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Louis-Sébastien Mercier (1740-1814). Des Lumières du néologue à


l’aveuglement du polémiste

Chapter · January 2016

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Jean-René Klein
Université Catholique de Louvain - UCLouvain
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LOUIS SÉBASTIEN MERCIER (1740-1814)
DES LUMIÈRES DU NÉOLOGUE À L’AVEUGLEMENT DU POLÉMISTE

Ecrivain prolifique, romancier, dramaturge (ne se déclare-t-il pas, en 1796,


auteur de 72 volumes), excentrique par ses outrances de polémiste, mais aussi témoin
éclairé des bouleversements d’une fin de siècle agitée, Louis Sébastien Mercier mérite
sûrement plus d’attention que celle que le XIXe siècle et le début du XXe ont bien voulu
lui accorder. Il est aussi, par une Néologie publiée en 1801, un acteur important dans le
débat sur la langue, qui avait animé une bonne partie du XVIIIe siècle. L’intérêt de ce
travail a été rappelé par une étude de Mario Mormile (1973)1 que nous avons tenté de
compléter récemment par la publication, en 20152, d’une évaluation de la postérité des
néologismes proposés par Mercier dans la lexicographie des XIXe et XXe siècles, où il
apparaît que le bilan est loin d’être négligeable.

1. LE CONTEXTE LINGUISTIQUE ET POLITIQUE

Les idées de Mercier sur la langue et son renouvellement se forgent au cours d’un
siècle qui a vu partisans et adversaires de la néologie s’affronter résolument jusqu’à une
accalmie relative manifestée dans la 4e édition du Dictionnaire de l’académie (1762), due en
partie à Duclos, son nouveau secrétaire perpétuel. La « solution », empreinte de
subjectivité, consistait à distinguer une néologie licite, parce que répondant à un besoin
conceptuel neuf et un néologisme, considéré comme une tournure abusive.

Du point de vue politique, la Révolution qui éclate l’année de ses 49 ans ne peut que
le réjouir, étant donné l’aversion qu’il éprouve pour l’Ancien Régime, à l’instar de
nombreux hommes éclairés.

2. LES CONCEPTIONS DE MERCIER, LUMIÈRES ET ÉCLIPSES

Analyser les idées de Mercier n’est pas toujours simple. Entre professions de foi
convaincues et atermoiements, foucades et coups de sang, il s’agit de dégager quelques
principes dont il ne s’écarte pas. Pour ce faire, nous nous appuierons d’abord sur les
articles les plus significatifs de sa Néologie3 mais aussi sur son uchronie, L’An 2440, dont
il donne une première version en 1771 et une dernière édition complétée en 1799, sur
laquelle Raymond Trousson se fondera en y ajoutant une excellente préface4.

Nous examinerons cinq thèmes que nous croyons assez représentatifs des
préoccupations de Mercier : 1. Liberté et langue ; 2. Liberté et Révolution ; 3. Idéologie
et philosophie ; 4. Sciences ; 5. Droits de la femme et éducation des enfants. L’on
comprendra qu’en tant que linguiste lexicologue, nous n’avons pas la prétention de

1 Mario Mormile, La « Néologie » révolutionnaire de Louis-Sébastien Mercier, Rome, Bulzoni, 1973.


2 Jean René Klein, « Louis-Sébastien Mercier, novateur, rénovateur, observateur ? La néologie(1801). Une vision du
lexique français à la charnière entre les XVIIIe et XIXe siècles », in Carlier A., Goyens M., Lamiroy B., Le français en
diachronie, Nouveaux objets et méthodes, Bern, P. Lang, p. 262-287.
3
Louis Sébastien Mercier Louis Sébastien, Néologie (1801), texte établi, présenté et annoté par J.-C. Bonnet, Paris,
Belin, 2009.
4
Louis Sébastien Mercier, L’An 2440, suivi de L’homme de fer, Genève, Slatkine, 1979.
rivaliser sur tous ces sujets, avec l’érudition des deux grands dix-huitièmistes auxquels ce
recueil rend hommage.

2.1. Liberté et langue

L’épigraphe du second tome de la Néologie, « La langue va, malgré ses „régenteurs“,


résume bien la position de Mercier. L’usage, et surtout celui des écrivains, doit être libre
de toute forme d’entrave. En matière d’écriture, il se montre très en avance sur son
temps. Mercier est un « lexicaliste » qui considère que le langage doit donner la priorité
aux mots par rapport à une syntaxe linéaire trop contrainte, l’écriture doit être
dynamique, en mouvement5. On comprendra donc que soient fustigés
impitoyablement les académiciens, appartenant, selon lui, à la « race des étouffeurs »
(préface, p.10), ainsi que tous les régenteurs qui voudraient contraindre et contrôler le
cours de la langue :

Le Dictionnaire de l’Académie française a rejeté ce mot [énumérer] ; mais qui pourra Énumérer6 ses
oublis et toutes les petitesses de son obstinée pédanterie (art. RÉGENTEURS)

C’est avec la sotte écorce du prétendu savoir et du bon goût que les stupides et orgueilleuses
Académies veulent Esclaver7 non seulement tout essor du génie, mais jusqu’aux mots propres à
mieux rendre nos pensées (art. ESCLAVER).

Marmontel est appelé à la rescousse:

La langue écrite ne laisse pas d’être indigente et Nécessiteuse, parce que ses besoins s’étendent au
dehors. L’élégance de la langue française a trop pris sur sa vigueur ; ses polisseurs l’ont affaiblie (art.
NÉCESSITEUSE).

