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LES ÉVÊQUES ET LA DIPLOMATIE ROMANO-BARBARE

EN GAULE AU Ve SIÈCLE

Audrey Becker, Université Lorraine-CRULH

Introduction

La restructuration de l’aristocratie gallo-romaine au Vème siècle autour de l’accès à


l’épiscopat a déjà été largement étudiée, en particulier à la suite des travaux fondateurs
d'Hélène Wieruszowski puis de Friedrich Prinz, Dietrich Claude ou encore Martin
Heinzelmann1. Ils ont montré qu’à partir de la seconde moitié du Vème siècle l’aristocratie
gallo-romaine se redéfinit entre autres autour de l’accès à l’épiscopat, particulièrement après
la reprise des affrontements en Gaule avec le roi wisigoth Euric en 4692. Devenir évêque est
alors un moyen privilégié pour les membres de ce groupe d’assurer leur propre sécurité mais
aussi, et peut-être surtout, un moyen de conserver leur influence : en tant qu’episcopi, ils
demeuraient les patroni de leur cité, préservant ainsi leur prestige social et leur poids
politique. Certes, tout cela ne fait guère plus objet de débat aujourd’hui. Cependant, certaines
affirmations autour de cette situation méritent d’être examinées. Ralph Mathisen pose ainsi
l’idée que le recrutement social des episcopi parmi les aristocrates gallo-romains aurait eu
pour conséquence l’extension au domaine politique du rôle social traditionnel de médiation
des évêques, faisant d’eux les intermédiaires diplomatiques « naturels » entre leur cité et les
pouvoirs politiques barbares en Gaule, voire même entre pouvoir impérial romain et pouvoirs
royaux barbares3. Est-ce réellement le cas ? La part prise par les évêques à l’activité
diplomatique romano-barbare en Gaule au Vème siècle est-elle le corollaire de l’accès de plus
en plus important de l’aristocratie à l’épiscopat ? Ce qui d’ailleurs pose en amont la question
de la réalité même d’une participation plus grande des évêques à des activités diplomatiques.

Le corpus des sources

1
Hélène WIERUSZOWSKI, « Die Zusammensetzung des gallischen und fränkischen Episkopats bis zum Vertrag
von Verdun (843) mit besonderer Berücksichtigung der Nationalität und des Standes », Bonner Jahrbücher, 127
(1922), p. 1-83 ; Friedrich PRINZ, Frühes Mönchtum im Frankenreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den
Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwicklung (4. bis 8. Jahrhundert), Wien, Oldenbourg,
1965 ; Dietrich CLAUDE, « Die Bestellung der Bischöfe im merowingischen Reich », Z. Savigny-Stift.
Rechtsgesch., Kanon. Abt. (1963), p. 1-75 ; Martin HEINZELMANN, « L'aristocratie et les évêchés entre Loire et
Rhin, jusqu'à la fin du VIIe siècle ». Rev. hist. Église Fr., 62, 168 (1976), p. 75-90; Plus récemment, Ralph
MATHISEN, Roman Aristocrats in Barbarian Gaul, Strategies for Survival in an Age of Transition, Austin,
University of Texas Press, 1993 ; John MATTHEWS, Western Aristocracies and imperial court AD 364-425,
Oxford, Oxford University Press, 1990².
2
Sur les événements survenus en 468 et en 469 en Gaule, cf. Émilienne DEMOUGEOT, La formation de l’Europe
et les invasions barbares ; de l’avènement de Dioclétien au début du VIe siècle, vol. 2, Paris, Aubier, 1979,
p. 595-598 et p. 633-634 ; sur l’histoire événementielle du Vème siècle, en dernier lieu Peter HEATHER, Empires
and Barbarians: the Fall of Rome and the Birth of Europe, New York, Oxford University Press, 2010.
3
R. MATHISEN, Roman Aristocrats…, p. 98-99. Sur le rôle de l’évêque dans sa cité au Ve siècle, Suzanne
BAUMGART, Die Bischofsherrschaft im Gallien des 5. Jahrhunderts ; eine Untersuchung zu den Gründen und
Anfängen wiltlicher Herrschaft der Kirche, Munich, Maris, 1995 (Münchener Arbeiten zur Alten Geschichte),
p. 96-124.
La difficulté première face à un tel sujet vient des sources elles-mêmes. Elles sont très
peu nombreuses et dans une large mesure hagiographiques4. Au final, elles ne permettent
d’identifier qu’une dizaine d’évêques ayant mené des démarches diplomatiques auprès de
groupes barbares en Gaule au Ve siècle dans trois types de circonstances historiques.

Tout d’abord, dès la première moitié du Vème siècle, le contexte pour le moins très
troublé militairement et politiquement conduit certains évêques à devenir de facto les
intercesseurs privilégiés de leur cité face aux armées et aux rois barbares dans des situations
généralement désespérées. D’après Constance de Lyon, saint Germain d’Auxerre, alors qu’il
revient de Bretagne où il a lutté contre l’hérésie pélagienne, serait ainsi intervenu entre 446 et
448, à la demande des habitants du tractus Armoricanus auprès du roi alain Goar chargé par le
général romain Aetius de pacifier les régions au Nord de la Loire en proie aux Bagaudes5.
Lors du raid d’Attila en Gaule, des évêques ont également tenté des démarches diplomatiques
auprès du roi hun pour le supplier d’épargner leur cité. Deux sont attestées dans des Vitae :
celle de l’évêque d’Orléans, saint Aignan qui d’après sa Vita aurait vainement imploré le roi
hun d’épargner la population de la cité lors de son pillage6. Enfin, l’évêque de Troyes saint
Loup aurait intercédé avec plus de succès auprès d’Attila7.

