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MIRCEA RETAPE

FORGERONS
ET
ALCHIMISTES
DU MÊME AUTEUR

Techniques du Yoga (Gallimard, 1948; nouvelle édition,


!975)- ,
Le Mythe de l’Eternel Retour (Gallimard, 1949; nouvelle
édition revue et augmentée, 1969).
Traité d’Histoire des Religions (Payot, 1949; nouvelle
édition 1966, 1968, 1970, 1975).
Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase
(Payot, 1951; deuxième édition revue et augmentée,
1968, 1974).
Images et Symboles (Gallimard, 1952).
Le Yoga, Immortalité et Liberté (Payot, 1964, nouvelle
édition revue et augmentée, 1968, 1972, 1975).
Forgerons et Alchimistes (Flammarion, 1956; nouvelle
édition revue et augmentée, 1977).
Mythes, rêves et mystères (Gallimard, 1957; nouvelle
édition 1970).
Naissances mystiques. Essai sur quelques types d’initiation
(Gallimard, 1959; nouvelle édition 1976).
Méphistophélès et l’Androgyne (Gallimard, 1962).
Patanjali et le Yoga (Le Seuil, 1964; nouvelle édition,
1975).
Aspects du Mythe (Gallimard, 1963; nouvelle édition
1965, 1970).
Le Sacré et le Profane (Gallimard, 1963; nouvelle édition
1968, 1970, 1975).
From Primitives to Zen (Harper et Row, New York,
1967).
La Nostalgie des origines (Gallimard, 1970).
De Zalmoxis à Gengis-Khan (Payot, 1970).
Religions australiennes (Payot, 1972).
Fragments d’un Journal (Gallimard, 1973).
Occultism, Witchcraft and cultural Fashions (University
of Chicago Press, 1976).
Histoire des Croyances et des Idées religieuses. Vol. I : De
l’Age de la pierre aux Mystères d’Eleusis (Payot, 1976).
MIRCEA ELIADE

FORGERONS
ET

ALCHIMISTES
Nouvelle édition corrigée
et augmentée.

IDÉES ET RECHERCHES
Collection dirigée
par Yves Bonnefoy

FLAMMARION, ÉDITEUR
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© Flammarion, 1977.
Printed in France.
IN MEMORIAM

SIR PRAPHULLA CH ANDRA RAY,


EDMUND VON LIPPMANN,
ALDO MI ELI.
AVANT-PROPOS

Le premier volet du diptyque que forme ce petit


livre présente un groupe de mythes, de rites et de sym­
boles particuliers aux métiers de mineur, de métallur­
giste, de forgeron, tel qu’il peut apparaître à un historien
des religions. Les travaux et les conclusions des historiens
des techniques et des sciences, nous ont été précieux,
disons-le tout de suite, mais notre dessein était autre.
Nous avons tenté de comprendre le comportement de
l’homme des sociétés archaïques à l’égard de la Matière,
de suivre les aventures spirituelles dans lesquelles il s’est
trouvé engagé lorsqu’il eut découvert son pouvoir de
changer le mode d’être des Substances. C’est l’expérience
démiurgique du potier primordial qu’il eût fallu plutôt
étudier, puisqu’il fut le premier à modifier l’état de la
Matière. Mais le souvenir mythologique de cette expé­
rience démiurgique n’a laissé à peu près aucun vestige.
Nous avons donc retenu comme point de départ l’étude
des rapports de l’homme archaïque avec les substances
minérales, et particulièrement son comportement rituel
de mineur, de métallurgiste du fer et de forgeron.
Entendons-nous bien : qu’on ne s’attende pas à trouver
ici une histoire culturelle de la métallurgie, qui analyserait
les voies de diffusions de la métallurgie dans le monde
entier, à partir de ses centres les plus anciens, classerait
les vagues de culture qui l’ont propagée et décrirait
les mythologies métallurgiques qui l’accompagnaient.
Une telle histoire, fût-elle possible, aurait demandé
quelques milliers de pages. Il est d’ailleurs douteux qu’elle
puisse être écrite. On commence à peine à connaître
l’histoire culturelle et les mythologies de la métallurgie
africaine; on sait peu de chose encore des rituels
métallurgiques indonésiens et sibériens — or, ce sont
AVANT-PROPOS 7
là précisément nos principales sources des mythes, rites
et symboles en relation avec les métaux. Quant à l’his­
toire universelle de la diffusion des techniques métal­
lurgiques, elle présente encore des lacunes considé­
rables.
Sans doute nous n’avons pas négligé, chaque fois
qu’il était possible de le faire, le contexte historico-
culturel des différents complexes métallurgiques, mais
nous nous sommes attachés avant tout à percer leur
univers mental propre. Les substances minérales par­
ticipaient à la sacralité de la Terre-Mère. Nous ren­
controns très tôt l’idée que les minerais « croissent »
dans le ventre de la Terre, ni plus ni moins que des
embryons. La métallurgie prend ainsi un caractère
obstétrique. Le mineur et le métallurgiste interviennent
dans le déroulement de l’embryologie souterraine : ils
précipitent le rythme de croissance des minerais, ils
collaborent à l’œuvre de la Nature, l’aident à « accoucher
plus vite ». Bref, par ses techniques, l’homme se sub­
stitue peu à peu au Temps, son Travail remplace l’œuvre
du Temps.
Collaborer avec la Nature, l’aider à produire dans un
tempo de plus en plus rapide, changer les modalités de
la matière — nous croyons avoir décelé là une des sources
de l’idéologie alchimique. Certes, nous ne prétendons
pas qu’il existe une parfaite continuité entre l’univers
mental du mineur, du métallurgiste et du forgeron, et
celui de l’alchimiste — encore que les rites initiatiques
et les mystères des forgerons chinois fassent très pro­
bablement partie intégrante des traditions héritées plus
tard par le taoïsme et l’alchimie chinoise. Mais il y a ceci de
commun entre le fondeur, le forgeron et l’alchimiste, que
tous trois revendiquent une expérience magico-religieuse
particulière dans leurs rapports avec la substance; cette
expérience est leur monopole et le secret s’en transmet par
les rites initiatiques des métiers; tous trois travaillent sur
une Matière qu’ils tiennent à la fois pour vivante et
sacrée, et leurs labeurs poursuivent la transformation
de la Matière, son « perfectionnement », sa « transmuta­
tion ». On verra les précisions et les corrections qu’ap­
pellent ces formules trop sommaires. Mais, pour le
répéter, de tels comportements rituels à l’égard de la
Matière impliquent, sous une forme ou une autre,
l’intervention de l’homme dans le rythme temporel
propre aux Substances minérales « vivantes ». Et c’est
8 FORGERONS ET ALCHIMISTES

ici que se trouve le point de contact entre l’artisan métal­


lurgiste des sociétés archaïques et l’alchimiste.
L’idéologie et les techniques de l’alchimie, c’est essen­
tiellement le thème du second volet de notre diptyque.
Si nous avons insisté sur les alchimies chinoise et indienne,
c’est qu’elles sont moins connues et aussi qu’elles pré­
sentent sous une forme plus nette leur caractère de
technique à la fois expérimentale et « mystique ». Il faut
le dire dès maintenant : l’alchimie ne fut pas à l’origine
une science empirique, une chimie embryonnaire; elle
ne l’est devenue que plus tard, lorsque son univers
mental propre eut perdu, pour la plupart des expérimen­
tateurs, sa validité et sa raison d’être. L’histoire des
sciences ne reconnaît pas de rupture absolue entre l’al­
chimie et la chimie : l’une comme l’autre travaillent
sur les mêmes substances minérales, utilisent les mêmes
appareils et, généralement, se livrent aux mêmes expé­
riences. Dans la mesure où l’on reconnaît la validité
des recherches sur l’« origine » des techniques et des
sciences, la perspective de l’historien de la chimie est
parfaitement défendable : la chimie est née de l’alchimie;
plus exactement : elle est née de la décomposition de
l’idéologie alchimique. Mais dans le champ de vision
d’une histoire de l’esprit, le processus se présente autre­
ment : l’alchimie se posait en science sacrée, tandis que
la chimie s’est constituée après avoir vidé les Substances
de leur sacralité. Or, il existe nécessairement une solution
de continuité entre le plan du sacré et le plan de l’expé­
rience profane.
Un exemple fera mieux sentir la différence. L’« origine »
du drame (de la tragédie grecque comme des scénarios
dramatiques du Proche-Orient antique et de l’Europe)
a été retrouvée dans certains rituels saisonniers dévelop­
pant en gros la séquence suivante : combat entre deux
principes antagoniques (Vie et Mort, Dieu et Dragon,
etc.), passion du Dieu, lamentation sur la « mort » et
jubilations saluant sa « résurrection ». Gilbert Murray
a même pu montrer que la structure de certaines tragédies
d’Euripide (non seulement les Bacchantes, mais aussi
Hippolyte et Andromaque) conservé encore le schéma
des vieux scénarios rituels. S’il est vrai que le drame
dérive de tels scénarios rituels, qu’il s’est constitué en
phénomène autonome en utilisant la matière du rite
saisonnier, ont est fondé à parler des « origines » sacrées
du théâtre profane. Mais la différence qualitative entre
AVANT-PROPOS 9
les deux catégories de faits n’est pas moins évidente
pour cela : le scénario rituel appartenait à l’économie du
sacré, il déclenchait des expériences religieuses, il enga­
geait le « salut » de la communauté considérée comme un
tout; le drame profane, lorsqu’il se fut défini son propre
univers spirituel et son système de valeurs, provoquait
des expériences d’une tout autre nature (les émotions
« esthétiques ») et poursuivait un idéal de perfection for­
melle parfaitement étranger aux valeurs de l’expérience
religieuse. Il y a donc solution de continuité entre les
deux plans, même si, pendant de longs siècles, le théâtre
s’est maintenu dans une atmosphère sacrée. Il y a une
distance incommensurable entre celui qui participe
religieusement au mystère sacré d’une liturgie et celui
qui jouit en esthète de sa beauté spectaculaire et de la
musique qui l’accompagne.
Assurément les opérations alchimiques n’étaient pas
symboliques : c’étaient des opérations matérielles, pra­
tiquées dans des laboratoires, mais elles poursuivaient
une autre fin que la chimie. Le chimiste pratique l’obser­
vation exacte des phénomènes physico-chimiques et des
expériences systématiques, afin de pénétrer la structure
de la matière — l’alchimiste, lui, s’attache à la «passion»,
à la « mort » et au « mariage » des substances, en tant qu’or­
donnés à la transmutation de la Matière (la Pierre Phi­
losophale) et de la vie humaine (Elixir Vitce). C. G. Jung
a montré que le symbolisme des processus alchimiques
se réactualise dans certains rêves et affabulations de sujets
qui ignorent tout de l’alchimie; ses observations n’inté­
ressent pas uniquement la psychologie des profondeurs;
elles confirment indirectement la fonction sotériologique
qui semble constitutive de l’alchimie.
Il serait imprudent de jauger l’originalité de l’alchimie
à son incidence sur l’origine et le triomphe de la chimie.
Du point de vue de l’alchimiste, la chimie était une
« chute », du fait même qu’elle était la sécularisaiton
d’une science sacrée. Ce n’est pas là entreprendre une
apologie paradoxale de l’alchimie : c’est se conformer aux
plus élémentaires méthodes de l’histoire de la culture,
et rien de plus. Il n’y a qu’un moyen de comprendre
un phénomène culturel étranger à notre conjoncture
idéologique actuelle, c’est d’en découvrir le « centre » et s’y
installer, pour accéder, de là, à toutes les valeurs qu’il
commande. C’est en se replaçant dans la perspective de
l’alchimiste qu’on arrivera à mieux comprendre l’univers
10 FORGERONS ET ALCHIMISTES

de l’alchimie et à en mesurer l’originalité. La même


démarche méthodologique s’impose pour tous les phé­
nomènes culturels exotiques ou archaïques : avant de les
juger, il importe de les bien comprendre, il faut s’assimi­
ler leur idéologie, quels qu’en soient les moyens d’expres­
sion : mythes, symboles, rites, comportement sociaux...
Par un étrange complexe d’infériorité de la culture
européenne, parler en « termes honorables » d’une culture
archaïque, présenter la cohérence de son idéologie, la
noblesse de son humanité, en évitant d’insister sur les
côtés secondaires ou aberrants de sa sociologie, de son
économie, de son hygiène — c’est risquer d’être suspecté
d’évasion ou même d’obscurantisme. Ce complexe d’in­
fériorité est historiquement compréhensible. Depuis
presque deux siècles, l’esprit scientifique européen a
fourni un effort sans précédent pour expliquer le monde,
afin de le conquérir et de le transformer. Sur le plan idéo­
logique, ce triomphe de l’esprit scientifique s’est traduit
non seulement par la foi dans le progrès infini, mais aussi
par la certitude que plus on est « moderne », plus on
approche la vérité absolue et on participe plus pleine­
ment à la dignité humaine. Or, depuis quelque temps,
les recherches des orientalistes et des ethnologues ont
montré qu’il existait, qu’il existe encore, des sociétés
et des civilisations hautement estimables qui, bien que
ne revendiquant aucun mérite scientifique (dans le sens
moderne du terme), ni aucune prédisposition pour les
créations industrielles, avaient néanmoins élaboré des
systèmes de métaphysique, de morale et même d’écono­
mie parfaitement valables. Mais il est évident qu’une
culture comme la nôtre, qui s’est engagée héroïquement
sur une voie qu’elle considérait non seulement la meil­
leure, mais la seule digne d’un homme intelligent et
honnête; une culture qui, pour nourrir le gigantesque
effort intellectuel que réclamait les progrès de la science
et de l’industrie, a dû sacrifier peut être le meilleur de
son âme, il est évident qu’une telle culture soit devenue
excessivement jalouse de ses propres valeurs et que
ses représentants les plus qualifiés regardent avec sus­
picion tout essai de valider les créations des autres cultures
exotiques ou primitives. La réalité et la grandeur de
telles valeurs culturelles excentriques sont susceptibles
de faire naître le doute chez les représentants de la civili­
sation européenne : ceux-ci en viennent à se demander
si leur œuvre, par le fait même qu’elle puisse ne plus
AVANT-PROPOS II

être considérée comme le sommet spirituel de l’humanité


et comme la seule culture possible au XXe siècle, valait les
efforts et les sacrifices qu’elle a nécessités.
Alais ce complexe d’infériorité est en train d’être
dépassé par le cours même de l’Histoire. Aussi est-il
à espérer que, tout comme les civilisations extra-euro­
péennes ont commencé à être étudiées et comprises dans
leur propre champ de vision, de même certains moments
de l’histoire spirituelle européenne, qui se rapprochent
plutôt des cultures traditionnelles et tranchent nettement
avec tout ce qui s’est créé en Occident après le triomphe
de l’esprit scientifique, ne seront plus jugés avec les
partis pris polémiques des xvme et XIXe siècles. L’alchi­
mie se range parmi ces créations de l’esprit pré-scienti­
fique, et l’historiographe courrait un grand risque en
la présentant comme une étape rudimentaire de la chimie,
c’est-à-dire, en somme, comme une science profane.
La perspective était viciée par le fait que l’historiographe,
désireux de montrer le plus amplement possible les rudi­
ments d’observation et d’expérimentation attestés dans
les ouvrages alchimiques, accordait une importance
exagérée à certains textes qui trahissaient un commence­
ment d’esprit scientifique, et négligeait et même ignorait
d’autres textes qui, dans la perspective proprement
alchimique, étaient visiblement plus précieux. En d’autres
termes, la valorisation des écrits alchimiques tenait
moins compte de l’univers théorique auquel ils parti­
cipaient, que de l’échelle des valeurs propres à l’histo­
riographe chimiste du XIXe ou XXe siècle, c’est-à-dire
en dernière instance, à l’univers de la science expéri­
mentale.
*
**
Nous avons dédié ce travail à la mémoire de trois
grands historiens des sciences : Sir Praphulla Chandra
Ray, Edmund von Lippmann et Aldo Mieli qui, entre
1925 et 1932, ont encouragé et guidé nos recherches.
Deux petits livres publiés en roumain, Alchimia Asiatica
(Bucuresti, 1935) et Cosmologie si Alchimie babiloniana
(Bucuresti, 1937) présentaient déjà l’essentiel du dossier
sur les alchimies indiennes, chinoise et babylonienne.
Quelques fragments du premier livre ont été traduits
en français et publiés dans une monographie sur le Yoga
(cf. Yoga. Essai sur les origines de la mystique indienne,
12 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Paris-Bucarest, 1936, pp. 254-275; voir maintenant Le


Yoga. Immortalité et Liberté, Paris, 1954, pp. 274-291);
une partie, remaniée et augmentée, de Cosmologie si
Alchimie babiloniana a été publiée, en anglais, en 1938,
sous le titre Mettalurgy, Magic and Alchemy (= Zal-
moxis, I, pp. 85-129 et, séparément, dans le premier des
Cahiers de Zalmoxis). Nous avons repris dans le présent
ouvrage la plupart des matériaux déjà utilisés dans nos
études précédentes, tout en tenant compte des travaux
parus depuis 1937, surtout les traductions des textes
alchimiques chinois, les articles de la revue Ambix et
les publications du professeur C. G. Jung. Nous avons
ajouté en outre un certain nombre de chapitres et nous
avons récrit presque entièrement le livre pour l’adapter
à nos vues actuelles sur le sujet. Pour le rendre acces­
sible, nous avons réduit au minimum les références
en bas de page. Les bibliographies essentielles et l’état
des questions, et en général la discussion de certains
aspects, plus particuliers, du problème, ont été groupés
à la fin de l’ouvrage sous la forme de brefs appendices.
C’est grâce à une bourse de recherches de la Bollingen
Foundation, New York, que nous avons pu mener à
terme ce travail : que les Trustées de la Fondation soient
assurés de notre reconnaissance. Nous sommes également
obligés à notre amie, Mme Olga Frœbe-Kapteyn, qui a
gracieusement mis à notre disposition les riches collec­
tions de 1 ’Archiv für Symbolforschung qu’elle a fondé à
Ascona, et à nos amis Dr Henri Hunwald, Marcel Leibo-
vici et Nicolas Morcovescou, qui nous ont facilité les
recherches et ont contribué à compléter la documentation :
qu’ils reçoivent ici nos plus sincères remerciements.
Grâce à l’amitié du Dr René Laforgue et de Délia
Laforgue, du Dr. Roger Godel et d’Alice Godel, nous
avons pu travailler dans leurs maisons de Paris et du Val
d’Or, et c’est pour nous un grand plaisir de leur dire ici
toute notre gratitude. Enfin, notre cher ami, le Dr Jean
Gouillard, a eu l’obligeance, cette fois encore, de lire
et corriger le manuscrit français de cet ouvrage; il nous
est difficile de lui exprimer la reconnaissance pour le
travail considérable qu’il a consacré, depuis des années,
à la correction et à l’amélioration de nos textes. C’est
en grande partie grâce à lui que nos livres ont pu paraître
en français.
Le Val d’Or, janvier 1956.
Post-scriptum à la deuxième édition.

Depuis quelque temps déjà nous avons souhaité


revoir et mettre à jour ce petit livre. Mais un auteur
n’est pas toujours maître de sa production. Faute de
mieux, nous nous sommes contenté de compléter l’in­
formation et d’analyser la bibliographie récente dans
plusieurs études (cf. History of Religions, VIII, 1968,
pp. 74-88;X, 1970, pp. 178-182; « The myth of Alchemy »,
à paraître prochainement) et dans deux Séminaires donnés
à l’Université de Chicago en 1970 et 1975. Les résultats
de ces recherches ont été intégrés dans la présente
nouvelle édition.
Bien que nous n’ayons pas approché le sujet dans la
perspective de l’histoire des techniques et des sciences,
nombre de spécialistes ont jugé favorablement notre
démarche. Notre satisfaction est d’autant plus grande
qu’il s’agit de savants aussi différents que les historiens
de la chimie ancienne R.P. Multhauf et A.G. Debus,
les historiens de la science chinoise J. Needham et
N. Sivin, l’historien de l’alchimie et de la pharmacie
occidentales W. Schneider, l’historien de la science
islamique S.H. Nasr et le spécialiste de la Pansophie,
W. E. Peuckert.

Université de Chicago, novembre 1976.


I. MÉTÉORITES ET MÉTALLURGIE

Les météorites ne pouvaient pas ne pas impressionner :


venus d’« en haut », du Ciel, ils participaient de la sacralité
céleste. A un certain moment et dans certaines cultures,
on a même probablement imaginé le ciel en pierre De
nos jours encore, les Australiens croient la voûte céleste
en cristal de roche, ou le trône du dieu ouranien en quartz.
Or, les cristaux de roche — censés détachés du trône
céleste — jouent un rôle essentiel dans les initiations
chamaniques chez les Australiens, chez les Négritos
de Malacca, en Amérique du Nord, etc.1 2. Ces « pierres
de lumière », comme les appellent les Dayaks maritimes
de Sarawak, reflètent tout ce qui se passe sur la terre;
elles révèlent au chaman ce qui est arrivé à l’âme du
malade et le lieu où elle s’est enfuie. Faut-il rappeler que
le chaman est celui qui « voit », parce qu’il dispose d’une
vision surnaturelle : il « voit » au loin aussi bien dans
l’espace que dans le temps à venir; il perçoit également
ce qui reste invisible aux profanes (l’« âme », les esprits,
les dieux). Durant son initiation, on farcit le futur
chaman de cristaux de quartz. En d’autres termes, ses
capacités visionnaires et sa « science » lui viennent, au
moins en partie, d’une solidarisation mystique avec le
Ciel 3.

1. On trouvera quelques indications à la fin du volume, dans la


Note A, où l’on a groupé l’essentiel de la bibliographie concernant
les météorites et les commencements de la métallurgie.
2. Voir les matériaux et les discussions de ce complexe mythico-
rituel dans notre livre Le Chamanisme et les techniques archaïques de
Vextase, pp. 135 sq.
3. On verra plus loin que, à un autre niveau culturel, ce n’est plus le
cristal de roche, mais le métal, qui confère au chaman ses prestiges.
Pendant l’initiation du chaman sibérien, ses os sont joints avec du fer
et on lui remet même des os en fer (cf. p. 69).
MÉTÉORITES ET MÉTALLURGIE 15
Retenons cette première valorisation religieuse des
aérolithes : ils tombent sur la terre chargés de sacralité
céleste, ils représentent donc le Ciel. De là, très proba­
blement, le culte voué à tant de météorites ou même leur
identification à une divinité : on voit en eux la « forme
première », la manifestation immédiate de la divinité.
Le palladion de Troie passait pour tombé du ciel et
les auteurs anciens y reconnaissaient la statue de la déesse
Athéna. On accordait également une origine céleste à
la statue d’Arthémis à Éphèse, au cône d’Élagabale à
Émèse (Hérodien, v, 3, 5). Le météorite de Pessinonte,
en Phrygie, était vénéré comme l’image de Cybèle et,
à la suite d’une injonction de l’oracle delphique, il fut
transporté à Rome peu de temps après la deuxième
guerre punique. Un bloc de pierre dure, la représentation
la plus ancienne d’Éros, voisinait, à Thespiae, avec
l’image du dieu sculptée par Praxitèle (Pausanias, ix,
27, t). On trouverait facilement d’autres exemples (le
plus fameux étant la Ka’aba de La Mecque). Il est
remarquable qu’un certain nombre de météorites sont
associés à des déesses, surtout à des déesses de fertilité
(type Cybèle). Nous avons affaire, dans ce cas, à un
transfert de sacralité : l’origine ouranienne est oubliée
au profit de l’idée religieuse de la petra genitrix ; ce motif
de la fertilité des pierres nous arrêtera plus loin.

L’essence ouranienne, et donc masculine, des météo­


rites n’en demeure pas moins incontestable, car certains
silex et outils néolithiques ont reçu des hommes des
époques postérieures le nom de « pierres de foudre »,
« dents de foudre » ou « haches de Dieu » ( God's axes ) :
les places où ils se trouvaient passaient pour avoir été
frappées par la foudre 4. La foudre est l’arme du Dieu du
ciel. Lorsque ce dernier fut évincé par le Dieu de l’orage,
la foudre devint le signe de la hiérogamie entre le Dieu
de l’ouragan et la Déesse Terre. On s’explique dès lors
le si grand nombre de doubles-haches rencontrées dans les
gouffres et les cavernes de Crète. Comme la foudre et
les météorites, les haches « fendaient » la Terre : elles
symbolisaient, autrement dit, l’union entre le Ciel et
la terre. Delphes, le plus célèbre des gouffres de la Grèce
antique, devait son nom à cette image mythique : delphi
signifie en effet l’organe générateur féminin. Comme on

4. Cf. quelques indications bibliographiques dans la Note A.


i6 FORGERONS ET ALCHIMISTES

verra plus loin, nombre d’autres symboles et appellatifs


assimilaient la Terre à une femme. Mais l’homologation
avait une valeur exemplaire, la priorité venait donc au
Cosmos : Platon rappelle (Menex, 238 a) que, dans la
conception, c’est la femme qui imite la Terre, et non
inversement.
Les « primitifs » ont travaillé le fer météorique long­
temps avant d’apprendre à utiliser les minerais ferreux
superficiels 5. On sait d’autre part qu’avant de découvrir
la fusion, les peuples préhistoriques traitaient certains
minerais comme des pierres, c’est-à-dire les considéraient
comme des matériaux bruts pour la fabrication des outils
lithiques. Une technique similaire était appliquée jusqu’à
une époque très récente par certains peuples ignorant
la métallurgie : ils travaillaient le fer météorique avec
des marteaux en silex et façonnaient des objets dont la
forme reproduisait en tout point des modèles lithiques.
C’est ainsi que les Esquimaux du Groenland fabriquaient
leurs couteaux avec du fer météorique 6. Lorsque Cortez
demanda aux chefs aztecs d’où ils tiraient leurs couteaux
— ils lui montrèrent le ciel7. Comme les Mayas de
Yucatan et les Incas de Pérou, les Aztecs utilisaient
uniquement le fer météorique : aussi le mettaient-ils
plus haut que l’or. Ils ignoraient la fusion des minerais.
Les archéologues n’ont trouvé aucune trace de fer ter­
restre dans les gisements préhistoriques du Nouveau
Monde 8. La métallurgie proprement dite de l’Amérique
centrale et méridionale est très probablement d’origine
asiatique : les dernières recherches tendent à la rattacher
à la culture sud-chinoise de l’époque Chou (moyenne et
tardive, vme-ive siècle av. J.-C.); elle serait donc, en
somme, d’origine danubienne, car c’est la métallurgie
danubienne qui, aux ix-vme siècles av. J.-C., est parve­
nue, par le Caucase, jusqu’en Chine 9.
5. Cf. G. F. Zimmer, « The Use of Meteoric Iron by Primitive
Man » (.Journal of the Iron and Steel Institute, 1916, pp. 306 sq). La
discussion portant sur l’usage du fer météorique par les primitifs et
les peuples anciens, commencée en 1907 dans le Zeitschrift für Ethno­
logie, et poursuivie quelques années, a été résumée par Montelius,
Prdhistorische Zeitung, 1913, pp. 289 sq. Cf. R. J. Forbes, Metallurgy
in Antiquity (Leiden, 1950), pp. 401 sq.
6. Richard ANDREE, Die Metalle bei den Naturvblkern, pp. 129-
131.
7. T. A. Rickard, Man and Metals, vol. I, pp. 148-149.
8. R. G. Forbes, Metallurgy in Antiquity, p. 401.
9. R. Heine-Geldern, « Die asiatische Herkunft der südamerikanis-
chen Metalltechnik » (Paideuma, V, 1954), spéc. pp. 415-416.
MÉTÉORITES ET MÉTALLURGIE 17
Les peuples de l’antiquité orientale ont très vraisem­
blablement partagé des idées analogues. Le mot sumé­
rien an-bar, le plus ancien vocable désignant le fer,
est constitué des signes pictographiques « ciel » et « feu ».
On le traduit généralement par « métal céleste » ou « métal-
étoile ». Campbell Thompson le traduit « éclair céleste
(du météorite )». L’étymologie de l’autre nom mésopo-
tamien du fer, l’assyrien parzillu, demeure controversée.
Certains savants le font dériver du sumérien bar.gal,
le « grand métal »10 11, mais la plupart lui supposent une
origine asiatique, à cause de la terminaison -ill (Forbes,
p. 463, Bork et Gaertz ont proposé une origine causa-
sienne; voir Forbes, ibid.) n.
Nous n’aborderons pas le problème, si complexe,
de la métallurgie du fer dans l’ancienne Égypte. Pendant
assez longtemps, les Égyptiens ne connurent que le fer
météorique. Le fer des gisements ne paraît pas avoir été
utilisé en Égypte avant la xvme dynastie et le Nouvel
Empire (Forbes, p. 429). Il est vrai qu’on a trouvé des
objets en fer terrestre entre les blocs de la Grande Pyra­
mide (2900 av. J.-C.) et dans une pyramide de la vie dynas­
tie, à Abydos, mais la provenance égyptienne de ces
objets n’est pas encore absolument établie. Le terme
biz-n.pt, « fer du ciel », ou, plus exactement, « métal du
ciel », indique clairement l’origine météorique. (Il est,
d’ailleurs, possible que le terme ait été d’abord appliqué
au cuivre; cf. Forbes, p. 428.) Même situation ches les
hittites : un texte du XIVe siècle précise que les rois
hittites utilisaient « le fer noir du ciel » (Rickard, Man and
Metals, I, p. 149). Le fer météoritique est connu en
Crète depuis l’époque minoenne (2000 av. J.-C.), et
on a trouvé des objets en fer dans les tombeaux de
Knossos12. L’origine « céleste » du fer est peut-être
attestée dans le vocable grec sideros, que l’on a mis en rap­
port avec sidus, -eris, « étoile », et le lituanien svidu,
« briller », svideti, « brillant ».
L’utilisation des météorites n’était pas pourtant en

10. Cf., p. ix., Axel W. Persson, « Eisen und Eisenbereitung in


àltester Zeit », p. 113.
11. Pour tout ceci, et pour les débuts de la métallurgie en Égypte,
voir Note A.
12. Cf. Note A. Mais l’industrie du fer n’a jamais été importante en
Crète. Les mythes et légendes grecs sur le travail du fer en Crète
sont probablement dus à la confusion entre le mont crétois Ida et la
montagne phrygienne du même nom, où il existait, en effet, une fort
ancienne industrie du fer; cf. Forbes, op. cit., p. 385.
i8 FORGERONS ET ALCHIMISTES

mesure de promouvoir un « âge de fer » proprement dit.


Tout le temps qu’elle dura, le métal resta rare (il était
aussi précieux que l’or) et son usage fut plutôt rituel.
Il fallut la découverte de la fusion des minerais pour
inaugurer une nouvelle étape dans la vie de l’humanité,
l’âge des métaux. Cela est surtout vrai du fer. A la diffé­
rence du cuivre et du bronze, la métallurgie du fer
devint très vite industrielle. Une fois découvert, ou
appris, le secret de fondre la magnétite ou l’hématite,
on n’eut pas de peine à procurer de grandes quantités
de métal, parce que les gisements étaient très riches
et assez faciles à exploiter. Mais le traitement du minerai
terrestre n’était pas celui du fer météorique, et il dif­
férait également de la fusion du cuivre et du bronze.
C’est seulement après la découverte des fourneaux et
surtout après la mise au point de la technique de « dur­
cissement » du métal porté au rouge-blanc, que le fer
gagna sa position prédominante. On peut fixer vers
1200-1000 av. J.-C., et dans les montagnes de l’Arménie,
les débuts de cette métallurgie à l’échelle industrielle.
C’est de là que le secret de la fusion se répandit à travers
le Proche-Orient, la Méditerranée et l’Europe centrale,
bien que, comme nous venbns de le voir, le fer, soit
d’origine météorique, soit extrait des gisements superfi­
ciels, fût connu dès le me millénaire en Mésopotamie
(Tell Asmar, Tell Chagar Bazar, Mari), en Asie Mineure
(Alaca Hüyük) et probablement en Égypte (Forbes,
pp. 417 sq.). Jusqu’assez tard, le travail du fer demeura
fidèle aux modèles et aux styles de l’âge de bronze (tout
comme l’âge de bronze prolongea d’abord la morphologie
stylistique de l’âge de pierre). Le fer apparaît sous forme
d’ornements, d’amulettes et de statuettes. Il garda long­
temps une valeur sacrée, qui survit d’ailleurs chez
beaucoup de « primitifs ».
Nous n’avons pas à nous occuper des étapes de la
métallurgie antique, ni à montrer son influence au cours
de l’histoire. Notre propos est uniquement de dégager
les symbolismes et les complexes magico-religieux actua­
lisés et diffusés pendant l’âge des métaux, surtout après
le triomphe industriel du fer. Car avant de s’imposer
dans l’histoire militaire et politique de l’humanité,
l’« âge du fer » a donné lieu à des créations spirituelles.
Comme il arrive souvent, le symbole, l’image, le rite
anticipent — et parfois même, peut-on dire, rendent
possibles — les applications utilitaires d’une découverte.
MÉTÉORITES ET MÉTALLURGIE 19
Avant de fournir un moyen de transport, le char fut
le véhicule des processions rituelles : il promenait le
symbole du Soleil ou l’image du dieu solaire. D’ailleurs,
on n’a pu « découvrir » le char qu’après avoir compris
le symbolisme de la roue solaire. Avant de changer la
face du monde, l’« âge de fer » a engendré un très grand
nombre de rites, de mythes et de symboles qui n’ont pas
été sans retentir sur l’histoire spirituelle de l’humanité.
Comme on l’a dit, c’est seulement après le succès indus­
triel du fer que l’on peut parler de l’étape métallurgique
de l’humanité. La découverte et les progrès ultérieurs
de la fusion du fer ont revalorisé toutes les techniques
métallurgiques traditionnelles. C’est la métallurgie du
fer terrestre qui a rendu ce métal apte à l’usage de tous
les jours.
Or, ce fait a eu des conséquences importantes. A côté
de la sacralité céleste, immanente aux météorites, on
est maintenant en présence de la sacralité tellurique,
dont participent les mines et les minerais. La métallurgie
du fer a naturellement fait son profit des découvertes
techniques de la métallurgie du cuivre et du bronze.
On sait que, dès le néolithique (vie-ve millénaire),
l’homme utilisait sporadiquement le cuivre qu’il pou­
vait trouver à la surface de la terre, mais il le traitait
comme la pierre ou l’os, c’est-à-dire qu’il ignorait encore
les qualités spécifiques du métal. Plus tard seulement,
on a commencé à travailler le cuivre en le chauffant, et
la fusion proprement dite du cuivre ne remonte qu’à
4000-3500 av. J.-C. (dans les périodes Al Ubeid et
Uruk), mais on ne peut parler encore d’un « âge de
cuivre », car on ne produisait que de très petites quantités
de métal.
L’apparition tardive du fer, suivie de son triomphe
industriel, a fortement influencé les rites et les symboles
métallurgiques. Toute une série de tabous ou d’utilisa­
tions magiques du fer dérivent de sa victoire et du fait
qu’il a évincé le bronze et le cuivre, représentant des
autres « âges » et des autres mythologies. Le forgeron
est avant tout un travailleur du fer, et sa condition de
nomade — car il se déplace continuellement à la recherche
du métal brut et des commandes — le met en contact
avec des populations différentes. Le forgeron est le
principal agent de diffusion des mythologies, des rites et
des mystères métallurgiques. Cet ensemble de faits nous
introduit dans un prodigieux univers spirituel, que nous
i8 FORGERONS ET ALCHIMISTES

mesure de promouvoir un « âge de fer » proprement dit.


Tout le temps qu’elle dura, le métal resta rare (il était
aussi précieux que l’or) et son usage fut plutôt rituel.
Il fallut la découverte de la fusion des minerais pour
inaugurer une nouvelle étape dans la vie de l’humanité,
l’âge des métaux. Cela est surtout vrai du fer. A la diffé­
rence du cuivre et du bronze, la métallurgie du fer
Revint très vite industrielle. Une fois découvert, ou
appris, le secret de fondre la magnétite ou l’hématite,
on n’eut pas de peine à procurer de grandes quantités
de métal, parce que les gisements étaient très riches
et assez faciles à exploiter. Mais le traitement du minerai
terrestre n’était pas celui du fer météorique, et il dif­
férait également de la fusion du cuivre et du bronze.
C’est seulement après la découverte des fourneaux et
surtout après la mise au point de la technique de « dur­
cissement » du métal porté au rouge-blanc, que le fer
gagna sa position prédominante. On peut fixer vers
1200-1000 av. J.-C., et dans les montagnes de l’Arménie,
les débuts de cette métallurgie à l’échelle industrielle.
C’est de là que le secret de la fusion se répandit à travers
le Proche-Orient, la Méditerranée et l’Europe centrale,
bien que, comme nous venons de le voir, le fer, soit
d’origine météorique, soit extrait des gisements superfi­
ciels, fût connu dès le IIIe millénaire en Mésopotamie
(Tell Asmar, Tell Chagar Bazar, Mari), en Asie Mineure
(Alaca Hüyük) et probablement en Égypte (Forbes,
pp. 417 sq.). Jusqu’assez tard, le travail du fer demeura
fidèle aux modèles et aux styles de l’âge de bronze (tout
comme l’âge de bronze prolongea d’abord la morphologie
stylistique de l’âge de pierre). Le fer apparaît sous forme
d’ornements, d’amulettes et de statuettes. Il garda long­
temps une valeur sacrée, qui survit d’ailleurs chez
beaucoup de « primitifs ».
Nous n’avons pas à nous occuper des étapes de la
métallurgie antique, ni à montrer son influence au cours
de l’histoire. Notre propos est uniquement de dégager
les symbolismes et les complexes magico-religieux actua­
lisés et diffusés pendant l’âge des métaux, surtout après
le triomphe industriel du fer. Car avant de s’imposer
dans l’histoire militaire et politique de l’humanité,
l’« âge du fer » a donné lieu à des créations spirituelles.
Comme il arrive souvent, le symbole, l’image, le rite
anticipent — et parfois même, peut-on dire, rendent
possibles — les applications utilitaires d’une découverte.
MÉTÉORITES ET MÉTALLURGIE 19
Avant de fournir un moyen de transport, le char fut
le véhicule des processions rituelles : il promenait le
symbole du Soleil ou l’image du dieu solaire. D’ailleurs,
on n’a pu « découvrir » le char qu’après avoir compris
le symbolisme de la roue solaire. Avant de changer la
face du monde, l’« âge de fer » a engendré un très grand
nombre de rites, de mythes et de symboles qui n’ont pas
été sans retentir sur l’histoire spirituelle de l’humanité.
Comme on l’a dit, c’est seulement après le succès indus­
triel du fer que l’on peut parler de l’étape métallurgique
de l’humanité. La découverte et les progrès ultérieurs
de la fusion du fer ont revalorisé toutes les techniques
métallurgiques traditionnelles. C’est la métallurgie du
fer terrestre qui a rendu ce métal apte à l’usage de tous
les jours.
Or, ce fait a eu des conséquences importantes. A côté
de la sacralité céleste, immanente aux météorites, on
est maintenant en présence de la sacralité tellurique,
dont participent les mines et les minerais. La métallurgie
du fer a naturellement fait son profit des découvertes
techniques de la métallurgie du cuivre et du bronze.
On sait que, dès le néolithique (vie-ve millénaire),
l’homme utilisait sporadiquement le cuivre qu’il pou­
vait trouver à la surface de la terre, mais il le traitait
comme la pierre ou l’os, c’est-à-dire qu’il ignorait encore
les qualités spécifiques du métal. Plus tard seulement,
on a commencé à travailler le cuivre en le chauffant, et
la fusion proprement dite du cuivre ne remonte qu’à
4000-3500 av. J.-C. (dans les périodes Al Ubeid et
Uruk), mais on ne peut parler encore d’un « âge de
cuivre », car on ne produisait que de très petites quantités
de métal.
L’apparition tardive du fer, suivie de son triomphe
industriel, a fortement influencé les rites et les symboles
métallurgiques. Toute une série de tabous ou d’utilisa­
tions magiques du fer dérivent de sa victoire et du fait
qu’il a évincé le bronze et le cuivre, représentant des
autres « âges » et des autres mythologies. Le forgeron
est avant tout un travailleur du fer, et sa condition de
nomade — car il se déplace continuellement à la recherche
du métal brut et des commandes — le met en contact
avec des populations différentes. Le forgeron est le
principal agent de diffusion des mythologies, des rites et
des mystères métallurgiques. Cet ensemble de faits nous
introduit dans un prodigieux univers spirituel, que nous
20 FORGERONS ET ALCHIMISTES

nous proposons de présenter dans les pages qui suivent.


Il serait malaisé et à la fois imprudent de commencer
par une vue d’ensemble; approchons-nous par petites
étapes de l’univers de la métallurgie. Nous rencontrerons
un certain nombre de rites et mystères en relation avec
des conceptions magico-religieuses solidaires, parallèles
ou même antagoniques. Essayons de les énumérer
brièvement, pour en dégager déjà les grandes lignes de
notre enquête. Nous présenterons une série de documents
concernant la fonction rituelle de la forge, le caractère
ambivalent du forgeron et les rapports existant entre la
magie (la maîtrise du feu), le forgeron et les sociétés
secrètes. D’autre part, les travaux de la mine et de la
métallurgie nous orientent vers des conceptions spéci­
fiques ayant trait à la Terre-Mère, à la sexualisation du
monde minéral et des outils, à la solidarité entre la métal­
lurgie, la gynécologie et l’obstétrique. Nous commen­
cerons par exposer certaines de ces conceptions, pour
mieux comprendre l’univers du métallurgiste et du for­
geron. En relation avec les mythes sur l’origine des
métaux, on rencontrera des complexes mythico-rituels
embrassant la notion de la genèse par le sacrifice ou
l’auto-sacrifice d’un dieu, les rapports entre la mystique
agricole, la métallurgie et l’alchimie, enfin les idées de
croissance naturelle, croissance précipitée et « perfec­
tion ». On mesurera, par la suite, l’importance de ces
idées pour la constitution de l’alchimie.
2. MYTHOLOGIE DE L’AGE DU FER

On n’insistera pas sur la sacralité du fer. Qu’il passe


pour tombé de la voûte céleste, ou qu’il soit extrait des
entrailles de la Terre, il est chargé de puissance sacrée.
La révérence envers le métal se maintient même chez
des populations de haute culture. Les rois malais gar­
daient il n’y a pas si lontemps une « motte sacrée de
fer » qui faisait partie de leurs regalia, et l’entouraient
d’« une vénération extraordinaire mêlée d’une terreur
superstitieuse »1. Pour les « primitifs » qui ignoraient le
travail des métaux, les outils en fer étaient encore plus
vénérables : les Bhil, population archaïque de l’Inde,
offraient des prémices de fruits à leurs pointes de flèches,
qu’il se procuraient chez les tribus voisines 1 2. Précisons
qu’il ne s’agit pas de « fétichisme », de l’adoration d’un
objet en lui-même et pour lui-même, en un mot : de
« superstition » — mais du respect sacré à l’égard d’un
objet étrange, qui n’appartient pas à l’univers familier,
qui vient d’« autre part » et qu’il est donc un signe de
l’au-delà, une image approximative de la transcendance.
Ceci est évident dans des cultures qui connaissent depuis
fort longtemps l’usage du fer terrestre : il y persiste
encore le souvenir fabuleux du « métal céleste », la
croyance à ses prestiges occultes. Les Bédouins de
Sinaï sont convaincus que celui qui réussit à se fabriquer
une épée en fer météorique, devient invulnérable dans
la bataille et assuré d’abattre tous ses adversaires 3. Le

1. A. C. Kruyt, cité par W. Perry, The Children ofthe Sun (London,


1927), P- 39i-
2. R. Andree, Die Metalle bei den Naturvôlkern, p. 42.
3. W. E. Jennings-Bramley, The Beduins of the Sinai-peninsula
(Palestine Exploration Fund, 1906, p. 27), cité par R. Eisler, « Das
Qainzeichen »> (Le Monde Oriental, 29, 1929, pp. 48-112), p. 55.
22 FORGERONS ET ALCHIMISTES

« métal céleste » est étranger à la terre, donc il est « trans­


cendant », il vient d’« en haut » : c’est pourquoi, pour un
Arabe de nos jours, il est merveilleux, il peut faire des
miracles. Peut-être s’agit-il ici encore du souvenir for­
tement mythologisé de l’époque où les hommes utilisaient
uniquement le fer météorique. Dans ce cas aussi, on
serait devant une image de la transcendance : car les
mythes conservent le souvenir de cette époque fabuleuse
où vivaient des hommes doués de facultés et de pouvoirs
extraordinaires, presque des demi-dieux. Or, il y a
rupture entre ce « temps-là » mythique (illud tempus)
et les temps historiques — et toute rupture indique,
au niveau de la spiritualité traditionnelle, une transcen­
dance abolie par la « chute ».
Le fer garde encore son extraordinaire prestige magico-
religieux, même chez les peuples qui ont une histoire
culturelle assez avancée et complexe. Pline écrivait que
le fer est efficace contre les noxia médicamenta et aussi
advenus nocturnas limphationes (Nat. Hist., xxxiv,
44). Des croyances similaires se retrouvent en Turquie,
en Perse, dans l’Inde, chez les Dayak, etc. En 1907,
J. Goldziher accumulait déjà une masse de documents
concernant l’usage du fer contre les démons. Vingt ans
plus tard, S. Seligmann avait décuplé le nombre de réfé­
rences ; le dossier est pratiquement illimité. Il appartient
surtout au couteau d’éloigner les démons. Dans le nord-
est de l’Europe, les objets en fer défendent les récoltes
aussi bien des intempéries que des sorts et du mauvais
œil *. C’est le prestige du dernier en date parmi les
« âges du métal », l’âge du fer victorieux dont la mytho­
logie, en grande partie submergée, survit encore en des
coutumes, des tabous et des « superstitions » en grande
partie insoupçonnés. Mais comme les forgerons, le fer
garde son caractère ambivalent : il peut incarner également
l’esprit « diabolique ». En maint endroit, on se rappelle
obscurément que le fer représente non seulement la
victoire par la civilisation (c’est-à-dire, par l’agriculture),
mais qu’il a été victorieux par la guerre. Le triomphe
militaire sera homologué parfois à un triomphe démo­
niaque. Pour les Wa Chagga, le fer contient en lui-même
une force magique qui est l’ennemie de la vie et de la paix4 5.
4. Pour le rôle du fer dans la magie, l’agriculture, la médecine
populaire, etc., voir quelques indications dans la Note B.
5. Walter Cline, Mining and Metallurgy in Negro Africa (Paris,
i937)> P- II7-
MYTHOLOGIE DE L’AGE DU FER 23
Les outils du forgeron participent également à la sacra­
lité. Le marteau, le soufflet, l’enclume se révèlent des
êtres animés et merveilleux : ils passent pour pouvoir
opérer par leur propre force magico-religieuse, sans
l’aide du forgeron. Le forgeron de Togo parle, à propos
de ses outils, du « marteau et sa famille ». A Angola, le
marteau est vénéré, parce que c’est lui qui forge les
instruments nécessaires à l’agriculture : il est traité comme
un prince et câliné comme un enfant. Les Ogowe,
qui ne connaissent pas le fer et donc ne le travaillent
pas, vénèrent le soufflet des forgerons des tribus voisines.
Les Mossengere et les Ba Sakate croient que la dignité
du maître-forgeron est concentrée dans le soufflet6.
Quant aux fourneaux, leur construction est entourée de
mystères et constitue un rituel proprement dit. (Voir plus
loin, pp. 48 sq.)
Toutes ces croyances ne s’arrêtent pas uniquement à
la puissance sacrée des métaux, elles s’étendent à la
magie des instruments. L’art de faire des outils est
d’essence surhumaine, soit divine, soit démoniaque
(le forgeron forge également les armes meurtrières).
Des restes des anciennes mythologies des temps lithiques
se sont probablement surajoutés et intégrés à la mytho­
logie des métaux. L’outil en pierre, le coup de poing,
étaient chargés d’une force mystérieuse : ils frappaient,
blessaient, faisaient éclater, produisaient les étincelles —
tout comme la foudre. La magie ambivalente des armes
de pierre, meutrières et bienfaisantes comme la foudre
elle-même, s’est transmise, amplifiée, aux nouveaux
instruments forgés en métal. Le marteau, héritier
de la hache des temps lithiques, devient l’insigne des
dieux forts, les dieux de l’orage. Nous comprenons dès
lors pourquoi les dieux de l’orage et de la fécondité
agraire sont parfois imaginés comme des dieux forgerons.
Les T’ou-jen de Kouang-si sacrifient des chèvres au dieu
Dàntsien Sân, car il se sert de leurs têtes comme d’en­
clumes. Pendant les orages, Dàntsien Sân forge son fer
entre les cornes de la bête sacrifiée; les éclairs et la
grêle étincelante tombent sur la terre et terrassent les
démons. Le dieu défend, en tant que forgeron, les hommes
et les récoltes. Dàntsien Sân est un dieu de l’orage,
correspondant au tibétain dam-can, donc à rDorje-

6. R. Andree, op. cit., p. 42; W. Cline, Mining and Metallurgy in


Negro Africa, p. 124; R. J. Forbes, Metallurgy in Antiquity, p. 83.
24 FORGERONS ET ALCHIMISTES

legs(pa) qui chevauche une chèvre et qui semble être


une vieille divinité bon. Or, rDorje-legs(pa) est un dieu-
forgeron; son culte est en relation avec l’orage, l’agricul­
ture et la chèvre 7. Nous rencontrerons chez les Dogon
une situation semblable. C’est le forgeron céleste qui
remplit le rôle de héros civilisateur : il apporte du ciel
les graines cultivables et révèle l’agriculture aux humains.
Retenons pour l’instant cette séquence d’images
mythiques : les dieux de l’orage frappent la terre avec
des « pierres de foudre »; ils ont pour insignes la double-
hache et le marteau; l’orage est le signal de la hiérogamie
Ciel-Terre. En battant leurs enclumes, les forgerons
imitent le geste exemplaire du Dieu fort; ils sont en effet
ses auxiliaires. Toute cette mythologie élaborée autour
de la fécondité agraire, de la métallurgie et du travail,
est d’ailleurs assez récente. Postérieure à la poterie
et à l’agriculture, la métallurgie s’encadre dans un univers
spirituel où le Dieu céleste, encore présent pendant
les phases ethnologiques de la cueillette et de la petite
chasse, est définitivement évincé par le Dieu fort, le
Mâle fécondateur, époux de la Grande Mère terrestre.
Or, l’on sait qu’à ce niveau religieux, l’idée de la création
opérée par un Être suprême ouranien, est passée dans
la pénombre, pour céder la place à l’idée de la création
par hiérogamie et par sacrifice sanglant; on assiste
même au passage de la notion de création à celle procréa­
tion. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous ren­
controns, dans la mythologie métallurgique, les motifs
d’union rituelle et de sacrifice sanglant.
Il importe de bien comprendre la « nouveauté »
représentée par l’idée que la création s’effectue par une
immolation ou une auto-immolation. Les mythologies
précédentes connaissaient surtout le type de création
à partir d’une substance primordiale façonnée par le dieu.
La promotion du sacrifice sanglant en tant que condition
de toute création — aussi bien cosmogonie qu’anthro-
pogonie — renforce, d’une part, les homologations
entre l’homme et le Cosmos (car l’Univers, lui aussi,
dérive d’un Géant primordial, un Macranthrope), mais,
surtout, introduit cette idée que la vie ne peut s’engendrer
qu’à partir d’une autre vie qu’on immole. Ces types de

7. Dominik Schrôder, «Zur Religion derTujen » (Anthropos, 1952),


pp. 828 sq.; H. Hoffmann, Quellen zur Geschichte der tibetischen Bon
Religion (Mainz, 1951), p. 164.
MYTHOLOGIE DE L’AGE DU FER 25

cosmogonies et d’anthropogonies auront des consé­


quences considérables : on arrivera à ne plus concevoir
de « création » ou de « fabrication » possible sans un sacri­
fice préalable. Qu’on se reporte, par exemple, aux rites
de construction, au moyen desquels on transfère la « vie »
ou l’« âme » de la victime dans le bâtiment même;
celui-ci devient, du fait même, le nouveau corps, archi­
tectonique, de la victime sacrifiée 8.
Du corps du monstre marin Tiamat qu’il a terrassé,
Marduk crée l’Univers. Des motifs analogues se ren­
contrent ailleurs : dans la mythologie germanique, le
géant Ymir constitue la matière première, comme P’anku
et Purusha dans les mythologies chinoise et indienne.
Purusha signifie « homme », ce qui montre bien que le
« sacrifice humain » remplissait une fonction cosmogo­
nique dans certaines traditions indiennes. Mais un tel
sacrifice était exemplaire : la victime humaine immolée
incarnait le Macranthrope divin primordial. C’était
toujours un Dieu qu’on sacrifiait, un Dieu représenté
par un homme. Ce symbolisme ressort aussi bien des
traditions mythologiques en relation avec la création
de l’homme que de mythes sur l’origine des plantes
alimentaires. Pour créer l’homme, Marduk s’immole
soi-même : « Je solidifierai mon sang, j’en ferai de l’os.
Je dresserai l’homme debout, en vérité l’homme sera...
Je bâtirai l’homme, l’habitant de la Terre... » King,
qui fut le premier à traduire ce texte, le rapprochait
de la tradition mésopotamienne de la création transmise
par Bérose (ive siècle av. J.-C., auteur d’une précieuse
histoire chaldéenne, écrite en grec, aujourd’hui perdue) :
« Et Bêl voyant que la terre était déserte mais fertile,
ordonna à l’un des dieux de lui [la tête de Bêl] enlever
la tête, de mêler de la terre son sang qui en coulerait
et de façonner des hommes et des animaux capables
de supporter l’air9. » Des idées cosmologiques analogues

8. Cf. M. Éliade, « Maître Manole et le Monastère » dans : De


Zalmaxis à Gengiz-khan (Paris, 1970), pp. 162 sq.
Cette idée se prolonge jusqu’à nos jours dans la conception générale
qu’on ne peut rien créer sans sacrifier quelque chose de très important,
la plupart du temps sa propre existence. Toute vocation implique le
suprême sacrifice de soi.
9. King, The Seven Tablets of Création, p. 86, cité par S. Langdom,
Le Poème sumérien du Paradis, du Déluge et de la Chute de l’homme,
pp. 33-34. Mais voir aussi Édouard Dhorme, Les Religions de Babylonie
et d’Assyrie (Paris, 1945, coll. « Mana »), pp. 302, 307. Sur ces traditions
cosmologiques et leurs parallèles, voir Note C.
26 FORGERONS ET ALCHIMISTES

se retrouvent en Égypte. Le sens profond de tous ces


mythes est assez clair : la création est un sacrifice.
On n’arrive à animer ce qu’on a créé qu’en lui trans­
mettant sa propre vie (sang, larmes, sperme, « âme »,
etc.).
Une autre série de mythes en dépendance morpho­
logique de ce motif nous parlent de l’origine de plantes
alimentaires issues de l’autosacrifice d’un dieu ou d’une
déesse. Pour assurer l’existence de l’homme, un être
divin — une Femme, une Jeune Fille, un Homme ou
un Enfant — s’immole : de son corps poussent les diverses
espèces de plantes nourricières. Le mythe constitue
le modèle exemplaire de rites qu’il faut célébrer pério­
diquement. C’est le sens des sacrifices humains au profit
des récoltes : la victime est mise à mort, dépecée et les
morceaux sont éparpillés sur la terre pour lui procurer
fécondité 10. Or, nous le verrons bientôt, d’après cer­
taines traditions, les métaux aussi passent pour issus
du sang ou de la chair d’un être primordial semi-divin
immolé.
De telles conceptions cosmologiques renforcent l’homo­
logation homme-Univers, et plusieurs lignes de pensée
prolongent et développent cette homologation dans des
directions diverses. Il en résulte, d’une part, la « sexua­
lisation » du règne végétal et minéral et, en général,
des outils et des objets du monde environnant. En relation
directe avec ce symbolisme sexuel, il nous faudra rappeler
les multiples images du ventre de la Terre, de la mine
assimilée à l’utérus et des minerais aux embryons —
autant d’images qui confèrent une signification gyné­
cologique et obstétrique aux rituels accompagnant les
travaux des mines et de la métallurgie.

io. Pour ces motifs mythiques et les rites qui en dérivent, voir notre
Ttaité d’Histoire des Religions, pp. 293 sq., et notre étude « La Terre-
Mère et les Hiérogamies cosmiques » (Eranos-Jahrbuch, XXII, 1954),
pp. 87 sq. (republiée dans Mythes, rêves et mystères, Paris, 1957).
3. LE MONDE SEXUALISÉ

Lorsqu’on parle de la « sexualisation » du monde


végétal, il faut s’entendre sur le sens du terme : il ne
s’agit pas des phénomènes réels de la fertilisation des
plantes, mais d’une classification morphologique « qua­
litative », qui est l’aboutissement et l’expression d’une
expérience de sympathie mystique avec le monde. C’est
l’idée de la Vie qui, projetée sur le Cosmos, le « sexualise ».
Il n’est pas question d’observations correctes, « objec­
tives », « scientifiques », mais d’une valorisation du monde
environnant en termes de Vie, donc de destin anthro­
pocosmique, comportant la sexualité, la fécondité, la
mort et la renaissance. Non que les hommes des sociétés
archaïques aient été incapables d’observer « objective­
ment » la vie des plantes. A preuve la découverte de la
fécondation artificielle et de la greffe des dattiers et des
figuiers en Mésopotamie, opérations connues depuis
longtemps, car deux paragraphes au moins du Code
d’Hammurabi légifèrent déjà sur ce point. Ces connais­
sances pratiques se sont transmises dans la suite aux
Hébreux et aux Arabes 1. Mais la fertilisation artificielle
des arbres fruitiers n’était pas conçue comme une tech­
nique horticole, tenant son efficacité d’elle-même :
elle constituait un rituel, et du fait qu’il engageait la
fertilité végétale, la participation sexuelle de l’homme y
était également impliquée. Les pratiques orgiastiques
en relation avec la fécondité terrestre et surtout avec
l’agriculture sont abondamment attestées dans l’histoire
des religions. (Voir notre Traité d’histoire des religions,
pp. 271 sq., 303 sq.)
Il suffira d’un exemple, se rapportant justement à 1

