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Psychiatr Sci Hum Neurosci (2007) 5: 97–108

© Springer 2007
DOI 10.1007/s11836-007-0031-1

HISTOIRE / HISTORY

Savants rêveurs et rêveurs savants :


Freud lecteur de la science française des rêves
Jacqueline Carroy

École des Hautes Études en Sciences Sociales, Centre d’histoire des sciences et des techniques Alexandre Koyré,
Pavillon Chevreul, 57 rue Cuvier, 75231 Paris cedex 05, France

Résumé : L’argument de cette étude est de situer L’inter- Keywords: Maury – Hervey de Saint-Denys – Freud –
prétation des rêves dans un contexte historique. Il est en Dream – Self-observation – Self-analysis – Unconscious –
effet impossible de croire entièrement Freud lorsqu’il se Sexuality – Directed dreams
mit en scène dans ses lettres à Fliess comme un pur
découvreur. En réalité Freud avait aussi le sentiment Dans une tradition historiographique inaugurée par Ernest
d’appartenir à une communauté savante d’onirologues Jones, Freud ne devint Freud qu’à partir du moment où il
que je qualifierais de « savants rêveurs » et de « rêveurs pratiqua son auto-analyse et découvrit simultanément le
savants ». Je donnerai en exemple un portrait de Freud en sens de ses rêves et des rêves, ouvrant ainsi une « voie
lecteur de deux auteurs français, de Maury et, indirectement, royale ». Jones affirmait que L’interprétation des rêves était
d’Hervey de Saint-Denys. J’analyserai comment Freud « de toutes les œuvres de Freud la plus originale » [17]. Au
s’est mis en scène comme remplaçant Maury et rêvant fond, pour Jones, Freud n’avait pas vraiment eu de
parfois comme Hervey de Saint-Denys. Mon postulat dans précurseurs en matière de rêves, contrairement à ce qui
ce travail est que nous devons oublier Freud, pour nous s’était passé antérieurement, lorsqu’il avait suivi les leçons
aventurer dans une culture savante du rêve particulière de Charcot à Paris, où lorsque Breuer l’avait rendu attentif
au XIXe siècle. C’est seulement ensuite que nous pouvons au cas de Anna O. Il s’était plutôt créé des précurseurs
revenir à Freud et le replacer dans ce contexte dans une dignes de lui en mettant de l’ordre dans un fatras. À
posture d’héritier créatif. l’inverse, il me semble tout aussi critiquable de vouloir
Mots clés : Maury – Hervey de Saint-Denys – Freud – Rêve – réhabiliter les auteurs du XIXe siècle contre Freud, comme le
Auto-observation – Auto-analyse – Inconscient – Sexualité – fait par exemple le neurobiologiste Allan Hobson. Celui-ci
Rêves dirigés présente L’interprétation des rêves comme ayant joué un
rôle d’obstacle par rapport à une avancée scientifique,
Dreaming scientists and scientific dreamers: identifiée à une avancée de la science du « cerveau rêvant »
Freud as a reader of french dream science [15]. Il faut renvoyer dos à dos ceux qui idéalisent Freud
comme une sorte de héros échappant à l’histoire et ceux
This paper sets out to place The Interpretation of Dreams qui le diabolisent au nom d’une conception quelque peu
within an historical context. It argues that it is impossible positiviste et étroite de l’histoire. Partisans et adversaires
to have complete confidence in Freud’s words when, in his ont, les uns et les autres, tendance à isoler Freud de son
letters to Wilhelm Fliess, he characterized himself as a temps.
mere discoverer. In reality, Freud also felt he belonged to Il me semble important de tenir une position
a learned community of dream specialists, whom I call historienne différente qui tente de remettre réellement
‘‘dreaming scientists’’ and ‘‘scientific dreamers’’. Here, I en contexte L’interprétation des rêves, comme le font, de
offer, as example, a portrait of Freud as a reader of two façon diverse, certains travaux récents [2,13,20,24,26]. Si
French authors, Alfred Maury, and, indirectly, Léon Hervey l’on adopte une telle optique, on ne peut prendre pour
de Saint-Denys. I analyze how Freud positioned himself argent comptant, comme le fait Jones, l’enthousiasme de
as Maury’s successor and sometimes experienced dreams découvreur de Freud. En réalité, en dépit de ce qu’il
like Hervey de Saint-Denys. The premise of this work is disait dans certaines de ses lettres à Fliess [10], Freud
that we must set aside Freud if we want to venture into the avait aussi le sentiment de faire partie d’une commu-
learned dream culture peculiar to the 19th century. Only nauté savante d’onirologues, comme le montre le long
afterwards can we return to Freud and place him in this premier chapitre de son livre, ainsi que ses abondantes
context as a creative heir. bibliographies.

Correspondance : E-mail : jcarroy@ehess.fr


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Fig. 1. Alfred Maury (1817-1892). Portrait gravé par Lasnier d’après une photographie de Pierre Petit. Imprimerie Lemercier et Fils, vers 1870.
Source : Bibliothèque de l’Institut de France, Paris, Objet 1015
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J’adopterai une perspective décentrée et parlerai de la


science des rêves du XIXe siècle, tout autant, sinon plus,
que de L’interprétation des rêves. Ce n’est qu’après avoir
« oublié » Freud que nous pouvons ensuite mieux le situer
dans une posture que je caractériserais comme celle d’un
héritier créatif. Je prendrai comme exemple sa relation à
deux auteurs français, Alfred Maury et Marie Jean Léon
Hervey de Saint-Denys, qui occupent une position
privilégiée à des titres différents dans L’interprétation des
rêves. Ma perspective sera analogue à celle du psychana-
lyste François Duyckaerts qui proposa en 1989 un portrait
de Freud en lecteur de Joseph Delbœuf – lui-même un
lecteur de Maury et un inspirateur important de la
Traumdeutung [7]. Je présenterai pour ma part Freud en
lecteur de Maury et en lecteur indirect d’Hervey de Saint-
Denys. Je le suivrai au fil de ses lectures successives, en
fonction des éditions de L’interprétation des rêves, en 1900
(en réalité le livre parut fin 1899 mais fut daté symboli-
quement du début du siècle), 1909 et 1914.