Quelques décennies plus tard, des évêques seraient également intervenus lors de
négociations de paix entre le roi wisigoth Euric et l’empereur Julius Nepos en 4758. D’après
les deux principales sources évoquant ces négociations, à savoir la correspondance de Sidoine
Apollinaire et la Vita d’Épiphane écrite par Ennodius, elles auraient impliqué directement au
moins cinq évêques dont quatre Gallo-romains, Basilius d’Aix, Graecus de Marseille, Faustus

4
Sur l’hagiographie mérovingienne, en dernier lieu, Monique GOULLET, Martin HEINZELMANN, Christiane
VEYRARD-COSME, L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, Ostfilden, Thorbecke, Paris, 2010
(Beihefte der Francia, 71). En particulier, Monique GOULLET, « Introduction », p. 11-25 pour la remise en cause
de l’hyper-criticisme des éditions de Bruno Krusch dans la série des SRM ; Martin HEINZELMANN,
« L’hagiographie mérovingienne. Panorama des documents potentiels », p. 27-82 pour la datation des Vitae.
5
Constance de Lyon, Vita. Germ., VI, 28. Sur la valeur historique de la Vita Germani, Constance de Lyon, Vie
de Saint Germain d’Auxerre, éd. et trad. René Borius, Paris, éd. du Cerf, 1965 (Sources chrétiennes, 112), p. 63-
196.
6
Vita Aniani, 9. Cette démarche n’est confirmée ni par Grégoire de Tours ni d’ailleurs par aucune autre source,
mais l’argumentation d’André Loyen en faveur d’une datation de la Vita au VIème siècle et non pas au VIIIème
siècle comme le pensait Bruno Krusch est tout à fait convaincante et donne aux événements relatés un fond
historique plus avéré. Pour une étude complète des sources autour de saint Aignan, André LOYEN, « Le rôle de
saint Aignan dans la défense d’Orléans », CRAI (1969), p. 64-74 ; Vita Aniani episcopi Aurelianensis, ed. Bruno
KRUSCH, MGH SRM 3, Hanovre, 1896, p. 108-117. En revanche, n’a pas été retenue la légation qu’Aignan
d’Orléans aurait effectuée auprès de Théodoric en 451 à la demande du général Aetius, celle-ci n’étant
mentionnée que par la seule chronique bien plus tardive du Pseudo-Frédégaire (Fred. II, 53). Contra
R. Mathisen, Roman Aristocrats…, p. 99.
7
Vita Lupi, 5. Sur la datation de cette Vita, Martin HEINZELMANN, « Studia sanctorum. Éducation, milieux
d’instruction et valeurs éducatives dans l’hagiographie en Gaule jusqu’à la fin de l’époque mérovingienne »,
Haut Moyen Âge, Éducation, culture et société, Michel SOT (éd.), Nanterre, éd. Publidix, 1990, p. 105-138, plus
précisément p. 114-115. Sur les liens entre saint Germain et saint Loup, Ralph MATHISEN, « Hilarius, Germanus
and Lupus : The Aristocratic Background of the Chelidonius Affair », Phoenix 33 (1979), p. 160-169. À noter
que n’a pas été retenue l’ambassade qu’aurait menée, à l’instigation de saint Loup, le prêtre Memorius,
accompagné de trois clercs et de quinze enfants, au martyre duquel est attribuée la protection de Troyes au début
du VIIIème siècle : voir M. HEINZELMANN, « L’hagiographie mérovingienne… », p. 53.
8
Privé de l’aide financière et militaire promise par l’empereur d’Orient Zénon renversé en 475 par Basiliscus,
Julius Nepos n’eut plus d’autre choix que d’abandonner les provinciaux gallo-romains et de négocier la paix
avec Euric, alors allié depuis 474 au roi burgonde Chilpéric. Sur ces questions, cf. É. DEMOUGEOT, La formation
de l’Europe…, p. 602-606.
de Riez et Leontius d’Arles et un Italien, Épiphane de Pavie9. Ces négociations de paix ont pu
être interprétées comme la preuve que des évêques n’auraient pas hésité à servir de
médiateurs entre le pouvoir impérial et les rois barbares pour faire aboutir des négociations
diplomatiques parfois tendues10.

L’utilisation en Gaule d’évêques à des fins diplomatiques par des rois barbares eux-
mêmes est attestée à au moins une reprise par les sources11. Saint Orientius d’Auch, d’après sa
Vita, est envoyé en légation par le roi wisigoth Théodoric Ier auprès du général Litorius lui-
même aux ordres d’Aetius12.

Ce corpus, aussi restreint soit-il, permet néanmoins de s’interroger tout d’abord sur le
nouveau rapport qui émerge en Gaule entre sainteté et diplomatie. La sainteté s’acquiert,
semble-t-il, grâce aux activités locales de médiation des évêques mises au service de leur
communauté. Ensuite, c’est la question des négociations de 474-475 qui mérite un réexamen
précis des sources. Elles ont souvent été comprises comme la preuve d’une médiation
diplomatique épiscopale au service de l’empereur qui induirait une différence de nature avec
les interventions des évêques de la première moitié du Vème siècle. Mais est-ce réellement le
cas ? Enfin, si l’on excepte ces négociations de 474-475, et malgré la politisation des élections
épiscopales, il est tout à fait remarquable que, dans la seconde moitié du Vème siècle au
moins jusque vers 485, les évêques ne sont jamais présentés dans les sources comme les
médiateurs « naturels » entre leur communauté et les autres pouvoirs politiques qu’ils soient
barbares voire même romains.