1. Voir la bibliographie essentielle dans la Note D.


28 FORGERONS ET ALCHIMISTES

la greffe des citronniers et des orangers, pour illustrer le


caractère rituel de cette opération. Ibn Washya nous a
transmis dans son Livre sur l’agriculture nâbéenne les
coutumes des paysans de la Mésopotamie, de la Perse et
de l’Égypte. Le livre est perdu, mais d’après les frag­
ments conservés surtout par Maimonide, on peut juger
de la nature des « superstitions » qui entouraient la
fertilisation et la greffe des arbres fruitiers dans le Proche-
Orient. Maimonide explique l’interdiction, pour les
Juifs, d’utiliser les citrons des arbres greffés, par le
souci d’éviter les pratiques orgiastiques des peuples
voisins, qui accompagnaient nécessairement les greffes.
Ibn Washya — et il n’est pas le seul auteur oriental à
se laisser entraîner par de telles images — parlait même
de greffes fantastiques et « contre nature » entre diverses
espèces végétales (il disait, par exemple, qu’en greffant
une branche de citronnier sur un laurier ou sur un oli­
vier, on arrivait à produire des citrons très petits, comme
des olives). Mais il précise que la greffe ne saurait
réussir que si elle est effectuée rituellement à une cer­
taine conjonction entre la lune et le soleil. Il explique
ainsi le rite : « la branche à greffer doit se trouver dans
la main d’une très belle jeune fille, tandis qu’un homme
doit avoir avec elle des rapports sexuels honteux et
contre nature; pendant le coït, la jeune fille greffe la
branche dans l’arbre »2. Le sens est clair : pour assurer
une union « contre nature » dans le monde végétal, une
union sexuelle humaine « contre nature » était requise.
Un tel univers mental diffère radicalement, faut-il le
dire, de celui qui permet et encourage l’observation
objective de la vie des plantes. Comme d’autres peuples
de l’Orient ancien, les Mésopotamiens utilisaient les
termes « mâle » et « femelle » à propos des espèces végé­
tales, mais la classification tenait compte de critères
morphologiques apparents (ressemblance avec les organes
génitaux humains) ou de la place de telle ou telle plante
dans les opérations magiques. C’est ainsi, par exemple,
que le cyprès et la mandragore (namtar) étaient « mâles »,
tandis que l’arbuste nikibtu (Liquidambar orientalis)
était considéré comme « mâle » ou « femelle » d’après sa
forme ou la fonction rituelle qu’on lui attribuait3. Des
2. Textes reproduits et commentés par S. Tolkowsky, Hesperides.
A History of the Culture and Use of Citrus Fruits, pp. 56, 129-130.
3. R. Campbell Thompson, The Assyrian Herbal (London, 1934),
pp. xix-xx.
I.E MONDE SEXUALISÉ 29

conceptions analogues se retrouvent dans l’Inde ancienne;


p. ex. Caraka (Kalpasthâna, v, 3) connaît la sexualité
des plantes, mais la terminologie sanskrite nous indique
avec précision l’intuition primordiale qui avait conduit
à cette découverte; c’était l’assimilation des espèces
végétales avec les organes générateurs humains 4.
Il s’agit donc d’une conception générale de la réalité
cosmique perçue en tant que Vie, et par conséquent
sexuée, la sexualité étant un signe particulier de toute
réalité vivante. A partir d’un certain niveau culturel,
le monde entier, aussi bien le monde « naturel » que
celui des objets et des outils fabriqués par l’homme,
se présente en effet comme sexué. Les exemples qui
suivent sont intentionnellement choisis dans des milieux
culturels différents pour montrer la diffusion et la persis­
tance de telles conceptions. Les Kitara divisent les
minerais en « mâles » et « femelles » : les premiers, durs
et noirs, se trouvent à la surface de la terre; les minerais
« femelles », mous et rouges, sont extraits de l’intérieur
de la mine; le mélange des deux « sexes » est indispen­
sable pour assurer une fusion fructueuse 5. Il s’agit, à
n’en pas douter, d’une classification objectivement arbi­
traire, car ni les couleurs, ni la dureté des minerais ne
correspondent toujours à leur qualification « sexuelle ».
Mais c’était la vision globale de la réalité qui importait,
car elle justifiait le rite, savoir le « mariage des métaux »,
et ce dernier rendait possible une « naissance ». Des
idées similaires sont attestées dans la Chine ancienne :
Yu le Grand, le Fondeur primordial, savait distinguer
les métaux mâles des métaux femelles. C’est pour cette
raison qu’il homologuait ses chaudières avec les deux
principes cosmologiques, yang et yin 6. Nous aurons à
revenir sur les traditions métallurgiques chinoises, car
le mariage des métaux est une très ancienne intuition
qui s’est prolongée et accomplie dans le mysterium
conjunctionis de l’alchimie.
Outre les minerais et les métaux, les pierres et les pierres
précieuses ont également été « sexuées ». Les Mésopo-
tamiens les divisaient en « mâles » et « femelles » d’après
leurs formes, leurs couleurs et leur éclat. Un texte

4. Cf. notre étude « Cunostintele botanice in vechea Indie » (Bule-


tinul Societatii de Stiinte din Cluj, VI,1931, pp. 221-237)5 pp. 234-235.
5. ClinEj Mining and Metallurgy in Negro Africa, p. 117.
6. Marcel Granet, Danses et Légendes de la Chine ancienne (Paris,
1926), p. 496.
3° FORGERONS ET ALCHIMISTES

assyrien traduit par Boson parle de « la pierre musa


(de forme) masculine et de la pierre de cuivre (de forme)
féminine ». Boson précise que les « pierres masculines »
avaient une couleur plus vive; les « pierres féminines »
étaient plutôt pâles 7. (Aujourd’hui encore, les bijoutiers
distinguent les « sexes » des diamants d’après leur éclat.)
Nous recontrons la même division pour les sels et les
minerais dès l’époque de la littérature rituelle baby­
lonienne et elle s’est conservée dans les textes médi­
caux 8. La classification « sexuelle » des minerais et des
pierres s’est maintenue dans les écrits alchimiques et
dans, les lapidaires du Moyen Age9 : le lapis judaicus,
par exemple, est « mâle » ou « femelle », etc.
Le mystique et exégète juif Bahya ben Asher (m. 1340)
écrivait : « Ce n’est pas seulement parmi les palmiers
qu’il existe des mâles et des femelles, il en existe aussi
parmi toutes les espèces végétales, de même qu’on trouve
aussi parmi les minéraux la division naturelle entre
mâle et femelle. » La sexualité des minéraux est également
mentionnée par Sabattaï Donnolo (xe siècle). Le savant
et mystique arabe Ibn Sîna (980-1037) affirmait que
« l’amour romantique (al’-ishaq) n’est pas particulier
à l’espèce humaine, il pénètre toutes les choses existant
(au niveau) céleste, élémental, végétal et minéral, et
son sens n’est pas perçu ni connu, et il est rendu encore
plus obscur par les explications qu’on lui donne »10.
La notion de l’« amour romantique » appliquée aux
métaux complète magnifiquement leur « animation »
déjà assurée par les idées de sexualité et de mariage.
Les outils sont également sexués. « Quelle est la
meilleure arme? s’écriait le poète Ibn Errûmi. Seule­
ment un sabre bien aiguisé, avec son tranchant mâle et
7. G. Boson, Les métaux et les pierres dans les inscriptions assyroba-
byloniennes (München, 1914), p. 73.
8. R. Eisler, Die chemische Terminologie der Babylonier, p. 116;
Kunz, The Magic of Jewels and Charms (Philadelphia-London, 1915),
p. 188.
9. Les textes alchimiques syriens parlent, par exemple, de la
« magnésie femelle » (Ed. von Lippmann, Entstehung und Ausbreitung
der Alchemie, I, p. 393). La « sexualité » des pierres dans les lapidaires :
Julius Ruska, Das Steinbuch des Aristoteles (Heidelberg, 1912), pp. 18,
165. Sexualité des minéraux dans les conceptions de l’antiquité
classique : Nonnos, Dionysiaca (ed. Loeb, Classical Library), I, p. 81.
Sur la « pierre vivante » dans les conceptions de l’antiquité et du
christianisme, cf. J. C. Plumpe, « Vivum Saxum, vivi Lapides »
(Traditio, I, 1943, PP- 1-14)-
10. Voir Salomon Gandz, Artificial fertilization of date palms in
Palestine and Arabia, p. 246.
LE MONDE SEXUALISÉ 31
sa lame femelle n. » Les Arabes appellent d’ailleurs le
fer dur « homme » (dzakar) et le fer mou « femme »
(ânit)11 12. Les forgerons de Tanganyka pratiquent plu­
sieurs meurtrières dans le four. La plus large porte le
nom de « mère » (nyina) ; « c’est par elle qu’à la fin de
l’opération du grillage on sortira laitier, scories, minerai
grillé, etc. La meurtrière d’en face est l’in (le père) :
on y abouchera un des meilleurs soufflets : les intermé­
diaires sont les aana (enfants) »13. Dans la terminologie
métallurgique européenne, le four où l’on fondait l’émail
(Schmelzofen) était désigné des noms de « matrice »,
« sein maternel » (Mutterschoss). L’assimilation du tra­
vail humain, utilisant le feu (métallurgie, forgeage,
cuisine, etc.) à la croissance de l’embryon dans le sein
maternel, survit encore obscurément dans le vocabulaire
européen (cf. Mutterkuchen, « placenta »; Kuchen,
« gâteau »)14 15. C’est dans un tel univers mental que se
sont cristallisées les croyances concernant les pierres
fécondantes et gynécologiques, et les pierres de pluie16.
Une croyance plus archaïque les a précédés : celle de la
petra genitrix.
Lorsqu’une pluie tombe avec vigueur, les Dayak savent
qu’elle est « masculine »16. Quant aux Eaux Cosmiques,
le Livre d’Enoch (LUI, 9-10) les divise ainsi : « L’eau
supérieure remplira le rôle de l’homme; l’eau inférieure
celui de la femme. » Un puits nourri par un ruisseau
symbolise l’union de l’homme et de la femme (Zohar,
11. F. W. Schwartzlose, Die 'Waffen der alten Araber aus ihren
Dichtern dargestellt, p. 142; cf. E. von Lippmann, Entstehung und
Ausbreitung der Alchemie. I, p. 403. Sur les épées sexuées en Chine,
v. Granet, Danses et Légendes, p. 496. Les tambours, les cloches sont
également sexués; cf. Max Kaltenmark, « Le Dompteur des flots»
{Han-Hiue. Bulletin du Centre d'Études Sinologiques de Pékin, III, 1948,
pp. 1-113), P- 39, n. 141.
12. Léo Wiener, Africa and the dtscovery of America (Philadelphia,
1922), vol. III, pp. 11-12.
13. R. P. Wyckaert, « Forgerons païens et forgerons chrétiens au
Tanganyka » (.Anthropos, 9, 1914, pp. 371-380), p. 372. Les fourneaux
des Mashona et Alunda sont gynécomorphes; cf. Cline, op. cit., p. 41.
14. Cf. R. Eisler, Die chemische Terminologie der Babylonier, p. 115.
15. Voir quelques indications bibliographiques dans notre Traité
d'Histoire des Religions, pp. 208-210. Sur les pierres gynécologiques,
cf. G. Boson, « I metalli e le pietre nelle inscrizioni sumero-assiro-
babilonesi » (Rivista di Studi Orientaliy III, 379-420), pp. 413-414;
B. Laufer, The Diamond (Chicago, 1915), pp. 9 sq.
16. A. Bertholet, Das Geschlecht der Gottheit (Tübingen, 1934),
p. 23. On trouvera dans ce petit livre, extrêmement riche, nombre
d’autres documents concernant la « sexualisation » du monde envi­
ronnant.

FORGERONS ET ALCHIMISTES
32 FORGERONS ET ALCHIMISTES

fol. 146,11, 152). Dans l’Inde védique, l’autel sacrificiel


(vedi) était considéré comme « femelle » et le feu rituel
(agni) comme « mâle » — et « leur union engendrait
la progéniture ». On se trouve en présence d’un très
complexe symbolisme qui ne se laisse pas réduire à un
seul plan de référence. Car, d’une part, la vedi était
assimilée au nombril (nâbhi) de la Terre, symbole par
excellence du « Centre ». Mais le nâbhi était également
valorisé comme la matrice de la Déesse (cf. Catapatha-
Brâhmana, 1, 9, 2, 21). D’autre part, le feu lui-même
était considéré comme le résultat (la « progéniture »)
d’une union sexuelle : il naissait à la suite d’un mouve­
ment de va-et-vient (assimilé à la copulation) d’une
baguette (représentant l’élément masculin) dans une
entaille faite dans un morceau de bois (élément féminin;
cf. Rig Veda, III, 29, 2 sq.; V, 11, 6; VI, 48, 5). Le
même symbolisme sexuel du feu se rencontre dans
nombre de sociétés archaïques 17. Mais tous ces termes
sexuels traduisent une conception cosmologique à base
de hiérogamie. C’est à partir d’un « Centre » (= « nom­
bril ») que s’amorce la Création du Monde, et, en imitant
solennellement ce modèle exemplaire, toute « construc­
tion » et toute « fabrication » doit s’opérer à partir d’un
« centre ». La production rituelle du feu reproduit la
naissance du monde. C’est pourquoi à la fin de l’Année
tous les feux sont éteints (= réactualisation de la Nuit
cosmique) et on les rallume le Jour de l’An (= répétition
de la Cosmogonie, recommencement du Monde). Le
feu ne perd pas pour autant son caractère ambivalent :
il est soit d’origine divine, soit « démoniaque » (car,
d’après certaines croyances archaïques, il s’engendre
magiquement dans l’organe génital des sorcières), et
nous allons revenir sur cette ambivalence avant de
présenter les prestiges du forgeron.
Comme il fallait s’y attendre, le symbolisme sexuel et
gynécologique le plus transparent se rencontre dans les
images de la Terre-Mère. Ce n’est pas le lieu de rappeler
les mythes et les légendes concernant la naissance des
hommes de la Terre (voir notre Traité d’Histoire des
Religions, pp. 216 sq.). Parfois, l’anthropogonie est
décrite en termes d’embryologie et d’obstétrique. Sui­
vant les mythes zuiïi, par exemple, l’humanité primor­
diale prit naissance (à la suite de la hiérogamie Ciel-Terre)

17. Voir quelques indications dans la Note E.


LE MONDE SEXUALISÉ 33
dans la plus profonde des quatre « cavernes-matrices »
chtoniennes. Guidés par les Jumeaux mythiques, les
humains grimpent d’une « caverne-matrice » à une autre
jusqu’à ce qu’ils arrivent à la surface de la Terre. Dans
ce type de mythes, l’image de la Terre recouvre parfai­
tement celle de la Mère et l’anthropogonie est présentée
en terme d’ontogénie. La formation de l’embryon et
l’enfantement répètent l’acte exemplaire de la naissance
de l’humanité, conçue comme une émersion de la plus
profonde caverne-matrice chtonienne18. Sous forme de
légende, de superstition ou simplement de métaphore,
des croyances similaires survivent encore en Europe.
Chaque région, et presque chaque ville et village,
connaissent un rocher ou une source qui « apportent »
les enfants : ce sont les Kinderbrunnen, Kinderteiche,
Bubenquellen, etc.
Mais il nous importe surtout de mettre en évidence
les croyances relatives à la naissance gynécomorphique
des minerais et, donc, l’assimilation des cavernes et des
mines à la matrice de la Terre-Mère. Les fleuves sacrés
de la Mésopotamie étaient censés avoir leurs sources
dans l’organe générateur de la Grande Déesse. La source
des rivières était d’ailleurs considérée comme la vagina
de la Terre. En babylonien, le terme pû signifie à la fois
« source d’une rivière » et vagin. Le sumérien buru
signifie « vagin » et « rivière ». Le babylonien nagbu,
« source », est apparenté à l’hébreu neqebâ, « perforation ».
En hébreu, le mot « puits » est également utilisé avec le
sens de « femme », « épouse ». En égyptien, le vocable bi
signifie « utérus » et « galerie de mine »19. Rappelons
aussi que les grottes et les cavernes étaient assimilées à
la matrice de la Terre-Mère. Le rôle rituel des cavernes,
attesté dès la préhistoire, pourrait s’interpréter également
comme un retour mystique à la « Mère », ce qui expli­
querait aussi bien les sépultures dans les cavernes que
les rites initiatiques pratiqués dans ces mêmes endroits.
De telles intuitions archaïques ont la vie dure. On a vu
que la désignation delph (= utérus) s’était conservée
dans le nom d’un des sanctuaires les plus sacrés de
l’hellénisme, Delphes. W. F. Jackson Knight remarquait
(Cumaean Gates, p. 56) que dans les trois sites où se
18. Sur le mythe zuni et les versions parallèles, cf. Éliade, La Terre-
Mère et les hiérogamies cosmiques, pp. 60 sq.
19. W. F. Albright, « Some Cruces in the Langdon Epie » ( Journ.
Americ. Orient. Soc., 39, 1919, 65-90), pp. 69-70.
34 FORGERONS ET ALCHIMISTES

trouvaient les Sybilles il y avait de la terre rouge : près


de Cumae, près de Marpessos et à Epire. Or, les Sibylles
étaient intimement liées aux cultes des cavernes. La
terre rouge symbolisait le sang de la Déesse.
Un symbolisme analogue était attaché au triangle.
Pausanias (il, 21, 1) parle d’un endroit d’Argos qui
s’appelait delta et qui était considéré comme le sanctuaire
de Déméter. Fick et Eisler ont interprété le « triangle »
(delta) au sens de « vulva » : l’interprétation est valable,
à condition de garder à ce terme sa valeur première de
« matrice » et « source ». On sait que delta symbolisait
chez les Grecs la femme; les pythagoriciens regardaient le
triangle comme arche geneseoas, à cause de sa forme
parfaite, mais aussi parce qu’il représentait l’archétype
de la fécondité universelle. Un symbolisme similaire du
triangle se retrouve dans l’Inde 20.
Pour le moment, retenons ceci : si les sources, les
galeries des mines et les cavernes sont assimilées à
l’utérus de la Terre-Mère, tout ce qui gît dans le « ventre »
de la Terre est vivant, encore qu’au stade de gestation.
Autrement dit, les minerais extraits des mines sont en
quelque sorte des embryons : ils croissent lentement,
comme s’ils obéissaient à un autre rythme temporel que
la vie des organismes végétaux et animaux — ils ne
croissent pas moins, ils « mûrissent » dans les ténèbres
telluriques. Leur extraction du sein de la Terre est donc
une opération pratiquée avant terme. Si on leur avait
laissé le temps de se développer (c’est-à-dire le rythme
géologique du temps), les minerais seraient devenus des
métaux mûrs, « parfaits ». Nous apporterons bientôt des
exemples concrets de cette conception embryologique
des minerais. Mais nous pouvons mesurer dès mainte­
nant la responsabilité assumée par les mineurs et les
métallurgistes en intervenant dans l’obscur processus
de croissance minérale. Il leur fallait à tout prix « justifier »
leur intervention, et pour ce faire, ils devaient prétendre
se substituer, par les procédés métallurgiques, à l’œuvre
de la Nature. En accélérant le processus de croissance
des métaux, le métallurgiste précipitait le rythme tem­
porel : le tempo géologique était par lui changé en tempo
vital. Cette audacieuse conception, où l’homme assure
sa pleine responsabilité devant la Nature, laisse déjà
percer un pressentiment de l’œuvre alchimique.

20. Voir la Note F.


4. TERRA MATER. PETRA GENITRIX.

De l’immense mythologie lithique, deux types de


croyances intéressent notre recherche : les mythes des
hommes nés de pierres, et les croyances sur l’engendre­
ment et le « mûrissement » des pierres et des minerais
dans les entrailles de la Terre. Les uns et les autres
impliquent l’idée que la pierre est source de Vie et de
fertilité, qu’elle vit et procrée des êtres humains comme
elle a été elle-même engendrée par la Terre.
Un grand nombre de mythes font sortir les premiers
hommes des pierres. Le motif est attesté dans les grandes
civilisations de l’Amérique centrale (Inca, Maya) aussi
bien que dans les traditions de certaines tribus de
l’Amérique du Sud, chez les Grecs, chez les Sémites,
au Caucase et, en général, de l’Asie mineure jusqu’en
Océanie l. Deucalion jetait les « os de sa mère » derrière
son dos, pour repeupler le monde. Ces « os » de la Terre-
Mère étaient des pierres : ils représentaient le Urgrund,
la réalité indestructible, la matrice d’où allait sortir une
nouvelle humanité. Que la pierre soit une image arché­
typale qui exprime à la fois la réalité absolue, la Vie et le
sacré, on en a la preuve dans les nombreux mythes des
dieux nés de la petra genitrix, assimilée à la Grande
Déesse, la matrix mundi. L’ancien Testament conservait
la tradition paléosémite de la naissance des hommes des
pierres, mais il est plus frappant encore de voir le
folklore religieux chrétien reprendre cette image dans
un sens encore plus élevé, en l’appliquant au Sauveur :
certains Noëls roumains parlent du Christ qui naît de
la pierre 2.
1. Voir la Note G.
2. Voir la Note G. Il est inutile pour notre propos de rappeler les
croyances concernant les pierres fertilisantes et les rites de la « glis-
36 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Mais c’est surtout le deuxième groupe de croyances,


relatif à la croyance des pierres et des minerais dans le
« ventre » de la Terre, qui mérite de nous arrêter. La
roche engendre les pierres précieuses. Le nom sanskrit
de l’émeraude est açmagarbhaja, « né du roc », et les
traités minéralogiques indiens la décrivent dans le
rocher comme dans sa « matrice » 3. L’auteur du Jawâhir-
nâmeh (« Le Livre des pierres précieuses ») distingue le
diamant du cristal par une différence d’âge, exprimée en
termes embryologiques : le diamant est pakka, c’est-à-dire
« mûr », tandis que le cristal est kaccha, « pas mûr »,
« vert », insuffisamment développé 4. Or, une conception
similaire s’est conservée en Europe jusqu’au XVIIe siècle.
De Rosnel écrivait dans Le Mercure indien (1672, p. 12) :
« Le rubis, en particulier, prend naissance peu à peu
dans la minière; premièrement il est blanc, et, en mûris­
sant, il contracte graduellement sa rougeur; d’où vient
qu’il s’en trouve d’aucuns qui sont tout à fait blancs,
d’autres moitié blancs et moitié rouges... Comme l’en­
fant se nourrit du sang dans le ventre de sa mère, ainsi
le rubis se forme et se nourrit5. » Bernard Palissy lui-
même croyait à la maturation des minéraux. Comme
tous les fruits de la terre, écrivait-il, les minéraux « ont
autre couleur à leur maturité que non pas à leur commen­
cement 6 ».
La comparaison imaginée par de Rosnel entre l’enfant
qui « se nourrit du sang dans le ventre de sa mère » et le
rubis qui mûrit dans la minière, trouve parfois des
confirmations inattendues, bien qu’aberrantes, dans cer­
taines croyances et certains rituels chamaniques. Les
chamans cherokis, par exemple, détiennent un cristal
qui demande à être nourri, deux fois l’an, avec le sang
d’un animal. Faute de quoi, le cristal vole à travers les airs
et attaque les êtres humains. Après avoir « bu » du sang,
le cristal s’endort paisiblement7.

sade ». Leur sens est clair : la force, la réalité, la fécondité, la sacralité


sont incarnées dans ce qui, autour de l’homme, se montre réel et
existant par excellence. Invulnérable, irréductible, la pierre devenait
image et symbole de l’être.
3. R. Garbe, Die indische Mineralien (Leipzig, 1882), p. 76.
4. G. F. Kunz, The Magic of Jewels and Charms, p. 134.
5. Cité par P. Sébillot, Les travaux publics et les mines dans les
traditions et les superstitions de tous les peuples (Paris, 1894), p. 395.
6. Cité par Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté
(Paris, 1948), p. 247.
7. Cf. J. Mooney, Myths of the Cherokees, cité par Perry, The
TERRA MATER. PETRA GENITRIX 37
L’idée que les métaux « poussent » dans le sein de la
mine, conception attestée déjà dans l’antiquité8 se main­
tiendra longtemps dans les spéculations minéralogiques
des auteurs occidentaux. « Les matières métalliques,
écrit Cardan, sont aux montagnes, non autrement que
les arbres, avec racines, tronc, rameaux et plusieurs
feuilles. » « Qu’est-ce autre chose qu’une mine, sinon
une plante couverte de terre ?9. » A son tour, Bacon
écrit : « Quelques anciens rapportent qu’on trouve
dans l’île de Chypre une espèce de fer qui étant coupé
par petits morceaux, et enfoui dans une terre fréquem­
ment arrosée, y végète, en quelque manière, au point
que tous ces morceaux deviennent beaucoup plus gros 10. »
Il n’est pas sans intérêt de constater la persistance de
ces conceptions archaïques d’une croissance des métaux :
elles résistent à des siècles d’expérience technique et de
pensée rationnelle (il n’est que de penser aux notions
minéralogiques acceptées par la science grecque). L’ex­
plication n’en serait-elle pas que de telles images tradi­
tionnelles se révèlent en fin de compte plus vraies que
le résultat des observations précises et exactes sur le
règne minéral; plus vraies, parce que véhiculées et valo­
risées par la noble mythologie des temps lithiques.
Pour une raison analogue on laissait se reposer les
mines après une période d’exploitation active. La mine,
cette matrice de la Terre, demandait du temps pour
engendrer de nouveau. Pline (Nat. Hist., xxxiv, 49)
écrivait que les mines de galène de l’Espagne « renais­
saient » au bout d’un certain temps. On retrouve des
indications similaires chez Strabon (Géographie, v, 2),
et Barba, auteur espagnol du XVIIe siècle, les reprend à
son tour : une mine épuisée est capable de refaire ses
gisements, à condition d’être convenablement bouchée
et mise au repos durant 10 à 15 ans. Car, ajoute Barba,
ceux qui pensent que les métaux ont été créés au commen-

Children of the Sun, p. 401. Nous avons affaire ici avec la coalescence
de plusieurs croyances : à l’idée des esprits auxiliaires des chamans s’est
surajoutée la notion de la « pierre vivante » et celle des pierres magiques
avec lesquelles est farci le corps du chaman; cf. Éliade,Le Chamanisme,
pp. 133 sq. et passim.
8. Cf. en dernier lieu, Robert Halleux, « Fécondité des mines et
sexualité des pierres dans l’antiquité gréco-romaine » (Revue belge de
Philologie et d’Histoire, 48, 1970, pp. 16-25).
9. Les Livres de Hierome Cardanus, trad. 1556, pp. 106, 108,
cité par G. Bachelard, pp. 244, 245.
10. Bacon, Sylva sylvarum, III,p. 153, cité par G. Bachelard,p. 244.
38 FORGERONS ET ALCHIMISTES

cernent du monde se trompent grossièrement : les


métaux « poussent » dans des mines u. Très probable­
ment, la même idée était partagée par les métallurgistes
africains, ce qui expliquerait l’obstruction des anciennes
mines au Transvaal11 12.
Les minerais « poussent », « mûrissent », et cette image
de la vie souterraine emprunte parfois une valence végé­
tale. Un chimiste comme Glauber pense encore « que si
le métal vient à sa dernière perfection et qu’il ne soit
point tiré de la terre de laquelle il ne reçoit point de
nourriture, il peut fort bien être comparé en cet état à
l’homme vieux, décrépit [...]. La nature garde la même
circulation de naissance et de mort dans les métaux comme
dans les végétaux et dans les animaux13 ». Car, comme
l’écrit Bernard Palissy dans Récepte véritable par laquelle
tous les hommes de la France pourraient apprendre à mul­
tiplier et augmenter leurs trésors (La Rochelle, 1563) :
« Dieu ne créa pas toutes ces choses pour les laisser
oisives [...]. Les astres et les planètes ne sont pas oisifs :
la mer se pourmène d’un côté et d’autre [...], la terre
semblablement n’est jamais oisive [...]. Ce qui se
consomme naturellement en elle, elle le renouvelle et
le reforme derechef; si ce n’est en une sorte, elle le
refait en une autre [...]. Tout, ainsi que l’extérieur de
la terre, se travaille à enfanter quelque chose; pareille­
ment, le dedans et matrice de la terre se travaille aussi
à produire 14. »
Or, la métallurgie, comme l’agriculture — qui impli­
quait également la fécondité de la Terre-Mère — a
fini par créer chez l’homme un sentiment de confiance
et même d’orgueil : l’homme se sent capable de collaborer
à l’œuvre de la Nature, capable d’aider les processsus
de croissance qui s’effectuaient au sein de la Terre.
L’homme bouscule et précipite le rythme de ces lentes
maturations chtoniennes ; en quelque sorte, il se substitue
au Temps. Ce qui incite un auteur du xvme siècle à
écrire : « Ce que la nature a fait dans le commencement,
nous pouvons le faire également, en remontant au procédé
11. Cité par P. Sébillot, Les Travaux publics et les Mines, p. 398.
12. Cline, African Mining and Metallurgy, p. 59.
13. Cité par G. Bachelard, p. 247.
14. Fragments reproduits dans A. Daubrée, « La génération des
minéraux métalliques dans la pratique des mineurs du Moyen Age »
(,Journal des Savants, 1890, 379-392; 441-452), p. 382. Sur la mytho­
logie et le folklore des mines voir Georg Schreiber, Der Bergbau in
Geschichte, Ethos und Sakralkultur (Kôln et Opladen, 1962).
TERRA MATER. PETRA GENITRIX 39
qu’elle a suivi. Ce qu’elle fait peut-être encore à l’aide
des siècles, dans ses solitudes souterraines, nous pouvons
le lui faire achever en un seul instant, en l’aidant et en
la mettant dans des circonstances meilleures. Comme
nous faisons le pain, de même nous pourrons faire les
métaux. Sans nous, la moisson ne mûrirait pas dans les
champs; le blé ne s’échapperait pas en farine sans nos
meules, ni la farine en pain, par le brassage et la cuisson.
Concertons-nous donc avec la nature pour l’œuvre
minérale, aussi bien que pour l’œuvre agricole, et les tré­
sors s’ouvriront devant nous 15 16. »
L’alchimie, nous le verrons, s’inscrit dans le même
horizon spirituel : l’alchimiste reprend et parfait l’œuvre
de la Nature, en même temps qu’il travaille à se « faire »
lui-même. Mais il est intéressant de suivre la symbiose
des traditions métallurgiques et alchimiques à la fin du
Moyen Age. Nous possédons à ce sujet un document
extrêmement précieux : le Bergbüchlein, le premier livre
allemand publié sur la question, imprimé à Augsburg
en 1505. Dans la préface de son De re metallica (1530).
Agricola attribue le Bergbüchlein à Colbus Fribergius,
médecin distingué — non ignobilis medicus — qui vivait
à Freiburg, parmi les mineurs dont il expose les croyances
et les pratiques qu’il interprète à la lumière de l’alchimie.
Ce petit livre, rarissime et particulièrement abscons
(liber admodum confusus, disait Agricola), a été traduit
par A. Daubrée avec la collaboration d’un ingénieur
des mines de Coblence, et publié dans le Journal des
Savants de 1890. C’est un dialogue entre Daniel, connais­
seur des traditions minéralogiques (der Bergverstanding),
et le jeune apprenti mineur (Knappius der Jung). Daniel
lui explique le secret de la naissance des minerais,
l’emplacement des mines et la technique de l’exploita­
tion. « Il est à remarquer que, pour la croissance ou géné­
ration d’un minerai métallique, il faut un géniteur et
une chose soumise ou matière qui soit capable de per­
cevoir l’action génératricels. « L’auteur rappelle la
croyance, très répandue dans le Moyen Age, que les
minerais sont engendrés par l’union de deux principes,
le soufre et le mercure. « Il y en a encore d’autres qui
prétendent que les métaux ne sont pas engendrés par
15. Jean Reynand, Études encyclopédiques, vol. IV, p. 487, cité par
Daubrée, La génération des minéraux métalliques, p. 383.
16. A. Daubrée, op. cit., p. 387. Cf. W. Pieper, Ulrich Rülein von
Calnn und seine Bergbüchlein (Berlin, 1955)*
40 FORGERONS ET ALCHIMISTES

le mercure, parce qu’on trouve en beaucoup de lieux des


minerais métalliques, mais pas de mercure; au lieu du
mercure, ils supposent une matière humide, froide et
muqueuse, sans aucun soufre, qui est tirée de la terre
comme sa sueur, et par laquelle, avec la copulation du
soufre^ tous les métaux seraient engendrés. » (Ibid..,
p. 387.) « De plus, dans l’union du mercure et du soufre
au minerai, le soufre se comporte comme la semence
masculine et le mercure comme la semence féminine
dans la conception et la naissance d’un enfant. » (Ibid.,
p. 388.) La naissance facile du minerai requiert la « qua­
lité propre d’un vase naturel comme les filons, dans
lequel le minerai soit engendré ». (Ibid., p. 388.) « Il
faut aussi des voies ou approches commodes, par les­
quelles le pouvoir métallique ou minéral peut avoir
accès au vase naturel, comme les crins. » (Ibid., p. 388).
L’orientation et l’inclinaison des filons sont en relation
avec les points cardinaux. Le Bergbüchlein rappelle les
traditions selon lesquelles les astres régissent la formation
des métaux. L’argent « pousse » sous l’influence de la
Lune. Et les filons sont plus ou moins argentifères
suivant leur situation par rapport à la « direction par­
faite », marquée par la position de la Lune. (Ibid.,
p. 422.) Le minerai d’or croît, bien entendu, sous l’in­
fluence du Soleil : « Selon l’opinion des sages, l’or est
engendré d’un soufre le plus clair possible et bien purifié
et rectifié dans la terre, sous l’action du ciel, principale­
ment du soleil, de manière qu’il ne contient plus aucune
humeur qui pourrait être détruite ou brûlée par le feu,
ni aucune humidité liquide qui pourrait être évaporée
par le feu... » (p. 443). Le Bergbüchlein explique également
la naissance du minerai de cuivre par l’influence de la
planète Vénus, celle du fer par l’influence de Mars, celle
du plomb par l’influence de Saturne17.
Ce texte est important. Il atteste, en plein xve siècle,
un complexe de traditions minières dérivant pour une
part de la conception archaïque de l’embryologie miné­
rale, et pour l’autre de spéculations astrologiques babylo­
niennes. Ces dernières sont, évidemment, postérieures à
la croyance dans la génération des métaux au sein de la

17. A. Daubrée, pp. 445-446. Voir d’autres textes alchimiques


touchant l’influence des astres sur la formation et la croissance des
métaux, dans John Read, Préludé to Chemistry (London, 1939),
pp. 96 sq. et Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France
au XVIe siècle (Paris, 1938), pp. 321 sq.
TERRA MATER. PETRA GENITRIX 41

Terre-Mère, comme du reste l’idée alchimique, reprise


par le Bergbüchlein, de la formation des minerais par
l’union entre le soufre et le mercure. On distingue nette­
ment dans le Bergüchlein la part de la tradition archaïque
et « populaire » — la fertilité de la Terre-Mère — et
celle de la tradition érudite, issue des doctrines cosmo­
logiques et astrologiques babyloniennes. Or, la coales­
cence de ces deux traditions est attestée un peu partout
dans l’alchimie alexandrine et occidentale. Autrement
dit, une partie au moins de la « préhistoire » de l’alchimie
doit être cherchée non dans les traditions érudites déri­
vant de la Mésopotamie, mais dans les mythologies et
les idéologies archaïques.
Cet héritage vénérable comprend, comme nous venons
de le dire, la conception embryologique des minerais.
Il est remarquable que des traditions aussi nombreuses
que dispersées dans l’espace attestent la croyance à
une finalité de la Nature. Si rien n’entrave le processus
de gestation, tous les minerais deviennent, avec le temps,
de l’or. « S’il ne se trouvait point d’empêchements au
dehors qui s’opposassent à l’exécution de ses desseins,
écrivait un alchimiste occidental, la Nature achèverait
toutes ses productions [...]. C’est pourquoi nous devons
considérer les naissances des métaux imparfaits comme
celle des Avortons et des Monstres, qui n’arrive que parce
que la Nature est détournée dans ses actions, et qu’elle
trouve une résistance qui lui lie les mains, et des obstacles
qui l’empêchent d’agir aussi régulièrement qu’elle n’a
accoutumé de faire [...]. De là vient qu’encore qu’elle
ne veuille produire qu’un seul Métal, elle est néanmoins
contrainte d’en faire plusieurs. » Seul l’or cependant « est
l’enfant de ses désirs ». L’or est « son fils légitime, parce
qu’il n’y a que l’or qui soit la véritable production »18.
La croyance dans la métamorphose naturelle des métaux,
est assez ancienne en Chine 19, et on la retrouve en Annam,
dans l’Inde, en Insulinde. Les paysans de Tonkin
disent : « Le bronze noir est la mère de l’or. » L’or est
engendré naturellement par le bronze. Mais cette trans­
mutation ne peut s’effectuer que si le bronze a séjourné
assez longtemps dans le sein de la Terre. « Ainsi les

18. Bibliothèque des Philosophies chimiques, par M. J. M. D. R.


Nouvelle édition, Paris, 1741. Préface, pp. xxvm et xxix, texte cité par
G. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, p. 247.
19. Voir surtout Joseph Needham, Science and Civilisation in
China, vol. III (Cambridge, 1968), pp. 636 sq.
42 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Annamites sont persuadés que l’or trouvé dans les mines


est formé lentement sur place au cours des siècles, et
que si l’on avait fouillé le sol à l’origine, on aurait décou­
vert du bronze à l’endroit où l’on trouve de l’or aujour­
d’hui 20. » L’idée d’une métamorphose précipitée des
métaux est déjà attestée en Chine dans un texte de 122
av. J.-C., le Huai-nan-tzu 21. L’alchimie ne faisait qu’ac­
célérer la croissance des métaux : comme son collègue
occidental, l’alchimiste chinois contribue à l’œuvre de
la nature en précipitant le rythme du Temps. Laissés
dans leur matrice chtonienne, tous les minerais seraient
devenus de l’or, mais après des centaines et des milliers
de siècles. Comme le métallurgiste, qui transforme des
« embryons » (= minerais) en métaux, en accélérant
la croissance commencée dans la Terre-Mère, l’alchimiste
rêve de prolonger cette accélération et de la couronner
par la transmutation finale de tous les métaux « ordinaires »
dans le métal « noble » qui est l’or.
Rappelons au passage que l’importance exceptionnelle
de l’or s’explique pour des raisons religieuses. L’or
fut le premier métal découvert et utilisé par l’homme,
bien qu’il ne fût susceptible d’être employé ni comme
outil ni comme arme. Dans l’histoire des révolutions
technologiques — c’est-à-dire le passage de la technolo­
gie lithique à la production du bronze, puis à l’industrie
du fer et finalement à celle de l’acier — l’or ne joua aucun
rôle. Plus encore, son exploitation est la plus difficile :
pour extraire d’un filon 6 à 12 grammes d’or, on doit
remonter à la surface une tonne de roches. Certes,
l’exploitation des alluvions fluviales est moins pénible,
mais elle est aussi considérablement moins productive :
quelques centigrammes par mètre cube de gravier.
Comparée à l’effort prodigué afin d’obtenir quelques
onces d’or, l’exploitation d’un gisement de pétrole est
infiniment plus simple et plus facile. Et pourtant,
depuis les temps des Pharaons, les hommes poursuivent
dramatiquement la recherche de l’or. Sa valeur sym­

20. Jean Przyluski, « L’or, son origine et ses pouvoirs magiques »


{Bull. Ec. Fr. Ex.-Or., 14, 1914, 1-16), p. 3. En Annam est très fré­
quente la croyance que les pierres poussent du sol et grandissent ; cf.
R. Stein, Jardins en miniature d'Extrême-Orient, p. 76.
21. Voir les fragments traduits par Homer H. Dubs, The Begin-
nings of Alchemy, pp. 71-73. Il est possible que ce texte provienne de
l’école de Tsou Yen, sinon du Maître lui-même (contemporain de
Mencius, IVe siècle); cf. Dubs, p. 74.
TERRA MATER. PETRA GENITRIX 43
bolique, en fin de compte : religieuse, n’a pu être abolie,
malgré la désacralisation accélérée de la Nature et de
l’existence humaine.
Dans la Summa Perfectionis, un ouvrage alchimique
du xive siècle 22, on peut lire que « ce que la Nature ne
peut perfectionner dans un très grand espace de temps,
nous pouvons l’achever en peu de temps, par notre art ».
La même idée est très clairement exposée par Ben
Jonson, dans sa pièce The Alchemist (acte II, scène 2).
Un des personnages, Surly, hésite à partager l’opinion
alchimique selon laquelle la croissance des métaux serait
comparable à l’embryologie animale, et selon laquelle,
à l’image du poussin qui éclôt de l’œuf, n’importe quel
métal finirait par devenir de l’or grâce à la lente maturi-
sation à l’œuvre dans les entrailles de la Terre. Car,
dit Surly, « l’œuf est ordonné par la Nature à cette fin et
il est un poussin in potentia ». Et Subtle de répliquer :
« Nous en disons autant du plomb et des autres métaux,
qui seraient de l’or s’ils avaient eu le temps de le devenir. »
Un autre personnage, Mammon, ajoute : « Et c’est là
ce que réalise notre Art23. »
La « noblesse » de l’or est donc le fruit à sa « maturité » :
les autres métaux sont « communs » parce que « crus »,
« non mûrs ». Or, la finalité de la Nature est l’achèvement
du règne minéral, sa « maturation » ultime. La trans­
mutation « naturelle » des métaux en or est inscrite dans
leur propre destinée. En d’autres termes, la Nature
tend à la perfection. Mais du fait que l’Or est porteur
d’un symbolisme hautement spirituel [« l’or, c’est l’im­
mortalité », répètent les textes indiens 24], il est évident
que, préparée par certaines spéculations alchimico-
sotériologiques (voir plus bas), une idée nouvelle se fait
jour : celle du rôle assumé par l’alchimiste en tant que
Sauveur fraternel de la Nature : il aide la Nature à remplir

22. Le livre a été longtemps attribué à Geber, mais Julius Ruska a


prouvé F inauthenticité de cette tradition. Cf. John Read, Préludé to
Chemistry, p. 48.
23. Surly : The egg’s ordained by nature to that end.
And is a chicken in potentiâ.
Subtle : The same we say of lead, and other mettalls,
Which would be gold, if they had time.
Mammon : And that
Our art doth further.
Cf. Note H.
24. Maitrâyani-samhitâ, II, 2, 2\Çatapaîha Brâhmana,III, 8, 2, 27;
Aitareya-Brâhmana, VII, 4, 6; etc.
44 FORGERONS ET ALCHIMISTES

sa finalité, à atteindre son « idéal », qui est l’achèvement


de sa progéniture — minérale, animale ou humaine —
jusqu’à la « maturité » suprême, c’est-à-dire jusqu’à
l’immortalité et la liberté absolue (l’or étant le symbole
de la Souveraineté et de l’autonomie).
Ces spéculations sotériologiques abondent dans la
littérature alchimique occidentale, et C. G. Jung a
magistralement montré leur importance et leur ampleur.
Pour notre compte, nous préférons insister sur l’extrême
antiquité des prémisses de cette sotériologie alchimique.
L’image de la Terre-Mère grosse de toute sorte d’« em­
bryons » a précédé l’image de la « Nature », comme l’image
de la Terre-Mère avait précédé celle de la Sophia. Il
importe donc de revenir à ce symbolisme extrêmement
ancien où la Terre était assimilée au Ventre de la Mère,
les mines à sa matrice et les minerais aux « embryons ».
Toute une série de rites miniers et métallurgiques en
dépendent.
5. RITES ET MYSTÈRES MÉTALLURGIQUES

On ne découvre pas facilement une mine ou un nou­


veau filon : il appartient aux dieux et aux êtres divins
de révéler leurs emplacements ou d’enseigner aux humains
l’exploitation de leur contenu. Ces croyances se sont
maintenues encore. en Europe jusqu’à une date assez
récente. Le voyageur grec Nucius Nicander, qui avait
visité Liège au xvie siècle, en rapporte la légende de
la découverte des mines de charbons du Nord de la France
et de la Belgique : un ange est apparu sous la forme d’un
vénérable vieillard et a montré la bouche d’une galerie
à un forgeron qui avait jusqu’alors alimenté son four­
neau avec du bois. Dans le Finistère, une fée (groac'k)
passe pour avoir dévoilé aux hommes l’existence du
plomb argentifère. Et c’est saint Péran, le patron des
mines, qui, le premier, inventa la fusion des métaux ’.
On n’insistera pas sur les tréfonds mythologiques
assimilés et revalorisés dans l’hagiographie de saint
Péran. Dans d’autres traditions, c’est aussi un demi-dieu
ou un Héros civilisateur, messager de Dieu, qui est à
l’origine des travaux des mines et de la métallurgie.
C’est ce qui ressort très clairement des légendes chinoises
de Yu le Grand, le « perceur des montagnes ». Yu « fut
un mineur heureux qui assainit la terre au lieu de l’em­
pester. Il connaissait les rites du Métier »1 2. Nous ne
nous arrêterons pas non plus sur le riche folklore minier,
encore vivant en Europe, sur les êtres mystérieux comme
« Maître Hœmmerling », connu aussi sous le nom du
« Moine de la Montagne », ou de la « Dame blanche »,
1. Paul Sébillot, Les Travaux publics et les Mines dans les traditions
et les superstitions de tous les pays, pp. 406, 410 sq.
2. Marcel Granet, Danses et Légendes de la Chine ancienne3 p. 496.
Cf. pp. 610 sq.
46 FORGERONS ET ALCHIMISTES

dont l’apparition annonce les effondrements, ou les


innombrables génies, fantômes et esprits souterrains 3.
Il suffira de rappeler que l’ouverture d’une mine ou la
construction d’un fourneau sont des opérations rituelles
souvent d’un surprenant archaïsme. Les rites miniers se
sont maintenus en Europe jusqu’à la fin du Moyen Age :
toute ouverture d’une nouvelle mine comportait des
cérémonies religieuses (Sébillot, op. cit., p. 421). Mais
c’est ailleurs qu’il faut regarder pour juger de l’ancienneté
et de la complexité de ces traditions. Car l’articulation
des rites, leur but, l’idéologie qu’ils impliquent diffèrent
d’un niveau culturel à un autre. On note, en premier
lieu, la volonté d’apaiser les esprits protecteurs ou
habitants de la mine. « Le mineur malais, écrit A. Haie,
a des idées particulières sur l’étain et ses propriétés :
avant tout, il croit que l’étain se trouve sous la protection
et aux ordres de certains esprits qu’il estime nécessaire
d’apaiser; il croit également que l’étain est vivant et
possède beaucoup de propriétés de la matière vivante :
il peut se mouvoir de lui-même d’un endroit à un autre,
il peut se reproduire et il a des sympathies spéciales,
ou peut-être des affinités, pour certaines gens et certaines
choses, et vice versa. Aussi est-il recommandé de traiter
le minerai d’étain avec un certain respect, de tenir compte
de ses commodités, et, ce qui est peut-être encore plus
curieux, de diriger les travaux d’exploitation de la mine
de telle façon que le minerai d’étain puisse être obtenu
à son insu 4. »
Soulignons au passage le comportement « animal »
du minerai : il est vivant, se meut à volonté, se cache,
montre de la sympathie ou de l’antipathie envers les
humains — conduite qui n’est pas sans ressemblance
avec celle du gibier à l’égard du chasseur. Bien que l’isla­
misme se soit fortement implanté dans la Malaisie,
cette religion « étrangère » s’avère impuissante à assurer
le succès des travaux miniers. Car se sont les anciennes
divinités du terroir qui veillent sur les mines et disposent
des minerais. Il est donc absolument nécessaire de recou­
rir à l’assistance d’un prêtre de la vieille religion, celle
qui a été supplantée par l’islamisme. On fait appel à

3. P. Sébillot, op. cit., pp. 479-493 et passim. Sur les mythologies


littéraires et l’imagerie des mines, voir C. Bachelard, La Terre et les
rêveries de la volonté, pp. 183 sq, et passim.
4. A. Hale, cité par W. W. Skeat, Malay Magic (London, 1920),
pp. 259-260.
RITES ET MYSTÈRES MÉTALLURGIQUES 47
un pawang malais, parfois même à un chaman sakai
(c’est-à-dire, appartenant à la population la plus ancienne,
pré-malaise), pour diriger les cérémonies minières.
Parce qu’ils conservent les traditions religieuses les plus
archaïques, ces pawang sont capables d’apaiser les dieux
gardiens du minerai et de ménager les esprits qui hantent
les mines 5 6. Leur secours est surtout indispensable lors­
qu’il s’agit de minerais aurifères (qui, avec ceux d’étain,
constituent les principales richesses minières de la Malai­
sie). Les ouvriers musulmans doivent bien se garder
de laisser reconnaître leur religion par des signes exté­
rieurs ou des prières. « L’or est censé se trouver sous la
juridiction et dans la possession d’un dewa ou dieu,
et sa recherche est par conséquent impie, car les mineurs
doivent se concilier le dewa par des prières et des offrandes
en prenant grand soin de ne pas prononcer le nom de
Dieu (= Allah) ou de pratiquer des actes cultuels
(islamiques). Toute proclamation de la souveraineté
d’Allah offense le dewa qui immédiatement, « cache l’or »
ou le rend invisible 6. » C’est un phénomène bien connu
dans l’histoire des religions que cette tension entre les
croyances importées et la religion du terroir. Comme
partout dans le monde, les « maîtres du lieu » de la
Malaisie se font sentir dans les cultes en relation avec
la Terre. Les trésors de la Terre — ses œuvres, ses « en­
fants » — appartiennent aux autochtones, et seule leur
religion permet de l’en approcher.
En Afrique, chez les Bayeka, au moment d’ouvrir une
nouvelle galerie, le chef, entouré d’un prêtre et des
ouvriers, récite une prière à ses « esprits-du-cuivre »
ancestraux qui régnent sur la mine. C’est toujours le
chef qui décide où l’on doit commencer à forer, pour ne
pas déranger et irriter les esprits de la Montagne. De
même, les mineurs Bakitara Ont à apaiser les esprits
« maîtres du lieu », et pendant leurs travaux ils sont tenus
d’observer de nombreux tabous, surtout sexuels 7. La
pureté rituelle joue un rôle considérable. Les aborigènes
de Haïti estiment que pour trouver l’or il faut être chaste,
et ils ne commencent la recherche du minerai qu’après
de longs jeûnes et plusieurs jours d’abstinence sexuelle.
Ils sont convaincus que, si la recherche reste vaine,

.,
5. Id p. 253.
6. W. W. Skeat, Malay Magic, pp. 271-272.
7. Cline, Mining and Metallurgy in Negro Africa, pp. 117, 119.
48 FORGERONS ET ALCHIMISTES

c’est uniquement à cause de leur impureté 8. On retrou­


vera tout à l’heure l’importance des tabous sexuels pen­
dant les travaux de la fusion du métal.
Nous constatons, chez les mineurs, des rites compor­
tant état de pureté, jeûne, méditation, prières et actes
cultuels. Toutes ces conditions sont commandées par
la nature de l’opération qu’on a en vue, car on va s’intro­
duire dans une zone sacrée, réputée inviolable; on
trouble la vie souterraine et les esprits qui la régissent :
on entre en contact avec une sacralité qui ne participe
pas à l’univers religieux familier, sacralité plus profonde,
et aussi plus dangereuse. On a le sentiment de s’aventurer
dans un domaine qui n’appartient pas de droit à l’homme,
le monde souterrain avec ses mystères de la lente gestation
minéralogique qui se déroule dans les entrailles de la
Terre-Mère. On a surtout le sentiment de s’ingérer dans
un ordre naturel régi par une loi supérieure, d’intervenir
dans un processus secret et sacré. Aussi prend-on toutes
les précautions indispensables aux rites de passage.
On sent obscurément qu’il s’agit d’un mystère qui engage
l’existence humaine, car l’homme a été, en effet, marqué
par la découverte des métaux, il a presque changé
son mode d’être en se laissant entraîner dans l’œuvre
minière et métallurgique. Toutes les mythologies des
mines et des montagnes, ces innombrables fées, génies,
elfes, fantômes, et esprits, sont les épiphanies multiples
de la présence sacrée que l’on affronte en pénétrant dans
les niveaux géologiques de la Vie.
Chargés encore de cette sacralité ténébreuse, les
minerais sont dirigés vers les fourneaux. Alors commence
l’opération la plus difficile et la plus aventureuse. L’arti­
san se substitue à la Terre-Mère pour accélérer et parfaire
la « croissance ». Les fourneaux sont en quelque sorte
une nouvelle matrice, artificielle, où le minerai achève
sa gestation. D’où le nombre infini de précautions,
tabous et rituels qui accompagnent la fusion. On installe
des campements près des mines, et on vit là, virtuellement
pur, pendant toute la saison (en Afrique, généralement
plusieurs mois, entre mai et novembre)9. Les fondeurs
Achewa observent la continence la plus rigoureuse
pendant tout ce temps (Cline, op. rit., p. 119). Les
Bayeke n’acceptent pas de femmes auprès des fourneaux

8. P. Sébillot, Les Travaux publics et les Mines, p. 421.


9. Cline, Mining and Metallurgy, p. 41.
RITES ET MYSTÈRES MÉTALLURGIQUES 49
(;ibid., p. 120). Les Baila, qui vivent isolés pendant toute
la saison métallurgique, sont encore plus rigoureux :
l’ouvrier qui a eu une pollution nocturne doit être
purifié (ibid., p. 121). Mêmes tabous sexuels chez les
Bakitara : si le fabricant de soufflets a eu des rapports
sexuels au cours de son travail, les soufflets se rempliront
constamment d’eau et refuseront de faire leur office10.
Les Pangwe s’abstiennent des rapports sexuels deux
mois avant et pendant tout le temps que durent les tra­
vaux de la fusion (Cline, p. 125). La croyance que l’acte
sexuel peut compromettre le succès des travaux est
générale dans toute l’Afrique noire. L’interdiction des
rapports apparaît même dans les chansons rituelles
qu’on chante pendant les travaux. Ainsi, les Baila chan­
tent : « Kongwe (clitoris) et Malaba la Noire (labiæ
feminæ) m’horrifient! J’ai trouvé Kongwe en soufflant
dans le feu. Kongwe m’horrifie! Passe loin de moi,
passe loin, toi, avec qui nous avons eu des relations
répétées, passe loin de moi! » (Cline, p. 121.)
Ces chansons gardent peut-être les traces obscures
d’une assimilation du feu et du travail de la fusion
avec l’acte sexuel. Dans ce cas, certains tabous sexuels
métallurgiques s’expliqueraient justement par le fait
que la fusion représente une union sexuelle sacrée, une
hiérogamie (cf. le mélange des minerais « mâles » et
« femelles »), et que, par conséquent, toutes les énergies
sexuelles des ouvriers doivent être réservées pour assurer
magiquement le succès de l’union en cours dans les four­
neaux. Car toutes ces traditions sont extrêmement com­
plexes et se trouvent à la confluence de symbolismes
différents. A l’idée des minerais-embryons qui achèvent
leur gestation dans les fourneaux, s’est ajoutée l’idée
que la fusion, étant une « création », implique nécessaire­
ment l’union préalable entre les éléments mâle et femelle.
On rencontrera tout à l’heure un symbolisme similaire
en Chine.
Dans le même ordre d’idées, les cérémonies métal-

10. Pourtant, toujours chez les Bakitara, « le forgeron qui fabrique


ses propres soufflets, doit cohabiter avec sa femme dès qu’il les a
achevés, pour les rendre solides et assurer leur fonctionnement »;
Cline, op. cit., p. 117. Chez les Ba Nyankole, le forgeron cohabite avec
sa femme dès qu’un nouveau marteau vient d’être apporté dans sa
cabane {ibid., p. 118). On a affaire ici avec un symbolisme différent :
l’outil est rendu « vivant » par sa sexualisation et en homologuant sa
fonction à l’acte générateur des humains.
5° FORGERONS ET ALCHIMISTES

lurgiques africaines présentent certains éléments de


symbolisme nuptial. Le forgeron Bakitara traite l’enclume
comme une mariée. Lorsque les hommes la transportent
à la maison, ils chantent comme dans une procession
nuptiale. En la recevant, le forgeron l’asperge avec de l’eau
« pour qu’elle enfante beaucoup d’enfants », et dit à
sa femme qu’il a apporté une deuxième épouse à la maison
(Cline, p. 118). Chez les Baila, tandis que l’on construit
le fourneau, un garçon et une fille pénètrent à l’intérieur
et écrasent des fèves (le craquement produit symbolise
le bruit du feu). Les enfants qui ont tenu ce rôle impor­
tant devront plus tard se marier (ibid., p. 120).
Lorsqu’on dispose d’observations plus précises et
plus élaborées, on se rend encore mieux compte du carac­
tère rituel de l’œuvre métallurgique en Afrique. Le
R. P. Wyckaert, qui a étudié de près les forgerons de
Tanganyka, nous rapporte des détails significatifs.
Avant de se rendre au campement, le maître-forgeron
invoque la protection des divinités. « Vous, grands-
parents, qui nous avez enseigné ces travaux, précédez-
nous (c’est-à-dire : « soyez devant nous pour nous montrer
comment nous devons faire »). Toi, le miséricordieux,
qui habites on ne sait où, pardonnez-nous. Toi, mon
soleil, ma lumière, prends soin de moi. Moi, je vous
remercie tous u. » La veille du départ pour les hauts
fourneaux, tout le monde doit garder la continence.
Le matin, le maître forgeron sort sa boîte à remèdes,
lui fait ses adorations et ensuite tous défilent devant la
boîte, s’agenouillent et reçoivent sur le front une légère
couche de terre blanche. Lorsque le convoi s’achemine
vers les Fourneaux, un enfant porte la boîte à remèdes,
un autre un couple de poulets. Au campement, l’opéra­
tion la plus importante est l’introduction des remèdes
dans le four et le sacrifice qui l’accompagne. Les enfants
apportent les poulets, les immolent devant le maître-
forgeron et aspergent avec le sang le feu, le minerai,
le charbon. Puis « l’un d’eux entre dans l’intérieur du four,
tandis que l’autre reste à l’extérieur; ils continuent leurs
aspersions en disant plusieurs fois (à la divinité sans
doute) : « Allume toi-même le feu, qu’il brûle bien ! »
(Op. cit., p. 375.) Sur les indications du chef, l’enfant
qui se trouve à l’intérieur place les remèdes dans la 11

11. R. P. Wickaert, Forgerons païens et Forgerons chrétiens au


Tanganyka, p. 373.
HITES ET MYSTÈRES MÉTALLURGIQUES 51
cuvette creusée au fond du four, dépose aussi les deux
têtes de poulets et recouvre le tout avec de la terre. La
forge est également sanctifiée par le sacrifice d’un coq.
Le forgeron entre à l’intérieur, immole la victime et
répand son sang sur la pierre-enclume en disant : « Que
cette forge ne gâte pas mon fer! Qu’elle m’apporte
richesse et fortune! » {Ibid., p. 378.)
Retenons le rôle rituel des deux enfants et le sacrifice
aux fourneaux. Les têtes de poulets enterrés sous le four
peuvent représenter un sacrifice de substitution. Les
traditions chinoises nous apportent à ce sujet des éclair­
cissements importants. Rappelons que Yu le Grand,
mineur heureux, est réputé avoir également accompli
la fonte des neuf chaudrons des Hia, qui assuraient l’union
du Haut et du Bas12. Les Chaudières étaient mira­
culeuses : elles se déplaçaient d’elles-mêmes, pouvaient
bouillir sans être chauffées et savaient reconnaître la
Vertu (un des grands supplices consistait à faire bouillir
le coupable; Granet, p. 491, n. 2). Cinq des Chaudrons
de Yu étaient en correspondance avec yang, quatre
avec yin {ibid., p. 496). Us constituaient donc un couple,
une union des contraires (Ciel-Terre, Mâle-Femelle,
etc.) et en même temps l’image de la totalité cosmique.
Comme nous l’avons vu, les minerais et les métaux
étaient, eux aussi, classés en mâles et femelles. A la
fusion, participaient des garçons et des filles vierges :
c’étaient eux qui jetaient de l’eau sur le métal rouge
{ibid. p. 497). Or, si la trempe d’une épée était considérée
comme une union de l’eau et du feu {ibid. p. 498),
si l’alliage est un rite de mariage (p. 499), le même sym­
bolisme était nécessairement impliqué aussi dans l’opé­
ration de la fusion du métal.
En relation directe avec le symbolisme sexuel et marital,
nous rencontrons le sacrifice sanglant. « Mo-ye et
Kan-tsiang, mâle et femelle, sont un couple d’épées :
ils sont aussi, mari et femme, un ménage de forgerons.
Kan-tsiang, le mari, ayant reçu l’ordre de forger deux
épées, se mit à la besogne et ne put réussir, après trois
mois d’effort, à faire entrer le métal en fusion. A sa
femme, Mo-ye, qui lui demandait la raison de son insuc­
cès, il répondit d’abord évasivement. Elle insista, rap­
pelant le principe que la transformation de la matière

12. Marcel Granet, Danses et Légendes de la Chine ancienne, pp. 489-


490.
52 FORGERONS ET ALCHIMISTES

sainte (qu’est le métal) exige pour s’accomplir (le sacrifice


d’) une personne. Kan-tsiang raconta alors que son maître
n’avait réussi à réaliser la fusion qu’en se jetant, lui
et sa femme, dans la fournaise. Mo-ye se déclara prête
à donner son corps, si son mari faisait fondre le sien »
(Granet, p. 500). Ils coupèrent leurs cheveux et rognèrent
leurs ongles. « Ensemble, ils jetèrent dans le fourneau
rognure et cheveux. Ils donnèrent la partie pour donner
le tout » (ibid. p. 501). D’après une autre version, « Mo-ye
ayant demandé à son mari pourquoi le métal n’entrait
pas en fusion, celui-ci répondit : « Ngeou le fondeur, mon
maître défunt (ou l’Ancien Maître) voulant fondre une
épée et la fusion ne se produisant pas, se servit d’une
fille pour la marier au génie du Fourneau. Mo-ye, à
ces paroles, se jeta dans le fourneau et la coulée se fit »
(ibid. p. 501, n. 3). Le Wou Yue tch’ouen ts'ieou (chap. 4),
décrivant la fabrication de deux « crochets ou coutelas
en forme de faucille », signale que l’artisan les a consacrés
avec le sang de ses deux fils (ibid. p. 502, n. 2). « Quand
Keou-tsien, roi de Yue, se fit fondre huit épées merveil­
leuses, avant de recueillir le métal, il sacrifia des bœufs
et des chevaux blancs au génie de Kouen-wou. Kouen-
wou est un nom d’épée » (ibid, p. 493) 13.
Le thème d’un sacrifice ou d’un sacrifice personnel à
l’occasion de la fusion, motif mythico-rituel plus ou
moins en relation avec l’idée de mariage mystique entre
un être humain (ou un couple) et les métaux, est parti­
culièrement important. Morphologiquement, ce thème
s’inscrit dans la grande classe de sacrifices de « création »,
dont nous venons de dégager le modèle exemplaire dans le
mythe cosmogonique. Pour assurer la fusion, le « mariage
des métaux », il faut qu’un être vivant « anime » l’opération,
et la meilleure voie reste le sacrifice, le transfert d’une
vie. L’âme de la victime change d’enveloppe charnelle :
elle échange son corps humain pour un nouveau « corps »
— un édifice, un objet, même une opération — qu’elle
rend « vivant », qu’elle « anime ». Les faits chinois que
nous venons de citer semblent garder le souvenir d’un
sacrifice humain pour le succès de l’œuvre métallurgique.