Mercier prend nettement ses distances avec un usage élitaire, fondé notamment sur
le goût, critère éminemment subjectif. Il a beau jeu d’évoquer des condamnations, qui
faisant appel à ce genre de critère, ont permis de condamner, au XVIIe iècles., des mots
tels invaincu, souveraineté ou exactitude. Et de reprocher dans la foulée à de « vains
phrasiers » d’oser encore « proscrire de la langue le mot Activer, et plusieurs autres aussi
simples et aussi expressifs, qui sont en usage depuis longtemps dans toutes les classes de
la société » (art. ESCLAVER). Dans l’article AMATRICE, Mercier accorde un rôle
prédominant à l’usage : « L’Académie ne crée pas les mots ; son emploi est d’enregistrer
ceux que l’usage autorise. Un mot est donc français avant qu’il soit inséré dans son
Dictionnaire. » Ou encore dans l’article NÉOLOGUER: « C’est ici le lieu de d’observer que
les auteurs d’un dictionnaire ne sont ni des juges, ni des arbitres ; que la nouveauté n’est
pas un titre de proscription et qu’un mot appartient à la langue, alors qu’il est marqué au
coin de l’usage.» On reconnaît une conception ouverte de l’usage, telle qu’on la conçoit
généralement de nos jours. Avec le principe d’analogie (aujourd’hui, on parlerait de
morphologie dérivationnelle) que Mercier applique, par exemple, à la féminisation de
certains noms tels amatrice ou autrice, sur le modèle d’acteur-actrice, créateur-créatrice,
spectateur-spectatrice, etc., il défend une liberté créatrice dans le lexique, se fondant

5
Cette conception moderne de l’écriture de Mercier est notée par Brigitte Schlieben-Lange, « Le „style féroce“ de
Louis-Sébastien Mercier : l’écrivain de l’inouï », in Langages de la Révolution (1770 - 1815), 3, Paris, Klincksieck, 1988,
p. 133-150. Une exigence du même type se retrouve chez un dramatugre de notre époque, Valère Novarina, qui
revendique une langue constamment en action dans Le drame dans la langue française (Paris, P.O.L., 2007) une langue
constamment en action.
6
Énumérer ‘énoncer une à une les parties d’un tout’ est déjà attesté depuis 1748, chez Montesquieu (FEW, VII, 236b).
7 Esclaver est une résurgence du 16e s. (FEW, X, 45b et 46a : ca 1550- 1625) retrouvée seulement chez Mercier.

FEW = Walther von Wartburg, Französisches etymologisches Wörterbuch, Basel, éds divers, 1928 – 2002.
notamment sur une compétence morphologique, qui ne sera décrite systématiquement
qu’à la fin du XXe siècle8.

2.2. Liberté et Révolution

Mercier, polémiste intransigeant et féroce à l’égard de certains de ses


contemporains, ne manifeste pas la même radicalité sur le plan politique. Qu’il s’agisse
des droits du citoyen face au pouvoir ou de l’écrivain brimé par des institutions, telle
l’Académie, la question fondamentale pour Mercier demeure la liberté. Ainsi, dans L’An
24409 il projette avec enthousiasme un régime de monarchie constitutionnelle (avec un
roi Louis XXXIV !) grâce auquel les droits respectifs du monarque et du peuple sont
rigoureusement déterminés. La liberté garantie du citoyen justifie le respect qu’il doit à
l’autorité devenue légitime du souverain. Ce fil conducteur de la liberté, face à toute
forme d’oppression, éclaire ce qui pourrait, à première vue, sembler contradictoire. En
effet, l’admiration de Mercier pour les idées de Jean-Jacques Rousseau10 l’incite aussi à
souhaiter une république, mais pas n’importe laquelle. C’est ainsi qu’il approuve les
événements du début de la Révolution et sera d’abord jacobin avant de rejoindre les
girondins qui correspondent à sa façon d’envisager le pouvoir, ce qu’il justifie très
clairement, dans son article GIRONDISME (supplément à la Néologie). Dans le préliminaire
(p. III-V) de la 3e édition (1799) de L’An 2440, il rappelle que dans la 1re version de 1771,
il avait bien prévu cette révolution qu’il appelait de tous ses vœux, celle des vainqueurs
de la Bastille, et des idées des philosophes. Mais il ajoute un terrible réquisitoire contre
les dérives qui ont suivi :

(…) il y avait d’autres révolutions terribles et sanglantes qu’il m’était bien impossible de prévoir ; car
comment imaginer qu’une poignée de scélérats ineptes et féroces, étrangers à la première et
courageuse explosion, domineraient tout à coup une nation éclairée ; qu’elle se tairait dix-huit mois
devant eux ; qu’ils mettraient la terreur, la violence et le sang au rang des éléments politiques (…).

Tout comme l’abbé Grégoire avec lequel il partage beaucoup d’idées, il ne sera pas
régicide, mais votera la destitution de Louis XVI qu’il considère comme un « légicide »
pour n’avoir pas respecté la loi

À Dieu ne plaise que les amis de la liberté attentent aux jours d’un scélérat couronné ! Non : il faut
qu’il vive, mais qu’il vive détrôné, sans appui, privé de tout sur la terre ; il faut que ce roi soit un
exemple vivant de de la clémence des peuples qui, alors même qu’ils vengent l’infraction faite à la loi,
se contentent d’en retirer la garde à un dépositaire infidèle, à un Légicide11 (cit. de son ami Th.
Mandar, art. LÉGICIDE).

De ce fait, il deviendra vite un adversaire résolu de la sanguinocratie12 et de son chef de


file, Robespierre,

8
Danièle Corbin, Morphologie dérivationnelle et structuration du lexique, Tübingen, Niemeyer, 1987.
9 t. 3, chapitre LXXIII, p. 151.
10 À propos duquel il publie, en 1791, un ouvrage au titre révélateur, Jean -Jacques Rousseau considéré comme l’un des

premiers auteurs de la Révolution, Paris, Buisson.


11 Ce néologisme ne semble jamais avoir pénétré dans l’usage. Seuls deux dictionnaires du 19 e siècle (Acad.Compl.

l842 et Bescherelle 1845) le mentionnent.


