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MALADIE ET FLÉAU, ABSENCE ET OUBLI.

THÈMES DE LA SOUFFRANCE DANS LES LETTRES


D’ ALCUIN DE YORK (C. 740-804)

Alberto RICCIARDI
(CRISM-Univ. de Turin)

1 Ces dernières années, le sens et l'histoire des émotions ont été


au centre d'une floraison d'études qui a touché presque tous les secteurs
des sciences humaines 1 . Pour le haut Moyen-Âge, c'est Barbara
Rosenwein qui a proposé une approche de l'histoire des émotions dans
laquelle la révision des positions historiographiques précédentes s'est
conjuguée avec la tentative d'élaborer de nouveaux critères de
recherche 2 . Selon la chercheuse l'étude des émotions est un terrain de

1
Pour un encadrement général : B. H. ROSENWEIN, Worrying about Emotions in
History, « American Historical Review », 107 (2002), p. 821-845.
2
ROSENWEIN, Worrying about Emotions cit. ; EAD., Even the Devil (sometimes)
has Feelings : Emotional Communities in the Early Middle Ages, « The Haskins
Society Journal : Studies in Medieval History », 14 (2003), p. 1-14 ; EAD., Pouvoir
et passion. Communautés émotionelles en Francie au VIIe siècle, « Annales HSS »,
58 (2003), p. 1271-1292 ; EAD., Y avait-il un « moi » au haut Moyen Âge ?, « Revue
Historique », 307 (2005), p. 31-52 ; EAD., Emotional Communities in the Early
Middle Ages, Ithaca-London 2006. Voir en outre: The History of the Emotions: A
Debate, « Early Medieval Europe », 10 (2001), p. 225-256. Sur le thème de la doleur
cf. La souffrance au Moyen Âge (France, XIIe-XVe siècles), Actes du colloque
organisé par l'Institut d'Études Romanes du Centre d'Études Françaises de
l'Université de Varsovie, ed. par N. TAILLADE, Warsaw 1988 ; Pour une histoire de
la souffrance: expressions, représentations, usages, ed. par P. ZOMBORY-NAGY, V.
recherche important pour comprendre la société et la mentalité de
l'homme médiéval. Afin que cela soit possible, il faut tout d'abord rejeter
l'idée du Moyen-Âge comme étant un âge « à l'émotivité infantile et
impulsive », privé de formes de contrôle, de codification et d'expression
des émotions 3 . Barbara Rosenwein est également critique à l'égard de la
conception collective de la sensibilité et de la production artistique et
littéraire de l'homme médiéval. Partant d'une tendance des chercheurs à
reculer dans le temps la date de naissance de l'individu en tant qu'être
conscient de soi-même, Barbara Rosenwein a essayé de démontrer
comment déjà « au haut Moyen-Age on était conscient de soi en tant
qu'individu aux moments d'émotions intenses » 4 . Déjà pour cette époque
là il est donc possible de parler d'un « moi émotionnel » auto-conscient,
dont la formation était due au rapprochement continu entre le patrimoine
émotif individuel et les formes de codification des émotions des groupes
sociaux avec lesquels l'individu interagissait.
Concernant la construction de nouveaux instruments interprétatifs,
Barbara Rosenwein s'est basée sur celles qui sont les principales théories
relatives à la fonction et au sens des émotions humaines 5 et a élaboré une
herméneutique basée sur trois thèses. En premier lieu, l'étude des
émotions doit conjuguer l'analyse de sources à haut degré de codification
– comme les traités sur les vices et les vertus – avec celle des textes
narratifs qui consentent de comprendre le cadre concret dans lequel une

FRANDON, « Médiévales: langue, textes, histoire », 27 (1994) ; Grief and Gender,


700-1700, ed. par J. C. VAUGHT, L. DIKSON BRUCKNER, New York 2003 ; R. F.
NEWBOLD, Secondary Responses to Fear and Grief in Gregory of Tours' Libri
Historiarum, « Studia Humaniora Tartuensia », 7 (2006) :
http://www.ut.ee/klassik/sht/2006/newbold2.pdf.
3
ROSENWEIN, Worrying about Emotions cit. p. 821-834 ; EAD., Emotional
Communities cit., p. 5-20.
4
ROSENWEIN, Y avait-il un « moi » cit., p. 31-45, citation p. 43.
5
ROSENWEIN, Worrying about Emotions cit., p. 834-842.

3
émotion naît et se manifeste. En effet un texte qui, en plus de l'émotion,
décrit aussi la réaction et le comportement d'un personnage nous fournira
davantage d'informations sur le sens qu'on attribue à cette émotion 6 . En
deuxième lieu, il faut réévaluer la fonction des formules rhétoriques non
seulement comme ornement stylistique mais comme formalisations qui
facilitent la communication entre les individus, exprimant, en peu de
mots, des émotions complexes et authentiques 7 . Enfin Barbara
Rosenwein utilise la definition de « communautés émotionnelles » pour
dénoter des milieux sociaux plus ou moins restreints et homogènes (une
communauté monastique, la cour du roi et ainsi de suite) qui partagent un
même comportement, de valorisation ou de censure, à l'égard de
certaines émotions. C'était à l'intérieur des communautés émotionnelles
qu'étaient élaborés le vocabulaire et l'habitus mental avec lesquels décrire
et évaluer les émotions. La construction d'un moi émotionnel à partir de
ces coordonnées n'était cependant pas un processus statique, refermé sur
lui-même. Il était toujours possible qu'un individu passe d'une
communauté à une autre, et qu'une « syntonisation » continue du propre
patrimoine émotif par rapport aux communautés avec lesquelles il entrait
en contact soit nécessaire 8 .
Si nous nous intéressons aux écrits d'Alcuin de York, nous pouvons
remarquer que plus d'un chercheur a souligné la nécessité d'analyses qui
tiennent compte de la dimension subjective présente dans sa
correspondance. Dans une recherche posthume parue en 2004, Donald
Bollugh revendiquait la possibilité d'une reconstruction biographique de
la figure d'Alcuin qui tienne compte des émotions décrites dans ses

6
B. H. ROSENWEIN, Writing without Fear about Early Medieval Emotion, dans
The History of Emotion : A Debate cit., p. 231 et sq.
7
ROSENWEIN, Writing without Fear cit., p. 232 et sq. ; EAD., Y avait-il un « moi
» cit., p. 44 et sq.
8
ROSENWEIN, Passions et Pouvoir cit., p. 1278-1292 ; EAD., Y avait-il un « moi
» cit., p. 45-51; EAD., Emotional Communities cit., p. 20-26.

4
lettres 9 . La même année, dans un recueil d'études consacré au magister
anglo-saxon, Christiane Veyrard-Cosme analysait certains motifs de la
correspondance alcuinienne affirmant que « la lettre alcuinienne n'est
donc point, à notre sens, document brut ou réalité donnée en
transparence. Elle offre plutôt une construction de soi et du monde » 10 .
Des considérations analogues avaient été faites pour le thème de la
douleur et de la souffrance arrivant, cependant, à des résultats quasi
antithétiques. Dans sa vaste étude sur la consolatio médiévale, Peter von
Moos a souligné le désintérêt d'Alcuin concernant le problème de la
douleur. De là l'absence, en particulier dans les lettres envoyées à des
personnes frappées par un deuil, de nombreux thèmes typiques des
consolationes en faveur d'une position plus proche, dans la structure et
dans les contenus, aux epistolae exhortatoriae 11 . Par contre Mary
Garrison, en se référant partiellement aux thèses proposées par Barbara
Rosenwein, a souligné l'importance du thème de la souffrance dans
l'œuvre d'Alcuin, thème qui serait à relier au traumatisme subi dans son
enfance à cause de la séparation d'avec ses parents 12 .

9
Cf. D. A. BULLOUGH, Alcuin. Achievement and Reputation, Leiden-Boston
2004, p. 24-34, p. 110-120.
10
C. VEYRARD-COSME, Les motifs épistolaires dans la correspondance
d'Alcuin, dans Alcuin de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l'Europe du
haut Moyen Âge, ed. par P. DEPREUX, B. JUDIC, Annales de Bretagne et des pays de
l'Ouest, 111 (2004), Rennes 2004, p. 193-205, citation p. 197.
11
P. VON MOOS, Consolatio. Studien zur Mittellateinischen Trostliteratur über
den Tod und zum Problem der christliche Trauer, I, Darstellungsband, München
1971, p. 105-111, en particulier p. 106 et sq.
12
M. GARRISON, Alcuin, Carmen IX and Hrabanus, Ad Bonosum : A Teacher
and his Pupil write Consolation, dans Poetry and Philosophy in the Middle Ages. A
Festschrift for Peter Dronke, ed. par J. MARENBON, Leiden 2001, p. 63-79 (en
particulier p. 72 et note 12) ; EAD., The Study of Emotions in the Early Medieval
History : Some Starting Points, dans The History of Emotion : A Debate cit., p. 249
et sq.

