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Journal des savants

La question du priscillianisme. (deuxième et dernier article)


E.-Ch. Babut. Priscillien et le Priscillianisme
Paul Monceaux

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Monceaux Paul. La question du priscillianisme. (deuxième et dernier article). In: Journal des savants. 9ᵉ année, Mars 1911. pp.
104-113;

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104 A. MOREL-FATIO.
où Thérèse se rencontra avec divers agents de Philippe II, qui s'était
lait le champion de cette délicate opération. Enfin il leur restera à
s'enquérir de tous les personnages mentionnés dans les lettres, ces données
pouvant servir souvent à dater telle missive qu'on ne réussirait pas sans
cela à mettre à sa place dans le classement chronologique de l'ensemble.
J'ai la conviction que les religieuses du premier monastère de Paris
surmonteront victorieusement toutes ces difficultés et donneront aux
six premiers volumes, dont je me suis ellbrcé de montrer le rare mérite,
une suite digne du culte si pieux qu'elles ont voué à leur Mère, digne
aussi des grandes traditions de leur ancienne demeure, qui les
accompagnent, les fortifient et les consolent dans les tristesses de l'heure
présente.
A. MOREL-FATIO.

LA QUESTION DU PRISCILLIANISME.

E.-Ch. Babut. Priscillien el le Priscillianisme.


In-8° de xn-3 1 6 pages. — Paris, H. Champion, 1 909.

DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE W.

II
Tel est, vu du dehors, clans ses traits dominants, d'après le
témoignage brutal des faits apparents, le drame étrange et sanglant du
Priscillianisme. Sur les faits eux-mêmes, sauf pour quelques détails
d'importance secondaire, historiens et critiques modernes sont d'accord. Mais
les divergences éclatent, dès qu'il s'agit d'interpréter et d'expliquer le
drame.
Suivant l'opinion traditionnelle, les supplices de Trêves eurent une
cause plus profonde que les considérants mêmes de l'arrêt, ou les
intrigues des ennemis de Priscillien, ou les rancunes des adversaires de
l'ascétisme, ou les calculs politiques de l'empereur Maxime. Le
Priscillianisme était une hérésie, étroitement apparentée au Manichéisme.
Priscillien lui-même était un hérétique , poursuivi comme tel dès
l'origine, et au fond, même à Trêves, condamné comme tel.

(1) Voir le premier article dans le cahier de février, p. 70.


LE PR1SCILLIANISME. 105
De nos jours tend à prévaloir une opinion très différente. Les
accusations d'hérésie, toujours vagues, dit-on, et mal définies, n'auraient
jamais été qu'un prétexte. Parfaitement orthodoxe, Priscillien aurait été
victime de ténébreuses intrigues où la théologie n'avait rien à voir, de
vengeances personnelles, surtout de rancunes épiscopales, acharnées
contre un prédicateur d'ascétisme.
Ce revirement d'opinion, chez beaucoup d'historiens, a pour point
de départ la surprise causée pai' la découverte et la publication de
plusieurs ouvrages de Priscillien (1^. On y chercha aussitôt des données
précises sur les doctrines du célèbre hérésiarque , et l'on n'y aperçut rien de
nettement hérétique. A la suite de cette constatation, on examina de
plus près l'histoire du procès de Priscillien. On y trouva la preuve
d'intrigues politiques et d'une implacable animosité personnelle : bref, d'un
évident parti pris, non seulement chez les accusateurs, mais chez les
juges. On en vint alors à se demander si Priscillien n'était pas un
innocent, même au point de vue des tribunaux ecclésiastiques et de
l'orthodoxie du temps, s'il n'avait pas été victime d'une erreur
judiciaire. Erreur d'autant plus terrible que, chez les calomniateurs et les
bourreaux, elle aurait été volontaire : résultat de rivalités
personnelles, d'intrigues politiques, de divergences sur l'ascétisme et la
discipline (2).
Cette hypothèse historique est l'idée maîtresse du livre de M. Babut ,
l'idée qui, évidemment, a dominé ses recherches sur la vie et la
doctrine de Priscillien. Cette hypothèse, l'auteur l'a poussée jusqu'aux
conséquences pxtrêmes. Mais il s'est efforcé de la justifier partout dans le
détail, en dévoilant les manœuvres et les supercheries des accusateurs,
en expliquant la méprise des contemporains et des historiens. Que l'on
accepte ou non l'explication, le livre contient l'enquête la plus
approfondie , la plus complète et la plus précise sur Priscillien et le Priscillia-
nisme primitif. Le récit, vivement mené, se déroule en cinq chapitres :
la propagande de l'ascétisme et la réaction anti-ascétique en Occident;