12Sanguinocratie (1795) est relevé par Max Frey (Les transformations du vocabulaire français à l’époque de la Révolution, Paris,

Presses universitaires, 1925), chez Mercier, Le Nouveau Paris, en 1795 : « On appela d’abord la guillotine le coupe-tête,
cette invention qui a favorisé peut-être plus que tout le reste la sanguinocratie ». Sanguinocrate est dans Le Néologiste
français, ou vocabulaire portatif des mots les plus nouveaux , 1796 (art. tribunes), « durant le règne du sanguinocrate avocat »
[Robespierre]. Ces termes ne figurent pas dans la nomenclature de la Néologie (1801) ; notons qu’il ne propose plus
coupe-tête, mais décaput pour la guillotine (Néol. Suppl.)
Si Montesquieu, et Rousseau eussent existé à l’époque où notre révolution a commencé à prendre ce
caractère absurde et féroce qui l’a dénaturée, ils auraient été condamnés au silence, et peut-être mis à
mort par ceux qui ont fait semblant de les citer (cit. de L’orateur du peuple, art. DÉSORGANISATEUR).

et dénoncera (art. SUBURBAIN) l’influence néfaste, la démagogie des intrigants, des


meneurs, exploitant la générosité et le courage des gens du peuple afin d’asseoir leur
tyrannie: « L’exemple du sang répandu sur les échafauds n’a pas peu contribué à
Barbariser les cœurs et à avilir le peuple, témoin impassible de ces longues exécutions »
(art. BARBARISER). Cette hostilité déclarée à l’égard de celui qu’il qualifie de « démagogue
ombrageux » lui vaudra d’être emprisonné (6 octobre 1793) et même « encachoté », mot
qu’il dit avoir créé en 1789, à propos de deux prisonniers de la Bastille, enchaînés et
réduits à l’état de squelettes. Seule la chute de Robespierre, en juillet 1794, lui permettra
d’échapper à la guillotine. Quoiqu’il stigmatise tous les abus d’un Ancien régime, qui
autorisait notamment la torture (v. art. TORTIONNAIRE) et la traite des nègres,
C’est le colporteur d’hommes noirs, l’avide marchand qui arrache à l’Afrique ses habitants pour
engraisser l’Amérique de leur sueur et de leurs cadavres. Ce Négricide 13 ! il pleure à Othello, parle
d’humanité et de philosophie, est fanatique partisan à Londres de la liberté, ne lit que Lucain,
Gordon, et ne porte jamais sa pensée ni sa réflexion sur la source de ses richesses ; il a pour lui la loi
européenne ; il dort en paix ; il dort ! (art. NÉGRICIDE).

on peut penser que son rejet total de la politique de Terreur ne l’a pas incité à mettre à
l’actif de la Convention l’abolition de l’esclavage14, le 4 février 1794, quelques mois avant
la fin du pouvoir de Robespierre.

2.3. Religion et anticléricalisme

Les articles consacrés à la question religieuse et à l’anticléricalisme, assez nombreux,


dans la seule Néologie, témoignent de l’intérêt de Mercier pour ces sujets. La Révolution,
c’est bien connu, a adopté des attitudes parfois radicales à cet égard. Peu de temps avant
sa chute, en mai 1794, Robespierre instaura le culte de l’Être suprême, une sorte de
religion d’État mêlée de civisme et de patriotisme15. Ce culte devait remplacer un culte
de la Raison mis en place par la Commune de Paris, dans un but de déchristianisation
totale. Mercier, comme le montrent plusieurs de ses articles se rallie au déisme qu’il
distingue du théisme en citant Diderot : « Le déiste est celui qui croit en Dieu, mais qui
nie toute révélation. Le théiste, au contraire, est celui qui est prêt d’admettre la
révélation, et qui admet déjà l’existence d’un Dieu » (art. THÉISME). Cette même
adhésion au déisme se retrouve ailleurs dans ses textes : « Baser la morale sur l’existence
d’un Être suprême ; c’est ce qu’il y a au monde de plus vrai, et de plus consolant » (art.
BASER). Il ne manque pas de rappeler à l’appui la formule bien connue de Voltaire : « Les
Athées n’ont jamais répondu à cette difficulté, qu’une horloge prouve un horloger » (art.
16
ATHÉISTIQUE). Son refus de l’athéisme est tout aussi déterminé, comme le montrent
les articles, THEOS (« L’Être des êtres, l’Être nécessaire, l’Être par excellence, Dieu ! »),
THÉOPHILE et THÉOPHILANTHROPE : « Grâce à la révolution qui s’est faite en France,
dans les esprits comme dans le gouvernement, on enseigne maintenant au peuple à
haute voix, la Théophilanthropie. » Cette nouvelle tentative de fournir un substitut au
christianisme, qui a séduit Mercier et certains de ses contemporains, tels David,

13 Néologisme formé très régulièrement, comme homicide, parricide, régicide, etc., mais qui semble resté un hapax.
14 Cette abolition, déjà souhaitée par l’Abbé Grégoire en 1790, dans un Mémoire en faveur des gens de couleur, sera annulée
par Bonaparte (loi du 10 mai 1802).
15 Voir à ce sujet, Jean Tulard, Jean-François Fayard, Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de la Révolution française (1789-

1799), Paris, R. Laffont, 1987.


16
Dans la Préface de sa Néologie (p. 31), il note à propos de Spinoza dont il donne un bref portrait : « La figure de
l’athée est triste et tourmentée ».
Bernardin de Saint-Pierre et Daunou, apparaît en 179717. Ce mouvement religieux fondé
par un franc-maçon, sera assez vite délaissé et finira par être interdit par Bonaparte en
1801. Déiste, sans aucun doute, Mercier manifeste toutefois une forme d’exaltation peu
commune chez d’autres adeptes, si l’on juge par cette envolée, proche d’un certain
théisme, qui clôt l’art. THEOS : « Dieu nous aime, il faut l’aimer ; il est tout amour ; il
appelle l’homme, il l’invite : et si nous aimons les puissances bienfaisantes, le génie, la
grâce, tout ce qui est beau, tout ce qui est bon, tout ce qui est grand, magnifique, il est
tout cela, lui ! Aimons, adorons ! ».