5
Si nous examinons la production épistolaire d'Alcuin dans son
ensemble, il faudra admettre que ces deux positions sont, dans la
substance, correctes. Voyons deux exemples.
Ayant reçu la nouvelle de la mort du fonctionnaire palatin
Meginfred, Alcuin s'exprime ainsi dans une lettre à Charlemagne :

Audivi siquidem, quod sine dolore et lacrimis non dicam,


Maganfredum fidelem vestrum, nobisque carissimum amicum, in
Beneventana diem obisse patria. Unde rogatus sum a fratribus Sancti
Petri litteras dirigere bonitati vestrae pro cellulis ad eam antiquitus
pertinentibus ecclesiam 13 .

Un passage de ce genre semblerait corroborer la thèse de P. von


Moos. Face à la mort d'un homme qu'il connaissait depuis près de quinze
ans Alcuin passe, sans solution de continuité, de l'annonce de
l'évènement funeste à la pétition en faveur des religieux de Saint Pierre,
en exprimant sa propre douleur avec une formule de circonstance et sans
s'interroger sur les éventuels sentiments de Charlemagne pour la mort de
son fidelis 14 . D'autre part, il est tout aussi difficile de ne pas considérer

13
Alcuini sive Albini Epistolae, pub. par E. DÜMMLER, dans Monumenta
Germaniae Historica, Epistolae, IV, Epistolae Karolini Aevi, II, Berlin 1895
(dorénavant Alcuin, Ep.), Ep. 211 (à Charlemagne), p. 351.
14
Une évaluation différente du passage est proposée dans J. L. NELSON, Was
Charlemagne's Court a Courtly Society ?, [2003], dans EAD., Courts, Elites, and
Gendered. Power in the Early Middle Ages, Aldershot 2007, cap. XI, p. 48. D'après
Janet Nelson l'Ep. 211 démontrerait la persistance dans le temps de liens d'amitié
profonds entre les membres de la cour palatine. D'un point de vue général,
l'affirmation est certainement correcte. L'exemple choisi n'est cependant pas tout à
fait adapté. Tout d'abord parce qu'il n'y a pas de références directes à la douleur pour
la perte de Meginfred, mis à part la citation ci-dessus. D'autre part parce que
l'affirmation que, poussé par la douleur, Alcuin « risking [...] explicit criticism of the
Beneventan campaign that had been the occasion of Meginfred's death » doit être

6
les nombreux passages de la correspondance dans lesquels la souffrance
reliée à l'absence d'un ami apparaît parfois avec force :

Nimium mihi longum videtur tempus, quod tuae dilectionis faciem


non vidi, verba non audivi. Et quantum ex praesentia tui gaudebat
animus, tantum in absentia contristatur. Quid faciet mens, nisi lugeat,
dum paucos habet amicos ? Pro dolor, sed illi semper paene absentes 15 .

A la lumière de ces passages on pourrait être tenté de conclure que


l'attitude d'Alcuin à l'égard de la douleur dépend exclusivement de
raisons à caractère personnel : qu'il n'y a une participation majeure que
lorsque les événements douloureux le frappent de près. C'est
probablement vrai, au moins en partie. Il est cependant tout aussi vrai,
comme j'essaierai maintenant de démontrer, qu'une ambivalence
semblable se fonde sur des raisons plus complexes, qui se reportent à la
vision qu'Alcuin a de son monde, des rapports entre les êtres humains et
entre ces derniers et Dieu, et à la fonction qu'il attribue à la
communication écrite. Dans les conclusions de mon intervention, je
voudrais enfin évaluer quelles sont les potentialités, et les limites, d'une
analyse des lettres alcuiniennes faite sur la base des tendances actuelles
en matière d'histoire des émotions.

2 Considérons avant tout le désintérêt d'Alcuin pour le thème de


la douleur.
Malgré quelques simplifications, nous pouvons affirmer que ce
comportement se manifeste envers certaines causae doloris spécifiques
et dues à des facteurs que l'on pourrait définir matériels, concrets : la

nuancée en rappelant que celui-ci exprime ailleurs des doutes quant aux progrés de
l'armée carolingienne en Italie, cf. Alcuin, Ep. 218 (à Arn archevêque de Salzbourg),
p. 362 ; Ep. 224 (au comte Chrodgar), p. 367 et sq.
15
Alcuin, Ep. 35 (à Riculf archevêque de Mayence), p. 77.

7
maladie, les malheurs que les individus endurent à cause d'autres
hommes, et la mort qui, dans les cas ici examinés, est toujours violente.
Selon Alcuin, de semblables adversités, et donc la douleur qui en dérive,
sont partie intégrante de la vie terrestre de l'homme, qu'il estime soumise
à une succession d'évènements heureux et tristes, assimilables, dans leur
répétition, aux processus naturels 16 . En outre, pour Alcuin, cette
alternance de joie et de douleur, de faits positifs et négatifs, ne
caractérise pas uniquement les évènements humains dans l'actualité de
leur déroulement terrestre. Celle-ci constitue aussi un lien à travers
lequel les vicissitudes des individus sont insérées dans une plus ample
perspective historique et eschatologique. Il en est ainsi pour la mort
physique, qui s'impose comme destin inévitable pour tous les
descendants d'Adam 17 , mais il en est de même pour les deux premières
causae doloris, la maladie et les violentes persécutions. Ce n'est pas un
hasard si Alcuin les définit souvent avec les termes scripturaires de
tribulationes et de flagella, afin de souligner la continuité existant entre
les expériences douloureuses de ses contemporains et celles vécues par le
peuple d'Israël et par ceux qui, les premiers, adoptèrent le message du

16
Alcuin, Ep. 279 (à deux femmes), p. 435 : « nec [unanimitas vestra]
adversitatibus saeculi vel infidelitatibus mundi amatorum frangi debet ; nec tristitiam
habere, licet nobis multa eveniant adversa. Sic est huius praesentis vitae varietas, ut
prospera semper misceantur adversis ; sicut dies nocte immutatur ; sicut sanitas
corporis morbis supervenientibus afficitur ; sicut flos iuventutis senectute
superveniente marcescit ; sicut aestatis tranquillitas hibernalibus atteritur
tempestatibus ». Cf. en outre Ep. 187 (aux moines de la Gothie), p. 314 et sq.
17
Cf. Alcuin, Ep. 197 (à Charlemagne), p. 325 : «Noli de alterius ingemescere
felicitate ; quae spinosos finivit labores, et volavit ad eum, qui fecit illam (Gen. 3,
19). Talis est post sententiam primae damnationis conditio fragilitatis nostrae :
nascimur, ut moriamur ; morimur, ut vivamus ». Sur le statut textuel de cet écrit cf.
BULLOUGH, Alcuin cit., p. 35 n. 77.

8
Christ 18 . Cette conception immanente de la douleur n'implique cependant
pas qu'il existe en Alcuin un pessimisme enraciné. Au contraire, il
montre une vision résolument positive que ce soit de l'histoire, en tant
que manifestation progressive de Dieu à travers la diffusion du
christianisme, ou que ce soit du créé, conçu comme œuvre harmonieuse
dont la contemplation porte le savant chrétien à comprendre la perfection
du Créateur 19 .
Si nous mettons en relation les parallélismes que le magister établit
entre la répétition de la souffrance, la cyclicité des évènements naturels
et l'évolution de l'histoire humaine, il apparaît alors évident que, pour
Alcuin, les causae doloris que nous avons considérées jusqu'ici peuvent
être interprétées comme faisant partie intégrante de la manifestation de
Dieu dans la création et dans l'histoire. De tout cela découle une vision
fondamentalement positive à l'égard de certaines formes de douleur et de
leurs causes respectives. En effet, dans la correspondance, l'idée que la
maladie, les accablements et la mort violente doivent être considérées

18
Cf. par example Alcuin, Ep. 265 (à Arn archévêque de Salzbourg), p. 423 : «
Recurramus ad Christum tota intentione, assiduis precibus, qui est unicum de omni
tribulatione refugium. [...]. Ab initio mundi, vel etiam nascentis ecclesiae semper
Deo servientes tribulationibus fatigati sunt. Si legeris in divinis libris saeculi
eventum, etiam hoc, quod dico, verum probabis : vel exterius famulos Dei apertam
pati persecutionem, vel interius in pace ecclesiae clandestinis affici incommodis » ;
Ep. 233 (à Calvin prêtre et à Coucou moine), p. 378. Au contraire, la notion de
flagella semble marquer les écrits de Grégoire le Grand et Isidor de Seville, cf.
BULLOUGH, Alcuin cit., p. 299 et sq. Voir aussi les textes cités aux notes 20 et 21.
19
Cf. GARRISON, Alcuin Carmen IX cit., p. 71-78 ; M. SOT, Y. COZ, Histoire et
écriture de l'histoire dans l'oeuvre d'Alcuin, dans Alcuin, de York à Tours cit., p.
182-190. Sur la perfection de la création voir Alcuin, Ep. 148 (à Charlemagne), p.
239 : « Nam creator omnium rerum condidit eas in naturis, sicut voluit ; illi vero, qui
sapientiores erant in mundo, inventores erant harum artium in naturis rerum ; sicut
de sole et luna et stellis facile potes intellegere. Quid aliud in sole et luna et sideribus
consideramus et miramur nisi sapientiam creatoris et cursus illorum naturales ? ».