9
Sur le rôle d’Épiphane de Pavie, cf. Vita Epif., 85-91 ; sur le rôle des évêques gallo-romains, Sidoine
Apollinaire, Ep., VII, 6; VII, 7.
10
R. MATHISEN, Roman Aristocrats…, p. 99.
11
L’ambassade que Vivianus aurait menée auprès du roi wisigoth Théodoric (sans qu’il soit d’ailleurs possible
de déterminer s’il s’agit de Théodoric Ier ou II), pour obtenir la suppression de taxes lourdes que les habitants de
sa cité n’étaient plus en mesure de payer, n’a pas été retenue. D’une part seule sa Vita la mentionne, et surtout,
même si elle est rédigée au début du VIème siècle, aucune source n’évoque par ailleurs ni Vivinianus ni son
épiscopat à l’exception de Venance Fortunat dans un poème (Carm., I.12) et de Grégoire de Tours (Gloria
confessorum, 57) tous les deux s’appuyant sur la seule Vita. Contra Andrew GILLETT, Envoys and political
communication in the late Antique West, 411-533, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 (Cambridge
studies in medieval life and thought 55), p. 143-148 qui étudie et commente la légation de Vivianus tout en
admettant que nous n’avons aucune certitude historique sur son existence. Sur la datation de cette Vita,
M. HEINZELMANN, « L’hagiographie mérovingienne… », p. 61.
12
Vita Orientii, 3. Même si cette légation n’est attestée que par cette Vita datée du début du VIème siècle (Bruno
DUMEZIL, Les racines chrétiennes de l’Europe, Paris, Fayard, 2005, p. 728, M. HEINZELMANN, « L’hagiographie
mérovingienne… », p. 61) elle est en partie confirmée par Salvien de Marseille qui évoque l’envoi en légation
d’évêques par les Wisigoths auprès des armées de l’empire romain. Salvien, de gub. Dei, VII, 39 : Cum enim
Gothi metuerent, praesumeremus nos Chunis spem ponere, illi in deo, cum pax ab illis postularetur, a nobis
negaretur, illi episcopos mitterent, nos repelleremus…« Lorsque les Goths semblaient avoir peur, nous osions
mettre notre espoir dans les Huns, et les Goths osaient se confier en Dieu ; lorsqu’ils nous demandaient la paix,
nous la refusions ; lorsqu’ils nous envoyaient des évêques, nous les repoussions… ». Dans la péninsule ibérique,
Hydace de Chaves rapporte par ailleurs qu’en 433, le roi suève Herméric aurait lui aussi choisi un évêque du
nom de Symphosius comme légat pour tenter de faire reconnaître par l’empereur d’Occident Valentinien III
l’accord conclu entre lui et les provinciaux de Galice. Hydace, Chron., 101 : Symphosius episcopus, per eum ad
comitatum legatus missis, rebus in cassum frustratur arreptis. « Vaine et inutile ambassade de l’évêque
Symphosius, envoyé par lui [le roi suève Herméric] à la cour ». Sur l’intérêt historique de la Vita Orientii,
Edward Arthur THOMPSON, « The Settlement of the Barbarians to Southern Gaul », JRS, 46 (1956), p. 65-75.
Sainteté et diplomatie (1ère moitié du Vème siècle)

Si l’on ne sait rien des conditions d’accession à l’épiscopat de saint Aignan, en


revanche, assez classiquement les récits de l’accession à l’épiscopat de saint Germain et de
saint Loup montrent qu’il s’agit avant tout de la volonté divine (diuina auctoritas) de faire de
ces hommes les pasteurs de leur cité13.

Lupus serait ainsi littéralement enlevé (raptus) par les habitants de Troyes alors que,
moine à Lérins, il se rend à Chalon pour vendre certaines de ses possessions14. Au-delà de la
formation dispensée à Lérins et des réseaux personnels qu’on pouvait y développer, l’accès à
l’épiscopat était, à en croire les écrits d’Eucher de Lyon ou de Faustus de Riez, la suite
logique de cette période de solitude qui permettait à ces hommes en s’enrichissant
spirituellement de se préparer à devenir les pasteurs de leur future communauté15.

Quant à Germanus, Constance de Lyon évoque un accord général (consensus


uniuersitatis)16. S’il n’est pas moine au moment de son accès à l’épiscopat, et qu’au contraire
il vit et est impliqué dans les affaires du siècle, il n’en reste pas moins que sa vie laïque
d’après Constance le préparait naturellement à exercer la charge épiscopale, particulièrement
l’activité pastorale grâce à sa maîtrise de la rhétorique et de l’éloquence17.

Or c’est bien la spiritualité et la formation, pastorale pour Lupus ou rhétorique pour


Germanus, mises au service de leur fonction d’homme d’Église qui leur permet de remplir
leur rôle de defensor civitatis dans des situations désespérées face aux rois barbares qu’ils
n’hésitent pas dans un premier temps à supplier, la diplomatie se jouant alors autour de leur
charisme religieux et de leur capacité à n’apparaitre aux yeux des rois barbares que comme
des hommes de Dieu auréolés de ce prestige mais sans aucune légitimité politique officielle.
Attila lui-même, d’après Jordanès, aurait été sensible à ces supplications18. Cela explique
probablement la participation de l’évêque de Rome, Léon, à l’ambassade envoyée au roi hun
en 452, son prestige spirituel lui permettant de jouer sur un registre diplomatique différent des
autres membres de l’ambassade, à savoir le consulaire Avienus, et le préfet Trygetius19. Le

