pour cause - des documents relatifs à la telle Athéna sortant tout armée de la tête de
seconde de ces généalogies nous convainc Zeus, venue toute constituée dans sa ville, qui ne
immédiatement du contraire. Autant la maternité de l'a reçue ni de son héritage indo-européen, ni
Fortuna est puissamment affirmée dans le culte, d'une Hellade pourtant plus experte qu'elle dans
dont elle est, avec l'oracle, l'une des deux la création des formes divines. Mais c'est
colonnes maîtresses, autant sa qualité de fille de Préneste qui, par l'entremise de son propre clergé,
Jupiter y est inexistante. C'est que les deux se l'est à elle-même donnée et qui, avec une
données ne se situent pas au même niveau de la patience intelligente et persévérante qu'on ne
conscience religieuse. L'une est, pour les peut qu'admirer, a façonné sa figure
mortels, objet de foi et d'espérance; elle s'incarne prestigieuse. La religion de Préneste, en l'état où nous
dans une statue, présente à leurs regards, qu'ils commençons à l'entrevoir d'après les premiers
peuvent toucher de leurs lèvres et de leurs textes épigraphiques et les vestiges les plus
mains, qui appelle les gestes de leur piété et qui anciens du sanctuaire, est déjà, en effet,
émeut leur sensibilité. L'autre, abstraite et l'aboutissement d'une longue évolution et d'un
théorique, qui est de l'ordre du symbole, reste brassage singulièrement complexe. A partir du culte
cantonnée dans le domaine étroit de la primitif rendu dans la grotte à la Déesse-mère,
mythologie savante et de la théologie philosophique.
Mentionnée seulement par quelques fidèles
particulièrement scrupuleux sur les dédicaces qu'ils
lui consacrent611, la titulature complète et offi- seulement, sur les six qui nous sont parvenues, en tout ou en
partie, nous sont connus par leurs noms, et l'on voit mal, au
delà des choix irrationnels de la sensibilité individuelle, ou
d'une situation de fortune qui leur permettait de faire graver
ce long texte, quelles affinités particulières de classe, de
divinité qui est dans la dépendance de, «du cercle de»), psychologie ou de culture pouvaient unir, à travers les
plutôt que la filiation. siècles, l'aristocratique Orcevia, l'esclave Nothus, qui
610 Supra, p. 16. Cette quarantaine d'inscriptions ne appartenait à Ruficana Plotilla, P. Annius Herma, l'héritier de
comprenant que celles qui avaient déjà paru au CIL XIV, il Trebonia Sympherusa, bourgeois de Préneste, apparemment
convient d'y ajouter (supra, p. 3, n. 6) la vingtaine de (CIL Ρ 60; XIV 2863, ainsi que 2862; 2868; citées supra,
dédicaces nouvelles publiées dans Eph. Ep. IX et, en dernier p. 24 sq.), et le Quadratus dont nous ne lisons plus que le
lieu, les quelque quinze inscriptions éditées par Fasolo et cognomen (Fasolo-Gullini, p. 285, n° 29). Sur
Gullini, p. 276-288. l'indif érenciation sociale de la Primigenia et la participation à son culte de
611 L'on ne saurait malheureusement déceler des toutes les couches de la population, y compris les esclaves,
caractères communs aux dédicants de ces inscriptions : quatre F. Borner, Religion der Sklaven, I, p. 140-144.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 141

courotrophe et dispensatrice des sorts, à partir Un ensemble conceptuel aussi élaboré


du simple mythologème de la Mère Primordiale témoigne, pour l'époque, d'une science religieuse et
et de l'Enfant divin, qui relèvent l'un et l'autre philosophique avancée et d'une culture
de structures religieuses caractéristiques du théologique profonde. Il a dû naître, au sein même du
monde méditerranéen, les prêtres de Fortuna sanctuaire de Fortuna, des méditations de ses
Primigenia ont peu à peu composé une synthèse prêtres, dépositaires d'une longue tradition
théologique et culturelle d'un niveau sacerdotale, aussi versés dans la connaissance
extrêmement élevé, qui puise, bien entendu, aux sources des choses divines que ceux de l'Étrurie ou que
extérieures de la civilisation, à l'hellénisme les pontifes de Rome. On entrevoit ainsi, dans la
diffusé par l'intermédiaire de l'Étrurie et de la Préneste active et affairée du IVe et du IIIe
Grande-Grèce, mais qui n'en est pas moins le siècle, centre important du travail du bronze, et
fruit d'une élaboration purement locale, productrice d'une industrie de luxe où elle
exclusivement prénestine et sans équivalent dans s'inspire à la fois des traditions étrusques et des
l'Italie ancienne. Le résultat de ce long processus modèles grecs613, ville bourdonnante de la fièvre
.

de réflexion et d'adaptation est le culte de des bâtisseurs qui édifient, aux abords de son
Fortuna louis puer Primigenia, tel que nous le forum, des temples à l'étrusque, au décor de
voyons constitué à partir des IVe-IIIe siècles, et terre cuite polychrome, ce que pouvait être le
qu'il se perpétuera jusqu'à l'extrême fin du clergé d'un grand sanctuaire latin, sa culture
paganisme. Sans doute la nouvelle théologie intellectuelle et sa formation théologique. Ces
prénestine et ses implications métaphysiques, prêtres de la Primigenia, qui, pour nous, restent
fort éloignées des croyances populaires anonymes, appartenaient sans nul doute, comme
auxquel es s'en tient le vulgaire ignorant, ne relèvent- leurs homologues romains, aux grandes familles
elles pourtant que d'un pythagorisme mitigé, de la noblesse prénestine, à ces Anicii, Orcevii,
abâtardi, diront certains, en tout cas, etc., qui fournissaient aux magistratures locales
incontestablement simplifié. Cette théologie de l'absurde, aussi bien qu'aux sacerdoces de Fortuna.
qui s'est volontairement coupée de la foule pour Comment furent-ils touchés par la prédication
mieux s'adresser aux esprits d'élite, n'est pythagoricienne, où avaient-ils reçu le sens des
intelligible qu'aux seuls initiés - initiés, non pas, il est spéculations métaphysiques et acquis l'agilité
vrai, aux mystères de la secte, mais seulement à intellectuelle que requiert une construction aussi
ses spéculations doctrinales. Comme d'ailleurs à subtile? Ils ont été, comme l'élite de leurs
Rome à la même époque612, car, en ce tournant contemporains, tributaires d'une double source,
du IVe au IIIe siècle, le mouvement des esprits dans ce monde composite de Rome et du
est le même dans les deux villes, il ne s'agit ni du Latium, carrefour d'influences où se croisaient
pythagorisme scientifique, astronomique et les courants culturels venus d'Étrurie et de
mathématique, celui des spéculations sur les Grande-Grèce. A une époque où les jeunes
nombres et l'harmonie des sphères, ni du Romains, les fils de l'aristocratie, il s'entend,
pythagorisme religieux et même dévot, celui des acous- étaient instruits dans les lettres étrusques,
matiques, celui des conventicules et des comme ils le furent plus tard dans les lettres
«églises» souterraines, mais uniquement d'un grecques614, en une Étrurie ouverte de longue
pythagorisme intellectuel, d'un système complet de date à l'enseignement du maître de Crotone615,
pensée et d'explication du monde, et d'une
doctrine aristocratique d'insigne éclat culturel,
qui est désormais intégrée à la religion officielle 613 Cf. Ch. Picard, De la stèle d'Ameinocleia à la ciste
de la cité, mais au prix d'une irrémédiable perte «prénestine» G. Radeke, REG, LIX-LX, 1946-1947, p. 210-
de substance spirituelle, puisqu'elle s'est 218.
614 Liv. 9, 36, 3, en 310: Tite-Live donne cette précision à
dépouillée de la dimension mystique qui la rendait propos de la première traversée de l'impénétrable forêt
suspecte aux pouvoirs établis et qui lui valut de Ciminienne, exploit dont l'auteur fut un Fabius ou, selon
leur part tant d'inquiétudes et de d'autres, un Claudius, qui, élevé à Caere chez des hôtes de sa
persécutions. famille, possédait parfaitement la langue étrusque.
615 Déjà l'on comptait des Étrusques parmi les premiers
disciples de Pythagore, dont la liste est transmise par
612 Cf. les conclusions de L. Ferrerò, op. cit., p. 174. Jamblique (Diels, Vorsokratiker, I, 58, A, p. 446-448). A la fin
142 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

et où, depuis le sud, rayonnait sur l'Italie le foyer bouleversé : elle lui a permis d'épanouir les
de la politique et de la pensée pythagoriciennes virtualités qu'il portait en lui, plus qu'elle ne l'a
qu'était alors Tarente, sous la direction d'Archy- transformé de l'extérieur. La Primigenia des
tas616, les milieux aristocratiques et sacerdotaux premiers temps possédait déjà les deux traits qui
de Préneste subissaient indéniablement les devaient rester les caractéristiques majeures de
mêmes influences. sa nature : une forte charge mythique qui
Tels étaient les hardis novateurs qui, instruits confirme en tout point les vues de C. Koch ou de
de la philosophie comme de la mythologie G. Dumézil sur la « démythisation » de la plus
grecque, surent, à la lumière de la doctrine ancienne religion romaine, et une obscure
pythagoricienne, accomplir une réforme intuition métaphysique qui ne demandait qu'à se
sacerdotale, moderniste et savante, qui devait constituer en doctrine sous l'influence
remodeler le vieux culte de la Primigenia et lui stimulante de la pensée grecque. Telle elle était à ses
donner sa forme définitive, en lui conférant le débuts, telle elle est encore dans cette phase de
prestige d'un mythe symbolique et en dégageant son histoire : pourvue désormais de deux
de leur religion ancestrale une théologie mythes, au lieu d'un seul, l'un primitif, religieux,
métaphysique. Cette remise en ordre, extrêmement tellurique, l'autre spéculatif, philosophique et
consciente, d'une religion primitive, n'est pas pythagorisant, mais qui, l'un comme l'autre,
sans évoquer l'organisation systématique, plus développent en histoire sacrée et en théogonie
administrative cependant qu'intellectuelle, dont l'énigme des origines. Mais, au terme de cette
les pontifes de Rome dotèrent eux aussi le culte rénovation, devenue plus abstraite et de plus
de leur cité. A Préneste, le résultat de ces haut prestige intellectuel, elle était prête pour
spéculations est une création extrêmement une nouvelle ascension : engagée dans le cycle
originale, et qui apparaît comme unique dans fécond des naissances et des renaissances,
l'Italie républicaine. Mais l'image qui l'emporte, maîtresse du temps perpétuellement recommencé et
en définitive, est celle de la continuité plus que des destins cycliques de l'univers, elle avait
de la métamorphose. Les prêtres de la vocation pour une primauté non seulement
Primigenia qui, sur son culte archaïque, ont greffé locale, mais cosmique, et pour la royauté divine
leurs spéculations savantes, n'ont rien qui en est l'expression mythologique.
abandonné de leurs antiques croyances, et le secret de
leur réussite fut de savoir rénover l'ancienne
religion de Fortuna sans rien renier de sa En cette phase de son histoire, disons-nous :
signification première et sans altérer le sens de en effet, les hautes destinées auxquelles Fortuna
son mythe originel, celui de la Déesse Primigenia s'élevait en ce début du IIIe siècle ne
Primordiale, mère de l'enfant divin et des enfants des marquaient pas encore l'apogée de sa carrière. Il
hommes. La réforme pythagoricienne du culte lui restait encore - au moins sous la République,
l'a achevé, accompli, elle ne l'a pas radicalement car nous ne saurions la suivre jusque sous
l'Empire et l'aventure du syncrétisme, dont la
statue d'Isityché qui lui fut dédiée demeure le
témoin - deux étapes à parcourir, toutes deux
du IVe siècle, Aristoxène de Tarente croyait à l'origine scandées par les témoignages de l'archéologie.
étrusque de Pythagore (Diog. Laërce 8, 1) et le même Jamblique L'un, mineur, est une ciste prénestine (PL VII-
affirme : εν δε τοις Λατίνους άναγινώσκεσθοα τοΰ Πυθαγόρου
τον ιερόν λόγον (Vie Pyth. 152; cf. 267). VIII) découverte en 1871, à qui la scène
616 Sur la diffusion du pythagorisme en Italie sous singulière qu'elle représente a valu d'être maintes fois
l'influence tarentine et les rapports culturels de Rome et de décrite et commentée, et dont la datation,
Tarente, perceptibles par exemple dans la rédaction des XII longtemps incertaine, comme celle de l'ensemble des
Tables, dans l'usage, alors nouveau pour le public, d'assister cistes de Préneste, puisqu'elle a varié entre le
couronné aux jeux et de donner des palmes aux vainqueurs,
et, dans le domaine religieux, dans le culte rendu au IVe et le IIe siècle, peut être maintenant fixée
Palladium, l'introduction du serpent d'Épidaure, l'érection de vers le milieu du IIIe siècle617. L'on y voit, en un
la statue de la Victoire dans la Curie, ensemble qu'acheva la
création des ludi Tarentini, en 249, L. Ferrerò, op. cit.,
p. 108-137; et P. Wuilleumier, Tarente des origines à la 617 Aujourd'hui à l'Antiquarium de Berlin (à l'obligeance
conquête romaine, p. 563-608 et 663-689. de qui nous devons les photographies ci-jointes) : Staatl.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 143

lieu dont un amoncellement de rochers indique énigmatiques encore, puisque la figure du jeune
la nature souterraine, et que la présence, dieu s'y multiplie : si, au centre des deux scènes,
interrompant la partie supérieure de la frise, entre comme sur la ciste de Préneste, Minerve tient
deux palmettes, de Cerbère aux trois têtes au-dessus d'une amphore un Mars cette fois tout
permet d'identifier avec les Enfers, Minerve, qui enfant, Maris Husrnana, le miroir de Chiusi en
tient au-dessus d'une grande jarre d'où montre également un second, Maris Raina, assis
s'échappe une eau bouillonnante, ou peut-être même sur le genou d'un jeune homme, Leinth, et celui
des flammes, un jeune Mars, nu et armé. Le de Bolsena va jusqu'à leur en adjoindre un
même sujet est traité sur deux miroirs troisième, Maris Isminthians.
étrusques, l'un de Chiusi, l'autre de Bolsena618, plus Scènes de mythologie étrusque, d'autant plus
difficiles à élucider qu'elles sont sans équivalent
grec, et qui ont trait, pour J. Bayet, à «la
naissance, ou plutôt l'apparition ou épiphanie de
Museen zu Berlin. Führer durch das Antiquariwn, I : Bronzen, Mars»; représentation, selon Michaelis, du dies
Berlin-Leipzig, 1924, p. 93, n° 6239, où elle est datée du IVe lustricus et de la purification dont l'enfant
siècle, d'après G. Matthies, Die pränestinischen Spiegel, p. 62;
76-78; 117 (fin de la première moitié du IVe siècle). Publiée nouveau-né était l'objet à son neuvième jour; rituel
par A. Michaelis, L'infanzia di Marte sopra cista prenestina, magique, comparable, selon Marx, dont
Ann. Inst., XLV, 1873, p. 221-239 (IIe siècle); cf. Mon. Inst., IX, l'interprétation a fait grandement progresser dans
1869-73, pi. LVIII-LIX; et, maintenant, G. Foerst, Die l'intelligence de ces mystérieux documents, au
Gravierungen der pränestinischen Cisten, Rome, 1978, p. 53-57; bain d'immortalité que Thétis donna à Achille
113 sq.; pi. 9c-d et lOa-d; et G. Bordenache Battaglia, Le ciste
prenestine, Rome, I, 1, 1979, p. 50-54; 61; pi. LX-LXIII (qui a dans les flots de feu du Styx, ou Demeter à
bien voulu nous préciser la datation : « pas antérieure à la l'enfant Démophon; rite d'initiation guerrière,
première moitié du IIIe siècle»; cf. Roma medio repubblicana, comparable à celle que reçoivent Horace ou
p. 276-278, n°421). Pour l'inscription: Helbig, Eph. Ep., I, Cuchulainn, qui, pour G. Dumézil, confirme la
1872, p. 14, n°21, et 153, n° 168c; CIL F 563; XIV 4105;
Ernout, Recueil de textes latins archaïques, p. 32, n° 54; nature essentiellement belliqueuse du dieu,
Degrassi, ILLRP, n° 1198. Sur l'interprétation: J. Roulez, unique, mais figuré aux trois phases de l'opération;
Minerve courotrophos, Ann. Inst., XLIV, 1872, p. 216-225 (à ou, selon la séduisante exégèse de G.
propos des miroirs de Chiusi et de Bolsena) ; Fernique, Étude Hermansen, puis de H. Wagenvoort, triple incarnation
sur Préneste, p. 79 et 158 (IIe siècle); et s.v. Cista, DA, I, 2, d'un Mars mortel, le Mares italique, héros
p. 1204; F. Marx, Ein neuer Aresmythus, Archäologische primitif des Ausones, «premiers habitants de
Zeitung, XLIII, 1885, col. 169-180; Deecke, s.v. Maris, dans
Röscher, II, 2, col. 2376 sq., et, de Röscher lui-même, s.v. l'Italie», qui, d'après une légende rapportée par
Mars, col. 2408; J. Bayet, Herclé, Paris, 1926, p. 255-258, qu'on Élien de Préneste619, fut - comme le roi
ne saurait suivre dans le reste de sa conjecture, celle d'un mythique Erulus, le fils de Feronia620 - doué de trois
Mars surgissant d'un puits infernal, comme les âmes ou la vies, puisqu'il vécut jusqu'à cent-vingt-trois ans,
pluie du manalis lapis romain; G. Hermansen, Studien über la plus longue durée connue d'un saeculum
den italischen und den römischen Mars, Copenhague, 1940,
p. 51-70; R. Enking, Minerva Mater, JDAI, LIX-LX, 194445, étrusque621, et, par trois fois, mourut et
p. 111-124; H. Wagenvoort, The origin of the ludi saeculares, ressuscita, personnage fabuleux que l'on décrivait
dans Studies in Roman literature, culture and religion, Leyde,
1956, p. 212-232; Q. F. Maule-H. R. W. Smith, Votive religion
at Caere, p. 110-117; G. Dumézil, Naissance de Rome, Paris,
1944, p. 63-66 (déjà dans Le festin d'immortalité, Paris, 1924,
p. 144 sq., mais en des termes qu'il a maintenant sur le miroir de Chiusi, assigne, comme date probable, à
abandonnés); et Rei. rom. arch., p. 253-255 et 662-664; U.W. Scholz, celui de Bolsena, la seconde moitié du IVe siècle.
Studien zum altitalischen und altrömischen Marskult und 619 Ael. uar. hist. 9, 16. G. Hermansen, op. cit., p. 55, n. 4,
Marsmythos, Heidelberg, 1970, p. 141-157; E. Simon, // dio ne manque pas de rappeler qu'Élien lui-même était
Marte nell'arte dell'Italia centrale, SE, XLVI, 1978, p. 135- originaire de Préneste et suggère que la tradition qu'il rapporte -
147. λέγουσιν, écrit-il - pourrait être empruntée à Verrius Flaccus,
618 Gerhard, Etruskische Spiegel, III, p. 158, pi. 166; p. 276, autre Prénestin de marque. Cependant que L. Ferrerò,
pi. 257 Β (reproduits dans la plupart des ouvrages indiqués op. cit., p. 137, souligne par ailleurs les affinités qui existent
ci-dessus). Du IIIe siècle, selon J. Bayet, op. cit., p. 53, n° 9 et entre les mythes de résurrection étrusco-italiques de Mares,
20 (?), sous réserve donc, pour ce dernier, de Chiusi; cf. Erulus et Virbius et la croyance pythagoricienne en la survie
H. Wagenvoort, op. cit., p. 212. Mais D. Rebuffat- Emmanuel, de l'âme.
Le miroir étrusque d'après la collection du Cabinet des 620 Supra, p. 113.
Médailles, Rome, 1973, p. 442, n. 3, qui ne se prononce pas 621 Censorinus de die nat. 17, 6.
144 LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

comme un centaure, donc un être chthonien tiennent Diama (sic) et, enfin, Fortuna. Une
comme le cheval, ce qui étayerait encore assemblée des dieux, donc, du style le plus
davantage la thèse, soutenue par ces deux historiens, classique, le plus homérique, pourrait-on dire, et
d'un Mars aux origines entièrement chthonien dont la composition, dans sa forte simplicité,
(et non guerrier), non seulement « agraire », mais n'est pas laissée au hasard : d'un côté les
infernal, lié à la mort et au monde souterrain, et déesses, et de l'autre, les dieux, comme dans les deux
même, selon l'interprétation plus systématique célèbres hexamètres d'Ennius623. D'abord les
encore de H. Wagenvoort, figuré sous trois déesses : intéressées au premier chef, de par leur
images qui répondent à ses trois aspects, dieu de sexe et leur fonction, à cette scène de couro-
l'agriculture, de la guerre et de la mort; trophie qui, chez les immortels comme chez les
représentation, enfin, selon U. Scholz, du mythe de la humains, est tâche typiquement féminine, elles
royauté italique primitive, patronnée par Mars, entourent, de part et d'autre, les deux
et de la succession perpétuelle des rois, d'où la protagonistes; puis, à l'arrière-plan, les dieux,
triple figuration du miroir de Bolsena, signe de spectateurs plus lointains, rejetés de l'autre côté de la
renaissance, d'une génération à l'autre, royauté ciste, cependant que Junon et Jupiter,
dévolue aux fils du dieu Mars, Maris Husrnana, conjugalement enlacés, ménagent la transition d'un
etc., comme elle l'est par ailleurs à Romulus et groupe à l'autre. Mais, de toutes ces figures, celle
au héros et Urkönig Mares. Ou, dans un sens qui attire le plus nos regards est évidemment
radicalement différent, illustration du mythe Fortuna : une Fortuna dont l'apparence juvénile
grec des Aloades, selon E. Simon, dont a paru fort étrange à Fernique qui, non sans
l'interprétation dionysiaque apparaît toutefois ingénuité, s'étonne de ne retrouver en elle ni la
nettement forcée622. courotrophe primitive, ni la Fortune hellénisée à
Minerve, en tout cas, et c'est le point le plus la corne d'abondance. Rien, ni dans ses traits, ni
clair qui soit commun à ces obscures dans son costume, ne distingue, il est vrai, cette
représentations, y apparaît en courotrophe, qui entoure jeune femme debout des autres déesses ses
de ses soins maternels et nourriciers le jeune compagnes - rien, si ce n'est son nom, et ce
dieu dont l'enfance et l'éducation lui sont « long bâton qui se termine en forme de boule et
confiées. Mais, plus que cette partie centrale de la est orné d'une sorte de banderole flottante»624,
scène, sur laquelle, comme il était naturel, s'est qu'elle tient royalement de la main droite, et qui
concentrée l'attention des commentateurs, ce n'est autre qu'un sceptre.
sont les divinités spectatrices rassemblées à
l'entour, et toutes, par bonheur, désignées par
leur nom, qui, paradoxalement, retiendront
notre intérêt. Elles varient d'ailleurs d'un objet à
623 Iuno Vesta Minerua Ceres Diana Venus Mars
l'autre : divinités étrusques, Leinth, Turan - sur Mercurius louis Neptunus Volcanus Apollo {ann. 62 sq.
les deux miroirs -, avec, en outre, sur celui de Vahl.).
Bolsena, Turms, Laran et Amatutun(P); divinités 624 Étude sur Préneste, p. 79. Aussi ne saurait-on admettre
latines sur la ciste de Préneste. Elles sont, outre la solution qu'il propose : l'auteur de la ciste, copiant un
les deux protagonistes, au nombre de neuf: de modèle grec dont il comprenait mal le sujet, aurait attribué
«au hasard le nom de la divinité protectrice de la ville» à
gauche à droite, Iuno et Iouos, puis Mercuris, cette figure qu'il ne savait identifier. Hypothèse facile, et
Herde, Apolo, Leiber et Victoria, debout auprès insoutenable : quelles que soient les erreurs ou les
de Menerua et Mars, à la droite de qui se incertitudes, souvent relevées, des graveurs étrusques ou latins
dans leurs représentations des mythes grecs, qu'ils
comprenaient plus ou moins bien, un artiste prénestin ne donne pas
« au hasard » le nom de Fortuna à un personnage quelconque
622 Si l'hypothèse justifie l'existence du pithos, où Ares d'une de ses œuvres. Cf. le commentaire, bien supérieur, de
était enfermé, elle n'explique de façon satisfaisante ni la Michaelis, op. cit., p. 235 sq. Sans doute les traits juvéniles et
présence de Cerbère, ni celle d'Athéna, puisque c'est, selon la coiffure sans apprêt de Fortuna sont-ils très éloignés du
les variantes, Hermès ou Apollon qui l'ont délivré. Quant au diadème et de la gravité qu'ont d'ordinaire les déesses
«miracle du vin» que figurerait la scène, Liber, loin de la matronales : mais on les retrouve au Ier siècle sur le denier
dominer, n'est qu'un dieu spectateur parmi les autres, et l'on de M. Plaetorius Cestianus {supra, p. 64 sq.). Si différents
ne saurait dire que le pithos y soit «caractérisé comme que soient les deux types, s'inspiraient-ils l'un et l'autre d'un
dionysiaque ». modèle réel, autrement dit d'une statue de culte?
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 145

C'est donc la première fois que, sur un side à la scène, et c'est cette dernière. Car, et
monument figuré aussi bien, d'ailleurs, que sur c'est là ce qui est neuf, seule entre toutes les
une inscription, sensiblement contemporaine, au divinités de l'Olympe assemblé, elle tient le
demeurant, de la dédicace d'Orcevia, l'une sceptre auquel Jupiter a dû renoncer en sa
exprimant l'aspect mythologique, l'autre, l'aspect faveur. Symbole de la souveraineté locale et
religieux de la déesse, nous voyons Fortuna paraître politique qu'elle exerce dans la cité des hommes
au sein d'une société divine complexe et dont elle est la divinité poliade, celle à qui tous
structurée; car l'on ne saurait appeler société les les collèges d'artisans de la ville consacreront à
deux nourrissons de sa statue de culte, qui l'envi leurs offrandes? sans aucun doute. Mais là
peuplent à peine la solitude altière de la déesse ne se réduit pas la signification de cet attribut.
Primordiale. Or, d'emblée, elle y détient la Signe de la puissance souveraine, il symbolise,
primauté. Seul de tous les dieux représentés, aux mains de Jupiter, le pouvoir suprême dont
Jupiter est assis; mais, de la main gauche, il ne tient est revêtu le dieu tout-puissant, «père des dieux
que le foudre, tandis que son bras droit repose et des hommes», ο genitor noster Saturnie,
tendrement sur l'épaule de Junon. Le sceptre, maxime diuum627, qui est imperator diuum atque
son attribut ordinaire, a passé entre les mains de hominum, Iiippiter62S. Entre les mains de
Fortuna625. A Préneste, qui s'en étonnerait? Cette Fortuna, sa signification n'a pas varié, ni sa portée ne
ciste, l'une des rares productions de l'art local s'est amoindrie : dans la Préneste du IIIe ou du
où elle soit représentée626, et, à ce titre, d'autant IIe siècle, où elle traite d'égale à égal avec
plus intéressante, la situe exactement à sa place Jupiter, et où elle aura l'insigne privilège de
dans la hiérarchie des dieux et dans la dévotion partager avec lui l'hommage cultuel du roi
des hommes. Mère elle-même et courotrophe, de Prusias, elle est, comme lui, reine non seulement
surcroît dispensatrice des destins aux enfants des hommes, mais aussi des dieux; elle est, déjà,
nouveaux-nés, elle est toute désignée pour ou elle est en passe d'être la divinité
assister à cette scène et pour participer, non prépondérante qu'était devenue son homologue
seulement par sa présence attentive, mais dans toute grecque, la souveraine Tyché, maîtresse des choses
la réalité de ses fonctions divines, aux soins que humaines et puissance supérieure aux anciens
Minerve dispense au jeune Mars. Car quel est le dieux de l'Olympe.
rôle imparti aux diverses déesses, et à quel titre Cette accession à la souveraineté, imitée de
sont-elles associées à cet énigmatique rituel? celle de Tyché, et qui, d'ailleurs, n'est pas propre
Leur répartition, autour de ce Mars déjà à la déesse de Préneste, mais à laquelle la
guerrier, mais encore enfant, et les affinités qui les Fortune romaine s'élèvera après elle629, ne
unissent entre elles sont assez claires : d'un côté, s'exprime encore à cette date que sous le trait d'un
les belliqueuses, Victoria et Menerua qui a, graveur: hommage privé, en quelque sorte, qui
provisoirement, déposé ses armes, le casque et le résume excellemment la théologie de Fortuna
bouclier; de l'autre, le trio des courotrophes, Primigenia, vue, dans ses diverses composantes,
Inno, Diana, Fortuna. Une seule, cependant, pré- par un artisan prénestin du IIIe siècle, divinité
primordiale qui, à ses pouvoirs traditionnels de
déesse-mère, commence d'ajouter une royauté
625 Avec la royauté dont il est le signe : ipsum enitn deorum nouvelle. Mais, à la fin du IIe siècle et au
omnium dearwnque regem uoîunt; hoc eins indicai sceptrum, commencement du Ier, franchissant une dernière
commente Augustin, ciu. 4, 9, p. 156 sq. D. Le sceptre de étape, elle recevra la consécration architecturale
Fortuna, que Fernique hésitait à reconnaître pour tel, est et publique la plus somptueuse dont pouvait
exactement semblable à celui de Jupiter Anxurus sur la rêver déesse latine, plus superbe que le simple
monnaie {supra, p. 112, n. 499) qui reproduit selon toute
apparence sa statue cultuelle. Tyché, qu'on peut croire à sceptre de bois placé dans sa main droite par
l'origine de la promotion de Fortuna, porte également le l'auteur de la ciste, plus opulente que le sanc-
sceptre sur des monnaies d'Aegira et d'Asie mineure (s.v.,
Waser, dans Roscher, V, col. 1358; 1370; 1372; G. Herzog-
Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1687).
626 Elle apparaît également, en compagnie de Minerve, sur 627 Enn. ann. 456 Vahl.
un miroir figurant le triomphe de Jason (cf. T. II, chap. 628 PI. Ru. 9.
II). 629 Cf. T. II, chap. V.
146 LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»

tuaire inférieur sur la richesse et la fervente mi-distance de la grotte et de Yaedes Fortunae,


animation duquel s'extasiait déjà Camèade. dans le prolongement de \\aedes) louis Pueri
Alors en effet, et durant quelque cinquante ans, dont il étend à l'infini la perspective, il donne à
si l'on s'en tient à la chronologie de Lugli, ou l'ensemble primitif non seulement une ampleur,
plutôt vers 110-100, selon celle de Degrassi, mais une dimension nouvelles, qui sont à la
Préneste lui bâtit le troisième et le dernier de mesure des récentes conquêtes opérées par
ses temples, cette nouvelle ville sainte qui Fortuna, depuis que, à la réforme
commence aux propylées de la première terrasse et pythagoric en e des IVe-IIIe siècles qui lui avait conféré la
qui, à elle seule, est une cité entière et comme maîtrise du temps et de l'éternité, a succédé, aux
un microcosme et sur les vestiges de laquelle, IIIe-IIe siècles, son avènement à l'universelle
pendant des siècles, la Palestrina du Moyen Age royauté. A la structure horizontale et linéaire du
et des temps modernes trouvera l'espace et les sanctuaire inférieur, allongé dans le repos
matériaux nécessaires à l'édification de ses immobile qui sied à la Terre-Mère, s'ajoute désormais
maisons, de ses églises et de ses palais. A quelle la verticalité ascendante du sanctuaire supérieur
nécessité intérieure répondait donc la dont le dynamisme irrépressible gravit d'un élan
construction de ce nouveau lieu de culte et l'extension vertigineux les pentes de la montagne :
démesurée du sanctuaire, qui peuvent affirmation orgueilleuse de la toute-puissance de la
apparaître comme un luxe inutile et une vaine dépense Primigenia et de son ultime majoration, elle qui,
de prestige en l'honneur d'une déesse qui, déjà, déjà maîtresse de sa ville et reine parmi les
était vénérée au sein d'une grotte sacrée et de dieux, vient, par un processus classique d'oura-
deux vastes temples? Précisément, elle répond à nisation d'un oracle chthonien, dont nous
la nouvelle nature que Fortuna vient de revêtir trouvons l'exemple non seulement à Delphes, mais
en ce courant du IIIe, puis du IIe siècle, et dont aussi à Olympie, de transformer sa nature
la ciste du bain de Mars apparaît comme le initiale et de devenir ainsi une puissance cosmique.
signe précurseur. Dans son culte, jusque-là Le sanctuaire supérieur est le lieu spirituel où se
confiné sur l'espace resserré du sanctuaire inférieur, réalise cette forme ultime de l'hellénisation. La
surchargé d'édifices, et renfermé dans déesse de la grotte a conquis la lumière du ciel,
l'obscurité tellurique de la grotte, elle introduit l'air et la comme, à Delphes, le pouvoir était passé des
lumière, et les espaces infinis qu'on découvre du mains de Gé à celles d'Apollon, et comme, à
haut de l'hémicycle terminal auquel aboutit son Olympie, l'oracle de Gé, elle encore, était devenu
temple. A la représentation symbolique, et épi- celui de Zeus avant de s'éteindre
sodique, de la Fortune-reine sur la ciste du IIIe définitivement631. A Préneste, en revanche, par une
siècle, elle donne, au siècle suivant, expression continuité révélatrice, il est resté sans fin aux mains
officielle et incarnation cultuelle. Mais aussi, elle de Fortuna, qui jouit désormais d'une
signifie une nouvelle, et suprême, ascension de souveraineté triple, c'est-à-dire totale, poliade, divine et
Fortuna. cosmique, reine, non seulement des Olympiens,
Nous avions précédemment reconnu, dans la mais de l'univers et des éléments, maîtresse du
structure du sanctuaire inférieur, la projection temps cyclique et du perpétuel retour,
visible de la nature divine de Fortuna dominatrice de la terre et du ciel. Ainsi, non moins que
Primigenia, de sa théologie et de ses deux fonctions le sanctuaire inférieur, le sanctuaire supérieur
maîtresses, simultanément déesse courotrophe est la traduction spatiale et monumentale de
et déesse des sorts, adorée sous chacune de ses cette montée progressive vers la souveraineté,
deux formes, dans deux temples à la fois divine aux IIIe-IIe siècles, cosmique aux IIe-Ier
distincts et complémentaires630. Le nouveau temple siècles, qui constitue la troisième fonction de
du sanctuaire supérieur, troisième et dernier Fortuna Primigenia et en laquelle s'épanouissent
terme de cette structure complexe, n'est pas et s'accomplissent les deux autres.
infidèle à cette conception. Édifié exactement Ayant achevé son évolution et atteint à la
dans l'axe de l'antique sanctuaire inférieur, à plénitude de son être divin au début du Ier

630 Supra, p. 23 sq. Paus. 5, 14, 10 (supra, p. 106).


ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE 147

siècle, Fortuna Primigenia est désormais spéculation intellectuelle la plus audacieuse, de


honorée à l'intérieur de trois temples qui expriment la «nature» la plus élémentaire et de la
ses trois aspects, reflètent sa longue histoire et profusion architecturale et ornementale la plus
symbolisent le tout de sa nature divine : déesse raffinée : ainsi dressée dans l'impérialisme hautain
courotrophe dans le temple de Jupiter Enfant, qui est le privilège des Grandes-Déesses633, elle
déesse oraculaire dans le temple à abside, donne, par le mystère sacré qui l'entoure, sa
déesse souveraine, enfin, dans la tholos, la «grotte» profondeur surnaturelle à cette étrange
céleste du sanctuaire supérieur, où, figurée sans «fascination» qui émane des ruines de l'antique Pré-
doute sous les traits d'une grande statue grecque neste, de ses tombes orientalisantes et de ses
du IIe siècle, debout et drapée dans un envol croyances religieuses, et à laquelle, pas plus que,
puissant632, elle jouit de cette domination jadis, Vaglieli et Marucchi634, nous n'avons su,
absolue qui n'est plus seulement celle, maternelle et pour notre part, demeurer insensible.
chthonienne, de l'antique Primigenia, ou celle,
mythologique, de la reine de l'Olympe, mais
celle, plus abstraite, de la Tyché hellénique, 633 Les conclusions de M. Eliade, Traité d'histoire des
maîtresse, comme elle, du monde, des temps et religions, p. 388, sur l'évolution générale des divinités
des destins. Fortune suprême, entrée dans féminines, sont exactement confirmées par l'histoire individuelle
l'éternité d'un pouvoir royal que symbolise la tholos, de Fortuna. « Toute déesse, dit-il, tend à devenir une Grande
Déesse» et à s'arroger effectivement les attributs et les
qui est comme sa couronne de pierre et que, fonctions qui définissent l'archétype de la Grande Déesse.
jusqu'à la fin du paganisme, nulle divinité ne lui Ainsi s'opère un double mouvement, de fragmentation et de
ravira; déesse universelle par l'étendue et la dispersion, qui entraîne l'amoindrissement de la Terre-Mère
multiplicité de ses pouvoirs, maîtresse des originelle et sa dégradation en une multitude de figures
naissances et des vies humaines, des «sorts» et du spécialisées, donc limitées, et, simultanément, un
mouvement inverse d'ascension qui fait d'elle la Maîtresse du
cosmos, objet d'un mythe à la fois primitif et destin et la Souveraine de la terre et des cieux. D'où la
savant, ésotérique et populaire, qui unit en elle possibilité, pour un dieu tribal, par exemple, de devenir le
les contrastes de l'archaïsme primordial et de la centre exclusif d'une religion monothéiste, et, «pour une
humble déesse rurale («locale» conviendrait mieux à
Fortuna Primigenia) de se transformer en Mère de
l'Univers ».
634 Telle est la conclusion apaisante par laquelle Vaglieri,
632 PL IV, 4, et supra, p. 21, n. 73. Cf. G. Quattrocchi, BCAR, XXXVII, 1909, p. 241, met un terme aux vives
op. cit., p. 5 sq. et 23, n° 27, qui la rapproche à juste titre de controverses qui l'avaient opposé à Marucchi et le rejoint
la Victoire de Samothrace, œuvre, comme elle, de l'école «nella ricerca entusiasta di svelare il singolare mistero che
rhodienne. quei ruderi avvolge».
CHAPITRE II

LES FORTUNES D'ANTIUM


LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE

O diua, gratum quae régis Antium


Horace, carm. 1, 35, 1

Chez les Volsques, la Fortune d'Antium, Fortunes d'Antium. Martial, faisant allusion à
déesse oraculaire elle aussi, était à peine moins leurs pouvoirs oraculaires, les nomme uerìdicae
prestigieuse que celle de Préneste. Mais elle sorores2. Suétone, plus explicite, désigne les
nous est beaucoup moins bien connue : quelques Fortunae Antiatinae*, et Fronton, les Fortunas
allusions des textes littéraires, de rarissimes Antiatis4. A cette dualité répondait le nombre des
inscriptions, d'intérêt mineur au demeurant, ne statues cultuelles, comme l'attestent Tacite, For-
nous auraient laissé sur elle qu'une information tunarum effigies5, et Macrobe, simulacra
vague et lacunaire, si elles n'étaient complétées Fortunarum6. Une inscription de Velletri, ville volsque,
par les monuments figurés, essentiellement par elle aussi, est dédiée Fortunis Antiatibus7 et l'un
une série de monnaies émises sous le règne des gardiens qui, à Antium même, avaient la
d'Auguste par Q. Rustius et qui constituent charge de leur temple, s'intitule, sur une autre
jusqu'à ce jour notre source la plus précieuse et la inscription du Ier siècle de l'Empire, aeditus
plus positive pour la connaissance et Fortunarum8. Mais il est d'autant moins aisé
l'interprétation du culte. d'apprécier exactement le sens et la portée de ce
Son trait le plus saillant et en même temps le dualisme qu'il n'est pas constant, et qu'il arrive
plus original, sans équivalent exact dans le reste aux écrivains latins d'employer également le
de la religion de Fortuna, est le caractère double singulier. Horace, au début de l'ode à la Fortune
de la divinité1: il s'adressait en effet non à une d'Antium, l'invoque comme une divinité
déesse unique, mais à un couple de deux unique :
Fortunes, et, de fait, les sources, tant littéraires ο diua, gratum quae régis Antium9;
qu'épigraphiques ou numismatiques,
et le commentaire du scholiaste reprend ce
mentionnent assez fréquemment, au pluriel, les deux singulier: aput Antium autem est Fortunae tem-

1 Quelques terres cuites, nous l'avons vu, représentent la 2 5, 1, 3.


Fortuna Primigenia de Préneste sous la forme d'un couple de 3 Calig. 57, 3.
deux divinités jumelles (supra, p. 43 et 47-51). A Rome, 4 P. 150, 21 Van den Hout.
d'autre part, nous savons que le temple de Fortuna Muliebris, 5 Ann. 15, 23, 2.
fondé précisément à la suite de la victoire remportée sur les 6 Sat. I, 23, 13.
Volsques conduits par Coriolan, abritait deux statues 7 Par un tribun militaire de la XIVe Gemina, duumvir et
cultuel es (infra, p. 341-349). Mais ces dédoublements, qui sont un patronus colon(iaé) (CIL X 6555).
phénomène courant dans les religions de l'antiquité 8 CIL X 6638, 2, 28 (44 ap. J.-C); son nom, Philetus, atteste
classique, en sont restés à un stade purement iconographique; ils sa condition servile. Un autre fragment d'inscription,
n'ont affecté ni la théologie, ni, indice révélateur, le nom de provenant d'Antium, peut être restitué lFort]una[r]u[m] ou
la divinité, conçue comme unique et toujours désignée au [Fort]una[bMs] (Eph. Ep. VIII 647).
singulier : Fortuna Primigenia, Fortuna Muliebris. 9 Carm. 1, 35, 1.
150 LES FORTUNES D'ANTIUM

plum famosissimum . . . unde etiam ciuitas deux types, un aureus et un denier13; mais il est
Fortunae ipsius tutela dicta est, écrit le Pseudo-Acron10. difficile, non seulement d'en interpréter, mais
Tite-Live lui-même, chez qui l'on ne saurait même d'en distinguer exactement les détails.
cependant alléguer ni licence poétique, ni L'aureus présente, au droit, les têtes affrontées
nécessités métriques, évoque dans les mêmes termes des deux Fortunes, avec, toutes deux, une boucle
la protection surnaturelle dont la déesse d'An- de cheveux qui retombe sur le cou, mais l'une,
tium entoure sa ville : eo uim Camilli ab Antio celle de gauche, est coiffée du casque, tandis que
Fortuna auertitn. l'autre porte le diadème; au-dessus, le nom de
Q. Rustius et, au-dessous, la légende Fortunae.
Au revers, une Victoire aux ailes éployées tient
I - L'iconographie des Fortunes d'Antium de la main droite un bouclier rond - le clipeus
uirtutis - posé sur un cippe et sur lequel on lit
Les monuments figurés, pourtant, ne S(enatus) c(onsulto); sur le pourtour, Caesari
montrent jamais les deux déesses d'Antium que sous Augusto. Le denier, plus riche encore
la forme double que les textes leur d'enseignements, porte au droit, avec la légende plus
reconnais ent d'ordinaire. Elles sont représentées sur les complète Fortunae Antiat., non plus seulement
monnaies que Q. Rustius, qui était les têtes, mais les bustes accolés à droite des
probablement originaire de la ville, fit frapper en ou vers deux déesses, pourvues des mêmes attributs.
19 av. J.-C, et qui commémorent le retour Celle de gauche, casquée, a le sein droit
triomphal d'Auguste de son voyage en Orient et découvert et tient de la main droite un objet qu'on
l'érection, à cette occasion, de l'autel de Fortuna identifiait généralement avec une patere, mais
Redux12. Ces monnaies (PL IX, 1-2) sont de dans lequel O. J. Brendel a reconnu, selon toute
probabilité, la poignée d'une épée14. L'autre
Fortune, dont le vêtement fermé monte jusqu'au
cou, est diadémée. Les deux bustes sont placés
10 Ad loc. (éd. Keller, Leipzig, 1902); de même Porphyrion
(éd. Holder, Innsbruck, 1894): Anti Fortuna potentissimi sur un support, décoré aux angles de têtes de
miminis habetur. bélier, et qui n'est, comme on l'a dit parfois, ni
" 6, 9, 3. une «sorte de tribune», ni une «base»
12 Cf. Nagl, s.v. Rustius, RE, I, A, 1, n° 2, col. 1244. quelconque, sur laquelle les statues auraient reposé lors
Beaucoup d'inconnues entourent le personnage et ses
émissions. Sa famille était sans doute originaire d'Antium, où d'un « lectisterne » 15, mais bien la reproduction
0. Rustius M. f. fut lui-même duomuir (CIL X 6680, dont non du ferculum, de l'un de ces « brancards », portés à
seulement Mommsen ne met pas en doute l'authenticité, bras ou, le plus souvent, sur les épaules, comme
mais dont il identifie l'auteur avec notre personnage). Il n'est
pas certain qu'il ait été triumvir monétaire. H. Mattingly, qui
remarque que ce titre ne figure pas sur ses monnaies,
n'exclut pas la possibilité d'une émission exceptionnelle, retour du prince, vainqueur pacifique de l'Orient (d'où la
frappée sous l'autorité du sénat (I, p. XCVI et CI; cf. les SC Victoire qui figure au revers de Yaureus), est d'autant plus
et EX S C des revers). S'il le fut, en tout cas, ce fut au titre de probable que l'on connaît, par ailleurs, les trois monétaires
quatrième triumvir (J. B. Giard, Catalogue des monnaies de de 16 (sur cette discussion chronologique, Mattingly, loc. cit.,
l'empire romain, I: Auguste, Paris, 1976, p. 42). La date 19 av. J.-C; cf. Babelon, II, p. 411: vers 19; et Cohen, I,
elle-même n'en est pas connue avec certitude. Un terminus p. 138 sq.; mais Grueber, II, p. 76 sq. : vers 12, date beaucoup
post quern est donné par le retour d'Auguste, le 12 octobre trop tardive que, pourtant, retient Nagl, loc. cit.; Giard, I,
19, suivi, le 15 décembre de la même année, de la dédicace p. 83: 19).
de l'autel de Fortuna Redux (Res gest. 11, avec le 13 Babelon, II, p. 412, n° 2-3; Cohen, I, p. 138 sq., n°512-
commentaire de J. Gagé, 3e éd., Paris, 1977, ad loc, p. 91-93; 182 sq. et 513; Grueber, II, n° 45794582; Mattingly, I, p. 1 sq., n° 1-4;
185; Fast. Amit. et Viae dei Serpenti, 12 oct., CIL F, p. 245; Giard, I, n° 220-228. Cf. F. Lenzi, La statua d'Anzio e il tipo
332; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 194 sq.; 214 sq.; 519; Amit. et della Fortuna nelle monete repubblicane, Rassegna Numisma·
Fer. Cum., 15 déc, CIL F, p. 229; 245; /. /., XIII, 2, p. 198 sq.; tica, VII, 1910, p. 49-62; également: La numismatica e la
279; 538; Cass. Dio 54, 10, 3; cf., s.v. Fortuna, Peter, dans statua d'Anzio, Ibid., p. 70-72.
Roscher, I, 2, col. 1525 sq.; Otto, RE, VII, 1, col. 37 sq.; 14 AJA, LXrV, 1960, p. 42 et η. 8; «patere» selon Babelon,
E. Breccia, dans De Ruggiero, III, p. 193). C'est Cohen, Grueber, Mattingly, Giard, loc. cit.; F. Lenzi, op. cit.,
vraisemblablement de la même période que date l'émission de l'aureus p. 60.
et du denier; à moins qu'il ne faille l'abaisser jusqu'à 16 15 D'après les descriptions de Hild, DA, II, 2, p. 1271;
av. J.-C, où eut lieu le départ d'Auguste pour la Gaule. Mais Babelon, Cohen, Grueber, Giard, loc. cit.; Mattingly, op. cit.,
la première date, liée à l'événement retentissant que fut le p. CL
L'ICONOGRAPHIE DES FORTUNES D'ANTIUM 151

on en utilisait dans les processions pour tirait-il argument contre ceux qui opposaient, à
transporter les objets sacrés ou les images des l'intérieur du couple divin d'Antium, deux
dieux16, ainsi, à Rome, dans la pompa du Cirque, déesses antithétiques, l'une guerrière, l'autre
ou, à Héliopolis, dans le sanctuaire de Jupiter, et pacifique20. Car le contraste des deux figures devenait
qui, nous le savons par Macrobe, servait beaucoup moins frappant dès lors qu'on
précisément, dans le temple d'Antium, à déplacer les acceptait l'existence de ce type mixte, sorte de
statues des deux déesses pour les consultations compromis, ou de phase intermédiaire, entre ceux
oraculaires17. Au revers du denier figure, avec de la déesse belliqueuse et de la déesse
l'inscription Caesari Augusto, l'autel de For(tuna) matronale : comme s'il y eût eu au moins trois stades,
Re(dux) et, à l'exergue, ex S(enatus) c(onsulto). et peut-être même davantage, dans l'histoire
On ajoutait autrefois à ces deux monnaies un figurée des déesses d'Antium et que l'on fût
troisième type, sensiblement différent, que l'on passé, par étapes, du couple de deux divinités
donnait lui aussi comme émis par Q. Rustius et jumelles et identiques, bien attesté en
dont R. De Coster ou M. L. Scevola, par archéologie et en histoire des religions, à celui de deux
exemple, admettent encore aujourd'hui figures de plus en plus différenciées, la déesse
l'authenticité18. On y voit les bustes des deux Fortunes, au sein nu et au diadème faisant la transition
désignées par la légende Fortunae Antiat. et entre la chaste matrone que resta toujours la
distinguées, comme sur l'exemplaire précédent, première et la guerrière casquée, au chiton
par leur costume, l'une avec un vêtement au amazonien, que finit par devenir la seconde. On
décolleté carré qui ne lui dégage que le cou, ne manquait pas, en outre, de rapprocher les
l'autre, le sein droit largement découvert. Mais, têtes de dauphin qui décoraient leur piédestal
différence essentielle avec les deux monnaies des vers d'Horace qui glorifient la puissance
que nous avons décrites, elles sont cette fois universelle de la Fortune, maîtresse de la terre
coiffées du même diadème. Quant au piédestal et de la mer:
sur lequel reposent les deux effigies, figurées te pauper ambit sollicita prece
jusqu'à la taille, il est orné de têtes de dauphin19. ruris colonus, te dominam aequoris
Ce type nouveau, si son authenticité eût été quicumque Bithyna lacessit
assurée, eût entraîné des conséquences Carpathium pelagus carina21,
importantes. Car il eût partiellement remis en cause la
et de voir dans ces animaux marins le symbole
différenciation des deux Fortunes, telle qu'elle
de son pouvoir sur les flots22.
ressort de Xaureus et du denier précédents, En fait, les grands répertoires de
puisque l'une des deux divinités jumelles,
numismatique, ceux de Babelon, de Cohen, de Grueber,
substituant au casque de la guerrière le diadème de
de Mattingly, et, maintenant, de J. B. Giard,
la matrone, y eût revêtu un aspect plus ignorent cette monnaie, qui doit être soit le produit
semblable à celui de sa sœur, moins belliqueux et
d'un dessin inexact, d'une reproduction
plus simplement féminin. Aussi Wissowa en fantaisiste exécutée d'après le denier précédent, soit
un faux pur et simple23. Mais, s'il n'est plus
possible, grâce à elle, de reconstituer sur des
16 P. Paris, s.v., DA, II, 2, p. 1040 sq. bases solides l'histoire des deux effigies et de
17 Sat. 1, 23, 13. L'identification de cette «base» avec le suivre l'évolution continue du type de la seconde
ferculum est déjà proposée, quoique timidement, par Eckhel, Fortune, l'élimination de ce type aberrant
Doctrina mimonim veterani, Vienne, V, 1795, p. 298, et par
Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1547, puis par F. Lenzi, op. cit., clarifie singulièrement les données du problème.
p. 61. Elle écarte tout flottement entre le type belli-
18 R. De Coster, La Fortune d'Antium et l'Ode I, 35 d'Horace,
AC, XIX, 1950, p. 67; M. L. Scevola, Culti mediterranei nella
zona di Anzio, RIL, XCIV, 1960, p. 227.
19 Ce type est reproduit par Peter, dans Roscher, I, 2, col. 20 RK2, p. 259.
1547 (avec référence aux ouvrages anciens, Gerhard, Antike 21 Carni. 1, 35, 5-8.
Bildwerke, pi. IV, 3, etc., qui donnent ce dessin), mais 22 Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1548 (avec la bibliographie
lui-même n'en garantit pas l'authenticité («wenn die antérieure); R. De Coster, op. cit., p. 79; M. L Scevola,
Abbildungen derselben... richtig sind»); et par Hild, DA, II, 2, op. cit., p. 228.
p. 1271, fig. 3240, sans commentaire. 23 F. Lenzi, op. cit., p. 60.
152 LES FORTUNES D'ANTIUM

queux et le type matronal, qui apparaissent aussi peut aussi les reconnaître, avec un égal degré de
stables l'un que l'autre; accessoirement, elle certitude, dans un petit groupe de marbre de
exclut de même toute variation dans le décor du deux statuettes acéphales, provenant de la
ferculum, qui n'apparaît plus orné que des têtes collection Barberini et exposé au musée de Pales-
de bélier. Les seuls documents numismatiques trina (PL IX, 3)26. La disparition des têtes et des
sur lesquels nous devions nous fonder pour bras nous prive malheureusement de tout point
reconstituer l'iconographie des déesses d'Antium de comparaison avec le diadème ou le casque et
sont donc Yaiireus et le denier de Q. Rustius. l'épée des monnaies. En l'absence de tout détail
Compte tenu du décalage qui existe entre des de coiffure ou de tout attribut analogue, on ne
têtes, représentations partielles, et des bustes, peut comparer que leur forme et leur vêtement;
représentations plus complètes, ils concordent mais l'une et l'autre sont suffisamment
exactement, tant par leur principe général, qui éloquents. Toutes deux portent le même chiton à
est celui d'une effigie double, de deux figures haute ceinture, mais fermé et dégageant peu le
jumelles, que par le détail des attributs par cou de l'une, drapé de façon à découvrir le sein
lesquels elles se différencient l'une de l'autre. droit de l'autre, exactement comme sur les
L'une des deux Fortunes a un costume et des monnaies. Leur attitude est longtemps restée
attributs qui semblent être ceux d'une divinité énigmatique, ce qui n'a pas peu contribué à
guerrière : coiffée du casque, tenant l'épée, elle obscurcir le problème de leur identification. On
est vêtue d'une sorte de chiton qui lui dénude le les a décrites «agenouillées» sur un lit, sur le
sein droit, conformément au type bord duquel rampe un serpent, ce qui a fait
iconographique de l'Amazone grecque; tandis que l'autre croire à un lectisterne - hypothèse curieusement
déesse est représentée sous un aspect matronal en accord avec l'analyse que H. Mattingly
plus traditionnel, avec le vêtement décent et le donnait du denier de Q. Rustius -, ou à une
diadème qui sont ceux de mainte divinité représentation de caractère funéraire27. Mais
féminine24. O. J. Brendel, qui a proposé une explication
Les monnaies de Q. Rustius, authentifiées toute différente de ces statuettes, a, du même
par leur légende, sont, parmi les représentations coup, enrichi d'un troisième monument figuré
inventoriées de longue date, les seules l'iconographie des Fortunes d'Antium, dont il a
absolument sûres que nous possédions des Fortunae entièrement renouvelé l'interprétation28. Les
Antiates25. Mais nous savons maintenant qu'on deux personnages ne sont nullement
agenouil és : ce sont des figures tronquées, représentées
seulement jusqu'à mi-corps. Chacune d'elles
24 De Junon Moneta (Sydenham, n° 792), de Vénus (Ibid., prend appui sur le ferculum, dont Macrobe avait
n° 879; 884; 886), de Livie en lustitia (Mattingly, I, p. 131, signalé l'importance dans le rituel de l'oracle
n° 79), etc.
25 L'on ne doit pas davantage tenir compte d'autres
monnaies, où l'on a vu souvent des représentations des
déesses d'Antium : ni du revers de C. Egnatius, où les deux
divinités debout entre deux proues de navire surmontées (G. Lugli, Saggio sulla topografia dell'antica Antium, RIA, VII,
d'une rame sont en fait Vénus et la Dea Roma (Babelon, I, 1940, p. 173 et fig. 19); mais cette statue, quoique trouvée à
p. 474, n° 2; Grueber, I, n° 3285-3292; Sydenham, n° 787; Antium et marque d'hommage à la maîtresse du lieu, ne
Crawford, I, p. 405, n° 391, 3), ni du droit de C. Antius Restio prétend nullement reproduire les effigies cultuelles des deux
(dont le gentilice a encouragé les spéculations), où figure une Fortunes.
Fortune debout, avec le gouvernail et la corne d'abondance 26 Dans la Salle II. Hauteur : 50 cm. Déjà reproduit par
(Babelon, I, p. 157, n° 7; F. Lenzi, op. cit., p. 53; 56 et 61), Gerhard, Antike Bildwerke, pi. Ill, 4, qui, hanté par le
mais que Grueber, I, p. 523, n. 1; Sydenham, n° 975 (note); fantôme des Deux déesses (supra, p. 47), le dénommait
et Crawford, I, p. 559, n. 226, tiennent pour un faux. Ni, si «Thesmophoriengöttinnen von Präneste».
nous quittons la numismatique pour la statuaire, de la Jeune 27 G. Quattrocchi, // museo archeologico prenestino, p. 19,
fille d'Antium, découverte en 1878, et dans laquelle L. Milani n° 10 : « Lectisternio con due figure femminili inginocchiate,
avait cru reconnaître la statue d'une des deux Fortunes; mancanti della testa. Sulla parte frontale è un serpentello,
contra, les articles de F. Lenzi cités p. 150, n. 13. Quant à la simbolo della vita ultraterrena».
petite statue de marbre conservée à Antium, à la villa 28 Two Fortunae, Antium and Praeneste, AIA, LXIV, 1960,
Spigarelli, malgré la perte de la tête et des bras, la présence p. 41-47; identification qui a, depuis, été adoptée par G.Ia-
d'un gouvernail, appuyé au trône sur lequel est assise la copi, // santuario della Fortuna Primigenia e il museo
déesse, permet d'y reconnaître avec certitude une Fortuna archeologico prenestino, p. 16.
L'ICONOGRAPHIE DES FORTUNES D'ANTIUM 153

d'Antium, et dont les longs côtés, qui dessinent biologique et domestique et de la naissance, que
quatre barres parallèles, sont clairement l'auteur rattache l'image, représentée sur le
discernables sous les vêtements des déesses qui les monument de Palestrina, du lit visité par un
recouvrent. Ce que, sur le groupe de Préneste, serpent. Quant au groupe lui-même, il y
l'on prenait pour les genoux des deux déesses reconnaît à juste titre un ex-voto, et, pour préciser
représente, en fait, les deux extrémités davantage les circonstances qui présidèrent à sa
antérieures de ce ferculum ou plutôt de ces ferculo., dédicace, il ne peut mieux faire que de
ornées de têtes d'animaux, peut-être des lions, reprendre les mots mêmes de l'inscription d'Orcevia,
suggère O. J. Brendel, qui n'ose toutefois se qui fut, elle aussi, consacrée à la déesse naîionu
prononcer, tant l'usure du temps en a effacé les cratiai0.
traits. Mais l'existence du ferculum, jointe aux Nous n'hésiterions pas, pour notre part, à
détails vestimentaires que nous avons décrits, pousser un peu plus loin l'interprétation et,
est à elle seule décisive : elle permet d'identifier négligeant des interférences avec Junon, qui
les deux statuettes, non point avec des figures nous paraissent superflues dans le cas présent,
humaines, mais avec des images cultuelles et, où la double action de grâces à Fortuna, celle de
qui plus est, en raison de leur dualité et de leur Préneste et celles d'Antium, exclut l'appel à
exacte ressemblance avec le monnayage de toute autre divinité féminine de la fécondité, à
Q. Rustius, avec celles des deux déesses associer plus étroitement encore ce lit au
d'Antium. concept du Genius. Dans le lit où réside le serpent,
Reste le lit, sur le bord duquel figure le symbole du Genius, nous voyons l'image même
serpent, et où sont placées les deux statuettes, d'un lectus genialis, du lit nuptial dressé en son
reposant chacune sur son ferculum. honneur, placé sous sa protection et qui tirait de
L'interprétation de ces derniers détails est moins sûre, car lui son nom : gertialis lectus, qui nuptiis sternitur
ils n'apparaissent pas sur le denier de Q. in honore Genii, unde et appellatus, selon la
Rustius, soit que le graveur ait simplifié la définition de Festus-Paulus31. Ce n'était pas là
représentation authentique des deux déesses antiates une vaine formule : pour les Romains, le lit
(placées sur un pulvinar?), soit plutôt qu'ils aient conjugal, dressé au jour des noces dans l'apparat
été ajoutés sur le monument de Préneste, dont de l'atrium familial, était réellement habité de la
ils révéleraient ainsi d'autant mieux la présence sacrée du Genius. Lectum / concutere
signification propre. O. J. Brendel, qui exclut atque sacri Genium contemnere fulcri : ainsi Juvé-
l'hypothèse que le serpent y ait eu une valeur nal définit l'adultère32. C'est dans ce lit que,
funéraire, liée à sa nature chthonienne, met au quand il apparaissait dans une dormis humaine,
contraire l'accent sur ses liens avec les forces il se manifestait, soit pour engendrer un héros
vives de la génération, autre conséquence de sa comme Scipion l'Africain, soit pour annoncer,
nature tellurique. Présent à Lanuvium dans le par un prodige, la menace de mort qui pesait sur
culte de Junon, qui est aussi, par excellence, la le couple des maîtres de maison, celui de
déesse matrimoniale des Romains, le serpent est, D. Laelius et de sa femme, ou, plus célèbre
plus encore, l'animal symbolique du Genius, encore, celui de Cornélie et de Ti. Gracchus, qui
Génie fécondateur de l'autel domestique, qui vit son propre Genius et la Iuno de son épouse
perpétue la race, ou Genius loci, s'en échapper sous cette forme, cum . . . duo
traditionnel ement figuré sous cette forme29. C'est aux notions angues e geniali toro erepsissent11 . Et c'est ce
majeures exprimées par les deux cultes de
Junon et du Genius, celles de la fécondité
30 Supra, p. 26 et 40.
31 83, 23. Cf. Arnob. 2, 67 : cum in matrimonia conuenitis,
toga sternitis lectulos et maritorum genios aduocatis (avec
«S.v., J. A. Hild, DA, II, 2, p. 1488-1494; W. F. Otto, RE, l'article de H. Le Bonniec, infra, p. 291, n. 215).
VII, 1, col. 1155-1170. Cf., par exemple, le serpent peint sur le 32 6, 21 sq.
laraire de la maison des Vettii à Pompéi; et G. K. Boyce, 33 Auct. de uir. ill. 57, 4; cf. Cic. din. 1, 36; Val. Max. 4, 6, 1;
Significance of the serpents on Pompeian house shrines, AIA, Plin. NH 7, 122; Plut. Ti. Gracch. 1, 4-6. Sur la naissance de
XLVI, 1942, p. 13-22. Énée, quand il voit le serpent qui sort Scipion, Liv. 26, 19, 7; Gell. 6, 1, 3. Sur D. Laelius, légat de
du tombeau d'Anchise, est incertus Geniumne loci . . . (Aen. 5, Pompée qui fut tué dans la guerre de Sertorius, Obseq.
95), etc. 58.
154 LES FORTUNES D'ANTIUM

même lectus genialis qui, sur l'ex-voto de du dédicant, les deux représentations, identiques
Palestrina, est placé sous la protection conjointe du dans tous leurs détails, se révèlent, du moins sur
Genius fécondateur et des deux Fortunes-sœurs les points où nous pouvons les contrôler l'une
d'Antium. par l'autre, d'une fidélité absolue à l'original et
Ainsi, la correspondance parfaite des d'une scrupuleuse exactitude documentaire. On
figurines de Préneste avec les monnaies de Q. Rustius voyait autrefois dans ces têtes de bélier un
permet de conclure qu'elles reproduisent, à une symbole, d'ailleurs obscur, propre à la famille
échelle réduite, les authentiques statues des Rustii, interprétation fondée sur le seul fait
cultuel es des Fortunes d'Antium. En outre, grâce à qu'un bélier debout figure sur un revers d'un
l'avantage que leur donnent sur les monnaies monétaire du même nom, L. Rustius, émis vers
leurs dimensions et la ronde-bosse, elles 74 av. J.-C.35. La coïncidence entre les deux
permettent de mieux interpréter et même de mieux serait donc purement fortuite : les têtes de bélier
discerner certains traits parfois mal vus ou mal du denier de Q. Rustius ne seraient en fait que
compris des émissions de Q. Rustius. Entre elles la reproduction de celles qui, dans le temple
et les monnaies, tout concorde en effet, même d'Antium, décoraient le ferculum de chacune des
les détails en apparence les moins significatifs. deux Fortunes; quant à ces dernières, loin de
Même disposition respective des deux statues, la leur prêter une valeur symbolique qu'elles n'ont
déesse de type amazonien placée à gauche, celle sans doute pas, nous ne verrions en elles qu'un
de type matronal, à droite. Même représentation thème iconographique traditionnel, de caractère
du ferculum, que certains n'avaient pas reconnu purement ornemental36.
au droit du denier, et dont on peut penser que Mais l'enseignement le plus précieux de l'ex-
les statues y reposaient, non seulement quand voto de Palestrina, qui précise heureusement
on les déplaçait pour leur faire rendre leurs celui du denier, c'est que, sous leur aspect
oracles, selon le procédé que décrit Macrobe, canonique et dans leurs images de culte
mais en permanence, dans la cella même du officielles, les deux déesses d'Antium n'étaient pas
temple. On n'avait jusqu'à présent décrit sur le représentées par des statues entières, mais sous
denier qu'un seul ferculum, comme s'il eût été la forme incomplète de bustes ou, plus
commun aux deux statues. Nous savons exactement, de demi-statues37 : figuration insolite, sans
maintenant qu'il en existait deux, absolument
identiques, et que, si le graveur n'en a figuré qu'un,
c'est seulement en raison d'une difficulté de
perspective, le second ferculum disparaissant 35 Peut-être le propre grand-père de Q. Rustius (cf.
derrière le premier, comme d'ailleurs aussi le Münzer et Nagl, s.v., RE, LA, 1, n° 1-2, col. 1243 sq.). Le denier de
bras de la seconde déesse derrière celui de la L. Rustius reste d'une signification incertaine; Babel on, II,
p. 410 sq., n° 1; Grueber, I, p. 398, n° 3271-3273 et n. 2 (qui
première - celle qui tient l'épée34. Quant aux le datent approximativement, l'un de 71, l'autre de 76) notent
têtes d'animaux qui ornent les deux ferculo, de que le bélier est le signe astrologique du mois de Mars, dont
Préneste, O. J. Brendel était tenté d'y voir des la tête casquée figure au droit, interprétation que ne
lions. En fait, en l'état d'usure où elles se retiennent ni Sydenham, n° 782 (date proposée : vers 74), ni
trouvent, réduites à de simples protubérances, Crawford, I, p. 404, n° 389, 1 (76 av. J.-C; la constellation du
Bélier serait la « maison » astrologique de Minerve, identifiée
rien n'interdit d'y reconnaître des têtes de bélier, dans la tête casquée du droit).
comme sur le denier de Q. Rustius. Hypothèse 36 Les têtes de bélier, figurant de même aux quatre angles
d'autant plus vraisemblable que, loin de supérieurs du monument, sont l'un des motifs les plus
présenter des variantes dues à l'imagination du graveur couramment utilisés dans la décoration des autels : cf. les
ou du sculpteur, ou à la volonté du monétaire ou nombreux exemples reproduits par W. Altmann, Die
römischen Grabaltäre der Kaiserzeit, Berlin, 1905, p. 50 sq.; 68-87
(ainsi que 88-100); également P. E. Arias, Are sepolcrali della
Via Imperiale in Roma, BCAR, LXX, 1942, p. 107-112 et
pi. I.
34 Derrière les têtes de bélier des deux extrémités se 37 Le buste, au sens strict du terme, désignant, comme on
profile d'ailleurs un second trait, visible au moins sur les sait, une figure tronquée à la hauteur de la poitrine, et
exemplaires les mieux conservés. Mais indique-t-il la dépourvue de bras, tandis que la demi-statue est travaillée
présence du second ferculum, ou seulement le second côté du jusqu'aux hanches et même jusqu'aux cuisses, ce qui est
premier? exactement le cas du groupe de Palestrina.
L'ICONOGRAPHIE DES FORTUNES D'ANTIUM 155

équivalent dans les autres sanctuaires de siennes42, et qui aboutissent à constituer autour
Fortuna et qui doit avoir eu dans leur culte une d'elle une ample société divine. Mais, dans ce cas
profonde signification symbolique, qu'il nous précis, le rapprochement va plus loin encore,
faudra tenter d'élucider. De taille égale, placées puisqu'il ne s'agit de rien moins que de l'unité
côte à côte dans une même attitude qu'accentue du culte de Fortuna, de deux figurations
encore une frontalité rigoureuse38, elles différentes de la même divinité, semblable à elle-
apparaissaient à leurs fidèles comme deux divinités même dans les deux villes : double, et même
jumelles, que distinguait seulement le détail de triple rencontre cultuelle, qui suggère une
leur costume et de leurs attributs. Telles étaient étroite parenté fonctionnelle, entre le Genius dont
les deux statues cultuelles du temple, que nous l'image anguiforme se dessine au bord du lectus
nous représentons fort bien, malgré les genialis sur lequel il règne, entre les Fortunes
différences de style qui séparent les trois œuvres : d'Antium, divinités génitrices dont l'image
Yaureus, d'exécution soignée, montre deux repose sur ce même lit, dans cet ex-voto sans doute
profils plus fins, en accord avec la noblesse du offert, comme celui d'Orcevia, «à l'occasion
métal, tandis que le denier leur donne des traits d'une naissance », à la Fortune-Mère de Préneste,
anguleux et irréguliers, où F. Lenzi voit un à la toute-féconde Fortuna Primi-GENIA.
archaïsme voulu, fidèle reproduction des deux
idoles, d'antiquité vénérable, qu'abritait le
temple, mais qui, en fait, doivent être imputables à La Fortune unique de Préneste, la Primigenia,
la négligence de l'artiste, puisque O. J. Brendel, portait ce surnom qui exprimait l'essence de sa
se fondant sur l'allongement caractéristique des maternité primordiale. De même, les
formes qu'il présente, voit dans l'original du nombreuses Fortunes de Rome se différenciaient les unes
groupe de Préneste, c'est-à-dire dans les statues des autres par des épiclèses qui traduisaient la
cultuelles des deux Fortunes, une œuvre de la spécificité de leur nature ou de leur fonction. On
fin de l'époque hellénistique, datable du début s'est demandé si, à Antium également, les deux
du Ier siècle av. J.-C.39. Fortunes, dotées de types iconographiques
Enfin, ultime révélation que nous devons à ce distincts, mais formant couple, portaient des
petit monument, et qui n'est pas la moindre : le surnoms particuliers qui auraient dégagé plus
fait que, au début de l'Empire, date à laquelle précisément l'opposition de leur nature, celle de la
doit remonter l'ex-voto lui-même40 - guerrière et de la matrone. Ainsi s'est-on acharné
sensiblement contemporain, par conséquent, des à leur découvrir, dans la tradition épigraphique
émissions de Q. Rustius -, un dédicant, homme ou et littéraire, des épiclèses antithétiques
femme, ait pu consacrer à la déesse de susceptibles de recouvrir leur dualité. Preller proposait
Préneste41 l'image des Fortunes d'Antium, indique qu'il de les nommer Fortuna Equestris et Fortuna
existait entre les divinités des deux villes des Felix, l'une, qui régnait sur les choses de la
affinités qui pouvaient aller jusqu'à une véritable guerre, l'autre qui distribuait fécondité, fertilité,
syncrèse. Sous l'Empire, nous connaissons par prospérité43. Nous savons effectivement par
l'épigraphie plusieurs de ces dédicaces de Tacite qu'il existait à Antium, sous le règne de
statues d'autres dieux ou déesses, offertes à la
souveraine de Préneste, qui exercent des
fonctions ou incarnent des notions voisines des
42 Celles d'Apollon, comme elle oraculaire, d'Isityché, qui
n'est autre que son double hellénistico-égyptien, de Spes, que
l'ode I, 35 d'Horace lui donne pour compagne, ou de la
Justice, Aequitas, qui corrige son arbitraire {CIL XIV 2860;
38 O. J. Brendel, op. cit., p. 41. 2867; sur la base de Sariolenus, supra, p. 11, n. 38).
39 F. Lenzi, op. cit., p. 61; O. J. Brendel, op. cit., p. 43. 43 Rom. Myth., II, p. 193. Sur l'historique de ces multiples
40 O. J. Brendel, op. cit., p. 47. dénominations, fort anciennes puisqu'elles figurent déjà chez
41 Et non, bien entendu, aux Fortunes d'Antium elles- Vulpius (Volpi), Vetiis Lattimi profanimi, 1726, qui opposait,
mêmes, comme le pense O. J. Brendel, Ibid. M. L. Scevola, p. 102, les deux statues, représentant «alterum . . . Prosperam
op. cit., p. 225, croit que l'ex-voto émane d'une femme Felicem Fortunam muliebri habitu . . . alterum uero Fortu-
originaire d'Antium et établie à Préneste, ce qui est préciser nam Equestrem seu Virilem», cf. De Coster, op. cit., p. 67-
plus qu'il n'est légitime. 69.
156 LES FORTUNES D'ANTIUM

Tibère, un temple de Fortuna Equestris : avec la région et le culte d'Antium. Quant à la


substitut commode, qui permit aux équités Romani de dédicace à Fortuna Felix que l'on croyait avoir
se libérer du vœu qu'ils avaient fait - découverte à Antium même et sur laquelle
inconsidérément - à leur déesse propre pour la gué- reposaient ces spéculations, il est maintenant
rison de Livie et dont, une fois exaucés, ils ne reconnu que ce n'était qu'un faux48.
savaient comment s'acquitter, puisque, à cette Reprenant la question, O. J. Brendel s'est, à
date, il n'existait plus à Rome de temple de ce son tour, demandé à quelle réalité théologique
nom. Antium fournit la solution : repertum est pouvaient répondre deux types iconographiques
aedem esse apud Antium quae sic nuncuparetur, et aussi différents. Mais, s'il refuse, à juste titre, les
l'on y porta Tex-voto44. Mais il est évident que dénominations hasardeuses de Fortuna Felix et
cet édifice, dont l'historien précise qu'il fallut Fortuna Victrix, il leur substitue simplement la
une enquête pour en découvrir, opportunément, distinction, bien attestée pour Rome, entre une
l'existence, n'était qu'un sanctuaire secondaire Fortuna Muliebris matronale et une Fortuna
de la ville, quelque obscur temple local, peut- Virilis qu'il tient pour belliqueuse49. Ces
être une simple chapelle, en tout cas de renom identifications ne sont pas moins fragiles que les
limité, et non le grand temple des deux précédentes. Elles n'ont, comme elles, aucun
Fortunes, qui était l'un des plus célèbres et des plus appui dans la tradition épigraphique ou
riches d'Italie, comparable au Capitole et aux lit éraire. De plus, elles transposent à Antium des
temples de Lanuvium, de Némi et de Tibur45. caractéristiques du culte romain et la légitimité
Aussi Babelon a-t-il abandonné ce surnom d'un tel transfert est des plus douteuses. En
peu satisfaisant et, tout en gardant celui de effet, le rapprochement est artificiel en ce que
Fortuna Felix, a-t-il préféré voir dans la déesse les deux déesses antiates forment couple :
guerrière une Fortuna Victrix, par contamination, indissociables dans la vie religieuse comme sur les
peut-être, avec le revers de Yaureus de Q. Rus- monuments figurés, placées côte à côte dans le
tius, qui porte une Victoire. Ces dénominations, même temple, elles y étaient l'objet d'un culte
qui faillirent recevoir force de loi - elles sont en unique. Au contraire, les deux déesses
tout cas devenues de tradition chez les auxquel es on veut les assimiler, Fortuna Muliebris et
numismates, qui décrivent avec assurance les types Virilis, ne sont que deux des multiples aspects de
contrastés de la Fortuna Victrìx et de la Fortuna la Fortune romaine, abusivement isolés du reste
Felix46 - ne se fondent cependant sur aucune de sa religion, puis regroupés pour les besoins
donnée antique. Si une Fortuna Victrix n'est pas de la cause : déesses antithétiques, sans doute,
inconnue de l'épigraphie47, elle est sans rapport par leur surnom, mais qui recevaient des cultes
absolument distincts, dans des temples
différents, et selon des rites qui n'avaient rien de
44 Ann. 3, 71, 1 (le temple de Fortuna Equestris avait été commun. Enfin, et c'est peut-être là l'objection la
voué par Fulvius Flaccus en 180 et dédié par lui en 173). Sur plus grave, le parallèle esquissé entre ces
cet épisode singulier, daté de 22 ap. J.-C, et d'interprétation diverses déesses trahit la véritable nature de la
délicate, tant du point de vue chronologique que
psychologique, cf. T. II, chap. rv.
45 Non seulement sous l'Empire (cf. les scholiastes
d'Horace, cités infra, p. 158, n. 57), mais dès la République; sur
son trésor, mis à profit par Octave durant la guerre civile, parler, du moins une copie de l'antique, « recens magis quam
App. BC 5, 24 : en 41, dans ses préparatifs de guerre contre falsa» {CIL X 1489*).
L Antonius, il en fut réduit à emprunter de l'argent, en 48 CIL X 962*. Fortuna Felix est attestée à Rome, Lanciani,
promettant de le rendre avec reconnaissance, aux temples Supplementi al volume VI del Corpus Inscriptionum Latina-
particulièrement opulents de ces villes dans lesquelles και rum, BCAR, VIII, 1880, p. 132, n° 376 (inscription des
νϋν είσι θησαυροί χρημάτων ιερών δαψιλεΐς. thermes de Dioclétien) et, fréquemment, en numismatique : sur
46 Babelon, II, ρ. 411 sq.; Grueber, II, p. 76 sq.; Mattingly, des émissions de Commode, Julia Domna, Julia Paula, Didia
I, p. CI et 1; encore Giard, I, p. 83; F. Lenzi, op. cit., p. 58-62, Clara (Cohen, III, p. 246-248, n° 155-162; p. 403, n» 1; IV,
avec, toutefois, plus de réserve. p. 110 sq., n° 55-63; p. 378, n° 18; Mattingly, IV, p. 735,
47 CIL VIII 5290, de Calama (aujourd'hui Guelma), en n° 252; p. 738, n° 262; p. 819, n° 622; p. 821, n° 633; p. 823,
Numidie. Mais le bouclier de Palerme, dont Orelli, n° 1739, n° 634; V, p. 14, hybride; p. 160, n° 24-29; p. 312, n° 785;
développait l'inscription en Foritunis) Victrici{bus) Anti{ati- p. 583, n° 322).
bus), est d'authenticité suspecte, sinon un faux, à proprement 49 Op. cit., p. 42-44.
L'ICONOGRAPHIE DES FORTUNES D'ANTIUM 157

Fortuna Virilis romaine qui, à travers les bribes des symboles n'est ni fixe, ni univoque, et des
qui nous sont parvenues de son culte, ne nous abeilles d'Actium à celles du manteau impérial,
apparaît nullement belliqueuse : divinité non des lys du prince de Cnossos à ceux des
point guerrière, mais biologique, elle veillait sur Bourbons, le symbolisme animal ou végétal se
la vie sexuelle, et non sur le métier des caractérise par sa multivalence et sa variabilité, le
armes. même signe étant éminemment apte, à partir de
C'est pourquoi, non seulement, à une époque valeurs fondamentales, à se charger, en fonction
récente, M. L. Scevola, mais, bien avant elle, de conditions historiques et culturelles données,
Wissowa et Otto avaient, avec raison, exprimé de contenus bien différents.
leur scepticisme à l'égard de ces dénominations Les preuves qu'on a voulu produire en faveur
et même de ces prérogatives différentes, si de la Fortune «guerrière» d'Antium, fonction-
arbitrairement conférées aux deux Fortunes nellement opposée à sa sœur pacifique, n'ont en
d'Antium50. Les textes littéraires ou épigraphi- réalité rien de décisif. L'existence même d'une
ques, les légendes monétaires ne mentionnent Fortune dont les compétences masculines se
jamais que les Fortunae Antiates ou Antiatinae - traduiraient en attributs guerriers n'est
déesses sans épiclèses, pour qui cet adjectif n'a nullement enracinée dans d'anciennes conceptions
qu'une signification ethnique ou topographique, religieuses romaines, comme le pensait
comme certaines dédicaces à la Fortuna Prae- O. J. Brendel52, et la Fortuna Virilis archaïque y
nestina5i, mais qui ne portent aucun surnom de est purement fécondante, et non point
valeur cultuelle ou fonctionnelle. Elles sont combattante. Quant à déduire, comme le veut
sœurs, comme le dit Martial, dans l'exercice de R. De Coster53, le caractère belliqueux de la
leur fonction oraculaire, ueridicae sorores, Fortune d'Antium de ce qu'Auguste aurait
comme elles le sont sur le lectus genialis de Préneste consulté son oracle sur la guerre qu'il projetait
et, toutes divines qu'elles sont, elles ressemblent contre les Bretons, c'est, en premier lieu,
à ces jumelles inséparables que rien, si ce n'est prendre pour un fait avéré ce qui n'est qu'une
un détail extérieur de leur costume, ne hypothèse moderne, émise par Preller, et, par
permettrait de distinguer, pas même, en l'occurrence, une seconde erreur, confondre l'effet avec la
un nom de culte qui leur soit propre. Au cause, et une fonction générale avec l'une de ses
contraire : tout leur est commun, et elles sont à applications particulières. A supposer même
ce point indissociables qu'Horace et ses scho- qu'elle ait eu lieu, la consultation demandée par
liastes ou Tite-Live n'hésitent pas, à l'occasion, à Auguste, à l'occasion d'une expédition militaire,
ramener à l'unité le couple sororal qu'elles se serait adressée à la déesse oraculaire qui
forment d'ordinaire. Pourtant, même si Fortuna possède le pouvoir de dévoiler l'avenir, non à
Felix, Victrix ou Equestrìs, Muliebris ou Virilis, ne une divinité spécifiquement guerrière - de
sont que fausses identités, il n'en reste pas même que, de la tentative de Q. Lutatius Cerco
moins que leurs statues cultuelles représentaient pour interroger la Fortune de Préneste, alors
les deux déesses sous des traits différents et que, que la première guerre punique touchait à sa fin,
du moins s'il faut en croire leurs exégètes on n'a jamais songé à conclure que la Primigenia
modernes, le casque et le chiton amazonien de ait eu un caractère spécialement guerrier. De
l'une d'elles suggèrent avec insistance quelque surcroît, la figuration de l'une des deux Fortunes
vocation guerrière. En réalité, les choses sont sous une apparence guerrière renvoie à des
moins simples qu'il n'y paraît, et l'on peut se réalités relativement récentes dans l'art
demander si les critiques d'aujourd'hui n'ont pas politique et religieux romain. L'original vénéré à
fait preuve d'une hâte excessive quand, de Antium que reproduit l'ex-voto de Préneste ne
l'iconographie des deux Fortunes, ils ont conclu en remonte, selon O. J. Brendel, qu'au début du Ier
termes aussi abrupts à leur théologie. Le sens siècle av. J.-C. Or c'est justement vers cette

50 Wissowa, RK2, p. 259; Otto, RE, VII, 1, col. 23; 52 Op. cit., p. 44.
M. L. Scevola, op. cit., p. 228. 53 Op. cit., p. 68, pour qui ce caractère guerrier «
51 CIL XIV 2854 (Préneste); III 1421 (Sarmizegetusa). s'impose» comme «indéniable».
158 LES FORTUNES D'ANTIUM

même époque que le type amazonien, imité de lise. Elles sont dissemblables par leur
l'art hellénistique, commença de devenir courant iconographie, totalement identiques par leurs
en Italie : le premier exemple attesté en est un attributions : loin de s'être spécialisées chacune dans
revers monétaire à l'effigie de la Dea Roma, daté un rôle particulier qui, à défaut d'épiclèse qui
de 92-91 av. J.-C.54. La représentation l'exprime, correspondrait au contraste de leurs
différenciée des deux Fortunes, du moins sous la forme deux types et à la dualité de leur forme, celle
où nous la voyons, est donc un fait tardif dans d'un couple qu'on eût pu croire complémentaire,
l'histoire de leur culte, sans que, toutefois, nous elles exercent en commun la pluralité de
puissions deviner dès maintenant sous quel type fonctions qui leur sont dévolues et sont, toutes deux
elles étaient antérieurement figurées. Quant à simultanément, à la fois oraculaires, fécondantes
l'interprétation du type amazonien, elle n'est pas et poliades. Si rares qu'elles soient, les sources
plus précise : loin de lui assigner une antiques permettent en effet de cerner
signification intrinsèque, O. J. Brendel relève seulement, exactement ces trois fonctions, celles-là mêmes que
parmi ses antécédents hellénistiques, des Tychés nous avons déjà reconnues dans la Fortune de
orientales, comme la statue cultuelle de la Tyché Préneste.
de Tyr, et constate que, dans l'art romain, ce L'oracle d'Antium56 était assez prestigieux
mode de représentation des abstractions pour compter les princes parmi ses clients
divinisées, sans doute importé directement attitrés et parmi ses fidèles, qui le comblèrent de
d'Alexandrie, convient indifféremment à la Dea Roma et leurs offrandes57. De même que celui de
à Virtus personnifiée55. Un type artistique tardif, Préneste était consulté régulièrement par Domitien,
et de signification mal définie : loin donc de puis qu'il le fut, d'après l'Histoire Auguste, par
pouvoir nous fonder sur l'iconographie des deux Sévère Alexandre, les déesses d'Antium, dont
Fortunes et, notamment, de l'amazonienne, pour Martial imagine qu'elles reçoivent leurs lumières
en déduire leur théologie, c'est exactement à surnaturelles de ce même Domitien, alors en
l'inverse que nous devrons procéder, et c'est villégiature sur leur rivage,
seulement à partir d'une analyse plus rigoureuse seu tua ueridicae discunt responsa sorores,
de leurs fonctions que nous pourrons plana suburbani qua cubât unda freti56,
comprendre et justifier leurs modes de représentation. furent peut-être, selon une opinion fort
répandue parmi les modernes, interrogées par
Auguste à propos des deux expéditions qu'en 26 il
II - Les fonctions des deux déesses
préparait contre les Bretons et les Arabes et
dont, d'ailleurs, la première n'eut pas de suite,
Or le point crucial du problème est
tandis que la seconde n'aboutissait qu'à un
précisément que les monuments figurés représentent
échec59. Telle serait l'origine directe de l'ode
sous un aspect différent des divinités que les
textes ne distinguent jamais, ni par une
dénomination, ni par une fonction qui les individua-
56 Sur lequel l'étude principale reste celle de Bouché-
Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 153 sq.
57 Cf., dans les mêmes termes, Porphyrion : multis
54 Denier de L Caecilius Metellus, A. Postumius Albinus, prla]etiosissimisque donis et prittatontm et imperatorum tem-
C. Poblicius Malleolus: Babelon, I, p. 276 sq., n° 45-46; II, plum ibi eins refertum sit; et le Pseudo-Acron : templum
p. 331 sq., n° 2-5, et 377-379, n° 2-3, vers 89 av. J.-C; Grueber, famosissimum, multorum etiam principum donis ornatum
II, n° 694-696, 724-732, vers 89; Sydenham, n° 611 et 614, (Hor. carm. 1, 35, 1).
vers 92-91; Crawford, I, p. 333-336, n° 335, 1-2, 96 av. J.-C.?; 58 5, 1, 3 sq.
également Broughton, Magistrates, II, p. 433; 450. Cf. 59 L'empereur envisageait de prendre personnellement le
H. Hommel, Domina Roma, Antike, XVIII, 1942, p. 137-139; commandement de la première (d'où les vers d'Horace, 1, 35,
et, pour la signification, H. Zehnacker, Moneta, I, p. 563 : 29 sq. : serues iturum Caesarem in ultimos / orbis Britannos),
Rome tenant la haste du pouvoir suprême, assise sur les dont il est question dès 27, lorsqu'il partit pour la Gaule, ώς
boucliers pris à l'ennemi et couronnée par la Victoire, καί ές την Βρεττανίαν στρατεύσων, et de nouveau en 26,
préfigure la défaite des Italiens insurgés dans la guerre lorsqu'il dut y renoncer en raison du soulèvement, en
sociale. Espagne, des Astures et des Cantabres (Cass. Dio 53, 22; 25).
55 Cf. M. Bieber, Honos and Virtus, AJA, XLIX, 1945, Quant à l'expédition en mer Rouge d'Aelius Gallus,
p. 25-34. commencée en 25, elle prit fin en 24. La date assignée à l'ode
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES 159

composée par Horace et du choix qu'il fit de la et, sans doute, séduisante, mais que nous ne
déesse d'Antium, de préférence à toute autre, pouvons tenir que pour ce qu'elle est : une pure
pour lui recommander le départ du prince. Mais conjecture. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que
l'explication, qui tend à devenir de règle, et que Caligula, effrayé par les prodiges qui
tant la religiosité superstitieuse de l'empereur annonçaient sa mort, consulta les deux déesses, mais
que l'existence, à Antium, d'une ou plusieurs sans comprendre leur langage elliptique : mo-
villas impériales où séjournèrent successivement nuenint et Fortunae Antiatinae, ut a Cassio caue-
tous les Julio-Claudiens60, rendent au demeurant retbi. L'avertissement fut inutile, car ce fut Cas-
vraisemblable, n'est cependant, quoi qu'on en ait sius Longinus, le proconsul d'Asie, qu'il donna
dit61, donnée par aucune source antique. Ce n'est l'ordre de faire périr, sans se rappeler, par un
qu'une conjecture, autrefois formée par Preller62 oubli qui lui fut fatal, que Chaerea, lui aussi,
portait le nom de Cassius.
Au contraire des sortes de Préneste, dont
Cicéron nous a rapporté l'origine légendaire et
d'Horace résulte donc d'un moyen terme entre ces diverses
données : elle se situe à un moment où l'expédition de minutieusement décrit le mode de tirage, le
Bretagne était encore possible et où, déjà, celle d'Aelius procédé divinatoire en usage à Antium, et que
Gallus était envisagée, donc en 26; cf. les mises au point de nous ne connaissons que par Macrobe, nous
Kiessling-Heinze, p. 145 sq, et Syndikus, p. 322 sq., cités reste fort obscur. Aussi bien ne le mentionne-t-il
infra, p. 167, n. 104. qu'incidemment, à propos du Jupiter solaire
60 C'est là qu'Auguste reçut la délégation de la plèbe,
venue lui offrir, en 2 av. J.-C, le titre de Pater patriae (Suet. d'Héliopolis et pour mieux faire comprendre les
Aug. 58, 1). Tibère s'y rendait également (Suet. Tib. 38; Cass. rites par lesquels il rendait ses oracles. La statue
Dio 58, 25, 2) et Agrippine aimait à s'y retirer (Tac. ann. 14, 3, du dieu syrien, dit-il, est solennellement portée
1 et 4, 2). Mais c'est surtout Caligula et Néron, qui, l'un et en procession sur un brancard par les plus
l'autre, y étaient nés, qui manifestèrent à la ville leur grands personnages du pays, uehitur enim
prédilection : le premier songea même à y transférer la capitale de
l'empire (Suet. Calig. 8, 1-5, avec une discussion sur le lieu de simulacrum dei Heliupolitani ferculo, uti uehuntur in
naissance de l'empereur, et 49, 2; Plin. NH 32, 4); et le pompa ludorum circensium deorum simulacra, qui
second, qui y résidait lorsque éclata l'incendie de Rome, ne se meuvent point à leur gré, mais vont là où
combla la ville de ses faveurs (Suet. Ner. 6, 1 ; 9 et 25, 1 ; Tac. les pousse l'inspiration divine : ferunturque diui-
ann. 15, 23, 1 et 39, 1 ; Cass. Dio 62, 15, 7; cf. infra, p. 162). Sur no spiritu, non suo arbitrio, sed quo deus propellit
l'histoire, la topographie et les vestiges antiques d'Antium, cf.
Hülsen, s.v., RE, I, 2, col. 2561-2563, et G. Lugli, Saggio sulla uehentes, ut uidemus apud Antium promouerì
topografia dell'antica Antium, RIA, VII, 1940, p. 153-188 simulacra Fortunarum ad danda responsa64. Il
(notamment p. 177-181, sur la villa de Néron). faut entendre que, de la direction prise par le
61 Ainsi R. De Coster, op. cit., p. 66, qui en attribue la cortège, de la position donnée à la statue, des
mention aux scholiastes d'Horace. En fait, Porphyrion et le impulsions qu'elle imprimait à ses porteurs, les
Pseudo-Acron se bornent, pour expliquer les circonstances
dans lesquelles l'ode fut composée, à une brève notice faisant tantôt avancer, tantôt reculer, les prêtres
liminaire : haec ode in Fortunam Antiatem (Ps. Acr. : du sanctuaire tiraient des indices qu'ils
simplement ad Fortunam) scripta est, cui Caesaris (aduersum Brit- interprétaient et à partir desquels ils formulaient, en
tannos, précise Ps. Acr.) profectionem commendai. Beaucoup langage humain, des réponses aux questions
de légendes se sont greffées sur ce ou ces textes. F. Lenzi posées à la divinité. Il en était apparemment de
affirme de même, op. cit., p. 60, «che Augusto era devoto
della Fortuna e la consultava», et Grueber, II, p. 77, qu'il lui
attribuait ses succès et la guérison de ses fréquentes
maladies : toutes déductions téméraires qui prétendent
expliquer l'ode d'Horace, alors qu'en réalité elles en sont l'avantage de rendre compte à la fois de l'ode d'Horace et
directement issues. des monnaies de Q. Rustius: Auguste aurait, moins en
62 Rom. Myth., II, p. 192: «wahrscheinlich consultirt prévision de son départ pour la Gaule - qui eut lieu - que de
wurde»; et depuis acceptée par Peter, dans Roscher, I, 2, col. celui qu'il projetait pour la Bretagne, et auquel il renonça, et
1548; Hild, DA, II, 2, p. 1271, etc. (cf. note précédente); avant l'ode qu'Horace composa en son absence en 26, fait à
encore, quoique sous une forme plus floue, par G. Dumézil, la Fortune d'Antium un vœu dont il ne s'acquitta que sept ou
Fêtes romaines d'été et d'automne, Paris, 1975, p. 238: «il huit ans pius tard, après son retour de 19, lorsqu'il fonda le
confie, croit-on savoir, ses projets à la Fortune»; mais culte de Fortuna Redux, variante romaine de la déesse
écartée par M. L. Scevola, op. cit., p. 222, comme sans antiate.
fondement. Une autre hypothèse a été récemment émise par 63 Suet. Calig. 57, 3.
S. Weinstock, Divus Julius, Oxford, 1971, p. 125 sq., qui offre "Sat. 1, 23, 13.
160 LES FORTUNES D'ANTIUM

même à Antium, où, pour autant qu'on puisse le rablement le témoignage de Macrobe67. On la
conclure du texte de Macrobe, le clergé retrouve en Egypte et à l'oasis de Siwa, en Libye,
spécialisé du temple, jouant le même rôle que le au temple de Zeus Ammon dont la statue
sortilegus de Préneste65, devait déduire incrustée de pierres précieuses, portée par
directement la réponse des déesses des mouvements quatre-vingts prêtres dans une nacelle dorée et
significatifs de leurs statues : divination fondée suivie d'une foule de femmes qui chantaient des
sur le hasard, aussi bien que le tirage des sorts hymnes, rendait ses oracles en conduisant, d'un
et, comme telle, en accord avec les valeurs signe de tête, la marche de ses porteurs durant
mystérieusement fortuites inscrites dans le ces processions68. Servius complète ce tableau
concept de Fortuna. Bouché-Leclercq, toutefois, des fastes mystiques et des phantasmes de
dans sa volonté de ramener à l'unité les rites l'Orient, lorsqu'il fait allusion à des ξόανα, id est
oraculaires de Fortuna, suppose sans nécessité simulacra breiiia, quae portabantur in lecticis et ab
qu'à Antium comme à Préneste ils étaient fondés ipsis mota infundebant uaticinationem, quod fuit
sur les sortes et que, par leurs mouvements, les apud Aegyptios et Carthagmienses69 . Si l'on ajoute
statues désignaient «automatiquement» les à ce faisceau de témoignages concordants que
tablettes par l'intermédiaire desquelles elles l'unique mention concernant l'existence à
auraient dispensé leur révélation. Mais cette Antium de telles pratiques nous vient du texte
hypothèse, qui ne s'impose nullement, comme le tardif de Macrobe, qui décrit l'état contemporain
montre l'exemple d'Héliopolis, ne repose en du culte - ut uidemus . . . promoueri, au présent -,
réalité que sur l'analogie supposée des deux on peut être tenté de croire, avec Latte70, que
centres oraculaires : aucune source antique cette imitation de la mantique orientale ne
n'autorise à prétendre qu'il ait jamais existé, au s'implanta qu'à basse époque dans le sanctuaire, et
sanctuaire d'Antium, des sortes semblables à qu'elle est une des innombrables conséquences
celles qui étaient en usage à Préneste dans le de l'invasion des religions orientales dans l'Occi-
temple de Fortuna Primigenia.
Laissons donc là cette question illusoire. Car
la technique divinatoire d'Antium pose des
problèmes historiques qui, eux, sont bien réels, et 67 A la différence des nombreux oracles qui « ne profèrent
sont infiniment plus graves. Cette méthode, qui rien sans le secours de prêtres ou de prophètes. Celui-ci, par
contre, se meut lui-même et se fait lui-même jusqu'au bout
repose sur les mouvements spontanés que l'on l'artisan de la prédiction. Voici comment il procède. Lorsqu'il
prête aux statues cultuelles, censées se mouvoir veut rendre un oracle, il commence d'abord par s'agiter sur
de leur propre volonté, diuino spirita, et que sa base. Les prêtres l'enlèvent aussitôt. S'ils ne l'enlèvent pas,
Bouché-Leclercq qualifie de «fétichiste», est il se prend à suer et à s'agiter encore plus violemment.
étrangère aux religions italiques, où nous ne lui Aussitôt que les prêtres le portent en le chargeant sur eux, le
dieu les conduit en les faisant tourner en tous sens et en
connaissons pas d'équivalent. En revanche, elle sautant de l'un sur l'autre. A la fin, le grand-prêtre l'affronte
était traditionnelle dans les grands sanctuaires et l'interroge au sujet de toutes sortes d'affaires. S'il
d'Orient66, non seulement dans celui du Zeus désapprouve la chose qu'on lui propose, le dieu se retire en
solaire, c'est-à-dire du Hadad -Syrien de Baalbek- arrière; s'il y consent, il pousse en avant, à la façon des
Héliopolis, mais aussi, toujours en Syrie, dans cochers, ceux qui le portent. Telle est la manière dont les
Syriens recueillent ses oracles, et, sans recourir à eux, ils
celui d'Apollon, c'est-à-dire, là encore, de Hadad, n'entreprennent rien de sacré ni de particulier» (Luc. Dea
à Hiérapolis, dont Lucien décrit les transes Sur. 10 et 36; trad. M. Meunier, Paris, 1947). Sur
inspirées en des termes qui, malgré la raillerie l'authenticité du traité et « l'humour à froid » de son auteur,
qui y ridiculise la superstition, illustrent J. Bompaire, Lucien écrivain. Imitation et création, Paris,
1958, p. 646-653.
68Diod. 17, 50, 6-7 et 51, 1-2; Strab. 17, 1, 43. Cf.
Bouché-Leclercq, op. cit., II, p. 347; et, sur les diverses
méthodes de la divination égyptienne, par les mouvements
65 Supra, p. 71. de la barque divine et les statues parlantes, J. Leclant,
66 Sur les oracles syriens et, plus généralement, les cultes Éléments pour une étude de la divination dans l'Egypte
d'Héliopolis et Hiérapolis: Bouché-Leclercq, op. cit., III, pharaonique, dans Caquot-Leibovici, La divination, I, p.
p. 401-404; R. Dussaud, Les religions des Hittites et des ΙΟ 4.
Hourrites, des Phéniciens et des Syriens, coll. Mana, 1, II, Paris, 69Aen. 6, 68.
1949, p. 393 sq. et 396-399. 70 Rom. Rei, p. 178.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES 161

dent romain. Mais cette hypothèse elle-même, si avec trop de hâte, que l'adoption à Antium de
séduisante qu'elle soit, soulève plus de questions cette technique orientale ne pouvait qu'être
encore qu'elle n'en résout. aussi « tardive », deutlich spät, que le déferlement
Car la divination d'origine orientale usitée au lui-même des religions orientales sur le
temps de Macrobe n'apparaît nullement comme paganisme romain. Deux faits, à la vérité, incitent à
un procédé populaire, réservé à un public de bas remettre en cause cette interprétation. La
étage comme celui que Lucien ou Apulée nous divination par les mouvements inspirés des statues
montrent conquis par le charlatanisme de la Dea cultuelles n'était pas seulement le fait des
Suria et de ses prêtres équivoques71. C'était le sanctuaires lointains de Syrie et d'Egypte. Elle avait
rite officiellement en usage dans le sanctuaire, aussi, au témoignage de Servius, été en honneur
reconnu et pratiqué par le clergé qui y exerçait dans une civilisation beaucoup plus proche de
son autorité religieuse et qui y avait la garde des Rome : à Carthage où, même si le commentateur
saints simulacra Fortunarum. Ce caractère de Virgile n'indique pas à quelles divinités il
officiel ne daterait-il que de la grande époque des convient précisément de la rattacher74, on sera
cultes sémitiques et de l'apogée qu'ils connurent tenté d'y voir l'héritage, entretenu par la religion
en Italie sous les empereurs syriens du IIIe punique, de rites antérieurement pratiqués en
siècle? Ou peut-on lui assigner une date Orient par les Phéniciens qui, eux-mêmes,
sensiblement plus haute, par exemple dès les Anto- avaient déjà pu les emprunter, et que les
nins, dont nous connaissons l'intérêt qu'ils Carthaginois auraient emportés avec eux de la mère
manifestèrent pour le dieu d'Héliopolis, dont Trajan, patrie.
d'abord sceptique, puis frappé d'admiration par Antium, d'autre part, avait une vocation
la réponse qu'il en reçut, consulta l'oracle en 1 14 maritime qui paraît remonter aussi haut que les
avant de partir pour la campagne contre les origines de la ville et qui permet d'accepter
Parthes dont il ne devait pas revenir 72, et dont toutes les influences extérieures, même les plus
Antonin contribua à bâtir magnifiquement le lointaines, dès une date fort reculée. Dans sa
temple73? Ou faut-il le faire remonter à une série de travaux sur la civilisation antiate,
époque encore plus ancienne? Car, si M. L. Scevola n'hésite pas à retrouver les traces
l'introduction de ces rites exotiques dans l'un des grands de cette activité dès l'époque néolithique et à y
sanctuaires italiques de Fortuna ne date que du voir l'expression des aptitudes innées du
IIe ou même du IIIe siècle ap. J.-C, nous devons substrat méditerranéen indigène de la côte latiale75,
nécessairement nous interroger sur ce qui les a tôt entré en rapports avec les navigateurs grecs
précédés et sur les méthodes divinatoires et phéniciens. En tout cas, cette attirance pour
auparavant en usage dans le culte: ce qui nous fait, l'aventure marine était si profondément ancrée
inévitablement, retomber dans une solution qu'à l'époque historique nous la voyons résister
analogue à celle des sortes, que Bouché-Leclercq
attribuait sans preuve à l'oracle d'Antium, c'est-
à-dire dans le champ illimité des hypothèses
invérifiables. 74 S. Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, IV, 2e
En fait, Latte a peut-être été victime d'un éd., Paris, 1929, p. 422, songe à des statues articulées, en bois,
comme celles qui, en Egypte, servaient au même usage et
raisonnement par analogie quand il a conclu, rappelle que des bétyles passaient également pour être
animés de mouvements prodigieux et rendre ainsi des
oracles, par un procédé identique {Ibid., p. 372).
75 Cf. ses articles des RIL : Civiltà preistorica e protostorica
71 Luc. Lucius, 35 et suiv.; Apul. met. 8, 24 et suiv. della zona amiate, XCIII, 1959, p. 417-436; Culti mediterranei
72 Macr. Sat. 1, 23, 14-16. nella zona di Anzio, XCIV, 1960, p. 221-242, où l'auteur
73 On ne prend plus aujourd'hui à la lettre le texte célèbre reconnaît aux trois cultes de Fortuna, Mater Matuta et
de Malalas, qui attribue à Antonin l'édification du temple, Feronia, une origine et un caractère communs : déesses
l'une des merveilles du monde. Sur les diverses phases de sa méditerranéennes, protectrices des navigateurs, elles
construction (la vaste cour rectangulaire entourée de resteraient, à l'époque historique, une manifestation toujours
portiques qui précède le sanctuaire peut être datée de l'époque vivace de la civilisation essentiellement maritime de ce
d'Antonin), cf. les mises au point récentes de F. Castagnoli, peuplement primitif; Civiltà marittima di Anzio pre-volsca,
s.v. Heliopolis, EAA, III, 1960, p. 1137-1140, et B. Andreae, XCrV, 1960, p. 243-260; Anzio pre-volsca e il Lazio, XCVIII,
L'art de l'ancienne Rome, p. 567-569. 1964, p. 89-105; Anzio volsca, C, 1966, p. 205-243.
162 LES FORTUNES D'ANTIUM

à toutes les vicissitudes que traversa la ville. tout, plus stupéfiant de rencontrer, dès les VIe-Ve
Nommée dans le premier traité conclu entre siècles, l'influence de la mantique orientale
Rome et Carthage, à la fin du VIe siècle, parmi diffusée par l'intermédiaire de Carthage, qu'il ne
les ports du Latium soumis à la domination l'est d'admettre l'installation extrêmement
romaine76, Antium resta, même après qu'elle eut ancienne au Forum Boarium, premier port de
été conquise au Ve siècle par les montagnards Rome, d'une colonie phénicienne à laquelle
volsques, une ville de hardis navigateurs et de remonterait le culte de l'Hercule romain, dérivé
pirates qui écumaient les mers : elle eut beau du Melqart de Tyr80, ou de lire, sur les feuilles
être prise par les Romains qui, en 338, d'or de Pyrgi, le port de Caere, la triple dédicace,
détruisirent ses navires ou les emmenèrent dans leurs en étrusque et en punique, que le «roi» de Caere
propres arsenaux, ornèrent de leurs rostres, consacrait, au début du Ve siècle, à la Dame
trophées glorieux, leur tribune aux harangues, et Astarté, assimilée à l'Uni étrusque81.
«lui interdirent la mer» - interdictumque mari Si l'on admet que, dès l'époque archaïque, ce
Antiati populo est11-, il fallut que, quelques type de divination a pu s'implanter dans le
années après, Alexandre Ier d'Épire, puis, de sanctuaire d'Antium, on évite ainsi le problème
nouveau, au début du IIIe siècle, Demetrios insoluble - parce qu'il n'est qu'un faux problème
Poliorcète s'adressent à eux pour leur demander - que ne manque pas de poser l'hypothèse d'une
de mettre fin aux incursions des Antiates jusque transformation tardive de l'oracle, soudainement
dans la mer Egée78. Sous l'Empire encore, acquis, au IIe ou IIIe siècle ap. J.-C, aux
lorsque Néron voulut témoigner son attachement à pratiques insolites de la mantique syrienne. Une telle
sa ville natale, la meilleure preuve qu'il put lui conversion, qui révélerait un culte encore
donner de sa faveur fut non seulement d'y malléable, ce qui, de fait, est le cas pour les temps
installer une colonie de riches vétérans, mais d'y reculés que nous supposons, n'est rien moins
construire un port magnifique : ubi et portum que vraisemblable en pleine époque impériale,
operis sumptuosissimi fecit19. où le rituel oraculaire d'Antium se trouvait fixé
Dans ces conditions, il est permis de faire par des siècles de tradition. Sans doute, l'esprit
remonter infiniment plus haut qu'on ne le de novation bien connu des religions italiques et,
supposait l'introduction, dans le culte des déesses peut-être aussi, l'ouverture à une technique ou,
d'Antium, des techniques de la divination du moins, à un style nouveau qu'on a cru relever
orientale. Sur ce point important du littoral à Préneste, dont on a pu penser qu'elle avait, au
méditerranéen, dont le traité cité par Polybe atteste début de l'Empire, adopté un langage plus
les contacts que, dès avant cet accord, par les conforme à celui des poètes augustéens, puis, au
voies du commerce ou de la piraterie, il IIIe siècle, les hypothétiques sortes Vergilianae
entretenait avec les Puniques, il ne serait pas, après alléguées par l'Histoire Auguste82, ne nous
permettent-ils pas de nous représenter les oracles
du Latium figés dans un immobilisme rigide :
comme les plus grands des oracles grecs, ils ont
76 Pol. 3, 22. Sur les longues controverses auxquelles ont
donné lieu la date (509, selon Polybe) et l'authenticité de ce
premier traité, maintenant admises par un nombre croissant
d'historiens, cf. la mise au point de J. Heurgon, Rome et la
Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, 2e éd., 80 Déjà J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, Paris,
Paris, 1980, p. 386-395 (bibliographie, p. 44 et 419). 1926, p. 456; puis D. Van Berchem, Hercule Melqart à l'Ara
77 Iiv. 8, 14, 8 et 12. Également Plin. NH 34, 20; Flor. 1, 5, Maxima, RPAA, XXXII, 1959-1960, p. 61-68 (sur la dîme et les
10. Potitii, qui sont les Κάτοχοι,, les «Possédés» du dieu);
78 Strab. 5, 3, 5. La première de ces ambassades se situe A. Piganiol, Les origines d'Hercule, Hommages à A Grenier,
entre 338, date de la prise d'Antium par les Romains, et 330 coll. Latomus, LVIII, Bruxelles, 1962, p. 1261-1264 (calendrier
(?), date approximative de la mort d'Alexandre. Pour la et statue); R. Rebuffat, Les Phéniciens à Rome, MEFR,
seconde, seul un terminus ante quern est donné par la mort LXXVIII, 1966, p. 7-48.
de Demetrios Poliorcète en 283. 81 Pour une mise au point et une bibliographie récentes,
79 Suet. Ner. 9 (cf. Tac. ann. 14, 27, 2, sur l'insuccès de la A. Hus, Les siècles d'or de l'histoire étrusque (675-475 avant
colonie néronienne). Sur l'importance de ce port, G. Lugli, J.-C), coll. Latomus, 146, Bruxelles, 1976, p. 157-161;
Saggio sulla topografia dell'antica Antium, RIA, VII, 1940, 248 sq.
p. 154 et 166-171. 82 Supra, p. 75-78.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES 163

eu leur histoire, même si nous ne la connaissons perçue : elle y fut aussi entièrement naturalisée
plus. Mais le conservatisme italique, qui n'est que, par exemple, les Potitii célébrants du culte
pas moins puissant, permet difficilement d'Hercule, dont la tradition annalistique fit, avec
d'imaginer que, vers la même époque, une véritable les Pinarii, l'une des deux gentes romaines
révolution rituelle ait éliminé d'Antium les attachées au service de l'Ara Maxima. A tel point
méthodes traditionnelles de la divination que, quand Macrobe y fait référence, il la met
nationale pour leur en substituer d'autres, imitées de sur le même plan que la pompa du Cirque et les
l'Orient lointain. Même si les transformations cite toutes deux, dans deux phrases de structure
que l'on a imputées à l'oracle de Préneste ont un identique (uti uehuntur in pompa . . . deorum
fond de vérité, elles n'en sont pas moins de simulacra; ut uidemus apud Antium promoueri
portée réduite. Préneste réforme, modifie, simulacra Fortunarum) comme les deux rites
évolue; mais elle ne bouleverse rien et, si elle romains par excellence qu'il peut mettre en
renouvelle avec le temps le matériel archaïque parallèle avec le rite syrien de Jupiter Héliopo-
de ses sortes et leur style démodé, c'est toujours litain. On peut croire, d'ailleurs, que cette
à une révélation de même nature qu'elle fait assimilation fut aidée, comme plus tard celle de la
appel. Ses innovations, si innovations il y a, ne Magna Mater, par une adaptation des rites
visent qu'à perfectionner les méthodes ancestra- exaltés de l'Orient à la religiosité latine et que les
les. Mais, si l'aspect des sorts changeait, le mouvements qui mettaient en branle les statues
moyen par lequel on connaissait la volonté d'Antium avaient un caractère moins tumultueux
divine, le langage par lequel Fortuna parlait aux et plus réglé que les transes convulsives qui
hommes, restait immuablement le même. secouaient le dieu d'Hiérapolis ou l'idole de
Nous avons d'ailleurs une preuve, plus forte YHeliupolitanus. Nous inclinerons donc à
que tous les raisonnements, qu'à Antium la reconnaître à l'oracle d'Antium la même continuité
divination par les mouvements surnaturels des séculaire qu'à celui de Préneste, et nous croirons
deux statues divines n'était pas un procédé sans peine qu'une mentalité religieuse archaïque
tardivement importé sous l'Empire. C'est le rôle qui, à Rome par exemple, considérait comme
qu'y tient le ferculum des statues, non pas l'un de des prodiges les mouvements spontanés qui, à
ces brancards ordinaires, simples accessoires plusieurs reprises, agitèrent les anciles et les
comme ceux qui servaient dans les processions lances sacrées de Mars conservés dans la Regia -
ou la pompa du Cirque. Mais objet qui possédait ancilia sua sponte mota, hastae Martis in Regia
une haute valeur rituelle, spéciale au sanctuaire, sua sponte motae - et, à Préneste même ou à
et qui était si essentiel au culte des deux Lanuvium, la lance de Mars ou celle de Junon83,
Fortunes que les déesses y reposaient sans doute avait fort bien pu, stimulée par l'enseignement
en permanence et qu'il est, en tout cas, figuré fécond de la divination orientale, reconnaître à
comme le support indissociable de leurs effigies Antium dans les mouvements fatidiques, non
sur les deux seules représentations complètes plus des attributs de la divinité, mais des effigies
que nous en possédions, le denier de Q. Rustius mêmes qui la représentaient, autant de
et l'ex-voto de Préneste. Car, sans ferculum, point manifestations surnaturelles de la volonté divine qui,
de mouvements inspirés, donc point d'oracle. Or, codifiées et systématiquement interprétées par
non seulement les deux monuments sur lesquels la science sacrée des exégètes, devenaient autant
il apparaît datent du temps d'Auguste, mais de signes révélateurs du Destin.
l'original que reproduit l'ex-voto prénestin
permet de remonter jusqu'au début du Ier siècle
av. J.-C, c'est-à-dire à une époque antérieure de
plusieurs siècles à l'invasion des rites et des 83 Sur les anciles: Liv. per. 68 et Obseq. 44 (101 av. J.-C);
cultes orientaux dans la religion romaine. sur les lances de Mars dans la Regia: Geli. 4, 6, 1-2 (99 av.
Ainsi, grâce à son introduction précoce au J.-C); Obseq. 36; 44; 47; 50 (117; 102; 98; 95 av. J.-C); en 44,
sanctuaire d'Antium, cette pratique étrangère fut anciles et lances furent violemment secoués avant la mort de
si parfaitement incorporée à la sensibilité César (Cass. Dio 44, 17, 2). Et, parmi les prodiges de 218, à
Lanuvium, et de 214, liv. 21, 62, 4 et 24, 10, 10 : hastam Martis
religieuse italique et à ses techniques oraculaires Praeneste sua sponte promettant (sur le culte de Mars à
que son origine exotique n'était même plus Préneste: CIL XIV 2894; 2895; 2918).
164 LES FORTUNES D'ANTIUM

II n'a manqué à l'oracle d'Antium, pour jouir rien, décida qu'on élèverait un temple à la
auprès des modernes du même renom que celui Fécondité et qu'on placerait les statues d'or des
de Préneste, que d'avoir un Cicéron, et une place deux Fortunes sur le trône de Jupiter Capitolin :
égale à celle qu'il lui a dévolue dans le De diui- utque Fortimarum effigies aureae in solio
natione. En tout cas, consulté par l'un au moins Capitolini louis locarentur81 . Malgré les obscurités qui
des empereurs julio-claudiens, il semble, après l'entourent, on voit généralement dans ce geste
une phase archaïque et républicaine que nous la preuve que les Fortunes d'Antium, déesses de
ne pouvons que reconstituer, mais qui se la fécondité, protégeaient les femmes en couches
matérialisa par un opulent trésor, proie tentante pour et leurs enfants nouveaux-nés, et qu'elles leur
les chefs de partis des guerres civiles84, puis, accordaient d'heureuses naissances au même
peut-être, un déclin, accompli (ce qui titre que la Fortune de Préneste, invoquée
expliquerait le silence dont il est l'objet à l'époque nationu cratia par une matrone du IIIe siècle av.
républicaine) ou seulement menaçant, comme J.-C. K. Latte, dont on sait l'hostilité à l'égard de
celui qui, au dernier siècle de la République, tout ce qui pourrait montrer en Fortuna une
guettait les sortes de Fortuna Primigenia, avoir protectrice de la fécondité féminine, croit que
connu sous l'Empire une renaissance éclatante, les deux Fortunes furent seulement honorées, en
qui devait perpétuer sa célébrité jusqu'à cette occasion, comme divinités principales de la
l'extrême fin du IVe siècle, où Macrobe85 en parle ville où avait eu lieu la naissance88. Mais le
comme d'une réalité actuelle et toujours vivante rapprochement avec l'inscription de Préneste et
qui, sans doute, ne disparut qu'avec le la décision prise simultanément d'élever un
paganisme et la religion même de Fortuna. temple à la Fécondité plaident de façon
irréfutable en faveur de la première explication :
Fecunditas et les deux Fortunes avaient été, dans
Sur les autres fonctions des deux déesses, les les périls de l'accouchement, les protectrices
témoignages antiques, pour rares qu'ils soient, communes de la mère et de l'enfant89. Enfin,
ne sont pas moins explicites. Leur caractère confirmation qui nous paraît décisive, rappelons
maternel est clairement attesté par le texte de le groupe des deux déesses antiates offert en
Tacite relatif à la naissance de Claudia Augusta, ex-voto à la Fortune de Préneste et l'intention
la fille de Néron et de Poppée, en 63. qu'exprime le lit sur lequel elles sont placées : lit
L'événement eut lieu à Antium, non par hasard, mais, de dans lequel la présence du serpent, symbole du
toute évidence, selon la volonté de l'empereur, Genius, qui rampe sur son bord, permet de
désireux que le fils qu'il espérait vînt au monde reconnaître la représentation d'un lectus genia-
dans la même ville que lui86. Entre autres lis90. Tous ces traits évoquent de manière
marques d'adulation qui suivirent la naissance cohérente un culte en rapport avec la fécondité
de l'enfant impérial, le sénat, rapporte l'histo- biologique et la génération humaine.
Mais la parfaite analogie de cette offrande
anonyme et de celle qui fut faite pour la fille de
Néron permet de comprendre mieux encore leur
84 App. BC 5, 24 {supra, p. 156, n. 45). signification respective : consacrées toutes deux
85 La date fictive du dialogue mis en scène dans les
Saturnales doit se situer peu avant 384, peut-être lors de la nationu cratia, constituées, toutes deux, par les
fête de décembre 383. La date réelle de composition de effigies des Fortunes d'Antium, offertes à
l'œuvre est beaucoup plus difficile à déterminer: vers 395, d'autres divinités, Fortuna Primigenia ou Jupiter
selon la chronologie traditionnelle, maintenue par P. Cour- Capitolin, elles appellent sur l'enfant nouveau-né
celle, Les lettres grecques en Occident, de Macrobe à Cassio-
dore, 2e éd., Paris, 1948, p. 3, n. 3; cf. Wessner, s.v. Macrobius,
RE, XIV, 1, 1928, col. 170; vers 404, d'après R. Syme,
Ammianus and the Historia Augusta, p. 145 sq., ou même
jusque vers 430, selon la datation basse d'A. Cameron, The n Ann. 15, 23, 2.
date and identity of Macrobius, JRS, LVI, 1966, p. 25-38, et, 88 Rom. Rei, p. 178, η. 1.
maintenant, de J. Flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin, 89 Platner et Ashby, s.v. Fecunditas, p. 206 sq., doutent, à la
à la fin du IVe siècle, Leyde, 1977, p. 87 et 134-141 : entre 420 vérité, que le temple de cette dernière ait jamais été
et 430. construit.
86 Supra, p. 159, n. 60. 90 Supra, p. 152-155.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES 165

la protection conjointe de ces diverses statues cultuelles entre Antium et Rome eussent
puis ances surnaturelles, comme réunies autour de son entraîné, sans profit, d'innombrables difficultés
berceau, celle des déesses antiates et du Jupiter matérielles et rituelles, et l'on conçoit mal l'état
romain dans un cas, celle des grandes Fortunes d'abandon, de désertion, même, où leur temple,
maternelles de l'Italie dans l'autre. Peu importe anormalement vide, fût resté durant ce temps.
que le type iconographique des Fortunes d'An- Mais, surtout, il eût été, non seulement
tium, entre les bras desquelles ne figure nul contradictoire, mais même dangereux, d'éloigner de
enfant, humain ou divin, ne permette pas de les leur ville les effigies sacrées à un moment où
définir comme des divinités courotrophes au l'enfant, si elle avait échappé aux périls de la
sens propre. Invoquées, avec Fecunditas, « à naissance, restait exposée à ceux du premier âge,
l'occasion de la naissance» de la petite Augusta ou non moins redoutables : de fait, ajoute Tacite,
placées sur le lectus genialis d'une famille elle mourut moins de quatre mois après. En
simplement humaine, elles ont les mêmes pouvoirs revanche, la consécration, au Capitole, d'un
fécondants et maternels et, en cela, le groupe groupe qui reproduisait celui d'Antium
d'or somptueusement dédié à Rome a le même permettait, en quelque sorte, de jouer sur les deux
sens religieux que le petit ex-voto de marbre, tableaux et de réunir pour sa sauvegarde toutes
plus bourgeois, de Préneste, dont il constitue, les efficacités divines : à Antium, tant qu'elle y
littéralement, l'équivalent princier. demeura, celle des Fortunes authentiques de la
Un détail, toutefois, reste douteux, dans cet ville et, à Rome, à partir du moment où elle y fut
épisode dont l'intention générale est manifeste. entrée93, celle de leur double, non moins sacré,
O. J. Brendel semble persuadé que ce furent les qui était désormais installé au Capitole. Là
statues cultuelles authentiques des deux encore, l'analogie entre l'ex-voto de Préneste et
Fortunes qui furent placées in solio Capitolini louis, celui de 63 éclaire tout : c'est bien la
interprétation qui implique que, à l'époque de reproduction en or des deux Fortunes qui fut dédiée à
Néron du moins, ces statues étaient soit d'or, Rome à Jupiter Capitolin, exactement comme
soit seulement dorées91. Nous estimons, pour celle, mais en marbre seulement, matière plus
notre part, qu'il ne pouvait s'agir que de modeste, des mêmes déesses l'avait été à
reproductions, reproductions en métal précieux, qui Fortuna Primigenia au début de l'Empire. Quant
répondait au rang des dédicants92, tandis que les aux intentions qui présidèrent au choix du dieu,
originaux, les deux statues cultuelles, qui elles se comprennent aisément : de même que
pouvaient être faites d'une tout autre matière,
restaient bien entendu dans leur sanctuaire d'An-
tium. De tels voyages, à l'aller et au retour, des
93 La chronologie, en raison de la brièveté de son
existence, est peu précise. Nous savons qu'elle naquit en janvier
63, entre le 1er, jour de l'entrée en charge des consuls,
91 AJA, LXrV, 1960, p. 42, n. 7, et 46; R. De Coster, op. cit., Memmius Regulus et Verginius Rufus (Tac. ann. 15, 23, 1) et
p. 65; et G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 248 le 20. Les indications de l'historien, iam senatus uterum
sq., qui y voit un «honneur exorbitant». Poppaeae commendauerat dis uotaque publiée susceperat, quae
92 Sans que, pour autant, l'on puisse établir un lien absolu multiplicata exolutaque (Ibid., 2), sont en effet confirmées par
entre les statues d'or et la maison impériale. Contrairement les Actes des Arvales, qui attestent, à la date du 21 janvier,
aux vues précédemment exprimées par K. Scott, The l'exécution d'au moins une partie de ces vœux : [in Capï\tolio
significance of statues in precious metals in emperor worship, nota soluta quae suscepe/[rant pr]o partii et incolumitate
TAPhA, LXII, 1931, p. 101-123, qui avait affirmé que, loin Poppaeae [Augustae] (CIL VI 2043, I). Le couple impérial et
d'être uniquement une magnificence profane, l'emploi de l'or l'enfant revinrent à Rome quelque temps plus tard, comme
était un honneur divinisant et que, sous l'Empire, dans les en font foi les mêmes Actes, qui mentionnent le sacrifice des
effigies de caractère officiel, il était réservé, en règle Arvales au Capitole ob adu[entiim Neronis Claudi] Caesaris
générale, aux statues des dieux, de l'empereur et de la famille Augusti [Germanici et Poppaeae] Augustae et Clau[diae
impériale divinisés, T. Pekâry, Goldene Statuen der Kaiserzeit, Augustae] (CIL VI 2043, II). Malheureusement, le nom du mois
MDAI (R), LXXV, 1968, p. 144-148, a produit divers exemples manque : //// idus [Apriles], restitue Henzen, sans exclure
de statues dorées (aurata, inaurata, etc.), élevées en l'honneur toutefois que ce puisse être «Martias vel Maias». On peut
de personnages qui n'étaient ni des souverains, ni même des donc hésiter, pour la date approximative de ce retour, entre
membres de l'ordre sénatorial. Mais le débat reste ouvert en le 10 avril, le 12 mars ou le 12 mai, ce qui concorde avec la
ce qui concerne les statues d'or pur (aurea) : privilège suite du récit de Tacite et la venue, ueris principio, d'une
impérial, ou honneur plus largement octroyé? ambassade parthe (Ibid., 24, 1).
166 LES FORTUNES D'ANTIUM

Caligula, à la naissance de sa fille, avait fait en tirer sont, dans ces conditions,
porter l'enfant dans les temples de toutes les nécessairement limitées. Divinités guérisseuses dont les
déesses et l'avait déposée, dans ce même pouvoirs curatifs s'exercent indifféremment sur
Capitole, sur les genoux de Minerve, dans un geste toutes les parties du corps, mais à qui l'on offre
de nutriciat symbolique imité du rituel en particulier les organes de la génération, ou
égyptien94, de même Néron voulut placer la venue au des têtes votives uniquement féminines, semble-
monde de sa propre fille sous des auspices aussi t-il, ce qui suggère une nette prédominance des
prometteurs et lui assurer simultanément la matrones parmi leurs fidèles97, les Fortunes
protection des divinités majeures d'Antium, où d'Antium apparaissent très proches de leur sœur
elle était née, et de Rome, la capitale où elle de Préneste et, plus largement, de toutes ces
devait vivre, celle de Jupiter, souverain des déesses accoucheuses de l'Italie centrale dont
dieux comme Néron, son père, l'était des Q. F. Maule et H. R. W. Smith ont étudié la
hommes, et objet du premier culte officiel de religion populaire, telle que la révèlent leurs
l'empire, et celle des déesses fécondes et oraculaires dépôts votifs, et à qui leurs dévots finissent, avec
d'Antium, ses mères divines, qui devaient lui une confiance filiale, par s'en remettre
accorder heureuse naissance et destinée indistinctement contre tous les périls de la maladie et de
éclatante. l'existence98.
De ces liens avec la vie biologique, essentiels Aussi, déesses guérisseuses et protectrices
aux plus anciennes Fortunes, tant à Préneste universelles, mères au sens le plus profond, et
qu'à Rome, l'on pourrait trouver une preuve garantes de la sahis tout entière des mortels, les
nouvelle dans l'important dépôt votif qui fut deux Fortunes étendirent également leur
découvert à Antium en 1879, près du soi-disant sauvegarde sur la ville elle-même. Si l'on se fonde, non
tombeau de Coriolan, et qui livra un grand sur des sources archéologiques purement
nombre d'ex-voto anatomiques, pieds, mains, conjecturales, mais sur les sources littéraires,
phallus, têtes et masques féminins95. Il est compte tenu des indications concordantes de Martial,
vraisemblable que ce dépôt, demeuré inédit, qui situe le temple des ueridicae sorores hors de
provenait du sanctuaire des deux déesses, comme le l'enceinte de la cité et près du rivage, plana
pensent G. Lugli et M. L. Scevola, encore que ni SVBVRBANI qua cubât unda freti, et de Macrobe et
la topographie ni l'archéologie ne puissent en du Pseudo-Acron, qui le localisent APVD Antium,
apporter la preuve : aucun vestige sûr du temple elles devaient, selon l'hypothèse de M. L.
n'a encore, à ce jour, été retrouvé96 et, Scevola, avoir leur sanctuaire au port de Cénon, qui
inversement, le dépôt lui-même n'apporte aucun se trouvait au sud de la ville fortifiée, entre les
indice sur sa localisation, car les objets brisés qui le deux petits promontoires qui dessinaient une
composent ne furent pas trouvés en place, mais anse naturelle accueillante aux navires99.
au milieu d'une décharge d'amphores, où les Grandes déesses locales d'Antium, elles en devinrent
terres cuites votives avaient été précipitées d'un aussi les divinités poliades: Antium est la ville
point plus élevé, ce qui explique leur mauvais des deux Fortunes, comme Préneste est celle de
état de conservation. Les conclusions qu'on peut

97 L'on pouvait faire la même constatation à propos du


dépôt de terres cuites de Préneste (supra, p. 42).
94 Suet. Calig. 25,4 : infantem autem, Iuliam Drusillam 98 Votive religion at Caere, p. 60-88, notamment p. 90,
appellatam, per omnium dearum templa circumferens Mineruae n. 16: tandis que les Grecs requièrent un haut niveau de
gremio impostai alendamque et instituendam commendami. Cf. compétence de leurs divinités guérisseuses, exigence liée à
H. P. L'Orange, Das Geburtsritual der Pharaonen am römischen une longue tradition de médecine professionnelle, «Italie
Kaiserhot SO, XXI, 1941, p. 105-116; J. Gagé, Matronalia, religion was ready to put its faith, for every sort of cure, in
p. 56 et 247. the nearest goddess of the town, especially if she was already
95 NSA, 1879, p. 224 sq.; 1880, p. 56; G. Lugli, op. cit., trusted for help in childbirth and child care ».
p. 173; M. L. Scevola, RIL, XCIV, 1960, p. 223. "Lugli, op. cit., p. 170-173; p. 178 et n. 58, qui rejette
96 Malgré les espoirs qu'avait fait naître la découverte, en comme aventureuses les diverses identifications autrefois
1878, de la Jeune fille d'Antium et de vestiges de proposées, et pour qui l'emplacement du temple demeure
constructions alors attribués au temple de la Fortune (NSA, 1879, inconnu; M. L. Scevola, op. cit., p. 229 sq.; et, pour les
p. 16 sq.; 116 sq.). références antiques, supra, p. 149 sq. et 158 sq.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES 167

la Primigenia. Horace, à ceci près qu'il s'adresse histoire103. En fait, c'est extrapoler plus qu'il ne
à une divinité unique, invoque en elle la déesse convient de l'œuvre du poète, qui n'est pas un
qui «gouverne» la cité qui lui est chère100, document «scientifique» comme la notice du
gratum quae régis Antium. Le commentaire du De diuinatione consacrée au culte de Préneste,
Pseudo-Acron dégage admirablement cette mais un texte lyrique singulièrement complexe,
fonction poliade, quand il fait de la cité sa où se fond l'écho de nombreuses sources
«protégée », confiée à sa garde tutélaire : ciuitas For- littéraires et mythologiques et dans lequel, à partir
tunae ipsitis tutela dicta est', et Tite-live s'est de données historiques précises, les expéditions
souvenu de cette efficacité surnaturelle, lui qui qu'en 26 Auguste préparait au delà des mers
attribue à la Fortune d'Antium le salut contre les Bretons, puis les Arabes, Horace a
miraculeux qui échut à la ville, lorsqu'elle en détourna, choisi les ou la déesse d'Antium pour en faire
en l'envoyant contre les Étrusques, Camille, l'incarnation particulière du pouvoir souverain,
instrument du destin et bras agissant de la tyrannique et versatile, de la redoutable
Fortune de Rome101. Fortune104. Aussi y aurait-il de la naïveté à prendre à
la lettre tous les détails du texte : le fait que le
paysan et le marin élèvent une même prière vers
Telles sont les fonctions, déjà nombreuses, et la toute-puissante Fortune ne signifie pas plus
fondées sur d'incontestables réalités cultuelles, que la déesse d'Antium avait une fonction
qu'assument effectivement les deux Fortunes agraire et qu'elle était «maîtresse des mers», que le
d'Antium. On a parfois voulu, sur la seule foi de
l'ode I, 35 d'Horace, qui montre la déesse priée
d'une voix unanime par le pauvre paysan, 103 Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1548; R. De Coster,
pauper ... sollicita prece/ ruris colonus, et op. cit., p. 68 et 79; M. L Scevola, op. cit., p. 222, 228 et 230.
l'aventureux marin102, leur attribuer de surcroît une Ce caractère «agricole» ou «champêtre» (R. De Coster) se
rattache, bien entendu, à la théorie de la Fortuna Felix, au
fonction agraire et surtout une fonction sens où l'entendait Preller, «im Sinne der fruchtbaren und
maritime, allant jusqu'à voir en elles la projection befruchtenden» (Rom. Myth., II, p. 193), et que nous avons
surnaturelle des aptitudes humaines qui, de tout réfuté ci-dessus, p. 155 sq. Quant à la domination de Fortuna
temps, avaient attiré vers la navigation les sur la mer, c'est un des thèmes majeurs de l'étude de
Méditerranéens, habitant cette partie de la côte M. L. Scevola, qui se fonde d'ailleurs sur des indices fragiles :
textes poétiques comme l'invocation d'Horace, ou Prop. 1, 17,
latiale, et peuple de marins dès l'aube de leur 7 : nullane placatae ueniet fortuna procellae ?, paraphrase du
Ps. Acr. au v. 6 : Fortuna enim et aequori dominatur, ou sur
l'iconographie de la déesse, qui tient le gouvernail (mais ce
dernier n'a pas valeur technique, mais symbolique : dans les
100 Tei est ie sens que Kiessling-Heinze, ad loc, et mains de Fortuna, il n'est pas l'attribut d'une déesse marine,
Syndikus (cités ci-dessous, n. 104), p. 314, n. 22, donnent à gratum mais signifie la maîtrise du monde).
(cf. Verg. Aen. 3, 73 sq.; de même Hor. carm. 1, 30, 2 : 104 Sur les sources littéraires (imitation du début de la
dilectam), contre l'interprétation de Villeneuve, Les Belles XIIe Olympique de Pindare sur la Tyché d'Himère; allusion
Lettres : « l'aimable Antium ». aux Perses d'Eschyle, etc.) et les intentions (morales,
101 Hor. carni. 1, 35, 1; Ps. Acr., ad loc; Liv. 6, 9, 3 (supra, philosophiques, religieuses) du poème, cf., outre l'article déjà cité
p. 150). Ainsi s'explique que G. Dumézil, Fêtes romaines d'été de R. De Coster, La Fortune d'Antium et l'Ode I, 35 d'Horace,
et d'automne, p. 238-249, soit tenté d'en présenter une AC, XIX, 1950, p. 65-80, les commentaires de Kiessling-
interprétation trifonctionnelle, lorsqu'il voit dans les deux Heinze, 10e éd. par E. Burck, Berlin, 1960, p. 145-150;
Fortunes représentées sur les monnaies une figure, l'une de H. P. Syndikus, Die Lyrik des Horaz, Darmstadt, I, 1972,
deuxième fonction (donc dotée de la nature guerrière que p. 311-324; R. G. M. Nisbet-M. Hubbard, A commentary on
nous lui refusons ci-dessous, p. 168 sq. et 175), l'autre de Horace: Odes, book 1, Oxford, 1970, p. 386-400; et les études
troisième fonction; quant à la première fonction, sa (d'intérêt inégal) de L. H. Allen, Horace Od. 1, XXXIV-XXXV,
disparition serait l'une des conséquences de la sujétion que Rome CR, XXXII, 1918, p. 29 sq.; LA. Mackay, Horace: Odes I
imposa à la ville et, peut-être, précisément, les Julio- 34-35, CR, XLIII, 1929, p. 10-12; A. Magarifios, Horacio I 35,
Claudiens auraient-ils cherché à la réanimer à leur profit. 21-26, Emerita, XIV, 1946, p. 209-211; H. Jacobson, Horace
Mais, entre autres arguments, on objectera à G. Dumézil que and Augustus. An interpretation of Carm. 1, 35, CPh, LXIII,
la théologie trifonctionnelle qu'il suppose s'accorde mal avec 1968, p. 106-113; C. Collard, Theme and structure in Horace,
le dédoublement iconographique que nous constatons sur les Odes 1, 35, Latomus, XXIX, 1970, p. 122-127; et, surtout,
monuments figurés des déesses d'Antium. J. Perret, Fides et la Fortune, Forschungen zur römischen
102 1, 35, 5-8 (nous citons la strophe en son entier, supra, Literatur, Festschrift Κ. Büchner, Wiesbaden, 1970, p. 244-253;
p. 151). et G. Dumézil, loc. cit.
168 LES FORTUNES D'ANTIUM

cortège, composé de Nécessitas, de Spes et de que compose sous nos yeux le lyrisme d'Horace
Fides, que lui donne le poète, n'indique qu'à est une image générique de la Fortune, de
Antium ces abstractions divinisées lui étaient l'instable déesse qui régit les destinées
jointes comme des parèdres au sein de son humaines, non un portrait individuel des deux
sanctuaire. Fortunes d'Antium, qui s'attacherait à décrire les
Sans doute était-il particulièrement opportun particularités de leur culte local108. Pour
d'invoquer sous le nom de dominarti aequoris la mesurer la distance qui sépare l'un de l'autre ces
divinité poliade d'une ville de marins et de deux points de vue, il n'est que de comparer
hardis pirates, telle qu'Antium l'avait été au l'allégorie abstraite et intemporelle dans son
temps de sa plus grande splendeur. Mais ni la classicisme qu'est la Fortune d'Horace à la
Fortune d'Antium, ni la Fortuna romaine en figuration insolite qu'offraient, dans une
général, pas plus que Tyché d'ailleurs, à laquelle atmosphère culturelle toute différente, les effigies des
on ne songe plus aujourd'hui à conférer ce rôle, deux Fortunes jumelles, reposant sur le ferculum
n'étaient intrinsèquement des «déesses de la dont leurs demi-statues semblaient étrangement
mer»105, au même titre que l'Isis Πελαγία. surgir.
L'association antithétique du paysan et du marin L'examen que nous venons de faire de leurs
pour symboliser ses fidèles n'est qu'une diverses attributions confirme donc entièrement
application particulière du thème classique des l'indissoluble communauté que les textes, qui
«genres de vie»106: l'un appelle nécessairement nomment toujours de pair les deux Fortunae
l'autre et, à eux deux, ils incarnent l'infinie variété Antiates ou Antiatinae, suggéraient entre elles.
des activités humaines, de même que les deux Dans l'exercice de leurs fonctions, elles
champs de leur action, la terre et la mer, respectent les règles d'une stricte collégialité et jamais
représentent les deux moitiés complémentaires nous ne constatons, à l'intérieur de leur couple,
de l'univers. Ainsi figurent-ils la totalité du le moindre partage des pouvoirs : ensemble elles
monde et du genre humain dont la Fortune est sont oraculaires, poliades ou protectrices
souveraine et, si elle est, dans le vers d'Horace, fécondes des naissances. Annonciatrices des destins,
dominam aequoris, c'est dans la mesure où elle elles le sont en effet toutes deux simultanément,
est souveraine de toutes choses, rerum humana- et, même si le détail de leurs opérations
rutn domina, comme l'avait avant lui dénommée divinatoires nous échappe, il est vraisemblable que
Cicéron107. Paysan et marin, dans une strophe, les mouvements concomitants, identiques ou
puis, dans la suivante, barbares et Romains, et contrastés, de leurs deux statues donnaient à la
jusqu'aux grands de ce monde : tous, égaux dans divination antiate une subtilité que n'avaient pas
le même esclavage, signifient l'universalité du au même degré les oracles similaires, mais
pouvoir de la Fortune, leur commune maîtresse. fondés sur l'observation d'une seule idole. Il en
Mais cette domination absolue est celle de la va de même pour leur fonction courotrophique,
Fortuna-Tyché gréco-romaine en général, non qu'elles exercent dans une semblable indivision :
des déesses antiates en particulier. Le tableau Néron, lors de la naissance de sa fille, honora
conjointement les deux déesses, geste qui
resterait inexplicable si elles avaient été, comme on
105 Sur Tyché, « déesse marine », contre les allégations ne l'a que trop souvent dit, rigoureusement
d'Allègre, Étude sur Ma déesse grecque Tyché, Paris, 1889, spécialisées, l'une dans le domaine de la
p. 11-16, cf. déjà les critiques de L. Ruhl, s.v., dans Roscher, fécondité et des naissances, l'autre, dans celui de la
V, col. 1310 sq. Quant à Fortuna, tout au plus, et encore que guerre. Mais il y a plus : non seulement l'on ne
rien ne permette de le démontrer, serait-elle, à Antium, voit pas que l'une des deux Fortunae Antiatinae
déesse des eaux, des eaux marines, comme elle l'est ailleurs
des eaux douces, celles du Tibre ou de la grotte prénesti-
ne.
106 Dans la mesure où le thème des professions apparaît
comme une esquisse du thème complet, tel qu'il a été traité ιυί< Wissoua, RK2, p. 259; Otto, RE, VII, 1, col. 23; et,
par les philosophes; cf. R. Joly, Le thème philosophique des op. cit., M. L. Scevola, p. 222; H. P. Syndikus, p. 311; G.
genres de vie dans l'antiquité classique, Bruxelles, 1956, p. 13 Dumézil, p. 247. Contra, R. De Coster, op. cit., p. 76-79, qui croit
et 85 sq. pouvoir trouver dans l'ode I, 35 d'Horace des indications
107 Marceli. 7. précises sur le culte d'Antium.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 169

ait été spécifiquement liée au domaine des d'un culte commun et permanent, de trois
armes, par opposition à la maternité pacifique divinités distinctes par leur nom, leur sexe et leur
de sa sœur, mais rien, dans ce que nous fonction, comme la triade capitoline de Jupiter-
connaissons de ces fonctions qu'elles ne remplissent Junon-Minerve, la triade chthonienne et
qu'en commun, ne révèle en elles quoi que ce plébéienne de Cérès-Liber-Libera, qui lui fait
soit de belliqueux. pendant110, ou, pour nous en tenir à ce seul exemple
Leurs prérogatives sont diverses, mais grec, celle d'Apollon, Artemis et Léto. Le
remarquablement cohérentes: elles rendent des mouvement inverse, qui conduit à représenter sous
oracles, protègent les naissances et tout ce qui se forme double ou triple, en deux ou trois
rattache à la fécondité, à la santé et à la personnes, une divinité pourtant conçue comme
conservation de la vie; elles veillent enfin sur la unique, n'est ni moins puissant, ni moins
cité dont elles sont les divinités principales. Mais fréquent : l'exemple le plus célèbre de ces autres
rien ne permet de leur attribuer une action formes de triade étant celui de la triple Hécate,
précise dans les combats et la marche des si traditionnellement figurée sous les traits d'une
guerres. Si bien que deux questions cruciales ne femme à trois têtes ou à trois corps accolés dos
manquent pas de se poser: à quoi répondent, à dos que la statue de Myron, qui la représentait,
d'une part, la dualité des déesses, d'autre part, le à Égine, comme une divinité simple, étonnait les
type amazonien de l'une d'elles? Pourquoi le anciens comme une insolite exception à la
culte se partage-t-il entre deux divinités qui, si règle111. Quant aux exemples connus de dyades,
l'on n'en juge que par leurs rôles, et non par leur qui seuls ici nous intéressent, l'inventaire qu'Use-
iconographie, se répètent si fidèlement l'une ner a dressé, dans l'ordre alphabétique, de ces
l'autre qu'on ne voit pas la raison d'être de leur dédoublements divins, rassemble tous les noms
couple sororal et pourquoi elles sont au nombre les plus prestigieux du panthéon hellénique,
de deux, alors qu'une unique Fortuna eût, à elle dieux et déesses indistinctement112 : Aphrodite,
seule, aussi bien rempli les mêmes tâches? Et Apollon, Artemis, Demeter, Dionysos - non
pourquoi l'une de ces deux déesses figure-t-elle seulement, comme ses congénères, adoré sous la
sous les dehors martiaux d'une Amazone, forme de deux statues cultuelles jointes dans un
casquée et armée de l'épée, alors que rien, dans son même temple, mais servi, dans l'île de Nisyros,
activité surnaturelle, n'indique qu'elle fasse le par un prêtre «des Dionysoi», nommés au
moindre usage de ces attributs? Singulière pluriel, ιερέως Διονύσων113, de même que nous avons
conception d'une divinité, où le divorce est total vu, à Antium, un aeditus Fortunarum, sans qu'on
entre la fonction et l'apparence, et où la dualité sache d'ailleurs s'il s'agit en l'occurrence d'une
extérieure recouvre, dans la réalité du culte, une dyade ou d'une triade -, Héra, Héraclès -
pluralité de compétences indifférenciées. représenté, sur les monnaies d'Héraclée de
Lucanie, par deux figures jumelles, entièrement
semblables114 -, Hermès, Hygie, Pan, Poseidon,
III - Le problème de la dyade divine Tyché - dédoublée sur des monnaies d'Asie

En fait, Usener l'a jadis montré dans un


important mémoire consacré à la notion de
triade et, au passage, à celle de dyade qui lui est
connexe, cette tendance au polymorphisme est 110 Cf. les définitions de L. Banti, // culto del cosiddetto
un phénomène universel qui n'épargne aucune « tempio dell'Apollo » a Veii e il problema delle triadi etrusco-
divinité109. Qui dit triade ne dit pas seulement italiche, SE, XVII, 1943, p. 187-224; et H. Le Bonniec, Le culte
de Cérès à Rome, p. 277-279 et 293 sq.
mouvement vers l'unité et réunion, à l'intérieur 111 Paus. 2, 30, 2.
112 Sur le concept et les exemples attestés de «Zvveiheit»,
op. cit., p. 189-205.
113 IGI III, n° 164.
109 Dreiheit, RhM, LVIII, 1903, p. 1-47; 161-208; 321-362. Cf., 114 Tenant de la main droite une phiale, de la gauche, la
maintenant, R. Mehrlein, s.v. Drei, RLAC, IV, col. 269-281; et massue; cf. J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, pi. II,
Th. Hadzisteliou Price, Double and multiple representations in 15, qui commente, p. 33: «doublé comme s'il existait deux
Greek art and religious thought, JHS, XCI, 1971, p. 48-69. Héraclès jumeaux et semblables».
170 LES FORTUNES D'ANTIUM

mineure, d'époque impériale115 -, Zeus enfin qui, Enguìnos estus. Ainsi, d'un domaine religieux à
pas plus que le reste des Olympiens, n'a échappé l'autre, qu'il s'agisse des divinités grecques, de
à la règle commune. celles de la Sicile hellénisée ou des déesses
Ces dyades, extrêmement répandues, où se antiates, de la Némésis de Smyrne et de Thasos,
répète la même divinité, sont nées du de la grande Mère d'Engyion que nomme
dédoublement d'un dieu primitivement unique qui Cicéron, ou de la Fortune d'Antium, telle que
s'est scindé en deux êtres jumeaux et identiques. l'évoquent Horace et Tite-Live, nous retrouvons les
Mais la conception fondamentale de son unité mêmes constantes et l'être divin qui s'est une
divine n'en persiste pas moins. Aussi advient-il fois dédoublé tend, invinciblement, à revenir à la
que la même divinité puisse être, dans la même forme unique d'où il était issu.
ville, conçue tantôt comme une pluralité, tantôt Tout autant, en effet, que leurs homologues
comme un être unique. Tel est, par exemple, le grecques, les divinités italiques ou même
cas de Némésis, honorée partout, dans le monde celtiques offrent l'exemple de tels dédoublements.
grec, sous la forme d'une seule déesse, sauf à Diverses terres cuites votives, à Préneste, de
Smyrne et à Thasos, dont le culte dérive Fortuna Primigenia119, en Étrurie ou dans
précisément de celui de Smyrne. Or les monnaies d'autres centres d'Italie, sans indication de
de Smyrne, ainsi qu'un relief de Thasos, offrent provenance précise, de divinités malheureusement
simultanément les deux types : celui des deux anonymes, représentent le couple trônant des
Némésis jumelles, telles qu'elles étaient, au deux déesses à l'enfant. Une monnaie de bronze
témoignage de Pausanias, figurées par les statues de Capoue, qui se rattache au culte de la
cultuelles de leur sanctuaire, identiques ou à déesse-mère du fondo Paîturelli, porte au droit la
peine différenciées par leurs attributs - l'une tête de Junon et, au revers, un type qui rappelle
tenant la bride, l'autre, la coudée116 -, et celui de singulièrement les statues cultuelles d'Antium,
la déesse simple. Engyion, en Sicile, possédait un puisqu'il s'agit, là aussi, des bustes de deux
culte renommé de Déesses-Mères, qui passaient divinités jumelles, entièrement voilées, qui
pour être d'origine Cretoise et pour avoir été les reposent sur un haut socle quadrangulaire120.
nourrices de Zeus, et que l'on nommait Plusieurs terres cuites votives qui proviennent des
simplement les «Mères»: δ,ς καλοϋσι Ματέρας117. fouilles du temple, reproduisent, avec des
Cependant, Cicéron, qui connaît bien les réalités variantes, la même double idole et J. Heurgon
siciliennes, parle d'elles comme d'une divinité ne doute pas que l'original de ces
unique, au singulier : Matrìs Magnae fanum apud représentations n'ait été visible dans le sanctuaire de la
Déesse, qui n'était autre que Junon elle-même,
figurée tantôt sous sa forme simple, tantôt sous
une forme dédoublée. La Junon, la Fortuna de
115 Monnaies de Cilicie : d'Augusta, sous Septime Sévère, Rome ou de Préneste, déesses uniques s'il en fut,
et de Diocésarée, sous Philippe le Père, où Tyché est se multipliaient de même à travers les statues
représentée sous les traits de deux déesses, l'une assise et que leur consacraient leurs fidèles. L'offrande
coiffée du polos, l'autre debout; entre elles, des symboles était de règle pour la Junon Reine de l'Aventin à
variables, le disque solaire ou le gouvernail (Usener, op. cit., qui, à plusieurs reprises, à la suite des prodiges
p. 199; E. Babelon, La collection Waddington au Cabinet des
Médailles, RN, II, 1898, p. 159; 164; pl.V, 6 et 10). Il est de 207, puis, de nouveau, en 99 et 97, furent
évidemment exclu, tant par leur date que par la différence dédiées deux statues de cyprès, duo signa cupres-
des types, qui, assis ou debout, sont des statues entières, non sea121. Fortuna Muliebris passait pour avoir eu,
des demi-statues, ainsi que par celle des attributs conférés dès la naissance de son culte, double statue
aux déesses, que ces représentations asiatiques aient exercé cultuelle, l'une, de par la décision officielle du
quelque influence sur l'iconographie des Fortunes d'An-
tium.
116 Paus. 1, 33, 7; 7, 5, 2-3; 9, 35, 6. Cf., s.v., O. Rossbach,
dans Roscher, III, 1, col. 144, fig. 1, et 157 sq., fig. 6; et
A. Legrand, DA, IV, 1, p. 54, fig. 5300.
117 Plut. Marceli. 20, 3-4; cf. Diod. 4, 79, 5 - 80, 6. Sur ce "*Verr. 4, 97.
culte hellénisé de Meteres indigènes, E. Ciaceri, Culti e miti 119 Supra, p. 47-51.
nella storia dell'antica Sicilia, p. 5; 121; 239-241; B. Pace, Arte 120 J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 370-373, et pi. I, 6.
e civiltà della Sicilia antica, HI, p. 485 sq. 121 Liv. 27, 37, 12; Obseq. 46; 48.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 171

sénat, l'autre, don privé des matrones122; et, à vant s'incarner en des formes distinctes et agir
Préneste, Fortuna Primigenia reçut, en 216, la sous plusieurs aspects. La dyade ne représente
dédicace simultanée de trois statues, que lui d'ailleurs qu'un moment particulier au sein
offrirent les survivants du siège de Casilinum et d'une évolution plus complexe. Usener note que
leur préteur M. Anicius123. Quant aux Maires les triades sont issues de représentations
celtiques, déesses de fécondité et d'abondance, doubles ou uniques126 et les couples de deux
qui varient de même par leur nombre, elles divinités semblables sont eux-mêmes le résultat
illustrent toutes, à travers la diversité de leurs d'une élaboration iconographique dont le
attributs, la même notion fondamentale, processus se laisse assez exactement reconstituer127.
puisqu'elles apparaissent sous la forme tantôt d'une, Une terre cuite rhodienne de Camiros, du VIIe
tantôt de deux, tantôt, le plus souvent, de trois siècle128, présente un tronc unique et cylindrique
divinités, assises côte à côte et tenant qui une d'où, progressivement, la double figure divine se
corbeille de fruits, qui une corne d'abondance, dégage comme d'une gangue, avec, d'abord, un
qui un enfant qu'elles allaitent ou qui dort sur bras de chaque côté, puis trois seins, enfin deux
leurs genoux124. cous et deux têtes séparées. Les Grecs, de même
Mais, si répandues qu'elles aient été dans les que les Celtes, de même que l'Inde ou que l'Asie,
polythéismes de l'antiquité, de telles conceptions ont eux aussi représenté leurs dieux sous des
sont instables. Les dieux ou les déesses formes en qui se multiplient les parties du corps,
représentés sous la forme d'un couple, ou d'une par un même phénomène de «répétition
triade, sont des créations certes fort anciennes, d'intensité ». Si le Janus bifrons italique, senti comme
qui apparaissent dès la religion grecque monstrueux sous son image bicéphale,
archaïque et dans les plus vénérables de ses tune sacer ancipiti mirandiis imagine Ia-
sanctuaires125, mais néanmoins secondes et, par nature, nus129,
mouvantes. Les Dionysos, les Némésis, les
a sans doute autre origine et autre
Junons ou les Fortunes italiques proviennent de
signification430, le dieu celtique tricéphale131, la triple
la scission d'une divinité originairement unique
Hécate, Shiva aux quatre bras et, parfois, aux
et qui, perpétuellement, tend à le redevenir. Tel
trois ou même aux cinq visages, ou l'Artémis
est le couple des déesses-sœurs d'Antium : leur
d'Éphèse aux innombrables mamelles illustrent,
unité indifférenciée se résout en dualisme, à
sous des formes et en des domaines divers, une
moins qu'inversement leur dualisme ne soit
même conception du divin. Le dieu polymorphe
ramené à l'unité. Aussi, loin de s'exclure, ces
transcende l'humanité de toute la puissance de
deux modes de représentation d'un même être son corps démultiplié. L'exaltation de la force
divin peuvent alterner ou, mieux, coexister. Il
divine se traduit plastiquement par la
semble qu'il y ait eu, à l'intérieur de la
multiplication des parties du corps, puis, quand ces
conscience religieuse, une sorte de mouvement
représentations monstrueuses furent éliminées
dialectique, de passage incessant de l'un au
au profit d'un anthropomorphisme rationnel,
multiple, la divinité, fondamentalement une,

122 Infra, p. 337 et 346 sq. nbOp. cit., p. 321.


123 Liv. 23, 19, 18. 127 Usener, op. cit., p. 201 sq. et 204 sq.
124 J. Toutain, Les cultes païens dans l'empire romain, III, 128 Winter, Typen, I, p. 20, n° 4; S. Mollard-Besques,
p. 243-253; J. Vendryes, La religion des Celtes, p. 275-278; Musée du Louvre. Catalogue raisonné des figurines et reliefs en
P. M. Duval, Les dieux de la Gaule, 2e éd., Paris, 1976, p. 55- terre cuite grecs, étrusques et romains, Paris, I, 1954, p. 35, Β
57; J. de Vries, La religion des Celtes, trad, fr., Paris, 1963, 197 et pi. XXV (640-630 av. J.-C).
p. 128-132. Pour les monuments figurés, supra, p. 46, n. 196; 129Ovid. fast. 1, 95.
on relèvera notamment Espérandieu, op. cit., I, n° 338; III, 130 P. Grimai, Le dieu Janus et les origines de Rome, Lettres
n° 1741; 1742; 2081; IV, n<> 3377 (cf. infra, p. 179, n. 154). d'humanité, IV, 1945, p. 15-121, qui l'a mis en rapport avec le
125 Usener, op. cit., p. 204; et, pour les témoignages dieu syrien du Ciel aux deux visages, symbolisant l'Orient et
archéologiques, P. Demargne, Plaquettes votives de la Crète l'Occident.
archaïque, BCH, LIV, 1930, p. 200; La Crète dédalique, Paris, 131 Cf., op. cit., J. Vendryes, p. 249 sq.; ainsi que L'unité en
1947, p. 302 sq., qui souligne l'archaïsme de ces traditions trois personnes chez les Celtes, CRAI, 1935, p. 324-341;
cultuelles. P.M. Duval, p. 47-49; J. de Vries, p. 167-172.
172 LES FORTUNES D'ANTIUM

par la division du dieu ou de la déesse en deux Mais, si le processus iconographique de leur


ou plusieurs personnes rigoureusement duplication nous est maintenant, grâce aux faits
identiques, qui sont une autre expression de sa étudiés par Usener, parfaitement intelligible, sa
surnature. L'évolution se poursuit d'ailleurs, signification théologique est encore loin de nous
depuis le passé le plus lointain, dans le sens apparaître dans toute sa clarté. Nous ne
d'une différenciation entre les deux divinités retrouvons pas, en effet, parmi les autres exemples de
jumelles. Sur les représentations les plus dyades connus dans les religions italiques, de
anciennes, les deux idoles sont entièrement couple qui soit exactement comparable à celui
semblables. Sur les plus récentes, elles se distinguent des déesses d'Antium. Les dédoublements
par un détail de leur attitude, de leur costume analysés par Usener représentent comme une
ou de leurs attributs; si bien qu'elles finissent expansion ou une dilatation de la divinité, qui se
par aboutir à deux figures séparées, qui divise ou se multiplie pour mieux être à la
retrouvent chacune leur individualité et, avec elle, le mesure »d'un univers infini et pour recouvrir,
nom singulier qui en est le signe le plus c'est-à-dire garantir et dominer, le réel dans la
manifeste : ainsi, à Athènes, des deux statues totalité de ses aspects. Ambition de l'homme,
conjointes de l'Artémis 'Αρίστη et de l'Artémis sans doute, pour appréhender l'absolu du divin,
Καλλίστη132. mais aussi, sous une forme moins métaphysique
Telle dut être également l'histoire des deux et plus pragmatique, plus proche de la
Fortunes d'Antium, dans la mesure où nous psychologie religieuse italique ou romaine, volonté de
pouvons maintenant la reconstituer. Leur majorer l'efficacité du dieu qui, en se
comparaison avec les nombreux exemples produits multipliant, adhère de plus près au monde concret
par Usener fait disparaître de leur culte tout soumis à son action. De là ces dyades de
caractère anormal ou insolite : des couples fécondité, attestées à de multiples exemplaires
divins analogues au leur étaient, de longue date, dans les religions italiques, mais qui consistent
courants dans tout le monde méditerranéen133. dans un couple masculin-féminin, et non dans un
L'on peut donc croire que, nées de la scission couple sororal. Elles associent, le plus souvent, à
d'une Fortuna unique et primitive, elles une déesse, maîtresse première de toute fertilité,
apparurent ensuite sous la forme d'une image un dieu, son homonyme et son parèdre, de
dédoublée, rigoureusement identiques à leur origine, figure plus effacée. L'un et l'autre, sous la forme
puis progressivement différenciées dans leurs d'un couple non conjugal, mais purement
effigies cultuelles, mais sans que se perde jamais fonctionnel, représentent le principe masculin et le
le souvenir de leur unité première. Car il est principe féminin d'une même notion, analysée
significatif que, dès qu'un Horace ou un Tite- dans ses deux aspects complémentaires et, dès
Live cesse de se référer aux réalités concrètes de lors, exprimée en termes exhaustifs : ainsi de
leur sanctuaire, de leur oracle ou de leur Ceres et Cerus, Pomona et Porno, Tellus et Tel-
fonction courotrophique, pour embrasser dans sa lumoi34. Mais tout sépare ces couples bisexués et
totalité leur efficience surnaturelle, dès qu'il inégaux, groupements artificiels constitués, non
cesse de les voir comme des Fortunes cultuelles par le dédoublement d'un être primitif, mais par
pour ne les concevoir, en poète ou en historien, l'adjonction d'un second terme, et où l'une des
que sous les espèces d'une abstraction divinisée, deux divinités garde sur l'autre une constante
il retrouve spontanément l'unicité fondamentale préséance, du couple égalitaire et sororal des
à partir de laquelle leur couple avait pris la deux déesses d'Antium. Ces doublets sont
forme double qu'elles revêtent sur les monnaies d'ailleurs instables et sans grande vitalité religieuse;
de Q. Rustius et l'ex-voto de Palestrina, et il
parle d'elles comme d'une seule et même
Fortuna.
134 Cf. le commentaire très explicite que Varron, ap. Aug.
citi. 7, 23, p. 303 D., donne de ces dédoublements masculin-
féminin, à propos de Tellus et Tellumo : una eademque terra
habet geminam nini, et masculinam, quod semina producat, et
132 Paus. 1, 29, 2. femininam, quod recipiat atque nutriat; inde a ni jeminae
133 Supra, p. 47, n. 203; 205; 206. dictant esse Tellurem, a masculi Tellumonem.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 173

eux aussi, ils tendent à revenir à l'unité, non tium : celle que renfermait le sanctuaire de Némi
point, toutefois, par résorption de leur dualité, où, nous le savons maintenant, la statue cultuelle
mais par disparition de l'élément le plus faible, de Diana Nemorensis était celle d'une triple
qui s'efface devant la figure prépondérante : idole. Elle est représentée, en 43 av. J.-C, au
Cents devant Ceres, Pomo et Teliamo devant revers d'un denier de P. Accoleius Lariscolus136,
Pomona et Telhis, ou, à l'inverse, Libera, éclipsée où elle figure sous la forme de trois déesses
par la domination éclatante de Liber Pater. debout dans un bois sacré, côte à côte et
Nous ne trouverons pas davantage symétriques comme l'étaient celles d'Antium;
l'équivalent des rapports qui unissent les déesses d'An- une barre horizontale, qui passe derrière leur
tium dans le couple des deux Paies, même sous nuque et repose sur leurs épaules, symbolise
la forme où il a été réinterprété par G. leur unité et réunit, indissolublement, au centre
Dumézil135. Couple non d'un dieu et d'une déesse, Hécate et, de part et d'autre, la Diane
comme on l'affirmait jusqu'alors, mais de deux chasseresse qui tient l'arc et, semble-t-il, la déesse
divinités féminines, spécialisées dans la lunaire qui porte un pavot. Ainsi, à Némi comme
protection, l'une du gros, l'autre du petit bétail, de à Antium, la divinité maîtresse du sanctuaire
même que les jumeaux indiens Nâsatya se était-elle figurée en deux ou trois personnes,
partageaient les bœufs et les chevaux : en Inde et à dotées d'attributs distincts, qui exprimaient
Rome, en effet, est identique «le procédé qui chacune l'une de ses fonctions et l'un des divers
consiste à réunir sous un nom collectif, sans aspects de sa nature. Mais, non sans paradoxe,
noms particuliers, deux divinités de même sexe, Diane elle-même, toute diua triformis ou triplex
par ailleurs tellement semblables qu'il faut Diana137 qu'elle est, garde son nom au singulier
regarder de très près pour reconnaître leur et reste, substantiellement, conçue comme un
dualité». Définition qui s'applique aux deux être unique : Diana, et non, si nous osons dire,
Fortunes d'Antium plus rigoureusement encore Dianae. Couple de deux déesses-sœurs, et non
qu'aux deux Paies, puisque, dans point groupe masculin-féminin; couple de deux
l'accomplis ement de leurs fonctions indivises, les ueridicae divinités jumelles comme les deux Paies, mais
sorores sont encore moins discernables qu'elles. qui ne se trouvent même pas en possession
Entre les deux Paies, il y a partage effectif des d'une spécialité respective qui justifie leur
compétences et délimitation de deux domaines distinction; dyade qui, par la différenciation
distincts : elles, au contraire, repoussent toute iconographique de ses deux composantes, fait
spécialisation et il n'est, de leurs multiples rôles, songer à la triade de Némi, mais qui, théologique-
aucun qu'elles n'en exercent en commun. Mais le ment, a poussé plus loin qu'elle le principe de
parallèle entre ces deux couples ne saurait être division, puisqu'à la triple Diane s'opposent les
absolument probant, et des conclusions qui deux Fortunae Antiatinae : les déesses d'Antium
valent pour des spécialistes comme les Paies, n'ont pas d'homologues parfaits parmi les
protectrices d'un domaine aussi étroitement divinités italiques. Comparées à ces structures
délimité que celui du gros et du petit bétail - religieuses et, notamment, à celle de Némi, qui
quelle qu'en ait été l'importance économique -, apparaît comme la plus proche de la leur, elles
ne peuvent s'appliquer à des déesses aussi représentent une forme à la fois plus complexe
complexes et dotées de compétences aussi et plus insaisissable de ces dédoublements
vastes que l'étaient les Fortunes d'Antium.
Aussi, quittant ces dyades dont aucune n'est
d'une nature identique à la leur, est-ce dans une
triade que nous chercherons un terme de 136 Autrefois interprété comme figurant les trois statues
des Nymphae Querquettilanae : Babelon, I, p. 100, n° 1 (43
comparaison susceptible d'éclairer davantage la av. J.-C); Grueber, I, n° 4211-4214 (vers 41); Sydenham,
structure religieuse des deux Fortunes n° 1148 (vers 37); A, Alföldi, Diana Nemorensis, AJA, LXIV,
1960, p. 137-144, qui a montré que cette triade grecque avait
été introduite dans le Latium par l'intermédiaire étrusque, à
la fin du VIe siècle; datation (en 43) et identification depuis
135 Us deux Paies, REL, XL, 1962, p. 109-117 (que nous acceptées par H. Zehnacker, Moneta, I, p. 194; 519 sq.; II,
citons); repris dans Idées romaines, Paris, 1969, p. 273- p. 921; Crawford, I, p. 497, n° 486.
287. 137 Hor. carm. 3, 22, 4; cf. CIL II 2660 et VI 511.
174 LES FORTUNES D'ANTIUM

divins, qui ne peut s'expliquer que par la nature selon un plan intelligible et rationnel138. Tandis
particulière de leur théologie et par la qu'à Antium le même concept a évolué vers une
multiplicité de leurs rôles. duplication, provoquée précisément par la
Les religions italiques connaissaient pourtant multiplicité des rôles que remplissait la déesse, et
plusieurs de ces divinités multifonctionnelles et par le désir inconscient de partager entre un
indifférenciées, et qui le restèrent : comme la couple des fonctions senties comme trop
Fortuna Primigenia, leur sœur de Préneste, ou la nombreuses pour une seule divinité. Mais il s'est, au
Junon de Lanuvium, avec laquelle les Fortunes cours de son évolution, arrêté à mi-chemin entre
antiates ont aussi tant de points communs. ces deux systèmes. Antium a scindé l'unité
Seispes, Mater, Regina : elles le sont, elles aussi. première de la déesse en deux figures divines
Protectrices attitrées et «reines» de leur ville - ο pourvues, en l'état où nous les voyons, d'un type
dina, quae régis . . . leur chante l'hymne d'Horace iconographique différent, mais qui, dans la
-, et maîtresses de la fécondité, toutes ces réalité de leurs compétences surnaturelles, ne se
déesses tendent à la souveraineté. Mais la Junon sont aucunement spécialisées : déesses sans
de Lanuvium et Fortuna Primigenia, si individualité propre et, par suite, dépourvues du
omnipotentes qu'elles soient, sont demeurées déesses nom personnel qui en est l'irremplaçable
uniques, assumant seules la totalité de leurs signe139, loin de s'être réparti entre elles la
prérogatives. Au contraire, la théologie antiate a multitude des tâches qui leur incombent, elles se
dédoublé la déesse primitive, mais dans un sens sont bornées à exprimer, à la faveur de leur
tout autre que celui des deux Paies. Les dédoublement, la pluralité des fonctions
Fortunes d'Antium, nous l'avons vu, remplissent en indifférenciées qu'elles assument en commun. Sous
commun, selon les règles de la plus stricte leur forme visible, elles sont deux; mais, dans
collégialité, un nombre relativement élevé de l'essence de leur définition théologique comme
fonctions. Si l'iconographie les distingue, c'est en dans l'efficacité de leur action concrète, elles
partageant artificiellement entre elles des demeurent une, sœurs jumelles, divinité toute-
attributs symboliques qui, de droit, appartiennent à puissante en deux personnes, à la fois
l'une et l'autre des deux sœurs, toutes deux semblables et distinctes. Ainsi, la dyade est l'une des
simultanément oraculaires, maternelles et polia- solutions théologiques possibles au problème de
des. En fait, leur dédoublement s'explique par la l'indifférenciation divine. Mais tel est le
tendance, sans doute universelle, mais si paradoxe d'Antium, que la scission qu'elle a opérée à
profondément italique et romaine, à dissocier par l'intérieur d'un concept divin global et multiva-
l'analyse les multiples aspects d'un pouvoir divin lent, et qui semblait être le gage d'une
indifférencié e,t à confier aux figures différenciation ultérieure, est restée à l'état de
particulières nées de cette division les divers éléments promesse latente ou de velléité, et que le
qui, à eux tous, recomposent l'activité totale de dédoublement qu'elle a réalisé entre ses deux Fortunes
la divinité. Mais cette tendance, qui est générale, n'est ni fonctionnel ni effectif, mais purement
se traduit d'une ville à l'autre par les modalités formel et symbolique.
les plus diverses.
Préneste qui, avec son intuition
métaphysique de l'unité primordiale, n'a jamais cessé de Dans ce processus d'analyse inachevée, la
concevoir Fortuna Primigenia sous les traits déesse matronale, dont nous ignorons d'ailleurs
d'une divinité unique, ne lui en a pas moins les attributs, convient sans peine, par la
dédié, au moins depuis le IIIe siècle, deux généralité de son type, à exprimer les aspects ora-
temples différents qui, au sein du sanctuaire
inférieur, répondent chacun à l'une de ses deux
fonctions, courotrophique et oraculaire. Rome 138 Infra, p. 408 sq.
qui, avec son sens rigoureux de la spécialisation 139 Cf. les conclusions de P. Demargne, BCH, LIV, 1930,
fonctionnelle, a poussé jusqu'à ses dernières p. 202, et La Crète dédalique, p. 301, sur ces couples divins,
conséquences ce principe de division, a multiplié extrêmement fréquents dans la Grèce archaïque, et dont
«certains [qui] demeureront toujours indifférenciés», ne
jusqu'à la fragmentation les Fortunes spéciales, portent, de surcroît, que les noms génériques de Despoinai,
non sans ordonner spontanément sa démarche Semnai, Potniai ou Meteres.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 175

culaire et maternel de leur couple divin. Quant à l'autre, les plans sont différents, et qu'il y a un
sa sœur, Γ« Amazone», que, grâce au denier de inévitable décalage entre la conception de toute
Q. Rustius, nous nous représentons sous des divinité et son incarnation dans une œuvre
traits plus précis, son apparition dans le plastique, soumise à toutes les conventions de
sanctuaire doit être relativement tardive : c'est aux l'art et aux nécessaires transpositions du langage
environs de 100 av. J.-C. qu'O. J. Brendel fait symbolique. C'était aussi, par une simplification
remonter l'original de l'ex-voto de Palestrina, plus fâcheuse encore, oublier que le type
c'est-à-dire le groupe cultuel du temple d'An- amazonien a été employé dans l'art antique non
tium, et c'est à la même époque, précisément, seulement pour figurer ces divinités guerrières,
que le type amazonien se diffuse en Italie où il ces combattantes viriles qui, à l'instar des
est adopté, en 92-91, dans l'iconographie Amazones de la légende, interviennent sur les
monétaire de la Dea Roma140. Dès lors, il ne fait pas champs de bataille, comme par exemple la
de doute que c'est seulement vers cette même Virtus romaine, mais aussi les déesses poliades
date, lorsque furent exécutées les deux statues et les incarnations divinisées des villes. Or, tel
cultuelles dont nous voyons les reproductions, est justement le sens qu'avait à Antium la
que la déesse «amazonienne», succédant à une Fortune amazonienne, non point, comme on l'a
figure d'aspect différent et de caractère plus cru, guerrière qui combat les armes à la main,
traditionnel, fit son entrée dans le sanctuaire des mais protectrice céleste et suzeraine armée de la
deux Fortunes, dont elle devint l'un des types cité.
officiels. Peut-être la mise en place de ces Si l'on s'interroge sur les raisons qui
nouvelles statues, au début du Ier siècle, ne fut-elle favorisèrent l'introduction officielle à Antium, au
dictée que par le désir de rénover et d'embellir commencement du Ier siècle av. J.-C, de ce type
un temple séculaire. Peut-être, au contraire, fut- inusité, qui dut se substituer à l'une des deux
elle imposée par la nécessité de remplacer les Fortunes archaïques, il convient, tout d'abord, de
effigies anciennes des deux déesses, détruites au faire la part des circonstances du moment et
cours d'un incendie ou de l'une de ces celle de données plus permanentes. Même si
catastrophes si fréquentes dans l'histoire des temples l'hypothèse que nous avançons, et qui n'est
romains et provinciaux. A moins qu'on ne songe, qu'une hypothèse, est exacte, et si la prise de la
et la concomitance des deux faits rend cette ville par les Marianistes fut l'occasion de cette
hypothèse fort plausible, à un accident d'un introduction, il va de soi qu'elle n'a pas créé la
autre ordre et aux ravages que, quelques années théologie de la Fortune antiate, déesse poliade
avant que Préneste, à son tour, ne subisse le et, de tout temps, garde tutélaire de la cité. Elle
même sort, la guerre civile infligea à la ville, qui a, tout au plus, produit le choc décisif qui
fut prise et mise à sac par les troupes de Marius détermina ses habitants à exprimer de façon
en 87 141. D'où, peut-être, une nécessaire réfection plus explicite les compétences de leur déesse,
du temple et de ses statues cultuelles, à peut-être même à les renforcer par le moyen
l'occasion de laquelle les autorités locales innovèrent d'attributs symboliques qui, à défaut d'une
en attribuant à l'une d'elles les traits efficacité quasi magique, devaient avoir au moins la
caractéristiques du type amazonien. vertu psychologique de rassurer ses fidèles et
Mais de là à conclure que la Fortuna ainsi qui, en tout cas, montraient en elle leur plus
représentée était une divinité guerrière, sorte de sûre garante surnaturelle, prête, s'il le fallait, à
Bellone opposée à une compagne pacifique, il y défendre les humains qui lui étaient confiés, les
a un pas que les modernes historiens de la armes à la main.
religion romaine ont inconsidérément franchi, Sans doute souhaiterait-on connaître
quand, dans la représentation figurée de la davantage les circonstances dans lesquelles se fit cette
déesse, ils ont cru lire la traduction littérale de novation, et si elle eut lieu dans le trouble de la
sa théologie. C'était oublier que, de l'une à guerre civile, ou en un moment plus serein.
Mais, indépendamment de l'explication
historique que nous envisageons, et qui, si elle est
140 Supra, p. 158. juste, ne valut qu'un temps, on la justifiera par
141 Liv. per. 80; App. BC 1, 69; Oros. 5, 19, 19. des raisons plus fondamentales et de plus Ion-
176 LES FORTUNES D'ANTIUM

gue portée et, au premier chef, par un besoin l'aube du Ier siècle, les magistrats, les autorités
général de clarté et un esprit d'analyse qui, religieuses d'Antium, et l'artiste auquel ils
succédant à l'acceptation d'une totalité s'adressèrent à faire choix, pour l'une des deux
indifférenciée, incitèrent à mettre l'accent sur la Fortunes, de ce type iconographique alors neuf
fonction poliade collective des déesses et, dans une dans l'art italique et qui avait pour lui le double
exigence active de modernité, à la traduire, aux prestige de l'inédit et d'une analogie flatteuse de
côtés de la déesse-mère originelle, par une la grande déesse locale avec la Dea Roma.
représentation particulière plus évocatrice. Puis, Mais l'on ne saurait, dans ce processus
dans le détail des faits, trois facteurs plus précis d'imitation où se combinent les influences
ont dû jouer qui, par leur interaction, se sont convergentes des Τύχαι πόλεων et surtout celle,
mutuellement renforcés. Le premier fut dominante, de la Déesse Rome, négliger un troisième
l'influence diffuse des Tychés des villes facteur qui s'est ajouté aux deux précédents : il
hellénistiques, représentées, par exemple à Tyr et à s'agit des valeurs nouvelles qui, au cours du IIe
Alexandrie, sous le type amazonien. Le second, siècle, se sont fait jour officiellement dans
de loin le plus puissant, fut l'imitation directe de l'idéologie et dans la religion romaines de
la Dea Roma et du type iconographique, alors Fortuna. La Fortune du IIe et du Ier siècle av. J.-C.
dans tout l'éclat de sa nouveauté, sous lequel n'est plus seulement la déesse fécondante qu'elle
elle commençait, en ce même début du Ier siècle, était dans l'Italie archaïque, ni même
de figurer sur les deniers de la République. l'universelle donneuse de Chance que, depuis le IIIe
Quelle satisfaction pour la fierté antiate que de siècle, elle était devenue à la faveur de l'hellé-
représenter l'une des deux Fortunes de la ville nisation. Elle est aussi, désormais, la puissance
sous les mêmes traits que la Dea Roma, que souveraine, dispensatrice de victoire, supérieure
Wrbs divinisée! Les Volsques avaient été les aux autres dieux et maîtresse des choses
ennemis acharnés de Rome et les rostres des humaines, de l'humble destin des individus et des
navires antiates ornaient toujours la tribune du destinées collectives des nations, dont décide le
Forum romain. Depuis, conquise par Rome, sort des guerres : dogme fondamental, que
devenue colonie en 338, Antium avait coulé des répétera sans se lasser un César et dont, à sa suite, se
jours paisibles, du moins jusqu'à la guerre civile, souviendra Tite-Live143. Les plus vieux centres
petite ville provinciale dont le port n'était plus latins de la religion de Fortuna ont eux-mêmes
accessible aux navires de fort tonnage, lieu de été gagnés par cet esprit de renouveau. Préneste,
villégiature peuplé de riches villas142, et siège en ce même tournant du IIe au Ier siècle,
d'un sanctuaire et d'un oracle renommés. Le affirmait la souveraineté universelle de la
patriotisme local et l'amour-propre de ses Primigenia en lui bâtissant une nouvelle demeure,
citoyens devaient trouver une tangible céleste, et dont les lignes ascendantes
compensation à cet amoindrissement, quand ils Voyaient contrastaient avec l'horizontalité chthonienne du
sur les monnaies de Rome une effigie semblable sanctuaire inférieur. Le type amazonien dont, vers la
à celle de leur déesse propre. Dans leur désir même époque, Antium faisait choix pour l'une
persistant de proclamer la primauté de leur de ses Fortunes traduit des préoccupations
Fortune et de rivaliser avec une capitale qu'ils analogues : la cité où, nous le constatons au temps
en étaient réduits à imiter, la conscience de Tibère144, un culte mineur de Fortuna Eques-
glorieuse de leur rayonnement religieux devait tris, imité du culte romain homonyme fondé en
contrebalancer celle, pénible, de leur 180, s'était implanté à une date que, à l'intérieur
insignifiance politique. Telle est, en définitive, la de ces deux limites, nous ne pouvons préciser
signification majeure de la Fortune amazonienne d'An- davantage, n'était pas restée indifférente aux
tium, non point déesse de la guerre, mais suggestions d'ailleurs moins guerrières, au sens
patronne de la ville et, au sens strict, sa divinité propre, c'est-à-dire combattantes, que victorieu-
poliade. Telles furent les raisons qui incitèrent, à

143 Caes. BG 6, 30, 2; 35, 2; BC 3, 10, 6; 68, 1 ; Liv. 9, 17, 3.


142 Strab. 5, 3, 5; cf. Lugli, RIA, VII, 1940. ο. 153 sq. et 171. 144 Tac. ami. 3, 71, 1 (supra, p. 155 sq.).
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 177

ses et souveraines, qui étaient incluses dans le émissions monétaires de 18, la cuirasse de Prima
type amazonien de la nouvelle Fortuna et qui, à Porta et les hommages des poètes devaient
cet égard encore, faisaient d'elle une émule de la exalter la gloire147. Auguste, pour sa part, refusa
Dea Roma, dont l'impérialisme conquérant le triomphe et n'accepta du sénat que l'érection
dominait l'univers. en son honneur, d'où la dédicace Caesari Augusto
C'est là sans doute aussi qu'il faut chercher des revers de Q. Rustius, d'un autel à Fortuna
l'intention la plus profonde qui, en 19 av. J.-C, Redux au lieu même où il avait fait son entrée
inspira à Q. Rustius le choix des Fortunes d'An- dans la ville et celle, au Forum, d'un arc de
tium pour commémorer, sur ses émissions triomphe.
monétaires145, le retour d'Auguste de son voyage Le groupement de la nouvelle Fortune, liée
en Orient. Que Q. Rustius, lui-même originaire au culte impérial, avec des déesses d'un type
d'Antium et duumvir de la cité, ait frappé ses plus ancien ne surprend pas : il permet de
aurei et ses deniers à l'effigie des deux Fortunes rattacher un culte récent, et audacieux dans la
n'a rien qui doive étonner: tant d'autres mesure où il s'adresse à la protectrice
monétaires choisissent des emblèmes qui rappellent personnelle du prince, à d'antiques traditions
les exploits de leurs ancêtres et leurs gloires religieuses et lui confère en quelque sorte ses lettres de
familiales; Q. Rustius, lui, fait preuve de noblesse et la caution morale du passé. Mais
patriotisme local en évoquant le prestige religieux de pourquoi avoir choisi les Fortunes provinciales
sa ville natale. Mais cette explication, si d'Antium, de préférence à des déesses plus
vraisemblable soit-elle, n'est certainement pas la spécifiquement romaines? Il est fort regrettable
seule. L'association des deux Fortunes, de la que nous ne sachions pas de source sûre, en
Victoire et de l'autel de Fortuna Redux qui, avec dehors de quelques allégations des modernes, si
les inscriptions ex S(enatus) c(onsulto) et Caesari Auguste avait une réelle piété à l'égard des
Augusto, figurent respectivement au revers de Fortunes d'Antium et une prédilection
Xaureus et du denier, déborde largement le particulière pour leur ville148, et si le double fait que
cadre local d'Antium et les dévotions privées des
Rustii146. Elle perpétue le souvenir de l'un des
événements majeurs du règne, de ceux, du
moins, qui retentirent le plus profondément à 147 Cf. l'affirmation hautaine des Res gestae, 29, 2 : Parthos
trium exercitum Romanorum spolia et signa reddere mihi
l'intérieur de la conscience romaine : de l'entrée supplicesque amicitiam populi Romani petere coegi; Cass. Dio
qu'Auguste, parti depuis la fin de 22 pour les 54, 8, 1-2; 10, 3-4; Veli. 2, 91, 1; Liv. per. 141; Suet. Aug. 21, 3;
provinces orientales de l'empire, fit à Rome le 12 Tib. 9, 1; les revers de L. Aquillius Florus, M. Durmius,
octobre 19 par la porte Capène, retour aussi P. Petronius Turpilianus, qui représentent un Parthe à
éclatant par sa signification nationale qu'il avait genoux, tendant une enseigne, et un Arménien agenouillé
dans l'attitude de la soumission (Babelon, I, p. 216 sq.,
été discret dans la réalité, puisque le prince, n° 6-10; 468 sq., n° 1-3; II, p. 297-299, n° 9-14; Cohen, I,
rentré de nuit pour éviter les démonstrations p. 112 sq., n° 358-360 et 362; 122, n°428; 133 sq., n° 484-489;
excessives de la joie populaire, rapportait de Grueber, II, n° 4517-4528; 4547-4551; 4563-4565; Mattingly, I,
Syrie les enseignes de Crassus restituées par les p. 3-5, n° 10-21; 8, n° 40-44; 11, n° 56-59; Giard, I, n° 118-
Parthes, victoire diplomatique dont il tira plus 146; 173-178; 199-205; Hor. carm. 4, 15, 6-8; epist. 1, 12, 26-28;
18, 56; Verg. Aen. 7, 606; Prop. 4, 6, 79-84; Ovid. fast. 5,
d'orgueil que d'un succès militaire et dont les 589-594; et, pour le détail des faits, J. G. C. Anderson, dans
Cambridge Ane. Hist., X, p. 262 sq.
148 Comme l'affirment, à la suite de Preller et de son
hypothèse sur une possible consultation de l'oracle par
145 Supra, p. 150 sq., et PL IX, 1-2. Auguste, en 27-26 (Rôtit Myth., II, p. 192), Grueber, II, p. 77;
146 Le grand autel de marbre, dédié à Rome avec R. De Coster, op. cit., p. 66 et 80; M. L Scevola, op. cit.,
l'inscription Fortunae / C. Rustius Seuerus (CIL VI 174), confirme p. 222 (qui, même si elle n'admet pas la réalité de la
cette prédilection personnelle et apparemment héréditaire consultation oraculaire, n'en croit pas moins à « la
des Rustii pour la grande déesse de la ville d'où leur famille particolare devozione di Augusto per la Fortuna e la sua
était originaire, sans que, toutefois, l'on puisse préciser les predilezione per Anzio»). En dehors des monnaies de Q. Rustius et
liens généalogiques qui unissaient ce personnage à ses deux de l'ode d'Horace, la seule source antique qui ait pu donner
homonymes, L et Q. Rustius, auxquels ni leurs monnaies, ni naissance à cette tradition est le texte de Suétone, Aug. 58, 1,
l'inscription d'Antium (supra, p. 150, n. 12) n'attribuent de qui précise que l'empereur séjournait à Antium lorsque lui
cognomen. fut décerné le surnom de Pater patriae, mais le biographe
178 LES FORTUNES D'ANTIUM

son retour d'Orient en 19 ait été commémoré deux Fortunes, amazonienne et matronale,
par les émissions antiates de Q. Rustius, comme apparaissent comme le symbole de la romanité, face
déjà les expéditions qu'il préparait contre les à l'Orient, en ces mois où il suffit à Rome de
Bretons et les Arabes avaient été placées par montrer sa force armée pour obtenir, sans avoir
Horace, en 26, sous le signe de la Fortune à tirer l'épée, la restitution des enseignes de
d'Antium, ne relève que d'une simple Crassus151. Le couple antithétique des Fortunes
coïncidence, ou s'il faut y voir la marque d'une dévotion d'Antium s'accorde autant aux circonstances du
personnelle, et d'une intention politique, de la moment qu'à l'idéologie constante du régime
part du prince149. Quoi qu'il en soit, les Fortunes augustéen, à cet impérialisme naguère tourné
d'Antium, déesses d'un peuple de marins, étaient vers l'expansion et la conquête et qui instaure
toutes désignées pour veiller sur les expéditions maintenant la paix romaine. Le voyage de Syrie,
en pays lointain et l'apparence guerrière qu'avait démonstration pacifique de la force militaire de
prise l'une d'elles, pourvue désormais du casque Rome, pouvait être symbolisé par la Victoire,
et de l'épée, devait encore non seulement protectrice d'un prince qui l'emportait par son
renforcer l'efficacité de leur protection sur le prince seul prestige et non par le combat, et par l'effigie
et ses légions, mais les appeler à présider à la des Fortunes qui avaient constamment veillé sur
victoire des armées romaines150. Leur action lui : celles qui incarnaient la vigueur pacifique et
tutélaire ne s'accordait pas moins au voyage la prospérité de l'Empire appuyée par les armes,
qu'Auguste fit en Syrie au cours de l'été 20. La celles qui, conjointement avec la nouvelle
double représentation des déesses d'Antium Fortuna Redux, avaient assuré l'heureux voyage et
traduit admirablement le caractère de ce voyage le retour du prince.
impérial, qui fut une exaltation à la fois
pacifique et guerrière de la puissance romaine. Les
Mais ce sont là les développements récents
d'un culte hellénisé, remodelé au double contact
n'ajoute rien qui puisse faire croire que le prince ait eu un de la Tyché grecque et de la théologie impériale.
attachement spécial pour la ville (supra, p. 159, n. 60-62). Quant à ce qui a pu les précéder, à cette époque
149 La difficulté, en l'occurrence, concerne moins les antérieure à l'introduction du type amazonien,
émissions de Q. Rustius, qui s'expliquent suffisamment à la qui a dû se prolonger jusqu'à la fin du IIe siècle,
fois par les origines antiates du personnage et par la nous ne pouvons tenter de le reconstituer que
fondation du culte de Fortuna Redux, que l'ode antérieure
d'Horace, qui ne se justifie pas par des liens particuliers du par conjecture. Mais il ne nous est pas interdit
poète avec la ville et qui ne fut suivie d'aucune réalisation de rechercher, au moins à titre d'hypothèse,
cultuelle effective. Pure création poétique, l'ode reste-t-elle quelle avait pu être la figuration antérieure des
indépendante de la politique religieuse d'Auguste? Quelques deux Fortunes, dont celles que nous voyons sur
mois après que le prince eut reçu le titre a'Augustus, les monnaies de Q. Rustius et le groupe de
traduit-elle au contraire un essai du pouvoir impérial, resté
virtuel et vite abandonné, comme les expéditions avortées Préneste sont les héritières. Sans doute est-il
contre les Bretons et les Arabes, pour créer le culte d'une plus facile de détruire que de reconstruire et, si
Fortuna protectrice du souverain? Ou, prière personnelle nous devons éliminer le casque et l'épée,
d'Horace en faveur du prince, à la veille d'expéditions caractéristiques de l'Amazone, ne pouvons-nous aller
lointaines, et sans autres visées cultuelles, ne s'adresse-t-elle
aux Fortunes du port d'Antium que comme aux déesses des beaucoup plus loin dans la reconstitution de
longs voyages outre-mer, dominant aequoris, protectrices leur type primitif: soit qu'on les imagine dans
particulièrement efficaces de ceux qui partent en campagne leurs statues archaïques sous les traits de deux
au delà des mers, et à qui le poète demande de ramener matrones en tous points identiques, toutes deux
l'empereur et les siens ex transmarinis prouinciis, selon la
formule qu'adopteront les calendriers impériaux, à la date
du 12 octobre et du 15 décembre, pour célébrer le retour de
19 (supra, p. 150, n. 12)? 151 Tandis qu'Auguste, qui avait passé l'hiver 21-20 à
150 Cf. l'invocation que leur adresse Horace, vers la fin de Samos, se rendait par mer en Asie et en Bithynie, puis en
l'ode : Syrie, Tibère, en effet, lui amenait par voie de terre, depuis la
serties iturum Caesarem in ultimos Macédoine jusqu'en Arménie, une importante armée dont
orbis Britannos et iuuenum recens l'approche, à elle seule, eut un effet décisif sur le roi parthe
examen EoL· timendum (Strab. 17, 1, 54; Cass. Dio 54, 9, 4-7; Veli. 2, 94, 4; Suet. Tib. 9,
partibus Oceanoque rubro (carni, l, 35, 29-32). 1).
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 179

diadémées et vêtues du chiton fermé que garda celtiques trônant, le sein droit dénudé, selon un
seule, par la suite, la seconde des deux déesses, symbolisme qui n'a évidemment rien de
soit, peut-être, déjà différenciées par quelque guerrier, mais qui, s'ajoutant à la multiplication des
détail, soit, enfin, sensiblement différentes de déesses, analogue à celle de la dyade d'Antium,
l'image classique sous laquelle elles nous sont prend ainsi sa pleine signification fécondante154,
parvenues, nous devons nous résigner à ignorer ou même que l'on remonte aux origines
quel objet tenait, si elle en tenait un, la première probables du mythe des Amazones et à son
de ces deux effigies, celle qui, par la suite, fut symbolisme premier, celui d'une ostension sacrée de la
dotée de l'épée, et nous pouvons encore moins poitrine féminine, liée au service de l'Artémis
deviner le geste et les attributs de la seconde, d'Éphèse, Grande-Mère et divinité polymaste155 :
faute de connaître ceux dont, à la fin de la l'on sera tenté de croire, à la lumière de ce
République et sous l'Empire, était pourvue la faisceau de témoignages indirects, mais
déesse matronale qui lui succéda. puissamment convergents, que la figuration de l'une des
L'on peut toutefois se demander si la Fortunes d'Antium, le sein droit découvert, peut
représentation de l'une d'elles, le sein nu, n'a pas dans ne pas être seulement une innovation tardive et
l'histoire du culte des précédents plus lointains, hellénisante, artificiellement introduite à
qui auraient grandement favorisé à Antium l'intérieur d'un antique sanctuaire latin, mais qu'elle
l'adoption ultérieure du type amazonien. La peut se rattacher à des traditions cultuelles,
présence, dans l'iconographie populaire de peut-être même iconographiques, beaucoup plus
Fortuna Primigenia, de terres cuites qui valorisent, lointaines, qui auraient représenté la ou les
dans un geste rituel, le sein de la déesse, déesses d'Antium sous leurs traits dominants de
symbole visible de sa fécondité nourricière, divinités maîtresses de la fécondité.
qu'elle tend à l'enfant qu'elle allaite ou que, En l'absence de documents antérieurs aux
déesse sans enfant, elle désigne de la main à la monnaies de Q. Rustius et à l'ex-voto de Pales-
dévotion de ses fidèles152, pourrait permettre de trina, qui permettent de reconstituer le type
supposer une tradition plastique analogue dans primitif des Fortunes d'Antium et d'étayer plus
le culte officiel d'Antium. Que l'on songe à cette solidement cette interprétation, nous devrons
monstrance rituelle des seins qui est une donc, faute de pouvoir démontrer sa véracité,
constante de la religion des déesses-mères, au type nous contenter d'admettre sa possibilité. Force
de la déesse nue orientale qui presse ses seins nous est toutefois de reconnaître qu'elle trouve
nourriciers, à des représentations étrusques qui un renfort non négligeable dans cet autre trait,
attestent l'existence en terre italienne, non loin celui-là incontestable, et si original dans
d'Antium, depuis le VIIe siècle, de la même l'iconographie des Fortunes italiques, nous voulons
conception de la divinité, Mère de toute parler de leur représentation sous forme de
fécondité et de toute fertilité153, à la triade des Maires bustes ou, plus exactement, de demi-statues,
telles qu'elles apparaissent sur le groupe pré-
nestin qui offre, à une échelle réduite, la
reproduction la plus exacte de leurs effigies cultuelles.
152 Supra, p. 44-47. Or le buste, ou la demi;statue, est, par excel-
153 Ainsi, dans la seconde moitié du VIIe siècle, les torses
des statues de pierre de Vetulonia, l'une, les poings fermés,
l'autre, les mains croisées entre ses seins gonflés (G. Q. Gi-
glioli, L'arte etnisca, pi. LXVI, 4-5; A. Hus, Recherches sur la droit un vase globulaire (Giglioli, op. cit., pi. XXX, 3;
statuaire en pierre étrusque archaïque, Paris, 1961, p. 27 sq.; M. Benzi, Gli avorii della Marsiliana di Albegna, RAL, XXI,
117-124; 529 sq.; pi. XVIII; Us siècles d'or de l'histoire 1966, p. 271 sq.; 290-292 et pi. III; A. Hus, Les siècles d'or de
étrusque, p. 90; pi. IXb; R. Bianchi Bandinelli - A. Giuliano, l'histoire étrusque, p. 89 et pi. VlIIb).
Les Étrusques et l'Italie avant Rome, p. 204 sq. et fig. 238) ; et, 154 Cf., notamment, le n° 3377 d'Espérandieu, IV (supra,
avant le milieu du VIIe siècle, la plaque d'or de la collection p. 171, n. 124); sur ce dernier (bas-relief de Vertault, au
Campana, au musée du Louvre, qui représente les bustes de musée de Châtillon-sur-Seine), particulièrement
trois déesses, l'une au centre, plus grande et ailée, qui tient caractéristique, les trois déesses apparaissent en courotrophes : celle de
de chaque main un oiseau, les deux autres, qui pressent leurs gauche porte un enfant emmailloté, celle du milieu déplie un
seins (E. Coche de la Ferté, Les bijoux antiques, Paris, 1956, lange, la troisième tient une éponge et un récipient.
p. 73-75 et fig. 8; et 111); et l'ivoire de Marsiliana, où une 155 Ch. Picard, L'Êphésia, les Amazones et les abeilles,
femme nue presse de la main son sein gauche et tient sous le Mélanges Radei, REA, XLII, 1940, p. 270-284.
180 LES FORTUNES D'ANTIUM

lence, le type figuré qui sied à la Terre-Mère et surgit des profondeurs du sol pour remettre à
aux innombrables Grandes Déesses qui sont ses Athéna l'enfant Erichthonios, sur le relief attique
hypostases156. C'est sous cette forme plastique, du milieu du Ve siècle qui est la plus ancienne
qui connaît un extraordinaire développement en représentation connue de ce mythe159; sous ces
Sicile et en Italie méridionale à partir de la traits aussi, hommes jusqu'à mi-corps, mais
seconde moitié du VIe siècle, que sont figurées ayant pour jambes des serpents, créatures chtho-
Demeter et les divinités indigènes de la niennes, qu'apparaissent les Géants anguipèdes,
fécondité qui lui ont été assimilées, Nymphes, Meteres fils monstrueux nés de son sein160. En Étrurie, la
ou Korai, dont les bustes surmontés du modius série des demi-statues funéraires de Chiusi,
apparaissent en grand nombre dans les grottes dressées sur un socle, et qui représentent la
artificielles du sanctuaire de Poggio dell'Acqua à Déesse, les deux mains posées sur la poitrine,
Grammichele et dans maintes autres localités de dans le geste de réception de la Terre-Mère qui
Sicile, à Agrigente, Centuripe, Enna, Megara accueille les morts en son sein pour les mener à
Hyblaea, où les mêmes bustes modiés une nouvelle naissance161, à Capoue, le double
proviennent de cavités rocheuses naturelles, plus ou buste de Junon, voilée, posé sur un socle qua-
moins artificiellement aménagées, parfois même drangulaire162, confirment la permanence de
ornées de fontaines et de trois niches, selon une cette tradition iconographique, commune aux
conception volontairement primitiviste et tellu- déesses méditerranéennes de la fertilité, mères
rique du sanctuaire rupestre et du paysage sacré nourricières, souveraines universelles des vivants et
qui évoque irrésistiblement la grotte primordiale des morts, qui a abouti, d'une part, à la
où, à Préneste, s'était révélée Fortuna représentation canonique des deux Fortunes d'Antium
Primigenia, d'origine naturelle, mais si fortement sous la forme de demi-statues, dressées sur le
embel ie par l'homme, avec sa mosaïque baignée d'eau ferculum d'où elles semblent, mystérieusement,
et ses trois niches. De Sicile encore, où ils sont surgir à mi-corps des entrailles de la terre, et,
représentés sur une monnaie, d'origine d'autre part, à la place privilégiée du buste dans
imprécise (Himère?), ainsi que de Grande-Grèce, du l'art funéraire romain163.
sanctuaire des nymphes à Locres, proviennent Ainsi, les abîmes chthoniens du sous-sol sont
des triades de bustes modiés157. En Béotie, le domaine des Fortunes d'Antium, comme la
Demeter et Koré avaient, au témoignage de grotte tellurique de Préneste était celui de
Pausanias, pour images de culte des demi- Fortuna Primigenia et le lieu du prodige par lequel
statues158. C'est sous cette forme, celle d'un elle avait manifesté sa divinité. Mais le concept
buste colossal qu'elle élève au-dessus de même de «chthonien» est suffisamment vaste
l'élément tellurique qu'elle personnifie, que Gaia pour qu'il soit nécessaire de préciser le sens
particulier que ce type iconographique revêtait
dans le sanctuaire d'Antium. O. J. Brendel, qui
156 Sur la signification chthonienne du buste, E. Pottier, exclut à juste titre un symbolisme funéraire dont
Les statuettes de terre cuite dans l'antiquité, p. 61 sq.; S. Ferri,
Divinità ignote, Florence, 1929, passim, en particulier p. 27 sq.
et 36; A. Hus, Recherches sur la statuaire en pierre étrusque
archaïque, p. 522-524. 159 Drexler, dans Roscher, s.v. Gaia, I, 2, col. 1578 et fig. 2;
157 B. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, III, p. 478490; cf., col. 1582 et fig. 4, la Gaia de la Gigantomachie de
et, pour l'étude stylistique des spécimens attestés, II, p. 81- Pergame.
94. Également le catalogue de W. Deonna, Les statues de terre 160 Cf. par exemple le bronze du musée Kircher et le plat
cuite dans l'antiquité, Paris, 1907, p. 62-67; G. Zuntz, à reliefs reproduits par E. Kuhnert, s.v. Giganten, dans
Persephone, p. 151-157; ainsi que, plus particulièrement, sur la Roscher, I, 2, col. 1665 sq. et fig. 5-6, qui représentent le
grotte de Grammichele, P. Orsi, NSA, 1902, p. 223-228; sur le combat d'Athéna contre un Géant.
sanctuaire de la fontaine de Locres, P. E. Arias, Locri. Scavi 161 Giglioli, op. cit., pi. LXXVI, 1-2; A. Hus, Recherches sur
archeologici in contrada Caruso- Polisà, NSA, 1946, p. 138-161 la statuaire en pierre étrusque archaïque, p. 58-65 (n° 1 à 17
et fig. 6-10; et, maintenant, M. F. Kilmer, The shoulder bust in du Catalogue); 257-264; 500-503; 517 sq.; pi. X-XI; XXIX-
Sicily and south and central Italy : a catalogue and materials XXXII; Les siècles d'or de l'histoire étrusque, p. 118 et
for dating, Göteborg, 1977. pi. XVb.
iss ç 4t 4. cf 9 16, 5; et P. Guillon, Notes sur le livre IX de 162 Supra, p. 170.
Pausanias. Les demi-statues de Scôlos, RPh, XXVII, 1953, 163 A. Giuliano, Busti femminili da Palestrina, MDAI (R),
p. 135-140. LX-LXI, 1953-1954, p. 172-183.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 181

on ne voit pas trace dans la religion des déesses valeurs, de même, les demi-statues des déesses
antiates, lui attribue une signification d'Antium signifient l'essence de leur nature et le
exclusivement oraculaire, fondée sur le parallélisme avec tout de leurs fonctions. Elles révèlent, mieux que
Préneste et le mythe de l'invention des sorts164. tout autre signe, les valeurs originelles de leur
C'est, croyons-nous, en donner une religion et permettent de retrouver en elles, dès
interprétation encore trop limitative. Une fois rappelé le le plus lointain des âges, des déesses filles de la
fait essentiel, que, dans ses deux plus grands Terre, héritières de la grande dispensatrice
sanctuaires italiques, et, du moins si l'on s'en méditerranéenne de toute fertilité et riches
tient aux certitudes165, dans eux seuls, à Préneste d'une puissance tellurique qui, comme celle de
et à Antium, Fortuna dispensait la connaissance leur sœur de Préneste, fonde leur double rôle de
de l'avenir, les différences évidentes qui les divinités génératrices et omniscientes.
séparent dans le détail, l'absence, à Antium, de Ainsi, quelle que soit l'originalité de ses
tout mythe étiologique, et la divergence de leurs formes cultuelles, iconographiques et
techniques divinatoires, interdisent d'interpréter théologiques, le couple des deux Fortunes d'Antium
en termes trop étroits la relation des deux n'a-t-il, dans les religions de l'Italie ancienne,
cultes. Les oracles de Préneste et d'Antium ne rien d'exceptionnel. Divinités jumelles, elles ne
sont pas une simple duplication l'un de l'autre représentent nullement un aspect aberrant de
et, réciproquement, les affinités des déesses qui Fortuna, un cas irréductible et inexplicable. Leur
y président vont bien au delà de leurs fonctions seule originalité est d'avoir poussé plus loin que
divinatoires. En fait, les demi-statues d'Antium d'autres et exprimé sous une forme
ne symbolisent pas seulement le pouvoir particulièrement stable une tendance à la duplication qui,
oraculaire des deux Fortunes, mais, plus dans des cultes comparables au leur, ne se
généralement, leur nature tellurique. Sans doute, ces manifeste que sous une forme restreinte et
Fortunes chthoniennes qui sortent des épisodique : par l'offrande officielle à Junon de
profondeurs de la terre et le mythe de Préneste, qui représentations doubles de sa divinité ou par les
rapportait l'apparition des sortes, terres cuites votives de Préneste, expression
miraculeusement jaillies du monde souterrain, s'imposent spontanée de la religiosité populaire. Mais ce
comme deux traductions différentes d'une dédoublement lui-même n'a jamais été, dans la
même réalité : la conviction que toute théologie des déesses d'Antium, si rigoureux ni si
connaissance du destin naît de la terre, matrice intangible qu'on ne puisse ramener leurs figures
universelle. Mais le double symbolisme d'Antium et jumelles à l'unité première d'où elles étaient
de Préneste a une signification plus large encore issues. Déesses telluriques, dérivées de la Terre-
et plus profonde. Les vérités surnaturelles qui, à Mère méditerranéenne, représentées dans leur
Préneste, se dévoilent sous la transparence du temple sous la forme chthonienne de statues
mythe, celui de l'origine des sorts, mais aussi incomplètes, de même que, plus mystérieuse,
celui de la Primigenia, de la déesse Primordiale, mais non moins clairement définissable, Fortuna
source féconde de toute vie et mère universelle, Primigenia habitait de sa présence surnaturelle
s'incarnent, à Antium, dans le symbole d'une la grotte chthonienne où, pour la première fois,
image plastique, celle des figures dédoublées qui elle avait révélé sa puissance, elles n'ont, ni par
expriment, par leur réitération, l'absolu du divin, leur antiquité, qui se perd dans le passé le plus
réalité ultime, totalité créatrice et première, qui reculé, ni par leur égale longévité, rien à envier à
est aussi celle des demi-statues, issues de la terre leur illustre voisine dé Préneste. Connues déjà,
primordiale. De même que la grotte de Fortuna du moins l'a-t-on dit, des populations
Primigenia n'est pas seulement oraculaire, mais néolithiques du substrat méditerranéen, déesses polia-
maternelle et chthonienne dans toute la des de l'Antium latine, puis volsque, et enfin
plénitude du terme et la richesse de ses multiples romaine, elles étaient, à la fin de la République,
maîtresses des immenses richesses qui mettaient
leur temple au premier rang des grands
164 AJA, LXrV, 1960, p. 44 sq. sanctuaires italiques, à égalité avec le Capitole et
165 Sur l'hypothèse maintenant avancée par M. Guarducci, avec les temples de la Junon de Lanuvium, de la
à propos de Fanum, infra, p. 187, n. 197. Diane de Némi et de l'Hercule de Tibur.
182 LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE

Est-ce le secours que, de gré ou de force, elles de cohérence interne qui vaut non seulement
apportèrent en 41 au jeune Octave, dont elles pour les créations de la poésie dramatique, mais
renflouèrent le trésor de guerre, qui leur valut la aussi, et en vertu d'une nécessité plus
piété héréditaire de la dynastie julio-claudienne? impérieuse et plus vitale encore, pour celles de la
Toujours est-il qu'elles font figure de religion.
protectrices attitrées de la famille impériale, dans les
dévotions publiques ou privées de laquelle elles
occupent une place d'honneur. Chantées par
Horace, qui appelle leur bénédiction sur le IV - Les centres secondaires du culte
prochain départ du prince, elles sont
représentées par Q. Rustius comme les deux divinités
En dehors de ces deux sanctuaires majeurs,
tutélaires qui ont présidé à son retour et à sa
l'Italie antique était peuplée de lieux de culte
victoire pacifique. Consultées par Caligula,
dédiés à Fortuna et dont nous ne connaissons
patronnes divines de la petite Augusta, fille de
qu'une infime partie, à travers les témoignages
Néron, elles jouissent d'un égal rayonnement sporadiques qui nous en sont parvenus : une
jusqu'à la fin du IVe siècle, où Macrobe atteste la
inscription isolée, une allusion au détour d'un
vitalité persistante de leur oracle qui, sans
texte littéraire, un unique objet attestent qu'en
doute, ne se tut qu'avec la fermeture des temples et
telle ville la déesse possédait un temple ou du
l'interdiction du culte païen décrétées par
moins, à défaut de sanctuaire permanent, un
Théodose en 391-392. Même ainsi réduits à la période
fidèle qui avait, une fois, à titre privé, rendu un
pour laquelle nous disposons sur elles de
hommage épisodique à sa divinité. Mais, au delà
documents historiques incontestables, et qui s'étend de ces quelques faits, nous ne pouvons, par
depuis les guerres civiles jusqu'à la fin du
manque de documents plus substantiels, que
paganisme, les quelque cinq cents ans au cours
nous interroger sur la nature et sur l'antiquité
desquels nous pouvons suivre leur histoire font
réelles de ces divers cultes. Aussi, faute de
d'elles un bel exemple de continuité religieuse,
pouvoir en donner un classement soit
qui ne le cède que de peu à celui de Fortuna méthodique, soit historique, fondé sur les fonctions de la
Primigenia. Quant à leurs fonctions et au
déesse ou sur la date de construction présumée
contenu de leur théologie, là encore, les affinités
de ses sanctuaires, nous nous bornerons à
avec Préneste l'emportent de loin sur les
étudier suivant un ordre géographique, en partant
dissemblances de forme que l'on constate entre les
du Latium vers le nord, puis vers le sud de la
deux cités. Si les Fortunes d'Antium ne portent péninsule, les divers cultes de Fortuna attestés
point le nom de Primordiales, elles président,
en Italie à l'époque républicaine167.
elles aussi, aux commencements de la vie, à sa
genèse biologique et à l'énoncé des destins qui la
déterminent, et, à ce titre, elles poursuivent leur
œuvre tutélaire en veillant sur toute la 167 Cf., ci-dessous, notre Carte I. Nous avons, à une seule
communauté humaine de la ville, dont elles assurent la exception près (infra, p. 187 et n. 201), borné à dessein cet
reproduction et protègent l'existence inventaire aux cultes dont l'existence est effectivement
attestée par des documents épigraphiques, archéologiques ou
quotidien e, en tant que déesses à la fois guérisseuses et littéraires, remontant à la période républicaine, préférant
gardiennes de la cité. Simple ou double, mais pécher par défaut plutôt que par excès, et nous rendre
constamment féconde et maternelle, oraculaire, coupable d'une omission plutôt que d'un anachronisme qui
poliade et souveraine, qu'elle soit honorée par risquerait de fausser la signification théologique et
les Volsques d'Antium ou par les Latins de psychologique de Fortuna. En fait, il est vraisemblable que nombre
des cultes que nous ne connaissons, dans diverses villes
Préneste, Fortuna reste fidèle à sa propre d'Italie, que par Hes inscnptions de l'époque impériale, y
nature. Sibi constet, prescrivait Horace166 : jusqu'à existaient déjà sous la République : ainsi, par exemple, à
présent, cette Fortune, tant suspectée d'être Corne, celui de Fortuna Obsequens (CIL V 5246-5247), dont
variable et inconstante, a satisfait à la grande loi nous ne faisons pas état ici, mais qui devait avoir derrière
elle un passé aussi vénérable (c'est en 196 que la ville fut
prise par les Romains; cf. Liv. 33, 36, 14) que la déesse
homonyme de Rome ou de Cora (infra, p. 185); ou, à Tibur,
166 Ars 127. celui de Fortuna Praetoria (CIL XIV 3540), qui remonte, de
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE 183

De Tusculum proviennent deux petites temple qui eût appartenu en propre, soit à Mars,
colonnes votives, trouvées simultanément en 1842 soit à Fortuna, et dans lequel la seconde divinité
près du tombeau des Furii, qui portent des eût été honorée occasionnellement, au titre
dédicaces jumelles à Mars et à Fortuna: secondaire de σύνναος, supposition que semble
M. Fourio C. f. tribunos infirmer le parallélisme des deux dédicaces et
[militaire de praidad Fortune dedet. l'égalité qu'elles établissent entre les divinités
M. Fourìo C. f. tribunos bénéficiaires de cet hommage, ou plutôt que de
militare de praidad Maurte dedetlbS. supposer un sanctuaire conjoint de Mars et de
Fortuna173, l'on pensera donc, plus
Le dédicant de qui elles émanent n'est autre,
vraisemblablement, à une dédicace de circonstance, de
croit-on, que M. Furius Crassipes, triumuir colo-
caractère privé, à un double monument élevé,
niae deducendae en 194, préteur en 187 et, de
par exemple, en un point du domaine familial, in
nouveau, en 173169, qui préleva sur son butin
solo priuato, interprétation qui pourrait être
pour faire ce don aux deux divinités, dans la
confirmée par le fait que les deux inscriptions
ville d'où sa famille était originaire. Peut-on en
furent mises au jour non loin de la sépulture de
conclure qu'il existait à Tusculum, au début du
famille des Furii174. En tout cas, quelles qu'aient
IIe siècle, un temple de Fortuna? Pas
pu être les formes particulières prises par un
nécessairement. Pas plus que l'identité des deux
culte dont le détail nous échappe175, l'intérêt
formules de consécration et leur découverte dans le
majeur de cette double dédicace est de nous
même lieu n'impliquent forcément un culte
révéler le tour nouveau que prend la religion de
commun et permanent des deux divinités. Le
Fortuna en ce début du IIe siècle, où elle devient
culte de Mars est attesté à Tusculum par des
l'une des divinités de prédilection des généraux
inscriptions en l'honneur de Mars Gradiuus170 et
romains, à qui elle confère le succès des armes.
par l'existence d'une confrérie de Saliens, qui
La reconnaissance que lui voue le tribun
passaient pour plus anciens encore que ceux de
militaire M. Furius, et qui se matérialise par
Rome171. Mais sur Fortuna, nous n'avons, en l'offrande d'un objet pris sur son butin, voit en elle
dehors de l'inscription de M. Furius, d'autre
la suprême détentrice de la Chance, la maîtresse
témoignage que celui de Suétone, sur la
dévotion exaltée que, dès sa jeunesse, lui avait vouée
Galba et sur la chapelle privée qu'il lui avait
consacrée dans sa maison de Tusculum172. Plutôt 173 Qui ne serait d'ailleurs pas sans exemple : si nous
que de songer à un culte municipal et à un ignorons à quelle forme de culte répondait la dédicace CIL
VI 481, Marti et Fortunae (de même III 10436, d'Aquincum:
Marti Victoriae Fortunae Red), en revanche, l'existence d'une
aedes Fortunae et Victoriae est attestée à Ficulea, au
toute évidence, à l'époque où la ville était gouvernée par des cinquième mille de la Via Nomentana {CIL XIV 4002).
préteurs, c'est-à-dire avant la guerre sociale (S. Weinstock, 174 Découverte en 1665, avec les urnes qui ont livré les
s.v. Tibur, RE, VI, A, 1, col. 822; De Sanctis, Storia dei Romani, noms de huit membres de la gens (CIL F 50-58; XIV
IV, 2, I, p. 287, n. 721), ce qui légitime sa présence sur notre 2700-2707 et 2750; Degrassi, ILLRP, n° 895-903); cf. M.
carte. Borda, Ipogei gentilizi tuscolani, BMCR, XIX, p. 15-35 (suppl. à
168 CIL F 4849; XIV 2577-2578; Degrassi, ILLRP, n° 100 et BCAR, LXXVI, 1956-58); en dernier lieu, Roma medio
221. Cf. Bull. Inst., 1842, p. 171; et, pour le commentaire repubblicana, p. 305-307.
linguistique, Ernout, Recueil de textes latins archaïques, 175 En l'absence d'indications précises sur les conditions
p. 25 sq., n° 31-32. Aucun des éditeurs n'a retenu les de la découverte, on ne peut déterminer si les deux
arguments jadis élevés par F. Ritschi, Epigraphische Briefe, RhM, colonnes, indépendantes, étaient chacune surmontées d'un
XIV, 1859, p. 288, ou par B. Borghesi, Œuvres épigraphiques, objet dédié en propre à l'une et à l'autre des deux divinités,
II, Paris, 1865: Intorno un'iscrizione di paleografia arcaica, ou si, comme il est beaucoup plus vraisemblable, réunies par
p. 425-431, contre leur antiquité. une architrave et servant de support à un unique objet, elles
169 Liv. 30, 42, 5-6; 31, 21, 8; 34, 53, 2; 35, 40, 6; 38, 42, 4 et formaient l'une de ces «bases votives à double colonne»,
6; 39,'3, 1-3; 41, 28, 5; 42, 1, 5. Cf. Münzer, s.v. Furius, RE, VII, étudiées, à l'époque hellénistique, par M. P. Nilsson, qui les
1, col. 315; n° 20 et 56, col. 317 et 353; Broughton, place aux origines de l'arc de triomphe romain (Les bases
Magistrates, II, p. 569. votives à double colonne et l'arc de triomphe, BCH, XLIX, 1925,
170 CIL XIV 2580-2581. p. 143-157) : hypothèse qui, en faisant de Mars et de Fortuna
171 Serv. Aen. 8, 285. Sur les cultes de Tusculum, G. Me les bénéficiaires d'un seul et même objet votif, renforcerait
Cracken, s.v., RE, VII, A, 2, col. 1474-1476. encore l'étroitesse de leur alliance comme divinités de la
172 Galba 4, 3; 18, 2. guerre et de la victoire.
184 LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE

puissante des événements et l'arbitre des L'ensemble des moyens d'expiation mis en
combats, qui, à ce titre, accorde la victoire tout œuvre en 218 donne en effet une haute idée du
autant que Mars, le spécialiste de la guerre. renom de la Fortuna in Algido. Des offrandes
Non loin de là, Fortuna possédait un furent consacrées à la Junon de Lanuvium et à
sanctuaire sur la chaîne de l'Algide, dans les monts la Junon Reine de l'Aventin; des lectisternes
Albains176. L'unique mention de ce lieu de culte furent célébrés à Caere et à Rome, en l'honneur
figure chez Tite-Live, dans le récit de la seconde de Iuuentas; une supplication eut lieu au temple
guerre punique : l'hiver de 218, après la défaite d'Hercule nommément, puis auprès des pulvi-
de la Trébie, fut marqué par une série de nars de tous les dieux, auxquels se rendit le
prodiges que l'on expia, entre autres cérémonies peuple tout entier, uniuerso populo, et des
célébrées à Rome même et en dehors de la ville, victimes furent sacrifiées au Genius, ainsi que
par une supplication à la Fortune de l'Algide, l'avaient prescrit les Livres Sibyllins181. Donc, au
supplicatio Fortunae in Algido111. On ne peut même titre que les dieux de Rome, la Fortune de
s'empêcher de songer à ces autres cultes des l'Algide bénéficia du rituel pathétique de la
monts Albains qui remontent à un passé supplicatio, de l'une de ces grandes célébrations
immémorial, comme ceux de la Diane de Némi-Aricie collectives, destinées à apaiser les dieux irrités
ou du Jupiter Latiaris du Monte Cavo. Fortuna et à rétablir la pax deorum, où, aux sacrifices
était-elle honorée en ce haut lieu comme une célébrés comme à l'accoutumée par les
dame de la nature sauvage? Il est d'autant plus magistrats ou par les décemvirs s'ajoutaient les prières
tentant d'évoquer le fantôme de la πότνια δηρών de tout un peuple et les manifestations émotives
que les froides solitudes, couvertes de chênes178, d'une foule bouleversée par l'angoisse du
de l'Algide, et imprégnées d'une archaïque moment et la ferveur religieuse, où les hommes,
présence du sacré179, étaient vouées au culte de la tête couronnée et portant des branches de
Diane qui, elle aussi, y avait un temple180. Mais la laurier, les matrones prosternées, balayant le sol
rapide mention de Tite-Live, si elle donne le de leurs cheveux dénoués, tendaient les mains
branle à l'imagination, interdit d'outrepasser la vers le ciel pour fléchir la colère de la divinité182.
seule donnée positive que le texte nous livre sur Quant aux secours que le peuple romain
la Fortune de l'Algide : il existait au IIIe siècle un attendait, en cette circonstance, de la déesse de
sanctuaire dédié à Fortuna sur l'un des sommets l'Algide et aux pouvoirs surnaturels qui
des monts Albains et ce culte était assez célèbre pouvaient être les siens, il est remarquable que tous
auprès des Romains pour qu'ils y eussent ces rites de 218, accomplis à Rome ou dans le
recours dans l'une des périodes les plus Latium, s'adressent à des divinités, masculines
critiques de leur histoire. ou féminines, qui veillent sur la naissance, la

176 Sur l'extension de l'Algide, entre Velletri et Tusculum,


et sur l'importance stratégique de ses défilés, qui
commandaient le passage de la Via Latina, Hülsen, s.v. Algidiis mons, 181 Liv. 21, 62, 8-11.
RE, I, 2, col. 1476; H. Nissen, Italische Landeskunde, Berlin, 182 Sur le rituel des grandes supplications du IIIe siècle, le
1883-1902, II, 2, p. 595 sq.; Th. Ashby, The Roman campagna spectacle impressionnant qu'elles offraient et leur puissante
in classical times, Londres, 1927, reprod. 1970, p. 172. coloration affective, Toutain, s.v., DA, IV, 2, p. 1565-1568, où
177 21, 62, 8. l'on trouvera citées l'ensemble des sources antiques; Wis-
178 Hör. carni. 1, 21, 6 : gelido . . . Algido; 3, 23, 9 : nitiali . . . sowa, RK1, p. 423-426; Latte, Rom. Rei, p. 245 sq.; G.
Algido; 4, 4, 58: ut ilex... / nigrae feraci frondis in Algido; Dumézil, Rei. rom. arch., p. 560 sq. Il n'y a pas de raison de
Stat. Siiti. 4, 4, 16. croire que le rite de la supplicatio célébrée sur l'Algide ait
17SI Le eulte ancestral des arbres y persistait sous la forme différé de celui qui avait cours à Rome: outre celle de 210,
d'un chêne sacré, sacrata querciis, par lequel on prêtait célébrée à Rome et au Incus Feroniae de Capène, et celle de
serment, comme l'atteste la réponse impie du chef des Èques 177, sur le territoire de Crustumérie (Liv. 27, 4, 15; 41, 13, 3),
aux envoyés romains, en Liv. 3, 25, 6-8. on connaît des supplications décrétées dans toute l'Italie
180 Comme il ressort d'Hor. carm. saec. 69 : quaeque (Liv. 40, 19, 5; 40, 37, 3; cf. 7, 28, 8). Quant au concours de
Auentinum tenet Algidumque / ... Diana. Pour le poète, peuple qui rehaussait ces cérémonies des monts Albains, les
l'Algide est, de tous les monts d'Italie, celui qui, par Fériés latines en donnent une idée, où l'on voit les fidèles
excellence, est le séjour de Diane, comme l'Érymanthe en mener les victimes destinées à Jupiter jusqu'au temple du
Arcadie et le Cragus en Lycie (carni. 1, 21, 6-8). dieu, au sommet de la montagne (Cic. Att. 1, 3, 1).
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE 185

génération ou la jeunesse183 : Junon184 et Iuuen- que la déesse possédait, à date républicaine


tas, Hercule et le Genius, qui a tant de points relativement haute, un temple dans cette ville.
communs avec Fortuna et qui, dans ce cas De Cora, ville qui, même si elle était située aux
précis, doit être le Genius Publions ou Genius confins latino-volsques, n'en faisait pas moins
populi Romani, auquel Rome s'adresse ici pour encore partie du Latium188, nous est parvenue la
la première fois de son histoire185. Cet appel aux base d'une statue dont les magistrats locaux
divinités garantes de la fécondité, c'est-à-dire des firent hommage à Fortuna Obsequens189, épiclè-
espérances en hommes et de l'avenir se sous laquelle la déesse était également
démographique de Rome, est complété par une promesse honorée à Rome à la fin du IIIe ou au début du IIe
à plus lointaine échéance, dont la réalisation siècle190. Mais, à Ostie, son culte était-il déjà
dépend de la survie présente de la cité : C. Ati- représenté avant que, à l'époque sullanienne,
lius Serranus praetor nota suscipere iussus, si in comme il est maintenant établi, P. Lucilius
decem annos res publica eodem stetisset statu166. Gamala ne lui consacre, tardivement, l'un des
Devant le péril de l'invasion étrangère, Rome se quatre petits temples contigus qu'il dédia à
sent menacée non seulement dans sa puissance Vénus, Fortuna, Cérès et Spes191?
politique et militaire, mais jusque dans sa réalité
biologique, et elle craint pour son existence
même. La Fortune de l'Algide, associée à ces
dieux qui président au renouveau humain et rapprocher, non pour la date, mais au moins pour la forme
et l'intention, des «petites galettes ou plateaux porte-
déesse de fécondité, pouvait, elle aussi, être offrandes d'impasto, avec sur le dessus des petites cuvettes
invoquée nationu cratia, comme sa sœur plus ou des godets» (présentoirs d'offrandes alimentaires?, de
prestigieuse de Préneste et comme les deux dimensions analogues, une dizaine de cm.), trouvés à· Rome
Fortunes d'Antium. dans la favissa du Capitole (fin du VIIe - premier quart du
Outre ces cultes, connus par des témoignages VIe siècle); cf. Civiltà del Lazio primitivo, p. 146, n° 10; et
Naissance de Rome, notice liminaire et n° 730, que nous
datés et dont la nature ne nous échappe pas citons.
entièrement, un dépôt votif de Signia a livré un 188 Hülsen, s.v., RE, IV, 1, col. 1216 sq.; Nissen, op. cit., II, 2,
ex-voto de terre cuite en forme de galette, gravé p. 557-560 et 643 sq. Sur la latinité de Cora, qui passait pour
de l'inscription archaïque Fortunaim, qui atteste être d'origine soit troyenne (Plin. NH 3, 63; Solin. 2, 7), soit
albaine (Ps. Aur. Vict. orig. 17, 6), cf. Caton, orig. 2, frg. 58
Peter.
lS9CIL Ρ 1509; X 6509; Degrassi, ILLRP, n° 111 : Fortunae
183 A une exception près : le lectisterne de Caere, destiné à Opseiqiuenti)] / P. Peilius L f. C. Caluius P. f. / cens. -
expier le prodige qui y avait frappé les sorts, et dont nous ne censores qui sont antérieurs à l'époque où la ville devint
savons à quelle divinité il était destiné. Encore a-t-on pu voir municipe, c'est-à-dire, selon toute apparence, à la guerre
en elle soit une Fortuna, soit, plutôt, nous semble-t-il, l'Uni sociale.
de Pyrgi elle-même (supra, p. 74, n. 329) : une déesse, donc, •90Pl. Asin. 716.
non seulement oraculaire, mais aussi fécondante, comme 191 CIL XIV 375. Cf., en dernier lieu, F. Zevi, P. Lucilio
l'ensemble des divinités honorées en 218. Gamala senior e i «quattro tempietti» di Ostia, MEFR, LXXXV,
184 Junon, nommée en premier par Tite-Live, tient une 1973, p. 555-581; M. Cébeillac, Octavia, épouse de Gamala, et
place particulière dans les cérémonies de 218: des prodiges la Bona Dea, Ibid., p. 517-553; et, plus généralement, J. Car-
avaient eu lieu dans son temple de Lanuvium, qui copino, Ostiensia, III : Les inscriptions gamaliennes, MEFR,
requéraient réparation, et il n'est pas surprenant qu'une des XXXI, 1911, p. 143-230; et R. Meiggs, Roman Ostia, 2* éd.,
Junons de Rome lui ait été associée dans ces rites Oxford, 1973, p. 193 sq.; 350 sq.; 493-502. La carrière de
expiatoires. Gamala, dont la datation, longtemps controversée, a oscillé
185Wissowa, RK2, p. 179; G. Dumézil, Rei. rom. arch., dans les limites de plus de deux siècles et a été abaissée
p. 461. jusqu'à l'époque des Antonins, peut être désormais fixée au
186 Uv. 21, 62, 10. Ier siècle av. J.-C. et, plus précisément, la construction des
187 W. Helbig, Scoperta di tre depositi di oggetti votivi a quatre temples assignée aux années 80 avant notre ère
Segni, Bull. Inst., 1885, p. 62-64: «pizza ellittica (diametri (l'inscription honorifique étant postérieure à la mort du
0,075 e 0,028), sul cui piano superiore sorgono cinque oggetti personnage). Quant aux «quattro tempietti» eux-mêmes,
piramidali» - le seul auteur, à notre connaissance, avec construits, près du théâtre, sur un plan identique et côte à
C. Caprino, s.v. Segni, EAA, VII, p. 154, à faire mention de cet côte sur un unique podium, leur groupement dans une
objet et de sa dédicace, qui semble avoir échappé aux même area devrait être mis en relation avec les activités
éditeurs du CIL. Les autres objets du dépôt votif, des vases portuaires de la ville. Sans qu'on puisse déceler des rapports
en miniature, ne nous apprennent rien sur la nature du plus étroits qui les uniraient par exemple deux à deux,
culte. Quant à l'ex-voto inscrit au nom de Fortuna, on peut le F. Zevi suggère d'expliquer l'ordre dans lequel ils sont
186 LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE

Sur la côte adriatique, à l'embouchure du glomération, qui s'était développée autour du