(1) PrisciUiani quae supermini, ed. cillianus, 1892; Schepss, Pro Priscil-
Schepss, Vienne, 1889. — Cf. Puech, liano , i8g3 ; Dierich, Die Quellen zur
Journal des Savants, 1891, p. 1 10, 24.3, Gesclnchte Priscilfians , 1897; Laver-
307. tujon, Le dossier de Priscillien, 1899;
l"J Haupt, Priscillian, seine Schriften Kùnstle, Antipriscilliana , igo5. — Cl".
und sein Prozess, 1889; Paret, Priscil- Puech , Journal des Savants, 1 89 1 , p. 1 1 o,
lianus, ein Iiejormator des vierten Iahr- 2^3, 307; Leclercq, L'Espagne
hundcrts, 1891; Riemann, Priscillianus , chrétienne , 1 906 , p. 1 5 1 ; Duchesne , Histoire
ein Reforinatoi; 1891; Hilgenfeld, Pris- ancienne de l'Eglise, t. Il, 1907, p. 529.
S.WANTS.
106 PAUL MONCEAUX.
les origines du Priscillianisme, abstinents d'Espagne et d'Aquitaine,
confrérie de Lusitanie et de Bétique, premières querelles et concile de
Saragosse; la doctrine de Priscillien, ascétisme et mysticisme, dualisme
paulinien, dons spirituels, exégèse, usage des apocryphes et inspiration
prophétique; la première proscription des Priscillianistes, incidents
d'Emerita, rescrit contre les Manichéens et les faux évêques, voyage de
Priscillien à Rome et à Milan, sa requête au pape Damase, son triomphe
éphémère; la déroute définitive, intervention de l'empereur Maxime,
procès de Bordeaux et de Trêves, exécution de Priscillien, compromis
de Tolède. Le volume se termine par six Appendices fort importants,
relatifs soit à la chronologie, soit à la biographie, aux œuvres ou à la
doctrine de Priscillien. Nous ne pouvons suivre l'auteur dans le détail
de ses intéressantes discussions; mais il est nécessaire de bien marquer
les traits essentiels de la thèse, qui, sans être entièrement neuve, se
présente ici avec une précision et une rigueur singulières.
Avant tout, l'on devrait distinguer entre le Priscillianisme du ve siècle,
qui dès lors était considéré par tous comme une hérésie, et le
Priscillianisme de Priscillien , où l'on ne pourrait rien relever de suspect. H
faudrait distinguer encore entre la doctrine réelle de Priscillien et celle que
lui ont attribuée ses adversaires. Pour savoir ce qu'il a vraiment dit et
pensé, on doit interroger exclusivement ses œuvres et les documents
tout à fait contemporains. Donc toute la question se ramène à un
classement méthodique et chronologique des sources.
Dans un premier dossier, composé des textes entièrement
contemporains (écrits de, Priscillien, Actes du concile de Saragosse en 38o,
notice de Philastrius, lettres d'Ambroise et de l'empereur Maxime,
panégyrique de Théodose par le rhéteur Pacatus , notices de Jérôme )^,
Priscil ien , dit-on , n'est pas encore hérétique : il n'y apparaîtrait point « comme
l'inventeur ou l'adepte d'une théologie hétérodoxe, mais comme le
prédicateur d'une réforme ascétique »(^.Ge serait seulement dans un second
dossier, où figurent des textes un peu postérieurs (autres ouvrages de Jérôme,
notices de Sulpice Sévère, Actes du concile de Tolède en /ioo , lettres du
pape Innocent I et d'Augustin , correspondance du pape Léon le Grand) (3),