13. Voir d’autres variantes de la légende de Mo-ye et Kan-tsiang


dans Lionello Lanciotti, « Sword casting and related legends in
China » (East and West, IV, 1955, 106-114), spéc. pp. 110 sq. et « The
Transformation of Ch’ih Pi’s Legend » {ibid., pp. 316-322). Sur les
mythologies et les rituels métallurgiques chinois, voir Max Kalten-
mark, Le Lie-sien tchouan, pp. 45 sq., 170 sq.
RITES ET MYSTÈRES MÉTALLURGIQUES 53
Poursuivons l’enquête dans d’autres zones culturelles.
Nous verrons dans quelle mesure le sacrifice aux four­
neaux constitue une application du mythe cosmogonique,
et les nouvelles valeurs qu’il développe.
6. SACRIFICES HUMAINS AUX FOURNEAUX

Un groupe de mythes de quelques tribus aborigènes


de l’Inde centrale nous rapportent l’histoire des forgerons
Asûr. Selon les Birhor, les Asûr furent les premiers sur
la Terre à fondre le fer. Mais la fumée de leur fourneaux
incommodait l’Être Suprême, Sing-bonga, qui dépêcha
des oiseaux-messagers pour leur enjoindre de cesser
les travaux. Les Asûr répondirent que la métallurgie
était leur occupation favorite, et mutilèrent les messagers.
Sing-bonga descendit alors lui-même sur la Terre. Il
s’approcha des Asûr sans être reconnu et, les ayant per­
suadés de pénétrer dans les fourneaux, il les brûla. A
la suite de quoi leurs veuves devinrent des esprits de la
Nature l.
Le mythe se retrouve, plus complet, chez les Munda.
Au commencement, les hommes travaillaient dans le
Ciel pour Sing-bonga. Mais le reflet de leur visage dans
l’eau révéla qu’ils étaient semblables, et donc égaux à
Dieu, et ils refusèrent de le servir. Sing-bonga les préci­
pita alors sur la Terre. Ils tombèrent à un endroit où se
trouvait du minerai de fer, et les hommes construisirent
sept fourneaux. La fumée incommodait Sing-bonga, et
après avoir inutilement envoyé ses messagers, les oiseaux,
Dieu descendit lui-même sur la Terre sous la forme
d’un vieux malade. Les fourneaux ne tardèrent pas à
s’écrouler. Les forgerons qui n’avaient pas reconnu
Sing-bonga lui demandèrent conseil. « Vous devez offrir
un sacrifice humain », leur dit-il. Et comme ils ne trou­
vaient pas de victime volontaire Sing-bonga s’offrit lui-
même. Il pénétra dans le fourneau chauffé à blanc et en
ressortit après trois jours avec de l’or, de l’argent et des i.

i. Sarat Chandra Roy, The Birhor s (Ranchi, 1925), pp. 402 sq.
SACRIFICES HUMAINS AUX FOURNEAUX 55
pierres précieuses. A l’instigation du Dieu, les forgerons
l’imitèrent. Leurs femmes manœuvraient les soufflets et
les forgerons, brûlés vifs, hurlaient dans les fourneaux.
Sing-bonga rassura les épouses : leurs maris criaient
parce qu’ils étaient en train de diviser les trésors. Les
femmes continuèrent leur besogne jusqu’à ce que les
forgerons eussent été complètement réduits en cendres.
Ht comme elles demandaient alors ce qu’elles allaient
devenir, Sing-bonga les transforma en bhut, esprits des
collines et des rochers2.
Enfin, un mythe analogue est attesté chez les Oraons.
[.es douz£ frères Asûr et les treize frères Lodha, tous
des forgerons fameux, irritent Bhagwan (= Dieu)
avec la fumée de leurs fourneaux. Sous l’aspect d’un
vieillard malade, Bhagwan descend sur la Terre, où il
est hébergé par une veuve, et les forgerons l’ayant consulté
pour la réparation de leurs fourneaux, finirent, comme
dans le mythe munda, par être brûlés vifs 3.
Les Asûr constituent une tribu du forgerons qui
vivaient, très probablement, au nord du Penjab. Ils en
furent chassés par les envahisseurs aryens vers leur habitat
actuel dans les montagnes de Chota Nagpur. Walter
Ruben a montré les rapports probables entre les Asûr
et les Asura des hymnes védiques, ennemis des dieux
(deva), avec lesquels ils avaient d’innombrables com­
bats 4. On mesure l’intérêt des traditions mythologiques
concernant les forgerons Asûr et conservées par les
peuples voisins munda et dravidiens (Oraon). Dans
le propos qui nous occupe, il importe de souligner sur­
tout le motif du sacrifice humain associé à la métallurgie,
motif à demi voilé dans les mythes que nous venons de
résumer. Sous leur forme actuelle, ces mythes nous
frappent par la haine du fer et de la métallurgie. Au
jugement des populations voisines, les forgerons Asûr
trouvaient dans la braise de leurs fourneaux une mort
méritée, parce qu’ils avaient affronté et irrité le Dieu

2. E. T. Dalton, Descriptive Ethhology of Bengal (Calcutta, 1872),


pp. 186 sq.
3. Rev. P. Dehon, « Religion and'Eustoms of the Uraons » (Memoirs
of the Asiatic Society of Bengal, Calcutta, 1906, pp. r2i-i8i), pp. 128-
13 ij cf. aussi R. Rahmann, « Gottheiten der Primitivstàmme im nor-
dôstlichen Vorderindien » (Anthropos, 31, 1936, pp. 37-96), pp. 52 sq.
Sur les 12 Asûr et les 13 Lodha, voir Walter Ruben, Eisenschmiede und
Dàmonen in Indien (Leiden, 1939), pp. 102 sq. cf. aussi : Anthropos,
56, 1961, pp. 96 sq.
4. Cf. Eisenschmiede und Dàmonen, pp. 302-303 et passtm.
56 FORGERONS ET ALCHIMISTES

suprême. On devine dans cette haine contre le travail


du forgeron la même attitude négative et pessimiste
présente, par exemple, dans la théorie des Ages du
monde, où l’âge du fer est justement considéré comme le
plus tragique et à la fois le plus vil. Il n’est pas exlu
de supposer à telle attitude un fondement historique.
L’âge du fer a été caractérisé par une succession ininter­
rompue de guerres et de massacres, par l’esclavage en
masse et par un appauvrissement presque général5.
Dans l’Inde, comme ailleurs, toute une mythologie soli­
darise les travailleurs du fer avec les diverses catégories de
géants et de démons : tous sont des ennemis des dieux qui,
eux, représentent d’autres « âges » et d’autres traditions.
Mais, en plus de cette « haine du fer », la mythologie
des Asûr affirme la nécessité d’offrir des sacrifices humains
aux fourneaux. Peut-être même le sacrifice humain
souligne-t-il, dans les mythes cités, le caractère démo­
niaque des travaux métallurgiques. La fusion du métal
est tenue pour œuvre sinistre qui requiert le sacrifice d’une
vie humaine 6. Des traces de sacrifices humains à fins
métallurgiques se retrouvent en Afrique. Chez les Achewa
de Nyasaland, celui qui veut construire un four s’adresse
à un magicien (sing-anga). Celui-ci prépare des « méde­
cines », les met dans un épi de maïs et apprend à un
petit garçon la manière de les jeter sur une femme enceinte
ce qui aura pour effet de la faire avorter. Le magicien
cherche ensuite le fœtus et le brûle, avec d’autres « méde­
cines », dans un trou creusé dans la terre. On construit
le four au-dessus du trou 7. Les Antonga ont coutume de
jeter dans les fourneaux une partie du placenta, pour
assurer la fusion8. Pour laisser momentanément de
côté le symbolisme de l’avortement, ces deux exemples
africains représentent une forme intermédiaire entre le
sacrifice humain concret ou symbolique (les ongles et
les cheveux) et le sacrifice de substitution (par ex. le
sacrifice des poules chez les forgerons du Tanganyka,
voir plus haut, pp. 50-51). L’idée de rapports mystique

5. Walter Ruben, Eisenschmiede und Damonen, pp. 153 sq.


6. Appartient à la même sphère de croyance l’idée que, en tuant un
être humain avec un métal fondu, on devient maître de son âme, on
acquiert une sorte d’« âme-esclave », un « robot spirituel »; voir
l’exemple des sorciers batak dans notre Chamanisme, p. 313.
7. A. G. O. Hodgson, « Notes on the Achewa and Angoni of the
Dowa District of the Nyasaland Protectorate » (Journ. Roy. Anthr.
Inst., 63, 1933, 123-164), p. 163.
8. Cline, Mining and Metallurgy in Negro Africa, p. 119.
SACRIFICES HUMAINS AUX FOURNEAUX 57
entre le corps humain et les minerais affleure également
dans d’autres coutumes. C’est ainsi qu’après un accident,
les Mandigo de Sénégambie abandonnent la mine d’or
pendant plusieurs années : ils calculent que le corps, en se
décomposant, déterminera un riche gisement aurifère
(Cline, op. cit., p. 12).
Ces mythes, rites et coutumes, supposent un thème
mythique originaire, qui les précède et les justifie9 :
les métaux dérivent du corps d’un dieu ou d’un être
surnaturel immolé. Et comme les rites ne sont que la
réitération plus ou moins symbolique de l’événement qui,
in illo tempore, a inauguré un comportement ou révélé
les phases d’un travail — l’œuvre métallurgique demande
l’imitation du sacrifice primordial. Après tout ce que
nous avons dit sur le mythe cosmogonique (le monde,
l’homme ou les plantes qui prennent naissance du corps
d’un Géant primordial), le thème des métaux qui naissent
des membres d’un être divin apparaît comme une variante
du même motif central. De la même façon que les sacri­
fices au profit des récoltes réitèrent symboliquement
l’immolation de l’Être primordial qui, ab origine, avait
rendu possible l’apparition des graines, le sacrifice
(concret ou symbolique) d’un être humain à l’occasion
de l’œuvre métallurgique a pour objet d’imiter un modèle
mythique.
Il existe, en effet, plusieurs traditions mythiques sur
l’origine des métaux : ils « poussent » du corps d’un dieu
ou d’un être semi-divin 10. Dans le mythe du « démembre-

9. Il n’est pas toujours question d’une antériorité chronologique,


historique, mais d’une antériorité idéale, implicite dans chaque
« variante » du thème mythique central. Il se peut que telle ou telle
tradition n’ait jamais eu la « conscience » de l’ensemble mythique
duquel elle dérive, d’autant plus que les idéologies circulent, sont
véhiculées par l’histoire, et la plupart du temps un peuple reçoit ou
conserve quelques fragments seulement d’un « système ». C’est pour­
quoi le sens d’un symbole ne se dégage pleinement qu’après avoir
examiné un grand nombre de « variantes ». Or, celles-ci sont parfois
sans aucune contiguïté historique — ce qui rend le travail d’interpré­
tation encore plus difficile.
10. Pour notre propos, le fait que les mythes sur l’origine des
métaux sont attestés dans d’autres zones culturelles que celles où nous
avons rencontré des sacrifices humains aux fins de la fusion, ne
constitue pas une difficulté; à ce stade de l’enquête, il nous intéresse
surtout de dégager la structure des univers spirituels en grande partie
submergés ou disloqués, et non pas de reconstituer l’histoire de tel ou
tel scénario mythico-rituel. D’ailleurs, cette deuxième opération ne
pourrait être entreprise en quelques pages ni sans une érudition
technique que nous avons tenue à éviter dans le présent essai.
58 FORGERONS ET ALCHIMISTES

ment » d’Indra, il nous est dit qu’enivré par un excès de


soma, le corps du dieu commença à s’« écouler », donnant
naissance à toute sorte de créatures, de plantes et de
métaux. « De son nombril, sa vie-souffle s’écoula et
devint plomb, non pas fer, non pas argent ; de sa semence,
sa forme s’écoula et devint or » (Çatapatha Brâhmana,
xii, 7, i, 7.) Un mythe similaire est attesté chez les Ira­
niens. Lorsque Gayômart, l’Homme Primordial, fut
assassiné par le corrupteur, « il laissa sa semence couler
à terre [...]. Comme le corps de Gayômart était fait de
métaux, les sept espèces de métaux apparurent de son
corps u. » D’après le Zath-sparam, x, 2, « quand il tré­
passa, les huit espèces de minéraux de nature métallique
provinrent de ses membres divers, à savoir : l’or, l’argent,
le fer, l’airain, l’étain, le plomb, le vif-argent et le diamant;
et l’or, en raison de sa perfection, est issu de la vie pro­
prement dite et de la semence » 11 12. Remarquons au pas­
sage que c’est de la semence de Gayômart préalablement
purifiée par la rotation du ciel, que naîtra plus tard
le premier couple humain sous la forme d’une plante
de rîvâs, motif qui range cette tradition iranienne dans
un complexe mythique extrêmement répandu et très
ancien.
Un mythe pareil a été probablement partagé aussi
par les Grecs. P. Roussel avait déjà attiré l’attention
sur un proverbe grec, transmis par Zenobius, qui per­
mettrait de reconstituer une légende sur l’origine du fer :
« Deux frères mettent à mort leur troisième frère; ils
l’ensevelissent sous une montagne; son corps se trans­
forme en fer »13.

11. Le Grand Bundahishn, trad. A. Christensen, Le Premier Homme


et le Premier Roi dans l'histoire légendaire des Iraniens (Uppsala, 1918), I
p. 22. Cf. aussi H. H. Schaeder, dans R. Reitzenstein et H. H. Schae-
der, Studien zum antiken Synkretismus aus Iran und Griechenland
(Leipzig-Berlin, 1926), pp. 225-229 et surtout la note des pages 228-
229, où l’auteur discute les homologies somato-métalliques dans les
traditions iraniennes.
12. A. Christensen, ibid., p. 25. Le diamant, n’étant pas un métal,
n’appartient pas à la série originale des sept métaux (qui représente,
sans aucun doute, une influence babylonienne ; cf. Christensen, p. 52).
13. P. Roussel, KéXfxiç èv ot8[xpcp, Revue de Philologie, 1905,
p. 294. Sur les sacrifices humains nécessaires à la métallurgie, cf.
Plutarque, Parall.3 5, 306 sq. Les rapports entre les métaux et le
corps de Dieu se laissent également déchiffrer dans les traditions
égyptiennes. Plutarque et Diodore nous disent que les Égyptiens
haïssent le fer qu’ils appelaient « les os de Seth ». Dans De Iside,
ch. 62, Plutarque parle du « fer qui est sorti de Seth ». L’hématite
était « les os de Horus »; cf. Forbes, Metallurgy in Antiquity, p. 427.
SACRIFICES HUMAINS AUX FOURNEAUX 59
Morphologiquement, toutes ces traditions sont tribu­
taires du mythe cosmogonique, qui constitue leur modèle
exemplaire. Mais il ne faut pas oublier qu’à certains
niveaux religieux, la cosmogonie apparaît solidaire d’un
symbolisme embryologique : la création du monde à
partir du corps d’un être primordial est parfois conçue
et décrite comme le modelage d’un « fœtus ». Le cosmos
prend forme d’une manière première, « embryonnaire »
parce que informe, « chaotique ». On arrive ainsi à une
série d’images équivalentes ou complémentaires, où le
corps sacrifié est assimilé à la matière première et, donc,
à la masse germinale et au fœtus. Un état de choses
analogue semble également attesté dans certaines tradi­
tions mésopotamiennes. Les faits que nous allons exami­
ner nous permettront peut-être de saisir les rapports
existant entre la valorisation des minerais comme
embryons et les sacrifices offerts aux fourneaux.

D’autre part, les Égyptiens considéraient la chair des dieux comme


étant d’or. Mais nous avons affaire ici avec un autre symbolisme, celui
de l’immortalité. L’or est le métal parfait, solaire, l’équivalent de
l’immortalité. C’est pourquoi, au modèle des dieux, au Pharaon aussi
on prête une chair d’or.
7. SYMBOLISMES ET RITUELS MÉTALLUR­
GIQUES BABYLONIENS

En 1925, à la suite de la publication, par R. Campbell


Thompson, de textes chimiques assyriens, R. Èisler
avait avancé l’hypothèse de l’existence d’une alchimie
babylonienne. Il l’appuyait sur le terme ku-bu (« em­
bryon », « fœtus ») entendu par lui des minerais disposés
dans le fourneau, symboliquement assimilé à la matrice.
Comme nous l’avons vu, une telle conception est attestée
dans nombre de traditions. Mais pour R. Eisler, il s’agis­
sait de quelque chose de plus : il croyait pouvoir identifier
dans cette croyance babylonienne le premier document
historique concernant l’idée de la maturation et du per­
fectionnement des métaux, et, par voie de conséquence,
pouvoir établir l’origine mésopotamienne de l’alchimie.
L’hypothèse d’Eisler semble avoir été acceptée par
Abel Rey, mais elle a été rejetée par l’assyriologue H. Zim-
mern et par les historiens de la chimie Ernst Darms-
taedter et Julien Ruska. Le Nestor de l’histoire de l’al­
chimie, E. von Lippmann, s’est maintenu dans une
position neutre l.
Voici le texte capital, appartenant à la bibliothèque
d’Assurbanipal, que nous reproduisons d’après la tra­
duction anglaise de Campbell Thompson, comparée
avec les versions allemande de Zimmern et française de
R. Eisler :
« Quand tu disposeras le plan d’un fourneau à minerai
(ku-bu), tu chercheras un jour favorable dans un mois
favorable, et alors tu disposeras le plan du fourneau.
Pendant qu’ils construisent le fourneau, tu (les) regar- 1
1. Voir la bibliographie de la controverse dans la Note I. Les
documents ont été analysés et interprétés par Martin Lewey, Che-
mistry and Chemical terminology in Ancient Mesopotamia (Amsterdam,
1959)-
SYMBOLISMES ET RITUELS 61

deras et tu travailleras toi-même ( ?) (dans la maison


du fourneau) : tu apporteras les embryons (nés avant le
temps...)2, un autre ( ?), un étranger ne doit pas entrer,
ni personne d’impur ne doit marcher devant eux :
tu dois offrir les libations dues devant eux : le jour où
tu déposeras le « minerai » dans le fourneau, tu feras
devant l’embryon un sacrifice 3; tu poseras un encensoir
avec de l’encens de pin, tu verseras de la bière kurunna
devant eux.
« Tu allumeras un feu sous le fourneau et tu déposeras
le « minerai » dans le fourneau. Les hommes que tu amè­
neras pour prendre soin du fourneau doivent se purifier,
et (après) tu les établiras pour avoir soin du fourneau.
Le bois que tu brûleras sous le fourneau sera du styrax
(sarbatu), épais, de grosses bûches écorcées, qui n’ont
pas été (exposées) en fagots, mais conservées sous des
enveloppes en peau, coupées dans le mois d’Ab. Ce bois
sera mis sous ton fourneau. »
Malgré les variantes et les améliorations éventuelles
dont demeurent susceptibles les traductions de Thomp­
son et Meissner, le caractère rituel du texte apparaît
incontestable. Comme il était à attendre, en Mésopotamie
aussi l’œuvre métallurgique comportait une série d’actes
liturgiques. On choisissait un mois et un jour fastes,
on consacrait la zone du fourneau, en interdisant l’entrée
aux profanes et en même temps que les ouvriers se
purifiaient, on offrait aux minerais des libations, suivies
de sacrifices, on cherchait un bois spécial pour le feu
(les détails : bois écorcé et conservé dans une enveloppe de
peau, pourraient bien déceler une « sympathie magique »
avec les « embryons » ?). Il n’est que de songer aux for­
gerons africains (v. p. 47 sq.) pour mesurer à quel
point l’œuvre métallurgique baigne dans une atmosphère
sacrée. On peut même apporter des parallèles africains
au texte mésopotamien que nous venons de lire. Les
forgerons Ushi sacrifient aux fourneaux des poules 4;
les Bakitara immolent un mouton et une poule sur l’en-

2. Le texte est obscur. J’ai suivi la traduction de Thompson.


Meissner traduit le passage avec des points d’interrogation : « Pendant
qu’on regarde ( ?) le fourneau et qu’on le fait, tu dois compter (?) les
embryons (divins). » Dans sa version française, Eisler semble avoir
évité les difficultés : « Dès qu’on a orienté le four et que tu t’es mis à
l’œuvre, place les “ embryons ” divins dans la chapelle du four. »
3. « Un sacrifice ordinaire » (Eisler); « sacrifice » (Meissner).
4. Cline, Mining and Metallurgy in Negro Africa, p. 119.
62 FORGERONS ET ALCHIMISTES

clume (Cline, op. rit., p. 118). La coutume de placer des


« médecines » dans les fourneaux est très répandue
(ibid., p. 12$). Les libations de bière sont également
pratiquées : chez les Baila, le premier rituel pratiqué
pour la fusion consiste à verser de la bière mélangée
avec des « remèdes », dans les quatre trous creusés sous
le fourneau (ibid., p. 120).
La controverse a porté sur le sens du terme ku-bu,
« embryon ». Un autre texte, publié et traduit également
par Campbell Thompson, nous transmet la recette
suivante : « Sors les embryons, offre un sacrifice, fais des
sacrifices (pour les morts), pour les ouvriers; rassemble
le reste ( ?) dans un moule, pose-(le) dans le fourneau » :
Robert Eisler traduit ku-bu par « embryons divins »,
Thureau-Dangin par « une sorte de démon » 5, Zimmern
par « avorton »6. Julius Ruska pense que le terme ne
concerne pas des « embryons », mais des « fétiches » ou
des « protecteurs du travail de la fusion »7. Le problème
est donc de savoir si ku-bu se rapporte aux minerais
déposés dans les fourneaux, ou s’il désigne certains
esprits, ou encore des avortons indispensables à l’œuvre
métallurgique en raison de leur magie. Nous n’avons
pas à prendre parti dans cette controverse de philologie
mésopotamienne. Il nous semble pourtant que, quelle que
soit la traduction proposée pour le terme ku-bu, une signi­
fication « embryologique » s’y retrouve toujours impli­
quée. Thureau-Dangin rappelle que dans le récit de
la création (Enuma elish, IV, 136, I. 3), « ku-bu désigne
le corps monstrueux de Tiamat assimilé à un fœtus
dont le démiurge s’apprête à former le monde » (op. rit.,
p. 82). Dans les textes métallurgiques, ku-bu peut donc
désigner les minerais, la matière première, « embryon­
naire », qui sera « formée » dans les fourneaux. Les équi­
valences paléoorientales, signalées plus haut (p. 33), entre
la mine et l’utérus, confirmeraient cette interprétation.
Si R. Eisler a raison de traduire ku-bu par (minerais =)
« embryons », le fourneau était senti comme une matrice
substituée à celle de la Terre-Mère et où les minerais
achevaient leur maturation. Les sacrifices effectués à

5. Thureau-Dangin, Notes assyriologiques, XXXV (Revue d’Assy-


riologie, 19, 1922), p. 81.
6. H. Zimmern, Assyrische chemisch-technische Rezepte, p. 180 :
« Fehlgeburt, Missgeburt. »
7. J. Ruska, Kritisches zu R. Eisler s chemie-geschichtlicher Méthode,
p. 275 : « Fetische oder Schutzpatrone der Schmelzarbeit. »
SYMBOLISMES ET RITUELS 63

cette occasion seraient comparables aux sacrifices obsté­


triques.
L’autre interprétation (ku-bu se référant aux embryons
humains) trouve également des pendants dans les rituels
métallurgiques. Nous avons vu que, dans l’Afrique
noire contemporaine, le sorcier provoque l’avortement
afin d’utiliser le fœtus pour le succès de la fusion (p. 56).
(le comportement implique lui aussi l’assimilation
magique des minerais aux embryons. Car ce rite cruel
11e peut avoir que deux « justifications théoriques » :
1) ou bien le fœtus transfère sa réserve intacte de vie à
l’opération métallurgique, pour en assurer le succès;
2) ou bien il précipite la « naissance » du métal dans les
fourneaux, le fait naître avant terme à sa propre image.
Dans le premier cas, le choix d’un « embryon » plutôt
que d’un adulte (ou, par substitution, d’une victime ani­
male), laisse entendre que les forgerons Achewa sen­
taient obscurément une équivalence entre le minerai
non mûr et le fœtus. Dans le deuxième cas, la fonction
obstétrique de la métallurgie est évidente : la fusion —
donc, la « maturation » du métal — est une naissance
avant terme, d’où le rôle magique des embryons.
Dans les deux hypothèses, il ressort que les métallur­
gistes étaient plus ou moins conscients que leur art
accélérait la « croissance » des métaux. L’idée, nous l’avons
vu, était d’ailleurs universellement répandue. Les métaux
« poussent » dans le ventre de la Terre. Et, comme le
pensent encore les paysans du Tonkin, si le bronze
restait enseveli le temps voulu, il deviendrait de l’or.
Pour nous résumer, dans les symboles et les rites qui
accompagnent les travaux métallurgiques se fait jour
l’idée d’une collaboration active de l’homme avec la
Nature, peut-être déjà la croyance que l’homme est
capable de se substituer, par son travail, aux processus
de la Nature. L’acte exemplaire de la cosmogonie à
partir d’une matière première vivante, était parfois
conçu comme une embryologie cosmique : le corps de
Tiamat était, entre les mains de Marduk, comme un
« fœtus ». Et comme toute création et toute construction
reproduisaient le modèle cosmogonique, en construisant,
en fabriquant quelque chose, l’homme imitait l’œuvre
du Démiurge. Mais là où les symboles cosmogoniques
se présentaient dans un contexte embryologique, la
fabrication des objets équivalait à un enfantement;
toute fabrication à partir de la matière vivante chtonienne
FORGERONS ET ALCHIMISTES 3
64 FORGERONS ET ALCHIMISTES

(dans notre exemple, les minerais) acquérait une valence


obstétrique : on intervenait dans un processus de crois­
sance, on accélérait la maturation ou on provoquait
l’expulsion de l’embryon. C’est pourquoi l’œuvre métal­
lurgique pouvait être sentie comme une opération obsté­
trique avant terme, l’équivalent d’un avortement.
C’est à partir de telles expériences rituelles en relation
avec les techniques métallurgiques et agricoles que
s’est précisée, peu à peu, l’idée que l’homme peut inter­
venir dans le rythme temporel cosmique, qu’il peut
anticiper un résultat naturel, précipiter une croissance.
Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’idées claires, nettement
formulées, mais plutôt de pressentiments, de divinations,
de « sympathie ». Pourtant, c’est là le point de départ de
cette grande découverte que l’homme peut assumer
l’œuvre du Temps, idée que nous avons trouvée, clai­
rement exprimée, dans les textes occidentaux tardifs
(voir p. 39 sq.). C’est là aussi, pour le redire, le fondement
et la justification de l’œuvre alchimique, Yopus alchymi-
cum qui a obsédé l’imagination philosophique pendant
près de deux mille ans : l’idée de la transmutation de
l’homme et du Cosmos par la Pierre philosophale.
Au niveau minéral de l’existence, la Pierre réalisait ce
miracle : elle supprimait l’intervalle temporel qui sépa­
rait la condition actuelle d’un métal « imparfait » (« cru »)
de sa condition finale (lorsqu’il serait devenu de l’or).
La Pierre réalisait la transmutation presque instantané­
ment : elle se substituait au Temps.
8. LES « MAÎTRES DU FEU »

L’alchimiste, comme le forgeron, comme, avant lui,


le potier, est un « maître du feu ». C’est par le feu qu’il
opère le passage de la matière d’un état à un autre.
Le potier qui, le premier, réussit, grâce à la braise, à
durcir considérablement les « formes » qu’il avait données
à l’argile, dut sentir l’ivresse d’un démiurge : il venait
de découvrir un agent de transmutation. Ce que la chaleur
« naturelle » — celle du Soleil ou du Ventre de la Terre —
mûrissait lentement, le feu le faisait dans un tempo
insoupçonné. L’enthousiasme démiurgique surgissait de
cet obscur pressentiment que le grand secret consistait
à apprendre comment « faire plus vite » que la Nature,
c’est-à-dire — parce qu’il faut toujours traduire dans les
termes de l’expérience spirituelle de l’homme archaïque
— comment intervenir sans risques dans les processus
de la vie cosmique environnante. Le feu s’avérait être
le moyen de « faire plus vite », mais aussi de faire autre
chose que ce qui existait déjà dans la Nature : il était,
donc, la manifestation d’une force magico-religieuse
qui pouvait modifier le monde, qui, par conséquent,
n’appartenait pas à ce monde-ci. C’est la raison pour
laquelle déjà les cultures les plus archaïques imaginent
le spécialiste du sacré — le chaman, l’homme-médecine,
le magicien — comme un « maître du feu ». La magie
primitive et le chamanisme impliquent la « maîtrise du
feu », soit que l’homme-médecine puisse toucher impu­
nément à la braise, soit qu’il puisse produire, dans son
propre corps, une « chaleur intérieure » qui le rend « brû­
lant », « ardent », lui permettant ainsi de résister au
froid extrême.
Nous ne pouvons qu’effleurer ici un problème assez
66 FORGERONS ET ALCHIMISTES

complexe que nous avons étudié ailleurs1. Notons


toutefois que « produire le feu » dans son propre corps
est un signe qu’on a transcendé la condition humaine.
D’après les mythes de certains peuples archaïques, les
Femmes Ailleules possédaient « naturellement » le feu
dans leurs organes génitaux; elles en tiraient parti pour
cuire leur nourriture, mais le cachaient aux hommes.
Ces derniers réussirent néanmoins à s’en emparer par
ruse1 2. Ces mythes reflètent aussi bien des réminiscences
d’une idéologie matriarcale que le fait que, produit par
le frottement de deux morceaux de bois, c’est-à-dire
par leur « union sexuelle », le feu était conçu comme se
trouvant « naturellement » dans le morceau qui représen­
tait la femelle. Grâce à ce symbolisme, la femme est,
à ce niveau culturel, « naturellement » sorcière. Mais les
hommes sont parvenus à maîtriser le feu et les sorciers
finissent par devenir plus puissants et plus nombreux que
les sorcières. A Dobu, les autochtones disent que les
sorciers et les sorcières volent dans la nuit et qu’on peut
voir les traces de feu qu’ils laissent derrière eux 3.
Universellement, les primitifs se représentent le
pouvoir magico-religieux comme « brûlant » et l’expriment
par des termes qui signifient « chaleur », « brûlure »,
« très chaud », etc. C’est d’ailleurs pourquoi les magiciens
et les sorciers boivent de l’eau salée ou pimentée et
mangent des plantes extrêmement piquantes : ils veulent
augmenter ainsi leur « chaleur » intérieure. « Maîtres du
feu », les chamans et les sorciers avalent des charbons
brûlants, touchent du fer rouge, marchent sur le feu.
D’autre part, ils ont une grande résistance au froid :
les chamans des régions arctiques aussi bien que les
ascètes de l’Himalaya font preuve, grâce à leur « chaleur
magique », d’une résistance qui dépasse l’imagination 4.
La vraie signification de la « chaleur magique » et de la
« maîtrise du feu » n’est pas difficile à deviner : ces pou­
voirs indiquent l’accès à un certain état extatique ou,
sur d’autres plans culturels (dans l’Inde, par exemple),

1. Voir notre livre Le Chamanisme et les techniques archaïques de


Vextase, auquel nous empruntons la plupart des exemples qui vont
suivre.
2. Cf. Sir James Frazer, Mythes sur Vorigine du feu (Paris, 1931),
pp. 36 sq. (Australie), 59 sq. (Nouvelle-Guinée), 66 (Trobriand),
108 (îles Marquises), 161 sq. (Amérique du sud), etc.
3. Le Chamanisme, p. 327, d’après R. F. Fortune, Sorcerers of Dobu
(London, 1932), pp. 150 sq.
4. Le Chamanisme, pp. 233, 327, 386 sq., 412 sq.
I liS « MAITRES DU FEU » 67
il un état non conditionné, de parfaite liberté spirituelle.
1 .a « maîtrise du feu » et l’insensibilité aussi bien au froid
extrême qu’à la température de la braise, traduisent en
termes sensibles le fait que le chaman ou le yogin ont
dépassé la condition humaine et qu’ils participent déjà
à la condition des « esprits ».
Tout comme les chamans, les forgerons sont réputés
« maîtres du feu ». Aussi le forgeron est-il considéré
dans certaines zones culturelles comme égal, sinon
supérieur au chaman. « Forgerons et chamans sont du
même nid », dit un proverbe yakoute. « La femme d’un
chaman est respectable, la femme d’un forgeron est
vénérable », dit un autre 5 6. Et un troisième : « Le premier
forgeron, le premier chaman et le premier potier étaient
frères de sang. Le forgeron était l’aîné et le chaman
entre les deux. Cela explique que le chaman ne peut pas
provoquer la mort d’un forgeron s. » D’après les Dol-
ganes, les chamans ne peuvent pas « avaler » les âmes des
forgerons, parce que ces derniers les conservent dans le
feu; au contraire, il est possible au forgeron de s’emparer
de l’âme d’un chaman et de la brûler dans le feu 7.
Suivant les mythes des Yakoutes, le forgeron a reçu
son métier de la divinité « mauvaise » K’daai Maqsin,
le chef-forgeron de l’Enfer. Celui-ci habite une maison
en fer, entourée d’éclats de fer. K’daai Maqsin est un
maître renommé; c’est lui qui répare les membres brisés
ou amputés des héros. Il lui arrive de participer à
l’initiation des chamans fameux de l’autre monde : il
: rempe leurs âmes comme il trempe le fer 8.
D’après une autre tradition, l’ancêtre des Yakoutes,
Elliei, fut le premier forgeron. Un autre forgeron
mythique, Chycky, fut le moniteur des guerriers : il
forgeait leurs armes en même temps qu’il leur donnait
de sages conseils. Les Yakoutes attribuent aux forgerons
le pouvoir de guérir par des moyens naturels et non
pas avec l’assistance des esprits, comme font les chamans.
A la neuvième génération, un forgeron dispose de pou­
voirs surnaturels; il n’a plus peur des esprits, et c’est
pourquoi il ose forger les objets en fer qui ornent le

5. Ibid. p. 408.
6. A. Popov, « Consécration ritual for a blacksmith novice among the
Yakuts » (.Journal of American Folklore, 46, 1933, pp. 257-271), p. 257.
7. A. Popov, ibid., p. 258; Éliade, Le Chamanisme, p. 409.
8. A. Popov, pp. 260-261; Éliade, op. cit.y p. 409.
68 FORGERONS ET ALCHIMISTES

costume du chaman (car le bruit du fer éloigne les


esprits)9.
Dans toutes les populations sibériennes, le forgeron
occupe un rang social assez haut; son métier n’est pas
tenu pour commercial : il s’agit d’une vocation ou d’une
transmission héréditaire, impliquant par conséquent des
secrets initiatiques. Les forgerons sont protégés par des
esprits spéciaux. Dans le Sugnan et dans d’autres régions
du Pamir, l’art du forgeron est censé être un don du
« prophète David », et c’est ce qui vaut au forgeron d’être
plus respecté que le moullah. Mais il doit être pur, aussi
bien physiquement que spirituellement. La forge est
vénérée comme un lieu de culte, et là où il n’existe pas
de maison spéciale pour les prières et les assemblées,
c’est dans la forge qu’on se rassemble 10.
Le « prophète David » s’est évidemment substitué à
un Dieu céleste ou à un Héros Civilisateur aborigène.
Cela ressort nettement des croyances bouriates : autrefois,
racontent les Bouriates, lorsque les hommes ne connais­
saient pas l’usage du fer, ils abattaient leurs bêtes avec
des pierres, mangeaient leur chair en la déchirant avec
les dents, s’habillaient tant bien que mal avec leurs
peaux, etc. Alors les Tàngri blancs (les dieux bons)
envoyèrent sur la terre Boshintoj, le forgeron céleste,
avec sa fille et ses neuf fils pour enseigner aux humains
les bienfaits de la métallurgie : leurs premiers élèves
furent les ancêtres des familles de forgerons. Au dire
d’une autre légende, les fils de Boshintoj se sont mariés
aux filles terrestres, et sont devenus ainsi les ancêtres
des forgerons : personne ne peut devenir forgeron s’il
ne descend d’une de ces familles. Les Bouriates connais­
sent également des « forgerons noirs », de même qu’ils
divisent leur panthéon en « dieux blancs » et « dieux noirs » ;
leurs chamans se divisent en « blancs » et « noirs » (bons
et mauvais). Les « forgerons noirs », qui sont sous la
protection des esprits mauvais, sont particulièrement
redoutés de la population : ils sont capables de « manger »
les âmes des hommes. Pendant leurs cérémonies, ils se
barbouillent le visage avec de la suie.
Les dieux et les esprits protecteurs des forgerons
bouriates ne se contentent pas de les aider dans leurs
travaux, ils les défendent aussi contre les mauvais

9. W. Jochelson, The Yakut (1931), pp. 172 sq.


10. Jochelson, ibid., d’après J. Sarubin.
LES « MAITRES DU FEU » 69

esprits. Les forgerons ont leurs rites spéciaux : on


sacrifie un cheval en lui ouvrant le ventre et en lui arra­
chant le cœur, rite spécifiquement chamanique. L’âme
du cheval va rejoindre le forgeron céleste, Boshintoj.
Neuf jeunes gens jouent le rôle des neuf fils de Boshintoj,
et un homme, qui incarne le forgeron céleste lui-même,
tombe en extase et récite un assez long monologue dans
lequel il révèle comment il a envoyé, in illo lempore, ses
fils sur la Terre pour civiliser les humains. Ensuite, il
touche le feu avec la langue; dans la coutume ancienne,
le personnage qui représentait Boshintoj prenait du
fer en fusion dans la main11 — comme le font encore les
chamans sibériens et nord-américains.
La solidarité entre le chamanisme et l’art du forgeron
apparaît également dans les scénarios de certaines initia­
tions chamaniques. Dans leurs rêves ou hallucinations
initiatiques, les futurs chamans assistent à leur mise
en pièces par les « démons «-maîtres de l’initiation. Or,
ces scénarios traditionnels impliquent plus ou moins
directement des gestes, des outils et des symboles
appartenant à la sphère du forgeron. Un chaman yakoute
a vu, durant sa maladie initiatique, ses membres détachés
et séparés avec un crochet de fer par les démons; après
toutes sortes d’opérations (nettoyage des os, raclage
des chairs, etc.), les démons ont rassemblé ses os et les
ont jointoyés avec du fer. Un autre chaman a eu le corps
coupé en petits morceaux par l’Oiseau-de-Proie-Mère,
qui avait un bec en fer, des serres crochues et des plumes
de fer. Un autre a été bercé, pendant ses hallucinations
initiatiques, dans un berceau de fer. Enfin, d’un long
récit autobiographique d’un chaman avam-samoyède,
détachons cet épisode : le futur chaman se vit pénétrer,
pendant sa maladie initiatique, à l’intérieur d’une mon­
tagne, il aperçut là un homme nu manœuvrant un soufflet.
Sur le feu se trouvait une chaudière. L’homme nu le
saisit avec une énorme tenaille, lui coupa la tête, lui
fractionna le corps en petits morceaux et jeta le tout dans
la chaudière, en l’y laissant cuire pendant trois ans.
Dans la caverne, il y avait aussi trois enclumes, et l’homme
nu forgea sa tête sur la troisième, celle qui lui servait à
forger les meilleurs chamans. Ensuite, il repêcha ses os,
les rassembla et les recouvrit de chairs. Selon une autre
information, un chaman tongouse, pendant l’initiation, 11

11. Éliade, Le Chamanisme, pp. 409-410, d’après Sandschejew.


7o FORGERONS ET ALCHIMISTES

eut la tête coupée et forgée avec des pièces métalliques 12.


Rappelons enfin que le costume chamanique est chargé
d’objets en fer, certains imitant les os et tendant à lui
donner ainsi l’aspect d’un squelette. (Voir notre Chama­
nisme, pp. 143 sq., 152 sq.)
De tout ce que nous venons de dire, il semble résulter
que la présence du fer dans le corps du chaman joue,
jusqu’à un certain point, un rôle similaire à celui de cris­
taux ou d’autres pierres magiques chez les hommes-
médecins australiens, océaniens et sud-américains. On
sait que les cristaux de roche dont il est trulfé, permettent
au chaman australien ou océanien de « voir » les esprits
et les âmes, de voler dans les airs, etc., car il s’est assimi­
lé la sacralité ouranienne des cristaux tombés de la
voûte céleste (v. plus haut, pp. 14 sq.) Une solidarité
analogue se laisse déchiffrer entre certains chamanismes
sibériens et le fer13. Ce fait n’est pas sans conséquence;
le fer étant réservé au forgeron, celui-ci accroît de cette
manière son prestige magico-religieux. Nous avons vu
que les origines communes de la sacralité des chamans
et des forgerons se prouvent dans leur « maîtrise du feu ».
Traduite en termes théoriques, cette « maîtrise » signifie
l’obtention d’un état supérieur à la condition humaine.
Qui plus est, le forgeron crée les armes des héros. Il
ne s’agit pas seulement de leur fabrication matérielle,
mais de la « magie » dont elles sont investies; c’est l’art
mystérieux du forgeron qui les transforme en outils
magiques. D’où les rapports, attestés dans les épopées,
entre forgerons et héros. F. Altheim remarque que
dans les chansons épiques de presque toutes les tribus
mongoliques, et chez les Turcs aussi, le vocable « for­
geron » (darkhan) signifie également « héros » et « cava­
lier franc » (libre) 14. Le même auteur met en lumière
l’importance militaire du tambour et du costume cha­
maniques, ce dernier étant une sorte de cuirasse en métal.
Les forgerons se haussent parfois jusqu’à la royauté.
D’après certains récits, Gengis Khan fut à l’origine un
simple forgeron et la légende tribale des Mongols rat­

12. ÉLIADE, Le Chamanisme, pp. 48 sq., d’après G. W. Ksenofontov


et A. Popov.
13. Il ne s’agit pas nécessairement de rapports primitifs, car en
d’autres chamanismes (océaniens, américains), le fer ne joue pas un
rôle important.
14. F. Altheim, Attila (trad. fr., Paris, 1952), p. 33.
LES « MAITRES DU FEU » 71

tache le métier du forgeron à la maison souveraine 15.


Dans la tradition iranienne, le forgeron Kavi était
l’ancêtre de la dynastie Kavya; un jour, il « avait fixé
son tablier de cuir au bout d’une lance et dressé de la
sorte l’étendard de la révolte contre le roi-dragon. Le
simple tablier de peau devint la bannière royale de
l’Iran »16.
Retenons cet ensemble de solidarités : « maîtres du
feu », chamans, forgerons, héros, rois mythiques (fonda­
teurs de dynastie). Sur certains rapports entre la « chaleur
magique », l’initiation héroïque (militaire) et le forgeron,
nous allons revenir. Pour l’instant, examinons le statut
religieux et social du forgeron dans d’autres zones cultu­
relles.

15. F. Altheim, ibid.y p. 128, d’après d’Ohsson et Sandschejew.


Sur les fonctions religieuses de forgerons tibétains, leurs rituels, leurs
mythologies et leurs rapports avec les chamans, voir René de Nebesky-
Wojkowitz, Oracles and Démons of Tibet, The Hague, 1956, pp. 153
sq., 337 sq., 467, 539); R.-A. Stein, Recherches sur T épopée et le barde
au Tibet, Paris, 1959, pp. 81, 150-151, 189, 361 sq., etc.; Siegbert
Hummel, « Der gôtliche Schmied in Tibet », Folklore Studies, XIX,
i960, 251-272. F. Altheim, Geschichte der Hunen, I, Berlin, 1959,
195-215.
16. Altheim, Attila. Le mot avestique kavay signifie également
« sage »; ibid.y p. 126. Snorri raconte que le roi Inge tirait son origine
d’une « hutte de forgeron »; cf. H. Ohlhaver, Der germanische Schmied
(Leipzig, 1939), p. 13. Voir aussi Karl Jettmar, « Schmiede brauch-
tum im ôstliche Hindukush », Mitteilungen der Anthropologische
Gesellschaft in Wien, LXXXVII, 1957, pp. 22-31.
9. FORGERONS DIVINS
ET HÉROS CIVILISATEURS

Le forgeron de Java est actuellement pauvre, mais


certains signes montrent qu’il jouit encore d’une position
privilégiée. On l’appelle pande (expert) lorsqu’il est
forgeron, et empu ou kyai (Seigneur, maître) lorsqu’il
est armurier. Mais dans les temps anciens, la fusion des
métaux était considérée comme un travail mystérieux
et toute une littérature se créa autour du forgeron des
kris, assez souvent honoré comme un prince. Le forgeron
occupait naguère une position honorifique à la cour et
pouvait représenter en certaines circonstances la commu­
nauté entière. Dans l’ancienne Java, les rapports entre
forgeron et prince étaient comparables à ceux de frères
de sang. Les généalogies des forgerons, comme celles
des princes, remontaient jusqu’aux dieux. Aujourd’hui
encore, lorsque l’armurier s’apprête à forger un kris,
l’atelier est décoré comme un kayon, c’est-à-dire, comme
un enclos sacré; les offrandes apportées avant de com­
mencer le travail sont semblables à celles que l’on apporte
lors des cérémonies de circoncision ou de mariage L A
Bali, il existe des rites d’initiation pour les apprentis
forgerons et, pendant le travail, on prononce des mantra
avant l’utilisation de chaque outil. Les pande-wési de
Bali ont même une tradition écrite racontant leur création
par l’intercession de Brahma, qui leur a donné, en outre,
la çakti (= force mystique) nécessaire à leur métier3. 1 2
1. R. J. Forbes, Metallurgy in Antiquity, pp. 79-80, d’après W. H.
Rassers. Voir aussi R. Goris’ « The Position of the Blacksmiths »,
Bali. Studies in Life, Thought and Riiual, The Hague, i960, pp. 289-
300; D. Veerkamp’s « Stummer Handel’ in Schmiedesagen Europas
und Südasiens », Zeitschrift für Ethnologie, Vol. LXXX, 1955;
O’Connor, « Iron working as spiritual inquiry in the Indonesian
archipelago », History of Religions, 14, 1975.
2. Forbes, op. cit., p. 65, d’après R. Goris et P. de Kat Angelino.
IORGERONS DIVINS ET HÉROS CIVILISATEURS 73
Il est facile, en éliminant les influences récentes,
hindouistes (montra, Brahma, çakti) de dégager le
complexe originaire du forgeron indonésien : mythe de
la descendance divine et transmission traditionnelle ou
écrite des généalogies (sorte de poèmes épiques en
germe), caractère sacré du métier et rites d’initiation,
fraternité mystique avec les Souverains et position
sociale privilégiée. La plupart de ces notes spécifiques
ont arrêté notre attention dans le complexe mythico-
rituel du forgeron sibérien et central-asiatique. Souli­
gnons au passage l’information concernant les généalo­
gies écrites, qui présuppose l’existence d’une longue
tradition orale. Or, connaître et réciter des généalogies,
c’est faire à la fois œuvre de prêtre-chaman et de poète.
Les rapports entre chamans, héros et forgerons, sont
attestés dans la poésie épique central-asiatique, et Karl
Meuli, après avoir montré la structure chamanique de
certains thèmes épiques grecs, a mis très opportunément
en lumière la solidarité entre le forgeron et les héros-
chamans dans le Kalewala finnois 3. Certains aspects de
cette sympathie entre le métier de forgeron et la poésie
épique sont encore perceptibles de nos jours dans le
Proche-Orient et l’Europe orientale, où les forgerons et
les chaudronniers tziganes sont généralement des généalo­
gistes, des bardes et des chanteurs 4. Nous ne pouvons
insister ici sur ce problème complexe et passionnant,
qui demanderait de longs développements, mais il impor­
tait de signaler que le forgeron, par le caractère sacré de
son métier, par les mythologies et les généalogies dont il
est le gardien, par sa solidarité avec les chamans et les
guerriers, est amené à tenir un rôle dans la création et
la diffusion de la poésie épique.
Déjà vers 1880, avec la documentation dont il pouvait
disposer à cette époque, Richard Andree avait fait
ressortir que les travailleurs des métaux forment presque
universellement des groupes à part : ce sont des êtres
mystérieux qui doivent être isolés du reste de la commu­
nauté 5. On connaît encore assez mal la position sociale

La plupart des forgerons de Bali sont arrivés, au xve siècle, de Java.


