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Études d'antiquités africaines

Saint Cyprien, évêque de Carthage, « Pape » d’Afrique (248-


258). Contribution à l’étude des « persécutions » de Dèce et de
Valérien
Préface de Jean Lassus
Charles Saumagne

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, . Saint Cyprien, évêque de Carthage, « Pape » d’Afrique (248-258). Contribution à l’étude des « persécutions » de Dèce
et de Valérien. Préface de Jean Lassus. Paris : Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1975. pp. 3-
195. (Études d'antiquités africaines);

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ÉTUDES D'ANTIQUITÉS AFRICAINES

Saint Cyprien

Evêque de Carthage

«Pape» d'Afrique

(248-258)

Contribution à l'étude des «persécutions))


de Dèce et de Valérien

par

Charles SAUMAGNE
Correspondant de V Institut

Préface de Jean LASSUS

ÉDITIONS DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE


15, quai Anatole-France - 75700 Paris
1975
(<'j Centre National de la Recherche Scientifique, Paris 1975
ISBN 2-222-01707-6
SOMMAIRE

Préface par J. Lassus

Avant-propos

Première partie : La cité des hommes et la cité de Dieu. Saint Cyprien


doctrinaire (248-254) 21

Chap. I Le votum de Dèce (3 janvier 250) 23

.
Chap. II Le dossier de saint Cyprien 33
Chap. Ill Les confesseurs relégués . . 41
Chap. IV Le combat de la souffrance 59
Chap. V L'Eglise sur la montagne . . 69
Chap. VI La restauration du pouvoir sacerdotal 89
.

Deuxième partie Le grand refus. Saint Cyprien martyr (255-258) 107

Chap. I La crise des années 255-256 109


Chap. II Saint Cyprien excommunié 117
Chap. Ill Les litterae impériales et la proscynèse 131
Chap. IV L'exil de Cyprien à Curubis 149
Chap. V La passion de saint Cyprien 155

Epilogue : La paix de Gallien 191


Ceci a été écrit en mémoire d'Ettore Pais, d'Edouard
Cuq, d'Henri Grégoire, de Charles Guignebert, d'André
Piganiol, de Fernand De Visscher, de William Marçais
et de Hassen - Husni Abdul-Wahab, mes maîtres —
et qui furent mes amis.
C.S.
PREFACE

Ce livre a une longue histoire. Les idées qui le portent sont apparues relativement tard dans les
publications de son auteur, à partir de 19541 ; mais les amis de Charles Saumagne connaissaient bien la genèse,
les avatars et les reprises d'un travail qui, sur la fin de sa vie, était devenu sa principale préoccupation. C'est
en 1971, de retour d'un voyage à Tunis, que Maurice Euzennat, Directeur de V Institut d' Archéologie
Méditerranéenne, m'en parla pour la première fois, en évoquant les craintes que donnait la santé de Saumagne,
l'importance que celui-ci attachait à ce livre et le souci qu'il avait de le voir imprimé. Une telle publication
s' accordant avec la vocation des Antiquités africaines, nous envisageâmes alors de l'assurer et M. Euzennat
en reçut en notre nom la charge de l'auteur lui-même peu de temps avant sa mort. La sœur de celui-ci, Madame
Rapp- Saumagne, voulut bien nous la confirmer, tandis que Monsieur Paul Sebag, qui était sans aucun doute
le mieux placé pour le faire, se chargeait, avec Mme Claude Alain, MM. Elle Cohen-Hadria et Marcel
Solignac, au nom d'une longue et pieuse amitié, de retrouver la version définitive du texte à travers les
différents manuscrits qui en étaient conservés.
Celle-ci fut ensuite confiée à Serge Lancel, qui essaya de compléter les références lacunaires, non
sans se heurter à des difficultés souvent insurmontables, et c'est finalement sous cette forme que la section
des Langues et civilisations classiques du Comité national du C.N.R.S., après le Comité de lecture des
Antiquités africaines, décida de l'accepter. M. Edouard Delebecque a bien voulu revoir les citations grecques.
Par sa méthode et par ses conclusions, le livre ne manque pas de susciter des critiques et des
contradictions. Mais nous pensons qu'il sera difficile de parler désormais de l'histoire du christianisme au IIIe siècle
sans tenir compte des thèses de Saumagne.
Celui-ci est parti d'une analyse serrée des Lettres de Cyprien2. Il a cherché à en extraire des
connaissances précises sur l'homme, sur l'évêque, sur le chef; à définir, à partir de son vocabulaire et du vocabulaire
juridique romain, le caractère des situations dans lesquelles il s'est trouvé, qu'il s'agisse de la condition de
l'Eglise au IIIe siècle en face de la législation impériale, en particulier en Afrique, des relations entre l'évêque
et les autorités romaines, de la nature des conflits et des décisions qui cherchent à les résoudre. L'auteur
veut aussi reconnaître les formes de la vie intérieure de la communauté chrétienne, l'autorité que possède
ou que prend celui qui en est le chef son attitude envers les dissidents, sa conception enfin de l'unité de l'Eglise,
de la primauté de Rome et des autres sièges apostoliques, de la personnalité de l'église africaine.
Ce n'est donc pas par hasard que l'ouvrage commence par une révision du classement chronologique
de la correspondance de Cyprien. L'intervention de l'auteur pour le commentaire de telle lettre ou de tel
paragraphe accroche son analyse à une date déterminée, à une phase précise d'une histoire complexe et
délicate. Le lecteur voit se développer V événement à travers l'action et les réactions d'un témoin vigilant, sans
cesse prêt à intervenir — et dont la personnalité se dessine de mieux en mieux, sous des traits assez nouveaux.
Pour ne pas être arrêté dans sa démonstration, Saumagne a presque complètement écarté les références
modernes. Il n'évoque pas les positions prises par d'autres avant lui, sur les problèmes qu'il affronte. Il s'avance

1. Coire, convenire, colligi. R.H.D., 1954, p. 254-263. La persécution de Dèce à Carthage d'après la correspondance
de saint Cyprien. B.S.A.F., 1957, p. 23-42. Corpus christianorum. R.I.D.A., t. 7, 1960, p. 437-478 et t. 8, 1961, p. 257-279.
La persécution de Dèce en Afrique d'après la correspondance de saint Cyprien. Byzantion, t. 32, 1962, p. 1-29.
2. C. Saumagne n'avait pas donné pour saint Cyprien de références au C.S.E.L. (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum
Latinorum) ; la rédaction, dans la mesure du possible, a cru utile d'y renvoyer.
8 C. SAUMAGNE

méthodiquement, selon son programme, et ne se sert même des textes anciens que dans la mesure où ils
apportent une confirmation — ou suggèrent une objection — sur un point précis de V exposé. Il n'y a pas à proprement
parler de débat, puisque les autres points de vue, différents du sien, n'entrent pratiquement pas en ligne de
compte dans sa présentation. C'est un exposé autonome — et très souvent surprenant.
Nous sommes donc en présence d'une thèse, et l'auteur, hélas, n'est plus là pour affronter la
contradiction. Je n'oserai pas dire — ni Serge Lancel, ni Jean Gaudemet qui ont attentivement étudié le manuscrit —
que Saumagne, parti pour sa rédaction d'une idée préconçue, n'ait jamais sollicité un texte, forcé le sens d'un
mot, d'une phrase, d'un paragraphe. Ses tendances personnelles, ses jugements de valeur, sont rarement
exprimés d'une façon explicite. Ils transparaissent souvent et, de toute façon, inspirent sa ligne de conduite.
« Saumagne — écrit Jean Gaudemet — sait appuyer des vérités hypothétiques sur une interprétation subtile
des textes ». Et il ajoute : « mais on ne peut rester indifférent aux questions que pose Saumagne sur les finalités
de la torture appliquée aux chrétiens, et sur l'étrange liberté dont auraient bénéficié ceux qui avaient résisté
aux épreuves ». J'ajouterai, ni aux interprétations qu'il propose des problèmes qu'il a en quelque sorte
découverts.
Jean LASSUS
AVANT-PROPOS

Alors qu'il ne s'était agi, pour l'auteur de cette étude, que de s'instruire des conditions dans
lesquelles s'est déroulé un événement auquel l'apologétique classique attribue une portée historique
considérable, l'objet de l'entreprise est assez tôt devenu de rechercher si les incidents politiques connus sous la
dénomination de «persécution de Dèce » et de «persécution de Valérien », et qui ont marqué un moment
du développement du christianisme primitif en Afrique au cours du me siècle, n'auraient pas été caractérisés
par des traits sensiblement différents de ceux que nous a transmis une tradition presque universellement
reçue et qui est fondée à peu près uniquement sur les rapports dont saint Cyprien, évêque de Carthage,
est l'auteur.
Cette étude a été engagée, faut-il le dire, pour être poursuivie de bonne foi (il en a bien été,
je crois, ainsi) ; mais d'une bonne foi dont le progrès d'une investigation critique aura revêtu les apparences
d'un parti-pris voulu — d'un parti-pris qui ne s'est évidemment pas appliqué sur les sources, mais sur
les interprétations qui en sont généralement données, les unes agressivement apologétiques, les autres
systématiquement négatrices.
Je me suis tôt avisé que la mémoire de l'« honnête homme» ne se nourrissait plus guère que de
ces interprétations devenues traditionnelles, et fort peu, sinon à peu près pas, de la correspondance,
cependant pathétique, de Cyprien, et de ses Traités ou Mémoires.
Cette disposition d'esprit m'a porté à me dispenser d'alourdir mon texte du poids de ces myriades
de références erudites, à l'absence desquelles l'information du lecteur spécialisé saura toujours suppléer.
Parmi les études qui sont familières à l'auteur, la plus récente et la plus suggestive est assurément
celle d'Henri Grégoire et de ses collaborateurs MM. Porgels, J. Moreau et A. Maricq : Les persécutions
dans VEmpire romain, dans les Mémoires de V Académie royale de Belgique (classe des lettres) (XLVI,
fasc. 5, Bruxelles, 1961) qu'H. Grégoire a dédiée à Jérôme Carcopino. Andréas Alfôldi a projeté de vives
lumières sur le problème de la «persécution de Dèce» dans Klio, t. 31, 1936, p. 323 suiv. sous le titre
Zu dem Christenverfolgung in der Mitte des 3 Jahrs. Alfôldi se tient à l'opinion que l'initiative de Decius
a été dirigée spécialement contre les chrétiens ; il la fait remonter au début du règne pour des raisons
qui n'ont pas emporté ma conviction. Je n'ai pas négligé les travaux de E. Liesering, Untersuchungen zur
Christenverfolgung des Kaisers Decius (Dissertât. Wuestburg, 1933), et de J.A. Gregg, The Decian
persecution, 1898. Parmi les travaux d'ensemble qui sont le plus généralement cités à propos de la
persécution de Dèce (Allard, Aube), en dernier lieu J. Vogt, art. Christenverfolgung, I, dans Reallexikon fur
Antike und Christentum, p. 1183 suiv.) ; on n'y rencontre guère la mention du magistral ouvrage que
Paul Monceaux a consacré à saint Cyprien et qui constitue le tome II de sa monumentale Histoire de la
littérature chrétienne d'Afrique ; l'analyse critique et le classement des sources littéraires, hagiographiques
et archéologiques auxquels a procédé ce Maître, offrent les bases sûres de toute étude sur les affaires
auxquelles a été mêlé saint Cyprien. Il faut enfin lire A. Alfôldi : The crisis of the Empire 249-270, dans
Cambridge ancient history, XII, 1931, p. 202 suiv. ; et avoir sous la main Dom Cabrol-Leclercq, en
particulier l'article Persécution dans Diet, d'arch. et de liturgie.
J'avertis que le Bulletin de la Société des Antiquaires de France, p. 23-42 a publié (1959) le texte
de la conférence que j'ai faite, le 23 janvier 1957, devant cette savante compagnie, sur la Persécution de
Dèce, à Carthage, d'après la correspondance de saint Cyprien. En 1962, H. Grégoire, qui a disposé du
manuscrit de cette étude, en a publié un extrait dans Byzantion, t. 32 (1962, Hommage à P. vanden Veri)
sous le titre : La Persécution de Dèce en Afrique, d'après la correspondance de saint Cyprien.
10 C. SAUMAGNE

Des conclusions de ces essais déjà anciens ont fait un bienveillant état : Luc Duquenne, Etude de
chronologie des œuvres de saint Cyprien {Note pour V histoire de la persécution de Dèce), dans les publications
de l'Université catholique de Louvain, classe de Philosophie et Lettres, 19691 ; et Victor Saxer, Vie
liturgique et quotidienne à Carthage vers le milieu du IIIe siècle, dans Studi di Antichità cristiana, Pontiflcio
Istituto di Archeologia cristiana, t. 29, 1969.
C'est l'abondance, probablement exhaustive, de références à l'œuvre de saint Cyprien et la
pertinence de leur classement, qui, pour une grande part, m'ont dispensé d'en alourdir les développements
de cette étude.
Mais la source des sources demeure l'œuvre de Cyprien. A la lire avec la patience méfiante qui
convient, on inclinera à ne trouver trop souvent en elle que les témoignages d'une sorte de « sonorisation »
amplificatrice, émotive, émouvante, mais également calculée de sang-froid, de faits incidents de la politique
romaine le plus objectivement conforme à la nécessité des temps.
L'obligation de se défendre contre le charme de la dialectique cyprienne m'a conduit à faire
l'effort, pour apprécier les actes de l'administration romaine, de me placer dans la position de conscience
et de « contestation » qui a pu être celle de tout haut fonctionnaire impérial, naturellement indulgent et
compréhensif, mais ami de l'ordre établi et respectueux des dieux en possession d'état.

J'ai craint que nombre de propositions avancées par moi au long de cette étude ne donnent à penser :
— ou bien que je ne me suis pas assez bien informé de ce que les habiles en cette matière ont le plus
généralement établi, touchant la position juridique où ont été les sectes chrétiennes au sein de la société politique
dans le moment où saint Cyprien y vient occuper une place si dominante ; — ou bien que je me suis
fait à cet égard une opinion singulière, mais inexprimée, et que je n'ai apprécié certains faits ou événements
qu'à la lueur, plutôt qu'à la lumière, de présomptions inconsistantes et, de ce fait, incohérentes.
J'avertirai donc qu'un postulat — conçu pour préparer l'avènement de saint Cyprien dans
l'histoire positive — est sous-jacent aux positions prises dans cette étude ; et il est probable que, si ce postulat
venait à être reçu autrement que comme une ingénieuse hypothèse de travail, il aiderait à expliquer, pour
une bonne part, comment, au plan de l'historicité pragmatique, une secte juive, rameau détaché d'une
obscure religion ethnique et topique, celle du Dieu Yahvé, en est venue, en deux siècles, et par le moyen
de laborieux et, par moments, douloureux accommodements au monde, à s'établir «religion d'Etat»
du plus puissant Empire qui ait dominé notre monde occidental, — et a pu continuer encore de l'être
ou d'y prétendre.
Pour ne considérer la chose qu'en un moment de sa première maturation dans le monde, — les
débuts du IIIe siècle — , les « sectes chrétiennes», et avec un relief déjà marqué, celle d'entre elles vouée
à prendre position d'« orthodoxie » et de « catholicité », ont subsisté en un « état de droit » que le
vocabulaire technique a « défini » par une formule apparemment et malheureusement paradoxale, que nous a
transmise Tertullien s'adressant au proconsul d'Afrique : «jure non licet esse christianos»2, — définition
que l'on entend généralement comme si elle disait : non licet esse christianum.
Cette proposition, dans la mesure où il en a été fait un état autre qu'évasif (à ma connaissance),
a été unanimement interprétée comme signifiant qu'« // n'était pas permis aux chrétiens d'exister » c'est-
à-dire de se manifester collectivement en tant que tels, et que, du seul fait de cette prohibition, la pratique
de cette religion constituait un délit positif. Et la preuve historique de cette illicite délictuelle passe pour

1. A l'édition ronéotée a succédé une édition imprimée : Duquenne (L.), Chronologie des lettres de saint Cyprien.
Le dossier de la persécution de Dèce. Subsidia hagiographica, n° 54, Société des Bollandistes, Bruxelles, 1972.
2. Tertullien, Apologeticum, IV, 3 sqq.
SAINT CYPRIEN 11

avoir été fournie par une longue suite de « persécutions » que les chrétiens seraient demeurés exposés à
subir, en raison de leur obstination à transgresser cette défense.
J'estime qu'il devrait apparaître constant que le verbe « esse » appliqué à désigner l'activité
confessionnelle de telle ou telle catégorie de « dévots » (cultores), définit éventuellement leur aptitude légale et
leur capacité juridique à « composer des collèges », (collegia ou sodalicia constituere ou habere,
spécialement des « collegia salutaria»).
La preuve que tel est le sens de cette proposition — et il me paraît difficile de récuser cette preuve —
nous est donnée par le texte authentique de l'Edit que l'Empereur Galère a promulgué en l'année 311
pour mettre fin, au moins en Orient, à l'« état de persécution» systématique et aberrante, que les Té-
trarques, unanimes, avaient créé en 303. L'objet de cet « Edit de Galère » n'a été que de rétablir les chrétiens
in génère dans l'état de « capacité d'être » où ils avaient été jusqu'au moment où ils en avaient été privés
par les Edits de 302-303.
Galère s'exprime ainsi dans la version latine de cet Edit que Lactance nous a transmise : « ...ut
denuo sint christiani»1 ; le texte grec, original, nous a été conservé par Eusèbe de Césarée en ces termes :
tva aô0t,ç &>Giv jrptcmavoi2. Cette proposition doit être traduite : « que de nouveau les chrétiens
soient», — et, en paraphrasant dans la direction indiquée par Tertullien : «...que, de nouveau, les
chrétiens aient licence de prétendre à manifester leur existence en conformité avec le droit»3.
Pour une pluralité de personnes qu'anime un même sentiment à l'égard d'un même objet, —
principalement quand ce sentiment et son objet sont de religiosité —, la manifestation sociale et juridique de
leur coexistence spirituelle se trouve réalisée lorsqu'ils ont satisfait à la commune tendance grégaire qui
les porte à « se réunir en un même lieu » et, en outre, lorsqu'ils disposent communautairement et sous
les pleines garanties du droit, d'un lieu où accomplir, en privé ou ouvertement, cet acte de réunion.
Et c'est de quoi nous rend parfaitement compte Galère lorsque, dans son Edit, il ajoute : « et
(que les chrétiens) bâtissent à nouveau les édifices dans lesquels ils se réunissent »4.
A l'analyse, cet article de l'Edit vise deux droits qui, encore qu'ils soient de même nature essentielle,
peuvent être exercés distinctement, l'un indépendamment de l'autre.
L'un est celui de « rebâtir des immeubles », — droit qui implique ici celui de les avoir précédemment
bâtis. Ces immeubles ont été, par hypothèse, d'un intérêt commun à ces chrétiens. Ils ont été en premier
lieu édifiés, et ils ne peuvent être présentement restaurés, qu'en fonction d'une capacité « réelle», qui ne
saurait être détenue et exercée communautairement qu'autant que ceux qui en disposent l'ont reçue au
titre de collectivité dotée d'une «personnalité» relative. On sait qu'une telle «personnalité», à la fois
fictive et pragmatique, ne peut être manifestée que par un agent en quelque sorte global et conçu pour
être représentatif de la solidarité contractuelle qui unit entre eux les membres d'un «collège», qui ont
été préalablement autorisés à manifester, en forme légale et en consistance bien définie, leur capacité
potentielle d'« être ».
L'attribution légale faite aux chrétiens du « droit de rebâtir des immeubles » qui ont été les leurs,
implique donc la restitution préalable du droit de « constituer des collèges », et, en la présente circonstance,
des collèges de la catégorie de ceux qui ont la capacité d'« avoir des biens patrimoniaux », capacité propre
à ceux à qui il a été concédé d'avoir des « corpora » et dont les membres sont dits : « in quibus ex senatus
consult o coire licet».

1. Lactance, De mortibus persecutorutn, XXXIV, 4.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, 17, 9.
3. ...«ut denuo sint christiani... ita ut ne quid contra disciplinam agant». (Lactance, De mortibus persecutorum,
XXXIV, 4).
4. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, 17, 9.
12 C. SAUMAGNE

L'autre droit restitué par Galère aux chrétiens est celui de « se réunir », de « composer des conven-
ticules» dans ces édifices. On doit penser que l'immeuble ainsi restitué à un «collège», pour la raison
qu'il en est — et que lui seul peut en être — le propriétaire, c'est d'abord qu'est attribué aux membres
de ce collège le droit de s'y réunir entre eux.
C'est à désigner cet ordre de réunions proprement et strictement « collégiales », que je proposerai,
d'ores et déjà, d'affecter le terme de «coire», de former des «coetus»1.
Mais les « chrétiens », du moins ceux qui appartiennent à la classe sociale des tenuiores, autrement
dit des plebei, jouissent du droit — qu'ils partagent d'ailleurs avec les « non chrétiens» de la même classe
et qui, comme eux, sont admis à l'exercer hors de toute formation collégiale — de « former des
rassemblements » (dits conventus, conventicula) « dans un but religieux » {convenire religionis causa).
C'est cette image qui s'est présentée à l'esprit de Lactance lorsque, traduisant la proposition
grecque originale où il lisait : «qu'ils rebâtissent les immeubles où ils se réunissent» (s.e. de quelque
manière qu'ils le fassent), il escamote la mention du « droit de bâtir», pour aller tout de suite à celui de
« composer leurs petits rassemblements » {componere conventicula sua), qui est celui auquel aspire la
masse des « dévots » extérieurs au « collège », celle des laïci qui composent la plebs chrétienne et qui
gravitent autour et en dehors du «collège» que nous dirons, d'ores et déjà, «ecclésial».
On observera qu'en la circonstance Galère apparaît — du moins à mes yeux — comme un
précurseur. Car les légistes, rédacteurs de son Edit, ont pris soin de décomposer en ses éléments juridiques
{jure), le complexe des droits qu'avait abolis la législation diocletienne. On les voit, en effet, qui introduisent
ces éléments comme par le vestibule du « droit d'être» ; comme si, faute de quoi faire, les autres droits
connexes se trouveraient privés de leur support fondamental, qui est le droit de collegium constituere
habere. Il est à croire que ces rédacteurs, se trouvant les premiers en présence de cette législation
diocletienne y ont lu, tout d'abord, la prescription abolitive du statut précédent : postea non sint christiani,
formule emportant, à elle seule et par elle-même, la dissolution des « collèges » étroits et, par vacance
de « sujets de droits », la dévolution au fisc des biens communautaires devenus « sans maître ».
Les Empereurs qui bientôt suivront l'exemple restaurateur que leur donnait Galère, se sont trouvés
dans une bien moindre nécessité formelle de déclarer qu'ils restauraient d'abord les chrétiens dans la
« licence d'être ». Ils se sont directement occupés de restituer les biens naguère confisqués ; ils ont
mentalement estimé que le rétablissement de la « licence d'être » se trouvait logiquement et tacitement impliqué
dans celui de « bâtir des églises qui leur soient propres » et, pour le passé, dans celui d'exercer à nouveau
le droit de propriété collégiale sur « les immeubles et les domaines qui, dans un passé encore récent,
avaient été dans le dominium de ces personnes morales »2.
C'est une telle déduction que fait de lui-même Eusèbe lorsque, parlant de Maximin, il note que
« par un effet nécessaire de son libéralisme foncier, le tyran reconnaissait que (les chrétiens) disposaient
de certains droits »3.
Il y a donc eu un moment de l'histoire des chrétiens où cette « licence d'être juridiquement» {jure
esse licere), leur a été accordée, et après lequel elle est demeurée en vigueur, jusqu'au moment où les lois
des Tétrarques la leur ont tour à tour ôtée en 303 et restituée en 312-313.