Métaure, dans ce qui avait été Yager Gallicus, la temple auquel elle devait son nom, tirait son
ville dé Fanum Fortunaein, parfois simplement origine d'une foire qui s'y serait tenue sous le
appelée par abréviation Fanum193 et qui, patronage de Fortuna, comme la fameuse foire
aujourd'hui encore, porte le nom de Fano, du lucus Feroniae de Capène, qui rassemblait
perpétuait par cette dénomination le souvenir d'un paysans, artisans et marchands venus de tous les
sanctuaire de Fortuna autour duquel elle avait points de l'Italie195? Mise à part l'unique
pris naissance194 et dont, par ailleurs, à indication que procure la toponymie, l'absence tant
l'exception de ce seul témoignage, nous ignorons tout. de témoignages archéologiques que de sources
Fanum était, comme Antium, une ville maritime littéraires ne permet d'assigner aucune date au
et le centre commercial où se faisaient les sanctuaire, dont la situation par rapport à la
échanges entre la vallée du Métaure et la mer et ville antique ou actuelle est inconnue, ni de
où la Via Flaminia, après avoir longé le fleuve, formuler la moindre hypothèse sur les origines
atteignait la côte pour remonter ensuite vers de ce culte, dont on ne peut que se demander
Ariminum, son point d'aboutissement. Fortuna, s'il fut importé de toutes pièces par les Romains,
dispensatrice de la fécondité, vénérée par de ou s'il succéda à un culte préromain - amené
nombreux collèges d'artisans prénestins ou par les Sénons? ou même antérieur aux
romains, avait-elle à Fanum un caractère invasions gauloises du IVe siècle? -, rendu à une
particulièrement net de déesse de la prospérité et de déesse suffisamment proche de Fortuna pour lui
patronne de la vie économique, distributrice, dès avoir été identifiée par interpretatio après la
une période relativement ancienne de son conquête romaine196? ni enfin d'entrevoir les
histoire, des biens matériels, comme le sera plus
tard, et plus clairement, la Fortune hellénisée à
la corne d'abondance? Peut-on penser que l'ag-
195 Dion. Hal. 3, 32, 1.
196 De la ville elle-même, mentionnée pour la première
fois par César (ci-dessus, n. 193), on ne peut rien affirmer
énumérés sur l'inscription par référence au calendrier et à la avant l'époque augustéenne, où l'agglomération de la période
date de leur natalis respectif, supposée identique à celle de républicaine dut être absorbée par la colonie de vétérans
Rome : Cérès, le 19 avril, Spes, le 1er août, Vénus et Fortuna fondée par l'empereur et où, dans la nouvelle division
se situant à des dates antérieures, difficiles à préciser en administrative de l'Italie, elle fit, avec Yager Gallicus, partie
raison de la multiplicité de leurs cultes romains (mais ne de la sixième région, l'Ombrie (Plin. NH 3, 112-113). Si,
pourrait-on songer aux calendes d'avril, fête simultanée de comme l'indique son nom purement latin, elle doit, du moins
Vénus Verticordia et de Fortuna Virilis? cf. infra, chapitre en tant que ville, avoir été une création romaine, nous ne
VI). Quatre divinités, donc, «della buona sorte e della disposons d'aucun indice qui permette de la situer,
speranza, ma anche della potenza créatrice», réunies en un chronologiquement, par rapport aux étapes de la conquête et de
même ensemble cultuel, déesses de la chance et des la romanisation de Yager Gallicus et, par suite, d'avoir
espérances favorables, donneuses des biens de fortune et de quelque lumière sur le sanctuaire qui l'avait précédée. Faut-il
toute prospérité (la Fortune à la corne d'abondance), ou faire remonter la fondation de Fanum aux premiers temps
déesse de l'annone, de plus en plus urbanisée et coupée de de l'occupation de Yager Gallicus, d'Ancóne à Rimini, et la
ses racines agraires, comme l'était devenue Cérès à la fin de considérer comme à peu près contemporaine de la colonie
la République (cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, de Sena Gallica, en 283, ou, un peu plus tard, d'Ariminum, en
p. 379 sq.). 268? datation haute qui impliquerait l'existence d'un culte
192 Vitr. 5, 1, 6; Mela 2, 64; Plin. NH 3, 113; Tac. hist. 3, 50, préromain, d'un fanum antérieur autour duquel les nouveaux
3, etc. Strabon, 5, 2, 10, traduit το ιερόν της Τύχης; et maîtres de la région auraient implanté cet établissement
Claudien se souvient encore de cette origine, qui écrit, dans urbain. Ou bien Fanum date-t-elle seulement de la
le VIe consulat d'Honorius : construction de la Via Flaminia par l'un des censeurs de 220 qui
laetior hinc Fano recipit Fortuna uetusto, lui donna son nom, après, donc, quelque soixante ans
despiciturque uagus praerupta ualle Metaurus (500 sq.). d'occupation romaine, au cours desquels le culte importé
Cf. Nissen, op. cit., II, 1, p. 383 sq.; s.v. Fanum Fortunae, d'une Fortuna aurait eu tout le temps de se développer à
Hülsen, RE, VI, 2, col. 1996 sq.; et P. Sticotti, dans De l'embouchure du Métaure, sous la forme d'un sanctuaire
Ruggiero, III, p. 35 sq.; et, s.v. Fano, EAA (Red.), III, regroupant autour de lui quelques habitations stables et une
p. 591. population flottante en plus grand nombre, avant de devenir
'«Par exemple Caes. BC 1, 11, 4; Sid. Apoll, epist. 1, 5, le centre d'une agglomération permanente? En bref, la ville
7. de Fanum dut-elle sa naissance à la création de la Via
194 Cf., en Lyonnaise, Fanum Martis, et, en Belgique, Flaminia, après 220, ou, au contraire, la Via Flaminia
Fanum Mineruae (Ihm, s.v., RE, VI, 2, col. 1997). aboutit-elle précisément à ce point de la côte parce qu'une
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE 187

fonctions de cette Fortune, en qui on a parfois raient comme une antique cité ausone199, et de
voulu voir une déesse oraculaire, comme celles Teanum Sidicinum, ville osque200, était marquée,
de Préneste et d'Antium197. Il est vraisemblable, dit Strabon, par «deux Fortunes» qui
en tout cas, et c'est la seule hypothèse qu'on «s'élevaient» de part et d'autre de la Via Latina201.
puisse raisonnablement envisager, que, comme à L'indication est d'autant plus obscure que, le
Antium et à Préneste, elle était aussi la divinité verbe ίδρύειν convenant indifféremment à un
poliade de Fanum. Plus au nord encore, en temple et à une statue, l'on ne peut en déduire
Vénétie, une matrone de Patavium (Padoue), s'il s'agissait de deux temples distincts, ou
Pacenia C. f. Frema, dédia, à la fin de la même, comme on l'a dit en termes encore plus
République, un petit autel de grès à Fortuna198. précis, d'un «sanctuaire double», ou seulement,
En Campanie, la frontière qui séparait les d'après le dernier traducteur de Strabon, de
territoires de Cales, que les anciens considé- deux «statues»202 qui, dressées de chaque côté
de la route, eussent signalé la limite des deux
cités exactement comme l'auraient fait de
simples bornes ou quelque Terminus. Quant au sens
ville y existait déjà? Autant de questions qui demeurent sans que pouvaient revêtir ces deux Fortunes, il n'est
réponse (l'allégation de De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, 1,
p. 292, que Fanum est probablement antérieure à la
fondation de Pisaurum, en 184, ne relevant, elle aussi, que du
domaine de l'hypothèse). Quant aux documents épigraphi- 199 Liv. 8, 16, 1; Fest. Paul. 16, 23. Sur les rapports des
ques ou archéologiques antérieurs à l'occupation celtique du Osques et des Ausones (cf. notamment Strab. 5, 4, 3), peuple
IVe siècle, ils ne sont pas plus éclairants. Les inscriptions italique répandu dans toute la partie méridionale de la
prélatines (VIe-Ve siècles) du nord-Picenum, groupe auquel péninsule et dont la branche osque n'est qu'un rameau
appartiennent les stèles de Novilara et de Fano (J. What- particulier, J. Heurgon, Capone préromaine, p. 42-50.
mough, The prae-italic dialects of Italy, Londres, 1933, II, 200 Strab. 5, 3, 9.
p. 209-218, n° 343-345; V. Pisani, Le lingue dell'Italia antica 201 Strab. 5, 4, 11 : Κάλης τε και Τέανον Σιδικϊνον, ας
oltre il latino, 2e éd., Turin, 1964, p. 224, n° 66), sont écrites διορίζουσιν αί δύο Τυχαι εφ ' έκάτερα ίδρυμέναι της [τε] Λατίνης
dans une langue qui reste inconnue (cf. dans / Piceni e la όδοΰ. Sur les deux villes (aujourd'hui Calvi et Teano), Nissen,
civiltà etrusco-italica, Atti del II Convegno di Studi Etruschi, op. cit., II, 2, p. 692-696; les articles de la RE, s.v., par Hülsen,
Florence, 1959, le rapport sur les Problemi della stele di III, 1, col. 1351 sq., et H. Philipp, V, A, 1, col. 97-99; et, pour
Novilara, par G. Camporeale, p. 93-98, et G. Giacomelli, une vue d'ensemble des données archéologiques, R. Donceel,
p. 99-104; et M. Lejeune, Notes de linguistique italique, XVI, Nouvelles recherches archéologiques en Campanie (1957-1963),
dans REL, XL, 1962, p. 152-160). Sur les tombes préromaines AC, XXXII, 1963, p. 587-606.
découvertes dans la région de Fano : D. G. Lollini, Due spade 202 «Zwei Heiligtümer» (Otto, RE, VII, 1, col. 15); «zwei
di bronzo rinvenute presso Fano (Pesaro), SE, XXXVIII, 1970, Capellen» (Nissen, op. cit., II, 2, p. 694); «temples... located
p. 337-343 (deux épées du VIIe siècle); et NSA, 1877, on the frontier between Cales and Teanum » (R. M. Peterson,
p. 108 sq.; 1899, p. 250 (vases grecs peints et une œnochoé et The cults of Campania, Pap. and Mon. of the Am. Acad in
une situle de bronze de l'époque de La Certosa). Rome, I, 1919, p. 7, n. 2); «einen doppelten Tempel» (Wis-
197 Selon l'hypothèse avancée en dernier lieu par M. Guar- sowa, RK2, p. 258, n. 8); «Doppeltempel» (G. Radke, Die
ducci, Ancora sull'antica sors della Fortuna e di Servio Tullio, Götter Altitaliens, p. 134). Mais F. Lasserre traduit: «La
RAL, XXVII, 1972, p. 183-189, qui pense maintenant que la frontière qui sépare leurs territoires est signalée par deux
sors du musée de Fiesole (supra, p. 75) provient des statues de la Fortune dressées à gauche et à droite de la Via
Marches. Mais la provenance indiquée est-elle sûre (cf. le doute Latina» (éd. Les Belles Lettres, T. III). En revanche, H. L
dans lequel reste A. Degrassi, Epigraphica III, MAL, XIII, 1, Jones, coll. Loeb, avait opté pour l'autre solution : « whose
1967, p. 30-33)? L'hypothèse, fragile, découle de nos territories are separated by the two temples of Fortune».
ignorances, plus que de nos connaissances, Fanum étant le seul Toutefois la dédicace, malheureusement fort mutilée, Fortu-
centre d'un culte ancien de la Fortune connu dans cette nae / pq da / / / / senei / censores (CIL X 4633; la suite est
région, et l'on pourra hésiter, compte tenu de l'incertitude inintelligible), gravée sur une grande base de travertin et qui,
où nous sommes sur les premiers temps de la ville (cf. n. outre le témoignage de Strabon, est le seul autre document
précédente), à attribuer à son sanctuaire une activité que nous possédions sur le culte de Fortuna à Cales, nous
oraculaire dès le IIIe siècle, date assignée à la sors qui est à paraît, par sa nature officielle, plaider en faveur d'un
l'origine de toute la conjecture. véritable temple, plutôt que d'une simple statue. Est-ce à la
mCIL P 2821. Cf. E. Ghislanzoni, NSA, 1926, p. 356 et tutelle des deux Fortunes, et au caractère sacré qu'elles
fig. 13. Sur le cognomen Frema, = vhrema, fréquent dans imprimaient à cette zone, qu'il faut attribuer le fait qu'elle ait
l'anthroponymie vénète, E. Vetter, dans Glotta, XX, 1932, été choisie pour une entrevue diplomatique, comme celle de
p. 38; et M. Lejeune, Manuel de la langue vénète, Heidelberg, Sulla et du consul marianiste L. Cornelius Scipio qui, en 83,
1974, p. 44; 59; 149; et, p. 319 sq., l'index des anthropony- se rencontrèrent inter Cales et Teanum (Cic. Phil. 12, 27; cf.
App. BC 1, 85)?
188 LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE

pas plus clair. Faut-il y voir une duplication dans les années 335-334, époque à laquelle Cales
cultuelle analogue à celle qui constitua le couple et, selon toute probabilité, Teanum Sidicinum
des Fortunes d'Antium? Mais ce peut n'être elle aussi tombèrent sous la puissance
aussi qu'un banal phénomène de multiplication romaine206. Sinon, quel sens aurait encore eu, après
des sanctuaires, sans portée théologique définie, cette date, l'édification de ces deux sanctuaires,
comme nous en connaissons d'autres exemples entre deux villes désormais soumises à la même
dans l'histoire religieuse de Fortuna203. A moins domination et englobées dans le même
que ces deux temples, dédiés à des Fortunes non ensemble politico-militaire? Les deux Fortunes de
plus poliades, cette fois, mais frontalières, Cales et de Teanum seraient donc, dans ces
dressées face à face comme deux sentinelles divines, conditions, mais on ne saurait aller plus loin
n'aient assuré, chacun pour le compte de leur dans la conjecture, antérieures au milieu du IVe
cité, la sauvegarde religieuse d'une zone siècle207.
particulièrement menacée : sacralisation des limites A Capoue également, il existait un temple de
dont nous avons à Rome un autre témoignage en Fortuna, que Tite-Live mentionne à l'occasion
la personne, précisément, de Fortuna Muliebris des prodiges dont il fut frappé en 209, puis en
qui, dans son sanctuaire construit, lui aussi, sur 208 208, et nous savons qu'en 1 10 il y avait dans la
la Via Latina, au quatrième mille, et dans lequel, ville un collège et des magistri Spei Fidei
autre analogie, elle était également honorée sous Fortunae209; mais cette forme particulière, celle
la forme de deux statues cultuelles, était la d'une triade d'abstractions divinisées, ne
gardienne de la frontière et du territoire primitif représente selon toute apparence qu'un état
de la cité204. Fortunes affrontées, donc, et non relativement récent du culte. Quant à sa nature
point dédoublées, qui, plutôt que de sceller la première, elle nous demeure inconnue. Si l'on
solidarité des deux villes205, donnent la preuve n'identifie plus aujourd'hui la Fortuna de
de leur rivalité. Et comment imaginer leur Capoue avec la déesse du fondo Patturelli210, qui
création? Faut-il l'attribuer à l'une seulement
des deux cités, qui aurait élevé la première un
sanctuaire à sa Fortune propre, tandis que la 206 La prise de Cales valut le triomphe au consul M.
seconde se serait bornée à répliquer à l'initiative Valerius Corvus en 335 et, l'année suivante, on décida d'y
de sa voisine, en se dotant, à son imitation, d'une installer une colonie latine de 2500 hommes (Liv. 8, 16,
Fortune antagoniste de la précédente? 10-14). Sur le sort de Teanum Sidicinum, le récit de
l'historien est plus flou. L'armée romaine parvint en 334
Leur antiquité, enfin, est tout aussi usque ad moenia atque urbem; puis, la guerre ayant cessé,
problématique, alors qu'il nous eût été si précieux de tranquillis rebus {Ibid., 17, 1 et 6), il est vraisemblable que ses
pouvoir déterminer si les deux Fortunes de habitants furent compris dans la pars Samnitium qui, en
Cales et de Teanum remontaient au passé même temps que les Campaniens, reçurent la ciuitas sine
suffragio; et eodem anno Cales deducta colonia (Veli, l, 14,
préromain, ausone ou osque, de la Campanie, ou si 3).
leurs statues, ou leurs temples, n'avaient été 207 II est en tout cas singulier de constater que ce
élevés qu'après sa conquête par Rome. On peut phénomène de multiplication des Fortunes, déjà observé à
toutefois tenir pour vraisemblable que ces deux Antium et au point de départ de la Via Latina, dans le temple
cultes antithétiques et frontaliers existaient déjà de Fortuna Muliebris situé à quatre milles de Rome, et que
nous retrouvons pratiquement à son point d'aboutissement,
peu avant qu'elle ne rejoigne la Via Appia à Casilinum, se
rencontre encore, sous l'Empire, il est vrai, dans la même
203 A Rome également, les temples de Fortuna ont région, à Suessa Aurunca, où est attesté un sacerdos sanc-
tendance à se multiplier autour d'un premier sanctuaire. Il en était tissimarum Fortunarum (A Ep. 1940, 48; cf. 1919, 71):
ainsi non seulement pour Fors Fortuna qui possédait, sem- phénomène dont on ne saurait croire toutefois qu'il ait cheminé
ble-t-il, trois temples le long du Tibre (où ces constructions le long de la Via Latina, et dont nous ne pouvons que
successives posent d'ailleurs de difficiles problèmes dénombrer les trois exemples, sans proposer d'explication à
topographiques), mais aussi sur le Quirinal, où se trouvaient les leur répétition.
temples des Très Fortunae (Vitr. 3, 2, 2; cf. T. II, chap. I). 208 Liv. 27, 11, 2 et 23, 2.
204 Infra, p. 368-370. 209 CIL I2 674; X 3775; Degrassi, ILLRP, n° 707. Cf. T. II,
205 Dont nous avons un exemple isolé, et sans doute chap. V.
éphémère, en Iiv. 8, 16, 2, lorsque les habitants de Cales 210 Comme, à la suite de Hild et Wissowa, le croit encore
firent, en 336, alliance contre Rome avec leurs voisins les Peterson, op. cit., p. 7; 341 et 343. Cf., maintenant, J. Heur-
Sidicins. gon, op. cit., p. 367 sq.
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE 189

devait être en réalité Iuno Gaum, les indications De Calabre, par ailleurs, des environs d'Otrante
de Tite-Live, qui signale que le rempart de la (Hydrus ou Hydruntum214), provient, à ce qu'il
ville et le temple de Fortuna, Capuae munis semble, un petit vase cannelé à vernis noir,
Fortunaeque aedis, puis, l'année suivante, les portant la dédicace peinte Fortunai pocolo(m)215,
deux temples de Mars et de Fortuna et quelques qui appartient à l'abondante série des pocola
tombeaux, Capuae duas aedes, Fortunae et Martis, deorum italiques de la première moitié du IIIe
et sepulcra aliquot, furent frappés par la foudre, siècle, dont la destination, autrefois tenue pour
ne permettent de tirer aucune conclusion funéraire, a été longuement discutée : vases à
certaine, ni topographique, ni théologique. Faut-il libations, inscrits au nom de la divinité que l'on
admettre, mais rien n'est moins sûr, que, chaque invoquait, ou objets votifs déposés dans les
fois, les constructions endommagées avaient été temples, ou plutôt, selon l'hypothèse la plus
victimes d'un seul et même coup de foudre, et récente, objets consacrés, pieux souvenirs que
que, par conséquent, le temple de Fortuna était les fidèles rapportaient et conservaient chez eux
à la fois voisin de celui de Mars, du rempart et après un pèlerinage à l'un de ses sanctuaires216.
de tombeaux et qu'il devait donc être situé soit à
l'extérieur, soit en tout cas à l'extrémité de la
ville? Hypothèse qui permettrait de la 214 Sur les deux, formes, l'une grecque, l'autre latinisée,
rapprocher à la fois de ces Fortunes défensives qui, à Nissen, op. cit., II, 2, p. 882, n. 6.
Rome, au quatrième mille de la Via Latina, 215 CIL F 443; IX 258 (avec reproductions; également,
comme à Antium, protégeaient la cité et la limite dans l'article de G. Karo, s.v. Poculum, DA, IV, 1, p. 520,
fig. 5720); Ernout, op. cit., p. 51, n° 103; Degrassi, ILLRP,
de son territoire, ou, déjà, de la déesse de n° 113. Hauteur de la partie conservée (il manque le bec et
victoire que, associée à Mars, elle était devenue l'anse) : 0,07 m. De la collection Castellani (BCAR, XII, 1884,
à Tusculum au commencement du IIe siècle? p. 55, n° 805), avant de passer dans la collection Froehner,
Faute de précision topographique, et faute de et, maintenant, au Cabinet des Médailles; cf. M. Lejeune,
Notes de linguistique italique, V-VII : Les inscriptions de la
connaître l'emplacement du temple de Mars, on collection Froehner, REL, XXX, 1952, p. 87 sq. La provenance
ne peut faire que des conjectures invérifiables n'est toutefois pas certaine.
en l'état actuel de nos connaissances211. 216 Sur la vingtaine de pocola connus (pour un relevé des
De la région de Bénévent, dans le Samnium, inscriptions, Degrassi, ILLRP, I, p. 51 sq., note au n° 32),
qui passait elle aussi pour une ville ausone212, autrefois étudiés par Jordan, Tazza volcente con iscrizione
latina arcaica, Ann. Inst., 1884, p. 5-20, qui les croit
nous connaissons une inscription Fortunai / exclusivement funéraires, coupes ou petites œnochoés, fabriquées
Poblicai / sacra, gravée sur une tablette de dans un même centre, situé, pense-t-on généralement, dans
bronze et antérieure à la seconde guerre punique213. le Latium - peut-être à Rome même ou dans ses environs
immédiats -?, ou en Étrurie méridionale, mais d'autres
songent aussi à la Campanie, sur leur datation (milieu?
211 II n'y a pas lieu d'ajouter à cette revue des Fortunes première moitié? premier tiers? du IIIe siècle) et sur leur
campaniennes l'inscription gravée sur une aile de bronze, destination, non moins controversée que les questions
trouvée à Pouzzoles, qui semble avoir appartenu à une précédentes, cf. Ch. Picard, A propos de deux coupes du Vatican et
statue, et qui est aujourd'hui conservée au musée de Naples : d'un fragment du musée Kircher, MEFR, XXX, 1910, p. 99-116,
Arellia / Fortona / mater (CIL F 1621; X 1608; cf. Avellino, qui les rapproche des γραμματικά έκπώματα de Grèce, dont
Ballettino archeologico napoletano, IV, 1846, pi. I, 6; VI, 1848, les inscriptions, mentionnant au génitif, comme nos
p. 90). Malgré les flottements des éditeurs du CIL, qui font dédicaces latines, le nom de diverses divinités, «n'étaient, sem-
figurer cette inscription tantôt à l'index di et deae (I2, p. 809; ble-t-il, que la transcription matérielle des invocations faites
avec réserve toutefois : « si hue pertinet »), tantôt à celui des au début du συμπόσιον pour se concilier la faveur des
cognomina (X, p. 1075), Fortona, ou Fortuna, n'est autre, de dieux», Zeus Soter, l'Agathos Daimon, etc.; objets qui, après
fait, que le surnom féminin attesté par une quarantaine avoir eu un usage pratique dans les banquets, pouvaient
d'exemples épigraphiques, païens ou chrétiens (I. Kajanto, ensuite être offerts en hommage, votif aux dieux ou
The Latin cognomina, dans Commentationes humananim lit- funéraire dans les tombes; puis Questions de céramique
terarwn, XXXVI, 2, Helsinki, 1965, p. 273). hellénistique, RA, XXII, 1913, p. 174-178; et Sur les coupes à
212 Cf. le texte de Verrius Flaccus, transmis par Fest. Paul. «pocolom», RA, XII, 1938, p. 105-107; I.S. Ryberg, An
16, 23: Ausoniam appellami Auson, Vlixis et Calypsiis filius, archaeological record of Rome from the seventh to the second
earn primum partent Italiae, in qua sunt urbes Beneuentum et century B.C., Londres-Philadelphie, 1940, p. 135-140; L. et
Cales. J. Jehasse, La Grande-Grèce et la Corse aux IVe et IIIe siècles
™CIL F 397; IX 1543; Ernout, Recueil de textes latins avant J.-C, Mélanges Carcopino, Paris, 1966, p. 548-551;
archaïques, p. 46, n° 87; Degrassi, ILLRP, n° 112. Cf. T. II, J. P. Morel, Études de céramique campanienne, I : L'atelier des
chap. II. Petites Estampilles, MEFR, LXXXI, 1969, p. 59-117; et les
190 LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE

En revanche, l'inscription, au demeurant fort religieux avaient eu tout loisir, à la faveur de la


énigmatique, de Scolacium, dans le Bruttium, conquête romaine, de propager dans les diverses
qui porte le nom de Fors Fortuna™ , ne date que régions de l'Italie une divinité purement latine à
du milieu du Ier siècle av. J.-C, et, si tant est qu'il l'origine : ainsi, l'on n'en saurait douter, pour
s'agisse bien d'une dédicace, elle ne peut Patavium et la Fors Fortuna de Scolacium.
apparaître que comme un dérivé du culte Cependant, si l'on cherche à dépasser les
spécifiquement romain que la déesse recevait sous ce apparences, l'on soupçonne, entre ces cultes attestés
vocable au Trastevere218. Ajoutons enfin à ce pour l'ensemble de la période républicaine, de
dénombrement, et sans discuter ici son considérables différences d'âge : tout porte à
assertion, que Varron rangeait Fortuna parmi les croire, par exemple, que la Fortune de l'Algide,
divinités d'origine sabine importées à voisine d'une Diane à laquelle elle fait tant
me219. songer, par ses pouvoirs courotrophiques et sa
L'extension cultuelle de Fortuna est vaste, on nature de dame des bois, appartenait comme
le voit. Elle était largement honorée en Italie elle aux couches les plus archaïques de la
centrale, non seulement dans le Latium, où la religiosité latine, tandis que la Fortuna Obse-
densité de ses sanctuaires est la plus élevée, quens de Cora ou la Fortuna Publica de Béné-
mais aussi en Campanie, sur la côte adriatique, vent semblent, du moins si l'on considère les
depuis le nord jusqu'à l'extrémité sud- est de la épiclèses sous lesquelles nous les voyons
péninsule et même sur le rivage de la mer invoquer - et qui peuvent, il est vrai, ne représenter
Ionienne. Cette répartition géographique dans leur culte qu'une acquisition, ou une
permet-elle d'affirmer dès à présent que Fortuna spécialisation secondaire -, appartenir à un âge
était, originellement, une déesse italique beaucoup plus récent.
commune ? Nous ne le croyons pas : c'est, tout au Sans doute, aussi, ces documents épigraphi-
plus, une présomption. Nous ignorons tout de la ques, quand nous avons le bonheur d'en
théologie et des fonctions de ces diverses posséder, et de quelque ville d'Italie qu'ils
Fortunes, et le bilan qui se dégage de l'inventaire proviennent, sont-ils exclusivement latins : il ne nous est
que nous en avons dressé est plus riche parvenu aucune dédicace à Fortuna qui
d'interrogations que de certitudes. De plus, ces appartienne aux autres langues italiques. Toutefois,
cultes ne sont effectivement attestés, quand ils le une inscription funéraire de Corfinium, chez les
sont par des documents datables, qu'à une Péligniens, semble nous avoir transmis le nom
époque relativement basse, au IIIe siècle au plus commun forte, forme de génitif qui
tôt, si ce n'est au IIe ou même au Ier, c'est-à-dire correspondrait au latin fortis ou fortunae. Mais s'agit-il
à une période où les échanges et les brassages d'une forme dialectale authentique, à rattacher à
l'osque? La date tardive de l'inscription, le
milieu du Ier siècle, les latinismes qu'elle
mises au point de P. Moreno, s.v. Pocola, EAA, VI, 1965, présente par ailleurs, la réminiscence littéraire,
p. 254-256; et Roma medio repubblicana, 1973, p. 57-67 (notre enfin, qu'éveille la formule forte / faber, rendent
vase : p. 64, n° 26, et pi. VI et VIII), dont l'une avoisine et possible, mais non certain, un emprunt au latin,
l'autre adopte l'explication de G. Susini, Pocola marcati : encore que l'on eût attendu, dans ce cas, un
devozione e industria, Epigraphica, XXXII, 1970, p. 164-166,
qui y voit des souvenirs de pèlerinage. calque de fortuna plutôt que de fors210.
217 A Ep. 1972, 144; publiée par P. Baldacci, Iscrizioni di
Scolacium, CSDIR, II, 1969-1970, p. 117-120. Le texte, très
mutilé, dont on ne sait même s'il appartenait à une 220Conway, The Italie dialects, I, p. 244, n° 218; Vetter,
inscription honorifique ou à une dédicace, mentionne, outre Handbuch der italischen Dialekte, p. 149 sq., n° 214, qui
Fors Fortuna, nommée au nominatif, un L. Gavius, spoliatum traduit fortunae faber, \'-s qu'on attendrait au génitif est omis,
inui[dia?], que la déesse aurait pu favoriser ou relever après explique Vetter, en raison du manque de place en fin de
ses malheurs, et qu'on ne peut identifier, mais qu'il est au ligne (sur la situation du pélignien, cf. A. Meillet, Esquisse
moins tentant de rapprocher du banquier L Gavius, dont d'une histoire de la langue latine, p. 52; et Vetter, qui classe
Cicéron (Att. 6, 1, 4 et 3, 6) trace un portrait peu flatteur. Sur les textes péligniens parmi les inscriptions de l'osque du
Scolacium (Squillace), Nissen, op. cit., II, 2, p. 947 sq.; et nord, « Nord-Oskisch »). Également Ernout-Meillet, s.v. fors,
Philipp, s.v. Scylletium, RE, II, A, 1, col. 920-923. p. 249; Walde-Hofmann, s.v. few, I, p. 484; Pokorny, I, 1,
218 Infra, chapitre III, en particulier p. 207 sq. et n. 43. p. 130 (rac. *bher·). Contra, Pisani, Le lingue dell'Italia antica
219 LL 5, 74. oltre il latino, p. 116 sq., n° 48, qui voit en forte un adverbe,
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE 191

Quoi qu'il en soit, un examen plus attentif de Sidicinum : quelque lacunaire que soit cet
la carte n'en révèle pas moins, sous l'apparente ensemble, quelque tardifs et indirects que soient
dispersion des témoignages épigraphiques, les documents, puisque les seuls textes
archéologiques ou littéraires, l'existence de deux épigraphiques que nous possédions sont en langue
grandes aires cultuelles de Fortuna: à latine, la somme de ces témoignages, provenant
l'exception de ces pointes extrêmes et isolées, de ces d'un même horizon géographique et culturel, et
positions avancées, peut-être, que sont, vers le dont les deux derniers permettent, par
nord, Fanum Fortunae et Padoue, vers le sud, déduction, de remonter au delà du milieu du IVe
Scolacium et Otrante, la première, indatable, les siècle, ne laisse pas, pour la désigner d'après la
deux autres, tardives, la dernière, attestée par un langue parlée dans cette région à l'époque
unique vase qui, quel que soit le lieu de historique, que de donner quelque consistance à
fabrication des coupes dites à pocolom, est en tout l'hypothèse d'une Fortune osque, sœur des plus
cas un objet d'importation221, les cultes de anciennes Fortunes latines. Figure evanescente,
Fortuna se trouvent concentrés d'une part dans le et que nous ne pouvons qu'entrevoir, sans même
Latium, d'autre part en Campanie ou dans le connaître son nom indigène, puisque la
Samnium. Capoue, Bénévent, Cales et Teanum prudence incite à laisser entre parenthèses l'inscription
pélignienne, c'est-à-dire osque, de Corfinium;
mais l'accumulation des faits incite à dépasser ce
équivalant au latin fortiter; mais la présence de faber (cf. que nous savons avec certitude de la latinité de
ci-dessous) rend peu probable cette solution. Fortuna, pour envisager, comme une conjecture
Indépendamment de la formule finale, sur laquelle porte la discussion, hautement probable, son italicité. D'ailleurs ces
notre texte comporte au moins deux latinismes : incubât, Fortunes osques, si indistinctes, sont-elles plus
aetate (cf. L. Prat, Morphosyntaxe de l'ablatif en latin mal partagées que la plupart de leurs
archaïque, Paris, 1975, p. 382). Surtout, l'éloge final du défunt,
solois des (= omnibus diues) forte / faber, rappelle de trop congénères du Latium, sans préjuger d'autres cultes de
près le vers célèbre d'Ap. Claudius, cité vers la même époque l'Italie ancienne, qui ont pu disparaître sans
par Salluste, epist. 1, 1, 2, fabrum esse suae quemque fortunae, laisser de trace? Borné dans les limites d'une
pour qu'on ne songe pas à une imitation. Mais faut-il, de sommaire géographie sacrée, force nous est de
l'imitation littéraire, conclure à l'emprunt linguistique?
221 « De fait, vers le milieu du IIIe siècle, le petit vase reconnaître notre ignorance à peu près complète
d'Hydronte a porté le nom de la déesse Fortuna jusqu'aux de la religion italique de Fortuna, en dehors de
extrêmes limites de l'ancienne Messapie», conclut Ch. ces trois centres privilégiés que sont Préneste,
Picard, MEFR, XXX, 1910, p. 116. Antium et Rome.
DEUXIÈME SECTION

LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA


L'étude des Fortunes italiques, des déesses de des autres2, plusieurs Fortunes de type différent,
Préneste et d'Antium essentiellement, nous a distinguées par des surnoms particuliers qui
permis de reconnaître, sous des apparences révèlent, au moins partiellement, leurs
divergentes, leur identité profonde. Les deux divergences fonctionnelles: Fors Fortuna, la Fortune du
déesses d'Antium, la Primigenia de Préneste ont Forum Boarium, que certains nomment Fortuna
en commun trois caractères dominants : elles Virgo, une Fortuna Muliebris s'opp osant à
sont déesses-mères; elles rendent des oracles; Fortuna Virilis, d'autres encore, dont les lieux de
elles sont divinités majeures et même poliades culte et les caractères sont obscurs et mal
de leurs cités où, à l'époque archaïque du moins, connus. D'où une première série de problèmes :
elles ne semblent avoir fait l'objet que d'un seul il nous faudra, tout d'abord, tenter de faire
culte, au sein d'un seul sanctuaire, si vaste et si apparaître plus nettement la personnalité encore
complexe qu'il jait pu être. A cette indéniable si confuse de ces déesses. Au cours de cette
parenté des religions prénestine et antiate enquête, topographie des sanctuaires, étude du
s'oppose le groupe multiforme des Fortunes calendrier, analyse des rites nous seront
romaines, qui semblent relever de tout autres nécessaires pour donner de chacune d'elles une
structures religieuses. D'un point de vue négatif, définition spécifique. Ensuite se posera le problème
d'abord : la Fortune romaine archaïque n'est à de l'unité du culte et de la cohérence de
aucun titre divinité poliade; ce rôle est rempli divinités qui semblent, de prime abord, si
dans la Ville par le Jupiter Optimus Maximus du diverses.
Capitole, et Fortuna ne figure même pas au Un autre trait, sans équivalent dans
nombre des parèdres féminines qui lui sont l'ensemble du culte italique, contribue à l'originalité des
associées1. Autre lacune: il n'existe à Rome Fortunes romaines. Il s'agit des liens complexes
aucun oracle de la Fortune. De plus, par leur qui unissent Servius Tullius et Fortuna: liens
nombre, par leur apparente dispersion personnels, puisque la tradition légendaire
topographique et fonctionnelle, les Fortunes romaines faisait du roi le protégé et l'amant de la déesse;
contrastent avec l'unité de la Primigenia, aussi liens religieux, puisque la tradition historique lui
bien qu'avec l'indissoluble collégialité des attribuait la fondation des plus anciens
déesses d'Antium. La Rome archaïque a honoré, en sanctuaires de la Fortune. D'où l'interprétation qu'en
des points de son territoire fort éloignés les uns donnent généralement les historiens modernes :
la tradition qui attribue à Servius l'introduction
du culte ne serait que l'expression, légendaire
par sa forme, mais exacte par son contenu, de la
1 D'où l'hypothèse, soutenue par A. Brelich, Tre variazioni, réalité historique. Fortuna, loin d'appartenir au
p. 9-47, d'une polémique religieuse entre les deux villes, la fonds le plus ancien de la religion romaine,
cité de Jupiter et la cité de Fortuna, dressées l'une contre
l'autre en un véritable conflit spirituel. Si forcée que soit
l'interprétation des faits, le contraste entre les deux religions,
latines toutes deux, mais à dominante l'une masculine, 2 Sur la localisation des sanctuaires de Fortuna, cf. notre
l'autre féminine, n'en est pas moins frappant. Plan m.
196 LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA

serait une divinité empruntée aux peuples sur quelques grands cultes dont la fête
voisins, soit introduite depuis les grands principale se célébrait entre janvier et juin : celui de
sanctuaires qu'elle possédait déjà dans le Latium, soit Fortuna Virilis, ceux, surtout, de la Fortune du
même, si l'on songe à l'origine étrusque de Forum Boarium et de Fors Fortuna au
Servius-Mastarna, venue peut-être elle aussi Trastevere. Mais notre dette n'est pas moins grande à
d'Étrurie3. Telle est la thèse qui prévaut l'égard de Plutarque, qui, dans ses deux
d'ordinaire, mais il ne s'ensuit pas que ce soit la opuscules, De la Fortune des Romains et les Questions
seule possible4. Car, si l'on s'attache au détail romaines, nous a transmis des listes de surnoms
des divers cultes, si l'on tente de préciser le et de sanctuaires anciens de Fortuna. Grâce à
berceau de la Fortune romaine et de choisir ces deux textes, que complètent opportunément
entre Préneste, Antium et l'Étrurie, l'hypothèse, les apologistes chrétiens, nous avons aussi
formulée en termes si vagues, d'une origine conservé le souvenir de cultes mineurs, oubliés et
étrusco-latine pose finalement plus de incompris de la Rome classique, et qui nous sont
problèmes encore qu'elle n'en résout. Il est par ailleurs infiniment précieux dans la mesure où ils sont
regrettable que la légende de Servius et de les témoins d'un passé révolu et nous
Fortuna ait été surtout exploitée en fonction du permettent ainsi d'entrevoir, de façon plus complète
problème de l'origine de la déesse, alors que ces que chez Ovide, ce que pouvait être à Rome la
données mythographiques sont aussi riches de religion archaïque de Fortuna.
renseignements sur sa théologie et sa conception Plutarque fait remonter à l'époque archaïque
primitives. Du moins, lorsque nous chercherons - entendue au sens strict, c'est-à-dire avant 480 -
à élucider ses cultes archaïques, ne pourrons- un nombre important de lieux de culte,
nous dissocier les deux directions de recherche sanctuaires ou simples chapelles, consacrés à la
qui s'ouvrent ainsi à nous : d'une part l'étude des déesse. Le plus ancien de ses temples aurait été,
rites et des sanctuaires, d'autre part l'analyse de selon lui, fondé par Ancus Marcius, en l'honneur
la légende servienne. Les amours de Servius et d'une 'Ανδρεία Τύχη qui n'est autre, en réalité,
de Fortuna, l'emprise de la déesse sur le que Fors Fortuna7. Le dernier en date de ces
souverain qui, aux dires de Plutarque, «se rattachait cultes archaïques est celui de Fortuna Muliebris,
de lui-même à la Fortune et faisait dépendre institué après la retraite de Coriolan en 488.
d'elle son pouvoir»5, peuvent nous éclairer Mais, pour la plupart, les temples de Fortuna
grandement sur la figure, historique et légendaire, de seraient l'œuvre de Servius Tullius, car «de tous
l'avant-dernier roi de Rome, mais aussi, et c'est les hommes, c'est Servius qui semble avoir au
ce qui présentement nous importe le plus, sur la plus haut point divinisé le pouvoir de la Fortune
nature, les fonctions, les origines d'une divinité et l'avoir fait présider à toutes ses actions»8.
complexe et mal connue. Nous lisons, dans les Questions romaines et le
«Les temples de la Fortune, dit encore traité De la Fortune des Romains, deux listes à
Plutarque, sont illustres et anciens, et ils se
confondent presque avec les premières fondations
de la ville»6. Parmi les sources littéraires qui 7 Ibid., 5, 318e-f; cf. 319b, et 10, 322d. Malgré la mention de
nous les font connaître, une place la Γυναικεία Τύχη (Fortuna Muliebris) qui suit
prépondérante revient à Ovide et à Plutarque lui-même. Nous immédiatement, il s'agit bien, comme le montrent le commentaire de
Plutarque et les équivalents qu'il en propose (Τύχην
devons aux Fastes une information substantielle «Φόρτων »... όπερ εστίν ΐσχυραν ή άριστευτικήν η άνδρείαν, en 5,
319b), de Fors Fortuna, et non de Fortuna Virilis, dont, dans
la suite du texte, il rend ajuste titre l'épiclèse par"AppiQv (10,
3 Ainsi Hild, DA, IL 2, p. 1270; Wissowa, RK2, p. 256-258; 323a). Le contresens vient de ce que les auteurs grecs
Otto, RE, VII, 1, col. 14 sq.; Latte, Rom. Rei., p. 176, etc. Pour confondent ordinairement Fors avec l'adjectif fortis : ainsi
un examen plus complet de la question, infra, p. 446-448. Dion. Hal. 4, 27, 7, 'Ανδρεία, à propos du même temple de Fors
4 G. Dumézil, Rei. mm. arch., p. 424, qui s'abstient de Fortuna; et Goetz, Corp. gloss. Lai., III, 291, 14, ισχυρά τύχη
prendre parti sur les origines de la déesse romaine, souligne Fortis (sic) Fortuna. D'où la traduction par 'Ανδρεία, la
à juste titre la fragilité de ces hypothèses : elles se fondent Fortune littéralement « énergique », ou « vaillante » (fortis). La
surtout sur le prestige ancien des cultes de Préneste et méprise était d'autant plus facile qu'aux autres cas, l'ablatif
d'Antium qui, effectivement, l'emportent de loin sur Rome à mis à part, les deux flexions sont homonymes : (aedes) Fortis
cet égard. Fortunae, par exemple (comme chez Tac. ann. 2, 41, 1, cité
5 Fort. Rom. 10, 322e. infra, p. 203), ou, au datif, les dédicaces Ford Fortunae.
6 Ibid., 5, 318e. 8 Quest, rom. 74, 28 ld.
LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA 197

peu près identiques de ces sanctuaires cultes et les épiclèses de Fortuna avaient fait
prétendument serviens. La première, la plus complète, l'objet d'un dénombrement et d'un classement
en comporte dix9. Plutarque y a traduit en grec méthodiques, travail qui doit être l'œuvre d'un
les épiclèses de la déesse, mais, si l'on fait la érudit, Verrius Flaccus ou plus probablement
démarche inverse et si on les retraduit en latin, Varron, à moins qu'il ne faille l'attribuer aux
on constate10 que, dans la liste ainsi obtenue, les pontifes eux-mêmes13 - ou, croirions-nous
fondations serviennes sont, à une exception volontiers, aux pontifes, transmis par Varron. Mais,
près11, énumérées dans l'ordre alphabétique: quel qu'en soit l'auteur, l'origine authentique-
Fortuna Breuis, Felix(?), Mala (?), Obsequens, ment romaine de cette liste ne fait aucun doute :
Primigenia, Virilis, Priuata, Respiciens, Virgo, Visca- qu'elle ait été établie par Varron ou par la
tan. Il est donc avéré que, dès l'antiquité, les science pontificale, on ne saurait puiser à
meilleure source une telle information sur les
antiquités religieuses du peuple romain.
9 Quest, rom. 74, 281d-e. Les huit lieux de culte de la Pourtant, quelle valeur historique pouvons-
seconde liste, Fort. Rom. 10, 322f-323a, sont énumérés dans
un ordre différent, topographique semble-t-il (cf. infra, nous reconnaître à ce recensement des cultes de
p. 271). Fortuna? Il convient d'en distinguer deux
10 Comme l'a montré J. B. Carter, The cognomina of the aspects, puisque l'érudition antique avait d'une
goddess Fortuna, TAPhA, XXXI, 1900, p. 60-68 part esquissé une chronologie des sanctuaires,
(antérieurement, De deorum Romanorum cognominibus, p. 29, η. 6). d'autre part dressé un catalogue des épiclèses de
11 Fortuna Virilis, dont la place normale eût été à la fin de la déesse. La valeur de la chronologie paraît des
la phrase. Elle est effectivement nommée à la fin d'un
développement et conclut la première partie de plus minces. Plutarque, dans l'histoire de la
rénumération, comme si les exemples qui suivent avaient été ajoutés religion archaïque de Fortuna, semble
après coup (Carter, art. cité, p. 62). reconnaître trois époques : celles d'Ancus Marcius, de
12 En Quest, rom. 74, 281d-e, Plutarque commence par Servius Tullius, et la guerre de Coriolan. Mais il
mentionner le sanctuaire que Servius dédia à Τύχη Μικρά,
c'est-à-dire Fortuna Breuis, puis il énumère les autres temples est, sur le premier point, en désaccord avec
serviens. Nous reproduisons le tableau de Carter, op. cit., l'ensemble des sources, romaines ou grecque,
p. 62: Varron, Tite-Live, Ovide, Denys d'Halicarnasse,
Εΰελπις Felix? qui ne font nulle mention d'Ancus Marcius et
'Αποτρόπαιος Mala ? qui, unanimement, rangent aussi le sanctuaire de
Μειλίχια Obsequens Fors Fortuna parmi les fondations serviennes14.
Πρωτογένεια Primigenia
"Αρρην Virilis L'historique des premiers cultes, si l'on s'en tient
Ιδία Priuata à la tradition courante, est donc simple : à une
Επιστρεφόμενη Respiciens exception près, celle de Fortuna Muliebris, les
Παρθένος Virgo
Ίξευτηρία Vùcata
Les deux premières équivalences restent douteuses pour 13 Carter, op. cit., p. 62, propose les noms soit de Verrius
Carter lui-même et il semble effectivement, de prime abord, Flaccus, soit plutôt de Varron. Pour K. Latte, Rom. Rei.,
difficile d'accepter des retraductions latines aussi éloignées p. 182, qui cherche moins à préciser, ce classement
du sens littéral des épiclèses grecques (pour une autre alphabétique remonte à une tradition pontificale ou au travail
solution, Εΰ-ελπις orientant vers Bona Spes, cf. T. II, chap. V). d'un grammairien.
Mais il n'est pas plus satisfaisant, selon la suggestion de 14 Plutarque a-t-il seulement commis une erreur, ou a-t-il
Härtung, Die Religion der Römer, II, p. 238 (cf. Peter, dans suivi une source secondaire, qui s'écarte de la vulgate? Dans
Roscher, I, 2, col. 1513, et Otto, RE, VII, 1, col. 31), de rendre le second cas (plutôt que d'y voir, avec Pais, Storia di Roma,
'Αποτρόπαιος par Auerrunca, épiclèse non attestée dans la Rome, Π, 1926, p. 132, n. 1, les traces d'une dévotion des
religion de Fortuna. Compte tenu du classement Marcii pour la Fortune, anticipant sur la légende de Coriolan
alphabétique adopté par la source de Plutarque, l'adjectif latin doit et la fondation du temple de Fortuna Muliebris), on pourrait
pouvoir s'insérer entre B(ona Spes) et O{bsequens) : Mala, qui avancer l'hypothèse que cette source, gardant le souvenir
répond à cette condition, et qui remonte à une date ancienne confus d'un âge préservien du culte de Fortuna, aurait, par
dans le culte de Fortuna (Cic. leg. 2, 28), paraît offrir la une sorte de contamination, attribué aussi à Ancus Marcius,
solution la plus satisfaisante. Il reste cependant à expliquer qui assura l'expansion de Rome sur la rive droite, protégea le
pourquoi Plutarque en avait donné une traduction aussi Janicule par un rempart et le réunit à la ville par le premier
libre : ne serait-ce pas un euphémisme, destiné à éviter une pont jeté sur le Tibre, fondateur légendaire d'Ostie et des
épithète éminemment redoutable telle que κακή ou πονηρά? salines qui l'entouraient (Liv. 1, 33, 6 et 9), le temple
et, après tout, la divinité qui envoie les maux (Mala) n'est-elle suburbain de Fors Fortuna, situé sur cette même rive droite,
pas, plus que toute autre, celle qui peut les détourner au bord du Tibre, sur la route qui menait aux bouches du
(Αποτρόπαιος) ? fleuve (infra, p. 199, n. 1).
198 LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA

temples les plus anciens de la déesse seraient que par des formes sociologiques et religieuses
tous l'œuvre de Servius Tullius. Point n'est anciennes. Dans la pratique, nous adopterons la
besoin d'insister sur le caractère vague et semi- méthode suivante qui, plutôt que de tomber
légendaire de ces données : quelle que soit la dans les excès d'une vaine hypercritique,
réalité historique de Servius, roi étrusque de accorde, au moins à titre d'hypothèse de travail, une
Rome, les liens qui l'unissaient à Fortuna large confiance aux données de la tradition
relèvent pour une très large part d'une tradition romaine. Deux sanctuaires, celui de Fors
mythique. Tout aussi suspecte est la biographie Fortuna et celui du Forum Boarium, que certains
légendaire de Coriolan, transfuge marchant auteurs modernes croient dédié à Fortuna Virgo,
contre Rome et arrêté par les supplications des sont considérés comme des fondations servien-
femmes, qui en furent récompensées par nes par l'ensemble des sources15. Celui de
l'institution du culte de Fortuna Muliebris. Si nous Fortuna Muliebris, élevé après la victoire de 488 sur
nous en tenons aux seules sources littéraires, à Coriolan, a droit également à l'appellation
l'exclusion des sources archéologiques, nous ne d'archaïque. Pour les autres cultes, dont l'antiquité
pouvons que constater le vague et la pauvreté de est moins incontestable, nous userons du
notre information : nous n'avons, pour la raisonnement par analogie qui, même s'il ne met
Fortune archaïque, aucune chronologie comparable pas à l'abri de toute erreur, nous semble être le
à celle que la tradition nous a léguée pour plus prudent. La comparaison entre les épiclèses
d'autres divinités. Nous connaissons par l'anna- et les fonctions de Fortuna fait apparaître des
listique romaine - et la critique moderne symétries : ainsi Muliebris et Virilis, Virgo et
confirme l'authenticité approximative de ces Barbata (cette dernière citée par Tertullien et
données chronologiques - les dates de dédicace du saint Augustin); enfin, bien qu'elle soit isolée,
Capitole en 509, des temples de Saturne en 497, Fortuna Viscata semble relever de conceptions
de Mercure en 495, de Cérès en 493. Rien de tel analogues. Ces correspondances permettent de
pour Fortuna, dont les premiers sanctuaires, au reconstituer, au moins partiellement, le système
contraire, nous demeurent indistincts, plongés ancien du culte et d'inférer, avec un haut degré
dans la brume dont les environne la légende de probabilité, que ces déesses symétriques
servienne. étaient aussi des déesses contemporaines et que
Quant au contenu des listes de Plutarque, des divinités comme Fortuna Virilis ou Barbata
leur abondance même suscite la défiance : il est étaient très proches par leur date, comme elles
clair que la tradition romaine tendait le sont par leurs attributions, des Fortunes du
systématiquement à attribuer à Servius tous les VIe ou du Ve siècle, celle du Forum Boarium et
sanctuaires de Fortuna, dès lors qu'ils avaient Fortuna Muliebris, dont elles sont fonctionnelle-
quelque antiquité. Des créations plus récentes se ment complémentaires16. Quant aux autres
sont ainsi glissées dans la liste des cultes épiclèses, Obsequens, Respiciens, etc., qu'aucune
primitifs : une Fortuna Priuata, par exemple, qui analogie ne permet de rapprocher de ces cultes
n'est guère connue, mais qui renvoie par dont l'antiquité est avérée, nous les laisserons
symétrie à Fortuna Publica, dont le culte officiel à provisoirement en dehors de notre étude et
Rome ne date que de 204-194. Il nous faudra nous les tiendrons pour des aspects
donc, dans le catalogue des épiclèses et des certainement anciens, mais non «archaïques» au sens
cultes de Fortuna, tenter de faire une propre, de la religion de Fortuna.
discrimination entre ceux qui sont réellement anciens et
les éléments surajoutés : entreprise délicate et
qui comporte une part inévitable d'arbitraire.
On peut néanmoins estimer que les lieux de 15 A l'exception de Plutarque qui, attribuant le premier à
culte de Fortuna, si nombreux à l'époque Ancus Marcius, lui confère une antiquité plus vénérable
encore. Cette divergence d'avec le reste de la tradition ne
classique, devaient déjà l'être dès la période modifie pas le classement chronologique sommaire que nous
archaïque, si l'on tient compte de ses diverses épi- tentons d'établir et qui vise seulement à isoler les
thètes, indices d'une spécialisation fonctionnelle sanctuaires archaïques des fondations plus récentes.
déjà poussée, et de ses rites, qui ne s'expliquent 16 Cf. la classification de J. Gagé, Matronalia, p. 19-21.
CHAPITRE III

LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

I - Les sanctuaires Leur natalis se célébrait le même jour, le 24 juin;


mais étaient-ils l'un et l'autre d'origine servien-
Le long de la Via Campana1, sur la rive droite ne? On peut en douter, car Servius, malgré le
du Tibre, se trouvaient à l'époque classique des rôle eminent qui lui est attribué en ce domaine,
sanctuaires de Fors Fortuna, dont l'un au moins n'est pas le seul à avoir attaché son nom aux
remontait à Servius Tullius. En fait, il est difficile sanctuaires transtibérins de la déesse. C'est à lui
de préciser la topographie, l'histoire, le nombre que, selon la tradition, remonte la religion de
même de ces temples suburbains, car le culte Fors Fortuna dont il fonda le temple et dont il
archaïque se développa par l'adjonction organisa le culte, en instituant en son honneur le
d'édifices religieux plus récents, dont les rapports avec dies Forîis Fortunae, c'est-à-dire la fête du 24
le ou les sanctuaires primitifs sont mal juin3. Après lui, le culte fut continué et revivifié
définis. par Sp. Carvilius Maximus, consul en 293 et
Les calendriers impériaux mentionnent deux vainqueur des Samnites et des Étrusques, qui
temples de Fors Fortuna situés le long du Tibre, consacra une partie de son butin à l'édification
l'un au premier mille, c'est-à-dire au Trastevere, d'un autre sanctuaire4, puis par Tibère, sous le
l'autre, plus éloigné encore de la ville et qui se
trouvait en pleine campagne, au sixième mille,
au voisinage immédiat du bois des Arvales2. ad milliar(ium) prim(um) et
sext(um) p. 243 p. 186 sq.
F. Esquil. :
1 Qui devait son nom aux salines du Tibre, au campus Fort(i) Fortiunaé) tirans)
Salinarum Romanarum, auquel elle aboutissait. Sous T(iberim) ad mïldarium)
l'Empire, elle se confondit, au début de son tracé, avec la Via I et [VI] p. 211 p. 88
Portuensis qui menait au Portus Augusti construit par F. Venus. :
Claude (Hülsen, s.v. Campana via, RE, III, 1, col. 1434; Th. Fortis Fortunae p. 221 p. 59
Ashby, The Roman campagna in classical times, p. 219; Cal. de Philocalus :
Plainer- Ashby, s.v. Via Campana et Portuensis, p. 561 et 566; Fortis Fortunae.
Lugli, Monumenti antichi, II, p. 252 et 298; A. Piganiol, Conq. Solstitium p. 266 p. 248 sq.
mm., p. 87; et, maintenant, J. Scheid, Note sur la Via Menol. rust. :
Campana, MEFR, LXXXVIII, 1976, p. 639-667). Cf. la carte du Sacrum Fortis Fortunae p. 280 p. 288 et 295
Latium par H. Kiepert, CIL XIV, reproduite dans A Alföldi, Cf. les commentaires de Mommsen, CIL F, p. 320; et Degras-
Early Rome and the Latins, et à laquelle on se reportera si, /. /., XIII, 2, p. 473. La découverte du calendrier préjulien
utilement pour les discussions topographiques qui d'Antium, mutilé pour cette partie du mois, n'a apporté
suivront. aucun élément nouveau. La localisation indiquée est, bien
2 A la date du 24 juin : entendu, approximative, et, par rapport aux points précis du
Fasti Mag. : CIL Ρ I. I. XIII, 2 premier et du sixième mille, au voisinage desquels sont
Forti Fortun{aé) / t{rans) situés les deux temples, il faut admettre une marge
T(iberim) ad lap{idem) I et VI 92 d'incertitude non négligeable.
F. Amit. : 3 Varr. LL 6, 17 (cité infra, p. 201).
Forti Fortunae trans Tiber(im) / 4 Liv. 10, 46, 14.
200 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM*

règne de qui fut dédié, dans les jardins de César ques, transmises par la tradition littéraire. Où se
au Trastevere5, un temple dont nous ignorons situaient les temples respectifs de Servius, de
d'ailleurs s'il était une construction nouvelle ou Carvilius et de Tibère? Quels étaient les
seulement la restauration d'un édifice plus fondateurs des deux temples attestés au premier et au
ancien. La rive droite du Tibre était ainsi sixième mille? Les calendriers épigraphiques,
jalonnée par les sanctuaires de Fors Fortuna. qui ne font aucune allusion à leur origine, les
Longtemps restée à l'écart de la ville et de ses associent comme deux centres égaux en dignité
activités, elle n'en pouvait que mieux préserver
l'autonomie et l'unité de sa vie religieuse6. Dans
le cas précis de Fors Fortuna, cette demi-mille environ de l'actuelle Porta Portese et inclus dans
indépendance à l'égard de la religion urbaine s'est le périmètre des jardins de César, un podium de 20,50 sur
traduite par un double phénomène de 12,75 m et trois fragments de marbre de l'architrave ont été
concentration et de continuité cultuelles. Dans la Rome attribués au temple de Fors Fortuna dédié sous Tibère
classique, Fors Fortuna ne possédait de temples (Visconti, Escavazioni di S. Balbina ed altre del suolo romano,
Bull. Inst., 1859, p. 18; Escavazioni della Vigna Bonelli fuori
que sur la rive droite du Tibre, à l'exclusion de della Porta Portese negli anni 1859 e 60, Ann. Inst., 1860,
tout le reste de la ville, mais la densité de son p. 415-417; Visconti-Lanciani, // busto di Anacreonte scoperto
culte y compensait largement l'étroitesse de ce negli orti di Cesare, BCAR, XII, 1884, p. 27 sq. et pi. I). Depuis,
particularisme religieux. La déesse régnait, les fouilles exécutées en 1939-40 à Pietra Papa, en aval, au
réellement présente, sur la partie de la rive droite bord du fleuve, ont dégagé un podium (qui peut être de
l'époque de Tibère, puis restauré sous les Flaviens ou
comprise entre les deux points extrêmes du Trajan), avec, à proximité, un point d'accostage où les
premier et du sixième mille, puisqu'elle y barques pouvaient s'amarrer et un grand autel, que G. Ia-
possédait au moins deux sanctuaires, plus copi, Scavi e scoperte presso il porto fluviale di S. Paolo,
vraisemblablement trois, peut-être même quatre, s'il faut BCAR, LXVIII, 1940, p. 97-107, et Scavi in prossimità del porto
en croire certains topographes. La persistance fluviale di S. Paolo, località Pietra Papa, M AAL, XXXIX, 1943,
col. 1-166; cf. G. Ceroni, Gli orti di Cesare e il tempio della
de sa religion n'y fut pas moins remarquable : Fortuna, Capitolium, XVI, 1941, p. 287-294; H. Fuhrmann,
honorée en ces lieux dès l'époque royale, son Archäologische Grabungen und Funde in Italien und Lybien,
culte s'y développa sous la République et même AA, 1940, p. 482488; identifie avec l'un des temples de Fors
sous l'Empire et une longue fidélité l'y entretint Fortuna, interprétation que confirmerait, dans la même zone,
jusqu'à la fin du paganisme, puisque au IVe qui appartient à l'ensemble des jardins de César, la
découverte d'une lampe à l'effigie de la Fortune et l'existence d'un
siècle ap. J.-C. le temple du premier mille existait édifice richement décoré de fresques qui représentent six
toujours7. barques montées chacune par trois ou quatre personnages,
Il est malheureusement difficile de faire la dans une fête fluviale qui paraît inspirée de la Tiberina
synthèse des données topographiques, connues descensio. Mais J. Le Gall, Le Tibre, fleuve de Rome, dans
par les calendriers et trop partiellement l'antiquité, Paris, 1953, p. 271, n. 4, voit dans ce
soubassement, non le podium d'un temple, mais seulement un
confirmées par l'archéologie8, et des données histori- tombeau en forme de temple; de même M. Torelli-F. Zevi,
s.v. Roma, E AA, VI, 1965, p. 895 sq. Quant aux fouilles faites
en 1867-69 au sixième mille, dans la Vigna Ceccarelli, au
5 Tac. ann. 2, 41, 1. voisinage du bois des Arvales, près de la boucle du Tibre à
6 Sur les cultes spécifiques de la rive droite, cf. la La Magliana, et publiées par Henzen, elles ont permis de
monographie de S. M. Savage, The cults of ancient Trastevere, localiser au moins approximativement le temple, par la
MAAR, XVII, 1940, p. 26-56. A la fin de la République, découverte de quatre dédicaces à Fors Fortuna, dégagées, la
l'extrémité sud du Trastevere, où se trouvait le temple de première, dès 1867, les deux autres, dans les années qui
Fors Fortuna, était encore une région faiblement urbanisée, suivirent (G. Henzen, Scavi nel bosco sacro dei fratelli Arva-
toute proche de la campagne et couverte de jardins, li... Relazione, Rome, 1868, p. 100 sq.; puis Scavi nel bosco
modestes hortuli de banlieue et surtout grands parcs de sacro de' fratelli Arvali, Bull. Inst, 1869, p. 124 sq.; cf. Ada
plaisance (cf. P. Grimai, Les jardins romains, 2e éd., Paris, fratrum Arvalium, Berlin, 1874, p. XV et XIX), la quatrième,
1969, p. 108-110). enfin, en 1904 (G. Gatti, Una nuova base di donano offerto
7 Not. Reg. XIV : Fortis Fortunae; Curios : Fortis Fortuna. Cf. alla Fors Fortuna, BCAR, XXXII, 1904, p. 317-324). Les
Donat, qui le mentionne au présent : huius aedes trans fouilles de J. Scheid et H. Broise, Rome - Le bois sacré de Dea
Tiberim est (Phorni 841). Dia, dans Archeologia laziale, Quaderni del Centro di studio per
8 Les tentatives n'ont pas manqué, depuis le siècle l'archeologia etrusco-italica, I, Rome, 1978, p. 75-77 et
dernier, pour identifier les temples de Fors Fortuna. Ainsi, dans pi. XXXII, 2; cf. MEFR, LXXXVIII, 1976, p.642, n. 1, ont,
la région de Monteverde, les vestiges découverts en 1859, 60 depuis, confirmé cette localisation, grâce à la découverte
ou 61, dans la Vigna Bonelli ou la Vigna Costa, à un d'une antéfixe du IIIe siècle av. J.-C.
LES SANCTUAIRES 201

d'un même culte, célébré dans l'un et l'autre Servius un édifice dont les sources antiques
simultanément. Il est peu vraisemblable, nous disent qu'il se trouvait près du vieux
pourtant, qu'ils aient eu même fondateur et même sanctuaire royal.
antiquité. Les sources latines et grecques, dans D'où l'hypothèse défendue, malgré les
leur presque totalité, n'attribuent à Servius obscurités de détail qu'elle laisse subsister, par des
qu'un sanctuaire et ne le mentionnent jamais voix aussi autorisées que celles de Platner et
qu'au singulier. Ainsi Varron, à propos de la fête Ashby et de Lugli, selon laquelle il y aurait eu en
du 24 juin: dies Fortis Fortunae appellatus ab réalité, à l'époque républicaine, non pas deux,
Seruio Tullio rege, quod is fanum Fortis Fortunae mais trois temples de Fors Fortuna: d'une part,
secundum Tiberini extra urbem Romain dedicauit celui du premier mille, le centre principal et
Iunio mense; et Tite-Live, qui situe le temple de vénérable du culte institué par Servius, auprès
Carvilius prope aedem eins deae ab rege Seruio duquel Carvilius aurait par la suite édifié son
Tullio dedicatam. Il en est de même chez Denys propre temple, qu'Ovide considère à tort comme
d'Halicarnasse et chez Plutarque9. La solution la servien; d'autre part, le sanctuaire isolé et
plus simple serait de voir dans le sanctuaire du lointain du sixième mille, dont le fondateur nous
premier mille, le plus proche de la ville, celui de resterait inconnu11. Cette hypothèse des trois
Servius, et de reconnaître dans celui du sixième sanctuaires était généralement acceptée,
mille le temple de Carvilius. Deux obstacles, lorsqu'elle fut remise en question par S. M. Savage,
cependant, ont pu faire écarter cette qui a donné au problème une solution élégante
interprétation si naturelle. Le premier est le texte dans sa simplicité12. L'expression d'Ovide, templa
d'Ovide qui, évoquant la fête de Fors Fortuna, propinqua, loin de s'appliquer à deux temples
attribue à Servius la dédicace de «temples», au distincts, serait en réalité un pluriel poétique et
pluriel : ne désignerait que le seul sanctuaire authenti-
conuenit et sends, serua quia Tullius quement servien, celui du premier mille, le plus
ortus «proche» [de la Ville]13. Quant au second
constituit dubiae templa propinqua temple que mentionnent les calendriers, celui du
deae10. sixième mille, il faudrait y reconnaître l'édifice
de Carvilius.
On pourrait penser que le poète, unique source
Peut-être est-il possible de faire l'économie
qui mentionne des, autrement dit deux temples d'une partie de cette hypothèse, celle qui
serviens, a fait abusivement remonter à Servius
interprète templa propinqua comme un pluriel
le second édifice, celui que Carvilius éleva au
poétique14. Elle n'est pas nécessaire dans la mesure
sixième mille, suivant la tendance, qui s'affirme
plus nettement encore chez Plutarque, à donner
une origine servienne à tous les lieux de culte de
Fortuna. Il serait donc aisé de rectifier l'erreur " La bibliographie de cette question si controversée est
d'Ovide et de rendre à Carvilius ce qui lui considérable. Outre les commentaires de Mommsen, CIL P,
p. 320; et Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 473; et les études
revient. Mais la seconde difficulté est plus générales sur Fors Fortuna, Peter, s.v. Fors, dans Roscher, I,
sérieuse. Tite-Live et Ovide, qui s'expriment en 2, col. 1501; et s.v. Fortuna, Hild, DA, II, 2, p. 1269; Otto, RE,
termes presque semblables, prope aedem eins VII, 1, col. 17, qui donne la bibliographie antérieure, on
deae, templa propinqua, insistent sur le voisinage pourra consulter: Warde Fowler, Roman Festivals, p. 162;
des deux temples. Dans ces conditions, on peut Frazer, Fasti, IV, p. 332; Platner-Ashby, s.v., p. 212-214; Lugli,
Monumenti antichi, HI, p. 635-638; F. Bömer, Untersuchungen
se demander s'ils faisaient réellement allusion über die Religion der Sklaven in Griechenland und Rom, Abh.
au temple du sixième mille et s'il n'est pas der Geistes- und Sozialwiss. KL, 1957, 7, Wiesbaden, 1958, I,
contradictoire de situer à cinq milles de celui de p. 146-148.
12 Art. cité, MAAR, XVII, 1940: Fors Fortuna, p. 31-35.
13 L'auteur cite, op. cit., p. 33, un emploi analogue du
pluriel poétique pour désigner le temple de Mater Matuta au
9Varr. IL 6, 17; Liv. 10, 46, 14; Dion. Hal. 4, 27, 7; Plut. Forum Boarium (fast 6, 479 sq.) :
Fort. Rom. 5, 318e-f (où la fondation du sanctuaire est par hac ibi luce ferunt Matutae sacra parenti
exception attribuée à Ancus Marcius; cf. supra, p. 197, sceptriferas Send templa dedisse manus.
n. 14). 14 Elle n'a été retenue par aucun des éditeurs et des
10 Fast. 6, 783 sq. commentateurs les plus récents d'Ovide : ni par F. Borner,
202 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

où, loin de lui donner une solution définitive, moins distinctement, dépendaient des Carvilii,
elle ne résout qu'incomplètement le problème : l'un comme affranchi, l'autre, à ce qu'il semble,
le texte de Tite-Live continue, en effet, de poser comme esclave15. A défaut de certitude absolue,
la même difficulté, puisque lui aussi considère cette dédicace constitue à tout le moins une très
comme «proches» - non de Rome, mais l'un de forte présomption en faveur de l'identification
l'autre (prope aedem) - deux temples distants de proposée, tant il est naturel de penser que les
cinq milles. Dans ces conditions, l'hypothèse des affranchis ou les esclaves des Carvilii portaient,
deux temples nous paraît la seule acceptable, la de préférence, leur dévotion vers un temple cher
seule qui s'accorde avec la majorité des sources à la famille à laquelle ils étaient liés. Et, si l'on
littéraires antiques. Il est ensuite secondaire de hésitait encore à l'admettre, les derniers doutes
déterminer si Ovide a employé un pluriel viennent d'être levés par l'antéfixe récemment
poétique ou si, faisant réellement allusion à deux découverte par J. Scheid et H. Broise, dont la
temples, il a dépossédé Carvilius de son œuvre datation, au IIIe siècle av. J.-C, confirme que le
pour l'attribuer à Servius. L'essentiel est qu'à temple du sixième mille était bien celui que
l'exception du seul Ovide les autres sources, Carvilius entreprit en 293.
Varron, Tite-Live et les auteurs grecs, sont Quant au reste, le sens de prope aedem et de
unanimes pour ne mentionner qu'un temple servien, templa propinqua peut assurément paraître forcé
par rapport auquel la tradition romaine situe le si on l'applique à des édifices distants de cinq
temple de Carvilius. Nous pouvons donc avoir la milles. Mais l'accord de Tite-Live et d'Ovide doit
certitude que nos sources ne connaissaient dans atténuer notre étonnement : ce n'était là qu'une
cette zone que deux sanctuaires anciens, celui de question d'échelle. Les deux sanctuaires, à
Servius au premier mille, celui de Carvilius au l'origine, étaient étrangers à la religion urbaine de
sixième. L'hypothèse d'un troisième sanctuaire, Fortuna, ils faisaient partie des nombreux cultes
qui n'a aucun fondement antique, repose de la campagne romaine et Varron insiste
uniquement sur la difficulté qu'éprouvent les encore sur ce caractère extra-urbain : fanum Fortis
topographes modernes à comprendre prope et Fortunae secundum Tiberim extra urbem Romam.
propinqua, quand il s'agit d'édifices qui leur A l'époque d'Auguste, la rive droite du Tibre, le
semblent si éloignés. Il suffirait donc de justifier ces Trastevere qui constituait la XIVe Région (Trans
expressions de Tite-Live et d'Ovide pour que Tiberim), à plus forte raison la campagne qui
l'hypothèse du troisième sanctuaire devînt environnait le temple du sixième mille et le bois
inutile et, du même coup, caduque. Mais il existe un des Arvales, étaient encore assez éloignés du
argument plus positif qui incite à attribuer à cœur de la ville pour que, vue du centre de
Carvilius le temple du sixième mille : c'est un Rome, une distance de cinq milles qui, entre
témoignage épigraphique dont, à l'exception de deux temples urbains, eût paru considérable, pût
S. M. Savage, les topographes n'ont guère fait être tenue pour négligeable, dès lors qu'elle
état. Quatre dédicaces de collèges d'artisans à n'intéressait que deux sanctuaires périphéri-
Fors Fortuna, d'époque républicaine, qui ont été
trouvées entre le cinquième et le sixième mille,
appartenaient manifestement au second temple.
L'une d'elles fut offerte par les collegia aerario- 15 CIL F 977 (que nous citons ci-dessous) - 980; VI 167-169
rum, leurs magistri et leurs ministri; or deux (=30707) et 36771; Degrassi, ILLRP, n° 96-99; Ernout, Recueil
d'entre eux, dont les noms se lisent plus ou de textes latins archaïques, p. 56, n° 122-123, trouvées
successivement, les trois premières en 1867-69, la quatrième en
1904, dans la Vigna Ceccarelli, et publiées par Henzen, puis
par Gatti (supra, p. 200, n. 8) : conlegia aerarior. Γ Forte
Die Fasten, Heidelberg, 1957-1958, I, p. 297 (cf. Religion der Fortunae / donu dant mag. / C. Caruilius M. l. / L Munius
Sklaven, I, p. 147), ni par H. Le Bonniec, Les Fastes, Catane- L l. ... lacus / minis. T. Mari Caruil. nu / ... stimi
Bologne, 1969-1970, II, p. 258-260, qui restent fidèles à D. Quinctius. Si peu sûre que soit la lecture des noms des
l'interprétation traditionnelle, traduisent «die beiden ministri (cf. les commentaires de Dessau, ILS, n° 9253, et de
benachbarten Tempel », « les temples voisins », et reconnaissent tous Degrassi, ad /oc), on remarquera cependant que Gatti ne tire
deux dans les templa propinqua d'Ovide le temple de Servius de cette dédicace, du nom du premier magister, en
au premier mille et celui de Carvilius au sixième mille, que particulier, aucune conclusion en faveur de l'attribution à
le poète attribue à Servius uniquement par erreur. Carvilius du temple du sixième mille.
LES SANCTUAIRES 203

ques16. A cette explication, purement la date des calendriers épigraphiques, sur celle
topographique, peut s'ajouter un autre argument, plus de la dédicace du nouveau temple, enfin sur
spécifiquement religieux et qui porte sur les deux textes de Plutarque19. Nous pouvons
liens des deux temples de Fors Fortuna : le nom toujours faire nôtre le premier de ces arguments,
identique de la déesse, la fête du 24 juin créaient d'autant que, depuis les études de Platner-Ashby
entre eux une communauté cultuelle, plus forte et de Lugli, et même depuis l'article de S. M.
que la distance qui les séparait. Si bien qu'un Savage, nos connaissances ont gagné en précision.
éloignement relatif de quelques milles Deux des calendriers que nous avons cités
n'empêchait pas de considérer comme «proches» deux attestent que, sous le principat d'Auguste, et
sanctuaires de la même divinité qui, aux yeux jusqu'à une date assez avancée de son règne, le
des Romains, formaient une unité et n'étaient en temple de Fors Fortuna au premier mille - le
fait que les deux composantes, d'âge différent, temple «servien» - existait toujours. Les Fasti
d'un même ensemble religieux. Esquilini, dont le témoignage est invoqué par
A ces difficultés portant sur la topographie et nos prédécesseurs, et que l'on croyait autrefois
le nombre des temples anciens, s'ajoute le antérieurs à 16 av. J.-C, sont même plus récents
problème posé par un dernier sanctuaire, datant du qu'ils ne le pensaient et doivent être de peu
règne de Tibère. Il fut dédié en 16 ap. J.-C, à la postérieurs à 7 av. J.-C.20. Surtout, la découverte
fin de l'année et dans la même zone, dans les de nouveaux fragments des Fasti magistrorum
jardins qui avaient autrefois appartenu à César, uici, gravés en 2 av. J.-C.21, a fourni un terminus à
aux environs du premier mille17 : fine anni. . . et la fois plus sûr et plus tardif. Ainsi, à supposer
aedes Fortis Fortunae Tiberini iuxta in hortis, quos que le temple de Tibère n'ait fait qu'un avec
Caesar dictator populo Romano legauerat . . . celui de Servius, c'est donc seulement entre
dicantur1*. Était-ce un édifice nouveau, ou la 2 av. et 16 ap. J.-C. qu'il aurait été victime de
reconstruction de l'antique sanctuaire de Ser- quelque catastrophe qui eût rendu nécessaire sa
vius? La première hypothèse, la plus reconstruction. Encore les Fastes d'Ovide, qui le
fréquemment admise, semblait reposer sur des mentionnent comme un édifice toujours actuel,
fondements solides, puisqu'elle s'appuyait à la fois sur permettent-ils d'abaisser la première de ces
deux dates jusqu'aux années qui se situent entre
le début de l'ère chrétienne et le départ du
16 Cf. S. M. Savage, op. cit., p. 33. poète pour l'exil, en 8 ap. J.-C.22, ce qui, d'année
17 Sur la localisation des jardins de César, Lugli, op. cit.,
III, p. 638-640; et P. Grimai, op. cit., p. 116 sq.
18 Tac. ann. 2, 41, 1. La date de 17 ap. J.-C, que donnent 19 Pour ce dernier problème topographique, voir la
tous les topographes ou historiens qui traitent de Fors bibliographie citée supra, p. 201, n. 1 1. La critique ancienne (Gatti,
Fortuna (Peter, Otto, Platner-Ashby, Lugli, etc., à l'exception Hülsen- Jordan ; cf. la discussion d'Otto, op. cit., col. 18)
de S. M. Savage, op. cit., p. 33) est erronée. L'indication de tendait à voir dans le temple de Tibère une reconstruction
Tacite, fine anni, s'applique bien à l'année 16, comme de celui de Servius. Cette interprétation a été condamnée
l'implique, dès le paragraphe suivant, la mention des consuls successivement par Otto, Platner-Ashby et Lugli, qui
de 17 : C Caelio L Pomponio consultons (2, 41, 2). C'est, sans s'accordent pour dénombrer quatre temples sur la rive droite du
doute, à l'absence de transition (le chap. 41 portant à la fois Tibre et reconnaissent ainsi dans celui de Tibère, le
sur les années 16 et 17; cf. la chronologie de l'éd. P. Wuil- quatrième, une construction originale : telle est la thèse que l'on
leumier, Les Belles Lettres, I, p. 74; et le commentaire peut considérer comme classique.
d'E. Koestermann, Heidelberg, 1963, ad loc, p. 326) qu'il faut 20 Date proposée par A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 89, qui
attribuer cette surprenante erreur de chronologie. Mais la tient pour sans valeur les indices sur lesquels se fondait la
formule est identique à celle de l'entrée en matière du datation haute de Mommsen, CIL F, p. 206 : avant 16 av. J.-C.
livre 2, 1, 1 : Sisenna Statilio Tauro, L Libone consulibus; et, Les autres calendriers, tant les Fasti Amiternini, postérieurs à
en 2, 49, 1-2, une nouvelle liste de dédicaces, celles-là 20 ap. J.-C. (Mommsen, op. cit., p. 207; Degrassi, op. cit.,
réellement célébrées en 17, eût dû mettre en garde les p. 200), que les Fasti Venusini, entre 16 av. et 4 ap. J.-C.
lecteurs de Tacite et leur interdire de rapporter à la même (Mommsen, op. cit., p. 220; Degrassi, op. cit., p. 62), mais qui
année ces deux séries de dédicaces, par une confusion qui, n'indiquent pas l'emplacement des temples, n'apportent
de surcroît, bouleverse l'ordonnance du récit et lui attribue aucun élément pour le problème qui nous occupe.
une composition chronologiquement absurde, comme si 21 A. Degrassi, op. cit., p. 90 et 98.
l'historien avait rapporté d'abord les événements religieux 22 Sur la datation des Fastes, H. Fränkel, Ovid. A poet
de la fin de 17 (chap. 41), puis ceux du cours de cette même between two worlds, Berkeley-Los Angeles, 1945; reprod.,
année (chap. 49). 1956, p. 143 et 238, η. 2; et les éditions citées de F. Borner, I,
204 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM

>
en année, rend de moins en moins plausible Le raisonnement de S. M. Savage est-il
l'hypothèse de la destruction, puis de la absolument convaincant? Nous ne le pensons
reconstruction. Force est toutefois de reconnaître que, pourtant pas. Sans doute, et si profondément
par ce raisonnement de proche en proche, on ne enracinés qu'aient été dans la conscience religieuse
peut aboutir qu'à une vraisemblance, non à une romaine la notion de natalis templi26 et son
certitude. scrupuleux respect, aucune règle n'imposait-elle
On a aussi voulu tirer argument de la date de au magistrat ou au souverain qui rebâtissait un
la dédicace : elle eut lieu, dit Tacite, à la fin de temple de procéder à sa dédicace le jour même
l'année, alors que le natalis du temple servien de son natalis de fondation. Loin d'être isolé,
était célébré le 24 juin, date qui, a-t-on allégué, l'exemple de Vénus Genetrix est confirmé par
eût été respectée, si le sanctuaire impérial plusieurs cas analogues que nous empruntons, et
n'avait été que la reconstruction du temple sans prétendre en épuiser la liste, l'un, de
archaïque. Mais S. M. Savage, qui réduit à deux nouveau, à la religion de Vénus, et les deux
seulement le nombre des temples de Fors autres, ce qui est encore plus significatif, au
Fortuna et qui voit dans l'œuvre de Tibère une règne même de Tibère. Ainsi, le temple de Vénus
restauration du sanctuaire servien du premier Érycine près de la porte Colline, dédié le 23 avril
mille, a fait justice de cette objection23. Il n'est 181, fut-il, à une époque que nous ignorons,
pas nécessaire, rappelle-t-il, que la dédicace d'un restauré et dédié à nouveau le 24 octobre27; et
temple reconstruit coïncide avec la date de sa Tibère lui-même, en 17, dédia, entre autres
dédicace originelle, avec le natalis templi : la temples dont la restauration avait été
preuve en est que le temple de Vénus Genetrix, commencée par Auguste et achevée par ses soins, ceux
dédié par César le 26 septembre 46, fut de Flora au Grand Cirque, le 13 août, alors que
reconstruit et de nouveau dédié par Trajan, le 12 mai son natalis originel était fêté le 28 avril, et, le 18
11324. Pour S. M. Savage, donc, l'histoire du octobre, celui de Janus au Forum Holitorium,
temple du premier mille se laisse ainsi primitivement dédié le 17 août28. On ne peut
reconstituer: l'édifice qui, croit-il, existait encore en 16 donc, de la discordance qui existe entre le
av. J.-C, comme l'attestent les Fasti Esquilini -
datés d'après Mommsen; mais nous avons vu
qu'il convient de ramener cette date au moins à
römischen Festkalenders, Hermes, LVIII, 1923, p. 372-374.
2 av. J.-C. et, plus probablement, aux premières Cette théorie, déjà soutenue par Aust, De aedibus sacris
années de l'ère chrétienne -, fut, à la suite de populi Romani, Marbourg, 1889, p. 42-44, est reprise par
vicissitudes que nous ignorons, entièrement K. Keyssner, s.v. Natalis templi, RE, XVI, 2, col. 1800-1802.
reconstruit et dédié une nouvelle fois sous Mais Marquardt considérait, avec beaucoup plus de
Tibère, à la fin de 16 ap. J.-C. Sans que, vraisemblance, que la reconstruction d'un temple ne modifiait
en rien la date de son natalis et que la nouvelle dédicace
d'ailleurs, contrairement aux vues de Wissowa, la était, tout au plus, commémorée par une fête secondaire (Le
nouvelle date anniversaire ait éliminé culte chez les Romains, I, p. 328).
l'ancienne : le natalis du temple restait fixé au 24 juin, ce 26 Serv. Aen. 8, 601 : Romanis . . . apud quos nihil fuit tant
qui explique sa mention, à ce jour, dans les Fasti sollemne quant dies consecrationis. Sur l'importance des
Amiternini, postérieurs à 20 ap. J.-C.25. natales templorum dans la religion romaine, à la différence de
la religion grecque, cf. K. Keyssner, op. cit. ; et K. Latte, Rom.
Rei, p. 419.
27 23 avril : F. Ant. mai., Caer., Esq., CIL F, p. 210, 213, 316;
p. 15-17; et H. Le Bonniec, I, p. XIV sq.; ainsi que, du même /. /., XIII, 2, p. 9, 66, 86, 446 sq.; 24 octobre : F. Aru. et Praen.,
auteur, Les Fastes d'Ovide, Orpheus, XVI, 1969, p. 3-24. I. /., XIII, 2, p. 38 sq., 134 sq., 525. Cf. R. Schilling, op. cit.,
23 Op. cit., p. 33. L'auteur revient ainsi à la thèse ancienne p. 100 sq. et 254 sq., n. 5.
(cf. supra, n. 19), depuis abandonnée par les topographes qui 28 Tac. ann. 2, 49, 1. Sur Flora, 28 avril: F. Praen., CIL I2,
font autorité, comme Platner-Ashby et Lugli. p. 236, 317; /. /., XIII, 2, p. 132 sq., 452; 13 août : F. Allif., CIL
24 Et non le 18 mai, comme l'indique par erreur S. M. F, p. 217, 325; /. /., XIII, 2, p. 180 sq., 496; Janus, 17 août:
Savage. Cf. Fast. Ost., a. 113, dans Degrassi, /. /., XIII, 1, F. Vali, et Allif., CIL F, p. 217, 240, 325; /. /., XIII, 2, p. 148 sq.,
p. 202 sq., et XIII, 2, p. 457; et R. Schilling, La religion 180 sq., 497; 18 octobre: F. Amit., CIL F, p. 245, 332; /. /.,
romaine de Vénus, p. 254 sq., η. 5, et 309. Sur le natalis du 26 XIII, 2, p. 194 sq., 523. Sur la date de dédicace des deux
septembre, F. Am., Pine, Praen., Vali, CIL I2, p. 215, 219, 240, autres temples mentionnés par Tacite dans le même passage
330; /. /., XIII, 2, p. 34 sq., 48, 134 sq., 150 sq., 514. (1-2), ceux de Cérès et de Spes (cf. ci-dessous, p. 205), les
25 Cf. Wissowa, RK2, p. 475, et Neue Bruchstücke des calendriers ne livrent aucun renseignement.
LES SANCTUAIRES 205

natalis du temple servien du premier mille et la truction nouvelle, et le troisième temple de Fors
dédicace de 16 ap. J.-C, célébrée fine anni, tirer Fortuna, création, et non restauration, du second
aucune conclusion et l'on ne saurait, au seul vu des empereurs julio-claudiens29.
de ces deux dates, affirmer que le second était Enfin, des textes de Plutarque, déjà signalés
un édifice original, et non la simple par nos devanciers, mais sur lesquels ils n'ont
reconstruction du premier. On notera toutefois que, dans le peut-être pas mis l'accent autant qu'il était
cas particulier de Fors Fortuna, une puissante possible, et dont, pour sa part, S. M. Savage n'a
tradition tendait à imposer aux fondateurs de pas fait état dans sa discussion, s'ajoutent à ce
temples la date du 24 juin: c'était celle que faisceau de témoignages concordants et nous
Carvilius avait choisie pour en faire, à l'imitation apportent la confirmation décisive qui nous
du temple servien, le natalis de son propre manquait encore. Car ils se réfèrent clairement à
sanctuaire, et l'on pourra voir, dans la liberté un temple de Fors Fortuna qui existait sous
prise par Tibère à l'égard de la tradition l'Empire, mais non du vivant de César:
instaurée par ses deux prédécesseurs et incarnée définition qui s'applique en toute rigueur au temple
par leurs deux aedes, un indice supplémentaire nouveau édifié par Tibère. Un temple de la
que son temple, quoique voisin de celui de Fortune, την Τύχην Φόρτιν, dit en effet
Servius, en était non seulement bien distinct du Plutarque, qui transcrit l'appellation latine, fut élevé
point de vue topographique, mais encore dans les jardins que le dictateur légua au peuple,
indépendant du point de vue cultuel. parce que César dut son ascension à la bonne
Mais c'est surtout du texte même de Tacite fortune, à la chance favorable, ευτυχία, comme il
que nous tirerons une nouvelle présomption en le déclarait lui-même30. L'édifice, construit à une
faveur de la thèse classique et contre date où la légende de César, favori de la
l'interprétation de S. M. Savage: Car un contraste Fortune, était déjà constituée, doit être postérieur à
frappant oppose, à quelques pages d'intervalle, les la mort du grand homme ou, en tout cas, à sa
deux listes des chapitres XLI et XLIX qui, l'une
et l'autre, dressent le bilan, dans le domaine
architectural et religieux, des années 16 et 17 29 On pourra se demander pourquoi Tibère, dédiant un
ap. J.-C. La première énumère l'arc de Tibère, le nouveau temple à la déesse, n'a pas respecté le natalis du
temple servien originel, comme l'avait fait Carvilius au
temple de Fors Fortuna et le sacrarìum de la sixième mille. Cette discordance tient, croyons-nous, au fait
gens Julia à Bovillae, constructions neuves, au que le sanctuaire consacré en 16 ap. J.-C. ne se rattache pas à
moins pour la première et la dernière. La la tradition servienne. Il fut dédié à la fin de l'année, en
seconde, en revanche, ne comporte que des même temps que d'autres constructions : l'arc de triomphe,
reconstructions, entreprises par Auguste et élevé auprès du temple de Saturne pour commémorer la
reconquête des enseignes de Varus, ductu Germanici, auspi-
menées à bien par son successeur: celles du ciis Tiberii; un sanctuaire de la gens Julia et une statue du
temple de Cérès, Liber et Libera près du Grand divin Auguste à Bovillae (Tac. ann. 2, 41, 1). Une telle activité
Cirque, voué par le dictateur A. Postumius; du architecturale peut surprendre, car Tibère ne fut pas un
temple voisin de Flora, élevé par les édiles L. et grand bâtisseur; mais elle peut aussi s'expliquer par sa date,
M. Publicius; du temple de Janus, édifié au encore toute proche de son avènement. Les trois édifices ont
en commun un caractère gentilice et dynastique évident : ils
Forum Holitorium par C. Duilius; enfin, du avaient pour fonction, au début du règne, d'exalter la gloire
temple de Spes, voué par A. Atilius et qui fut du nouveau prince et celle des fondateurs de la dynastie (cf.
consacré par Germanicus. Croira-t-on que Tacite, le commentaire de Koestermann, ad loc, p. 326, qui souligne
si précis lorsqu'il mentionne, chaque fois, le rapport direct établi par l'historien entre les dédicaces de
l'emplacement de ces temples et le nom de leurs la fin de 16 et le triomphe de Germanicus en mai 17, auquel
elles servent de préliminaires). Le caractère «césarien» que
premiers constructeurs, et qui avait, avec la nous attribuons ainsi au temple de Fors Fortuna s'accorde
même précision, localisé le temple de Fors exactement au témoignage de Plutarque, Fort. Rom. 5, 319b,
Fortuna dans les jardins légués au peuple par qui y voit une allusion, un hommage même, à Γ ευτυχία de
César, ait, dans ce seul cas, omis le nom de son César (cf. ci-dessus). Nous comprenons ainsi l'indifférence
fondateur, qui n'était ni un simple édile, ni justifiée de Tibère à l'égard du culte servien et de son natalis,
auquel le sanctuaire nouveau était absolument étranger (sur
même un dictateur, mais bien Servius Tullius la date même de la dédicace, fine anni, cf. la tentative
lui-même? Là encore, la vraisemblance incite à d'explication que nous proposons T. II, chap. VI).
voir dans le temple de 16 ap. J.-C. une 30 Fort. Rom. 5, 319a-b.
206 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM

»
victoire sur Pompée. Or, aucune source ne tarque, et la netteté de son propos suggère que
mentionne qu'un temple ait été élevé à Fors les modernes ont compliqué comme à plaisir,
Fortuna dans les jardins de César, durant les pour ne pas dire forgé de toutes pièces, un
dernières années de sa vie31. Le second texte est problème qui, pour les anciens, ne se posait
encore plus explicite, puisque quand, dans la Vie même pas, tant il leur paraissait impensable
de Brutus, Plutarque rappelle que César légua qu'on prît l'un pour l'autre les deux temples du
ses jardins au peuple romain, il souligne : « ses Trastevere, celui de Tibère, situé à l'intérieur des
jardins ... où se trouve maintenant un temple de jardins de César, et l'antique temple de Servius
la Fortune»32 - ce qui, il est à peine besoin de le Tullius, peut-être inclus dans ces mêmes jardins,
dire, implique que ledit temple ne s'y trouvait ou, plus probablement, situé à leur lisière34. Il
pas du vivant de leur possesseur. Tout incite semble donc, en définitive, que l'on puisse
donc à voir dans cet édifice, qui n'existait pas écarter les hypothèses extrêmes en faveur de deux
encore à l'époque du legs de César, le temple ou de quatre sanctuaires et, sans oublier que
même que Tibère construisit dans ses jardins et nous n'avons pas de preuve formelle à l'appui de
qu'il dédia à la fin de 16. cette interprétation, considérer néanmoins,
Ajoutons un dernier détail, qui a échappé à comme la solution la plus probable, que Fors
l'attention de nos prédécesseurs : c'est que, dans Fortuna finit par posséder sur la rive droite du
le même chapitre du traité De la Fortune des Tibre, au Trastevere, dans les jardins de César et
Romains, Plutarque mentionne successivement, à la campagne qui bordait le fleuve aux environs
quelques lignes d'intervalle, les deux temples sur du sixième mille, trois temples, dont les
lesquels porte la discussion. Or, loin de les fondateurs étaient respectivement Servius, Carvilius et
confondre, il distingue nettement les deux Tibère.
édifices : le temple archaïque de Τύχη 'Ανδρεία, qu'il Du moins peut-on conclure avec certitude, et
fait remonter à Ancus Marcius33, et le temple c'est la seule clarté qui se dégage de cette
«moderne» de Τύχη Φόρτις, dont il glose confuse question de topographie, que les pièces
également le nom par ανδρεία, et qui fut construit le maîtresses du culte suburbain de Fors Fortuna
long du Tibre, dans les jardins de César. Identité sont le lien avec le fleuve et la date du 24 juin : à
de nom, différence d'âge et de fondateur : tout le l'exception du temple de Tibère, qui appartient à
problème des temples de Fors Fortuna au un autre temps et à d'autres croyances, ce sont
premier mille est résumé dans cette page de Plu- les deux éléments fondamentaux du culte,
communs aux édifices les plus anciens de cet
ensemble religieux. La zone tiberine a constitué

31 Dion Cassius, il est vrai, mentionne simultanément, à


l'occasion de prodiges qui s'y produisirent en 47 av. J.-C, le
temple de Fortuna Publica, τον της Τύχης της Δημοσίας 34 L'étude des jardins de César n'apporte aucun élément
καλούμενης ναόν, et «les jardins de César», τους τοΰ en faveur de l'une ou l'autre solution : nous ignorons à peu
Καίσαρος κήπους; et, plus loin, το Τυχαΐον (42, 26, 3). Mais il près tout de leur disposition intérieure (cf. P. Grimai, op. cit.,
ne s'agit pas, comme on a pu le croire autrefois, des jardins p. 183). Le seul fait sûr est que le temple de Tibère se
du Trastevere et du temple de Fors Fortuna, à qui Dion trouvait inclus dans leurs limites, in hortL· quos Caesar . . ., dit
Cassius aurait attribué, par erreur, une épiclèse qui jamais Tacite, ann. 2, 41, 1. Quant au temple de Servius, il pouvait
ne fut sienne. Hülsen (dans H. Jordan-C. Hülsen, être englobé dans les jardins ou se trouver dans leur
Topographie der Stadt Rom im Altertum, Berlin, I, 3, 1907, p. 413 sq. et voisinage immédiat (ni Platner-Ashby, op. cit., p. 214, ni
430 et n. 102) a montré que le texte de Dion Cassius P. Grimai, op. cit., p. 313, ne tranchent ce point obscur). Il
concerne en réalité les autres jardins que César possédait n'y aurait pas, sans doute, d'impossibilité majeure à supposer
sur le Quirinal (cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1501 et 1516; que deux temples de Fors Fortuna eussent coexisté dans les
Otto, RE, VII, 1, col. 18 et 28 sq.; et Wissowa, RK2, p. 261, jardins de César, peuplés d'autres sanctuaires ou chapelles
n. 4, où l'on trouvera des traces de ce débat entre l'ancienne votives (P. Grimai, op. cil, p. 183). Mais on admettra plus
interprétation, devenue caduque, et l'explication proposée difficilement que le vieux temple servien, édifice du culte
par Hülsen), et au voisinage desquels, près de la porte public, ait été incorporé à l'intérieur d'une propriété privée
Colline, s'élevaient effectivement trois temples de Fortuna, (cf. A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 473); et peut-être l'existence
dont deux au moins étaient dédiés à Fortuna Publica (cf. T. d'un uicus Fortis Fortunae {CIL VI 9493), auquel le temple
II, chap. I). avait donné son nom, offre-t-elle précisément l'indice que le
32 Brut. 20, 3 : ου νυν έστι Τύχης ίερόν. sanctuaire, quoique proche des jardins de César, leur était
33 Fort. Rom. 5, 318f. Cf. supra, p. 196 sq. extérieur et demeurait un monument indépendant.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 207

une véritable aire cultuelle de Fortuna, un des à des jeux nautiques qui n'ont pas d'équivalent
domaines privilégiés de sa religion35, où le connu dans le férial romain. A pied ou en
temple plus récent de Carvilius apparaît comme barque, on venait de Rome en pèlerinage aux
une annexe ou un développement du sanctuaire temples de Fors Fortuna. La fête elle-même avait
servien primitif. Quelles qu'aient pu être les lieu sur le Tibre, que parcouraient les bateaux
intentions propres de son fondateur, il est couronnés de fleurs. On y buvait en abondance
significatif que le nouveau temple ait été construit le et, les rejouissances terminées, les dévots de la
long de la même voie et qu'il ait eu le même déesse s'en revenaient vers Rome dans la nuit,
natalis que le vieux sanctuaire royal du premier plus ou moins ivres et interpellant les étoiles.
mille, comme s'il n'était qu'une seconde station Tel est, pour l'essentiel, ce que nous apprend
dans la célébration du culte de Fors Fortuna. Ovide, qui ne propose à ces rites d'autre
Une telle unité de temps et de lieu suggère une explication que les affinités des plébéiens et des
interprétation religieuse, qui apparaît esclaves avec Servius, lui-même fils d'une
effectivement dans la fête commune aux deux temples, la esclave et de petite extraction38. Nous savons par
Tiberina descensio, fête du fleuve, caractérisée Cicéron, d'autre part, qu'une des fêtes romaines
par l'accomplissement de rites de l'eau, et portait le nom de Tiberina descensio39. Si brève
célébrée à la date même du solstice d'été. que soit l'allusion, il ne fait pas de doute qu'elle
se rapporte aux réjouissances du 24 juin, citées
comme l'exemple par excellence de la liesse
II - La fête de Fors Fortuna populaire.
ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ Quant à la dénomination de dies Fortis
Fortunae, qui nous a été transmise par Vairon40, ce
Telle qu'elle est décrite avec pittoresque dans surnom sans valeur officielle41 ne figure dans
les Fastes7·6, l'un des rares textes par lesquels aucun des calendriers. Varron, cependant, loin
nous la connaissions, c'était une joyeuse fête de ne lui accorder qu'une mention isolée, le cite
populaire, particulièrement célébrée par les dans sa liste des principales fêtes religieuses,
plébéiens et les esclaves qui y commémoraient le dies deorum causa institut^2, où il apparaît à sa
souvenir de Servius, né comme eux dans la juste place, entre les Vestalia et les Quinquatrus
servitude. Par son atmosphère de gaieté sans
retenue, elle n'est pas sans rappeler la fête
d'Anna Perenna37; mais elle devait son originalité 38 L'explication, liée à la légende servienne, est peu
éclairante. Elle ne vaudrait pas uniquement, d'ailleurs, pour
le dies Fortis Fortunae, puisqu'une autre fête populaire, les
Compitalia, ainsi que les nundinae passaient également pour
35 Aux sanctuaires suburbains s'ajoute en effet le temple avoir été instituées par Servius (cf. W. Hoffmann, s.v. Tullius,
de Fortuna au Forum Boarium, également voisin du Tibre RE, VII, A, 1, n° 18, col. 816). Ovide s'intéresse peu à l'origine
(cf. chapitre suivant). de la fête du 24 juin : Fors Fortuna reste pour lui une déesse
36 6, 773-786 : sans mythe, alors que le rite original dont elle était l'objet
Quam cito uenerunt Fortunae Fortis honores! eût pu lui suggérer quelque invention étiologique brillante
post septem luces Iunitis actus erit. ou pittoresque. Sans doute est-ce parce que, dans le même
Ite, deam laeti Fortem celebrate, Quintes! livre des Fastes (6, 569-636), à propos de la fête de Fortuna au
In Tiberis ripa mimera régis habet. Forum Boarium, le 11 juin, il a déjà évoqué les amours
Pars pede, pars etiam céleri decurrite cumba, légendaires de Servius et de la déesse et exploité toutes les
nec pudeat potos inde redire domum! possibilités mythiques que recelait le culte de Fortuna.
Ferie coronatae iuuenum conuiuia Untres, 39 Fin. 5, 70 : quem Tiberina descensio festo ilio die tanto
multaque per médias uina bibantur aquas. gaudio affecit, quanto L Paultim, cum regem Persen captum
Plebs colit hanc, quia qui posuit de plebe fuisse adduceret, eodem flumine inuectio?
fertur et ex humili sceptra udisse loco. 40 LL 6, 17 (cité supra, p. 201). Cf. ap. Non. 209, 2 : Vano
Coniienit et sends, sema quia Tullius ortus epïstula ad Fufium : «si hodie noenum uenis, eras quidem, sis,
constituit dubiae templa propinqua deae. ueneris merìdie die natalis Fortis Fortunae».
Ecce suburbana rediens maie sobrius aede 41 Comparable à ceux de meretricum ou seruorum dies,
ad Stellas aliquis talia nerba iacit . . . donnés à la fête de Vénus Érycine, le 23 avril (F. Praen., CIL
37 Célébrée aux ides de mars, non loin, elle aussi, des P, p. 236, et /. /., XIII, 2, p. 130 sq., au 25 avril), et à celle de
bords du Tibre, au premier mille de la Via Flaminia; cf. Ovid. Diane, le 13 août (Fest. 460, 32; cf. 467, 1).
fast. 3, 523-542. 42 LL 6, 12.
208 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

minusculae des 9 et 13 juin d'une part, et les ment, ne nous enseigne rien de plus. Le nom de
Poplifugia du 5 juillet d'autre part, et sur le Fors Fortuna peut-il nous éclairer davantage sur
même plan qu'eux, ce qui donne la mesure de sa la signification du rite et les caractères de la
célébrité. Si ce surnom affirme l'emprise de Fors divinité? La sémantique de fors,
Fortuna sur le jour du solstice, entièrement malheureusement, demeurait confuse pour les Romains eux-
placé sous son patronage surnaturel, à mêmes, dont les uns assimilaient fors à casus et
l'exclusion de toute autre divinité, sa fête, absente du lui donnaient ainsi le sens de «pur hasard»44,
calendrier « de Numa », célébrée un jour comitial tandis que les autres attribuaient à fors fortuna
et, de surcroît, un jour pair, n'en restait pas la valeur positive de «chance» ou de «bonheur»,
primitifs'
moins extérieure aux cadres de la par opposition à fortuna qui n'aurait eu qu'un
religion publique. Rejetée du groupe des feriae sens neutre ou indifférent45. Définitions qui, les
publicae, objet d'un culte suburbain pratiqué au unes et les autres, font de Fors Fortuna l'une de
lointain Trastevere, Fors Fortuna demeurait ces abstractions divinisées dont la religion
ainsi, du moins à date ancienne, à l'écart des romaine était si riche46 : en l'occurrence,
honneurs officiels auxquels semblaient pourtant l'incarnation surnaturelle du Hasard ou de la Chance.
l'appeler sa vénérable antiquité et l'origine « ser- Quel peut être le rapport de ces notions avec les
vienne» de son sanctuaire, ainsi que le double jeux nautiques du 24 juin et le solstice d'été?
rôle qui lui était dévolu dans la cité. Sa situation Nous risquons fort, si nous poursuivons dans
dans l'espace et dans le temps, ses affinités avec cette voie, de nous engager dans un faux
le monde humain permettent de lui reconnaître problème. Si le concept de fors ne nous est pas plus
deux fonctions majeures, celles d'une divinité clair qu'il ne l'était pour les Romains, cet état de
cosmique et sociale à la fois. Célébré sur le confusion tient essentiellement à deux causes,
Tibre, au moment du solstice d'été, par les imputables l'une au nom commun, l'autre au
Quintes qu'Ovide y appelle tous sans distinction, nom divin de Fors (Fortuna). Le premier n'est
son culte est lié aux éléments et aux rythmes attesté qu'au nominatif et à l'ablatif47, ce qui
naturels. Mais, pratiqué avec prédilection par les réduit d'autant la gamme de ses emplois. En
plébéiens et les esclaves, il semble appartenir à outre, le nominatif fors qui, sans être rare, ne
des éléments marginaux ou du moins inférieurs saurait cependant rivaliser en fréquence avec les
de la société romaine. D'où un contraste étrange innombrables exemples et la flexion complète
entre la puissance propre de la déesse, maîtresse de fortuna, se rencontre surtout dans des
des forces de l'univers, et l'humble condition de expressions formulaires et figées comme fors ita tulit ut,
ses adorateurs.
L'analyse du culte romain43, considéré isolé-
épithètes du dieu, Apulée, autre Africain, en mund 37,
371.
43 La Fors Fortuna archaïque paraît être une déesse 44 Cic. leg. 2, 28 : Fors, in quo incerti casus significantur
spécifiquement romaine : nous ne connaissons pas d'autres magis; cf. la question d'ensemble qu'il pose en diu. 2, 15 : quid
traces de son culte en Italie à date ancienne, et l'inscription est enim aliud fors, quid fortuna, quid casus, quid euentus ...?;
d'époque républicaine récemment découverte dans le Brut- Non. 687, 6: fors est casus temporalis; Fortuna dea ipsa est;
tium (supra, p. 190) ne remonte qu'au milieu du Ier siècle Isid. diff. app. 248 : inter fors et fortunam hoc interest, quod fors
av. J.-C. Sous l'Empire, elle est faiblement attestée par casus est, fortuna data est.
l'épigraphie : à Rome (CIL VI 170; cf. infra, p. 236, n. 192) et à 45 Don. Phorm. 841 : «fortuna» dieta incertarum rerum,
Aquilée (V8219; infra, p. 210), où, selon toute vraisemblance, «fors fortuna» euentus fortunae bonus; Hec. 386: «fortuna» in
elle a été introduite depuis Rome, centre originaire de son incerto, «fors fortuna» in bono ponitur.
culte (l'inscription de Véies, [For]tis Fortunae, selon Orelli, 46 Cf. H. L. Axtell, The deification of abstract ideas in Roman
n° 5791, est en fait de restitution très incertaine : [Vene]ris, literature and inscriptions, p. 9-11.
ou [simulac]ris, ou encore co[llegi saluta]ris Fortunae, 47 En revanche, le nom de la déesse, Fors, possède la
propose le CIL XI 3810). On connaît en Afrique une fort flexion complète (ainsi Ovid. fast. 6, 775 : deam. . . Fortem; cf.,
intéressante Fors Fortuna Propagatrix (A Ep. 1909, 20, près de s.v., Ernout-Meillet, p. 249, et Walde-Hofmann, I, p. 534). On
Tocqueville; 1972, 794, des environs de Sétif), trouvera un choix d'exemples dans le Thesaurus, s.v., VI,
«conquérante», qui partage ce titre prestigieux avec Jupiter Optimus col. 1127-1130. Sur les significations de l'ablatif adverbial, cf.
Maximus Propagator Conseruator (CIL VIII 4291, Numidie; notre étude, «Forte» chez Tite-Live, REL, XLV, 1967, p. 363-
peut-être aussi XIII 943 ? à Périgueux) : est militaris, est 389, limitée, il est vrai, à un seul auteur, mais qui porte sur
triumphator et propagator, tropaeophorus, énumère, parmi les un ensemble de près de deux cents exemples.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 209

quod fors feret (offerebat, dédit, etc.). Enfin, langue religieuse romaine : ainsi d'Aius Locutius,
l'ablatif, forte, si fréquemment usité, ou forte fortuna, Anna Perenna, Dea Dia, Vica Pota ou Ops
constitue, par son caractère adverbial, un Opifera. Lors donc que les anciens tentaient,
domaine à part. Ainsi, le nombre limité des emplois du mais en vain, de définir fors en la distinguant de
substantif, leur peu de variété et leur caractère fortuna, ils se heurtaient au problème majeur
sclérosé, toutes ces conditions, en elles-mêmes que pose la notion prise dans son ensemble : fors
peu favorables et qui sont ici réunies, ou fortuna désignent-elles le sort, neutre ou
restreignent progressivement le champ de notre ambivalent, la chance ou le bonheur, valeurs
observation. La seconde cause, qui est du même positives et bénéfiques, ou le hasard contrariant
ordre, tient à la rareté et à l'autonomie très et défavorable? Tel est le problème sémantique
faible, pour ne pas dire inexistante, de Fors qui, de fors, mais il ne lui est pas particulier : celui de
sauf exception, n'est pas dissociée de Fortuna49. fortuna, quoique plus vaste51, est le même en
En fait, qu'il s'agisse de sémantique ou de substance et il serait prématuré de le trancher
théologie, les problèmes que posent ces deux avant d'avoir examiné la totalité du dossier,
notions ne peuvent être disjoints : la première c'est-à-dire le double ensemble que constituent
n'apparaît que comme un cas particulier de la les cultes de la déesse Fortuna et le vocabulaire
seconde, et c'est dans cette dépendance que latin de la famille de fortuna.
réside la majeure partie de la difficulté. Nous pouvons donc tout au plus, et à titre
De même que l'aire sémantique de fors, purement provisoire, suggérer quelques
quoique moins étendue et moins complexe, directions de recherche. Il n'y a pas lieu, pour
coïncide avec une partie de celle de fortuna, de l'instant, que nous nous arrêtions sur les
même, au plan religieux, le nom divin Fors définitions contradictoires que les anciens ont
Fortuna ne traduit nullement la conjonction de données de fors ou de fors fortuna, tant ils
deux principes surnaturels distincts, de nature analysaient ces concepts en fonction des croyances de
ou de fonction différente49. Il ne s'applique pas leur temps, non de la religion archaïque. Si, à
davantage à une divinité double ou à un couple une époque relativement récente, ils ont fait de
sororal, comme l'était la ou plutôt les Fortunes la déesse Fors ou Fors Fortuna l'incarnation
d'Antium. Fors Fortuna est une formation exclusive du Hasard ou de la Chance, c'est sous
itérative50 qui désigne une divinité unique, l'un des l'influence de conceptions très largement
aspects parmi d'autres de la déesse Fortuna. Les hellénisées qui, par rapport à l'antique religion
deux éléments de ce groupe sémantique, romaine, constituent autant d'anachronismes
équivalents pour le sens, n'expriment que la théologiques ou métaphysiques. Aussi ne
duplication, efficace et naïve à la fois, d'un même pouvons-nous faire nôtres les définitions que, dans
concept divin, selon un usage fréquent dans la la même perspective, les historiens modernes
ont proposées de Fors Fortuna, en qui ils ont vu
une divinité du Hasard imprévisible - «die
48 Fors, divinisée ou personnifiée, est nommée seule dans Personifikation des unberechenbaren Zufalles»52
quelques rares exemples, presque tous poétiques : Enn. ann.
197 Vahl., era Fors; Cat. 64, 170, saeiia Fors; Ovid. ars 1, 608,
Forsque Venusque; et fast 6, 775 (cité ci-dessus), etc. (cf. Thés.,
s.v., col. 1129). Mais seulement deux fois par Cicéron : Pis. 3, 51 Ainsi les acceptions de «destinée personnelle»,
Fors domina Campi; encore, en leg. 2, 28, n'isole-t-il Fors que «situation» (du moment), «rang social», tous sens dérivés que
pour la distinguer d'autres aspects de la déesse Fortuna: possède fortuna et qui sont étrangers à fors.
Huiusce Diei, Respiciens, Primigenia. 52 Peter, dans Roscher, s.v. Fors, I, 2, col. 1500. Cf.
49 On ne saurait, par exemple, voir en Fors, dont le nom G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 238-249, qui,
est féminin (cf. Thés., s.v., col. 1127: nom. deae), le principe à propos de l'ode I, 35 d'Horace {supra, p. 167 sq.) et,
mâle du Hasard, uni à Fortuna qui en serait le principe notamment, du v. 17, te semper anteit serua Nécessitas,
féminin et formant couple avec elle (cf. P. Grimai, analyse le concept de fors : dans le groupement constitué par
Dictionnaire de la mythologie, s.v., p. 160). En leg. 2, 28, Fors, in quo Horace, Nécessitas Fortuna, il voit en effet une transposition
incerti casus significantur magis, il y a lieu de sous-entendre philosophique de Fors Fortuna, à laquelle le poète substitue
nomine, d'après la phrase précédente : quodsi fingendo son contraire, lorsque, au lieu du «pur hasard sans
nomina, rerumque expetendarum nomina. causalité», il fait intervenir Γ Ειμαρμένη, l'infrangible Nécessité;
50 Cf. F. Bader, La formation des composés nominaux du d'où la définition que l'auteur donne de Fors Fortuna : « la
latin, p. 338. variété la plus "fortuite" de Fortuna» (p. 245 sq.).
210 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

- ou «simplement la personnification de la faible approche sémantique n'est de nature à


chance favorable»53. Cette conception est encore élucider ni le rite ni la personnalité de la déesse
celle de K. Latte : Fors Fortuna est pour lui la tiberine. Nous n'avons pas à espérer plus de
déesse de la Chance, et c'est la Chance secours de l'iconographie. Celle que nous
qu'honoraient en elle les plébéiens, artisans ou connaissons est d'époque impériale et, de même que
commerçants qui lui attribuaient profits et succès l'analyse linguistique, elle nous renvoie au
dans l'exercice de leur métier54. problème global de Fortuna, sans nous éclairer,
Une définition aussi étroite nous paraît semble-t-il, sur l'un de ses cultes particuliers.
inacceptable. La Fors Fortuna archaïque était certes Fors Fortuna figure au revers de plusieurs séries
une déesse de la plèbe, mais elle régnait aussi de folles, émis en 311-312 en l'honneur de Galère
sur le solstice d'été : elle avait un domaine divinisé, Ditto Gai. Val. Maximiano. Elle y est
infiniment plus vaste, une puissance plus représentée debout, tenant de la main droite le
mystérieuse et, par suite, plus de réalité divine que gouvernail qui repose sur un globe, portant de la
n'en a jamais eu l'abstraction, hellénisée et main gauche la corne d'abondance, avec la
appauvrie, à laquelle on prétend la réduire. Si légende Forti Fortunae; à la gauche de la déesse
elle n'était pas la Chance, encore moins le se trouve une roue56. Elle figure également sur
Hasard, qu'était donc à ses origines Fors un autel d'Aquilée, debout sur un globe et tenant
Fortuna? Nous nous résignerons à l'ignorer, tant de la main droite le gouvernail57. Quelque
que nous n'aurons pas défini l'ensemble de la interprétation qu'on ait voulu en donner - nous
religion de Fortuna, donc la nature totale de la songeons à la roue, en particulier -, ces
déesse. Mais, si nous refusons les interprétations symboles, qui appartiennent à l'iconographie
anachroniques des anciens aussi bien que celles ordinaire de la Fortune hellénistique et impériale, ne
des modernes et, en dernier lieu, de K. Latte, nous apprennent rien sur l'effigie de la déesse
nous pouvons du moins nous rappeler la seule archaïque. La seule indication que nous
étymologie plausible qui ait été proposée de son possédions sur la statue cultuelle de Fors Fortuna
nom, celle-là même qui, par le jeu de la figure nous est donnée par Tite-Live, qui mentionne
étymologique, s'inscrivait en filigrane dans des qu'en 209, entre autres prodiges, le signum qui
expressions telles que fors feret, offerebat, etc., et ornait la couronne de la déesse s'en détacha et
qui rattache fors et fortuna à la même racine lui tomba dans la main58. La description est trop
*bher- que le verbe ferre55. Fors Fortuna serait vague pour nous faire progresser dans la
donc une déesse quae fert: définition peu connaissance du culte. Qu'était ce signum? quelque
intelligible, car quelle signification donner à ferre? Il emblème59, un médaillon par exemple, ou tout
nous appartiendra de le découvrir, mais, telle autre ornement qui embellissait la couronne, ou
qu'elle est et même si le sens de la formule nous bien une statuette qui la surmontait60, comme
demeure mystérieux, elle est certainement plus celle qui se dresse sur une riche couronne
proche de l'esprit du culte primitif, orienté vers funéraire dix IVe siècle av. J.-C, parée de
les dynamismes cosmiques et sociaux, que les figurines et de feuillage, qui fut trouvée en Italie
définitions hellénisées qui ne donnent de la méridionale61, ou encore, et si tardifs que soient
déesse qu'une image déformée.
Provisoirement, le problème théologique de
Fors Fortuna demeure donc entier: une aussi 56 Cohen, VII, p. 105, n° 30; C.H.V. Sutherland, The Roman
imperial coinage, VI, Londres, 1967, p. 452; 454; 480, n° 205-
206; 482 sq., n° 220-221; 223-224; 226. Cf. P. Bastien, Aeternae
memoriae Galeri Maximiani, RBN, CXIV, 1968, p. 15-43 et
pi. II-IX; et infra, notre Pi. IX, 4.
53 Hild, DA, II, 2, p. 1269. 57 Découvert en 1875 dans les ruines du temple d'Isis. Cf.
54 « Auch hier erscheint sie als Göttin des glücklichen la description du CIL V 8219.
Handelsgewinns» (Rom. Rei., p. 180). 58 27, 11,3: in cella FortL· Fortunae de capite signum, quod
55 L'étymologie de Fors Fortuna et ses implications in corona erat, in man um sponte sua prolapsum.
sémantiques, toutes questions sur lesquelles nous aurons à '» Hild, DA, II, 2, p. 1269.
revenir, fit autrefois l'objet d'une controverse erudite entre 60 Cf., en ce sens, le commentaire de Weissenborn-Müller,
Max Müller et A. L. Mayhew, H. Bradley et G. Vigfusson, ad loc.
dans The Academy, XXXIII, 1888, p. 63; 80; 98; 116; 135 sq.; 61 DA, I, 2, E. Saglio, s.v. Caelatura, p. 800 et fig. 971; et
151 sq.; 170; 190. É. Egger-E. Fournier, s.v. Corona, p. 1522 sq. et fig. 1976.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 211

ces exemples, comme les effigies divines qui sûre. Où réside en effet l'unité de ce culte,
ornaient les couronnes d'or que portaient Domi- simultanément lié à la crise du solstice, aux
tien et les prêtres qui l'entouraient lors de Yagon plébéiens et aux esclaves, à tel point que sa
Capitolinus de 8662? Il n'est guère possible d'en cohérence peut paraître douteuse? Là n'est pas,
décider. Aussi bien ne s'agit-il que d'un détail63, cependant, le point le plus litigieux. Le problème
alors que nous ignorons l'essentiel. Nous ne majeur, depuis longtemps posé et non encore
savons même pas si cette statue appartenait au résolu, est en fait de savoir si la Tiberina
temple archaïque, celui qu'on attribuait à Ser- descensio était réellement la fête romaine du
vius, ou bien à celui que Carvilius fit solstice d'été, ou si elle n'était célébrée le 24 juin
entreprendre en 293. A supposer qu'il se fût agi de la que par pure coïncidence. Car il est paradoxal
statue cultuelle archaïque, il nous importerait de qu'elle n'ait été marquée que par des rites de
connaître son type iconographique, assis ou l'eau, non par les rites du feu qui caractérisent
debout, et de savoir, par exemple, si elle offrait habituellement les fêtes solaires et dont le
quelque analogie avec la Fortune-mère de Pré- symbolisme est si transparent. Malgré cette
neste ou avec l'autre grande Fortune romaine dif iculté, la critique ancienne, encore tributaire d'une
liée à Servius Tullius, celle du Forum Boarium, conception naturaliste de la religion, a cru
dont les descriptions des anciens nous pouvoir se fonder sur la date plus que sur le
permettent d'entrevoir les effigies, et qui étaient, l'une rituel. Telle fut, au siècle dernier, la tentative du
et l'autre, des déesses trônant en majesté. Rien celtisant Gaidoz, qui n'hésitait pas à voir en Fors
de tel pour Fors Fortuna: la mention de Tite- Fortuna une divinité solaire : la roue, symbole
Live est trop brève pour que nous puissions solaire par excellence, n'est-elle pas aussi un des
tenter de l'imaginer, encore moins de la attributs de la Fortune? A l'origine, et si oubliée
reconstituer par hypothèse. qu'elle ait été de la religion classique, Fors
Fortuna aurait donc été une incarnation
féminine du soleil64. Cette explication, plus
Le nom et le type divins de Fors Fortuna sont ingénieuse que convaincante, ne tenait malheureusement
si peu capables de nous éclairer sur la nature de pas compte de deux faits positifs. D'une part, de
la déesse archaïque, sur ses deux fonctions, l'existence, à Rome, d'un dieu du soleil, Sol
cosmique et sociale, et sur la signification de sa Indiges, honoré sous la forme masculine, la seule
fête, la Tiberina descensio, qu'il nous faut faire qu'il ait eue dans les religions italiques65 : ainsi,
appel à une autre méthode. L'analyse interne de le rôle que l'on prétend faire jouer à Fors
la divinité et du culte romains n'ayant pas donné Fortuna était-il assumé par une autre divinité,
de résultat positif, seule une méthode avec laquelle la religion de la déesse tiberine
comparative a chance de se révéler fructueuse en apparaît sans points de contact, ce qui exclut, de
commentant l'inconnu par le connu, en l'une à l'autre, tout rapport fonctionnel, aussi
cherchant au rite inexpliqué de Fors Fortuna des bien d'alliance que de concurrence. D'autre part,
homologues plus clairs et d'interprétation plus de la chronologie du culte de Fortuna. Car la

62 La couronne de l'empereur était ornée des effigies de


Jupiter, Junon et Minerve; celles des prêtres étaient 64 H. Gaidoz, Le dieu gauloL· du soleil et le symbolisme de la
identiques à la sienne, à ceci près que l'image de Domitien roue, RA, V, 1885, p. 191-195; et Études de mythologie gauloise,
lui-même s'y ajoutait à celle de la triade capitoline (Suet. I, Paris, 1886, p. 56-60 (où sont réunis la série d'articles parus
Dom. 4, 4). dans la Revue Archéologique en 1884, IV, p. 7-37; 136-149; et
63 D'autant que cette couronne qui, archéologiquement, 1885, V, p. 179-203; 364-371; VI, p. 16-26; 167-191): «La
peut fort bien avoir été une pièce rapportée, n'était peut-être Fortune nous paraît donc sortir, par l'intermédiaire d'une
qu'un ornement plus récent, ajouté après coup à la statue image, d'une divinité du soleil; et, à ce propos, nous ne
ancienne de la déesse - ce qui achèverait de lui faire perdre pouvons nous empêcher de nous souvenir que chez les
toute signification. Qu'était d'ailleurs cette coronai un simple Romains la fête de la Fors Fortuna était fixée au 24 juin,
diadème, sans doute, comme celui que porte la déesse sur c'est-à-dire placée au solstice d'été». Ainsi serait-elle
les monnaies à l'effigie de Galère? ou le modius des déesses l'héritière de la déesse asiatique à la roue, qui était soit le soleil
de la fécondité? interprétation tentante, car elle s'accorderait lui-même, sous forme féminine, soit plutôt la «parèdre»,
bien avec les valeurs essentielles du culte de Fors Fortuna, c'est-à-dire le « dédoublement » du dieu du soleil.
mais trop peu fondée pour qu'on puisse la retenir. 65 Infra, p. 213 et 222.
212 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

roue proverbiale de la Fortune, symbole de sa Aussi l'hypothèse infondée de Gaidoz est-elle


versatilité, est un attribut qu'elle a emprunté, rapidement tombée dans l'oubli. Mais elle eut le
relativement tard, à Tyché et à Némésis et qui résultat fâcheux de discréditer,
était inconnu de la religion romaine archaïque66. irrémédiablement semble-t-il, toute interprétation de la
Tiberina descensio comme fête du solstice. Car jamais
plus, par la suite, on n'osa donner de Fors
66 Premier exemple chez Cicéron, Pis. 22 : Fortunae rotam. Fortuna une définition aussi pleinement
Sur la roue de Tyché, d'ailleurs rare, et qui lui vient de cosmique.
Némésis, L. Ruhl, s.v., dans Roscher, V, col. 1342 sq. Symbole Frazer lui-même se garda bien de s'engager
d'inconstance et de versatilité, elle signifie moins le caprice dans cette voie hasardeuse. En un sens différent
imprévisible de la déesse du hasard que le perpetuimi mobile
du Destin, que l'instabilité fondamentale de la condition de Gaidoz et infiniment plus sûr, il alléguait que
humaine et l'inéluctable précarité des prospérités acquises, le solstice, essentiellement fête du feu, est aussi,
perpétuellement menacées comme en un jeu de bascule par depuis une haute antiquité, en maintes contrées
la jalousie divine. Tel est le seul sens qu'ait eu, dans d'Europe et en Afrique du Nord, une fête de
l'antiquité gréco-romaine, la roue de la Fortune (cf. D. M. l'eau qui passe pour avoir, en ce jour, de
Robinson, The wheel of Fortune, CPh, XU, 1946, p. 207-216).
Elle est toute différente de la roue solaire (étudiée, sur un merveilleux pouvoirs. Il ne faisait cependant que
plan plus général, par R. Pettazzoni, La ruota nel simbolismo déplacer la difficulté, car il s'expliquait mal les
rituale di alcuni popoli indoeuropei, SMSR, XXII, 1949-1950, rapports de Fortuna avec les eaux et rappelait
p. 124-138) ou, plutôt, de la roue cosmique des Celtes, en revanche ses liens avec Servius, dont le
attribut de Taranis, le Jupiter gaulois, et qui a été considérée mythe étrusco-latin fait un fils du feu67. On peut
soit comme l'image stylisée du soleil, soit comme celle du
char (la partie étant représentée pour le tout) qui symbolise donc croire, si prudente que soit cette dernière
sa course, soit même comme celle du tonnerre, souvent suggestion, que Frazer n'avait pas exorcisé toute
associée en ce sens à la spirale, qui symbolise l'éclair - tentation solaire. Mais, plutôt que de se laisser
attribut du dieu souverain, maître du monde et des éléments enfermer dans la même impasse que Gaidoz, il
dont le moteur est la roue cosmique (R. Lefort des Ylouses, s'en est tenu à une demi-explication du culte,
La roue, le swastika et la spirale comme symboles du tonnerre
et de la foudre, CRAI, 1949, p. 152-155; et La roue, le swastika puisque ni les affinités de Fors Fortuna, soit avec
et la spirale, symboles antiques du tonnerre et de la foudre, l'eau, soit avec le feu solaire, ni le sens exact de
GB A, XLVI, 1955, p. 5-20; J.J. Hatt, «Rota flammis circum- son intervention au solstice n'y sont clairement
septa». A propos du symbole de la roue dans la religion analysés.
gauloise, RAE, II, 1951, p. 82-87; P.M. Duval, Les dieta de la Cette tentative avortée fut la dernière qui mit
Gaule, p. 20; F. Le Roux, dans Ogam: Taranis, dieu celtique
du ciel et de l'orage, II: Tarants- Jupiter-Donar, la roue et la Tiberina descensio en rapport avec le solstice.
l'anguipède, XI, 1959, p. 307-324; Le dieu druide et le druide Déjà Warde Fowler ne cachait pas son
divin, XII, 1960, p. 367-382; et La roue cosmique, XIX, 1967, scepticisme à l'égard de telles interprétations. Se
p. 142 sq.); on rappellera également l'Irlandais Mogh Ruith, refusant à tirer de la date du 24 juin des
«le Serviteur de la Roue», et, dans les Mabinogi gallois,
Arianrhod, «Roue d'argent» (en qui H. Birkhan, Germanen conclusions hâtives, il inclinait plutôt à rattacher
und Kelten bis zum Ausgang der Römerzeit, Vienne, 1970, aux travaux de la moisson la fête de Fors
p. 525-527, a vu une «Schicksalsgöttin»). Le Moyen Age a Fortuna, déesse à la corne d'abondance et
adopté, en leur donnant le même nom, ces deux symboles, maîtresse des hasards qui, en cette période critique,
identiques pour ce qui est de l'image, mais qui diffèrent du menacent les récoltes68: hypothèse qui apparaît
tout au tout par leur signification, et que Gaidoz eut le tort sans fondement et qui, elle non plus, n'a guère
de vouloir ramener à l'unité. Ainsi les «roues de Fortune»
qui, au portail des cathédrales d'Amiens, de Beauvais, de été retenue69. Depuis, l'explication de la fête par
Bâle, à Saint-Zénon de Vérone, ou sur un dessin de YHortus
deliciarum, montrent la déesse qui, en faisant tourner la
roue, élève et abaisse les hommes alternativement (É. Mâle,
L'art religieux du XIIIe siècle en France, 9e éd., Paris, 1958, elles, étaient des roues solaires, ce n'est que par un
p. 93-97) ; ou les roues de Fortune suspendues à la voûte des syncrétisme qui, dominé par le nom prestigieux de la déesse
églises et que l'on faisait tourner au moyen d'une corde pour antique, réunit sous le même vocable des réalités et des
en tirer des présages, selon le point où elles s'arrêtaient, symboles entièrement étrangers l'un à l'autre et dont le sens
étaient bien, allégorie des vicissitudes humaines ou originel s'est progressivement effacé.
mécanisme divinatoire, des roues du destin. Mais, si l'on appelait 67 Fasti, rv, p. 333-335.
aussi de ce nom les roues enflammées que, lors du solstice, 68 Roman Festivals, p. 168-171.
l'on faisait dévaler sur les pentes le jour de la Saint-Jean, ou 69 Cette hypothèse, que Warde Fowler présente d'ailleurs
qu'à Douai l'on portait dans la fête du géant Gayant, et qui, avec prudence, repose sur le passage de Columelle, 10,
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 213

le solstice a été abandonnée au point que son accomplir ces «passages». Aucune fête de Sol
principe même est tombé dans l'oubli. Elle a été n'est inscrite à ces dates dans le férial romain.
rejetée par G. Rohde70 et S. M. Savage71 et les «Aucune fête publique ne marque les equinoxes
plus récents exégètes de Fors Fortuna, K. Latte ni le solstice d'été, aucune divinité ne les
et G. Radke dans ses Götter Altitaliens, ne posent patronne», écrit G. Dumézil72, dont les
même plus la question de savoir si les rites conclusions négatives rejoignent celles des interprètes
romains du 24 juin ne se rapportaient pas en sceptiques de la Tiberina descensio. Depuis
quelque manière à la célébration du solstice Frazer, pourtant, des faits nouveaux sont intervenus
d'été. Mais aucun d'eux n'a proposé d'explication dans l'étude de la religion romaine, qui incitent
nouvelle aux rites de l'eau du dies Fortis Fortu- à rouvrir le débat. On n'ose plus, désormais,
nae. On peut donc, actuellement, tenir la fête du affirmer de façon aussi péremptoire que par le
24 juin pour un locus desperatus dans l'étude de passé que les anciens Romains ignoraient
la religion romaine : les jeux nautiques de Fors entièrement le culte du Soleil73. On n'ose plus se les
Fortuna, si originaux qu'ils fussent, ont cessé représenter comme un peuple sans «idées»74,
d'éveiller la curiosité des érudits. Cette dépourvu d'agilité intellectuelle et inapte aux
indifférence n'est pas due seulement aux difficultés grandes conceptions théologiques. On sait enfin
d'un sujet réputé insoluble. Elle tient aussi, pour qu'une fête publique sacralisait à Rome le
une large part, aux préjugés qui discréditent solstice d'hiver75, mais sous une forme plus subtile
encore cette religion, où l'on ne voit, trop qu'on n'eût pu l'attendre : par un culte qui ne
souvent, qu'un mélange de ritualisme et de s'adressait pas au Soleil divinisé, mais qui
survivances magiques, sans âme ni armature requérait l'aide d'une divinité féminine, Diua Angero-
conceptuelle. Les historiens qui, depuis Frazer, na, la déesse des jours si «courts» (angusti) du
ont renoncé à expliquer la fête du 24 juin solstice, fêtée lors des Angeronalia ou Diualia du
avaient le pressentiment que le chantier était 21 décembre. Représentée la bouche scellée et le
épuisé : il était vain de s'y attarder davantage, doigt sur les lèvres, Angerona agissait par
tant il était peu vraisemblable qu'une fête du l'intériorité du silence, par les vertus mystiques et
solstice eût jamais existé à Rome, tant les toutes-puissantes de la concentration
mythes solaires et les spéculations cosmiques intellectuelle, les seules qui, à Rome comme dans l'Inde
étaient dépourvus de sens pour l'esprit fruste védique, fussent assez fortes pour faire échapper
des Romains. le soleil au péril qui le menaçait.
Un premier examen des faits semble On est en droit, dès lors, de se demander si
confirmer ce parti pris de négation. La lecture du l'enquête sur Fors Fortuna n'a pas été trop vite
calendrier romain ne montre en effet qu'un vide abandonnée et si son échec, loin d'être dû au
décourageant là où, lors des grands moments du caractère insoluble du problème, ne s'explique
cycle solaire, solstices et equinoxes, on pas surtout par une erreur de méthode. Il
attendrait une sacralisation et des rites efficaces par semble en effet que la critique, ancienne ou
lesquels les hommes eussent aidé le soleil à moderne, se soit laissé enfermer dans des
interprétations préconçues ou des cadres de pensée
trop étroits. Si le dies Fortis Fortunae était
réellement la fête romaine du solstice d'été, il
311-317, qui est également à l'origine d'une interprétation
agraire de Fors Fortuna. Nous aurons à revenir sur cet autre est vraisemblable que ses rites ont des affinités
problème. Mais, même si la déesse a eu à date ancienne des
compétences agraires, on voit mal les rapports de la Tiberina
descensio, fête fluviale célébrée à date fixe, le 24 juin, avec
les rites de la moisson, dont la fête, certainement mobile, 72 Rei rom. arch., p. 340; cf. p. 343.
devait avoir lieu «dans la dernière semaine de juin ou la 73 Depuis les travaux suggestifs, même s'ils n'ont pas
première de juillet » (H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à obtenu une totale adhésion, de C. Koch, Gestirnverehrung im
Rome, p. 163), et où Fors Fortuna ne joue aucun rôle, du alten Italien. Sol Indiges und der Kreis der di indigetes,
moins dans le rituel que nous connaissons. Francfort, 1933.
70 S.v. Tiberina descensio, RE, VI, A, 1, 1936, col. 74 Selon le titre significatif du recueil de G. Dumézil, Idées
781 sq. romaines, Paris, 1969.
71 Op. cit., p. 34, qui s'en tient à l'hypothèse de la 75 Comme l'a démontré G. Dumézil, Déesses latines, II :
coïncidence fortuite et renvoie à Frazer. Diua Angerona, p. 44-70; cf. Rei rom. arch., p. 340-343.
214 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

avec ceux de la Saint-Jean, avec la fête populaire notre recherche, en réfutant les objections de la
elle aussi qui, dans l'Europe d'autrefois, voyait partie adverse, en définissant de façon plus
partout s'allumer les traditionnels feux de joie. précise les liens qui unissaient Fors Fortuna aux
Mais il serait dangereux de s'attendre à une eaux du Tibre, enfin, en retrouvant la
identité absolue et de chercher - en vain - dans signification conjointe des rites du feu et des rites de
la fête du Tibre l'exact équivalent des brasiers l'eau si fréquemment associés dans la
ou des roues enflammées qui caractérisent nos célébration du solstice d'été.
fêtes de la Saint- Jean. Les populations Nous avons tenté de dénombrer les
méditerranéennes de l'antiquité ont pu exprimer les sanctuaires dédiés à Fors Fortuna le long du Tibre et,
mêmes préoccupations et rechercher les mêmes même s'il subsiste sur un point une part
fins par des rites différents de ceux qui existent, d'incertitude, elle ne modifie en rien les conclusions
ou existaient encore il y a peu, dans le folklore acquises, dans la mesure où le problème qui
moderne sur l'ensemble du continent européen. nous occupait était moins de résoudre pour
De plus, l'exemple de Diua Angerona prouve que elle-même une difficulté de topographie que de
toute divinité qui intervient au solstice n'est pas faire servir les données topographiques à
nécessairement de nature solaire et que, pour l'interprétation d'une divinité. La concentration
résoudre les crises cosmiques, les proto-Romains cultuelle que nous avons constatée ne peut être le
savaient aussi faire appel à d'autres fait du hasard, d'autant qu'elle s'est manifestée
compétences surnaturelles. Puisque c'est la seule vertu de avec une persistance remarquable depuis la
son silence qui les incitait à invoquer Angerona, fondation initiale attribuée à Servius jusqu'au
point n'est besoin, par suite, de retrouver en temple consacré sous Tibère. Elle ne saurait,
Fors Fortuna quelque sun-goddess ou d'autre part, s'expliquer uniquement par la
Sonnengottheit, pour reprendre les expressions de War- tendance romaine à grouper autour d'un foyer
de Fovvler ou de G. Rohde; point n'est besoin de ancien du culte les constructions nouvelles en
deviner en elle quelque personnification du l'honneur de la même divinité76: à cet ensemble
soleil que rien, dans les cultes anciens de suburbain, en effet, on peut adjoindre le temple,
Fortuna, dans ses rites, dans les fragments de d'origine servienne également, qu'à Rome même
mythologie qu'elle possédait encore dans l'Italie Fortuna possédait au Forum Boarium, là encore
archaïque ne permettrait de justifier. au bord du Tibre. Le culte de Fortuna est, de
Dans ces conditions, aucun des arguments toute évidence, dans un rapport étroit avec le
qu'on a pu faire valoir contre une interprétation fleuve, mais la signification de ce rapport
cosmique de la Tiberina descensio - l'absence' de n'apparaît pas immédiatement77. Il n'y a pas de
rites du feu au 24 juin, l'impossibilité de raisons historiques qui puissent le justifier. A
considérer la déesse comme une incarnation de supposer que Fortuna eût été introduite à Rome
l'astre solaire, l'incertitude même de la date du à la fin de la période royale, qu'elle y fût venue
solstice dans le calendrier romain - ne constitue d'une autre région d'Italie - Préneste, le Latium
donc un obstacle rédhibitoire. Quant à la thèse en général ou l'Étrurie -, c'est par voie de terre,
toute négative qui prévaut actuellement, celle non en remontant le cours du Tibre qu'elle y eût
d'une coïncidence fortuite entre la fête de Fors pénétré. Quant à une origine hellénique, plus
Fortuna et le «passage» astronomique du proche des thèses de F. Altheim, elle demeure
solstice, elle est trop pauvre pour que nous fort improbable, du moins sous la forme d'un
puissions nous en satisfaire. Tant on a peine à croire emprunt direct qui ferait de Fortuna une
qu'une fête célébrée à un moment aussi crucial divinité amenée jusqu'au port de Rome par les
de l'année solaire, à une date aussi riche de marchands grecs.
plénitude cosmique, n'ait eu d'autre fin que
d'offrir au petit peuple de Rome une occasion de
festoyer et de se distraire. Frazer, en fait, avait 76 Cf. les remarques de Mommsen, CIL P, p. 320.
entrevu la véritable explication de la Tiberina 77 Cf. la perplexité de Frazer, Fasti, IV, p. 335, qui constate
bien que les temples de Fors Fortuna sont situés au
descensio, fête nautique analogue aux rites de voisinage du Tibre, mais avoue: «but why the goddess of
l'eau pratiqués lors de la Saint- Jean. C'est dans Fortune should be especially associated with water is by no
cette direction que nous devons poursuivre means clear».
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 215

Si nous voulons rendre compte de la aussi, nous le savons, une fête de l'eau: Fors
situation de ses temples au voisinage du Tibre, c'est à Fortuna était assez présente au monde des eaux
une cause spécifiquement religieuse qu'il nous pour qu'en ce jour son intervention parût
faut songer. Mais, et ceci nous permet de mieux nécessaire, pour qu'elle pût présider à ce moment
comprendre les faits, aucun lien connu n'associe périlleux de l'année solaire et, grâce à ses
le culte du Tibre, de Tiberinus Pater78, à ceux de pouvoirs propres, aider à le franchir.
la déesse : la Tiberina descensio, malgré son nom, L'hésitation du calendrier romain83 sur la date exacte du
n'est pas une « fête du Tibre » au sens strict et le solstice ne suffit pas à faire révoquer en doute
dieu du fleuve n'y a aucune part. Le rapport que cette interprétation. Si Ovide le fixe au 26 juin84,
nous devons envisager est celui de Fortuna avec Pline donne plus correctement la date du 2485,
l'eau en tant qu'élément, non avec le fleuve tandis que Columelle indique globalement les
divinisé et objet de culte. D'autres données trois jours des 24, 25 et 26 juin86. Dans ce cas, les
confirment cette interprétation. A Rome, le jour rites de la Tiberina descensio auraient été
des calendes d'avril, les femmes célébraient célébrés dès le début de la crise cosmique qu'ouvre
Fortuna Virilis en prenant un bain rituel79. Des le solstice, à l'instant le plus redoutable du
inscriptions, d'époque impériale, sont dédiées à « passage », à celui donc où leur efficacité était le
la «Fortune des bains», Fortuna Balnearis60; plus vivement requise87. L'objection qu'on
d'autres, qui honorent la déesse sous des pourrait tirer de la date trop peu assurée du solstice
surnoms différents, proviennent également de est donc sans force. Mieux, elle peut être
bains81. A Préneste, le même rapport existait retournée et faire apparaître plus indispensable
entre les eaux et Fortuna Primigenia: les encore l'action de Fors Fortuna au seuil d'un
pavements de mosaïque de sa grotte et de son temple péril qui, loin d'être momentané, passait auprès
.

étaient recouverts d'un voile d'eau, pour des de certains pour se prolonger trois jours durant.
raisons qui nous sont apparues moins Nous pouvons donc avoir la certitude que,
esthétiques que religieuses et symboliques82. Tous ces comme le solstice d'hiver, le solstice d'été lui
faits, si délicate que puisse être l'interprétation aussi avait à Rome sa déesse. Entre la divinité
de chacun d'eux, ont un dénominateur commun : silencieuse du 21 décembre et la Fors Fortuna
les affinités incontestables de la déesse avec les
eaux, c'est-à-dire avec l'un des quatre éléments
primordiaux, affinités qui, loin d'être un 83 Notée par Frazer, Fasti, IV, p. 333, n. 3, et, à sa suite,
phénomène isolé ou même uniquement romain, lié au par S. M. Savage, op. cit., p. 34, n. 82.
site particulier du Tibre, sont au contraire une **Fast. 6, 787-790. Cf. les Fast. Venus., CIL P, p. 221; et
donnée permanente de la religion italique de Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 59, au 26 juin : Solstitium con-
Fortuna. fec(tum).
Ce lien spécifique de la déesse avec les eaux 85 NH 18, 256 : VIII kal. uero lui. longissimus dies totius
anni et nox breuissima solstitium confidimi (avec le
empêche de considérer la Tiberìna descensio, fête commentaire de l'éd. LeBonniec, Les Belles Lettres, ad loc,
nautique, comme un élément accidentel de son p. 283, n. 3) ; et 264-265 où, après en avoir rappelé la date,
culte : elle touche au contraire à l'essentiel. Dès Pline souligne l'importance décisive du passage solsticial :
lors, nous en voyons plus nettement le sens. La magnus hic anni cardo, magna res mundi... decebatque hoc
fête du solstice d'été, célébration du feu, est discrimen indubitatis nous signasse naturam; de même Isid.
orig. 5, 34, 2. Cf. le calendrier de Philocalus à la date du 24
juin: Solstitium; ainsi que les Menologia rustica: Solis ins-
titium ou Solstitium (CIL I2, p. 266 sq.; 280; Degrassi, /. /.,
78 Tel qu'il a été étudié par J. Le Gall, Recherches sur le XIII, 2, p. 248 sq.; 269; 288; 294 sq. et 473, où sont rassemblés
culte du Tibre, Paris, 1953. l'ensemble des textes); et CIL XIII 11173.
79 Infra, chapitre VI. 86 11, 2, 49 : Vili et VII et VI kal. lui. solstitium; et même,
β« CIL II 2701 ; 2763; XIII 6552; également VI 182 = 30708 : en 2, 4, 4 : nonum nel octauum kalendas Iulias.
Fortunab. bal(nei) Verul(ani). Cf. Fronton, p. 151, 1 Van den 87 Cf., en un sens analogue, la remarque de G. Dumézil,
Hout : balnearum etiam Fortunas omnis. Déesses latines, p. 46, n. 1, sur les jours périlleux du solstice
81 CIL III 789 (Redux)', 1006 (Aug.); 1393 (Fortuna); VII 273 d'hiver: «jusqu'au premier siècle sans doute, les Romains,
(dea); 984 (Redux); XI 6040 (Fortuna); XIII 6522 (Fortuna); comme chacun de nous, devaient être incapables de dire,
6592 (dea sancta); 6597 (dea); A Ep. 1929, 134 (Fortuna); 1937, d'expérience, à quelques unités près, que tel jour était le plus
166 (Fortuna); 1959, 9 (Redux); 1961, 255 (cur(iae). court de l'année . . . [ils] savaient en tout cas qu'il y avait un
82 Supra, p. 68-70. temps annuel critique».
216 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

du 24 juin, le contraste est sans doute plus fortifient le corps; l'eau de certaines rivières met
frappant que l'analogie : c'est à un autre plan et à l'abri de tout malheur89, ou même se change
par d'autres moyens qu'agissait la déesse en vin, et certaines sources sont douées de
tiberine. Du moins cette comparaison avec Diua pouvoirs prophétiques. Ainsi en Espagne, où l'on
Angerona nous permet-elle d'écarter allume partout les feux de joie, les villageois se
définitivement le fantôme d'une déesse en qui se fût roulent nus dans la rosée des prairies et, sur les
incarné le feu du soleil. Si les humains côtes, vont se baigner dans la mer. De même
invoquaient le secours de Fors Fortuna lors du dans les Abruzzes et en Provence où jadis, à
solstice d'été, ce n'était pas qu'ils eussent jamais La Ciotat, à l'instant où l'on allumait le feu, les
vu en elle une divinité solaire : c'était bien plutôt jeunes gens s'élançaient dans les flots et
- comme Frazer déjà l'avait suggéré, mais sans s'éclaboussaient vigoureusement. En Grèce, où rites
aller jusqu'au bout de cette interprétation - en du feu et rites de l'eau sont également associés,
raison même de ses affinités avec les eaux et, qui les femmes qui bondissent par-dessus le brasier
plus est, pour cette seule raison. s'écrient : « Je laisse mes péchés derrière moi »,
Tout est loin, cependant, de nous être devenu tandis qu'ailleurs les habitants qui se baignent
clair, dès lors que nous avons reconnu en Fors dans la mer y laissent aller de l'osier à la dérive
Fortuna une divinité liée aux eaux et présidant en disant: «Que mes maladies s'en aillent!».
au solstice d'été. Il nous reste, pour comprendre C'est dans le même esprit, du moins le
pleinement le sens de l'intervention et, par suite, croyaient-ils, qu'à Naples, au XVIe siècle,
la nature de la déesse, à préciser la valeur de ces hommes et femmes se baignaient nus ensemble pour
rites aquatiques, accomplis lors d'une fête qui se purifier de leurs péchés. Les animaux, eux
n'en est pas moins avant tout celle du feu aussi, participent à ces rites bienfaisants : de
solaire. Frazer lui-même a relevé nombre même qu'on les fait passer à travers les feux de
d'exemples où, dans des domaines religieux qui joie ou marcher sur leurs cendres, on les baigne
ne sont ni lointains ni exotiques, la célébration dans la mer ou les rivières pour les protéger
du solstice d'été donne lieu à des bains ou à des contre les maladies. L'étendue géographique de
aspersions rituelles qui coexistent avec les ces pratiques n'est pas moins remarquable : elles
traditionnels «feux de la Saint- Jean»88. Ce que l'on sont répandues, comme le souligne Frazer, dans
recherche partout, c'est le contact physique avec tous les pays d'Europe, «de la Suède au nord à
l'eau, sous toutes les formes où elle existe dans la Sicile au sud, et de l'Irlande et l'Espagne à
la nature : dans la rosée du matin, dans la mer, l'ouest à l'Estonie à l'est»90, mais aussi sur l'autre
les fleuves et les sources. Car les eaux passent rive de la Méditerranée, en Afrique du Nord et
pour acquérir, le jour de la Saint-Jean ou la nuit notamment au Maroc, où elles sont sans aucun
qui précède, des vertus merveilleuses : elles doute antérieures à l'Islam. Preuve que ces
guérissent des maladies présentes et préservent coutumes, loin d'être propres à l'Europe
de tous les maux à venir, elles purifient et chrétienne, appartiennent à un fonds de croyances
ancestrales91, attestées depuis l'antiquité, puis-

88 L'étude la plus détaillée sur les rites du solstice est celle


du Golden Bough, 3e éd., Londres, 1911-1915, IV: Adonis, 89 Frazer, Adonis, Attis, Osiris, I, p. 248 (à Cologne): «the
Attis, Osiris, I, p. 246-250 (sur les rites de l'eau) ; VII : Balder common folk, especially the women, believed that to wash in
the Beautiful, I, p. 160-219 (The Midsummer Fires); 328-346 the river on St. John's Eve would avert every misfortune in
(The Interpretation of the Fire-Festivals); II, p. 21-44 (sacrifices the coming year»; Sébillot, op. cit., p. 374: «les adultes se
humains par l'eau et par le feu). Résumé dans Fasti, IV, baignaient jadis dans la Meuse après avoir fait le signe de la
p. 333-335. Dans un domaine plus précis, on pourra croix, persuadés qu'ils étaient à l'abri de tout malheur et
compléter cette documentation par P. Sébillot, Le folklore de qu'ils pouvaient ensuite se jeter à l'eau sans se noyer, ou
France, Paris, II, 1905, p. 160 sq. (bains dans la mer, dans tout naviguer sans danger sur les fleuves».
le midi de la France); p. 282 sq. (sources guérisseuses); 90 Balder the Beautiful, II, p. 29.
p. 374 sq. (vertus des rivières) ; A. Van Gennep, Manuel de 91 Comment expliquer que les mêmes rites se retrouvent
folklore français contemporain, Paris, I, 4, 1949, p. 1928-1963 d'une extrémité à l'autre de l'Europe? Plutôt que de leur
(«La Saint- Jean, le soleil et les eaux»); et, en outre, se attribuer une source commune et de supposer que des
reporter à la synthèse de F. Berge, Folklore religieux, dans pratiques d'origine orientale se seraient répandues dans
Histoire générale des religions, Paris, 1960, p. 449-452. l'Europe méditerranéenne, puis sur le reste du continent,
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 217

que saint Augustin déjà et saint Césaire d'Arles s'arrêter (solstitium), au moment donc où un
condamnaient les bains de la Saint- Jean dans la surcroît d'énergie vitale lui est nécessaire;
mer, les sources, les étangs ou les fleuves comme destinés aussi, en retour et par la même magie
autant de pratiques héritées du paganisme92. sympathique, à procurer aux hommes et aux
Quel était donc le but de ces coutumes, et plantes la lumière et la chaleur solaires dont
quel était leur lien avec les rites du feu? Ces dépend leur existence. D'où la coutume de
baignades, ces aspersions rituelles avaient-elles danser autour des feux allumés, de sauter
uniquement un rôle purificateur, comme la pardessus leurs flammes et d'y faire sauter les
croyance en leur pouvoir de guérison pourrait le animaux pour les guérir et les garantir contre
suggérer, ou répondaient-elles à des besoins, à tous les fléaux, ainsi que pour aider à leur
des intentions de caractère plus universel? Fra- multiplication. De même, les flammes ou les
zer ne s'est guère interrogé sur ce folklore des cendres de la Saint-Jean passent pour favoriser
eaux qui, pourtant, tient une place si riche dans la croissance des récoltes, assurer une vendange
la fête du solstice. Pour lui, ces rites de l'eau abondante, et promettre aux femmes mariage et
étaient accessoires et c'est aux rites du feu, maternité95. Ainsi s'exprime la croyance au
partie majeure de la fête, qu'il a donné le pouvoir fécondant des feux de joie, qui agit sur les
meilleur de son attention; non sans indiquer, êtres humains aussi bien que sur le monde
néanmoins, que leur parallélisme invitait à animal ou végétal. Mais le feu est aussi l'élément
interpréter dans le même sens cette double série de purificateur et destructeur de toutes les forces
pratiques93. Il est donc aisé de combler cette mauvaises, qu'elles soient matérielles ou
lacune et d'expliquer les rites de l'eau de la spirituelles96; c'est l'autre bienfait que lui demandent
Saint-Jean par analogie avec ses rites du feu, les hommes, le remède souverain qu'ils en
puisque, loin d'être isolés, ils en sont le attendent. Purification et fécondation : telles
nécessaire complément94. Selon Mannhardt, les feux sont les vertus du feu que visent à stimuler les
de joie et les roues enflammées, image du soleil, rites du 24 juin.
qu'on fait dévaler des hauteurs sont des Pourtant, quel que soit le pouvoir bénéfique
«charmes solaires» destinés, par la vertu de l'action des feux de la Saint- Jean, quelle que soit
magique, à aider l'astre au moment où, parvenu l'allégresse populaire de cette fête, mêlée de chants
au plus haut de sa course, il semble s'affaiblir et et de danses, de cris de joie et de pratiques
pittoresques, il y est d'autres rites qui gardent la
trace effrayante d'anciens sacrifices humains,
Frazer préfère penser que ces rites semblables traduisent dont les vestiges persistent sous la forme de
des croyances identiques, fondées sur des besoins eux aussi victimes de substitution : ainsi les mannequins
identiques. D'où leurs ressemblances originelles, plus fortes ou les animaux qu'on brûle dans les flammes, ou
que les différences de détail, et qui purent s'accentuer par la
suite sous l'influence de l'Orient et l'action uniformisante de les hommes qu'on fait semblant d'y jeter97. A la
Rome et de l'Église (Adonis, Attis, Osiris, I, p. 249 sq.). fois rite d'expulsion, qui vise à éliminer les
92 Augustin dans le sermon 196, In natali Domini: natali fléaux et les esprits mauvais en les livrant au feu
Iohannis . . . de solemnitate superstitiosa pagana Christiani ad purificateur; rite de propitiation, qui s'efforce
mare ueniebant et ibi se baptizabant (Migne, XXXVIII,
col. 1021, 4); et Césaire dans le sermon De reddendis decimis,
longtemps attribué à Augustin lui-même (App., serm. 277;
Migne, XXXIX, col. 2268, 4; cf. P. Piper, Superstitiones et 95 Frazer, Balder the Beautiful, I, p. 164 et 337-339.
paganiae Einsidlenses, Mélanges É. Châtelain, Paris, 1910, 96 C'est au feu qu'on livre les sorciers; de même, les
p. 304, ms. du VIIIe siècle) et dont l'auteur, maintenant, ne animaux qu'on brûle au solstice dans des paniers, chats,
fait plus de doute : ne ullus in festiuitate sancii Iohannis aut in serpents, crapauds, appartiennent à la faune infernale
fontibus aut in paludibus aut in fluniinibtis nocturnL· aut (F. Berge, op. cit., p. 451). Au Moyen Age, on croyait que les
matutinis horis se lauare praesumat: quia ista infelix consue- feux du solstice mettaient en fuite les dragons malfaisants
tudo adhuc de paganorum obseruatione remansit (G. Morin, (Frazer, Balder the Beautiful, 1, p. 161).
Corpus Christianorum, CHI, 2e éd., Turnhout, 1953, p. 146, 97 Comme lors de la fête du Loup vert à Jumièges (Frazer,
serm. 33, 4). Balder the Beautiful, I, p. 185 sq.; cf. F. Berge, op. cit., p. 451).
93 Balder the Beautiful, II, p. 31. Nous savons par César que de tels sacrifices étaient en usage
94 La signification de cet ensemble rituel est analysée par chez les Gaulois, qui remplissaient d'hommes vivants de
F. Berge, loc. cit., sous le titre révélateur: Juin: feu et gigantesques mannequins d'osier, auxquels ils mettaient le
eau feu (BG 6, 16, 4).
218 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

d'apaiser les puissances divines, toujours agissent sur le soleil, les rites de l'eau agissent
redoutables; mais aussi, et plus encore sans doute, sur la pluie. Mais cette action magique peut être
appel à la valeur revigorante du sacrifice, où à double fin et destinée soit à l'appeler, soit à la
l'offrande d'une victime vient en aide à la vitalité conjurer.
menacée du soleil. Fait révélateur : les eaux, elles Sans doute n'est-ce pas un hasard si
aussi, peuvent être mortelles à la date du l'opposition que nous avons constatée entre la
solstice. Frazer rappelle en effet que plusieurs cours confiance dans le pouvoir bénéfique des eaux et la
d'eau d'Allemagne passent pour être dangereux crainte de leur puissance maléfique coïncide, au
à l'époque de la Saint-Jean : il ne faut pas s'y moins partiellement, avec une opposition
baigner, y pêcher, ni se laisser attirer dans leurs géographique entre l'Europe du Nord et l'Europe
eaux. Les riverains du lac de Constance du Midi. C'est en Allemagne surtout que les
éprouvent les mêmes craintes. Les pêcheurs se humains, avides de lumière solaire, sont éloignés
gardent d'aller en mer. Loin donc d'être toujours de l'eau par des interdits effrayants, tandis que,
considérées comme bienfaisantes, les eaux font dans les régions du sud brûlées par le soleil,
également régner des terreurs superstitieuses en domine très largement l'autre attitude et que les
ce jour où l'esprit du fleuve, où la mer menacent hommes y demandent à des rites positifs et
la vie des hommes. La tradition populaire en salutaires de leur procurer le secours vivifiant
garde le souvenir dans diverses croyances ou des eaux. Ainsi l'association, lors de la fête du
proverbes, qui parlent de mort par noyade, et solstice, des charmes de l'eau et du feu traduit-
même, parfois, l'on jetait à l'eau un homme et un elle à la fois le conflit éternel et la nécessaire
arbre de mai : forme atténuée d'une pratique union des deux éléments101. C'est, selon les
plus cruelle et preuve que, sans nul doute, « dans besoins vitaux des divers groupes humains, l'un
l'Europe païenne l'eau, comme le feu, réclamait ou l'autre des deux aspects qui l'emporte : soit la
une victime humaine le jour du solstice»98. crainte des eaux malfaisantes, d'un été pluvieux
Nous sommes en mesure, maintenant, de et sans soleil; soit un besoin égal du soleil, mais
comprendre le rôle de ce qu'on peut appeler les aussi l'appel à la pluie sans qui la chaleur est
«charmes de l'eau» dans la fête de la Saint- Jean, source de mort plus que de fécondité agraire et
et l'ambivalence qu'ils ont dans le folklore de vitalité. La pensée magique se meut à l'aise
européen. Les bains rituels du solstice ou les parmi ces croyances contradictoires et elle
aspersions d'eau qui leur sont équivalentes ont le don n'hésite pas à utiliser les mêmes rites à des fins
de purifier et de guérir. Mais ce serait se opposées, soit, en nos climats, pour écarter la
méprendre que de les limiter à cette action pluie à la veille de la moisson ou de la fe'naison,
curative. Les eaux n'ont pas seulement une vertu soit, sous d'autres cieux, pour éviter la
cathartique, celle de chasser les maux du corps sécheresse redoutable d'un été sans eau. Les rites de
et les souillures de l'âme. Purifiantes, elles sont juin rejoignent alors les pratiques ancestrales de
aussi fécondantes, principe de vigueur et de «magie de la pluie». Mais aussi, et en un sens
fertilité : elles donnent aux animaux et aux plus large, ils s'enracinent dans les mêmes
humains qui se plongent en elles force et vitalité croyances que les grands mythes de la pluie
pour tout le reste de l'année; elles écartent le fécondante et ils demandent aux eaux le bienfait
malheur et mettent à l'abri de tout danger". essentiel de la vie et de la prospérité agraire.
Elles sont promesse et source miraculeuse de Le double pouvoir de féconder et de purifier
vie. D'où leur alliance, au solstice, avec le feu que possèdent les eaux et qui est comme exalté
doué des mêmes pouvoirs. Feu et eau sont
nécessairement liés : « pour la pensée magique,
l'un et l'autre sont signes de pureté et de 101 Sur la signification du feu et de l'eau, cf. les analyses
fertilité»100 et, de même que les rites du feu classiques de G. Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris,
1949, et L'eau et les rêves, Paris, 1942 (notamment les
p. 129-137 sur l'union des deux éléments). Également,
M. Eliade, Traité d'histoire des religions, p. 115-118 et 165-167;
98 Balder the Beautiful, IL p. 26-29. et, dans un domaine plus spécialisé, M. Ninck, Die Bedeutung
99 Cf. les textes cités supra, p. 216, n. 89. des Wassers im Kuh und Leben der Alten, Philologus, Suppl.
100 F. Berge, op. cit., p. 453. XIV, 2, 1921, p. 1-190.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 219

à la date du solstice explique suffisamment le devait assister pieusement à ces cérémonies,


rite romain du 24 juin. Il existe cependant, entre après lesquelles avait lieu la seconde partie, de
le folklore commun de l'Europe moderne et la loin la plus attrayante, du dies Fortis Fortunae,
Tiberina descensio, deux discordances qu'il avec les promenades en barque et les beuveries
convient de justifier. La foule qui célébrait la fête ne qui se prolongeaient tard dans la nuit. Où se
prenait pas de bain dans le Tibre, mais elle se déroulait cette fête fluviale? aux abords du
contentait de sillonner en barque le cours du temple le plus ancien, celui du premier mille?
fleuve et de s'y livrer à des sortes de jeux sur la partie du Tibre comprise entre les deux
nautiques. D'autre part, il ne paraît pas que temples? nous l'ignorons. Ovide, quand il décrit
Rome ait associé aux rites de l'eau les rites du la fin de la Tiberina descensio et le départ des
feu dont, partout ailleurs, nous constatons fidèles, se contente d'évoquer l'un de ces dévots
l'existence. Faut-il supposer, comme le suggérait Fra- qui ont trop joyeusement fêté Fors Fortuna,
zer, que la pratique du bain rituel était suburbana rediens male sobrius aede. Les deux
également observée à Rome102, mais qu'Ovide aurait autres allusions du passage aux temples de la
passé sous silence ce détail? La chose est déesse, in Tiberis ripa mimera régis, templa
possible, mais non nécessaire. Possible, car nous propinqua deaeW4, se réfèrent à leur situation ou à
ne connaissons que des fragments de la fête leur origine servienne plus qu'au culte dont ils
romaine du 24 juin. Si le récit d'Ovide en décrit étaient le siège. Telle est la part, singulièrement
les réjouissances profanes avec assez de réduite, du sacré dans la description du poète.
précision pour que nous puissions en imaginer La brièveté de ces mentions suffirait à prouver,
l'atmosphère de kermesse populaire, en revanche, s'il en était besoin, qu'à l'époque de Cicéron et
la partie proprement religieuse de la cérémonie d'Ovide, le dies Fortis Fortunae était avant tout
nous échappe entièrement. une occasion de réjouissances pour le menu
Nous ne savons rien du culte rendu à Fors peuple de Rome. De tout temps, la religion
Fortuna, du sacrifice qui commémorait la populaire a su concilier aisément la révérence
fondation de ses sanctuaires, en leur natalis du 24 due aux dieux et la plus grande joie de leurs
juin, ni des formes selon lesquelles il était fidèles. A la fin de la République et au début de
célébré. Il se peut que les rites majeurs de la fête l'Empire, le souvenir de la bonne déesse qui
aient été accomplis au temple du premier mille, avait favorisé l'ascension de Servius devait
et que celui du sixième mille n'ait joué qu'un demeurer vif dans le cœur des petites gens,
rôle secondaire. Mais, même s'il était plébéiens ou esclaves. Mais la Tiberina descensio
inégalement partagé entre les deux centres du culte, avait subi la même régression du sacré que, dans
nous devons supposer au moins un double l'Europe chrétienne, les feux de la Saint-Jean,
sacrifice. C'est ce qui ressort clairement à la jusqu'à devenir une manifestation beaucoup plus
lecture des calendriers impériaux: Forti folklorique que religieuse. Le sens originel du
Fortunae trans Tiberini ad milliarium primum et sex- rite, la demande des eaux bienfaisantes et
turn103. La foule venue de Rome en pèlerinage, à purifiantes, et le sentiment du sacré lié au mystère
pied ou en barque comme l'indique Ovide, des énergies naturelles, dispensées par Fors
Fortuna, devaient être alors bien oubliés de la
population romaine.
Il n'est pas nécessaire pour autant, quelles
102 Fasti, IV, p. 335. Elle est attestée, sous une forme très que soient les lacunes de notre information et
proche de celles que nous citions ci-dessus, p. 216, dans la quelle qu'ait pu être la dégradation de la fête au
fête mystérieuse de la Maiuma, également célébrée en Orient cours des siècles, de supposer un bain rituel qui
et lors de laquelle les premiers magistrats de Rome, venus à
Ostie en procession, y participaient à un bain de mer eût complété l'action des jeux nautiques. Trois
col ectif, qui dégénérait en scènes licencieuses : fête que, fêtes de l'eau, analogues à la Tiberina descensio
d'ordinaire, l'on place, étant donné son nom, au mois de mai et qu'on dans leur déroulement et leurs intentions, et
associe au culte de Maia, mais que J. Carcopino fixe en août
et qu'il rattache au cycle des Volcanalia (Virgile et les origines
d'Ostie, 2« éd., Paris, 1968, p. 130-133; cf. J. Le Gall,
Recherches sur le culte du Tibre, p. 45, n. 2). Fast. 6, 776; 784 sq. (cf. le texte cité supra, p. 207,
103 Fast. Amit. et Esquil. ; cf. Mag. (supra, p. 199, n. 2). n. 36).
220 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

toutes trois instructives à des titres divers, ne autant modifiés109. Comme on peut le supposer
semblent pas en avoir comporté, et il n'apparaît de la Tiberina descensio, la fête de la crue du Nil
nullement que leur efficacité en ait été se composait de deux parties, l'une sacrée,
diminuée. Dans ces fêtes, en revanche, un rôle l'autre profane. La partie liturgique, qui était
important était dévolu aux barques, comme si l'apanage des prêtres et se célébrait à l'aube,
les deux modes d'action rituelle pouvaient se comportait une procession vers le Nil, des
substituer l'un à l'autre. Tel était le cas de la fête prières et des offrandes au fleuve. Puis le vase d'eau
du solstice à Riga105. C'était avant tout une fête sacrée, les statues des dieux, tout le cortège
des fleurs, répandues à profusion dans toute la sacerdotal regagnaient le sanctuaire. Alors
ville, et durant laquelle, tard dans la nuit, la s'épanouissait librement la fête profane, qui avait
foule défilait en musique dans les rues ou sur commencé dès la nuit précédente par une
des barques ornées de fleurs comme celles, elles veillée aux lumières, où l'on était attentif à la
aussi parées de couronnes, coronatae Untres, qui montée des eaux. Sur les bords du Nil et sur le
évoluaient sur le cours du Tibre106. Les deux fleuve même, c'était une explosion d'allégresse :
autres fêtes, celle de la crue du Nil et la Fête des «le peuple se livrait aux réjouissances,
Merveilles qui, jadis, avait lieu sur le Rhône, promenade en bateau, chants, danses; on buvait un
n'appartiennent plus à la célébration peu d'eau nouvelle, puis on faisait d'abondantes
proprement dite du solstice, mais au cycle plus vaste de ripailles, suivies enfin d'un profond
juin et de juillet. Ce léger décalage sommeil»110.
chronologique n'est pas rédhibitoire. Car notre Malgré tout ce qui sépare la chatoyante
comparaison peut légitimement s'étendre, en deçà et au liturgie égyptienne111 et le ritualisme plus
delà de la crise du soleil, à une période plus pauvre du culte romain, cette évocation d'une fête
ample de l'année, celle qui se situe à l'approche de l'eau antique, si elle ne permet pas de
de l'été ou à son début, et dont les rites reconstituer la partie sacrificielle qui s'en est
s'expliquent par les mêmes besoins. C'est ainsi entièrement perdue, nous aide du moins à
que, dans le folklore européen, les fêtes qui mieux comprendre ce mélange de ferveur
précèdent ou suivent cette date cruciale forment religieuse et de kermesse sans retenue qui devait
un ensemble rituel homogène dont les caractériser la Tiberina descensio. En ce qui
dominantes, qui répondent aux préoccupations les concerne la partie profane, les promenades en
plus vives des hommes en cette saison, sont l'eau bateau communes aux deux célébrations sont un
et le feu comme lors de la fête du trait spécifique des fêtes fluviales. Le reste,
solstice107. réjouissances et festins, tombe dans le domaine
C'est à cette même saison, et la comparaison universel où se rejoignent toutes les fêtes
avec un rituel antique est d'autant plus populaires. Néanmoins, au delà de ce qui peut
intéressante, qu'appartenait la fête de la crue du Nil. A paraître banal, les deux fêtes révèlent des intentions
l'époque romaine, elle avait lieu sitôt après le profondes qui sont identiques : saluer les
solstice d'été108; mais le rapprochement est sans bienfaits des eaux fertilisantes et bénéficier de leurs
signification, car il n'est dû qu'aux altérations du vertus exceptionnelles, lorsqu'elles sont en leur
calendrier égyptien à travers les siècles. nouveauté ou lors du solstice; mais aussi, et plus
Primitivement, elle était célébrée en juillet et elle encore, aider, par le moyen de l'action rituelle et
sacralisait le débordement du fleuve. A la date de la piété humaine, les forces divines de la
fixée sous la conquête romaine, ses eaux nature à accomplir leur œuvre. De même que la
commençaient seulement à monter, mais ni le sens
ni l'atmosphère de la fête n'en étaient pour
109 Cf. dans D. Bonneau, La crue du Nil, Paris, 1964, le
chapitre sur « Les fêtes de la crue du Nil », en particulier les
105 Frazer, Balder the Beautiful, I, p. 177 sq. p. 361-368; 393-398; 413420.
106 Sur les Untres, qui étaient les longues et étroites 110 Ibid., p. 364.
embarcations en usage sur le fleuve, J. Le Gali, Le Tibre, 111 Cf. la description de D. Bonneau, op. cit., p. 396-398:
fleuve de Rome, dans l'antiquité, p. 216-220. prêtres, danseurs, au son de la flûte et du tambourin,
107 Cf. F. Berge, op. cit., notamment p. 453 sq.. porteurs de palmes et figurants de toute sorte composaient
108 Plin. NH 5, 57 et 18, 167. un cortège d'une centaine de personnes.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 221

fête égyptienne avait pour but de constater la reaux»115. Analogue aux fêtes du solstice par
crue du Nil et, par des présents et des prières, l'union du feu et de l'eau, c'est, sous une version
de «l'encourager à atteindre, dans les semaines christianisée et malgré la différence de date,
suivantes, la hauteur désirée»112, de même, à l'équivalent le plus proche que nous puissions
Rome, il s'agissait, dans un esprit peut-être plus trouver de la Tiberìna descensio : promenades en
magique que religieux, d'appeler la pluie et les barque loin de la ville, jeux sur le fleuve, il n'est
eaux représentées par le cours du fleuve113, de pas jusqu'à la présence des jeunes gens qui ne
stimuler la puissance défaillante des eaux en vue soit commune aux deux fêtes.
de la crise estivale. Le rite des barques, lors de la Tiberina
Tel est bien, en effet, le but essentiel de la descensio, n'a donc rien d'exceptionnel : il se
Tiberina descensio et, en cela, les nombreuses rattache à une tradition cultuelle aussi bien
barques profanes qui sillonnaient le Tibre attestée que les autres rites de l'eau pratiqués à
n'avaient pas une fonction différente de la la Saint- Jean. La navigation sur le fleuve est une
barque unique et sainte, de la «barque cultuelle» forme de contact avec les eaux qui, pour être
chargée d'un reliquaire et portée en procession plus symbolique, n'en est pas moins comparable
dans les rues en guise de char ou effectivement aux baignades et aux aspersions : le fidèle qui
lancée sur les eaux, lors des cérémonies de descend le cours du fleuve peut, tout autant que
bénédiction de la mer en Provence, ou dans les celui qui s'y plonge, abandonner à l'eau ses
villes riveraines du Rhône114. Comme les fêtes souillures et regagner la rive purifié de toute
du solstice, ces cérémonies reproduisent des maladie, régénéré et revivifié. Mais la fête
rites de magie agraire, destinés à provoquer la nautique possède une efficacité propre que n'ont
pluie fertilisante et, plus généralement, l'action pas les bains rituels ou que, du moins, ils n'ont
salutaire des eaux dont les chutes de pluie, pas au même degré : elle est une offrande
tombant des hauteurs célestes, ne sont que le adressée aux eaux et, plus qu'une simple preuve
signe le plus évident. C'est au même ensemble de piété, un véritable don d'énergie. Si, par le
géographique et rituel que se rattache une fête bain sacré, le fidèle recueille passivement les
autrefois célébrée sur le Rhône, entre Lyon et bienfaits des eaux, celui qui les sillonne de sa
Vienne, la Fête des Merveilles qui, le 2 juin, barque exerce sur elles une action, qui a la vertu
rassemblait la jeunesse des deux villes en de les ranimer. Sans oublier que les jeux du 24
l'honneur de saint Pothin et de ses compagnons juin sur le Tibre étaient un divertissement
martyrs. «Les jeunes gens se livraient à des populaire, non des ludi au sens propre, les
joutes fluviales, devant le lieu dit Pierre-Bénite, évolutions des barques sur le fleuve, l'effort des
sous les yeux du clergé. Le soir, de grands feux rameurs n'en constituaient pas moins un
étaient allumés au bord de l'eau, et leurs déploiement de forces dont l'efficacité magique
cendres répandues à sa surface, en souvenir des était identique à celle des ludi. De même que la
cendres des martyrs dispersées par leurs bour- fonction des jeux est de rajeunir périodiquement
les puissances vitales des dieux et des âmes des
morts, de lutter contre leur dépérissement et
d'entretenir leur existence116, de même la fête
"2Ibid., p. 394.
113 D. Bonneau, op. cit., p. 361, suggère que le culte rendu qui se célébrait sur le Tibre, et dont Ovide décrit
au débordement du fleuve a pu tirer son origine d'un culte la liesse populaire et les réjouissances toutes
préhistorique de la pluie, ce qui le rapprocherait davantage
encore de la fête romaine.
114 Ces fêtes, célébrées sur toute la côte méditerranéenne
(aux Saintes-Mariés, à Monaco, Fréjus, Saint-Tropez, Colliou- 115 F. Berge, op. cit., p. 453. Cf. A. Audin, Les rites solsti-
re), à Tarascon (lors de la procession de la Tarasque), Arles ciaux et la légende de saint Pothin, RHR, XCVI, 1927,
et Avignon (aux Rogations), ont été spécialement étudiées p. 147-174.
par F. Benoît, L'immersion des reliques, les processions 116 Cf. A. Piganiol, Le sens religieux des jeux, dans
riveraines et le rite de la «barque cultuelle» en Provence, Revue de Recherches sur les jeux romains, Strasbourg-Paris, 1923, p. 137-149. A
Folklore français et de Folklore colonial, VI, 1935, p. 75-108 et cet égard, le rite non sanglant de la Tiberina descensio avait
184; également Le rite de l'eau dans la fête du solstice d'été en la même valeur revigorante que l'offrande d'une victime
Provence et en Afrique, Revue anthropologique, XLV, 1935, humaine, dont Frazer a retrouvé des traces dans les fêtes de
p. 13-30. l'eau de la Saint- Jean (cf. supra, p. 218).
222 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

profanes, devait être à l'origine une célébration et c'est encore le solstice malfaisant qui donne
rituelle destinée, par les forces qu'elle mettait en son nom aux maladies de l'été, au solstitialis
œuvre sur les eaux, par les remous qu'elle morbus dû aux excès de la température120. C'est
suscitait en elles, à réveiller leur vigueur cette hantise de la chaleur, répandue dans les
affaiblie, à revigorer magiquement leur vitalité, en campagnes du Latiufn et si manifeste encore
une période critique du cycle solaire et avant les dans l'agronomie impériale, c'est le besoin
redoutables chaleurs de la Canicule. Comme les essentiel de l'eau, nécessaire à la vie des êtres et des
rites du feu qui, ailleurs, permettent au soleil plantes durant les mois desséchés de l'été qui,
d'accomplir victorieusement le «passage» du en l'état archaïque de la religion romaine, ont
solstice, la Tiberina descensio, fête du fleuve, donné naissance aux rites du solstice, tels qu'ils
venait au secours des eaux menacées : elle les étaient pratiqués lors de la Tiberina descensio.
stimulait, elle leur infusait les forces neuves qui On comprend aisément que, dans ces
leur permettraient, à elles aussi, de triompher de conditions, le Soleil n'ait pas eu sa part des rites
la crise cosmique. romains du solstice. Rien ne permet de croire,
Quel était donc- le péril auquel il fallait en effet, que la fête de l'eau que nous
soustraire les eaux et, avec elles, tous les vivants connaissons au temps de Cicéron et d'Ovide ne soit que
dont le salut leur était lié? Celui-là même que le résidu de pratiques plus complètes, dont une
représentait le feu solaire. Car, au début de l'été partie, celle qui concernait les «charmes» du
méditerranéen, le soleil apparaît plus redoutable feu, serait tombée en désuétude. Il faut nous
que menacé, et c'est précisément à l'époque du rendre à l'évidence: la fête romaine du solstice
solstice que ses effets funestes commencent à se d'été ne comportait aucun rituel solaire. Mais ce
faire sentir. C'est alors le début des grandes qui pourrait passer pour un paradoxe ne
chaleurs, de la période néfaste qui, jusqu'à la fin s'explique que trop bien par la psychologie
de la Canicule, apporte aux plantes, aux religieuse du Romain et par les conditions
animaux, aux hommes nuisances et calamités. Si la climatiques dans lesquelles il vivait. Si faible qu'ait été-
Canicule est la période pestilentielle par l'intérêt de la religion romaine classique pour le
excellence117, l'époque du solstice n'est pas moins culte solaire et les grands rythmes cosmiques, il
inquiétante. Dès la seconde quinzaine de juin, et est certain que les religions italiques n'ont
même dès les ides, le 13, les jours deviennent ignoré ni les crises astronomiques, ni les vertus
torrides; id. Iun. color incipit, écrit Columelle surnaturelles du feu. Le culte gentilice dont les
qui, presque aussitôt, répète : Vili et VII et VI Aurelii, d'origine sabine, honoraient le Soleil121;
kal. lui. solstitium, Fauonius et calorn%. Avec le la place modeste, mais réelle, de Sol Indiges
solstice et les ardeurs de l'été, apparaissent dans le férial romain122; la double sacralisation
l'appréhension de la sécheresse et des maladies,
la crainte devant le tarissement des eaux
purifiantes et guérisseuses, seul recours des humains l'antiquité d'après les Géorgiques de Virgile, Paris, 1928,
en cette saison malsaine. Les conditions de p. 95.
climat idéales que souhaite le paysan - mais no pj fri 544 . ies Syriens eux-mêmes, affirme l'esclave
n'est-ce pas chimère? -, c'est la pluie au solstice Stasime, sont, malgré leur résistance, victimes de ces
insolations mortelles (si, toutefois, tel est bien le sens. A. Ernout,
et un ciel serein en hiver: Les Belles Lettres, hésite entre deux traductions : « coups de
umida solstitia atque hiemes orate serenas, soleil» ou « fièvre chaude»).
agricolae . . ,119, 121 Ausel en sabin? selon la conjecture (P. Kretschmer,
Einleitung in die Geschichte der griechischen Sprache,
Göttingen, 1896, p. 83 sq.; W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer
Eigennamen, p. 468; Wissowa, RK2, p. 315 et n. 3) formée
d'après les textes de Varr. LL 5, 68 et Fest. Paul. 22, 5. Cf. J.C.
117 A la Canicule, les mers et les étangs bouillonnent et le Richard, Le culte de «Sol» et les «Aurelii» : à propos de Paul.
vin fermente dans les celliers, sous l'effet de la chaleur (Plin. Fest. p. 22 L., dans L'Italie préromaine et la Rome républicaine.
NH 2, 107). Mélanges J. Heurgon, Rome, 1976, IL p. 915-925.
118 11, 2, 49. 122 Le 9 août, au Quirinal (F. Amit, Allif., Vali, CIL I2,
119 Verg. georg. 1, 100 sq. Sur le précepte de Virgile, Plin. p. 217, 240, 244, 324; /. /., XIII, 2, p. 148 sq, 180 sq., 190 sq.,
NH 17, 13-14, et la note de J. André dans son éd. des Belles 493), et lors des Agonalia (plutôt que Agonium ou Agonia; cf.
Lettres, § 13, p. 117; ainsi que R. Billiard, L'agriculture dans A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 393 sq.) du 1 1 décembre (F. Amit.,
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 223

du solstice d'hiver, d'abord, semble-t-il, par les sibles aux excès du feu solaire qu'à son
Agonalia du 11 décembre, puis, le 21, par les insuffisance. Nul besoin donc, à la fin de juin, d'aider
Diualia, incitent à penser que les plus anciens rituellement le soleil. Au contraire, il était urgent
Romains avaient aussi une connaissance de garantir l'univers de son feu dévorant. Le seul
objective du solstice d'été. Par ailleurs, il est bien remède, en ce péril, était de faire appel à l'autre
connu que des rites du feu, purificateur et élément, antagoniste, mais aussi complémentaire
fécondant, étaient pratiqués par les «Loups du du feu, et assez mystérieusement uni à lui pour
Soracte», les Hirpi Sorani, qui marchaient pieds annuler les effets de son incandescence127. Ainsi
nus sur des charbons ardents123, et, à Rome le caractère partiel de la fête du 24 juin,
même, aux Cerialia du 19 avril124, puis aux Parilia uniquement consacrée aux rites aquatiques, ne
du 21, où bergers et troupeaux sautaient s'explique-t-il ni par l'oubli ni par
pardessus les feux de joie125, comme lors des fêtes· l'incompréhension de rites solaires primitifs, mais par une
de la Saint- Jean. méconnaissance volontaire. L'indifférence des
Ainsi donc, si les Romains n'ont pas sacralisé Romains aux cycles astronomiques, trop
le solstice d'été par des rites solaires, ce n'était éloignés du monde terrestre et des activités
ni par ignorance de l'événement cosmique qui humaines, leur extrême attention, au contraire, à tout
s'accomplissait, ni par incapacité d'y remédier. ce qui favorise ici-bas l'action pratique et son
C'était, plus simplement, parce qu'ils ne le efficacité128, les ont amenés à négliger une crise
ressentaient pas comme une crise, en la saison où solaire qui se déroulait dans les· hauteurs du ciel
ils voyaient le soleil dans toute sa force. Cette et n'avait point d'effet sur la société des
crise, ils la percevaient et ils aidaient à la hommes, pour concentrer la totalité de leurs
résoudre le 21 décembre. Le 24 juin, ce n'était préoccupations sur l'eau, problème quotidien,
nullement le soleil qui leur apparaissait en immédiatement indispensable à leur survie, à celle de
détresse126, mais les eaux. Les anciens, si l'on en leur bétail et de leur agriculture.
croit le mythe de Phaéthon, ont été plus sen- Deux facteurs se sont ainsi conjugués: la
quête vitale de l'eau dans les pays
méditerranéens, où les ravages du feu solaire sont un péril
Maff., Praen., Ant, Ost., CIL F, p. 226, 237, 245, 249, 336; /. /., plus redoutable que la crise du solstice; d'autre
XIII, 2, p. 83, 106, 136 sq., 198 sq., 210, 535 sq.). part, la faible aptitude de l'esprit romain à la
123Verg. Aen. 11, 785-788 et Serv., ad loc, cf. Plin. Ν Η 7,
19. pensée cosmique, pour limiter aux seuls rites de
124 Sur le lâcher des renards en feu aux Cerialia, cf. l'eau la fête tiberine du solstice d'été. Là où le
J. Bayet, Les «Cerialia», altération d'un culte latin par le mythe folklore européen associe l'eau et le feu, le férial
grec, RBPh, XXIX, 1951, p. 5-32; 341-366; et H. Le Bonniec, romain, hanté par le tarissement des eaux,
Le culte de Cérès à Rome, p. 116-122; et Les renards aux multiplie au contraire les fêtes aquatiques. Avant
Cerialia, Mélanges Carcopino, Paris, 1966, p. 605-612.
125 Ovid. fast. 4, 727; 781-792, où le poète s'interroge sur la la période la plus brûlante de l'été, entre le
valeur du feu, purifiant et fécondant comme l'eau, qui lui est début de juin et le lever de la Canicule, le 23
à la fois ennemie et associée; et 805. juillet, se succèdent les rites dont l'objet corn-
126 II existait cependant aux Matralia du 11 juin - qui,
d'ailleurs, coïncidaient avec une autre fête de Fortuna, celle
du Forum Boarium - un rite dont G. Dumézil a montré la
signification solaire : les dames romaines y prenaient dans 127 Un exemple cité par Frazer permet de croire que cet
leurs bras leurs neveux, à l'imitation de Mater Matuta, la antagonisme entre l'eau et le feu était clairement ressenti
déesse de l'aurore qui choie son neveu le Soleil (cf. infra, par les populations et qu'il pouvait s'exercer dans un sens ou
p. 311). Il y aurait donc eu, aux deux solstices, même dans l'autre : à Château-Thierry, au XIXe siècle, on croyait
duplication rituelle: les 11 et 21 décembre, les 11 et 24 juin. encore que les feux de la Saint-Jean avaient le pouvoir de
Mais, si les deux fêtes hivernales de décembre peuvent faire cesser le mauvais temps quand le mois de juin était
s'expliquer par un besoin inquiet d'efficacité, les rites de juin particulièrement pluvieux (Balder the Beautiful, I,
semblent être d'origine et d'intention différentes. Tout p. 187 sq.).
distingue, en effet, la fête urbaine et publique, semble-t-il, du 1 1 128 Warde Fowler, Roman Festivals, p. 170, constatant que,
juin, symétrique des Agonalia du 11 décembre et dans leur religion, les Romains n'accordent pas au solstice
caractérisée par un rite solaire d'origine indo-européenne (dont le d'été la même importance que d'autres peuples, remarque
sens réel échappait évidemment à la Rome classique), et la fort justement qu'ils ne s'attachent pas aux phénomènes de
fête de l'eau de Fors Fortuna, fête rurale, célébrée loin de la la nature pour eux-mêmes, mais dans la seule mesure où ils
Ville et étrangère aux feriae publicae. intéressent leurs activités.
224 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

mun est de parer à la menace qui pèse sur les le paysan des Géorgiques et qui, en effet,
eaux : ainsi les ludi Piscatorii du 7 juin, célébrés réalisent l'équilibre naturel le plus favorable aux
trans Tiberini129; le dies Fortis Fortunae du 24 humains.
juin; les Neptunalia du 23 juillet, le jour même Désormais, le rôle de Fors Fortuna au 24 juin
de la Canicule, que les Romains passaient en nous apparaît clairement : elle était bien la
s'abritant sous des tonnelles de feuillage130; peut- déesse du solstice d'été, mais en un sens que les
être aussi les Furrinalia du 25 juillet, si la plus anciens interprètes de sa fête n'attendaient
maîtresse du Incus Furrinae était bien, à' ce qu'il nullement. Elle n'y était pas la déesse du soleil,
semble, une divinité des sources du Janicule, ni même celle qui aidait la crise solaire à se
comme le suggèrent les dédicaces tardives aux dénouer, comme le faisait Diua Angerona au
Νυνφες Φορρίνες, autrement dit aux Νύμφοα Φορ- solstice d'hiver. Si elle y intervenait, c'était
ρίναι, ou Forinae, trouvées dans le sanctuaire des comme dispensatrice des eaux bienfaisantes.
dieux syriens qui la supplantèrent131. On Mais il faut se garder de définir son action en
remarquera que deux de ces fêtes, les ludi Piscatorii et termes trop étroits. Fors Fortuna n'est pas la
les Furrinalia, étaient, comme celle de Fors déesse de la pluie, encore moins celle du fleuve,
Fortuna, célébrées au Trastevere. Ajoutons que, ni même celle des eaux en général. Les eaux font
là également, se trouvait l'autel de Fons, le dieu partie de son domaine symbolique et religieux,
des sources, honoré aux Fontinalia du 13 octobre mais on ne saurait la concevoir comme le
- comme si, dans la Rome archaïque, la rive principe divin - d'aucuns diraient le numen - qui
droite du Tibre avait eu vocation particulière personnifie leur force naturelle. Aucune rivalité
pour le culte des eaux132. Tel est, au n'oppose, à cet égard, Fors Fortuna au Tibre
commencement de l'été, le cycle des fêtes de l'eau auquel divinisé ou à Neptune, le dieu étrusco-romain
appartient la Tiberina descensio, destinée, le jour des eaux douces133 dont Yinterpretatio Graeca et
même où le soleil atteint le sommet de sa l'assimilation avec Poseidon firent ensuite le
course, à compenser les effets destructeurs de dieu de la mer et de l'élément salé; il ne semble
son feu trop intense; à associer, donc, la pas d'ailleurs que, même à date ancienne,
puissance de l'eau à celle du feu pour accorder au Neptune et Fors Fortuna aient eu la moindre
monde des vivants les umida solstitia qu'implore affinité. La définition originelle de la déesse est plus
large. Divinité dont le rôle majeur est de
«porter», de «produire» {ferre) pour les hommes ce
129 Fest. 232, 10; 233, 2; 274, 35. J. Le Gali, qui en fixe la dont ils ont besoin pour naître et pour subsister,
date au 8 juin et le lieu au Trastevere, sur la rive droite, en elle est avant tout, comme ses homologues de
face du Forum Boarium, écarte tout lien entre les ludi Préneste et d'Antium, une déesse de fécondité et
Piscatorii et Vulcain (à qui les pêcheurs auraient offert des une donneuse de vie. C'est à ce titre que les
poissons comme victimes de substitution, selon
l'interprétation traditionnelle, mais erronée à ses yeux, du texte de hommes attendent d'elle le don vital de l'eau
Festus) : les «jeux des pêcheurs» étaient, selon lui, célébrés durant les chaleurs estivales. La maîtrise des
exclusivement en l'honneur du Tibre (Recherches sur le culte eaux, loin d'être la fonction unique par laquelle
du Tibre, p. 48-50; 57 et 102). elle se définit tout entière, est donc bien plutôt
130 Fest. Paul. 519, 1 : umbrae uocabantur Neptunalibus une conséquence, une application particulière
casae frondeae pro tabernaculis. Les Neptunalia semblent être des pouvoirs plus étendus qu'elle détient : les
liés, par leurs intentions et par l'intervalle rituel de trois
jours qui les en rapproche, aux Lucaria, la fête des bois eaux, source de vie, sont le moyen par lequel
sacrés, célébrée dans un lucus du nord de la ville, les 19 et elle accomplit sa vocation la plus large, celle
21 juillet. Aussi Wissowa voit-il dans les Neptunalia une fête d'une divinité essentiellement féconde et
de propitiation contre la sécheresse et l'épuisement des eaux généreuse.
(RK2, p. 225 sq.).
131 CIL VI 422; 36802 (10200 ayant été reconnue fausse par
Hülsen, MD AI (R), X, 1895, p. 293-296). Cf. P. Gauckler, Le 133 Cf. Serv. georg. 1, 12 : Neptunus fluminibus et fontibus et
sanctuaire syrien du Janicule, Paris, 1912, p. 15-21 et 55- aquis omnibus praeest. Fonction que confirme l'existence de
60. sa parèdre Salacia Neptuni, la déesse des eaux jaillissantes
132 Sur l'autel de Fons, Cic. leg. 2, 56. Sur ces divers cultes (salire; cf., entre autres, Wissowa, RK2, p. 226; De Sanctis,
de la rive droite, cf. l'article cité de S. M. Savage, MAAR, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 176 sq.; et, maintenant, G.
XVII, 1940, p. 26-56 et, pour la localisation des sanctuaires, Dumézil, Mythe et épopée, III, Paris, 1973, p. 63-85; et Fêtes
son plan du Janicule et du Trastevere, pi. I. romaines d'été et d'automne, p. 25-31).
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 225

Est-ce à dire que le culte rendu à Fors d'ailleurs, ne se réclament même plus de
Fortuna, dans ses deux sanctuaires de la Marquardt, ont durci sa thèse au point de considérer
campagne romaine, s'adressait à une déesse agraire Fortuna dans son ensemble, et non plus
de la fertilité? Marquardt avait autrefois émis seulement Fors Fortuna en particulier, comme
cette hypothèse, qu'il fondait sur un passage «originally an agricultural numeri of fertility»138.
maintes fois cité de Columelle et sur les conseils D'autres enfin, comme Otto et surtout K. Latte,
que le poète agronome y donne aux jardiniers : ont vu en Fors Fortuna la déesse de la Chance,
lorsque la moisson sera mûre et que le soleil Chance des petites gens, conçue, sous son aspect
traversera les Gémeaux et le Cancer, c'est-à-dire économique et social, comme la dispensatrice du
en juin-juillet, à l'époque même du dies Fortis profit commercial, celle à qui les campagnards
Fortunae, qu'ils portent au marché leurs venus à la ville sont redevables d'un marché
produits, ail, oignons, pavots, aneth, puis, quand ils fructueux139.
les auront vendus, qu'ils chantent les louanges Le texte de Columelle est, il est vrai, assez
de Fors Fortuna, avant de regagner leurs riants allusif, et la personnalité de Fortuna et ses
jardins134. Faut-il donc, comme le pensait affinités divines assez complexes, pour donner
Marquardt, dont la théorie, reprise par Hild, a eu de lieu à de multiples interprétations. On peut
lointains disciples, voir en Fors Fortuna une effectivement concevoir que la déesse à laquelle
divinité du monde rural et des paysans, rendent grâces les jardiniers est celle qui a fait
patronne, à l'origine, «de l'agriculture et de pousser leurs plantes : liée à l'eau et au soleil,
l'horticulture»135? En fait, et le texte de Columelle et le fêtée au commencement de l'été, Fors Fortuna
bref commentaire qu'en a donné Marquardt pourrait être une authentique divinité agraire,
sont, en eux-mêmes, si peu explicites que la dispensatrice de la croissance végétale. Mais
critique ultérieure, qui a réexaminé le premier n'usurperait-elle pas alors la fonction de Cérès?
et considérablement amplifié le second, a pu en Fors Fortuna, nous l'avons vu, était spécialement
proposer jusqu'à trois interprétations honorée par les collèges d'artisans et nous avons
différentes. Les uns, comme Wissowa et S. M. Savage, conservé quelques-unes des dédicaces qu'ils lui
passant par le biais d'une Fortune-hasard, ont consacrèrent sous la République140. N'est-il pas
fait de la déesse la protectrice des paysans dont plus simple de reconnaître dans la déesse que
les conditions de vie dépendent si étroitement Columelle propose à la reconnaissance des
des caprices du temps et de l'instabilité des jardiniers, celle-là même qui veillait sur les
circonstances atmosphériques136 : exégèse plus humbles et les gens de métier? Celle que priaient
ou moins fidèle qui, finalement, rejoint celle de non seulement les uiolaries, rosaries, coronaries,
Peter et de Warde Fowler, censeurs de dont la dédicace ne fut le prétexte d'aucune
Marquardt et tenants d'une Fors Fortuna interprétation agraire, mais aussi les bouchers et
inconstante dont les agriculteurs cherchent à se concilier les ouvriers du bronze, ce qui achèverait d'ôter
la bienveillance à l'approche de la moisson137. toute vraisemblance à l'hypothèse de Marquardt.
Certains, comme C. Bailey et H. J. Rose, qui, D'ailleurs, même si la déesse qu'invoquent les
jardiniers de Columelle est celle qui a fait croître
leurs plantes, elle est surtout, semble-t-il, celle
134 10, 311-317: qui leur a permis de les vendre : mercibus exactis.
Sed cum maturis flauebit messis arhtis
atque diem gemino Titan extenderit astro,
hauserit et flammis Lernaei brachici Cancri,
alia tune caepis, Cereale papauer anetho 138 Bailey, Cambridge Ane. Hist, VIII, p. 446, à propos des
iungite, dumque uirent, nexos deferte tnaniplos Fortunes de Préneste et d'Antium; de même Phases in the
et célèbres Fortis Fortunae dicite laudes religion of ancient Rome, p. 136: «Fortuna, who being
mercibus exactis hilarisque recurrite in hortos. originally an Italian deity of fertility ...» ; et H. J. Rose,
135 Marquardt, Le culte chez les Romains, II, p. 369. Cf. Ancient Roman religion, p. 90, où « Fortuna, otherwise Fors
Hild, DA, II, 2, p. 1268 sq., qui se contente d'affirmer son Fortuna» est définie comme «originally an agricultural
«caractère» et ses «origines champêtres». deity ».
136 Wissowa, RK2, p. 257; Savage, op. cit., p. 32. 139 Otto, RE, VII, 1, col. 17 sq.; Latte, Rom. Rei, p. 180.
137 peter( SiV. Fors, dans Roscher, I, 2, col. 1502 sq.; Warde 140 Sur ces inscriptions, supra, p. 202, et, pour un
Fowler, Roman Festivals, p. 170. commentaire plus développé, infra, p. 236.
226 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

Son domaine toucherait donc à ceux de Cérès et plantes de l'été. Les deux couplets symétriques,
de Mercure à la fois. Or la Fortune hellénisée de l'un de huit vers, l'autre de sept, s'achèvent sur
l'Empire, celle qui est contemporaine de le même tableau, celui du jardinier qui revient
l'agronome, représente en quelque sorte un moyen de la ville, riche du produit de sa vente -
terme entre les fonctions de ces deux divinités. mercibus ut uernis, mercibus exactis - qu'il a
Son attribut le plus constant, la cornu copia qui joyeusement célébrée, soit en prenant part à la fête de
déborde de fruits, évoque tout ensemble les Fors Fortuna, soit en l'arrosant de la liqueur de
productions de la terre, la prospérité matérielle Bacchus. C'est donc bien des divinités des
et les « biens de fortune » que dispense la déesse. saisons qu'il s'agit, de celles qui président au cycle
Ce symbolisme peut être suffisant pour attacher de l'année143 ou au cycle solaire, et qui se
les jardiniers, producteurs et commerçants, à succèdent pour veiller sur la vie rurale et les
une divinité qui, sans être nécessairement produits de la terre144, Vertumne comme dieu
«agraire» au sens précis du terme, incarne la du printemps fleuri, Fors Fortuna comme déesse
fécondité généreuse. D'autant que Fortuna, agraire de l'été.
souvent associée à Mercure, est apte aussi bien que Or, nous le percevons grâce à d'autres
lui à favoriser les échanges économiques et à indices, les érudits romains gardaient précisément le
donner richesse, réussite et bien-être à ceux qui souvenir d'une antique Fortune agraire. Le nom
l'honorent. Dans l'esprit qui anime la religion de la déesse figure dans un fragment, conservé
impériale, la recommandation de Columelle se par Aulu-Gelle, d'une des Satires Ménippées, la
comprend aisément, sans qu'il soit besoin de Σκι,αμαχύχ, où Varron invoque une série de
recourir à l'hypothèse d'une fonction agraire, divinités féminines :
exhumée du passé le plus lointain de la te Anna ac Peranna, Panda f telato f Pales,
déesse. Nerienes Minerua, Fortuna ac Ceres.
Faut-il donc se contenter de cette explication Mais le rapport qui l'unit à Cérès demeure
banale - trop banale pour ne pas susciter la
obscur et le contexte l'éclairé d'autant moins que la
défiance? Sous l'Empire, les collèges d'artisans fin du premier vers et le début du second sont
se sont détournés, semble-t-il, de la vieille déesse
mutilés, et même, pour le premier, semble-t-il,
du Trastevere et du sixième mille, et leur irrémédiablement145. G. Radke a donné de ce
dévotion ne s'adresse plus qu'à Fortuna, et elle seule,
sous d'autres dénominations141. La fidélité que
lui témoignent les jardiniers n'aurait-elle pas une
cause plus spécifique? En fait, une lecture plus 143 Cf. l'élégie à Vertumne, Prop. 4, 2, 11 :
attentive de Columelle suggère une autre sen, quia uertentis friictum praecepimus anni . . .
interprétation. Fors Fortuna n'est pas la seule divinité 144 Sur les compétences agricoles de Vertumne, «dieu de
troisième fonction», cf. G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 181 sq.
nommée en ce passage à l'intention des paysans. et 345 sq., qui rappelle Varron, LL 5, 74, où il figure avec
Avant elle, c'est de Vertumne que le poète leur Ops, Flora, Saturne, etc., dans une liste de divinités qui
rappelle les dons, Vertumne qui leur permettra toutes «s'intéressent par des voies diverses à
de vendre avec profit les fleurs du printemps142, l'agriculture».
de même que Fors Fortuna les légumes et les 145 Nous gardons à dessein le texte des mss., que les
éditeurs modernes restituent de façons diverses, mais
néanmoins convergentes. Pour le premier vers, qui pose les
problèmes les plus délicats, ils adoptent généralement les
conjectures suivantes: Panda Cela, te Pales (éd. Hosius
141 Fortuna horreorum; Conseruatrix horreorum Galbiano- d'Aulu-Gelle, 13, 23, 4, Leipzig, 1903; reprod. Stuttgart, 1959;
rum; col(legii) fa[brum] (CIL VI 188; 236b; 3678). éd. des Ménippées par E. Bolisani, Varrone Menippeo,
'«10, 303-310: Padoue, 1936, LXXIX, frg. 509, p. 269); ou Pando Cela, etc.
Et nos, agrestes, duro qui pollice mollis (Bücheler-Heräus, 8e éd., Berlin, 1963, frg. 506; F. Della
demetitis flores, cano iam uimine textum Corte, Varronis Menippearum fragmenta, Gênes, 1953, frg. 510,
sirpiculum ferrugineis cumulate hyacinthis. p. 105). L'une et l'autre remontent à Mommsen, dont la
Iam rosa dtetendat contorti stamina iunci, vieille hypothèse, Panda Cela (Ann. Inst., 1848, p. 424; Die
pressaque flammeola rumpatur fiscina calta, unteritalischen Dialekte, Leipzig, 1850, p. 135-137) est
mercibus ut uernis diues Vortumnus abundet, maintenant abandonnée (cf. la critique de A. von Blumenthal, Zur
et titubante gradii multo madefactus Iaccho römischen Religion der archaischen Zeit II, RhM, XC, 1941,
aere sinus gerulus plenos grauis urbe reportet. p. 327-329; et, depuis, G. Capovilla, Per l'origine di alcune
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 227

passage une exégèse hardie et systématique au l'auteur d'éliminer du texte les deux
point que, sous la mise en forme littéraire, il coordinations par ac et de substituer au premier et au
n'hésite pas à y retrouver quatre noms doubles, dernier couple, les seuls, on le notera, où la
désignant chacun par une formule binaire, et phrase originale de Varron soit intégralement
avec asyndète, quatre divinités en fait conçues conservée, deux formules en asyndète, sur le
comme uniques - « Doppelnamen singularischen modèle · de Nerienes Minerua qui, de surcroît,
Inhalts»146 - et qu'il situe sur le même plan: n'est pas sûr, et où tous les éditeurs lisent en
Anna Perenna, Panda Pales, Nerienes Minerua, réalité Nerienes (et) Minerua? Là encore,
Ceres Fortuna. Mais tout, dans cette conjecture, l'analogie risque d'être trompeuse et il serait arbitraire
aussi bien les fausses fenêtres qu'elle ouvre par d'uniformiser tous les termes de l'énumération.
symétrie que l'état de corruption où se trouve la Anna Perenna, vieille déesse italique, fêtée aux
moitié du passage et, surtout, que la «Ceres ides de mars et objet d'un culte stable, est certes
Fortuna» qui, par un retournement imprévisible, une divinité unique dont le nom peut être tenu
sort du texte de Varron, Fortuna ac Ceres, et, pour itératif. Mais, s'il est vrai qu'on doit
dans le raisonnement de G. Radke, se substitue retrouver, dans le couple Anna ac Peranna, une antique
entièrement à lui, incite à la prudence. Nous formule de vœux et l'origine même du nom
nous garderions bien, quant à nous, de conclure double de la déesse148, conservée par Varron,
à l'identité des quatre «Doppelnamen» ainsi poète, grammairien et antiquaire, il est évident
reconstitués et, malgré la savante construction qu'il faut non seulement garder ac, mais encore
qui nous est proposée, nous restons beaucoup le valoriser, et, loin de ramener les trois
plus sensible à leur hétérogénéité qu'à leur expressions au modèle, d'ailleurs suspect, de Nerienes
apparente ressemblance. Minerua, insister sur la dualité d'Anna AC Peran-
Que faut-il, tout d'abord, penser de la na dans le premier groupe, de Fortuna AC Ceres
restitution tentée pour la fin du premier vers et qui, à dans le dernier.
partir de l'énigmatique Panda, qui n'est guère Enfin et surtout, dans ces alliances entre
plus qu'un nom, mais qui a au moins le mérite deux personnalités divines distinctes que crée le
d'être attestée147, crée de toutes pièces une second vers, dans quel sens convient-il de lire les
fallacieuse Panda Pales, ou Pales Panda? La formules de Varron, et quelle hiérarchie ou
conjecture n'est pas plus convaincante que celle de quelle assimilation fonctionnelle instaurent-elles
Mommsen, Panda *Cela, qu'elle vise à entre les deux déesses ainsi associées? Le cas de
remplacer, et il serait téméraire de spéculer davantage Nerienes Minerua, qui est à l'origine du chapitre
sur ce passage corrompu, dont le seul élément d'Aulu-Gelle et de la citation des Ménippées, est
sûr est Paies, déesse au nom unique s'il en fut. relativement simple. Dans ce même passage où il
Est-il, par ailleurs, aussi légitime que le voudrait reproduit les deux vers de Varron, Aulu-Gelle
transcrit une série de formules rituelles, dans
lesquelles sont réunis le nom d'un dieu, au
génitif adnominal, et celui d'une déesse qui
divinità romane, Athenaeum, XXXV, 1957, p. 101-109), mais person ifie l'une de ses qualités ou de ses «vertus». Ainsi
non remplacée. On voit mal, allègue Mommsen, à quel titre Lua Saturni, Salacia Neptuni, qui sont la force
la toute mythologique Lato figurerait dans cette invocation. «destructrice» de Saturne, «bondissante» de
G. Radke propose te calo; mais cette conjecture est trop peu
assurée pour que la prudence ne conseille pas de laisser Neptune, etc. Et, pour finir, Nerio Martis (ou
subsister le lociis desperatus. Au second vers, tous les Nerienes, forme qu'explique Aulu-Gelle), qui est
éditeurs restituent Nerienes (var. de Bücheler-Heräus : Nerie- la parèdre et même l'épouse de Mars, dont elle
nis) (et) Minerua, sauf G. Radke : (te) Nerienes Minerua. Pour
le commentaire de ce passage, G. Radke, Die Götter
Altitaliens, dans la partie de son introduction consacrée aux
«Doppelnamen», p. 27-31, et, s.v. Fortuna, p. 133.
146 Op. cit., p. 30, où, si les trois premiers groupes 148 Reposant sur deux impératifs, amia ac perenna,
reproduisent fidèlement le texte de Varron, «Anna und Peranna», personnifiés et divinisés sous la forme de deux féminins, Anna
etc., on notera que le dernier devient, par une remarquable ac Perenna (cf. Varron), puis Anna Perenna, selon D. Porte,
interversion, «Ceres und Fortuna». Anna Perenna, «Bonne et heureuse année»?, RPh, XLV, 1971,
147 Chez Arnobe, 4, 3, et Nonius, 63, 1, d'après Varron et p. 282-291. Contra, toutefois, J.André, Les mots à
Aelius Stilo, qui l'identifiait à Cérès. redoublement en latin, Paris, 1978, p. 72, n. 64.
228 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

incarne la vaillance virile149. Mais elle peut aussi re. A cette théorie, on objectera que Ceres, elle
se confondre avec Minerve : Minerua Neriene est aussi, a parfois été considérée comme une
appellata™, entité mineure qu'absorbe une formation adjective, et qu'elle n'était à ses origines
divinité personnelle plus riche et de niveau plus qu'un pouvoir de la Terre-Mère, lien de
élevé; d'où l'expression de Varron qui, dans une dépendance que, comme le rappelle G. Radke lui-
même invocation, réunit Nerienes Minerua. même, les historiens de la religion romaine
Faut-il faire subir le même sort au dernier expriment en reconstituant, par conjecture, des
couple nommé, celui de Fortuna et de Cérès? formules telles que Tellus Ceres ou Ceres Telluris,
G. Radke, pour sa part, croit pouvoir lire Ceres la « Terre qui fait croître » ou la « puissance
Fortuna, comme Fors Fortuna ou Stata Fortuna151: créatrice de Tellus»153. Le champ des hypothèses
rapprochement fallacieux, dans la mesure où restant largement ouvert, l'arbitraire ne serait
Fors Fortuna est une formation stable et pas plus grand si nous appliquions le même type
itérative, le nom canonique d'une divinité qui possède d'analyse au texte de Varron et si, à la Ceres
un statut défini dans la religion romaine, tandis Fortuna de G. Radke, une Cérès dont la fonction
que Stata Fortuna, attestée par un unique serait de «porter» ou de «produire» (ferre,
exemple152, n'est qu'une création occasionnelle et «bringen»154), nous opposions et préférions une
éphémère de la langue épigraphique, qui ne Fortuna Ceres, une Fortune « qui fait croître ».
devait apparaître que comme l'association Vains essais, qui n'ont d'autre valeur que
temporaire de deux déesses par ailleurs distinctes. celle d'une démonstration par l'absurde, et qui
Quant à la Ceres Fortuna qu'il recompose, elle est engagent à s'en tenir au texte des Ménippées et à
plus que suspecte. D'abord par son énoncé lui seul, Fortuna ac Ceres, où la coordination, loin
même, alors que la simple fidélité à la lettre du d'établir entre elles quelque hiérarchie
texte inciterait à garder la séquence Fortuna artificiel e, ne fait qu'exprimer les affinités fonctionnelles
Ceres, comme Anna Perenna, et non l'inverse. de deux divinités majeures, égales en pouvoir et
Ensuite et surtout, par la relation hiérarchique en dignité, différentes aussi bien du double nom
qu'elle établit de l'une à l'autre divinité. Leur d'Anna Perenna que de l'assimilation de Nerienes
groupement serait-il donc comparable à celui de à Minerua, et dont le couple, à la fin du second
Lua Saturni, Salacia Neptuni, etc., formules qui vers, semble faire écho à la seule Paies, qui
traduisent un lien de subordination, et dont l'un conclut le premier. Les quatre «Doppelnamen»
des termes seul désigne une personne divine, de Varron, en fait quatre groupes coordonnés,
tandis que l'autre ne signifie rien de plus qu'une associent donc, deux à deux, des termes qui sont
faculté particulière de la divinité principale? à la fois liés et distingués : liés parce qu'ils ont
Dans Ceres Fortuna, le rapport syntaxique, des affinités, mais distingués néanmoins, parce
quoique différent, pourrait, si l'on en croit G. Radke, qu'ils ne sont pas identiques. Or, dans chacun
exprimer le même contenu théologique : des quatre cas considérés, ces liens sont d'un
Fortuna, simple adjectif, épithète du nom divin Ceres, ordre différent: liens de la réitération, dans le
ne serait plus une réalité indépendante, mais cas d'Anna Perenna; liens de l'assimilation, entre
seulement une qualité de la grande déesse agrai- divinités originellement distinctes, dans celui de
Nerienes Minerua', liens de deux spécialistes,
dans le cas de Panda et Paies, le plus mystérieux,
149 Gell. 13, 23, 1-2; 7, où Nerio, ou Nerienes, mot sabin, est tant en raison de l'obscurité propre de Panda
glosé uirtus et fortitude; et 10: Nerio igitur Martis uis et que de la corruption du texte, ceux d'une divini-
potentia et maiestas qiiaedam esse Martis demonstratur. Sur
l'interprétation de ces formules de prières, cf. Warde Fowler,
Religious experience, p. 150-152 et 481-485 (App. III).
•so Porph. Hör. epist. 2, 2, 209. 153 Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 28-
151 Ainsi énumérées, op. cit., p. 27, sans l'astérisque qui 34.
indiquerait que la formule *Ceres Fortuna, loin d'être attestée 154 D'où son interprétation fonctionnelle : « In den
par une source antique, n'est qu'une restitution de l'auteur; Namenspaaren Ceres Fortuna, Fors Fortuna und Stata Fortuna
également p. 29; 30 («Fortuna steht neben Ceres wie sonst wird zum Ausdruck gebracht, dass gegenüber Ceres, Fors
neben Stata und Fors»); 133. und Stata ein Bringen vollzogen wurde» {pp. cit., p. 27); cf.
152 CIL VI 761: Statae Fortunae Aug. (cf. infra, p. 133: «Ceres Fortuna... deren Indigitation bestätigt, dass
p. 319 sq.). sie das «brachten», was man von ihnen erwartete».
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ETE 229

té de la fécondation et de Paies, invoquée pro tumis et Apollo Penates dii erunt?157. La même
partii pecoris155, à la fois séparées, si l'on accepte enumeration, mais abrégée, se retrouve chez
la correction suggérée par G. Radke, te calo, et Servius : Tusci Penates Cererem et Palem et Fortu-
rassemblées par l'allitération; liens, enfin, de nam dicunti5S. Nous ne saurions, évidemment,
deux grandes déesses, justifies par la proximité nous engager jusqu'au cœur du débat, qui porte
fonctionnelle de Fortuna ac Ceres. Le texte de sur la nature même des Pénates étrusques,
Varron, d'ailleurs bien peu exploité par les restée aussi mystérieuse pour les modernes qu'elle
historiens de Fortuna, ne nous enseigne donc rien sur l'était déjà pour les anciens159. Mais ceux qui,
les origines ni sur le rang de la déesse : rien ne comme Arnobe, Servius et leurs sources,
permet de voir en elle quelque indigitation de voyaient en eux des dieux individuels160, se
Cérès, quelque entité mineure qui se serait trouvaient devant un cas particulier d'interpretatio :
détachée de la divinité principale pour devenir une leur tâche était moins de proposer, pour chacun
puissance autonome. Malgré ses obscurités, nous d'eux, des équivalents isolés, que de constituer à
reconnaîtrons dans le groupe Fortuna ac Ceres l'intérieur de la religion romaine une série
l'association de deux concepts divins de fonction homogène, formée de divinités assez voisines
et d'efficacité analogues, suffisamment proches, pour répondre au groupe des Pénates étrusques,
par ailleurs, de Paies, qui préside à la fécondité dieux distincts, mais englobés sous un même
des troupeaux, pour qu'on les réunisse en une nom collectif. D'où le choix de Cérès, Paies et
sorte de trilogie : ce qui suggère que la plus Fortuna. Entre les deux premières, la déesse des
ancienne Fortuna, déesse de la fécondité au sens troupeaux qui veille sur la fécondité animale, la
le plus large, devait avoir dans le domaine déesse des fruges qui veille sur la fertilité
agraire des compétences assez précises pour qu'on végétale, les liens sont suffisamment clairs. Mais quel
pût la rapprocher de Cérès, la toute-puissante est, dans cet ensemble, le rôle de Fortuna et,
divinité de la croissance végétale156. tout d'abord, sa place? Dans le premier texte,
D'autres témoignages confirment ce lien elle est, comme chez Varron et selon le même
spécifique de Cérès et de Fortuna. Ils ont trait, ordre, unie à la seule Cérès; dans les deux
malheureusement, au difficile problème des autres, au couple de Cérès et de Paies. Cette
Pénates étrusques et des divinités qu'il convient hésitation entre un groupe binaire et un groupe
de ranger sous cette appellation énigmatique. ternaire tient, croyons-nous, à la nature ambiguë
Arnobe cite à cet égard les opinions de Paies. Si Arnobe, parlant en son nom
discordantes de divers érudits. D'abord celle de Nigidius personnel, et Servius adoptent, tant pour des raisons de
Figulus, puis celle d'un obscur Caesius, inconnu rythme que d'affinité, l'ordre Ceres Pales Fortuna,
par ailleurs : Caesius et ipse eas (i.e. disciplinas Caesius, mieux informé ou plus précis, savait
Etruscas) sequens Fortunam arbitratur et Cererem, que Paies n'était pas la déesse qu'on désigne
Genium Iouialem ac Palem ... Et, plus loin : si ordinairement de ce nom, mais un dieu, plus
Ceres Pales Fortuna, Iouialis aut Genius, non Nep- proche du Genius Iouialis que des deux divinités
féminines citées au début de la phrase161 et qui
forment un couple exclusif.
155 Aux Panila du 21 avril, Fest. Paul. 248, 17.
156 Les commentaires des Ménippées nous éclairent peu
sur le sens que Varron devait donner à leur association. Le 157 3, 40 et 43. Sur Caesius, W. Kroll, s.v., RE, Suppl. VI,
sous-titre de la Σκιαμαχύχ, Περί τύφου, indique que le col. 19 : nommé par Arnobe entre Nigidius et Varron, il était,
« combat contre les ombres » auquel songe le poète est celui selon toute vraisemblance, leur contemporain.
du cynique contre la superbe des philosophes. D'où 158 Aen. 2, 325.
l'invocation de cette sorte de prologue, qu'E. Bolisani, op. cit., 159 Cf. les notes d'A. Grenier, Les religions étrusque et
p. 270 sq., interprète comme un appel aux divinités romaine, p. 54; G. Dumézil, Rei. rotti, arch., p. 675, η. 1;
rustiques, les plus propres à préserver les âmes du τϋφος; de M. Pallottino, Etniscologia, p. 245 sq.; Α. Pfiffig, Religio
même F. Della Corte, op. cit., p. 137 et 244: «un'invocazione Etnisca, p. 31.
alle divinità, prevalentemente quelle campestri». Cf. L. Ric- 160 Tandis que Nigidius Figulus les classait en quatre
comagno, Studio sulle Satire Menippee di Marco Terenzio catégories, genera esse Penatium quattuor, qu'il rattachait à
Varrone Reatino, Alba, 1931, p. 141 sq. et 167, sur Jupiter, à Neptune, aux dieux infernaux et aux hommes
l'attachement de Varron «alle antiche divinità campestri del (Arnob. 3, 40).
Lazio ». 161 . . .Genium Iouialem ac Palem, sed non illam feminam
230 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