3. Karl Meuli, « Scythica » (Iiermes, 70, 1935, 121-176), p. 175.
Sur les rapports entre forgerons, sorciers et poètes, cf. aussi H. Ohl-
HAVER, Der germanische Schmied und seine Werkzeug, pp. 95 sq.
4. Cf. R. Eisler, Das Qainzeichen, p. m.
5. R. Andree, Ethnographische Parallelen und Vergleiche, p. 153;
id., Die Metalle bei den NaturvÔlkern, pp. 42 sq. Voir aussi Frederick
74 FORGERONS ET ALCHIMISTES

et la fonction magico-religieuse des forgerons dans l’Amé­


rique pré-colombienne (cf. Forbes, op. cit., p. 68). Chez
les tribus de l’Amérique de Nord-Ouest, ils jouissent
d’une situation privilégiée et les traditions secrètes du
métier se transmettent uniquement aux membres de la
famille 6. La question est sensiblement mieux connue
en Afrique, grâce surtout aux travaux de Walter Cline
et de la Mission Griaule 7. En 1936, Cline dégageait de
ses recherches les conclusions suivantes : 1) dans les
plaines herbeuses du Nord de l’Afrique orientale, les
forgerons constituent une caste assez méprisée et leur
travail ne présente pas un caractère rituel accentué;
2) au contraire, dans l’Afrique occidentale les forgerons
sont en relation avec les sociétés secrètes d’hommes,
jouissent d’un grand prestige de magiciens et disposent
de clubs fermés; 3) dans le Congo et les régions envi­
ronnantes, les forgerons sont groupés en guildes, sont
associés aux prêtres et aux chefs, parfois même ils ne
font qu’un avec ces derniers, et le travail de la forge
constitue un rituel à grand renfort d’esprits et de remèdes.
Toujours selon Cline, il faut ajouter à ce tableau que
tout le continent noir connaît le complexe magico-reli­
gieux du forgeron, avec ses secrets initiatiques, ses
tabous sexuels, la personnification du marteau et de
l’enclume et la transmission héréditaire de la profession.
En dehors des guildes des forgerons stables, on trouve
aussi des forgerons itinérants, qui ont la réputation de
puissants magiciens (cf. Forbes, p. 64). Et si les Baris du
Nil Blanc considèrent les forgerons itinérants comme
des parias 8, les Ba Lolo du Congo leur portent un grand

W. Robin, The Smith. The Traditions and Lore of an Ancient Craft


(Londres, 1953); R. J. Forbes, Metallurgy in Antiquity, pp. 62-104,
« The évolution of the smith his social and sacred status »; republié
dans Studies in Ancient Technology, vol. 8, Leiden, 1964, pp. 54-104.
6. R. ANDREE, Die Metalle bei Naturvôlkern, pp. 136 sq.
7. Voir les ouvrages indiqués plus bas, notes 14-17. Cf. aussi
M. D. W. Jeffreys, « Stone-age smiths » (Archiv f. Volkerkunde, III,
1948, pp. 1-8); Luc de Heusch, « Le symbolisme du forgeron en
Afrique » (Reflets du Monde, No. 10, juillet 1956, pp. 57-70); Germaine
Dieterlen, » « Contribution à l’étude des forgerons en Afrique
occidentale » {École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences
Religieuses : Annuaires 1964-1965, LXXIII, Paris, 1965, 3-28, esp.
pp. 16-18). Sur l’initiation du forgeron africain, voir Ernesta Cerulli,
« L’iniziazione al mestiero di fabro in Africa » (Studi e materiali di
storia delle religioni, XXVII, 1956, 87-101); E. C. Lanning, « Génital
Symbols on Smiths’ Bellows in Uganda »> {Man, LIV, No. 262,167-169).
8. R. Andree, Die Metalle, pp. 9, 42.
IORGERONS DIVINS ET HÉROS CIVILISATEURS 75

respect et leur prêtent même une descendance royale ou


aristocratique9.
Cette ambivalence de la profession du forgeron noir
s’explique en bonne partie par l’histoire culturelle de
l’Afrique. Comme l’a montré Herman Baumann10, la
civilisation paléonigritique (qui englobe le nord du
Congo, le Haut Nil jusqu’en l’Abyssinie, le centre et le
sud de l’Afrique orientale) représente la vraie civilisation
du fer africaine, et c’est dans son sein que le forgeron
est le plus estimé et joue un rôle religieux important :
le Forgeron mythique est censé avoir apporté les outils
nécessaires à la culture du sol et il est devenu, du fait,
un Héros Civilisateur, un collaborateur de l’œuvre divine
de création. Le forgeron est lié à la terre sacrée, comme
le sont les potiers et les femmes qui creusent la terre à la
recherche de l’or, et en plus d’un endroit (par exemple,
dans le Cercle culturel du Haut-Niger), les femmes des
forgerons sont les potières de la tribu (Baumann, op. cit.,
p. 498).
En revanche, dans la civilisation des chasseurs des
steppes et dans les civilisations chamitiques pastorales,
les forgerons sont méprisés et forment des castes à part.
Le fer et les outils forgés par les forgerons n’ont pas le
rôle civilisateur qui est le leur dans les cultures paléo-
nigritiques. C’est le cas, entre autres, des Abyssins, des
Somalis (où les forgerons Tournais constituent une caste
d’intouchables), des Tédas (au nord du Tchad, princi­
palement dans le Sahara central) où les forgerons sont
dédaignés et forment une classe de parias endogames (Bau­
mann, pp. 283, 431). Les Wa-Ndorobos (Nilotes chami­
tiques, chasseurs) méprisent également les forgerons :
ces derniers ne jouissent d’aucun droit légal dans la
communauté et peuvent être mis à mort par leurs supé­
rieurs (Cline, p. 114). Leurs voisins, les Massais (Nilotes
chamitiques, nomades, grands éleveurs de bétail) aban-
donnent la fusion du fer et le travail de la forge aux II-
Konnonos, une caste tenue en grand mépris (Baumann,
p. 259). Dans la croyance des Massais, « le voisinage d’un
kraal de forgeron risque d’apporter la mort, la maladie
ou divers autres malheurs dans un kraal normal. La
cohabitation avec une femme appartenant à la caste de

9. Cline, op. cit., p. 22.


10. H. Baumann et D. Westermann, Les Peuples et les Civilisations
de l’Afrique (trad. par L. Homburger, Paris, 1948).
76 FORGERONS ET ALCHIMISTES

forgerons fera perdre à un homme la raison, il engen­


drera des enfants infirmes ou sera tué dans le prochain
raid. 01 kononi (« forgeron ») est un terme injurieux
lorsqu’on l’applique à un non-forgeron; prononcer ce
mot après le coucher du soleil, c’est appeler les attaques
nocturnes des lions ou des ennemis humains. Le métier
même du forgeron est impur » (Cline, p. 114).
Revenons aux populations africaines où le forgeron
est en honneur. Chez les Wa Tchaggas (bantous chami-
tisés, agriculteurs), les forgerons sont à la fois craints et
honorés. La médaille a d’ailleurs son revers, en ce qui
concerne un mariage. « On n’aime pas donner sa fille à
un forgeron, car elle s’expose à un grand danger en divor­
çant. Si le divorce s’avère inévitable, le forgeron peut
immuniser sa femme en lui frottant le corps avec du
beurre en présence de sa mère ou d’une autre femme
témoin — cela rappelle la méthode utilisée par les Massais
pour enlever la contamination du forgeron par un objet
nouveau en fer — et en lui présentant un bâton avant de
prononcer le divorce u. » Une puissance toute spéciale
réside dans le marteau. Avant de commencer à forger un
marteau, le forgeron reçoit de son client un bouc et une
certaine quantité de bière. C’est surtout grâce à son mar­
teau qu’il peut frapper magiquement un voleur ou un
ennemi personnel11 12. Les forgerons, d’une manière géné­
rale, ne mettent pas leurs pouvoirs au service de la
magie noire, et beaucoup sont renommés comme cha­
mans bienfaisants. Le fer rend les amulettes efficaces et
il est en outre un excellent médicament. Les femmes des
WaTchaggas occidentaux portent des anneaux de fer
autour du cou ou des bras, car ces objets passent pour
donner la fertilité et guérir les enfants malades (Cline,
p. 116).
Chez les gens du Katanga (cercle culturel congolais
du sud), ceux qui travaillent les métaux constituent une
société religieuse secrète (bwanga), comportant une
initiation et un culte spécifiques (Cline, p. 119). Le maître
fondeur des Ba Yeke (tribu Nyamwézi, cercle congolais
du sud) collabore avec un chaman; chez les Ballas (agri­
culteurs, cercle zambézien), 1’ « iron doctor » surveille
l’opération de la fusion (Cline, p. 120). Dans le Congo
11. Cline, op. cit., p. 115; B. Guttmann, « Der Schmied und seine
Kunst im animistischen Denken » (Zeitsch. f. Ethnologie, 44, 1912,
pp. 81-93), P- 89.
12. B. Guttamnn, op. cit., pp. 83 sq.
FORGERONS DIVINS ET HÉROS CIVILISATEURS 77
méridional, les forgerons forment un guilde héréditaire,
« dont les membres jouissent d’un statut social presque
égal à celui des chamans et sont sous la direction de
maîtres nommés généralement aussi bien ocim banda,
sorcier (witch-doctor) qu’ ocivinda, forgeron » (Cline,
p. 122). Chez les Mosengere et les BaSakatas (cercle
congolais du sud), le maître forgeron est généralement
le fondateur du village et son métier est héréditaire
(ibid., p. 124). « Le cumul des fonctions de forgeron et de
chef est attesté chez nombre d’autres groupes de la
région du Congo, en premier lieu dans l’Ogowe supé­
rieur, où les forgerons sont toujours des sorciers et
souvent des chefs; dans le Loango, où le feu sacré
national est sous la garde d’un prêtre-forgeron; chez les
BaSongués, où les forgerons viennent immédiatement
après les chefs; chez les BaHoloholo, où ils viennent
aussitôt après les chefs et les chasseurs et avant les lieu­
tenants du chef et les chamans », etc. (Cline, p. 125).
Les Tivs de la Nigéria du nord attribuent au fer la vertu
d’assurer la communion entre les morts et les vivants;
ils croient, en outre, que les outils en fer participent à la
force magique qui imprègne la forge et qui se manifeste
surtout dans la foudre (ibid., p. 126).
Ce sont surtout les mythes cosmogoniques et les mythes
des origines qui nous expliquent la situation privilégiée
du forgeron africain et sa fonction religieuse. Grâce à
Marcel Griaule et à ses collaborateurs, on dispose aujour­
d’hui d’une ample documentation sur la mythologie
du Premier Forgeron chez les Dogons (cercle culturel
de la Volta) et les Bambara (cercle du Haut-Niger).
Chez les Dogons, la profession de forgeron est très esti­
mée et ses outils tiennent une place importante dans le
culte. Car le Premier Forgeron occupe une place essen­
tielle dans la mythologie. Il a reçu du Dieu suprême,
Amma, les échantillons des principales graines cultivables
qu’il a placés à l’intérieur de sa masse, puis il s’est sus­
pendu au bout d’une chaîne de fer et Dieu l’a descendu
sur la terre. D’après une autre variante, les forgerons
vivaient primitivement au Ciel et travaillaient pour
Amma13. Mais un des forgerons ayant volé le mil du
Dieu et l’ayant caché dans sa masse, Amma le fit descendre

13. On remarquera la symétrie entre ce mythe dogon et les mythes


mundas et bouriates relatifs aux Premiers Forgerons célestes ; voir plus
haut, pp. 54 sq., 69.
7« FORGERONS ET ALCHIMISTES

sur la Terre : en touchant le sol, il devint impur et,


par conséquent, incapable de remonter au Ciel. D’après
une troisième variante, la plus complète, l’Ancêtre
Forgeron construisit au Ciel un grenier divisé en huit
compartiments représentant les organes principaux de
l’homme : dans chaque compartiment, il déposa une
des huit graines cultivables. Ce grenier, bâti en terre
céleste, fut apporté ensuite par le Premier Forgeron sur
la Terre où, en se dispersant, il devint le champ primor­
dial pur, autour duquel s’organisa plus tard l’huma­
nité 14. C’est également le Premier Forgeron céleste qui
inventa le feu, enseigna aux humains l’agriculture et leur
apprit à domestiquer les animaux 15. D’après d’autres
mythes, le Héros Civilisateur des Dogons, le Génie-
Moniteur Nommo, se métamorphosa en Forgeron et
descendit sur Terre pour révéler aux humains la civilisa­
tion. Dans le Ciel l’action de Nommo est visible pendant
les orages : comme Dântsien San des T’ ou-jen (v. plus
haut, p. 24), il fait éclater la foudre et frappe la terre
avec des pierres de tonnerre 16.
L’enchaînement Forgeron céleste-Héros Civilisa­
teur-agriculture-rôle religieux du forgeron, n’est pas
le monopole des Dogons. On le retrouve, sous une
forme plus. ou moins complète, chez les Sawadogo
(Tegnaeus, p. 35); chez les Gourounsis (Premier For­
geron = Héros Civilisateur; le forgeron fait fonction
de prêtre du feu et de la foudre; ibid., p. 40); chez les
Bolos, une des populations les plus archaïques de la
Volta (d’après les mythes, le Premier Forgeron, fils du
Dieu suprême, descendit sur Terre et révéla aux humains
le feu, la domestication et l’agriculture; le forgeron
joue un rôle important dans la vie religieuse et sociale,

14. Pour les différentes versions du mythe, voir Marcel Griaule,


Masques Dogons (Paris, 1938), p. 48; id., Dieu d'eau (1949), pp. 52 sq.;
id., « Descente du troisième verbe » (Psyché, 13-14,1947), pp. 1336 sq.;
G. Dieterlen et S. de Ganay, « Le génie des Eaux chez les Dogons »
{Miscellanea Africana, V, Paris, 1942), pp. 6 sq.; M. Griaule et
G. Dieterlen, Le Renard pâle, Volume I : Le mythe cosmogonique
(Paris, 1965); Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage :
La parole chez les Dogon (Paris, 1965), pp. 275 sq., etc.; Harry
Tegnaeus, Le Héros Civilisateur. Contribution à l'étude ethnologique de
la religion et de la sociologie africaines (Uppsala, 1950), pp. 16 sq.
15. Griaule, Masques dogons, p. 49; id., Descente du troisième
verbe, pp. 1335 sq.; Dieterlen et de Ganay, Le Génie des Eaux, p. 7;
H. Tegnaeus, op. cit., pp. 18 sq.
16. Griaule, Masques dogons, p. 157; id., Dieu d’eau, pp. 130 sq.;
H. Tegnaeus, pp. 20 sq.
FORGERONS DIVINS ET HÉROS CIVILISATEURS 79
il est le maître instructeur dans les cérémonies d’initiation,
il est devin et prophète, etc.; Tegnaeus, pp. 42 sq.);
chez les Somons, pêcheurs bambara (un mythe cosmo­
gonique attribue au Forgeron Primordial le rôle de colla­
borateur de la Création; « le sacrificateur dans le culte
du Génie de l’eau doit appartenir à une famille dont les
ancêtres étaient des forgerons descendus du Ciel »,
Tegnaeus, p. 47). Chez les Bambara, le grand-prêtre
est presque toujours un forgeron et les sociétés secrètes
sont généralement contrôlées par des forgerons. Tauxier
avait déjà montré que la même situation se retrouve
chez les autres Mandés, Malinkés, Ouassoulonkés,
etc.17. D’après un mythe achanti, le Forgeron descendit
sur Terre chargé par Dieu de façonner deux douzaines
d’hommes et d’animaux (Tegnaeus, p. 55). Chez les
Ewés, le forgeron et les outils de la forge tiennent une
place considérable dans la vie religieuse. Le marteau
et l’enclume passent pour être tombés du Ciel, et c’est
devant eux qu’on prête serment; le forgeron est faiseur
de pluie et peut mener une guerre à bonne fin. D’après
les mythes, le Premier Forgeron — considéré parfois
comme le propre Fils du Dieu suprême — fut envoyé par
Dieu pour achever la création et communiquer aux
hommes le secret des métiers 18. Chez les Yorubas c’est
Ogun, le Premier Forgeron, qui forgea les premières
armes, enseigna la chasse et fonda la société secrète
d’Ogboni (Tegnaeus, pp. 82 sq.). Nzeanzo, le Héros Civi­
lisateur des Mboulas, était à la fois forgeron, médecin et
moniteur : il enseigna toutes les techniques utiles et ins­
titua les confréries de forgerons (ibid., p. 102). Chez les
Tchambas, les Dakas, les Dourrous et d’autres tribus
voisines, la mythologie du Forgeron-Héros Civilisateur est
extrêmement riche : le Premier Forgeron leur révéla non
seulement le feu et le moyen de cuire leur nourriture, mais
aussi l’art de bâtir les maisons, le comportement sexuel
voulu pour avoir des enfants, la technique de l’enfante­
ment, la circoncision, les formes de l’enterrement, etc.
(ibid., p. 104). Autrement dit, le forgeron chez les Dour-

17. Tegnaeus, p. 47; L. Tauxier, Histoire des Barnbara (Paris,


1942), pp. 276 sq.; G. Dieterlen, Essai sur la religion Bambara
(Paris, 1951), pp. 143 sq.
18. Il existe une multitude de mythes comporttant d’inévitables
variantes, surtout entre les traditions des Ewés occidentaux et celles
des Ewés de l’Est. Nous avons résumé l’essentiel d’après Tegnaeus,
Le Héros Civilisateur, pp. 61-63.
8o FORGERONS ET ALCHIMISTES

rous et d’autres tribus a un rôle socio-religieux plus


important que le roi {ibid., p. 105). La mythologie des
Kikouyous met en action trois frères, Héros Civilisateurs :
le premier a enseigné la domestication du bétail, le
deuxième l’agriculture et le troisième l’art de forger les
métaux {ibid., pp. 142 sq.). Pour conclure cette rapide
revue des faits africains, rappelons enfin que le premier
roi d’Angola fut, d’après les traditions, le Roi Forgeron
(Tegnaeus, p. 172).
Toute l’aire de la culture paléonigritique atteste un
complexe religieux du forgeron, ayant ses fondements
idéologiques dans le mythe du Forgeron céleste-Héros
civilisateur. On se tromperait néanmoins à prétendre
expliquer cette valorisation rituelle du forgeron unique­
ment par son rôle dans la fabrication des outils agricoles.
Le forgeron et le fer ne sont pas nécessairement exaltés
dans les civilisations agricoles. Une civilisation par excel­
lence agricole, comme celle des Slaves, n’utilise le fer
qu’à des fins apotropéiques. Malgré le voisinage de deux
des plus anciens centres métallurgiques de la Terre
(taurique et jenisséen), les Slaves ont une culture maté­
rielle où les métaux ne jouent aucun rôle19.
C’est donc aux mythologies et aux idéologies religieuses
qu’il faut s’adresser pour comprendre la fonction du
forgeron. Or, nous venons de le voir, le Forgeron Céleste
est le fils, le messager ou le collaborateur du Dieu
suprême : il achève son œuvre et la plupart du temps le
fait en son nom. La « civilisation » apportée par le For­
geron Céleste ne se réduit pas uniquement à l’organisa­
tion du monde (qui est, pourrait-on dire, presque une
cosmologie), elle est aussi d’ordre spirituel : le Forgeron-
Moniteur continue et parfait l’œuvre du Dieu en rendant
l’homme capable de comprendre les mystères. D’où
le rôle du forgeron dans les initiations de puberté et
dans les sociétés secrètes, et son importance dans la
vie religieuse de la communauté. Même ses rapports
avec les Chefs et les Souverains, avec lesquels il se confond
dans certaines régions, sont d’ordre religieux.
Quant à la situation méprisée du forgeron chez les
Massais et chez d’autres populations chamitiques, il y a
lieu de tenir compte non seulement du fait que ces
peuplades ne pratiquent pas l’agriculture, mais aussi

19. Evel Gasparini, VErgologia degli Slavi (Venezia, 1951)3 pp. 172
sq., 179.

/
lORGERONS DIVINS ET HÉROS CIVILISATEURS 8l
de l’ambivalence magico-religieuse du fer; comme tout
objet sacré, le métal est à la fois dangereux et bénéfique.
L’attitude ambivalente à l’égard des métaux et du forgeron
est attestée à peu près universellement.
10. FORGERONS, GUERRIERS, MAÎTRES
D’INITIATION

Nous ne ferons qu’effleurer un autre groupe de mythes


où les rapports entre les Forgerons divins et les Dieux
se situent sur un plan différent : c’est le célèbre thème
mythologique du combat entre le Dieu céleste (plus
exactement le Dieu de l’ouragan) et le Dragon aquatique.
La lutte a pour enjeu la souveraineté du monde, mais elle
implique toujours une portée cosmologique : après avoir
vaincu le monstre, le Dieu tire le monde de son corps
(thème Marduk-Tiamat), ou, dans d’autres variantes,
il organise le monde, lui assure des assises solides en
« liant » le monstre et en le précipitant dans les profon­
deurs souterraines h Or, dans la plupart des versions
de ce mythe, c’est d’un dieu-forgeron que le Dieu de
l’ouragan reçoit les armes merveilleuses qui lui donnent
la victoire. Dans le texte cananéen Le Poème de Baal,
le dieu Kôshar-wa-Hasis (litt. « adroit et astucieux »)
forge pour Baal les deux gourdins avec lesquels il
abattra Yam, Seigneur des mers et des eaux souterraines 1 2.
Dans la mythologie ugaritique, Kôshar a rang de forgeron
divin. D’après la tradition transmise par Sanchoniaton,
Chusôr fut le premier à découvrir le fer (Gaster, Thespis,
p. 154, commentaire). Dans une version égyptienne, Ptah
(le Dieu-Potier) forge les armes qui permettent à Horus
de vaincre Set. De même, le forgeron divin Tvashtri
forge les armes d’Indra lors de son combat avec le Dra­
gon Vrtra; Héphaistos forge la foudre grâce à laquelle
Zeus triomphera de Typhon; Thor écrase le serpent

1. Sur ce mythe, voir en dernier lieu M. Éliade, Histoire des


croyances et des idées religieuses, I (1976), pp. 161 sq.
2. Voir le texte traduit et abondamment commenté dans Theodor
H. Gaster, Thespis, Ri tuai, Myth and Drama in the ancient Near East
(New York, 1950), pp. 154 sq.
FORGERONS, GUERRIERS, MAITRES D’INITIATION 83

Midhgardhsormr avec son marteau Mjôlnir, forgé par


les nains, répliques Scandinaves des Cyclopes.
Mais la coopération entre le Forgeron divin et les
Dieux ne se limite pas à son concours dans le grand
combat pour la souveraineté du monde. Le forgeron est
également l’architecte et l’artisan des Dieux. Kôshar
façonne les arcs des Dieux, dirige la construction du palais
de Baal, et équipe les sanctuaires des autres divinités.
Theodor Gaster remarque, en outre, que ce Dieu-
Forgeron a des rapports avec la musique et le chant.
Sanchoniaton dit que Chusôr a également inventé l’art
de « bien parler » et l’art de composer des incantations
et des chants. Dans les textes ugaritiques, les chanteurs
sont nommés kôtarât. La solidarité entre le métier de
forgeron et le chant est clairement marquée dans le
vocabulaire sémitique : l’arabe q-y-n, « forger, être
forgeron » est apparenté aux termes hébreu, syriaque
et éthiopien désignant l’action de « chanter, entonner
une lamentation funèbre »3. Il est inutile de rappeler
l’étymologie du mot « poète », du grec poiêtês, « fabricant »,
« faiseur », et le voisinage sémantique de l’« artisan » et
de l’« artiste ». Le sanskrit taksh, « fabriquer », est utilisé
pour exprimer la composition des chants du Rig Veda
(I, 62, 13; V, 2 11). Le vieux Scandinave lotha-smithr,
« chanson-forgeron » et le terme rhénan reimschmied,
« poetaster », soulignent encore plus clairement les liens
intimes entre la profession de forgeron et l’art du poète
et du musicien (Gaster, ibid.). Selon Snorri, Odhin et
ses prêtres s’appelaient « forgerons de chansons » (Ohlha-
ver, Die germanische Schmiede, p. n). On a remarqué
les mêmes rapports chez les Turco-Tatars et les Mongols,
où le forgeron se trouve associé aux héros, aux chantres
et aux poètes (voir plus haut, p. 71). Il faut également
rappeler les Tsiganes nomades, à la fois forgerons,
chaudronniers, musiciens, guérisseurs et diseurs de
bonne aventure. Le nom que les Tsiganes se donnent à
eux-mêmes est, en Europe Rom, en Arménie Lom, en
Perse Dom, en Syrie Dom ou Dum. « Or, écrit Jules
Bloch, dom est dans l’Inde le nom d’une tribu ou plutôt
d’un conglomérat de tribus, très répandues et connues
anciennement4. » Dans les textes sanskrits, ils sont
associés aux musiciens, aux intouchables, mais ils sont

3. Ginsberg, cité par Th. H. Gaster, Thespis, p. 155.


4. Jules Bloch, Les Tsiganes (Paris, 1953), p. 28.
84 FORGERONS ET ALCHIMISTES

connus surtout comme forgerons et musiciens. Il n’est


pas sans intérêt de constater qu’il existe des rapports
entre les fondeurs et forgerons Asûr — auxquels nous
avons déjà fait allusion (pp. 54 sq.) — et les dom : avant
la dynastie actuelle, régnait chez les Asûr une dynastie
Dom, venue peut-être du Nord 5.
Il semble donc exister, à des niveaux culturels diffé­
rents (indice de très grande ancienneté), un lien intime
entre l’art du forgeron, les sciences occultes (chamanisme,
magie, guérison, etc.) et l’art de la chanson, de la danse
et de la poésie. Ces techniques solidaires semblent, en
outre, s’être transmises dans une atmosphère imprégnée
de sacré et de mystère, comportant des initiations,
des rituels spécifiques, des « secrets de métier ». Nous
sommes loin de percer toutes les articulations et tous les
aspects de ce complexe rituel, et certains nous resteront
sans doute à jamais fermés. Les quelques groupes de
mythes et rituels métallurgiques que nous avons passé
en revue suffisent à nous donner une idée de leur extrême
complexité, à nous faire soupçonner les conceptions
variées du monde qu’ils impliquent. Un élément se
montre néanmoins constant : c’est la sacralité du métal,
et, par suite, le caractère ambivalent, excentrique,
mystérieux de tout travail de mineur et de métallurgiste.
Comme nous l’avons rappelé (pp. 22 sq.), certains
thèmes mythologiques des âges lithiques antérieurs ont
été intégrés dans les mythologies de l’âge des métaux.
Il est surtout significatif que le symbolisme de la « pierre
de foudre », qui assimilait les projectiles, armes de jet
lithiques, à la foudre, a reçu un grand développement dans
les mythologies métallurgiques. Les armes que les Dieux-
Forgerons ou les Forgerons-divins forgent pour les
Dieux ouraniens sont la foudre et l’éclair. C’est le cas,
par exemple, des armes présentées par Tvashtri à Indra.
Les gourdins de Ninurta s’appellent « écrase-monde »
et « broye-monde », et sont assimilés à la foudre et à
l’éclair. De même que la foudre et l’éclair sont les «armes »
de Zeus et le marteau (mjôlnir) de Thor est la foudre. Les
gourdins « sautent » de la main de Baal, car Kôshar lui a
forgé des armes qui peuvent être projetées en des points
très éloignés (Gaster, op. cit., p. 158). Zeus lance au loin
sa foudre.

5. W. Ruben, Eisenschmiede und Ddmonen in Indien, p. 9; Jules


Bloch, Les Tsiganes, p. 30.
10RGER0NS, GUERRIERS, MAITRES D’iNITIATION 85
On saisit l’enchevêtrement des images : foudre, « pierre
de foudre » souvenir mythologique de l’âge lithique),
arme magique qui frappe à longue distance (et parfois,
revient comme un boomerang dans la main de son maître ;
cf. le marteau de Thor). Il est possible de déchiffrer ici
certaines traces d’une mythologie de 1 ’homo faber, de
deviner l’aura magique de l’outil fabriqué, le prestige
exceptionnel de l’artisan et de l’ouvrier, et, surtout, à
l’âge des métaux, du forgeron. Il est significatif, en tout
cas, que, à la différence des mythologies pré-agricoles et
pré-métallurgiques, où le Dieu céleste possède à titre
de prérogative naturelle la foudre et toutes les autres
épiphanies météorologiques, dans les mythologies des
peuples historiques (Égypte, Proche-Orient, Indo-euro­
péens), le Dieu de l’ouragan reçoit ces armes — l’éclair
et la foudre — de la part d’un Forgeron divin. On ne
peut pas s’empêcher de voir ici la victoire mythologisée
de Vhomo faber, victoire qui annonce déjà sa suprématie
des âges industriels à venir. Ce qui ressort de tous ces
mythes des Forgerons qui aident les Dieux « suprêmes »
à assurer leur suprématie, c’est l’importance extraordi­
naire accordée à la fabrication d’un outil. Bien entendu,
une telle fabrication conserve très longtemps un carac­
tère magique ou divin, car toute « création », toute « cons­
truction », ne peut être qu’un ouvrage surhumain. Il faut
mentionner enfin un dernier aspect de cette mythologie
de l’artisan des outils : l’ouvrier s’efforce d’imiter les
modèles divins. Le Forgeron des dieux forge des armes
assimilées à la foudre et à l’éclair (« armes » que les Dieux
célestes des mythologies pré-métallurgiques possédaient
naturellement); à leur tour, les forgerons humains imitent
le travail de leurs patrons surhumains. Mais il faut souli­
gner que, sur le plan mythologique, l’action d’imiter les
modèles divins se voit évincée au profit d’un thème nou­
veau : "importance du travail de fabrication, les capacités
démiurgiques de l’ouvrier; en fin de compte, l’apothéose
du faber, de celui qui « crée » des objets.
On est tenté de chercher dans cette catégorie d’expé­
riences primordiales la source de tous les complexes
mythico-rituels où le forgeron et l’artisan divin ou semi-
divin sont à la fois architectes, danseurs, musiciens et
sorciers-médecins. Chacun de ces prestiges met en
lumière un aspect différent de la grande mythologie du
« savoir-faire », c’est-à-dire de la possession du secret
occulte de « fabrication », de « construire ». Les paroles
86 FORGERONS ET ALCHIMISTES

d’un chant ont une force créatrice considérable : on crée


des objets en « chantant » les paroles requises. Vâinâ-
moinen « chante » une barque, c’est-à-dire la construit
en modulant un chant composé de paroles magiques; et
comme il lui manque les trois dernières paroles, il va les
demander à un magicien illustre, Antero Vipunen.
« Faire » quelque chose, c’est connaître la formule
magique qui permettra de l’« inventer » ou de la « faire
apparaître » spontanément. L’artisan est de ce fait un
connaisseur de secrets, un magicien — aussi tous les
métiers comportent-ils une initiation et se transmettent-ils
par une tradition occulte. Celui qui fait des choses effi­
caces est celui qui sait, qui connaît les secrets de les faire.
Du même coup s’explique en grande partie la fonction
du forgeron mythique africain dans sa qualité de Héros
Civilisateur : il a été chargé par Dieu de parfaire la créa­
tion, d’organiser le monde et, en outre, d’éduquer les
hommes, c’est-à-dire de leur révéler la culture. Il importe
de souligner surtout le rôle du forgeron africain dans les
initiations de puberté et les sociétés secrètes : dans un cas
comme dans l’autre, il s’agit d’une révélation des mys­
tères, en d’autres termes de la connaissance des réalités
ultimes. On pressent même dans ce rôle religieux du for­
geron une réplique de la mission de Héros Civilisateur du
Forgeron céleste : il collabore à la « formation » spirituelle
des jeunes gens, il est une sorte de moniteur, le pendant
terrestre du Premier Moniteur descendu du Ciel in illo
tempore.
On a remarqué 6 que, dans la Grèce archaïque, certains
groupes de personnages mythiques — Telchines, Cabires,
Courètes, Dactyles — constituent à la fois des confréries
secrètes, en relation avec les mystères, et des guildes de
travailleurs des métaux. Selon les diverses traditions, les
Telchines furent les premiers à travailler le fer et le
bronze, les Dactyles idéens découvrirent la fusion du fer
et les Courètes le travail du bronze : ils étaient en outre
réputés pour leur danse particulière, qu’ils exécutaient en
entrechoquant leurs armes. Les Cabires comme les Cou­
rètes sont nommés « maîtres des fourneaux », « puissants
par le feu », et leur culte s’est répandu de toutes parts
dans la Méditerranée orientale 7. Les Dactyles étaient
6 . L. Gernet et A. Boulanger, Le Génie grec dans la religion
(Paris, 1932), pp. 78 sq. cf. Éliade, Histoire I, pp. 144 sq., etc.
7. J. de Morgan, La Préhistoire orientale (Paris, 1927), III, pp. 173
sq. Pour tout ceci, voir les articles respectifs de la Real-Enzyklopàdie
FORGERONS, GUERRIERS, MAITRES D’iNITIATION 87

des prêtres de Cybèle, divinité des montagnes, mais aussi


des mines et des cavernes, ayant son séjour à l’intérieur
des montagnes 8. « Les Dactyles, selon certains, se répar­
tissent en deux groupes, 20 êtres mâles à droite, 32 êtres
féminins à gauche. Ou encore : les Dactyles de gauche
étaient des enchanteurs dont les Dactyles de droite
détruisaient l’ouvrage. Les “ demi-chœurs ” répartis
autour du foyer [...] et de sexes opposés, ne manquent
pas d’évoquer quelque rite de hiérogamie [...] ou de lutte
sacrée [...], curieusement rapprochables des hiérogamies
et des victimes chinoises9. » D’après une tradition trans­
mise par Clément d’Alexandrie (Protreptique, II, 20), les
Corybantes, qui reçoivent ici également le nom de Cabires,
étaient trois frères, dont l’un fut tué par les deux autres,
qui ensevelirent sa tête au pied du mont Olympe. Cette
légende relative aux origines des mystères est liée, nous
l’avons vu (p. 58), au mythe sur l’origine des métaux.
Or, ces groupes de métallurgistes mythiques ont des
accointances avec la magie (les Dactyles, les Tel-
chines, etc.), la danse (les Corybantes, les Courètes), les
mystères (Cabires, etc.) et l’initiation des jeunes garçons10
(Courètes). Nous avons donc ici des traces mytholo­
giques d’un état ancien des choses, où les confréries de
forgerons avaient un rôle à jouer dans les mystères et les
initiations. H. Jeanmaire a opportunément souligné la
fonction de « moniteurs » des Courètes dans les cérémo­
nies initiatiques en relation avec les classes d’âge : éduca­
teurs et maîtres d’initiation, les Courètes rappellent par
certains côtés la mission des Forgerons-Héros Civilisa­
teurs africains. Or, il est significatif que, à un stade ulté­
rieur, et infiniment plus complexe, de culture, la fonction
initiatique du forgeron et du maréchal-ferrant survit
encore assez nettement. Le maréchal-ferrant participe

de Pauly et Wissowa. Relevé exhaustif des sources textuelles et


épigraphiques dans le volume de Bengt Hemberg, Die Kabiren
(Uppsala, 1950).
8. Cf. Radet, La Lydie et le monde grec au temps des Mermnades
(Paris, 1892), p. 269, etc.; Hugo Gressmann, Die orientalischen
Religionen in hellenistisch-rômischer Zeit (Berlin, 1930), p. 59; Bengt
Hemberg, « Die idaiischen Daktylen » (.Eranos, 50, 1952, pp. 41-59).
Sur les relations entre les Dactyles et la Déesse méditerranéenne,
voir U. Pestalozza, Religione Mediterranea (Milano, 1951), pp. 188 sq.
202 sq. Sur les fonctions obstétriques des Dactyles, ibid., p. 204.
9. Gabriel Germain, Genèse de VOdyssêe (Paris, 1954), p. 164.
10. Cf. H. Jeanmaire, Couroï et Courètes (Lille, 1939); R. Pettaz-
ZONI, I Misteri (Bologna, 1924), pp. 71 sq.; K. Kerényi, «« Mysterien
der Kabiren » (.Eranos-Jahrbuch, XI, 1944, pp. n-60).
88 FORGERONS ET ALCHIMISTES

à la fois aux prestiges du forgeron et aux symbolismes


cristallisés autour du cheval. Il ne s’agit pas du cheval de
trait, utilisé pour le char de guerre, mais du cheval de
monte, une découverte des nomades cavaliers de l’Asie
centrale. C’est dans ce dernier contexte culturel que le
cheval a suscité les plus nombreuses créations mytholo­
giques. Le cheval et le cavalier ont tenu une place consi­
dérable dans les idéologies et les rituels des « sociétés
d’hommes » (Mànnerbünde), et c’est ici que nous ren­
contrerons le maréchal-ferrant : le cheval-fantôme venait
dans son atelier, parfois avec Odhin ou la troupe de la
« Chasse furieuse » (Wilde Heer), pour être ferré n. Dans
certaines régions de l’Allemagne et de la Scandinavie, le
maréchal-ferrant participait, jusqu’à une époque proche
de nous, à des scénarios initiatiques du type Mànner-
bund : dans le Steiermark, il ferre le « coursier » (c’est-à-
dire le cheval-mannequin), en le « tuant » pour le « res­
susciter » ensuite (Hôfler, p. 54); dans la Scandinavie et
l’Allemagne du Nord, le ferrage est un rite initiatique
d’entrée dans la société secrète d’hommes, mais aussi un
rite de mariage (ibid., pp. 54-55). Comme l’a montré Otto
Hôfler (spéc., p. 54), le rituel du ferrage, de la mort et de
la résurrection du « cheval » (avec ou sans cavalier) à
l’occasion des mariages, marque à la fois la sortie du
fiancé du groupe des célibataires et son entrée dans la
classe des hommes mariés.
Le forgeron et le maréchal-ferrant jouent un rôle ana­
logue dans les rituels des « Sociétés-d’hommes » japo­
naises 11 12. Le Dieu-Forgeron s’appelle Ame no ma-hitotsu
no kami, « la divinité borgne du Ciel ». La mythologie
japonaise présente un certain nombre de divinités
borgnes et unijambistes, inséparables des Mànnerbünde :
ce sont des dieux de la foudre et des montagnes, ou des
démons anthropophages (Slawik, p. 698). Or, on se repré­
sentait également Odhin comme un vieux borgne, ou
doué d’une vue faible quand on n’en faisait pas un
aveugle (Hôfler, p. 181, note 56.) D’autre part, le cheval-
fantôme qui venait dans l’atelier du maréchal-ferrant
était borgne. Il y a là un motif mythico-rituel assez com-

11. Otto Hôfler, Geheimbünde der Germanen (Frankfurt a. M.,


1934), PP- 53 sq. Cf. aussi H. Ohlhaver, Der germanische Schmied,
PP- 95 sq.
12. Alexander Slawik, « Kultische Geheimbünde der Japaner und
Germanen » (Wiener Beitràge zur Kulturgeschichte, IV, Salzburg-
Leipzig, 1936, pp. 675-764), pp. 697 sq.
FORGERONS, GUERRIERS, MAITRES D’iNITIATION 89

plexe, dont nous ne pouvons pas entreprendre l’étude13.


Ce qui nous importe, c’est qu’il s’agit d’un scénario des
Mànnerbünde où les infirmités des personnages (borgne,
unijambiste, etc.) rappellent probablement des mutila­
tions initiatiques ou décrivent l’aspect des maîtres de
l’initiation (petite taille, nains, etc.). Les divinités mar­
quées d’une invalidité étaient mises en rapport avec les
« étrangers », les « hommes des montagnes », les « nains
souterrains », c’est-à-dire avec des populations monta­
gnardes et excentriques, entourées de mystère, générale­
ment de redoutables métallurgistes. Dans les mytholo-
gies nordiques, les nains avaient le renom d’admirables
forgerons; certaines fées jouissaient du même prestige14.
La tradition d’un peuple de petite taille, consacré entiè­
rement aux travaux de la métallurgie et vivant dans les
profondeurs de la terre, est aussi attestée ailleurs. Pour
les Dogons, les premiers habitants, mythiques, de la
région étaient des Negrillos, aujourd’hui disparus sous
terre : forgerons infatigables, on entend encore résonner
leurs marteaux 15. Les « sociétés d’hommes » guerrières,
aussi bien d’Europe que d’Asie centrale et extrême-orien­
tale (Japon), comportaient des rituels initiatiques où le
forgeron et le maréchal-ferrant avaient leur place. On
sait qu’après la christianisation de l’Europe nordique,
Odhin et la « Chasse furieuse » ont été assimilés au Diable
et aux hordes des damnés. C’était faire un grand pas vers
l’assimilation du forgeron et du maréchal-ferrant avec le
Diable16. La « maîtrise du feu », commune au magicien,
comme au chaman et au forgeron, fut considérée dans le
folklore chrétien comme une œuvre diabolique : une des
images populaires les plus fréquentes présente le Diable
crachant des flammes. Peut-être tenons-nous ici la der­
nière transformation mythologique de l’image archéty­
pale du « Maître du Feu ».
Odhin-Wotan était le maître du wut, le fur or religiosus
(Wotan, id est furor, écrivait Adam von Bremen). Or,
le wut, comme quelques autres termes du vocabulaire

13. Sur les mutilations initiatiques des magiciens et forgerons, voir


Marie Delcourt, Hephaistos ou la légende du magicien (Paris, 1957).
14. Cf. les références groupées par Stith Thompson, Subject-Index
of Folk-Literature (Helsinki, 1932), vol. III, p. 87 (nains-forgerons),
III, 39 (fées métallurgistes).
15. H. Tegnaeus, Le Héros Civilisateur, p. 16.
16. Cf. Bachtold-Staubli, Handwôrterbuch des deutschen Aber-
glaubensy s. v. Schmied, Teufel; Hedwig von Beit, Symbolik des
Màrchens (Bern, 1952), pp. 118 sq.
90 FORGERONS ET ALCHIMISTES

religieux indo-européen (furor, ferg, ménos), exprime


la « colère » et la « chaleur extrême » provoquée par une
ingestion excessive de puissance sacrée. Le guerrier
s’« échauffe » durant son combat initiatique, il produit
une « chaleur » qui n’est pas sans rappeler la « chaleur
magique » produite par les chamans et les yogins (voir
pp. 66 sq.). Sur ce plan, le guerrier ressemble aux autres
« maîtres du feu » — magiciens, chamans, yogins, forge­
rons. Les rapports précisés plus haut entre les Dieux
combattants (Baal, Indra, etc.) et les Forgerons divins
(Kôshar, Tvashtr, etc.) sont susceptibles d’un nouvel
éclairage : le Forgeron divin travaille avec le feu, le Dieu
guerrier, par son furor, produit magiquement le feu dans
son propre corps. C’est l’intimité, la « sympathie » avec
le Feu qui rendent convergentes des expériences magico-
religieuses si différentes et solidarisent des vocations si
disparates que celle du chaman, du forgeron, du guerrier
et du mystique.
Il nous faut signaler encore un thème folklorique euro­
péen, qui comporte le motif du rajeunissement par le feu
du four 17. Jéus-Christ (ou saint Pierre, saint Nicolas,
saint Éloi) joue le rôle d’un forgeron maréchal-ferrant
qui guérit les malades et rajeunit les vieillards en les
mettant dans un four chauffé ou en les forgeant sur une
enclume. Un soldat, un prêtre (ou saint Pierre, etc.) ou
un forgeron essaient de répéter le miracle avec une
vieille femme (la belle-mère, etc.) : ils échouent lamen­
tablement. Mais Jésus-Christ sauve l’imprudent forgeron
en ressuscitant la victime de ses os ou de ses cendres.
Dans un certain nombre de contes, Jésus-Christ arrive
dans une forge qui porte cette enseigne : « Ici demeure le
maître des maîtres. » Entre un homme avec un cheval à
ferrer, et Jésus obtient du forgeron la permission de faire
le travail ; il enlève l’une après l’autre les jambes du cheval,
les met sur l’enclume, chauffe le fer, le dispose autour du
sabot et le cloue. Il jette ensuite dans le feu du four une
vieille femme (l’épouse du forgeron, sa belle-mère, etc.)
et, en la forgeant sur l’enclume, la transforme en une
très belle jeune fille. Le forgeron essaie de faire la même
chose, avec les résultats que l’on connaît (Edsman,
Ignis Divinus, pp. 40, 82 sq.).
Ces contes populaires gardent encore le souvenir d’un

17. Le thème a été exhaustivement étudié par C. Manstrander,


en 1912, et Cari-Martin Edsman en 1949 (Ignis Divinus, pp. 30 sq.).
FORGERONS, GUERRIERS, MAITRES D’iNITIATION ÇI

scénario mythico-rituel où le feu jouait le rôle d’épreuve


initiatique et à la fois d’agent de purification et de trans­
mutation (le baptême de feu dans le christianisme primi­
tif et le gnosticisme constitue un des exemples les plus
élaborés d’un tel scénario)18. Jésus est présenté dans
ces créations folkloriques comme le « Maître du Feu » par
excellence et le maréchal ferrant doué de prestiges
« magiques », ce qui prouve, indirectement, la persistance
de croyances d’une indéniable antiquité. Le « maître du
feu », comme le feu lui-même, est susceptible de valori­
sations différentes : il peut être divin ou démoniaque.
Il existe un feu céleste qui coule devant le trône de Dieu,
et, dans la Géhenne, brûle le feu infernal. Dans le folklore
religieux et laïque du Moyen Age, Jésus aussi bien que
le Diable s’avèrent « maîtres du feu ». Pour notre propos,
il importe de retenir le fait que les images mythiques du
forgeron et du maréchal-ferrant ont conservé assez long­
temps leur emprise sur l’imagination populaire, et que
ces récits continuaient d’être chargés de significations
initiatiques. (Certes, on peut toujours discuter sur les
significations qui sont encore évidentes ou accessibles
consciemment à l’auditoire des contes, mais limiter ainsi
le problème c’est pécher par un excès de rationalisme.
Un conte ne s’adresse pas à la conscience éveillée, sécula­
risée : il exerce son empire sur les zones profondes de la
psyché, il nourrit et stimule l’imagination. Les symbo­
lismes initiatiques du feu et de la forge, de la mort et
de la résurrection par le feu, du forgeage sur l’en­
clume, etc., sont clairement attestés dans les mythes et
les rituels chamaniques; cf. plus haut, pp. 69 sq. Des
images similaires, réveillées par les contes, agissent direc­
tement sur la psyché de l’auditoire, même lorsque,
consciemment, celui-ci ne se rend plus compte de la
signification première de tel ou tel symbole.)

18. Voir C.-M. Edsman, Le Baptême de feu (Uppsala, 1940), spéc.


pp. 93 sq., 134 sq., 185 sq.
ii. L’ALCHIMIE CHINOISE

Dans une certaine mesure on pourrait dire que la


Chine n’a pas connu de solution de continuité entre la
mystique métallurgique et l’alchimie. Marcel Granet
avait déjà observé que le taoïsme « remonte jusqu’aux
confréries de forgerons, détentrices du plus prestigieux
des arts magiques et du secret des premières puissances »1.
Or, c’est dans les milieux taoïstes et néo-taoïstes que se
propagent les techniques alchimiques. Comme on sait,
ce qu’on s’accorde à appeler « taoïsme » a accueilli et
revalorisé un grand nombre de traditions spirituelles
d’âge immémorial. Pour n’en donner qu’un exemple,
des méthodes archaïques pour réintégrer la spontanéité et
la béatitude de la « Vie animale » ont été adoptées et
soigneusement conservées par les maîtres taoïstes; or,
de telles pratiques dérivent en droite ligne d’un proto­
chamanisme des peuples chasseurs, c’est déjà dire leur
très grande ancienneté (cf. notre Chamanisme, pp. 402 sq.).
Qu’on ne s’y méprenne pas, continuité n’est pas iden­
tité. La « situation » de l’alchimiste chinois ne pouvait pas
être celle du forgeron ou des mystiques archaïques.
« Chez les taoïstes, dont le fourneau alchimique est
l’héritier de la forge antique, l’Immortalité n’est plus
(du moins depuis les seconds Han) le résultat de la fonte
d’un ustensile magique (qui exigerait un sacrifice à la
forge), mais est acquise à celui qui a su produire le
“ divin cinabre ”. A partir de ce moment, on eut un
nouveau moyen de se diviniser : il suffisait d’absorber l’or
potable ou le cinabre pour devenir semblable aux dieux 1 2. »

1. Marcel Granet, Danses et Légendes de la Chine ancienne (Paris,


1928), p. 611.
2. Max Kaltenmark, Le Lie-Sien Tchouany (Pékin, 1953), p. 18.
l’ai.chimie chinoise
93
L’alchimiste, surtout à l’époque néo-taoïste, s’efforçait
de retrouver une « sagesse ancienne », dépassée, adultérée
ou mutilée par la propre transformation de la société
chinoise. L’alchimiste était à la fois un artisan et un lettré :
ses prédécesseurs — chasseurs, potiers, forgerons, dan­
seurs, agriculteurs, extatiques — vivaient au sein même
de traditions qui se transmettaient oralement, par des
initiations et « secrets de métier ». D’emblée le taoïsme
s’était tourné avec sympathie, voire avec ferveur, vers
les représentants de ces traditions; c’est ce qu’on a
appelé l’engouement des taoïstes pour les « superstitions
populaires » : techniques diététiques, gymniques, choré­
graphiques, respiratoires, pratiques extatiques, magiques,
chamanistes, spirites, etc. Tout donne à penser que, au
niveau « populaire » où on les cherchait, certaines des
pratiques traditionnelles avaient subi déjà de nombreuses
altérations : il n’est que de se rappeler les variétés aber­
rantes de certaines techniques chamaniques de l’extase
(cf. notre Chamanisme, pp. 398 sq.). Les taoïstes pres­
sentaient pourtant sous la croûte de telles « superstitions »
des fragments authentiques de la « sagesse ancienne »
et ils s’appliquaient à les recueillir et, en fin de compte,
à les faire leurs.
C’est dans cette zone difficile à circonscrire, où surna­
geaient des traditions d’une indéniable antiquité — car
elles dérivaient de situations spirituelles résolues :
extases et sagesses liées à la magie de la chasse, à la
découverte de la poterie, ou à l’agriculture, ou à la
métallurgie, etc. —, dans cette zone où se maintenaient
encore les intuitions et les comportements archaïques,
réfractaires aux vicissitudes de l’histoire culturelle, c’est
dans cette zone que les taoïstes affectionnaient de récolter
recettes, secrets, instructions. Aussi peut-on dire que
les alchimistes taoïstes, en dépit d’inévitables innovations,
reprenaient et prolongeaient une tradition protohisto­
rique. Leurs idées sur la longévité et l’immortalité appar­
tiennent à la sphère des mythologies et des folklores
quasi universels. Les notions d’« herbe de l’immortalité »,
de substances animales ou végétales chargées de « vita­
lité » et porteuses de l’élixir de jeunesse, aussi bien que
les mythes des régions inaccessibles habités par des
Immortels, font partie d’une idéologie archaïque qui
déborde les confins de la Chine. Il n’est pas question de
les examiner ici. (Voir quelques exemples dans la note K.)
Signalons seulement en quel sens des intuitions ren­
94 FORGERONS ET ALCHIMISTES

contrées à l’état élémentaire dans les mythologies et les


rites des fondeurs et des forgerons, ont été reprises et
interprétées par les alchimistes. Il sera surtout instructif
de mettre en lumière le développement ultérieur de
quelques idées fondamentales touchant la croissance des
minerais, la transformation naturelle des métaux en or,
la valeur mystique de l’or. Quant au complexe rituel
« forgerons-confréries initiatiques-secrets de métier »,
quelque chose de sa structure s’est transmis à l’alchimiste
chinois, et d’ailleurs pas uniquement à lui : l’initiation
par un maître et la communication initiatique de secrets
ont continué longtemps à constituer une norme de
l’enseignement alchimique.
Les spécialistes ne sont pas d’accord sur les origines
de l’alchimie chinoise; on discute encore les dates des
premiers textes mentionnant des opérations alchimiques.
Selon H. Dubs, le premier document serait de 144 av.
J.-C. : cette année-là, un édit impérial menace d’exécu­
tion publique tous ceux qui seront surpris en flagrant
délit de contrefaire de l’or3. Mais comme l’a bien
montré Joseph Needham 4, la contrefaction de l’or ne
constitue pas à proprement parler une « méthode » alchi­
mique. En Chine comme ailleurs, l’alchimie se définit
par une double croyance : x) dans la transmutation des
métaux en or et 2) dans la valeur « sotériologique » des
opérations accomplies afin d’obtenir ce résultat. Les
références précises à ces deux croyances sont attestées
en Chine à partir du IVe siècle av. J.-C. On s’accorde à
considérer Tsou Yen, un contemporain de Mencius,
comme le « fondateur » de l’alchimie (cf. Dubs, p. 77;
J. Needham, p. 12). Au 11e siècle av. J.-C. le rapport entre
la préparation de l’or alchimique et l’obtention de la
longévité-immortalité, est clairement reconnu par Liu
An et d’autres auteurs (Needham, p. 13).
L’alchimie chinoise se constitue, en tant que discipline
autonome, en utilisant : 1) les principes cosmologiques
traditionnels; 2) les mythes en rapport avec l’élixir de
l’immortalité et les Saints Immortels; 3) les techniques
poursuivant à la fois le prolongement de la vie, la béatitude
et la spontanéité spirituelle. Ces trois éléments — prin­
cipes, mythes et techniques — appartenaient à l’héritage
3. Le texte est reproduit par H. Dubs, Beginnings of Alchemy, p. 63.
Pour une bibliographie essentielle de l’alchimie chinoise, voir note J.
4. Science et Civilisation in China, vol. V, 2, pp. 47 sq. Les vues de
Joseph Needham sur l’alchimie chinoise sont présentées dans la note J.
l’alchimie chinoise 95
culturel de la protohistoire, et ce serait une erreur de
croire que la date des premiers documents qui les
attestent nous livre également leur âge. La solidarité
est évidente entre la « préparation de l’or », l’obtention
de la « drogue d’immortalité » et l’« évocation » des Immor­
tels : Luan Tai se présente devant l’empereur Wu et
l’assure qu’il peut opérer ces trois miracles, mais il ne
réussit qu’à « matérialiser » les Immortels 5. Le magicien
Li Chao-kiun recommande à l’empereur Wu Ti de la
dynastie Han : « Sacrifiez au fourneau (tsao) et vous
pourrez faire venir des êtres (surnaturels); lorsque vous
aurez fait venir les êtres (surnaturels), la poudre de
cinabre pourra être transmuée en or jaune; quand l’or
jaune aura été produit, vous en pourrez faire des usten­
siles pour boire et pour manger et alors vous aurez une
longévité prolongée. Lorsque votre longévité sera prolon­
gée, vous pourrez voir les bienheureux (hsien) de l’île
P’ong-lai qui est au milieu des mers. Quand vous les
aurez vus, et que vous aurez fait les sacrifices fong et chan,
alors vous ne mourrez pas » (Sse-ma-Ts’ien, vol. III,
p. 465). Un autre personnage célèbre, Liu Hsiang
(79-8 av. J.-C.) prétendait « faire de l’or », mais il échoua
(textes dans Dubs, p. 74). Quelques siècles plus tard,
le plus célèbre alchimiste chinois Pao Pu’tzu (pseudo­
nyme de Ko Hung, 254-334) tente d’expliquer l’échec
de Liu Hsiang en nous disant qu’il ne possédait pas la
« véritable médecine » (la « pierre philosophale »), qu’il
n’était pas préparé spirituellement (car l’alchimiste doit
jeûner cent jours, se purifier avec des parfums, etc.).
On ne peut pas effectuer la transmutation dans un palais,
ajoute Pao Pu’tzu : il faut vivre dans la solitude, séparé
des profanes. Les livres sont insuffisants; ce que l’on
trouve dans les livres ne sert que pour les débutants,
le reste est secret et se transmet uniquement par voie
orale, etc.6.
La quête de l’élixir était donc liée à la quête des îles
lointaines et mystérieuses, où vivaient les « Immortels » :
rencontrer les Immortels, c’était dépasser la condition
humaine et participer à une existence atemporelle et
béatifique. La recherche des Immortels des îles lointaines

5. Édouart Chavannes, Les Mémoires historiques de Se-ma-Ts'ien


(Paris, 1897 sq.)j III, p. 479.
6. Voir le résumé donné par Dubs, pp. 79-80, et les indications
bibliographiques supplémentaires dans notre Yoga, p. 287, n. 1. Sur
les traductions de Pao Pu’tzu, voir Note J.
FORGERONS ET ALCHIMISTES 4
96 FORGERONS ET ALCHIMISTES

occupa les premiers Empereurs de la dynastie Tsin


(219 av. J.-C. ; Sse-ma-Ts’ien, Mémoires, II, 143, 152;
III, 437) et l’empereur Wu de la dynastie Han (en 110
av. J.-C.; ibid., III, 499; Dubs. p. 66).
La recherche de l’or impliquait également une quête
d’essence spirituelle. L’or avait un caractère impérial :
il se trouvait au « Centre » de la Terre et était en rapports
mystiques avec le chüe (réalgar ou sulfure), le mercure
jaune et la Vie future (les « sources Jaunes »). C’est ainsi
qu’il est présenté dans un texte de 122 av. J.-C., Huai-
nan-tzu, où nous trouvons attestée également la croyance
dans une métamorphose précipitée des métaux (fragment
traduit par Dubs, pp. 71-73). Il est possible que ce texte
provienne de l’école de Tsou Yen, sinon du Maître
lui-même {ibid., p. 74). Comme nous l’avons vu (plus
haut, pp. 42), la croyance à la métamorphose naturelle
des métaux était commune en Chine. L’alchimiste ne
fait donc qu’accélérer la croissance des métaux : comme
son collègue occidental, l’alchimiste chinois contribue à
l’œuvre de la Nature en précipitant le rythme du Temps.
Mais il ne faut pas oublier que la transmutation des
métaux en or présente également un aspect « spirituel »;
l’or étant le métal « parfait », « délivré » des impuretés —
l’opération alchimique poursuit implicitement la « per­
fection » de la Nature, c’est-à-dire, en dernière instance,
son absolution et sa liberté. La gestation des métaux au
sein de la Terre obéit aux mêmes rythmes temporels
qui « lient » l’homme à sa condition charnelle et déchue ;
hâter la croissance des métaux par l’œuvre alchimique
équivaut à les absoudre de la loi du Temps.
L’or et le jade, du fait qu’ils participent au principe
cosmologique yang, préservent les corps de la corruption.
« Si l’on met de l’or et du jade dans les neuf ouvertures
du cadavre, il sera préservé contre la putréfaction »,
écrit l’alchimiste Ko Hung. Et T’ao Hung-Ching
(Ve siècle) donne les précisions suivantes : « Si à l’ouver­
ture d’un ancien tombeau, le cadavre semble vivant à
l’intérieur, sachez qu’il y a à l’intérieur et en dehors du
corps une grande quantité d’or et de jade. Selon les règles
de la dynastie Han, les princes et les seigneurs étaient
enterrés avec leurs vêtements ornés de perles et des étuis
de jade pour préserver le corps de la décomposition 7. »

7. B. Laufer, Jade, a Study in Chinese Archaeology and Religion


(Chicago, 1912), p. 299. Cf. Ware, Nei Pien3 p. 62. Tch’e-song tseu
l’alchimie chinoise 97
Pour la même raison, les vases en or alchimique ont une
vertu spécifique : ils prolongent la vie à l’infini. Ko Hung
écrit : « Si de cet or alchimique vous faites des assiettes
et de la vaisselle, et si vous mangez et buvez dans cette
vaisselle, vous vivrez longtemps 8. » Le même auteur
précise à une autre occasion : « L’homme véritable fait
de l’or parce qu’il désire, en l’utilisant comme remède
(c’est-à-dire en l’assimilant comme un aliment), devenir
immortel9. » Mais, pour être efficace, l’or devait être
« préparé », « fabriqué ». L’or produit par les processus
de la sublimation et de la transmutation alchimiques
possédait une vitalité supérieure, au moyen de laquelle
on pouvait obtenir l’immortalité.