Noter et collectionner ses rêves


Durant la première moitié du XIXe siècle, le sommeil et les
rêves devinrent un thème d’investigation qui se voulait
positif et laı̈c, hors de toute approche religieuse ou
merveilleuse. Le sommeil et les rêves devaient devenir
l’objet d’une « science ». De façon nouvelle, se développa
au XIXe siècle une pratique de l’auto-observation scienti-
fique des rêves et apparurent ce que j’appellerais des
« savants rêveurs ».
En 1820, dans l’article « rêves » du Panckoucke, le
dictionnaire médical qui faisait alors autorité, le médecin
Moreau de la Sarthe affirmait étayer ses vues par des
« extraits d’un journal ou mémorial » dans lequel il
consignait ses rêves ainsi que ceux de patients et de
collègues. Antoine Charma, professeur de philosophie à la
Faculté de Caen, disciple de Victor Cousin, mais aussi érudit Fig. 2. Première édition de l’ouvrage d’Alfred Maury, Le sommeil et les
et archéologue, suivit son exemple et il tint entre 1836 et rêves, Paris, Didier, 1861.
1849 ce qu’il proposait de désigner par le néologisme de Source : Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine, Paris, Cote 31915
« nocturnal », un journal nocturne de ses rêves [3]. L’auteur
le plus connu demeure, comme on va le voir, Alfred Maury en 1861, l’ouvrage eut une audience hors des cercles
(1817-1892), qui tint un nocturnal pendant plus de trente ans, médicaux et acquit un public plus large de lecteurs cultivés.
approximativement de 1844 à 1878. Il s’illustra académi- Il eut trois rééditions, en 1862, 1865 et 1878. Dans l’édition
quement comme un historien et un archéologue comblé « revue et considérablement augmentée » de 1878 [22], celle
d’honneurs et de titres : membre de l’Institut en 1857, pro- que lut Freud, Maury enrichit son texte de nouveaux rêves,
fesseur au Collège de France en 1862, et directeur général et il engagea une polémique avec son collègue au Collège de
des Archives nationales de 1868 à 1888 (Fig. 1). France, le sinologue Hervey de Saint-Denys, lui aussi auto-
Maury n’était ni philosophe ni médecin. Il fut observateur de ses rêves [14].
néanmoins dès sa jeunesse l’ami d’aliénistes « physiolo- Pour tous les savants rêveurs que je viens d’évoquer,
gistes » tels que Lélut, Baillarger ou Moreau de Tours et le rêve n’était pas seulement un objet intime, c’était aussi
il fut un collaborateur de la première heure des Annales un objet social. Il suscitait échanges et discussions
médico-psychologiques. Il y publia en 1848, 1853 et 1857 familiales, amicales et professionnelles. Maury évoqua à
trois articles reposant essentiellement sur l’exemple de ses différentes reprises un cercle de parents et d’amis qui
propres productions nocturnes. Ces textes furent le point s’intéressaient, eux aussi, à leurs vies nocturnes et dont il
de départ d’un livre qui le rendit célèbre, Le sommeil et les sollicita le témoignage. Il trouva d’autre part à la Société
rêves (Fig. 2). Publié chez un éditeur académique classique médico-psychologique un public d’aliénistes auprès
100

duquel il put tester ses vues scientifiques. Hervey de observations de malades au jour le jour. Il se mettait en scène
Saint-Denys semble avoir eu un cercle plus artiste et plus comme une sorte d’aliéniste qui examinait son propre cas et
littéraire. Il cite assez souvent dans son livre des amis se traitait lui-même comme un patient. Pour lui en effet, le
écrivains ou artistes, comme le caricaturiste Honoré rêveur était analogue, notamment, à un aliéné en proie à des
Daumier, qui lui racontaient leurs rêves ou en parlaient hallucinations. Maury se présentait d’autre part comme un
avec lui. De façon générale l’onirologie du XIXe siècle expérimentateur, demandant par exemple, qu’on lui fasse
mit donc en jeu des sociétés informelles ou formelles, entendre des bruits lorsqu’il était endormi pour voir
généralement masculines, de curieux et d’amateurs qui comment les sons pouvaient servir de point de départ à
collectionnaient et échangeaient leurs récits oniriques et ses visions nocturnes. Cette méthode évoqua enfin à certains
en discutaient entre eux. lecteurs ultérieurs l’activité professionnelle principale de
Maury. Celui-ci, comme Charma (qui était aussi, rappelons-
le, archéologue), traitait ses propres rêves comme l’analogue
Un livre de référence sur le rêve de vestiges et d’archives à collectionner et à conserver.
et les états analogues Maury ne se contentait pas d’observer et de noter, il se
présentait aussi comme un analyste qui, à partir de son
Le livre de Maury se présentait comme une somme
nocturnal mais aussi de ses souvenirs, consacrait certains de
portant non seulement sur le sommeil et les rêves mais
ses matins à saisir les associations d’idées qui expliquaient la
aussi sur des phénomènes analogues, l’aliénation men-
formation de ses scénarios nocturnes. Il remontait parfois
tale, le somnambulisme naturel ou magnétique, l’extase,
dans ses archives écrites ou mentales à des rêves plus
l’hypnotisme, les états liés à la prise de drogues.
anciens pour les mettre en relation avec celui ou ceux de la
Reprenant le médecin Cabanis et le philosophe Maine
nuit. Il lui arrivait même de revenir, en amont de ses cahiers,
de Biran, Maury insista sur une psychologie physiolo-
à des rêves de son enfance ou de sa jeunesse.
gique du rêve. En s’inspirant de son ami Baillarger, il
Maury inaugura en second lieu un style de présentation
décrivit le rêveur comme la proie d’automatismes qui lui
de soi sur le mode du dévoilement. En se prenant pour objet
faisaient retrouver un passé récent ou ancien, souvent
d’étude, il se mit en scène non pas comme un sujet
« inscient » ou non conscient, et des états instinctifs.
impersonnel et général, mais comme un individu particulier,
Maury développa en appendice à son ouvrage un vaste
nerveux mais bon dormeur, voué aux troubles digestifs, aux
tableau du développement de l’intelligence et de l’instinct
maux de tête et aux « rêvasseries ». Il souligna ainsi la
censé permettre de comprendre comment on passe du
singularité de son projet : « Maintenant que le public
sommeil à l’état vigile. Il établit ainsi un parallèle entre
connaı̂t ma méthode et est dans la confidence de mon
l’évolution du système nerveux, celle de la reproduction
tempérament, je vais me présenter devant lui tour à tour
et de la sexualité, celle de l’embryon, celle des animaux,
assoupi ou endormi, et lui dire ce qu’il m’advient alors.
celle du psychisme humain et celle des états de sommeil.
J’aurai d’ailleurs besoin de le mettre encore plus dans le
À l’exemple des médecins, Maury ne manqua pas
secret de mes faiblesses et de mes défauts. » [22, p. 5] Cette
d’évoquer les rêves érotiques et, plus audacieusement, ses
déclaration apparentait l’homme qui étudie ses rêves à un
propres rêves érotiques. Ainsi faisait-il surgir de ses nuits
nouveau Rousseau qui entreprendrait une autobiographie
une femme hermaphrodite : « [...] Sous l’empire d’une
non pas diurne mais nocturne, non pas littéraire mais
excitation dans les organes génitaux que j’avais constatée,
savante. En s’expliquant sur le fait de citer ses propres rêves,
étant encore éveillé, m’apparut une figure de femme avec
Maury engagea une rhétorique de la transgression des
les signes d’un hermaphrodite. » (p. 65) ; ou encore un
conventions et de la mise en péril de soi. Dans quelques
changement de sexe, dans un rêve où il crut « être devenu
pages très sombres qui marquèrent ses successeurs, et
femme et, qui plus est, être enceinte ; c’est un délire
notamment Freud, comme on va le voir, il n’hésita pas
qu’offrait un fou dont on m’a parlé. » (p. 141) ; ou encore
notamment à se présenter comme honteux des visions
une femme dévêtue, « une personne de ma connaissance
nocturnes qu’il avait pu avoir.
[...] nue jusqu’au buste » [22, p. 65, 141, 452].
Le livre de Maury joua enfin le rôle d’une anthologie
princeps dont on pouvait extraire tel ou tel récit à l’appui
Une méthode, un style de présentation de soi de sa propre anthologie. Maury n’était pas le premier à
et une anthologie tenir un nocturnal à des fins scientifiques mais il fit
reposer ses analyses sur des récits censés correspondre à
Bien que Maury n’ait pas été le premier savant à noter et des faits observés et expérimentés. Il ne cita en effet
publier ses rêves, son livre fit événement. Il apparut que ses propres rêves ou ceux d’amis ou de proches
comme pionnier tout autant par ses théories que parce dignes de confiance. Il devint l’auteur d’une anthologie
qu’il inaugurait une méthode, un mode de présentation d’images et de récits oniriques et certains de ses rêves,
de soi et une anthologie. comme celui de la guillotine dont je reparlerai, furent à
Dans un premier chapitre méthodologique, Maury l’époque aussi célèbres qu’actuellement celui de
comparait sa méthode à celle d’un médecin qui note ses l’injection faite à Irma.
101
e
XIX siècle et au-delà, des psychologues-philosophes, des
médecins ou des savants amateurs de psychologie se mirent
à noter leurs rêves pour en comprendre les mécanismes.
Pour ne donner qu’un exemple, le livre de Maury devint en
France une référence classique dans le cadre du programme
de philosophie qui, en 1880, enjoignit aux professeurs
préparant au baccalauréat de traiter du sommeil et des rêves
dans leurs cours de psychologie. C’est peut-être à ce titre que
le jeune Marcel Proust le lut d’abord pour en faire ensuite
l’une des sources d’inspiration principale sur le rêve de À la
recherche du temps perdu, comme le montrent plusieurs
études, anciennes et récentes, sur cet auteur. Le livre de
Maury et, de façon générale, toute une littérature savante
sur les rêves, circulèrent en Europe et il est probable que
beaucoup de « nerveux » cultivés amateurs de psychologie,
à l’instar du jeune Proust, lurent Maury et ses émules. Il
n’est donc pas entièrement étonnant, compte tenu de ce
contexte, que les premiers patients de Freud, qui faisaient
partie de la bourgeoisie viennoise, aient été ainsi rendus
attentifs à leurs vies nocturnes et lui aient « spontanément »
parlé de leurs rêves.

