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SENTIMENT MORAL ET INNÉISME :


ROUSSEAU (ET BERNARDIN DE SAINT-PIERRE) CONTRE HELVÉTIUS

ABSTRACT: MORAL FEELING AND INNEISM: ROUSSEAU (AND BERNARDIN DE SAINT-PIERRE)


AGAINST HELVÉTIUS. The article focuses on the «historiographical myth» of the opposition between
Rousseau and Helvétius, one of the most famous episodes of the «affaire» De l’esprit, starting from
the judgement of Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, one of Rousseau’s most important
«disciples» and apologists. The idea that Bernardin suggests, namely that Rousseau and Helvétius’
common belonging to the «school» of the morality of passions is more relevant than their belonging
to spiritualism and materialism, is both surprising and fruitful. Beyond the differences that may
oppose them in the gnoseological (activity of judgment vs passivity of judgment) and pedagogical
(private education vs public education) fields, Rousseau and Helvétius undoubtedly share the idea
of a determining moral role of passions and affections.

KEYWORDS: Jean-Jacques Rousseau, Claude-Adrien Helvétius, Jacques-Henri Bernardin de Saint-


Pierre, moral feeling, inneism.

1. LA NAISSANCE D’UN MYTHE HISTORIOGRAPHIQUE

La publication de De l’esprit par Claude-Adrien Helvétius en 1758 et sa condamnation l’année


suivante ont profondément marqué le débat des philosophes. Les trois auteurs les plus marquants de
l’âge des Lumières ont lu et commenté l’ouvrage : Voltaire, Diderot et Rousseau. 1 La confrontation
qui opposa ce dernier à Helvétius sur la question du sentiment moral et de l’innéisme est l’un des
épisodes les plus célèbres de l’affaire De l’esprit.
Rousseau établit un véritable dialogue à distance avec Helvétius, qui se construit en trois phases
principales. Au cours de l’hiver 1758-1759, Rousseau annote pour la première fois De l’esprit. Si
l’on en croit une note de la première des Lettres écrites de la montagne,2 témoignage que confirme
une lettre de la même période adressée à Comparet, 3 Jean-Jacques entreprend d’abord une
réfutation, puis il y renonce, ne voulant pas accabler un auteur persécuté. Rousseau a ensuite
l’occasion de relire l’ouvrage lors de la révision de l’Émile, entreprenant une deuxième série
d’annotations. Cette relecture joue un rôle non négligeable dans les changements qui marquent la
transition du Manuscrit Favre vers la version définitive du traité sur l’éducation, où, dans La
Profession de foi, Jean-Jacques critique ouvertement Helvétius et ses « doctrines désolantes ».4 De
plus, à en croire la correspondance, l’Émile tout entier serait aussi réécrit pour réfuter le
matérialisme de Helvétius. Cette idée est exprimée dans une lettre de Montmollin au pasteur Sarasin
en septembre 1762. Dans cette lettre, Montmollin rapporte une formule attribuée à Rousseau :
« [L’Émile ne] s’élève pas précisément directement, mais pourtant assez clairement contre
l’ouvrage infernal De l’Esprit, qui suivant le principe de son auteur, prétend que sentir et juger sont
1
Voir VOLTAIRE, Complete Works of Voltaire 139: Corpus des notes marginales de Voltaire 4: Gachet d’Artigny-
Koran, éd. par N. Elaguina, Oxford, Voltaire Foundation, 2011, pp. 279-326; D. DIDEROT, Réfutation d’Helvétius, dans
Œuvres complètes, éd. par H. Dieckmann, J. Fabre (puis J. Varloot), J. Proust, Paris, Hermann, 2004, t. XXIV, pp. 481-
761.
2
« Il y a quelques années qu’à la première apparition d’un livre célèbre [De l’esprit], je résolus d’en attaquer les
principes que je trouvois dangereux. J’exécutois cette entreprise quand j’appris que l’auteur étoit poursuivi. À l’instant
je jetai mes feuilles au feu, jugeant qu’aucun devoir ne pouvoit autoriser la bassesse de s’unir à la foule pour accabler
un homme d’honneur opprimé […]. J’ai cru devoir ajouter ce respect pour son malheur à l’estime que j’eus toujours
pour sa personne » (J.-J. ROUSSEAU, Lettres écrites de la montagne, dans Œuvres complètes, 5 vols., éd. par M.
Raymond et B. Gagnebin, Paris, Gallimard, 1959-95, t. III, p. 693 [référence abrégée OC par la suite]).
3
J.-J. ROUSSEAU, Lettre à Comparet [lettre 2147], dans Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, 52
vols., éd. par R. A. Leigh, Genève-Oxford, Institut et Musée Voltaire-The Voltaire Foundation, t. XIII, pp. 36-40.
4
OC, IV, p. 632.
2