Si les opinions religieuses de Mercier qu’on pourrait qualifier de déisme


« enthousiaste » sont finalement assez modérées au milieu des convulsions
révolutionnaires, il n’en va pas de même de son anticléricalisme sans concession. La
compromission du clergé avec l’Ancien régime ainsi que la décadence, pour ne pas dire
la corruption régnant dans des couvents laissés à eux-mêmes, l’incitent à émettre des
jugements sans pitié. Il emboîte le pas à Voltaire: « Il est bien triste pour l’humanité,
disait Voltaire en 1736, que ceux qui se disent les Déclarateurs des commandements
célestes, les interprètes de la divinité, en un mot, les théologiens18 soient nos ennemis les
plus dangereux » [art. DÉCLARATEURS]. Il cite aussi Nicolas de Bonneville19 qui parle de
déroiser20 et de déprêtrailler la terre, « tout en craignant que des lecteurs ineptes ne [veuillent
trouver] obscures ou ridicules, ces deux expressions créées par un sentiment profond de
nos malheurs » (art. DÉROISER). Il approuve le « décret défrocateur21 » de tous les
moines et moinesses (art. DÉFROCATEUR), en accord avec Bonneville qui réclamait la
liberté de la presse et… l’abolition du culte catholique. Mercier donne libre cours à son
aversion pour bien des ordres religieux dans divers articles, tels

MONACHISME : Espèce de religion inventée par l’orgueil d’une poignée de fainéants, que la sottise
des peuples a longtemps révérée, et que la philosophie vient de plonger dans le néant.

de même dans,
QUERELLEUR (L’ART) : Deux millions de volumes, composés par des Jésuites, des Molinistes, des
Lazaristes, des Franciscains, des Jacobins, des Capucins, des Bénédictins, des Augustins, des Carmes,
des Doctrinaires, des Camadules, des…des…etc. sont devenus une possession nationale qu’il
coûterait trop cher à la France de loger et de garder dans nos monuments nationaux. Eh ! Pourquoi
faire ? L’art querelleur des Molinistes et de leurs pareils est à jamais banni des écoles des
républicains.

Il reprend les mots du curé de Saint-Laurent : « Gardons-nous de nous constituer en


Sacerdocratie22 ; c’est le plus tyrannique et le pire des gouvernements » (art.
SACERDOCRATIE) et partage l’avis de Rétif de la Bretonne qui explicite sa notion de
théocratisme :

17 C’est aussi la date des premières attestations de théophilanthrope et théophilanthropie, selon le TLF.
TLF = Trésor de la langue française, Paris, CNRS, puis Gallimard, 1971-1974.
18 Dans L’An 2440 (ch. XV, p. 93), Mercier interpelle les gens de cette époque: « Heureux mortels ! vous n’avez donc

plus de théologiens ? » Une note appelle aussitôt à ne pas confondre théologiens et moralistes : « les moralistes sont
les bienfaiteurs du genre humain, les théologiens en sont l’opprobre et le fléau. »
19 Nicolas de Bonneville, du parti des Girondins, emprisonné comme Mercier jusqu’à la chute de Robespierre,

propose dans L’esprit des religions (1791) une religion universelle qui aurait pour prêtres les philosophes et les savants
(v. Tulard et al., op. cit.).
20 Déroiser constitue un hapax relevé dans ce texte de Bonneville, cité par Mercier (FEW, X, 369b) ; Brunot (HLF, IX,

744) signale une autre forme de ce dérivé de roi, déroiter, avec un t adventice au lieu du s. Déprêtrailler, est le dérivé
verbal de prêtraille dont la forme moderne est attestée depuis Voltaire (FEW, IX, 358a).
HLF = Brunot, Ferdinand. Histoire de la langue française des origines à 1900. Paris, Colin, 1966-1972.
21 Défrocateur, hapax ignoré par le FEW et le TLF.
22 Sacerdocratie, néologisme d’usage éphémère (Mercier 1801- Bescherelle 1845), selon FEW, X, 36b.
Autrefois les supérieurs des maisons religieuses y tyrannisaient jusqu’à la pensée, dans ceux qui leur
étaient soumis. C’était un théocratisme odieux, par lequel ces gens-là se mettaient à la place de Dieu,
à l’égard de leurs moines ; et c’est ce que le mot Théocratisme23 veut dire (art. THÉOCRATISME).

L’hostilité de Mercier à toute forme de clergé l’amène à recourir à pas mal de


néologismes dont il est lui-même l’auteur ou qu’il trouve chez ses contemporains, ainsi
pour le verbe religionner24 utilisé dans une acception nouvelle par Thomas Paine25, qui
estime que « Personne au monde ne doit vivre de religion ; c’est un vilain métier pour
gagner sa vie » et que « saisir un pareil salaire au pied des autels, et rire de notre
crédulité, c’est Religionner à la manière des prêtres catholiques. La véritable religion ne
veut rien de tout cela » (art. RELIGIONNER).

2.4.Idéologie et philosophie

Si la conception de la religion chez Mercier se caractérise assez clairement par un


déisme assorti d’un anticléricalisme incontestable, il n’en va pas de même pour ses
relations avec la philosophie de son époque. Dans ce domaine, le polémiste déploie
toute sa virulence, comme le montre cet extrait de la préface de la Néologie (p. 25) :

N’a-t-il pas fallu créer des mots nouveaux pour livrer au ridicule ces idiologues qui ont anéanti de
fait l’âme de l’homme (…). Toutes leurs définitions fausses ou insignifiantes ne peuvent que nous
égarer. Reconnaissons que toutes nos facultés sont indivisibles, innées, libres dans leur
développement et impérissables dans leur nature. Voilà la vérité qui repousse au loin la mauvaise
doctrine de Locke et de Condillac.