Les souvenirs et les fantômes de Maury


En filigrane de son texte scientifique, Maury mena enfin
une sorte d’auto-analyse qui transparaissait déjà dans
Fig. 3. Hyppolite Taine (1828-1893). Gravure d’après un portrait réalisé
par Léon Joseph Florentin Bonnat en 1889. quelques rêves mais que révélèrent certains chapitres de
Source : Bibliothèque de l’Institut de France, Paris, Cote AA255C ses Souvenirs. Avant de publier une dernière édition
augmentée du Sommeil et des rêves, il se lança en effet à
Lectures de Maury : de Taine à Proust partir de 1871 dans la rédaction de plusieurs volumes de
textes manuscrits destinés à la publication mais jusqu’à
En 1878, dans une nouvelle préface programmatique à son présent non publiés.
livre De l’intelligence, qui eut un retentissement inter- Maury y faisait quelques confidences douloureuses.
national et devint classique, Hippolyte Taine (Fig. 3) La construction sur la Marne par son père, polytechni-
présenta le « procédé de Monsieur Maury » comme l’une cien et ingénieur, du pont de Trilport (Fig. 4) qui
des méthodes que le psychologue scientifique pouvait et apparaissait dans un rêve « hypermnésique » repris par
devait s’appliquer [28]. Le sommeil et les rêves était très Freud après bien d’autres auteurs, jouait un rôle
souvent cité dans De l’intelligence. Néanmoins Taine important dans son récit d’enfance. La pose de la
proposait une psychologie différente de celle de Maury. première pierre fut l’objet d’un conflit politique entre
Celui-ci opposait deux types de fonctionnement psycholo- le maire et l’entrepreneur opposé au régime royaliste de
gique, l’un relevant de l’automatisme et de la pathologie, la Restauration. Finalement on confia au jeune Alfred
l’autre de la conscience et de la volonté : cette conception Maury et à la jolie petite fille de l’entrepreneur l’honneur
fut reprise par Pierre Janet en 1889 dans L’automatisme de poser cette première pierre. Le père de Maury
psychologique [16]. Taine, inversement, montrait que le prononça un discours royaliste et anti-bonapartiste. Le
fonctionnement psychique naturel et élémentaire était pont renvoyait donc à un souvenir d’enfance tout à la
hallucinatoire. C’est pourquoi il affirmait, dans une formule fois politique et amoureux, mais aussi chargé d’angoisse,
célèbre, que la perception était une « hallucination vraie ». puisque cette inauguration préluda à la mort du père. On
Le rêve et les phénomènes analogues acquéraient ainsi attribua en effet la cause de la maladie mortelle qui
une portée psychologique générale, comme le soutiendra l’emporta au fait qu’il soit resté trop longtemps au soleil
ensuite Freud, qui affirma, dans une lettre à Fliess du pour construire la maquette du pont.
13 février 1896, que la « métapsychologie » de Taine lui Maury raconta qu’il vécut avec angoisse les symptômes
plaisait énormément [10]. paternels ainsi que son autopsie, qui révéla une tumeur au
Le sommeil et les rêves, ainsi intronisé par Taine comme cerveau. Il relia son intérêt pour la médecine à cet
un manuel d’auto-observation « scientifique », servit événement. Son père revint hanter ses nuits : « La place
d’exemple, de sorte que, durant la seconde moitié du que cette mort avait laissée se ferma sans pourtant se
102

Fig. 4. Le pont de Trilport, en Seine-et-Marne, vers 1905.