(1) Priscillien, Tractatns l-III ; Mansi, (3; Jérôme, Epist. 75, 3-4; 120, 10;
ConciL, t. III, p. 633; Philastrius', i33, 3; In Isaiam, 17, 64; Sulpice
Haeres., 84; Ambroise, Epist. 24 et Sévère, Chron., II, 46-5 1 ; Dialog., Ill,
26; Maxime, Epist. ad Sirie, 4; Paca- ii-:l3; Mansi, ConciL, t. III, p. 997;
tus, Paneg. Theod., 28-29; Jérôme, De Innocenti, Epist. 3; Augustin, Epist.
vir. ill, ï 2 1-1 a3. 20* ; Léon le Grand, Epist. i5.
"> Page 1.
LE PRISCILUANISME. 107
que Priscillien est considéré comme hérétique. De ce second dossier
on n'aurait guère à retenir que les témoignages de Sulpice Sévère
et de Jérôme. Or ces témoignages compromettants auraient une
source commune et déjà contaminée : une Apologie composée en 389
par le persécuteur et principal accusateur de Priscillien, par Ithace
d'Ossonova(I). Ithace lui-même serait un faussaire : il aurait inventé de
toutes pièces l'hérésie de Priscillien, dont il aurait emprunté la plupart
des éléments au Contra haereses d'Irénée. Sulpice Sévère, Jérôme, et, à
leur suite, tous les polémistes catholiques, tous les modernes qui ont
tenu le Priscillianisme pour une hérésie, auraient naïvement répété
les mensonges de cet Ithace, que tous s'accordaient d'ailleurs à
mépriser.
On devrait donc reviser, sur cette base nouvelle, toute l'affaire du
Priscillianisme. Telle serait la conséquence logique de l'étude des
sources : « Si nous n'avons rien trouvé de Priscillien et de son
enseignement dans les textes qui procèdent de Y Apologie d'Ithace , nous y avons,
en revanche, trouvé Ithace lui-même. Un point important est acquis :
les rigoristes espagnqls que nous font connaître les onze Traités (de
Priscillien) furent victimes de haines injustes et perfides; l'accusation
qui les perdit n'était qu'un système de supercheries sorli d'un cerveau
bizarre'2'. » Quant à la doctrine vraie de Priscillien, on ne la trouverait
que dans ses ouvrages personnels, où l'on ne relèverait aucune trace
d'hérésie. Alors, pourquoi cette accusation persistante d'hérésie? C'est
qu'on a voulu frapper en Priscillien le plus dangereux initiateur d'une
propagande ascétique que combattaient alors beaucoup des évêques
d'Occident, et que l'on rapprochait perfidement du Manichéisme : après
avoir compromis et perdu l'apôtre de l'ascétisme, on a voulu flétrir à
jamais sa mémoire.
Considérée dans son ensemble, la thèse peut se ramener à trois
points : i° Priscillien n'a rien d'un hérétique; il a été simplement l'un
des apôtres les plus énergiques , et même , en Occident , l'initiateur d'une
doctrine ascétique qui fut d'abord très mal accueillie dans les pays
latins par la plupart des évêques. 20 C'est comme représentant de
l'ascétisme que Priscillien a excité contre lui la haine du clergé, et c'est
comme tel qu'il a été frappé. 3° C'est pour justifier sa condamnation que
l'on s'est accordé à le traiter d'hérétique, et cela, uniquement, sur la foi
de son principal accusateur, d'un faussaire, l'intrigant et sanguinaire
Ithace.

(1) Isidore de Seville, De vir. ili, i5. — (2) Pages 55-56.


i'i.
108 PAUL MONCEAUX.