Ainsi se reconstitue, grâce à l'ensemble des nue seulement des érudits romains163, suggère
textes considérés, tout un réseau de parentés donc que, dans un passé lointain, Fortuna avait
divines, qu'on ne saurait mieux décrire que exercé des fonctions voisines de celle
comme un système de cercles concentriques. qu'assumait toujours l'alma, la frugifera Ceresì64, la
D'abord, à l'extérieur, un groupement assez large déesse agraire par excellence, dispensatrice des fruits
et même assez lâche, puisqu'il admet, d'une part, de la terre et des blondes moissons. Mais, par
jusqu'à quatre « Pénates étrusques », y compris le delà les témoignages littéraires, à quelles réalités
Genius Iouialis, d'autre part, une invocation cultuelles pouvaient correspondre ces souvenirs
commune à plusieurs divinités, sans que, d'un temps révolu? Autrement dit, laquelle,
malheureusement, faute de connaître le texte complet de entre toutes les Fortunes de Rome, avait pu non
Varron, nous puissions deviner et leur nombre sans doute se définir par cette seule fonction,
exact, au moins six, et les raisons qui ont présidé mais, dans le vaste domaine de la fécondité sur
à leur rapprochement162. Ensuite, une trilogie lequel elle régnait, veiller aussi sur la fertilité
notablement plus homogène, qui se compose de des champs, sur les paysans qui les travaillaient
Paies, un peu isolée par rapport à ses et sur les produits du sol cultivé? On ne saurait
congénères, de Cérès et de Fortuna; et à l'intérieur de songer aux Fortunes récentes et hellénisées, non
laquelle se crée, en dernier lieu, une union plus qu'aux déesses archaïques comme la Mulie-
encore plus étroite, sous les espèces d'un couple brìs ou la Virilis, que leur épiclèse met en
fonctionnel, celui de Fortuna et de Cérès, rapport exclusif avec l'univers humain. Seules
étrangement semblable, chez Caesius, à celui survivent à cette élimination les deux Fortunes sans
qu'invoquait Varron et dont la définition ne peut être doute les plus anciennes de Rome, celles que la
qu'agraire : tant il est normal d'associer deux tradition rattachait le plus étroitement à Servius
déesses, l'une de la «croissance», l'autre de la Tullius : la Fortuna du Forum Boarium et la Fors
« production » végétales. Fortuna du Trastevere. Si nous tentons de
Son alliance avec Cérès, quoique rare et con- déterminer celle qui, des deux, avait le plus nettement
vocation agraire, notre choix est aisé entre une
déesse de la ville, installée dans un quartier qui
fut parmi les premiers de Rome à être urbanisé,
et celle qui résidait au loin sur les bords du
quam uidgaritas accipit sed masculini nescio queni generis
niinistrum louis ac uilicum (Arnob. 3, 40). Sur le problème du Tibre, dans une région qui, au temps d'Horace
Paies mâle et ses liens avec la déesse homonyme, G.
Dumézil, Les deux Paies, REL, XL, 1962, p. 109-11*7; et Idées
romaines, p. 273-287.
162 Au delà de l'interprétation générale de L. Riccomagno, 163 II ne semble pas qu'il y ait lieu de faire intervenir ici
E. Bolisani et F. Della Corte, «divinità campestri», des les quatre «petits temples» d'Ostie, dédiés, au temps de
symétries se laissent reconnaître dans les deux vers des Sulla, par P. Lucilius Gamala, sur la même area sacrée, à
Ménippées que nous avons cités (supra, p. 226). A l'initiale Vénus, Fortuna, Cérès et Spes (CIL XIV 375; cf. supra,
des deux vers, des correspondances rapprochent Anna p. 185). S'il y a, entre les quatre divinités ainsi réunies, un
Perenna et Nerienes Minerva: formelles d'abord, par la rapport autre que topographique, rien n'atteste que Fortuna
structure de leur nom double, et peut-être aussi légendaires, ait entretenu, parmi ses deux voisines, des liens plus étroits
si l'on se rappelle le conte rapporté par Ovide, fast. 3, avec Cérès qu'avec Vénus, et, surtout, s'il convient, comme
675-696, où Mars, épris de Minerve, fut dupé par Anna on l'a proposé, de mettre le groupement des quatre cultes en
Perenna. De même à la fin des deux vers, où sont regroupées relation avec les activités du port, la Cérès d'Ostie n'est plus
les déesses de fécondité, Panda, assimilée à Cérès (supra, la déesse agraire de la croissance végétale, mais, selon la
p. 227, n. 147), Paies, Fortuna et Cérès, compte tenu, transformation qui affecte son culte urbain à la fin de la
toutefois, de l'inconnue que constitue t telato f et qui interdit République (cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome,
d'aller plus avant dans l'hypothèse. Encore que, de ces deux p. 379 sq.), la divinité tutélaire de l'annone. De même,
ensembles, on puisse être tenté de n'en faire qu'un et chargée de veiller, avec ses compagnes, les donneuses de
d'unifier Anna Perenna et Nerienes Minerva, les deux chance, aux aléas des transports par mer, la Fortuna engagée
héroïnes du mythe populaire reproduit par Ovide, et les quatre dans cette alliance inspirée par d'autres préoccupations et
déesses de fécondité qui les accompagnent, et dont la formée à un âge différent de celles qu'évoquent Varron ou
présence s'expliquerait fort bien par le rite dont Ovide Arnobe, fait partie de ces Fortunes récentes que nous ne
cherche l'étiologie : pourquoi les jeunes filles chantent-elles, nommons ci-dessous que pour mieux les écarter.
le 15 mars, des chansons inconvenantes? rite destiné, selon 164 Par exemple Sen. Phoen. 219; Apul. met. 6, 2, 1 et 4;
toute vraisemblance, à promouvoir la fertilité. Claud, rapt. Pr. 2, 138; CIL XI 3197.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 231

encore, était pour l'habitant du centre une sorte Fortuna, nous pouvons entrevoir ses fonctions
de bout du monde165. premières et ses origines. Ses compétences
Quelle que soit l'obscurité de ces documents agraires, ses pouvoirs sur les eaux et sur la
et malgré le peu d'attention que leur ont marche du soleil s'inscrivent au sein d'une
accordée les historiens modernes, ils complètent trop même fonction de fertilité, par laquelle elle
bien les conseils de Columelle aux paysans des assurait à tous les êtres l'épanouissement de la vie,
environs de Rome - et nos, agrestes ... - pour aux végétaux aussi bien qu'aux humains. Divinité
que nous n'y voyions pas un faisceau de de la campagne romaine, elle n'était cependant
concordances significatives. D'autant que l'invite que isolée ni dans le temps, ni dans l'espace. Ses
leur adresse le poète doit s'entendre à la lettre. rites du 24 juin se rattachaient à ce cycle de
Dans le parallèle que nous esquissions ci-dessus l'eau qui, dans les premières semaines de l'été,
entre Vertumne et Fortuna, le degré de réalité occupe une telle place dans le férial romain. Sur
religieuse des deux divinités est fort inégal. la rive droite du Tibre, des cultes de même
Vertumne n'y est nommé que comme le dieu intention et d'une antiquité prestigieuse avoisi-
presque allégorique du printemps, uernis diues Vor- naient le sien : ceux de Fons et de Furrina,
tutnnus. Fors Fortuna, elle, et ce détail a trop divinités des eaux, cette dernière servie par un
souvent échappé aux commentateurs flamine et fantôme si ancien que les Romains
modernes166, y est l'objet d'un véritable culte, et les n'en savaient plus le nom qu'à grand-peine168;
célèbres laudes par lesquelles le poète engage à Dea Dia, également, aristocratique et agraire, et
lui rendre grâces, loin d'être une simple prière dont le temple était comme encadré par les
privée ou une pure clause de style, comme on l'a siens, puisque le bois des Arvales, qui auraient
généralement cru, ne sont autres que la fête eu la gloire de compter Romulus parmi leurs
collective, qui rassemblait un grand concours de membres169, se trouvait au cinquième mille de la
peuple, de Fors Fortuna, à laquelle, le marché Via Campana. Ces affinités locales et
terminé, le paysan va se mêler, avant, tel le fonctionnelles nous permettent, mieux que tout autre
joyeux buveur d'Ovide, de regagner sa moyen, de retrouver l'atmosphère ancestrale de
campagne, une fois la fête finie. Ajoutons que, à peu son culte. En son sanctuaire archaïque des bords
près à la même époque, vers le milieu du du Tibre, loin de la ville, Fors Fortuna demeurait
premier siècle de l'Empire, les Menologìa rustica ne au contact des énergies telluriques et des forces
manquent pas, dans le choix de fêtes qu'ils ont vives du fleuve, dans une région où les luci
établi à l'intention des paysans, de mentionner le d'autres déesses - Furrina, Dea Dia -
sacrum Fortis FortunaeXbl : preuve nouvelle, et perpétuaient un sentiment primitif du sacré lié aux
plus concluante que tous les témoignages puissances de la nature; près des eaux saintes du
littéraires, que le culte de la déesse tiberine était Tibre, aussi, «dieu sans temple»170, en un site
toujours vivant dans la religion rurale.
Nous saisissons maintenant, dans sa
complexité, la signification la plus ancienne de Fors
168 varn £χ 5( 84 et 6, 19 : cuitis deae honos apud
antiques . . . mine nix nomen notion paucis.
169 Plin. NH 18, 6; Gell. 7, 7, 8. Sur cette légende étiologi-
que, J. Scheid, Les Frères Arvales. Recrutement et origine
165 Où le poète feint d'avoir à faire une visite, pour se sociale sous les empereurs julio-claudiens, Paris, 1975, p. 342 et
débarrasser du fâcheux (sat. 1, 9, 18): 352-364. Des fouilles récentes de J. Scheid et H. Broise (supra,
trans Tiberini longe cubât L· prope Caesaris hortos. p. 200, n. 8), il ressort qu'à l'époque augustéenne, le second
166 A l'exception toutefois de Otto, RE, VII, 1, col. 18, et de temple de Fors Fortuna et celui de Dea Dia devaient être
H. B. Ash qui, dans son éd. commentée du livre X de réunis dans un même complexe.
Columelle, Philadelphie, 1930, signale brièvement au v. 316, 170 Pour reprendre la formule de J. Le Gall, Recherches
p. 102: «apparently an allusion to the festival of Fors sur le culte du Tibre, p. 57-66 : les « fêtes sans temples » du
Fortuna ». Tibre et le culte qui lui est rendu sont remarquables par leur
167 CIL F, p. 280; Degrassi, /. /., XIIL 2, p. 288 et 295. Sur archaïsme religieux, puisque l'adoration des hommes ne
la date de ces calendriers de paysans, Wissowa, RK2, p. 3 et s'adresse pas à un dieu anthropomorphique, mais au
442, et Degrassi, op. cit., p. 284; et, sur celle de Columelle, dynamisme contenu dans les eaux mêmes du fleuve. C'est donc
contemporain de Sénèque et de Pline l'Ancien, H. B. Ash, op. un caractère commun à ces divers cultes de la rive droite (ou
cit., p. 10. de l'île Tiberine, où l'on fêtait le fleuve le 8 décembre) : tous,
232 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

dont la sacralité était intense et mystérieuse, du 11 décembre, puis les Diualia du 21 d'autre
mais dans une contrée qui n'en était pas moins part, la fête de Fors Fortuna reste à l'écart de ce
menacée par la sécheresse et tourmentée par système et en discordance avec lui : culte à part
l'anxiété des eaux, puisque, sous l'Empire dans le temps comme dans l'espace, aussi
encore, l'alimentation en eau de la rive droite restait extérieur au calendrier « de Numa » qu'aux murailles
précaire171. On ne conçoit pas que, sur le de la ville. Mais, néanmoins, organiquement lié
ter itoire de la plus ancienne Rome, le culte de Fors au fleuve et à ses rives, aussi rebelle à toute idée
Fortuna, dispensatrice des eaux, ait pu être de transfert que le rocher de Préneste et le
célébré ailleurs que sur les rives du fleuve. Appelé mythe local de l'invention des sorts.
par les besoins vitaux des populations locales, Qu'en conclure sur l'histoire de Fors
répondant à des conditions géographiques et Fortuna? Que cette déesse d'abord ignorée de la
climatiques particulières, il était aussi religion publique n'était pas pour autant une
intimement lié au site que l'était à Préneste celui de étrangère, mais une indigène de vieille souche latine,
Fortuna Primigenia, résidant en sa grotte, en une divinité préromaine de la campagne,
union avec les forces de la terre. Il est donc peu remontant à la plus ancienne civilisation latiale, peut-
probable que le culte de Fors Fortuna ait été être même au delà, si l'on rattache la Tiberina
importé sur la rive droite du Tibre : tant descensio aux pratiques de «magie de la pluie»
l'al iance de la déesse avec les eaux fluviales plaide en qui sont le propre des sociétés les plus
faveur d'une religion autochthone, d'une primitives? Fait significatif: c'est, à Rome, le rìte de
présence divine dont l'émanation était sensible en ces Fors Fortuna, à Préneste, le mythe de Fortuna
lieux depuis le passé le plus reculé. Primigenia qui attestent le plus nettement le
Deux faits confirment cette antiquité de Fors caractère originaire des deux cultes174. Quant à
Fortuna. L'un touche au contenu même de la la tradition qui attribuait à Servius la
Tiberina descensio et au primitivisme magique de construction du temple de Fors Fortuna, la dénomination
son rite, qui rappelle les techniques religieuses de sa fête et l'organisation de son culte, elle
les plus archaïques, puisque le mouvement des recouvre sans doute une part de vérité. Il est
hommes et des barques a la même efficacité, permis de penser que quand, sous la monarchie
créatrice d'énergie, que les danses rythmées des étrusque, Rome devint une ville, déjà puissante
Saliens ou des Arvales en leur Incus de la Via
Campana. L'autre concerne le calendrier du
culte, que tout montre étranger au férial de la cité affectent les calendriers, Ν ou plutôt NP, reste controversé;
romaine archaïque, puisqu'il était célébré un sur ce débat, infra, p. 320 sq.
jour pair, faste et comitial, entouré, de surcroît, 174 Nous prenons donc, sur les origines de Fors Fortuna, le
d'une longue période de jours comitiaux172 que contre-pied de ce qu'on peut considérer comme la thèse
traditionnelle, représentée, par exemple, par P. Fabre, dans
ne sacralisait aucune fête ancienne, aucun Brillant-Aigrain, Histoire des religions, III, p. 320 et n. 3.
patronage surnaturel hérité de la religion ancestrale. Après avoir rappelé, ce à quoi nous ne pouvons que
Au contraire, alors que des liens certainement souscrire, «qu'une fête fixée à un jour pair n'a aucune
voulus de symétrie et de succession unissent chance d'être une fête « primitive », du moins en tant que fête
entre elles les fêtes publiques des deux solstices, officielle», l'auteur admet que des fêtes non inscrites au
calendrier « de Numa » comme les Caristia du 22 février ou le
les Matralia du 11 juin173 d'une part, les Agonalia dies Fortis Fortunae du 24 juin sont des «fêtes qui
proviennent sans doute de traditions anciennes, mais qui
assurément n'étaient pas englobées sous la République, ni même
au début de l'Empire (P. Fabre, qui ne songe qu'au tardif
qu'il s'agisse de Furrina, de Dea Dia, de Fors Fortuna ou du calendrier de Philocalus, oublie que Fors Fortuna figure dans
Tibre lui-même, appartiennent aux formes les plus les calendriers augustéens), dans le cycle officiel». Mais,
archaïques de la vie religieuse. revenant en partie sur cette concession, il constate que le
171 Frontin, aq. 11, 2, à propos de l'eau insalubre de i'Aqua culte de Fors Fortuna fut établi par Servius Tullius, que son
Abietina, dont il faut bien, quotiens a citeriore ripa aquae temple se trouve à l'extérieur du pomerium : ces faits
cessant, user, ex necessitate, pour les fontaines publiques du «prouvent bien», conclut-il, «qu'elle n'appartient pas au
Trastevere. groupe des divinités primitives de Rome ». Cf., dans le même
172 Toute la seconde quinzaine de juin, depuis le 16 jusqu'à sens, S. M. Savage, MAAR, XVII, 1940, p. 31 : «The absence of
la fin du mois (le 29, jour faste, fut ajouté par César). the festival of Fors Fortuna from the earliest calendar
173 Du moins à ce qu'il semble, car le sigle que leur accords with the tradition of a foreign importation».
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ 233

et prospère, la déesse tiberine, honorée jusque-là Ce statut ambigu s'explique sans doute par
en pleine nature, peut-être dans un bois sacré certains traits qui, du moins à ses origines,
comme Dea Dia, reçut une chapelle ou au moins rendaient Fors Fortuna difficilement assimilable par
un sanctuaire à ciel ouvert, religieusement la religion pontificale. Tout la distingue, en effet,
délimité et aménagé175. C'est surtout, si, comme il de Diua Angerona, la déesse silencieuse qui, à
semble et pour des raisons qui nous échappent l'autre pôle de l'année solaire, veille sur le
encore, Servius et les conquérants étrusques ont solstice d'hiver et dont G. Dumézil a reconnu l'origine
diffusé le culte de Fortuna, à la même époque indo-européenne : déesse issue, donc, de
que remonterait l'intégration de cette antique migrations lointaines, et que rien n'enracine dans
divinité rurale et préurbaine à la religion de l'espace romain comme Fors Fortuna, divinité
Rome, qui se traduisit par l'institution du dies locale, peut-être marquée d'influences
Fords Fortiinae, telle que la tradition en a méditerranéennes. Ce qui pourrait rendre compte de
conservé le souvenir176. Intégration relativement l'étrange dissymétrie qu'on observe entre les
tardive, qui put être progressive et qui, en tout état deux solstices, comme si leur fixation au 21
de cause, demeura imparfaite, car, même fêtée décembre et au 24 juin résultait de deux corn-
par la population romaine, priée comme leur puts différents, comme si la fête du solstice d'été
patronne par les plébéiens et les esclaves, Fors était un élément hétérogène à ce calendrier
Fortuna, admise, avec la sanction de l'autorité consciemment élaboré. Point de ressemblance,
royale, dans la religion de la ville, n'en garda pas non plus, dans le rituel, entre Diua Angerona,
moins des traces indélébiles de son origine et officiellement fêtée par l'une des quarante-neuf
resta marquée d'une discrimination sociale, feriae publicae inscrites au calendrier
même quand, les siècles passant, le natalis de ses archaïque178, objet d'une théologie savante fondée sur
deux temples, l'un attribué au roi Servius Tul- une conception mystique du silence, et les jeux
lius, l'autre bâti par le consul Carvilius, eut été nautiques de Fors Fortuna, qui rénovent
inscrit au férial officiel et elle-même reconnue magiquement les énergies naturelles. Ni dans l'esprit
comme bénéficiaire d'un culte d'État, sacra des deux fêtes, l'une austère et hivernale,
publica, au moins par la Rome républicaine177. célébrée dans le recueillement par les pontifes, loin
de toute participation du public, confinée dans
une modeste chapelle et enfermée dans une
175 Si Tite-Live mentionne une aedes (10, 46, 14, à propos muette ascèse, l'autre joyeuse et plébéienne, qui
du temple de Carvilius, prope aedem eins deae ab rege Seriiio rassemblait la foule en liesse des Quirites,
Tullio dedicatemi), Varron ne fait état que d'un fammi : ab divertissement populaire célébré dans l'ivresse et le
Seruio Tullio rege, quod is fantini Fords Fortiinae. . . dedicatili flamboiement solaire de juin.
(LL 6, 17). Mais emploie-t-il fantini dans son sens précis de Mais, bien que Fors Fortuna n'ait jamais
«lieu consacré» (cf. Liv. 10, 37, 15 : fanum tantum, id est locus bénéficié d'une consécration publique semblable
tempio effatiis), ou, comme il est probable, avec une
acception plus vague et comme un simple synonyme d'aedes? à celle de Diua Angerona, sa dignité, pour être
176 Ne pourrait-on croire, d'ailleurs, que ce «jour», nommé d'un autre ordre, n'en est pas moins eminente.
d'après la déesse qui y était célébrée, et non d'après les Elle n'est pas, comme la déesse de décembre,
participants, deorum causa, et non hominum, (dies) instituti, une technicienne de compétence élevée, mais de
pour reprendre la terminologie de Varron, LL 6, 12, dies rang modeste, une auxiliaire efficace appelée au
Fords Fortiinae, et non, par exemple, à la différence du
13 août ou du 23 avril, dies seruorum ou meretricum (supra, secours du soleil, mais reléguée dans l'exercice
p. 207, n. 41), serait en quelque sorte le succédané de la fête de cette tâche subalterne. Par ses pouvoirs sur la
publique, désignée au neutre pluriel d'après le rite ou le nom fécondité tellurique, sur les eaux, sur le feu du
de la divinité, qu'elle ne posséda jamais? soleil, elle domine les forces de l'univers. A ce
177 Selon la définition de Festus, 284, 18: publica sacra, titre, elle est pleinement une déesse cosmique et
quae publico sumptu pro populo fiunt, quaeque pro montions,
pagis, curis, sacellis. Sur la notion de sacra publica qui, dans
la mesure où l'on peut tenter de cerner ces questions
délicates et d'interprétation toujours controversée, apparaît plus
large que celle de feriae publicae (infra, p. 321 sq.) et, à la 178 Macr. Sat. 1, 10, 7-8 : feriae sunt ditiae Angeroniae, cui
différence de ces dernières, toutes marquées NP au pontifices in sacello Volupiae sacrum facilini. C'est sur l'autel
calendrier, ne modifie pas la qualité des jours (F, C, N, etc.), cf. de Volupia que se trouvait la statue de Diua Angerona, la
A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 370. bouche bandée et scellée, ore obligato atque signato.
234 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

elle exerce une souveraineté primordiale qui aussi, et dont les esclaves romains se
l'apparente à la Primigenia. Source de fertilité réclamaient comme de leur protecteur naturel :
agraire, dispensatrice des eaux fécondantes et Plebs colit hanc, quia qui posuit de plebe fuisse
salubres, régulatrice du cycle solaire, elle fertur et ex humili sceptra tulisse loco.
apparaît comme une gardienne des équilibres Conuenit et semis, sema quia Tullius ortus
naturels qui aide l'astre à franchir le « passage » constituit dubiae templa propinqua deaeì79.
périlleux du solstice, les humains et les plantes à On imagine sans peine la faveur dont
traverser les chaleurs redoutables du plein été.
jouissait, dans les milieux populaires, le dies Fortis
Elle est une Dame de la nature, dont elle Fortunae, jour de liesse où l'on buvait sans
maîtrise les puissances sauvages, riche de vitalité et
retenue, dans les barques couronnées de fleurs qui
secourable à l'homme, à l'image de la fête descendaient joyeusement le cours du Tibre. La
remplie d'allégresse qui lui est consacrée. Tels sont, partie la plus modeste de la population romaine
croyons-nous, les enseignements majeurs qui se devait y fêter Fors Fortuna avec une liberté et
dégagent de cette étude. L'analyse de Fors
une franche gaieté que ne partageaient sans
Fortuna, de la date et du rite qui lui appartenaient
doute pas les familles plus guindées de la
nous incitent à une relecture du férial romain, bourgeoisie ou de l'aristocratie. Mais on aurait tort de ne
où le dies Fortis Fortunae du 24 juin, jusqu'ici
voir dans la Tiberina descensio qu'un prétexte à
incompris et méconnu, retrouve sa nature réjouissances plébéiennes. Loin d'être
originelle de fête du solstice d'été. Loin donc d'avoir
occasionnels et de ne se manifester qu'une fois l'an, dans
été aussi dénuée de sens cosmique qu'on l'a cette kermesse au bord du Tibre, les liens de
souvent prétendu, loin de n'avoir pu concevoir
Fors Fortuna avec les petites gens avaient la
que d'informes numina, incarnant permanence d'une véritable fonction180: c'est la
sommairement les forces à l'état brut du réel, la pensée fête patronale de leur déesse qu'ils célébraient le
romaine archaïque, qui a confié à une même
24 juin et c'est une de leurs protectrices
déesse le soin de régir l'eau et le feu, éternels
spécifiques qu'ils allaient y prier. Le culte particulier
antagonistes, et de résoudre leur conflit
qu'elle en recevait, plebs colit hanc, fait en effet
élémentaire, à la date du solstice, pour mieux garantir de Fors Fortuna l'une des grandes divinités de la
la fécondité de la terre, cette pensée, si primitive
plèbe romaine, comme Cérès ou Mercure181. Son
qu'elle soit, n'en témoigne pas moins d'une action tutélaire s'étendait aussi aux esclaves,
réflexion dont la complexité et la cohérence ne
conuenit ET SERVIS, que la plèbe admettait à ce
peuvent être mises en doute. partage. Communauté cultuelle qu'Ovide ne
manque pas de souligner, tant elle lui paraît
remarquable182. Fors Fortuna se distingue à cet
III - La fonction sociale de Fors Fortuna, égard des divinités qui ont, comme elle, un
DÉESSE DES PLÉBÉIENS ET DES ESCLAVES statut social nettement marqué, mais dont les
compétences sont plus spécialisées que les siennes :
Fors Fortuna nous était apparue, à la lecture ainsi Cérès, déesse de la plèbe, et Diane, divinité
d'Ovide, sous deux aspects dominants : liée
d'une part aux cycles naturels et au monde
cosmique, d'autre part à la société humaine et aux
réalités sociales dans ce qu'elles ont de plus 179 Ovid. fast. 6, 781-784.
humble, puisque les plébéiens et les esclaves 180 Sur ce rôle social de Fors Fortuna, F. Borner, Religion
prenaient une part importante à sa fête. der Sklaven, I, p. 148-150.
181 Sur Mercure, dieu de la plèbe, et son association avec
Pourquoi cette prédilection qu'ils témoignaient à la Cérès au lectisterne de 217, H. Le Bonniec, Le culte de Cérès
déesse du Trastevere? Ils pouvaient, sans doute, à Rome, p. 359-364 (en dépit des vues sensiblement
et c'est l'explication qu'en donne Ovide, se différentes de B. Combet-Farnoux, Mercure romain, Rome, 1980,
reconnaître en la personne de Servius Tullius, le p. 25; 34; 401).
fondateur du sanctuaire et de son culte. Devenu 182 C'est, de fait, une des constantes reconnues par F.
Borner que cette communauté entre divinités des humbles et
roi malgré la bassesse de ses origines, il offrait des esclaves: la frontière (op. cit., p. 149) ne passe pas entre
aux plébéiens le plus bel exemple qu'ils pussent hommes libres et non-libres, mais entre riches et
rêver de promotion sociale; fils d'une esclave pauvres.
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA 235

servienne, elle aussi, qui protège les esclaves, conclusions que l'on peut en tirer, l'une, qui
mais sans que, dans leurs cultes respectifs, on touche à la chronologie du culte, et dont
constate entre les deux catégories sociales la l'importance a cependant échappé à l'attenfion de nos
même interférence que dans celui de Fors prédécesseurs, l'autre, qui a trait à la fonction de
na 183 la déesse et qui a immédiatement été dégagée
Le témoignage d'Ovide est confirmé par des par Hülsen. Car, si c'est bien, comme tout y
monuments figurés et des documents épigraphi- engage, au temple de Fors Fortuna qu'il convient
ques qui jettent quelque lumière sur la vie d'assigner ce dépôt votif, la date indiquée par
religieuse des deux sanctuaires et donnent du culte Helbig concorde parfaitement avec la tradition
une image plus quotidienne, mais plus fidèle annalistique qui faisait de Servius Tullius, au VIe
sans doute, que sa description des rites du 24 siècle, le fondateur du temple et du dies Fortis
juin, aussi riche de pittoresque que pauvre de Fortunae; précision qu'il serait, bien entendu,
caractère sacré. En 1887, il apparut sur le téméraire de prendre à la lettre, mais, sous une
marché de Rome un grand nombre de petits bronzes forme approximative, la découverte de la Porta
votifs, provenant de fouilles clandestines et dont Portese confirme pleinement l'existence, au
on savait seulement qu'ils avaient été trouvés à premier mille, d'un lieu de culte dédié à Fors
l'extérieur de la Porta Portese. Si peu précise Fortuna dès le VIe siècle185, et ce passage de la
que fût cette localisation, Hülsen proposa légende à l'histoire est pour nous essentiel. Quant aux
d'attribuer ces ex-voto au seul sanctuaire du voisinage figurines coiffées du pileus, et apparemment
auquel ils pouvaient vraisemblablement se indatables, il faut y reconnaître les humbles
rapporter, c'est-à-dire au temple de Fors Fortuna du offrandes adressées à Fors Fortuna- par des
premier mille, interprétation qui, depuis, n'a pas esclaves, en témoignage de reconnaissance, à
été remise en cause. Les statuettes, toutes l'occasion de leur affranchissement. Ce qui
masculines, forment deux séries : les unes, du type rejoint exactement la définition de la déesse,
des κοΰροι archaïques, seraient des œuvres telle qu'elle se dégageait à la lecture d'Ovide, et
grecques d'importation, datables du VIe siècle; les permet de préciser en quel sens les esclaves et
autres, qui représentent un stade ultérieur, les plébéiens se partageaient son culte : Fors
seraient des produits de l'industrie locale, Fortuna, qui était leur commune protectrice,
fabriqués à l'imitation des premières dont elles veillait plus spécialement sur le « passage » d'une
reproduisent le type, mais avec cette différence
qu'elles sont coiffées du pileusm. D'où les deux

il les attribue au premier, sous le prétexte spécieux qu'à Fors


Fortuna auraient aussi été dédiées des figures féminines, et il
183 Sur le rôle social de Cérès, cf. H. Le Bonniec, op. cit., croit reconnaître dans ces petits personnages des
p. 342-378; et, sur le problème de Diane, l'analyse de représentations votives des frères Arvales et, dans le pileus qui les
R. Schilling, Une victime des vicissitudes politiques: la Diane coiffe, seulement, d'une façon générale, le symbole du
latine, Hommages à J. Bayet, coll. Latomus, LXX, Bruxelles, citoyen romain et de sa condition d'homme libre. C'est à
1964, p. 650-667, notamment p. 660-662. Diane, déesse des Hülsen, Jahresbericht über neue Funde und Forschungen zur
humbles installée sur l'Aventin, colline plébéienne par Topographie der Stadt Rom 1887-1889, MDAI (R), IV, 1889,
excellence, eût pu devenir, elle aussi, une divinité tutélaire de la p. 290 sq., que l'on doit l'interprétation exacte, qui les rendit
plèbe et, par cette fonction de grand avenir, retrouver un au temple de Fors Fortuna et reconnut dans le pileus, coiffé
nouveau prestige politique et social. Mais, occasion perdue par l'esclave lors de la manumissio, le signe même de son
ou vocation manquée, ce rôle lui échappa pour échoir à affranchissement. ,
Cérès, sa voisine et sa rivale, au profit de laquelle elle fut 185 Helbig et, à sa suite, Hülsen, ont vu dans les ex-voto de
définitivement évincée. Les deux déesses se spécialisèrent la première série des produits grecs. Mais, pour autant qu'on
donc strictement, l'une dans la protection de la plèbe, classe puisse en juger d'après un dessin fort imparfait (cf. Helbig
montante, l'autre dans celle, sans honneur, des esclaves. lui-même, op. cit., p. 230, n. 1), et, plutôt que d'y reconnaître
184 II fut trouvé plus d'une centaine de ces statuettes, au des bronzes étrusques, hypothèse à laquelle on pourrait
témoignage d'un de leurs inventeurs, rapporté par Helbig, également songer, F. Castagnoli, Les sanctuaires du Latium
NSA, 1888, p. 229-232 (avec figures), qui put lui-même en archaïque, CRAI, 1977, p. 475 sq., y voit maintenant, comme
étudier 28, 13 du premier type et 15 du second, dont la les petits bronzes analogues de Lavinium, Gabies, Satricum,
hauteur varie entre 7 et 8 cm. Helbig n'envisage dans cette etc., ou ceux du Lapis Niger, une production locale, datable
zone que deux sanctuaires auxquels elles aient pu du milieu du VIe siècle, qu'il rapproche de la chronologie
·

appartenir : le lucus de Dea Dia et le temple de Fors Fortuna, mais traditionnelle du règne de Servius Tullius (578-534).
236 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM)

catégorie à l'autre, sur l'abandon de la condition bien celui de Carvilius, puisque l'un des magistri
servile pour une assimilation progressive à la qui y sont nommés était l'affranchi d'un
plèbe romaine. - Carvilius, et l'un des ministri l'esclave, à ce qu'il
C'est du même milieu de petites gens semble, de la même famille. Tous humbles gens
laborieux, affranchis ou esclaves, que proviennent les de métier, ceux-là mêmes pour qui la fête de
quatre dédicaces d'époque républicaine qui Fors Fortuna était une occasion de festoyer et de
furent trouvées près du Tibre, entre le boire généreusement, mais qui n'oubliaient pas
cinquième et le sixième mille de la Via Campana, et qui, de lui manifester leur gratitude en lui
dès le siècle dernier, avaient permis de localiser consacrant offrandes et dédicaces. La dernière de ces
assez exactement le site du second temple de inscriptions est, à cet égard, révélatrice d'une
Fors Fortuna, depuis confirmé par les fouilles de piété authentique. L'affranchi et, sans doute,
J. Scheid et H. Broise186. Elles émanent de divers l'esclave des Carvilii qui unissaient, dans un
collèges d'artisans : bouchers (lani(es) Piscinen- même hommage, la dévotion corporative de leur
ses, lanies) 187, marchands de violettes, de roses et collège et la religion plus personnelle qu'ils
de couronnes {uiolaries, rosaries, coronaries)m, avaient apprise dans la maison de leur maître,
dont les noms figurent sur des bases ou autels donnaient à leur modeste manière un bel
de travertin datables du dernier quart du IIe exemple de fidélité, puisque, à la fin de la République,
siècle, ou collèges des ouvriers du bronze (con- date à laquelle remonterait leur dédicace, ils
legia aerarior(um)m dont la dédicace, tenue pour perpétuaient une tradition familiale toujours
plus récente190, confirme que ce sanctuaire était vivante191 depuis le début du IIIe siècle, depuis
les victoires et la fondation cultuelle de Sp.
Carvilius en 293.
Fors Fortuna apparaît ainsi sous deux aspects
186 Sur ces inscriptions de la Vigna Ceccarelli, cf. supra, plus spécialisés, comme une déesse des
p. 200, n. 8, et 202, n. 15, avec les études de Henzen et de
Gatti. affranchissements et des corps de métiers. Les deux
™CIL Ρ 978-979; VI 167-168; Ernout, Recueil de textes fonctions se rejoignent d'ailleurs en ce que les
latins archaïques, p. 56, n° 122; Degrassi, ILLRP, n° 97-98; magistri et les ministri des collèges qui
Waltzing, Étude historique sur les corporations professionnelles l'honorent sont aussi des affranchis ou des esclaves.
chez les Romains, III, p. 169 sq., n° 620-621. Les lani{es) Nous ne possédons pas, du moins pour Rome,
Piscinenses qui dédièrent la première de ces inscriptions
étaient les bouchers voisins de la Phcina Publica, qui se de dédicaces républicaines qui lui aient été
trouvait près de la porte Capène et qui donna son nom à la consacrées par des hommes libres192: c'est un
XIIe Région augustéenne (Platner-Ashby, s.v., p. 391 sq.). Loin hasard, sans doute, mais ce que nous savons du
donc d'être un culte local, uniquement fréquenté par les culte nous permet de situer les fidèles de Fors
habitants du Trastevere, le temple de Fors Fortuna attirait, à Fortuna au niveau le plus humble de la
cette date (IIe siècle), les artisans des divers quartiers de la hiérarchie sociale, celui où prolétaires, affranchis et
ville.
188 CIL Ρ 980; VI 169 = 30707; Ernout, op. cit., p. 56, n° 123; esclaves se confondent dans la même réproba-
Degrassi, ILLRP, n°99; Waltzing, op. cit., III, p. 170, n°622.
Violaries, rosaries sont des mots rares, mais dont le sens ne
paraît pas douteux (Waltzing, op. cit., I, p. 88, n. 2; IV, p. 41
et 48). Les violettes et les roses étaient presque les seules
fleurs propres à faire des couronnes que les anciens autres inscriptions, trouvées au même emplacement, sont
Romains eussent dans leurs jardins (Plin. NH 21, 14). «aetate priores».
Existe-t-il quelque rapport entre la dédicace conjointe des 191 Cf. F. Borner, op. cit., p. 149, qui souligne à ce propos
uiolaries, rosaries, coronaries, et les fêtes funéraires où l'on combien le fait que, deux siècles après, des esclaves des
fleurissait les tombes de violettes et de roses {dies uiolae, Carvilii soient restés fidèles à un culte fondé par un ancêtre
rosae, Rosalia; cf. Wissowa, RK2, p. 434, n. 3; F. Cumont, Lux de leurs maîtres prouve à quel point, dans l'antiquité, la
perpetua, p. 37; 45)? religion de la classe servile était peu révolutionnaire.
l*9CIL Ρ 977; VI 36771; Degrassi, ILLRP, n° 96 (citée 192 La seule autre dédicace romaine, d'époque impériale -
supra, p. 202, n. 15). post-sévérienne - que nous possédions fut dédiée mtmini
190 petites bases, selon les éditeurs du CIL; autels, d'après Fortis Fortune par un soldat de la VIIe cohorte prétorienne,
G. Lugli, RAL, IX, 1954, p. 67, qui les date d'environ Pia Vindex Seueriana {CIL VI 170); mais sa provenance exacte
125 av. J.-C. Les datations antérieures, fort vagues, les est inconnue, et rien ne permet de l'attribuer au temple soit
assignaient au Ier siècle. Cf. le commentaire à CIL VI 36771 : du premier, soit du sixième mille (sur le corpus épigraphi-
« litteris extremae aetatis liberae rei publicae », tandis que les que de Fors Fortuna, supra, p. 208, n. 43).
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA 237

tion193. Il n'existe, en cela, aucune différence plus pauvres, des esclaves, des affranchis et des
entre les deux sanctuaires de la Via Campana, hommes libres qui forment la couche inférieure
tous deux fréquentés par la même population et de la plèbe. Ce qui, à Préneste, n'était qu'un rôle
centres d'un culte homogène. A Préneste, s'est, à Rome, spécialisé et codifié au point de
Fortuna Primigenia était elle aussi la protectrice des devenir une fonction.
gens de métier: sous la République, les mêmes A l'encontre de cette analyse, on pourrait
collèges d'artisans qu'à Rome, bouchers, cependant alléguer un passage de Donat, qui
fabricants de couronnes, bien d'autres encore, lui n'est pas sans faire difficulté. Dans le Phormion
vouèrent nombre de dédicaces194. Mais les deux de Térence, l'esclave Géta, qui vient d'apprendre
déesses diffèrent du tout au tout par leur la véritable naissance de Phanium, la jeune
définition sociale. La Fortune de Préneste n'a femme qu'aime son maître, exprime son
jamais été considérée comme une protectrice allégresse en s'exclamant :
particulière des métiers ou comme la déesse Ο Fortuna, ο Fors Fortuna ! Quantis com-
spécifique de la plèbe locale et de la classe moditatibus,
servile. Déesse poliade, elle appartenait à la qiiam subito meo ero Antiphoni ope uestra
collectivité prénestine tout entière et elle veillait hune onerastis dieml96\
indistinctement sur toutes les classes de la cité.
Ce que Donat explique en ces termes : aliud
Parmi les dédicants qui lui rendirent grâces
«Fortuna» est, aliud «Fors Fortuna»; nani «Fors
figurent aussi bien une Orcevia, née dans l'une Fortuna» est, cuius diem festum colunt, qui (sine)
des familles les plus aristocratiques de la ville,
arte aliqua uiuunt; huius aedes trans Tiberini est.
que des magistri de collèges d'artisans, esclaves Tel est du moins le texte que reproduisent et
de la même famille195. Tant il semble que toute commentent à leur tour les auteurs modernes,
discrimination sociale soit restée étrangère au
unanimes197, qui n'éprouvent aucune gêne à voir
culte indifférencié de la Primigenia. Les artisans en Fors Fortuna la déesse des gens «qui vivent
prénestins invoquaient en elle avec prédilection sans exercer de métier». Définition exactement
la plus haute puissance divine de leur cité, celle
contraire à celle que nous proposons et qui, fait
aussi, vraisemblablement, à laquelle ils devaient inquiétant, est en contradiction flagrante avec
le meilleur de leur prospérité, en cette ville de
les témoignages épigraphiques, qui nous
pèlerinage où le commerce et l'industrie locale
montrent en elle une déesse des artisans. Mais elle
tiraient tant de bénéfices de la ferveur permet à ceux qui l'approuvent de retrouver la
religieuse. Mais, ce faisant, ils se comportaient, semble-
conception la plus répandue de la Fortune,
t-il, comme tous les autres habitants de Préneste,
divinité de la Chance ou du Hasard, et cette
sans que la moindre conscience de classe les eût
concordance est à leurs yeux décisive. Fors
incités à se tourner vers une déesse qui leur
Fortuna protégerait ainsi ceux qui ont avec elle
appartînt en propre. A Rome, en revanche, la des affinités, tous ceux qui, pour vivre, comptent
multiplicité et la spécialisation des diverses
moins sur le travail de leurs mains que sur le
Fortunes, contrastant avec l'unicité de la
hasard ou la chance, description qui, a-t-on dit,
Primigenia, ont favorisé une différenciation cultuelle s'applique exactement à la plèbe oisive de l'Em-
qui est allée jusqu'à la ségrégation sociale : Fors pire 198
Fortuna, divinité servienne et par là même de
En réalité, cette interprétation repose sur un
vocation populaire, est devenue la déesse d'une texte contestable, ce dont aucun de ceux qui
classe particulière, celle des plus humbles et des
l'adoptent ne semble avoir pris conscience. Le
texte traditionnellement cité, qui (sine) arte
aliqua uiuunt, n'est qu'une correction, qui remonte
193 Sur le caractère composite de cette plèbe, cf. A.
Merlin, L'Aventin dans l'antiquité, Paris, 1906, p. 235 sq.; et F.
Borner, cité supra, p. 234, n. 182.
194 Sur ces dédicaces, notamment celles des lanieis (lani) 196 V. 841 sq. Cf. le commentaire de Donat, ad loc.
et des coronarii, supra, p. 83. 197 Depuis Peter, Gatti, Wissowa, Otto, jusqu'à S. M. Savage
195 Supra, p. 95, n. 42. Des esclaves des Orcevii et A. Brelich (Tre variazioni, p. 32) qui, tous, citent le texte
apparais ent, parmi les collèges d'artisans, en CIL Ρ 1447; XIV 2875; sans crochets obliques - omission significative.
Degrassi, ILLRP, n° 104; 105b; 107c. 198 S. M. Savage, MAAR, XVII, 1940, p. 32.
238 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

à Robert Estienne199, et qui continue de faire pire; enfin, objection rédhibitoire, elle est
autorité; mais il ne s'ensuit pas qu'elle soit infirmée par les données positives du culte, telles
nécessaire. Sous quel jour, si on l'accepte, peut- que nous les connaissons par Ovide et par les
on se représenter la plèbe «sans métier» fixe qui documents épigraphiques.
aurait pratiqué le culte de la déesse? Des gens En revanche, le texte de Donat, rendu à son
sans aveu, vivant au jour le jour d'expédients et authenticité, est parfaitement satisfaisant. La
de «hasards»? Ce serait faire de Fors Fortuna la double exclamation de l'esclave Géta, qui justifie
déesse des bas-fonds de Rome. Mais les textes ne le pluriel, onerastis, est loin d'être une tautologie
disent rien de tel. Ou, comme le suggère expressive. La Fortuna qu'il invoque en premier
S. M. Savage, la plèbe de l'Empire, vivant grâce lieu est la déesse hellénisée de la Chance, la
à la «chance» providentielle que représentaient dispensatrice des bonheurs imprévus202, qui
pour elle les distributions de blé et les largesses vient de combler son jeune maître. Mais Géta
du prince? Nous sommes alors bien loin de prend part à l'événement, ne serait-ce que parce
l'époque de Térence, et la plèbe frumentaire qu'il le libère d'un grand poids203; et c'est en
n'était pas la classe déconsidérée que l'on esclave qu'il pense et qu'il parle lorsque, en son
prétend faire d'elle. Il fallait, pour prétendre à ses nom personnel, il rend grâces à Fors Fortuna, la
privilèges, être non seulement né et domicilié à déesse de la classe servile - conuenit et seruis,
Rome, mais encore d'origine libre, exigences comme le dira Ovide. Quant à la définition de
«qui mettaient les assistés au-dessus de Donat, elle fait, elle aussi, écho à celle d'Ovide,
catégories populaires nettement inférieures : de cette jusque dans le détail du vocabulaire. A la
plebs infima, ou sordida, dont les auteurs comme différence des autres divinités du même nom, qu'il
Tacite parlent sans ménagement...»200. On ne prend soin d'en distinguer - aliud «Fortuna» est
saurait donc la confondre avec la classe la plus -, Fors Fortuna est, pour Donat, la déesse des
humble, mêlée d'affranchis et toute proche gens de peu et celle des gens de métier, les deux
encore de ses origines serviles, où se recrutaient les expressions étant équivalentes aux yeux de la
fidèles de Fors Fortuna, plébéiens que l'on peut société antique204. Elle protège les affranchis, les
tenir eux aussi pour infimi et sordidi, à moins esclaves et les plus humbles d'entre les
que, pour descendre au plus bas degré de plébéiens, tous ceux qui «vivent de l'exercice d'un
l'échelle sociale, ils ne fussent purement et métier», qui ARTE ALIQVA uiuunt, pour reprendre
simplement des esclaves. Loin d'améliorer le texte même de Donat, dégagé de la correction
l'intelligence du texte, la correction de R. Estienne abusive qui le défigurait. Telle est, pour le
ne fait donc que soulever de nouveaux grammairien comme pour le poète, la catégorie
problèmes; elle ne s'accorde avec l'état de la société sociale inférieure qui «célèbre sa fête», diem
romaine ni sous la 'République201, ni sous l'Em- festum colunt, et « pratique son culte », plebs colit
hanc, comme l'écrivait Ovide : double
affirmation que confirment pleinement les dédicaces et
199 Dans le commentaire de Donat joint à ses éditions de les ex-voto découverts dans ses deux
Térence, Paris, 1529 (p. 180), 1536 (p. 372), 1541 (p. 612). Elle sanctuaires.
est conservée par P. Wessner dans son édition de Donat, Déesse des artisans, des plébéiens et des
Commentum Terenti, II, Leipzig, 1905; reprod. Stuttgart, 1963, esclaves, ainsi confinée dans la protection des
p. 476. Mais on ne trouvera nul éclaircissement à cet égard
chez les commentateurs modernes de Térence, K. Dziatzko-
E. Hauler, 4e éd., Leipzig, 1913, ou R. H. Martin, Londres,
1959. et non de Fortuna, et dont on ne saurait dire qu'elles eussent
200 J. Gagé, Les classes sociales dans l'empire romain, Paris, permis à la plèbe de vivre sine arte aliqua.
1964, p. 125, qui renvoie lui-même aux travaux classiques de 202 Cf., v. 884, le commentaire de Phormion sur le même
D. Van Berchem sur Les distributions de blé et d'argent à la événement: tantam fortunam de inprouiso esse his datami
plèbe romaine sous l'Empire, Genève, 1939, p. 32-63. 203 Nosque amicos eius exonerastis metu ! poursuit-il
201 Quelle qu'ait pu être, dès le début du Ve siècle, la immédiatement (v. 843), en s'adressant toujours aux « deux »
réalité des frumentationes, des distributions de blé gratuit ou déesses, Fortuna et Fors Fortuna.
à vil prix (G. Cardinali, s.v., dans De Ruggiero, III, p. 225- 204 Cf., entre autres témoignages, Cic. off. 1, 150 : opifices-
229; D. Van Berchem, // tempio di Cerere e l'ufficio dell'annona que omnes in sordida arte uersantur; Sen. epist. 88, 21. Voir
a Roma, BCAR, LXIII, 1935, p. 91-95; H. Le Bonniec, op. cit., P. M. Schuhl, Gains honorables et gains sordides selon Cicéron.
ο. 245, η. 3; 274 sq.; 345), mais placées sous l'égide de Cérès, De officiis, I, 42, R Philos., CXLVII, 1957, p. 355-357.
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA 239

éléments les moins honorables de la population rés207. Quant à Mercure, dieu de la plèbe
romaine, Fors Fortuna a tous les caractères également puisqu'il patronnait toutes les formes de
d'une divinité de «classe». Mais cette fonction, commerce - hune etenim negotiorum omnium
quelle que soit son importance pour l'équilibre aestimabant esse deiim20* -, il recevait l'hommage
interne de la cité, contraste avec le rôle des petits artisans, mais aussi celui des riches
cosmique de la déesse, à la fois souveraine du solstice négociants qui, par leur fortune et leur
d'été et patronne sans gloire d'un groupe social puis ance, appartenaient à un milieu infiniment
décrié, puisque c'est aux déshérités de la Rome supérieur. Fors Fortuna n'avait aucun de ces
républicaine ou impériale qu'elle accordait son avantages, et l'on peut se demander d'où lui venait
secours et sa tutelle. Dans une société où il était cette fonction sans honneur : était-elle originaire
dégradant de devoir, pour vivre, exercer un ou acquise? Était-elle marquée d'une tare
métier manuel et où l'on reléguait dans une naturelle, ou seulement victime d'un accident
catégorie à part tous ceux qui arte aliqua uiiiunt, historique?
une déesse qui assumait cette tâche ne pouvait Dans l'infériorité sociale où elle était réduite,
que pâtir du discrédit de ceux-là mêmes sur qui Fors Fortuna n'était cependant pas isolée. Par
elle veillait. Elle se situait, elle aussi, au plus bas ses liens avec les éléments les moins
degré de l'échelle sociale. Nulle spécialité, respectables de la société, elle n'est pas sans rappeler
technique ou politique, n'était de nature à Flora, divinité plébéienne, fêtée par les
compenser son infériorité et à lui garantir le prestige courtisanes, qui appartiennent aux mêmes milieux
dont pouvaient se targuer d'autres divinités, déconsidérés que ses propres fidèles209. Avec
protectrices elles aussi des artisans et de la Diane et Feronia, ses affinités sont plus étroites
plèbe, auxquelles on est tenté de la encore. C'est à Servius également que Diane,
comparer. selon la tradition, doit son sanctuaire de
Fors Fortuna n'était pas une déesse des l'Aventin. Elle y est protectrice des esclaves et elle y
métiers analogue à la Minerve italique : rien ne partage avec eux la fête du 13 août, qui est à la
la hausse au niveau de cette divinité fois le natalis de son temple et le seruorum
technicien e dont les compétences s'étendaient aux dies2i0. Elle est, elle aussi, sans prestige, comme
médecins et aux artistes - professions dignes d'estime les Latins vaincus et transplantés à Rome avec
- aussi bien qu'aux activités manuelles205, et lesquels son culte fut introduit dans la ville211.
dont le culte capitolin et Yinterpretatio Graeca Mais, dans son rôle de divinité qui présidait à
assurèrent la promotion. Elle n'était pas l'affranchissement des esclaves, comme
davantage la garante des luttes politiques de la plèbe, l'attestent les figurines coiffées du pileus qui lui furent
comme l'était Cérès, ni la bénéficiaire de ses offertes en ex-voto, Fors Fortuna a une
triomphes. Auprès de la grande divinité homologue plus proche encore en la personne de
plébéienne, installée au Forum Boarium et à Feronia, la déesse du Incus de Capène et de
proximité de l'Aventin, haut lieu de la plèbe206, la Fors
Fortuna du Trastevere, reléguée dans un
quartier populaire et lointain, fait modeste figure.
Les magistrats de la plèbe, ses édiles, ses tribuns, 207 Le seul plébéien influent qui ait laissé un témoignage
de sa piété envers Fors Fortuna est Sp. Carvilius, le
ses hommes nouveaux qui accédaient à la nobi- fondateur, précisément, du temple du sixième mille, homme
litas hantaient le temple de Cérès, sanctuaire nouveau et consul en 293 (infra, p. 242 sq.).
officiel de leur classe; mais ils n'avaient sans 208 Fest. Paul. Ill, 10.
doute que dédain, ou du moins condescendance, 209 Sur le caractère plébéien de Flora, cf. A. Merlin, op.
pour celui de Fors Fortuna, fréquenté par un cit., p. 192; et, sur les exhibitions des courtisanes aux Flora-
lia, infra, p. 240 et n.215.
menu peuple dont leur ascension les avait 210 Fest. 460, 32 et 467, 1.
211 Sur la déchéance de Diane, cf. R. Schilling, cité supra,
p. 235, n. 183. La grande déesse latine de la lumière, d'un
niveau presque égal à Jupiter, fut (après la bataille du lac
205 Cf. Ovid. fast. 3, 817-833. Régule) transférée à Rome avec les prisonniers de guerre
206 Sur « Cérès, déesse de la plèbe », H. Le Bonniec, op. latins dont elle était la divinité tutélaire et, «marquée à
cit., p. 342-378; et, sur la localisation de son temple, p. 266- jamais par les circonstances de son introduction », elle n'y fut
276. plus que la protectrice des réprouvés et des esclaves.
240 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM

>
Terracine, où elle était la protectrice des en particulier, mais aussi celle des humains,
affranchis, libertorum dea, selon l'expression de Ser- puisqu'elle est, ou du moins était, à date
vius212. A Rome, où elle possédait un temple au ancienne, déesse du mariage214; Flora, qui lui est
Champ de Mars, elle remplissait la même parfois associée et qui aide à la floraison
fonction : lorsque, pour expier les prodiges de 217, végétale, mais dont le nom évoque aussi bien le
on fit offrandes et sacrifices à Jupiter, Junon, plaisir des humains que l'épanouissement de la
Minerve et, plus spécialement, à Junon, la nature, puisque les obscénités rituelles des
Regina de l'Aventin et la Sospita de Lanuvium, c'est à courtisanes aux ludi Florales étaient destinées à
Junon Reine, déesse matronale, que les promouvoir la fertilité des champs215; Diane,
matrones furent invitées à porter leur contribution; « déesse des femmes » et accoucheuse, mais aussi
mais c'est à Feronia, leur déesse propre, que, par dame du lac de Némi, maîtresse des bois
symétrie, les affranchies elles-mêmes, liberîinae incultes et πότνι,α #ηρών; Feronia, enfin, qui répugne
et ipsae, reçurent l'ordre d'adresser une offrande au voisinage des villes216, dea agrorum217 qui
proportionnée à leurs moyens213. veille sur les moissons dont elle reçoit les
Quels sont donc les caractères communs de prémices et sur la santé des humains, déesse des
ces divinités que des liens variés et plus ou sources, liée aux eaux comme l'est aussi
moins étroits rattachent aux êtres inférieurs, Fortuna.
esclaves qui ne sont que la propriété de leur Que conclure de divinités aussi peu
maître, et plébéiens d'origine diverse, latine ou différenciées et que l'on est tenté de ramener au schéma
servile, exclus en fait, sinon en droit, de la de la «grande déesse méditerranéenne»,
communauté politique? A l'exception de maîtresse de la nature et des êtres animés,
Mercure, spécialisé dans la protection des marchands souveraine des vivants et des morts, donnant la vie à
plébéiens, ce sont toutes des divinités féminines. toutes choses, divinité universelle dont
Elles ont un caractère agreste : déesses, du l'inépuisable puissance tutélaire pouvait s'étendre
moins à l'origine, étrangères à la vie urbaine et jusqu'aux créatures inférieures qu'étaient les
liées aux activités rurales, à moins qu'elles ne plébéiens et les esclaves? L'explication, qui n'évite
régnent sur la nature sauvage. Quant à leurs pas le confusionnisme, est trop facile dans sa
fonctions, elles s'exercent dans le domaine généralité. On peut aussi alléguer que ces
complexe et universel de la fécondité, depuis la déesses rurales, étrangères à la Rome la plus
fertilité agraire jusqu'aux naissances humaines. ancienne, y furent introduites avec les populations
Ainsi Cérès, déesse des paysans avant de devenir vaincues du Latium, massivement transférées
celle de la plèbe urbaine, qui préside à la dans la ville. Les Latins, les premiers, réduits à
croissance {creare, crescere), celle des végétaux l'esclavage ou à l'état de plébéiens dominés par
la cité patricienne, seraient restés fidèles à leurs
anciens cultes. Puis, à leur suite, les nouvelles
212 A propos de son sanctuaire de Terracine, où se victimes de la conquête romaine auraient adopté
pratiquait l'affranchissement des esclaves, in cttiiis tempio pour leurs protectrices surnaturelles ces
raso capite pileum accipiebant, qui prenaient rituellement déesses, comme elles humiliées et assujetties, en qui
place sur un banc de pierre, où était gravée l'inscription bene elles se reconnaissaient. Cette explication
meriti send sedeant, surgant liberi (Serv. Aen. 8, 564). Sur
Feronia (également supra, p. 1 1 1 sq.) et ses divers lieux de historique convient-elle dans tous les cas? Elle vaut
culte, cf. P. Aebischer, Le culte de Feronia et le gentïlice
Feronius, RBPh, XIII, 1934, p. 5-23; R. Bloch-G. Foti,
Nouvelles dédicaces archaïques à la déesse Feronia, RPh, XXVII,
1953, p. 65-77 (provenant du Incus de Capène, dont elles ont 214 Sur cet aspect archaïque de Cérès, liée à Tellus, qui
permis la localisation). Des dédicaces à Feronia, émanant n'est plus qu'une survivance à l'époque classique, H. Le Bon-
d'esclaves et d'affranchis, ont été trouvées à Rome (CIL VI niec, op. cit., p. 77-88.
147 = 30702, consacrée par une ancilla, l'unique inscription 215 Les anciens en étaient pleinement conscients; ainsi
romaine en son honneur qui ait été conservée); Capène Arnobe, 3, 23 : Flora illa genetrix et sancta obscenitate Indorimi
(dédicace d'une libertà; Bloch-Foti, op. cit., p. 66-71); Trebula bene curât ut arua jlorescant.
Mutuesca, en Sabine (d'un libertus; CIL I2 1832; VI 146 - par 216 Comme le souligne fortement G. Dumézil, Rei. rom.
erreur -; IX 4873); Nepi (d'un esclave de Claude; CIL XI arch., p. 417.
3199). 217 Goetz, Corp. gloss. Lai, IV, 238, 25 et 342, 18; V, 599,
2'3Uv. 22, 1, 17-18. 27.
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA 241

incontestablement pour Cérès et pour Diane218, dition fût libre et qu'il fût citoyen, tout le temps
encore que cette dernière ait, à Némi déjà, du qu'il fut - entre la «clôture du patriciat» et les
moins à l'époque historique, été servie par un lois liciniennes de 367 - en butte aux exclusives
esclave, le rex Nemorensis. Mais il est un point au de l'oligarchie patricienne et tenu à l'écart de la
moins sur lequel elle se trouve en défaut : c'est magistrature suprême, il n'en était pas moins,
en dehors de Rome, à Terracine, que les attaches comme l'esclave, dépourvu d'existence politique,
de Feronia avec les affranchis sont le mieux la seule existence véritable dans la cité antique.
attestées. Et si, à Rome, elle est honorée par les On comprend, dès lors, ce qu'attendaient des
libertinae, c'est, selon toute apparence, un déesses de la fécondité ces êtres laissés en
héritage fonctionnel qu'elle doit à ses cultes les plus marge de la vie authentique : c'était qu'elles les
anciens, non un rôle nouveau qu'elle aurait fissent naître à l'existence sociale, à la condition
acquis seulement après son introduction dans la humaine - celle d'homme libre et de citoyen de
ville. On peut donc se demander si les liens de plein droit, il s'entend.
ces déesses avec les plébéiens et les esclaves G. Dumézil a reconnu en Feronia la déesse
s'expliquent uniquement par les vicissitudes de qui fait passer toutes choses de l'état sauvage à
l'histoire, par l'accident cultuel qu'eût été leur l'état de civilisation220 : la nature en friche à celui
venue à Rome à la suite des vaincus qu'elles de campagne cultivée et l'esclave à celui
protégeaient; ou si ces affinités, renforcées par d'individu libre. En un sens plus large, toutes ces
les circonstances de leur intégration à la religion déesses, analogues par leur fonction, dispensent
romaine, mais préexistantes, ne tiennent pas par aux réprouvés qui les invoquent les mêmes
des causes plus profondes à leur nature bienfaits. Par rapport au citoyen apte à gérer les
divine. magistratures et qui, seul, jouit de la vie dans sa
Ces déesses, nous l'avons vu, au delà des plénitude, l'esclave, le plébéien, à plus forte
traits individuels qui les distinguent, ont pour raison le prolétaire, et l'étranger ne sont que des
fonction majeure de dispenser la fécondité : rien choses animées ou des êtres inachevés qui ne
ne les limite à un domaine particulier, mais elles possèdent que la demi-existence d'un éternel
agissent au plan universel et régnent mineur. La liberté, le droit de cité auxquels ils
indistinctement sur les naissances, la fertilité agraire, le aspirent sont, pour eux, plus encore qu'un
développement entier de la nature. C'est par là progrès social : un épanouissement humain, l'accès
que s'expliquent leurs liens avec les classes à une forme supérieure de l'être. C'est donc aux
inférieures de la société. L'état de servitude est donneuses de vie, qui président à la naissance
aussi un état de non-être : pour le juriste, des enfants et à la croissance des plantes, qu'ils
l'esclave n'existe pas en tant qu'être humain, lui qui demandent cette autre naissance, non plus
figure au nombre des choses, et non des biologique, mais sociale, qu'est pour les uns
personnes219. Quant au plébéien, bien que sa con- l'affranchissement, cette autre croissance qu'est
pour les autres la conquête des droits politiques.
Action effective ou analogie symbolique - le
218 Telle est, pour Diane, l'interprétation de Wissowa, RK2, réalisme auquel tend spontanément la pensée
p. 250, et de R. Schilling (supra, p. 239, n. 211); pour Cérès, archaïque ne permet pas d'en décider -, les
celle de H. Le Bonniec, op. cit., p. 192 sq. et 204. Les uns et
les autres (cf. Merlin, op. cit., p. 37-39; Pais-Bayet, Histoire protectrices des esclaves et des plébéiens, si
romaine, p. 67; en dernier lieu, M. Pallottino, Servius Tullius, indifférenciées qu'elles paraissent, n'exercent en
à la lumière des nouvelles découvertes archéologiques et fait qu'une fonction unique. Elles dispensent la
épigraphiques, CRAI, 1977, p. 232) reconnaissent une large vie dans son origine et dans sa continuité
part d'authenticité à la tradition qui mentionne le transfert dynamique et, si elles assurent à la fois la
massif de populations latines sur l'Aven tin, sous le règne
d'Ancus Marcius, selon Liv. 1, 33, 1-2. propagation de l'espèce humaine, la fertilité des
219 Cf. la définition que donne Gaius, inst. 2, 13, des res
corporales : hae quae tangi possunt, iielut fundus, homo, uestis,
etc.; de même Ulp. dig. 50, 17, 32: quod attinet ad ins ciuile,
serui pro nullis habentur; reg. 19, 1 : mancipi res sunt . . . send; 220 A cette déesse, d'action positive, répond, mais sous
Paul. dig. 4, 5, 3 : seriale caput nullum ins habet. Pour Aristote l'aspect négatif, le dieu védique Rudra, «le dieu de tout ce
également, pol. 1, 4, 2, «l'esclave est un objet de propriété qui n'est pas encore possédé par la civilisation », dont le nom
animé » : ό δούλος κτημά τι εμψυχον. est à rapprocher du latin rudis (op. cit., p. 420).
242 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

champs et l'ascension sociale des humbles, ce ne sur les Samnites et sur les Étrusques, qui lui
sont là que trois aspects particuliers d'un même valurent le triomphe, le consul Sp. Carvilius
pouvoir, celui de faire apparaître et se Maximus fit entreprendre la construction d'un
développer la totalité des êtres, grâce au principe second temple en son honneur, fondation
unique de la fécondité dont elles détiennent la officielle qu'il fit sur sa part de butin, de manubiis221 ,
source. et qui atteste que, dans son nouveau sanctuaire
La Fors Fortuna de la rive droite du Tibre, du sixième mille comme, depuis une époque
telle que nous l'avons définie, s'intègre sans doute bien antérieure, dans celui du
parfaitement à cette structure religieuse. Déesse de la premier mille, Fors Fortuna, reconnue par la
plèbe et des esclaves, elle est aussi, comme ses religion de l'État romain, en recevait un culte
homologues, une déesse rurale, vivant au public. La Fortune à laquelle il faisait hommage
contact de la nature et de sa vitalité, proche des de ses victoires était sans nul doute, déjà, la
éléments primordiaux, de la terre, des eaux donneuse de chance et de bonheur, l'homologue
fluviales et du feu solaire. Elle a, comme elles, romaine de la Tyché des Grecs. Mais elle était
d'antiques compétences agraires qui, sous aussi la vieille déesse latine qui avait ménagé
l'Empire, sont encore assez présentes à la mémoire l'ascension de Servius, dont Carvilius, homme
des Romains pour que Columelle place sous ses nouveau qui, à dessein, fonda son temple près
auspices le travail estival des jardiniers. Elle de celui du roi, se réclamait comme d'un
offre avec Cérès des affinités auxquelles les modèle222. C'est donc à la patronne des gloires
érudits étaient encore sensibles, et elles plébéiennes qu'il attribuait sa propre réussite223, et
remplissaient, l'une et l'autre, même fonction, cette fondation donne la mesure du respect qu'à
lorsque, dispensatrices de la fécondité, elles cette époque encore la déesse tiberine inspirait
assuraient dans le monde végétal la «croissance» et aux personnages les plus en vue de la plèbe.
la «production» des plantes, dans l'univers Après ces mêmes victoires de 293, en effet,
humain, la promotion des classes populaires. Carvilius, avec la vanité d'un parvenu, érigea sur
Pourtant, à la différence de cette dernière, le Capitole une statue colossale de Jupiter, qui
patronne officielle et prestigieuse de la plèbe, provenait de la fonte des armes prises aux
c'est à un niveau plus humble qu'agit Fors Samnites et dont, s'il faut en croire Pline, les
Fortuna : celui de l'esclave qui aspire à être dimensions étaient telles qu'elle était visible
affranchi et à s'assimiler, lui et ses descendants, depuis le temple de Jupiter Latiaris au Monte
à la communauté méprisée des prolétaires qui, à
ses yeux, est une classe supérieure. Tel est, à en
juger par les dédicaces républicaines, les textes 221 Liv. 10, 46, 14: reliquo aere aedem Fortis Fortunae de
manubiis faciendam locauit prope aedem eins deae ab rege
littéraires, de Térence à Columelle, et jusque Seruio Tullio dedicatam.
sous l'Empire tardif, la définition de Donat, le 222 Sur la carrière et la personnalité de Carvilius, Münzer,
milieu de modestes artisans, de travailleurs sans s.v., RE, III, 2, n°9, col. 1630; R. Syme, Seianus on the
dignité où se recrutent ses fidèles. Situation Aventine, Hermes, LXXXIV, 1956, p. 262-264. Velleius Pater-
doublement paradoxale, si l'on se rappelle la culus, 2, 128, 2, le cite, avec Caton et Mummius, parmi les
hommes de simple origine équestre, equestri loco natimi, qui
souveraineté cosmique de la déesse et les parvinrent au sommet des honneurs, consul (deux fois, en
commencements que la tradition assignait à son 293 et 272), censeur et triomphateur.
culte, institué par Servius, par l'esclave devenu 223 Est-ce un hasard si, passant du récit des exploits de
roi à la suite de l'ascension sociale la plus Papirius, son collègue au consulat, à ceux de Carvilius,
brillante dont l'histoire romaine ait gardé le Tite-Live ouvre son chapitre par la formule eadem fortuna ab
altero constile ad Cominiwn gesta res (10, 43, 1)? - dont
souvenir. Aussi peut-on se demander si le G. Radke, Die Götter Altitaliens, p. 133, donne une
discrédit dont Fors Fortuna était l'objet l'avait interprétation beaucoup trop restrictive et littérale, quand il rattache
frappée de tout temps, ou si, comme celui qui la fondation de Carvilius à ce seul succès, «dem historisch
atteignait Diane, il n'était que le résultat de einmaligen Glücksgeschenk»: c'est pour l'ensemble de ses
contingences historiques. victoires que Carvilius éleva un temple à Fors Fortuna, et la
Au début du IIIe siècle av. J.-C, pourtant, phrase de Tite-Live, loin d'indiquer la cause historique,
réelle, de cette dédicace, est inspirée par la suite des
Fors Fortuna connut son heure de gloire, événements, dont elle n'est qu'une anticipation, toute
lorsque, en 293, après une double série de succès littéraire.
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA 243

Cavo; aux pieds du dieu, il ajouta sa propre d'une orgueilleuse affirmation de classe : celle de
statue224 - celle d'un favori des dieux, protégé de la plèbe qui revendique fièrement ses cultes
Jupiter et de la Fortune à la fois! On conçoit mal propres et qui, si elle prie les dieux communs de
qu'un personnage qui avait à ce point le sens des la cité, tel le Jupiter Capitolin, n'en prétend pas
gestes spectaculaires ait porté sa dévotion à une moins conserver son originalité religieuse. En
déesse obscure et disqualifiée par ses attaches cette époque où s'affermissent les conquêtes de
exclusives avec le menu peuple. La Fors Fortuna la plèbe, celle des magistratures, puis des
qu'honore Carvilius est plus proche de la sacerdoces, Carvilius, consul et triomphateur,
divinité servienne et de la maîtresse des éléments reconnaît en Fors Fortuna, déesse tutélaire de la
qu'elle était à ses origines que de l'humble classe d'où il est issu, la puissance surnaturelle
protectrice des artisans, des affranchis et des qui a présidé à ses victoires politiques et
esclaves à laquelle elle se réduisit par la militaires et qui, à travers lui comme à travers
suite. Servius, favorise toutes les promotions
D'autant que l'initiative cultuelle du consul sociales.
de 293 s'oppose, comme une réplique, à la
dédicace que, dans le même temps, son collègue
L. Papirius Cursor fit du temple de Quirinus225. Loin d'être restée immuable à travers les
Non que ce dernier fût le fondateur du siècles, la fonction sociale de Fors Fortuna a
sanctuaire. Tite-Live, qui en débat comme d'une donc une histoire que, maintenant, nous
question controversée, ne croit pas qu'il ait pu, pouvons esquisser. Si elle dérive directement des
tout à la fois, vouer le temple durant sa pouvoirs de la déesse dans le domaine de la
campagne contre les Samnites et dédier, avant sa fécondité, si elle n'en est qu'une application
sortie de charge, un édifice bâti dans un si court particulière, par laquelle elle garantit le
intervalle. Le temple dont il fit la dédicace avait, développement des hommes dans la cité, cette
en réalité, été voué par son propre père et fonction ne saurait cependant, du moins sous la
homonyme, dictateur en 325 et 310. Temple de forme que nous lui connaissons, remonter aux
famille, dans un cas, œuvre d'une gens toutes premières origines du culte, aux temps où
patricienne, commencé par le père, achevé par le fils; Fors Fortuna n'était encore qu'une divinité
temple «servien» dans l'autre, créé par un préurbaine de la campagne latine. Il ne semble
homme sans ancêtres qui, faute de la noblesse pas que, dans la Rome royale et même
du sang, se rattache à Servius Tullius, l'enfant républicaine, avant l'expansion territoriale de la
«sans père»226, et fonde la nouvelle noblesse de conquête, la population servile ait été fort
la plèbe sur l'incomparable prestige de l'avant- nombreuse229. Quant à la plèbe et au problème
dernier roi de Rome, dont il prétend continuer toujours controversé de ses origines, les
la politique religieuse. A l'aube du IIIe siècle, historiens ne croient plus aujourd'hui que la dualité
quelques années à peine après le vote de la loi traditionnelle de la cité, que l'annalistique
Ogulnia qui, en 300, assure aux plébéiens le présente comme divisée de tout temps par
partage, à égalité avec les patriciens, des l'affrontement des patriciens et des plébéiens, soit
sacerdoces majeurs, pontificat et augurât227, après la l'exact reflet de la réalité. Ils mettent l'accent, au
querelle de femmes et la rivalité symbolique contraire, sur la constitution progressive des
entre matrones plébéiennes et patriciennes qui, deux classes antagonistes et sur l'évolution
en 296, aboutit à la scission du culte de Pudi- complexe de leurs rapports, sous l'influence
citia228, la fondation de Carvilius a le caractère notamment des facteurs économiques230. Plutôt donc

224 Plin. NH 34, 43. 229 F. de Martino, Storia della costituzione romana, I, 2e éd.,
2» Liv. 10, 46, 7-8; Plin. NH 7, 213. Naples, 1958, p. 46 sq.
226 Ser. Tullium . . . pâtre nullo, dit brutalement Canuleius 230 Pour une reconstitution de l'état social de Rome à
en Liv. 4, 3, 12. l'époque royale et au commencement de la République, en
227 Uv. 10, 6, 6-9, 2. particulier G. de Sanctis, Storia dei Romani, I, 2e éd.,
228 Désormais partagé entre une Pudicitia Patricia et une Florence, 1956, p. 219-249, sur la «serrata del patriziato»; F.
Pudicitia Plebeia (Liv. 10, 23, 3-10; cf. infra, p. 356 sq.). de Martino, op. cit., p. 45-65; P. de Francisci, Primordia
244 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»

que de définir, en termes anachroniques, la plus les plus riches et les plus influents d'entre les
ancienne Fors Fortuna comme une déesse des plébéiens eurent honte de se commettre avec
esclaves et de la plèbe, conçue comme une des artisans et des esclaves dont tout, désormais,
classe spécifique et consciente de sa propre les séparait : reniant le culte mal famé de Fors
existence, il est sans doute plus juste de voir en Fortuna, ils l'abandonnèrent à cette plèbe
elle, de façon essentiellement négative, la inférieure à laquelle ils étaient devenus étrangers.
protectrice indifférenciée de tous les individus non Déesse tutélaire du roi Servius Tullius et du
intégrés à l'intérieur des cadres gentilices, de triomphateur Carvilius, protectrice ancienne de
tous les éléments hétérogènes231 qui formaient la la plèbe, de toute la plèbe, Fors Fortuna ne
masse des «non-privilégiés»232, et qui se compta plus pour fidèles que des affranchis, des
retrouvaient dans ce culte hors les murs. esclaves et des gens de métier, que les déshérités
Nous devinons ainsi le processus historique de la société romaine.
qui aboutit à ne plus faire de Fors Fortuna, A l'époque classique, lorsque les grandes
divinité sociale, que la protectrice du petit lignes de son évolution apparaissent comme
peuple : cette fonction sans lustre, qu'elle exerce fixées, Fors Fortuna est donc susceptible de trois
dans la religion classique, est en fait le résultat définitions qui, loin de s'exclure l'une l'autre, se
d'une déchéance. Si elle ne put jamais prétendre superposent: elles appartiennent à des strates
à la prééminence de Cérès et à son rôle officiel, religieuses d'âge différent qui s'ordonnent selon
il fut un temps néanmoins où elle avait une une chronologie relative et dont l'ensemble seul
dignité plébéienne dont la fondation de Carvilius permet de donner une analyse exhaustive de la
est la meilleure preuve et qu'elle perdit par la déesse. La plus récente est, en elle, la
suite. Quelles furent les causes de ce déclin? Il dispensatrice de chance, qui tend même, avec le temps,
apparaît comme la rançon de ses propres succès, à se rapprocher du Hasard imprévisible233; la
dû à la montée même et à l'ingratitude de la déesse des réussites exceptionnelles qui élève au
classe qu'elle avait favorisée. Une fois parvenus trône Servius et confère la victoire à Carvilius
au sommet des honneurs, admis dans la ou, plus modestement, celle par qui le bonheur
nouvelle nobilitas au même titre que les patriciens, échoit aux petites gens, selon l'image qu'en
esquisse Térence dans le Phormion. Conception
optimiste de la destinée personnelle, à laquelle
n'est sans doute pas étrangère la liesse du dies
Civitatis, Rome, 1959, p. 162-197; 741 sq.; 776-785; A. Fortis Fortunae, tant la joie populaire de la fête a
Momigliano, Osservazioni sulla distinzione fra patrizi e plebei, dans dû colorer la représentation même de la déesse
Les origines de la République romaine, Entretiens de la qui y présidait. La seconde, plus ancienne dans
Fondation Hardt, XIII, Genève, 1967, p. 197-221; J. Heurgon, le temps, fait d'elle la protectrice des plébéiens
Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres
puniques, p. 192-200; 218 sq.; 273-275; E. Gjerstad, Early Rome, et des esclaves, ou plutôt de tous les êtres qui
Lund, 1973, V, p. 180-193; VI, p. 58-61 et 132-135; J.C. restent en marge de l'organisation gentilice et
Richard, Les origines de la plèbe romaine. Essai sur la qui attendent d'elle leur ascension sociale et
formation du dualisme patricio-plébéien, Rome, 1978, en politique. La troisième enfin, qui nous fait
particulier p. 187-194. Les historiens acceptent aujourd'hui remonter aux origines de sa religion, est la dame
comme authentiques les consuls plébéiens mentionnés par les
Fastes de 509 à 486, date après laquelle se produit la « clôture de la nature, fécondante et proche des eaux du
du patriciat» qui ne prendra fin définitivement qu'avec les Tibre, puissante à la fois sur la fertilité tellurique
lois liciniennes de 367. et sur le feu solaire. Quelle que soit la
231 Plebs n'ayant étymologiquement, comme le grec complexité, souvent méconnue, de son culte234, il
πλή&ος ou πληδυς, d'autre sens que le «grand nombre», la
«multitude», elle aussi indifférenciée; cf. Walde-Hofmann,
s.v., II, p. 320 sq. (avec réserve, Ernout-Meillet, s.v.,
p. 513 sq.); J. Hellegouarc'h, Le vocabulaire latin des relations 233 Cf. la définition mesurée de Cicéron, leg. 2, 28 : Fors, in
et des partis politiques sous la République, Paris, 1963, p. 507; quo incerti casus significantur magL· (avec, maintenant,
J.C.Richard, op. cit., p. 104-108. Sur les disparates des l'analyse de G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 243-
«plebeian groups», E. Gjerstad, op. cit., V, p. 190 sq., qui met 245).
l'accent sur la diversité de leurs conditions de fortune et de 234 C'est ainsi que, pour S. M. Savage, Fors Fortuna « was
leurs activités. simply the personification of an abstraction, luck or
232 J. C. Richard, op. cit., p. 134; cf. p. 264. unpredictable chance» (MAAR, XVII, 1940, p. 32).
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA 245

n'existe entre ses divers aspects aucune mineure de l'agriculture qu'est le travail du
incohérence : la multiplicité de Fors Fortuna n'est pas jardinier, mais priée et fêtée par les paysans,
chaos, mais richesse, et la déesse qui assume comme l'atteste le sacrum Fortis Fortunae
tous ces rôles est semblable à elle-même d'une toujours inscrit à leurs calendriers, les Menologia
extrémité à l'autre de son histoire et sur toute rustica. Survivance de traditions ancestrales dont
l'étendue de son empire. Objet d'un culte il est malaisé d'apprécier la profondeur, car elles
agraire, solaire et plébéien, ordonnatrice des cycles échappent pour une large part à toute
cosmiques et des promotions humaines, elle expression littéraire. Mais la persistance de cette
veille sur l'équilibre dynamique de l'univers et fonction agraire ne saurait nous surprendre,
du corps social, elle contribue, dans leur tension explicable qu'elle est par le triple conservatisme de
et leur opposition, à maintenir l'accord des l'âme romaine, de la religion populaire et du
éléments en conflit et des classes rivales de la monde rural.
cité. En elle, nulle fixité : le monde sur lequel Au IVe siècle ap. J.-C, encore, des
elle règne est celui du changement, et le témoignages suffisamment nombreux nous permettent de
moment privilégié de son action, celui des mesurer la pérennité du culte. Donat236 aussi
grands «passages» astronomiques et sociaux, bien que les Régionnaires237 continuent de
qu'elle préside à la date périlleuse du solstice ou mentionner le temple du Trastevere. La fête du 24
que - et ainsi se reconstitue l'unité de ses deux juin est toujours célébrée par le peuple de
fonctions - elle aide les mortels à traverser ces Rome, et, à ce titre, elle figure au calendrier de
crises d'un autre ordre, mais non moins 354 qui, de surcroît, rappelle sa liaison avec le
solennelles, que sont pour le plébéien l'accès aux solstice d'été : Fortis Fortunae. Solstitium23*. Sim-
honneurs curules et pour l'esclave l'entrée dans
la liberté. Ce qui, sans aucun doute, favorisa
l'évolution, au contact de l'hellénisme, de cette 236 Qui en parle doublement au présent : cuius dient festwn
déesse mouvante et bénéfique en une COLVNT... huiiis aedes trans Tiberini est {Phorm. 841). Donat,
incarnation des hasards incalculables et de la chance grammatkus urbis Romae, enseignait dans la Ville sous
heureuse. Constant et Constance; saint Jérôme, notamment, fut son
Telles sont les constantes, historiques et élève entre 359 et 363 (L. Holtz, Tradition et diffusion de
fonctionnelles, de Fors Fortuna. Aucune de ces l'œuvre grammaticale de Pompée, commentateur de Donat,
RPh, XLV, 1971, p. 49, n. 1). Sans doute peut-on s'interroger
définitions n'a, au moment même où elle sur l'exacte portée du renseignement et alléguer que Donat a
apparaissait, éliminé la précédente. Loin de s'abolir fort bien pu transcrire, telle quelle, une source livresque.
l'une l'autre en une succession linéaire, elles Mais notre ami L. Holtz, que nous avons consulté, a bien
coexistent à l'intérieur de la conscience voulu nous indiquer qu'à une époque où l'école est
religieuse romaine, à l'époque classique et augustéenne entièrement du côté païen et où, dans le conflit entre païens et
chrétiens de Rome, on accorde une attention minutieuse à
aussi bien qu'à la fin de l'Empire. Sans doute tous les rites du paganisme, le texte de Donat doit avoir une
n'ont-elles pas une égale vitalité : la plus valeur précise et refléter exactement la réalité
immédiate, la plus banale aussi, renvoie à la déesse du contemporaine.
sort favorable, ce que Donat définit encore «fors 237 Sur la datation discutée des Régionnaires et de leur
fortuna», euentiis fortunae bonus235. Mais éventuel archétype, cf. la mise au point de F. Castagnoli,
Topografia di Roma antica, dans Enciclopedia classica, III, X,
l'urbanisation progressive de son culte n'a pas coupé 3, Turin, 1957, p. 15-17: contre Mommsen ou Jordan, qui
la déesse de ses racines agraires, fondement de situaient la Notitia entre 334 et 357, le Curiosum après 357, et
sa fonction sociale et de sa dignité. La Tiberina les croyaient élaborés indépendamment à partir d'un
descensio n'est pas seulement, ce qu'elle est original de l'époque de Constantin (avant 315-316), l'auteur
peut-être pour les artisans de la ville, un adopte la thèse de Nordh, selon qui le texte de base remonte
à l'époque de Dioclétien; de ce texte dérive d'abord le
prétexte à festivités champêtres. Jusque sous Curiosum, puis, du Curiosum lui-même, la Notitia (qui donne
l'Empire, Fors Fortuna est restée une divinité de la à Constantin - mort en 337 - le titre de Diuus).
campagne, liée non seulement à cette forme 238 Supra, p. 199, n. 2. Contre Mommsen et ses
successeurs, qui n'avaient vu dans les fêtes inscrites au chrono-
graphe que des cérémonies «neutres» («laïcisées», dirions-
nous, également acceptables aux yeux des chrétiens comme
235 Phorm. 841, par opposition à fortuna seule, dicta des païens), simples divertissements «qu'il était possible de
incertarum rerum. célébrer sans accomplir de sacrifices ou pénétrer dans un
246 LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM.

pie coïncidence, ou faut-il croire qu'après tant de s'épanouissent les idéologies et les cultes
siècles et de révolutions spirituelles les Romains solaires.
savaient encore qu'à l'aube de leur histoire De ce renouveau cosmique de la déesse, nous
religieuse Fors Fortuna avait été la déesse du avons au moins un indice. Certes est-il douteux
solstice? A l'exception peut-être de Columelle239, qu'il faille établir un lien autre que de voisinage
fort allusif au demeurant, les sources littéraires entre le temple de Fors Fortuna au premier
classiques ont gardé le silence sur la fonction mille et le grand sanctuaire de Sol, attesté
cosmique de la déesse, et l'on ne saurait seulement par l'épigraphie, qui s'établit sur cette
s'étonner que cet aspect archaïque de sa nature se soit même partie de la rive droite au moins depuis le
estompé au profit d'un rôle social plus pratique, début du IIe siècle ap. J.-C. et peut-être dès
plus conforme aux tendances spontanées de l'époque des Flaviens241. Il devait, autant qu'on
l'esprit romain et à son goût de l'action concrète puisse en juger, être tout proche de celui de la
et historique - lui qui, concevant la divinité du déesse, puisque c'est dans la même zone, aux
Soleil, se le représentait non sous les espèces alentours du premier mille, qu'on a cru
intemporelles d'une réalité cosmique, mais sous retrouver les vestiges du temple de Fors Fortuna et
la forme « historicisée » et, à vrai dire, peu claire que furent effectivement découvertes les
d'un dieu «Ancêtre», Sol Indiges240. En fait, si nombreuses inscriptions dédiées à Sol et aux dieux
affaibli qu'il fût, le souvenir d'une Fors Fortuna palmyréniens242. N'est-il pas concevable, au
souveraine du" solstice d'été et du feu solaire demeurant, que ce soit l'existence, sur la rive
avait si bien traversé la religion classique que droite du Tibre, d'un temple et d'une fête liés, de
nous le voyons resurgir sous l'Empire, lorsque toute antiquité, à la célébration du solstice d'été,
qui, de préférence à toute autre zone située à la
périphérie de la ville, y ait attiré les fondateurs
de ce culte étranger et leur ait paru susceptible
temple», H. Stem, Le calendrier de 354, Paris, 1953, p. 94-116, de les accueillir? Relations de bon voisinage, en
a montré que ces fêtes, anniversaires de temples ou fêtes quelque sorte, entre divinités d'inspiration
populaires comme le dies Forth Fortunae, celles-là mêmes analogue, entre le dieu Sol lui-même et la déesse qui
qu'attaquent les chrétiens et qu'exaltent les païens dans leurs avait pouvoir sur le cours du soleil et sur sa
polémiques religieuses, étaient réellement célébrées par la marche cyclique.
population romaine et qu'elles répondaient à une pratique
cultuelle toujours vivante : « les fastes du Calendrier . . . D'autant que ces affinités apparaissent, avec
mentionnent bien des fêtes réelles et représentent l'actualité plus de clarté, sur les monnaies de consécration
du culte païen romain au milieu du IVe siècle» (p. 109). Dans émises par Licinius en 311-312, en l'honneur de
ce contexte, le présent employé par Donat, cuius diem festum Galère divinisé, et que nous avons déjà citées
colunt, qui pouvait prêter à discussion, a, lui aussi, une pour leur contribution à l'iconographie de Fors
résonance singulièrement actuelle. Quant à la fête du solstice
et à sa nature, le témoignage du calendrier de 354 est Fortuna. Les attributs avec lesquels y figure la
complété par celui d'Ausone qui, De feriis Romanis, 9-13, déesse, la corne d'abondance, le gouvernail, le
mentionne les jours de solstice et d'équinoxe au même titre globe et la roue, ne semblent pas, même cette
que les Nones Caprotines et le Regifugium, et par un dernière, et quoi qu'on en ait dit, susceptibles
anonyme chrétien du IVe siècle, qui veut faire de cette fête d'une interprétation cosmique243. Mais, selon
païenne celle de la naissance de saint Jean-Baptiste. Mais le
nom que le jour du 24 juin avait pris en pays latin entre le
milieu du IVe et le milieu du VIe siècle, dies lampas ou
lampadarum, et l'usage rituel des torches qu'il comportait et
qui le rattache à la fois à la fête agraire de la moisson 241 Sur le sanctuaire de Sol, Wissowa, RK2, p. 363; Platner-
(H. Stern, op. cit., p. 107 sq. et 252-258) et au sacrum Ashby, s.v. Sol Malachbelus, p. 493, qui le localisent « on the
anniuersarium Cereris (H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à right bank of the Tiber, on the Via Portuensis, near the limits
Rome, p. 415-418), ne peut-il s'expliquer aussi par la of the city»; S. M. Savage, op. cit., p. 52-54 (et, pour
résurgence d'un rite solaire, analogue aux roues enflammées et l'emplacement que l'on peut approximativement assipner aux deux
aux brandons de la Saint- Jean ? temples, pi. I).
239 Cf. l'interprétation que nous avancions ci-dessus, 242 Cf. les articles, cités supra, p. 200, n. 8, de Visconti,
p. 226. Ann. Inst, 1860, p. 420-450, e* Visconti-Lan ciani, BCAR, XII,
240 Γενάρχη Ήλύρ, traduit Lyd. mens. 4, 155, p. 172 W. (sur 1884, p. 30 sq.
le sens de l'épithète, R. Schilling, Le culte de /Indiges à 243 Supra, p. 210-212 et n. 66. Quelle qu'ait pu être, en
Lavinium, REL, LVII, 1979, p. 49-68). d'autres temps et d'autres domaines religieux, la signification
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA 247

P. Bastien qui a étudié ces émissions commé- mortalité astrale dont jouissait désormais le
moratives, le croissant et l'étoile qui y sont tétrarque divinisé, tout en restant fidèle aux
employés comme différents symboliseraient traditions religieuses de la romanité, pouvait-on
l'immortalité astrale244, conférée par l'apothéose au faire un choix meilleur que celui de la déesse
Diuo Gai. Val. Maximiano, dont le buste voilé est millénaire, honorée depuis le temps de Servius
représenté au droit. Quant au choix de Fors Tullius, qui, sans être l'incarnation surnaturelle
Fortuna comme type divin, d'autant plus énig- de l'astre, avait néanmoins avec lui assez
matique qu'il est isolé dans le monnayage d'affinités pour suggérer, de par sa seule présence,
impérial, l'auteur hésite à l'interpréter et l'on peut en une eschatologie solaire? C'est bien en tant que
effet s'interroger sur les raisons qui incitèrent à déesse du solstice, plus qu'à demi «solaire» et
préférer cette déesse aux Fortunes ordinaires de substitut du dieu Sol lui-même que Fors Fortuna
l'Empire, Redux ou Augusta. Zosime rapporte figure sur les monnaies de 311-312247.
qu'à Rome, peut-être en 310, «le», c'est-à-dire, en Ainsi, la continuité remarquable de son culte
fait, l'un des temples de Fortuna fut incendié et depuis la Rome étrusque jusqu'à la tetrarchie et
qu'un soldat - un chrétien - qui, durant la à l'empire chrétien du IVe siècle n'en avait
catastrophe, avait insulté la déesse fut mis à nullement altéré la signification. Transformée
mort par la foule245. A supposer qu'il s'agisse par les vicissitudes de l'histoire sociale et par
bien de Fors Fortuna, faut-il croire que Galère celles de l'hellénisation, Fors Fortuna avait
aurait reconstruit l'édifice et fait faire réparation acquis une complexité nouvelle, mais sans renier
à la déesse outragée, acte de piété que ses origines, même si elle avait pu paraître s'en
rappelleraient les folles émis à sa mémoire? Sans écarter. Mieux, après des siècles de sens
s'attarder plus qu'il ne convient sur cette cosmique affaibli ou dénaturé, c'est, grâce au
conjecture hasardeuse, P. Bastien s'arrête à une renouveau spirituel de l'Empire sous le ferment des
explication plus générale : le « retour aux vieilles religions orientales et du culte solaire, à un
divinités païennes [qui] reste dans la ligne retour aux sources, à une résurrection de la plus
tétrarchique », et dont Dioclétien déjà avait ancienne Fors Fortuna que nous assistons,
donné l'exemple en préférant au culte orientalisant comme si, près de finir, le paganisme latin avait
de Sol, diffusé par Aurélien, celui, ancestral, du redécouvert le sens primitif de la déesse tiberine
Jupiter latin246. Précisément, pour signifier l'im- et les valeurs cosmiques de sa religion
archaïque.

solaire de la roue, un tel symbolisme paraît totalement


étranger aux émissions de 311-312. Loin d'être le propre de
Fors Fortuna, déesse cosmique, et d'être en rapport exclusif
avec Galère divinisé, la roue apparaît sur le monnayage des 247 Plus encore que des monnaies de consécration
tétrarques (folles de Trêves) entre 298 et 301, notamment frappées en l'honneur de Galère par Maxence et Maximin et qui
celui de Galère lui-même, de son vivant, Maximianus nob. portent au revers, pour le premier, un temple, pour le
Caes., comme l'un des attributs de Fortuna Redux second, un autel, où figure l'aigle de l'apothéose (P. Bastien,
(Sutherland, The Roman imperial coinage, VI, p. 184-186, n° 228-263b; op. cit., p. 18-21; 24-29; et catalogue, p. 30-33; 40-43), les
190-192, n° 378417; cf. Cohen, VII, p. 106, n° 31-37). revers de Licinius au type de Fors Fortuna seraient ainsi, en
2"RBN, CXIV, 1968, p. 22 sq. quelque sorte, l'équivalent des folles contemporains (mai
245 2, 13. Notons toutefois qu'il n'est rien, dans la vague 311-mai 313) émis à Nicomédie et à Cyzique par Maximin,
expression de Zosime, ό της Τύχης ναός, qui autorise à y avec leur revers Soli Inuicto, portant l'effigie radiée du dieu
reconnaître tel temple de Fortuna, plutôt que tel autre. C'est (Sutherland, op. cit., VI, p. 566 sq., n°73a-c et 77a-c; 592-595,
même plutôt, non vers le temple de Fors Fortuna au n°92; 98-99; 106; 110; cf. Cohen, VII, p. 157-160, n° 153-179),
Trastevere, mais vers celui de Fortuna Publica près de la dont on a, précisément, voulu faire, par ailleurs, le « Schutz-
porte Colline, sur le Quirinal, que s'orientent les essais gott » de Galère et de Maximin (F. Kenner, Die ältesten
d'identification de ce sanctuaire; cf. le commentaire de Prägungen der Münzstätte Nicomedia, NZ, XXVI, 1894, p. 5-32;
F. Paschoud, Les Belles Lettres, I, p. 201, n. 21. cf. A. von Domaszewski, Die Religion des römhchen Heeres,
246 W. Seston, Dioclétien et la tetrarchie, Paris, 1946, WDZ, XrV, 1895, p. 35, n. 152; Marbach, s.v. Sol, RE, III, A, 1,
p. 224 sq. col. 913).
CHAPITRE IV

LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

I - Topographie et histoire du sanctuaire qu'on prétendait lui assigner n'a jamais été le
sien. Le culte de la Fortune Virile était
De tous les temples, et ils étaient nombreux, entièrement distinct de celui du Forum Boarium et il
que Fortuna possédait à Rome, il n'en est aucun n'est rien dans leurs rituels qui permette de
qui, par son renom, surpasse celui du Forum confondre ces deux aspects de la déesse
Boarium. Comme celui de Fors Fortuna, la Fortuna. Quant à l'identification de son temple, le
tradition le faisait remonter à Servius Tullius; problème, extrêmement délicat comme tous
mais, sanctuaire plus «royal» encore que le ceux qui touchent à la topographie du Forum
précédent, il avait sur lui l'insigne privilège Boarium, est longtemps resté en suspens. On
d'abriter des reliques de son fondateur. De nos peut, dans cette recherche du sanctuaire de
jours encore, il a gardé jusque dans le grand Fortuna, distinguer trois époques. La première,
public une notoriété qui n'est pas, cependant, du celle de la pseudo «Fortune Virile», remonte à
meilleur aloi, puisqu'elle repose essentiellement l'âge préscientifique et elle est désormais
sur deux erreurs tenaces. Pendant longtemps, on révolue. La seconde, fondée sur une étude plus
a cru qu'il avait survécu aux siècles et aux sérieuse des sources littéraires et
destructions et on a voulu le reconnaître dans archéologiques, rejeta ce surnom fallacieux, mais ne put
l'un des deux petits temples qui, conservés parvenir à des résultats certains. L'on savait
depuis l'antiquité et autrefois transformés en seulement que le temple de Fortuna était situé
églises, s'élèvent toujours sur la Piazza Bocca près de celui de Mater Matuta, donnée bien
della Verità : le temple rectangulaire, ionique et vague et qui autorisait les théories les plus
tétrastyle (S. Maria Egiziaca), passait pour être diverses. C'est ainsi que, si certains topographes,
celui de la « Fortune Virile », le temple circulaire, comme Lanciani, persistaient à voir dans le
corinthien (S. Maria del Sole), celui de Vesta. temple rectangulaire celui de Fortuna, d'autres
Ces attributions fantaisistes sont aujourd'hui savants préféraient l'attribuer à Matuta ou
entièrement abandonnées1, mais ce n'en est pas même à d'autres divinités2. H. Lyngby, de façon
moins à cette illusion que la Fortune du Forum
Boarium doit une grande partie de sa
célébrité. 2 Sur l'historique de la question et les diverses hypothèses
En fait, elle n'a jamais porté le surnom de en présence (Fortuna, pour R. Lanciani, The ruins and
Virilis et nous savons maintenant que le temple excavations of ancient Rome, Londres, 1897, p. 516 sq.; Cybèle;
Portunus, selon G. Marchetti-Longhi, cf. infra, p. 250, n. 4),
A. Piganiol, MEFR, XXIX, 1909, p. 123-127 (infra, p. 250,
n. 7); Otto, RE, VII, 1, col. 20; Platner et Ashby, s.v. Fortuna,
1 Sur ces dénominations sans fondement, Lugli, p. 214 sq., et Mater Matuta, p. 330 sq., qui, comme Hülsen, //
Monumenti antichi, I, p. 364 sq. Pourtant, A. Munoz, qui restaura le Foro Boario e le sue adiacenze nell'antichità, DPAA, VI, 1896,
temple rectangulaire, était encore attaché à l'appellation p. 270, voient dans le temple celui de Mater Matuta; Frazer,
traditionnelle : // restauro del tempio della Fortuna Virile, Fasti, IV, p. 277-279; Lugli, Monumenti antichi, I, p. 369-372;
Rome, 1925. et Roma antica, p. 553-555 et 582-584.
250 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

plus systématique, assignait le temple circulaire rappelle Ovide, après avoir décrit les Matralia, la
à Fortuna, le temple rectangulaire à Matuta, et il fête de Mater Matuta:
rendait compte du groupement et du contraste lux eadem, Fortuna, tua est, auctorque
architectural des deux édifices par la locusque5.
complémentarité cultuelle des déesses qui les
Parmi tous les temples de Fortuna, celui du
habitaient3. Ces tentatives contradictoires ont Forum Boarium apparaît ainsi, avec celui de
maintenant pris fin4, et la recherche est entrée dans
Fors Fortuna au Trastevere, comme l'un des
une phase scientifique, depuis que les fouilles
foyers les plus anciens d'un culte dont il était, de
entreprises dans une autre partie du Forum
fait, le centre majeur. Car s'ils sont, l'un et
Boarium, près de l'église S. Omobono, au pied
l'autre, les deux principales fondations de
du Capitole, ont permis de découvrir les vestiges Servius en l'honneur de la divinité qui le
de deux temples qui répondent parfaitement à
protégeait6, celui du Forum Boarium est le sanctuaire
ce que la tradition antique nous apprend des servien par excellence, le cœur même de la
sanctuaires de Fortuna et de Mater Matuta.
religion archaïque de Fortuna. Égal par son
Ce que les sources littéraires nous enseignent
antiquité au temple du premier mille, il
sur leur topographie et leur histoire montre en l'emporte sur lui par son rayonnement historique et
effet que les deux temples devaient être
cultuel. Il présente, en effet, sur le temple
immédiatement voisins et même former deux lointain de la Via Campana, l'avantage
sanctuaires jumeaux, car ils sont constamment
incontestable d'une situation urbaine, dans un quartier
associés, que ce soit dans l'espace, dans le temps et que la proximité du Tibre vouait aux échanges et
jusque dans le culte. Ils passaient tous deux pour
à une vie intense7. Aucune disqualification
être l'œuvre de Servius Tullius et l'on pourrait
sociale, analogue à celle qui liait Fors Fortuna aux
même croire que leur fondation avait été
plébéiens et aux esclaves, ne paraît avoir frappé
simultanée, puisque leur natalis commun était célébré
la déesse du Forum Boarium. Elle semble au
le 11 juin. C'est cette étroite solidarité que
contraire avoir eu, dès ses origines, le statut
officiel qui faisait défaut à Fors Fortuna, puisque
le 11 juin, où sa fête était célébrée en même
3 H. Lyngby a vu en Fortuna - honorée dans un temple temps que les Matralia, était, selon toute
rond comme celui de Vesta - et Mater Matuta le couple vraisemblance, jour de feriae publicae*. Mais c'est,
divin de la Fiancée et de la Nourrice, «die Braut und die plus encore, le souvenir personnel de Servius,
Amme», uirgo et mater; cf. Die Tempel der Fortuna und der toujours vivace à l'époque impériale9, qui attirait
Mater Matuta am Forum Boarium in Rom {Historische Studien,
Heft 358), Berlin, 1939; également Fortunas och Mater Matu- au sanctuaire du Forum Boarium respect et
tas kulter p'a Forum Boarium i Rom, Eranos, XXXVI, 1938, dévotion et qui faisait de lui le plus vénérable et
p. 42-72. Structure architecturale et religieuse que, dès cette le plus prestigieux des temples archaïques de
date, l'auteur retrouvait à Tibur, dans le temple rectangulaire Fortuna.
d'Albunea, identifiée à Mater Matuta, et le temple rond, qui
serait celui de Tiburs, assimilée à Carmenta, et dont il a
depuis poursuivi l'analyse : Zwei Tempelpaare {Piazza Bocca
della Verità und Tivoli) im Lichte des römischen Leukothea-
mythus, Eranos, LXIII, 1965, p. 77-98; et Due coppie di templi 5 Fast. 6, 569. L'ensemble des sources littéraires est réuni
a Roma e a Tivoli alla luce del mito di Leucothea, Palladio, par Lugli, Fontes ad topographiam ueteris urbis Romae
XVI, 1966, p. 3-10. pertinentes, VIII, 1. XIX-XX, Rome, 1962, p. 330-333 (Fortuna) et
4 On reconnaît aujourd'hui, avec de plus en plus de 359-364 (Mater Matuta). Cf. également la documentation
certitude, dans le temple rectangulaire, celui de Portunus (cf. iconographique rassemblée par E. Nash, Pictorial dictionary
G. Marchetti-Longhi, // tempio ionico di Ponte Rotto. Tempio of ancient Rome, Londres, 1961, I, p. 411 et 415417.
di Fortuna ο di Portunol, MDAI {R), XL, 1925, p. 319-350) et, 6 Denys d'Halicarnasse, plus concis que Plutarque {supra,
dans le temple circulaire, celui d'Hercule Victor, surnommé p. 196-198), n'attribue expressément à Servius que la
Oliuarius (F. Rakob-W. D. Heilmeyer, Der Rundtempel am fondation de ces deux sanctuaires (4, 27, 7).
Tiber in Rom, Mayence, 1973). Cf. Lugli, Roma antica, 7 Sur le Forum Boarium, premier port de Rome, A. Piga-
p. 579-584; H. Lyngby, Beiträge zur Topographie des Forum· niol, Les origines du Forum Boarium, MEFR, XXIX, 1909,
Boarium-Gebietes in Rom, Lund, 1954, p. 37 sq. et 47-49; p. 103-144.
F. Coarelli, Roma (Guide archeologiche Laterza), Rome-Bari, 8 Infra, p. 320-322.
1980 (refonte de la Guida archeologica di Roma, Vérone, 9 Sur les vicissitudes de ses reliques, que s'appropria
1974), p. 320-322. Séjan, infra, p. 274-276.
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 251

Après l'époque servienne, il faut attendre la Les fouilles de S. Omobono ont apporté sur
fin du IIIe siècle pour retrouver dans l'histoire la structure et la chronologie des deux
romaine une allusion au temple de Fortuna. sanctuaires des indications qui recoupent
Nous savons en revanche que celui de Matuta exactement les données transmises par
fut reconstruit et dédié par Camille après la l'historiographie romaine. Commencées en 1937-38 16, elles
prise de Véies10. En fut-il de même pour le révélèrent l'existence, entre le Vicus Iugarius qui
sanctuaire voisin? Le silence des sources la séparait du Capitole, et le Forum Boarium sur
littéraires permet tout au plus de le conjecturer11. lequel elle donnait au sud, d'une area sacrée,
Par la suite, les deux édifices connurent les formant un carré d'environ 47, 50 m de côté, et
mêmes vicissitudes et les mêmes les vestiges de deux temples qui constituaient un
embellissements : détruits par le grand incendie qui, en ensemble architectural d'une symétrie parfaite,
213, ravagea tout ce quartier de Rome, ils furent avec leur podium commun qui occupait le fond
reconstruits l'année suivante12. En 196, avec le du quadrilatère et, dans la partie antérieure,
butin qu'il rapportait d'Espagne, L. Stertinius légèrement en contrebas, leurs deux autels
éleva devant les deux temples deux arcs (forni- correspondant aux deux cellas (PL X-XI)17. Aucune
ces), surmontés de statues dorées13, les premiers découverte épigraphique n'a encore permis
connus à Rome, qui formèrent le décor d'attribuer à chacune des deux déesses leur
monumental de leur area sacrée. L'histoire séculaire sanctuaire respectif18. Mais le témoignage des
qui leur est commune et ce dernier détail, en sources littéraires a paru suffisamment probant aux
particulier, prouvent que les temples de Fortuna
et de Mater Matuta étaient non seulement tout
proches l'un de l'autre, mais encore assez
semblables pour former une unité architecturale et XXXII, 1977, p. 18; E. Gjerstad, Early Rome, Lund, III, 1960,
religieuse. Or, si les deux édifices de la Piazza p. 459; H. Lyngby, Das Problem der Porta Triumphalis im
Lichte der neuesten archäologischen Entdeckungen, Eranos,
Bocca della Verità répondent à la première LXI, 1963, p. 172 sq.; F. Coarelli, Roma, p. 318. Sur le
exigence, ils sont trop dissemblables pour problème de la porte Carmentale et ses liens avec
satisfaire à la seconde. En revanche, les sanctuaires l'identification des temples de S. Omobono, cf. Lugli, Roma antica,
jumeaux découverts au pied du Capitole, à p. 545 et 559-561.
S. Omobono, sont d'une symétrie si exacte qu'ils 16 Cf. A. M. Colini, BCAR, LXVI, 1938, p. 279-282; LXVIII,
1940 = BMIR, XI, p. 75 sq.; ainsi que Lugli, Roma antica,
correspondent parfaitement à ce que suggérait p. 542-545. L'historique et les résultats de ces premières
la lecture des sources antiques. Le seul point qui découvertes sont repris, dans le volume consacré pour la
pouvait faire difficulté tenait à leur situation plus grande partie aux fouilles de S. Omobono, par A. M.
intra portam Carmentalem14: le doute qui Colini, Introduzione allo studio dell'area sacra di S. Omobono,
subsistait, tant que l'emplacement précis de la porte BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 3-6. Également, A. M. Colini-
M. Bosi-L. Huetter, S. Omobono (Le chiese di Roma illustrate,
Carmentale demeurait inconnu, est désormais 57), Rome, s.d. [1960], p. 7-13.
levé, depuis que, lors des fouilles de 1959, elle a 17 « Two temples forming an architectural unit built on a
été découverte sur le Vicus Iugarius15. platfortn in an exactly symmetrical position » (Gjerstad, Early
Rome, III, p. 378). A. M. Colini met l'accent sur l'unité des
deux édifices au point de les définir, à plusieurs reprises,
10 Liv. 5, 19, 6 et 23, 7; Plut. Cam. 5, 1. comme un «temple double», un duplice tempio (BCAR,
11 Sur les confirmations archéologiques procurées par les LXXVII, 1959-60, p. 3-6) et les archéologues italiens les
« temples jumeaux », infra, p. 254 et 256. désignent couramment du nom de templi gemelli. La seconde
12 liv. 24, 47, 15-16: Romae, foedum incendium per duas condition que nous formulions ci-dessus se trouve donc
nodes ac diem unum tenait; solo aequata omnia inter Salinas exactement remplie.
ac portam Carmentalem, cum Aequimaelio lugarioquC uico et 18 Les deux dédicaces d'époque impériale à Fortuna,
templis Fortunae ac Matris Matutae. Et extra portam late trouvées dans le voisinage, un autel consacré par un
uagatus ignis sacra profanaque multa absumpsit; et 25, 7, 5-6 : m(agister) c(ollegi) f(abrum) t(ignariorum), et une inscription
triumuiri . . . reficiendis aedïbus Fortunae et Matris Matutae d'un collège de fabri (CIL VI 3678 = 30872), peuvent se
intra portam Carmentalem. rattacher, autant qu'à l'area sacrée de S. Omobono, à la
13 Liv. 33, 27, 3-4. Cf. Kahler, s.v. Triumphbogen, RE, VIL A, schola du collège, sans doute située dans ces mêmes parages,
1, col. 377; et M. Pallottino, s.v. Arco onorario e trionfale, EAA, comme le suggère une troisième inscription, qui mentionne
I, p. 592 sq. le don, fait aux mêmes fabri, d'une statue d'Asclepios; cf.
14 Liv. 25, 7, 6 (cité ci-dessus, n. 12). R. Ambrosino, Riferimenti all'ordinamento associative romano,
15 Par Α. Μ. Colini; cf. BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 5; et PP, BCAR, LXVII, 1939, p. 94-97; et A Ep. 1941, 69-70.
252 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

archéologues et la disposition des sanctuaires La première étude stratigraphique en fut


jumeaux, unique sur toute l'étendue du Forum faite, dès 1959, par E. Gjerstad, dans le cadre
Boarium, offre à elle seule un critère plus général de ses recherches sur les origines
incontestable. Aussi l'identification des deux temples romaines21. Par malheur, indépendamment de
avec ceux de Fortuna et de Mater Matuta a-t-elle ses mérites archéologiques, l'interprétation
été pour ainsi dire unanimement acceptée et historique que l'auteur en a donnée et l'ensemble
l'on peut, désormais, la considérer comme des datations qu'il a proposées, en fonction de
certaine19. ses théories toutes personnelles sur la
A partir de 1959, les fouilles de S. Omobono chronologie de la plus ancienne Rome, ont été, dès leur
furent reprises systématiquement. Depuis, elles parution, vivement critiquées, et, avec le temps
se sont poursuivies année par année, si bien que, et à la lumière des données nouvelles qui, sans
pour de multiples raisons, qui tiennent à la fois cesse, s'ajoutent aux faits déjà connus, elles
au caractère partiel des sondages effectués, aux apparaissent de plus en plus périmées. On sait
découvertes nouvelles qui, faites en d'autres que, dans sa chronologie, relative et absolue, de
secteurs de l'area, remettent en cause des la Rome primitive, E. Gjerstad distingue deux
conclusions que l'on tenait précédemment pour grandes phases: une période préurbaine (pre-
acquises, mais aussi à l'évaluation différente, urban epoch), celle des villages, caractérisée par
d'un archéologue à l'autre, des résultats un habitat de cabanes de terre et de roseaux, à
procurés par la fouille, et à l'absence d'une publication laquelle succèdent, vers 575 selon lui, la période
d'ensemble, l'heure des synthèses apparaît de la ville archaïque (epoch of the Archaic City) et
encore lointaine; et l'exploration continue de l'area les premières constructions de pierre. L'étude
sacrée de S. Omobono permet de poser, avec stratigraphique de S. Omobono22 a fait
une complexité croissante, les problèmes apparaître l'existence, à la fin de la période préurbaine
archéologiques et religieux liés aux deux aedes, de Rome, de telles cabanes, qu'E. Gjerstad date
plutôt que de dégager, ce qui, sur un terrain d'environ 600; puis commence, dans ses diverses
aussi mouvant, serait grandement prématuré, subdivisions, la phase urbaine, caractérisée par
des conclusions sûres et définitives20. la superposition de six sols successifs et,
parallèlement, par la construction de trois temples
doubles ou, si l'on préfère, de trois couples de
temples jumeaux. Le premier de ces sols,
19 Cf. A. M. Colini, depuis BCAR, LXVIII, 1940 = BMIR, XI, simplement empierré, mais qui révèle la création,
p. 75 sq., jusqu'à, en dernier lieu, Ambiente e storia dei tempi dans cette zone, d'une place publique, est
più antichi, dans PP, XXXII, 1977 (fase. 172-173, consacré à approximativement contemporain du premier
L'area sacra di S. Omobono, et qui représente la dernière sol du Forum Romain et devrait donc pouvoir
mise au point de nos connaissances sur sa phase archaïque),
p. 16; H. Lyngby lui-même, Beiträge zur Topographie des
Forum-Boarium-Gebietes in Rom, p. 37 et 77, et
Topographische Fragen des Forum-Boarium-Gebietes in Rom, Eranos, LVII, et se trouve située tout entière dans la zone est de l'area
1959, p. 143; ainsi que tous les auteurs cités ci-dessous. Faute sacrée.
de pouvoir rendre leur nom à chacun des deux édifices, l'on 21 Early Rome, Lund, I : Stratigraphical researches in the
s'en tient aux dénominations de temple A, à l'ouest, et Forum Romanum and along the Sacra Via, 1953; II: The
temple B, à l'est. C'est sur la cella de ce dernier que s'élève tombs, 1956; III: Fortifications, domestic architecture,
l'église S. Omobono, avec une continuité remarquable de la sanctuaries, stratigraphie excavations, 1960; IV, 1-2 : Synthesis of
vie religieuse à l'intérieur de l'area sacrée. L'orientation de archaeological evidence, 1966; V: The written sources', et VI:
l'édifice a cependant été modifiée : c'est au nord, non plus au Historical survey, 1973. Cf., dans Les origines de la République
sud, que se trouve l'entrée de l'église, directement accessible romaine, Entretiens de la Fondation Hardt, XIII, Genève, 1967,
depuis le Vicus Iugarius (cf. PL X, 1 et XI, 1). l'exposé introductif de l'auteur, The origins of the Roman
20 Cf. les termes mêmes employés par A. M. Colini qui, republic, p. 3-30.
présentant la publication des fouilles de 1959, estimait que 22 E. Gjerstad en a donné une double publication, l'une
l'exploration de l'area sacrée de S. Omobono «può dans Early Rome, III, p. 378-463, l'autre sous le titre Scavo
considerarsi appena cominciata» {BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 3). stratigrafico a S. Omobono, dans BCAR, LXXVII, 1959-60,
Encore PP, XXXII, 1977, p. 15 : la partie sur laquelle porte la p. 33-108. Les résultats de ces recherches sont repris dans
dernière publication, et qu'on peut considérer comme Early Rome, IV, 1, p. 30 sq.; 42; 339; IV, 2, p. 363-366; 382 sq.;
complètement connue, représente à peine un quart de la 399 sq.; 502-504; 554-556; 563; 581; 584; 589-591; 594; 596 sq.;
superficie totale, ne concerne que la phase la plus ancienne V, p. 373.
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 253

être daté, comme lui, de 57523. Avec les débuts Le second sol, dont la date ne peut être
de l'urbanisme au Forum Boarium apparaissent précisée davantage, se situerait entre 530 et 490;
également les premières manifestations de la vie le troisième, selon l'estimation d'E. Gjerstad, au
religieuse : la découverte d'un dépôt votif24, dont début du Ve siècle. C'est à ce niveau qu'apparaît
les plus anciens spécimens de céramique le premier temple (temple I) : l'étude des terres
grecque remonteraient à 570 environ25, atteste, dès cuites qui le décoraient, celle, en particulier,
l'aménagement de la place publique, l'existence d'une tête de divinité casquée qu'on identifie
d'un lieu de culte primitif, et la fondation d'une maintenant avec une Athéna, pourrait même
area sacrée qui, sitôt après la naissance de la permettre de descendre jusqu'à la date de 475.
ville archaïque, constitue, vers 575-570, le Du début du IVe siècle dateraient le quatrième
premier hommage officiel rendu aux deux déesses. sol et une reconstruction du temple (temple II).
En cette phase initiale de leur culte, elles Cet édifice, détruit par un incendie, fut à
devaient être honorées dans un sanctuaire à ciel nouveau reconstruit (temple III), en même temps
ouvert, religieusement délimité par une enceinte qu'était aménagé le cinquième sol; mais ces
et comportant deux autels, les ancêtres de ceux travaux, loin d'être, comme les précédents, une
que l'on voit toujours sur l'area sacrée de simple restauration de l'état antérieur,
S. Omobono (PL X, 3), avec le puits rituel qui correspondirent à un remaniement complet de l'area
s'ouvre à l'angle nord de chacun d'eux, autels sacrée, caractérisé par un léger changement
d'un type archaïque qui remonte, précisément, d'orientation et, surtout, par un exhaussement
au VIe siècle, et situés dans l'axe des deux cellas considérable (4,40 m) du sol27, destruction et
républicaines, mais qui, au lieu de leur faire face reconstruction qui se situent à la fin du IIIe
et, donc, de regarder vers le nord, sont orientés siècle, et auxquelles succéda un nouveau sol, le
à l'est selon le plus ancien usage romain26. sixième, recouvert d'un pavement en dalles de
tuf de Monteverde.
Mais, au moment d'interpréter ces données
archéologiques et de les replacer dans l'histoire
23 Selon la chronologie établie par E. Gjerstad d'après ses de la Rome royale et républicaine, telle du
recherches stratigraphiques au Forum Romain, dans la zone moins qu'on peut la reconstituer, et que, en
de YEquus Domitiani : fonds de cabanes jusque vers 600, particulier, les sources littéraires nous la font
premier sol vers 575 (Early Rome, I, p. 56 sq.; 72 sq.). Mais,
après les réserves de P. Romanelli, Gnomon, XXXI, 1959, connaître dans le cas précis du Forum Boarium,
p. 437 sq., H. Müller-Karpe, Zur Stadtwerdimg Roms, MDAI il apparaît deux difficultés majeures, liées aux
(R), Suppl. VIII, 1962, p. 14, fait remonter le premier sol du théories personnelles d'E. Gjerstad sur la
Forum Romain à la seconde moitié du VIIe siècle. De même, préhistoire romaine et aux polémiques qu'elles ont
F. Coarelli, // Comizio dalle origini alla fine della Repubblica : suscitées. Ce débat, qui porte sur la totalité des
cronologia e topografia, PP, XXXII, 1977, p. 180 sq. et 190,
date le premier pavement du Comitium de la fin du VIIe faits considérés, sur la détermination des
siècle, au plus tard des premières années du VIe. différentes phases de l'ensemble architectural, sur sa
24 Dans lequel G. Colonna, S. Omobono. La ceramica chronologie relative et absolue, enfin sur
etnisca dipinta, BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 136, reconnaît, de loin, l'identification des fondateurs de ses trois temples
le plus important des dépôts votifs romains de l'époque successifs, s'inscrit dans le courant d'opposition
archaïque, avant ceux du temple de Vesta et du Lapis
Niger. au système de datation basse qu'a adopté
25 D'après la chronologie basse d'E. Gjerstad, Early Rome,
III, p. 462; en fait, selon E. Paribeni, Ceramica d'importazione
dall'area sacra di S. Omobono, BCAR, LXXVII, 1959-60,
p. 109-124, dès la fin du VIIe siècle et le premier quart du
VIe. 27 Travaux qu'E. Gjerstad, Early Rome, IIL p. 462, qui les
26 Aras. . . ad orientent spedare, rappelle encore Vitruve, 4, date de 212, explique, en se référant à Liv. 25, 7, 5-6, creati
5, 1. Cf. supra, p. 7; et, sur la parenté des autels de sunt quinqueuiri murL· turribus reficiendis, et triumuiri...
S. Omobono avec les treize autels de Lavinium, dont le plus reficiendis aedïbus Fortunae et Matris Matutae intra portam
ancien peut être désormais daté avec certitude du milieu du Carmentalem, par la reconstruction du mur d'enceinte et
VIe siècle, ainsi qu'avec l'autel de Véies-Portonaccio et le l'élévation de Yagger qui le doublait, afin, pour le cas où
monument recouvert par le Lapis Niger, F. Castagnoli, Sulla Hannibal marcherait contre Rome, de renforcer les défenses
tipologia degli altari di Lavinio, BCAR, LXXVII, 1959-60, de la ville. Sur la datation et l'interprétation qu'en donnent
p. 145-172; cf. Lavinium, II, Rome, 1975, p. 3. maintenant les archéologues, infra, p. 256.
254 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

E. Gjerstad28. Selon lui, les débuts de la ville la préciser: entièrement détruits par l'incendie
archaïque, vers 575 - c'est-à-dire, à S. Omobono, qui, en 213, fit rage durant deux nuits et un
la période du sanctuaire à ciel ouvert - jour - les preuves archéologiques, en
correspondraient, dans l'histoire politique de Rome, l'oc ur ence les nombreux débris calcinés trouvés à
aux règnes des premiers rois, tenus pour S. Omobono30, confirment l'étendue de la
authentiques (Romulus mis à part, qui appartient à la catastrophe -, ils furent remplacés par les
légende), mais considérablement antidatés par la temples III, dont la reconstruction, comme l'indique
tradition nationale. En conséquence, il faudrait Tite-Live, fut entreprise en 21231.
abaisser également le règne des rois étrusques et Il n'est pas nécessaire de rappeler dans leur
les placer entre le dernier tiers du VIe siècle et détail les objections de tous ordres, historiques,
450 : c'est ainsi que celui de Servius Tullius se archéologiques, qui ont été opposées à ces
situerait au début du Ve siècle29. Dans le cadre thèses hypercritiques et à la reconstruction
de ce système, l'histoire des temples de S. intégrale qu'elles proposent des origines de Rome.
Omobono se laisserait ainsi retracer: les temples I, Qu'il faille placer le règne de Servius au début
au début du Ve siècle (entre 500 et 475), seraient du Ve siècle, comme le voudrait E. Gjerstad, est
ceux-là mêmes que Servius avait construits et encore à démontrer, même après la parution des
consacrés. Les temples II, au début du IVe derniers volumes d'Early Rome, censés apporter
siècle, ceux que Camille rebâtit après la prise de la confirmation de cette théorie. Quant à la
Véies, en 396. Quant à la suite de leur histoire, construction des premiers temples de S.
ce sont les sources littéraires qui permettent de Omobono, la date de 475 a été, malgré la caution de
P. J. Riis, unanimement rejetée comme
beaucoup trop tardive. Plus que sur la céramique, la
datation basse qui leur a été attribuée se fondait
28 Sur les polémiques auxquelles ont donné lieu les thèses sur des terres cuites architectoniques, des
d'E. Gjerstad, défendues, outre Early Rome, I-VI (notamment
V, p. 369 sq.), dans diverses publications, en particulier fragments de deux statues, représentant Hercule et
Legends and facts of early Roman history, Lund, 1962, cf., pour Minerve, ou plutôt Héraclès et Athéna, qui
l'essentiel, les réfutations de M. Pallottino, Le origini di décoraient les temples archaïques. C'est autour
Roma, Arch. Class., XII, 1960, p. 1-36; Fatti e leggende de cette dernière, en particulier, que s'est,
(moderne) sulla più antica storia di Roma, SE, XXXI, 1963, plusieurs années durant, cristallisé le débat, débat
p. 3-37; A. Momigliano, An interim report on the origins of
Rome, JRS, LIII, 1963, p. 95-121 = Terzo contributo alla storia fort disputé, puisque les dates qui lui ont été
degli studi classici e del mondo antico, Rome, 1966, II, assignées ont varié entre des limites aussi larges
p. 545-598; les objections de J. Heurgon, A. Alföldi, E. que 540-530 et 475, et qu'on peut maintenant
Gabba, à l'exposé des Entretiens de la Fondation Hardt, XIII considérer comme clos. De fait, après une série
(supra, p. 252, η. 21), p. 33-39; les mises au point de de travaux consacrés, en 1961-62, à la période
R. Bloch, Tite-Live et les premiers siècles de Rome, Paris, 1965,
p. 28-44; et J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale
jusqu'aux guerres puniques, 2e éd., Paris, 1980, p. 79-92; et, en
dernier lieu, le compte rendu de R.E. A. Palmer à Early
Rome, V-VI, dans A] A, LXXIX, 1975, p. 386-390; et M.
Pallottino, Le orìgini di Roma: considerazioni crìtiche sulle 30 Early Rome, III, p. 381; 386; 459.
scoperte e sulle discussioni più recenti, ANRW, I, 1, Berlin, 31 Par des triumvirs élus à cet effet (Liv. 25, 7, 5-6; cité
1972, p. 22-47; et Servius Tullius, à la lumière des nouvelles supra, p. 253, n. 27). La datation des temples jumeaux,
découvertes archéologiques et épigraphiques, CRAI, 1977, rebâtis en 212, a été acceptée par L Mercando, Saggi di
p. 216-235. scavo sulta platea dei templi gemelli, BCAR, LXXIX, 1963-64,
29 Early Rome, III, p. 41; cf. p. 459. La démonstration de p. 35-67, qui, si elle assigne au début du IIe siècle le
cette thèse, esquissée dans les Entretiens de la Fondation pavement en dalles de tuf de Monteverde, admet en effet
Hardt, XIII, p. 18-20, est développée dans Early Rome, V, qu'il puisse être postérieur à la reconstruction des deux
p. 116-121; 197-220; 369-374; et VI, p. 136-138 et 142-146. temples qui a dû prendre plusieurs années. La difficulté,
E. Gjerstad reconstitue la chronologie suivante : de 575 à 530 toutefois, a depuis été levée par P. Sommella, Area sacra di
environ, les trois premiers rois, préétrusques, Numa, Tullus S. Omobono. Contributo per una datazione della platea dei
Hostilius et Ancus Marcius; puis, de 530 à 450, qui serait la templi gemelli, dans Studi di topografia romana, Quaderni
date réelle de la fondation de la république, les trois dell'Istituto di topografia antica della Università di Roma, V,
derniers rois, usurpateurs et tyrans, le règne de Servius 1968, p. 63-70, qui a précisé la date de ce pavement et l'a
Tullius, considéré comme non-étrusque, mais latin, et rattaché directement à la reconstruction générale de l'area
distinct de Mastarna, étant attesté entre 495 et 472 environ. sacrée en 212.
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 255

républicaine de l'area sacrée de S. Omobono32, simple fosse à sacrifices, où l'on immolait des
et qui ont fait progresser considérablement victimes qui, dans la religion romaine classique,
notre connaissance de son histoire ultérieure, seront celles des suovétauriles; ce niveau peut
l'attention s'est trouvée de nouveau attirée, à être daté, grâce à l'inscription étrusque
partir de 1972, sur sa phase la plus ancienne. archaïque qui y fut découverte, du début du VIe siècle,
C'est à cette date, en effet, que furent publiés, et si ce n'est de la fin du VIIe35. Ensuite, entre le
seulement de façon partielle, les premiers premier et le second quart du VIe siècle, comme
résultats des fouilles faites en 1962-64 par G. Ioppolo il ressort de la céramique grecque trouvée en
en d'autres secteurs de l'area sacrée33, et qui abondance à ce niveau, fut édifié le premier
ont entièrement bouleversé la chronologie temple archaïque36. Détruit aussitôt après le
d'E. Gjerstad, jusqu'à ce que, tout récemment, milieu du VIe siècle, il fut entièrement
certains points de ses conclusions se trouvent reconstruit, depuis son podium jusqu'à ses terres cuites
eux-mêmes précisés ou remis en question par les architectoniques, à une époque que l'on peut
derniers travaux. définitivement fixer vers les années 540-53037,
Telle qu'elle a été exposée par G. Ioppolo et admettant ainsi, pour l'Athéna qui appartient à
F. Coarelli, cette chronologie nouvelle, plus cette seconde phase du temple archaïque une
complète et plus complexe que la précédente, datation plus haute encore que toutes celles qui,
s'articule en quatre grandes périodes, qui, elles- lors des controverses antérieures, en avaient été
mêmes, se décomposent en plusieurs phases : proposées. Cette phase archaïque s'acheva, à une
une période précultuelle, antérieure à toute vie date qui pourrait coïncider avec la fin de
religieuse; puis celle du sanctuaire archaïque; l'époque royale, par la destruction, peut-être
enfin, les périodes républicaine, puis impériale. volontaire, de l'area sacrée. Peut-être même, encore
Sur la phase initiale, peu de lumières nouvelles que l'hypothèse paraisse maintenant douteuse,
ont été apportées: aussi bien ce niveau, qui
comporte des traces de vie, mais antérieures à
l'instauration du culte, n'est-il pour nous qu'une l'autel n'apparaît, avec le temple, que dans la phase suivante.
préface. L'essentiel commence avec les Cependant, F. Coarelli, Roma, p. 315, admet l'existence d'un
premières manifestations de la vie religieuse et autel dès cette première phase.
l'établissement du lieu de culte primitif, sans temple, 35 M. Pallottino, Rivista di epigrafia etrusco, SE, XXXIII,
1965, p. 505-507, qui a reconnu dans ce fragment, uqnus
peut-être même, selon G. Ioppolo, sans autel34, (Civiltà del Lazio primitivo, p. 375, n° 129; et Nahsance de
Rome, n° 704, avec fig.), le plus ancien document écrit livré
par le sol de Rome, «tra la fine del VII e il principio del VI
«Et publiés dans le BCAR, LXXIX, de 1963-64 (après secolo» et, surtout, par sa concordance avec les dates
l'article de G. Colonna, Area sacra di S. Omobono. La traditionnelles du règne de Tarquin l'Ancien, la meilleure
ceramica di impasto posteriore agli inizi dell'età del ferro, p. 3-32, confirmation de la chronologie classique de l'époque royale,
qui complète les études précédentes consacrées à la phase contre les thèses hypercritiques d'E. Gjerstad.
archaïque), sous le titre d'ensemble Area sacra di S. 36 Seulement vers le milieu du VIe siècle, selon la datation
Omobono : esplorazione della fase repubblicana, p. 33 et suiv., avec antérieure de G. Ioppolo et F. Coarelli. La nouvelle
les articles de L. Mercando (cité ci-dessus), G. Ioppolo et chronologie, établie par A. Sommella Mura, La decorazione
A. Degrassi {infra, p. 262, η. 63). architettonica del tempio arcaico, PP, XXXII, 1977, p. 62-128, et qui,
33 Cf., ci-dessous, Pi. X, 2, l'emplacement des secteurs après avoir oscillé entre le premier et le second quart du VIe
fouillés successivement, en 1938 (A. M. Colini), 1959 siècle (art. cité, p. 64; M. Pallottino, CRAI, 1977, p. 224), tend
(E. Gjerstad), 1961-62 (L. Mercando), 1962-64 (G. Ioppolo). à se fixer au second (Naissance de Rome, notice liminaire au
Ces derniers travaux ont fait l'objet de trois publications, Forum Boarium, n° 711 et suiv.; F. Coarelli, PP, XXXII,
malheureusement partielles toutes les trois : la première, qui 1977, p. 190), se fonde sur la céramique laconienne, ionienne
ne porte que sur une classe, et tout à fait spéciale, du et attique, dont les plus anciens exemplaires remontent à
matériel fort divers (éléments architectoniques, céramique, 580-570. A cette première phase du temple appartient le
inscriptions - sur céramique -, etc.) dégagé par la fouille, / fragment d'inscription latine, sur bucchero, publié par
reperti ossei animali nell'area archeologica di S. Omobono M. Torelli, en appendice à son article (infra, p. 262, n. 63)
(1962-1964), analysés par G. Ioppolo, RPAA, XLIV, 1971-1972, des Studi di topografia romana, p. 75 sq, l'un des plus
p. 3-46; puis deux études d'ensemble: la brève présentation anciens, si ce n'est le plus ancien texte latin découvert à ce
du catalogue de l'exposition Roma medio repubblicana, jour à Rome (avec l'inscription du Lapis Niger, du second
p. 100-103, et la synthèse de F. Coarelli, Roma, p. 315- quart du VIe siècle; cf. F. Coarelli, PP, XXXII, 1977, p. 188 et
317. 190).
34 Op. cit., p. 12-14; pour G. Ioppolo, la construction de 37 Selon A. Sommella Mura. Vers 530, selon F. Coarelli.
256 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

connut-elle un abandon de longue durée. En l'auteur et la date de la reconstruction, qui fut


tout cas, elle fut reconstruite sur un plan l'œuvre du consul M. Fulvius Flaccus, après la
entièrement nouveau, qui appartient à l'époque prise de Volsinies, en 264. Une fois encore, les
républicaine. temples, détruits par l'incendie de 213, furent
La République vit en effet une rebâtis, en 212, cependant qu'était posé le
transformation radicale de l'area sacrée, surélevée de 6 m pavement en dalles de tuf de Monteverde. De
par rapport au niveau antérieur, grâce à quelque l'époque impériale, enfin, sur laquelle seules
30.000 mètres cubes de terre de remblai, quelques indications succinctes ont été publiées,
transportés, sans doute, depuis les pentes toutes datent une nouvelle reconstruction des temples
proches du Capitole38, et sur lesquels et le dernier pavement, en travertin, qui pourrait
s'édifièrent, orientés désormais nord-sud, et non plus remonter au temps de Domitien40, encore que
nord-est - sud-ouest, les temples jumeaux, selon l'on ait des traces de réfection sous le règne
le plan qu'on lit encore au sol aujourd'hui. Ces d'Hadrien.
temples nouveaux seraient, selon G. Ioppolo et La première et la plus évidente conclusion
F. Coarelli, ceux que Camille reconstruisit qui se dégage de cette nouvelle chronologie,
immédiatement après la prise de Véies, en 396; c'est sa totale concordance, tant avec les sources
mais un nouvel examen du matériel, dû à littéraires relatives aux deux temples, qu'avec
G. Pisani Sartorio, tend maintenant à les dater l'histoire d'ensemble de la période royale, telle
du début du Ve siècle39. Ils furent, après la que l'a transmise l'annalistique romaine. Les
reconstruction de Camille, rebâtis une nouvelle sources littéraires, on s'en souvient, assignaient à
fois, ainsi que les deux autels, en même temps Servius Tullius la double construction du temple
qu'était construit, au centre de l'area, un grand de Fortuna et de celui de Mater Matuta; d'où la
monument votif circulaire. A défaut de sources tentation, qui fut celle de tous les archéologues,
littéraires, les fragments de l'inscription qui y compris d'E. Gjerstad, abaissant jusqu'à
l'accompagnait donnent à la fois le nom de l'invraisemblance le règne de Servius Tullius, de
transposer cette affirmation en termes
d'historiographie moderne et de chercher sur le
terrain, dans le matériel livré par la fouille, la
38 Selon l'interprétation de tous les archéologues italiens, preuve que l'implantation du culte des deux
G. Ioppolo, art. cité, p. 17; F. Coarelli, Roma, p. 315 sq.;
M. A. Fugazzola Delpino, dans Civiltà del Lazio primitivo, déesses au Forum Boarium remontait
p. 17-19; et, dans PP, XXXII, 1977, Α. Μ. Colini, art. cité, p. 9 effectivement à la monarchie étrusque. Tel est bien, de
sq. et 16; P. Virgili, Scavo stratigrafico (1974-1975), p. 26; fait, l'enseignement majeur que procure le
Esame preliminare dei materiali archeologici (scavo 1974- fragment d'inscription étrusque archaïque trouvé
1975), par L. Daminato, I : La ceramica dell'età del bronzo e sur l'area sacrée, et qui permet de dater la phase
della prima età del ferro, p. "35; et G. Pisani Sartorio, III: La initiale du culte des premières années du VIe
ceramica d'importazione, p. 60; radicalement différente de
celle d'E. Gjerstad, Early Rome, III, p. 462 sq., tant sur la siècle, peut-être même, encore que les critères
chronologie que sur la provenance de ces terres de remblai, paléographiques ne permettent pas un tel degré
accumulées sur l'area sacrée de S. Omobono non durant la de précision, de la fin du VIIe siècle, c'est-à-dire,
seconde guerre punique (supra, p. 253), mais au début de la selon l'historiographie romaine traditionnelle,
phase républicaine, et non à des fins militaires, mais, avant du règne de Tarquin l'Ancien (616-578). Mais non
toute préoccupation rituelle (visant, par exemple, comme
l'envisage F. Coarelli, La Porta Trionfale e la Via dei Trionfi, seulement cette phase initiale du culte, celle du
DArch., II, 1968, p. 80, en surélevant le templum, à l'isoler sanctuaire à ciel ouvert, est ainsi authentique-
davantage de l'espace profane environnant), à mettre l'area à
l'abri des inondations périodiques du Tibre. Quant à leur
origine, elles proviendraient, non, comme le voulait E.
Gjerstad, de l'Aventin trop éloigné, mais du Capitole, qui domine 40 F. Coarelli, Roma, p. 316. Cette attribution, toutefois,
immédiatement l'area sacrée. C'est de ce remblai, rappelons- paraît trop liée à la thèse de l'auteur sur la porta Triumphalis,
le, que provient la céramique, allant des XVIe-XIIIe au VIe localisée au centre de l'area sacrée et reconstruite par
siècle av. J.-C, qui a révélé l'existence, sur le site de Rome, Domitien (DArch., II, 1968, p. 78 sq.; cf. infra, p. 266, n. 92), pour
de la civilisation apenninique de l'âge du bronze (cf. R. qu'on puisse, en l'absence d'autres confirmations
Peroni, S. Omobono. Materiali dell'età del bronzo e degli inizi archéologiques, l'accueillir autrement que comme une conjecture. De
dell'età del ferro, BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 7-32). fait, A. M. Colini, PP, XXXII, 1977, p. 9, date le pavement de
39 Art. cité, p. 60; cf. infra, p. 260 sq. travertin du début du IIe siècle ap. J.-C.
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 257

ment rapportée à l'époque de la dynastie Ainsi, les fouilles de S. Omobono éclairent


étrusque, mais encore la construction même des deux d'un jour nouveau les commencements du culte
temples, au sens restreint du terme, aedes, de Fortuna dans la Rome royale. Double est en
attribuée à Servius par toute la tradition, est effet l'apport dont nous leur sommes
entièrement confirmée par les données redevables : il concerne, d'une part, la chronologie, qui
archéologiques de S. Omobono, qui situent vers 580-570 commence à s'établir sur des bases scientifiques,
l'édification du premier temple archaïque, puis, d'autre part, la représentation que l'on peut se
vers 540-530, sa reconstruction, dates qui faire de la vie cultuelle dès les premiers temps
coïncident exactement, tant pour la première que de l'area sacrée. Si bien que, grâce à elles, le
pour la seconde phase, avec celles que l'anna- problème des origines de la Fortune romaine se
listique romaine assigne au règne de Servius pose désormais en des termes nouveaux. A titre
Tullius, 578-534. Si l'on ajoute que, après la provisoire, et sans entrer dans le détail d'une
céramique grecque d'importation (corinthienne, histoire suivie qui, nous le verrons, présente
laconienne et attique), étudiée simultanément encore bien des difficultés, nous pouvons déjà
par E. Gjerstad et par les archéologues italiens, constater qu'elles offrent les premiers éléments
et qui est attestée dès la fin du VIIe siècle et d'une chronologie qui, jusqu'ici, faisait si
durant tout le VIe41, la céramique étrusque cruellement défaut. J. Bayet le remarquait en 1943 :
peinte appartenant au même dépôt votif peut «Le cas de Fortuna, celui de Mater Matuta sont
être datée du troisième quart du VIe siècle et plus troubles encore, surtout par défaut de
que, fait essentiel, cette céramique étrusque documents permettant une chronologie même
provient précisément de Vulci42, patrie de approximative»44. Nous sommes maintenant en
l'aventurier Mastarna qui, vers cette même époque, possession de ces documents et nous savons que
assujettit à son pouvoir la ville des Tarquins et la ville archaïque éleva des temples aux deux
dont la tradition nationale fit le roi Servius déesses dans le second quart du VIe siècle et
Tullius, ce n'est pas seulement la littéralité des que, avant la construction des premières aedes,
faits, la simple chronologie événementielle, qui la Rome royale leur rendait un culte dès les
se trouvent confirmées, mais on entrevoit les premières années de ce siècle. Au doute qui
conditions politiques, économiques, religieuses entourait jusqu'alors les débuts du culte de
et, au sens large, l'atmosphère culturelle, celle de Fortuna, aux thèses hypercritiques ou aux
la Rome étrusque du VIe siècle, dans lesquelles évaluations sans fondement auxquelles restent
se fit cette construction et où, si l'on suit attachés certains historiens de la religion romaine45,
jusqu'au bout les données de la tradition, eut
lieu, un 11 juin, la dédicace des nouveaux
édifices, des deux temples jumeaux, de type
viennent des fragments de plaques de revêtement,
étrusco-italique, revêtus de la vive décoration de représentant une file de fauves, de tradition orientalisante. Le
leurs terres cuites polychromes, et bientôt temple de la seconde phase était un édifice carré de 8 m de
rebâtis, avec une ornementation plus riche encore, côté, avec une cella de 4 m de long (36 et 14 pieds romains,
de style ionien43. selon les mesures de G. Ioppolo) et deux colonnes de façade
en bois, à base ionique et chapiteau dorique. De la
décoration de terre cuite, très riche, sont conservées des parties
de la frise oblique du fronton, figurant une procession de
41 E. Paribeni, art. cité {supra, p. 253, n. 25). chars, du type Rome - Véies - Velletri, et de grands
42 G. Colonna, S. Omobono. La ceramica etnisca dipinta, acrotères en forme de volutes, qui devaient flanquer, au
BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 125-143; et // ciclo etrusco-corìnzio sommet du fronton, le groupe de statues placées sur le
dei Rosoni Contributo alla conoscenza della ceramica e del columen, en position d'acrotère central, parmi lesquelles
commercio vulcente, SE, XXIX, 1961, p. 47-88. Héraclès et Athéna {infra, p. 260, n. 55).
43 Après le premier essai de description du temple 44 La religion romaine de l'introduction de l'hellénisme à la
archaïque, dû à G. Ioppolo, dans E. Gjerstad, Early Rome, IV, fin du paganisme, Mémorial des Études latines, Paris, 1943,
2, p. 399 sq., cf. maintenant la reconstitution d'A. Sommella p. 336.
Mura, La decorazione architettonica del tempio arcaico, PP, 45 II est révélateur de comparer les deux listes
XXXII, 1977, p. 62-128; et Naissance de Rome, n° 711-714, chronologiques des fondations de temples, établies en 1902-1912 par
avec la notice liminaire. Les deux phases sont clairement Wissowa, RIO, p. 594, et, en 1960, par Latte, Rom. Rei, p. 415.
indiquées par les deux podiums, le premier simplement Pour Mater Matuta, l'un et l'autre s'en tiennent à la
mouluré, le second plus orné. De la première phase pro- reconstruction de 396, due à Camille, sans faire état de la
258 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

commencent à succéder des certitudes, malgré la présentation que l'on donne habituellement
les approximations qui pèsent encore sur cette de la première de ces hypothèses : si
chronologie. introduction il y eut, elle fut, en termes d'annalistique, le
L'histoire officielle de Fortuna commence fait, non de Servius, mais du premier Tar-
donc pour nous avec celle de la ville de Rome, quin46bis, avec le règne duquel coïncide la phase
avec les grands travaux d'urbanisme qui furent du sanctuaire à ciel ouvert. Ce qui modifie
l'œuvre des Étrusques et qui, aux VIIe-VIe siècles, considérablement l'image d'une divinité que la
marquent les débuts de la cité archaïque. Quant tradition romaine, histoire et légende mêlées, a liée à
à ce qui put les précéder, nous en ignorons tout : la personne même de Servius et, par
ni l'archéologie - le village de cabanes attesté à conséquent, oblige à poser en d'autres termes le
S. Omobono -, ni la chronologie absolue que problème de ses origines, au sens large, c'est-à-dire
l'on peut esquisser n'autorisent encore la celui non seulement de la datation, mais aussi, et
moindre conclusion. Fortuna fut-elle, comme on le plus encore, de la formation d'un culte, qui, à en
croit souvent, introduite à Rome par «Servius juger par ce que suggèrent les découvertes de
Tullius», autrement dit par le conquérant S. Omobono, fut l'œuvre non d'un homme, mais
étrusque? Ou bien la fondation de son sanctuaire à d'une dynastie.
ciel ouvert, puis de son temple au Forum Boa- Quoi qu'il en soit, en l'état actuel de nos
rium, ne représente-t-elle que la consécration connaissances, la préhistoire de Fortuna nous
publique, dans une société urbanisée et dont la demeure aussi confuse que celle des villages qui,
sensibilité artistique ne cesse de s'affiner, d'une au Forum Boarium par exemple, préexistèrent à
divinité plus modestement honorée jusque-là, de la ville unifiée par la monarchie étrusque.
même que Jupiter l'était de la collectivité Gardons-nous donc, à l'image de Jupiter ou de
romaine bien avant qu'un temple de style étrusque ne Vesta, de considérer sans autre preuve
lui eût été dédié sur le Capitole, ou que le culte l'apparition de son sanctuaire, au début du VIe siècle,
de Vesta était célébré par les proto-Romains peut-être même à la fin du VIIe, comme un
bien avant le second quart du VIe siècle, date à commencement absolu et d'en conclure à
laquelle remonteraient les objets les plus l'introduction pure et simple d'un culte étranger, et
anciens trouvés dans le dépôt votif de son tenons-nous en aux seules données positives qui
temple au Forum46? Notons toutefois, sans se dégagent des fouilles de S. Omobono : c'est
prendre maintenant parti sur ce problème, qui au Forum Boarium, sur les bords du Tibre,
concerne, non un seul temple, mais l'ensemble de la domaine privilégié d'une déesse honorée par
religion de Fortuna dans la Rome royale, que les ailleurs au Trastevere, que nous trouvons la
découvertes de S. Omobono amènent à réviser première manifestation historique du culte
romain de Fortuna, sous une forme d'abord
modeste, dès l'installation de la monarchie
étrusque, puis, avec plus d'éclat, dans le second quart
fondation servienne rappelée par Tite-Live, 5, 19, 6, ou sans de ce siècle, à l'époque même où la tradition
s'interroger sur sa possible historicité. Quant à Fortuna, si nationale plaçait l'avènement de Mastarna, qui
Wissowa, avec une prudence entièrement justifiée à l'époque devint roi de Rome sous le nom de Servius
où il écrivait, se borne à la mentionner au début de sa liste
parmi les «Tempel sehr hohen Alters, aber unbekannten Tullius. Ainsi, l'histoire primitive du sanctuaire,
Stiftungsjahres», on se demandera sur quels critères, la chronologie qu'on peut lui assigner et la
procurés soit par l'historiographie antique, soit par l'archéologie provenance vulcienne de la céramique
moderne, repose la chronologie indiquée par Latte, découverte dans son dépôt votif attestent, une fois
«zwischen 432 und 381».
46 Sur la favissa du Capitole (fin du VIIe - premier quart
du VIe siècle), Civiltà del Lazio primitivo, p. 145 sq.; Naissance
de Rome, notice liminaire aux n° 719-734. Pour le culte de 46bis La découverte, à S. Omobono, d'un petit ex-voto
Vesta, E. Gjerstad, Early Rome, III, p. 310-320 et 359-374; IV, d'ivoire au nom de Spurinna - celui d'une famille de
2, p. 368 sq. et 384 sq. : dépôt votif du temple à partir de Tarquinia - vient de confirmer la présence, dans
560-550; de même le matériel provenant de la maison des l'aristocratie du début du VIe siècle, de gentes d'origine tarqui-
Vestales est assigné, dans le système de chronologie basse nienne implantées à Rome (M. Pallottino, Lo sviluppo socio-
adopté par l'auteur, « to the early period of the Archaic city, istituzionale di Roma arcaica alla luce di nuovi documenti
c. 575-550 B. C. ». epigrafici, Stud Rom., XXVII, 1979, p. 11).
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 259

encore, la défaite des thèses hypercritiques, de Non moins obscure est longtemps restée
plus en plus dépassées à mesure que se poursuit l'histoire ultérieure des temples de S. Omobono,
l'exploration du sol romain : la tradition des non point dans leur première phase, mais, au
liens de Servius et de Fortuna, si considérables cours du VIe et jusqu'au commencement du Ve
qu'y soient les embellissements de la légende, siècle, dans leur seconde phase, à laquelle
retrouve à nos yeux une part de l'authenticité appartiennent49 les terres cuites architectoni-
historique qu'elle devait avoir pour les Romains ques dont une partie fut découverte dès 1938, les
eux-mêmes. Tel est, dépassant de loin le cadre fragments d'une frise représentant une
local pour s'étendre à la ville tout entière, procession de chars, et deux statues, deux fragments
l'apport majeur des fouilles de S. Omobono à d'acrotères, semble-t-il, l'une d'Héraclès, l'autre
l'étude de la déesse et de sa religion archaïque : dans laquelle on reconnaît maintenant avec
elles ont révélé le plus ancien des lieux de culte certitude Athéna50. C'est sur cette dernière que
de Fortuna jusqu'à présent connus à Rome; elles s'est longtemps concentré l'essentiel du débat,
ont fait surgir du sol même du Forum Boarium d'autant plus important que son enjeu était
les fondements historiques de la légende ser- double, puisqu'il portait sur toute la chronologie de
vienne. D'autant que, et sans spéculer davantage cette seconde phase, considérée dans son
sur les origines du culte, on ne pourra commencement et dans sa fin. Car, après la
s'empêcher de remarquer que ce premier temple, bâti controverse prolongée qui a opposé E. Gjerstad aux
dès le second quart du VIe siècle, figure, avec archéologues italiens, séparés, dans leur datation
ceux de la Regia, qui abritait un sacrarium des terres cuites et, donc, de la construction du
Marîis, un sacrarium Opis Consiuae47, et où le rex second temple de S. Omobono, par un intervalle
sacrifiait en l'honneur de Janus48, avec celui de de plus de cinquante ans, l'area sacrée pose
Vesta et bien avant le Capitole, parmi les encore un difficile problème : celui de la
temples les plus anciens que Rome éleva à ses surprenante lacune qu'on a cru y observer entre la fin
divinités majeures, ce qui n'est pas le moindre du VIe siècle, où elle fut entièrement détruite, et
paradoxe de la déesse Fortuna, elle que l'on la reconstruction des premiers temples
tient d'ordinaire pour relativement récente et républicains, attribuée par G. Ioppolo et F. Coarelli à
tard venue à l'intérieur de la religion Camille, en 396. Destruction volontaire, à ce que
romaine. croient les mêmes auteurs, et qui aurait été
suivie d'un abandon de l'area sacrée et, donc,
d'une longue interruption de la vie cultuelle.
Quant aux terres cuites, rejetant la date qui
47 F. E. Brown, New soundings in the Regia : the evidence en avait été proposée en 1938, au lendemain des
for the early Republic, dans Entretiens de la Fondation Hardt,
XIII, p. 47-60; et La protostoria della Regia, RPAA, XLVII,
1974-1975, p. 15-36. Les constructions primitives de la Regia
remontent à la fin du VIIe siècle; dans sa phase suivante, de
nombreux fragments de terres cuites architecturales, 49 Comme l'a clairement reconnu G. Colonna, BCAR,
appartenant à un édifice déjà monumental et dont le plan évoque LXXVII, 1959-60, p. 135-138, en critique à E. Gjerstad, qui a
un temple, datent de la fin du premier ou du second quart voulu voir dans ces fragments les terres cuites originelles du
du VIe siècle. Incendiée dans le troisième quart du siècle, temple I.
elle fut aussitôt reconstruite, puis de nouveau détruite à la 50 Naguère nommée Minerve par P. J. Riis et E. Gjerstad
fin du VIe siècle. {infra, n. 52), dont on acceptera difficilement la suggestion,
48 A qui, au début de chaque année, aux Agonalia du 9 lorsqu'il voit, Early Rome, V, p. 363, n. 1, dans le groupement
janvier, il immolait un bélier dans l'enceinte de la Regia : dies d'Hercule et de Minerve un hommage aux divinités voisines
Agonales per quos rex in Regia arietem immolât, dit de S. Omobono, le dieu de Y Ara Maxima et l'une des déesses
expressément Varron, LL 6, 12; également Ovid. fast. 1, 318 et de la triade capitoline, ainsi intentionnellement rassemblées.
333 sq., mais sans indication de lieu (et sans qu'on sache à Toutefois, A. M. Colini, BCAR, LXVI, 1938, p. 281; M. Pallot-
quelles divinités - Mars, Vediouis, Sol Indiges? - il sacrifiait tino, dans le catalogue de l'exposition Art et civilisation des
aux autres Agonalia des 17 mars, 21 mai et 11 décembre; cf. Étrusques, Paris, 1955, p. 50, n° 238 (cf. SE, XXXI, 1963,
Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 393 sq. et 536). Cf., outre G. Dumézil, p. 30: «busto di Athena (?)»); F. Coarelli, Roma, p. 317;
Les cultes de la Regia, les trois fonctions et la triade Jupiter également R. Bloch, Tite-Live et les premiers siècles de Rome,
Mars Quirinus, Latomus, XIII, 1954, p. 129-139, E. Gjerstad, pi. V, n'avaient d'abord reconnu en cette Minerve qu'une
Early Rome, IV, 2, p. 383 sq., et V, p. 204 sq., qui souligne le «déesse armée» ou même simplement un «guerrier
caractère préétrusque des cultes de la Regia. casqué».
260 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

premières fouilles, et qui les situait vers la fin du II faudrait ainsi se représenter, dans le
VIe siècle51, E. Gjerstad les a crues pour sa part dernier quart du VIe siècle, un temple
postérieures au groupe de Véies-Portonaccio, soigneusement entretenu, remis en état au fil des ans, qui,
daté des environs de 500. D'après les conclusions sitôt qu'il eut été détruit, dans les années qui
de P. J. Riis, dont il a fait état, l'étude stylistique suivirent le milieu de ce siècle, fut
de la tête de « Minerve », sa comparaison avec les immédiatement reconstruit, jusqu'à ce que, vers 510, il fût
antéfixes de Satricum (après 490 ou, plutôt, victime d'une nouvelle destruction56. Dans ces
après 480) inciteraient à considérer la date de conditions, celles d'une vie religieuse qui suivait
500 comme un terminus post quem et son cours normal sur l'area sacrée de S. Omo-
permettraient même de descendre jusqu'à 475 52, bono, l'hypothèse d'une destruction et d'un
datation basse qui rejoignait opportunément sa abandon volontaires de l'area, telle qu'elle a été
chronologie du règne de Servius Tullius, situé entre formulée par G. Ioppolo et, surtout, F. Coarelli,
les années 495 et 472. Pour M. Pallottino, en c'est-à-dire en relation étroite avec la révolution
revanche, suivi par tous les archéologues de 509, paraîtra encore plus difficilement
italiens, cette même tête de «Minerve», alors tenue acceptable. Sans doute le passage de l'époque royale à
pour une production étrusque, était sans nul l'époque républicaine, le remaniement complet
doute antérieure à 500 et on pouvait l'assigner de la structure architecturale, les énormes
aux «dernières décades du VIe siècle»53. travaux de remblai qui élevèrent de 6 m le niveau
Datation qu'adoptèrent G. Colonna et F. du sol et aboutirent à la création de la
Castagnoli54, puis F. Coarelli, qui n'a fait que traduire en plateforme sur laquelle devaient se dresser les deux
chiffres précis la formule plus souple de M. temples jumeaux, réunis sur le même podium,
Pallottino, lorsqu'il a fixé autour de 530 la représentent-ils l'un des moments les plus
construction du second temple archaïque. Depuis, les obscurs de son histoire : le Ve siècle est, s'il se peut,
analyses d'A. Sommella Mura ont encore une période plus incertaine encore pour l'area
légèrement reculé cette chronologie et permis de sacrée de S. Omobono que pour le reste de la
dater définitivement le groupe d'Héraclès et cité. Mais, quelles que soient les inconnues qui
d'Athéna, reconnu d'inspiration non point continuent de l'entourer, puisque chaque
étrusque, mais fondamentalement grecque, et la progrès de la fouille révèle une complexité
seconde phase du temple de la décennie 540- croissante, l'existence de phases nouvelles, donc de
53055. maillons intermédiaires - telle la reconstruction
de Fulvius Flaccus - qui nous échappaient jus-

51 A. M. Colini, BCAR, LXVI, 1938, p. 281 : «non dopo il VI


secolo a. C. ».
52 Early Rome, III, p. 452 sq., fig. 283 sq.; 456 et 458 sq.; IV, visca (dans le dépôt votif du sanctuaire ionien d'Héra) et
2, p. 364-366; 452-456; 555 sq.; 574 et 597. Cf. la lettre de S. Omobono, et à propos desquelles, cherchant à préciser
P. J. Riis, reproduite dans Early Rome, III, p. 458, n. 7; et, du leur centre de production, on a proposé le nom de
même auteur, Art in Etruria and Latium during the first half of Samos.
the fifth century B. C, Entretiens de la Fondation Hardt, XIII, 56 Selon la date la plus basse procurée par la céramique
p. 87 sq. grecque; cf. E. Paribeni, BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 110; et
53 Art et civilisation des Étrusques, loc. cit.; Arch. Class., XII, Ceramica d'importazione nell'area sacra di S. Omobono (2°
1960, p. 22; SE, XXXI, 1963, p. 30 sq. rapporto), BCAR, LXXXI, 1968-69, p. 7-15. A. Sommella Mura,
^BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 135-138 et 148, η. 10. PP, XXXII, 1977, p. 126 sq., qui hésite à mettre les
55 Les fragments retrouvés sur l'area sacrée permettent de vicissitudes du temple de S. Omobono en rapport avec des
conclure à l'existence d'au moins cinq statues en ronde événements historiques précis (la fin du règne de Servius,
bosse. Quatre d'entre elles, Héraclès et Athéna, et deux puis l'expulsion des Tarquins, pour la destruction du temple
personnages d'une scène de rapt (?) devaient, d'après la de la première, puis de la seconde phase), souligne toutefois
reconstitution de l'auteur, être alignées, comme à Véies, sur le parallélisme de son histoire et de celle de la Regia (cf.
le faîte du temple, groupées deux à deux sur deux bases supra, p. 259, n. 47), reconstruite au second quart du VIe
distinctes, statues réalisées, à Rome même, par un artiste siècle, de nouveau détruite au troisième quart,
dont le style ionien se rattache, non à l'Étrurie, mais aux immédiatement rebâtie et détruite une fois encore dans la dernière
courants artistiques venus de la Grèce de l'est, suivant les décennie du siècle, pour être réédifiée au début de la
mêmes voies que les courants commerciaux; cf. le nombre République, non plus pour le rex, mais pour le rex sacro-
important de coupes ioniennes trouvées à Lavinium, Gra- rum.
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 261

que-là dans la suite de son histoire, on préférera jalons qui, vers 450, puis au cours de la seconde
croire que cette destruction, qui marqua la fin moitié du Ve siècle, contribuent à combler la
de l'époque archaïque, plutôt que volontaire, fut solution de continuité alléguée entre la
accidentelle. Quant à l'abandon supposé dont, à destruction survenue à la fin de l'époque royale et la
la suite de cet événement, le double sanctuaire reconstruction du début du IVe siècle. Aussi bien
aurait été frappé, il conviendrait peut-être les résultats des dernières fouilles stratigraphi-
d'accorder plus d'attention qu'on ne l'a fait aux ques, effectuées en 1974-75, qui ont conduit
quelques fragments de céramique à figures G. Pisani Sartorio à penser que le podium des
rouges découverts à S. Omobono. Sans doute ne temples jumeaux remonte au commencement du
sont-ils que trois, qui s'échelonnent, l'un, vers Ve siècle et que les deux édifices furent
450, un autre, dans la seconde moitié du Ve reconstruits immédiatement après leur destruction59,
siècle, le dernier, vers le commencement du IVe, incitent-ils à abandonner la thèse d'une
en si faible nombre qu'ils ont été tenus pour interruption durable de la vie cultuelle.
quantité négligeable57. Mais peut-on se croire En tout cas, l'interprétation proposée par
autorisé à n'en pas tenir compte, quand les F. Coarelli, qui veut voir dans cette destruction
fragments de céramique d'importation de l'area sacrée, et cela quelles qu'aient été ses
découverts à Rome durant la seconde moitié du Ve destinées ultérieures, le contrecoup des
siècle se comptent par unités : deux entre 450 et événements politiques de 509, se heurte à plusieurs
420, sept (auxquels il convient maintenant obstacles et l'on aura peine à croire que les rois
d'ajouter les deux nouveaux fragments de étrusques de Rome, chassés de leur trône par la
S. Omobono) entre 420 et 40058? Devant cette révolution, aient entraîné dans leur chute les
chute vertigineuse des importations, les trois temples de S. Omobono, irrémédiablement
fragments de S. Omobono sont loin d'être attachés à la dynastie qui les avait construits60. Le
dépourvus de valeur statistique et, si longs qu'on rapport de cause à effet établi entre les deux
doive nécessairement supposer les travaux événements, la vague d'irréligion qu'il suppose,
considérables accomplis sur l'area sacrée au et qui paraît inspirée des révolutions modernes
commencement de l'époque républicaine, compte plus que de la mentalité antique, ne convainc
tenu aussi de l'arrêt que, après l'activité intense pas l'historien des religions, non plus que
du début du Ve siècle, marquent les l'abandon prolongé qui en aurait été la conséquence. Il
constructions de temples à partir de 484 (dédicace du s'élève un ensemble de faits qui protestent là
temple de Castor), avec, pour tout le reste du
siècle, les deux seules dédicaces des temples de
Dius Fidius, en 466, et d'Apollon, en 431, il se
peut que nous ayons, grâce à ces fragments, des s* PP, XXXII, 1977, p. 60; cf., Ibid., A. M. Colini, p. 16 sq.
et 19; et L. Daminato, p. 35. A. M. Colini, qui rappelle les
fondations de temples nouveaux enregistrées par l'annalis-
tique dans les premières décennies du Ve siècle, rattacherait
57 Pour le premier fragment, E. Gjerstad, Early Rome, III, volontiers à cette série les temples jumeaux, non mentionnés
p. 442; 448; 461 sq., vers 460-450, qui y ajoute par erreur un par les sources historiques parce qu'il ne s'agissait que de
second fragment, en fait étranger à S. Omobono; cf. E. Pa- reconstructions.
ribeni, BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 124, «450 a. C. ο anche 60 « La concordanza con la data di inizio della Repubblica
dopo». Les deux autres fragments ont été ultérieurement è impressionante : i templi dinastici dei re etruschi di Roma
publiés par E. Paribeni, BCAR, LXXXI, 1968-69, p. 7-15, sembrano distrutti in coincidenza con il violento
«nella seconda metà del V secolo» et «una di quelle cambiamento istituzionale», conclut F. Coarelli, Roma, p. 317. Cf.
poverissime coppe correnti sugli inizi del IV sec. a. C», qui, Roma medio repubblicana, p. 98, où il souligne les liens de
toutefois, conclut que, par opposition à la série continue du Camille avec la politique religieuse des Tarquins, lui qui, non
VIe siècle, la reprise sans continuité des deux coupes content de rebâtir les «temples dynastiques des souverains
tardives à figures rouges ne représente que «un fatto étrusques», reprit aussi leur politique de rapports avec
isolato». Cf. G. Colonna, BCAR, LXXVII, 1959-60, p. 137, Delphes. Mais L. Quilici, Roma primitiva e le origini della
n. 15: «I due isolati frammenti a figure rosse, rinvenuti nel civiltà laziale, Rome, 1979, p. 321, croit, comme nous, à une
1938, proprio perché frammenti non possono essere presi in destruction accidentelle, causée par une inondation du
considerazione nei confronti della stipe». Tibre : ce qui expliquerait parfaitement la surélévation
58 E. Gjerstad, Early Rome, IV, 2, p. 515-518; F. Coarelli, considérable de l'area, pour éviter le retour d'une telle
dans Roma medio repubblicana, p. 97. catastrophe.
262 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

contre : généraux, l'irrépressible conservatisme Le dédicant de cette triple offrande n'est autre
religieux de Rome qui, tout au long de son que le consul M. Fulvius Flaccus, qui s'illustra
histoire, préférera maintenir tant de cultes en 264 par la prise de Volsinies, victoire qui lui
moribonds plutôt que de leur imposer une valut les honneurs du triomphe et qui, plus
disparition brutale, et la hantise du sacrilège, encore, resta célèbre par l'importance de son
permanente, mais d'autant plus vivace qu'elle butin, puisqu'il ne comporta pas moins de deux
appartient à une conscience plus archaïque; et mille statues, signa Tuscanica64, provenant non
particuliers : l'exemple du Capitole, dans la seulement du pillage de la ville, mais aussi, on
présentation tendancieuse qu'en a donnée l'annalisti- peut le croire, du fanum Voltumnae voisin, qui
que romaine, entrepris par Tarquin l'Ancien, dut être dépossédé de ses bronzes votifs. A
continué par ses successeurs, et dédié par le Rome même, d'ailleurs, M. Fulvius Flaccus
consul Horatius Pulvillus61 montre, s'il en était attacha son nom à Yaedes Vertutimi de l'Aventin65,
besoin, que la république n'a en rien renié dont il fut selon toute vraisemblance le
l'héritage religieux de la royauté et que, loin de constructeur. Quant au triple ex-voto qui
le détruire, elle l'a au contraire repris à son accompagnait la reconstruction, à S. Omobono, des
compte et pleinement assumé; enfin, la temples de Fortuna et de Mater Matuta, il est
reconstruction des temples, dédiés par Camille, la désormais possible de le reconstituer, avec, au
persistance même du type archaïque, celui du centre, le monument circulaire, situé dans l'axe
VIe siècle, que gardent les autels parvenus de l'area sacrée et en quelque sorte indivis,
jusqu'à nous, sont des preuves suffisantes de la flanqué, de part et d'autre, de deux monuments
perpétuité du culte et d'une continuité qui, si ses quadrangulaires, correspondant chacun à la
phases intermédiaires nous échappent, n'en est cella des deux déesses, auxquelles furent
pas moins inscrite sur le sol de l'area sacrée consacrées une partie des statues de bronze enlevées
républicaine. à Volsinies, dont les empreintes sont toujours
En rapport direct avec le problème que nous visibles sur leur soubassement.
venons d'évoquer, se trouvent les deux Ainsi, la fondation «servienne» du double
reconstructions suivantes de l'époque républicaine, sanctuaire n'est pas la seule donnée antique que
celles de Camille, puis de Fulvius Flaccus, l'une, les fouilles aient confirmée : c'est, d'un bout à
mentionnée par les sources littéraires62, l'autre,
révélée par les fouilles de 1961-62. C'est alors, en
effet, que furent découverts, avec le grand nomi dei dedicanti del monumento quadrangolare, Ibid, p. 68-
soubassement circulaire toujours en place au centre 90 et 91-93, le monument et ses inscriptions ont été
de l'area, et anépigraphe, les fragments non pas, interprétés par M. Torelli, // donano di M. Fulvio Fiacco
comme on l'avait cru dans un premier temps, nell'area di S. Omobono, dans Studi di topografia romana,
Quaderni dell'Istituto di topografia antica della Università di
d'une, mais de deux inscriptions, gravées sur des Roma, V, 1968, p. 71-75, ainsi que Roma medio repubblicana,
blocs rectilignes, et distinctes, quoique de texte p. 103 sq. et pi. XXIII (le monument circulaire, de 2 m de
identique : diamètre, après restauration). Le texte que nous donnons,
M. Folulio(s) Q. f. cos\ol // d(edet) Vol- restitué par M. Torelli, avec les quatre fragments de la
première inscription, est confirmé par l'unique fragment qui
si[nio~\ capito]6* . reste de la seconde : [Fo]luio(s).
64 Plin. NH 34, 34. Sur le triomphe de M. Fulvius Flaccus
de Vulsiniensibus, CIL F, p. 172; Degrassi, /. /., XIII, 1, p. 547;
cf. p. 115.
61 Date indirectement confirmée, note A. Piganiol, Conq. 65 Où une peinture le représentait en costume de
rom., p. 103, par l'inscription que Cn. Flavius fit graver en triomphateur (Fest. 228, 18), d'où la conclusion vraisemblable (cf.
304 dans le temple de la Concorde, dédié 204 ans après le Platner-Ashby, s.v. Vortumnus, p. 584) qu'on lui dut aussi la
Capitole. Ajoutons que le rex ne fut pas davantage disqualifié, fondation du temple, peut-être, on l'a supposé (cf. M. Torelli,
puisqu'il devint le rex sacrorum : la république naissante n'a op. cit., p. 73, et les références données n. 21; ainsi que
pas aboli les souvenirs sacrés de la royauté, mais elle les a G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 345), à la suite d'une euocatio
perpétués. analogue à celle de la Junon de Véies, elle aussi transplantée
62 Supra, p. 251. sur l'Aventin. On songe en tout cas aux paroles que Properce,
63 Mis au jour par L. Mercando, BCAR, LXXIX, 1963-64, 4, 2, 3 sq., prête au dieu lui-même :
p. 43-52. Après un premier essai de reconstitution par Tuscus ego (et) Tuscis orior, nee paenitet inter
G. Ioppolo, Due monumenti repubblicani, et A. Degrassi, / proelia Volsinios désertasse focos.
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 263

l'autre de son histoire, fondée sur la rencontre Camille n'a peut-être pas de signification
des sources littéraires antiques et des ethnique particulière; d'autant, et c'est l'objection
découvertes de l'archéologie moderne, la totalité de la majeure qu'on opposera à cette explication, que
tradition romaine qui en a reçu appui et l'idée d'une origine étrusque de Fortuna n'est
validation. Dans ces conditions, le lien de Fortuna et elle-même qu'une hypothèse, qui est loin d'être
de Mater Matuta apparaît plus étroit encore démontrée. Aussi préférera-t-on attribuer ces
qu'on ne pouvait l'imaginer, puisque les deux deux reconstructions républicaines qui, à la
déesses étaient honorées conjointement à différence de celles du début du Ve siècle, puis
l'intérieur d'une même area sacrée et que leurs de 212, échappent pour nous à l'anonymat, à la
temples, non seulement voisins, mais jumeaux, dévotion personnelle de leurs auteurs, ce qui,
étaient unis par une double alliance, bien entendu, n'exclut pas les implications
architecturale et cultuelle, que matérialise l'unique politiques, s'agissant de magistrats, consul ou
podium sur lequel, côte à côte, étaient jointes dictateur, en qui le politique, le militaire, le
leurs deux cellas, dans un groupement qui, religieux sont inextricablement mêlés. Dévotion
contrairement à d'autres66, n'avait pas pour individuelle, dans un cas, de Camille à
seule fin de remplir au mieux l'espace disponible, l'ensemble des «déesses matronales»67 qui l'avaient si
mais qui, par sa symétrie organique et accentuée bien servi, qu'il s'agisse de la Fortuna et de la
au cours des siècles, avec la construction de Mater Matuta romaines du Forum Boarium ou
monuments nouveaux, révèle l'intime parenté de l'Uni de Véies dont il fera la Junon Reine de
des déesses qui y résidaient. l'Aventin. Dévotion héréditaire, dans l'autre,
Servius Tullius, Camille, M. Fulvius Flaccus : qu'un Fulvius Flaccus adresse spécialement à
chacun des bâtisseurs des temples successifs, Fortuna, et qui ne prend tout son sens qu'à la
observe F. Coarelli, a rapport avec l'Étrurie. lumière des faits et gestes de ses descendants,
Simple coïncidence, ou faut-il voir dans ces puisque le consul de 264 est l'ancêtre d'une
reconstructions et dans les circonstances lignée dont, durant deux générations
propres à chacune d'elles un rappel discret de successives, l'intérêt, direct ou indirect, pour la religion
l'origine étrusque qu'on a souvent eu la de Fortuna ne se démentira pas68.
tentation de prêter à Fortuna, comme si, par une Plus encore que sur l'histoire de ses édifices,
sorte d'euocatio réitérée, la déesse venue d'Étru- les clartés nouvelles que les fouilles de S. Omo-
rie avec les Tarquins avait été priée, chaque fois bono ont jetées sur la vie cultuelle du sanctuaire
que Rome en avait besoin, de l'appuyer de ses sont celles du clair-obscur, plutôt que de la
forces surnaturelles dans la lutte que la Ville pleine lumière. Comment faut-il se la
menait contre sa première patrie? Il faut, représenter, dès les premiers temps de l'area sacrée, dès
pourtant, se garder des conclusions excessives : la cette fosse à sacrifices au bord de laquelle on
conquête de l'Étrurie fut une entreprise de commença, aux VIIe-VIe siècles, d'immoler des
longue haleine et, eu égard à sa durée, la victimes dont G. Ioppolo ne doute pas qu'elles
répétition, par Fulvius Flaccus, du geste de n'aient été destinées à Fortuna et Mater Matu-

66 Nous songeons à l'area sacrée du Largo Argentina, dans 67 Selon l'expression de J. Bayet, dans son édition du livre
les termes, en particulier, où la décrit J. Le Gali, La religion V de Tite-Live, Les Belles Lettres, p. 154.
romaine de l'époque de Caton l'Ancien au règne de l'empereur 68 Cf. Münzer, s.v. Fulvius, RE, VII, 1, col. 229 et suiv.
Commode, Paris, 1975, commentaire de la fig. 4, avec ses (stemma, col. 231 sq.); également G. Radke, s.v. Verticordia,
quatre temples hétérogènes, trois rectangulaires et un RE, VIII, A, 2, col. 1655. Après le consul de 264 (n° 55, col.
circulaire, celui de Fortuna Huiusce Diei (cf. T. II, chap. IV), 239), qui fut le fondateur de cette branche de la famille, son
inséré dans l'intervalle encore libre entre les temples A et C, fils, Q. Fulvius Flaccus M. f. (n° 59, col. 243-246), quatre fois
donc sans qu'un plan d'ensemble ait présidé à consul en 237, 224, 212, 209, en fut le représentant le plus
l'aménagement de l'area, ni, non plus, sans que la juxtaposition des glorieux. Il était le mari de cette Sulpicia qui fut choisie pour
édifices, tous de natalis différent, s'explique par des affinités dédier, durant la seconde guerre punique, la statue de Vénus
entre les divinités auxquelles ils étaient consacrés et qui, Verticordia, qui a tant de liens avec Fortuna Virilis (infra,
dans la mesure où on peut les identifier, semblent avoir été chapitre VI), et c'est de leur union que naquit Q. Fulvius
Junon Curritis (temple A), Fortuna Huiusce Diei (B), Feronia Flaccus (n° 61, col. 246-248), qui voua en 180 et dédia en 173
(C), enfin les Lares Permarini (D). le temple de Fortuna Equestris (cf. T. II, chap. IV).
264 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

ta69? Les quelque cinq mille fragments d'os ont laissé des rites en usage dans le sanctuaire
analysés ont permis de dresser pour ainsi dire le de Fortuna et de Mater Matuta.
répertoire sacrificiel des deux déesses : les En fait, on ne saurait croire que des
espèces qui leur étaient offertes, bos, sus, ouis, sont suovétauriles, au sens liturgique du terme, celui qu'il
exclusivement, pour reprendre les termes en revêt dans le triple sacrifice du porc, du bélier et
usage dans la Rome classique, celles dont se du taureau immolés à Mars, aient été, même mis
composeront les suovétauriles. Mais, interroge au féminin, consacrés aux deux déesses : rite de
G. Ioppolo, étaient-elles, sur l'area sacrée de lustration, les suovétauriles sont offerts au dieu
S. Omobono, immolées simultanément, comme de deuxième fonction, comme, dans l'Inde
dans les authentiques suouetaurilia, ou védique, la sautrâmanï, sacrifice parallèle du bouc,
séparément, dans des sacrifices qui ne comportaient du bélier et du taureau, à son homologue
qu'une seule victime, de l'une ou l'autre espèce? Indra71, dans les cas, ceux des Ambarvales, de la
il est évidemment impossible de le déterminer. lustration du peuple {lustrum conditum)11 ou de
D'autre part, toujours comme dans la Rome la ville (amburbium)73, où une purification et
classique, qui distingue les victimes maiores et l'établissement d'un cercle protecteur
lactentes, on offrait, aussi bien que des bêtes infranchissable autour du territoire ou des êtres à
adultes, de jeunes animaux et, fait beaucoup défendre s'avèrent nécessaires; de même dans des cas
plus remarquable, des fœtus, ce qui implique exceptionnels, comme, sous Vespasien, avant la
l'immolation de femelles pleines, comme les reconstruction du Capitole, lustrata suouetaurüi·
fordae boues sacrifiées à Tellus aux Fordicidia du' bus area74. Mais si, sous cette forme, le rite est
15 avril. Faut-il donc concevoir les déesses de caractéristique de Mars et n'appartient qu'à lui,
S. Omobono sous des traits proches de ceux de il n'est pas impossible qu'en des circonstances
la Terre-Mère? G. Ioppolo, effectivement, différentes les trois victimes qu'il réunit aient
évoque l'image d'une «Madre Terra» qui, d'ailleurs, été, séparément, sacrifiées aux déesses de
plus encore qu'à la Tellus réelle de la religion S. Omobono. Ainsi, à Junon Reine, au Capitole
romaine, fait songer à l'archétype cher aux ou sur l'Aventin, était normalement offerte une
historiens des religions. Nature même du rituel, bos femina75; mais, aux calendes de chaque mois,
puisqu'on ne sait si les trois espèces y étaient la regina sacrorum lui sacrifiait, dit Macrobe,
offertes en des sacrifices associés ou dissociés, «une truie ou une brebis»76, c'est-à-dire, sans
signification de ce même rituel, puisque doute, les deux, l'une comme victime
l'of rande de femelles pleines suggère de possibles préliminaire, l'autre comme victime principale. De
affinités avec un autre culte, telles sont' les même, et, à ce point de l'enquête, nous
questions que posent les découvertes de retrouvons précisément les femelles pleines déjà
S. Omobono, questions d'autant plus délicates signalées sur l'area sacrée de S. Omobono, les fordae
qu'elles concernent le culte, non d'une, mais de boues des Fordicidia n'étaient pas les seules
deux déesses, et que le témoignage qu'elles victimes de cette nature dont Tellus fût la
apportent est sans rapport apparent avec le bénéficiaire, puisque, chaque année, aux Semen-
tableau que les sources littéraires classiques70

aussi être rapprochées des figures votives analogues


69 Op. cit., p. 3, n. 1; également p. 12 sq. (en particulier appartenant à la favissa du Capitole (Civiltà del Lazio primitivo,
n. 14 et 16) et 26 sq., où l'auteur aborde les problèmes p. 145 sq., n° 5, et pi. XVII, 19; Naissance de Rome,
proprement religieux. n° 725).
70 Ovide pour Fortuna et Mater Matuta, Plutarque pour la 71 G. Dumézil, Tarpeia, Paris, 1947, p. 117-158; Rei rom.
seule Matuta {infra, p. 308). Les seules données nouvelles qui arch., p. 247-251.
aient été fournies par les dernières fouilles de S. Omobono, "Liv. 1, 44, 2; Varr. RR 2, 1, 10; Val. Max. 4, 1, 10.
fuseaux, fuseroles, éléments de collier (P. Virgili, PP, XXXII, 73 Serv. ed. 3, 77; Fest. Paul. 5, 3 et 16, 9; S H A, A 20,
1977, p. 30 sq.; G. Pisani Sartorio, Ibid., p. 56 sq. et fig. 3.
ΠΙ 8), offerts en ex-voto, n'ont d'autres caractéristiques que de 74 Tac. hist. 4, 53, 3.
convenir à des divinités féminines; quant aux figures, 75 Liv. 27, 37, 11-15 (207 av. J.-C); CIL VI 32323, 119 et 122;
masculines ou féminines, en lames de bronze, de même 32329, 6 sq. (aux Jeux Séculaires d'Auguste et de Septime
provenance, si elles rappellent celles qui ont été trouvées dans Sévère).
le dépôt votif de Mater Matuta à Satricum, elles peuvent 76 Sat. 1, 15, 19; cf. Wissowa, RK2, p. 414, n. 3.
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 265

tiuae, elle recevait une sus piena77 et que c'est de situation: il se trouve au pied du Capitole et à
la même victime qu'elle fut honorée en 17 l'intérieur de l'enceinte, intra portant Carmenta-
av. J.-C, lors de la troisième nuit des Jeux lems2. Ce rempart, qui enveloppait le Capitole et
Séculaires78. Sacrifice dont l'intention ne fait pas une partie au moins du Forum Boarium, existait-
de doute: on offre par analogie, dit Ovide, une il déjà à l'époque royale? Il semble que oui. Mais
bête pleine à la Terre qui, elle-même, est pleine on ne saurait en conclure que la zone ainsi
de tous les embryons, animaux et végétaux, et délimitée était, du même coup, comprise dans le
qui est grosse de toutes les potentialités de la périmètre sacré de la cité. Car, si l'on connaît
vie79; rite, donc, de fécondité, destiné à dans ses grandes lignes le tracé du pomerium,
promouvoir la fertilité universelle et qui, convenant si on sait combien il est difficile d'en préciser les
parfaitement à l'universelle Terre-Mère, n'est pas détails et, en particulier, de déterminer sur quels
moins en accord avec les fonctions des déesses points il s'écartait du mur servien. Quel pouvait
du Forum Boarium, telles qu'elles sont attestées être, dans cette région, le tracé de l'enceinte
à l'époque historique, l'une, Mater Matuta, qui royale; quel était, d'autre part, le statut religieux
veille sur la croissance des enfants et, si l'on ose du Capitole, incorporé ou non à l'intérieur du
dire, selon l'étymologie fausse que les anciens pomerium: telles sont les deux questions,
ont parfois donnée de son nom, sur leur d'ailleurs connexes, et si débattues, dont dépend le
«maturité»80, l'autre, Fortuna, qui préside aux rites sort du temple de Fortuna, inséparable de celui
matrimoniaux et qui n'est pas étrangère aux de la colline au pied de laquelle il était
puissances fécondatrices du feu. édifié.
Un dernier et grave problème de topographie Sur le premier problème, celui du mur
se pose encore : ces temples, dont nous servien83, et si grande que reste, en ce domaine, la
commençons à mieux connaître l'histoire, se part inévitable de l'hypothèse, on peut, semble-
trouvaient-ils à l'intérieur ou à l'extérieur du pome- t-il, admettre aujourd'hui que, loin de n'avoir eu
rium? La question est d'importance quand il pour toutes fortifications qu'une série de
s'agit d'une divinité que l'on exclut, presque bastions isolés, chaque colline possédant son propre
unanimement, de la religion «nationale» système de défense, la Rome du VIe siècle était
primitive, pour lui attribuer une origine latine plus ou effectivement entourée d'une enceinte continue
moins mêlée d'influences étrusques. Ce de pierre - le mur de cappellaccio -, qui
caractère extrapomérial est incontestable dans le culte englobait l'ensemble des collines, y compris le
suburbain de Fors Fortuna, ainsi que dans celui Capitole et même l'Aventin, malgré les controverses
de Fortuna Muliebris, célébré au quatrième qui subsistent sur ce dernier point et, plus
mille de la Via Latina. Le cas du temple de
S. Omobono est, de prime abord, beaucoup plus
incertain81. Deux données suffisent à résumer sa ** Supra, p. 251, n. 12.
83 Parmi la bibliographie considérable consacrée à ce
sujet, nous nous bornerons à renvoyer à Platner-Ashby, s.v.
77 Sur les obscurités de la fête, H. Le Bonniec, Le culte de Munis Servii Tullii, p. 350-355; G. Säflund, Le mura di Roma
Cérès à Rome, p. 60-64. Deux notices, en tout cas, sont sûres, repubblicana. Saggio di archeologia romana, Lund, 1932, qui
celle, quoique mutilée, de Festus, 274, 6 : plena sue Tellu{ri ne croit pas à l'existence d'une enceinte continue avant le
sacrificabatur); et Macrobe, Sat. 1, 12, 20: sus praegnans . . . IVe siècle et dont les positions hypercritiques n'ont guère été
quae hostia propria est Terrae. retenues par les études ultérieures; G. Lugli, Le mura di
7iCIL VI 32323, 134 et 136 sq.: sue plena propri[a]. Servio Tullio e le così dette mura serviane, Historia, XI, 1933,
79 Nunc grauidum pecus est, grauidae quoque semine p. 3-45; Monumenti antichi, II, p. 99-111; et Roma antica,
rae : p. 559 sq.; P. Quoniam, A propos du mur dit de Servius
Telluri plenae uictima plena datur (fast. 4, 633 sq.). Tullius, MEFR, LIX, 1947, p. 41-64, qui, comme Lugli, date du
80 Aug. du. 4, 8, p. 156 D. : maturescentibus deam Matutam; VIe siècle le mur de cappellaccio; P. Grimai, L'enceinte
Fest. Paul. 109, 4; 112, 25; 155, 20. servienne dans l'histoire urbaine de Rome, MEFR, LXXI, 1959,
81 En dépit de l'affirmation, pour le moins hâtive, de p. 43-64; J. Le Gali, A propos de la muraille servienne et du
P. Fabre, dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, III, pomerium, dans Études d'archéologie classique de la Faculté
p. 386, sur «la grande déesse de Préneste, Fortuna», qui, des Lettres de Nancy, II, Paris, 1959, p. 43-54; E. Gjerstad,
reçue à Rome, «y eut des sanctuaires, dont on attribuait la Early Rome, III, p. 26-44; IV, 2, p. 349-357 et 594 sq.; V,
fondation à Servius Tullius - en dehors, il est vrai, de p. 372; Roma medio repubblicana, p. 7-12; F. Coarelli, Roma,
l'enceinte sacrée du pomerium». p. 10-16.
266 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

encore, sur le tracé possible du rempart le long antiques trop souvent négligés des modernes90
du Tibre, entre Capitole et Aventin84. Le second et en produisant plusieurs exemples de
problème n'a pas suscité moins de discussions : cérémonies ou d'opérations rituelles qui devaient
s'il est avéré que l'Aventin, quelle qu'ait été sa obligatoirement avoir lieu à l'intérieur du pomerium
situation à l'intérieur ou à l'extérieur de et qui se déroulèrent, au moins une fois, sur le
l'enceinte archaïque, resta exclu du pomerium Capitole91. Il semble donc assuré que cette
jusque sous l'Empire85, la question du Capitole est colline ait eu un statut tout différent de
longtemps restée incertaine. Lugli le rejette l'Aventin : ce dernier, quoique intérieur à l'enceinte
formellement à l'extérieur des limites sacrées de dite «servienne», était extérieur au pomerium.
la cité inaugurée86, tandis que Platner et Ashby Le Capitole, au contraire, était compris à
l'y englobent, tout en reconnaissant que la l'intérieur des deux limites, religieuse et militaire,
colline devait avoir un statut spécial et rester en de la cité. C'est la position même de Platner-
dehors de la répartition administrative des « Ashby : «... the pomerium, which coincided
quatre régions », puisqu'elle était à la fois la citadelle with the Servian wall down to the time of Sulla,
et le centre religieux de Rome, non une simple except that the Aventine was excluded». Nous
division locale87. C'est dans cette perspective que pouvons donc admettre, avec un haut degré de
R. Schilling a rouvert le débat et il semble avoir probabilité, que les deux temples de S. Omobo-
définitivement démontré le caractère intrapomé- no, inclus à l'intérieur du mur servien en un
rial du Capitole88, d'une part en expliquant endroit où celui-ci coïncidait avec la frontière
l'erreur de la partie adverse par une confusion religieuse de la cité, étaient effectivement
entre les limites religieuses de la ville et ses compris dans la zone pomériale92.
divisions internes, de caractère purement
administratif89, d'autre part en rappelant des textes
tolium qui, loin de l'exclure de la ville inaugurée, exalte au
contraire son privilège religieux, en le détachant du reste de
la cité (op. cit., p. 32 sq.).
84 Pour Lugli et Gjerstad, l'Aventin resta en dehors des 90 Tacite dit expressément que le Capitole fut inclus dans
remparts jusqu'au IVe siècle, date à laquelle il fut inclus dans la ville, c'est-à-dire à l'intérieur du pomerium, par Titus
l'enceinte post-gallique. Mais P. Quoniam a reconnu sur Tatius, donc bien avant Servius et l'organisation des quatre
l'Aventin, sous Sainte-Sabine, des parties du mur de régions (même si nous laissons de côté le début de la phrase,
cappellaccio datables du VIe siècle. Le tracé et même l'existence tel qu'il résulte de la correction de Weissenborn, la suite du
d'un rempart entre le Capitole et l'Aventin restent beaucoup texte, qui est authentique, est suffisamment explicite) :
plus douteux : le cours du Tibre suffisait-il à défendre la ville forumque Romanian et Capitolium non a Romulo, sed a Tito
et le mur s'interrompait-il le long du fleuve, entre la porta Tatio additum urbi credidere; mox pro fortuna pomerium
Flumentana et la porta Trigemina? le rempart, au contraire, auctum (ann. 12, 24, 2). Aulu-Gelle, 13, 14, 4, qui se réfère
courait-il parallèlement au fleuve, qu'il longeait au plus près, ensuite à Messala, affirme de même que, seul des sept
ou encore prenait-il appui sur le Palatin et s'incurvait-il en collines, l'Aventin avait été exclu du pomerium : ex septem
laissant hors de l'enceinte le Forum Boarium et le port de urbL· montibus, cum ceteri sex intra pomerium sint, Auentinus
Rome? solum . . . extra pomerium sit ... - ce qui implique
85 Jusqu'à l'extension du pomerium par Claude en 49 (Tac. nécessairement que le Capitole, qui fait partie de ces six autres
ann. 12, 23, 2 - 24, 2; Gell. 13, 14, 7). collines, se trouvait à l'intérieur du pomerium.
86 Monumenti antichi, IL p. 89, pour la raison que, étant 91 Le pomerium circonscrit la zone sacrée à l'intérieur de
l'acropole de la cité, il restait hors des quartiers habités et laquelle doivent être pris les auspices urbains: eo usque
des autres collines, regionibus collibusque qui habitabantur, auspicia urbana finiuntur (Varr. LL 5, 143). Or, c'est
qui constituaient la ville des «quatre régions», quadrifariam précisément sur Varx qu'eut lieu Γ« inauguration » légendaire de
enim urbe ditiisa (Liv. 1, 43, 13). Numa (Liv. 1, 18, 6-10). Les comices curiates, qui devaient se
87 S.v. Regiones quattuor, p. 444. réunir à l'intérieur du pomerium, se tinrent sur le Capitole,
88 Le temple de Vénus Capitoline et la tradition pomériale, durant le siège de la ville par les Gaulois (liv. 5, 46, 10),
RPh, XXIII, 1949, p. 27-35. L'article sensiblement etc ... R. Schilling cite le texte décisif de Festus-Paulus, 17,
contemporain de Von Blumenthal, s.v. Pomerium, RE, XXI, 2, 1952, 14 : auguraculum appellabant antiqui, quam nos arcem dici-
col. 1873, parvient aux mêmes conclusions. mus, quod ibi augures publice auspicarentur.
89 Si le Capitole reste extérieur aux quattuor regiones, c'est 92 Nous n'avons pas cru pouvoir faire nôtre la thèse de
parce qu'il n'est pas « une circonscription quelconque » de la F. Coarelli, La Porta Trionfale e la Via dei Trionfi, DArch., II,
ville, mais une colline sainte, «essentiellement vouée à la 1968, p. 55-103, qui dissocie, à cet égard, les deux édifices de
religion », et que sa sacralité met, de ce fait, à part des autres l'area sacrée. Cherchant à déterminer l'emplacement,
colles. Ainsi faut-il comprendre l'expression urbem et Capi- toujours controversé, de la porta Triumphalis, par laquelle le
TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE DU SANCTUAIRE 267

Quelle conclusion pouvons-nous en tirer? qu'en règle générale les divinités indigènes
Aucune, pour l'instant, qui soit définitive. On sait avaient leur temple à l'intérieur du pomerium,

cortège du triomphe pénétrait à l'intérieur du pomerium, comme dans l'autre : soit que Fortuna « è uscita dal suo
l'auteur, qui estime qu'elle devait se trouver au voisinage de tempio» (N. Degrassi, Un rilievo storico del Foro di Cesare,
la porte Carmentale (et non au Champ de Mars, selon BCAR, LXVII, 1939, p. 70), ou que sa présence, devant le
l'hypothèse fréquemment émise), veut la situer, avec encore temple, constitue un doublet inutile. Ses attributs, le caducée
plus de précision, exactement au milieu de l'area sacrée de associé à la corne d'abondance, conviennent d'ailleurs à
S. Omobono : porte d'abord provisoire, sans doute de bois, Félicitas plus encore qu'à Fortuna. Quant à la déesse
montée pour chaque triomphe, puis démontée, et dont les matronale, simplement voilée et sans attributs, qui lui fait
deux arcs de Stertinius, formant un janus quadrifrons (selon pendant, on ne saurait l'identifier avec certitude : rien ne
les vues précédemment exprimées par G. Marchetti-Longhi, justifie le nom de Mater Matuta qu'on veut lui conférer; celui
«Theatrum Marcelli» e «nions Fabiorum» (note di topografia à'Aeternitas, qui a été proposé, lui sied aussi bien, ou, mieux
antica e medioevale di Roma), RPAA, XX, 1943-1944, p. 65-69, encore, on songera, avec J. Aymard, L'«adventus» de Marc-
qui pense en avoir retrouvé les fondations au centre même Aurèle sur l'arc de Constantin, REA, LU, 1950, p. 71-76, à voir,
de l'area) auraient représenté, à partir de 196, le premier état dans la figure, vague à dessein, de cette «mystérieuse
permanent, auquel succéda la reconstruction de Domitien, inconnue », Faustine elle-même en Pietas ou Aeternitas. Dans
bâtisseur de la porta Triumphalis et du temple de Fortuna ces conditions, nous sommes bien loin de l'area sacrée de
Redux, elle aurait ainsi marqué, juste au centre de l'area S. Omobono et, sans prétendre résoudre le problème de
sacrée, le passage de la zone extra- à la zone intrapomériale, fond, qui porte sur l'emplacement de la porta Triumphalis,
suivant une ligne qui partageait en deux l'area de S. nous nous en tiendrons à la thèse classique, qui reconnaît
Omobono (cf. le plan, p. 81 de l'article), le temple de Fortuna dans le temple de Fortuna Redux et l'arc aux quadriges
(Redux), à l'ouest (temple A), étant rejeté à l'extérieur du d'éléphants les deux monuments construits par Domitien (cf.
pomerium, celui de Mater Matuta, à l'est (temple B), compris par exemple N. Degrassi, art. cité, p. 61-80; et F. Castagnoli,
à l'intérieur de la limite pomériale. Mais cette théorie repose Osservazioni sul medaglione dell'adventus di Marco Aurelio,
sur un certain nombre de présupposés, qui demanderaient à BCAR, LXXI, 1943-45, p. 137-140), décrits par Martial, 8, 65, et
être étayés par des faits plus solides qu'une ingénieuse qui peuvent être localisés au Champ de Mars, près de la
argumentation, et, si controversé que demeure, dans tous ses Place de Venise (Platner-Ashby, s.v. Arcus Domitiani et
aspects, le problème de la porta Triumphalis (cf., Fortuna Redux, templum, p. 38 sq. et 218; Lugli, Monumenti
paral èlement à l'étude de F. Coarelli, la mise au point de H. S. Vers- antichi, III, p. 65 et 121).
nel, Triumphus, Leyde, 1970, p. 132-163, avec un état de la 2) Si maintenant nous revenons à l'area sacrée de
question et la bibliographie), on peut lui opposer plusieurs S. Omobono, qui, seule, est ici en question, et à l'époque
objections (cf. la réfutation de H. Lyngby, M. Polia et G. républicaine, il est peu vraisemblable que les arcs de
Pisani Sartorio, Ricerche sulla porta Flumentana, dans Opuscula Stertinius aient eu dans le triomphe la fonction effective que
romana, Vili, Stockholm, 1974, p. 4347), tirées tant des F. Coarelli veut leur attribuer: construction entièrement
documents archéologiques que des sources littéraires. neuve et personnelle, sans antécédents (une porta
1) II est peu vraisemblable que la série de monuments Triumphalis de bois) ni rôle militaire ou religieux, ils
figurés (médaillons de Marc-Aurèle, de Trebonianus Gallus et n'apparais ent, à lire la brève mention que Tite-Live leur accorde (33,
Volusianus, reliefs du Forum de César et de l'arc de 27, 3-4; cf. supra, p. 251), que comme des édifices purement
Constantin) qui reproduisent le temple de Fortuna Redux, décoratifs, substituts monumentaux du triomphe que n'osa
aient rapport avec l'area sacrée de S. Omobono. Comme l'a briguer Stertinius, destinés, non point à embellir le triomphe
relevé H. Lyngby, le temple qui y figure, auprès d'un arc de ses collègues plus heureux - par quelque intention
surmonté de deux quadriges d'éléphants, ce temple unique philanthropique qu'on s'expliquerait mal -, mais
est isolé, alors que celui de S. Omobono est flanqué d'un uniquement, à défaut des honneurs réels auxquels il ne pouvait
temple jumeau avec lequel il forme un couple architectural prétendre, à perpétuer le souvenir de ses succès en Espagne,
que les monuments figurés ne sauraient dissocier. En outre, exactement comme le troisième fornix qu'il éleva,
les deux déesses représentées sur l'un des reliefs de l'arc de simultanément, au Grand Cirque.
Constantin, et que F. Coarelli considère comme Mater 3) En outre, l'assimilation que F. Coarelli veut établir
Matuta, à gauche, et Fortuna, à droite, sont en position , entre la Fortune du Forum Boarium et la Fortuna Redux de
inversée par rapport aux temples que l'auteur leur attribue : Domitien l'amène à lui conférer cette épiclèse, par une
on eût attendu Fortuna à gauche (logée dans le temple attribution doublement impossible : aucune source antique
ouest), Matuta à droite (dans le temple est). Leur incontestable, nous le verrons, ne donne à la déesse du
identification n'est d'ailleurs rien moins que sûre, comme celle des Forum Boarium une épiclèse d'aucune sorte, ni Redux, ni
autres divinités qui président à la scène : la déesse de droite, même Virgo, comme y ont songé d'autres historiens, avec des
en costume amazonien, est-elle Roma, comme on le croyait arguments de plus de poids. D'autre part, l'épiclèse Redux
communément? ou plutôt Virtus, selon G. Ch. Picard, Les est, dans le culte de Fortuna, une création augustéenne et
trophées romains, Paris, 1957, p. 382? et la déesse à la corne l'on ne saurait être convaincu par les efforts de l'auteur pour
d'abondance et au caducée est-elle bien Fortuna? Le fait que découvrir son existence, dès une époque bien antérieure,
son temple figure à l'arrière-plan peut jouer dans un sens dans les deux listes de sanctuaires attribués par Plutarque à
268 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

les nouveaux venus - les nouensides, dans la pomériale n'était donc pas d'application
terminologie de Wissowa -, à l'extérieur. Mais, uniforme et nous ne pouvons nous fonder sur elle
en fait, la pratique romaine était plus nuancée : pour affirmer dès à présent soit le caractère
Mars, malgré ses origines indo-européennes, indigène, soit la parfaite naturalisation de la
avait ses sanctuaires au delà de l'enceinte, déesse. Mais nous avons le droit de la considérer
comme des postes avancés face à l'ennemi93, tandis comme une présomption non négligeable en
que les Dioscures, dieux grecs latinisés à Tus- faveur de l'une ou l'autre de ces thèses et, en
culum ou, plutôt, à Lavinium94, reçurent, en la tout état de cause, le devoir de verser ces
personne de Castor, un temple en plein Forum; constatations au dossier de Fortuna : si, comme
Cérès, déesse plébéienne, était honorée en nous le croyons, le 1 1 juin, qui lui était consacré
dehors du pomerium, domaine réservé des au même titre qu'à Mater Matuta, la déesse des
divinités patriciennes95, tandis qu'Hercule y était Maîralia, était jour de fête publique, elles nous
accueilli, à YAra Maxima96, non loin, l'une comme permettront peut-être, le moment venu, de
l'autre, du sanctuaire de Fortuna97. La règle plaider en faveur de sa romanité.

ii - le nom de la déesse: le problème


Servius Tullius, en la personne de Τύχη Επιστρεφόμενη, de Fortuna Virgo
épiclèse qui, à la vérité, rend le latin Respiciens, et non
Redux.
4) Enfin, l'hypothèse de F. Coarelli, qui fait passer la En règle générale, les divers aspects sous
ligne pomériale à l'intérieur même de l'area, entre le temple lesquels Fortuna est honorée dans le culte
de Fortuna et celui de Mater Matuta, est en opposition romain sont indiqués par des épiclèses distinc-
formelle avec les sources littéraires. Tite-Live les situe tous tives, qui précisent la fonction ou le domaine de
deux intra portant Carmentalem (supra, p. 251), donc à la déesse : Fortuna Muliebris, Virilis, Publica, etc.
l'intérieur de l'enceinte servienne. Or, même si, à la
différence de J. Le Gali, qui lie rigoureusement rempart et Cet usage se serait également appliqué à la
pomerium, l'article contemporain de P. Grimai (supra, Fortune du Forum Boarium, en qui certains
p. 265, n. 83) insiste sur la nécessité de disjoindre les deux veulent voir une Fortuna Virgo ou Virginalis.
limites, l'une, défensive, l'autre, religieuse, en ce point précis Nonius, en effet, cite un passage de Varron qui a
de l'enceinte, elles coïncidaient exactement, et c'est bien là trait à sa statue, couverte de deux toges
l'argument majeur qu'on peut avancer en faveur de
l'inclusion des deux temples de S. Omobono à l'intérieur du superposées, détail célèbre, nous le verrons, unique
pomerium. Que la limite pomériale, c'est-à-dire celle de s'il en fut et mystérieux, qui permet, sans doute
l'urbs inaugurée, ait passé juste à la porte Carmentale est possible, de rapporter le fragment à la déesse du
confirmé par la différence de statut religieux qui oppose, par Forum Boarium : et a quibusdam dicitur esse
exemple, le temple, pourtant voisin, de Junon Sospita, Virginis Fortunae ab eo, quod duabus undulatis
introduite depuis Lanuvium au Forum Holitorium (infra,
n. 97), et les deux temples du Forum Boarium, et, surtout , togis est opertum98. Arnobe fait
par les termes mêmes dans lesquels Tite-Live, 27, 37, 11, vraisemblablement allusion au même culte, lorsque, rappelant
décrit la procession de 207 qui, partie du temple d'Apollon aux païens plusieurs rites qu'ils ont laissé
au Champ de Mars, pénétra dans la ville, c'est-à-dire franchit tomber en désuétude, il interroge : puellarum togulas
le pomerium à la porte Carmentale : ab aede Apollinis boues Fortunam defertis ad Virginalem?99. Bien que le
feminae albae duae porta carmentau in vrbem ductae. Situés
tous deux à l'intérieur de cette porte, les temples de surnom soit légèrement différent, la
S. Omobono se trouvaient aussi tous deux, par là même, à consécration de ces «petites toges» à la déesse s'accorde
l'intérieur de la Ville et du pomerium. parfaitement avec l'apparence extérieure de sa
93 G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 216 sq.
94 Comme on a toute raison de le penser depuis la
découverte, à Pratica di Mare (Lavinium), de l'inscription
dédiée Castorei Podlouqueique qurois (supra, p. 118). Sur Carmentale, où fut installée, en dehors de l'aire pomériale, la
l'ancienne hypothèse, qui les faisait venir de Tusculum, par Junon Sospita de Lanuvium (temple voué en 197, dédié en
exemple Wissowa, RK1, p. 270. 194; cf. Liv. 32, 30, 10; 34, 53, 3).
95 H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 232 sq. 98 Non. 278, 18; B. Riposati, M. Terenti Varronis De uita
96 Tac. ann. 12, 24, 1 : le pomerium fut tracé par Romulus populi Romani Fonti, esegesi, edizione critica dei frammenti, 2e
ut magnam Herculis aram amplecteretur. éd., Milan, 1972, p. 284, frg. 17. Il convient, évidemment, de
97 On lui opposera, ainsi, le temple tout proche, puisque sous-entendre signum ou simulacrum.
situé au Forum Holitorium, de l'autre côté de la porte "2, 67.
LE NOM DE LA DÉESSE: LE PROBLÈME DE FORTUNA VIRGO 269

statue, avec les toges dont elle était elle-même qui attribuent ce surnom à Fortuna est des plus
revêtue, et l'explication la plus plausible est faibles105. Varron ne reprend nullement à son
qu'entre l'offrande rituelle pratiquée par les compte l'assertion des quidam, à laquelle il
humains et l'effigie sacrée à laquelle elle oppose, dans une intention critique, que les rois
s'adres e, il y a à la fois rapport étiologique et, de Rome eux aussi portaient la toga undulata106.
réciproquement, imitation par le fidèle de la Le texte cité par Nonius se rapporte
divinité, les simples îoguîae vouées par celui-ci vraisemblablement à une querelle qui divisait les érudits
ne prenant tout leur sens que par référence aux romains sur l'identité de la statue du Forum
miraculeuses togae qui paraient celle-là. On peut Boarium107: si Varron fait allusion à Fortuna
donc tenir pour certain que les deux déesses Virgo, ce n'est que pour condamner cette
n'en font qu'une et que l'épithète Virginalis n'est interprétation - et l'attitude du grand antiquaire ne
qu'une variante de Virgo100. Plutarque enfin cite sera pas sans influer, dans une certaine mesure,
un temple de Τύχη Παρθένος, fondé par Servius sur la solution que nous proposerons nous-
Tullius et situé près d'une «Source Moussue», même de donner au problème. Le témoignage
d'un Fons Muscosus qui n'est pas connu par d'Arnobe n'est pas moins sujet à caution. Il
ailleurs101. attribue à la déesse un surnom différent, alors
Ces trois textes sont les seuls qui fassent qu'une épiclèse, qui a valeur canonique, est fixe
mention de Fortuna Virgo ou Virginalis', tous les par définition, à l'inverse des épithètes
autres ne désignent la déesse du Forum occasionnelles qui peuvent varier selon la fantaisie des
Boarium que du nom de Fortuna, sans épiclèse. écrivains ou la piété des fidèles. Ne serait-ce pas
Serait-ce une abréviation et faut-il considérer précisément le cas de Virgo et de Virginalis,
que Varron, Arnobe et Plutarque nous ont seuls puisque entre les deux l'hésitation était
transmis son nom complet et authentique? Dans possible108? Enfin, le texte de Plutarque ne nous est
cette perspective, la grande majorité des
historiens n'a pas hésité à généraliser l'emploi de
l'épiclèse et à l'appliquer constamment à la 105 Les topographes, on le notera, sont beaucoup plus
Fortune du Forum Boarium, conçue comme une réservés. A propos du temple mentionné par Plutarque, Plat-
divinité de la pudeur «virginale» ou, plus ner et Ashby, s.v. Fortuna Virgo, p. 219, se bornent à indiquer
généralement, féminine102, au point que c'est sur «it is possible that it may be the ancient temple of Fortuna
in the forum Boarium ». Lugli (supra, p. 249, n. 2) ne
cette dénomination que se fondent les deux prononce jamais le nom de Fortuna Virgo : pour lui, la déesse du
interprétations les plus systématiques qui aient Forum Boarium est seulement Fortuna. De même, ses plus
été données de cette déesse, l'une, qui retrouve récents historiens, Latte, Rom. Rei., p. 180 sq., ou G. Radke,
en elle le type divin de la Fiancée, Braut elle- Die Götter Altitaliens, p. 133, qui ne font pas état de Fortuna
même et virginale Brautgottheit103, l'autre, qui la Virgo; et F. Coarelli, DArch., II, 1968, p. 73-78, que nous ne
définit comme la protectrice spéciale des uirgi- pouvons, toutefois, suivre dans sa reconstruction, lorsque,
après avoir dénié à la Fortune du Forum Boarium le surnom
nes romaines104. En réalité, l'autorité des sources de Virgo, il prétend lui conférer celui de Redux (supra,
p. 266, n. 92).
106 Proinde ut non reges nostri et undulatas et praetextatas
togas soliti sint höhere (loc. cit.). L'expression, on doit en
100 C'est l'interprétation de tous les commentateurs {infra, convenir, est assez embarrassée. Il faut apparemment
n. 102), dont aucun n'a mis en doute que Fortuna Virgo et comprendre que les quidam considéraient la toga undulata
Virginalis ne soient qu'une seule et même déesse. comme le vêtement des jeunes filles et, sans doute, des
101 Fort. Rom. 10, 322f-323a: παρά 5έ την Μουσκώσαν enfants en général. Varron, au contraire, rappelle le
καλουμένην κρήνην ετι Παρθένου Τύχης ίερόν εστίν; cf. Quest, caractère indifférencié de ce type de toge, qui avait été également
mm. 74, 281e, sans indication de lieu. porté par les rois, de même que la praetexta était commune
102 preller, Rom Myth., II, p. 182 (cf. supra, p. X); Peter, aux enfants et aux magistrats de la République.
dans Roscher, I, 2, col. 1510 et 1519; Hild, DA, II, 2, p. 1268; 107 Un débat analogue portait sur une autre statue du
Wissowa, RK}, p. 257 (d'où son interprétation de la même Forum Boarium, celle de Pudicitia : Pudicitiae signum in foro
déesse en Pudicitia; cf. infra, p. 282-284); Otto, RE, VII, 1, col. Bouario est. . . earn quidam Fortunae esse existimant (Fest. 282,
19; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 289; Degrassi, 18). Ces quidam seraient-ils les mêmes que les adversaires de
/. /., XIII, 2, p. 469, etc., assimilent la Fortune du Forum Varron? Sur la statue du temple de Fortuna et les problèmes
Boarium et Fortuna Virgo ou Virginalis. qu'elle soulève, infra, p. 274-281.
103 H. Lyngby, Tempel, p. 25 et 28 sq. 108 En particulier, la disjonction qui, dans la phrase
104 J. Gagé, en dernier lieu Matronalia, p. 25-39. d'Arnobe, met en relief Virginalem, ne peut-elle suggérer que
270 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

d'aucun secours, car rien ne prouve que le tout cas. Les antiquaires romains - il est peu
sanctuaire de Τύχη Παρθένος, situé près d'une probable, en effet, que l'autorité pontificale elle-
source dont nous ignorons l'emplacement, soit même se soit risquée à cette innovation
bien le temple de Fortuna au Forum Boarium. hasardeuse - ont pu vouloir, dans un souci de clarté
En revanche, face à cette accumulation et en quelque sorte de méthode, distinguer la
d'incertitudes, aux polémiques des antiquaires et des déesse du Forum Boarium des autres Fortunes
théologiens et à nos ignorances topographiques, connues à Rome et qui, toutes, portaient des
il existe une tradition stable, qui a toutes les épiclèses. Ils l'auraient ainsi classée parmi elles
garanties de l'authenticité. C'est celle qui en lui attribuant un surnom tiré d'une
n'attribue à la déesse que le nom de Fortuna, sans particularité de son culte et, à partir de l'offrande que
épiclèse. Elle est représentée, mises à part les lui faisaient les uirgines, auraient forgé une
trois exceptions litigieuses que nous venons de Fortuna Virgo ou Virginalis. Mais cette
mentionner, par l'ensemble des sources innovation, loin de rencontrer l'unanimité parmi les
littéraires, dont le nombre ne laisse pas de faire théologiens romains, se serait heurtée à des
impression : Ovide, Tite-Live, Valère-Maxime, résistances et aux querelles d'écoles dont le
Pline, citant Vairon ou parlant en son nom texte de Varron garde la trace : d'où l'hésitation
personnel, ainsi que Denys d'Halicarnasse et Dion sur le surnom lui-même, les uns optant pour
Cassius109. Enfin et surtout, un témoignage Virgo, les autres, peut-être, pour Virginalis', d'où
nouveau a été apporté par la découverte du également le refus des tenants de la tradition et
calendrier préjulien d'Antium, le seul qui, à la date du de tous les Romains attachés à la piété des
1 1 juin, donne le natalis des deux temples : il ne ancêtres qui, comme la grande majorité des
porte pas d'autre mention, après [M]atri sources littéraires, restèrent fidèles à la seule
Matu(taé), que FORTV[N]AE, et ce fait, qui exclut dénomination canonique de la déesse : Fortuna.
toute abréviation «littéraire», est à lui seul Mais on peut aussi supposer qu'il existait, ou
décisif110. Nous pouvons donc avoir la certitude qu'il avait réellement existé, à Rome, un culte de
que tel était bien l'usage constant du peuple de Fortuna Virgo, distinct de celui du Forum
Rome dans sa totalité et que la langue liturgique Boarium, avec lequel certains l'auraient confondu
officielle, aussi bien que celle de la vie par erreur. C'est plutôt, semble-t-il, vers cette
quotidienne ou de la littérature, ne désignaient la seconde hypothèse que nous orientent les
déesse du Forum Boarium que du seul nom de vraisemblances.
Fortuna. Seul le texte de Plutarque, malgré ses
Mais quelle valeur peut-on reconnaître aux obscurités, peut nous permettre de trancher la
épiclèses Virgo ou Virginalis qui, même si elles question. Il nous faut déterminer si la Fortuna
font figure d'exception, n'en sont pas moins Virgo111 dont il fait état n'était autre que la
attestées? On peut en proposer deux Fortune du Forum Boarium, revêtue d'un
interprétations. Ce seraient des surnoms d'origine surnom d'emprunt, ou si au contraire c'était une
savante, vraisemblablement récente, artificielle en divinité différente, qui était, ou avait été, l'objet,
dans son propre sanctuaire, d'un culte
indépendant. Tout le problème se réduit donc, en
dernière analyse, à une question de topogra-
l'épithète est exceptionnelle et qu'elle provient, non d'une
tradition cultuelle authentique, mais d'une variation
«littéraire» voulue par le polémiste, avec une liberté dans
l'expression que ne lui aurait pas permise une véritable
épiclèse, rituelle et intangible? 111 L'appellation latine que Plutarque rend par Τύχη
109 Ovid. fast. 6, 569 et 617; Liv. 24, 47, 15; 25, 7, 6; 33, 27, 4; Παρθένος devait être Fortuna Virgo, plutôt que Virginalis : le
Val. Max. 1, 8, 1 1 ; Plin. NH 8, 194 et 197; Dion. Hal. 4, 27, 7 et parallélisme des deux substantifs, Virgo et Παρθένος, incite à
40, 7; Cass. Dio 58, 7, 2. adopter cette traduction, d'autant plus qu'il existe, en grec,
no Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 12 et pi. I. Il est également deux adjectifs par lesquels Plutarque eût pu transcrire
exclu, malgré l'état fragmentaire dans lequel est parvenu le exactement l'épithète Virginalis, et dont il a lui-même usé
calendrier d'Antium, que le texte soit incomplet et que dans d'autres parties de son œuvre : παρθενικός (Num. 25, 7)
l'épiclèse de la déesse ait disparu : l'espace restant à la droite et παρθένιος (Pomp. 74, 6). Observation qui renforce
ou au-dessous de Fortu[n]ae ne laisse aucun doute sur ce l'impression que, à la différence de l'épiclèse Virgo, Virginalis
point. Pour les calendriers impériaux, infra, p. 320. n'est qu'une épithète occasionnelle (supra, p. 269, n. 108).
LE NOM DE LA DÉESSE: LE PROBLÈME DE FORTUNA VIRGO 271

phie: sommes-nous en présence d'un, ou de l'évidence que le classement adopté est


deux édifices? est-il possible de localiser le topographique. Nous ignorons où se trouvaient
temple de Τύχη Παρθένος, et la source dont il l'autel de Vénus et, par suite, le temple de Fortuna
était voisin, au Forum Boarium et, par suite, de Virilis. Mais la liste fournit trois points de repère
l'identifier avec le temple de S. Omobono? ou sûrs, qui sont les collines : le Capitole, le Palatin,
convient-il de le placer en un autre point de la l'Esquilin. L'itinéraire des temples de Fortuna
ville et de conclure à l'existence de deux décrit un mouvement circulaire : il part de
temples, donc de deux cultes distincts? En fait, il l'ouest pour descendre vers le sud, puis
paraît peu probable qu'il s'agisse du temple du remonter vers l'est et le nord, où il s'achève au Vicus
Forum Boarium. Car il serait étrange, dans ce Longus, entre le Viminal et le Quirinal115. C'est
cas, que Plutarque l'eût situé par rapport à ce donc au sud de la ville, entre le Palatin et
Fons Muscosus si peu connu, qu'aucun autre l'Esquilin, que nous avons chance de découvrir
texte ne mentionne, plutôt que par rapport au le temple de Fortuna Virgo : l'hésitation n'est
célèbre sanctuaire de Mater Matuta, dont il a possible qu'entre l'Aventin et le Caelius. Or
précisément étudié le culte, pratiqué par les aucune des sources connues dans la région du
dames romaines aux Matralia112. Mais, si nous Caelius ne semble correspondre au Fons
l'interrogeons plus attentivement, le texte de Muscosus de Plutarque116. En revanche, et par une
Plutarque peut nous donner une réponse plus démarche différente, G. Lugli a été amené à
claire et, au delà de ces constatations négatives, penser que cette source pouvait se trouver sur la
permettre une analyse positive. Le temple de pente de l'Aventin qui domine le Forum
Fortuna Virgo figure sur les deux listes de Boarium117. Sans nous dissimuler le caractère con-
sanctuaires dont la fondation est attribuée à
Servius Tullius. La première de ces listes, qui
repose sur un classement alphabétique113,
115 Cette rotation s'effectue donc dans le sens inverse des
n'autorise aucune conclusion. La seconde énumère, aiguilles d'une montre, choix qui, selon toute apparence, ne
dans un ordre différent, huit lieux de culte de résulte pas de la fantaisie de l'auteur, Plutarque ou sa source,
Fortuna, sept temples (ιερόν) et un autel mais qui était précisément celui dans lequel se faisaient les
(βωμός) : sur le Capitole, Fortuna Primigenia et lustrations, le triomphe, qui avait lui aussi valeur lustrale,
Obsequens, dont Plutarque commence par d'après l'itinéraire retracé par F. Coarelli, DArch., II, 1968,
p. 61 et 95, n. 36, le sens, enfin, selon lequel étaient
transcrire en grec les épiclèses latines; puis il traduit : numérotés les cippes du pomerium (J. Le Gali, Le Tibre,
sur le Palatin, F. Priuata (ϊδία) et Viscata (Ίξεύ- fleuve de Rome, dans l'antiquité, p. 190).
τρια); près de la «Source Moussue», F. Virgo 116 Cf. le recensement de Lugli, Monumenti antichi, II,
(Παρθένος) ; aux Esquilles, F. Respiciens p. 270; 272 et 275, et pi. IV.
(Επιστρεφόμενη); au Vicus Longus, l'autel de F. Εΰελπις 117 Op. cit., p. 271: «II nome fa supporre che nascesse
dentro una grotta e quindi a ridosso di un colle; per una
(Felix?); près de l'autel de Vénus Έπιταλάριος, pura supposizione si può collocare in quel fianco del monte
F. Virilis (Αρρην)114. Dénombrement qui n'a pas Aventino che guarda il Foro Boario ». L'Aventin est une zone
fait l'objet d'une étude comparable à celle de la riche en sources et en ruisseaux: on garde encore le
première liste et dont le principe d'organisation souvenir de sources qui jaillirent au XVIIIe siècle, près du
n'a pas encore été reconnu. Mais, pour peu Tibre ou sous la Via di S. Balbina (A. Merlin, L'Aventin dans
l'antiquité, p. 21; cf. Lugli, loc. cit.). Il est donc parfaitement
qu'on l'examine avec quelque soin, il ressort à plausible de situer le Fons Muscosus sur cette colline.
Merlin, op. cit., p. 21 et n. 6; p. 110, n. 8, a suggéré, mais
cette hypothèse n'a pas été retenue, que ce pouvait être la
source où Picus et Faunus se désaltéraient et qu'Ovide décrit
"2 Infra, p. 308. «couverte de mousse verdoyante», muscoque adoperta uirenti
113 Quest, rom. 74, 281d-e. Cf. supra, p. 197. {fast. 3, 297). Le détail est trop banal pour être probant et,
114 Fort. Rom. 10, 322f-323a. Pour la traduction de l'épi- quand bien même il le serait, nous n'en connaîtrions pas
clèse Felix (?), nous nous en tenons provisoirement à mieux l'emplacement du Fons Muscosus et du temple de
l'équivalence proposée par Carter, TAPhA, XXXI, 1900, p. 62. Fortuna Virgo : le désaccord entre les topographes est si
Quant à l'ordre de cette seconde liste, Carter, De deorum grand que Merlin situe la source de Picus, avec l'autel de
Romanorum cognominibus, p. 29, n. 6, se contente d'alléguer Jupiter Elicius qui en était voisin, près du temple de la Bona
qu'il a été « consulto turbatus » : comme si Plutarque n'avait Dea, sur la pointe nord du Petit Aventin, vers la porte
eu d'autre souci que de varier, d'une liste à l'autre, la Capène (op. cit., p. 1 10; cf. Platner-Ashby, s.v. Iuppiter Elicius,
présentation. p. 293, près de Ste Balbine), tandis que Lugli la place près
272 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

jectural de cette reconstitution, nous difficile à apprécier. Peut-être, déesse des uirgi-
comprendrions alors pourquoi les Romains étaient tentés nes, veillait-elle sur la puberté des filles; dans ce
de confondre les deux temples de Fortuna, celui cas, la source voisine du temple eût pu jouer un
du Forum Boarium et celui de Fortuna rôle dans des rites de purification. On peut aussi
Virgo. voir en elle121, et les deux interprétations ne
Il semble donc qu'on puisse s'en tenir aux s'excluent nullement, une divinité analogue à la
conclusions suivantes. Il existait à Rome, dea Virginensis (ou Virginiensis) que saint
probablement sur l'Aventin, peut-être même en un Augustin nomme parmi les multiples indigitations qui
point de la· colline peu éloigné du Forum président à la nuit de noces : c'est la spécialiste
Boarium, ou, du moins, il avait existé un sanctuaire que « l'on invoque au moment où est dénouée la
ancien de Fortuna Virgo, qui, selon la tradition, ceinture de la jeune mariée»122. Il serait sans
remontait à l'époque servienne. Du rituel, des doute excessif d'assimiler entièrement cette
fonctions de cette déesse, nous ignorons tout : la déesse à Fortuna et d'imaginer cette dernière
véritable Fortuna Virgo, la Τύχη Παρθένος de sous les trois surnoms, à peu près équivalents,
Plutarque, n'est pour nous qu'un nom, dont nous de Fortuna Virgo, Virginalis ou Virginensis. Mais
aurons assurément à tenir compte dans la les deux divinités semblent avoir été très
classification des Fortunes romaines. Mais il semble proches123, bien qu'Augustin, qui est seul à
que, pour les Romains déjà, elle n'était pas mentionner la dea Virginensis, ne la présente
beaucoup plus : ce culte archaïque était, à aucunement comme une variété de Fortuna;
l'époque classique, tombé dans l'oubli au point de ne pourtant, il la cite peu après Fortuna Barbata124,
plus survivre que dans la mémoire, d'ailleurs comme si le souvenir de possibles affinités entre
fautive, des antiquaires, soit que, seul, le rite eût la dea Virginensis et les cultes de Fortuna
cessé d'être pratiqué, soit que l'édifice lui-même transparaissait encore dans cette enumeration.
eût disparu118. Que pouvait-il être à l'origine? Si nous nous fondons sur cette analogie, Fortuna
Fortuna Virgo était-elle elle-même une déesse Virgo pourrait donc avoir exercé des fonctions
vierge, au sens littéral et authentique du
terme119? Elle est dans ses autres cultes trop liée à
la vie sexuelle pour que cette interprétation soit
la plus plausible. En fait, l'épiclèse doit avoir eu 121 Cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1519, et, récemment,
E. Buchner, s.v. Virginalis et Virginiensis, RE, IX, A, 1, 1961,
signification fonctionnelle, plus qu'anthropomor- col. 194 sq., pour qui cette dernière est «verwandt oder
phique120. Mais sa portée n'en reste pas moins identisch mit der Fortuna Virginalis».
122 Ciu. 4, 11, p. 161 D. : cum uirgini uxori zona soluitur...
dea Virginensis uocetur; 6, 9, p. 264 D. (nommée deux fois) : si
du Tibre, à l'autre extrémité de la colline {loc. cit.', cf. III, adest Virginensis dea, ut uirgini zona soluatur . . .
p. 585). Ces conjectures contradictoires ont cependant un 123 II n'y a pas d'inconvénient à attribuer aux deux déesses
point commun : elles aboutissent toutes à l'Aventin, mais il des fonctions voisines, soit qu'elles les aient exercées
n'est guère possible de préciser davantage et d'assigner avec simultanément : le caractère périlleux de la nuit de noces peut
certitude le Fons Muscosus et le temple de Fortuna Virgo à justifier une telle accumulation de concours divins, d'où les
telle ou telle partie de la colline. Sur la tentative de divers dieux subalternes inventés par la superstition
F. Coarelli pour localiser le temple de Fortuna Virgo sur romaine, qui s'empressent autour de la jeune mariée, et dont
l'Esquilin, infra, p. 274, n. 142. Augustin raille la présence indiscrète; soit plutôt que
118 On ne saurait, en effet, tirer argument du présent que Fortuna Virgo et la dea Virginensis appartiennent à des phases
Plutarque emploie par deux fois, en Quest rom. 74, 281e, et différentes de la religion romaine. On ne croit plus, depuis
Fort. Rom. 10, 323a : outre qu'il peut provenir de sa source, il les travaux de G. Dumézil (Les dieux des Indo-Européens,
est vraisemblable qu'il faut simplement entendre εστί au p. 120-125; Rei. rom. arch., p. 50-55), que les divinités des
sens de «il y a», comme une pure enumeration sans valeur indigitamenta en représentent l'état le plus ancien : ces
temporelle. L'hypothèse de la disparition du temple menus spécialistes sont de création relativement récente.
s'accorderait effectivement fort bien avec le vague de la Une dea Virginensis a pu remplacer alors Fortuna Virgo, dont
localisation, près de l'obscure Source Moussue. le culte a dû décliner comme ceux des Fortunes les plus
119 Sur la valeur religieuse de Virgo-napBÉvoç, cf. toutefois étroitement liées à la vie sexuelle, dès lors que, au contact de
supra, p. 112. l'hellénisme, la déesse assuma des fonctions nouvelles et
120 « F. Virgo is Girls' Fortune », se borne à commenter devint avant tout la dispensatrice de la chance et
H. J. Rose, The Roman Questions of Plutarch, p. 200, sans l'incarnation du hasard.
prendre parti sur le fond du débat, à savoir si cette déesse 124 Cm. 4, 11, p. 161 D. (sur cette dernière, infra, p. 396-
est celle du Forum Boarium, ou une autre. 402).
LE NOM DE LA DÉESSE: LE PROBLÈME DE FORTUNA VIRGO 273

complexes, sinon contradictoires - mais les science et l'ingéniosité des érudits pouvaient se
divinités antiques sont coutumières de ces donner libre cours, ne s'expliquent que par la
ambivalences -: présider aux rites de la puberté des décadence, peut-être même la disparition, de
jeunes filles et protéger leur virginité125, mais Fortuna Virgo et de Pudicitia : ces cultes à demi
aussi les préparer au mariage et veiller à ce que éteints ne parvenaient plus à sauvegarder leur
sine ulla difficultate uirginitas auferatur126. Le indépendance et, si même ils n'avaient pas
temple de Fortuna Virgo sur l'Aventin aurait complètement disparu, il devenait tentant de les
donc été le siège d'un culte extrêmement fondre, avec les déesses moribondes auxquelles
spécialisé, réservé aux uirgines et limité dans sa ils s'adressaient, dans celui, toujours vivant, de la
durée, puisque la déesse aurait eu pour fonction grande Fortuna du Forum Boarium.
propre de veiller sur la vie physiologique de la L'as imilation arbitraire des deux Fortunes se serait ainsi
jeune fille entre les deux «passages» de la traduite soit par leur identification pure et
puberté et de la nuit de noces127. simple, soit, peut-être, par une adaptation plus
Telles sont les hypothèses que l'on peut souple qui eût été en quelque sorte une solution
proposer pour rendre compte de ce culte vieilli de compromis: certains n'auraient pas hésité à
et tombé dans l'abandon, que les Romains eux- attribuer à la Fortune du Forum Boarium l'épi-
mêmes ne connaissaient guère mieux que nous, clèse de Fortuna Virgo, dépossédée de son nom
puisqu'ils le confondaient volontiers avec celui et de sa personnalité, tandis que d'autres, moins
du Forum Boarium. Nous comprenons mieux, audacieux, se contentaient de lui donner le
maintenant, cette tendance : elle était due, peut- surnom de Virginalis, variante de Virgo.
être, à la relative proximité des deux temples et, L'interprétation que nous avons proposée des
plus certainement encore, à l'analogie partielle textes de Varron, d'Arnobe et de Plutarque est
de leurs cultes, puisque c'est aussi, semble-t-il, à assurément loin d'avoir résolu toutes les
la veille de leur mariage que les jeunes filles difficultés. L'hypothèse d'un culte ancien et
consacraient leurs toges d'enfant à la déesse du indépendant de Fortuna Virgo laisse subsister, entre
Forum Boarium128. Une telle confusion ne doit autres, un problème qu'il nous faudra reprendre
pas nous surprendre: d'autres assimilaient une fois que nous aurons analysé le culte du
également, et dans les mêmes conditions, Fortuna et Forum Boarium : quels pouvaient être les
Pudicitia129. Ces rapprochements hardis, où la rapports de deux déesses dont les compétences à
l'égard des uirgines semblent avoir été si
proches que la raison d'être et la fonction spécifique
de chacune d'elles n'apparaît peut-être plus
125 C'est l'interprétation même, très différente de la nôtre clairement? La seule étude de leur nom permet
dans son principe, puisqu'elle assimile Fortuna Virgo à la
déesse du Forum Boarium, que J. Gagé donne de son culte, déjà de répondre en partie à cette question. Une
dans Matronalia, p. 25-39. différence considérable de nature et de
126 Aug. chi. 6, 9, p. 264 D. qualification séparait ces deux Fortunes. L'une d'elles
127 Le culte romain rejoindrait alors les pratiques se définissait entièrement par son épiclèse, qui
d'initiation et d'éducation de la jeune fille au moment de la exprimait le tout de sa fonction: elle était la
puberté, en usage dans les sociétés primitives ou
traditionnelles (cf. Frazer, The Golden Bough, VII : Balder the Beautiful, déesse tutélaire des uirgines et sa compétence
I, p. 22-100). était aussi étroite qu'absolue. Il en allait tout
128 Infra, p. 290 sq. autrement de la Fortune du Forum Boarium : si
129 Cf. supra, p. 269, n. 107. Il faut croire que les multiples elle a pu être appelée Virgo ou Virginalis, ces
cultes du Forum Boarium posaient aux antiquaires romains surnoms ne lui ont jamais été appliqués que de
des énigmes insolubles, tant la place était couverte de façon occasionnelle. Ils n'ont aucune
temples, chapelles, statues, ou sanctuaires à ciel ouvert (cf.
les plans de Lugli, Roma antica, pi. IX; et F. Coarelli, Roma, authenticité cultuelle et, quelques tentatives qu'aient
p. 310 et 321), souvent dédiés à des divinités analogues, à faites en ce sens les historiens modernes, ils ne
Hercule, Victor ou Inuictus, ou à des déesses « matronales » permettent nullement de donner une définition
comme Mater Matuta, Fortuna, Pudicitia. D'où des affinités de la déesse qui la limiterait à la protection des
génératrices de confusions : c'est ce que suggèrent les uirgines. Au contraire : seule entre toutes les
discussions de Varron et de Verrius Flaccus, abrégé par
Festus, qui reflètent un même état de l'érudition romaine, à Fortunes romaines archaïques, la déesse du
la fin de la République et au début de l'Empire. Forum Boarium ne portait que le nom de
274 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

Fortuna, sans qu'aucune épiclèse vînt restreindre édifices situés au delà de cette porte, les temples
son domaine et borner sa puissance. Si nous la de Fortuna et de Mater Matuta furent détruits136,
comparons aux autres Fortunes de la ville, elle mais la statue et ses vêtements furent
l'emporte sur elles par la haute antiquité de son miraculeusement préservés : prodige qu'Ovide attribue
sanctuaire, contemporain de la première à la protection de Vulcain, père de Servius137, et
urbanisation de Rome, mais aussi par cette absence que Valère-Maxime rapproche de celui qui sauva
même de spécialisation. Car elle échappait aux une autre relique de la Rome primitive, le lituus
limitations que leur épiclèse imposait aux autres de Romulus, lorsque brûla la curie des
Fortunes : déesse apparemment peu différenciée, Saliens138. Détail plus vulgaire, mais que Pline,
dotée de pouvoirs plus étendus que les leurs, toujours attentif aux mirabilia, ne manque pas de
elle semble avoir incarné dans leur plénitude les relever, les toges de Servius restèrent intactes,
valeurs de la religion romaine de Fortuna. sans avoir été usées par le temps ni dévorées
par les mites, durant cinq cent soixante ans,
jusqu'à l'époque de Séjan139.
Ill - La statue voilée et son identité : C'est alors que le favori de Tibère, que son
Servius ou Fortuna? origine étrusque et son ambition personnelle
attachaient doublement aux souvenirs serviens,
Le temple du Forum Boarium abritait, nous fit transporter dans sa maison la statue140,
l'avons vu, une statue mystérieuse qui intriguait comme s'il voyait en elle le gage du pouvoir suprême
vivement les antiquaires romains. C'était une auquel Servius avait été élevé et où lui-même
très ancienne image de bois doré130, assise sur espérait parvenir. A la chute de Séjan, les deux
un trône131 et vêtue de toges qui la dissimulaient toges disparurent141, mais la statue, une fois
entièrement aux regards. Ces toges superposées, encore épargnée, parvint jusqu'à Néron qui
au nombre de deux132, lui enveloppaient non l'entoura de sa vénération et lui éleva une riche
seulement le corps, mais lui voilaient aussi le chapelle à l'intérieur de la Domus Aurea142. Nous
visage133. Aussi vénérables que le xoanon qu'elles
recouvraient, elles étaient d'un type archaïque,
celui de la toga undulata, voisin de la praetexta 134.
C'étaient des vêtements d'apparat, 136 Uv. 24, 47, 15-16 (supra, p. 251 et 254); cf. Dion. Hal.,
loc. cit.
spécifiquement royaux et parmi les plus somptueux qu'ait ™Fast. 6, 625-627.
connus la Rome ancienne; ils avaient été portés 138 1, 8, 11 : Semi Tulli statua, cum aedis Fortunae confia-
par Servius lui-même et faits des propres mains grasset, inuiolata mansit.
de la reine Tanaquil135. Ces précieuses reliques li9NH 8, 197.
recelaient apparemment des vertus 140 Cass. Dio 58, 7, 2-3 : entre autres présages
annonciateurs de sa chute, il vit cette statue se détourner, alors qu'il
surnaturel es qui les protégèrent contre toutes les lui offrait un sacrifice.
vicissitudes. Lors du terrible incendie de 213 qui, 141 Comme il se déduit tout naturellement de Pline : Send
pendant deux nuits et un jour, ravagea tout le Tulli praetextae... durauere ad Seiani exitum (NH 8, 197).
quartier compris entre les Salines et la porte Sans doute, lors de son exécution, la foule, qui l'insulta, le
Carmentale et consuma même de nombreux frappa et renversa ses statues (Cass. Dio 58, 11, 3; Juven. 10,
58-89), assaillit-elle également et pilla-t-elle sa maison,
détruisant les toges royales, mais non la précieuse effigie.
142 Plin. NH 36, 163, chapelle qu'il fit construire en
phengite, pierre translucide, aussi dure que le marbre, et que
130 Dion. Hal. 4, 40, 7 : είκών . . . ξυλίνη κατάχρυσος. l'on venait de découvrir en Cappadoce. Malgré l'étonnement
131 Ovid. fast. 6, 613 : signum erat in solio residens. légitime que provoque ce récit, devant la mainmise d'un
132 Varr. ap. Non. 278, 19 : duabus undulatis togis. Cf. Ovid. simple mortel, fût-il le tout-puissant ministre de Tibère, sur
fast. 6, 570 : superiniectis . . . togis; et 580 : multa . . . toga. une statue de culte, il ne semble pas qu'il y ait de justes
133 Ovid. fast. 6, 579 sq. : uultus uelamine celât. Cf. ν. 615 et raisons de mettre en doute la réalité des faits rapportés,
619. comme y ont incliné Platner-Ashby, s.v. Fortuna Seiani, p. 219
134 Varr. ap. Non. 278, 19; Plin. NH 8, 194 et 197. L'essentiel (« this is mere conjecture ») ; Warde Fowler, Roman Festivals,
de ces textes est cité ci-dessous, p. 276-278. p. 156 sq., qui hésite à les rattacher tous à une seule, ou à
135 Plin. NH 8, 194: factamque ab ea (Tanaquil) togam deux statues; et, récemment, dans un exposé beaucoup plus
regiam undulatam; 195: undulata uestis prima e lautissimis développé que ses prédécesseurs, F. Coarelli, DArch., II,
fuit; 197 : Send Tulli praetextae. 1968, p. 74-77. Ce dernier, qui, on s'en souvient (supra,
LA STATUE VOILÉE ET SON IDENTITÉ 275

perdons ensuite la trace de la statue voilée qui, inspira aux puissants comme au peuple de Rome
de l'époque royale au premier siècle de l'Empire, la même dévotion, plus superstitieuse sans dou-

p. 266, n. 92), considère la Fortune du Forum Boarium notre sens, des deux toges, ou, plus exactement, deux fois
comme une Fortuna Redux, distingue deux statues : d'une deux, si l'on suit F. Coarelli, qui a négligé ce point majeur et
part, celle de Servius Tullius, vêtue de ses toges, placée dans qui, s'il évoque bien la seconde statue, celle de la pseudo
le temple du Forum Boarium, et à laquelle s'appliquent les Fortuna Virgo, «coperta con toghe (nous soulignons)
textes d'Ovide, de Valère-Maxime et de Denys d'Halicarnas- dell'epoca di Servio Tullio», ne fait état, s'agissant de la
se; d'autre part, celle de Fortuna Virgo, conservée dans le première et de la description d'Ovide, que d'une statue du
temple du même nom, et également appelée Fortuna Seiani, roi, « il capo velato dalla toga », sans prendre garde au pluriel
à laquelle se rapportent les textes d'Arnobe, de Vairon, cité employé par le poète (supra, p. 274, n. 132). Existait-il donc,
par Nonius, de Pline (les trois passages que nous indiquons) réparties dans les temples de Rome, tant de toges passant
et de Dion Cassius, temple que l'auteur croit situé sur pour avoir appartenu à Servius Tullius - dont la garde-robe
l'Esquilin et qui, dédié par Servius Tullius, aurait été inclus aurait été inépuisable - et qui, surtout, étaient ainsi groupées
par Séjan à l'intérieur de sa maison, puis par Néron, à deux à deux et «superposées» (superiniectis, dit Ovide) sur
l'intérieur de la Domus Aurea. Solution, effectivement, qui les épaules de deux statues? L'hypothèse confine à
séduit par l'économie des moyens mis en œuvre, mais qui se l'invraisemblance et le détail, exceptionnel par définition, des toges
heurte à deux objections, l'une, de portée limitée, l'autre, superposées ne peut, bien évidemment, concerner qu'une
beaucoup plus grave. Elle implique, en effet, que le temple seule statue, celle du Forum Boarium, abusivement prise,
de Fortuna Virgo aurait été situé sur l'Esquilin; or, l'analyse comme nous l'avons montré, pour l'effigie d'une Fortuna
que nous avons donnée ci-dessus, p. 271 sq., de la liste de Virgo. L'existence d'une seule statue une fois admise,
Plutarque, nous orientait plutôt vers une autre région, l'enchaînement des textes se reconstitue de lui-même : Pline, NH
l'Aventin. Objection qui n'est pas dirimante, puisque, à une 8, 197, ad Seiani exitum, ne peut concerner que le signum du
hypothèse, elle n'oppose qu'une autre hypothèse. Du moins Forum Boarium (le même que mentionnent Ovide et Varron,
incite-t-elle à reconnaître qu'une localisation sur l'Esquilin cité par Nonius); ce qui, en bonne logique, entraîne
n'est pas la seule conjecture que l'on puisse former et qu'il y successivement que le Τύχης άγαλμα de Dion Cassius, 58, 7, 2,
a place pour une autre solution. D'autant qu'on ne manquera que Séjan οϊκοι τε είχε, puis la Fortuna quam Seiani appellant
pas de s'étonner, en relisant Plutarque, Fort. Rom. 10, 323a, de Néron (Pline, NH 36, 163) se réfèrent à la même statue.
de constater qu'il existe un temple de Fortuna situé sur Sans doute les péripéties de son histoire, ainsi retracée,
l'Esquilin, et qui n'est pas celui de Fortuna Virgo (relégué au continuent-elles de susciter l'étonnement, en particulier le
voisinage de la « Source Moussue ») : c'est celui de Τύχη sacrilège de Séjan, s'emparant d'une statue de culte. Mais il y
Επιστρεφόμενη (Fortuna Respiciens), construit εν Άβησκυ- a des précédents : les sacrilèges de Verres relevés par
λίοας (cf. les variantes de l'éd. Nachstädt-Sieveking-Titche- Cicéron, le vol, réussi ou seulement tenté, des statues du
ner). Il est vrai que F. Coarelli, plutôt que de corriger, sacrarium, privé, il est vrai, d'Heius à Messine, celui des
comme tous les éditeurs, en εν Αίσκυλίοας, veut y lire εν statues de Péan et de Zeus Ourios (supra, p. 52, n. 233) à
Αίκυμηλίφ, et y retrouver l'Aequimelium, peu éloigné de Syracuse, qui n'étaient pas, à vrai dire, les effigies du dieu
l'area sacrée de S. Omobono. Mais on s'interrogera sur les titulaire du temple, puisque Verres les enleva, l'une ex aede
justifications paléographiques de cette correction pour le Aesculapi, l'autre, du temple de Zeus Olympios (Pace, Arte e
moins hardie, ainsi que sur la méthode du raisonnement, qui civiltà della Sicilia antica, III, p. 571), celui, enfin, des statues
conduit l'auteur à placer le temple de Fortuna Virgo sur cultuelles de l'Hercule d'Agrigente, du fleuve Chrysas et de la
l'Esquilin, ce que n'indique aucun texte, alors que, quand un Cérès de Catane, arrachée de son adyton, eo sacrario intumo
texte, au prix d'une correction minime, situe un autre temple (Cic. Verr. 4, 4-7; 94-96; 99-102; 127-130). Si les trois premiers
sur l'Esquilin, il l'en déplace pour le reporter sur X'Aequi- cas ne sont qu'analogues, les trois derniers sont identiques à
melium. celui de la statue du Forum Boarium, et l'on ne saurait, avec
Quoi qu'il en soit, on peut opposer à F. Coarelli une l'ensemble des critiques qui ont accepté la reconstitution
seconde objection. Il aurait donc, si on l'en croit, existé à chronologique que nous venons de retracer (par exemple
Rome, dans deux temples de Fortuna, dédiés l'un et l'autre Wissowa, Gesammelte Abhandlungen zur römischen
par Servius Tullius, deux statues, vêtues chacune de deux Religionsund Stadtgeschichte, Munich, 1904, p. 260; Otto, RE, VII, 1,
toges censées avoir appartenu à ce même roi, la statue de col. 20; Latte, Rom. Rei, p. 180, n. 2; et, en particulier,
Servius lui-même au Forum Boarium, et celle de Fortuna R. Syme, Seianus on the Aventine, Hermes, LXXXIV, 1956,
Virgo dans le temple de l'Esquilin. Ces deux statues n'en p. 261, qui ne met pas en doute l'authenticité du récit ainsi
auraient-elles pas, en réalité, fait qu'une, selon l'opinion de la recomposé), nier que, ce qu'avait fait Verres en Sicile, Séjan
très grande majorité des historiens? Évidemment, F. Coarelli avait tout loisir de le refaire à Rome.
se fonde sur les indications d'Ovide, Seruius est (fast. 6, 571), Ajoutons une ultime remarque à propos du texte même
de Valère-Maxime, Semi Tulli statua (1, 8, 11), de Denys de Pline, NH 36, 163, aedem Fortunae quam Seiani (selon les
d'Halicarnasse, εΐκών αύτοϋ, c'est-à-dire Servius (4, 40, 7), meilleurs mss.; ou Seiam) appellant, d'où on avait tiré
pour refuser d'identifier l'une à l'autre les deux statues; mais autrefois, sans raison, une Fortuna Seia (ou Sieia; ainsi
c'est précisément l'objet du débat, et, loin d'être un fait Preller, Rom. Myth., II, p. 185) dont il était tentant, par
acquis, ce qu'il s'agit de démontrer. Il reste le détail, décisif à analogie avec la déesse Seia, la déesse du blé semé (cf. H. Le
276 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

te que véritablement religieuse. Nous Si étrange que cela puisse paraître, les Romains
comprenons sans peine, avant qu'elle n'eût quitté le n'étaient pas sûrs de son identité : ils voyaient en
temple du Forum Boarium pour des destinées elle tantôt la déesse Fortuna, tantôt Servius
impériales, la révérence mêlée de crainte qu'elle lui-même. Telle est l'interprétation d'Ovide, de
devait susciter chez les fidèles qui fréquentaient Denys d'Halicarnasse, de Valère-Maxime144.
le sanctuaire : trônant sur son solium, invisible Ovide, qui ne doute pas que la statue ne soit celle
sous les vêtements royaux qui la couvraient, du roi,
impressionnante de majesté archaïque, tout en sed superiniectis quis latet iste togis?
elle éveillait le sentiment puissant et redoutable Seruius est, et constat enim . . . ,
du sacré143.
ignore cependant pour quelle raison son visage
De qui cette statue voilée était-elle l'effigie? était ainsi dissimulé. Est-ce Fortuna qui, par
pudeur, a voulu cacher les traits de son amant,
déesse qui rougissait d'avoir aimé un simple
Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 186-188), de donner une mortel? Ou bien, après la mort de Servius, a-t-on
interprétation agraire, comme Härtung, Die Religion der voilé la statue du roi, pour éviter que sa vue ne
Römer, II, p. 237, qui, entre autres épiclèses de Fortuna, ravive dangereusement la douleur de la plèbe
rattachait «auf den Landbau Seja». Contre ces allégations
périmées, Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1510 sq.; Wissowa, romaine? Ou encore, faut-il croire qu'après son
loc. cit.; cf. M. Marchetti, Un manoscritto inedito riguardante parricide, Tullia, la propre fille de Servius, serait
la topografia di Roma, BCAR, XLII, 1914, p. 366. entrée dans le sanctuaire? Lors de cette
143 L'on pourra se demander quelles furent, après la chute confrontation dramatique, la statue royale aurait
de Néron et la destruction de la Domus Aurea, les ultimes parlé, pour ordonner qu'on lui voilât la face, afin
vicissitudes de la statue du Forum Boarium. Fut-elle
détruite, avec son dernier possesseur? ou regagna-t-elle son temple de soustraire à ses yeux la criminelle. Second
originel où l'on peut croire que, durant son absence, elle prodige, la voix de la déesse se serait alors
avait été remplacée par une réplique, ce qui n'aurait rien de élevée et, à la prescription de Servius, elle aurait
surprenant, et était le lot commun de tous les édifices ajouté cet avertissement solennel :
détruits par quelque catastrophe, et reconstruits a solo, avec
leurs murs et leur statue de culte? Il faudrait d'ailleurs, si ore reuelato qua primiim luce patebit
l'on cherche à lire entre les lignes et à combler les silences Seruius, haec positi prima pudoris eriti4S.
des érudits, supposer, en toute rigueur, deux transferts de la Il est clair qu'Ovide n'est convaincu par aucune
statue : l'un dû à Séjan, l'autre à Néron; car qu'eût-elle pu
faire d'autre, après octobre 31, sous le règne de Tibère, puis de ces trois explications, qui semblent ne
de Caligula et de Claude, si ce n'est regagner son temple, reposer sur aucune tradition cultuelle et qu'il n'a
d'où le caprice de Néron la tira à nouveau, et où elle dut vraisemblablement tirées, au mieux, que de
retourner, cette fois définitivement, après juin 68, lorsque quelque source erudite, s'il ne les doit pas à sa
toute trace des prodigalités de l'empereur fut effacée et que seule imagination. Du moins ont-elles le mérite
Vespasien, par exemple, dédia dans le temple de la Paix et
les autres édifices qu'il construisit les œuvres d'art que de suggérer l'attention superstitieuse et presque
Néron avait réunies dans la Domus Aurea (Plin. NH 34, 84). inquiète que les Romains de l'époque classique
En tout cas, la continuité de la vie cultuelle sur l'area sacrée portaient toujours à la statue miraculeuse et aux
de S. Omobono est attestée par son ultime reconstruction, vêtements qui la recouvraient. Si différentes que
sous Domitien ou, plutôt, au début du IIe siècle (supra, soient les deux attitudes, la curiosité d'Ovide
p. 256). Si mal connue que reste encore son histoire sous
l'Empire, si obscure, en particulier, que soit sa dernière nous permet de mieux comprendre le culte que
phase, celle des tabernae, construites sur son flanc est et lui vouèrent Séjan, puis Néron, au point de
donnant sur la rue, perpendiculaire au Vicus Iugarius, qui la vouloir conserver dans leur demeure ou leur
bordait de ce côté (G. Ioppolo, RPAA, XLIV, 1971-1972, palais ce talisman qui, depuis l'époque
p. 18 sq.; P. Virgili, PP, XXXII, 1977, p. 20-26; cf. le plan de archaïque, gardait intacte son efficacité surnaturelle.
Lugli, Roma antica, pi. IX), et même en l'absence de
témoignages précis sur le culte de Fortuna (le Fortunium, D'autant que, paradoxalement, l'affirmation
mention é par la Notitia dans la XIe Région, après le Vélabre, n'est
sans doute pas le temple de S. Omobono, mais doit être, de
l'avis général, corrigé en Portunium; cf. H. Papenhoff, s.v.
Portunus, RE, XXII, 1, col. 401; contra, toutefois, F. l44Ovid. fast. 6, 570-624 (notamment 570 sq.; avec, sur
Castagnoli, Stud. Rom., XXVII, 1979, p. 148), le calendrier de Philoca- l'ensemble du passage, le commentaire de Frazer, Fasti, TV,
lus (infra, p. 320) atteste que la fête du 1 1 juin et les Matralia p. 293-304); Dion. Hal. 4, 40, 7; Val. Max. 1, 8, 11.
y étaient toujours célébrés au IVe siècle. "s Fast. 6, 619 sq.
LA STATUE VOILÉE ET SON IDENTITÉ 277

péremptoire du poète, Seruius est, et constat mort, de voiler une effigie du roi: des reliques
enim, a surtout pour effet d'insinuer le doute aussi précieuses que les toges royales pouvaient
dans notre esprit. Si on le compare aux anodines fort bien avoir été offertes à Fortuna, nous
mentions de Denys d'Halicarnasse, είκών αύτοο, voulons dire à sa statue de culte, comme une
et de Valère-Maxime, Semi Tulli statua, qui parure digne d'elle.
n'engagent même pas la discussion, le long Le second texte, que reproduit Nonius, et que
développement d'Ovide montre à quel point nous avons déjà mis à contribution dans notre
l'identité de la statue était contestée et combien étude de Fortuna Virgo, ne nous éclaire pas
grande était sur ce sujet l'incertitude de ses davantage : Vndulatum, noue positum puriim.
contemporains. L'autre tradition, en effet, qui Varrò de Vita populi Romani lib. I : «et a qui-
n'était pas moins puissante, reconnaissait dans busdam dicitur esse Virginis Fortunae ab eo, quod
l'idole voilée Fortuna elle-même : c'était la statue duabus undulatis togis est opertum, proinde ut
cultuelle de la déesse, celle que Servius avait non reges nostri et undulatas et praetextatas togas
consacrée lors de la dédicace du temple146. Telle soliti sint habere»149, et, s'il nous permet de
était la croyance de Pline, de Dion Cassius ou préciser, sans doute possible, la source de Pline,
plutôt de Séjan et, après lui, de Néron147. Il nous visiblement le même livre I du De uita populi
eût été précieux, dans cette querelle Romani150, sa signification propre est infiniment
d'antiquaires, de savoir quelle était l'opinion de Vairon. moins nette. On peut en effet se demander quel
Nous ne la connaissons malheureusement que est l'objet visé par la critique de Varron et
de façon indirecte, par deux textes peu explicites l'exacte portée de ce passage isolé de son
de Pline et de Nonius. Le premier a trait à contexte, difficile à apprécier comme tous ceux
Tanaquil et aux talents de filandière que lui dont l'intention est essentiellement négative
attribuait la légende. Au témoignage de Varron {proinde ut non), et cela d'autant plus que la
que rapporte Pline, auctor est M. Varrò, on polémique porte simultanément sur deux points.
voyait encore dans le temple de Semo Sancus la Car l'erreur que Varron reproche à ses
quenouille et le fuseau de la reine et, dans celui adversaires est double : ils se trompent, d'une part,
de Fortuna, la toge qu'elle avait faite pour quand ils voient dans la statue du Forum Boa-
Servius: factamque ab ea togam regiam tmdula- rium celle de Fortuna Virgo, d'autre part, quand
tam in aede Fortunae, qua Ser. Tullius fuerat ils considèrent ses togae undulatae comme un
ususus. Mais on ne saurait conclure de l'origine critère sûr, qui permettrait de conclure à son
servienne du vêtement à l'identité de la statue, identité; erreur, donc, sur le nom de la statue, et
ni, du seul fait qu'il avait été porté par Servius sur la nature de la toga undulata. Il est
de son vivant, déduire qu'il continuait, après sa relativement facile, sur ce second point, de
reconstituer les deux théories en présence. Les quidam
ne reconnaissaient dans la toga undulata que le
146 Plin. NH 8, 197: signum Fortunae ab eo dicatae; Cass. vêtement spécialisé des uirgines, de ces puellae
Dio 58, 7, 2. Encore qu'il la tienne pour une effigie de dont parle par ailleurs Arnobe. Tandis que, pour
Servius, Denys d'Halicarnasse, 4, 40, 7, qui, de toute évidence, Varron, elle était un vêtement indifférencié,
n'en traite pas de seconde main, d'après une source commun aux rois et aux enfants, comme la
littéraire, mais qui a personnellement vu la statue et paraît
même, grâce à la bienveillance de Xaedituus qui assurait la praetexta de l'époque classique, qui protégeait à
garde du temple, avoir soulevé ses voiles et observé Γείκών
ξυλίνη qu'ils dissimulaient ordinairement aux regards,
souligne le contraste qui existait entre l'archaïsme de la statue, ή
δείκών . . . αρχαϊκή την κατασκευήν, et la modernité, της 149 Non. 278, 17; B. Riposati, op. cit., p. 284, frg. 17.
καινής έστι τέχνης, de l'édifice, reconstruit « à l'antique », εις 150 B. Riposati fait, op. cit., p. 283, du texte de Pline, Ν Η 8,
τον άρχαΐον κόσμον, après l'incendie de 213, mais sans que 194, le frg. 16 de l'ouvrage de Varron, soit que, comme il le
cette restauration, quelque fidèle qu'elle fût, parvînt à pense lui-même (cf. sa discussion, p. 57 sq.; ainsi que p. 108
donner le change sur son ancienneté réelle. sq.), et c'est l'hypothèse la plus plausible, Pline ait utilisé
147 Plin. NH 8, 197; et 36, 163, à propos de Néron: aedem directement le De uita de Varron, soit que, comme l'a
Fortunae quam Seiani appellant, a Seruio rege sacratam, soutenu F. Münzer, Beiträge zur Quellenkritik der
amplexus aurea domo; Cass. Dio 58, 7, 2: Τύχης τέ τι Naturgeschichte des Plinius, Berlin, 1897, p. 315-317, il n'ait été pour
άγαλμα . . . ό Σείανος οίκοι τε είχε. lui qu'une source indirecte, connue par l'intermédiaire de
148 ΝΗ 8, 194. Verrius Flaccus.
278 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

la fois l'enfance et les hauts magistrats. Mais, sur Quant à l'opinion que, pour sa part, défendait
le premier point, dicitur esse Virginis Fortunae, il Varron, s'il y voyait la statue de Servius, ou celle
est moins aisé de préciser l'enjeu du débat, tant de Fortuna, mais sans surnom, nous continuons
l'erreur de la partie adverse que la position de l'ignorer et, si l'on se borne à l'analyse de ces
propre de Varron. Si l'on s'en tient à la lettre du deux documents, toute conclusion qui
texte, l'erreur qu'il lui impute peut avoir consisté prétendrait s'avancer au delà serait aventureuse.
soit à se fonder sur ce type de toge pour Il nous semble néanmoins possible de
restreindre à la protection des jeunes filles les reconstituer la pensée de Varron à l'aide d'un
compétences de Fortuna, soit, et de façon plus troisième texte, plus explicite que les
radicale, à confondre avec Fortuna une effigie précédents : une nouvelle notice de Pline sur les toges
masculine qui était en fait celle de Servius de Servius, qui suit de peu l'allusion à Tanaquil
Tullius. Autrement dit, la discussion peut avoir que nous avons citée. Le premier passage
porté soit sur l'attribution (erronée) de l'épiclèse concernait l'origine de ces vêtements, filés par la
Virgo à la déesse du Forum Boarium, appelée, en reine elle-même; le second nous apprend leur
réalité, du seul nom de Fortuna', soit sur destinée ultérieure : Send Tulli praetextae, quibus
l'identité même et le sexe de la statue, qui, aux yeux signum Fortunae ab eo dicatae coopertum erat,
de Varron, aurait figuré Servius, et non point durauere ad Seiani exitumi52. Le dernier détail,
Fortuna. C'est, du moins, dans cette perspective, dont nous avons déjà fait mention, et qui a trait
faussée par le fait qu'ils tenaient l'épiclèse Virgo à l'histoire récente de l'Empire, provient
pour le surnom authentique de la Fortune du évidemment d'une source différente; mais des
Forum Boarium, et non, comme nous l'avons correspondances textuelles significatives prouvent
montré, pour le produit d'une assimilation que Pline, au début de la phrase, a repris
abusive, que les commentateurs modernes ont l'extrait de Varron qu'il avait déjà utilisé et que
interprété la pensée de Varron, non sans forcer sa source est le passage même dont Nonius nous
considérablement, nous semble-t-il, le sens du a transmis un fragment.
texte151, qui, en tout état de cause, demeure fort - A reges nostri (Nonius) répond en effet, en
elliptique. Peut-être l'obscurité de la phrase Pline, 8, 194, togam regiam.
est-elle due uniquement à l'absence de contexte. - Le verbe employé par Varron (d'après
Peut-être l'embarras de l'expression tient-il à une Nonius), est opertum, est repris par Pline, § 197,
hésitation de la pensée, comme si l'illustre sous la forme coopertum erat. La variante même
érudit avait évité de se prononcer formellement est révélatrice : au verbe simple s'est substitué
sur un point aussi délicat. Ni l'un ni l'autre de un verbe composé, selon la tendance naturelle
ces deux textes, en tout cas, ne permet de de la paraphrase à renchérir sur l'original.
discerner ce qu'était pour lui la statue : nous - Enfin, l'expression binaire de Varron
savons uniquement ce qu'elle n'était pas, une (chez Nonius), et undulatas et praetextatas togas,
Fortuna Virgo, comme d'aucuns le prétendaient. réapparaît chez Pline, mais dissociée entre les
deux textes: togam regiam undulatam (§ 194),
Send Tulli praetextae (§ 197).
151 Ainsi Otto, RE, VII, 1, col. 19; Münzer, op. cit., p. 315 De ces rapprochements, nous pouvons
sq., qui, comprenant ainsi le fragment de Varron, explique conclure que le second passage de Pline, le seul qui
l'étrange liberté que Pline, lorsqu'il mentionne en NH 8, 197, mentionne le nom de la statue, signum Fortunae,
le signum fortvnae, prendrait avec la tradition varronienne,
par le fait qu'en réalité il ne l'aurait pas connue directement; dérive effectivement, lui aussi, de la même
B. Riposati, op. cit., p. 108 (qui rend compte, p. 58, des source varronienne que les deux textes
« contradictions » de Pline par la contamination de plusieurs précédents. Cette courte phrase de Pline, qui
sources différentes); et, surtout, B. Liou, La statue cultuelle reconnaît en la statue voilée celle de Fortuna, nous
du Forum Boarium, REL, XLVII, 1969, p. 272-274, pour qui livre donc à la fois, sur ce point litigieux, son
«Varron a tranché le débat, d'une manière très catégorique
(c'est nous qui soulignons), en faveur de Servius Tullius» - interprétation personnelle et celle de Varron,
affirmation qui paraît pour le moins téméraire. Contra, dont il suit l'autorité. Dès lors, le sens du texte
J. Gagé, Matronalia, p. 28 et 38 sq., qui croit, toutefois, que
Varron considérait la statue comme celle de Fortuna
Virgo. 152 ΝΗ 8, 197.
LA STATUE VOILÉE ET SON IDENTITÉ 279

cité par Nonius devient clair. Le débat auquel il fait allusion à une statue du souverain et à
fait allusion portait uniquement sur le nom de la l'inscription honorifique qui rappelait à la fois
déesse : Fortuna (sans épiclèse) pour Vairon, son surnom d'esclave et son titre royal154. Peut-
Fortuna Virgo selon d'autres. Il n'opposait être même, lorsqu'il évoque les titres de gloire
nullement les tenants de l'effigie masculine, celle de de Servius, diutissime Imperium obtinere, quater
Servius, à ceux de l'idole féminine, représentant lustrum condere, ter triumphare contigit,
Fortuna. Sur ce sujet, au contraire, l'accord se reproduit-il une partie de cet elogium. Mais il est peu
rétablissait entre Varron et les quidam de l'école vraisemblable que cette statue soit celle du
adverse : les uns et les autres étaient unanimes Forum Boarium155 : si elle avait été authentifiée
pour voir en elle la statue cultuelle de la par l'inscription que mentionne Valère-Maxime,
déesse. et qui ne laisse place à aucun doute, statuae
Nous ne saurions évidemment dénombrer les ipsius titulus abunde testatur, on s'expliquerait
partisans de chacune des deux thèses, mais nous mal que d'autres eussent persisté, contre
voyons mieux maintenant l'esprit différent qui l'évidence, à voir en elle une représentation de
les animait. D'un côté, Ovide, Denys d'Halicar- Fortuna. En fait, l'hypothèse d'une statue de
nasse, Valère-Maxime. De l'autre, un groupe plus Servius ne serait acceptable qu'à une condition :
nombreux, qui comprend Varron, Pline, Dion qu'il eût existé dans le temple deux effigies
Cassius, des quidam que nous ne pouvons offertes à la vénération des fidèles, l'une divine,
identifier avec plus de précision et, fait significatif, la statue cultuelle de Fortuna, l'autre humaine,
Séjan et Néron. Ce dernier point nous permet de celle du roi fondateur du sanctuaire, peut-être
mesurer la portée exacte des discussions qui associé comme parèdre ou comme σύνναος à sa
divisaient les Romains sur l'identité de la statue. protectrice surnaturelle. Mais les textes, même
Il est peu vraisemblable qu'elles aient été ceux qui défendent ce qu'on pourrait appeler
connues et partagées du grand public: elles l'hypothèse servienne, ne nous font connaître
devaient se limiter au cercle étroit des qu'une seule statue. Simple lacune ou omission?
théologiens et des antiquaires, sans influencer la masse Certainement pas : s'il en avait existé une
des fidèles qui, comme Séjan et Néron, seconde, ils n'eussent pas manqué d'en faire état et de
vénéraient la statue de Fortuna, sans mettre en doute produire cette preuve décisive à l'appui de leur
sa divinité ni se perdre en conjectures savantes à interprétation. Le temple grec ou romain,
son sujet. Ils suivaient simplement la tradition demeure du dieu, renferme normalement sa
cultuelle du temple, la seule qui fût authentique. statue. La seule qui existât dans le sanctuaire du
La seconde interprétation, qui n'était le fait que Forum Boarium était l'idole archaïque
de quelques érudits, relevait de spéculations dis imulée sous ses voiles, le xoanon miraculeux qui
artificielles fort éloignées des réalités avait échappé aux atteintes du temps : nous
quotidiennes du culte. pouvons avoir la certitude que cette unique
Les historiens modernes, dans leur ensemble, effigie était bien celle de Fortuna, la statue
ne croient plus guère que la statue voilée ait pu
représenter Servius153. Valère-Maxime, il est vrai,