1 Je déduis ce principe de la loi énoncée par le jurisconsulte Marcien, dès les années 220-225, et transcrite aux
Digestes, XL VII, 22 De collegiis, pr. et par. I, sous la réserve qu'il soit fait abstraction du terrible traitement que Th. Mommsen
.

a fait subir à l'économie de ce texte dans sa magistrale édition des Digestes. Qu'il suffise de restituer au par. I co[ven]ire,
là où les compilateurs byzantins (ou quelque copiste) nous ont transmis la leçon coire. De tout ceci je me suis expliqué — sans
grand écho, à ma connaissance — dans la Revue d'histoire du droit, 1954, p. 254-263 {Coire, convenire, colligi), dans la
Revue internationale des droits de l'Antiquité, t. 7, 1960, p. 437-478 et t. 8, 1961, p. 257-279 {Corpus christianorum), dans
Theologische Zeitschrift, 1954, p. 376-387 {Du mot aïpsaiç dans redit licinien de Vannée 313).
2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, IX, 10, 10.
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, IX, 10, 12.
SAINT CYPRIEN 13

Ce moment est celui où un historien contemporain des Tétrarques — qu'il soit dénommé Lampride
ou autrement — écrivant une « Vie d'Alexandre Sévère», nous dit que, vers les années 222-225, — plus
de trois quarts de siècle avant l'Edit de Galère — , cet Empereur «permit que les chrétiens soient»,
christianos esse passus est, formulant ainsi sa décision : sint chrisîiani ou licet esse christianos^ .
Et peut-être ne serait-il pas seulement ingénieux de suggérer ici que la perspective dans laquelle
s'est placé Galère a été si proche de celle où s'était, jadis, trouvé Alexandre Sévère, que l'un et l'autre
y ont englobé d'autres catégories de croyants que celle des chrétiens. A suivre en effet la version latine
de Lactance, Galère, en accordant aux chrétiens la « capacité d'être», n'aurait fait que leur étendre une
mesure dont d'autres qu'eux auraient eu, dans le même temps, le bénéfice : « Nous avons décidé », aurait
écrit Galère, « qu'il fallait étendre à leur cas aussi et sans aucun retard, le bénéfice de notre indulgence »2.
On pense aux Juifs : et peut-être même la rédaction de Galère a-t-elle serré de près celle d'Alexandre.
On ne voit pas, en effet, qui aurait fait l'objet, d'abord et séparément de cette identique faveur. Il serait
explicable que Lampride, comme s'il puisait à une seule et même source législative, ait écrit d'Alexandre
tout de suite avant : christianos esse passus est, et, comme d'une même plume, qu'il « réservait aux Juifs
leurs privilèges». Nous devons tenir ici présent à l'esprit que, parmi «les privilèges» dont jouissaient
les Juifs, sectateurs de Yahvé, comptait celui de ne pas être contraints d'adorer le « génie poliade » de Rome
en la personne de Jupiter ; et que ce qui rendait si dramatique la position des chrétiens au regard de la
loi pénale «de majesté», c'était d'avoir cessé, dès longtemps, de bénéficier, en tant que judéo-chrétiens,
de ce même privilège3.
On se représenterait volontiers, et sans forcer la vraisemblance, que les chrétiens de toute
observance, et plus instamment que tous les autres, ceux qui se posaient comme « orthodoxes », n'aient jamais
pu présenter aux Princes une requête tendant à l'octroi de la « licence d'être», sans se référer au statut
immémorial des Juifs, et sans représenter qu'ils étaient les cultores d'un «Christ» qui était lui-même
ethniquement et transcendantalement à la fois, Fils de Yahvé, Dieu des Juifs4.
Ce serait à une telle requête que Galère nous donne à penser qu'il a répondu lorsqu'il a écrit
qu'«aux chrétiens aussi» il a étendu «la licence d'être». Mais c'est une requête semblable qu'évoque
l'économie du récit qui nous rapporte implicitement qu'Alexandre la leur avait refusée, en tant que
corollaire d'une « licence d'être » collégialement.
Je me sens d'autant mieux justifié d'insister sur ce rapprochement, que l'Edit de Galère contient
positivement la concession aux chrétiens du privilège spécifique des Juifs. Car c'est bien aussi la dispense
de sacrifier aux dieux de Rome que leur accordait, enfin et le premier, Galère, « aux termes de cette même
lettre», — juxta hanc epistolam. Us devront, y est-il dit, prier « leur Dieu pour notre salut et pour celui
de la chose publique », à quoi il ajoute : « et pour leur propre salut ; de telle sorte que, en tout lieu,
(d'une part), la chose publique demeure inaltérable, et que, (d'autre part), il leur soit possible de vivre
en toute sécurité dans leurs foyers» («lieux de réunion» ?)5. Impossible donc, désormais, qu'un accu-
sator-delator acculât un chrétien-rmy, à la nécessité « d'adorer les dieux des Romains par l'encens et le
vin», de caeremoniari sous les yeux d'un juge qui n'aurait pu que constater la flagrance du délit et en
châtier l'auteur.
On sait que, de tout temps, les chrétiens avaient protesté de leur dévotion particulière pro salute
et incolumitate ; mais le Pouvoir n'en avait jamais déduit, comme ils pensaient pouvoir le faire eux-

1. Vita Alexandri Seven, XXI.


2. Lactance, De mortibus persecutorum, XXXIV, 4.
3. Cf Juster (J.), Les Juifs dans l'empire romain, Paris, 1914 et Reinach (T.), Art. Iudaei dans Dictionnaire des
Antiquités grecques et romaines de Daremberg (C.) et Saglio (E.).
4. Tertullien, Apologétique, XXI, I. ...«quasi sub umbraculo insignissimae religionis»...
5. « Unde juxta hanc indulgentiam nostra debebunt deum suum orare pro salute nostra et rei publicae ac sua, ut undique
versum res publica perstet incolumis et securi vivere in sedibus suis possint ». (Lactance, De mortibus persecutorum, XXXIV, 5).
14 C. SAUMAGNE

mêmes ou le prétendre, qu'ils étaient dispensés de traduire cette dévotion par le moyen des rites exigés
de tous les sujets de l'Empire, les Juifs exceptés. Aussi est-ce d'une même plume et comme si un
synchronisme liait l'une à l'autre les deux propositions qu'Alexandre Sévère « réserva aux Juifs leurs privilèges » ;
mais « il permit que les chrétiens soient ». Si quelque Lampride nous avait rapporté la décision de Galère,
on peut imaginer qu'il eût écrit : « Galère ne réserva pas aux Juifs leurs privilèges, « mais en autorisant
les chrétiens à être, il leur en étendit le bénéfice ».
Depuis les origines jusqu'à l'« édit de tolérance» d'Alexandre Sévère, dans les années 225, les
divers sectateurs chrétiens ou « apparentés», ont subsisté, d'abord à Y ombre même puis, assez tôt, « dans
V ombre portée » des synagogues, dans la mesure où il en était, parmi celles-ci, qui se retenaient de mêler
de trop près le pouvoir séculier des « goym » au règlement des « discordes et schismes » provoqués un peu
partout dans les communautés de la diaspora, par foisonnement des « christiano-judaïsants » et des
« gentils » convertis à l'« église de la Synagogue ».
Les temps, cependant, sont assez tôt venus où les vicissitudes politiques subies par l'ethnie juive
de stricte observance (en 70 et en 140) et où la maturation et la spécification des thèmes hétérodoxes de
la croyance et des rites protochrétiens ont accusé, avec un relief devenu notoire, les traits essentiels qui
individualisaient les modalités d'un christianisme global évoluant vers l'autonomie, tant dogmatique
que structurale.
Ces temps de la protohistoire juridique des chrétiens ont été ceux qui se sont écoulés depuis que
saint Paul et Clément de Rome enseignaient, ou rappelaient, aux néo-chrétiens de Corinthe, les règles
— de convenance mondaine et de discipline ésotérique à la fois — , qui devaient présider à la tenue de
leurs réunions accomplies à la fois ad epulandum et religionis causa. Ces temps ont été aussi ceux où
Hippolyte de Rome publiait ouvertement sa « Tradition des Apôtres » et où Tertullien, s'adressant au
proconsul d'Afrique (qui n'en ignorait rien certainement), décrivait les assemblées que les chrétiens
tenaient à des fins de charité alimentaire et de spiritualité rituelle.
Or, au cours de ces temps qui s'écoulent entre le repas pascal qu'a présidé Jésus à la veille de sa
mort jusqu'à celui où Alexandre Sévère a admis que ses disciples auraient désormais le droit d'en célébrer
commémorativement de semblables, à l'ombre des lois personnalisant un choix d'associations sodalices
dites « salutaires », les témoignages ne nous font pas défaut qui attestent que les chrétiens de toute
observance, — de même d'ailleurs que les cultores de toute autre divinité que celle du Christ — ont tenu,
librement et ouvertement, leurs « assemblées », non pas encore dans les formes collégiales, mais dans
celles de ces rassemblements que des lois déjà anciennes désignaient, pour en distinguer les objets spécifiques,
des noms soit de coitiones-coetus, soit de conventus.
Je crains que l'on n'ait pas fait l'état qu'il convient de la législation qui a tenu ouverte, à la
disposition d'une partie numériquement importante de la société des sujets de l'Empire, l'exercice du « droit
de réunion », sous ses deux formes. Ce droit, cependant, la loi et les jurisconsultes l'ont bien distingué
du «droit d'association» qui est celui de «collegium habere ou constituerez, autrement dit d'«être».
De cette législation c'est un empereur chrétien, Y autocrator Justinien, qui nous a conservé, au
Livre 47, titre 22 de ses Digestes, sinon le texte, du moins l'analyse fort bien circonstanciée, qu'un
jurisconsulte du temps de Caracalla — tout proche de celui où Alexandre « permettait aux chrétiens d'être » —,
Aelius Marcianus, avait fait d'elle au livre 3e de ses « Institutions ».
Cette « Loi », — le mot étant pris dans le sens qu'on lui donne pour désigner les textes des grands
juristes transcrits aux Digestes — nous la dirons « marcienne ».
Elle est ainsi rédigée :
(Art. 1) — « Mandatis principalibus praecipitur praesidibus provinciarum ne patiantur esse [collegia]
sodalicia neve milites collegia in castris habeant...»1

1. Digeste, Livre XLVII, Titre 22, 1.


SAINT CYPRIEN 15

« C'est par des actes législatifs émanant de l'autorité impériale (mandat is principalibus)
qu'il est prescrit aux Gouverneurs de Province de ne pas admettre l'existence des « collèges
sodalices», — non plus que d'admettre que les militaires constituent des collèges à
l'intérieur des camps ».
On rencontre ici, touchant Je « droit d'association », le principe selon lequel appartient
personnellement au Prince le pouvoir de « souffrir que les collèges soient », {ne patiantur esse collegia), et que
c'est à lui d'en décider dans chaque cas particulier où des requérants, dételle ou telle catégorie, sollicitent
de lui la « licence » que tel ou tel collège de l'ordre des sodalices « soit » ; si bien que Alexander christianos
esse passas est, pourrait être compris : (christianorum) collegia passus est.
(Art. 2) — ... sed permit titur tenuioribus stipem menstruam conferre : dum tamen semel in mense
coeant ne sub praetextu hujusmodi illicitum collegium coeat... »1
« Toutefois, il est permis aux tenuiores (c'est-à-dire à ceux qui appartiennent à la classe
sociale politique dite des tenuiores) de faire apport en commun d'une contribution mensuelle
(stipem menstruam conferre) sous la réserve que (à cette fin) ils ne se réunissent qu'une fois
par mois en forme de coitio, -coetus (dum semel in mense COEANT) ; de telle manière
que, sous ce prétexte (de faire apport d'une cotisation mensuelle), ce ne soit pas, (en fait),
un « collège non autorisé » qui se réunit en forme de coitio coetus. (ne sub praetextu hujus
modi illicitum collegium COEAT).
Notons qu'il suffirait de ce texte pour nous porter à admettre que le verbe coire désigne
techniquement un mode de rassemblement qu'une catégorie de sujets, — ici ceux qui sont dits tenuiores — a le droit
de librement pratiquer une fois par mois, lorsque ceux qui participent à de telles réunions ne se proposent
pas d'atteindre un autre objet que de mettre en commun une cotisation mensuelle, — (autant dire,
pratiquement, de constituer une « sorte de caisse »), à quelque fin licite que ce soit, (semble-t-il du moins).
Mais, de ce même texte, tel qu'il nous est donné, il ressort assez que ce « droit particulier de réunion »
est, par ailleurs, susceptible d'être organiquement impliqué dans l'exercice du « droit d'association »,
dans les cas où le Prince « a souffert qu'un collège sodalice soit», puisque l'exercice abusif de ce droit
est susceptible de donner le soupçon qu'il manifeste l'existence d'un «collège illicite».
Il se trouve heureusement que le témoignage de l'épigraphie atteste l'existence indépendante de ce
droit de coire, par le fait qu'il la distingue de celle d'une autre forme du « droit de réunion» qui est dite
de convenire. La précieuse loi collégiale (lex collegii), que se sont donnée à Lanuvium en 133 les « dévots
de Diane et d'Antinous» (cultores Dianae et Antinoi) reproduit, en effet, à la fois le titre d'un Senatus
Consulte (ou d'un Plébiscite) et l'un de ses articles qui traitent du jus coeundi, comme d'un droit distinct
et d'économie spécifique.
L'article est inséré dans l'acte de fondation de ce «collège salutaire», extrait d'un document
législatif, qui est ainsi intitulé : « Kaput ex SC.P.R. : quib(us) coire co(nvenire) collegiumque habere
liceat — « à quelles personnes il est permis de « coire (ou) de convenire (ou) de constituer des collèges»2.
Il est important de relever au passage que c'est là l'intitulé authentique d'un acte législatif qui nous
autorise à considérer isolément le droit de former soit des « réunions », que nous pouvons dénommer
coetus, du fait qu'elles manifestent le droit de coire, soit des « rassemblements» qui, procédant du droit
de convenire, doivent être dits conventus ; car cet article traite du droit de collegium habere indépendamment
de la capacité d'être membre d'un collège.

1. Digeste, Livre XLVII, Titre 22, 1.


2. C.I.L., XIV, 2 1 12. Cf Waltzing (J.-P.), Etude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains,
Bruxelles, 1895-1900, III, 2 311.
16 C. SAUMAGNE

Ce texte dispose en effet que « ceux qui voudraient faire ensemble apport d'une cotisation mensuelle,
devront s'assembler en forme de coetus, mais seulement dans le cadre de ce collegium... (in id collegium
coeunt) ; et dans le cadre de ce collège, ils ne se réuniront (en forme de coetus) qu'une fois par mois pour
le versement de leur cotisation (neque sub specie ejus collegii, nisi semel in mense, c(oeant) confer endi
causa) ».
Ainsi, de l'accord entre l'épigraphie et la « loi marcienne », il ressort assez que le droit de coire
ne peut être exercé qu'une fois par mois et qu'il ne peut l'être que dans le but de faire ensemble apport
d'une cotisation. Lorsque les cotisants mensuels sont, en même temps, membres d'un collège, il leur est
fait défense de coire hors du cadre de ce collège ; restriction qui nous confirme dans la certitude que ceux
qui ne font partie d'aucun collège — et c'est la situation dans laquelle sont les chrétiens par le fait que ne
leur est pas accordée la capacité de former des collèges en tant que chrétiens — peuvent donc coire
librement, stipem menstruam confer endi causa, à condition, cependant, qu'ils soient des tenuiores et que,
d'autre part, ils se gardent de donner à croire qu'ils ont, ce faisant, constitué de fait un « collège» alors
qu'ils n'ont pas reçu « licence d'être».
Aussi devons-nous nous attendre à ce que notre « loi marcienne », après nous avoir défini les
conditions dans lesquelles « il est permis » aux tenuiores de coire, nous instruise de celles dans lesquelles « il
ne sera pas interdit» à ces mêmes tenuiores d'exercer le droit de convenue, si la chose est faite pour motif
de religion.
(Art. 3) — Sed religionis causa co[nven]ire non prohibentur (s.e. tenuiores), dum tamen per hoc
non fiat contra senatus consultum, quo illicita collegia arcentur1.
« Mais il n'est pas interdit (s.e. aux mêmes tenuiores) de co[nven]ire, à des fins de religiosité,
sous la réserve cependant que, par V usage de cette latitude, il ne soit pas contrevenu au Senatus
Consulte en vertu duquel sont interdits les collegia qui n'auraient pas été autorisés».
Ce nous aura été l'occasion d'apprendre que, s'il est prescrit aux gouverneurs de ne pas admettre
que des collèges se forment dans leur ressort, c'est qu'il appartient au Sénat d'en donner l'autorisation.
Je crois pouvoir proposer l'hypothèse que les cultores divinitatis Dei Christi se sont établis et
organisés dans le monde romain à la faveur de cette « loi marcienne » et dans les limites qu'elle définissait,
tout comme le faisaient les tenuiores, cultores d'innombrables autres divinités.
On sait que, dans le monde romain, chaque ethnie ou cité — les Juifs et Jérusalem compris —
vénérait un génie qu'il tenait pour lui être spécifiquement tutélaire et avec lequel il entretenait un commerce
mystique de réciprocité, sur la base de do ut des ; et chaque ethnie, chaque cité avait ses lieux de culte
où adorer ces génies, au service desquels elle affectait des hommes qualifiés pour constituer un collège,
d'intention et de structure sacerdotales. Mais il n'était pas nécessaire que les dévots de ces divinités
poliades dussent s'organiser objectivement en collèges de droit public. Aussi ne nous est-il pas nécessaire
d'admettre que les dévots de ces génies aient été, aussi bien dans leur patria qu'en tout autre lieu, dans
la nécessité préalable d'avoir obtenu la « capacité d'être » ; ni à plus forte raison qu'il leur ait été
nécessaire de se « constituer en collèges » pour s'acquitter de leurs dévotions. Il leur était loisible de le faire
tout de même que le pouvaient les cultores de la divinité du Christ s'ils étaient tenuiores, en usant du droit
de coire une fois le mois en vue de collecter une cotisation de caractère mutualiste.
Aussi va-t-il comme de soi que, au cours de cette période introductive du christianisme, les
chrétiens ou christianisants aient été contraints de répondre de certains de leurs actes devant des juridictions
pénales. Dans ces cas il est honnête et prudent de présumer dès l'abord que les faits à eux reprochés ont
été de ceux que qualifie et réprime le droit commun le plus généralement et positivement applicable aux
sujets de l'Empire ; — et, au premier plan de ces présomptions délictuelles, nous devons situer celle

I. Digeste, Livre XLVII, Titre 22, 1.


SAINT CYPRIEN 17

d'avoir enfreint de quelque manière les dispositions de la « loi marcienne » qui ne sont rien de moins
que celles que prévoit la « loi de majesté ».
Selon que variaient, dans l'espace et dans le temps, de l'Euphrate à l'Océan, et de la mort violente
de Néron à celle, non moins violente, de Philippe l'Arabe, les dispositions de l'esprit public à l'égard
des détenteurs, simultanés et violemment discordants, d'une puissance publique sans cesse contestée,
il ne pouvait être de « réunion » ou de « rassemblement » qui ne fût gravement exposé au soupçon de
recouvrir une factio, de frôler la conjuratio et de composer des partes ; et aucune d'elles ne triomphait
aisément du soupçon d'être animée de quelqu'une de ces innombrables et confuses «idéologies» qui
se disaient alors religiones. De même il va de soi que cette atmosphère de compétitions exaltées, ou
seulement de rivalités sectaires ou de contradictions mystiques ne ménageait guère à l'application des lois
pénales les plus raisonnables les garanties d'une élémentaire objectivité. Et il n'aura pas été moins naturel
que les témoins contemporains des moments où les intérêts politiques, conjugués avec les passions éso-
tériques, présidaient à la mise en œuvre de ces lois ne nous en aient transmis que des images déviées et
comme réfractées à travers leurs propres préventions ou leurs traditions partisanes.
Mais dans le moment où le cours de l'histoire nous porte à rencontrer les destins d'exception
d'un Cyprien en Afrique ou d'un Denys en Egypte, nous devons nous garder de nous abstraire de
l'ambiance juridique qui a conditionné leurs actes.
S'il était permis d'apprécier ces actes à l'échelle des valeurs humaines, je dirais qu'ils ont
humainement composé avec les nécessités que les accommodements réalistes pouvaient dissiper à peu de prix.
En Afrique — pour ne connaître que la scène que Cyprien va envahir de sa souveraine personnalité —
vingt ans se sont écoulés depuis que, par l'effet le plus immédiat de la « capacité d'être» juridiquement,
les chrétiens ont disposé et usé du droit d'obtenir du Prince de « constituer des collèges ». De Carthage
aux arrière-pays de Tripolitaine et de Numidie, il n'est plus guère de territoire politique dans les limites
desquels les chefs des traditionnelles communautés chrétiennes n'aient au moins commencé de concrétiser
les virtualités naguère incluses dans les formes élémentaires des droits de réunion reconnus aux tenuiores
et dont ils ne s'étaient pas fait faute de tirer parti.
Jusqu'aux temps d'Alexandre Sévère, ces coetus des tenuiores avaient uni les unes aux autres,
par les liens d'une entente officieuse, un nombre restreint de personnes, dénommées et déclarées aux
autorités de police, et qui assumaient ainsi, aux yeux du Pouvoir public, la responsabilité de « surveiller »
(zizigx.otzzïv), avec l'assistance de personnes recommandables par l'âge (rcpscrêuTspot., seniores) et
d'auxiliaires choisis (electi), la bonne tenue des conventus qui « rassemblaient» d'autre part des cultores, à des
fins de repas d'assistance mutuelle pris dans un esprit de religiosité et en des formes discrètement rituelles.
Déjà ces coetus étaient devenus, deci, delà, assez cohérents pour être exposés au reproche de couvrir
l'existence d'une collégialité illicite.
Ces coetus avaient été, jusqu'alors, apparemment inorganiques : mais, désormais, ils étaient
admis à se donner des statuts en forme de lex collegii qu'approuvait l'autorité du Prince.
Les Gentils qui se souciaient d'être informés, ne pouvaient pas douter que les articles essentiels
de cette « loi contractuelle » avaient, de tout temps, et officieusement, régi le comportement effectif de
ces coetus qui, encore que légalement « mensuels », étaient devenus d'une permanence latente en raison
de la responsabilité « épiscopale » que, pour raison d'ordre public, ils assumaient en fait.
Bien des profanes curieux ou des fonctionnaires avisés avaient été en mesure de se convaincre
que les nouvelles disciplines collégiales qui paraissaient issues de la libre convention des contractants
étaient en fait, depuis longtemps, empruntées par eux à ce qu'ils avaient appelé de tout temps la «
Tradition des Apôtres », la TrapàSoaiç twv aTrocrroXtov. De cette tradition dérivait et se produisait au grand jour,
en premier lieu, la structuration hiérarchisée et celle de ses membres. Le coetus, désormais «collégial»,
se disait l'« assemblée » par excellence, l'assemblée ordonnée, Yecclesia, tenue sous la «surveillance»
d'un « épiscope », assisté de ceux qui « sont dans l'héritage » du Seigneur, les clerici, seniores-« presbytres »
et autres auxiliaires.
18 C. SAUMAGNE

C'est ainsi qu'à ce collège nous pouvons nous sentir autorisés à donner, selon l'occurrence, les
noms de « collège episcopal », ou « ecclésial », ou « presbytéral », ou « sacerdotal ».
Quant aux conventus, auxquels concourait le commun des tenuiores, il demeurait juridiquement
ce qu'il avait coutume d'être sous le régime pré-alexandrin, la plebs.
C'est d'une telle spécification organique que fait état Galère dans ce même Edit de Nicomédie,
lorsqu'il analyse le statut global des chrétiens en ses deux parties constitutives :
a) « ils se sont faits à eux-mêmes leurs lois selon leur propos et comme chacun en exprimait la
volonté, et ils les ont observées ;
b) et ils ont rassemblé en lieux distincts des foules distinctes »'.
D'autre part on peut croire que ce n'est pas sans s'autoriser de quelque source bien informée que
Lampride a tacitement associé la promotion collégiale des chrétiens à celle dont, dans le même temps,
Alexandre Sévère avait accordé d'autorité le bénéfice à la catégorie de ses sujets qui faisaient profession
de s'adonner à des négoces ou à des industries que nous dirons d'« utilité publique ».
Ces temps d'Alexandre Sévère sont ceux où l'ingéniosité pragmatique des Ulpien, des Paul, des
Marcien, des Modestin, prolonge dans le domaine sans cesse élargi du « droit d'association » les audaces
fictivement allégoriques grâce auxquelles, déjà trois quarts de siècle avant, les grands codificateurs de
l'Edit Perpétuel avaient orienté la doctrine du « droit d'association» dans la direction de cette «
personnalisation morale» qui investissait les «collèges» de la capacité d'accomplir les actes les plus utiles du
« commerce juridique ».
Dans ces débuts précurseurs, la loi, enregistrée par l'« Edit Perpétuel » et les « édits provinciaux »,
avait attribué à « certaines » associations qui tenaient autant du « collège sodalice » que de la « société
d'intérêts », la capacité de se comporter fictivement en « êtres de raison », c'est-à-dire en « sujets de droit »,
à l'égard « d'objets» réputés utiles à l'exercice de leur activité professionnelle. Ces « objets de droits»
étaient dits « corpora», et leur masse, corpus. Ce n'avait été d'abord qu'« en un petit nombre de
circonstances » qu'avaient été concédés ces «corpora», — concession qui comportait la «permission»
préalable, accordée ou confirmée, à ces associations de traiter ces corpora en éléments patrimoniaux —
« permission » dite d'« avoir un corpus» {corpus habere).
Ce faisant, le législateur transposait dans le domaine des associations nées de « pactes » privés
{leges contractus), et en vue de la gestion de leurs res privatae, des errements dès longtemps admis dans
le domaine de ces sociétés de droit public qu'étaient les cités, en vue de la gestion civique des res publicae.
Ces « collèges » privilégiés de droit privé étaient admis désormais à avoir, sur le modèle des cités, des
res « communes », une area « commune » et (surtout) un « agent » {actor) également dit « syndic » habile
à en représenter valablement, dans le collège, l'accomplissement des actes de commerce juridique.
En accordant aux chrétiens la «licence d'être», c'est-à-dire l'aptitude à solliciter du Prince et à
obtenir de lui la possibilité de constituer entre cultores divinitatis Christi des « sodalices » collégiaux,
Alexandre Sévère leur ménageait le droit de solliciter et d'obtenir de lui qu'à tel de ces « collèges » il
fût également permis de « corpus habere», — c'est-à-dire d'avoir, pour sa part, des res communes, et un
actor, un « syndic » que Lampride dénomme « defensor ».
Sans doute est-ce aux industriels et artisans en tout genre {omnino omnium artium) que Lampride
rapporte — et la formule qu'il emploie est « corpora constitua» — qu'Alexandre réalisa l'acte que Gaïus
nous dit être celui de « concéder des corpora et de corpus habere ». La langue du droit romain paraît bien
avoir opéré, dans cette circonstance, une de ces transpositions de sens que la rhétorique range parmi
ses « figures » sous le vocable de métonymie ; le mot corpus, corpora qui, strictement, a désigné en premier
l'objet du droit exercé par le sujet, a glissé à désigner l'objet de ce droit tout comme la res populi - res

1 Lactance, De mortibus persecutorum, XXXIV, 2.


.
SAINT CYPRIEN 19

publica - res publicae, objet sur lequel le populus exerce son droit, en est venu à désigner ce populus lui-
même.
Que ce même Alexandre Sévère ait bien accordé à « certains collèges chrétiens » d'intérêt spirituel
en même temps qu'à «certains collèges» d'intérêt économique les attributs de la personnalisation
juridique, c'est de Lampride encore que nous le déduisons.
Il rapporte en effet une anecdote1 qui paraît bien impliquer que, dans l'esprit du Prince, les
redores de province et les administrateurs du patrimoine impérial, praepositi et procuratores, autrement
dit les gestionnaires responsables des « biens de la couronne » (rationales) étaient associés aux prêtres-
sacer dotes ; et il faut bien que, pour justifier une si étroite assimilation de la structure de la haute hiérarchie
administrative profane et de ses responsabilités, à celle de la hiérarchie « sacerdotale », il ait bien et
directement connu quelques cas exemplaires d'une collégialité chrétienne solidement organisée et juridiquement
« personnalisée », digne d'être proposée en modèle à une administration publique.
C'aura été, je pense, en présence d'une telle « personne morale » de structure collégiale,
juridiquement capable de recevoir et de posséder un immeuble, que l'a mis un litige de caractère immobilier
dont des «chrétiens et des cabaretiers» (christiani et popinariï) l'avaient saisi. Ces chrétiens «avaient
occupé» un local qui avait dépendu du domaine public (de la cité de Rome apparemment) ; il nous
faut présumer que ces chrétiens n'avaient « occupé » cet immeuble ni «par la violence, ni clandestinement»,
ni à quelque « titre précaire», à preuve de quoi il nous est simplement dit qu'il avait cessé de dépendre
du domaine public. Les « cabaretiers » opposaient que ce local leur avait été promis.
Certes, en admettant même que ces popinarii aient prétendu agir collégialement, il est infiniment
peu probable qu'ils aient été du nombre de ces collèges professionnels ou artisanaux « d'utilité publique »,
auxquels le Prince avait «concédé» le droit d'« avoir des corpora». Aussi Alexandre, saisi par requête
et statuant par rescrit, confirma-t-il «les chrétiens» dans la possession du local en litige, ce qu'il n'eût
pu juridiquement faire si ces « chrétiens » ne s'étaient pas présentés à lui en forme de « collège
personnalisé », à la fois habile à plaider et à posséder. Il aura même fallu que les agents du fisc leur aient déjà
reconnu cette qualité, puisqu'ils les avaient déjà mis en possession du local, et si parfaitement que ce local
avait cessé d'être publicus. Ces «chrétiens», agissant judiciairement en tant que «collège personnalisé»,
joignaient donc le juste titre à la possession ; ils l'emportaient de beaucoup sur ce qui n'était, au mieux,
qu'une sodalité de gais compagnons qui ne pouvaient se prévaloir que d'une inconsistante promesse
à eux faite par quelque fonctionnaire des Finances, personnellement mal disposé à l'égard d'une religion
qu'une impatience bien explicable portait peut-être à s'affirmer sans discrétion.