13
Constance de Lyon, Vita Germani, 2 : Cum subito diuina procedit auctoritas, quam consensus uniuersitatis
exsequitur. « C’est alors que soudain se manifeste la volonté divine suivie d’un accord général. »
14
Vita Lupi, 3
15
Eucher de Lyon, De laude eremi, 62 : Digna quae et praestantissimos alat monachos et ambiendos proferat
sacerdotes. « [ la solitude de Lérins] est digne de nourrir des moines si éminents et de fournir des prêtres si
recherchés ». Ralph MATHISEN, Ecclesiastical Factionalism and Religious Controversy in Fifth-Century Gaul,
Washington D.C., Catholic University of America Press, 1989, p. 85-92.
16
Voir note 13.
17
Constance de Lyon, V. Germ., 1 : Parabatur eloquentia raedicationibus, iuris doctrina iustitiae, uxoris
societas ad testimonium castitatis. « L’éloquence le préparait aux prédications, la connaissance du droit à la
justice, la compagnie d’une épouse au témoignage de sa chasteté. »
18
Attila accessible aux suppliants et bienveillant pour ceux qu’il a reçus dans son amitié. Jordanès, Get.,
XXXV, 182 : …erat namque superbus incessu, huc atque illuc circumferens oculos, ut elati potentia ipso quoque
motu corporis appareret ; bellorum quidem amator, sed ipse manu temperans, consilio validissimus,
supplicantium exorabilis, propitius autem in fide semel susceptis. « …plus précisément, il était, à l’abord,
hautain, promenant son regard sur tout ce qui l’entourait, afin que sa puissance fût manifeste à chaque
mouvement de son corps altier. Il aimait certes les guerres, mais était capable de contrôler sa propre violence. Il
était d’un jugement très avisé, miséricordieux envers ceux qui le suppliaient, bienveillant envers ceux à qui il
avait accordé une fois pour toutes sa confiance. »
19
Prosper, Chron., 1367 : Suscepit hoc negotium cum uiro consulari Auieno et uiro praefectorio Trygetio
beatissimus papa Leo auxilio dei fretus, quem sciret numquam piorum laboribus defuisse. Nec aliud secutum est
quam praesumpserat fides. Nam tota legatione dignanter accepta ita summi sacerdotis praesentia rex gauisus
même Léon prend également l’initiative d’une légation en 455 cette fois auprès de roi vandale
Genséric qui assiège alors le cœur historique de l’Empire20.

Mais la relecture faite par les Vitae de ces événements au début du VIème siècle est
particulièrement intéressante car les démarches menées par les évêques sont alors
réinterprétées selon une grille de lecture politique où les évêques, soutenus par Dieu lors de
leur démarche, accomplissent publiquement des miracles « diplomatiques » qui fondent leur
sainteté et qui surtout imposent à toute la communauté leur pouvoir civil. En effet, toutes ces
Vitae fonctionnent suivant le même schéma : les supplications des évêques se heurtent
d’abord à un refus de la part des rois barbares provoquant la colère de Dieu. Il manifeste alors
son soutien à son évêque en lui permettant de réaliser un miracle qui fait basculer l’issue de la
rencontre. On retrouve ainsi toutes ces étapes dans la rencontre entre Germanus et Goar :
après l’échec de ses supplications, Germanus arrête physiquement le cheval du roi alain Goar
et, grâce à Dieu, celui-ci est impressionné par le courage de l’évêque21. De la même façon,
d’après la Vita de saint Aignan, après la fin de non-recevoir d’Attila lors de la légation de
l’évêque, celui-ci s’enferme pour prier et un double miracle a alors lieu : d’abord il pleut sans
discontinuer pendant quatre jours retardant l’assaut final des Huns. Puis lorsque celui-ci a
enfin lieu, saint Aignan apparaît alors à un proche d’Aetius pour lui dire de se hâter22. À cet
égard, le récit de l’ambassade de Vivianus de Saintes, même s’il ne renvoie pas à un
événement avéré23, est tout à fait intéressant puisqu’il fonctionne exactement sur le même
principe, le roi wisigoth accède finalement à la demande de Vivianus après une vision
terrifiante pendant la nuit alors que Vivianus était en prière24.

L’utilisation de la prière par un évêque comme arme contre les barbares est
mentionnée pour la première fois par saint Ambroise dans son éloge funèbre de l’évêque
Acholius de Thessalonique qui aurait par ses prières éloigné en 380 des Goths menaçant sa
cité25. D’ailleurs saint Ambroise est probablement le premier évêque en Occident

est, ut et bello abstinere praeciperet et ultra Danuuium promissa pace discederet. « Le bienheureux pape Léon
entreprit cette affaire avec le consulaire Avienus et le préfet Trigetius, confiant en l’aide de Dieu qu’il savait ne
jamais manquer aux travaux accomplis par des hommes pieux. Il ne s’ensuivit rien d’autre que ce que la foi avait
présumé. En effet, toute la légation fut reçue avec dignité, le roi étant réjoui par la présence du très haut prêtre
qui lui recommanda de s’abstenir de faire la guerre et de repartir au-delà du Danube. » ; voir également Jordanès,
Get., XLII, 223.
20
Prosper, Chron., 1375 : Post hunc Maximi exitum confestim secuta est multis digna lacrimis Romana
captiuitas et urbem omni praesidio uacuam Gisiricus optinuit, occurente sibi extra portas sancto Leone
episcopo, cuius supplicatio ita eum deo agente leniuit, ut, cum omnia potestati ipsius essent tradita, ab igni
tamen et caede atque suppliciis abstineretur. « Après la mort de Maxime, tout de suite s’ensuivit la captivité de
Rome digne de nombreuses larmes, et Genséric prit la ville vide de toute défense ; le pape Léon se présenta à lui
hors des portes. Il le calma ainsi avec l’aide de Dieu en suppliant que, comme tout était livré à sa puissance, il
s’abstienne pourtant du feu, des massacres et des supplices. »
21
Constance de Lyon, Vita Germ., VI, 28 : Itaque genti bellicosissimae regique idolorum ministro obicitur senex
unus sed tamen omnibus Christi praesidio maior et fortior. (…) Occurrit in itinere, iam progresso, et armato
duci inter suorum cateruas opponitur, medioque interprete primum precem supplicem fundit, deinde increpat
differentem, ad extremum manu iniecta, freni habenas inuadit atque in eo uniuersum sistit exercitum. « C’est
ainsi qu’à cette gens très belliqueuse et à ce roi serviteur des idoles, le vieillard s’oppose seul, mais plus grand
cependant et plus courageux que tous grâce à la protection du Christ. (…) Il marche au-devant d’eux sur la route
et barre le passage au chef, qui déjà s’avançait en armes au milieu de ses bandes de guerriers. Au moyen d’un
interprète, il lui adresse d’abord une prière suppliante, puis il apostrophe celui qui le repousse, enfin, de sa main
tendue, il saisit la bride du mors et arrête là toute l’armée. »
22
V. Aniani, 9.
23
Cf. note n°11.
24
Vita Viviani, 4-6.
25
Ambroise de Milan, Ep., 15, 6-7.
véritablement investi dans les affaires politiques contemporaines. Il est aussi à l’origine de
l’idée du « bouclier charismatique » pour reprendre l’expression de Lelia Cracco Rugini qui,
en plaçant l’évêque sous la protection de Dieu lorsqu’il agit politiquement, rend sa puissance
d’autant plus inattaquable26. Si ces Vitae rédigées au début du VIème siècle s’inscrivent dans
le prolongement du modèle ambrosien de l’évêque dont le charisme doit avoir une dimension
politique qui double sa dimension spirituelle, ce besoin d’affirmer le pouvoir temporel de
l’évêque derrière un charisme religieux laisse dans le même temps penser qu’il n’était pas
encore réellement complètement établi à la fin du Vème siècle et au début du VIème siècle
d’où cette nécessité de le réaffirmer dans les Vies écrites pendant cette période.