On notera que Mercier ne traite d’idéologues (ou pire, d’idiologues26) que ses « bêtes noires »,
Locke et Condillac. Mais ce terme, pas plus qu’idéologie, n’a d’entrée dans sa Néologie,
comme s’il se refusait à les assumer alors qu’ils sont incontestablement nouveaux à son
époque27. Il continue à régler ses comptes à l’aide d’un autre néologisme, nettement
péjoratif, qui lui semble dû: « Ce bureau d’esprit qu’on appelait l’Académie française, a
beaucoup nui aux talents originaux ; mais il menait à la fortune les abbés qui
consentaient à Philosophailler28 » (art. PHILOSOPHAILLER). Comme le montre une rapide
évolution péjorative de certains termes, la virulence de Mercier s’inscrit apparemment
dans un courant assez général de contestation, même sur le plan politique29, le Consulat
cherchant à discréditer les idéologues dans l’opinion, ainsi que le note Brunot (9, 847) :
« On désigne encore la faction civile sous le titre de faction métaphysique ou des
23 La première attestation de théocratisme figurerait dans ce texte de Rétif, en 1776 (TLF).
24 Le FEW, X, 230a signale religionner ‘ vivre d’une exploitation de la religion’ seulement chez Mercier 1801.
25 Thomas Paine (1737-1809) connut un sort assez semblable à celui de Mercier. Anglais installé en France au

moment de la Révolution, devenu citoyen français, il se rapprochera des Girondins et sera élu à la Convention.
Comme Mercier, il s’opposa à la condamnation à mort du roi et finira en prison jusqu’à la mort de Robespierre . Dans
son ouvrage, Le siècle de la raison, publié en deux parties en 1794 et 1795, il s’attaque surtout au christianisme. Il défend
le déisme, une religion rationnelle qui se limite à la croyance en un Dieu unique et en une vie après la mort. On
comprend que ses propos séduisent Mercier, déiste opposé aux pratiques religieuses du catholicisme (v. Nathalie
Caron, « Thomas Paine et l’éloge des révolutions » dans Autour de la Révolution américaine, Transatlantica, 2, 2006).
26
Il avoue un peu plus loin (note 1, p. 27) : « Je dis idiologues au lieu d’idéologues, pour me moquer de leur déplorable
doctrine ». P. 31, il sera encore question de « froids et cruels idiologistes ».
27 Brunot (9, p. 847-848) confirme cette nouveauté : « Idéologues, remplaça utopiens, et théoriciens, théoristes, philosophistes,

tous démodés ». Selon Brunot, la 1re attestation d’idéologie remonte à 1796, chez Destutt de Tracy qui a sans doute créé
le mot. S’inspirant des commentaires de Brunot (« ces mots se rapportent à l’abus du raisonnement »), le TLF note,
vers 1800, une évolution péjorative d’ idéologie ‘ensemble d’idées sans rapport avec la réalité’ et idéologue ‘celui, qui dans
la pratique, se laisse diriger par les théories plutôt que par les faits’.
28
TLF date le mot de 1801 (Mercier).
29
Mercier ne semble pas tenir compte que sa campagne contre les idéologues inclut des contemporains qui ont lutté,
comme lui, pour les Droits de l’homme et ont défendu ensuite la République contre les prétentions du premier
Consul (v. Winfried Busse et Jürgen Trabant (éds), Les idéologues, Sémiotique, théories et politiques linguistiques
pendant la Révolution française, Benjamins, Amsterdam/ Philadelphia, 1986, p. 11-12)
‘idéologues’. » La colère contre ces idéologues ne faiblit pas et se déchaîne dans de
multiples articles30 de la Néologie, que ce soit dans l’article ERRANTS,

Les Errants de notre âge sont ces matérialistes qui, dans leur démence métaphysique, soumettent
les opérations de l’esprit à ce qui n’est plus esprit. Misérables doctrinaires, qui parlent devant des
gens indoctes, et cherchent l’oreille de l’ignorance pour y verser leur dangereux venin

ou dans l’art. OPILER31que Mercier emprunte au vocabulaire médical : « Au lieu de


m’éclairer, Locke, Condillac et consorts ne font que m’Opiler les veines de
l’entendement : l’esprit seul peut expliquer les actes de l’esprit. » Son acharnement le
pousse à imaginer une nouvelle formule péjorative (art. MÉTAPHYSICAILLE) :

On dit la métaphysique de Platon, de Leibniz, de Wolf, de Clarke, de Malebranche ; et l’on dit la


Métaphysique de***, de***, de***, etc. C’est cette Métaphysicaille 32 qui a méconnu la grande,
simple et majestueuse vérité des idées innées, pour y substituer le fatras de Locke, le plus misérable
des métaphysiciens. C’est lui aussi que tous les matérialistes ont choisi, de nos jours, pour leur
patron. Ah ! Lockistes33 ou Lockiens !

À travers cette critique des deux idéologues qu’il vise en particulier, Mercier se
situe résolument aux côtés des philosophes idéalistes avec Descartes et le cogito. Il fait
aussi l’éloge de Malebranche, proche du cartésianisme. Cet attachement à l’idéalisme
l’amène à rejeter radicalement toute forme de matérialisme ou de sensualisme : « Il n’y a
que la pensée qui existe ; tout ce qui n’est pas la conscience de soi est comme s’il
n’existait pas. La matière n’ayant ni la pensée, ni la volonté, ni une action propre, n’a
point l’existence proprement dit. Voilà ce qui dénonce la fausseté du système qui fait
venir nos idées des sens » (Préface de la Néologie, p. 32). On voit donc que Mercier se
rattache clairement à une vision philosophique idéaliste et même spiritualiste (il admire
Leibniz) et réfute toute forme de primauté de la matière ou des sens.