Source : Collection particulière, Paris. Tous droits réservés

cicatriser, et c’est avec une émotion qui ne disparaı̂tra lée par la mort déplorable de mon frère elle fut prise d’un
jamais que la figure de mon père se présente à mon trouble mental qui ne tarda pas à nous causer de vives
imagination ravivant mon chagrin plutôt assoupi qu’éteint. inquiétudes »[23 II, p. 523]. Elle finit par mourir de la
Pendant bien longtemps et quelquefois encore aujourd’hui gangrène d’une jambe. Les deux morts du frère et de
le fantôme de cet être chéri se mêla à mes rêves. Il y la mère lui laissèrent un « vide effroyable » et un « vide
apparaissait entouré de circonstances chimériques qui profond ». Elles évoquaient, comme celle du père, la
trahissaient toutes les angoisses que m’avaient données la maladie mentale. Il me semble donc réducteur, comme le
maladie dont il était mort. » [23 I, p. 139-140] Maury fait l’historien Ian Dowbiggin, de parler seulement des
divulguait ainsi l’origine personnelle de sa fascination désillusions politiques liées la Révolution de 1848, sans
inquiète pour la médecine ainsi que pour les et ses rêves. évoquer du tout ces évènements privés qui bouleversè-
Dans la suite de ses Souvenirs, Maury présenta la rent la vie de Maury et retentirent dans quelques-uns de
Révolution de 1848 et la Seconde République comme le ses récits de rêve [6].
temps des désillusions politiques, des drames familiaux Dans ses Souvenirs, Maury avait donc éprouvé le
et du mariage. Il décrivit en termes noirs et angoissés sa besoin de révéler plus précisément de quel passé avaient
participation aux journées de juin 1848, alors qu’il était surgi certains des fantômes qui peuplaient sa vie
garde national avec son frère cadet Hyacinthe. « Mélan- nocturne publiée, dans une entreprise que l’on sent
colique », celui-ci se suicida en 1849, et c’est Maury qui le chargée d’émotions et d’enjeux personnels. Néanmoins il
découvrit mort. Ce « frère mort, il y avait alors plus de n’avait pas donné à son histoire familiale le statut de
dix années, et que j’ai tant regretté » apparaı̂t dans un modèle généralisable à tous les rêveurs, comme le fera
rêve du 6 avril 1861 [23, p. 122]. Maury raconte dans ses Freud après 1900. Il est probable que Maury s’était
Souvenirs qu’il épousa néanmoins en juin 1850 la jeune analysé, « scientifiquement » selon les critères de
fille anglaise avec laquelle il était fiancé avant ce suicide. l’époque, comme un homme poursuivi par une hérédité
Mais à cet heureux événement succéda un « triste nerveuse et guetté par la dégénérescence, thème auquel il
événement » touchant sa mère : « Profondément ébran- avait consacré un article en 1860 [21].
103

Ainsi, reprenant une perspective spiritualiste, Hervey


Hervey de Saint-Denys et le rêve dirigé
affirmait, contre Maury, que la conscience, l’attention et
Hervey de Saint-Denys (1822-1892) tenait depuis l’âge de la volonté subsistent la nuit. On pouvait donc s’observer
13 ans un recueil dans lequel il racontait et dessinait ses et expérimenter sur soi, sur le moment, à l’intérieur
rêves. Il publia, sous le couvert de l’anonymat, Les rêves et les même des scènes oniriques. Sans affirmer qu’ils pou-
moyens de les diriger en 1867 (Fig. 5). Comme Maury, il vaient diriger leurs rêves, bien des auto-observateurs du
e
insista sur l’importance des souvenirs et il se tint à l’écart de XIX siècle, Charma et Joseph Delbœuf par exemple, firent

toute perspective merveilleuse ou surnaturelle : le rêve ne état de rêves réflexifs dans lesquels tout en dormant ils
révélait plus l’avenir, mais il faisait ressurgir un passé parfois avaient conscience de rêver et ils analysaient leurs rêves.
très ancien. Mais, à l’inverse de son collègue, il refusa de Ainsi, à force de scruter leurs nuits, les savants rêveurs
rapprocher le rêve de phénomènes pathologiques et de faire pouvaient devenir des rêveurs savants.
appel à une physiologie hypothétique pour comprendre les Maury critiqua les thèses spiritualistes de son
mécanismes oniriques. Ceux-ci pouvaient être expliqués en collègue et il disqualifia ses expériences en affirmant :
termes purement psychologiques. D’autre part, alors que « [...] Les curieux exemples que cite le savant sinologue
Maury citait presque exclusivement des rêves qui surgissent nous montrent seulement que, préoccupé de sa théorie
involontairement et dont nous ne maı̂trisons en aucun cas le de la liberté de la volonté dans le songe, il poursuivait en
contenu, Hervey valorisa un type de rêves dans lesquels rêvant les pensées qui l’occupaient avant de s’endormir.
nous avons conscience de rêver et qui seront nommés C’est là un phénomène qui n’est pas très rare. Je l’ai
« rêves lucides » en 1913 par le médecin hollandais Frederick deux ou trois fois constaté sur moi-même. » [22, p. 20-
Van Eeden. On pouvait, par l’exercice, développer une 21] Ainsi Maury reconnaissait-il qu’il avait pu avoir des
conscience onirique, et avec un peu plus d’entraı̂nement rêves analogues à ceux de son confrère, et il en publia
encore, diriger, au moins partiellement, ses rêves. Hervey quelques exemples personnels. Mais pour lui c’étaient
citait par exemple l’une de ses visions nocturnes dans des phénomènes proches de la veille et non de vrais
laquelle il était à cheval et il décidait, dans son rêve, de suivre rêves. À certains égards, Maury devint lui aussi
un chemin plutôt qu’un autre [14]. cependant un rêveur savant...