1. Vita Alexandri Severi, XLVIII.


Première partie

LA CITÉ DES HOMMES ET LA CITÉ DE DIEU


SAINT CYPRIEN DOCTRINAIRE
(248 - 254)
CHAPITRE I

LE VOTUM DE DÈCE (3 janvier 250)

Une « supplication » de la romanité — Un acte religieux et un test de loyalisme — La communauté


chrétienne de Carthage vers 250 — Les deux phases de la mmcupatio votorum — La confession des chrétiens —
Le cérémonial des vota en Afrique.

Ce que nous, chrétiens, appelons la « persécution de Dèce » ne fut apparemment, dans le moment
où elle se produisit et aux yeux des contemporains, qu'un incident obscur, qui a impliqué accidentellement,
sans intention de les atteindre plutôt que toute autre catégorie de sujets, quelques chrétiens perdus dans
les arrière-plans d'une vaste opération de police politique. « Ce qui nous est arrivé là, observe un témoin
qualifié, saint Cyprien, c'est une exploratio, (un sondage, dirions-nous), plutôt qu'une persécution ». 1
Si la mémoire fervente des chrétiens a donné très tôt à cette circonstance un relief exceptionnel,
ce n'est pas seulement à cause de l'éclat dont l'épisode illustrait les annales et les fastes de l'Eglise
militante ; c'est surtout parce que l'épreuve a suscité en la personne de saint Cyprien un doctrinaire de génie
qui, dégageant le sens et mesurant la portée de l'événement, en sut conjurer les effets et y trouver l'occasion
de définir, en termes décisifs et avec une autorité souveraine, la position de la magistrature de la Cité de
Dieu dans ses rapports avec la magistrature de la cité des hommes et des puissances du mal.
En aucun moment, en effet, la discipline de la communauté catholique n'a été aussi proche de se
dissoudre au sein des institutions du droit commun de l'Empire, et l'Eglise d'en venir au rang des sectes
innombrables qui, solidaires de l'esprit du monde gréco-romain, devaient comme se fondre dans son
évanouissement. Cyprien a rallié, autour d'un principe simple et souple — celui de l'unité monarchique
du pouvoir de l'évêque, héritier direct d'un Apôtre, vicaire du Christ, Fils de Dieu — les églises de la
catholicité en déroute, au moment où ce qu'elles comptaient d'ennemis, jusque dans leur sein, pouvait
se flatter de les tenir à merci.

Une « supplication » de la romanité

Au mois de septembre de l'année 249, les troupes qui, sous les ordres de C. Messius Trajanus
Decius — sénateur romain, provincial d'origine italienne, mais né en Illyrie — venaient de vaincre une
horde de Goths, de Vandales, de Gépides, proclamaient empereur, un peu malgré lui, leur général, sans
autres égards pour la pourpre dont était revêtu depuis cinq ans M. Julius Philippus, provincial lui aussi,
d'origine arabe. Les compétiteurs réglèrent leur compte devant Vérone. Philippe y fut tué. Tandis que
Decius se hâtait vers Rome pour y faire ratifier par ses collègues du Sénat son usurpation et sa victoire,
les prétoriens y égorgeaient Philippe le Jeune, que son père avait confié à leur garde.
Il est assez naturel qu'un empereur issu de la sédition militaire et de la violence faite aux lois se
soit tout de suite inquiété de l'accueil que lui réserverait l'opinion publique de ses sujets.

1. Cyprien, De /apsis, V, in fine, C.S.E.L., 3, I, p. 240.


24 C. SAUMAGNE

Aussi, peut-être dès avant même son entrée à Rome, en cette fin de l'année 249, ordonna-t-il que
tous les habitants du monde romain, hommes, femmes et enfants de toute condition, accompliraient
solennellement un immense geste de ralliement à sa personne et à la dynastie qu'il méditait de fonder.
Il le fit sous la forme d'une universelle « supplication », c'est-à-dire d'une prière, unanime et simultanée,
montant à la fois de tous les temples et de tous les autels de la romanité, « pour le salut de l'empereur
et de sa famille divine ».
Sans aucun doute, Decius, personnellement pénétré de la foi politique des vieux Romains, ne
doutait pas de l'efficacité quasi magique et comme incantatoire de ces millions de sacrifices qui devaient
être simultanément offerts aux divinités protectrices de Rome, du Sénat et de son peuple, Jupiter, Junon
et Minerve.
Mais Decius était aussi un politique. Et comme par une pente naturelle aux politiques, il inclinait
à l'illusion que les vœux et les serments commandés aux foules et les enthousiasmes échauffés par les
seuls conseils de la peur ou du conformisme lient en quelque manière les peuples à leurs maîtres, et
cimentent leur fidélité. Il lui fallait cependant tenter de faire mieux que ses prédécesseurs. Il était apparent
que la pieuse servilité de leurs sujets ne les avait pas assurés contre leur inconstance. Car, depuis la mort
d'Alexandre Sévère (235), dans le court intervalle des quatorze dernières années, bien des loyalismes,
particuliers ou collectifs, avaient été attestés par des prières, par des sacrifices, par des serments et par
des dédicaces pro salute imperatoris. Et, cependant, sept empereurs au moins s'étaient succédé ou avaient
paru en même temps sous la pourpre ; et tous avaient péri de mort violente, tombés dans la sédition de
leurs troupes, dans les émeutes civiles ou les embûches domestiques.
A cet égard, de toutes les populations de l'Empire, celles de l'Afrique étaient peut-être les moins
sûres. Dix années ne s'étaient pas écoulées, en 249, depuis que, à elles seules, elles avaient élevé quatre
empereurs. Les souvenirs de ces pronunciamentos et les leçons qu'on en devait tirer ne pouvaient être
perdus sans danger.
Decius ne devait pas oublier que c'était dans une ville de la Province Proconsulaire, à Thysdrus,
qu'en mai 238 l'émeute avait porté à l'Empire, contre le prince alors régnant — Maximin — le proconsul
d'Afrique et son légat, les deux premiers Gordien, et désigné à la pourpre leur fils et neveu, Gordien III.
C'était à Carthage qu'en 240, il y avait à peine neuf ans, un certain Sabinianus, on ne sait par
quelles intrigues et sur quel programme, s'était fait proclamer empereur. De ce dernier, comme des deux
premiers Gordien, tous issus du suffrage civil, la violence militaire avait eu raison. Le légat militaire de
Numidie et la IIIe légion « Auguste » à ses ordres, avait marché contre les Gordien, les contraignant à
périr (juin 238). Un légat de Maurétanie avait liquidé l'aventure de Sabinianus. Marches, cantonnements
et réquisitions de troupes à travers les campagnes et les villes terrifiées, rencontres tumultueuses entre
partisans, combats tournant au massacre de bourgeois, les témoins, les acteurs, les victimes de cette
anarchie et de ses suites appartenaient à la génération même que le nouvel empereur, issu comme les autres
de la sédition et du meurtre, appelait à son tour à une pieuse fidélité.

Un acte religieux et un test de loyalisme

Mais il semble bien que Decius ait prétendu se rallier les cœurs et la confiance de ses sujets d'une
manière plus étroite, et plus subtile aussi, que n'avaient fait ses prédécesseurs malheureux. Ceux-ci s'étaient
trop facilement satisfaits d'apparences cérémonieuses et d'allégeances superficiellement attestées. Decius
paraît avoir été homme à prendre ces sortes d'affaires tout à fait au sérieux ; il pensait pouvoir lier ses
peuples à sa fortune par des liens plus sacramentels, plus personnels. Il était bon que les vœux et les
serments publics fussent en même temps des actes individuels, engageant les responsabilités et morale et
juridique de chacun.
On sait, en effet, que les populations de l'Empire étaient, depuis longtemps déjà, mais plus
intensément que jamais auparavant, impliquées dans un réseau serré d'associations, de confréries, de sociétés
SAINT CYPRIEN 25

de mutualité, corporations de métiers ou d'entreprises artisanales, conventicules confessionnels ou ésoté-


riques, ou clubs sportifs ou cellules culturelles — et parmi celles-ci comptaient les « collèges sodalices »
depuis Sévère Alexandre (222-235), autorisés entre cultores dei Christi. — Chaque groupement se piquait
d'être discipliné par des statuts qui le faisaient semblable à de petites cellules municipales, régies par une
hiérarchie élective de présidents, de commissaires, de trésoriers, entichés de prérogatives, couchant leurs
délibérations dans la forme pompeuse des décrets civiques et des sénatusconsultes, et les confiant à
l'éternité des marbres qui nous en ont transcrit la teneur.
Il s'en fallait toujours de peu que ces collèges ne devinssent « factions ». Depuis un demi-siècle,
le pouvoir impérial et ses légistes s'étaient employés à prévenir les glissements de l'esprit de solidarité
sociale ou confessionnelle sur les pentes de l'opposition politique et de la conjuration. Sévère Alexandre
avait procédé à une sérieuse mise en ordre des institutions corporatives. Il s'était préoccupé de prendre
barre sur elles en imposant aux associations de se donner des syndics, en échange du droit qu'il leur
accordait d'être à certains égards — encore que dans des formes réticentes et précautionneuses — capables
de posséder et de plaider en justice ; tandis que son Préfet du prétoire, Ulpien, apportait à resserrer le
contrôle de la puissance publique sur elles la contribution de son 7e livre « des fonctions du proconsul » *.
Pouvait-on oublier en 249, par exemple, le rôle déterminant qu'avaient joué, dix ans auparavant,
en Afrique, les « Jeunesses » de Thysdrus ? Ces collegia juvenum étaient des clubs de camaraderie qui
groupaient les fils de la bourgeoisie communale à des fins d'entraînement sportif et même «
para-militaire » : organisation des jeux publics, des cérémonies et fêtes religieuses, exercices athlétiques, et, aussi,
tumultes moins innocents. Ces sociétés aristocratiques et bourgeoises, en exerçant leurs membres aux
emplois et aux magistratures municipales qu'ils étaient destinés à assumer un jour, les mêlaient naturellement
aux préoccupations politiques du moment. Déjà, sous les Sévères, le jurisconsulte Callistrate dénonçait
leur turbulence coutumière, leur recherche désordonnée des acclamations populaires, leur inclination
frondeuse, sinon séditieuse, qui appelaient contre leurs chefs responsables les peines de l'avertissement
administratif, de l'interdiction des spectacles, de la bastonnade, de l'exil, de la mort même. A Thysdrus,
tesjuvenes échauffés par les intérêts de leur caste, celle des nobiles et des consular es, c'est-à-dire des grands
propriétaires fonciers, avaient soulevé contre les agents de l'administration domaniale privée de l'empereur
Maximin les demi-serfs de leurs domaines et le menu peuple de la cité. C'étaient ces «jeunesses» qui
avaient porté les deux premiers Gordien au pouvoir.
La solide piété romaine d'un Decius ne pouvait manquer d'être déroutée par la constatation que
l'avènement de chacun de ses prédécesseurs avait été régulièrement salué par les « vœux publics » et par
les prières et les sacrifices pro salute imperatoris. L'année précédente encore, en 248, ces vœux avaient
redoublé, sinon de ferveur, du moins de solennelle intensité, lorsque Philippe l'Arabe avait célébré le
millième anniversaire de la fondation de Rome (avril). La considération de tant de meurtres, de suicides,
de révoltes, de malheurs publics accumulés en moins de trois lustres, révélait aux yeux d'un Romain de
bonne tradition civique qu'aucun de ces vœux, aucune de ces prières n'avait été agréé par les dieux
protecteurs de Rome. La puissance de ceux-ci ne pouvant être contestée, il restait à supposer que les rites
avaient été inopérants, c'est-à-dire que quelque vice en avait rendu la vertu inefficace. Il fallait donc qu'à
l'avenir, les puissances protectrices de la cité de Rome, de son empire et de ses maîtres, se sentissent
correctement liées par le pacte de dévotion, d'assistance mutuelle, d' « alliance » en un mot, que dieux et hommes
avaient coutume, de tout temps et un peu partout dans le monde, de contracter selon les formes séculaires
du votum sur la base du do ut des.
L'acte solennel de suscipere vota, la nuncupatio votorum, avait à la fois une valeur de droit religieux
et, si l'on ose dire, de magie juridique, et une utilité d'information politique.
Du point de vue religieux, la conscience publique, celle des sujets comme celle des gouvernants,
recherchait dans le votum la conclusion d'un contrat bilatéral pour )a santé et la sûreté de l'empereur,

1. Vita Alexandri Severi, XXXIII — Digeste, I, 18, 13 — Lactance, Divinae Institutiones, 5. — Herodien, Histoire
romaine, VI, II.
26 C. SAUMAGNE

pro salute imperatoris. « O Jupiter très bon et très grand » — psalmodiaient les frères Arvales en se
réunissant chaque année au Capitole, le 3 janvier, pour y prononcer les vœux pour le salut de l'empereur,
ad vota suscipienda pro salute imperatoris —
« Si l'empereur et l'impératrice et la maison impériale vivent et sont sains et saufs le troisième
jour avant les prochaines nones de janvier (le 3 janvier de l'année suivante), si tu les préserves
des dangers qui peuvent les menacer jusqu'à cette date, etc. alors, si tu fais cela..., je fais le vœu de
te sacrifier deux bœufs dorés ». 1
En province, dans les camps et les cités « devant le front des troupes et dans les capitoles », l'articulation
de formules semblables, le 3 janvier, multipliait à l'infini les « obligations religieuses » (religiones)
contractées par les hommes avec Jupiter. Tertullien avait entendu prononcer au Capitole de Carthage les
mots sacramentels qui lient hommes et dieux « Maintenant à toi, ô Jupiter, nous faisons la promesse
« qu'appartiendra le bœuf aux cornes ornées d'or ». 2
La conclusion de cette alliance « mystique », qui n'engageait que l'avenir, était accompagnée de
cérémonies et de sacrifices qui avaient une portée actuelle. Certes, on s'y acquittait des promesses faites
aux dieux l'année précédente si les dieux, toutefois, avaient bien tenu leurs engagements. Mais surtout
on solennisait le contrat, sacralisé par les sacrifices dont le caractère était propitiatoire et la vertu immédiate.
Ceux-ci tendaient aussi bien à reconnaître, par l'accomplissement des procédures de l'extraspicine,
les dispositions présentes de la divinité, qu'à « solliciter ce qu'on désire par l'immolation de victimes ».
Vingt-cinq ans après le règne de Decius, lorsque l'empereur Tacite « considérera comme très important
de se concilier les dieux, il tiendra la main à ce que, aux kalendes de janvier et à l'occasion des vota,
les sacrifices par libation soient accomplis ». 3 Mais les sacrifices sanglants n'étaient pas bannis de la
cérémonie, lorsque la circonstance recommandait de doubler le votum d'une supplicatio, comme l'ordonna
le Sénat sous ce même Tacite et comme le décida Decius lui-même à l'occasion des vota du 3 janvier. 4
II lui était évidemment plus difficile de prescrire l'accomplissement des sacrifices promis l'année
précédente, pour le salut de son prédécesseur Philippe qu'il avait lui-même déchu et tué, et de sa « divine
maison » qu'il avait anéantie. Ces cérémonies de gratitude aux dieux n'avaient plus d'objet, puisque les
dieux n'avaient visiblement pas agréé les vœux des hommes.
Mais la nuncupatio votorum importait à d'autres égards, qui étaient de police politique. Elle donnait
aux gouvernants une exceptionnelle occasion d'apprécier et de mesurer la chaleur de la sympathie, la
sincérité du loyalisme qui accueillaient le nouveau gouvernement.
Decius et ses conseillers pouvaient attendre de la passivité naturelle aux foules que le plus grand
nombre des sujets se précipiteraient à l'honneur de prononcer les vœux, ne fût-ce que pour se concilier
la faveur, ou seulement l'indifférence, des autorités soupçonneuses. Mais ils savaient aussi que d'autres
l'éluderaient. Il était bon de pouvoir faire le départ entre l'abstention des indifférents et le refus des
opposants.
Le zèle à participer aux vota avait une signification traditionnelle, approuvée par l'expérience.
Pline le Jeune, briguant un sacerdoce, n'avait pas mieux su justifier son ambition que par le « désir de
pouvoir prier officiellement les dieux pour le salut de Trajan», son bienfaiteur5. Pour ruiner Thrasea
dans l'esprit de Néron, il avait suffi de signaler son absence aux cérémonies de la nuncupatio votorum et

1 Cf Toutain (J.) dans Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio, s. v. votum, p. 97 1 .
.

2. Tertulien, De corona militis, XII ; Schol, stat. ad Thés., X, 610.


3. Vita Tacit i, IX.
4. Vita Tacit i, XII.
5. Pline le Jeune, Epistulae, X, 13 (8).
SAINT CYPRIEN 27

son refus de prendre part aux immolations «pour le salut du prince»1. Le retour périodique de cette
attestation du loyalisme civique offrait aux informateurs de police politique un large champ d'observations
édifiantes.
Sans doute, s'il ne s'agissait que de scruter les dispositions des personnalités en vue, plus ou moins
compromises dans l'un des innombrables coups d'état qui s'étaient succédé depuis quinze ans, il était
aisé de distinguer entre les ferveurs de la peur ou de la flagornerie, les ostentations des opportunismes
tardifs, les froides corrections du conformisme, les abstentions boudeuses et les indifférences affectées
ou sincères. Mais il fallait une sagacité psychologique et d'expert pour pénétrer l'arrière-pensée et la
disposition intime de la foule attroupée autour des Capitules, spectatrice anonyme et passive des gestes
rituels accomplis en son nom et pour son compte sur les estrades, les tribunes et les autels.
Il est vrai qu'à cette occasion, cette foule était admise à traduire ses sentiments d'une certaine
manière avec toute la netteté souhaitable. Car elle était composée, dans sa majeure partie, de membres
d'associations, de sociétés, de corporations, de clubs, bien contrôlés par les services de police. Et ces
« collèges », ces « sodalités », apportaient bien volontiers les attestations authentiques de leur
participation collective aux cérémonies des vota publica accomplies dans les cités, les bourgs, les campagnes,
aux carrefours des quartiers. La prière pro salute imperatoris paraît même avoir été statutairement
obligatoire pour les collèges et corporations. Mais il était difficile de savoir quel était le degré de chaleur
religieuse, de sincérité politique et de correction rituelle, c'est-à-dire d'efficacité magique, qui animait
dans l'intimité de sa conscience, chacun des individus noyés dans la masse d'un collegium, masqués
qu'ils étaient par les dehors impersonnels des gestes corporatifs.
Il semble bien que Dèce ait voulu que les nuncupationes votorum qui inaugureraient son principat
aient à la fois l'utilité d'un sondage étendu et profond des dispositions loyalistes de ses sujets et la vertu
d'un acte religieux scrupuleusement et unanimement consommé. C'est, à notre sens, l'interprétation la
plus raisonnable et la plus vraisemblable de la décision qu'il arrêta, au lendemain de son brusque avènement,
d'exiger de chaque habitant de l'empire — omnis condicio liberorum et servorum militum et privatorum —
qu'il prît une part personnelle, ostensible et contrôlable, aux sacrifices offerts devant les Capitules. Les
imperfections susceptibles d'entacher les rites, c'est-à-dire de rendre inopérantes les stipulations du pacte
qu'est le votum, pouvaient provenir de l'abstention des tièdes ou des indifférents ; elles seraient conjurées.
Les réticents, les opposants de toute sorte, les boudeurs ou les irréconciliés auraient à choisir entre le
ralliement public et la dérobade, autant dire la présomption à leur charge d'un « esprit hostile à
l'empereur». Les individus qui pouvaient se tenir quittes envers leurs obligations civiques sous le prétexte
que leur collège, à la caisse duquel ils avaient versé leur cotisation, s'était acquitté, par son comité directeur,
du sacrifice pro salute, devraient assumer la responsabilité personnelle de leur attitude. De même pour
les collèges il s'en trouvait, assurément, que leurs inclinations confessionnelles ou politiques retenaient
:

de se mêler trop ouvertement aux démonstrations du loyalisme dynastique ou de la piété officielle ; à


la faveur même de l'ampleur des cérémonies et du mouvement des foules qui y prenaient part, il leur
était possible de ramener à quelques apparences de dévotion, à quelques gestes évasifs qui n'engageaient
ni la conscience ni l'honneur, leur participation aux formalités du conformisme public. La décision de
Dèce déjouait ces ruses ; elle neutralisait accommodements et subterfuges. Elle contraignait chacun à
assumer, devant les dieux et l'empereur, des responsabilités sans réticences ni équivoques.
Rien ne donne à entendre que cet appel universel au loyalisme politique ait été spécialement conçu
pour mettre dans l'embarras les communautés chrétiennes2. Saint Cyprien qui nous informe à souhait

1 Tacite, Annales, XVI, 22 : « Principio anni vitare Thraseam solemne jusjurandum ; nuncupationibus votorum
non ttdesse, quamvis quindecimvirali sacerdotio praeditum ; nunquam pro salute principis aut eaelesti voce immolavisse »...
.

2. Lenain de Tillemont dans ses Mémoires d'histoire eccésiastique (t. III, p. 317) relève comme devant être
favorablement appréciée une indication tirée des Actes de saint Mercure (encore qu'ils soient suspects à bien des égards), indication
que voici : ... « uno decreto decernimus ut... omnis condicio liberorum et servorum militum et privatorum diis expiant ici off'erant
sacrificia procedentes et supplicantes ». Les chrétiens ne sont pas spécialement visés. — Les grandes supplications ordonnées
par Tacite et par Maximin {Vita Taciti, IX, 12 ; Vita Maximi, XXVI) n'ont ni visé ni excepté les chrétiens.
28 C, SAUMAGNE

des circonstances de l'événement, nous assure que « Dieu très clément a si bien modéré toute chose, que
tout ce qui a été accompli paraît être plutôt une mesure d'information (exploratio) qu'une poursuite
judiciaire (persecutio)1 » Nous tenons là une inappréciable « mise au point».
Du côté des chrétiens, Dèce n'avait sans doute pas à concevoir d'appréhensions. Le Dieu des
chrétiens, depuis une trentaine d'années, avait été agréé officieusement par la piété ésotérique d'Ela-
gabal et placé au nombre des divinités auxquelles un sujet de l'empire pouvait rendre sans inquiétude
un culte privé2. Un quart de siècle avant l'avènement de Dèce, le sage Alexandre Sévère avait autorisé
les chrétiens à constituer entre eux des associations pieuses3. Au cours de deux générations s'étaient
établis bien des accommodements superficiels de la discipline spirituelle avec les affaires du monde tel
qu'il allait, tel qu'il était plus facile de le prendre, tel qu'il consentait lui-même à se laisser prendre. Bien
des magistrats, des notables, des fonctionnaires, des militaires étaient chrétiens ; dans le train intime de
la vie domestique comme dans les rapports sociaux, judiciaires ou civiques, païens de toute croyance,
de toute chapelle, agnostiques, mécréants ou sceptiques, et chrétiens de toute « secte » ou « hérésie »,
s'étaient accoutumés à vivre en honnêtes gens, dans la conciliation, la tolérance ou l'indifférence mutuelles.