une même chose, ce qui est évidemment établir le matérialisme ».5 Il s’agit là certainement d’un
jugement excessif (les intentions de l’Émile sont plus profondes et moins conditionnées par
l’actualité immédiate), mais qui souligne l’importance théorique de l’affrontement entre Rousseau
et Helvétius.
D’autre part, les différences entre les deux séries d’annotations de Rousseau sont extrêmement
significatives, comme l’a récemment montré Sophie Audidière.6 Non seulement la fameuse question
de l’activité du jugement ne semble pas initialement lui poser de problème, mais surtout, avec la
relecture du texte, Rousseau développe une interprétation stratégique et a posteriori du matérialisme
de Helvétius, qui ne correspond pas toujours à une lecture impartiale du texte.
Ces deux premières phases d’un dialogue à distance, amorcé par Rousseau, sont suivies d’une
troisième, au cours de laquelle l’auteur du De l’Esprit va prendre la parole. En 1767, avant de partir
pour l’Angleterre, Rousseau vend certains de ses livres à Vincent-Louis Dutens (1730-1812),
historiographe du roi d’Angleterre, polygraphe et auteur de divers ouvrages savants. Dutens fait
l’acquisition, en particulier, du De l’Esprit, l’exemplaire annoté de la main même de Rousseau,
promettant de ne le montrer à personne. En 1771, Helvétius s’efforce d’en obtenir une
communication. D’abord Dutens refuse, puis il accepte. Helvétius prend connaissance des critiques
de Rousseau et lui répond ouvertement dans De l’Homme, ouvrage achevé en 1769 mais publié
après sa mort en 1772. Helvétius y défend ses positions, en particulier dans la cinquième section, et
critique certains passages importants de l’Émile et la soi-disant « lettre sur l’éducation » de la
Nouvelle Héloïse (la troisième lettre de la cinquième partie du roman).7
Dès le XVIIIe siècle, ce dialogue à distance entre deux des plus importants philosophes des
Lumières est vu comme une querelle insoluble. En 1779, l’année suivant le décès de Rousseau,
Dutens publie les Lettres à Monsieur de Bure, sur la réfutation du livre De l’Esprit.8 L’ouvrage
contient, outre six lettres que lui a adressées Rousseau, les notes portées sur l’exemplaire, et il
illustre l’opposition radicale de Rousseau au matérialisme d’Helvétius. Cette même opposition entre
le spiritualiste Rousseau et le matérialiste (et athée) Helvétius caractérise les interprétations
critiques du XXe siècle sur la question. Avec sa thèse publiée en 1907, Albert Keim 9 est le premier
des chercheurs du XXe siècle qui se sont efforcés de mettre en lumière les malentendus réciproques
qui caractérisent le dialogue entre Rousseau et Helvétius, chacun de ces chercheurs prenant position
pour l’un ou pour l’autre. Citons, pour leur importance historiographique, l’article de Albert Schinz,
La  « Profession de foi du vicaire savoyard » et le livre « De l’Esprit » (1910), et l’article de
Pierre-Maurice Masson, Rousseau contre Helvétius (1911), tous deux publiés dans la Revue
d’histoire littéraire de la France.10 Bien que divergentes sur certains points spécifiques, ces études
– qui font partie du processus de réévaluation du sentimentalisme de Rousseau qui s’oppose à la
vision rationaliste de sa pensée, typique du XIXe siècle – contribuent de manière décisive à
cristalliser l’opposition entre les deux penseurs. Jusque dans les années 1960, l’attention de la
critique ne s’est fixée que sur les deux premières étapes de la querelle, à savoir la publication du De
l’Esprit et la réaction de Rousseau, ainsi que le confirme la reconstruction de l’affaire dans
Helvétius: A Study in Persecution, la contribution désormais classique de David Warner publiée en
1965.11 Le premier chercheur à attirer l’attention sur la troisième phase de l’opposition
Rousseau / Helvétius, à savoir l’analyse critique du travail de Rousseau développée dans De

5
CC, XIII,lettre 2191, p. 115.
6
Voir S. AUDIDIÈRE, Why do Helvétius’s Writings Matter? Rousseau’s Notes sur « De l’esprit », « British Journal
for the History of Philosophy », XXIV, 5, 2016, pp. 983-1001.
7
Voir OC, II, pp. 557-86.
8
Voir V.-L. DUTENS, Lettres à M. D. B. [de Bure], sur la réfutation du livre de l’Esprit d’Helvétius par M. J.-J.
Rousseau, avec quelques lettres de ces deux auteurs [par Dutens], Londres et Paris, J. Barbou, 1779.
9
Voir A. KEIM, Helvétius, sa vie, son œuvre, Paris, Alcan, 1907.
10
Voir A. SCHINZ, La « Profession de foi du vicaire savoyard » et le livre « De l’Esprit », « Revue d’histoire
littéraire de la France », XVII, 1910, pp. 225-61 ; P.-M. MASSON, Rousseau contre Helvétius, « Revue d’histoire
littéraire de la France », XVIII, 1911, pp. 103-24.
11
Voir D. WARNER, Helvétius: A Study in Persecution, Oxford, Clarendon Press, 1965.
3