« Une disposition immorale du dormeur »


Sans être ignoré, le livre d’Hervey de Saint-Denys n’eut ni la
notoriété ni la diffusion de celui de Maury. Le sommeil et
les rêves était en effet, comme on l’a vu, devenu un ouvrage
incontournable à la fin du XIXe siècle. Freud se devait donc
de le lire précisément et de s’y référer souvent.
Il reprocha à Maury de ramener le rêve à des causes
physiologiques et corporelles et d’en faire un phénomène
inquiétant et de peu de valeur. Il supposa que cette
insistance sur les phénomènes corporels était liée à un état
maladif de Maury. Mais il cita très souvent Maury dans
L’interprétation des rêves. Ce n’était pas seulement par
opportunisme, car Freud ne cacha pas son estime pour les
« remarques si fines de Maury ». Il puisa classiquement
dans Le sommeil et les rêves, comme beaucoup de ses
contemporains, des exemples d’hallucinations hypnagogi-
ques préludant à l’endormisement, de rêves ou d’associa-
tions d’idées. Maury lui servit à illustrer ce qui faisait
consensus chez ses confrères, à savoir le fait que le rêve
renvoyait au passé et non à l’avenir.
Maury acquit un statut plus important dans deux
passages de L’interprétation des rêves. La partie du premier
chapitre intitulée « Les sentiments moraux dans le rêve »
était cruciale parce qu’elle touchait à un thème traditionnel
depuis Platon qui se rapprochait de la thèse centrale du
livre de Freud selon laquelle le rêve « est l’accomplissement
Fig. 5. Illustration issue de l’ouvrage de Marie-Jean-Léon Hervey de (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé) ». Maury y était
Saint-Denys Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.
Gravure imprimée par Lemercier. présenté de façon très élogieuse : « Si l’on pense que le rêve
Source : Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine, Paris, Cote 54424 dévoile une disposition immorale du dormeur qui, à la
104

vérité, existe, mais est réprimée ou cachée, on ne pourrait controverse qui fut lancée par l’écrivain Jacques Le Lorrain
l’exprimer plus fortement que par les mots de Maury. » et reprise par Victor Egger, professeur de philosophie à la
Freud citait longuement trois passages de Maury [11, Sorbonne. Le Lorrain et Egger remettaient en cause le récit
p. 71-72]. Comme on l’a vu, celui-ci montrait comment, à de Maury en affirmant qu’il ne pouvait avoir fait un rêve si
sa grande honte, il devenait la nuit libertin, criminel, ou long dans un temps aussi court [8,18]. Freud s’intéressa à
crédule, et comment il avait des comportements qu’il cette controverse et il fut de ceux qui, comme Bergson à la
croyait avoir « refoulé » à l’état de veille et qui ressurgis- même époque, défendirent la vraisemblance de ce rêve,
saient sous l’effet d’une abolition de la volonté. Maury qu’il commenta dans le chapitre VI consacré au travail du
employait le verbe français « refouler » qui aura une belle rêve.
fortune psychanalytique ultérieurement, lorsque l’on choi- S’appuyant sur Victor Egger, Freud présentait Maury
sira de traduire Verdrängung par « refoulement », et il est comme un jeune historien captivé par les descriptions
probable que ce verbe éveilla des échos chez Freud. Il faut de l’époque de la Terreur. Le rêve de la guillotine
souligner cependant que Freud citait Maury en français : représentait « un fantasme conservé tout près durant des
on ne sait donc pas de façon certaine comment il aurait années ». Freud revisitait le rêve de Maury et il s’exclamait :
traduit le verbe français « refouler » en 1900. « Comme il était tentant de se rêver au milieux d’eux sous
Après avoir cité longuement et présenté Maury la figure d’un jeune homme qui se sépare d’une dame en lui
comme un véritable précurseur, Freud critiqua sa théorie baisant la main, pour monter sans crainte sur l’échafaud ! »
de l’automatisme. Par-delà Maury, il s’en prenait [11, p. 423] Or, cet épisode n’apparaı̂t nullement chez
probablement aussi à son rival Pierre Janet. Comme on Maury. Celui-ci, à l’inverse de Freud, n’évoquait d’autre
l’a vu, Freud se situait dans la lignée de Taine plus que part ni Danton ni les Girondins dans son récit mais plutôt
dans celle de Janet et de Maury et il était donc cohérent « toutes les plus vilaines figures » de la Terreur. Freud
dans ses critiques de la théorie de l’automatisme. surimposait au rêve de la guillotine une vision stéréotypée
En dépit de ces réserves, les pages sombres consacrées d’un XVIIIe siècle français galant, héroı̈que et girondin.
par Maury aux souvenirs « inscients » et aux monstres Il transformait un rêve accompagné de « la plus vive
nocturnes refoulés ne pouvaient que trouver un écho chez angoisse » en un rêve de défi et d’ambition. Freud rêvait
lui. Il faut souligner que ces pages avaient déjà été donc non plus avec Maury mais à la place de celui-ci.
remarquées et reprises par d’autres psychologues de Contrairement à ce qu’affirme Dowbiggin, le commentaire
l’époque comme Delbœuf, qui soulignait par exemple de freudien du rêve de la guillotine nous en apprend donc
façon dramatique au début de son ouvrage sur le sommeil beaucoup plus sur les fantasmes de Freud que sur ceux de
et les rêves que le rêveur pouvait être incestueux [5]. Maury...

Rêver à la place de Maury


En second lieu Freud réinterpréta le rêve de la guillotine
(Fig. 6), que Maury avait raconté en ces termes : « J’étais
un peu indisposé, et je me trouvais couché dans ma
chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la
Terreur ; j’assiste à des scènes de massacre, je comparais
devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre,
Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de
cette époque terrible ; je discute avec eux ; enfin, après
bien des évènements, que je ne me rappelle qu’imparfai-
tement, je suis jugé, condamné à mort, conduit en
charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place
de la Révolution ; je monte sur l’échafaud ; l’exécuteur me
lie sur la planche fatale, il la fait basculer, le couperet
tombe ; je sens ma tête se séparer de mon tronc, je
m’éveille en proie à la plus vive angoisse, et je me sens sur
le cou la flèche de mon lit qui s’était subitement détachée, et
était tombée sur mes vertèbres cervicales, à la façon du
couteau de la guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi
que ma mère me le confirma [...]. Au moment où j’avais
été frappé, le souvenir de la redoutable machine, dont la
flèche de mon lit représentait l’effet, avait éveillé toutes les
Fig. 6. Exécution de la reine Marie-Antoinette d’Autriche, épouse de
images d’une époque dont la guillotine a été le symbole. » Louis XVI, le 16 octobre 1893. Gravure, Londres, Thomas Kelly, 1815.
[22, p. 160-162] Cette auto-observation suscita une longue Source : Collection particulière, Paris
105