« Si même l’herbe chü-sheng peut prolonger la vie,


« Que n’essaies-tu de mettre l’Élixir dans la bouche ?
« L’or, par sa nature, ne nuit pas ;
« Aussi est-il, de tous les objets, le plus précieux.
« Lorsque l’artiste (l’alchimiste) l’inclut dans sa diète
« La durée de sa vie devient éternelle...
« Lorsque la poudre dorée entre dans les cinq entrailles,
« Le brouillard est dissipé comme les nuages de pluie par
[le vent...
« Les cheveux blancs redeviennent noirs ;
« Les dents tombées repoussent à leur place.
« Le vieillard ramolli est de nouveau un jeune homme
[plein de désirs;
« La vieille femme ruinée est de nouveau une fille jeune.
« Celui dont la forme est changée et qui a échappé aux
[dangers de la vie,
« A pour titre le nom d’Homme Réel10. »

D’après une tradition conservée dans Lie Hsien


Ch’üan chuan, « les Biographies complètes des Immortels »,

consommait du jade liquide : il pouvait entrer dans le feu sans se


brûler et obtint l’immortalité; cf. M. Kaltenmark, Le Lie-sien
Tchouan, pp. 35 sq.; ibid., p. 37, n. 2, d’autres références à l’absorption
du jade. Cf. aussi notre Yoga, p. 284, n. 1.
8. Traduction A. Waley, Notes on Chinese Alchemy, p. 4.
9. Trad. Johnson, A Study of Chinese Alchemy, p. 71. Sur l’« or
potable », cf. Needham, op. cit., vol. V, 2, pp. 14, 68 sq., 107, etc.
10. Ts’an T’ung Ch’i, ch. xxvn, trad. Waley, Notes on Chinese
Alchemy, p. n. Ce traité, le premier consacré entièrement à l’alchimie,
a été écrit en 142 ap. J.-C. par Wei Po-yang. Il a été traduit en anglais
par Lu-Ch’iang Wu, avec une introduction par Tenney L. Davis;
voir note J et notre Yoga, p. 285, n. 1.
98 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Wei Po-yang, l’auteur de cet éloge de l’Élixir, avait


réussi à préparer les « pilules d’immortalité » : ayant
avalé, avec un de ses disciples et son chien, quelques-
unes de ces pilules, ils ont quitté la Terre en chair et
en os et s’en sont allés rejoindre les autres Immortels
(cf. Lionel Giles, Chinese Immortals, pp. 67 sq.).
L’« immortalité corporelle », le but suprême des maîtres
taoïstes, était habituellement obtenue en absorbant les
élixirs préparés en laboratoire (cf. Needham, V, 2,
pp. 93 sq.). Un spécialiste de l’« alchimie externe » (wai
tan), le grand iatro-chimiste du vne siècle, Sun Ssu-mo,
ne mettait pas en doute l’efficacité des élixirs, ni la possi­
bilité de les fabriquer à l’aide des recettes traditionnelles.
Dans la Préface de son Tan ching yao chueh (« Formules
essentielles des alchimistes classiques »), Sun écrit :
« J’ai lu, l’un après l’autre, les livres des temps anciens ;
tous s’accordent sur le fait que l’apparition des ailes sur
le corps de l’adepte et son soulèvement dans les airs,
sont l’effet de l’Élixir. Je ne lisais jamais ces choses sans
ressentir un brûlant désir dans mon cœur. Mon seul regret
était que la Voie divine soit si lointaine et le sentier à
travers les nuages si inaccessibles. Je regardais en vain
le ciel, ne sachant comment l’atteindre. J’ai commencé
à mettre en pratique les techniques de la préparation
des élixirs, par la transmutation cyclique et la consolida­
tion des substances dans le feu, aussi bien que par les
formules susceptibles de préparer le jade potable et l’or
liquide. Mais ces technqiues sont obscures et difficiles,
abstruses et imprévisibles. Comment quelqu’un dépourvu
d’une vertu occulte peut-il les comprendre ? » (Traduc­
tion Sivin, Chinese Alchemy, pp. 146-148). Mais plus loin
dans la Préface, Sun rassure le lecteur : « J’ai personnelle­
ment fait l’essai des nombreuses formules alchimiques
compilées dans ce livre, et toujours avec les meilleurs
résultats. J’ai donné en outre toutes les indications néces­
saires. Si on les suit correctement, le succès est assuré »
(p. 150).
Jusqu’à ces dernières années, les savants européens
considéraient l’« alchimie externe » ou la iatro-chimie
(wai-tan) comme étant « exotérique », et l’« alchimie
interne » ou yogique (nei-tan) comme « ésotérique ».
Si cette dichotomie est vraie pour certains auteurs tardifs
cf. p. 102), au début le wai-tan « était aussi ésotérique
que son pendant yogique » (Sivin, p. 15, n. 18). En effet,
comme nous venons de le voir, Sun Ssu-mo. illustre
l’alchimie chinoise 99
représentant de l’« alchimie externe », se situe entièrement
dans la tradition ésotérique taoïste.
L’alchimiste fait sienne l’homologation traditionnelle
entre le microcosme et le macrocosme, si familière à
la pensée chinoise. Le quintette universel, wu-hsing
(eau, feu, bois, or, terre) est homologué aux organes du
corps humain : le cœur à l’essence du feu, le foie à l’es­
sence du bois, les poumons à l’essence du métal, les reins
à l’essence de l’eau, l’estomac à l’essence de la terre
(textes dans Johnson, p. 102). Le microcosme qu’est le
corps humain est à son tour interprété en termes alchi­
miques. « Le feu du cœur est rouge comme le cinabre
et l’eau des reins est noire comme le plomb », écrit
un biographe du fameux alchimiste Lii Teu (vme siècle
ap. J.-C.) u. Homologué au macroscosme, l’homme pos­
sède, dans son propre corps, tous les éléments qui consti­
tuent le Cosmos et toutes les forces vitales qui assurent
son renouvellement périodique. Il s’agit seulement de
renforcer certaines essences. D’où l’importance du cinabre
due moins à sa couleur rouge (couleur du sang, le
principe vital), qu’au fait que, mis dans le feu, le cinabre
produit le mercure. Il recèle donc le mystère de la régéné­
ration par la mort (car la combustion symbolise la mort).
Il en résulte qu’il peut assurer la régénération perpé­
tuelle du corps humain, et, en fin de compte, procurer
l’immortalité. Pao Pu’tzu écrit que si l’on mélange
trois livres de cinabre avec une livre de miel, et si l’on
sèche le tout au soleil pour en tirer ensuite des pilules de
la grandeur d’une graine de chanvre, dix de telles pilules
prises durant un an font redevenir noirs les cheveux blancs
et repousser les dents tombées, et si l’on continue au-delà
d’un an on obtient l’immortalité (texte dans Johnson,
p. 63 ; cf. Ware, The Nei P’ien, pp. 74 sq.).
Le recueil de biographies légendaires des Immortels
taoïstes, Lie-sien Tchouan — attribué à Lieou Hiang
(77-6 av. J.-C.), mais certainement remanié au premier
siècle de notre ère — est un des plus anciens textes qui
mentionnent le cinabre comme drogue de longévité.
« Sous les premiers Han, les alchimistes se servaient du
cinabre pour obtenir de l’or (lequel n’était pas davantage
consommé, mais était encore transformé en vaisselle
magique : étape intermédiaire). Mais dès les premiers 11

11. Cité par W. A. Martin, The Lore of Cathay (New York et


Chicago, 1901), p. 60.
100 FORGERONS ET ALCHIMISTES

siècles de notre ère, on croyait que l’absorption du


cinabre pouvait rendre le corps tout rouge. » (Max Kal-
tenmark, Le Lie-sien Tchouan, pp. 18-19.) Selon Lie-sien
Tchouan, un gouverneur « absorba du cinabre durant
trois années, puis il obtint de la neige légère du divin
cinabre. Après en avoir consommé durant cinq années,
il fut capable de se déplacer en volant » (Kaltenmark,
pp. 146-147). Tch’e-fou « savait faire du mercure et
purifier le cinabre qu’il absorbait avec du salpêtre :
après trente ans (de ce régime), il était redevenu sem­
blable à un adolescent, ses poils et ses cheveux étaient
tout rouges » (ibid, p. 271).
Mais le cinabre peut également être créé à l’intérieur
du corps humain, au moyen surtout de la distillation
du sperme. « Le taoïste, imitant les animaux et les végé­
taux, se suspend à l’envers, faisant remonter dans son
cerveau l’essence de son sperme12. » Les tan-t'ien,
les célèbres « champs de cinabre », se trouvent dans les
parties les plus secrètes du cerveau et du ventre : c’est
là que se prépare alchimiquement l’embryon de l’immor­
talité. Un autre nom de ces « champs de cinabre » est
K'ouen-louen. Le K’ouen-louen est à la fois une Montagne
de la mer de l’Ouest, séjour d’immortels, et une région
secrète du cerveau, comportant la « chambre pareille
à une grotte » (tong-fang, terme qui désigne aussi la
chambre nuptiale) et le « nirvana » (ni-wan). « Pour
y pénétrer par la méditation mystique, on entre dans
un état “ chaotique ” (houen) ressemblant à l’état primor­
dial, paradisiaque, “ inconscient ” du monde incréé. »
(R. Stein, op. cit., p. 54.)
Deux éléments surtout méritent de retenir notre
attention : 1) l’homologation de la Montagne mythique
K’ouen-louen aux régions secrètes du cerveau et du
ventre; 2) le rôle accordé à l’état « chaotique », qui,
une fois réalisé par la méditation, permet de pénétrer
dans ces régions secrètes des « champs du cinabre »
et rend ainsi possible la préparation alchimique de l’em­
bryon de l’immortalité. L’identification de k Montagne
mythique K’ouen-louen dans le corps humain confirme
ce que nous avons souligné plusieurs fois : que l’alchi­
miste taoïste assume et prolonge une tradition immé­
moriale, comportant recettes de longévité et techniques
de physiologie mystique. En effet, la Montagne de la

12. Rolf Stein, Jardins en miniature dJ Extrême-Orient, p. 86.


l’alchimie chinoise IOI

mer de l’Ouest, séjour des Immortels, est une image


traditionnelle et très ancienne du « Monde en petit »,
d’un Univers en miniature. La Montagne K’ouen-louen
a deux étages : un cône droit surmonté d’un cône ren­
versé 13, de même que le fourneau de l’alchimiste.
Mais la calebasse aussi se compose de deux sphères
superposées; or, la calebasse représente le Cosmos en
miniature et joue un rôle considérable dans l’idéologie
et le folklore taoïstes. Dans ce microcosme en forme de
gourde réside la source de la Vie et de la Jouvence.
Le thème de l’Univers en forme de calebasse est d’une
incontestable antiquité 14 15. Il est donc significatif qu’un
texte alchimique proclame : « Celui qui cultive le cinabre
(c’est-à-dire la pilule d’immortalité) prend pour modèle
le Ciel et figure la Terre. Il les cherche en se retournant
vers lui-même et trouve alors qu’il y a dans son corps,
spontanément, un Ciel en forme de Gourdels. » En
effet, lorsque l’alchimiste obtient l’état « chaotique »
d’inconscience, il pénètre « dans la demeure la plus secrète
de l’être, un espace d’un pouce en carré et en rond »
(R. Stein, p. 59). Or, cet espace intérieur est en forme
de gourde.
Quant à l’état « chaotique » réalisé par la méditation
et indispensable à l’opération alchimique, il intéresse
notre recherche à plusieurs titres. C’est, avant tout, la
ressemblance entre cet état « inconscient » (comparable à
celui de l’embryon ou de l’œuf) et la materia prima, la
massa confusa de l’alchimie occidentale, sur laquelle
nous insisterons plus tard (pp. 130 sq.). La materia
prima ne doit pas être comprise uniquement comme une

13. Sur la protohistoire de ce symbolisme, cf. Cari Hentze, Tod,


Auferstehung, Wehordnung(Zürich, 1955), pp. 33 sq., 160 sq. et passim.
14. Cf. R. Stein, Jardins en miniature, pp. 45 sq. Le thème de la
demeure paffidisiaque, bienheureuse et magiquement efficiente, se
trouve associé depuis la plus haute antiquité au thème de la calebasse
ou du vase au goulot étroit ; ibid.y p. 55. Les magiciens, les alchimistes se
retirent tous les soirs dans une calebasse; ibid.y pp. 57 sq. Le modèle
exemplaire de la calebasse est la grotte, séjour d’immortels et retraite
secrète. C’est uans l’obscurité da la grotte que l’adepte était initié aux
mystères. « Les thèmes de l’initiation sont si étroitement liés à la
grotte que tong (« grotte ») a fini par signifier « mystérieux, profond,
transcendant » (R. Stein, p. 44). « Les grottes (monde paradisiaque à
part) ont l’entrée difficile. Ce sont des vases clos, au goulot étroit,
en forme de gourde » (p. 45). Sur la « grotte ciel », voir Michel Soymié,
« Le Lo-Feou Chan », pp. 88-96.
15. Un commentaire cité par le P’ei-tven yun-fouy et traduit par
R. Stein, p. 59.
102 FORGERONS ET ALCHIMISTES

situation primordiale de la substance, mais aussi comme


une expérience intérieure de l’alchimiste. La réduction
de la matière à sa condition première d’absolue indiffé­
renciation correspond, sur le plan de l’expérience inté­
rieure, à la régression au stade pré-natal, embryonnaire.
Le thème de la réjuvenescence et de la longévité par le
regressus ad uterum constitue un leitmotiv du taoïsme.
La méthode la plus usitée est la « respiration embryon­
naire » (t’ai-si). Mais l’alchimiste obtient également ce
retour au stade de l’embryon par la fusion des ingré­
dients dans son fourneau. Un texte du taosïme moderne
syncrétiste s’exprime en ces termes : « c’est pourquoi le
(Bouddha) Jou-lai (= Tathâgata), dans sa grande misé­
ricorde, a révélé la méthode du travail (alchimique) du
Feu et a enseigné aux hommes de pénétrer à nouveau
dans la matrice pour refaire sa nature (véritable) et (la
plénitude de) son lot de vie » (cité par R. Stein, p. 97).
Ajoutons que ce « retour à la matrice », exalté aussi
bien par les auteurs taoïstes que par les alchimistes
occidentaux (pp. 131 sq.), n’est que le développement
d’une conception plus ancienne et plus répandue, attestée
déjà à des niveaux archaïques de culture : la guérison par
un retour symbolique aux origines du Monde, c’est-à-dire
par la réactualisation de la cosmogonie16. Nombre de
thérapies archaïques comportent une réitération rituelle
de la Création du Monde, qui permet au malade de
naître de nouveau et ainsi de recommencer l’existence
avec une réserve intacte de forces vitales. Les taoïstes
et les alchimistes chinois ont repris et parfait cette
méthode traditionnelle : au lieu de la réserver à la guéri­
son de diverses maladies particulières, ils l’ont appliquée
avant tout pour guérir l’homme de l’usure du Temps,
c’est-à-dire de la vieillesse et de la mort.
A partir d’une certaine époque, l’alchimie externe
(wai-tan ) est considérée « exotérique » et elle est opposée
à l’alchimie interne de type yogique (nei-tan), déclarée,
elle seule, « ésotérique ». La nei-tan devient ésotérique
parce que l’élixir est préparé dans le corps même de
l’alchimiste, par des méthodes de physiologie mystique,
et sans l’aide des substances végétales ou minérales.
Pêng Hsiao, qui vivait à la fin du IXe siècle et dans la
16. Cf. M. Éliade, « Kosmogonische Mythen und magische
Heilung » (Paideuma, 6,1956, pp. 194-204). Aspects du mythe, pp. 37 sq.
Sur le regressus ad uterum dans le rituel védique et la médecine
indienne voir plus loin, p. 108.
l’alchimie chinoise 103

première moitié du Xe, fait dans son commentaire sur le


traité Ts’an T’ung Ch’i une distinction nette entre
l’alchimie exotérique, qui s’occupe des substances
concrètes, et l’alchimie ésotérique, qui n’utilise que les
« âmes » de ces substances (Waley, op. cit., p. 15). La
distinction avait été faite longtemps auparavant par
Hui-ssu (515-577 ap. J.-C.). L’alchimie « ésotérique »
est clairement exposée dans le Traité sur le Dragon et le
Tigre de Su Tung-P’o, écrit en 1110 ap. J.-C. Les
métaux « purs », transcendentaux, sont identifiés aux
diverses parties du corps, et les processus alchimiques,
au lieu d’être réalisés dans le laboratoire, se déroulent dans
le corps et dans la conscience de l’expérimentateur.
Su Tung-P’o le dit : « Le dragon, c’est le mercure. Il
est semen et sang. Il vient du rein et est conservé dans
le foie [...]. Le tigre, c’est le plomb. Il est souffle et force
corporelle. Il sort de l’esprit et est conservé par les
poumons [...]. Quand l’esprit se meut, le souffle et la
force agissent en même temps que lui. Quand les reins
se gonflent, le semen et le sang coulent en même temps
qu’eux 17 . »
La transposition de l’alchimie en technique ascétique
et contemplative atteint sa plénitude au xm e siècle,
lorsque s’épanouissent les écoles zen. Le principal repré­
sentant de l’alchimie taoïste-zen est Ko Ch’ang-Kêng,
connu également sous le nom de Po Yü-chuan. Voici
comment il définit les trois méthodes de l’alchimie
ésotérique (Waley, Notes, pp. 16 sq.) : Dans la première,
le corps remplit le rôle de l’élément plomb, et le cœur
celui de l’élément mercure; la « méditation » (dhyâna)
fournit le liquide nécessaire (à l’opération alchimique)
et les étincelles de l’intelligence, le feu nécessaire. Ko
Ch’ang-Kêng ajoute : « Par cette méthode, une gestation
qui demande habituellement dix mois, peut se consommer
en un clin d’œil. » La précision est révélatrice; comme le
remarque Waley, l’alchimiste chinois estime que le pro­
cessus par lequel on engendre un enfant est capable de
produire la Pierre Philosophale. L’analogie entre l’enfan­
tement et la fabrication de là Pierre est implicite dans les
écrits des alchimistes occidentaux (on dit, par exemple,
que le feu doit brûler continuellement sous le récipient

17. Cité par Waley, Notes on Chinese Alchemy, p. 15; cf. aussi
Lo-Ch’iang Wu et T. L. Davis, An anciènt chinese treatise on alchemy,
p. 255 (ch. LIX de Ts’an T’ung Ch’i).
104 FORGERONS ET ALCHIMISTES

pendant quarante semaines, intervalle nécessaire à la


gestation de l’embryon humain).
La méthode préconisée par Ko Ch’ang-Kêng marque
la rencontre de plusieurs conceptions traditionnelles, dont
quelques-unes d’une haute antiquité : il y a, avant tout,
l’homologation de minerais et de métaux aux organismes
qui « poussent » dans la Terre comme un embryon dans
le sein maternel; il y a ensuite l’idée que l’Élixir (= la
Pierre Philosophale) tient à la fois de la nature d’un
métal et de la nature d’un embryon; enfin, l’idée que les
processus respectifs de croissance (du métal et de l’em­
bryon) peuvent être accélérés dans une mesure prodi­
gieuse, en réalisant de la sorte la maturité et la perfection
non seulement au niveau minéral de l’existence (c’est-à-
dire, en produisant l’Or), mais aussi, et surtout, au
niveau humain, en produisant l’Élixir d’immortalité;
car, nous l’avons vu, grâce à l’homologie microcosme-
macrocosme, les deux niveaux — minéral et humain — se
correspondent. Du fait que les processus alchimiques se
déroulent dans le corps même de l’adepte, la « perfec­
tibilité » et la transmutation des métaux correspondent,
en réalité, à la perfection et à la transmutation de
l’homme. Cette application pratique de l’alchimie ésoté­
rique était d’ailleurs sous-entendue dans le système tra­
ditionnel chinois d’homologation Homme-Univers : en
travaillant sur un certain niveau, on obtenait des résul­
tats à tous les niveaux correspondants.
Les deux autres méthodes de l’alchimie ésotérique
recommandées par Ko Ch’ang-Kêng représentent des
variantes d’un processus analogue. Si dans la première
méthode le corps était assimilé au plomb et le cœur au
mercure, les principaux éléments alchimiques étant
réveillés et activivés aux niveaux physique et anatomique
de l’être humain, dans la deuxième méthode ils le sont
aux niveaux physiologique et psychique : en effet, c’est
maintenant le souffle qui tient la place de l’élément plomb
et l’âme de l’élément mercure. Ce qui revient à dire que
l’œuvre alchimique s’effectue en travaillant sur la respi­
ration et les états psychiques, donc, en pratiquant une
sorte de yoga (rétention du souffle, contrôle et immobi­
lisation du flux psycho-mental). Enfin, dans la troisième
méthode, le sperme correspond à l’élément plomb et le
sang à l’élément mercure, les reins tiennent la place de
l’élément eau et l’esprit de l’élément feu.
Comment ne pas reconnaître dans ces dernières
l’alchimie chinoise ios

méthodes de l’alchimie ésotérique chinoise certaines


ressemblances frappantes avec les techniques indiennes
yogico-tantriques ? Ko Ch’ang le reconnaît d’ailleurs
implicitement : « Si l’on nous objecte que cette méthode
est exactement celle des bouddhistes zen, nous répondons
que sous le Ciel il n’existe pas deux Voies et que les
Sages sont toujours du même Cœur » (Waley, p. 16).
L’élément sexuel surtout peut être suspecté d’origine
indienne. Ajoutons que l’osmose entre les méthodes
alchimiques et les techniques yogico-tantriques (com­
portant aussi bien l’arrêt de la respiration que l’« immo­
bilité du semen ») s’est effectuée dans les deux directions :
si les alchimistes chinois empruntent des méthodes spéci­
fiques aux écoles taoïstes de nuance tantrique, ces der­
nières utilisent à leur tour le symbolisme alchimique (en
assimilant, par exemple, la femme au creuset des alchi­
mistes, etc.)ls.
Quant aux techniques de rythmisation aboutissant à
l’arrêt du souffle, elles faisaient déjà partie de la discipline
de l’alchimiste chinois depuis bien des siècles. Pao
Pu’tzu écrit que la réjuvenescence s’obtient par un arrêt
de la respiration durant mille battements de cœur :
« Quand un vieillard est arrivé à ce stade, alors il se trans­
formera en un homme jeune 18 19. » Sous l’influence indienne
certaines sectes néo-taoïstes, tout comme les tantriques
de « main gauche », considéraient l’arrêt du souffle

18. Cf. notre Yoga, p. 396. R. H. Van Gulik, Erotic color prints,
pp. 115 sq. JongTch’eng Kong connaissait parfaitement la méthode
de « réparer et conduire » (expression fréquemment employée pour
désigner les techniques sexuelles taoïstes, « pratiques de la chambre à
coucher »). « Il puisait l’essence dans la Femelle mystérieuse; son
principe était que les Esprits vitaux qui résident dans le Val ne meurent
pas, car par eux s’entretient la vie et se nourrit le souffle. Ses cheveux
qui étaient blancs redevinrent noirs, ses dents qui étaient tombées
repoussèrent. Ses pratiques étaient identiques à celles de Lao-tseu.
On dit aussi qu’il fut le maître de Lao-tseu » (Max Kaltenmark,
Le Lie-sien Tchouan, pp. 55-56). Chez Lao-tseu, la Femelle mystérieuse
désigne la Vallée d’où le monde est sorti; cf. R. Stein, op. cit., p. 98.
Mais dans le texte que nous venons de citer, cette expression se
rapporte au microcosme et a une signification physiologique précise
(M. Kaltenmark, p. 56, n. 3). La pratique consistait à absorber
l’énergie vitale des femmes qu’on approchait : « cette énergie, pro­
venant des sources mêmes de la vie, procurait une longévité considé­
rable » (ibid., p. 57). « Ko Hung affirme qu’il y avait plus de dix auteurs
traitant des pratiques sexuelles taoïstes et que l’essentiel de toutes ces
méthodes consistait à « faire revenir l’essence pour réparer le cerveau »
(ibid.). Cf. aussi ibid.y pp. 84, 181-182.
19. Trad. Johnson, A Study of Chinese Alchemy, p. 48. Cf. Ware,
op. cit.y pp. 59 sq.
io6 FORGERONS ET ALCHIMISTES

comme un moyen d’immobiliser le semen et le flux psy­


cho-mental; pour les Chinois, la rétention à la fois du
souffle et du semen assurait la longévité 20 21. Mais puisque
Lao-tseu et Tchouang Tseu connaissaient déjà la « respi­
ration méthodique », et que la « respiration embryon­
naire » est exaltée par d’autres auteurs taoïstes ”, on est
en droit de conclure à l’autochtonie des techniques respi­
ratoires : elles dérivaient, comme tant d’autres techniques
spirituelles chinoises, de la tradition protohistorique à
laquelle nous avons fait allusion (p. 114), et qui compor­
tait, entre autres, des recettes et des exercices en vue
d’obtenir la parfaite spontanéité et béatitude vitale. Le
but de la « respiration embryonnaire » était d’imiter la
respiration du fœtus dans le ventre maternel. « En reve­
nant à la base, en retournant à l’origine, on chasse la
vieillesse, on retourne à l’état de fœtus », est-il écrit dans
la préface à T’at-si K’eou Kiue (« Formules orales de la
respiration embryonnaire ») 22. Or, ce « retour à l’origine »,
l’alchimiste le poursuivait, nous venons de le voir, aussi
par d’autres moyens.

20. Voir notre Yoga, pp. 395 sq.


21. Voir les textes réunis dans notre Yoga, pp. 71 sq. L’ancienneté
des pratiques respiratoires en Chine a été confirmée récemment par
la découverte d’une incription de l’époque Chou; cf. Hellmut Wil­
helm, « Eine Chou-Inschrift über Atemtechnik » (Monumenta Serica,
12, 1948, pp. 385-388).
22. Trad. H. Maspéro, « Les procédés de “ Nourrir le Principe
vital ” dans la religion taoïste ancienne » (Journal asiatique, 1937,
pp. 177-252; 353-430), p. 198.
12. L’ALCHIMIE INDIENNE

L’alchimie comme technique spirituelle est également


attestée dans l’Inde. Nous avons étudié ailleurs ses
nombreuses affinités avec le Hathayoga et le tantrisme1 :
nous ne rappellerons que les plus importantes. C’est
d’abord la tradition « populaire », enregistrée également
par les voyageurs arabes et européens, concernant les
yogins-alchimistes : ceux-ci parviendraient moyennant
la rythmisation du souffle (prânâyâma) et l’utilisation
de remèdes végétaux et minéraux, à prolonger indéfini­
ment leur jeunesse aussi bien qu’à transmuer les métaux
ordinaires en or. Un grand nombre de légendes parlent
des miracles yogico-fakiriques des alchimistes : ils volent
dans les airs, se rendent invisibles, etc. (voir Le Yoga,
p. 276; cf. la Note L). Notons au passage que les
« miracles » des alchimistes sont les « pouvoirs » yogiques
par excellence (siddhi).
La symbiose entre le Yoga tantrique et l’alchimie
est également attestée par la tradition lettrée dont font
état les textes sanskrits et vernaculaires. Nâgârjuna, le
fameux philosophe mâdhyamaka, passe pour l’auteur
d’un grand nombre de traités alchimiques; parmi les
siddhi obtenues par les yogins figure la transmutation
des métaux en or; les plus célèbres siddha tantriques
(Capari, Kamari, Vyali, etc.) sont en même temps des
alchimistes réputés; la somarasa, technique spécifique
de l’école des Nâtha Siddha, présente une signification
alchimique; enfin, dans son Sarva-darçana-samgraha,
Madhava montre dans l’alchimie (raseçvara darçana,
litt. « la science du mercure ») une branche du Hatha­
yoga : « Le système mercuriel (rasâyana) ne doit pas

1. Le Yoga. Immortalité et Liberté, pp. 274 sq.


io8 FORGERONS ET ALCHIMISTES

être considéré comme un simple éloge du métal, car


il est un moyen immédiat — en conservant le torps —
d’atteindre le but suprême qui est la délivrance. » Et
le traité alchimique Rasasiddhanta, cité par Madhava,
dit : « La délivrance de l’âme vital (jîva) se trouve exposée
dans le système mercuriel2. »
L’histoire du terme rasâyana, « alchimie », est parti­
culièrement instructive. Le mot rasâ, litt. « suc, jus »,
finit par désigner le mercure (par erreur, Alberuni le
traduisait « or »); rasâyana signifie donc la « voie (ou
le véhicle) du mercure ». Or, dans la médecine tradition­
nelle indienne (l’Ayurveda), la section consacrée au
rajeunissement s’appelle justement rasâyana. Qui plus
est, le traitement visant la cure des malades et surtout le
rajeunissement des vieillards consiste essentiellement
dans l’isolation du patient dans une chambre obscure
pendant un certain nombre de jours. Durant ce séjour
dans les ténèbres, le patient subit un régressas ad uterum
qui lui permet une « nouvelle naissance ». En fait, ce rituel
médical prolonge une cérémonie initiatique archaïque,
notamment la dîksâ, (« consécration »). Le sacrifiant
est enfermé dans un hangar spécial, où « les prêtres le
transforment en embryon » (Aitareya Brâhmana 1,3) afin
de lui procurer une nouvelle naissance dans le monde
céleste (Çatapatha Br., VII, 3, 1, 12) et l’« assimiler aux
dieux » (ibid., x, 1, 8)3. En somme, un vieux rituel ini­
tiatique, qui effectuait le retour symbolique à l’embryon
suivi de la renaissance à un niveau spirituel supérieur
(« divinisation », « immortalisation »), a été interprété
dans la médecine traditionnelle comme un moyen de
rajeunissement et désigné par un terme qui finit par
désigner l’alchimie. De même qu’en Chine, l’alchimie
indienne est solidaire des rituels archaïques d’« immortali­
sation » et de « divinisation », et des méthodes de rajeunis­
sement à l’aide des plantes et des substances minérales.
Certaines convergences entre le Yoga, surtout le
Hathayoga tantrique, et l’alchimie s’imposent naturelle­
ment à l’esprit. C’est tout d’abord, l’analogie évidente

2. Voir les textes dans notre Yoga, pp. 281-282.


3. Voir nos ouvrages Naissances mystiques, pp. 115 sq. et Histoire
des croyances et des idées religieuses, 1, pp. 233 sq. Cf. Arion Rosu,
« Considérations sur une technique du rasâyana âyurvédique », Indo-
Iranian Journal, 17, 1975, pp. 1-29, spéc. pp. 4-5. Sur les regressus ad
uterum dans le taoïsme et dans l’alchimie chinoise, voir plus haut,
p. 102.
l’alchimie indienne 109

entre le yogin qui opère sur son propre corps et sa vie


psycho-mentale, d’une part, et l’alchimiste qui œuvre
sur les substances, de l’autre : l’un comme l’autre visent
à « purifier » ces « matières impures », à les « perfection­
ner » et, finalement, à les transmuer en « or ». Car,
nous l’avons vu (p. 43), l’« or, c’est l’immortalité » :
il est le métal parfait et son symbolisme rejoint le sym­
bolisme de l’Esprit pur, libre et immortel, que le yogin
s’efforce, par l’ascèse, d’« extraire » de la vie psycho­
mentale, « impure » et asservie. En d’autres termes,
l’alchimiste espère arriver aux mêmes résultats que le
yogin, en « projetant » son ascèse sur la matière : au lieu
de soumettre son corps et sa vie psycho-mentale aux
rigueurs du yoga, pour y séparer l’Esprit (purusha) de
toute expérience appartenant à la sphère de la Substance
(prakrti), l’alchimiste soumet les métaux à des opérations
chimiques homologables aux « purifications » et aux « tor­
tures » ascétiques. Car il existe une parfaite solidarité
entre la matière physique et le corps psycho-somatique
de l’homme : tous deux sont des produits de la Substance
primordiale (prakrti). Entre le plus vil métal et l’expé­
rience psycho-mentale la plus raffinée, il n’y a pas de
solution de continuité. Et du moment que, dès l’époque
post-védique, on attendait de l’« intériorisation » des
rites et des opérations physiologiques (alimentation,
sexualité, etc.) des résultats intéressant la situation spiri­
tuelle de l’homme, on devait logiquement aboutir à des
résultats analogues en « intériorisant » les opérations pra­
tiquées sur la matière : l’ascèse « projetée » par l’alchimiste
sur la matière équivalait, en somme, à une « intériorisa­
tion » des opérations réalisées dans le laboratoire.
Cette analogie entre les deux méthodes se vérifie
dans toutes les formes du Yoga, même du Yoga « clas­
sique » de Patanjali. Quant aux différentes espèces du
Yoga tantrique, leur ressemblance avec l’alchimie est plus
nette encore. En effet, le hatha-yogin et le tantrique visent
à transmuer leur corps en un corps incorruptible, appelé
« corps divin » (divya-deha), « corps de la gnose » (jnâna-
deha), « corps parfait » (siddha-deha) ou, en d’autres
contextes, corps du « délivré dans la vie » (jivan-mukta).
De son côté, l’alchimiste poursuit la transmutation du
corps et rêve d’en prolonger indéfiniment la jeunesse,
la force et la souplesse. Dans les deux cas — Tantra-
Yoga et alchimie — le processus de la transmutation du
corps comporte une expérience de mort et résurrection
IIO FORGERONS ET ALCHIMISTES

initiatiques (cf. notre Yoga, pp. 272 sq.). En outre,


le tantrique, aussi bien que l’alchimiste, s’efforce à
dominer la « matière » : ils ne se retirent pas du monde,
comme l’ascète ou le métaphysicien, mais ils rêvent de
conquérir le monde et d’en changer le régime ontologique.
Bref, on est fondé à voir dans le sâdhana tantrique
et dans l’œuvre de l’alchimiste des efforts parallèles
pour s’affranchir des lois du Temps, pour « décondition­
ner » leur existence et conquérir la liberté absolue.
La transmutation des métaux peut être rangée parmi
les « libertés » dont l’alchimiste parvient à jouir : il
intervient activement dans les processus de la Nature
(prakrti), et d’un certain point de vue on peut même
dire qu’il collabore à sa « rédemption » (Inutile de préciser
que ce terme ne comporte pas les indications qui sont les
siennes dans la théologie chrétienne). Dans la perspective
du Sâmkhya-Yoga, tout esprit (purusha) qui a conquis
son autonomie, libère du même coup un fragment de la
4prakrti, car il permet à la matière constituant son corps,
sa physiologie et sa vie psycho-mentale, de se résorber,
de réintégrer le mode primordial de la Nature, autrement
dit le repos absolu. Or, la transmutation opérée par
l’alchimiste précipite le rythme des transformations
lentes de la Nature (prakrti) et, ce faisant, l’aide à
se délivrer de sa propre destinée, tout comme le yogin,
en se forgeant un « corps divin », affranchit la Nature de
ses propres lois : en effet, il réussit à en modifier le
statut ontologique, à transmuer l’infatigable devenir
de la Nature en une stase paradoxale et impensable
(car la stase appartient au mode d’être de l’Esprit, et non
pas aux modalités de la vie et de la matière vivante).
Tout ceci se comprend mieux si l’on étudie l’idéologie,
le symbolisme et les techniques alchimiques dans leur
contexte yogico-tantrique et si l’on tient compte d’une
certaine préhistoire spirituelle indienne, comportant
la croyance dans les hommes-dieux, les magiciens et
les immortels. Le Yoga tantrique et l’alchimie ont intégré
et revalorisé ces mythes et ces nostalgies, comme ont fait,
en Chine, le taoïsme et l’alchimie avec nombre de tradi­
tions immémoriales. Nous avons étudié dans un travail
précédent la solidarité entre les différentes techniques
« mystiques » indiennes (cf. Le Yoga, pp. 292 sq. et
passim), et il n’est pas utile d’y revenir ici.
Le problème des origines historiques de l’alchimie
indienne n’a pas encore reçu de solution définitive. Si
l’alchimie indienne III

l’on en croit certains orientalistes (A. B. Keith, Lüders)


et la plupart des historiens des sciences (J. Ruska,
Stapleton, Reinh. Müller, E. von Lippmann), l’alchimie
a été introduite dans l’Inde par les Arabes : ils invoquent
surtout l’importance du mercure dans l’alchimie et
son apparition tardive dans les textes 4. Mais d’après
certains auteurs (par ex. Hœrnle), le mercure est déjà
attesté dans le « Bower Manuscript » du IVe siècle de
notre ère. D’autre part, plusieurs textes bouddhistes,
qui s’espacent entre le IIe et le Ve siècle, font état de
la transmutation des métaux et des minerais en or.
Avatamsaka Sûtra (ne-ive siècle) dit : « Il existe un
suc Hataka. Un liang de cette solution peut transformer
mille liangs de bronze en or pur. » Mahâprajnâpârami-
topadeça (traduite en chinois en 402-405) précise :
« Par des drogues et des incantations, on peut changer
le bronze en or. Par un habile emploi des drogues, l’ar­
gent peut être transformé en or et l’or en argent. Par
la force spirituelle, un homme peut changer l’argile ou %
la pierre en or. » Enfin, le Mahâprajnaparamitaçâstra
de Nâgârjuna, traduit en chinois par Kumârajîva (de 397
à 400, donc trois bons siècles avant l’essor de l’alchimie
arabe, (qui commence avec Jâbir ibn Hayyân, vers 760
ap. J.-C.), compte parmi les siddhi (« pouvoirs merveil­
leux ») la transmutation « de la pierre en or et de l’or
en pierre ». Nâgârjuna explique que la transformation
des substances peut être obtenue aussi bien par les herbes
(osadhi) que par la « force du samâdhi », c’est-à-dire
par le yoga (Éliade, Le Yoga, pp. 278-279).
Bref, la croyance dans la transmutation, tout comme la
foi dans la possibilité de prolonger indéfiniment la vie
humaine, ont précédé, dans l’Inde, l’influence des
alchimistes arabes. Le traité de Nâgârjuna le dit assez
clairement : la transmutation peut être effectuée soit
au moyen de drogues, soit par le yoga : l’alchimie se
situe naturellement, nous l’avons vu, parmi les techniques
« mystiques » les plus authentiques. La dépendance de
l’alchimie indienne de la culture arabe ne s’impose pas :
on rencontre l’idéologie et les pratiques alchimiques dans
les milieux des ascètes et yqgins, qui seront très peu
touchés par l’influence islamique lors de l’invasion de
l’Inde par les Musulmans. On trouve surtout les Tantras

4. Voir la bibliographie dans notre Yoga, pp. 278 sq., 398 sq. Voir
aussi Note L.
112 FORGERONS ET ALCHIMISTES

alchimiques dans des régions où l’islamisme a très peu


pénétré, au Népal et dans le pays tamoul. Même si l’on
suppose que le mercure a été introduit dans l’Inde
par les alchimistes musulmans, il n’est pas à l’origine
de l’alchimie indienne : en tant que technique et idéologie
solidaires du yoga tantrique, elle existait déjà depuis
plusieurs siècles. Le mercure vint s’ajouter à la série
des substances déjà connues et utilisées par les alchimistes
indiens. Il reste que les expérimentations effectuées
avec le mercure ont dû conduire à une pré-chimie rudi­
mentaire qui s’est peu à peu développée à côté de l’al­
chimie indienne traditionnelle.
Examinons quelques textes alchimiques proprement
dits; apparemment, moins obscurs que les œuvres des
alchimistes occidentaux, ils ne révèlent pas pour autant
les vrais secrets des opérations. Mais, il nous suffit
qu’ils éclairent le plan où se situent les expériences alchi­
miques et permettent de dégager les fins qu’elles pour­
suivent. Rasaratnâkara, traité attribué à Nâgârjuna,
décrit ainsi l’adepte : « intelligent, dévoué à son travail,
sans péchés et maîtrisant ses passions »5. Le Rasarat-
nasamuccaya (VII, 30) est encore plus précis : « Ceux-là
seulement qui aiment la vérité, qui ont vaincu les tenta­
tions, adorent les dieux, sont parfaitement maîtres
d’eux-mêmes et se sont habitués à vivre en suivant une
diète et un régime appropriés, eux seulement peuvent
s’engager dans des opérations alchimiques. » (P. C. Ray,
I, p. 117). Le laboratoire doit être installé dans la forêt,
loin de toute présence impure (Rasaratnasamuccaya,
dans Ray, I, p. 115). Le même texte (livre VI) enseigne
que le disciple doit respecter son maître et vénérer Çiva,
car l’alchimie a été révélée par le dieu Çiva lui-même;
en outre, il doit faire un phallus mercuriel à Çiva et
participer à certains rituels érotiques (Ray, I, pp. 115-116)
ce qui illustre on ne peut plus clairement la symbiose
alchimico-tantrique.
Le Rudrayamâlâ Tantra appelle Çiva « le dieu du
mercure » (Ray, II, p. 19). Dans le Kubjika Tantra,
Çiva parle du mercure comme de son principe générateur

5. Praphula Chandra Ray, A History of Hindu Chemistry, II, p. 8.


Dans les pages qui suivent, nous nous référons aux textes groupés et
publiés par Sir P. C. Ray. Il y a lieu de tenir compte que, chimiste
renommé lui-même et disciple de Marcelin Berthelot, P. C. Ray
accordait la préférence aux ouvrages qui lui semblaient avoir des
affinités avec la pré-chimie.
I.’ALCHIMIE INDIENNE 113
et vante son efficacité lorsqu’il a été « fixé » six fois.
Le lexique de Maheçvara (xne siècle) indique également
pour le mercure le terme Harabîja (litt. semence de Çiva).
D’ailleurs, dans certains Tantras le mercure passe pour
être le « principe générateur » de toutes les créatures.
Quant au phallus mercuriel pour Çiva, plusieurs Tantras
prescrivent la manière de le faire 6.
A côté de la signification chimique de la « fixation » (ou
« mort ») de mercure, il existe certainement un sens pure­
ment alchimique, c’est-à-dire, dans l’Inde, yogico-tan-
trique. Réduire la fluidité du mercure équivaut à la para­
doxale transmutation du flux psycho-mental dans une
« conscience immobile », sans aucune modification et
donc sans durée. En termes d’alchimie, « fixer » ou « tuer »
le mercure équivaut à obtenir la cittavrttinirodha (la sup­
pression des états de conscience), but ultime du yoga.
D’où l’efficacité illimitée du mercure fixé. Le Suvarna
Tantra affirme qu’en mangeant du « mercure tué » (nas-
tapis ta), l’homme devient immortel; une petite quantité
de ce « mercure tué » peut transformer en or une quantité
de mercure 100 000 fois plus grande. Il n’est pas jusqu’à
l’urine et les excréments de l’alchimiste nourri avec un
tel mercure qui ne réussissent à transmuer le cuivre en
or 7. Le Kâkacandeçvarimata Tantra assure que le mer­
cure « tué » produit mille fois sa quantité d’or, et, mélangé
avec le cuivre, le transforme en or (texte reproduit par
Ray, II, p. 13). Le Rudrayamâlâ Tantra (I, 40) décrit le
nasta-pista comme sans éclat et sans fluidité, moins lourd
que le vif argent, coloré, etc. Le même ouvrage proclame
que le processus alchimique de « tuer » le mercure a été
révélé par Çiva et transmis en secret d’une génération
d’adeptes à l’autre 8. Suivant le Rasaratnasamuccaya, I,
26, en assimilant le mercure, l’homme évite les maladies
causées par les péchés de ses existences antérieures
(Ray, I, p. 78). Le Rasaratnacara, III, 30-32, mentionne

6. P. C. Ray, I, p. 79 de l’introduction. Sur la « purification » et la


« fixation » du mercure, cf. ïbid., I, pp. 130 sq.; sur les moyens de
« tuer » les métaux en général, voir ibid., I, pp. 246 sq.
7. Texte publié par Ray, II, pp. 28-29. Le Ybgatattva Upanisad
(73 sq.) cite parmi les siddhi logiques la faculté de « transmuer le fer
ou d’autres métaux en or, en l’induisant d’excréments »; cf. notre
Yoga, p. 138. Sur le nasta-pista, cf. aussi Rasârnava, XI, 24, 197-198
(Ray, I, pp. 74-75) et Rasendracintâmani {ibid., II, p. 16).
8. Voir le fragment publié par Ray, II, p. 21. Cf. le mythe de la
« transmission doctrinale » chez les siddha tantriques dans notre Yoga,
pp. 305 sq.
114 FORGERONS ET ALCHIMISTES

un élixir tiré du mercure pour la transmutation du corps


humain en corps divin (Ray, II, p. 6). Dans le même
texte, Nâgârjuna prétend donner des remèdes pour
« l’effacement des rides et des cheveux blancs, et autres
signes de vieillesse » (Ray, II, 7). « Les préparations miné­
rales agissent avec une égale efficacité sur les métaux et
sur le corps humain » (ibidem). Cette métaphore favorite
des alchimistes indiens illustre une de leurs conceptions
fondamentales : comme le corps humain, les métaux
peuvent être « purifiés » et « divinisés » par des prépa­
rations mercurielles, qui leur communiquent les vertus
salvifiques de Çiva; car Çiva, pour tout le monde tan­
trique, est le Dieu de la délivrance. Le Rasârnava recom­
mande d’appliquer le mercure premièrement sur les
métaux et ensuite sur le corps humain9. S’il faut en croire
le Rasahrdaya Tantra, l’alchimie permet de guérir même
la lèpre et de rendre aux vieillards leur prime jeunesse
(texte dans Ray, II, p. 12).
Ces quelques citations, qu’il serait aisé de multiplier,
ont suffisamment mis en lumière le caractère de l’alchimie
indienne : elle n’est pas une pré-chimie, mais une tech­
nique solidaire des autres méthodes de « physiologie sub­
tile » élaborées par le Hatha-yoga et le tantrisme, et
poursuivant un but analogue : la transmutation du corps
et la conquête de la liberté. Cela ressort même d’un traité
comme le Rasendracintâmani, qui donne le plus d’indica­
tions sur le préparation et l’usage du « mercure tué ».
Voici le passage essentiel : « Lorsque le mercure est tué
avec une quantité égale de soufre purifié, il devient cent
fois plus efficace; lorsqu’il est tué avec une quantité
double de soufre, il guérit la lèpre; tué avec une quan­
tité triple, il guérit la fatigue mentale; tué avec une
quantité quadruple, il change les cheveux blancs en noirs
et chasse les rides; tué par une quantité cinq fois plus
grande il guérit la phtisie; tué par une quantité six fois
plus grande, il devient une panacée pour toutes les souf­
frances de l’homme » (texte publié par Ray, II, pp. 55-56).
On se rend vite compte de la valeur « mystique » de toutes
ces opérations. Leur valeur scientifique, proprement chi­
mique, est nulle; on sait que la proportion maximale de la
combinaison du mercure avec le soufre est de 25 à 4.
Au-dessus de cette proportion, l’excédent de soufre se

9. Texte cité par Madhava dans son Sarva-darçana-samgraha


(édition Anandâshrama Sériés), p. 80.
L ALCHIMIE INDIENNE 115

sublime sans se combiner. Dans le passage cité, l’auteur


du Rasendracintâmani traduit en termes d’opérations
chimiques des lieux communs de la médecine magique
et du Hatha-yoga sur la panacée universelle et la rejuve-
nescence.
Cela ne veut pas dire, évidemment, que les Hindous
ont été incapables de découvertes « scientifiques ».
Comme son collègue occidental l’alchimiste indien s’est
constitué les éléments d’une pré-chimie dès l’instant où,
en abandonnant le plan de référence strictement tradi­
tionnel, il s’est appliqué à étudier objectivement les phé­
nomènes et à expérimenter en vue de compléter ses
connaissances sur les propriétés de la matière. Les
savants hindous ont été capables d’observations exactes
et de pensée scientifique, et plusieurs de leurs découvertes
ont même devancé celles de l’Occident. Pour ne donner
que quelques exemples, les Hindous connaissaient dès le
XIIe siècle l’importance des couleurs de la flamme pour
l’analyse des métaux 10 11. D’après P. C. Ray, les processus
métallurgiques étaient plus exactement décrits par les
auteurs hindous, trois siècles avant Agrippa et Paracelse.
Dans la pharmacopée, les Hindous étaient arrivés à des
résultats impressionnants : longtemps avant les Euro­
péens, ils avaient recommandé l’usage interne de métaux
calcinés. C’est Paracelse qui, le premier, s’efforça d’impo­
ser l’usage interne du sulfure de mercure; or ce remède
était déjà utilisé dans l’Inde au Xe siècle11. Quant à
l’usage interne de l’or et d’autres métaux, il est amplement
attesté dans la médecine indienne à partir de Vâgbhata12.
Selon P. C. Ray, Vrinda et Cakrapâni inaugurent la
période de transition de la médecine indienne, durant
laquelle l’usage des substances minérales ravit la supré­
matie aux substances végétales de l’époque précédente.
Des influences tantriques subsistent néanmoins dans
l’œuvre de ces deux auteurs : ils recommandent des gestes
et des formules propres au culte tantrique (Ray, I, p. lvi).
C’est dans l’époque qui suit la période tantrique, et que
Ray appelle iatro-chimique, que se font jour des préoc­
cupations plus « scientifiques », c’est-à-dire plus empi-

10. Cf. les fragments du Rasârnava dans P. C. Ray, op. cit., I, p. 68.
Le texte intégral du Rasârnava a été édité par Ray dans la Bibliotheca
Indica (Calcutta).
11. Cf. Ray, op. cit., vol. I, p. 59, texte du Siddha Yoga du médecin
Vrinda.
12. Cf. les textes cités par Ray, I, p. 55.
n6 FORGERONS ET ALCHIMISTES

riques. La quête de l’Élixir et d’autres préoccupations


« mystiques » disparaissent, pour faire place à des recettes
techniques de laboratoire (Ray, I, p. XCi). Le Rasaratna-
samuccaya (xme-xive siècle) est une production typique
de cette époque. Il est d’autant plus significatif de
retrouver dans un ouvrage de ce genre des traces de l’al­
chimie traditionnelle. Rasaratnasamuccaya débute par
une salutation à Dieu, qui sauve des humains de la vieil­
lesse, de la maladie et de la mort (Ray, I, p. 76); suit une
liste des alchimistes, parmi lesquels on rencontre les
noms illustres des maîtres tantriques (ibid., p. 77); le
traité communique les formules mystiques au moyen des­
quelles on « purifie » les métaux13, parle du diamant14
« qui vainc la mort », de l’usage interne de l’or, etc. (Ray,
I, p. 105). Tout cela prouve la persistance de la fonction
spirituelle de l’alchimie même dans un ouvrage tardif,
qui, d’ailleurs, renferme nombre d’indications précises
et de descriptions scientifiquement exactes l5.
De temps en temps, on rencontre dans les textes alchi­
miques des affirmations de cette nature : « Je n’expo­
serai que ceux des processus que j’ai pu vérifier par mes
propres expériences16. » On est fondé à se demander si les
expériences se rapportent à des opérations purement
chimiques, ou s’il s’agit également d’expériences tantrico-
alchimiques. Car, toute une tradition ascétique et mys­
tique indiennes se réclame de Y expérience ; par opposition
à ce que l’on peut appeler la voie métaphysique et
abstraite, l’important courant spirituel qui comprend le
Yoga, le tantrisme et surtout les écoles hathayogiques,
accorde une valeur considérable à l’« expérience « : c’est
en « agissant », en « œuvrant » sur les divers plans de sa vie
physiologique et psycho-mentale, que le yogin obtient
des résultats concrets qui le mènent peu à peu au seuil de
la délivrance. Une partie importante de l’élite spirituelle

13. La récitation de telles formules constitue une opération alchi­


mique à part, que le Rasaratnasamuccaya range parmi les sujets qu’il
se propose d’exposer.
14. Or, le diamant (vajra)3 homologué à la « foudre » et à l’essence
du Bouddha, joue un rôle considérable dans le symbolisme tantrique;
cf. notre Yoga, pp. 254 sq., 261 sq., et passim.
15. On trouve, par exemple, une bonne description de l’ammonia­
que, sel mis en circulation par l’alchimie iranienne et qui, adopté par
le grand Jâbir ibn Hâyyan, devint très vite populaire dans l’alchimie
arabe; voir la Note Jy1.
16. Cf. Rasendracintâmaniy dans P. C. Ray, II, p. lxiv; d’autres
textes, ibidem.
l’alchimie indienne 117

indienne s’est tournée depuis la plus haute antiquité vers


l’« expérimentation », entendez la connaissance directe,
expérimentale, de tout ce qui constitue les fondements et
les processus du corps humain et de la vie psycho-men­
tale. Faut-il rappeler les résultats considérables obtenus
par les yogins en ce qui concerne le contrôle du système
végétatif et la maîtrise du flux psycho-mental.
Or, nous l’avons vu, l’alchimie s’encadre dans cette
tradition expérimentale pan-indienne. Il en résulte que
l’alchimiste qui proclame l’importance de l'expérience,
ne fait pas nécessairement preuve d’un « esprit scienti­
fique » dans le sens moderne du terme : il ne fait que se
réclamer d’une grande tradition indienne, par opposition
aux autres, notamment la tradition scolastique ou la tra­
dition spéculative. Aucun doute possible sur la réalité
des opérations alchimiques : ce ne sont pas des spécula­
tions, mais des expériences concrètes, effectuées dans
des laboratoires, sur les diverses substances minérales et
végétales. Mais pour comprendre la nature de ces expé­
riences, il faut tenir compte non seulement du but de l’al­
chimiste et de son comportement, mais aussi de ce que
pouvaient être les « substances » aux yeux des Indiens :
elles n’étaient pas inertes, elles représentaient des stades
de l’inépuisable manifestation de la Matière primordiale
(prakrti). Nous l’avons déjà dit : plantes, pierres et
métaux, aussi bien que les corps des hommes, leur
physiologie et leur vie psycho-mentale, n’étaient que des
moments divers d’un même processus cosmique. Il était
donc possible de passer d’un stade à un autre, de trans­
muer une forme dans une autre.
Plus encore : le contact opérationnel avec les « sub-
tances » n’était pas dépourvu de conséquences d’ordre
spirituel, comme il l’est devenu, en Occident, depuis la
constitution de la chimie scientifique. Travailler active­
ment sur les minerais et les métaux, c’était toucher à la
prakrti, modifier ses formes, intervenir dans ses pro­
cessus. Or, dans l’univers idéologique où se meut l’alchi­
miste, et qui est celui du tantrisme, la prakrti n’est pas
seulement le principe cosmologique du Sâmkhya et du
Yoga classiques; la prakrti est le mode primordial de la
Déesse, de la Çakti. Grâce au symbolisme et aux tech­
niques élaborées par le tantrisme, la prakrti devient acces­
sible à l’expérience immédiate : pour le tantrique, toute
femme nue incarne la prakrti, et la révèle. Il ne s’agit pas,
bien entendu, d’une expérience érotique ou esthétique;
118 FORGERONS ET ALCHIMISTES

sur de semblables expériences, l’Inde possédait, depuis


longtemps, toute une littérature. Mais le tantrisme estime
qu’avec un entraînement psycho-somatique et spirituel
approprié, l’homme peut avoir la révélation du mode pri­
mordial de la Nature en contemplant le corps nu d’une
femme.
Tout ceci revient à dire que, pour l’alchimiste indien,
les opérations sur les substances minérales n’étaient pas,
et ne pouvaient pas être, de simples expérimentations chi­
miques : elles engageaient, au contraire, sa situation kar-
mique, en d’autres termes elles avaient des conséquences
spirituelles décisives. C’est seulement lorsque les sub­
stances minérales auront été vidées de leurs vertus cos­
mologiques et seront devenues des objets inanimés, que
deviendra également possible la science chimique propre­
ment dite. Un tel changement radical de perspectives
permettra la constitution d’une nouvelle échelle de
valeurs et rendra possible l’apparition (c’est-à-dire, l’ob­
servation et l’enregistrement) des phénomènes chi­
miques. Car, suivant l’axiome justement cher aux
savants modernes, c'est Véchelle qui crée les phénomènes.
i3- ALCHIMIE ET INITIATION

Nous n’aborderons pas ici l’étude des principes et des


méthodes de l’alchimie alexandrine, arabe et occidentale.
Le sujet est immense. On se reportera aux ouvrages clas­
siques de Marcelin Berthelot et Edmund von Lippmann,
et aux recherches de Julius Ruska, J. R. Partington,
W. Gundel, A. J. Hopkins, F. Sherwood Taylor, John
Read, W. Ganzenmüller, R. P. Multhauf, etc. — sans
perdre de vue que ces auteurs conçoivent l’alchimie
comme une étape embryonnaire de la chimie. D’autre
part, il ne manque pas de travaux où l’alchimie est envi­
sagée en tant que technique à la fois opératoire et spiri­
tuelle. Le lecteur curieux de connaître le point de vue tra­
ditionnel, aura intérêt à lire les livres de Fulcanelli,
Eugène Canseliet, J. Evola, Alexander von Bernus,
René Alleau, pour ne rappeler que les publications du
dernier quart de siècle et se réclamant de la doctrine alchi­
mique traditionnelle. Quant à l’interprétation psycholo­
gique de C. G. Jung, elle forme un chapitre à part dans
l’historiographie de l’alchimie 1.
Il suffit à notre propos de relever très brièvement cer­
tains symbolismes et opérations alchimiques, et de mon­
trer leur solidarité avec les symbolismes et les techniques
archaïques liés aux processus de la Matière. C’est dans les
conceptions concernant la Terre-Mère, les minerais et les
métaux, et surtout dans l'expérience de l’homme
archaïque engagé dans les travaux de la mine, de la fusion
et de la forge, qu’il faut chercher, pensons-nous, une des
principales sources de l’alchimie. La « conquête de la
matière » a commencé très tôt, peut-être même dès le i.

i. Voir l’essentiel de la bibliographie concernant l’histoire de


l’alchimie dans la Note N.
120 FORGERONS ET ALCHIMISTES

paléolithique, c’est-à-dire aussitôt que l’homme eut réussi


non seulement à fabriquer des outils de silex, mais aussi
à utiliser le feu pour modifier les états de la matière. En
tout cas, certaines techniques — en premier lieu l’agri­
culture et la poterie — étaient amplement développées
durant le néolithique. Or1, ces techniques étaient en
même temps des mystères, car elles impliquaient, d’une
part, la sacralité du Cosmos, et d’autre part se transmet­
taient par des initiations (les « secrets de métier »). Le
labourage ou la cuisson de la glaise, comme, un peu plus
tard, les travaux miniers et métallurgiques, > plaçaient
l’homme archaïque dans un Univers saturé de sacralité.
Il serait vain de vouloir reconstituer ses expériences ; il y
a trop longtemps déjà qu’à la suite surtout du triomphe
des sciences expérimentales, le Cosmos est désacralisé.
Les modernes sont incapables d’expérimenter le sacré
dans leurs relations avec la Matière; ils peuvent, tout au
plus, avoir une expérience d’ordre onirique ou esthétique;
ils sont surfout capables de connaître la Matière en tant
que « phénomène naturel ». Mais il n’est que d’imaginer
une communion, non plus limitée aux espèces du pain et
du vin, mais s’étendant au contact avec toute espèce de
« substance », pour mesurer la distance que sépare une
telle expérience religieuse archaïque de l’expérience
moderne des « phénomènes naturels ».
Non que l’homme des sociétés archaïques fût encore
« enseveli dans la Nature », impuissant à se dégager des
innombrables « participations mystiques » à la Nature, en
somme incapable de pensée logique ou de travail utili­
taire au sens que nous donnons à ce mot. Tout ce que
nous savons de nos contemporains « primitifs » infirme
ces images et jugements arbitraires. Mais il est évident
qu’une pensée dominée par le symbolisme cosmologique
créait une tout autre « expérience du monde » que celle
dont dispose l’homme moderne. Pour la pensée symbo­
lique, le monde n’est pas seulement « vivant », il est aussi
« ouvert » : un objet n’est jamais simplement lui-même
(comme c’est le cas pour la conscience moderne), il est
encore signe ou réceptacle de quelque chose d’autre,
d’une réalité qui transcende le plan d’être de l’objet.
Pour nous contenter d’un exemple, le champ labouré est
quelque chose de plus qu’un morceau de terre, c’est aussi
le corps de la Terre-Mère; la bêche est un pfiallus, sans
cesser pour cela d’être un outil agricole; le labour est à
la fois un travail « mécanique » (effectué avec des outils
ALCHIMIE ET INITIATION 121

fabriqués par l’homme) et une union sexuelle ordonnée


à la fécondation hiérogamique de la Terre-Mère.
S’il nous est impossible de revivre de telles expériences,
du moins pouvons-nous imaginer leur retentissement
dans la vie de ceux qui les éprouvaient. Le Cosmos étant
une hiérophanie, l’existence humaine étant sacralisée, le
travail impliquait une valeur liturgique qui survit encore
assez obscurément, chez les populations rurales de l’Eu­
rope contemporaine. Ce qu’il importe particulièrement
de souligner, c’est la possibilité donnée à l’homme des
sociétés archaïques de s’insérer dans le sacré par son
propre travail d’homo faber, d’auteur et manipulateur
d’outils. Ces expériences primordiales se sont conservées
et transmises pendant de nombreuses générations, grâce
aux « secrets de métier »; lorsque l’expérience globale du
monde se fut modifiée à la suite des innovations tech­
niques et culturelles consécutives à l’instauration de la
civilisation urbaine, à ce qu’on est convenu d’appeler
« Histoire » au sens fort du terme2, les expériences pri­
mordiales liées à un Cosmos sacralisé furent périodique­
ment réanimées au moyen des initiations et des rites de

2. D’un certain point de vue, l’homme — même le plus « primitif »>


— a toujours été un « être historique », du fait même qu’il était condi­
tionné par l’idéologie, la sociologie et l’économie particulières à sa
tradition. Mais nous ne voulons pas parler de cette historicité de
l’homme en tant que tel, en tant qu’être conditionné par la temporalité
et la culture, mais d’un phénomène plus récent et infiniment plus
complexe, à savoir de la solidarisation forcée de l’humanité tout entière,
à partir d’un certain moment, avec les événements historiques qui se
passaient dans quelques régions très déterminées du globe. C’est ce qui
se produisit après la découverte de l’agriculture et surtout après la
cristallisation des premières civilisations urbaines dans le Proche-
Orient antique. A partir de ce moment, toute culture humaine, si
lointaine et excentrique qu’elle fût, fut condamnée à subir les consé­
quences des événements historiques qui se réalisaient au « centre ».
Ces conséquences se manifestaient parfois avec des millénaires de
retard, mais elles ne pouvaient en aucun cas être évitées : elles tenaient
de la fatalité historique. Après la découverte de l’agriculture, on peut
dire que l’humanité était condamnée à devenir agricole ou, au moins,
à subir les influences de toutes les découvertes et innovations ulté­
rieures, rendues possibles par l’agriculture : domestication des animaux
et sociétés pastorales, civilisation urbaine, organisation militaire,
empire, impérialisme, guerres de masses, etc. En d’autres termes,
l’humanité tout entière est devenue solidaire, bien que d’une manière
passive, de l’activité de quelques-uns. C’est donc à partir de ce moment
— correspondant à l’essor des premières civilisations urbaines dans le
Proche-Orient — qu’on peut parler de l’histoire dans le sens fort du
terme, c’est-à-dire de modifications de portée universelle effectuées
par la volonté créatrice de certaines sociétés (plus exactement, de
certains éléments privilégiés de ces sociétés).
122 FORGERONS ET ALCHIMISTES

métier. Nous avons rencontré des exemples de transmis­


sion initiatique chez les mineurs, les fondeurs et les for­
gerons; ils ont conservé, en Occident, jusqu’au Moyen
Age et, dans d’autres régions du monde, jusqu’à nos
jours, le comportement archaïque à l’égard des sub­
stances minérales et des métaux.
Que l’hommè des cultures archaïques soit parvenu à
connaître et à dominer la matière, les ouvrages de métal­
lurgie et d’orfèvrerie de l’Orient ancien en font suffisam­
ment foi. Nombre de recettes techniques nous sont par­
venues, dont certaines datent du XVIe siècle av. J.-C.
(par ex. le Papyrus Ebers) : elles se rapportent aux opé­
rations d’alliage, de teinture et d’imitation de l’or (par
ex. les Papyri de Leyden et de Stockholm, qui datent du
IIIe siècle av. J.-C.). Les historiens des sciences ont
opportunément souligné que les auteurs de ces recettes
utilisent les quantités et les nombres, ce qui, à leur avis,
prouverait le caractère scientifique des opérations. Il est
certain que les fondeurs, les forgerons et les maîtres
orfèvres de l’antiquité orientale savaient calculer les quan­
tités et diriger les processus physico-chimiques de la
fonte et de l’alliage. Encore faut-il savoir qu’il s’agissait
uniquement pour eux d’une opération métallurgique ou
chimique, d’une technique ou d’une science au sens
rigoureux de ces mots. Les forgerons africains et asia­
tiques, qui appliquent des recettes analogues, avec les
résultats pratiques que l’on sait, ne considèrent pas uni­
quement le côté pratique des opérations : celles-ci sont
doublées d’un rituel. Il serait donc imprudent d’isoler,
aux débuts historiques de l’alchimie gréco-égyptiennes,
les recettes de « teinture des métaux » : aucun métier,
même dans l’antiquité tardive, n’était une simple tech­
nique. Si avancée qu’ait été la désacralisation du Cosmos
à cette époque, les métiers gardaient encore leur caractère
rituel, sans que le contexte hiérurgique fût nécessairement
indiqué dans les recettes 3.