l’Homme, est Jean Bloch dans son article publié en 1979 dans le prestigieux Journal of the History
of Ideas.12
Depuis, la plupart des chercheurs abandonnent toute attitude apologétique dans l’analyse de cette
querelle qu’ils interprètent plutôt comme un prisme permettant à certains problèmes et à certaines
tensions fécondes de se manifester chez les deux auteurs. S’il est maintenant largement démontré
que Rousseau et Helvétius manipulent leurs pensées respectives lors de cet affrontement, 13 la
question de comprendre leur attitude reste en suspens. Nous voulons soutenir ici l’idée que ce choix
est dicté, au-delà d’une fonction rhétorique évidente, par la conscience mutuelle de la centralité du
thème du sentiment moral et de l’innéisme pour le fondement de la morale. Si l’affrontement entre
les deux auteurs est si forte, c’est parce qu’ils ont tous deux le sentiment qu’il existe un terrain de
réflexion commune – le rôle moral des passions et des affections – qui garantira à la querelle de ne
pas se retreindre, de manière triviale, à un banal terrain d’opposition. Ce n’est donc pas un hasard si
Helvétius est le seul des « matérialistes » avec lequel Rousseau sent le besoin de se confronter,
l’élevant ainsi au rang d’un digne adversaire philosophique.
Pour mettre en évidence cet aspect et interroger le « mythe historiographique » de l’opposition
entre Rousseau et Helvétius – qui a toujours privilégié le thème de la théorie de la connaissance et
de la pédagogie – nous ferons appel à un auteur qui, à notre connaissance, n’a jamais été pris en
compte dans la riche littérature consacrée à cette querelle, à savoir Jacques-Henri Bernardin de
Saint-Pierre.

2. L’ÉDUCATION PEUT-ELLE SEULE FAIRE UN HOMME  ?

Avant d’analyser la clé de lecture que suggère Bernardin de Saint-Pierre à propos de l’affrontement
entre Rousseau et Helvétius, il convient de résume, avec précision, le contenu de cet affrontement.
Rousseau, dans ses notes manuscrites, ne construit pas une réfutation articulée, mais accumule une
série d’objections. Il réfute la thèse d’Helvétius selon laquelle la mémoire prolongerait la sensation.
Il note que c’est parfois à juste titre si l’on se sent inférieur à un esprit auquel on se mesure  ; il
conteste l’idée que la vertu ne résulterait que de la seule connaissance philosophique des principes
du bien public ; il refuse de suivre Helvétius quand ce dernier fait du mensonge une des vertus
reconnues à Sparte ; il estime qu’en stimulant l’artisanat du luxe les femmes galantes ne font en
réalité que travailler à l’essor de professions inutiles. Et surtout – incriminant, en réalité, l’article
Évidence de l’Encyclopédie14 plus que De l’Esprit – il critique l’équivalence établie entre « sentir »
et « juger », affirmant que les deux activités procèdent de facultés différentes. Il soutient que les
jugements ne sont pas originellement passifs et que, de ce fait, le postulat concomitant de l’égalité
naturelle des esprits demeure discutable. La reproduction intégrale de la note manuscrite de
Rousseau permet de mieux comprendre cette question :

Le principe duquel l’auteur déduit dans les chapitres suivants l’égalité naturelle des esprits, et qu’il a tâché d’établir au
commencement de son ouvrage, est que les jugements humains sont purement passifs. Ce principe a été établi et discuté
avec beaucoup de philosophie et de profondeur dans l’Encyclopédie, article Évidence. J’ignore quel est l’auteur de cet
article ; mais c’est certainement un très grand métaphysicien. Je soupçonne l’Abbé de Condillac ou M. de Buffon.
Quoiqu’il en soit, j’ai tâché de le combattre et d’établir l’activité de nos jugements, et dans les notes que j’ai écrites au
commencement de ce livre, et surtout dans la première partie de la Profession de foi du Vicaire savoyard.15

12
Voir J. BLOCH, Rousseau and Helvétius on Innate and Acquired Traits: The Final Stages of the Rousseau-
Helvétius Controversy, « Journal of the History of Ideas », XL, 1, 1979, pp. 21-41.
13
Voir, en particulier, G. BESSE, D’un vieux problème : Helvétius et Rousseau, « Revue de l’Université de
Bruxelles », II-III, pp. 132-44 ; J. SCHØSLER (1980), Rousseau et Diderot, critiques de la philosophie égalitaire
d’Helvétius, « Revue romane », XV, 1, 1980, pp. 68-84 ; J. Domenech, Rousseau, lecteur et critique d’Helvétius, dans T.
L’Aminot (dir.), Jean-Jacques Rousseau et la lecture, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, pp. 159-74.
14
F. QUESNAY, entrée Évidence de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,
par une société de gens de lettres, Paris, Briasson-David-Le Breton-Durand, 1756, t. VI, pp. 146-57.
4