l’ensemble le plus complet et le mieux systématisé sur la


Un problème et un modèle pour Freud
psychologie du rêve. » [29, p. 175] Freud devenait ainsi,
On peut supposer que d’autres visions nocturnes de Maury aux yeux de Vaschide, une sorte de Maury germanique.
frappèrent Freud. Celui-ci évoquait très brièvement dans Nous pourrions ajouter enfin actuellement un autre
son premier chapitre la question des rêves érotiques, sans point de comparaison, ignoré bien évidemment de Freud.
s’y attarder et sans donner d’exemple, arguant du fait que Maury avait, lui aussi, fait un lien entre son histoire
ce type de rêve était privilégié par les organicistes. Si cette personnelle et son intérêt pour les rêves.
remarque était juste, il n’en demeurait pas moins un
paradoxe aux yeux de ses premiers lecteurs : tout en
mettant l’accent sur l’interprétation sexuelle des rêves, « ... Nous nous savons en train de rêver,
Freud ne citait aucun rêve à contenu sexuel, même dans le aussi bien qu’en train de dormir »
chapitre III où il traitait des rêves qui étaient des
réalisations non déformées de désirs. Paradoxalement pour le lecteur actuel cependant, Freud
Dans une note de la première édition, Freud se justifia donna la préférence à Hervey de Saint-Denys, un auteur
de n’avoir pas répondu à l’attente de ses lecteurs. Il qu’il n’avait pas lu directement et dont les récits de
repoussa l’accusation d’excessive pudeur et il expliqua son rêves et les analyses peuvent nous sembler très éloignés
silence par la raison suivante : « Mon seul motif a été qu’il d’une perspective psychanalytique privilégiant l’incons-
fallait, pour expliquer les rêves sexuels, s’enfoncer dans les cient.
questions encore plus obscures des perversions et de la Dans la première édition de L’interprétation des rêves,
bisexualité. »[11, p. 515] Il y avait là, bien sûr, une référence Freud évoquait Hervey à partir d’un résumé donné par
aux discussions avec Fliess sur la bisexualité. Mais on peut Maury en 1878. Freud créditait Hervey d’avoir valorisé le
supposer aussi que Freud faisait allusion aux rêves rêve en montrant que les mêmes facultés se retrouvent
bisexuels de Maury, familiers de ses premiers lecteurs, et dans le sommeil et dans la veille ou la rêverie. Hervey
qu’il cherchait à se justifier de n’avoir pas été en apparence faisait partie des auteurs, généralement non médecins
aussi audacieux que son prédécesseur. Maury ne s’était pas qui, comme Delbœuf notamment, avaient le mérite, selon
contenté en effet, comme on l’a vu, de parler de façon Freud, d’affirmer que le rêve était un phénomène
générale du caractère choquant des rêves, mais il avait cité psychologique à part entière.
certaines de ses propres visions libertines. Les récits de Freud éprouva le besoin d’ajouter en 1914 des références
rêves masculins accompagnés d’érection et suivis souvent à Hervey. Il n’avait toujours pas pu se procurer son livre
d’éjaculation qui apparaı̂tront dans les éditions ultérieures mais il avait lu celui de Vaschide, publié en 1911 dans une
de L’interprétation des rêves viendront, à une exception collection de vulgarisation à succès. Vaschide consacrait
près dont je reparlerai, des collections oniriques d’autres deux longs chapitres à Maury et à Hervey, auxquels
auteurs ou de disciples, principalement d’Otto Rank. Il me succédait un chapitre substantiel consacré à Freud. Il
semble que la franchise sexuelle de Maury a pu être un affirmait sa prédilection pour l’œuvre psychologique
modèle mais aussi un problème pour Freud. méconnue d’Hervey de Saint-Denys. Néanmoins il le
Plus généralement, on peut penser que l’ambition de critiquait de façon analogue à Maury en envisageant
Freud lorsqu’il rédigea son livre fut d’écrire un texte qui eut notamment que les rêves dirigés puissent être des effets
un statut analogue à celui qu’avait acquis Le sommeil et les d’auto-suggestion, plus précisément d’une « systématisa-
rêves et qui en prit la place. À bien des égards, même si les tion subconsciente, qui fait de nous-mêmes des comédiens
théories avancées sont différentes, il y a des analogies demi-conscients. » [29, p. 170]
frappantes entre les deux ouvrages. Comme Maury, Freud Hervey était aux yeux de Freud un auteur important,
publia une somme ayant l’ambition de relier rêves et car il montrait qu’il pouvait y avoir des rêves avec
phénomènes pathologiques et d’autre part d’insérer les conscience... En 1900, Freud affirmait en effet que, dans
rêves dans le cadre d’une théorie générale du développe- la plupart des cas, les rêves les plus cohérents n’étaient
ment et de l’évolution ; comme lui, Freud proposa à son que des rêves plus rusés déformés après coup par une
lecteur une pratique et une méthode d’analyse des rêves élaboration secondaire. Néanmoins il maintenait aussi
dans un chapitre initial ; et toujours comme lui, il rendit que certains éléments oniriques manifestes ne corres-
classique des « spécimens de rêves avec leurs particularités, pondaient à aucune idée latente, en particulier la pensée
leurs détails, leurs indiscrétions, leurs mauvais jeux de « Mais ce ne peut être qu’un rêve » à propos de laquelle il
mots », pour reprendre une lettre à Fliess du 6 août 1899 soutenait : « C’est bien là une vraie critique du rêve
[10]. comme celles que nous formulons quand nous sommes
C’est pourquoi le psychologue Nicolas Vaschide, l’un éveillés. » [11, p. 416] Loin d’être anodine, l’existence de
des premiers lecteurs français de L’interprétation des ces fragments oniriques réflexifs s’expliquait d’un point
rêves, qu’il présenta comme un « livre classique et trop de vue métapsychologique. Toujours dans la première
peu connu en France » put affirmer : « Les travaux de édition, dans un passage du chapitre « Psychologie des
Freud sur le rêve représentent, avec ceux de Maury, processus du rêve » dont il faut rappeler qu’il est
106

souligné par des italiques dans le texte original, Freud


justifiait en effet théoriquement l’existence de tels
rêves : « Je dois en conclure que pendant toute la
durée de notre sommeil nous nous savons en train de
rêver, aussi bien qu’en train de dormir. » [11, p. 486]

Rêver comme Hervey de Saint-Denys ?