9
comme étant des punitions infligées par une divinité courroucée apparaît
bien souvent estompée face à leur révélation comme enseignements que
Dieu dispense à l'homme, afin qu'il se rende compte de ses erreurs et
qu'il se corrige, avant de risquer le châtiment éternel.
C'est par exemple en ces termes qu'est interprétée la destruction du
monastère de Lindisfarne par les païens : comme incitation à corriger la
mollesse des mœurs répandue parmi les religieux et les potentes anglo-
saxons, et à retourner à un style de vie conforme à la grandeur des
prédécesseurs 20 . On peut en dire autant pour la maladie, instrument
utilisé par Dieu pour inciter l'homme à une adhésion plus intense aux
idéaux chrétiens ou pour en purifier l'âme dans l'imminence de la mort :

Vocatus fui ad dominum meum David (Charlemagne) ; sed


infirmitate tardatus non veni, seu et Dei voluntate detentus. Ille felix est,
qui castigatione Dei catenatus est, et ab huius saeculi turbatis liberatur
procellis. Nec umquam tantum divitiis saeculi circumfusus laetabar,
quantum in consideratione quieta vitae meae gavisus sum 21 .

20
Alcuin, Ep. 16 (aux potentes de Northumbrie), p. 43 et sq. : « Attentius
considerate, fratres, et diligentissime perspicite, ne forte hoc inconsuetum et
inauditum malum aliqua inauditi mali consuetudine promereretur. Non dico, quod
fornicationis peccata prius non esset in populo. Sed a diebus Aelfwaldi regis
fornicationes adulteria et incestus inundaverunt super terram [...] Quid dicam de
avaritia rapinis et violentis iudiciis ? [...] Qui sanctas legit scripturas et veteres
revolvit historias et seculi considerat eventum, inveniet pro huiusmodi peccatis reges
et regna et populos patriam perdidisse [...]. Utinam et illorum correptio aliorum sit
emendatio » ; Ep. 18 (à Ethelred roi de Northumbrie), p. 52 ; Ep. 21 (à Igbald évêque
et aux religieux de Lindisfarne), p. 58 et sq. Sur les textes et sur les thèmes
concernant la destruction de Lindisfarne cf. P. GODMAN, Poetry of the Carolingian
Reinaissance, Oklahoma City 1985, p. 19, p. 29 et p. 126-139; GARRISON, Alcuin,
Carmen IX cit., p. 68-78 ; BULLOUGH, Alcuin cit., p. 410-418.
21
Alcuin, Ep. 242 (à Arn archevêque de Salzbourg), p. 388 ; Ep. 14 (à son
disciple Joseph), p. 40 et Ep. 52 (à Ither abbé de Saint-Martin de Tours), p. 96.

10
Ici la maladie s'élève comme signe de la pitié de Dieu qui, en libérant
le magister des devoirs envers la cour, lui consent, au terme de son
existence, de conduire une vie retirée et de se préparer spirituellement au
trépas désormais imminent. Pour Alcuin les flagella auxquelles Dieu
soumet le fidèle sont donc assimilables aux punitions corporelles qu'un
maître consciencieux impose à ses élèves afin qu'il progressent sur leur
chemin spirituel et intellectuel 22 . Il s'agit d'une correctio qui en soi
contient une exhortation, à l'égard de laquelle il faut jouir plutôt que de
se plaindre, puisqu'elle est dispensée par un pater et magister aimant 23 .
Dans cette perspective, qui se fonde sur le caractère parénétique,
plutôt que sur celui punitif de la douleur, nous pouvons enfin
comprendre pourquoi, dans l'écriture épistolaire d'Alcuin, consolatio et

22
Ce parallélisme est développé dans Alcuin, Ep. 187 cit., p. 314 et sq. : «Et si
qualibet tribulatione cogente locum mutari necesse sit, numquam regularis vitae
observatio mutetur, nec tribulatio corporis animi fatiget constantiam. [...]. Et sicut
flagella infantes erudiunt ad discendum sapientiae decus vel bonis adsuescere
moribus, ita et nos laboribus et doloribus ammonemur ad perpetuae beatitudinis
properare quietem ». Sur la punition corporelle infligée par le père-maître voir aussi
Ep. 42 (aux religieux de York), p. 85 : « Vos fragiles infantiae meae annos materno
fovistis affectu [...] et paternae castigationis disciplinis ad perfectam viri edocuistis
aetatem et sacram eruditione disciplinarum roborastis ». Sur les relations entre
enseignement et recherche de la sapientia : W. EDELSTEIN, Eruditio und Sapientia.
Weltbild und Erziehung in der Karolingerzeit. Untersuchungen zu Alcuinus Briefen,
Freiburg im Breisgau 1965, p. 65 sqq. ; M. CRISTIANI, Le vocabulaire de
l’enseignement dans la correspondance d’Alcuin, in Vocabulaire des écoles et des
méthodes d’enseignement au Moyen Âge, Actes du colloque de Rome, 21-22 octobre
1989, ed. par O. WEIJER, Turnhout 1992, p. 13-32 ; BULLOUGH, Alcuin cit., p. 253-
328, p. 371 sqq.
23
Sur la notion de correctio cf. A. RICCIARDI, Dal palatium di Aquisgrana al
cenobio di Saint-Martin. Le nozioni di ordo e correctio in Alcuino di York tra
l'esperienza della renovatio carolingia e i primi anni del soggiorno a Tours, «
Bullettino dell'Istituto Storico per il Medioevo », 110/1 (2008), p. 3-55.

11
exhortatio ont tendance à se superposer non seulement du point de vue
thématique mais aussi du point de vue terminologique 24 . Face à la
souffrance, ou mieux face à certaines formes de souffrance, le devoir du
religieux n'est pas celui de consoler l'affligé mais de l'aider à en
comprendre les raisons, et, en faisant cela, de l'exhorter à modifier son
propre comportement. Pour Alcuin consolation et exhortation coïncident
nécessairement : uniquement à travers l'exhortatio envers l'affligé le
religieux se montre fidèle interprète de la volonté divine, et uniquement à
travers la correctio celui qui souffre pourra finalement alléger sa peine.
Si comprendre les raisons de l'affliction constitue le passage
préliminaire et nécessaire à la consolation, pour Alcuin il existe aussi

24
Cf. Alcuin, Ep. 99 (à Paulin patriarche d'Aquilée), p. 144 : « Et utinam vel
haec tertia [cartula] mereatur aliquam vestrae beatitudinis exhortationem [...].
Nequaquam in augmentum tristitiae meae diutius taceas, sed per spiritum
consolationis tibi a Deo datum frequentes mihi apices facere almitatis vestrae
consolationis non graveris ; ut, tuis bonis exhortationibus et sanctis orationibus
adiutus, ad supplementum mercedis tibi praeparatae, divina auxiliante misericordia,
vitae aeternae tecum particeps esse merear » ; Ep. 237 (à Adalard abbé de Corbie), p.
382 : «Conscius cordium nostrorum novit, qua caritate litterarum consolationes
tuarum desiderarem. [...]. Aut ego forsitan tanto indignus fui consolatore [...]. Opto
ex magno cordis mei desiderio nullatenus te plus peccasse in custodia regularis vitae,
quam exhortatorias volentibus edere chartas ». Voir aussi les textes cités aux notes
54 et 55. Sur l'Ep. 237 voir G. CONSTABLE, Monastic Letters Writing, « Filologia
Mediolatina », 11 (2004), p. 7-9 ; A. RICCIARDI, Le dialogue de loin. Lettres entre
intellectuels à l'époque carolingienne, dans Epistulae Antiquae V, Actes du Ve
Colloque International « L'épistolaire antique et ses prolongements européens »,
Université François-Rabelais, Tours, 6-7-8 septembre 2006, éd. par P. LAURENCE, F.
GUILLAUMONT, Louvain-Paris 2008, p. 280-282. Sur le thème de la consolatio et
l'admonitio-exhortatio en Alcuin voir VON MOOS, Consolatio cit., p. 105 sqq. ;
BULLOUGH, Alcuin cit., p. 370 et sq., p. 405, p. 476 ; M. LAUWERS, Le glaive et la
parole. Charlemagne, Alcuin et le modèle du rex predicator : notes d' écclesiologie
carolingienne, dans Alcuin de York à Tours cit., p. 221-243 (en particulier p. 237-
240).