Ill
Ainsi, c'est l'histoire entière du Priscillianisme qui est maintenant
remise, en question : ce mouvement de réforme, où l'on voyait jusqu'ici
une hérésie comme tant d'autres, aurait été l'épisode le plus
caractéristique de la résistance opposée d'abord par l'épiscopat latin à la
propagande ascétique d'où allait sortir la vie monacale. Il va sans dire que
nous ne pouvons, en quelques pages, discuter à fond cette thèse hardie;
il faudrait reprendre, l'un après l'autre, tous les textes sur lesquels on
l'appuie. Nous devons, cependant, indiquer brièvement quelques ob-
jectious.
D'abord, on admettra difficilement cette distinction fondamentale,
radicale, entre la doctrine personnelle de Priscillien, qui aurait été
parfaitement orthodoxe, et le Priscillianisme du ve siècle, même du temps
d'Augustin, où l'on s'accorde à reconnaître une hérésie. Comment croire
à une divergence si profonde P II n'y aurait , d'une doctrine à l'autre , ni
évolution ni rapports; entre les deux termes, rien de commun. Alors,
pourquoi une secte franchement hérétique se serait-elle attachée au nom
d'un homme qui avait été persécuté, d'un homme dont pourtant la
doctrine aurait été entièrement orthodoxe, et dont tout le monde pouvait
constater l'orthodoxie en lisant ses ouvrages ? Ces Priscillianistes du ve siècle
auraient été d'une naïveté invraisemblable, puisque leur nom seul aurait
suffi à les confondre, à les convaincre de nouveautés suspectes et de
mauvaise foi. Puis, on ne voit pas à quel moment ces nouveautés
hétérodoxes auraient pu être introduites dans le Priscillianisme. Quinze ans
à peine après la mort de Priscillien, on voit des évêques, hérétiques
qualifiés, d'ailleurs ses compagnons de lutte ou ses disciples directs, se
rétracter en le désavouant au concile de Tolède (]) : or rien n'autorise à
supposer que ces premiers disciples aient pu altérer, en si peu de temps,
la doctrine du maître.
Est-il bien sûr qu'Ithace d'Ossonova ait eu à inventer les accusations
d'hérésie, de manichéisme P Dès qu'apparaît Priscillien, le soupçon
d'hérésie s'attache à lui. Ce soupçon le suit partout : au concile de Saragosse,
où l'on condamne, sinon sa personne, du moins ses idées (2); dans
les bureaux de la chancellerie impériale , à Milan , d'où on le vise par le
rescrit « contre les pseudo-évêques et les Manichéens »^3); dans l'Eglise de

(l) Mansi, Condi, t. Ill, p. ioo4 et suiv. — W Ibid., t. III, p. 633 et suiv. —
(3) Priscillien, Traclatus II, 5o (p. 4o-4i).
LE PRISCILLIANISME. 109
Milan, où Ambroise l'éconduit (1); dans l'Eglise de Rome, où le pape
Damase refuse de le recevoir et d'écouter sa défense (2); au concile de
Bordeaux, où l'on s'apprêtait à le déposer (3). Reste la sentence de Trêves,
qui , sans doute , n'alléguait poin t expressément le grief d'hérésie , mais
qui l'impliquait, comme on l'a vu, après l'enquête de Bordeaux.
D'ailleurs, c'est pour justifier cette sentence que l'empereur Maxime,
écrivant au pape Sirice , invoquait l'assimilation des condamnés aux
Manichéens ^. Donc, pour tous les contemporains, Espagnols, Italiens ou
Gaulois, qu'ils fussent ou ne fussent pas d'Eglise, le nom de Priscillien
appelait l'idée d'hérésie. Ses œuvres mêmes en font foi. Dans ses
Apologies, il revient sans cesse sur ces accusations. Pour les repousser, cela
va sans dire : mais il les repousse avec une maladresse bien propre à
confirmer les soupçons. Quand il se défend d'être manichéen , d'être
hérétique, il est visiblement embarrassé : il est toujours à côté de la question,
remplace les faits par des mots, les raisons par des anathèmes(5). Il est
de ces gens qui se justifient en parlant d'autre chose.
Faut-il croire que les aventures de sa pensée ne soient pour rien dans
la condamnation de Priscillien, et que ses ennemis aient voulu seulement
frapper en lui le docteur de l'ascétisme ? Mais , en ce cas , il serait vite
devenu l'un des grands Saints de l'Eglise catholique. Loin de poursuivre
sa mémoire, on aurait vénéré en lui, dans tout l'Occident, le grand
initiateur de la vie monastique. On n'arrive pas à comprendre comment tous
les polémistes catholiques du vc siècle se seraient si lourdement trompés :
surtout un homme exact et scrupuleux comme Augustin, bien renseigné
sur les choses d'Espagne. Dès les premières années du vc siècle, la cause
de l'ascétisme était gagnée en Occident; Augustin lui-même, l'initiateur
de la vie monacale en Afrique, avait beaucoup contribué à ce résultat.
Quand déjà rayonnait partout l'ascétisme des couvents, c'eût été une
aberration de continuer à flétrir la mémoire de Priscillien , si Priscillien
eût été simplement l'apôtre et le martyr orthodoxe de l'ascétisme en
Occident.
On s'explique encore moins comment tous ces évêques, ces polémistes,
ces théologiens et ces écrivains catholiques, qui n'étaient pas des sots,
auraient été dupes de ces mensonges, par trop grossiers, d'ithace. On le
comprend d'autant moins que, dès le lendemain de l'exécution de
Priscillien , l'opinion publique s'était franchement tournée contre ce même