En 1909 (Fig. 7), Freud accorda à Stekel que la proposition
onirique « ce n’est qu’un rêve » pouvait être interprétée
comme tout autre fragment de rêve manifeste [11, p. 291],
mais il maintint sa position initiale. Bien plus, sans doute
pour répondre aux exemples de Stekel, il ajouta dans
« Psychologie des processus du rêve » une illustration plus
précise pour corroborer la thèse selon laquelle dans notre
sommeil nous nous savons rêver : « Il y a des gens qui
manifestement savent qu’ils dorment et qu’ils rêvent et qui
paraissent pouvoir diriger leur vie de rêve d’une manière
consciente. Quand un dormeur de cette espèce est
mécontent de la tournure que prend un rêve, il l’inter-
rompt, sans se réveiller, et le recommence pour lui donner
une autre conclusion, de même qu’un écrivain populaire
écrit, à la demande du public, un dénouement plus
satisfaisant pour son drame. Ou bien, une autre fois, si
son rêve l’a conduit dans une situation sexuelle excitante,
il se dira : "Je ne continue pas ce rêve, une pollution me
fatiguerait. J’aime mieux me réserver pour une situation
réelle." » [11, p. 486] Freud évoquait un rêveur très proche
d’Hervey de Saint-Denys. Plus précisément, ce rêveur était
capable de maı̂triser ses rêves érotiques. L’exemple est Fig. 7. Deuxième édition de l’ouvrage de Sigmund Freud Die
Traumdeutung, Leipzig und Wien, Franz Deuticke, 1909.
tout à fait singulier dans L’interprétation des rêves, et l’on Source : Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine, Paris, Cote 60852
peut évidemment se demander si ce rêveur anonyme n’est
pas Freud lui-même...
livre, Freud lui répondit avec humour en se targuant
En 1914, Freud ajouta à la suite de ce passage une
de pouvoir avoir certains rêves à volonté [10]. Comme
citation de Hervey de Saint Denys reprise à Vaschide.
beaucoup de ses prédécesseurs, à force de scruter ses
Contrairement à ce dernier, il n’émit aucune réserve sur
nuits, Freud serait alors devenu un rêveur savant et il
les rêves dirigés et il décrivit ainsi le rêveur qu’avait,
aurait rêvé (Parfois ? Souvent ?) comme Hervey de Saint-
selon lui, dû être Hervey de Saint-Denys : « Il semble que
Denys. Cette hypothèse permettrait d’expliquer pourquoi
chez lui le désir de dormir ait fait place à un autre
il accorda toujours un traitement de faveur à un auteur
désir préconscient : observer ses rêves et s’en amuser. »
qui peut sembler au premier abord actuellement si peu
[11, p. 486] À l’appui de cette assertion, il se référait à
freudien, et qui a été du reste érigé en père fondateur
Ferenczi, qui venait de décrire, en se référant à Stekel,
par des mouvements anti-freudiens qui cherchent à
une espèce particulière de rêves, les rêves orientables,
promouvoir le rêve lucide [1,4].
dans lesquels non seulement le dormeur avait conscience
de rêver, mais pouvait encore réorienter son rêve pour
satisfaire son désir ou décider de se réveiller pour Rêves d’en-haut et rêves d’en-bas
échapper à un rêve pénible [9].
Comme le montre le commentaire de Freud, Hervey Même si l’on reste prudent sur cette hypothèse, il faut
personnifiait à ses yeux en 1914 un usage réflexif et prendre acte du fait que Freud a toujours déclaré sa
heureux des rêves. Il est probable que cette sympathie prédilection pour Hervey de Saint-Denys et qu’il ne l’a
affichée renvoyait à une similitude d’expériences per- jamais critiqué. Il a, à mon avis, cristallisé autour d’un nom
sonnelles. Déjà en 1886, comme le rappelle Jones, Freud d’auteur une part de valorisation du rêve comme phéno-
racontait à sa fiancée qu’il avait fait un rêve dans un rêve. mène proche de la veille qui lui était chère. En 1923, dans
Dans une lettre du 9 juin 1898, où il était question d’un « Remarques sur la théorie et la pratique de l’interprétation
rêve que Fliess lui avait fait retirer du manuscrit de son du rêve », reprenant à certains égards une distinction
107