La communauté chrétienne de Carthage vers 250

Remettons-nous en à saint Cyprien du soin de brosser un tableau de la communauté chrétienne


(et le tableau ne vaut sans doute pas que pour Carthage et l'Afrique), au moment où Dèce engagea sa
vaste enquête, son exploratio.
« Chaque chrétien n'avait qu'une passion : s'enrichir ! L'insatiable ardeur de la cupidité portait
chacun à accroître ses biens. Chez les prêtres, tiédeur religieuse ; chez les dignitaires ecclésiaux,
les clerici, corruption de la foi ; dans les cœurs, plus aucun sentiment de charité ! Chez les hommes,
barbes calamistrées ; chez les femmes, visages fardés ; leurs yeux, œuvres de Dieu, gâtés ; leurs
cheveux peints d'un mensonge ! Pour duper les cœurs simples, fraudes et ruses. Pour circonvenir
les Frères, manœuvres artificieuses ! On nouait avec les infidèles les liens du mariage », (ce qui
implique une participation au culte païen domestique) « on prostituait aux Gentils les membres
du Christ. Ce n'était pas assez de jurer à la légère ; on se parjurait. Les chefs hiérarchiques, on
les accablait d'un hautain mépris. Les bouches distillaient la médisance ; on se vouait (entre
chrétiens) des haines inexpiables. Le plus grand nombre des évêques, ceux-là mêmes dont le devoir
est de servir de guides et de modèles à tous, bafouant le mandat qu'ils ont reçu de Dieu, sont
devenus des hommes d'affaires du siècle ; ils désertent leurs chaires ; ils abandonnent leurs peuples.
On les a vus, courant de province en province à la recherche de marchés noirs où traiter leurs
affaires louches. Tandis que, dans l'Eglise, les frères avaient faim, eux entassaient l'argent, s'ap-
propriant les terres par des manœuvres frauduleuses, enflant leurs capitaux prêtés par
l'accumulation des intérêts usuraires, etc. »4.
Dans cet alignement sur l'ordinaire de la vie sociale y avait-il matière à donner ombrage aux
pouvoirs publics ?
Dans un tel milieu où, à suivre Cyprien qui le décrit, sa belle âme avait déjà souffert durant les
premières années de son épiscopat, la question, autrefois encore de-ci de-là irritante, de la participation
aux cérémonies pro salute imperatoris, avait beaucoup, sinon tout, perdu de son acuité doctrinale. Un

1. Cyprien, De lapsis, V, influe, C.E.S.L., 3, 1, p. 240.


2. Dicebat [Elagabal] judaeorum et samaritanorum religiones et christianorum devotiones Mis [au Palatin] trans-
fer endos. In Vita Heliogabalis, III.
3. « Christianos esse pass us est», in Vita Alexandri Seven', XXI.
4. Cyprien, De lapsis, VI, C.S.E.L., 3, 1, p. 240.
SAINT CYPRIEN 29

demi-siècle de paix s'était écoulé depuis que, sous le règne de Septime Sévère, et en Afrique même, elle
avait été posée avec tous ses éléments d'inconciliabilité, entre les exigences formalistes de la cité romaine
et les intransigeances du rigorisme chrétien, à la fois par les légistes de l'Empire et par le prince des
apologistes, Tertullien de Carthage.
Il fallait donc que, depuis Tertullien, au cours d'un demi-siècle de cette paix laxiste qui indigne
Cyprien, les choses se fussent adoucies par toutes sortes de complaisances et d'adaptations. On imaginerait
volontiers que, dans l'ensemble, tous ces évêques affairistes, ces dignitaires et ces fidèles qui trafiquent,
se dupent mutuellement, se marient selon les lois du siècle, ont succombé, à des degrés divers, à la
séduisante invitation dont le monde païen les tentait par la voix de Celse :
« Dieu est le dieu commun de tous les hommes... Qu'est-ce donc qui empêche ceux qui lui sont
le plus dévoués (les chrétiens), de prendre part aux fêtes publiques, d'user de viandes consacrées
et de participer aux repas en l'honneur des idoles ? Si ces idoles ne sont rien, quel mal y a-t-il à
s'asseoir avec tout le monde au festin sacré ? Et si ce sont des êtres divins, il est hors de doute
qu'ils appartiennent aussi à Dieu ; et qu'il faut leur offrir, conformément aux lois, des sacrifices
et des prières pour s'attirer leur bienveillance»1.
Si bien que Dèce, en ordonnant que chacun dans l'Empire prendrait sa part dans les sacrifices
offerts pro salute à l'occasion des vœux publics du 3 janvier de l'année 250, n'avait aucune raison de
pressentir que l'injonction soulèverait la résistance massive des populations chrétiennes, ni même qu'elle
les incommoderait dans leurs habitudes.
Et il ne se méprenait pas. Car, le 3 janvier, l'immense majorité des chrétiens s'empressèrent autour
des Capitoles et se montrèrent les plus impatients de s'acquitter de leurs obligations civiques.

Les deux phases de la nuncupatio votorum

Les indications tirées de saint Cyprien nous assurent que les opérations se décomposaient en
deux phases.
D'abord, une date avait été fixée à tous les habitants des cités — on n'a pas d'indication sur les
procédures suivies hors des territoires municipaux — de toute condition, des deux sexes et de tout âge,
les chefs de famille conduisant, semble-t-il, leur maisonnée. A cette date, tous viendraient participer,
individuellement et nominativement, à la cérémonie des vota publica. Ce premier acte se déroulerait
dans le cadre des institutions communales. Il comporterait que l'autorité responsable de l'opération
notât la comparution de chacun par une mention portée sur quelque registre, celui du recensement, de
l'état civil ou de l'impôt. Un bureau de la commission de surveillance délivrerait un billet (libellus) au
comparant, attestant qu'il avait pris part aux sacrifices.
Une seconde phase devait comporter la convocation, devant une commission également composée
de magistrats municipaux et avant l'expiration d'un nouveau délai, de ceux de qui la comparution n'avait
pas été constatée au cours de la première opération. Ceux qui répondaient à la convocation se justifiaient
par la production du libellus à eux précédemment délivré et dont il n'avait peut-être pas été pris note ;
ou, s'ils n'avaient pas voulu participer aux vota, d'un libellus frauduleusement procuré.
Faute de produire cette justification, ils devaient être invités à prendre part à une cérémonie spéciale
en présence d'un membre de la commission qui, s'ils obéissaient, leur délivrait un libellus. S'ils refusaient,
ils s'entendraient imputer une infraction prévue par la loi de Majesté, et ils seraient renvoyés à la
juridiction du proconsul.

1. Celse, Discours vrai, IV, 102. Cf Rougif.r, Celse ou le conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif,
Paris, 1925, p. 420.
30 C. SAUMAGNE

Quant à ceux qui feraient défaut, ils seraient recherchés immédiatement. Découverts, ils seraient
appréhendés et amenés à comparaître. Ou bien ils s'excuseraient en prenant part à une cérémonie de
contrôle ; ou bien ils refuseraient pour des motifs que les magistrats municipaux n'auraient pas à apprécier
et ils seraient, à leur tour, renvoyés au proconsul, avec la qualification de reluctantes.
Le proconsul prononcerait alors contre eux la peine du bannissement à temps ou, dans les cas
d'obstination grave, celle de la déportation, peines assorties généralement de celle de la confiscation,
partielle ou totale, des biens. Ceux sur qui on n'aurait pu mettre la main seraient condamnés par
contumace à la confiscation de leurs biens. La sentence contre eux serait affichée. 11 ne semble pas qu'ils aient
été effectivement recherchés.
La distinction entre les deux phases de l'opération ressort de bien des données éparses dans l'œuvre
de saint Cyprien.
« Des dates avaient été fixées pour l'épreuve de la foi» {explorandae fidei praefiniebantur dies)1.
Ce fut le moment de la plus grande défaillance, de la « défaillance volontaire », « accomplie
immédiatement, dès la première menace de l'ennemi»2. Le nombre des chrétiens qui ne se présentèrent
pas à ces premières cérémonies fut infime3. La précipitation des chrétiens de Carthage (et d'ailleurs)
vers la défaillance volontaire, consommée spontanément, est bien marquée par Cyprien : « Les premiers,
ils ont couru &u forum ; c'est d'eux-mêmes qu'ils se sont rués vers la mort (spirituelle) et qu'ils se sont
élancés au Capitole ; les premiers, ils se sont présentés pour perpétrer le crime affreux... »4.
L'existence d'une seconde phase, appelant des épreuves d'un caractère plus pressant et plus
personnel, est clairement prouvée par le reproche même que fait Cyprien à ces faillis volontaires et spontanés,
de « n'avoir pas attendu d'être appréhendés pour monter (au Capitole), d'être interrogés (pour renier
Christ)»... (signe que nul ne s'est soucié de savoir s'ils étaient ou n'étaient pas chrétiens). «Ils ont été
vaincus avant tout combat ; ils ont été terrassés sans qu'il y ait eu lutte »5.
Ce reproche implique que l'on convoqua ceux qui ne s'étaient pas présentés d'eux-mêmes, qui
n'avaient pas été des faillis volontaires, et qui, insensibles à cette convocation, durent être appréhendés ;
et que ces comparutions contraintes donnèrent lieu à des défaillances que Cyprien explique, et qu'il
excuse dans une certaine mesure, en la comparant à celle des renégats qui, dès le premier jour, s'étaient
précipités dans la chute. Eux, du moins, avaient affronté l'épreuve, c'est-à-dire, à suivre Cyprien, qu'ils
avaient subi un interrogatoire mené par le proconsul, auquel ils avaient pu expliquer les motifs de leur
abstention première, et opposer au moins un semblant de résistance à une injonction qui n'avait eu raison
d'eux que par la menace de châtiments corporels, de la confiscation et de l'exil6.

La confession des chrétiens

Mais c'est aussi à l'occasion de cette seconde opération que se révélèrent les « confesseurs ». Ils
y avaient conquis ce que Cyprien appelle « le plus haut titre de victoire, qui est de « confesser le Christ

1. Cyprien, De lapsis, II, C.S.E.L., 3, 1, p. 238.


2. ... « ad prima statitn verba minantis inimici... voluntario lapsu»... (De lapsis, VII, C.S.E.L., 3, 1, p. 241).
3. « Maximus fratum numerus fidem suant prodidit.» (De lapsis, VII ; C.S.E.L., 3, 1, p. 241) — « Populi aliquando
numerosi multiplex lamentanda jactura est ». (Ibid., IV ; C.S.E.L., 3, 1 , p. 239) — « Vastaverat dei populum persecutions gra-
vatio » (Pontius, Vita Cypriani, VIII).
4. ... « ultro ad forum currere ; ad mortem sponte properare... ; ad Capitolium sponte ventum est ; ultro ad obsequium
diri facinoris accessum est». (De lapsis, VIII, C.S.E.L., 3, 1, p. 242).
5. « Non expectaverunt saltim ut ascenderent apprehensi, ut interrogati negarent..., ante aciem victi, sine congressione
prostrati » (Ibid.).
6. « Praescripta exilia... destinata tormenta, etc. (De lapsis, II, C.S.E.L., 3, 1, p. 238).
SAINT CYPRIEN 31

en étant appréhendé par la main des gentils ». Le second titre « de victoire » consiste à se dérober à
la convocation, puis aux recherches, à s'enfuir ou se cacher et à se laisser condamner par contumace,
— ce qu'avait fait Cyprien.
« Du moment que s'est écoulé le délai imparti à ceux qui n'obtempéraient pas (à la convocation),
quiconque n'est pas venu faire sa déclaration avant l'expiration de ce délai, celui-là a confessé
qu'il était chrétien. Le premier titre de la victoire est bien de confesser le Christ après qu'on a été
appréhendé par la main des gentils... », « le second degré vers la gloire, c'est de se conserver à Dieu,
en se soustrayant (aux mains des gentils) par une fuite prudente. Pour le premier, son heure s'étant
approchée de lui, l'épreuve l'a trouvé prêt ; le second, faisant abandon de son patrimoine, s'est
enfui parce qu'il était décidé à ne pas renier Christ ; il ne lui a manqué, pour confesser Christ,
que d'être arrêté ! »*.
Il est évident qu'aucun chrétien n'a trouvé l'occasion d'être positivement «confesseur», c'est-
à-dire de manifester un refus actif de sacrifier, lors de la phase initiale du votum et de la participation
massive de la population aux cérémonies publiques. On n'a pas trace qu'un chrétien ait poussé la témérité
jusqu'à se présenter à ce moment et, dans cette circonstance, à refuser avec une ostentation provocante
de participer aux sacrifices, alors qu'il lui était loisible de s'abstenir, en se mêlant à la foule par exemple
— quitte à être personnellement cité, par la suite, pour expliquer son abstention. Au chrétien, comme à
quiconque n'avait pas fait noter sa présence sur les registres et, de ce fait, n'avait pas retiré de « certificat »,
il était toujours loisible de courir la chance qu'on oublierait ou négligerait de le convoquer plus tard.
Saint Cyprien cite des cas qui se sont produits à l'occasion de cette seconde procédure. Des chrétiens
avaient d'abord sacrifié spontanément, dans un premier mouvement, lors de l'opération initiale. Avait-on
omis de constater leur participation à ces premières épreuves ? Avaient-ils égaré leur libellus, se trouvant
ainsi empêchés de le représenter dans quelque circonstance où sa production était exigée ? Ou bien
renonçaient-ils à s'en prévaloir en une semblable circonstance ? En fait ils avaient été convoqués pour
«régulariser leur situation». Ils s'étaient alors ressaisis ; certains d'entre eux avaient été condamnés
à l'exil ; d'autres au bannissement, plus exactement à la déportation accompagnée de la confiscation
de leurs biens.

Le cérémonial des vota en Afrique

En Afrique, les cérémonies des vota se déroulaient en principe sur le forum de chaque cité, ou
devant le Capitole où trônait en trois cellae, parfois même en trois édifices juxtaposés, la triade
protectrice de la Cité de Rome, Jupiter, Junon et Minerve. Le rite était d'empire ; le cadre en était municipal.
Sur le forum siégeaient publiquement, peut-être devant la porte de la Curie — lieu ordinaire des
réunions du Conseil municipal — des magistrats de la cité, les plus élevés en rang, peut-on imaginer,
les duumviri. On peut supposer que des greffiers, des huissiers, des appariteurs et hommes de police
s'affairaient autour de la Commission, manipulant les registres, procédant aux appels nominatifs, inscrivant
les noms des comparants, leur délivrant les certificats de participation aux sacrifices. La foule se pressait
autour du bureau. Cyprien veut que les chrétiens s'y soient distingués par leur impatience. Chacun, suivi
des siens, femmes, enfants, serviteurs, avait hâte de faire vérifier son identité et noter son nom sur le
registre de contrôle.
Puis le « votant » s'acheminait vers le Capitole dont la haute architecture dominait le forum. En
avant des colonnes du temple se dressait l'autel embrasé. Les sacrifices sanglants y avaient été consommés
dès le début de la cérémonie par le personnel sacerdotal de la cité ; de temps en temps, sans doute, il
était renouvelé. La flamme y était entretenue tout le long du jour. Le comparant accédait à l'autel par
un cheminement ménagé et isolé de la foule. Il gravissait les premiers degrés du Capitole, ostensiblement2.

1. Cyprien, De /apsis, HI, passim, C.S.E.L., 3, 1, p. 238-239.


2. Cyprien, De lapsis, VIII, C.S.E.L., 3, 1, p. 242.
32 C. SAUMAGNE

Ce fut un moment pénible pour bien des chrétiens notoires. S'ils étaient reconnus par la foule,
les quolibets saluaient leur apparition1. Là, un acte de participation active était exigé du fidèle. Il se
voilait la tête en approchant de l'autel, les yeux tour à tour fixés sur quelque idole {vider e idolas) et sur
l'autel {conspicere altar) ; il se tenait un moment debout {stare) ; il prononçait une formule rituelle,
probablement une brève prière pour le salut de l'empereur {loquï), prière qui impliquait, (du moins
subjectivement, pour le chrétien), qu'il reniait le Christ. Il n'y a aucune raison de penser que, dans cette
circonstance, une question quelconque ait été posée à un chrétien de répudier positivement sa foi,
puisqu'il venait prendre spontanément part à l'accomplissement des rites. Il s'acquittait alors d'une libatio
en répandant sur la flamme quelque denrée, pain, farine, sel ou vin, qui lui était présentée ou qu'il avait
apportée. C'est par ce geste que le chrétien « polluait ses mains par le sacrifice ». Il portait alors à sa
bouche un peu de la denrée qu'il n'avait pas répandue ou la coupe qu'il n'avait pas vidée. Il souillait
ainsi ses lèvres « par des mets scélérats », par des « contacts profanateurs » de la « coupe » et des « mets ».
Il est vraisemblable que c'est dans les parages immédiats de l'autel, sur le parvis du Capitole,
que siégeait cette commission dont parle Cyprien, composée de cinq notables qui assistaient les magistrats
de la cité. Cette commission délivrait le libellus attestant que son détenteur avait effectivement bien pris
part au votum publicum prescrit par l'Empereur2.

1. Cyprien, De lapsis, XXVII, XXVIII, XXIX, C.S.E.L., 3, 1, p. 256-259.


2. Cyprien, Epistulae, XLIII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 592. De lapsis, VIII, C.S.E.L., 3, 1, p. 242.
CHAPITRE II

LE DOSSIER DE SAINT CYPRIEN

Les treize lettres du premier trimestre de Vannée 250 - Le classement qu'en donne saint Cyprien
dans VEpistula XX - Distinction de trois catégories de lettres A. Les lettres écrites avant les tormenta.

:
B. Les lettres écrites postea quam tormenta venerunt. C. Les lettres écrites après V épreuve.

Les treize lettres du premier trimestre de l'année 250

Ce qu'on appelle la «persécution de Dèce» est assurément l'incident de l'histoire ancienne du


christianisme sur lequel nous possédons les informations les plus copieuses, les plus directes et les plus
sûres. Elles nous sont données par un homme de qualité exceptionnelle, qui en a été l'acteur et le témoin,
Cyprien, évêque de Carthage. Les documents essentiels sont, outre ses traités intitulés De lapsis et Ad
Demetrianum, ses Lettres.
L'ordre dans lequel G. Von Hartel a classé la correspondance de Cyprien est celui dont,
généralement et ajuste titre, il est fait état. Cependant, il nous a paru recommandable de procéder à une remise
en ordre des premières d'entre ces lettres, en nous conformant de plus près aux indications que Cyprien
lui-même nous fournit sur le classement qu'il en a fait, dans celle que, sous le n° XX de Hartel, il adresse
au clergé de Rome en lui communiquant le dossier qui les contient1.
Elles sont au nombre de treize2, dit-il, toutes écrites au cours du premier trimestre de l'année 250.
Il définit l'objet de chacune d'elles ; il les cite dans l'ordre où il les a composées. Depuis le 20 janvier
l'église de Rome n'a pas d'évêque. Son clergé y milite du mieux qu'il peut ; il est circonvenu par des
émissaires que lui envoie le clergé de Carthage qui, de son côté, a rompu toute relation avec son évêque
en fuite. Le dossier que réunit Cyprien est celui de sa justification.

Le classement de saint Cyprien (lettre XX)

« Ce que j'ai fait, écrit-il aux Romains, les lettres vous le disent, lettres que j'ai adressées au nombre
de treize, au gré des circonstances, et que je vous communique».
A. — « Dans ces lettres n'ont manqué : a) ni les instructions au clergé (clero consilium) ; b) ni
l'exhortation aux confesseurs (confessoribus exhortatio) ; c) ni, lorsqu'il l'a fallu, l'objurgation
aux bannis (extorribus objurgatio) ; d) ni le discours et la persuasion à la fraternité entière (nec
universae fraternitati ad deprecandam Dei misericordiam adlocutio et persuasio).

1. Cf Saumagne (C), La persécution de Dèce à Carthage d'après la correspondance de saint Cyprien, Bulletin de
la Société Nationale des Antiquaires de France, 1957, p. 23-42.
2. Cyprien, Epistulae, XX, H, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 527.
34 C. SAUMAGNE

B. — Après que, d'autre part, sont entrés aussi en jeu les instruments de torture (postea quam
vero et tormenta venerunt) :
a) notre parole a pénétré auprès de nos frères pour les affermir et les réconforter (ad corroborandos
et confortandos fratres noster sermo penetravit) ; b) de même (item), j 'ai écrit des lettres aux martyrs
et aux confesseurs pour les ramener à l'observation des principes du Seigneur (item feci litteras
quibus martyr as et confessor es... ad dominica praecepta revocarem) ; c) de même (item) aux prêtres
et aux diacres n'a pas fait défaut l'action de mon autorité sacerdotale ; d) au peuple également
(quoque) nous avons donné des règles de conduite pour que la discipline ecclésiastique (disciplina
ecclesiastica), fût sauvegardée... »
C. — Quelque temps plus tard (postmodum vero)... j'ai écrit par deux fois au clergé, auquel j'ai
prescrit de donner lecture de mes lettres »1.
Il nous a paru que, dans les essais de reclassement chronologique des lettres de Cyprien, on négligeait
de dégager le contenu de la proposition : postea quam vero et tormenta venerunt. On n'y a vu que l'indication
d'une recrudescence arbitraire de rigueur au cours d'un unique et même ensemble de poursuites.
Nous pensons que Cyprien, en subdivisant son dossier en sous-dossiers, a classé dans le second
de ceux-ci les Lettres relatives à une circonstance et à une période que distingue de la précédente et que
caractérise la mise en œuvre par les autorités judiciaires, des instruments de torture, des tormenta, la
proposition tormenta venerunt étant prise dans son sens technique, pour signifier l'ouverture d'une phase
de la procédure pénale d'enquête comportant l'application de la « question ».
Les lettres ont donc été groupées par Cyprien lui-même en raison des affinités internes de leurs
objets, en deux classes distinctes, selon qu'elles se rattachent à deux séries successives de circonstances
et de préoccupations (postea quam...), la seconde de ces circonstances étant marquée par la survenance
d'un fait nouveau, l'intervention de la «question» (tormenta venerunt) qui lui a conféré un caractère
spécifique.
Notons ici tout de suite une autre observation : les faits et les comportements qui ont inspiré
ces treize lettres ne se rapportent qu'à un petit nombre d'individus, tant Carthaginois qu'Africains, qui
sont demeurés les mêmes tout au long des événements rapportés. Ils apparaissent successivement sous
les dénominations de confessores d'abord, puis de confessores extorres et, enfin, de confessores martyres.
Le recours à la torture marque, dans le cours des procès, un moment culminant dont, à plusieurs reprises,
Cyprien souligne l'importance, et, chaque fois, pour accuser le trait qui sépare deux phases remarquables
des épreuves.
Ainsi, « c'est parce que l'étalage impudent2 de leur confessio a exalté certains individus, que les
instruments de torture sont entrés en jeu (tormenta venerunt) ». Un an plus tard, dans le De lapsis, dans
la même intention de marquer le début d'une nouvelle étape des poursuites, il écrira : «... mais après
peu de temps, les instruments de torture entraient en action (sed tormenta postmodum venerunt) et de durs
supplices menaçaient les récidivistes (et cruciatus graves reluctantibus imminebant) »3 .
Dans l'inventaire qu'il fait de ces treize premières lettres, Cyprien nous dit clairement quelle était
la position de ces « réluctants » auxquels les tormenta étaient appliqués ou applicables : « les uns ont
déjà été torturés ; les autres sont encore retenus pour être soumis à la torture (sivejam tortis fratribus nostris,
sive adhuc ut torquerentur), position qui, soit dit en passant, (si on l'interprète strictement et puisqu 'aussi
bien Cyprien s'adresse à des vivants) signifie que ceux qui ont déjà subi la question ont été mis hors de
prison ; et qu'ils y ont laissé leurs frères en instance d'être, à leur tour, «questionnés ». Les uns et les autres,

1. Cyprien, Epistulae, XX, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 528.


2. Cyprien, Epistulae, XI, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 496.
3. Cyprien, De lapsis, XIII, C.S.E.L., 3, 1, p. 246.
SAINT CYPRIEN 35

quelque médiocre que soit l'estime dans laquelle Cyprien les tient, ont droit cependant au titre, qu'il ne
leur refuse pas, de « confesseurs martyrs ».
Tentons, à la lumière de ces informations, d'attribuer à chacune des rubriques du dossier de Cyprien,
les Lettres qu'elle recouvrait.