Les négociations de 474-475

En 469, profitant de l’instabilité chronique du pouvoir impérial en Occident, le roi


wisigoth Euric décide d’attaquer l’empire romain en Gaule ce qui va provoquer plusieurs
années de lutte, certaines cités résistant au roi wisigoth dont l’exemple le plus fameux, grâce
au témoignage de son évêque Sidoine Apollinaire, est probablement Clermont. Lorsque Julius
Nepos arrive au pouvoir en 474, il décide aussitôt de négocier avec le roi wisigoth pour sauver
ce qui peut encore l’être27. Le ballet diplomatique qui s’engage alors est connu à la fois par
différentes lettres de Sidoine Apollinaire, très inquiet de toutes ces tractations politiques, mais
aussi par la Vita d’Épiphane de Pavie écrite par Ennode.

Julius Nepos envoie dans un premier temps un laïc, le questeur du palais Licinianus,
évoqué par Sidoine Apollinaire en termes très positifs, l’évêque de Clermont le décrivant
comme un homme possédant toutes les qualités requises pour être légat28. Mais cette première
démarche semble avoir été un échec. Puis l’évêque de Pavie Épiphane se rend auprès d’Euric
de qui il obtient de conclure un traité dont les modalités exactes ont, selon toute
vraisemblance, été négociées par les quatre évêques gallo-romains mentionnés à deux reprises
dans les lettres de Sidoine Apollinaire, Graecus de Marseille, Leontius d’Arles, Faustus de
Riez et Basilius d’Aix29. Si les avis divergent parfois quant à l’ordre de ces trois ambassades,
il est en revanche communément admis que ces quatre évêques, à l’instar d’Épiphane, se
seraient rendus physiquement auprès du roi wisigoth en tant qu’émissaires choisis par
l’empereur30.

26
Sur l’action politique de saint Ambroise, cf. Lellia CRACCO-RUGGINI, « Prêtre et fonctionnaire : l’essor d’un
modèle épiscopal aux IVe-Ve siècles », Ant. Tard., 7 (1999), p. 175-186 ; « ''Vir sanctus'' : il vescovo e il suo
''pubblico ufficio sacro nella città'' », L’Evêque dans la cité du IVe au Ve siècle, Image et autorité, Eric
REBILLARD, Claire SOTINEL (éd.), Paris, 1998, (Ecole Française de Rome 248), p. 3-15.
27
Sur le contexte politique, É. Demougeot, La formation de l’Europe…, p. 633-639.
28
Sidoine Apollinaire., Ep., III, 7, 2-3 : Persona siquidem est, ut perhibent, magna exspectatione, maior
aduentu, relatu sublimis, inspectione sublimior et ob omnia felicitatis naturaeque dona monstrabilis. Summa
censura, par comitas et prudentia fidesque misso mittentique conueniens cum legato potius quam cum legatione.
« C’est, à ce qu’on dit, un personnage dont on attend beaucoup, dont la présence donne plus encore, sublime par
ce qu’on raconte de lui, plus sublime encore quand on le voit à l’œuvre, remarquable enfin par tous les dons de la
Fortune et de la nature. Doué d’un très grand discernement et d’une égale affabilité, il possède la sagesse et la
loyauté qui siéent à l’envoyé comme à celui qui l’envoie. ». A. GILLETT, Envoys and political communication…,
p. 108-110.
29
Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 6; VII, 7.
30
A. GILLETT, Envoys and political communication …, p. 111 et p. 166-167 retient le même ordre chronologique
pour le déroulement des trois démarches. R. MATHISEN, Ecclesiastical Factionalism…, p. 268-272 présente
également la démarche d’Épiphane comme antérieure à celles des quatre évêques tout en affirmant que Julius
Or cette interprétation pose problème par rapport aux sources elles-mêmes.
Concernant le rôle des évêques gallo-romains, Sidoine Apollinaire est beaucoup moins clair
qu’on veut bien le dire habituellement dans les deux lettres où il mentionne les négociations
menées avec le roi wisigoth31. D’abord il faut souligner qu’il n’écrit jamais explicitement que
les quatre évêques gallo-romains se sont rendus auprès d’Euric comme légats. Par ailleurs, un
passage de la lettre adressée à Graecus de Marseille vient même contredire cette idée :

« C’est par vous que passent les ambassades c’est à vous qu’en premier lieu et
malgré l’absence du Prince non seulement sont dévoilées les conditions de paix, une
fois établies, mais encore qu’est confié le soin de les établir… »32

Comment les ambassades peuvent-elles passer par ces évêques s’ils en font partie ?
Ensuite on ne saisit pas bien la nécessité de dévoiler aux évêques les conditions de paix s’ils
se sont rendus eux-mêmes auprès d’Euric. Enfin, établir des conditions de paix n’implique pas
nécessairement de se déplacer. Qu’ils aient participé aux négociations avec l’aval de
l’empereur, cela paraît évident, mais qu’ils aient été des légats envoyés auprès du roi, rien
n’est moins sûr. Au vu de l’état d’esprit de Sidoine en 475, furieux contre les quatre évêques
qu’il accuse dans ses lettres de penser avant tout aux intérêts de leurs diocèses, si cela avait
été le cas, on peut, en effet, supposer qu’il le leur aurait reproché par écrit.