(1) Sulpice Sévère, Ckron., II, 48, 4< (4) Maxime, Epist. ad Sirie, 4.
(2) Ibid., II, 48, 4 et 6. <5) Priscillien, Tractatus I, 5-27 (p. 6-
<s> Ibid.. II, 49, 7-9. 23); II, 45-47 (p. 37-39).
110 PAUL MONCEAUX.
Ithace, devenu vite un objet de mépris pour tous, et poursuivi à son
tour, réduit à expier dans l'exil sa sanglante victoire (l). Comment Sulpice
Sévère, un honnête homme et un homme d'esprit, un contemporain,
écrivant quelques années après les événements, dans le pays même où
s'étaient déroulés ces procès si retentissants, aurait-il niaisement pris à
la lettre et reproduit les calomnies stupides du bourreau de Priscillien ?
Sur l'ouvrage même qui serait la source de toutes les traditions
relatives à l'hérésie de Priscillien, sur cet ouvrage on ne sait rien de précis.
L'opuscule n'est mentionné que deux cents ans plus tard , par Isidore de
Seville (2). Voilà une source bien intermittente. Et une source bien
trouble : est-il admissible qu'Ithnce d'Ossonova, s'adressant aux
contemporains, aux témoins des faits, ait pu inventer de toutes pièces l'hérésie
de Priscillien? Que dire, enfin, de ce faussaire, à l'imagination si courte,
qui se serait contenté de piller le Contra haereses d'Irénée, pour
attribuer à son adversaire des erreurs vieilles de deux siècles? C'est supposer
vraiment trop de naïveté, et chez Ithace, et chez tous ceux qui auraient
pris au sérieux ses racontars.
Mais, dit-on, l'on ne relève aucune trace d'hérésie dans les opuscules
de Priscillien. — Quand ce serait parfaitement exact, on n'en devrait
rien conclure. Tous ces opuscules sont, directement ou indirectement,
des Apologies : on n'écrit pas une Apologie pour s'accuser soi-même. Les
ouvrages de Priscillien datent tous de la période de sa vie où il était
déjà suspect. Il écrivait, il parlait alors pour se justifier, avec le ferme
dessein de rester dans l'Eglise catholique. Evidemment, s'il avait des
idées hétérodoxes, tout son effort devait tendre dès lors, sinon à les ca-.
cher, du moins à les présenter sous une forme acceptable. En théologie ,
comme ailleurs, il y a la manière; et la prudence d'un diplomate peut
se concilier avec la sincérité d'un apôtre et l'entêtement d'un sectaire.
Il suffit de lire sans parti pris les opuscules de Priscillien, pour
s'expliquer que ses contemporains, évêques ou théologiens, aient réellement
suspecté son orthodoxie. Voilà un homme qui méprise l'enseignement
catholique des Eglises de son temps, qui rêve d'une conception plus
haute du christianisme , d'une foi plus « intelligente » , et qui prétend
remonter à la tradition primitive (3) : mais cela , c'est un trait commun à
presque toutes les hérésies. Priscillien veut rétablir dans ses droits
l'inspiration individuelle, ia « prophétie »'4) : c'est ce qu'avaient voulu les Mon-
w Sulpice Sévère, Chron., II, 5i, III, 66 (p. 5i); V, 89-90 (p. 67); X,
5-6; Prosper, Chron. ad ann. 889. i3a (p. 97).
<2> Isidore de Seville, De vit. ÙL, i5. <4> lbid.,1. 36 (p. 3o); 38-4o (p. 3a-
m Priscillien, TmctatusJ, 34 (p. 28); 33).
LE PRISGILLIANISME. Ili
tanistes, et bien d'autres sectaires. Le Canon de l'ftcriture sainte ne suffit
pas à Priscillien, qui prétend y joindre, pour l'instruction des fidèles
«intelligents», une série d'apocryphes (1) : or cette littérature
apocryphe a été l'arsenal de toutes les hérésies, qui y cherchaient des armes
contre l'Eglise. Pourquoi donc Priscillien tenait il tant aux révélations
directes, à la prophétie, aux apocryphes, si ce n'est pour justifier des
doctrines aventureuses ? C'est l'histoire de toutes les hérésies des premiers
siècles ; Montanisme , sectes gnostiques , Arianisme , Manichéisme. En fait ,
on surprend des points faibles dans l'orthodoxie de Priscillien. Il semble
indifférent à ce dogme de la Trinité, pour lequel on s'est battu pendant
tout le iv° siècle {-'. Son dualisme a quelque chose d'inquiétant : dualisme
paulinien, si l'on veut, mais beaucoup plus voisin de Manès que de
saint Paul(3). Tout cela élait de nature à éveiller des soupçons. Ainsi
jugeaient les contemporains, puisque dans les conciles on sommait les
Priscillianistes de se rétracter, et que beaucoup de Priscillianistes se sont
en effet rétractés (4).
Ce qui est sur, c'est que Priscillien inspirait une invincible méfiance
à quiconque n'était pas de sa confrérie : même aux grands évêques
catholiques auprès de qui il tentait de se justifier. Martin de Tours , Am-
broise de Milan, le pape Damase, le pape Sirice, tous condamnaient les