Distinction de trois catégories de lettres

A. - Lettres écrites avant les tormenta

Avant les tormenta. Dans cette partie du dossier relative aux affaires antérieures à la « venue des
tormenta », Cyprien, on l'a vu, nous dit que figuraient : a) une ou plusieurs Lettres groupées sous
l'indication : clero consilium ; b) une exhortation aux confesseurs ; c) une « objurgation aux bannis » ; d) enfin,
une épître à la « fraternité ».
a) Consilium clero. Deux lettres peuvent être rangées sous cette rubrique : les nos V et VII de
Hartel, toutes deux adressées « aux prêtres et aux diacres ».
La Lettre n° V est le type d'une instruction au clergé pour le moment où, au détriment d'une
communauté présumée délinquante, s'ouvre une période de graves difficultés. Elle nous révèle qu'il y a
des chrétiens qui, «ayant confessé le Seigneur ont été mis en prison» {qui,... Dominim confessi, in carcere
sunt constituti)1 . Cyprien prescrit à ses clercs de subvenir de leur mieux à leurs besoins et de leur distribuer
des secours. Il leur recommande de veiller à ce que les visites nombreuses que les détenus sont admis à
recevoir en prison, soient faites avec ordre et discrétion, afin de ne pas donner d'ombrage aux autorités
bienveillantes. Que les prêtres admis à officier dans la prison ne s'y présentent que dans l'ordre d'un tour
de service établi. Il convient que chacun se montre « doux et humble » et « se plie aux circonstances
(temporibus servir e) »2.
Il faut joindre à cette lettre, sous la même rubrique clero consilium, la lettre n° VII de Hartel,
bref billet où Cyprien, après s'être excusé de demeurer encore absent de Carthage, complète sa précédente
instruction relative à la distribution de secours aux veuves, aux infirmes, aux pauvres, aux indigents
étrangers. L'un des dépositaires de l'argent est un prêtre du nom de Rogatianus3.
b) Confessoribus exhortatio. Cette exhortation est certainement représentée par la Lettre n° VI
de Hartel : Sergio et Rogatiano et ceteribus confessoribus. Les destinataires sont des prévenus incarcérés.
Ils ont déjà confessé ; ils ont donc droit au titre de « confesseurs ». Ils ont refusé d'obéir à l'édit de Dèce.
Ils sont les bénéficiaires des secours dont Cyprien a ordonné la distribution par ses Lettres V et VII Hartel.
Leur doyen est ce prêtre Rogatianus à qui Cyprien a confié l'argent des aumônes. Le régime pénitentiaire
auquel ils sont soumis est celui de la détention préventive avant jugement, la custodia in carcere. On a
vu qu'ils reçoivent librement des visiteurs, volontiers nombreux et parfois indiscrets ; et que les prêtres
officient pour eux dans la prison. Il ne leur est pas interdit de pratiquer la foi qu'ils viennent de confesser.
Ils ne sont pas coupables d'être chrétiens mais d'avoir refusé de s'associer aux « vœux politiques ». On
compte parmi eux des femmes qui n'ont pas été séparées de leurs enfants4. Il n'est pas question de tormenta,
ni de supplices.
c) Extorribus objurgatio. L'objurgation aux extorres (disons tout de suite aux « condamnés à la
relégation »), est contenue dans la Lettre n° XIII Hartel. Rogatiano presbytero et ceteris confessoribus.

1. Cyprien, Epistulae, V, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 478.


2. Cyprien, Epistulae, V, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 479.
3. Cyprien, Epistulae, VII, C.S.E.L., 3, 2, p. 484-485.
4. Cyprien, Epistulae, VI, III, C.S.E.L., 3, 2, p. 482-483.
36 C. SAUMAGNE

La mention du prêtre Rogatianus et d'autres indices nous assurent que les destinataires de Yobjurgatio
sont les mêmes que ceux de Yexhortatio précédente. Mais ils ne sont plus détenus en prison. Cyprien dit,
en effet, que pour le soulagement de l'épreuve présente, il renouvelle les instructions « qu'il avait données
par écrit à son clergé, récemment, du temps qu'ils étaient encore placés en prison »1. Ils vivent ensemble,
réunis en un même lieu, sous le régime d'une liberté surveillée dont ils abusent dangereusement ; ils ont
la latitude de se livrer au jeu et à la débauche, de se quereller, de faire dortoir ou chambre commune avec
des « sœurs » qui, elles aussi, ont cependant « confessé ». Certains se sont évadés, errant ça et là, ou
rejoignant leur ville natale où le séjour leur est interdit3.
d) Universae fraternitati. Aucune Lettre attribuable à cette époque ne représente une adlocutio-
persuasio adressée à la communauté. La Lettre n° XVII qu'on range généralement sous cette rubrique,
est écrite dans la hantise des tormenta. Il reste cependant une Lettre n° XIV Hartel, qui est la version, au
plan de la hiérarchie et du clergé, des sentiments, des inquiétudes et des avertissements que Cyprien vient
d'exprimer directement aux extorres dans la Lettre n° XIII. On le voit qui recommande derechef à son
clergé de veiller sur les confesseurs qui ne sont plus incarcérés. Il renouvelle, en effet, comme il vient de
l'écrire directement aux relégués, les instructions qu'il avait données touchant les secours «
précédemment, du temps qu'ils étaient encore en prison »4. Il déclare n'être pas content du tout d'apprendre
quel est le détestable comportement de ces confesseurs relégués. Il décrit ce comportement dans des termes
si exactement semblables à ceux dont il s'est servi pour le reprocher aux relégués eux-mêmes, qu'on ne
peut douter qu'il vise les mêmes individus : « Je souffre, écrit-il, d'apprendre que certains de ces confesseurs
se mettent à errer ça et là d'une manière irrégulière et provoquante » (on reconnaît là les relégués en
rupture de ban) ; « ils passent leur temps en niaiseries et en querelles ; ils souillent en coucheries interdites
ces membres du Christ qui viennent à peine de confesser le Christ5 ». On respire là la même atmosphère
trouble que dégagent ces camps de résidence forcée et qui imprègne la Lettre n° XIII, extorribus.

B. - Lettres écrites postea quam tormenta venerunt

Postea quam tormenta... Le second sous-dossier constitué par Cyprien, contient, a-t-il écrit lui-même,
les documents rédigés posteaquam vero et tormenta venerunt ; ... sive jam tortis fratribus sive adhuc ut tor-
querentur inclusis. Ces documents sont des Lettres adressées : a) et b) au moins par deux fois aux « martyrs
et confesseurs » ; et c) « aux prêtres et diacres » ; et d) « à la plèbe ».
a) Sermo aux «frères qui ont déjà été torturés ou qui sont incarcérés dans Vattente d'être torturés ».
C'est incontestablement la Lettre n° X Hartel. Sa première phrase indentifie ses destinataires. Ils sont
ceux-là mêmes qui ont, en premier lieu confessé ; qui ensuite, en raison de cette même confession, ont
été frappés de bannissement ; et qui, maintenant, viennent d'être incarcérés une seconde fois, pour
faire l'objet d'une enquête, par application, cette fois, de la question par la torture. Us avaient été jusque
là confessores, puis extorres ; les voici en passe d'être, en outre, « martyrs ».
«J'exulte, leur écrit Cyprien, quand je prends connaissance des témoignages de votre fides et
de votre virtus, par lesquelles notre mère l'Eglise est glorifiée par vous, elle qui, tout récemment,
a été (déjà) glorifiée (par vous) lorsque, en raison de votre inébranlable confessio, vous avez été
frappés de la poena qui a fait de chaque confesseur un extorris, un « relégué ». Cependant la pré-

1. Cyprien, Epistulae, XIII, VII, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 509, n.


2. Cyprien, Epistulae, XIII, V, C.S.E.L., 3, 2, p. 508.
3. Cyprien, Epistulae, XIII, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 507.
4. Cyprien, Epistulae, XIV, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 510.
5. Cyprien, Epistulae, XIV, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 512.
SAINT CYPRIEN 37

sente confessio est accrue en éclat et en honneur à proportion de ce qu'elle exige de plus grande
résistance à la souffrance »1.
Cruciatus et tormenta, supplices et instruments de torture, sont désormais le lot de nos «
confesseurs », hier encore simplement « bannis ». Le régime qu'ils subissent est celui de la durissima quaestio
qui a provoqué des décès : de Mappalicus, mort, on le sait d'autre part, le 19 avril 250, et de deux ou trois
anonymes qui ont été « questionnés » par le proconsul d'Afrique, et qui, après avoir été « vainqueurs
dans la torture » ont succombé sous ses effets retardés2. D'autres ont survécu et ont dû être déjà libérés
(jam torti). Aux yeux de ceux qui « sont encore tenus en prison aux fins de torture », Cyprien fait briller
les séductions de la « couronne ». Mais il leur fait aussi pressentir qu'ils pourraient fort bien être relaxés
avant d'être interrogés sous la quaestio ». Que si, avant le jour « du combat, intacte, votre conscience
«aura été satisfaite... il y aura eu simplement congé après la gloire du combat»3, — «congé» qui
est celui que demande la foule en grâce pour le gladiateur qui, vaincu, s'est cependant bien battu.
b) Item (de même) dans ce second sous-dossier, Cyprien avait classé une autre lettre (XV) « aux
martyrs et confesseurs ».
« De même, j'ai composé des litter -ae, par lesquelles, autant qu'il a été en mon pouvoir, j'ai, par
mon bon conseil, rappelé les martyrs et confesseurs » (qu'il vient de louer pour leur fides et leur
virtus) » à l'observation des praecepta divina, » (c'est-à-dire de la discipline ecclésiastique), «lorsque
j'ai constaté que les faillis assaillaient ça et là les martyrs, et corrompaient par leurs requêtes
importunes, même les confesseurs » (qui n'étaient encore qu'en passe de devenir des martyrs) « au point
de leur faire distribuer chaque jour des milliers de billets de communion... »4.
L'objet de cette Lettre n° XV est celui-là même que Cyprien a défini lorsqu'il a analysé le contenu
de son dossier « aux Romains » : « La sollicitude de notre fonction... très vaillants martyrs, nous fait
l'obligation de vous avertir par nos lettres que c'est par ceux-là mêmes qui ont si courageusement conservé
la fides du Seigneur, que doivent être également préservées la lex et la disciplina du Seigneur »5.
L'insistance que met Cyprien à bien distinguer la « foi » de la « discipline » révèle assez que la procédure de la
quaestio qui les attend ne les expose guère à manquer à cette deuxième vertu. Elle ne leur fera pas défaut
s'ils se bornent à recommander à leur évêque (puisque, au point où en sont les choses, il est devenu bien
difficile de leur interdire cette indiscrétion), d'examiner avec bienveillance le cas de tel ou tel failli. Qu'ils
se contentent donc de lui transmettre pétitions et vœux, qui seront appréciés lorsque, « la persécution »
étant apaisée, il « sera permis à l'évêque de tenir assemblée avec son clergé »6. Il les avertit, (comme
s'ils pouvaient l'ignorer !) qu'il existe autour d'eux une sorte de « marché noir » des billets de communion,
indication qui explique le sens de corrumpere inséré par Cyprien dans l'analyse de l'objet de sa lettre.
c) De même (item) « aux prêtres et aux diacres », a-t-il spécifié, « n'a pas manqué l'action
vigoureuse de notre autorité sacertodale, afin que soient bridés par notre intervention, certains d'entre eux
qui, oublieux de la « discipline » (c'est toujours elle seule qui, au cours de cette période de tormenta, sera
en cause), « et emportés par une hâte téméraire, avaient déjà communiqué avec les faillis »7. Le contenu
des trois lettres destinées « aux prêtres et aux diacres » répond exactement aux conditions spéciales où
sont placés les « confesseurs » et « martyrs » exposés à subir, en prison préventive, les rigueurs de
l'information par la torture.

1. Cyprien, Epistulae, X, 1, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 490.


2. Cyprien, Epistulae, X, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 492.
3. Cyprien, Epistulae, X, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 490.
4. Cyprien, Epistulae, XX, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 538. Pour les billets de communion, voir ci-dessous, chapitre V.
5. Cyprien, Epistulae, XV, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 517.
6. Cyprien, Epistulae, XV, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 517.
7. Cyprien, Epistulae, XX, II, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 528.
38 C. SAUMAGNE

— Lettre XII, presbyteris et diaconibus. — C'est une instruction pour qu'ils prennent soin des
«corps de tous ceux qui, même n'auraient-ils pas été torturés, sont décédés in car cere». (*) Ces morts
par privation, par épuisement, doivent être considérés comme ayant effectivement subi le martyre et
comme dignes du même honneur que reçoivent les « questionnés » décédés des suites de tortures
excessives. La date des décès doit être notée et consignée2.
— Lettre XVI, presbyteris et diaconibus. — Cette mercuriale irritée rompt le ton relativement
tempéré que s'est imposé Cyprien dans ses deux lettres précédentes aux mêmes destinataires. Aucune
de ces lettres n'a provoqué une réponse de leur part. « Ma patience est à bout... Je n'ai plus lieu de dissi-
« muler ! Voici que les prêtres s'arrogent le droit de mépriser et d'outrager l'évêque !... La phase des
« tormenta n'est pas close, la persécution dure encore »3. Ainsi le scandale n'attend pas pour éclater
que soient dissipées les craintes inhérentes à la persécution. Ce qui passe désormais au premier plan des
préoccupations de Cyprien, c'est la collusion de son clergé avec les « confesseurs-martyrs », qui peuvent
se dire ainsi encouragés dans leur initiative de distribuer « par milliers », des certificats de communion.
— Lettre XI, presbyteris et diaconibus. — Cette lettre est la contrepartie de la lettre XV « aux
martyrs et aux confesseurs », dont elle représente le « revers », sincère et confidentiel. Ecrite pour être
lue par le clergé responsable, elle se dispense d'exalter la signification de faits qui n'inspirent à Cyprien
(et qui ne devraient inspirer à son clergé s'il n'en était l'inspirateur), qu'inquiétude et réprobation. Cette
lettre se situe d'elle-même, logiquement et chronologiquement, par la proposition : « Quels coups ! Quelles
« verges ne méritons-nous pas, lorsque les mêmes confesseurs n'observent pas la disciplina. C'est pour
« cela que les tormenta sont entrés en jeu »4. Il enrobe ses amertumes évidentes de tout un enveloppement
de menaces, voilées sous les dehors de visions prémonitoires, lourdes de redoutables allusions scriptu-
raires. Cette épreuve nouvelle est une tempête qu'ont attirée les téméraires qu'elle atteint ; cette pressura
a pour objet de la part du pouvoir public, une «exploration des cœurs»5. Elle n'implique pas que
« la paix (publique) soit différée ; ce qui se passe ne marque qu'un court délai (morula) avant la paix ;
il ne reste à éprouver que quelques individus »6.
d) Plebi quoque ipsi. « A la plèbe aussi j'ai écrit pour relever son moral et la convaincre d'observer
la disciplina ». Ici se range la lettre n° XVII. Cette lettre soulève la question de savoir à qui elle a bien
pu, pratiquement, être adressée. Cyprien y met ses correspondants au fait de la situation. Il ne s'agit plus
d'exalter lyriquement des martyrs ; il faut restaurer d'urgence la « discipline » ecclésiastique. « Nos
« frères qui ont failli et qui ont été terrassés par les assauts de la persécution ont entraîné dans leur chute
« un morceau de notre cœur »7. Les destinataires ne sont donc pas les lapsi. D'autre part, « les martyrs
« nous ont écrit à propos de certains lapsi en nous demandant d'examiner leurs requêtes... »8 ; les
destinataires ne sont donc pas les confesseurs-martyrs ; nous les savons généralement en prison, et, aussi
bien, ils ont reçu directement leur paquet. — Enfin, «j'apprends que certains prêtres, oublieux de
l'Evangile, etc. »9 ; cette lettre n'est donc pas pour le clergé. «Vous, du moins, donnez une direction à chacun,
etc. qu'ils attendent notre retour, etc. »10. Ce «vous du moins», est-ce la plèbe ? Si, par hypothèse,
il est bien vrai que les membres de la fraternité de Carthage sont libres à l'exception du petit nombre qui

1. Cyprien, Epistulae, XII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 502.


2. Cyprien, Epistulae, XII, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 503.
3. Cyprien, Epistulae, XVI, I, 1-2, C.S.E.L., 3, 2, p. 517.
4. Cyprien, Epistulae, XI, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 496.
5. Cyprien, Epistulae, XI, V, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 500.
6. Cyprien, Epistulae, XI, VI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 500.
7. Cyprien, Epistulae, XVII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 521.
8. Cyprien, Epistulae, XVII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 521.
9. Cyprien, Epistulae, XVII, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 522.
10. Cyprien, Epistulae, XVII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 522.
SAINT CYPRIEN 39

compose le lot des confesseurs-martyrs (encore détenus dans les prisons) ; si ceux qui n'ont ni failli ni
cependant confessé, se sont soustraits au péril par la fuite comme Cyprien ; — si ceux qui n'ont pas failli
mais ont été frappés de la peine de bannissement, sont absents du territoire de Carthage, — de quoi était
donc faite cette plèbe résiduelle ? Peut-être saint Cyprien ne prétend-il, par cette lettre, qu'intéresser
à sa cause des notables catéchumènes et christianisants ; n'ayant pas été baptisés, ils ont pu se mêler aux
sacrifices sans faillir, et il est de bonne politique de les maintenir en état d'être prochainement recrutés.

C. - Lettres écrites après l'épreuve


Postmodum vero. « Plus tard, cependant », a annoncé Cyprien dans son analyse du dossier, « alors
que certains lapsi, soit spontanément soit sous une pression extérieure, se sont emportés à des mouvements
d'exigence audacieuse jusqu'à s'efforcer d'extorquer la paix (communion) à eux promise par les confesseurs
et martyrs, j'ai écrit par deux fois au clergé... j'ai réglé que si quelqu'un, ayant reçu un billet de
communion de la main d'un martyr, était sur le point de mourir... on le renverrait au Seigneur avec la paix
promise par ce martyr... Quant aux autres, bien qu'ils aient reçu un billet des martyrs, j'ai prescrit que
leur cas serait réservé à mon retour »*.
A l'objet ainsi défini par l'inventaire, répondent deux lettres :
a) Lettre n° XVIII, presbyteris et diaconibus. Billet bref et amer ; car depuis six mois qu'il écrit
inlassablement à son clergé, Cyprien attend encore de lui une réponse, même de courtoisie. On est au
début de l'été 250 {jam aestatem coepisse). Il notifie sa décision à son clergé : la paix de l'Eglise ne sera
donnée aux détenteurs de billets de communion que s'ils sont en péril de mort. Il prescrit à ses clercs de
se tenir en contact avec « cette partie de la plèbe qui a failli », pour y entretenir la patience. Que le clergé
veille bien sur les catéchumènes qui, s'ils sont en danger de mort, pourront être baptisés2.
b) Lettre n° XIX, presbyteris et diaconibus2. Lettre brève encore, et d'une froideur à la fois
impérieuse et boudeuse. Le clergé a enfin rompu le silence. Cyprien lui renouvelle ses instructions relatives
aux faillis qui se prévalent d'un billet de communion. Quant à ceux qui n'en possèdent même pas, ils
sont bien impudents d'exiger la communion, alors que « les bannis, (hors d'Afrique), ne sont pas encore
de retour ». Et Cyprien hasarde à cette occasion une boutade assez singulière : « S'ils sont tellement
« pressés... le combat est en cours !... Chaque jour on célèbre un agôn...\ Celui qui ne veut pas attendre
« peut toujours se faite couronner... ! ». Que veut-il suggérer ? Toute sa correspondance atteste que
le cycle des épreuves est virtuellement épuisé ; n'y demeurent impliqués que quelques individus encore
retenus en prison, pour y être soumis, à des fins mal définies, soit à un régime épuisant de privations soit
à l'interrogatoire par la torture. Cyprien aura-t-il voulu sérieusement, à la manière de Tertullien, inciter
ces faillis excessifs à commettre quelque extravagance ou quelque délit qui les mène à rejoindre in car cere,
des « réluctants », ces repris de justice, dont les débordements du temps qu'ils étaient extorres en résidence
forcée, ont provoqué la réincarcération, et dont quelques-uns ont livré un agôn, certes honorable du point
de vue de la « foi », mais « disciplinairement » réprouvable ?
Ainsi à notre sens, les treize premières lettres qui nous informent sur les six premiers mois de la
crise, peuvent être reclassées dans l'ordre suivant :
A. — Période antérieure aux « tormenta » (5 lettres)
a) clero consilium 1 = V Hartel
« « 2 = VII Hartel

1. Cyprien, Epistulae, XX, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 528.


2. Cyprien, Epistulae, XVIII, C.S.E.L., 3, 2, p. 523-524.
3. Cyprien, Epistulae, XIX, II, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 526.
40 C. SAUMAGNE

b) Confessor ibus exhortatio .... 3 = VI Hartel


c) extorribus objurgatio 4 = XIII Hartel
d) un'wersae fraternitati
(=presbyteris et diaconibus) 5 = XIV Hartel

.
B. — Posteamque et tormenta venerunt : (6 lettres)
a) martyribus et confessoribus . 6 = X Hartel

.
b) « « « .... 7 = XV Hartel
c) presbyteris et diaconibus
8 = XII Hartel
9 = XVI Hartel
10 = XI Hartel
d) plebi 11 = XVII Hartel
C. — - Postmodum clero...bis ad clerum (2 lettres)
a) presbyteris et diaconibus .... 12 = XVIII Hartel
b) — — ....13 = XIX Hartel
Les lettres XV ( = 7), XI (=10), XVIII (=12) et XIX (=13) ont été communiquées d'autre part
par Cyprien à l'évêque Caldonius, selon les lettres XXIV et XXV.
CHAPITRE III

LES CONFESSEURS RELÉGUÉS

Peines encourues par les confesseurs — Un cas témoin : le lecteur Aurelius — La persécution de Dèce
Incarcération préventive des confesseurs — Le régime pénitentiaire à Carthage — Les relégués ou extorres —
La relégation — Les relégués libres et la confiscation — Les relégués en résidence forcée — Position
juridique personnelle de Cyprien.

Peines encourues par les confesseurs

Dans le pamphlet qu'en l'année 252, l'année de la peste, il adresse à Demetrianus, notable de
Carthage réputé anti-chrétien, Cyprien dresse 1' « échelle » des peines qui ont frappé, (ou du moins auxquelles
étaient exposés), les chrétiens au cours des épreuves de l'année 250.
« Ces hommes innocents, justes, chéris de Dieu », écrit-il à son correspondant, « 1°) tu les prives
de leur patrie ; 2°) tu les dépouilles de leur patrimoine ; 3°) tu les charges de chaînes ; 4°) tu les enfermes
en prison ; 5°) tu les punis par le glaive, les bêtes, le bûcher »*.
Les trois poenae positives visées par cette enumeration, et qui ne peuvent être appliquées que par
sentence rendue conformément aux règles de la procédure pénale, sont : a) le bannissement (deportatio
ou relegatio) ; b) la confiscation des biens, totale ou partielle, elle-même corollaire d'une peine principale
{confiscation proscription publicatio) ; c) la peine de mort (poena capitis).
Quant à Venchaînement et à la prison, chacun sait que ce ne sont pas là des peines ; ce sont soit
des actes de contrainte administrative, soit des mesures conservatoires de la personne des prévenus pour
assurer leur comparution, ou de la personne du condamné en vue de l'exécution de la sentence déjà rendue
contre lui.
Aussitôt après cette enumeration rigoureusement objective, Cyprien ne se défend pas d'introduire
le rappel de l'alternative que la longue tradition de l'apologétique lui a léguée, et qu'il ranime d'un souffle
émotif :
« Et tu ne te satisfais pas d'une abréviation de nos douleurs, d'une rapidité simple et expéditive
de nos tourments ; tu uses, pour dépecer les corps de longues tortures (longa tormenta) ; pour
déchirer les organes, tu multiplies le nombre des supplices ; ton ingénieuse cruauté invente des
raffinements nouveaux ». — Et il ajoute : « Que ne choisis-tu plutôt entre les deux termes de
l'alternative : ou bien être chrétien c'est un crime ; ou bien ce n'est pas un crime. Si c'est un crime,
pourquoi ne frappes-tu pas tout de suite à mort celui qui avoue qu'il est chrétien ? Si ce n'est pas
un crime, pourquoi t'acharnes-tu contre un innocent ? Ce n'est que si je nie être chrétien que je
dois être soumis à la torture »2.

1. Cyprien, Ad Demetrianum, XII, C.S.E.L., 3, 1, p. 360.


2. Cyprien, Ad Demetrianum, XII et XIII, C.S.E.L., 3, 1, p. 360.
42 C. SAUMAGNE

Si Demetrianus n'a pas été le Homais sectaire et suffisant que nous représente Cyprien, il lui aura
répondu que les raffinements qu'il évoque ne sont pas corrélatifs aux modes d'exécution des sentences
capitales ; mais qu'ils sont les actes normaux de la procédure d'enquête, de 1' « inquisition » poursuivie
pour préparer la sentence et réunir les preuves qui doivent la motiver ; et que l'aveu de christianisme,
la « confessio », est indifférente au juge pour la raison précisément que le mot « chrétien » n'est le nom
d'aucun crime ; que la pratique ou la profession de la religion chrétienne n'apportent guère que la
présomption que certains délits de droit commun, (crimes imputés, au premier rang desquels la majestas)
passent pour être plus facilement commis par un homme qui affecte de se dire chrétien que par tout autre ;
et que la torture de la « question » se propose précisément d'établir si de telles présomptions sont fondées
ou illusoires, et quelles ont été les circonstances de temps, de lieu et de complicité qui ont accompagné
la perpétration du délit imputé ; et quel est le degré de responsabilité personnelle du prévenu.
En fait, tout cela, Cyprien le sait bien et, qui mieux est (on le verra), il nous le dira lorsqu'il nous
montrera que les instruments de torture, les tormenta, n'ont pas été appliqués à des chrétiens pour obtenir
d'eux une abjuration de leur «fides » — (et c'est ce dont il se plaint) — mais qu'ils avaient un tout autre
objet, qu'il nous aidera lui-même à dégager et à définir.
h' Ad Demetrianum a été composé au lendemain de la crise ouverte par la politique de Trajan-Dèce.
C'est un libelle écrit par un homme naturellement honnête et qui s'adresse, lui témoin, à un témoin. Nous
devons donc retrouver dans les mentions ou narrations que Cyprien a faites, par ailleurs, des faits,
l'illustration des propositions qu'il y énumère. Nous y reconnaîtrons sans hésitation et au premier plan, les
peines de bannissement, les pratiques de l'emprisonnement et de l'enchaînement ; celles de la question
par tormenta et ses raffinements intentionnels, dans certains cas très cruellement poussés avant sentence.
Disons tout de suite, pour n'y plus revenir, que nous ne trouverons pas trace de sentences capitales, donc
de tortures mises en œuvre pour réaliser l'exécution terrifiante et exemplaire de telles sentences.