Il y a également quelque chose d’abusif à faire de ces quatre évêques des légats choisis
par Julius Nepos. En effet, leur participation aux négociations apparaît avant tout comme la
conséquence de leur participation à un conseil, peut-être celui des Sept Provinces qui se réunit
en Arles depuis 41833, évoqué par Sidoine Apollinaire dans la lettre VII, 7 à deux reprises :

« Vous ne songez pas assez à l’intérêt commun et, quand vous vous réunissez
en conseil, votre préoccupation est moins de porter remède aux dangers qui menacent
l’État que de favoriser vos intérêts particuliers. (…) C’est pourquoi en agissant
notamment sur le Conseil où vous avez du pouvoir, coupez court à la conclusion d’un
accord si honteux »34

Nepos ne s’est pas servi de fonctionnaires impériaux pendant ces négociation, omettant totalement l’intervention
de Licinianus, de la même façon d’ailleurs que Courtenay STEVENS, Sidonius Apollinaris and his age, Oxford,
Clarendon Press, 1933, p. 207-211 sur lequel il s’appuie. Contra Karl Friedrich STROHEKER, Eurich König der
Westgoten, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1937, p. 75-81 ; Ludwig SCHMIDT, Geschichte der deutschen Stämme bis
zum Ausgang der Wölkerwanderung, Munich, C.H. Beck, 1934, p. 491-492 pour qui la démarche des quatre
évêques gallo-romains serait intervenue antérieurement à celle d’Épiphane.
31
Seul A. GILLETT, Envoys and political communication …, p. 167, n°224 note que Sidoine n’écrit pas
expressément que les évêques se sont rendus auprès d’Euric ni qu’ils sont envoyés par l’empereur.
32
Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 7, 4 : Per uos legationes meant ; uobis primum pax quamquam principe absente
non solum tractata reseratur, uerum etiam tractanda committitur.
33
William ANDERSON, Sidonius. Poems and Letters, vol. 2, Cambridge, Harvard University Press, 1965 (Loeb
classical library 420), p. 329, n°4. Pour André Loyen, l’expression in concilium conuentis renverrait simplement
à l’assemblée des évêques négociateurs. Sidoine Apollinaire, Lettres, éd. et trad. A. LOYEN, vol. II, Paris, 1970
(CUF), p 191. En réalité, la première explication n’exclut pas la seconde : il peut bien s’agir du Conseil des Sept
Provinces qui servirait de cadre de discussion. Sur cette question, A. GILLETT, Envoys and political
communication …, n°224, p. 167.
34
Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 7, 4- 5 : Parum in commune consulitis ; et, cum in concilium conuenitis, non
tam curae est publicis mederis periculis quam priuatis studere fortunis. (…) Quapropter uel consilio, quo
potestis, statum concordiae tam turpis incidite.
Si ce conseil est bien l’interlocuteur d’Euric, cela n’implique pas nécessairement que
les évêques eux-mêmes soient les légats. Enfin, les remarques de Sidoine laissent apparaître
que la motivation première de ces évêques n’est pas fondamentalement différente de celle des
évêques de la première moitié du Vème siècle : il ne s’agit pas pour eux de se poser en
défenseur de l’Empire au service de Julius Nepos mais de défendre leurs « intérêts
particuliers » qu’il faut comprendre ici comme les intérêts de leur diocèse ou plus largement
de la province dans laquelle ces diocèses se trouvent, quitte à sacrifier les cités d’autres
provinces. Si l’empereur s’est bien adressé dans ces circonstances particulières à un concilium
d’évêques, qu’il s’agisse ou non de celui des Sept Provinces, pour mener à bien les
négociations, c’est précisément parce que la convergence des intérêts impériaux avec ceux du
concilium lui assurait que ce dernier mènerait les négociations avec d’autant plus de
motivation. De la même façon d’ailleurs, l’empereur avait laissé auparavant le concilium de
Ligurie choisir un légat, Épiphane, pour aller négocier avec Euric car, là-aussi, la convergence
d’intérêt était manifeste, ni l’empereur ni le concilium de Ligurie n’ayant envie d’avoir à leur
porte le roi wisigoth35. À cet égard, le discours qu’Ennode place dans la bouche d’Épiphane
lors de cette ambassade pose la question même de son but qui semble être bien plus la sécurité
de la Ligurie que l’avenir des provinces gallo-romaines36. Et si tel est le cas, cela expliquerait
le silence réciproque de Sidoine à propos de l’ambassade d’Épiphane et d’Ennode de Pavie
autour des problèmes gallo-romains, les deux démarches n’ayant finalement aucun rapport.

Élections épiscopales en Gaule : politisation versus diplomatie ?

Si les évêques gallo-romains interviennent de plus en plus dans la gestion de leur cité
dans la seconde moitié du Vème siècle, s’engageant le cas échéant comme en 474-475 dans
des négociations pour préserver leur diocèse, il faut bien admettre que dans l’état actuel de
nos sources, aucun d’entre eux n’a participé physiquement depuis l’invasion d’Attila à une
ambassade auprès d’un roi barbare. D’ailleurs, le choix même d’un laïc, le questeur
Licinianus comme premier légat envoyé par Julius Nepos à Euric n’a pas du tout l’air de
surprendre Sidoine Apollinaire. Or paradoxalement, dans le même temps, les élections
épiscopales se politisent, déchaînant parfois les passions. C’est ce dont témoigne Sidoine
Apollinaire à propos de l’élection de l’évêque de Chalon en 469, où l’un des trois candidats
n’hésite pas à promettre des biens de l’Église à ses partisans s’il est élu, ou encore celle de
Bourges en 471 où, non sans une pointe d’ironie, Sidoine souligne le grand nombre de
candidats37.