violences et l'acharnement des persécuteurs; mais tous tenaient l'homme
pour suspect^. Ils savaient sans doute des choses que Priscillien n'a pas
dites dans ses x\pologies. Même s'ils n'en savaient pas plus que nous, ils
avaient leurs raisons d'être en garde. On soupçonnait les Priscillianistes
d'avoir une doctrine secrète^ : c'était l'opinion générale, et l'opinion
motivée d'Augustin , qui invoque le témoignage décisif d'anciens membres
de la secte ^"l Les Manichéens, dont on rapprochait sans cesse les
Priscillianistes, avaient leurs secrets, qu'ils ne devaient révéler sous aucun
prétexte, et qu'ils étaient même autorisés à nier. C'est ainsi qu'en Afrique
des Manichéens authentiques ont pu être clercs, voire évêques, dans
l'Eglise catholique. Augustin lui-même, qui avait été neuf ans
manichéen, fut accusé, après sa conversion, de l'être resté ou redevenu : il
M Priscillien, III, 56-74 (p. 44-56). (4) Mansi, ConciL, t. III, p. ioo4 et
(2) Orose, Commonitorium , 2 : «Tri- suiv.
nitatem autem solo verbo loquebatur. » f5> Sulpice Sévère, Chron., II, 48,
— Cf. Priscillien, Tractatas VI, 99- 4-5; 5o, 5.
100 (p. 74.-75); Mansi, ConciL, t. Ill, (6) Sulpice Sévère , Chron. , II , 46 , 1 ;
p. ioo4« Augustin, Epist. 337; Contra menda-
(3) Priscillien, Tractatas I, i4 (p. i3); cium, 1 et suiv. — Cf. Priscillien,
V, 87 (p. 65); VI, 97 (p. 73); VIII, Tractatas I, 1 (p. 4)-
118-119 (p. 87); X, i35(p. 98). (7) Augustin, Epist. 237, 3.
112 PAUL MONCEAUX.
était depuis longtemps évêque catholique d'Hippone , il était l'un des
chefs de l'Eglise d'Occident, quand les Donatistes lui jetaient encore à la
tète cette accusation (t). Lors de l'invasion vandale, puis de la conquête
arabe, les clercs africains qui se réfugiaient en Europe y furent souvent
mal accueillis : les papes mettaient les fidèles en garde contre les
Manichéens honteux déguisés en clercs catholiques (2). Pour les gens du
ve siècle, le Priscillianisme n'était qu'une secte manichéenne : nous
n'oserions affirmer que Priscillien déjà, comme Manès, n'ait pas eu son
secret.
Hérésie à part, il semble bien que l'on exagère l'importance du rôle
de Priscillien comme apôtre de l'ascétisme. Le sectaire espagnol aurait
été l'initiateur de ce mouvement, non seulement en Espagne, mais en
Gaule, et dans la plus grande partie de l'Occident. On devrait considérer
comme des légendes les traditions sur la jeunesse de saint Martin; et
Paulin de Noie aurait lui-même été Priscillianiste (3). Sans discuter ces
aventureuses hypothèses, nous nous contenterons de remarquer que,
dans la seconde moitié du ive siècle , l'ascétisme a été partout prêché en
Occident : en Gaule , par Hilaire de Poitiers et Martin de Tours ; en
Italie, par Ambroise et Jérôme; en Afrique, par Augustin. Priscillien n'a
pu jouer ce rôle qu'en Espagne, et peut-être, indirectement, dans le Midi
de la Gaule. Rien n'autorise à voir en lui l'initiateur, l'apôtre par
excellence, ni le martyr de cet ascétisme, qui était populaire en Orient dès la
fin du 111e siècle, et dont les origines remontaient bien plus haut encore,
aux continents et aux vierges sacrées des anciennes communautés , sans
parler des ascètes d'avant le christianisme, Esséniens, Thérapeutes,
Pythagoriciens ou autres. Notons d'ailleurs qu'au ive siècle, si le clergé des
pays latins fut d'abord hostile à la propagande de l'ascétisme, l'hostilité
n'allait pas jusqu'à la guerre ouverte et à la violence. En outre,
l'opposition désarma vite, devant les progrès rapides de l'institution monastique.
L'ascétisme n'a fait d'autres martyrs que les martyrs volontaires.
Il en est tout autrement de l'hérésie. L'acharnement contre Priscillien
nepeut s'expliquer simplement par sa doctrine ascétique; il ne s'explique
guère que par les méfiances nées de sa doctrine théologique. Sans doute,
l'hérésiarque ne so trahit qu'à demi dans ses œuvres apologétiques; il a
été discret et habile dans sa défense. Mais les accusés n'ont pas coutume
de se charger eux-mêmes, ni les suspects de se dénoncer. Et les héré-
(1) Augustin, Contra Ktteras Petiliani, (dans la Revue d'histoire et de littéra-
III, 10, 11; 16, 19; 17, 20; 25, 3o. ture religieuses, 1910, p. 97 et 262);
l'2) Grégoire II, Epist. 4. Saint Martin de Tours (ibid., p. A66
{i) Babut, Paulin de Noie et Priscillien et 5 1 3 ).
LE PRISCILLIANISME. 113
tiques ont des grâces d'état : surtout quand ces hérétiques (cela s'est vu)
sont des évêques catholiques, et croient sincèrement l'être, et prétendent
le rester.
Paul MONCEAUX.