Tullii memoria parentarent ei nundinis : il n'y est nullement


153 Wissowa, RK2, p. 257; Otto, RE, VII, 1, col. 19; Frazer, question d'une statue du roi, encore moins d'une statue qui
Fasti, IV, p. 294; H. Lyngby, Tempel, p. 24; et Opuscula lui eût été élevée dans un temple.
romana, Vili, p. 46 sq.; Latte, Rom. Rei., p. 180; J. Gagé, »5*3, 4, 3.
op. cit., p. 27. Mme B. Liou, art. cité, REL, XLVII, 1969, 155 Cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1510. On songera bien
p. 269-283; et Cultes «héroïques» romains, Paris, 1980, p.209-. plutôt, pour l'effigie mentionnée par Valère-Maxime, à l'une
217, a tenté de redonner vie à l'autre hypothèse, celle d'une des huit statues des rois qui se dressaient au Capitole (sans
statue de Servius Tullius, mais sans entraîner la conviction qu'on sût bien, d'ailleurs, si la huitième représentait Brutus,
d'une manière décisive (cf. REL, p. 7 sq., les observations ou T. Tatius); cf. Pline, NH 33, 9-10 et 24, qui nomme
présentées, en particulier par J. Heurgon, à la suite de sa expressément, parmi elles, la statue de Servius Tullius; 34,
communication à la Société des Études latines). De fait, le 22-23; Dion. Hal. 2, 54, 2; Cass. Dio 43, 45, 3; et, sur l'antiquité
texte de Macrobe, Sat. 1, 16, 33, sur lequel elle s'appuie pour réelle de ces statues, F. Poulsen, Die Römer der
prouver l'existence d'un culte de Servius Tullius, ne fait état republikanischen Zeit und ihre Stellung zur Kunst, Ant, XIII, 1937,
que d'un culte funéraire, quia plerique de plebe repetita Seruii p. 127 sq.
280 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

cultuelle que Servius passait pour avoir cette fidélité aux traditions serviennes n'avait
dédiée. nullement été brisée. Plusieurs raisons peuvent
Mais comment expliquer la confusion que l'expliquer: la popularité dont Servius, roi
persistaient à commettre certains Romains? Les démocrate et modèle des souverains, ne cessa de
partisans de l'hypothèse servienne, du moins jouir dans la Rome républicaine; d'autre part, les
ceux que nous connaissons, n'ont guère avancé croyances superstitieuses, si vivaces dans la
d'argument en faveur de leur interprétation. Ils dévotion populaire, qui restaient attachées à ses
se contentent, comme Ovide, de l'affirmer d'un vêtements et dont Ovide se fait l'écho, lorsqu'il
ton catégorique, et avec une assurance d'autant rapporte les tabous qui, non seulement,
plus forte que leur cause est plus faible : interdisaient de dépouiller la statue de ses toges,
Seruius est, et constat enim156. mais faisaient même défense aux matrones de
les toucher157. Ajoutons le discrédit qui, vers la
Leur raisonnement, pourtant, se laisse deviner fin de la République, frappa le culte de Fortuna :
sous les commentaires du poète : vêtue des toges
il était naturel que la religiosité romaine se
que Servius avait portées de son vivant, la statue
détournât de l'inconstante divinité du hasard
qui apparaissait dans la majesté du costume
pour se reporter sur Servius, digne, l'histoire le
royal ne pouvait représenter que le roi en prouvait, d'une confiance que la déesse ne
personne. Dès que, substituant à la confiance
méritait plus. Souvenirs historiques (ou crus tels) du
crédule des anciens l'esprit critique des
règne de Servius, conception archaïque du sacré,
modernes, l'on cesse de considérer ces vêtements prodiges d'une statue qui avait parlé et que le
comme des souvenirs authentiques de Servius,
feu n'atteignait pas : ces divers éléments
l'argument s'écroule de lui-même. Mais l'erreur
expliquent assez le culte durable que les Romains
des antiquaires n'en est pas moins révélatrice :
vouèrent à la mystérieuse effigie. Qu'elle fût
elle comporte une part, sinon de vérité, du
pour eux Servius ou Fortuna, la qualité de leur
moins d'enseignement. Nous admettons sans
sentiment religieux n'en était guère modifiée,
peine que les toges qui couvraient la statue
tant le roi était capable, aussi bien que la déesse,
étaient effectivement du type de celles que
de susciter leur vénération, tant il se rattachait,
portaient les rois sous la monarchie étrusque :
aussi bien que les dieux, au monde surnaturel.
tel dut être le fondement de la légende qui en fit
Il fallait bien, pourtant, que quelque
les vêtements personnels de Servius et l'œuvre
justification matérielle eût rendu possible une telle
de Tanaquil. La conviction, enracinée dans les
confusion sur le sexe de la statue. Rien ne
esprits, que ces toges étaient celles du roi, et
permettait évidemment de déceler en elle avec
même que la statue le représentait, atteste
certitude une représentation soit masculine, soit
l'emprise durable de la tradition servienne et
féminine. Faut-il en conclure que «l'apparence
l'actualité qu'elle conservait en pleine époque générale de l'idole était ambiguë» et songer à
classique. Au temps de Tibère et plus encore de
une divinité primitivement androgyne, en
Néron, la légende recevra une consécration
reprenant une hypothèse qui a pu être esquissée à
officielle, lorsque le candidat au pouvoir suprême
propos d'autres cultes, ceux de Fortuna Virilis et
ou son détenteur légitime revendiqueront
de Fortuna Barbata158? Nous croyons, pour
l'héritage religieux de Servius. La statue dédiée par
notre part, même si cette dernière pose un
le roi à sa divinité protectrice recevra alors une
chapelle dans le palais impérial et symbolisera
la continuité mystique qui, à travers les siècles,
relie les deux formes de pouvoir théocratique
que sont la monarchie et l'empire. lS7Fast. 6, 617-624.
Mais les témoignages de Varron, d'Ovide, de 158 J. Gagé, op. cit., p. 27. Cf., p. 25, les remarques de
Denys d'Halicarnasse prouvent que, sous la l'auteur sur «le problème des compétences féminines de
Fortuna» et sur ses caractères les plus anciens qui, en fait,
République et aux premiers temps du principat, seraient «plutôt d'une divinité des hommes, voire d'une
puissance androgyne»; et, Ibid., η. 2, la référence à J. Bayet
(Histoire politique, p. 112) sur l'«Être primordial bisexué»
qu'aurait pu connaître la religion des Latins. Pour le
iS6Fast. 6, 571. problème de Fortuna Barbata, infra, p. 396-401.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DEESSE 281

problème particulier, que la féminité de Fortuna, devait sa gloire et la vénération dont il était
et cela dans tous ses cultes, ne saurait être mise l'objet. C'est sur elle également que s'est
en doute. Il serait imprudent de conclure concentré l'intérêt des érudits romains, aux dépens
systématiquement du culte prénestin au culte du culte lui-même, de la fête du 11 juin et, plus
romain, mais la théologie et l'iconographie de la généralement, des rites célébrés en l'honneur de
Fortune de Préneste, essentiellement mère et Fortuna, que nous connaissons fort mal. A cet
courotrophe, que sa statue cultuelle montrait égard, le contraste est grand entre les deux
allaitant deux enfants, ne s'accordent guère avec déesses de S. Omobono, car ce que nous savons
l'hypothèse d'une androgynie primordiale. Le de la Mater Matuta romaine tient presque tout
mythe relatif au sanctuaire du Forum Boarium entier dans les deux rites singuliers
incite aux mêmes conclusions. La divinité qui y qu'accomplissaient les femmes lors des Matralia, à la
était honorée n'avait rien d'un être bisexué ou même date du 11 juin161. Le culte était réservé
asexué159: Fortuna et Servius, fils du génie aux matrones: seules, d'ailleurs, les uniuirae le
phallique apparu dans la flamme du foyer160, pratiquaient dans sa plénitude et avaient le droit
formaient un couple mi-royal, mi-divin, dans lequel de toucher la statue divine et de la parer de
la déesse et son parèdre incarnaient couronnes162, tandis que l'accès du sanctuaire
respectivement, et sans que la moindre confusion fût était interdit aux femmes de condition servile.
possible, les valeurs féminines et les valeurs Or, le jour des Matralia, les dames romaines
masculines. Plutôt que de recourir à l'hypothèse introduisaient à l'intérieur du templum une
difficile d'une divinité androgyne, on peut esclave qu'elles en expulsaient ensuite, après
expliquer à moindres frais l'incertitude qui régnait l'avoir battue de verges. Le second rite, qui
sur le sexe et l'identité de la statue : le visage de intrigue encore davantage, concernait «les
l'antique xoanon devait être assez fruste, ses enfants des sœurs » : les célébrantes, en effet,
traits assez brouillés par le temps, son corps priaient la déesse, non point pour leurs propres
assez informe pour que l'identification en fût des enfants, mais pour ceux de leurs sœurs, qu'elles
plus malaisées. Si l'on y ajoute l'interdit portaient dans leurs bras durant la cérémonie.
religieux, proclamé par Fortuna elle-même selon Ce rituel étrange, propre à Matuta et que
Ovide, qui défendait à quiconque de la dévoiler, Fortuna ne partageait nullement avec elle, a seul
on conviendra que la statue de bois qui se retenu l'attention des exégètes du culte qui,
dissimulait sous les toges royales restait une comme Ovide et Plutarque, se sont efforcés de
inconnue pour ceux-là mêmes qui venaient l'expliquer, tandis qu'ils laissaient dans l'ombre
l'adorer. Divinité éternellement invisible, elle offrait à les autres aspects de la déesse. Car, sur les
chacun sa part de mystère : à la curiosité des autres points, en revanche, Matuta perd
érudits, une énigme historique, source de entièrement l'avantage que sa richesse rituelle lui
discussions dont les échos sont parvenus jusqu'à conférait à nos yeux sur Fortuna. Nous ne
nous; à la religiosité des simples fidèles, la savons pas sous quels traits elle était figurée à
manifestation impénétrable, mais sensible, du Rome et nul auteur n'a décrit sa statue cultuelle.
sacré. Il en est de même pour le mythe étiologique des
deux cultes. Matuta, priée par les matrones à
l'intention de leurs neveux, a été assimilée à
IV - Signification du culte
Ino-Leucothea, tante exemplaire et mère
ET FONCTIONS DE LA DÉESSE
adoptive du jeune Dionysos163. Mais cette interpretano
C'est à la mystérieuse statue voilée et à ses
toges royales que le temple du Forum Boarium 161 Ovid. fast. 6, 475-562; Plut. Cam. 5, 2; Quest, rom. 16-17,
267d-e; frat. am. 21, 492d. Cf. infra, p. 308.
162 Tert. monog. 17, 3 (cf. infra, p. 353, n. 98).
159 Sur ces «dieux doubles» et sur la signification de la 163 Assimilation générale, non seulement dans le récit
bisexualité ou de la castration, M. Delcourt, Hermaphrodite. développé d'Ovide, fast. 6, 483-550, mais chez Plutarque et
Mythes et rites de la bisexualité dans l'antiquité classique, Paris, déjà chez Cicéron, Tusc. 1, 28; nat. deor. 3, 48. Sur les
1958, p. 28-50. rapports entre le rite et le mythe, R. Schilling, Ovide
160 Sur les traditions relatives à la naissance de Servius interprète de la religion romaine, REL, XLVI, 1968, p. 230-
Tullius, infra, p. 295 sq. 235.
282 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

Graeca est purement artificielle, tandis que la simple allégation de Preller une démonstration
légende de Fortuna, amante divine de Servius, en forme, avec preuves à l'appui, et en faisant de
plonge ses racines au plus profond de la la statue du Forum Boarium non plus celle
tradition romaine et appartient à l'histoire nationale. d'une déesse de la pudeur, mais la seule
Ce que Fortuna avait ainsi perdu au plan du rite, représentation authentique, en ce lieu, d'une telle
elle le regagne à celui du mythe et, plus encore, notion165. Plus que sur le texte de Tite-Live qui
de la présence divine : tandis que la Matuta du relate la fondation, en 296, du culte de Pudicitia
Forum Boarium n'est plus guère, pour nous, que Plebeia au Vicus Longus, rival de celui de
l'objet d'un rituel mort avec la religion romaine, Pudicitia Patricia au Forum Boarium166, son
Fortuna nous demeure visible et, maintenant raisonnement se fonde sur une notice de Festus :
encore, sa statue cultuelle nous apparaît presque Pudicitiae signum in foro Bonario est, ubi
aussi distinctement qu'aux fidèles venus l'adorer Aemiliana aedis est Herculis. Earn quidam Fortunae
dans son temple. esse existimant. Item uia Latina ad milliarium UH
C'est sur cette statue, sur les toges dont elle Fortunae Muliebris, nefas est attingi, nisi ab ea,
était vêtue, sur les voiles qui lui dissimulaient le quae semel nupsit167. Les deux statues, toutes
visage, que les historiens modernes ont, comme deux situées au Forum Boarium, l'une prise
les anciens, fait porter leur enquête et fondé pour l'effigie, tantôt de Servius, tantôt de
leurs tentatives d'interprétation du culte. Car, Fortuna, l'autre, tantôt de Fortuna, tantôt de
s'ils croient savoir, mieux qu'Ovide, que la statue Pudicitia, l'une, qui recevait les vêtements des jeunes
était celle de Fortuna, ils ne sont, pas plus que le filles au moment de leur mariage, l'autre, qui ne
poète, en mesure d'expliquer la signification de devait être touchée que par des uniuirae, venues
ces vêtements qui protégeaient son mystère et vierges au mariage168, l'une, enfin, idole
qui constituent bien la plus grande inconnue de archaïque sévèrement voilée, l'autre, image même de
son culte. Deux justifications en ont autrefois été la Pudeur, ne devaient, selon Wissowa, en faire
proposées qui, à partir de ces réalités qu'une : celle de Fortuna, en laquelle certains
vestimentaires, immédiatement concrètes, rejoignent le voulaient voir une Pudicitia, étant bien entendu
débat fondamental sur la nature de la Fortune que cette dernière n'avait jamais eu de
romaine et les deux théories antagonistes sanctuaire à elle au Forum Boarium, mais seulement
auxquelles elle a donné lieu, «déesse des femmes» une statue qui, de son vrai nom, était celle de
ou déesse du Sort. La première, retrouvant dans Fortuna, et que la fable du sacellum Pudicitiae
tous les cultes de Fortuna le fantôme de la Patriciae n'avait d'autre fin que de fournir une
Frauengöttin, a voulu voir en elle une légende étiologique au seul culte réel rendu à
personnification de la pudeur féminine analogue à cette déesse, celui de Pudicitia Plebeia au Vicus
l'abstraction divinisée sous le nom de Pudicitia. Longus.
Cette théorie eut ses précurseurs en la personne Mais cette interprétation, approuvée sans
de Preller, puis de ses disciples, Peter et Hild, réserve par Otto169, ainsi que par Frazer170, et
qui, s'étonnant de ne déceler dans la déesse du que J. Gagé, malgré quelques scrupules, est
Forum Boarium aucun des traits de la divinité
de la Chance, de la Glücksgöttin qu'était pour
eux Fortuna, considérant d'autre part son aspect 165 Gesammelte Abhandlungen, XII : Analecta Romana topo-
et les voiles qui l'enveloppaient comme une graphica (Hallisches Un.- Programm 1897), p. 254-260 (la thèse
chaste matrone, la tenaient pour une divinité de de la «Frauengöttin» apparaît, notamment, p. 257, où les
la pudeur, à la fois incarnation et garante témoignages relatifs à la plus ancienne Fortuna la montrent
surnaturelle de la vertu des femmes «totam esse mulierum patronam»). Cf. RK2, p. 257 et
333.
nes 164 166 10, 23, 3-10. Sur l'authenticité de l'épisode et, plus
Mais c'est Wissowa qui donna à cette thèse généralement, la signification du culte de Pudicitia, infra,
son expression définitive, en substituant à la p. 356 sq.
167 282, 18; cf. 283, 8.
168 Yfii nuptam, ad quern uirgo deducta sit, fait dire
Tite-Live à son héroïne, Verginia, en 10, 23, 5.
164 Preller, Rom. Myth., II, p. 182 et 264; Peter, dans 169 RE, VII, 1, col. 19.
Roscher, I, 2, col. 1510; Hild, DA, II, 2, p. 1268. 110 Fasti, IV, p. 294 sq.; cf. p. 274, n. 4.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 283

encore fort tenté de partager171, se heurte à parche, matronae, uetitas attingere uestes,
plusieurs objections, d'ordre archéologique, comme les en avertit Ovide176. Néanmoins, au
topographique et rituel172. Il est en effet, pour témoignage de Verrius Flaccus, conservé par
diverses raisons, impossible de confondre le Festus, certains Romains persistaient à
culte de Pudicitia in foro Bonario avec celui, commet re cette confusion, qui ne s'explique que par la
voisin, rendu à Fortuna sur ce même Forum déchéance, comparable à celle de Fortuna Virgo,
Boarium. La première, présentée de longue date où était tombé le culte de Pudicitia, par la
par Richter173, est d'ordre architectural : le Pudi- proximité des deux sanctuaires, situés tous deux
citiae signwn mentionné par Festus n'était in foro Bonario, et par la similitude des
entouré que d'un simple sacellum ou templum à ciel prescriptions rituelles qui existait entre son culte et
ouvert174, tandis que la statue voilée de Fortuna ceux, non point de la Fortune du Forum
était abritée à l'intérieur d'une aedes construite. Boarium, mais d'une de ses homonymes, la Fortuna
Seconde impossibilité, plus nette encore, Muliebris de la Via Latina, et de sa compagne
puisqu'elle se lit sur le terrain, ce sacellum est bien divine, Mater Matuta, honorée à ses côtés à
localisé : situé près de Yaedes Aemiliana (selon la l'intérieur de la même area sacrée, dans le
dénomination de Festus) ou rotunda (selon celle second des temples jumeaux de S. Omobono :
de Tite-Live) Herculis, il se trouvait au voisinage rencontre purement formelle, mais qui, entre la
de l'Ara Maxima, à l'autre extrémité du Forum Pudicitia et la Fortuna du Forum Boarium,
Boarium175, et, si la confusion entre le sanctuaire favorisait toutes les assimilations, même les
de Pudicitia et le temple de Fortuna était moins plausibles, et, encore que, pour sa part,
autrefois possible, quand on cherchait ce dernier Ovide ne se rende point coupable de cette
au bord du Tibre, sur la Piazza Bocca della erreur, puisqu'il tient la statue voilée pour celle
Verità, elle ne l'est plus depuis que ses vestiges de Servius Tullius, tout se passe comme s'il
ont été découverts sur l'area sacrée de S. Omo- l'avait constamment présente à l'esprit, tant,
bono. Enfin, non seulement la prescription dans son récit, il fait appel à la notion de pudor
rituelle qui s'applique à Pudicitia, dont seules les pour expliquer les actions divines de Fortuna et
uniuirae pouvaient «toucher» la statue, attingi, les valeurs en honneur dans son culte177.
c'est-à-dire célébrer le culte, n'existe pas dans Remarquons d'ailleurs, pour conclure, que, comme le
celui de Fortuna, mais, mieux encore, l'interdit relève justement B. Liou, l'analyse que Wissowa
qui le caractérise est exactement contraire, a donnée du passage de Festus renverse l'ordre
aucune matrone, fût-elle uniuira, n'ayant le droit d'y réel des facteurs178, tel qu'il se dégage à la
«toucher» la statue voilée: simple lecture, puisque, selon lui, c'est Fortuna,
nous voulons dire la statue authentique de
Yaedes, qui aurait été considérée comme une
171 Matronalia, p. 121. Pudicitia, tandis que, aux termes mêmes de
172 Pour une critique de Wissowa, cf. H. Lyngby, Tempel, Verrius Flaccus, c'est l'assimilation inverse que
p. 24 sq.; Β. Liou, art. cité, p. 274-276. faisaient les quidam, lorsque, dans le Pudicitiae
173 Topographie der Stadt Rom, 2e éd., Munich, 1901, p. 190,
n. 1. Cf., depuis, Platner-Ashby, s.v. Pudicitia Patricia,
p. 433 sq.; Lugli, Roma antica, p. 575 et 584.
174 Iiv. 10, 23, 3 et 5, avec, entre les deux termes,
l'équivalence qui est conforme à la définition que donne des "'Fast. 6, 621.
sacella ce même Festus, 422, 15 et 423, 6 : loca dis sacrata sine 177 Pudet en fast. 6, 574 et 579; pudor en 620. Cette
tecto. insistance sur la pudeur, qui inspire deux sur trois des
175 Sur ce temple d'Hercule Victor ou Inuictus, dédié par explications que propose le poète, ne pourrait-elle avoir pour
Scipion Émilien durant sa censure en 142, ou restauré par source, précisément, le passage où Verrius Flaccus discutait
L. Aemilius Paullus vers la fin de la République, d'où son l'assimilation opérée par certains entre Pudicitia et Fortuna
surnom, décoré de fresques par Pacuvius, et qui existait in foro Bonario?
encore au XVe siècle (à distinguer du temple voisin, 178 Β. Liou, art. cité, p. 276. Il n'est, en effet, que de
également rond, d'Hercule Oliuarius, le temple de la Piazza comparer le texte de Festus, earn quidam Fortunae esse
Bocca della Verità, supra, p. 250, η. 4), Platner-Ashby, s.v. existimant (282, 19), à la paraphrase qu'en donne Wissowa,
Hercules Victor, p. 257 sq.; Lugli, Monumenti antichi, I, p. 376; Gesammelte Abhandlungen, p. 259: «alii imaginem involutam
et Roma antica, p. 588; F. Coarelli, Roma, p. 324, et les plans Pudicitiam (c'est nous qui soulignons) deam intellege-
des p. 310 et 321. bant».
284 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

signum, effigie d'une abstraction sur le déclin, ils cherché de ce côté l'explication que la théorie de
croyaient reconnaître une représentation de Wissowa n'a pas su nous procurer184. Mais
Fortuna, déesse majeure et toujours vivante du comment pourrait-on se satisfaire de cette
Forum Boarium. interprétation, élaborée à partir d'une analogie
L'autre interprétation, qui suivit de peu celle uniquement formelle, presque d'un simple jeu de
de Wissowa, et que l'on doit à Thulin179, a éveillé mots, et qui assimile arbitrairement des figures
moins d'échos, tant dans les textes antiques que divines en réalité foncièrement distinctes : d'une
dans la critique ultérieure. Poursuivant part, une collectivité de dieux indéfinissables,
l'explication qu'il avait proposée de la Fortune de «cachés» et «voilés», inuoluti et opertanei, au
Préneste, synthèse de deux personnifications sens figuré, c'est-à-dire à la connaissance et à
étrusques du Destin, Thulin a cru pouvoir établir l'entendement, divinités abstraites et invisibles
un autre rapprochement entre la Fortune du qui semblent n'avoir été l'objet d'aucune
Forum Boarium, enveloppée et voilée dans ses représentation^ plastique, d'autre part, une divinité
toges, et les mystérieuses divinités étrusques du personnelle, précise, pourvue d'un nom, d'un
destin, les dieux eux aussi «cachés» et «voilés», mythe et d'une statue bien définis, divinité dont
que sont les Fauores opertanei nommés par seule l'image était, au sens propre, voilée, tout
Martianus Capella ou les di inuoluti cités par en demeurant fort visible malgré les deux toges
Sénèque, les puissances supérieures, di superìo- qui la recouvraient et qui, beaucoup plus que ses
res, que Jupiter-Tinia consulte avant de lancer sa traits et ses formes, qu'on peut croire peu
troisième foudre180. Il faudrait donc considérer caractéristiques, devaient exprimer
les voiles de Fortuna à la fois comme symboliquement sa nature et ses fonctions
l'expression de sa nature et le signe de sa provenance, surnaturel es?
voir en elle une personnification du Fatum, qui, C'est dans ce sens, en effet, que, tournant le
en Étrurie, ne s'incarne qu'en des dieux sans dos aux deux identifications hasardeuses
nom ni nombre déterminé, et la définir ainsi, dès autrefois établies entre Fortuna et, soit Pudicitia, soit
ses origines les plus lointaines, comme une les dieux étrusques du destin, s'est orientée la
divinité du destin. Malheureusement, cette recherche moderne, représentée par H. Lyngby,
théorie ne repose sur aucune base solide et puis J. Gagé. Culte non matronal, mais virginal,
d'ailleurs, quand bien même elle serait fondée, elle culte de fiancées, associé et opposé, selon
n'éclairerait en rien le culte romain de Fortuna, H. Lyngby, à celui de la Nourrice, de la
tant les di inuoluti étrusques nous demeurent «matronale Ammengöttin» qu'était Mater Matuta,
énigmatiques. Critiquée par Wissowa181, puis par rendu à une déesse qui, contrairement à la thèse
Otto, qui se refuse à tenir Fortuna «für ein de Wissowa, n'était en rien une Pudicitia, mais
etruskisches Schicksalswesen»182, il est curieux qui, elle-même, était enveloppée de ces
qu'elle ait, récemment, retrouvé quelque crédit «jungfräuliche Kleider» qu'étaient les togae praetextae
auprès de K. Latte, dont elle rejoint la thèse et undulatae, signe de sa nature de Fiancée
d'ensemble sur Fortuna, fondamentalement divine185. Cependant, plus qu'à l'étude
déesse de la Chance183, puis auprès de B. Liou, essentiellement comparative de H. Lyngby et aux
qui, sans s'y rallier expressément, a du moins rapprochements, souvent hardis, qu'il propose entre
Fortuna, Athéna, Vesta, etc., autres «göttliche
Bräute», c'est à J. Gagé qu'on doit d'avoir, le
premier, cessé de jeter en quelque sorte un
179 Die Götter des Martianus Capella und der Bronzeleber regard rapide et lointain sur les vêtements de la
von Piacenza, RW, III, 1, Giessen, 1906, p. 3740. statue, pour les examiner de près, donner une
180 Supra, p. 88 sq.
'·' RK2, p. 257, n. 5. analyse serrée de leur type et de leur
182 RE, VII, 1, col. 20. Également J. Heurgon, Capotie terminologie, et chercher à élucider les implications
préromaine, p. 373, n. 2.
183 Rom. Rei, p. 180. Cet intérêt de Latte pour la théorie
de Thulin s'explique par les affinités qu'il lui découvrait avec
sa propre interprétation de Fortuna «als die Göttin des
Glücks» (Ibid., p. 181; cf., p. 179, sa remarque sur le 184 Cultes «héroïques» romains, p. 217-233.
caractère voisin des notions de chance et de destin). 185 Tempel, p. 22-34.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 285

socio-religieuses du surnom Virgo ou Virginalis des «petites toges» que, selon Arnobe, les jeunes
qui, même appliqué à tort à la déesse du Forum Romaines offraient jadis à Fortuna: puellarum
Boarium, n'en devait pas moins avoir quelque togulas Fortunam defertis ad Virginalem?190. Ce
rapport réel avec ses compétences dans le rite d'offrande, qui n'était plus pratiqué dans la
domaine humain. Rome classique, aurait sacralisé à l'époque
La démonstration de J. Gagé186 a pour point archaïque le passage de la puberté: la puella,
de départ les dénominations de ces vêtements, désormais nubile, entrait dans la catégorie des
telles que nous les font connaître les trois textes, uirgines; elle quittait pour un autre vêtement sa
déjà mentionnés, de Nonius, citant Varron, et de toglila, sa toge prétexte de petite fille, qu'elle
Pline, en deux passages de l'Histoire Naturelle dédiait à Fortuna Virginalis, sous la protection
qui, nous l'avons montré, dérivent de la même de qui elle passait désormais. Quant à la toge
source187. Ces toges, d'un type fort ancien et nouvelle qu'elle revêtait, c'était justement la
depuis longtemps passé de mode, étaient sororiculata, dénomination que J. Gagé tient
désignées sous plusieurs noms : toga regia, undulata, pour un doublet à'undulata et qu'il lui préfère.
praetexta, auxquels s'ajoute, aux dires de Pline, L'étymologie en est obscure, mais, tout lien avec
un type voisin, la sororiculata1**. Ce vocabulaire soror, aux yeux de l'auteur, étant exclu, il
hétérogène recouvre des réalités fort différentes conviendrait de rattacher sororiculata au verbe
et inégalement intelligibles : une toga regia, dont sororiare, dont le seul sens connu est «se
l'appellation est claire, et qui se réfère gonfler» en forme de sein, et qui s'emploie
expressément à la tradition, suspecte il est vrai, selon particulièrement à propos de la puberté des filles191.
laquelle les deux toges de la statue auraient été On peut ainsi reconnaître dans la Fortuna Virgo
portées par Servius lui-même; d'autre part, et si ou Virginalis du Forum Boarium la divinité
nous laissons de côté la praetexta, la seule de ces protectrice des jeunes filles ou, plus
toges archaïques qui soit encore en usage à précisément, la déesse tutélaire de la classe d'âge des
l'époque classique, deux autres vêtements uirgines. Elle présidait à leurs rites de passage,
tombés en désuétude et mal connus, déjà, semble- c'est-à-dire au changement solennel de
t-il, des antiquaires romains, Yundulata et la vêtements qui, en un sens symbolique et magique à
sororiculata. C'est sur ces deux dernières variétés la fois, consacrait, à l'époque de la puberté, leur
de toges que J. Gagé a fait porter l'essentiel de sortie de l'enfance et leur entrée dans une
sa recherche, d'autant plus délicate que les deux catégorie sociale nouvelle. Définition qui
adjectifs qui les désignent ne sont pas attestés restreint les compétences de la déesse à une
par ailleurs. fraction limitée de la société féminine romaine,
J. Gagé, qui nie le caractère «royal» de ces les jeunes filles nubiles qui ne sont plus des
vêtements, imposé à tort par la légende de leur puellae, et ne portent donc plus la praetexta, mais
origine servienne189, les rapproche au contraire qui n'ont pas encore droit à la stola des
matrones et dont le costume spécifique, signe de
l'organisation collective à laquelle elles étaient
186 En dernier lieu, la synthèse de Matronalia, coll. Lato- intégrées, devait être la toga sororiculata.
mus, LX, Bruxelles, 1963, p. 24-39, et passim; et, Mais le même texte de Pline permet
antérieurement, Sur quelques particularités de la «censure» du roi
Servius Tullius. A propos des formes primitives du* culte de également à J. Gagé, débordant le cadre étroit du
Fortuna et de l'usage social et rituel des «stipes», RD, XXXVI, culte du Forum Boarium, de proposer une
1958, p. 461-490; et Classes d'âge, rites et vêtements de passage
dans l'ancien Latium. A propos de la garde-robe du roi Servius
Tullius et de la déesse Fortuna, Cahiers internationaux de
Sociologie, XXIV, 1958, p. 34-64. rait, selon lui, avoir été renforcée par l'équivalence attestée,
•"Non. 278, 17; Plin. NH 8, 194 et 197 (avec le pour la tunica, entre les adjectifs recta et regilla (Fest. 364,
commentaire ad loc. d'A. Ernout, Les Belles Lettres, p. 164 sq. et 21).
167). Cf. supra, p. 277 sq., où nous citons l'ensemble des 190 2, 67.
textes. 191 Matronalia, p. 31; RD, XXXVI, 1958, p. 464, où J. Gagé
188 Que nous ne connaissons que par sa brève notice, NH reprend une étymologie qu'il avait déjà défendue dans La
8, 195 : undulata uestis prima e lautissimis fuit; inde poutre sacrée des Horatii, Hommages à W. Deonna, coll.
sororiculata defluxil Latomus, XXVIII. Bruxelles, 1957, p. 235, et qui est due à
189 Matronalia, p. 28, n. 2; 29; 175. Cette confusion pour- H. J. Rose (infra, p. 297, η. 247).
286 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

interprétation plus large du rôle de Fortuna et relatives au port ou au tissage de vêtements, a


du sens de sa religion dans la société romaine suggéré à J. Gagé la conclusion que ces
archaïque. Nous savons que les toges conservées pratiques religieuses et sociales étaient, dans la Rome
dans le temple du Forum Boarium, et qui classique, le vestige des rites de passage qui,
avaient, disait-on, été portées par Servius Tul- dans la société archaïque, sacralisaient l'entrée
lius, passaient pour être l'œuvre de Tanaquil, du jeune homme ou de la jeune femme dans
filandière renommée et incarnation exemplaire leurs classes d'âge respectives, caractérisées
de la matrone romaine192. Tradition qui peut chacune par le port d'un costume distinctif196.
surprendre, si on la confronte à l'image que A partir de ces remarques sur les pratiques
Tite-Live donne des princesses de la famille des vestimentaires de la Rome la plus ancienne,
Tarquins, plus empressées à prendre part aux J. Gagé a pu faire deux autres constatations qui
banquets, parmi les hommes, qu'à filer la laine lui ont permis de renouveler entièrement notre
comme la chaste Lucrèce193. Mais le personnage connaissance des cultes archaïques de Fortuna.
de Tanaquil est singulièrement plus complexe : Le nom de Tanaquil est attaché à ces vêtements
la reine étrusque, experte dans l'interprétation des classes d'âge, qu'ils soient masculins ou
des prodiges, était aussi connue sous le nom féminins. Or, les liens de Servius et de Tanaquil,
latin de Gaia Caecilia, et c'est ainsi romanisée le rôle eminent attribué à la reine par
qu'elle était devenue le modèle et même la l'historiographie romaine, la vénération quasi
protectrice de la jeune mariée romaine. Son religieuse qu'elle inspirait aux jeunes mariées, le
nom était pour elle un omen bonum, son fuseau caractère sacré de sa quenouille et de son fuseau,
et sa quenouille toujours chargés de laine, toutes ces données incitent à voir en Tanaquil -
reliques aussi vénérables que les toges de Servius, Gaia Caecilia un personnage plus qu'humain,
étaient conservés dans le temple de Semo San- sans doute une variante historicisée de la déesse
cus. De là venait l'usage que les jeunes mariées Fortuna197. On peut dès lors, à la lumière du
eussent dans leur cortège nuptial une quenouille comportement que l'annalistique a prêté à la
et un fuseau194. Outre les toges de Servius, reine étrusque, éclairer le mythe de Fortuna et
Tanaquil passait pour avoir tissé et même le sens de ses traditions cultuelles. D'autre part,
inventé un autre vêtement : la tunica recta que
portaient sous leur toge sans bordure {toga pura) les
jeunes recrues (tirones), ainsi que les nouvelles 196 Sur la notion en général, cf. l'ouvrage d'A. van Gennep,
mariées195. L'ensemble de ces traditions, toutes Les rites de passage, Paris, 1909 (reprod. 1969); et, plus
spécialement, sur les «rites d'agrégation», p. 188 sq.
197 Les sources et les données essentielles du problème
sont réunies par F. Schachermeyr, s.v. Tanaquil, RE, IV, A, 2,
192 Plin. NH 8, 194. 1932, col. 2172 sq. Sur l'interprétation psychologique du
'" Liv. 1, 57, 9. personnage et la condition de la femme étrusque, voir la
194 Les deux notices de Pline et de Paul Diacre concordent mise au point de J. Heurgon, La vie quotidienne chez les
exactement: Lanam in colu et fuso Tanaquilis, quae eadem Étrusques, Paris, 1961, p. 103-122. Depuis Bachofen, Die Sage
Gaia Caecilia uocata est, in tempio Sancus durasse prodente se von Tanaquil, Heidelberg, 1870 (reprod. Bâle, 1951), qui
auctor est M. Varrò, factamque ab ea togam regiam undulatam expliquait le caractère exceptionnellement dominateur de la
in aede Fortunae, qua Ser. Tullius fuerat usus. Inde factum ut reine par un hypothétique matriarcat étrusque, les historiens
nubentes uirgines comitaretur colus compta et fusus cum et les mythographes tendent de plus en plus à voir en elle
starnine (Plin. NH 8, 194). Gaia Caecilia appellata est, ut l'hypostase d'une divinité, Vesta selon L. Euing, Die Sage von
Romam uenit, quae antea Tanaquil uocitata erat, uxor Tar- Tanaquil, Francfort, 1933; ou, plus probablement, Fortuna,
quinii Prisci regL· Romanorum, quae tantae probitatL· fuit, ut id selon G. Dumézil, Servius et la Fortune, Paris, 1943, p. 228; et
nomen ominis boni causa fréquentent nubentes, quant sum- J. Gagé, en particulier Tanaquil et les rites étrusques de la
mam asseuerant lanificam fuL·se (Fest. Paul. 85, 3; cf., sur sa «Fortune Oiseleuse», SE, XXII, 1952-1953, p. 79-102. Contra,
statue de bronze, Plut. Quest, rom. 30, 271e). Déjà, sur cependant, la réaction d'A. Momigliano, Tre figure mitiche :
Tanaquil filandière et ses liens avec les rites du mariage, Tanaquilla, Gaia Cecilia, Acca Larenzia, Quarto contributo alla
ainsi que sur leurs arrière-plans mythiques, le rapport entre storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, 1969,
le tissage et un ιερός γάμος, entre les toges de Servius p. 455-485 (article paru en 1938), qui se refuse à admettre le
Tullius et le « manteau cosmique », H. Lyngby, Tempel, p. 28- caractère divin de Tanaquil. Sur Gaia Caecilia, si obscur que
31. reste le processus par lequel elle fut identifiée à Tanaquil, et
195 Plin. loc. cit. : ea prima texuit rectam tunicam, quales les Caecilii, qui prétendaient descendre de Caeculus,
cum toga pura tironi induuntur nouaeque niiptae. l'homologue prénestin de Servius Tullius, infra, p. 445 sq.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 287

si l'on s'en tient à la notion sociologique de pourtant difficile de donner de la grande déesse
«classes d'âge», on voit s'esquisser une théorie du Forum Boarium une définition aussi
complète de Fortuna, fondée sur le système de restreinte, qui en fasse exclusivement la patronne des
ses épiclèses. Certains de ces vocables se jeunes filles durant une période aussi brève de
réfèrent à des cultes féminins, liés soit à la puberté) leur existence, celle qui séparait les deux
soit au mariage et à l'entrée dans l'âge adulte : passages de la puberté et du mariage, après lequel
ainsi la Fortuna Virgo ou Virgmalis, qui, pour elles passaient sous la tutelle de Fortuna
J. Gagé, serait celle du Forum Boarium, et la Muliebris. Nous ne reviendrons pas sur le problème
Fortuna Muliebris de la Via Latina. Existait-il des de l'épiclèse de la déesse, que nous avons résolu
cultes parallèles où Fortuna était honorée par dans un sens exactement contraire à celui de
les jeunes gens et par les hommes? Les surnoms J. Gagé198 : si douteuse que soit l'authenticité des
de Fortuna Barbata et Virilis le donnent à penser. surnoms Virgo ou Virginalis, appliqués à une
Telle est, dans ses grandes lignes, l'interprétation déesse que les sources, dans leur très grande
si neuve de J. Gagé, qui voit en Fortuna une majorité, désignent couramment sous le seul
divinité protectrice des classes d'âge, et qui nom de Fortuna, ou de Τύχη pour les auteurs
veillait sur les rites de passage caractérisant une grecs, elle ne change rien aux faits, à l'existence
organisation sociale archaïque. Il est des toges qui revêtaient la statue divine, et au
effectivement vraisemblable que les multiples rite d'offrande des togulae, double problème sur
spécialisations de Fortuna se regroupent au sein d'un lequel nous ne croyons pas davantage pouvoir
ensemble cohérent et constituent une unité partager les solutions de J. Gagé.
fonctionnelle : du moins aucune explication plus Le texte d'Arnobe, point de départ de toute
satisfaisante n'a-t-elle encore été proposée de ses discussion, ne mentionne que l'acte rituel, sans
cultes les plus anciens, même si, et J. Gagé est le le commenter: à l'époque ancienne, les fillettes
premier à le reconnaître, le détail des faits est romaines qui abandonnaient la toge prétexte de
complexe et ne laisse pas de soulever maint leur enfance en faisaient don à Fortuna. Mais les
problème. païens se souviennent-ils encore de cet usage?
Nous ne pouvons analyser plus longuement puellarum togulas Fortunam defertis ad Virgina-
cette interprétation si riche qui, d'ailleurs, lem? leur demande, non sans ironie,
déborde le cadre précis de notre étude, la l'apologiste199. Toutefois, si nous connaissons la classe
religion de Fortuna, pour s'étendre à l'ensemble d'âge et le vêtement qu'elles quittaient, Arnobe
des pratiques rituelles, des classifications n'indique explicitement ni celui qu'elles
sociales, des traditions mythiques, même, de la Rome prenaient, ni la catégorie féminine dans laquelle
royale et républicaine. Disons brièvement que le elles entraient. Pour J. Gagé, c'était la classe des
système de correspondances que J. Gagé a uirgines, vêtues de la toga sororiculata, et ce
reconnu entre les classes d'âge et les cultes passage était celui de la puberté. Interprétation
archaïques de Fortuna nous paraît être une révolutionnaire, qui dissipe un contresens
justification lumineuse et inattaquable des invétéré, ou allégation sans fondement, qui ne
surnoms anciens de la déesse : à l'anarchie saurait prévaloir contre les thèses traditionnelles?
antérieure de cultes sans lien, sans cohésion, il a Car aucun texte antique n'atteste l'existence
substitué une structure religieuse et d'une telle classe de uirgines, se distinguant par
sociologique qui s'impose pour Fortuna Muliebris, un culte, des rites, des vêtements spéciaux. Pour
Barbata, Virilis. Le culte du Forum Boarium, notre part, nous persistons à penser, avec tous
cependant, ne nous semble pas se situer exactement les exégètes antérieurs, que le « passage » évoqué
au même plan et, en tout état de cause, la thèse par Arnobe se situait au moment du mariage200,
de J. Gagé sur une classe organique de uirgines,
ainsi que son analyse des divers types de toges
mentionnés par Pline, se heurtent à plusieurs 198 Supra, p. 268-274.
difficultés. Il est certes inévitable, en ce 199 2, 67.
200 Telle est l'interprétation classique du texte d'Arnobe,
domaine, que le nombre des questions et des depuis Wissowa, Gesammelte Abhandlungen, p. 257-259; RK2,
hypothèses demeure élevé, par rapport aux quelques p. 257; et Otto, RE, VII, 1, col. 19, jusqu'à H. Lyngby, Tempel,
certitudes que nous livrent les textes. Il paraît p. 25 et 28; et Latte, Rom. Rei, p. 96, n. 3.
288 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

lorsque la jeune fille quittait sa praetexta pour exemples, empruntés l'un et l'autre à Tite-Live et
prendre la toga primitivement commune aux particulièrement significatifs, puisqu'ils se
hommes et aux femmes, puis, plus tard, quand le rapportent aux drames que provoquent soit une
costume des adultes se fut différencié, la stola tentative de rapt, soit un projet de mariage, et
réservée aux matrones. J. Gagé semble se que, de surcroît, ils remontent à une époque
représenter les dénominations de la petite fille ou de suffisamment ancienne, le Ve siècle, pour que, à
la jeune fille romaine comme régies par une travers ses sources annalistiques, Tite-Live ait pu
stricte succession chronologique : d'abord puella, garder le souvenir des structures sociales
puis uirgo, sans que ces deux appellations soient primitives supposées par le système de J. Gagé. Le
compatibles. A son hypothèse d'une classe de premier est le procès de Virginie203, dont l'enjeu
uirgines distincte de celle des puellae, nous est précisément une jeune fille nubile, menacée
croyons pouvoir opposer non seulement des d'un enlèvement brutal et promise par ailleurs à
arguments négatifs - sa thèse reste indémontrée un mariage légitime. L'autre est l'histoire de la
et ne dépasse pas le niveau des vraisemblances jeune fille d'Ardée et du conflit qui opposa sa
ou des probabilités pour s'élever à celui des mère et ses tuteurs, puis tous les habitants de la
certitudes201 -, mais aussi quelques arguments ville, favorables les uns à un prétendant
positifs. patricien, les autres à un plébéien204. D'après Denys
Le premier relève de la sémantique. d'Halicarnasse, Virginie avait quinze ans205; Tite-
L'existence d'une hypothétique catégorie de uirgines, Live ne précise pas l'âge de son héroïne, il se
intermédiaire entre celle des puellae et celle des contente d'indiquer que c'était «une grande
femmes mariées, impliquerait que puella et uirgo jeune fille», uirgo adulta206, qui devait donc
désignent deux âges successifs de la vie des appartenir sans équivoque à la classe d'âge des
filles, l'enfance et l'âge nubile, et que leurs uirgines supposée par J. Gagé. Or, au cours de
emplois ne puissent se recouper. C'est son récit, Tite-Live la nomme quatorze fois
restreindre arbitrairement le sens de puella, dont on sait puella, onze fois uirgo. L'épisode de la jeune fille
bien qu'il s'étend à tout être jeune du sexe d'Ardée, dont les malheurs rappellent ceux de
féminin, petite fille, jeune fille encore vierge, Virginie, fait l'objet d'un récit trop bref pour que
jeune femme légitimement mariée202, ou jeune l'on en tire des conclusions décisives : il ne peut
maîtresse, dans la langue de la poésie servir que de contre-épreuve. La proportion des
amoureuse. Il est d'ailleurs aisé de citer des textes où deux substantifs y est sensiblement la même :
puella et uirgo s'appliquent simultanément à la deux emplois de puella, trois de uirgo. Une jeune
même jeune fille. Nous nous limiterons à deux fille sur le point de se marier peut donc être
nommée soit puella, soit uirgo : la fréquence
approximativement égale des deux termes
201 L'auteur lui-même ne se dissimule pas le caractère indique que, l'un comme l'autre, ils la situent, avec la
conjectural de sa théorie : « A prendre les témoignages même exactitude, à sa juste place dans la
anciens à la lettre (nous soulignons, de même que ci-dessous), société. Le concept de puella a évidemment une
la jeune fille romaine ne prenait la stola qu'avec le mariage; extension plus vaste que celui de uirgo, qui ne
et longtemps garçons et filles auraient porté pratiquement la s'emploie guère qu'à propos des filles nubiles,
même «prétexte». Certes, on le sent à diverses descriptions
rituelles, la uirgo se distinguait de la matrona par son des plus âgées des puellae, mais, à ces dernières,
apparence vestimentaire, sans parler des ornamenta propres les deux substantifs conviennent
à la matrone; mais il est probable qu'elle se présentait aussi indistinctement207.
autrement que la fillette, la puella au sens propre» (Matro-
nalia, p. 37 sq.). C'est cet aspect extérieur de la uirgo que
J. Gagé tente de reconstituer, en vain, à notre sens. 203 3( 4Φ48,
202 Nous ne rappellerons, pour mémoire, que quelques 204 4( 9( 4_7 Les deux épisodes tiennent une place de choix
exemples, les uns et les autres de caractère affectif. Eurydice, dans les analyses de J. Gagé, Matronalia, p. 239-243 et
épouse d'Orphée, rapta . . . pro coniuge, court sans voir le 251-257.
serpent qui causera sa mort, montura puella (Verg. georg. 4, 205 11, 30, 2 et 6; 34, 4.
456 et 458). Chez Terence, Hec. 231, Laches reproche à sa 206 3; 44/ 4 et 12.
femme son hostilité envers leur belle-fille : cum puella anum 207 Rappelant la légende des origines de l'Aqua Virgo,
suscepisse inimicitias non pudet? De même chez Tacite, ann. Frontin, aq. 10, 3, parle d'une puella uirguncula, «une petite
14, 64, 1 (à propos de la mort d'Octavie) et 16, 30, 2. fille», probablement pas encore nubile.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 289

Est-ce à dire qu'ils peuvent s'employer duit la séparation de deux domaines, le public et
indifféremment l'un pour l'autre? Une étude le privé, ce qui est soumis au contrôle de l'État
sémantique plus attentive du procès de Virginie et ce qui ne concerne que la vie des familles et
permet de préciser, qualitativement, la valeur les relations entre particuliers. Mais il n'en est
respective des deux mots. Au cours de l'action pas moins frappant qu'Ap. Claudius, censé
judiciaire, seul le terme de puella est employé et parler au nom de l'État, n'emploie jamais que puella
c'est le nom qu'Ap. Claudius, dans son rôle pour désigner «une enfant de sexe féminin»,
officiel de décemvir, applique constamment à la comme si le fait qu'elle soit ou non nubile
jeune fille208. Dans la vie privée, ce même Appius n'intéressait en rien la collectivité. L'État romain
use d'un tout autre langage, où uirgo se substitue ne connaît Virginie qu'en tant que puella, il
à puella209. C'est encore uirgo, dont le ignore tout de sa condition de uirgo.
rapprochement avec libido est significatif, que Tite-Live On peut donc supposer que, même dans la
emploie dans son introduction pour évoquer le Rome archaïque, la puberté des filles était un
désir d'Ap. Claudius, uirginis plebeiae stuprandae événement strictement privé, qui ne faisait
libido, ou le sort qui attend Virginie et la pitié l'objet d'aucune sanction officielle. L'existence du
des matrones en pleurs qui la protègent quand temple de Fortuna Virgo211, cité par Plutarque,
on veut l'enlever, circunistantibus matronis, iret ne constitue pas un obstacle à cette
ad prehendendam uirginem210. Puella est donc le interprétation. L'oubli où il était tombé confirme que la
terme générique, sans coloration particulière, ni religion classique ne connaissait plus ces rites de
sexuelle, ni affective, et qui pourrait se traduire passage primitifs, vestiges de croyances et de
sèchement par «la fille». C'est le substantif pratiques qui, pour elle, n'avaient plus de sens.
qu'emploie la langue administrative, celui qui Mais, même lorsqu'elles étaient encore vivantes,
conviendrait à un officier d'état civil et dont Fortuna Virgo qui, à la différence de la Fortune
Appius, effectivement, use dans l'exercice de ses du Forum Boarium, n'apparaît pas au calendrier
fonctions judiciaires. Virgo, plus précis, plus officiel, ne devait être honorée que par la
révélateur de l'âge et de la maturité de la jeune dévotion privée. Son culte et les rites accomplis
fille, convient à l'expression des rapports dans son sanctuaire, lors de la puberté des filles,
individuels, où interviennent éventuellement la n'intéressaient que les familles; ils échappaient
sensibilité, mais surtout, et à l'évidence, la au contrôle de l'État aussi bien que de la
sensualité. Il n'y a donc aucune opposition entre les religion publique. A la lumière de ces quelques
deux termes, qui ne désignent pas deux classes constatations, nous ne croyons donc pas que les
d'âge distinctes dont la jeune fille romaine, uirgines aient pu, même à date ancienne,
passant de l'une à l'autre, aurait successivement constituer une catégorie à part : les fillettes ou jeunes
fait partie : en fait, elle était, simultanément, filles de tout âge devaient former une même
l'une et l'autre, devenue uirgo sans pour autant classe, celle des puellae, s'opposant à celle des
cesser d'être puella. Il serait assurément excessif femmes. Quant au groupe des uirgines, il ne
de penser que la distinction puella - uirgo tra- devait avoir ni le caractère isolé, ni l'autonomie
qu'on lui prête. Sans doute avaient-elles, en
Fortuna Virgo, une déesse qui leur était propre
208 Le client et prête-nom d'Ap. Claudius la traîne devant et, par suite, des rites qu'elles ne partageaient
le tribunal, uocat puellam in ius (3, 44, 8), et formule sa évidemment pas avec le reste des puellae. Mais
revendication : puellam domi suae natam ... (3, 44, 9). Malgré ce seul fait ne suffit pas à définir une classe
les efforts de ses défenseurs, aduocati puellae (3, 44, 1 1 et 46, d'âge et, sur ce point, on ne saurait conclure de
5), Appius prononce urie sentence qui lui est défavorable. Le pratiques cultuelles purement privées à une
demandeur a le droit de l'emmener, ducat puellam (3, 45, 3),
mais le juge l'invite à y renoncer et à permettre que le véritable différenciation sociale. Les uirgines,
procès soit remis au lendemain : uindicarique puellam in même si leur puberté était sacralisée à
posterum diem pateretur (3, 46, 3). l'intérieur de la famille et, à l'époque archaïque, dans
209 II charge son client de réclamer la jeune fille, ut le culte de Fortuna Virgo, n'en demeuraient pas
uirginem in seruitutem adsereret (3, 44, 5), dont la beauté l'a
rendu fou : harte uirginem adultam, forma excellentem, Appius
amore amens... (3, 44, 4).
210 3, 44, 2 et 47,6. 211 Supra, p. 270-273.
290 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

moins aux yeux de l'État des puelîae; elles passage des filles et ceux des garçons213, qui
n'étaient que les aînées de cette catégorie qui, marquent, pour les deux sexes, l'entrée dans
officiellement, englobait la totalité des filles et l'âge adulte. Ces rites consistent dans l'abandon
qui était la seule classe d'âge qui, à Rome, eût des mêmes talismans protecteurs : la bulle et ses
jamais existé pour elles. amulettes, pour la fille, vraisemblablement,
Les rites du mariage romain confirment comme pour le garçon, et, en tout cas, pour l'un
pleinement ces observations sémantiques. Bien loin comme pour l'autre, la prétexte dont la bande
que la société archaïque ait ménagé une étape rouge a, par sa couleur, vertu magique pour
intermédiaire entre la condition des petites filles écarter les puissances mauvaises. Lorsque le
et celle des matrones, ce que nous pouvons jeune homme quitte ces signes apotropaïques, il
savoir des cérémonies préliminaires du mariage prend des vêtements nouveaux : la tunica recta,
atteste formellement que la fiancée passait sans tissée selon l'ancien usage, à chaîne verticale,
transition de l'état de puella à celui de femme ainsi que la toge virile, et il accomplit son
mariée. Même si les rites du mariage ne nous tirocinium, à la fois stage civil et service
sont guère connus que sous la forme où ils militaire. Or, c'est cette même tunica recta, dont
étaient pratiqués à l'époque classique, le l'invention était attribuée à Tanaquil, protectrice
conservatisme romain a joué en ce domaine comme semi-divine des rites de passage, que revêt elle
en tout autre. La toilette de la mariée romaine, aussi la fiancée, la veille de ses noces. Le fait,
vêtue de la tunica recta, coiffée au moyen de la d'une part, que la jeune fille porte la prétexte, et
hasta caelibaris, est réglée par des prescriptions certainement aussi la bulle, jusqu'au jour du
minutieuses qui remontent à un passé lointain et mariage, la symétrie, d'autre part, des rites qui
sont une preuve sûre de l'archaïsme des rites sacralisent pour le garçon l'entrée dans la vie
matrimoniaux. Or, c'est à ce moment même politique et militaire, pour la jeune fille l'entrée
qu'elle rompt avec son passé d'enfant en quittant dans la vie conjugale, montrent à l'évidence qu'il
ses poupées et sa prétexte, sans doute aussi sa n'y avait pas pour les filles deux passages, de
bulle, symboles et garants de cet âge, dont l'état de puella à celui de uirgo, puis de matrone,
l'abandon était, jusque sous l'Empire, sacralisé mais bien un seul, le passage décisif de la vie
par leur offrande à une divinité : celle des féminine qu'est le mariage. Ajoutons, quittant le
poupées aux Lares et, par la suite, à Vénus; celle domaine du rite pour celui du droit et de la
de la prétexte (togula) à la Fortune du Forum
Boarium, pratique ancienne dont Arnobe a dû
trouver la mention chez quelque antiquaire,
mais dont nous ignorons à partir de quelle Ps. Acr., éd. Keller: solebant pueri, postquam pueritiam
époque elle tomba en désuétude et fut excedebant, dis Laribus bullas suas consecrare, simïliter et
puellae pupas. Que la jeune fille ait porté la prétexte jusqu'à
remplacée par une consécration aux Lares la veille du mariage, et non, comme le voudrait J. Gagé, la
domestiques212. Il est révélateur de comparer les rites de toga sororiculata, signe de sa nubilité, ressort sans conteste
de Festus, 284, 1 : quod nubentibus depositis praetextis a
multitudine puerorum obscena clamentur, et de Properce, 4,
212 Dans ces rites préliminaires au mariage, l'usage romain 11, 33 : mox, ubi tarn facibus cessit praetexta maritis; quant à
semble avoir varié au cours des siècles. Nous avons souligné la bulle, si aucun texte ne précise ni quand elle la quittait, ni
ci-dessus le caractère purement privé des rites qui pouvaient à quelle divinité elle la consacrait, c'est très probablement
sanctionner la puberté des filles. Il en était de même pour aussi au moment du mariage qu'elle l'abandonnait et aux
les cérémonies du mariage: «avant tout, ce sont des Lares qu'elle en faisait l'offrande. Sous l'Empire, cependant,
cérémonies d'un culte privé, familial ou gentilice» (P. Noailles, l'usage grec s'était répandu que la jeune fille offrît à Vénus
Junon, déesse matrimoniale des Romains, dans Fas et Jus, ses poupées, comme l'atteste Perse, 2, 70, Veneri donatae a
Paris, 1948, p. 32). C'est en ce sens, précisément, qu'ont uirgine pupae, et peut-être en était-il déjà ainsi à l'époque de
évolué les rites mineurs qui préludaient à la fête et dont le Varron, si l'on en croit le scholiaste : solebant enim uirgines
caractère privé est allé s'accentuant. A l'offrande archaïque antequam nuberent quaedam uirginitatb suae dona Veneri
des togulae dans le sanctuaire public de Fortuna, au Forum consecrare; hoc et Varrò scribit. Cf. le commentaire de Jahn,
Boarium, s'est substituée, à une époque plus récente, une Leipzig, 1843, p. 139 et 292, et, sur l'ensemble de la question,
consécration, purement domestique, des vêtements et des Marquardt, La vie privée des Romains, trad, fr., Paris, 1892-
jouets aux Lares, attestée par Varron, suspendit Laribus 1893, 1, p. 52; et A. de Marchi, // culto privato di Roma antica,
manias, mollis pilas, reticula ac strophia (Menipp. 463 B.), et Rome, 1896-1903, I, p. 177 sq.
par les scholies à Horace, sat. 1, 5, 65 sq., notamment, dans 213 Infra, p. 401.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 291

coutume, que ce que nous pouvons savoir de la sa place authentique dans la célébration du
précocité du mariage dans une société mariage romain.
méditerranéenne telle que la société romaine, en Nous voyons donc s'évanouir une double
particulier depuis les travaux de M. Durry sur le hypothèse : l'existence d'une classe de uirgines et
mariage des filles impubères214, ne permet guère la définition de la Fortune du Forum Boarium,
de croire que les jeunes filles aient pu faire un qui n'était d'ailleurs pas une Fortuna Virgo ou
séjour quelque peu prolongé dans une classe Virginalis, comme une déesse spécialisée dans
stable de idrgines, mais qu'au contraire la hâte leur protection et veillant sur leurs rites de
de conclure les unions était telle que leur état de passage lors de la puberté. Mais, si elle n'était
fille nubile, mais non encore mariée, ne devait pas la divinité des uirgines, de quelle classe d'âge
être qu'éphémère. la Fortune du Forum Boarium était-elle donc la
C'est à ce moment majeur, nous pouvons en protectrice? Et même, si l'on s'écarte encore
avoir la certitude, que la jeune fille consacrait à davantage des thèses de J. Gagé, était-elle
Fortuna ses vêtements d'enfant. Le texte d'Ar- effectivement la déesse tutélaire d'une classe de la
nobe lui-même ne permet pas d'autre société romaine archaïque? On peut en douter,
interprétation. Il suffit, pour que, d'énigmatique qu'il si l'on compare cette déesse sans surnom aux
paraissait, il devienne parfaitement clair, de le véritables Fortunes des classes d'âge, Muliebris,
replacer dans son contexte, dont on a Virilis, Barbata, dont les épiclèses traduisent les
d'ordinaire le tort de l'isoler: cum in matrimonia diverses spécialités. Que la déesse du Forum
conuenitis, toga sternitis lectulos et marito rum Boarium soit demeurée extérieure à ce système
genios aduocatis? nubentium crinem caelibari has- sociologique n'est pas impossible : le cas de Fors
ta mulcetis? puellarum togulas Fortunam déferas Fortuna, Fortune servienne elle aussi,
ad Virginalem?215 . On ne saurait dire plus constituerait à cet égard un précédent non négligeable.
nettement que la dédicace des «petites toges» à Mais si nous tentons de préciser, en un sens plus
Fortuna Virginalis faisait partie, non point des positif, comment nous concevons la ou les
rites de la puberté, mais bien de ceux du fonctions de la Fortune du Forum Boarium,
mariage. Parmi les coutumes ancestrales qu'ont destinataire des puellarum togulae, nous ne pouvons
abandonnées les païens, Arnobe choisit en effet malheureusement faire appel qu'à trois sortes de
trois des rites matrimoniaux, qu'il énumère en documents, au demeurant peu explicites : le
inversant l'ordre chronologique dans lequel ils texte d'Ovide sur la fête du 11 juin; le mythe des
étaient célébrés : l'entrée de la nouvelle mariée amours de Servius et de Fortuna; enfin, nos
au domicile conjugal, où était dressé le lectus connaissances sur le culte de Mater Matuta, dont
genialis; auparavant, sa toilette et en particulier le voisinage si étroit avec Fortuna ne pouvait
sa coiffure, préparée avec la mystérieuse hasta que traduire des affinités fonctionnelles dont le
caelibaris; et, la veille de la cérémonie, le sens, cependant, nous échappe encore.
premier ou l'un des premiers de ces rites de Ovide s'intéresse peu à l'aspect rituel de la
passage : l'offrande à Fortuna, qui retrouve ainsi fête de Fortuna : c'est à l'origine légendaire des
toges qui voilaient la statue, au mythe de
Servius, amant de la déesse, et assassiné à
214 Le mariage des filles impubères à Rome, CRAI, 1955, l'instigation de sa propre fille, qu'il s'attache surtout.
p. 84-91 = Mélanges Durry, REL, XLVIIbis, 1969, p. 17-25; Id., On peut donc penser qu'à la différence du culte
RIDA, II, 1955, p. 263-273; Le mariage des filles impubères chez jumeau de Mater Matuta, celui de Fortuna ne se
les anciens Romains, Anthropos, L, 1955, p. 432-434; Sur le distinguait, le 11 juin, par aucun rite original et
mariage romain. Autocritique et mise au point, RIDA, III, 1956, que la fête de la déesse n'était marquée que par
p. 227-243 = Mélanges Durry, p. 27-41; Sur le mariage romain,
Gymnasium, LXIII, 1956, p. 187-190; le point de départ de ces le sacrifice, les prières, les offrandes à sa statue
études étant la constatation que les traités de médecine qui sont la trame commune de toutes les fêtes
antiques fixent l'âge moyen de la formation à 14 ans, alors religieuses. Le culte semble avoir été célébré
que le droit autorise le mariage des filles à partir de 12 uniquement par les femmes ou, du moins,
ans.
215 2, 67; le début de ce passage a été récemment étudié surtout par elles, par les matrones qui, le même
par H. Le Bonniec, Le témoignage d'Amobe sur deux rites jour et à l'intérieur de la même enceinte sacrée,
archaïques du mariage romain, REL, LIV, 1976, p. 110-129. fêtaient aussi Mater Matuta. C'est en effet au
292 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

même public féminin que s'adresse Ovide, compte, et non plus en témoins passifs de rites
d'abord pour l'appeler aux Matralia : qui ne les concernaient pas, ce n'était en réalité
ite, bonae maires, uestrum Matralia festum, qu'à la veille de leurs noces et, même à l'époque,
bien antérieure à Ovide218, où elles dédiaient
puis pour lui interdire de toucher, dans le encore leur prétexte à Fortuna, cette
temple de Fortuna, les toges dangereuses de la consécration privée, liée à la cérémonie de leur mariage,
statue : était indépendante du natalis de la déesse,
parche, matronae, uetitas attingere uestes; solennité publique célébrée à date fixe.
sollemni satis est uoce mouere preces216. Pouvons-nous, pour autant, considérer le
culte de Fortuna comme vraiment matronal? Cette
Les deux cérémonies devaient donc avoir lieu définition convient à celui de Mater Matuta,
successivement et il est vraisemblable que les dont seules les uniuirae étaient admises à
mêmes matrones passaient d'un sanctuaire à toucher la statue et à l'orner de couronnes219. C'est
l'autre ou, plus exactement, de la zone de l'une en ce sens que Wissowa a compris l'alliance des
des deux déesses à celle de la divinité voisine, deux déesses, liées l'une et l'autre à la vie
nouvel indice de la communauté cultuelle qui féminine, Mater Matuta comme Geburtsgöttin et couro-
les unissait. Les enfants des deux sexes, pueri ou trophe, Fortuna, de façon plus générale, comme
puellae, ne jouent aucun rôle dans la fête de Frauengöttin220. Il est pourtant difficile de ne voir
Fortuna, telle du moins que nous la connaissons en cette dernière qu'une divinité protectrice des
par Ovide. On peut croire, pourtant, qu'ils y femmes, sans nuancer cette définition : comment
figuraient, puisque, accompagnés de leur mère comprendre alors l'interdit rituel qui leur
ou plutôt de leur tante, ils étaient les défendait de «toucher» les vêtements de la statue
bénéficiaires du rite mystérieux accompli aux Matralia en voilée, les célèbres toges autrefois portées par
faveur des «enfants des sœurs». Il faut donc Servius? Le geste qui, dans les véritables cultes
supposer, aux côtés des matrones ou dans leurs matronaux221, constitue le privilège des femmes
bras, la présence de ces jeunes enfants qui fait, dans celui de Fortuna, l'objet d'une
assistaient à la cérémonie célébrée en l'honneur de prohibition rigoureuse. Paradoxalement, les matrones,
Fortuna, mais lui restaient étrangers. Quant aux seules appelées, selon les apparences, à célébrer
fillettes plus âgées, aux puellae et aux uirgines le culte, en étaient en même temps exclues,
dont l'hypothèse que nous venons d'examiner puisqu'elles étaient tenues à l'écart de la statue
voulait faire au premier chef les célébrantes du divine. Quelle était l'origine de cet interdit? Il
culte, Ovide ne les nomme même pas : déesse remontait, s'il faut en croire Ovide, au double
priée par les matronae, et elles seules, non par miracle qui suivit la mort de Servius, lorsque la
les uirgines, constatation qui, remarquons-le, va statue que le poète tient pour celle du roi
exactement à l'encontre de la thèse de J. ordonna qu'on lui voilât le visage, afin de lui épargner
Gagé217. Quelle qu'en ait été la nature, nous n'avons la vue de sa fille parricide. Du fond de son
pas à nous étonner d'une telle abstention : soit temple, on aurait alors, par un nouveau prodige,
qu'elles n'aient même pas été présentes à la entendu Fortuna elle-même proclamer :
cérémonie, soit que, y assistant auprès des
matrones, elles y aient pris aussi peu de part que «Ore reuelato qua primum luce patebit
les enfants plus petits, les jeunes filles ne Seruius, haec positi prima pudoris erit».
reconnaissaient nullement en la Fortune du Forum
Boarium une déesse qui leur fût propre. Si elles
fréquentaient son sanctuaire pour leur propre
218 Qui semble ne même plus connaître cette ancienne
participation des jeunes filles au culte de Fortuna. Au temps
de Varron, et au sien - mais de quand datait ce nouvel
usage? - c'est aux Lares qu'elles offrent leurs vêtements (cf.
2i*Fast. 6, 475 et 621 sq. supra, p. 290, n. 212).
217 Et de la définition qu'il donne, Matronalia, p. 38, de la 219 Tert. monog. 17, 3.
Fortune du Forum Boarium, en qui il voit une divinité 220 RK\ p. 257.
protectrice des uirgmes, «mais ne s'occupant pas des femmes 221 Comme ceux de Fortuna Muliebris, de Mater Matuta et
mariées et mères de famille». de Pudicitia {supra, p. 282 sq.; et infra, p. 353, n. 98).
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 293

Parche, matronae, uetitas attingere ues- magique et que leurs pouvoirs mystérieux
tes ... constituaient une menace pour la chasteté des
poursuit le poète222. matrones. On entrevoit ainsi comment avait pu
La cause de cette prohibition se laisse s'opérer la confusion, attestée par Festus et
interprétée à contresens par Wissowa225, que
aisément deviner à travers les paroles qu'Ovide
prête à la déesse : elle se rattache à la notion de certains commettaient entre Pudicitia et la
pudor, qui apparaît jusqu'à trois fois dans le statue voilée du temple de Fortuna, dont ils ne
comprenaient plus nettement la signification. La
passage, et qui inspire deux des trois
justifications, la première et la dernière, par lesquelles le notion de pudeur était certes fondamentale dans
poète tente d'expliquer pourquoi le visage de la les deux cultes, mais en sens contraire, car, bien
loin d'être une garante de leur vertu, la statue de
statue était voilé. C'est par pudeur, peut-être,
première -raison, que Fortuna aurait ainsi voulu Fortuna était pour les femmes une source de
dissimuler ses amours avec un mortel : péril.
Comment expliquer ces croyances
caelestemque homini concubuisse pudet, superstitieuses et l'ambivalence d'un culte qui semble ne
et cacher le visage de son amant : s'être adressé aux matrones que pour mieux les
nunc pudet, et uoltus uelamine celât ama- en exclure? Les souvenirs mythiques attachés à
tos22\ l'union de Servius et de Fortuna, et que
De même, dans les vers que nous venons de conservait le temple du Forum Boarium, sont seuls
susceptibles de nous en livrer le sens. Ovide ne
citer et qui, répondant à l'impudence criminelle
craint pas, lorsqu'il évoque ces amours
de Tullia, concluent l'épisode, c'est encore par
souci de la pudeur féminine, obscurément liée légendaires, d'humaniser la redoutable divinité
archaïque qui siégeait en son temple dans l'appareil
aux toges de la statue, qu'elle a interdit de la
dévoiler, puis que le poète enjoint aux matrones, majestueux de la puissance royale. Il la peint
en particulier, de ne point toucher ses sous les traits d'une femme timide, qui se
vêtements. On peut se demander si une divinité dissimule dans les ténèbres pour venir retrouver
aussi redoutable pour les femmes qui lui celui qu'elle aime :
rendaient hommage avait réellement pour fonction nocte âomum pania solita est intrare fenes-
de protéger leur pudeur ou si sa puissance tra,
n'était pas plutôt susceptible de s'exercer à des unde Fenestellae nomina porta tenet226.
fins opposées. En clair, nous devons entendre La fable mi-pieuse, mi-galante, rejoint alors
que les femmes qui célébraient le culte d'authentiques traditions cultuelles et royales,
risquaient aussi d'en être les victimes, si, par également attestées par Plutarque qui, en deux
malheur, elles avaient le moindre contact avec les passages227, mentionne la porta Fenestella, petite porte
vêtements sacrés, au sens le plus fort, de la ou simple poterne inconnue par ailleurs, et qui,
statue. Un tabou les en écartait, parce que les d'après les conjectures des modernes, devait être
toges royales, objet de la superstition située au pied du Palatin, près de la Voie Sacrée
populaire224, étaient dangereusement chargées d'influx et de la Noua Via226. Auprès de cette porte,

2« Supra, p. 282-284.
™Fast. 6, 619-621. 226 Fast. 6, 577 sq.; avec les commentaires, ad loc, de
223 Fast. 6, 574 et 579. La deuxième raison alléguée par le Frazer, Fasti, IV, p. 295; et F. Borner, II, p. 377 sq.; ainsi que
poète (supra, p. 276), les regrets trop vifs de la foule à la Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1509; et Otto, RE, VII, 1, col.
mort de Servius, ne s'accommodait évidemment pas de cette 16.
explication morale et spécifiquement féminine. Inconvénient 227 Fort. Rom. 10, 322e; Quest, rom. 36, 273b-c; avec le
sans gravité : les références réitérées au pudor de la première commentaire de H. J. Rose, The Roman Questions of Plutarch,
et de la dernière justification, qui encadrent le p. 185 sq.
développement, suffisent à lui imposer une coloration morale 228 Platner-Ashby, s.v. Porta Fenestella, p. 407; Lugli, Roma
homogène. antica, p. 406. Cette localisation (puisqu'il ne nous a pas paru
224 Qui les croyait invulnérables, aussi bien au feu qu'aux possible, supra, p. 266, n. 92, d'accepter, si séduisante qu'elle
attaques des insectes et à l'usure du temps (supra, p. 274). soit, la conjecture de F. Coarelli, qui veut, op. cit., p. 79 sq.,
294 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

ajoute Plutarque, se trouvait une «chambre de au service de sa propagande politique. A


Fortuna» qui abrita les amours du roi et de la supposer même qu'il ait abrité quelques reliques
déesse, un Τύχης Μλαμος que nous ne royales, le cubiculum Fortunae ne semble pas avoir
connaissons que par sa traduction grecque, et dont le été le centre d'un culte organisé : ce n'était pas
nom latin devait être cubiculum Fortunae229. une aedes, mais seulement un édifice vénérable,
C'est dans cette chambre que Fortuna pénétrait entouré de la dévotion populaire, et dont on
à la dérobée, par la «petite fenêtre» dont le peut se demander, en l'absence de tout indice
détail légendaire, loin d'avoir, comme le croit qui permette de le rattacher à la religion de
Plutarque, donné son nom à la porte voisine, a l'État, s'il n'était pas l'objet que d'un culte privé.
en réalité été imaginé d'après cette dernière, En fait, plutôt qu'à l'obscur cubiculum
d'après la porta Fenestella, bizarrement nommée, Fortunae, c'est au grand temple du Forum Boarium
qui se trouvait en cet endroit230. Nous ignorons que demeuraient attachés les souvenirs de Ser-
tout du statut religieux de ce cubiculum, qu'il vius et de Fortuna; c'est lui qui perpétuait le
faut se représenter comme une modeste mythe de leur union, dont les toges qui avaient
chapel e dont le culte et les rites, s'ils existèrent été portées par le roi et qui, désormais, paraient
jamais231, devaient être assez oubliés pour que la déesse étaient en quelque sorte le symbole
nul ne nous en ait transmis le souvenir et pour visible. Si la nature des deux édifices était
qu'un homme aussi intéressé que Séjan, par différente, leur prestige, semble-t-il, était aussi fort
exemple, à l'exploitation de la légende servienne, inégal. La tradition dont le Τύχης θάλαμος était
n'ait pas tenté de les faire revivre à son profit et l'objet ne constituait qu'un épisode
pseudo-historique de la vie de Servius et de son existence
mortelle. Au Forum Boarium, cette tradition
situer la porta Fenestella près du Forum Boarium et croit la était élevée à la dignité d'un mythe cultuel.
reconnaître sur le médaillon de Marc-Aurèle) est suggérée C'était là le privilège exclusif de ce temple : à
par la confrontation de Plutarque, Quest, rom. 36, 273b-c, et
de Tite-Live, 1, 41, 4. Plutarque, qui s'interroge sur cette aucun autre des cultes que Fortuna possédait à
singulière appellation, une porte qui a reçu le nom de Rome, pas même à ceux dont Ovide nous fait
«fenêtre», envisage deux explications et songe soit à la connaître les rites232, n'était liée la moindre
fenêtre par laquelle passait Fortuna, soit à celle d'où Tana- affabulation mythique. Nouvel indice, s'il en était
quil s'adressa au peuple (infra, p. 295). Or, Tite-Live précise besoin, de la situation tout à fait particulière de
que cette fenêtre, située à l'étage du palais, donnait sur la
Noua Via : per fenestras in Nouant Viam uersas - habitabat ce sanctuaire et de sa prééminence sur les
enim rex ad louis Statoris - (cf. Platner-Ashby, s.v. Noua Via, autres cultes romains de Fortuna. A cet égard, la
p. 361 sq.). déesse du Forum Boarium n'a qu'une
229 Selon la traduction de J. Gagé (ci-dessous, n. 231); homologue et ce n'est pas à Rome, mais à Préneste, qu'il
cubile Fortunae, selon celle de H. J. Rose, loc. cit., et de faut la chercher. Comme la Primigenia, et à la
M. Marconi, Riflessi mediterranei, p. 242.
230 Le rapprochement étymologique n'est d'ailleurs pas différence des autres Fortunes romaines, que
erroné : le nom propre Fenestella (cf. l'historien, leurs épiclèses fragmentaient et liaient trop
contemporain d'Auguste et de Tibère; et W. Schulze, Zur Geschichte étroitement à la société humaine, en les
lateinischer Eigennamen, p. 356) dérive de fenestra (cf. dola· réduisant à l'état d'abstractions divinisées, la Fortune
bra-Dolabella), pour qui «une origine étrusque n'est pas du Forum Boarium avait conservé intactes son
impossible» (s.v., Ernout-Meillet, p. 225; Walde-Hofmann, I,
p. 478; cf. G. Serbat, Les dérivés nominaux latins à suffixe unité et sa transcendance. Elle était restée une
médiatif, Paris, 1975, p. 336). personne divine, elle avait aussi une histoire qui
231 J. Gagé, qui a eu (Matronalia, p. 33 sq.; 43; 48; 225-228) la rendait vivante et c'est de cette déesse,
le mérite de ramener l'attention sur ces obscurs détails, accessible aux passions comme les mortels, que
valorise toutefois à l'excès l'importance et le rôle du Servius avait été l'amant. Tandis que le Τύχης
cubiculum, lorsqu'il tente de lui rapporter l'anecdote que content
Cicéron, din. 1, 104, et Valère-Maxime, 1, 5, 4 : celle d'une
Caecilia qui attendait pour sa nièce un «présage de
mariage», nuptiale omen, au cours d'une veillée nocturne
accomplie dans une chapelle, in sacello quodam. Ce petit sanctuaire 232 Comme ceux de Fortuna Virilis et de Fors Fortuna
qui, si l'on en croit J. Gagé, n'était autre que le cubiculum (fast. 4, 145-150; et 6, 773-786; cf. infra, p. 380 sq.; et supra,
Fortunae, aurait donc été le siège d'anciennes pratiques p. 207). On ne saurait considérer comme un mythe l'étiologie
rituelles, more ueterum, more prisco, disent Cicéron et historique du culte de Fortuna Muliebris, lié à la légende de
Valère-Maxime, de préparation au mariage. Coriolan (infra, p. 335-337).
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 295

μος sombrait plus ou moins dans l'oubli, le en la personne de Tarquin, puis de Servius,
temple du Forum Boarium avait officiellement retrouve ainsi les dimensions surnaturelles qui,
recueilli l'héritage religieux de la légende ser- bien plus qu'un hypothétique matriarcat
vienne et associé, dans une vénération étrusque, sont propres à expliquer sa
commune, le nom du roi à celui de la déesse : les toute-puis ance : Tanaquil n'est autre que le double historicisé
amours de Servius et de Fortuna y étaient de la déesse Fortuna. Il devient dès lors légitime
entrées dans l'immortalité, privilège des dieux. de retrouver dans les actions humaines de la
Lorsque les Romains évoquaient la légende de reine étrusque comme la projection des
Numa et d'Égérie, c'est vers le bois des Camènes pouvoirs divins de Fortuna. Or, si nous en croyons la
que se tournait leur pensée. Quand ils tradition annalistique, les grands moments où se
songeaient à Servius et Fortuna, peut-être se manifeste l'autorité exceptionnelle de Tanaquil
rappelaient-ils encore le cubiciilum Fortunae, mais sont de deux ordres : elle prédit, quand elle ne la
c'est surtout, nous pouvons en avoir la certitude, ménage pas elle-même, l'ascension des futurs
le sanctuaire du Forum Boarium, sa statue rois, Tarquin et Servius; elle veille sur l'enfance
cultuelle, ses toges royales qui se présentaient à prodigieuse de ce dernier237 et une autre
leur esprit. version, plus brutale, de la légende lui attribue
Nous retrouvons dans l'histoire, même la même un rôle décisif dans sa naissance
plus éloignée en apparence de ces récits miraculeuse. Double orientation qui nous engage à
fabuleux, la «fenêtre» qui joua un tel rôle dans la rechercher, dans l'une et l'autre de ces deux
destinée de Servius. Alors que Tarquin était directions, les fonctions spécifiques de la
mourant, c'est à une fenêtre du palais, per fenes- Fortune du Forum Boarium.
tras, que Tite-Live nous montre Tanaquil se Plusieurs traditions avaient cours sur
présentant au peuple pour le haranguer et préparer l'origine de Servius Tullius. L'une, que suit Tite-Live et
l'avènement de son fils adoptif233. Les anciens qui se présentait sous plusieurs variantes, lui
avaient déjà fait le rapprochement entre les attribuait une naissance purement humaine. Sa
deux traditions et Plutarque, quand, dans les mère, Ocrisia, était esclave, mais seulement à la
Questions romaines, il cherche l'origine du nom suite des vicissitudes de la guerre. En fait, elle
étrange donné à la porta Fenestella, propose était de grande famille, ainsi que son père,
successivement les deux explications : qu'elle doive originaire de Corniculum et qui tenait le premier
son appellation, tirée d'une «fenêtre» illustre du rang dans cette ville238. Version rationaliste et
voisinage, soit à la fenêtre légendaire du Τύχης bienséante, qui s'est substituée à un récit plus
θάλαμος, soit à la fenêtre «historique» depuis cru et plus fabuleux. Dans la tradition la plus
laquelle eut lieu la célèbre intervention de ancienne, Servius était le fils d'un dieu, le Lar
Tanaquil en faveur de Servius234. L'identité de famïliaris ou Vulcain, apparu sous forme
Tanaquil et de Fortuna perce à nouveau phallique à Ocrisia, l'une des servantes du palais, alors
distinctement sous cette notice235. Le personnage hors du qu'elle versait des libations dans le feu du foyer.
commun de la reine, intermédiaire entre le Sur l'ordre même de Tanaquil239, la servante,
monde humain et le monde divin par sa science des revêtue des atours nuptiaux, se serait ainsi offer-
prodiges, «faiseuse de rois»236, et par deux fois,

233 Liv. 1, 41, 4 (cf. Dion. Hal. 4, 5, 1). La regia des Tarquins taire du livre I de Tite-Live, coll. Érasme, 2e éd., Paris, 1970,
se trouvait près du temple de Jupiter Stator, sur la Velia (cf. p. 135 et 140.
supra, p. 293, n. 228), tandis que la tradition situe le palais 237 Liv. 1, 34, 9 et 39, 2-4.
de Servius sur l'Esquilin (Ovid. fast. 6, 601; cf. Liv. 1, 48, 4 238 Liv. 1, 39, 5-6. Sur la mère de Servius, son identité et
et 6). son nom (la variante Ocresia est également attestée),
234 Quest, rom. 36, 273b-c. E. Marbach, s.v. Ocrisia, RE, XVII, 2, col. 1781-1786. Sur son
235 Cf. supra, p. 286. Sur la Fortune « à la fenêtre », qui père, grand seigneur de Corniculum, selon Tite-Live et Denys
dériverait de l'Aphrodite-Astarté de Chypre, cf. maintenant d'Halicarnasse, 4, 1, 2, ou simple client de Tarquin (Cic. rep.
M. Verzâr, Pyrgi e l'Afrodite di Cipro. Considerazioni sul 2, 37; Plut. Fort. Rom. 10, 323a-c), ou encore originaire de
programma decorativo del tempio B, MEFR, XCII, 1980, Tibur (Fest. 182, 6), W. Hoffmann, s.v. Tullius, RE, VII, A, 1,
p. 35-86. col. 806.
236 Selon l'expression de J. Heurgon dans son 239 Ovid. fast. 6, 633 : iussa . . . captiua.
296 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

te au caprice du dieu et c'est de cette union xque A la lumière de la légende servienne, les
serait né Servius240. Rôle scabreux et qui traditions vestimentaires placées sous le nom de
paraîtrait peu conforme à la dignité du rang royal, s'il Tanaquil et les rites en usage dans le culte de
ne répondait parfaitement à ce que suggèrent Fortuna prennent en effet tout leur sens. Car
par ailleurs les traditions cultuelles du Forum nous voyons se constituer un remarquable
Boarium. La version épurée que suit Tite-Live a faisceau de concordances, où le port, par la mariée,
cependant gardé le souvenir d'un autre prodige, de la tunica recta, l'offrande des prétextes à
qui semble être un doublet décent du premier. Il Fortuna, l'éloignement craintif des matrones à
eut lieu durant l'enfance de Servius : tandis qu'il l'égard des toges royales, trouvent leur
dormait, sa tête fut entourée de flammes et c'est, explication et leur commentaire narratif dans le récit
une fois encore, Tanaquil qui interpréta le signe mythique de la naissance de Servius. J. Gagé a
surnaturel et y vit l'annonce des hautes rapproché la parure nuptiale que la servante
destinées qui attendaient le fils de l'esclave241. Figure revêt sur l'ordre de la reine, sa maîtresse, et la
étrange et complexe que celle de la reine qui, tunica recta, inventée par cette même Tanaquil,
dès ses débuts, guide ainsi vers le trône les pas que la fiancée revêtait dès la veille de son
du jeune Servius, de même que, dès leur arrivée mariage, qu'elle portait la nuit qui précédait ses noces
dans la Ville, elle avait déjà prédit à Tarquin son et le jour même de la cérémonie242 : c'était donc
avenir royal; mais c'est aussi sous ses auspices le vêtement qui l'accompagnait et la protégeait
que s'accomplit l'union, plus rituelle sans doute durant tout le «passage», depuis le moment où,
que scandaleuse, du dieu et de la servante, jeune fille encore, elle offrait sa prétexte à la
donnée légendaire où se retrouvent le mythe de la Fortune du Forum Boarium, jusqu'à celui où, le
flamme fécondante et la signification sexuelle du lendemain du mariage, elle prenait pour la
feu. Si nous appliquons à Fortuna les deux première fois la stola des matrones. Le mythe et le
thèmes d'interprétation que suggère l'histoire rite se répondent rigoureusement, la reine et la
humaine de Tanaquil, la coïncidence entre les deux déesse jouent le même rôle dans la légende et
figures, celle de la reine et celle de la déesse, est les institutions : c'est sous le patronage royal ou
si exacte que le culte du Forum Boarium s'en surnaturel de Tanaquil ou de Fortuna - les deux
trouve immédiatement éclairé. Elle était, ce que figures étant équivalentes - qu'étaient placés la
nous savions déjà, la puissance surnaturelle de fécondation mythique de la servante par le Feu
qui Servius tenait son investiture royale; mais divin, ainsi que le mariage légitime et la nuit de
elle était aussi, trait jusqu'alors moins évident, noces de la jeune mariée romaine.
liée à des fécondations mystérieuses par le feu, Dès lors, nous avons chance de mieux
ce qui incite à reconnaître deux aspects en cette comprendre la nature et la signification des toges
déesse, donneuse à la fois de souveraineté et de qui voilaient la statue cultuelle de Fortuna et qui
fécondité sexuelle. sont restées inexpliquées, puisque nous n'avons
pas cru pouvoir accepter les théories de J. Gagé.
Étaient-elles masculines ou féminines, vêtement
de jeune fille ou vêtement de roi? J. Gagé, dans
ce débat, a pris parti en faveur de toges exclusi-
240 Sur la naissance divine de Servius, fils du Lar (Dion.
Hal. 4, 2, 1-3; Plin. NH 36, 204; Plut., loc. cit.) ou de Vulcain
(Dion. Hai. et Plut., loc. cit.; Ovid. fast. 6, 626-636; cf. Arnob.
5,18), et plus généralement, sur l'ensemble des sources et des
problèmes serviens, Frazer, Fasti, IV, p. 300-302; l'article de 242 Fest. 364, 21: regillis tunicis . . . pridie nuptiarum dieni
W. Hoffmann, RE, VII, A, 1, 1939, n° 18, col. 804-820; uirgines indutae cubitum ibant ominis causa; ut etiam in togis
R. T. Ridley, The enigma of Servius Tulliiis, Klio, LVII, 1975, uirilibus dandis obseruari solet - nouvel exemple de la
p. 147-177. On retrouve le même thème mythique, celui de la symétrie des rites de passage concernant la jeune fille, au
conception miraculeuse par le feu, dans des légendes moment du mariage, et le jeune homme. Cf. J. Gagé,
relatives à la naissance de Romulus et Rémus, ainsi que de Matronalia, p. 31-33 (déjà RD, XXXVI, 1958, p. 466-468; et
Caeculus, le fondateur de Préneste {infra, p. 441 sq.). Cahiers internationaux de Sociologie, XXIV, 1958, p. 44-46,
241 Liv. 1, 39, 1-3; cf. Plut., loc. cit., et Plin. NH 2, 241. Chez encore que, dans ces études antérieures, il ne soit fait état,
Virgile, Iule (Aen. 2, 681-691), Lavinia (7, 71-80) et Octave à conformément au système de l'auteur, que de la toga
Actium (8, 680 sq.) sont l'objet du même prodige, signe d'une undulata, plutôt que de la tunica recta, ou regilla, qui, elle, est
grande destinée (cf. Plin. NH 2, 101). bien attestée).
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 297

vement féminines, portées par les jeunes filles à riculata247, et ce n'est que par une assimilation
partir de leur puberté et connues sous le nom arbitraire, et toute personnelle, que, dans son
de toga undulata ou, plutôt, sororiculata, épithète analyse, J. Gagé a substitué son nom à celui de
qui lui a paru plus propre à étayer son la toga undulata.
argumentation243. En fait, nombre de faux problèmes ont Si nous allons du connu vers l'inconnu, ces
été soulevés à propos de ces toges légendaires. toges étaient d'abord des prétextes, et c'est
Si l'on s'en tient à la lettre des textes, la réalité l'appellation la plus générale, semble-t-il, qui leur
est peut-être plus simple qu'il n'y paraît et, était conférée : Send Tulli praetextae, dit Pline,
laissant de côté les deux hypothèses, défendues par sans revenir sur leurs particularités techniques,
l'auteur et inséparables, des vêtements rituels de quand il mentionne seulement leur
«passage» et des uirgines constituées en classe exceptionnelle conservation jusqu'à l'époque de Séjan. On
d'âge, nous croyons possible, pour notre part, comprend aisément que les rois de Rome aient,
d'en donner une explication plus historique et comme les enfants, et comme les magistrats qui
moins sociologique. les remplaceront, porté la prétexte, ainsi que
Les textes244, tous d'origine varronienne, le Varron ne manque pas de le rappeler: reges
fragment de Varron cité par Nonius et le nostri . . . praetextatas togas soliti sint höhere. Par
pas age de Pline qui dérive de la même source,
permettent en effet, si on les lit d'un regard sans
préjugé, de circonscrire beaucoup plus
247 D'un type plus récent que Yundulata, l'évolution (inde)
nettement le débat. Deux faits ont grandement d'un vêtement à l'autre s'est, selon Pline, traduite par un
contribué à l'obscurcir. Les indications que Pline allongement de la toge : « le vêtement ondulé fut d'abord
donne sur les toges de la statue appartiennent à un parmi les plus élégants; puis on fit tomber jusqu'au pied la
développement d'ensemble sur le vêtement, qui robe dite sororiculata», propose A. Ernout, Les Belles
nous offre simultanément une typologie de la Lettres. Cette interprétation correspond effectivement à ce que
toge romaine {pura, praetexta, pietà) et une étude nous savons, par les monuments figurés, des transformations
de la toge (cf. infra, p. 298, n. 251). Mais qu'était la toga
de son évolution historique : d'où deux sororiculata et comment faut-il entendre son nom? Plutôt
catégories lexicales, qui ne se situent pas sur le même que de le rattacher à soror, J. Gagé (Matronalia, p. 31, qui
plan, et qu'on n'a pas toujours suffisamment reprend une étude antérieure: La poutre sacrée des Horatii,
distinguées. D'autre part, les toges de la statue Hommages à W. Deonna, coll. Latomus, XXVIII, Bruxelles,
sont désignées sous trois appellations, toga 1957, p. 235) a adopté une étymologie soutenue par
H. J. Rose, à propos du culte de Mater Matuta, si proche de
praetexta, undulata, regia245 : quel est le rapport entre Fortuna. L'un des rites des Matralia concerne les «enfants
les trois termes et que représentent donc, des sœurs», les pueri sororii. En fait, pour H. J. Rose, cette
historiquement et concrètement, ces toges, traduction ne serait qu'un contresens, commis dès
auxquel es peut s'appliquer une triple dénomination? l'antiquité, par Ovide et Plutarque. Il faudrait rattacher sororius, non
Qu'on ne s'étonne pas de voir manquer à ce à soror, mais au verbe sororiare, «se gonfler», à propos de la
gorge des jeunes filles; ainsi Fest. 381, 2 : sororiare mammae
programme la toga sororiculata. Si Pline la dicuntur puellarum, cum primum tumescunt, ut fraterculare
nomme effectivement après V undulata, dont elle puerorum. Les pueri sororii seraient donc les adolescents en
apparaît comme un dérivé, undulata uestis prima pleine puberté. Conséquence de cette interprétation, le
e lautissimis fuit, inde sororiculata defluxit246, elle tigillum sororium et le culte de limo Sororia concerneraient
n'a que trop retenu l'attention au détriment de les rites de passage de la puberté, de même que la toga
sororiculata serait le vêtement des jeunes filles nubiles.
la précédente et elle est entièrement étrangère Vivement critiquée par G. Dumézil (cf. infra, p. 310, n. 305
au problème qui nous occupe. Car jamais la et 306, avec la bibliographie), cette étymologie est ignorée
statue du Forum Boarium n'a porté la toga par les dictionnaires d'Ernout-Meillet et Walde-Hofmann, qui
continuent de rattacher sororiculata à soror (s.v., p. 637; et II,
p. 563), ce qui éveille quelques doutes sur ses fondements
philologiques. Au terme de ces spéculations (et sans nous
engager dans les problèmes complexes du tigillum sororium
24} Supra, p. 285. et de Inno Sororia), il semble qu'on puisse exclure tout
244 Réunis supra, p. 277 sq. rapport entre la toga sororiculata, les jeunes filles et la
245 Non. 278, 19 : duabus undulatis togis. puberté, mais le sens de l'expression n'en est pas plus clair:
Plin. NH 8, 194: togam regiam undulatam. «seul ex. de cet adjectif, dont le sens est inconnu», se borne
8, 197: Semi Tulli praetextae. à commenter A. Ernout, dans son édition du livre VIII de
246 NH 8, 195. Pline, p. 165.
298 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

leur fonction ou par leur âge, ils étaient, les uns simple s'accorde parfaitement avec ce que, par
et les autres, également exposés aux influences les textes et, surtout, par les témoignages de
pernicieuses; ils étaient aussi également l'archéologie, nous savons de l'histoire de la toge
nécessaires à la vie de la cité, qu'ils gouvernaient dans romaine. Elle est issue de la tébenne étrusque,
le présent ou dont ils incarnaient les forces d'abord courte et étroite, puis qui s'allonge et
futures. s'élargit peu à peu, jusqu'à devenir l'ample
Mais il ne s'ensuit pas que la prétexte des vêtement aux plis savamment disposés que sera la
rois ait été identique à celle des enfants. Au toge classique. La toga undulata n'est autre que
contraire : c'était, de surcroît, une toga undidata, cette toge encore archaïque, mais qui, déjà, cesse
et undidatas et praetextatas togas, dit toujours d'être un vêtement ajusté, et collant au corps,
Varron chez Nonius248. Qu'était-ce donc que la pour former des plis «ondoyants» qui
toga undidata? Point n'est besoin de chercher à commencent à permettre le drapé : définition qui répond
cette expression un sens fonctionnel : son bien aux vêtements des VIe-Ve siècles que nous
caractère est purement descriptif. Beaucoup plus clair font connaître les monuments figurés251. Loin
que le commentaire, assez embarrassé, de J.
Gagé249, Hild avait vu en elle, autrefois, « une toge à L. M. Wilson, The Roman toga, Baltimore, 1924, ne
plis ondulés»250, et cette explication imagée et si mentionnent la toga sororiculata; quant à Y undulata, on acceptera
difficilement l'explication du premier qui, après Forcellini, y
voit «un tissu de laines non teintes et diversement colorées
par la nature» (II, p. 140, n. 4), cependant que, pour la
seconde, « the meaning ... is uncertain » (p. 34). On ne
248 II ne nous semble pas qu'il y ait lieu de sous-entendre retiendra pas davantage la solution de Courby, s.v. Toga, DA,
un premier togas et de comprendre, avec J. Gagé, Matmnalia, V, p. 349, qui se contente de rappeler, après Pline, l'évolution
p. 38, et B. Liou, art. cité, p. 272, «comme si nos rois de i'undulata à la sororiculata, et reprend, pour la première,
n'avaient pas porté habituellement et des toges undulatae et la conjecture présentée par L. Heuzey, Une étoffe chaldéenne
des toges praeîextatae ». Nous entendons, au contraire, « des (le kaunakès), RA, IX, 1887, p. 271 sq., qui croyait reconnaître
toges qui étaient à la fois» undulatae et praetex{fa)tae. Les dans I'undulata l'étoffe d'origine chaldéenne, à longues
deux adjectifs ne sont ni incompatibles, comme on l'a cru, ni franges ondulées, nommée kaunakès, interprétation développée
non plus synonymes : nous le disions ci-dessus, ils ne se par J. Przyluski, La Grande Déesse, p. 53-59, qui le considère
situent pas sur le même plan; ils s'appliquent à des réalités comme le manteau porte-bonheur de la Grande Déesse
différentes, l'un à un type permanent de toge, la praetexta, orientale, introduit à Rome par les Étrusques, en même
opposée à la toga pura, l'autre, à ce témoin de la mode temps que le culte de la divinité qu'il revêtait.
archaïque qu'était I'undulata, et ils peuvent donc qualifier le 251 Sur le passage « de la tébenne à la toge », cf. J. Heur-
même vêtement, considéré de deux points de vue différents. gon, La vie quotidienne chez les Étrusques, Paris, 1961,
Qu'une même toge ait pu être à la fois undulata et praetexta, p. 218-222. Sur les plaques Campana, du milieu du VIe siècle
nous le voyons par le parallélisme des textes de Varron et de (p. 60, fig. 9; G. Q. Giglioli, L'arte etnisca, pi. CVIII, 1), le roi
Pline, qui se recouvrent jusque dans l'emploi du pluriel: porte une tébenne plus courte encore que sa tunique.
duabus undulatis togis, Serui Tulli praetextae. Mais que cette Quelques années plus tard, les personnages de la tombe des
terminologie complexe ait prêté à confusion, et cela d'autant Augures (p. 221, fig. 51; Giglioli, pi. CXI, 1) sont vêtus de
plus qu'elle s'appliquait à un vêtement depuis longtemps manteaux plus longs et moins collants, qui permettent «un
passé de mode, c'est aussi ce que prouve la définition de commencement de drapé». Au début du Ve siècle, les
Nonius, 278, 17, undulatum noue positum purum, et spectateurs de la tombe des Biges (p. 259, fig. 63; Giglioli,
l'équivalence erronée ainsi posée entre undulatum et purum. pi. CXV, 2) portent des toges prétextes assez longues pour
Nonius qui, déjà, ne comprenait plus l'objection de Varron, leur descendre jusqu'à mi-jambe et assez amples pour
semble considérer qu'une toga undulata était nécessairement former des plis. Cf. maintenant L. Bonfante, Etruscan dress,
une toga pura, donc l'opposé d'une praetexta, alors que la John Hopkins Un. Pr., Baltimore-Londres, 1975, p. 48-51. Ces
confrontation de Varron et de Pline nous offre précisément toges de la fin du VIe et du début du Ve siècle doivent nous
la preuve du contraire : une toga du type undulata, en usage donner une image fidèle de celles qui couvraient la statue du
à l'époque de Servius, pouvant être, à notre sens, aussi bien Forum Boarium et si, abstraction faite de la légende selon
unie, pura, qu'ornée de la bande de pourpre qui faisait d'elle laquelle les deux toges auraient été portées par Servius
une praetexta. vivant, on se demande duquel, des temples successifs de
249 Qui se borne à affirmer, Matronalia, p. 31, que «si S. Omobono, l'effigie qui en était voilée pouvait avoir été la
sororiculata a signifié «renflée», «modelée» en forme de statue cultuelle, l'ensemble de ces données s'accorde bien,
sein, le doublet d'undulata s'explique de lui-même». après la destruction complète de 510 environ, avec le
250 DA, II, 2, p. 1268. « Onde, ondulé », « bewegt » (s.v. linda, remaniement de l'area sacrée et l'édification des premiers
Ernout-Meillet, p. 746; et Walde-Hofmann, II, p. 816). Il y a temples jumeaux, précisément au début du Ve siècle - statue
peu d'éclaircissements, en revanche, à attendre des études qui échappa à l'incendie de 213 et dont l'archaïsme frappait
spécialisées. Ni Marquardt, La vie privée des Romains, ni Denys d'Halicarnasse (supra, p. 277, n. 146).
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 299

d'avoir été, comme on a voulu l'affirmer de la A la fois toges prétextes et toges royales, les
sororiculata, le costume d'une classe d'âge, la vêtements qui recouvraient la statue évoquaient
toga undulata ne représente qu'un moment dans donc les êtres sur lesquels s'étendait ou s'était
l'histoire du vêtement romain - moment qui étendue la divine protection de Fortuna : Servius
coïncide assez bien avec la chronologie et les fiancées ou les jeunes mariées. Leur aspect
traditionnelle de Servius et celle du culte de Fortuna était celui-là même des vêtements que portaient
pour que nous puissions tenir cette les rois sous la monarchie étrusque; mais ils
interprétation pour vraisemblable. Vêtement dont Pline avaient aussi des affinités avec les toges plus
nous dit qu'il était un des plus élégants de modestes que les jeunes filles consacraient dans
l'époque archaïque, prima e lautissimis fuit252, la toga le temple la veille de leurs noces. Leur
undulata, succédant à la rusticité primitive de la signification était donc ambivalente, de même qu'était
toge253, et qui ne devait nullement être réservée double la fonction de Fortuna, qui dispensait la
au souverain, traduit le progrès du luxe et le souveraineté aussi bien qu'elle présidait au
raffinement nouveau de la Rome des Tarquins. mariage. Mais leur caractère royal n'en était pas
Enfin, terme ultime de la gradation, cette moins prédominant. Ces toges n'étaient des
toge, déjà et praetexta et undulata, pour prétextes que par la bande de pourpre qui les
paraphraser Varron, était une toge royale, togam regiam bordait. Par ailleurs, ce que nous pouvons
undulatam, selon l'expression complète de Pline, entrevoir de leur apparence extérieure ou, du moins,
ce qui devait, cette fois, en faire le privilège du de la première toge, qui dissimulait l'autre et
seul Servius. En bref, les trois termes qui la qui, quoique du même type, pouvait être plus
définissent s'appliquent, le premier, praetexta, à richement ornée que la seconde256, incite à les
sa couleur ou à son décor, la bordure de mettre en rapport avec la personne du souverain
pourpre, le second, undulata, à sa forme, le troisième, beaucoup plus qu'avec les jeunes filles qui
regia, à sa signification sociale. Variante plus déposaient au temple leurs simples togulae d'enfant.
magnifique encore de la luxueuse undulata, et Aussi bien, la légende qui en faisait les toges
qui, par définition, appartenait en propre au roi, authentiques de Servius insistait-elle sur leur
la toga regia, vêtement d'apparat, devait être l'un définition royale aux dépens de leur définition
des insignes du pouvoir254. A la bande de «virginale». Sans oublier ce second caractère,
pourpre qui faisait d'elle une prétexte, à l'ampleur nous reconnaîtrons donc en elles avant tout des
«ondoyante» qui faisait l'élégance de Yundulata, vêtements masculins. Mais leur histoire est
s'ajoutaient sans doute d'autres ornements, et d'une complexité qui atteint le paradoxe.
l'on peut penser qu'entre ce riche vêtement D'origine masculine, elles revêtaient une statue
royal et les toges ordinaires des contemporains féminine. Toges royales, elles étaient devenues la
il existait autant" de différence qu'entre la simple parure rituelle d'une déesse; et cette déesse, juste-
toga pura quotidienne et la somptueuse toga
pietà du triomphateur255.

256 Ainsi pourrait s'expliquer l'opposition entre le


singulier, togam regiam undulatam (Plin. NH 8, 194) et le pluriel,
employé à la fois par Varron, ap. Non. 278, 19, duabus
252 «Le premier des vêtements très élégants», traduit undulatis togis, et par Pline, NH 8, 197, Send Tulli praetextae.
excellemment B. Liou, art. cité, p. 273. On peut admettre à la rigueur que le témoignage oculaire de
253 Du temps où elle était le vêtement commun des Varron, cité par Pline (auctor est M. Varrò, en 8, 194) ne vaut
hommes et des femmes, de nuit aussi bien que de jour; cf. que pour la première toge, la seule qui ait été réellement
Varron, de uita pop. Rom. I ap. Non. 867, 1; -et Serv. Aen. 1, visible. Mais il n'est pas moins vraisemblable que la seconde
282. toge, vêtement de dessous, ait été plus simple que la
254 Étudiés {praetexta, toga pietà), par R. Bloch, Tite-Live et première. Toutes deux, ayant la même fonction protectrice,
les premiers siècles de Rome, p. 102-114; et J. Heurgon, La vie auraient été des prétextes. Elles auraient eu, toutes deux
quotidienne chez les Étrusques, p. 59-63; et Rome et la également, l'ampleur «ondoyante» de la toge déjà en usage
Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, p. 208. aux VIe-Ve siècles. Mais seule la toge du dessus aurait été le
255 F. Courby, s.v. Toga, DA, V, p. 349, suggère d'ailleurs vêtement luxueux (brodé?) que portaient uniquement les
que la toga pietà, d'origine royale, comme les autres insignes rois : la statue aurait ainsi été revêtue, ce qui est conforme à
du triomphe, pourrait précisément dériver de la toga regia la lettre des textes, de deux toges à la fois undulatae et
undulata. praetextae, mais d'une seule toga regia.
300 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

ment, avait été l'amante du roi auquel, selon la rite de substitution n'étant qu'une forme
tradition, ces toges avaient appartenu. particulière de rite de protection. D'autres faits,
Surprenant échange de vêtements, tantôt masculins, pourtant, révèlent l'insuffisance de cette analyse
tantôt féminins, portés successivement par le ancienne. Dans des récits légendaires, le
mortel, puis par la déesse qui formaient un déguisement en femme permet à l'homme ou au héros
couple légendaire : faut-il n'y voir qu'une fable née de remporter la victoire et de conquérir une
de l'imagination populaire, ou qu'un de ces épouse261. Dans des fêtes religieuses, à Argos, en
pieux récits qu'on racontait aux fidèles dans Laconie, dans le kômos dionysiaque, l'échange
l'enceinte des sanctuaires? L'histoire de ces des vêtements entre hommes et femmes, associé
toges miraculeuses évoque trop les mythes ou à un carnaval, à des danses, à des bouffonneries
les rites de déguisement intersexuel souvent liés obscènes, semble bien avoir été un rite de
à la consommation du mariage pour que l'on fécondité, agraire ou sexuelle. D'où la conclusion que
puisse se contenter d'interprétations aussi ces déguisements, qui confondaient les sexes et
anodines. les mêlaient l'un à l'autre, n'avaient pas
Ces travestissements rituels ou légendaires, seulement, comme on l'a cru, un rôle apotropaïque.
qui ont été étudiés par Marie Delcourt257, Ils devaient avoir aussi «une valeur positive et
montrent surtout des hommes ou des jeunes gens bénéfique : chacun des deux sexes recevant
qui empruntent des vêtements féminins. Mais quelque chose des pouvoirs de l'autre»262.
l'inverse existe également, au moment du Dans quelle mesure ces rites et ces légendes,
mariage par exemple, comme l'attestent d'anciennes dont les exemples sont empruntés à la Grèce263,
coutumes dont Plutarque fait encore état : à Cos, peuvent-ils nous éclairer sur les toges
les jeunes mariés prenaient des vêtements masculines qui revêtaient la statue de Fortuna, sur la
féminins pour recevoir leur femme, tandis qu'à crainte qu'elles inspiraient aux matrones et, plus
Sparte on rasait la tête de la mariée et on lui mettait généralement, sur le rôle de la déesse dans le
des chaussures et des habits d'homme et qu'à mariage romain? Rien n'atteste que de telles
Argos elle portait une fausse barbe pour la nuit pratiques de déguisement intersexuel aient
de noces258. Faut-il, pour rendre compte de ces effectivement existé parmi les rites matrimoniaux de
coutumes, songer à d'autres pratiques, en usage, l'époque archaïque. Mais peu importe : le port
par exemple, au moment des naissances259, et symbolique des vêtements masculins qui
expliquer les unes et les autres, comme on le fait recouvraient la statue de Fortuna suffit à indiquer que
d'ordinaire, par la nécessité de dissimuler les la Rome la plus ancienne connaissait le sens de
êtres fragiles que sont la jeune mariée, cet échange et qu'elle avait recours à son
l'accouchée, le nouveau-né, pour les faire échapper aux efficacité. Car, sous ses toges jadis portées par Ser-
génies malfaisants qui les menacent? d'où le
stratagème du déguisement, conçu comme «une
ruse pour détourner les esprits hostiles»260, le
261 Plutarque, Quest, gr. 58, 304c-e, se demande ainsi
pourquoi, à Cos, le prêtre d'Héraclès sacrifie en vêtements
de femme. Il raconte que le héros, vaincu par les habitants
257 Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans de l'île, plus nombreux, dut se cacher chez une femme à qui
l'antiquité classique, Paris, 1958, p. 5-27. Plus généralement, il emprunta ses vêtements. Par la suite, il prit sa revanche et
sur le· thème de «l'échange des vêtements», cf. l'étude épousa Chalciopé. C'est pour cette raison qu'à Cos le mari
ethnographique de H. Baumann, Das doppelte Geschlecht, met des vêtements féminins pour recevoir sa jeune femme.
Berlin, 1955, p. 45-58. La triple structure qui apparaît dans le récit de Plutarque
258 Quest, gr. 58, 304e; Lyc. 15, 5; Mul. uirt. 245 f. suggère une interprétation plus complexe que la ruse
259 Plutôt qu'au rite mystérieux d'Amathonte, ou à la apotropaïque, puisque au mythe d'Héraclès répond non
pratique de la «couvade», que M. Delcourt, op. cit., p. 25, seulement le rite nuptial, mais aussi l'usage cultuel observé par le
hésite à interpréter, nous pensons aux trois divinités prêtre.
préposées, à Rome, à la garde de l'accouchée, à Intercidona, 262 M. Delcourt, op. cit., p. 27.
Pilumnus et Deverra, figurées par trois hommes armés 263 Le seul exemple romain que cite M. Delcourt, op. cit.,
respectivement d'une hache, d'un pilon et d'un balai, et qui, p. 24, est celui des Petites Quinquatries, aux ides de juin,
selon Vairon cité par saint Augustin, du. 6, 9, p. 263 sq. D., la durant lesquelles les joueurs de flûte allaient à travers la
mettent à l'abri des violences de Silvanus. ville, masqués et portant des vêtements longs comme ceux
260 M. Delcourt, op. cit., p. 6. des femmes (Ovid. fast. 6, 654 et 687 sq.).
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 301

vius, cette statue féminine ressemble trop aux ce rite nuptial, ainsi que l'échange des
mariées de Sparte ou d'Argos, sous leur vêtements, signe d'union sexuelle - d'où la
déguisement viril, pour qu'on ne fasse pas le substitution de la toge royale de Servius au flammeiim
rapprochement. Le même parallèle nous permet d'ailleurs féminin de la jeune épousée -, qui ont inspiré la
de comprendre pourquoi le visage de l'idole représentation de Fortuna: à tous ceux qui lui
était voilé. Les anciens, déjà, ne le savaient plus : rendaient hommage dans son sanctuaire, aux
tel Ovide qui hésitait entre deux explications futures épouses qui, à la veille de leurs noces,
historiques et une interprétation morale, soit venaient se placer sous sa protection, aux
qu'il eût fallu recouvrir le visage de Servius pour matrones qui la priaient, mais devaient éviter tout
le soustraire à la vue de la plèbe affligée ou, contact avec elle, sa statue cultuelle offrait
inversement, pour lui épargner la vue de sa fille l'image de la mariée romaine, comme elle
Tullia; soit que ce détail fût une preuve de la rituellement voilée, mais aussi transfigurée par la
pudeur féminine de Fortuna, cherchant à nature divine.
dissimuler ses amours. Les modernes, à leur suite, ne En nous fondant sur cette interprétation des
l'ont pas compris davantage. Ni l'hypothèse de toges sacrées de la statue et sur l'échange entre
Wissowa, et sa confusion avec Pudicitia, ni celle le masculin et le féminin dont elles étaient le
de Thulin, et l'analogie fallacieuse qu'il a cru· signe, nous pouvons maintenant définir le rôle
apercevoir entre la Fortune du Forum Boarium de Fortuna dans le mariage romain archaïque.
et les di inuoluti étrusques, n'ont convaincu264. Elle veillait sans doute sur l'état de mariage
Quant aux conclusions, très réservées, de d'une façon générale, mais plus particulièrement
J. Heurgon, qui, après Wissowa et Otto, a sur le «passage», dangereux par nature, qu'était
dénombré les rares exemples de statues voilées la cérémonie elle-même et la nuit de noces. Sous
connus dans l'antiquité, et qui concernent des ce double aspect, les compétences
«divinités de l'enfantement et des mystères»265, matrimoniales de la déesse correspondent aux deux
il ne semble pas qu'elles soient de nature à catégories féminines qui célébraient son culte, les
éclairer le cas de la Fortune du Forum Boarium, matrones en puissance de mari et mères de
qui n'appartient à aucune de ces deux famille, et les jeunes filles sur le point de se
catégories, et dont la particularité vestimentaire est marier. Dans ce culte pourtant orienté vers
donc, jusqu'à présent, restée inexpliquée. l'union conjugale, la part du féminin apparaît
Mais, devant le visage voilé de cette déesse, prépondérante, pour ne pas dire exclusive. Mais,
qui a des liens si étroits avec le mariage, à qui loin d'être un fait isolé, cette prédominance est
les fiancées, au dernier jour de leur enfance, conforme à la règle générale : n'est-ce pas aussi à
offraient les «petites toges» qu'elles venaient des divinités féminines qu'était dévolue la
d'abandonner, et qui, elle-même, avait été fonction de présider au mariage, à Junon surtout,
l'épouse légendaire de Servius Tullius, comment ne mais également à Tellus, à Cérès - et à Fortuna
pas songer à la mariée romaine qui, elle aussi, elle-même267? C'est à la femme en effet et, dans
avait non seulement la tête, mais tout le visage, le monde surnaturel, aux déesses, qu'est par
couverts par le flammeiim, et dont les traits, excellence associée la notion de fécondité; c'est
comme ceux de Fortuna, disparaissaient derrière elle qui a pour mission de perpétuer la race et
le voile qui les dissimulait entièrement266? C'est

denkmaler, Leipzig, 1871, p. 16; 44; 96; 120; 152. Parmi les
264 Supra, p. 282-284. textes réunis à l'article flammeum du Thesaurus, VI, col. 872,
265 Capone préromaine, p. 372 sq., qui n'en relève que on retiendra tout particulièrement Caper, GL Keil, VII, 103,
quatre autres exemples : aux statues d'Eileithyia à Athènes (trois 14, pallio flammeo obnubit caput suum genasque; et, surtout,
xoana) et à Aegium (un acrolithe), signalées par Pausanias, I, les deux vers de Lucain, 2, 361, et de Martial, 12, 42, 3,
18, 5 et 7, 23, 5, et déjà notées par Wissowa, RK2, p. 257, n. 5, uelarunt uoltus, d'autant plus intéressants que le substantif
et par Otto, RE, VII, 1, col. 20, s'ajoutent en effet, sur une employé est le même que chez Ovide, fast. 6, 615 : uoltus
monnaie de Daldis en Lydie, un xoanon de Demeter ou de abscondite nostros', également 3, 690: Anna tegens uoltus, ut
Koré, et, à Capoue, le double buste de la Junon du fondo noua nupta, suos.
PatturellL 267 Sur le rôle prééminent des déesses et de la femme
266 Cf. A. Rossbach, Untersuchungen über die römische Ehe, dans le mariage, cf. P. Grimai, L'amour à Rome, Paris, 1963,
Stuttgart, 1853, p. 279-286; et Rönmche Hochzeits- und Ehe- p. 65 sq. et 72.
302 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

qui, d'ordinaire, est tenue pour responsable de n'avons aucun indice que les hommes lui aient,
la stérilité du couple. C'était donc à elle qu'il de leur côté, rendu de semblables hommages,
appartenait de prier Fortuna et, parmi les époux, elles n'étaient point pour autant les seules
sur elle que se concentrait l'action tutélaire de la bénéficiaires d'un culte dont l'efficacité
déesse. Il en était de même dans la cérémonie s'étendait au couple tout entier. A la différence des
nuptiale, dont les rites étaient orientés vers la Fortunes spécialisées par une épiclèse, de
protection de la jeune mariée. Leur but était de Fortuna Virilis qui veillait sur la vie sexuelle de
garantir la fécondité de l'union nouvelle en la l'homme, de même que Fortuna Muliebris sur
prémunissant contre le péril toujours menaçant celle de la femme, la Fortune du Forum
de la stérilité268 - celle de la femme, il s'entend. Boarium veillait sur l'union des époux durant tout le
D'où les précautions qui entouraient son entrée cours de leur vie conjugale, mais surtout lors de
au domicile conjugal et qui lui permettaient d'en leur nuit de noces, et avec une vigilance qui
passer le seuil sans accident de mauvais augure. s'attachait particulièrement à la femme, à la fois
D'où aussi le rite obscène qui lui imposait de menacée et privilégiée. Le rôle de Fortuna,
s'asseoir sur le fascinum, l'image phallique par donneuse de vie dans chacun de ses cultes271,
laquelle était figuré le dieu Mutunus Tutunus. était, au Forum Boarium, de garantir la
Le sens de cette pratique primitive, destinée fécondité des mariages, en dispensant aux époux et
à détourner du jeune marié les périls de la surtout aux jeunes mariés le double pouvoir de
défloration269 et, donc, à lui permettre la sexualité masculine et de la sexualité féminine
d'accomplir en toute sécurité son œuvre de procréation, qu'elle détenait simultanément.
n'était que trop clair, mais la fonction de On comprend qu'une divinité aussi puissante,
Fortuna, bien qu'elle s'exprimât sous une forme qui jouait un rôle aussi positif dans les rapports
plus symbolique et moins crue, était du même conjugaux, ait pu, en sens contraire, inspirer une
ordre. Tout, en cette déesse, évoquait les liens terreur sacrée. Les mystères de la vie sexuelle
physiques du mariage ou de l'amour : sa propre sont toujours source de crainte et d'interdits.
histoire, l'union charnelle qui l'avait attachée à Mais cette frayeur prenait, dans le culte de
Servius et la chambre nuptiale, le Τύχης Fortuna, une forme plus précise : celle de la
θάλαμος, où elle venait le rejoindre. Sa statue elle- prohibition qui défendait aux matrones de
même, celle d'une divinité féminine vêtue de «toucher» les toges de la statue. Le sentiment que
toges masculines, signifiait l'union totale et suscitait l'effigie de la déesse n'était donc pas
féconde des deux sexes, union que la déesse seulement la peur que provoque la vue des
ainsi représentée avait le pouvoir d'octroyer aux choses sacrées, ni non plus la crainte diffuse qui
couples humains. C'était là le bienfait que s'attache à la sexualité. Il s'y ajoutait la
venaient implorer d'elle les fiancées qui, au conscience claire d'une menace et d'un danger
moment où elles lui offraient leurs prétextes, immédiats, qui transparaît nettement dans
commençaient à s'engager dans le passage du l'interdit rappelé par Ovide. De toute évidence, les
mariage : leur épargner la stérilité, leur accorder vêtements masculins de la statue symbolisaient
la plénitude d'une union riche d'enfants. C'était ou, plus exactement, renfermaient en eux des
aussi à ce titre, mais avec plus de réserve, que la pouvoirs virils qu'il était certes souhaitable de
priaient les femmes mariées, les matronae stimuler en vue de la nuit de noces, mais qui, en
qu'Ovide appelle à célébrer sa fête270. Telle était, temps ordinaire, n'en représentaient pas moins
à date ancienne, la fonction matrimoniale de un peril pour la chasteté féminine. D'où le tabou
Fortuna. Si les femmes étaient seules à l'honorer salutaire qui en écartait les femmes mariées, à
en son sanctuaire du Forum Boarium, où nous seule fin de les protéger.

268 Cf. Latte, Rom. Rei, p. 96.


269 Sur Mutunus Tutunus (assimilé à Priape) et la 271 De fécondité humaine à Préneste et à Antium; de
signification du rite, Aug. du. 4, 11, p. 161; 6, 9, p. 265; 7, 24, fertilité agraire aussi, dans le culte romain de Fors Fortuna,
p. 306 D.; et surtout Lact. inst. 1, 20, 36 : ut Martini pudicitiam dont ce n'est cependant qu'une fonction dérivée : la déesse y
prior deus delibasse uideatur. apparaît avant tout comme la dispensatrice des eaux
270 Fast. 6, 621. vivifiantes {supra, p. 40-55; 164-166; 225-231).
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 303

Ces toges, en effet, étaient des vêtements gereux et actifs pouvoirs sexuels, dont l'efficacité
d'homme et, de plus, elles avaient avec le feu de était encore accrue du fait que ces vêtements
mystérieuses affinités. Les flammes ne les magiques étaient au nombre de deux275. La
atteignaient pas, preuve, sans doute, qu'elles étaient femme qui les eût imprudemment « touchés » eût
de même nature qu'elles, et ce n'est pas un sans doute couru le risque d'être
hasard si Ovide attribue à Vulcain, père de mystérieusement fécondée comme l'avait été Ocrisia, lors du
Servius, dieu du feu et, de par ses origines, génie véritable viol rituel qui s'était accompli dans le
de la fertilité272, le miracle qui fit échapper la palais de Tarquin, avec la complicité de Tana-
statue et ses toges à l'incendie qui consuma tout quil, hypostase de la déesse Fortuna.
le temple en 213. Devant les appréhensions des Ainsi se justifie pleinement la coexistence que
matrones, on songe à l'apparition crûment virile nous avons cru pouvoir reconnaître entre le
qui se manifesta dans la flamme du foyer et culte majeur du Forum Boarium, fréquenté par
féconda l'esclave qui devint la mère de Servius. les futures mariées, et le culte mineur rendu à
C'était la crainte d'un semblable prodige et de Fortuna Virgo, dans un sanctuaire distinct276.
ses conséquences qui effrayait les dames
romaines soucieuses de leur pudeur. Sans doute la
tradition qui, tout en entretenant dans le temple politique, p. 63. Ces croyances en la fécondation humaine par
le souvenir scabreux de la légende servienne, le feu se retrouvent dans les théories pseudo-scientifiques
faisait dépendre des toges de la statue la vertu qui se fondent sur l'identification de la semence et du feu, ou
dans les rêveries des alchimistes sur le feu masculin; cf. les
des matrones, n'était-elle plus comprise. Ovide, exemples cités par G. Bachelard, La psychanalyse du feu,
qui savait fort bien qu'il s'agissait de pudor, ne Paris, 1949, dans le chapitre intitulé «Le feu sexualisé»,
voyait plus cependant la véritable raison d'être p. 75-97.
de cet interdit. La pudeur féminine serait 275 On peut envisager plusieurs explications de cette
menacée, croyait-il, dès que le visage de Servius double parure. Les deux toges avaient-elle chacune leur
apparaîtrait sans voiles, et ce jour serait, pour caractère et leur fonction propres? Dans l'hypothèse d'une
Fortuna veillant sur les rites de passage de la puberté,
les matrones, «la fin de toute pudeur», haec J. Gagé avait supposé que les deux toges se référaient aux
positi prima pudoris erit273: explication inexacte, deux sexes, l'une étant uirilis, l'autre uirginalis (RD, XXXVI,
mais qui suggère quelque indécent prodige, 1958, p. 464 sq.; Cahiers internationaux de Sociologie, XXIV,
celui-là même, évidemment, qui fut cause de la 1958, p. 45 sq.). Mais il a lui-même, par la suite, présenté
cette interprétation sous une forme beaucoup plus
naissance miraculeuse du roi. De même, le dubitative (Matronalia, p. 39). Dans notre perspective, celle de
contresens commis par ceux qui faisaient de la toges prétextes, rappelant l'offrande des jeunes filles, mais
statue une Pudicitia nous éclaire indirectement surtout les vêtements royaux portés par Servius, nous avons
sur la signification authentique du culte. La supposé que les deux toges pouvaient ne pas avoir été
déesse du Forum Boarium était bien une absolument identiques : celle du dessous plus simple, comme
les prétextes ordinaires, celle du dessus plus riche et seule
protectrice des femmes, une Frauengöttin, diront véritablement royale (supra, p. 299, n. 256). Faut-il alors
certains; mais ce n'était là qu'une partie de sa penser que les deux vêtements symbolisaient les deux fonctions
fonction, et ce qu'elle leur garantissait n'était de la déesse, l'une matrimoniale, l'autre royale? Mais il
point la pudeur. Le domaine de Fortuna était en paraît plus plausible de s'en tenir à une troisième
fait celui de la vie sexuelle et cette protectrice explication : la présence de deux vêtements n'aurait eu d'autre fin
de la fécondité des couples pouvait à l'occasion que de redoubler les pouvoirs surnaturels qui leur étaient
attachés. L'unique statue de Fortuna aurait été vêtue de deux
devenir redoutable. Aux yeux des matrones et de toges, de même que, dans d'autres cas, une divinité unique
la superstition romaine, les toges de Servius, est représentée par deux statues. Cette tendance à accroître
lui-même né du Feu divin, étaient imprégnées de la densité de la présence divine par la duplication des
feu fécondant274. Elles en possédaient les effigies qui la matérialisent peut aboutir, comme à Antium, à
la constitution d'un couple sororal. Elle se manifeste sous
une forme plus velléitaire à Préneste, où la Primigenia
demeure pourtant déesse unique, ou dans d'autres cultes,
272 Selon la thèse de M. Guarducci, Velchanos-Volcanus, comme ceux de Fortuna Muliebns ou de Junon Regina, où
Scritti Β. Nogara, Vatican, 1937, p. 183-203, qui rapproche l'unicité de la personne divine n'a jamais été mise en doute
Vulcain du Velchanos crétois, jeune dieu de la (supra, p. 169-174).
végétation. 276 Cf. supra, p. 268 et suivantes, et, en particulier, la
™Fast. 6, 620. question que nous posions p. 273 : celle des rapports entre
274 Sur la force génératrice du feu divin, J. Bayet, Histoire les deux déesses.
304 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

Nous avions défini cette déesse comme la qu'un point commun : les uirgines qui
protectrice des jeunes filles nubiles, chargée de pratiquaient leurs deux cultes. Au delà de cette
veiller sur leur intégrité, de les amener vierges analogie superficielle, tout les distingue et l'on
au mariage, peut-être même de les conduire ne saurait voir en Fortuna Virgo une déesse de
jusqu'au seuil de la nuit de noces, jusqu'au même compétence que la Fortune du Forum
moment où le jeune marié dénouait la ceinture Boarium, mais seulement plus spécialisée. De
de sa femme, instant précis où s'achevait le rôle fait, leur action s'exerçait en sens exactement
tutélaire de Fortuna Virgo. Plusieurs différences contraire : l'une était orientée vers la vie
de nature et de dignité séparaient ces deux physiologique de la jeune fille, l'autre vers la
cultes, l'un de haut niveau et de multiples fécondité du couple, l'une vers la protection de la
compétences, orienté vers le mariage, mais aussi virginité, l'autre vers la consommation du
vers la souveraineté royale, l'autre secondaire et mariage, et, si les analogies que l'on peut soupçonner
très spécialisé. On peut pourtant se demander si, entre la dea Virginensis et Fortuna Virgo
dans le domaine des rites nuptiaux et, plus suggèrent que cette dernière n'était pas, elle non
généralement, de la préparation au mariage, plus, sans intervenir au commencement de la
l'action des deux déesses ne faisait pas nuit de noces, ce n'était là que le terme ultime
inutilement double emploi. Cette objection ne serait de son action tutélaire, lorsque, laissant le
d'ailleurs pas rédhibitoire, si grande est la champ libre, en quelque sorte, à la
tendance à multiplier les protections surnaturelles toute-puissante Fortuna du Forum Boarium, elle
autour des passages dangereux ou des actions permettait ce qu'elle avait jusque-là différé.
essentielles de l'existence : le mariage, la petite Nous ignorons, il est vrai, dans quelle mesure
enfance, les activités agricoles, par exemple, d'où les enfants en bas âge et les jeunes filles
les multiples indigitations qui se partagent une pouvaient être associés au culte du Forum Boarium,
tâche complexe et dont l'efficacité laborieuse qu'Ovide nous montre uniquement célébré par
entoure de tout un réseau de sauvegarde divine les matrones, et, s'il nous a fallu, en bonne
les êtres et les choses menacés277. On pourrait logique, supposer la présence des premiers,
ainsi concevoir que l'esprit romain, toujours garçons ou filles, à la fête de Fortuna, succédant
prompt à fragmenter les divinités dans le sens aux Matralia278, nous ne savons ce qu'il en était
d'une spécialisation croissante, eût créé, aux pour les jeunes filles nubiles. Assistaient-elles
côtés de la grande Fortuna du Forum Boarium, également à la cérémonie? Dans ce cas, l'interdit
trop peu différenciée, une divinité moins rituel qui s'appliquait aux matrones devait les
prestigieuse, mais de fonction plus précise, une tenir, elles aussi, à l'écart des toges serviennes,
auxiliaire pleinement compétente dans un et avec une rigueur encore plus sévère : si elles
domaine limité. étaient dangereuses pour la chasteté des femmes
Nous ne croyons pas cependant que, dans le mariées, elles l'étaient à plus forte raison pour la
cas particulier qui nous occupe, celui de Fortuna virginité des jeunes filles. Peut-être même, à
Virgo, on puisse alléguer cette tendance partir de la puberté, était-il nécessaire de les
générale de la religion romaine. Elle justifie éloigner pour un temps, c'est-à-dire jusqu'au
l'existence, auprès de la Fortune du Forum Boarium mariage, d'un culte aussi périlleux pour elles :
telle que nous l'avons définie, de deux divinités sinon, elles s'exposaient à la même mésaventure
complémentaires, Fortuna Muliebris et Fortuna que Yancilla qui devint mère de Servius. C'est
Virilis, spécialisées dans la protection des deux précisément durant cette période qu'elles
composantes du couple humain. Mais les auraient fréquenté le sanctuaire de Fortuna Virgo,
rapports de cette déesse et de Fortuna Virgo sont dont le culte leur était propre. La coïncidence
d'une tout autre nature. Elles n'ont en réalité qui pouvait paraître exister entre cette déesse et
celle du Forum Boarium, honorée elle aussi par
les uirgines, est donc purement illusoire. En fait,
chacune des deux Fortunes avait sa fonction
277 Cf. les listes célèbres reproduites par saint Augustin
dans la Cité de Dieu : les spécialistes de la nuit de noces (6, 9,
p. 264), de l'enfance et de l'éducation (4, 11, p. 161; et 7, 3,
p. 276), de l'agriculture (4, 8, p. 155 sq. D.). 278 Supra, p. 292.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 305

propre et ses adoratrices, qui ne fréquentaient bien le rôle qu'elle jouait à l'époque archaïque,
pas simultanément l'autre culte. Celui de lorsque la future mariée lui offrait sa toge
Fortuna Virgo accueillait les jeunes filles pour une d'enfant pour revêtir la robe nuptiale, la tunica
certaine durée, celle qui s'étendait entre la recta, inventée par le double humain de la
puberté et le mariage. Celui du Forum Boarium, déesse, sous le nom de Tanaquil ou de Gaia

.
culte de femmes mariées, ne leur était ouvert Caecilia. Mais Fortuna est loin d'être la seule
que de façon éphémère, à l'instant où elles divinité conjugale qu'ait connue les Romains. Si
allaient cesser de l'être : la jeune fille qui venait nous laissons de côté les figures secondaires des
consacrer à la déesse sa toglila d'enfant signifiait indigitamenta, dont la présence indiscrète lors de
ainsi sa rupture avec sa condition antérieure. la nuit de noces suscitait l'ironie ou le scandale
Même si, petite fille, elle avait déjà pénétré dans des apologistes chrétiens279, plusieurs déesses
le sanctuaire aux côtés de sa mère, c'était la majeures exerçaient aussi cette fonction: Tellus
première fois qu'elle y accomplissait un acte et Cérès, dont le caractère matrimonial
religieux en son nom personnel. Le changement remontait à une haute antiquité, mais tendait à se
de vêtement qu'elle opérait, l'offrande qu'elle perdre280, et Junon qui, sans les évincer
adressait à la déesse faisaient d'elle une uirgo entièrement, devint par excellence la divinité
nubens déjà engagée dans le «passage» du of iciel e du mariage, la pronuba surnaturelle, elle-
mariage. Une fois achevé ce rite préliminaire à la même épouse de Jupiter, qui nouait le lien
cérémonie nuptiale, elle était intégrée au culte conjugal281.
matrimonial de Fortuna : dès lors, l'action C'est de Tellus et de Cérès, déesses de la
fécondante que la déesse pouvait exercer en elle fécondité tellurique, qu'il convient surtout de
cessait d'être dangereuse; bien plus, elle était rapprocher Fortuna: comme elles, dans son
désormais requise. culte rural des bords du Tibre, elle avait
Nous avons tenté de rassembler en un tout possédé, sous le nom de Fors Fortuna, d'antiques
cohérent les données -éparses, cultuelles et compétences agraires282, moins oubliées de la
mythiques, qui incitent à reconnaître en Fortuna religion classique que son rôle matrimonial. Le
l'une des anciennes divinités protectrices du lien entre les deux spécialités, fécondité du
mariage romain. Si complexe qu'elle ait été, couple humain et fertilité des champs, se
nous n'avons cependant décelé en elle aucune comprend aisément : elles ne sont l'une et l'autre que
contradiction. Les sources antiques - Ovide et deux applications particulières de la même
Arnobe - nous montraient une déesse fonction génératrice283. La protection de Fortuna,
essentiellement orientée vers la vie féminine, puisqu'elle qui, dans ses autres cultes, ceux de Préneste et
était honorée à la fois par les jeunes filles et par d'Antium, était courotrophe et présidait aux
les matrones; mais la présence insistante et la enfantements, était pour le nouveau couple le
légende de Servius ajoutaient à ce culte une gage de naissances futures. Peut-être même,
composante masculine qui pouvait sembler entre autres interprétations possibles, la date de
paradoxale. Cette apparente diversité recouvre, sa fête, le 11 juin, n'est-elle pas sans lien avec la
en fait, une unité remarquable. Fortement liée à
la vie physiologique, unie à un roi
mystérieusement engendré par le feu divin, donc chargé 279 Aug. citi. 4, 11, p. 161; et 6, 9, p. 264 sq. D.; Arnob. 4,
lui aussi des pouvoirs efficaces et redoutables de 7.
la procréation, Fortuna, sans rien avoir 280 Sur Tellus et Cérès, divinités du mariage, H. Le Bon-
cependant d'une puissance androgyne, n'en détenait niec, Le culte de Cérès à Rome, p. 77-88, notamment p. 79 : si
Tellus a conservé sa fonction matrimoniale, Cérès, de plus en
pas moins des compétences bisexuelles, valant plus spécialisée dans le domaine agraire, l'a perdue aux yeux
pour l'homme aussi bien que pour la femme. de la religion classique.
Définition qui permet de retrouver en elle l'une 281 Cf. P. Noailles, Junon, déesse matrimoniale des Romains,
de ces divinités féminines de la fécondité dans Fas et Jus, p. 29-43.
universelle, qui appartiennent aux couches les plus 282 Supra, p. 225-231.
archaïques de la pensée religieuse. Présidant à 283 A. Rossbach, Untersuchungen über die römische Ehe, en
particulier p. 257-260, a montré comment les rites les plus
l'union des deux sexes, elle avait sa place anciens du mariage romain se rattachent aux cultes
naturelle parmi les divinités du mariage et tel était agraires.
306 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

fonction matrimoniale qu'assumait la déesse, Fortuna Virilis. En juin avaient lieu les deux
garante de la fécondité des époux. Tous les mois fêtes des Fortunes les plus nettement serviennes,
de l'année n'étaient pas également propices au celle de la déesse du Forum Boarium le 11, celle
mariage. Mai, en particulier, était un mois de de Fors Fortuna le 24288. Si nous mettons à part
mauvais augure durant lequel on ne se mariait cette dernière, liée au solstice et aux rythmes
point284 : interdit qui s'explique par le caractère astronomiques, non aux rites nuptiaux, il n'est
funéraire des fêtes de mai285, les Lemuria des 9, pas sans intérêt que la fête du Forum Boarium
11 et 13, ainsi que, le 14, la cérémonie obscure ait été célébrée à cette date limite, située à la
des Argées, durant laquelle la fiammica gardait le frontière qui partage le mois de juin. Cette
négligé du deuil. Cette prohibition s'étendait à la frontière est celle des ides, feriae Ioni269, qui
première quinzaine de juin, qui s'achevait sous demeurent étrangères au contraste de la
le signe de Vesta : le 9 était le jour des Vestalia, première et de la deuxième quinzaine du mois, l'une
et son temple du Forum restait ouvert tout au funeste, l'autre si propice au mariage.
long de cette période, qui prenait fin le 15 par le Immédiatement après, dès que, le 15, les purgamtna
nettoyage du sanctuaire, rite de purification286. Vestae ont été jetés au Tibre, commence la
Comme en mai, la toilette de la fiammica était saison favorable. Immédiatement avant, entre les
soumise à des prescriptions archaïques et elle Vestalia du 9 et les ides du 13, prend place la fête
était dans l'obligation de garder la chasteté. de Fortuna, la dernière qui précède, donc qui
Mais, avec les ides de juin, finissaient ces prépare la période matrimoniale par excellence
longues semaines d'interdiction et commençait en qui s'ouvre peu après. L'offrande individuelle
revanche l'une des périodes les plus favorables des fiancées, qui dédiaient leur prétexte à la
pour contracter mariage287. Fortune du Forum Boarium, était l'un des rites
Plutarque, qui s'est interrogé sur la cause de préliminaires qui marquaient le début de la
ces usages, fait observer que mai est inséré entre cérémonie nuptiale. Il n'est pas invraisemblable
deux mois consacrés à des divinités de penser que, le 11 juin, la fête collective de
matrimoniales, avril à Vénus, et juin à Junon. On Fortuna ait préludé, en un sens analogue, à la
remarquera que ces mêmes mois sont aussi ceux deuxième quinzaine du mois, moment faste pour
des plus anciennes fêtes de Fortuna : les 9 et 10 les futurs époux. A cette date, après une longue
avril, où avait lieu à Préneste la grande fête de interruption et tant de jours frappés d'interdit, il
Fortuna Primigenia, durant laquelle l'oracle était était essentiel d'appeler à nouveau la
ouvert, et, à Rome, le 1er avril, où l'on célébrait bienveillance de la déesse et même, dans l'esprit de la
religion archaïque, de revitaliser par le sacrifice
les pouvoirs, longtemps inemployés, d'une des
divinités qui, à date ancienne, jouaient un rôle
284 Ovid. fast. 5, 487-490; Plut. Quest, rom. 86, 284f-285b. Cf. eminent dans le mariage romain.
les commentaires de Frazer, Fasti, IV, p. 52-57; et H. J. Rose,
The Roman Questions of Plutarch, p. 204 sq. Mais quelle était exactement la nature de ce
285 C'est déjà l'interprétation que Plutarque, loc. cit., en rôle ou, si l'on préfère, sa coloration? A l'époque
propose, à juste titre, dans deux des quatre explications qu'il classique, où l'offrande de leurs prétextes par les
envisage successivement : dans la troisième, où il allègue les fiancées était tombée en désuétude, Fortuna,
offrandes qu'on adresse aux morts en ce mois (cf. Ovid. fast. évincée par Junon et promue à des fonctions
5, 486 : ut ... ferali tempore); de même, dans la deuxième, où
il rappelle le rite de purification des Argées, τον μέγιστον différentes290, n'était plus considérée comme une
των καθαρμών.
286 Ovid. fast. 6, 713 sq.; Varr. LL 6, 32.
287 Cf. Ovid. fast. 6, 221-234, où le poète est censé recevoir
ces enseignements de la fiammica elle-même. Père attentif, il
s'enquiert de la période la plus propice au mariage de sa 28S Sur ce calendrier liturgique et sa signification, supra,
fille, et la prêtresse lui conseille précisément la deuxième p. 55-60 (Préneste); 211-224 (Fors Fortuna); infra, p. 403-407
quinzaine de juin : (Fortuna Virilis).
turn mihi post sacras monstratur Iunius Idiis 289 Cf. les références épigraphiques et littéraires réunies
utilis et nuptis, utilis esse uiris, par A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 328 sq.
primaque pars huius thalamis aliena reperta est. 290 De même que Cérès s'est spécialisée dans sun rôle
Cf. N. Boels, Le statut religieux de la Flaminica Dialis, REL, agraire, aux dépens de son rôle dans le mariage, Fortuna,
LI, 1973, p. 94-99. ayant perdu tout caractère matrimonial et de plus en plus
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 307

des protectrices du mariage. Mais il ne semble Fortuna n'est pas une Junon, épouse légitime
pas que, même au temps où elle s'exerçait du souverain des dieux, veillant aussi bien sur le
encore, son action ait été du même ordre que caractère légal de l'union matrimoniale que sur
celle de Junon. P. Noailles a vu en cette dernière sa consommation293; elle est tout entière
une divinité tard venue à la protection des justes orientée vers les aspects charnels du mariage.
noces et qui remplissait cette fonction parce Assurément, malgré ses sous-entendus scabreux, le
qu'elle était elle-même épouse de Jupiter. «Elle culte, célébré par les matrones, gardait une
est la matrone par excellence; son mariage est décence de bon aloi: seules les femmes
l'idéal de tous les mariages. C'est pourquoi elle légitimement mariées y intervenaient, aucune
devient la protectrice des noces»291. C'est elle présence indiscrète de courtisanes ne venait nuire à sa
qui préside aux unions légitimes et sa bonne tenue. Pourtant, dans cette déesse qui
personnalité divine, tout empreinte de gravité et de régnait sur les puissances ambivalentes,
dignité matronales, donne à son intervention bénéfiques, mais aussi inquiétantes, de la sexualité, on
dans le mariage un caractère légal, officiel et peut être tenté de retrouver une divinité dont la
moral à la fois. Nous sommes loin de Fortuna et nature, du moins à l'origine, eût été plus
de l'atmosphère de son culte. La Fortune du erotique encore que matrimoniale. C'est en tout cas
Forum Boarium, quoi qu'on en ait dit, n'était pas sur cet aspect des relations conjugales et sur lui
une déesse matronale, et nous avons montré seul qu'elle semble avoir eu compétence. Encore
quel contresens - bien excusable, d'ailleurs, faut-il se garder d'oublier l'autre rôle de
puisque c'était déjà l'erreur des anciens qui Fortuna, qui survécut au premier à tel point qu'on ne
reconnaissaient en elle tantôt une Pudicitia, saurait le considérer comme son complément
tantôt une Fortuna Virgo ou Virginalis - on négatif. Au contraire : les craintes que les
commettrait en la définissant comme une matrones éprouvaient en présence de la déesse étaient
gardienne de la vertu féminine, veillant sur le pudor toujours vivantes à l'époque d'Ovide, alors que
des femmes mariées et la virginité des filles. les fiancées avaient cessé, depuis longtemps sans
L'orientation de Fortuna était en fait toute doute, de lui offrir leurs toges enfantines. Tel
contraire, puisque c'est sous ses auspices que la était bien, en effet, l'essentiel de sa nature et le
jeune fille romaine, ayant quitté la toglila qui la fondement de sa fonction matrimoniale : tout
protégeait et déjà revêtue de la tunica recta, se révèle en Fortuna l'une des grandes divinités
préparait à la nuit de ses noces et à la perte qui, dans la Rome primitive, veillaient sur la vie
prochaine de sa virginité. Le caractère légitime sexuelle. Elle en détenait les pouvoirs
du mariage, la sacralité des rites nuptiaux ne spécifiques qu'elle dispensait aux jeunes époux, à
permettent pas de jeter la moindre suspicion sur l'homme aussi bien qu'à la femme. Mais, source
le rôle que jouait en l'occurrence Fortuna. Mais de frayeurs superstitieuses pour les matrones,
elle apparaît aussi sous un jour plus équivoque : elle en incarnait aussi les aspects interdits : en
divinité redoutable aux matrones pudiques, elle se rejoignaient, projetées dans le monde
reine qui ordonnait à sa servante de s'abandonner surnaturel, toutes les puissances désirables et
au dieu phallique, enfin déesse qui partageait le redoutables à la fois qui s'attachent à la notion
lit d'un mortel, par une union qui était peut-être de sexualité.
une hiérogamie, mais n'en restait pas moins
au-dessus, c'est-à-dire en dehors des lois et des
conventions morales292. Dans son sanctuaire du Forum Boarium,
Fortuna, qui nous apparaît désormais sous des
traits plus précis, n'était pas isolée. Elle était

hellénisée, est devenue la donneuse de chance et de succès


et la souveraine capricieuse du monde.
291 Op. cit., p. 33. Ce thème est repris dans la conclusion,
p. 43. Rom. 10, 323c; cf. J. Gagé, RD, XXXVI, 1958, p. 469-471; et
292 Bien que l'histoire (par souci de moralisation?) ait Matronalia, p. 27.
gardé le souvenir d'un veuvage qui aurait libéré Servais de 293 C'est limo Iuga qui conclut le mariage, Iuno Cinxia qui
son mariage avec une certaine Gegania ou Getania. Telle est dénoue la ceinture de la jeune fille, etc. (P. Noailles, op. cit.,
la version de Valerius Antias que reproduit Plutarque, Fort. p. 39 sq.).
308 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

jointe à Mater Matuta par des liens qui, sans à l'intérieur du templum, d'une esclave que les
aller jusqu'à la communauté de culte, n'en matrones en chassaient ensuite, en la souffletant
impliquent pas moins d'étroites affinités. et en la battant de verges. Le second rite, plus
Chacune des deux déesses avait son temple, son surprenant encore, était la prière des dames
autel : les sacrifices et les prières qu'elle recevait romaines, non point pour leurs propres enfants,
lui étaient donc adressés en propre, sans qu'elle
les partageât avec la divinité voisine. Mais, si non tarnen hanc pro stirpe sua pia mater
cette délimitation stricte de leur domaine adoret,
cultuel suppose entre Fortuna et Matuta une
distinction originelle que le temps n'avait pas mais, par un transfert qui étonnait
effacée, la force de leur alliance est encore plus profondément les érudits antiques, en faveur des « enfants
évidente. La tradition, si largement confirmee de leurs sœurs», τα των αδελφών τέκνα, qu'elles
par l'archéologie, de leurs sanctuaires tous deux choyaient et prenaient dans leurs bras. L'autre
fondés par Servius, l'histoire des édifices question, posée par les exégètes modernes, est à
jumeaux élevés et constamment reconstruits en son point de départ d'ordre linguistique, mais
leur honneur, la date identique de leur fête, le 1 1 elle met en cause la conception même de la
juin, tous ces éléments qui leur étaient communs déesse : convient-il, comme les apparences y
et qui créent, de l'une à l'autre, une totale engagent, de rapprocher le nom de Mater Matuta
symétrie, dans l'espace comme dans le temps, de l'adjectif matutinus et de voir en elle une
engagent à reconnaître en elles, non sans doute déesse de l'aurore et du prime matin, ou faut-il
un couple divin, mais deux déesses étroitement rejeter cette interprétation et chercher dans des
associées, ayant conservé leur individualité, mais directions nouvelles une solution au problème
fonctionnellement très proches. de Matuta294?
Nous devrions donc pouvoir, si notre analyse La définition aurorale de la déesse est en
de Fortuna est juste, en trouver une effet la théorie ancienne et classique, à laquelle
confirmation au moins partielle dans 'le culte de Mater sont restés fidèles nombre d'historiens, et des
Matuta. Les rites, la nature, le nom même de
cette déesse demeurent malheureusement sujets
à controverse. Son culte romain, en particulier,
294 Nous ne pouvons prétendre, dans les limites de cette
pose plus de problèmes qu'il n'offre de étude, à donner une bibliographie exhaustive de Mater
certitudes et ce que nous en savons paraît de prime Matuta. Les principales sources antiques sont Ovide, fast. 6,
abord fort étranger à Fortuna telle que nous 475-562 (dont nous citons les v. 551 sq. et 559), et Plutarque,
l'avons définie. Certaines de ces questions, celles Cam. 5, 2 (que nous citons); Quest, rom. 16-17, 267d-e (cf. le
qui concernent le rituel de la déesse et commentaire de H. J. Rose, The Roman Questions of Plutarch,
l'interprétation de sa fête, les Mattalia, étaient déjà p. 175-177); frat. am. 21, 492d. Sur la fête des Matralia et sur
la déesse, on se reportera aux ouvrages classiques : Warde
soulevées par les anciens; d'autres, qui portent Fowler, Roman Festivals, p. 154-156; Frazer, Fasti, IV, p. 272-
sur la signification et l'étymologie de son nom, 283 et 290 sq.; s.v., Hild, DA, III, 2, 1904, p. 1625 sq.; Wissowa,
ne sont apparues qu'à date plus récente. dans Röscher, Π, 2, 1894-1897, col. 2462-2464, et R&, p. 1
L'originalité mystérieuse des Matralia tient en effet à ΙΟ 12; Link, RE, XIV, 2, 1930, col. 2326-2329; A. Grenier, Les
deux particularités sur lesquelles Ovide religions étrusque et romaine, p. 116 sq. et 132; Latte, Rom.
Rei, p. 97 sq.; Radke, Die Götter Altitaliens, p. 206-209; ainsi
s'interroge et qui devaient être un sujet d'étude qu'aux monographies ou aux articles de M. Halberstadt,
classique pour les antiquaires romains, puisque Mater Matuta, Francfort, 1934; H. Lyngby, Tempel, p. 22-35;
nous les retrouvons chez Plutarque, qu'elles ne R. Flacelière, Deux rites du culte de «Mater Matuta»,
laissent pas moins perplexe. Le premier rite des Plutarque Camille, 5, 2, REA, LU, 1950, p. 18-27; G. Dumézil, Us
Matralia visait les esclaves. Si un interdit «enfants des sœurs» à la fête de Mater Matuta, REL, XXXIII,
1955, p. 140-151 ; Déesses latines, I : Mater Matuta, p. 9-43; Rei.
rigoureux les. écartait du sanctuaire, rom. arch., p. 66-71 et 343 sq. Sur le sanctuaire de Satricum
cur uetet ancillas accedere, quaeritis : odit, et ses dépôts votifs, F. Barnabei, avec la collaboration
d'A. Cozza et R. Mengarelli, NSA, 1896, p. 23-48; 99-102; 167;
principiumque odii, si sinat illa, canam, 190-200; Della Seta, Museo di Villa Giulia, p. 233-235; 251-253;
279-281; 301-318; M. Moretti, // museo nazionale di Villa
annonce Ovide, il se traduisait, paradoxalement, Giulia, p. 237-254; Maule-Smith, Votive religion at Caere,
le jour de la fête, pa,r l'introduction symbolique, p. 75-87.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 309

plus éminents, de la religion romaine295. Elle se en particulier. Ajoutons qu'au pied de la colline
fonde sur une évocation poétique de Lucrèce : où s'élevait le temple jaillit une source tenue
tempore item certo roseam Matuta per oras pour salutaire. Quant aux inscriptions qui, en
aetheris auroram differì et lumina divers lieux, lui furent dédiées, à une exception
pandit™, près, uniquement par des femmes, et qui
l'associent avec prédilection à Junon, elles confirment
et sur une étymologie antique, conservée par
pleinement son caractère matronal. Cet
Priscien, que n'ont pas récusée les philologues
ensemble de données permet de ranger Mater Matuta
modernes: matutinus a Matuta, quae significai
au nombre des déesses-mères italiques,
Auroram nel, ut quidam, ΛευκοΜαν297. Est-ce
accoucheuses, courotrophes et guérisseuses, et de
donc sous cet aspect qu'en dehors de Rome les
reconnaître en elle une divinité qui veillait avant
documents archéologiques révèlent Matuta, dont
tout sur la naissance et la croissance des enfants,
le culte était assez largement répandu en
et, plus généralement, sur la santé des humains.
Italie298? Des deux dépôts votifs, des VIIe-VIe et
rVe-IIe siècles, de son grand sanctuaire de Satri- Mais il n'y apparaissait pas, croyait-on, la
moindre trace d'une mythologie de l'aurore ou d'une
cum, le plus récent a livré de nombreuses
fonction cosmique, jusqu'à ce que, tout
représentations de la déesse, trônant, avec un enfant
récemment, des bronzes votifs de Satricum, des VIIe-
dans ses bras ou au sein, un grand nombre de
VIe siècles, figurant une femme nue, la tête
figurines et de têtes de femmes, des bébés au
surmontée d'un disque plus ou moins ovalisé, aient
maillot, des ex-voto anatomiques, seins et utérus
été interprétés comme des représentations de
Mater Matuta pourvue du disque solaire299 :
identification qui renouvelle entièrement les
295 Cf. les « best modem authorities » auxquelles se données du problème et qui donne à l'image
réfèrent, en termes presque semblables, op. cit., Warde Fowler, «littéraire» de Matuta, déesse de l'aurore, la
p. 156, et Frazer, p. 273. Hild, Wissowa, Link, s'en tiennent à confirmation décisive d'un témoignage
cette interprétation.
296 5, 656 sq. Cf. les commentaires, ad loc, d'Ernout-Robin, archéologique, qu'il n'est plus possible de nier désormais.
III, p. 85; et de Bailey, III, p. 1428. Quel peut donc être le lien qui unit ces deux
297 GL Keil, Π, 76, 18. définitions de la déesse ? Les auteurs qui, comme
298 Non seulement dans le Latium, à Préneste, où elle avait Wissowa, s'en sont tenus à l'image traditionnelle
des magistrae (CIL XIV 2997, et, semble-t-il, 3006), de même de Matuta, déesse de l'aurore, ont vu dans sa
qu'à Cora, aux confins latino-volsques (X 6511; 8416); chez
les Volsques, à Satricum (Liv. 6, 33, 4; 7, 27, 8; 28, 11, 2), d'où deuxième fonction un dérivé de la première :
provient la seule inscription, à notre connaissance (non c'est parce qu'elle était originellement eine
signalée par les auteurs cités ci-dessus, n. 294), qui lui ait été Göttin des Frühlichts qu'elle est aussi devenue une
dédiée par un homme, un cippe des IIe-Ier siècles, érigé par Geburtsgöttin, selon le lien bien attesté dans la
un duumvir d'Antium (NSA, 1896, p. 99-102 et 195 sq.); mais religion italique, par Junon Lucina et Diane,
aussi en Ombrie, à Pisaurum (CIL I2 372; 379; XI 6294; 6301;
Degrassi, ILLRP, n° 17 et 24, ce dernier émanant de entre l'apparition de la lumière et l'enfantement,
matrones), d'où provient une série de cippes du début du IIe siècle la naissance du jour et celle des êtres humains.
(de peu postérieurs à la fondation de la colonie romaine, en Pourtant, d'autres historiens ont nié que la
184), consacrés, dans un lucus, à diverses divinités, Junon, fonction aurorale de la déesse fût la plus
sans épiclèse, ou Lucina, ou Regina, à Diane, Apollon, etc.; et ancienne. Se fondant sur une autre étymologie, non
en Campanie, à Cales (CIL X 4650; 4660), où son temple
paraît avoir été peu éloigné de celui de Junon Lucina. Faut-il moins bien attestée auprès des anciens, Matrem
faire remarquer que cette aire cultuelle coïncide largement Matutam antiqui ob bonitatem appellabant300 , ils
avec celle de Fortuna, délimitée ci-dessus, p. 182-191? Peut- ont rapproché son nom de l'adjectif archaïque
être convient-il également de rapprocher les inscriptions manus, «bon», de mane, substantif ou adverbe
osques, Maatuis, de la tablette d'Agnone, et [sakara]klum
Maatreis = sacellum Matris, de Larinum (Vetter, Handbuch
der italischen Dialekte, p. 104-107, n° 147, A 10; Β 13; p. 117,
n° 175). Sur Pyrgi, infra, p. 313 sq. Hors d'Italie, son culte est
attesté à Beyrouth, où deux dédicantes lui consacrent un 299 E. Richardson, «Moonèd Ashteroth»?, dans In memo-
autel, ex responso deae hinonis (CIL III 6680), et en Afrique, riatn O. J. Brendel. Essays in Archaeology and the Humanities,
où, si le développement est sûr, M(atri) M(atutae) et I(ano) Mayence, 1976, p. 21-24, qui la rapproche du type de l'Astarté
p(atri) Atig(iisto) (VIII 11797), elle est associée à Janus, le chypriote.
Matutinus pater d'Horace, sat. 2, 6, 20. 300 Fest. Paul. 109, 4.
310 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

(«de bonne heure»), du nom des Mânes, pu devenir déesse des naissances et courotro-
bienveillants, ou censés l'être, par définition, ainsi phe, on comprend mal qu'une «Bonne Déesse»
que de maturus et maturare2101. Ce qui leur a ait pu remplir un rôle cosmique spécialisé pour
permis d'interpréter Mater Matuta comme une lequel elle n'était point faite à l'origine. Enfin,
«Bonne Mère», une gute Göttin dont le nom pas plus que la théorie ancienne, la nouvelle
aurait eu «le même sens que celui de Bona interprétation n'a élucidé l'aspect rituel du
Dea »302. De cette déesse de la croissance et de la problème, et, en particulier, le second des deux rites
«maturation» humaines, quelque inexplicable étranges des Matralia, celui qui concernait les
métamorphose aurait fait ensuite une divinité de «enfants des sœurs». Nous ne le connaissons,
l'aurore. Ce type d'interprétation a connu un d'ailleurs, que par la formulation qu'en donne en
succès non négligeable parmi les historiens les grec Plutarque304, sans savoir quels termes les
plus récents de la religion romaine303. Pourtant, matrones employaient, en latin, pour s'adresser
même si elle a le mérite de soulever tout, et non à la déesse. Faut-il, avec H. J. Rose, supposer un
seulement partie, du problème étymologique de double contresens, d'abord sur le texte
Matuta, on ne voit guère, du point de vue archaïque de la prière, prononcée à l'intention des
fonctionnel, les progrès qu'apporte cette hypothèse : pueri sororii, adjectif qu'il conviendrait de
s'il est possible, non sans artifice, cependant, rattacher, non à soror, mais au verbe sororiare305 ,
d'expliquer comment une déesse de l'aurore a ensuite, et par voie de conséquence, sur la
signification originelle des Matralia : rite de puberté,
selon H. J. Rose, dont les bénéficiaires, d'«
301 Et maturum idoneum usui, et mane principiimi diei, et enfants des sœurs» et de bébés qu'ils étaient dans
inferi di Manes, ut subpliciter appellati bono essent, et in l'interprétation classique et, disons-le dès
carmine Saliari Cerus manus intellegitur creator bonus, maintenant, dans la réalité des faits, deviendraient
poursuit Fest. Paul. 109, 4. De même 1 12, 24 : Mane a dis Manibus ainsi des adolescents dont la déesse aurait
dixerunt. Nani mana bona dicitur, unde et Mater Matuta et protégé la «maturation»306; survivance incomprise
poma matura; 150, 7, le texte très mutilé de Festus, mais où
l'abrégé de Paul Diacre, 151, 4, permet de restituer d'un antique «marrainage» rituel, selon J. Gagé,
l'ensemble maturo, Matutam, mane, manum, bonum; et 154, 9; cf. pour qui cette parenté fictive aurait été, par la
155, 20: Mater Matuta, manis, mane, matrimonium, mater
familiae, matertera, matrices, materiae dictae uidentur, ut ait
Verrius, quia sint bona, qualia scilicet sint, quae sunt matura,
uel potius a matre, quae est originis Graecae. Cf., malgré 304 En particulier Cam. 5, 2 (cité supra, p. 308). Ovide se
l'assimilation abusive manum-clarum, Non. 92, 8 : manum borne à décrire le rite en termes négatifs : non . . . pro stirpe
dicitur darum : unde edam mane post tenebras noctis diet pars sua; alterius prolem (fast. 6, 559 et 561).
prima; inde Matuta, quae graece Λευκοθέα; nam inde uolunt 305 H. J. Rose, renonçant à l'hypothèse avancée dans The
etiam deos Manes manes appellari, id est bonos ac prosperosi Roman Questions of Plutarch, p. 176 (quelques parallèles
et Aug. chi. 4, 8, p. 156 D. : frumentis . . . maturescentibus deam ethnographiques, dans lesquels ce sont les tantes, non les
Matutam. mères, qui prennent soin des jeunes filles au moment de la
302 Selon les définitions de W. F. Otto, Inno, Philologus, puberté), a, dans ses études ultérieures, De religionibus
LXIV, 1905, p. 212 sq. (critiqué par Wissowa, RK2, p. 110, antiquis quaestiunculae très, Mnemosyne, LUI, 1925, p. 407-410
n. 1); et de Grenier, op. cit., p. 132: c'est ce nom, et 413 sq.; Two Roman rites, CQ, XXVIII, 1934, p. 156 sq.; cf.
«incompris», qui l'aurait (mais on se demandera par quel biais?) Ancient Roman religion, p. 78 sq., formulé cette hypothèse,
«transformée en déesse de l'Aurore». De même, Mater qui repose sur une reconstitution de la prière des matrones,
Matuta est considérée par G. Radke, op. cit., p. 208, comme supposée faite en des termes tels que Mater Matuta, te precor
«die Mutter, die Gutes getan hat». quaesoque uti nolens propitia sies pueris sororiis. Sur l'aspect
303 Qui en viennent, malgré Lucrèce, et par ce que philologique de la théorie et l'application qui en a été faite à
G. Dumézil, Déesses latines, p. 21, appelle cruellement une la toga sororiculata, supra, p. 297, n. 247.
«philologie du bon plaisir», à lui dénier toute fonction de 306 A l'encontre de la thèse de H. J. Rose, approuvée, outre
déesse de l'aurore. Ainsi H. J. Rose, The Roman Questions of J. Gagé, par Latte, Rom. Rei, p. 97 et 133, cf. les critiques de
Plutarch, p. 175, pour qui elle est «a goddess of fertility»; G. Dumézil, Déesses latines, p. 15 sq., et Rei. rom. arch., p. 66,
P. Fabre, dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, III, n. 1, et 216, n. 2, qui la condamne sous tous ses aspects,
p. 338; Latte, Rom. Rei, p. 97: «eine Göttin des Reifens». A restitution arbitraire d'un texte, audaces philologiques, et lui
cette tendance peuvent se rattacher, même s'ils ont tenté oppose l'argument de simple bon sens, peut-être le plus
d'échapper au dilemme de la Göttin des Frühlichts et de la efficace : les enfants que les matrones « prennent dans leurs
Geburtsgöttin, M. Halberstadt, op. cit., p. 54, et H. Lyngby, bras » (au témoignage de Plutarque) ne peuvent être que des
loc. cit., qui, l'un et l'autre, la considèrent comme une bébés, réflexion que partage d'ailleurs J. Gagé, Matronalia,
déesse - nourrice, une Ammengöttin. p. 230.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 311

suite, interprétée en termes de parenté réelle307, matrones priaient la déesse. Ainsi s'explique
en un temps où les anciennes pratiques de parfaitement la fonction courotrophique de Mater
passage liées à la puberté ne survivaient plus que Matuta : dans le monde mythique, nourrice
sous la forme altérée de la prière des «tantes» bienfaisante de son neveu; dans celui des hommes,
aux Matralia? protectrice des naissances et des jeunes enfants.
C'est à G. Dumézil qu'on doit, semble-t-il, la Mais cette interprétation permet aussi de
solution du problème, puisqu'il a su, à la fois, justifier la date des Matralia, le 1 1 juin. On a depuis
rétablir le lien entre la religion de Mater Matuta longtemps déjà remarqué qu'elle était
et la mythologie de l'aurore, dont on prétendait symétrique de celle des Agonalia du 11 décembre, fête
la dépouiller, et expliquer les deux rites, jusqu'à de Sol Indiges qui préludait certainement au
présent incompris, de son culte308. La déesse solstice d'hiver et aux Diualia du 21 décembre310.
italique est en effet comparable à l'Aurore Sans doute la fête de Mater Matuta, nourrice du
védique, Usas, tante affectueuse qui choie son neveu Soleil, est-elle dans un rapport analogue avec le
le Soleil, fils de la Nuit, et, telle une seconde solstice d'été : « La proximité du solstice d'été
mère, prépare sa venue. Le comportement des n'est pas fortuite; c'est au moment où les jours,
dames romaines aux Matralia reproduit comme fatigués, réduisent à presque rien leur
fidèlement l'activité cosmique de la déesse. Des deux croissance pour bientôt se mettre à décroître,
rites qu'elles accomplissent, le premier est que la déesse Aurore se fait le plus intéressante
négatif: les matrones bien nées et bien mariées pour les hommes . . .»311.
(uniuiraé) chassent du templum une esclave, de L'explication de G. Dumézil312 est donc la
même que l'Aurore bienfaisante expulse du ciel seule, jusqu'à ce jour, qui ait su rendre compte
les ténèbres. Le second rite, positif, profite aux de toutes les données du culte : non seulement
«enfants des sœurs», de même que la déesse des deux rites, pris chacun isolément, mais
Aurore allaite et soigne le Soleil309, pour lui encore et surtout de leur articulation, c'est-à-dire de
permettre d'atteindre la maturité et de répandre la structure qui leur donne leur sens, ainsi que
la lumière du jour. Ainsi le culte de Mater de la date des Matralia, à Rome, et même de
Matuta n'était-il, dans la Rome classique, que la l'iconographie de la déesse, telle qu'elle apparaît
survivance, ritualisée et incomprise, d'une mythologie à Satricum. Cette cohérence interne et le
indo-européenne de l'Aurore, conservée sous caractère synthétique de l'interprétation, qui justifie
une forme peut-être moins poétique, mais simultanément, en les intégrant dans un système
intellectuellement non moins subtile que sa version unique, toutes les parties de l'ensemble,
védique. Quant à la finalité du culte, elle devait mythique, rituelle et fonctionnelle, sont les plus sûrs
être double. Le second rite venait, sans nul garants de sa véracité. Est-ce à dire cependant
doute, en aide au Soleil, pour lui donner vigueur et que tout nous semble clair, désormais, du culte
lui permettre d'accomplir sa course céleste. Mais rendu à la compagne de Fortuna, au Forum
en retour, et par un système d'échanges entre Boarium? Peut-être pas encore. Son nom,
l'ordre humain et l'ordre divin, il était aussi d'abord, qui, à l'examen, peut apparaître plus
bénéfique aux enfants mortels pour qui les complexe qu'on ne l'a dit. G. Dumézil, à
l'intérieur de la vaste famille de mots dont nous
avons rappelé les principales composantes,
reconnaît ce qu'il appelle des «filiations en
307 Matronalia, p. 228-235. étoile» et isole ainsi des groupes indépendants, qui
308 G. Dumézil a donné trois exposés de son
interprétation de Matuta et des Matralia. Nous suivons, de préférence,
la démonstration de Rei. rom. arch., p. 66-71 et 343 sq., qui a,
sur certains points (extension du culte en Italie, aspect 310 C. Koch, Gestirnverehrung im alten Italien, Francfort,
courotrophique des Matralia), précisé et enrichi les théories 1933, p. 99. Sur les Diualia ou Angeronalia, supra, p. 213; 223;
antérieurement développées dans Déesses latines, p. 9-43, et, 232.
depuis, présentées à nouveau, avec des remaniements, dans 311 G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 344.
Mythe et épopée, III, Paris, 1973, p. 305-330. 312 Acceptée par R. Schilling, Ovide interprète de la religion
309 Ou, plus généralement, « dans les spéculations romaine, REL, XLVI, 1968, p. 222 sq. et 230-235; et La vision
liturgiques, le Feu des offrandes, et tout Feu» (Rei. ront arch., de la religion romaine par Georges Dumézil, REA, LXX, 1968,
p. 69). p. 85 sq.
312 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

se seraient fixés dans des sens différents, et sans que le nom d'un dieu énonce, en l'épuisant, le
échanges « transversaux » de l'un à l'autre : matu- tout de sa nature317. Mais, dans le cas précis de
rus, «mûr»; maniis, «bon»; et mane, le «point du Matuta, il faut se garder de restreindre
jour», auquel préside Matuta, qui n'a pas «à abusivement le problème. Matutinus, dérivé du nom de
troquer sa valeur propre contre celle de « Bonne la déesse, n'est, avec son sens étroit et univoque,
Déesse, Bonne Mère»313. «du matin», qu'un point d'aboutissement, alors
Les linguistes modernes sont moins qu'on raisonne parfois comme s'il était un point
catégoriques, qui, l'étymologie étant hors de question, ne de départ. En revanche, plus haut dans la chaîne
séparent pas, pour la sémantique, Matuta des suivant laquelle se sont progressivement formés
autres dérivés, italiques ou celtiques, signifiant les sens, Matuta, loin d'être confinée dans cette
«bon»314, qui, formés sur les deux thèmes, * acception strictement temporelle et de n'être
muto- ou *mâ-no- (lat. niâniis), appartiennent à une que la divinité de la première heure, du «point
famille de mots dont la valeur première et le du jour », est, en un sens beaucoup plus large et
commun dénominateur sont le fait d'«être avec la pleine valeur religieuse de la racine
approprié, à point» et qui, selon leurs *mâ-318, la déesse du temps «propice», du «bon»
spécialisations respectives, ont pris les sens de «mûr, moment qu'est le «matin» pour la reprise de
propice, favorable»315. Ainsi, plutôt que d'isoler, l'activité diurne319, moment «favorable» entre
avec G. Dumézil, le groupe mane - Matuta (matu· tous, en particulier pour la naissance320.
tinus), groupe morphologiquement non
homogène, préférera-t-on rapprocher le nom de la 317 Sur les limites de l'analyse linguistique et de la
déesse, entre autres, des mois mat. ou anm(at)., comparaison purement étymologique en histoire des
favorables ou défavorables, c'est-à-dire fastes ou religions, par exemple Déesses latines, p. 117; ou Mythe et épopée,
néfastes, du calendrier de Coligny316. Non que I, Paris, 1968, p. 11.
pour autant, redevenue une «Bonne Mère» au 318 Étudiée par J. Vendryes, Teutomatos, CRAI, 1939,
p. 466-480: breton mad, irlandais maith, «bon», et, dans
sens le plus vague, Mater Matuta perde sa l'irlandais du Moyen Age, «favorable, faste», en parlant du
fonction de déesse de l'aurore. L'étymologie est jour. Également, Lexique étymologique de l'irlandais ancien,
d'ailleurs loin de tout nous livrer de la théologie ou Paris, 1960, s.v. Maith, p. M-12 sq., radical *ma-, favorable au
de la mythologie d'une divinité et, G. Dumézil sens mystique et religieux; et Mithich, p. M-56 : «opportun,
lui-même en a suffisamment averti, tant s'en faut fait à temps, au bon moment»; «ce qui s'en rapproche le
plus est le latin mätürus». Mais, quand J. Vendryes ajoute
qu'« on ne voit pas de relation phonétique entre les radicaux
*mâtu- et *miti-», il omet, nous signale notre collègue L.
313 Déesses latines, p. 17-19; Mythe et épopée, III, p. 315-317; Fleuriot, le gallois madws, «temps opportun», «fullness of
cf. Rei rom. arch., p. 66, où Matuta est définie comme «le time, due, proper time»; cf. gallois anfad, irlandais anmaith,
nom divinisé du «point du jour». gaulois anmat(us) : « infortunate, sinister, inauspicious » (qui,
314 Ernout-Meillet, p. 383, s.v. mane, Maries; 384, mänL·, par delà le vocabulaire de Matuta, rejoint curieusement la
rriänus; 391, mätürus, qui se produit «au bon moment» ou sphère de sa compagne Fortuna), ou «monstrous, huge,
« de bonne heure (par la même acception de « bon » que dans terrible» (cf. latin im-manis). En brittonique, le sens de mad
mäne, mätüünus)·»; et MâtTtta, qui «ne diffère que par le était à l'origine celui de «fortuné, chanceux»,
suffixe de mätürus; tous deux se ramènent, par particulièrement lié à l'idée de naissance. Le nom propre Matugenos,
l'intermédiaire d'un abstrait en -tu-, *mâtu-, à la racine *rriâ- «bon»; latinisé en Matugenus (cf. ancien gallois et ancien breton mat
cf. mänis, etc.». Walde-Hofmann, II, p. 25-28, s.v. niâne, ganet, «bien né, sous une bonne étoile»; ancien gallois
maries; 53 sq., mätürus, Mätüta, «beruhen auf einem *mä-tu-, Madog, felix, fortunatus; qui correspond au breton moderne
etwa « gelegene, gute Zeit »... Mit anderem Suff. lat. niänus Madec), est extrêmement répandu en Gaule; cf. A. Holder,
«gut», mane «früh», à rattacher à la racine *mä-, Pokorny, Alt-celthcher Sprachschatz, Leipzig, 1904, H, s.v., col.
p. 693, 2. mä- «gut, zu guter Zeit, rechtzeitig». 480 sq.
315 M. Pokrowskij, Mätürus, Mätüta, mätüt'inus, niänus 319 Varr. LL 6, 4: diei principiimi mane... quod bonum
(mänL·), mariés, mane, ZVS, XXXV, 1899, p. 233-237: antiqui dicebant manum, ad cuiusmodi religionem Graeci
«passend, angemessen sein oder machen». quoque cum lumen affertur, soient dicere φως αγαθόν. Sur le
316 Abréviations (matu-, attesté une fois dans le calendrier, sens qu'a, dans les hymnes védiques, le moment attendu de
Dottin, p. 175, plutôt que *mati- ou *mato-, avec an- privatif) l'aurore, le retour de la lumière après la dissipation des
qui accompagnent, alternativement, les noms de six mois sur ténèbres, cf. les remarques de J. Vendryes, CRAI, 1939,
douze; cf. G. Dottin, La langue gauloise, Paris, 1920, p. 179- p. 473.
184; 186 sq.; 189; 193; 195; 198; 200; 202 sq.; 205 sq.; 227; 320 D'où les prénoms Manius et Lucius, selon les
270 sq.; J. Vendryes, La religion des Celtes, Paris, 1948, interprétations concordantes de Varron, LL 9, 60 : qui mane natus
p. 300. diceretur, ut is Manius esset, qui luci, Lucius; et Fest. Paul. 135,
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 313

Dans cette déesse, non point «bonne», deux natures, ou plutôt les deux pouvoirs,
indistinctement, mais «propice» et «matinale», spécifications d'une même nature, qui lui valurent
maîtresse de la «bonne heure» du jour (mane, d'être, par les écrivains grecs, identifiée tantôt à
manis, mantis), du moment intensément Eileithyia324, la déesse accoucheuse par
religieux qui illumine le ciel, à l'aube de chaque excel ence, dénomination qui sied à son caractère
journée renaissante, aux yeux de tous les matronal, tantôt, le plus souvent, à Leucothea325. Cette
hommes, comme de celui qui, à l'aurore de sa vie, seconde assimilation, qui surprend davantage, à
éblouit les yeux du nouveau-né, se retrouve ainsi la « blanche » divinité de l'écume marine, ne
l'intime alliance de la courotrophie et de la s'explique, comme l'a reconnu R. Bloch, que par un
clarté solaire, de l'enfantement et de la lumière : ce système d'interpretatio «à deux degrés», qui
n'est pas, comme on pourrait le croire à la suite suppose un intermédiaire romain. L'Uni aurorale et
de Wissowa, parce qu'elle était initialement une matronale de Pyrgi fut, dans un premier temps,
déesse de l'aurore que Matuta serait devenue assimilée par les Romains à leur Mater Matuta,
une déesse accoucheuse, comme si sa fonction avec qui elle coïncidait entièrement, et qui, elle-
maternelle de Geburtsgöttin n'était qu'un dérivé, même, fut par ailleurs identifiée avec Leucothea;
plus ou moins accessoire, de sa fonction assimilation qui, ultérieurement, rejaillit sur la
cosmique. Ces deux aspects de sa nature lui sont aussi déesse de Pyrgi, dont elle n'exprimait cependant
essentiels l'un que l'autre, notions complexes et qu'une partie des caractères, lorsque les Grecs,
connexes qui permettent de la définir, unitaire- qui ne la connurent que déjà latinisée en Mater
ment, comme une déesse de la naissance à la Matuta, et non point directement, rendirent son
lumière du jour. Cette conjonction est confirmée nom, comme celui de la déesse romaine
non seulement par le parallèle, classique, de correspondante, par Leucothea: comme si Yinterpreta-
Mater Matuta avec Junon Lucina, « enfanteuse à tio Graeca, s'éloignant de plus en plus de
la lumière», traduit J. Bayet321, et Diane, toutes l'original, avait dissocié les deux aspects de la déesse
trois déesses latines, mais, plus encore, par sa étrusque qui, au contraire, restaient
confrontation avec la «Mater Matuta» de Pyr- indis olublement unis dans Y interpretatio Romana, beaucoup
gi322, qui, on le sait depuis la découverte des plus fidèle, et dans son identification avec Mater
lamelles d'or qui lui furent consacrées, était en Matuta, déesse de l'aurore et des naissances.
réalité, de son nom étrusque, une Uni, et même, Il semble ainsi que nous commencions,
plus précisément, sans doute, une Uni-Thesan, confusément, il est vrai, à entrevoir le sens des
ajoutant, à l'appellation qui faisait d'elle rapports qui unissaient Fortuna à Mater Matuta.
l'homologue de Junon et d'Héra, le nom étrusque de Tel est en effet, après le problème posé par son
l'Aurore323 : en elle aussi, donc, s'alliaient les nom, le second point sur lequel il nous apparaît
nécessaire de poursuivre l'enquête et qui, pas
plus que le précédent, n'a encore été élucidé, les
divers critiques se bornant soit à alléguer de
26. Contra, toutefois, Schulze, Zur Geschichte lateinischer vagues « analogies » entre les deux déesses, soit à
Eigennamen, p. 469, pour qui Manius serait un nom théo- disjoindre les deux cultes de S. Omobono pour
phore en rapport avec Cerus Manus (cf. Walde-Hofmann, s.v. les étudier séparément, sans s'interroger sur le
mane, II, p. 25).
321 Histoire politique, p. 92. Cf. l'invocation des matrones
chez Ovide, fast. 3, 255 : tu nobis lucem, Lucina, dedisti
322 Ainsi rattachée, sous cette dénomination, aux cultes de
la déesse attestés en Italie, par exemple par Warde Fowler, inscription étrusque, et la troisième, d'une inscription
Roman Festivals, p. 155; Wissowa, RK2, p. 110; Frazer, Fasti, punique, la déesse porte le nom d'Uni, assimilée, dans le texte
IV, p. 273; A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, punique, à Astarté. Or, sur une autre lamelle, de bronze,
p. 116 sq. et 132; L. R. Taylor, Local cuits in Etruria, celle-là, provenant des mêmes fouilles, apparaît le nom de
p. 125 sq. Thesan, l'Aurore étrusque, dont les rapports avec Uni -
323 R. Bloch, llithye, Leucothée et Thesan, CRAI, 1968, assimilée, ou associée à la maîtresse du sanctuaire? - restent
p. 366-375; Un mode d'interpretatio à deux degrés: de IVni de malheureusement incertains, mais dans laquelle R. Bloch
Pyrgi à llithye et Leucothée, Arch. Class., XXI, 1969, p. 58-65; incline à voir «une autre qualification d'Uni elle-même».
et, dans Recherches sur les religions de l'Italie antique, Genève, 324Strab. 5, 2, 8.
1976, Interpretatio, p. 1-9. On sait que, sur les trois lamelles 325 Ps. Aristote, oecon. 2, 2, 20 = 1349b; Polyen, strategemata
d'or découvertes en 1964, dont deux sont gravées d'une 5, 2, 21; Élien, uar. hist. 1, 20.
314 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

fondement et la signification de leur alliance326. précisément porté le nom de dies Fords Fortu-
Tentera-t-on, après avoir décelé en Mater Matuta nae 327
une double nature, simultanément maternelle et La première de ces affinités est de loin la
cosmique, de retrouver cette duplication dans plus claire. Elle répond au rôle le plus constant
les liens qui l'attachaient à sa compagne? Il n'est de Mater Matuta : celui qui est attesté non
pas surprenant que la Fortune du Forum Boa- seulement à Rome, mais aussi dans ses cultes
rium ait eu des affinités avec une déesse de italiques; celui, également, qui devait éveiller le plus
l'enfantement et de la fécondité humaine. Mais, d'échos dans la conscience religieuse romaine.
au delà de ces liens très apparents, et peut-être Pour ses adoratrices, il est évident que Matuta
trop lâches, car ils seraient susceptibles de était avant tout Geburtsgöttin et courotrophe.
rapprocher bien d'autres déesses, il est une autre C'est ainsi qu'Ovide et Plutarque comprennent
rencontre, non signalée et que l'on tiendra son culte, orienté vers la protection des
difficilement pour fortuite : si les Matralia du 1 1 juin, enfants :
qui annonçaient le solstice d'été, coïncidaient non tarnen hanc pro stirpe sua pia
avec la fête d'une Fortuna, celle du Forum Boa- mater adoret. . .
rium, il n'est pas moins digne de remarque que alterius prolem melius mandabitis UH328.
le jour même du solstice, le 24 juin, ait été placé Tel est aussi le sens des dédicaces, presque
sous le signe d'une autre Fortuna et qu'il ait
toutes émanant de femmes, et d'un grand nombre
des terres cuites votives qui lui étaient offertes
dans ses autres sanctuaires. Les intuitions de la
religion populaire et les spéculations de la
326 Ainsi, parmi les historiens qui ont au moins posé le
problème, Warde Fowler, Roman Festivals, p. 156, et Hild, mythologie savante se rejoignent à cet égard,
s.v. Mater Matuta, DA, III, 2, p. 1625, qui le résolvent de puisque X interpretano Graeca usuelle assimile
manière entièrement négative, et ne voient entre les deux Matuta à Ino-Leucothea, la tante exemplaire de
déesses «no immediate connexion» ni «aucun rapport de Dionysos qu'elle éleva comme une mère après la
signification ni de culte». Wissowa, RK2, p. 257, ne fait mort tragique de Sémélé. L'Aurore védique,
consister leur «innere Wesensverwandtschaft» que dans le Usas, était également une «bonne mère» pour
fait qu'elles sont l'une « Geburtsgöttin », l'autre, «
Frauengöt in ». De même Link, s.v. Matuta, RE, XIV, 2, col. 2328, affirme son neveu le Soleil. Enfin, le texte de Strabon, le
que «die Göttinnen sind wesensverwandt», mais sans seul qui, par une exception révélatrice, traduit le
il ustrer ces affinités autrement que par la fondation servienne nom de la déesse de Pyrgi par « Eileithyia », non
de leurs temples et la coïncidence de leurs natales. Nous ne par Leucothea, suppose une interpretano
rappelons ici que pour mémoire la thèse de H. Lyngby sur la préalable d'Uni (Thesan) en Iuno Lucina329 : ainsi la
Fiancée et la Nourrice, fondée sur la juxtaposition du temple
circulaire et du temple rectangulaire (supra, p. 249 sq.). même divinité étrusque pouvait-elle, avec une
Enfin, dans la deuxième partie de Mythe et épopée, III, p. 93- égale exactitude, être identifiée tantôt à la Junon
199, étudiant la figure de Camille, héros solaire, dont la geste des enfantements, tantôt à Mater Matuta, dont
est colorée par la mythologie de l'Aurore, G. Dumézil cette assimilation atteste une fois encore, par
conçoit, p. 116-139, les rapports des deux déesses comme des une confirmation ultime, quoique indirecte, le
rapports d'opposition, la fidélité de Matuta, dévouée et sûre
comme une mère (ainsi, p. 121 sq., Tanaquil représenterait caractère éminemment courotrophique. Peut-on
« la part de Mater Matuta » dans la biographie légendaire de attribuer un rôle identique à la Fortune du
Servius Tullius), contrastant avec l'inconstance de Fortuna, Forum Boarium? Non seulement il serait, devant
tyrannique comme une maîtresse. Interprétation à laquelle le silence des sources antiques, téméraire de
on pourra reprocher son caractère anthropomorphique, plus l'affirmer, mais il nous a paru que, si les enfants
mythologique que religieux, fondé sur l'analyse d'Ovide plus
que sur celle des données du culte de Fortuna au Forum en bas âge devaient, de fait, rester présents à sa
Boarium, ainsi que sur une conception très hellénisée de fête, de droit, ils y demeuraient étrangers, et
Fortuna, où reparaît néanmoins le parallèle, fréquent chez rien, dans la description d'Ovide, n'indique effec-
l'auteur, de la déesse et du Distributeur védique, Bhaga,
aveugle comme elle (infra, p. 471 sq.). Mais c'est par le
caractère maternel qu'elles ont en commun que F. Castagnoli, //
culto della Mater Matuta e della Fortuna nel Foro Boario, Stud. 327 Supra, p. 207 sq. et 233 sq.
Rom., XXVII, 1979, p. 145-152, justifie maintenant 328 Fast. 6, 559 et 561 ; Quest, rom. 17, 267e.
l'as ociation des deux déesses. 329 R. Bloch, art. cités.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 315

tivement que les jeunes bénéficiaires des Matra- de Fortuna331, on pourrait être tenté de
lia y aient fait l'objet du moindre rite ni de la retrouver un souvenir de cette préhistoire dans les
moindre prière. Tout, dans le culte, se passe fonctions d'éducatrice, et même de seconde
entre la déesse et ses toges viriles, d'une part, et mère, si comparable à l'Aurore védique, autre
les matrones craintives, de l'autre. Il semble mère du Soleil332, que la reine remplit auprès du
donc qu'il n'y ait pas eu place pour les enfants jeune Servius : petit esclave élevé, à son
dans la religion de Fortuna et que, par suite, on instigation, dans le palais de Tarquin, comme s'il était
ne saurait la tenir pour une courotrophe au sens de naissance non seulement libre, mais royale333,
précis du terme. et dont la mère véritable, Ocrisia, est assez
Cette dissemblance entre les deux déesses ne effacée pour qu'on puisse placer toute son enfance
doit pas surprendre : leurs rituels, pour autant sous la tutelle, mi-royale, mi-divine, de Tanaquil.
que nous connaissions celui de Fortuna, Parmi les liens ambigus qui unissent Servius et
n'avaient ni similitude ni, par conséquent, même Tanaquil-Fortuna334, c'est l'aspect d'épouse ou
objet. Mais leur action s'exerçait cependant dans d'amante qui a prévalu dans le mythe, aux
des domaines suffisamment proches pour qu'il y dépens de la relation maternelle, que l'histoire,
ait entre elles, à défaut d'identité, du moins de- en revanche, semble avoir mieux conservée.
fortes analogies. Même si la Fortune du Forum Mais qui nous assure que, primitivement,
Boarium n'était pas par elle-même courotrophe, Fortuna n'ait pu être l'une et l'autre à la fois : tour à
plusieurs de ses homonymes l'étaient tour épouse et mère, et, dans les deux cas,
pleinement : la Fortune de Préneste, celles d'Antium, et dominatrice, de même qu'à Préneste, et en un sens
aussi, semble-t-il, la Fortuna Muliebris comparable, quoique l'expression, et la date, en
romaine330. La parenté qui unissait ces déesses de fussent différentes, la toute-puissante Fortuna
même nom devait être assez puissante pour que, Primigenia était tour à tour mère et fille de
même en l'absence d'une fonction effective, la Jupiter?
Fortune du Forum Boarium, elle aussi Quoi qu'il en soit, même si rien ne permet
dispensatrice de la fécondité, en reçût une sorte de (ou ne permet plus) de reconnaître en la
coloration maternelle. N'aurait-elle pas Fortune du Forum Boarium une nourrice ou une
d'ailleurs, comme ses sœurs les autres Fortunes, mère divine, veillant directement sur des enfants
également exercé ce rôle à date ancienne? Sa confiés à sa sauvegarde, elle n'en avait pas moins
compagne, Mater Matuta, avait bien, elle aussi, pouvoir sur eux et sur leur naissance. Ce n'était
évolué et sa figure s'était simplifiée au cours des là d'ailleurs qu'une conséquence de sa fonction
âges : de la divinité indo-européenne de l'aurore matrimoniale. Garante de la fécondité des
qu'elle avait été, à la fois bénéfique au Soleil et couples, elle présidait à la procréation des enfants
aux enfants des hommes, il ne restait plus et les matrones ou les fiancées qui la priaient
qu'une courotrophe dont les Romains avaient pour leur vie conjugale pratiquaient son culte en
oublié la mythologie et laissé dépérir la tant que mères ou futures mères aussi bien que
signification cosmique. Il se peut que, pareillement, les comme épouses. C'est ce qu'exprimait
pouvoirs maternels de Fortuna, divinité trop symboliquement, lors de la fête du 1 1 juin, la prière des
complexe, trop universelle pour garder tous ses
traits originels, soient à la longue tombés dans 331 Supra, p. 286 et 295.
l'oubli. L'hypothèse, d'autant plus tentante 332 L'Aurore et sa sœur la Nuit sont considérées toutes
qu'elle rejoint celle d'une Fortuna primitive, deux comme les mères d'un même enfant, «leur veau
archétype commun des diverses déesses de ce commun», selon l'expression du Rg Veda (G. Dumézil, Déesses
nom attestées à l'époque historique, n'en reste latines, p. 23-25; Mythe et épopée, III, p. 325-327).
pas moins, en l'absence de tout témoignage 333 Liv. 1, 39, 3-4.
334 A la fois maîtresse, mère adoptive et belle-mère -
cultuel, invérifiable. Mais, si l'on poursuit le puisque les qualités du jeune homme incitèrent Tarquin à lui
paral èle, que nous avons déjà esquissé, de Tanaquil et donner sa fille (Liv., Ibid.), épouse aussi effacée que la Gega-
nia dont, selon la version de Valerius Antias transmise par
Plutarque (supra, p. 307, n. 292), il était veuf -, il semble que
Tanaquil incarne l'éternel féminin partout présent dans la
330 Supra, p. 40-55 et 164-166; infra, p. 342-344 et 350-352. biographie de Servius.
316 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

matrones à la déesse qui protégeait l'union des des modalités différentes, Fortuna et Matuta
époux, ainsi que la présence, à leurs côtés, des agissaient dans un seul et même domaine : celui,
enfants nés de ces unions, conclues et si vaste, à la fois vital et menacé, des naissances
consommées sous le signe de Fortuna. Tout se passe humaines et des réalités biologiques, celui de la
donc comme s'il avait existé, entre elle et Mater fécondité nuptiale, de la conception et de la
Matuta, un partage des rôles et une venue au monde des enfants.
complémentarité naturelle. L'une veillait plus Ajoutons que, dans la même zone du Forum
particulièrement sur le mariage, l'autre sur la Boarium, était honorée une autre déesse dont
nais ance; l'une sur la vie physiologique des enfants, les compétences ne sont pas sans rappeler les
c'est-à-dire sur leur croissance, l'autre sur la vie leurs : Carmentis, qui avait donné son nom à la
physiologique des adultes, c'est-à-dire sur leur porte Carmentale, au voisinage de laquelle
vie sexuelle. Tel était l'ordre dans lequel se s'élevaient précisément, à l'intérieur de l'enceinte337,
succédaient les deux cérémonies, à l'intérieur de les deux sanctuaires jumeaux réunis sur l'area
la même area sacrée : d'abord les Matralia, puis sacrée de S. Omobono. Trop de points
la fête de Fortuna335. Peut-être la succession des demeurent obscurs dans ce culte ancien, desservi par
deux fêtes trahit-elle leur inégale antiquité au un flamine, et qui, avec le temps, avait
sein de la religion romaine, les Matralia, inscrits grandement perdu de son importance. Les textes
au calendrier «de Numa», pouvant être plus relatifs à Carmentis (ou Carmenta) la montrent
anciens que le culte de Fortuna; mais elle essentiellement sous deux visages : déesse de la
répond aussi à une structure fonctionnelle.
L'ordre dans lequel les matrones priaient les deux
déesses correspond à l'histoire et au
développement même de l'individu : petit enfant,
dépendant d'une nourrice surnaturelle, puis adulte projection dans l'univers divin. On a depuis longtemps cru
déceler dans le rite des « enfants des sœurs » le souvenir d'un
mûr pour le mariage, il passait du domaine de système de parenté primitif (Wissowa, RK2, p. Ml), peut-être
Matuta, authentique courotrophe et spécialisée même d'un éventuel matriarcat indo-européen (L. R. Farnell,
dans ce rôle, au domaine de Fortuna, dont Sociological hypotheses concerning the position of women in
l'action fécondante avait un caractère plus ancient religion, ARW, VII, 1904, p. 83 sq.; cf. Link, RE, XIV, 2,
général. Tels sont les liens sinueux des deux déesses, col. 2327). Mais, dans une perspective sensiblement
différente, ne peut-on y voir les traces d'un système de parenté
trop complexes pour qu'on puisse en donner matrilinéaire, qui attribue au neveu, c'est-à-dire au « fils de la
une définition univoque. Leur action, toujours sœur», une relation affective privilégiée avec son oncle
complémentaire, s'exerçait en des sens divers, maternel, et dont, en dehors de Rome, on a des marques
sur l'enfance, puis sur l'âge adulte, auprès de la dans diverses sociétés indo-européennes (É. Benveniste, Le
femme, comme épouse, puis comme mère - ou, vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, I,
p. 207 et 230-233) : chez les Germains, où, dit Tacite, les
plus exactement, comme tante, avec un transfert neveux, sororum fïliis, sont aussi chers, et même plus, à leur
rituel des enfants aux neveux qui ne changeait oncle maternel qu'à leur propre père, aussi est-ce eux qu'on
pas la signification du culte, mais ne faisait qu'en prend de préférence comme otages {Gemi. 20, 5); chez les
étendre la portée, depuis la famille étroite Celtes, où le roi Ambigatus chargea Bellovèse et Ségovèse,
jusqu'à la collectivité336. Mais, à elles deux, et avec sororis filios, d'emmener hors de Gaule l'excédent de
population qui surchargeait son royaume (Liv. 5, 34, 3); ou à
Lacedèmone, où le pouvoir royal fut exercé par Theras,
oncle maternel et tuteur des héritiers trop jeunes pour
régner (Hérod. 4, 147)? Système de parenté et d'éducation
335 Ordre qui se déduit tant du calendrier préjulien d'An- qui persista longtemps chez les Celtes continentaux ou
tium {.infra, p. 320) que d'Ovide, qui citent en premier lieu insulaires, où, comme le montre l'étude de F. Kerlouégan,
les Matralia et le nataiis de Mater Matuta, en second lieu Essai sur la mise en nourriture et l'éducation dans les pays
celui de Fortuna. celtiques d'après le témoignage des textes hagiographiques
336 Sans abandonner pour autant l'explication mythique et latins, Études celtiques, XII, 1968-1969, p. 101-146, la «mise en
cosmique de G. Dumézil, fondée sur la parenté d'Usas et de nourriture » des enfants, confiés à des parents nourriciers ou
sa sœur la Nuit, on peut se demander s'il n'y a pas aussi à à des moines, choisis, notamment, les uns et les autres, dans
l'origine du rite une composante sociale, provenant non la famille maternelle, est restée en vigueur jusqu'au Moyen
seulement de l'idéologie, mais de l'organisation effective de Age et même aux temps modernes.
la collectivité humaine, et de tradition également 337 Intra portam Carmentalem (Uv. 25, 7, 6; cf. supra,
indoeuropéenne, dont le mythe pourrait apparaître comme la p. 251).
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 317

naissance et de la prophétie338, elle était donc vaient plus nettement le sens, la présence de
apparentée, de par sa double nature, à Fortuna Carmentis dans le voisinage immédiat de leurs
aussi bien qu'à Mater Matuta. Elle présidait aux deux temples contribue à éclairer les rapports
accouchements, comme le faisait Matuta dans de Fortuna et de Mater Matuta et à faire mieux
ses cultes italiques, notamment à Satricum, et comprendre ce que les humains attendaient de
elle prédisait l'avenir, comme Fortuna dans ses leur action. Chacune de ces trois déesses avait
sanctuaires de Préneste et d'Antium. Au pied du une personnalité originale et des pouvoirs
Capitole, elle possédait un sacellum avec deux complexes : l'une était à la fois fécondante et royale;
autels339. Cette duplication correspondait aux la seconde, du moins à ses origines, était déesse
deux surnoms de la déesse, Postuerta et Prorsa cosmique et courotrophe; la troisième, plus
(avec leurs variantes), qui faisaient allusion, isolée, était accoucheuse et dispensatrice du
semble-t-il, aux deux positions dans lesquelles carmen oraculaire. Mais toutes trois avaient des
l'enfant peut se présenter à la naissance, par la compétences communes sur l'un des domaines
tête ou par le siège340. Quoi qu'il en soit de ces dont la sauvegarde ne cessait de hanter la
détails, dont les Romains eux-mêmes ne perce- conscience italique. Pour protéger les
naissances, les nouveaux-nés, les jeunes mères, la
fécondité humaine en général, les religions de l'Italie
archaïque ont multiplié les déesses courotrophes
338 Selon le titre de l'ouvrage de L. L. Tels-de Jong, Sur et accoucheuses : Diane, Egèrie, Junon, Matuta,
quelques divinités romaines de la naissance et de la prophétie,
Delft, 1959; Amsterdam, 1960, p. 21-66. Sur ces deux Fortuna ont rempli cette fonction. Au Forum
fonctions conjointes, voir par exemple Plut. Quest, rom. 56, Boarium, sur un espace limité et sans craindre
278b-c; et Aug. ciu. 4, 11, p. 161 D., qui cite successivement les pléonasmes cultuels, tant il valait mieux
Carmentis (dédoublée en deux Carmentes) et Fortuna, parmi accumuler les protections divines, plutôt que de
les divinités qui président à la naissance et à la destinée des pécher par négligence, la Rome primitive a
nouveaux-nés : non sit alius, sed ipse (Jupiter, dont les dieux concentré trois sanctuaires de même
du polythéisme ne sont que les multiples aspects) in Ulis
deabus, quae fata nascentibus contint et uocantur Carmentes, signification, dont deux étaient plus étroitement
praesit fortuitis uoceturque Fortuna. Cf. Aust, s.v. Carmenta, associés : proximité topographique et proximité
RE, III, 2, col. 1594 sq.; Wissowa, RK2, p. 219-221; Frazer, fonctionnelle allant de pair, avec des nuances
Fasti, II, p. 177-181; Latte, Rom. Rei, p. 136 sq.; G. Radke, diverses, mais une unité d'intention plus forte que
Die Götter Altitaliens, s.v. Carmenta, p. 81-83; G. Dumézil, Rei
rom. arch., p. 396-398. leurs différences, Fortuna, Mater Matuta,
339 Sanctuaire dont l'emplacement exact reste inconnu, Carmentis y garantissaient la conception et la venue
mais qui, lié, par son nom même, à la porte Carmentale au monde des enfants, sur qui reposait toute
(Serv. Aen. 8, 337 : (ara) est autem iuxta portam, quae primo a l'espérance des familles et de la cité.
Carmente Carnientalis dicta est; cf. Solin. 1, 13 et Dion. Hal. 1, On peut pourtant se demander si cette action
32, 2), ne saurait avoir été très éloigné de l'area sacrée de commune dans le domaine de la fécondité
S. Omobono. Cf. Platner-Ashby, s.v. Carmentis, p. 101; Lugli,
Fontes, I, p. 166 sq.; ainsi que Monumenti antichi, II, p. 116. humaine suffit à expliquer l'étroitesse des liens
Lugli, Roma antica, p. 544 sq., a par la suite pensé que les qui unissaient Fortuna et Mater Matuta. Car
deux autels de type archaïque découverts sur l'area sacrée l'alliance cultuelle que nous constatons à Rome
de S. Omobono (supra, p. 251 et 253) pouvaient être ceux de ne semble pas avoir eu d'équivalent dans le reste
Carmentis. Mais cette hypothèse, tributaire d'une de l'Italie341. De surcroît, la Matuta romaine
interprétation erronée - on avait d'abord cru, en effet, que les deux
temples s'ouvraient au nord sur le Vicus Iugarius (ainsi présente deux traits originaux par rapport à ses
A. M. Colini, BCAR, LXVI, 1938, p. 280: «due celle dietro - homonymes italiques : son sanctuaire passait
nous soulignons - alle quali . . . sono collocate . . . due grandi pour avoir été fondé par Servius Tullius, et son
are »), non au sud, et que l'area sacrée était ainsi composée
de deux parties en quelque sorte placées dos à dos - n'a plus
de raison d'être depuis que le véritable plan en a été
reconnu. De fait, A. M. Colini localise maintenant, PP, XXXII,
1977, p. 15, le fanum Carmentis sous le saxum, juste derrière 341 Même s'il nous est apparu que les aires cultuelles des
l'area sacrée (cf. le plan de la p. 11). deux déesses coïncidaient pour une large part (supra, p. 309,
340 pedes primi, position qui rend l'accouchement n. 298), rien ne permet de croire qu'elles y aient été unies
dangereux, dit Aulu-Gelle, 16, 16, 1, qui reproduit ensuite, 2-4, le par des liens étroits, comme elles l'étaient à Rome. A
passage où Varron justifie ces deux surnoms de la Préneste, en particulier, le culte de Mater Matuta semble avoir été
déesse. entièrement indépendant de celui de Fortuna Primigenia.
318 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

rituel, lui aussi sans équivalent connu, conservait quelque forme qu'on le conçoive345. Les affinités
la marque de la mythologie indo-européenne de de Fortuna avec le feu se laissent peut-être
l'aurore342. Le premier point est évidemment moins aisément définir. Mais si, comme l'ont
particulier à la tradition romaine et la pensé C. Koch et G. Dumézil346, la fête de
chronologie, la construction du premier temple, édifié Matuta, le 11 juin, annonce le solstice d'été, de
dans le second quart du VIe siècle, pourrait même que celle de Sol Indiges, le 11 décembre,
suffire à le justifier. Mais l'autre suscite plus le solstice d'hiver, comment ne pas songer que le
d'étonnement. Il est en effet paradoxal que, dans passage même du solstice, le 24 juin,
une religion où la sensibilité aux mythes était si s'accomplissait sous la garantie divine de Fors Fortuna,
faible, les deux déesses de S. Omobono aient eu puissance liée aux eaux et dont l'action
précisément en commun un caractère mythique régulatrice, féminine et fertilisante, complétait et
sans doute très dégradé dans la religion maîtrisait à la fois les effets dévastateurs du feu
classique, mais néanmoins frappant. L'un de ces solaire? Il semble donc que, loin d'avoir été
mythes, oublié et incompris, ne survivait plus particuliers au culte de la Via Campana, les
que dans les rites, mimé par des matrones qui rapports de Fortuna avec le feu aient été une
n'en percevaient plus la signification. L'autre constante de sa religion la plus ancienne347,
s'était transmué en histoire nationale, ce qui puisque nous les retrouvons dans le sanctuaire
garantissait sa pérennité. Mais, si différents du Forum Boarium, où la déesse était unie à un
qu'ils soient, le mythe auroral de Matuta et le héros fils de Vulcain, engendré par le feu divin
mythe servien de Fortuna se ressemblent lors d'une hiérogamie à laquelle avait présidé
cependant par la place qui, dans l'un comme l'autre, cette même Fortuna, cette fois sous les traits
était dévolue au Feu. humanisés de Tanaquil, son double royal. Les
Sans tomber pour autant dans les excès de la pouvoirs complémentaires du feu et de Fortuna
mythologie solaire, au point de lui rattacher la s'expriment ainsi sous deux modes, soit au plan
légende de Servius343, on peut se rappeler que de l'efficacité cosmique, soit à celui de
certaines interprétations de Vulcain ont cru l'élaboration mythique. Mais il est remarquable que,
retrouver en lui un caractère solaire344. Feu et dans les deux cultes de cette déesse dont la
soleil, en effet, sont substantiellement identiques fondation était le plus constamment attribuée à
et le Soleil dont l'Aurore védique est la tante ou Servius Tullius, celui du premier mille et celui
la seconde mère est aussi bien le Feu - le feu du Forum Boarium, les valeurs fécondantes du
des offrandes ou l'élément igné en général, sous feu aient été à ce point intégrées à l'action de
Fortuna, soit qu'elle y domine leurs tendances
excessives et tourne l'incandescence solaire au
bénéfice des hommes, soit qu'elle leur ajoute ses
propres puissances, afin d'assurer - non sans
342 Sans doute peut-on alléguer que ses cultes italiques
nous sont beaucoup moins bien connus que son culte excès possible, là aussi - la fécondité des couples
romain. On peut s'attendre cependant que, si Ovide et humains.
Plutarque avaient trouvé dans leurs sources des parallèles, Nous avons une autre preuve de ces liens
comme ceux dont Ovide fait état, lorsqu'il traite de la place entre le feu et Fortuna, preuve plus modeste,
de Mars dans les divers calendriers italiques (fast. 3, 87-96), plus récente, révélatrice des humbles préoccu-
ils n'eussent pas manqué, à leur tour, de reproduire cette
étude comparée.
343 Comme l'a fait Pais, Storia di Roma, I, 1, Turin, 1898,
p. 338, qui n'a pas échappé à la tentation des anciens
mythographes, d'alléguer à tout propos des structures 345 G. Dumézil, Déesses latines, p. 23; Rei. rom. arch., p. 69;
solaires. Mythe et épopée, III, p. 325.
344 H. J. Rose, The cult of Volkanus at Rome, JRS, XXIII, 346 Supra, p. 311.
1933, p. 46-63; M. Guarducci, Velchanos-Volcanus, Scritti Β. 347 En un sens différent du nôtre et que nous ne saurions
Nogara, Vatican, 1937, p. 183-203. Selon Servius, nonnulli toujours suivre, mais qui recouvre la même interprétation,
eundem Solem et Vidcanum dicunt (Aen. 3, 35). Le Soleil, en J. Gagé a maintes fois affirmé la parenté de Fortuna avec la
effet, n'est pas uniquement de nature céleste et ouranienne, Vesta archaïque, dont le culte exprime lui aussi la puissance
mais il entretient aussi des relations avec le monde chtho- génératrice du feu. Cf. notamment Matronalia, p. 33, n. 2, et
nien, végétal et funéraire (Eliade, Traité d'histoire des p. 40 : « il paraît certain que, dans l'ancien Latium, Vesta et
religions, p. 129-132). Fortuna ont été presque interchangeables».
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 319

pations de la vie quotidienne et, par là, d'autant cani, elle est la parèdre apaisante qui apporte
plus intéressante, puisqu'elle apporte à notre son concours à Vulcain, sous l'un des deux
hypothèse le soutien positif de la religion aspects qu'il peut revêtir: au Vulcain mitis, ou
populaire. C'est une inscription, datée de 12 ap. J.-C. quietus Augustus352, qui consent à retenir ou à
et dédiée Statae Fortunae Aug. par les mag(istri) éteindre le feu. dont il est le maître absolu.
uici Sandaliari, de la IVe Région de Rome348. Pourquoi cette obscure spécialiste de la
Stata ou, plus exactement, Stata Mater, pour prévention et de l'extinction des incendies, honorée
donner à cette divinité de second rang, qui dans maints quartiers de la capitale par les
gravite autour de Vulcain, sa dénomination la niagistri uicorum à qui incombait la lutte contre
plus fréquente349, est comparable à ces autres le feu, a-t-elle été soit assimilée à Fortuna pour
déesses mineures, qui appartiennent au cycle ne former avec elle qu'une seule figure divine353,
des grands dieux, telles que Lua Saturni, Salacia soit, explication qui paraît plus probable,
Neptuni, Maia Volcani, précisément, et qui associée à elle (avec asyndète) en un hommage
personnifient l'un de leurs pouvoirs, la force commun, assez étroit pour qu'elles partagent la
destructrice de Saturne, bondissante de Neptune, même épithète, Aug(usta), qui reste indivise entre
ou la capacité de croissance, d'« agrandissement » elles deux? Il se peut que, en pleine époque
(cf. magnus, maior) de Vulcain350. Au contraire de augustéenne et dans l'esprit d'une population
cette dernière, en qui s'incarne, féminisée, la urbaine pour qui l'incendie était un risque
force irrésistible de propagation de l'incendie, journalier, l'action de Stata, déesse efficace, mais
Stata est la puissance susceptible d'« arrêter» mineure, ait été heureusement complétée par
{stare', Jupiter Stator) la force dévorante du celle de la toute-puissante Fortuna, maîtresse
feu351. Non que son action contrarie celle du des hasards qui jouent un tel rôle dans le
dieu. Mais, antithèse surnaturelle de Maia Vol- déclenchement des incendies. Telle était peut-
être l'illusion des dédicants eux-mêmes, qui ne
348 CIL VI 761. Le uictis Sandaliarius, qui devait son nom percevaient plus les liens antiques de Fortuna
aux savetiers, aux fabricants de sandales, sandaliarii, qui y avec le feu. Mais, plutôt que de s'en tenir à cette
tenaient boutique, se trouvait probablement au nord-est du explication banale, il n'est pas interdit d'en
temple de la Paix (Platner-Ashby, s.v., p. 577 sq.). C'est lui, à envisager une autre, qui se réfère à la
son tour, qui donna son surnom à la magnifique statue de signification première du culte, et qui, d'ailleurs, peut
l'Apollon Sandaliarius, l'une des œuvres, predosissima deorum se superposer à la précédente, sans la
simulacra, rapporte Suétone, Aug. 57, 1, que l'empereur fit
acheter avec les étrennes que le public lui offrait chaque supprimer. Si Fortuna a pu, une fois, être jointe à la
année aux calendes de janvier, et qu'il consacra dans les parèdre de Vulcain, si elle a pu, en quelque
divers quartiers, uicatim, de la capitale. sorte, se substituer au souverain maître du feu
349 CIL VI 761-766; 802. Elle avait sa statue au Forum, sans qui, lorsque Stata n'est pas invoquée seule, est la
doute à proximité du Vulcanal, et, parmi les divers quartiers
de la ville où son culte s'était en quelque sorte décentralisé
(cf. le texte mutilé de Fest. 416, 25, dont nous ne citons que m CIL V 4295; VI 801-802.
les parties aisément intelligibles : Statae Matris simulacrum in 353 Interprétation qui est celle de Wissowa, RE, III, A, 2,
foro colebatur ... ne lapides igne corriimperentur . . . magna col. 2168: «daraus, dass die Göttin einmal als Stata Fortuna
pars populi in suos quique uicos rettulerunt eins deae cultum), aug(usta) bezeichnet wird, kann man vielleicht schliessen,
elle avait donné son nom à deux uici : sur le Caelius, le uicus dass sie der Göttin Fortuna ähnlich dargestellt war»; cf. RK2,
Statae MatrL· (NSA, 1906, p. 179 sq.; G. Gatti, Ara marmorea p. 230, n. 4. De même G. Radke, op. cit., p. 27 et 30, qui met
del «Viens Statae MatrL·», BCAR, XXXIV, 1906, p. 186-197), et, sur le même plan Fors Fortuna et Stata Fortuna. Mais, en
dans la XIVe Région, le uicus Statae Siccianae (CIL VI 975; cf. l'absence d'autre témoignage qui confirme cette exégèse, il
Platner-Ashby, s.v., p. 578). En dehors de Rome, son culte est nous paraît téméraire de conclure à la syncrèse. Cf., dans un
attesté chez les Èques (CIL IX 4113), à Forum Cassi, en cas comparable, les remarques de H. Doisy, Inscriptions
Étrurie (XI 3321; cf. L. R. Taylor, Local cuits in Etruria, latines de Timgad, MEFR, LXV, 1953, p. 108-110, sur le petit
p. 111), ainsi qu'à Patras (CIL III 500 = 7256). sanctuaire domestique Fortunae Vene/ri Aug. sacr., dont on
350 Selon la liste d'Aulu-Gelle, 13, 23, 2; cf. supra, peut se demander s'il abritait les statues des deux divinités,
p. 227 sq. ou s'il était dédié à une Fortuna-Vénus unique et syncrétiste,
351 Cf. l'énumération révélatrice de Cic. leg. 2, 28 : Statae assimilation dont on n'a pas d'exemple en Afrique, conclut
[standi] cognominaque StatorL· et Inuicti louis. Sur Stata prudemment l'auteur, encore que les affinités de Fortuna et
Mater, Wissowa, RK2, p. 230, et, s.v., RE, III, A, 2, de Vénus aient trouvé, à Rome, aux calendes d'avril, une
col. 2167 sq.;' Latte, Rom. Rei., p. 130; G. Radke, Die Götter expression cultuelle beaucoup plus sûre que celles de Stata
Altitaliens, s.v., p. 291 sq. et de Fortuna.
320 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

seule autre divinité qui lui soit associée, c'est cependant, que ces deux fêtes, identiques par le
parce que, elle aussi, elle avait des affinités avec moment de leur célébration, l'étaient aussi par
le Feu, élémentaire ou incarné en un dieu leur statut juridique, autrement dit que,
personnel, avec son fils Servius, avec le feu concomitantes, du simple point de vue de leur date,
solaire ou le feu du foyer. Les pouvoirs de elles étaient aussi équivalentes aux yeux de
Fortuna et ceux du Feu divin étaient à la fois l'État et de la religion publique? En bref, quelle
antagonistes et complémentaires, de même que était, au regard de la liste canonique des feriae,
s'opposent et s'unissent les valeurs masculines et la situation des Matralia et, à leur suite, de la
les valeurs féminines, les forces destructrices et fête de Fortuna? Le problème ne se pose que
les forces créatrices. depuis la découverte du calendrier préjulien
Ainsi peut se justifier, au Forum Boarium, la d'Antium355, qui attribue aux Matralia le sigle NP,
présence conjointe de Fortuna et de Mater alors que les calendriers impériaux
Matuta et pouvons-nous ressaisir un aspect antérieurement connus où ils figurent ne leur assignent
oublié de leurs relations. Il est vraisemblable que le sigle N:
qu'au delà de leurs affinités fonctionnelles, Fasti Antiates maiores: [M]ATR(ALIA) NP
d'anciennes affinités mythiques ont scellé l'alliance [M~\atri Matti. For-
des deux déesses. Dans leurs deux cultes, en tu\n\ae
effet, apparaissent les mêmes valeurs soleil- Fasti Venusini : MATR. Ν Matr. Matutae
feu-fécondité, qui fondent leur action analogue Fasti Maffeiani : MATR. Ν
dans le monde humain ou cosmique et assurent Fasti Tusculani : MATR.
l'unité des deux pouvoirs que détient chacune Cal de Philocalus : Matralia356.
d'elles. Matuta est la nourrice maternelle qui
Même si on laisse de côté les Fasti Tusculani
permet au feu solaire de croître et d'accomplir et le calendrier de 354, qui n'indiquent aucun
son œuvre, mais c'est elle aussi qui apporte aux
sigle, le débat ne se réduit pas à compter le
enfants ces mêmes forces vivifiantes du feu, de
nombre des témoignages, dans un sens et dans
même que Fortuna les accorde aux couples l'autre, et à opposer au seul calendrier d'Antium
adultes. De là le rôle, tombé dans l'oubli ou les deux notations des Fasti Venusini et
survivant sous forme de superstition ou de
Maf eiani, marqués N. En fait, on doit aussi écarter les
légende, que le feu, élément procréateur par Fasti Venusini, qui ne distinguent pas entre Ν et
excellence, avait pu jouer dans le culte de ces
NP et emploient uniformément le sigle Ν357.
divinités féminines de la conception et de la Toute la discussion se ramène donc à une
croissance, dispensatrices, comme lui, de la confrontation entre le calendrier préjulien
fécondité universelle, toutes deux déesses-«
d'Antium et les Fasti Maffeiani, renvoyés en quelque
mères » qui agissent sur le feu, au plan cosmique, et
sorte dos à dos : comment résoudre leur
qui, au plan humain, accomplissent par le feu discordance, et de quel côté se trouve l'erreur? Si
leur action fertilisante.
Wissowa358, K. Latte359, A. Degrassi360, sur la foi
Ainsi les deux déesses de S. Omobono ont-,
elles beaucoup plus en commun qu'on ne
pouvait le préjuger au seuil de cette étude. De là
fication reste douteuse, le 11 janvier, si c'était celui de
l'étroitesse tout à fait exceptionnelle de leur Juturne, ou le 7 octobre, s'il était dédié à Junon Curritis;
alliance, puisqu'elles étaient unies non celui de Fortuna Huiiisce Diei (temple B), le 30 juillet; de
seulement dans l'espace, sur l'area sacrée qui Feronia (C), le 13 novembre; des Lares Permarini (D), enfin,
renfermait leurs deux sanctuaires, mais aussi dans le 22 décembre.
le temps, c'est-à-dire dans le calendrier 355 En 1915; publié par G. Mancini, NSA, 1921, p. 73-141
(p. 98 sq., pour le 11 juin).
liturgique, puisque le natalis de ces deux temples était 356 CIL F, p. 216; 221 ; 224; 266; 320; Degrassi, /. /., XIII, 2,
fêté simultanément, le 11 juin354. Est-ce à dire, p. 12; 58; 77; 103; 248 sq.; 468 sq.
Ì57CIL I2, p. 221; Degrassi, op. cit., p. 59.
358 Neue Bruchstücke des römischen Festkalenders, Hermes,
354 Cas exceptionnel, comme l'indique, par exemple, la LVIII, 1923, p. 382.
confrontation avec l'area sacrée du Largo Argentina, dont les 359 Dans la reconstitution du calendrier romain qui a
quatre temples avaient pour natalis des jours différents et remplacé celle de Wissowa, Rom. Rei., p. 438.
sans correspondance apparente : le temple A, dont 360 Op. cit., p. 468.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 321

du calendrier d'Antium, ont adopté le sigle NP, nous paraît entendue : ce sont les Fasti Maffeiani
J. Paoli361 et, dans l'ouvrage qui sert maintenant qui sont dans l'erreur, et le texte du calendrier
de référence aux études sur le calendrier préjulien d'Antium, [M]ATR. NP, est le seul
romain, A. K. Michels362, ainsi que G. qu'on doive tenir pour authentique.
Dumézil363, ont conservé le sigle N. Cette dernière, Restent maintenant à résoudre deux autres
notamment, se fonde sur deux arguments : difficultés: la signification du sigle NP, donc la
l'antériorité des Matralia par rapport aux ides, et nature des Matralia, et les conséquences qui en
leur place dans une série de jours notés N, dont découlent pour la fête de Fortuna, toutes
le plus remarquable est les Vestalia du 9 juin. questions particulières qui rejoignent les grands
Suffira-t-il, pour les rejeter l'un et l'autre, de problèmes, toujours controversés entre
faire confiance à l'autorité supérieure du spécialistes, que pose le calendrier romain. On ne
calendrier d'Antium et à sa datation républicaine? Ni saurait encore, même aujourd'hui, tenir pour
l'un ni l'autre, en tout cas, ne sont irréfutables. achevés les longs débats auxquels a donné lieu
Les exemples ne manquent pas de fêtes l'interprétation du sigle NP, développé soit en
marquées NP et célébrées avant les ides : premiers nefas, feriae posteriores, par J. Paoli366, soit en
Carmentalia du 11 janvier; seconds Equirria du nefas, feriae publicae, selon l'explication plus
14 mars; Poplifugia du 5 juillet; Meditrinalia et ancienne, mais plus convaincante, de
Fontinalia des 11 et 13 octobre; Agonalia du 11 Wissowa367, ou en {dies) nefasti publici, selon la
décembre. Quant au second argument, il peut solution, très voisine, proposée en dernier lieu par
être retourné, et comme, après Wissowa, A. K. Michels368. Quant à la signification
l'envisage A. K. Michels elle-même, on peut alléguer religieuse de ces jours marqués NP, au nombre de
que c'est précisément le voisinage des jours quarante-neuf dans le calendrier préjulien, ils
marqués Ν qui a entraîné une erreur dans les désigneraient, selon les conclusions
,