3. Les Papyri de Leyden et de Stockholm, contenant des recettes


purement « chimiques » (voir en dernier lieu Multhauf, The
Origins of Chemistry, pp. 96 sq., avec la bibliographie récente),
ont été trouvés dans un tombeau, à Thèbes, à côté des Papyri
magiques nos XII et XIII (publiés par Preisendanz). R. G. Forbes a
cité de nombreux exemples d’un « langage secret » utilisé, en Mésopo­
tamie, dans la rédaction des recettes pour la manufacture du verre
(déjà au XVIIe siècle av. J.-C.) et du lapis lazuli synthétique, aussi oien
que dans les recettes médicales; cf. Studies in Ancient Technology, I,
p. 125. L’avertissement mainte fois répété dans les textes médicaux
ALCHIMIE ET INITIATION 123

Toujours est-il que les documents historiques permettent


de distinguer trois époques dans les débuts de l’alchimie
gréco-égyptienne : 1) l’époque des recettes techniques;
2) l’époque philosophique, inaugurée très probablement
par Bolos de Mendès (IIe siècle av. J.-C.), et qui se mani­
feste dans les Physika kai Mystika attribuées à Démo-
crite; 3) enfin, l’époque de la littérature alchimique pro­
prement dite, celle de Zosime (me-ive siècle ap. J.-C.) et
des commentateurs (ive-vne siècle)4. Bien que le pro­
blème de Y origine historique de l’alchimie alexandrine ne
soit pas encore résolu, on pourrait s’expliquer la brusque
apparition des textes alchimiques autour de l’ère chrétienne
comme le résultat de la rencontre entre le courant ésoté­
rique représenté par les Mystères, le néo-pythagorisme
et le néo-orphisme, l’astrologie, les « sagesses orientales
révélées », le gnosticisme, etc., courant ésotérique qui
était surtout le fait des gens cultivés, de Y intelligentsia —
et les traditions « populaires », gardiennes des’secrets de
métier et des magies et techniques d’une très grande
antiquité5. Un phénomène analogue se constate en

mésopotamiens du VIIe siècle av. J.-C. : « Celui qui sait peut montrer
à celui qui sait, mais celui qui sait ne doit pas montrer à celui
qui ne sait pas » — se trouve déjà dans les recettes pour la fabri­
cation du verre de la période cassite, dix siècles auparavant; cf. Forbes,
op. cit.i p. 127. Dans la littérature alchimique alexandrine abondent
les objurgations et les serments interdisant de communiquer aux
profanes les vérités ésotériques. Ostanès « a voilé les mystères avec la
même précaution que la prunelle de ses yeux; il a ordonné qu’ils ne
soient pas livrés aux disciples qui n’en étaient pas dignes, etc. »; voir
d’autres exemples dans J. Bidez et F. Cumont, Les Mages hellénisés,
II, pp. 315 sq. L’obligation du secret de Yopus alchymicum s’est
maintenue de la fin du monde antique jusqu’à nos jours. D’ailleurs, la
communication des « secrets de métier » par voie d’écriture est une
illusion de l’historiographie moderne. S’il existe une littérature qui a
prétendu « révéler les secrets », c’est bien la littérature tantrique. Or,
dans cette masse considérable d’écrits, on ne trouve jamais les indi­
cations pratiques indispensables au sâdhana : dans les moments
décisifs, il faut disposer d’un maître, ne fût-ce que pour vérifier
l’authenticité de l’expérience.
4. On trouvera l’état des questions et un choix de textes, dans le
clair exposé du R. P. Festugière, La Révélation d'Hermès Trismégiste3
I, pp. 217 sq. Voir R. P. Multhauf, The Origins of Chemistry,pp. 103-
116; H. E. Stapleton, « The antiquity of alchemy » et la bibliographie
enregistrée dans la Note N.
5. H. E. Stapleton estime que l’origine de l’alchimie alexandrine
doit être cherchée non pas dans l’Égypte hellénistique, mais en Syrie,
à Harran; c’est là qu’il situe l’auteur du Traité d'Agathodaimon,
texte écrit probablement en 200 avant J.-C., donc, selon Stapleton,
avant Physika kai Mystika; cf. « The Antiquity of Alchemy », Ambix,
V, 1953, pp. 1-43. Cette hypothèse qui, entre autres, explique l’essor
124 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Chine avec le taoïsme et le néo-taoïsme, et dans l’Inde


avec le tantrisme et le Hatha-yoga. Dans le monde médi­
terranéen, ces traditions « populaires » ont prolongé
jusqu’à l’époque alexandrine un comportement spirituel
de structure archaïque. L’intérêt croissant pour les
« sagesses orientales » et les techniques et sciences tradi­
tionnelles concernant les substances, les pierres pré­
cieuses, les plantes, caractérise toute cette époque de
l’antiquité, brillamment étudiée par Franz Cumont et le
R. P. Festugière.
A quelles causes historiques devons-nous attribuer la
naissance des pratiques alchimiques ? Nous ne le saurons
sans doute jamais. Mais il est douteux que l’alchimie se
soit constituée en discipline autonome en partant des
recettes pour contrefaire ou imiter l’or. L’Orient hellé­
nistique avait hérité toutes ses techniques métallurgiques
de la Mésopotamie et de l’Égypte, et l’on sait que, dès le
xive siècle avant notre ère, les Mésopotamiens avaient
mis au point l’essai de l’or. Vouloir rattacher une disci­
pline qui a hanté 2 ooo ans le monde occidental, aux
efforts déployés pour contrefaire l’or, c’est oublier l’ex­
traordinaire connaissance qu’avaient les Anciens des
métaux et des alliages ; c’est aussi mésestimer leurs capa­
cités intellectuelles et spirituelles. La transmutation, but
principal de l’alchimie alexandrine, n’était pas, dans
l’état contemporain de la science, une absurdité, car
l’unité de la matière était depuis bien des temps un
dogme de la philosophie grecque. Mais il est difficile de
croire que l’alchimie soit sortie des expériences entre­
prises pour valider ce dogme, et démontrer expérimen­
talement l’unité de la matière. On voit mal une technique
spirituelle et une sotériologie prenant leur source dans
une théorie philosophique.
D’autre part, lorsque l’esprit grec s’applique à la
science, il fait preuve d’un sens extraordinaire d’obser­
vation et de raisonnement. Or, ce qui nous frappe en
lisant les textes des alchimistes grecs, c’est leur manque
d’intérêt pour les phénomènes physico-chimiques, c’est-
à-dire justement l’absence de l’esprit scientifique. Comme
le remarque Sherwood Taylor : « Tous ceux qui utili-

de l’alchimie arabe, est encore controversée. Dans une série d’études


récentes, H. J. Shepard a identifié dans le gnosticisme la principale
source de la mystique alchimique; cf. « Gnosticism and Alchemy »
(.Ambix, VI, 1957, pp. 86-101) et la bibliographie enregistrée dans la
Note N.
ALCHIMIE ET INITIATION 125

saient le soufre ne pouvaient pas ne pas remarquer les


phénomènes curieux qui se produisent après sa fusion et
l’échaulfement consécutif du liquide. Or, bien que le
soufre soit mentionné des centaines de fois, il n’est
jamais fait allusion à l’une quelconque de ses caractéris­
tiques en dehors de son action sur les métaux. Il y a là un
tel contraste avec l’esprit de la science grecque classique,
qu’il nous faut en conclure que les alchimistes n’étaient
pas intéressés par les phénomènes naturels qui ne ser­
vaient pas leurs buts. Pourtant, c’est une erreur de ne voir
en eux que des chercheurs d’or, car le ton religieux et
mystique, surtout dans les ouvrages tardifs, s’accorde mal
avec l’esprit des chercheurs de richesses [...]. On ne trou­
vera dans l’alchimie aucune amorce d’une science [...].
Jamais l’alchimiste n’emploie les procédés scienti­
fiques 6. » Les textes des anciens alchimistes montrent
« que ces hommes n’étaient pas intéressés à faire de l’or
et ne parlaient pas en réalité de l’or réel. Le chimiste
qui examine ces ouvrages éprouve la même impression
qu’un maçon qui voudrait tirer des informations pra­
tiques d’un ouvrage de franc-maçonnerie » (Sherwood
Taylor, ibid., p. 138).
Si donc l’alchimie ne pouvait pas naître du désir de
contrefaire l’or (l’essai de l’or était connu au moins
depuis douze siècles), ni d’une technique scientifique
grecque (nous venons de voir le manque d’intérêt des
alchimistes pour les phénomènes physico-chimiques en
tant que tels), force nous est de chercher ailleurs les
« origines » de cette discipline sui generis. Bien plus que la
théorie philosophique de l’unité de la matière, c’est pro­
bablement la vieille conception de la Terre-Mère por­
teuse des minerais-embryons qui a cristallisé la foi dans
une transmutation artificielle, c’est-à-dire opérée en
laboratoire. C’est la rencontre avec les symbolismes, les
mythologies et les techniques des mineurs, des fondeurs
et des forgerons qui a vraisemblablement occasionné les
premières opérations alchimiques. Mais c’est surtout la
découverte expérimentale de la Substance vivante, telle
qu’elle était sentie par les artisans, qui a dû jouer le rôle
décisif. En effet, c’est la conception d’une Vie complexe et
dramatique de la Matière qui constitue l’originalité de l’al­
chimie par rapport à la science grecque classique. On est

6. F. Sherwood Taylor, A Survey of Greek Alchemy, p. no. Cf.


aussi F. S. Taylor, Origins of Greek Alchemy, pp. 42 sq.
126 FORGERONS ET ALCHIMISTES

fondé à supposer que Yexpérience de la vie dramatique


de la Matière fut rendue possible par la connaissance des
Mystères gréco-orientaux.
On sait que l’essentiel de l’initiation aux Mystères
consistait dans la participation à la passion, à la mort et
à la résurrection d’un dieu. Nous ignorons les modalités
de cette participation, mais on peut conjecturer que les
souffrances, la mort et la résurrection du dieu, déjà
connues du néophyte en tant que mythe, en tant qu’his-
toire exemplaire, lui étaient communiquées, durant l’ini­
tiation, d’une manière « expérimentale ». Le sens et la
finalité des Mystères étaient la transmutation de l’homme :
par l’expérience de la mort et de la résurrection initia­
tiques, le mythe changeait de régime ontologique (il
devenait « immortel »).
Or, le scénario dramatique des « souffrances », de la
« mort » et de la « résurrection » de la Matière est attesté
dès le commencement dans la littérature alchimique gréco-
égyptienne. La transmutation, Yopus magnum qui aboutit
à la Pierre Philosophale, s’obtient en faisant passer la
matière par quatre phases, dénommées, des couleurs que
prennent les ingrédients, mélansis (noir), leükosis (blanc),
xdnthosis (jaune) et iosis (rouge). Le « noir » (la nigredo des
auteurs moyenâgeux) symbolise la « mort », et sur ce Mys­
tère alchimique nous reviendrons. Mais il convient de le
souligner : les quatre phases de Yopus sont déjà attestées
dans les Physika et Mystika pseudo-démocritéennes
(fragment conservé par Zosime), donc dans le premier
écrit proprement alchimique (lle-ler siècle av. J.-C.).
Avec des variantes sans nombre, les quatre (ou cinq)
phases de l’œuvre (nigredo, albedo, citrinitas, rubedo, par­
fois viriditas, parfois cauda pavonis), se maintiennent dans
toute l’histoire de l’alchimie arabe et occidentale.
Il y a plus encore : c’est le drame mystique du dieu —
sa passion, sa mort, sa résurrection — qui est projeté
sur la Matière pour la transmuer. En somme, l’alchimiste
traite la Matière comme la divinité était traitée dans
les Mystères : les substances minérales « souffrent »,
« meurent », « renaissent » à un autre mode d’être,
c’est-à-dire sont transmuées. Jung a attiré l’attention sur
un texte de Zosime (Traité sur l’Art, III, i, 2-3), dans
lequel le célèbre alchimiste raconte une vision qu’il a eue
en rêve : un personnage du nom d’ion, lui révèle qu’il a
été percé par l’épée, taillé en pièces, décapité, écorché,
brûlé dans le feu, et qu’il a souffert tout cela « afin de
ALCHIMIE ET INITIATION I27
pouvoir changer son corps en esprit ». En se réveillant,
Zosime se demande si tout ce qu’il a vu en rêve ne se
rapporte pas au processus alchimique de la combinaison
de l’Eau, si l’on n’est pas la figure, l’image exemplaire de
l’Eau. Comme l’a montré Jung, cette Eau est Vaqua
permanens des alchimistes et ses « tortures » par le Feu
correspondent à l’opération de separatio 7.
Remarquons que la description de Zosime rappelle
non seulement le démembrement de Dionysos et des
autres « dieux mourants » des Mystères (dont la « passion »
est, sur un certain plan, homologable aux divers moments
du cycle végétal, surtout les tortures, la mort et la résur­
rection de l’« Esprit du blé »), mais qu’elle présente des
analogies frappantes avec les visions initiatiques des
chamans et, en général, avec le schéma fondamental de
toutes les initiations archaïques. On sait que toute ini­
tiation comporte une série d’épreuves rituelles qui sym­
bolisent la mort et la résurrection du néophyte. Dans les
initiations chamaniques, ces épreuves, bien que subies « en
état second », sont parfois d’une extrême cruauté : le
futur chaman assiste en rêve à sa propre mise en pièces,
à sa décapitation et à sa mort8. Si l’on tient compte
de l’universalité de ce schéma initiatique et, d’autre part,
de la solidarité entre les travailleurs de métaux, les forge­
rons et les chamans; si l’on songe que les anciennes
confréries méditerranéennes de métallurgistes et de
forgerons disposaient, très vraisemblablement, de Mys­
tères qui leur étaient propres — on en arrive à situer la
vision de Zosime dans un univers spirituel que les pages
précédentes ont essayé de déchiffrer et ce circonscrire.
Du coup, on mesure la grande innovation des alchimistes :
ils ont projeté sur la Matière la fonction initiatique de la
souffrance. Grâce aux opérations alchimiques, homolo­
guées aux « tortures », à la « mort » et à la « résurrection »
du myste, la substance est transmuée, c’est-à-dire obtient

7. C. G. Jung, Die Visionen des Zosimos (dans le volume Von den


Wurzeln des Bewusstseins, pp. 137-216), pp. 153 sq. Le texte de la
« Vision » se trouve dans M. Berthelot, Collection des Alchimistes
grecs (Textes), pp. 107-112, 115-118; cf. la nouvelle traduction
anglaise de F. Sherwood Taylor, Ambix, I, pp. 88-92. La separatio
est exprimée dans les ouvrages alchimiques comme le démembrement
d’un corps humain; cf. Jung, op. cit.3 p. 154, n. 27. Sur la « torture » des
éléments, voir ibid., p. 211.
8. Cf. M. Éliade, Le Chamanisme, pp. 52 sq. et passim. C. G. Jung
a déjà mis en rapport les initiations chamaniques avec le symbolisme
alchimique; cf. Von den Wurzeln des Bewusstseinsy p. 157, n. 38.
FORGERONS ET ALCHIMISTES 5
128 FORGERONS ET ALCHIMISTES

un mode d’être transcendantal : elle devient de l’« Or ».


L’or, pour le répéter, est le symbole de l’immortalité.
En Egypte, la chair des Dieux passait pour être d’or :
devenant Dieu, le Pharaon obtenait, lui aussi, une chair
d’or. La transmutation alchimique équivaut donc à la
perfection de la matière; en termes chrétiens, à sa
rédemption9.
On a vu que les minerais et les métaux étaient regardés
comme des organismes vivants : on parlait de leur gesta­
tion, de leur croissance et leur naissance, on parlait
même de leur mariage (cf. pp. 29 sq.). Les alchimistes
gréco-orientaux ont adopté et revalorisé toutes ces
croyances archaïques. La combinaison alchimique du
soufre et du mercure est presque toujours exprimée en
termes de « mariage ». Mais ce mariage est aussi une
union mystique entre deux principes cosmologiques. Là
est la nouveauté de la perspective alchimique : la Vie
de la Matière n’est plus signifiée en termes d’hiérophanies
« vitales », comme dans la perspective de l’homme
archaïque, mais elle acquiert une dimension « spirituelle »;
autrement dit : en assumant la signification initiatique
du drame et de la souffrance, la Matière assume aussi le
destin de l’Esprit. Les « épreuves initiatiques » qui, sur
le plan de l’Esprit, aboutissent à la liberté, à l’illumination
et à l’immortalité, conduisent sur le plan de la Matière
à la transmutation, à la Pierre Philosophale.
La Turba Philosophorum exprime très clairement la
signification spirituelle de la « torture » des métaux;
« eo quod cruciata res, cum in corpore submergitur,
vertit ipsum in naturam inalterabilem ac indelebilem » 10.
Ruska estime que, chez les alchimistes grecs, la « tor­
ture » ne correspondait pas encore à des opérations réelles,
qu’elle était plutôt symbolique; la « torture » ne commence
à désigner des opérations chimiques qu’à partir des
auteurs arabes. On lit dans le Testament de Ga’far Sâdiq

9. C. G. Jung, Psychologie und Alchemie, pp. 416 sq., parle de la


rédemption, par l’œuvre alchimique, de Yanima mundi, captive dans
la Matière (voir Note P). Cette conception, d’origine et de structure
gnostiques, a certainement été partagée par certains alchimistes : elle
s’intégre d’ailleurs dans tout ce courant de pensée eschatologique qui
devait aboutir à la conception de l’apocataste du Cosmos. Mais, au
moins à ses débuts, l’alchimie ne postulait pas la captivité de Yanima
mundi dans la Matière : bien que, obscurément, celle-ci était encore
sentie comme la Terra Mater.
10. Julius Ruska, Turba Philosophorum. Ein Beitrag zur Geschichte
der Alchemie, p. 168.
ALCHIMIE ET INITIATION 129

que les corps morts doivent être torturés par le Feu et


par tous les Arts de la Souffrance pour qu’ils puissent
ressusciter; car sans souffrance et sans mort on ne peut
obtenir la Vie éternelle n. La « torture » amenait toujours
la « mort » — mortificatio, putrefactio, nigredo. Aucun
espoir de « ressusciter » à un mode d’être transcendant
(c’est-à-dire, aucun espoir de parvenir à la transmutation),
sans la « mort » préalable. Le symbolisme alchimique de
la torture et de la mort est parfois équivoque : l’opération
peut se comprendre comme se référant aussi bien à
l’homme qu’à une substance minérale. Dans les Allego-
riae super librum Turbae, il est dit : « Prends un homme,
rase-le et tire-le sur la Pierre... jusqu’à ce que son corps
meure » (accipe hominem, tonde eum, et trahe super lapi­
dent... donec corpus eius moriatur) 11 12. Ce symbolisme ambi­
valent imprègne tout 1 ’opus alchymicum. Il importe donc
de bien le comprendre.

11. Julius Ruska, Arabische Alchemisten, II, p. 77.


12. Artis Auriferae (Basilae, 1593), vol. I, p. 139, cité par Jung,
Psychologie und Alchemie3 p. 455, n. 3.
14- ARCANA ARTIS

La « mort » correspond généralement — au niveau


opératoire — à la couleur noire que prenaient les ingré­
dients, à la nigredo. C’est la réduction des substances
à la materia prima, à la massa confusa l, la masse fluide,
informe, correspondant — au niveau cosmologique —
à la situation primordiale, au Chaos. La mort représente
la régression dans l’amorphe, la réintégration du Chaos.
C’est du reste pourquoi le symbolisme aquatique joue
un rôle si important. Une des maximes des alchimistes
était : « N’effectue aucune opération avant que tout soit
réduit à l’Eau 1 2. » Au plan opératoire, ceci correspond
à la dissolution de l’or purifié dans Vaqua regia. Kirch-
weger, l’auteur présumé de VAurea Calena Homeri
(1723) — ouvrage qui, soit dit en passant, a exercé une
grande influence sur le jeune Goethe —, écrit : « Il est sûr
et certain que la Nature entière était au commencement
Eau, et que par l’Eau toutes les choses sont nées et égale­
ment par l’Eau toutes les choses doivent être détruites 3. »
La régression alchimique au stade fluide de la matière
correspond, dans les cosmologies, à l’état chaotique
primordial, et, dans les rituels initiatiques, à la « mort »
du myste.
L’alchimiste obtenait également la dissolution en pla­
çant les substances dans un bain mercuriel. Comme l’écrit
Starkey (= Eirenaeus Philalethes) « le principal fonde­
ment de la possibilité de la transmutation est la possibilité

1. Cf. des exemples dans Jung, Psychologie und Alchemie, pp. 442
sq.
2. Cf. John Read, Préludé to Chemistry, p. 132. Sur Vaqua perma-
nens, voir les textes cités par Jung, op. cit., pp. 320 sq.
3. Texte cité par R. D. Gray, Goethe the Alchemist (Cambridge,
1952)» P- 14-
ARCANA ARTIS 131
de réduire tous les métaux, et les minerais qui sont de
nature métallique, dans leur première matière mer­
curielle »4. Un traité attribué à « Alphonse, roi de
Portugal », précise que « notre dissolution n’est pas
autre chose que le fait de ramener le corps à l’humidité
[...]. Le premier résultat de cette opération est la réduc­
tion du corps à l’Eau, c’est-à-dire au Mercure, et c’est
là ce que les Philosophes appellent solution et qui est
le fondement de l’Œuvre tout entière 5. » D’après certains
auteurs, la dissolution serait la première opération;
d’après d’autres, ce serait la calcination, la réduction à
l’amorphe par le Feu. Quoi qu’il en soit, le résultat est
le même : la « mort ».
Cette réduction alchimique à la prima materia est
susceptible d’innombrables interprétations et homolo­
gations : elle peut être valorisée notamment comme une
régression au stade pré-natal, un regressus ad uterum.
Le symbolisme séminal est attesté, par exemple, dans un
codex étudié par Carbonelli, où l’on dit qu’avant d’utiliser
l’or dans Yopus, « il est nécessaire de le réduire en
sperme »6. Le vas mirabile, dont Marie la Prophétesse
proclamait que tout le secret alchimique résidait en lui,
est « une espèce de matrix ou utérus duquel va naître
le filius philosophorum, la Pierre miraculeuse » (Jung,
Psychologie und Alchemie, p. 325). « Le vase est semblable
à l’ouvrage de Dieu dans le vase de la divine germina­
tion », écrit Dorn 7. Selon Paracelse, « celui qui veut entrer
dans le Royaume de Dieu doit premièrement entrer
avec son corps dans sa mère et là mourir ». Toujours
d’après Paracelse, le monde entier doit « entrer dans sa
mère », qui est la prima materia, la massa confusa, Yabyssus,
pour pouvoir acquérir l’éternité8. Suivant John Por-
dage, le Bain Marie est « la place, la matrix et le centre
d’où la divine teinture coule de sa source et origine »9.

4. G. Starkey, Ripley Reviv’d (London, 1678), p. 3, cité par Gray,


Goethe the Alchemist, p. 16.
5. Cf. John R ead , Préludé to Chemistry, p. 137.
6. Et in che Voro si vogli mettere in opra é necessario che si riduchi in
sperma; texte reproduit par G. Carbonelli, Sulle fond storiche délia
chimica e delV alchimia in Italia (Roma, 1925), p. 7.
7. Dorn, « Physica Trismegisti » (Theatrum Chemicum, vol. I,
Ursellis, 1602, pp. 405-437), 430, cité par Jung, Psychologie und
Alchemie, p. 325, n. 1.
8. Cité par Gray, Goethe the Alchemist, p. 31.
9. Cf. la lettre de John Pordage (1601-1681) concernant Yopus et
adressée à sa soror mysdca Jane Leade, reproduite par C. G. Jung
13 2 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Dans les vers publiés en appendice à YOpus Mago-Cabba-


listicum et Theosophicum (1735) de Georg von Welling,
on lit : « Car je ne peux atteindre le Royaume Céleste si
je ne nais pas une deuxième fois. C’est pourquoi je désire
retourner au sein de ma Mère, afin d’être régénéré,
et c’est ce que je ferai bientôt10. » Le regressus ad uterum
est parfois présenté sous la forme d’un inceste avec la
Mère. Michael Maier nous dit que « Delphinas, un
philosophe anonyme, parle très clairement, dans son
traité Secretus Maximus, de la Mère qui doit, de nécessité
naturelle, s’unir à son fils » (cum filio ex necessitate naturae
conjungenda) u. Mais il est évident que la « Mère »
symbolise dans ces différents contextes la Nature à
l’état primordial, la prima materia des alchimistes, et que
le « retour à la Mère » traduit une expérience spirituelle
homologable à toute autre « projection » hors du Temps,
en d’autres termes à la réintégration d’une situation
originaire. La « dissolution » dans la materia prima est
également symbolisée par une union sexuelle, qui s’achève
par la disparition dans l’utérus. On lit dans le Rosarium
Philosophorum : « Beya monta sur Gabricus et le renferma
dans sa matrice de telle manière que rien ne fût plus
visible de lui. Elle l’embrassa avec tant d’amour qu’elle
l’absorba complètement dans sa propre nature... » (Nam
Beya ascendit super Gabricum, et includit eum in suo utero,
quod nil penitus videri potest de eo. Tantoque amore
amplexata est Gabricum, quod ipsum totum in sui naturam
concepit...) 12. Un tel symbolisme se prête naturellement à

dans Die Psychologie der Uebertragung (nous utilisons la traduction


anglaise, Psychology of the transference, dans The Practice of Psycho-
therapy, New York, 1959; cf. pp. 295 sq.).
10. Cité par Gray, Goethe the Alchemist, pp. 32,268. C’est Fràulein
von Klettenberg qui, en 1768, avait poussé le jeune Goethe à la lecture
de YOpus Mago-Cabbalisticum\ Goethe trouva le livre « obscur et
incompréhensible »; cf. Gray, p. 4. Mais il a certainement lu l’appen­
dice (cf. ibid.y p. 31) et le symbolisme alchimique du « retour à la Mère »
se retrouve dans la production poétique ultérieure de Goethe; cf.
Gray, pp. 202 sq. Voir aussi Alexander von Bernus, Alchymie und
Heilkunst, pp. 165 sq. Sur le symbolisme goethéen du Gang zu den
Muettern, voir M. Éliade, Mitul Reintegrarii (Bucuresti, 1942),
pp. 16 sq.
11. Maier, Symbola aureae mensae duodecim nationum (Frankfort,
1617), p. 344, cité par Jung, Psychologie und Alchemie, p. 453, n. 1.
Voir aussi J. ÉVOLA, La Tradizione ermetica3 78 sq. (l’incesto filosofale).
12. Rosarium Philosophorum (Artis Auriferae, I, pp. 204-384), p. 246,
cité par Jung, op. cit.3 p. 459, n. 1. Beya étant la sœur de Gabricus, la
disparition dans l’utérus garde, ici aussi, la valeur symbolique de
l’« inceste philosophique ». Sur ce motif, voir aussi C. H. Josten,
ARCANA ARTIS 133

d’innombrables revalorisations et intégrations. Le Bain


Marie n’est pas seulement la « matrix de la divine tein­
ture » (voir plus haut, p. 133). Il figure aussi la matrice
de laquelle est né Jésus. L’incarnation du Seigneur dans
l’adepte peut donc commencer dès que les ingrédients
alchimiques du Bain Marie entrent en fusion et réin­
tègrent l’état primordial de la matière. Le phénomène
de régression est mis en relation aussi bien avec la nais­
sance qu’avec la mort du Christ13.
Se plaçant dans des perspectives différentes, J. Evola
et C. G. Jung ont commenté avec beaucoup de pertinence
le symbolisme de la Mort initiatique tel qu’il se dégage
de la nigredo, la putrefactio, la dissolutio u. Il convient
d’ajouter que la dissolution et la réintégration du chaos
est une opération qui, quel que soit son contexte, présente
au moins deux significations solidaires : cosmologique et
initiatique. Toute « mort » est à la fois une réintégration
de la Nuit cosmique, du Chaos pré-cosmologique; à
des niveaux multiples, les ténèbres expriment toujours
la dissolution des Formes, le retour au stade séminal
de l’existence. Toute « création », toute apparition des
Formes ou, dans un autre contexte, tout accès à un niveau
transcendant, s’exprime par un symbole cosmologique.
Nous l’avons maintes fois répété : une naissance, une
construction, une création d’ordre spirituel, a toujours
le même modèle exemplaire : la cosmogonie. On s’explique
dès lors la récitation dans tant de cultures différentes,
du mythe cosmogonique, non seulement le jour du Nouvel
An (lorsque le monde est symboliquement créé de nou­
veau), ou lors de l’intronisation d’un nouveau roi, ou lors
d’un mariage, d’une guerre, etc., mais aussi quand il
importe de sauver une récolte menacée ou de guérir une
maladie. Le sens profond de tous ces rituels nous semble
clair : pour bien faire quelque chose, ou refaire une inté­
grité vitale menacée par la maladie, il faut d’abord
retourner ad originem, puis répéter la cosmogonie15.
La mort initiatique et les ténèbres mystiques ont donc

William Backhouse of Swallowfield (Ambix, IV, 1949, pp. i-33)j PP- r 3~


14.
13. R. D. G ray , Goethe the Alchemist, pp. 32-33.
14. J. Évola, La Tradizione ermetica, pp. 116 sq.; C. G. Jung,
Psychologie und Alchemie, pp. 451 sq.; id., The Psychology of the
Transference, pp. 256 sq.
15. Cf. notre Mythe de VÉternel Retour, pp. 83 sq. et passim; voir
aussi notre Traité d’Histoire des Religions, pp. 350 sq.
134 FORGERONS ET ALCHIMISTES

aussi une valence cosmologique : on réintègre l’état pre­


mier, l’état germinal de la matière, et la « résurrection »
correspond à la création cosmique. Pour utiliser la
terminologie moderne, la mort initiatique abolit la
Création et l’Histoire, délivre de tous les échecs et tous
les « péchés »; c’est-à-dire, en fin de compte, de l’usure
inséparable de la condition humaine. (Voir M. Eliade,
Naissances mystiques, Paris, 1969.)
A cet égard, l’alchimiste n’innovait pas : en cherchant la
materia prima, il poursuivait la réduction des substances
à l’état pré-cosmogonique. Il savait qu’il ne pouvait
obtenir la transmutation à partir des « formes » déjà usées
par le Temps ; il fallait d’abord « dissoudre » ces « formes ».
Dans le contexte initiatique, la « dissolution » signifiait
que le myste « mourait » à son existence profane, usée,
déchue. Que la Nuit cosmique ait été assimilée à la Mort
(= les ténèbres) en même temps qu’à la régression ad
uterum : c’est ce qui ressort tant de l’histoire des religions
que des textes alchimiques déjà cités. Les alchimistes
occidentaux ont intégré leur symbolisme à la théologie
chrétienne : la « mort » de la matière était sanctifiée par
la mort du Christ qui en assurait aussi la rédemption.
C. G. Jung a brillamment dégagé le parallélisme Christ-
Pierre Philosophale et l’audacieuse théologie qu’il
implique 16.
Il est essentiel de bien saisir le plan sur lequel se
déroule l’œuvre alchimique. Sans le moindre doute, les
alchimistes alexandrins furent conscients dès le début
qu’en poursuivant la « perfection des métaux », ils pour­

16. Voir surtout Psychologie und Alchemie, pp. 469 sq. Albert-Marie
Schmidt présentait le parallélisme Christ-Pierre Philosophale en
d’heureuses formules : « Ils professent la croyance que pour parfaire
le “ Grand Œuvre ”, régénération de la matière, ils doivent poursuivre
la régénération de leur âme. Cette gnose tâche vite à prendre un aspect
chrétien. De même que dans leur vase scellé, la matière meurt et
ressucite, parfaite; de même, ils souhaitent que leur âme, succombant
au trépas mystique, renaisse pour mener en Dieu une existence
extasiée. Ils se targuent en toutes choses de se conformer à l’exemple
du Christ, qui dut, pour la vaincre, subir, ou plutôt accepter, l’atteinte
de la mort. Ainsi pour eux l’imitation du Christ est non seulement une
méthode de vie spirituelle, mais encore un moyen de régler le cours
des opérations matérielles d’où proviendra le magistère. La célèbre
parole évangélique : si le grain ne meurt, vaut à la fois pour la matière et
pour l’âme. Un même vitalisme occulte, par la grâce de Dieu, stimule
l’une et l’autre » {La Poésie scientifique en France au XVIe siècle, p. 319).
Cf. aussi J. Évola, La Tradizione ermetica, pp. 168 sq.
ARCANA ARTIS 135
suivaient leur propre perfection17. Le Liber Platonis
quartorum (dont l’original arabe ne peut pas être posté­
rieur au Xe siècle), accorde une grande importance au
synchronisme entre Yopus alchymicum et l’expérience
intime de l’adepte. « Les choses sont rendues parfaites
par leurs semblables, et c’est pourquoi l’opérateur doit
participer à l’opération » (oportet operatorem interesse
operi) 18. Le même texte recommande l’usage d’un occiput
comme vase de transformation, parce que le crâne est le
récipient de la pensée et de l’intellect (os capitis... vas
mansionis cogitationis et intellectus ; cité par Jung, op. cit.,
p. 365, n. 3). L’adepte doit se transformer lui-même en
Pierre Philosophale. « Transformez-vous de pierres
mortes en vivantes pierres philosophales », écrit Dorn
(transmutemini de lapidibus mortuis in vivos lapides philo-
sophicos ; cité par Jung, p. 367, n. 1). Et Morienus
s’adresse en ces termes au roi Kallid : « Car cette sub­
stance (c’est-à-dire, celle qui recèle le secret divin) est
extraite de vous et vous êtes son minerai (c’est-à-dire, la
matière brute); ils (les adeptes) la trouvent en vous et,
pour parler plus exactement, de vous ils la prennent »
(cité par Jung, p. 426, n. 1). De son côté, Gichtel écrit à
propos de l’opération albedo (qui, dans certains contextes,
désigne la première transmutation hermétique : celle du
plomb ou cuivre, en argent) : « Nous ne recevons pas
uniquement une nouvelle Ame avec cette régénération,
mais aussi un Corps nouveau [...]. Ce Corps est extrait
du Verbe Divin ou de la Sophia céleste [...]. Il est spiri­
tuel, plus subtil que l’Air, semblable aux rayons du
Soleil qui pénètrent tous les corps, et aussi différent du
vieux corps que le Soleil resplendissant l’est de la Terre
obscure; et bien qu’il reste dans le vieux Corps, celui-ci
ne peut pas le concevoir, encore qu’il arrive parfois à le
sentir19. »

17. Voir Arthur John Hopkins, Alchemy, Child ofGreek Philosophy,


pp. 214-215. D’après Hopkins, les premiers alchimistes alexandrins
croyaient pouvoir élever les métaux ordinaires à la dignité de J’argent
et de l’or, en imprimant sur leurs « corps » un « esprit volatile »,
manifesté par la couleur (ibid., p. 69, etc.). Quoi qu’on pense de cette
hypothèse, il n’est pas moins évident que la tâche d’imposer de
F» esprit volatile » sur le « corps des substances présuppose une
valorisation religieuse de la Matière et, donc, une signification sotério-
logique de Yopus alchymicum.
18. Cité par Jung, Psychologie und Alchemie, p. 363.
19. Gichtel, Theosophia Practica, III, 13, 5, cité par Évola, La
Tradizione ermetica, p. 164. Sur le corps « incorruptible et céleste »,
136 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Bref, l’alchimiste occidental, dans son laboratoire, tout


comme son collègue indien ou chinois, opérait sur lui-
même, sur sa vie psychophysiologique aussi bien que sur
son expérience morale et spirituelle. Les textes s’ac­
cordent pour insister sur les vertus et les qualités de l’al­
chimiste 20 : celui-ci doit être sain, humble, patient,
chaste; il doit avoir l’esprit libre et en harmonie avec
l’œuvre; il doit être intelligent et savant, il doit à la fois
œuvrer et méditer, prier, etc. On voit par-là qu’il ne
s’agit pas uniquement d’opérations de laboratoire. L’al­
chimiste s’engage tout entier dans son œuvre. Mais ces
qualités et vertus ne doivent pas être entendues dans une
acception purement morale. Elles ont la même fonction
chez l’alchimiste que la patience, l’intelligence, l’égalité
d’âme, etc., dans le sâdhana tantrique ou dans le noviciat
qui précédait l’initiation aux Mystères. C’est dire qu’au­
cune vertu et aucune érudition ne pouvaient dispenser
de l’expérience initiatique, qui seule était capable d’opé­
rer la rupture de niveau impliquée dans la « transmuta­
tion ».
Disons tout de suite que nous ne savons pas la nature
exacte de l’expérience cruciale qui équivalait pour l’al­
chimiste à l’obtention de la Pierre Philosophale ou de
l’Elixir. Excessivement prolixe sur tout ce qui regarde les
préliminaires et les étapes de 1 ’opus, la littérature alchi­
mique ne fait que des allusions cryptiques, la plupart du
temps incompréhensibles, au mysterium magnum. Mais
si nous avons eu raison d’insister sur les rapports et les
solidarités entre le symbolisme minéralogique, les rituels
métallurgiques, les magies du feu et les croyances dans la
transmutation artificielle des métaux en or par des opé­
rations qui se substituent à la Nature et au Temps; si l’on
tient compte des relations intimes entre l’alchimie chi­
noise et les techniques néo-taoïstes, entre l’alchimie
indienne et le tantrisme; si, enfin, les alchimistes alexan­
drins ont, comme il est probable, projeté sur les sub­
stances minérales le scénario initiatique des Mystères
— il est possible de percer la nature de l’expérience
alchimique. L’alchimiste indien nous fournit un point de
comparaison : il opère sur les substances minérales pour

voir C. Délia Riviera, Il Mondo Magico de gli Heroi (ristampa, Bari,


1932), PP- 123 sq.
20. Cf. Jung, op. cit., pp. 367 sq. On a remarqué des instructions
semblables chez les alchimistes chinois et hindous; voir plus haut,
pp. 95, ni sq.
ARCANA ARTIS 137
se « purifier » et se « réveiller » lui-même, autrement dit,
pour entrer en possession des puissances divines qui som­
meillaient dans son corps. L’alchimiste occidental, en
s’efforçant de « tuer » les ingrédients, pour les réduire à la
materia prima, provoque, très vraisemblablement, une
sympatheia entre les « situations pathétiques » de la sub­
stance et son être le plus intime. En d’autres termes, il
accède à des expériences initiatiques qui, au fur et à
mesure du progrès de Yopus, lui forgent une autre per­
sonnalité, comparable à celle que l’on obtient après avoir
affronté victorieusement les épreuves d’une initiation. Sa
participation aux phases de Yopus est telle que, par
exemple, la nigredo lui procure des expériences analogues
à celles du néophyte dans les cérémonies d’initiation,
lorsqu’il se sent « englouti » dans le ventre du monstre, ou
« enterré », ou symboliquement « tué » par les Masques
et les Maîtres initiateurs.
Il est impossible de faire tenir en quelques pages une
description approfondie de Yopus alchymicum, sans comp­
ter que les auteurs ne sont pas toujours d’accord sur
l’ordre des opérations. Mais il est intéressant de noter
que la coniunctio et la mort qui s’ensuit est parfois expri­
mée en termes de hieros gamos : les deux principes — le
Soleil et la Lune, le Roi et la Reine — s’unissent dans le
bain mercuriel et ils meurent (c’est la nigredo) ; leur « âme »
les quitte pour revenir plus tard et donner naissance au
filius philosophorum, l’être androgyne (= Rebis) qui
annonce l’imminente obtention de la Pierre Philosophale.
Cet ordre opératoire est suggéré dans le Rosarium Philo­
sophorum par une série de gravures, à l’interprétation
desquelles Jung a consacré le gros de sa Psychologie der
Uebertragung. Il faut souligner l’importance que les
alchimistes accordent aux expériences « terribles » et
« sinistres » de « noirceur », de mort spirituelle, de des­
cente aux Enfers : outre qu’elles sont continuellement
attestées dans les textes, on les déchiffre dans l’art et
l’iconographie d’inspiration alchimique, où ces sortes
d’expériences sont traduites par le symbolisme saturnien,
par la « mélancolie », la contemplation des crânes, etc.21.
La figure de Chronos-Saturne symbolise le Grand Des­
tructeur qu’est le Temps, donc aussi bien la mort

21. Cf. G. F. Hartlaub, Arcana Artis. Spuren alchemistischer


Symbolik in der Kunst des 16 Jahrhunderts (Zeit. f. kunstgeschichte, VI,
1937, PP- 289-324), pp. 316 sq. Voir Note R.
13» FORGERONS ET ALCHIMISTES

(= putrefactio) que la nouvelle naissance. Saturne, sym­


bole du Temps, est souvent représenté avec une balance
dans la main, et l’on connaît l’importance du symbole de
la Balance dans l’hermétisme et l’alchimie (voir pl. 34,
Read, Préludé to Chemistry) : l’illustre Geber (= Jâbîr
ibn Hayyân) est également l’auteur d’un Livre des
Balances22. Ne faut-il pas chercher là, dans cette « maî­
trise de la Balance » (qui les rend omniscients et clair­
voyants), dans cette familiarité avec l’œuvre du Temps
(la putrefactio, la Mort qui détruit omne genus et formam),
dans cette « sagesse » réservée à ceux-là seuls qui ont
anticipé en pleine vie l’expérience de la mort, ne faut-il
pas chercher là l’explication de la fameuse « mélancolie
saturnienne » des mages et des alchimistes 23 ? Quoi qu’il
en soit, il ne faut pas oublier que l’acrostiche construit
par Basile Valentine avec le terme vitriol souligne l’im­
placable nécessité du descensus ad inferos : Visita Interiora
Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem (« Visite
l’intérieur de la Terre, et par la purification tu trouveras
la Pierre secrète »).
La phase qui suit la nigredo, c’est-à-dire l’« œuvre à
blanc », la leukosis, Yalbedo, correspond vraisemblable­
ment, sur le plan spirituel, à une « résurrection » qui se tra­
duit par l’appropriation de certains états de conscience
inaccessibles à la condition profane. (Au niveau opéra­
toire, c’est le phénomène de la « coagulation », consécutif
à la putrefactio initiale.) Les deux phases ultérieures, la
citrinitas et la rubedo, qui couronnent l’œuvre alchimique
et aboutissent à la Pierre Philosophale, développent
encore et fortifient cette nouvelle conscience initia­
tique 24.
Insistons sur le caractère paradoxal du début et de la fin
de Yopus alchymicum. On part de la materia prima pour
arriver à la Pierre Philosophale, mais l’une et l’autre

22. Sur le symbolisme de la Balance chez Jâbîr, voir Henri Corbin,


Le Livre du Glorieux de Jâbîr ibn Hayyân (Eranos-Jahrbuch, 18, 1950),
PP- 75 sq.
23. C’est ce qui semble croire Hatlaub, op. cit., p. 322, en suivant
l’exégèse du symbolisme hermétique de la Melancholia de Durer,
minutieusement étudié par F. Saxî et Panowski.
24. On trouvera un exposé, dans la perspective traditionnelle, de
Yalbedo et de la rubedo dans J. Évola, La Tradizione ermetica, pp. 156
sq. L’interprétation psychologique de Jung, dans Psychologie der
Uebertragung (édition américaine, pp. 271 sq.). Voir aussi Albert-
Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au XVIe siècle,
pp. 331 sq.
ARCANA ARTIS 139
« substance » se refuse à toute identification précise, moins
à cause du laconisme des auteurs qu’en raison de leur
prolixité même. En effet, les synonymes employés pour la
materia prima sont extrêmement nombreux : le Lexicon
alchemiae de Martin Ruland (Frankfurt, 1612) en enre­
gistre plus de cinquante, et ce nombre est loin d’être
exhaustif. Quant à la « nature » précise de la materia prima,
elle échappe à toute définition. Zacharia écrivait qu’on ne
se trompe pas en déclarant spirituelle « notre matière »,
mais qu’on ne ment pas non plus en la déclarant corpo­
relle; si on l’appelle céleste, « c’est son vrai nom », si on
l’appelle terrestre, c’est également exact. Comme le
remarque à juste titre J. Evola, à l’occasion de ce texte, il
ne s’agit pas d’un concept philosophique, mais d’un sym­
bole : on veut dire que l’alchimiste assume la Nature sub
specie interioritatis (op. cit., p. 32). D’où le grand nombre
de synonymes utilisés pour signifier la materia prima.
Certains alchimistes l’identifient avec le mercure ou le
soufre, ou le plomb, d’autres avec l’eau, le sel, le feu, etc.,
d’autres encore avec la terre, le sang, l’Eau de Jouvence,
le Ciel, la mère, la lune, le dragon, ou avec Vénus, le
chaos, et même avec la Pierre Philosophale ou avec
Dieua5.
Cette ubiquité de la materia prima correspond en tous
points avec celle de la Pierre Philosophale. Car, si la
Pierre est au terme d’une fabuleuse opération (« sache
que celle-ci est une très longue voie », longissima via,
nous avertit le Rosarium), elle est en même temps extrê­
mement accessible : en effet, elle se trouve partout.
Ripley (circa 1415-1490) écrit : « Les Philosophes disent
que les oiseaux et les poissons nous apportent la Pierre,
chaque homme la possède, elle se trouve partout, en
vous, en moi, en toute chose, dans le temps et dans l’es­
pace. Elle s’offre elle-même dans une forme méprisable
(vili figura). Et d’elle sourd notre aqua permanens25 26. »
D’après un texte de 1526, publié dans la Gloria Mundi,
la Pierre « est familière à tous les hommes, jeunes et
vieux, se trouve à la campagne, au village, dans la ville,
dans toutes les choses créées par Dieu; et pourtant elle
est méprisée par tous. Riches et pauvres la manient tous
les jours. Elle est jetée dans la rue par les domestiques.
25. Sur l’identification de la prima materia avec Dieu et l’origine
aristotélicienne de ce paradoxe, ci. Jung, Psychologie der Uebertragungy
édition américaine, p. 314, n. 23.
26. Cité par Jung, Psychologie und Alchemie3 p. 442.
140 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Les enfants jouent avec elle27. Et pourtant personne ne


l’apprécie, bien qu’elle soit, après l’âme humaine, la
chose la plus merveilleuse et la plus précieuse sur la Terre,
et qu’elle ait le pouvoir de faire tomber Rois et Princes.
Néanmoins, elle est considérée comme la plus vile et
la plus misérable des choses terrestres... »28. Laissant de
côté le riche symbolisme de cette Pierre dont personne
ne veut alors qu’elle est la pierre angulaire, ajoutons que
l’ubiquité et l’universalité du Lapis Philosophorum sont
un thème fondamental de la littérature alchimique. Un
petit livre paru en 1652 à Londres, The N âmes of the
Philosopher s Stone, en consigne plus de 170 noms, parmi
lesquels le Lait de la Vierge, l’ombre du Soleil, l’Eau
sèche, la Salive de la Lune, etc. Pernety, dans son Dic­
tionnaire mytho-hermétique (Paris, 1787), donne une liste
alphabétique incomplète d’environ 600 noms. Un frag­
ment attribué à Zosime parle déjà de « cette Pierre qui
n’est pas une pierre, chose précieuse qui n’a pas de
valeur, objet d’innombrables formes qui n’a pas de forme,
cet inconnu qui est connu de tous »29. Mais comme l’écrit
Hortulanus, cité par le Rosarium Philosophorum, « seul
celui qui sait comment faire la Pierre Philosophale com­
prend les paroles qui la concernent »30. Et le Rosarium
nous avertit encore que « ces questions doivent être trans­
mises mystiquement (talis materia debet tradi mystice ),
de même que la poésie qui emploie fables et paraboles » 31.
Si l’on en croit certains, il existait même un « serment
de ne pas divulguer le secret dans les livres » 32.
Il s’agit très vraisemblablement d’un « langage secret »,
comme on en rencontre, aussi bien chez les chamans des

27. C’est une allusion évidente au ludus puerorum, symbolisme


important dans l’hermétisme (cf. Hartlaub, Arcana Artis, pp. 296
sq.). Il s’agit sans doute de la spontanéité et de la facilité de 1 ’opus
alchymicum, qui doit s’effectuer « naturellement », à la manière d’un jeu
d’enfant. Le symbolisme alchimique est solidaire de l’image exem­
plaire de l’Enfant présente dans les Évangiles.
28. A. E. Waite, The Hermetic Muséum. Restored and Enlarged
(London, 1893), I> P- 180; Read, Préludé to Chemistry p. 130.
29. Cité par Read, Préludé to Chemistry, p. 129.
30. Cité par Jung, Psychologie der Uebertragung (éd. américaine),
p. 288.
31. Jung, ibid., p. 286, n. 15.
32. Zadith Senior, cité par Jung, op. cit., p. 215, n. 7. Agrippa de
Nettesheim parle aussi du « serment de silence », ibid., p. 215 et note 7.
Le « langage secret » est déjà utilisé dans les recettes techniques méso-
potamiennes du xvme siècle av. J.-C. : cf. R. J. Forbes, Studies in
ancient Technology (Leiden, 1955), I, p. 125. Sur les secrets de métier,
cf. ibid., p. 127.
ARCANA ARTIS 141
sociétés archaïques, que chez les mystiques des religions
historiques ; « langage secret » qui est à la fois l’expression
des expériences autrement intransmissibles par le tru­
chement du langage quotidien, et communication cryp­
tique du sens caché des symboles 33. Il faut également
remarquer que la paradoxale ubiquité et inaccessibilité
de la Pierre Philosophale rappelle jusqu’à un certain point
la dialectique du sacré en général. Les hiérophanies, du
fait même qu’elles manifestent le sacré, changent le
régime ontologique des objets : vils ou insignifiants, une
pierre, un arbre ou une source dès là qu’ils incorporent
le sacré, deviennent inestimables aux yeux de tous ceux
qui participent à cette expérience religieuse. On peut
dans une certaine mesure comparer l’existence de l’al­
chimiste, débouchant, grâce à la Pierre Philosophale, dans
un autre plan d’existence spirituelle, à l’expérience de
Yhomo religiosus qui assiste à la transmutation du Cosmos
par les hiérophanies. Le paradoxe de la hiérophanie
consiste en ce qu’elle manifeste le sacré et incorpore le
transcendant dans un « objet méprisable »; en d’autres
termes, elle effectue une rupture de niveau. Le même
paradoxe perce dans la Pierre Philosophale : elle reste
insaisissable aux yeux des profanes, alors que les enfants
jouent avec elle, que les domestiques la jettent dans la
rue; elle est partout, et pourtant s’avère la chose la plus
difficile à obtenir.
L’expérience alchimique et l’expérience magico-reli­
gieuse partagent donc des éléments communs ou analo­
gues. L’utilisation des termes religieux par les alchimistes
occidentaux n’était pas nécessairement une précau­
tion contre la censure ecclésiastique. L’opus alchymi-
cum avait des analogies profondes avec la vie mystique.
Georg von Welling écrit « que notre intention n’est pas
d’enseigner comment fabriquer de l’or, mais quelque
chose de beaucoup plus élevé : à savoir comment la
Nature peut être vue et reconnue comme dérivant de
Dieu, et Dieu vu dans la Nature »34. Un disciple de Para­
celse, Oswald Croll, affirme que les alchimistes sont « des
hommes saints, qui par la vertu de leur esprit déifié ont
goûté les premiers fruits de la Résurrection dès cette vie

33. Voir nos livres, Le Chamanisme, pp. 99 sq.;Le Yoga, pp. 251 sq.;
394 sq. et notre étude Techniques de Vextase et Langages Secrets. Cf.
aussi René Alleau, Aspects de Valchimie traditionnelle, pp. 91 sq.
34. Préface à VOpus Mago-Cabbalisticum, cité par R. D. G ray ,
Goethe the Alchemist, p. 19.
142 FORGERONS ET ALCHIMISTES

même et ont eu un avant-goût du Royaume Céleste » 3S.


Dans la pensée de beaucoup d’alchimistes, l’obtention de
la Pierre Philosophale équivaut à la connaissance parfaite
de Dieu. C’est du reste pourquoi la Pierre rend possible
l’identification des contraires. D’après Basil Valentine,
« le mal doit devenir le même que le bien ». Starkey décrit
la Pierre comme « la réconciliation des contraires, faire
l’amitié entre les Ennemis » (textes cités par Gray, op.
cit., p. 34). Nous retrouvons ici le très vieux symbolisme
de la coincidentia oppositorum, universellement répandu,
attesté déjà aux stades archaïques de culture, et qui ser­
vait à définir tant bien que mal à la fois la réalité fonda­
mentale, YUrgrund, et l’état paradoxal de la totalité, de
la perfection, et par conséquent la sacralité et Dieu.
Néanmoins, la vertu première de la Pierre est sa capa­
cité de transmuer les métaux en or. Comme le dit Arnold
de Villanova, « il existe dans la Nature une certaine
matière pure qui, découverte et portée à la perfection par
l’Art, convertit en soi-même tous les corps imparfaits
qu’elle touche » (cité par J. Read, op. cit., p. 119). On
retrouve là, bien vivante, l’idée archaïque que la Pierre ou
l’Elixir complète et achève l’œuvre de la Nature. Frate
Simone da Colonia écrivait dans Spéculum minus alchi-
miae : « Cet art nous apprend à faire un remède appelé
Elixir, lequel, versé sur les métaux imparfaits, les perfec­
tionne complètement, et c’est pour cette raison qu’il fut
inventé 36. » Et un codex alchimique étudié par Carbonelli
nous dit que « cette matière, si elle avait été mieux
conduite par la Nature dans les viscères de la Terre, et
n’avait pas été mélangée par accident avec les impuretés,
aurait été le Saint Soleil et la Lune » (op. cit., p. 7). L’idée
que la Pierre précipite le rythme temporel de tous les
organismes, et qu’elle accélère la croissance, se retrouve
dans la Pratique de Lulle : « Au printemps, par sa grande
et merveilleuse chaleur, la Pierre apporte la vie aux
plantes; si tu en dissous la valeur d’un grain dans l’eau
et si, prenant de cette eau ce qu’il faudrait pour emplir
la coque d’une noisette, tu en arroses un cep de vigne,
ton cep portera en mai des raisins mûrs 37. »
35. Oswald CrolLj Philosophy Reformed and Improved (London,
1657), P- 214, cité par Gray, op. cit., p. 21.
36. Manuscrit de la Bibliothèque de l’Université de Bologne, cité
par G. Carbonelli, Sulle fonti storiche délia chimica e delV alchimia in
Italia, p. 7.
37. Fragment reproduit par W. Ganzenmüller, L'Alchimie au
Moyen Age, p. 159.
ARCANA ARTIS 143
Ce sont les alchimistes arabes qui, les premiers, ont
prêté à la Pierre des vertus thérapeutiques, et c’est par
l’intermédiaire de l’alchimie arabe que le concept de
1 ’Elixir Vitae est arrivé en Occident3S. Roger Bacon, sans
employer l’expression de Pierre ou d’Elixir, parle dans
son Opus Majus d’une « médecine qui fait disparaître les
impuretés et toutes les corruptions du plus vil métal, peut
laver les impuretés du corps et empêche si bien la
déchéance de ce corps qu’elle prolonge la vie de plusieurs
siècles ». D’après Arnald de Villanova, « la Pierre Philo­
sophale guérit toutes les maladies [...]. Elle guérit en un
jour une maladie qui durerait un mois, en douze jours
une maladie d’un an, une plus longue en un mois. Elle
rend aux vieillards la jeunesse »38 39. Le concept alchimique
de l’Elixir, parvenu en Occident par les auteurs arabes,
s’est substitué au mythe d’une plante merveilleuse ou
d’une boisson d’immortalité, mythe attesté, dès la plus
haute antiquité, chez tous les peuples indo-européens,
et dont l’archaïsme est hors de doute. L’Elixir n’était
donc une nouveauté en Occident que dans la mesure où
il était identifié à l’œuvre alchimique et à la Pierre Philo­
sophale.
D’ailleurs, comme il était à attendre, l’image de la
Pierre a fini par intégrer toutes les vieilles croyances
magiques : on disait que l’homme porteur de la Pierre
était invulnérable, et le Livre de la Très Sainte Trinité
nous apprend que « la Pierre tenue dans le creux de la
main rend invisible. Si on la coud dans un linge fin, et on
porte ce linge bien serré autour du corps de manière à
bien chauffer la Pierre, on peut s’élever dans les airs
aussi haut qu’on le désire. Pour descendre, il suffit de
desserrer légèrement le linge »40.
On a reconnu les fameuses siddhi des yogins et des
alchimistes indiens : l’invisibilité, la lévitation, le vol
magique (voir plus haut, pp. 107 sq.); le yoga, comme le
chamanisme universel, les range parmi les « pouvoirs

38. Cf. R. P. Multhauf, The Origins of Chemistry, pp. 135 sq. Sur
l’élixir de l’or, dans l’alchimie occidentale, voir J. Ruska, Das Buch
der Alaun and Salze, pp. 64 sq. Le Livre des Alauns et des Sels est un
texte arabe du xne siècle, attribué à Ibn Râzi.
39. Textes cités par Ganzenmüller, op. cit., p. 158.
40. Cité par Ganzenmüller, op. cit., p. 159. Sur ce texte, voir
Denis Duveen, « Le Livre de la Très Sainte Trinité » (Amhix, III, 1948,
pp. 26-32).
144 FORGERONS ET ALCHIMISTES

miraculeux », à côté de la « maîtrise du feu »41. Mais cela


n’implique pas nécessairement une origine orientale des
prouesses des magiciens et alchimistes européens. Les
miracles de type fakirique étaient connus en Europe, où
ils dérivaient très probablement d’une tradition magique
locale 42. Dans ce cas comme dans celui de Y Elixir vitae,
l’alchimie n’a fait que se substituer à de très vieilles
croyances, qui plongent leurs racines dans la préhistoire.