Cette annotation – datant de la deuxième lecture du De l’Esprit et qui sert probablement à


justifier a posteriori les notes précédentes – exprime des sentiments que Rousseau a souvent
développé à travers son œuvre. Déjà dans La Nouvelle Héloïse, il souligne que « la seule différence
de l’organisation intérieure produit en nous celle des esprits »16 et, au nom du sentiment intérieur, il
dément l’idée selon laquelle la liberté ne constituerait qu’un mot vide de sens.17
Mais, c’est surtout dans l’Émile que Rousseau s’oppose expressément à Helvétius. Dans le
Manuscrit Favre, il soutient que De l’Esprit ne fait pas de distinction entre nos sensations,
« purement passives », et nos perceptions, issues « d’un principe actif qui juge ».18 Cette même idée
se retrouve dans ses notes manuscrites : « Il me semble qu’il faudrait distinguer les impressions
purement organiques et locales, des impressions universelles qui affectent tout l’individu. Les
premières ne sont que de simples sensations, les autres sont des sentiments ».19
Dans La Profession de foi, Rousseau réaffirme l’activité du jugement, laquelle se vérifie dans
l’acte même de la comparaison. De plus, il laisse entendre que le génie et la bonté mêmes
d’Helvétius plaident contre l’idée de continuité que ce dernier voudrait établir entre l’homme et
l’animal : « Ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et
l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi ».20 Rousseau souligne encore
qu’il « n’y a point véritable volonté sans liberté »21 et conteste que la vertu publique ou privée
puisse émaner de la défense d’intérêts personnels.
Finalement, la principale objection de Rousseau concerne la relation entre nature et culture, entre
traits innés et traits acquis de l’anthropologie humaine. Il conteste fermement l’idée que l’éducation
puisse à elle seule « faire » un homme. Cette position se confirme également dans le deuxième
Dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, même si le nom de Helvétius n’est jamais
explicitement mentionné : « De tous les hommes que j’ai connus, celui dont le caractère dérive le
plus pleinement de son seul tempérament est Jean-Jacques. Il est ce que l’a fait la nature :
l’éducation ne l’a que bien peu modifié».22 Pour cette raison, il s’avère impossible que la sensibilité
ne soit que passive ou que la conscience ne résulte que de préjugés ou d’habitudes acquises :

Les brillants auteurs de ce siècle [… soutiennent qu’] il n’y a ni vice ni vertu dans le cœur de l’homme, puisqu’il n’y a
ni liberté dans sa volonté ni moralité dans ses actions, que tout jusqu’à cette volonté même est l’ouvrage d’une aveugle
nécessite, qu’enfin la conscience et les remords ne sont que préjugés et chimères, puisqu’on ne peut, ni s’applaudir
d’une bonne action qu’on a été forcé de faire, ni se reprocher un crime dont on n’a pas eu le pouvoir de s’abstenir. 23

Helvétius, pour sa part, comprend clairement le cœur de la position de Rousseau. Il relève le défi
lancé par Jean-Jacques sur le terrain pédagogique en général et, plus spécifiquement, sur la tension
entre caractéristiques innées et caractéristiques acquises. Tout comme Rousseau, Helvétius
considère leur conflit théorique comme une expérience profitable et non comme un banal duel
rhétorique. En fait, dans une célèbre lettre à Dutens de novembre 1771, 24 qui lui a adressé quelques-
unes des notes de Rousseau, Helvétius répond que les objections se révèlent si fortes qu’elles l’ont
incité à approfondir sa propre pensée.

15
 Notes sur De l’Esprit, OC, IV, p. 1129. L’auteur de l’entrée Évidence de l’Encyclopédie est en réalité François
Quesnay.
16
OC, II, p. 565.
17
« Le principe de toute action est dans la volonté d’un être libre, on ne saurait remonter au-delà. Ce n’est pas le mot
de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité. Supposer quelque acte, quelque effet qui ne dérive pas d’un
principe actif, c’est vraiment supposer des effets sans cause, c’est tomber dans le cercle vicieux » (OC, IV, p. 586).
18
OC, IV, p. 113.
19
OC, IV, p. 1121.
20
OC, IV, p. 582.
21
OC, IV, p. 586.
22
OC, I, p. 799.
23
OC, IV, p. 840.
24
CC, XXXVIII, lettre 6909, p. 293.
5