traditionnelle dans l’histoire occidentale du rêve, il affirma Jones ou de Sulloway, on doit analyser précisément en
qu’il existait des « rêves d’en-haut » et des « rêves d’en- quoi L’interprétation des rêves, qui fut perçue à sa parution
bas » [12]. Il revint sur cette distinction dans une lettre à comme une synthèse importante, a pu faire débat par
propos d’un rêve attribué à Descartes par son biographe rapport à la science des rêves contemporaine. Pour se référer
Baillet qui fut publiée en 1929 par Maxime Leroy [19]. à sa réception immédiate en France et dans les pays
À la lumière rétrospective de cette distinction, Maury francophones avant 1914, on y a ainsi lu la Traumdeutung
pourrait être apparu à Freud comme le représentant principalement comme un livre défendant la thèse selon
des rêves d’en-bas et Hervey de Saint-Denys comme celui laquelle le rêve renvoie à un désir ou à un souhait. On a
des rêves d’en-haut. Le traitement de faveur réservé à ce reconnu volontiers que le rêve correspond parfois ou
dernier est donc révélateur de la complexité de L’in- souvent à cela, mais on a critiqué la formulation générali-
terprétation des rêves. À certains égards, beaucoup de sante que Freud donne à ce thème. C’est ce point qui fit
commentateurs ont réduit le rêve freudien à n’être que rupture entre des lecteurs « profanes », souvent admiratifs
l’expression d’un désir inconscient, sans prendre acte comme Vaschide, et d’autre part ceux qui, notamment en
du fait que Freud lui-même avait aussi souligné qu’il Suisse, se réclamèrent nommément du mouvement psy-
relevait d’un désir préconscient de dormir et que, comme chanalytique.
tel, il pouvait être accompagné d’une conscience d’être On doit aussi s’intéresser aux horizons d’attente
assoupi et de rêver. L’invocation d’Hervey de Saint- scientifique d’une époque. Ce qui échappa ainsi pendant
Denys en 1914 renvoie ainsi à un thème développé chez longtemps aux lecteurs français ou francophones, c’est
Freud de façon brève mais récurrente qui est peu mis en l’importance que pouvait avoir l’interprétation pour
exergue par les lectures traditionnelles, généralement l’approche des rêves. C’est pourquoi le livre fut traduit en
psychanalytiques, qui sont faites de L’interprétation des 1926 sous le titre La science des rêves, sans que son auteur
rêves. s’y opposât. Beaucoup de ces premiers lecteurs ne virent
pas non plus vraiment – et c’est peut-être là le point
essentiel – que l’interprétation pouvait avoir un rôle
Conclusion thérapeutique et ils ne lurent la Traumdeutung que
comme un livre d’auto-observations à visées seulement
Il m’a semblé intéressant de replacer L’interprétation des
scientifiques, en fonction de la culture qui leur était
rêves dans une histoire culturelle et intellectuelle du rêve
familière depuis Maury.
au XIXe siècle. Évoquer les travaux de deux auteurs
français cités par Freud permet d’analyser les relations Il est probable du reste que, pour Freud lui-même
complexes que celui-ci a entretenues avec certains de ses vers 1900, ces points n’étaient ni aussi clairs ni aussi
prédécesseurs. En 1900, il a voulu remplacer Maury de cruciaux qu’ils le devinrent ensuite...
diverses manières, y compris en rêvant à sa place qu’il
était un Français montant bravement à la guillotine.
En invoquant le nom d’Hervey de Saint-Denys, il a Références
maintenu, en sourdine de ses thèses les plus célèbres, 1. Bouchet C. 1994. Le rêve lucide. Thèse de doctorat d’état ès
qu’on pouvait parfois s’observer rêvant et jouer avec ses lettres, 2 t., Université de Paris IV-Sorbonne
rêves. 2. Carroy J. 2006. Dreaming Scientists and Scientific
Lorsqu’on regarde L’interprétation des rêves en se Dreamers: Freud as a Reader of French Dream Literature.
Science in Context 19 : 15-35
plaçant du point de vue de la science des rêves du 3. Carroy J. 2006. Nocturnal. Antoine Charma et ses rêves. In
e
XIX siècle, l’ouvrage devient une forêt obscure où l’on Jackson J.E., Rigoli J., Sangsue D. (eds) Être et se connaıˆtre
peut parfois redécouvrir des chemins imprévus par au XIXe siècle. Littérature et sciences humaines. Genève :
rapport à une voie royale. Si l’on adopte cette per- Metropolis, p. 85-117
spective, certaines querelles historiographiques perdent 4. Chétrit M. 2002. Approche psychanalytique du rêve
« lucide ». Thèse de doctorat de l’Université de Paris
ainsi de leur pertinence. Au vu des Souvenirs de Maury, XIII-Villetaneuse
on doit par exemple reconnaı̂tre, contre Jones, que 5. Delbœuf J. 1885. Le sommeil et les rêves considérés
l’auto-analyse freudienne n’était pas une entreprise principalement dans leurs rapports avec les théories de
héroı̈que d’une nouveauté inouı̈e [17]. Mais on ne peut la certitude et de la mémoire (Le principe de la fixation de
suivre Sulloway lorsqu’il y voit un prétexte invoqué après la force). In Delbœuf J., Le sommeil et les rêves et autres
textes. Paris : Fayard, 1993
coup par Freud et ses disciples [27]. L’exemple de Maury 6. Dowbiggin I. 1990. Alfred Maury and the Politics of the
suggère, contre Jones et contre Sulloway, que l’auto- Unconscious in Nineteeth-Century France. History of
analyse freudienne a réinventé et développé de façon Psychiatry 1 : 255-87
originale une pratique scientifique de soi déjà présente 7. Duyckaerts F. 1989. Sigmund Freud : lecteur de Delbœuf.
chez certains savants rêveurs du XIXe siècle [25]. Frénésie. Histoire Psychiatrie Psychanalyse automne :
71-88
De façon générale, si l’on adopte un regard historien 8. Egger V. 1895. La durée apparente des rêves. Revue
moins hagiographe ou contre-hagiographe que ceux de philosophique 40 : 41-59
108

9. Ferenczi S. 1912. Rêves orientables. Œuvres complètes, Psychoanalytic Movement. Trad. par S. Fairfield. New York :
1909-1912. Paris : Payot, 1968, p. 194-5 Other Press
10. Freud S. 1887-1904. Lettres à Wilhelm Fliess. Paris : PUF, 2006 21. Maury A. 1860. Les dégénérescences de l’espèce humaine.
11. Freud S. 1900/1914. L’interprétation des rêves. Trad. française Revue des deux mondes 25 (1 er janvier) : 75-102
par Meyerson I., révisée par Berger D. Paris : PUF, 1967 22. Maury A. 1861. Le sommeil et les rêves. Etudes psychologiques
12. Freud S. 1923. Remarques sur la théorie et la pratique de sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent,
l’interprétation du rêve. In Freud S. Résultats, idées, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de
problèmes II. Paris : PUF, 1985, p. 79-91 l’intelligence dans leur rapport avec le phénomène de
13. Goldmann S. 2003. Via regia zum Umbewussten. Freud sommeil. 4e édition augmentée, Paris : Didier, 1878
und die Traumforschung in 19. Jahrhundert. Gießen : 23. Maury A. 1871-1873. Les souvenirs d’un homme de lettres. Vol.
Psychosozial-Verlag I : 1817-1841 ; vol. II : 1841-1851. Bibliothèque de l’Institut, Ms.
14. Hervey de Saint-Denys M.J.L. 1867. Les rêves et les moyens 2647-8
de les diriger. Paris : Tchou, 1964 24. Mayer A. 2004. L’histoire collective de L’interprétation des
15. Hobson J. A. 1988. Le cerveau rêvant. Paris : Gallimard, 1992 rêves de Freud. Esprit novembre : 108-29
16. Janet P. 1889. L’automatisme psychologique. Essai de 25. Mayer A. 2006. La spécificité de l’auto-analyse freudienne :
psychologie expérimentale sur les formes inférieures de un expérimentalisme sans laboratoire. PSN 4 : 23-33
l’activité humaine. 8e édition, Paris : Alcan, 1919 26. Pigman III G. W. 2002. The dark forest of authors : Freud
17. Jones E. 1953. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. I. and Nineteenth-Century Dream Theory. Psychoanalysis
Paris : PUF, 1958 and History 4 : 141-65
18. Le Lorrain J. 1894. De la durée du temps dans le rêve. 27. Sulloway F.J. 1979. Freud biologiste de l’esprit, Paris :
Revue philosophique 38 : 275-9 Fayard, 1981
19. Leroy M. 1929. Descartes, le philosophe au masque. Paris : 28. Taine H. 1870. De l’intelligence. 2 t. 12e édition, Paris :
Rieder, p. 88-91 Hachette, 1911
20. Marinelli L., Mayer A. 2003. Dreaming by the Book. Freud’s 29. Vaschide N. 1911. Le sommeil et les rêves. Paris :
The Interpretation of Dreams and the History of the Flammarion, réédition 1914

L’appareil iconographique de ce numéro de PSN a été réalisé grâce à l’aide précieuse de Monsieur Klaus von
Fleischbein-Brinkschulte (Institut d’histoire de la médecine de la Charité, Berlin), Madame Bernadette Molitor
(Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine, Paris) et Madame Mireille Pastoureau (Bibliothèque de l’Institut de
France, Paris).

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