« Cas témoin » : le lecteur Àurelius

Cyprien nous dit lui-même, avec une plénitude et une exactitude suffisantes, quelles ont été les
épreuves judiciaires auxquelles ont été soumis uniformément les chrétiens d'Afrique. C'est lui-même
qui nous propose en modèle le cas typique offert par le jeune Aurelius 1 .
Cet Aurelius est un adolescent :
« II a lutté en deux combats ; il a confessé par deux fois ; il tire gloire à deux reprises de la victoire
de la confession : (la première fois) lorsqu'il a été condamné au bannissement, et que, de ce fait,
il a vaincu dans l'épreuve de la course (vicit in cursu) et, de nouveau (il a vaincu) lorsque,
triomphateur et vainqueur dans la bataille de la souffrance (in proelio passionis), il a combattu au cours
d'une rencontre plus sévère. Autant de fois l'adversaire a lancé son défi, autant de fois (c'est-à-dire
deux fois) lui, soldat très agile et très robuste, il a combattu et il a vaincu : — (a) c'avait été peu
que, d'abord, il fût entré en lice sous les yeux d'un petit nombre de personnes, dans la circonstance
où il fut frappé de bannissement ; (b) il a mérité, en outre, d'entrer en lice dans le forum avec un
courage plus éclatant. — Si bien que (a) après les magistrats, (b) c'est le proconsul qu'il a vaincu ;
et que (a) après l'exil, (b) ce sont les tormenta qu'il a surmontés »2.
Voici donc un jeune chrétien qui a fait l'objet, successivement, de deux instances pénales.
La première s'est déroulée devant des « magistrats », incontestablement devant les magistrats
municipaux, soit en province, soit à Carthage, et en présence d'un petit nombre de personnes. Elle n'a

1. Cyprien, Epistulae, XXXVIII, I et II, C.S.E.L., 3, 2, p. 580.


2. Cyprien, Epistulae, XXXVIII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 580.
SAINT CYPRIEN 43

pas réuni les conditions qui auraient fait d'elle une « passion ». Elle a été dénouée par une sentence de
bannissement, de relegatio. Mais comme une telle sentence est de la compétence exclusive du proconsul,
il faut que les magistrats municipaux n'aient été que les officiers de police instrumentaires locaux du
constat établissant l'existence objective du délit ultérieurement sanctionné par la sentence de relégation.
Conformément aux règles de la procédure normale en matière pénale, ces magistrats ont dressé un rapport
(elogium) de leur enquête ; ils se sont assurés de la personne du délinquant {constitutio in custodia) ; ils
l'ont envoyé sous escorte à Carthage. Là, Aurelius ne paraît pas avoir été présenté de sa personne au
proconsul. Celui-ci a dû statuer sur pièces, ou faire régler les dossiers par comparution rapide et quasi
muette devant le Légat proconsulaire. La peine qui lui a été infligée a été celle de la relégation ; il a été
fait extorris, domo privatus.
Certes, il a bien confessé ; c'est-à-dire qu'en cette première circonstance, il a refusé de se plier
à l'obligation de sacrifier, et il a donné pour raison de ne pouvoir le faire qu'il était chrétien. Mais ni
les magistrats locaux ni le proconsul, saisi par eux, n'ont dramatisé cette déclaration, le fait reconnu
constant étant qu'il contrevenait volontairement à l'édit qui prescrivait à tous les sujets de sacrifier ;
et l'édit ne prévoyait certainement pas d'autre peine que celle de la relégation dont Aurelius a été
automatiquement frappé.
On s'attendrait alors à voir le doux adolescent que nous dépeint Cyprien, purger bien sagement
sa peine. Or, le voici qui, quelques semaines plus tard, est amené devant le Proconsul. Celui-ci, cette fois,
procède à l'enquête personnellement et sur le siège. Il soumet le prévenu à la question, publiquement,
sur le forum, dans une confrontation terriblement plus sévère que la première (certamine fortiore... proe-
lium passionis...) et qui exige du prévenu un courage plus éclatant (virtus clarior).
De quel crime, cette fois, vient répondre Aurelius devant la plus haute juridiction de la province ?
Certainement pas de la désobéissance à l'édit de Dèce, puisque la condamnation au bannissement a fait
de ce délit une chose jugée. Il ne peut s'agir que d'un acte nouveau, susceptible d'être pénalement qualifié,
qu'Aurelius aura commis au cours ou à l'occasion de sa relégation. Est-ce le crime de rupture de ban ?
Ou quelqu 'autre délit flagrant ?
Devant le juge-gouverneur, Aurelius n'a pas manqué de se dire, pour la seconde fois, chrétien
(bis confessor). Mais à quelles fins tendait la quaestio dirigée par le gouverneur ? Elle ne se proposait
certainement pas de contraindre Aurelius à abjurer, à sacrifier, à «faillir ». La preuve en est qu'Aurelius
n'a jamais cessé de se proclamer chrétien ; que ses frères et Cyprien n'ont jamais cessé de l'honorer du
titre de « confesseur » ; et que, cependant, sa confession et son obstination ne lui ont attiré ni jugement,
ni peine. L'enquête par la torture poursuivait donc un autre objet, auquel on doit présumer que la
profession de foi en Christ a été juridiquement étrangère ou indifférente.
A suivre l'ordre des procédures vulgarisées par l'apologétique classique, Aurelius eût dû, ou bien
abjurer sous la torture, ou bien, n'ayant pas abjuré, être condamné à quelque peine grave. Or la solution
de son procès, si rigoureusement conduit, a été sa relaxe, soit par constatation d'innocence, soit par
excuse légale ou morale, soit par obéissance à une injonction qui n'a pu être ni d'accomplir un sacrifice
ni de répudier la foi à nouveau confessée.
Nous voyons en effet Aurelius, et immédiatement après cette épreuve, se comporter en homme
libre. Il a rejoint Cyprien dans sa retraite ; et Cyprien le renvoie à Carthage, investi de la fonction de
« lecteur ».
Aurelius n'a donc pas été torturé pour avoir refusé d'apostasier. Mais pourquoi donc alors ?

La « persécution » de Dèce

Le procès d'Aurelius se situe au nombre de ceux qui ont illustré l'incident historique dénommé
« la persécution de Dèce », de l'année 250.
44 C. SAUMAGNE

Si on ne considère que les communautés d'Afrique — et notre information ne permet guère de


supposer que leur comportement ait sensiblement différé de celui de toutes les autres communautés de
l'empire — le nombre des réfractaires — de ceux qui, ayant refusé de « se souiller», ont mérité le titre
de « confesseur» — a été infime. Il aurait été négligé par l'histoire, s'il ne s'était trouvé que cette minorité,
intransigeante quant aux choses de la « foi », ne s'était mêlée de vouloir ruiner les prérogatives «
disciplinaires» de la monarchie épiscopale, et n'avait suscité contre elle les réactions retentissantes du plus
réaliste des doctrinaires de la « catholicité » chrétienne, saint Cyprien.
Peu de « confesseurs », donc. Mais voués à devenir singulièrement encombrants. En outre, aucun
martyr, c'est-à-dire aucun individu que l'on puisse soupçonner d'avoir été condamné à subir une peine
capitale à l'occasion ou en raison de sa foi en Christ.
Ce que nous trouvons en Afrique, c'est que le nombre d'insoumis aux prescriptions de l'édit de
Decius, d'une part, est négligeable, et que, d'autre part, un petit nombre de ces réfractaires ont fait l'objet
de deux procédures distinctes et successives, dont le curriculum gloriae d'Aurelius nous a révélé quelles
étaient les modalités propres à chacune d'elles.
La première de ces procédures a été engagée et épuisée sans recours à l'enquête par la quaestio ;
et elle a abouti à des condamnations au bannissement ; elle a sanctionné la désobéissance à l'Edit de
Dèce ; elle s'attaquait à la «fides» ; elle faisait des « confesseurs-relégués », des confessores extor-
res.
La seconde procédure, distincte et postérieure, est caractérisée par l'intervention d'une « enquête
par la torture». Elle n'a pas recherché à faire apostasier les « confesseurs» précédemment relégués, bien
qu'elle les ait remis en cause ; ces « confesseurs» ont été relaxés sans même être renvoyés à achever le
temps de leur relégation, interrompue par la nouvelle procédure. Certains d'entre eux ont cependant
mérité d'être dénommés « martyrs», non point pour avoir été condamnés à mort et exécutés, mais pour
être morts des effets de la torture ou des rigueurs du régime cellulaire.
Un des objets de cette étude est de tenter d'établir les raisons pour lesquelles une seconde poursuite
a été engagée contre eux.
La procédure initiale ante tormenta n'offre aucune particularité qui puisse être imputée à une
intention particulière de brimer les chrétiens. Elle vaut à l'égard de quiconque n'aurait pas obéi aux
injonctions de l'édit, pour quelque raison qu'il en voulût donner. Dèce n'avait pas que des partisans
politiques ; et ses adversaires n'étaient pas tous des sceptiques ; il en était, sans doute, et de nombreux,
qui ne doutaient pas de la vertu efficiente des supplications et des vœux, et qui avaient des raisons non
chrétiennes, mais déterminantes elles aussi, de n'y point prendre part.
Aussi les citoyens et sujets de l'empire, qui, au jour prescrit, n'avaient pas pris le soin de faire
constater par les autorités municipales ou locales, préposées au contrôle de la participation aux sacrifices,
qu'ils s'étaient bien acquittés de leur obligation civique, étaient convoqués à se présenter, à une date et
en un lieu désignés, pour se mettre en règle avec la loi. Les défaillants étaient alors recherchés. On
constatait que les uns avaient quitté le territoire de la cité ; ils s'étaient donc spontanément bannis de leur
résidence légale, comme avait fait Cyprien. Il n'apparaît pas qu'on se soit soucié de les retrouver. Us
avaient prévenu la sentence dont on devait savoir qu'elle ne prévoyait guère que le bannissement ; on
les retrouverait toujours s'ils avaient l'imprudence de rompre leur ban volontaire. Leurs biens étaient
sans doute mis sous le séquestre du fisc jusqu'au règlement judiciaire de leur situation.
Quant à ceux que l'on pouvait appréhender, ils suivaient le sort que nous savons avoir été, en
premier lieu, celui d'Aurelius. Présentés aux magistrats municipaux entourés d'un petit nombre de notables,
sommés de sacrifier, c'est-à-dire d'obéir à l'édit, ou bien ils obtempéraient et il leur était délivré un libellus,
un « certificat », ou bien ils refusaient ; dans ce cas il ne leur était pas interdit de donner les raisons de
leur refus et de dire, par exemple comme les chrétiens réfractaires, qu'ils souhaitaient longue vie et
bonheur à l'empereur, mais qu'il leur était interdit de sacrifier. Ces justifications étaient indifférentes
aux magistrats — à moins que les réfractaires ne fussent juifs, ne l'oublions pas.
SAINT CYPRIEN 45

Nous pensons aujourd'hui, tout de suite, — sans chercher à faire l'effort d'imaginer à quels ressorts
politiques, philosophiques, idéologiques, dirions-nous, ou simplement superstitieux, pouvaient obéir
des contemporains de Dèce — que tout insoumis à l'édit était nécessairement chrétien de rigoureuse
observance. D'autres que les chrétiens ont fort bien pu avoir de bonnes raisons de demeurer fermes dans
leur conviction qu'il était impie de leur part de demander aux dieux la conservation d'un tyran abhorré
ou méprisé, ou dangereux pour la chose publique. C'est la lignée des Tacite, mais peut-être pas celle des
Thrasea, qui s'est éteinte au me siècle.
Les procès ainsi instruits par la police judiciaire municipale étaient alors élevés au siège de la
juridiction proconsulaire, à Carthage. De tous les points de la province d'Afrique, les prévenus étaient
transférés dans la prison de l'officialité de Carthage, pour y attendre d'être jugés par le Gouverneur1.
Une occasion nouvelle de «faillir» était-elle ainsi offerte aux résistants de la première heure ?
Il ne semble pas que le proconsul se soit préoccupé de la leur ménager par une reprise de l'instruction déjà
épuisée à la diligence des magistrats municipaux. L'incarcération préventive à Carthage paraît avoir été
de courte durée ; et la conversion de la prévention en sentence semble avoir été automatique. L'opération
était achevée au cours du mois de février 250. Les jugements ont sanctionné les elogia (les procès-verbaux
dressés par les autorités locales), par la peine de la relégation ; ils ont authentifié, pour les chrétiens,
le titre de « confesseur », une fois pour toutes acquis devant les magistrats locaux.
Un certain nombre de ces confesseurs ont subi alors obscurément leur peine, les uns jusqu'à son
terme prescrit qui paraît bien avoir été conçu ad tempus, et rapproché ; les autres jusqu'à leur libération
ordonnée par quelque mesure d'amnistie, collective ou individuelle. Car nous retrouvons bientôt ces
« bons confesseurs », libres de leurs convictions et de leurs personnes, groupés, « blanche cohorte »,
autour de leur évêque.

Incarcération préventive des confesseurs dans la prison de Carthage

Cyprien nous donne, touchant la situation faite à ces confesseurs qui attendent, dans la prison
de Carthage, la décision du proconsul, des indications précieuses.
Du fond de sa retraite, on l'a vu, son premier soin est de pourvoir de son mieux à leur bien-être
matériel. Il dispose en leur faveur de sommes qu'il a confiées à un prêtre ami, Rogatianus2. Il prescrit
à son clergé de veiller à ce que soient nourris et vêtus tous ceux qui « ayant confessé le Seigneur d'une
voix qui leur vaut la gloire, ont été constitués prisonniers (in carcere constituti) »3. Ils s'y trouvent « réunis
par le lien de la confession et par le cantonnement de la prison (vinculum confessionis et hospitium car-
ceris) »4.
Que font là nos confesseurs ? Ils ne sont pas incarcérés par l'effet d'une condamnation ;
l'emprisonnement n'est pas une poena. Ils ne sont pas damnati, mais constituti in custodia carceris, en prévention,
dans l'attente qu'une décision règle leur sort, décision dont leur regroupement à Carthage donne à lui
seul à entendre qu'il appartient au proconsul de la prendre.

1. Marcien, jurisconsulte contemporain (Digeste. XLVIII, 3, 6, De custodiis et exhibitionibus) donne le mécanisme


de l'enquête de base et de la transmission des elogia. Il est recommandé aux juges-gouverneurs de ne pas considérer les
prévenus comme damnati sur la seule foi des elogia des magistrats locaux, mais de les interroger à nouveau ce que paraît s'être
abstenu de faire le proconsul d'Afrique. Sur la prévention in vincula des confessi, cf Venuleius in Digeste, XLVIII. 3, 5.
:

2. Cyprien, Epistulae, VII, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 485.


3. Cyprien, Epistulae, V, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 478.
4. Cyprien, Epistulae, VI, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 480-485.
46 C. SAUMAGNE

On compte parmi eux des hommes aussi bien que des femmes ; mais aussi des enfants (pueri)
dont la présence ne se justifie que par la coutume de ne pas séparer les enfants de leur mère au cours de
la phase préventive des procédures1.
Cyprien se montre (mais peut-être n'est-ce qu'une affectation de sa part), incertain et inquiet
du sort qui attend ces prévenus. Il les prépare certes à ne pas éluder une éventuelle peine capitale. Mais
il le fait en des termes si composés, si balancés, qu'ils ne communiquent pas une chaleur de conviction.
Ils sont, certes, sur une voie qui peut les mener au ciel « s'ils persévèrent dans leur confession ». Aussi
« prie-t-il Dieu pour que ceux qu'il a fait confesser, il les fasse couronner»2. Il feint d'ignorer, afin de
n'avoir pas à baisser le ton exalté de cette « exhortation aux confesseurs » que, pendant qu'il écrit, ce ne
sont que des condamnations au bannissement qui ont été prononcées, en exécution, peut-être, des
dispositions mêmes de l'Edit, ou conformément à une jurisprudence établie par Dèce lui-même, statuant
à Rome (cas de Celerinus). Cette jurisprudence, le clergé de Rome la connaît bien déjà en ce moment ;
il se borne en effet à distinguer dans les rangs des réfractaires à l'Edit, « ceux qui sont (encore) détenus
dans les prisons » des autres « qui ont été (déjà) frappés de relégation ». Ils ne font aucune allusion à des
martyrs par condamnation capitale, non pas même à leur « pape », Fabien, qui vient de mourir.
Quand Cyprien écrit aux confesseurs, les opérations de contrôle poursuivies par les autorités
municipales ne sont pas closes. On opère encore des arrestations parmi les frères déjà faillis (sans doute
par l'obtention de faux certificats ou de certificats de complaisance), à qui s'offre ainsi une providentielle
occasion de se réhabiliter, c'est-à-dire de rejoindre les confesseurs dans la prison de Carthage.

Régime pénitentiaire préventif de la prison de Carthage

Que cette détention des « confesseurs » ait le caractère libéral d'une custodia préventive, c'est
ce que manifeste incontestablement la description du régime pénitentiaire auquel ils sont soumis.
Ils ne sont ni au secret ni à l'isolement. Les frères de la communauté de Carthage ou leurs parents
et leurs amis venus de l'intérieur de la province ont un accès facile auprès d'eux. Cyprien relève qu'ils
sont même trop « désireux de s'y rendre en groupe» (cupidi conveniendi). Il est soucieux de ne pas
indisposer les autorités ; il recommande la mesure et la réserve « afin que soit ménagé le retour de la paix
{ad procurandam quietem)»2.
Mais ces autorités n'opposent aucun obstacle de principe aux visites même collectives. Ces visiteurs
sont, somme toute, des tenuiores auxquels ne peut être refusé le droit de convenir e, s'ils en usent avec
discrétion. Cyprien leur conseille, comme autrefois le « psychique » que moquait Tertullien dans le
De fug a4, de se comporter avec précaution (caute) lorsqu'ils se rendent auprès des prisonniers ; de ne
pas s'agglomérer en masses suspectes ou provocantes (non glomeratim) ; ni de former des cortèges compacts
(non per multitudinem semel junctam).
Cette insistance que met Cyprien à prêcher la prudence paraît bien l'indice que quelque excès
est venu déjà justifier des avertissements donnés par les autorités de police. L'hostilité latente (invidia)
de certains éléments de la population païenne (et chrétienne aussi !) est toute prête à s'émouvoir contre
cette poignée de fanatiques dont les exaltations intempestives compromettent la quiétude de la vie cou-
tumière ; si bien que les frères sont menacés de s'entendre refuser l'accès de la prison. « A trop exiger,

1. Cyprien, Epistulae, VI, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 483.


2. Cyprien, Epistulae, VI, IV, C.S.E.L., 3, 2, p. 484.
3. Cyprien, Epistulae, V, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 479.
4. Tertullien, De fuga, V sqq.
SAINT CYPRIEN 47

leur mande Cyprien, on risque de tout perdre»1, — ce qui implique que s'ils ne débordent pas les
latitudes offertes par le droit commun, les chrétiens de Carthage ont toute liberté de se réunir pour se comporter
en chrétiens.
Car nos confesseurs reçoivent ouvertement dans leur prison, en même temps que des frères, des
prêtres et des diacres qui se soucient tellement peu de dissimuler leur état, qu'ils y viennent officier,
— nécessairement sous les yeux du personnel pénitentiaire et en présence de co-détenus qui ne sont pas
chrétiens. Le danger, ici encore, n'est que dans l'excès. Pour prévenir les plaintes, il suffira que «jamais
plus d'un prêtre et d'un diacre « ne viennent officier à la fois, et que prêtres et diacres établissent un tour
de service alterné. Il faut s'adapter aux circonstances {temporibus servire) afin que le repos (quies) soit
assuré à la plèbe de la communauté »2.
Cette atmosphère qui entoure ces « commencements » n'a rien d'exagérément dramatique. Cyprien,
pour sa part, s'est spontanément banni ; mais il ne mène pas une vie de clandestinité. Un diacre l'assiste,
et il ne cache pas qu'il est bien entouré3. De même à Carthage, les membres de la fraternité vont visiter
leurs frères détenus sans dissimuler qu'ils sont des chrétiens soucieux d'assister d'autres chrétiens, placés
en prévention pour avoir commis un délit qui ne peut être celui, pur et simple, de profession de
christianisme, puisqu'ils sont eux-mêmes notoirement chrétiens. Les prêtres et les diacres vaquent, sans autre
contrainte que celle de la discrétion, à leurs occupations d'assistance confessionnelle.
S'il n'est pas interdit d'être chrétien et de l'avouer, mais si nos confesseurs sont cependant détenus,
c'est donc qu'il leur est reproché d'avoir perpétré un acte qui ne l'est pas à ceux qui sont demeurés libres
et qui viennent paisiblement faire profession de christianisme en leur compagnie. Cet acte punissable,
ce délit, nous le connaissons ; il consiste dans le refus de sacrifier. Il est difficile de n'en pas déduire que
les frères qui viennent visiter les détenus, sont, en principe, clergé en tête, des faillis, sacrificati, turificati,
ou, tout au moins, libellatici porteurs de certificats de complaisance, qu'ils sont toujours en mesure de
présenter à toute réquisition. Leur défaillance n'a pas provoqué la réprobation des «confesseurs», ni
même encore, du moins formellement, celle de Cyprien.
Il sera permis de dire, sans paradoxe, que la fraternité de Carthage et, sans doute, la fraternité
d'Afrique, sont d'ores et déjà, des églises défaillis. Le failli est à ce moment le chrétien moyen, comme
depuis une trentaine d'années, le chrétien est un failli virtuel. Les confesseurs émergent comme autant
de rigoristes d'exception, un peu excessifs, importunément hantés par l'exemple des grands athlètes de
la légende héroïque. Plus nombreux, ils compromettraient gravement cette « quiétude de la plèbe » qui
est un bien très précieux. L'excès même de leurs mérites les rendrait dangereux ; et Cyprien est trop
avisé pour ne pas pressentir à quels périls d'orgueil les expose l'ascendant que leur intransigeance leur
fait acquérir sur la « plèbe », alors que leur évêque lui-même s'est soustrait à l'embarras d'avoir à sacrifier.
Tous ces confesseurs qui attendent en prison leur tour d'être jugés, n'ont pu longtemps ignorer
que la peine qu'ils encouraient ne les mettait pas en péril de mort. Quant à Cyprien, il ne pouvait manquer
de prévoir que bon nombre d'entre eux, gonflés par la gloire de leur confession, se trouveraient
naturellement portés à se mettre en travers de la difficile entreprise « disciplinaire » qu'il lui faudrait bientôt
engager.
C'est, en effet, l'orgueil, l'indiscipline, la jactance, la surestimation de leur éminente dignité, qui
sont les sentiments déterminants auxquels il est sensible que ces confesseurs s'abandonnent déjà. Après
qu'ils auront été relégués, et avant Pâques 250, dans quelques semaines à peine, ils ouvriront la crise
mortelle qui eût emporté la chrétienté d'Afrique, cette «affaire» dite des «billets de communion», si
Cyprien n'avait pas eu l'esprit de survivre à l'épreuve et le génie d'en dominer les conséquences.

1. Cyprien, Epistulae, V, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 479.


2. Cyprien, Epistulae, V, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 479 : « Circa omnia enim mites et humiles, ut servis Dei congruit,
temporibus servire et quieti prospicere et plebi providere debemus ».
3. Cyprien, Epistulae, V, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 479.
48 C. SAUMAGNE

Les « relégués » ou extorres

Tous ces prévenus ont été jugés par le proconsul ou par son légat, expéditivement sans doute,
sans nouvelle enquête personnelle, sur les données des procès-verbaux de l'instruction conduite par les
magistrats municipaux dans leurs cités. Il ne ressort de rien, avons-nous vu, que l'occasion ait été offerte
à un confesseur quelconque de rétracter son refus de sacrifier, non plus d'ailleurs que de le renouveler.
Le refus une fois enregistré par les magistrats était lui-même constitutif du délit ; et il demeurait à la charge
du délinquant, quelque justification qu'il en ait voulu donner, qualemcumque esset quod fateretur, selon
l'antique jurisprudence fondée par Pline le Jeune et approuvée par Trajan. Nos « confesseurs » ont été
uniformément condamnés à la relégation, et, corrélativement, s'il y avait matière, à la confiscation ou
à la mise sous séquestre, totale ou partielle, de leur patrimoine.
Que cette prima congressio ait été caractérisée par l'application systématique de l'unique peine
principale de la relégation, c'est de Cyprien même que nous le tenons. En effet, quelques mois plus tard,
lorsqu'il retrouvera ses confesseurs plongés dans le « combat de la douleur », dans le proelium passionnis
de leur secunda congressio, il leur rappellera dans quelle circonstance antérieure ils ont acquis leur titre
de confesseurs, celle où « peu de temps auparavant leur a été appliquée la peine qui a fait des confesseurs
autant de relégués». La relégation paraît donc bien avoir été la peine unique, uniformément portée par
l'Edit de Dèce contre les réfractaires, chrétiens ou politiques, peine bénigne comparée à celle qu'aurait
entraînée l'application de la Loi de Majesté.
Ces « confesseurs devenus relégués » (confessores extorres facti), sont tout de suite les acteurs
du drame que va vivre l'Eglise d'Afrique. Tantôt ils figurent au premier plan de l'intrigue qui les mène
au dénouement du grand schisme de 1' « Eglise sur la Montagne » (Ecclesia in Monte), tantôt on les voit
errer avec une pieuse discrétion dans un décor effacé d'arrière-plan. On a vu Aurelius, « vainqueur à la
course et, sous le regard de peu de témoins », frappé de relégation (factus extorris). Il va tenir une place
bientôt dans la seconde épreuve dans le « combat de la souffrance ». Mais d'autres se seront satisfaits
de se soumettre sans éclat à la première peine ; obscurément « ils demeureront avec Christ ». Au retour
de la paix, ayant modestement purgé leur peine, ils seront les « bons confesseurs », les sûrs appuis de
Cyprien1.