12
d'autres formes grâce auxquelles il est possible d'obtenir un réconfort. La
première consiste en la prière. En priant, le chrétien ouvre un canal de
communication privilégié qui lui consent de dialoguer directement avec
Dieu. Grâce à cette incessante tension vers le divin, le chrétien parvient à
comprendre l'inconsistance de la douleur terrestre et à trouver dans le
Christ la source de toute consolation 25 . Non seulement. Pour Alcuin, le
lien que la prière établit entre les chrétiens est également important.
Fondé sur la charité comme vertu qui incite à l'amour et à l'assistance
envers le prochain, la prière réciproque institue un pactum qui est
capable de prêter secours dans les adversités 26 . Par rapport à la verticalité
qui caractérise le dialogue avec Dieu, le pactum caritatis est important
pour sa capacité d'agir en sens horizontal, sur le plan spatial comme sur
le plan temporel. Sollicitée par la charité, la prière non seulement unit
entre elles les personnes qui vivent fort éloignées, mais permet
d'intercéder pour les défunts, allégeant leurs douleurs s'ils ont péché, ou

25
Cf. Alcuin, Ep. 105 (à l'abbesse Ediltrude), p. 151 : « Multae sunt
tribulationes iustorum, sed maiores sunt consolationes in Christi (Ps. 33, 20). In quo
debet homo saecularis miseriae eventu contristari ? qui fontem totius consolationis,
id est Christum, habitatorem possidet in pectore » ; Ep. 265 cit., p. 423.
26
Pour la notion de caritas cf. Alcuin, Ep. 117 (aux moines de Saint-Léger de
Murbach), p. 172 : « Caritas oboedientia et humilitas monachis caeli aperient ianuas.
Non illa caritas, quae in pleno potatur calice ; sed illa, quae in pectore sine
simulatione versatur fraterno, non sua quaerens, sed quae alterius sunt (1 Cor. 13, 5),
omnibus prodesse, non sibi placuisse quaerens » ; Ep. 53 (à Eada prêtre), p. 97. Voir
aussi A. FISKE, Alcuin and the Mistical Friendship, « Studi Medievali », 2 (1961), p.
560-573. Sur la prière réciproque et sur le pactum caritatis cf. Alcuin, Ep. 53 cit., p.
97 : «Habeto nos, obsecro, socios beatitudinis tuae, sicut te cupimus socium habere
prosperitatis nostrae. Et orationibus devotis vestrae deduc nos in eundem paupertatis
gradum, in quo perficiente Deo salubriter consistis. Sed fluctus saeculi nostram
naviculam procellosis ventis in voragine divitiarum rapuerunt. Sed deprecor, ut me
pietatis precibus in portum quietis revocare studeas » ; Ep. 15 (à Gisle), p. 40 et sq. ;
Ep. 21 cit., p. 58.

13
en augmentant leur béatitude s'ils sont morts dans le respect des valeurs
chrétiennes 27 .
La consolation peut également provenir de la perpétuation de
l'héritage d'un homme en ceux qui lui survivent 28 . Dans la
correspondance alcuinienne la continuité qui unit un maître à ses élèves –
et qui s'exprime à travers des similitudes qui rappellent les liens
biologiques – 29 peut être considérée comme un thème-clé et nous en
verrons aussi l'importance plus loin. Ici on peut souligner comment la
conscience de cette continuité se concrétise en Alcuin comme motif de
soulagement et comme merces – gain, récompense, dans le sens
scripturaire du terme – 30 face à la perspective de la douleur et de la mort.
D'un coté parce que les élèves, devenus à leur tour maîtres, perpétueront
son héritage intellectuel. De l'autre parce que leurs prières incessantes,
stimulées par le souvenir des enseignements reçus, seront pour Alcuin un
réconfort avant et après la mort 31 .

27
Cf. BULLOUGH, Alcuin cit., p. 353 et sq., p. 369.
28
Alcuin, Ep. 198 (à Charlemagne), p. 327 : « Vivit vero pater in filio, magister
in discipulo, amicus in amico, si morum dignitas et sapientiae nobilitas permanet in
posteris » ; Ep. 226, p. 370.
29
Il s' agit des liens entre le père et le fils mais aussi entre la mère et le fils cf.
Alcuin Ep. 65 (à son disciple Dodo) , p. 107 : « Carissimo filiolo meo, quem et sero
genui et cito dimisi, nec bene ablactatus raptus est ab uberibus meis. Imitiorque
noverca tam tenerum de paterno gremio per libidinum vortices caro rapuit » ; Ep.
281 (à un disciple), p. 439 ; Ep. 294 (à un disciple), p. 451.
30
Alcuin, Ep. 51 (aux moines de Saint-Martin de Tours), p. 95 : « Vos veros
seniores in spiritu mansuetudinis, sicut apostulus praecepit, iuniores vestros
ammonete (1 Pier. 5, 1) ; quia illorum salus vestra est merces, illorum eruditio vestra
est remuneratio. Quia qui arborem plantat, mercedem de fructu illius accipere cogitat
(Luc 13, 6) » ; Ep. 64 (à Offa roi de Mercie), p. 107.
31
Alcuin, Ep. 42 cit., p. 85 et sq. : « Vos semper in corde et primi inter verba
precantia in ore. Vos, piissimi patres, seu in communibus sanctae orationibus horis
vel in secretis deprecationum vestrarum intercessionibus Alchvinum, filium vestrum,

14
Tenant compte de ces ultérieures réflexions, je voudrais reconsidérer
certains passages de trois lettres écrites après l'assassinat du roi de
Northumbrie, Etelred (796). Une lettre est envoyée à l'abbesse Edilburge,
sœur de la veuve du roi (Ep. 103), les deux autres ont comme destinataire
la mère d'Etelred, Ediltrude (Epp. 105-106) 32 . À la veuve Alcuin suggère
de se retirer dans un couvent tandis que la mère d'Etelred est exhortée à
intercéder pour le défunt avec la prière, à vendre ses propres biens au
bénéfice des indigents et à accueillir le Christ et Alcuin lui-même comme
filii spiritales en substitution au fils défunt 33 .

per Dei deprecor caritatem, iugiter in corde habete et in ore. Vos quoque, qui estis in
aetate filii [...] : numquam eruditionis vestrae in sanctis orationibus obliviscimini
magistrum. Testis enim cordis mei mihi est inspector, quam devote vestrum semper
in ecclesiasticis disciplinis et in spiritali doctrina desiderabam profectum [...]. Ego
vester ero, sive in vita, sive in morte. Et forte miserebitur mei Deus, ut, cuius
infantiam aluistis, eius senectutem sepelietis. Et si alter corpori locus deputabitur,
tamen animae – qualecumque habitura erit – per vestras sanctas, Deo donante,
intercessiones, requies vobiscum, credo, donabitur ».
32
Alcuin, Ep. 102, p. 14 et sq. ; Ep. 105 cit., p. 151 et sq. ; Ep. 106, p. 152 et sq.
L'Ep. 106 est adressée à une mère anonyme toutefois les références à la mort du fils
et à la « miseria, quae nuper nostram turbavit gentem » (p. 153) démontrent
qu'Alcuin pensait bien à Ediltrude comme destinataire de la missive. Cf. en outre
BULLOUGH, Alcuin cit., p. 466-468 et note 113.
33
Alcuin, Ep. 103 cit., p. 149 : « Et huius ruinae pars aliqua tibi calidas, ut reor,
pro causa dilectae sororis excitavit lacrimas. Tamen hortanda est, ut in cenobio
militet Christo, quae thalamo privata est viri, et fiat ei temporalis tristitia incitamento
letitiae sempiternae » ; Ep. 105 cit., p. 151 et sq. : «Quomodo mater, nisi sancta
caritate in visceribus cordis perfecti cottidie generatur ? Ecce qualem filium poterit
pia mater habere, eundem ipsum Deum regem ac redemptorem etiam et in omnis
tribulationibus consolatorem. [...]. Ideo de carnalis filii morte non contristeris, immo
magis nec de sui corporis abscessu ; sed labora horis et momentis, ut anima feliciter
vivat cum Christo. Te vero superstem reliquit filio carnali, ut per tuas intercessiones
et elimosinas misereatur et illi. [...]. Si duo sunt amici, felicior est mors praecedentis
quam subsequentis, habet enim qui fraterno amore pro se cotidie intercedat et