Comparée aux observations épisodiques et non systématiques de Rousseau, la réponse


d’Helvétius, qui s’articule dans la cinquième section de L’Homme, est extrêmement plus
circonstanciée. Helvétius procède avec ordre et méthode : il dénonce chez son adversaire l’innéisme
moral, le non-égalitarisme anthropologique, la théorie de la bonté originelle, de nombreuses
contradictions, en particulier en ce qui concerne l’éducation, et enfin l’apologie de l’ignorance.
Cette réfutation complexe, qui occupe plusieurs dizaines de pages, peut se résumer en deux
arguments spécifiques. Le premier point concerne la séparation qualitative entre sensation et esprit
opérée par Rousseau. Pour Helvétius, il s’agit d’une opération illégitime. Chaque homme bien
formé a suffisamment de sensibilité pour pouvoir créer n’importe quelle idée. L’inégalité des esprits
dépend alors d’une capacité d’attention inégale, stimulée à son tour par la force des passions et des
affections. D’où l’intérêt de rendre chaque individu également capable, au moins de jure, du même
degré d’attention. L’inégalité entre les individus ne résiderait donc pas, comme le veut Rousseau,
dans des différences physiologiques, mais dans la différence d’éducation reçue, laquelle éducation
influe sur le degré d’attention de chaque individu.
La seconde objection, étroitement liée à la première, concerne l’opposition mentionnée
auparavant entre caractéristiques innées et caractéristiques acquises. Ce contraste se retrouve déjà
dans le titre que Helvétius donne à la section V de L’Homme : Des erreurs et contradictions de
ceux qui rapportent à l’inégale perfection des sens l’inégale supériorité des esprits. Il ne s’agit pas
seulement de comprendre si le vice et la vertu peuvent être innés – et donc leur évaluation
universelle – mais aussi de prendre position entre les défenseurs de la nature et les défenseurs de la
culture (ou, mieux encore, de l’environnement).
Tout d’abord, Helvétius conteste l’idée de Rousseau selon laquelle les talents et les vertus
dépendent directement de la physiologie. Il cite par exemple un passage de la Nouvelle Héloïse,
selon lequel « pour changer les caractères, il faudrait pouvoir changer les tempéraments [...]. Nos
talents, nos vices, nos vertus, et par conséquent nos caractères, ne dépendent-ils pas entièrement de
notre organisation ? »25 On ne saurait être plus tranchant, puisque le mot « tempérament » doit être
pris ici dans le sens strictement médical (de l’humorisme) par lequel il désigne la constitution
physique du corps humain. À cette position de Rousseau, Helvétius répond : « Les talents regardés
par quelques-uns comme l’effet d’une aptitude particulière à tel ou tel genre d’esprit, ne sont
réellement que le produit de l’attention appliquée aux idées d’un certain genre » ;26 et précise, un
peu plus loin : « Au reste si l’on acquiert jusqu’au sentiment de l’amour de soi ; si l’on ne peut
s’aimer qu’on n’ait auparavant éprouvé le sentiment de la douleur et du plaisir physique ; tout est
donc en nous acquisition ».27 Ces mots sont particulièrement significatifs, rappelant quelques points
essentiels de la doctrine d’Helvétius : refus de considérer même l’amour de soi comme un principe
primitif ; refus de tout innéisme ; conception selon laquelle la perspicacité d’esprit est affaire
d’attention.
S’appuyant sur cette brève reconstruction du débat, il est alors facile de comprendre à quel point
il conduit à une série de tensions paradoxales. Tout d’abord, le Rousseau de Helvétius semble, à
bien des égards, plus « matérialiste » que Helvétius lui-même. Rousseau se voit en fait reprocher de
prendre, sur la question de l’origine de l’inégalité des esprits, une position qui, selon une définition
sommaire du matérialisme (une position qui déduit le moral du physique), pourrait passer pour
matérialiste ; tandis qu’Helvétius, dont le matérialisme est avéré, refuse énergiquement aussi bien
l’explication de l’inégalité des esprits par l’inégalité des sens que celle des mœurs par le climat –
deux postulats de la « vulgate » matérialiste. Rousseau, quant à lui, semble mettre de côté la
difficile tentative de synthèse entre le dualisme cartésien et l’épistémologie sensualiste qui
caractérise l’ensemble de sa réflexion (c’est son rêve, jamais réalisé, de la morale sensitive ou

25
C.-A. HELVÉTIUS, De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, dans Œuvres complètes, 3 vols.,
éd. par G. Stenger, Paris, Champion, 2011-20, t. II, p. 278 [référence abrégée De l’homme par la suite].
26
De l’homme, p. 281.
27
Ibidem.
6

matérialisme du sage) pour adopter une position apologétique plus conventionnelle, axée sur la
liberté (voire la spiritualité) de l’homme.
Ce paradoxe qui anime l’affrontement entre Rousseau et Helvétius est généralement interprété à
travers la clé de la théorie de la connaissance, 28 ou de la réflexion pédagogique au sens strict
(Jacques Moutaux),29 renvoyant de temps en temps aux suggestions introduites sur la question par
d’autres auteurs du XVIIIe siècle ou du tournant des Lumières : Diderot, Voltaire, les Idéologues, ou
encore Madame de Staël.
La lecture (indirecte) de la confrontation offerte par Bernardin de Saint-Pierre permet, à notre
avis, de montrer comment, à côté des aspects mentionnés, se pose la question cruciale du fondement
de la morale et, plus précisément, du rôle éthique du sentiment moral.