2.4.Sciences

Que ce soit dans les domaines de la langue, de la politique, de la religion ou de


la philosophie, Mercier rejette, avec force, tout ce qui pourrait porter atteinte à la liberté
de pensée ou de création des individus. Lorsqu’il s’intéresse aux sciences, les choses sont
moins claires et ses prises de position, toujours radicales, ne laissent pas de surprendre
par une certaine incohérence. Curieusement, ici aussi, ses attaques visent deux cibles
privilégiées, Copernic (art. GÉOMÉTRIE) et Newton, avec une « attention » particulière
pour le second. Déjà, la fin de la préface (p. 38) de sa Néologie donnait le ton :

Un ouvrage que je conseille à un homme sensé, et qui immortaliserait un auteur, serait celui qui
rétablirait un art totalement perdu, l’art de ne voir que par nos yeux. Incrédule à Newton, je me ris de
son système, mais je déduirai bientôt pourquoi et comment j’ai été conduit à cette sage incrédulité.
Ma raison m’a parlé ; si Dieu a créé deux raisons, c’est ce que j’ignore. La raison des chiffres est donc
toute autre que celle que je possède.

30
Outre les articles cités ici, on trouve le même type d’attaque dans les articles DÉFINISSEUR, LOCKISTES, MÉMORATIF,
PLASMATEUR, etc.
31 Terme devenu inusité signifiant’ obstruer, boucher’ que le FEW (VII, 375a) atteste de 1490 à Acad. 1878.
32
Un autre néologisme inspiré à Mercier (FEW, VIII, 408a) par son hostilité viscérale aux « matérialistes ».
33 Il semblerait que Mercier soit aussi le responsable de ces deux appellations, généralement signalées plus

tardivement, selon le TLF : dictionnaires des 19e et 20e s. Le Complément. du Dictionnaire de l’Académie (1839)
atteste lockiste et lockisme avec une note quelque peu critique : « Le lockisme s’est accrédité en France à l’époque où les
Anglais commençaient à l’abandonner. »
Malgré son hostilité affichée aux théories de Newton, on pourrait encore croire que,
préférant l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie, il s’abstiendrait toutefois d’émettre
des jugements définitifs. Il n’en est rien, ce qu’illustrent de façon assez consternante les
articles FORCE ATTRACTIVE :

Force attractive du soleil, rêverie moderne, insulte à la raison humaine, à l’aide de chiffres qui sont
un véritable grimoire ; scientifique impertinence, qui bientôt environnera nos hautains géomètres
d’une risée plaisante et bien méritée. Jamais l’esprit orgueilleux de l’homme ne fut plus digne de
pitié ; et ces calculateurs sans yeux, osaient prendre un ton de suprématie, tandis qu’ils ne savaient
pas observer ce qu’un pâtre leur aurait enseigné ! Disparaissez, ô chimères profondes !

et NEWTONIANISME : « C’est la plus absurde extravagance scientifique qui soit sortie de


l’imagination humaine. »

Cette allergie viscérale à tout ce qui est fondé sur la géométrie, la physique ou surtout les
mathématiques (v. art. MATHÉMATISER34) est étonnante. Il contredit ses propres
conceptions philosophiques strictement idéalistes et hostiles à toute forme d’empirisme.
En effet, dans les sciences il prône un empirisme « basique », en donnant comme
exemple les observations naïves d’un pâtre, qu’il juge bon d’opposer aux idées
théoriques d’un Newton tentant d’expliquer ce que ses expériences35 lui permettaient
d’observer. Dans le domaine de la médecine, Mercier se montre tout aussi opposé au
développement de la vaccination36. Il faut reconnaître qu’il n’est pas le seul à l’époque à
craindre les effets de cette pratique destinée à lutter contre la variole qui faisait encore
des ravages au XVIIIe siècle. Toutefois, à l’article VACCINER, il se laisse aller à des
imprécations, à la limite de la naïveté, ignorant les progrès certains réalisés à son
époque37 :

Brutifier l’espèce humaine. Quoi Vaccinateur, tu déchires mon derme ou mon épiderme, pour introduire dans
mes vaisseaux lymphatiques, un virus dont tu ne connais ni l’origine, ni la nature, ni la force active (…).
Quoi ! le poison inconnu, pris sur la bête, le voilà versé à flots dans le sang de l’homme ! (…). Vaccination. Ô
mains aveugles ! je redoute fort les suites de votre témérité. Que n’avez-vous consulté le moraliste ? Mais,
selon vous, les docteurs l’ont dit. Ah !...sauve-nous grand Dieu, des nouvelles doctrines !

Manifestement, le bilan des réflexions de Mercier n’est pas très concluant dans le
domaine des sciences, sa radicalité polémique l’empêchant de formuler des jugements
critiques éclairés…

2.5. Droits de la femme et éducation des enfants

Dans l’article amatrice, dont il a déjà été question plus haut (2.1.), Mercier expose
sa conception de la langue face au purisme, en recourant au principe d’analogie pour
étendre le féminin de nombreux noms tels auditeur, acteur, directeur, etc. à amateur, ce qui
pourrait laisser penser à une sorte de féminisme avant la lettre. Un exemple utilisé dans
cet article laisse toutefois pointer un léger préjugé sexiste (« Les Amateurs ont du
talent ; les Amatrices, des grâces et du goût ») ce qui s’accentue nettement à d’autres

34 Cette forme verbale apparaîtrait chez Mercier, en 1801, selon le TLF.


35
La même inconséquence se manifeste dans ses articles DÉLAISSER et SYSTÉMATISER où il défend, dans l’un, les
découvertes de la chimie et « ses bénéfices immenses », contre la routine qui « obscure l’esprit et l’entendement », et
dans l’autre, où il prône l’étude de la « physique et ses lois palpables, qui ne sont pas des abstractions »…Ici encore,
l’empirisme semble retrouver des vertus, de façon inattendue…
36 Malgré son hostilité au référent, Mercier a tout de même le mérite d’être le premier, en 1801, à attester vacciner est

ses deux dérivés, vaccination et vaccinateur (FEW, 106b).