15
Peter von Moos considère ces suggestions comme des indices de
l'indifférence d'Alcuin envers la douleur causée par le deuil et de sa
propension à proposer des remèdes, comme la prise du voile, la prière, la
donation des biens, plus en rapport avec les traités de veuvage qu'avec la
consolatio 34 . Je crois, au contraire, que ces suggestions proviennent du
désir d'offrir une aide sincère et qu'en faisant cela, Alcuin puise dans le
cadre conceptuel que nous avons défini jusqu'à présent. Aux deux
femmes, il veut présenter le réconfort qu'elles pourraient obtenir si elles
acceptaient de faire partie d'une nouvelle communauté, qui fonde sa
propre cohésion sur le partage des valeurs chrétiennes et de la caritas
réciproque. Cette perspective est reconnaissable aussi bien dans
l'invitation à la prière d'intercession, qui relie les vivants et les défunts,
que dans l'invitation à la prière réciproque qui unirait Alcuin à Ediltrude
si cette dernière voulait l'accueillir comme fils spirituel. Nous pouvons
faire une remarque analogue en ce qui concerne le conseil à trouver dans
le Christ un sponsum et un filius qui remplacent le défunt. Dans ce cas
aussi, Alcuin essaie de montrer comme les deux femmes pourraient
reconstruire, à un niveau spirituellement plus élevé, la continuité et la

lacrimis lavet pristinae errores vitae. Nec dubites prodesse piae sollicitudinis curam,
quam pro anima illius geris. Tibi proficit et illi. Tibi itaque, quia in fide facis et
dilectione ; illi, ut vel poena levigetur vel beatitudo augeatur » ; Ep. 106 cit., p. 153 :
«Habet bona mater Christum consolatorem pro filio, qui numquam derelinquit
sperantes in se. [...]. Habeto me, obsecro, mater dilectissima, licet indignum pro
carnali filio spiritalem filium, non minore fide te diligentem, quamvis minore
dignitate vigentem : nec de longinquitate vel vilitate faciei mei contristeris, dum mea
tecum in consolatione sancti Spiritus caritas fideliter manet ».
34
VON MOOS, Consolatio cit., p. 105-108, surtout p. 106 : « Der unsterbliche
Gottes-Sohn wird drastisch dem sterbliche Sohn gegenübergestellt [...]. Die
Unpersönlichkeit und Kälte hinsichtlich der causa doloris erklärt sich aus der
Gattungsbedingtheit des Briefes, der weniger zur eigentlichen consolatio bei
Todesfällen als zur Tradition der de viduitate-Traktate zu rechnen ist ».

16
communauté - sociale et affective pour l'une, biologique et affective pour
l'autre - que la mort violente d'Etelred a brisées 35 .

3 Le concept de communauté – qu'elle soit constituée de


deux individus ou d'un ensemble de croyants, qu'elle soit basée sur la
caritas ou sur le partage d'un même héritage intellectuel – et celui
d'exhortatio en tant qu'aide prêtée à celui qui souffre, ont une importance
considérable même quand nous examinons l'autre aspect de la douleur
présent dans la correspondance alcuinienne, c'est à dire la douleur causée
par l'absence 36 . Plus que sur le thème de l'absentia corporis, toutefois, je
voudrais ici me pencher sur le problème de l'absence de communication
et de la souffrance générée par un tel manque.
L'arc des décennies qui s'étend de la seconde moitié du VIIIe siècle à
la fin du IXe siècle est notoirement caractérisé par une diffusion évidente
de l'usage de l'écriture pour l'enregistrement de textes normatifs,
administratifs et littéraires, et comme instrument de communication
capable de créer de multiples circuits de diffusion textuelle, dont font
partie les membres du clergé et quelquefois les laïques 37 . Un premier
niveau sur lequel nous pouvons analyser le thème que nous intéresse se

35
Cf. les texts cités à la note 33 et, pour le Christ comme sponsus, Alcuin, Ep.
262 (à son disciple Nathanel), p. 420.
36
Sur le thème de l'absentia cf. VEYRARD-COSME, Les motifs épistolaires cit.,
pp. 193-197; EAD., Plusquam umquam vobis nunc optarem adesse. Enjeux de
l'écriture du manque dans la correspondance de Loup de Ferrières et d'Éginhard,
dans Epistolae Antiquae V cit., p. 295, p. 306 et sq.
37
Sur la renovatio carolinigienne cf. RICCIARDI, Dal palatium cit., p. 3-16 et la
bibliographie citée aux notes 1, 30 et 52. Sur la partecipation laïcs aux faits de
communication écrite R. MCKITTERICK, The Carolingians and the Written World,
Combridge 1989, p. 211-270 ; J. M. H. SMITH, L'Europa dopo Roma. Una nuova
storia culturale 500-1000, [2005], Bologna 2008, p. 58-71. Sur les interlocuteurs
laïcs d'Alcuin voir M. GARRISON, Les correspondants d'Alcuin, in Alcuin de York à
Tours cit., p. 319-330.

17
réfère donc à la conception de la lettre comme instrument capable de
fournir des informations sur des évènements et des personnages
lointains.
Dans le cas d'Alcuin c'est lui-même qui admet sa propre aviditas de
nouvelles et remarque sa tristesse quand, pendant trop longtemps, il n'est
pas informé de l'état de santé et des faits de son interlocuteur et de ceux
qui lui sont proches 38 . Il s'agit d'un besoin sans doute à relier à l'intense
mobilité qui caractérisa la vie de notre magister avant et après son
arrivée sur le Continent. Face à ces déplacements continus, la réciprocité
de l'écriture épistolaire tendait vraisemblablement à contrebalancer une
instabilité physique qui était souvent motif de récrimination 39 . Le fait
qu'Alcuin ait commencé à conserver copie de sa propre correspondance

38
Cf. Alcuin, Ep. 83 (à Pierre archevêque de Milan), p. 126 : « Opto, si fieri
valeat, quatenus me tuae paternitatis litteris reficias, ut aviditatis meae oculis legam,
quod auribus audire voluissem, si forte fieri valuisset » ; Ep. 218 cit., p. 361 et sq. : «
Gaudens gaudebo de fide et caritate beatitudinis vestrae [...] ; nisi duo defuerunt in
litteris vestris : de domno apostolico [...] : et de Beneventana controversia. Quia
sollicitus sum valde de filiis meis ; quorum vitam et salutem et benefacta
pernecessaria esse tu ipse optime nosti » ; Ep. 215 (aux disciples), p. 359 ; Ep. 229 (à
Charlemagne), p. 373.
39
Dès son arrivée dans le royaume franc en 786, Alcuin dut se déplacer
fréquemment pour administrer certains monastères qui lui avaient été confiés par
Charlemagne. En 790 il retourna en Angleterre où il demeura jusqu'en 793. De
retour en France, il continua à s'occuper des monastères qui lui avaient été confiés
jusqu'aux années 800-801. Sur les récriminations causés par les déplacements cf.
Alcuin, Ep. 42 cit., p. 85 : « Totum meae devotionis pectus vestrae caritatis
dulcedine impletur [...] ; ita ut solius memoriae de vobis suavitas supervenientes
saecularis angustiae tribulationes longe a secretis mentis meae cubilibus depellit.
[...]. Hoc singulis vigiliarum mearum momentis, hoc cotidiana subplicatione, in hac
prece in cospectu altissimi intimas desiderii mei lacrimas per loca sanctorum
martyrum vel confessorum Christi, quo me iter instabilis deducat, fundere non cesso
» ; Ep. 117 cit., p. 172.