Fasti Maffeiani. En fait, si l'on considère ces concordantes d'A. Piganiol369 et d'A. K. Michels370, qui,
derniers d'un peu plus près, on constate que même si elles ne font pas disparaître toutes les
leurs indications sont loin d'être sûres en ce qui difficultés, semblent pourtant devoir emporter
concerne la qualité des jours, Ν ou NP. Sans l'adhésion, les feriae publicae, célébrées par l'État
doute ces flottements tiennent-ils au fait que et à ses frais, au profit du peuple tout entier371 et
l'original épigraphique des Fasti Maffeiani est avec la participation des sacerdotes publici, c'est-
perdu et que, à l'exception de trois fragments, à-dire des pontifes372. En ce qui concerne, enfin,
nous ne les connaissons que par des copies364,
souvent fautives. Ainsi les Quinquatrus du 19
mars et les Cerialia du 19 avril365, NP, y sont-ils
notés N; et, le surlendemain même des Matralia, 366 Art. cité, REL, XXVIII, 1950, p. 252-279, qui explique
posterìores par le fait que ce férial serait celui de la nouvelle
les ides du 13 juin, pourtant par définition NP, «communauté Quirinal- Septimontium », par opposition aux
n'y sont correctement affectées de ce sigle que jours N, «vestiges d'un très ancien férial de Janus». Contra,
sur une seule transcription, et indiquées N sur G. Dumézil, RHR, CXXXIX, 1951, p. 208-215; REL, XXXIII,
toutes les autres. Dans ces conditions, la cause 1955, p. 105-108.
367 RK2, p. 438; suivi par Latte, Rom. Rei., p. 2.
368 Op. cit., p. 74-76.
369 La vie religieuse sous la République romaine, Annuaire
du Collège de France, 1950, p. 200 sq.
361 La signification du sigle NP dans les calendriers romains, 370 Op. cit., p. 68-83.
REL, XXVIII, 1950, p. 261 sq. et 264. 371 Définition qui se fonde sur le recoupement des textes
362 The calendar of the Roman Republic, Princeton, 1967, de Macrobe, Sat. 1, 16, 6, selon qui les feriae publicae statiuae
p. 184. sont les fêtes uniuersi populi communes, certis et constitutis
363 Mythe et épopée, III, p. 336 sq. diebus ac mensibus et in fastis statis obseruationibus adnotatae,
364 C7L I2, p. 222; Degrassi, op. cit., p. 70 sq. in quibus praecipue seruantur Agonalia Carmentalia Luperca-
365 Cf. la discussion de H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à lia; et de Festus, 284, 18: publica sacra, quae publico sumptu
Rome, p. 109, sur ce problème, tout à fait comparable au pro populo fiunt.
nôtre, où les Fasti Maffeiani, N, s'opposent aux Fasti Caeretani, 372 Tandis que les quelques fêtes simplement marquées N
NP, les autres calendriers, y compris celui d'Antium, N[P], auraient été fixes, statiuae, mais non publicae, « not on behalf
antérieurement lu NP (cf. maintenant Degrassi, op. cit., p. 9 of the people as a whole » {op. cit., p. 76 sq.) : ainsi des
et 442), présentant tous des cassures. Lemuria, fête familiale en l'honneur des morts, du Regifu-
322 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

l'ancienneté de ces fêtes publiques, même si communes, dont le rite cosmique et courotro-
A. K. Michels refuse la théorie de Mommsen, phique, par l'importance qu'il présente pour
toujours admise, cependant, par la plupart des toute la collectivité romaine, s'intègre
historiens modernes373, selon laquelle les parties parfaitement à la définition qui précède; dans l'autre, le
du calendrier rédigées en grandes capitales simple natalis du temple. Sans doute est-il
représentent le férial archaïque, le calendrier difficile d'interpréter le silence des calendriers et
traditionnellement dit «de Numa», dont la d'affirmer qu'une fête absente du férial
codification ne remonterait en réalité qu'au VIe «de Numa» n'était ni une fête publique, ni une
siècle, et qui fut conservé sans changement fête ancienne375. L'usage de n'y indiquer qu'une
jusqu'à la fin de la République, pour lui seule fête par jour entraîne bien des lacunes,
substituer une vision évolutive du calendrier ainsi pour toutes celles qui coïncidaient avec les
républicain374, il ne semble pas, malgré le scepticisme ides, feriae publicae : de là l'absence, par
qu'elle manifeste à cet égard, qu'il y ait lieu de exemple, d'une fête aussi archaïque que {'October
suspecter l'antiquité des Matralia, dont Equus, qui coïncidait avec les ides du 15 octobre.
l'archaïsme est garanti par les premiers vestiges Il ne semble pas, toutefois, que, dans le cas de
archéologiques de l'area sacrée de S. Omobono, data- Fortuna, on puisse s'aventurer jusqu'à des
bles des VIIe-VIe siècles. Il apparaît donc que, hypothèses aussi audacieuses: en tout état de cause,
dans leur cas au moins, et sans préjuger des ce sont les Matralia, feriae publicae, qui figurent
autres, on puisse maintenir intégralement la au calendrier «de Numa», le 11 juin, non la fête
définition classique et les considérer comme un de Fortuna, et nous ne connaissons pas de
témoin authentique du férial primitif, remontant solennité qui ait porté, au neutre pluriel, un nom
aux couches les plus anciennes de la religion dérivé de celui de cette dernière, ou de son rite
romaine. caractéristique, selon la règle générale des fêtes
Ces conclusions peuvent-elles être étendues à publiques anciennes, illustrée, précisément, par
la fête de Fortuna? Entre les Matralia et le les Matralia célébrés en l'honneur de Mater
sacrifice anniversaire, Fortunae, inscrits au (Matuta), les Cerialia, de Cérès, les Carmentalia,
calendrier préjulien d'Antium, le décalage est évident : de Carmentis, etc., ou, pour l'autre catégorie, les
une fête publique dans un cas, immersi populi Fordicidia, d'après les fordae boues immolées à
Tellus le 15 avril, au Capitole et dans les
curies.
gium, particulier au rex, ou, selon la thèse d'A. K. Michels, Il serait, cependant, tout aussi excessif d'en
des Matralia, « peculiar celebration of mothers ». Mais il est tirer argument contre l'antiquité de Fortuna ou
plus difficile d'appliquer ce type d'explication aux Vestalia, sa romanité. Au contraire, avec plusieurs siècles
«participated in only by women», et l'on continuera, avec d'avance, son association avec Mater Matuta
C. Jullian, s.v. Feriae, DA, II, 2, p. 1049, n. 11, à qui A. K. peut être comparée à celle de Vénus avec
Michels doit beaucoup dans tout ce commentaire, de s'étonner
«que les Vestalia ne soient pas un jour de fête publique». Jupiter lors des deux Vinalia, et avec la
Avant la parution du livre d'A. K. Michels, A. Degrassi, coïncidence entre ces fêtes du dieu et la dédicace des
op. cit., p. 332-334, passant en revue les diverses temples de Vénus, dont le plus ancien, toutefois,
interprétations proposées pour rendre compte du sigle NP, concluait ne doit pas être antérieur à 295 376. A deux
pour sa part à un non liquet. De même G. Dumézil, Rei rom. différences près, néanmoins : que l'alliance de
arch., p. 555, et, depuis, dans l'Appendice II de Mythe et
épopée, III, «Matralia, Ν ou NP», p. 331-337 : «il est donc sage Fortuna et de Mater Matuta est réalisée dès
d'accepter d'ignorer : NP garde son mystère ». Ainsi que J. Le l'époque royale, et qu'elle est à la fois plus
Gali, La religion romaine de l'époque de Caton l'Ancien au égalitaire et plus étroite que celle de Vénus et de
règne de l'empereur Commode, p. 85 : « le sigle NP reste Jupiter, puisque les deux déesses concernées,
mystérieux: aucune interprétation assurée n'a pu en être loin d'être honorées en des lieux différents, sont
trouvée jusqu'à présent».
373 Cf., en dernier lieu, et avec des nuances, A. Degrassi, jumelées, dans deux temples rigoureusement
op. cit., p. XIX sq.; XXrV et 364.
374 Cf. la seconde partie de l'ouvrage, en particulier les
p. 113 (le sigle NP remonterait à Cn. Flavius); 130-144
(p. 140: «the mere fact that a named day is listed in the 375 A. Brelich, Tre variazioni, p. 29.
feriale does not, in my opinion, guarantee that it belongs to 376 R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 93-98 et
an early period»); 207-220. 147 sq.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 323

symétriques, à l'intérieur de la même area d'âge et d'origine entre les deux déesses380.
sacrée. En sens inverse, la comparaison de la Matuta, caractérisée par l'archaïsme de son
fête de Fortuna au Forum Boarium, le 11 juin, rituel, par la prescription qui réservait aux
avec le dies Fords Fortunae du 24 juin et sa uniuirae le droit de la toucher, par les gâteaux
célébration insolite un jour pair377, n'est pas sacrés que l'on cuisait pour elle aux Maira/ia381,
moins révélatrice : l'une, originellement sentie appartient, si l'on adhère à la thèse de G.
comme étrangère à la religion de la Ville, l'autre, Dumézil, à l'héritage indo-européen de Rome, ce
qui, dès ses commencements, lui est qui justifie la présence de sa fête au calendrier
parfaitement intégrée, puisque, si elle ne jouit pas d'une «de Numa» et son appartenance à la religion
fête publique à elle, elle bénéficie pour ainsi dire romaine primitive, bien antérieure à
des retombées de la fête publique voisine, l'aménagement, par les rois étrusques des VIIe- VIe siècles,
célébrée à quelques pas de son propre temple, et de l'area sacrée de S. Omobono. Fortuna, en
par des matrones qui passaient, le plus revanche, si ancienne qu'elle soit, ne peut se
naturellement du monde, d'un sanctuaire à l'autre378. targuer d'une aussi vénérable antiquité : venue
Oserons-nous dire que la fête de Fortuna faisait, de moins loin peut-être, mais plus tard, en tout
en quelque sorte, figure de fête semi-publique, si cas, dans la Ville, sa préhistoire nous demeure
l'on nous permet ce néologisme, qui n'avait pas inconnue. Mais rien ne permet de lui attribuer
cours dans la langue religieuse romaine, mais une origine indo-européenne, et ce sont
qui nous paraît traduire assez exactement la justement les débuts de l'area sacrée de S. Omobono
position mitigée de Fortuna, non titulaire, pour qui nous offrent les premières traces
son propre compte, de l'une des feriae publicae, perceptibles de son culte à Rome et de son entrée dans
mais célébrée, et par le même public féminin, la religion officielle de la cité. Ainsi, déesse plus
immédiatement après la fête publique de sa récente que Mater Matuta, et associée à elle, dès
compagne Mater Matuta. les premiers temps de l'urbanisme romain, en
Ce qui suggère, si nous rassemblons les raison même des affinités qui les rapprochaient,
diverses données relatives à Fortuna, une déesse la coïncidence et, tout à la fois, la disparité de
d'une romanité au-dessus de tout soupçon, et leurs deux fêtes ne sont-elles pas sans jeter
sans la moindre trace de cette origine étrangère quelque lumière sur les origines et la formation
qu'on a si souvent voulu lui imputer : au du culte romain de Fortuna.
contraire, résidant à l'intérieur du pomerium, sur Si les divers liens, mythiques, fonctionnels,
une area sacrée où la vie religieuse commence, qui existaient entre les deux déesses, étaient
d'abord dans un sanctuaire à ciel ouvert, dès le assez puissants pour les réunir au sein d'une
tournant des VIIe- VIe siècles, puis dans des aedes même area sacrée, ils ne l'étaient pas assez,
construites à partir du second quart du VIe cependant, pour aboutir à la constitution d'un
siècle, associée, enfin, à égalité de traitement, culte commun. Jamais, en effet, Fortuna et
avec une déesse d'aussi bon aloi que Mater Matuta ne formèrent un couple divin,
Matuta379. Il n'est qu'un point sur lequel cette demeurant dans un seul temple, comme l'était celui des
égalité se trouve prise en défaut, et c'est Fortunes-sœurs d'Antium. Elles ne constituaient
précisément celui de la fête publique. Aussi l'expli- pas non plus une dyade, honorée sous le toit
querions-nous volontiers par une différence d'un même édifice, dans deux cellae contiguës :
chacune d'elles avait son aedes distincte, son

377 Supra, p. 207 sq. et 232-234.


378 Supra, p. 292. 380 Comparable, par exemple, à celle que nous avions
379 Qui bénéficie même d'un préjugé si favorable qu'on a reconnue ci-dessus, p. 233, entre Diua Angerona, la déesse
jadis voulu l'interpréter comme une divinité patricienne, par d'origine indo-européenne du solstice d'hiver, honorée d'une
opposition à Fortuna (d'ailleurs confondue avec la Fors fête publique, et la Fors Fortuna (méditerranéenne?) du
Fortuna du premier mille) qui, liée à la légende de Servius, solstice d'été.
aurait représenté l'irruption de l'élément non seulement 381 Sur ces liba, cuits à l'ancienne dans des récipients de
populaire, mais même servile, dans les cérémonies de la terre, cf. Varr. LL 5, 106 : testuacium, quod in testu caldo
religion publique; cf., contra, les critiques de Hild, s.v. Mater coquebatur, ut etiam mine Matralibus id faciunt matronae; et
Matuta, DA, III, 2, p. 1625. Ovid. fast. 6, 476; 482; 531-533.
324 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

autel, sa fête et ses rites, indépendants de ceux souci de détacher Servius de sa divinité tuté-
de la divinité jumelle. Entre elle et Matuta, si laire, il est allé jusqu'à passer sous silence les
proches qu'elles fussent, entre les Matralia de sanctuaires que celui-ci fonda en son honneur.
l'une et le natalis de l'autre, il n'y avait donc pas Pourtant, le thème de la fortuna parcourt le récit
communauté totale, mais seulement association livien, depuis le prologue du règne, le miracle du
de deux cultes voisins, assez semblables pour feu qui désigna l'enfant élu à l'attention de
être réunis à l'intérieur du même templum Tarquin et de Tanaquil et les incita à lui donner
orienté, assez différents néanmoins pour que une éducation princière, erudirique artibus qui-
chacun garde son autonomie. Quelle pouvait bus ingenia ad magnae fortunae cultum excitan-
être la cause de cette alliance inachevée? Sans tur, puis la première action d'éclat du nouveau
aucun doute les liens personnels qui unissaient souverain, in eo bello et uirtus et fortuna enituit
Servius et Fortuna et que Mater Matuta ne Tulli, jusqu'à sa fin tragique, voulue par le futur
partageait évidemment pas. C'est sur ce point, Tarquin le Superbe et par Tullia, mais retardée
en effet, que se divisent les fonctions des deux par la Fortuna populi Romani qui prolongea son
déesses : l'une, tout entière absorbée par sa existence si bénéfique pour Rome384. La destinée
tâche de courotrophe, qu'elle donnât ses soins de Servius s'est donc tout entière accomplie
au Soleil ou aux enfants des hommes; l'autre, sous le signe de Fortuna, garante de ses succès,
moins spécialisée, qui veillait sur le mariage et mais aussi cause de sa perte. Telle était du
les couples romains, mais qui possédait aussi moins la croyance commune, et cela dès une
une histoire individuelle et qui tenait auprès de date relativement ancienne : Servius avait péri,
Servius à la fois le rôle d'une amante et celui abandonné de la Fortune comme le sera plus
d'une protectrice royale. tard Séjan, trahi lui aussi par Nortia, la Fortune
étrusque de Volsinies385. C'est le sens même de
la formule en latin archaïque, inscrite sur la sors
C'est aux faveurs de la Fortune que Servius de pierre conservée au musée de Fiesole et
devait son pouvoir et c'est elle qui, d'esclave publiée par M. Guarducci : se cedues, perdere
qu'il était par sa naissance, l'avait appelé au nolo; ni ceduas, Fortuna Seruios périt366. Bien
trône. Le roi lui-même, s'il faut en croire Plu- avant les sources impériales - Tite-Live, Ovide,
tarque, proclamait volontiers sa dette à l'égard Denys d'Halicarnasse et Plutarque -, dès le IIIe
de la déesse382, et la tradition romaine voyait siècle, date probable de cette inscription, non
dans cette ascension prodigieuse le plus bel seulement Rome, mais, plus généralement,
exemple de sa toute-puissance : in Tullio nero l'Italie attribuait donc à la volonté souveraine de
Fortuna praecipue uires suas ostendit, uernam Fortuna l'élévation, puis la chute de Servius,
huic Vrbi natum regem dando, comme l'affirme qu'il fût coupable ou, seulement, qu'il eût cessé
Valère-Maxime383. Chez Tite-Live lui-même, ce de mériter la protection surnaturelle à laquelle il
motif légendaire apparaît en filigrane, à travers devait tout.
le récit rationalisé de l'historien. Tite-Live, en Quelle pouvait être l'origine de cette
effet, a élagué tout ce qui, dans la biographie de tradition mythique? G. Dumézil, étudiant
Servius, lui paraissait trop fabuleux ou trop peu l'avènement de Servius, premier censor de Rome, qui
décent : l'apparition du dieu phallique qui se fonda l'ordre social sur un système de classes
manifesta à sa mère dans la flamme du foyer, les hiérarchisées, a reconnu en lui le type du
amours du roi et de Fortuna et leurs rendez- «roi-candidat», méritant la louange et l'estime
vous secrets liés à la porta Fenestella. Dans son universelles, porté au trône à la fois par ses

382 Fort. Rom. 10, 322e : αυτός εαυτόν εις την Τύχην άνήπτε
και άνεδεϊτο την ηγεμονίαν εξ εκείνης (supra, p. 196). 384 Liv. 1, 39, 4; 42, 3; 46, 5. Cf. G. Dumézil, Servit« et la
383 3, 4, 3, après avoir rappelé le destin, déjà exceptionnel Fortune, p. 176-178, et les remarques de l'auteur sur l'emploi
cependant, de Tullus Hostilius et de Tarquin l'Ancien. Cf. analogue de τύχη chez Denys d'Halicarnasse; ainsi que notre
Dion. Hal. 4, 27, 7, sur «la Fortune qui semblait l'avoir étude, Forte chez Tite-Live, REL, XLV, 1967, p. 382-387.
favorisé toute sa vie», Τύχης, fj παρά πάντα τον βίον εδοξεν 385Juven. 10, 73-75.
άγαθη κεχρήσθαι. 386 Supra, p. 75 et 187, n. 197.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 325

qualités hors de pair et par la volonté divine387. élaboration complexe, où s'entremêlent non
La même acquisition de la royauté grâce à la seulement les données historiques - la figure de
«louange qualifiante», sârnsa, qui repose sur la Mastarna, l'aventurier, de Vulci - et les éléments
même racine que le latin census, censere3u, se fabuleux, mais où se fondent plusieurs traditions
retrouve dans l'Inde, en la figure légendaire du mythiques d'origine différente390. Sur le point
roi Prthu, homologue exact de Servius, célébré précis qui nous occupe, et avant d'en rechercher
par les panégyristes professionnels et qui, autre les éventuelles composantes indo-européennes,
coïncidence, trait la Vache cosmique, la Vache c'est à Rome même, dans la pseudo-histoire des
d'Abondance, puis la fait traire par des origines, que nous devons tenter de retrouver
représentants de toutes les catégories de créatures, l'équivalent le plus exact des rapports de Servius
pour qu'elle distribue à chacune d'elles, «en et de Fortuna. C'est dans la monarchie romaine
guise de lait, ce qui sera sa caractéristique, ce qu'il convient, tout d'abord, de chercher des
qui justifiera sa place et son action dans la parallèles à ce type de royauté consacrée. La
hiérarchie», de même que, sous le règne de monarchie romaine ou, plutôt, la monarchie
Servius, un subterfuge approuvé par le roi étrusque? Les lucumons avaient-ils déjà leur
permit de sacrifier à la Diane de l'Aventin, au Fortune royale comme, plus tard, les empereurs
profit de Rome, une vache merveilleuse, gage de auront une Fortuna Augusta et même, sous les
souveraineté. Comme le règne fabuleux de Sévères, dira l'Histoire Auguste, une Fortuna
Prthu, celui de Servius aurait donc été regia391? Rien ne permet de le supposer.
«construit sur un scheme traditionnel de royauté Mais il est troublant de constater qu'à chacun
mettant en valeur les orientations diverses de la des trois rois étrusques de Rome est associée
«déclaration qualifiante» - celle que, dès les une impérieuse figure féminine qui le domine et
temps indo-européens, exprimait la racine le pousse vers le trône: Tanaquil qui,
*kens·». successivement, fait la fortune de Tarquin, puis celle de
Il n'apparaît toutefois, dans les récits indiens, Servius, et Tullia, sa petite-fille, qui brûle de
et c'est l'objection qu'on pourra opposer à la l'imiter et, comme elle, de conférer - et d'enlever
reconstitution de G. Dumézil qui, éclairant un - la royauté, in dando adimendoque regno392. C'est
aspect de la légende de Servius, ne saurait à Tullia, son crime accompli, qu'il appartiendra
cependant l'expliquer en son entier, aucune de donner au second Tarquin le titre de roi:
présence surnaturelle et féminine analogue à euocauit uirum e curia regemque prima
celle de Fortuna389. Prthu, malgré sa naissance appellami393. Mais le rôle politico-religieux qui lui est
prodigieuse, signe incontestable d'élection ainsi dévolu, loin de révéler en elle la
divine, ne fut ni l'amant ni le parèdre d'une déesse, transposition d'une divinité, doit être, bien plutôt,
comme l'était Servius, aimé de Fortuna et interprété comme le souvenir d'une antique
propagateur de son culte. Ce qui ne doit pas tradition méditerranéenne, attestée en Crète et
surprendre, car la légende servienne trahit une en Egypte, et qui attribuait à la reine la
proclamation du nouveau roi394. D'ailleurs, pour

387 Servius et la Fortune, Paris, 1943, dont l'essentiel,


remanié et condensé, a été repris dans Idées romaines, Paris,
1969, sous le titre Census, p. 103-124. Les citations qui suivent 390 Sur le ou les mythes de Servius, infra, p. 440-444.
sont extraites de cette dernière étude, p. 118 et 124. 391 SHA, S 23, 5-6; cf. AP 12, 5, et MA 7, 3.
388 Cf., avec les inflexions apportées à la théorie de 392 Liv. 1, 47, 6.
G. Dumézil, É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions 393 Liv. 1, 48, 5.
indo-européennes, II, p. 143-148. 394 Cf., ad loc, le commentaire de J. Heurgon au livre I de
389 Bien que G. Dumézil voie dans le dieu Bhaga, le Tite-Live, p. 161; et La vie quotidienne chez les Étrusques,
Distributeur, un équivalent masculin de Fortuna, aveugle p. 110. Également C. J. Bleeker, The position of the queen in
comme elle. Rapprochement qui nous paraît peu ancient Egypt, dans The sacral Kingship - La Regalità sacra,
convaincant, car, outre que le lien mythique de Prthu et de Bhaga Numen, Suppl. IV, Leyde, 1959, p. 261-268, à propos du rite
semble avoir été des plus lâches, le thème de la Tyché de circumambulation que, lors de la fête du dieu Min, où elle
aveugle, aux yeux bandés, est purement grec et il n'apparaît est la seule femme présente, la reine accomplit autour du
pas dans la religion ou la mythologie italique et archaïque de roi : « by walking around the king she both expresses and
Fortuna (cf. infra, p. 471 sq.). realises his divine nature . . . she is in this case not only his
326 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

renforcer encore cette explication sociologique, la fois et c'est aux deux fondateurs de la Ville
tout, à cet égard, distingue Servius des deux que l'apparentent ses affinités célestes - lui qui
Tarquins entre lesquels il est «inséré»395. Les en était aussi le troisième fondateur396. Sous des
deux rois étrusques n'appartiennent qu'au modes divers, les figures mythiques de ces trois
monde humain; Servius est de naissance divine. C'est rois de droit divin incarnent, pour la pensée
auprès de lui seul que Tanaquil- Fortuna exerce romaine, la sacralité de la monarchie primitive
sa protection surnaturelle, lorsqu'elle préside à et ses fondements religieux397. Encore Romulus,
sa naissance, qu'elle veille en courotrophe sur fils de dieu et dieu lui-même, lié à la guerre et
son enfance, et qu'elle apparaît en sa faveur à la aux valeurs viriles, doit-il être isolé. Mais tout
«fenêtre» du palais, dont le détail est emprunté rapproche Servius et Numa, l'un et l'autre
à la légende de Fortuna. En revanche, dans leur engagés dans les activités humaines, l'administration
intervention auprès des Tarquins, les deux rei de la société et celle de la religion. Il n'est pas
nés ne recourent qu'à l'action humaine, jusqu'à la nature divine d'Égérie qui n'évoque
religieuse ou psychologique, faisant appel à celle de Fortuna. La nymphe du bois des Camè-
l'interprétation des prodiges, à la persuasion ou au nes est sans doute originaire d'Aricie, où elle
meurtre. Tout se passe, cependant, comme si possédait une source dans le bois sacré de
Tullia n'était que la duplication criminelle de Diane. Comme la grande déesse à laquelle elle
Tanaquil, la Fortune scélérate de Tarquin le était liée, cette divinité secondaire avait pouvoir
Superbe, comme Tanaquil avait été celle, sur les naissances et sur la délivrance des
bénéfique, du premier Tarquin et de Servius Tullius. femmes398. Est-ce un hasard si ces deux formes
Dans cet entrelacs de souvenirs historiques et de de royauté mythique ont été placées sous la
motifs religieux qui ont forgé le personnage des protection ou l'inspiration de déesses
deux reines et leur rôle auprès du souverain accoucheuses et maternelles? La signification
régnant, c'est donc bien, semble-t-il, de Servius, symbolique en est claire : le roi-fondateur qui enfante
figure centrale de la monarchie étrusque, que un monde nouveau ne peut mener à bien son
doit partir tout essai d'interprétation. La œuvre qu'avec la collaboration et la garantie
présence tutélaire de la reine, son pouvoir absolu d'une divinité féminine de la naissance. C'est
sur le roi ne s'expliquent sans doute pas par une Egèrie qui instruit Numa de l'organisation
constante ethnique ou dynastique; nous y religieuse qui permettra à Rome de vivre la suite de
verrions plus volontiers un héritage d'origine son histoire en paix avec ses dieux. Peut-être
mythique, un thème servien étendu, par analogie, aux également, comme on en a émis l'hypothèse,
autres rois étrusques de Rome, au prédécesseur l'organisation censitaire de la société, attribuée
comme au successeur de Servius, le seul élu par anticipation à Servius et fondée sur les
authentique de la déesse Fortuna. capacités de fortune, n'est-elle que la
Il en est de même si l'on poursuit l'enquête transposition anachronique du véritable système social
parmi les rois immédiatement antérieurs à la archaïque, celui des classes d'âge patronnées par
dynastie étrusque : ni le personnage falot d'An- Fortuna et des «capacités de puberté», mêlées à
cus Marchas, ni l'impie Tullus Hostilius, foudroyé une «sacralisation du gain» de caractère plus
en punition d'un sacrilège, n'annoncent la
biographie merveilleuse de Servius. Il n'est que
deux rois qui aient eu des attaches aussi
profondes que les siennes avec l'univers surnaturel :
Romulus, fils d'ur dieu, et Numa, amant ou 396 Liv. 1, 42, 4 : quemadmodum Numa diuini auctor iuris
époux d'une déesse. Servius était l'un et l'autre à fuisset, ita Seruium conditorem omnis in ciuitate discriminis
ordinumque . . .
397 Sur son double aspect, royauté charismatique et
pouvoirs politiques du chef, en particulier P. de Francisci,
Primordia civitatis, Rome, 1959, p. 497-545; E. Gjerstad, Early
equal, but even superior to her husband as she gives him the Rome, V, p. 194 sq.; VI, p. 56-58.
forces, which he needs for his royal task». 398 Sur la source d'Égérie dans le bois de Némi, Ovid. fast.
395 Selon l'expression même de Claude, l'empereur étrus- 3, 275; et Fest. Paul. 67, 25: Egeriae nymphae sacrificabant
cologue, dans son discours de Lyon, CIL XIII 1668, I, praegnantes, quod earn putabant facile concepitivi alito ege-
17 sq. rere.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DEESSE 327

moderne399. Peut-être la promotion du tiers-état mes et aux dieux, mais elle portait le costume
ménagée par Servius, premier censeur, distinctif de la royauté, la fameuse toga regia
consacrait-elle les mérites de ceux dont la richesse undulata qui, précisément, symbolisait dans leur
prouvait qu'ils étaient, comme lui, les favoris de plénitude les deux fonctions de Fortuna : déesse
Fortuna400, comme si la constitution « servienne » revêtue d'une toge masculine qui exprimait
n'avait fait que transposer au plan des l'union des deux sexes à laquelle elle présidait;
institutions une idéologie de la Fortune. Quoi qu'il en divinité qui conférait le pouvoir souverain dont
soit de l'œuvre de Servius et de celle de Numa, ses vêtements étaient le signe visible. Ces
leurs amours divines et l'investiture surnaturelle attributs royaux, qui appartenaient en propre à la
qu'ils tiennent de Fortuna ou d'Égérie les déesse, suggèrent d'ailleurs que le pouvoir
confirment dans leur mission de fondateur. Le qu'elle accordait n'était pas limité à la seule
couple souverain du roi et de la déesse qui le personne de Servius, mais que Fortuna était en
guide et le protège étend son action bénéfique à elle-même et de façon constante une déesse de
l'État tout entier: l'un et l'autre apparaissent la souveraineté politique et de la puissance
comme les parents mythiques de l'ordre suprême. Déjà l'historique de l'area sacrée de
nouveau dont ils sont les créateurs. S. Omobono en offre un indice : si la tradition
Des réalités cultuelles qui pouvaient n'a retenu que la fondation du temple sous le
répondre à ces structures légendaires, nous ignorons règne de Servius Tullius, c'est-à-dire, comme
malheureusement tout. Fortuna a-t-elle été l'atteste l'archéologie, dans le second quart du
considérée, dans la Rome primitive, comme la VIe siècle, en fait, la religion de Fortuna au
protectrice de la fonction royale en tant que Forum Boarium dépasse sa personne et
telle, ou ne fut-elle jamais que la divinité remonte, pour la période du sanctuaire à ciel ouvert,
personnelle de Servius? Son action s'étendait-elle à jusqu'au début du VIe siècle ou à la fin du VIIe,
l'ensemble du populus, ou était-elle concentrée donc, en langage annalistique, au règne du
sur le rex et sur lui seul? Et quelle sorte de lien premier Tarquin. Mais, surtout, l'histoire
pouvait-il exister entre les deux pouvoirs de la ultérieure du culte le confirme plus nettement
déesse, dispensatrice de fécondité humaine et de encore: le pouvoir que dispensait Fortuna était
souveraineté monarchique? La révolution de 509 transmissible et quiconque jouissait des faveurs
a tout emporté des attaches qui unissaient le de la déesse pouvait l'obtenir. Ainsi Séjan, puis
culte de Fortuna et la monarchie romaine, et la Néron qui, tour à tour, s'emparèrent de sa
Rome classique - celle de la République - n'en a statue.
conservé que d'infimes souvenirs. Pour Entre Servius et l'empire des Julio-Claudiens,
retrouver non pas les faits, mais seulement leurs nous n'avons aucune autre preuve de la fonction
fantômes, nous en sommes réduits à interpréter royale de Fortuna. Cette immense lacune se
la légende, à la lumière de l'histoire plus récente, comprend aisément: après l'expulsion des rois,
et à scruter les déesses italiques analogues, de il eût été insensé, pour n'importe quel ambitieux
même nom ou de même fonction, qui nous aspirant au pouvoir suprême, de rechercher trop
permettront peut-être d'entrevoir le rôle royal ouvertement la caution surnaturelle que donnait
de Fortuna. la déesse du Forum Boarium402. Plus tard, lors-
Par sa seule apparence, sa statue cultuelle
évoquait déjà l'idée de souveraineté. Le solium
sur lequel elle trônait dans le temple du Forum
Boarium401 était sans doute commun aux 613). Sur le solium, attribut des dieux et des rois, mais aussi
siège sur lequel le pater familias, maître absolu en sa maison,
recevait ses clients (Cic. leg. 1, 10), Marquardt, La vie privée
des Romains, II, p. 386 sq.; et V. Chapot, s.v., DA, IV, 2,
p. 1391 sq.; alors que le siège des souverains étrusques de
399 J. Gagé, Matronalia, en particulier p. 39; et RD, Rome était, en fait, la sella curulis d'ivoire (J. Heurgon, La vie
XXXVI, 1958, notamment p. 488. quotidienne chez les Étrusques, p. 59 sq.; Rome et la
400 G. Dumézil, Servius et la Fortune, p. 183-185. Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, p. 208).
401 Signum erat in solio residens, dit Ovide, reprenant 402 Quelle que soit la part que le récit livien attribue à la
l'expression employée à propos de Tarquin, usurpant la Fortuna dans l'épopée de Camille (J. Hellegouarc'h, Le
place du roi : solio priuatus in alto I sederai (fast. 6, 597 sq. et principal de Camille, REL, XLVIII, 1970, p. 112-132, en particulier
328 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

que les imperatores recommencèrent à briguer Servius le temple de Diane sur l'Aventin404, la
au grand jour, mais non sans péril, la « royauté », conception d'une Diane souveraine s'exprima
l'heure de Fortuna était passée : elle n'était plus sous forme de légende : celle de la vache
que le Hasard maléfique ou inconstant et c'est à merveilleuse dont la beauté, véritable prodige,
Vénus, plutôt qu'à elle, que les candidats au promettait Yimperium au peuple qui, en la personne
pouvoir demandèrent chance et protection. Mais d'un de ses citoyens, l'immolerait à la déesse. Ce
il est frappant que, dès le successeur d'Auguste, fut le prêtre du temple de l'Aventin qui, par ruse,
alors que l'empereur avait déjà sa Fortune enleva la bête à son légitime propriétaire, un
propre - Redux ou Augusta -, un chevalier Sabin, et l'offrit à Diane, au bénéfice de Rome405.
d'origine étrusque, brûlant de répéter Pourtant, ce caractère de la Diane archaïque ne
l'extraordinaire aventure de Servius Tullius, se soit put se maintenir dans la religion romaine :
tourné vers la vieille déesse du Forum Boarium déesse des Latins, vaincue en même temps que
pour lui demander de favoriser ses ambitions. la ligue d'Aride qu'elle patronnait, la Diane
Nouvelle preuve du conservatisme romain : la originelle, grande divinité de même niveau que
fonction royale de Fortuna avait donc survécu Jupiter, devint à Rome la protectrice des
durant cinq siècles de République et sa esclaves, et sa fête du 13 août ne fut plus que le
résurgence, sous Séjan, puis Néron, nous permet seruorum dies406. Junon fut préservée d'une telle
d'apprécier la force de cette tradition et de déchéance. Elle était reine, non seulement par
suppléer aux lacunes de notre ignorance. Si mal son mariage avec Jupiter407, mais par elle-même :
que nous la connaissions, nous devinons Regina sans doute déjà à Véies408, comme elle le
cependant avec quelle plénitude Fortuna possédait et fut à Rome sur l'Aventin, quand elle y eut été
conférait la royauté, puisque, dès que le pouvoir introduite par euocaîio, déesse poliade sous le
d'un seul reparut à Rome, elle recouvra nom d'Uni dans les cités étrusques, de même
l'ancienne fonction royale qu'en fait elle n'avait qu'à Lanuvium, où elle était Seispes Mater
jamais perdue, mais que, simplement, elle n'avait Regina, titulature dans laquelle G. Dumézil reconnaît
plus eu l'occasion d'exercer durant la une structure trifonctionnelle, celle d'une déesse
République.
Deux autres divinités, féminines elles aussi,
étaient à cet égard comparables à Fortuna : nous
404 Niée, par exemple, par A. Alföldi, // santuario federale
voulons parler de Diane et de Junon qui, l'une et latino di Diana sull'Aventino e il tempio di Ceres, SMSR,
l'autre, avaient qualité pour remplir une XXXII, 1961, p. 21-39; cf. Early Rome and the Latins, p. 85-
fonction politique. En son sanctuaire fédéral d'Aride, 100, qui en repousse la date au Ve siècle (après la bataille du
«Diane était apte à conférer la souveraineté, la lac Régule, en 499 ou 496; et avant le décemvirat, en 456);
primauté aussi bien entre des états confédérés mais acceptée, en dernier lieu, par M. Pallottino, Servius
qu'entre des individus aspirant au regnum»403. A Tullius, à la lumière des nouvelles découvertes archéologiques
et épigraphiques, CRAI, 1977, p. 228 sq. (avec la bibliographie)
Rome même, et sans que nous ayons à discuter et 235.
ici l'historicité de la tradition qui attribue à 405 Selon le récit de Tite-Live, 1, 45, 3-7; avec l'importante
variante de Plutarque, Quest, rom. 4, 264c-d, reposant sur
Juba et Vairon, où c'est Servius lui-même qui sacrifia la
bête : sans doute est-ce la version authentique, mais que
Tite-Live remania afin de disculper le roi de toute
p. 1 19 sq.), il ne paraît pas qu'on puisse supposer entre elle tromperie.
et le fatalL· dux (Liv. 5, 19, 2), reconstructeur des temples du 406 Sur la Diane latine, déesse de la lumière nocturne
Forum Boarium, des liens analogues à ceux qui l'avaient comme Jupiter est dieu de la lumière diurne, fêtée comme
unie à Servius Tullius. C'est à Mater Matuta, non à Fortuna, lui aux ides, le 13 août, donneuse, comme lui, de
que, selon G. Dumézil, Mythe et épopée, III, notamment souveraineté politique, et sur la dégradation que son culte subit à
p. 123-130 (cf. supra, p. 314, n. 326), Camille serait redevable Rome, R. Schilling, Une victime des vicissitudes politiques : la
de ses «victoires à l'aurore». De fait, dans le traité De la Diane latine, Hommages à J. Bayet, coll. Latomus, LXX,
Fortune des Romains, Plutarque n'accorde nulle mention Bruxelles, 1964, p. 650-667.
spéciale à Camille parmi les exemples illustres de généraux 407 Sur le couple capitolin de Iuppiter Optimus Maximus et
romains favorisés par la déesse : seul est cité le temple élevé Inno Regina, Wissowa, RK2, p. 189.
à Aius Locutius, qui avait averti la Ville de l'arrivée des 408 Où, de son nom étrusque, elle devait être une Uni-
Gaulois (5, 319a). Turan, selon S. Ferri, La «limo Regina» di Vei, SE, XXIV,
403 G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 412. 1955-1956, p. 107-113.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 329

à la fois guerrière, féconde et souveraine409. n'est point le lieu de l'étudier ici. Rappelons
Cette triple formulation n'a pas d'équivalent seulement que, si nous ne constatons rien de tel
dans les religions italiques: «on souhaiterait», à Préneste, l'une des Fortunes d'Antium était
écrit G. Dumézil en réponse à une interprétation figurée sous le type amazonien et que nous
de Latte, pour qui, en Junon, la fonction de avons vu dans cet aspect belliqueux une
Frauengöttin est seule originaire, les deux autres interprétation iconographique et une extension
n'en représentant que des développements aisément compréhensible de sa fonction poliade412 :
seconds, «connaître au moins un autre cas où la la déesse tutélaire de la cité est, par définition,
protection de la fécondité féminine aurait ainsi celle qui la garantit contre ses ennemis et il n'y a
évolué en ardeur militaire et en patronage rien de surprenant à ce que la plus pacifique des
politique»410. Il ne nous appartient pas divinités féminines prenne les armes pour
d'examiner le problème de Junon et il serait prématuré défendre la ville dont elle est à la fois la mère et la
d'esquisser dès maintenant une histoire des souveraine. A Rome même, où les rôles ailleurs
fonctions de Fortuna. Mais on pourrait être concentrés sur une divinité unique ou sur un
tenté de voir en elle l'homologue qu'appelait couple sororal sont partagés entre une pluralité
ironiquement de ses vœux G. Dumézil. Ce qui de déesses, c'est à la plus féminine de toutes, à la
est unique à Lanuvium, c'est la formulation Fortuna Muliebris de la Via Latina, qu'il
théologique et épigraphique et la parité qu'elle appartient de repousser Coriolan et ses soldats413. De
institue entre les trois fonctions de la déesse. quelque façon qu'on interprète le lien, historique
Mais cet exemple parfait trouve ailleurs des ou structural, de ces trois fonctions, il apparaît
équivalents, quoique sous une forme moins que, par nature, Fortuna et des déesses
systématique : Fortuna et Diane, déesses de la équivalentes ou analogues ont triple ou au moins
fécondité, détenaient également, comme Junon, double vocation et que leur puissance dans le
les pouvoirs de la souveraineté politique et l'on domaine de la fécondité, de la fécondité
peut, de surcroît, discerner en Fortuna au moins humaine en particulier, tend normalement à
quelques velléités d'une fonction guerrière. s'épanouir en protection du groupe politique et social
L'existence d'une Fortune royale, unie au au salut duquel elles président414.
souverain par des liens réciproques d'amour et Dans ces conditions, la fonction royale de la
de dévotion, est particulière à Rome et à la Fortune du Forum Boarium cesse d'être un
personne de Servius. Peut-être cette apparence hapax cultuel. Elle est l'expression particulière,
exceptionnelle tient-elle uniquement à liée au développement de la légende servienne,
l'hypertrophie de la légende servienne et au
délabrement des traditions qui nous sont parvenues sur
la royauté des autres villes latines. C'est ainsi
412 Supra, p. 175 sq.
qu'à Préneste Fortuna ne joue, pour autant que 413 Infra, p. 369 sq.
nous le sachions et si paradoxale que soit cette 414 Cf., à propos de Junon, Wissowa, RK2, p. 189. A notre
lacune, aucun rôle dans l'histoire de Caeculus, interprétation, on opposera, par exemple, pour des questions
fondateur mythique de la ville et, comme générales de méthode en histoire des religions, celle que
Servius, fils du feu411. Mais la fonction poliade de la G. Dumézil a proposée des ou, plutôt, de la Fortune
déesse, si évidente dans cette ville et à Antium, d'Antium, guerrière et matronale, la première fonction n'ayant pas
survécu à la perte de l'indépendance antiate (supra, p. 167,
n'y est qu'un autre aspect de sa fonction n. 101). Ainsi que les observations d'A. Alföldi, Diana Nemo-
politique. Quant à une fonction guerrière, nous rensis, AJA, LXIV, 1960, p. 143, sur la divinité tutélaire de la
préférerions dire défensive ou protectrice, ce ligue latine, en qui il se refuse à voir originellement une
simple déesse des femmes; également La struttura politica di
Roma nei suoi primordi, RAL, XXVII, 1972, p. 312 sq.; et Die
Struktur des voretrttskischen Römerstaates, Heidelberg, 1974,
409 limo S. Ai. R., Eranos, LU, 1954, p. 105-119. p. 48 sq. : ce serait, au contraire, selon le processus inverse
410 Rei. rom. arch., p. 306. Cf. Latte, Rom. Rei., p. 168. que des divinités primitivement guerrières, comme Junon,
411 Sur la naissance miraculeuse de Caeculus, sur le site Sospita ou Curitis, comme les Matronae de Gaule ou de
même de la future Préneste, et sur les liens qu'on peut Germanie, en seraient venues, par épuisement de leurs
soupçonner, à travers les Caecilii dont il était l'ancêtre épo- pouvoirs politiques et belliqueux, d'omnipotentes déesses-mères
nyme, entre lui et Gaia Caecilia, autre nom de Tanaquil (et qu'elles étaient, à ne plus être que de simples nourrices
doublet de Fortuna?), infra, p. 442 et 444-446. divines.
330 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

que prit à Rome l'une des constantes et des lui par un «hieros gamos»416. Le même
données majeures du culte de Fortuna : la symbolisme se retrouve en d'autres figures féminines.
fonction souveraine de la déesse, garante de la vie Ainsi dans le conte où une hideuse sorcière
biologique, donc de l'existence politique de la contraint Lugaïd, l'un des fils du roi, à passer la
communauté. L'originalité de Rome, à cet égard, nuit avec elle, sous peine de le dévorer, lui et ses
ne réside pas dans la conception théologique de frères. Mais, quand le jeune homme accepte,
Fortuna et de son rôle dans la cité, mais pour les sauver, la vieille se change en une belle
seulement dans la formulation mythique de jeune fille et lui dit: «Avec moi, ce sont les
cette réalité. Sous des formes différentes, le grands rois qui dorment. Je suis la Domination
même lien de cause à effet entre les deux sur l'Irlande». Alors elle prophétise à Lugaïd un
fonctions existe dans les autres cultes de fils avec qui elle dormira également». Il est
Fortuna, maternelle et poliade à Préneste et à significatif que, dans ces légendes, se mêlent
Antium. Bien plus, loin d'être son apanage, il indissolublement les notions de souveraineté et
apparaît avec une force égale en d'autres de sexualité, de royauté sacrée et de fertilité
déesses italiques ou romaines de la fécondité, telles tellurique. Car c'est de la personne du roi que
que Junon et Diane. Mais, tandis qu'à Préneste et dépendent le bonheur et la prospérité du
à Antium la fonttion politique de Fortuna peuple : « Dans les récits irlandais, la domination sur
semble être demeurée abstraite et collective, Rome l'île se présente comme une vieille femme
choisit de la traduire en un langage plus horrible. Mais dès qu'un vrai roi s'unit à elle, sa
historique et plus concret. La protection que Fortuna jeunesse lui revient; le pays redevient fertile, la
donnait à la cité et à son chef s'y exprima en une terre s'épanouit, on voit mûrir de belles
légende exemplaire qui en enrichissait le sens. récoltes »417. La légende romaine n'a pas cet aspect de
Déesse royale, incarnation divine de la folklore populaire, mais son sens est bien le
souveraineté, Fortuna veillait à la fois sur la fonction même. Si d'autres déesses que Fortuna étaient
monarchique, institutionnelle et transmissible,* et aptes à conférer la puissance suprême, la seule
sur la destinée individuelle de celui qui, tradition romaine comparable à celle de la
temporairement, occupait le trône : elle avait donné «Mère Irlande» concerne effectivement Servius,
Servius à la Ville415 pour le plus grand bien du qui concentre sur lui les mythes essentiels de la
peuple romain et, maîtresse de son aventure royauté418, et Fortuna, incarnation de la
personnelle, elle l'avait élevé au sommet des souveraineté monarchique. Le type légendaire de la
honneurs pour l'abandonner et le perdre reine qui s'unit successivement à plusieurs géné-
ensuite, à la fin de son existence.
Cette alliance, en une même figure divine, de
la fécondité et de la royauté, ces liens politiques,
416 J. de Vries, La religion des Celtes, p. 135-139 (que nous
charnels et religieux entre une déesse citons) ; cf. la déesse Ériu - le nom même de l'Irlande -, avec
souveraine et le mortel qu'elle a élu ne sont pas propres qui se marient tous les rois, intronisés par ce hieros gamos.
au domaine italique. L'Irlande, par exemple, en Après les premières approches de Jupiter Mars Quirinus,
offre des équivalents mythiques, dont le plus Paris, 1941, p. 261; L'idéologie tripartie des Indo-Européens,
frappant est le personnage de la reine Medb, coll. Latomus, XXXI, Bruxelles, 1958, p. 32 sq.; Le rex et les
flamines maiores, dans The sacral Kingship - La Regalità
épouse successive de tous les rois d'Irlande, sacra, p. 407-417; Rei. rom. arch., p. 34 sq.; 574-576, G.
séductrice de nombreux amants et mère féconde Dumézil a développé dans Mythe et épopée, II, Paris, 1971,
de triplés. Medb est à la fois le symbole de la p. 243-374, une théorie trifonctionnelle de la royauté, qui
terre d'Irlande et celui de la souveraineté : part du même exemple : du parallèle entre la reine Medb et
«Cette déesse de la terre, en tant que son homologue indienne, non seulement par la fonction,
mais aussi par le nom, MâdhavT, toutes deux épouses de
représentante de l'Irlande, conférait la domination au quatre rois et incarnations du pouvoir royal, la première, qui
roi choisi par elle, donc légitime, en s'unissant à exige de ses maris des qualités trifonctionnelles (être sans
jalousie, sans peur, sans avarice), la seconde, mère de quatre
fils qui ressortissent eux aussi aux trois fonctions.
417 J. de Vries, op. cit., p. 250 sq.
418 Sur sa valeur d'archétype et «seine ursprüngliche Rolle
als Urkönig», Α. Alföldi, Die Struktur des voretruskischen
415 Cf. Vah Max. 3, 4, 3, cité supra, p. 324. Römerstaates, p. 181.
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 331

rations de rois trouve même, sous une forme amours de Servius et de Fortuna, la promotion
rationalisée, son équivalent dans l'histoire de l'esclave devenu roi, sa mort violente et la
romaine où Tanaquil, épouse de Tarquin l'Ancien, puissance universelle de la déesse qui fit sa
donne sa fille en mariage à Servius - version destinée rencontrent d'autres échos. En
humaine qui dissimule la tradition cultuelle Mésopotamie, l'Ishtar suméro-accadienne, déesse de
authentique, où Tanaquil-Fortuna elle-même l'amour physique, dont le culte est lié à la
était l'amante du roi -, puis se réincarne en la prostitution sacrée, déesse de la guerre et
ferox Tullia, sa petite-fille, épouse de Tarquin le «dame des batailles», est aussi l'amante de
Superbe419. Quant au destin des rois d'Irlande, il nombreux rois qu'elle tire de leur obscurité et
semble qu'ils n'aient rien eu à envier à Servius qu'elle élève au trône. Ishtar est «celle qui
Tullius, assassiné par sa fille et par son gendre. donne le sceptre, le trône, les années de règne à
Bien peu d'entre eux moururent de mort tous les rois», et une peinture de Mari, qui
naturelle. Les autres furent, le plus souvent, victimes représente une scène d'investiture royale, la
de leurs proches, comme si les Celtes avaient, montre offrant au nouveau souverain les
eux aussi, pratiqué le meurtre rituel du roi, dès insignes du pouvoir, le bâton et le cercle. Mais les
lors qu'il devenait inapte à remplir sa amants d'Ishtar, Tammouz, par exemple,
fonction420. connaissent tous un sort tragique, comme Gilga-
De telles rencontres entre traditions celtiques mesh le rappelle à la déesse dont il repousse les
et italiques permettent-elles de supposer un avances422.
mythe indo-européen, dont le souvenir se serait Ces rapprochements sont empruntés à des
perpétué dans la Rome historique? C'est peu domaines géographiques et religieux trop divers
probable. Outre que les composantes étrusques pour nous éclairer, si peu que ce soit, sur les
de la légende servienne, le personnage de origines du ou plutôt des mythes serviens, ni sur
Tanaquil en particulier, rendent difficile une telle celles du culte de Fortuna. Mais, par leur
hypothèse, les mythes et les rites de la royauté diversité même, ils renforcent l'hypothèse d'un lien
religieuse, le meurtre du roi vieillissant, par structural entre les deux fonctions majeures de
exemple, appartiennent à un fonds de croyances la déesse du Forum Boarium, entre la fécondité
et de pratiques si répandues au sein des cultures et la souveraineté, l'amour et la domination.
archaïques421 qu'il serait imprudent de les Telle nous apparaît l'incontestable unité de son
attribuer, sans autre preuve, à un groupe ethnique type divin. Au Forum Boarium, Fortuna était
exclusif. Loin de l'Irlande et de l'Italie, les déesse de la vie sexuelle, matrimoniale et
erotique. Mais elle était aussi, et simultanément,
déesse royale, détenant les vertus magiques et
419 II est à remarquer que cette multitude - purement sacrales de la royauté primitive: double fonction
symbolique - d'unions conjugales, dans la légende irlandaise,
et la liberté de la condition féminine qu'elles supposent, et dont le dénominateur commun était
qui est historiquement bien attestée, ont été interprétées par précisément les valeurs de fécondité, sources de tout
certains savants comme la preuve d'un ancien matriarcat pouvoir, liées aussi bien aux rapports charnels
celte (J. de Vries, op. cit., p. 139 et 250), hypothèse qui qu'à la personne sacrée du roi, de qui dépend
rappelle de bien près celle du matriarcat étrusque (supra, toute la vie, biologique et politique, de la
p. 286, n. 197).
420 Sur ce problème et, plus généralement, sur la « royauté communauté. C'est sur ce lien conceptuel de la
sacrée» chez les Celtes, C. Ramnoux, La mort sacrificielle du fécondité à la souveraineté, sur ces traditions
roi, Ogam, VI, 1954, p. 209-218; M. Draak, Some aspects of théologiques ou mythologiques de la royauté
kingship in pagan Ireland, dans The sacral Kingship - La sacerdotale et consacrée que se fondent les
Regalità sacra, p. 651-663; J. de Vries, op. cit., p. 243-255. Le affinités de Fortuna avec les grandes déesses que
rituel d'intronisation comporte, en Irlande, l'union du roi
avec une jument, qui est à rapprocher de YOctober Equus
romain et de l'asvamedha indien.
421 Après Frazer, les parties I et III du Golden Bough (The 422 É. Dhorme, Les religions de Babylonie et d'Assyrie,
magic art and the evolution of Kings; The dying God), et la p, 67-78 et 89-93. Comme Fortuna encore, Ishtar est «dame
suite de conférences réunies sous le titre The magical origin des destins» et «reine des sorts» (Ibid., p. 91). Sur
of Kings, Londres, 1920; trad. fr. Les origines magiques de la «l'investiture du roi de Mari» (appartenant à un palais détruit
royauté, Paris, 1920, cf. maintenant le recueil déjà cité, The vers 1760 av. J.-C), A. Parrot, Sumer, Paris, 1960, p. 278 et
sacral Kingship - La Regalità sacra. fig. 346 sq.
332 LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM

sont Ishtar, Junon ou Diane, ou avec des figures d'aucuns l'ont prétendu; confondu aussi, et le
moins eminentes telles qu'Égérie ou les reines caractère exactement contradictoire de ces deux
de la légende irlandaise. Ce type religieux, cette erreurs s'accorde curieusement aux
théorie de la souveraineté nous ramènent à un compétences bisexuelles de la déesse, avec un hommage à
système de pensée extrêmement archaïque: Servius Tullius que l'on reconnaissait, bien à
celui où le roi, par sa vigueur et sa virilité, par sa tort, dans la statue cultuelle. A la fin de la
justice aussi, commande magiquement la République et au début de l'Empire, il semble
fécondité des champs et des femmes, la prospérité des que les Romains, Ovide par exemple, ne savaient
récoltes et la santé de ses sujets - autrement dit, plus que Fortuna avait patronné le mariage
à ces «Origines magiques de la royauté» à archaïque : la même simplification avait frappé
l'étude desquelles Frazer a attaché son nom. Il son culte et celui de Cérès qui, elle aussi
en va de même pour la déesse, archaïque elle dépouillée de ses compétences nuptiales au
aussi par sa nature indifférenciée, par sa toute- profit de Junon et spécialisée dans un rôle plus
puissance qui lui permet de patronner la vie précis, se contentait d'être déesse agraire. On ne
physiologique aussi bien que l'exercice du saurait cependant définir, avec la même netteté,
pouvoir. la spécialisation de Fortuna: même appauvrie,
Des compétences aussi étendues ont fait de la elle resta toujours la déesse indifférenciée
déesse du Forum Boarium, nommée Fortuna qu'elle était à ses origines. Ainsi, sa fonction
sans épiclèse restrictive, la plus universelle des royale s'était incontestablement maintenue,
Fortunes de Rome et nous croirions volontiers puisqu'elle ressuscita sous l'Empire. Mais, dans la
que, elle dont le culte est attesté à S. Omobono Rome républicaine et même au temps d'Auguste,
au moins dès le commencement du VIe siècle, ce rôle, si majestueux qu'il fût, ne pouvait plus
elle en était aussi la plus ancienne, antérieure apparaître que comme un vestige du passé. A
aux spécialisations dont les surnoms tels que lire Ovide, notre source la plus vivante, le culte
Muliebrìs et Virilis sont le signe. Pourtant, aussi de Fortuna se présentait, au début de l'Empire,
loin que nous puissions remonter dans l'étude sous un double aspect. Celui, tout d'abord, d'une
de son culte, nous constatons que, selon la religion redoutable et mystérieuse, fortement
tendance analytique qui lui est propre, l'esprit mêlée de magie, objet d'un tabou primitif et
romain a dégagé de ces capacités si générales incompris, l'interdiction faite aux matrones de
deux fonctions plus précises: la protection des toucher la statue divine : état de dégradation qui
mariages et celle de la personne royale, avec, reflète assez bien celui, plus général, où était
dans les deux cas, une nette référence à la vie tombée la religion des ancêtres, méconnue,
sexuelle, qu'il s'agisse des couples humains ou réduite à la superstition, lorsque Auguste tenta
des amours mythiques du roi et de la déesse, de la relever. L'autre dégradation, différente,
double signification que soulignait, de surcroît, mais égale, est celle qui a frappé la légende
un rapport de complémentarité avec le Feu viril cultuelle: c'est sa métamorphose en simple
et procréateur, père divin de Servius, ou histoire humaine, où le mythe primitif de la
élément fécondant qui imprégnait les toges royauté sacrée s'appauvrit et où l'hiérogamie se
magiques de la statue voilée. transforme en aventure galante, celle de la déesse
Ce culte archaïque, si remarquablement un et Fortuna qui pénètre furtivement chez son amant
cohérent, riche d'une tradition mythique qui, à par la pittoresque porta Fenestella.
Rome, n'est pas moins remarquable, ne survivait Ces apparences décevantes ne recouvrent
plus que sous une forme dégradée dans la cependant qu'une partie de la réalité. Le prestige
religion classique où il conservait, cependant, archaïque, le sens profond du culte survivaient
des reflets de son prestige passé. Objet de assez bien pour que Séjan, Néron et leurs
contresens, il était parfois confondu avec celui contemporains perçoivent encore le prix et le
d'une Fortuna Virgo ou d'une Pudicitia pouvoir de la statue voilée du Forum Boarium.
orientées, en sens contraire, vers la protection de la Son vêtement, la toga regia iindiilata qu'avaient
vertu féminine, encore que ce fût, signe tissée les mains semi-divines de Tanaquil, restait
manifeste de sa primauté, ces cultes mineurs qu'on un talisman chargé de lourdes puissances: de
tendît à lui annexer, et non l'inverse, comme puissances royales, gage de souveraineté, qui
SIGNIFICATION DU CULTE ET FONCTIONS DE LA DÉESSE 333

incitèrent Séjan à s'en emparer, à la posséder qu'imparfaitement son langage. Quant à la


chez lui, pour s'en réserver à lui seul l'efficacité; postérité de cette déesse, la plus proche de la
de puissances erotiques aussi, qui faisaient Primigenia qui ait existé à Rome, elle est à la
l'inquiétude des matrones. Vertus fabuleuses qui, mesure de sa prééminence: dans la religion
sous l'Empire, hantaient toujours les archaïque, Fortuna Muliebris et Fortuna Virilis,
imaginations romaines. Auréolée d'une sacralité les deux grandes Fortunes sexuelles, semblent
magique, mêlée à l'histoire nationale, puisqu'elle dériver directement de son culte et, bien après
avait fait la destinée éclatante et tragique de Servius et sa déesse royale, la Fortune collective
Servius, qu'elle avait répandu ses bénédictions du peuple romain, la Fortuna Publica populi
sur le roi et, à travers lui, sur le populus dont il Romani de la République, puis, sous l'Empire, la
était le chef et le garant, la Fortune du Forum Fortuna Augusta du souverain pourront nous
Boarium, après tant de siècles, avait conservé apparaître encore comme ses lointaines
une incontestable grandeur et elle parlait encore héritières.
à ses fidèles, même s'ils ne comprenaient plus
CHAPITRE V

FORTUNA MULIEBRIS

Le sanctuaire dédié à la «Fortune des Fortuna Muliebris ne nous est, pour ainsi
femmes» était, comme celui de Fors Fortuna, situé dire, pas autrement connue. L'essentiel de notre
en dehors de la ville, au quatrième mille de la information est lié à ce récit étiologique dont
Via Latina1. Il était le centre d'un culte nous possédons, chez Tite-Live, Denys d'Halicar-
spécifiquement féminin que l'on peut rapprocher, nasse et Plutarque, trois versions assez amples
mais en partie seulement, de celui du Forum pour donner lieu à une comparaison fructueuse.
'

Boarium, car il est loin de poser les mêmes D'autres sources se bornent à rapporter, en
problèmes sur la part respective qu'y pouvaient l'isolant du reste de la légende, le prodige qui
prendre les uirgines ou les matrones: l'épiclèse marqua la consécration de la statue cultuelle et
de la déesse indique clairement que, seules, les les paroles célèbres que prononça, par deux fois,
femmes mariées avaient pleine qualité pour y l'effigie divine. A ce mince bilan de nos
participer. A la différence, d'ailleurs, des deux connaissances, il convient d'ajouter un élément du
sanctuaires précédents, et seul parmi les cultes rituel, le privilège dont jouissaient dans le culte
anciens de Fortuna, rien ne le rattachait à la les uniuirae, et une monnaie de Faustine la
légende servienne. C'est à l'épisode historico- Jeune, à la légende Fortunae Muliebri. Données
légendaire de Coriolan que la tradition annalis- bien faibles et qui permettent à peine
tique en faisait remonter la fondation, lorsque, d'entrevoir une divinité dont la nature et les origines,
après la retraite du transfuge obtenue en 488 par quoique plus récentes selon la tradition, sont en
l'intervention de sa mère, de sa femme et de fait aussi peu claires que celles des Fortunes
toutes les matrones, un temple fut élevé à serviennes.
Fortuna Muliebris pour commémorer cette
action d'éclat des femmes romaines, sur les lieux
mêmes de leur victoire. I - La fondation du culte
et l'ambassade des femmes auprès
de Coriolan
1 Val. Max. 1, 8, 4; Fest. 282, 20; auct. de uir. ill 19. Déjà
L. Canina, Sul tempio della Fortuna Muliebre al quarto miglio
della Via Latina, Ann. Inst., 1854, p. 59-61, avait cru pouvoir Le récit de la guerre de Coriolan, codifié par
restituer au temple les fragments d'une inscription, trouvée l'annalistique, a fait l'objet d'une mise en œuvre
près de X'Aqua Claudia et de l'Anio nouus, et qui mentionnait littéraire qui varie peu d'une source à l'autre.
la restauration d'un monument par Livie, puis par Septime Tite-Live en donne une version sobre, réduite
Sévère, Caracalla et Julia Domna (CIL VI 883). Dans la même aux faits essentiels2. Coriolan, le transfuge
zone ont été depuis découverts les restes d'un petit édifice
ionique (NSA, 1882, p. 114; Lanciani, NSA, 1890, p. 116-118),
que Th. Ashby, The classical topography of the Roman
Campagna, III, dans PBSR, IV, 1907, p. 79 sq., considérerait
volontiers comme ceux du temple de Fortuna Muliebris. 2 2, 39-40. Sur l'épisode de Coriolan dans son ensemble,
Contra, toutefois, S. Quilici Gigli, Considerazioni sui confini del voir l'analyse de R M. Ogilvie, A commentary on Livy, Books
territorio di Roma primitiva, MEFR, XC, 1978, p. 570, n. 11. 1-5. Oxford, 1965, p. 314-336.
336 FORTUNA MULIEBRIS

romain, le héros vainqueur de Corioles ou, d'une histoire générale de Rome -, mais qui a su
plutôt, originaire de cette ville, a conduit l'armée se garder des interminables longueurs de Denys
volsque à cinq milles de Rome, jusqu'aux fossae d'Halicarnasse. L'un et l'autre complètent sur
Cluiliae qui, à date ancienne, marquaient la deux points le récit de Tite-Live: ils mentionnent
frontière de Vager Romanus3; il y a installé son un troisième personnage féminin, Valeria, et
camp et, de là, ravage la campagne. Rome, donnent des détails plus précis sur l'institution
devant le péril, se résout à parlementer : une du culte de Fortuna Muliebris, en particulier sur
ambassade sénatoriale est envoyée auprès de la statue miraculeuse de la déesse. Denys et
Coriolan, mais elle échoue, de même qu'une Plutarque attribuent en effet l'intervention
seconde ambassade, celle des prêtres revêtus de décisive des matrones à l'initiative de l'une d'elles,
leurs insignes sacerdotaux qui, eux aussi, sont dont Tite-Live connaissait vraisemblablement
repoussés. C'est à ce moment qu'interviennent l'existence, mais dont il a volontairement négligé
les femmes romaines : les matrones se rendent le rôle, afin de ne pas disperser l'intérêt sur une
auprès de Veturia, mère de Coriolan, et de sa figure secondaire7. C'est Valeria, la sœur du
femme Volumnia. Toutes deux, avec les deux grand Valerius Publicola, qui conduisit les
jeunes fils de Coriolan et un immense cortège de femmes à la demeure de Coriolan et persuada sa
femmes, ingens mulierum agmen, se rendent au mère et son épouse de se rendre au camp des
camp des Volsques. Alors seulement, vaincu par Volsques. Aussi, rapporte Denys, fut-elle
les reproches de sa mère, les embrassements des désignée par ses compagnes pour être la première
siens et les larmes des femmes, Coriolan prêtresse du nouveau culte8. Car, comme le
abandonne le territoire romain. Pour commémorer sénat les avait laissées libres de choisir leur
l'exploit des femmes, on éleva un temple à leur récompense, les matrones se bornèrent à
Fortune : monumento quoque quod esset, templum demander l'érection d'un temple à Fortuna
Fortunae Muliebri aedificatum dedicatumque est, Muliebris, sur le lieu même où leur intercession
dit seulement Tite-Live4, sans plus de détails. avait sauvé Rome, ainsi que le droit d'y célébrer
Quant à Coriolan, cette retraite volontaire un sacrifice annuel, au jour anniversaire de la fin
marqua la fin de sa carrière. Les circonstances de la guerre. Le temple et la statue cultuelle
mêmes de sa mort sont mal connues : il se retira furent élevés aux frais de l'État, mais, avant
chez les Volsques et, semble-t-il, périt victime de même l'achèvement des travaux, les femmes et
leur haine. Mais, selon Fabius Pictor, il mourut Valeria, dans son nouveau rôle de prêtresse,
de vieillesse : du moins, quelle qu'ait été sa fin, offrirent un sacrifice à l'autel de Fortuna
ce ne fut point celle d'un chef de guerre. Muliebris pour le premier anniversaire de la retraite
A la version de Tite-Live, épurée et de Coriolan, le 1er décembre 487. Le temple et la
rationalisée, s'oppose, chez Denys d'Halicarnasse5, un statue furent dédiés l'année suivante, la veille
récit verbeux et surchargé de discours. Plutar- des nones, c'est-à-dire le 6 juillet 4869.
que, en revanche, qui s'est inspiré des deux
historiens, de Denys surtout, mais sans doute
aussi de sources différentes6, donne de la geste
7 Cf. le commentaire de R. M. Ogilvie à Liv. 2, 40, 1,
de Coriolan une narration ample et pathétique, op. cit., p. 334. Le personnage ne serait d'ailleurs, pour
plus développée que celle de Tite-Live - aussi certains (cf. le commentaire de Weissenborn-Müller, ad loc,
bien s'agit-il de la biographie du héros, non p. 104; et De Sanctis, Storia dei Romani, II, 2e éd., Florence,
1960, p. 106), qu'une adjonction postérieure, due à Valerius
Antias. Toutefois, infra, p. 348 sq.
8 8, 55, 4.
3 A. Piganiol, Conq. rom., p. 116-118. 9 Sur l'institution du culte, cf. Liv. 2, 40, 11-12; Plut. Coriol.
4 2, 40, 12. 37, 4-5; Val. Max. 5, 2, 1; et surtout Dion. Hal. 8, 55, 2-5, qui
s 8, 22-62. est seul à donner ces précisions chronologiques. Non sans
6 Cf. la Notice de l'éd. Flacelière-Chambry, Les Belles erreur, cependant: Denys indique la date du 7 juillet, puis
Lettres, III, p. 166-169. Sur l'utilisation de Denys par Plu- ajoute que c'était la veille des nones. Sans doute a-t-il
tarque, D. A. Russell, Plutarch's life of Coriolanus, JRS, LUI, commis une confusion sur le calendrier romain, si
1963, p. 21-28; et, pour une revue plus complète des sources, compliqué pour un Grec. Aussi a-t-il paru légitime à tous les
A. D. Lehman, The Coriolanus story in antiquity, CJ, XLVII, commentateurs (Peter, Jordan, Otto, Wissowa) de corriger le
1951-52, p. 329-336. texte d'après la seule date sûre, celle des nones (le 7 juillet),
LA FONDATION DU CULTE 337

A cette occasion, les matrones rivalisèrent malgré ces quelques dissemblances qui tiennent
avec le sénat d'un pieux empressement. Elles à la personnalité de chaque historien plus
tinrent à ce que, dans le culte public de Fortuna qu'aux faits rapportés, le récit concordant que
Muliebris, fût aussi honorée une statue qui fût nous livrent les trois écrivains. Il est un point,
bien à elles. Elles se cotisèrent donc pour élever cependant, sur lequel Plutarque se sépare de la
une seconde statue, qu'elles dédièrent à la vulgate, représentée par Tite-Live et par Denys.
déesse en même temps que la statue officielle. Il Ces derniers donnent à la mère de Coriolan le
semble que ce zèle religieux n'ait pas suscité une nom de Veturia, et à sa femme, celui de
approbation unanime et que la légitimité Volumnia16. Plutarque, au contraire, nomme la
cultuelle de la seconde statue ait été mise en doute, mère du héros Volumnia, et son épouse, Ver-
puisque Fortuna, pour rassurer les consciences gilia. Simple confusion, tradition aberrante et
apparemment, intervint par un double prodige. négligeable, ou variante significative, quoique
La voix de la déesse se fit entendre par deux,fois isolée?
dans le sanctuaire et confirma de sa bénédiction C'est dans l'analyse de ce long aition, en
l'initiative des matrones: Fortunae edam l'absence de documents substantiels sur les rites
Muliebris simulacrum . . . non semel sed bis locutum et l'iconographie de Fortuna Muliebris, qu'il
constitit t prius his uerbis: «rite me, matronae, convient de chercher la signification du culte.
dedistis riteque dedicastis» 10. Miracle célèbre, Plusieurs systèmes d'interprétation en ont été
analogue à celui de la Junon de Véies11, et maintes proposés, qui ont pu l'envisager d'un double
fois cité12, qui était consigné dans les annales des point de vue: les uns, qui retiendront
pontifes13, et que Denys et Valère-Maxime particulièrement notre attention, se rattachent à une
tiennent pour véridique. Plutarque, lui aussi, finit exégèse plus générale des cultes archaïques de
par l'admettre, au terme d'une discussion où la Fortuna; les autres étudient l'épisode de
foi l'emporte sur les arguments de la raison14. Coriolan et tentent d'en apprécier la valeur
Mais Tite-Live a passé sous silence cet épisode historique17, problème qui déborde de beaucoup nos
entaché de superstition, que son rationalisme
critique n'a pas même daigné mentionner. A la
suite de ce prodige, ajoute Denys, le sénat
16 De même Val. Max. 5, 2, 1.
ordonna que d'autres sacrifices fussent célébrés 17 Outre l'étude célèbre de Mommsen, Die Erzählung von
chaque année et les femmes décidèrent que, Cn. Marcius Coriolanus, parue d'abord dans Hermes, IV, 1870,
seules, les uniuirae auraient qualité pour p. 1-26; puis dans Römische Forschungen, Berlin, II, 1879,
couronner et toucher la statue cultuelle15. Tel est, p. 113-152, et la critique de Pais {infra, p. 339) qui,
d'ailleurs, ne nie pas que la légende ait pu avoir un certain
contenu historique, mais considère, en tout état de cause,
que ces données primitives nous demeurent indiscernables,
et de fixer la dédicace du temple de Fortuna Muliebris au 6, cf., notamment, W. Schur, s.v. Marcius, RE, Suppl. V, 1931,
la veille des Nones Caprotines. Aucune des deux fêtes, ni n° 51, col. 653-660; E. T. Salmon, Historical elements in the
celle du 1er décembre, ni celle du 6 juillet, ne figure dans les story of Coriolanus, CQ, XXIV, 1930, p. 96-101; et
calendriers épigraphiques, qui ne mentionnent pas Fortuna l'ap réciation mesurée de De Sanctis, op. cit., II, p. 103-108. A partir de
Muliebris. ce noyau historique, constitué par les guerres de Rome
10 Selon la rédaction de Valère-Maxime, 1, 8, 4. contre les Volsques, et que nous ne pouvons plus
11 Dont Valère-Maxime le rapproche, précisément, en 1, 8, qu'entrevoir, la légende a dû sans doute très tôt se développer,
3; cf. Liv. 5, 22, 5-6; et Plut. Cam. 6. cristallisée autour du nom de Coriolan. Tite-Live, à la fin de
12 Cf., outre Val. Max., loc. cit., Dion. Hal. 8, 56, 2-3; Plut. son récit (2, 40, 10), se réfère à Fabius Pictor. Mais il est fort
Coriol. 37, 5; et Fort. Rom. 5, 318f-319a; Lact. inst. 2,1, 11; vraisemblable que, bien avant le premier des annalistes,
Aug. ciu. 4, 19, p. 168 D., qui, tous, traductions ou longe antiquissimum auctorem, Coriolan avait déjà sa place
transcriptions, dérivent visiblement du même original. dans les carmina conuiualia, les cantilènes épiques que l'on
13 Ai των ίεροφαντών γραφαί, dit Denys d'Halicarnasse, 8, chantait au son de la flûte dans les banquets, à la gloire des
56, 1, qui désigne ainsi les Annales Maximi (Peter, dans héros de l'ancienne Rome (Cic. Brut. 75; de orat. 3, 197; Tusc.
Roscher, I, 2, col. 1520; Pais, Storia critica di Roma, II, p. 133, 1, 3; 4, 3; Varr. ap. Non. 107, 2; Val. Max. 2, 1, 10; Tac. ann. 3,
η. 6; M.L. Scevola, RIL, XCIV, 1960, p. 231). 5, 2; Quint. 1, 10, 20; Dion/ Hal. 1, 79, 10; et, parmi la
uCoriol. 38; cf. la Notice de l'éd. Flacelière-Chambry, bibliographie moderne, en particulier A. Rostagni, Storia
p. 174 sq. della letteratura latina, 3e éd., Turin, 1964, I, p. 45-53 et 71-73
15 8, 56, 4; cf. Fest. 282, 20; Tert. monog. 17, 3; Serv. Aen. 4, (bibliographie); et A. Momigliano, Perizonius, Niebuhr and
19 (infra, p. 353, n. 98). the character of early Roman tradition, JRS, XLVII, 1957,
338 FORTUNA MULIEBRIS

préoccupations, mais n'en intéresse pas moins Fortuna Muliebris des deux Fortunes d'Antium,
directement les origines de Fortuna Muliebris. d'où, selon une hypothèse émise par Otto et
La critique ancienne, la critique allemande reprise, en particulier, par M. L. Scevola21, la
surtout, avec Wissowa et Otto18, n'a pas manqué de déesse romaine tirerait même son origine. Enfin,
reconnaître en cette déesse au nom transparent, le rôle prépondérant des matrones et des
«préposée à la vie des femmes»19, honorée par uniuirae suggère que le culte, dans son essence, était
les uniuirae, un exemple typique de avant tout féminin et qu'il n'aurait été rattaché à
Frauengottheit. Mais elle ne s'est pas bornée à la l'épisode de Coriolan que par une interprétation
constatation de cette évidence, plus descriptive que peut-être artificielle, en tout cas secondaire, qui
réellement explicative. C'est à Jordan d'abord20 en aurait fait perdre de vue le sens primitif.
et, plus encore, à Wissowa et à Otto, que revient Sans doute, sur ces diverses questions,
le mérite d'avoir formulé les véritables l'unanimité ne s'est pas faite à l'intérieur de la
problèmes, ceux qui se posent toujours à la critique critique ancienne : Wissowa et Otto n'ont pas
moderne. Sans nous engager dès maintenant accepté les théories de Jordan, et entre eux ont
dans la discussion de ces questions délicates, subsisté des points de désaccord. Même si les
rappelons cependant les points majeurs sur réponses qu'ils ont données à ces problèmes
lesquels ils ont attiré l'attention. Le premier litigieux ne sont pas toutes également sûres,
concerne le calendrier de la déesse et l'existence c'est sur les grandes directions de recherche
inhabituelle de deux jours de fête, le 1er qu'ils ont tracées que travaille encore la critique
décembre et le 6 juillet, dont le rapport n'apparaît pas moderne, dont les positions sont parfois loin
clairement; d'autant que ce dernier, comme le d'être aussi solides que les leurs. Ainsi K. Latte,
remarque Otto, est inséré entre les Poplifugia et selon son interprétation constante de Fortuna,
les Nones Caprotines, autre fête où se retrouve ne veut voir en Fortuna Muliebris que la déesse
le double thème des femmes et de la guerre. de la chance, die Göttin des Glücks, incarnation et
D'autre part, la duplication des statues protectrice de la «chance» des femmes
cultuelles, dans un sanctuaire situé à la limite de Yager mariées22. Définition qui rappelle de très près celle
Romanus, sur un point de la frontière soumis à qu'en donnait déjà Warde Fowler, «the spirit
la pression des Volsques, incite à rapprocher believed to guarantee good luck in legitimate
wedlock»23, et qui, si l'on en croit Latte,
permettrait de comprendre le privilège dévolu aux
uniuirae, dont le mariage est heureux et qui sont
p. 104-114 = Secondo contributo alla storia degli studi classici, à l'honneur dans le culte, par opposition à celles
Rome, 1960, p. 69-87). Telle est du moins l'affirmation des qui ne le sont plus, c'est-à-dire, à date ancienne,
auteurs modernes (ainsi De Sanctis, op. cit., II, p. 103, qui aux veuves remariées, auxquelles la déesse ne
reconstitue le poème épique originel dans ses trois parties;
ou A. Piganiol, qui évoque, Conq. rom., p. 202, « la chanson de s'est pas montrée favorable, et qui en sont
Coriolan»), sans que, toutefois, l'on puisse entendre en ce exclues. On voit mal ce que cette construction
sens Denys d'Halicarnasse, 8, 62, 3, ςίδετοα και υμνείται προς laborieuse et peu convaincante apporte à la
πάντων ώς ευσεβής και δίκαιος άνήρ, et rapporter à l'usage compréhension du culte de la Via Latina; en fait,
ancestral, et depuis longtemps révolu, des carmina conuiua- par rapport à la recherche antérieure, elle
lia, le présent qu'il emploie et qui se réfère à la figure
exemplaire et mythique de Coriolan, tel que, cinq cents ans marque une régression beaucoup plus qu'un
après, dit-il lui-même, se le représentaient ses progrès.
contemporains. Si maintenant nous quittons l'institution du
18 Cf. les articles de Wissowa, Analecta Romana topogra- culte pour revenir aux personnages humains qui
phica, dans Gesammelte Abhandlungen, p. 272 sq., et Otto, animent le récit et si nous posons le problème
Inno, Philologus, LXIV, 1905, p. 192-195, et leurs
prolongements dans RK2, p. 257 sq., et RE, VII, 1, col. 20-22. de son authenticité, dans la mesure où il inté-
19 Selon l'expression de Hild, DA, II, 2, p. 1275, dont
l'exposé, essentiellement narratif, se borne, comme ceux de
Preller, Rom. Myth., II, p. 184, dont il dérive, et de Peter, dans
Roscher, I, 2, col. 1519 sq., à rappeler, surtout d'après Denys 21 Culti mediterranei nella zona di Aniio, RIL, XCIV, 1960,
d'Halicarnasse, les péripéties de l'institution du culte. p. 231 sq.
20 De sacris quibusdam in hemerologio fratrum Arualium 22 Rom. Rei., p. 181.
commemoratis, Eph. Ep., I, 1872, p. 234 sq. 23 Encyclopaedia of Religion and Ethics, VI, p. 99.
LA FONDATION DU CULTE 339

resse l'histoire religieuse, nous abordons un particulier qui nous occupe, et elle n'éclaire
domaine qui a été longtemps dominé par les nullement les origines du culte de Fortuna
théories d'E. Pais. Après celle de Mommsen, sa Muliebris28.
critique a cru déceler, à travers le héros de la Plus récemment, J. Gagé a repris l'étude du
légende, Cn. Marcius Coriolanus24, et les figures problème, en concentrant son analyse sur les
féminines qui l'entourent, la volonté de glorifier trois figures féminines du récit, leur nom et leur
les grandes familles dont ces personnages personnalité29. Refusant le système classique
portent le nom, les gentes plébéiennes des Marcii, d'explication gentilice, plus ou moins hérité de
des Valerii, des Veturii, encore que des éléments Pais30, il ne croit pas que ces héroïnes de
religieux, tirés d'un vieux fonds cultuel, l'ancienne Rome aient été imaginées pour servir
semblent avoir, antérieurement au jeu des facteurs la gloire des familles historiques dont elles
politiques, contribué à l'élaboration du récit25. portent le nom. A l'interprétation vague et trop
Quant à l'interprétation trifonctionnelle de générale d'une Frauengottheit, protectrice
L. Gerschel26, puis de G. Dumézil27 qui, quoique indistincte de la vie des femmes, il substitue l'idée
selon des schémas légèrement différents, ont vu d'une Fortuna Muliebris patronnant, sous une
dans l'épopée de Coriolan, héros de deuxième forme plus diversifiée, «un culte d'encadrement
fonction, dans les trois chefs d'accusation rituel des catégories féminines»31. Vagmen mu-
(cherté du blé, attaques contre les sacro-saints tribuns Herum évoqué par Tite-Live doit transposer,
de la plèbe, partage illégal du butin), inspirés dans la légende étiologique, une ample
chacun d'une des trois fonctions, sur lesquels se procession, soit périodique, soit exceptionnelle, qui,
fonde son procès, et dans les trois ambassades, partie de Rome, se rendait au sanctuaire de la
celle des consulaires, des prêtres et des femmes, Via Latina et à laquelle participaient non
qui lui sont successivement envoyées, une seulement les matrones avec leurs enfants, mais
structure narrative calquée sur la tripartition aussi les différentes «classes d'âge» que
indoeuropéenne et les trois fonctions de rassemblait le culte de Fortuna Muliebris. C'est à cette
souveraineté sacerdotale, sous ses deux aspects, juridico- organisation religieuse que répondraient les
et magico-religieux, de force guerrière et de noms de Veturia, Volumnia et Valeria, qui, selon
fécondité, elle justifie peut-être la composition J. Gagé, ne désignaient à l'origine ni des
d'ensemble de la légende, mais non l'épisode personnages historiques, ni des parentes de
Coriolan, mais des rôles rituels, dans lesquels s'in-

24 Cnaeus selon Tite-Live; Caius chez Denys d'Halicarnasse


et Plutarque (cf. les commentaires de Weissenborn-Miiller, 28 Malgré les remarques de G. Dumézil, op. cit., p. 259 sq.,
p. 90; et R. M. Ogilvie, p. 319, à Liv. 2, 33, 5). principalement fondées sur Plutarque : mais la foi qu'il prête
25 Les spéculations de Pais, dans ce qu'elles avaient de aux Romains, défendant leur ville, dans « les coups imprévus
plus hardi, Storia di Roma, I, 1, Turin, 1898, p. 496-504, sur de la Fortune» (Coriol. 32, 4), n'est-elle pas bien
l'origine sacrée de la légende, inspirée par les rites annuels anachronique en ce début du Ve siècle?
du culte de Mars (cf. Marcius : « quello di Marcio Coriolano, 29 Lucia Volumnia, déesse ou prêtresse (?), et la famille des
ossia del Marte di Corioli »), dieu de l'année et de la guerre, Volumnii, RPh, XXXV, 1961, p. 29-47; et Matronalia, p. 48-63
et sur les figures mythiques de Veturia et de Volumnia (« la et 111-116. Cf, en outre, sur les structures de la société
vieille» Anna Perenna, qui cherche à se substituer, aux ides féminine archaïque, Matrones ou mères de famille? Sur des
de mars, à la jeune amante du dieu, la Volumnia du chant formes archaïques d'encadrement féminin dans les sociétés
des Saliens; cf. infra, p. 341), ont d'ailleurs disparu de ses primitives de Rome et du Latium, dans Cahiers internationaux
exposés ultérieurs, Storia crìtica di Roma, II, Rome, 1915, de Sociologie, XXIX, 1960, p. 45-74; et, maintenant, La chute
p. 128-137; et Storia di Roma dalle origini all'inizio delle des Tarquins et les débuts de la république romaine, Paris,
guerre puniche, III, Rome, 1927, p. 132-142; également 1976, p. 167-193.
E. Pais-J. Bayet, Histoire romaine, coll. Glotz, I, p. 97, qui, 30 Dont il durcit, d'ailleurs, sensiblement la pensée :
outre les intentions gentilices que nous rappelons, l'allusion de Pais, Storia di Roma, I, 1, p. 500; Storia critica di
n'allèguent plus, pour expliquer la légende, qu'un «caractère Roma, II, p. 133; Storia di Roma dalle origini, III, p. 137, aux
sacré» relativement diffus. «genti plebee dei Marcii, dei Valerii e dei Veturii» reste
26 Coriolan, dans Éventail de l'Hùtoire vivante. Mélanges L épisodique et l'essentiel de son interprétation se fonde sur le
Febvre, Paris, 1953, II, p. 33-40. caractère sacré originaire de la légende de Coriolan.
27 Mythe et épopée, III : Histoires romaines, Paris, 1973, 31 Selon le titre de l'étude consacrée à Fortuna Muliebris
p. 239-262. dans Matronalia, p. 48.
340 FORTUNA MULIEBRIS

carnaient les diverses catégories fonctionnelles voir, mais à le marquer d'un tabou qui,
qui relevaient de Fortuna Muliebris. superstitieusement, l'eût rendu sacer et inapte à la
Veturia, au nom limpide, est «la vieille guerre.
femme», «non seulement ayant cessé de porter des On voit combien cette théorie a fait
puissances magiques, mais obligeant peut-être à progres er et a même totalement renouvelé notre
des contre-opérations superstitieuses»32. appréhension du culte, puisque, à une
Autrement dit, un rôle marginal, une survivante plutôt interprétation gentilice et pseudo-historique35, plaquée
qu'une puissance efficace et qui, comme telle, sur la religion de Fortuna Muliebris, elle a
devait rester plus ou moins en dehors des substitué une interprétation rituelle et
pratiques du culte. Volumnia, elle, épouse et théologique qui explique de l'intérieur le culte et la
mère de deux jeunes enfants, est la femme légende de sa fondation. L'autre mérite de cette
féconde dont le nom, de surcroît, rappelle la hypothèse tient à son accord, en une cohérence
Lucia Volumnia mentionnée dans le chant des parfaite, avec l'interprétation que J. Gagé a
Saliens, ainsi que la déesse Volumna, protectrice proposée des autres cultes de Fortuna, où la notion
de l'enfance, que cite saint Augustin33: toutes de classe d'âge et de catégorie, biologique et
indications concordantes qui incitent à rattacher sociale à la fois, est fondamentale. Il nous
Volumnia au culte d'une Fortune courotrophe. semble pourtant que, si les aspects matronaux
Quant à Valeria, dont le nom évoque le du culte ont été mis en lumière de la façon la
vocabulaire de la santé - ualere -, elle serait un type plus évidente, il faudrait encore, pour parvenir à
de «uirgo vigoureuse et vaillante», analogue à sa compréhension totale, élucider quelques-unes
Clélie avec laquelle, d'ailleurs, elle est parfois de ses données. Le premier de ces problèmes
confondue. Les noms de Valeria et de Volumnia concerne sa dualité, trop constante pour être le
se rapporteraient ainsi à «deux passages d'âge fruit du hasard, et que rien ne permet a priori de
successifs de la femme». Reprenant la considérer comme le résultat d'une symétrie
suggestion si vraisemblable d'Otto, J. Gagé voit dans la artificielle. Sans doute les héroïnes de la légende
dualité des statues cultuelles, celle de l'État et sont-elles au nombre de trois, mais leur groupe,
celle des matrones, la preuve d'une influence en fait, se dissocie en un couple familial, la mère
volsque. Comme les deux Fortunes d'Antium, la et la femme de Coriolan, et une troisième figure
Fortuna Muliebris romaine aurait été une qui leur demeure étrangère; à moins que,
divinité double et le partage de son sacerdoce entre comme le préfère J. Gagé, il ne faille rapprocher
une Volumnia et une Valeria devait Volumnia et Valeria, pour isoler le personnage
cor espondre à l'ambivalence de la déesse qu'elles de Veturia. Mais cela même est déjà matière à
servaient: «cette déesse..., Fortuna Muliebris, a discussion. A d'autres égards, la dualité du culte
deux aspects essentiels, qu'expriment deux est encore plus manifeste: ses statues, ses fêtes
images, deux statues, parallèles mais distinctes; et, si sont au nombre de deux, et ses valeurs
Valeria sert l'une au nom de la catégorie de religieuses témoignent de la même ambivalence,
jeunes femmes (peut-être les nubiles non encore puisque, célébré par les femmes, il n'en est pas
fécondes) qu'elle représente, il est difficile que moins lié à la force virile et à la guerre.
Volumnia fasse moins; nous nous la Tel est le second problème qui continue de
représenterons comme servant, au nom des matrones se poser et qui porte sur le personnage de
uniuirae et fécondes, l'autre aspect de la Coriolan, sur sa signification mythique et sur les
déesse»34. Quant à l'action des femmes sur le
transfuge, elle s'expliquerait non par les sentiments
familiaux et la piété filiale de Coriolan, 35 Que, d'ailleurs, J. Gagé ne rejette pas tout entière,
puisqu'il admet, RPh, XXXV, 1961, p. 47, qu'une famille
interprétation moderne et purement psychologique comme celle des Volumnii, lorsqu'elle vint d'Étrurie (cf., à
des événements, mais par la mise en œuvre de Pérouse, le tombeau des Volumnii) à Rome et fit choix de ce
quelque rituel magique, destiné non à nom pour latiniser son patronyme étrusque Velimna, a pu
exploiter consciemment les valeurs cultuelles qui lui étaient
attachées, pour mieux assurer sa promotion sociale et
32 Matronalia, p. 54. parvenir ainsi au consulat (cf. W. Schulze, Zur Geschichte
33 Infra, p. 35 1 sq. lateinischer Eigennamen, p. 258 sq.; H. Gundel, s.v., RE, IX, A,
»RPh.XXXV, 1961, p. 43. 1, col. 873 sq.; Α. Piganiol, Conq. rom., p. 173 et 196).
DUALITÉ ET UNITÉ DE FORTUNA MULIEBRIS 341

aspects belliqueux de l'épisode. On n'a pas assez logique, donc religieux, qui frappe le personnage
souligné, en effet, le paradoxe qui consiste à de Veturia; l'interprétation de Volumnia,
donner à un culte féminin, maternel et matronal, l'épouse de Coriolan, comme la prêtresse et le double
donc essentiellement pacifique, une origine humain d'une déesse courotrophe; enfin, la
guerrière. Car on ne saurait tenir ce lien avec la condition de nirgo guerrière attribuée à l'autre
guerre pour une simple donnée éphémère et prêtresse, Valeria.
fabuleuse, présente à la fondation légendaire du J. Gagé prête à Veturia, devenue dans la
culte et s'évanouissant avec l'armée de Coriolan. légende la mère énergique et autoritaire de
Ce devait en être, au contraire, une réalité Coriolan, un rôle infiniment moins prestigieux à
permanente: la localisation du sanctuaire, aux l'origine. Elle aurait été un personnage presque
frontières du plus ancien territoire romain, dans grotesque de «petite vieille», une vieille fée dont
une zone perpétuellement menacée, sans cesse il eût fallu se préserver, porteuse qu'elle était
exposée aux incursions de cet éternel ennemi des maléfices et aussi des ridicules de ha femme
que fut le Volsque durant tout le cours du Ve stérile et diminuée par l'âge: un équivalent
siècle et une grande partie du IVe, ne peut que féminin, en quelque sorte, de Mamurius Vetu-
donner matière à réflexion. C'est dans son rius, du «vieux Mars», frappé d'une expulsion
origine double, à la fois belliqueuse et matronale, et dérisoire lorsque recommence la nouvelle
dans sa situation frontalière que résident année. Pais avait déjà fait ce rapprochement avec
l'originalité du culte et ce qui subsiste encore de son Mamurius Veturius, nommé dans le chant des
mystère. C'est dans cette voie, croyons-nous, Saliens, et il avait en outre attiré l'attention,
qu'il nous faut en chercher le sens, en nous parmi les éléments cultuels qui avaient pu
écartant parfois des directions qu'a suggérées contribuer à la formation de la légende, sur le
J. Gagé, mais en nous fondant néanmoins sur nom de (Lucia) Volumnia, mentionnée dans le
ses analyses qui, même si elles n'entraînent pas même carmen36. Bien plus, frappé du «caractère
constamment l'adhésion, sont infiniment sacré » de la légende et tentant, du moins dans le
stimulantes pour l'esprit et, lors même qu'elles premier état de sa pensée, d'en retracer la
suscitent la contradiction, incitent à réfléchir plus genèse, il n'avait pas hésité à voir dans les deux
avant. femmes deux personnages mythiques, associés
au culte du Mars italique, et assimilables l'une à
II - Dualité et unité de Fortuna Muliebris: la vieille Anna Perenna des ides de mars, l'autre,
LE PROBLÈME DES DEUX STATUES CULTUELLES à quelque jeune déesse, telle la Minerve de la
fable, aimée du dieu, dont Coriolan lui-même
La présence de trois héroïnes, dans un culte serait une transposition héroïsée, perceptible à
où la duplication est si constante, n'est la fois dans son nomen et dans son cognomen,
singulière qu'en apparence. En fait, leurs relations Marciiis Coriolanus, qui permettraient de
sont régies par le même principe binaire qui se reconnaître en lui le «Mars de Corioli». Mais, si l'on
manifeste partout dans la religion de Fortuna voit immédiatement l'intérêt d'une partie de ces
Muliebris. Telle est la théorie de J. Gagé, qui suggestions et de ce parallèle entre deux figures
tend à écarter Veturia, la vieille femme, reléguée féminines, toutes deux attestées par les textes et,
à l'arrière-plan du culte, et moins respectable indice probant, porteuses du même nom,
que dangereuse aux yeux d'une société soumise Volumnia, l'une épouse de Coriolan, l'autre sans doute
à toutes sortes de superstitions et de tabous, parèdre ou compagne du dieu Mars, que
tandis que sont valorisées Valeria et Volumnia, conclure des autres remarques? Pais lui-même en a,
les deux femmes dans la force de l'âge, les deux par la suite, considérablement atténué les
prêtresses, l'une vierge et l'autre mère, qui hardiesses et, renonçant à ce « Marte di Corioli » qui
incarnent conjointement et dans sa plénitude la semble bien n'avoir existé que dans son
puissance double de la déesse. Mais ne pourrait- imagination37, il s'en est tenu au parallèle, en appa-
on concevoir une distribution différente de ces
rôles féminins? La démonstration, par ailleurs si 36 Storia di Roma, I, 1, p. 500-502. Cf. supra, p. 339.
convaincante, de J. Gagé ne nous semble pas 37 Et auquel De Sanctis, op. cit., II, p. 106, ne ménage pas
inattaquable sur trois points : le discrédit ses critiques.
342 FORTUNA MULIEBRIS

rence moins audacieux, avec «Mamers Veturio, celle-ci était peut-être moins bien assuré qu'il n'y
ossia il vecchio Marte». Pourtant, même ainsi paraît, puisqu'une des versions de la légende
présenté, au point que J. Gagé l'a pu faire sien, élimine toute mention de Veturia. Dans ces
le rapprochement nous semble purement conditions, il serait sans doute imprudent
formel, car, le nom mis à part, tout distingue d'insister sur la vieillesse, la décrépitude même du
Mamurius Veturius et la mère de Coriolan: le personnage, d'autant que, s'il est dans la geste de
sexe, le rôle légendaire ou cultuel, les dates Coriolan une femme combattante et vigoureuse,
liturgiques enfin. L'expulsion de Mamurius ce n'est point Valeria, mais bien Veturia qui, par
Veturius avait lieu à la mi-mars. Dans le culte de sa parole et sa puissance maternelle, triomphe
Fortuna Muliebris, nous connaissons de la force guerrière.
l'importance du 6 juillet et du 1er décembre, mais aucune Auprès de l'impérieuse Veturia, Volumnia,
de ces dates ne peut être mise en rapport avec le femme effacée, reste confinée dans son rôle de
cycle annuel et, tandis que Mamurius Veturius mère; elle «porte dans ses bras les deux fils, tout
était ignominieusement chassé, on peut croire petits, qu'elle a eus de Marcius » et c'est ce qui la
que, si le souvenir légendaire de Veturia était caractérise aux yeux de Tite-Live, de même que,
évoqué aux fêtes de Fortuna Muliebris, il ne pour Veturia, la «vieillesse» inscrite dans son
l'était qu'avec honneur. nom : Veturia, magno natu millier, et Volumnia,
Si la tradition annalistique a fait d'elle une duos paruos ex Marcio ferens ftlios39. Présence
mère noble, était-ce donc seulement par muette, elle se contente d'offrir à tous, et surtout
déformation, pour donner à la fable la dignité à Coriolan, l'image de la maternité : c'est là que
moralisatrice qui lui faisait défaut? Il faut se garder réside sa force et que se limite son action. Le
d'amoindrir le personnage de Veturia pour la bref tableau qu'esquissait Tite-Live se retrouve,
reléguer dans un rôle inférieur, que contredit plus complet, chez Plutarque : les femmes qui se
toute la légende de Coriolan. Car la défaite finale rendent chez Volumnia, cette fois mère de
du héros n'est que le dernier épisode d'une Coriolan, la trouvent elle aussi «assise avec sa
domination maternelle constamment exercée. Ce belle-fille et tenant sur ses genoux, προς τοις
foudre de guerre a été, durant toute sa vie, un κόλπους, les enfants de Marcius»40 - nouvel
fils exemplaire et soumis. Enfant sans père, exemple de la confusion entre les deux
orphelin élevé par sa mère, il n'a d'autre souci Volumnia -, et c'est seulement ensuite que s'animera ce
que de lui complaire: «Pour les autres, le but de personnage immobile, pour répondre au
la valeur était la gloire; pour lui, le but de la discours de Valeria. Qu'elle soit la mère ou l'épouse
gloire était la joie de sa mère». C'est pour lui de Coriolan, Volumnia, figée dans une hiératique
obéir qu'il se marie et, même après son mariage, passivité, est figurée dans l'attitude même de la
il continue d'habiter sous le toit maternel38. courotrophe41, étrangement semblable, et jusque
Traits édifiants et sans valeur historique? Peut- dans le vocabulaire qui la décrit, à l'effigie
être, mais qui prennent un tout autre relief prénestine qu'évoque Cicéron, celle de Fortuna
quand on constate l'emprise extraordinaire de la Primigenia, tenant sur ses genoux les deux
mère sur le fils - une mère dont la présence est enfants divins, Jupiter et Junon : cum limone
à ce point exclusive que, dans la version suivie Fortunae in gremio sedens42.
par Plutarque, elle porte le nom même de J. Gagé a nié, sans doute avec raison, que
Volumnia, que le reste de la tradition attribue à Volumnia n'ait été à l'origine que l'épouse
l'épouse du héros. S'agit-il d'une simple erreur? humaine de Coriolan. Mais, voulant définir son
certainement pas, car Plutarque connaît aussi rôle et sa nature en termes plus positifs, il a pu
cette dernière sous un autre nom, celui de
Vergilia. Il est en tout cas troublant de constater
qu'une confusion avait pu s'établir entre la
femme et la mère de Coriolan, et que le nom de 39 2, 40, 2.
40 Coriol. 33, 4.
41 Cf., en ce sens, les remarques de J. Gagé, RPh, XXXV,
1961, p. 33, n. 3, et 37, n. 4; Matronalia, p. 59; La chute des
38 Plut. Coriol. 4, 5-7 (que nous citons dans la traduction Tarquins, p. 171 et 192 sq.
Flacelière-Chambry). Cf. Dion. Hal. 8, 40, 1. 42 Din. 2, 85.
DUALITÉ ET UNITÉ DE FORTUNA MULIEBRIS 343

hésiter entre une déesse et une prêtresse43 et sanctuaire sous l'Empire47, ou, du moins, une
c'est, en définitive, cette dernière solution qu'il statue analogue, qui l'aurait remplacée, qui
semble avoir adoptée. Les affinités de Volumnia aurait orienté le choix du graveur vers une
avec l'iconographie la plus ancienne de Fortuna Fortuna assise et conforme aux antiques
et, surtout, le fait que son nom soit aussi celui de traditions cultuelles, plutôt que vers le type
deux divinités, Lucia Volumnia et Volumna, hellénistique banal de la Fortune debout?
nous paraissent au contraire plaider en faveur Il semble donc qu'en nous fondant sur
de la première hypothèse. La Volumnia de la l'image statique que la tradition littéraire a laissée de
légende était bien, primitivement, une figure Volumnia, nous puissions reconstituer la statue
divine et, de surcroît, elle l'est restée, bien que d'une Fortuna courotrophe, tenant dans ses bras
sa nature originelle soit tombée dans l'oubli. Si, deux enfants, et très proche de la représentation
comme l'a pensé J. Gagé44, la légende de Corio- prénestine de Fortuna Primigenia. Mais nous
lan a pu être élaborée à partir d'un monument savons que le sanctuaire de la Via Latina abritait
figuré dont elle serait le commentaire mythique deux statues cultuelles : comment imaginer la
et discursif, s'il faut placer un simulacre divin à seconde, et quelle pouvait être, à l'intérieur du
l'origine de ce récit, c'est à Volumnia, immobile temple, la place respective des deux statues? La
comme une statue, qu'il faut songer tout réponse nous est donnée à la fois par Plutarque
d'abord. Mais, plutôt qu'une prêtresse, l'épouse et par Denys d'Halicarnasse : tous deux nous
de Coriolan est plus vraisemblablement l'hypo- montrent la mère et la femme de Coriolan
stase d'une Fortune courotrophe, le double, assises l'une à côté de l'autre48, et le second,
humanisé et transformé par les annalistes en parmi les détails qu'il est seul à nous livrer sur
personnage historique, d'une divinité dont la l'institution du culte, précise que les deux
statue cultuelle devait être du type, si souvent statues furent consacrées « ensemble », άμα, le jour
attesté, de la déesse-mère assise et portant deux de la dédicace du temple49. Loin donc qu'elles
enfants. Nous ignorons tout de la représentation, fussent séparées, ou qu'il y eût une statue
archaïque ou classique, de Fortuna Muliebris : le principale et une statue secondaire, les deux
seul témoignage qui nous en soit parvenu est le statues cultuelles de Fortuna Muliebris étaient
revers d'un denier de Faustine la Jeune, qui placées exactement sur le même plan : elles
figure la déesse avec ses attributs ordinaires, le formaient un couple sororal, dans une égalité
gouvernail et la corne d'abondance45. Ils ne nous aussi absolue que les deux Fortunes d'Antium.
apprennent donc rien sur le culte ancien de la Dès lors, nous voyons immédiatement quelle
Via Latina. Toutefois, cette monnaie montre la était la seconde statue : c'est elle qui, dans la
déesse assise, type qui, sans être exceptionnel légende étiologique, a donné naissance au
dans l'iconographie de Fortuna, n'est pourtant personnage de Veturia, et l'on peut s'étonner que
pas le plus fréquent46 : ne serait-ce pas, J. Gagé, qui arrive à une conclusion si proche de
précisément, la statue archaïque, siégeant sur un la nôtre50, ait vu dans les deux statues, l'une
trône, comme ses homologues de Préneste et du courotrophe, l'autre d'un type différent,
Forum Boarium, et toujours vénérée dans le l'équivalent surnaturel de Volumnia et de Valeria, la
vierge forte, plutôt que de s'en tenir à une
solution aussi simple, qui découle tout naturel-

43 Cf. le titre même de son étude de la RPh, XXXV, 1961 :


Lucia Volumnia, déesse ou prêtresse (?) . . . 47 Elle existait encore sous le règne de Tibère, s'il faut
44 Matronalia, p. 59; La chute des Tarquins, p. 170 sq. prendre à la lettre le témoignage de Val ère-Maxime, 1, 8, 4,
* Infra, Pi. IX, 5. Cohen, III, p. 145, n° 107; Mattingly, IV, qui en parle au présent : Fortunae etiam Muliebris
p. 399, n° 96-97 (non daté: entre 161 et 176). Sur sa simulacrum, quod est Latina nia ad quartum miliarium, eo tempore
signification dans le monnayage de l'impératrice, infra, p. 349 sq. cum aede sua consecratum . . .
46 Cf. les exemples et le commentaire de Peter, dans 48 Plut. Coriol. 33, 4 : μετά τής νυοϋ καθεζομένην; de même
Roscher, I, 2, col. 1505 sq.; ainsi que, sur l'opposition des Dion. Hal. 8, 40, 1 ; πλησίον καθήμενη τής έκυράς.
deux types, assis et debout, V. Müller, s.v. Kultbild, RE, 49 8, 56, 2.
Suppl. V, col. 510. 50 Cf. les passages cités ci-dessus, p. 342, n. 41.
344 FORTUNA MULIEBRIS

lement du tableau familial qu'ont tracé Denys cultuel, l'amante ou l'épouse divine de Servius,
d'Halicarnasse et Plutarque. qu'elle rejoignait la nuit dans le Τύχης θάλαμος,
Ainsi, au même titre que Volumnia, Veturia, tandis que, dans la version historicisée, Tanaquil,
la «vieille» mère de Coriolan, n'est autre que la mère adoptive du futur roi, continuait d'assumer
transposition humaine de la déesse Fortuna ou, les valeurs proprement maternelles. Existait-il à
plus exactement, de l'un de ses deux aspects. Antium des traditions analogues? La tentative de
Quel pouvait être le type iconographique de sa J. Gagé, qui, après Pais, rapproche Cn. Marcius
statue? Nous pouvons déduire de Tite-Live et de Coriolanus du dieu Mars et cherche à retrouver
Plutarque qu'elle n'était pas courotrophe, un jeune Mars plus ou moins associé aux
puisque l'un et l'autre ne montrent qu'une seule des déesses d'Antium51, nous paraît extrêmement fragile.
deux femmes portant des enfants dans ses bras, Il n'est, dans le culte antiate, aucune trace d'une
sans d'ailleurs préciser quelle était l'attitude figure masculine jointe aux deux Fortunes, ni
propre à sa compagne. On peut en tirer la comme nourrisson allaité par la courotrophe, tel
conclusion, toute négative, que la seconde statue le Jupiter Puer de Préneste, ni comme Servius,
ne se distinguait par aucun attribut spécifique, fils adoptif, amant et parèdre de la déesse dans
mais qu'elle représentait seulement une déesse la légende romaine. Quant à la biographie de
assise sur un trône, sans autre signe particulier. Coriolan - «l'homme de Corioli»52 -, elle a été
Mais la légende de Coriolan, d'une part, trop historicisée et rationalisée pour qu'on
l'analogie avec les déesses d'Antium, d'autre part, puisse déceler en elle des survivances mythiques
nous permettent de l'entrevoir de façon plus comparables. On peut, tout au plus, remarquer
positive. Au plan familial, les rapports de Veturia que Coriolan, orphelin dès son plus jeune âge,
et de Volumnia sont simples : ils sont ceux d'une est, comme Servius, un enfant sans père53. C'est
belle-fille docile et d'une belle-mère dominatrice, à Antium, dans la ville des deux Fortunes, qu'il
vivant sous le même toit et associées dans leur se réfugie après son exil, auprès d'un illustre
intervention auprès de Coriolan, l'une sur un personnage, le chef de tous les Volsques,
mode effacé, l'autre sur un mode souverain dont presque roi de leur nation, et nommé - est-ce un
l'autorité éclipse la passive Volumnia. Au plan de hasard? - Tullus ou Tullius. C'est là qu'il revient
l'action, c'est Veturia seule qui, par la parole, en après avoir été vaincu par les supplications des
tant que femme et en tant que mère, mène le femmes et qu'il meurt, peut-être de mort
combat contre Coriolan et remporte la victoire. violente, lapidé selon Denys. Mais, après cette fin
Mais ce contraste qui oppose les deux tragique, il reçut de tels honneurs à Antium et à
personnages féminins n'exclut pas, par ailleurs, les Rome, où les matrones portèrent en sa mémoire
affinités qui les réunissent. Si l'on se rappelle le deuil légal de dix mois, comme pour un
que le nom de Volumnia est tantôt, dans la parent, qu'il semble que le personnage, héroïsé,
vulgate représentée par Tite-Live, Denys ait fait l'objet de quelque culte funéraire54. Ces
d'Halicarnasse et Valère-Maxime, celui de l'épouse de
Coriolan, tantôt, chez le seul Plutarque, celui de
sa mère, il devient tentant de supposer une
51 RPh, XXXV, 1961, p. 37, n. 4, et 43 sq.; Matronalia,
figure divine indifférenciée qui, primitivement, p. 56; La chute des Tarquins, p. 188 sq. (sur un «Maris nourri
eût été à la fois l'une et l'autre, avant qu'un par la grande Matuta» et favori des Fortunes d'Antium).
dédoublement secondaire ne partageât ce rôle L'étymologie, même si elle rattache effectivement Marcus et
unique entre deux personnages. Marcius au nom du dieu Mars (Ernout-Meillet, s.v., p. 388;
Une telle figure féminine, douée d'une Walde-Hofmann, s.v. Marcus et Mars, II, p. 38 et 43 sq.;
W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer Eigennamen, p. 466),
autorité surhumaine à l'égard d'un héros ou d'un n'autorise en rien une telle conclusion.
mortel avec lequel elle entretient des rapports 52 Matronalia, p. 57; cf. A. Piganiol, Conq. rom., p. 120.
ambigus de protectrice maternelle et d'épouse, 53 Ser. Tullium . . . pâtre nullo, matre sema, dit sans
n'est pas sans exemple dans le culte de Fortuna. ambages Canuleius (Liv. 4, 3, 12).
Nous avons déjà rencontré une structure 54 Ces détails biographiques sont donnés par Plutarque,
Coriol. 1, 2, sur l'enfance du héros; Liv. 2, 35, 7; Dion. Hal. 8,
analogue au sanctuaire du Forum Boarium, où la 1, 4, et Plut. 22, 1, sur son exil auprès d'Attius Tullius; Liv. 2,
complexité initiale de Fortuna s'est morcelée en 40, 10; Dion. Hal. 8, 59 et 62, 2; et Plut. 39, 8-11, sur sa mort,
rôles divers : la déesse est restée, dans le mythe les funérailles triomphales que lui firent les Volsques et le
DUALITÉ ET UNITÉ DE FORTUNA MULIEBRIS 345

détails sont assurément trop ténus pour qu'on mère et la femme du transfuge57. De plus, même
puisse voir en Coriolan un héros de type servien, si, telle que la décrit le récit pseudo-historique,
un élu de la Fortune ensuite abandonné par Veturia est trop âgée pour enfanter, elle n'en
elle55. Il se peut qu'avant d'être entièrement conserve pas moins le trait essentiel qui la
humanisé, le personnage ait été lui aussi porteur définit: elle est avant tout mère et c'est cette
d'éléments surnaturels. Mais ils se sont effacés maternité plus qu'humaine qui fait sa puissance
au point de devenir indiscernables. redoutable sur Coriolan. Nouvel indice que cette
Il reste néanmoins possible d'élucider les figure, incarnée sous les traits d'une vieille
personnages de Volumnia et de Veturia, grâce à femme, a dû être à l'origine une divinité
l'analyse interne de la légende et à la maternelle non dépourvue d'analogie avec une Tana-
comparaison avec les autres cultes de Fortuna, à Rome quil, comme elle dominatrice et qui, quoique
ou à Antium. Les affinités des deux femmes, le mortelle et soumise à la vieillesse, n'en demeura
nom de Volumnia qu'elles ont au moins une fois pas moins la protectrice bienveillante des jeunes
partagé, leurs analogies avec le culte unitaire du mariées romaines, la garante de leur fécondité et
Forum Boarium permettent de considérer leur initiatrice à la vie conjugale.
comme la solution la plus probable que leurs deux Nous voyons donc en Fortuna Muliebris une
figures, à l'origine, n'en faisaient qu'une. Il en déesse originellement une, et dont la théologie
était d'ailleurs de même à Antium, où les deux garda toujours la marque de cette unité, bien
Fortunes nous sont apparues comme le qu'elle se soit traduite par la juxtaposition de
dédoublement secondaire d'une divinité primitivement deux statues cultuelles, trônant l'une auprès de
unique56. La déesse dont Volumnia et Veturia l'autre et dont l'une seulement était figurée sous
sont le double reflet devait être à la fois féconde le type de la courotrophe, tandis que l'autre
comme l'épouse de Coriolan, et impérieuse semble avoir incarné plus spécialement sa
comme sa mère, dont l'autorité surhumaine trouve puissance protectrice et défensive, voire ses
ainsi sa justification : cette courotrophe, sans capacités belliqueuses. La parenté de ce système avec
être belliqueuse dans ses attributs ou son carac- le culte d'Antium est évidente. Les deux déesses
.tère, avait néanmoins assez de puissance pour antiates, quoique indissolublement liées dans
repousser un guerrier animé par Mars et les leurs manifestations oraculaires, ont, elles aussi,
troupes volsques qui le suivaient. On pourra tendu à se partager, et dans un sens identique,
objecter à cette interprétation que l'âge de comme l'atteste leur iconographie, entre une
Veturia, la «vieille femme» devenue stérile, Fortune matronale, chastement vêtue et parée
interdit de la considérer comme l'hypostase du diadème, et une Fortune plus nettement
d'une divinité dont l'un des caractères essentiels poliade et figurée, à ce titre, sous le type
est la fécondité et l'aptitude à la maternité. Mais amazonien, casquée et le sein droit découvert58.
c'est peut-être renverser l'ordre des facteurs : ce Mais, dans la théologie et la pratique du culte,
nom peut ne lui avoir été conféré qu'à partir du nous avons vu les deux déesses exercer en
moment où, dans l'élaboration de la légende
étiologique, le couple des deux déesses,
humanisées et historicisées, fut censé représenter la 57 Ch. Kerényi, analysant le thème de La jeune fille divine
et le mythe de Demeter et Koré, a montré l'identité
originelle de la mère et de la fille et la série infinie qu'elles
forment, en un perpétuel recommencement (voir l'étude
tertre imposant qu'ils lui élevèrent (sans rapport, toutefois, parue sous ce titre dans C. G. Jung-Ch. Kerényi, Introduction
avec les ruines d'Antium autrefois connues sous le nom de à l'essence de la mythologie, Paris, 1953, p. 127-187). Dans les
«tombeau de Coriolan»; cf. G. Lugli, Saggio sulla topografia cultes de Fortuna, au Forum Boarium et sur la Via Latina,
dell'antica Antium, RIA, VII, 1940, p. 174 sq.), ainsi que sur le apparaît un autre thème fondamental, sous une forme à la
deuil des matrones à Rome. Mais le cas est bien différent du fois mythique et historicisée : celui des valeurs masculines et
traître Coriolan et de ces deux bienfaiteurs de la patrie, des valeurs féminines, de leur complémentarité ou de leur
Brutus et Valerius Publicola (Liv. 2, 7, 4; Dion. Hal. 5, 48, 4; antagonisme. Mais l'identité primitive de la mère et de
Plut. Popi. 23, 4), qui, avant lui, avaient été honorés du même l'épouse, qui y est exprimée, n'est pas sans rappeler le mythe
deuil d'un an. grec, si différent que soit le langage symbolique et cultuel
55 Malgré G. Dumézil, Mythe et épopée, III, p. 259 sq. propre à chaque domaine religieux.
56 Cf. supra, p. 172-174. 58 Supra, p. 150-152 et 175.
346 FORTUNA MULIEBRIS

commun leurs diverses fonctions et c'est un type de la courotrophe : ni les monnaies de


processus d'analyse exclusivement formelle qui Q. Rustius, ni l'ex-voto de Préneste qui reproduit
tend à les distinguer. Ainsi leur couple sororal leur image ne les montrent portant ou allaitant
garde-t-il l'équilibre entre deux tendances un enfant. Surtout, les Fortunes d'Antium
contradictoires : un essai 4 de différenciation, qui avaient cette originalité d'être figurées par des
n'affecte que leur forme visible, et un retour à bustes ou, plutôt, par des demi-statues qui
l'unité .qui se manifeste aussi bien dans leur reposaient sur un ferculum, si bien qu'on a pu
constante solidarité fonctionnelle que dans l'ode parfois, à contresens, les y croire agenouillées,
d'Horace à la Fortune d'Antium, invoquée alors qu'elles étaient seulement tronquées à
comme un être unique : mi-corps. Cette particularité déterminante ne se
Ο dina, gratwn qiiae régis Antium . . . retrouve pas dans le culte romain. Les deux
effigies de Fortuna Muliebris, pour autant que
Il n'y a là, de fait, ni incohérence, ni incapacité à
nous puissions le deviner, devaient être des
formuler une vérité religieuse, mais, au
statues complètes et, comme, chez Denys d'Ha-
contraire, tentative pour exprimer sans la trahir une
licarnasse et Plutarque, la mère et la femme de
réalité complexe. Les cultes d'Antium et de la
Coriolan, assises l'une auprès de l'autre sur des
Via Latina figurent sous forme double une
trônes. Ces différences iconographiques, si elles
déesse une dans son essence et ses fonctions,
n'altèrent pas la théologie très proche des deux
mais que son indifférenciation même incite à
cultes, nous inciteront néanmoins, le moment
analyser en deux figures divines, à la fois très
venu, à poser en termes plus nuancés le
proches l'une de l'autre et séparées par quelques
problème de l'origine antiate de Fortuna Muliebris
variantes, qui, toutefois, loin de révéler l'esquisse
et à nous demander s'il est légitime de parler de
d'une spécialisation, n'intéressent que
«provenance», ou seulement d'« influence».
l'expression plastique et ne portent, pour le fond, nulle
Mais il existe entre les deux cultes une
atteinte à l'unité imprescriptible de la
dissemblance plus profonde encore. Nous les
divinité.
avons montrés hésitant l'un et l'autre entre
Dans le culte de Fortuna Muliebris, l'analyse
s'est faite dans un esprit différent, puisque· la l'unité et la dualité : c'est finalement en sens
contraire que Rome et Antium ont résolu ce
fonction poliade, assumée par Jupiter et les problème théologique. Officiellement, les
divinités capitolines, échappait à la déesse et
déesses antiates étaient au nombre de deux et leur
que, de surcroît, son caractère frontalier y eût
dénomination s'accordait à leur iconographie :
fait obstacle. Mais nous observons une
elles étaient, au pluriel, Fortunae Antiates ou
distinction analogue entre une déesse courotrophe,
Antiatinae, tant dans les textes, épigraphiques ou
maternelle, matronale, et une autre à laquelle
littéraires, que sur les légendes monétaires de
nous avons reconnu, au moins provisoirement,
Q. Rustius. Le singulier employé par Horace, ou
un caractère dominateur, tutélaire et défensif.
l'allusion de Tite-Live, ab Antio Fortuna60, font
Pourtant, au delà de cette dualité et des affinités
figure d'exception. Dans le culte romain, au
fonctionnelles qui attestent la parenté du culte
contraire, bien que deux statues fussent
antiate et du culte romain, des dissemblances vénérées dans le temple, jamais la déesse ne fut
frappantes les séparent. Dans le domaine de
conçue autrement que comme un être unique.
l'iconographie tout d'abord. Nous ignorons si
Les textes littéraires, grecs et latins, la monnaie
quelque détail, dans son costume ou ses
de Faustine la Jeune, Fortunae Muliebri, ne la
attributs, permettait de rapprocher du type
nomment qu'au singulier et, aux yeux des
amazonien l'une des deux statues de la chaste Fortuna
Romains, ses deux statues ne représentaient
Muliebris. Mais inversement, nous constatons
nullement deux divinités jumelles, c'est-à-dire
que, si les Fortunes d'Antium veillaient sur la
fécondité humaine59, aucune d'elles n'avait le

avons interprété de même le lectus genialis, avec le serpent,


sur lequel reposent les statues des déesses dans l'ex-voto de
59 Comme l'atteste l'hommage qui leur fut rendu, à la Préneste. Cf. supra, p. 153 sq.
naissance de la fille de Néron (Tac. ann. 15, 23, 2). Nous 60<6, 9, 3 (cf. supra, p. 149 sq.).
DUALITÉ ET UNITÉ DE FORTUNA MULIEBRIS 347

distinctes : ils y voyaient au contraire la consacrée par l'État. En fait, tout ce récit et la
duplication, inutile ou même fâcheuse, d'une seule polémique religieuse qu'il laisse deviner semble
personne divine. La multiplication des effigies bien n'être qu'une légende, destinée à traduire et
d'une même divinité est loin, nous le savons, à justifier la répugnance profonde des Romains
d'être un fait exceptionnel : Usener a montré, à pour la dualité des statues cultuelles. Pour notre
l'intérieur de la religion grecque, le caractère part, nous estimons plus probable que Fortuna
universel de cette tendance à figurer dieux et Muliebris, déesse double dans ses caractères et
déesses sous forme double ou même triple; ses fonctions comme l'étaient aussi Fors Fortuna
aucune divinité hellénique n'y a pour ainsi dire et la Fortune du Forum Boarium, ne fut figurée
échappé61. D'illustres déesses italiques par deux statues que sous une influence, sous
manifestaient la même tendance. On en constate une pression peut-être, venue de l'extérieur,
quelques velléités à Préneste, dans la religion votive c'est-à-dire d'Antium. Mais cette innovation,
de Fortuna Primigenia. La Diane de Némi était même si elle fut imposée par la nécessité, dut
canoniquement représentée par un groupe choquer la conscience romaine archaïque et
archaïque de trois divinités. Junon, elle aussi, éveiller en elle des scrupules religieux. Pourquoi
était dédoublée à Capoue et, à Rome, la Junon cette attitude de refus? Autant l'esprit romain
Reine évoquée depuis Véies reçut plusieurs fois tend spontanément à dédoubler une même
en offrande un couple de deux statues62. Aucun fonction divine pour la confier à un couple non
de ces exemples, cependant, n'est proprement conjugal, Liber et Libera, Tellus et Tellumo,
romain: même la Junon de Véies, installée sur Porno et Pomona64, autant il devait avoir peine à
l'Aventin, séjour des dieux étrangers, gardait la contempler les statues jumelles d'une divinité
marque de son origine étrusque; et encore ne qu'il ne concevait que sous une forme unique.
s'agit-il, dans son cas, que de statues votives, et L'analyse qui lui est familière est le partage
non de son image cultuelle. De surcroît, les efficace d'un même domaine entre deux
débuts de son culte romain, d'un siècle plus divinités, masculine et féminine, qui à elles deux
tardif que celui de Fortuna Muliebris, dominent la totalité du réel. Mais cette théologie
appartiennent déjà à une autre époque de la pensée simple et quasi rationaliste exclut des formes de
religieuse. pensée moins rigoureuses et moins limpides. Par
Nous pouvons ainsi comprendre les goût de la clarté, par inclination naturelle au
difficultés que rencontra la dédicace exceptionnelle positivisme, par manque de sens métaphysique,
d'une seconde statue dans le temple de Fortuna le Romain, du moins dans la religion d'État,
Muliebris. Les femmes, selon la tradition, se tendait à rejeter le concept de divinité une en
cotisèrent pour l'offrir. Doit-on croire, comme le deux personnes et, par là même, son expression
voudrait Latte, que le problème était iconographique. Dans le culte de la Via Latina,
uniquement juridique et que, si la seconde statue ne fut et malgré le miracle attribué à la volonté propre
acceptée qu'avec peine, s'il fallut un prodige et de Fortuna Muliebris qui avait attesté, par une
la caution surnaturelle de la déesse pour faire affirmation réitérée, rite me, matronae, dedistis
admettre sa légitimité, c'était parce que les riteque dedicastis, la légitimité cultuelle de la
femmes mariées in manu, perpétuelles mineures seconde effigie, la juxtaposition des deux statues
frappées d'incapacité juridique, et qui ne dut toujours apparaître comme une
possédaient aucun bien en propre, n'avaient pas le déconcertante anomalie et comme un phénomène
droit de prendre une telle initiative63? Cette étranger à la religion officielle65.
interprétation légaliste implique qu'on tienne
pour authentique la cotisation des dames
romaines et l'origine différente des deux statues, l'une 64 Supra, p. 172 sq.
offrande privée des matrones, l'autre officielle et 65 Parmi les sources littéraires, deux seulement, Denys
d'Halicarnasse, 8, 56, 2-3, et Plutarque, Coriol. 37, 5, qui font
un récit complet de l'épisode de Coriolan, mentionnent
l'existence des deux statues. Les autres versions (Val. Max. 1,
61 Dreiheit, RhM, LVIII, 1903, p. 195-200. 8, 4; Plut. Fort. Rom. 5, 318f-319a; Lact. inst. 2,1, 11; Aug. chi.
62 Supra, p. 43; 47-51; 170; 173. 4, 19, p. 168 D., où il oppose malignement Fortuna Muliebris
bìRòm. Rei, p. 181. et Virilis), qui donnent un récit abrégé de l'événement, n'en
348 FORTUNA MULIEBRIS

Ainsi les tendances du culte à la duplication surtout, dans le cas précis du culte de Fortuna
restèrent-elles finalement inachevées et une Muliebris, il paraît nécessaire, dès lors qu'on a
réaction dans le sens de l'unité contribua-t-elle à défini Valeria comme une prêtresse, de la
maintenir la théologie indifférenciée de Fortuna considérer comme l'une des uniuirae, à qui était
Muliebris. Cette constatation nous permet de réservé le privilège de toucher la ou plutôt les
résoudre un dernier problème cultuel, celui qui statues divines68. Il serait inconcevable, en effet,
concerne le troisième personnage féminin de ce que la prêtresse de Fortuna Muliebris n'eût pas
récit, Valeria. On se rappelle l'interprétation de été soumise à la règle strictement observée pour
J. Gagé, qui partage le sacerdoce de Fortuna l'ensemble des matrones. On peut objecter que
Muliebris entre une Volumnia, uniuira féconde, cette exigence morale et rituelle n'écartait du
et une Valeria, vierge guerrière. Pour notre part, culte que les femmes remariées, bis nuptae69,
nous avons tendu à restituer à Volumnia et à non les uirgines. Mais c'est oublier l'épiclèse de
Veturia leur nature divine originelle. Mais la déesse: Fortuna Muliebris ne pouvait être
Valeria, effectivement, appartient à un monde tout servie que par les femmes mariées, midieres et
différent et purement humain : la tradition n'a uniuirae, ce qui excluait de sa prêtrise et, plus
pas fait d'elle une parente de Coriolan, comme si généralement, de son culte non seulement celles
elle était restée à l'écart de ce monde semi-divin qui avaient contracté une seconde union, après
qu'elle sert, mais auquel elle ne participe pas.
Son rôle n'est pas d'agir directement sur
Coriolan, comme le font Veturia et Volumnia, mais
d'être l'intermédiaire entre la collectivité des la jeune Romaine portait jusqu'au mariage la prétexte des
matrones et les deux figures majeures qui enfants et sans doute aussi la bulle, incitent à ne reconnaître
dominent l'ambassade : situation de médiatrice qui que deux catégories féminines, les petites filles ou jeunes
est bien celle d'une prêtresse. C'était d'ailleurs filles de tout âge, nubiles ou non, et les femmes mariées. Le
problème peut cependant se poser en termes différents, si
ainsi, déjà, que la définissait Denys d'Halicar- l'on admet avec J. Gagé, RPh, XXXV, 1961, p. 34 et 44, et
nasse : elle fut la première prêtresse choisie par surtout Matronalia, p. 59-62, l'existence, dans certains
les matrones pour célébrer en leur nom les rites éléments de la société romaine archaïque, dans le clan d'origine
du nouveau culte66. Il nous semble pourtant sabine des Valerii par exemple, d'une classe de uirgines
impossible, et pour plusieurs raisons, de voir en vigoureuses et à demi guerrières, dont le souvenir eût été
perpétué par une figure pseudo-historique comme celle de
Valeria une uirgo. Nous avons déjà abordé, à Clélie. Il serait pourtant étrange, si cette catégorie de
propos du culte du Forum Boarium, les difficiles uirgines amazoniennes et sportives avait réellement existé,
problèmes que pose l'hypothèse d'une classe qu'aucun auteur ancien, moraliste ou historien, n'eût
d'âge de uirgines, guerrières ou non67. Mais exploité le parallèle si tentant entre Rome et la Grèce qui s'offrait
à lui et n'eût rapproché ces jeunes filles romaines de leurs
homologues Spartiates. Quant à la légende de Clélie, nageuse
emèrite et vierge cavalière, elle est trop mal élucidée pour
être probante. Plutôt que de la considérer comme un
mentionnent qu'une, celle des matrones. Cette lacune personnage purement humain, témoin d'une structure
s'explique aisément : seule, cette statue était miraculeuse; l'autre sociologique disparue, on peut voir en elle une figure divine
n'avait pas sa place dans le récit d'un prodige. Mais, outre le historicisée et transformée en héroïne nationale, comme les
fait que la légitimité cultuelle de la première effigie, dédiée deux autres héros mythiques de la guerre de Porsenna,
aux frais de l'État, n'était pas contestée, peut-être y a-t-il Horatius Codes et Mucius Scaevola (cf. G. Dumézil, Mythe et
aussi, dans ce silence fait sur la dualité des statues, une épopée, III, p. 267 et 283-289). On y ajoutera l'objection, de
tendance, plus ou moins consciente, à ramener le culte à la pure vraisemblance, à laquelle songe d'ailleurs J. Gagé
norme, c'est-à-dire à l'unicité de la statue divine. lui-même, RPh, XXXV, 1961, p. 34: il est peu problable que
66 8, 55, 4 : ιέρεια μεν υπό τών γυναικών απεδείχθη τότε Valeria, sœur de Publicola, mort quinze ans plus tôt (Liv. 2,
πρώτον; cf. 56, 4. 16, 7), ait été une toute jeune fille, et, de fait, Denys
67 Cette hypothèse, formulée par J. Gagé, nous a paru, d'Halicarnasse la dépeint expressément, 8, 39, 2, comme une
supra, p. 287-291, se heurter à plusieurs obstacles. Outre femme «dans la force de l'âge».
l'absence de témoignages antiques sur une «classe d'âge» de 68 Cette interprétation a d'ailleurs été envisagée par
uirgines, intermédiaire entre celle des pueîlae et celle des J. Gagé, qui l'a finalement exclue, bien qu'il y voie «une
matronae, et pourvue d'un costume distinctif, deux données tentation... assez logique» (RPh, XXXV, 1961, p. 38; et
positives semblent s'opposer à cette interprétation : l'étude Matronalia, p. 59 sq.).
sémantique de puella et de uirgo, qui s'emploient également 69Serv. Aen. 4, 19; de même, Dion. Hal. 8, 56, 4:
pour désigner la jeune fille nubile, et, d'autre part, le fait que δευτέρων . . . γάμων.
FORTUNA MULIEBRIS, DÉESSE MATRONALE 349

un divorce ou un veuvage, mais très deux aspects de Fortuna Muliebris: elle en


probablement aussi les veuves, même non remariées70, et, représente les valeurs féminines et matronales,
en tout cas, les uirgines, quel que fût leur avec la fécondité en qui s'exprime par excellence
âge. la force de la femme; mais elle possède aussi et,
Cette interprétation du personnage de dans le récit étiologique, elle suscite cette autre
Valeria, seule prêtresse originelle, mariée et uniuira, puissance, plus mystérieuse, qui se dégage de
permet de dégager deux conclusions. Sans doute Veturia, de Volumnia, de toutes les matrones,
ne savons-nous pas comment, à l'époque collectivement victorieuses de Coriolan. Ainsi
classique, était desservi le culte de Fortuna Muliebris : nous semble ramené à ses justes composantes
nous ignorons si, comme pour la plupart des un culte qui répond rigoureusement à l'épiclèse
cultes d'État, le soin en incombait aux pontifes, de la déesse, Fortuna Muliebris, et qui exprime
sacerdotes publici, ou si elle avait une prêtresse dans leur totalité les pouvoirs de la femme. Nous
attitrée, une sacerdos spécialement attachée à nous le représenterons comme un culte
son temple, héritière lointaine de la Valeria des matronal et salubre, où les notions de maternité et de
premiers temps. Le rôle que Denys d'Halicar- vigueur féminine sont indissociables, bien
nasse prête à Valeria et à ses compagnes, et qui qu'el es aient tendu à se partager entre deux figures
n'est que la projection, aux commencements du divines. L'unité du sacerdoce, l'unité surtout de
culte, de la réalité contemporaine, pourrait, la déesse, toujours invoquée sous le nom
précisément, donner quelque crédit à la seconde singulier de Fortuna Muliebris, ont préservé le lien
interprétation. Mais Denys, Grec de surcroît, et de ces deux aspects. La fécondité de la couro-
accoutumé à d'autres formes d'organisation trophe, la maternité impérieuse de Veturia se
sacerdotale, n'a-t-il pas, sur ce point comme sur rejoignent dans une même efficacité : le
tant d'autres, abusivement développé les triomphe de la femme sur la puissance guerrière et
données authentiques que lui fournissaient ses les forces viriles, qu'incarne Coriolan.
sources71? En tout cas, la peinture qu'il nous a
laissée de la naissance du culte et de son
sacerdoce primitif est un nouvel argument en Ili - Fortuna Muliebris, déesse matronale
faveur de son unité. Le dédoublement de la
déesse, tel qu'il est censé s'être produit en 486, Ce culte, où la duplication nous est apparue
s'est donc bien limité à sa représentation : dans si constante, se partage en effet, quoique de
les rites et la pratique de la liturgie, ce qui est façon fort inégale, à ce qu'il semble, entre la
l'essentiel, les actes religieux furent accomplis protection des femmes, comme l'implique son
par une prêtresse unique, entourée par la nom, et une intervention éclatante dans le
collectivité des matrones, et ils s'adressèrent dans domaine de la guerre. Ce second aspect, valorisé
l'indivision à une seule personne divine. par la légende étiologique et l'histoire nationale,
Valeria, d'autre part, est en accord avec les a relégué dans l'ombre le premier. Aucune
valeurs complexes du culte qu'elle fut la dédicace épigraphique, aucun texte littéraire ne
première à célébrer. J. Gagé a montré fort nous offre un témoignage vivant sur la piété des
justement qu'elle incarnait «la plénitude de la santé femmes romaines à l'égard de leur déesse. Seul
physique»72. Son nom73 fait d'elle une «femme le revers de Faustine la Jeune à l'effigie de
forte» - ualens, ualida -, en qui se reflètent les Fortuna Muliebris74 permet d'entrevoir l'état de
son culte au IIe siècle de l'Empire. La déesse
tient encore le rang qui était jadis le sien parmi
les grandes divinités féminines ou les
70 Sur cette exclusion des veuves, infra, p. 353-356. abstractions divinisées qui incarnent les vertus de la
71 On notera, pourtant, que Denys d'Halicarnasse connaît
parfaitement les modalités de l'institution d'un nouveau femme : Cérès, Junon, Lucina ou Regina, Diane,
culte, de la décision légale, qui appartient au sénat, puis de Vénus, Pudicitia, Fecunditas, etc. Mais, si toutes
sa création, selon les directives et les indications spécialisées ces déesses sont abondamment représentées
données par les pontifes (8, 55, 3 et 56, 4).
"RPh, XXXV, 1961, p. 42.
73 Qui est à rapprocher du verbe ualeo (s.v., Walde-
Hofmann, II, p. 727; cf. Ernout-Meillet, p. 711 sq.). 74 Supra, p. 343, n. 45.
350 FORTUNA MULIEBRIS

dans le monnayage de l'impératrice et des autres savons de surcroît, et c'est même le seul point
princesses de la dynastie75, Fortuna Muliebris précis de son rituel que nous connaissions, que
n'y apparaît qu'une seule fois, comme une le droit de participer pleinement au culte, de
exception : ce qui incite à voir en elle une toucher l'effigie divine, et de la parer de
survivante à demi oubliée de la religion couronnes, était réservé aux femmes légitimement
archaïque76, plutôt qu'une déesse à qui les matrones mariées en premières noces, aux uniuirae78 . Ce
avaient conservé leur ferveur. Sur ce qu'était le qui oblige à exclure du culte une fraction non
culte au début de la République, à l'époque où la négligeable de la population féminine : non
victoire de Rome sur Coriolan rehaussait son seulement, bien entendu, les courtisanes, mais aussi
prestige, nous ne pouvons faire que des les jeunes filles et les célibataires de tout âge,
conjectures, en nous fondant sur des divinités ainsi que les femmes remariées, à la suite d'un
analogues : les grandes déesses matronales de Rome, veuvage ou d'un divorce.
ainsi que les Fortunes voisines, celles de Prér Comme Junon, Fortuna Muliebris dut être à
neste et d'Antium. date ancienne une des grandes protectrices de la
Fortuna Muliebris, déesse des midieres, était, vie féminine et nous pouvons légitimement lui
au sens le plus large, la protectrice du sexe attribuer les fonctions caractéristiques de la
féminin dans son ensemble. Elle était la divinité Frauengottheit, veillant à la fécondité de la
symétrique de Fortuna Virilis qui, dans la faible femme, à sa vie physiologique d'épouse et de mère,
mesure où nous la connaissons, semble avoir aux accouchements, à la sauvegarde des
exercé les mêmes fonctions à l'égard du sexe nouveaux-nés, etc. Ces fonctions, si largement
masculin. En fait, dans la pratique du culte, son dévolues aux divinités féminines, se retrouvent dans
rôle était plus limité. Il ne nous a pas semblé les trois grands cultes de Fortuna: au Forum
possible de voir en elle, avec J. Gagé, la Boarium, où la déesse préside à l'union et à la
patronne des diverses classes d'âge ou catégories fécondité des couples; à Antium et à Préneste,
féminines : uirgines, matrones fécondes, peut- où le plus ancien ex-voto dédié à Fortuna
être même vieilles femmes. Son action tutélaire Primigenia provient d'une jeune mère qui
ne s'exerçait que sur les femmes mariées, les remercie la déesse nationu cratia, «à l'occasion d'une
midieres au sens restreint du terme77. Nous naissance». Mais, au delà de ces vraisemblances
et des raisonnements par analogie, quelques
faits plus précis, quoique peu nombreux, nous
75 Sur le monnayage de Faustine, Cohen, ΙΠ, p. 135-168; autorisent à analyser en ce sens Fortuna
Mattingly, IV, p. LXXV-LXXVII; XCIIIsq.; XCIX; CXXXI (et Muliebris. Les enfants tenaient une place importante
n. 5) sq.; CXLIVsq.; CXLVIII; 158-168; 371-384; 396408; dans son culte : l'image de Volumnia, l'épouse de
529-545.· Cf. J. Beaujeu, La religion romaine à l'apogée de Coriolan, portant ses deux fils dans ses bras,
l'Empire, Paris, 1955, p. 419 sq. nous a permis de reconstituer l'une des deux
76 Comparable aux revers « archaïsants » de Marc-Aurèle
qu'on peut rattacher à «la riche série paléolatine du règne statues cultuelles de la déesse, figurée sous les
précédent » (J. Beaujeu, op. cit., p. 365 sq.). Cf. Mattingly, IV, traits d'une courotrophe79 et protégeant les
p. CXXXII, qui reconnaît en elle une Fortune «spéciale», enfants aussi bien que leurs mères. Denys d'Ha-
« the Fortuna that favours women in matters relating to their licarnasse, dans son long récit de l'ambassade
sex », mais s'interroge sur la cause de cette résurgence : « its des femmes, ne cesse de rappeler la présence de
particular meaning, late in the reign, is uncertain». De fait, la
restitution par Canina de l'inscription du temple, qui ces jeunes enfants, ceux de Volumnia et ceux des
mentionne sa double réfection par Livie, puis par Julia Domna autres matrones, qui les ont emmenés avec
(supra, p. 335, n. 1), suggère l'idée d'un culte ancien, elles80. Si, comme l'a pensé J. Gagé, l'affabula-
maintenu par les soins de l'État, objet de l'attention des
impératrices, mais qui, s'il est perpétué par la religion officielle, est
sorti de la religion vivante.
77 Sur ces deux emplois de millier, « femme, au sens 78 Fest. 282, 20; Tert. monog. 17, 3; Serv. Aen. 4, 19; Dion.
général du mot » (mulieres enim omnes dici quaecumque sexus Hal. 8, 56, 4 (cf. infra, p. 353, n. 98).
feminini sunt, disent les juristes, dig. 34, 2, 25) et 79 Supra, p. 342 sq.
«spécialement «femme» (qui a connu l'homme), par opposition à 80 Τέκνα, παιδία, νήπια, etc., nommés en 8, 39, 4 (quatre
uirgo» (Quint. 6, 3, 75 : Cicero obiurgantibiis quod . . . uirginem fois); 40, 2 (deux fois); 40, 3 (deux fois); 43, 2; 43, 4 (deux
duxisset, «eras mulier erit», inquit), cf. Ernout-Meillet, s.v., fois); 44, 1; 44, 2 (trois fois); 45, 1; 46, 1; 46, 2; 52, 1; 54,
p. 418. 2.
FORTUNA MULIEBRIS, DÉESSE MATRONALE 351

tion de Yagmen miilierum recouvre une réalité autre couple de di coniugales ou infantium di,
cultuelle, si ce tableau reproduit celui qu'offrait, selon les expressions de Varron85. Lucia
chaque année sans doute, le temple de la déesse Volumnia, aussi obscure, était, toujours au témoignage
au jour anniversaire de sa dédicace, les de Varron, mentionnée dans le chant des
compétences maternelles de Fortuna Muliebris s'en Saliens86. Mais le grammairien, qui ne la cite que
trouvent d'autant confirmées. comme un exemple, parmi d'autres, de prénom
D'autres indices peuvent être tirés du nom de féminin, ne nous apprend rien qui y justifie sa
l'épouse de Coriolan, Volumnia. Ce nom, présence. Était-elle une parèdre de Mars, comme
malheureusement obscur, est aussi, nous l'avons Nerio Martis? Il serait tentant, puisque celle-ci
rappelé à la suite de Pais et de J. Gagé81, celui personnifie la «force» virile et guerrière du
de deux déesses, Volumna et Lucia Volumnia. La dieu87, de voir en celle-là son antithèse, de même
première, citée seulement par saint Augustin, que Maia Volcani et Stata Mater expriment les
figure, dans une liste de «dieux spéciaux» vertus opposées de Vulcain, celle qui fait croître
protecteurs de l'enfance, aux côtés du dieu Volum- la violence du dieu, et celle qui l'arrête88. En un
nus, guère mieux connu, avec qui elle préside à sens qui répond parfaitement à la légende de
l'éducation de la volonté : deo Volumno et deae Coriolan, Lucia Volumnia représenterait ainsi la
Volumnae, ut bona uellent*2. On retrouve puissance maternelle de la femme, les pouvoirs
d'ailleurs ce dernier, avec la même notation et dans de la fécondité féminine, par opposition à
le même contexte, chez Tertullien83, et, au prix l'énergie virile de Mars. Le seul texte qui nous fasse
d'une correction qu'adoptent tous les éditeurs, connaître son existence, celui de Varron, ne
chez Minucius Felix84, où il est joint à Pilumnus, commente que son prénom, rapproché de deux
comme s'il avait pris auprès de lui la place autres prénoms féminins : Mania, porté par la
traditionnelle de Picumnus, pour former un mater Larum, et Postuma, par les filles nées après
la mort de leur père. Est-ce un hasard si ces
trois prénoms associent la naissance et la mort?
Celui de Lucia Volumnia, en tout cas, ne peut
81 Storia di Roma, I, 1, p. 501 sq.; Storia critica di Roma, II, manquer d'évoquer la «venue à la lumière» des
p. 133; Storia di Roma dalle origini, III, p. 137. RPh, XXXV, nouveaux-nés, et le surnom même de Junon
1961, p. 39-42; Matronalia, p. 55. Lucina69. De ces indices trop faibles, confus et
82 Chi. 4, 21, p. 171 D., dans une notice qui, comme celles chargés d'hypothèses, on peut en tout cas retenir
que nous citons ci-dessous, provient sans doute possible de
Varron. Cf. les articles Volumna et Volumnus de W. Eisenhut, l'existence d'une Volumnia, divinité mineure
RE, IX, A, 1, col. 873 et 884-886; ainsi que Richter, s.v. absorbée par Fortuna Muliebris90, déesse de
Indigitamenta, RE, IX, 2, col. 1334-1367, notamment le haut rang, et qui ne survécut dans son culte que
tableau des col. 1339-1342. Il y a peu à tirer de l'analyse sous l'apparence, humanisée et dégradée, d'une
étymologique. Les anciens (Aug., loc. cit.; et Tert., cf. n. suiv.) héroïne historique. Mais ce processus, dont le
rattachaient Volumnus à nolo, uoluntas. J. Gagé, RPh, XXXV,
1961, p. 41 sq., reprendrait volontiers une suggestion oubliée
de Preller, Rom. Myth., II, p. 212, n. 3, qui a rapproché ces
noms de uolup, et y retrouverait la notion de «maturation
sexuelle», plutôt que de «plaisir». Mais les linguistes 85 Ap. Non. 848, 1 1 ; et Serv. Aen. 9, 4 et 10, 76.
modernes voient généralement dans Volumnus - Volumna des 66 Varr. LL 9, 61 : praenomina mulierum anttqua, Mania,
noms propres d'origine étrusque (étr. Velimna), comme Lucia, Postuma: iiidemus enim Maniam matrem Larum dici,
Vertumnus, Vitumnus (s.v., Ernout-Meillet, p. 752; et Walde- Luciam Volumniam Saliorum carminibus appellari, Postumam
Hofmann, II, p. 832; W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer a multis post patris mortem etiamnunc appellari
Eigennamen, p. 258 sq.). 87 Sur Nerio {supra, p. 227 sq.) et la racine *ner-, Ernout-
"Nat. 2, 11, 9, dans un passage très mutilé où, après Meillet, s.v. Nero, Nerio, p. 438 sq.; Walde- Hofmann, s.v.
Abeona, nommée également par Augustin, apparaît : item neriosus, II, p. 164; G. Dumézil, Ner- et uiro- dans les langues
uoluntatis Volumnium (texte de J. G. Ph. Borleffs, Corpus italiques, REL, XXXI, 1953, p. 175-189.
Christianorum, Turnhout, 1954, au lieu de Volumnum, texte 88 Supra, p. 319.
donné par Gothofredus, dans l'éd. princeps de 1625, et 89 Dont la rapproche précisément Wissowa, RK2, p. 558,
conservé par la critique ultérieure) Voletamique) - cette n. 5.
dernière tenant la place de Volumna. 90 Comme, par exemple, quoique selon des modalités
84 Oct. 25, 8 : Romanorum enim uemaculos deos nouimus : différentes, Libitina et Cloacina le furent par Vénus
Romulus, Picus, Tiberinus, et Consus et Pilumnus ac Volumnus (R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 202-206 et
(mss. Polumnus) dii. 210-214).
352 FORTUNA MULIEBRIS

détail nous échappe entièrement, ne fut possible exemple, les matrones avaient toute liberté pour
que parce qu'il existait entre elles des affinités l'exercer. Mais nous comprendrions volontiers
de nature et de fonction. Volumnia-Volumna, qu'à l'époque ancienne surtout, où le divorce
humble spécialiste, appartient au monde était inexistant ou exceptionnel et où, par suite,
foisonnant des divinités protectrices de la naissance et les uniuirae étaient fort nombreuses, il était
de la petite enfance. Il suffit de la projeter à un nécessaire, lors des grandes fêtes de la déesse,
niveau plus élevé de la hiérarchie divine pour de réserver à quelques privilégiées les gestes
retrouver la déesse plus prestigieuse avec proprement sacerdotaux. Dans ces circonstances
laquel e elle s'est confondue, Fortuna Muliebris, solennelles, l'ensemble des matrones était
garante de la fécondité féminine, maternelle et cou- représenté, auprès de la prêtresse de Fortuna
rotrophe. Muliebris, s'il en existait une, sinon, auprès des
Nous retrouvons un terrain relativement plus pontifes, par un petit nombre d'élues, choisies
solide en revenant à un texte de Denys d'Hali- parmi les plus récemment mariées. Mais, en
carnasse, d'autant plus intéressant qu'on a dehors de ces cérémonies du culte public et
parfois voulu l'éliminer par une correction qui ne dans la pratique religieuse ordinaire, les uniuirae
semble pas s'imposer. Après avoir raconté la retrouvaient évidemment tous leurs droits.
fondation du culte et le prodige de la seconde Si, comme tout y engage, l'on conserve le
statue, celle qu'offrirent les matrones, Denys texte de Denys, on est ainsi amené à reconnaître
ajoute des précisions de caractère rituel. Il fut une place prééminente dans le culte non plus à
décidé, explique-t-il, que le droit d'orner la une, mais à deux catégories féminines : aux
statue de couronnes et de la toucher de leurs jeunes mariées et aux uniuirae. Comment
mains serait refusé aux femmes mariées en interpréter le rôle des premières? Par référence, sans
secondes noces, et qu'en revanche tout le service aucun doute, au culte du Forum Boarium et à
de son culte serait confié aux «jeunes mariées», l'offrande des togulae que les fiancées faisaient à
ταΐς νεογάμοις91. N'est-il pas tentant, comme le la déesse, à la veille de leur mariage95. Nous
suggèrent Wissowa et surtout Otto, de corriger retrouvons ainsi, peu à peu, les maillons de la
en μονογάμοις92? Aucun des éditeurs de chaîne qui unissait à Rome les divers cultes de
Denys93, cependant, ne l'a envisagé. Outre que Fortuna. Après avoir pratiqué celui de Fortuna
μονόγαμος est un composé rare et tardif94, le Virgo, qui protégeait sa puberté et sa virginité, la
texte, tel qu'il est, offre un sens parfaitement jeune fille, au moment où elle s'engageait dans le
satisfaisant. Le privilège bien connu des «passage» du mariage, se rendait au sanctuaire
uniuirae, que Denys expose d'ailleurs fort clairement, du Forum Boarium, auprès de la plus puissante
quoique en termes négatifs, n'est pas mis en des Fortunes romaines, celle qui veillait sur la
cause. Il va de soi que, dans la vie religieuse vie sexuelle des couples et qui, lors de sa nuit de
quotidienne et dans le cadre de leurs dévotions noces, devait la garantir de la stérilité. Devenue
privées, dans leurs pèlerinages au sanctuaire par matrone et encore nouvelle mariée, par une
continuité toute naturelle, elle passait sous la

91 8, 56, 4.
"RE?, p. 258, n. 2; RE, VII, 1, col. 20. 95 Wissowa, RK2, p. 258, n. 2 (sur le rite, supra, p. 291).
93 Kiessling, Leipzig, Teubner, 1867; Jacoby, Leipzig, Teub- Également Lyngby, Tempel, p. 25 sq., qui voit cependant,
ner, 1891; Cary, coll. Loeb, Cambridge-Londres, 1945. dans la double assertion de Denys, la réunion, difficilement
94 Qui ne paraît pas attesté avant le IIe siècle ap. J.-C, compatible avec sa théorie (supra, p. 249 sq.), de traits
chez Ptolémée, tetr. 183, et l'astrologue Vettius Valens, 120, 8; virginaux et de traits matronaux à l'intérieur d'un même culte et
νεόγαμος, en revanche, est ancien et classique (Eschyle; les met en relation avec l'existence de deux statues cultuelles
Euripide; Hérodote; Xénophon). Cf. les exemples cités par distinctes. Ajoutons, pour notre part, une dernière
Bailly et Liddell-Scott, s.v. On comparera μονανδρος, qui remarque : les νεόγαμοι, dans la perspective où les conçoit
correspond littéralement à uniuira, et reste rare, tant dans H. Lyngby, nous semblent correspondre très exactement aux
l'épigraphie que dans la littérature (J. B. Frey, La nouae nuptae (par exemple Plin. NH 8, 194) auprès
signification des termes μονανδρος et uniuira. Coup d'œil sur la famille desquel es la Fortune du Forum Boarium jouait un rôle majeur,
romaine aux premiers siècles de notre ère, Ree. SR, XX, 1930, convergence qui nous paraît de nature à confirmer
p. 48-60). l'authenticité du texte de Denys.
FORTUNA MULIEBRIS, DÉESSE MATRONALE 353

tutelle de Fortuna Muliebris, dont une faveur la tradition classique a mis l'accent. Tel est, à ses
spéciale l'admettait à célébrer le culte. Ce yeux, le sens du privilège sacerdotal accordé à
privilège, distinct de celui des uniuirae, devait l'autre catégorie féminine en honneur dans le
s'expliquer par les bienfaits particulièrement culte, la plus nombreuse et la plus connue, celle
efficaces que la jeune femme, future mère, des uniuirae91. On peut toutefois s'interroger sur
pouvait attendre de la déesse en récompense de l'origine et la portée primitive de cette
son service; ou, si l'on préfère une interprétation prescription, qui écartait un certain nombre de
plus primitive et plus magique, par l'action femmes non seulement du culte de Fortuna
fécondante que l'accomplissement des rites, que Muliebris, mais aussi de ceux de Mater Matuta
le contact direct avec la force divine ne et de Pudicitia98. Contre qui était dirigée cette
pouvaient manquer d'opérer en elle. Ainsi nous règle cultuelle, qu'entourent encore tant
apparaissent à la fois l'unité et la spécificité des d'inconnues? Il est peu vraisemblable qu'elle ait été
cultes romains de Fortuna. Toutes ces déesses édictée contre les femmes divorcées et
agissent dans le même domaine: moins celui de remariées. Le premier « divorce » mentionné, à tort ou
la fertilité en général, qui semble réservé à Fors à raison, par la tradition, et qui fit scandale, ne
Fortuna, que celui de la fécondité humaine, dont remonte pas au delà du dernier tiers du IIIe
la Fortune du Forum Boarium et celle de la Via siècle". Or, parmi les cultes où apparaît le
Latina sont les grandes dispensatrices. Mais, privilège des uniuirae, ceux de Fortuna
simultanément, elles se différencient par ce qui Muliebris et de Mater Matuta appartiennent
est déjà une spécialisation fonctionnelle. Plutôt incontestablement à la religion archaïque et, même si
que sur l'union physique des époux et la celui, obscur et controversé, de l'abstraction
fécondité des couples, domaine où veille la déesse du divinisée qu'est Pudicitia peut être tenu pour
Forum Boarium, Fortuna Muliebris concentre plus récent, il est en tout cas bien antérieur à
ses pouvoirs sur la vie biologique propre de la l'apparition du divorce dans la société romaine.
femme, sur la maternité, sur la naissance et la La règle ne pouvait donc, à l'origine, concerner
protection des enfants - rôle courotrophique
qu'elle partage avec les déesses de Préneste et
d'Antium, mais que, à l'intérieur du culte
romain, elle est seule à assumer et qui constitue, 97 Sur la notion à'uniuira et les nombreux textes qui
en partie du moins, sa définition originale. exaltent la vertu de la femme fidèle à un unique mariage :
Marquardt, La vie privée des Romains, I, p. 50, n. 8; J. Gagé,
Pourtant, ce n'est pas cette image du culte Matronalia, p. 120-124; et, plus généralement, sur l'ensemble
qui transparaît dans les récits de la guerre de des problèmes que nous abordons maintenant, M. Humbert,
Coriolan. Si, à date ancienne, la vie Le remariage à Rome. Étude d'histoire juridique et sociale,
physiologique devait s'y exprimer avec franchise, voire Milan, 1972, en particulier les p. 31-58, sur l'attitude de la
religion romaine à l'égard du remariage, et 59-75, sur les
avec crudité96, c'est sur ses valeurs morales que éloges, épigraphiques et littéraires, composés à la gloire de
Yuniuira.
98 La définition du rôle sacerdotal ainsi réservé aux
uniuirae est donnée en termes sensiblement identiques par
96 II n'est pas interdit de penser qu'au moins à l'origine Festus, 282, 18 {supra, p. 282); ainsi que Fest. Paul. 283, 8:
Fortuna Muliebris, comme Junon, ait pu veiller sur le cycle Pudicitiae signum Romae colebatur, quod nefas erat attingi, nisi
féminin et n'être pas dépourvue de compétences médicales, ab ea, quae semel nupsisseV, Tertullien, monog. 17, 3 : Fortunae
voire gynécologiques. Mais cet aspect du culte nous échappe Muliebri coronam non imponit nisi uniuira, sicut nec Mairi
entièrement, faute de dépôt de terres cuites analogue à ceux Matutae; Servius, Aen. 4, 19: propter antiquum ritum, quo
de Préneste et d'Antium, qui ont livré des ex-voto anatomi- repellebantur a sacerdotio, id est Fortunam Muliebrem non
ques et des organes génitaux {supra, p. 42 et 166). Nous coronabant, bis nuptae.
savons du moins que la religion populaire associait 99 Celui de Sp. Carvilius Ruga, qui renvoya sa femme pour
spontanément les caractères sexuels de la femme et le nom de cause de stérilité, en 231 (Val. Max. 2, 1, 4; Geli. 4, 3, 2; 17, 21,
Fortuna : il existait, dans la XIIe Région de Rome, un tiicus 44; Tert. monog. 9, 8; Dion. Hal. 2, 25, 7; Plut. Quest, rom. 14,
Fortunae Mammosae qui devait son nom à une statue, 267b-c). En fait, il s'agit, non du premier divorce, mais de la
inconnue par ailleurs et dont l'identité même est douteuse, première répudiation, injustifiée, d'une épouse innocente, se
puisqu'on a pu voir en elle soit une Fortuna « aux fortes substituant à la répudiation archaïque qui sanctionnait une
mamel es », « aux mamelles pendantes », soit, en réalité, une Artémis faute grave commise par la femme et qui devait, par là
d'Éphèse, prise pour une effigie de Fortuna (cf. infra, même, entraîner sa disqualification religieuse (cf. M.
p. 367 sq.). Humbert, op. cit., p. 48 et 132 sq.).
354 FORTUNA MULIEBRIS

que les veuves. Sans doute, s'il faut en croire était-il inspiré par une crainte superstitieuse? En
J. Gagé100, frappa-t-elle, de tout temps, celles qui d'autres termes, était-ce les secondes noces, ou
vivaient en état de concubinage avoué et qui, l'état même de veuvage, qu'avait connu la
même si elles n'étaient pas officiellement femme entre ses deux unions, qui était frappé par
remariées, n'en cessaient pas moins d'être des cette condamnation sans appel? Il est fort
imitarne, dès lors qu'elles appartenaient à un autre douteux qu'à date ancienne du moins les veuves103
que leur mari - inconduite que sanctionnaient à aient pu continuer de prendre part dans sa
la fois la morale et la religion et dont seules, à plénitude au culte de Fortuna Muliebris. On
date ancienne, les femmes des milieux peut d'ailleurs se demander quel sens aurait eu
populaires devaient avoir licence de se rendre leur participation à un culte orienté vers la
coupables, non, bien sûr, pour des raisons de moralité fécondité féminine et qui s'adressait à la femme
personnelle, mais du seul fait des structures moins comme personne que comme épouse,
sociales, tant elle eût été inconcevable dans les apte à remplir une fonction majeure, celle de la
familles de l'aristocratie et la rigidité du cadre maternité. Leur veuvage était contraire aux
gentilice qui les enserrait. Mais lorsque le valeurs mêmes de la religion de Fortuna
remariage des veuves, même si, peut-être, il fut Muliebris et à son efficacité. En pleine époque
d'abord difficilement accepté101, eut commencé classique, il apparaît encore clairement, dans la vie
d'entrer dans les mœurs, le même interdit religieuse romaine, que la mort ne communique
s'appliqua à celles qui avaient contracté une pas seulement à ceux qui sont en contact avec
nouvelle union et qui, aux yeux de la religion, ne se elle une impureté provisoire, que peuvent
distinguaient apparemment pas des premières. effacer les rites appropriés. Il est des cas où les
Si l'on comprend aisément le premier aspect survivants, à tout jamais marqués par la mort
de la règle cultuelle et la sanction qui frappait d'un des leurs, sont frappés d'une incapacité
l'immoralité féminine, il est plus difficile cultuelle définitive, parce que leur personne
d'interpréter le second, d'expliquer cette recèle un danger et qu'il faut les tenir à l'écart
condamnation religieuse de la veuve remariée et, par là de toute manipulation du sacré. Tel est le sens
même, de préciser la place des veuves dans ces des obligations auxquelles étaient astreints le
anciens cultes féminins. Cet interdit avait-il flamen Dialis, qui devait se démettre de son
uniquement signification morale, et traduisait-il la sacerdoce après la mort de la fiammica104, ou
réprobation d'une société fidèle à une mentalité bien les enfants patrimi et matrimi, auxiliaires du
archaïque et pour qui la veuve était liée pour culte et eux-mêmes appelés à pourvoir certains
toujours au mari qu'elle avait perdu, même si sacerdoces105, ou encore les femmes qui
cette appartenance n'allait pas jusqu'à célébraient les sellisternes et les peruigilia, et dont
s'exprimer, exemple extrême, par le suicide par le feu
si longtemps pratiqué dans l'Inde102? Ou bien

103 Sur ce point, l'accord est entier entre J. Gagé, RPh,


100 Matronalia, p. 124. XXXV, 1961, p. 34; et Matronalia, p. 60; peut-être aussi
101 Selon la théorie traditionnelle, défendue par J. Gagé, Latte, si l'on interprète ainsi ses propos peu clairs, Rom. Rei.,
loc. cit. Même si, comme le démontre M. Humbert, op. cit., p. 181, sur les veuves, «die nicht univiriae waren», et
p. IX et 2-30, pour l'époque classique, il est vrai, le remariage auxquelles Fortuna s'était montrée défavorable; et M.
des veuves n'encourait aucune réprobation, il n'en reste pas Humbert, op. cit., p. 43; 48 et 57. Déjà Frazer, Fasti, IV, p. 275, qui
moins que les rites matrimoniaux de Rome impliquent la estime que la qualité à'uniuira implique aussi que le mari
virginité de la nouvelle épouse (cf. Marquardt, op. cit., p. 50) soit vivant, et le rapprochement suggestif qu'il propose avec
et que le remariage des veuves, loin d'être la répétition l'Inde moderne, où certains rites ne peuvent être accomplis
entière de la cérémonie initiale, n'était célébré que selon un que par des femmes de la caste des brahmanes, dont le mari
rituel simplifié. Felix et pudica matrona numquam praeter- est vivant, condition qui, étant donné l'aversion de la société
quam semel nubit, répliquait Porcia (Sen. matrim. frg. 76 indienne pour le remariage des veuves, les place exactement
Haase), qui préféra rejoindre Brutus dans la mort, comme on dans la situation des uniuirae romaines, telle qu'il l'a
faisait en sa présence l'éloge d'une femme remariée, propos définie.
qui révélaient en elle une représentante attardée, en son 104 Gell. 10, 15, 22; Plut. Quest, mm. 50, 276d-e.
temps, de la morale archaïque. 105 Marquardt, Le culte chez les Romains, I, p. 273-276;
102 Et déjà légendaire dans l'antiquité: Cic. Tusc. 5, 78; .Wissowa, RK2, p. 491, n. 9 (Vestales et Saliens), et 496;
Prop. 3, 13, 15-22. C. Koch, s.v., RE, XVIII, 4, col. 2252.
FORTUNA MULIEBRIS, DÉESSE MATRONALE 355

les maris devaient être vivants: quibus mariti motif d'exclusion religieuse et constituait une
erant106. Ainsi pourrait s'expliquer, au moins à véritable impureté rituelle. Inversement, la
ses origines, l'interdit qui frappait la femme fidélité à un unique mariage représentait le degré le
remariée et l'excluait du sacerdoce de Fortuna plus parfait de la chasteté féminine : quae uno
Muliebris. Bien qu'elle eût cessé d'appartenir à contentae matrimonio fuerant, corona pudicitiae
la catégorie des veuves pour rentrer dans celle honorabantur, écrit Valère-Maxime109, et celle
des femmes quibus mariti erant, le souvenir de qui la respectait en était pleinement qualifiée
son deuil n'en était pas pour autant effacé107. pour remplir un rôle sacerdotal. Ainsi s'explique
Une crainte superstitieuse continuait de la promotion cultuelle de la femme
s'attacher à celle dont le premier époux était mort. Sa légitimement mariée en premières noces : ce qui, à
participation au culte eût été de mauvais l'origine, était avant tout une exigence de pureté
augure; elle aurait pu comipuniquer son malheur et rituelle a évolué en un système de valeurs
sa souillure aux autres femmes, aux morales, au point que la chasteté, vertu
authentiques uniuirae, ainsi que porter atteinte à la essentielle de la matrone romaine et apanage de
pureté des rites dont, par suite, il valait mieux l'uniuira, devint l'objet d'un culte, et que Pudi-
l'écarter. citia, abstraction divinisée, reçut un sanctuaire
Mais par ailleurs, et quel qu'ait pu être en ce au Forum Boarium.
domaine le rôle de la crainte superstitieuse, Ainsi, la crainte négative de la souillure
Rome a pris très tôt conscience de la valeur entraînée par la mort et la conscience positive
religieuse de la chasteté féminine et de la fidélité de la chasteté et de sa valeur morale
conjugale. Une loi si ancienne - antiquissima lege s'entremêlent-elles, de façon indissociable, pour
- qu'elle était attribuée à Numa interdisait à la justifier le privilège religieux reconnu aux uniuirae
concubine d'un homme marié, paelex, de toucher dans le sanctuaire de Fortuna Muliebris110. Mais
le temple ou l'autel de Junon, et lui prescrivait, cette prescription ouvre en même temps
en cas d'infraction, un sacrifice expiatoire108. quelques perspectives sur les composantes
L'inconduite notoire de la femme était donc un historiques et sociales d'un culte si mal connu par
ailleurs. La qualification sacerdotale des
uniuirae, loin d'avoir été la règle de tous les cultes
féminins, apparaît au contraire comme
106 Tac. ann. 15, 44, 1, à propos des cérémonies expiatoires exceptionnelle, attestée qu'elle est pour trois déesses
qui suivirent l'incendie de Rome, en 64. La même double
condition, la qualité à'uniuira et le fait que le mari soit en seulement111 : Fortuna Muliebris, Mater Matuta
vie, semble avoir été exigée des cent dix matrones qui et Pudicitia. Dénombrement auquel il convient
participèrent aux Jeux Séculaires de 17 av. et de 204 ap. J.-C, d'ajouter deux rôles sacerdotaux particuliers :
destinés à assurer la prospérité du nouveau « siècle » et qui,
comme tels, ne devaient compter parmi leurs participants
que des êtres rituellement purs et de bon augure : cf. la liste
des matrones convoquées en 204 (G. B. Pighi, De ludis
saecularibus populi Romani Quiritium, 2e éd., Amsterdam, 109 2, 1, 3.
1965, p. 241-243). Ainsi s'expliqueraient, d'une part, l'absence 110 Dans les cultes de Mater Matuta et de Pudicitia, on
de Livie, divorcée et remariée, des jeux de 17, alors qu'en 204 peut, semble-t-il, dissocier ces deux composantes et
Julia Domna, uniuira, est nommée en tête du groupe des reconnaître dans le premier, le plus archaïque, culte courotro-
matrones, d'autre part, la bizarre redondance employée dans phique où les femmes n'interviennent ni comme mères ni
les acta de 204, matribiis familias nuptis, qui désigne les mères comme épouses, mais comme tantes, la crainte de la mort,
de famille «en état de mariage» et semble se référer à qui, à travers la présence des veuves, risquerait de porter
l'exclusion des veuves. malheur aux jeunes enfants, fragiles et menacés par
107 Aussi bien s'agit-il, dans tous ces cas, selon la formule définition, pour lesquels elles prient. En revanche, le culte de
de C. Koch que reprend M. Humbert, op. cit., p. 38, Pudicitia, sans doute plus récent, ne met plus l'accent que
d'écarter du culte «des êtres qui ne sont pas l'expression la plus sur l'aspect moral de la règle et l'idéal de chasteté proposé
pure de la vie ». D'où l'excellente conclusion de M. Humbert aux matrones.
lui-même, que « pour le Flamine et pour la Fiammica, comme 111 Et non quatre, comme le croit M. Humbert, op. cit.,
pour les pueri patrimi et matrimi qui les assistent, c'est p. 42, qui adopte la thèse de Wissowa sur l'identité de
l'union dissoute par la mort et non pas le remariage en Pudicitia Patricia et de la Fortuna, dite Virgo, du Forum
lui-même qui crée l'obstacle à l'exercice de fonctions Boarium : ce qui conduit à recenser quatre cultes, ceux de
cultuelles» (p. 41). Fortuna Muliebris, de Mater Matuta et de la Fortune du
108 Gell. 4, 3, 3; Fest. Paul. 248, 1. Forum Boarium, enfin de Pudicitia Plebeia.
356 FORTUNA MULIEBRIS

l'un, assumé à vie, celui de la fiammica, qui parfaite chasteté, car elle était iiniuira, uni
devait être iinius mariti, de même que, par une nuptam, ad quem uirgo deducta sit, elle institua,
réciprocité qui montre que les femmes n'étaient par réaction, un culte rival de Pudicitia Plebeia,
pas les seules victimes de cette exclusion réservé aux matrones de la plèbe, et qui
rituel e, le flamen Dialis devait être, lui aussi, unius obéissait aux mêmes règles que le culte patricien :
uxorisU2', l'autre, temporaire, celui de la pronuba eodem ferme ritu et haec ara quo ilia antiquior
qui, chargée de présider aux rites matrimoniaux, eulta est, ut nulla, nisi spectatae pudicitiae,
devait être, par sa personne, l'incarnation de matrona, et quae uni iiiro nupta fuisset, ius sacrificandi
l'épouse idéale et un heureux présage pour haberet.
l'union qui se célébrait, et qui, comme telle, ne Quelques doutes qu'on puisse avoir sur
pouvait être ni veuve, ni divorcée, ni remariée113. l'authenticité de cet épisode étiologique117, il
Une exigence rigoureuse, donc, mais de apparaît bien à sa place dans la Rome du début du
signification difficile à apprécier et d'application très IIIe siècle, où, si peu d'années après la loi
limitée, telle apparaît la règle de Yuniuira. Si Ogulnia de 300, les exclusives religieuses qui
nous réservons le cas de Fortuna Muliebris, sur frappaient les plébéiens et le monopole sacral
lequel porte précisément l'enquête, les deux qui réservait aux patriciens la prise des auspices
autres, le premier d'entre eux, surtout, se et l'accès aux plus hauts sacerdoces ne sont pas
réfèrent à des cultes anciens et d'une tenue encore effacés des mémoires, malgré les
aristocratique particulièrement sévère. L'antiquité de conquêtes récentes de la plèbe. Maintenant qu'elle a
Matuta est assurée par la mention de sa fête, les obtenu le partage à égalité des grands collèges
Mattalia, au calendrier «de Numa», et surtout sacerdotaux, ceux des pontifes et des augures,
par l'existence, dès le tout début du VIe siècle,
de son sanctuaire, jumeau de celui de Fortuna
au Forum Boarium114. Quant à l'interdit rituel
117 Indépendamment du scepticisme que peuvent éveiller
qui en écartait les esclaves, cette prohibition, les détails de cette querelle de femmes, nous ne reviendrons
qui, selon G. Dumézil, n'était à l'origine que pas sur la thèse de Wissowa, discutée ci-dessus, p. 282-284,
symbolique et traduisait le conflit de l'Aurore et qui prétendait assimiler les deux cultes de Pudicitia Patricia
des Ténèbres115, fut interprétée, sans doute très et de Fortuna au Forum Boarium. Si l'on tire la conséquence
tôt, en termes d'exclusion sociale. Nous ignorons logique de cette théorie, ainsi que le font H. L. Axtell, The
quand fut fondé le culte de Pudicitia, célébré lui deification of abstract ideas in Roman literature and
inscriptions, p. 39 sq., et M. Humbert, op. cit., p. 48 sq. et η. 30, qui,
aussi au Forum Boarium, et qui, même si son l'un et l'autre, adhèrent aux affirmations de Wissowa, le seul
existence a parfois été niée par les modernes, culte réel de cette abstraction divinisée aurait donc été celui
était senti comme essentiellement patricien. de Pudicitia Plebeia au Vicus Longus. Pour une critique des
Nous ne le connaissons guère que par le conflit sources, Tite-Live et Festus, cf. G. Radke, s.v. Pudicitia, RE,
XXIII, 2, 1959, col. 1942-1945; ainsi que R.E.A. Palmer,
socio-religieux qui, en 296, aboutit à la scission Roman shrines of female chastity from the caste struggle to the
du culte et à une ségrégation entre matrones papacy of Innocent I, RSA, TV, 1974, p. 1 13-159, qui souligne à
patriciennes et plébéiennes. Selon le récit de ce propos le caractère sexuel des plus anciennes Fortunes,
Tite-Live116, une grande dame nommée Verginia, Muliebris, Virilis, etc. Les destinées ultérieures des deux
de naissance patricienne, mais mariée à un cultes restent confuses. S'il paraît hasardeux de mettre en
plébéien, le consul L. Volumnius, fut exclue de rapport le pluriel employé par Properce, 2, 6, 25, templa
Pudicitiae, avec les deux sanctuaires romains de la déesse, le
la cérémonie par les autres matrones, en raison culte de Pudicitia Plebeia, encore cité par Festus, 270, 16; cf.
de sa mésalliance. Après avoir protesté de sa 271, 1, avait, au témoignage de Tite-Live, 10, 23, 10, sombré
dans la déchéance sociale et morale, puis dans l'oubli. Si elle
se perpétua plus longtemps, la statue de Pudicitia Patricia au
Forum Boarium préservait déjà assez mal son identité à
112 St Jérôme, epist. 123, 7 (cf. 123, 5); adu. Iou. 1, 49; Tert. l'époque augustéenne pour que les quidam visés par Verrius
castit. 13, 1; monog. 17, 3; Serv. Aen. 4, 29. Pour la discussion Flaccus pussent la confondre avec celle de Fortuna; et si
des textes, M. Humbert, op. cit., p. 33, n. 9, et 38 sq. l'ara Pudic(itiae) apparaît sur une monnaie de Piotine
113 Varr. ap. Serv. Aen. 4, 166; Fest. 282, 16 et 283, 15; Tert. (Cohen, II, p. 97, n° 6-7; Mattingly, III, p. 107, n° 529) qui,
castit. 13, 1. divinisée, reçoit par ailleurs la dédicace d'une statue de
114 Supra, p. 255 et 263 sq. Pudicitia Aug. (CIL VIII 993), certaines femmes qui eussent
115 Supra, p. 311. dû être ses fidèles n'hésitaient pas à profaner, aux dires de
116 10, 23, 3-10. Juvénal, 6, 308-313, Pudicitiae ueterem cum praeterit aram.
FORTUNA MULIEBRIS, DÉESSE MATRONALE 357

tout se passe comme si la même lutte difficile se dans des cultes fort anciens, mais étrangers à
poursuivait pour le partage des cultes féminins. toute discrimination sociale. Ainsi celui de Junon
La revendication de classe des plébéiens Lucina, déesse «matronale» s'il en fut, comme
s'affirme à la fois comme une rivalité et une l'exprime le nom de sa fête, les Matronalia du 1er
imitation : d'où leur empressement à formuler, pour mars. Ce jour-là, cependant, les dames romaines
les membres de leur propre groupe social, les offraient un festin à leurs esclaves121, elles-
mêmes exigences qui avaient, par le passé, fondé mêmes recevaient des cadeaux; d'où la tendance
la cohésion et la respectabilité des cultes à voir un équivalent féminin des Saturnales122
patriciens dont ils se posent en concurrents. Le culte dans cette fête, si éloignée dans son esprit et ses
récent et plébéien de la nouvelle Pudicitia, avec usages des Matralia du 11 juin, où les mêmes
sa rigueur morale directement imitée de matrones, les uniuirae du moins, battaient de
l'aristocratie, a bien valeur de contre-épreuve : à une verges une esclave et la chassaient du sanctuaire
époque où la nécessité d'être une uniuira devait de Mater Matuta. A plus forte raison les Nones
déjà passer pour un anachronisme, il perpétue Caprotines du 7 juillet et leurs vieux rites
un passé en voie d'extinction et il atteste le fécondants, auxquels prenaient une part égale
caractère socialement limité de cette règle, les femmes libres et les esclaves123,
imposée aux matrones dans l'accomplissement n'accordaient-ils aucune place particulière aux uniuirae.
de leurs fonctions religieuses. On comprend aisément que cet honneur et cette
Elle n'apparaît plus, en effet118, dans un culte contrainte n'aient pas existé dans des cultes qui
distingué et vertueux, mais tardif, comme celui s'adressaient à toutes les femmes, sans
de Vénus Verticordia, fondé à la fin de ce même distinction de classe : car une condamnation aussi
IIIe siècle pour ramener les femmes romaines à absolue du remariage ne pouvait avoir, si tant
la chasteté, quo facilius uirginum mulierumque est que leurs conceptions du lien matrimonial
mens a libidine ad pudicitiam conuerteretur119 . eussent été identiques, la même signification
L'évolution est nette depuis la religion archaïque dans les gentes patriciennes et les familles
et le culte de Pudicitia Plebeia qui en est une plébéiennes124, où le sens de la légalité juridique et
survivance. Toute mention des uniuirae a l'esprit de clan ne contribuaient pas à maintenir
disparu, comme si un mariage unique, bien qu'il fût la fidélité aux traditions, si rigoureuses fussent-
toujours l'objet d'un grand respect, n'était plus elles. Aussi bien, l'obligation imposée aux
désormais considéré comme une preuve uniuirae apparaît-elle comme une exigence archaï-
indispensable de la vertu féminine. Dès le début du
IVe siècle, la règle devait avoir perdu de sa
sévérité, car rien ne permet de croire qu'elle se
soit appliquée au culte de Junon Reine, évoquée des célébrantes, bis nuptae ou uniuirae, selon qu'il s'agit du
depuis Véies en 396 et installée sur l'Aventin, culte régulier de Junon Reine ou de ces rites exceptionnels,
M. Humbert, op. cit., p. 53-55.
culte dans lequel un rôle important était dévolu 121 Macr. Sat. 1, 12, 7; Lyd. mens. 3, 22, p. 61 W.
aux matrones120. Elle n'existait pas davantage 122 C'est l'expression même de Martial, 5, 84, 10 sq. : uestra
iam uenire / Saturnalia, Martias Kalendas. Cf. Suet. Vespas.
19, 1. M. Humbert, op. cit., p. 53, note justement, en faveur
de l'ouverture du culte de Inno Lucina aux femmes de toutes
118 Quoi qu'en ait dit J. Gagé, Matronalia, p. 6; 30; 182; catégories, y compris aux bis nuptae, que l'aition du
197, qui tend, non sans abus, à étendre à tous les cultes sanctuaire le faisait remonter à l'intervention d'Hersilia, l'une des
«matronaux» la règle de X uniuira. Contra, la critique de Sabines, déjà mariée, en premières noces, dans sa patrie,
M. Humbert, op. cit., p. 51 sq. puis, à Rome, en secondes noces, à Hostilius ou à Romulus
• "9 Val. Max. 8, 15, 12. Sur Vénus Verticordia, R. Schilling, lui-même.
La religion romaine de Vénus, p. 226-233. Le culte fut institué 123 Macr. Sat. 1, 11, 36: limoni enim Caprotinae die ilio
en deux temps : la déesse reçut d'abord une statue, entre 217 liberae pariter ancillaeque sacrificant. Sur les Nones
et 204, vraisemblablement, puis un temple, en 114. Caprotines, infra, p. 363-365.
120 Ainsi lors de la dédicace du temple, en 392, celebra- 124 Cf., sur ce point, les réserves de J. Gagé, RPh, XXXV,
tamque dedicationem ingenti matronarum studio tradunt 1961, p. 46; Matronalia, p. 122, qui se fondent, bien entendu,
(Liv. 5, 31, 3), et des grandes dévotions matronales destinées non sur quelque infériorité morale de la plèbe, mais sur des
à expier les prodiges de la seconde guerre punique (cf. différences de structure entre les deux groupes sociaux, qui
J. Gagé, Matronalia, p. 64 et 80 sq.; également Apollon devaient affecter les formes du contrat et, par suite, l'éthique
romain, Paris, 1955, p. 185 sq. et 349-370). Sur la condition même du mariage.
358 FORTUNA MULIEBRIS

que125 et aristocratique à la fois: liée à un englobées dans l'interdit commun qui empêchait
certain état des mœurs et à l'idéal particulier toutes les femmes mariées de toucher la statue
d'une classe sociale, elle n'eut jamais, dans la de la déesse et ses toges' redoutables. De
religion romaine, qu'une faible extension. Mais surcroît, une telle discrimination sociale eût été en
cette rareté même contribuait à son prestige, contradiction avec le caractère dominant du
dans la mesure où elle caractérisait des cultes sanctuaire, royal et servien avant tout. Or
vénérables par leur ancienneté et leur l'emprise des souvenirs serviens interdit précisément
dominante patricienne. toute exclusive aristocratique, tant le lien entre
Les affinités de Fortuna Muliebris avec Mater Servius et les classes populaires est puissant et
Matuta et Pudicitia et la communauté de règle persistant.
religieuse attestée pour les trois sanctuaires sont En revanche, une coloration aristocratique
doublement instructives. Par ses exigences de apparaît nettement dans le culte de la Via
chasteté liées à la notion de mariage unique et Latina, liée qu'elle est à la règle des uniuirae,
qui s'imposaient essentiellement aux femmes de caractéristique des cultes nobles. Le récit étio-
l'aristocratie, le culte appartient encore aux logique confirme cette élévation sociale, propre
couches les plus anciennes de la religiosité à la religion de Fortuna Muliebris : les héroïnes
romaine. L'annalistique a placé sa fondation qu'il met en scène, celles qui conduisent
officielle dans les années 488-486, à la fin de l'ambassade des femmes, sont de grandes dames,
l'époque archaïque. L'examen de ses caractères dotées d'un prestige et d'une autorité tels qu'ils
internes confirme largement cette datation leur permettent de prendre des initiatives
traditionnelle. Peut-être même, si l'on met en doute politiques. Le milieu auquel elles appartiennent,
son exactitude, conviendrait-il de reculer cette celui de la famille et des amis de Coriolan, est
date, plutôt que de l'abaisser. Surtout, et c'est là spécifiquement patricien126, voire réactionnaire:
l'enseignement le plus précieux de cette Tite-Live montre en son chef l'un des défenseurs
enquête, il semble avoir eu des exigences sociales tout les plus acharnés de l'aristocratie et de ses droits
à fait exceptionnelles dans la religion archaïque - hostis trìbuniciae potestatis -, trop violent
de Fortuna. La Fors Fortuna de la rive droite du même au gré d'un sénat plus modéré que lui127.
Tibre avait un caractère franchement plébéien et On ne saurait évidemment en conclure que les
même servile, encore très apparent à l'époque femmes de la plèbe, même vertueuses et
classique dans les réjouissances sans retenue qui uniuirae, aient été exclues d'un culte fondé par d'aussi
marquent sa fête du 24 juin, haute en couleur nobles matrones. Elles y avaient leur part, mais
populaire. Du recrutement social des matrones on peut penser qu'à date ancienne elle était
et des futures mariées qui fréquentaient le relativement mineure, et en tout cas inférieure à
temple du Forum Boarium, nous ignorons tout. celle des dames de l'aristocratie, comme elle
Il est vraisemblable que les femmes de tous les l'était sans doute dans le culte de Pudicitia,
milieux y étaient admises indistinctement. Le avant la scission rapportée par Tite-Live. Rien ne
problème n'est d'ailleurs pas là : aucun privilège permet de voir dans le sanctuaire de Fortuna
ne pouvait y attendre les dames de l'aristocratie, Muliebris le siège d'un culte « patricien » au sens
strict du terme, mais il est vraisemblable que les
distinctions sociales y demeuraient nettement

125 Archaïsme que confirme la prescription relative non


seulement à la fiammica, mais aux deux membres du couple
flaminial, et qui est à rattacher, parmi les multiples tabous 126 Plut. Coriol. 1, 1; cf. Val. Max. 4, 3, 4 : Cn. Marcius
qui pèsent sur le flamen Dialis, à ceux qui le préservent de patriciae gentis adulescens, Anci régis clara progenies. C'est
tout contact avec la mort et qui lui interdisent, en d'ailleurs une des raisons qui ont incité J. Gagé à rejeter
particulier, de toucher un cadavre. C'est pour la même raison, l'interprétation gentilice de la légende, les Marcii et les
«les prêtres [lui] interdisant de s'approcher d'elle et de Volumnii qui, par la suite, apparaissent dans les Fastes étant
souiller sa maison par des funérailles», que Sulla répudia incontestablement plébéiens (RPh, XXXV, 1961, p. 31;
Metella mourante et la fit transporter dans une autre Matronalia, p. 51).
demeure (Plut. Sull. 35, 2-3; trad. Flacelière-Chambry), pour 127 2, 34, 8; 35, 1. Cf. les propos qu'il tient en 34, 9: tus
garantir de toute souillure la personne sacro-sainte du pristinum reddant patribus; cur ego plebeios magistratus . . .
dictateur et sa félicitas. uideo? De même Plut. Coriol. 16, 7.
FORTUNA MULIEBRIS, DÉESSE MATRONALE 359

tranchées et que les femmes de grande famille, en effet la seconde valeur morale liée au culte
les plus distinguées des uniuirae, y jouaient un de Fortuna Muliebris et mise en lumière par le
rôle cultuel plus eminent, à l'image du rôle récit légendaire de sa fondation. Non seulement
politique qui leur fut attribué dans la légende de l'historiographie, mais la tradition nationale tout
Coriolan. entière a gardé un vif souvenir de cette action
Cette constatation n'intéresse pas seulement exemplaire et des titres de gloire que s'acquirent
le culte de la Via Latina, mais elle éclaire la collectivement les matrones, gloire si éclatante
religion romaine de Fortuna, considérée dans que les hommes eussent pu en éprouver de la
son ensemble. Bien que, sous le nom de Fors jalousie128. Sur un mode moins viril que Clélie et
Fortuna, elle eût été liée à la plèbe et à la plus proche de l'intervention des Sabines, leur
fraction la plus discréditée de la population, exploit demeura l'un des grands exemples
bien que la légende de Servius, esclave et d'héroïsme féminin et il est le premier que
plébéien, eût marqué la plupart de ses cultes, mentionne Valère-Maxime parmi les actes dignes de
elle n'était nullement une divinité «de classe» louange qui méritèrent à des individus, hommes
comme Cérès ou Mercure, protecteurs attitrés ou femmes, la reconnaissance de l'État. Les
de la plèbe. Les sanctuaires de Fortuna donnent matrones reçurent à cette occasion plusieurs
au contraire la preuve d'une diversité sociale qui récompenses officielles. A la seule qu'elles
allait depuis la protection de la plèbe et des eussent demandée, la fondation du temple de
esclaves jusqu'à celle des dames de la meilleure Fortuna Muliebris, l'on ajouta en effet diverses
société, sans oublier celle de la personne royale, marques d'honneur: les hommes leur cédèrent
comme c'était le cas au Forum Boarium. C'en est désormais le pas dans la rue, car leur stola s'était
assez pour écarter l'idée d'une Fortuna déesse montrée plus puissante que les armes, et on leur
des petites gens, honorée avec prédilection dans accorda de nouvelles parures, comme le droit de
les milieux populaires. Aucun groupe social ne porter, outre les pendants d'oreille qu'elles
pouvait revendiquer son patronage exclusif, possédaient de longue date, des vêtements de
mais tous avaient un droit égal à ses bienfaits; ce pourpre et des galons d'or129. Tous signes extérieurs
qui n'empêche pas, cependant, que des qui leur conféraient un surcroît de dignité et
distinctions de classe aient séparé ses différents cultes, dont la seule vue rappelait encore, bien des
les uns ouverts aux plus humbles, les autres siècles après, que Rome leur avait dû son salut
réservés aux fidèles de condition plus élevée. et sa délivrance130.
Nous croirions d'ailleurs volontiers que c'est Il régnait ainsi, au sanctuaire de la Via Latina,
en raison même de ce caractère aristocratique, une atmosphère et une qualité spirituelle
qu'il devait à son rituel et à ses origines, que la uniques dans la religion romaine de Fortuna. Le
tradition n'a pas attribué à Servius la fondation culte de Fors Fortuna, célébré sur le Tibre au
du temple de Fortuna Muliebris. Discrimination solstice d'été, n'offrait plus guère à l'époque
sociale et privilèges de la noblesse étaient classique que la joyeuse licence d'une fête
incompatibles avec la légende de Servius, roi populaire. Celui du Forum Boarium restait marqué
démocrate et de naissance servile. En revanche, par la crainte religieuse et par la magie
ces notions s'accordaient parfaitement avec le redoutable des puissances de fécondation. Celui de
souvenir d'un héros comme Coriolan, patricien Fortuna Muliebris, au contraire, avait une
victime de la haine populaire et dont le nom, de décence et un caractère moral qui n'appartenaient
surcroît, se rattachait aux luttes contre les Vols- qu'à lui. Quels qu'aient pu être ses caractères les
ques. Double raison, dépourvue de tout plus anciens et l'intérêt, peut-être exclusif, qu'il
paradoxe, pour le mettre en rapport avec un culte commença sans doute par accorder aux
féminin sans doute, mais en même temps noble fonctions physiologiques de la femme, le culte tel
et marqué par la guerre, localisé dans la région que nous le connaissons met l'accent sur la
même où il s'était tristement illustré à la tête de
l'ennemi, et dans lequel étaient en honneur deux
vertus matronales, non seulement la chasteté 128 Liv. 2, 40, 11.
aristocratique de Yiiniuira, mais aussi le 129 Val. Max. 5, 2, 1.
dévouement patriotique de la femme romaine. Telle est 130 Cf. Plut. Coriol. 37, 3-4.
360 FORTUNA MULIEBRIS

morale, non sur la sexualité. Les matrones qui salut commun, servir sa patrie avec énergie et
l'honorent attendent de la déesse de multiples décision, et employer pour la défendre la
bienfaits, dans tous les domaines qui concernent puissance propre de sa féminité.
leur vie de femme. Elles reçoivent d'elle les
bienfaits du corps, la santé et les maternités
nombreuses, les accouchements faciles et la IV - Fortuna muliebris et la guerre
sauvegarde de leurs enfants, mais aussi les
bienfaits de l'âme, la chasteté et la vertu Cet héroïsme matronal, victorieux des armes
civique. masculines - plus salutis reipublicae in stola
Dès lors, la destinée tout entière de la femme quam in armis fuisse, selon l'expression de Valè-
se trouve placée sous la protection de Fortuna re-Maxime132 - rejoint trop bien la duplication
Muliebris, qui règne sur les divers aspects qui existait entre une Fortune courotrophe et
physiques, moraux, sociaux de la vie féminine. Sans une autre moins aisée à définir, à la fois
pour autant voir en la déesse une incarnation de dominatrice et tutélaire, pour que l'on considère
la «chance des femmes»131, qui serait bien comme un simple artifice l'épisode belliqueux
anachronique en ce début du Ve siècle, on qui se place à la naissance du culte. Pourtant, le
comprend néanmoins comment les matrones lien qui unit ses deux aspects, l'un féminin,
romaines purent avoir le sentiment de tout devoir à la l'autre guerrier, n'apparaît pas clairement,
bienveillance de leur divinité tutélaire. Même si d'autant que nous ne connaissons guère les rites et
elles ne demandaient pas la révélation de leur les fêtes de Fortuna Muliebris, à l'exception du
avenir à une déesse qui, à la différence de ses rôle qu'y jouaient certaines catégories de
homologues de Préneste ou d'Antium, n'avait pas femmes, les uniuirae et sans doute aussi les jeunes
de dons oraculaires, c'était d'elle cependant mariées. Une chronologie et un calendrier du
qu'elles attendaient la réussite ou l'échec de leur culte nous ont cependant été conservés par
vie conjugale et l'accomplissement normal de Denys d'Halicarnasse. La retraite de Coriolan
leur destinée, liée à leur condition d'épouse et daterait de 488, du 1er décembre plus
de mère - domaines sur lesquels Fortuna précisément, puisque, l'année suivante, aux calendes de
Muliebris avait tout pouvoir. Mais cette déesse, si décembre 487, alors que la déesse ne possédait
puissante sur leur destin de femme, leur donnait encore qu'un autel et un sanctuaire à ciel ouvert,
aussi l'exemple des vertus caractéristiques de les matrones y offrirent un sacrifice pour
leur sexe. Le culte et les circonstances dans célébrer ce premier anniversaire. Quelques mois
lesquelles il avait été fondé, la chasteté plus tard, le temple était achevé et, désormais
matronale qu'aimait la déesse, puisqu'elle n'acceptait doté de ses deux statues cultuelles, offertes l'une
d'être servie que par les uniuirae, le dévouement par l'État, l'autre par les matrones, il fut dédié
à la patrie qu'elle favorisait, puisqu'elle leur par le consul Proculus Verginius, le 6 juillet
avait permis de sauver Rome contre les Vols- 486 133. Aucune autre source ne permet de
ques, en leur seule qualité d'épouses et de contrôler ces données chronologiques, d'une
mères, qui était l'unique fondement de leur précision peut-être illusoire, et qui posent un double
épanouissement personnel, de leur autorité problème : celui de leur authenticité historique,
sociale et de leur efficacité politique, cet et celui de leur contenu liturgique. Les années
ensemble de rites et de traditions offrait une certaine 488-486 sont-elles vraiment celles de la
image de la femme, en tout point conforme à la construction du temple? Quant aux deux fêtes
vision idéale de la matrone romaine : à la fois d'institution qui lui sont assignées, là où, par
Lucrèce et Clélie, et digne fille des Sabines; définition, l'on attendait une date unique, quel était,
vertueuse et fidèle à son seul mari, mère parmi elles, le jour exact de son natalis, et, par
féconde à l'imitation de la déesse courotrophe qu'elle suite, à quoi correspondait l'autre cérémonie?
honorait, mais sachant aussi, en un péril
extrême, quitter le foyer domestique et contribuer au
132 5, 2, 1.
133 8, 55, 4-5. Sur la date du 6 juillet et la discussion du
131 Selon la thèse de K. Latte {supra, p. 338). texte de Denys, cf. supra, p. 336, n. 9.
FORTUNA MULIEBRIS ET LA GUERRE 361

Nul calendrier épigraphique, ni celui d'Antium, sowa, aucun fondement sérieux: ce ne serait
ni les calendriers impériaux, ne les mentionne; qu'une falsification postérieure, due à l'annaliste
d'où l'embarras des commentateurs devant les qui, le premier, rattacha la légende de Coriolan
deux dates transmises par Denys et dont la au temple de Fortuna Muliebris et qui imagina
signification religieuse demeure incertaine. ce moyen de mettre, par le biais d'un premier
Jordan a proposé de les retenir l'une et sacrifice, le calendrier du culte en harmonie
l'autre et d'attribuer ainsi au temple un double avec la chronologie des opérations militaires, qui
natalis : le 1er décembre eût été le jour de la lui était imposée par ses sources et qui fixait le
constitutio, le 6 juillet celui de la dedicatio départ des Volsques aux calendes de décembre.
aedisUA. Marquardt135, dans un premier temps, Mais, après avoir partagé le scepticisme de
puis Wissowa136 et Otto137 ont sévèrement Wissowa, Otto a, comme Marquardt, fini par
critiqué cette façon de voir. Tous trois ont estimer que cette seconde date pouvait, elle
considéré le 6 juillet comme le jour de sa dédicace, aussi, correspondre à une réalité cultuelle :
son seul natalis authentique, comme l'indique comme l'atteste Denys d'Halicarnasse, dont on ne
clairement Denys d'Halicarnasse138. Quant à la saurait, sans tomber dans l'hypercritique,
date du 1er décembre, elle n'aurait, selon Wis- récuser le témoignage, elle aurait effectivement été
marquée par un sacrifice annuel qui
commémorait la retraite du héros.
Allant plus avant dans son interprétation,
134 De sacris quibusdam in hemerologio fratrum Arualium Otto a en outre attiré l'attention sur
commemoratis, Eph. Ep., I, 1 872, p. 234 sq. ; approuvé par
Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1520. Hild, en revanche, DA, II, l'environnement religieux des deux dates : l'une se trouve
2, p. 1275, ne tient compte que de la fête des calendes de placée entre les' Poplifugia du 5 et les Nones
décembre. Capro tines du 7 juillet; l'autre, le 1er décembre,
135 Le culte chez les Romains, I, p. 328 sq., qui n'hésite pas est aussi celle de la dédicace du temple de Pietas
à déclarer qu'« admettre ici une double dédicace serait un voisin du Cirque Flaminius139. Les deux
non-sens». Jordan s'appuyait sur l'exemple de l'ara Pacis,
constituta le 4 juillet de l'an 13, dedicata le 30 janvier de l'an 9 rapprochements sont de valeur très inégale. Le premier
av. J.-C, comme l'indiquent les calendriers. Mais, si les deux est riche de signification, car il a le mérite
dates y figurent l'une et l'autre, la première de ces deux fêtes d'associer trois fêtes dont l'aition est un épisode
ne commémore que la décision, prise par le sénat, de guerrier et dont les deux dernières, en
construire l'autel, la seconde seule est son dies natalis. Le cas particulier, ont un thème commun : celui de la
de Fortuna Muliebris est, pour Marquardt, analogue, mais délivrance de la cité obtenue grâce au dévouement
non identique; cf. son calendrier du tome II, p. 370 (6 juillet :
«dédicace du temple») et 380 (1er décembre: «construction ou à la ruse des femmes. Il reste néanmoins que
de Vara Fortunae muliebris»), et, dans le même sens, le le sens des Poplifugia et des Nones Caprotines
commentaire de Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 476; cf. p. 479 et est extrêmement obscur et que le
533. rapprochement proposé par Otto permet de poser les
136 Gesammelte Abhandlungen, p. 272 sq. Cf. RK?, p. 258, problèmes communs aux trois fêtes plutôt que
n. 4.
137 Dans son étude sur Inno, Philologus, LXIV, 1905, d'y apporter des solutions sûres. En revanche, la
p. 192-195; complétée dans RE, VII, 1, col. 21. seconde analogie qu'il a cru percevoir, et qui
138 De fait, rien, dans les expressions qu'il emploie, et qu'il représente le dernier état de sa pensée, n'est
n'a certainement pas distribuées à la légère, ne permet de guère convaincante, bien que la victoire des
considérer le sacrifice initial, θυσίαν πρώτην (8, 55, 4; repris femmes puisse passer pour un effet de la pietas,
en 5 : την πρώτην θυσίαν) du 1er décembre, célébré par les
seules matrones, et qui fut ensuite répété sous la forme de de l'affection et du respect, plus puissants que
sacrifices annuels, θυσίας τε καθ' εκαστον έτος (8, 55, 3), tous les autres sentiments, qui liaient Coriolan à
comme un natalis, à la différence de la dédicace, καθιερώθη, sa mère, et qui l'emportèrent sur les
du 6 juillet, à laquelle, comme il est de règle pour les temples engagements qu'il avait contractés envers les Volsques.
publics, procéda l'un des consuls, ό δε καθιερώσας, en 55, 5; Mais, outre que cette interprétation
de même, en 56, 2, τή πρώτη τής άνιερώσεως ήμερα; et qui psychologique de la retraite du héros est sans doute trop
fut, elle aussi, à son jour anniversaire, marquée par une fête
annuelle décrétée par le sénat, θυσίας αλλάς καΐ
σεβασμούς . . . καθ' εκαστον έτος, conclut Denys en 56, 4, avec une
symétrie dans les formules qui souligne à la fois le
parallélisme et l'inégalité, tant par leur importance que par leur n9Fast. Amit., cf. Mag., Opp., CIL P, p. 245; Degrassi, /. /.,
caractère officiel, des deux fêtes. XIII, 2, p. 93; 99; 198 sq.
362 FORTUNA MULIEBRIS

moderne pour être exacte, elle se heurte à une présence des mêmes matrones à l'une et l'autre
difficulté chronologique. Le temple de Pietas ad cérémonie est la plus sûre garantie de l'unité du
circum Flaminium n'était pas si ancien - il ne culte. Il est clair en tout cas, si l'on prend à la
date que du IIe siècle140 - qu'on puisse lettre la relation de Denys, que les deux fêtes de
légitimement le rapprocher de la légende archaïque Fortuna Muliebris et, d'une façon générale, le
de Coriolan; et, à supposer qu'il y ait eu un lien culte de la Via Latina, loin de ne relever que de
entre les deux fêtes du 1er décembre, ce qui n'est la dévotion particulière des matrones et des
pas prouvé, c'est sans doute de celle de Fortuna organisations socio-religieuses qui leur étaient
Muliebris qu'il faudrait partir, pour expliquer propres, faisait partie des sacra publica, célébrés
que la même date eût été choisie, par analogie, aux frais de l'État et au profit du peuple tout
pour le culte de Pietas, plutôt que l'inverse. entier141 : il appartenait donc, ce qui est de
Nous pouvons cependant conserver, comme grande conséquence pour son interprétation, à
double hypothèse de travail, l'essentiel des la religion de l'État, entendue au sens le plus
interprétations formulées par Otto. Les deux dates strict, et présentait tous les caractères des cultes
retenues par la tradition auraient eu l'une et officiels, et cela dès le commencement du Ve
l'autre valeur cultuelle : l'une, le 6 juillet, était le siècle.
natalis du temple et la fête principale de Fortuna Le sacrifice du 1er décembre en reste
Muliebris, au jour anniversaire de sa dédicace; assurément la partie la plus obscure. Le
l'autre, le 1er décembre, n'était qu'un sacrifice rapprochement allégué avec Pietas nous a paru illusoire, et
commémoratif, qui n'avait valeur que de fête le fait qu'il ait coïncidé avec les calendes,
secondaire. Mais quels pouvaient être les rites consacrées à Junon, autre grande déesse matronale,
des deux cérémonies et leur signification ne contribue pas à l'éclairer davantage142. C'est
respective? Si l'on songe à la structure binaire de sans doute, finalement, à la guerre de Coriolan
ce culte, où la déesse est figurée par deux qu'il faut en revenir. La tradition annalistique en
statues, où elle remplit deux fonctions, dont propose une chronologie suffisamment
l'une touche à la vie féminine et l'autre à la précise143, dont le point de départ est la célébration
guerre, on peut être tenté d'appliquer au des ludi Romani, en septembre, puis leur ins-
calendrier le même type d'explication et de voir dans tauratio, qui fournit aux Volsques l'incident
les deux dates mentionnées une fête des diplomatique qu'ils recherchaient pour commen-
matrones et une fête de la victoire. Mais cette
distinction, que rien d'ailleurs ne confirme en l'état
actuel de nos connaissances, est certainement
trop systématique pour qu'on puisse la 141 La preuve en est l'insistance, digne d'un théologien ou
présenter sous une forme aussi rigide. Même si les d'un moderne historien de la religion romaine, avec laquelle
intentions des deux fêtes étaient différentes, si Denys rappelle ce caractère public. Tout se passe comme s'il
l'une était plus nettement féminine et l'autre paraphrasait la définition de Festus, publica sacra, quae
plus guerrière, les deux aspects devaient publico sumptu pro populo fiunt (284, 18), tant lorsqu'il
retrace les étapes de l'institution du culte que les modalités
néanmoins y être associés : Fortuna Muliebris de sa célébration : d'abord, lorsque la décision officielle fut
exerçait ses deux fonctions simultanément et la prise, par le sénat et par le peuple, de construire le temple
άπο τών κοινών χρημάτων et d'y célébrer θυσίας δημοτελεϊς
(8, 55, 3; = publico sumptu), puis lorsque les femmes et la
prêtresse Valeria offrirent υπέρ τοΰ δήμου (55, 4; = pro
140 Voué en 191, il fut dédié en 181 (et ne fait qu'un avec le populo) le sacrifice du 1er décembre, enfin lorsque, le temple
temple du Forum Holitorium, qu'on tenait naguère pour un une fois achevé έκ τών δημοσίων χρημάτων (55, 5 ; cf. 56, 2 : έκ
édifice distinct; cf. F. Coarelli, Roma, p. 271 sq.). Le τοΰ δημοσίου πάσας δαπανάς; de même chez Plutarque,
rapprochement allégué par Otto est d'autant plus hasardeux que le Coriol. 37, 5 : δημοσίαις δε δαπάναις), il fut, comme il était de
1er décembre est aussi (cf. les calendriers cités ci-dessus) le règle pour les temples publics, dédié par l'un des consuls, et
natalis du temple de Neptune, également voisin du Cirque que, après les paroles miraculeuses prononcées par la statue
Flaminius (cf., s.v. Neptunus et Pietas, Platner-Ashby, divine, le sénat prescrivit que l'on y célébrât chaque année
p. 360 sq. et 389 sq.; et Degrassi, op. cit., p. 533). Aussi d'autres sacrifices.
envisagera-t-on plutôt un groupement topographique des 142 Cf. Otto, Philologus, LXIV, 1905, p. 195.
temples de Neptune et de Pietas, qui paraît moins 143 R. M. Ogilvie, A commentary on Livy, p. 336. Sur le
hypothétique que la conjonction de cette dernière avec Fortuna détail des opérations et la liberté avec laquelle Tite-Live a
Muliebris. interprété la tradition, Ibid., p. 331 sq.
FORTUNA MULIEBRIS ET LA GUERRE 363

cer la guerre. Les deux campagnes de Coriolan, l'instigation de l'une d'elles, nommée Philotis ou
que Tite-Live condense en une seule, durèrent Tutula, se substituèrent à leurs maîtresses, dont
environ un mois chacune. Ce qui donne, pour sa elles prirent les vêtements, et surent si bien
marche sur Rome, la fin de novembre, et, par endormir la vigilance des guerriers que les
suite, rend parfaitement vraisemblable, pour sa Romains n'eurent pas de peine à les surprendre
retraite, la date du 1er décembre. Mais cette et à les vaincre. En mémoire de cet épisode, les
reconstitution chronologique, si plausible soit- femmes libres et les esclaves participaient
elle, est loin de résoudre tous les problèmes : également à la fête, placée sous le patronage de
même si, aux yeux des Romains, le sacrifice du Junon Caprotina. Les esclaves s'y livraient à un
1er décembre était offert à la déesse en action de combat simulé, se frappaient et se jetaient des
grâces pour son intervention dans la guerre de pierres, comme elles l'avaient fait jadis pour
Coriolan, nous ne pouvons déterminer si c'était aider à la défaite des envahisseurs. Le sacrifice
là sa seule signification, ou s'il répondait aussi à avait lieu sous un figuier sauvage du Champ de
d'autres intentions, plus matronales peut-être, Mars, près du marais de la Chèvre, et il
mais qui nous demeurent irrémédiablement comportait l'offrande, au lieu de lait, du suc du
inconnues. figuier, caprijicus, qui avait donné son nom à la
Non moins énigmatiques sont les Poplifugia fête, à moins qu'il ne faille, toujours selon les
du 5 juillet, feriae Ioni, dont nous ne connaissons anciens, le rapprocher de capra, la chèvre148.
guère que l'aition ou, plutôt, les deux aitia qui en Quel pouvait être le sens de ces rites primitifs?
ont été proposés, preuve de l'oubli où étaient La référence à un aition commun suggère,
tombés le sens véritable et les origines de la encore qu'on en ait douté, une articulation entre
fête144. Cette «fuite du peuple» s'expliquait, les deux fêtes. Le nom des Poplifugia, d'autre
selon les uns, par le désarroi qui s'empara de lui part, renvoie au Regifugiwn du 24 février qui,
après la disparition de Romulus, selon les autres, nous le savons maintenant, signifiait la «fuite»
par l'invasion, juste après celle des Gaulois en rituelle du roi devant une période dangereuse,
390, d'un peuple voisin de Rome, Étrusques ou les cinq jours surnuméraires qui séparaient la
Latins, qui voulurent profiter de sa faiblesse145. fin de l'année du commencement de la
Une brève allusion de Vairon permet à peine de suivante149. Quant aux Nones Caprotines, elles
supposer que, sitôt le sacrifice achevé, en un lieu unissent, de façon complexe, plusieurs thèmes
qui, d'ailleurs, n'est pas précisé, les assistants rituels : l'échange des rôles entre esclaves et
prenaient rituellement la fuite146. Les Nones maîtresses, qui rappelle les Saturnales;
Caprotines se rattachent à la même invasion l'élimination d'un ennemi ou d'un péril, sans doute le
légendaire147. Les ennemis, qui campaient alors même qui avait déjà suscité les Poplifugia; un
devant la ville, exigèrent qu'on leur envoyât des simulacre de combat, livré à cet ennemi, ou
femmes de condition libre. Mais les esclaves, à destiné, comme les jeux, à dégager des forces
vivifiantes; enfin et surtout, des symboles
sexuels et fécondants comme la chèvre et le
figuier, qui expriment le sens dominant de ces
144 Sur les Poplifugia, cf., entre autres, Warde Fowler,
Roman Festivals, p. 174-176; Wissowa, RK2, p. 116 et n. 1; rites féminins et populaires.
G. Vaccai, Le feste di Roma antica, 2e éd., Turin, 1927, Il est difficile d'apprécier les liens qui
p. 135-140; W. Kraus, s.v., RE, XXII, 1, 1953, col. 74-78; Latte, unissaient ces deux fêtes, déjà si obscures et dont la
Rom. Rei, p. 128 sq. signification s'était totalement perdue150, à celle
145Varr. LL 6, 18; Macr. Sat. 3, 2, 14; Dion. Hal. 2, 56, 5;
Plut. Rom. 29 et Cam. 33.
146 Aliquot hiiitis d(t)ei uestigia fugae in sacris apparent {loc.
cit.).
147 Cf. Warde Fowler, op. cit., p. 176-179; Wissowa, RK?, 148Varr. et Plut., loc. cit.; Macr. Sat. 1, 11, 35-40.
p. 184, et s.v. Caprotina, RE, ΙΠ, 2, 1899, col. 1551-1553; 149 A. Magdelain, Cinq jours épagomènes à Rome?, REL,
G. Vaccai, loc. cit.; S. Weinstock, s.v. Nonae Caprotinae, RE, XL, 1962, p. 201-227.
XVII, 1, 1936, col. 849-859; Latte, Rom. Rei., p. 106 sq.; et, 150 L'esclave qui, dans l'aition des Nones Caprotines, joue
récemment, D. Porte, Le devin, son bouc et Junon, REL, LI, un rôle analogue à celui de Valeria, puisqu'elle prend
1973, p. 183-188; P. Drossart, »Nonae Caprotinae». La fausse l'initiative du subterfuge, porte le nom de Philotis ou de
capture des Aurores, RHR, CLXXXV, 1974, p. 129-139; G. Tutula. Si le premier, purement grec, évoque «l'amoureuse»,
Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 271-283. le second a été rapproché du double nom de Mutunus
364 FORTUNA MULIEBRIS

de Fortuna Muliebris, encore plus mal connue, début du Ve siècle et, même si l'on suppose,
puisque son rituel nous échappe entièrement. comme il est fort possible, que le jour choisi
Nous ignorons, par exemple, si le culte de la pour cette dédicace était déjà celui d'une fête
Via Latina comportait des pratiques fécondantes préexistante de la déesse, elle n'en est pas moins
analogues à celles des Nones Caprotines et le produit d'un âge notablement plus récent que
quelle pouvait y être la part respective des rites les rites archaïques et incompris des Poplifugia
matronaux et des souvenirs guerriers. Il semble et des Nones Caprotines, qui appartiennent aux
du moins que, sans nous engager dans trop couches les plus anciennes de la religion
d'hypothèses invérifiables, nous puissions nous romaine. La succession immédiate des trois fêtes n'est
en tenir à quelques constatations simples. Il d'ailleurs pas la seule singularité que l'on
existe entre les trois fêtes un système de constate en ce début de juillet : on a fait observer de
relations, d'affinités et d'oppositions qui peuvent, longue date que les Poplifugia étaient la seule
d'ailleurs, ne pas correspondre à un état originel fête publique célébrée avant les nones. Aussi
du calendrier, car elles n'ont pas toutes trois le est-il vraisemblable que ce groupement trahit
même statut. Leur succession n'est pas une élaboration secondaire du calendrier et
comparable à celle des Lemuria, les 9, 11 et 13 mai, ou révèle des strates religieuses d'antiquité et
des Lucana, les 19 et 21 juillet, ou encore des d'inspiration diverses, de sens peut-être différent à
Fordicidia et des Cerialia, les 15 et 19 avril, toutes l'origine, mais associées à des fins nouvelles -
fêtes anciennes et, sauf la première, publiques, comme ce peut être aussi le cas, d'autre part, du
célébrées, comme il est normal, uniquement les Regifugium et des Poplifugia et de la structure
jours impairs et donc séparées par un intervalle politique que suggère leur confrontation. C'est
d'un ou trois jours. Les Poplifugia, jeriae publicae, donc, semble-t-il, lorsque fut instituée la fête
et les Nones Caprotines, seulement marquées N, nouvelle de Fortuna Muliebris, un choix
sont de ce type. Mais la fête de Fortuna conscient, systématique, donc significatif, qui l'inséra
Muliebris, qui tombe un jour pair, le 6 juillet, entre les rites primitifs des Poplifugia et des
d'ailleurs néfaste, leur est hétérogène : elle ne Nones Caprotines que, à tort ou à raison, la
commémore que le natalis d'un temple construit au religiosité romaine associait déjà: elle leur
correspondait effectivement par ses intentions et
elle complétait admirablement le sens de leur
Tutunus, ce qui répond bien à la signification sexuelle de la
fête. Il est vraisemblable que, sous la légende, se dissimule opposition.
un mythe dégradé et historicisé (J. Bayet, Histoire politique, Tout se passe en effet comme si, à elle seule,
p. 50; G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 72 sq.). On peut la fête de Fortuna Muliebris et sa légende
d'ailleurs se demander si ce mythe n'affleure pas encore étiologique résumait l'antithèse des Poplifugia et
distinctement dans le récit de Plutarque (Rom. 29, 7-8; Cam. 33, des Nones Caprotines. Le groupement des trois
5). La nuit venue, Tutula monta sur un figuier sauvage, d'où
elle brandit une torche allumée; à ce signal, les Romains fêtes repose, de fait, sur un thème unique:
accoururent et surprirent l'ennemi dont ils firent un grand l'opposition entre les sexes et leur efficacité
massacre. Même si bien des détails demeurent obscurs dans propre dans le domaine de la guerre. D'où une
les Nones Caprotines, indépendamment de l'interprétation suite de symétries et de contrastes, où la fête de
de P. Drossart, adoptée par G. Dumézil, Fêtes romaines d'été Fortuna et les Nones Caprotines tantôt
et d'automne, loc. cit., qui reconnaît dans la torche brandie
par Philotis-Tutula, qui la cache par un voile faisant écran du s'associent, face aux Poplifugia, tantôt se dissocient
côté de l'ennemi, une figuration du premier quartier de la pour s'opposer entre elles. La première de ces
lune qui suit le solstice d'été, on sera tenté de voir, dans ce journées est tout entière masculine et elle ne
personnage féminin humanisé, réduit au rang d'esclave, et concerne que le populus guerrier, celui que
que l'accomplissement de sa fonction aurorale n'obligeait Romulus avait rassemblé au Champ de Mars, ad
nullement à monter ainsi au haut d'un arbre, une autre
figuration de la Grande Déesse apparaissant au milieu de exercitum recensendum151 , lorsqu'il disparut
l'Arbre de Vie et, plus précisément, se dressant, dans ces mystérieusement, ou celui qui, selon l'autre version,
théophanies végétales, entre deux branches de ficus religiosa fut surpris par l'invasion ennemie. Les deux
(cf., sur une monnaie de Myra en Lycie, A. B. Cook, Zeus, II, journées suivantes n'ont pour héroïnes que des
1, Cambridge, 1925, p. 681, fig. 620; U. Holmberg, Der Baum représentantes de l'autre sexe. Pourtant, avant
des Lebens, dans Annales Academiae scientiarum Fennicae,
série B, XVI, 3, 1922-1923, p. 86, fig. 29; M. Eliade, Traité
d'histoire des religions, p. 239-246). 151 Uv. 1, 16, 1.
FORTUNA MULIEBRIS ET LA GUERRE 365

l'intervention des femmes, les deux premières tat d'une élaboration secondaire, toute
ambassades envoyées à Coriolan, celles des interprétation guerrière, au sens propre, ne doit pas en
sénateurs, puis des prêtres, forment un prologue être écartée : sans nous attarder sur l'énigme des
masculin qui fait écho aux Popliftigia. Dans les Poplifugia, qui ne sont plus qu'un nom, c'est au
deux cas, l'opposition est entière entre la « fuite » Champ de Mars qu'avaient lieu les Nones
ou l'inefficacité des premiers et le succès Caprotines, et c'est à la frontière de Vager Romanus,
remporté par les secondes avec les armes propres à face aux incursions ennemies, que s'élevait le
leur sexe. Mais un autre contraste, social et temple de Fortuna Muliebris. La victoire des
moral, sépare les deux fêtes féminines. L'une esclaves aux Nones Caprotines s'exprime sur un
met en scène des esclaves, l'autre, des femmes mode suffisamment réaliste pour que sa
de haut rang, qui agissent chacune comme il signification n'ait rien d'ambigu. Mais l'intervention
sied à leur condition : aux esclaves édifiante des matrones a sans doute subi une
appartiennent le plaisir et la liberté sexuelle, aux femmes transposition qui en a ennobli, mais aussi
de l'aristocratie, la retenue et la pudeur, obscurci le sens premier. J. Gagé a pensé que leur
caractéristiques de la matrone. Comme l'a bien supplication pouvait être destinée moins à
montré J. Gagé, l'aition de Fortuna Muliebris et celui «fléchir» Coriolan qu'à «le rendre sacer,
des Nones Caprotines se répondent par le intouchable»154. De fait, c'est par le moyen du discours
contraste, peut-être plaisant, de leurs motifs : le que Veturia agit sur lui: faut-il, à l'origine,
noble dévouement des matrones, le subterfuge supposer une action magique, quelque rituel
facétieux des esclaves152. Mais ce ne sont, en fait, incantatoire qui eût charmé le guerrier et
que les deux variantes, l'une caricaturale, l'autre paralysé ses forces, par la seule vertu de la parole?
idéalisée, d'un même comportement féminin. Au On ne savait plus quelle avait été la fin de
delà de ces différences superficielles, le sens des Coriolan, s'il avait péri de mort violente ou
trois fêtes est bien le même : elles associent, en langui dans un exil sans honneur155. Peu
un péril exceptionnel, un double rituel de importe; dans les deux cas, sa déchéance est la même :
«fuite », puis de victoire obtenue par la femme. Elles celle du héros réduit à l'impuissance, par la
proclament, là où les forces masculines ont parole d'une femme156.
précédemment échoué, le triomphe de la
féminité.
Quel est donc ce péril contre lequel la femme
est plus puissante que l'homme? Il se peut que, juillet? interprétation lunaire de P. Drossart, op. cit.? Cf. les
malgré leurs résonances guerrières, les diverses exégèses rappelées par Latte, Rom. Rei, p. 128, n. 3;
Poplifugia et les Nones Caprotines n'aient pas eu, à leur et par D. Porte, op. cit., p. 183 sq., qui s'en tient, pour les
origine, de signification belliqueuse, et qu'il faille Nones Caprotines, à la thèse d'une «symbolique de la
fécondation féminine, placée sous le signe du figuier
rattacher leurs rites de fécondité, féminine ou sauvage». Faut-il entendre dans le même sens, celui de la
agraire, à une période critique de l'année, celle fécondité des femmes, les prières que les matrones
de la moisson et des chaleurs malsaines du plein adressaient, le 6 juillet, à Fortuna Muliebris? L'ensemble Popli-
été153. Pourtant, même si elle n'est que le résul- fugia-Nones Caprotines reste des plus incertains, si grande
est la complexité des thèmes mythiques et si multiples
paraissent les intentions des deux fêtes. On ne notera pas
sans intérêt, en tout cas, l'étrange analogie avec le rite du
152 Matronalia, p. 50 et 114. Bélouchistan signalé par Frazer dans le supplément au
153 Fuite rituelle d'un bouc émissaire? rites de dérision, et Golden Bough, Aftermath, p. 75 sq., celui d'un combat simulé
même violents, contre l'étranger qui est censé figurer l'esprit entre femmes, pour faire tomber la pluie.
du blé, selon Warde Fowler, Roman Festivab, p. 176-179? 154 Matronalia, p. 58.
magie de la pluie et de la fertilité, où Otto, Philologus, LXIV, 155 Trois versions avaient cours auprès des anciens sur la
1905, p. 195-197, voit le dénominateur commun des fêtes de fin de Coriolan : qu'il fût mort de vieillesse, selon la version
juillet? rites semi-magiques de passage par lesquels, après la plus anciennement attestée, celle de Fabius Pictor, suivie
une période d'entraînement militaire hors de l'enceinte, des par Tite-Live; qu'il fût tombé victime des partisans d'Attius
groupes de jeunes gens étaient intégrés à la communauté des Tullius, comme le rapportent Denys et Plutarque (supra,
Quirites, selon le sens général que J. Gagé, La ligne pomériale p. 344 et n. 54) ; ou que, comme Thémistocle, il se fût suicidé
et les catégories sociales de la Rome primitive. A propos de (Cic. Brut. 42; Lael. 42).
l'origine des «Poplifugia» et des «Nones Caprotines», RD, 156 Tite-Live paraît y avoir été sensible, qui conclut par ces
XLVm, 1970, p. 5-27, attribue à ce même cycle des fêtes de mots le récit de l'ambassade des femmes : uxor deinde ac
366 FORTUNA MULIEBRIS