3. LE FONDEMENT DE L’ÉTHIQUE : DEUX MORALES DES PASSIONS ?

Bernardin de Saint-Pierre n’est pas un témoin neutre de l’affaire, loin de là : il est, c’est avéré, l’un
des plus importants « disciples » et apologistes de Rousseau – dont il est aussi l’un des premiers
biographes – et un adversaire acharné des matérialistes athées et de ceux qu’il considère comme
leurs héritiers naturels, les Idéologues. Même si Bernardin ne laisse aucune note sur De l’Esprit ni
sur De l’Homme, nous pouvons affirmer qu’il connaît bien les deux textes. Il a rencontré Helvétius
en personne avec lequel il s’est disputé à propos de politique. De plus, et malgré lui, Bernardin se
trouve personnellement impliqué dans le scandale du De l’Esprit à cause de son amitié avec Pierre-
Michel Hennin, son plus fidèle correspondant. Hennin connaît aussi très bien Jean-Paul Tercier
(1704-1767), le censeur d’Helvétius, et il produit un compte rendu de « l’affaire De l’Esprit » qui
figure dans l’édition de la correspondance d’Helvétius.30 De nombreuses lettres dans la
correspondance de Bernardin témoignent de son intérêt pour l’événement.31
Bernardin, sans citer ouvertement Helvétius (il le nomme simplement « un auteur célèbre », à
l’instar de son maître Rousseau), fait de nombreuses références à son ouvrage, en particulier
lorsqu’il s’agit de traiter de questions pédagogiques. La réflexion sur l’éducation se manifeste, à
bien y voir, dans les grands ouvrages de l’écrivain : de la XIVe de ses Études de la nature, initiées à
partir de 1773 et publiées en 1784, au chapitre des posthumes Harmonies de la nature intitulé
Harmonies de l’enfance, jusqu’à son Vœu pour une éducation nationale, contenu dans les Vœux
d’un solitaire du 1790. De plus, vers 1773, Bernardin éprouve le besoin d’écrire, en la développant
probablement, une réponse qu’il avait lancée en face à Helvétius, et qu’il intitule : De la Royauté et
des Rois. Celle est conservée sous forme manuscrite.32
28
Voir, par exemple, la lecture de Jean Bloch (supra, note 12).
29
Voir J. MOUTAUX, Helvétius lecteur de Rousseau, « Cahiers philosophiques », xxxv, 1988, pp. 67-89 ; puis dans
J. MOUTAUX, Écrits sur les matérialistes, le travail, la nature et l’art, Paris, L’Harmattan, Paris, 2000, pp. 149-72.
30
Voir Correspondance générale d’Helvétius, éd. par D. Smith et al., Toronto-Oxford, University of Toronto Press-
Voltaire Foundation, t. II, 1984, pp. 423-26.
31
L’ouvrage d’Helvétius a eu pour censeur Jean-Paul Tercier (1704-1767), premier commis des Affaires étrangères,
ami du frère cadet de Pierre-Michel. Celui-ci écrit : « J’ai trouvé mardi dernier chez M. Le Roy l’abbé Morellet arrivant
de la terre de M. Helvétius. Nous avons beaucoup parlé de toi, et beaucoup de M. de Voltaire  ». Le 25 mai
l’encyclopédiste Charles-Georges Le Roy, cousin de Pierre-Michel, informe Hennin que « j’étais en Brie chez Helvétius
quand votre dernière lettre est arrivée ». Et pourtant, c’est le père de Pierre-Michel, Jean-Michel Hennin (1700-1781),
qui lui écrit de Versailles le 22 août 1758 pour l’informer que « le livre d’Helvétius a fait beaucoup de bruit. On n’en
parlera peut-être plus dans trois mois. Un arrêt du Conseil l’a supprimé. L’auteur va donner une rétraction » (lettre 325).
Pierre-Michel n’est pas impressionné et observe le 1er septembre que « la rétractation est à mon avis une chose inutile à
un homme qui a cent mille livres de rente et qui ne dépend que de lui-même. Si c’est pour ses amis que M. Helvétius la
fait, je crois qu’elle ne leur servira beaucoup » (ibid., n. 3). Le 26 décembre la même année, Pierre-Michel écrit de
Rome à Le Roy : « Le livre De l’Esprit étant arrivé ici a été déféré à l’Inquisition. On a sur-le-champ dressé l’acte de la
condamnation » (lettre 389).
32
Voir M. SOURIAU, Bernardin de Saint-Pierre d’après ses manuscrits, Paris, Société française d’imprimerie et de
librairie, 1905, p. 166.
7