18
durant un voyage en Angleterre (790-793) 40 , et que les destinataires de
ces missives étaient, dans la plupart des cas, des personnes résidant au
delà de la Manche, peut être considéré comme un indice supplémentaire
d'un telle nécessité. Envoyer et recevoir des nouvelles servait non
seulement à atténuer l'anxiété ressentie quant au sort de qui à ce moment
là se trouvait loin mais contribuait aussi à confirmer la persistance des
liens que la distance et la séparation prolongée pouvaient remettre en
discussion 41 .
Le sens de la requête et de l'envoi de nouvelles sur l'état de santé ou
concernant des évènements ne se limite toutefois pas à ce que nous
pourrions définir sa « fonction informative ». Celui-ci se place aussi dans
le cadre de celles que j'ai appelées « pratiques partagées » qui régulaient
le dialogue par lettre et qui contribuaient à définir, à travers l'assentiment
ou le refus, la conscience de ceux qui participaient à la liturgie épistolaire
et l'extension, ou le rétrécissement, des réseaux de communication 42 .
Pour Alcuin donc fournir et demander des nouvelles fait partie des
devoirs qui sont annexées à l'écriture épistolaire, et un manque à cet
égard implique que son inquiétude se transforme souvent en un dolor

40
Cf. BULLOUGH, Alcuin cit., p. 396.
41
Cf. Alcuin, Ep. 73 (à Dogwulf scriniarius), p. 115 : « Placuit mihi caniciem
vestram, parva salutationis cartula appellare [...] ; ut sciatis, licet longe positus, vestri
tamen habere memoriam et familiaritatis non oblivisci » ; Ep. 225 (à Théodulphe
archevêque d'Orléans), p. 368 : « Unde ego – privatae caritatis instinctu condictum
amicitiae ius pietatis intuitu renovare cupiens – his litterulis vestrae sanctitati fidem
meam in memoriam revocare volui, ne thesaurum memoriae longa oblivionis
rubigine vilescat » ; Ep. 189 (à l'évêque Cuniberct de Winchester), p. 316 ; Ep. 204
(à Gundrade), p. 337. Cf. aussi BULLOUGH, Alcuin cit., p. 366 et sqq., p. 496 et sq. ;
NELSON, Was Charlemagne's Court cit., p. 48 et sqq. ; RICCIARDI, Dal palatium cit.,
p. 24 et sqq.
42
Cf. RICCIARDI, Le dialogue de loin cit., p. 280-283.

19
plus proche, dans ses effets, à l'indignation 43 . Dans l'Ep. 228, la fille et la
sœur de Charlemagne sont vivement réprimandées pour leur désintérêt à
l'égard de la santé de l'ancien magister 44 , alors que dans l'Ep. 181 c'est
l'abbé de Corbie, Adalard, qui est mis en cause pour son silence à propos
de la rencontre entre le roi et le pape Léon III ayant eu lieu à
Paderborn 45 . Dans ce dernier cas, le fait qu'Alcuin, bien avant d'écrire à
Adalard, ait été informé sur le déroulement de cette rencontre par
d'autres interlocuteurs, démontre qu'il était davantage peiné par l'absence
de respect des devoirs épistolaires plutôt que par le manque
d'informations 46 .
Un deuxième niveau auquel la souffrance causée par le manque de
communication se manifeste est celui relatif à la sphère du souvenir et de
l'oubli.
Pour Alcuin la mémoire joue un rôle fondamental : comme
« instrument de travail » d'où le religieux puise les notions nécessaires à
sa propre activité intellectuelle et spirituelle et comme lieu de dépôt des

43
Cf. Ep. 157 (à Arn archevêque de Salzbourg), p. 256 : « cur noluisses mihi
innotescere, quomodo accepisset vos domnus apostolicus [...] ; vel quodomo
Paulinus pater meus egisset vobiscum, et quo se devertisset ? Curioso animo meo
satisfacere non voluisti. Ideo pauciores tibi litteras modo scribere volui, non tamen
pauca caritate. Quas scripsi scripsi (Jean 19, 22) ».
44
Alcuin, Ep. 228 (à Gisle et Rotrude), p. 371 : « Quid est, quod vestra tanto
tempore tacuit caritas ? Numquid verba defecerunt salutationis, seu causae non
supervenerunt, quarum notionem carta nec deferret ad aures nostras ? ».
45
Alcuin, Ep. 181, p. 299 : « Quare frater ille vacuis venit manibus ? in lingua
portavit auribus 'ave', in manibus oculis nil attulit. [...] Cui crederem, si quid dixisset
de aquila [pape Léon III] ? qui, nuper Romanae arcis deserens cacumina, ut biberet
Saxonici ruris fontes et videret leonem [Charlemagne], cunctis dominantem
animantibus et feris [...]. Sed, ut video, proverbialis in fabula lupus gallo [Adalard]
tulit vocem ».
46
Alcuin, Ep. 174 (à Charlemagne), p. 287-289 ; Epp. 177-178 (à
Charlemagne), p. 292-296 ; Ep. 179 (à Arn archevêque de Salzbourg), p. 296 et sq.

20
sentiments, dont la réminiscence souvent stimule la composition d'une
lettre. L'usage récurent de memor et de termes voisins comme formules
d'ouverture d'une épître indique une telle position, de même que les
fréquentes exhortations afin que l'on se souvienne de lui : comme maître,
comme ami, dans les prières 47 . Les raisons de cette insistance
quelquefois épuisante entre le souvenir des autres et le désir impérieux
d'être dans le souvenir des autres résultent plus compréhensibles
lorsqu'on les met en relation avec la conception qu'Alcuin a de l'oubli.
En ré-élaborant la doctrine augustinienne, Alcuin affirme que l'âme
de l'homme est créée à l'image de la Trinité 48 . Même tachée par le
péché originel et limitée par le fardeau du corps physique celle-ci
conserve un certain degré de perfection qui se manifeste, entre autre,
dans les fonctions cognitives et de la mémoire. Tout ce que l'homme

47
Voir les textes cités à la note 41 et Alcuin, Ep. 40 (à un ami), p. 83 : « Tuae
beatitudinis perlectis litteris gaudebam de tuae prosperitatis salute [...]. Et utinam, ut
litteris promisisti, memor sis antiquae paternitatis et dulcedinis inter nos in Domino
» ; Ep. 42 cit., p. 86 : « Vos quoque [...] : numquam eruditionis vestrae in sanctis
orationibus obliviscimini magistrum. [...]. O omnium dilectissimi patres et fratres,
memores mei estote » ; Ep. 108 (à Eardulf roi de Northumbrie), p. 155 ; Ep. 177
cit., p. 292 ; Ep. 263 (à Remède évêque de Chur), p. 420 et sq. Sur la mémoire
comme « instrument de travail » voir Ep. 124 (à Igbald évêque de Lindisfarne), p.
182 ; Ep. 139 (à Paulin patriarche d'Aquilée), p. 220 ; The Rhetoric of Alcuin and
Charlemagne, pub. par W. S. HOWELL, Princeton 1941, p. 136-139. Sur la nouveauté
de memor comme formules d'ouverture d'une épître voir BULLOUGH, Alcuin cit., p.
399 note 211.
48
Bien qu'Alcuin compose le De animae ratione en 801 sa connaissance du De
Trinitate d'Augustin et sa réflexion sur la nature de l'âme remontent aux années de sa
jeunesse en Angleterre et à ceux passé à la cour de Charlemagne, cf. J. MARNEBON,
From the Circle of Alcuin to the School of Auxerre. Logic, Theology and Philosophy
in the Early Middle Ages, Cambridge 1981, p. 44-50 ; BULLOUGH, Alcuin cit., p.
246, p. 262, p. 376 et sqq. Voir aussi M. CARRUTHERS, Machina memorialis.
Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, [1998], Paris 2002,
p. 155-160.