Pourtant, c'est au geste sans doute, plutôt lérophon et la mer qui, à sa suite, ravageait leur
qu'à la parole, qu'il faut attribuer le pouvoir pays, après que les hommes y eurent échoué159;
mystérieux des femmes sur Coriolan. De telles et, dans les «légendes sur les Nartes» des
interventions féminines au cours d'une guerre Ossètes du Caucase, descendants des Scythes, la
ne sont pas l'apanage des fêtes de juillet. La tante du jeune guerrier Batradz qui, pas plus
tradition romaine en offre un autre exemple, que les mères de famille arvernes, n'est une
plus célèbre encore que les précédents : celui femme sans pudeur, mais une dame noble et
des Sabines, se jetant sur le champ de bataille sage, doit cependant, pour obtenir l'eau qui
entre leurs pères et leurs maris, et dont la refroidira sa fureur, faire le sacrifice de sa vertu.
légende servit d'aition aux Matronalia du 1er A Rome enfin, le même motif, celui de la
mars, autre fête de Junon. Ne s'agit-il que d'un provocation féminine adressée au héros,
vieux thème folklorique, ou ces trois récits apparaît dans la légende d'Horace; mais elle y a subi
ont-ils pour origine des pratiques réelles une transposition bien romaine, pour n'être plus
d'intervention collective, par lesquelles les femmes que l'impudeur, toute morale, de sa sœur qui ose
pouvaient agir sur les forces de l'ennemi, le pleurer son fiancé mort.
séduire ou le neutraliser? Un épisode connu du Ces épisodes mythiques ont tous même
siège de Gergovie donne à cette dernière signification : après l'initiation du jeune guerrier,
interprétation l'appui d'un fondement historique. après les exploits qu'il a accomplis sous
César rapporte que, comme ses soldats avaient l'emprise du furor qui le possède, mais dont
atteint les murs de la ville et que leur victoire l'exaltation est un danger, c'est à la femme et à ses
paraissait assurée, les femmes gauloises pouvoirs sexuels qu'il appartient de neutraliser
tentèrent de les arrêter; du haut des remparts, elles ce même furor, de désacraliser le jeune
leur jetaient de l'argent et s'offraient à eux, les combattant et de le réintégrer à la société civile.
seins nus, les paumes ouvertes dans l'attitude Mais, en pleine époque historique, l'exemple du
rituelle des suppliants, en les implorant de ne siège de Gergovie prouve qu'il ne s'agissait pas
pas les massacrer : maires familiae . . . pectore seulement de légendes ou de rites initiatiques.
nudo prominentes passis manibus obtestabantur Ces sociétés archaïques savaient également, dans
Romanos ut sibi parcerent157 . Le même trait se les nécessités de la guerre, utiliser l'efficace de la
retrouve dans plusieurs légendes, appartenant à nudité féminine et de la tentation sexuelle,
des domaines divers, et qu'a étudiées G. seules capables de déviriliser les combattants et
Dumézil158. Dans l'épopée irlandaise, pour arrêter les de les féminiser, à leur image, par une action
exploits dévastateurs de l'enfant Cuchulainn, la magique. Que Rome, héritière du même passé
ville d'Emain Mâcha qu'il menace envoie à sa indo-européen, n'avait perdu le souvenir ni de
rencontre une troupe de femmes nues, ces thèmes légendaires, ni même des pratiques
conduites par la reine, sa propre tante. Voici, dit-elle au effectives de magie antiguerrière qui leur
héros «en lui montrant ses seins, voici les avaient donné naissance, nous le voyons par
guerriers qui vont combattre contre toi». C'est l'épopée d'Horace et celle de Coriolan, par les
par un semblable moyen, s'il faut en croire Nones Caprotines, peut-être aussi par
Plutarque, que les Lyciennes firent reculer Bel- l'intervention des Sabines. Les deux fêtes des 6 et 7 juillet,
précisément, ont conservé une double version
de la victoire féminine : l'une, qui pouvait être
franche sans inconvénient, puisqu'il ne s'agissait
liberi amplexi fleîusque ab omni turba mulierwn ortus et que d'esclaves, substituées d'ailleurs, par
cotnploratio sui patriaeque fregere tandem uirum (2, 40, décence, à des femmes libres; l'autre, au contraire,
9).
157 BG 7, 47, 5. transposée et censurée, puisqu'il y allait de la
158- Horace et les Curiaces, Paris, 1942; sur Cuchulainn et la réputation des matrones. Mais, curieusement,
rencontre d'Horace et de sa sœur, voir les chapitres qui c'est encore la légende de Coriolan qui reste le
portent les noms des deux héros, p. 34-60 et 105-110. plus près du mythe celtique et, si nous tentons
Également J. Vendryes, Saint David et le roi Boia, Revue
Celtique, XLV, 1928, p. 159-163; et J. Moreau, Les guerriers et
les femmes impudiques, Mélanges Grégoire, III, AlPhO, XI,
1951, p. 283-300. 159 Mul. uirt. 248a-b.
FORTUNA MULIEBRIS ET LA GUERRE 367

de retrouver les réalités premières que denudation rituelle, évidemment indépendantes


dis imule l'affrontement, purement verbal, du guerrier de tout culte constitué, et cette utilisation
et de sa mère, nous devons reconstituer, dans antiguerrière de la sexualité féminine, ou, du moins,
toute son impudeur, une mise en scène les souvenirs atténués que Rome en avait
semblable à celle de l'épopée irlandaise, avec la conservés, aient été, par la suite, rattachées à un
troupe des femmes, Yagmen mulierum, conduites sanctuaire de Fortuna, ou, dans d'autres cas, à
par l'une d'elles, d'un rang social élevé et proche deux Junons, Caprotina et Lucina: tant elles
parente du héros. correspondent aux valeurs primitives du culte et
Ainsi, si nous tentons de discerner les sont l'équivalent, dans un autre domaine, des
éléments composites à l'aide desquels, à partir des légendes brutales de fécondation qu'évoque le
événements historiques réels, c'est-à-dire des temple du Forum Boarium. Elles confirment, en
guerres volsques du Ve siècle, se forma la tout cas, qu'à ses débuts, le culte de la Via
légende de Coriolan, nous entrevoyons à quel Latina était beaucoup plus fortement lié à la
fonds de souvenirs mythiques et rituels la sexualité de la femme que ne le laissent deviner
mémoire collective des Romains put puiser le ses aspects plus tardifs, lorsque la valorisation
motif imaginaire de l'intervention salvatrice des de la chasteté matronale y fut devenue
femmes160. Mais il va sans dire que ce qui, dans prédominante. On peut même se demander si la
le monde celtique, dépositaire des mêmes tradition scabreuse dont nous ne connaissons
traditions, conservait, à une époque bien qu'une version épurée ne trouvait pas quelque
postérieure, sa liberté sans vergogne, restait un mythe support dans un mythe ou une figuration
dynamique et ne demandait qu'à revivre dans archaïque de Fortuna. Il est en tout cas curieux que
les faits, n'était plus à Rome qu'une survivance l'imagination populaire ait donné le nom de
historicisée et édulcorée : bien avant les Fortuna Mammosa soit, comme on le pense
annalistes, la tradition orale et, sans doute, les généralement, mais sans preuve décisive, à une
cantilènes épiques qui retraçaient les exploits de statue de l'Artémis d'Éphèse, soit, peut-être, à
Coriolan, avaient dû, comme dans la légende une représentation plus normale, non polymas-
d'Horace et avec le même souci de décence te, mais pourvue de seins particulièrement
moralisatrice, substituer la parole et les développés161. Quelle que soit la véritable solution, il
sentiments familiaux à un geste dont la signification
originelle, au demeurant, leur eût échappé, et
qui eût perdu toute valeur rituelle pour ne plus
être qu'obscène et provocant. 161 La statue de Fortuna Mammosa n'est connue que par
Il n'est pas surprenant que ces pratiques de le uicus de la XIIe Région auquel elle avait donné son nom
(cf. la Basis Capitolina, CIL VI 975; Curios, et Not. Reg. XII), et
où elle possédait peut-être un sanctuaire ou un autel
(Platner-Ashby, s.v., p. 217; Lugli, Monumenti antichi, III,
160 0. Schönberger, Zur Coriolan-Episode bei Liviiis, p. 568). On l'a d'abord définie comme une Fortune «aux
Hermes, LXXXIII, 1955, p. 245-248, a montré combien, dans mamelles flasques et pendantes», qui eût été «la patronne
l'élaboration littéraire de la vulgate, la légende de Coriolan du bas peuple» (Hild, DA, II, 2, p. 1275, d'après Preller, Rom.
ressemble à celle de Méléagre, telle que Phénix la raconte à Myth., II, p. 187; cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1520),
Achille (//. 9, 526-599). Meurtrier des frères de sa mère, c'est-à-dire une variante grossière de Fortuna Muliebris.
Méléagre, le héros de la «chasse de Calydon», refuse de Depuis Wissowa, Gesammelte Abhandlungen, p. 134, η. 2, on
combattre aux côtés de ses compatriotes, malgré les reconnaît plutôt en elle une statue de l'Artémis d'Éphèse ou
supplications successives des anciens, des prêtres, de sa famille une représentation de Fortuna influencée par la déesse
et de sa propre mère, de ses compagnons, enfin de sa femme, asiatique (Otto, RE, VII, 1, col. 36; Platner-Ashby et Lugli, loc.
aux prières de laquelle il se rend. Seule manque à ce cit.). Ce surnom trivial rappelle, par son caractère descriptif,
parallèle l'ambassade des femmes, qui doit donc provenir celui de Fortuna Barbata, mais, dénomination populaire,
d'une autre source, plus ancienne encore, à notre sens, que peut-être appliquée par erreur à une représentation de
l'imitation de l'épopée grecque. Ainsi s'expliquerait, d'une l'Ephesia dont le menu peuple de Rome eût ignoré le nom
manière plus satisfaisante que par les sentiments féministes réel, il ne semble pas avoir eu la même authenticité
que Mommsen, Römische Forschungen, II, p. 143 sq., prête au cultuelle. Toutefois, la signification rituelle de la nudité
créateur de la version littéraire, c'est-à-dire à Fabius Pictor, féminine et ses rapports avec la légende de Fortuna
dont le récit serait un véritable «Frauenlob», le rôle Muliebris rendent quelque valeur, contre l'interprétation de
surprenant attribué aux femmes, d'ordinaire si discrètes dans Wissowa, à l'hypothèse d'une \éritable Fortuna représentée les
l'annalistique romaine. seins nus, ou, tout au moins, d'une statue de ce type, qui
368 FORTUNA MULIEBRIS

n'en est pas moins significatif que, dans la mythes où l'impudeur féminine était un moyen
mentalité commune, la multiplicité absurde et de salut collectif.
symbolique des seins, leur hypertrophie ou,
simplement, leur denudation, source de
plaisanterie, ait été liée au nom de Fortuna et se soit On entrevoit maintenant ce que Rome
exprimée par un vulgarisme qui indique assez le attendait de la Fortune, essentiellement femme, qui
caractère spontané de cette association162. A veillait sur la Via Latina et en barrait l'accès aux
Antium même, dont le culte a influencé celui de envahisseurs. Il ne s'agit plus, cette fois, de
la Via Latina, la Fortune « amazonienne » avait le mythes ou de pratiques collectives remontant au
sein droit découvert : il nous est apparu que ce plus lointain des âges, mais d'une efficacité
type iconographique, relativement récent en positive, sciemment exploitée par la religion
Italie où il ne s'est diffusé que vers le officielle. Construit ad milliarìum MI165, c'est-
commencement du Ier siècle av. J.-C, pouvait, peut-être, à-dire, en pratique, entre le quatrième et le
avoir succédé à une effigie plus ancienne, où la cinquième mille, le temple de Fortuna Muliebris
déesse aurait eu effectivement la poitrine était situé à proximité des fossae Cluiliae, du
dénudée 163. Ne pourrait-on, dans ces conditions, fossé qui, au cinquième mille, formait à date
reconstituer, par hypothèse, une Fortune aux ancienne la limite de Vager Romanus166. Cette
seins nus qui, jointe à une déesse-sœur de plus distance, qui varie entre un rayon de cinq à six
chaste apparence, eût formé avec elle un couple, milles à partir de Rome, définit le tracé du
dans lequel on reconnaîtrait l'archétype pomerium suburbain, concentrique au pome-
commun des deux couples attestés à Antium et à rium urbain, et qui constituait la frontière du
Rome, ceux de la matrone, ou de la courotrophe, territoire romain sous les rois étrusques167. Ce
et de Γ« amazone»? Quoi qu'il en soit, il est périmètre sacré était marqué par des termini et
piquant de constater le renversement des jalonné par des chapelles, où étaient célébrées
valeurs qui, passant de la préhistoire des cérémonies annuelles : en mai, le rite
indoeuropéenne à la Rome archaïque et classique, d'ensemble des Ambarvales, fête mobile, où la
s'est opéré dans la religion de Fortuna Muliebris lustration accomplie par les pontifes en plusieurs
et a transformé la provocation sexuelle en une points de la frontière apparaît comme le
incitation à la chasteté - peut-être, d'ailleurs, substitut d'une circumambulation complète qu'ils ne
parce que le culte recelait en lui-même de tels pouvaient, pour d'évidentes raisons matérielles,
dangers et qu'il importait d'y parer164. Mais il effectuer sur tout le pourtour du domaine
fallait le moralisme romain pour convertir en un romain; et, dans le cadre particulier de chaque
culte décent, dont la valeur suprême était la culte, les Robigalia du 25 avril sur la Via Claudia,
pudicitia matronale, un ensemble de rites et de au nord de la ville, et, au sud, dans le plus
célèbre de ces sanctuaires frontaliers, le
sacrifice, mobile lui aussi, que les Arvales offraient en

aurait ensuite reçu, par une attribution significative, le nom


de Fortuna.
162 Mammosa s'emploie pour les «fortes mamelles» des
chiennes en bonne santé, feminas uolunt esse mammosas 165 Fest. 282, 20 (cf. supra, p. 335, n. 1).
(Varr. RR 2, 9, 5) ou, dans le mime, pour esquisser et 166 C'est devant les fossae Cluiliae que Coriolan s'arrêta et
repousser la caricature d'une vieille femme déformée par qu'il installa son camp, juste à la frontière (Liv. 2, 39, 5; cf. 1,
l'âge : non mammosa, non annosa, non bibosa, non procax 23, 3, sur l'origine de ce fossé); également Dion. Hal. 8, 22, 1
(Laber, ap. Gell. 3, 12, 4); également Lucr. 4, 1168, et Mart. 2, et 36, 3; et Plut. Coriol. 30, 1.
52, 2, et 14, 149. Cf., s.v., l'article du Thesaurus, Vili, col. 249; 167 Sur le pomerium suburbain, G. Lugli, Sulle più antiche
et A. Ernout, Les adjectifs latins en -ösus et en -ulentus, Paris, orme di Roma, RAL, VI, 1951, p. 371-374; et / confini del
1949, p. 23: «technique ou péjoratif». pomerio suburbano di Roma primitiva, Mélanges Carcopino,
163 Supra, p. 179. Paris, 1966, p. 641-650; A. Alföldi, Ager Romanus antiquus,
164 Le même paradoxe apparaît dans le culte de Vénus Hermes, XC, 1962, p. 187-213; repris dans Early Rome and the
Verticordia, qui rappelle les femmes à la chasteté et lutte Latins, p. 296-304; A. Piganiol, Conq. rom., p. 116-118, avec les
contre l'influence pernicieuse de l'autre Vénus, la déesse cartes jointes à ces diverses études; ainsi que S. Quilici Gigli,
erotique (R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 226- Considerazioni sui confini del territorio di Roma primitiva,
233). MEFR, XC, 1978, p. 567-575.
FORTUNA MULIEBRIS ET LA GUERRE 369

mai à Dea Dia dans leur Incus de la Via même clarté, défensives, maternelles et
Campana, puis, sur la Via Laurentina, les Ter- souveraines, et nous avons vu dans cette compétence
minalia du 23 février, enfin, sur la Via Latina, la trifonctionnelle ou, plutôt, cette tendance à
fête de Fortuna Muliebris168. Existe-t-il une unité l'universalité, la conséquence normale des
entre ces protecteurs divins de la frontière? pouvoirs illimités que détiennent par nature les
A. Alföldi insiste sur le rôle de Mars qui, de fait, Grandes-Déesses, dispensatrices de la fécondité
bénéficiaire des Ambarvales169, était également et de tous les dons et bienfaits qui en
nommé dans le chant des Arvales et présent aux découlent171. A Rome, les conditions sont différentes,
Robigalia, où des jeux étaient offerts Marti et puisque la ville honore plusieurs Fortunes dont
Robigini170. Pourtant, si naturelle que fût la les pouvoirs fécondants ont pareillement évolué
présence du dieu guerrier sur les limites en compétences sociales ou politiques. Mais
territoriales de Rome, il n'était point le seul à y elles se sont partagé le domaine que les déesses
monter la garde. Sans doute, les divinités de Préneste et d'Antium ont conservé dans sa
agraires ou liées à l'agriculture, comme Dea Dia ou totalité. C'est ainsi que Fors Fortuna, agraire et
Robigus, avaient-elles surtout pour tâche d'en cosmique, s'est acquis par la suite des pouvoirs
écarter les ennemis naturels, agents sociaux sur la plèbe et les esclaves - ce qui
atmosphériques ou maladies comme la rouille du blé. exclut tout rôle politique bien défini. La Fortune
Mais elles avaient aussi pouvoir sur les agents fécondante et sexuelle du Forum Boarium est
humains, sur les ennemis en armes, qui n'étaient aussi donneuse de souveraineté en tant que
pas moins redoutables pour les récoltes placées protectrice du roi et, à travers lui, du populus.
sous leur protection. D'où le renfort que leur Fortuna Muliebris joint à ses compétences
apportait Mars, gardien des frontières et des physiologiques sur la vie de la femme un rôle social,
biens qui s'y trouvaient inclus. Deux de ces puisqu'elle veille sur l'ensemble du sexe féminin
divinités, cependant, étaient assez fortes pour se et surtout sur les matrones. Ce qui, bien sûr, lui
passer de son concours : Terminus, dont le rôle interdit toute fonction politique, mais lui
de spécialiste des limites garantissait l'efficacité, confère, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, une
et Fortuna Muliebris. mission défensive et pour ainsi dire militaire.
Il n'est pas exceptionnel, dans la religion Cette mission, elle la remplit à un double titre,
archaïque, que Fortuna assume la défense d'une qui correspond aux deux aspects de son
cité et de son territoire, en tout ou en partie. personnage divin. La courotrophe étend au peuple
C'est au contraire un trait que l'on peut romain et à sa frontière sa protection
considérer comme constant, puisqu'il apparaît, maternelle, elle lui offre un recours et un refuge
quoique sous des formes différentes, à Préneste, contre les violences de la guerre. Mais la femme,
Antium et Rome. Les Fortunes de Préneste et en elle, n'est pas moins puissante : à l'image des
d'Antium exercent ce rôle en tant que divinités mortelles sur qui elle veille, et plus qu'elles
poliades : elles sont, comme la Junon de Lanu- encore, Fortuna Muliebris possède les pouvoirs
vium, et même si leur titulature n'atteint pas à la sexuels de la féminité, elle en a la séduction plus
forte que le furor guerrier. Que ce soit, en une
circonstance tragique et légendaire, les femmes
de Rome qui s'avancent à la rencontre de
168 J. Gagé, Matronalia, p. 112, qui pense que Yagmen
mulierum évoqué par Tite-live n'est, en fait, que la l'envahisseur; que ce soit la déesse qui, de son
transposition des processions réelles menées depuis Rome sanctuaire, défende en permanence le territoire
jusqu'au temple de Fortuna Muliebris, se représente ces romain contre Mars et les soldats qu'il anime, le
dernières, précisément (et sans songer aux rites frontaliers que sens symbolique du mythe et du culte est bien le
nous étudions), comme un parcours processionnel du type même: il exprime l'antagonisme fondamental
des Ambarualia ou des Robigalia.
169 Contrairement à l'opinion courante qui identifie les des deux sexes, le conflit éternel du masculin et
Ambarvales avec la fête des Arvales en l'honneur de Dea Dia : du féminin. Et, si l'on en croit la légende de
outre Wissowa, RK2, p. 143, cf. la démonstration d'A. Alföldi, Coriolan et la confiance du peuple romain en
fondée sur Strabon, 5, 3, 2.
170 Tert. spect. 5, 8. On notera, toutefois, que le prêtre qui
officie aux Robigalia est le flamine de Quirinus (Ovid. fast. 4,
910) - caractéristique de la «troisième fonction». 171 Supra, p. 52;146sq.; 166 sq.; 182.
370 FORTUNA MULIEBRIS

Fortuna Muliebris, c'est la féminité qui, dans cet suite, il n'y a pas lieu d'en suspecter la
affrontement, l'emporte sur la virilité réalité175.
bel iqueuse. Si l'on peut admettre, en substance,
Le lien qui unit les deux fonctions de Fortuna l'authenticité des faits militaires, il reste à apprécier la
Muliebris est donc clair : c'est en tant que déesse valeur de la tradition religieuse et, en
des femmes, maternelle et féminine elle-même, particulier, celle de la chronologie si précise que donne
qu'elle assume un rôle non point poliade, mais Denys d'Halicarnasse. Elle retrace, mois par
tutélaire et défensif, et qu'elle intervient dans la mois, la fondation du nouveau culte : la décision
guerre, essentiellement antiguerrière parce du sénat daterait de la fin de 488, le sanctuaire à
qu'elle est essentiellement femme. La légende de ciel ouvert de décembre 487, l'aedes de juillet
Coriolan, loin d'être un aition artificiellement 486. Il serait évidemment illusoire de s'attacher
plaqué sur le culte, répond donc exactement à sa au détail de ces événements. Le premier
signification interne. Mais, si sa vérité problème est, en fait, d'établir une chronologie
symbolique est indéniable, il n'en faut pas moins tenter relative du culte. Est-il postérieur ou antérieur à
de distinguer en elle la part de la réalité la guerre de Coriolan? A-t-il vraiment été fondé,
historique et celle de l'affabulation : quelle est comme le prétend l'annalistique, à la suite d'une
donc la juste place de Fortuna Muliebris dans campagne mémorable des Volsques? ou bien le
l'histoire de la religion romaine et, tout d'abord, sanctuaire, en réalité plus ancien, de Fortuna
dans la chronologie des guerres contre les Muliebris a-t-il été rattaché, après coup, à la
Volsques? L'annalistique romaine a dramatisé et légende de Coriolan, uniquement parce qu'il se
amplifié ce conflit séculaire, puisqu'il trouvait sur la route de l'envahisseur? Cette
remonterait, selon Tite-Live, au règne de Tarquin le dernière hypothèse paraît être la plus plausible,
Superbe et même, s'il faut en croire Denys encore qu'il ne faille pas tout rejeter du récit
d'Halicarnasse, à celui d'Ancus Marcius172. Les traditionnel. Il est probable que le culte de la
historiens modernes ont reconnu le caractère Via Latina remontait à l'époque royale; cela
fictif de ces anticipations173. En fait, la lutte pour deux raisons, l'une exclusivement
acharnée de Rome contre les Volsques n'a religieuse, l'autre presque stratégique. Il serait
commencé qu'avec le Ve siècle. Mais dès lors, chaque paradoxal, en effet, que les deux cultes parallèles de
année, ils descendent de leurs montagnes et Fortuna Virilis, que l'on faisait dater de Servius
ravagent les cités du Latium, perpétuellement Tullius, et de Fortuna Muliebris eussent été à ce
soumises aux incursions de ces redoutables point dissociés dans le temps et que leur
pillards. La guerre de Coriolan n'est que l'un de symétrie fonctionnelle eût été compromise par un tel
ces raids annuels, mais plus dévastateur que les écart chronologique. D'autre part, le sanctuaire
autres174, plus terrible pour Rome, puisque les de Fortuna Muliebris, placé à la frontière dont il
Volsques parvinrent à quelques milles seulement est le gardien, est nécessairement contemporain
de la ville. A condition qu'on la dépouille des de cette limite territoriale, celle-là même qui
ornements légendaires qui l'embellirent par la définissait Vager Romanus au temps de la
monarchie étrusque176. Nous pouvons donc fixer deux
points de repère chronologiques : la
172 Liv. 1, 53, 2 : is primus Volscis bellum in ducentos manifestation la plus anciennement connue du culte
amplius post suam aetatem annos mouit; Dion. Hal. 3, 41, romain de Fortuna, c'est-à-dire le sanctuaire du
5. Forum Boarium sur l'area sacrée de S. Omobo-
173 De Sanctis, Storia dei Romani, II, p. 98-100; G. Radke, no, attestée dès le commencement du VIe siècle;
s.v. Volsci, RE, IX, A, 1, 1961, col. 807-821; A. Alföldi, Early d'autre part, le début des guerres volsques et la
Rome and the Latins, p. 365-377.
174 Sur la longue liste des villes prises par les Volsques
(Liv. 2, 39, 2-4) et son authenticité partielle, Pais, Storia critica
di Roma, II, p. 135 sq., η. 4; Storia di Roma dalle origini, HI,
p. 140 sq., n. 1 ; Α. Piganiol, Romains et Latins, I : La légende 175 A. Alföldi, op. cit., p. 156.
des Quinctii, MEFR, XXXVIII, 1920, p. 302, η. 2; De Sanctis, 176 A. Alföldi, op. cit., p. 303. Sur le caractère récent du
op. cit., II, p. 106 sq.; A. Alföldi, op. cit., p. 370; cf. J. Heur- lien entre la guerre de Coriolan et le temple, antérieur, en
gon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres réalité, de Fortuna Muliebris, également De Sanctis, op. cit.,
puniques, p. 294 sq. II, p. 103 sq.; et J. Gagé, La chute des Tarquins, p. 192.
FORTUNA MULIEBRIS ET LA GUERRE 371

campagne de Coriolan, vers 488. Entre ces deux enfin, causé par une invasion plus menaçante
dates extrêmes, et avec une marge d'incertitude que les autres, et qui marqua durablement la
qui ne dépasse guère un siècle, durent se mémoire collective de Rome : tels sont les
constituer les cultes nouveaux, plus spécialisés, de éléments initiaux, fondus en une vaste construction
Fortuna Virilis et Fortuna Muliebris, cette d'ensemble, dont nous lisons chez les historiens
dernière honorée dans un sanctuaire, probablement le résultat artificieux et éclatant.
à ciel ouvert, qui était à la fois un lieu de La réalité fut sans doute moins brillante.
pèlerinage pour les femmes romaines et l'une Mais quand, la mauvaise saison venue, les
des stations sacrées du pomerium suburbain. Volsques se furent retirés, rien n'empêche de croire
Les guerres contre les Volsques et, en que Rome ait alors, en toute bonne foi, attribué
particulier, celle de 488, marquent une époque son salut à Fortuna Muliebris, qui avait limité les
nouvelle dans l'histoire du culte. Comment se ravages de l'ennemi à la campagne environnante
représenter les événements, une fois dégagés de et, finalement, préservé la Ville. Près d'un siècle
toutes les falsifications que leur fit subir avant la dévotion de Camille aux déesses «ma·
l'amour-propre national? Il est vraisemblable tronales», Matuta et Junon178, un tel acte de
que l'intervention prêtée aux matrones joua un religiosité archaïque, une telle confiance en la
rôle analogue à celui des exploits d'Horatius déesse maternelle de la Via Latina n'auraient
Codes, de Mucius Scaevola, de Clélie, dans la rien que de très vraisemblable. C'est de cette
guerre contre Porsenna : elle permit de masquer, époque, où l'activité architecturale est encore
sous une apparence héroïque, le péril que intense à Rome et les constructions de temples
courut Rome et les désastres qu'elle dut essuyer nombreuses, que daterait justement l'édification
cette année-là. Peu s'en fallut, en effet, qu'elle ne de Yaedes, élevée aux frais de l'État, pour
subît le même sort que tant d'autres villes, qui témoigner à la déesse la reconnaissance du peuple
tombèrent aux mains des Volsques. D'où les romain. Si nous nous en tenons, pour les
déformations de la légende. Loin que le culte de fondations de temples à la fin du VIe et au début du
Fortuna Muliebris doive son existence à la Ve siècle, aux dates livrées par l'annalistique, et
victoire des matrones, c'est le processus inverse dont la critique moderne a très largement
qu'il faut reconstituer. L'ambassade des femmes reconnu l'approximative authenticité, le temple
s'explique par les données du culte et par le frontalier de Fortuna Muliebris prendrait ainsi
surnom même de Fortuna Muliebris, qui incitait la succession des sanctuaires urbains dédiés, en
à valoriser les midieres en reportant sur elles 509, à la triade capitoline, à Saturne, en 497, à
d'antiques traditions, rituelles et épiques, dont Mercure, en 495, et à Cérès, en 493. Ce serait
l'histoire des Sabines, des Nones Caprotines, même, si l'on tente, tout en se gardant d'une
d'Horace et de sa sœur ont également conservé précision illusoire, de serrer au plus près la
le souvenir. D'où aussi la conviction que Rome chronologie, un indice supplémentaire, compte
n'avait pu être menacée que par l'un des siens, tenu de cette liste qui, après lui, ne compte plus
traître à la patrie; qu'il avait été contraint de que le temple de Castor, en 484, pour se tarir
reculer par une force plus puissante que celle ensuite et ne plus mentionner, jusqu'à la fin du
des armes; que cette victoire morale, enfin, avait siècle, que les deux temples de Dius Fidius, en
été couronnée par un désastre que l'ennemi 466, et d'Apollon, en 431, pour assigner au
s'était à lui-même infligé, puisque les Volsques et temple de Fortuna Muliebris une datation haute,
les Èques, d'alliés devenus rivaux, se livrèrent dans les premières années du Ve siècle179. Nous
une bataille meurtrière, que Tite-Live attribue à
la Fortune de Rome enfin retrouvée, à la Fortuna
populi Romani177. Un culte antérieur, donc, à la 178 Supra, p. 263.
fois féminin et frontalier; de très anciens 179 Sur les temples des VIe - Ve siècles, I. S. Ryberg, An
souvenirs, mythico-rituels, d'intervention des archaeological record of Rome from the seventh to the second
femmes à des fins antiguerrières; l'ébranlement, century B.C., Londres, 1940, p. 177-181 et 203; G. Lugli,
Monumenti antichi, II, p. 12 sq. et 15, et Les débuts de la
romanité à la lumière des découvertes archéologiques
modernes, Eranos, XLI, 1943, p. 8-27; H. Le Bonniec, Le culte de
'" 2, 40, 13. Cérès à Rome, p. 239-242. Le contraste est frappant entre les
372 FORTUNA MULIEBRIS

pouvons donc, dans ces conditions, garder l'avons dit181, d'autres objections, portant sur les
approximativement la date léguée par la différences irréductibles qui, malgré leurs
tradition et penser que le temple fut dédié vers 486, affinités, séparent les deux cultes : la déesse unique
un 6 juillet, entre les deux fêtes des Poplifugia et de la Via Latina, toujours nommée au singulier,
des Nones Caprotines, qui rappelaient que Rome et qui s'oppose au couple divin d'Antium, tandis
avait déjà connu le même péril et que, déjà, elle que ses statues complètes la figurent sous une
y avait échappé. forme tout autre que les demi-statues des
Telle apparaît, en ce début du Ve siècle, la déesses antiates, reposant sur leur ferculum.
religion de Fortuna Muliebris, lorsque lui furent Ce mélange de contrastes et d'analogies
consacrés le temple et les deux statues qui font s'explique fort bien, en revanche, par une influence
songer, de façon si insistante, au couple des secondaire, d'autant plus puissante qu'elle fut
déesses d'Antium. Faut-il même croire, comme voulue par Rome, à l'époque la plus rude des
on le fait généralement depuis Otto, que le culte guerres contre les Volsques. Pourquoi, sans que
de Fortuna Muliebris provenait d'Antium180? sa théologie en fût pour autant modifiée,
Sans doute, les analogies des deux cultes sont Fortuna Muliebris fut-elle alors représentée par
indéniables, mais, si l'on cherche à préciser le deux statues? Pourquoi ce dédoublement d'une
détail des faits, il est au moins deux façons divinité unique, que la conscience religieuse
possibles d'envisager leurs rapports historiques : traditionnelle n'accepta qu'au prix d'un prodige?
ou bien le culte aurait été directement introduit Il fut imposé par la nécessité, militaire autant
depuis la cité volsque, ou bien, sous une forme que religieuse. Menacée par Coriolan, sauvée à
plus complexe et à une époque plus tardive, des grand peine, Rome sentit le besoin de renforcer
influences antiates se seraient exercées sur un sa frontière. Les Fortunes d'Antium, garantes des
culte romain préexistant. La première hypothèse succès militaires des Volsques, assuraient à leurs
est difficilement soutenable. Il nous a paru soldats l'efficacité accrue d'une double
nécessaire de considérer le sanctuaire de protection surnaturelle. Il fallait, pour que la lutte fût
Fortuna Muliebris comme antérieur à la campagne égale, retourner contre l'ennemi ses propres
de Coriolan et aux guerres volsques en général. armes : la duplication des statues cultuelles,
Ce qui suppose une introduction pacifique, dans le temple qu'on construisit alors sur la
empruntant, par terre ou par mer, les voies Via Latina, fut la réplique de Rome aux deux
normales de communication; mais la Via Latina déesses d'Antium. La piété romaine ne manqua
n'est certainement pas la route la plus directe pas d'en être récompensée. Avant même que
qui relie Antium et Rome. Il s'y ajoute, nous l'édifice ne fût élevé et dédié, dès la fin de 488,
les Volsques et les Èques, leurs alliés, s'entre-
déchirèrent en une bataille acharnée. Vingt-cinq
deux premières décennies et le reste du Ve siècle: la ans plus tard, dans la seule année 462, Rome
première période, caractérisée par l'abondance des remporta sur les Volsques trois victoires, dont
constructions religieuses et le rythme rapide de leur achèvement, l'une si sanglante qu'elle causa presque la perte
la seconde, par un appauvrissement qui va jusqu'à l'arrêt de leur nation : ibi Volscum nomen prope deletum
total. L'interprétation, désormais classique, de cette est. Chaque fois, Tite-Live, par l'une de ces
chronologie est des plus claires. La Rome du VIe et du début du Ve intuitions qui lui font retrouver la sensibilité
siècle, qui multiplie les temples en l'honneur de ses dieux,
est la cité active et prospère qu'ont édifiée les Tarquins et religieuse du passé, devine l'intervention de la
qui, même après leur départ, continue leur œuvre et Fortune, qui, sous les traits de la Fortuna populi
recueille les bienfaits de leur domination. Celle qui, à partir Romani, étend sur la Ville sa constante
des années 480, voit se ralentir jusqu'à l'extinction le travail protection : eadem fortuna uictoriam dédit162.
des bâtisseurs est la ville encerclée par des peuples ennemis, Ainsi, des influences volsques se sont-elles
Étrusques, Latins, Volsques, et qui épuise dans ces luttes
continuelles ses énergies et ses richesses. C'est aussi, ajoutées aux éléments romains primitifs pour
rappelons-le, à cette série de constructions du début du Ve modeler le culte de Fortuna Muliebris et en
siècle qu'appartiennent les temples jumeaux de S. Omobono
{supra, p. 261 et n. 59).
180 Philologus, LXIV, 1905, p. 193, et RE, VII, 1, col. 21. Cf.
en particulier M. L. Scevola, Culti mediterranei nella zona di 181 Supra, p. 346.
Anzio, RIL, XCrV, 1960, p. 231 sq. 182 2, 40, 13; 3, 8, 10-11.
FORTUNA MULIEBRIS ET LA GUERRE 373

compléter l'élaboration. A l'intérieur de la bris : cette puissante, protectrice de la vie


religion romaine de Fortuna, dans le partage qui féminine, cette noble garante de la chasteté
s'est fait entre les multiples aspects de la déesse, matronale n'est-elle pas cependant bien incolore et
Fortuna Muliebris possède son domaine propre, bien impersonnelle auprès de la déesse du
clairement défini : celui de la vie féminine, de la Forum Boarium, amante mythique de Servius, et
maternité et des pouvoirs courotrophiques. A dont la statue gardait une présence divine que
partir de ce rôle essentiellement biologique, ses ne semblent avoir eue ni les deux effigies de
compétences se sont élargies dans deux Fortuna Muliebris, ni même sa statue
directions : l'une morale, en ce qu'elle règle la miraculeuse?
chasteté et la conduite de la matrone, présidant ainsi Ces menaces sont pourtant largement
à la totalité de son existence et gouvernant sa compensées par l'autre évolution que nous voyons
destinée; l'autre, défensive et nationale, puisque s'esquisser. Fortuna Muliebris, et c'est là son
ses pouvoirs féminins et sexuels ont fait d'elle titre de gloire, devait, dans la conscience
une protectrice de la frontière romaine. Elle est historique de Rome, rester attachée à la retraite de
en cela fidèle aux orientations des plus Coriolan. Quelle qu'ait été sa nature, plus
anciennes Fortunes italiques, déesses de la fécondité antiguerrière que véritablement belliqueuse, quelle
que leur toute-puissance indifférenciée conduit à qu'ait été la réalité historique, celle d'un échec
intervenir dans la vie politique ou sociale de la dissimulé sous une légende édifiante, elle n'en
cité. devint pas moins la déesse qui avait sauvé Rome
Mais, à l'intérieur de ce culte archaïque, se de l'invasion volsque. Il allait suffire que la fierté
dessinent déjà les promesses d'une évolution. A nationale déformât les événements, qu'elle mît
la différence de Fors Fortuna ou de la déesse du l'accent sur la retraite de l'ennemi et le triomphe
Forum Boarium, et si nous laissons à son des matrones, pour que leur gloire féminine
obscurité l'indistincte Fortuna Virgo, tôt oubliée rejaillît sur Fortuna Muliebris, cause
de la piété romaine, c'est en Fortuna Muliebris surnaturel e de leur victoire. Dans ces premières années
que se manifestent, pour la première fois, des du Ve siècle, entre la fin de l'époque royale et les
traits caractéristiques que conserveront les débuts de la République, le culte de Fortuna
Fortunes plus tardives de la religion républicaine ou Muliebris achève de se constituer. Culte d'une
impériale. Pourvue d'une épiclèse qui délimite «classe d'âge», fondé sur les réalités de la vie
nettement le domaine où s'exerce son pouvoir, biologique, il appartient encore à l'organisation
elle apparaît ainsi comme le prototype de ces sociale et religieuse de la cité archaïque. Mais
Fortunes Equestris, Balnearis, etc., qui ces premiers liens, que nous voyons déjà formés,
connaîtront tant de succès dans l'histoire ultérieure du ou en voie de se former, entre une Fortune
culte. Mais cette diffusion religieuse, liée à la romaine et les notions de destinée, non plus,
multiplication des Fortunes et à leur émiette- comme au Forum Boarium, de destinée royale,
ment fonctionnel, ne va pas sans contrepartie : et hors de pair, mais bien, à la mesure de ses
elle s'accompagne d'une perte inévitable de fidèles, de destinée commune, donc universelle,
substance divine, quand la déesse personnelle et de victoire, laissent déjà présager les
tend à n'être plus qu'une abstraction, peu développements futurs du culte, et l'avenir
distincte de l'objet qu'elle protège. Cette prestigieux qui s'ouvre à la religion de Fortuna.
dégradation se laisse déjà pressentir en Fortuna
CHAPITRE VI

FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

A Fortuna Muliebris et Fortuna Virgo, connaissons pas davantage. Quelle était cette
déesses de la vie féminine, s'opposent deux Fortunes mystérieuse «Vénus à la corbeille», qu'il est seul
caractéristiques de la vie masculine, du moins si à mentionner? Wissowa suggérait de reconnaître
l'on en croit leurs surnoms : la première, plus en elle Vénus Verticordia, dont le nom - on
générale, est Fortuna Virilis, la seconde, plus attendait Άποστροφία ou, à la rigueur, Έπιστρο-
spécialisée, Fortuna Barbata. Mal connues l'une φία - eût été déformé au point de devenir
et l'autre, elles devaient compléter le système méconnaissable5. Même si l'on accepte cette
sociologique des «classes d'âge», des rites de correction difficile, le problème topographique
passage et de leur sanction religieuse, que les n'en reste pas moins entier. S'il s'agit bien de
cultes précédents nous ont permis de Vénus Verticordia, Plutarque, qui ne fait allusion
reconnaître pour les catégories féminines. De Fortuna qu'à un autel, semble ignorer le temple qui lui
Virilis, nous connaissons, si peu que ce soit, la avait été dédié en 1 14 et dont l'emplacement, lui
fête et le sanctuaire. La déesse était célébrée aux aussi, nous demeure inconnu6. Pourtant, malgré
calendes d'avril, jour qu'elle partageait avec ses obscurités, l'intérêt du texte de Plutarque est
Vénus Verticordia et qui, d'ailleurs, dans considérable : il confirme, en effet, les liens qui
l'antiquité tardive, finit par prendre le nom de unissaient Vénus et Fortuna, puisque non
Veneratici1. Elle possédait un temple dont la seulement les deux déesses avaient même jour de
fondation était attribuée à Servius Tullius2, mais fête, mais que, de surcroît, elles possédaient des
dont nous ignorons l'emplacement3. Plutarque le
situe près d'un autel de Vénus, παρά τον της
'Αφροδίτης Έπι,ταλαρίου βωμόν4, que nous ne
5 Dans Roscher, s.v. Verticordia, VI, col. 218; cf. RK2,
p. 258, n. 7. Ces deux surnoms d'Aphrodite sont attestés, le
premier à Thèbes, le second à Mégare (Paus. 9, 16, 3-4 et 1,
40, 6). C'est du culte thébain que paraît inspirée la Vénus
1 Fasti Praenestini et calendrier de Philocalus, CIL F, Verticordia romaine (R. Schilling, La religion romaine de
p. 235; 262; 314; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 126 sq.; 244 sq.; Vénus, p. 229). Mais, si faute il y a dans le texte de Plutarque
433 sq.; cf. H. Stern, Le calendrier de 354, p. 268-277. (qui, notons-le, n'est pas suspecté par ses éditeurs), comment
2 Plut. Quest, rom. 74, 281e; Fort. Rom. 10, 323a. Il s'agit de l'expliquer? G. Radke, s.v. Verticordia, RE, VIII, A, 2, col.
Τύχη'Άρρην, bien distincte de 1'Άνδρεία Τύχη qui n'est qu'une 1660 sq., et Die Götter Altitaliens, p. 317, a proposé de
traduction erronée de Fors Fortuna {supra, p. 196 et n. 7). restituer une forme *Verti-corbia que Plutarque, rattachant le
3 Étant bien entendu que ce sanctuaire de Fortuna Virilis second membre à corbis, «corbeille», en grec τάλαρος, aurait
(Platner-Ashby, s.v., p. 219; Lugli, Monumenti antichi, I, ainsi traduite, à contresens, par Έπιταλάρι,ος, justification qui
p. 364; et Roma antica, p. 554 sq.) n'a rien à voir avec le paraît peu convaincante.
temple rectangulaire du Forum Boarium, que jadis l'on 6 On n'accorde guère de valeur au commentaire de
nommait couramment « temple de la Fortune Virile », et qui doit, Servius Danielis, qui mentionne un fanum Veneris Verticor-
en fait, avoir été celui de Portunus {supra, p. 249; et 250, diae dans la Vallis Murcia (Aen. 8, 636), mais semble le
n. 4). confondre avec celui de Vénus Murcia (R. Schilling, op. cit.,
4 Fort. Rom. 10, 323a. p. 230 sq.; Platner-Ashby, s.v., p. 554 sq.).
376 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

lieux de culte voisins où une Vénus, que ce fût la Fortuna Barbata, que mentionnent les
Verticordia ou une autre, était honorée près du apologistes chrétiens10, elle n'est, pour nous, guère plus
temple de Fortuna Virilis. qu'un nom et elle se trouve à peu près dans la
Dans l'incertitude où nous sommes, nous même situation que Fortuna Virgo : celle d'une
pouvons, tout au plus, tenter de circonscrire spécialiste obscure et oubliée, dont le problème
cette recherche topographique, en reprenant les ne peut être résolu que par référence à une
listes de sanctuaires transmises par Plutarque. divinité analogue, mais plus substantielle, telle
On se souvient que l'une d'elles, celle des que Fortuna Virilis.
Questions romaines, énumère les temples de Il serait simple et satisfaisant de voir en
Fortuna dans l'ordre alphabétique, tandis que Fortuna Virilis l'exact équivalent, pour les
l'autre, celle du traité De la Fortune des Romains, catégories masculines, de ce qu'était auprès des
adopte un classement topographique, qui prend femmes Fortuna Muliebris. Une symétrie aussi
appui sur les collines7. Elle part de l'ouest de logique s'accorderait à merveille avec les
Rome, c'est-à-dire du Capitole, pour descendre tendances profondes de la religion romaine, avant
vers le sud, puis remonter en un mouvement tout préoccupée d'organiser efficacement le
circulaire vers l'est et le nord, où elle parvient, monde divin et de délimiter avec rigueur le
entre le Viminal et le Quirinal, au Vicus Longus domaine propre de chacun de ses dieux. Mais la
où se trouvait l'autel de Fortuna Εΰελπις. C'est réalité est plus déconcertante : car le paradoxe
ensuite que Piutarque cite le temple de Fortuna de Fortuna Virilis est celui d'une divinité que
Virilis, auquel aboutit cet itinéraire religieux, et son épiclèse semble orienter vers la protection
qu'il faudrait donc situer au nord-ouest de la exclusive des hommes et que, dans la pratique
ville, entre le Quirinal et le Capitole, peut-être du culte, nous ne voyons honorée que par les
même davantage à l'ouest, en direction du femmes11. Ce que nous en savons se réduit en
Tibre8. Mais nous ne saurions, sans risque
d'erreur, le localiser avec un degré de précision plus
élevé, et il n'est d'ailleurs pas certain qu'il à cette époque. Il est néanmoins étrange que Plutarque
existait encore à l'époque augustéenne, ce qui semble ne connaître de Vénus Verticordia, si c'est bien d'elle
expliquerait le silence que, à l'exception du seul qu'il s'agit, que l'autel par lequel commença effectivement
Plutarque, gardent sur lui les autres sources son culte, et auquel succéda le temple dédié en 1 14 (infra,
p. 377) : faut-il en conclure que la source qu'il utilise,
littéraires et, en particulier, Ovide9. Quant à vraisemblablement à travers un intermédiaire, serait
antérieure à cette date, et que, par suite, si l'on peut présumer
que, jusque vers la fin du IIe siècle av. J.-C, le temple de
7 Sur ces listes (Quest, rom. 74, 281d-e; Fort. Rom. 10, Fortuna Virilis existait toujours, on ne saurait plus avoir de
322f-323a), supra, p. 196 sq. et 271. certitude sur ce point à partir de la dédicace du temple de
8 Si, comme il est possible, c'est dans le fleuve qu'on Vénus Verticordia, en 114, celui de Fortuna Virilis ayant pu
baignait solennellement la statue de Vénus Verticordia (cf. disparaître entre cette date et l'époque augustéenne?
infra, p. 389, n. 80). 10Tert. nat. 2, 11, 11; Aug. du. 4, 11, p. 161; 6, 1, p. 246
9 Plutarque, de fait, le mentionne au présent : εστί. δε και D.
παρά τον της 'Αφροδίτης Έπιταλαρίου βωμον Άρρενος Τύχης 11 La bibliographie de Fortuna Virilis, ainsi que de Vénus
εδος (Fort. Rom. 10, 323a). Expression qui, déjà, pourrait faire Verticordia, qui en est indissociable, est fort abondante. On
problème, si le sens de εδος, « temple », aedes construite (à la trouvera les données du problème et l'essentiel des solutions
différence du simple « autel » de Vénus Έπιταλάριος), plutôt proposées dans les divers manuels et encyclopédies : Preller,
que « statue », n'était confirmé par le passage correspondant Rom. Myth., 1, p. 449 sq.; II, p. 185; Peter, dans Roscher, I, 2,
des Quest, rom. 74, 281e : ... και Άρρενος ιερά κατεσκεύασεν. col. 1518 sq.; Hild, DA, II, 2, p. 1274 sq.; Warde Fowler,
Mais, dans le présent εστί, il ne faut sans doute voir qu'une Roman Festivals, p. 67-69; Wissowa, RK2, p. 258, et s.v.
enumeration, «il y a aussi le temple de la Fortune Virile», Verticordia, dans Roscher, VI, col. 216-219; Otto, RE, VII, 1,
sans valeur temporelle précise. Quant aux sources épigra- col. 22; Keune, s.v. VirilL·, dans Roscher, VI, col. 334 sq.; les
phiques, le seul calendrier qui fasse état de la fête de mises au point récentes de C. Koch, s.v. Venus, RE, VIII, A, 1,
Fortuna Virilis est celui de Préneste. Mais on ne saurait en 1955, col. 854-858; G. Radke, s.v. Verticordia, RE, VIII, A, 2,
tirer la moindre conclusion en faveur de la disparition du 1958, col. 1650-1661; et Die Götter Altitaliens, p. 315-317; et
temple : les autres calendriers conservés pour la date du 1er W. Eisenhut, s.v. Virilis, RE, IX, A, 1, 1961, col. 230-233; Latte,
avril, les Fasti Esquilini et les fragments, qui paraissent Rom. Rei., p. 181; les commentaires de Frazer, Fasti, III,
complets, du calendrier préjulien d'Antium et de celui de la p. 190-194, et F. Borner, II, p. 215-218; et les études de
Via Tiburtina, ne mentionnent pas davantage le natalis de U. Pestalozza, Veneralia, SMSR, VIII, 1932, p. 176-188 =
Vénus Verticordia dont le temple, pourtant, existait toujours Religione mediterranea, Milan, 1951, p. 397-408; R. Schilling, La
FORTUNA VIRILIS ET VENUS VERTICORDIA 377

effet au rite étrange et difficilement intelligible Verticordia et la chronologie relative des deux
des calendes d'avril : les femmes de basse cultes16. Il pourrait sembler naturel de faire
condition y auraient célébré la fête de Fortuna confiance, au moins approximativement, à la
Virilis en se baignant «dans les bains des tradition qui attribue à Servius Tullius le temple
hommes », tandis que, ce même jour, les femmes d'un de Fortuna Virilis et, par suite, de reconnaître en
rang plus élevé priaient Vénus Verticordia. Telle elle une déesse archaïque17, bien antérieure à
est du moins, depuis Mommsen, l'analyse Vénus Verticordia qui n'apparaît que
traditionnelle12. Mais on peut se demander si elle est tardivement, à la fin du IIIe siècle, et sous une forme
entièrement fondée et si le problème de Fortuna d'abord modeste, puisqu'elle ne reçut dans un
Virilis n'est pas resté si longtemps insoluble premier temps qu'une statue, et que le temple
pour la seule raison qu'il aurait été mal qui lui fut dédié par la suite ne date que de 114.
posé. Cette interprétation, néanmoins, n'est pas
En fait, nous voyons deux problèmes majeurs unanimement acceptée18 et l'on a parfois soutenu
qui portent, l'un et l'autre, sur la place de que le rite de Fortuna Virilis n'était, en fait,
Fortuna Virilis par rapport aux deux cultes qu'une dégénérescence erotique et populaire du
voisins ou concurrents de Fortuna Muliebris et culte aristocratique et moralisateur de Vénus
de Vénus Verticordia. Le premier est un Verticordia19. La signification de Fortuna Virilis
problème de définition : quelles étaient les
compétences sociales et surtout sexuelles de la déesse?
Cette «Fortune des hommes» était-elle vraiment 16 Qu'on ne saurait évidemment identifier l'un à l'autre,
la protectrice du sexe masculin, comme Fortuna comme l'ont cependant envisagé Marquardt, Le culte chez
Muliebris l'était du sexe féminin13, ou avait-elle, les Romains, II, p. 362; et Peter, dans Roscher, I, 2,
comme on l'a cru le plus souvent, une fonction col. 1518.
ambivalente, celle de veiller sur les rapports 17 C'est la position la plus commune, celle de Warde
Fowler, de U. Pestalozza, de J. Gagé, loc. cit.
entre les deux sexes14? Quant au fameux bain 18 Déjà Wissowa, dans Roscher, VI, eoi. 218, ne croyait
des femmes «dans les bains des hommes», il a, pas, contre Warde Fovvler, que le culte de Fortuna Virilis fût
par son caractère scabreux, beaucoup excité fort ancien.
l'imagination des critiques. Outre que ses 19 Selon la théorie défendue par R. Schilling, op. cit.,
modalités demeurent obscures, sa signification est p. 231 sq. et 394 sq.; également, p. 228 sq., sur l'historique de
Vénus Verticordia. Son culte fut institué en deux étapes,
toujours discutée et certains voient en lui un rite chaque fois après consultation des Livres Sibyllins. Sous la
de purification, d'autres un rite de fécondation15. seconde guerre punique (entre 217 et 204; on ne peut
Le second problème, non moins délicat, préciser davantage ni la date, ni les circonstances), le sénat
concerne les rapports de Fortuna Virilis avec Vénus ordonna l'érection d'une statue à Vénus Verticordia et l'on
choisit pour la dédier la plus chaste des matrones, Sulpicia,
l'épouse de ce Q. Fulvius Flaccus qui fut quatre fois consul
et qui, on le notera en ayant peine à croire que la
coïncidence soit fortuite, appartenait à une famille dont les
religion romaine de Vénus, p. 226-233 et Appendice II, p. 389- membres, son propre père et son propre fils, paraissent
395: «La signification des Veneralia du 1er avril»; Ch. avoir eu une dévotion spéciale à Fortuna {supra, p. 263 et
Floratos, Veneralia, Hermes, LXXXVIII, 1960, p. 197-216; n. 68). Par ailleurs, en ce qui concerne la date, on se
J. Gagé, Matronalia, p. 43-48 et 180-184. L'analyse de demandera si Sulpicia, désignée, après un double tirage au
R.E.A. Palmer, Roman shrines of female chastity from the caste sort, par dix matrones, cunctis castitate praelata, ne fut pas
struggle to the papacy of Innocent I, RSA, IV, 1974, p. 116 et l'objet de cet honneur, par une autre coïncidence,
119 sq., est malheureusement grevée de l'hypothèse, sans précisément l'une des années où son mari gérait le consulat,
fondement, d'une «Fortuna Verticordia». c'est-à-dire soit en 212, soit en 209. Les fins moralisatrices du
12 Qui ne repose, en fait, que sur la restitution qu'il a nouveau culte ne font pas de doute : il fut fondé quo facilius
proposée, CIL P, p. 314, aux Fasti Praenestini, et que l'on uirginum mulierumque mens a libidine ad pudicitiam conuer-
tient généralement pour certaine (cf. R. Schilling, op. cit., teretur (Val. Max. 8, 15, 12; cf. Plin. NH 7, 120, et Solin. 1, 126).
p. 231, n. 4, et 390, n. 1). Toutefois, infra, p. 380. D'où le surnom de la déesse : il correspond à celui de
13 Otto, RE, VII, 1, col. 22; cf. J. Gagé, Matronalia, p. 20. l'Aphrodite Άποστροφία, honorée à Thèbes et qui, elle aussi,
14 Infra, p. 395 sq. «détourne» du mal (Paus. 9, 16, 3-4). Le second épisode, qui
15 Un rite de purification pour R. Schilling, un rite de eut lieu en 1 14, est mieux connu. Il faisait suite à un prodige
fécondation pour U. Pestalozza, suivi par R. Ginouvès, Bala- effrayant dont fut victime la fille d'un chevalier (foudroyée à
neutikè. Recherches sur le bain dans l'antiquité grecque, Paris, cheval, dévêtue, la langue arrachée) et à la faute commise
1962, p. 287 et 422. par trois Vestales avec des chevaliers romains. Après leur
378 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

risque ainsi d'être profondément modifiée, selon Ovide23, par ailleurs, nous apprend que la fête
qu'on incline à voir dans ce bain des femmes la s'articulait en quatre épisodes : la lauatio de la
survivance d'un rite archaïque ou, au contraire, statue de Vénus, que les femmes paraient de
une innovation relativement récente. bijoux et de fleurs nouvelles; puis un bain des
célébrantes, sub lùridi myrto, à l'imitation de
celui de la déesse; une offrande d'encens à
Fortuna Virilis, faite dans les bains eux-mêmes;
I - Fortuna Virilis et Vénus enfin, l'absorption d'un breuvage composé de
VERTICORDIA AUX CALENDES D'AVRIL lait, de miel et de pavot. Les autres textes
confirment brièvement la description d'Ovide.
Aucune des sources qui nous font connaître Ainsi Plutarque :
la fête des calendes d'avril n'est antérieure à τον Άπρίλλιον, έπώνυμον οντά της
l'époque augustéenne. La plus ancienne est la 'Αφροδίτης, έν ω ΰυουσί τε τη ύεω, και ταΐς
notice des Fasti Praenestini qui remonte à καλάνδαις έστεφανωμέναι αϊ γυναίκες μυρσίνη
Verrius Flaccus20. Le texte le plus complet, à peine λούονται24;
plus récent que le précédent, est la description et Macrobe:
qu'en donne Ovide au livre IV des Fastes, dont
non tarnen negat Verrius Flaccus hoc die
Verrius Flaccus était d'ailleurs l'une des sources. postea constitutum ut matronae Veneri
A ces textes majeurs s'ajoutent trois mentions de sacrum facerent, cuius rei causant, quia huic
Plutarque, dans la Vie de Numa, puis de Macrobe loco non conuenit, praetereundum est25.
et de Lydus, ainsi que la brève indication du
calendrier de Philocalus, qui atteste qu'au IVe Seul Lydus donne des détails plus précis et,
siècle ap. J.-C. la fête, qui existait toujours, avait notamment, signale la présence incongrue des
pris le nom de Veneralia2i. Selon les Fasti femmes dans les bains des hommes :
Praenestini, du moins si l'on accepte la ταΐς τοίνυν καλένδαις Άπριλίαις αί σεμναί
conjecture de Mommsen, qui est devenue classique et γυναικών υπέρ ομονοίας και βίου σώφρονος
qui est à la base de toutes les recherches έτίμων την Άφροδίτην ' αϊ δε τοΰ πλήθους
contemporaines : γυναίκες έν τοις των ανδρών βαλανείοις
frequenter mulieres supplicant έλούοντο προς #εραπείαν αυτής μυρσίνη
[ici, Mommsen ajoute : honestiores Veneri έστεμμέναι26.
Verticordiae,] Que se dégage-t-il d'une comparaison entre
Fortunae Virili humiliores edam ces sources qui, probablement, dérivent toutes,
in balineis, quod in Us ea parte corpor[is] soit directement, soit à travers des
utique uiri nudantur, qua feminarum intermédiaires, du texte original de Verrius Flaccus27? S'il
gratia desideratur22 . existe entre elles un accord partiel, nous
constatons que des divergences plus profondes
encore les séparent sur les trois points majeurs que
châtiment et l'expiation du prodige, un temple fut élevé à sont : l'importance respective de Fortuna Virilis
Vénus Verticordia (Ovid. fast. 4, 157-160; Obseq. 37; Plut. et de Vénus Verticordia; la qualité sociale des
Quest, rom. 83, 284a-c). Dans les deux cas, le rôle de la déesse célébrantes; enfin, le bain des femmes et leur
est le même : elle « est priée de parer au fléchissement des présence «dans les bains des hommes». Fortuna
mœurs féminines », de convertir les cœurs : inde Venus uerso Virilis se trouve, par rapport à Vénus Verticor-
nomina corde tenet, dit Ovide.
20 Le calendrier épigraphique de Préneste, extrait des
Fastes publiés avec un commentaire érudit par Verrius
Flaccus, peut être daté entre 6 et 9 ap. J.-C, selon A. De-
grassi, /. /., XIII, 2, p. 107 et 141 sq.; cf. Mommsen, CIL I2, 23 Fast. 4, 133-156 (cité infra, p. 379-381).
p. 206 (entre 4 et 10); et A. Dihle, s.v. Verrius, RE, VIII, A, 2, "Num. 19,3.
n° 2, col. 1636-1638. Sur l'utilisation de Verrius Flaccus par 25 Sat. I, 12, 15.
Ovide, F. Peeters, Les »Fastes» d'Ovide, Bruxelles, 1939, p. 23 26 Mens. 4, 65, p. 119 W.
et 50-54. "Mommsen, CIL I2, p. 314; Frazer, Fasti, III, p. 191;
2iCIL I2, p. 262; /. /., XIII, 2, p. 244 sq. U. Pestalozza, op. cit., p. 177; Eisenhut, RE, IX, A, 1,
22C/L I2, p. 235 et 314. col. 230.
FORTUNA VIRILIS ET VÉNUS VERTICORDIA 379

dia, dans une position relativement effacée. Ovide, il est vrai, s'adresse lui aussi à des
Deux sources seulement, et ce sont les plus femmes de milieux différents, mais, loin de
anciennes, nomment les deux déesses : Ovide, prononcer la moindre exclusive contre certaines
qui n'attribue à Fortuna qu'un rôle épisodique, d'entre elles, il les appelle toutes indistinctement
et Verrius Flaccus, qui lui fait la part beaucoup à prendre part à la fête de Vénus, depuis les
plus belle. Dans le texte conservé des Fasti matrones jusqu'aux courtisanes :
Praenestini, et si nous ne tenons pas compte de rite deam colitis, Latiae matresque nurus-
la restitution de Mommsen, ce dernier ne cite que
effectivement que Fortuna Virilis; toutefois, nous et nos, quis uittae longaque uestis
voyons par Macrobe que, dans un passage abest30.
maintenant perdu, il mentionnait également le
Aucune distinction de classe n'apparaît dans la
sacrum en l'honneur de Vénus. En revanche,
suite de la cérémonie, mais c'est l'ensemble de
toutes les sources postérieures, Plutarque,
ce public féminin qui en accomplit les divers
Macrobe, Lydus, ainsi que le calendrier de Philo-
rites, et qui célèbre d'abord Vénus, puis offre
calus, ne semblent plus connaître que Vénus
l'encens à Fortuna Virilis. La même
Verticordia. Quelle était, en second lieu, la
indifférenciation sociale se retrouve chez Plutarque, qui
condition sociale des femmes qui prenaient part
mentionne simplement αϊ γυναίκες, sans préciser
à la cérémonie? La restitution de Mommsen a
davantage. Chez Lydus, en revanche, nous
imposé l'idée d'une ségrégation sévère entre les
constatons une nette séparation entre les honestiores,
deux cultes, considérés comme concurrents :
αϊ σεμναί γυναικών, et les humiliores, αϊ δε του
celui de Vénus Verticordia, réservé aux femmes
πλήθους. Mais ces dernières, loin de prier
distinguées, celui de Fortuna Virilis, abandonné
Fortuna Virilis, comme voudrait le faire croire la
aux humiliores, catégorie où se confondent les
conjecture tendancieuse de Mommsen,
femmes du peuple et les courtisanes. La raison
pratiquent la religion de Vénus, προς #εραπείαν αυτής,
pour laquelle il l'a proposée se laisse aisément
aussi bien que les matrones; à ceci près qu'elles
deviner: que Vénus fût absente de la fête qui, honorent la déesse par un rite spécial, en se
plus tard, devait porter son nom, ne pouvait à
baignant dans les bains des hommes, usage qui
ses yeux s'expliquer que par une omission des
était assurément incompatible avec la réserve et
Fasti Praenestini, dont le lapicide aurait défiguré
la distinction des femmes de l'aristocratie. Que
le texte authentique de Verrius Flaccus28.
conclure de cette confrontation? Qu'aucune des
D'autre part, l'allusion aux humiliores et son
deux déesses n'appartenait en propre à une
vocabulaire social qui préfigure celui des juristes de
classe sociale. A l'époque augustéenne, les dames
l'Empire suggère l'existence de deux cultes de
de la bonne société et les femmes du vulgaire
«classe», et semble appeler une mention honoraient également Fortuna Virilis et Vénus
symétrique des honestiores, qui apparaît précisément
Verticordia, et les sources plus tardives, qui ne
chez Lydus : αί σεμναί γυναικών. Mais faut-il pour
mentionnent plus que Vénus, la montrent elles
autant conserver la conjecture de Mommsen? Il
aussi servie par les deux catégories sociales,
n'est nullement certain qu'elle s'impose, et l'on
honestiores et humiliores. Ce qui variait d'une
peut se demander si, en fait, elle s'accorde avec
classe à l'autre, ce n'était point le choix de la
les autres sources et si elle est nécessaire pour
divinité, mais la forme de l'hommage qui lui
que le texte des Fasti Praenestini offre un sens
était rendu : aux cérémonies décentes et de bon
satisfaisant29.
ton que célébraient les matrones, s'opposait,
chez les femmes du peuple, la promiscuité

28 CIL I2, p. 314: « Praenestinus autem quadratarius sen-


ten tiam corni pit verbis quibusdam omissis; nam scripserit
Verrius necesse est ita fere : frequenter midieres supplicant Fowler, Wissowa, Otto, Frazer, U. Pestalozza, R. Schilling,
honestiores Veneri Verticordiae, Fortunae Virili humiliores, 'G. Radke, J. Gagé. Sur les faiblesses de cette thèse, cf. la
etiam in balineis cet.». critique convaincante de Ch. Floratos (infra, p. 380), dont
29 La conjecture de Mommsen et l'opposition sociale nous ne pouvons cependant accepter toutes les
qu'elle établit entre les deux cultes ont été, jusqu'à une date conclusions.
récente, pour ainsi dire unanimement acceptées par Warde i0Fast. 4, 133 sq.
380 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

choquante d'un bain rituel, pris dans des intactes33, et c'est uniquement une interprétation
conditions qui, d'ailleurs, nous demeurent erronée, dominée par le souvenir de Lydus
mystérieuses. beaucoup plus que par une lecture impartiale de
Si maintenant nous revenons aux Fasti Prae- l'inscription, qui a incité Mommsen à proposer
nestini, et si nous les lisons en nous dégageant cette conjecture, non seulement inutile, mais
des préjugés qu'a accrédités le prestige de dangereuse, car, au lieu de résoudre tous les
Mommsen, nous constatons que Verrius Flaccus, problèmes, elle n'a fait que les compliquer
en fait, n'a rien dit d'autre. Il suffit, pour cela, de inutilement. Aussi, comme l'ont montré Ch. Flo-
ponctuer différemment le texte : frequenter mu- ratos34, dont les travaux ont remis en cause
lieres supplicant Fortunae Virili, humiliores etiam l'interprétation traditionnelle de la fête des
in balineis, etc.31. Au début de l'Empire, le jour calendes d'avril, et, après lui, A. Degrassi, dans
des calendes d'avril, les femmes de toute l'édition des calendriers qu'il a donnée pour les
condition - mulieres ou, comme l'atteste le Inscriptiones Italiae35, le seul texte qu'on doive
témoignage indirect de Macrobe, matronae - tenir pour authentique est celui des Fasti Prae-
célébraient en foule, frequenter, la fête commune aux nestini, en l'état même où il nous est parvenu :
deux déesses; mais, chez les humiliores, le culte frequenter mulieres supplicant / Fortunae Virili,
de Fortuna Virilis prenait une forme extrême, humiliores etiam / in balineis, quod in Us ea parte
bien faite pour offusquer la pudeur des corpor[is] / utique uiri nudantur, qua feminarum
matrones. Mommsen a supposé, entre Vénus et / gratia desideratur, et il s'accorde assez
Fortuna, une scission analogue à celle qui, au début exactement à celui d'Ovide pour qu'une étude de la
du IIIe siècle av. J.-C, avait divisé la religion de fête des calendes d'avril et, en particulier, du
Pudicitia Patricia et de Pudicitia Plebeia32. Maïs bain rituel qui en est la partie la plus obscure,
cette opposition sociale entre deux cultes, l'un puisse se fonder sur leur double témoignage.
aristocratique, l'autre populaire, n'est nullement La cérémonie que décrit Ovide se composait
confirmée par la critique interne des textes, telle de quatre rites successifs36. Le premier était le
qu'elle résulte de la comparaison des sources. bain de la statue divine, celle de Vénus Verti-
Bien plus, l'hypothèse de Mommsen est cordia, à laquelle les femmes remettaient ensuite
condamnée par la critique externe et l'examen ses joyaux et à qui elles offraient des fleurs
même des fragments conservés des Fasti Prae- nouvelles :
nestini. Car la conjecture qu'il a proposée n'est Aurea marmoreo redimicula demite collo,
pas une restitution, au sens où l'on emploie le demite diuitias : tota lauanda dea est.
terme en épigraphie : loin de chercher à rétablir Aurea siccato redimicula redatte collo :
un texte disparu à la suite d'un accident matériel nunc alii flores, nunc noua danda rosa
survenu à la pierre sur laquelle il était gravé, elle est.
n'est qu'une correction, c'est-à-dire une
Puis, dans un second temps, les célébrantes
adjonction introduite par l'éditeur dans un texte
devaient elles-mêmes se baigner, couronnées de
apparemment complet, avec tout l'arbitraire que cela
comporte. En effet, si la notice liminaire que
Verrius Flaccus avait consacrée à Aprilis et au
33 Cf. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 126 sq. et pi. XL. Des trois
problème étymologique que soulève le nom du premières lignes de cette partie des Fasti Praenestini, seule la
mois est en grande partie mutilée, les cinq lignes dernière est complète; le début se laisse ainsi restituer:
qui suivent, et qui concernent les calendes, sont [Aprilis a] Vte]«[e]r[e], quod ea cum [Anchisa iuncta mater
fuit Aene]ae, régis / [Latinorum, a quo p(opulus) R(pmanus)
ortus e[st. Alii ab ape]ri[li] q[uod]am i[n m]ense, quia / fruges,
flores animaliaque ac maria et terrae aperiuntur. Et, ensuite : C
31 Ch. Floratos, op. cit., p. 202. Cf., déjà, les réserves de k(alendae) [A]pr(iles), fiastus). Frequenter mulieres supplicant,
C. Koch, RE, VIII, A, 1, col. 857. En un sens voisin, G. Radke, etc.
RE, VIII, A, 2, col. 1652, qui accepte la conjecture de 34 Op. cit., p. 202-205.
Mommsen, envisage cependant une autre restitution, 35 /. /., XIII, 2, p. 434.
également possible : mulieres supplicant [honestiores Veneri Ver- 36 Nous citons, au cours de l'analyse qui suit, le texte
ticordiae et] Fortunae Virili, humiliores etiam in balineis, complet des Fastes, 4, 135-156. Sur son inspiration littéraire
etc. et ses rapports avec l'Hymne V de Callimaque, « Pour le bain
32 Supra, p. 356. de Pallas», Ch. Floratos, op. cit., p. 208-216.
FORTUNA VIRILIS ET VÉNUS VERTICORDIA 381

myrte, à l'imitation de la déesse. Pourquoi le ne d'ordinaire de cette pratique, comme un rite


myrte? En souvenir de Vénus, selon l'aition que de magie de la pluie, mais, de façon plus large,
rapporte Ovide, car la déesse, surprise après le comme un rite de régénération par l'eau des
bain par des satyres, se couvrit pudiquement de forces divines, qu'il est nécessaire de rajeunir
son feuillage : périodiquement38, celui des célébrantes est
Vos quoque sub lùridi myrto iubet ipsa d'interprétation beaucoup plus difficile. Quelles
lauari, étaient ces femmes qui donnaient leurs soins à
causaque cur iubeat, discite, certa subest. la statue, puis se baignaient elles-mêmes à son
Litore siccabat sudantes rore capillos : imitation? On a pu discuter de leur nombre et
uiderunt satyri, turba proterua, deam; de leur condition. Ch. Floratos, qui a
sensit et opposita texit sua tempora myrto : définitivement écarté la conjecture de Mommsen et la
tuta fuit facto uosque referre iubet. discrimination qu'elle entraînait entre classes
sociales, a également proposé une théorie
C'est lors de ce bain, qu'elles vont prendre dans
nouvelle des Veneralia et, en particulier, des
les thermes, que les femmes s'acquittent de
officiantes qui y jouaient le rôle principal39. Selon
l'offrande d'encens et de la prière à Fortuna lui, la description d'Ovide ne s'applique
Virilis, qui constituent la troisième partie de la
nullement, comme on le croyait, à la totalité du
fête:
public féminin qui assistait à la fête; mais elle ne
Discite nunc quare Fortunae tura Virili concernerait qu'un petit groupe d'élues qui
detis eo, gelida qui locus umet aqua. accomplissaient toute la cérémonie, au nom de
Accipit ille locus posito uelamine cunctas l'ensemble des femmes romaines. C'est elles qui
et uitium nudi corporis omne uidet; procédaient à la lauatio, puis à la parure de la
ut tegat hoc celetque uiros, Fortuna Virilis statue cultuelle; elles encore, et elles seules, qui
praestat et hoc paruo ture rogata facit. prenaient ensuite le bain rituel sub uiridi myrto,
Là se bornent le rôle éphémère de Fortuna puis offraient l'encens à Fortuna Virilis et
Virilis et la modeste part d'honneur qu'elle buvaient le cocetum. Loin de voir dans la fête
reçoit: le seul rite qui lui soit dédié s'insère, une vaste célébration collective dans laquelle
comme un simple épisode, à l'intérieur du rituel toutes les femmes romaines auraient pris part
plus ample de Vénus Verticordia. Enfin, pour aux rites de Vénus et de Fortuna, Ch. Floratos
clore la cérémonie, le poète recommande aux en restreint ainsi la plénitude à quelques
femmes de prendre le breuvage composé de lait, célébrantes privilégiées. Bien mieux, prenant au
de miel et de pavot - ce mélange, qui portait le sens le plus strict les interprétations étiologiques
nom de cocetum, était, non point, comme on l'a d'Ovide, il les assimile entièrement à la déesse :
cru, un aphrodisiaque, mais un sédatif, destiné à ce ne seraient ni des matrones, ni des
la jeune mariée37 -, que Vénus, précisément, but courtisanes, mais des femmes spécialement choisies,
au soir de ses noces : « eine Gruppe von ausgewählten unverheirateten
Nec pigeât tritum niueo cum lacté papauer Frauen», non mariées comme l'était encore
sumere et expressis mella liquata fauis : Vénus, lorsque, avant ses noces, elle but le
cum primum cupido Venus est deducta cocetum.
marito, Que peut-on retenir de cette explication? Le
hoc bibit; ex ilio tempore nupta fuit. point le plus discutable en est sans doute la
Supplicibus uerbis illam placate : sub ilia limitation de la cérémonie à un petit groupe de
et forma et mores et bona fama manet. femmes, choisies pour remplir un rôle sacerdo-

Ce rituel complexe ne laisse pas de poser des


problèmes délicats. Si le bain de la statue doit se
38 R. Ginouvès, Balaneutikè, p. 295 sq., pour qui « le bain
comprendre, non, selon l'explication qu'on répondait, semble-t-il, au sentiment que les statues
enfermaient une force primitive, variable avec le rythme de la
nature», et qu'il importe, par conséquent, de revivifier par
. " Fest. Paul. 35. 6 : cocetum genus edulii ex nielle et papaue- des rites périodiques. Sur la signification du bain, infra,
re factuni. Sur ses propriétés, reconnues par J. André, infra, p. 386-390.
p. 387. 39 Op. cit., p. 199 sq.
382 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

tal, et qui auraient apparemment pris le bain pour les bonnes mœurs et la pudicitia
rituel dans l'enceinte du sanctuaire, étant bien l'absorption du cocetum aphrodisiaque par un groupe de
entendu que les autres femmes, réduites à une femmes non mariées, du moins si l'on s'en tient
présence passive, pouvaient accomplir le même à l'ancienne interprétation; et, si l'on y voit
rite en privé40. Ce n'est pourtant pas ce que maintenant, avec J. André, une médication
suggère le texte d'Ovide. A aucun moment, le analgésique et sédative destinée à la noua nupta, de
poète ne laisse entendre que seules quelques- quelle utilité pouvait-il être pour des uirgines
unes d'entre les femmes romaines auraient été qui, apparemment, n'étaient pas toutes à la veille
astreintes aux rites. Au contraire : il les appelle de se marier, et, ainsi considéré, le rite a-t-il
toutes à la fête, matrones - Latiae matresque encore un sens? Nous croyons donc que la
nurusque - et courtisanes. Leur bain avait limitation à un petit nombre de participantes,
lieu alléguée par Ch. Floratos, ne pouvait, et ne
gelida41 qui locus iimet aqua. devait nécessairement, pour des raisons
Accipit iïle locus posito uelamine cunctas. pratiques, concerner que la première partie de la
cérémonie, la lauatio de la statue, baignée, puis
La périphrase ne peut, de toute évidence,
parée par quelques dames romaines. Qui étaient
désigner qu'un établissement de bains, public ou ces privilégiées? Des matrones, sans aucun
privé, mais en tout cas collectif (et non, dirions- doute43. Le culte de Vénus Verticordia, s'il n'excluait
nous aujourd'hui, une salle de bains
pas les courtisanes, comme l'atteste Ovide, n'en
individuel e). Même si l'hexamètre qui suit et l'adjectif avait pas moins été fondé pour rappeler les
cunctas ne s'appliquent pas seulement au bain
femmes à la vertu de chasteté et, si Vénus
rituel du 1er avril, mais à tous ceux que prennent
donnait à ses fidèles la beauté, elle veillait plus
les femmes en temps ordinaire, ils n'en évoquent
encore sur leur moralité : et forma et mores et
pas moins un bain général et pris en commun, bona fama, insiste le poète. Les courtisanes,
«toutes ensemble et sans exception», et dans le
tolérées à la fête des calendes d'avril, ne
même lieu, ce qui, après tout, est le sens propre pouvaient donc y avoir qu'une place mineure. Tout
de l'adjectif42, et exclut à la fois l'hypothèse d'un l'honneur en revenait aux matrones, comme le
bain «sélectif», si l'on ose dire, pratiqué par rappelle Macrobe, à la suite de Verrius Flaccus :
quelques célébrantes choisies à cet effet, et celle constitutum ut matronae Veneri sacrum facerent44.
d'un bain privé, pris chez elles, diuersis locis, par
Mais, si elles jouaient le premier rôle dans le rite
le reste des femmes. Dans ces conditions, il n'y a de la lauatio, et encore, sous la forme très
donc pas lieu de supposer un rite limité à un
restreinte d'une délégation, le reste de la
petit nombre de célébrantes, mais, au contraire, cérémonie devait avoir un caractère largement
un bain auquel prenaient part, sinon la totalité
collectif, comme le laissent entendre les autres
des femmes, le rite ne devait rien avoir de
sources, qui mentionnent les femmes romaines
contraignant, du moins toutes celles qui
sans limiter leur nombre : frequenter mulieres
désiraient y participer. (Verrius Flaccus) ; αϊ γυναίκες . . .. λούονται (Plu-
Quant à leur condition personnelle, il est tarque).
inutile d'insister sur le risque qu'eût entraîné
Au temps de Verrius Flaccus et d'Ovide, une
fois que la cérémonie au temple de Vénus
Verticordia, c'est-à-dire les soins donnés à sa
40 Comme l'envisage Ch. Floratos, op. cit., p. 206. statue cultuelle, étaient achevés, les femmes,
41 Suivant la leçon adoptée par R. Ehwald-F. W. Lenz, 2e toutes les femmes, se rendaient donc dans les
éd», Leipzig, Teubner, 1932; H. Le Bonniec; C. Landi-L. Cas-
tiglioni, dans le Corpus Paravianum, 3e éd., 1960; et E. H.
Alton-D. E.W. Wormell-E. Courtney, Leipzig, Teubner, 1978.
Frazer, cependant, et F. Borner gardent le texte calida du ms. 43 Et qui devaient apparemment répondre aux mêmes
U et des recentiores. exigences de moralité que Sulpicia, choisie pour consacrer la
42 Ainsi l'expliquaient les anciens; cf. Ps. Ascon. diu. in statue de la déesse, au IIIe siècle : ex omnibus matronis
Caec, éd. Orelli-Baiter, V, 2, p. 100: cuncti, simul omnes, centum, ex centum autem decem sorte ductae de sanctissima
quasi coniuncti', Fest. Paul. 44, 9 : cuncti significai quidem femina indicium facerent, cunctis castitate praelata est (Val.
omnes, sed coniuncd et congregati; at nero omnes etiam si Max. 8, 15, 12).
diuersis locis sint; Serv. Aen. 1, 518; Isid. diff. 1, 106. "Sat. 1, 12, 15.
FORTUNA VIRILIS ET VÉNUS VERTICORDIA 383

thermes pour y prendre le bain rituel qui leur Dans quelles conditions avait lieu ce bain?
était prescrit. Mais plusieurs problèmes se C'est sur ce point que la comparaison des
posent encore à propos de ce bain, qui est bien sources et leur interprétation posent le plus de
la partie la plus litigieuse de la fête des calendes difficultés. Les textes semblent faire allusion à
d'avril: en l'honneur de quelle divinité le trois réalités différentes, mais qu'ils ne
prenaient-elles? dans quelle partie de distinguent pas toujours nettement. La première est le
l'établissement avait-il lieu et, question étroitement liée à culte rendu à Fortuna Virilis et que ne
la précédente, quelle sorte de femmes y condamnent ni la pudeur, ni le bon goût. Cet
accomplissaient le rite? enfin, quelle en était la hommage, attesté par Verrius Flaccus, frequenter
signification? Ovide explique clairement, du moins midieres supplicant, comportait, comme le
en apparence, que ce bain se rattachait au culte précise Ovide, une offrande d'encens et une prière :
de Vénus. Il reproduisait celui de la déesse et et hoc paruo ture rogata facit. Le second élément
c'est à son ordre qu'obéissaient les femmes : est le bain qui, lui non plus, ne suscite aucune
uos quoque sub luridi myrto iubet ipsa laua- critique ni de Plutarque, ni d'Ovide qui en
attribue l'institution à la volonté divine de
ri,
Vénus. Le troisième, enfin, est une forme
prescription que le poète rappelle à la fin du extrême - etiam in balineis, disent les Fasti Praenestini
couplet : uosque referre iubet. L'usage rituel du - et scandaleuse de ce bain, pris dans la partie
myrte, effectivement, et son symbolisme de l'établissement réservée aux hommes;
évoquent la religion de Vénus et c'est bien ainsi que pratique que Lydus signale franchement (et, si faible
l'entendent les sources les plus tardives, Plutar- que soit l'esprit critique de l'érudit byzantin, il
que et Lydus, qui placent sous le patronage de la serait trop facile, en l'occurrence, de le taxer
déesse le bain des femmes μυρσίνη έστεμμέναι d'erreur), tandis que Verrius Flaccus et Ovide
(έστεφανωμέναι). Les faits sont pourtant moins aussi, semble-t-il45, y font une allusion d'autant
simples. Car si, chez Plutarque et Lydus, où plus obscure qu'elle est plus embarrassée46.
toute allusion à Fortuna Virilis a disparu, le bain Si nous cherchons à lire entre les lignes des
des femmes se rapporte exclusivement au culte Fasti Praenestini, où donc les femmes honnêtes,
de Vénus, il règne dans les sources augustéennes les mulieres en général, pouvaient-elles prier
une ambiguïté pour le moins troublante. Verrius Fortuna Virilis, si ce n'était in balineis?
Flaccus, qui connaissait le sacrum des matrones Accomplissaient-elles le double rite, le bain et
à Vénus Verticordia, ne mentionne le bain des l'of rande qui l'accompagnait, en privé, dans le secret de
femmes qu'à propos de Fortuna Virilis. Et, chez leur maison47? Ce n'est guère compatible avec le
Ovide, s'il se rattache étiologiquement au culte
de Vénus, c'est en fait sous les auspices de
Fortuna qu'il a lieu. C'est à l'occasion de ce bain 45 Si, du moins, c'est en ce sens qu'il faut entendre le v.
que les femmes offrent l'encens à Fortuna Virilis 149 : ut tegat hoc celetque uiros. Cf. U. Pestalozza, op. cit.,
et la prient de dissimuler leurs défauts p. 177 sq.
corporels, comme si elle était, tout autant que Vénus, 46 La discrétion de Macrobe, Sat. 1, 12, 15, a d'autres
garante de leur beauté - sub ilia / et forma . . . raisons. Elle ne concerne pas le rite scabreux rapporté par
Lydus, mais elle a trait aux origines du culte, c'est-à-dire,
manet - et de leur séduction. Mais, sous cette sans doute, à l'inceste des Vestales, que Macrobe préfère
forme, la répartition des rites et des fonctions passer sous silence : cuius rei caiisam, quia huic loco non
entre les deux déesses semble bien artificielle et conuenit, praetereundum est
l'on peut se demander si le bain des femmes, 47 C'est l'hypothèse de Ch. Floratos et de G. Radke. Ch.
célébré sous le myrte de Vénus et partie Floratos croit volontiers qu'au bain public et collectif des
quelques femmes choisies pour célébrer le culte, s'ajoutait
intégrante de son culte, n'était pas, à une époque un bain privé, pratiqué par les autres femmes (op. cit.,
plus ancienne, un hommage rendu p. 206). G. Radke, RE, VIII, A, 2, col. 1653, distingue deux
indistinctement aux deux déesses, peut-être même, comme bains, différents par leurs modalités et leur origine : le bain
le suggèrent les Fasti Praenestini, un rite primitif rituel, strictement privé, que les matrones prenaient chez
de Fortuna Virilis, qu'elle partagea ensuite avec elles et sur l'ordre de la déesse, et le bain public des
courtisanes, « dans les bains des hommes ». Ce dernier aurait
Vénus, avant d'en être entièrement dépossédée eu pour origine une représentation rituelle du mythe de
au profit de cette nouvelle venue. Vénus, surprise au bain par les satyres, dans laquelle le rôle
384 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

bain collectif, cunctas, que suppose la toutes ces tentatives pour éliminer le bain des
description d'Ovide. Faut-il entendre que les femmes matrones reposent en fait sur un postulat
distinguées ne se baignaient pas, mais qu'elles se commun : l'idée que les femmes distinguées auraient
contentaient de prier Fortuna Virilis, soit dans eu de la répugnance pour les bains publics et
son temple, soit dans les bains eux-mêmes? que leur délicatesse aurait été blessée d'une
Aucune des deux solutions n'est satisfaisante. Le promiscuité qu'elles laissaient aux femmes du
temple de Fortuna Virilis, s'il existait encore au vulgaire. Dans la réalité, il n'en était rien, et c'est
temps d'Auguste48, ne joue aucun rôle dans la là projeter sur les mœurs romaines, par un
fête des calendes d'avril et Ovide dit raisonnement anachronique, nos usages et nos
expressément que les femmes offraient l'encens à la conceptions modernes tant de l'hygiène que de
déesse dans le lieu même, eo . . . qui locus, où la pudeur. Pas plus que leurs maris, pas plus
elles prenaient en commun leur bain. Quant à que, de nos jours, les hommes ou les femmes
supposer que toutes les femmes se rendaient qui, dans les pays de confession islamique, vont
dans les bains publics, mais que les humiliores au hammam, les femmes romaines, quelle que
seules s'y baignaient, tandis que les matrones se fût leur condition sociale, n'éprouvaient la
bornaient à offrir à la déesse une prière et de moindre gêne à se baigner en public : ainsi, peu avant
l'encens, c'est une solution de désespoir49 et un l'époque qui nous occupe, on voit qu'une grande
défi au bon sens. Les bains, après tout, n'étaient dame comme Atia, l'épouse du sénateur Octavius
pas des lieux de culte consacrés à Fortuna et la future mère d'Auguste, fréquentait
Virilis, mais des établissements d'une utilité volontiers les bains publics et que, si elle dut y
toute pratique50, et l'on se demandera pourquoi renoncer, ce fut par nécessité, et non par goût
les matrones s'y rendaient, si ce n'était pour s'y personnel51.
baigner. La cérémonie eût d'ailleurs été Dans ces conditions, il faut, croyons-nous,
incomplète et la prière adressée à la déesse ne prenait penser que le bain du 1er avril se pratiquait sous
tout son sens, Ovide le montre bien, que si les deux formes différentes, toutes deux collectives
femmes, posito uelamine, nudi corporis, et publiques52. L'une, convenable, celle des
s'acquittaient effectivement du bain rituel. Ajoutons que matrones ou des femmes du peuple soucieuses
de leur pudeur qui, entre elles, dans la partie
des bains qui leur était réservée, satisfaisaient au
rite sans heurter la morale. L'autre, scabreuse et
de la déesse eût été tenu par une courtisane. Puis l'usage se particulière aux femmes de la plus basse
serait étendu à toutes les filles publiques qui l'auraient condition et aux courtisanes, qui s'opposaient aux
pratiqué, comme on pouvait l'attendre, dans les bains des précédentes par les modalités selon lesquelles
hommes. elles prenaient ce bain rituel, mais non par la
48 Supra, p. 376, n. 9.
49 Qu'on trouve cependant, et même sous une forme divinité à laquelle elles rendaient hommage, et
encore plus difficilement acceptable, chez Ch. Floratos, qui, commune aux deux «classes», peut avoir
puisqu'il admet, op. cit., p. 203, que les mots etiatn in balineis été, compte tenu de la divergence des sources,
n'impliquent pas nécessairement que les humiliores elles- soit Fortuna Virilis (Fasti Praenestini), soit, plus
mêmes s'y fussent rendues pour y prendre un bain : « die
Frauen können in diesen Räumen sich darauf beschränken,
ein Gebet zu sprechen oder ein Opfer darzubringen», rite
qui, d'ailleurs, pouvait fort bien s'accomplir dans la 51 Suet. Aug. 94, 4. L'anecdote se rattache aux origines
palestre. divines d'Octave, fils supposé d'Apollon : neuf mois avant sa
50Hild, DA, II, 2, p. 1275; Wissowa, puis Keune, dans naissance, dans le temple du dieu, sa mère aurait été touchée
Roscher, VI, col. 218 et 334; Eisenhut, RE, IX, A, 1, col. 230, par un serpent, et elle en garda sur le corps une tache qui
ont pourtant voulu rapprocher Fortuna Virilis, priée par les l'obligea de renoncer définitivement aux bains publics.
courtisanes dans les bains des hommes, et la Fortuna Balnea- 52 Cf. Wissowa, dans Roscher, VI, col. 218; U. Pestalozza,
ris dont l'existence est attestée sous l'Empire (supra, p. 215 op. cit., p. 181; et R. Schilling, op. cit., p. 391, qui admettent
et n. 80). Hypothèse peu vraisemblable (cf. Latte, Rom. Rei, que toutes les femmes prenaient un bain rituel, mais dans
p. 181, n. 3), car la Fortuna Balnearis n'est nullement une des lieux différents (diuersis locis, pour reprendre
déesse des courtisanes : les dedicante qui l'honorent sont l'expres ion de Festus-Paulus), c'est-à-dire des sections différentes
tous des hommes, militaires ou simples particuliers, tel des thermes, et que seules les humiliores et les courtisanes
l'honnête père de famille qui l'invoque pro salute sua et suorum allaient honorer Fortuna Virilis dans les bains des hom-
(CIL II 2701).
FORTUNA VIRILIS ET VÉNUS VERTICORDIA 385

tard, Vénus Verticordia (Lydus). Ce bain avait effectivement bain commun des femmes
scandaleux avait-il lieu, comme on l'a cru parfois, avec les hommes, en présence de ces derniers55.
dans la partie des thermes réservée aux La coutume, si elle était choquante, n'en était
hommes, mais où, exceptionnellement, le jour des pas moins si répandue sous l'Empire qu'Hadrien
calendes d'avril, les femmes se seraient tenta de l'interdire, mais en vain56. Au Ier siècle
retrouvées entre elles53? C'est peu probable, car on déjà, elle était relativement courante, et
voit mal ce qu'aurait eu de si reprehensible cet condamnée par les bonnes mœurs: est signum
usage : c'était, précisément, la solution adoptée adulterae lauari cum uiris, dit Quintilien57.
dans les établissements où il n'existait pas de Plusieurs témoignages, sensiblement
section spéciale pour les femmes et où les contemporains, de Pline l'Ancien, de Martial, de Plutarque,
installations communes étaient utilisées tour à commentent et justifient l'affirmation de
tour par les deux sexes, selon des horaires Lydus58. Mais une telle licence était-elle déjà
différents54. Nous pensons, au contraire, qu'il y concevable à l'époque augustéenne? Dans les classes
supérieures de la société, certainement pas : ce
n'est que plus tard, au temps de Martial et de
53 Comme l'envisagent W. Eisenhut, RE, IX, A, 1, col. 231, Juvénal, qu'elle put avoir la faveur de femmes
et surtout J. Gagé, Matronalia, p. 45. Ce parti semble être émancipées qui, sans doute, n'étaient pas toutes
aussi celui de F. Borner, op. cit., IL p. 217, qui tient pour des humiliores. Mais il se peut que, au début de
absolument exclu que le bain ait été pratiqué «von nackten l'Empire, les filles publiques leur aient ouvert la
Frauen in Männerbädern» et qu'il y ait eu présence
simultanée des deux sexes dans les bains, mais s'en tient à ces voie, malgré la sévérité officielle affichée par
négations et n'explique pas comment, de façon positive, il se
représentait le rite.
54 C'est le règlement officiel édicté par les procurateurs
impériaux du Metallum Vipascense, en Lusitanie {CIL II Teanum Sidicinum comme ailleurs, que les bains,
5181, I, 19-21), sous le règne d'Hadrien, justement, fort ordinairement ouverts aux hommes, fussent, à certains moments,
attentif à la moralité des bains publics (cf. infra, n. 56). Cette réservés aux femmes. Le caprice de la dame commence
organisation semble avoir existé non seulement dans les lorsqu'elle exige que ce soit tout de suite, cito, et qu'on
établissements de faible importance, mais peut-être aussi, expulse, pour lui céder la place, les baigneurs qui se
selon J. Carcopino, dans les grands thermes impériaux. Sur trouvaient dans l'établissement. C'est donc les conditions de
les bains publics, leur histoire et leur utilisation, cf. Mar- réalisation qui sont scandaleuses, et non la demande en
quardt, La vie privée des Romains, I, p. 317-349; E. Saglio, s.v. elle-même; ce qui permet de considérer que, dès la fin du IIe
Balneum, DA, I, 1, p. 651-664; Mau, s.v. Bäder, RE, II, 2, col. siècle av. J.-C, les bains, à Rome comme dans les diverses
2743-2758 (en particulier col. 2750); J. Carcopino, La vie régions d'Italie, pouvaient être utilisés alternativement par
quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire, Paris, 1939, les hommes et par les femmes, et donc accueillir, dans le
p. 293-304. A l'exemple du Metallum Vipascense, classique, plus parfait respect des convenances et de la pudeur
mais tardif par rapport à la période qui nous intéresse, celle matronale, les femmes qui venaient y célébrer les rites du 1er
d'Auguste, et même, s'il était possible de remonter plus haut, avril.
l'époque républicaine, nous ajouterons, non moins célèbre, "Comme l'admettent Otto, RE, VII, 1, col. 22; Wissowa,
mais pour d'autres raisons, celui du discours De legibus dans Roscher, VI, col. 218; et, plus nettement encore,
promulgatis de C. Gracchus, daté par E. Malcovati, Oratorum U. Pestalozza, op. cit., p. 179-181: «promiscuamente con
Romanorum fragmenta liberae rei publicae, Corpus Paravia- essi».
num, 3e éd., 1967, frg. 48, p. 190-192, de 122 av. J.-C, d'autant 56SHA H 18, 10; Cass. Dio 69, 8, 2; interdiction qui aurait
plus intéressant qu'il précède de peu la fondation du temple été renouvelée par Marc-Aurèle et Sévère Alexandre (SHA,
de Vénus Verticordia, en 114. L'orateur, dans le fragment MA 23, 8; AS 24, 2). Non seulement les Pères de l'Église
qu'en a transmis Aulu-Gelle, 10, 3, 1-3, s'y indigne de l'abus condamnent cette pratique persistante (Clem. Alex. paed. 3,
de pouvoir récemment commis, nuper, par l'un des consuls, 32, 1-2; Cypr. hab. uirg. 19); mais les dieux du paganisme
de passage à Teanum Sidicinum. Sa femme lui ayant dit, en eux-mêmes la réprouvaient : ainsi en CIL VI 579, inscription
effet, se in balneis uirilibus lauari nelle, il donna ordre au datable du IIIe siècle, imperio Siluani / ni qua mulier uelit /
questeur de la ville, M. Marius, d'en faire sortir tous les in piscina turili / descendere si minus / ipsa de se queretur /
hommes qui s'y baignaient. Mais la dame ayant trouvé parum hoc enim signum / sanctum est.
cito sibi balneas traditas esse et parum lautas fuisse, le consul 57 5, 9, 14.
fit frapper de verges M. Marius sur le forum de la ville. A 58Plin. NH 33, 153; Mart. 3, 51 et 72; 7, 35
quoi l'orateur ajoute qu'à Ferentinum, ob eamdem causant (particulièrement intéressant en ce qu'il oppose la conduite de
praetor noster quaestores arripi iussit. Si l'on essaie, dans cette Laecania, sed nudi tecum iuuenesque senesque lauantur, à
anecdote, de préciser où s'arrête la norme et où commence celle que devrait avoir une matrone : ecquid femineos seque-
l'arbitraire, il semble que la demande de l'épouse du consul ris, matrona, recessus, / secretusque tua, cunne, lauaris
n'ait eu, en soi, rien d'exorbitant. Ce devait être l'usage, à aqua?); 11, 47 et 75; Plut. Cato mai. 20, 8.
386 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

Auguste, gardien de la pudicitia, dont les Virilis, et de l'explication qui suit, quod in Us . . .
tentatives allaient précisément à contre-courant des uiri nudantur: aux calendes d'avril, les femmes
mœurs contemporaines59. Il se peut aussi, et prient en foule la «Fortune des hommes», et
c'est la solution la plus plausible, qu'une fois l'an celles du vulgaire jusque dans leurs bains62. Mais
le respect des rites religieux ait fait tolérer, par l'intention du rite, qu'il soit célébré en présence
exception, ce que la morale réprouvait en temps des hommes ou loin de leurs regards, n'est pas
ordinaire, surtout si, comme il est vraisemblable, différente : c'est en songeant à eux, à leur désir,
cet usage reprehensible se référait à une feminarum gratia desideratur, aux moyens de leur
tradition archaïque. La religiosité romaine n'a jamais plaire, ut tegat hoc celetque uiros, que, en ce
banni les rites indécents, du moment qu'ils début du mois consacré à Vénus, «mère des
étaient le fait des seules courtisanes et qu'ils deux Amours»63, les femmes, même les plus
laissaient à l'abri les femmes honnêtes et sages, prient Fortuna Virilis, la déesse
légitimement mariées. Ainsi en était-il de la nudité protectrice de l'autre sexe.
des meretrices qui dansaient aux Floralia60, et Dès lors, quelle était la signification, avouée
l'on voit mal en quoi l'exhibition et le bain rituel ou inavouée, de ce bain rituel, qu'il ait été pris
de ces mêmes courtisanes aux calendes d'avril sous les auspices de Vénus ou de Fortuna ou,
eussent été plus choquants pour les anciens, ni plus probablement, à l'époque d'Auguste, sous
pourquoi les modernes auraient plus de mal à ceux des deux déesses, même si l'une tendait à
les accepter. être éclipsée au profit de l'autre? Deux
Quoi qu'il en soit, on s'explique que Verrius explications en ont tour à tour été proposées, les uns
Flaccus et Ovide se soient gardés d'insister sur y voyant un rite de fécondation, les autres, un
cet aspect peu décent du rituel, d'autant plus rite de purification. Pestalozza, qui a affirmé les
étrange qu'il était associé à un culte vertueux vertus aphrodisiaques du myrte, a interprété le
comme celui de Vénus Verticordia, qui veillait bain des femmes en l'honneur de la «Fortune
sur la moralité et le bon renom des matrones, et des hommes» comme une pratique fécondante,
mores et bona fama, et qui avait précisément ressortissant à une magie sexuelle de caractère
pour fin quo facilius . . . mulierumque mens a primitif. L'eau où se plongent les femmes, dans
libidine ad pudicitiam conuerteretur61 . Soit gêne les bains normalement réservés à l'autre sexe,
pudique, soit embarras devant cette est chargée de l'efficacité séminale et des
contradiction, Verrius Flaccus et Ovide - le premier, pouvoirs de fécondation que lui communiquent les
surtout - se sont contentés de suggérer le détail hommes en s'y baignant. Source de toute vie et
importun avec une discrétion qui confine à de toute naissance, elle est le lieu symbolique où
l'obscurité. Pour que le texte des Fasti Praenes- se rencontrent et s'unissent les sexes64. Mais
tini soit tout à fait clair et s'accorde à la fois avec
Ovide et avec Lydus, il y a sans doute lieu, non
point de restituer quelque expression que ce 62 Frazer, Fasti, III, p. 190, est le seul qui propose une
soit, puisque cette partie de l'inscription est traduction complète de l'inscription : « women in crowds
intacte, mais, en se rappelant qu'il s'agit de la supplicate Virile Fortune, and women of humbler rank do so
version abrégée d'un texte plus complet dont on even in the baths, because in them men expose that part of
their person by which the favour of women is sought ». Cf.
cherche à retrouver la rédaction originale, de les traductions partielles de U. Pestalozza, op. cit., p. 177; et
sous-entendre, après etiam in balineis, un J. Gagé, Matronalia, p. 45, n. 1. Sur le sens, délicat, de utique,
adjectif, uirìlibus, ou un génitif, uirorum, qui se dégage qu'aucun d'eux ne rend, cf. la dissertation de A. Pfrenzinger,
implicitement de l'épiclèse de la déesse, Fortuna Die Partikel utique, Wurtzbourg, 1919, p. 9 sq., qui note que,
chez Verrius Flaccus, utique a toujours le sens affirmatif:
«bestimmt, sicherlich, gewiss, offenbar, jedenfalls» = certe,
manifesto»; ainsi chez Fest. 27, 19 : barrire elephanti dicuntur,
59 Suet. Aug. 34, 1 ; 44, 2 (les femmes qui, jusque-là, sicut oues dicimus baiare, utique a sono ipso uocis.
assistaient aux combats de gladiateurs mêlées aux hommes, 63 Ovid. fast. 4, 1 : geminorum mater Amorum. Cf. Sen.
durent, pour des raisons de bienséance, se placer sur les Phaedr. 275 : quant uocat matrem geminus Cupido.
gradins supérieurs) et 3 (il leur fut interdit d'assister aux 64 « All'azione religiosa (la offerta dell'incenso, la
luttes d'athlètes). supplicano) si intrecciasse un'azione di contenuto essenzialmente
60 Infra, p. 407. magico a mezzo delle acque, cariche dei segreti influssi
61 Val. Max. 8, 15, 12. emananti dalle nudità maschili e femminee e sopratutto
FORTUNA VIRILIS ET VÉNUS VERTICORDIA 387

R. Schilling interprète en sens contraire les sur lequel se fonde précisément R. Schilling
deux éléments de la fête, l'usage du myrte et le pour affirmer l'origine récente de cette pratique,
rite du bain : ni l'un ni l'autre n'ont le caractère extérieure aux rites nationaux. Le cocetum, venu
erotique qu'on leur prête. Symbole de Vénus, le de Grèce avec une Aphrodite qui est la déesse
myrte possède aussi des vertus purificatrices erotique au moins autant que la vertueuse
maintes fois signalées par les anciens. Il est Verticordia, n'appartient pas au culte de
utilisé dans des fumigations lustrales et ses Fortuna, mais bien à celui de Vénus, dont les
propriétés médicinales en font particulièrement intentions, dès lors, apparaissent peut-être moins
recommander l'emploi en gynécologie65. Par ses exclusivement spirituelles qu'on n'aurait pu le
qualités propres, le myrte convient parfaitement croire68. Quelle était, en effet, son efficacité? On
à la religion de Vénus Verticordia, à ses rites et à l'a, généralement, considéré comme un
son idéal. Il s'accorde avec le bain purificateur aphrodisiaque69, interprétation depuis rectifiée par
de la statue divine et avec les ablutions lustrales J. André, qui a montré que cette préparation
des matrones. Ablutions qui ont la même valeur était, en réalité, «un calmant, un
essentielle, celle de purification, et qui antispasmodique et un analgésique», destiné à la jeune
répondent elles aussi à la chasteté et à la pureté mariée avant sa nuit de noces70. Même ainsi
morale en honneur dans le culte66. redéfini, et dépouillé de toute signification
Si cohérente que soit cette dernière suspecte, séparé de l'amour vénal pour être
explication, elle néglige pourtant un élément que rattaché au lien matrimonial, l'usage du cocetum n'en
R. Schilling rattache au culte vulgaire de fait pas moins partie des rites prénuptiaux de la
Fortuna Virilis, pratiqué par les courtisanes : fécondité, puisque son absorption n'est, de fait,
l'absorption du cocetum, dont le caractère qu'un prélude à l'accomplissement de l'acte
aphrodisiaque ne fait, pour lui, aucun doute. En fait, il conjugal. Quant au myrte, il convient de
est deux raisons qui incitent à associer cet usage distinguer entre ses utilisations médicinales et
à Vénus Verticordia. La première, médiocrement purificatrices, et son symbolisme religieux d'arbre
convaincante il est vrai, est l'aition que rapporte consacré à Vénus, Veneri myrtus11. Ni ses
Ovide et qui montre la déesse elle-même propriétés gynécologiques, ni son emploi en
prenant ce breuvage au moment de ses noces. La fumigations lustrales n'ont le moindre rôle dans la
seconde, plus solide, tient au caractère étranger fête des calendes d'avril, où les femmes se
du mot, donc de la chose elle-même. Cocetum est couronnent de son feuillage pour se placer sous
un emprunt au grec κυκεών67, et c'est l'argument le signe de Vénus, la déesse qu'elles honorent en
ce jour. Outre Vénus et Aphrodite, le myrte est
aussi lié au culte d'Ishtar, déesse de l'amour et

dagli organi genitali dei due sessi»; et, plus loin: «tale
l'immergersi in acque impregnate delle energie virili degli 68 En s'en tenant à la lettre d'Ovide, inde Venus uerso
uomini, che ivi abitualmente si bagnano, e promiscuamente nomina corde tenet (fast. 4, 160), et de Valère-Maxime, quo
con essi » (op. cit., p. 178 sq.). Cette interprétation sexuelle facilius . . . mens a libidine ad pudicitiam conuerteretur (8, 15,
est reprise par R. Ginouvès, Balaneutikè, p. 287. 12).
65 Sous diverses formes, vin de myrte, ou racine pilée 69 Unissant en lui, selon U. Pestalozza, op. cit., p. 179 sq.,
mêlée à du vin, ou en pessaire; cf. Plin. NH 15, 120; 23, les vertus fécondantes du pavot (symbole sexuel comme la
161-162 et 164-165; Isid. orig. 17, 7, 50. grenade, la figue, etc.), du miel et du lait; cf. R. Schilling,
66 Cf. R. Schilling, op. cit., p. 391-394. op. cit., p. 391 sq.
67 Ou *κυκητόν, avec influence de coquo (s.v., Ernout- ™RPh, XXXI, 1957, p. 137 (compte rendu de la thçse de
Meillet, p. 130; Walde-Hofmann, I, p. 241), et qui signifie R. Schilling); et L'alimentation et la cuisine à Rome, Paris,
simplement «mélange, mixture» (κυκάω). Aussi n'y a-t-il de 1961, p. 41, qui renvoie à Diosc. 4, 64, et Plin. NH 20, 198-209
commun que le nom entre le cocetum « romain » du 1er avril, (sur les usages du pavot, analgésique et soporifique). De
composé de lait, de miel et de pavot (Fest. Paul. 35, 6), et le même, F. Borner, op. cit., II, p. 217; G. Radke, RE, VIII, A, 2,
κυκεών des mystères d'Eleusis, fait de farine d'orge, d'eau et col. 1650; et Frazer, Fasti, III, p. 194, qui rapproche de
de menthe, encore que leurs propriétés aient pu être l'usage, pratiqué en Calabre et en Grèce jusqu'à l'époque
identiques, s'il faut voir en ce dernier un antispasmodique, moderne, suivant lequel la jeune mariée, lorsqu'elle arrive à
presque un narcotique, plutôt qu'un hallucinogène (cf. sa nouvelle demeure, reçoit de sa belle-mère du miel, à
C. Kerényi, Eleusis. Archetypal image of Mother and Daughter, manger ou à boire.
New York, 1967, p. 40 et 177-180. 71 Plin. NH 12, 3.
388 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

de la volupté72. Tout autant que le cocetum, il a la date près, mais elle n'est pas rédhibitoire76, la
signification erotique; il évoque, lui aussi, l'union structure des deux rites est identique : à la
des sexes, et c'est sans doute cette valeur plongée commune des deux sexes dans les eaux
symbolique qui a inspiré la terminologie des régénérantes se joint le prétexte allégué d'un
botanistes et le nom de myrtus coniugula ou conin- bain de purification qui en dissimule le sens
galis donné à l'une de ses variétés73. véritable, celui d'un bain de fécondation, et qui
Enfin, si l'on revient aux ablutions rituelles donne une justification décente et même morale
du 1er avril et si l'on cherche à en élucider le à une pratique qui, par elle-même, l'est fort peu.
sens, on peut se demander si le débat entre un Tant les mystères de la fécondité et leurs
bain purifiant ou un bain fécondant n'est pas implications sexuelles sont source de crainte et
vain et si l'une des deux interprétations exclut tentent de se cacher sous des apparences avouables
nécessairement l'autre. Un bain de purification et rassurantes. De même, à Rome où, sans doute,
peut avoir pour objet d'éliminer les périls, les l'on ne savait plus le sens primitif du rite, le
souillures, la stérilité, donc de favoriser l'union chaste nom de Vénus Verticordia, « qui convertit
des sexes et de la rendre féconde. Les deux les cœurs»77, servait de voile au bain provocant
efficaces, l'une cathartique et négative, l'autre des humïliores et pouvait, s'il en était besoin,
positive et régénérante, loin de s'opposer, apaiser les scrupules des matrones.
s'exercent simultanément. Elles appartiennent l'une et En fait, le bain rituel des humiliores a une
l'autre à la symbolique de l'eau, élément qui signification erotique évidente. La rencontre de
lave, qui guérit, qui rénove : les eaux abolissent, l'homme et de la femme au sein de l'eau
mais elles sont aussi chargées des germes qui «germinative... fécondante, pareille au semen
donnent la vie, elles sont force créatrice et virile»78, est signe d'union sexuelle, peut-être
génératrice. Le feu, lui aussi, antagoniste et même prélude à l'acte lui-même, dans la mesure
complémentaire de l'eau, a le double pouvoir de où l'on a pu rapprocher cette pratique de celle
purifier en détruisant et de créer en fécondant. du bain prénuptial. Elle a pour but de favoriser
Les deux éléments, nous l'avons rappelé à les rapports physiques des deux sexes, de les
propos de la fête de Fors Fortuna, dominent la préparer, et d'aider à la fécondation de la femme
célébration du solstice d'été où rites de grâce à la puissance surnaturelle et procréatrice
purification et rites de fécondation sont des eaux : cet appel à leurs pouvoirs sexuels est
indis olublement liés74. Or, il est pour le moins frappant de encore nettement perçu par Verrius Flaccus et
retrouver à cette même date, dans l'Italie de la par Ovide, d'autant que l'usage, d'une part, du
Renaissance et, on peut le supposer, du Moyen myrte vénusien, l'absorption, d'autre part, du
Age, un rite de promiscuité sexuelle étrangement cocetum qui prépare à l'acte conjugal, vont tout à
semblable à celui des calendes d'avril. «Au XVIe fait dans le même sens. Le bain décent des
siècle, à Naples, hommes et femmes se matrones, seules entre femmes, avait-il une autre
baignaient nus ensemble la nuit de la Saint- Jean, intention? Certainement pas. Le rite des humi-
avec l'idée qu'ils se purifiaient ainsi de leurs
péchés»75. Il est tentant de croire que la
superstition napolitaine ne faisait que conserver une
76 Purification et fécondation sont des préoccupations
vieille coutume païenne léguée par l'antiquité. A assez constantes dans toutes les sociétés humaines pour leur
inspirer des fêtes célébrées en divers moments de l'année.
Avril et juin conviennent également à un cycle de la
fécondité et ce n'est pas par hasard que l'homologue antique
le plus proche des fêtes de la Saint- Jean et de leurs feux de
72 Sur le rôle religieux du myrte, Steier, s.v. Myrtos, RE, joie ait été les Parilia du 21 avril, lors desquels troupeaux et
XVI, 1, col. 1179-1182. C'est dans le même sens que, selon paysans sautaient à travers les flammes (Ovid. fast. 4, 727 et
une des versions de la légende, Myrrha, la mère d'Adonis, 781-806, où le poète s'interroge précisément sur l'alliance
aurait été changée en un myrte, d'où serait sorti l'enfant rituelle de l'eau et du feu).
(Serv. Aen. 5, 72). 77 Ovid. fast. 4, 160 : inde Venus uerso nomina corde
" Cat. agr. 8, 2; Plin. Ν Η 15, 122. tenet.
74 Supra, p. 216-218. 78 M. Eliade, Traité d'histoire des religions, p. 168. Sur la
75 F. Berge, Folklore religieux, dans Histoire générale des signification des eaux, voir l'ensemble du chapitre « Les eaux
religions, p. 452. et le symbolisme aquatique», p. 165-187.
FORTUNA VIRILIS ET VENUS VERTICORDIA 389

liores, plus primitif, cherchait son efficacité dans Athènes ou à Argos - c'est ce dernier que décrit
la présence effective des hommes auprès des l'Hymne de Callimaque qui servit de modèle à
femmes au milieu de l'eau fécondante. Celui des Ovide81. La statue de Cybèle était, de même,
honestiores, sous une forme plus discrète, fait plongée dans la mer, les fleuves ou les étangs à
confiance au symbolisme des eaux, mais il Cyzique, à Pessinonte, peut-être à Ancyre et à
sollicite d'elles la même action. Quant à la lauatio Magnésie, et, à Rome, elle était chaque année
solennelle de Vénus, pratique non romaine, baignée dans les eaux de l'Almo le 27 mars82, à
inconnue de la Ville jusqu'à l'introduction du une date qui précède de bien peu les calendes
culte de la Magna Mater, elle se rattache à une d'avril. Tous ces rites se rapportent à des
abondante série rituelle, maintes fois étudiée, divinités féminines d'origine préhellénique et ils
diversifiée dans le temps comme dans l'espace, renvoient au culte de la Déesse-Mère orientale83.
puisque s'y côtoient idoles païennes et effigies Mais ont-ils tous une signification identique?
ou reliques des saints du christianisme79, et Plusieurs interprétations ont pu en être
dont, pour ce qui concerne l'antiquité, R. Gi- proposées, qui varient selon la déesse qui en est
nouvès a en dernier lieu repris l'interprétation : l'objet: rite prénuptial ou postnuptial,
celle des cérémonies où des statues, qui sont répondant, pour Aphrodite, Héra, Demeter, à une
uniquement celles de divinités féminines, sont conception anthropomorphique de la divinité;
immergées dans la mer ou une rivière80. Tels rite de purification, pour les déesses vierges
étaient les bains, mythiques ou cultuels, comme Artémis ou Athéna; ou plutôt, comme
d'Aphrodite à Paphos et à Sicyone, d'Héra à Nauplie, à pour le bain d'Athéna aux Kallynteria-Plynteria,
Platées, à Samos, où il s'agit d'un rite prénuptial qui, précisément, était célébré à la saison où
qui précède l'hiérogamie de Zeus et de la déesse; mûrissent les fruits de la terre, rite agraire, et
les bains de Demeter, d'Artémis, d'Athéna à destiné à provoquer la pluie. Cette dernière
explication elle-même, qui s'est le plus
généralement imposée et qui tend, dans tous les cas, à
voir dans le bain sacré un rite de magie
79 P. Saintyves, De l'immersion des idoles antiques aux sympathique ayant pour but d'attirer la pluie84,
baignades des statues saintes dans le christianisme, RHR, apparaît cependant comme beaucoup trop
CVIII, 1933, p. 144-192; repris dans Corpus du Folklore des étroite et elle réduit à l'une de ses applications
Eaux, Paris, 1934, p. 197-239; également F. Benoît,
L'immersion des reliques, les processions riveraines et le rite de la particulières un rite dont l'intention était
«barque cultuelle» en Provence, Revue de Folklore français et originellement plus large. En fait, ce sont les notions
de Folklore colonial, VI, 1935, p. 75-108. de fertilisation et de recréation qui sont le
80 Balaneutikè, p. 283-298, « Bains de statues et de
divinités», et p. 421-424, sur «La signification du bain rituel».
Ovide n'indique pas où avait lieu la lauatio de Vénus. La
statue de la déesse était-elle plongée dans le Tibre, comme 81 Supra, p. 380, n. 36.
celle de Cybèle dans l'Almo? Il faudrait alors situer le temple 82 La lauatio de la statue d'argent de Cybèle constitue,
non loin du fleuve (cf. supra, p. 376), à une distance assez sous l'Empire, le dernier acte des grandes fêtes qui duraient
faible pour que fût inutile une procession dont Ovide ne du 15 au 27 mars, et qui durent être instituées par Claude.
mentionne pas l'existence. Mais il se peut aussi - et la Mais le rite du bain de la déesse leur est bien antérieur, et
signification du rite n'en serait pas modifiée pour autant, car tout donne à croire que, dès les commencements du culte, il
c'est la provenance de l'eau qui importe, plus que la forme se célébrait le 27 mars, quoique Ovide, fast. 4, 337-340, le
du bain - que la statue ait été baignée à l'intérieur du signale à propos des Megalesia du 4 avril, ce qui a pu prêter à
sanctuaire, dans de l'eau puisée au fleuve ou à la mer, confusion; cf. H. Graillot, Le culte de Cybèle, Mère des dieux, à
comme ce fut le cas après l'incendie de 64 ap. J.-C, lorsque, Rome et dans l'empire romain, Paris, 1912, p. 76 et 136-140;
entre autres expiations prescrites par les Livres Sibyllins, on Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 432.
aspergea d'eau de mer, purificatrice par excellence, la cella 83 R. Ginouvès, op. cit., p. 297 sq. La Nerthus des
et la statue de Junon au Capitole (Tac. ann. 15, 44, 1). En 38 Germains elle-même, que l'on baignait dans un lac, était
av. J.-C, déjà, lorsqu'une statue de Virtus était tombée la assimilée à la Terre-Mère : Nerthum, id est Terram matrem, dit
face contre terre, les Livres avaient ordonné d'expier le Tacite, Germ. 40, 2-5.
prodige en la menant jusqu'à la mer et en l'y plongeant 84 Graillot, op. cit., p. 136; Frazer, Fasti, III, p. 246-248; cf.
longuement, rite qui ne suffit pas à apaiser sur-le-champ The Golden Bough, I : The Magic art and the evolution of Kings,
l'inquiétude du peuple (Cass. Dio 48, 43, 4-6). On notera que I, p. 276-278 et 307 sq.; P. Saintyves, RHR, CVIII, 1933,
ces deux témoignages concernent, là encore, des divinités p. 144; 149; 153-155; 159-174; 180-188; 190 sq.; F. Benoît, art.
féminines. cité.
390 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

fondement commun de toutes ces cérémonies : grec, sans équivalent dans le culte indigène de
rite de régénération, qui donne à l'effigie divine Fortuna Virilis, et dont le caractère gracieux
un renouveau de vigueur et d'efficacité et qui, était bien fait pour séduire les matrones,
lors du bain d'Héra à Nauplie, rend à la déesse accoutumées au culte plus rude de la déesse romaine.
sa virginité et la fait renaître à une nouvelle La Vénus qu'elles parent de ses joyaux d'or et à
jeunesse, rite de réintégration qui la rend apte à qui elles offrent des fleurs nouvelles possède le
une nouvelle union; mais aussi, et charme souverain des immortelles, mais elle a
simultanément, rite de fécondation, qui fait appel à la aussi l'aimable coquetterie d'une femme : on
puissance génératrice incessamment renouvelée comprend que ce soit elle qui, dans la fête, attire
des eaux. Pour les rituels antiques comme pour la ferveur et les cœurs, aux dépens d'une
le folklore et les mythologies des primitifs, l'eau Fortuna Virilis sans doute beaucoup plus fruste,
de la pluie, celle des sources85, celle des fleuves, dotée d'efficacité fonctionnelle, mais
a le pouvoir de féconder les femmes : « elle cruellement dépourvue de grâce féminine. A l'époque
donnera à l'épouse la fertilité, en rendant moins augustéenne, un équilibre instable s'est établi
dangereuse la transformation de la vierge en entre les deux déesses qui président toutes deux
femme»86. Le sens du rite est le même, qu'il à l'amour et aux unions : l'une sur un mode
s'applique aux mortelles ou aux déesses. décent et de bon aloi, qui répond à ses dehors
L'immersion d'une statue divine, dans le cours d'un amènes et séduisants; l'autre au nom plus brutal
fleuve en particulier, est signe d'union, elle aussi, dans son expressivité, puisqu'il évoque la
de l'union de ses eaux viriles et séminales87 avec sexualité masculine et la virilité, objet de culte de la
la féminité de la déesse, et cette hiérogamie est part des femmes, ce qui n'est exceptionnel ni
un gage de fécondité humaine et de fertilité dans les religions antiques en général, ni à Rome
agraire. en particulier - que l'on songe aux cultes
A Rome, donc, les trois bains rituels du 1er phalliques de Liber Pater et de Mutunus Tutunus88.
avril, celui de la déesse et ceux de ses fidèles, Il n'y a, entre les deux déesses et si différente
répondent à la même intention. Ce qui, par delà que soit leur nature, nulle contradiction, mais
les diversités de rite qu'elle présente, puisque les une entière complémentarité : Vénus, plus
célébrantes sont différenciées par des critères de discrètement, et malgré son beau nom de Verticor-
rang social et de moralité, assure l'unité d'une dia, celle qui «convertit les cœurs» à la chasteté,
cérémonie qui apparaît néanmoins comme une n'en reste pas moins la déesse erotique que les
mosaïque formée de fragments d'origine et femmes prient sous la couronne de myrte et qui
d'antiquité fort diverses. Le bain de Vénus est un rite tend à ses fidèles le cocetum prénuptial89. Quant
à Fortuna Virilis, objet d'un culte honorable de
la part des matrones, elle est fêtée sous une
85 Sur le thème mythique de la femme fécondée par l'eau forme plus scabreuse par les humiliores et les
et sur les vertus fécondantes attribuées aux sources, U. Pes-
talozza, op. cit., p. 185 sq.; Eliade, op. cit., p. 166-169.
86 R- Ginouvès, op. cit., p. 422. Cf. le bain prénuptial des
jeunes Troyennes dans le Scamandre et leur prière au 88 Sur Liber Pater, infra, p. 404; et Mutunus Tutunus,
fleuve : λαβε μου, Σκάμανδρε, την παρθενίαν (Ps. Eschine, supra, p. 302.
Lettres 10, 3-6). Il ne s'agit pas seulement d'un rite de 89 Nous rejoignons, sur ce point, les analyses de H. Stern,
défloration symbolique, mais aussi, selon le commentaire de Le calendrier de 354, p. 276 sq. L'une des illustrations du
U. Pestalozza, op. cit., p. 185: «Così, divinamente violate, calendrier montre, pour le mois d'avril, un personnage qui
esse ascendevano il talamo, sicure già di portare negli uteri exécute devant une statuette de Vénus une danse aux
giovinetti un pegno di fecondità». crotales, que l'antiquité considérait comme licencieuse. Or,
87 D'où l'interprétation de U. Pestalozza, op. cit., p. 187, aucun texte ne mentionne que des danses rituelles aient fait
n. 2, que, dans le rite romain du 1er avril, les hommes qui se partie des Veneralia. La coutume serait-elle d'apparition
baignent dans la piscine se substituent au dieu du fleuve : récente? Ou bien la fête aurait-elle «comporté une partie
«Gli uomini che, presenti nella piscina, comunicano alle ésotérique, passée intentionnellement sous silence par les
acque i poteri fecondatori, tengono luogo delle divinità auteurs latins»? C'est, selon H. Stem, l'hypothèse qui
abitatrici dei fiumi e delle fonti. Naturalmente, basta un dio s'accorde le mieux avec le culte de Vénus: «Le sens du culte
a tutto il corso di un fiume, mentre occorrono molti uomini aphrodisiaque est toujours et partout le même dans le
per una piscina, anche perché le donne non vi scendono monde antique : Aphrodite est la protectrice de l'amour
isolatamente, ma in gruppi». physique et de la procréation de tous les êtres».
FORTUNA VIRILIS ET VÉNUS VERTICORDIA 391

courtisanes, mais les unes et les autres ne lui partagent entre elles équitablement : la prière et
demandent qu'un même bienfait, celui de le bain des femmes en l'honneur de Fortuna, le
l'union physique avec l'homme : sacrum des matrones en l'honneur de Vénus.
ut tegat hoc celetque uiros Fortuna Virilis. Chez Ovide, déjà, sa situation s'est dégradée et la
prépondérance est passée à Vénus Verticordia,
Union chaste ou impudique selon la moralité déesse majeure des calendes d'avril : Yaition de
personnelle des femmes qui pratiquent le culte : la fête ne se rapporte qu'à elle et elle est
de même qu'il existe deux Aphrodites qui
devenue, au moins nominalement, la bénéficiaire
président aux deux amours, l'Aphrodite ouranienne du bain rituel des femmes, au détriment de
et l'Aphrodite vulgaire, de même, les femmes qui Fortuna Virilis, qui ne reçoit plus qu'une
honorent Fortuna Virilis et qui boivent le coce-
modeste offrande d'encens, paruo ture. Déchéance qui,
tum de Vénus Verticordia peuvent choisir soit la
dans les sources postérieures, est consommée,
vertu de la mater familias, soit la vie dissolue de puisque, après Ovide, le nom de Fortuna Virilis
la courtisane qui se baigne avec les hommes et n'est plus prononcé, même par Plutarque, qui,
qui, sans doute, ne manque pas, à la faveur de cependant, connaissait par ailleurs l'existence de
ses dévotions, de rencontrer, in balineis, quelque son sanctuaire.
nouveau client. Mais il n'y a, de la part des Ces divergences ne révèlent aucune
matrones, aucune impudeur dans cette prière contradiction entre les sources: elles ne sont que le
insistante : n'oublions pas que, pour la morale reflet de la réalité historique. Les textes relatifs
romaine, la perfection de la pudicitia se définit
aux calendes d'avril n'offrent pas le tableau
par la fidélité de la femme à son unique mari90
d'une fête immuable et codifiée une fois pour
et que la matrone qui implorait Fortuna Virilis toutes. Mais ils retracent l'évolution d'une
et Vénus Verticordia pour l'accomplissement de cérémonie qui, depuis le IIe siècle av. J.-C. jusqu'à
sa vie conjugale ne faisait que remplir à la lettre l'Empire tardif, ne cessa de se transformer91:
ses devoirs d'épouse et de femme pieuse. leur désaccord apparent recouvre en fait la
Les affinités fonctionnelles des deux déesses,
rivalité de Vénus et de Fortuna, qui finit par être
priées l'une et l'autre pour l'accord des couples supplantée et dépossédée d'une fête où elle avait
légitimes et l'union charnelle des deux sexes, ne
joué un rôle eminent, sur laquelle elle avait
font pas de doute, pas plus que l'unité de leur peut-être même exclusivement régné à l'origine.
public féminin, puisque, à l'époque augustéenne, C'est à cet état relativement ancien que se réfère
les femmes de toute condition leur rendent le témoignage de Verrius Flaccus, plus «archaï-
hommage simultanément. Comment se fait-il, sant » que celui d'Ovide. Car on ne saurait croire
néanmoins, que deux divinités si différentes que, durant le faible intervalle qui sépare ses
aient été associées en un même jour de fête? Et
Fastes de ceux du poète 92, la fête des calendes
comment expliquer les divergences que nous d'avril ait à ce point changé et que, en si peu
avons constatées entre les sources et qui portent
d'années, le bain rituel des femmes ait passé du
sur la place de plus en plus réduite faite à
culte de Fortuna Virilis à celui de Vénus
Fortuna Virilis? Chez Verrius Flaccus, d'après Verticordia. A cette époque de transition, où les
les Fasti Praenestini complétés par Macrobe, elle
semble être l'égale de Vénus et les rites se

91 Et dont les composantes ne laissent pas, en son dernier


état, d'être mystérieuses : ainsi H. Stem, op. cit., p. 274, a
90 Cf. le texte de Valère-Maxime, qiiae uno contentile envisagé que les danses rituelles figurées au calendrier de
matrimonio fuerant corona pudicitiae honor abantiir, et le 354 puissent provenir d'une influence orientale tardive. Elles
commentaire qui le suit (2, 1, 3). Aussi ne saurait-on, comme sont, toutefois, sans rapport avec les ludi que le calendrier de
déjà le relevait Otto, accepter les vues de Wissowa, qui Philocalus mentionne au 1er avril et qui, malgré Mommsen,
opposait l'impudique Fortuna Virilis aux deux Fortunes de la ne doivent pas être rattachés aux Veneralia, mais sont des
pudeur féminine qu'auraient été la déesse du Forum Boa- jeux votifs consécutifs à l'anniversaire de Constance Chlore
rium et Fortuna Muliebris. La femme distinguée, fidèle de (CIL F, p. 262 et 314; Degrassi, /. /., XIIL 2, p. 244 sq. et 434;
Vénus Verticordia, «meinte damit dasselbe», conclut-il, RE, H. Stern, op. cit., p. 72 sq.).
VII, 1, col. 22, que l'adoratrice plébéienne de Fortuna 92 Sur la date des Fasti Praenestini, supra, p. 378,
Virilis. n. 20.
392 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

femmes se baignent sous le myrte de Vénus, serve des rites complexes des calendes d'avril
mais demandent à Fortuna et à elle seule de qu'un extrait tendancieux.
dissimuler leurs défauts corporels, le rite est Ovide, étranger à ce patriotisme local, a au
encore indivis entre les deux déesses. Situation contraire insisté sur la primauté de Vénus, qui
peu claire et qui permet à chaque auteur correspondait davantage aux réalités
d'exalter la divinité de son choix aux dépens de contemporaines et qui, surtout, offrait à un poète plus de
l'autre. Dans la notice erudite que ses Fastes ressources que la fruste Fortuna Virilis. Ainsi
complets consacraient à la fête, Verrius Flaccus faut-il, dans leurs analyses respectives de la fête,
reconnaissait l'importance de Vénus et ses droits faire une large part à l'interprétation. Combien
réels, quoique tardifs, sur les calendes d'avril93. de fidèles chrétiens d'aujourd'hui connaissent-ils
Mais il était peut-être originaire de Préneste, où l'origine et la signification réelle des gestes qu'ils
une statue lui fut élevée sur le forum, devant accomplissent? Ce que l'on savait, au temps
l'hémicycle revêtu de marbre sur lequel fut d'Auguste, c'est que les femmes célébraient au
gravé le texte des Fasti Praenestini94. En tout cas, temple de Vénus Verticordia un certain nombre
Prénestin de naissance ou d'adoption, il avait de de rites, dont la destinataire ne prêtait pas à
fortes attaches avec la cité. D'où sa tendance à contestation. Ensuite, elles quittaient le temple
valoriser Fortuna Virilis et à lui conserver son pour accomplir dans les bains d'autres rites dont
prestige d'autrefois. Tendance qui ne pouvait l'appréciation était beaucoup moins claire. D'où
que se manifester davantage encore dans la le partage des interprètes du rituel : Verrius
version abrégée qu'il donna lui-même de son Flaccus, tourné vers le passé, et Ovide, vers
calendrier, et qui était destinée au forum de l'avenir, celui-ci, «chantre des tendres
Préneste, la ville de Fortuna Primigenia, sensible amours»96, celui-là, grammairien et pour ainsi
aux affinités de Fortuna Virilis et de sa déesse dire compatriote de Fortuna. Mais, malgré
poliade. Négligeant le culte exclusivement l'illusion créée par Verrius Flaccus en faveur de
romain de Vénus Verticordia, secondaire aux yeux cette dernière, le silence se fait sur elle aussitôt
des Prénestins, les Fasti Praenestini n'ont donc après l'époque augustéenne. Ce que nous voyons
retenu qu'un fragment de la fête, le seul qui chez lui et, plus encore, chez Ovide, ce sont les
intéressât directement la ville pour laquelle était derniers jours d'un culte en voie d'extinction et
gravé le calendrier95, qui ne nous a ainsi con- dont la disparition semble avoir été rapide,
puisque, dès la fin du Ier siècle ou le début du
IIe, au temps de Plutarque, on ne mentionnait
même plus Fortuna Virilis aux côtés de Vénus
93 Au témoignage de Macrobe, Sat. 1, 12, 15, et Verticordia, seule déesse des calendes d'avril.
contrairement à Cingius et à Varron qui refusaient à Vénus, déesse Triomphe que consacre le nom de Veneralia, que
récente, tout patronage sur le mois d'avril (sur cette querelle portait la fête au IVe siècle.
étymologique, supra, p. 60), Verrius Flaccus rappelait,
cependant, la fête qui, par la suite, lui fut consacrée aux calendes On voit le parti que nous avons pris sur le
d'avril : non tarnen negat Verrius Flaccus hoc die postea consti- problème chronologique. Nous avons, sans
tutum ut matronae Veneri sacrum facerent. hésiter, considéré Fortuna Virilis comme une
94 Suet. gramm. 17 : statuant habet Praeneste in superiore divinité antérieure à Vénus Verticordia: telle est
(inferiore, selon d'autres mss.) fori parte circa hemicyclium, in
quo fastos a se ordinatos et marmoreo parieti incisos publicarat. effectivement l'opinion la plus répandue, qui
Cf. A. Dihle, s.v. Verrius, RE, VIII, A, 2, n° 2, col. 1636 sq.; explique l'institution, en 114, de rites nouveaux
Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 141; et supra, p. 7, n. 23. par «l'intention délibérée de faire échapper les
95 Ch. Floratos, op. cit., p. 204-208, explique tout femmes distinguées aux vulgarités du culte de
autrement les différences qui séparent Ovide et les Fasti Fortuna Virilis», à laquelle les humiliores et les
Praenestini. Les deux sources, selon lui, seraient indépendantes et courtisanes seraient seules restées fidèles97. Ce
se référeraient à deux cultes distincts de Fortuna Virilis :
celui de Préneste, resté vivace; celui de Rome, éclipsé par
Vénus Verticordia. Hypothèse séduisante, mais sans
fondement, car les Fortunes des « classes d'âge » et leurs épiclèses
fonctionnelles sont spécifiquement romaines : le culte de 96 Tenerorum lusor amorum (trist. 4, 10, 1).
Fortuna Virilis appartient à la religion de Rome, il n'existait 97 J. Gagé, Matronalia, p. 181 ; cf. p. 46 sq. L'antériorité de
pas dans celle de Préneste, qui resta fidèle à l'unique et Fortuna Virilis, ainsi que le contraste rituel des deux déesses,
toute-puissante Fortuna Primigenia. sont également affirmés par Warde Fovvler, Roman Festivals,
FORTUNA VIRILIS ET VENUS VERTICORDIA 393

n'était pourtant point l'avis de Wissovva, qui ne En fait, le problème se pose en termes plus
pouvait croire que le culte de Fortuna Virilis fût archéologiques que religieux. Si Wissovva et
fort ancien98. Ce n'est pas davantage celui de R. Schilling ont été amenés à refuser toute
R. Schilling, qui, plus récemment, a pris le antiquité à Fortuna Virilis et au bain rituel
contre-pied de la thèse traditionnelle : il faut, célébré en son honneur, c'est en raison de
selon lui, admettre une scission dans le culte de l'apparition relativement récente à Rome, au
Vénus Verticordia, d'abord commun à toutes les cours du IIe siècle101, des bains collectifs, qu'on
femmes, et inspiré par un idéal de chasteté et de appelle d'ordinaire publics, et qui étaient en
purification rituelle auquel les honestiores ne réalité, à l'origine, privés et payants, pour ne
cessèrent de rester attachées, tandis que, par devenir véritablement publics et gratuits qu'à
réaction contre cette déesse moralisatrice, les partir d'Agrippa. Fortuna Virilis, a-t-on pensé, ne
humiliores et les courtisanes se seraient créé un saurait être plus ancienne que les établissements
culte erotique, celui d'une Fortuna Virilis où les femmes se rassemblaient pour célébrer
capable de leur assurer les faveurs des hommes. son culte. En revanche, la chronologie qu'impose
Tentative d'ailleurs vouée à l'échec, puisque, à l'institution des bains collectifs s'accorde
«l'intervention temporaire de Fortuna Virilis» parfaitement avec l'histoire de Vénus Verticordia,
succéda la reconquête des calendes d'avril par dont le temple ne remonte qu'à 114. Mais ce
Vénus Verticordia, qui en garda la possession raisonnement suppose que les formes du culte
jusqu'à la fin de l'Empire". soient restées figées au cours des siècles, ce que
Que penser de cette interprétation, qui contredit précisément l'évolution des «Venera·
abais e toute la chronologie, et qui la resserre d'une lia». En réalité, nous ne connaissons qu'un état
façon qui paraîtra difficilement acceptable? Car, récent de la double fête du 1er avril, récent
si l'on suit cette thèse jusqu'à ses ultimes comme l'étaient Vénus Verticordia elle-même et
conséquences, il faudrait admettre que toute les bains collectifs où les femmes se rendaient
l'histoire de Fortuna Virilis s'est déroulée dans le sur son ordre. De Fortuna Virilis, Verrius Flac-
courant du Ier siècle, qui aurait vu à la fois la cus et Ovide ne nous montrent plus que les
naissance et la mort de cette nouvelle venue, débris d'un culte ancien, un rituel-témoin tout
apparue dans les années qui suivirent près de disparaître. Mais rien n'interdit de
l'institution, elle-même tardive, du culte de Vénus penser que, bien avant le IIe siècle, dès la
Verticordia, posteci constitutum, dit Macrobe 10°, en religion archaïque à laquelle elle appartient par
114, et déjà presque disparue à l'époque où sa magie sexuelle si primitive, Fortuna Virilis ait
Ovide composait les Fastes. Hypothèse d'autant été l'objet, aux calendes d'avril, d'un culte
plus difficile à soutenir qu'aucun auteur n'a féminin déjà caractérisé par un bain rituel, mais sous
signalé cette prétendue «naissance» de Fortuna des formes très différentes de celles qu'il prit
Virilis. par la suite. Si l'on accepte cette hypothèse,

p. 68 : « the cult of Venus on April I came into fashion in late


times among ladies of rank, while an old and gross custom 101 « Eine Sitte, die nicht älter sein kann als das 2. Jh. v.
was kept up by the humiliores in honour of Fortuna Virilis»; Chr., weil es erst seit dieser Zeit öffentliche Bäder in Rom
Otto, RE, VII, 1, col. 22; U. Pestalozza, op. cit., p. 182, croit gab», dit Latte, Rom. Rei, p. 181. Formule à laquelle nous ne
lui aussi à une cérémonie primitivement unique, en souscrirons qu'à condition de la compléter: «nicht älter»,
l'honneur de Fortuna Virilis, tandis que le culte de Vénus sans doute, mais sous cette forme. Sur l'histoire des bains (et
Verticordia «sarebbe una tarda intrusione nel culto la gratuité des thermes d'Agrippa, Cass. Dio 54, 29, 4), cf. les
primitivo della Fortuna Virilis, intrusione dovuta ad una moda ouvrages cités supra, p. 385, n. 54. Les premiers bains
diffusasi tra il ceto femminile più elevato per nobiltà e per collectifs sont contemporains de Caton et de Scipion
relazioni sociali, e tendente a distinguersi, anche nelle feste l'Africain. Cf. Sen. epist. 86, 12: ut aitint qui priscos mores urbis
religiose, dalle humiliores midieres ». Sur l'ancienneté de tradiderunt, brachia et crura cotidie abluebant . . ., ceterum toti
Fortuna Virilis, cf. Ch. Floratos, op. cit., p. 208. nundinis lauabantur; c'était un luxe encore inconnu durant
98 Pour la raison qu'il était célébré un jour faste, et malgré l'enfance de Caton, né en 234, mihi puero . . . balneum non
la tradition, sans valeur à ses yeux, qui faisait remonter son cotidianum (ap. Non. 155, 24), et qui assista à ce changement
temple à Servius Tullius (dans Roscher, VI, col. 217 sq.). des mœurs, sensible également dans le fait que la villa de
"Op. cit., p. 231 sq. et 393-395. Literne, où Scipion mourut en 183, disposait d'une pièce
100 Sat. 1, 12, 15 (supra, p. 392, n. 93). spécialement affectée à cet usage.
394 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

l'objection historique, tirée de l'apparition Fortuna Virilis était trop masculine et trop
tardive des bains publics, perd du même coup impersonnelle pour attirer les cœurs féminins. A
toute sa force, et rien n'interdit plus de la fin du IIe siècle, Vénus Verticordia sut offrir
reconnaître à Fortuna Virilis l'antériorité que toutes aux matrones les raffinements d'un culte
les vraisemblances engagent à lui conférer. hellénistique qui répondait à la fois à leurs exigences
Comment expliquer, cependant, la rencontre spirituelles et à un état plus moderne de la
des deux déesses, la coïncidence de leurs fêtes, sensibilité féminine. La fondation de sa fête ne
peut-être même le voisinage de leurs constitue pas une tentative officielle, quoique
sanctuaires102? On conçoit que, lorsque fut instituée la déguisée, pour supplanter Fortuna Virilis et
religion de Vénus Verticordia, le natalis du discréditer ses rites choquants : les matrones,
nouveau temple ait été placé à cette date, le bien avant 114, devaient pratiquer ce culte sous
premier jour du mois consacré à Vénus, où était une forme décente, et elles continuèrent de le
déjà fêtée une déesse ancienne, à laquelle le pratiquer au moins jusqu'à l'époque augustéen-
culte neuf s'apparentait par son rituel et par ses ne. Mais ce ritualisme archaïque ne leur suffisait
intentions. Mais quels furent, dès lors, les plus : leur religiosité appelait une autre déesse,
rapports des deux cultes? étaient-ils plus proche d'elles, plus aimable, et c'est ce
complémentaires ou concurrents? C'est à la seconde besoin de rénovation que combla, à la fin du IIe
interprétation qu'on s'en tient d'ordinaire. A siècle, l'institution du culte de Vénus
l'opposition sociale entre les deux déesses, l'une Verticordia. La réforme de 114 compléta et transforma
honorée par les dames de l'aristocratie, l'autre servie heureusement la vieille fête des calendes d'avril :
par les femmes du peuple et les courtisanes, se à la fruste divinité des rapports sexuels qui,
serait ajouté un contraste moral : abandonnant jusque-là, y présidait, s'ajouta une Vénus
Fortuna Virilis et sa grossièreté populaire, les nouvelle, déesse pudique des rapports conjugaux,
matrones se seraient donné en Vénus dont le culte proposait aux femmes le contenu
Verticordia une divinité à leur image, toute de moral et l'élégance formelle qui manquaient aux
distinction et de chaste élégance103. Nous avons réfuté rites archaïques de Fortuna Virilis. Il y eut, dès
l'idée qu'un conflit «de classes» eût dressé l'une lors, fusion entre les deux cérémonies, entre
contre l'autre Vénus et Fortuna. Faut-il l'encens et la prière dédiés à Fortuna, et le
néanmoins conserver l'hypothèse d'une rivalité sacrum dont Vénus fut la bénéficiaire; entre le
religieuse qui, dès l'origine, les eût séparées? Nous
imaginerions volontiers leurs rapports sous une
forme plus pacifique, celle d'un système
d'échanges et d'une alliance cultuelle entre divinités conforme aux traditions de son culte. Il ne suggère
voisines, dont l'une avait pour elle le prestige de nullement, du moins à l'origine, l'idée d'une polémique entre
divinités concurrentes, mais bien plutôt celle d'une
l'antiquité et de la tradition nationale, tandis que as ociation entre divinités complémentaires. La communauté
l'autre possédait la séduction de l'étrangère et cultuelle de Vénus et de Fortuna rappelle, à un autre plan, celle
qu'elle insufflait à la fête des calendes d'avril un qui existait aux Vinalia entre Vénus et Jupiter. Le temple de
esprit nouveau104. Vénus Verticordia, construit en 1 14, fut dédié le 1er avril, jour
de Fortuna Virilis; de même, trois autres temples de la
déesse ont un natalis qui coïncide avec les Vinalia, celui de
Vénus Obsequens avec les Vinalia rustica du 19 août, ceux de
Vénus Érycine avec les Vinalia priora du 23 avril (cf.
102 Si l'on admet que l'énigmatique «Vénus à la corbeille», R. Schilling, op. cit., p. 91-98 et 147 sq.). D'autant que, on s'en
mentionnée par Plutarque, est bien Vénus Verticordia {supra, souvient
statue' de Vénus (supra, p. 377, n. 19), Sulpicia, qui consacra la
p. 375). Verticordia sous la seconde guerre punique,
103 Cf. l'analyse si fine de J. Gagé, Matronalia, p. 181-184, était précisément la belle-fille de M. Fulvius Flaccus, qui
sur Vénus Verticordia, modèle de sage coquetterie pour les reconstruisit les temples de Fortuna et Mater Matuta à
matrones. Sur une rivalité originelle entre les deux déesses, S. Omobono, et la mère de Q. Fulvius Flaccus qui, en
cf. les textes cités supra, p. 392, n. 97, qui postulent tous une 180-173, fonda le temple de Fortuna Equestris : dévotion
sécession des matrones, se détachant d'un culte jusque-là héréditaire qui suggère que le culte de la nouvelle Vénus fut,
commun à toutes les femmes et qui, désormais, ne leur lui aussi, en quelque sorte, institué sous le patronage de la
aurait plus inspiré que répugnance. plus ancienne Fortuna à laquelle elle était liée à la fois dans
104 Le choix, pour une fête de Vénus, d'un jour déjà le temps et dans l'espace, par le jour de sa fête et par
sacralisé par une cérémonie plus ancienne, n'a rien que de l'emplacement de son sanctuaire.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIRILIS 395

bain que les femmes offrirent à la statue de II - Le culte ancien


Vénus et celui que, depuis des siècles, elles de Fortuna Virilis; Fortuna Barbata
prenaient en l'honneur de Fortuna Virilis et
auquel elles adjoignirent le myrte erotique et le L'analyse de la fête des calendes d'avril, si
cocetum nuptial de la nouvelle déesse. Ainsi elle atteste pleinement le caractère sexuel de
commença le transfert cultuel qui aboutit à la Fortuna Virilis, ne nous a pas permis, cependant,
déchéance de Fortuna Virilis et qui fut de trancher le problème de définition que nous
évidemment favorisé par l'assimilation des deux bains, posions au début de cette étude106. Comment
celui des femmes et celui de Vénus Verticordia : faut-il entendre l'épiclèse de la déesse : était-elle
directement et par elle-même une protectrice
le bain des célébrantes, qui se prenait désormais
sous une autre forme, dans les bains publics et «des hommes», c'est-à-dire de la sexualité
non plus selon le rite ancien, apparut comme masculine? ou n'avait-elle d'autre rôle que de
une reproduction de la lauatio de Vénus, avec ménager aux femmes le succès «auprès des
laquelle il n'avait cependant à l'origine aucun hommes»? Cette seconde interprétation, qui
constitue la thèse classique, a réussi à concilier les
rapport. Ainsi, l'alliance des deux déesses ne
inconciliables et à faire l'unanimité entre les
profita qu'à l'une d'elles, la plus récente, la plus
charmeuse, qui, peu à peu, relégua dans l'ombre partisans des deux définitions concurrentes de
une rivale vieillie, jusqu'à devenir seule Fortuna, Frauengöttin ou Glücksgöttin. Elle a, en
maîtres e d'une fête sur laquelle son emprise ne effet, reçu l'adhésion de tous ceux qui voient en
commença cependant de s'exercer que fort Fortuna soit une «déesse des femmes»,
octroyant à ses fidèles les faveurs de l'autre sexe et
tard105.
Telle est, dans ses grandes lignes, l'histoire de veillant sur leurs rapports, soit une déesse de la
la fête des calendes d'avril. A partir des sources chance leur permettant de réussir auprès de
augustéennes, nous pouvons entrevoir ce qu'elle lui107. De là des formules qui, à la limite,
deviennent contradictoires, comme celle de Pes-
était dans un état sensiblement plus ancien,
lorsque, vers la fin du IIe siècle, Fortuna Virilis talozza pour qui Fortuna, sous son aspect de
commença de partager ses honneurs avec Vénus Virilis, « cioè . . . che concilia alle donne i favori
Verticordia. Mais cette déesse déjà tardive du IIe degli uomini . . . appare essenzialmente quale
ou du IIIe siècle demeurait-elle fidèle à ses una divinità delle donne»108, ou, plus synthéti-
origines? était-elle la même Fortuna Virilis
qu'avait honorée la Rome archaïque? On peut en 106 Supra, p. 376 sq.
douter, si l'on songe aux transformations qui, 107 Cf. les définitions, étrangement semblables, de Warde
par la suite, dénaturèrent son culte jusqu'à le Fowler, Roman Festivals, p. 68 : « that Fortuna who gave
faire disparaître. Or, la clef du problème est là : women good luck in their relations with men»; cf.
Encyclopaedia of Religion and Ethics, VI, p. 99; et Roman Ideas of
nous ne connaissons que la fin d'une évolution deity, p. 65 (cité ci-dessous); Wissowa, RK2, p. 258, qui,
dont le début nous échappe encore et dont les embarrassé par sa conception générale de la Frauengöttin, la
causes nous resteront incompréhensibles, tant définit par rapport au sexe féminin, «Beziehungen zum
que nous n'aurons pas remonté le cours du weiblichen Geschlechte gehabt », et la considère comme une
temps pour retrouver la nature originelle de déesse qui veille «über die Beziehungen beider Geschlechter
zueinander»; M. Marconi, Riflessi mediterranei, p. 240:
Fortuna Virilis et la place qu'elle tenait dans la «come Dea Virilis·, la dea cioè che favorisce le donne nei loro
religion archaïque. rapporti con gli uomini»; R. Schilling, op. cit., p. 231 sq. : «le
culte de Fortuna Virilis recherche simplement le succès
auprès des hommes»; Ch. Floratos, op. cit., p. 207 : «der Kult
der Fortuna Virilis hängt mit den Beziehungen beider
Geschlechter zusammen; W. Eisenhut, RE, IX, A, l, col. 232:
«den Wunsch, Glück beim männlichen Geschlecht zu
105 De l'apparition relativement récente de Vénus dans la haben»; Latte, Rom. Rei, p. 181 : «Glück bei Männern», qui,
religion romaine, les anciens gardaient le souvenir qui, toutefois, joue sur les deux tableaux, lorsqu'il voit en elle,
comme Cingius et Varron, et même s'ils se méprenaient sur n. 3, au sens littéral, «ursprünglich die Fortuna des Mannes
l'étymologie à'Aprilis {supra, p. 60), refusaient à Vénus la als vir».
gloire d'avoir donné son nom au mois d'avril, pour la raison 108 Op. cit., p. 182. Cf. M. Marconi, op. cit., p. 237: «la
que nullus dies festus nullumque sacrificium insigne Veneri per nota più generale di dea della vita muliebre, quale appare
hune mensem a maioribus institutum sit (Macr. Sat. 1, 12, 12). dal culto della Fortuna Virilis».
396 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

que encore, l'une des définitions de Warde aspects que revêt Jupiter dans le polythéisme
Fowler: «also as Fortuna Virilis, she was more des païens, à travers les hypostases et les
especially a women's deity». Ou qui se fondent nombreuses figures, non seulement de dieux, mais
sur une conception hellénisée et trop récente de aussi de déesses, dans lesquelles il s'incarne, lui
Fortuna, et relèvent du jeu de mots plus que de qui, en fait, est le deus suprême : ipse dea
l'analyse scientifique, comme l'expression naïve luuentas, quae post praetextam excipiat iuuenalis
de Hild selon qui Fortuna Virilis «était à aetatis exordia, ipse sit et Fortuna Barbata, quae
proprement parler, pour les femmes, la adultos barba induat (quos honorare noluerunt, ut
personnification de la chance en maris»109. Seuls Otto et, hoc qualecumque numen saltern masculum deum
en dernier lieu, J. Gagé ont opté pour l'autre uel a barba Barbatimi, sicut a nodis Nodutum, uel
définition110, plus riche, plus logique en certe non Fortunam, sed quia barbas habet For-
apparence, mais non exempte de difficultés, car, si on tunium nominarent)n2. Le second texte, non
l'accepte, il faut expliquer pourquoi cette moins polémique, montre l'impuissance des
divinité du sexe masculin était l'objet d'un culte dieux du paganisme, incapables de dépasser leur
exclusivement féminin. Sans doute, le culte en étroite spécialité et, à plus forte raison, de
voie de régression que nous fait connaître donner la vie éternelle : ainsi de Iuuentas, qui ne
l'époque classique n'offre-t-il pas de preuve décisive peut remplir le rôle de Fortuna Barbata, quae
en faveur de cette interprétation, pourtant si non daret barbam, tandis que, réciproquement,
tentante. Cela n'a rien de surprenant : la fête cette dernière ne peut même pas accorder à ses
féminine des calendes d'avril, telle qu'on nous la fidèles l'âge où pousse la barbe, aetatem quae
dépeint à l'extrême fin du Ier siècle av. J.-C, peut barba induiturni. Tertullien, déjà, mais en termes
n'être que le fragment d'un ensemble rituel plus très généraux, et qui ne prennent tout leur sens
complexe. Et ce fragment lui-même n'.est pas qu'éclairés par le commentaire railleur
nécessairement le plus important ni le plus d'Augustin, associait les deux déesses, qui veillent l'une
révélateur de ce qu'était, en des temps plus et l'autre sur l'entrée du jeune homme dans l'âge
anciens, la religion de Fortuna Virilis. Mais, faute adulte : (Iu)uenta nouorum togatorum, uirorum
de preuve directe, la recherche comparative iam Fortuna BarbataU4.
peut suppléer aux lacunes de notre information, La fonction de Fortuna Barbata est assez
et l'on voit mal pourquoi l'on s'obstinerait à nier limitée pour être claire115: elle se borne à faire
le caractère spécifiquement masculin de Fortuna pousser la barbe aux jeunes gens, quae adultos
Virilis, et à tenter d'infléchir le sens de l'adjectif,
aussi net au regard des hommes que Muliebns
l'était au regard des femmes, dès lors qu'il
existait dans la Rome archaïque un culte de Pauentia, Venilia, Volupia, Consus, Iuuentas, Fortuna
Fortuna Barbata, dont les compétences viriles Barbata.
ne font pas de doute. "2 Ciu. 4, 11, p. 161 D.
Fortuna Barbata n'est connue que par deux 113 Ciu. 6, 1, p. 246 D. Au cours de ce parallèle entre les
textes parallèles de saint Augustin et une brève deux déesses, saint Augustin rappelle à satiété la fonction de
mention de Tertullien qui, tous trois, dérivent de Fortuna Barbata: Si malas cultorum suorum speciosius et
festiuius Fortuna Barbata uestiret, a qiiibus autem sperneretur,
Varron111. Saint Augustin énumère les divers glabros aut maie barbatos uideremus: etiam sic rectissime
diceremus hue usque istas deas singulas posse, suis officiis
quodam modo limitatas, ac per hoc nec a Iuuentate oportere
peti uitam aeternam, quae non daret barbam, nec a Fortuna
109 DA, II, 2, p. 1274. Barbata boni aliquid post hanc uitam esse sperandum, cuius in
110 RE, VII, 1, col. 22 : «Wie die Frauen in der F. Muliebris hac uita potestas nulla esset, ut eandem saltern aetatem, quae
ihre Schutz- und Segensgottheit verehrten, so sprach man barba induitur, ipsa praestaret . . . Itemque multi Fortunae
auch von einer Fortuna Virilis, einer Art Genius des Barbatae supplices ad nullam uel deformem barbam peruenire
männlichen Geschlechts». Cf., Matronalia, p. 173 (malgré ses potuerunt, et si qui earn pro barba impetranda uenerantur, a
réserves antérieures, p. 20), les remarques de J. Gagé sur barbatis eins contemptoribus inridentur.
«une Fortuna expressément masculine, Virilis». "*Nat. 2, 11, 11.
111 Cf. Richter, s.v. Indigitamenta, RE, IX, 2, col. 1339. 115 Sur Fortuna Barbata, cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col.
Augustin, ciu. 4, 11, p. 161 D., et Tertullien, nat. 2, 11, 10-11, 1519; Hild, DA, II, 2, p. 1274; Otto, RE, VII, 1, col. 36; J. Gagé,
mentionnent dans le même ordre les mêmes divinités : Matronalia, p. 36 et 172 sq.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIRILIS 397

barba induat, rôle étrange pour une divinité « qui a de la barbe » : caricature grossière, née de
féminine et sur lequel Augustin ne manque pas l'imagination d'Augustin, ou exactitude
d'ironiser. Nous ne savons rien de plus sur cette documentaire, qui ne fait que reproduire une réalité
bizarre déesse: ni l'emplacement de son déconcertante?
sanctuaire, ni, si elle avait fait l'objet d'une Il serait sans doute trop facile de s'en tenir à
représentation anthropomorphique, l'apparence la première explication et de ne voir dans ce
extérieure de sa statue, ni la nature de son culte et texte que pure dérision et fiction satirique,
de ses rites ne sont parvenus jusqu'à nous116. Le d'autant que des faits analogues ne laissent pas
sens même de son épiclèse peut prêter matière à de donner quelque consistance à l'hypothèse
discussion : a-t-elle valeur purement d'une Fortune barbue, peut-être même'
fonction el e et désigne-t-elle une « déesse spéciale » dont la androgyne120. Il existait à Chypre, l'île par excellence
seule tâche était de veiller à la croissance de la de Vénus, un culte de cette nature, celui d'une
barbe, une Fortuna protectrice des barbati, en Aphrodite barbue, et les auteurs latins qui
quelque sorte, comme Fortuna Virgo l'était des décrivent sa statue emploient précisément
uirgines? Ou bien l'épiclèse a-t-elle valeur l'adjectif barbatus121. Elle se nommait Aphroditos, au
descriptive, comme c'était le cas pour Fortuna masculin, et elle portait le sceptre. Son corps,
Mammosa, la Fortune «aux fortes (ou aux ses vêtements étaient ceux d'une femme, mais
nombreuses) mamelles»117, et faut-il se représenter elle était aussi pourvue des organes virils et,
une déesse qui, elle-même, eût été «barbue»? pour célébrer son culte, hommes et femmes
Deux expressions pourraient le faire croire : a prenaient les vêtements de l'autre sexe. Est-ce
barba; quia barbas habet. Mais quelle portée un hasard que cette correspondance, au moins
convient-il de leur accorder? Alors qu'Augustin partielle, entre une Aphrodite bisexuée, d'origine
ironise sur le sexe incongru de la déesse, sur son assurément plus orientale que grecque, et deux
nom et son genre féminins si mal choisis, faut-il cultes romains de Fortuna, dont le nom évoque
y voir autre chose que les boutades d'un si nettement la vie masculine, et dont l'une
polémiste, et ne serait-il pas naïf de les prendre à la offrait la même particularité physique que la
lettre, au point d'imaginer la statue d'une divinité chypriote, tandis que l'autre entretenait
Fortune barbue et androgyne? Tel est bien, de fait, avec Vénus des liens étroits? A Rome même, un
le sens de la première remarque : loin d'être autre culte, peut-être même deux, suggèrent eux
descriptive, elle est purement étymologique, aussi l'idée de bisexualité : celui d'Hercule
comme le prouve le contexte, a barba Barbatum, Victor, vêtu d'une longue robe comme une femme,
sicut a nodis Nodutum, et la comparaison de et dont les fidèles portaient également des
Fortuna avec cette obscure indignation, qui
veillait à ce que la tige du blé forme bien ses
nœuds118 et qui n'avait évidemment ni temple, ni
statue cultuelle. Mais la suite du texte, quia II, col. 1724 sq. Cf. les exemples cités col. 1727, «de uno
barbas habet Fortunium, est plus explicite; elle nomine ualde barbato»: Sen. Here. Oet. 1753; Petron. 99, 5;
mentionne expressément, et souligne même le Apul. met. 4, 31, 6; Amm. 17, 9, 7; Marceli, med. 6, 23.
120 Sur l'ensemble des données étudiées ci-dessous et leur
détail par un pluriel intensif119, une Fortune interprétation, M. Delcourt, Hermaphrodite. Mythes et rites de
la bisexualité dans l'antiquité classique, p. 43-50; cf. H. Bau-
mann, Das doppelte Geschlecht, p. 190 sq. et 246.
121 Les textes relatifs à l'Aphroditos de Chypre sont ceux
de Macrobe, Sat. 3, 8, 2-3 : signum etiam eius est Cypri
116 On voit dans Montfaucon, L'Antiquité expliquée, I, 2, barbatum corpore sed ueste muliebri, cum sceptro ac statura
p. 314 et pi. CXCIX, 1, une étonnante statuette représentant tarili et putant eandem marem ac feminam esse; Aristophanes
un vieillard barbu qui tient d'une main un gouvernail, de earn Άφρόδιτον appellai', et de Servius, Aen. 2, 632 : est etiam
l'autre un vase, avec une dédicace Fortunae Barbatae sacr. (cf. in Cypro simulacrum barbatae Veneris, corpore et ueste
Orelli, n° 1742), qui n'a, bien entendu, aucune authenticité muliebri, cum sceptro et natura tarili, quod Άφρόδιτον uocant, cui
(cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1519). uiri in ueste muliebri, mulieres in tarili ueste sacrificant. Cf.
117 Supra, p. 367 sq. L. R. Farnell, The cults of the Greek states, II, p. 628 et 755; et
118 Aug. ein. 4, 8, p. 155 D.; Arnob. 4, 7. H. Heiter, Die Ursprünge des Aphroditekultes, dans Éléments
"'Quoi que prétendent les grammairiens, le pluriel, orientaux dans la religion grecque ancienne, Paris, 1960, p. 71-
appliqué aux hommes, est attesté; cf. le Thesaurus, s.v. barba, 76.
398 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

vêtements féminins122; peut-être aussi celui, n'avons plus, grâce aux exemples concordants de
mystérieux et diversement interprété, de la Vénus l'Aphrodite de Chypre et de la Vénus Calva, que
Calva, qu'un scholiaste de l'Iliade montre non cette dernière soit romaine ou orientale, de
seulement chauve, mais barbue et dotée des raison sérieuse de douter qu'elle ait pu, en toute
organes des deux sexes, et qui était, dit-on, «la vraisemblance, être figurée sous l'aspect d'une
gardienne de toute naissance»123. déesse barbue. Mais n'avait-elle que ce signe
Est-ce assez pour reconnaître en Fortuna extérieur de la virilité? Ou sa bisexualité était-
Barbata une figure divine pleinement elle plus complète? Rien, en l'état actuel de nos
androgyne? Certainement pas. Nous pouvons rappeler le connaissances, ne permet de l'affirmer. Nous
problème analogue que posait la Fortune du croyons même, si nous continuons de le prendre
Forum Boarium, divinité féminine vêtue des à la lettre, que le texte de la Cité de Dieu offre la
toges masculines de Servius Tullius, et que les preuve du contraire. Car, si la déesse romaine
anciens prenaient parfois pour le roi lui- avait, comme Aphroditos, réuni en elle les
même124. D'où l'hypothèse d'une statue dont le caractères des deux sexes, Augustin, exactement
sexe eût été ambigu, d'une Fortune primordiale, informé par sa source varronienne, eût-il encore
bisexuée comme l'Androgyne initial, dont les refusé de voir en ce numeri un masculum deuni,
historiens des religions sont si souvent tentés, à et eût-il encore jugé humiliant que les jeunes
tort ou à raison, de reconnaître le fantôme. Nous gens dussent à une divinité féminine les signes
avons écarté cette interprétation extrême, en de leur virilité naissante?
nous fondant sur l'évidente féminité de la Ce qu'on peut déceler en Fortuna Barbata,
déesse, attestée par le mythe qui fait d'elle l'amante c'est donc, tout au plus, une tendance imparfaite
de Servius. Mais, même si elle n'était pas elle- à la bisexualité, une virilité incomplète et
même de nature double, les vêtements superficielle. Ne peut-on penser que, comme les
masculins qu'elle portait rappellent des rites bien mamelles du Zeus de Labranda en Carie, ou
connus de déguisement intersexuel et celles de l'Artémis d'Éphèse, artificiellement
s'accordent parfaitement avec sa fonction, celle d'une posées sur le vêtement de la divinité125, la statue
divinité qui présidait aux échanges entre les de Fortuna, pourvue de quelque barbe postiche,
deux sexes et à l'union physique de l'homme et était surtout destinée, en dehors de toute
de la femme. L'androgynie supposée de Fortuna préoccupation réaliste, à suggérer l'ambivalence
Barbata appelle, elle aussi, des réserves. Nous fonctionnelle de cette déesse, femme par sa nature
propre, mais également liée au devenir
physiologique de l'homme? Une telle représentation
relève du symbole plus que de la métamorphose
sexuelle. Entre cette divinité qui, même portant
122 Lyd. mens. 4, 67, p. 120 W., qui le désigne comme un
dispensateur de santé : Ηρακλής Έπινοαος οία υγείας δοτήρ. une barbe et des épiclèses «virilisantes», n'en
Cf. J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, p. 314-316 et garde pas moins son nom féminin, Fortuna, et
356. Sa fête était célébrée le 3 avril, à une date très proche, non Fortunius, raillait Augustin, et la figure
par conséquent, de celle de Fortuna Virilis. C'est ce même ambiguë de Chypre, nommée au masculin
Hercule que prétendait réincarner Commode, lorsqu'il Aphroditos, l'écart reste considérable. Pourtant,
s'exhibait dans l'arène pour y combattre en vêtements de
femme, avec la peau de lion et la massue (Cass. Dio 72, 20, les intentions profondes des deux cultes ne
2-3; S HA, C 9, 6). devaient pas être différentes : en l'un et l'autre
123 Serv. Aen. 1, 720; schol. Β à //. 2, 820; cf. S. Eitrem, se retrouve le sens religieux de la bisexualité,
Venus Calva and Venus Cloacina, CR, XXXVII, 1923, p. 14-16. qui est de traduire symboliquement la
Contra, toutefois, F. Börtzler, Venus Calva, RhM, LXXVII, perfection et l'absolu du divin. La double nature
1928, p. 188-191, qui tient la «Vénus Calva» androgyne et
barbue de la scholie homérique non point pour la déesse échappe à toutes les limitations qui enserrent le
romaine de ce nom, mais pour une effigie orientale; et réel, et la figure divine qui réunit en elle les
R. Schilling, op. cit., p. 65 sq.; dénégations par lesquelles caractères biologiques et les pouvoirs des deux
M. Delcourt, op. cit., p. 46 et 133 sq., n'est pas convaincue.
J. G. Préaux, Un nouveau texte sur la Vénus androgyne,
Mélanges I. Lévy, AlPhO, XIII, 1953, p. 479-490, a également
retrouvé ce type divin chez Martianus Capella, 2, 181.
124 Supra, p. 276-281 et 299-301. 125 Ch. Picard, Éphèse et Claros, p. 530-532.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIR1LIS 399

sexes126 règne souverainement, d'où le sceptre plastiquement, par un monument figuré, la


que portait l'Aphroditos chypriote, sur la bisexualité de la déesse a dû demeurer abstraite
fécondité universelle. La divinité androgyne est l'Être et purement conceptuelle : elle ne s'est traduite
un et primordial d'où toutes choses sont issues. que par la juxtaposition, à son nom féminin,
Aussi toute puissance divine, du seul fait de sa d'une épiclèse qui le contredit, et c'est
transcendance, a-t-elle vocation à l'androgynie seulement dans le rite, dans le bain commun des
et, ajoute M. Eliade, «- trait qui vaut la peine hommes et des femmes, qu'elle a trouvé sa
d'être souligné - sont androgynes jusqu'aux véritable expression.
divinités masculines ou féminines par Il est d'ailleurs douteux que la religion
excellence»121, ce qui est bien le cas de Fortuna, romaine ait jamais pris clairement conscience
Primigenia et «première mère» des hommes et des des tendances bisexuelles si fragmentaires qui
dieux. apparaissent en Fortuna. Il convient en effet de
Si donc nous relevons, dans les cultes de distinguer entre des structures religieuses, de
Fortuna, des traces de « l'androgynie primordiale caractère universel et métaphysique, et les
qui caractérise toute divinité»128, ces tendances réalités psychologiques d'un culte particulier. Dans
n'en sont pas moins restées, en elle, à l'état de cette dernière perspective, il n'est guère
velléités et elles n'ont reçu qu'une formulation vraisemblable que le jeune Romain qui rendait
incomplète : Fortuna, pour autant que nous le hommage à Fortuna Barbata, que les femmes
sachions, n'a jamais atteint à l'androgynie qui sacrifiaient à Fortuna Virilis aient vu en elle
absolue. Ainsi, au Forum Boarium, où le thème rituel une divinité pourvue d'une double nature et
de «l'échange des vêtements» n'a guère inspiré participant des deux sexes, homme et femme à
qu'un mythe historicisé, celui des toges royales, la fois et au même degré - eandem marem ac
reliques de Servius Tullius. Ainsi de Fortuna feminam esse, comme dit Macrobe qui, plutôt
Barbata, qui n'a de la virilité qu'une apparence, que d'user du terme grec, préfère reprendre la
celle que lui donne sa barbe masculine. Mais vieille formule latine130. Ces cultes, aux yeux de
rien, ni dans sa personne ni dans son culte, ne leurs fidèles, répondaient sans doute à une
permet de croire que la confusion entre les intention plus simple, et mieux accordée à la
sexes ait été poussée plus loin : aucun rite de mentalité romaine, positive et peu soucieuse
déguisement des hommes en femmes, et d'élaborer une symbolique des origines. Ils
réciproquement, ne semble avoir existé dans ce signifiaient seulement que, tout en restant par son
culte, où la bisexualité n'apparaît que sous une nom, par ses mythes, par ses fonctions, un être
forme sommaire et presque allusive. Quant à essentiellement féminin, Fortuna n'était pas
Fortuna Virilis, elle ne semble avoir eu de viril qu'une « déesse des femmes » : la divinité qui
que le nom. Rien ne permet d'attribuer à sa veillait sur la fertilité agraire, le cycle solaire, la
statue cultuelle, quelque grossière qu'on puisse promotion sociale des humbles, pouvait aussi
la supposer, le moindre caractère phallique, la veiller sur la croissance et la vie physiologique
moindre esquisse d'androgynie : sinon, Ovide de l'homme. Multivalence fonctionnelle, qui n'est
l'eût-il encore chargée de veiller sur la nudité pas une ambiguïté sexuelle, et qui, si elle a pu
des corps féminins129? Loin de s'être exprimée s'exprimer partiellement par une représentation
figurée de la déesse, a, plus encore, modelé ses
rites, au point de lui assurer' des compétences
126 Sur le «double pouvoir» de l'androgyne divin, cf. le masculines égales à ses compétences
second essai de M. Delcourt, Hermaphroditea. Recherches sur féminines.
l'être double promoteur de la fertilité dans le monde classique, A cet égard, il est révélateur que Varron et, à
coll. Latomus, LXXXVI, Bruxelles, 1966, notamment p. 7-9; sa suite, Tertullien et Augustin aient rapproché
cf. H. Baumann, op. cit., p. 129-249, «Die bisexuelle
Gottheit». Fortuna Barbata de Iuuentas, divinité féminine
127 Traité d'histoire des religions, p. 352-354, sur la
bisexualité divine, ses exemples et sa signification.
128 M. Eliade, loc. cit. Sur l'hypothèse d'un androgyne
primordial dans la religion romaine, R. Pettazzoni, SMSR, 130 Sat. 3, 8, 2. Cf. Liv. 27, 11, 4-5 : ambiguo inter marem ac
XXIL 1949-50, p. 184 sq. feminam sexu infantem, quos androgynos uolgus...
129 Fast. 4, 148 sq. appel ai.
400 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

elle aussi, mais simple abstraction dépourvue de Boarium, elle accueillait la future mariée qui,
réalité sexuelle, protectrice des iuuenes et des déjà revêtue des atours nuptiaux, venait lui offrir
noni togati131. Déesse qui fait franchir aux jeunes sa toglila de petite fille134, elle a dû, dans deux
garçons l'étape de la puberté, qui les amène à autres de ses sanctuaires et sous deux épiclèses
l'âge adulte et, de pueri qu'ils étaient, les intègre parlantes, présider au «passage» vestimentaire
à une catégorie nouvelle, celle des iuuenes132, du jeune homme et recevoir en consécration la
elle exerce son action dans un domaine prétexte qu'il abandonnait pour la toge virile,
analogue à celui de Fortuna, que nous avons vu veiller puis, quelques années plus tard, la première
sur les classes d'âge et les rites de passage barbe qu'il coupait solennellement.
propres à la vie féminine. N'est-il pas tentant de D'autres correspondances rapprochent
poursuivre ce parallèle et d'interpréter dans le également ces Fortunes protectrices des deux sexes.
même sens rituel les épiclèses de nos deux Ainsi celles qui, comme Fortuna Barbata et
Fortunes masculines? Tant il semble naturel de Fortuna Virgo, ont une fonction plus biologique
les associer aux deux «passages» décisifs qui que sociale et veillent surtout sur les
marquaient l'existence du jeune Romain, et de transformations physiques de la puberté. Spécialistes
déceler un lien entre Fortuna Virilis et la prise dont la tâche est limitée dans le temps, elles
de la toge virile, entre Fortuna Barbata et le rite n'interviennent qu'à un moment précis de la vie
de la depositio barbaei3i. Dans ce cas, et non sans masculine ou féminine. D'où leur caractère plus
une apparente asymétrie qui tient à l'évolution effacé et l'oubli plus rapide où elles sont
biologique et à la condition sociale différentes tombées. Tandis que Fortuna Virilis et Fortuna
des deux sexes, elles auraient joué, auprès du Muliebris, figures de plus haut rang, exerçaient
jeune homme, le rôle qu'assumaient auprès de la une action durable qui leur permit de se
femme Fortuna Virgo et Fortuna Muliebris, ainsi maintenir jusque dans la religion classique, puisque,
que la Fortune du Forum Boarium. Comme déesses des adultes, elles ménageaient l'entrée
leurs homologues féminines, Fortuna Virilis et définitive de l'homme ou de la femme dans une
Fortuna Barbata ont sans doute, à leurs origines, catégorie où elles assuraient sa protection
sacralisé le passage physiologique de la puberté jusqu'à la fin de son existence. Mais ces analogies
et l'intégration au groupe sociologique des fonctionnelles entre les diverses variantes de
adultes, double étape qui s'accompagne de Fortuna n'excluent pas les différences
changements dans la tenue - qu'on songe à la bulle - et, spécifiques, et cela jusque dans leur nombre, puisque
en particulier, dans le vêtement. Or, nous savons trois d'entre elles se partagent la dévotion du
que, dans la Rome archaïque, une Fortuna, sexe féminin, tandis que deux déesses seulement
précisément, patronnait de tels rites interviennent auprès du sexe masculin. C'est
vestimentaires : de même que, dans son temple du Forum que, pour l'homme et pour la femme, le grand
«passage» qui décide de leur avenir, et le
changement vestimentaire qui en est le signe, se
situent à deux moments différents et s'opèrent
131 Selon la définition même de Tertullien : (Iu)uenta par deux actes sociaux bien distincts : pour lui,
nouorum togatorum (nat. 2, 11, 11). Au début de chaque par le tirocinium et l'apprentissage de la vie
année, un sacrifice lui était offert pro iuuenibus (Fest. Paul. politique et militaire, pour elle, par le matrimo-
92, 24; cf. Cicéron, qui mentionne les anniuersaria sacra
Iuuentatis, dans une lettre du 20 janvier 60, Att. 1, 18, 3). nium et l'entrée dans la vie conjugale. D'où le
132 Dea Iuuentas, quae post praetextam excipiat iuuenalis fait qu'aux couples antithétiques qui garantissent
aetatis exordia, dit Augustin, citi. 4, 11, p. 161 D. L'entrée du la sauvegarde personnelle, physiologique et
jeune homme dans la classe des iuuenes s'accompagnait du sociale, de l'individu - ceux de Fortuna Virilis et
versement obligatoire d'une stips à Iuuentas (Dion. Hal. 4, 15, Barbata, Virgo et Muliebris -, se surajoute la
5, d'après Pison). Sur l'interprétation de cet usage, cf.
J. Gagé, RD, XXXVI, 1958, p. 461-490. Fortune du Forum Boarium, avec ses
133 Selon la suggestion de J. Gagé, art. cité, p. 466, et compétences matrimoniales et le culte féminin dont
Matronalia, p. 173, sur «la signification que Fortuna Barbata
dut avoir primitivement pour les rites de puberté des jeunes
gens. F. Barbata et F. Virilis ont pu se partager d'abord des
hommages que nous voyons concentrés, à l'époque classique,
autour d'une vague Iuventas». 134 Supra, p. 290 sq.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIRILIS 401

elle est l'objet. Car, si l'homme, qui gouverne sa Il n'y aurait aucun inconvénient à ce que
vie en toute indépendance, s'estime Liber Pater et Fortuna Virilis eussent ainsi
suffisamment protégé par les deux Fortunes propres à exercé un double patronage sur la cérémonie.
son groupe, la femme, soumise à l'autorité Par crainte, par précaution, les sociétés
maritale, éprouve le besoin d'adjoindre à ses archaïques tendent à multiplier les rites de passage138:
déesses tutélaires une Fortune plus puissante et d'où, à Rome, les deux rites distincts, et
moins spécialisée, qui veille sur le mariage et normalement séparés par plusieurs années, de la
l'heureux accord des deux sexes. prise de la toge virile et de la depositio barbae.
Sans doute ces fonctions, qui peuvent se D'où, aussi, la multiplicité des sanctions, donc
déduire des deux épiclèses Virilis et Barbata, des protections divines, qui entouraient le
n'ont-elles guère laissé de traces apparentes premier de ces actes religieux : le nouus togatus
dans la civilisation classique. Mais les rites de la prenait le vêtement des adultes lors de la fête de
puberté masculine, tels que nous les Liber, mais il accomplissait la cérémonie devant
connaissons, ont pu se fixer relativement tard, et il n'est l'autel des Lares, auprès desquels il déposait les
pas interdit de supposer que les usages insignia pueritiae, sa prétexte et sa bulle; puis il
archaïques en différaient sensiblement. Nous se rendait au Capitole où il offrait un sacrifice à
constatons, de même, que le rite de passage des futures Liber Pater, dont la statue se dressait sur X'area
mariées et l'offrande de leur prétexte à la Capitolina', enfin, et comme l'avait prescrit Ser-
Fortune du Forum Boarium tombèrent assez tôt vius Tullius, il devait, à cette occasion, verser
en désuétude, puisque, à la fin de la République une stips à la déesse Iuuentas139. En des temps
et au début de l'Empire, c'était aux Lares ou à plus reculés, Fortuna Virilis a pu, elle aussi,
Vénus que la jeune fille consacrait ses vêtements jouer un rôle dans ces rites complexes, présider,
et ses jouets d'enfant135. D'ordinaire, les jeunes au moins en partie, à la prise du nouveau
gens prenaient la toge virile aux Liberalia du 17 vêtement, peut-être même recevoir l'ancien en
mars, fête de la fécondité agraire et humaine à la offrande, comme elle recevait par ailleurs la
fois136. Mais la règle était loin d'être absolue et prétexte des jeunes filles. Ajoutons que les deux
nous lui connaissons d'illustres exceptions : cérémonies, la fête publique des Liberalia,
Virgile la revêtit le 15 octobre, Octave le 18 octobre, marquée NP, et celle de Fortuna Virilis qui, célébrée
Tibère le 24 avril, Commode le 7 juillet137. Rien un jour faste, ne faisait pas partie des anciennes
n'empêche de croire que, à une époque plus feriae publicae, devaient être d'un caractère
ancienne et peut-être avant que la date des différent et, par là même, complémentaire. Il n'en
Liberalia ne se fût généralisée pour la prise de la est que plus vraisemblable de reconstituer un tel
toge virile, au même titre que Liber Pater, partage entre Liber et Fortuna, une double
divinité masculine, une Fortuna, comme lui
dispensatrice de la fécondité, mais sous forme
féminine, ait, elle aussi, veillé sur la puberté du 138 Sur la notion et sa signification psychologique et
jeune Romain et sur ce « passage » majeur de son sociale, A. van Gennep, Les rites de passage, Paris, 1909, en
existence. particulier p. 93-163, sur les rites d'initiation et les rites de la
puberté.
139 Sur la cérémonie domestique et l'offrande aux Lares,
Prop. 4, 1, 131 sq.; Pers. 5, 30 sq.; ainsi que les scholies de
Porphyrion et surtout du Ps. Acron à Horace, sat. 1, 5, 65 sq.
135 Supra, p. 290, n. 212. Sur le .sacrifice au Capitole, Val. Max. 5, 4, 4; Suet. Claud. 2, 2;
136Ovid. fast. 3, 771-788; cf. Cic. Att. 6, 1, 12. Sur les Serv. ecl. 4, 49; App. BC 4, 30; et le culte qui y était rendu à
Liberalia, Schur, s.v., RE, XIII, 1, col. 81 sq.; A. Bruhl, Liber Liber Pater, Fast. Farn., à la date du 17 mars, Libero in
Pater, Paris, 1953 (qui s'intéresse surtout au culte hellénisé de Ca[pitoliol CIL P, p. 250 et 312; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 225
l'époque impériale), p. 15-29, «Le problème du Liber Pater et 425 sq.; cf. les diplômes militaires, CIL III, p. 849; X 1402;
italique»; et, pour les aspects anciens du culte, H. Le XVI 10; 1 1 ; 13 : ex tabula quae fixa est Romae in Capitolio . . .
Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 296-304; ainsi que, pour ante signitm Liberi Patris. Sur la stips à Iuuentas, supra,
le rapport, souvent mal perçu, du dieu et du «rite de p. 400, n. 132; et, pour l'ensemble des faits, Marquardt,
passage» à l'âge adulte des enfants (liberi), É. Benveniste, op. cit., I, p. 146-148; A. de Marchi, // culto privato di Roma
• Über» et «liberi», REL, XIV, 1936, p. 51-58. antica, I, p. 175-177; J. P. Néraudau, La jeunesse dans la
137 Selon les exemples donnés par Marquardt, La vie lit érature et les institutions de la Rome républicaine, Paris, 1979,
privée des Romains, I, p. 145, n. 4. p. 147-163.
402 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

sacralisation, si conforme aux tendances de la la puberté, tant masculine que féminine, ne


religiosité archaïque : d'abord aux Liberalia du tarde pas, dès que déclinent les structures
17 mars, puis, peu de jours après, le 1er avril, une archaïques et que se dégrade le système
sorte de renouvellement, accompli lors de la fête rigoureux des classes d'âge, à être senti comme un
de Fortuna Virilis, de la «Fortune des hommes» événement privé, qui intéresse essentiellement
dont l'adolescent faisait désormais partie. la famille du jeune homme ou de la jeune fille.
Quant à la depositio barbae, si bien des détails D'où l'offrande de la prétexte aux Lares
nous échappent encore sur ses origines, nous domestiques, qui se substituent à des Fortunes
savons l'importance qu'elle avait sous l'Empire extérieures à la famille et dont, de surcroît, le
et les réjouissances profanes qui en marquaient caractère biologique n'était plus compris. Tandis
la célébration, même lorsqu'il s'agissait non d'un que, néanmoins, se maintenait l'emprise
jeune citoyen, mais d'un des esclaves favoris du traditionnelle de Liber Pater, qui protégeait à la fois
maître de maison140. Elle s'accompagnait d'une la libertasu4 et la virilité, et dont le rôle dans la
consécration à une divinité dont le choix, sem- puberté masculine était, pour les Romains de
ble-t-il, pouvait varier selon la piété du dédicant. l'époque classique, plus évident que celui d'une
Consécration privée aux Lares, ce qui devait être Fortuna Virilis, divinité féminine, également
le cas le plus fréquent, comme chez Trimalcion, honorée par les femmes.
qui conservait dans son laraire domestique sa Nous pouvons ainsi reconstituer le culte
première barbe, déposée dans une pyxis d'or, archaïque des deux Fortunes masculines,
parmi les statuettes d'argent de ses Lares et une équivalents des déesses féminines, Fortuna Muliebris
statue en marbre de Vénus141. Consécration et Fortuna Virgo, dont la Rome classique, du
officielle, comme il convenait au prince, lorsque moins pour la première, a mieux conservé le
Néron, avec l'exhibitionnisme dont il était cou- souvenir. Comme leurs homologues, elles
tumier, porta solennellement sa première barbe veillaient sur le développement sexuel du jeune
au Capitole142, comme si le premier temple de homme et sur son évolution physiologique; elles
l'État romain était un sanctuaire privé de la patronnaient les rites de sa puberté et, par suite,
maison impériale. Mais, primitivement, Fortuna garantissaient sa virilité. En ce sens, elles
Barbata, qui était invoquée par les jeunes gens gouvernaient sa destinée d'homme, dans ses aspects
afin que malas culto mm suorum speciosius et privés tout d'abord, ceux qui touchent à la
festiuius . . . uestiret, selon l'expression procréation et aux rapports sexuels. Mais aussi,
d'Augustin143, et qui veillait sur ce passage rituel, n'a- sans doute, dans ses relations avec la collectivité,
t-elle pu recevoir en dépôt dans son propre pour tout le reste de son existence, politique et
sanctuaire ces «premières barbes» qu'on lui militaire, et pour l'ensemble de sa vie de citoyen,
consacrait? Tout ce que nous savons, par de même que Fortuna Muliebris étendait sa
ailleurs, de l'évolution des rites de passage protection depuis la vie physique de la femme
confirme cette hypothèse. D'abord marqué par une jusqu'au statut social de la matrone et aux vertus
sanction sociale, contrôlé par le groupe et morales qui la caractérisent. Il existe, en ces
soumis à la religion de la collectivité, le passage de anciennes Fortunes biologiques, un indéniable
aspect totalitaire, qui tient à la notion même de
classe d'âge et aux structures contraignantes des
sociétés archaïques. Dès lors que l'individu, en
140 Petron. 73, 6; Juven. 3, 186 sq. fonction de sa maturité sexuelle, est réparti à
141 Petron. 29, 8. l'intérieur des cadres sociaux et soumis aux
142 Suet. Nero 12, 4; Cass. Dio 61, 19,1. C'est, de même, au cultes spéciaux qui leur correspondent, son sort
Capitole, sur le trône de Jupiter, que, lors de la naissance de
sa fille, Néron fit placer les statues d'or des deux Fortunes tout entier, la vie de son corps, son bonheur, sa
d'Antium (Tac. ann. 15, 23, 2; cf. supra, p. 164-166). Octave réussite, tant personnelle que sociale, dépendent
(Cass. Dio 48, 34, 3), Caligula (Suet. Calig. 10, 1), Héliogabale
(Cass. Dio 79, 14, 4) célébrèrent également leur depositio
barbae, mais sans que nous sachions à quelle divinité ils en
firent la consécration. Sur la depositio barbae, Marquardt, 144 A. Bruhl, op. cit., p. 41-45. Cf. Ovid. fast. 3, 777 sq. : sine,
op. cit., II, p. 246; et De Marchi, op. cit., I, p. 178 sq. quod es Liber, iiestis quoque libera per te / sumitur et uitac
143 Citi. 6, 1, p. 246 D. liberioris iter.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIRILIS 403

d'une puissance unique, de la Fortune tutélaire Lorsque les érudits de l'antiquité discutaient
de sa classe, qui exerce sur lui un pouvoir absolu du nom à'Apnlis et de son étymologie, les uns en
et détermine le tout de son existence. faisaient le mois d'Aphrodite; les autres, et
parmi eux Cingius et Varron, constatant
qu'aucune fête ancienne n'avait été, durant tout le
Le problème qui se pose à nous désormais, mois, consacrée à Vénus, le rattachaient au
maintenant que nous avons écarté la définition verbe aperire146. Car avril est le mois où la
étroite d'une Fortuna Virilis qui eût incarné la nature entière « s'ouvre » aux souffles fécondants
chance des femmes dans leurs rapports avec les du printemps, qu'a ramené le Favonius, et
hommes, et que nous avons accordé notre reserata uiget genitabilis aura fanoni147. Même dans
préférence à une définition plus large, leurs controverses savantes, les érudits romains
reconnais ant en elle la protectrice du sexe masculin dans ont su ne pas rester insensibles à ce jaillissement
son ensemble, ce problème est celui de l'unité d'avril, où l'univers est parcouru par les forces
d'un culte où les femmes intervenaient vivifiantes de la fécondité : i[n m\ense, quia /
néanmoins : quel était donc le sens de leur fruges flores animaliaque ac maria et terrae ape-
participation à la fête des calendes d'avril? La riuntur, disait Verrius Flaccus dans les Fasti
succession, les affinités que nous avons tenté de Praenestiniì4S. A Préneste, justement, avril était le
faire apparaître entre les Liber alia du 17 mars, grand mois de Fortuna, celui où, les 9 et 10, avait
de signification agraire et sexuelle, et la fête de lieu la fête principale de la déesse, le sacrificium
Fortuna Virilis ne sont pas fortuites : telle est en maximum, à l'occasion duquel l'oracle était
effet l'intention commune à tous les rites ouvert149: au printemps, à la saison du
célébrés en cette saison. Tout se passe comme si, le renouveau, Fortuna Primigenia, qui appelait les êtres à
premier jour d'avril, la fête de Fortuna Virilis l'existence, leur révélait en même temps leur
avait pour rôle d'ouvrir le cycle de la fécondité destinée future. A Rome même, lorsque, dans les
qui, comme il est normal, s'épanouira après les années 204-194, le culte de la Primigenia eut été
ides, durant la seconde partie du mois, avec une introduit dans la ville et qu'il eut donné
luxuriance qui répond à l'éveil printanier de la naissance à celui de la Fortuna Publica, l'un des trois
nature. D'où la «concentration cultuelle», temples successivement dédiés à cette déesse
analysée par J. Bayet, et l'exceptionnelle densité sur le Quirinal le fut un 5 avril150, comme si le
religieuse de la seconde quinzaine d'avril, où se choix de ce natalis avait été inspiré par le lien
pressent les fêtes archaïques, à peine séparées qui, depuis l'époque archaïque, s'établissait en
par l'intervalle rituel d'un ou, plus rarement, de quelque sorte spontanément entre le mois
trois jours: sitôt les ides, célébrées le 13, se d'avril et la religion de Fortuna.
succèdent les Fordicidia le 15, les Cerialia le 19, On ne saurait s'étonner que, dans ce contexte
les Parilia le 21, les Vinalia le 23, les Robigalia le cultuel, une religion de la fécondité masculine à
25, enfin les Floralia, fixés au 28, toutes fêtes de laquelle, accessoirement, les femmes étaient
la fécondité agraire ou animale145. admises à prendre part, ait inauguré la période

145 Sur le cycle d'avril et la «solidarité cultuelle de toute 146 Supra, p. 395, n. 105; et, sur ce débat et la solution que
cette période», cf. en particulier J. Bayet, Les «Cerialia», lui donnent les philologues modernes, qui reconnaissent le
altération d'un culte latin par le mythe grec, RBPh, XXIX, 1951, patronage d'Aphrodite sur avril, aux dépens de l'étymologie
p. 11-24; également Histoire politique, p. 95 sq. Déjà Warde populaire, supra, p. 60.
Fowler remarquait cette prédominance, parmi les fêtes 147 Lucr. 1, 11 (c'est-à-dire dès le 7, ou le 9, février; cf.
d'avril, des divinités féminines de la fertilité et de la Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 407).
génération, «such as Tellus, Pales, Ceres, Flora, and perhaps 148 C7L F, p. 235; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 126 sq. Cf.
also Fortuna» (Roman Festivals, p. 67). C'est au IIIe siècle Varron, LL 6, 33, qui, plus sec, se contente d'affirmer : magis
seulement que la fête de Flora (le Florifertum indigène était puto dictum quod tier omnia aperit, Aprilem ; et le
une fête mobile, et qui le resta) fut fixée au 28 avril, lorsque développement de Macrobe, Sat. 1, 12, 14.
furent institués, en 240 ou 238, les Floralia et les ludi Florales 149 Supra, p. 55 sq. et 60.
hellénisés (cf. H. Le Bonniec, op. cit., p. 1 1 1 sq., avec la 150 Celui de Fortuna Publica citerior: CIL F, p. 235; 315;
bibliographie, et 197-200; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 449- Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 8; 126 sq.; 437; Ovid. fast. 4, 375 sq.
451). L'année de la dédicace est inconnue.
404 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

où la vie éclôt dans toutes les parties de la la croyance archaïque en la vertu fécondante ou
nature. Là encore, le rapprochement avec les apotropaïque des obscénités, verbales et
Liberalia, de signification humaine autant rituelles, et l'identification de la sexualité humaine et
qu'agraire, peut éclairer la fête de Fortuna Virilis de la croissance végétale, considérées comme
et ses intentions. Les Liberalia, fête de la l'expression d'un même phénomène et
croissance végétale, se célébraient «à l'époque où le susceptibles, par suite, d'agir l'une sur l'autre. C'est
travail de la terre va recommencer»151. En encore, ou peu s'en faut, l'esprit qui anime à
certaines villes d'Italie, le culte de Liber prenait des l'époque classique le culte de Fortuna Virilis, où
formes phalliques et un membre viril était le bain choquant des humiliores et des
promené en procession solennelle dans la courtisanes parmi les hommes, ainsi que, mais à un
campagne. A Lavinium, en particulier, où tout un moindre degré, le bain décent des matrones
mois lui était consacré, on se devait de répondent à la même intention, celle de l'union
prononcer des paroles obscènes et, à la fin de la fête, sexuelle symbolisée et favorisée par le pouvoir
lorsque le membre du dieu avait été ramené au viril infus dans les eaux. Nouvel indice, s'il en
forum, une matrone des plus honorables, était besoin, de l'archaïsme de Fortuna Virilis, et
matrem familias honestissimam, venait le qui peut nous aider à retrouver les formes
couronner publiquement. Tels étaient les rites par primitives de sa religion. Comment faut-il, en
lesquels on garantissait la bonne venue des effet, se représenter cette première fête d'avril,
semences et l'on écartait des champs les avant que l'introduction de Vénus Verticordia et
maléfices : sic . . . deus placandiis fuerat pro euentibus l'apparition des bains publics n'en aient altéré
seminum, sic ab agris fascinatio repellenda152. les rites originels?
Liber jouait un rôle identique dans la croissance Il convient, tout d'abord, d'en exclure non
humaine, d'où la prise de la toge virile le jour de seulement le myrte et le cocetum, liés au culte de
sa fête, et le couple qu'il formait avec sa parèdre Vénus, mais encore tout bain d'une statue
Libera présidait à la vie sexuelle de l'homme et divine155 : ce rite n'apparaît à Rome que
de la femme, ipse praesit nomine Liberi uiroriim tardivement, et dans des cultes d'origine étrangère,
seminibus et nomine Liberae feminarum153, toutes grecque ou orientale, comme ceux, précisément,
deux divinités de la procréation, favorisant toute de Vénus Verticordia ou de la Magna Mater. Les
naissance et toute fertilité, ce que confirme rites anciens du 1er avril se limitaient donc, du
entièrement l'étymologie154. moins en ce qui concerne les femmes, au bain
Ce rituel obscène, qui fait un devoir aux des célébrantes, à la prière et à l'offrande
femmes de participer à une fête impudique et d'encens dont Ovide fait encore mention. Mais il
virile de la fécondité, n'est pas sans rappeler, serait invraisemblable que les hommes fussent
malgré la diversité des formes cultuelles, la fête restés étrangers à la fête de leur déesse
romaine des calendes d'avril et l'intervention spécifique : nous devons, de toute évidence,
féminine qui en est le trait le plus original. Deux reconstituer la partie masculine de la cérémonie qui,
données, en effet, se dégagent du culte de Liber : apparemment, comportait elle aussi un sacrifice
et un bain rituel. Bien des détails, sans doute,
continuent de nous échapper. Les femmes se
151 A. Bruhl, op. cit., p. 29. Sur les Liberalia et le Liber rendaient-elles au sanctuaire de Fortuna Virilis?
Pater italique, cf. les p. 13-29. Nous ne saurions l'affirmer. Car, si Ovide n'y fait
152 Aug. chi. 7, 21, p. 299 D., d'après Varron. aucune allusion et si le culte de la déesse n'était,
153 Aug. cui. 4, 1 1, p. 160 D.; fonction sur laquelle Augustin sous sa forme récente, célébré que dans les
revient inlassablement, en 6, 9, p. 263 D., où il précise ce lien bains où les femmes venaient l'honorer, ce peut
avec les organes masculin et féminin de la génération :
Libero eandem uirilem corporis partem in tempio poni, femi- être simplement parce que, à l'époque augus-
neam Liberae ; 7, 2, p. 274; 7, 3, p. 275; 7, 16, p. 294; 7, 21, téenne, son temple avait disparu. Mais on peut
p. 299 D. : Liberi sacra, quem liquidis seminibus ac per hoc
non solum liquoribus fructuum . . . uerum etiam seminibus
animaliwn praefecerunt.
154 Selon É. Benveniste, qui définit Liber (*leudhes-os) 155 Malgré l'avis contraire de U. Pestalozza, op. cit., p. 182
comme «celui de la germination, celui qui assure la et 188, qui croit que, primitivement, la statue de Fortuna
naissance ou la croissance» (REL, XIV, 1936, p. 53). Virilis était, elle aussi, l'objet d'un bain rituel.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIRILIS 405

aussi songer à une exclusion rituelle, remontant cette seconde solution apparaît, avec toutes les
à l'époque archaïque, et qui eût écarté les variantes qu'elle admet, comme de loin la plus
femmes de ce sanctuaire rigoureusement plausible.
masculin156. Quoi qu'il en soit, c'étaient les humiliores et
Le point le plus délicat, néanmoins, concerne les courtisanes qui pratiquaient le rite dans sa
le double rite de l'eau et le ou plutôt les bains plénitude, et sous une forme très proche de celle
cultuels distincts que nous devons qu'il garda par la suite, celle d'un bain commun
nécessairement supposer et dont la cérémonie décrite par avec les hommes - tous ceux qui célébraient
Ovide perpétuait d'ailleurs la tradition: le bain Fortuna Virilis, quel que fût leur âge, ou
commun des hommes et d'une partie des seulement les iuuenes, ou peut-être, en un sens
femmes, nues et impudiques; le bain décent et encore plus restreint, les jeunes gens récemment
séparé des matrones. Car il est impensable que, « initiés », ou qui allaient l'être, par la prise de la
même à date ancienne, les femmes honnêtes toge virile? Nous ne saurions préciser davantage.
aient pris un bain collectif sous les yeux du Où pouvait avoir lieu ce bain sacré, et complet?
public, dans cette société puritaine qui, si elle Le seul cadre qui pût convenir était celui du
tenait pour naturelle la nudité des jeunes gens Tibre, surtout si, comme il est possible, le
entre eux, dès lors qu'ils appartenaient à la temple de Fortuna Virilis, ainsi que plus tard
même « classe d'âge », n'allait pas jusqu'à celui de Vénus Verticordia, se trouvait non loin
accepter qu'ils se baignent avec les hommes de la de ses bords160. Les rives du fleuve étaient
génération précédente et que ces derniers se d'ailleurs familières aux jeunes gens qui, avant
dévêtissent devant eux, même s'ils faisaient que ne se fût généralisée la fréquentation des
partie de la même famille157. Il y a peu à apprendre thermes et au temps d'Auguste encore, se
de ce bain matronal, qui ne constitue qu'une baignaient dans ses eaux après les exercices
forme atténuée, donc moins significative, du rite. militaires ou les jeux du Champ de Mars161. Le rite
Dans quelles conditions avait-il lieu, avant religieux ne faisait donc que prolonger les
l'apparition à Rome des établissements balnéaires? usages de la vie quotidienne et, si l'on objecte les
On peut hésiter entre plusieurs hypothèses : un conditions climatiques, encore peu propices en
bain complet, mais privé et pris discrètement à ce début d'avril, on peut répondre que les
l'intérieur de la maison? mais le texte d'Ovide pratiques pieuses, salutaires par définition, ne
est peu favorable à cette interprétation158; ou tiennent aucun compte de ce que le bon sens
des ablutions publiques, mais partielles, que les déconseillerait en temps ordinaire162. La dévote
matrones se soient aspergées avec l'eau puisée à d'Isis que décrit Juvénal ne se plongera-t-elle pas
une vasque ou que, si la fête avait lieu sur les dans le Tibre en plein hiver, nue et tremblante
bords du Tibre, elles se soient, par exemple, de froid, il est vrai, nuda ac tremibunda :
contentées d'y plonger les mains ou les pieds159?

156 Comme elles étaient, par exemple, exclues de celui mains et les bras (cité par Frazer, The Golden Bough, IV :
d'Hercule à l'Ara Maxima (J. Bayet, Les origines de l'Hercule Adonis, Attis, Osiris, I, p. 247 sq.). Sébillot, Folklore de France,
romain, p. 302; cf. p. 387 et 444-450). II, p. 160 sq., mentionne des bains analogues au bord de la
157 Cf. le passage célèbre de Plutarque, Cato mai. 20, 7-8 mer; à Menton, en particulier, «existe l'usage d'aller se laver
(«Par la suite cependant, quand ils [les Romains] eurent les pieds dans la mer, le samedi saint», coutume qui «n'est
appris des Grecs à se montrer nus, à leur tour ils peut-être que la christianisation d'une pratique plus
corrompirent les Grecs en leur donnant l'exemple de se baigner ancienne».
même avec des femmes; trad. Flacelière-Chambry); ainsi 160 Supra, p. 376 et 389, n. 80.
que Cic. off. 1, 129; de orat. 2, 224; Val. Max. 2, 1, 7; Ambros. 161 Cic. Cael. 36; Hor. carm. 1, 8, 8; 3, 7, 25-28; 3, 12, 7; 4, 1,
off. 1, 18, 79: suivant l'ancien usage romain, les fils adultes ne 3840; sat. 2, 1, 8; Ovid, ars am. 3, 385 sq.
se baignaient pas avec leurs pères, ni les gendres avec leurs 162 Cf., entre autres exemples, l'humour à froid de Sébillot,
beaux-pères. op. cit., p. 278, sur les traitements appliqués aux enfants
158 Supra, p. 382. dans les cas désespérés : « On baignait autrefois ceux qui
159 Comme lors du bain de la Saint- Jean dont Pétrarque étaient atteints de la fièvre, vers le temps de Noël, dans une
fut, à Cologne, le témoin étonné, lorsqu'il vit nombre de fontaine très fraîche à Lury; la moitié au moins succombait à
femmes s'agenouiller sur les bords du Rhin et y plonger les l'épreuve ».
406 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

hibernum fracta giade descendet in amnem, rajeunissant, son pouvoir individuel de


ter matutino Tiberi mergetur...ì(ì3? procréation.
Nous sommes en mesure, désormais, de Mais son sens le plus profond devait être
mieux comprendre la fonction du bain qui, le d'efficacité collective. Pour la mentalité
premier jour d'avril, rassemblait les hommes et archaïque, sexualité humaine et fertilité agraire sont
un certain nombre de femmes à qui leur pudeur, intimement liées et l'une favorise l'autre en une
peu susceptible, n'interdisait pas de représenter, totale interaction. D'où les unions rituelles que
dans ce rôle cultuel, le reste de la collectivité les êtres divins, tels Demeter et Iasion166, que les
féminine. Même sous la forme altérée qui était la prêtres ou les couples humains consomment à
sienne au début de l'Empire, lorsque- les même les champs, au contact de la terre, pour
hommes eurent cessé d'y prendre part et que s'y fut aider, par l'incitation de leur propre énergie
ajoutée Vénus Verticordia, nous avons encore pu génésique, à la germination des semences et à la
y reconnaître un rite de fécondation, destiné à montée de la végétation167. De même, dans la
fête romaine du 1er avril, la promiscuité des
favoriser l'union des deux sexes, grâce à la
puissance génératrice des eaux164. Restitué à sa hommes et des femmes au sein de l'eau, source
forme première, replacé à sa date dans le férial primordiale de la vie, est un simulacre d'union
romain où il ouvre le cycle des fêtes d'avril, il en sexuelle et elle produit des effets identiques :
reçoit une richesse accrue. Il avait sans doute, comme les rites agraires, le bain commun des
dans l'esprit des fidèles, une portée individuelle deux sexes agit, par magie sympathique, sur les
plus large encore : celle de tous les bains rituels, forces génératrices de la nature entière. C'est en
aux multiples vertus, que l'on prend dans les cela que le rite des calendes d'avril prélude au
sources sacrées ou dans les rivières et qui cycle biologique qui, durant la deuxième
guérissent, préservent des maladies, fortifient le quinzaine du mois, témoigne d'une telle hantise de la
corps165. Il est vraisemblable aussi, comme il fécondité agraire : il a, sur la croissance des
sied à une Fortuna Virilis, qu'il avait pour effet végétaux et des vivants, même pouvoir qu'une
de stimuler les capacités sexuelles : rite de orgie ou qu'une hiérogamie; il est, lui aussi, l'un
réintégration qui, à la saison du renouveau et de de ces « bains rituels printaniers qui procurent la
l'universelle fécondation, visait à recréer la santé et la fertilité»168. Mais, fête de Fortuna et
virilité propre de chaque homme, à la recharger selon les constantes de sa religion, lors même
d'une vigueur nouvelle et à revitaliser, en le que le rite a efficacité agraire, il n'agit pas
directement sur les énergies telluriques.
Lorsqu'elle veut éveiller les sources de la vie que
détient Fortuna, c'est aux vertus des eaux que,
par deux fois, la religion romaine adresse un
163 6, 522-525. On rapprochera la pratique, exactement
identique à celle de la note précédente, évoquée par Horace, puissant appel: au printemps, par le bain de
sat. 2, 3, 290-293 : frigida si puertim quartana reliquerit . . . / Fortuna Virilis; puis, au solstice d'été, par la
. . . nudus / in Tiberi stabit, promet la mère du jeune malade Tiberina descensio de Fors Fortuna.
qui souffre de la fièvre depuis cinq mois; d'où la conclusion Quant au partage des rôles cultuels en
de pur bon sens du poète : à supposer que le hasard ou le fonction des rangs sociaux, il n'a pas de quoi
médecin, casus medicusue, l'ait guéri, mater delira necabit.
D'une façon générale, que ce soit dans le cadre de l'ancienne surprendre. Les matrones pratiquaient le rite
religion romaine ou des religions orientales, qu'il s'agisse sous une forme symbolique et allusive, comme,
d'un bain complet (Pi. Aul. 579) ou d'ablutions partielles, de longtemps encore, elles continueront de le faire,
la tête ou seulement des mains, le rite de purification jusqu'à la fin de l'Empire. Mais le bain public
s'accomplit de préférence dans une eau courante, qui
emporte toutes les souillures, eau de la mer (Apul. met. 11, 1,
4), des sources (Ovid. fast. 4, 655; 5, 435), des fleuves (Verg.
Aen. 2, 719 sq.; Ovid. fast. 2, 45 sq.), c'est-à-dire, à Rome, dans
le Tibre, qui apparaît comme le lieu d'élection de telles 166 Qui s'unissent au début du printemps «dans une
pratiques (Liv. 1, 45, 6-7; Ovid. fast. 4, 314 sq.; Pers. 2, jachère trois fois retournée» (Od. 5, 125-127; Hésiode, Théog.
15 sq.). 969-971), union d'où naquit Ploutos.
164 Supra, p. 388-391. 167 Eliade, Traité d'histoire des religions, p. 299-302.
165 Supra, p. 216. 168 Eliade, op. cit., p. 183.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIRILIS 407

des courtisanes, de signification plus les hommes n'était célébré que par les humilio-
immédiatement évidente, n'avait rien qui pût heurter la res et les courtisanes, éléments inférieurs de la
morale romaine. Prise entre le désir de population dont une société aristocratique
sauvegarder la pudeur des femmes légitimement n'avait nul souci. * ,
mariées, et le besoin de pourvoir aux rites Qu'il s'agisse de l'individu, du jeune homme
fécondants, la société romaine archaïque a que les rites de passage intègrent à une classe
confié aux courtisanes cette fonction cultuelle nouvelle, ou de la société dont la vie sexuelle,
décriée, mais vitale pour la collectivité. La même pastorale et agraire a besoin, chaque année,
tâche leur était dévolue aux ludi Florales, où leur d'être régénérée par des forces neuves, le culte
exhibition et leur nudité rituelle avaient pour printanier de Fortuna Virilis apparaît ainsi dans
but de stimuler, par ce rite obscène, la fécondité sa pleine signification biologique : celle d'une
des champs : Flora illa genetrìx et sancta obsce- divinité qui dispense généreusement les forces
nitate ludorum bene curai ut ama florescant, de la croissance universelle et qui pourvoit à la
comme le rappelle Arnobe169, qui atteste, par sa maturation des humains et, à travers eux, des
seule remarque, que les anciens restaient troupeaux et des récoltes dont ils sont solidaires.
pleinement conscients de la signification de ce vieux Nous savons ce qu'il advint, par la suite, de ces
rite, priscum morem, dit Valère-Maxime, et de cultes archaïques et virils de Fortuna et quel fut
son efficacité. Le bain de Fortuna Virilis, au leur déclin. Celui de Fortuna Barbata fut le plus
premier jour du mois, les Vinalia priora du 23, rapide : au temps de Varron, alors que Fortuna
festus meretricumm, les jeux de Flora, dans ses Virilis se survivait encore par un culte
derniers jours, du 28 avril au 3 mai : tout se exclusivement féminin, elle n'était déjà plus que
passe comme si avril, mois par excellence de la matière à recherches erudites et objet de curiosité
fécondité, avait vraiment été, et ce n'est pas une pour les antiquaires. Sa disparition relativement
pure coïncidence, le mois religieux des prématurée s'explique, comme celle de Fortuna
courtisanes. Ce n'était d'ailleurs pas le seul cas, dans le Virgo, par son caractère spécialisé à l'extrême et
férial romain, où les femmes de la bonne société par la brièveté de son intervention. Ces deux
n'accomplissaient qu'une partie des rites, tandis déesses s'opposent à Fortuna Virilis et Fortuna
que les autres pratiques, qui eussent été Muliebris comme l'éphémère au permanent :
contraires à leur dignité matronale, étaient elles ne sanctionnaient, dans la vie du jeune
abandonnées à des femmes de peu. Il en était ainsi homme ou de la jeune fille, qu'un pur « passage »,
aux Nones Caprotines où, si les femmes de tout une étape sans durée. D'où leur position
rang sacrifiaient également à Junon - die ilio subalterne par rapport à ces Fortunes plus
liberae pariter ancillaeque sacrificant, dit Macro- prestigieuses qui exerçaient leur protection et leur
be171 -, seules les ancillae se livraient le combat domination continues sur l'individu, homme ou
simulé qui en était l'un des rites les plus femme, une fois entré dans les cadres sociaux où
efficaces, destiné lui aussi à vivifier les énergies il demeurait inséré jusqu'à la fin de ses jours.
naturelles. C'est dans le même esprit que, le jour Quant à Fortuna Virilis, gardienne de toute
des calendes d'avril, où toutes les femmes l'existence, sexuelle et sociale, de l'homme, son
priaient Fortuna Virilis et se baignaient en son rôle majeur ne la préserva pourtant pas de la
honneur, le rite indécent du bain commun avec déchéance : l'oubli où elle tomba, elle aussi,
s'explique par le paradoxe interne qu'elle
recelait et qui, saint Augustin déjà le remarquait avec
169 3, 23; cf. 7, 33. Sur la licence des ludi Florales et les ironie, faisait patronner par une divinité
danses qu'y exécutaient les courtisanes, Val. Max. 2, 10, 8 : ut féminine la naissance et les manifestations
mimae nudarentur; Lact. inst. 1, 20, 10: meretrices, quae tune
mimarum fimguntur officio; cf. Ovid. fast. 5, 349-352; Sen. physiologiques de la virilité. Lorsque cet héritage de la
epist. 97, 8; Min. Fel. 25, 8; Aug. ein. 2, 27, p. 93 D. pensée primitive, encore ignorante du rôle de
170 Fast. Praen., remarque qui est rattachée aux Robigalia l'homme dans la génération, se fut dissipé et
du 25; cf. CIL F, p. 236; 317; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 130 sq.; qu'eut pris fin la primauté des déesses-mères, à
447 sq. Sur les courtisanes et le temple de Vénus Érycine à la l'origine seules dispensatrices de la fécondité,
porte Colline, R. Schilling, op. cit., p. 254-262. l'action de Fortuna Virilis cessa d'être comprise,
mSat. 1, 11, 36.
408 FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA

sa tutelle fut ressentie comme humiliante et ses adorateurs, n'était plus qu'une déesse
fonctions, dès lors, ne furent plus assumées que moribonde, dont la religion acheva de s'éteindre peu
par des divinités elles aussi viriles, à l'exemple après l'époque augustéenne.
de Liber Pater. Il ne faudrait pas, cependant, se laisser
L'autre aspect de Fortuna Virilis, protectrice abuser par ces perspectives et ne plus l'entrevoir
non seulement de la sexualité masculine, mais qu'à travers le temps de son déclin. Sans ces
de la fécondité biologique en général, persista deux cultes masculins, il nous manquerait deux
plus longtemps, ainsi que l'attachement que lui pièces essentielles à la compréhension de
manifestaient les femmes. Mais, si le rite Fortuna et de sa religion archaïque. Sans doute leur
survécut aux croyances, son sens n'en était pas chronologie reste-t-elle beaucoup trop vague à
moins dénaturé. Car, si le bain fécondant du 1er notre gré. Les auteurs chrétiens qui mentionnent
avril, rite d'union sexuelle, fut rattaché au culte Fortuna Barbata ne font aucune allusion à ses
d'une Fortune masculine, plutôt, par exemple, origines. En revanche, la fondation du temple de
qu'à celui de Fortuna Muliebris, ce ne peut être Fortuna Virilis était expressément attribuée à
que pour une seule raison : parce qu'en ce Servius Tullius172. Sans accorder à cette tradition
domaine, c'est l'homme qui impose sa loi à la plus de crédit qu'il ne convient, sans oublier que
femme. Signification primitive qui, évidemment, la fête des calendes d'avril n'appartenait pas aux
cessait d'être perceptible, dès lors que l'usage, anciennes feriae pubîicae, l'archaïsme de son rite
au lieu d'être observé par les deux sexes, ne et de sa signification confirme néanmoins une
l'était plus que par un seul, et que, pour datation haute. Faute de pouvoir préciser
consommer cette décadence, les hommes eurent davantage, il ne paraît pas invraisemblable, dans la
.

tout abandonné du culte de leur divinité mesure où leur parallélisme reflète une
spécifique. Cette fin progressive de Fortuna Virilis, structure sociale identique, de faire remonter ce culte
plusieurs causes, sans doute, concourent à à la fin de l'époque royale, comme celui de
l'expliquer: l'apparition de Vénus Verticordia, qui Fortuna Muliebris dont il était le symétrique.
détourna à son profit la piété féminine, aux Quoi qu'il en soit, il semble difficile d'admettre
calendes d'avril; l'archaïsme élémentaire de que l'apparition de leurs deux cultes puisse
cette déesse des classes d'âge, délaissée par une avoir été fort éloignée dans le temps.
société en mutation, qui ne comprenait plus le L'intérêt majeur de Fortuna Virilis et Fortuna
sens des anciennes structures socio-biologiques; Barbata, telles que nous avons analysé leurs
enfin, et c'est peut-être la source la plus fonctions, est de condamner définitivement
profonde du mal, les germes de dégradation que l'interprétation si étroite de Fortuna comme une
renfermait son culte, et contre lesquels aucun simple «déesse des femmes». Elle l'était, sans
atout ne lui permettait de lutter. Discréditée par aucun doute, mais ce n'était là qu'une partie de
le primitivisme brutal d'un rite qui n'était ni ses attributions, et le rôle qu'elle jouait dans la
déguisé, ni sublimé, elle se révéla incapable vie masculine et dans le domaine de la fécondité
d'accomplir une reconversion morale analogue à humaine en général, et, au delà, quoique de
celle que réussit Fortuna Muliebris, devenue la façon plus diffuse, ses incidences sur la fertilité
protectrice de la chasteté des matrones et de agraire, attestent ses compétences sans limites
leur dévouement à la patrie. Dès lors que les dans tous les domaines de la fécondité. Un
hommes délaissèrent cette déesse figée dans son second intérêt de ces déesses est de confirmer le
archaïsme et incapable d'évoluer, qu'ils caractère conscient et ordonné des cultes
cessèrent de célébrer le bain du 1er avril et qu'ils archaïques de Fortuna. Leurs épiclèses fonctionnelles
n'eurent plus conscience, en ce jour, et malgré la et symétriques trahissent, dès une époque fort
présence des humiliores qui se baignaient avec ancienne, une religion qui, loin de s'être
eux, d'accomplir un rite religieux, dès ce développée fortuitement, au hasard de la piété
moment, le culte perdait toute justification. individuelle ou populaire, fut codifiée et gouvernée
Même si les femmes, par conservatisme, selon un esprit de système évident: aucune
demeurèrent plus longtemps fidèles à la tradition,
Fortuna Virilis, privée de la moitié, et la plus
importante, au moins qualitativement, de ses 172 Plut. Quest, rom. 74, 281e; Fort. Rom. 10, 323a.
LE CULTE ANCIEN DE FORTUNA VIRILIS 409

anarchie dans ces cultes multiples, mais au mythique d'un dieu et d'une esclave soumise à
contraire la stricte et claire volonté de calquer la son bon plaisir.
religion de Fortuna sur les structures de la Ainsi nous apparaît, malgré leur
société humaine, de mettre chaque Fortune en spécialisation fonctionnelle et leur action distincte, l'unité
rapport avec l'une de ses classes, avec l'un de ses de ces trois cultes, sans oublier les divinités
rites de passage. La rigueur minutieuse et innée annexes que sont Fortuna Barbata et Fortuna
de l'esprit romain a spontanément organisé ces Virgo, et les analogies agraires qui rapprochent
divers cultes selon un principe analytique, celui Fortuna Virilis et Fors Fortuna. Si,
de la division fonctionnelle et efficace des provisoirement, nous laissons à part cette dernière, que
activités divines. Ce qui n'empêche pas que, en sens son nom itératif et son absence de liens avec les
contraire, la crainte des omissions ou des classes d'âge situent à l'extérieur de ce système,
négligences n'amène à des duplications, si bien que la déesse du Forum Boarium, celles de la Via
deux protections analogues se rencontrent ou se Latina et des calendes d'avril semblent avoir été,
succèdent en un même point, particulièrement vers la fin de l'époque royale, les trois figures
important, du réel : ainsi l'action conjuguée de la majeures de la religion romaine de Fortuna.
Fortune du Forum Boarium et de Fortuna Leur triple compétence s'exerce en effet depuis
Muliebris sur la vie matrimoniale de la femme, la fécondité et la croissance purement
ou l'intervention répétée de Fortuna Virilis et biologiques jusqu'aux responsabilités sociales et
Fortuna Barbata dans les rites de la puberté politiques, puisqu'elles veillent sur la royauté ou sur
masculine. les classes d'âge masculines et féminines. D'où
Cette élaboration systématique explique sans leur signification largement humaine : en elles
doute la nature nouvelle que, dans le cadre s'incarne en effet toute une part de la vie
même de la religion archaïque, revêt peu à peu psychologique du Romain et de son univers
Fortuna. Déesses sans mythe, dépourvues même mental, où s'unissent le besoin pragmatique de
d'une légende étiologique, comme celle que l'efficacité et le souci scrupuleux d'analyser les
possédait encore Fortuna Muliebris, Fortuna forces divines que d'autres - nous songeons à
Virilis et Fortuna Barbata s'engagent de plus en Préneste - ne concevront jamais que
plus sur la voie de l'abstraction, celle des globalement. Où se mêlent, d'autre part, les tentations
Fortunes impersonnelles, dont la seule substance erotiques et les valeurs morales, un idéal de
vient du groupe humain qu'elles protègent ou de vertu, proposé uniquement à la femme, il est
l'acte essentiel qu'elles patronnent. Mais vrai, et la préoccupation inquiète de la sexualité
inversement, pourrait-on dire, le rite du 1er avril, dont qui domine dans les deux autres cultes. A tel
la sexualité avouée faisait peur aux matrones, et point que ces déesses, qui assument la tutelle du
l'alliance que, par la suite, elle conclura avec roi et des adultes des deux sexes, en viennent à
Vénus, montrent en Fortuna Virilis l'une des gouverner souverainement l'existence des
grandes déesses erotiques de la Rome primitive. humains qu'elles protègent et à apporter une
En cela, elle s'oppose aux apparences sagement réponse à la fois simple et mystérieuse au
matronales de Fortuna Muliebris. Mais, à elles problème de leur destinée, liée à un
deux et jusque dans leur contraste, l'une déterminisme biologique dont elles sont les auteurs.
orientée vers les aspects purement sexuels de l'union Fécondité créatrice et vie sexuelle, compétences
physique, l'autre vers la fidélité de l'épouse et les sociales et politiques sur la communauté et sur
vertus de la mère de famille, elles expriment la son chef, domination sur les existences
même ambivalence que le culte du Forum personnelles : telles sont, en définitive, les notions
Boarium, celui d'une Fortuna qui préparait les maîtresses qui définissent l'univers religieux de
jeunes filles à un mariage légitime, mais qui Fortuna dans la pensée romaine archaïque.
favorisait aussi, en dehors des lois, le commerce
CHAPITRE VII

FORTUNA VISCATA

Fortuna Viscata passait, elle aussi, pour re à réflexion, en ce sens qu'elle attire les
appartenir à la religion archaïque, puisque, s'il objets éloignés et qu'elle se rend maîtresse
faut en croire la tradition, le sanctuaire qui lui de ceux qui adhèrent à elle».
était consacré sur le Palatin avait été fondé par Si l'on en croit la traduction et le commentaire
Servius Tullius. Tout ce que nous savons d'elle de Plutarque, Fortuna Viscata, la «Fortune
tient en trois textes : deux notices de Plutarque, Gluante», serait donc une déesse «Oiseleuse»,
qui sont les seuls documents explicites que nous «qui capture avec de la glu»3 les hommes qui se
possédions à son sujet, et un bref témoignage de laissent prendre à ses pièges, comme les oiseaux
Sénèque, où la référence indirecte à Fortuna attirés par les appâts du chasseur. Tel est
Viscata se lit en filigrane derrière l'adjectif, effectivement le sens de l'adjectif ίξεύτρια, ou
uiscatus, par lequel il discrédite ses bienfaits. ίξευτηρία, féminin ά'ίΖμπ-ηρ, ou ίξευτής,
Dans les deux textes parallèles des Questions «l'oiseleur qui chasse à la glu », par lequel il a cherché,
romaines et du traité De la Fortune des Romains avec plus ou moins de bonheur, à rendre en grec
où il en fait état, Plutarque, comme il est naturel, l'épiclèse de la déesse romaine. Le grec ίξός,
s'attache surtout à expliquer son curieux comme le latin uiscum, désignent en effet l'un et
surnom : l'autre, au sens premier, «le gui», puis «la glu»
Τύχης Ίξευτηρίας ιερόν έστιν, ην Βισκαταν
όνομάζουσιν, ώς πόρρω#εν ημών άλισκο-
μένων ύπ' αυτής και προσισχομένων τοις 3 Les traductions classiques se partagent entre les deux
πράγμασιν1. solutions, non sans prendre déjà parti, comme il est
«Il existe un temple de la Fortune Gluante, inévitable, dans le débat que nous rouvrirons ci-dessous sur la
que l'on appelle Viscata, parce que nous signification du culte et la fonction de la déesse. «The
sommes pris de loin par elle et que nous Fowler's Fortune », traduit, les deux fois, F. C. Babbitt, coll.
adhérons aux circonstances». Loeb. Mais H. J. Rose, The Roman Questions of Plutarch :
«Birdlime Fortune»; qui, toutefois, commente, p. 200:
Km γαρ Ιδίας Τύχης ιερόν εστίν έν Παλατίω, «I venture to suggest that she is the Fortune of those who
και το της Ίξευτρίας, ει και γελοΐον, άλλ' έχον used bird-lime, i.e. the Fortune of the Fowlers, as F. Virgo is
έκ μεταφοράς αναθεώρησαν, οίον έλκούσης τα Girls' Fortune». Nous avons, pour notre part, nous heurtant
πόρρω και κρατούσης συμπροσισχόμενα2. aux mêmes difficultés que nos prédécesseurs, gardé l'une des
«Il existe en effet un temple de la Fortune traductions d'Amyot, «Fortune Gluante» (Fort. Rom.; de
préférence aux Questions romaines : « Fortune l'engluée, qu'ils
Privée sur le Palatin, ainsi que celui de la appellent en latin Viscata»; traduction reprise par V. Bé-
Fortune Gluante qui, si risible que ce soit, tolaud, II, p. 53; «Viscata, c'est-à-dire «engluée», qui, dans
n'en offre pas moins, par métaphore, l'autre passage, s'en tient, p. 153, à la solution de facilité qui
consiste à transcrire le grec : « la Fortune Ixeutrie »), qui,
dans sa double acception, « enduite de glu » et « qui englue »,
nous paraît recouvrir à la fois l'original latin et la traduction
1 Quest, rom. 74, 281e. de Plutarque, et justifier l'appréciation de ce dernier sur ce
2 Fort. Rom. 10, 322f. surnom qui prête à rire.
412 FORTUNA VISCATA

que l'on prépare à partir de ses baies. D'où de Fortuna, et dont Plutarque nous a conservé la
l'adjectif uiscatus, littéralement «enduit de traduction6. Mais quel crédit faut-il accorder à
glu». cette interprétation métaphorique et presque
Sénèque qui, dans un passage des Lettres à métaphysique de Fortuna Viscata? Peut-on,
Lucilius, ne mentionne que Fortuna en général, malgré son origine savante, la tenir pour
sans lui appliquer expressément ce singulier authentique? ou n'est-elle que le contresens d'un docte
surnom, y fait cependant une allusion fort claire, esprit qui, ne comprenant plus un culte ancien,
et qui repose sur le même sens se bornait, en fait, à y voir une variante
métaphorique : pittoresque de la Mala Fortuna7? Faute d'une
chronologie plus précise, l'oubli où elle était tombée
Mimera ista Fortunae putatis? Insidiae sunt. dès le premier siècle de l'Empire et sans doute
Quisquis uestrum tutam agere uitam uolet,
déjà à la fin de la République n'en est pas moins
quantum plurimum potest, ista uiscata
un indice en faveur de son antiquité et, sans
beneficia deuitet, in quibus hoc quoque miserrimi
aller, comme le prétend Plutarque, jusqu'à faire
fallimur: habere nos putamus, haeremus*. remonter son temple du Palatin8, sanctuaire
mineur, petite chapelle, plutôt qu'édifice de
Sous une couleur plus moralisante, qui évoque quelque importance, à Servius lui-même, il
plus directement le lieu commun des perfidies convient certainement de reconnaître en cette
de la Fortune, la Fortuna Viscata dont il suggère déesse incomprise un vestige de la plus ancienne
l'image, celle qui prend les hommes à ses pièges religion de Fortuna: non pas quelque création
«englués», est identique à celle de Plutarque, et récente et mal venue, fruit plus ou moins avorté
c'est la même métaphore qu'imposent les deux de l'hellénisation, mais, comme Fortuna Barbata
auteurs, celle de la chasse, dans laquelle Γ« Oi- ou Fortuna Virgo, ses contemporaines au sens
seleuse» divine, maîtresse des choses humaines, large, une survivance moribonde de la religiosité
retient prisonniers ceux qui se laissent duper archaïque.
par ses présents trompeurs5. Est-ce à dire qu'ils Telles sont les rares données positives dont
reflètent l'un et l'autre l'opinion commune, la nous disposions sur Fortuna Viscata. Mais,
façon dont, sous l'Empire, on entendait l'épiclèse d'autant plus étudiée qu'elle est plus mal connue,
de la déesse, du moins dans les milieux cultivés? elle a fait l'objet, de la part des modernes, d'une
Il est plus probable qu'ils avaient puisé leurs abondante bibliographie, où l'absence
renseignements sur cette Fortune peu connue à d'informations sûres a trop souvent laissé libre cours à
une même source erudite, chez un antiquaire l'imagination. L'interprétation de Sénèque et,
qui avait relevé son bizarre surnom et qui en plus encore, de Plutarque, car, si le premier n'a
donnait l'explication. On songe tout donné qu'un commentaire de son surnom, le
naturellement à Varron, auteur présumé des deux listes second s'est risqué à en proposer une traduction
de sanctuaires fondés par Servius en l'honneur qui a déjà orienté la recherche vers une Fortune
«Oiseleuse», cette interprétation, la seule, en
tout cas, que nous aient léguée les sources
antiques, a été acceptée par certains historiens,
*Epist. 8, 3. comme Preller, pour qui, «enduite de glu», elle
5 Métaphore éphémère chez Plutarque, mais filée chez n'est qu'un autre nom de la Fortuna Dubia, de
Sénèque qui, dans le même développement, associe le l'inconstante déesse qui leurre les humains par
vocabulaire du hasard, casus, forîuitum bonum, Fortunae, et
l'image des différentes sortes de chasse : chasse au gros
gibier, pêche, et fera et piscis, enfin, chasse aux oiseaux, avec
l'adjectif uiscatus. Serait-ce trop s'avancer que de tenter de
préciser ce que l'un et l'autre doivent à la source commune 6 Cf. S. Weinstock, Hommages à A. Grenier, III, p. 1644 et
dont, sans nul doute, ils dérivent? les verbes qui expriment 1648. Sur l'origine probablement varronienne de ces listes,
Γ « attache », à notre sens, haeremus correspondant à supra, p. 196 sq.
(συμ)προσισχόμενα, -ων, et peut-être la métaphore elle-même, 7 Objet d'un culte aux Esquilles, où un autel lui était
chez Sénèque, celle de la chasse, dont les hommes sont le consacré (Cic. leg. 2, 28).
gibier, et chez Plutarque, celle, plus limitée, de la 8 Dont l'emplacement ne peut être précisé; cf. Platner-
capture. Ashby, s.v., p. 219.
FORTUNA VISCATA 413

de vaines espérances9, puis par Peter10 et Hild11, pour une filandière habile dont le fuseau,
ou par Keune12 et W. Eisenhut13, qui voient en conservé dans le temple de Semo Sancus, aurait été,
ce surnom imagé, celui d'une Fortune qui en réalité, moins un instrument destiné à
«englue» les hommes, une dénomination d'origine travailler la laine que le vestige, spécifiquement
populaire. Elle a, plus souvent, été rejetée, par étrusque, d'un très ancien mécanisme magique,
Wissowa14, par Otto15, par Latte16, qui ont permettant d'« attirer les oiseaux révélateurs du
renoncé à comprendre cette épiclèse Destin». On peut objecter à cette hypothèse
inintel igible, tandis que d'autres cherchaient à lui ingénieuse que, si Tanaquil est effectivement le
substituer des explications nouvelles. C'est ainsi que double humain de Fortuna, rien ne la rattache
H. J. Rose, prenant, non plus, comme les anciens, au culte si particulier que nous étudions22. Le
au sens figuré, mais au sens propre le nom de la fuseau légendaire qu'on lui attribuait ne lui avait
«Fortune Oiseleuse», a proposé de reconnaître servi qu'à confectionner les vêtements rituels de
en elle une divinité fonctionnelle, la protectrice passage dont elle était l'inventrice, et son usage
des oiseleurs, comme Fortuna Virgo était celle n'était lié à aucune opération magique. Il semble
des uirgines17', de même G. de Sanctis18, et donc que l'équivalence Tanaquil-Fortuna ne
G. Radke, qui y ajoute la notion de chance, vail e que pour d'autres aspects de la déesse, à
lorsqu'il fait de cette «Leimerin» la déesse qui l'exclusion de Fortuna Viscata, et que, d'autre
accorde aux oiseleurs succès et bonne chasse19. part, la science divinatoire de Tanaquil ne
Hypothèse difficile, au moins sous cette permette pas pour autant de faire d'elle une
présentation strictement fonctionnelle, car, comme on magicienne, captant les oiseaux pour en apprendre
l'a justement fait remarquer, au contraire du l'avenir. Cette image de la reine n'a aucun
grec ίξευτης (cf. ίξός), le nom latin de fondement dans la tradition romaine : aux
«l'oiseleur» est auceps, qui est sans rapport avec la grands moments de sa biographie légendaire où
famille de uiscum - uiscatus10. elle dévoile le destin des futurs rois, celui où,
J. Gagé, quant à lui, a rapproché Fortuna entrant dans la Ville avec Tarquin, elle élucide le
Viscata de Tanaquil, en laquelle il a cru prodige dont son mari vient d'être le
retrouver un personnage de «magicienne-oiseleuse»21. bénéficiaire, celui de l'aigle qui lui enleva sa coiffure et la
Car la reine, experte à interpréter le vol des lui replaça sur la tête, puis, plus tard, celui dont
oiseaux et à y lire des présages, passait aussi fut l'objet Servius enfant, lorsqu'une flamme lui
enveloppa la tête, dans ces deux cas, et même si
le premier met en scène un oiseau, la reine
étrusque se borne à interpréter les signes qui
9 Rom. Myth., II, p. 187. Fortuna Dubia, connue par la ont été envoyés d'en haut et qui appartiennent à
Basis Capitolina, CIL VI 975, devait avoir un sanctuaire sur la catégorie des présages observés, sans qu'elle
l'Aventin, où elle avait donné son nom à un uicus de la
XIIIe Région. ait eu à les solliciter, encore moins à les
10 Qui, dans Roscher, I, 2, col. 1515, se borne à reprendre provoquer par la contrainte d'un rituel magique.
l'interprétation de Preller. Ajoutons enfin que toute cette construction ne
11 Qui, plus bref encore, se contente, DA, II, 2, p. 1274, de repose que sur un glissement de sens arbitraire :
l'assimiler à Fortuna Dubia, sans même faire allusion au sens si oiseleuse il y a, ce ne peut être, et son auteur
de son surnom.
12 S.v. Viscata, dans Roscher, VI, col. 347. semble l'oublier, qu'une oiseleuse opérant à la
13 S.v. Viscata, RE, IX, A, 1, col. 349 sq. glu, non aux rhombes ou au fuseau; l'analyse qui
14 RK2, p. 263, pour qui cette épiclèse est de celles qui nous est proposée, et cet obstacle apparaît
échappent à toute interprétation. comme rédhibitoire, néglige le trait
15 RE, VII, 1, col. 35 sq. caractéristique par excellence de Fortuna Viscata,
t6Röm. Rei, p. 182, η. 1. «oiseleuse» qui, loin de recourir à n'importe quel
"Supra, p. 411, η. 3.
18 Très affirmatif : «tascata, cioè auceps» (Storia dei
Romani, IV, 2, I, p. 287, η. 722).
19 Die Götter Altitaliens, s.v. Viscata, p. 341.
20 S. Weinstock, op. cit., p. 1644.
21 Tanaquil et les rites étrusques de la «Fortune Oiseleuse». 22 Sur les rapports de Tanaquil et de Fortuna, sur les
De /"άιγξ magique au fuseau de Gaia Caecilia, SE, XXII, reliques de la reine et les traditions vestimentaires qui se
1952-53, p. 79-102. rapportaient à son nom, cf. supra, p. 286.
414 FORTUNA VISCATA

piège, devait, pour rester fidèle à son nom, ne ce. A Rome, il devait avoir la même valeur, et il
capturer ses proies qu'à la glu. se pourrait que les strenae, ces rameaux porte-
L'impossibilité d'entendre dans un sens bonheur que l'on cueillait dans le bois sacré qui
satisfaisant, qu'il soit littéral ou métaphorique, le entourait le sanctuaire de la déesse Strenia, situé
surnom de Fortuna Viscata, a incité d'autres au début de la Voie Sacrée27, et que l'on offrait
critiques à se détourner de cette Fortune «oi- au seuil de l'an nouveau, eussent été justement
seleuse», «chassant à la glu», et, abandonnant des branches de gui. En tout cas, Fortuna
l'orientation qui leur avait été indiquée par Viscata aurait eu la même fonction que Strenia,
Sénèque et par Plutarque et qui, à l'expérience, celle de porter bonheur au début de chaque
se révélait être une fausse piste, à attribuer à année, définition qui s'accorde bien avec son
son épiclèse une acception toute différente. C'est caractère de déesse de la chance.
ainsi que A. B. Cook23, puis M. Budimir24 ont Ne pourrait-on même, encore que,
rattaché uiscata au sens premier de uiscum, «le prudemment, S. Weinstock se refuse à le faire, pour
gui», et voulu voir dans la déesse une «Fortune l'excellente raison que l'année romaine ne
au gui». Mais quelle serait alors sa fonction? commençait primitivement que le 1er mars,
Cook, qui s'est borné à cette brève suggestion, extrapoler depuis ces conclusions et se demander si
sans poursuivre l'enquête plus avant, ne Fortuna, devenue, sous le nom de Viscata, la
considère le gui, et le chêne sacré qui le porte, que «Fortune au gui», plante verdoyante dont le
dans leurs rapports avec le culte solaire, non feuillage se renouvelle au cœur même de l'hiver,
sans supposer, néanmoins, quelque «roue de à la saison du solstice,
Fortune», réelle et non métaphorique, quale solet siluis brumali frigore uiscum
suspendue dans le temple, où elle aurait servi à des fronde uirere noua . . .28,
consultations oraculaires, par une anticipation n'aurait pas joué à cette date un rôle analogue à
singulièrement proche de la thèse de J. Gagé, et celui qu'elle avait lors du solstice d'été29? Sans la
qui ne nous paraît pas moins fragile. Budimir l'a
considérer pour autant comme une divinité
rapproché, selon le parallèle classique, du solaire, il serait tentant de retrouver à l'intérieur
«rameau d'or», de la plante magique qui ouvre à du culte un nouveau facteur d'unité et, à la
Énée l'entrée du monde infernal et qu'il doit
symétrie des Fortunes masculines et féminines,
offrir à Proserpine; c'est dans le même sens, Virilis et Muliebris, Barbata et Virgo, d'ajouter
selon lui, que le gui, signe de vie, appartiendrait celle des déesses cosmiques, Fortuna Viscata et
à Fortuna qui, comme la Iuno inferma de Virgile, Fors Fortuna. Ainsi pourrait-on voir en Fortuna
serait une déesse chthonienne de la fertilité. la déesse des deux solstices, gardienne des
S. Weinstock25, qui manifeste son désaccord équilibres cosmiques, souveraine du cycle
avec ces conclusions, et notamment avec l'idée
solaire en son entier. Entreprise séduisante, sans
d'une Fortune « chthonienne », adopte cependant doute, mais trop peu sûre pour ne pas être
le même point de départ. Chez les Celtes, fallacieuse, et dans laquelle il serait téméraire de
rappelle-t-il26, la cueillette rituelle du gui avait s'engager davantage.
lieu le sixième jour de la lune, jour qui marquait En fait, les hypothèses diverses que nous
pour eux le commencement du mois, de l'année avons rappelées sont toutes, qu'elles soient
et de chaque saeculum de trente ans, et il était, antiques ou modernes, également fragiles et elles
dans ces fêtes qui inauguraient une période peuvent se ramener à trois, ou même à deux
nouvelle, considéré comme un symbole de
systèmes d'interprétation, selon qu'elles font de
Fortuna Viscata la Déesse au gui ou la Déesse à