41. Voir notre Yoga, pp. 276 sq., 324 sq., et notre Chamanisme,
PP- 365 sq.
42. Voir Le Chamanisme, p. 380. Cf. Mephistophélès et l’Androgyne
(1962), pp. 200 sq. (sur le « miracle de la corde »).
15. ALCHIMIE, SCIENCES NATURELLES
ET TEMPORALITÉ

Nous ne prétendons pas avoir dit, en si peu de pages,


l’essentiel sur un sujet immense, dont tant d’aspects nous
demeurent scellés. Aussi bien notre propos n’était-il pas
même de résumer l’histoire de la métallurgie et des alchi-
mies asiatique et occidentale. Nous n’avions d’autre des­
sein que de suivre le développement de quelques symboles
et mythologies tributaires de ces techniques archaïques,
grâce auxquelles l’homme assumait une responsabilité
croissante devant la Matière. Si nos analyses et nos inter­
prétations sont fondées, l’alchimie prolonge et consomme
un très vieux rêve de l’homo faber : collaborer au perfec­
tionnement de la Matière, tout en assurant à soi-même sa
propre perfection. Nous avons décrit quelques phases
capitales de cette collaboration : nous n’y reviendrons
pas. Une note commune se dégage de toutes ces tenta­
tives : en assumant la responsabilité de changer la
Nature, l’homme se substitua au Temps : ce qui aurait
demandé des millénaires ou des Eons pour « mûrir » dans
les profondeurs souterraines, le métallurge, et surtout
l’alchimiste, estiment pouvoir l’obtenir en quelques
semaines. Le fourneau se substitue à la matrice tellu­
rique : c’est là que les minerais-embryons achèvent leur
croissance. Le vas mirabile de l’alchimiste, ses fourneaux,
ses rétortes jouent un rôle encore plus ambitieux : ces
appareils sont le siège d’un retour au Chaos primordial,
d’une répétition de la cosmogonie; les substances y
meurent et y ressuscitent pour être finalement transmuées
en or. Nous avons suffisamment dégagé l’aspect spirituel
de l’œuvre alchimique, pour pouvoir la considérer main­
tenant du dehors, comme un effort ordonné à la modifi­
cation de la Matière. Sur ce point, cette œuvre prolon­
geait l’entreprise de Yartifex des âges préhistoriques qui
146 FORGERONS ET ALCHIMISTES

jouait du feu pour changer la Nature, créer des formes


nouvelles, bref collaborer avec le Créateur, parfaire sa
Création. La figure mythique du Forgeron-Héros Civili­
sateur africain n’a pas encore perdu la signification reli­
gieuse du travail métallurgique : le Forgeron céleste, nous
l’avons vu, complète la création, organise le monde, fonde
la culture et guide les humains vers la connaissance des
mystères.
C’est surtout par le feu que l’on « change la Nature »,
et il est significatif que la maîtrise du feu s’affirme aussi
bien dans les progrès culturels tributaires de la métallur­
gie, que dans des techniques psycho-physiologiques qui
fondent les plus anciennes magies et mystiques chama­
niques connues. Dès ce stade archaïque de culture, le feu
est utilisé comme l’agent de « transmutation » : l’incom­
bustibilité des chamans proclame qu’ils ont dépassé la
condition humaine, qu’ils participent à la condition des
« esprits » (d’où la mise en scène rituelle des firetricks :
elle confirme et valide périodiquement les prestiges des
chamans). Agent de transmutation, le feu l’est également
dans certaines initiations dont il subsiste des traces même
dans les mythes et les légendes grecs. Qui sait si le rite
d’incinération ne traduisait pas lui-même l’espoir d’une
transmutation par le feu? Dans tous ces contextes magico-
religieux, la « maîtrise du feu » indique d’autre part l’in­
térêt pour ce que nous dénommerons d’un à peu près
« spiritualité » : le chaman et, plus tard, le yogin ou le
mystique, sont les spécialistes de l’âme, de l’esprit, de la
vie intérieure. Un symbolisme extrêmement complexe
associe les terrifiantes théophanies ignées aux plus suaves
flammes de l’amour mystique et aux épiphanies lumi­
neuses, mais aussi aux innombrables « combustions » et
« passions » de l’âme. A des niveaux multiples, le feu, la
flamme, la lumière éblouissante, la chaleur intérieure,
expriment toujours des expériences spirituelles, l’incor­
poration du sacré, la proximité du Dieu.
« Maîtres du feu », les fondeurs et les forgerons l’ont
été autant que les alchimistes — et tous, en aidant l’œuvie
de la Nature, précipitaient le rythme temporel et, en fin
de compte, se substituaient au Temps. Les alchimistes
n’avaient sans doute pas tous conscience que leur œuvre
remplaçait l’œuvre du Temps. Mais il importe peu :
l’essentiel est que leur œuvre, la transmutation, ait com­
porté, sous une forme ou sous une autre, l’abolition du
Temps. Comme le dit un personnage de Ben Jonson, « le
ALCHIMIE, SCIENCES NATURELLES ET TEMPORALITÉ 147

plomb et les autres métaux seraient de l’or s’ils avaient eu


le temps de le devenir ». Et un autre alchimiste d’ajouter :
« Et c’est là ce que réalise notre Art. » (Voir p. 43.)
Mais convaincus de travailler avec le concours de Dieu,
les alchimistes considéraient leur œuvre comme un
perfectionnement de la Nature toléré, sinon encouragé,
par Dieu. Si éloignés qu’ils fussent des anciens métallur­
gistes et forgerons, ils prolongeaient néanmoins leur atti­
tude à l’égard de la Nature : pour le mineur archaïque
comme pour l’alchimiste occidental, la Nature est une
hiérophanie : elle n’est pas seulement « vivante », elle
est aussi divine, elle a, tout au moins, une dimension
divine. C’est, d’ailleurs, grâce à cette sacralité de la Nature
— révélée dans l’aspect « subtil » des substances — que
l’alchimiste estimait pouvoir obtenir la Pierre Philoso­
phale, agent de transmutation, aussi bien que son Élixir
d’immortalité. Nous ne reviendrons pas sur la structure
initiatique de Yopus alchymicum. Qu’il suffise de rappeler
que l’affranchissement de la Nature de la loi du Temps
allait de pair avec la délivrance de l’adepte.
L’alchimiste occidental achève la dernière étape du
très ancien programme, amorcé par Yhomo faber, du
jour où il entreprit de transformer une Nature qu’il
considérait, dans des perspectives diverses, comme sacrée
ou susceptible d’être hiérophanisée. Le concept de la
transmutation alchimique est le couronnement fabuleux
de la foi à la possibilité de changer la Nature par le travail
humain (travail qui comportait toujours, ne l’oublions
pas, une signification liturgique).

**

Les principes de l’alchimie traditionnelle, à savoir la


croissance des minerais, la transmutation des métaux,
l’Élixir et l’obligation du secret, ne furent pas contestés
à l’époque de la Renaissance et de la Réforme. Même au
xvme siècle les savants ne mettaient pas en question
la croissance des minerais. Ils se demandaient pourtant
si l’alchimie pouvait aider la Nature dans ce processus et,
surtout, si « ceux qui prétendaient l’avoir fait déjà
étaient des gens honnêtes, des sots ou des Imposteurs \ »
Herman Boerhaave (1664-1739), considéré comme le

1. Betty J. Teeter Dobbs, The Foundations of Newton1 s Alchemy


(1975)3 P- 44-
148 FORGERONS ET ALCHIMISTES

plus grand chimiste « rationaliste » de son temps, fameux


pour ses expériences strictement empiriques, croyaii
encore en la transmutation des métaux. Et nous allons
voir l’importance de l’alchimie dans la révolution scien­
tifique accomplie par Newton.
Cependant, l’horizon de l’alchimie médiévale fut
modifié sous l’impact du néoplatonisme et de l’her­
métisme, les deux gnoses philosophiques devenues
hautement influentes depuis leur redécouverte par Mar-
silio Ficino et Pico délia Mirandola. La certitude que
l’alchimie est capable de seconder l’œuvre de la Nature
reçut une signification christologique. Les alchimistes
affirmaient maintenant que, tout comme le Christ avait
racheté l’humanité par sa mort et sa résurrection,
Yopus alchymicum pouvait assurer la rédemption de la
Nature. Un célèbre hermétiste du xvie siècle, Heinrich
Khunrath, identifiait la Pierre Philosophale avec Jésus-
Christ, le « Fils du Macrocosme »; il pensait en outre que
la découverte de la Pierre dévoilerait la vraie nature du
macrocosme, de même que le Christ avait accordé la
plénitude spirituelle à l’homme, c’est-à-dire au micro­
cosme 2. La conviction que Yopus alchymicum peut sau­
ver à la fois l’homme et la Nature prolongeait la nostalgie
d’une renovatio radicale, nostalgie qui hantait le chris­
tianisme occidental depuis Gioacchino da Fiore.
John Dee (né en 1527), le fameux alchimiste, mathé­
maticien et encyclopédiste, qui avait assuré l’empereur
Rudolphe 11 qu’il possédait le secret de la transmutation,
estimait qu’une réforme spirituelle d’envergure mondiale
pouvait être effectuée grâce aux forces déclenchées par les
« opérations occultes », en premier lieu par les opérations
alchimiques3. De même, l’alchimiste anglais Elias
Ashmole voyait dans l’alchimie, l’astrologie et la magia
naturalis le « Rédempteur » de toutes les sciences. En
effet, pour les partisans de Paracelse et de Van Helmont,
la Nature pouvait être comprise seulement par l’étude
de la « philosophie chimique » (c’est-à-dire, de la nou­
velle alchimie) ou de la « vraie Médecine »4. C’était la
2. Cf. ibid.y p. 54.
3. Cf. Peter French, John Dee : The World of an Elizabethan
Magus (London, 1972); R. J. W. Evans, Rudolf II and his world : A
Study of Intellectual History (1975), pp. 218-218. Sur l’influence de
John Dee sur Khunrath, voir Frances Yates, The Rosicrucian Enlight-
ment (London, 1972), pp. 37-38.
4. A. C. Debus, « Alchemy and the Historian of Science » (.History
of Science, 6, 1967, pp. 128-138), p. 134.
ALCHIMIE, SCIENCES NATURELLES ET TEMPORALITÉ I49

chimie et non l’astronomie qui constituait la clé capable


de décrypter les secrets du Ciel et de la Terre. Puisque
la création était expliquée comme un processus chimique,
les phénomènes célestes et terrestres pouvaient être
interprétés en termes chimiques. En tenant compte des
rapports macrocosme-microcosme, le « philosophe-
chimiste » pouvait appréhender les secrets de la Terre
aussi bien que ceux des corps célestes. Ainsi Robert
Fludd présenta une description chimique de la circula­
tion du sang calquée sur le mouvement circulaire du
soleil5.
Comme nombre de leurs contemporains, les hermétistes
et les « philosophes-chimistes » attendaient — et certains
d’entre eux la préparaient fiévreusement — une réforme
générale et radicale de toutes les institutions religieuses,
sociales et culturelles. La première, l’indispensable,
étape de cette renovatio universelle était la réforme du
savoir. Un petit livre anonyme, Fama Fraternitatis,
publié en 1614, exigeait un nouveau modèle d’éducation.
L’auteur révélait l’existence d’une société secrète, celle
des Rose-Croix. Son fondateur, le fabuleux Christian
Rosenkreutz, avait maîtrisé les « vrais secrets de la méde­
cine » et, partant, de toutes les autres sciences. Il avait
écrit par la suite un certain nombre de livres, mais ces
ouvrages étaient accessibles exclusivement aux membres
de l’ordre rosicrucien 6. L’auteur de la Fama Fraternitatis
s’adressait à tous les savants de l’Europe en leur deman­
dant de joindre la fraternité, afin d’accomplir la réforme
du savoir; en d’autres termes, pour accélérer la renovatio
du monde occidental. Cet appel eut un retentissement
sans égal. En moins de dix ans, le programme proposé
par la mystérieuse société des Rose-Croix fut débattu
dans plusieurs centaines de livres et brochures.
Johann Valentin Andreae, considéré par certains
historiens comme l’auteur de la Fama Fraternitatis,
publia en 1619 Christianopolis ; l’ouvrage influença
probablement la New Atlantis de Bacon7. Andreae

5. A. C. Debus, The Chemical Dream of Renaissance (Cambridge,


1968), pp. 7, 14-15.
6. Voir inter alia, Debus, The Chemical Dream of Renaissance, pp.
17-18. Sur la Fama et la littérature rosicrucienne, cf. Note R. Remar­
quons au passage que, au début du XVIIe siècle, on retrouve le vieux
scénario cher aux textes chinois, tantriques et hellénistiques : une
révélation primordiale, redécouverte récemment mais réservée uni­
quement aux initiés.
7. Cf. Christianopolis, an Idéal State of the Seventeenth Century,
I5° FORGERONS ET ALCHIMISTES

suggéra la constitution d’une communauté de savants,


afin d’élaborer une nouvelle méthode d’éducation basée
sur la « philosophie chimique ». Dans l’utopique Chris-
tianopolis, le centre d’études était le laboratoire : là
« sont mariés le Ciel et la Terre » et « sont découverts les
mystères divins empreints sur la surface du pays 8 ».
Parmi les nombreux admirateurs de la réforme du savoir
exigée par la Fama Fratemitatis se rangeait Robert Fludd,
membre du Royal College of Physicians; il était également
un fervent adepte de l’alchimie mystique. Fludd soute­
nait qu’il est impossible de maîtriser la philosophie
naturelle sans une étude approfondie des sciences
occultes. Pour Fludd, la « vraie médecine » était le fonde­
ment même de la philosophie naturelle. La connaissance
du microcosme, — c’est-à-dire du corps humain —
nous révèle la structure de l’Univers et finit par nous
conduire auprès du Créateur. En outre, mieux on connaît
l’Univers, plus on avance dans la connaissance de soi-
même 9.
Jusqu’à il y a quelques années, on ne soupçonnait pas
le rôle de Newton dans ce mouvement général visant la
renovatio de la religion et de la culture européennes, au
moyen d’une synthèse audacieuse des traditions occultes
et des sciences naturelles. Il est vrai que Newton ne
publia jamais les résultats de ses expériences alchimiques,
bien qu’il déclarât que certaines furent couronnées de
succès. Ses innombrables manuscrits alchimiques, igno­
rés jusqu’en 1940, viennent d’être minutieusement ana­
lysés par le professeur Betty Teeter Dobbs, dans son
livre The Foundations of Newton Alchemy (1975). Le
Pr. Dobbs affirme que Newton expérimenta dans son
laboratoire les opérations décrites par l’immense litté­
rature alchimique, « dans une mesure qui ne fut jamais
atteinte ni avant, ni après lui » (op. rit. p. 88). A l’aide de
l’alchimie, Newton espérait découvrir la structure du
micro-univers, afin de l’homologuer à son système cos­
mologique. La découverte de la gravité, la force qui rete-

translatée! by Félix Emil Held (New York et Londres, 1916). Voir


aussi F. Yates, The Rosicrucian Enlightment, pp. 145-146; Debus, The
Chemical Dream, pp. 19-20; et la Note R.
8. Christianopolis (traduit par Helm), pp. 196-197.
9. Robert Fludd, Apologia Compendiaris Fraternitatem de Rosea
Cruce Suspicionis et Infamiae Maculis Aspersam, Veritatis quasi
Fluctibus abluens et abstergens (Leiden, 1616), pp. 88-93, 100-103, cité
par Debus, The Chemical Dream, pp. 22-23.
ALCHIMIE, SCIENCES NATURELLES ET TEMPORALITÉ I5I

nait les planètes dans leurs orbites, ne le satisfaisait pas


complètement. Mais, bien qu’il poursuivît infatigable­
ment les expériences de 1669 à 1696, il ne réussit pas
à identifier les forces qui gouvernaient les corpuscules.
Néanmoins, lorsque, en 1679-1680, il commença à étudier
la dynamique de la motion orbitale, il appliqua à l’Uni­
vers ses conceptions « chimiques » de l’attraction10 11.
Comme l’ont montré McGuire et Rattansi, Newton
était convaincu que, au commencement, « Dieu communi­
qua à quelques privilégiés les secrets de la philosophie
naturelle et de la religion. Cette connaissance fut par la
suite perdue; elle fut pourtant récupérée plus tard, et
fut alors incorporée dans des fables et formulations
mythiques, où elle resta cachée aux non-initiés. Mais,
de nos jours, cette connaissance peut être recouvrée par
l’expérience, et d’une manière encore plus rigoureuse 11 ».
Pour cette raison, Newton examina surtout les sections
les plus ésotériques de la littérature alchimique, espérant
qu’elles renferment les vrais secrets. Il est significatif
que le fondateur de la mécanique moderne n’a pas rejeté
la tradition d’une révélation primordiale et secrète, de
même qu’il ne rejeta pas le principe de la transmutation.
« Le changement des Corps en Lumière et de la Lumière
en Corps, est tout à fait conforme aux Lois de la Nature,
car la Nature semble ravie par la Transmutation12. »
Selon Dobbs, « la pensée alchimique de Newton était
si fortement fondée qu’il ne nia jamais sa validité générale.
Dans un certain sens, l’entière carrière de Newton après
1675 peut être interprétée comme un long effort d’inté­
grer l’alchimie et la philosophie mécanique » (op. cit.
P- 230)- ... ,
Après la publication de Pnncipia, les adversaires
avaient déclaré que les « forces » de Newton étaient en
réalité des « qualités occultes ». Le Pr. Dobbs reconnaît
que, dans un certain sens, les critiques avaient raison :
« les forces de Newton ressemblaient beaucoup aux

10. Richard S. Westfall, « Newton and the Hermetic Tradition »,


in : Science, Medecine and Society in the Renaissance. Essays to honor
Walter Pagel, edited by Allen G. Debus (New York, 1972), vol. II,
pp. 183-198, spéc. pp. 193-194; cf. Dobbs, op. cit., p. 211.
11. Dobbs, p. 90, citant l’article d’E. Mc Guire et P. M. Rattansi,
« Newton and the ‘Pipes of Pan ’ », Notes and Records of the Royal
Society of London, 21 (1966), pp. 108-143.
12. « Nature... seems delighted with Transmutation » : Opticks
(London, 1704, New York, 1952, réédition de la 4e édition, 1730),
p. 374; cité par Dobbs, p. 231.
15 2 FORGERONS ET ALCHIMISTES

sympathies et antipathies cachées, dont parlait la littérature


occultiste de la Renaissance. Cependant, Newton avait
donné aux forces un régime ontologique équivalent à
celui de la matière et de la motion. Grâce à cette équiva­
lence, renforcée par la quantification des forces, il a
permis aux philosophes mécaniques de s’élever au-dessus
du niveau de l’imaginaire « impact mechanism » (p. 211).
En analysant la conception newtonienne de force, Richard
Westfall arrive à la conclusion que la science moderne
est le résultat du mariage de la tradition hermétique et de
la philosophie mécanique13.
Dans son essor spectaculaire, la « science moderne »
a ignoré, ou rejeté, l’héritage de l’hermétisme. Autrement
dit, le triomphe de la mécanique de Newton a fini par
anéantir son propre idéal scientifique. En effet, Newton
et ses contemporains attendaient un tout autre type de
révolution scientifique. En prolongeant et en développant
les espoirs et les objectifs du néo-alchimiste de la Renais­
sance, en premier lieu la rédemption de la Nature,
des esprits aussi différents que Paracelse, John Dee,
Comenius, J. V. Andréas, Fludd ou Newton voyaient dans
l’alchimie le modèle d’une entreprise non moins ambi­
tieuse, notamment la perfection de l’homme par une
nouvelle méthode du savoir. Dans leur perspective, une
telle méthode devait intégrer dans un christianisme non
confessionnel la tradition hermétique et les sciences
naturelles, c’est-à-dire la médecine, l’astronomie et la
mécanique. Cette synthèse constituait en fait une nou­
velle création chrétienne, comparable aux résultats
éclatants obtenus par les intégrations antérieures du
platonisme, de l’aristotémisme et du néo-platonisme.
Ce type de « savoir » rêvé, et partiellement élaboré
au xvme siècle, représente la dernière entreprise « totale »
tentée dans l’Europe chrétienne. Pareils systèmes du
« savoir total » ont été proposés en Grèce par Pythagore
et Platon; ils caractérisent cependant la culture chinoise
traditionnelle, où aucun art, science ou technique
n’était intelligible sans leur présuppositions et implica­
tions cosmologiques, éthiques et « existentielles14. »

13. Richard S. Westfall, Force in Newton's Physics. The Science of


Dynamics in the Seventeenth Century (London et New York, 1971),
PP- 377-391; Dobbs, p. 211.
14. Nous reviendrons sur ces problèmes dans le 3 e tome de Y His­
toire des croyances et des idées religieuses.
ALCHIMIE, SCIENCES NATURELLES ET TEMPORALITÉ I53


**
Ce n’est pas au moment où l’alchimie disparaît
de l’actualité historique et que la somme de son savoir
empirique, chimiquement valable, se trouve déjà inté­
grée dans la chimie, ce n’est pas à ce moment-là, ni dans
cette jeune science, qu’il faut traquer la survivance de
l’idéologie des alchimistes. La nouvelle science chimique
n’utilise que leurs découvertes empiriques, qui ne repré­
sentent pas, si nombreuses et importantes qu’on les
suppose, le véritable esprit de l’alchimie. Il ne faudrait
pas croire que le triomphe de la science expérimentale
a réduit à néant les rêves et l’idéal des alchimistes.
Au contraire, l’idéologie de la nouvelle époque, cristalli­
sée autour du mythe du progrès infini, accrédité par les
sciences expérimentales et par l’industrialisation, cette
idéologie qui domine et inspire tout le XIXe siècle,
reprend et assume, en dépit de sa radicale sécularisation,
le rêve millénaire de l’alchimiste. C’est dans le dogme
spécifique du XIXe siècle — que la vraie mission de
l’homme est de changer et de transformer la Nature,
qu’il peut faire mieux et plus vite que la Nature, qu’il
est appelé à devenir le maître de la Nature — c’est dans ce
dogme qu’il faut chercher la suite authentique du rêve
des alchimistes. Le mythe sotériologique du perfection­
nement et, en définitive, de la rédemption de la Nature,
survit, camouflé, dans le programme pathétique des
sociétés industrielles, qui visent à la « transmutation »
totale de la Nature, à sa transformation en « énergie ».
C’est dans ce XIXe siècle dominé par les sciences physico­
chimiques et par l’essor industriel, que l’homme par­
vient à se substituer au Temps dans ses rapports avec la
Nature. C’est alors que se réalise, dans des proportions ini­
maginables jusque-là, son désir de précipiter les rythmes
temporels par une exploitation de plus en plus rapide
et efficace des mines, des houillères, des gisements pétro­
lifères; c’est alors surtout que la chimie organique, tout
entière mobilisée pour forcer le secret des bases minérales
de la Vie, ouvre la voie aux innombrables produits
« synthétiques »; et on ne peut s’empêcher de remarquer
que les produits synthétiques démontrent, pour la pre­
mière fois, la possibilité d’abolir le Temps, de préparer
dans le laboratoire et l’usine des substances dans des
quantités telles qu’il aurait fallu à la Nature des millé-
154 FORGERONS ET ALCHIMISTES

naires pour les obtenir. Et l’on sait à quel point la « pré­


paration synthétique de la vie », même sous l’humble
forme de quelques cellules de protoplasme, fut le rêve
suprême de la science durant toute la deuxième moitié
du xixe siècle et le début du xxe siècle : c’était encore
un rêve alchimique, celui de l’homunculus.
En se plaçant sur le plan de l’histoire culturelle, on
peut donc dire que les alchimistes, dans leur désir de
se substituer au Temps, ont anticipé l’essentiel de l’idéo­
logie du monde moderne. La chimie n’a recueilli que des
fragments insignifiants de l’héritage alchimique. La
masse de cet héritage se trouve ailleurs, dans les idéolo­
gies littéraires de Balzac, de Victor Hugo, des naturalistes,
dans les systèmes de l’Économie Politique capitaliste,
libérale et marxiste, dans les théologies sécuralisées
du matérialisme, du positivisme, du progrès infini,
partout enfin où éclate la foi dans les possibilités illimi­
tées de Yhomo faber, partout où perce la signification
eschatologique du travail, de la technique, de l’exploita­
tion scientifique de la nature. Et, à mieux y réfléchir,
on découvre que cet enthousiasme frénétique se nourrit
surtout d’une certitude : en maîtrisant la Nature par les
sciences physico-chimiques, l’homme se sent capable de
rivaliser avec la Nature, mais sans plus perdre du Temps.
Ce sont la science et le travail qui feront dorénavant
l’œuvre du Temps. Avec ce qu’il se reconnaît de plus
essentiel, son intelligence appliquée et sa capacité de
travail, l’homme moderne assume la fonction de la durée
temporelle, en d’autre termes il se substitue au temps.
Nous n’avons pas à développer ni prolonger les quelques
observations relatives à l’idéologie et à la situation de
Yhomo faber des XIXe et xx* siècles. Nous voulions sim­
plement montrer que c’est dans sa foi dans la science
expérimentale et dans ses grandioses projets industriels
qu’il convient de chercher les rêves des alchimistes.
L’alchimie a légué beaucoup plus au monde moderne
qu’une chimie rudimentaire : elle lui a transmis sa foi
dans la transmutation de la Nature et son ambition de
maîtriser le Temps. Certes, cet héritage a été compris et
réalisé par l’homme moderne sur un tout autre plan que
celui de l’alchimiste. L’alchimiste prolongeait encore
le comportement de l’homme archaïque, pour lequel la
Nature était une source de hiérophanies et le travail
un rituel. Mais la science moderne n’a pu se constituer
qu’en désacralisant la Nature; les phénomènes scienti­
ALCHIMIE, SCIENCES NATURELLES ET TEMPORALITÉ I55

fiques valables ne se révèlent qu’au prix de la disparition


des hiérophanies. Les sociétés industrielles n’avaient que
faire avec un travail liturgique, solidaire des rites des
métiers. Cette sorte de travail était inutilisable dans une
usine, ne fût-ce que faute d’une initiation possible,
faute d’une « tradition » industrielle.
Un autre fait vaut d’être rappelé : tout en se substituant
au Temps, l’alchimiste se gardait bien de l’assumer; il
rêvait de précipiter les rythmes temporels, de faire de
l’or plus vite que la Nature, mais, en bon « philosophe »
ou mystique qu’il était, l’alchimiste avait peur du Temps,
il ne s’avouait pas un être essentiellement temporel,
il soupirait après les béatitudes du Paradis et rêvait à
l’éternité, il poursuivait l’immortalité, YElixir Vitae. A
cet égard encore, l’alchimiste se comportait comme
toute l’humanité pré-moderne, qui, par toutes sortes de
moyens, escamotait la conscience de l’irréversibilité
du Temps, soit en le « régénérant » périodiquement par
la répétition de la cosmogonie, soit en le sanctifiant par
la liturgie, soit en l’« oubliant », c’est-à-dire en refusant de
prendre en considération les intervalles profanes entre
deux actions significatives (et par conséquent, sacrées).
Il faut surtout se rappeler que l’alchimiste « maîtrisait
le Temps » lorsqu’il réitérait symboliquement, dans ses
appareils, le chaos primordial et la cosmogonie (voir
p. 133), lorsque, en outre, il subissait la « mort et la résur­
rection » initiatiques. Toute initiation était une victoire
sur la mort, entendez sur la temporalité : l’initié se
proclamait « immortel », il s’était forgé une existence post-
mortem qu’il prétendait indestructible.
Mais du jour où le rêve individuel de l’alchimiste
eut été réalisé par toute une société, et sur le seul plan
où il était collectivement réalisable : celui des sciences
physico-chimiques et de l’industrie, la défense contre le
temps cessa d’être possible. La tragique grandeur de
l’homme moderne est liée au fait que, le premier, il
a eu l’audace d’assumer, à l’égard de la Nature, l’œuvre
du Temps. On a vu combien ses conquêtes spectaculaires
réalisent, sur un tout autre plan, les nostalgies des alchi­
mistes. Mais il y a plus encore : l’homme des sociétés
modernes a fini par assumer le Temps non seulement
dans ses rapports avec la Nature, mais aussi à l’égard de
lui-même. Sur le plan philosophique, il s’est reconnu
essentiellement, et parfois même uniquement, un être
temporel, constitué par la temporalité, voué à l’his­
156 FORGERONS ET ALCHIMISTES

toricité. Et le monde moderne dans sa totalité, dans la


mesure où il revendique sa propre grandeur et assume son
drame, se sent identifié au Temps, tel que l’y ont convié,
au XIXe siècle, les sciences et les industries, en proclamant
que l’homme peut faire mieux et plus vite que la Nature
à condition de pénétrer, par l’intelligence, les secrets
de la Nature et de suppléer, par son travail, le Temps,
les multiples durées temporelles (les tempos géologique,
botanique, animal) exigés par la Nature pour mener à
termes ses œuvres. La tentation était trop grande pour
qu’on y pût résister : pendant d’innombrables millé­
naires, les hommes ont rêvé de faire plus vite que la
Nature. Comment imaginer une hésitation de l’homme
devant les perspectives fabuleuses qui lui ouvraient ses
propres découvertes. Mais il ne faut pas se dissimuler
la rançon inéluctable : on ne pouvait se substituer au
Temps sans se condamner implicitement à s’identifier
avec lui, à faire son œuvre alors même qu’on n’aurait
plus envie de le faire.
L’œuvre du Temps ne pouvait être remplacée que par
le travail intellectuel et manuel, surtout, et combien
plus ! le travail manuel. Sans doute, de tout temps l’homme
a été condamné au travail. Mais il y a une différence,
et elle est fondamentale : pour fournir l’énergie nécessaire
aux rêves et aux ambitions du XIXe siècle, le travail a dû
être sécularisé. Pour la première fois dans son histoire,
l’homme a assumé ce très dur travail « pour faire mieux
et plus vite que la Nature », sans plus disposer de la dimen­
sion liturgique qui, dans d’autres sociétés, rendait le
travail supportable. Et c’est dans le travail définitivement
sécularisé, dans le travail à l’état pur, dénombré en
heures et en unités d’énergie dépensées, c’est dans un
tel travail que l’homme éprouve et sent le plus impla­
cablement la durée temporelle, sa lenteur et son poids.
En somme, on peut dire que l’homme des sociétés
modernes a pris, au sens littéral du terme, le rôle de
Temps, qu’il s’épuise à travailler à la place du Temps,
qu’il est devenu un être uniquement temporel. Et
puisque l’irréversibilité et la vacuité du Temps est deve­
nue un dogme pour tout le monde moderne (précisons :
pour tous ceux qui ne se reconnaissent plus solidaires
de l’idéologie judéo-chrétienne), la temporalité assumée
et expérimentée par l’homme se traduit, sur le plan phi­
losophique, pas la conscience tragique de la vanité de
toute existence humaine. Heureusement, les passions,
ALCHIMIE, SCIENCES NATURELLES ET TEMPORALITÉ I57

les images, les mythes, les jeux, les distractions, les


rêves — pour ne pas parler de la religion, qui n’appartient
pas à l’horizon spirituel propre de l’homme moderne —
sont là, pour retenir cette conscience tragique de s’impo­
ser aussi sur d’autres plans que celui de la philosophie.
Ces considérations ne poursuivent pas plus une cri­
tique du monde moderne qu’un éloge des autres sociétés,
archaïques ou exotiques. On peut critiquer maint aspect
de la société moderne, comme on peut critiquer tel ou
tel aspect des autres sociétés — mais cela n’a rien à faire
avec notre propos. Nous avons seulement voulu montrer
en quel sens les idées maîtresses de l’alchimie, enracinées
dans la protohistoire, se sont prolongées dans l’idéologie
du XIXe siècle et avec quelles conséquences. Quant aux
crises du monde moderne, il faut tenir compte que ce
monde inaugure un type tout à fait nouveau de civilisa­
tion. Il est impossible de prévoir ses développements
futurs. Mais il est utile de se rappeler que la seule
révolution à pouvoir lui être comparée dans le passé de
l’humanité, la découverte de l’agriculture, a provoqué
des bouleversements et des syncopes spirituelles dont nous
pouvons difficilement nous imaginer la gravité. Un monde
vénérable, celui des chasseurs nomades, s’écoulait avec
ses religions, ses mythologies, ses conceptions morales.
Il fallut des millénaires pour éteindre définitivement les
lamentations des représentants du « vieux monde »,
condamné à mort par l’agriculture. On doit également
supposer que la profonde crise spirituelle provoquée
par la décision de l’homme de s’arrêter et se lier à la
glèbe, a mis des siècles pour être complètement intégrée.
Il est impossible de nous représenter le « renversement
de toutes les valeurs » occasionné par le passage du noma­
disme à l’existence sédentaire; de nous imaginer surtout
ses répercussions psychologiques et spirituelles.
Or, les découvertes techniques du monde moderne,
sa maîtrise du Temps et de l’Espace, représentent une
révolution des proportions analogues et dont nous sommes
loin d’avoir intégré les conséquences. La désacralisation
du travail surtout, constitue une plaie vivante dans le
corps des sociétés modernes. Rien ne nous dit pourtant
qu’une resacralisation ne se produira pas dans l’avenir.
Quant à la temporalité de la condition humaine, elle
représente une découverte encore plus grave. Mais une
réconciliation avec la temporalité reste possible, sous
condition d’une conception plus correcte du Temps.
158 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Mais ce n’est pas le moment d’aborder ces problèmes.


Notre but était seulement de montrer que la crise spiri­
tuelle du monde moderne compte aussi parmi ses pré­
misses lointaines les rêves démiurgiques des métallur­
gistes, des forgerons et des alchimistes. Il est bon que
la conscience historiographique de l’homme occidental
se découvre solidaire des actes et des idéaux de très
lointains ancêtres — même si l’homme moderne, l’héritier
de tous ces mythes et de tous ces rêves qu’il est, n’est
parvenu à les réaliser qu’en se désolidarisant de leurs
significations originelles.
NOTE A
MÉTÉORITES, PIERRES DE FOUDRE,
DÉBUTS DE LA MÉTALLURGIE

Sur le mythe de la voûte céleste en pierre, cf. Uno Holm-


berg, « Der Baum des Lebens » (Annales Academiae
Scientiarum Fennicae, Série B., vol. XVI, Helsinki, 1922-
1923)3 P- 40; H. Reichelt, « Der Steinerne Himmel »
(Indogermanische Forschungen, 32, 1913, pp. 23-57), croyait
pouvoir affirmer que la conception des cieux lithiques
et métalliques était commune aux Indo-Européens.
R. Eisler, « Zur Terminologie und Geschichte der jüdi-
schen Alchemie » (Monatschrift für Geschichte und Wissen-
schaft des Judentums, 1926, N. F., vol. 26, pp. 194-201),
soutenait que les météorites avaient occasionné la repré­
sentation des cieux constitués de métaux différents (fer,
cuivre, or, argent, etc.). Sur les relations entre cieux,
métaux, couleurs, cf. Holmberg, op. cit., p. 49 : A. Jere-
MIAS, Handbuch der altorientalischen Geisteskultur (2 e édi­
tion, Berlin, 1929), pp. 180 sq. Mais R. J. Forbes, Metal-
lurgy in Anquity (Leiden, 1950), p. 357, observe que les
allusions précises à l’association entre métaux, couleurs
et planètes, sont plus rares qu’on ne le croit généralement,
même à l’époque babylonienne.
Sur les « pierres de foudre », voir Richard Andree,
Etnographische Parallelen, Neue Folge (Leipzig, 1889),
pp. 30-41 (Der Donnerkeil); P. Sébillot, Le Folklore
de France , vol. I (Paris, 1904), pp. 104-105; W. W. Skeat,
« Snakestones » (Folk-Lore, 23, 1912, pp. 45-80); P. Sain-
tyves, Corpus de Folklore préhistorique en France et dans
les colonies françaises, vol. II (Paris, 1934) • Ce Folklore
des outils de l’âge de la pierre, pp. 107-202; Georg Holt-
ker " Der Donnerkeilglaube vom steinzeitiichen Neugui-
nea ausgeschen ” (Acta Tropica, I (1944), 30-51; avec
une riche bibliographie, pp. 40-50).
Sur les météorites, voir aussi G. F. Kunz, The Magic
FORGERONS ET ALCHIMISTES 6
i6o FORGERONS ET ALCHIMISTES

of Jewels and Charms (Philadelphia-London, 1915), pp. 94-


II7-
Sur le rôle des métaux dans la vie et la religion des
primitifs, on peut toujours consulter le riche volume
de Richard Andree, Die Metalle bei den Naturvôlkern mit
Berücksichtigungpràhistorischer Verhàltnisse (Leipzig, 1884).
Sur le folklore du plomb, cf. Léopold schmidt, « Das
Blei in seiner volkstümlichen Geltung » (Mitt. d. Chemis-
chen Forschungsinstitutes der Industrie Oesterreiches, II,
4 -5 j 1948, pp. 98 sq.). Sur l’histoire de la métallurgie et
ses aspects culturels, voir T. A. Rickard, Man and Metals.
A History of Mining in relation to the development of
civilization (New York, 1932, 2 vol.; il existe également
une traduction française), J. R. Partington, Origins
and Development of applied Chemistry (London, 1935) et,
surtout, Leslie Aitchison, A History of Metals, 2 vol.
(London, i960). L’état des questions concernant la métal­
lurgie dans l’antiquité est consciencieusement établi par
R. J. Forbes, Metallurgy in Anquity. A notebook for
archaeologists and technologists (Leiden, 1950), avec des
riches bibliographies. Cf. aussi par le même auteur :
Bibltographia Antiqua, Philosophia Naturalis (rre partie
Mines; Leiden, 1940; 2e partie, Métallurgie; Leiden,
1942). Voir maintenant Charles Singer, E. J. Holmyard et
A. R. Hall, A History of Technology, vol. I (Oxford, 1955).
Sur AN. BAR : Hommel, Grundriss der Géographie
und Geschichte Vorderasiens (Berlin, 1908-1922), p. 13;
G. G. Boson, Les métaux et les pierres dans les inscriptions
assyro-babyloniennes (Inaugural-Dissertation, München,
1914), pp. n-12; Axel W. Persson, « Eisen und Eisen-
bereitung in âltester Zeit, Etymologisches und Sachliches »
(Bulletin de la Société Royale de Lettres de Lund, 1934,
pp. m-i27),p. 114; Forbes,Metallurgy in Antiquity,p. 465.
Sur parzillu : Persson, op. cit., p. 113; Forbes, p. 465.
Sur l’industrie et le commerce du cuivre et du bronze
dans le Proche-Orient antique, cf. R. Dussaud, La Lydie
et ses voisins aux hautes époques (Paris, 1930), pp. 76 sq.
Sur le vocabulaire du bronze, Georges Dossin, « Le
Vocabulaire de Nuzi Smn » (Revue d’Assyriologie, 1947-
1948), pp. 26 sq.
Sur le problème du fer dans l’ancienne Égypte et le
terme biz-n.pt, cf. G. A. Wainwright, « Iron in Egypt »
(The Journal of Egyptian Archaeology, 18, 1932, pp. 3-15;
résumé dans l’article de Persson, p. 2-3); id., « The coming
of Iron » (Antiquity , 10, 1936, pp. 5-25); E. Wyndham
Hulme, « Early Iron-smelting in Egypt » (Antiquity ,
II, 1937, pp. 222-223); Forbes, Metallurgy in Antiquity ,
pp. 425 sq. H. Quiring, qui a résumé ses recherches
techniques dans l’article : « Die Herkunft des âltesten
Eisens und Stahl » (Forschungen und Fortschritte, 9, 1933,
pp. 126-127), pense avoir prouvé que les minerais de
NOTES 161

fer utilisés, assez tard, par les Égyptiens, venaient des


sables de la Nubie, qui contenaient de la magnétite en
grains avec plus de 60 % de fer. Voir aussi Jean Leclant,
« Le fer dans l’Égypte ancienne, le Soudan et l’Afrique »
(in : Le Fer à travers les âges : Actes du Colloque Internatio­
nal, Nancy, 3-6 octobre 7955, Annales de l’Est , Mémoire
n° 16, Nancy, 1955, pp. 85-91).
Sur le fer en Crête minoenne : H. R. éIall, The Civi-
lization of Greece in the Bronze Age (London, 1928),
p. 253; A. W. Persson, p. ni ; Forbes, pp. 456 sq.

♦ NOTE B

MYTHOLOGIE DU FER

Le fer apotropéique contre les démons et les esprits :


I. Goldziher, « Eisen als Schutz gegen Dàmonen »
(Archiv für Religonszvissenschaft, 10, 1907, pp. 41-46);
S. Seligmann, Der Bôse Blick (Berlin, 1910), vol. I, pp. 273-
276; vol. II, pp. 8-9, etc.; id. Die magischen Heil-und
Schutzmittel (Stuttgart, 1927), pp. 161-169 (ce dernier
livre est l’expansion de quelques chapitres du Der Bôse
Blick)', Frazer, Tahu and the périls of the Soûl, pp. 234 sq.
(trad. fr., pp. 195 sq.); Tawney-Penzer, The Océan of
Story, vol. II (London, 1924), pp. 166-168; J. J. Meyer,
Trilogie altindischer Màchte und Feste der Végétation
(Zürich-Leipzig, 1937), vol. I, pp. 130 sq., vol. II,
pp. 118 sq.; G. Dumézil, « Labrys » (Journal Asiatique,
1929, pp. 237-254), pp. 247 sq. (les couteaux de fer
éloignent les démons; croyances caucasiennes); J. Fil-
liozat, Le Kumâratantra (Paris 1937), p. 64 (rôle magique
du couteau). Cf. aussi Handzvôrterbuch der Deutsche
Aberglauben, s. v. Eisen.
Le fer comme protecteur des récoltes (Europe du Nord-
Est) : A. V. Rantasalo, Der Ackerbau im Volksaberglauben
der Finnen und Esten mit entsprechenden Gebràuchen der
Germanen verglichen (5 vol., FF Communications, Sonta-
vala-Helsinki, 1919-1925), vol. III, pp. 17 sq.

NOTE C
MOTIFS ANTHROPOGONIQUES

Création de l’homme avec de l’argile ou de la terre :


S. Langdon, Le Poème sumérien du Paradis, du Déluge
et de la Chute de l’homme (Paris, 1919, trad. C. Virolleaud),
IÔ2 FORGERONS ET ALCHIMISTES

pp. 22-23, 31-32; id., Semitic Mythology (Boston, 1931),


pp. m-112; dans les traditions océaniennes, cf. R. B. Di-
xon, Oceanic Mythology (Boston, 1916), p. 107 (l’homme
créé de la poussière mélangée avec le sang du dieu);
voir aussi Sir James Frazer, Folk-Lore of the Old Testa­
ment (London, 1919), vol. I, pp. 3-44; id., Création and
Evolution in primitive Cosmogonies (London, 1935),
PP- 3-35 (étude en 1909, par conséquent moins riche que
la précédente). Sur les traditions égyptiennes, cf. E. A. Wal­
lis Budge, From Fetish to God in Ancient Egypt (Oxford,
I934 )j PP- I43 i 434 (l’homme créé des larmes du dieu);
Adolf ÉRMAN, Die Religion der Aegypter (Berlin, 1934),
p. 66; Maj Sandman Holmberg, The God Ptah (Lund-
Copenhagen, 1946), pp. 31 sq.; Éliade, Histoire, I, § 26.
Pour une vue générale des motifs anthropoogniques,
voir Stith Thompson, Motif-Indes of Folk-Literature,
vol. I (Helsinki, 1932, FF Communications N° 106),
pp. 150-159-
Pour les traductions ultérieures du Poème babylonien
de la Création, voir G. Furlani, Il Poema délia Creazione
(Bologna, 1934)5 PP- 100 sq. (cf. pp. 34-35, de traditions
analogues mésopotamiennes) ; R. Labat, Le Poème babylo­
nien de la Création (Paris, 1935) et les bibliographies enre­
gistrées dans M. Éliade, Histoire, ï, pp. 404 sq. En rela­
tion directe avec le complexe métallurgique, cf. la tradition
attestée chez les Toradja : le dieu Pue ne Palaburu façonne
chaque enfant dans la forge (Kruyt, cité par J. W. Perry,
The Children of the Sun, 2e éd., London, 1927, p. 207).

NOTE D

fertilisation artificielle et rites orgiastiques

Sur la fertilisation artificielle en Mésopotamie, cf.


A. H. Pruessen, « Date culture in ancient Babylonia »
{Journal of the American Oriental Society, 36, 1920,
pp.- 213-232); Georges Sarton, « The artificial fertiliza-
tion of date-palms in the time of Ashur-Nasir-Pal » (Isis,
21, N° 60, avril 1934, pp. 8-14); id., « Additional note on
date culture in ancient Babylonia » (Ibid, N° 65, juin 1935,
pp. 251-252; ces deux articles comportent une biblio­
graphie complète sur la question); Hélène Danthine,
Le palmier-dattier et les arbres sacrés dans l’iconographie
de l’Asie occidentale ancienne (Paris, 1937), pp. m-121.
Sur les traditions similaires chez les Hébreux et les
Arabes, voir Salomon Gandz, « Artificial fertilization
of date-palms in Palestine and Arabia » {Isis, 33, Nr. 65,
juin 1935, pp. 245-250).
NOTES 163

Sur les pratiques orgiastiques en relation avec la greffe


des citronniers, d’après les dires d’Ibn Wahshya, cf.
S. Tolkowsky, Hesperides. A history of the Culture and
Use of Citrus Fruits (London, 1938), pp. 56, 129 sq.

NOTE E

SYMBOLISME SEXUEL DU FEU

Le symbolisme sexuel du feu dans l’ancienne Inde


est étudié par K. F. Johansson, Ueber die altindische Got-
tin Dhisanâ (Skrifter utgifna Vetenskapssafundet i Uppsa-
la-Leipzig, 1917), pp. 51-55 et par J. Gonda, « Gods » and
«Powers » in the Veda (La Haye, 1957, pp. 23 sq., 38 sq.).
Sur les traditions dans l’Inde moderne, cf. W. Crooke,
Religion and Folk-lore of Northern India (Oxford, 1926),
P- 336 ; J. Abbot, The Keys of Power. A Study of Indian
Ritual and Belief ( London, 1932), p. 176.
Sur le symbolisme du foyer (= vulva) dans les cultures
protohistoriques, voir Oscar Almgren, Nordische Felszei-.
chnungen als religiose Urkunden (Frankfurt a. M., 1934),
pp. 244 sq. Chez lès anciens Germains et dans l’Europe
nordique : J. Grimm, Deutsche Mythologie (4e Ausgabe,
1876), vol. III, p. 175.
Sur le symbolisme sexuel de la production du feu chez
les « primitifs », cf. Sir James Frazer, The Magic Art and
the Origin of Kings, vol. II, pp. 208 sq.; id., Mythes sur
l’origine du feu (trad. fr., Paris, 1931), pp. 62 sq. Exemples
d’orgies sexuelles à l’occasion de l’allumage solennel du
feu, ibid., p. 64 (chez les Marind-Anim, d’après Wirz).
Sur le symbolisme cosmologique de l’allumage du feu
et les notions de régénération du Temps, voir notre livre
Le Mythe de T Éternel Retour (Paris, 1949), pp. 107 sq.
Sur le symbolisme du « Centre », ibid., pp. 30 sq.; et
Images et Symboles (Paris, 1952), pp. 33 sq.

NOTE F

SYMBOLISME SEXUEL DU TRIANGLE

Sur le symbolisme sexuel du delta, voir R. Eisler,


Kuba-Kybele, pp. 127, 135 sq. et Uberto Pestalozza,
Religione Mediterranea (Milano 1951), p. 246, n. 65.
Sur l’assimilation : « triangle » = « porte » = « femme »,
cf. H. C. Trumbull, The threshold covenant (New York,
164 FORGERONS ET ALCHIMISTES

1892), pp. 252-257 (faits grecs, chinois, juifs, etc.). Sur


l’arché geneseoas, cf. Franz Dornseiff, Das Alphabet in
Mystik und Magie (Leipzig, 2e éd., 1925), pp. 21-22.
Sur le symbolisme du triangle dans l’Inde : G. Tucci,
« Tracce di culto lunare in India » (Rivista di Studi Orien-
tali, XII, 1919-1930, pp. 419-427), p. 422 et note (sym­
bolise tantrique); J. J. Meyer, Trilogie altindischer
Màchte und F este der Végétation (Zürich-Leipzig, 1937),
vol. III, pp. 133-294.
R. Eisler, « Kuba-Kybele » (Philologus, vol. 68, 1909,
pp. 118-151, 161-209), P- ï35 j interprète malencontreuse­
ment le symbolisme sexuel de la Ka’aba : en tant que
tetragonos lithos, la pierre sacrée de la Mecque aurait été
la « maison » d’un pyramis ou d’un obélisque (Konische
Phallosstein). Il faut tenir compte pourtant que, en 1909,
lorsque R. Eisler écrivait son étude, la psychanalyse
venait à peine de naître, et ceux d’entre les érudits qui en
avaient eu connaissance, se laissaient facilement sugges­
tionner par les symbolisme pan-sexuels.

NOTE G

PETRA GENITRIX

Sur les mythes des hommes nés de la pierre, cf.


B. Nyberg, Kind und Erde (Helsinki, 1931), pp. 61 sq. ;
M. Eliade, Traité d’Histoire des Religions, p. 208 (éléments
de bibliographies). Sur les pierres fertilisantes et le rite
de la « glissade », cf. Traité, pp. 194 sq.
Sur la naissance des dieux d’une petra genitrix ( = Grande
Déesse = matrix mundi), cf. R. Eisler, Weltenmantel und
Himmelszelt (München, 1910), vol. II, pp. 411, 727 sq., etc.
id., « Kuba-Kybele » (Philologus, vol. 68, 1909, pp. 118-151,
161-209), PP- 196 sq.
Sur les traditions paléosémitiques concernant les
hommes issus de pierres, cf. W. Robertson Smith, The
Religion of the Semites (éd. III, London, 1927), p. 86
(légende arabe) ; Hans Schmidt, Die Erzàhlung von Para-
dies und Sündefall (Tübingen, 1931), p. 38, n. r (Ancien
Testament).
Sur la naissance du Christ d’une pierre dans le folklore
religieux roumain, ' voir Alexandre Rosetti, Colindele
Românilor (Academia Româna, Bucuresti, 1920), p. 68.
NOTES 165

NOTE H

l’alchimie dans la littérature anglaise

Sur la pièce de Ben Jonson, The Alchemist, voir Edgar


Hill Duncan, « Jonson’s Alchemist and the Literature of
Alchemy » (PMLA, 61, septembre 1946, pp. 699-710).
L’auteur met en relief la remarquable connaissance de
l’alchimie de Jonson, supérieure à celle de tous les autres
écrivains anglais, avec la possible exception de Chaucer et
de Donne (op. cit., p. 699). Duncan avait examiné les
connaissances alchimiques de Chaucer dans « The Yeo-
man’s Canon’s Silver Citrinacioun » (Modem Philology,
XXXVII, 1940, 241-262); voir aussi ses études « Donne’s
Alchemical Figures » (ELH, IX, 1942, 257-285) et « The
Alchemy in Jonson’s Mercury Vindicated » (Studies in Phi­
lology, XXXIX, 1942, 625-637). On trouvera une présenta­
tion générale chez H. Fisch « Alchemy and English Litera­
ture » (Proceedings of the Leeds Philosophical and Literary
Society, VII, 123-136).

NOTE I

l’ « ALCHIMIE » babylonienne

Les documents assyriens ont été traduits par R. Camp­


bell Thompson, On the Chemistry of the Ancient Assyrians
(London, 1925,158 pages dactylographiées); Bruno Meiss-
NER, Babylonien und Assyrien, vol. II (Heidelberg, 1925),
pp. 382 sq.; Robert Eisler, « Der babylonische Ursprung
der Alchimie » (Chemiker-Zeitung, N° 83, il juillet 1925,
pp. 577 sq. ; Nu 86, 18 juillet 1925, pp. 602 sq.); id., « Die
chemische Terminologie der Babylonier » (Zeitschrift für
Assyriologie, Bd. 37, avril 1926, pp. 109-131); id., « L’ori­
gine babylonienne de l’alchimie » (Revue de Synthèse Histo­
rique, 1926, pp. 1-25). Pour la terminologie minéralogique
et chimique, voir aussi R. C. Thompson, A Diction-
nary of Assyrian Chemistry and Geology (Oxford, 1936).
R. C. Thompson a résumé ses recherches dans son article :
« A Survey of the Chemistry of Assyria in the VII cent.
B. C. » (Ambix, II, 1938, pp. 3-16).
L’interprétation de Robert Eisler a été rejetée, pour des
raisons différentes, par l’assyriologue H. Zimmern, « Assy-
rische chemisch-technische Rezepte, insbesondere für
Herstellung farbigen glasierter Ziegel, in Umschrift und
i66 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Uebersetzung » (Zeitschrift für Assyriologie, Bd. 36, sep­


tembre 1925, pp. 177-208); id., « Vorlâufiger Nachtrag zu
den assyrischen chemisch-technischen Rezepten » (ibid.,
Bd. 37, septembre 1926, pp. 213-214); par l’historien des
sciences Ernst Darmstaedter, « Vorlàufige Bemerkungen
zu den assyrischen chemisch-technischen Rezepten »
(.Zeitschrift für Assyriologie, 1925, pp. 302-304); id.,
« Nochmals babylonische « Alchemie » (ibid., 1926, pp. 205-
213); et par l’arabisant et. l’historien des sciences Julius
Ruska, « Kritisches zu R. Eisler’s chemie-geschichtlicher
Méthode » (Zeitschrift für Assyriologie, Bd. 37, 1926,
pp. 273-288).
L’hypothèse de R. Eisler a été acceptée par Abel Rey,
La Science orientale avant les Grecs (Paris, 1930), pp. 193 sq.;
voir aussi R. Berthelot, La Pensée de l’Asie et l’astrobio-
logie (Paris, 1938), pp. 43 sq.
Dans le deuxième tome de sa Enstehung und Ausbreitung
der Alchemie (Berlin, 1931), pp. 51 sq., Edmund von Lipp-
mann, sans se prononcer d’une manière catégorique,
garde une attitude plutôt négative; voir aussi vol. III
(Weinheim, 1954), p. 40.
On aurait aimé voir le problème abordé daqs le gros
ouvrage de Forbes, Metallurgy in antiquity.

NOTE J
l’alchimie chinoise

Pour une orientation générale dans l’histoire de la pen­


sée scientifique chinoise intégrée dans l’histoire universelle
des sciences, voir George Sarton, An Introduction to the
History of Sciences, vol. I-III, cinq tomes (Washington,
1926-1948) et surtout Joseph Needham, Science and Civili­
sation in China, vol. I-V (Cambridge, 1956).
Pour l’histoire des arts métallurgiques et chimiques dans
la Chine ancienne, voir Li Ch’iao Ping, The Chemical Arts
of Old China (Easton, 1948). B. Laufer a montré qu’aussi
bien la pâte liu li (qui servait à la fabrication des vitraux)
que le kaolin, ont été expérimentés pour la première fois
par les alchimistes taoïstes : cf. The Beginnings of Porcelain
in China (Chicago, 1917, Field Muséum), pp. 142,
118, etc. Les sels d’arsenic, avec lesquels travaillaient les
alchimistes, ont trouvé leurs emplois dans l’agriculture et
les diverses industries; cf. M. Muccioli, « L’arsenico
presso'i Cinesi » (Archivio di Storia délia Scienza, VIII,
pp. 65-76, spéc. pp. 70-71). Sur les applications des
découvertes alchimiques dans les techniques céramiques
et métallurgiques, voir E. von Lippmann, Enstehung und
NOTES 167

Ausbreitung der Alchemie, I, p. 156; II, pp. 45, 66,178, etc.