21
apprend à travers les sens et l'intuition est emmagasiné dans la mémoire
pour être successivement réutilisé et y reste gravé pour toujours 49 .
Puisqu'en vertu de la perfection et de l'éternité de l'âme la déchéance
organique ou fortuite des traces conservées dans la mémoire est
impossible, il en résulte que l'homme ne peut oublier dans le sens absolu,
à la limite il peut ne pas vouloir se souvenir. Cette interprétation de
l'oubli comme choix volontaire à travers laquelle on essaie de refouler et
d'effacer certaines personnes et certains évènements est renforcée lorsque
nous considérons qu'Alcuin lui-même fut témoin de l'emploi concret du
binôme mémoire-oubli dans le contexte politique du VIIIe siècle. Ainsi
que cela a été souligné récemment, l'œuvre de renovatio entreprise par
Charlemagne, même avec l'apport du magister anglo-saxon, peut être
interprétée « comme une sorte de grande œuvre collective de
50
structuration de la mémoire » . Une œuvre de structuration et de

49
Alcuin, De animae ratione liber ad Eulaliam virginem, dans Patrologiae
cursus completus. Series latina, pub. par J. P. MIGNE, Paris 1844-1864, vol. CI, col.
641C: « Habet igitur anima in sua natura, ut diximus, imaginem sanctae Trinitatis in
eo quod intelligentiam, voluntatem, et memoriam habet », col. 642A : « Nunc autem
consideremus miram velocitatem animae in formandis rebus, quae percipit per
carnales sensus, a quibus quasi per quosdam nuntios, quidquid rerum sensibilium
cognitarum vel incognitarum percipit, mox in seipsa earum ineffabili celeritate
format figuras, informatasque in suae thesauro memoriae recondit », col 642C : « Sic
de omni re facit animus hominis, ex cognitis fingit incognita, habens has omnes
species in se. Quamvis eo puncto quo vult de quolibet una cogitare, cogitet, non
quod anima exeat de sede sua ad cognoscendum aliquid, sed in seipsa manet, et in
seipsa illam formam recognoscit, quam pridem mira velocitate formavit. Inde est
quod anima, si quidlibet repente obliviscitur, et iterum rememorat; non enim tunc
temporis quo obliviscitur aliquid, inveniet locum, in quo id quod quaerit, reconditum
habet, quod iterum rememorat, sive curando, sive non curando ».
50
G. GANDINO, La memoria come legittimazione nell'età di Carlo Magno,
[1997], dans EAD., Contemplare l'ordine. Intellettuali e potenti dell'alto medioevo,
Napoli 2004, p. 13-35, p. 13 pour la citation ; R. MCKITTERICK, History and Memory
in the Carolingian World, Cambridge 2004. En général sur le thème memoire-oubli

22
consolidation idéologique qui avançait, en parallèle, à travers le
recouvrement et l'appropriation d'éléments fondant la mémoire historique
et culturelle franque et l'évacuation progressive du souvenir des derniers
rois Mérovingiens, auxquels les Carolingiens avaient illégitimement
succédé 51 .
Au cœur de cette dialectique entre souvenir et oubli, dans laquelle se
mêlent sollicitations doctrinelles, cognitives et ideologiques, la lettre
remplit une double fonction. En tant qu'objet qui peut être tenu dans les
mains, embrassé, caressé, elle constitue la preuve incontestable de la
persistance des liens affectifs et de la communion spirituelle malgré les
distances et le temps qui passe. En tant que texte composé de signes, de
mots, elle est capable de réveiller, en celui qui lit, l'image de celui qui
écrit et les sentiments éprouvés par ce dernier. « Ce que j'ai écrit », dit
Alcuin, « doit insuffler goutte à goutte dans tes viscères l'amour intense
que j'éprouve pour toi » 52 . C'est une double fonction qui implique
l'entière sensibilité de l'être humain : celle physique, à travers le toucher,
la vue, l'ouïe, le goût, et la sensibilité intellectuelle à travers le réveil des

au haut Moyen Âge : P. J. GEARY, Phantoms of Remembrance. Memory and


Oblivion at the End of the First Millennium, Princeton 1994. Sur la contribution
d'Alcuin à la renovatio : RICCIARDI, Dal palatium cit., p. 17 et sqq. et la
bibliographie citée.
51
GANDINO, La memoria cit., p. 16-27 ; EAD., G. SERGI, Percezione e
valutazione del nuovo e dell'antico, della continuità e del rinnovamento in età
carolingia, en cours de publication dans « Bullettino dell'Istituto Storico Italiano per
il Medioevo » ; MCKITTERICK, History and Memory cit., p. 84-155.
52
Alcuin, Ep. 86 (à Paulin patriarche d'Aquilée), p. 129 : « Novit itaque,
quicumque mellifluo caritatis iaculo vulnera omni favo dulciora in corde accipiet,
non me auctumnali frigore flaccentia verborum folia in huius cartulae exaggerare
gremium, sed de vivo veritatis fonte ad inrigandos verae flores dilectionis haec prona
pectoris mei dextera haurire, quatenus mei magni amoris stillicidium tuis infunderem
visceribus ».

23
émotions au moment où la lecture des mots reporte à la mémoire
l'intensité des sentiments 53 .
Le silence prolongé, ou aussi l'arrivée d'une lettre qui ne démontre
pas la persistance du souvenir des sentiments réciproques, sont donc
motif d'une souffrance intense puisqu'à la douleur causée par l'absence de
communication s'ajoute la crainte que l'interlocuteur veuille l'oublier et
veuille ainsi le blesser consciemment 54 . La gamme des émotions qui se

53
Voir les textes cités aux notes 41 et 47 et Alcuin, Ep. 49 (à l'archévêque
Ricbod de Trèves), p. 93 : « Caritatis dulcedinem litterarum officia implere non
possunt, tamen qualecumque lumen illius ostendere nituntur. Sicut digito praesens
homo ostenditur, ita litteris absentis caritas demonstratur » ; Ep. 86 cit., p. 128 et sq.
: « Iterum atque iterum per singula horarum momenta aestuans hoc revolvebat
elogium : ' Quando venient desiderati mei dulcissimi apices ? Quando videam signa
salutis dilectissimi mei ? [...] ut videam, si aliqua foederatae in Christo amicitiae in
illius pectore maneat memoria, si Albini sui nomen stilo caritatis in cordis arcano
reconditum habeat, sicut suavissimum Paulini patris nomen perpetua dilectione in
corde filii aeternis viget litteris inscriptum ? '. Ecce venit, ecce venit paternae pietatis
pagina, quam diu desiderabam, omni melle palato meo dulcior, omni obrizo oculis
honorabilior. Hanc laetus ambabus accipiebam manibus et toto amplectebar pectore
[...]. Solutisque sigillis, avidis oculorum obtutibus per singulas lineas iter aperui.
Desiderabilemque optatae salutis sospitatem patris agnoscens, in illis mox singulis
litterarum apicibus oscula libabam » ; Ep. 39 (à un ami), p. 82 ; Ep. 143 (à
Charlemagne), p. 224.
54
Cf. Alcuin, Ep. 13 (à l'archévêque Ricbod de Trèves), p. 39 : « Ubi est
dulcissimum inter nos conloquium ? [...] Ubi saltim memoria nominis nostri ? Ecce
totus praeteriit annus, quo nec litterarum consolatio oculis advenit, nec salutationis
officium auribus insonuit. Quid peccavi pater, ut a filio oblivisceretur ? Quid
magister, ut discipulus neglexerit eum ? Forte exaltatio saeculi dedignata est nomen
magistri in illo ? Aut peregrinatio mea viluit oculis tuis ? Aut amor Maronis tulit
memoriam mei ? [...] Quid faciam ? An meam doleo infelicitatem, quia non sum,
quem diligis ? An tuam laudo sapientiam [...]. Hoc dolens dictavi, vel propter
oblivionem mei, vel propter absentiam tui, paulum ferociori pumice cartam terens, ut
vel iratus aliquid rescribes » ; Ep. 99 cit., p. 144 : « Binas vestrae paternitati paulo
ante direxi cartulas [...]. Et utinam vel haec tertia mereatur aliquam vestrae