23 Zens, Jupiter and the oak, CR, XVII, 1903, p. 420 sq.
24 Fortuna Viscata, Raccolta F. Ramorino, Milan, 1927, "Varr. LL 5, 47; Fest. 372, 15; Symm. rei 15, 1 (epist.
p. 147-150. 10, 35).
25 Fortuna Viscata, Hommages à A Grenier, coll. Latomus, 28 Verg. Aen. 6, 205 sq. Sur les controverses auxquelles a
LVIII, Bruxelles, 1962, III, p. 1644-1648, où l'on trouvera la donné lieu ce passage et l'identification du gui et du rameau
bibliographie et l'exposé le plus complet de la question. d'or, infra, p. 416, n. 37.
26 D'après Plin. ΝΗ 16, 250. 29 Supra, p. 211-224.
FORTUNA VISCATA 415

la glu, rOiseleuse chassant elle-même, soit au bien que les lions, traduisent sa domination sur
propre, soit au figuré. Dans l'incertitude où nous le monde animal? Sans remonter jusqu'au passé
sommes sur la nature originelle du culte, il préhellénique de ce type divin31, on le trouve
convient, sans négliger aucune des directions attesté à Sparte, au sanctuaire d'Artémis Orthia,
possibles qui s'ouvrent à la recherche, de les vers la fin du IXe siècle32 et, dans le domaine
essayer méthodiquement l'une après l'autre, et étrusco-italique, la dompteuse des oiseaux
d'examiner les chances et les difficultés de apparaît, dès le VIIe siècle, en particulier sur des
chacune d'elles, mais en nous fondant sur des vases, à Caere, Chiusi, Vulci, Noia, puis, au VIe
analyses moins théoriques que celles de nos siècle, sur des terres cuites architectoniques, des
devanciers. A la différence des «Fortunes des antéfixes de Capoue par exemple33. Il se pourrait
classes d'âge», Virilis, Muliebris ou Virgo, que l'Oiseleuse romaine, à la suite de
fonctionnelles et volontiers abstraites, il est vicis itudes qui nous échappent, mais où l'Étrurie eût pu
vraisemblable, et ce nous est une raison nouvelle de jouer un rôle d'intermédiaire, fût une héritière
rejeter l'interprétation intellectualisée des méconnue de cette πότνια, étreignant d'un geste
anciens, que Fortuna Viscata se rattachait à une dominateur des oiseaux34 que le vulgaire, se
série dont nous avons déjà rencontré deux méprenant sur le sens primitif de la scène,
exemplaires : celle des déesses qui, comme aurait eu tout loisir d'imaginer prisonniers d'une
Fortuna Barbata et Fortuna Mammosa, portaient glu qui leur collait les plumes ou les pattes.
une épithète descriptive et devaient leur surnom Sans doute le culte qui lui aurait été ainsi
à une particularité, pittoresque ou symbolique, rendu n'eût-il exclu ni la fantaisie, ni l'esprit
de leur statue cultuelle30. Les spéculations de caustique, qui, seuls, et l'on ne saurait, de la part
nos prédécesseurs ont seulement visé à des Latins, s'en étonner35, expliqueraient en
retrouver le sens de l'épiclèse, sans guère se demander, dernière analyse la bizarrerie de son surnom.
si ce n'est S. Weinstock, à quelle réalité Car ce n'est point à elle, en réalité, qu'aurait
plastique, à quel monument figuré elle pouvait convenu l'épithète uiscata, mais bien plutôt aux
répondre. Or, les deux définitions qui ont été données oiseaux eux-mêmes ou aux branches «enduites
de la déesse supposent des types de glu» auxquelles ils se seraient laissé prendre.
iconographiques fort différents, tous deux théoriquement Simple inexactitude et contresens commis par
possibles. Sous laquelle de ces apparences les fidèles devant une représentation cultuelle
devrions-nous imaginer l'antique effigie de qu'ils vénéraient toujours, mais ne comprenaient
Fortuna Viscata, celle qu'abritait effectivement le plus? L'on pourrait plutôt être tenté d'y voir une
temple ou plutôt, sans doute, la modeste impropriété volontaire et facétieuse : comme
chapelle qu'elle possédait sur le Palatin? La
question est moins vaine qu'on ne paraît l'avoir cru,
car, après tant de conjectures, elle seule peut 31 Sur les représentations de la Dame aux fauves à
mettre l'imagination à l'épreuve de la réalité. l'époque mycénienne et en Mésopotamie, au IIIe millénaire,
Dans la première de ces définitions, celle de cf. Ch. Picard, Les origines du polythéisme hellénique, Paris, Π,
la Fortune Oiseleuse, si l'hypothèse d'une banale 1932, p. 47.
«déesse à l'oiseau» est nettement insuffisante, 32 Sur des plaques d'ivoire, dont les plus anciens
nous ne croyons pas que celle d'une consultation exemplaires datent d'environ 800; cf. M. S. Thompson, The Asiatic
or winged Artemis, JHS, XXIX, 1909, p. 286-307.
augurale ou d'une opération magique, telle que 33 Cf. le catalogue des représentations de la -κότνια θηρών
l'a alléguée J. Gagé, se révèle plus exacte : c'est établi par G. Radet, La déesse Cybébé, d'après une brique de
une scène de chasse ou plutôt de capture qu'il terre cuite récemment découverte à Sardes, REA, X, 1908,
convient de reconstituer. Aussi, ne pourrait-on p. 109-160, n° 31-40, fig. 30-42; et, sur les antéfixes de Capoue,
songer à quelque représentation dérivée d'un J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 310-312 et 318-320.
34 Qui, sur les représentations que nous avons citées,
des types de la πότνια θηρών, où, précisément, tantôt acceptent pacifiquement le pouvoir de la déesse,
l'on voit la Déesse flanquée d'oiseaux, qu'elle tantôt se débattent contre son emprise.
saisit par le cou ou par les pattes et qui, aussi 35 Cf. J. P. Cèbe, La caricature et la parodie dans le monde
romain antique, des origines à Juvénal, Paris, 1966, p. 67-75,
qui souligne le caractère inoffensif de ces railleries,
nullement sacrilèges, mais amusement pris en toute liberté, et qui
30 Supra, p. 367 sq. et 396-398. divertit non seulement les fidèles, mais le dieu lui-même.
416 FORTUNA VISCATA

l'image absurde ou caricaturale de Fortuna déesse tenant à la main un rameau de gui. Mais
Mammosa, la scène familière de la capture des cette interprétation, malgré son apparente
oiseaux a dû susciter la verve populaire, simplicité, n'en soulève pas moins plusieurs
volontiers irrévérencieuse, aux dépens mêmes de la objections, religieuses, linguistiques, ou plus
déesse soi-disant «engluée», dont le pouvoir sur immédiatement historiques. A la différence du monde
les animaux n'était plus que matière à celtique et germanique, le gui ne joue aucun rôle
plaisanterie. Quant aux origines de ce culte, si obscures dans les religions de l'antiquité classique, tant en
qu'elles restent, même ainsi reconstituées - car il Grèce qu'à Rome, et l'unique exception de
se pourrait que la déesse figurée sous ce type Virgile et du «rameau d'or», si tant est que le
archaïque n'eût été considérée comme une rameau merveilleux cueilli par Énée soit bien du
Fortuna qu'à la suite d'une interprétation gui, ce qui est loin d'être admis par tous, ne
secondaire -, on comprendrait, néanmoins, que le petit saurait aller à l'encontre de cette évidence37. La
peuple de Rome eût, à tort ou à raison, et en seconde difficulté est d'ordre sémantique. Le
l'accompagnant d'un surnom railleur, donné à sens nouveau que l'on prétend donner à l'épi-
une Dame aux oiseaux le nom de la déesse clèse de la déesse, «au gui», «portant le gui»,
Fortuna: cette identification s'accorderait n'est attesté par aucun texte38. Viscatus n'a en
aisément aux valeurs les plus anciennes de sa latin qu'un seul sens, connu dès la langue
religion, celle d'une Grande-Déesse qui régnait archaïque, et qui se rattache exclusivement à
sur les forces de la nature et dont la l'autre acception de uiscum, « la glu » : d'où
souveraineté sans limites s'exerçait sur le monde
humain, végétal et animal. Telles sont, et nous
n'avons pas hésité à les développer jusqu'à leurs 37 Sur les diverses interprétations de l'épisode, Aen. 6,
ultimes conséquences, les implications 136-155, et la portée de la comparaison que Virgile lui-même
qu'entraîne l'hypothèse d'une Fortune Oiseleuse, et les formule entre le gui et le «rameau d'or» {supra, p. 414) - le
«rameau d'or» est-il effectivement le gui, et, s'il l'est, de
solutions par lesquelles ses tenants, soit, au sens quelle espèce de gui s'agit-il? -, cf. notamment le
propre, les partisans d'une Fortuna patronne des commentaire de Norden, 4e éd., Stuttgart, 1957, p. 164-175; Frazer,
oiseleurs, soit, au sens figuré, les adeptes de The Golden Bough, VII: Balder the Beautiful, II, p. 315-320;
l'interprétation métaphorique transmise par Sé- Steier, s.v. Mistel, RE, XV, 2, col. 2072 sq.; J. G. Préaux, Virgile
nèque et par Plutarque, pourraient s'efforcer de et le rameau d'or, Hommages à G. Dumézil, coll. Latomus,
XLV, Bruxelles, 1960, p. 151-167, qui y reconnaît la joubarbe,
la justifier. Est-ce à dire, cependant, et si étendus la plante de Jupiter, poussant sur l'yeuse, l'arbre de Diane, et
que soient les droits de l'hypothèse, qu'il faille qui rappellerait ainsi la dévotion d'Auguste à Diane et
tenir cette conjecture pour vraisemblable? Entre Apollon; et la mise au point d'A, M. Tupet, La magie dans la
les représentations réelles, connues, de la poésie latine, Paris, 1976, p. 266-278 (avec la bibliographie),
dompteuse des oiseaux, et le culte rendu à une qui souligne que le rameau n'est pas un végétal, de quelque
espèce qu'il soit, mais bien une branche d'or, que Virgile
Fortuna «gluante» de par son nom, mais que aurait imaginée par analogie avec la baguette d'or d'Hermès
rien ne permet de se représenter «engluant» psychopompe, et dont le mystère poétique, essentiel au
véritablement des oiseaux, ou tenant le moindre merveilleux qui se dégage du tableau, ne saurait être
gluau, l'hiatus est finalement trop grand, la définitivement élucidé. Toutefois, pour rendre compte de la
relation reste vague, et l'on ne saurait dans ces comparaison avec le gui, qui intervient au terme, c'est-à-dire
à l'instant crucial de l'épisode, ne pourrait-on,
conditions, croyons-nous, accorder à la soi-disant indépendamment des sources littéraires et mystiques que Norden a tenté
Fortune « Oiseleuse », ni même à la Fortune « à la de retrouver à l'origine du passage, et quelle que soit la
glu», considérée comme l'un de ses attributs, transmutation poétique que Virgile y a fait subir à la plante
plus de crédit qu'elles n'en méritent. réelle, y chercher aussi l'écho d'anciennes traditions
La seconde hypothèse, celle de la Fortune celtiques, toujours vivantes dans le milieu cisalpin où il était
né?
«au gui», suppose, à son point de départ, une 38 S. Weinstock, op. cit., p. 1645, a beau rapprocher
reconstitution archéologique moins laborieuse : uiscum-ubcatus de formations analogues, aurum-auratus,
il suffit, pour lui faire prendre corps, et S. Wein- anulus-anulatus, barba-barbatus, etc. Mais le sens de ces
stock y a songé un instant36, de se représenter la adjectifs, «portant un anneau», «portant la barbe», est bien
attesté. Rien de tel, en revanche, pour uiscatus. Ajoutons, si
cette preuve négative a quelque valeur, que Pline, lorsqu'il
parle du chêne «qui porte le gui», n'emploie pas uiscatus,
36 Op. cit., p. 1645. mais dit seulement robori uiscum ferenti (NH 13, 119).
FORTUNA VISCATA 417

l'adjectif, «englué, frotté de glu». Croira-t-on que que, comme la déesse «au gui», sortie de
l'épiclèse de Fortuna Viscata, entendue comme l'imagination des modernes, la Fortune «Oiseleuse»
la déesse «au gui», garde seule la trace d'une provient de la seule traduction de Plutarque, et
acception ancienne, peut-être propre à la langue non de l'original latin. Telle est bien la
religieuse, et dont l'usage se serait par ailleurs signification du grec ίξευτής, « l'oiseleur qui chasse à la
perdu au point que la langue courante n'en glu», mais non de l'adjectif uiscatus, et, si ce
aurait pas même conservé le souvenir? dernier se réfère, lui aussi, à la chasse aux
Accumuler conjecture sur conjecture, tirer, avec son oiseaux, c'est en un tout autre sens.
culte, une Fortune «au gui» inconnue jusque-là Viscatus s'applique en effet, au sens propre, à
d'une innovation sémantique qui n'a, elle-même, la branche «enduite de glu», au gluau, uirga
aucun exemple à produire en sa faveur, est uiscata, auquel l'oiseau se laisse prendre, ou
d'une méthode discutable, et l'on aurait tout encore à ses ailes «collées par la glu» et qui ne
avantage à faire l'économie de cette hypothèse lui permettent plus de voler39; au sens figuré, et
infondée. Enfin, l'on objectera à S. Weinstock, et dès la littérature archaïque, à des mains rapaces
c'est à notre sens l'argument le plus décisif, qui, comme le gluau, attrapent tout ce qu'elles
parce que le plus simple, qu'on puisse lui touchent, ou à des cadeaux intéressés, uiscatis
opposer, que, si, selon les deux explications manibus, muneribus, «couverts de glu, garnis
voisines qu'il envisage, la statue de Fortuna d'hameçons», aussi trompeurs que les présents
Viscata avait réellement tenu à la main une de la Fortune, que ces uiscata beneficia auxquels
branche de gui, attribut dont, il le reconnaît Sénèque faisait allusion40. D'où également le
lui-même, la déesse n'est dotée sur aucune verbe uiscare, qui apparaît à l'époque impériale,
monnaie ou monument figuré en général, ou s'il «enduire d'une matière gluante, poisser»41. Dans
avait existé dans son sanctuaire un chêne
couvert de gui, à elle consacré, jamais, dans ce cas,
la source commune de Sénèque et de Plutarque 39Varr. RR 3, 7, 7 : duabiis uirgis uiscatis deficits in terra;
n'eût fait de contresens sur son nom et n'eût Ovid. met. 15, 474: nec uoliicrem uiscata fallite uirga; Petron.
forgé l'invraisemblable légende d'une Fortune 109, 7 : uolucres. . . uiscatis inligatae uiminibus; Sii. 7, 674 : ut
Oiseleuse, tendant aux hommes ses pièges qui uiscata populatur harundine lucos; Paul. Noi. carm. 1, 4:
englués. (auceps) agmina uiscatis suspendit credula uirgis. Également
Ovid, arsanu 1, 391 : non auis militer uiscatis effugit alis (ces
Faut-il donc, après l'échec de ces diverses exemples, et ceux qui suivent, qui représentent la totalité des
tentatives, soit revenir à l'explication emplois de uiscatus-uiscare, nous ont été aimablement
métaphorique des anciens, soit, comme Wissowa et ses communiqués par la Direction du Thesaurus, à qui nous
successeurs, s'avouer vaincu et renoncer à exprimons notre gratitude). Sur la chasse à la glu et ses diverses
interpréter ce culte incompréhensible? En fait, techniques, K. Zacher, Leimruthen, Hermes, XIX, 1884,
p. 432-436; J. Aymard, Essai sur les chasses romaines, Paris,
devant la variété des exégèses et même des 1951, "traite peu de l'oisellerie, p. 36; 144.
traductions qui en ont été proposées, on peut se 40 L'exemple le plus ancien de uiscatus apparaît chez
demander si le sens de l'adjectif uiscatus a été Lucilius, 796 M. : omnia uiscatis manibus leget; cf. Sen. epist. 8,
examiné avec toute la rigueur souhaitable. Entre 3 (supra, p. 412); Plin. epist. 9, 30, 2: hos ego uiscatis
hamatisque muneribus non sua promere pitto, sed aliena
l'Oiseleuse, la déesse au gui, ou à la glu, celle qui corripere.
englue les mortels, ou qui elle-même est engluée, 41 Refait sur uiscatus; cf., s.v. uiscum, Ernout-Meillet,
toutes définitions que nous avons rencontrées, p. 741; Walde-Hofmann, II, p. 801. Juven. 6, 463: et hinc
on a peine à reconnaître la signification exacte miseri uhcantur labra mariti (il s'agit de l'épaisse couche de
de l'épiclèse. A la vérité, deux équivoques ont produits de beauté dont les femmes, sans crainte du ridicule,
s'enduisent le visage); Theod. Prise, log. 112: (sanies) cum se
pesé sur toute la recherche antérieure, qui s'est inter articulorum coniunctiones usti commotionum uiscauerit;
préoccupée, si nous osons dire, des à-côtés de la de même Oribas. syn. 9, 56 ree. Aa p. 389 (éd. Bussemaker-
question, c'est-à-dire du substantif uiscum, «gui» Daremberg, VI, Paris, 1876) : cum se articulis coniunexerit et
ou « glu », dont uiscatus n'est qu'un dérivé, ou des usu ipso commotionis se uiscauerit; Goetz, Corp. gloss. Lat., II,
traductions de Plutarque, ίξεύτρια (-τηρία), 332, 31 : ίξεύω uisco aucupor; V, 656, 29, Glossae Iuuenalianae :
beaucoup plus que du vocable latin, Viscata, qu'il a uiscantur polluuntur (à propos de 6, 463). A ces sens se
rattache Diosc. 3, 5, p. 378, 15 (éd. Stadler, dans Romanische
tenté de rendre par ces approximations. Si l'on y Forschungen, X, 1899), à propos des feuilles de la réglisse,
regarde d'un peu plus près, l'on constate ainsi grasses et visqueuses, folia . . . pinguia et uiscata.
418 FORTUNA VISCATA

ces conditions, on ne saurait donner de l'épi- mée dans son temple du Palatin, où l'on voit mal
clèse de Fortuna Viscata qu'une seule quelle eût été son efficacité. Préférera-t-on
traduction : non point une vague déesse «à la glu», supposer que, comme la Victoire aptère, les
tenant ou possédant cet attribut, sous une forme Romains auraient voulu l'empêcher de s'envoler
qui resterait d'ailleurs à préciser, ni non plus, au loin de leur ville et, à cette fin, l'auraient
sens actif, l'«oiseleuse» perfide qui «englue» les «engluée»? Ce serait prendre à la lettre l'épi-
hommes42 et les retient prisonniers de ses thète métaphorique de la tiolucris Fortuna44, par
pièges, mais bien, au sens passif, une Fortune une interprétation aussi peu convaincante que
elle-même aussi «couverte de glu» que la uirga celle de Sénèque et de Plutarque, et retrouver
tascata posée par l'oiseleur ou que l'oiseau qu'il l'instable déesse de la chance, récente et
a capturé. Car, jusque dans ses emplois figurés, hellénisée; d'autant que l'on ne comprendrait plus,
uiscatus, comme d'ailleurs le verbe uiscare, a dans cette hypothèse, pourquoi le sens, si
gardé tout aussi vivace cette valeur concrète qui immédiatement apparent, d'une telle statue, aux ailes
était primitivement la sienne, qu'il s'agisse collées par la glu, se serait perdu. Songera-t-on
d'évoquer l'avidité des mains ou la duperie des enfin, en relation avec des légendes de rapt ou
présents «enduits de glu», uiscatis manibus, avec le rite de Yeuocatio, aux nombreux
uiscatis muneribus. Entendue au seul sens que exemples de statues enchaînées que nous a légués
lui donnent les sources antiques, Sénèque et l'antiquité, depuis l'Héra de Samos, liée par des
Plutarque, et qu'offre constamment, dans ses branches de gattilier, ou l'Enyalios de Sparte45,
usages profanes, l'adjectif uiscattis, l'épiclèse jusqu'à la statue de Saturne à Rome, dont les
implique donc que la statue cultuelle de la pieds étaient entravés, alligarì laneo uinculo, dit
déesse devait être effectivement «gluante», Macrobe46? Le rapport reste des plus lointains
«enduite de glu », elle aussi, en tout ou en partie : si avec une Fortune dont la statue était couverte
étrange qu'elle paraisse, et à moins de retomber de glu, ce qui n'était nullement le cas des effigies
dans l'explication métaphorique des anciens, que précédentes, mais sans qu'on lui eût rogné les
nous avons précédemment écartée, l'étude ailes, ni qu'on l'eût chargée de chaînes. Aussi
sémantique de l'adjectif ne permet pas d'en peut-on se demander si, abandonnant toutes ces
proposer d'autre définition. suggestions, l'art de l'oiseleur, la capture par la
Mais pourquoi cette singulière pratique, glu ou la fixation sur place d'une déesse prise en
pourquoi enduire de glu la statue elle-même de quelque sorte à son propre piège, ce n'est pas
la divinité? Alléguera- t-on que, comme Priape, dans une direction toute différente, dans les
elle servait, sinon d'épouvantail, du moins de autres propriétés de la glu qu'il faut chercher
piège pour les oiseaux, devenue, au sens littéral
de son surnom, un véritable gluau? D'où la
transposition symbolique qu'elle subit chez
Sénèque et Plutarque, sans doute déjà chez 44 Cic. Still. 91 ; Petron. 120, 78. Cf. Hor. carni 3, 29, 53 sq. :
Varron, et dont, même si nous ne la partageons 5i céleris qitatit / pinnas.
pas, nous discernons mieux maintenant l'origine. 45 Cf. les inventaires dressés par Frazer, Ares in the brazen
On objectera que les grossières effigies de Priape pot, CR, II, 1888, p. 222; Pattsanias's description of Greece, III,
p. 336-338; Fasti, II, p. 105, qui les interprète comme un
étaient, elles, réellement placées dans les moyen d'empêcher les dieux de passer à l'ennemi. De fait
jardins43, au contraire de Fortuna Viscata, enfer- Plutarque, Quest, rom. 61, 278f-279a, rappelle, à propos de
Yeuocatio, que les Tyriens enchaînaient les statues de leurs
dieux; cf. Diod. 17, 41, 8; Curt. 4, 3, 21-22. Mais,
indépendamment des divinités guerrières, M. Delcourt, Héphaistos
42 Malgré les termes dans lesquels Keune, dans Roscher, ou la légende du magicien, Paris, 1957, p. 65-109, attribue aux
VI, col. 347, glose la traduction de Plutarque et le nom de la liens d'Héra une signification à la fois funéraire et nuptiale.
déesse, «auceps uisco aues captans» (c'est nous qui Sur l'Héra de Samos, enlevée par des pirates tyrrhéniens
soulignons). Il n'y a pas lieu, les exemples que nous venons de (Athen. 15, 672a-e), R. Bloch, Héra, Uni, Junon en Italie
citer le prouvent, de donner en l'occurrence au suffixe -ta- centrale, CRAI, 1972, p. 384-396; et, sous le même titre, REL,
un sens actif, comme le voudrait G. Radke, Die Götter LI, 1973, p. 55-61; et Recherches sur les religions de l'Italie
Altitaliens, p. 341. antique, p. 9-19.
43 Ainsi Verg. georg. 4, 109-111; Hor. sat. 1, 8, 1-7; Tib. I, 1, 46 Sat. 1, 8, 5; cf. Stat. silu. 1, 6, 4; Min. Fel. 22, 5; Arnob. 4,
17 sq.; Copa 23; Col. 10, 31-34. 24.
FORTUNA VISCATA 419

l'explication qui nous échappe, et non seulement te, mais ces superstitions italiques s'apparentent
de la glu, considérée en elle-même, mais aussi, de fort près aux traditions des Celtes et les unes
dans les deux sens du mot uiscum, du gui avec et les autres, d'ailleurs, relèvent aux yeux de
lequel elle était préparée, auquel elle devait son Pline de la même religio52. Les druides, eux
efficacité et dont Pline ne la sépare pas quand il aussi, se gardaient de couper le gui avec du fer
traite de leurs multiples utilisations, où se et ils n'utilisaient à cet effet qu'une serpe d'or,
mêlent indissolublement la sagesse pratique et en le faisant tomber sur un sayon blanc, pour
la superstition. qu'il ne touche pas le sol; ils se réglaient
Car, si le gui n'avait à Rome aucun rôle également sur le cours de la lune et
cultuel, la croyance populaire ne lui en attribuait choisissaient, pour cette cueillette, une date à peu près
pas moins un caractère prodigieux et de semblable, le sixième jour de la lunaison. Quant
puissantes vertus magico-médicinales47. Plante au breuvage tout-puissant qu'ils préparaient à
parasite qui, au contraire des autres végétaux, ne se partir du gui, il dispensait les mêmes bienfaits
sème pas en terre, mais ne pousse que sur les que la plante : il rendait fécond tout animal
arbres, et à condition que ses graines aient été stérile qui l'absorbait et il servait d'antidote
mangées, puis rejetées, par les oiseaux, d'où sa contre tous les poisons, feciinditatem eo poto dari
nature extraordinaire48, il était considéré par les cuicumque animalium sterili arbitrantur, contra
Gaulois comme une panacée49 et peu s'en faut uenena esse omnia remedio5i. La glu, elle aussi,
qu'il n'ait eu, en Italie, les mêmes pouvoirs était fréquemment utilisée en médecine et, dans
universels - ce qui n'empêchait pas que, par un esprit qui paraît plus scientifique, Pline en
ailleurs, il fût aussi un redoutable poison50. Objet recommande l'emploi à diverses fins, soit seule,
de tabous archaïques, il passait, aux yeux des soit associée à d'autres remèdes : pour ôter les
populations de l'Italie, pour être plus efficace s'il épines, et même polir les rugosités des ongles;
était cueilli à la nouvelle lune, sans instrument pour guérir les abcès, les écrouelles, les plaies et
de fer, et à condition de n'avoir point touché les enflures de toute sorte, le lichen, les
terre; il guérissait l'épilepsie; il aidait à charbons et les morsures des chiens54. Bref, elle
concevoir les femmes qui en portaient sur elles, faisait, presque autant que le gui, figure de
conceptum feminarum adiuuare, si omnino secum panacée. Il est un dernier domaine, enfin, où le
habeanv, et, si on l'appliquait sur les ulcères gui et la glu avaient le même pouvoir
après l'avoir mâché, il était souverain pour leur extraordinaire : ils étaient invincibles au feu et à ses
guérison51. Remèdes de bonne femme, sans dou- ravages. Ni le feu, ni l'eau, d'ailleurs, ne
pouvaient nuire à la plante magique55; quant à la
glu, elle était l'une des substances les plus
47 Sur les traditions et les superstitions relatives au gui,
sur ses diverses utilisations et celles de la glu, cf. Frazer, The
Golden Bough, VII : Balder the Beautiful, II, p. 76-86; et Steier,
s.v. Mistel, RE, XV, 2, col. 2069-2074. 52 NH 16, 251 et 24, 12. Frazer, qui insiste sur ces analogies
48 Verg. Aen. 6, 206 : {uiscum) quod non sua seminai arbos. entre croyances celtiques et italiques, les rapproche de
Sur cette erreur commune des anciens, et qui a persisté superstitions semblables, attestées chez les Aïnos du Japon et
jusqu'au XIXe siècle, Plin. NH 16, 247 (avec le commentaire d'autres peuplades primitives, qui attribuent au gui le
ad loc. de J. André, Les Belles Lettres, p. 185). Théophraste, pouvoir de rendre les femmes fécondes, de guérir les
CP 2, 17, 4-6, qui rapporte ce détail extraordinaire, άτοπον, maladies et de préserver des blessures. Le folklore européen
θαυμαστόν, cite à son propos d'autres faits merveilleux, croit, lui aussi, aux vertus médicinales du gui, qui, en outre,
considérés par le vulgaire comme des τέρατα, sentiment bien protège contre la sorcellerie.
proche de l'admiratio que les Gaulois éprouvaient devant la 53 Ν Η 16, 250-251.
plante sacrée (Plin., Ibid, 249). 54 NH 22, 103; 24, 11-12; 26, 22; 28, 245.
49 Plin. Ν Η 16, 250 : omnia sanantem appellant suo uoca- 55 NH 13, 119. Ce passage sur les merveilles du gui doit
bulo. dériver, comme l'ensemble du texte, d'Alexandre Polyhistor,
50 Contre lequel Pline recommande divers antidotes {NH d'après lequel Pline cite un arbre fabuleux qui aurait servi à
27, 50; 28, 158 et 161-162, etc.). construire le navire Argo, similem robori uiscum ferenti, quae
51 Plin. NH 24, 12 (cf. Steier, RE, XV, 2, col. 2071 : les neque aqua neque igni posset corrumpi, sicuti nec uiscum.
femmes auraient ainsi porté des baies de gui en guise Frazer en rapproche la superstition des paysans suédois qui,
d'amulettes). Sur ses propriétés médicinales, également Gai. pour se protéger contre l'incendie, suspendent aux plafonds
11, p. 888 K.; Scribon. 229; Marc. med. 34, 77. de leurs maisons des touffes de gui.
420 FORTUNA VISCATA

efficaces pour éteindre le feu, et il suffisait qu'un le feu et ses atteintes, fécondation, guérison,
objet en fût enduit pour être, du même coup, appartiennent de droit, pour ainsi dire, à
protégé contre l'incendie56. l'empire religieux de Fortuna, que nous avons vue,
Ainsi, sans revenir pour autant sur le sens de sous la forme d'une dédicace Statae Fortunae
l'épiclèse, et sous une forme que le débat entre Aug., associée à la parèdre modératrice de Vul-
tenants de la «déesse au gui» et de la «déesse à cain57; qui, dans tous ses cultes, a pour fonction
la glu» ne nous avait nullement permis maîtresse de veiller sur les naissances, la
d'envisager, serait-il vain d'opposer irréductiblement, croissance, la fécondité universelle; qui, enfin, par
en la personne de Fortuna Viscata, les vertus, une extension normale de ce rôle primordial,
naturelles ou surnaturelles, du gui et de la glu, guérit les humains de leurs maux, comme en
puisque, de par la seule réalité de sa statue de témoignent les ex-voto que la gratitude de ses
culte, elle concentrait en elle le double pouvoir fidèles accumula dans ses sanctuaires de Pré-
de la substance efficace à laquelle elle devait son neste et d'Antium58. La triple fonction de
surnom, et de la plante merveilleuse qui servait Fortuna, divinité tutélaire, fécondante et
à la préparer. Gui et glu ont les mêmes guéris euse, s'accorde assez bien aux vertus que le
propriétés; ils sont, l'un et l'autre, objet de vulgaire prêtait au gui et à la glu, au uiscum sous
superstition et la foi populaire leur accorde la même ses deux formes, l'une naturelle, l'autre
puissance prodigieuse. Dans cet univers de fabriquée par l'homme, pour qu'une substance aussi
magie élémentaire et de crédulité naïve, et si bénéfique ait pu devenir le bien propre de la
l'on songe que Sénèque et Plutarque ont pu, déesse, essentiel à son culte au point de lui avoir
après Varron, se méprendre sur d'antiques donné son nom.
superstitions où la glu devait, comme le gui, Comment ne pas s'interroger, cependant, sur
avoir une valeur bien différente, Fortuna la forme si étrange sous laquelle il lui était
Viscata, la Fortune «enduite de glu», apparaît sous un consacré, sur cette statue enduite d'une glu dont
aspect tout autre que l'interprétation rationaliste l'épiclèse de la déesse garde la trace irréfutable?
des auteurs classiques ne le laissait pressentir. Pratique pittoresque, sans doute, et qui ne
Qu'importe qu'elle n'ait pas été, comme le surprend pas dans un culte à ce point marqué par
voulait S. Weinstock, figurée un rameau de gui à la la superstition. Mais les onctions ou les
main? Car, si la glu jouait dans son culte un tel aspersions rituelles de statues divines sont un fait
rôle, c'est justement parce que, dérivée du gui, religieux trop bien attesté dans l'antiquité
elle avait, comme le breuvage souverain que classique pour qu'on se contente d'y voir le
composaient les druides, recueilli les propriétés témoignage aberrant d'une crédulité vulgaire. L'usage
de la plante miraculeuse à partir de laquelle elle grec de la γάνωσις consistait, précisément, à
était obtenue. Vertus médicinales, préservatif enduire les statues des dieux d'un mélange de
contre le feu, peut-être aussi, comme le gui cire et d'huile, tâche qui, à Eleusis et à Olympie,
lui-même, pouvoir de tout féconder, depuis les était confiée au φαιδρυντής, dont la mission était
animaux jusqu'aux êtres humains? Par laquelle de «faire briller» les effigies divines. A Délos, la
de ces efficaces convient-il plus particulièrement statue d'Héra était lavée, encaustiquée et ointe
d'expliquer son introduction dans le culte de d'un onguent à la rose59. L'onction des pierres
Fortuna? Il serait sans doute artificiel de sacrées, pratiquée chaque jour à Delphes60, était
dissocier, sous l'effet d'une rigueur scientifique mal l'une des hantises du δεισιδαίμων de Théophras-
comprise, ce que les croyances populaires ne te, qui ne manquait pas, quand il passait devant
concevaient que sous la forme obscure d'une
confiance totale et irraisonnée. Or, nous le
savons, ces multiples pouvoirs, protection contre 57 CIL VI 761. Cf. supra, p. 318-320.
58 Supra, p. 42 et 166.
59 Cf. les textes cités par A. J. Festugière, La religion
56 NH 33, 94 : ignis antera aceto maxime et uisco et otto grecque, dans Histoire générale des religions, p. 484; et
(restinguitur). Il semble préférable d'entendre ici uiscum au E. Langlotz, Beobachtungen über die antike Ganosis, AA,
sens de «glu», plutôt que de «gui», si l'on se fonde sur les LXXXIII, 1968, p. 470-474.
affirmations analogues de Théophraste, ign. 61 : τα ΐξούμενα 60 Paus. 10, 24, 6, sur la pierre que Kronos aurait avalée à
μη καίεσ^οα . . . ψυχρον γαρ δη και γλίσχρον ό ίξός. la place de Zeus.
FORTUNA VISCATA 421

elles aux carrefours, d'y verser «toute l'huile de Cette volonté de renouveler l'énergie vitale du
sa fiole» et qui ne s'en éloignait «qu'après être dieu est plus manifeste encore lorsqu'on lui
tombé à genoux et avoir fait le geste offre, sous la forme du vin ou du lait, les
d'adoration»61. Ces onctions superstitieuses étaient aliments qui le régénéreront et nourriront son
également pratiquées dans l'ancienne France, immortalité. Surtout lorsque ces aliments sont
qu'el es aient eu pour objet des pierres ceux-là mêmes qu'il a pour fonction de
particulièrement vénérées ou même les effigies des saints, dispenser aux hommes : le don modeste par lequel ses
puisque, au XVIIIe siècle encore, l'évêque de Dol fidèles vivifiaient le dieu leur était alors rendu
dut interdire, dans son diocèse, de graisser «les au centuple et la faible part dont ils s'étaient
images en relief de certains saints»62. Les dieux privés en son honneur devenait, pour eux, la
romains, eux aussi, recevaient de telles source d'une prospérité accrue. C'est ainsi qu'on
offrandes : aux libations de lait ou de vin, versées dans arrosait de lait Paies et Faunus, assimilé à Pan65,
la flamme du foyer, pouvait s'ajouter l'onction toutes deux divinités protectrices des troupeaux
ou l'aspersion de leur statue cultuelle. Chaque et de l'abondance pastorale. Croira-t-on que, de
année, aux Parilia, le pieux Tibulle arrosait de même, la glu magiquement efficace dont ses
lait la statue de Paies : dévots enduisaient sa statue avait pour but de
et placidam soleo spargere lacté Palem; raviver périodiquement les pouvoirs surnaturels
de Fortuna Viscata, de rénover les forces
et, dès avant la fondation de Rome, s'il faut l'en
mystérieuses par lesquelles elle intervenait dans le
croire, le même rite existait en l'honneur de Pan,
monde et qui la rendaient si bienfaisante aux
ou plutôt de Faunus, dont la statue rustique
humains? Comme le culte naïf et purement
avoisinait celle de la déesse :
matériel rendu à la statue de tel ou tel saint
lacté madens illic suberat Pan ilicis guérisseur, l'onction rituelle de glu dont son
umbrae effigie était l'objet devait stimuler les vertus de
et facta agresti lignea falce Pales. la déesse. Elle la «nourrissait» de la substance
Quant au Génie de Cornutus, il a, le jour de son merveilleuse qui régénérait la puissance
anniversaire, la chevelure ointe de nard, il reçoit agis ante de sa divinité. Elle lui communiquait, par ce
le gâteau sacré et il est arrosé de vin : seul contact, les propriétés irremplaçables du
illius puro destillent tempora nardo, gui et de la glu, grâce auxquelles, «accrue» par
atque satur libo sit madeatque mero6*. cette offrande, Fortuna Viscata pouvait remplir
dans leur plénitude ses diverses fonctions,
A quelle intention répondaient ces pratiques
écarter des vivants les forces maléfiques, et leur
rituelles? Il s'agissait évidemment, même dispenser la santé et la fécondité.
lorsqu'on parfumait ou qu'on «faisait briller» la
Cette interprétation, dont nous ne nous
statue du dieu, de tout autre chose que de
dissimulons pas le caractère conjectural, offre-t-elle
préoccupations esthétiques. Les soins dont on
néanmoins suffisamment de garanties pour que
entourait l'effigie sacrée, ointe d'huile ou
nous puissions la tenir, sinon pour certaine, du
d'onguent comme l'était un mortel lors de sa toilette, moins pour la plus probable de toutes celles qui,
avaient pour but d'entretenir sa vigueur, de
jusqu'ici, ont été proposées de Fortuna Viscata?
réparer ses forces qui, comme celles de tout
Même si nous n'avons pu faire toute la clarté
vivant, étaient soumises à l'usure du temps64. souhaitable sur un culte qui, il faut en convenir,
demeure largement énigmatique, elle nous
semble cependant, par rapport à ses devancières,
61 Caract. 16, 5 (trad. Ο. Navarre, Les Belles Lettres). Cf. posséder un double avantage. Plutôt que d'obli-
Apul. apol. 56, 6 : parmi les preuves d'impiété relevées contre
Aemilianus, le «contempteur des dieux», figure le fait que,
sur ses terres, on ne voit ni sanctuaire, ni lapidem une-
turn.
62 P. Sébillot, Folklore de France, I, p. 341 sq.; IV, p. 60; 65; tidienne des cultes égyptiens (F. Cumont, Les religions
172. orientales dans le paganisme romain, p. 88 sq.).
"Tib. 1, 1, 36; 2, 5, 27 sq.; 2, 2, 7 sq. 65 Sur cette assimilation, Hor. carni. 1, 17, 1 sq.; 3, 18, 1;
64 A. J. Festugière, loc. cit. C'est le même souci d'assurer Ovid. her. 5, 138; met. 13, 750; fast. 2, 268-271 et 424; 3, 84; 4,
Γ « éternité précaire » du dieu qui inspirait la liturgie quo- 762; Priap. 75, 7, etc. Cf. Wissowa, RK2, p. 212 et n. 1.
422 FORTUNA VISCATA

ger à une hypothèse sémantique ingénieuse, l'organisation des classes d'âge et fondés sur un
mais gratuite, celle de la Fortune «au gui», ou à ordre social. La dévotion qu'elle recevait au
un retournement de sens non moins arbitraire, Palatin sous le nom de Fortuna Viscata ne
celui de la Fortune Oiseleuse, de gibier devenue constitue qu'un aspect mineur et populaire de
chasseresse, elle est rigoureusement fidèle au cette religion, mais tel est précisément son
sens littéral de l'adjectif uiscatus, qui plus est, au intérêt, et le fait est d'autant plus digne
seul sens qu'il ait jamais présenté dans les textes d'attention qu'il est plus exceptionnel dans l'étude
latins, et c'est là, nous semble-t-il, le principal des Fortunes romaines. Sa naïveté primitive, son
mérite qu'on peut lui reconnaître. D'autre part, rite rudimentaire sont sans doute plus proches
elle s'efforce de se tenir au plus près des des origines de Fortuna que bien d'autres
conceptions antiques et c'est elle qui explique, formes cultuelles, produits d'une élaboration plus
aux moindres frais, la déformation que Varron, savante. Religion de petites gens à l'esprit
sans doute, puis, à sa suite, Sénèque et Plutarque simple, croyant aux vertus des plantes et des
firent subir au culte de la Fortune «enduite de produits qui en dérivent, confiants dans
glu», lorsqu'ils ne virent plus qu'abstraction et l'efficacité directe et matérielle du geste. D'où une
métaphore là où, à l'origine, il devait y avoir une saveur populaire et même rustique, à peu près
pratique rituelle effective. La cohérence interne unique dans les cultes romains de Fortuna. A ce
de ce culte, c'est-à-dire l'accord qui y règne entre niveau élémentaire de la vie religieuse, qui
les vertus spécifiques de la glu, et, à travers elle, rejoint le fonds sans âge des superstitions
du gui, et les fonctions les plus constantes de paysannes, nous sommes plus près de Fors Fortuna,
Fortuna, ainsi que l'économie de moyens déesse de la campagne et des bords du Tibre,
qu'offre cette explication, nous semblent être les livrée aux plébéiens et aux esclaves et chargée
traits qui plaident le plus sûrement en sa faveur. d'efficacité magique, que des autres Fortunes de
Reste, et c'est l'objection majeure qu'on ne la Ville, celles qui présidaient aux classes d'âge
manquera pas de lui opposer, la singularité de la et à leurs rites de passage. Le culte modeste de
solution proposée: pratique bizarre, Fortuna Viscata dut à son effacement même de
ir ation el e, dont on peut rapprocher des exemples pouvoir préserver une liberté que perdirent,
analogues, mais aucun cas qui lui soit absolument sans doute très tôt, ces déesses urbanisées et
identique. Mais n'est-ce pas là, justement, ce qui encadrées par la religion officielle. A ces
rend le problème si ardu? Si Fortuna Viscata divinités dont les symétries conscientes sont le reflet
avait eu des équivalents, depuis longtemps, ils d'un système politique et social, dont le
nous auraient livré la clef du mystère. Un point classement ordonné est le fruit d'une codification qui
nous paraît acquis, en tout cas, c'est que son pourrait paraître artificielle, n'était la rigueur
épiclèse, objet de tant de contresens, ne peut innée de l'organisation romaine, y compris dans
signifier qu'une chose: que la déesse était elle- l'administration du sacré, elle s'oppose comme
même «enduite de glu». Hormis cette seule la représentante d'une autre forme, plus
certitude, tout le reste n'est qu'hypothèse, qu'on ancienne, plus libre, plus authentique peut-être, de la
acceptera ou qu'on refusera, mais en retombant pensée religieuse, antérieure, du moins, à toute
alors dans l'attitude négative de ceux qui construction rationnelle. Il est permis de
renoncent à comprendre. retrouver en elle le dernier écho d'une spontanéité
Si, compte tenu de ces réserves, l'on admet la primitive, une survivante, peut-être, de la
reconstitution que nous avons proposée d'une sorcellerie, fort innocente au demeurant, des
de ses formes archaïques, et des plus obscures, paysans latins, restée étrangère aux autres Fortunes
la religion de Fortuna nous apparaît, à travers de Rome, organisées et modelées avec rigueur
elle, sous des traits tout différents de ceux par la religion de l'État archaïque.
qu'elle revêtait dans ses cultes précédents, liés à
CHAPITRE VIII

ESSAI D'INTERPRÉTATION

I - Rome, Préneste, Antium complet, qui consiste moins à déterminer la


ET LE PROBLÈME DE L'UNITÉ provenance d'une divinité qu'à retracer
l'élaboration d'un culte. Tel sera notre propos, soutenu,
L'enquête que nous avons menée sur les dans la mesure où l'entreprise en est possible,
Fortunes les plus anciennes de Rome et de par la double ambition d'esquisser d'une part
l'Italie a révélé nombre de convergences entre cette théologie, d'autre part cette chronologie,
ces divinités de même nom et de fonctions à la au moins relative, de Fortuna, dont
fois si proches et si diverses. Nous pouvons, l'établissement nous apparaissait comme le plus urgent de
désormais, tenter de résoudre les problèmes de nos devoirs.
fond que nous posions au seuil de cette étude, et Aucune des définitions jadis proposées de la
dont la préoccupation fut sous-jacente à toute déesse n'a donc reçu confirmation de notre
notre recherche, mais qu'il eût été fallacieux étude. Les sept Fortunes romaines archaïques
d'aborder prématurément, avant d'avoir que nous avons pu dénombrer n'étaient pas, ou
examiné dans sa totalité le dossier de Fortuna. pas encore, des divinités du Sort tout-puissant.
Problème de définition, disions-nous, et problème Elles n'étaient pas davantage des «déesses des
des origines1. Car, au delà des données femmes», conception dont l'existence d'une
fragmentaires que nous avons rassemblées, au delà Fortuna Virilis et d'une Fortuna Barbata révèle à
des constantes qui réapparaissent d'un culte à elle seule l'insuffisance. Quant à l'interprétation
l'autre, où donc est l'unité de la Fortune de J. Gagé, qui a montré en elles des déesses des
archaïque? Elle ne pourra, on le pressent, jaillir que de classes d'âge, contrôlant et sacralisant pour
la multiplicité : tant les rôles qu'assume la chacun des deux sexes les grands passages
déesse sont nombreux, tant il est difficile de cerner biologiques de l'existence, nous en avons à tout
la notion même de Fortuna, dont le contenu instant vérifié la justesse et fait nôtres les
sémantique reste imprécis, puisque, outre l'idée conclusions majeures. Mais cette définition elle-
déjà si vaste de fécondité, il nous faudra tenter même, si ample qu'elle soit, n'épuise pas le tout
d'apprécier la part que pouvaient y avoir, à date de Fortuna : elle est encore trop restrictive pour
ancienne, ces concepts d'analyse encore plus une divinité dont les compétences s'étendaient
délicate, parce qu'à l'abstraction s'y joint depuis le monde cosmique et, hors de Rome, la
l'irrationnel, que sont la chance, le hasard et le révélation des destins, jusqu'à la souveraineté
destin. Quant au problème des origines, si politique et l'organisation sociale. Frauengöttin,
souvent résolu dans la hâte et dans la confusion, déesse tutélaire des classes d'âge, Fortuna l'est
nous nous efforcerons de le reprendre sur des incontestablement : mais ce ne sont là que deux
bases plus saines et dans son sens le plus aspects particuliers de sa fonction maîtresse,
celle de déesse de la fécondité, de donneuse de
la vie sous toutes ses formes, inépuisable dans
1 Supra, p. VII-XVIII. ses largesses, aussi généreuse et multiple que
424 ESSAI D'INTERPRÉTATION

l'élan vital. D'où une opacité qui est la rançon conduire à la mort; et c'est par la magie de sa
même de cette richesse. féminité, antagoniste de la uirtiis guerrière,
Pas plus en effet que la Primigenia, à la fois qu'elle garde la frontière de Vager Romamis.
mère et fille de Jupiter, les Fortunes de la Rome Rencontre significative et qui atteste l'unité
archaïque n'échappent à leurs contradictions originelle de ces diverses fonctions : c'est aux
internes, bien qu'elles soient d'un autre ordre. deux Fortunes les plus féminines de Rome, les
Leur spécialisation, si poussée soit-elle, n'est plus conformes au type idéal de la Frauengöttin,
pourtant qu'un vêtement de surface qui celle du Forum Boarium et la Fortuna Muliebris
recouvre, en fait, une indifférenciation égale à celle de de la Via Latina, que sont échus ces rôles
leurs homologues de Préneste ou d'Antium. apparemment si étrangers à leur nature
Déesse de l'homme comme de la femme, des première.
adultes comme des adolescents, Fortuna, sous Des pouvoirs, donc, et des cultes multiples,
les divers surnoms qui lui furent conférés, Virilis mais qui, tous, ressortissent à la même notion,
et Muliebris, Barbata et Virgo, veille sur la vie celle de fécondité, principe initial de la déesse et
physiologique de chaque « classe », sur le passage qui, qu'elle soit donneuse de destinée, de
de la puberté comme sur la vie sexuelle et la souveraineté ou de résistance à la force armée,
fécondité des adultes. Mais le système des inspire toutes ses fonctions dérivées. Pourquoi,
classes d'âge, s'il a contribué à morceler ses cultes, dans ces conditions, avoir multiplié les
calqués sur les divisions de la société civile, n'a sanctuaires? pourquoi avoir distingué, par des noms
pu cependant amoindrir sa puissance, qui reste différents, des déesses qui, toutes, en fait, se
universelle. Présidant au mystère de la recoupent ou se recouvrent? Si la réponse est
génération humaine, protectrice ancienne du mariage immédiate pour celles, du type de Fortuna
et des rapports conjugaux, Fortuna pourvoit à la Muliebris, que spécialise leur épiclèse, elle l'est
survie et à la multiplication du peuple romain déjà moins pour celle du Forum Boarium et,
dans sa totalité. Bien plus, au delà de ces surtout, pour Fors Fortuna, que tout situe à
fonctions biologiques essentielles qui sont le l'écart des Fortunes de la ville. A l'autre
fondement de son action, elle étend son emprise extrémité de la hiérarchie sociale, Fortune
à l'existence entière des êtres sur lesquels elle plébéienne, mais honorée elle aussi par Servais, elle
exerce sa tutelle. La déesse qui garantit à s'oppose à la déesse royale du Forum Boarium
l'homme l'intégrité physique, qui assure à la comme à la protectrice des nobles matrones.
femme son accomplissement comme épouse et Déesse agraire de la campagne romaine, déesse
comme mère, est aussi celle de qui dépend cosmique du solstice d'été, Fors Fortuna semble
l'épanouissement personnel de l'individu et son étrangère au groupe homogène des autres
insertion dans les cadres sociaux. Veillant à Fortunes et, seule, reste à l'écart du système des
l'évolution et à la transmission de la vie, classes d'âge. Discordance, toutefois, plus
assignant à l'homme et à la femme leur place apparente que réelle : car la déesse d'efficacité à la
spécifique au sein de la société, elle est la fois biologique et sociale qui assure la
maîtresse de leur destinée, régie par un production des fruits de la terre et la promotion des
déterminisme physiologique qu'elle a elle-même petites gens veille, également, sur l'une des
défini. composantes de la population romaine. Tout se
Dans la vie politique, Fortuna exerce ses passe en effet comme si, construisant ou
pouvoirs d'une part comme protectrice réorganisant dans un esprit systématique les cultes
personnelle du roi auquel elle confère la souveraineté, de Fortuna, la cité archaïque les avait mis dans
d'autre part comme puissance défensive, qui un rapport étroit avec les classes d'âge entre
écarte les armes ennemies du territoire de la lesquelles se répartissaient les diverses fractions
cité. Compétences qui, là encore, dérivent du populus Romarins: membres des génies de
directement de ses vertus fécondantes: c'est d'elle par la loi du sang et clients intégrés à leur
que le roi, garant, selon la pensée primitive, de armature, patronnés par les quatre Fortunes,
la vie et de la prospérité de son peuple, tient groupées par paires et qui, deux à deux, sont
l'investiture sacrée qui le rend apte à remplir sa tantôt masculines ou féminines, tantôt adultes
fonction et qui ne peut lui manquer sans le ou juvéniles, Virilis et Muliebris, Barbata et
ROME, PRÉNESTE, ANTIUM ET LE PROBLÈME DE L'UNITÉ 425

Virgo, cependant qu'au sommet de la pyramide faite dans ses symétries pour ne pas avoir été
la Fortuna sans épiclèse du Forum Boarium, ménagée par une volonté consciente, éprise
fécondante et royale, matrimoniale et d'ordre et soucieuse d'efficacité. La clarté qui y
souveraine, réalise la synthèse de ces différents éléments. règne ne doit cependant pas faire illusion :
En dehors de cet ordre gentilice, en dehors des l'économie non dénuée d'artifice des Fortunes
cultes qui l'encadraient, restait la masse romaines recouvre, en fait, des duplications,
inorganique des plébéiens, citoyens inférieurs, peut-être vestiges d'une confusion antérieure,
auxquels fut concédé, au lointain Trastevere, ce mais, plus sûrement encore, preuve d'une
sanctuaire extérieur à la ville. En Fors Fortuna, inquiétude que, seule, la multiplication des rites
apte par sa fonction agraire à leur donner peut apaiser. Ainsi, la division des rôles entre
croissance et progrès dans la société, ils une Fortuna Virilis de valeur générale et une
trouvèrent eux aussi une divinité tutélaire de leur Fortuna Barbata spécialisée à l'extrême. De
«classe». Ainsi fut complété l'édifice social des même, l'accumulation des protections
cultes de Fortuna qui, par une division surnaturelles autour de la femme et de sa vie sexuelle,
exhaustive du corps politique et de la population, sur laquelle veillent à la fois la déesse du Forum
assuma désormais la protection des classes d'âge Boarium, Fortuna Muliebris et Fortuna Virgo.
de la cité patricienne, du roi et de la plèbe. Ainsi, Que pouvait-il cependant, sous cette
par une symétrie artificielle et, en quelque sorte, clas ification si formelle, à travers cette fragmentation où
par un jeu sur la notion de classe et sur son finit par se dissoudre la divinité, subsister de
ambivalence, classe d'âge de définition toute spontanéité religieuse et de sensibilité vivante
biologique, ou groupe social, en un sens plus au sacré? D'autres témoignages qui, presque
moderne qui trahit le caractère non originel, tous, valent encore pour l'époque classique, le
mais acquis, de cette fonction, le culte, jusque-là culte pittoresque de Fortuna Viscata, la croyance
à part, de Fors Fortuna fut-il, par une à la magie fécondante des eaux, qui inspire des
modification secondaire, aligné sur ceux des Fortunes rites scabreux ou exubérants, tels le bain du 1er
urbaines et, désormais, refondu dans le moule avril en l'honneur de Fortuna Virilis et, le 24
commun. juin, la fête nautique de Fors Fortuna, la frayeur
La multiplicité des Fortunes romaines des matrones devant les toges mystérieuses qui
archaïques n'est donc nullement, comme on eût pu le revêtaient la statue du Forum Boarium, tous ces
croire, un signe d'anarchie ni le résultat d'une faits révèlent l'autre face du culte de Fortuna,
prolifération capricieuse. Loin de former une chargé de survivances primitives et de dynamis-
poussière d'éléments hétérogènes, leurs cultes, mes obscurs. Dans ces superstitions, ces rituels
dédiés à des divinités qui ne sont ni magiques, ces craintes irrationnelles, héritées
incohérentes, ni évanescentes, comme on l'a prétendu2, d'un passé lointain, toutes formes inférieures de
relèvent tous d'une définition unitaire. Fortunes la vie religieuse, mais les seules que nous
masculines et féminines, protectrices éphémères puissions appréhender, persistent une vitalité
d'un «passage» - Virgo et Barbata -, ou d'une populaire et une affectivité irrépressible que
condition durable - Muliebris et Virilis -, déesse rien n'avait pu étouffer, ni les scléroses du
du roi ou divinité de la plèbe, elles se répondent temps, ni les codifications officielles ou
en un jeu complexe de correspondances et l'administration rationaliste du surnaturel.
d'oppositions. Cultes multiples, certes, mais en Tel est le domaine étendu, mais cohérent, sur
qui l'on ne constate aucune dispersion, ils lequel règne le groupe unitaire et ordonné des
révèlent au contraire, dans le jeu à deux pôles, Fortunes romaines : il va du biologique au
représentés par les grandes Fortunes serviennes, politique, du collectif à l'individuel et, si nous
et à quatre termes intermédiaires - les déesses rassemblons les traits épars qui appartiennent à
des classes d'âge -, que nous avons analysé, une ces diverses divinités pour recomposer une
forte organisation, en cela bien romaine. Cette Fortuna unique qui serait leur commun archétype,
organisation est trop méthodique et trop par- nous pouvons reconnaître en elle une déesse de
la fécondité agraire et plus encore humaine,
présidant aux rapports sexuels et à la croissance
Supra, p. XVI. de la société, déesse royale conférant la souve-
;
426 ESSAI D'INTERPRETATION

raineté, assurant la sauvegarde du territoire ville, celui de Fors Fortuna; l'autre, au contraire,
romain et celle de ses habitants dont elle régit né avec elle au temps des rois étrusques et
les destinées personnelles. Mais, de tous ces associé à son développement urbain. C'est de ce
pouvoirs, on ne saurait trop le souligner, celui culte largement indifférencié, celui du Forum
qui domine tous les autres et qui les justifie, Boarium, que seraient issus, au cours du VIe
c'est celui qu'elle exerce sur la fécondité : siècle, les cultes spécialisés des classes d'âge,
puissance biologique qui est la source et le fondés sur des divisions symétriques et un souci
fondement de son efficacité politique, et qu'elle d'ordre administratif dont l'esprit est déjà celui
transmet à celui qui, ici-bas et par délégation, de ce qu'on nommera la religion pontificale,
dispense à son peuple toute prospérité; inépuisable tandis que, par un choc en retour et par une
réserve de vie qui fait d'elle l'ultime recours innovation qui correspondent au progrès des
contre la guerre et par laquelle, simultanément, classes populaires, le culte primitif de Fors
elle gouverne, dans toutes les phases de leur Fortuna, devenue protectrice de la plèbe,
existence, le sort de ceux qu'elle a une fois subissait une mutation qui achevait de l'intégrer à ce
appelés à la lumière du jour. système socio-religieux.
Est-il possible d'esquisser à l'intérieur de ces Quant à la déesse du Forum Boarium, qui
différents cultes une chronologie, ne serait-elle incarne dans leur plénitude les valeurs
que relative? Les seuls éléments de chronologie essentielles de Fortuna, qui est apparemment la plus
absolue que nous possédions sont, pour le universelle, et, en tout cas, la plus anciennement
sanctuaire à ciel ouvert du Forum Boarium, puis attestée des Fortunes de Rome, nous voulons
pour le temple qui lui succéda, respectivement dire de Yurbs, par opposition à la campagne
les toutes premières années, puis le second environnante, puisque son premier sanctuaire
quart du VIe siècle. Quant aux autres temples, la connu remonte au commencement du VIe siècle,
tradition les attribue indistinctement à Servius elle apparaît elle-même, à d'autres égards,
Tullius, à une exception près toutefois, celui de comme une héritière de Fors Fortuna, dont elle
Fortuna Muliebris, rattaché à la légende de aurait repris et précisé certaines fonctions,
Coriolan. En l'absence de données précises, tandis qu'elle en laissait échapper d'autres. En
procurées par l'archéologie, le critère le plus sûr passant de la divinité tiberine à la déesse
auquel nous puissions recourir nous paraît être urbanisée du Forum Boarium, les fonctions que
le niveau de différenciation très inégal de ces Fortuna exerçait aux dimensions de l'univers se
déesses. Des figures aussi étroitement sont restreintes à celles de la société des
spécialisées que Fortuna Barbata et Fortuna Virgo, plus hommes: sa fécondité n'est plus agraire, mais
proches de ce qu'il est convenu d'appeler les seulement humaine, et sa souveraineté, jadis
numina que riches de substance personnelle et, cosmique, n'y est plus que royale. Comme si,
d'ailleurs, tombées relativement tôt dans l'oubli, accueillie dans la Ville, la déesse Fortuna avait
ont toute chance d'être des divinités perdu ses contours vagues pour acquérir une
secondaires, aux deux sens du terme, tant par leur personnalité plus perceptible, mais non sans
caractère mineur que par la date plus récente de sacrifier une partie de la toute-puissance à
leur apparition. Fortuna Virilis et Fortuna laquelle elle devait justement son
Muliebris elles-mêmes, quoique de culte plus durable, indétermination. Ainsi, les divers cultes de Fortuna
de signification plus dense et de plus haut semblent-ils s'être détachés progressivement d'une
prestige, semblent s'être partagé les souche commune, selon un processus de
compétences sexuelles qu'assumait, dans différenciation et de spécialisation croissantes qui
l'indif érenciation, la déesse du Forum Boarium, à la fois n'est pas sans jeter quelque lueur sur les
protectrice des rapports conjugaux, des jeunes origines de la Fortune romaine.
mariées et de la royauté archaïque. Nous Entre cette dispensatrice de la fécondité,
croyons donc pouvoir reconstituer ainsi la protectrice, par là même, de toute une société et
formation complexe et progressive des cultes de chacun des individus qui la composent,
romains de Fortuna : aux origines, deux étendant son action jusqu'à la royauté et à la
sanctuaires anciens, qui sont aussi ses sanctuaires guerre, et les Fortunes de Préneste et d'Antium,
majeurs, l'un extérieur et à demi étranger à la les affinités sont évidentes : ce sont des diffé-
ROME, PRÉNESTE, ANTIUM ET LE PROBLÈME DE L'UNITÉ 427

rences de forme beaucoup plus que de fond qui peut-être Fanum?4, d'où provient la sors de
séparent l'une de l'autre ces diverses déesses. Servius Tullius, qui a au moins le mérite de
Celles de Préneste et d'Antium nous sont confirmer la forte vocation oraculaire de
apparues courotrophes, oraculaires et poliades, traits Fortuna, élément essentiel, et non adventice, de son
qu'un observateur superficiel ne retrouve pas culte, les Fortunes des trois villes se distinguent
dans les Fortunes romaines. Sans doute, à moins par la nature de leurs fonctions que par
l'exception peut-être de la Muliebris, ces dernières les modalités selon lesquelles elles s'en
ne sont-elles ni courotrophes ni déesses des acquittent. Elles ont toutes un pouvoir égal de
naissances au même degré; mais elles sont déterminer l'avenir : lors même qu'elles le proclament
déesses des classes d'âge, caractère qui par une divination fondée sur le hasard, les
n'apparaît pas en dehors de Rome, et ceci compense déesses de Préneste et d'Antium le forgent à leur
cela. La protection vitale et la capacité d'être gré et l'assignent aux hommes dès leur
que les humains attendent de Fortuna leur est nais ance; celles de Rome se contentent de le faire, sans
donnée, une fois pour toutes, au moment de leur l'énoncer, mais elles l'inscrivent dans le devenir
naissance par les divinités accoucheuses de biologique de chaque être. Là encore, lorsqu'elle
Préneste et d'Antium; elle leur est réitérée à chacun oriente les destinées individuelles, la Fortune
des passages redoutables de l'existence par les romaine agit dans un esprit conforme aux
déesses romaines des classes d'âge, comme si, au traditions nationales, par le biais d'un encadrement
sens de la permanence et du définitif que collectif, garant sûr contre l'anarchie des
possèdent les religions de ces deux cités, le tendances personnelles, tandis que Préneste et
Romain avait substitué un sentiment plus aigu Antium procèdent par une révélation oraculaire,
de l'historique et du temporel, nécessitant un mettant en jeu des forces obscures et
renouvellement périodique de son contrat avec contraignantes pour lesquelles Rome, centre d'une
la divinité3. Quant à la fonction poliade, que religion sans oracles officiels, n'éprouvait que de
Préneste et Antium n'hésitèrent pas à conférer à l'éloignement.
une déesse, tandis que Rome témoignait plus de Mais son comportement à l'égard de la
confiance à Jupiter, Fortuna n'en a sans doute divinité est-il, pour le fond, si différent de celui de
pas le titre dans la Ville; mais elle en a, au moins ses voisins, antiates ou prénestins? En cela aussi,
partiellement, la substance politique et militaire, la réponse est fournie par les Fortunes des
en tant que déesse royale, défendant par ailleurs classes d'âge qui, face aux deux autres villes,
l'accès menacé de la Via Latina. constituent l'irremplaçable originalité de Rome
Reste l'oracle qui faisait la gloire de Préneste dans sa construction du culte de Fortuna. Sans
et d'Antium et qui donnait à leurs Fortunes un doute le destin du fidèle, à Préneste comme à
rayonnement dont les déesses romaines furent Antium, est-il scellé, dès le jour de sa naissance,
toujours dépourvues. Pourtant, sur ce point par la volonté de la courotrophe oraculaire qui
également, et sans que nous ayons à tenir lui octroie à la fois sa vie et son lot personnel.
compte davantage de l'énigmatique sanctuaire, Mais ce destin, décrété, non révélé, n'en reste
pas moins le secret de la divinité. Aussi, lors des
phases majeures, des crises, des angoisses
imprévues de l'existence, l'Antiate ou le Prénestin
3 C'est la même disposition psychologique, à l'opposé, par
exemple, de la conception étrusque du saecitlum, de durée ira-t-il consulter l'oracle de la grande déesse
variable, mais toujours longue, celle d'une génération, qui locale, tandis que, dans les mêmes circonstances,
inspire la périodicité à court terme sur laquelle repose toute le Romain s'en remettra aux Fortunes servien-
la vie publique romaine, celle du cycle de cinq ans : retour nes, aux Fortunes des classes d'âge : deux
du census, du lustrum, et échéance des nota quinquennalia. manières de ménager des étapes dans le destin vécu
Dans une perspective plus large, on se rappellera les pages
magistrales de G. Dumézil sur les « champs idéologiques » de par chaque individu, d'en fractionner la durée
Rome et de l'Inde, dans Servius et la Fortune, p. 190-193, mystérieuse ou périlleuse, et de se réserver la
partiellement reproduites dans Rei. rom. arch., p. 129 sq.:
« Les uns [les Romains] sont toujours en éveil sur l'évolution
de la vie, pour la freiner sans doute, mais aussi pour la
légitimer... L'Inde n'a de regard que pour 4 Selon la dernière hypothèse de M. Guarducci (supra,
l'immuable.. ». p. 187, n. 197).
428 ESSAI D'INTERPRÉTATION

possibilité d'éclairer, peut-être même de de voir une tentative, même si elle reste
réorienter périodiquement le devenir humain, soit, à inconsciente, pour apprivoiser le Destin.
Préneste et à Antium, par la parole fatidique de Ne serait-ce donc, finalement, que par le
la divinité, soit, à Rome, par la sacralisation d'un nombre de leurs Fortunes que diffèrent les trois
passage rituel. Contraste de style, sans doute, qui centres cultuels : ici une divinité unique, et qui
ne masque qu'imparfaitement l'identité des le resta tout au long de son histoire; là, un
intentions, laissées, à Préneste et à Antium, à la couple de deux déesses, auxquelles nul surnom
libre initiative de l'individu, celle du fidèle qui particulier ne permit de conquérir une
consulte l'oracle au moment choisi par lui, aussi individualité discernable; ailleurs, enfin, une pluralité
libre à l'égard de la cité qu'il est dépendant à de Fortunes distinctes, dont les épiclèses
l'égard de la déesse, tandis que Rome, elle, fixe diverses garantissent l'autonomie? Selon une des
des règles, impose l'intégration à des cultes tendances permanentes de sa religion, plutôt
collectifs et soumet ces passages cruciaux à la que de s'en tenir à l'unicité de la Primigenia, ou
contrainte répétée des rites. Comme si, ayant au moyen terme, insuffisant à ses yeux, qu'était
éliminé les risques, l'arbitraire, d'un oracle aux la duplication des déesses antiates, Rome, grâce
réponses imprévisibles et d'un avenir dévoilé ou à la division du système des classes d'âge, a
dissimulé à son gré par la divinité, Rome avait spécialisé et, par là même, multiplié et amenuisé
cherché à lui substituer, autant qu'il est permis à ses puissances divines5, préférant une précision
l'homme, la sécurité d'une succession réglée, plus efficace et plus sûre à l'indifférenciation
d'un destin tracé d'avance et identique pour grandiose où demeurèrent la déesse souveraine
tous, uniformément scandé par les passages de de Préneste et, sous une forme toutefois plus
la puberté, puis de l'entrée dans la vie d'homme mouvante, le couple des Fortunes d'Antium.
ou de femme. Mais, là encore, l'opposition est moins profonde
Ainsi, après avoir reconnu l'unité qu'il n'y paraît de prime abord : c'est le degré où
fondamentale des diverses Fortunes de Rome qui, toutes, fut poussé le processus, plutôt que sa nature
en dernière analyse, peuvent se ramener à un même, qui sépare les trois cités. Chacune d'elles
type commun, pouvons-nous, pour l'essentiel, résolut à sa manière le problème théologique
étendre ces conclusions aux Fortunes de fondamental de l'un et du multiple: Fortuna
Préneste et d'Antium : si les déesses courotrophes et Primigenia assuma dans l'indivision la totalité
poliades de ces deux villes se distinguent de des rôles que, à l'inverse, se répartirent les
leurs sœurs de Rome, ce n'est que par quelques diverses Fortunes de Rome, tandis qu'Antium
légères variantes et elles sont susceptibles, elles s'arrêtait à un stade intermédiaire, celui de la
aussi, de la même définition unitaire, dualité. Pourtant, ce schéma, si net en
caractérisée par la fécondité vitale et la souveraineté. apparence, ne recouvre qu'une partie de la réalité, et la
Deux aspects, seuls, échappent à toute conception d'une divinité double, toujours
assimilation : les oracles de Préneste et d'Antium et, à latente dans la conscience religieuse antique, hante
Rome, la tutelle des classes d'âge, qui, dans partout les esprits, qu'elle s'exprime sous une
chacune des trois villes, représentent forme virtuelle ou achevée. Faut-il y voir
l'irréductible spécificité de leurs Fortunes respectives. seulement l'œuvre des forces de dissociation? ou la
Irréductibles, mais comme le sont deux droites constitution de telles dyades, même au prix
parallèles : car tout se passe comme s'il y avait, d'une de ces contradictions si familières à la
des déesses oraculaires de Préneste ou d'Antium pensée religieuse, ne peut-elle avoir été inspirée
aux Fortunes romaines des classes d'âge, sup- par une raison plus subtile? C'est Antium qui a
plétisme ou compensation. En fait, les unes et
les autres incarnent les réponses diverses
apportées par chaque cité, en fonction de sa 5 C'est au même phénomène que l'on doit les listes
psychologie propre, à un seul et même problème, celui a'indigitamenta, ces menues entités qui accomplissent leur
du destin et du devenir humains, acceptés, par tâche unique sous l'autorité d'un grand dieu - ainsi les
auxiliaires de Cérès, Veniactor, Reparatur, etc. - et que
les uns, tels qu'ils émanent, sans appel, du G. Dumézil compare aux innombrables esclaves spécialisés
vouloir divin, maîtrisés, par les autres, au moyen que comptaient les familiae des grandes gentes romaines (Les
de rites régulateurs, en qui il n'est pas interdit dieux des Indo-Européens, Paris, 1952, p. 122-125).
ETYMOLOGIE ET SÉMANTIQUE 429

le plus clairement dédoublé sa Fortune en un jourd'hui tous les linguistes et les historiens de
couple canonique, fixé par l'iconographie et la religion romaine7, était déjà, implicitement,
publiquement reconnu par la religion de la cité. celle que donnaient les anciens, qui usaient
Préneste a subi la même tendance, mais elle y volontiers de la figure étymologique quid . . . ferai
est restée velléitaire et ne s'y est traduite que fors, ut fors tulerit, etc.8. La famille de mots,
par des terres cuites votives, expression d'une construite sur les deux thèmes *forti- et *fortu-,
piété populaire qui ne reçut jamais de est morphologiquement claire. Le thème en ~i-,
consécration officielle. Rome elle-même, à l'image *forti-, reposant sur *bhr-ti-, n'est représenté en
d'Antium, sa rivale, a figuré Fortuna Muliebris latin que par le substantif fors9, nom d'action en
sous la forme de deux divinités jumelles et elle a
donné à la plus primitive de ses Fortunes un
nom double de valeur itérative, Fors Fortuna :
comme si, de même que la multiplication des Corssen); Hild, s.v. Fortuna, DA, II, 2, p. 1268; Warde Fowler,
effigies cultuelles exalte l'intensité des énergies Roman Festivals, p. 163-165, qui, critiquant la théorie de Max
Müller sur Fortuna, déesse de l'aurore, fait allusion «to the
divines, la duplication du nom divin par le well-known and universally accepted derivation of Fors and
langage avait la même vertu, celle d'accroître la Fortuna from ferre».
densité de la présence sacrée et, par suite, les 7 Fr. Muller, Altitalisches Wörterbuch, Göttingen, 1926, s.v.
pouvoirs agissants de la divinité; comme si la for-ti-s - for-tu-s, p. 186 sq.; Leumann, Lateinische Grammatik,
magie valorisante de la parole et cet autre Munich, 1977, I, p. 33 et 57; Walde-Hofmann, I, s.v. few et
langage, non plus abstrait, mais visuel, que sont fors, p. 484 et 534 sq.; Pokorny, p. 128, racine * bher-,
«tragen, bringen» (auch Leibesfrucht tragen)», et 130; É. Ben-
les représentations de l'anthropomorphisme veniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, I,
pouvaient concourir aux mêmes fins, avec la p. 11 et 301; également 51 et 202. Et, parmi les historiens de
même efficacité. la religion, Frazer, Fasti, IV, p. 335; M. Marconi, Riflessi
mediterranei, p. 230 sq.; G. Herzog-Hauser, Tyche und
Fortuna, WS, LXIII, 1948, p. 156-163; A. Brelich, Tre variazioni,
p. 16; G. Radke (infra, η. 10 et 13).
II - ETYMOLOGIE ET SÉMANTIQUE 8 Enn. ann. 197 Vahl.; Ter. Phorm. 138, qui en sont les
deux exemples les plus anciens; Cic. Att. 7, 14, 3; 8, 1, 3, etc.
C'est donc bien la même déesse maternelle et Cf. les nombreux textes cités au Thesaurus, s.v. fors, VI,
féconde, ici poliade, là protectrice du roi et des col. 1128, et supra, p. 208 sq. Sur l'étymologie fortuitus-Fortu-
«classes» de la cité, partout dispensatrice de la na, transmise, d'après Vairon, par Augustin et Isidore de
Seville, et qui trahit l'illusion, à la fois sémantique et
vie à ses origines et dans sa continuité, qui philosophique, d'un temps où Fortuna était devenue la déesse du
régnait à Préneste, à Antium et à Rome, ainsi hasard et le principe premier des «causes» ou des
que dans d'autres centres secondaires de l'Italie événements fortuits, supra, p. VIII. Beaucoup plus exacte est la
archaïque, sous le nom de Fortuna. Malgré cette dérivation indiquée par Lydus, mens. 4, 7, p. 72, et 100,
profonde unité de nature et de fonctions, qui p. 140 W. : Φορτοΰναν . . . άπο της φοράς.
9 Morphologiquement isolé, puisque, à la différence des
détruit la légende d'une Fortune evanescente et noms en -Ho, si nombreux, le suffixe -ti- réduit à lui seul n'a
informelle, il semble que les linguistes aient eu formé «qu'un petit nombre de noms féminins» (Meillet-
peine à retrouver ces valeurs fondamentales Vendryes, Traité de grammaire comparée des langues
dans le vocabulaire de la famille de fortuna. classiques, p. 396), et, de surcroît, sans vitalité propre, puisque le
nom commun fors n'est usité qu'au nominatif et à l'ablatif, le
L'étymologie, couramment reconnue dès le plus souvent adverbial. Ces faits suffisent à expliquer que,
siècle dernier, rattache fors et fortuna à la racine pour désigner la déesse, Fortuna l'ait emporté sur Fors. On
*bher-, «porter», celle dont provient le verbe pourra néanmoins les confronter aux remarques d'É. Ben-
ferre6 : cette interprétation, qu'acceptent veniste sur les noms latins en -tus et en -tio, qui continuent
l'opposition indo-européenne de *-ti- objectif et de *-tu-
subjectif : alors que « *-ti- indique l'action objective, réalisée
hors du sujet», *-tu- et les noms en -tus «convoient des
6 Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 148 et notions de caractère subjectif. Ils énoncent le procès au point
n. 2, à la fois au sens de «porter quand il s'agit de la Terre», de vue du sujet, comme aptitude ou capacité, comme
l'être primordial, à rapprocher de la Primigenia, et réalisation ou pratique personnelle» (Noms d'agent et noms
«d'apporter quand le concept du Destin se substitue au type d'action en indo-européen, Paris, 1948, p. 96-112, dont nous
primitif»; Bréal et Bailly, Dictionnaire étymologique latin, citons l'introduction et la conclusion). On comprendrait
Paris, 1885, s.v. fors, p. 103; Peter, dans Roscher, I, 2, s.v. Fors mieux, dès lors, l'importance de ces formations en *-tu- dans
et Fortuna, col. 1500 et 1503 (avec référence à Curtius et le vocabulaire de la famille de Fortuna, non point entité
430 ESSAI D'INTERPRÉTATION

-ti- qui désignerait Γ« acte de porter» (Bringung), les ports et, à date ancienne, sur les portes15, et
personnifié et divinisé10. Sur le thème en -u-, Fortii-na sur le concept du destin, dont elle est
*bhr-tu-, qui suppose un *fortus non attesté, sont maîtresse, «Herrin des Schicksals» (* : fortus)»16,
formées les deux séries de fortu-itus (cf. gratu- comme si, et l'on hésitera toutefois à admettre
itus) et de fortii-na et ses dérivés, fortunatus, cette équivalence, * fortus n'avait été qu'un
infortunium, etc. Fortuna, adjectif substantive11, synonyme du seul mot qui, en latin, traduise la
est constitué à l'aide "du suffixe -no-, -na-, notion de «destin», fatum.
fréquemment employé dans les noms de divinités, Le résultat de ces investigations ne laisse pas
comme Neptunus, Portunus (*fortus/ 'Fortuna d'être décevant, non point tant en raison de
sont dans le même rapport que portus/ l'analyse morphologique, qui ne fait pas
Portunus), Vacuna, Vesuna. dif iculté, qu'à cause des problèmes sémantiques
Quelle est la valeur sémantique du suffixe? qu'el es soulèvent. Car, lorsqu'on a rattaché Fortuna à
Deux études récentes ont tenté de la préciser. la racine *bher- et reconnu en elle une déesse
G. Radke, qui met en rapport étroit les suffixes quae fert17, on ne saurait dire que cette définition
•no· et -to-, rapproche, pour le sens, les ait fait beaucoup progresser dans l'intelligence
formations nominales et verbales où ils apparaissent, du problème. Quel sens, en effet, faut-il, en
les adjectifs en -no- et les participes-adjectifs en l'occurrence, donner à ferre — * fortus? Ainsi
-to- (ainsi plenus - complètus), lesquels, pour s'explique, même si on ne le partage pas, le
reprendre la formule d'É. Benveniste, indiquent scepticisme dont seuls font preuve, contre l'avis
«l'accomplissement de la notion dans l'objet»12. général, Ernout et Meillet, qui concluent en ces
A la différence de Fors, qui véhiculerait toujours termes leur exposé : « On rapproche d'ordinaire
plus ou moins l'idée de hasard, Fortû-na, le groupe de ferö, cf. fors; mais skr. bhrtih «acte
exprimant, comme le parfait, l'action achevée, serait de porter», arm. bard «fardeau», got. ga-baurps
donc, dans cette perspective, la déesse qui a « naissance » sont loin pour le sens ... On n'ose
effectivement accompli Γ« action de porter», affirmer aucune étymologie»18. Ce vocabulaire
*fortus, et cela non point fortuitement, mais
consciemment13. En revanche, pour W. Meid,
plus explicite et, au moins pour la partie
linguistique, plus convaincant, le suffixe -no-, naturel ou la notion abstraite dans lesquels se manifeste la
interprété comme un «Führersuffix», exprime l'idée divinité, et que la pensée primitive ne distingue pas d'elle, les
formations secondaires en -no- traduiraient une
de domination ou d'autorité (cf. domi-nus, tribu- personnification plus accentuée du dieu, désormais conçu comme
nus), c'est-à-dire, en termes religieux, le souverain ou protecteur: ainsi * fortus «Schicksal», Fortuna
domaine, concret ou abstrait, sur lequel règne une «Göttin des Schicksals», * neptus «Wasser», Neptunus «Gott
divinité14 : Siluâ-nus sur les forêts, Portù-nus sur des Wassers».
15 D'après le sens premier de portus, «passage», «passe»
(Ernout-Meillet, s.v., p. 525). Sur cette fonction de Portunus,
représenté une clef à la main, Fest. Paul. 48, 25; et Schol.
Veron. Verg. Aen. 5, 241 (Thilo-Hagen, III, 2, p. 433).
surnaturelle, mais bien personne divine, et maîtresse des 16 Cf. l'analyse concordante, par É. Benveniste, Le
destinées, puis des individus. vocabulaire des institutions indo-européennes, I, p. 301-304, des
10 G. Radke, Die Götter Altitaliens, p. 18 sq.; 28; et s.v. Fors dérivés en -no-, qui, en latin comme en germanique,
et Fortuna, p. 132. comprennent, d'une part, des noms de fonctions sociales, d'autre
11 Leumann, op. cit., I, p. 323; s.v., Ernout-Meillet, p. 249; part, des noms de divinités régnant sur un élément ou sur
et Walde-Hofmann, I, p. 534. une force, et qui expriment la notion soit d'autorité, soit
12 Noms d'agent et noms d'action, p. 167. d' « incarnation », au sens où le roi « incarne » en lui le groupe
13 « Demnach ist Fortii-na die Göttin, welche * fortus humain qu'il représente. D'où la définition de Fors Fortuna,
vollzogen, d.h. nicht zufällig geschenkt, sondern bewusst considérée comme «la Fors (divinisée) [au double sens de
«gebracht» hat» {pp. cit., p. 132). «action de comporter» et «ce que le sort comporte»] de
14 Das Suffix -no- in Götternamen, BN, VIII, 1957, p. 72-108 *Fortu·», formation adjective qui «qualifie Fors et la précise
et 113-126, qui ne dénombre pas moins de quarante et un en même temps».
noms de divinités, formés, dans les langues italiques, 17 Selon la formule rejetée par Max Müller, mais acceptée
celtiques et germaniques, à l'aide de ce suffixe; sur Fortuna, en par Warde Fowler (supra, p. 429, n. 6) : « so vague and
particulier p. 73; 75; 80; 84-89; 105. Succédant aux anciens abstract a goddess as «Dea quae fert», the goddess who
aux'
nomssubstantifs
divins * Fortus,
* fortus,* Neptus,
* neptusidentiques,
qui expriment
estime l'élément
l'auteur, brings» (Roman Festivals, p. 164).
18 P. 249, s.v. Fortuna; cf. s.v. fors, sur le «rapport - réel ou
ETYMOLOGIE ET SEMANTIQUE 431

de la «naissance» et de la fécondité, seulement au sens de «comporter», exprimant,


abondamment attesté dans d'autres langues sous son aspect événementiel, les
indo-européennes19, est-il, cependant, si «loin pour le «manifestations du sort», mais encore et surtout, «au sens
sens» de la plus ancienne Fortuna, déesse-mère de la gestation»22, «porter dans son ventre, être
et courotrophe, invoquée à l'occasion des fécondée»23, celui qu'on retrouve dans l'adjectif
accouchements, nationu cratia? Une partie de la forda (bos), désignant les vaches «pleines» qui,
difficulté est aisément levée si, au lieu de s'en tenir aux Fordicidia du 15 avril, étaient immolées à
aux sens classiques les plus ordinaires, les seuls Tellus. Etymologie et valeur sémantique
que citent les linguistes modernes, «chance», auxquelles les anciens restaient parfaitement
«hasard», ou même «destin»20, on se reporte à sensibles, comme l'attestent les deux définitions de
la fonction première de Fortuna. L'unité Varron : bos forda quae fert in uentre; quod eo die
sémantique de la notion apparaît pleinement, dès lors publiée immolantur boues praegnantes in curiis
qu'on reconnaît la maternité essentielle de la complures, a fordis caedendis Fordicidia dicta24; et
déesse21 et qu'on entend ferre, «porter», non d'Ovide :
forda ferens bos est fecundaque dicta
ferendo . . .
Telluri plenae uictima plena datur25.
imaginaire - avec fera » qui a donné lieu à la figure
étymologique rappelée ci-dessus, p. 429. Dans le domaine de la fécondité non plus
19 Pokorny, p. 129-131: fern. ai. bhartrï, av. barv&ri animale ou humaine, mais végétale, ferre est le
«Trägerin, Erhalterin, Mutter»; arm. ber «Ertrag, Frucht, verbe propre qui exprime l'activité de la terre,
Fruchtbarkeit» und «Bewegung, Lauf»; alb. bir «Sohn» (cf. got. « productrice » des récoltes : quae autem terra
baur), bijë «Tochter»; mir. bert «Geburt»; birit «Sau»; air. fruges ferre et *ut mater cibos suppeditare possit,
mir. breth brüh «das Tragen, Gebären, Geburt» (cf. Ernout-
Meillet, s.v. ferö, p. 229, sur l'irlandais breth et brüh écrit Cicéron26. C'est à ce même sens que se
«grossesse » (fait de porter), birit « féconde » (d'où « truie », féconde rattachent également les adjectifs ferax et fertilis.
par excellence); corn, brys «Mutterleib»; aisl. bera «tragen, Telle est la notion centrale inscrite dans le nom
ertragen, bringen, gebären»; got. aisl. barn «Kinds barms de Fortuna, déesse quae fert, «féconde», comme
«Brust»; aisl. badmr «Busen»; got. Gabaurfrs «Geburt, la Terre-Mère, par définition, cause efficiente des
Abstammung, Geschlecht»; aisl. burâr «Tragen, Gebären,
Geburt»; byrd «Geburt»; ags. gebyrd, ahd. giburt «Geburt» naissances humaines, ainsi que, dans le culte
auch «Schicksal» (cf. Walde-Hofmann, I, p. 484); alit. bérnas agraire de Fors Fortuna, de la fertilité du sol,
«Kind», etc. déesse qui porte en elle tout le futur en
20 Ernout-Meillet, p. 249, s.v. fors : « hasard, chance », et gestation, les événements comme les êtres à venir :
Fortuna : « 1) la Fortune, divinité = Τύχη; 2) la fortune, bonne
ou mauvaise... opposée à ratio, jointe à casus»; Walde-
Hofmann, I, p. 534, s.v. fors «blinder Zufall, Ungefähr»;
fortuna «Zufall, Geschick; Glück, Unglück»; Pokorny, p. 130 :
fors «Zufall»; fortuna «Zufall, Glücksfall, Glück». Destin: de chaque enfant, «shaping there and then at the very hour
W. Meid (supra, p. 430). Cf., pour une analyse plus of «birth» the child's «fortune» and future life».
développée du concept de Fortuna, inséparable de celui de Tyché, 22 Tels sont les trois sens qu'É. Benveniste, Le vocabulaire
G. Herzog-Hauser, op. cit., p. 162 sq., qui définit la déesse des institutions indo-européennes, I, p. 11, reconnaît à fero et
grecque, elle aussi, «als Tragende (Φέρουσα) und aux dérivés de la racine *bher-\ 1) «porter» au sens de la
Fördernde»; ainsi que A. Anwander, « Schicksal »-Wörter in Antike gestation, d'où forda; 2) «porter», «comporter», d'où les
und Christentum, ZRGG, I, 1948, p. 315-327; et G. Dumézil, «manifestations du sort», fors, fortuna (cf. supra, p. 430,
Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 243 sq., fors étant « la n. 16), «et leurs nombreux dérivés, qui entraînent aussi la
production d'un événement» qui échappe à la prise de notion de «fortune, richesse»; 3) «porter», «emporter», au
l'homme. sens du rapt et du butin.
21 Telle était la solution proposée par G. Vigfusson, Fors 23 Ernout-Meillet, s.v. fera, p. 227.
Fortuna, dans The Academy, XXXIII, 1888, p. 190, qui 2*LL6, 15.
rapprochait fors, forte, de l'islandais burâr, «event, chance, hap, 25 Fast. 4, 63 1 et 634. Mais le rapprochement allégué par
accident», et les verbes ferre et bera, ce dernier exprimant M. Marconi, Riflessi mediterranei, p. 231, entre fortis (d'après
«the notion of an invisible, passive, sudden, involuntary Fest. 474, 27: Forctibus, id est bonis; cf. Ernout-Meillet, s.v.,
chance agency, a «fatis agimur» indeed», et, dans une autre p. 249 sq.; et Non. 476, 8) au sens non seulement de «valido»,
acception, «to bear, give birth»; de même burâr «birth» et, « ricco », « fecondo », mais aussi « gravido », et Fortuna, la dea
au pluriel, « endowments of birth » = « rank, honour, might », «gravida», «pregnante», «feconda», est trop aléatoire pour
cf. lat. fortuna. Les deux notions se rejoignent dans les qu'on puisse en faire état.
figures mythiques des Nornes, qui président à la naissance 26 Leg. 2, 67.
432 ESSAI D'INTERPRÉTATION

il semble que cette interprétation, où qui gouverne l'univers dans l'incohérence et qui
s'accordent l'étymologie, la sémantique et l'analyse serait le casus*1, ou certaines formes de la τύχη,
religieuse, puisse obtenir la double adhésion du que le poids immédiat du donné et des faits
linguiste et du théologien. objectifs, que l'inattendu immanent au sort ou le
Quelle place, cependant, convient-il mystère inexplicable des événements : le «
d'assigner, dans cette structure sémantique, aux hasard » contenu dans fors et forte n'est en fait que
concepts de chance, de hasard et de destinée? l'ensemble des causes inconnues qui échappent
L'existence de fortu-itus, formé sur le même à la compréhension des hommes et dont les
thème que fortu-na, et de l'ablatif adverbial forte, dieux seuls détiennent le secret.
fréquemment attesté au sens de «par hasard», Quant à fortuna et à ses dérivés32, outre le
interdit de les considérer comme adventices ou nom de la déesse qui est, selon toute
marginaux, d'autant que, si obscur qu'il demeure vraisemblance, antérieur au nom commun33 et que, pour
pour la pensée moderne27, le même lien intime cette raison, nous noterons, dans toute la suite
de la fécondité et du hasard ou de la chance de cette étude, sens I, le substantif apparaît
apparaît dans une notion singulièrement proche dans deux acceptions principales. Il peut, en un
de celle qu'exprime fortuna : dans le groupe de sens déjà hellénisé, désigner la «chance»34,
felix-felicitas28. Dans la famille même de fortuna principe impersonnel qui dirige les événements et
et de ses dérivés, ces divers sens sont qui n'est autre qu'une projection abstraite de
représentés dès les premiers textes littéraires, chez Fortuna, divinité personnelle. Ce sens II est le
Naevius et chez Plaute. Si tardifs que soient ces seul qui ait des dérivés, mais ils sont nombreux
emplois par rapport à la période que nous et d'usage fréquent. L'adjectif fortunatus
envisageons, puisqu'ils datent au plus tôt du notamment, qui se trouve déjà chez Naevius35, permet
troisième tiers du IIIe siècle, ils peuvent de reconstituer la préhistoire purement latine de
néanmoins nous éclairer puissamment sur la cette « fortune » abstraite : qualifiant celui qui est
sémantique, donc sur la théologie de la plus ancienne «comblé de la faveur divine», employé dans la
Fortuna, dans la mesure où ils portent vieille formule rituelle de bon augure quod
témoignage d'un état de langue bien antérieur et d'un bonum faustum felix fortunatumque esset36, il
système lexical dont nous pouvons dès renvoie au sens primitif où fortuna II, déjà
maintenant tenter d'esquisser les grandes lignes29. détachée de la personne de la déesse et érigée
Notons d'abord, à titre liminaire, que la en principe autonome, désignait la «faveur», la
référence au «hasard» que l'on constate dans les
emplois adverbiaux de forte, de loin les plus
fréquents, et, exceptionnellement, dans forte
fortuna et fortuito*0, vise moins le principe anar- 31 Remarquons à ce propos que casus au sens de «hasard »
chique et transcendant, de nature métaphysique, n'apparaît pas encore chez Plaute, non plus que chez
Térence, ce qui est pour le moins étrange, quand on se
rappelle le rôle que le hasard joue dans la comédie nouvelle
(cf. Ph. E. Legrand, Daos, Lyon-Paris, 1910, p. 392-397).
27 Par exemple A. Brelich, Tre variazioni, p. 16 et η. 15, qui, L'unique fois où le mot est employé chez Plaute, en Ps. 1280
cherchant à expliciter le lien originaire entre les deux (aucun exemple ne figure chez Térence), c'est au sens de
notions, « hasard » et « fécondité », se borne à rappeler que le «chute», celle de Pseudolus qui est tombé (cf. 1278: cado)
complexe et l'indifférencié précèdent toujours le simple et le alors que, déjà ivre, il s'essayait à danser.
bien défini. 32 Cf., s.v., Ernout-Meillet, p. 249; Walde-Hofmann, I,
28 Étudié par H. Erkell, Augustus, félicitas, fortuna, p. 534; et le Thesaurus, VI, col. 1175-1197 (fortuna-fortunatim),
Göteborg, 1952, p. 41-128; et par H. Fugier, Recherches sur et VII, col. 1480 sq. (infortunatus-infortunium).
l'expression du sacré dans la langue latine, Paris, 1963, 33 W. Schulze, dans SPA, 1916, p. 1329.
p. 31-34, qui reconnaît à felix les trois sens, ordonnés selon 34 Pi. Ep. 332 et Poe. 302, où l'opposition de natura et de
une succession historique, de «fécond», «bénéfique» et fortuna recouvre celle de φύσις et de τύχη.
«voué au succès». 35 Dans la formule de courtoisie, visiblement ancienne et
29 Pour une étude plus détaillée des faits, cf. T. II, chap. fixée par l'usage, salui et fortunati sitis . . . (Tarentilla, War-
Ill; et notre article, «Fortuna» et le vocabulaire de la famille mington, II, p. 100, v. 82). Cf. Pi. Aul. 182.
de «fortuna» chez Plaute et Térence, à paraître dans la Revue 36 Que, au témoignage de Cicero n, diu. 1, 102, les anciens
de Philologie, 1981-1982. Romains, maiores nostri, ne manquaient pas de prononcer
30 Employés par Plaute, l'un deux fois (Ba. 916; Mi. 287), avant de s'engager dans chacune de leurs entreprises. Cf. Pi.
l'autre une seule fois (Aul. 163). Tri. 41; également Cas. 382 et 402.
ETYMOLOGIE ET SÉMANTIQUE 433

«volonté bénéfique» des dieux, ce dont la dans leurs emplois métonymiques, les dieux
pensée romaine hellénisée fera la «chance» donnent leur nom aux bienfaits qu'ils
d'origine surnaturelle. La double série des autres dispensent, que Ceres devient «le pain» et Liber «le
dérivés, de sens soit positif, fortunare (d'où le vin»37, c'est, de même, peut-on croire, si l'on
participe-adjectif fortunatus), fortunate, fortuna- cherche à reconstituer, chronologiquement, la
tini (ainsi que fortunium, refait sur infortunium, genèse des sens, par une double métonymie que
et fortunaria, tous deux tardifs et isolés), soit les acceptions II et III de fortuna se dégagèrent
négatif, infortunatus , infortunium, auxquels du nom de la déesse, comme les effets
s'ajouteront encore, sous l'Empire, infortunitas, historiques et temporels de son numen, c'est-à-dire de
et même, tardivement, infortuniosus, n'est pas sa puissance et de sa volonté surnaturelles,
moins instructive. En latin classique, fortuna II comme si la fonction spécifique de Fortuna,
se dégradera au point de devenir une notion parmi les immortels, avait été, d'une part, de
ambivalente : l'adversité tout autant que la communiquer aux hommes la «faveur», le
chance, la mauvaise autant que la bonne fortune. La «vouloir bénéfique» des dieux qui les appellent à la
sémantique historique permet d'affirmer que la naissance ou au pouvoir, qui leur permettent un
langue archaïque ignorait cette redoutable heureux développement biologique ou social, et,
ambiguïté. Pour les plus anciens Romains, et la d'autre part, de leur distribuer le lot, fatalement
vitalité persistante des formations privatives en tissé de bonheurs et de misères, qui forme la
in- jusque dans la langue impériale atteste la matière de cette existence. Ainsi, les notions de
force inconsciente de ce sentiment, Fortuna était «hasard», non point areligieux, mais contenu
une puissance exclusivement bienfaisante, dans la main des dieux, de «chance» conférée
bonne comme le sont les déesses mères et par leur «faveur» et de «destinée» attribuée à
nourricières. Au contraire de Τύχη, à qui l'ambivalence tout homme venant en ce monde ne sont
est essentielle, puisque la δυστυχία et Γεύτυχία nullement étrangères à la plus ancienne Fortuna :
désignent les deux aspects contradictoires de elles sont, au contraire, incluses à l'intérieur de
son action, la religion romaine archaïque se son domaine originel; même si elles ont tendu,
représentait avec une rassurante simplicité par la suite, à se constituer en réalités
l'intervention de Fortuna en ce monde : quand elle indépendantes, elles sont fortement intégrées à la
prenait part aux affaires humaines, c'était fonction dominante de Fortuna, déesse de la
seulement, la langue en garde le témoignage, pour fécondité humaine.
rendre les mortels fortunati. Sans doute son L'étude des rites et des cultes comme celle
absence, son refus signifiaient-ils pour eux Y du matériel sémantique conduisent ainsi à
infortunium, le comble du malheur. Du moins donner de Fortuna la même définition, constante et
n'avaient-ils nulle raison de se croire persécutés cohérente : elle est, dans la religion archaïque, la
par une fatalité cruelle : seuls leur manquaient productrice féconde et la dispensatrice
les dons de Fortuna, dispensatrice de la faveur bienfaisante des naissances, des âges de la vie et des
divine, et tout laisse croire, si l'on se fie à destinées humaines, un équivalent maternel et
l'accord de la sémantique et de l'archéologie, à rassurant du destin, qui attribue à chaque être
la concordance du vocabulaire et de la religion sa part de « chance » et de faveur divine {fortuna
des dépôts votifs, qu'il était plus aisé de fléchir II, fortunatus) et les événements qui forment son
cette déesse maternelle que de se concilier la lot personnel {fortuna III, au singulier ou au
versatile Tyché. pluriel), soit qu'elle garde sur eux le secret {forte,
En un troisième sens, enfin, fortuna désigne fortuito), soit qu'elle en dévoile les mystères par
le «sort» des individus, la «destinée» humaine, la révélation oraculaire des sortes. Quant au
envisagée soit dans son ensemble et sa «hasard», concept trop moderne pour que les
continuité, soit dans les «situations» qu'elle revêt contemporains de Plaute et même de Térence, à
momentanément, soit encore dans ses formes plus forte raison les Romains du VIe siècle
antithétiques où le « bonheur » et le « malheur »
se mêlent inévitablement, comme il sied à la
condition des mortels, et cela quelle que soit la 37 Cf. les exemples de métonymie énumérés par Cic. de
bienveillance propre de Fortuna. De même que, oral 3, 167.
434 ESSAI D'INTERPRÉTATION

l'aient élaboré au sens où nous l'entendons tions du sort», selon la formule d'É. Benveniste,
aujourd'hui, il faut l'interpréter dans de tout sous l'aspect, non de l'immuable, mais du
autres perspectives. Devant le phénomène changeant. Monde de l'imprévisible, qui précède
biologique de la gestation, devant l'éveil mystérieux l'événement, ou de l'inexplicable, une fois qu'il
de la vie et l'abîme insondable de la destinée, s'est produit; succession de cycles réguliers,
l'homme antique éprouvait une stupeur qui mais qui n'apparaissent tels qu'à l'omniscience
n'était autre que le sentiment du surnaturel. Ces des dieux, et dont l'ignorance humaine ne voit
réalités inexplicables ne pouvaient être, pour lui, que la déconcertante discontinuité, que le
que le fruit du divin hasard, c'est-à-dire de la mouvement perpétuel qu'elle interprète en termes
volonté cachée des dieux. Étranger à toute de contingent et d'accident. Dans les deux cas, le
causalité rationnelle, à la justification tirage des sortes ou la périodicité de l'univers et
scientifique comme à la prévision logique, le hasard était des existences humaines, la relation du fortuit et
le langage obscur, «oblique», eussent dit les du fatal est identique : l'apparence du hasard y
Grecs, par lequel les dieux s'adressaient aux recouvre la réalité du destin. Notions que la
hommes, leur manifestaient leur vouloir et leur pensée moderne, formée par des siècles de
faisaient éprouver leur pouvoir, lorsqu'ils rationalisme philosophique et scientifique,
énonçaient leurs oracles ou forgeaient l'existence et distingue et oppose, mais que la conscience latine
le destin des mortels. archaïque mêlait dans le creuset de
A ce niveau, celui de l'existence et du vécu, l'omnipotente domination des dieux sur les affaires
ignorant de toute spéculation métaphysique, humaines, où coexistent et se confondent, dans
hasard et destin se rejoignent, le hasard n'étant l'incertitude du devenir, le fortiiitum et la fortu-
que l'accomplissement d'une causalité qui nous rcû-destinée.
échappe, la réalisation d'un destin de nous Il serait prématuré, cependant, de voir en la
inconnu, qui nous apparaît sous les espèces du plus ancienne Fortuna une incarnation du
fortuit, de l'accidentel, imprévisible et non- Destin. Sans doute la fortuna ou les fortunae, au sens
déterminé, alors qu'en fait il est écrit à l'avance III, qu'elle a pour tâche de dispenser aux
et inébranlablement fixé38. Inhérent à la plus humains sont-elles très proches des fata, des
ancienne Fortuna, ce hasard paradoxal l'est «décisions formulées» par les dieux39, et les
doublement. Dans les sorts eux-mêmes deux termes, lorsqu'ils désignent les «destinées»
s'unissent les réalisations du hasard et du destin : individuelles, sont-ils à peu près synonymes.
hasard du procédé, du tirage aveugle des Sans doute Fortuna fait-elle, à bien des égards,
tablettes qu'on prend au petit bonheur; destin de leur songer à la Μοίρα ou à ΓΑισα grecque, à la
contenu, de la révélation fatidique, qui devient puissance qui assigne à chacun son «lot» et qui,
irréversible au moment même où elle est à sa naissance, lui fixe, par un décret infrangible,
énoncée. D'autant que le monde de Fortuna est, par sa juste « part », μόρος ou μοίρα40. Mais Fortuna
nature, celui de la mobilité : non point de n'est nullement ce Destin impersonnel et
l'instabilité capricieuse et déréglée propre à la implacable qui pèse si lourdement sur la vision
Tyché grecque, mais de l'évolution et du grecque ou étrusque du monde et qui resta si
changement. Monde de « passages » et de crises, celles longtemps étranger à la pensée romaine. Si,
des cycles cosmiques auxquels préside Fors d'ordinaire, le vouloir des dieux grecs coïncide
Fortuna, ou, à Préneste, des cycles alternants des avec l'ordre souverain fixé par la Μοίρα41, Zeus
générations, ou encore passages biologiques des
classes d'âge dans la majorité de ses cultes
romains, déesse qui gouverne les 39 Selon l'expression de G. Dumézil, Rei. rom. arch.,
p. 497.
40 Cf. la formule homérique, identique pour Achille,
Hector ou Ulysse, et qui impose au héros de subir « le sort que
l'impérieux destin (Αϊσα, Μοίρα κραταιή) lui a filé à sa
38 Cf. les diverses définitions d'A. Lalande, Vocabulaire naissance», «le jour où l'enfanta sa mère» (//. 20, 127 sq.; 24,
technique et critique de la philosophie, 12e éd., Paris, 1976, s.v. 209 sq,; nous citons la traduction de P. Mazon, Les Belles
Destin, p. 219; Fatalité, Fatum, p. 344-346; Hasard, p. 401-410 Lettres. Cf. Od. 7, 197 sq., etc.).
(citant par exemple Bossuet : « Ce qui est hasard à l'égard 41 Qui est la Μοίρα ΰζών ou δεοϋ en Od. 3, 269 et 1 1, 292.
des hommes est dessein à l'égard de Dieu»). En //. 16, 849, Patrocle n'ignore pas de qui lui vient la mort :
ETYMOLOGIE ET SEMANTIQUE 435

n'est cependant que l'exécutant de ses volontés : de la fécondité maternelle et de la notion de


il est, lui aussi, soumis aux contraintes du Destin «destinée», distribuée ou révélée.
et son libre arbitre, qui se meut dans d'étroites Ce lien fondamental de la naissance et de la
limites, se borne à choisir les modalités par destinée, qui a inspiré aux Grecs la
lesquelles il se réalise42. Au contraire de la Μοίρα représentation de la Μοίρα, d'abord unique, puis des trois
redoutable et lointaine, à qui les dieux mêmes Moires filant le sort de chaque homme depuis
sont assujettis, Fortuna est une divinité comme l'heure de sa naissance43 jusqu'à sa mort, n'était
les autres, ni extérieure ni supérieure à pas moins familier à la religion romaine44. Outre
l'ensemble des immortels. Même si les plus anciens Fortuna, on l'y retrouve en plusieurs divinités
Romains ne concevaient pas encore la société mineures et d'ailleurs mal connues. Ainsi Car-
divine à l'image de l'Olympe homérique, familial mentis, déesse des accouchements dont le sacel-
et hiérarchisé, ils se la représentaient néanmoins lum, qui donna son nom à la porte Carmentale,
comme un tout organisé et structuré, ils y était tout proche des temples de S. Omobono,
formaient des groupements fonctionnels et est aussi la prophétesse qui dispense le carmen
associaient leurs dieux en couples ou en triades, où oraculaire45. C'est au même cercle des divinités
se rencontraient deux ou trois divinités, de de la naissance et de la destinée
puissance peut-être inégale, mais de semblable qu'appartiennent les Parques, dans lesquelles il est
efficacité, qui conjuguaient leurs pouvoirs. C'est malheureusement fort difficile de faire la part des
à l'intérieur de ce monde surnaturel, de pair influences grecques et des conceptions
avec les autres dieux, que Fortuna a sa place. proprement romaines. La Parque, dont Varron fait
Jointe à Mater Matuta dans l'enceinte sacrée du l'une des «trois Destinées», des tria Fata, devait
Forum Boarium, de même nature et de même être à l'origine une déesse des naissances,
niveau qu'elle, Fortuna est, au sein de la présidant aux enfantements dont elle tire son nom,
collectivité divine sur qui nulle Fatalité ne lui que Varron et Aulu-Gelle rattachent à partus et
donne le moindre pouvoir, la déesse particulière au verbe parere, selon une étymologie que ne
qui a pour mission propre de transmettre aux récusent pas les linguistes modernes. De même,
hommes la volonté des dieux et de l'accomplir ses deux compagnes, Nona et Decima, doivent
ici-bas à travers les naissances et les leur nom, toujours d'après Varron, au neuvième
changements majeurs de l'existence humaine. Ainsi se et au dixième mois qui correspondent à la durée
reconstitue l'unité de ses deux fonctions, l'union de la gestation humaine et à la date normale de
l'accouchement46. Ces tria Fata, qui avaient leurs

43 Où leur action se conjugue à celle d'Eileithyia, la déesse


« C'est le sort funeste (μοίρ όλοή), c'est le fils de Létô, qui accoucheuse dont Pindare fait leur compagne, πάρεδρος, en
m'ont abattu»; et Agamemnon, coupable d'avoir offensé Nem. 7, 1 et 01. 6, 42.
Achille, rejette sa faute sur les dieux et le destin : sur Zeus, la 44 Ainsi qu'à la religion germanique, en la personne des
Μοίρα et Erinys (19, 87). Nomes, déesses de la naissance et de la destinée, d'abord
42 Ainsi dans l'épisode exemplaire du Lycien Sarpédon (//. divinité unique (Urd; cf. vieil anglais wyrd, «fatalité»), puis
16, 433-457), le propre fils de Zeus, que le dieu est tenté de développée en trois figures, qui ne sont que ses variantes
faire échapper à la mort, malgré son destin, qui est de (R.L.M. Derolez, Les dieux et la religion des Germains,
tomber sous les coups de Patrocle, μοίρ' ύπο Πατρόκλοιο . . . p. 229).
D'où les reproches d'Héra: «Quoi! un simple mortel, depuis 45 Sur le sacellum Carmentis, supra, p. 316 sq. Certains la
longtemps voué à son destin (πάλαι πεπρωμένον alVn), tu définissaient, aux termes mêmes de Plutarque, Rom. 21, 2,
voudrais le soustraire à la mort cruelle?». La seule comme une déesse du Destin, Μοϊραν είναι, qui préside à la
atténuation que Zeus puisse apporter aux rigueurs du Destin est naissance des humains; aussi était-elle particulièrement
de permettre que le Sommeil et le Trépas emportent en honorée par les mères.
Lycie le corps de Sarpédon, pour qu'il y reçoive une 46 Gell. 3, 16, 9-11: Parca, inquit, inmutata una Huera, a
sépulture. De même, en 22, 168-213, Zeus tente de sauver partii nominata, item Nona et Decima a partus tempestila
Hector et c'est Athéna, cette fois, qui, par le même vers tempore. De même Tert. anim. 37, 1 : Nonam et Decimam a
formulaire, lui rappelle le destin du héros : Zeus, alors, sollicitioribus mensibus et Partulam quae partimi gubernet,
s'incline et pèse dans sa balance d'or le sort des deux dont la source est également Varron (cf. S. Breemer-J. H.
guerriers, la Kère d'Achille et celle d'Hector qui, plus lourde, Waszink, cités infra, n. 49, p. 254 sq. et 260). Sur cette
l'entraîne à la mort, abandonné d'Apollon qui le étymologie varronienne, Ernout-Meillet, p. 482; et Walde-
protégeait. Hofmann, II, p. 251 sq., s.v. Parca.
436 ESSAI D'INTERPRÉTATION

statues au nord des Rostres, près de la Curie47, recevoir son prénom individuel, c'est-à-dire sa
ne sont autres que les trois Parques, l'équivalent personnalité, elles sont les divinités qui
romain des trois Moires, que le grammairien «écrivent» (au sens actif) les événements futurs de
Caesellius Vindex, divergeant de Vairon sur son existence49. Telles seraient, aux yeux de
l'identité de la troisième, préférait appeler pour M. Guarducci qui voit en elles des déesses
sa part Nona, Deciima et Morta, nom qu'il avait prophétiques, et non des déesses des naissances,
lu chez Livius Andronicus et qu'Aulu-Gelle lui les origines latines des tria Fata : primitivement
reproche d'avoir pris pour un nom propre, alors au nombre de deux, une Nona ou Neuna, dont le
qu'il ne serait en fait que la transcription latine surnom, Fata («che parla» ο «che ha parlato»)
de Μοίρα (Moera), la «Destinée». dit assez le caractère oraculaire, et la Parca, de
Quoi qu'il en soit de ces assimilations et de même nature, dont l'épithète, Maurtia, est à
ces etymologies, les noms des mêmes déesses se rapprocher de la Morta citée par Aulu-Gelle et à
lisent, dans un contexte hellénisé, il est vrai, sur rattacher, plutôt qu'à mors, au nom du dieu
trois des quatre cippes datant de la fin du IVe ou Mars (sous la forme Maurs50), oraculaire lui
de la première moitié du IIIe siècle, qui furent aussi, et lié à la naissance de Rome. Déesses
découverts à Tor Tignosa, près de Lavinium : dont le groupe, par la séparation de Parca et de
Parca Maurtia / dono. Neiina dono. Neuna Fata48. Maurtia-Morta en deux figures distinctes, fut
Loin d'être une simple figure mythologique, la ensuite porté à trois, à l'imitation des Moires
Parque, déesse de la naissance ou divinité du grecques, et qui, selon M. Guarducci, loin de se
destin, qui fut l'objet de cette dédicace, retrouve borner à régir le sort des particuliers, auraient
ainsi à nos yeux sa pleine réalité cultuelle. Quant eu, dès les IVe-IIIe siècles, le pouvoir de
à la déesse nommée Neuna Fata qui lui est gouverner l'existence nationale de la collectivité;
associée, on peut la rapprocher des Fata scri- cependant que S. Weinstock, fidèle à la définition de
bunda que cite Tertullien et qui seraient, Varron, persiste à voir en elles,
personnifiées, la ou les «destinées» de l'enfant indépendamment de toute influence grecque, de simples
nouveau-né : invoquées à l'issue de sa première divinités protectrices de la naissance et de
semaine de vie, au moment où, lors du dies l'enfant nouveau-né, priées lors de la fête de
histrions, il va, après l'indispensable purification, famille du dies lustricus51. Moins ambitieuse est,

47 Procop. BG 1, 25, 19-20; Plin. Ν Η 34, 22 et 29 (avec le 49 Tert. anim. 39, 2 : dum per totam hebdomadem limoni
commentaire ad loc. de H. Le Bonniec et H. Gallet de mensa proponitur, dum ultima die Fata scribunda aduocantur.
San terre, Les Belles Lettres, p. 184), qui y voit les statues de Pour l'interprétation de scribunda, cf. l'éd. de J. H. Waszink,
trois Sibylles, élevées, selon la tradition, par Tarquin Amsterdam, 1947, ad loc, p. 444 sq.; et S. Breemer-J. H.
l'Ancien, et restaurées à l'époque augustéenne. L'expression in Waszink, Fata Scribunda, Mnemosyne, XIII, 1947, p. 254-
tribus Fatis (cf. Cypr. epist. 21, 3, 2) servait encore, durant 270.
tout le Moyen Age, à localiser l'église S. Adriano, aménagée 50 Cf. l'inscription de Tusculum, CIL P 49; XIV 2578
dans la Curie. Cf. Platner-Ashby, s.v. Curia lidia, p. 145, et (supra, p. 183).
Tria Fata, p. 539; Lugli, Roma antica, p. 87. 51 Outre le débat fondamental, illustré par l'opposition de
48 Le quatrième, découvert ultérieurement, portant la
'

M. Guarducci et de S. Weinstock, sur la nature de la Parque,


célèbre dédicace au «Seigneur» ou au «Héros» Énée, Lare déesse du destin, ou déesse de la naissance, plusieurs
Aineia. A Ep., 1950, 50, et 1960, 138; Degrassi, ILLRP, n° 10-12 problèmes demeurent en litige : celui de l'épithète Maurtia et
et 1271, qui les tient pour un peu plus récents, en tout cas du de l'aspect de Mars auquel elle se rapporte, oraculaire? ou
IIIe siècle. Publiés par M. Guarducci, Tre cippi latini arcaici générateur, pour S. Weinstock, selon qui Parca Maurtia a
con iscrizioni votive, BCAR, LXXII, 1946-48, p. 3-10; et Cippo d'abord personnifié « die zeugende Kraft des Mars », avant de
latino arcaico con dedica ad Enea, BCAR, LXXVI, 1956-58 = conquérir son autonomie et de devenir une déesse
BMCR, XIX, p. 3-13; cf. S. Weinstock, Parca Maurtia und indépendante de la naissance; celui du moment auquel préside
Neuna Fata, Festschrift A Rumpf, Krefeld, 1952, p. 151-160; Nona, «la déesse du neuvième mois» de la grossesse, à ce
L. L. Tels-de Jong, Sur quelques divinités romaines de la que prétend Varron, ou, plutôt, du «neuvième jour» après la
naissance et de la prophétie, p. 67-130 (Parca, Parcae; le mot naissance, du dies lustricus (cf. la Nundina de Macrobe, Sat. 1,
fatum; Tria Fata; Nundina, Nona, Neuna, Neuna fata; Fata 16, 36 : Romanorum dea a nono die nascentium nuncupata, qui
scrìbunda); Latte, Rom. Rei, p. 52 sq.; P. Boyancé, La religion lustricus dicitur); enfin, la provenance de Decima, qui ne
de Virgile, Paris, 1963, p. 39-42; Roma medio repubblicana, serait qu'une création artificielle (de Varron?), entraînée par
p. 319 sq.; ainsi que REA Palmer, Roman religion and Nona et destinée à compléter, par un autre procédé, le
Roman Empire. Five essays, Philadelphie, 1974, p. 79-114. nombre des tria Fata.
FORTUNA DANS LE MONDE DU SACRÉ 437

effectivement, l'image qu'en donnent les encore la définition que, à la fin du paganisme,
antiquaires romains, et si, compte tenu du lieu, saint Augustin donnera de la déesse : sans doute
proche de Lavinium, du culte rendu à Énée sous est-elle pour lui la puissance qui préside aux
le nom de Iuppiter Indiges au bord du Numicius, événements fortuits, selon une étymologie
et du contexte archéologique, le quatrième cippe erronée, mais conforme à la conception dominante
précisément dédié Lare Aineia, il est difficile de de Fortuna, assimilée à Tyché et devenue
ne pas admettre, avec M. Guarducci, une l'incarnation du Hasard. Pourtant, Augustin la
majoration de leurs pouvoirs initiaux, il ne paraît pas nomme parmi une série de divinités protectrices de
moins nécessaire de leur conserver la génération, de l'accouchement et de la petite
intégralement leur caractère de déesses des naissances, enfance, auprès de Liber et Libera, qui règlent la
inscrit dans l'étymologie Parca-parere et qui, sexualité masculine et féminine, de Lucina, de
seul, permet de rendre compte du nom de Nona, Leuana qui « soulève » de terre le nouveau-né, de
laissé inexpliqué par l'exégèse de M. Guarducci Cunina qui veille sur son berceau (cunae), enfin
et sans conteste lié, sous quelque forme que ce auprès des Carrnentes dont elle est si proche :
soit, au temps de l'accouchement. Divinités de non sit aliiis, sed ipse in Ulis deabus, quae fata
Tor Tignosa qui, présidant à la naissance et au nascentibus canunt et uocantur Carmentes, praesit
destin des individus, les deux rôles n'en faisant fortuitis uoceturque Fortuna54. Formule dont
qu'un, semblent avoir acquis, en union avec le Augustin ou sa source, c'est-à-dire Vairon, ne
héros ancêtre du peuple romain et dans le cercle percevait certainement plus la vérité originelle,
de Mars, son père surnaturel, le pouvoir de mais qui renvoie à la théologie authentique de la
veiller aux destinées prestigieuses du peuple plus ancienne Fortuna, puisqu'elle rassemble en
tout entier, ou figures plus traditionnelles, une définition synthétique les fonctions
connues par les textes littéraires, en toutes ces majeures de la déesse, dispensatrice des naissances,
déesses qui, par la parole ou l'écriture, énoncent des «hasards» décrétés par les dieux et des
l'avenir des hommes à leur naissance, n'en destinées humaines.
persiste pas moins la vieille conception romaine
du fatum: étranger, avant de s'élargir sous
l'influence des idées grecques, à la notion Ili - Fortuna dans le monde du sacré:
métaphysique de l'universelle fatalité, il n'est, selon la SES ALLIANCES ET SES MYTHES
définition même de Vairon, qu'un destin d'abord
étroitement individuel, celui que les Parques, en C'est à sa double nature, à la fois déesse de la
le formulant, déterminent pour chaque enfant52, fécondité et détentrice des destins, l'une
à l'heure même ou au neuvième jour de sa découlant de l'autre, que Fortuna doit sa position
naissance. originale à l'intérieur du monde divin, celui des
Sommes-nous alors si loin de Fortuna, de son déesses-mères, il s'entend. Divinité qui, à Pré-
culte courotrophique et oraculaire, et des neste et à Antium, prédit l'avenir des humains,
valeurs fondamentales que révèle l'analyse qui, à Rome, l'oriente progressivement, au fil du
sémantique de son nom, puisque, en elle, les temps, en ménageant leur «passage» d'une
naissances, mystérieuses dans leurs causes classe d'âge à l'autre : cette spécialisation de grand
comme dans leurs conséquences, et les destins
personnels, fixés par la seule volonté divine,
baignent dans le même sentiment du surnaturel naturelles et volontaires. Elles se ramènent toutes à des
et du caché, c'est-à-dire, en définitive, du causes volontaires et celles que l'on appelle fortuites, et d'où
«hasard» religieux gouverné par les dieux53? C'est la fortune tirerait son nom, ne sont en fait que des causes
cachées, qui procèdent de la volonté de Dieu : nos enim eas
causas, quae dicuntur fortuitae, linde etiam fortuna nomen
accepit, non esse dicimus nullas, sed latentes, easque tribuimus
nel Dei neri nel quorumlibet spirituum uoluntati.
52 LL 6, 52 : ab hoc tempora quod turn pueris constituant 54 Citi. 4, 11, p. 160 sq. D. (rappelons que ipse désigne
Parcae fando, dictum fatum et res fatales. Jupiter, en qui se rejoignent les multiples figures du
53 Cf., dans une perspective philosophique et théologique, polythéisme païen). La même définition de Fortuna est reprise
la critique que fait saint Augustin, ritt 5, 9, p. 206 D., de la en 4, 18, p. 168 (quod a fortuitis etiam nomen accepit) et 5, 9,
distinction établie par Cicéron entre les causes fortuites, p. 206 D. (cf. n. précédente).
438 ESSAI D'INTERPRÉTATION

avenir l'amènera, dans la suite de son histoire, à c'est là ce qui nous importe, ces affinités n'ont
se distinguer toujours davantage de ses eu pour résultat de les associer dans les mêmes
homologues premières, les divinités féminines de la rites et à l'intérieur du même culte.
fertilité ou de la fécondité, auxquelles tant de Déjà plus étroits, car ils trouvent un support
traits communs la rattachaient à ses origines. dans les textes antiques, sont les rapports que
Par ses affinités avec le monde des femmes et de Fortuna semble, à date fort reculée, avoir
la génération, elle s'apparente à Junon et à entretenus avec Cérès. Les deux déesses, en effet, ont
Diane, exemples privilégiés de Frauengottheit. eu, dans leur passé commun, des analogies que
Bien plus, au delà de ces banales ressemblances, seuls les érudits percevaient encore à l'époque
des fonctions plus précises rapprochent les trois classique, alors qu'elles étaient oubliées de la
déesses : elles ont compétence égale à conférer religion vivante, car, même si Cérès et Fortuna
la souveraineté politique et, sur les points furent, à leurs origines, réunies par des affinités
mêmes où se brise leur unité, Fortuna a, comme fonctionnelles, la suite de leur évolution
la Junon belliqueuse, Seispes, Mater, Regina, de s'accomplit dans des directions divergentes. Il
Lanuvium, pouvoir sur ou plutôt contre la semble, en effet, qu'à leurs débuts elles aient eu
guerre, tandis que, comme Diane, elle domine les semblable vocation dans les domaines agraire et
forces de la nature et protège les esclaves. Sans humain : l'une d'elles, sous le nom de Fors
que, pour autant, il existe entre les trois déesses Fortuna, garantissait la fertilité du sol et la
des relations cultuelles autres qu'indirectes : la «production» des fruits de la terre, dans son
Junon enfant de Préneste est une figure trop culte rural des bords du Tibre, et veillait sur la
mineure et trop secondaire par rapport à vie sexuelle et le mariage dans son culte du
Fortuna Primigenia pour qu'on puisse parler à leur Forum Boarium, tandis que Cérès, déesse de la
propos d'un culte commun. De même pour croissance végétale, patronnait, elle aussi, aux
Diane et pour Fortuna, toutes deux déesses de côtés de Tellus, le mariage romain, selon la
Servius Tullius et, hors de Rome, honorées conjonction bien attestée des compétences
toutes deux sur l'Algide, mais comme des agraires et matrimoniales en une même divinité57.
divinités, semble-t-il, distinctes et séparées55. Tels étaient les contours, clairement définis, de
Fécondité humaine et naturelle, puissance de la πότνια leurs domaines respectifs et il n'apparaît pas,
δηρών ou patronage guerrier, domination autre coïncidence, cette fois négative, mais qui
politique ou sociale : ces multiples rôles aide à les mieux cerner, que ni l'une, ni l'autre,
réapparais ent d'une divinité à l'autre, indépendamment de elles aient eu des pouvoirs équivalents sur la
toute influence ou de tout contact religieux, fécondité animale et la reproduction des
comme trois formulations équivalentes de la troupeaux58. Enfin, leur fonction sociale identique et
même intuition théologique, celle de la multi- leur rôle tutélaire auprès de la plèbe complètent
valence primordiale des déesses-mères. Si, enfin, le tableau de leurs ressemblances. Pourtant, ces
liée comme elle aux valeurs procréatrices du feu rencontres entre les deux déesses ne devaient
divin, Fortuna n'est pas sans rappeler la plus pas être d'un grand avenir et leur spécialisation
ancienne Vesta, dont J. Gagé la rapproche ultérieure eut tôt fait d'effacer cette
volontiers56, on ne saurait aller plus loin, vers com unauté originelle : Cérès se limita à la fertilité agraire,
une assimilation des deux déesses. Il y a, là aux dépens de son rôle matrimonial, tandis que
encore, rencontre ou parallélisme entre divinités les Fortunes urbaines, coupées de la vie rurale,
de fonctions voisines, comme il est inévitable devenaient les déesses protectrices des classes
dans tout système polythéiste; mais jamais, et d'âge, puis, par la suite, des divinités de la
chance et du hasard encore plus éloignées de
leur définition première.

55 Supra, p. 90 sq.; 115-118; 184 sq.


56 Ainsi en Matronalia, p. 40 : « II paraît certain que, dans
l'ancien Latium, Vesta et Fortuna ont été presque 57 Cf. l'ouvrage d'A. Rossbach, Untersuchungen über die
interchangeables» (cf. p. 285) et n. 1, sur «la nature, en grande partie römische Ehe, notamment p. 257-260.
vestaïque, du culte de Fortuna», formules qui, malgré 58 H. Le Bonniec, Le cuite de Cérès à Rome, p. 208; et
l'atténuation, paraissent largement excessives. supra, p. 228-230 et 242.
FORTUNA DANS LE MONDE DU SACRÉ 439

A la différence de ces affinités naturelles, qui celle qu'elle avait contractée avec Vénus, elle ne
éclairent la personnalité de la Fortune archaïque les scellera pas, cependant, par des pactes
et permettent de la situer plus exactement au nouveaux, conclus à l'intérieur du même cercle
sein de la société divine, mais qui restèrent sans surnaturel, et c'est vers d'autres divinités,
effet sur les réalités de son culte, l'unique étrangères à la vie biologique et sexuelle, plus
alliance, au sens rigoureux du terme, que, dans proches des compétences neuves qu'elle s'est
la première période de son histoire, elle eût acquises, que se tournera la Fortune hellénisée. Ainsi
contractée à Rome, s'adressait à Mater Matuta. bornée dans ses alliances effectives, la Fortune
Elle fut étroite au point de se traduire par un archaïque est cependant loin d'être isolée dans
jumelage spatial et cultuel, celui de leurs l'univers divin : elle y a pour parentes les
temples et de leurs fêtes, inspiré par la innombrables déesses fécondes ou accoucheuses
complémentarité fonctionnelle et mythique des deux qui peuplent les religions de l'Italie primitive et
déesses, dont l'une veillait sur le mariage et la c'est au sein de ce monde exclusivement féminin
génération, l'autre sur les jeunes enfants, toutes que se situe son action, elle à qui nul parèdre de
deux, par ailleurs, liées au feu divin, solaire et même niveau, nul dieu adulte et d'efficacité
procréateur. Alliance particulière à une ville, identique à la sienne, ne fut jamais associé. Car
Rome, et à un moment de l'histoire, la phase ni le Jupiter Puer qu'elle allaite, ni le Jupiter
archaïque de leur religion. Mais alliance abstrait et lointain dont elle est fille, ne forment
éternelle, renouvelée à chaque reconstruction des avec la Fortune de Préneste un couple
sanctuaires jumeaux et dont les traces, fonctionnel analogue à celui de Liber et Libera, ni même
aujourd'hui encore, sont inscrites sur le sol du de Cérès et Cerus, ou Tellus et Tellumo. Nul
Forum Boarium, dans l'area sacrée de S. Omo- Fortunius, saint Augustin déjà s'en moquait59,
bono où persiste le souvenir visible des deux n'exista jamais aux côtés de Fortuna qui, déesse
déesses, isolées de l'espace profane à l'intérieur omnipotente, régnait seule et dans sa plénitude
du même templum. Quant à Vénus, d'apparition sur la fraction de l'univers divin qui lui fut
plus récente, ses affinités avec Fortuna concédée.
s'exprimèrent par des liens de rivalité plus que de Suffit-il donc, pour la caractériser en une
solidarité : associée à elle lors de la fête des formule exhaustive, de lui appliquer
calendes d'avril, elle l'en évinça peu à peu l'appellation générique de «déesse-mère», et croit-on
jusqu'à s'en assurer l'entier patronage. Mais ces avoir tout expliqué de ses origines et de sa
relations difficiles, sinon hostiles, confirment nature, dès lors qu'on a inscrit son nom dans
qu'avant la naissance de Vénus Fortuna fut à l'un de ces catalogues que dressent complaisam-
Rome l'une des grandes divinités de la vie ment les historiens des religions et où se
sexuelle, chargée de pouvoirs erotiques, qui, par succèdent les multiples figures divines dont le
la suite, lui échappèrent au profit d'une Vénus- dénominateur commun est la fonction de
Aphrodite plus féminine et plus charmeuse. Ce fécondité? Telle est, de fait, la notion centrale autour
premier conflit contient d'ailleurs en germe les de laquelle se rassemblent Diane et toutes les
développements futurs de leur religion : fait qui déesses qui, comme elle, l'«ont diversement
atteste à nouveau l'étroite union de la fécondité exprimée en Italie, les Junon, Dea Dia, Dea
et de la chance, l'antagonisme des deux déesses Matuta (sic), Bona Dea, la Fortune de Préneste,
devait se poursuivre à travers les phases fille aînée de Jupiter, la Flora des Sabins et la
ultérieures de leur histoire, puisque, au Ier siècle, Nortia des Étrusques, divinités maternelles par
c'est à l'intercession de Vénus, plutôt qu'à celle excellence»60. Enumeration qui tente de clarifier
de Fortuna, que les imperatores préféreront
attribuer la chance surhumaine qui légitimera
leur aspiration au pouvoir personnel. s» Ci«. 4, 11, p. 161 D.
Ainsi les alliances de Fortuna, l'une 60 A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 138. Cf.
perpétuelle, l'autre mouvante, reflètent-elles les l'énumération analogue de Maule-Smith, Votive religion at
Caere, p. 103, qui, se plaçant à un autre point de vue,
vicissitudes de son histoire et de ses propres affirment la primauté de facto des déesses dans la religion
fonctions : intégralement fidèle à celle qui l'unissait à populaire, comme l'atteste l'étude de leurs dépôts votifs :
Mater Matuta, attachée, non sans péripéties, à ainsi «Diana at Arida, Fortuna at Praeneste and Antium,
440 ESSAI D'INTERPRÉTATION

une matière confuse et d'introduire quelque trop étroite de cette même religion romaine, qui
ordre dans le monde foisonnant des déesses- néglige l'emprise des traditions ancestrales et la
mères, toutes donneuses de fécondité, toutes vitalité des légendes populaires, au profit de la
dispensatrices de la fertilité. Mais il ne serait pas religion officielle et savante, artificielle et
moins dangereux de les ramener à l'uniformité politique? Quoi qu'il en soit, si indubitables qu'aient
d'un moule commun, au mépris de leurs été l'appauvrissement et la déformation des
différences spécifiques. Si vaste que soit le cadre mythes originaires, Fortuna n'en offre pas moins
divin auquel ses alliances et ses affinités une richesse mythique - relative - que, dans leur
intègrent Fortuna, elle y a pourtant un statut dénuement, bien des divinités eussent pu lui
personnel et une individualité qui n'appartient qu'à envier. Si aucun mythe connu ne transparaît
elle. Semblable dans la généralité de ses dans son culte d'Antium, elle fait l'objet d'une
fonctions à toutes les déesses-mères, ses parentes, «histoire sacrée» non seulement à Préneste, ville
comme elles «protectrice des femmes, favorable d'antique culture étrusco-latine, jalouse de ses
à la fécondité, secourable dans l'accouchement valeurs propres et de son particularisme, tant
et protectrice des nourrissons»61, elle se religieux que politique, mais aussi à Rome, où
distingue d'elles par deux caractères majeurs, non elle est constamment présente dans la geste de
seulement par le rôle qu'elle tient, nous l'avons Servius Tullius et intervient à nouveau, quoique
vu, dans la proclamation et la distribution des sous une forme moins évidente, dans celle de
destins, mais encore par un trait d'autant plus Coriolan. Sans doute, la théogonie absurde et
remarquable qu'il passe communément pour profonde de Préneste, qui donne à Fortuna
étranger à la religion romaine : nous voulons Primigenia, mère Primordiale de Jupiter et de
parler des traditions mythiques qui se rattachent Junon, le titre de louis puer, la légende romaine,
à son nom. d'autre part, attentive aux amours de Servius et
Rien n'est plus banal que de souligner de Fortuna, ainsi que Γ« histoire» de Coriolan, se
l'infirmité de l'imagination romaine et la faiblesse situent-elles à des niveaux très différents de la
de son sens mythique, incapable d'élaborer pensée mythique. Mais la convergence que l'on
théogonies et cosmogonies, bien plus, héritière constate entre elles n'en est pas moins source de
infidèle qui laissa se perdre le trésor de mythes réflexion.
et d'« histoires sacrées» qu'elle tenait de ses Ces mythes ou, plutôt, les fragments qui en
ancêtres indo-européens. Même si l'on n'ose plus subsistent révèlent en effet une structure
affirmer aujourd'hui, depuis les travaux de identique. Tous trois mettent en scène une figure
G. Dumézil, que les Romains n'avaient pas de féminine omnipotente, impérieuse et
mythologie, même si nous savons, formule plus dominatrice, étrangement semblable sous ses noms
exacte, qu'ils n'en avaient plus, et si nous avons divers: qu'elle soit tantôt la déesse Fortuna,
appris à retrouver ces mythes primitifs sous celle de Préneste ou du Forum Boarium, tantôt
leurs vêtements d'emprunt, la découverte de la reine Tanaquil, ou encore qu'elle se dédouble
«mythes romains» ou, plutôt, de survivances en deux rôles parentaux apparemment
mythiques à Rome et dans le Latium n'en inconciliables, ceux de la mère et de la femme de
provoque pas moins une surprise persistante. Coriolan. Car c'est une autre constante de ces
Résultat d'une confusion fréquente entre traditions que ses rapports ambigus et multiples
religion italique et religion romaine, qui étend avec le personnage mineur et masculin, dieu,
abusivement à l'ensemble de l'Italie archaïque la homme ou héros, qui lui est associé : Fortuna
dégradation dont la religion « pontificale » donne est, à Préneste, la mère et la fille de Jupiter; à
à Rome l'exemple historicisé et desséché? Vision Rome elle est, sous son nom divin, l'amante de
Servius dont elle est, dans le même temps, sous
le masque de Tanaquil, l'éducatrice et la mère
adoptive, tandis que, dans un autre de ses cultes,
Matuta at Satricum, Feronia at Tarracina, Juno at Lanuvium elle est la mère encore et l'épouse légitime de
and Norba, Manca at Mintumae».
61 A. Grenier, hc. cit., qui applique cette définition à Coriolan. Coïncidences qui suggèrent de
Diane, «féconde, maternelle et guérisseuse» (p. 139) - chercher, au delà de leur apparente diversité, un seul
comme l'est aussi Fortuna. et même archétype à ces différentes figures
FORTUNA DANS LE MONDE DU SACRÉ 441

féminines. A la fois mère et reine, fille ou qui sombrent dans l'échec et dans la mort64, le
épouse, la Déesse assume simultanément, à dieu parvient à la conquête ou du moins au
travers des contradictions de caractère dialectique, partage de la suprématie, de même que, dans
tous les rôles qui peuvent être dévolus à la l'évolution universelle des religions, la primauté
femme et qui consacrent sa prééminence passe de la Déesse Mère, génitrice universelle,
triomphante à l'égard du jeune parèdre ou du simple immanente au monde chthonien, au Dieu Père
mortel qui lui est subordonné. Faut-il voir dans et ouranien65.
ce thème mythique, essentiel à la religion de L'interprétation que nous esquissons, si
Fortuna, la présence obsessionnelle de l'éternel fragile et si sommaire qu'elle puisse être - mais
féminin, constante dans les cultes comment ne le serait-elle pas, étant donné l'état
méditerranéens de la fécondité, où elle est le mode de désintégration où nous sont parvenus ces
primitif par excellence de l'expérience religieuse, mythes, historicisés ou réduits à la sèche
qui consiste dans l'appréhension dominante du mention de deux filiations divines contradictoires ? -,
divin sous sa forme féminine62? Mais il n'est pas aurait du moins le mérite de concorder avec une
exclu, et l'on ne saurait s'en étonner de la part autre partie du ou plutôt des mythes serviens :
d'une société italique qui, avant tout, pense non plus la prise du pouvoir et le règne du
historiquement et politiquement63, que ces mythes souverain adulte, mais la légende de sa
revêtent également une signification plus mystérieuse procréation par le feu divin. Ce récit,
précise. Si obscure qu'elle demeure, ne sommes-nous transmis sous diverses variantes, est loin d'être
pas en présence des fragments dispersés et isolé : nous en connaissons deux doublets, qui se
dégradés d'un même mythe de la souveraineté, rapportent l'un à la naissance de Romulus,
divine et royale : le détenteur du pouvoir l'autre à celle de Caeculus, le héros fondateur de
suprême reçoit son investiture d'une déesse-mère Préneste. Rappelons que, tandis que la mère de
originaire, fondement ontologique de son Servius, Ocrisia ou Ocresia, esclave dans le
autorité sur les dieux et les hommes, à l'égard de palais de Tarquin et de Tanaquil, offrait un
laquelle il reste perpétuellement dépendant, sacrifice avec la reine sa maîtresse et qu'elle
mais à qui il cherche désespérément à s'égaler, versait des libations dans le foyer domestique,
jusqu'à former un couple avec elle ou, même, elle vit s'y dresser parmi les cendres un membre
dans la forme la plus extrême et la plus viril. Sur l'ordre de la reine, elle s'unit au dieu,
surnaturelle à la fois du mythe, jusqu'à la dominer Vulcain ou le Lar familiaris, qui lui était ainsi
du poids de sa puissance paternelle? Rivalité apparu et elle en conçut Servius, le futur
chargée d'ußpic, qui se clôt par la défaite des roi66.
mortels, mais que couronne le triomphe de Nous lisons, chez Plutarque, une version de la
Jupiter. A la différence de Servius et de Coriolan naissance miraculeuse de Romulus, aberrante
par rapport à la vulgate romaine, mais
singulièrement proche de ce premier récit. Tarche-
62 Cette persistance de l'image de la Mère, donnée tios, le cruel roi d'Albe, homologue à la fois
fondamentale dans la vie psychique des collectivités comme dans d'Amulius et de Tarquin, dont son nom est le
celle des individus, transparaît clairement dans les mythes doublet, eut lui aussi une vision surnaturelle,
de Fortuna, produit spontané de la pensée primitive. Mais il
n'est pas moins intéressant de la retrouver, à une date celle d'un phallus qui se dressa hors du foyer de
beaucoup plus tardive, dans les spéculations d'une théologie
savante, celle des «livres sacrés» du paganisme,
soigneusement distingués de la théologie des poètes et de ses fictions,
et qui, aux dires de saint Augustin, faisaient de Junon non 64 Faut-il rappeler la menace proférée par la sors du
seulement la sœur et l'épouse de Jupiter, mais aussi sa mère, musée de Fiesole : Fortuna Serujos périt, « Servius périt par
selon une formulation très proche de la double généalogie action de la Fortune» (supra, p. 75)?
prénestine (supra, p. 135). Cf. l'ouvrage d'U. Pestalozza, 65 Cf. la thèse développée par P. Chalus, L'homme et la
L'étemel féminin dans la religion méditerranéenne, coll. Lato- religion, Paris, 1963, en particulier p. 447-454, sur l'opposition
mus, LXXIX, Bruxelles, 1965 (traduction d'Eterno femminino des religions de l'immanence et de la transcendance,
mediterraneo, Venise, 1954). religions de la Déesse ou du Dieu, des sédentaire« ou des
63 Nous renvoyons à nouveau à la doctrine des «champs nomades.
idéologiques», définis par G. Dumézil, Servius et la Fortune, 66 Sur les diverses versions, humaines ou divines, de la
p. 190-193 (supra, p. 427, n. 3). naissance de Servius, supra, p. 295 sq.
442 ESSAI D'INTERPRÉTATION

son palais. Ayant consulté en Étrurie l'oracle de Tout sépare, en apparence, ces mythes virils
la déesse Téthys, ΤηΟύος χρηστήριον, il en reçut et phalliques des traditions à dominante
l'ordre d'accoupler une jeune fille à ce phallus et féminine que nous analysions ci-dessus. Car, de
la prédiction qu'il en naîtrait un fils exceptionnel même que, dans la généalogie divine de Préneste
par son courage, sa fortune, τύχη, et sa force, και et dans les légendes de Servius et de Coriolan,
ρώμη. Tarchetios enjoignit donc à sa propre fille nous reconnaissions le même schéma
de s'unir au phallus; mais la princesse, peu fondamental, ces trois récits de naissances surnaturelles
désireuse de se prêter à cette hiérogamie, s'y fit ressortissent pareillement à une même structure
remplacer par l'une de ses servantes. Le reste du et mettent en scène les mêmes personnages,
conte rejoint la légende de Pénélope et la interchangeables d'une légende à l'autre : le Feu
version traditionnelle de l'enfance de Romulus. divin, qui s'incarne en Vulcain ou dans le Lar
Tarchetios, furieux, eût fait mettre à mort les familiaris; la femme, objet passif dont il use
deux jeunes filles, si Vesta n'était apparue pour selon son bon plaisir, et qui a la condition
le lui interdire. Il se contenta donc de les jeter humiliée d'une esclave, qu'il s'agisse d'Ocrisia,
en prison, avec la promesse de les libérer et de servante de Tanaquil, ou de la servante anonyme
les marier quand elles auraient fini de tisser une qui se substitue à la fille du roi Tarchetios, à
toile; mais, chaque nuit, il faisait défaire leur moins que, dans la variante prénestine, elle ne
travail du jour. Quant aux jumeaux qui soit une simple jeune fille, c'est-à-dire, là encore,
naquirent de la servante, exposés au bord du fleuve, un être mineur et dépendant; enfin, l'enfant qui
ils furent sauvés par la louve et, devenus adultes, naît de cette union et qui est promis aux plus
ils attaquèrent Tarchetios dont ils furent hautes destinées, celles de roi et de fondateur de
vainqueurs. Tel est, dit Plutarque, ce que rapporte un ville69. On serait tenté de voir, en ces trois récits,
certain Promathion - par ailleurs inconnu - dans
son Histoire de l'Italie61.
Caeculus, lui, naquit sur le site de la future nec Praenestinae fundator defuit urbis,
Préneste, d'une jeune fille, sœur de deux bergers Volcano genitura pecora inter agrestia regem
« divins », qui diui appellabantur, les frères Digidii, inuentiimque focis omnis quern credidit aetas,
ou Depidii : alors qu'elle était assise auprès du Caeculus;
foyer, elle fut fécondée par une étincelle qui en et les commentaires ad loc. de Servius et des Schol. Veron.
(Thilo-Hagen, II, p. 181; III, 2, p. 438), ces dernières d'après
jaillit jusque dans son sein. Elle exposa l'enfant Caton et Varron; Solin. 2, 9, d'après les libri Praenestini;
qui lui naquit près du temple de Jupiter, où Mart. Cap. 6, 642; Mythogr. 1, 84; 2, 184. Pour une
d'autres jeunes filles, venues chercher de l'eau à interprétation comparée de ces trois mythes, H. J. Rose, De
une source, le découvrirent auprès d'un feu, ce religionibus antiquL· quaestiunculae très, Mnemosyne, LUI,
qui fit croire qu'il était le fils de Vulcain. Elles le 1925, p. 410-413; et F. Altheim, Griechische Götter im alten
Rom, RW, XXII, 1, Giessen, 1930, p. 51 sq.; 64 sq.;
remirent aux frères Depidii qui l'élevèrent sous 176 sq.
le nom de Caeculus, quod oculos exiguos haberet, 69 On relèvera, en outre, les thèmes, communs à la
à cause de la fumée qui l'avait aveuglé. Une fois légende de Caeculus et à celle de Romulus et Rémus, des
parvenu à l'âge d'homme, après s'être livré au frères (des jumeaux?) «divins», les Digidii (dont le nom est à
brigandage avec une troupe de bergers que, rapprocher des Dactyles de l'Ida, inventeurs du fer? cf.
comme Romulus et Rémus, il avait rassemblés, il Fernique, Étude sur Préneste, p. 6-8; J. Carcopino, Virgile et
les origines d'Ostie, 2e éd., Paris, 1968, p. 93-95; et le texte
fonda Préneste et, ayant invité à des jeux les d'Arnobe, 3, 41 : Digitos Samothracios, quos quinque indicant
peuples voisins, il leur prouva par un prodige Graeci Idaeos Dactylos mmcupari), transposés toutefois à la
qu'il était bien le fils de Vulcain, lorsque, à sa génération précédente (et que G. Dumézil, Rei. rom. arch.,
demande, le dieu envoya miraculeusement des p. 263 sq., rapproche des Nâsatya védiques; également
D. Briquel, Les jumeaux à la louve et les jumeaux à la chèvre,
flammes qui entourèrent la foule. Dès lors, tous à la jument, à la chienne, à la vache, dans R. Bloch et coll.,
crurent en lui et demeurèrent avec lui dans sa Recherches sur les religions de l'Italie antique, p. 73-97); celui
ville68. de l'enfant abandonné, essentiel à la légende du fondateur, et
qui signifie le retour aux éléments, c'est-à-dire le
commencement absolu (cf. A. Brelich, Tre variazioni, p. 42; et supra,
p. 108 et n. 477); celui du brigandage, dissimulé dans la
67 Plut. Rom. 2, 4-8. légende de Romulus et Rémus, avoué dans celle de Caeculus,
68Verg. Aen. 7, 678-681: din latrocinatus est, dit Servius, qui réapparaît dans le mythe
FORTUNA DANS LE MONDE DU SACRE 443

trois expressions particulières et locales d'un Tarquiniiis, Tarchetios, qui nous ramène ainsi au
même mythe étrusco-latin du Feu fécondant et mythe romain de la royauté primitive et du
du roi Fondateur, s'il n'était maintenant avéré, souverain fils de Vulcain.
depuis les travaux si neufs d'A. Alföldi70, qui ont Outre cette donnée fondamentale du mythe,
considérablement élargi le champ de la relation du Forgeron royal et du Forgeron
l'interprétation, que leur origine est plus lointaine encore. divin, d'origine hittite, empruntée par les
On doit en effet y reconnaître, replacé dans un Étrusques et par eux transmise jusqu'à Rome, il
ensemble eurasiatique infiniment plus vaste, le apparaît de surcroît, dans deux des versions
mythe du forgeron royal, lié à la découverte italiques que nous en connaissons, une figure
révolutionnaire du fer, métal prodigieux, féminine, dominatrice et quelque peu suspecte,
considéré comme un don du ciel, en Commagène, au qui favorise les desseins du dieu et lui livre la
IIe millénaire, et à la naissance de sa métallurgie vierge qu'il réclame : Tanaquil, qui, à la fois
dans l'empire hittite, où il était monopole royal. matrimoniale et forte de sa science divinatoire,
De même que, succédant à l'âge de la pierre, préside en quelque sorte à cette hiérogamie et
l'émerveillement devant les objets et surtout les envoie au génie phallique sa servante Ocrisia,
armes de métal, créés par un homme à la magie parée des vêtements nuptiaux71, ou la déesse
toute-puissante, avait fait surgir une nouvelle Téthys, oraculaire comme Fortuna, qui révèle à
figure divine, celle du dieu forgeron, de l'artisan Tarchetios, comme Tanaquil-Fortuna l'annonce
surnaturel détenant les secrets de la forge et du par ailleurs à Tarquin72, l'avenir exceptionnel de
feu, commun aux Méditerranéens comme aux l'enfant miraculeux. Tanaquil, nous le savons,
Celtes et aux Germains et aux peuples nomades n'est autre que le double historicisé de
du nord de l'Asie, de même, l'apparition du fer, Fortuna73. Mais on soupçonne que des liens
succédant à l'usage du bronze, et chargé de analogues, quoique d'un autre ordre, ont pu exister
sacralité magico-religieuse, se traduisit par un entre la déesse et l'une au moins des divinités
nouveau mythe, celui du roi forgeron, fils du qui interviennent dans la naissance de Romulus,
Forgeron divin, que l'on retrouve aussi bien telle qu'elle est rapportée par Plutarque. Non
dans le Forgeron iranien Kâweh, «le Sage», de point Vesta, comme J. Gagé paraît enclin à le
qui prétendaient descendre les Sassanides. D'où supposer74, mais, bien plutôt, l'énigmatique
également, dans cette royauté archaïque, liée à Téthys. Car le rôle de Vesta ne s'explique pas
la connaissance sacrée du fer, le titre du roi seulement par une contarhination avec la
forgeron, formé sur le nom du dieu hittite de version traditionnelle, qui faisait du futur roi le fils
l'orage, Tarku, et que l'on identifie non de la Vestale Rhéa Silvia; mais c'est un trait
seulement dans les noms des rois hittites, Tarkumu- commun à toutes ces légendes que de faire
wa, etc., mais aussi dans l'étrusque Tarchon, naître l'ancêtre fondateur de la nation d'une
vierge gardienne du culte du feu, liée, comme
telle, au foyer royal qui en est le centre, et sur
lequel Vesta exerce son divin patronage75. Reste
de Cacus, lui aussi fils de Vulcain, et qui exprime le passage
du chaos au cosmos, de la nature inorganisée à l'ordre de la
ville (cf. l'analyse d'A. Brelich, op. cit., p. 34-43); celui des
jeux, enfin, qui rappelle ceux que donna Romulus et qui 71 Supra, p. 295 sq.
permirent l'enlèvement des Sabines. 72 Liv. 1, 39, 3.
70 Die Struktur des voretruskischen Römerstaates, 73 Supra, p. 286 et 295 sq., ainsi que sur ses liens avec les
Heidelberg, 1974, p. 181-219; précédemment, Entretiens de la vêtements de la mariée romaine.
Fondation Hardt, XIII, p. 37; et La struttura politica di Roma nei 74 Supra, p. 438, n. 56. Cf. SE, XXII, 1952-53, p. 86, n. 20, et
suoi primordi, RAL, XXVII, 1972, p. 307-333. G. Dumézil 88, n. 28; Matroualia, p. 39 sq.
rappelle en outre, Rei. rotti, arch., p. 72, des traditions 75 Sur ces servantes du feu que sont Rhéa Silvia, la sœur
épiques de l'Inde, qui, quoique postérieures à la littérature des diui fratres, assise auprès du foyer, ou Ocrisia, qui
védique, peuvent être de date ancienne : « Kârttikeya, dieu de participe à son culte dans la regia de Tarquin; sur Caca, la
la guerre, est né du désir qu'Agni, le Feu personnifié, a sœur de jCacus, à qui sacrifiaient les Vestales (Serv. Aen. 8,
éprouvé devant de nobles femmes; il est alors entré dans le 190); ainsi que sur les Vestales elles-mêmes et leurs liens
foyer domestique et, avec des flammes pour organe, s'est avec l'institution monarchique, A. Alföldi, Die Struktur des
satisfait». Mais les faits latins, conclut-il prudemment, sont voretruskischen Römerstaates, p. 188 sq., qui rappelle
trop mal connus «pour permettre un jugement». également Pline, NH 28, 39, Fascinus . . . qui deus inter sacra
444 ESSAI D'INTERPRÉTATION

l'autre déesse, la mystérieuse figure que rium? et, hormis sa définition aurorale,
Plutarque, d'un nom mi-étrusque, mi-grec, appelle fondement de Yinterpretatio, l'Uni-Thesan étrusque
Téthys, et dont on souhaiterait connaître la n'avait-elle pas avec cette dernière, considérée
véritable identité. dans l'ensemble de ses cultes, au moins autant,
Car on ne saurait se contenter d'y voir une sinon plus, de traits communs qu'avec Matuta?
simple transcription de la Téthys grecque, Divinité poliade, accoucheuse, et, comme il est
déesse primordiale de la mer, ou de la Néréide fort tentant de le supposer, si l'on se risque à
Thétis, avec laquelle elle est souvent confondue. transférer à Pyrgi les sortes, détenues par une
Quelle divinité étrusque recouvre-t-elle, et où divinité inconnue, que Tite-Live situe à Caere81,
doit-on localiser son sanctuaire que Plutarque, déesse oraculaire, celle-là même que le roi
sans plus de précision, se contente de situer Iv Tarchetios consulta «en Étrurie»: cette déesse,
Τυρρηνίςι, et qu'il faut, en bonne logique, objet d'assimilations si diverses, identifiée tant à
chercher près de la mer? Klausen avait autrefois Astarté qu'à Eileithyia ou à Leucothea,
songé à Caere et à sa «Mater Matuta» que les ressemble tant, dans la multiplicité de ses pouvoirs, à
Grecs identifiaient avec Leucothea, elle aussi Fortuna, surtout à la Primigenia, qu'on entrevoit,
divinité marine76, suggestion que Bouché- d'une légende à l'autre, tout un système de
Leclercq hésite à suivre77, mais que L. R. Taylor correspondances. Tanaquil et Téthys, de rôle si
accueille avec intérêt78. Récemment, J. Heurgon voisin, qui, toutes deux, se font les complices du
lui a redonné vie, mais en substituant à Caere dieu père de Servius ou de Romulus, ne seraient
elle-même, comme siège du culte de Leucothea, ainsi que les substituts d'une Fortuna
son port de Pyrgi79. Or, depuis, de cette déesse fécondante, donneuse de naissance et de souveraineté,
qu'on ne connaissait jusqu'alors qu'à travers son présente, sous une forme déguisée, celle soit de
interpretano latine ou grecque, Matuta ou la reine étrusque, soit d'une déesse tyrrhénienne
Leucothea, les fouilles de Pyrgi nous ont livré le toute semblable, imposée par l'étruscomanie de
nom étrusque, non seulement Uni, mais aussi Promathion, la source de Plutarque82, dans ces
Thesan, «l'Aurore»80, qui nous donne la clef du mythes d'origine extra-italique, où elle aurait été
récit de Plutarque. Car, nous pouvons en avoir la secondairement introduite de manière à
certitude, la Τη^υς de Promathion et l'étrusque compléter la théorie qu'ils proposent de la royauté
Thesan ne sont qu'une seule et même déesse, archaïque, ajoutant ainsi à la filiation divine du
dont l'identité transparaît clairement sous ce roi son intronisation par une divinité féminine,
nom hellénisé, puisque, par une équivalence le montrant, par la contamination de deux
doublement satisfaisante, les deux noms sont de thèmes mythiques, consacré à la fois par le Feu
consonance suffisamment voisine et qu'ils sont viril et par la Déesse-mère.
tous deux portés par deux déesses marines, l'une L'exception que constitue la légende de Cae-
par sa nature même, l'autre par l'emplacement culus n'en paraît que plus paradoxale : à la
de son sanctuaire. Mais l'homologue latine de la différence des deux autres versions, la ville de
déesse de Pyrgi, Mater Matuta, n'était-elle pas Fortuna Primigenia semble n'avoir établi aucun
aussi la compagne de Fortuna au Forum Boa- lien entre sa divinité poliade et son roi-fonda-

Romana a Vestalibus colitur, où il voit non point un culte de 81 21, 62/5 et 8; cf. supra, p. 74 et n.329.
fécondité, mais la survivance rituelle du mythe phallique, 82 Promathion, en qui J. Heurgon, op. cit., p. 314, verrait
celui de la naissance de l'ancêtre de la nation, engendré dans volontiers un Grec, ou un Étrusque hellénisé, habitant de
le feu du palais royal. Caere. On entrevoit ainsi comment se construisit son récit et
7 b Aeneas und die Penaten, Hambourg, II, 1840, p. 772, comment il put trouver, à Pyrgi, la déesse étrusque qui était
n. 1429. l'équivalent le plus proche de la Tanaquil - Fortuna de la
77 Histoire de la divination, IV, p. 147. légende servienne. Aux affinités déjà relevées entre sa Téthys
78 Local cults in Etruria, p. 120, qui va d'ailleurs jusqu'à et Fortuna, on ajoutera que la déesse grecque, épouse
identifier la déesse oraculaire de Caere avec une d'Océan et mère innombrable de tous les fleuves, fut aussi la
Fortuna. nourrice d'Héra (qui, à son tour, éleva la Néréide Thétis), de
79 La vie quotidienne chez les Étrusques, p. 312-314. même que la Fortune de Préneste, Primigenia et première
80 Supra, p. 313. mère des Olympiens, était représentée allaitant Junon.
FORTUNA DANS LE MONDE DU SACRÉ 445

teur, puisque le seul personnage féminin de historique, avaient conservé intacte leur aptitude
premier plan qui figure dans la variante pré- à la fabulation mythique et leur sensibilité à la
nestine est la sœur des frères Digidii ou Depidii, légende du feu84. Mais les Caecilii pouvaient
future mère du héros, et que nulle déesse également rattacher leur famille au nom
n'intervient dans le récit. Lacune réelle, ou qui prestigieux de Gaia Caecilia, qui n'était autre que
ne paraît telle qu'en raison de l'état fragmentaire Tanaquil, ainsi appelée après sa venue à Rome,
où nous est parvenue l'histoire de Caeculus? On aux côtés de Tarquin85. Personnage plus qu'à
y relève, néanmoins, deux détails troublants : le demi-surnaturel, comme la mystérieuse Gaia
lieu où, après l'avoir mis au monde, sa mère Taracia, ou Fufetia, avec laquelle elle n'est peut-
exposa l'enfant nouveau-né, était à la fois proche être pas sans rapports86, objet de superstitions
du temple de Jupiter, iuxta templum louis, et qui faisaient d'elle la protectrice des jeunes
d'une source où les jeunes filles le découvrirent mariées et qui attribuaient des pouvoirs
auprès d'un feu. Éléments symboliques des deux merveilleux aux amulettes dont était chargée la
divinités qui, invisibles, veillent sur lui : Vulcain, ceinture de sa statue87, Gaia Caecilia, identifiée à
son père, et Fortuna, la déesse souveraine du Tanaquil, qui est elle-même le double royal de la
lieu, constamment liée aux eaux, de signe déesse, serait-elle une autre hypostase de
féminin. Mais, plus précisément encore, et dans Fortuna? aurait-elle eu, soit dans les traditions
l'ordre, non plus du symbole, mais de la pure nationales de Préneste, soit dans celles, gentili-
réalité, on n'hésitera pas à reconnaître dans ce ces, des Caecilii, des liens avec Caeculus, dont le
temple X{aedes) louis Pueri du sanctuaire
inférieur où se célébrait le culte courotrophique de
Fortuna Primigenia, mère nourricière des
enfants divins, Jupiter et Junon, mère des enfants 84 Sur l'existence d'une mythologie du feu, toujours vivace
humains, et de l'enfant abandonné qu'était au IIIe siècle dans les traditions gentilices des Caecilii,
A. Brelich, // mito nella storia di Cecilio Metello, SMSR, XV,
Caeculus, et, dans la source, celle qui, aujourd'hui 1939, p. 30-41 : l'exploit du grand pontife qui, en 241, sauva le
encore, baigne d'une constante humidité la Palladium et les objets sacrés de l'incendie qui ravageait le
grot e toute proche de la déesse. Ainsi la légende de temple de Vesta, et qui en fut frappé de cécité, est construit
Caeculus s'inscrit, par anticipation, dans la sur les mêmes thèmes mythiques (feu du foyer, incendie,
topographie de ce qui sera le sanctuaire inférieur. cécité du héros) que la légende de Caeculus, dont il est une
réinterprétation pseudo-historique, au demeurant sans
Point n'était donc besoin que la déesse y authenticité, car Caecilius Metellus, devenu aveugle, n'eût pu
intervînt par la voie indirecte du mythe, puisque, être créé dictateur en 224, ni même demeurer grand pontife
maîtresse de son temple, de sa grotte, elle était jusqu'à sa mort en 221, date à laquelle le mythe est
directement présente dans les lieux saints qui évidemment postérieur.
avaient été le cadre de ces événements 85 Plin. NH 8, 194; Fest. Paul. 85, 3 (supra, p. 286).
86 Gaia Taracia, sine Fufetia (les deux noms sont sans
fabuleux. doute d'origine étrusque; chez Plut. Rom. 2, 6, cf. supra,
Rappelons en outre que, loin de n'avoir été p. 441 sq., le serviteur qui expose les jumeaux au bord du
que le héros d'une légende locale, Caeculus était fleuve se nomme également Teratius; toutes données ono-
l'ancêtre éponyme de qui prétendaient mastiques qui révèlent une influence étrusque sur ces
descendre les Caecilii de Rome83, qui, en pleine époque diverses légendes), est la Vestale qui aurait fait don du Champ de
Mars au peuple romain (Plin. NH 34, 25; Gell. 7, 7, 1-4), selon
une légende que les mss. de Plut. Popi. 8, 7-8 placent sous le
nom (tout aussi étrusque) d'une autre Vestale, Tarquinia
(corrigé en Taracia par R. Flacelière, Les Belles Lettres), et
83 Fest. Paul. 38, 23 : Caeculus condidit Praeneste; unde qui est un doublet de celle d'Acca Larentia. Cf. Boehm, s.v.
putant Caecilios ortos, quorum erat nobilis familia apud Gaia Taracia, RE, VII, 1, col. 480-483; et A. Momigliano
Romanos. Indépendamment de leurs prétentions, les Caecilii (supra, p. 286, n. 197).
étaient-ils réellement originaires de Préneste? A. Brelich (cf. 87 Sur la statue de bronze de Gaia Caecilia, conservée
n. suiv.), p. 41; A. Alföldi, Early Rome and the Latins, p. 391, dans le temple de Semo Sancus, supra, p. 286. Gaia Caecilia
le disent, mais les sources antiques ne permettent d'affirmer avait en outre découvert des amulettes nommées praebia,
rien de tel. En tout cas, sur plus d'une colonne de Caecilii dont les personnes en danger venaient prélever des parcelles
répertoriés à l'index du CIL XIV pour l'ensemble du Latium, sur la ceinture de sa statue pour en user comme de
Préneste n'en compte que deux sous l'Empire (XIV 2964 I, talismans, d'où leur nom : praebia, quod mala prohibeant (Fest.
12, le cognomen manque; 2897, dont le cognomen est 276, 7). Les enfants portaient à leur cou de semblables
Eulogus), et aucun pour l'époque républicaine. amulettes (Varr. LL 7, 107).
446 ESSAI D'INTERPRETATION

souvenir se serait perdu88? On ne peut former leur offrait la tradition89, ils n'avaient que
que des hypothèses. Quoi qu'il en soit, si le l'embarras du choix entre Telegonos, le fils d'Ulysse
processus complexe qui aboutit à assimiler et de Circe90, Praenestes, le fils du roi Latinus et
Tanaquil-Fortuna et Gaia Caecilia et, beaucoup le petit-fils d'Ulysse91, et peut-être aussi le roi
plus sûrement, si les références explicites au Erulus aux trois corps, le fils monstrueux de la
sanctuaire de Préneste que renferme le récit de déesse Feronia qui fait, par tant de traits, songer
la naissance du héros permettent de deviner, si à Fortuna92. La préférence accordée à Caeculus
effacées qu'elles soient, des traces de la présence répond, sans conteste, au triomphe de la
de Fortuna dans le mythe de Caeculus, elle n'en tradition locale la plus authentique, celle que
reste pas moins à l'arrière-plan de la légende transmettaient les libri Praenestini9ì, celle que
prénestine. Situation singulière, si on la compare reprirent, à leur suite, Caton, Vairon, Virgile, sur les
aux récits parallèles, concernant Servius et spéculations hellénisantes des mythographes94.
Romulus, où son intervention, même voilée sous Mais le fondateur officiel de la cité était aussi, ne
des noms d'emprunt, demeure beaucoup mieux l'oublions pas, le héros éponyme de la glorieuse
perceptible : Préneste, riche de ses deux mythes gens romaine des Caecilii, et l'on peut en venir à
cultuels, celui de Fortuna, mère de Jupiter et se demander si le succès que remporta sa
Junon, et celui de l'invention des sorts, ne s'est légende locale, si la persistance avec laquelle elle
donc pas, du moins à notre connaissance, donné se maintint chez les annalistes etie"s antiquaires
de mythe historicisé, analogue aux amours romains, ne traduirait pas, au delà des
romaines de Servius et de Fortuna, associant prétentions nobiliaires d'une grande famille
dans la même « histoire sacrée » les deux grandes plébéienne, quelque tentative détournée pour affirmer,
figures de la cité : sa déesse poliade et son héros dès son passé le plus reculé, la vocation de
fondateur. Rome à mettre la main sur Préneste, une sorte
Quelles raisons donnera-t-on de cette de «légende des origines romaines» qui, sans
abstention? Il se peut que Préneste, dont le sens doute, ne fut nullement imposée à la ville, mais
mythique était incontestablement plus affiné, qui, tout en étayant le mythe de Caeculus, put
plus ouvert sur le divin et l'absolu que celui de être exploitée au mieux des intérêts de la
Rome, davantage engagée dans les péripéties de conquête romaine. Ce qui pourrait expliquer que
l'histoire, ait préféré garder à Fortuna Fortuna Primigenia, garante de l'indépendance
Primigenia sa qualité surnaturelle de mère, puis de fille de la cité, fût restée à l'écart ou du moins en
d'un dieu, sans l'abaisser jusqu'à des aventures retrait de cette mythologie, adaptée aux besoins
humaines au point d'en faire la déesse tutélaire de la polémique et de la politique.
et l'amante d'un de ses rois. Plus encore, la place
occupée, dans le culte et dans le mythe, par
Jupiter Puer, comme fils et comme parèdre de la IV - Le problème des origines
déesse, et qui correspond, à un niveau
infiniment plus élevé, au rôle joué par Servius dans la Quelles que soient ses obscurités, sa
légende romaine, excluait à l'avance qu'un transformation en histoire légendaire et sa
simple héros comme Caeculus pût jamais prétendre déconcertante diversité, le foisonnement mythique dont
aux honneurs réservés au jeune dieu et le
rejetait sans appel hors du couple divin de
Jupiter et de Fortuna. Enfin, on se rappellera
que la légende de Caeculus n'était pas la seule 89 Cf. G. Radke, s.v. Praeneste, RE, XXII, 2, col. 1551 : 3.
dont pussent s'enorgueillir les Prénestins. Parmi «Mythische Gründer».
90Aristocl. dans Ps. Plut, parali. 41, 316a-b. On lui
les divins fondateurs, tous de haut lignage, que attribuait également la fondation de Tusculum (supra, p. 59,
n. 249).
91 Solin. 2, 9; Steph. Byz. s.v. Προύνεστος; Mart. Cap. 6,
642.
92 Supra, p. 1 12 sq.
88 M. Delcourt, Héphaistos ou la légende du magicien, 93 Supra, p. 73, n. 319.
p. 219-221, voit dans Gaia Caecilia la parèdre de Caeculus et 94 Strabon, par ailleurs, considère Tibur et Préneste
les rapproche du couple formé par Cacus et Caca. comme des πόλεΐ,ς "Ελληνίδας (5, 3, 1 1).
LE PROBLÈME DES ORIGINES 447

le nom de Fortuna est le centre paraît si peu tiré de la légende servienne, qu'ont exploité tous
compatible avec la pauvreté de l'imagination les historiens, et auquel ils ont, le cas échéant,
italique ou romaine que, de longue date, on y a ajouté trois arguments plus particuliers: déesse
vu la preuve d'une origine étrangère de la sans fête publique, déesse sans flamine, et
déesse ou, à tout le moins, de fortes influences rejetée hors du pomerium, c'est par Servius ou, du
extérieures qui en auraient modelé le culte. Telle moins, à l'époque où la tradition situe son règne,
est en effet la thèse qui, depuis Warde Fovvler, c'est-à-dire au VIe siècle, que son culte fut
Wissovva et Otto, a cours parmi les historiens introduit à Rome; culte venu d'Étrurie selon les
modernes et sur laquelle semble s'être réalisé uns, du Latium selon les autres, à moins qu'il ne
une sorte de consensus. Résumons l'essentiel de faille, pour en cerner toute la complexité, lui
cette vulgate et de leur argumentation. Fortuna reconnaître une origine mixte, étrusco-latine96.
est, à Préneste, l'objet d'un mythe théogonique
qui fait d'elle la «fille première-née» de Jupiter,
selon l'interprétation aujourd'hui dépassée de
fondation du culte romain attribuée à Servius, ce qui est
Jordan. Or, les religions italiques ignorent le l'indice d'une origine étrangère, mais aussi sur les influences
thème des enfances divines, dû extérieures, «auswärtigen Einflüssen», qui, à Préneste, sont
vraisemblablement à un apport étranger, pour lequel on songe seules susceptibles d'expliquer la filiation de Fortuna
en premier lieu à l'Étrurie qui joua un tel rôle Primigenia et son existence inattendue « in einer der italischen
dans le développement de la civilisation prénes- Religion, die keine Götterkindschaften kennt, sonst durchaus
fremden Auffassung». Otto, RE, VII, 1, col. 14-16, qui met
tine, ce qui n'exclut pas, d'ailleurs, que des l'accent sur les aspects plus spécialement étrusques de la
influences grecques, transmises par l'Étrurie, se légende servienne (le rôle de Tanaquil, la porta Fenestella,
soient aussi exercées sur la ville. A Rome, d'autre etc.), s'en tient lui aussi à la thèse de l'origine étrangère, tant
part, Fortuna n'appartient pas aux couches les pour Préneste («fremde Herkunft des pränestinischen
plus anciennes de la religion nationale, à cette Kultes, oder mindestens sehr starke Beeinflussung von aussen
«religion de Numa» qui rassemble les dieux her geht schon aus dem Umstände unzweideutig hervor, dass
hier F. als erstgeborene Tochter Iuppiters galt») que pour
indigènes, les di indigetes, d'après la terminologie Rome (où les cultes de Fortuna «gehören nicht zu den
elle aussi dépassée de Wissovva. Objet de la ältesten, einheimischen Bestandteilen der römischen
dévotion de Servius, dont la tradition unanime Religion »), et cherche à préciser la provenance géographique de
fait le fondateur de ses sanctuaires les plus ces différents cultes.
96 Ainsi Hild, DA, IL 2, p. 1270: «le culte de Fortuna dans
importants, objet d'une légende qui l'attache à la campagne de Rome et du Latium était probablement plus
ce même roi, son protégé et son amant, et dont ancien que celui de la ville même». Warde Fowler, Roman
l'inspiration, elle aussi, est vraisemblablement Festivals, p. 171 sq. : «it would seem that we may consider it
étrusque, Fortuna est, au sein de la religion as highly probable that if Servius did really institute the cult
romaine, une divinité relativement récente et of Fortuna at Rome, that cult came with him from Etruria »,
c'est-à-dire, plus précisément, de Volsinies, en la personne de
d'origine étrangère95. Tel est l'argument majeur, Nortia, dont la Fortune servienne et romaine serait
l'équivalent; «this by no means compels us to look on Fortuna as
an Etruscan deity only ... ». Le même Warde Fowler
ajoutera, en 1911, dans The religious experience of the Roman
95 Cette analyse, sous la forme développée où nous la people, p. 235, que « she does not appear in the calendar, had
présentons, n'est pas antérieure à Warde Fowler, en 1899, à no flamen, and must have been introduced from outside».
Wissovva, dont la première édition date de 1902, et surtout à Wissowa qui, dès les premières lignes de son exposé, ne
Otto qui, en 1910, en a donné l'exposé le plus complet. Avant doute pas «dass diese Gottheit der Religion des Numa, d.h.
eux, ni Preller-Jordan, ni Peter ne s'interrogent encore sur la dem Kreise der di indigetes, fremd ist » (jugement sans appel
provenance de Fortuna; seul Hild commence à entrevoir le qui a visiblement inspiré K. Latte) et qui range Fortuna
problème. Mais, dès 1899, Warde Fovvler le pose dans toute parmi les «di nouensides italischer Herkunft», s'en tient à
son ampleur : origine étrusque de Servius-Mastarna, statues l'hypothèse très générale d'une origine latine : « etwas völlig
du Forum Boarium et de Préneste, probablement importées Sicheres ist über die Herkunft dieser ältesten römischen
d'Étrurie ou influencées par la plastique étrusque, ou Fortunenkulte nicht zu ermitteln, doch ist es in hohem
grecque, ou gréco-étrusque; force de l'empreinte étrusque ou Masse wahrscheinlich, dass die Römer sie im Austausche
grecque sur la culture de Préneste; enfin, culte qui y était religiöser Vorstellungen mit ihren latinischen Nachbarn
rendu à des dieux enfants, et qui fait hésiter à conclure « that erhalten haben» (RK2, p. 256 et 258). Otto, à la fois plus
all this is a genuine Italian development of genuine Italian explicite et plus nuancé, affirme fortement l'influence
ideas» (Roman Festivals, p. 157; 166; 171 sq.; 225-227). Wis- étrusque sur le culte de Préneste, «dieser, vielleicht also
sowa, RK2, p. 256-259, attire l'attention non seulement sur la ursprünglich etruskische Kult der F.» (où des interférences
448 ESSAI D'INTERPRÉTATION

Que conclure de cette revue, sans doute reçues qui, à force d'être répétées, s'imposent
incomplète, des opinions diverses, trop diverses, comme vérités d'évidence et que nul, ou
qui ont été émises sur les origines de Fortuna? presque, ne songe plus à remettre en question. Mais
Leur nombre même suscite la défiance : qui, malgré leur dogmatisme péremptoire, ne
constamment affirmée, jamais démontrée, l'origine voit la fragilité des solutions proposées? Trop de
extra-romaine de Fortuna est l'une de ces idées voix discordantes s'élèvent pour faire tantôt « du
Latium » en général, définition si vague que ni le
géographe, ni l'historien des religions ne saurait
s'en satisfaire, tantôt de l'Étrurie, c'est-à-dire, en
avec Tyché ne sont cependant pas impossibles), et sur les
divers cultes de Rome, dont les uns seraient d'origine fait, de Volsinies et du culte de Nortia auquel
étrusque («so darf man bei einem Teile derselben wohl songent expressément Warde Fowler, Otto,
ebenfalls an Etrurien denken»), les autres d'origine latine S. M. Savage, tantôt même d'Antium, le centre
(«ein anderer Teil der römischen F.- Kulte darf auf Latium premier du culte de Fortuna: hypothèses
zurückgeführt werden »), tandis que celui de Fortuna Mulie- contradictoires et qui, à la limite, se détruisent l'une
bris pourrait provenir d'Antium (RE, VII, 1, col. 14 sq. et
21 sq.). Depuis, ces thèses majeures ont été répétées sous des l'autre. Maintes fois résolu, par des affirmations
formes diverses. F. Altheim, Terra Mater, p. 38, fait état de la superficielles ou contestables, le problème des
«sicherlich etruskischen Fortuna von Praeneste». De même origines de Fortuna n'a, en fait, jamais été posé -
A. Grenier, Le génie romain dans la religion, la pensée et l'art, nous voulons dire formulé clairement et dans la
reprod., Paris, 1969, p. 103 et 114 sq., croit à l'origine totalité de ses aspects, selon les règles d'une
prénestine de la Fortune romaine et à Γ« origine grecque, ou,
du moins, fortement influencée par la Grèce», de cette saine méthode qui distingue les diverses
dernière; mais on peut s'interroger sur la cohérence interne questions dont il se compose et tente de leur
des deux allégations ainsi mises bout à bout, sur la apporter une réponse scientifique, fondée sur un
vraisemblance de la chronologie qu'elles impliquent, et, en examen rigoureux des faits. Faute de quoi nous
particulier, sur la précocité de l'hellénisation attribuée à devrions nous en tenir à la constatation de
Préneste. Pour A. Piganiol, qui résume à grands traits
l'œuvre constitutionnelle, religieuse et édilitaire de Servius : « il G. Dumézil, qui fait lucidement le point de nos
introduit le culte de Fortuna et celui de Diane Aventine et ignorances, lorsqu'il affirme : « Les origines de
entoure Rome d'une vaste enceinte» (Histoire de Rome, Fortuna sont inconnues»97.
p. 30). De même C. Bailey, Phases in the religion of ancient La faiblesse des thèses proposées par nos
Rome, p. 118 sq., et, allant plus loin encore dans Cambridge devanciers tient essentiellement à deux causes.
Ane. Hist., VIII, p. 447 : « to Servius too is attributed the
introduction of Fortuna of Praeneste ». S. M. Savage, MAAR, Unanimes dans la négation, ils se séparent dès
XVII, 1940, p. 31, part d'une constatation particulière, «the qu'ils tentent de s'élever jusqu'à une critique
absence of the festival of Fors Fortuna from the earliest constructive des faits, parce qu'ils se bornent à
calendar accords with the tradition of a foreign une étude partielle du problème, qu'ils limitent
importation», pour aboutir à la conclusion générale que «Servius' en général à Préneste et à Rome. Quand bien
traditional introduction of the goddess to Rome, therefore,
seems to indicate a Roman assimilation of something même ils seraient parvenus à démontrer
foreign». H. J. Rose, Ancient Roman religion, p. 90 sq., se l'origine «latine», c'est-à-dire, si nous les entendons
fondant sur «the story that she was introduced by King bien (car peu d'entre eux le disent
Servius», tient cette déesse sans fête pour une importation, explicitement), «prénestine», du culte romain, ou l'ori-
dont le culte, « while old, is not of the most ancient », et qui
fut empruntée à Antium ou à Préneste. Des mêmes faits (la
fête de Fors Fortuna n'est pas inscrite au calendrier de
Numa; son temple, fondé par Servius, est à l'extérieur du
pomerium), P. Fabre, dans Brillant-Aigrain, Histoire des 97 Et qu'il poursuit, prudemment : « Si l'on admet en
religions, III, p. 320 et n. 3, tire la même déduction, « elle général qu'elle est venue aux Romains d'autres points du
n'appartient pas au groupe des divinités primitives de Latium, c'est parce que, en effet, de vieux cultes de la déesse,
Rome», et conclut, p. 386 et 391, n. 3, à une origine plus prestigieux que ceux de Rome, existaient à Préneste et à
prénestine; cf. Histoire générale des religions, p. 636. K. Latte, Antium et ont influé, du moins le premier, sur ceux de Rome.
faisant écho à l'ouverture de Wissowa (cf. ci-dessus), affirme Mais cela ne prouve pas que, indépendamment, les Romains
d'emblée, Rom. Rei, p. 176, «aus Latium ist auch Fortuna n'avaient pas à leur manière déifié cette abstraction au nom
nach Rom gekommen ». Quant à M. L. Scevola, elle considère transparent . . . L'influence des représentations grecques de
que non seulement le culte de Fortuna Muliebris, mais Τύχη, improbable aux origines, est certaine ensuite, dès les
l'ensemble du culte romain de Fortuna serait d'origine premiers poètes hellénisants» (Rei. rom. arch., p. 424). A
antiate : «Anzio deve essere considerata sede originaria del quelques détails près, nous souscrivons entièrement à cette
culto della Fortuna» (RIL, XCIV, 1960, p. 222). analyse des faits.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 449

gine étrusque de ces mêmes Fortunes de Pré- construits qu'ils étaient à une longue distance de
neste et de Rome, que dire des cultes de l'Algide, la ville; son culte, enfin, n'était pas desservi par
d'Antium, des autres villes du Latium, ou de un flamine, signe indubitable d'antiquité.
Cales et Teanum et de Capoue? Leurs Mais dans quelle mesure ces arguments sont-
conclusions provisoires devraient immédiatement être ils probants? Il n'existait, somme toute, que
remises en question, de façon à couvrir la quinze flamines à Rome, et il se peut que le
totalité du domaine géographique de Fortuna. choix d'un flamine plutôt que d'un simple sacer-
Quant à la seconde cause de leurs insuffisances, dos, pour servir une divinité, à moins que, en
elle tient au fait qu'ils mêlent comme à plaisir l'absence de prêtre spécial, la garde de son
deux questions pourtant bien distinctes : celle de temple n'ait été confiée aux seuls soins d'un
la provenance des Fortunes romaines - aedituiis, que ce choix ait été soumis à des
étrusques, latines, ou peut-être «indigènes»? -; celle conditions que nous ne connaissons plus".
de l'origine ou, plus exactement, de la formation Mater Matuta, elle non plus, n'avait pas de
des Fortunes italiques, qu'il paraît difficile de flamine, et nul n'en tire argument contre sa
ramener à une source unique, étrusque ou romanité, elle que G. Dumézil, au contraire,
prénestine, par exemple, à partir de laquelle le rattache à l'héritage indo-européen de Rome. La
culte se serait diffusé sur une aussi vaste «preuve» que l'on pourrait chercher dans la
étendue de la péninsule. localisation des sanctuaires n'est pas moins
Ainsi se justifie le scepticisme d'A. Brelich spécieuse, puisque nous tenons pour assuré que le
qui, rejetant la thèse traditionnelle, s'est efforcé plus illustre, au moins, et le plus ancien des
de montrer l'inanité de ses arguments, de celui, temples urbains de Fortuna, celui du Forum
notamment, que l'on tire du calendrier. A. Boarium, était intrapomérial, et cela dès les
Brelich, qui met l'accent sur la parenté profonde, en premiers temps de son culte romain, dès les
dépit des apparences, des déesses de Rome et de VIIe-VIe siècles100. Quant au calendrier de la
Préneste, croit au caractère originel des cultes déesse, d'interprétation si délicate, A. Brelich
romains de Fortuna, présente dans la ville, selon rappelle que l'absence de telle ou telle divinité
lui, de toute antiquité98. Pouvons-nous, passant du férial «de Numa» n'a pas de valeur
d'un extrême à l'autre, accueillir sans restriction chronologique sûre et ne suffit pas à attester son
cette interprétation novatrice, devant laquelle origine récente. Le calendrier archaïque ne
hésite la sage réserve de G. Dumézil? Car, si ni mentionne pour chaque jour qu'une seule fête : ainsi
l'une ni l'autre des deux thèses n'emporte la passe-t-il sous silence toutes celles qui
conviction par une preuve irréfutable, chacune coïncident avec les calendes ou les ides (comme, par
d'elles, cependant, peut alléguer un certain exemple, le rite si archaïque de YOctober Equus,
nombre de vraisemblances, comme si l'on pouvait, sacrifié le 15 octobre), ou avec une autre fête
sur ce difficile sujet, soutenir alternativement le publique, ce qui est précisément le cas de
pour et le contre. C'est un fait, et les partisans de Fortuna au Forum Boarium, dont la fête coïn-
l'importation du culte n'ont pas manqué de le
faire valoir, que Fortuna ne possède aucun des
traits auxquels on reconnaît communément les
99 Cf. la mise au point de G. Dumézil, Rei. rotti, arch.,
divinités de vieille souche romaine : non p. 119: «Le type de sacerdoce qu'était le flamonium ne
seulement aucune de ses fêtes n'était inscrite au convenait sans doute pas à n'importe quel type divin. Par
calendrier de Numa, mais deux de ses temples exemple sont sans flamines les groupes de dieux mal
au moins, celui de Fors Fortuna, déjà cité, et, en dissociables, tels que Lares, Pénates; les dieux multipliés à
outre, celui de Fortuna Muliebris, étaient l'infini, un par individu, tels que Genius, ou dont l'action très
précise se répète à l'infini par le retour perpétuel d'une
incontestablement situés à l'extérieur du pomerium, même circonstance, tels que Janus (deus omnium initiorum)
et peut-être Junon (compte tenu de son caractère de déesse
de toutes les naissances) . . . Tellus est inséparable de Cérès,
laquelle a un flamine ... ». Ces exemples ne sont pas sans
98 7>e variazioni, p. 28-33; cf., notamment, sa critique à rappeler ceux des multiples cultes de Fortuna, déesse des
l'encontre des «modèles extra-romains» qu'on place diverses classes d'âge, des naissances et des destinées
arbitrairement aux origines de Fortuna, « modelli di cui . . . non individuelles.
sappiamo assolutamente niente». 100 Supra, p. 265 sq.
450 ESSAI D'INTERPRÉTATION

cide avec les Matraliam. D'ailleurs, ajoute Jamais, si nous osons risquer ce néologisme, elle
A. Brelich, toute divinité ancienne n'était pas ne donna son nom à des «Fortunalia». On peut
nécessairement l'objet d'un culte public, de la hésiter à interpréter chacun de ces faits, pris
part de l'État en tant que tel. Dans le problème isolément. Mais leur accumulation et, surtout,
de Fortuna, conclut-il, on ne peut exclure ni leur convergence font songer à d'autres déesses
l'une ni l'autre de ces deux possibilités. dont nous l'avons, d'ailleurs, déjà rapprochée à
La seconde de ces objections convient très d'autres égards : à Diane, venue de Némi, ou à
exactement aux Fortunes des classes d'âge, Vénus103, ancien neutre féminisé et divinisé, et
spécialisées et fragmentées : il n'y avait pas lieu de dont l'histoire, à Rome, commence relativement
célébrer en leur honneur des feriae publicae, tard.
inscrites au calendrier et uniiiersi populi A ces faits cultuels s'ajoutent les liens de
communes102, puisque chacune des «classes» entre Servius avec Fortuna : liens mythiques,
lesquelles se divisait le peuple romain célébrait assurément, mais qui renferment aussi une large part
séparément la déesse qui lui était propre. Mais de vérité historique, puisque les premières
l'argument est sans valeur dès que nous preuves archéologiques de son temple du Forum
revenons aux Fortunes majeures et indifférenciées, à Boarium coïncident exactement avec le règne du
Fors Fortuna, restée en marge des fêtes souverain, que la tradition situe de 578 à 534.
publiques, et à la Fortune du Forum Boarium, dont le Est-ce à dire qu'il faille, malgré ses difficultés,
cas est plus complexe, puisque sa fête du 1 1 juin revenir à la thèse classique et, avec la quasi
coïncidait avec les Matralia qui, eux, étaient totalité des historiens modernes, regarder
précisément feriae publicae. Mais on ne saurait, Servius comme X introducteur à Rome du culte de
pour autant, lui appliquer la première des Fortuna? En fait, l'historiographie antique n'a
observations émises par A. Brelich et la jamais rien dit de tel. Les sources antiques les
supposer titulaire de quelque fête publique dissimulée plus variées, latines ou grecques, historiques ou
par les règles de rédaction de l'ancien calendrier poétiques, disent seulement que Servius a fondé
et dont la dénomination ne serait même pas des sanctuaires en l'honneur de Fortuna, ce qui
parvenue jusqu'à nous. Aucune fête de Fortuna, est très différent. Ajoutons que, lorsque les
pour ne point parler de celles qui, comme les anciens citent un culte introduit depuis une ville
Fordicidia, sont nommées d'après leur rituel, et latine ou étrusque, même si leurs récits sont
qui sont les fêtes les plus primitives, déformés et embellis par la fiction, ils gardent le
n'appartenait au groupe des grandes solennités dont le souvenir de ce grand événement, qui ouvrit une
nom, adjectif substantive au neutre pluriel, est phase nouvelle de leur histoire religieuse : ainsi
tiré de celui de la divinité à qui elles du culte de Diane, appelée de Némi, de Castor,
appartiennent, comme les Cerialia ou les Liberalia. sans doute originaire de Lavinium104, et à date
plus tardive, de la Junon Regina de Véies. En ce
qui concerne le temple de Diane sur l'Aventin,
sans doute Tite-Live passe-t-il sous silence que
101 La fête du 1 1 juin {supra, p. 320-323) est la seule à qui c'est depuis Némi que son culte fédéral y fut
puisse s'appliquer ce raisonnement. Aucune des autres transféré : le seul exemple politico-religieux qu'il
solennités de Fortuna, dont les dates nous sont transmises
par les calendriers épigraphiques ou par les sources cite est l'Artemision d'Éphèse; mais, lorsqu'il
littéraires (ainsi les deux fêtes de Fortuna Muliebris, dont nous rappelle les négociations laborieuses de Servius
connaissons les dates grâce à Denys d'Halicarnasse), n'avait avec l'aristocratie des Latins, inter proceres
chance d'être une fête publique, recouverte par une autre, Latinorum, l'allusion est transparente aux effort's de
selon le risque inhérent au calendrier archaïque. Deux Rome pour s'assurer la suprématie sur la ligue
d'entre elles, celles de Fors Fortuna, le 24 juin, et de Fortuna
Muliebris, le 6 juillet, étaient célébrées des jours pairs, alors latine105. A cet égard, la différence de traitement
que les feriae publicae tombent des jours impairs. Les deux
autres, celle de Fortuna Virilis, le 1er avril, et la seconde fête
de Fortuna Muliebris, le 1er décembre, coïncident avec les lü3 Cf. les remarques de R. Schilling, La religion loniaine île
calendes, mais ni l'une ni l'autre n'étaient jours de fête Vénus, p. 9 et 86.
publique, marqués du sigle NP: les calendes d'avril étaient 104 Supra, p. 118.
jour faste (F) et celles de décembre, jour néfaste (N). 105 Liv. 1, 45; Denys d'Halicarnasse, 4, 26, 5, indique que,
102 Selon la définition de Macrobe, Sat. 1, 16, 5-6. de son temps, on voyait toujours dans le sanctuaire l'inscrip-
LE PROBLÈME DES ORIGINES 451

entre les deux introductions cultuelles par Varron est largement sujette à caution109 et
attribuées à Servius est pour le moins troublante : aucun témoignage, épigraphique ou littéraire, ne
Tite-Live, malgré ses lacunes, relate longuement permet de rattacher spécialement à la Sabine le
celle de Diane, les arrière-pensées politiques du culte de Fortuna, qui était assurément
roi, la légende de la vache merveilleuse qui représenté dans cette région, mais qui n'y est attesté que
promettait la domination au peuple dont un par des inscriptions d'époque impériale110 et qui
citoyen la sacrifierait. Rien de tel pour Fortuna, ne paraît y avoir eu ni une antiquité ni une
dont Γ« introduction » ne semble pas avoir laissé densité particulièrement dignes d'attention. A la
la moindre trace dans la mémoire collective des fois incomplète (Semo Sancus111 en est absent)
Romains. et composite (elle comprend nombre de
Deux assertions des sources antiques, si divinités qu'on ne saurait tenir pour spécifiquement
vagues ou litigieuses qu'elles soient, peuvent, à sabines, comme Vesta ou Fides), la liste de
cet égard, servir de contre-épreuve. Le seul Varron paraît inspirée par le «sabinisme» bien
auteur latin qui se soit préoccupé de l'origine de
Fortuna, et qui n'est autre que Varron, la fait
figurer, dans un passage célèbre, parmi une
longue liste de divinités sabines dont les noms,
avec toutefois «un léger changement», seraient la naissance et de la mort, dont Fortuna est la forme
passés en latin : Feronia, Minerua, Nouensides a exemplaire», appartenait à la religion des plébéiens,
chthonienne par définition, au contraire de la religion ouranienne
Sabinis. Paulo aliter ab eisdem dicimus haec : des patriciens, dont faisait partie Mater Matuta, concurrente
Paletti, Vestam, Salutem, Fortunam, Fontem, et symétrique de la Fortuna sabine au Forum Boarium, qui,
Fidem106. Enumeration qui se poursuit avec les elle, se montrait accueillante aux plébéiens et aux esclaves
noms des multiples divinités, Ops, Flora, (p. 117 sq.; 132-139). Le refus opposé à Lutatius Cerco
s'insérerait ainsi dans la lutte des deux ordres et serait une
Vediouis, etc., auxquelles T..Tatius, roi sabin, marque de l'ostracisme de la cité patricienne à l'encontre de
dédia des autels107. Fortuna serait-elle donc une Fortuna, déesse de la plèbe: «il faut qu'en 241 le Sénat
divinité d'origine sabine secondairement interdise à un consul de s'adresser à la déesse plébéienne
introduite à Rome? Malgré la faveur que cette thèse a Fortuna » (p. 285). Sans réfuter davantage ces théories
rencontrée auprès d'A. Piganiol108, la liste établie ambitieuses et périmées, qui relèvent de la typologie plus que de
l'histoire religieuse, et qui tendent à ramener à un moule
commun toutes les déesses de l'Italie archaïque, au mépris
de leur caractère irréductible et de leur spécificité, on
reprochera surtout à l'interprétation le nivellement qu'elle
tion sur bronze, en lettres grecques archaïques, que Servius y impose aux divers cultes de Fortuna, recouverts par un
avait fait graver, et qui mentionnait les noms des cités sabinisme aussi systématique et aussi peu fondé que celui de
confédérées, détail qui accrédite l'historicité de l'épisode Varron et qui leur impose, à tort, une marque uniformément
(supra, p. 328, n. 404). plébéienne : définition sociale qui s'applique à juste titre à la
106 LL 5, 74, 1-2. Fors Fortuna du Trastevere, mais à elle seule, déesse des
107 Ibid., 3. Sur ces «dieux de Titus Tatius», divinités non plébéiens et des esclaves, et qu'on ne saurait étendre aux
point «sabines», au sens ethnique du terme, mais de Fortunes du Forum Boarium et de Préneste, pour expliquer,
«troisième fonction», G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 181 sq.; abusivement, l'association, qui n'est pas un antagonisme, de
277-282. la première avec Mater Matuta, et la tentative de Lutatius
108 Dans son Essai sur les origines de Rome, Paris, 1917, Cerco pour s'adresser, en 241, à la seconde, qui était priée
dominé par les théories alors récentes de J. E. Harrison, par toutes les classes de la cité, non seulement par les
Prolegomena to the study of greek religion, Cambridge, 1903; collèges d'artisans, mais aussi par l'aristocratique Orcevia
2e éd., 1908, sur le conflit et la superposition des cultes (supra, p. 140, n. 611).
chthoniens et des cultes ouraniens, qui constituent deux 109 Cf. E. C. Evans, The cults of the Sabine territory, Pap. and
strates entièrement distinctes de la pensée religieuse, A. Mon. of the Am. Acad in Rome, XI, 1939, p. 152-246, et, plus
Piganiol opposait une religion du Ciel et du Feu, celle des particulièrement, sur Fortuna, p. 175-180; l'éd. commentée
Indo-Européens «Septentrionaux», à une religion de la du livre V de Varron, par J. Collari, Paris, 1954, p. 48 sq. et
Terre, «propre aux paysans Méditerranéens, Ligures, Sabins, 189-192; 0. Terrosi Zanco, Varrone LL V, 74. Divinità sabine o
Pélasges» (p. 93 sq.). C'est Fortuna qui, selon lui, serait «la divinità etnische? SCO, X, 1961, p. 188-208; G. Radke, Varrò
grande déesse chthonienne Sabine», que l'on désignait aussi LL 5, zu sabinischen Gottheiten in Rom, Romanitas, VI-VII,
sous maints autres noms, et qu'A. Piganiol retrouvait en 1965, p. 290-313.
Feronia, Junon (« le nom Latin de la Fortuna Sabine »), Flora, 110 C7L IX 4181-4182 (Amiterne); 4674 (Reate); 4771 (Mon-
etc., toutes divinités équivalentes (p. 109-113; 135 sq.). Cette tebuono); 4952 (Cures).
«déesse chthonienne, incarnant la Terre féconde, déesse de 111 Pourtant donné comme sabin en LL 5, 66, 4.
452 ESSAI D'INTERPRÉTATION

connu de son auteur112 beaucoup plus que par D'où Servius, pour reprendre les termes de la
l'exactitude scientifique. Mais peut-on penser, et vulgate moderne, aurait-il donc «introduit» son
c'est du moins l'enseignement négatif qu'il est culte? De quelle métropole religieuse Fortuna
permis d'en dégager, que, si les anciens avaient serait-elle venue à Rome? De quel archétype,
réellement assigné l'introduction de Fortuna à étrusque ou latin, serait-elle la reproduction?
Servius Tullius, roi étrusque, et non sabin, si Aucun de nos devanciers n'a répondu clairement
cette croyance avait été réellement enracinée à ces questions. Dans ses affirmations
dans la tradition historique et religieuse de décevantes et contradictoires, la critique moderne n'est
Rome, Varron se fût risqué à prendre avec la pas parvenue à mettre un nom sur le berceau de
conviction commune une telle liberté? la Fortune romaine. Même les théoriciens d'une
C'est en ce sens, vers l'idée d'une divinité origine étrusque, comme Warde Fowler ou Otto,
présente de tout temps, ou peu s'en faut, dans la n'ont jamais prétendu expliquer par là la totalité
religion de la ville, qu'oriente effectivement des cultes de Fortuna: leur thèse appelle un
l'affirmation de Plutarque, selon qui les temples complément et renvoie à une origine mixte, où
de Fortuna, nombreux et anciens, se des éléments latins se mêleraient aux influences
confondraient presque avec ses premières étrusques115. Il en va de même pour Antium et sa
fondations113. D'autres faits, en contraste avec ceux double Fortune, dont l'action s'est limitée au
que nous avons précédemment rappelés, culte de Fortuna Muliebris, et dont on ne peut
renforcent cette impression. Bien que son nom ne songer à faire dériver les autres déesses
figurât pas au calendrier officiel parmi les romaines, dont la structure unitaire est manifeste.
divinités titulaires, de plein droit, des feriae publicae, C'est donc, finalement, à la thèse de l'origine
son natalis n'y succédait pas moins à la fête latine qu'il nous faut revenir. En ce domaine,
publique des Matralia dont il apparaissait, le 11 l'enquête est simple : les centres secondaires du
juin, comme le prolongement naturel, privilège culte dont nous avons constaté l'existence dans
qu'elle devait aux liens spéciaux qui l'unissaient le Latium, comme l'Algide ou Tusculum, sont
à Mater Matuta, avec qui elle partageait tout, trop obscurs ou attestés à une date trop récente
même area sacrée et même jour de fête. Bien pour que l'on puisse songer à eux, et prétendre
plus, si la Diane de Némi, devenue romaine, fut expliquer le connu par l'inconnu. Un nom
installée sur l'Aventin, à l'extérieur du pome- s'impose : celui de Préneste qui, seul, survit à ces
rium, Fortuna, demeurant au pied du Capitole et éliminations successives, une Préneste dont la
à l'intérieur de la porte Carmentale, y bénéficiait Fortune serait soit latine, soit déjà composite et
d'un culte intrapomérial. Cette localisation, le étrusco-latine - là n'est pas, pour l'instant, le
décalage que nous signalions, dans les récits problème. Elle est, en effet, la seule métropole
étiologiques, entre Diane «introduite» et dont le rayonnement eût été assez intense pour
Fortuna, suggèrent que la romanisation de cette diffuser jusqu'à Rome le culte de Fortuna.
dernière fut aisée et totale: accueillie à Mais peut-on penser sérieusement à faire
l'intérieur du périmètre sacré de la cité, devenue la venir de Préneste la Fortune romaine? C'est à
protectrice de son roi, priée en liaison avec une elle, visiblement, que faisaient allusion tous nos
fête publique, Fortuna jouit à Rome, dès qu'elle prédécesseurs quand ils évoquaient les origines
y fut officiellement honorée, du statut entier des latines du cuite de Fortuna; mais il est signifi-
divinités nationales114.

nationale: son temple sera construit sur le Capitole, à


112 J. Collait, op. cil, p. XXI; et Varron, grammairien latin, l'intérieur du pomerium, et son natalis, le 23 avril, coïncidera
Paris, 1954, p. 229-243; et, sur la signification de ce «sabi- avec l'antique fête des Vinalia (R. Schilling, La religion
nisme », P. Pouthier, Ops et la conception divine de romaine de Vénus, p. 248-254).
l'Abondance dans la religion romaine jusqu'à la mort d'Auguste, 115 C'est ce que dit clairement Otto, qui distingue «d'une
Rome, 1981, p. 31-47. part», «d'autre part», ces diverses composantes. Warde
{iiFort. Rom. 5, 318 e (cf. supra, p. 196). Fowler, moins net, se contentait de suggérer, à côté des
114 II en sera de même lorsque, beaucoup plus tard, en influences étrusques transmises par Servius Tullius,
215, les Romains consacreront un temple à Vénus Érycine, l'existence possible d'autres facteurs religieux. Cf. les textes cités
considérée, grâce à la légende troyenne, comme une divinité supra, p. 447, n. 96.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 453

catif que bien peu d'entre eux aient osé été spontané et immédiatement parfait; mais, en
prononcer son nom. Écartons les vaines objections revanche, l'impossibilité de mettre un nom sur
que l'on pourrait opposer à une telle hypothèse : ce foyer originaire d'où le culte de Fortuna
l'absence d'oracle ou la multiplicité des Fortunes aurait conquis la cité romaine. Cette
dans le culte romain archaïque. La défiance impos ibilité ne vient-elle pas seulement de ce qu'on est
constante de Rome à l'égard des oracles, allé chercher trop loin une déesse cependant
expression trop contraignante du vouloir divin, eût pu toute voisine, implantée à une faible distance de
suffire à expliquer que, passant de Préneste à la muraille servienne, sur l'autre rive du Tibre?
Rome, le culte de Fortuna eût perdu ses L'hypothèse que nous avançons, celle d'une
caractères locaux spécifiques pour s'adapter aux adaptation du culte de Fors Fortuna, introduit
formes religieuses romaines : effectivement, lorsque dans la religion de la communauté romaine, et
Rome, mais beaucoup plus tard, en 204-194, source première d'où sont issues les multiples
élèvera un temple à Fortuna Primigenia116, elle Fortunes de la ville, recouvre curieusement la
la dépouillera des traits qui la gênent ou qui ne tradition discordante dont Plutarque est l'unique
parlent pas à sa sensibilité religieuse, c'est-à-dire représentant, et qui attribue à Ancus Marcius la
de ses dons oraculaires et de sa généalogie fondation de son temple du premier mille119,
mythique, à la fois mère et fille de Jupiter. Le dont les autres sources font honneur à Servius.
nombre des Fortunes romaines, s'opposant à Plutôt, solution facile, que de la rejeter
l'unique déesse prénestine, ne serait pas purement et simplement comme erronée, nous
davantage un obstacle, puisque nous y avons vu une préférons croire qu'elle conservait le souvenir d'un
évolution secondaire du culte, déjà implanté à état ancestral, préservien, du culte, ce qui incite
Rome117. Mais nous avons une preuve à voir dans ce sanctuaire le centre le plus
irrécusable que le culte romain de Fortuna n'est pas ancien, non romain sans doute, mais si près de
originaire de Préneste : c'est la répulsion que les l'être, de la religion de Fortuna dans Yager
Romains éprouvaient à l'égard d'un oracle qu'ils Romanus. Est-ce à dire que c'est
considéraient comme «étranger», aiispiciis alie- effectivement au tournant des VIIe- VIe siècles, puis dans
nigenis. Tel est en effet le sens de l'interdiction le second quart de ce siècle, qu'eurent lieu les
par laquelle le sénat empêcha le consul de 241, deux phases de cette grande innovation et que le
Q. Lutatius Cerco, de consulter les sortes de culte de Fortuna pénétra au Forum Boarium où
Fortuna Primigenia118. Si les Romains savaient, l'y amenèrent, dès les premiers temps de
plus ou moins confusément, que le culte de l'urbanisation réalisée par la conquête étrusque, les
Diane, que celui des Castores leur étaient venus nouveaux maîtres de Rome et la piété
des autres cités du Latium, aucune filiation personnelle de Servius Tullius? Nous ne pouvons que
comparable ne leur apparaissait entre leur constater les faits : telles sont les dates qui, à
Fortune et celle, toute proche, mais rivale, de S. Omobono, ressortent de l'analyse stratigraphi-
Préneste. que de l'area sacrée, sans que l'on puisse décider
Nous nous trouvons donc devant cette si, du point de vue religieux, elles constituent un
situation énigmatique et paradoxale : des indices commencement ou un aboutissement. Nous
révélateurs d'une origine extérieure et d'une ignorons, en effet, si l'aménagement du
romanité acquise, mais compensée par une sanctuaire à ciel ouvert, puis l'acte cultuel auquel
naturalisation aisée et un épanouissement rapide Servius a attaché son nom étaient une fondation
dans la Ville du VIe siècle, comme si Fortuna, ex nihilo, Γ« introduction » véritable d'une divi-
quoique absente de la plus ancienne religion
romaine, en eût été cependant si proche que son
accord avec les valeurs religieuses nationales eût
119 Fort. Rom 5, 318e; par un roi sabin, donc, souligne
P. Fabre, plus ou moins acquis aux thèses varroniennes,
dans YHistoire générale des religions, p. 636. Mais,
116 Voué en 204, dédié en 194 (Liv. 29, 36, 8; 34, 53, 5-6); cf. indépendamment du fait, qui seul nous occupe ici, que le temple a
T. II, chap. I. pu être considéré comme antérieur à Servius, son attribution
"i Supra, p. 426. à Ancus Marcius, nommément, peut s'expliquer par d'autres
118 Val. Max. 1, 3, 2; cf. supra, p. 78-80. raisons (supra, p. 197, n. 14).
454 ESSAI D'INTERPRÉTATION

nité de la campagne environnante qui, jusque-là, que-là célébré au bord du fleuve, peut-être dans
n'était pas encore honorée sur le site de Rome, un Incus comme celui de Dea Dia, ou, en tout
ou si, ce que nous croirions plus volontiers, et cas, sous une forme très fruste, ne reçut pas ses
qui s'accorde mieux avec le développement premiers aménagements architecturaux. Quoi
progressif du culte, d'abord pratiqué dans un qu'il en soit, bâtisseur ou seulement propagateur
simple sanctuaire, puis dans une aedes de sa religion, Servius avait des titres à la
construite, le roi étrusque ne fit que consacrer reconnaissance de Fors Fortuna et de ses fidèles.
officiellement une dévotion antérieure, en dédiant un Même si elle est inexacte, la référence à son nom
temple à une divinité qui, déjà, avait franchi le et à son œuvre a du moins fixé le souvenir de la
Tibre et que les proto-Romains allaient non grande mutation qui s'acheva dans le second
seulement prier de l'autre côté du fleuve, au quart du VIe siècle, et qui fit passer ce vieux
premier mille, le jour crucial du solstice d'été, culte de la fécondité agraire, caractérisé par un
mais à laquelle, alors qu'ils vivaient encore dans rite de «magie de la pluie» et sans doute déjà
leurs cabanes et qu'ils honoraient leurs dieux pratiqué par les habitants des villages, dans la
dans de modestes enclos sacrés, ils rendaient ville nouvelle qui s'édifiait sous l'impulsion
déjà un culte, lié à la fécondité humaine et aux étrusque : cet événement, qui fut le point de
rites biologiques de «passage». départ de la prodigieuse expansion de Fortuna,
C'est ainsi que, non certes dès les toutes méritait bien qu'on en gardât le souvenir, même
premières origines de Rome, mais au cours de sa au prix de quelque déformation.
protohistoire et sans doute avant la domination
étrusque, autrement dit dès la période
préurbaine et avant la fondation de la ville archaïque, Ainsi simplifié et ramené à ses lignes
nous nous représenterions l'accueil à Rome de majeures, le problème des origines, non plus du culte
la déesse Fortuna et l'adoption progressive de romain, mais des Fortunes italiques, se pose en
son culte, à partir du sanctuaire latial et trans- termes plus nets. A date historique, le culte de
tibérin de Fors Fortuna. Cette interprétation Fortuna est représenté dans les trois centres
chronologique, qui place aux commencements principaux du Latium que sont Rome, Préneste
du culte romain Fors Fortuna, et elle seule, nous et Antium, ainsi que sur l'Algide et dans d'autres
paraît confirmée par l'archaïsme évident de la villes de second ordre, sans oublier le domaine
déesse et de son rite, par l'efficacité magique de osque, avec Cales, Teanum Sidicinum, où il
la Tiberina descensio, fête de l'eau et du feu remonte au moins au IVe siècle, Capoue et
solaire, et par la puissance agraire et cosmique Bénévent121, sans qu'il soit possible ni de faire
de cette Dame de la nature, si éloignée des dériver ces divers sanctuaires les uns des autres,
divinités de la religion classique. Ainsi s'explique, ni d'identifier un foyer unique d'où le culte de
de surcroît, que la fondation même de son Fortuna se serait propagé à travers l'Italie.
sanctuaire et l'institution de son jour de fête, le Serait-ce donc qu'ils proviennent d'une source
dies Fortis Fortunae, aient été attribuées à Ser- commune, mais non italique, et faut-il revenir à
vius. Aucune information archéologique120 ne cette thèse de l'origine étrangère, qui a connu
nous permet de savoir si, comme au Forum tant de succès parmi les historiens de Fortuna,
Boarium, cette tradition antique avait un tant il est facile d'attribuer à des influences
fondement réel, si, par exemple, au VIe siècle, le extérieures ce qui, en milieu italique, semble de
culte rustique et primitif de Fors Fortuna, jus- prime abord étrange et inexplicable? De là les
théories qui rattachent la religion de Fortuna
aux deux civilisations avancées qui modelèrent
120 En dehors des bronzes votifs découverts au delà de la la culture de l'Italie primitive, et qui supposent
Porta Portese (supra, p. 235), que l'on peut assigner au soit l'origine étrusque des déesses de Rome et
sanctuaire du premier mille et qui, s'ils ont l'intérêt considérable de Préneste, soit même l'origine grecque de
(souligné récemment par F. Castagnoli, Les sanctuaires du
Latium archaïque, CRAI, 1977, p. 476 et n. 45) de confirmer
l'existence du culte dès le VIe siècle, ne nous enseignent
cependant rien sur la nature du lieu où il était pratiqué,
luctts, sanctuaire aménagé, ou première aedes? Supra, p. 187-189.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 455

cette dernière122. L'hypothèse d'une origine Si obscurs que soient les débuts de Tyché et,
grecque, malgré le renfort puissant que lui ont à plus forte raison, l'histoire de ses rapports
apporté les travaux de F. Altheim, n'emporte avec Fortuna, il nous faut tenter d'exorciser
guère l'adhésion : aussi bien les deux Tychés l'illusion qui incite à ne voir en cette dernière,
dont il fait l'archétype des «deux» Fortunes de dès les commencements de son culte, qu'un
Préneste, l'une fille de Jupiter comme la Tyché reflet de la déesse grecque. Sans doute savons-
Salvatrice de Pindare, fille de Zeus Libérateur, nous, avec une évidence toujours plus forte, à
l'autre mère de Jupiter comme la Tyché de quel point fut précoce l'hellénisation de la
Thèbes, portant un enfant Ploutos qui serait religion romaine et combien, dès le VIe siècle, la
analogue à Zeus123, n'expliqueraient-elles, si elles Rome royale, le Latium, l'Italie centrale étaient
avaient quelque réalité religieuse, que cette ouverts aux influences grecques125. Mais, dans le
particularité du culte prénestin. Sans nier les cas précis de Fortuna, le problème, qui n'a
influences grecques évidentes qui se sont d'ailleurs été que superficiellement abordé, de
exercées, mais à titre secondaire et à date son hellénisation, s'est trouvé vicié pour deux
relativement récente, sur la religion de Fortuna, raisons essentielles. L'une, générale, est la
influences pythagoriciennes venues de Grande-Grèce et primauté reconnue des dieux grecs, plus antiques,
sensibles dans la théologie de Préneste, et, plus plus beaux, plus nobles que les frustes et
généralement, Y interpretano Graeca qui, dans austères divinités de la religion italique, si bien que,
tous ses cultes, aboutit à l'identifier avec Tyché, dans toute confrontation de cette sorte, on
on voit mal, cependant, quelle déesse grecque attribue, systématiquement, l'antériorité à la
réellement vivante et de nature comparable à la divinité hellénique sur son homologue latine, et
sienne eût pu, à date haute, dès le VIe siècle au l'on est persuadé que, dans tous les cas, celle-ci a
moins et vraisemblablement plus tôt, à Rome été précédée par celle-là et n'est parvenue
aussi bien qu'à Préneste, servir de modèle à qu'après elle, et à son image, à
Fortuna et l'amener à l'existence personnelle, la l'accomplis ement de sa propre personnalité. L'autre, plus
révélant à la conscience italique selon le particulière, tient au fait que l'on pense Fortuna
processus que F. Altheim a évoqué en termes en termes anachroniques, comme si, de tout
magnifiques124 - même si l'on ne peut souscrire, temps, elle avait été la déesse de la Chance et du
dans leur détail, à la totalité de ses théories.