Pour l’alchimie chinoise, on trouvera l’esseqfiel de la
bibliographie dans notre livre Le Yoga. Immortalité et
Liberté (Paris, 1954), pp. 399-400. et surtout Needham,
Science and Civilisation in China, V. 1 (Cambridge, 1974),
pp. 2 sq., 387 sq. Notons les ouvrages les plus importants :
O. Johnson, A Study 0} Chinese Alchemy (Changhai,
1928; mais voir aussi le compte rendu de B. Laufer, Isis,
1929, vol. 12, pp. 330-332); A. Waley, « Notes on Chinese
Alchemy » (Bulletin of Oriental School of London, VI, 1930,
pp. 1-24); W. H. Barnes, « Possible reference to Chinese
Alchemy in the Fourth or Third Century B. C. » (The
China Journal, vol. 23, 1935, pp. 75-79); Homer H. Dubs,
« The Beginnings of Alchemy » (Isis, vol. 38, 1947, pp. 62-
86); Ho Ping-Yü et- Joseph Needham, « The Laboratory
Equipment of the Early Mediaeval Chinese Alchemist »,
Ambix, VII, 1959, pp. 57-115; Ts’ao T’ien Ch’in, Ho
Ping-Yü et Joseph Needham, « An Early Médiéval Chi­
nese Alchemical Text on Aqueous Solutions, » ibid.,
pp. 122-158; Nathan Sivin, Chinese Alchemy : Preliminary
Studies (Cambridge, Mass., 1968; voir notre compte
rendu dans History of Religions, 10, 1970, pp. 178-182);
Joseph Needham, Science and Civilisaion, V. 1 (l’histoire
de l’alchimie sera continuée dans les quatre volumes ulté­
rieurs, actuellement en préparation).
Parmi les traductions des textes alchimiques, relevons
surtout : Lu-Ch’iang Wu et Tenney L. Davis, « An
ancient chinese treatise on alchemy entitled Ts’an T’ung
Ch’i, written by Wei Po-Yang about 142 A. D. » (Isis,
1932, vol. 18, pp. 210-289); id., « Ko Hung on the Yellow
and the White » (Proceedings of the American Academy of
Arts and Science, vol. 70, 1935, pp. 221-284). Ce dernier
travail comporte la traduction des chapitres iv et vi du
traité de Ko Hung (Pao P’u Tzu); les chapitres i-m sont
traduits par Eugen Feifel, Monumenta Serica, vol. 6,
1941, pp. 113-211 (voir ibid., vol. 9, 1944, une nouvelle
traduction du chapitre iv, toujours par Feifel), et les cha­
pitres vu et xi par T. L. Davis et K. F. Chen, « The
Inner Chapters of Pao-pu-tzu » (Proceedings of American
Academy of Arts and Sciences, vol. 74, 1940-1942, pp. 287-
325). Sur la valeur des traductions de T. L. Davis et ses
collaborateurs, voir J. Needham, Science and Civilisation,
V. 1, p. 6 et Nathan Sivin, Chinese Alchemy, p. 15.
James R. Ware, a donné une traduction complète de Nei
P’ien de Ko Hung dans : Alchemy, Medicine and Religion
in the China of A. D. 320 : The Nei P’ien of Ko Hung
(Cambridge, Mass., 1966; cf. nos observations dans His­
tory of Religions, 8, 1968, pp. 84-85). L’ouvrage de Sivin,
Chinese Alchemy, pp. 145-214, comporte la traduction
annotée de Tan ching yao chueh («■ Essential formulas from
the alchemical classics »), ouvrage attribué à Sun Ssu-mo
i68 FORGERONS ET ALCHIMISTES

(vie siècle après J.-C.). Voir aussi Roy C. Spooner ei


C. H. Wang, « The Divine Nine Turn Tan S ha Method, a
chinese alchemical Recipe » (/rts, 1947, vol. 38, pp. 235-
242.
H. H. Dubs croit que l’origine de l’alchimie doit être
cherchée dans la Chine du IVe siècle av. J.-C. D’après cet
auteur, l’alchimie ne pouvait naître que dans une civili­
sation où l’or était peu connu et où l’on ignorait les
méthodes de dosage de la quantité du métal pur; or, en
Mésopotamie, ces méthodes étaient répandues dès le
xive siècle av. J.-C., ce qui rend improbable l’origine médi­
terranéenne de l’alchimie (Dubs, pp. 80 sq.). Mais cette
opinion n’a pas été acceptée par les historiens de l’alchimie
(voir, inter alia, F. Sherwood Taylor, The Alchimists,
New York, 1949, p. 75). Dubs pense que l’alchimie a été
introduite en Occident par les voyageurs chinois {op. cit.,
p. 84). Pourtant, selon Laufer, il n’est pas exclu que l’al­
chimie « scientifique » représente en Chine une influence
étrangère (cf. Laufei, Isis, 1929, pp. 330-331). Sur la
pénétration des idées méditerranéennes en Chine, voir
Dubs, op. cit., pp. 82-83, notes 122-123. Sur la probable
origine mésopotamienne de l’idéologie alchimique chinoise,
cf. H. E. Stapleton, « The Antiquity of Alchemy »
(.Ambix , V, 1953, pp. 1-43), pp. 15 sq. En discutant briè­
vement l’origine chinoise de l’alchimie (pp. 19-30), Sivin
rejette l’hypothèse de Dubs (pp. 22-23). La critique la plus
radicale a été présentée par Needham (vol. V. 1, pp. 44 sq.),
malgré le fait que lui aussi, bien que pour de tout autres
raisons, soutient que l’alchimie est une création chinoise.
Selon Needham, la culture de la Chine ancienne était le
seul milieu où pouvait se cristalliser la croyance dans un
élixir contre la mort comme l’œuvre suprême du chimiste
(pp. 71, 82, 114-115). Les deux conceptions — celle de
l’élixir et celle de la fabrication alchimique de l’or — ont
été intégrées pour la première fois dans l’histoire en Chine,
au IVe siècle av. J.-C. (pp. 12 sq., etc.). Mais Needham
reconnaît que le rapport entre l’or et l’immortalité était
connu dans l’Inde avant le VIe siècle av. J.-C. (pp. 118 sq.;
voir nos observations sur ce problème plus haut,pp. 43,109).
Pour le symbolisme alchimique de la respiration et de
l’acte sexuel, cf. R. H. van Gulik, Erotic colour prints of
the Ming period with an essay on Chinese sex life from the
Han to the Ch’ing dynasty, B. C. 206-A. D. 1644 (privately
published in fifty copies, Tokyo, 1951), pp. 115 sq.
NOTES 169

NOTE K

TRADITIONS MAGIQUES CHINOISES


ET FOLKLORE ALCHIMIQUE

Sur le « vol magique » des yogis et des alchimistes, voir


M. Eliade, Le Yoga, p. 397. Sur le « vol magique » en
Chine, cf. Eliade, Le Chamanisme, pp. 294 sq. ; sur le vol
des Immortels taoïstes, cf. Lionel Giles, A Gallery of
Chinese lmmortals (London, 1948), pp. 22, 40, 43, 51, etc.;
Max Kai.tenmark, Le Lie-sien Tchouan (Biographies légen­
daires des Immortels taoïstes de l'antiquité), traduit et
annoté (Pékin, 1953), pp. 41, 54, 82, 146, 154.
Un grand nombre de très anciens mythes et croyances
concernant l’Immortalité et les moyens de l’acquérir, ont
été repris et revalorisés par les alchimistes chinois. La
tortue et la grue étaient considérées comme symboles de
l’immortalité. Les auteurs anciens décrivent toujours la
grue en compagnie des Immortels (J. J. de Groot, The
Religions System of China, Leiden, 1892 sq., vol. IV,
pp. 232-233, 295); on dessine des grues sur les chars
funèbres pour suggérer le passage à l’immortalité (ibid.,
vol. IV, p. 359). Dans les tableaux qui représentent les
huit Immortels en route vers l’Ile surnaturelle, c’est la
grue qui porte la barque dans les airs (cf. Werner, Myths
and Legends of China, London, 1924, p. 302). Or, Pao
Pu’tzu (= Ko Hung), assure qu’on peut accroître sa vita­
lité en buvant des boissons préparées avec des œufs de
grue et des carapaces de tortues (texte cité par Johnson,
Chinese Alchemy, p. 61). La tradition est ancienne : le Lien-
sien T chouan raconte que Kouei fou se nourrissait de can­
nelle et de tournesol qu’il mêlait à de la cervelle de tortue
(M. Kaltenmark, p. 119).
Parmi les espèces végétales susceptibles de procurer la
longévité, la tradition chinoise mettait en vedette l’herbe
chih (l’« herbe de l’immortalité »), le pin, le cyprès et la
pêche. Le pin et le cyprès passaient pour riches en sub­
stances yang (cf. J. J. de Groot, op. cit., vol. IV, pp. 294-
324). En mangeant des graines de pin, Yo Ts’iuan réussit
à s’envoler dans les airs. « Les gens de ce temps qui en
reçurent et en consommèrent atteignirent tous un âge de
deux ou trois cents ans » (M. Kaltenmark, Le Lie-sien
Tchouan, p. 54; cf. ibid., p. 81,136,160. Sur les pins arbres
de longévité, cf. Rolf Stein, Jardins en miniature d’Ex­
trême-Orient, Le Monde en petit, Bulletin de l’École fran­
çaise d’Extrême-Orient, 42, Hanoï, 1943, pp. 1-104, spéc.
pp. 84 sq.). De son côté, Pao Pu’tzu écrit que si quelqu’un
se frotte les talons avec la sève du cyprès, il « peut marcher
170 FORGERONS ET ALCHIMISTES

sur l’eau sans s’enfoncer »; s’il frotte son corps entier, il


devient invisible, Le fruit du cyprès, séché, réduit en
poudre et mis dans une torche, brille d’un éclat sans
pareil, et s’il se trouve de l’or ou du jade enterrés dans le
voisinage, la flamme devient bleue et se tourne vers la
terre. L’homme qui se nourrit de cette poudre des fruits
du cyprès peut vivre jusqu’à mille ans (texte reproduit par
De Groot, vol. IV, p. 287). Quant au pêcher, sa résine,
assure encore Pao Pu’tzu, rend le corps humain lumineux.
D’autres plantes et simples sont encore réputées assurer
la longévité et communiquer des pouvoirs magiques. Le
Lie-sien Tchouan mentionne le poireau (p. 97), la cannelle
(p. 82, 119), l’agaric (p. 82), les graines de crucifères
(p. 79), d’aconit (p. 154), d’angélique (p. 154), de tournesol
(p. 119), etc. La continuité entre les traditions folkloriques,
le taoïsme et l’alchimie apparaît sans cassure : l’alchimiste
taoïste est le successeur du chercheur des simples qui,
depuis les temps immémoriaux, s’en allait dans les mon­
tagnes, avec une calebasse, recueillir des graines et des
plantes magiques. Cf. sur ce thème, R. Stein, Jardins en
miniature, pp. 56 sq. et passim. Voir aussi Michel Soymié
« Le Lo-Feou Chan, étude de géographie religieuse »
(.Bulletin de l’École Française de /’Extrême-Orient [Saigon],
XLVIII (1956), 1-139, esp. pp. 88-96 [« La grotte-ciel »]
97-103 [« Le soleil de minuit »]).

NOTE L

l’alchimie indienne

Pour l’alchimie et la pré-chimie indiennes, voir P. C. Ray,


A History 0} Hindu Chemistry, vol. I (2e édition, Calcutta,
1903), vol. II (2e édition. Calcutta, 1925); cf. aussi Rasa-
charya Kaviraj Bhudeb Mookerjee, Rasajala-nidhi or
Océan of Indian Medicine, Chemistry and alchemy, 2 vol.
(Calcutta, 1926-1927) : compilation sans valeur, mais qui
contient un grand nombre de citations des ouvrages alchi­
miques traditionnels. Pour un exposé de la doctrine des
siddha alchimistes, voir V. V. Raman Sastrî, « The
Doctrinal Culture and Tradition of the Siddhas » (Cultural
Heritage of India, Sri Ramakrishna Centenary Memorial,
Calcutta, s. d., vol. II, pp. 303-319); Shashibbusan Das-
GUPTA, Obscure religions Cuits as background of Bengali
Literature (Calcutta, 1946), pp. 289 sq.; Mircea Eliade,
Le Yoga. Immortalité et Liberté, pp. 299 sq.
On retrouve en Birmanie des croyances analogues à
celles se rapportant aux yogins alchimistes. On devient
zawgy (vocable dérivé du yogi) en absorbant des sub­
NOTES 171
stances préparées à base de mercure ou de fer. A mi-chemin
de sa pratique, le postulant obtient « la pierre du métal
vivant ». Sa possession lui permet de voler dans les airs
et de voyager sous la terre; il devient invulnérable et
peut vivre des centaines d’années. Cette pierre guérit
toutes sortes de maladies; en touchant le cuivre jaune ou
l’argent, elle les transforme en or. Lorsque le postulant
avale la pierre, il tombe inconscient pendant sept jours.
Généralement il se retire dans une grotte et réapparaît
après sept jours en tant que zawgy. Dorénavant il est
pareil à un dieu; il peut vivre des millions d’années, est
capable de ressusciter les morts et devient invisible. Il
lui est permis d’avoir des rapports sexuels, pas avec des
femmes, mais avec certains fruits ayant la forme et la
taille d’une jeune fille. Le zawgy anime ces fruits et en
fait ses épouses. Voir Maung Hsin Aung, « Alchemy and
Alchemist in Burma », Folklore, 44, 1933, pp. 346-354»
spécialement pp. 346-347, et « Burmese Alchemy Beliefs »,
Journal 0} the Burmese Research Society, 35, pp. 83-91.
Pour les rapports entre l’alchimie, le tantrisme et le
Hatha-yoga, voir M. Eliade, Le Yoga, pp. 274 sq.,
398 sq. (bibliographies). Voir aussi A. Waley, « Réfé­
rencés to Alchemy in buddhist scriptures » (Bulletin of
the School of Oriental Studies, London, vol. VI, p. 1102-
1103). On trouve encore des allusions à l’alchimie dans
Mahâyâna-samgrahabhasya (Nanjio, 1171; traduit en
chinois par Hsüan-tsang, vers 650) et dans Abhidharma
Mahâvibhâsâ (Nanjio, 1263; trad. Hüsang-tsang, 656-
659). Cf. aussi O. Stein, « Référence to Alchemy in
buddhist scriptures » {Bull. School Orient. Studies, VII,
1933 » PP- 262 sq).
Sur Nâgârjuna alchimiste, voir l’état des questions
et les bibliographies dans notre Yoga, p. 398.
Sur Albîrunî, cf. J. Fii.liozat, Albîrunî et l’alchimie
indienne {Al-Bîrunî Commémoration Volume, Calcutta 1951,
pp. 101-105).
Sur le rôle du mercure dans l’alchimie indienne,
P. C. Ray, op. cit., I, p. 105 de l’Introduction; E. von Lipp-
mann, Enstehung und Ausbreitung der Alchemie (Berlin,
1919)» P- 435 ; vol. II (Berlin, 1931), p. 1795 Julius Jolly,
« Der Stein der Weisen » {Windisch Festschrift, Leipzig,
1914) pp. 98-106. Sur les sittar tamouls, cf. A. Barth,
Œuvres, I (Paris, 1914), p. 185; J. Filliozat, Journal
Asiatique, 1934, pp. m-112 : Les sittar divisaient les
sarakku (substances, ingrédients) en ân et pensarakhu,
ingrédients mâles et femelles, groupement qui rappelle
le binôme yin-yang de la spéculation chinoise. L. Wieger
{Histoire des croyances religieuses et des opinions philoso­
phiques en Chine, 2e éd., Hien-hien, 1927, p. 395) pense
que l’alchimiste taoïste Ko Hung (Pao-p’u-tzu) du
IIIe siècle avait imité le traité Rasaratnâkara, attribué
I72 FORGERONS ET ALCHIMISTES

à Nâgârjuna. Dans ce cas, le Rasaratnâkara, que l’on consi­


dérait du vne ou vine siècle (cf. E. Lamotte, Traité de la
Grande Vertu de Sagesse , I, Louvain, 1944, p. 383, n. I),
« pourrait remonter réellement à l’époque du Nâgârjuna
bouddiste du 11e siècle. » (J. Filliozat, La Doctrine
classique de la médecine indienne , Paris, 1949, p. 10). Mais
il existe aussi la possibilité que l’alchimie tamoule a
subi l’influence chinoise (cf. J. Filliozat, « Taoïsme et
Yoga », in Dân Viêt-Nam, N° 3, août 1949, pp. 113-120,
spéc. p. 120). •
Sur les manuscrits alchimiques du fond Cordier, voir
J. Filliozat, Journal Asiatique, 1934 pp. 156 sq.

NOTE M

LE SEL AMMONIAC DANS L’ALCHIMIE ORIENTALE

Le nom sanskrit du sel ammoniac est navasâra, le nom


iranien nôshâdar. H. E. Stapleton a essayé d’expliquer
ces termes par le chinois nau-sha : voir « Sal-Ammoniac.
A study in primitive Cheministry » (Memoirs of the Asiatic
Society of Bengal, vol. I, N° 2, pp. 25-42, Calcutta, 1905);
cf. Stapleton et R. F. Azo, « Chemistry in Iraq and Persia
in the Xth Century A. D. » (Memoirs of the Asiatic Society
of Bengal, vol. VIII, N° 61, 1927), p. 346, note I. B. Lau-
fer a démontré l’inconsistance de cette hypothèse; voir
Sino-Iranica (Field Muséum, Chicago, 1919), p. 505.
Le sel ammoniac a été pour la première fois utilisé dans
l’alchimie iranienne, et c’est de là qu’il est passé aux
alchimies chinoise, indienne et arabe. Voir sur ce problème
Julius Ruska, Sal ammoniacus, Nusâdir und Salmiak
(Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissen-
schaften, Heidelberg, 1925); id., DasBuch der Alaune und
Salze (Berlin, 1931), pp. m, 195 sq. Le terme arabe
nûshadîr dérive du nôshâdar iranien. Il est possible que
la découverte et l’application alchimique du sel ammoniac
soient redevables à une des « écoles alchimiques de l’empire
sassanide »; cf. Henri Corbin, « Le Livre du Glorieux
de Jâbir ibn Hayyân » (Eranos-Jahrbuch, XVIII, Zürich,
1950, pp. 47-114), p. 53, n. 15. Le sel ammoniac serait
déjà attesté dans les textes cunéiformes assyriens; cf.
Campbell Thompson, Dictionnary of Assyrian Chemistry
and Geology, p. 12. Voir aussi J. R. Partington, Origins
and Development of Applied Chemistry (London, 1935),
pp. 147, 317; H. E. Stapleton, « The Antiquity of
Alchemy » (Ambix, V, 1953, pp. 1-43), p. 34, n. 68.
E. von Lippmann, Enstehung und Ausbreitung der Alche-
mie, III (Weinhein, 1954), p. 116.
NOTES 173

NOTE N

GÉNÉRALITÉS SUR L’HISTOIRE DE L’ALCHIMIE.


ALCHIMIES GRÉCO-ÉGYPTIENNE, ARABE, OCCIDENTALE.
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

La littérature récente sur l’alchimie et les commence­


ments de la chimie a été présentée par Allan G. Debus
dans son étude « The Significance of the History of Early
Chemistry » (Cahiers d’histoire mondiale, IX, N° il, 1965,
PP- 39-58). De la monumentale History of Chemistry,
en quatre volumes, de J. M. Partington, ont été publiés
seulement les volumes II (London, 1961) et III (1962).
Voir aussi H. M. Leicester, The Historical Background
of Chemistry (New York, 1956); John Read, Through
Alchemy to Chemistry (London 1957); E. J. Holmyard,
Alchemy (Penguin Books, 1957) et spécialement Robert
P. Multhauf, The Origins of Chemistry (London, 1966).
Les ouvrages de George Sarton, An Introduction to the
History of Science, 5 vol., et de Lynn Thordike, A History
of Magic and Experimental Science, 6 vol. (New York, 1929-
1941), comportent de riches bibliographies. Voir aussi les
revues critiques publiées dans Isis (fondateur George
Sarton).
Gérard Heym avait commencé une « Introduction to
the Bibliography of Alchemy » (Ambix, I, 1937, pp. 48-
60), malheureusement interrompue.
Pour une analyse de quelques travaux récents sur l’ori­
gine et la signification de l’alchimie, voir Wolfgang Schnei­
der, « Ueber den Ursprung des Wortes, Chemie » (Phar -
mazeutische Industrie, XXI, 1959, pp. 79-81) et « Problème
und neuere Ansichten in der Alchemiegeschichte » (Che-
miker Zeitung-Chemische Apparartur, LXXXV, n° 17,
1961, pp. 643-651); voir aussi, par le même auteur,
« Die geschichtlichen Beziehungen der Métallurgie zu
Alchemie und Pharmazie » (Archiv fur das Eisenhüttenwe-
sen, XXXVIII, n° 7, juillet 1966, pp. 533-538), et surtout
son Lexicon Alchemistische-Pharmazeutisches Symbole
(Weinheim, 1962).
Maurice P. Grossland a sensiblement avancé la com­
préhension de la terminologie alchimique par ses Histori­
cal Studies in the Language of Chemistry (Cambridge,
Mass, 1962). Les plus importantes contributions de
W. Ganzemüller ont été recueillies dans son volume
Beitràge zur Geschichte der Technologie und der Alchemie
(Weinheim, 1956).
La plupart des ouvrages alchimiques grecs ont été
édités et traduits par Marcelin Berthelot, Collection
174 FORGERONS ET ALCHIMISTES

des anciens alchimistes grecs, 3 vol. (Paris, 1887). Les textes


de Stephanos d’Alexandrie, non inclus par Berthelot
dans sa Collection, ont été récemment édités et traduits
en anglais par F. Sherwood Taylor, « The alchemical
works of Stephanos of Alexandria » (Ambix, I, 1937,
pp. 116-139; II) 1938, pp. 39-49). Les papyri chimiques
ont été publiés par O. Lagercrantz, Papyrus Graecus
Holmiensis (Uppsala, 1913) et Marcelin Berthelot,
Archéologie et Histoire des Sciences (Paris, 1906). Pour
le recensement des manuscrits, voir Le Catalogue des
manuscrits alchimiques grecs (Bruxelles, 1924, ss.).
On trouvera l’essentiel du dossier et l’histoire de l’al­
chimie alexandrine dans M. Berthelot, Les Origines de
l'Alchimie (Paris, 1885); id., Introduction à l’étude de la
Chimie des Anciens et du Moyen Age (Paris, 1889); Edmund
von Lippmann, Enstehung und Ausbreitung der Alchemie,
I (Berlin, 1919), II (Berlin, 1931), III (Weinheim, 1954);
Arthur John Hopkins, Alchemy, Child of Greek Philoso-
phy (Columbia University Press, New York, 1934);
R. P. Festugière, O. P., « Alchymica » (L’Antiquité Clas­
sique, VIII, 1939, pp. 71-95); id., La Révélation d’Hermès
Trismégiste, I (Paris, 1944), pp. 216-282; F. Cumont et
J. Bidez, Les Mages hellénisés (Paris, 1938), I, pp. 170 sq.,
198 sq.; II, 309 sq.; F. Sherwood Taylor, « The Origins
of Greek Alchemy » {Ambix, I, 1937, pp. 30-47); id.,
The Alchemists (New York, 1949); R. Pfister, « Teinture
et alchimie dans l’Orient hellénistique » (Seminarium
Kondakovianum, VII, Prague, 1935, pp. 1-59); J. Bidez,
« Dernières recherches sur l’histoire de l’alchimie en
Grèce, à Byzance et en Égypte » {Byzantion, 13, 1938,
pp. 383-388); G. Goldschmidt, « Der Ursprung der
Alchemie » {Ciba Zeitschrift, V, 1938, pp. 1950-1988);
A. Rehm, « Zur Ueberlieferung der griechischen Alche-
misten » {Byzantinische Zeitschrift, 39, 1939, pp. 394-434);
W. J. Wilson, « Origin and Development of Greco-
egyptian alchemy » {Ciba Symposia, III, 1941, pp. 926-
960) ; W. Ganzenmüller, « Wandlungen in der geschicht-
lichen Betrachtungen der Alchemie » {Chymia, III, 1950,
pp. 143-155); R. J. Forbes, « The Origin of Alchemy »
(= Studies in ancient Technology, I, Leiden, 1955, pp. 121-
144). Cf. aussi C. A. Browne, « Rhetorical and Religious
aspects of Greek Alchemy » {Ambix, II, 1946, pp. 129-137;
III, 1948, pp. 15-25); Egon Wellesz, « Music in the
treatises of greek Gnostics and Alchemists » {Ambix, IV,
1951, pp. 145-158).
H. E. Stapleton a résumé et discuté le Traité d’Aga-
thodaimon dans son étude « The antiquity of Alchemy »
{Ambix, 5, 1953, pp. 1-43).
H. J. Shepard a consacré plusieurs articles aux rapports
entre le gnosticisme et l’alchimie; cf. « Gnosticism and
Alchemy » {Ambix, VI, 1957, pp. 86-101) ; « Egg Symbolism
NOTES 175
in Alchemy» (Ambix, VI, 19583 pp. 140-148); «The Rédemp­
tion Theme and Hellenistic Alchemy » (ibid., VII, 1959,
42-76); « A Survey of Alchemical and Hermetic Symbo-
lism » (ibid., VIII, i960, 35-41); « The Ouroboros and
the Unity of Matter in Alchemy : A study in Origins »
(ibid., X, 1962, 93-96); « Alchemy : Origin or Origins ? »
(ibid., XVII, 1970, pp. 69 sq.).
Pour l’histoire de l’alchimie arabe, on se reportera
surtout aux éditions des textes et aux études de J. Ruska
(dont on trouvera la bibliographie dans le Festgabe zu
seinem 70. Geburtstage, Berlin, 1937, pp. 20-40). Rappe­
lons les plus importantes : Arabische Alchemisten, I-II
(Heildelberg, 1924); Tabula Smaragdina (Heildelberg,
1926); Turba Philosophorum (Berlin, 1931); Das Buch
der Alaune und Salze (Berlin, 1935). Cf. aussi l’exposé
général que Ruska a donné en deux articles : « Quelques
problèmes de littérature alchimique » (Annales Guébhard-
Séverine, Neuchâtel, VII, 1931, pp. 156-173) et « Methods
of Research in the History of Chemistry » (Ambix, 1937,
pp. 21-29). Voir aussi ses « Neue Beitrâge zur Geschichte
der Chemie », (Quellen und Studien zur Geschichte des
Naturwissenschaften und der Medizin, vol. 8, 1942, pp. I-
131).
Sur Jâbir, voir E. J. Holmyard, The Arabie Works
of Jâbir ibn Hayyân (Paris, 1928) et surtout Paul Kraus,
Jâbir ibn Hayyân, contribution à l'histoire des idées scienti­
fiques dans VIslam, I-II (Le Caire, 1942-1943, Mémoires
présentés à l’Institut d’Égypte, tomes 44-45).
Sur Râzî : Gérard Heym, « Al Ràzî and Alchemy »
(Ambix, I, 1938, pp. 184-191); J. R. Partington, « The
Chemistry of Râzî » (ibid., pp. 192-196).
Cf. aussi J. W. FÜck, « The Arabie literature on
Alchemy according to An-Nâdim, A. D. 987 » (Ambix,
IV, 1951, pp. 81-144); Henri Corbin, « Le Livre du Glo­
rieux de Jâbir ibn Hayyân. Alchimie et Archétypes »
(Eranos-Jahrbuch, XVIII, Zürich, 1950, pp. 47-114);
H. E. Stapleton. R. T. Azo et H. Hussain, Chemistry in
Iraq and Persia (Memoirs of the Asiatic Society of Bengal,
VIII, 1927, pp. 340 sq).; H. E. Stapleton, « Two alchemical
treatises attributed to Avicenna » (Ambix, X, 1962, pp. 41-
82) ; A. Abel, « De l’alchimie arabe à l’alchimie occidentale »
Oriente e Occidente nel Medioevo : Filosofia e Scienze
(Accademia Nazionale dei Lincei, Roma, 1971), pp. 251-
283; Georges C. Anawati, « Avicenne et l’alchimie »,
ibid., p. 285-341.
Il n’y a pas lieu de signaler ici l’énorme littérature consa­
crée à l’alchimie du Moyen Age et de la Renaissance. On se
reportera aux trois volumes de M. Berthelot, La Chi­
mie au Moyen Age (Paris, 1893), à l’ouvrage classique
d’Ed. von Lippmann, à W. Ganzenmüller, Die Alchemie
im Mittelalter (Paderborn, 1938; trad. fr., Paris, 1940) à
176 FORGERONS ET ALCHIMISTES

R. P. Multhauf, The Origins of Chemistry, pp. 116-200;


cf. aussi Aldo Mieli, Pagine di Storia délia Chimica (Roma,
1922); John Read, Préludé to Chemistry. An Outline of
Alchemy, its Literature and Relationship (London, 1939);
F. Sherwood Taylor, The Alchemists (New York, 1949);
Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au
XVI e siècle (Paris, 1938), pp. 317 sq. (Trois alchimistes
poètes : Béroalde de Verville, Christofle de Gamon, Clovis
Hesteau de Nuysement); Lynn Thorndike, « Alchemy
during the first half of the sixteenth Century » (Ambix, II,
1938, pp. 26-38); Robert Amadou, Raymond Lutte et
T Alchimie (Paris, 1953 : constitue l’introduction au Codi­
cille, nouvellement traduit par Leonce Bouysson).
Sur Paracelse et la iatrochimie de la Renaissance voir :
Ernst Darmstaedter, Arznei und Alchemie. Paracelsus-
Studien (Leipzig, 1931); A. F. Titley, « Paracelsus. A
résumé of some controversies » (Ambix, I, 1938, pp. 166-
183); C. G. Jung, Paracelsica (Zürich, 1942); T. P. Sher­
lock, « The Chemical work of Paracelsus » (Ambix, III,
1948, pp. 33-63); A. Koyré, Mystiques, Spirituels, Alchi­
mistes du XVI e siècle allemand (Paris, 1955), pp. 45 sq.;
Walter Pagel, Paracelsus : An Introduction to Philosophical
Medicine in the Era of the Renaissance (Bâle et New York,
1958, trad. française 1963); id., Das Medizinische Weltbild
des Paracelsus, seine Zusammenhânge mit Neuplatonismus
und Gnosis (Wiesbaden, 1962); id., « Paracelsus and the
Neoplatonic and Gnostic Tradition » (Ambix, VIII, i960,
125-160); Allen G. Debus, The English Paracelsians (Lon­
don, 1965)1 id., The Chemical Dream of the Renaissance
(Cambridge, 1968); id., « The Chemical Philosophers :
Chemical Medicine from Paracelsus to van Helmont »
(History of Science, II, 1974, pp. 235-259); «The Signifi-
cance of the History of Early Chemistry », pp. 48 sq. (avec
une riche bibliographie); Wolfgang Schneider, « Paracel­
sus und die Entwicklung der pharmazeutischen Chemie »
(Archiv der Pharmazie, CCXCIX, n° 9, 1966, pp. 737-
746 ).
Sur l’alchimie considérée du point de vue « traditionnel »,
voir : Fulcanelli, Les demeures philosophales et le symbo­
lisme hermétique dans ses rapports avec l’Art sacré et l’ésoté­
risme du Grand-Œuvre (Paris, 1930); J. Evola, La Tradi-
zione ermetica (Bari, 1931; seconda edizione riveduta,
1948); Eugène Canseliet, Deux logis alchimiques (Paris,
1945); Alexander von Bernus, Alchymie und Heilkunst
(Nürnberg, 1940); René Alleau, Aspects de l’Alchimie
traditionnelle (Paris, 1953, pp. 223-236, bibliographies);
Maurice Aniane, « Notes sur l’alchimie, « yoga » cosmolo­
gique de la chrétienté médiévale » (dans le volume Yoga.
Science de l’homme intégral, textes et études publiés sous
la direction de Jacques Masui, Paris, 1953, pp. 243-273);
Claude d’YGÉ, Nouvelle Assemblée des Philosophes Chy-
NOTES 177
miques.Aperçus sur le Grand-Œuvre des Alchimistes (Paris,
1954 : comporte le texte complet de La Parole délaissée de
Bernard Le Trévisan et de L’Explication très curieuse de
Gobineau de Montluisant ; pp. 225-232, bibliographie).

NOTE P

C. G. JUNG ET L’ALCHIMIE

Les recherches de C. G. Jung ne doivent rien à l’intérêt


pour l’histoire de la chimie, ni à l’attraction pour le symbo­
lisme hermétique en lui-même. Médecin et analyste, il
étudiait les structures et le comportement de la psyché avec
un but simplement thérapeutique. Si, peu à peu, il a été
amené à étudier les mythologies et les religions, les gnoses
et les rites, il l’a fait pour mieux comprendre les processus
de la psyché, c’est-à-dire, en dernière instance, pour aider
ses patients à guérir. Or, à un certain moment, il a été
frappé par l’analogie entre le symbolisme des rêves et des
hallucinations de certains de ses patients, et le symbolisme
alchimique. Pour comprendre le sens et la fonction des
rêves, Jung s’est mis à étudier très sérieusement les écrits
des alchimistes. Il a poursuivi ses recherches pendant
quinze ans, sans pourtant en parler ni à ses patients, ni à
ses collaborateurs immédiats. Il prenait la précaution
d’éviter toute suggestion ou autosuggestion possible. C’est
seulement en 1935 qu’il donne une conférence à VEranos
d’Ascona sur le symbolisme des rêves et le processus d’indi­
viduation (« Traumsymbole des Individuations-pro-
zesses », Eranos-Jahrbuch, III, Zürich, 1936), suivie, en
1936, par une autre conférence : « Die Erlôsungsvorstel-
lungen in der Alchemie » (Eranos-Jahrbuch , IV, 1937).
Dans la première, Jung compare une série de rêves, qui
marquaient les étapes du processus d’individuation, avec
les opérations successives de Vopus alchymicum ; dans la
deuxième conférence, il s’efforce d’interpréter psycholo­
giquement certains symboles centraux de l’alchimie, et
en premier lieu le complexe symbolique de la rédemption
de la matière. Les deux textes, élaborés et considérable­
ment augmentés, ont été publiés en 1944 sous forme de
livre : Psychologie und Alchemie (Zürich, Rascher, 2e édi­
tion revue, 1952). Depuis les conférences d’Ascona, les
allusions à l’alchimie deviennent de plus en plus fréquentes
dans les écrits de Jung, mais on doit signaler surtout les
études suivantes : « Die Visionen des Zosimos » (Eranos-
Jahrbuch , V, 1937, pp. 15-54; une version augmentée a été
publiée dans le volume, Von den Wurzeln des Beivusstseins,
Zürich, Rascher, 1954, pp. 139-216); Die Psychologie der
i78 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Uebertragung (Zürich, 1946), prolégomènes au monumen­


tal Mysteritmi Coniunctionis I-II (Zürich, 1955-1956);
« Der Philosophische Baum » (une première rédaction a été
publiée dans les Verhandlungen der Naturforschenden
Gesellschaft, Basel, Bd. LVI, 1945, pp. 411 sq.; le texte,
complètement remanié, a été repris dans le volume Von
den Wurzeln des Bewusstseins, pp. 353-496).
Lorsque Jung commençait ses recherches alchimiques,
il existait un seul livre, sérieux et profond, où ce sujet était
abordé dans la perspective de la psychologie des profon­
deurs : Problème der Mystik und ihre Symbolik (Vienne,
1914), par Herbert Silberer, un des disciples les plus bril­
lants de Freud. Au début de ses recherches, Jung ne se
reconnaissait pas le droit de dépasser le niveau strictement
psychologique : il avait affaire à des « faits psychiques »,
dont il était en train de découvrir certaines correspon­
dances avec les symboles et les opérations alchimiques. Les
« hermétistes » et les « traditionalistes » ont plus tard
reproché à Jung d’avoir traduit en termes psychiques un
symbolisme et une opération qui étaient, de par leur
propre mode d’être, trans-psychiques. Des reproches ana­
logues ont été faits à Jung par certains théologiens ou cer­
tains philosophes : on lui a fait grief d’interpréter les faits
religieux ou les faits métaphysiques en termes de psycho­
logie. On connaît la réponse de Jung à de telles objections :
le trans-psychologique n’est pas l’affaire du psychologue;
toute expérience spirituelle implique une actualité psy­
chique, et cette actualité est constituée par certains conte­
nus et certaines structures, dont le psychologue a le droit,
et le devoir, de s’occuper.
Or, c’était la nouveauté et l’importance des recherches
de Jung d’avoir établi ce fait : que l’inconscient poursuit
des processus qui s’expriment par un symbolisme alchi­
mique et qui tendent à des résultats psychiques homolo-
gables aux résultats des opérations hermétiques. Il serait diffi­
cile de minimiser la portée d’une telle découverte. Laissant
pour l’instant de côté l’interprétation purement psycholo­
gique proposée par Jung, sa découverte démontrait en
substance ceci : au tréfonds de l’inconscient ont lieu des
processus qui ressemblent étonnamment aux étapes d’une
œuvre spirituelle — gnose, mystique, alchimie — qui
n'est pas donnée dans le monde de l'expérience profane, qui,
au contraire, tranche radicalement avec le monde profane.
En d’autres termes, on serait devant une étrange solida­
rité de structure entre les produits de l’« inconscient »
(rêves, rêves éveillés, hallucination, etc.) et les expériences
qui, par le fait qu’elles dépassent les catégories du monde
profane et désacralisé, peuvent être considérées comme
appartenant à un « trans-conscient » (expériences mys­
tiques, alchimiques, etc.). Mais Jung avait remarqué, dès
le début de ses recherches, que la série de rêves et de rêves
NOTES 179

éveillés, dont il était en train de découvrir le symbolisme


alchimique, accompagnaient un processus d’intégration
psychique qu’il appelle processus d’individuation. Donc,
de tels produits de l’inconscient n’étaient ni anarchiques,
ni gratuits : ils poursuivaient un but précis : l’individua­
tion, qui, pour Jung, constitue l’idéal suprême de tout être
humain, la découverte et la possession de son propre Soi.
Mais si l’on tient compte que, pour les alchimistes, Yopus
poursuit Yélixir vitae et l’obtention du lapis, c’est-à-dire
à la fois la conquête de l’immortalité et de la liberté absolue
(la possession de la « pierre philosophale » permettant,
entre autre, la « transmutation en or », donc la liberté de
changer le monde, de le « sauver »), alors le processus de
l’individuation, assumé par l’inconscient sans la « permis­
sion » du conscient, et la plupart du temps contre sa volonté,
ce processus qui conduit l’homme vers son propre centre,
le Soi, doit être considéré comme une pré-figuration de
Yopus alchymicum, ou, plus exactement, comme une « imi­
tation inconsciente », à l’usage de tous les êtres, d’un pro­
cessus initiatique extrêmement difficile et donc réservé à
une élite spirituelle peu nombreuse. Par conséquent, on
serait amené à cette conclusion, qu’il existe plusieurs
niveaux de réalisation spirituelle, mais ces niveaux sont
solidaires et homologables si on les considère d’un certain
plan de référence, en l’occurrence le plan psychologique.
Le « profane » qui a des rêves alchimiques et approche
d’une intégration psychique, traverse, lui aussi, les
épreuves d’une « initiation » : seulement, le résultat de cette
initiation n’est pas le même que celui d’une initiation
rituelle ou mystique, bien que fonctionnellement il puisse
leur être homologué. En effet, au niveau des rêves et
d’autres processus de l’inconscient, nous assistons à une
réintégration spirituelle qui, pour le « profane », a la même
importance qu’une « initiation » au niveau rituel ou mys­
tique. Tout symbolisme est polyvalent. Jung a démontré
une polyvalence analogue pour les opérations « alchi­
miques » et « mystiques » : celles-ci sont applicables à des
niveaux multiples et obtiennent des résultats homolo­
gables. L’imagination, le rêve, l’hallucination redé­
couvrent un symbole alchimique — et, par ce fait même,
placent le patient dans une situation alchimique — et
obtiennent une amélioration qui, au niveau psychique,
correspond au résultat de l’opération alchimique.
Jung interprète autrement ses propres découvertes.
Pour lui, en tant que psychologue, l’alchimie, avec tous
ses symbolismes et toutes ses opérations, est une projec­
tion, dans la Matière, des archétypes et des processus de
l’inconscient collectif. L’opus alchymicum est en réalité
le processus d’individuation, par lequel on devient le Soi.
L’elixir vitce serait l’obtention du Soi, car Jung avait
observé que « les manifestations du Soi, c’est-à-dire l’ap­
i8o FORGERONS ET ALCHIMISTES

parition de certains symboles solidaires du Soi, apportent


avec elles quelque chose de l’intemporalité de l’inconscient
qui s’exprime dans un sentiment d’éternité et d’immorta­
lité » (Psychologie der Uebertragung). Donc, la quête des
alchimistes de l’immortalité correspond, au niveau psy­
chologique, au processus de l’individuation, à l’intégration
du Soi. Quant à la « pierre philosophale » rêvée par les
alchimistes, Jung discerne dans son symbolisme plusieurs
significations. Rappelons tout d’abord que, pour Jung, les
opérations alchimiques sont réelles : seulement, cette réalité
n’est pas physique, mais psychique. L’alchimie représente la
projection d’un drame à la fois cosmique et spirituel en
termes de « laboratoire ». L’opus magnum avait comme but
aussi bien la délivrance de l’âme humaine que la guérison
du Cosmos. Dans ce sens, l’alchimie reprend et prolonge le
christianisme. D’après les alchimistes, dit Jung, le chris­
tianisme a sauvé l’homme, mais non la Nature. Or, l’al­
chimiste rêve de guérir le Monde dans sa totalité : la Pierre
Philosophale est conçue comme le Filius Macrocosmi qui
guérit le monde, tandis que, d’après les alchimistes, le
Christ est le Sauveur du Microcosme, c’est-à-dire de
l’homme seulement. Le but ultime de Yopus est l’apoca-
tastase, le Salut cosmique : c’est pour cela que le Lapis
philosophorum est identifié au Christ. D’après Jung, ce que
les alchimistes appelaient la « Matière » était en réalité le
soi-même. L’« âme du monde », Yanima mundi, identifiée
par les alchimistes au spiritus mercurius, était emprisonnée
dans la « matière ». C’est pour cette raison que les alchi­
mistes croyaient à la vérité de la « matière », car la
« matière » était en effet leur propre vie psychique. Or, le
but de Yopus était de délivrer cette « matière », de la « sau­
ver », en un mot d’obtenir la Pierre Philosophale, c’est-à-
dire le « corps glorieux », le corpus glorificationis.
Voir notre article sur Jung et l’Alchimie (Le Disque
Vert, 1955, pp. 97-109). Signalons que les historiens des
sciences ont reçu assez favorablement les thèses de Jung
sur l’alchimie; cf. Walter Pagel, « Jung’s Views on
Alchemy » (Isis, 39, 1948, pp. 44-48) et le compte rendu de
Gérard Heym, Ambix, III, 1948, pp. 64-67).
Ajoutons que le troisième volume du Mysterium Coniuc-
tionis, publié en 1957, a été entièrement rédigé par
le Dr Marie-Louise von Franz; il contient l’édition et
la traduction, suivies d’un long commentaire, d’Aurora
consurgens, texte du xne siècle, traditionnellement attribué
à Thomas d’Aquin. L’ouvrage a été traduit en anglais par
R. F. C. Hull et A. S. B. Glover, Aurora consurgens. A
Document attributed to Thomas Aquinas on the Problem of
Opposites in Alchemy(Londres et New York, 1966). L’abon­
dant commentaire (pp. 153-431 de la traduction anglaise)
constitue une importante contribution à l’éxégèse du sym­
bolisme alchimique.
NOTES 181

NOTE R

l’alchimie a l’époque
DE LA RENAISSANCE ET DE LA RÉFORME

Dans son article, « Prima materia. Das Geheimnis eines


Gemaldes von Giorgione » {Die BASF. Aus der Arbeit der
Badischen Anilin und Soda Fabrik, IX, 1959, pp. 50-54),
G. F. Hartlaub a proposé une nouvelle interprétation,
alchimique, du tableau de Giorgione, « Les Trois Philo­
sophes ». L’auteur voit dans ces trois personnages non pas
les trois Mages arrivés de l’Orient, mais les personnifi­
cations des rangs initiatiques dans une société secrète.
Selon Hartlaub, le tableau représente probablement le
scénario d’une vénération symbolique de l’intérieur de la
Terre, où l’on cherchait la materia prima (cf. le fameux
adage : visita interiora terrae, etc.). Voir aussi, par le même
auteur : Der Stein der Weisen (Munich, 1959), « Chymische
Mârchen » (BASF, vol. IV, Nos 2 et 3, 1954; vol. V,
N° I, 1955 et « Symbole der Wandlung » (BASF, IX,
1959, 123-128).
Les rapports entre la théologie luthérienne et l’alchimie
ont été analysés par J. W. Montgomery, dans son étude
« L’astrologie et l’alchimie luthérienne à l’époque de la
Réforme », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1966,
pp. 323-345. Il convient de citer ce texte de Luther, pro­
bablement sa déclaration la plus complète sur le sujet.
« La science de l’alchimie [ars alchimica] me plaît beau­
coup, et, en effet, c’est véritablement la philosophie natu­
relle des anciens. Elle me plaît non seulement pour les
nombreuses possibilités d’utilisation qu’il y a dans la
décoction des métaux, dans la distillation et la sublimation
des herbes et des liqueurs, [in excoquendis metallis, item
herbis et liquoribus distillandis ac sublimandis], mais aussi à
cause de l’allégorie et de sa signification secrète, extrê­
mement séduisante, au sujet de la résurrection des morts
le dernier jour. Car, de même que dans un four le feu
extrait et sépare d’une substance les autres parties, et
emporte l’esprit, la vie, la sève, la force, tandis que les
matières impures, la lie, restent au fond, comme un corps
mort et sans valeur [ici Luther illustre encore par la prépa­
ration du vin, de la cannelle, et de la muscade], de même
Dieu, le jour du jugement, séparera toutes choses avec le
feu, les justes des impies » ( Tischreden Édition de Weimar,
I, 1149, cité par Montgomery, p. 337).
Montgomery a opportunément mis en lumière les idées
luthériennes implicites dans les ouvrages alchimiques
d’Andréas Libanius (1550-1616) et Khunrath (1560-1605)
182 FORGERONS ET ALCHIMISTES

et dans les Noces Chimiques de J. V. Andreae. Sur ce der­


nier auteur, J. W. Montgomery a récemment publié un
important ouvrage : Cross and Crucible, Johann Valentin
Andreae (1586-1654), Phoenix of the Theologians, I-II
(La Haye, 1973).
La Fama Fraternitatis a été reproduite dans l’ouvrage
de Frances Yates, The Rosicrucian Enlightment (London,
1972), pp. 238-251. Bernard Gorceix a donné une tra­
duction française de la Fama, de Confessio Fraternitatis
R. C. (1615) et des Noces Chimiques de Christian Rosen-
kreutz dans La Bible des Rose-Croix (Paris, 1970).
Sur John Dee, voir surtout Peter J. French, John Dee :
The World of an Elizabethan Magus (Londres, 1972);
R. J. W. Evans, Rudolf II and his zvorld : A Study of
Intellectual History (1975), pp. 218-228. L’influence de
John Dee sur Khunrath a été analysée par Yates, The
Rosicruciarl Enlightment, pp. 37-38.
Sur Christianopolis de J. V. Andreae, voir Yates, op.
cit., pp. 145-146; Allen G. Debus, The Chemical Dream of
the Renaissance (Cambridge, 1968), pp. 19-20.
L’histoire des manuscrits alchimiques de Newton et de
leur récupération partielle par John Maynard Keynes en
1936-1939, a été tracée par Betty Teeter Dobbs, The Foun­
dation of Newton's Alchemy (1975), pp. 6 sq.
INDEX DES SUJETS

A B

Afrique, sacrifice aux four­ Baal, 82 sq.


neaux, 56 sq.; forgerons, Bergbüchlein, 39 sq.
73 sq. ; Héros civilisa­
teurs, 79 sq.
« Age du fer », mythes et C
symboles de 1’—, 19 sq.
Alchimie , préhistoire de Cabires, 86 sq.
1’—, 40 sq. ; babylonienne, Calebasse, symbole du Cos­
60 sq., 165; chinoise, mos, 101 sq.
92 sq. 166 sq. ; exotérique Caverne, 15, 33, 101 sq.
et ésotérique (en Chine), « Centre », symbolisme
102 sq.; gréco-égyptienne, du —, 31 sq., 96.
123 sq., 173 sq. (bi­ « Chaleur intérieure », 66 sq.
bliographie) ; indienne, Chamans, supérieurs aux
107 sq., 170 (bibliogra­ forgerons, 67 sq.; répu­
phie) ; origines histori­ tés « maîtres du feu »,
ques, 110 sq. ; les plus im­ 67 sq.
portants traités, m sq.; Chaudières miraculeuses, en
rapport avec le Yoga et le Chine, 50; v. Fourneaux.
tantrisme, 107 sq.; — Cheval-fantôme, 88 sq.
occidentale, 130 sq., 173 Chimie, 154 sq.
(bibliographie) ; — et ini­ Chine, folklore alchimique
tiation, 119 sq.; — et en —, 169 sq.; voir alchi­
mystique, 134 sq.; — et mie, taoïsme, sacrifices aux
temporalité, 145 sq.; — fourneaux.
taoïste-zen, 103 ; — tradi­ Christ, parallélisme avec
tionnelle, 176 (bibliogra­ la Pierre Philosophale,
phie). 134 sq.
Alliage, imaginé comme Ciel, sacralité du —,15 sq.;
rite de mariage, 50. dieu du —, 16.
Anthropogonie, 32. Cinabre, 95 sq., 99 sq.
Asûr, mythe des —, 55 sq. Çiva, « dieu du mercure »,
112 sq.
Corps incorruptible, dans
184 FORGERONS ET ALCHIMISTES

l’alchimie indienne, que maîtres d’initiation,


109 sq. 82 sq.; dans le folklore
Corybantes, 86 sq. chrétien, 90 sq.
Cosmos en miniature (Chine) Four, assimilé à la matrice,
101 sq. 31; v. Fourneaux.
Courètes, 86 sq. Fourneaux, sacralité des —,
Création, par immolation, 22; sacrifices aux —, 49;
24 sq.; — de l’homme, sacrifices humains aux
161 sq. —, 54 sq., 97 sq.; en
Cristal de roche, 14. Mésopotamie, 61 sq.; as­
similés à la matrice, 48 sq.
Fusion, symbolisme de la
D — 49 -
Dactyles, 86 sq.
Diable, assimilé au forge­ G
ron, 88 sq.
Dieu-forgeron, 24 sq., 101 sq.
Gayômart, mythe de —, 58.
Gestation, minéralogique,
E 48 sq.

en
Elixir de l’immortalité,
Chine, 94 sq., 103 sq. H
Embryons, minerais assimi­
lés aux —, 34 sq., 61 sq. Héros civilisateur, forgeron
Etain, considéré vivant, 46. mythique africain en tant
que —, 78 sq.
Homo faber, 121, 145 sq.;
F mythologie de F—, 85.
Fer, météorique, 16 sq.;
« — du Ciel », 17; sacra­ I
lité du —,21 sq.; contre
les démons, 22; haine
du —, 55; légende sur Immortalité, pilules d’—,
l’origine du —, 57 sq.; 98 sq.
mythologie du —, 161. Immortels, mythes chinois
Feu, « maîtres du—», 65 sq.,
des—, 94 sq.
Inceste philosophale, 131 sq.
70 sq.; — change la Na­
Indra, 84.
ture, 146 sq.; symbo­
lisme sexuel du —, 163. Initiations, — chama­
« Fœtus », 63. niques, 69 sq.; — et al­
Forgerons, mythiques en chimie, 119 sq.
Afrique, 74 sq.; outils
du —, 23 sq.; — afri­
cains, 30, 50, 74 sq.; en J
Sibérie, 67 sq.; à Java,
72 sq.; rapports avec les 96 sq.
Jade,
chamans, 67 sq. ; — et les Jung(C. G.), — et l’alchi­
poètes, 73 sq.; — en tant mie, 133 sq., 177 sq.
INDEX DES SUJETS 185

K 35 sq.; mariage des —,


51 ; — chez les primitifs,
Ku-bu, 60 sq. 159 -
Ko Ch’ang-Kêng, 103 sq. Météorites, 14 sq., 159 (bi­
Ko Hung (= Pao Pu’tzu), bliographie).
95 sq., 105 sq. Mine, 45 ; assimilée à la ma­
trice, 33.
Minerais, assimilés aux em­
L bryons, 34 sq., 62 sq.;
naissance gynécomor-
Langage secret, dans l’alchi­ phique des —, 33.
mie, 140 sq. Mineur, malais, 46 sq. ;
Lie-sien T chouan, 169 sq. africain, 47.
Longévité, par les plantes, « Mort », dans l’alchimie,
169 sq. 130 sq. Mo-ye, légende de
—, 50 sq.
Munda, mythes métallur­
M giques chez les —, 54 sq.
Mutilations, initiatiques,
« Maîtres du feu », 91 sq., 88 sq.
146 sq. Mystères, et l’alchimie occi­
Marduk, 63 sq., 205. dentale, 136 sq.
Maréchal-ferrant, 88 sq. Mysterium magnum, 136 sq.
« Mariage », entre soufre et Mythologies, des temps li-
mercure, 128. thiques, 23 sq.
Marteau, sacralité du —,
23.
Materia prima, 93, 132 sq., N
139 sq.
Matière, « souffrance », Nâgârjuna, 107 sq., m sq.
« mort » et « résurrection » Nigredo, 137 sq.
de la —, 126 sq. Nombril, symbole du
Matrice, 48 sq. ; cavernes et « Centre », 31.
mines assimilées à la —,
33 -
Mercure, 39 sq.; — dans O
l’Inde, m sq.; v. « Ma­
riage ». Odhin, et la « Chasse fu­
Mère, retour mystique à la rieuse », 88 sq.
—> 331 v. Regressus ad Opus Magnum, phases de
uterum. 1’—, 126 sq.
Mésopotamie, symbolismes Or, 40 sq., 43 sq., 46 sq.; —
et rituels métallurgiques dans l’alchimie chinoise,
en —, 60 sq. 97 sq.; — dans l’alchi­
Métallurgie, de l’Amérique mie indienne, 107 sq.;
centrale, 16; — du fer en recettes pour contrefaire
Égypte, 17 sq.; — afri­ 1’—, 124 sq.
caine, 49 sq. Orage, 24; dieu de F—, 15,
Métaux, métamorphose na­ 24.
turelle des —, 41 sq.; — Oraons, mythes métallur­
« poussent » dans la mine, giques chez les —,55 sq.
i86 FORGERONS ET ALCHIMISTES

P et des métaux, 29 sq. ; des


outils, 30 sq.
Pao Pu’tzu, v. Ko Hung. Sexualité, et alchimie, en
Paracelse, 176 (bibliogra­ Chine, 105 sq.
phie). Sociétés secrètes, 87 sq.
Petra genitrix, 15, 35 sq., Soufflet, sacralité du —, 23.
, i6 -
3 Soufre, 40.
Pierre philosophale, dans Sperme, distillation du —,
l’alchimie occidentale, en Chine, 100.
136 sq.; nom de la —,
140 sq.
Pierres de foudre, 15 sq., 24, T
154; v. Mythologies des
temps lithiques, Dieu de Tantrisme, 116 sq.
l’orage. Taoïsme, 92 sq.
Pilules d’immortalité, en Taoïstes, biographies légen­
Chine, 98. daires des —, 99 sq.
Prima materia, v. Materia Telchines, 86 sq.
prima. Temps, et alchimie, 145 sq.
Prakriti, 109 sq., 117. Terre-Mère, 35 sq.
Purusha, 25, 109 sq. Tiamat, 25 sq., 63.
Transmutation, but de l’al­
chimie alexandrine, 124;
R — par le feu, 146 sq.; —
des métaux dans l’Inde,
Regressus ad uterum, 102,
110 sq.
130 sq.; v. Mère, Retour Triangle, symbolisme sexuel
à l’origine. du —, 33 sq., 163 sq.
Tsiganes, 83 sq.
Respiration, techniques de
la —, 105 sq.; — em­
bryonnaire en Chine,
106 sq. V
« Retour à l’origine », 106;
v. Regressus ad uterum. Vagin,ae la Terre-Mère,
Rites orgiastiques, 162. 34 sq.; y. Mine, Matrice.
Vol magique, des alchi­
mistes, 169 sq.
S
Y
Sacrifice, àla fusion, 50 sq.
Sacrifices humains, aux Yang, 50 sq., 96 sq.
fourneaux, 54 sq. Y in, 50.
Sel ammoniac, dans l’alchi­ Yoga, 116 sq.; — et l’alchi­
mie orientale, 172 sq. mie, 107 sq.
Sexualisation, du monde vé­ Yu le Grand, 29, 45 sq.,
gétal, 27 sq.; des pierres 51 sq.
TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos........................................................................ 6
Post-scriptum à la deuxième édition............................... 13
1. Météorites et métallurgie.............................................. 14
2. Mythologie de l’âge du fer. . .................................... 21
3. Le Monde sexualisé....................................................... 27
4. Terra Mater. Petra Genitrix . •................................. 35
5. Rites et mystères métallurgiques !........................... 45
6. Sacrifices humains aux fourneaux............................... 54
7. Symbolismes et rituels métallurgiques babylo­
niens .............................................................................. 60
8. Les «Maîtres du Feu». ....... ......................................... 65
9. Forgerons divins et Héros C i v i l i s a t e u r s . . . . 72
10. Forgerons, guerriers, maîtres d’initiation ... 82
11. L’alchimie chinoise............................................. ... . 92
12. L’alchimie indienne..................................................... 107
13. Alchimie et initiation.................................................. 119
14. Arcana Artis..................................................................130
15. Alchimie, sciences naturelles et temporalité . . 145
Note A : Météorites, pierres de foudre, débuts de
la métallurgie...................................................................159
Note B : Mythologie du fer.................................................. 161
Note C : Motifs anthropogoniques......................................161
Note D : Fertilisation artificielle et rites orgias-
tiques................................................................................162
Note E : Symbolisme sexuel du feu.................................... 163
Note F : Symbolisme sexuel du triangle.............................163
Note G : Petra Genitrix........................................................164
Note H : L’alchimie dans la littérature anglaise. . 165
Note I : L’« alchimie » babylonienne................................. 165
Note J : L’alchimie chinoise................................................166
i88 FORGERONS ET ALCHIMISTES

Note K : Traditions magiques chinoises et folklore


alchimique...................................................................... 169
Note L : L’alchimie indienne...............................................170
Note M : Le sel ammoniac dans l’alchimie orien­
tale.................................................................................... 172
Note N : Généralités sur l’histoire de l’alchimie.
Alchimies gréco-égyptienne, arabe, occidentale.
Éléments de bibliographie.............................................. 173
Note P : C. G. Jung et l’alchimie..........................................177
Note R : L’alchimie à l’époque de la Renaissance
et de la Réforme...............................................................181
Index des sujets...................................................................183

7942-1979. — Impr.-Reliure Maison Marne, Tours.


N" d’édition 10466. — 2‘ trimestre 1977. — Printed in France.
DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION « CHAMPS »

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lisme. XVII* siècle.
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AAA La logique ou l’art de l'enseignement philosophique)
penser. AA Qui a peur de la philoso­
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AA Structure du langage AA L’Agression.
poétique. LUBICZ R. A. Schwaller de
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L’Economie rurale et la vie des
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médiéval. AAA Les soulèvements popu­
AA Tome I. laires en France au XVII*
▲▲ Tome II. siècle.
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A Forgerons et alchimistes. AA Des Principes de l'éco­
ESCÂRPIT Robert nomie politique et de l’impôt.
▲A Le Littéraire et le social. STOLERU Lionel
FERRO Marc AAVaincre la pauvreté dans
A La Révolution russe de les pays riches.
1917. VILAR Pierre
FONTANIER Pierre AAA Or et monnaie dans
AAA Les Figures du discours. l’histoire.
D’après la croyance des primitifs, les substances
minérales participent à la sacralité de la Terre-Mère.
Les minerais «croissent» dans le ventre de la Terre,
tout comme des embryons. La métallurgie prend
ainsi un caractère obstétrique. Le mineur et le métal­
lurgiste interviennent dans le déroulement de l’em­
bryologie souterraine : ils précipitent le rythme de
croissance des minerais, ils collaborent à l’œuvre de
la Nature, l’aident à «accoucher plus vite». Bref,
par ses techniques, l'homme se substitue peu à peu
au Temps, son travail remplace l’œuvre du Temps.
Collaborer avec la Nature, l’aider à produire dans
un temps de plus en plus rapide, changer les moda­
lités de la matière, voilà une des sources de l’idéologie
alchimique. Tout comme le fondeur et le forgeron,
l’alchimiste travaille sur une matière à la fois vivante
et sacrée ; ses labeurs poursuivent la transformation
de la matière, son «perfectionnement», sa «trans­
mutation ».
L’auteur a insisté sur les alchimies indienne et
chinoise parce qu’elles sont moins connues, mais
surtout parce qu’elles présentent sous une forme
plus nette leur caractère de technique à la fois
expérimentale et «mystique». Car l’alchimie ne fut
pas à l’origine une science empirique, une chimie
embryonnaire ; elle ne l’est devenue que plus tard.
Nouvelle édition revue et augmentée par l’auteur en 1976.

y iP

C H A M P ANTHROPOLOGIQUE

FH 1012

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