Lors de cette même élection, Sidoine rapporte dans une lettre adressée à l’évêque
Perpetuus de Tours le discours qu’il aurait prononcé pour convaincre les habitants d’accepter

35
A. GILLETT, Envoys and political Communication…, p. 167-169.
36
Ennode, Vita Epif., 80. Sur cette question, Beate NÄF, « Die Zeitbewusstsein des Ennodius und der Untergang
Roms », Historia, 39 (1990), p. 100-123.
37
Sur l’élection de Chalon : Sidoine Apollinaire, Ep., IV, 25, 2 : …hic, apice uotiuo si potiretur, tacita pactione
promiserat ecclesiastica plosoribus suis praedae praedia fore. « … le troisième, par un engagement secret, avait
promis s’il entrait en possession de la mitre de ses rêves, que les biens de l’Église seraient laissés en pillage à ses
partisans » ; sur l’élection de Bourges : Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 9, 2 : « Etenim tanta erat turba
competitorum, ut cathedrae unius numerosissimos candidatos nec duo recipere scamna potuissent. Omnes
placebant sibi, omnes omnibus displicebant. » « Il y avait en effet une telle foule de compétiteurs que deux
rangées de fauteuils s’étaient révélées insuffisantes pour accueillir les très nombreux candidats à un seul siège ;
tous se plaisaient à eux-mêmes, mais il n’y en avait pas un qui plût à tout le monde. »
comme évêque un certain Simplicius, seul candidat selon Sidoine à répondre aux exigences
religieuses et politiques requises pour l’exercice de l’épiscopat :

« il répond si bien aux vœux des deux partis, par ses actes comme par sa
profession, que l’État peut trouver en lui de quoi admirer et l’Église de quoi chérir. »38

Suit la liste des qualités de Simplicius, successivement sa naissance et ses origines


aristocratiques, sa personnalité, son âge, sa culture, et enfin Sidoine termine par sa
participation à des légations pour défendre sa cité aussi bien devant les rois barbares que
devant l’empereur :

« Si la nécessité s’imposait d’assumer brusquement la charge d’une ambassade,


c’est lui, qui, plus qu’une fois, a fait front pour défendre les intérêts de cette cité
devant les rois couverts de fourrure comme devant les princes vêtus de la pourpre »39

Mais l’argument conclusif de cette partie du discours donne une dimension nettement
plus combattive à Simplicius :

« C’est lui enfin, mes très chers frères, qui, plongé dans les ténèbres de la
prison, vit s’ouvrir devant lui, par la volonté du ciel, les portes du cachot barbare
verrouillées de mille manières. »40

Dans la construction même du discours, le passage de Simplicius dans les prisons


wisigothiques est mis en exergue comme un élément à porter à son crédit alors qu’en toute
logique, il devrait plutôt inquiéter Sidoine quant aux qualités d’ambassadeur et de négociateur
de Simplicius. En réalité, il est la preuve pour Sidoine des capacités de résistance du futur
évêque face à l’adversité barbare dans un contexte où Euric, depuis quelques mois, a repris la
guerre contre l’Empire romain. À l’image de Sidoine lui-même, l’évêque qu’il contribue à
faire élire doit se trouver dans une logique de combat et non pas réellement dans une logique
de négociation face aux Wisigoths.

Cette logique d’affrontement est une clé de lecture de l’attitude d’Euric vis-à-vis des
élections épiscopales dans les territoires qu’il conquiert, où il empêche que soient ordonnés
des successeurs aux évêques qui décèdent pour des raisons probablement plus politiques que
religieuses, ce que Sidoine est assez lucide pour saisir41. D’ailleurs, tous les exils prononcés
par Euric contre des évêques après la conclusion du traité de 475 ont des motivations
éminemment politiques. Parmi les évêques visés, Sidoine et Simplicius eux-mêmes42.

38
Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 9, 16 : ut et respublica in eo quod admiretur et ecclesia possit inuenire quod
diligat.
39
Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 9, 19 : Si necessitas arripiendae legationis incubuit, non ille semel pro hac
ciuitate stetit uel ante pellitos reges uel ante principes purpuratos.
40
Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 9, 20: Postremo iste est ille, carissimi, cui in tenebris ergastularibus constituto
multipliciter obserata barbarici carceris diuinitus claustra patuerunt.
41
Françoise PREVOT, Valérie GAUGE, « Évêques gaulois à l’épreuve de l’exil aux Ve et VIe siècles », Exil et
relégation. Les tribulations du sage et du saint durant l’antiquité romaine et chrétienne (Ier – VIe s. ap. J.-C.), éd.
Philippe Blaudeau, Paris, De Boccard, 2008, (coll. De l’archéologie à l’histoire), p. 309-349 ; Ralph MATHISEN,
« Emigrants, Exiles, and Survivors: Aristocratic Options in Visigothic Aquitania », Phoenix, 38, 2 (1984),
p. 159-170.
42
Sidoine Apollinaire, Ep., IX, 3, 3 pour l’exil de Sidoine lui-même ; VII, 6, 9 pour l’exil de Simplicius ainsi
que pour celui de Crocus de Nimes.
Faustus de Riez, l’un des négociateurs de 475, est le seul évêque exilé par Euric après
477 pour des raisons religieuses, probablement liées à son traité antiarien De ratione fidei et
non pour des raisons politiques car après la conclusion du traité, il appelle dans une homélie
les fidèles à ne pas se rebeller et au contraire à supporter la situation. Les épreuves qu’ils
traversent seraient un châtiment divin pour leurs fautes mais Dieu veillerait tout de même sur
eux puisque Euric aurait fait preuve d’une certaine modération43. Cette attitude est finalement
très proche de celles des évêques de la première moitié du Vème siècle avec qui il partage le
point commun d’être un ancien moine, sans oublier qu’il a été abbé de Lérins, à l’inverse de
Sidoine Apollinaire ou des autres évêques élus dans les dernières années de l’empire romain
d’Occident en Gaule. S’ils sont toujours issus de l’aristocratie, ils ne sont pas passés par le
monastère de Lérins et ont eu préalablement à leur élection une vie civile parfois bien remplie
à l’image d’un Sidoine qui devient préfet de la Ville en 46844.