La relégation

Peut-être le rappel sommaire des conditions dans lesquelles est prononcée la relégation contri-
buera-t-il à faire prendre une vue plus nuancée de la situation où se trouve la chrétienté d'Afrique en ce
printemps de l'année 250.
Le mot extorris qui est celui qu'emploie généralement Cyprien, n'est pas un terme technique.
Mais Cyprien lui donne son sens juridique lorsqu'il le dénomme exilium et qu'il le paraphrase par la
proposition : « priver quelqu'un de son domicile » (domo privare). Il serre de plus près le vocabulaire
du droit lorsqu'il évoque tant d'évêques in exilium relegati. C'est cette peine qui a été infligée au commun
des confesseurs, à tous pensons-nous2.
Le mot exilium paraît bien avoir cessé d'appartenir au IIIe siècle à la langue rigoureuse des juristes.
Mais son acception courante est assez correctement comprehensive pour que le jurisconsulte l'emploie
lorsqu'il veut embrasser d'un mot les variétés de rigueur que revêt le bannissement.

1. Cyprien, Epistulae, XIX, II, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 526.


2. Cyprien, Epistulae, XXXVIII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 580. De lapsis, I, C.S.E.L., 3, 1, p. 237.
SAINT CYPRIEN 49

A l'égard des exsuies, enseigne Callistrate1, feu l'empereur Hadrien a fixé l'échelle des peines.
D'abord il ne faut pas confondre la deportatio avec la relegatio. La deportatio est conçue comme devant
être toujours accomplie dans une île et comme perpétuelle2. Quant à la relegatio, elle prend les formes
soit de la relégation « à temps » {ad tempus), soit de la « relégation perpétuelle » (in perpetuum exilium).
La peine de V exilium, du point de vue des lieux où elle doit être purgée, se diversifie selon qu'elle
comporte : a) l'interdiction de séjour dans des lieux déterminés ; b) ou la résidence forcée dans une île ;
c) ou l'interdiction de toute autre résidence que celle assignée dans un lieu déterminé (praeter certum locum).
La « déportation », on l'a vu, est toujours dite « dans une île ». Elle est la forme la plus rigoureuse
du bannissement. Elle est toujours perpétuelle. Le droit de la prononcer n'appartient qu'à l'empereur
que les gouverneurs saisissent de leurs propositions appuyées d'un rapport justificatif3, et qui statue
souverainement par un rescrit. Jusqu'à ce qu'intervienne la sentence impériale, le prévenu est détenu par
le gouverneur4. En outre, la déportation emporte nécessairement pour le condamné citoyen romain,
la déchéance de son statut civique et personnel, et la confiscation de son patrimoine5. Si, toutefois,
pour une raison de fait, la peine a été prononcée par un gouverneur ou par le préfet du prétoire de Rome,
le condamné ne perd pas le droit de tester et d'hériter selon le droit romain6. Mais, même régulièrement
frappé, il conserve le droit d'agir juridiquement selon les modes du droit des gens. On rapporte ici ces
indications essentielles pour permettre d'avoir l'assurance qu'aucun confesseur africain, frappé de
bannissement, n'entre dans la catégorie des « déportés dans une île ». Avoir été banni pour avoir contrevenu
aux injonctions de l'Edit de Dèce, ce n'est, en aucun cas connu (et même hors d'Afrique), avoir été
confiné dans une île à perpétuité ni avoir perdu la cité romaine.
Nos confesseurs n'ont pu être frappés que de la relégation « à temps » ou « perpétuelle », soit
dans une île, soit sur le continent, soit hors de la province. Ils n'ont perdu ni la cité romaine, ni la patria
potestas, ni la testamenti factio ni le dominium qu'ils auraient possédés7.
Cependant, la sentence de relégation dans une île ou à perpétuité peut prononcer accessoirement
la confiscation, mais partielle seulement, des biens du condamné8. La relégation à temps exclut même
la confiscation ; le gouverneur qui la prononcerait s'exposerait à la censure impériale9.
Il est indispensable de noter que seul le gouverneur, — en Afrique le proconsul, — a compétence
pour prononcer la peine de relégation, ce qui explique que nos confesseurs se soient trouvés réunis à
Carthage, in custodia, à sa disposition. Le gouverneur est maître de fixer à son gré les conditions de durée
et de lieu qui affecteront l'application de la peine, à moins que ces conditions ne soient prévues par la
loi de circonstance qui fixe la peine.
Il ne peut reléguer dans une autre province que celle qu'il gouverne. S'il relègue dans une île alors
qu'il n'en est aucune qui dépende de sa province, il appartient au prince seul de la désigner. Mais le
gouverneur est maître de « reléguer hors de la province », en laissant au condamné le choix de son nouvel
établissement — qui ne peut être toutefois un lieu où réside l'empereur.
Par contre, dans le ressort de sa province, le gouverneur peut user de deux modes de relégation,
que ce soit à temps ou à perpétuité. Ou bien il assigne au relégué un lieu de résidence forcée, par exemple

1. Digeste, XLVIII, 19, 28, 13. Cf XLVIII, 22, 4.


2. Digeste, XLVIII, 22, 18.
3. Digeste, XXII, 7, 7.
4. Digeste, XLVIII, 22, 6,2.
5. Digeste, XLVIII, 22, 14 et 1.
6. Digeste, XLVIII, 22, 7, 3.
7. Digeste, XLVIII, 22, 7, 3 et 18. )
8. Digeste, XLVIII, 22, 4.
9. Digeste, XLVIII, 22, 7, 4.
50 C. SAUMAGNE

le territoire d'une cité déterminée, ou celui d'une « région définie », qui peut être un canton désertique
ou une oasis 1. Ou bien, le laissant libre du choix d'un établissement dans la province, il lui interdit
l'accès soit de sa « patrie » (urbs et « territoire », ou urbs seulement) 2.
Il est apparent que si la sentence interdit au condamné de demeurer en un lieu quelconque de la
province à l'exception d'un seul nommément désigné, elle aboutit à créer un état de résidence forcée ou
de liberté surveillée. Et que si une identique sentence frappe simultanément un certain nombre de
délinquants, il est créé dans la province, à des degrés de rigueur qui varient avec la nature et les ressources
du lieu désigné, une sorte de camp de concentration ou, si l'on veut, un «centre d'hébergement » ; camp
où le comportement de ceux qui s'y trouvent réunis ne peut laisser indifférentes les autorités de police
municipale ou générale.
L'extorris ne devra pas ignorer l'échelle des peines qu'il est exposé à gravir, s'il vient à rompre
son ban. Le relégué à temps est condamnable à la relégation perpétuelle ; le relégué à perpétuité, à la
relégation dans une île ; le relégué dans une île à la déportation ; le déporté à l'une des peines capitales 3.
Celui qui est interdit de séjour dans sa cité et qui n'obtempère pas à l'ordre d'en sortir, est relégable hors
de sa province.
Il nous faut ajouter que, quelle que soit la nature ou la durée de la relégation, il est toujours loisible
à l'empereur, mais à lui seul, d'accorder au relégué un congé (commeatus) ou une remise de peine (re-
meatus).

Les relégués libres - La confiscation

Nos extorres, issus de la prima congressio, sont donc les « confesseurs » authentifiés par un acte
de l'autorité judiciaire profane. Ils vont tenir une grande place d'abord dans la sollicitude, bientôt dans
les inquiétudes de l'évêque. Lui-même n'est pas un des leurs ; il ne ressemble en rien, à cet égard, à d'autres
de ses collègues dont il sait que « relégués en exil », « ils se sont mis en route » (il ne nous dit pas s'ils
sont allés bien loin) « vers le Seigneur en suivant cet illustre chemin ». 4
De ces bannis hors d'Afrique, on rencontre dès les premiers jours une forte cohorte qui débarque
à Ostie, où deux riches « défaillantes » d'origine africaine, mais établies à Rome, les accueillent au nombre
de soixante-cinq ; puis elles les entretiennent de leur mieux dans la Ville (signe, soit observé en passant,
que l'Empereur avait alors cessé d'y résider). Ils y rejoignent d'autres bannis venus d'autres provinces
éloignées d'où ils ont été expulsés {ejecti) 5 nous avertissant ainsi que la peine de relégation était la
sanction des infractions à l'Edit de Decius.
Nous connaissons quelques-uns de ces relégués par leur nom. Dans la province proconsulaire,
nous savons incidemment que Felix et Victoria son épouse et un certain Lucius ont été bannis ; et
également Bona que son mari avait contrainte à sacrifier et qui avait rétracté son geste ; et Caldonius,
l'évêque qui soumet leur cas à Cyprien6. Plus tard, lorsque, dans les débuts de l'année 251, Cyprien se
sera donné, pour le suppléer à Carthage, cinq vicaires (nécessairement eux-mêmes des relégués ayant
purgé leur peine), et qu'il les aura chargés d'épurer la communauté, il n'hésitera pas à retrancher de celle-ci

1. Digeste, XL VIII, 22, 7, 6.


2. Digeste, XLVIII, 22, 7, 15.
3. Digeste, XLVIII, 19, 4.
4. Cyprien, Epistulae, LXVI, VII, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 731 - XXI, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 530
5. Cyprien, Epistulae, XXI, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 532.
6. Cyprien, Epistulae, XXIV, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 537.
SAINT CYPRIEN 51

trois anciens bannis, libérés depuis un certain temps, Repostus, Sophronius et Solassius, fabricant de
nattes 1.
A l'indication extorres facti ou patria pulsi ou domo privati, Cyprien ajoute parfois : bonis omnibus
spoliati, dépouillés de toute leur fortune 2. L'évêque Caldonius, consultant Cyprien, cite le cas de
relégués « qui ont abandonné leurs biens immobiliers que détient actuellement le fisc», situation qui les fait
considérer par Cyprien comme « ayant été dépouillés de tous leurs biens ».
Si les principes énoncés par le jurisconsulte méritent un crédit qui ne peut leur être refusé qu'à
bon escient, on devrait conclure que ces « relégués dépouillés de tous leurs biens » ont été condamnés
au principal soit à la déportation dans une île par décision impériale, soit à la relégation perpétuelle,
peines qui seules, théoriquement, justifient une confiscation totale du patrimoine 3. Or, ni les lettres
ni le De Lapsis ne contiennent trace de relégation ou de déportation perpétuelle. Nous ne rencontrons
jamais que des anciens bannis apparemment libérés à l'expiration d'une peine relativement courte. On
retiendra également que, à l'occasion des crimes les plus durement châtiés, comme le meurtre, l'adultère,
le déplacement de bornes, les violences mortelles, la confiscation, si elle est prononcée en outre de la
peine, ne porte jamais sur la totalité du patrimoine 4. Cyprien nous présente donc des choses du droit
une vue complaisamment approximative et outrée, lorsque, nous parlant de certains confesseurs, que
nous retrouvons libres de leur personne et, selon toute apparence, de leur patrimoine, il nous donne à
croire qu'ils ont été condamnés à la relégation perpétuelle et à la perte de toute leur fortune.
N'est-ce pas Cyprien qui nous dit, comme par mégarde, que les bannissements n'ont pas été conçus
comme perpétuels, ni même de longue durée, lorsque dès l'été de l'année 250, il associe par avance les
extorres à la très prochaine restauration de la communauté ? « Combien est-il impie et funeste, écrit-il,
« (de pardonner aux faillis) alors que les confessseurs frappés de bannissement et chassés de leur patrie...
« ne sont pas encore revenus » 5. Ils sont donc attendus, et pour bientôt.
On ne manquera pas au respect dû au saint évêque, pressé par la nécessité de rétablir la «
discipline » épiscopale et exalté par la considération de cette entreprise, si on le soupçonne soit d'avoir grossi
les mérites des « bons confesseurs » qu'il cherche à rallier ou à retenir, soit d'avoir généralisé des cas
si rares qu'il ne nous en rapporte aucun, nonobstant le parti qu'il en eût pu tirer.

Les relégués en résidence forcée

Mais nous connaissons mieux, et même assez bien, une autre catégorie de relégués.
A ceux-ci, le proconsul a appliqué le droit qu'il avait de les éloigner « de telle sorte qu'ils demeurent
« dans une partie de la province, par exemple qu'ils ne dépassent pas les limites de telle cité ou de telle
« région » 6. C'étaient apparemment des gens de peu, des îenuiores. Des sentences simultanées ou
collectives les avaient regroupés en un même lieu, dans des conditions qui équivalaient à les « concentrer »
en résidence surveillée, et qui leur ménageaient l'occasion de mener une vie édifiante de fraternité
chrétienne.
A peine sont-ils réunis dans le camp d'hébergement que Cyprien leur adresse une lettre commune,
inquiète et circonspecte à la fois, qu'il classera plus tard dans son dossier sous la rubrique : « objurgations

1. Cyprien, Epistulae, XLII, C.S.E.L., 3, 2, p. 590.


2. Cyprien, Epistulae, XIX, H, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 526.
3. Digeste, XLVIII, 22, 7, 3 et 4, XLIX, 14, 39.
4. Mommsen (Th.), Droit pénal, III, p. 364, note 5.
5. Cyprien, Epistulae, XIX, II, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 526.
6. Digeste, XLVIII, 22, 7, 8 et 9.
52 C. SAUMAGNE

aux relégués 1 ». De la même plume, il les recommande à la vigilance, extraordinairement relâchée,


de ses « prêtres et diacres », comme si le lieu de résidence des relégués était à leur portée et dans leur ressort.
Il sait qu'ils y sont bien reçus et qu'ils n'y courent aucun danger 2.
Il y a, à ce moment, plus de trois mois que ce clergé n'a répondu à aucune des inlassables pastorales
dont il les inonde. Mais il n'ignore rien de l'atmosphère viciée qui règne dans ces camps de loisirs forcés
et de misère désœuvrée.
«Je souffre, écrit-il à ses clercs, lorsque j'apprends qu'il en est parmi eux qui vagabondent çà et là, en situation
irrégulière et d'une manière provocante. Ils n'ont d'autre distraction que de se livrer à l'impertinence et à la discorde.
Ils souillent en coucheries interdites les membres du Christ, des membres, qui plus est, qui viennent de confesser la
foi ! Ils échappent à la direction des prêtres » (pas de tous, hélas !), « si bien que, par les mœurs mauvaises et dépravées
d'une minorité, est corrompue la gloire honnête de nombreux et bons confesseurs» 3.
S 'adressant aux relégués eux-mêmes, il leur dit les choses avec une crudité brutale :
« J'apprends que certains d'entre vous, par leur comportement, corrompent votre compagnie et détruisent la gloire
de votre titre principal (celui de confesseurs)... J'apprends qu'il en est qui se gonflent d'orgueil... Et qu'est encore
ceci, que vous devriez avoir en exécration et que j'ai appris avec le plus profond gémissement et la plus grande douleur
de mon âme ? Il n'en manque pas parmi vous qui souillent par d'infâmes et honteuses coucheries les membres du
Christ que la confession est venue sanctifier... ! Il ne faut pas que s'élèvent entre vous des querelles et des rivalités
alors que Dieu nous a accordé à tous sa paix... et que vous vous livriez aux outrages et aux insultes... » 4.
Mais voici un grief qui est de plus grave conséquence juridique :
« A quel point ne vous sentez-vous pas coupables de crimes (delinquitur) envers la réserve qui s'attache à votre titre
(de confesseurs), lorsque tel d'entre vous s'installe dans l'ivrognerie et la dissolution ; et que tel autre est revenu
dans la patria d'où il a été banni tant et si bien que son arrestation le destine à périr, non pas en sa qualité de chrétien
mais parce qu'il est bel et bien coupable d'un délit (de droit commun) » 5.
Cette incidente projette sur la conduite de nos relégués plus de lumière vivante que n'en répandent
tant de pages fleuries de citations scripturaires, qui, à leur tour, ne trouvent leur plein sens que si on les
replace dans cet éclairage un peu cru.
Aussi est-ce le plus naturellement du monde que nous allons bientôt retrouver ces « mauvais
confesseurs », dévoyés, débauchés, en rupture de ban, pêle-mêle avec les « bons confesseurs » qu'ils auront
compromis ; nous les retrouverons dans cette même prison de Carthage où ce que nous savons de la
carrière militante du jeune Aurelius nous a déjà fait pressentir qu'ils reviendraient, mais sans nous dévoiler
le mécanisme juridique de cette récidive.
Voici donc nos relégués promis à une nouvelle épreuve par les dérèglements auxquels certains
se sont abandonnés au cours de cette relégation, et contre les conséquences desquels les avertissements
de leur évêque, desservi par un clergé hostile et peut-être déjà complice de quelque obscure manœuvre,
les aura vainement prémunis.
Ils seront incarcérés de nouveau. Certains, surpris en rupture de ban et vagabondage, le sont déjà
quand Cyprien écrit aux extorres. Mais cette fois, ils seront détenus non plus en quasi libre prévention,
en état de custodia in carcere, mais pour y affronter un « combat de souffrance » et les instruments de

1. Cyprien, Epistulae, XIII, C.S.E.L., 3, 2, p. 504 - Cf XX, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 527.


2. Cyprien, Epistulae, XIV, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 510 : « Vos quorum minime illic invidiosa et non adeo periculosa
presentia est. . »
.

3. Cyprien, Epistulae, XIV, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 512.


4. Cyprien, Epistulae, XIII, V, 1 et 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 507-508.
5. Cyprien, Epistulae, XIII, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 507 : « ... alius in earn patriam unde extorris factus est regreditur,
ut deprehensus non jam quasi christianus sed quasi nocens pereat ».
SAINT CYPRIEN 53

torture (tormenta) ; — disons : pour y être soumis à une procédure normale d'information judiciaire
sous la prévention de délits qualifiés par le droit commun.
Lorsque bientôt ils seront plongés dans cette nouvelle et plus cruelle épreuve, dont la rigueur
pourrait les faire douter de la mansuétude divine, Cyprien leur en explique bien les causes en les faisant
remonter à la justice même d'un Dieu que leur conduite dans le camp de relégation a terriblement irrité.
« II faut que nous nous rendions compte, il nous faut avouer que la violence désordonnée du coup qui ravage notre
troupeau dans sa plus grande partie est survenue à cause de nos fautes » (il a la modestie de courtoisie d'en prendre
sa part) « car nous ne tenons pas la voie du Seigneur. Nous recevons les coups que nous méritons. Et quelles blessures,
quelles verges ne méritons-nous pas, lorsque les confesseurs eux-mêmes » (nous y voici !) « eux qui auraient dû
être en exemple aux autres dans le respect des bonnes mœurs, n'observent pas la «disciplina» (nous y voici plus
avant), « et c'est ainsi, parce que la jactance orgueilleuse et impudente de leur confession en exalte certains jusqu'à
l'arrogance, qu'est venue l'heure des instruments de torture, tormenta venerunt ! » 1.
Ce qui signifie que cette heure ne serait pas venue si nos relégués s'étaient bornés, à l'exemple de quelques
rares « bons confesseurs » à purger sagement leur peine, sous la direction « disciplinaire » de leur évêque
et d'un clergé moins rebelle au joug episcopal.
Que s'est-il passé dans le lieu de relégation collective ? Bien des probabilités sont suggérées par
les allégations voilées de Cyprien lui-même, que l'on souhaiterait de trouver ici au moins aussi soucieux
de droit profane qu'il l'est de discipline ecclésiastique.
Il en est une qui est juridiquement précise et grave de conséquences pénales : des relégués ont
rompu leur ban. Si la peine qu'ils purgeaient, comme on n'en peut guère douter, a été la « relégation à
temps », ils sont passibles, on l'a vu, de la « relégation perpétuelle », et, accessoirement, d'une
confiscation partielle de leurs biens, s'ils en ont. Il est donc naturel que, ayant été repris, nous les retrouvions
dans la prison proconsulaire pour y subir une enquête qui les prépare à une nouvelle condamnation,
cette fois non plus en tant que chrétiens mais en tant que repris de justice {reluctantes).
D'autres se sont livrés à des désordres graves, à des écarts licencieux, peut-être à d'infâmes
dévergondages. Ces méfaits, certes, ne requièrent pas l'intervention du glaive ; mais, éveillant défavorablement
l'attention des autorités locales et ranimant les préventions populaires, ils ont alimenté des rapports
de police. Les promiscuités entre « frères et sœurs » que dénonce Cyprien sont bien faites pour suggérer
de redoutables réminiscences œdipéennes. Les outrages et les injures dont s'abreuvent mutuellement
les confesseurs donnent à entendre que les exaltations de la haine, de l'orgueil, des plus basses
compétitions personnelles peut-être, ont fait fermenter dans le camp les levains de l'indiscipline collective et
provoqué des mouvements facilement interprétés comme autant de prodromes de sédition. Rixes, tumultes,
bagarres sont des signes inquiétants en ces temps où les complots ont porté à l'empire sept princes en
quatorze ans, parmi lesquels ces Gordien, issus naguère d'une émeute à Thysdrus (El-Djem) 2.
L'orgueil des premières mais rares confessions, exagérément enflé par la pleutrerie des faillis,
flatté un moment par le lyrisme de l'évêque lui-même, exploité par un clergé las d'obéir à cet évêque, a
porté bon nombre de relégués à surenchérir de bravades, à afficher dans les propos et les attitudes, des
insolences auxquelles les populations et les autorités locales n'auront pas eu la complaisance de refuser
les caractères de 1' « hostilité publique », laquelle autorise comme d'elle-même le soupçon, sinon la
présomption, de complot.
Auprès de ces « fiers-à-bras » de l'inflexibilité, la suite de l'affaire donne à croire que, dans le camp
des bannis, s'est exercée intensément l'action schismatique et anti-épiscopale de faillis, de prêtres et de
clercs, et de notables laïcs qui, bientôt, dans la prison de Carthage où nous allons les retrouver groupés,
rencontreront dans la personne de ces rigoristes de la foi, et gonflés de la gloire de leur confession, obtenue

1. Cyprien, Epistulae, XI, I, 2 et 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 496.


2. Cf supra, chap. I.
54 C. SAUMAGNE

à si bon compte, les instruments les plus dangereusement efficaces au service d'une manœuvre dissolvante
inspirée et conduite par l'autorité profane.