37 C’est un médecin britannique Edward Jenner (1749-1823) qui systématisera, en 1796, l’utilisation du pus de la

maladie de la vache pour guérir la variole. En France, l’inoculation du virus de la vaccine a été très longtemps l’objet
de controverses dans le milieu médical, jusqu’à un arrêt de la Faculté de médecine de Paris, en 1763.
endroits : « Le système nerveux des femmes n’est point assez robuste pour atteindre aux
combinaisons profondes des sciences abstraites ; les houppes sont très sensibles, les
fibres se crispent, et la machine se convulse » (art. convulser) ou encore : « Ce sont les
femmes qui, une fois hors du sentier de la vertu, vagabondent sans remords dans
l’immense contrée du vice » (art. vagabonder). Le double thème de la femme et de
l’éducation est abordé de façon privilégiée dans L’An 2440, une uchronie que Mercier a
conçue en 1771 et dont la dernière version est de 1799. Il imagine qu’il se réveille au
XXVe siècle dans un Paris méconnaissable, propre et organisé, où un aimable
interlocuteur de rencontre va l’initier aux transformations politiques, sociales, culturelles,
scientifiques, qu’il va comparer avec le Paris du XVIIIe siècle. Il montre dans cette
uchronie, comme l’explique très bien Raymond Trousson38 dans sa préface « une sorte
de matérialisation de la foi dans le progrès et la perfectibilité de l’homme, bien
caractéristique des Lumières ». Bien que Trousson note aussi chez Mercier un
conservatisme, notamment pour ce qui concerne la famille et la condition de la femme,
l’allusion reste laconique dans un domaine où l’intransigeance sexiste de Mercier ne
manque pas d’étonner. Dans le chapitre XL, Des femmes, qui semble faire partie de la
version originale de 1771, comme dans le chapitre LXVII, De la grande loi domestique,
ajouté en 178639, les questions abordées surprennent moins par les mesures nouvelles
qu’elles annoncent que par le point de vue exclusivement masculin exprimé par Mercier
et son interlocuteur de 2440. Ainsi, la dot, qui a été supprimée, n’est pas du tout
présentée du point de vue de l’intérêt de la future mariée, pour qui elle constituait une
contrainte financière ne permettant pas à toutes de se marier. Mercier se demande, en
homme de son ancien temps, qui voudrait bien épouser des « femmes qui n’ont rien en
propre ». À quoi, le citoyen de 2440 rétorque :

Les femmes n’ont point de dot, parce qu’elles sont par nature dépendantes du sexe qui fait leur
force et leur gloire, et que rien ne doit les soustraire à cet empire légitime, qui est toujours moins
terrible que le joug qu’elles se donnent à elles-mêmes dans leur funeste liberté (p. 153).

Avec un argument supplémentaire : « (…) un homme qui épouse une femme, ne


recevant rien d’elle, trouve à pourvoir ses filles sans bourse à délier » (ibid.). Il est
remarquable que ces dispositions sont présentées comme bénéfiques pour « les femmes
[qui] n’ont d’autre distinction que celle que leur époux fait rejaillir sur elles. Toutes
soumises aux devoirs que leur sexe leur impose, leur honneur est de suivre ses lois
austères, mais qui seules assurent leur bonheur » (p. 154). Les seules conditions à remplir
pour autoriser le mariage : le consentement de celle qui est sollicitée et un écart d’âge qui
ne soit pas disproportionné entre les époux. Ébloui par ces qualités que manifestent les
hommes et les femmes de cette époque, Mercier apprend toutefois que si une discorde
survient entre époux, le divorce est permis40, car le but du mariage est d’être heureux.
Cette facilité, qui est grande, ne crée pas d’abus, car « ‘on’ tremble d’en profiter, parce
qu’il y a une espèce de déshonneur à ne pouvoir supporter ensemble les misères d’une
vie passagère » (p. 160). Ce ‘on’ ambigu se trouve aussitôt éclairé : «Nos femmes
vertueuses par principes, se complaisent dans les plaisirs domestiques ; ils sont toujours
riants lorsque le devoir se confond avec le sentiment, rien n’est difficile alors, et tout
prend une empreinte touchante » (ibid.). En conclusion, Mercier regrette d’être trop
vieux pour ne plus pouvoir se marier avec des femmes si aimables, alors que celles du

38
L’An 2440, Genève, Slatkine, 1979, p. XII.
39
Ces précisions sur les remaniements et accroissements figurent dans la préface de Trousson, p. XXII-XXIII.
40 C’est sous la Révolution que l’Assemblée législative « déclare que le mariage est dissoluble par le divorce ». Déjà, en

1791, Olympe de Gouges avait réclamé la reconnaissance des enfants naturels et le droit au divorce dans sa
Déclaration des droits de la femme, dédiée à la reine. Robespierre, n’appréciant pas ses déclarations hostiles, l’enverra
finalement à l’échafaud, en novembre 1793 (v. J.-C. Bonnet, éd., La carmagnole des muses, 1988, p. 308-312).
XVIIIe siècle « étaient si fausses, si mal élevées, que se marier passait pour une insigne
folie » (ibid.), et n’avaient « d’autre goût que celui de la volupté » (p. 161). Il en ressort
que la vertu cardinale du sexe féminin, en 2440, est la soumission à un mari. Dans le
chapitre LCVII, Mercier persiste et signe dans sa vision du statut de la femme au XXVe
siècle. Si la Révolution a admis le divorce, comme il l’avait prévu, dans son uchronie, il
va plus loin. Le législateur se serait lourdement trompé autrefois, en accordant à l’épouse
des droits égaux à ceux du mari, car « Il est dans la nature éternelle des choses, qu’un
sexe soit subordonné à l’autre » (p. 51). D’où le renouvellement d’une loi nécessaire
(« en vigueur chez les Romains et chez d’autres peuples sensés ») selon laquelle « Tout
mari mécontent répudie sa femme ». La désunion des époux était donc due jadis à la
faute du législateur « qui n’avait pas mis un frein au sexe né pour en recevoir un, et qui
pousse ses vices à toute extrémité quand il n’a plus de barrière » (p. 53).