125 Cérès s'hellénise dès la fin de l'époque royale; cf.


122 Cf. supra, p. 447 et n. 95-96. Plus précis que Warde H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 213-253 : il faut
Fovvler, Roman Festivals, p. 225-227, Otto envisage «admettre la présence à Rome de Demeter, de Dionysos et
expressément les rapports de la Fortune de Préneste avec Tyché : de Coré dès la fin du VIe s. et peut-être même plus tôt»
« andererseits lassen sich Beziehungen zu 4er altgriechischen (p. 249). Le culte d'Héraclès parvient jusqu'à Rome (J. Bayet,
Τύχη verhältnismässig leicht auffinden» {RE, VII, l, col. 14). Les origines de l'Hercule romain, p. 9-47) et celui des Dios-
Suit le rapprochement avec la Tyché de Pindare et cures, à Lavinium. De même, « Héra argienne, cheminant de
l'hypothèse, que n'appuie aucune source antique, qu'il y aurait eu Métaponte et Crotone à l'Héraion du Sélé et à Posidonia,
un oracle dans le temple de la Tyché d'Argos où l'on puis à Capoue, Lanuvium, Tibur, Caeré, Faléries» (J. Heur-
conservait les dés de Palamède, procédé divinatoire qui gon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres
correspondrait aux sortes de Préneste. Mais Pausanias dit puniques, qui dresse, p. 180 sq., un bilan des faits religieux).
seulement, avec un scepticisme justifié, que le temple Sur le problème de l'hellénisme romain, outre F. Altheim, cf.
d'Argos devait être fort ancien, s'il est vrai que Palamède y avait P. Grimai, Le siècle des Sapions, 2e éd., Paris, 1975, p. 27-37;
dédié les dés dont il était l'inventeur (2, 20, 3). H. J. Rose, lui et, pour un état récent de la question, J. Heurgon, La Magna
aussi, Ancient Roman religion, p. 23, allègue une influence Grecia e i santuari del Lazio, dans La Magna Grecia e Roma
grecque précoce sur le culte de Préneste : « a rather early nell'età arcaica (8e Convegno di studi sulla Magna Grecia),
intrusion of Greek mythology, or personification, in which Naples, 1969, p. 9-31; F. Castagnoli, Les sanctuaires du Latium
Tyche, or Chance, is sometimes the daughter of Zeus». archaïque, CRAI, 1977, p. 460-476, avec les treize autels de
123 Terra Mater, p. 3941 (cf. supra, p. 92-94). Lavinium (probablement l'Aphrodision, sanctuaire fédéral
124 Ce thème majeur de sa réflexion sur la plus ancienne des Latins, mentionné par Strabon); et, dans PP, XXXII,
religion romaine est développé dans Italien und Rom, 1977, F. Castagnoli, Roma arcaica e i recenti scavi di Lavinio,
Amsterdam-Leipzig, II, 1942, p. 28 sq.; Römische ReligioJïs- p. 340-355; C. F. Giuliani-P. Sommella, Lavinium, compendio
geschichte, 2e éd., Berlin, 1956, II, p. 16; Lu religion romaine dei documenti archeologici, p. 356-372; M. Torelli, // santuario
antique, trad, fr., Paris, 1955, p. 166. greco di Gravisca, p. 398-458.
456 ESSAI D'INTERPRÉTATION

Hasard qu'elle sera pleinement dans la religion «Tyché et Moira — Hasard et destinée font tout
classique. En fait, par un paradoxe qui n'est pas le sort d'un homme, Périclès»130. Aux VIIe- VIe
sans rappeler celui de Vesta, de signification siècles, et l'on notera à la fois le synchronisme
plus dense que l'Hestia hellénique, la Fortuna avec les débuts de l'area sacrée de S. Omobono
archaïque nous apparaît sous des traits et l'immense décalage qui sépare les deux
infiniment plus riches, plus personnels et plus précis, conceptions divines, l'Hymne à Demeter, dans un
que ceux que revêtait Tyché, à peu près à la catalogue qui rappelle celui d'Hésiode et qui
même époque126. revient, d'ailleurs, à la généalogie hésiodique, la
C'est que Tyché est une déesse tardive, qui cite également parmi les Océanides, compagnes
n'a réellement pris son essor et n'est partie à la de Persephone : « Mélobosis, Tyché, Ocyrhoé
conquête de la religion grecque qu'aux IVe-IIIe fraîche comme une corolle...»131.
siècles. Quel était, dans la mesure où nous Fille d'Océan et nymphe bienveillante des
pouvons la ressaisir, l'état de sa religion au VIe eaux, Tyché, selon Allègre, aurait été à ses
siècle? Tyché, les anciens le remarquaient déjà, origines une divinité champêtre, «déesse de la
est inconnue d'Homère127. C'est au VIIIe siècle, prospérité qui vient du sol» et protectrice «des
dans la Théogonie d'Hésiode, qu'elle est nommée campagnes fertiles», vite devenue, par une
pour la première fois dans la littérature grecque, première métamorphose, déesse marine et garante
non point comme une déesse de haut niveau, d'heureuse navigation132. Cette définition, dans
mais seulement comme l'une des innombrables sa première partie surtout, fut aussitôt l'objet de
Océanides, qui sont les filles d'Océan et de sévères critiques. Une Tyché « champêtre »,
Téthys : « Chryséis et Asie, Calypso la ravissante, agraire, dirions-nous aujourd'hui, n'eût pas été, il est
Eudore et Tyché, Amphirhô et Okyrhoé»128. vrai, dans la perspective qui est la nôtre, si
Alcman, dans la première moitié du VIIe siècle, éloignée de la plus ancienne Fortuna, déesse de
lui assigne une généalogie différente : il lui la fertilité universelle, veillant aussi à la
donne pour sœurs Eunomia et Peitho, et fait de fécondité de la terre, avant de se spécialiser dans la
toutes trois les filles de Prometheia, la fécondité humaine. Mais en fait, la proposition
Prévoyance129; et Archiloque, son contemporain, affirme: d'Allègre, mal étayée, est purement conjecturale :
Tyché n'a jamais été autre chose, et cela dès ses

126 Sur Tyché, on pourra consulter la thèse ancienne de


F. Allègre, Étude sur la déesse grecque Tyché, Paris, 1889, et la
recension de Bouché-Leclercq, Tyché ou la Fortune, RHR, 130 Frg. 261 éd. Lasserre-Bonnard, Les Belles Lettres; 16
XXIII, 1891, p. 273-307; J. A. Hild, s.v. Fortuna, Τύχη, /: Tyché Bergk. On opposera les deux exégèses d'Allègre, « il n'est pas
chez les Grecs, DA, II, 2, p. 1264-1268; dans Roscher, V, s.v. téméraire d'entendre que Tyché envoie les biens et Moera
Tyche, les articles de L. Ruhl, col. 1309-1357, et O. Waser, les maux» (op. cit., p. 30), et de Bouché-Leclercq, à qui
col. 1357-1380; G. Herzog-Hauser, s.v. Tyche, RE, VII, A, 2, l'interprétation paraît courte. Archiloque, selon lui, résout
col. 1643-1689; M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei, II, p. 200-210. par la négative le problème de la liberté humaine. La
Pour une bibliographie plus complète et sur les Destinée fixée par Zeus et la Fortune ne s'opposent pas :
développements ultérieurs de sa religion, cf. T. II, chap. II. elles se partagent la conduite de notre vie. « C'est comme s'il
127 Selon l'observation de Macrobe, Sat. 5, 16, 8 : Fortunam disait: «L'homme se croit l'artisan de sa destinée; mais une
Homerus nescire maluit et soli decreto, quam μοΐραν uocat, partie de son existence est menée par les dieux, et le reste
omnia regenda committit, adeo ut hoc uocabulum τύχη in nulla par le hasard» (op. cit., p. 298 sq.). Mais la Moira est-elle bien
parte Homerici uoluminis nominetur; cf. Lyd. mens. 4, 7, ici la volonté de Zeus, ou, comme souvent chez Homère
p. 70 W. C'est dans l'Hymne « homérique » à Demeter, 420 (cf. (supra, p. 434 sq.), un principe supérieur aux dieux mêmes?
ci-dessous), que Pausanias, 4, 30, 4, relève la première Expression d'une lucidité amère, qui reconnaît en l'homme
mention de Tyché. le jouet de puissances aveugles et sans visage - le Hasard et
128 V. 360 (trad. P. Mazon, Les Belles Lettres). Hésiode cite le Destin, qui ne sont peut-être que les deux noms d'une
le nom de quarante et une de ces Océanides, mais il en même Force inexorable.
dénombre trois mille «qui, en d'innombrables lieux, partout 131 V. 420 (trad. J. Humbert, Les Belles Lettres). La date de
également, surveillent la terre et les abîmes marins» (v. l'Hymne doit être placée vers le VIe siècle, soit dans la
364-366). première moitié, soit même plus haut. A la suite de Noack,
129 D'après Plut. Fort. Rom. 4, 318a (frg. 62 Bergk; 44 J. Humbert, Notice, p. 38 sq., propose la fin du VIIe siècle,
Diehl; 37 A. Garzya, Naples, 1954, p. 114 sq., avec peu avant 610 et la fin de l'autonomie éleusinienne.
commentaire; 21 D. L. Page, Oxford, 1968, p. 21). Tyché était déjà 132 Cf. le premier chapitre d'Allègre, op. cit., p. 1-22. Les
sœur de Peitho chez Hésiode, Théog. 349. expressions que nous citons sont tirées des p. 8 et 29.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 457

premiers temps, que la Chance, le Hasard, le mia, Peitho et Prometheia, dont la présence
Sort personnifié133. Quand la pensée grecque signifie que la chance, le bonheur, le succès ne
archaïque lui confère l'existence, elle n'est guère vont pas sans le Bon Ordre et la Persuasion
que l'expression poétique, presque immatérielle, éloquente, tous fruits de la Prévoyance136. Donc,
d'une notion abstraite : tout la sépare, à ses point de ces transformations inexplicables entre
origines, de la Fortuna italique, divinité le monde des champs, celui de la mer, et le
maternelle et protectrice des naissances, lourde de hasard, qu'imaginait Allègre : source heureuse de
virtualités fécondantes, fortement liée aux la prospérité et de la richesse, dès le
réalités charnelles et aux formes concrètes de la vie commencement de son histoire, Tyché est bien la Chance
biologique. Si Allègre a vu en elle une déesse de et elle le restera jusqu'au bout. Mais ses débuts
la prospérité dispensée par les eaux, c'est qu'il a sont sans éclat : entre le VIIIe siècle et la
eu le tort d'entendre à la lettre la généalogie, première moitié du VIe, elle n'est encore qu'un
d'ailleurs incertaine, attribuée à cette fille de être mineur, une nymphe perdue dans la foule
l'Océan134. Mais il n'a pas pris garde aux figures de ses semblables, sans commune mesure avec
allégoriques, beaucoup plus révélatrices, qui la déesse souveraine qui s'imposera à la Grèce
l'entourent, et qui n'ont rien de divinités classique et surtout hellénistique137. D'ailleurs,
rustiques : à Eudore, nommée par Hésiode, et qui est-elle même une déesse? On peut en douter:
évoque la Richesse135, ou, chez Alcman, à Euno- objet d'une généalogie flottante, donc d'une
personnalité encore mal fixée, fille tantôt de la
Mer primordiale qui est l'origine de toutes
choses138, tantôt de la Prévoyance, abstraction
133 «Ce que l'homme atteint par la décision des dieux», divinisée, mais jamais, on l'observera, de Zeus,
selon le dictionnaire de Bailly, s.v., ou ce qui échoit, ce qui comme l'eût requis le parallèle qu'on a voulu
survient, τυγχάνειν. Liddell-Scott : «1) fortune, providence, établir entre elle et la Fortune de Préneste, fille
fate; 2) chance». Cf. G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2,
col. 1643-1646: «Geschehen, Geschick» ...ου τις τυγχάνει de Jupiter, elle appartient au monde artificiel et
oder ο τυγχάνει τινί », et, citant Α. Β. Drachmann, « something symbolique des concepts personnifiés,
between chance, fortune and fate». Également É. Boisacq, qu'Hésiode, Alcman ou l'auteur de l'Hymne à Demeter
Dictionnaire étymologique de la langue grecque, 2e éd., associent à leur gré, selon les lois de la création
Heidelberg- Paris, 1923, p. 989, qui rapproche des noms celtiques poétique et les conventions de l'Allégorie. Figure
de la destinée, irlandais tocad, gallois tynged, breton tonka-
dur, «chance, fatalité, prédestination». Pokorny, p. 271, qui s'esquisse, abstraction sans temple ni statue,
racine * dheugh-, «Gelingen, Glückszufall, Schicksal, Los». elle n'est pas encore née à la vie religieuse, mais
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, elle n'a d'existence que littéraire.
Paris, 1977, p. 1142: «rencontre, hasard, fortune... destin».
Bouché-Leclercq, op. cit., p. 284: «ce qui «atteint», ce qui
« vous tombe » - comme chance de cadentia - en bonne ou
en mauvaise part».
134 D'où la naïve justification qu'il donne, op. cit., p. 8 : «si elle exprime seulement que la Richesse naît de la Chance
Hésiode la range au nombre des Nymphes des eaux, c'est (supra, p. 92 sq., ainsi que sur l'Eiréné, contemporaine et
que l'eau est pour les campagnes une cause de fertilité». allégorique elle aussi, de Céphisodote).
135 Plusieurs de ces Océanides sont des abstractions 136 Comme le montre Allègre lui-même, op. cit., p. 30 :
personnifiées : Kerkéis, qui se rattache à l'idée de travail, Ploutô, « elle représente ici visiblement le bonheur résultant pour la
Polydore, Eudore, Mélobosis, à celle de richesse (P. Mazon, cité de ses bonnes institutions (Ευνομία), de la sagesse et de
ad loc, p. 44, n. 2) - la Richesse, qui est le fruit du Travail et la prévoyance (Προμά&εια) de l'homme d'État qui fait
de la chance, donatrice généreuse, si nous entendons bien triompher ses conseils par son éloquence persuasive (Πειθώ) ». Ce
les v. 355, où sont nommées successivement « Kerkéis, que Bouché-Leclercq, op. cit., p. 298, traduit plus
grande et belle» et «Ploutô aux yeux de vache», et 360, où prosaïquement : «c'est dire en langage figuré que le succès va toujours
Eudore et Tyché sont unies. Ce thème sera repris, avec grand aux gens rangés, éloquents, prévoyants, ou aux cités qu'ils
succès, par les arts plastiques. C'est dans le même sens dirigent».
allégorique, en effet, qu'il faut interpréter la statue cultuelle, 137 Cf. Bouché-Leclercq, op. cit., p. 296: «...l'idée de
beaucoup plus tardive (IVe siècle), de la Tyché de Thèbes, «Chance» ou de «Hasard», bien insignifiante encore en un
œuvre de Xénophon et Kallistonikos, qui portait dans ses temps où les Olympiens attirent tous les regards».
bras l'enfant Ploutos, comme si elle était sa mère ou sa 138 Ainsi Ylliade, 14, 246, désigne le «fleuve Océan, père de
nourrice (Paus. 9, 16, 2). Loin d'avoir une signification tous les êtres». Cf. P. Mazon qui, dans le catalogue
mythique, comme le voudrait F. Altheim, qui rapproche ce d'Hésiode, op. cit., p. 26 et 44, n. 2, croit retrouver l'écho des
groupe de la statue courotrophique de Fortuna à Préneste, cosmogonies primitives.
458 ESSAI D'INTERPRÉTATION

C'est au Ve siècle qu'apparaît la nouvelle questions. En cette première moitié du Ve siècle,


Tyché, grandiose et puissamment personnifiée, Tyché recevait-elle déjà un culte véritable, ou
déjà beaucoup plus proche de l'omnipotente n'était-elle encore que l'abstraction prestigieuse,
déesse qui règne sur le temple du Forum Boa- toute-puissante, dont le nom revient sans cesse
rium ou le sanctuaire inférieur de Préneste : la dans la littérature classique des Ve et IVe siècles,
Tyché Salvatrice, Σώτειρα Τύχα, fille de Zeus dont les orateurs, les historiens, les poètes
Libérateur (Ελευθέριος), dont Pindare appelle la décèlent partout l'action et sur laquelle
protection sur Himère, celle à qui, en d'autres s'interrogent les philosophes141? Quant à la déesse que
passages, il donnait le nom de Φερέπολις, Pindare invoque en faveur d'Himère, celle qui
«soutien de la cité», dont il faisait la plus puissante veille sur la vie économique et politique de la
des Moires et qu'il montrait, tenant le double cité et qui, en 480, lui a donné la victoire sur les
gouvernail139; celle qui pilote la destinée Carthaginois142, cette déesse était-elle déjà, elle
humaine, la nef des rois comme le sort des cités, et qui, aussi, l'objet d'un culte effectif? était-elle,
chez Eschyle, sous le même vocable de Τύχη également, une «Tyché des villes», le plus ancien
Σωτηρ, a fait le salut d'Agamemnon, car elle a exemple connu de ce type divin, ou n'était-elle
«pris en mains son gouvernail» et s'est «plu à encore, à cette date, qu'un concept nouveau, en
s'asseoir au banc du pilote»140. Mais la XIIe voie d'élaboration, et qui commençait seulement
Olympique peut être datée de 470, YOrestie fut à se dégager, celui d'une Tyché spéciale,
représentée en 458 : plus de cent ans après les incarnation surnaturelle et divinité tutélaire des cités,
premières manifestations connues du culte de maîtresse de leur destinée143? A lui seul, le texte
Fortuna, et, déjà, nous ne sommes plus dans les de Pindare ne saurait permettre de trancher le
limites de notre période, l'époque archaïque problème de la Tyché d'Himère, divinité
entendue au sens strict. D'autant que les officielle ou création littéraire.
documents littéraires de ce temps soulèvent bien des On a longtemps, par ailleurs, dans cette
enquête qui vise à situer, chronologiquement, les
débuts du culte de Tyché, refusé d'ajouter foi au
témoignage de Pausanias, qui fait commencer
139 C'est sur une invocation à la déesse que s'ouvre la XIIe l'histoire de ses représentations dès l'époque
Olympique, v. 1-5: «Je t'en supplie, fille de Zeus Libérateur, archaïque : c'est, selon lui, le sculpteur et
protège Himère la puissante, Fortune salutaire. Car c'est toi
qui sur mer gouvernes les vaisseaux rapides, et sur terre les architecte Boupalos qui, vers 540, aurait exécuté pour
guerres impétueuses ou les sages assemblées» (trad. la ville de Smyrne la première statue de Tyché
A. Puech, Les Belles Lettres; cf. supra, p. 92 sq.). L'ode, figurée avec le polos et tenant d'une main la
composée en l'honneur d'Ergotélès d'Himère, doit dater de corne d'Amalthée144. Pausanias signale en outre,
470, chronologie qui s'accorde à la fois avec la carrière de
l'athlète et l'histoire politique de la cité (Ibid., Notice,
p. 139 sq.). Nous savons par Pausanias, 4, 30, 6 et 7, 26, 8, que
Pindare avait célébré Tyché sous le nom de Φερέπολις et que,
pour lui, elle était l'une des Moires, plus puissante que ses 141 Outre les analyses d'Allègre, passim, cf. les répertoires
sœurs. Sur le double gouvernail qu'il lui attribuait, Plut. Fort. établis par L. Ruhl, dans Roscher, V, col. 1313-1328, et, par
Rom. 4, 318a (»Pindare, éd. Snell, 2e éd., Leipzig, 1955, genres littéraires, par G. Herzog-Hauser, RE, VII, A, 2,
p. 197, frg. 39-41). Cette généalogie nouvelle traduit la col. 1650-1673.
promotion de Tyché à un rang supérieur. Cf. Allègre, op. cit., 142 Selon A. Puech, ad loc, p. 142, n. 1, «Pindare fait
p. 54 sq., qui, s'il a le tort de voir en elle une personnification allusion ainsi au commerce d'Himère, à la victoire remportée
de la Providence, interprète justement l'innovation du poète. sur les Carthaginois, enfin au gouvernement réparateur qui a
Née de Zeus, ainsi que de Thémis (mère des Moires), Tyché succédé à la tyrannie de Thrasydée » (cf. p. 140, sur l'histoire
devient, par cette filiation symbolique, une auxiliaire et troublée d'Himère en cette période). Sur le problème de la
comme une incarnation du pouvoir suprême du dieu. Tyché d'Himère, cf. T. II, chap. II.
140 Agam. 663 sq. (trad. P. Mazon, Les Belles Lettres). Si, en 143 En Thuc. 7, 68, 1 ou Dém. Ol. 2, 22 (cf. T. II, chap. II), la
Suppl. 523, où, comme chez Hésiode et Alcman, elle est notion d'une Tyché protectrice de la ville est encore très
associée à Πει^ώ, «que la Persuasion m'accompagne et la abstraite; sous cette réserve qu'avec Thucydide et Démos-
Chance efficace!», Pers. 346, et Sept 426, Tyché, la «Chance», thène, nous sommes en Grèce propre, non en Sicile.
reste purement abstraite, elle est, dans le premier texte, 144 Paus. 4, 30, 6 (avec le commentaire de Frazer, Pausa-
incontestablement divinisée : υιός τις, c'est « une divinité - nias's description of Greece, III, p. 424). Sur Boupalos et son
pas un homme à coup sûr -» qui est intervenue, proclame le frère Athenis, de l'école de Chio, qui vivaient vers la
héraut d'Agamemnon. soixantième olympiade (540-537), Plin. Ν Η 36, 11-13; ainsi
LE PROBLÊME DES ORIGINES 459

en termes plus vagues et plus difficiles à il est vrai, attendre le IVe siècle pour voir se
apprécier pour l'historien, des ξόανα de Tyché qui, au développer en Grèce, de façon sûre, un culte
IIe siècle ap. J.-C, existaient toujours à Sicyone, indépendant de Tyché, pour constater l'existence
à Titane et à Élis145. Mais, plutôt que Tyché, on a de prêtres voués à son service, de temples lui
généralement pensé que ces effigies archaïques appartenant en propre et de sacrifices célébrés
représentaient soit quelque divinité locale, soit en son honneur147. Mais on n'en admet pas
une personnification de la ville, soit encore une moins, aujourd'hui, l'exactitude des faits
autre déesse, pourvue des attributs qui allaient rapportés par Pausanias et l'existence de
devenir ceux de Tyché, avec qui, par la suite, la représentations anciennes de Tyché dont l'iconographie,
croyance populaire l'aurait confondue146. Il faut, loin d'être apparue tardivement et d'un seul jet,
au IVe siècle, comme on l'a souvent affirmé, fut
au contraire l'objet d'une création continue148,
dont la première manifestation datable remonte
que C. Robert, s.v., RE, II, 2, col. 2042 sq., et III, 1, col. 1054; à la seconde moitié du VIe siècle et dont le
et Ch. Picard, Manuel d'archéologie grecque. La sculpture,
Paris, I, 1935, p. 566. développement fut parallèle à sa promotion
'«2, 7, 5 (cf. Frazer, op. cit., III, p. 49); 2, 11, 8; 6, 25, 4. religieuse.
Ancien devait être également le temple de Tyché à Argos, s'il Quoi qu'il en soit, même si l'hypercritique
faut en croire la tradition selon laquelle Palamède y aurait d'autrefois apparaît dépassée et si l'on considère
consacré les dés, instrument du hasard, dont il était maintenant que l'incarnation de Tyché dans des
l'inventeur; ainsi que la statue de culte de Tyché à Phares en
Messénie, où son temple abritait un άγαλμα άρχαΐον; de œuvres plastiques et son avènement à la vie
même, Pausanias juge fort antiques les statues chryséléphan- cultuelle furent plus précoces qu'on ne l'avait
tines, dont une Tyché, qui avaient été dédiées dans l'Heraion cru, nous ne pouvons pourtant, au terme de
d'Olympie (2, 20, 3; 4, 30, 3; 5, 17, 3). Cf. Allègre, op. cit., cette trop rapide étude, que constater le
p. 4-7; 167; 218-222; J. G. Szilàgyi, s.v. Tyche, EAA, VII, décalage chronologique et les différences
p. 1039. Mais, outre l'âge réel de ces effigies, on peut
s'interroger sur leur signification cultuelle. Le terme ξόανον irréductibles de nature et de niveau qui, à leurs débuts,
n'est pas, à lui seul, une garantie d'antiquité, et l'on sait séparent Tyché et Fortuna. Sans doute Tyché,
qu'on fabriquait encore des xoana à l'époque romaine (cf. nommée par Hésiode au VIIIe siècle, apparaît-
Ch. Picard, s.v. Statua, DA, IV, 2, p. 1472 et n. 13; E. Paribeni, elle dans la poésie grecque à une époque où
s.v. Xoanon, EAA, VII, p. 1236 sq.). En outre, on ne peut nous ne savons même pas si le culte de Fortuna
conclure sûrement de ces statues de Tyché que, divinisée,
elle aurait été l'objet d'un culte autonome dès l'époque avait déjà pris forme. Mais cette antériorité n'est
archaïque. La statue de Boupalos elle-même pose le pas nécessairement un gage de primauté ; qu'est-
problème de ses rapports avec Cybèle (cf. T. II, chap. II). Quant
aux xoana, si celui de Sicyone était effectivement placé dans
le temple propre de Tyché Akraia, situé sur l'acropole, cette
citadelle est celle de la nouvelle Sicyone, fondée par Deme- anonymes» qui ne reçurent qu'ensuite le nom de Tyché,
trios Poliorcète en 303, sur le site même de l'ancienne mais accepte avec raison la statue de Boupalos. G. Herzog-
acropole (Paus. 2, 7, 1; cf. Frazer, ad loc, III, p. 4346): à Hauser, RE, VII, A, 2, col. 1682 sq., tient ces statues, dans leur
quand donc remontaient ce xoanon et le temple qui ensemble, pour des Stadtpersonifikationen. Hild, DA, IL 2,
l'abritait? A Titane, par ailleurs, Tyché n'avait pas de temple à elle, p. 1265 et 1276 sq., qui est allé encore plus loin dans
mais sa statue avait été dédiée, avec d'autres xoana, ceux de l'hypercritique, qualifie Boupalos d'artiste semi-légendaire
Dionysos, d'Hécate, d'Aphrodite et - cette fois encore - de («on ne saurait accepter l'affirmation de Pausanias...») et
Cybèle, sous le portique du temple d'Asclepios; et, à Élis, où rappelle, à propos de sa soi-disant Tyché, que Rhéa-Cybèle et
son ξόανον έπίχρυσον colossal était en réalité un acrolithe, Demeter, elles aussi, ont pour attributs le polos et la corne
dont le visage, les mains et les pieds étaient de marbre blanc, d'Amalthée; la statue de l'acropole de Sicyone pourrait être
son ιερόν, loin d'être isolé, jouxtait la chapelle de Sosipolis. une Hélène, en rapport avec les Dioscures dont un temple
Ainsi, les sanctuaires indépendants, ναός ou ιερόν, de Tyché, voisin abritait les xoana; les autres effigies d'Élis, Phares,
attestés par Pausanias, et susceptibles de remonter à une etc., s'expliqueraient par des confusions analogues et «par
date relativement haute, se bornent-ils à ceux de Sicyone et, quelque méprise de l'opinion, sinon de l'historien».
à la rigueur, Élis, avec l'incertitude qui pèse sur l'antiquité 147 Nilssön, Gesch. griech. Rei, II, p. 206 sq. Cf. T. II, chap.
réelle de leurs xoana, ainsi que Phares et Argos, comme si, II.
dans ses commencements obscurs, son culte était né à 148 Ch. Picard, Le sculpteur Xénophon d'Athènes à Thèbes et
l'ombre de quelque divinité principale, avant que Tyché ne à Megalopolis, CRAI, 1941, p. 224 sq. : «Les premières
parvienne, par la suite, à conquérir son autonomie. représentations de Tyché debout sont archaïques. On écrirait au
146 Bouché-Leclercq, op. cit., p. 306, voit dans ces xoana la besoin une histoire continue du type de la déesse depuis les
représentation de « quelque « génie » local, des porte-bonheur temps primitifs». Cf. T. II, chap. IL
460 ESSAI D'INTERPRÉTATION

elle alors, en effet? une nymphe et une qui fut le créateur du type éternel de la déesse,
abstraction, rien de plus. En revanche, dès que nous tel qu'il s'est maintenu jusqu'à nous, et les
apprenons à la connaître, dans le premier ou le statues assises de la Fortuna latine archaïque,
second quart du VIe siècle, si ce n'est dès la fin trônant dans l'appareil de la majesté royale au
du VIIe, Fortuna est une déesse, c'est-à-dire une Forum Boarium, ou, à Préneste, sous les traits
puissance personnelle, implorée par la piété des maternels de la courotrophe. Enfin, rien qui
hommes, honorée par un culte et par des rapproche cette déesse-mère Primordiale,
sacrifices. A la même époque, à peu près celle de donneuse de fécondité et de souveraineté et
l'Hymne à Demeter, Tyché n'a pas encore conquis détentrice des destinées humaines, de la simple
son type iconographique; elle n'est toujours allégorie de la Chance que reste encore Tyché.
qu'un nom, chanté par les poètes, mais sans vie Ce n'est qu'au Ve siècle qu'elle prendra son
propre : l'expression fugitive et personnifiée de essor, pour devenir, au siècle suivant, la
la Chance, abstraction qui revêt l'apparence puissance suprême et triomphante, la maîtresse
gracieuse d'une nymphe. souveraine du monde. Alors seulement, les
Si bien que ce parallèle entre déesse grecque routes jusque-là divergentes de Tyché et de Fortuna
et déesse latine se conclut par un renversement - d'une Fortuna dispensatrice des destins et
inattendu de la chronologie. Sans doute Tyché dont la nature se fait de plus en plus abstraite -
a-t-elle existé avant Fortuna, mais de cette pourront se rencontrer, sans aller pourtant
existence inférieure, nominale, qui est celle de jusqu'à se confondre. Chacune d'elles gardera la
l'abstraction divinisée, création purement marque de ses origines. Tyché ne pourra se
littéraire, par rapport à l'existence cultuelle, à la vie libérer des siennes. Jamais les Grecs, créateurs
supérieure de la véritable déesse. Tyché s'est de tant de figures divines brillantes et
éveillée à la première plus tôt que Fortuna, mais passionnées, ne sauront lui insuffler la vie. Nul mythe,
elle a longtemps végété dans la condition nul oracle : elle ne sera jamais, selon la formule
mineure de la nymphe ou de l'allégorie. Fortuna, elle, vigoureuse, suggestive dans son excès même, de
est d'emblée parvenue à l'existence supérieure Bouché-Leclercq, qu'«une abstraction enfermée
des immortels, et c'est, autant que nous le dans une forme plastique»150. Rien qui approche
sachions, avant Tyché qu'elle a reçu son premier de la réalité vivante et personnelle de la déesse
temple et sa première statue, dans cet intervalle Fortuna, animée par ses légendes cultuelles,
de quelque trente ou même quarante ans qui enracinée dans la terre italique par son oracle
sépare la première phase architecturale du de Préneste et son rite romain des bords du
Forum Boarium, vers 580-570, suivie, vers 540- Tibre. On ne saurait donc, si puissante qu'ait été
530, de la seconde phase, sensiblement par la suite l'emprise de Tyché sur Fortuna,
contemporaine de la statue de Boupalos. Chronologie attribuer à cette dernière une origine grecque, à
qui, bien sûr, ne peut être qu'approximative, car laquelle la chronologie et, plus encore, les
la datation de Boupalos, vers 540, n'a elle-même caractères intrinsèques des deux déesses s'opposent
qu'une valeur indicative, et il faudrait pouvoir formellement. Sans nous attarder à une
situer dans le temps les indatables ξόανα que préhistoire obscure et hypothétique, la protohistoire
mentionne Pausanias. Mais à ce décalage de Fortuna commence pour nous avec le
chronologique qui, tout imprécis qu'il est, demeure passage du VIIe au VIe siècle, et son histoire
irréductible, s'ajoutent des différences plus positive, vers 580-570 : à cette date, Tyché est
tangibles de nature et de fonction. Rien de encore dans les limbes, Océanide qui s'éveille à
commun, à cette époque, entre les types figurés des peine au rang de divinité, «génie» de la Chance
deux déesses : la Tyché debout, avec le polos et que Pindare et Eschyle n'ont pas encore
la corne d'abondance, sculptée par Boupalos149, magnifiée, ni Boupalos incarnée sous une apparence
anthropomorphique, et qui, divergence rédhibi-
toire, n'est et ne sera jamais une déesse-mère ou
149 Ce type debout est de loin le plus courant et il fallut
attendre Apelle pour voir apparaître le type assis de Tyché,
si insolite que le peintre dut s'en justifier, selon l'anecdote i50Op. cit., p. 273 (critiqué par G. Herzog-Hauser, RE, VII,
rapportée par Stobée, fiorii. 105, 60. A, 2, col. 1646).
LE PROBLÈME DES ORIGINES 461

fécondante, comparable à la plus ancienne a-t-il de commun entre elle et la mystérieuse


Fortuna. Alpanu, l'inquiétante «Némésis étrusque»153 qui,
Plus sérieuse et plus abondamment, si ce après avoir livré la ville à Camille, le fit, Destin
n'est plus sûrement documentée, paraît, de jaloux, succomber à Yinuidia des dieux et des
prime abord, la thèse d'une origine étrusque. Les hommes? Rencontre, tout au plus, de thèmes
fondements historiques de la légende servienne rituels, introduction, d'ailleurs tardive et sans
et la personnalité de Mastarna, venu de Vulci doute largement littéraire, d'inquiétudes et de
pour régner sur Rome où il prit le nom de superstitions étrusques, invasion d'un climat
Servius Tullius, la céramique de provenance irrationnel qui ne permet pas pour autant
vulcienne trouvée dans le dépôt votif de d'attribuer à cette énigmatique figure divine une
S. Omobono151, les influences tyrrhéniennes qui, influence sur le culte romain, infiniment plus
dès le VIIe siècle, se sont exercées sur une ferme et mieux connu, de Fortuna. Non moins
Préneste de culture étrusque au moins autant fragiles, même si elles donnent l'impression
que latine, créent un ensemble de présomptions d'être mieux fondées, sont les constructions qui
favorables à une telle hypothèse. Mais peut-on ont été échafaudées, à date diverse, sur une
identifier avec précision la déesse étrusque qui, autre divinité étrusque : la mystérieuse déesse
tant à Préneste qu'à Rome, eût été l'archétype de qui, dans le récit aberrant que Plutarque nous a
la Fortune latine? Plusieurs noms ont été transmis de la naissance de Romulus, se
avancés qui, malheureusement, ne sont trop souvent dissimule sous le nom d'emprunt de Téthys154 et
que des noms, si bien qu'il est presque qu'on a cru retrouver sous celui, authentique-
impossible d'interpréter les analogies qui rapprochent ment étrusque, de Tethu (tedii), attesté deux fois,
ces divinités étrusques et Fortuna. sous les formes teùvm et ùetlvmr, dans les cases 3
Res emblances inévitables, et dépourvues de signification, et 13 du foie de bronze de Plaisance. Or,
comme il en existe entre systèmes religieux Plutarque la connaît en tant que déesse oracu-
simultanés, mais distincts, où se retrouvent laire et Martianus Capella, par ailleurs, place les
certaines notions théologiques, certaines formes Fata dans la XIIIe région du ciel; deux données
cultuelles, qui sont le lot universel de toutes les dont la combinaison a incité à reconnaître en
religions? Parallélisme fonctionnel, mieux elle une divinité du Destin et à conclure, sans
perceptible et plus précis, comme celui que l'on ambages : « Die etruskische Schicksalsgöttin
constate par ailleurs entre Junon ou Diane et heisst idh*»155. De là, compte tenu du
Fortuna, mais qui n'implique nullement que parallélisme entre les naissances miraculeuses de
l'une des divinités considérées ait influé sur Romulus et de Servius Tullius, à voir en cette
l'autre? Ou liens véritables de filiation, attestant Tethu oraculaire, à laquelle J. Gagé reste
une influence historique réelle et positive, et attaché, «la déesse étrusque de la Fortune» et à la
permettant de conclure que l'un des deux cultes rapprocher d'une Tanaquil magicienne,
dérive de l'autre, à moins qu'il ne s'agisse d'une interrogeant les oiseaux pour connaître l'avenir, une
action plus diffuse, qui aurait infléchi et enrichi Tanaquii qui était aussi «la Fortuna étrusque de
un culte déjà constitué? Pas plus que le Servius Tullius»156, le pas a été trop aisément
problème des rapports entre religion étrusque et
religion romaine, celui des relations de Fortuna
avec l'Êtrurie ne se pose en termes simples et
univoques. 153 J. Gagé, Alpanu, la Némésis étrusque, et /extispicium du
Ainsi, quelque obsédante que soit la Fortuna, siège de Véies, MEFR, LXVI, 1954, p. 39-78, qui suggère un
dont le nom, chargé de valeurs diverses, revient « enchaînement de notions » entre Némésis, l'équivalent grec
d'Alpanu, et Tyché, les superstitions étrusques du Fatum et,
souvent dans le récit livien du siège de Véies et pour finir, les Fata de la religion romaine.
des dramatiques années qui suivirent152, qu'y 154 Rom. 2, 4.
155 C. Pauli, s.v. Tethum, dans Roscher, V, col. 392-394,
après Deecke, Etruskische Forschungen, IV, Stuttgart, 1880,
p. 42. Cf. la critique de A. Pfiffig, Religio Etnisca, p. 154.
151 Supra, p. 257. 156 J. Gagé, Tanaquil et les rites étrusques de la «Fortune
152 En 5, 26, 10; 37. 1: 54. 6. etc. Cf. l'Appendice de J. Bayet Oiseleuse», SE, XXII, 1952-53, p. 79-102, notamment les
au livre V de Tite-Live, Les Belles Lettres, p. 145 sq. p. 95 sq. auxquelles nous empruntons ces citations.
462 ESSAI D'INTERPRÉTATION

franchi, si frêles et si obscures que fussent ces Cilens de Bolsena, acéphale, mais dont rien
suggestions. Malheureusement, la lecture teûvm n'indique qu'elle ait eu le visage couvert, n'a
du foie de Plaisance, sur laquelle repose toute apparemment rien de commun avec la Fortune
l'hypothèse, a depuis longtemps été reconnue voilée du Forum Boarium, que celle de Préneste
fautive : une fois Tethu corrigée en Tecvm, le ne forme pas une triade avec ses deux
rapprochement avec la Téthys de Plutarque nourrissons et que, à l'inverse, la Minerve de la triade
devient caduc et c'est en fonction d'autres capitoline n'est en rien une déesse-mère, mère
analogies, beaucoup moins forcées et plus proches de dieux enfants, enfin qu'on saisit mal comment
des réalités géographiques, qu'il nous a paru cette pluralité de divinités étrusques, de nombre
possible d'expliquer la ΤηΟυς de Plutarque, et de sexe indéterminés, aurait pu s'incarner en
transcription grecque de la Thesan récemment une unique déesse.
découverte à Pyrgi, de l'Aurore étrusque qui est Ni Tethu, donc, ni Tecvm, ni Cilens. D'autres
aussi Uni et qui, assimilée par interpretatio à la divinités ont-elles plus de chances? Étudiant les
Mater Matuta romaine, est comme elle la déesse Lases, ou plutôt, car elle refuse de voir en elles
matronale du prime matin157. les multiples génies féminins de la destinée
A partir des mêmes données, et dans le cadre qu'on désigne d'ordinaire de ce nom,
plus général de ses recherches sur les recomposant à partir d'elles une grande déesse unique
correspondances entre le foie de bronze de Plaisance qu'elle nomme la Läse, R. Enking a cru
et les regiones caeli de Martianus Capella, Thulin retrouver en la Fortune de Préneste ses trois
avait formé un ensemble d'hypothèses où caractères principaux : comme elle déesse protectrice
Fortuna, celle du Forum Boarium comme celle de des femmes, déesse du destin, enfin liée, comme
Préneste, réapparaît dans le cercle des dieux elle, à Minerve et à Jupiter-Tinia, au nom de qui
étrusques du destin : assimilée à la fois à la elle énonce l'avenir et dont elle est fille, «nach
Cilens et à la Tecvm du foie de Plaisance, à all dem ist Lasa die alte etruskische Wesensform
Cilens qui est également représentée sur une der Fortuna Primigenia von Praeneste»159. La
terre cuite de Bolsena et que Thulin rapproche seule de ces affinités qui soit incontestable est le
de la statue voilée du Forum Boarium, et à rôle de «Schicksalsgöttin» commun aux deux
Tecvm qui serait identique tant à Minerve qu'à conceptions divines. Mais les autres? Loin de
la Fortune de Préneste, toutes deux présentes, représenter les traits les plus individuels de
avec Jupiter et Junon, dans les triades du Fortuna, elles ne sont aucunement probantes. La
Capitole romain et de Préneste; Fortune que, protection des femmes, qu'elle assume aussi
poursuivant ses investigations chez Sénèque et comme Fortuna Muliebris, est peut-être son
Martianus Capella, Thulin veut en dernier caractère le moins spécifique, celui qu'elle
recours identifier aux dieux supérieurs, cachés partage avec le plus grand nombre de déesses
et voilés, aux dieux inconnaissables du Destin latines. Quant au reste, les liens que R. Enking
que sont les di superiores et inuoluti du premier, lui attribue avec Minerva sont singulièrement
les Fauores opertanei du second, plus puissants lâches160 et des différences plus fortes encore
que Tinia-Jupiter lui-même. Nous ne
reviendrons pas sur les objections que nous avons
élevées, en leur temps, contre ces hardies 159 Lasa, MDAI (R), LVII, 1942, p. 1-15. L'hypothèse avait
allégations158: non seulement l'exégèse comparée déjà été entrevue par O. Müller, puis par Gerhard,
que fait Thulin du foie de Plaisance et de Gesammelte akademische Abhandlungen, I, p. 104; 301; 340, n. 184,
Martianus Capella est, dans son ensemble, qui avait cru retrouver «des représentations de la Fortune
fragile, et les étruscologues, qui ont critiqué ses dans ces femmes ailées, coiffées d'un bonnet phrygien, qui
sont si fréquemment représentées sur les miroirs de métal»,
rapprochements, en proposent des grilles de mais rejetée par Fernique, Étude sur Préneste, p. 80, dont
lecture bien différentes, mais, dans le cas nous citons la critique.
particulier de Fortuna, on lui opposera que la 160 Ils ne reposent guère, à Rome, que sur le rite de la
plantation du clou, rattaché à la cella de Minerve au
Capitole, et qu'elle partage avec la « Nortia- Fortuna » de
Volsinies (infra, p. 465) et, à Préneste, sur le miroir où les
157 Supra, p. 441 sq. et 444. deux déesses président ensemble au triomphe de Jason.
158 Supra, p. 88-92 et 284. Liaison qui n'a pas valeur cultuelle et dont on ne saurait
LE PROBLÈME DES ORIGINES 463

que leurs ressemblances séparent Lasa et elle y était considérée avant tout comme une
Fortuna tant dans leur iconographie que dans leur incarnation du destin. C'est sous ce double
théologie. La Läse, si tant est qu'elle soit bien aspect, déesse de Volsinies et puissance fatale,
une divinité unique dans son essence161, souvent véritable «Fortune» étrusque, selon
debout, nue et ailée, est d'autant plus éloignée l'identification qui était de règle à l'époque romaine, que
de la courotrophe assise de Préneste que, l'évoque Juvénal, lorsqu'il décrit la chute de
comme le remarque R. Enking elle-même, si elle Séjan, qui était lui-même originaire de
peuple le monde frivole des jeunes femmes, elle Volsinies164 :
est sans rapport avec la fonction de maternité. Sed quid
Et, si Jupiter est intimement uni à Fortuna turba Remi? Sequitur Fortunam ut semper et
Primigenia, leurs rapports hiérarchiques sont à odit
l'inverse de ceux que suppose l'auteur: ce n'est damnatos. Idem populus, si Nortia Tusco
point au nom du dieu qu'elle énonce l'avenir, fauisset . . . 165.
mais au sien propre, et le Jupiter qui apparaît Fortunam unit intelligi poeta, explique le scho-
auprès d'elle n'est pas, du moins aux origines, le
liaste, qui poursuit, non sans confusion, quae
grand dieu dont elle ne deviendra la fille que apud Nortiam ciuitatem colitur, unde fuit Seia·
plus tard, mais le nourrisson qu'elle enfante, nus166. Martianus Capella, également, la cite
allaite et protège. Indépendamment donc de leur
parmi les multiples divinités en qui s'incarne le
nature de déesses de la destinée, les points de Destin : quam alii Sortem asserunt, Nemesinque
contact qu'on décèle de l'une à l'autre sont trop nonnulli, Tychenque quam plures aut Nortiam167.
superficiels pour qu'on puisse, entre les Lases et
Tel est le seul caractère que les sources
Fortuna, dépasser le stade de l'analogie et littéraires permettent de lui attribuer de façon sûre,
supposer entre elles des liens véritables de en l'absence de témoignages archéologiques
filiation.
susceptibles de procurer des indications plus
Quittant ces divers rapprochements, souvent concrètes. Il n'est nullement certain, en effet, que le
téméraires, et toujours incertains, faut-il donc, sanctuaire découvert en 1904 par Gabrici à
parmi les variantes de l'hypothèse étrusque,
Pozzarello, près de Bolsena, par lui attribué à
nous en tenir à celle qui a rencontré le plus de une déesse guérisseuse «apparentée à la
faveur auprès des historiens modernes et qui, Fortune» et, de ce fait, identifiée avec Nortia168, ait
précisément, doit son succès au fait que, loin
bien été le sien. L'identification, déjà niée par
d'être une conjecture récente et artificielle, elle L. R. Taylor169, mais tenue pour probable par
reflète l'opinion des anciens eux-mêmes qui,
déjà, avaient reconnu en Fortuna l'équivalent
latin ou romain de Nortia, la déesse étrusque de
Volsinies162? Grande déesse locale, honorée d'un qu'Avienus, l'auteur des Aratea et de l'Ora maritima, qui était
culte qui semble avoir été particulier à la ville163, originaire de la ville, Nortia te ueneror, Lari cretus Vulsiniensi,
composa en son honneur (CIL VI 537), attestant que son
culte était toujours vivace au IVe siècle ap. J.-C. A. Pfiffig, op.
cit., p. 387 sq., signale sa survie jusque dans le folklore italien
conclure que « beide werden auch in dem gleichen Heiligtum moderne, sous le nom de Norcia, liée à la chance, à la
verehrt; Minerva hat Wohnrecht im Tempel der « fortuna ».
Fortuna». 164 Genitus Vulsiniis pâtre Seio Strabene, équité Romano
161 Vue que critique M. Pallottino, Etniscologia, p. 241, et (Tac. ann. 4, 1, 2).
qui n'est pas davantage partagée par A. Pfiffig, op. cit., •«Juven. 10, 72-75.
p. 273-285. 166 Éd. P. Wessner, Scholia in Iuuenalem uetustiora,
162 Sur le culte de Nortia, s.v., Wagner et Deecke, dans Leipzig, 1931, ad /oc, p. 167.
Roscher, III, 1, col. 456 sq.; E. Berne«, RE, XVII, 1, col. 1048- 167 1, 88.
1051 ; L. R. Taylor, Local cults in Etruria, p. 154-157; A. Pfiffig, 168 E. Gabrici, NSA, 1906, p. 70-72; et Bolsena. Scavi nel
op. cit., p. 258 sq.; cf. p. 50 sq. sacellum della Dea Nortia sul Pozzarello, MAAL, XVI, 1906,
163 Tert. apol. 24, 8 et nat. 2, 8, 6 : Volsiniensium Nortia. Cf. col. 169-240.
les inscriptions de Bolsena : les dédicaces CIL XI 2685, D(eae) 169 Qui considère, op. cil, p. 157, que le fragment de
Niprtiae) M(agnae) S(anctae) ou s(acrum) ; 2686, dis deabusque, statuette à la corne d'abondance - attribut commun à tant
émanant de Primitiuus deae Nort(iae) ser(tuis) act{or); et 7287, d'autres dieux et déesses - n'est pas un critère suffisant pour
c[urator t]empl(ï) deae N[ort]ia[e]. Et, à Rome, le poème identifier la divinité maîtresse du sanctuaire avec Nortia-
464 ESSAI D'INTERPRÉTATION

d'autres historiens170, a été rendue encore plus signification apotropaïque, et qui servait, en
problématique par la découverte, due à outre, à indiquer le nombre des années174.
R. Bloch, d'un second temple, situé, non plus, Ces affinités et, en particulier, Yinterpretatio
comme celui de Gabrici, au pied de la colline du par laquelle Juvénal identifie Nortia et Fortuna
Poggio Casetta, mais à son sommet, temple à
cella unique et sans podium, inutile en raison de
la position dominante de l'édifice171. Étaient-ils
tous deux consacrés à Nortia? Le sanctuaire 174 Liv. 7, 3, 7 : Voisinas quoque clauos indices numeri
inférieur était-il plutôt celui de Selvans (Silva- annorum fixos in tempio Nortiae, Etruscae deae, comparere
diligens talium monumentorum auctor Cincius adjirmat; cf.
nus), dieu guérisseur, et seul le temple supérieur Fest. Paul. 49, 7 : claims annalis appellabatur, qui figebatur in
appartenait-il à Nortia172? Ou faut-il, par manque parietibus sacrarum aedium per annos singulos, ut per eos
de preuve décisive, ne lui assigner ni l'un ni numerus colligeretur annorum. On a rapproché ce rite de la
l'autre des deux lieux de culte et laisser la plantation du clou des clauos trabalis, des robustes « clous de
question en suspens173? On ne saurait en tout charpentier» que, chez Horace, carm. 1, 35, 18, porte la
Nécessité, compagne et esclave de la Fortune : dans le culte
cas désigner avec certitude le temple de la de Nortia comme dans celui de Fortuna, ils auraient signifié
déesse, dans lequel était pratiqué le rite célèbre les décrets fixes et irrévocables du Destin (outre Wagner,
du clou qu'on y enfonçait chaque année, rite de E. Bernert et L. R. Taylor, loc. cit., Warde Fowler, Roman
Festivals, p. 172 et, avec référence à Mommsen, p. 234 sq.;
Wissowa, RK2, p. 288). Cette interprétation s'accordait avec
celle que, dans le même temps, on donnait du nom de Nortia,
entendu comme * Ne-uortia et équivalent littéral d''À-τροπος,
Fortuna, et qui lui oppose le type tout différent des bronzes « l'In-flexible ». Etymologie purement latine d'un nom de
votifs : une déesse couronnée de la Stephane, tenant la boîte divinité étrusque qui, malgré les précédents de Menrva, Uni,
à encens, acerra, et la patere, et qui n'a rien de commun avec Ani, reste pour le moins sujette à caution (cf. E. Bernert, op.
une Fortuna. A ces bronzes votifs on ajoutera une terre cuite cit., col. 1050 sq.; A Pfiffig, op. cit., p. 258, propose, pour le
étrusque, du IIIe ou du IIe siècle, trouvée au Pozzarello (cf. nom étrusque de la déesse, * Nurti). Quant à la plantation du
R. Bloch, MEFR, LXII, 1950, p. 91 sq., et Une campagne de clou, il s'agit en réalité (le décompte des années n'étant pas
fouilles à Bolsena, CRAI, 1946, p. 490 sq. et fig. 1), qui la raison d'être du rite, mais simplement sa conséquence)
représente sans doute Nortia, assise, la poitrine nue, et tenant la d'un rite magique de purification ou de conjuration, destiné
patere dans la main droite. à «transfixer» par une pointe de métal les puissances
170 E. Bernert, loc. cit. ; A. Grenier, Les religions étrusque et maléfiques: outre la cérémonie annuelle des ides de
romaine, p. 53 et 132; R. Bloch lui-même (cf. n. suiv.), septembre, Tite-Live mentionne cette pratique, accomplie par
p. 74. un dictateur spécialement nommé à cet effet, dictator claui
171 Volsinies étrusque et romaine. Nouvelles découvertes figendi causa, parmi les mesures exceptionnelles auxquelles,
archéologiques et épigraphiques, MEFR, LXII, 1950, p. 74-88, en 363, 331 et 313, les Romains eurent recours pour faire
qui considérerait volontiers que les deux sanctuaires étaient cesser une longue et terrible épidémie de peste (7, 3, 3-8; cf.
dédiés à Nortia, sans «se dissimuler la fragilité d'une telle 9, 28, 6) ou pour conjurer des empoisonnements causés par
hypothèse». A en juger par le matériel trouvé sur place, le des matrones, ainsi que les sécessions de la plèbe,
temple étrusque, du VIe ou du Ve siècle, aurait été agissements qui étaient attribués à un phénomène de possession
abandonné à l'époque romaine, après la fin du IIIe ou le début du et, par suite, considérés comme des prodiges (Ibid, 8, 18,
IIe siècle. 12-13). Cf. J. Toutain, Le rite de la plantation du clou, étudié
172 A. Pfiffig, op. cit., p. 258, juge «possible», «es ist principalement dans l'antiquité romaine, MSAF, V, 1915-1918,
möglich», cette Cernière identification. L'attribution à p. 43-80; J. Bayet, Appendice au livre VII de Tite-Live, Les
Selvans, Ibid., p. 297-301, du sanctuaire découvert par Gabrici Belles Lettres, p. 82; A. Pfiffig, op. cit., p. 61-63. Le même rite
s'appuie sur deux dédicaces provenant de Bolsena et la existait en Mésopotamie : quantité de « figurines de
découverte d'un cippe consacré au dieu et provenant du fondation» sont des clous façonnés en forme de buste,
sanctuaire de Pozzarello. Interprétation qui ne fait pas représentant des dieux, des génies, des animaux, dont le corps se
disparaître toutes les difficultés. Car si c'est le temple termine en pointe; d'autres représentent un dieu qui enfonce
supérieur, abandonné peu après la conquête romaine, qui lui-même un clou énorme. Ces statuettes «pouvaient
était le temple de Nortia, où se pratiquait sous l'Empire son s'encastrer non seulement dans les plaques de fondation, mais
culte, attesté par les inscriptions latines {supra, p. 463, encore sous les portes, dans les murs, partout où il était
n. 163)? La chronologie du sanctuaire inférieur (murs indispensable d'éloigner des êtres maléfiques . . . [Elles]
d'époque étrusque, et dépôt monétaire du IIIe siècle av. au IIIe avaient leur place . . . non seulement dans les fondations des
siècle ap. J.-C; cf. l'art, cité de R. Bloch) serait à cet égard édifices religieux, mais encore dans celles des palais et des
plus satisfaisante. Et, s'il était consacré au dieu Selvans, le maisons particulières» (É. Dhorme, Les religions de Babylo-
problème des effigies féminines découvertes par Gabrici nie et d'Assyrie, p. 185 sq.; cf. M. Vieyra, dans Mythologies. De
dans son dépôt votif reste entier. la Méditerranée au Gange, sous la dir. de P. Grimai, Paris,
173 Comme le fait M. Pallottino, Etruscologia, p. 189. 1963, p. 68, avec fig.).
LE PROBLÊME DES ORIGINES 465

suffisent-elles à prouver l'origine étrusque de raît dirimant. En second lieu, les dieux étrangers
cette dernière? Permettent-elles de reconstituer adoptés à Rome y gardent d'ordinaire leur nom
un processus de derivation, par lequel la Nortia originel, toujours reconnaissable sous les
des Étrusques, importée en terre latine et altérations phonétiques : le meilleur exemple que nous
vénérée sous le nom de Fortuna, aurait conquis sa puissions en citer est celui de Vertumnus, le
place dans la religion de Rome et de Préneste? Voltumna des Étrusques, dieu majeur de leur
C'est ce qu'ont cru certains modernes, comme religion - devis Etruriae princeps, dit Varron179 -,
Warde Fowler, Otto ou S. M. Savage, le premier dont le sanctuaire fédéral, le fantini Voltumnae,
surtout, selon qui Fortuna pourrait être le nom se trouvait justement, lui aussi, sur le territoire
que la plèbe romaine donna à Nortia, la de Volsinies180. Il en va de même pour les dieux
protectrice étrusque de Servius Tullius, qu'il avait grecs, Castor, Hercule ou Apollon. Fortuna, au
introduite avec lui dans la Ville, où il continua nom bien latin, ne saurait leur être comparée :
de l'honorer de sa dévotion175. Mais nous en même naturalisés, leur nom de consonance
savons trop peu sur les rapports anciens de étrangère rappelle leur origine; Fortuna, par le
Nortia et de Fortuna pour nous engager dans sien, appartient à la romanité ou, du moins, à la
cette voie. Disons seulement que les latinité la plus pure. Enfin, le rite de la
vraisemblances ne sont pas en faveur d'une hypothèse plantation du clou, caractéristique du culte de Nortia
aussi simple et aussi précise176, et qu'on peut lui à Volsinies, existait effectivement dans la
opposer au moins trois objections. L'idée que religion romaine, mais sans rapport avec l'un
Fortuna pourrait être d'origine étrusque repose quelconque des sanctuaires de Fortuna: c'est au
en majeure partie, si ce n'est uniquement, sur les Capitole que, chaque année, selon une loi
liens de son culte et de ses sanctuaires avec antique, le praetor maximus, le magistrat suprême de
Servius Tullius, avec le Mastarna de la tradition la cité, devait enfoncer le clou, aux ides de
étrusque. Mais c'est à Vulci, et non à Volsinies, septembre181, non au temple du Forum Boarium,
que les fresques de la tombe François177 le comme, on peut le croire, c'eût été le cas, si
rattachent expressément; à l'inverse, c'est à Fortuna n'avait été que l'héritière romaine et la
Volsinies, non à Vulci, qu'était implanté le culte traduction pure et simple de Nortia, la Fortune
local de Nortia, si bien que, malgré les étrusque de Volsinies. Fortuna n'était donc pas
allégations de Warde Fowler178, nulle relation, directe le double latin de Nortia. Si, entre toutes les
ou indirecte, n'existe entre elle et Servius-Mas- divinités étrusques dont on a pu avancer le nom,
tarna, l'introducteur supposé du culte de c'est avec elle qu'elle offre les affinités les moins
Fortuna dans la Rome royale, et cet obstacle, lié à la contestables, confirmées qu'elles sont par des
géographie historique des cités étrusques, appa- témoignages antiques explicites, nous ne devons,
là encore, y voir qu'un phénomène a'interpreta-
tio, second, et non premier, accompli après coup,
alors que Fortuna existait déjà dans Rome, mais
175 Warde Fowler, op. cil, p. 171 sq.; Otto, RE, VII, 1, qui ne peut y expliquer la création de son culte.
col. 14; S. M. Savage, MAAR, XVII, 1940, p. 31.
176 Cf. les réserves de De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2,
I, p. 287 : « senza però che sia necessario assegnarle, come
taluno pretende, origine etnisca». Ajoutons la note de 179 LL 5, 46.
Tertullien, apol. 24, 8, qui précise que Nortia n'avait pas 180 Sur le fanum Voltumnae, sanctuaire de la confédération
pénétré dans le culte romain officiel : remarque qui va à étrusque, Liv. 4, 23, 5; 25, 7 et 61, 2; 5, 17, 6; 6, 2, 2. Les
l'encontre de la thèse de Yinterpretatio. fouilles de l'École française n'en ont pas encore retrouvé
177 A la différence des personnages que les inscriptions l'emplacement. Mais sa localisation en territoire volsinien est
peintes sur les fresques rattachent à d'autres villes, Rome attestée par l'inscription de Spello, CIL XI 5265, qui, à
(Cneve Tarchu(nies) Rumach), Volsinies (Laris Papathnas l'époque de Constantin, mentionne encore le rassemblement
Velznach), précisément, les guerriers dont le nom n'est suivi annuel des villes étrusques apud Volsinios; cf. R. Bloch,
d'aucune épithète, Macstrna, Caile Vipinas, sont évidemment Volsinies étrusque. Essai historique et topographique, MEFR,
de Vulci. Cf. A. Hus, Vulci étrusque et étrusco-romaine, Paris, LIX, 1947, p. 10 et n.2.
1971, p. 103 sq., et Les siècles d'or de l'histoire étrusque, 181 Liv. 7, 3, 5-6, qui précise que le clou était enfoncé sur la
p. 218 sq., avec la bibliographie antérieure. partie droite de la cella de Jupiter, du côté de celle de
178 Qui fait état, loc. cit., de la proximité et de l'étroite Minerve. Cf. supra, p. 464, n. 174; et les deux articles de
alliance des deux villes. J. Heurgon cités supra, p. 52, n. 233.
466 ESSAI D'INTERPRÉTATION

C'est en Nortia, déesse du destin, que les pouvait être rendu de l'une ou l'autre façon;
Romains de l'Empire reconnaissaient la divinité déesse, donc, à la fois guérisseuse et donneuse
étrusque la plus proche de leur Fortuna. Mais la de chance, ou déesse du destin, et qui, comme
Fortune latine ne lui était redevable ni de son telle, eût été susceptible d'une double interpre-
existence, ni de sa personnalité, et l'on ne saurait tatio, analogue à celle dont avait été l'objet l'Uni
voir dans son culte une simple filiale du de Pyrgi, identifiée tantôt à Eileithyia (Junon
sanctuaire étrusque de Volsinies. Lucina), tantôt à Leucothea (Mater Matuta)186.
Quant à la déesse que mentionne Tacite, celle On comprendrait que les conjurés se fussent
du temple de qui provenait le poignard avec placés sous son invocation : déesse de la santé,
lequel Scaevinus, l'un des membres de la détournée de sa véritable fin, elle n'eût pas été
conjuration de Pison, projetait d'assassiner Néron, sollicitée au bénéfice du prince, pro salute, mais
qui pugionem tempio Salutis {in Etruria] sine, ut à son encontre, non pour sa conservation, mais
alii tradidere, Fortunae Ferentino in oppido pour sa perdition, et, dispensatrice de la chance,
detraxerat162, on a douté, la précision in Etruria son secours eût été une nécessité vitale pour
étant tenue pour une glose, s'il fallait la localiser une entreprise aussi hasardeuse que la leur.
à Ferentinum, chez les Herniques183, ou, Quant à la leçon Frentano, s'il convient, selon la
effectivement, à Ferentum, en Étrurie, près de Viter- tendance actuelle, de la conserver et, malgré le
be184, à moins qu'on n'abandonne la correction vague de la localisation, d'abandonner
traditionnelle Ferentino pour revenir à la leçon l'hypothèse étrusque pour situer cette énigmatique
Frentano du Mediceus165. La seconde solution, Fortuna chez les Frentani de la côte adriatique -
bien qu'elle ne fût fondée que sur une peuple samnite187, c'est-à-dire de langue osque -,
correction, était cependant la seule, d'où son intérêt, on se rappellera que nous avions ci-dessus
qui rendît compte de la double traduction envisagé l'existence d'une Fortune osque, dont
transmise par Tacite : non pas déesse latine, sur on pourrait ainsi, et si délicate que soit
l'identité de laquelle ses sources se seraient l'interprétation du texte de Tacite, retrouver une trace
partagées, les unes indiquant Salus, les autres à l'époque impériale.
Fortuna, mais déesse étrusque, dont le nom Comme celle que nous avions menée sur ses
rapports éventuels avec la Tyché grecque
archaïque, notre enquête sur les antécédents étrusques
182 Ann. 15, 53, 2. Sur la valeur de detrahere, cf. les de Fortuna se conclut donc par la négative.
commentaires, ad loc, de H. Furneaux, 2e éd. rev. par H. F. Malgré la surabondance de divinités candidates
Pelham et CD. Fisher, Oxford, 1951, II, p. 388; et E. Kös- à ce rôle, qui ont été présentées par les
termann, Heidelberg, 1968, IV, p. 279 sq. modernes, elle n'a révélé le nom d'aucune déesse dont
183 Dans le Latium adiectum, aujourd'hui Ferentino. Cf. Fortuna pourrait être la descendante ou le
Hülsen, s.v., RE, VI, 2, col. 2208. Solution vers laquelle
inclinent L. R. Taylor, op. cit., p. 105; et Thulin, s.v. Salus, RE, calque direct: l'Étrurie n'est pas le foyer
I, A, 2, col. 2057. Le culte de Fortuna, mais aussi celui de originaire d'où la religion de Fortuna se serait
Salus Publica, y sont attestés (CIL X 5820-5821). propagée à Préneste, à Rome, et dans le reste du
184 Hülsen, s.v. Ferentis, RE, VI, 2, col. 2209, aujourd'hui Latium et de l'Italie. Est-ce à dire qu'il faille
Ferento (le nom de la ville romaine, Ferentium chez refuser toute composante étrusque à son culte et
A. Pfiffig, op. cit., p. 259; Ferentum selon L. R. Taylor, op. cit.,
p. 104 sq.; M. Pallottino, op. cit., p. 187; et A. Hus, Les siècles à sa théologie? Certainement pas. L'ancienneté
d'or de l'histoire étrusque, p. 48, est mal assuré). Cf. Peter, des influences étrusques à Préneste, dont les
dans Roscher, I, 2, col. 1549; ainsi que, semble-t-il, Otto, RE, familles princières s'entouraient des splendeurs
VII, 1, col. 15, qui, toutefois, ne distingue pas nettement entre du luxe tyrrhénien, comme en fait foi le mobilier
les deux villes; et les commentateurs de Tacite, H. Furneaux funéraire de leurs tombes orientalisantes du VIIe
et E. Köstermann, loc. cit. Le culte de Fortuna paraît
également y être attesté, s'il faut lui rapporter, avec L. R. siècle, les débuts officiels du sanctuaire de
Taylor, op. cit., p. 105, la dédicace CIL XI 2997 (Montefias- Fortuna au Forum Boarium et, au delà de ces
cone) et restituer Fort[unae?] à la partie supérieure du cippe
trouvé à Ferento (NSA, 1919, p. 282).
185 Texte adopté par P. Wuilleumier, Les Belles Lettres,
1978. Cf. T. P. Wiseman, CR, XVII, 1967, p. 264 sq., et sa 186 Supra, p. 313.
justification prosopographique à propos de Flavius Scaevi- 187 Strab. 5, 4, 2. Sur l'hypothèse d'une Fortune osque,
supra, p. 190 sq.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 467

faits déjà si révélateurs, l'emprise de l'Étrurie à des Latins, la Fors Fortuna de Rome ou la
qui rien de ce qui est romain ou latin n'est Primigenia de Préneste, accoucheuse et
étranger, rendent plus que vraisemblable une maternelle, dispensatrice des destins et de la faveur
telle action. Seulement, d'originaire qu'on la divine, donneuse de fécondité et de
supposait, nous devons nous la représenter souveraineté, les seigneurs de Préneste et, plus encore, du
comme secondaire, puisqu'elle s'est exercée, non moins à notre connaissance, les rois étrusques
pour faire partager aux Latins un culte nouveau de Rome reconnurent la parente de leurs
et jusque-là inconnu d'eux, mais pour enrichir et grandes déesses. Une harmonie préétablie l'accordait
pour approfondir l'un de leurs cultes à ces divinités, maîtresses et bénéfiques, de leur
préexistants. religion nationale. Ils adoptèrent son culte et ils
Des conquérants qui, par vagues successives le propagèrent, non sans exploiter à leur profit
ou simultanées, descendirent d'Étrurie et les valeurs politiques et sociales qu'il recelait et
s'emparèrent de Rome188, la tradition annalistique a qui ne pouvaient leur rester indifférentes.
conservé des souvenirs suffisamment précis Étrangers et conquérants, issus d'un peuple attentif à
pour que nous comprenions l'intérêt qu'ils toutes les manifestations du surnaturel, ils
portèrent au culte de Fortuna et que nous puissions aspirèrent à l'investiture religieuse et royale dont
deviner en quel sens ils infléchirent sa religion. Fortuna, donneuse de fécondité au peuple et à
Si mal connues que soient les divinités son chef, était la dispensatrice primitive. Ainsi
féminines de la plus ancienne religion étrusque, nous s'expliquent les honneurs officiels que Fortuna,
entrevoyons cependant de hautes figures comme protectrice du souverain, reçut au sanctuaire du
celles d'Uni, qui, associée à Tinia, fut assimilée à Forum Boarium; ainsi s'explique, écho
Héra et à Junon, à qui elle a précisément légendaire de cette dévotion historique, le lent travail de
emprunté son nom (cf. Ianus, étr. Ani), grande réinterprétation qui aboutit à concentrer sur la
déesse de Véies, de Faléries et de Pyrgi, où sa personne de Servius-Mastarna les traditions
nature matronale la fit interpréter à la fois en mythiques de la royauté sacrée.
Lucina et en Eileithyia; ou de Turan, dont le Rappelons également les remarques
nom, diversement interprété, signifie soit la pénétrantes par lesquelles J. Gagé a de nouveau
«Souveraine» (cf. τύραννος), soit la «Généreuse» attiré l'attention sur un passage de Denys d'Ha-
qui donne inépuisablement189. Dans la Fortuna licarnasse : d'après l'annaliste Pison, Servius, afin
de connaître le nombre des habitants de la ville,
aurait prescrit d'offrir une pièce de monnaie
(stips) au trésor d'Eileithyia (Junon Lucina), lors
188 Contre la thèse d'A. Alföldi qui, adversaire de la de chaque naissance, à celui de l'Aphrodite qui a
«grande Rome des Tarquins», représente la ville son sanctuaire dans le bois sacré (Libitina), pour
successivement dominée par les métropoles étrusques, Tarquinia,
Caere, Vulci, Véies, Chiusi (Early Rome and the Latins, chaque décès, et de Néotès (Iuuentas) pour les
p. 206-235), J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jeunes gens qui arrivaient à l'âge d'homme190. Ce
jusqu'aux guerres puniques, p. 240 sq., limite leur intervention
à Tarquinia et Vulci; et, maintenant, M. Pallottino, Servais
Tullius, à la lumière des nouvelles découvertes archéologiques 190 Dion. Hal. 4, 15, 5. Cf. J. Gagé, Sur quelques
et épigraphiques, CRAI, 1977, p. 220 sq. et 229-232, croit plutôt particularités de la «censure» du roi Servius Tullius, RD, XXXVI,
à la coexistence, à Rome, sous forme d'entente ou de conflit, 1958, p. 461-490; également Classes d'âge, rites et vêtements de
des Tarquins retranchés sur le Capitole, avec Yarx et le passage dans l'ancien Latium, Cahiers internationaux de
temple de la triade, et de Servius Tullius, maître des Sociologie, XXIV, 1958, p. 34-64; et Matronalia, p. 35 (ainsi que,
quartiers populaires des bords du Tibre et de l'Esquilin, ou mais dans d'autres perspectives, G. Dumézil, Servius et la
des collines excentriques du Caelius et de l'Aventin. Fortune, p. 160; Les dieux des Indo-Européens , p. 70 sq.; Les
189 Sur Turan et les deux etymologies qui ont été dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, p. 173), qui
proposées de son nom, soit d'origine préhellénique, soit formé rappelle à ce propos, mais sans qu'on puisse établir un
sur la racine étrusque *tur-, «donner» («die Geberin»), ainsi rapport entre les deux types d'offrande, l'as sextantaire (au
que sur Uni, poliade et souveraine, R. Schilling, La religion Cabinet des Médailles; émis entre 269 et 217), consacré à
romaine de Vénus, p. 161-163, qui incline à voir en Turan «la Fortuna, avec l'inscription Fortunai stipe (CIL F 2485;
déesse bénéfique par excellence ... la déesse qui ne se lasse Degrassi, ILLRP, n° 1 14), gravée au poinçon dans le temple,
pas de «donner»; M. Pallottino, Etruscologia, p. 221 et 242, qu'on ne saurait malheureusement localiser, où la pièce fut
opte pour l'autre étymologie, «la signora»; que conteste offerte et où elle alla grossir le trésor de la déesse (cf.
cependant A. Pfiffig, op. cit., p. 261-263: «die Gebende». J. Toutain, s.v. Stips, DA, IV, 2, p. 1515 sq.).
468 ESSAI D'INTERPRÉTATION

recensement permanent, fondé sur la notion de Ce n'est pas Servius qui fut, selon l'expression
«classe d'âge» et sur la division, capitale du chère aux modernes, mais qu'on chercherait en
point de vue militaire, entre les impubères et la vain dans les sources antiques, l'introducteur de
Romana piibes, superpose aux pratiques son culte dans la Ville, et, si c'est à la dynastie
cultuel es ancestrales, dédiées aux déesses de la étrusque qu'elle doit l'aménagement de son
naissance, de la «jeunesse » et de la mort, des modes premier sanctuaire urbain au Forum Boarium,
nouveaux de contrôle administratif et social, qui on ne saurait croire que ce soient les
prennent appui sur ces traditions rituelles' bien conquérants tyrrhéniens qui l'aient installée, déesse
antérieures. C'est, on peut le penser, dans le étrangère et importée, sur les bords du Tibre, au
même esprit que Servius, c'est-à-dire, en fait, les premier mille de la Via Campana. Mais la
rois étrusques de Rome, pour mieux asseoir leur période étrusque de Rome représente, pour le
domination sur la cité unifiée qui, grâce à eux, culte de Fortuna, une phase non moins capitale
avait succédé à la pluralité des villages, durent de maturation et d'organisation : si, par la
procéder à une mise en ordre systématique des consécration surnaturelle qu'elle leur conférait, par
cultes de Fortuna, devenus cultes d'encadrement la protection magique dont elle entourait leurs
des diverses composantes de la population, où sujets, lors des grands passages de leur
les rites de passage, hérités d'une organisation existence, Fortuna a beaucoup donné à Servius et aux
sociale primitive et sans doute accomplis jusque- Tarquins, sa dette à leur égard n'est pas moins
là sous l'égide de la déesse, mais sous des modes considérable. Car, si difficile qu'il soit de faire
informels et beaucoup moins nettement fond sur la datation traditionnelle des rois192,
différenciés, se trouvèrent désormais répartis en une l'aménagement progressif de l'area sacrée de
classification rigoureuse, d'un type aussi strict S. Omobono n'en déborde pas moins
que la constitution «servienne», et du plus haut considérablement la durée d'une vie humaine et d'un
intérêt pour le pouvoir neuf qu'ils seul règne, quelque long qu'on le suppose,
représentaient. Si, comme nous le croyons, la concession puisque, dès avant 580, si ce n'est dès la fin du VIIe
à la plèbe du culte de Fors Fortuna remonte à la siècle, jusqu'aux années 540-530, puis à la
même époque et si elle constitue une innovation destruction d'environ 510, cette œuvre de longue
dans un culte jusque-là essentiellement agraire haleine s'étale sur les trois quarts du VIe siècle
et cosmique, cette transformation s'accorde bien, et dépasse de loin, chronologiquement et
elle aussi, avec les réformes sociales que la politiquement, les dimensions d'une personnalité,
tradition a globalement placées sous le nom de même d'exception, que l'on continuera de
Servius Tullius et avec la politique des Tarquins, désigner sous le nom de Servius Tullius, et le cadre
avec les inspirations majeures d'un pouvoir d'une dévotion individuelle, propre à l'un des
novateur et éclairé, de nature « tyrannique », maîtres temporaires de Rome, pour donner les
s'appuyant, contre l'aristocratie gentilice, sur preuves d'une indéniable continuité dynastique
une plèbe d'artisans et de commerçants et d'une politique religieuse suivie, centrée
progressivement enrichis191. autour du culte de Fortuna. Dans leur œuvre
Ainsi s'explique l'importance, attestée par édilitaire, politique et sociale, non seulement
toute la tradition antique, de l'époque servienne, Servius, mais les souverains étrusques dans leur
prise au sens large, dans l'histoire de Fortuna. ensemble ne lui ont pas ménagé leur faveur : à la
Elle n'en constitue pas, comme on l'a dit trop déesse élémentaire et indifférenciée des Latins,
souvent, le moment initial, celui de la création. ils ont construit ses premiers sanctuaires à
l'intérieur de la cité nouvellement fondée; ils lui
ont édifié une religion organique et c'est de leur
191 A. Momigliano, An interini report on the origins of Rome,
JRS, LUI, 1963, p. 117-121. Cf. M. Pallottino, CRAI, 1977,
p. 231-235, qui définit en ces termes le Servius Tullius
historique: «un tyrannos éclairé et bienfaisant, capable de 192 Cf. M. Pallottino, CRAI, 1977, p. 227, qui observe que la
donner une structure nouvelle et définitive à la polis et à son première phase du temple de S. Omobono est à cheval sur
territoire, d'esquisser de vastes réformes, d'attirer l'intérêt les règnes de Tarquin l'Ancien et de Servius Tullius (578-534)
des autres communautés latines, d'imposer les cultes de sa et la seconde, sur celui de Servius et de Tarquin le
Fortune et de la Diane ionienne ... ». Superbe.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 469

règne qu'on peut dater, dans le culte de Fortuna, perspectives cosmiques du culte de Fors
l'avènement d'une réflexion théologique. Fortuna, et au fil des courtes années que les mortels
Au delà, en effet, de ces classifications éphémères passent dans chaque classe d'âge que
sociales qui mirent Fortuna dans un rapport étroit et s'écoulent les interventions successives des
structuré avec les divers groupes humains de la autres Fortunes, depuis la naissance jusqu'à la
cité, il est un autre domaine, presque puberté et l'âge adulte. Le monde de Fortuna,
métaphysique celui-là, où l'influence étrusque dut nous l'avons dit, est celui du changement193 :
s'exercer puissamment sur son culte : nous songeons à déesse, à Rome, des «passages» astronomiques
la notion de destinée et à la force qu'elle prit et biologiques, liée, à Préneste, à l'alternance
progressivement dans sa théologie, jusqu'à ce cyclique des générations et à une mystique de
que Fortuna finisse par devenir la déesse du l'éternel retour qui trahit l'influence spirituelle
destin et la personnification du Sort. Sans doute du pythagorisme, mais qui continue, sans doute,
les proto-Romains, si rudimentaires que fussent de plus anciennes croyances, elle règne sur un
encore leurs conditions de vie, n'avaient-ils pas univers en perpétuel devenir. Le destin que
attendu la venue des Étrusques pour concevoir dispense Fortuna n'a pas l'effrayante immobilité
l'idée de la destinée individuelle, du lot de de celui qu'édicté la μοίρα : il est, semblable à la
bonheurs et de malheurs que l'homme reçoit à déesse qui le fait naître, un destin lui aussi en
sa naissance et qu'il porte comme un trésor ou devenir, qui épouse les rythmes temporels et
un fardeau durant tout le cours de son existence. s'accorde au cours mouvant du monde. Peut-être
On s'étonnera, cependant, que, parmi les est-ce cela même que les anciens nommaient
déesses-mères de haut niveau et de vieille souche « hasard » : un destin qui se fait, et que les dieux
latine, supérieures aux divinités secondaires que élaborent progressivement dans le mystère de
sont la Parque ou Carmentis, accoucheuse et leur vouloir, un destin changeant en apparence,
prophétesse, parmi Mater Matuta, Junon Lucina parce qu'aucune fatalité ne l'a fixé et qu'il ne
ou Diane, Fortuna soit la seule qui cumule ces résulte que de la libre décision de la
deux fonctions, qui, simultanément, donne la vie divinité.
et confère la destinée personnelle. L'idée du Mais, par ailleurs, et sans que ces flottements
destin, de l'enchaînement fixe et absolu des entre le hasard et le destin soient de nature à
choses, déterminé de toute éternité et supérieur blesser la raison, tant les deux notions sont, en
aux dieux, n'était point familière, on le sait, à la fait, moins contradictoires qu'il n'y paraît, une
pensée romaine archaïque: le fatum n'y était telle conception est-elle si éloignée de la
guère que la parole divine, les décisions des doctrine étrusque du destin? Les Étrusques,
dieux, exécutoires et contraignantes dès lors rappelons-le, croyaient qu'une durée de dix siècles
qu'elles avaient été formulées. Les décrets de était assignée à leur nation. Mais tous n'étaient
Fortuna étaient-ils infrangibles comme ceux de pas d'une égale longueur : un siècle durait
la μοίρα ou de Γείμαρμένη? Il est permis d'en autant qu'une génération d'hommes; il se
douter: la notion de «classe d'âge» laisse au définissait, chaque fois, par la durée la plus longue
contraire l'impression qu'ils étaient passibles qu'y avait revêtue l'existence humaine, spatium
d'une révision périodique et que la déesse uitae humanae longissimum, dit Censorinus,
pouvait, à son gré, réorienter la destinée de parfois cent ans, parfois même cent dix-neuf ou
l'individu à chaque étape cruciale de son existence. cent vingt-trois ans. C'étaient des prodiges qui
Conception d'un temps morcelé, bien conforme signifiaient aux hommes l'achèvement de chaque
aux structures mentales du Romain qui, loin de siècle, comme la comète apparue lors des jeux
contempler l'univers sub specie aeternitatis, ne célébrés en l'honneur de César, et qui marqua la
l'envisage que dans le cadre fragmenté d'une fin du neuvième saeculum194. Sans doute bien
durée à la mesure humaine : c'est dans le cadre
bref de l'année, où s'inscrivent les rythmes de la
vie politique et militaire et l'exercice des 193 Supra, p. 434.
magistratures, que les annalistes penseront le destin 194 Sur la doctrine des siècles, le texte fondamental est
historique de leur patrie; c'est, de même, à la Censor, de die nat. 17, 2 et 5-6; également Serv. éd. 9, 46. Cf.
durée de l'année solaire que se bornent les Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 90-93; C. O.
470 ESSAI D'INTERPRÉTATION

des aspects prophétiques de cette doctrine, ceux son influence, Fortuna n'est pas devenue la
qui prédisaient la fin de la nation étrusque, divinité du Destin : elle n'en est que la
sont-ils, et pour cause, restés étrangers à la messagère, déléguée par les dieux pour porter aux
pensée romaine; d'ailleurs, même à l'égard de hommes leur faveur et le contenu de leur
son propre avenir, l'idée de prédestination ne lui existence; de même, si l'on ose risquer cette
était pas encore familière, à cette date reculée analogie, Tinia n'est que l'exécutant et le bras
de son histoire. Mais, à l'intérieur même de la des di superiores et inuoluti, lorsque, sur leur
notion de destin, la croyance en une périodicité, conseil, il lance sa troisième foudre195. Mais c'est
fondée sur la durée des générations humaines, grâce à la révélation de l'Étrurie, c'est stimulée
n'est pas sans rapport avec la conception par son emprise que la conscience romaine sut,
romaine d'une destinée envisagée dans ses moments peu à peu, expliciter une notion qu'elle n'avait
successifs et renouvelée à chacun des âges de la d'abord conçue que vaguement et confusément.
vie, jusqu'à ce qu'elle atteigne son terme Peut-être, aussi, est-ce alors que, dans la légende
inéluctable. nationale, amplifiant les données réelles de
Est-ce donc à l'Étrurie que la religion l'histoire et les prétentions des dynastes étrusques
romaine doit la notion de destin incluse dans la de Rome à asseoir leur royauté sur des bases
théologie de Fortuna? Nous le croirions religieuses, Servius devint l'élu de Fortuna, le
volontiers, si difficile qu'il soit, en ces matières, de chef providentiel désigné par les puissances d'en
situer dans le temps la naissance d'un concept et haut, l'instrument choisi de leurs desseins,
de faire en lui la part des composantes qu'el es rejetèrent quand sa mission historique eut
nationales et des influences étrangères. Du moins les été accomplie.
faits sont-ils clairs. Il existe en latin, dès la Tel est, dans la théologie de Fortuna,
langue archaïque, deux mots qui désignent la l'héritage de l'Étrurie : déesse-mère latine présidant à
«destinée» individuelle. L'un se réfère à la la naissance des hommes et à l'accomplissement,
volonté exprimée par les dieux: c'est le fatum, à travers les passages et les cycles de l'existence,
ou, conception équivalente, aux décrets du plus de la destinée qu'ils vivent au fil des jours,
puissant d'entre eux, qui parle au nom de la devenue peu à peu, sous l'influence étrusque, la
collectivité divine, lorsqu'il proclame les fata maîtresse de cette destinée, la puissance divine
louis. L'autre renvoie au nom d'une déesse liée particulière qui, par excellence, la confère, et, au
par la légende aux rois étrusques de Rome et terme d'une longue évolution, où interfèrent les
dont le culte fut, historiquement, développé par facteurs plus puissants encore de l'hellénisme, la
leurs soins. Si l'on confronte, d'une part, la personnification même du Sort ou du Destin. En
richesse et les modalités variées par lesquelles la elle s'interpénétrent, inextricablement, les
religion étrusque a exprimé sa hantise du Destin, données latines et les apports étrusques. Déesse
incarné en des génies secondaires comme les sœur de Mater Matuta, au Forum Boarium, elle
Lases, en Alpanu, en Nortia et, au rang suprême, bénéficie, comme elle, de la sollicitude des
dans les di inuoluti, et, d'autre part, le niveau nouveaux maîtres de la cité, et elle est, comme
élémentaire où était restée, sur ce point, la elle, de souche et de nom purement latins.
pensée de la première Rome, il est plus que Transformée au contact des Étrusques, elle n'a
vraisemblable que l'Étrurie fut, en ce domaine, cependant pour modèle aucune déesse précise
son éducatrice. Non certes qu'elle ait enseigné à de leur religion: pas plus qu'elle n'est venue à
Rome la notion, si simple, de destinée Rome, toute constituée, sur le chariot de Lucu-
personnelle, ou qu'elle ait, à Préneste, contribué à mon et de Tanaquil, au milieu de leurs autres
former les pouvoirs oraculaires de la Primigenia. richesses, elle ne dérive d'aucune déesse de leur
Ni, non plus, qu'elle ait promu Fortuna au plus ville, Tarquinia; ni de quelque déesse de Vulci,
haut degré de la hiérarchie divine. Même sous patrie de Servius Tullius - Mastarna; ni
davantage de la Nortia de Volsinies. Mais, soumise à
une influence étrusque diffuse, elle baigne dans
Thulin, Die etruskische Disciplin, Göteborg, III, 1909, p. 63-75;
C. Clemen, Die etruskische Sähilarrechnung, SMSR, IV, 1928,
p. 235-242; A. Pfiffig, op. cit., p. 159-161. Sen. QN 2, 41, 2.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 471

l'atmosphère de la κοινή étrusco-latine du VIe doute, mais sans trace d'une fonction
siècle et de ses complexes échanges culturels. guerrière197. Quant à Bhaga, la différence de sexe d'une
Aussi rien n'est-il simple dans ses rapports avec religion à l'autre ne serait pas en soi rédhibi-
les Tyrrhéniens qui conquirent Rome : de même toire, attestée qu'elle est pour d'autres
qu'ils empruntèrent aux Italiques les noms d'Uni divinités198. Dans le cas précis de Fortuna, qui
et de Menrva, ils firent leur le culte de Fortuna distribue aux hommes leur part existentielle parce
et, dans leur politique de contamination qu'elle est avant tout mère et courotrophe ou,
cultuel e, ils appelèrent sur leurs rois ses faveurs. En du moins, fécondante, reconnaissons toutefois
retour, ils enrichirent sa religion d'un concept qu'elle est fâcheuse et qu'elle ne tient pas
nouveau, et si Fortuna ne devint pas, grâce à compte de la fonction première de la déesse,
eux, l'incarnation toute-puissante du Destin, elle celle qui commande toutes les autres, et qui est
se trouva dès lors, plus qu'aucune autre déesse indissolublement liée à sa nature féminine. Le
latine, en état de le devenir. rapprochement allégué par G. Dumézil ne
repose que sur deux caractères communs aux
divinités considérées : l'un, fonctionnel, la
Si donc Fortuna, même reconnue, même distribution aux humains de leurs destinées; l'autre,
magnifiée par les Étrusques, n'est à ses origines anthropomorphique, qui est la cécité de Bhaga,
ni étrusque, ni grecque, pouvons-nous, au delà figuré sans yeux, et de Fortuna. Or, si le premier
des influences qui la transformèrent, remonter trait est bien réel et représente un argument
non sans doute jusqu'à ses commencements solide, inhérent qu'il est à leur action dans le
absolus, mais, du moins, jusqu'à une phase plus monde des hommes, le second est trompeur et
lointaine encore de son histoire? D'où venait superficiel. Car, si la Fortune de l'époque
cette déesse que les Étrusques trouvèrent déjà classique, aux yeux bandés, est effectivement
régnant aux bords du Tibre ou dans la grotte de aveugle, elle aussi, caeca199, elle ne l'était point à ses
Préneste? Était-elle d'origine indo-européenne, origines latines, et elle ne l'est devenue que
comme l'a soutenu G. Dumézil, qui a tenté de tardivement, par imitation de la Tyché grecque à
retrouver l'équivalent védique de son mythe qui elle a emprunté cette cécité symbolique,
prénestin, ou les vestiges d'une tripartition signe de son manque de discernement dans
fonctionnelle dans les Fortunes d'Antium, et qui a, l'appréciation des mérites humains. Ainsi réduit
par ailleurs, insisté sur ses affinités avec le dieu à une seule correspondance, le parallèle est trop
souverain Bhaga, la « part » personnifiée, qui « est fragile pour être probant et permettre de définir
à la fois un Terminus et une Fortuna une structure : s'il y a rencontre, sur ce point, de
masculine», aveugle comme la déesse - ou, plus Bhaga et de Fortuna, on ne saurait y voir l'indice
exactement, comme elle le deviendra -, et, comme d'une origine commune, pas plus que le don de
elle, distributeur des lots du destin196? Nous la chance, qu'elle partage avec la Tyché
n'avons pas à revenir sur les divergences, à notre archaïque, n'autorise à conclure, de cette coïncidence,
sens irréductibles, qui séparent la théologie de à l'origine grecque de Fortuna. On ne saurait, en
l'Aditi védique et la généalogie de Fortuna fait, la tenir pour une divinité d'origine
Primigenia, ni sur les caractères des deux Fortunes indoeuropéenne, encore moins pour une divinité
d'Antium, trifonctionnelles, si l'on veut, mais en indo-européenne commune, même si, çà et là,
un sens tout autre que ne l'envisage G. Dumézil, dans la religion védique en la personne d'Aditi et
oraculaires, fécondes et souveraines, sans nul de Bhaga, dans la légende irlandaise en celle de
la reine Medb, incarnation féminine de la royau-

196 Sur Bhaga et la notion qu'il incarne, Servius et la


Fortune, p. 80; Les dieux des Indo-Européens, p. 51-53; 197 Supra, p. 97-99; et 167, n. 101.
Déesses latines, p. 97 sq.; L'idéologie tripartie des Indo-Européens, 198 Ainsi pour les deux Paies, féminines l'une et l'autre, et
p. 69 : la part que distribue Bhaga résulte d'une attribution homologues des jumeaux védiques, les Asvin ou Nâsatya,
«régulière, prévisible...»: ainsi, «l'enfant prêt pour la protecteurs des troupeaux; cf. G. Dumézil, Les deux Paies,
naissance «atteint son bhaga», employé comme nom commun; REL, XL, 1962, p. 109-117; et Idées romaines, p. 273-287.
Idées romaines, p. 122 sq.; Mythe et épopée, III, p. 119; Les '"Depuis Pacuvius, dans Rhet. Her. 2, 23, 36 (cf. T. II,
dieux souverains des Indo-Européens, p. 102-109. chap. V).
472 ESSAI D'INTERPRÉTATION

té féconde et consacrée, quelques traits épars de sa nature première incitent à déceler en elle
rappellent plus ou moins la Fortuna des Latins : l'une des multiples héritières de la Grande
simple similitude de faits parallèles, qui n'atteste Déesse, de la divinité majeure et primitive des
ni emprunt, ni communauté d'origine, mais religions méditerranéennes et orientales, que
témoigne seulement du nombre limité des vénéraient les populations indigènes de l'Italie
formes mythiques et cultuelles qui, identiques ou préhistorique. Non que cette hypothèse
analogues, se répètent d'un domaine religieux à prétende tout expliquer des origines et de la formation
l'autre. du culte de Fortuna. Entre ce que nous devinons
Bornons-nous donc, sans nous égarer dans de la religion néolithique du substrat
une préhistoire indo-européenne plus que méditerranéen, dominée par la Déesse, par la Terre-
conjecturale, à considérer Fortuna à l'intérieur du Mère, et les cultes de Fortuna tels qu'ils sont
domaine italique, où les faits, cette fois, existent, attestés à l'époque historique, s'étend une
et non seulement les hypothèses, et à voir en immense zone d'ombre. A la suite de quelles
elle une déesse adorée, à date ancienne, non vicissitudes, à travers quelles métamorphoses,
seulement dans le Latium, mais aussi sur une les peuples italiques, non seulement les Latins,
aire plus vaste, en pays osque, en Campanie et mais aussi les Osques, empruntèrent-ils certaines
dans le Samnium, et qui, peut-être, n'était pas de ces croyances, de ces rites et de ces mythes,
non plus inconnue des Péligniens du versant comment les fondirent-ils dans le culte d'une
adriatique200 : déesse, donc, largement diffusée, déesse qu'ils adoptèrent pour leur, à laquelle ils
dès avant le IVe siècle, en Italie centrale, et en donnèrent un nom tiré de leur propre langue, et
qui on aura toute raison de reconnaître une reposant sur une racine indo-européenne,
divinité italique commune, répandue, dès la Fortuna, nom suffisamment vague, au demeurant,
phase archaïque de sa religion, chez les divers pour exprimer toutes ses puissances de
peuples de la péninsule. Déesse, aussi, semblable fécondité, celles d'une déesse-mère qui «porte» et qui
par bien des traits à Junon et plus encore à apporte, qui fait venir au jour les êtres en
Diane, à qui l'apparente la dévotion royale que gestation, qui produit leur naissance aussi bien
Servius leur aurait pareillement témoignée. Sans que le contenu et la révélation oraculaire de leur
doute les origines de ces dernières sont-elles destinée? nous devrons nous résigner à l'ignorer.
également énigmatiques. Mais, si le nom L'hypothèse elle-même n'est-elle pas dangereuse
«lumineux» de Diane révèle d'indéniables dans sa généralité, et ne risquons-nous pas,
composantes indo-européennes, sa nature sauvage de πότ- malgré les mises en garde de G. Dumézil, de
νια θηρών suggère avec insistance la présence céder à ce qu'il a nommé «la stérilisante
d'autres éléments, ceux-là méditerranéens201. obsession de la «Déesse Mère»203? Il n'est guère de
C'est dans la même voie, semble-t-il, que nous déesse, en effet, à propos de qui l'on n'ait
orientent les vraisemblances, dans notre prononcé ce nom flou et prestigieux, dont on a
recherche des origines de Fortuna202. Bien des données fait un usage si abusif qu'il tombe dans l'uni-
versalisme, pour ne pas dire dans le confusion-
nisme, puisqu'on a voulu voir dans la Grande
Déesse la figure unique qui domine toutes les
200 Supra, p. 190 sq. Rappelons brièvement les faits: géo- religions, et de qui seraient issues toutes les
graphiquement, la seconde aire cultuelle de Fortuna que grandes divinités féminines du monde antique,
constitue, sur la carte religieuse de l'Italie républicaine, le depuis les «Vénus» préhistoriques jusqu'à Ish-
domaine osque (infra, Carte I); historiquement, le terminus tar, Isis, Aphrodite, Hécate, Héra, Cybèle et
représenté par les Fortunes frontalières de Cales et de Demeter - et jusqu'à Marie, Vierge et Mère de
Teanum Sidicinum, qui obligent à remonter à une époque Dieu204. Pourtant, si nous quittons ces vastes
antérieure au milieu du IVe siècle; enfin, le témoignage,
d'interprétation plus incertaine, qu'offre le nom commun
forte sur l'inscription pélignienne de Corfinium.
201 Sur le problème des origines de Diane, cf. l'importante les survivances méditerranéennes qu'il reconnaît au sein de
étude de J. Heurgon, dans Capone préromaine, p. 303-313. la plus ancienne religion romaine.
202 Cf. la thèse d'ensemble de M. Marconi, Riflessi 203 Rei rom. arch., p. 63.
mediterranei, p. 203-243. Également A. Brelich, Tre variazioni, 204 Parmi la bibliographie considérable qui a été
p. 15; et E. Gjerstad, Early Rome, V, p. Ill; cf., p. 26-34, sur consacrée au culte de la Grande Déesse ou de la Terre-Mère, nous
LE PROBLÈME DES ORIGINES 473

perspectives pour revenir à des considérations aussi bien que celui de la spéculation
moins ambitieuses, mais plus positives, il n'est mythique.
pas impossible d'étayer sur quelques faits précis Déesse « chthonienne », Fortuna l'est
cette hypothèse de travail et de retrouver en incontestablement, si vague que soit le terme : non
Fortuna non seulement l'archétype de la Déesse- qu'elle soit véritablement déesse des morts, ni
Mère, mais aussi, garantie plus solide, plusieurs que, déesse des naissances, et elle est loin d'être
caractères qui lui sont communs avec d'autres confinée dans ce rôle, elle émane
divinités féminines de l'Italie primitive. nécessairement des profondeurs souterraines, comme
A la maîtresse de la fertilité universelle, l'équivalence formelle et trop aisément
Fortuna se rattache par sa double nature, systématique des deux principes « birth-earth » pourrait
antérieure à toute différenciation analytique, de le laisser croire206; mais elle est, par sa puissance
déesse de la fécondité agraire et humaine à la divine, en contact réel, physique, avec les forces
fois. Nature restreinte, cependant, puisqu'elle de la terre. Chthonienne, Fortuna l'est à Rome
n'est qu'une épigone, relativement récente, de la effectivement, c'est-à-dire fonctionnellement, par
Déesse, en ce que la fécondité animale, confiée à les compétences agraires que, jusque sous
des divinités spécialisées, comme Paies ou Fau- l'Empire, elle continue d'exercer, en la personne de
nus, n'est pas de son ressort; non plus que la Fors Fortuna, restée déesse des paysans. Elle
souveraineté des morts, sur lesquels la Déesse l'est, à Antium, plastiquement, dans le type
règne autant que sur les vivants, et qu'elle reçoit iconographique que la cité latino-volsque a
en son sein maternel, où ils naissent ou choisi comme le plus propre à donner la traduction
renaissent à une existence nouvelle. Tellus et Cérès, figurée de sa nature divine, sous la forme des
divinités de la croissance végétale et patronnes deux bustes ou, plus exactement, des deux
du mariage, sont restées, dans la plus ancienne demi-statues qui semblent surgir des
religion romaine, réceptrices des morts, liées au profondeurs de la terre. Elle l'est, cultuellement et
monde infernal et déesses des tremblements de mythiquement, à Préneste, où elle proclame sa
terre205. Fortuna ne leur est analogue que par les révélation tellurique du fond de la grotte dans
premières de ces fonctions; les autres lui sont laquelle, présence invisible, elle demeure, tandis
étrangères ou n'apparaissent plus, s'agissant de que, du sol même, elle fait, selon le mythe local,
son rôle funéraire, que sous la forme résiduelle jaillir les sortes où s'inscrit son vouloir. Déesse
d'une survivance, attestée par les terres cuites de la grotte rocheuse, elle règne déjà sur la
au type de la courotrophe trouvées dans la montagne prénestine, au flanc de laquelle
nécropole de Palestrina: en elle, tout entière s'édifiera, par la suite, son grand sanctuaire207. De
orientée vers la vie, sa transmission et sa même, dans les monts Albains, la Fortuna in
croissance, l'héritage de la Grande Déesse s'est
spécialisé, c'est-à-dire appauvri. Elle a, cependant,
avec les forces élémentaires de l'univers des
liens d'autant plus remarquables qu'ils sont 206 Contre les théories de l'école de Francfort (« it has
communs à Préneste, à Antium, et, ce qui est begun to pass as self-evident that none but chthonic deities,
plus inattendu, à Rome, à qui, pourtant, l'on deities of earth's giving and final taking, were ever given
anything to do with conception or birth ») et l'illusion - « the
refuse d'ordinaire le sens de la pensée cosmique « birth-çarth » axiom » ou « fallacy » - que toute divinité de la
fécondité humaine doive être nécessairement divinité
chthonienne, cf. les objections de Maule-Smith, Votive religion at
nous bornerons à citer: A- Dieterich, Mutter Erde. Ein Caere, p. 74-78 : Ishtar, Tanit - la Dea Caelestis - sont à la fois
Versuch über Volksreligion, 3e éd., Leipzig-Berlin, 1925; F. ouraniennes et déesses de toute fécondité.
Altheim, Terra Mater, RW, XXII, 2, Giessen, 1931; J. Przyluski, 207 Sur le thème de la «Montagne-Mère» et sur la
La Grande Déesse, Paris, 1950; E. O. James, Le culte de la montagne sacrée, séjour de la Déesse Cretoise, E. O. James, op.
Déesse-Mère, trad, fr., Paris, 1960; et, en dernier lieu, P. Cha- cit., p. 148-151 et 268 sq. Sur les sanctuaires des hauts lieux
lus, L'homme et la religion, Paris, 1963, qui oppose deux et le célèbre sceau de Cnossos qui représente la déesse
conceptions fondamentales de la Divinité, le Dieu Père et debout, au sommet d'une montagne flanquée de deux
transcendant, et la Déesse immanente, Terre et Mère, lionnes, avec, devant elle, un adorant et, derrière, un autel
honorée dans les religions chthoniennes et agraires. «à cornes», Ch. Picard, Les religions préhelléniques, p. 59;
205 H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 77-107; 78; 80; 122 et 131; reprod. dans P. Chalus, op. cit., p. 207 et
également, p. 165-184. pi. Vila.
474 ESSAI D'INTERPRÉTATION

Algido est déesse de la montagne, comme Diane, égale en pouvoir cosmique aux divinités astrales
elle aussi vénérée sur l'Algide et, près de que sont également la Diane lunaire et
Capoue, sur le mont Tifata208. Est-ce un hasard si lumineuse de Némi, se mirant aux eaux du speculum
la mère humaine de Servius, qui fait si pâle Dianae212, et Junon, qui préside aux calendes et
figure auprès de sa vraie mère, adoptive sans au cycle lunaire213 - ainsi que Mater Matuta,
doute, mais surnaturelle, Tanaquil-Fortuna, si aurorale et courotrophe.
cette simple mortelle, esclave de surcroît, porte Souveraine des éléments originaires, de la
le nom d'Ocresia ou Ocrisia, «la dame de la terre maternelle et créatrice, aussi bien que des
montagne » (ocris, cf. l'adjectif mediocris, « qui est eaux fertilisantes, étendant même son pouvoir
à mi-hauteur»)209, comme si elle était une hypo- jusqu'au feu vital, antagoniste et complémentaire
stase ou, peut-être, une servante, une prêtresse de sa propre nature, Fortuna, «primordiale» et
de la déesse Fortuna, semblable à la divinité à «première-mère», Primigenia, comme
laquelle elle est consacrée? Jusque dans ses liens l'invoquaient les Latins de Préneste, reflète fidèlement
avec les eaux, l'élément maternel et féminin par le visage universel et la maternité initiale de la
excellence, Fortuna, paradoxalement, reste tellu- Grande Déesse, qui incarne, sous sa forme
rique. A Antium, il est vrai, on ne peut exclure féminine, le principe divin de toute fécondité. Peut-
qu'elle ait été déesse des eaux marines; mais ce être se demandera-t-on si les fidèles qui, dans le
caractère, qui d'ailleurs n'est pas sûr, et ne Latium ou l'Italie archaïque, portaient leurs
permettrait pas pour autant de voir en elle une prières et leurs offrandes à Fortuna, avaient
divinité maîtresse des mers, ne serait qu'un cas encore quelque chance de ressentir, même
particulier, explicable par la géographie et la inconsciemment, l'unité primitive de son type
civilisation locales. Partout ailleurs, c'est aux divin. Sous la forme où l'analysent les modernes
eaux douces, aux eaux qui jaillissent de la terre, historiens des religions, non, sans aucun doute.
qu'elle est unie : à celles du fleuve, à Rome210, Mais nous en avons une preuve d'un autre
mais aussi à celles des sources, la «source ordre, rituelle et temporelle, et, en cela, bien
moussue» près de laquelle se trouvait à Rome le conforme au génie de la religion italique. C'est le
temple de Fortuna Virgo, ou, à Préneste, celle calendrier des fêtes canoniques de Fortuna,
qui, aujourd'hui encore, entretient dans la grotte groupées, pour autant que nous en connaissions
une humidité permanente. Enfin, cette les dates, en deux cycles organiques214 : le cycle
domination sur les éléments trouve son couronnement
dans les affinités de Fortuna avec le feu, celui de
Vulcain, père de Servius, celui qui imprègne les pas uniquement de nature ouranienne et diurne. Ambivalent,
toges de sa statue au Forum Boarium, ou le feu il est également psychopompe, lié au monde végétal et aux
solaire que maîtrise et discipline Fors Fortuna211, ténèbres de la magie : Helios est le père de Circe et l'aïeul de
Médée. Cf. M. Eliade, Traité d'histoire des religions, p. 123-
134.
212 Serv. Aen. 7, 515 : Ν emus locus hand longe ab Arida, in
208 Sur Diana Tifatina, J. Heurgon, Capoue préromaine, quo lacus est, qui speculum Dianae dicitur.
p. 299-329. 213 Sur Junon, déesse des calendes {ut autem Idus omnes
209 Cf., s.v. mediocris et ocris, Ernout-Meillet, p. 393 et 457; Ioni, ita omnes Kalendas limoni tributas, dit Macrobe, Sat. 1,
Walde-Hofmann, II, p. 55 et 199; A. Ernout, Les éléments 15, 18) et qui, en ce jour, est invoquée par les pontifes sous
dialectaux du vocabulaire latin, Paris, 1909, p. 205; et, sur le l'épiclèse de Coltella (Varr. LL 6, 27), en rapport avec les
nom d'Ocrisia, E. Marbach, s.v., RE, XVII, 2, col. 1786. Ocris, nones et la croissance de la lune nouvelle, M. Renard, Inno
qui n'apparaît guère que chez Livius Andronicus, désigne Couella, AlPhO, XII, 1952, p. 401-408; ainsi que Aspects
précisément une « montagne escarpée » : Ocrem antiqui . . . anciens de Janus et de Junon, RBPh, XXXI, 1953, p. 5-21.
montem confragosum uocabant, ut aput Liuium : «Sed qui sunt 214 Ainsi constitués :
hi, qui ascendent altum ocrim?» (Fest. 192, 1; cf. 193, 1). Peter, 1er avril F. Virilis
approuvé par Marbach, proposait de rendre le nom d'Ocrisia
par «die Burgjungfrau» (s.v., dans Roscher, III, 1, 5 F. Publica citerior
col. 599 sq.). 9-10 (?) Préneste : biduum de F. Primigenia
210 Où ses deux sanctuaires les plus anciens, celui de Fors
Fortuna au premier mille (doublé au IIIe siècle par celui du 11 juin Fortune du Forum Boarium
24 Fors Fortuna (aux Ier et VIe milles)
sixième mille) et celui du Forum Boarium, s'élèvent au
voisinage du Tibre. 6 juillet F. Muliebris
211 Rappelons que, là où il est objet de culte, le Soleil n'est La seule fête qui reste extérieure à ce système (la date de
LE PROBLEME DES ORIGINES 475

romano-prénestin d'avril, celui de la fertilité nis auprès d'Astarté ou d'Aphrodite217 ou, et la


germinative; le cycle romain de juin-juillet, celui rencontre, là encore, est riche de signification,
de l'eau et du feu solaire, qui, tous deux, comme Virbius, identifié à Hippolyte, auprès de
témoignent de l'antique liaison de la déesse avec la Diane de Némi218. On pourrait même se
les éléments par le moyen desquels elle dispense demander si l'esclavage inscrit dans le nom de
la fécondité. Seruius, et que la tradition latine interpréta en
Enfin, trait caractéristique de la Grande termes historiques et juridiques, comme la
Déesse et de ses descendantes, Fortuna est unie à un condition normale d'un enfant né de mère esclave,
jeune parèdre, fils, époux ou serviteur de sa et cela quel que fût son père, dieu du foyer ou
divinité. Tel est, à Préneste, le rôle que tenait grand seigneur mort à la guerre, si cet esclavage
auprès d'elle le jeune dieu qui reçut le nom de que les modernes ont considéré à la lumière
Jupiter Puer, appellation composite qui garde la tantôt du mythe, tantôt du droit archaïque, et
marque de sa double origine et en laquelle dans lequel ils ont vu soit la projection mythique
s'allient le nom souverain du plus grand dieu de celui du rex Nemorensis219, soit la
indo-européen et l'épiclèse caractéristique des transposition du statut primitif de l'étranger, de
enfances divines, propres aux religions l'apatride, sans cité et sans droits220, ξένος και άπο-
méditerranéennes215, dieu qui, par la suite, fut figuré
sous les traits d'un des nourrissons allaités par
la courotrophe, et auquel on associa la figure rôle mineur dévolu à son parèdre : « La prospérité de l'Année
nouvelle et les bienfaits du mariage sacré étaient en fait
jumelle de sa sœur Junon. Tel est aussi, à Rome, l'œuvre de la Déesse, son époux n'étant que l'instrument de
dans cette Rome pourtant si dépourvue de sa bienfaisance ». Plus généralement, sur les rapports de « la
mythes, le rôle dépendant que tenait Servius Déesse et [du] jeune dieu» et sur la signification de ce
auprès de la déesse, amant promu roi par ses dernier, cf., p. 247 et suiv., le chapitre qui porte ce titre :
soins et promis à une mort tragique, comme, lorsque la Mère eut cessé d'être considérée comme la source
dans le mythe suméro-babylonien, Doumouzi- unique de la vie et que le rôle du père dans la génération eut
été reconnu, «on assigna à la Déesse-Mère un partenaire
Tammouz auprès d'Innina-Ishtar216, comme Ado- mâle qui était son fils ou son amant, son frère ou son époux.
Toutefois, bien qu'il ait été le procréateur, il occupa vis-à-vis
de la Déesse une position subordonnée, n'étant en réalité
dans le culte qu'une figure secondaire».
celle des Fortunes d'Antium étant inconnue) est celle du 1er 217 Sur le mythe d'Adonis et la mort des divinités de la
décembre, dédiée à Fortuna Muliebris. Mais cette exception végétation, cf., outre J. Przyluski, op. cit., p. 85-87, et E. O.
apparente ne fait que confirmer notre interprétation, dans la James, op. cit., p. 162 sq., l'étude célèbre de Frazer dans le
mesure où la date du 1er décembre, qui commémore la Golden Bough, IV: Adonis, Attis, Osiris, I, p. 3-56; 223-259.
retraite de Coriolan, a une signification essentiellement 218 Virbius, ancien dieu latin, peut-être solaire, aux dires
historique, tandis que le natalis du temple et l'autre fête de la de Servius, fut assimilé à Hippolyte ressuscité et transporté
déesse, le 6 juillet, insérée entre les Popliftigia et les Nones par Diane au bois d'Aricie, d'où son nom : eum Virbium, quasi
Caprotines, se rattachent à un ensemble cultuel nettement bis uiruni, iussit uocari. Cf. Verg. Aen. 7, 761-782; Ovid. met.
archaïque, même si le sens exact n'en est plus 15, 542-546 et fast. 3, 265 sq.; Serv. Aen. 5, 95; 7, 761 et 776;
perceptible. également supra, p. 111 et n. 494.
215 Cf. M. Marconi, La passion des dieux dans la religion 219 Ainsi E. Pais, Storia di Roma, I, 1, p. 333-338, qui donne
méditerranéenne, Diogene, 1953, n°4, p. 65-76, pour qui le par ailleurs dans tous les excès de la mythologie solaire et
caractère dominant des divinités méditerranéennes est d'être fait de Servius un fils du Soleil (ou de Vulcain), lui-même
des divinités vivantes, soumises, comme les hommes, à la dieu solaire comme Virbius; Frazer, The Golden Bough, I:
naissance, l'amour, la mort. The magic art and the evolution of Kings, II, p. 320 sq.; Les
216 Sur le mythe de Tammouz, le premier amant d'Ishtar, origines magiques de la royauté, p. 306-308, qui pense même,
«l'amant de sa jeunesse», à la fois dieu de la végétation, au delà des circonstances particulières qui rapprochent la
comme Adonis dont il est le prototype, et roi mythique dont mort de Servius et celle du roi de Némi, que la succession
la perte est causée par l'amour d'Ishtar, sur sa descente dans des rois de Rome, personnifications du dieu du chêne, se
le monde infernal et sa résurrection, É. Dhorme, Les réglait par un combat singulier.
religions de Babylonie et d'Assyrie, p. 115-119 et 309. La fête du 220 H. Lévy-Bruhl, Esquisse d'une théorie sociologique de
Nouvel An, qui est comme une recréation périodique du l'esclavage à Romei RGD, LV, 1931, p. 1-17, a montré que,
monde, commémorait la résurrection de Doumouzi-Tam- dans l'ancien droit romain, le seruus n'était pas « l'esclave »
mouz par une hiérogamie où le roi « pouvait se substituer au au sens classique du terme, propriété d'un maître, mais que
dieu et remplir les fonctions d'époux auprès de la déesse, sur dans l'esclavage, institution d'ordre international, «les deux
la couche sacrée» {Ibid., p. 246). Cf. E. O. James, op. cit., notions d'esclave et d'étranger se confondent», en ce que
p. 52-56, qui met l'accent sur la primauté de la déesse et le l'esclave n'est rien d'autre que le non-citoyen, «qu'un étran-
476 ESSAI D'INTERPRÉTATION

λις221, n'était pas plutôt, ou n'était pas aussi un reste l'esclave d'une divinité dont il est à la fois
«servage» rituel de caractère sacré222. Servius l'élu et la créature, attaché à son culte et « voué »
est esclave, en effet : la tradition latine l'a dit et à son service.
répété avec une conviction sans défaillance223. Divinité qui, malgré Pais et Frazer, n'est
Mais de qui est-il l'esclave? De Tarquin et de certainement pas Diane, dont les attaches avec
Tanaquil, sans doute; explication trop humaine, Servius sont d'une autre nature. Sans doute
cependant, pour nous satisfaire, tant elle meurt-il devant une chapelle ou un temple qui
concorde mal avec la biographie d'un souverain lui est consacré, mais, quelle que soit l'origine de
entouré d'une aura semi-divine et dont cette tradition, aucune légende n'a tissé entre
l'existence entière baigne dans le surnaturel. C'est, eux les liens personnels qui, durant toute sa vie,
bien plutôt, à une explication d'ordre religieux l'ont uni à Fortuna, sa seule déesse royale.
qu'il faut songer. Esclave et roi comme l'était L'introduction à Rome du culte de Diane, sur
aussi le rex Nemorensis, Servius Tullius garde en l'Aventin, telle que l'annalistique en a conservé
lui cette contradiction qui ne se résout pas par le souvenir, est présentée comme un événement
son accès au trône224 : même roi sur ses sujets, il politique : elle sert l'ambition de Rome et sa
mainmise sur la ligue latine, elle ne résulte ni
d'un choix individuel, ni d'une dévotion propre à
Servius225. Mais, s'il est une divinité qui veille sur
ger sans droits». D'où l'hypothèse d'É. Benveniste, qui, lui, sur sa naissance, sur son éducation, sur tout
étudiant Le nom de l'esclave à Rome, REL, X, 1932, p. 429- son règne226, qui inspire tous ses actes et sans
440; cf. Le vocabulaire des institutions indo-européennes, I,
p. 359 sq.; et considérant que le mot qui désigne la condition qui il n'est rien227, c'est bien Fortuna, la seule
des étrangers ne saurait être lui-même qu'étranger, a vu dans déesse dont il ait été l'amant, mais aussi le
le latin seruus un emprunt à l'étrusque, et dans l'esclavage fidèle, un roi consacré, en d'autres termes, porté
une institution inconnue des Indo-Européens, mais bien par elle au pouvoir suprême, mais durement
attestée en Asie mineure et en Mésopotamie, et dont «asservi» à la tyrannie de sa Dame divine.
l'introduction dans leur droit révèle une influence asianique
(cf. Walde-Hofmann, s.v., II, p. 527). En sens contraire, Thème mythique et rituel qu'illustrent par ail-
cependant, J. Vendryes, A propos de lat. seruos, BSL, XXXVI,
1935, p. 124-130, qui allègue l'irlandais serbh, «pillage», et le
gallois herw, «état d'un individu hors la loi»; cf. Ernout-
Meillet, s.v., p. 620 sq.; et, maintenant, A.Tovar, Lat. seruus, exégèse, son gentilice, Tullius, n'a guère été élucidé. J. Gagé,
ein indo-germanisches Wort, Sprache und Geschichte, La mort de Servius Tullius et le char de Tullia, RBPh, XLI,
Festschrift H. Meier, Munich, 1971, p. 557-562. 1963, p. 25-62, a songé à un rapprochement avec les tulli, ces
221 Dira de lui Denys d'Halicarnasse, 3, 65, 6. «projections» qui désignent soit les gouttelettes d'eau qui
222 J. Gagé rapproche Servius des ancillae, comme sa mère jaillissent à Tibur des cascades de l'Amo, soit des projections
ou la servante du roi Tarchetios, qui sont vouées au service de sang, de nature à souiller le roi et à causer sa déchéance,
du foyer domestique, y offrent les libations et y superstition archaïque que Tarquin le Superbe et Tullia
ac omplis ent les gestes rituels. Servius, dont la tête fut entourée de auraient exploitée pour perdre le vieux Servius, et le
flammes par un prodige, signe de son privilège et de son disqualifier rituellement. Plus sûrement, F.
élection divine, pourrait, selon lui, signifier à peu près «le Lochner-Hüt enbach, Die Namen Taulus und Tullus, BN, XIII, 1962, p. 234-
béni de la flamme du foyer» (RD, XXXVI, 1958, 238, a reconnu dans Tullius un radical illyrien, * teu- / tu-,
p. 489 sq.). signifiant « le puissant » : interprétation qui retrouve
223 C'est l'insulte que les ennemis de Servius ne manquent précisément dans l'onomastique de Servius les deux termes
pas de lui lancer, seruus serua natus, disent les fils d'Ancus contradictoires qui définissent sa condition, la naissance
évincés du trône, et, bien des années après, Tarquin le servile et la puissance souveraine, seriali cognomine et regia
Superbe : seruum seruaque natum (Liv. 1, 40, 3 et 47, 10). appellatione, selon la formule de Valère-Maxime, 3, 4, 3, et
Cicéron ne craint pas de rappeler qu'il était ex serua que corrobore par ailleurs la signification de son titre
Tarquiniensi natum et qu'il avait été élevé au palais famu- étrusque, macstrna, emprunt au latin magister (en dernier
lorum (in) numero (rep. 2, 37), et Ovide : lieu M. Pallottino, CRAI, 1977, p. 230 sq. et 233).
ex humili sceptra udisse loco. 225 Sur l'historicité de la fondation du temple de Diane,
Conuenit et seruis, serua quia Tullius ortus . . . supra, p. 450 sq.
(fast. 6, 782 sq.). Les dénégations de Tite-Live lui-même, qui 226 Qu'elle prolonge, en tant que Fortuna populi Romani,
se refuse à admettre cette vérité humiliante, credere prohibet pour lui laisser le temps d'accomplir son œuvre : quo
serua natum eum paruumque ipsum sériasse (1, 39, 5), ne sont diuturnius Send regnum esset constituique ciuitatis mores
qu'une preuve supplémentaire et a contrario, à l'appui de la possent (Liv. 1, 46, 5).
tradition. 227 Comme il en faisait lui-même l'aveu, s'il faut en croire
224 Si le prénom de Seruius a fait l'objet d'une riche Plutarque, Fort. Rom. 10, 322e.
LE PROBLÈME DES ORIGINES 477

leurs le servage d'amour d'Héraclès, soumis au sacrée, conférée par la Grande Déesse et par sa
pouvoir d'Omphale, et la «royauté» de Némi, féminité, source de toute vie et de tout pouvoir,
conférée à un esclave, non seulement parce fécondateur ou politique.
qu'elle voue à la mort celui qui en est revêtu et En Mésopotamie, c'est, de même, le roi qui
que la vie d'un esclave importe peu au regard de incarnait Tammouz, fils et amant d'Ishtar, et qui
celle d'un homme libre, mais aussi parce que le «s'unissait à la reine ou à une prêtresse pour
titulaire de ce très antique sacerdoce figure le représenter les noces du jeune dieu avec la
parèdre mineur de la toute-puissante πότνί,α, et Déesse. Le roi, en suivant cet usage, renouvelait
qu'il est assujetti à sa domination absolue228. Le son règne chaque année, mais dans toutes les
mythe, à Rome, trouve son épilogue dans la cérémonies c'est la Déesse qui semblait prendre
mort tragique du vieux Servius, où interfèrent toutes les initiatives : c'est elle qui invitait le roi
les souvenirs légendaires de Virbius-Hippolyte, à partager sa couche, et c'était elle qui l'étrei-
avec le tabou des chevaux, et la scène horrible gnait sous l'apparence du jeune dieu . . . Elle
qui s'achève devant une chapelle de Diane229, était la source suprême de la vie; lui n'était que
mais aussi, sans doute, des souvenirs rituels de son auxiliaire dans le renouvellement des forces
Fortuna : non qu'il faille, à la manière de Frazer, créatrices»232. Sous une forme légendaire, et non
supposer dans son culte un rite effectif, aussi plus rituelle, l'hiérogamie de Servius et de
barbare que celui qui réglait la succession du rex Fortuna exprime la même réalité : les rôles et les
Nemorensis, mais, dans l'ordre du symbole, fonctions des deux personnages y sont en tout
lorsque Servius, abandonné par Fortuna, comme le point identiques. Fortuna, elle aussi, préside à
rappelle la sors du musée de Fiesole230, est mis à l'incessante recréation des forces vitales qui
mort à l'instigation d'une implacable Tullia, qui émanent d'elle, tandis que Servius, médiateur
apparaît comme la Fortune de Tarquin le entre les dieux et les hommes et fondateur de
Superbe et qui donne la royauté d'un souverain à ses cultes biologiques, contribue, par son
l'autre, in dando adimendoque regno231, ce autorité royale, à répandre son action bienfaisante
tableau dramatique ressortit, là encore, aux dans la société humaine.
formes les plus archaïques du charisme Telles nous paraissent être les sources
monarchique, aux mythes primitifs de la royauté mythiques des liens que la tradition romaine a noués
entre Servius et Fortuna. Quelle peut en être,
cependant, l'origine historique? La construction,
228 Sur le sacerdoce du rex Nemorensis (Suet. Calig. 35, 3; si remarquablement attestée par l'archéologie,
Serv. Aen. 6, 136), cf. Frazer, qui lui a consacré des pages du ou des premiers temples de S. Omobono, et
célèbres du Golden Bough, I : The magic art and the evolution le rapport étroit de la réforme servienne avec le
of Kings, I, p. 8-11. système des classes d'âge et les cultes archaïques
229 Servius fut rejoint dans sa fuite et tué par les qui le sacralisaient, sans aucun doute. Mais ces
émissaires de Tarquin ad summum Ciprium uicum, ubi Dianium
nuper fuit. C'est là que Tullia, alors qu'elle allait prendre à deux facteurs, qui auraient pu théoriquement, le
droite le cliuus Vrbius, fit passer sa voiture sur le corps de premier surtout, jouer au profit des Tarquins
son père : flectenti carpentum dextra in Vrbium cliiuim (Liv. 1, aussi bien que de Servius Tullius, ne suffisent
48, 6; cf. Ovid. fast. 6, 601-610). La «chapelle de Diane» que pas à justifier la création d'une légende si
mentionne Tite-Live doit être le sanctissimum Dianae sacel- expansionniste qu'elle a tendu, nous le voyons
lum in Caeliculo que détruisit L. Pison (Cic. har. resp. 32), en
56 au plus tard. Quant au cliuus Vrbius, ou Orbius, on par Plutarque, à placer sous le patronage de ce
expliquait laborieusement son nom par les «roues», orbes, dernier la totalité des cultes de Fortuna
de la voiture de Tullia (Fest. 196, 1; cf. Dion. Hal. 4, 39, 5). représentés dans l'ancienne Rome. Il convient
Mais on remarquera que la route qui, à Aricie, menait au certainement d'en chercher la cause première dans
sanctuaire de Diana Nemorensis s'appelait le cliuus Virbi une transposition de la réalité historique et d'y
(Pers. 6, 55 sq.; cf. R. M. Ogilvie, A commentary on Livy,
p. 193 sq.). Les chevaux ne devaient pas pénétrer dans le voir un épisode de la romanisation de Mastarna :
bois de la déesse (Verg. Aen. 7, 778 sq.; Ovid. fast. 3, 266), le chef étrusque qui se latinisa si parfaitement
tabou qu'on expliquait par la légende d'Hippolyte, mis en qu'il reçut, dans la tradition romaine, le prénom
pièces par son propre attelage.
230 Supra, p. 75.
231 Liv. 1, 47, 6. Sur la figure de Tullia, supra,
p. 325 sq. 232 E. O. James, op. cit., p. 256.
478 ESSAI D'INTERPRÉTATION

et le gentilice de Servius Tullius, dans la tructions grandioses, mais aventureuses, qu'il


tradition étrusque, le nom de Mastarna, étrusquisa- n'est que trop aisé d'édifier à la gloire de la
tion du latin magister, dut, pour fonder le Grande Déesse. Nous constaterons seulement
prestige durable qui fit de lui, parallèlement, à Vulci, dans la religion de Fortuna, pratiquée dans le
le héros épique des fresques de la tombe Latium et en pays osque par des populations de
François, et, à Rome, le roi populaire par excellence, langue indo-européenne, la persistance
prendre appui, de son vivant et historiquement, vigoureuse des éléments méditerranéens, qui expliquent
sur d'anciens cultes latins, comme celui de sa parenté, parfois si proche, avec la Diane
Diane, une Diane qui, toutefois, par son italique, issue des mêmes composantes. Quant
inspiration ionienne avouée, est celle d'Éphèse plutôt aux analogies de Fortuna et des grandes déesses
que de Némi233, et, plus encore, sur celui de de l'Orient préhellénique, sans exclure de
Fortuna, une Fortuna grâce à laquelle il put, possibles influences, exercées par l'intermédiaire de
religieusement, se naturaliser, et, propagateur de l'Étrurie, mais dont la réalité positive nous
son culte, dévot de sa divinité, se faire en échappe entièrement235, nous y verrons surtout
quelque sorte adopter par elle, de même qu'il des représentations semblables de la divinité,
avait adopté cette déesse royale, liée non à un conçue sous des modes identiques dans des
individu, mais au pouvoir, et comme lui domaines culturels historiquement et géographi-
transmissible, pour sa protectrice personnelle, au quement fort éloignés, et cela indépendamment
point qu'il bénéficia, en retour, et seul parmi les de toute communication. Ce qui n'implique pas
rois étrusques de Rome, de la promotion que le culte de Fortuna, pas plus que l'ensemble
légendaire qui reporta sur son personnage historique, de la religion romaine, se soit développé en vase
de dimensions exceptionnelles, mais purement clos. Au contraire : après le passé pré- ou
humaines, les mythes et l'investiture protohistorique que nous ne faisons qu'entrevoir, et
surnaturel e de la royauté sacrée. avant les synthèses majeures de l'hellénisme, la
Ainsi définie, Fortuna n'est ni un numeri, ni Fortuna, dispensatrice de la vie et de la destinée
une abstraction : elle est une personne divine, qui, dans la Préneste archaïque ou la Rome des
elle en a la richesse vivante et multiforme, Tarquins, et, sans doute aussi, dans d'autres
l'histoire et les passions. Elle ne saurait se villes, conquiert progressivement son
confondre avec les forces confuses et asexuées, individualité, apparaît comme le produit original d'une
avec les dynamismes obscurs que, par un emploi symbiose étrusco-latine. Divinité au sens plein,
abusif du terme, les modernes désignent encore elle patronne, en parallèle avec d'autres déesses
volontiers du nom de numina. Elle ne se telles que Junon ou Diane, et parfois même, dans
rattache pas davantage aux menues divinités des le cas de Mater Matuta, en étroite alliance avec
indigitamenta, bornées dan$ l'exercice exclusif et elle, un domaine étendu du réel. Ses mythes,
répété d'une unique fonction, spécialisée à prénestin et romain, sa maternité divine et ses
l'extrême, et ce serait se méprendre sur sa nature amours légendaires lui donnent une existence,
comme sur ses origines que de la ravaler à ce une substance personnelles qui dépassent de
rang subalterne jusqu'à ne voir en elle qu'une
simple indigitation de la Terre-Mère234. Nous
nous garderons d'ajouter une pierre aux cons- 235 C'est ainsi que nous ne saurions souscrire à
l'af irmation tranchante de J. Przyluski, op. cit., p. 56: «La Fortune,
déesse de la Prospérité, n'est autre que la Grande Déesse
orientale introduite à Rome par les Étrusques». Nous
233 Sur la statue cultuelle du temple de l'Aventin, du retrouvons le problème de l'origine étrusque de Fortuna et
même type que celle de l'Artémis de Marseille (Strab. 4, 1, 5) les difficultés insolubles qu'il comporte : à supposer qu'il
et, comme elle, dérivée de celle de l'Artemision d'Éphèse, existe réellement une dérivation, au sens strict, entre
C. Ampolo, L'Artemide di Marsiglia e la Diana dell'Aventino, l'Orient, l'Étrurie et Rome, il nous manque un maillon de la
PP, XXV, 1970, p. 200-210. chaîne, le nom de la divinité étrusque, héritée des religions
234 Ni de la Tellus italique, selon l'interprétation d'A. orientales et qui fut le modèle de la Fortuna romaine. En
Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 1 1 1 sq., ni de la l'état actuel de nos connaissances, et compte tenu des
Terre-Mère grecque, selon celle de F. Altheim, qui voit dans documents que nous possédons, c'est à des influences
Fortuna Primigenia un exemple, parmi d'autres, de Terra infiniment plus diffuses que nous avons cru devoir nous en
Mater {supra, p. 92 sq.). tenir {supra, p. 470 sq.).
LE PROBLÈME DES ORIGINES 479

loin, par exemple, le statut d'un Genius, distinctif: Fortuna Virilis, Fortuna Barbata, sans
puissance tutélaire sans vie ni contenu propre en que son imagination créatrice lui représente
dehors de l'être ou de l'objet qu'il protège, qu'il sous de plus riches couleurs l'abstraction divine
anime, mais dont il reçoit, réciproquement, toute à laquelle elle vient de prêter vie237.
sa réalité236. Ainsi, dans leurs diversifications locales, les
Fortuna, au contraire, possédait une cultes de Fortuna sont-ils comme un miroir de la
personnalité assez riche pour que les diverses cités de psychologie religieuse des cités à qui ils
l'Italie archaïque qui avaient reçu son culte appartiennent. D'autre part, à l'intérieur même de sa
l'interprètent chacune selon ses besoins propres, religion archaïque, apparaissent déjà les
ses structures sociales, ses tendances premiers signes d'une évolution qui, au fil des âges,
psychologiques ou ses aspirations spirituelles. Antium, ne fera que s'accentuer. Si la Fortune de
ville de pirates et de pillards, sut dégager les Préneste, avec son nom et sa titulature unique,
virtualités belliqueuses d'une de ses deux restée immuable depuis les premiers
Fortunes et l'opposer, à l'intérieur d'un couple témoignages épigraphiques jusque sous l'Empire, semble
complémentaire, à la maternité pacifique de la fixée pour l'éternité, les Fortunes romaines,
courotrophe, plus traditionnelle. Préneste, qui malgré leur organisation aussi élaborée que celle
poussera si loin le sens de la composition de la constitution servienne, sont davantage
architecturale, a la même sensibilité aux grandes soumises à l'épreuve du temps et bien peu,
constructions religieuses : le goût des mythes et parmi elles, traverseront sans s'y
des théogonies, l'aptitude aux symbolismes métamorphoser ou s'y dissoudre le cours mouvant de
cycliques, la recherche même des spéculations éso- l'histoire. Adaptées aux besoins de la société
tériques à travers la formulation contradictoire humaine, liées à la monarchie et aux structures
des liens de Jupiter et de Fortuna révèlent sa archaïques des classes d'âge, leur système
quête d'un divin primordial et absolu. Rome, religieux sera démantelé comme les classifications
enfin, avec l'ordonnance régulière et rigoureuse socio-biologiques qu'il sacralisait, et l'expulsion
de ses multiples Fortunes, qui épousent le des Tarquins laissera l'ancienne Fortune royale
devenir humain et s'engagent dans l'histoire devant le vide. Dotées de mythes et de pouvoirs
temporelle, morcelle à l'infini leur unité première, aux cosmiques hérités d'un passé révolu, trop frustes
dépens de leur réalité personnelle. Les mythes et trop raides pour des fidèles gagnés aux
et les pouvoirs cosmiques qu'y possède la séductions nouvelles de l'hellénisme, les
déesse, et qui sont si exceptionnels dans la religion Romains auraient pu laisser dépérir ces antiques
de la Ville, ne sont pas des innovations, mais des déesses qui, d'elles-mêmes, en se multipliant,
survivances qui, lentement, se dégradent. Les avaient par leurs fragmentations successives
légendes s'historicisent, des cultes nouveaux se perdu leur substance personnelle, jusqu'à n'être
constituent, qui ne sont que la pâle imitation des plus que des abstractions divinisées.
plus anciennes Fortunes. Et pourtant, que de Paradoxalement, ce qui eût pu signifier leur déclin fut
possibilités mythiques, que de fables scabreuses leur chance de salut et le point de départ d'une
ou symboliques auraient pu inspirer ces figures nouvelle jeunesse, lorsque, en elles, l'amante
qui, par certains de leurs aspects, confinent à despotique de Servius et la courotrophe
l'androgynie! Rome, presque ascétiquement, s'en maternelle de l'âge archaïque tendirent à s'effacer
tient à l'énoncé de la fonction ou du signe pour faire place à une figure abstraite et
majestueuse, personnification bénéfique de la faveur
divine, omnipotente et capricieuse incarnation
du Destin.
236 Otto, qui, dès ses plus anciens cultes, conçoit Fortuna
comme une Schutzgöttin, met l'accent sur ses affinités avec le
Genius (RE, VII, 1, col. 13 et 32-35). En fait, des différences
considérables séparent à l'origine ces deux types divins. Ils
se rapprocheront avec l'avènement des Fortunes « spéciales »,
attachées, comme la Tyché grecque, à la protection exclusive 237 Sur cette «incapacité des Romains à étoffer, à préciser
d'un groupe restreint ou d'un individu. Mais il faudra un être qu'ils ne voient pas», cf. G. Dumézil, Rei. rom. arch.,
longtemps pour que les deux notions se rejoignent et encore, p. 56, et l'étude de K. Latte, Über eine Eigentümlichkeit der
croyons-nous, ne coïncideront-elles jamais exactement. italischen Gottesvorstellung, ARW, XXIV, 1926, p. 244-258.
si /

ABRÉVIATIONS

Les sigles utilisés pour les périodiques en cours de parution sont ceux de L'Année philologique.
Ne figurent sur cette liste que les dictionnaires, manuels et répertoires de consultation courante, ainsi que certaines revues
anciennes, qui avaient cessé de paraître avant la fondation de L'Année philologique.

A Ep. : L'Année épigraphique. H. A. Grueber: Coins of the Roman Republic in the British
Ann. Inst. : Annali dell'lnstituto di corrispondenza Museum, 3 vol., Londres, 1910.
archeologica. IG: Inscriptiones Graecae, Berlin, 1873 et suiv.
E. Babelon : Description historique et chronologique des H. Mattingly : Coins of the Roman Empire in the British
monnaies de la République romaine, 2 vol., Paris, 1885- Museum, 6 vol., Londres, 1923-1962.
1886. M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei. : Geschichte der griechischen
BMC: British Museum. Catalogue of Greek coins. Religion, 2 vol., 3e éd., Munich, 1967-1974.
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Republic, 2 vol., New York, 1951-1952. 1967.
Bull. Inst. : Bullettino dell'lnstituto di corrispondenza J. Pokorny: Indogermanisches etymologisches Wörterbuch,
archeologica. Berne, 1959-1969.
Cambridge Ane. Hist. : The Cambridge Ancient History, t. VII- RE : Pauly-Wissowa-Kroll, Real-Encyclopädie der classischen
XII, Cambridge, 1928-1939. Altertumswissenschaft, Stuttgart-Munich, 1893-1980.
CIG: Corpus inscriptionum Graecarum, Berlin, 1828-1877. RLAC: Reallexikon für Antike und Christentum, Stuttgart, 1941
CIL: Corpus inscriptionum Latinorum, Berlin, 1863 et suiv. et suiv.
H. Cohen : Description historique des monnaies frappées sous W. H. Röscher: Ausführliches Lexikon der griechischen und
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I, 2« éd., 1965; II, 1963. Londres, 1935-1940.
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Rome, 1886 et suiv. Berlin-Stuttgart, 1903.
H. Dessau, ILS: Inscriptiones Latinae selectae, Berlin, 1892-
1916. Nous avons en outre, pour les ouvrages que nous citons
W. Dittenberger, OGI : Orientis Graeci inscriptiones selectae, 2 le plus fréquemment, adopté certaines abréviations aisément
vol., Leipzig, 1903-1905. intelligibles. Elles sont, chaque fois qu'il y a lieu, indiquées
- Sylloge: Sylloge inscriptionum Graecarum, 4 vol., 3e éd., dans la bibliographie qui suit, avant le titre complet de
Leipzig, 1915-1924. l'ouvrage.
EAA : R. Bianchi Bandinelli-G. Becatti, Enciclopedia dell'arte Les textes antiques sont cités d'après les éditions
antica, classica e orientale, Rome, 1958-1973. classiques (collection des Universités de France, Les Belles
Eph. Ep. : Ephemeris epigraphica. Lettres; Bibliotheca Teubneriana, Leipzig; Oxford Classical
A. Ernout-A. Meillet: Dictionnaire étymologique de la langue Texts).
latine, 4e éd. (3e tirage), Paris, 1979. Les références à Festus et Nonius (page et ligne) sont
GL Keil: H. Keil, Grammatici Latini, 8 vol., Leipzig, 1857- données d'après les éditions de W. M. Lindsay, Leipzig, 1913
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188, 208, 282, 294, 349, 353, 355, 356 η. 117, 373, 409, 457, Ambarualia (Ambarvales), 264, 368 sq.
460, 479. Ammien Marcellin, 30 sq., 36 sq.
Accad, 60. Ammon, 160.
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Achaie, 106. Amphirhô, 456.
Achéron, 81. Amulius, 441.
Achille, 80 n. 357, 143, 367 n. 160. Ancus Marcius, 196 sq., 198 n. 15, 201 n. 9, 206, 241 n. 218,
Aditi, 97-100, 110, 135, 140, 471. 326, 370, 453.
Àditya (les), 97 sq. Ancyre, 389.
Adonis, 475. Andania, 125 sq., 137.
Aegira, 106, 145 n. 625. androgyne, androgynie, 280 sq., 305, 397-399, 479.
Aemilii Marnerei (les), 139. Angerona (Diua), 213 sq., 216, 224, 233, 323 n. 380.
L Aemilius Paullus (Paul-Émile), 80 n. 361. Angeronalia (ou Diualia), 213, 223, 232, 311.
Aeolia, 125. Ani, 467.
Aequitas (divinisée), 155 n. 42. Anicii (les), 123, 141.
Agamemnon, 458. M. Anicius (pr. à Préneste, 216), 20 sq., 50, 80, 171.
Agni, 135 η. 591, 443 η. 70. Anicius Auchenius Bassus, 10 n. 37.
Agonalia, 223, 232, 259 η. 48, 311, 321. M. Anicius Baaso (aed. à Préneste), 10 n. 37.
agraires (cultes, divinités, rites), IX n. 12, XI, XIII-XV, XXI, Q. Anicius Praenestinus (aed. cur. à Rome, 304), 79.
130 sq., 132, n.581, 144, 167, 212, n. 69, 218, 221, 225 sq., Anna Perenna, 207, 209, 226-228, 230 n. 162, 339 n. 25, 341.
228-231, 234, 240-242, 245, 274 n. 142, 300, 305, 306 n. 290, P. Annius Herma, 25, 140 n. 611.
332, 365, 369, 389 sq., 399, 401, 403 sq., 406-408, 424426, Antium (civilisation, cultes, histoire, topographie, voir
431, 438, 454, 456, 468, 473. Fortunes d'— ), 155 sq., 159, 161 sq., 166 sq., 175 sq., 181, 186,
Agrigente, 108, 180. 196, 344, 372; calendrier préjulien d'— , 270, 320-322,
Agrippa, 393. 361.
Agrippine, 159 n. 60. Antonin, 11 η. 38, 122 η. 539, 123, 161.
Aius Locutius, 15 n. 52, 209, 327 n. 402. Antonins (les), 11, 122, 161.
Albains (monts), 8, 184, 473. Anxur (voir Terracine), 49 η. 220, 111.
Albe, 441. Apamée, 78.
Alcman, 456 sq., 458 n. 140. Apelle, 460 η. 149.
Alexandre le Grand, 59, 110 n. 484. Apennin, 4.
Alexandre Ier d'Épire, 162. Aphrodite, 47 n. 201, 48 n. 208, 60, 123 n. 543, 169, 295
Alexandrie, 11 (mosaïques alexandrines), 70 n. 303, 158, 176. n. 235, 375 n. 5, 377 n. 19, 387, 389, 391, 397 sq. (barbue
Algide (voir Diane, Fortuna), 184 sq., 438, 474. de Chypre), 403, 439, 467, 472, 475.
Allia (seconde bataille de Γ). 79, 94, 95 n. 430. Aphroditos, 397-399.
Almo, 389. Apollon, 11 n. 38, 22, 59-61, 69, 77 sq., 79, n. 350, 88, 91 n. 406,
Aloades, 144. 106, 111 sq., 116 n. 516, 139, 144, 146, 155 n. 42, 160, 169,
Alpanu, 461, 470. 229, 261, 266 n. 92, 371, 384 n. 51, 416 n. 37, 435 n. 42,
Amalthée (chèvre), 110, 113 n. 508; corne d'— (voir corne 465.
d'abondance), 93, 458, 459 n. 146. Aponus (source d'), 74 n. 329, 78 n. 344.
Amatutun, 144. Appien, 83.
490 INDEX

Apulée, 11 η. 38,30, 161. Bolsena, 89 n. 400, 143 sq., 462 sq., 464 η. 172.
Apulie, 44 η. 179. Bona Dea, XII, 271 η. 117, 310, 439.
Aquilée, 112 η. 498, 208 η. 43, 210. Bouddha, 104.
Ara Maxima, 163, 259 η. 50, 268, 283, 405 η. 156. Boupalos, 458, 459 η. 145-146, 460.
Ara Pads, 117, 361 η. 135. Bovillae, 205.
Arabes, Arabie, 158, 167, 178. Bretagne, Bretons, 157 sq., 159 η. 62, 167, 178.
arbre sacré, 35, 100 sq., 103-105, 111, 363 η. 150. Bruttium, 190, 208 η. 43.
Archiloque, 456. buste (demi-statue; signification religieuse du), 108, 150-152,
Archytas de Tarente, 136 n. 598, 139, 142. 154 sq., 168, 170, 179-181, 346, 372, 473.
Ardée, 40,- 288.
Ares, 144 n. 622. Caca, 443 η. 75, 446 η. 88.
Argées, 306. Cacus, 113 η. 504, 442 η. 69, 443 η. 75, 446 η. 88.
Argos, 46, 300 sq., 389, 455 n. 122, 459 n. 145. Caecilia Seeundina, 127 η. 564.
Aricie, 111, 184, 326, 328, 475 n. 218, 477 n. 229. Caecilii (les), 329 η. 411, 445 sq.
Ariminum, 186. L Caecilius Metellus (diet. 224), 445 η. 84.
Arioviste, 62. Caeculus, 73 η. 319, 100, 113 η. 504, 296 η. 240, 329, 441 sq.,
Aristote, 136 n. 598. 444-446.
Arnobe, 30, 229, 268 sq., 273, 277, 285, 287, 290 sq., 305, 407. Caelius, 271, 467 η. 188.
Artemis, 47, 50 η. 223 (Artumes), 89, 90 η. 402 (Aritimi), 105 Caere, 44 η. 179, 50, 74, 162, 184, 185 η. 183, 415, 444, 467
η. 461, 111 sq., 116 η. 516, 169, 171 sq., 179, 367, 389, 398, η. 188.
415, 478 η. 233. Caesellius Vindex (grammairien), 436.
Artemision, 47, 450, 478 η. 233. Caesius, 229 sq.
Arvales, 56 η. 240, 165 η. 93, 199, 200 η. 8, 202, 231, 235 T. Caesius Primus, 22 n. 75, 75, 91 n. 406.
η. 184, 368 sq. Caesius Taurinus, 75 sq.
Asie, 46, 124, 159, 171, 443; — mineure, 124 145 η. 625, Calabre, 189.
169 sq., 475 η. 220. Calcidius, 30.
Asie (Océanide), 456. Cales, 187 sq., 191, 449, 454, 472 n. 200.
Assyrie, 60. Caligula, 91 n. 409, 113 n. 508, 159, 166, 182, 402 n. 142.
Astarté, 47 n. 201, 104 n. 460, 162, 295 n. 235, 309 n. 299, 313 Callimaque, 389.
n. 323, 444, 475. Calydon, 125.
Athéna (Pallas), 47, 90 n. 402, 92, 112, 125 sq., 144 n. 622, 180, Calypso (Océanide), 456.
253-255, 257 n. 43, 259 sq., 284, 389, 435 n. 42. Camènes, 6 n. 18, 295, 326.
Athènes, 35 n. 126, 92, 121, 124, 172, 389. cannili, — ae, 67.
Atia (mère d'Auguste), 384. Camiros, 171.
A. Atilius Calatinus, 205. Campanie, 44, 81, 92 n. 411, 187 sq., 190 sq., 472.
Attique, 125 sq., 129. Capène, 112 η. 500, 184 η. 182, 186, 239, 240 η. 212.
Auguste (Octave), 71, 83, 108 n. 478, 149-151, 156 n. 45, 157- Capitole, capitolin, VII, 3 η. 4, 33 η. 118, 52 η. 233, 53, 62
159, 163, 167, 177 sq., 182, 202-205, 328, 332, 384, 385 η. 268, 80, 88, 90 sq., 109, 111 sq., 113 η. 505, 118, 123 sq.,
n. 54, 386, 392, 401, 402 n. 142, 405, 416 n. 37. 156, 165 sq., 169, 181, 185 η. 187, 195, 198, 211 η. 62, 242,
Augustin (saint), VIII, X, 31, 135, 198, 217, 272, 340, 351, 250 sq., 256, 258 sq., 262, 264-266, 271, 279 η. 155, 317,
396-399, 402, 407, 437, 439. 322, 371, 376, 389 η. 80, 401 sq., 452, 462 465, 467 η. 188.
Aulu-Gelle, 226 sq., 435 sq. Capoue, 18 sq., 44 sq., 50 sq., 54 sq., 88 n. 393, 109, 116 sq., 170,
Aurélien, 84, 247. 180, 301 n. 265, 347, 415, 474; culte de Fortuna, 188 sq.,
Aurelii (les), 222. 191, 449, 454.
Ausones, 143, 187-189. Caracalla, 11 n. 38, 335 n. 1.
Aventin, 50, 101 n. 448, 170, 184, 235 n. 183, 239 sq., 241 Carie, 398.
n. 218, 256 n. 38, 262-266, 271-273, 325, 328, 347, 357, 413 Carmentalia, 321 sq.
n. 9, 450, 452, 467 n. 188, 476, 478 n. 233. Carmentis (—a), XI n. 23, XII n. 26, 73 n. 320, 316 sq., 322,
Avienus, 31, 37. 435, 437, 469.
Camèade, 3 sq., 9-11, 17, 81, 124, 146.
Baalbek, 160. Carthage, Carthaginois, 160-162, 458.
Babylonie, 60. Carvilii (les), 202, 236.
Bacchus, 226. Sp. Carvilius Maximus (cos. 293), 199-202, 205 n. 29, 206 sq.,
barque cultuelle, 221. 211, 233, 236, 239 n. 207, 242-244.
Batradz, 366. Sp. Carvilius Ruga, 353 η. 99.
Bellérophon, 366. Casilinum, 10 η. 37, 20, 50, 80, 96 η. 434, 171, 188 η. 207.
Bellone, 175. Cassius Chaerea, 159.
Bénévent, 189-191, 454. L. Cassius Longinus (proconsul d'Asie), 159.
Béotie, 180. Castor, 67 η. 289, 261, 268, 371, 450, 453 (Castores), 465.
Bhaga, 314 n. 326, 325 n. 389, 471. Catulle, 51.
Bithynie, 3 n. 4, 124. Caucase, 366.
INDEX 491

Cavo (Monte), 57 η. 243, 184, 242 sq. Concordia (divinisée), 139, 262 η. 61.
celiarli (du temple de Préneste), 72. Cora, 182 η. 167, 185, 190.
Celtes, celtique, 46, 54, 170 sq., 179, 212 η. 66, 312, 316 η. 336, Corfinium, 190 sq., 472 η. 200.
331, 366 sq., 414, 416, 419, 443. Coriolan (voir Cn. Marcius Coriolanus).
Cénon, 166. Corioles, Corioli, 336, 341, 344.
Censorinus, 30 sq., 469. corne d'abondance {cornu copia), Vili, XXII, 21 η. 73, 43, 46,
Centuripe, 108, 180. 93, 120 η. 529, 144, 171, 185 η. 191, 186, 210, 212, 226, 246,
Céphisodote, 93, 457 n. 135. 266 η. 92, 343, 458, 459 η. 146, 460, 463 η. 169.
Cerbère, 143, 144 n. 622. Cornélie (mère des Gracques), 153.
Cérès, IX n. 12, 26, 37, 90, 92 n. 411, 169, 172 sq., 185, 198, 204 M. Cornelius Cethegus (cos. 204), 62.
n. 28, 205, 225-230, 234, 238 n. 201, 239-242, 244, 245 P. Cornelius Scipio Africanus (Scipion l'Africain), 153, 393
n. 238, 268, 301, 305, 306 n.290, 322, 332, 349, 359, 371, n. 101.
428 n. 5, 433, 438 sq., 449 n. 99, 455 n. 125, 473. L. Cornelius Sulla Felix, 7 η. 23, 11 sq., 14 sq., 20 sq., 22 η. 75,
Cerialia, 90, 223, 321 sq., 364, 403, 450. 57 η. 243, 66, 69, 70 η. 303, 81, 84, 266, 358 η. 125.
Cerus, 172 sq., 439. Corniculum, 295.
Césaire (saint), 217. Cornutus, 421.
Cestii (les), 64, 65 n. 284. Cos, 300.
Champ de Mars, 113, 240, 266 n.92, 363-365, 405. courotrophe, VIII, XI, 14-16, 17 η. 63, 18 sq., 21, 24, 29, 36, 40,
chance, Vili, X-XIV, XVI sq., XX-XXII," 4, 15 n. 55, 32, 34, 83, 42-46, 48 η. 215, 50-55, 57, 67, 85 sq., 93 sq., 97, 105, 107,
122, 124, 176, 183, 185 n. 191, 205, 208-210, 225, 230 n. 163, 109, 113 η. 508, 116-118, 131, 138, 141, 144-147, 165, 174,
237 sq., 242, 244, 272 n. 123, 282, 284, 306 n. 290, 328, 338, 179 η. 154, 281, 292, 305, 309-311, 313-317, 324, 326, 340-
360, 395 sq., 403, 413 sq., 418, 423, 431-433, 438 sq., 455, 346, 349 sq., 352, 360, 368 sq., 373, 427 sq., 431, 460, 463,
457, 460, 466, 471. 471, 473475, 479.
Charisius (grammairien), 26. Crète, crétois, 3 η. 5, 33, 47 η. 203, 94, 107 sq., 110 sq., 120 sq.,
Chiusi, 44, 117, 143, 180, 415, 467 η. 188. 123, 130, 170, 325, 473 η. 207.
Chryséis (Océanide), 456. Critolaos, 3 η. 2.
chthoniens (divinités, symboles, etc.), IX n. 12, XVII, 46, 54, Crotone, 133, 136, 139, 141.
57 n. 243, 90, 94 n. 424, 106, 111, 125 sq., 129, 131, 144, Cuchulainn, 143, 366.
146 sq., 153, 169, 176, 180 sq., 318 η. 344, 414, 441, 451 culte impérial, XXIII, 177.
η. 108, 473. Cumes, 68, 77 sq., 106.
Chypre, 123 η. 543, 295 η. 235, 397 sq. Cunina, 437.
Cilens, 89, 92, 462. Curie, 436.
L. Cincius (Cingius, antiquaire), 52 η. 233, 395 η. 105, 403. Cybèle (Magna Mater), 55 η. 239, 57 η. 243, 80, 163, 389, 404,
Circe, 49 η. 220, 59 η. 249, 446. 459 η. 145-146, 472.
Cirque, 151, 163; Grand —, 63 η. 275, 204 sq., 266 n.92; — Cyclades, 123.
Flaminius, 361 sq. Cynoscéphales, 52 η. 233, 80.
Claras, 69, 71. Cyzique, 389.
classes d'âge, XVII, 285-291, 297, 299, 326, 339 sq., 348, 350,
373, 375, 392 η. 95, 400, 402, 408 sq., 415, 422-428, 434, Dactyles, 1 14 η. 509, 442 η. 69.
437 sq., 450, 468 sq., 477, 479. Dahomey, 74.
Claude le Gothique, 77. Daksa, 97-99, 1 10.
Claudia Augusta (fille de Néron), 164-166, 182. Dea Dia, XII, 209, 231, 233, 235 η. 184, 369, 439, 454.
Αρ. Claudius (décemvir), 289. Dea Suria (Atargatis), 71 n. 305, 105 n. 461, 123 n. 543, 161.
Αρ. Claudius Caecus (cens. 312), 139, 190 η. 220. Decima, 435 sq.
Cledonius (grammairien), 30. déesse-mère, Vili sq., XII, XVIII, XXI sq., 18, 22, 25, 31, 39 sq.,
Clélie, 340, 348 η. 67, 359 sq., 371. 43 sq., 50 sq., 54 sq., 57, 67, 85 sq., 88-90, 91 n.409, 93,
Clitomaque, 3, 9, 124 η. 549. 97-99, 101, 103, 105, 107-110, 113, 115-117, 122, 124, 140,
Clitumne (source du), 74. 145, 170, 176, 179, 195, 309, 320, 329 n.414, 343, 389, 407,
Clodius Albinus, 77. 431, 433, 437-441, 444, 460, 462, 469 sq., 472 sq.
clou (rite de la plantation du), 462 η. 160, 464 sq. Délos, 3 η. 5, 4, 33, 35, 47 η. 206, 50 η. 223, 120-125, 130 sq.,
Coligny (calendrier de), 312. 420.
collèges d'artisans, XIII sq., 71, 82 sq., 145, 186, 202, 225, Delphes, 4, 22 η. 75, 59-61, 69, 71 η. 305, 73 η. 319, 77 sq., 79
236 sq., 251 n. 18,451 n. 108. η. 350, 80 η. 361, 106, 139, 146, 261 η. 60, 420.
Colophon, 69. Demeter, 35, 47, 54 η. 238, 90 η. 402, 105 η. 462, 108, 111, 123
Colosses, 120 η. 529. η. 543, 125 sq., 129-134, 137 sq., 143, 169, 180, 345 η. 57,
Columelle, 215, 222, 225 sq., 231, 242, 246. 389, 406, 455 η. 125, 456 sq., 459 η. 146, 460, 472.
Còme, 182 η. 167. Demetrios Poliorcète, 162, 459 η. 145.
Comitium, 139, 253 η. 23. demi-statue (voir buste).
Commagène, 443. Démophon, 143.
Commode, 78 η. 347, 398 η. 122, 401. Denys d'Halicarnasse, 197, 201, 270, 276 sq., 279 sq., 288, 324,
Compitalia, 207 η. 38. 335-337, 343 sq., 346, 348-350, 352, 360-362, 370, 467.
492 INDEX

Depidii ou Digidii (frères), 73 η. 319, 114 η. 509, 442, 445. Épaminondas, 126.
destin, fatum, X sq., XIV, XVI, XX sq., 88 sq., 100, 105, 107, Éphèse, 46, 105 n. 461, 123 n. 543, 171, 179, 367, 398, 450,
113, 163, 212 n.66, 284, 413, 423, 428, 430 sq., 433-437 478.
(Tria Fata, Fata scribunda), 456, 461463, 466, 469-471, Epicure, 81.
479. Épidamne, 120.
destinée (personnelle), IX sq., XII, XVI, XX-XXII, 60-62, 92 Eques, 3 n. 6, 37 1 sq.
η. 410, 105, 131, 139, 145, 147, 168, 176, 181 sq., 244, 317 Equirria, 321.
η. 338, 330 sq., 333, 360, 373, 402 sq., 409, 424, 426-428, Érechthée, 35, 121, 125.
432-437, 440, 449 η. 99, 458, 460, 462 sq., 467, 469-472, Eretum, 40 sq.
478. Erichthonios, 180.
Deucalion, 35, 125. Erulus, 113, 143,446.
deux déesses (couple des; voir dyade), VIII, 43, 45, 47-51, 108, Eschyle, 107, 458, 460.
129 sq., 137 sq., 149-158, 169-174, 175, 181, 188, 323, esclaves, XIII, 112, 202, 207 sq., 211, 219, 233-245, 250, 281,
340 sq., 343-347, 368, 372, 428 sq. 308, 311, 328, 356 sq., 359, 363, 365 sq., 369, 422, 438, 451
Diane, XIII, 11 η. 38 (Trivia), 49 η. 220, 50 sq., 55, 111, 123 η. 108, 475-477.
η. 543, 144 sq., 173, 181, 184, 190, 207 η. 41, 234, 239-242, Espagne, Espagnols, 158 η. 59, 251.
309, 313, 317, 325 sq., 328-330, 332, 347, 349, 416 η. 37, Esquilles, Esquilin, 47 n. 204, 271, 274 n. 142, 412 n. 7, 467
438 sq., 447 η. 96, 450-453, 461, 468 η. 191, 469, 472, 474- n. 188.
478. Étrurie, Étrusques, XI sq., XIV sq., 28, 51 η. 226, 52, 88-92, 98,
dies lustricus, 143, 436. 106 sq., 118, 131, 141, 143 sq., 167, 170, 179 sq., 189 n.216,
Dioclétien, 247. 196, 199, 214, 224, 229 sq., 232 sq., 242, 247, 254-258,
Diogene (stoïcien), 3 η. 2. 260 sq., 263, 280, 284, 286, 295, 298 sq., 301, 313 sq., 323-
Dion Cassius, 78, 270, 277, 279. 326, 328, 331, 340 n. 35, 347, 363, 368, 370, 413, 415, 426,
Dionysos, 48, 90 η. 402, 111, 127, 131 η. 579, 169, 171, 281, 314, 434, 439 sq., 442-444, 447450, 452454, 461-463, 465471,
455 η. 125. 477 sq.
Dioscures (voir Castor, Pollux), 88 η. 393," 118 sq., 268, 455 Etrusca disciplina, 74, 229.
η. 125. Eudore, 456 sq.
di superiores et inuoluti, 89, 284, 301, 462, 470. Euménides, 125.
Diualia (voir Angeronalia). Eunomia, 456 sq.
Dius Fidius, 261, 371. euocatio, 262 η. 65, 263, 328, 418.
Dodone, 68, 73, 80 n. 357, 101. Euripide, 35, 78.
Domitien, 49, 59 sq., 78, 83, 158, 211, 256, 266 η. 92, 276 Évandre, 73 η. 320, 113.
η. 143.
Domus Aurea, 274, 276 η. 143. Fa (tirage du), 74.
Donat (grammairien), 237 sq., 242, 245. Q. Fabius Pictor (annaliste), 336, 337 n. 17, 365 n. 155, 367
Doumouzi, 475. n. 160.
C. Duilius (cos. 260), 205. Faléries, 74, 467.
dyade, 47 n. 204, 48, 50, 93, 116, 169-174, 179, 323, 428. Fanum Fortunae (Fano), 75 n. 331, 186 sq., 191, 427.
Faunus, 73 n. 322, 271 n. 117, 421, 473.
eau (rites, symbolisme de Γ), 64 η. 278, 68-71, 112 η. 500, 168 Fauor, 89, 92.
η. 105, 211-224, 231-234, 240, 242, 244, 318, 381, 386, 388- Fauores opertanei, 89, 284, 462.
390, 404-406, 425, 445, 454, 474 sq. Faustine la Jeune, 335, 343, 346, 349 sq.
Egée (mer), 122 sq., 162. fécondité, VIII, IX n. 12, XIII, XV n. 51, XXI, 32, 40, 43 sq., 46,
Egèrie, XXI, 6 η. 18, 295, 317, 326 sq., 332. 52, 54, 60, 99, 105, 108-110, 113, 131 sq., 153, 155, 158, 164,
Égine, 169. 168 sq., 171 sq., 174, 179 sq., 185 sq., 211 n. 63, 218, 224,
Egypte, Égyptiens, 70 n. 303, 105, 120-123, 160 sq., 166, 220 sq., 226 229 sq., 233 sq., 240-243, 265, 296, 300-306, 314-318,
325. 320, 327, 329-332, 339, 345 sq., 349-354, 365, 369, 373,
Eileithyia, 47, 92 sq., 94 η. 424, 107 sq., 301 η. 265, 313 sq., 435 387 sq., 390, 399, 401, 403 sq., 406409, 420 sq., 423426,
η. 43; 444, 466 sq. 428, 431433, 435, 437441, 454, 456, 460, 467, 472-475.
Eiréné, 93, 457 η. 135. Fecunditas (divinisée), 164 sq., 349.
Eleusis, 47, 93 η. 422, 123 η. 543, 125, 129 η. 568, 130, 137, 387 félicitas, 266 η. 92 (divinisée), 358 η. 125, 432.
η. 67, 420. Ferentinum, 466.
Élien de Préneste, 70 η. 303, 72 η. 313, 143. Ferentum, 466.
Élis, 93 sq., 459. feriae Latinae, 184 η. 182; publicae, 57, 208, 213, 223 η. 126,
Ènee, 414, 416, 437. 232 sq., 250, 268, 320-323, 364, 401, 408, 447, 449 sq., 452.
enfants (puer, puella) attachés au tirage des sorts, 63-68, 71, Feronia, 112 sq., 115, 117, 143, 161 n.75, 184 n. 182, 186,
78, 107 n. 472. 239-241, 263 n.66, 320 n. 354, 439 n.60, 446, 451.
Engyion, 170. Festus (Paulus), 32, 153, 282 sq., 293.
Enna, 108, 180. feu (divinisé; mythes et rites du), 211 sq., 214-224, 233 sq., 242,
Ennius, 144. 244, 246, 265, 280, 295 sq., 303, 305, 318-320, 324, 329, 332,
Enyalios, 418. 388, 438 sq., 441-445, 454, 474 sq.
INDEX 493

feuilles d'or, orphicopythagoriciennes, 126-128, 137; de Pyrgi, n.90, 396, 400, 402, 407409, 414 sq., 424-427, 429, 447
162, 313. n. 96, 449, 452, 462, 474, n. 214.
Fides, XXI, 168, 188, 451. — Obsequens, XVIII, 182 n. 167, 185, 190, 197 sq., 271.
flamen, fiammica, 67, 71, 231, 306, 316, 354, 355 η. 107, 356, 358 — Praenestina, 157.
η. 125, 369 η. 170, 447, 449. — Praetoria, 182 n. 167.
Flaviens (les), 54, 73 η. 322, 246. — Primigenia, de Préneste, VII sq., X-XV, XVII sq., XX sq.,
Cn. Flavius (aed. 304), 139, 262 η. 61. 3-147, 149, 153, 155, 157-160, 162-167, 171, 174, 176, 179-
Flavius Scaevinus, 466. 182, 185, 187, 191, 195, 211, 215, 224, 232, 234, 237, 281,
Flora, XII, 204 sq., 239 sq, 407, 439, 451. 284, 294, 302 n.271, 303 n.275, 305 sq., 315, 317, 329 sq.,
Floralia (voir ludi Florales), 239 n. 209, 386, 403. 333, 342 sq., 347, 350 353, 360, 369, 392, 399, 403, 420, 424,
foie de Plaisance, 88 sq., 462. 426-429, 434, 437440, 444449, 451 n. 108, 452455, 457,
Fons (divinisé), 224, 231, 451. 460-463, 465467, 470 sq., 473 sq., 478 n. 234, 479.
Fons Muscosus, 269, 271. —, à Rome, 28 η. 103, 33 η. 118, 62 η. 264, 80, 95, 113, 197, 271,
Fontinalia, 224, 321. 403, 453.
Fordiddia, 264, 322, 364, 403, 431, 450. — Priuata, XVIII, 197 sq., 271.
fors, forte, XX, 61, 208-210, 429-433. — Publica populi Romani, Vili, XVIII, 198, 206 η. 31, 247
Fors Fortuna, VIII, XI-XIV, XV n. 51, XX sq., 39, 188 η. 203, η. 245, 268, 324, 333, 371 sq., 403, 474 η. 214, 476 η. 226; à
190, 195-198, 199-247, 249 sq., 265, 291, 294 η. 232, 302 Bénévent, 189-191.
η. 271, 305 sq., 314, 318, 323, 335, 347, 353, 358 sq., 369, — Redux, XVIII, 56 η. 240, 150 sq., 159 η. 62, 177 sq., 183
373, 375 η. 2, 388, 406, 409, 414, 422, 424-426, 429, 431, 434, η. 173, 246 η. 243, 247, 266 η. 92, 274 η. 142, 328.
438, 447 η. 96, 449 sq., 451 η. 108, 453 sq., 467-469, 473 sq. — regia, 325.
fortuitus, fortuito, Vili, X, XX, 61, 429, η. 8, 430, 432-434, 437. — Respiciens, XVIII, 37, 49 η. 216, 197 sq., 266 η. 92, 271, 274
fortuna (sémantique de), XIX, 160, 208 sq., 429-434. η. 142.
Fortuna Adiutrix, XVIII. — SalutarL·, XVIII.
— de l'Algide, in Algido, 184 sq., 190, 438, 449, 452, 454, — Seia, 274 η. 142.
473 sq. — Stabilis, XVIII.
Fortunes d'Antium, Antiates, Antiatinae, Vili, X, XV, XVIII, — Victrix, 156 sq.
XX, 48-51, 54 sq., 65 η. 283, 75 η. 330, 78, 95 η. 430, 111, — Virgo (Virginalis), 195, 197 sq., 266 n. 92, 268-273, 274
149-182, 185, 187-189, 191, 195, 209, 224, 302 η. 271, 303 n. 142, 277-279, 283, 285, 287, 289, 303-305, 307, 332, 352,
η. 275, 305, 315, 317, 323, 329 sq., 338, 340, 343-347, 350, 355 n. 111, 373, 375 sq., 397, 400, 402, 407, 409, 411 n.3,
353, 360, 368 sq., 372, 402 η. 142, 420, 424, 426429, 437, 412415, 424-426, 474.
439 η. 60, 440, 447 η. 96, 448 sq., 452, 454, 471, 473 sq., — Virilis, VIII, XII sq., XVIII, XX sq., 86 n. 388, 156 sq., 185
479. n. 191, 195-198, 215, 230, 249, 263 n. 68, 268, 271, 280, 287,
Fortuna Augusta, Augusti, IX η. 10, XVIII, 247, 325, 328, 333. 291, 294 n.232, 302, 304, 306, 332 sq., 347 n. 65, 350, 356
— Bnlnearis, 49 η. 216, 215, 373, 384 η. 50. n. 117, 370 sq., 375-409, 414 sq., 423426, 450 n. 101, 474
— Barbata, XXI, 198, 272, 280, 287, 291, 367 η. 161, 375 sq., n. 214, 479.
396-402, 407-409, 412, 414 sq., 423426, 479. — Viscata, 197 sq., 271, 411-422, 425.
— Bona, Vili, XVIII. Très Fortunae du Quirinal, 188 n. 203.
— Breuis, XVIII, 197. fortunatus, XX, 32 (cognomen), 430, 432 sq.
— Casualis, XVIII. Forum Boarium (cultes, histoire, topographie; voir Fortuna
— Dubia, XVIII, 412 sq. du —, et Mater Matuta), 162, 224 n. 129, 239, 249-253, 258,
— Equestris, IX n. 10, XV sq., XVIII sq., 176, 263 η. 68, 373, 265, 271 sq., 282 sq., 316 sq., 355 sq.
394 η. 104; à Antium, 155-157, 176. Forum Holitorium, 204 sq., 266 n. 92, 268 n. 97, 362 n. 140.
— Εΰελπις, 197 η. 12, 271, 376. Forum Romain, 63 n.275, 139, 176 sq., 252 sq., 258, 268, 306,
— Felix, 155-157, 167 η. 103, 197, 271. 319 n.349.
— du Forum Boarium, VII, X-XIV, XVII, XIX sq., 7 η. 21, Fossae Cluiliae, 336, 368.
195 sq., 198, 207 η. 35 et 38, 211, 214. 223 η. 126. 230, Frauengöttin (— gottheit; «déesse des femmes»), XII-XVII,
249-333, 335, 343-345, 347 sq., 350, 352 sq., 3ί>5 η. Ill, 356, XX-XXII, 86, 89, 92, 240, 282. 292, 303, 314 n.326, 329,
358 sq., 367, 369 sq., 371 η. 179, 373, 391 η. 90, 394 η. 104, 338 sq., 350, 370, 395, 399, 408, 423 sq., 438.
398401, 409, 424426, 435, 438440, 444, 447 η. 95, 449 sq., Frentani, 466.
451 η. 108, 453 sq., 458, 460462, 465-468, 470, 474, 477. Fronton, 149.
— Huiusce Diet, Vili, XVI, XVIII, 263 η. 66, 320 η. 354. M. Fulvius Flaccus (cos. 264), 80 n.361, 256, 260, 262 sq., 394
— loci, XVIII, 95 η. 430. n. 104.
— Mala, Vili, XVIII, 197, 412. Q. Fulvius Flaccus (cos. 237, 224, 212, 209), 263 n. 68, 377
— Mammosa, 353 η. 96, 367 sq., 397, 415 sq. n. 19.
— Manens, XVIII. Q. Fulvius Flaccus (cos. 179), 156 n. 44, 263 n. 68, 394 n. 104.
— Melior, XIV n. 39. M. Fulvius Nobilior, 80 n. 361.
— Muliebris, VIII, XII, XIV sq., XVIII, XX, 39, 48, 50, 57, 85 n. C. Fulvius Salvis, 64 n. 276 et 278.
382, 86 n. 388, 149 n. 1, 156 sq., 170 sq., 188 sq., 195-198, Furii (les), 183.
230, 265, 268, 282 sq., 287, 291, 292 n.221, 294 n.232, 302, M. Furius Camillus (Camille), 150, 167, 251, 254, 256, 257 η. 45,
303 n.275, 304, 315, 329, 332 sq., 335-373, 375-377, 391 259, 261 η. 60, 262 sq., 314 η. 326, 327 η. 402, 371, 461.
494 INDEX

M. Furius Crassipes (pr. 187, 173), 183 sq. 88 η. 393, 113 η. 504 et 508, 133, 144, 162 sq., 181, 184 sq.,
Furrina, 224, 231. 250 η. 4, 254, 259 η. 50, 268, 273 η. 129, 282 sq., 397 sq., 405
Furrinalia, 224. η. 156, 465; Primigenius, 32.
Hermès, 125 sq., 144 η. 622, 169, 416 η. 37.
Gaggera, 111. Herniques, 466.
Gaia, Gè, 73 η. 322, 92, 106 sq., 110, 126 η. 559, 129, 132, 146, Hérodote, 74, 128.
180. Hésiode, 35, 456 sq., 458 η. 140, 459.
Hestia, 456.
Gaia Caecilia, 286, 305, 329 η. 411, 445 sq. Hiérapolis, 160, 163.
Gaia Taracia, ou Fufetia, 445.
Galba, 183. Himère, 92, n.412, 93 sq., 119, 180, 458.
Galère, 210; 246 sq. Hippolyte, 91 n. 407, 407, 111, 475 477.
Gallicus (ager), 186. Hirpi Sorani, 223.
A. Hirtius (pr. 46), 57 n. 243.
Gaule, Gaulois, 79, 150 n. 12, 158 n.59, 159 n.62, 186, 329 Histoire Auguste, 76-78, 158, 162, 325.
n.414, 363, 366, 419. Hittites, 443.
Géants, 180.
Genius, XV, 36 n. 132, 37 sq., 49 η. 216, 86 η. 388, 123 η. 543, Homère, 35, 62, 78, 456.
Homonoia, 139.
153-155, 164, 291, 421, 449, η. 99, 479; Iouialis, 229 sq.; Horace (et les Curiaces), 143, 366 sq., 371.
populi Romani, 184 sq.
Gergovie, 366. Horace (poète), 149, 151, 157, 159, 167 sq., 170, 172, 174, 178,
182.
Germanicus, 3 n. 1, 205.
Germanie, Germains, 61 sq., 63 n. 273, 74, 100 sq., 316 n. 336, Horatius Codes, 113 n. 504, 348 n. 67, 371.
M. Horatius Pulvillus (cos. 509), 262.
329 n.414, 416, 443. Horus, 70 n. 303, 117, 122.
Géryon (oracle de), 74, η. 329, 75, 83 η. 372. Hyacinthides, 35 n. 126, 121.
Gilgamesh, 331. Hydruntum, Hydrus (Otrante), 189, 191.
Goudéa, 60 η. 254.
gouvernail (attribut de Fortuna), VIII η. 6, XXII, 10 η. 37, 21 Hygie, 169.
η. 73, 152 η. 25, 167 η. 103, 170 η. 115, 210, 246, 343, 458.
Grabouio- (dieux — d'Iguvium), 90.
Grammichele, 108, 180. Iacchos, 47.
Grande-Déesse (la), XIII, XVIII, 47, 57 n. 243, 104 sq., 1 13, 147, Iasion, 406.
180, 240, 363 n. 150, 369, 416, 472-475, 477 sq. Ida, 80, 108, 110, 114, n.509, 117, 133, 442 n.69.
Grande-Grèce, 46, 111, 128 sq., 131 sq., 134, 137, 141, 180, 455. Iguvium, 78, 90.
Grèce, Grecs, XI sq., XV, XXII, 28 sq., 46, 48, 50, 61 sq., 69, 88, Inde, 97-99, 101, 104, 135 n.591, 171, 173, 213, 264, 325, 354,
92-94, 98, 104-106, 108, 110 sq., 113, 116-125, 128 sq., 134, 427 n. 3, 443 n. 70.
137, 139, 142-145, 161 sq., 169-171, 214, 235, 242, 253, 255, indigetes (di), 447.
257, 260, 268, 300, 313 sq., 347, 349, 387, 390, 404, 416, 420, indigitamenta (indigitations), XVI, 102, n.454, 229, 272,
434-437, 444, 447, 450, 454-457, 459 sq., 465 sq., 471. 304 sq., 397, 428 n. 5, 478.
grenade, 45 sq., 54. Indo-Européens, XV, XVII, 97 sq., 100 sq., 110 sq., 113, 140,
grottes sacrées, 68-71, 92, 100 sq., 103 sq., 106-108, 110, 131, 223 η. 126, 233, 268, 311, 315, 316 η. 336, 318, 323, 325, 331,
133 sq., 138, 140, 146 sq., 180 sq., 232, 473 sq. 339, 366, 368, 440, 449, 451 η. 108, 471 sq., 475, 478.
Indra, 264.
Innina, 475.
Hadad, 123 n. 543, 160. Ino-Leucothea, 281, 309, 313 sq., 444, 466.
Hades, 126, 129 n. 569, 130. interpretatio, XXII, 62, 112, 121 sq., 125, 134, 186, 224, 229, 239,
Hadrien, 70 η. 303, 71, 77, 256, 385. 281, 313 sq., 444, 455, 462, 464-466.
Hannibal, 20, 80. Iran, Iraniens, 443.
Harpocrate, 122. Irlande, Irlandais, 330-332, 366 sq., 471.
hasard, VIII-XV, XIX sq., XXII, 15 η. 55, 34, 61 sq., 160, Ishtar, 47 η. 201, 105 η. 461, 113 η. 508, 331 sq., 387 sq., 472,
208-210, 212, 225, 237 sq., 244 sq., 272 n. 123, 280, 319, 328, 475, 477.
423, 427, 429 n. 8, 430434, 437 sq., 456 sq., 469. Isidore de Seville, Vili, X, 30, 37.
Hécate, 169, 171, 173, 472. Isis, XXIII, 30, 70 η. 303, 113 η. 508, 117, 120-123, 125, 130
Héliogabale, 73 η. 318, 76, 78 η. 347, 83, 402 η. 142. η. 576, 168, 210 η. 57, 405, 472.
Héliopolis, 151, 159-161. Isityché, 11 η. 38, 70 η. 303, 122 η. 539, 123, 142, 155 η. 42.
hellénisation, XXII, 92, 94, 109, 111, 117-119, 131, 138, 146, Istrie, 112 η. 498.
176, 247, 412, 455. Itanos, 35, 120-125, 131.
Héra, 46 sq., 54, 90 η. 402, 111, 116, 118 sq., 169, 313, 389 sq., Ιulta {gens), 205.
418, 420, 435 η. 42, 444 η. 82, 455 η. 125, 467, 472. C. Iulius Caesar (César), XVIII, 57 η. 243, 62, 176, 204-206, 366,
Héraclée de Lucanie, 169 469; jardins de, 200, 203, 205 sq.
Héraclès, 169, 254, 257 η. 43, 259 sq., 300 η. 261, 455 η. 125, luno (individuelle de la femme), 153.
477. Iuuentas, 184 sq., 396, 399-401, 467.
Hercule, 14 η. 51, 41, 62 η. 268, 63 sq., 66, 68 η. 293, 74 η. 329, M. Iinipntius Laterensis (q. 62). 57 n là'X
INDEX 495

Janicule, 197 η. 14, 224. Labranda, 398.


Janus, 171, 204 sq., 259, 309 η. 298, 449 η. 99, 467. Laconie, 47 n. 206, 300.
Jason, 145 η. 626, 462 η. 160. D. Laelius, 153.
Juba, 35 η. 124. Lagides (les), 121.
Julia Domna, 335 η. 1, 350 η. 76, 355 η. 106. Lanuvium, 153, 156, 163, 174, 181, 184, 185 n. 184, 240, 266
Julia Soaemias, 78 η. 347. n. 92, 268 n. 97, 328 sq., 369, 438.
Julien, 83 sq. Lapis Niger, 235 n. 185, 253 n. 24 et 26, 255 n. 36.
Julio-Claudiens, 159, 164, 167 η. 101, 182, 327. Laran, 144.
Junon, IX, XII sq., 15, 19 η. 66, 20 η. 69, 22, 25, 88, 90-92, 112 Lares, 19 n. 66, 123 n. 543, 290, 292 n. 218, 401 sq., 437 (Aineia),
(uirgo), 113 η. 508, 115, 117 sq., 133, 135, 144 sq., 153, 449 n. 99; familiaris, 295, 296 n. 240, 441 sq.
169-171, 181, 185, 211 η. 62, 240, 301, 305-307, 309, 313, Largo Argentina (area sacrée du, voir Fortuna Huiusce Diei),
317, 328-330, 332, 350, 353 η. 96, 355, 362, 366, 371, 389 263 n. 66, 320 n. 354.
η. 80, 407, 414 (inferrici), 438 sq., 441 η. 62, 449 η. 99, Lases, 92 n. 410, 462 sq., 470.
461 sq., 467, 472, 474, 478. Latinus, 446.
— Caprotina, 115 η. 515, 363, 367. Lavinium, 118 sq., 235 n. 185, 253 n. 26, 268, 404, 436 sq., 450,
— Cornila, ΑΊΑ η. 213. 455 n. 125.
— enfant, à Préneste, X, 9, 13, 19, 24, 39 sq., 48 η. 215, 51, Léandre de Seville, 30.
54 sq., 57, 67, 85 sq., 89 sq., 94-97, 102, 108-110, 113 n.508, Lébadée, 68.
115-118, 131, 138-140, 342, 438, 440, 445 sq., 475. lectus genialis, 153-155, 157, 164 sq., 291, 346 n. 59.
— Gaura, de Capoue, 50 sq., 55, 117, 170, 180, 189, 301 n. 265, Leinth, 143 sq.
347. Lemuria, 57, 306, 364.
— Lucina, 51, 57 n. 242, 86 n. 388, 309, 313 sq., 349, 351, 357, Léto, 88 sq., 116 n. 516, 169.
367, 437, 466 sq., 469. Leuana, 437.
— Moneta, 152 η. 24. Leucade, 80.
— Palostca [...], 115 η. 515. Leucothea (voir Ino).
— Regina (de l'Aventin, de Véies), 41 η. 160, 50, 90, 112, 170, Leuctres (bataille de), 126.
184, 240, 262 η. 65, 263 sq., 303 η. 275, 328, 347, 349, 357, lex Ogulnia, 243, 356.
450. Liber Pater, 90, 92 n. 411, 123 n. 543, 144, 169, 173, 205, 347,
— Sospita (de Lanuvium, de Rome), 153, 163, 174, 181, 184, 390, 401 sq., 404, 408, 433, 437, 439.
185 n. 184, 240, 266 n. 92, 268 n. 97, 328 sq., 369, 438. Libera, 90, 92 η. 411, 169, 173, 205, 347, 404, 437, 439.
Jupiter, IX, XVII, 20 η. 69, 22, 32, 37, 52, 73, 75 sq., 79, 88-92, Liberalia, 401404, 450.
94 sq., 97-101, 110 sq., 113, 117 sq., 134 sq., 139, 144 sq., Libye, 160.
169, 211 n.62, 240, 242 sq., 247, 258, 284, 305, 307, 315, Licinius (empereur), 246.
322, 328, 346, 363, 394 n. 104, 396, 416 n. 37, 424, 427, M. Licinius Crassus Diues (cos. 70 et 55), 177 sq.
439-442, 462, 465 n. 181, 470; et les ides, 113, 306. Lilybée, 69 sq.
— Anxurus, 111-113, 117, 145 η. 625. Livie, 152 n. 24, 156, 335 n. 1, 350 n. 76, 355 n. 106.
— Appenninus, 77 sq. Iivius Andronicus, 118, 436.
— Arkamis, 22, 53, 63, 73, 78 η. 347, 91, 107 η. 472, 115. Livres Sibyllins, 62 n. 268, 80, 184, 377 n. 19, 389 n. 80
— Elicius, 101 η. 448, 271 η. 117. Locres, 111, 180.
— Heliupolitanus, 151, 159, 163. Lua, 227 sq., 319.
— Imperator, 15 η. 56, 52, 85 η. 383. Lucanie, 169.
— Indiges, 437. Lucana, 57, 224 η. 130, 364.
— Latiaris, 57 η. 243, 184 242. Luceria, 44 η. 179.
— Optimus Maximus, du Capitole, 53, 90, 112, 124, 164-166, Lucia Volumnia, 340 sq., 343, 351 sq.
195, 208 η. 43 (Propagator), 243, 402 η. 142. Lucien, 160 sq.
— Puer (et Fortuna, louis puer), à Préneste, X, XII, XV, P. Lucilius Gamala, 185, 230 η. 163.
XVII, XXI, 9, 13, 19, 21-29, 31, 34, 38-40, 42, 44, 47 sq., 51, Lucius (phrourarque d'Itanos), 122.
53-57, 63, 67, 70 n.303,-73, 80 n.357, 84-99, 102, 107-113, Lucrèce (femme de Tarquin Collatin), 286, 360.
115-120, 125, 1.31 sq., 134-141, 342, 344, 439 sq., 445-447, Lucrèce (poète), 30 sq., 37, 81, 309, 310 η. 303.
453, 455, 457, 462 sq., 475, 479. Lucumon, 470.
— Stator, 319. ludi (jeux), 55 η. 239, 57, 81, 159, 221, 363, 369, 469; Florales,
Juvénal, 153, 385, 405, 463 sq. 240, 403 η. 145, 407; Piscatorii, 224; Romani, 102 η. 453,
362; Saeculares, 265, 355 η. 106.
Kabires, 125. Lugaïd, 330.
Kallistonikos, 92, 457 n. 135. Lupercal, 108.
Kallynteria-Plynteria, 389. lustration, lustrum, 264, 271 η. 115, 368.
Käweh, 443. C. Lutatius Catulus (cos. 242), 79 n. 349.
Kérykes, 125. Q. Lutatius Cerco (cos. 241), 21 n. 71, 28 n. 103, 54, 73 n.318,
Koré (voir Persepnonej, 47, 108, 123 η. 543, 125 sq., 129-132, 76, 78-80, 95 n.429, 157, 451 n. 108, 453.
134, 137 sq., 180, 345 η. 57, 455 η. 125. Lyciens, Lyciennes, 366.
Kronion, 92. Lycomides, 125, 129 n. 568, 137 n. 599.
496 INDEX

Lydus, 378-380, 383, 385 sq. Megäre, 47 n. 206.


Méléagre, 367 η. 160.
Macédoine, Macédoniens, 3 η. 4, 52 η. 233, 123, 124 η. 548. Melissa, 110.
Macrobe, 78, 149, 151 sq., 154, 159-161, 163 sq., 166, 182, 264, Mélobosis, 456.
378-380, 382, 391, 393, 399, 407, 418. Melqart, 162.
Mâdhavi, 330 η. 416. Mercure, 144, 198, 226, 234, 239 sq., 359, 371.
Sex. Maesius Celsus, 71. M. Mersieius (aed. à Préneste), 10 n. 37.
Magna Mater (voir Cybèle). Mésopotamie, 61, 101, 331, 415 n. 31, 464 n. 174, 475 n.220,
Magnésie du Méandre, 389. 477.
Magulnius, 123. Messénie, 125 sq., 129, 137, 459 n. 145.
Maia, 219 n. 102, 319, 351. Metallum Vipascense, 385 n. 54.
Maiuma, 219 n. 102. Métaure, 186.
Malophoros (la), 45, 111. Meteres siciliennes, 174 n. 139, 180.
Mamercos, 139. Methapos, 125, 137.
Mamurius Veturius, 341 sq. Micon, 132-134.
Mânes, 310. Mimir (source de), 100.
P. Manilius Vopiscus, 49. Minerve, 11 n. 38, 52 n. 233, 74 n. 329, 88-92, 143-145, 166, 169,
Marc-Aurèle, 78 n. 347, 350 n. 76. 211 n.62, 226-228, 230 n. 162, 239 sq., 254, 259 n. 50, 260,
Marcellus (neveu d'Auguste), 76, 78. 341, 451, 462, 465 n. 181, 471 (Menrva); Minerva Medica,
Marcii (les), 339, 358 n. 126. 41 η. 161 et 164; 47 η. 204.
Cn. Marcius Coriolanus (Coriolan), XIX sq., 166, 196-198, 294 Minucius Felix, 351.
n.232, 329, 335-346, 348-351, 353, 358-363, 365-367, 369- Mithra, 133.
373, 426, 440-442, 474 n. 214. Mitra, 97.
Marduk, 60, 113 n. 508. modius, 43, 180,211 η. 63.
Mares, 143 sq. Μοίρα, Moires, 105 η. 461, 434436, 456, 458, 469.
Mari, 331. Morta, Maurtìa, 436.
mariage (divinités, rites du), 240, 265, 272 sq., 282, 286-288, Mucius Scaevola, 348 n. 67, 371.
290-292, 295 sq., 299-307, 315 sq., 324, 331 sq., 352 sq., 355- Q. Mucius Scaevola (pont, max.), 135 η. 594.
358, 400 sq., 409, 424, 438 sq., 473. mur servien, 265 sq.
Marie (Vierge), 135, 472. Mutunus Tutunus, 302, 363 n. 150, 390.
Maris, 89 n. 400, 143 sq., 344 n. 51. Mycènes, 47 n. 203, 105.
C. Marius, 175. Myrina, 47 n. 201.
Mars, IX n. 12, 32, 73, 86 n.388 (Gmdiuus), 91 139, 143-146 Myron, 169.
(ciste de Préneste), 163, 183 sq., 189, 227 sq., 230 n. 162, mystères, 125 sq., 129 n. 568-569, 130, 133 sq., 136 sq., 141,
259, 264, 318 n.342, 339 n.25, 341, 344 sq., 351, 369, 301.
436 sq.
Martial, 49, 149, 157 sq., 166, 385.
Martianus Capeila, 88 sq., 91, 284, 461-463. Naevius, 26, 79, 139, 432.
Mastarna (voir Servius Tullius), 196, 254 n. 29, 257 sq., 325, Naples, 216, 388.
461, 465, 467, 470, 476 n. 224, 477 sq. Nartes (légendes sur les), 366.
Mater Matuta, XII, XVII, 7 n. 21, 18 n. 64, 45, 51, 55, 80 n. 361, Nâsatya, 173, 442 n. 69, 471 n. 198.
161 n.75, 201 n. 13, 223 n. 126, 249-252, 256 sq., 262-265, Natio (divinisée), 40.
266 n.'92, 268, 270 sq., 273 n. 129, 274, 281-284, 291 sq., 297 natura, Nature, φύσις, 30 sq., 34, 36, 432 η. 34.
n.247, 308-318, 320, 322-324, 327 n.402, 353, 355-358, 371, Nauplie, 389 sq.
394 n. 104, 435, 439, 444, 449, 451 n. 108, 452, 462, 466, Nécessitas, 168.
469 sq., 474, 478. Némésis, 170 sq., 212, 461, 463.
Matralia, 223 n. 126, 232, 250, 268, 271, 276 n. 143, 281, 292, 297 Némi, 49 η. 220, 50 sq., 55, 59, 91 η. 407, 111, 156, 173, 181, 184,
n.247, 304, 308, 310 sq., 314-316, 320-324, 356 sq., 450, 240 sq., 347, 450, 452, 474 sq., 477 sq.
452. Neptunalia, 224.
Matres celtiques, 46, 54, 171, 179, 329 η. 414 (Matronae). Neptune, 123 η. 543, 224, 227-229, 319, 362 η. 140, 430.
Matronalia, 57 n. 242, 357, 366. Nerio, 226-228, 230 η. 162, 351.
Mavro Spelio, 52. Néron, 159 η. 60, 162, 164-166, 168, 182, 274, 276 sq., 279 sq.,
Medb (reine), 330, 471 sq. 327 sq., 332, 346 n. 59, 402, 466.
méditerranéens (divinités, religion, substrat, etc.), XIII, XV, Nerva, 25 n. 84.
XVIII, 42 sq., 47, 50, 52, 68, 91 η. 409, 94, 106, 108-113, 141, Nigidius Figulus, 229.
161 sq., 167, 180 sq., 214, 233, 240, 323 η. 380, 325, 441, Nil (fête de la crue du), 220 sq.
443, 451 η. 108, 472, 475, 478. Nisyros, 48 n. 207, 169.
Meditrinalia, 321. Nixi di, 91 η. 409.
Medma, 45. Nodutus, 396 sq.
Megalesia, 55 η. 239. Noia, 415.
Megara Hyblaea, 44 sq., 52, 108, 117, 180. Nona, Neuna Fata, 435-437.
INDEX 497

Nones Caprotines, 245 η. 238, 338, 357, 361, 363-366, 371 sq., Panda, 226-229, 230 η. 162.
407,474 η. 214. Pandore, 35 η. 126.
Nonius, 268 sq., 277-279, 285, 297 sq. panthées (divinités), XXIII.
Nonnos, 133. Panthéon, 4 n. 9.
Nomes (les), 100, 431 η. 21, 435 η. 44. Paphos, 389.
Nortia, XII, 89 η. 400, 324, 439, 447 η. 96, 448, 462 η. 160, Cn. Papirius Carbo (cos. 85, 84), 62.
463-466, 470. L. Papirius Cursor (cos. 293), 242 η. 223, 243.
Nothus (esclave), 24, 87, 140 η. 611. Parca, Parques, 105 η. 461, 435-437, 469.
Numa, XXI, 101 η. 448, 139 η. 604, 295, 326 sq., 355, 447 Parilia, 223, 388 η. 76, 403, 421.
(religion de); calendrier de, XV, 208, 232, 316, 322 sq., Parme, 75 η. 330, 102.
356, 449. Par thes, 161, 177.
numeri, numina, XVI, XXI, 224 sq., 234, 396, 398, 426, 433, Patara, 60 n. 256.
478. Patavium (Padoue), 74 sq., 102, 187, 190 sq.
Numerius, —a, 40 η. 155, 102 η. 454. patrimi et matrimi (enfants), 67, 354.
Numerius Suffustius, 9 sq., 21, 23, 40 η. 155, 73 η. 319, 94 Pausanias, 92, 125, 129, 170, 180, 458-460.
η. 424, 100, 102, 107 η. 472. Peitho, 456 sq.
Numicius, 437. Péligniens, 190 sq., 472.
Nymphes, 180. Pénates, 89 n. 399, 229 sq. (étrusques), 449 n. 99.
Pénélope, 442.
Océan (divinisé), 116 η. 517, 444 η. 82, 456 sq. Pero, 132, 134.
Océanides, 456, 457 η. 135, 460. Persephone, 35, 4547, 54, 90 η. 402, 111, 125-127, 129 sq., 134,
Ocrisia, 295 sq., 303, 315, 441-443, 474. 456.
Octave (voir Auguste). Pescennius Niger, 77.
C. Octavius (père d'Auguste), 384. Pessinonte, 389.
October Equus, 322, 331 n. 420, 449. Petelia, 127 n. 561.
Odhinn, 100. P. Petronius Turpilianus (monétaire), 112 η. 501.
œuf cosmique, 35, 136. Phaéthon, 223.
Okyrhoé, 456. Phanès (orphique), 35, 126 n. 559.
Olympe, Olympiens, 39, 55, 94, 110, 112, 117-119, 131, 135, Pharaons, 105, 113 n. 508.
145-147, 435, 457 n. 137. Phares, 459 n. 145-146.
Olympie, 4, 92 sq., 94, η. 424, 106, 146, 420, 459 η. 145. Phéniciens, 161 sq.
Ombrie, Ombriens, XIV η. 39, 88 η. 393, 90, 186 η. 196. Phigalia, 129.
Omphale, 477. Philocalus (calendrier de; ou de 354), 245, 320, 378 sq.
Ops, 451; Consiua, 259; Opifera, 209. Philoctète, 35.
oracles, VIII, Xsq., XV, XX, 3, 9, 17, 21 n. 71, 22, 24, 49 sq., Philotas, 120, 122.
55-84 (de Préneste), 92, 99, 101 sq., 105 sq., 113, 115, 131, Philotis (Tutula), 363.
139 sq., 146 sq., 149, 151, 154, 157-164 (d'Antium), 166, Phlyées, 125 sq., 129 n. 568, 137.
168 sq., 174-176, 181 sq., 187, 195, 306, 403, 427 sq., 433 sq., Picumnus, 351.
442-444, 453, 460 sq., 471. Picus, 73 n. 322,271 n. 117.
Orcevia, 3, 14, 24-28, 39 sq., 51, 53 sq., 84-86,-«8 sq., 95-97, 108, Pietas (divinisée), 361 sq.
119, 137 sq., 140 n. 611, 145, 153, 155, 237, 451 n. 108. Pilumnus, 300 n. 259, 351.
Orcevii (les), 40 η. 155, 95 η. 432, 115 η. 515, 141, 237 η. 195. Pinarii (les), 163.
Orient, oriental, XXIII, 3, 47, 54, 105, 113, 123-125, 150, 160- Pindare, 92 sq., 119, 455, 458, 460.
163, 177 sq., 219 η. 102, 247, 389, 397 sq., 404, 472, 478; Pisaurum, 41 n. 160.
déesse nue —, 46, 179. Piscina Publica, 236 n. 187.
Orphée, orphisme, orphique, 35, 111, 126, 127 n. 564, 128-130, Pison (annaliste), 467.
136 sq. Pison (conjuration de), 466.
Osques, 187 sq., 190 sq., 454, 466, 472, 478. M. Plaetorius Cestianus (monétaire), 64-67, 75 n. 330, 81, 144
Ossètes, 366. n. 624.
Ostie, 62 η. 268, 63-66, 68 η. 293, 185, 197 η. 14, 219 η. 102, Platées, 389.
230 η. 163. Platon, 35, 62, 133, 136 n. 598.
Ovide, 55, 111, 196 sq., 201-203, 207 sq., 215, 219, 221 sq., 231, Plaute, 79, 96, 432 sq.
234 sq., 238, 250, 265, 270, 274, 276 sq., 279-283, 291-294, plèbe, plébéiens, XIII, 169, 207 sq., 210 sq., 219, 233-245, 250,
301-305, 307 sq., 314, 324, 332, 376, 378-384, 386-389, 391- 268, 276, 356-359, 369, 422, 424-426, 438, 451 η. 108, 465,
393, 399, 404 sq., 431. 468.
Pline l'Ancien, 215, 242, 270, 274, 277-279, 285, 287, 297, 299,
Pacenia Frema, 187. 385, 419.
Palaeokastro (hymne de), 111. Ploutos, 92 sq., 98, 406 n. 166, 455, 457 n. 135.
Palatin, 266 η. 84, 271, 293, 411 sq., 415, 418, 422. Plutarque, VIII, 28, 33-38, 84, 196-198, 201, 203, 205 sq., 296-
Paies, 89, 173 sq., 226-230, 421, 451, 471 η. 198, 473. 273, 281, 289, 293-295, 300, 306, 308, 310, 314, 324, 335-337,
Pan, 169, 421. 342-344, 346, 366, 375 sq., 378 sq., 382 sq., 385, 391 sq.,
498 INDEX

411 sq., 414, 416418, 420, 422, 441444, 452 sq., 461 sq., —, Iunonarium, 10 η. 35, 11 sq., 15, 19, 91, 115.
477. —, légendes de fondation, 329, 441 sq., 444446.
D. Poblicius Comicus, 72. —, mosaïques, 6 sq., 10 sq., 14, 20, 68-70, 81, 103 sq.
poliades (divinités), 41, 52, 57, 80, 94, 111, 121, 124, 145 sq., —, nécropole (tombes Barberini, Bernardini, etc.), 11 n. 39,
158, 166-168, 174-176, 181 sq., 187 sq., 195, 237, 328-330, 42, 114, 118 n. 523, 147,473.
345 sq., 369 sq., 392, 427429, 444, 446, 467 n. 189. —, relations avec Rome, 78-81.
Pollux (voir Castor, Dioscures). —, sanctuaire inférieur, 5-24, 66, 103 sq., 138, 145 sq., 174,
polos, 45, 170 η. 115, 458, 459 η. 146, 460. 445 sq., 458.
Polybe, 162. — , sanctuaire supérieur, VII, 4 η. 9, 5, 7-12, 14, 15 η. 54,
Polyclète, 46 η. 194. 16-18, 20, 21 η. 73, 23, 26 η. 92, 66, 81 sq., 103, 123 η. 544,
Polyrrhenia, 120. 146 sq.
pomerium, XV, 232 η. 174, 265-268, 271 η. 115, 323, 447, 449, —, siège de 82, 7 η. 23, 1 1 sq., 22 η. 75.
452; suburbain, 368, 371. Priape, 418.
Pomo, Pomona, 172 sq., 347. primigeniiis, — a, sens de l'adjectif, 25, 27-38, 94, 97, 104;
Pompéi, 70 η. 303. cognomen, 32 sq.; épiclèse (voir Fortuna et Hercule);
Pompeius (grammairien), 30. légions XVe et XXIIe Primigenia, 32 sq.; — sulcus, 32.·
Cn. Pompeius Magnus (Pompée), 14 n. 51, 64, 66, 206. Priscien (grammairien), 309.
pontifes, religion pontificale, VIII, XIV, 51 n. 228, 57, 73 Proculus Verginius (cos. 486), 360.
n. 319, 98, 135, 141 sq., 197, 233, 270, 321, 337, 349, 352, Promathion, 442, 444.
356, 368, 426, 440. Prometheia, 456 sq.
Popliftigia, 208, 321, 338, 361, 363-365, 372, 474 n. 214. Properce, 59, 83.
Poppée, 164, 165 n. 93 Proserpine, 26, 111, 414.
M. Porcius Cato (Caton l'Ancien), 96 n. 433, 104, 393 n. 101, Protogeneia, Πρωτογένεια, Πρωτόγονος, Πρωτόγονη, adjectif,
446. héroïnes mythologiques, 28 sq., 35, 121, 125; épithète de
Porphyre, 133 sq. Persephone, 35, 125-127, 129-132, 137.
Porsenna, 371. Protogonos orphique, 35, 126 n. 559.
porte Capène, 177, 236 n. 187. Prthu, 325.
— Carmentale, 251, 265, 266 n. 92, 268 n. 97, 274, 316, 317 Prusias, 3, 54, 56 n. 240, 81, 123 sq., 145.
n. 339, 435, 452. Pseud o-Acron, 150, 166 sq.
— Colline, 22 n. 75, 57 n. 243, 79, 204, 206 n. 31, 247 n. 245, Ptolemaios, 120 sq.
407 n. 170. Ptolémées (les), 120 sq.; — IV Philopator, 122 n. 542; — V
— Fenestella, 293-295, 324, 332, 447 n. 95. Épiphane, 120; — VI Philometor, 120.
— Majeure (basilique de la), 133. L. et M. Publicius Malleolus (aed. 241 ?), 205.
— Triumphalis, 256 n. 40, 266 n. 92. Pudicitia, 243, 269 n. 107, 273, 282-284, 292 n.221, 293, 301,
Portunus, 250 n. 4, 375 n. 3, 430. 303, 307, 332, 349, 353, 355-358, 380.
Poseidon, 129 sq., 169, 224. Pyrgi, 74 n. 329, 162, 185 n. 183, 313 sq., 444, 462, 466 sq.
Posidonia, 46 n. 194. Pyrrha, 35, 125.
L. Postumius Albinus (cos. 173), 81. Pyrrhus, 79 sq.
A. Postumius Regillensis (diet. 499 ou 496), 205. Pythagore, pythagorisme, pythagoricien, 110 n. 487, 128-139,
Potitii (les), 162 n. 80, 163. 141 sq., 143 n. 619, 146, 455, 469.
Pouzzoles, 189 n. 211. Pythie, 68-70, 80, 106.
Praenestes, 446. Python (serpent), 106.
Préneste (Palestrina; civilisation, histoire, topographie; voir
Fortuna Primigenia), XII, 3-147, 162-164, 175 sq., 196, 214, Quadratus, 26 n. 92, 140 n. 611.
409, 442, 461, 466. T. Quinctius Cincinnatus (diet. 380), 52 n. 233, 79.
— , archives (libri Praenestini, Praenestinorum monumenta), 9, L. Quinctius Flamininus (cos. 192), 52 n. 233, 80.
17, 21, 73, 87, 96, 100, 103, 446. T. Quinctius Flamininus (cos. 198), 52 n. 233, 80 n. 361.
—, cistes et miroirs, 107 η. 472, 118 sq., 142-146. Quinquatrus, 207 sq., 300 n. 263, 321.
— , étymologie, 101 sq., 104. Quintilien, 385.
—, ex-voto des Fortunes d'Antium, 54, 65 η. 283, 152-155, 157, Quirinal, 33 n. 118, 80, 113 n. 504, 188 n. 203, 206 n. 31, 247
163-165, 172, 175, 178 sq., 346. n. 245, 271, 376, 403.
—, fibule, 40 η. 155,73, 119. Quirinus, 243, 369 n. 170.
—, fonds de cabanes, 115.
—, Fortunae aedes (salle à abside), 6-12, 14-23, 66-69, 75, 84, Regia, 163, 259, 260 n. 56.
101, 103, 106, 138, 146 sq. Regifugium, 245 n. 238, 363 sq.
—, forum, 7, 18, 20, 50, 141, 392. Régule (bataille du lac), 79, 328 n. 404.
—, grotte (Antro delle Sorti; voir grottes sacrées), 6 sq., 9-20, regiones caeli, 74, 88 sq., 91 n. 408, 461 sq.
23, 54, 67-71, 84, 99-101, 103 sq., 106-108, 215, 445. Rémus, 108, 296 n. 240, 442, 463.
—, louis Pueri (aedes), sanctuaire de Jupiter Enfant (voir rex Nemorensis, 241, 475477.
Jupiter Puer), 12-15, 17-22, 24, 40, 51 n. 225, 54, 66, 84 sq., rex, regina sacrorum, 259, 260 n. 56, 264.
90, 103, 109, 115, 117 sq., 138, 146 sq., 445. Rg Veda, 97 sq., 99 n. 440.
INDEX 499

Rhéa, 110,459 η. 146. P. Sempronius Tuditanus (cos. 204), 62, 80.


Rhéa Silvia, 108, 443. Sénèque, 61, 89, 284, 411 sq., 414, 416-418, 420, 422, 462.
Rhodes, 47 η. 206. Sénons, 186.
rites de passage, 285-287, 289-291, 296 sq., 303 η. 275, 311, 365 Sergia Plautilla, 25 n. 84.
η. 153, 375, 400-402, 407, 409, 422, 468. Servius Honoratus (grammairien), 104, 112, 160 sq., 229, 240.
Robigalia, 368 sq., 403. Servius Tullius, VII, Vili η. 9, Χ, XIII, XV, XXI, 11 η. 39.
Robigus, Robigo, 369. 33 sq., 73η. 319, 75, 100, 195-203, 205-207, 211 sq., 214,
Roma (Dea), 152 η. 25, 158, 175-177, 266 η. 92. 219, 230, 232-235, 239, 242-244, 247, 249 sq., 254, 256-260,
Romulus, 108, 144, 231, 254, 274, 296 η. 240, 326, 363 sq., 263, 266 η. 92, 269, 271, 274, 276-283, 285 sq., 291-297, 298
441444, 446, 461. η. 248 et 251, 299-305, 308, 314 η. 326, 315, 317 sq., 320,
Rostres, 162, 176, 436. 324-333, 344, 358 sq., 370, 373, 375, 377, 393 η. 98, 398 sq.,
roue (symbolisme de la; de Fortune; solaire; de la Saint- 401, 408, 411413, 424, 426 sq., 438, 440442, 444, 446 sq.,
Jean), VIII, 66 n. 286, 210-212, 214, 217, 246, 414. 450454, 461, 465, 467 sq., 470, 472, 474479.
royauté sacrée, 144, 325-333, 409, 424-427, 442444, 467, Sévère Alexandre, 73 n. 318, 76-78, 83, 158.
471 sq., 476478. Sévères (les), 54 78 η. 347, 325.
Ruficana Plotilla, 24, 25 n. 84, 140 n. 611. Shiva, 171.
Ruminai (figuier), 108. Sibylle, 68 sq., 77 sq., 106, 436 η. 47.
runes, 74, 100. Sicile, 69, 108, 111, 170, 180.
P. Rupilius Rex, 123 n. 544. Sicyone, 389, 459.
L. Rustius (monétaire), 154, 177 n. 146. Signia, 185.
Q. Rustius (monétaire), 48, 149-156, 159 n. 62, 163, 172, 175, Silius Italicus, 23.
177-179, 182, 346. Silvanus, 300 n. 259, 385 n. 56, 430, 464.
Siwa (oasis de), 160.
Sabine, Sabins, — ines, XII, XV, 40 sq., 57 n. 243, 73 n. 322, Smyrne, 170, 458.
190, 328, 348 n. 67, 357 n. 122, 359 sq., 366, 371, 439, 442 Sol Indiges, Soleil (divinisé), 211, 213, 222, 223 η. 126, 246 sq.,
n. 69, 451 sq. (divinités — selon Varrò n), 453 n. 119. 259 η. 48, 311, 314 sq., 318, 324, 474 η. 211, 475 η. 219.
sacerdos (Fortunae Primigeniae), 71 sq. Salin, 96.
saeculum, chez les Celtes, 414; étrusque, 143, 427 n. 3, 469. solstice, XI, 207 sq., 210-224, 232-234, 239, 245-247, 306, 311,
Saint-Jean (fête de la), 212 n. 66, 214, 216-219, 221, 223, 245 314, 318, 323 η. 380, 359, 388, 406, 414, 424, 454.
n. 238, 388, 405 n. 159. Sophocle, 35.
Salacia, 224 n. 133, 227 sq., 319. Soracte, 223.
Saliens, 183, 232, 274, 340 sq., 351. sort (principe directeur des événements), IX, XI sq., XIV,
Salines (de Rome), 274. XVI, XX-XXII, 209, 245, 282, 423, 431 sq., 434, 457,
Salus (divinisée), 451, 466. 469 sq.
Samnites, Samnium, 189, 191, 199, 242 sq., 466, 472. sortes (tirage des), XIII, XX, 3, 9 sq., 17, 21 sq., 24, 29, 55-83,
Samos, 47 n. 206, 133, 389, 418. 94, 96 sq., 99-107, 115, 134, 141, 146 sq., 159-161, 163 sq.,
S. Omobono (area sacrée de; voir Fortuna du Forum Boa- 181, 185 η. 183, 232, 433 sq., 444, 446, 453, 473; sors de
rium et Mater Matuta). Servius Tullius, au musée de Fiesole, 75, 187 n. 197, 324,
L. Sariolenus Naevius Fastus Consularis, lin. 38, 19 n. 66, 427, 477; Vergilianae sortes, 76 sq., 162.
22 n. 75, 122 n. 539, 155 n. 42. sortilegus, 71, 76, 78, 160.
Sassanides, 443. Sosipolis (voir Zeus), 92 sq., 94, n. 424, 98, 459 n. 145.
Satricum, 4446, 50 sq., 55, 79, 109, 117 n. 519, 235 n. 185, 260, souveraineté, XXII, 52, 97 sq., 118, 145-147, 168, 174, 176 sq.,
264 n. 70, 308, n.294, 309, 311, 317. 234, 242, 296, 299, 304, 325, 327-332, 339, 369, 423426, 428,
Saturnales, 357, 363. 438, 441, 444, 460, 467.
Saturne, 10 n. 37 (aerarium Saturni), 57 n. 243, 118, 198, Sparte (Lacedèmone), 47 η. 206, 126, 300 sq., 316 η. 336, 415,
227 sq., 319, 371,418. 418.
Scolacium, 190 sq. Spes (divinisée), 11 η. 38, 155 η. 42, 168, 185, 188, 197 η. 12,
M. Scurreius Fontinalis, 71. 204 η. 28, 205, 230 η. 163.
Scythes, 74, 366. Spurinna, 258 η. 46 bis.
Sehius, 123. Stace, 48 sq., 93.
Seia, 274 n. 142. Stata Mater, 228, 319, 351, 420.
sein (de la déesse), 42 sq., 4547, 54, 105, 130 sq., 150-152, L. Stertinius, 251, 266 n. 92.
179 sq., 366-368. Strabon, 3, 187, 314.
Séjan, 274, 276-279, 294, 297, 324, 327 sq., 332 sq., 463. Strenia, 414.
Sele (Heraion du), 46 n. 194. Styx, 143.
Sélinonte, 45, 111. Suessa Aurunca, 188 n. 207.
Selvans, 464. Suétone, 59, 149, 183.
Sémélé, 314. Sulpicia, 263 n. 68, 377 n. 19, 382 n. 43, 394 n. 104.
Sementiuae, 264 sq. Sumer, 60.
Semo Sancus, 277, 286, 413, 445 n. 87, 451. suouetatirilia, 255, 264.
Ti. Sempronius Gracchus (cens. 169), 153. Sybaris, 126, 127 n. 564.
500 INDEX

syncrétisme, XXIII, 93, 121 sq., 125, 142. Tifata (mont), 474.
Syracuse, 52 η. 233, 274 η. 142. Tinia, 88 sq., 91, 284, 462, 467, 470.
Syrie, Syriens, 78, 159-163, 177 sq., 224 (dieux — du Janicu- Tiora Matiene, 73.
le). Titané, 459.
Tite-Live, 20, 62, 94, 124 sq., 150, 157, 167, 170, 172, 176, 184,
Tacite, 61 sq., 69, 74, 149, 155, 164 sq., 204 sq., 238, 466. 188 sq., 197, 201 sq., 210 sq., 243, 254, 270, 282 sq., 286,
Tages, 107. 288 sq., 295 sq., 324, 335-337, 339, 342, 344, 346, 356, 358,
Tammouz, 331, 475, 477. 363, 370-372, 444, 450 sq.
Tanaquil, 274, 277 sq., 280, 286, 290, 293 n. 228, 295 sq., 303, toga pietà, 297, 299; praetexta, 269 η. 106, 274, 277 sq., 284 sq.,
305, 314 n.326, 315, 318, 324-326, 329 n.411, 331 sq., 287 sq., 290-292, 296-299, 302, 303 n. 275; pura, 286, 297,
344 sq., 413, 440-446, 447 n. 95, 461, 470, 474, 476. 297, 298 η. 248; regia, 277 sq., 285, 297, 299, 301, 303
Tarchetios, 441-444, 476 n. 222. η. 275, 327, 332; sororiculata, 285, 287, 290 η. 212, 297,
Tarchon, 443. 298 η. 249-250, 299, 310 η. 305; undulata, 268 sq., 274,
Tarente, 46, 54, 111, 139, 142. 284 sq., 297-299, 327, 332.
Tarku, 443. Tor Tignosa (cippes de), 436 sq.
Tarkumuwa, 443. Trajan, 161, 204.
Tarquin l'Ancien, 255 η. 35, 256, 258, 262, 295 sq., 303, 315, Trastevere {Trans Tiberini), 190, 196, 199 sq., 202, 206, 208,
324-327, 331, 413, 436 η. 47, 441, 443, 445, 476. 224, 226, 230, 234, 236 η. 187, 237, 239, 245, 247 η. 245, 250,
Tarquin le Superbe, 62 η. 268, 324-326, 331, 370, 476 η. 223- 258, 245, 451 η. 108.
224, 477. Trébie (la), 184.
Tarquins (les), 77, 257, 260 η. 56, 261 η. 60, 263, 286, 299, 326, Trebonia Sympherusa, 25, 140 η. 611.
371 η. 179, 443 {Tarquinius), 467 η. 188, 468, 477-479. triade, IX, 22 sq., 47 η. 204, 48, 50, 88, 90 sq., 109, 116, 169,
Tarquinia, 107, 258 η. 46 bis, 467 η. 188, 470. 171, 173, 179 sq., 188, 211 η. 62, 371, 435, 462, 467 η. 188.
T. Tatius, 451. Trophonios, 68.
Teanum Sidicinum, 187 sq., 191, 385 η. 54, 449, 454, 472 Tullia (fille de Servius Tullius), 276, 292 sq., 301, 324-326, 331,
η. 200. 476 n. 224, 477.
Tecvm, 88 sq., 91, 461 sq. M. Tullius Cicero (Cicéron), 3 sq., 9 sq., 11 n. 41, 12-21, 23-26,
Telegonos, 59, 446. 28, 33, 36-40, 44, 51, 53 sq., 57, 59, 61 sq., 66 sq., 71, 73, 76,
Tellumo, 172 sq., 347, 439. 78, 81, 83, 86 sq., 88 n. 392-393, 95-97, 100-103, 107,
Tellus, 117, 172 sq., 228, 240 n.214, 264 sq., 301, 305, 322, 347, 116 sq., 140, 159, 164, 168, 170, 207, 219, 222, 342, 431.
431, 438 sq., 449 n. 99, 473, 478 n. 234. Q. Tullius Cicero, 107.
Terence, 237 sq., 242, 244, 433. Tullus (Tullius, chef des Volsques), 344.
Terminalia, 369. Tullus Hostilius, 326.
Terminus, 187,369,471. tunica recta, 286, 290, 296, 305, 307.
Terracine, 111, 112 n.497 et 502, 115, 117, 240 sq. Turan, 90 η. 402, 144, 467.
Terre-Mère, la Terre divinisée, 37, 52, 97, 104, 106-108, 110 sq., Turms, 144.
113, 116, 126 η. 559, 131, 133, 146, 147 η. 633, 180 sq., 228, Tusculum, 3, 59, 64 n. 279, 67 n. 289, 183 sq., 189, 268, 452.
264 sq., 431, 451 η. 108, 472, 478. Tutula, 363.
Tertullien, 198, 351, 396, 399, 436. Tyché, Vili, IX η. 13, XII, XIV, XXII sq., 21 η. 73, 27, 35, 48,
Téthys, 116 η. 517, 442-444, 456, 461 sq 61, 70 η. 303, 86 η. 388, 92-94, 121 sq., 124 sq., 126 η. 559,
Thapsus, 57 n. 243. 131, 145, 147, 158, 167 η. 104, 168-170, 176, 178, 212, 242,
Thasos, 170. 325 η. 389, 431 η. 20, 432434, 437, 447 η. 96, 448 η. 97,
Thèbes, 92-94, 125, 455, 457 n. 135. 455-460, 463, 466, 471, 479 η. 236.
Thelpousa, 129. — Protogeneia, 3 η. 5, 29, 33, 36, 88 η. 393, 94, 119-122, 125,
Théodose, 84, 182. 131.
Théophraste, 420. — Σώτεφα, Salvatrice, 92 sq., 119, 455, 458.
Thesan, 74 n. 329, 313 sq., 444, 462. Τύχης Μλαμοσ (de Rome), 294 sq., 302, 344.
Thétis, 143, 444. Tyr, 158, 162, 176.
Thurii, 126 sq., 137.
Tibère, 3, 74 n. 329, 83, 156, 159 n. 60, 176, 178 n. 151, 199 sq., Ulysse, 59 n. 249, 446.
203-206, 214, 274, 280, 401. Uni, 74 n. 329, 88, 91, 162, 185 n. 183, 263, 313 sq., 328, 444,
Tiberina descensio, 200 n. 8, 207, 211-215, 219-222, 224, 232, 462, 466 sq., 471.
234, 245, 406, 454. uniuirae, 281-283, 292, 311, 323, 335, 337 sq., 340, 348-350,
Tiberinus Pater (divinisé), 215. 352-360.
Tibre, 41, 64 n. 278, 188 n. 203, 197 n. 14, 199-203, 206-208, Urd (fontaine d'), 100 sq.
214 sq., 219-221, 224, 230-232, 234, 236, 242, 244, 246, 250, Usas, 311, 314,316 n. 336.
258, 266, 283, 305 sq., 358 sq., 376, 389 η. 80, 405 sq., 422,
438, 453 sq., 460, 467 η. 188, 468, 471, 474 η. 210. Vacuna, 430.
Tibulle, 63, 67, 421. Valère-Maxime, 80, 270, 274, 276 sq., 279, 324, 337, 344, 355,
Tibur (Tivoli), 3, 14 η. 51, 49, 59, 64, 71 η. 309, 74, 156, 181, 359 sq., 407.
182 η. 167, 250 η. 3, 446 η. 94, 476 η. 224. Valeria (sœur de Publicola), 336, 339-343, 348 sq.
INDEX 501

Valerli (les), 339, 348 η. 67. Sacra —, 293, 414.


C. Valerius Procillus, 62. — Salaria, 41.
P. Valerius Publicola, 336, 344 η. 54, 348 η. 67. C. Vibius Pansa (monétaire), 112 η. 499.
Varron, XV, 30 sq., 34 sq., 37, 60, 62 η. 268, 135, 190, 197, Vica Pota, 209.
201 sq., 207, 226-230, 268-270, 273, 277-280, 285, 297-299, victoire, 32, 83, 122, 124, 176 sq., 183 η. 175, 184, 189, 242-244,
351, 363, 395 π. 105, 396, 399, 403, 407, 412, 418, 420, 422, 361 sq., 365 sq., 371-373.
431, 435437, 446, 451 sq., 465. Victoria (la Victoire), divinisée, 64 η. 278, 144 sq., 147 η. 632
Varuna, 97 sq., 110. (de Samothrace), 150, 156, 158 η. 54, 177 sq., 183 η. 173,
Véies, 50, 90 η. 402, 117 η. 519, 251, 253 η. 26, 254, 256, 260, 418 (aptère).
262 η. 65, 263, 328, 337, 347, 357, 450, 461, 467. Vicus Iugarius, 251.
Veiouis, 111, 112 η. 499, 259 η. 48, 451. — Longus, 271, 282, 356 n. 117, 376.
Velletri, 79, 149. — Sandaliarius, 319.
Veneralia, 375, 378, 381, 392 sq. Viminal, 271, 376.
Vénétie, 187. Vinalia, 322, 394 n. 104, 403, 407, 452 n. 114.
Vénus, 60, 139, 152 η. 24-25, 185, 230 η. 163, 290, 306, 319 Virbius, 91 n. 407, 111, 143 n. 619, 475, 477.
η. 353, 322, 328, 349, 351 η. 90, 394, 397, 401-403, 409, 439, Virgile, 76 sq., 104, 135, 401, 414, 416, 446.
450, 472 («Vénus» préhistoriques). Virginensis (-niensis), dea, 272, 304.
— Calua, 398. Virginie, 288 sq.
— Έταταλάριος, 271, 375, 376 η. 9. Virtus, 158, 175, 266 η. 92, 389 η. 80.
— Érycine, 71 η. 305, 204, 207 η. 41, 394 η. 104, 407 η. 170, Volsinies, 256, 262, 324, 447 η. 96, 448, 463-466, 470.
452 η. 114. Volsques, 111, 149, 162, 176, 181 sq., 336, 337 η. 17, 338,
— Genetrix, 204. 340 sq., 344 sq., 359-362, 367, 370-373, 473.
— Ionia, 88 η. 393, 139 η. 609. Volumna (déesse), 340, 343, 351 sq.
— Libitina, 467. Volumnia (femme de Coriolan), 366 sq., 339-345, 348-352.
— Obsequens, 394 η. 104. Volumnii (les), 340 η. 35, 358 η. 126.
— Verticordia, 185 η. 191, 263 η. 68, 357, 368 η. 164, 375-395, L. Volumnius (cos. II 296), 356.
404-406, 408. Volumnus, 351.
— Victrix, 14 η. 51. Vulcain, 73 n. 319, 100, 113 n. 504, 123 n. 543, 224 n. 129, 274,
Vergilia, 337, 342. 295, 296 n.240, 303, 318 sq., 351, 420, 441-443, 445, 474,
Verginia, 356. 475 n.219.
C. Verres, 52 η. 233, 62, 274 η. 142. Vulci, 47 n. 201, 257 sq., 325, 415, 461, 465, 467 n. 188, 470,
Verrius Flaccus, 7 η. 23, 15 η. 55, 32, 55, 57 sq., 60, 143 η. 619, 478.
197, 283, 378-380, 382 sq., 386, 388, 391-393, 403.
Vertumnus (Voltumna), 226, 231, 262, 465. Xénophon (sculpteur), 92, 457 η. 135.
Vespasien, 71, 78, 264, 276 n. 143.
Vesta, 249, 250 η. 3, 253 η. 24, 258 sq., 284, 286 η. 197, 306, Yggdrasill (frêne), 100 sq.
318 η. 347, 438, 442 sq., 445 η. 84, 451, 456.
Vestalia, 207, 306, 321. Zagreb (momie de), 89.
Vesuna, 430. Zeus, 36, 48, 62 n. 262, 68, 73 n. 322, 80 n. 357, 86 n. 388, 90
Veturia (mère de Coriolan), 336 sq., 339-345, 348 sq., 365. n. 402, 92-94, 98, 106, 113, 119 sq., 126, 131, 146, 160, 170,
Veturii (les), 339. 389, 398, 434 sq., 455, 456 n. 130, 457.
Via Aippia, 188 n. 207. — Belos, 78.
— Campana, 199, 231 sq., 236 sq., 250, 318, 369, 468. — Crétagénès, 108, 110 sq., 113 n. 508, 116 sq., 133.
— Claudia, 368. — Diktaios, 111 n. 489.
— Flanünia, 186, 207 n. 37. — 'Ελευθέριος, Libérateur, 92, 119, 455, 458.
— Labicana, 42. — Ktesios, 125.
— Latina, 50, 184 η. 176, 187-189, 265, 282 sq., 287, 329, 335, — Meilichios, 111.
338 sq., 343, 346 sq., 353, 358 sq., 362, 364, 367-372, 409, — Ούριος, 52 η. 233, 274 η. 142.
424, 427. — Σωτήρ, 121, 189 n. 216.
— Laurentina, 369. — Velchanos, 111.
Noua — , 293. Zoroastre, 133.
— Portuensis, 199 n. 1. Zosime, 247.
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TABLE DES ILLUSTRATIONS

PI. I. Préneste.
1. Les ruines du temple de la Fortune.
2. L'Antro delle Sorti.
Pi. IL Préneste. La salle à abside.
1. Les niches de l'abside.
2. La façade.
PL III. Préneste. Axonometrie du sanctuaire, d'après H. Kahler.
PL IV. Préneste.
1. Maquette du sanctuaire supérieur, d'après Fasolo-Gullini.
2. L'esplanade de la Cortina, état actuel.
3. L'esplanade de la Cortina, reconstitution de Fasolo-Gullini.
4. Statue de la Fortune (Musée de Palestrina).
PL V. Préneste. Terres cuites.
1-3. Courotrophes (Villa Giulia, n° 13551, 27176; Musée d'Art et d'Histoire de Genève, n° M F 438).
4. Figure debout (Villa Giulia, n° 13510).
PL VI. Préneste.
1. Terre cuite: couple de déesses trônant (Villa Giulia, n° 13547).
2. Terre cuite : Fortune debout (Musée d'Art et d'Histoire de Genève, n° M F 480).
3-4. Deniers de M. Plaetorius Cestianus (agrandissements; British Museum).
PL VII-VIII. Préneste. Ciste du bain de Mars (Berlin. Staatliche Museen, Antiken-Abteilung, n° 6239).
PL IX. Les Fortunes d'Antium.
1-2. Aureus; denier de Q. Rustius (Cabinet des Médailles).
3. Ex-voto du Musée de Palestrina.
Monnaies.
4. Follis. Monnaie de consécration de Galère; Fors Fortuna (British Museum).
5. Faustine la Jeune; Fortuna Muliebris, denier (British Museum).
PL X. L'area sacrée de S. Omobono.
1-2. Coupe; plan, d'après F. Coarelli.
3. L'autel.
PL XI. L'area sacrée de S. Omobono.
1. Vue générale.
2. Le temple républicain.
CARTE ET PLANS
I. Le culte de Fortuna en Italie sous la République.
II. Préneste. Le temple de la Fortune.
III. Rome. Les sanctuaires de Fortuna.
PI. I

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Chiesa di S Omobono

probabile posizione della fronte


dei Templi Gemelli

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Depositi alluvionali livello precedente Ara

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Vicus lugarius

Aedes Fortunae et Matns Matutae


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1961-62

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I. Le culte de Fortuna en Italie sous la République.


Castel S. Pietro
dell'Aquila

SANCTUAIRE

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SANCTUAIRE
INFERIEUR

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II. Préneste. Le temple de la Fortune.


Pone Colline

III. Rome. Les sanctuaires de Fortuna.


TABLE DES MATIÈRES

PAG.
AVANT-PROPOS V
INTRODUCTION VII

Les problèmes classiques du culte de Fortuna: les origines; la nature de la déesse, VIL - Les
données initiales : une personnification de la Chance ou du Hasard? VIII. - Hétérogénéité des
cultes de Fortuna, Vili. - Historique de la recherche. Les deux définitions de Fortuna : déesse du
Sort? IX. - Déesse des femmes? XII. - Le renoncement à résoudre le problème: hypothèses
contradictoires sur les origines de Fortuna, XIV; conçue comme une puissance vague et
indéterminée, XV. - Travaux récents sur les Fortunes archaïques de Préneste et de Rome,
XVII.
Objet et méthode d'une recherche nouvelle : l'unité primitive de Fortuna? XVII. - Une
chronologie du culte; une théologie de la Fortune, XVIII. - Le problème de l'hellénisation, XXII. - La
religion de Fortuna sous l'Empire, XXIII.

Premiere Partie

FORTUNA DANS LA RELIGION ARCHAÏQUE

Première Section

LES FORTUNES ITALIQUES

CHAPITRE I - LA FORTUNE DE PRÉNESTE : « FORTVNA PRIMIGENIA» .


Préneste, ville de la Fortune, 3.
I - La topographie du sanctuaire
Les fouilles de Palestrina, 5. - Le sanctuaire inférieur, 6. - Le sanctuaire supérieur, 8. - Le texte
du De diuinatione, 9; et l'identification des lieux de culte, 10. - Datation du sanctuaire, 11. - louis
Pueri : le problème du temple de Jupiter Enfant, 12. - L'enclos de la grotte? critique de la thèse
de Delbrù'ck, 13. - Le «sanctuaire» inférieur, ensemble d'édifices civils? 16. - Identification de
Y(aedes) louis Pueri avec le temple situé sous la cathédrale, 17. - La structure du sanctuaire
inférieur, 19.- Bipartition topographique et théologique, 20: Fortuna Primigenia, déesse-mère et
déesse oraculaire, 22. - Lieux de culte et fonctions de la déesse : le développement organique du
sanctuaire de Préneste, 23.
520 TABLE DES MATIERES

II - PROBLEMES DE GÉNÉALOGIE : FORTUNA PRIMIGENIA, FILLE DE JUPITER 24


Fortuna fille de Jupiter selon les inscriptions prénestines, mère de Jupiter selon le De diuinatio-
ne, 24. - L'inscription d'Orcevia, 24. - Le sens de Primigenia : «première-née» ou «primordiale»?
26. - Étude sémantique de l'adjectif primigenius, 29. - Son seul sens est «primitif, premier,
primordial», 30. - Le cognomen Primigenius, 32. - Les traductions de Primigenia par Plutarque,
33; son commentaire, 34. - L'étymologie de Cicéron, 36. - Les contradictions de Fortuna
Primigenia : déesse Primordiale, à la fois mère et fille de Jupiter, 38.

III - Fortuna Primigenia, déesse courotrophe 40


Le témoignage des inscriptions, 40. - Des terres cuites : votives (recensement des dépôts votifs de
Palestrina), 41; et funéraires, 42. - Leurs trois types, 43 : la courotrophe assise, 43; la déesse qui
porte la main à son sein, 44; les deux déesses à l'enfant, 47. - Le problème des dédoublements
divins, 48. - Le concept de courotrophie, 51. - Fortuna, mère toute-puissante de ses fidèles, 52. -
Éléments de chronologie : l'aspect fondamental et permanent du culte, 54.

IV- « Praenestinae sortes»: Fortuna Primigenia, déesse oraculaire 55


Célébrité de l'oracle, 55. - La fête des 9-10 avril, 55. - Fréquence des consultations, 58. - Le
printemps et les cultes oraculaires : le renouveau des destins, 60. - Signification religieuse du
hasard, 61.
La liturgie des consultations, 62. - Le bas-relief d'Hercule à Ostie, 63. - Les monnaies de
M. Plaetorius Cestianus, 64. - Les enfants attachés au tirage des sorts, 67. - La grotte primitive,
lieu des consultations, 67. - Grottes et sources dans les cultes oraculaires, 69. - Le clergé de
Fortuna: sortilegus, 71; sacerdos, 71; personnel subalterne, 72. - Les tablettes des sorts, 73. -
Sortes primitives, 73. - Oracles italiques par les sorts, 74. - A-t-on des fragments des sorts de
Préneste? 75. - Sévère Alexandre et les Vergilianae sortes, 76.
Histoire de l'oracle. Lutatius Cerco, 78. - Une polémique religieuse? Les relations politiques de
Rome et de Préneste, 79. - Déclin de l'oracle au temps de Cicéron? 81. - Les dédicaces des
collèges d'artisans, 82. - L'oracle sous l'Empire, 83.

V - Origines et signification du culte 84


L'énigme de Fortuna, mère et fille de Jupiter, 84. - Solutions dualistes : bipartition du culte? 84;
ou évolution? 86. - Fortuna issue de la fusion de deux divinités, étrusques (Thulin)? 88; Fortuna,
Jupiter et Junon ne forment pas une triade, 90. - Ou grecques (F. Altheim)? 92. - La «polémique
religieuse» d'A. Brelich, 94. - La solution unitaire de G. Dumézil, 97. - Unité et évolution
continue du culte, 99.
Ses données fondamentales : le mythe étiologique, 100. - L'arbre sacré : arbre mythique, 100;
chêne vert et olivier de Préneste, 101. - Les composantes du mythe, 102 : l'arbre et le rocher, 103.
- Le paysage sacré de Préneste, 104. - La Grande-Déesse et l'Arbre sacré, 104. - Les grottes
saintes et la Terre-Mère, 106.
Les dieux enfants de Préneste, 108. - Jupiter Enfant, 110. - Parallèles crétois, grecs et italiques,
111. - La Déesse-Mère et le jeune dieu méditerranéen, 113.
La venue de Junon, 115. - Une innovation locale, 116. - Les enfants des courotrophes : effigies
humaines ou divines? 117. - Junon: une première forme de l'hellénisation, 117.
Fortuna, fille de Jupiter: la seconde phase de l'hellénisation, 119. - La Tyché Protogeneia
d'Itanos et de Délos, 119. - Diffusion de Fortuna Primigenia dans le monde hellénistique, 122; le
sacrifice de Prusias à Préneste, 123. - Divinités ou héroïnes grecques nommées Protogeneia, 125.
- Persephone, la Protogonos (-é) Koré : dans les mystères d'Attique et de Messénie, 125; sur les
feuilles d'or pythagoriciennes de Grande-Grèce, 126. - Persephone et Demeter: Fille et Mère
TABLE DES MATIÈRES 521

originaires, 129; et fondamentalement identiques, 129. - Le mythe de l'éternel retour, 130. - Sa


transposition à Préneste : Fortuna mère et fille de Jupiter, 132. - Alternance des générations et
conception cyclique du temps : la légende de Pero et Micon, 132. - Le nouveau mythe de
Préneste : une réponse au problème des origines, 134. - Essai de chronologie, 137 : le tournant du
IVe et du IIIe siècle, 138. - Chronologie parallèle du pythagorisme romain, 139. - La portée du
nouveau mythe de Fortuna : ésotérique, et non populaire, 139. - La religion de Préneste, fruit
d'une élaboration purement locale, 140.
La dernière phase de l'hellénisation. La ciste du bain de Mars, 142. - Signification du mythe, 143.
- Fortuna souveraine parmi les dieux, 145. - La construction du sanctuaire supérieur, 145; et
l'accession de Fortuna à la souveraineté cosmique, 146.

CHAPITRE II - LES FORTUNES D'ANTIUM. LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE 149


Le couple des Fortunes d'Antium, 149.
I - L'iconographie des Fortunes d'Antium 150
Les monnaies de Q. Rustius, 150. - L'ex-voto de Préneste, 152. - Deux déesses, l'une de type
matronal, l'autre, de type amazonien, 154; figurées par des demi-statues, 154. - Et dépourvues de
surnom distinctif (Felix, Victrix, etc.), 155. - Une Fortune guerrière et une Fortune pacifique?
157.

II - Les fonctions des deux déesses 158


L'oracle d'Antium, 158. - Fondé sur les mouvements des statues cultuelles, 159. - Origine
orientale du procédé, 160. - Sans doute emprunté à Carthage dès l'époque archaïque, 161. -
Persistance de l'oracle jusqu'au IVe siècle ap. J.-C, 164.
Deux déesses de fécondité, 164. - La naissance d'Augusta, fille de Néron, 164. - Le dépôt votif
d'Antium, 166 : déesses guérisseuses; et divinités poliades d'Antium, 166. - Mais qui n'étaient pas
des «déesses de la mer», 167. - Toutes ces fonctions sont communes aux deux déesses, 168.

III - LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE 169


Dyades et triades divines: un phénomène universel, 169. - Exemples grecs, 169; italiques et
celtiques, 170. - Scission d'une divinité unique, qui tend à revenir à l'unité, 171. - Couples
italiques masculin-féminin, 172. - Les deux Paies, 173. - La triade de Némi, 173. - Une solution au
problème de l'indifférenciation divine, 174.
Le type amazonien : son apparition récente (début du Ier siècle av. J.-C), 174. - Sa signification
n'est pas guerrière, mais poliade, 175. - Ses origines : influences des Tychés des villes
hellénistiques, 175; de la Dea Roma, 176; des Fortunes victorieuses, 176. - Q. Rustius, 177; Auguste, 177; et
les Fortunes d'Antium : leur tutelle pacifique et guerrière sur le voyage du prince, 178.
Reconstitution de leur type primitif, 178. - Une Fortune au sein nu? 179. - Signification
chthonienne des demi-statues, 179. - Parenté des déesses d'Antium et de Préneste, 180. - Du
substrat méditerranéen à l'Empire chrétien, 181.

IV - LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE 182


Cultes du Latium: Tusculum, 183; l'Algide, 184; Signia, Cora, Ostie, 185. - La côte adriatique :
Fanum Fortunae, 186. - Campanie et Samnium: Cales et Teanum Sidicinum, 187; Capoue, 188;
Bénévent, etc., 189. - Les deux aires cultuelles de Fortuna, 190. - Hypothèse d'une Fortune
osque, 191.
522 TABLE DES MATIERES

Deuxième Section

LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA

Contraste des Fortunes romaines avec celles de Préneste et d'Antium : leur multiplicité, 195;
leurs liens avec Servius Tullius, 195. - Les sources : les listes de sanctuaires transmises par
Plutarque, 196. - Leur valeur chronologique, 197. - Essai de discrimination entre sanctuaires
anciens et plus récents, 198.

CHAPITRE III - LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM» 199


I - Les sanctuaires 199
Les temples du premier et du sixième mille, 199. - Discussions sur leur nombre et leur origine,
200. - Les deux temples de Servius au premier, de Carvilius au sixième mille, 202. - Le temple de
Tibère, 203 : édifice nouveau, et non simple reconstruction, 205. - Les trois temples de la rive
droite; liens de Fors Fortuna avec le fibre, 206.
II - La fête de Fors Fortuna et les rites de l'eau au solstice d'été 207
La Tiberina descensio du 24 juin, 207. - Les deux fonctions de Fors Fortuna, déesse cosmique et
sociale, 208. - Le nom de Fors Fortuna, 208. - Déesse de la Chance ou du Hasard? 209. - Son type
iconographique, 210.
La fonction cosmique de Fors Fortupa : la Tiberina descensio, fête romaine du solstice d'été? 211.
- Les négations de la critique moderne, lll.-he. dies Fortis Fortunae, fête de l'eau et non du feu,
213. - Le lien de Fors Fortuna avec les eaux, 214. - La crise du solstice dans le calendrier romain,
215. - La fête du solstice dans le folklore moderne, en Europe et en Afrique du Nord, 216. - Rites
de l'eau et rites du feu à la Saint- Jean, 217. - Leur signification identique: purification et
fécondation, 218. - Caractère partiel de la fête du 24 juin, 219. - Comparaison avec d'autres fêtes
de l'eau, 219. - La fête de la crue du Nil, 220. - La fête du 24 juin et la fonction magique des jeux,
221. - Hantise de la chaleur et du feu solaire au solstice, 222; et nécessité de stimuler les eaux en
détresse, 223. - Les fêtes de l'eau dans le calendrier romain de juin-juillet, 223.
Fors Fortuna, déesse agraire? Le texte de Columelle, 225. - Traces d'une Fortune agraire dans les
Satires Ménippées de Vairon, 226. - Affinités de Cérès et de Fortuna, 228. - Cérès, Paies, Fortuna
et les Pénates étrusques, 229. - Archaïsme de Fors Fortuna, 231; pourtant dépourvue de fête
publique, 232. - Une divinité préurbaine de la campagne romaine, 232.
III - La fonction sociale de Fors Fortuna, déesse des plébéiens et des esclaves 234
Le dies Fortis Fortunae, fête des plébéiens et des esclaves, 234. - Les bronzes votifs de la Porta
Portese, 235. - Les dédicaces des collèges d'artisans, 236, - Le texte de Donat, 237; abusivement
corrigé, 238. - Fors Fortuna, protectrice des déshérités de la société romaine, 238. - Les divinités
protectrices de la plèbe et des esclaves, 239. - Croissance végétale et croissance sociale, 241. - La
Fors Fortuna de Carvilius, 242. - L'histoire sociale de Fors Fortuna, 243. - Ses caractéristiques à
l'époque classique, 244. - Le renouveau cosmique du IVe siècle ap. J.-C, 245. - Les monnaies de
consécration de Galère, 246.

CHAPITRE IV - LA FORTUNE DU FORUM BOARIUM 249


I - Topographie et histoire du sanctuaire 249
Les théories anciennes : le pseudo temple de la Fortune Virile, 249. - Histoire des temples
jumeaux de Fortuna et Mater Matuta, 250. - Les fouilles de S. Omobono, 251. - La chronologie
TABLE DES MATIÈRES 523

d'E. Gjerstad, 252. - Critique de ses théories, 253. - La chronologie de G. Ioppolo et F. Coarelli,
255. - Renouveau du problème des origines de Fortuna, 257 : les débuts de son culte, aux VIIe- VIe
siècles, 258. - Les terres cuites du temple de S. Omobono, 259. - Destruction de l'area sacrée à la
fin de l'époque royale, 260. - L'époque républicaine, 262. - La vie religieuse sur l'area sacrée,
d'après la fosse à sacrifices primitive, 263. - Situation de l'area sacrée à l'intérieur du pomerium,
265.

II - LE NOM DE LA DÉESSE : LE PROBLÈME DE FORTUNA VIRGO 268


Une Fortuna Virgo ou Virginalis? 268. - La Fortuna du Forum Boarium ne portait pas d'épiclèse,
269. - Essai de localisation du temple (distinct) de Fortuna Virgo, 270; d'après les listes de
sanctuaires de Plutarque, 271. - Les fonctions de Fortuna Virgo, 272. - La déesse du Forum
Boarium, principale Fortune de Rome, 273.

III - La statue voilée et son identité : Servius ou Fortuna? 274


La statue du temple; son histoire, 274. - Son identité. Théories des anciens, 276. - Reconstitution
de la doctrine de Vairon, 277; d'après Pline, 278 : la statue cultuelle de Fortuna, 279. - Vêtue des
toges de Servius Tullius, 280. - Mais qui n'avait rien d'une divinité androgyne, 280.

IV - Signification du culte et fonctions de la déesse 281


Interprétations anciennes : identifiée avec Pudicitia par Wissowa, 282. - Réfutation, 283. - Une
divinité étrusque du Destin, selon Thulin, 284. - Interprétations récentes : H. Lyngby, 284. -
J. Gagé : une protectrice de la classe d'âge des uirgines, 284. - Cultes archaïques de Fortuna,
vêtements et rites de passage, 286. - Réfutation de la thèse de J. Gagé : contre une classe de
uirgines, 287. - Arguments sémantiques ipuella et uirgo), 288. - Les rites de « passage » sont, pour
les filles, ceux du mariage, 290.
Les rites de Fortuna au Forum Boarium: un culte féminin, 291; mais non matronal, 292. - Le
tabou relatif aux toges de la statue, 293. - Les amours de Servius et de Fortuna, 293. - Tanaquil,
double historicisé de Fortuna, 295. - Le rôle de Tanaquil, dans le mythe de la naissance de
Servius, 295 ; dans les rites du mariage romain, 296. - Les toges de la statue du Forum Boarium,
296 : toga praetexta; undulata; regia, 297. - Des toges ambivalentes : vêtements des rois et des
jeunes mariées, 299.
Fortuna dans le mariage romain, 300. - Rites matrimoniaux et échange des vêtements masculins
et féminins, 300. - Fortuna, protectrice du «passage» et de la fécondité du mariage, 301. - Les
toges de Servius et les pouvoirs sexuels du Feu, 303. - Orientations contraires de la Fortune du
Forum Boarium et de Fortuna Virgo, 303. - Les divinités protectrices du mariage romain : Tellus;
Cérès; Junon, 305. - Fortuna et la vie sexuelle, 307.
Fortuna et Mater Matuta : nature et signification de leurs affinités, 307. - Les rites des Matralia
du 11 juin, 308. - Mater Matuta, déesse de l'aurore et courotrophe, 308. - L'interprétation des
Matralia, selon G. Dumézil, 311. - Le nom de Matuta, 311 : une déesse de la naissance à la lumière
du jour, 313. - Son alliance avec Fortuna, 313. - Deux déesses de fécondité, 314. - Le voisinage de
Carmentis, 316. - Matuta, Fortuna et les mythes du Feu, 318. - Stata Fortuna, 319. - Les Matralia,
NP, 320 : fête publique, 321. - Statut de la fête de Fortuna, 322. - Romanité de Fortuna au Forum
Boarium, 323.
La fonction royale de Fortuna, 324. - Protectrice de Servius Tullius, 324. - Un mythe d'origine
indo-européenne? 324. - Tanaquil-Fortuna, Egèrie et les rois de Rome, 325. - Fortuna,
dispensatrice de souveraineté politique, 327. - Parallèle avec Diane et Junon, 328. - De la fécondité à la
souveraineté, 329. - Les mythes de la royauté sacrée : en Irlande, 330; en Mésopotamie (Ishtar),
331. - La Fortune du Forum Boarium, la plus universelle et la plus ancienne des Fortunes de
Rome, 332.
524 TABLE DES MATIERES

CHAPITRE V - FORTUNA MULIEBRIS 335


I - La fondation du culte et l'ambassade des femmes auprès de Coriolan 335
Le récit annalistique, 335. - Les deux statues cultuelles : celle du sénat, celle des matrones, 337. -
Les problèmes de Fortuna Muliebris, 337. - Interprétations de la légende de Coriolan, 338. -
J. Gagé : trois rôles féminins, la vieille femme, la matrone et la uirgo, 339. - Dualité du culte : les
matrones et la guerre, 340.
II - Dualité et unité de Fortuna Muliebris : le problème des deux statues cultuelles 341
Deux ou trois héroïnes? 341. - Veturia, mère de Coriolan, 341; Volumnia, sa femme, 342:
transposition des deux statues cultuelles, 343. - Hypothèse du dédoublement d'une divinité
primitivement unique, 344. - Analogies avec le culte d'Antium, 345 : une figure matronale, une
figure défensive, 346. - Mais Fortuna Muliebris reste conçue comme une divinité unique, 346. -
Valeria, prêtresse unique de la déesse, 348; mariée et uniuira, 349.
Ili - Fortuna Muliebris, déesse matronale 349
Protectrice des femmes mariées, 350. - Volumnia, épouse de Coriolan, les déesses Volumna et
Lucia Volumnia : fécondité féminine et courotrophie, 351. - Rôle privilégié des jeunes mariées et
des uniuirae, 352. - Les uniuirae dans les cultes féminins, 353. - Une condamnation du
remariage? 354. - Crainte superstitieuse de la mort, 354; et valorisation de la chasteté féminine,
355. - Les uniuirae dans les cultes de Mater Matuta et Pudicitia; leurs autres qualifications
sacerdotales, 355. - Une exigence archaïque et aristocratique, 357. - Antiquité, 358; et caractère
aristocratique de Fortuna Muliebris, 358. - Valeurs spirituelles du culte, 359.
IV - Fortuna Muliebris et la guerre 360
Chronologie traditionnelle et calendrier du culte : fondé en 488-486; deux fêtes: le 6 juillet et le
1er décembre, 360. - Le natalis du 6 juillet; le sacrifice secondaire du 1er décembre, 362. -
Poplifugia et Nones Caprotines des 5 et 7 juillet, 363. - Leurs liens avec la fête de Fortuna
Muliebris, 363 : guerre et interventions victorieuses des femmes, 364. - Parallèles historiques et
mythiques indo-européens, 366. - Denudation rituelle et efficacité antiguerrière, 367.
Le sanctuaire de la Via Latina, gardien du pomerium suburbain, 368. - Unité de Fortuna
Muliebris : maternelle et défensive, 369. - Historicité de la tradition : les guerres volsques du Ve
siècle, 370; et la construction du temple, 371. - Mais un sanctuaire préexistant, 372. - Influence
secondaire des Fortunes d'Antium, 372. - Un culte archaïque, 373; mais ouvert sur l'avenir: les
notions de destinée et de victoire, 373.

CHAPITRE VI - FORTUNA VIRILIS ET LES CULTES MASCULINS DE FORTUNA 375


Fortuna Virilis et Barbata, déesses des «classes d'âge» masculines, 375. - Le paradoxe de
Fortuna Virilis, honorée par les femmes dans les bains des hommes, 376.
I - Fortuna Virius et Vénus Verticordia aux calendes d'avril 378
Les sources, 378. - Les Fasti Praenestini, 379; critique de la conjecture de Mommsen, 380. - La
description d'Ovide, 380. - Le bain des célébrantes, 381 : pris en commun par toutes les femmes,
382. - Dans les thermes, 383. - Sous deux formes : par les matrones, entre elles; par les
humiliores dans les bains des hommes, 384. - Signification du rite : purification ou fécondation?
386. - Le cocetum et le myrte, 387. - Signification erotique du bain des humiliores, 388. - La
lauatio de Vénus et les bains de statues divines, 389. - Rite de réintégration et de fécondation,
389. - Unité des rites du 1er avril, 390 : du bain des matrones et de celui des courtisanes; affinités
de Fortuna Virilis et Vénus Verticordia, 391. - Les divergences des sources, reflet d'une évolution
historique, 391. - Fortuna Virilis est antérieure à Vénus Verticordia, 392; et à l'apparition des
bains publics, au IIe siècle, 393. - Complémentarité des deux déesses, 394. - Fortuna Virilis peu à
peu supplantée par Vénus Verticordia, 394.
TABLE DES MATIÈRES 525

Π - Le culte ancien de Fortuna Virilis; Fortuna Barbata 395


Fortuna Virilis, protectrice des hommes? 395. - Les compétences viriles de Fortuna Barbata, 396:
ses tendances possibles à l'androgynie, 397. - Sens de la bisexualité divine, 398. - Fortuna Virilis
et Barbata et les rites de passage masculins, 399; symétriques des cultes féminins du Forum
Boarium, de Fortuna Virgo et Muliebris, 400. - La prise de la toge virile, 401. - La depositio
barbae, 402.
Fortuna Virilis, les fêtes d'avril et le cycle de la fécondité, 403. - Les Liberalia, 404. - Les formes
primitives du culte de Fortuna Virilis, 404. - Hypothèse d'un bain commun des hommes et des
femmes, 405; d'efficacité à la fois humaine et agraire, 406. - Déclin de Fortuna Barbata et Virilis,
407; délaissée d'abord par les hommes, puis par les femmes, 408. - Universalité et élaboration
systématique des plus anciennes Fortunes : déesses des hommes aussi bien que des femmes, 408;
de compétences à la fois biologiques, sociales et politiques, 409.

CHAPITRE VII - FORTUNA VISCATA 411


Les sources: Plutarque, 411; Sénèque, 412. - Interprétations métaphoriques de l'épiclèse : une
Fortune «oiseleuse», qui «englue» les hommes? 412. - J. Gagé: Tanaquil-Fortuna, magicienne-
oiseleuse, 413. - M. Budimir; S. Weinstock: une Fortune au gui, 414.
L'hypothèse de la Fortune Oiseleuse : une Dame aux oiseaux, héritière de la πότνια #ηρών? 415. -
La Fortune «au gui» : un sens non attesté de uiscatus, 416. - Viscuni, uiscatus, uiscare : l'adjectit
n'a qu'un sens, «enduit de glu», 417. - Fortuna Viscata: une statue «enduite de glu», 418. -
Propriétés magico-médicinales du gui et de la glu, 419. - Les onctions de statues divines, 420;
destinées à stimuler les vertus de la divinité, 421. - Un culte mineur et populaire de Fortuna,
422.

CHAPITRE VIII - ESSAI D'INTERPRÉTATION 423


I - Rome, Préneste, Antium et le problème de l'unité 423
Les problèmes majeurs : définition et origines de Fortuna, 423. - Une définition unitaire de la
Fortune romaine : déesse de fécondité, donneuse de vie sous toutes ses formes, 423. - Ses
fonctions dérivées : destinée, souveraineté, défense contre la guerre, 424. - Des cultes multiples,
protecteurs des groupes sociaux, 424; symétriques et fortement organisés, 425. - Esquisse d'une
chronologie relative, 426.
Confrontation de Rome, Préneste, Antium: unité de leurs Fortunes, courotrophes et poliades,
426. - Fortunes oraculaires et Fortunes des classes d'âge : deux réponses au problème du Destin,
427. - Le problème théologique de l'un et du multiple, 428.

II - ETYMOLOGIE ET SÉMANTIQUE 429


Fors, fortuna et la racine *bher-, 429. - Valeur sémantique du suffixe -no-, 430. - Fors-ferre et le
vocabulaire de la fécondité, 430. - Le concept de «hasard», 432. - Structure sémantique de
fortuna, 432. - Hasard et destin, 434. - Une dispensatrice du destin personnel, non l'incarnation
souveraine du Destin, 434. - Lien fondamental de la naissance et de la destinée : les tria Fata, 435.
- Les cippes de Tor Tignosa, 436.
III - Fortuna dans le monde du sacré : ses alliances et ses mythes 437
Ses affinités avec Junon et Diane, 438; Cérès, 438; Mater Matuta et Vénus, 439. - Fortuna dans le
monde des déesses-mères, 439. - Ses traits spécifiques : distribution des destins; et traditions
mythiques, 440. - Les mythes de Fortuna, à Préneste et à Rome, 440. - Les mythes de procréation
par le feu divin : Servius Tullius, 441; Romulus (chez Plutarque) et Caeculus, 441. - A. Alföldi : le
526 TABLE DES MATIÈRES

mythe du roi forgeron, 442. - Fortuna et ses homologues : Tanaquil, 443 ; Téthys : la Thesan de
Pyrgi, 444. - Caeculus, les Caecilii et Gaia Caecilia, 444.
IV - Le problème des origines 446
La thèse classique : une divinité récente et d'origine étrangère, 446. - Ses faiblesses, 448. -
A. Brelich : une Fortune de tout temps romaine, 449. - Servius fut-il l'introducteur du culte de
Fortuna? 450. - La Fortune sabine de Varron, 451. - Les origines du culte romain. Il n'est venu ni
d'Antium, 452; ni de Préneste, 452. - Mais du sanctuaire transtibérin de Fors Fortuna, 453. -
L'urbanisation d'une déesse de la fécondité agraire, 454.
Les origines des Fortunes italiques, 454. - Thèse de l'origine grecque, 455. - Les débuts tardits de
Tyché, 456. - Des poètes archaïques, 456; à Pindare et Eschyle, 458. - Premières représentations :
la statue de Boupalos, 458. - Décalage chronologique et différences de nature entre Tyché et
Fortuna, 459. - Thèse de l'origine étrusque : à la recherche d'un archétype, 461. - Tethu? 461; les
di superiores et inuoluti? 461; «la» Läse? 462. - La Nortia de Volsinies? 463; seulement un
phénomène a'interpretatio, 464. - L'influence de l'Étrurie est un facteur secondaire, 466. - Les
rois étrusques de Rome, propagateurs du culte de Fortuna, 467. - La notion de destin, 469 : une
révélation de l'Étrurie, 470.
Contre l'hypothèse d'une origine indo-européenne : Bhaga et Fortuna, 471. - Une déesse italique
commune, héritière de la Grande Déesse méditerranéenne, 472. - Les liens de Fortuna avec les
éléments : la terre, les eaux, le feu, 473. - Jupiter Puer, Servius Tullius, parèdres de la Déesse,
475. - Esclavage et mort de Servius, 476. - Mythes de la royauté sacrée, 477; et historicité de
Servius-Mastarna, 477. - Fortuna, divinité personnelle, 478. - Ses diversifications locales, 479. -
Signes de son évolution future, 479.

ABRÉVIATIONS 481
BIBLIOGRAPHIE 483
INDEX- 489
TABLE DES ILLUSTRATIONS 503
TABLE DES MATIÈRES 519

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