Bien que son analyse ne soit pas comparable, pour sa profondeur théorique, ni à celle de
Rousseau ni à celle de Helvétius, Bernardin de Saint-Pierre a le mérite de suggérer que la
confrontation entre les deux grands penseurs concerne d’abord la question du fondement de la
morale et, plus spécifiquement, le travail des émotions découlant de cette question. Dans un
pamphlet intitulé fort justement De la nature de la morale, publié en 1799, Bernardin fait
respectivement de Rousseau et de Helvétius les champions des deux variantes possibles de la
« morale des passions » : « L’une est la connaissance des usages particuliers, à chaque société,
l’autre est le sentiment des lois que Dieu a établies de l’homme à l’homme ; l’une est une science
qui s’acquiert par la connaissance du monde, l’autre est une conscience donnée par la nature ».33 La
distinction entre les deux figures de la morale des passions consiste donc à attribuer une primauté
respectivement à l’intérêt – passion sociale et fictive aux yeux de Bernardin – et au sentiment
moral, donné par Dieu à l’homme : « Je substitue donc à l’argument de Descartes celui-ci, qui me
parait et plus simple et plus général : Je sens, donc j’existe. II s’étend à toutes nos sensations
physiques, qui nous avertissent bien plus fréquemment de notre existence que la pensée. Il a pour
mobile une faculté inconnue de l’âme, que j’appelle le sentiment, auquel la pensée elle-même se
rapporte ; car l’évidence à laquelle nous cherchons à ramener toutes les opérations de notre raison
n’est elle-même qu’un simple sentiment ».34 En effet, si la raison peut être modifiée par de
nombreuses variantes (l’âge, l’éducation, etc.), la sensibilité est une expression directe et universelle
de la nature : « Les erreurs de la raison sont locales et versatiles, et les vérités de sentiment sont
constantes et universelles ».35
Si la position de Bernardin de Saint-Pierre est extrême et qu’elle banalise les deux positions
(selon la vision de Bernardin, Helvétius est un utilitariste réductionniste et Rousseau un véritable
innéiste, tout comme le pense aussi Helvétius), elle a le mérite de saisir le point central de la
querelle, c’est-à-dire le fondement sentimental (ou émotionnel) de la moralité.
L’idée que suggère Bernardin, à savoir que l’appartenance commune de Rousseau et Helvétius à
« l’école » de la morale des passions est plus pertinente que leur appartenance au spiritualisme et au
matérialisme, est à la fois surprenante et féconde. Les deux auteurs, au-delà des différences qui
peuvent les opposer dans les domaines gnoséologique (activité du jugement vs passivité du
jugement) et pédagogique (éducation privée vs éducation publique), partagent sans aucun doute
l’idée d’un rôle moral déterminant des passions et des affections. Le problème est de savoir à quelle
passion confier le rôle directif. L’enjeu de la polémique explique que les plumes soient si bien
acérées.
Cette perspective mérite certainement une lecture plus attentive des lignes contenues dans
De l’Homme dans lesquelles Helvétius rejette toute idée de « l’instinct divin », et dément l’idée
qu’il y ait chez l’homme, comme l’affirme parfois Rousseau, une idée innée de justice (inné, pour
Rousseau, c’est, en réalité, la capacité de l’homme de reconnaître le bien et le mal une fois qu’il en
a fait l’expérience). Dans la discussion des conceptions et des contradictions de Rousseau
relativement à la bonté naturelle de l’homme et au sentiment de la pitié, le point le plus intéressant
est la référence directe à Shaftesbury. Helvétius inclut dans sa critique de Rousseau celle de « ce
sens moral tant vanté par les Anglais » ;36 il en affirme tout simplement l’inanité : « Je puis me
former une idée de mes cinq sens, et des organes qui les constituent ; mais j’avoue que je n’ai pas
plus d’idée d’un sens moral, que d’un éléphant et d’un château moral ».  37

33
J.-H. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Harmonies de la nature, dans Œuvres complètes de Jacques-Henri
Bernardin de Saint-Pierre, mises en ordre et précédées de la vie de l’auteur, éd. par L. Aimé Martin, Paris, Méquignon-
Marvis, t. VII, 1818, p. 426.
34
J.-H. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Études de la nature, éd. par Colas Duflo, dans Œuvres complètes. Tome III :
Œuvres scientifiques, dir. Jean-Michel Racault, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XVIIIe siècle », 2019,
pp. 729-730. Cette édition scientifique, qui fait désormais référence, est encore en cours de parution.
35
Ivi, p. 731.
36
De l’homme, p. 283.
37
De l’homme, p. 284.
8