Le contraste est flagrant quand Mercier s’intéresse à l’éducation des enfants41 en


2440. Ici, la femme apparaît comme une éducatrice idéale du jeune enfant, dont elle
assure d’abord le développement physique. Elle réfléchit ensuite à la manière de
« former son âme à la vertu », elle veille à « tourner son caractère sensible en humanité,
son orgueil en grandeur d’âme, sa curiosité en connaissance de vérités sublimes », tout
en s’aidant de fables pour rendre la vérité plus aimable. Mercier prône ici une éducation
qui s’inspire de Rousseau, dont il est un fervent admirateur. Il réserve sa virulence
critique pour l’éducation donnée dans les collèges de son époque, qu’il regarde comme
« l’écueil de la raison » Il évoque non seulement les terribles châtiments physiques, qui
risquaient de « transformer des créatures innocentes en esprits aigres et lâches », mais
aussi la nature des études (note h, p. 165-167) :

La forme, la longueur, et le choix des études, la nullité ou la paresse des professeurs et des
régents, le pédantisme et le ridicule de leurs leçons, tout, quand nous entrons dans un collège,
offre involontairement à notre imagination la figure d’un siècle barbare (…).

Mercier rappelle ici de façon très directe l’éducation que lui-même a subie au Collège des
Quatre-Nations en des lieux « où l’on appelle science, une teinture superficielle de grec
et de latin, mal enseignés par des hommes, qui, pour l’ordinaire, ne savent pas leur
langue maternelle (…) ». Il rejoint en fait l’opinion de d’Alembert qui, dans son article
COLLÈGE, dans l’Encyclopédie (t. III, 1753) émet une critique très similaire :

[…] on y explique [dans les collèges], tant bien que mal, les auteurs de l’Antiquité les plus faciles à
entendre ; on y apprend aussi, tant bien que mal, à composer en latin ; je ne sache pas qu’on y
enseigne autre chose […]. Ce temps serait bien mieux employé à apprendre par principes sa propre
langue, qu’on ignore toujours au sortir du collège, et qu’on ignore au point de la parler très mal.

3. CONCLUSION

Il ressort des thèmes abordés ici qu’il serait illusoire de vouloir dégager une
cohérence parfaite dans les prises de position de Mercier. Même s’il avait prévu les
événements révolutionnaires dans son uchronie, il est possible que la dure réalité des
événements – il a lui-même échappé de peu à la guillotine – ait traumatisé l’homme des
Lumières, comme le pense Enrico Rufi42 : « Sa confiance en la Raison, qui n’avait jamais
été sans failles, ne passa pas indemne à travers l’apocalypse. » Le polémiste impénitent
laisse parfois libre cours à une outrance qui l’aveugle. Ainsi, dans le domaine des

41
En effet, ces pages 164 à 168 appartiennent aussi au chapitre XL où Mercier justifie la suppression de la dot et
l’autorisation du divorce du seul point de vue masculin et en des termes peu flatteurs pour les femmes.
42
Enrico Rufi, Le rêve laïque de Louis-Sébastien Mercier, entre littérature et politique, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, p. 6.
sciences et de la philosophie, il est difficile de trouver une réflexion très stable. Ses
foucades visent, non sans contradiction, tant certains idéologues qu’il accuse
d’empirisme matérialiste, que les théories de Newton, auxquelles il reproche de
« mathématiser » au détriment d’une simple observation des faits. En revanche, sa
conception de la langue est en avance sur son temps. Contrairement à un purisme qui a
dominé une bonne partie du XVIIIe siècle, par exemple chez Voltaire43, il défend une
langue en mouvement et le droit imprescriptible des écrivains à innover, annonçant ainsi
la liberté revendiquée par un Hugo. À l’exception de quelques fantaisies que des
critiques44 n’ont pas manqué de lui reprocher, l’on peut considérer que Mercier a été un
néologue éclairé. Du point de vue politique, il se situe dans la ligne des meilleurs
représentants des Lumières : opposé sans concession au despotisme de l’Ancien Régime,
il condamne sans réserves la dérive sanguinaire de Robespierre. En matière religieuse,
rejoignant le déisme de Voltaire, il montre un grand attachement au culte d’un Dieu
créateur, mais aussi un anticléricalisme tout aussi vif, en condamnant les graves dérives
de l’Eglise de son époque. Même si le terme « féminisme45 » n’existait pas encore, les
revendications émancipatrices d’Olympe de Gouges en faveur des femmes, ont eu
quelque retentissement à l’époque de la Révolution. Au contraire, l’abandon…en 2440
de toute forme d’égalité entre l’homme et la femme est vue par Mercier, comme un
progrès considérable. Ici, il n’est plus question de liberté ou de tolérance, mais d’une
soumission totale de l’épouse au bonheur de son mari. En revanche, dans cette
uchronie, il souligne le rôle essentiel de la mère dans l’épanouissement physique et
spirituel du jeune enfant…

Louis Sébastien Mercier, une personnalité souvent éclairée, mais avec quelques
ombres sur les Lumières…

Jean René Klein

43 Il partage avec Voltaire son intérêt pour des mots anciens, qu’il juge abandonnés à tort, mais rejette sa nostalgie
inconditionnelle pour la langue classique du XVIIe siècle.
44
Ainsi, vétipède ‘soulier’ et platopodologie ‘ traité des pieds larges et plats’…
45 Féminisme serait attesté pour la première fois en 1837 (TLF).
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