24
relient à cet état d'âme est comparable à celle décrite au début du
paragraphe et va de l'anxiété à la prostration à la colère. Avec toutefois
une différence essentielle : alors que le manque d'informations o du de
respect des pratiques partagées comporte une fracture qui reste
circonscrite à la sphère « des règles », dans le cas présent c'est la notion
même de communauté qui est mise discussion, puisque ce sont ses
fondements constitutifs et les caractéristiques qui en définissent les
membres qui sont minés à la base. Dans le silence qui accompagne
l'oubli Alcuin reconnaît un fait grave et douloureux autant à son propre
égard, puisque il se voit exclu de la profonde communauté des liens
créée précédemment, qu'à l'égard de son interlocuteur, parce que le
silence implique, de la part d'un religieux, un renoncement coupable face
à ses propres devoirs et aux prérogatives morales et intellectuelles qui en
qualifient le status 55 . De ce point de vue la souffrance provoquée en

beatitudinis exhortationem, ne spreta caritas quartam rugosa fronte vel quereloso


calamo exarare incipiat. Nequaquam in augmentum tristitiae meae diutius taceas, sed
per spiritum consolationis tibi a Deo datum frequentes mihi apices facere almitatis
vestrae consolationis non graveris » ; Ep. 157 cit., p. 256 : «Hanc alteram cartam
redde, obsecro, Condido meo, si vivat, si vobiscum sit. Nescio cur et ille tacuit, dum
tu mihi scripsisti, nisi forte Albinus recessit ex ore illius, cuius dilectio numquam
recedit ex corde meo » ; Ep. 175 (à l'abbé de Corbie Adalard), p. 290 et sq. : « O
quam plana fuisset per Belgica rura ad currendum vel ad volandum caritatis pennis.
Timeo ne forte fractae sint aliquae ex eis ut aliae potuissent inseri. Ideo nidus
paternus non visitatur, nec saltim columba pedibus, ut quondam in Grecia, legatis,
adfert litterulas [...]. Putavi me venire ad te et uni auriculae suavia sussurrare et alteri
dura decantare, sed prohibuit me Romanus comes [sc. la fièvre]. Ideo saepius
desideravi exhortationis dilectionis vestrae litteras. Sed nescio, quae causa vel me
rapuit ex mente tua vel ab exhortatione cessare compulit ».
55
Sur l'exhortatio comme devoir des consacrés cf. LAWERS, Le glaive cit., p.
226 et sqq. et Alcuin, Ep. 267 (à un évêque), p. 267 et sq. ; Ep. 189 cit., p. 316 et sq.;
Ep. 221 (à l'abbé Angilbert de Saint-Riquier), p. 365 ; Ep. 253 (à Arn archévêque de
Salzbourg), p. 409. Sur la nécessité de conjuguer exhortation et écriture voir Ep. 83
cit., p. 126 : « Opto, si fieri valeat, quatenus me tuae paternitatis litteris reficias, ut

25
Alcuin par l'ami qui refuse de le conforter avec son exhortation ou de
l'inciter au respect des normes évangéliques est la même ressentie envers
le clerc qui se laisse aller à l'ébriété, à l'amour pour l'ostentation ou à des
pratiques sexuelles illicites. Et ceci est d'autant plus vrai si c'est un de ses
élèves qui se rend coupable de ça, puisque avec un tel comportement
celui-ci démontre avoir voulu oublier le propre maître et ses
enseignements et avoir brisé cette continuité intellectuelle et spirituelle
qui, pour Alcuin, substitue le lien entre un père et ses fils 56 .

aviditatis meae oculis legam, quod auribus audire voluissem, si forte fieri valuisset.
Concessum est enim humano generi pectoris arcana cartis mandare et litteris
innotescere tacentibus quod lingua non valet loquente. Nam et beatus Paulus
apostolus absentes filios pia ammonitione saepius erudire solebat, ut cotidiana lectio
aeternam patris praeceptorum mentibus filiorum infigeret memoriam » ; Ep. 191 (à
Ricbod archévêque de Trèves), p. 191 : «Quid proficit sapientia abscondita vel
thesaurum invisum, vel caritas muta (Eccl. 20, 32) ? Num ignis in silice, nisi
excutiatur flammifacit ? Quare tu, frater carissime, caritas taciturnitate obtumescit ?
Cur non movebis linguam ad dictandum, manum ad scribendum ? Quid talentum
humo obruis ? Quare ammonitoria non currit cartulas ? Legat quid desiderat ;
consideret qui faciat. Timeo, ne Muslense bacha litterae submersae sint » ; Ep. 237
cit., p. 382 : « Opto ex magno cordis mei desiderio nullatenus te plus peccasse in
custodia regularis vitae, quam exhortatorias volentibus edere chartas. [...]. Numquid
non me familia Sancti Petri [de Corbie], te hortante et deprecante in gremium
fraternitatis suae suscepit quasi uno ex illis ? Si amico prodesse timuisti, quare non
fratri et consocio germanitatis tuae ? Numquid regularis constrictio prohibet te
fratrem exhortari tuum ? Aut falsum est quod promisistis ; aut verum est quod tu de
fratre bene non fecisti ».
56
Cf. Alcuin, Ep. 13 cit., p. 38 et sq. : «Quod Deus coniunxit saeculum non
separet (Math. 19, 6). Ecce qui venit ignem mittere in corda suorum, ille faciet
ardere quod incendit (Luc 12, 49) [...]. Quis est ignis Dei nisi caritas ? Et quis
alienus, nisi amor saeculi ? [...]. Cur ista tam longo repetita principio, nisi ut scias
ardorem cordis mei ? Paene mihi melius esset te pauperem habere presentem, quam
divitem absentem. Quid mihi divitiae, se non habeo quem amo : si non considero
quem desidero ? tua potentia mihi est miseria », et la suite de la lettre à la note 53.
Voir aussi Ep. 34 (à un disciple), p. 76 : « non vanas saeculi pompas, non noxias

26
4 Pour conclure, je voudrais proposer certaines considérations
qui se reportent à ce que nous avons dit en ouverture.
Barbara Rosenwein nous rappelle la nécessité d'une approche plus
consciente et articulée du sens et de l'histoire des émotions. Certains des
éléments qui ressortent de notre analyse sont bien en accord avec ce
qu'affirme la chercheuse américaine. La douleur dont les lettres d'Alcuin
parlent est tout autres que « simple et infantile » et son « désintérêt »
pour elle ou bien la presance du thème de la souffrance causée par
l'absence se sont ainsi révélés comme aspects d'un problème beaucoup
plus complexe. En outre le fait d'avoir considéré le thème de la douleur
et de ses causes non seulement dans la perspective de la littérature
consolatrice mais aussi dans une perspective plus ample du point de vue
des sources, comme du point de vue des convictions religieuses, sociales
et intellectuelles, nous a permis de comprendre la pluralité des sens
qu'Alcuin attribue à cette émotion et la pluralité des réponses qu'il
élabore quand il s'y trouve confronté.

corporis delectationes exsequi [...]. Tu vero, amor animae meae, si quid sordidum ex
his contraxisti ; lacrimis lava, paenitentia ablue, et vitae melioris manu dele ; memor
tui memorque mei ; animam meam laetificans, tuae parcens quia salus tua consolatio
mea est. Noli patrem sua merce fraudare de te. Noli filii nomen delere in te » ; Ep.
295 (à un disciple), p. 452 et p. 454 : « Quis dabit capiti meo aquam et fontem
lacrimarum oculis meis (Jér. 9, 1), ut plangam non imaginariam civitatem Chaldea
perituram flamma, sed animam imagine Christi inclitam, et infinita permansuram
aeternitate ? [...]. Quare dimisisti patrem, qui te ab infantia erudivit, qui te disciplinis
liberalibus inbuit, moribus instruxit, perpetuae vitae praeceptis munivit ? et
iniunxisti te scortorum gregibus, portatorum conviviis, superbientium vanitatibus ?
[...] Noli preces paternas contempnere, noli lacrimas magisterii mei neglegere.
Consolare me de tua salute, ne diabolus glorietur contra me in perditione tua. Ego te
filium carissimum nutrivi, alui, erudivi » et aussi Ep. 65 cit., p. 108 ; Ep. 281 cit., p.
439 ; Ep. 294 cit., p. 451 et sq.

27
D'autre part, tout en soulignant l'importance de la notion de
communauté (et de continuité) comme cadre à l'intérieur duquel se
placent les choix faits par Alcuin à l'égard de la douleur, propre et
d'autrui, j'ai intentionnellement renoncé à employer le terme de
communautés émotionnelles. Cette choix est due au caractère fortement
ambigu de la source épistolaire. Ambigu puisque la lettre fonde sa nature
sur une absence, d'un individu ou d'une communauté, mais qu'elle se
constitue en même temps comme instrument avec lequel on cherche à
palier à ce manque. C'est à travers la lettre que l'auteur crée, ou essaie de
créer, ses propres communautées, mais ceci n'implique pas
nécessairement que les individus qui en font partie partagent le même
comportement envers certaines émotions. Au contraire, en lisant les
lettres d'Alcuin il est difficile d'échapper à l'impression que, dans certains
cas, la cause de la souffrance est due justement à l'incapacité de
l'expéditeur et de ses interlocuteurs de « se syntoniser » sur un ressenti
commun par rapport à une émotion spécifique et aux instruments avec
lesquels éxprimer la reciprocité des sentiments. Les lettres d'Alcuin
parlent de l'absence et de la douleur que celle-ci provoque, mais elles
sont aussi l'instrument et souvent, comme nous l'avons vu, la cause de
cette même émotion.

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