Contre une affirmation de la bonté naturelle de l’homme, Helvétius montre que l’homme de la
nature doit être cruel, qu’il ne peut pas ne pas être cruel, non parce qu’il est homme, mais parce
qu’il vit dans les conditions que lui offre la nature. Les bonnes mœurs, en conséquence, sont un
produit de l’Humanité : « La compassion n’est ni un sens moral, ni un sentiment inné, mais un pur
effet de l’amour de soi ».38 Pitié, compassion, sont des acquis. Helvétius tire courageusement les
conséquences de ses principes, en écrivant par exemple : « L’homme heureux est humain : c’est le
lion repu ».39 On trouve dans cette vigoureuse formule le principe des conceptions éthiques
d’Helvétius ; un rappel provocant de la doctrine épicurienne du ventre plein ; mais aussi l’idée que
l’humanité est un produit de l’homme. L’objection de Helvétius semble donc anticiper la fameuse
critique du sentimentalisme formulée par Kant dans la Critique de la Raison pratique (scolie l du
théorème I de l’Analytique de la raison pure pratique), selon laquelle, contre toute doctrine du
sentiment moral, il n’y a pas de faculté supérieure de désirer.40
Dans la perspective du fondement émotionnel de l’éthique, l’opposition entre Rousseau et
Helvétius est bien moins brutale que ce que l’on croit souvent. On peut certainement soutenir que la
dureté de l’affrontement est due précisément à la prise de conscience de nombreux points de
contact. En réalité, Rousseau est au moins d’accord avec Helvétius sur l’idée que le caractère moral
de l’individu est le résultat de l’influence pédagogique et politique. Si nous ne naissons pas avec la
même capacité d’esprit, nous avons, du moins à la naissance, la même disposition au
développement moral ; car – nous dit Rousseau dans l’Émile, à la suite de l’école sensualiste –
l’homme naît avec un sentiment fondamental, « l’amour de soi », qui, virtuellement, contient tous
les autre sentiments, bons comme mauvais, moraux comme immoraux, et c’est à l’influence de
déterminer quels sentiments seront actualisés chez l’adulte.41 Pourtant Rousseau donne deux
précisions importantes à la théorie sensualiste du caractère moral : 1) pour être efficace à long
terme, l’éducation morale doit tenir compte du tempérament inné, et 2) l’amour de soi n’est pas
l’unique mobile des actions de l’homme. Parmi tous les sentiments que contient potentiellement ce
sentiment originel, il y en a un qui transcende son origine : le sentiment moral (la « conscience »)
universel et invariable. Or celui-ci ne se réalise pas automatiquement. Ce n’est qu’une éducation
bien entendue qui pourra le réveiller et en faire le mobile des actions de l’homme.
L’innéisme chez Rousseau – au contraire de l’innéisme chez Bernardin – n’est donc pas un
innéisme véritable, mais il exprime plutôt un composant de virtualité. Partout, l’homme naît avec un
sentiment de justice, un sens absolu du bon et du mauvais, mais ce sentiment inné – la
« conscience » – est virtuel dans un double sens. Virtuel, en premier lieu, parce qu’il ne s’actualise
que chez l’adulte qui a atteint « l’âge de raison »,42 âge où s’acquiert la connaissance du bien :
« Connaitre le bien, ce n’est pas l’aimer, l’homme n’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt que
sa raison le lui fait connaitre, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné ».43
Virtuel, en second lieu, en ce sens qu’il ne s’actualise pas nécessairement. Son actualisation
présuppose une influence heureuse et précise.

4. CONCLUSION

Si elle est analysée du point de vue du fondement sentimental de l’éthique, la confrontation entre
Rousseau et Helvétius se révèle fructueuse sur au moins deux points. Premièrement, elle fait
38
De l’homme, p. 286.
39
Ibidem.
40
Voir I. KANT, Kritik der praktischen Vernunft, in Kant’s gesammelte Schriften, Berlin-Leipzig, Walter de Gruyter
& Co., 1913, vol. V, pp. 42-50; trad. française Critique de la Raison pratique, éd. par F. Picavet, Paris, Alcan, 1888, pp.
34-39.
41
Émile, OC, IV, p. 493.
42
« Avant l’âge de raison l’on ne saurait avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales » (OC, IV, p.
316).
43
OC, IV, p. 600.
9

ressortir, de façon spéculaire, les « tentations » matérialistes de Rousseau et l’appartenance


tangentielle et polémique, mais non moins significative, d’Helvétius à la tradition du
sentimentalisme. Ce dernier aspect n’a peut-être pas toujours été souligné comme il se doit.
Deuxièmement, cette admirable polémique entre deux penseurs qui s’apprécient, mais s’opposent
en toute bonne foi, laisse apparaître un des messages les plus profonds et les plus actuels de la
philosophie des Lumières, à savoir la nécessité d’une éthique humaniste non confessionnelle,
fondée sur et dans une dimension anthropologique. Une des idées les plus importantes de Helvétius
– celle qui lui a certainement valu le respect de Rousseau – consiste à affirmer que les principes de
la praxis humaine ne sont pas un don des Dieux, et ne supposent aucune providence, mais sont le
produit de la poïèsis humaine, à savoir des affects et des désirs qui sont le moteur de l’histoire.

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