D’ailleurs Sidoine a conscience de cette évolution qu’il n’hésite pas à pointer du doigt
lors de l’élection de Simplicius :

« Si je désigne un moine, (…) aussitôt un brouhaha confus m’environne et les


cris de protestation de vils pygmées viennent frapper mes oreilles : « celui qui est
désigné, disent-ils, n’est pas apte à remplir les fonctions d’évêque, mais plutôt celles
d’abbé et il est plus en son pouvoir d’intercéder pour les âmes auprès du juge céleste
que pour les corps auprès du juge terrestre »45

Sidoine est assez habile d’un point de vue rhétorique pour émettre ce jugement tout en
prenant formellement ses distances avec celui-ci : ce n’est pas lui qui pense cela, mais c’est ce
qu’on pourrait lui rétorquer. Il ne peut d’ailleurs guère faire autrement car, faut-il le rappeler,
il est lui-même très lié aux évêques issus de Lérins, au premier rang desquels Faustus46.
Ensuite, on l’imagine assez mal écrire à Perpetuus que les moines font de mauvais évêques
alors même que l’évêque de Tours donne son essor au culte de saint Martin. Non pas que pour
Sidoine les moines ne fassent pas en théorie de bons évêques, mais comme il l’écrit dans son
discours, le choix de l’évêque doit se faire de façon circonstanciée. Et ce que les circonstances
alors imposent d’après lui, c’est l’élection non pas d’un moine, mais d’un homme qui a déjà
eu l’occasion de prouver qu’il était capable de s’opposer autrement que par la seule prière ou
que par son charisme religieux aux rois barbares.

Conclusion
Dans la première moitié du Vème siècle, les communautés chrétiennes choisissent
comme évêques des moines ou des hommes menant une vie à l’image de celle des moines
d’abord pour leur prestige religieux. Face aux malheurs du temps, on cherche secours en Dieu
et on se place sous la protection des évêques qui vont le cas échéant implorer la pitié des rois
barbares, sensibles ou non au prestige spirituel de ces hommes. À partir de la seconde moitié
du Vème siècle et jusqu’à la disparition définitive de l’autorité impériale en Gaule, à

43
Eusebius Gallicanus, Hom., 25, 295-298.
44
Sidoine Apollinaire, Ep., I, 9, 6 ; IX, 16, 3, vv.29-32 ; Grégoire de Tours, H.F., II, 21.
45
Sidoine Apollinaire, Ep., VII, 9, 9 : Si quempiam nominauero monachorum,(…) aures ilico meas incondito
tumultu circumstrepitas ignobilium pumilionum murmur euerberat conquerentum: « Hic qui nominatur, »,
inquit, « non episcopi, sed potius abbatis complet officium et intercedere magis pro animabus apud caelestem
quam pro corporibus apud terrenum iudicem potest.
46
Sidoine Apollinaire, Ep., IX, 3 ; IX, 9 ; Carm., XVI.
l’exception des négociations de 474, on ne voit plus d’évêques gaulois intervenir directement
dans les relations diplomatiques romano-barbares. À cela plusieurs explications. D’abord on
ne peut jamais totalement exclure le manque de sources. En même temps les années 455-469
sont une période de calme relatif en Gaule où finalement un équilibre politique, certes
toujours précaire, s’installe entre les rois wisigoths et burgondes et le pouvoir impérial, d’où
la disparition des situations de conflits telles qu’au début du Vème siècle. Cependant, à partir
de 469, avec la reprise des agressions du roi wisigoth Euric, la situation redevient très tendue.
Mais la réponse du milieu aristocratique n’est plus alors religieuse mais beaucoup plus
offensive avec l’arrivée à la tête des cités d’évêques ayant mené une carrière civile au
préalable sans nécessairement de formation religieuse. Il n’est plus question d’aller supplier
les rois barbares, mais au contraire, des évêques comme Sidoine Apollinaire se placent alors
dans une logique d’opposition animant la « résistance » militaire face à Euric. Le véritable
tournant se situe dans les années qui suivent la conclusion du traité de 475 car l’aristocratie
gallo-romaine comprend alors que le combat est définitivement perdu et s’engage aux côtés
des nouveaux maitres de la Gaule en mettant à leur service ses compétences, qu’il s’agisse par
exemple d’Avitus de Vienne auprès des rois burgondes, ou de Sidoine lui-même puisque
d’après son épitaphe, il aurait mené à la fin de sa vie des ambassades pour les rois wisigoths
eux-mêmes.
Enfin le point de vue adopté par les Vitae du début du VIème siècle qui font des
légations des évêques gaulois des « miracles » diplomatiques à l’origine de leur sainteté
imposant leurs actions temporelles à toute la communauté prouve que ce pouvoir est encore
récent et pas aussi assuré qu’on a pu parfois l’écrire. On est alors en Gaule encore très loin du
modèle des évêques italiens qui, d’Ambroise de Milan à Épiphane de Pavie, sont alors déjà
largement impliqués dans la diplomatie romano-barbare de leur cité.
Vita Aniani episcopi Aurelianensis, éd. Bruno KRUSCH, MGH SRM 3, Hanovre, 1896, p. 108-117.
Vita Bibiani vel Viviani episcopi Santonensis, éd. B. KRUSCH, MGH SRM 3, Hanovre, 1896, p. 92-100.
Vita Lupi episcopi Trecensis, éd. B. KRUSCH, MGH SRM 3, Hanovre, 1896, p. 295-302.
Vita sancti Orientii episcopo Ausciorum in Novempopulania, éd. G. HENSKENS, AS, Mai, I, p. 62-63.
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Venance Fortunat, Poèmes, éd. et trad. M. Reydellet, Paris, 1994-2004 (CUF I, II, III).

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