LES TRAVAUXRECENTS SUR V APPENDIX VERGILIANA.

J. Vessereau. Aetna, texte latin publié avec traduction et


commentaire, î vol. in-8°. — Paris, A. Fontemoing, 1905.
Charles Plésent. Le Culex. Etude sur V Alexandrinisme latin. 1 vol.
in-8°. — Paris, C. Klincksieck, 1910.
Skutsch. Galhs and Vergil. 1 vol. in-8°. — Leipzig, Teubner, 1 906.

Les petits poèmes qui nous sont parvenus sous le nom de Virgile ont
eu de tout temps le privilège de piquer la curiosité par l'incertitude
énigmatique de leur origine. Depuis dix ou douze ans , quelques-uns
d'entre eux surtout ont sollicité l'attention des érudits et ont fait naître
dos controverses souvent très vives. On est à peu près d'accord pour
reconnaître que le recueil des Catalecta contient des pièces qui sont
vraisemblablement de Virgile, et d'autres qui ne sauraient lui être
attribuées (1); que les Dime oi Lydia ne sont ni de lui ni de Valerius
Cato (2). De la Copa et du Moretum® il semble qu'on se résigne assez
volontiers à ignorer l'auteur, tant ces deux opuscules, charmants
d'ailleurs , offrent peu de contact avec les œuvres virgiliennes. Mais sur
les poèmes plus étendus de Y Aetna, du Culex et de la Ciris, la discussion
reste toujours largement ouverte et ardemment poursuivie; elle a été
même, en ces derniers temps, renouvelée par d'importants ouvrages,
dont je voudrais ici résumer et, s'il est possible, apprécier les
résultats.

(1) Voir notamment l'édition de Neu- Abruzzese, 1901, IX-X; Ussani, Su le


liófer, 1902, et les articles de Sciava, Dime, Turin, 1902.
Atene e Roma, 1907, de De Marchi et (3) M. Lachèze, dans un mémoire
de Nazari, Rivista di Filologia, XXXV, présenté à l'Université de Paris (1907),
1 et 3. a émis l'idée que le Morelum pourrait
;2) Voir sur les Dime, Rothstein , être d'Ovide. 11 en a bien le réalisme,
Hermes, XXIII, 4; Eskuche, De Valerio mais non l'esprit ni la prolixité. Voir
Catone , Marburg, 1889; Pirrone, Rivista Plessis, La poésie Ialine, p. 1470 et suiv.
SAVANTS. i5

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