Position juridique personnelle de Cyprien

Dans quelle position juridique s'est trouvé Cyprien durant le temps que les confesseurs,
préventivement détenus dans la prison proconsulaire, attendaient d'être frappés de la relégation, et après
qu'ils y ont été ramenés pour y subir la « question » ?
Il est admis qu'il a été absent pendant les seize mois qui ont suivi la grande « supplication » du
3 janvier 250. Il ne ressort de rien que, au cours de cette longue absence, il ait fait l'objet d'une poursuite,
d'un procès par contumace, d'une condamnation quelconque. Il n'a évidemment pas obéi à l'injonction
de sacrifier. Il s'est borné à être absent du territoire de son domicile municipal, Carthage. Peut-être s'est-il
retiré dans sa patrie d'origine, inconnue de nous (Thascia).
Au clergé de Rome, — les frères emprisonnés à Rome l'ont piqué au vif 1 en supposant, non
sans une certaine ironie condescendante, qu'il ne s'était éloigné que pour la raison qu'il était un « homme
de qualité » (insignis), 2 — il expliquera plus tard :
« Dès la première naissance du trouble (turbationis impetu primo), alors que la populace me réclamait fréquemment
par une violente clameur, considérant moins ma sécurité personnelle que la tranquillité publique des frères, je me suis
éloigné provisoirement, afin que l'émotion publique qui s'était soulevée ne fût pas davantage défiée par une présence
indiscrète» 3.
Il importe d'observer qu'il ne dit pas qu'il a fui pour n'être pas présent à Carthage pendant qu'on
y sacrifiait ; mais parce que sa présence y provoquait un trouble que son absence était faite pour apaiser.
Il n'établit aucune relation entre sa dérobade et les sacrifices. Or, à la veille du printemps de l'année 251,
il rappellera qu'il était, à ce moment, absent de Carthage « depuis bientôt deux ans », 4 c'est-à-dire
strictement, depuis le début du printemps de l'année 249. Il nous met ainsi en droit de penser qu'il avait
pris le large à l'occasion de quelque trouble antérieur qu'avait provoqué ou irrité sa présence à Carthage ;
et qu'en janvier 250, au moment où devaient être accomplis sacrifices et vota sous l'oeil des autorités
municipales, il se tenait éloigné depuis déjà plusieurs mois 5. 11 mettra cependant toujours une grande
insistance à répéter que son éloignement n'est que « provisoire » ; qu'il n'est absent que « pour le moment »,
«passagèrement», «provisoirement encore» (..nunc..interdum..adhuc interim..) 6.
Par quoi donc est-il retenu hors de Carthage ? Jamais, à le suivre, par l'effet de quelque décision
judiciaire, ni par la crainte des sanctions qui en pourraient punir la transgression. Il n'évoque guère que
des motifs d'opportunité, « pour la paix de tous» 7 par exemple ou, plus énigmatiquement, «parce
que la condicio loci ne lui permet pas, en ce moment, d'être parmi ses prêtres » 8... « Si la condicio loci

1. Cyprien, Epistulae, VIII, III, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 488.


2. Cyprien, Epistulae, VIII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 486.
3. Cyprien, Epistulae, XX, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 527.
4. Cyprien, Epistulae, XLIII, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 593.
5. Il est peut-être possible de résoudre la contradiction en pensant avec P. Monceaux (Saint Cyprien in Histoire
littéraire de l'Afrique chrétienne, t. 2, p. 214) : pour un Romain ces mots, yaw bienni, signifiaient seulement que l'exil durait
plus d'un an.
6. Cyprien, Epistulae, VI, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 480 — VII, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 485 — XIV, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 510
— XX, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 527 — Cf XXXI, VI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 561.
7. Cyprien, Epistulae, XIV, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 510.
8. Cyprien, Epistulae, V, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 478.
SAINT CYPRIEN 55

le lui permettait, il serait déjà là... ». Il y ajoute une condicio gradus : « Plût au ciel que la condicio loci
et gradus me permît d'être présent en ce moment à Carthage... » *. Le clergé de Rome se réfère plus
généralement à la condicio temporum. Son retour est donc théoriquement possible ; il est seulement inopportun ;
c'est personnellement qu'il est tracassé {quaesitus) 2.
Il n'est pas populaire à Carthage, ni parmi les païens des hautes classes, qui le respectent cependant,
mais de loin dirait-on ; ni parmi les frères ; ni auprès de son clergé qui, durant les six premiers mois de
l'année 250, s'abstiendra de lui accuser même réception de ses lettres, si nombreuses, pressantes et
importantes qu'elles aient pu être.
Cependant, à Carthage, les dispositions des autorités ne sont pas rebutantes. Dans les rapports
que les chrétiens entretiennent avec elles, on ne cesse de respirer la « paix ». « Je souhaite », écrit Cyprien
à son clergé dès janvier 250, « de vous rejoindre très vite ; mais il me faut éviter que ma présence ne pro-
« voque la mauvaise humeur et la violence des gentils et qu'elle ne soit la cause d'une rupture de la paix ;
«écrivez-moi seulement que les choses sont arrangées... et j'arrive aussitôt» 3. Il nous donne même
à penser que, du fond de sa retraite, il s'emploie, pour sa part, à « arranger les choses », lorsqu'il nous
confie (printemps 250) : « Je préfère encore conserver provisoirement la distance et la réserve, en consi-
« dération d'autres utilités touchant à la paix et au salut de nous tous, utilités dont notre frère Tertullien
« vous rendra compte... » 4.
Cette « paix », la pax publica 5, existe bien en droit ; et peut-être n'a-t-elle jamais été rompue en
fait. On l'a vu par le tranquille usage qu'en font les frères de Carthage lorsqu'ils visitent les confesseurs
en prévention de bannissement. Cyprien le sait fort bien ; s'il ne rentre pas à Carthage, ce n'est point
parce que l'Eglise n'y a pas la paix ; mais au contraire parce qu'elle y règne, et que, sa personne n'y étant
pas bien reçue, il craint de la compromettre.
Tandis que les relégués purgent quelque part leur peine de résidence forcée et que leurs dissensions
donnent à Cyprien ses premières inquiétudes, le danger contre lequel il les met en garde est que leur
comportement ne mette en péril « la paix que Dieu leur a donnée ». Quelques semaines plus tard, lorsque leurs
extravagances auront ramené bon nombre de ces relégués dans la prison de Carthage, il tempérera leur
goût supposé du martyre en leur faisant entrevoir que la paix, qu'ils ont rompue en ce qui les concerne,
peut les surprendre eux-mêmes « avant que ne vienne l'heure de leur interrogatoire par la quaestio ».
Cette « paix » (politique) n'aurait d'ailleurs pas été troublée si « l'accord avait régné entre les
frères (bannis) conformément à la paix (ecclésiastique) que le Seigneur avait donnée ». Et la communauté
aurait été déjà reconstituée selon le vœu de l'évêque. Un message céleste (on supposera que Cyprien
disposait d'autres moyens d'information) l'autorise à écrire aux confesseurs qu'il a « l'assurance que la paix,
cette paix promise, est imminente pour eux, et qu'elle ne souffre que d'un tout petit retard » 6.
Un peu avant Pâques 251 (25 mars), il est au fait des mesures projetées qui constituent à ses yeux
une toute dernière et extrême attaque (novissima et extrema temptatio), après laquelle il lui sera permis,
non seulement de rentrer à Carthage, mais d'exercer le droit de réunion des « collèges sacerdotaux » en

1. Cyprien, Epistulae, VI, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 480.


2. Cyprien, Epistulae, XIV, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 510.
3. Cyprien, Epistulae, VII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 485.
4. Cyprien, Epistulae, XIV, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 510. Sur le message céleste comme source d'information, cf,
Epistulae, XI, III, 1 ; IV, I, 2 ; V ; VI. Sur le retour de la paix : XIII, V, 2 ; VI, I ; XV, I, 2 ; III, 2 ; XVII, I, 2 ; XVII, II
2. Sur le vœu de Lucianus : XXVI, I, 2 ; XXX, V, 3. Sur les Romains et Cyprien : LXIII, VI, 2 ; LV, VI, 1, etc.
5. Cyprien, Epistulae, XIX, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 526.
6. Cyprien, Epistulae, XI, VI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 500.
56 C. SAUMAGNE

convoquant un synode. C'est même cette perspective de pouvoir librement exercer ce droit concurremment
avec ses adversaires, qui le porte à différer de statuer personnellement sur la pénitence des faillis.
Il est évidemment difficile à Cyprien de nous représenter les communautés chrétiennes de Carthage
et d'Afrique comme en proie à une hostilité systématique de la part des autorités publiques, puisqu'il
est notoire que, d'une part, les membres de ces communautés sont à peu près tous en règle avec les
obligations imposées par l'Edit de Dèce ; et que, d'autre part, les rares réfractaires qui se sont distingués
de leurs frères ne peuvent être tenus par ces autorités que pour des délinquants de droit commun, que
l'emprisonnement préventif et le bannissement ont mis à l'écart de la communauté.
Si Cyprien se retient de paraître, c'est qu'il est détourné de le faire par la répugnance que manifeste
la communauté elle-même à l'accueillir. Cette répugnance va jusqu'à l'opposition déclarée et à l'intrigue
hostile. A la veille même de son retour (printemps 251), il note que la malignité et la perfidie de certains
prêtres sont poussées au point qu'il ne lui est pas permis de revenir avant Pâques ; ils soulèvent contre
lui une vieille accusation (?) que ranime le laxiste Felicissimus... »l
Dans ces conditions 2, on aura lieu d'être surpris que Cyprien ait attendu l'été de l'année 251, c'est-
à-dire le moment où il est rentré librement à Carthage, et où il use sans entrave du droit de « réunir le
collège des évêques », pour annoncer, plus que pour rappeler, à un ami d'une part et à l'évêque de Rome
d'autre part, (et alors que tant d'occasions se sont offertes à lui de faire état, contre ses détracteurs, de
ses épreuves personnelles), qu'un « arrêté de proscription » (patrimoniale), avait été naguère lancé contre
lui.
Ce ne sera guère que cinq ans plus tard, au plein de l'été 254, à l'occasion d'une controverse avec un
« martyr » incontesté, (mais bien vivant cependant), — l'évêque surnommé Puppianus, — et pour montrer
à celui-ci que, lui aussi Cyprien, a été un « résistant », — qu'il déclare que, « en ce qui le concerne, la
« persécution l'a fait plier {dépressif) sous le poids d'une proscription (patrimoniale) et qu'on a pu lire
« sur une affiche publique (ces mots) : si quelqu'un détient ou possède quelque chose des biens de Cae-
« cilius Cyprianus, évêque des chrétiens... » 3. Ailleurs, dans une lettre à l'évêque de Rome, au cœur
d'une déclaration redondante, toute bourdonnante de l'écho de clameurs populaires et qui étouffe
opportunément toute précision juridique, il insinue l'incidente : «... moi, évêque, proscrit, avec adjonction
de ma qualité d 'évêque... » 4.
Tant de circonlocutions purement allusives respirent un certain embarras, ou plutôt ne traduisent
guère que le souci de montrer que les païens l'ont traité davantage en évêque qu'en chrétien, lui
reconnaissant, pour la sanctionner en elle-même, une qualité que son propre clergé en est venu à lui dénier.
Le caractère évasif de ces tardives et fuyantes précisions accuse un contraste instructif avec l'aisance et
la netteté juridique dont, trois ans plus tard, sous Valérien, Cyprien, — alors effectivement frappé d'une
sentence de relégation — saura user pour définir sa situation : « Moi, condamné à la relégation pour avoir
« confessé le nom chrétien, et que les limites d'un territoire défini tiennent enfermé... ». A situation nette,
langage clair.
Lorsque, dans les années 254, Cyprien parle de « proscription », il ne peut vouloir donner à entendre
à ses correspondants parfaitement informés, ni qu'il a été banni, ni que ses biens ont été confisqués,
puisqu'il est patent par ailleurs, qu'il n'a jamais été entravé dans la libre disposition de son patrimoine 5.

1. Cyprien, Epistulae, XLIII, I, 2 et II, 1 C.S.E.L., 3, 2, p. 591.


2. Cyprien, Epistulae, XLIII, I, 2 et IV, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 591 et 593.
3. Cyprien, Epistulae, LXVI, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 729.
4. Cyprien, Epistulae, LIX, VI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 673.
5. Cyprien, Epistulae, LXXVI, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 827.
SAINT CYPRIEN 57

La « proscription » n'est pas, en effet, une peine qui dérive d'un jugement qui la prononce au
principal. Elle est un acte de procédure, une mesure de publicité destinée à procurer l'exécution de la
peine de confiscation, ou le recouvrement d'une amende fiscale, ou la sauvegarde d'un patrimoine à
l'abandon ou en déshérence. Bien plus, la confiscation elle-même n'est pas une peine principale ; elle est
l'accessoire, non nécessaire d'ailleurs, de la peine de mort ou de la relégation ou déportation 1.
Or, autant qu'on sache, Cyprien n'a jamais été condamné, avant l'année 257, à quoi que ce soit,
même par contumace. Il a éludé l'occasion de refuser de sacrifier, donc de commettre le délit sanctionné
par l'Edit. Il n'a pas eu à comparaître devant les magistrats municipaux, alors qu'il eût pu faire l'objet
d'une procédure d'information et d'un mandat d'amener. II ne lui a pas été donné de tirer gloire d'une
sentence rendue par le proconsul. On pourrait penser, en faisant état d'un texte incertain de Marcien 2,
que le proconsul n'aura pas négligé de constater solennellement sa fuite (fuga latd) et de porter contre
lui l'interdiction de demeurer ailleurs qu'en tel lieu désigné. Mais dans ce cas, Cyprien, et après lui, Pontius
son ami et biographe, n'auraient pas manqué de jeter à la face de ses détracteurs l'affirmation péremp-
toire... ego relegatus in perpetuum, omnibus ademptis bonis... et de dénommer son lieu de résidence dont
la publicité même de la sentence eût divulgué le secret. Or, Cyprien n'en fait rien. Lorsqu'à plusieurs
reprises, il aura lieu d'évoquer le sort des « bannis qui ont été privés de leurs biens », il n'en prendra
jamais occasion, dans des circonstances où le respect dû aux faits exclut les prétentions de la modestie,
pour rappeler qu'il doit être compté au nombre de ces « bannis qui ont été privés de leurs biens ».
Nous le voyons, au contraire, qui se borne, — bien tardivement au surplus et en ne s 'adressant
qu'à des correspondants établis au loin, — à se dire proscriptus, ou « fléchissant sous le poids d'une
proscription ». De celle-ci même, il ne cite que le dispositif, comme si l'essentiel et l'afflictif n'en devait pas
être la formule de sanction exécutoire, qu'il omet. L'extrait qu'il tire de l'affiche de proscription, réduite
à une proposition conditionnelle qui s'adresse à de tierces personnes, nous laisse ignorer la décision pour
l'exécution de laquelle il a été prescrit aux éventuels détenteurs de biens appartenant à Cyprien de faire
quelque chose qui n'est pas défini, qui est vraisemblablement de se révéler et de déclarer ces biens. Mais
en vue de quoi ? Certainement pas de leur mise en vente ou de leur annexion au fisc, puisque Cyprien
n'a été condamné à rien au principal. La « proscription », — 1' « affichage », — n'aura été, pensons-nous,
qu'une mesure préparatoire ou conservatoire, arrêtée en vue de quelque décision ultérieure, qui n'a jamais
été prise 3.
Ainsi, la prétendue « persécution de Dèce » n'a atteint Cyprien ni dans sa personne ni dans ses
biens. Il n'a été ni confesseur, ni extorris, ni spoliatus. Et il va lui falloir se dresser de toute sa vigueur
épiscopale contre une phalange d'athlètes de la foi, de martyrs.

1. Cyprien, Epistulae, LXVI, VU, C.S.E.L., 3, 2, p. 732. Cf Paul, Sententiae, II, 26, 16; IV, 25, 8 ; V, 24, 3.
Code de Justinien, IX, 49. Digeste, XLVIII, 20.
2. Digeste, XLVIII, 22, 5.
3. Ce qui autorise Pontius {Vita Cypriani, VI, I) à écrire que ses biens furent confisqués mais restitués par la bonté
de Dieu.
CHAPITRE IV

LE COMBAT DE LA SOUFFRANCE

Torture et question - Le régime pénitentiaire des récidivistes - Les martyrs - Un « confesseur » modèle
Aurelius - Celer inus et les confesseurs de Rome.

« Torture » et « Question »

Cyprien s'est visiblement retenu de dire en clair, même à ses correspondants, quel a été l'objet
réel de la procédure nouvelle à laquelle ont été soumis ces confesseurs précédemment frappés de la
relégation en raison de leur «confession». Mais nous sommes bien obligés de constater qu'aucun d'eux,
en fin de procédure, n'a été frappé d'une peine quelconque ; que certains ont conquis le titre de « martyr »,
mais qu'aucun d'eux n'a perdu celui de « confesseur».
Le contraste est grand entre les conditions de leur précédente détention et celles de leur présente
incarcération. Il ne va plus être question désormais que d'instruments de torture, de supplices, de «
couteaux et ongles à dépecer », de « bourreaux », de « plaies ravivées ». En un mot les voici plongés dans les
épreuves physiques d'un certamen, d'un proelium, d'une pugna, d'une passio, dont Cyprien feint de croire,
dans les débuts, qu'ils n'exigeront d'eux que cette «foi» et ce «courage» (virtus) qui ne leur ont pas
manqué au cours de leur « confession », alors que c'est la « disciplina » qu'ils mettront désormais en péril.
Juridiquement, ils sont soumis à l'enquête pénale par la «question», ouverte contre eux pour
établir à leur charge les preuves d'un ou plusieurs délits qu'ils sont nécessairement prévenus d'avoir
commis. Ils sont donc en instance aussi bien de condamnation que de relaxe.
Or, Cyprien n'apprécie qu'avec réticence, et il déprécie même, le plus souvent, la qualité de l'épreuve
qui les attend, dont on a vu qu'il pressentait (ou savait) qu'ils étaient menacés, et dont il sait aussi
désormais qu'elle ne tournera ni à leur profit spirituel, ni au profit de son épiscopat.
La situation en présence de laquelle se trouve Cyprien renouvelle, à un demi-siècle d'intervalle,
celle-là même qui avait inspiré à Tertullien — et Cyprien s'en est certainement avisé — certains
mouvements de son Ad martyres. Voici nos confesseurs placés dans la position de « martyrs désignés » (bene-
dicti martyres designati)1 qui fait obligation à la Mater Ecclesia et à chaque frère de les assister, elle sur
ses revenus (de uberibus), eux sur leurs patrimoines (de opibus). Mais ils étaient alors exposés aux mêmes
dangers spirituels que ceux qui menacent aujourd'hui nos confesseurs reluctantes, et que Cyprien tente
de prévenir, et qu'avait redoutés Tertullien lorsqu'il leur disait qu'il fallait que ce fût :
« l'Esprit-Saint qui entrât en eux dans la prison... car la prison elle-même est la demeure du diable et c'est sa familia
qui y réside... S'ils sont entrés eux-mêmes en prison, c'est pour qu'ils l'écrasent dans sa propre demeure. Or, comment
agira le diable ? Ils sont à moi ! dira-t-il ; je les tenterai par les plus grossières épreuves, par des trahisons, par des
dissensions entre eux. Comment s'en défendre ? Qu'il vous trouve armés de concorde ; car l'état de paix entre vous,
c'est l'état de guerre contre lui... » 2

1. Tertullien, Ad Martyres, I, 1. Cf Cyprien : praecipua dignatio (Epistulae, XXVIII, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 545).


2. Tertullien, Ad Martyres, I.
60 C. SAUMAGNE

Et ce pressentiment de l'affaire des billets de communion : « cette paix, certains qui n'en jouissent
pas dans l'Eglise, ont accoutumé de la demander de la part des martyrs emprisonnés... »
Sans doute, dès qu'il apprend que les inéluctables poursuites, prévues et annoncées par lui, se
sont abattues sur eux, et que déjà trois ou quatre détenus sont morts sous la question ou de ses suites,
il ne les désavoue pas. Comme il voudrait être au milieu d'eux !... Aussi bien, encore qu'il sache qu'ils
n'ont été recherchés que pour des délits de droit commun, ne se réclament-ils pas du nom « chrétien » ?
Leur qualité même de chrétiens n'aggravera-t-elle pas leurs responsabilités délictuelles ? C'est la dignité
du nom qu'il faut d'abord que Cyprien soutienne.
Aussi pour exalter le courage des détenus, Cyprien entonne-t-il un péan d'allégresse un peu
sauvage1 où sont évoqués, en traits d'un gongorisme d'homme de lettres alternant avec des truculences
qu'on dirait claudéliennes, les tableaux des plus savantes tortures qui attendent ses correspondants et
dont il les envie de devoir bientôt se régaler. « Les suppliciés» (il vient d'être informé de leurs premières
épreuves) sont demeurés debout, plus droits que :
« leurs bourreaux ! Leurs membres en lambeaux ont vaincu les ongles de fer qui les déchiraient. Leurs plaies ont été
rouvertes, pour être entretenues à vif ! Si déchiquetés ont été leurs membres, que ce n'est plus eux, ce sont les plaies
qui ont été torturées...! Le sang coulait d'elles à grand flot, sang répandu pour noyer l'incendie de la persécution,
pour étouffer sous son glorieux ruissellement les flammes de la géhenne...! Oh, quel fut grand le spectacle qu'a donné
le Seigneur ! Combien sublime... etc. !» 2
Mais cette exultation rhétorique ne l'aveugle pas sur la médiocre signification, sur l'inanité
apologétique de la nouvelle procédure, inopportunément provoquée par la forfanterie d'une poignée d'éner-
gumènes irresponsables. D'abord il insinue des allusions ambiguës : « Ce n'est pas vous, écrit-il aux
premiers confesseurs torturés, ce n'est pas vous qui avez cédé aux supplices ! Ce sont les supplices qui
vous ont cédé ! Le couteau à dépecer s'est appliqué, par des cruautés progressives, à atteindre le point
où ce n'est pas la foi, inébranlable, elle, qui serait terrassée, mais où les hommes de Dieu seraient envoyés
au Seigneur par le plus court chemin...»3 ! Tous ces amphigouris sont placés là pour éviter de dire
crûment que toutes ces tortures ne tendent pas à réunir les motifs d'une sentence capitale ; qu'elles ne sont
pratiquées que dans l'ordre normal des procédures d'enquête ; qu'elles peuvent occasionnellement mettre
en danger la vie du « questionné », mais qu'elles ne se proposent pas de l'en priver.
Elles tendent à obtenir de lui un acte ou une déclaration qui, n'étant pas l'abandon de la foi,
— (non ut stantem fidem dejiceret, la chose est dite) — ne peut être qu'une preuve, un témoignage, un aveu,
une adhésion, dont Cyprien se garde de divulguer l'objet, qui n'est pas l'abjuration de la foi chrétienne,
— et qu'ils ont cependant donnée.
Par contre, lorsqu'il s'adresse au clergé de Carthage, Cyprien parle net. Ces tortures de la question
ne sont plus présentées comme des grâces par lesquelles le Seigneur rappelle à lui, comme par des sortes
de raccourcis des sentiers de la gloire, les hommes de Dieu. Elles sont le châtiment, voulu par Dieu, de
l'orgueil affiché par les «confesseurs», de leurs discordes, de pis encore, on l'a vu4. «Quelles plaies,
quelles verges ne méritent-ils pas » ! Voici venu maintenant le tour des instruments de torture : tormenta
veniunt ! Le bourreau pourra les mettre en œuvre aussi longtemps qu'il lui plaira ; il ne lui est demandé
que de ne pas tuer le supplicié. Qui pourrait supposer que le bourreau tend à réunir les éléments d'une
décision judiciaire ? A suivre Cyprien, même pas ! Les tortures ne sont pas appliquées pour aboutir à
un jugement qui serait de condamnation ou de relaxe, à un dénouement juridique, à une solution positive.
Elles sont calculées pour s'arrêter à la limite de l'épuisement, limites qu'elles ne dépassent que « s'il se

1. Cyprien, Epistulae, X. Toute la lettre (C.S.E.L., 3, 2, p. 490-495).


2. Cyprien, Epistulae, X, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 491.
3. Cyprien, Epistulae, X, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 491.
4. Cyprien, Epistulae, XI, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 496.
SAINT CYPRIEN 61

trouve d'aventure un confesseur qui se soustrait à elles par une condescendance divine, s'évade d'au
milieu d'elles ; sans doute atteint-il ainsi la gloire ; mais ce n'est pas parce qu'une telle conquête était
le but final du supplice, mais parce que le supplicié n'a eu qu'une hâte, celle de mourir I...»1
Sont-ce bien là des martyrs, sinon accidentels ou d'occasion ? N'était qu'ils ont été précédemment
des « confesseurs », Cyprien leur en dénierait d'ores et déjà (il le fera bientôt), le titre et les prérogatives,
dangereusement prometteuses d'anarchie disciplinaire. Il reste que Cyprien ne nous dit positivement
rien de ce qui est demandé aux confesseurs ; mais qu'il insinue assez pour nous assurer qu'il ne leur est
pas demandé d'abjurer, ni de sacrifier.

Le régime pénitentiaire des récidivistes

On connaît assez bien les particularités du régime auquel ont été soumis ces « confesseurs », naguère
«bannis» et aujourd'hui revenus en prison préventive pour y subir la question.
Dans le dossier des lettres de Cyprien figure celle d'un détenu Lucianus, homme simple et de foi
robuste, mais de peu de doctrine, que l'on disait destiné au martyre et qui passait pour avoir assumé
avec autorité la direction spirituelle de ses co-détenus. Ce Lucianus a adressé cette lettre à un autre «
confesseur», un africain comme lui-même, mais résidant à Rome, où il vit à l'état libre, un nommé Celerinus.
Ce Celerinus avait écrit de Rome à son ami Lucianus, incarcéré à Carthage, pour lui demander la grâce
d'accorder un « billet de communion » à deux de ses sœurs, récemment défaillantes, et que nous avons
vues faisant un généreux accueil aux bannis de Carthage qui avaient rejoint Rome2.
Lucianus répond du fond de sa prison. Il s'attend, écrit-il, à subir les pires épreuves. Au moment
où il compose sa lettre, il ne conteste pas d'être «confesseur» ; mais il avoue ne l'avoir été qu'à assez
bon compte. En effet, il ne lui a encore été donné de confesser le nom de Dieu, (et encore ne l'a-t-il fait
qu'en tremblant), que devant les personnages les plus subalternes de la hiérarchie administrative3, —
personnages dans lesquels nous pouvons reconnaître à coup sûr ces mêmes magistrats municipaux que nous
avons déjà vus accueillant la confession du jeune Aurelius. Lucianus a négligé de rappeler qu'il avait
été alors, tout comme Aurelius, condamné au bannissement, et de faire part à son ami des raisons qui
le ramenaient aujourd'hui en prison sous la prévention d'un délit nouveau, mais qu'il ne qualifie pas.
Nous savons, nous, par Cyprien, qu'il doit être compté au nombre des « confesseurs » indiscrets.
Le régime que nous décrit Lucianus est, cette fois, très sévère. Plus de fréquentation collective
des frères ; pas d'enfants ; pas de visites, du moins officielles, du clergé ; ni d'offices célébrés ouvertement.
Les détenus des deux sexes sont des récidivistes, tenus au secret, confinés en principe dans deux pièces
obscures qui les contiennent à peine, et où ils sont si pressés que la chaleur y est intolérable. Par moment,
ils sont rendus à la clarté du jour ; une fois même pendant cinq jours consécutifs. Quand Lucianus écrit,
il y a huit jours qu'ils ont été de nouveau reclus. Durant les cinq jours passés à l'air libre, ils n'ont reçu
qu'un peu de pain et d'eau. Lucianus croit pouvoir faire remonter jusqu'à l'Empereur l'ordre de les faire
mourir de faim et de soif. De fait, douze détenus, huit hommes et quatre femmes, sont déjà morts de
privations et d'épuisement. Ils ont été inscrits au rang des martyrs — martyrs dont on ne reparlera plus.
Lucianus et ses compagnons sont bien certains de partager bientôt ce sort pitoyable. Il se dit lui-même à
bout de force ; et son soupir de lassitude résignée va plus loin au fond de nos cœurs que toute la
phraséologie cyprienne. Il avoue, et il s'en excuse auprès de son ami, qu'il n'a plus la force d'en écrire davantage...
« Je suis bien las...4 !

1. Cyprien, Epistulae, XI, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 496.


2. Cyprien, Epistulae, XXI, C.S.E.L., 3, 2, p. 529-532.
3. Cyprien, Epistulae, XXII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 533.
4. Cyprien, Epistulae, XXII, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 535. Sur la position de ces prisonniers du temps de Tertullien,
cf Tertullien, De pudicitia, XXII.
62 C. SAUMAGNE

Les « martyrs »

Lucianus met la mort de deux confesseurs, ses compagnons, en relation directe avec l'application
de la torture : « Mappalicus, (mort) au cours de la quaesîio ; Paulus (mort) au sortir de la quaestio » ;
deux autres confesseurs peuvent être retenus comme ayant été des victimes différées de la procédure
sanglante : « Fortunio (mort) in carcere ; Bassus (mort) dans le pignerarium (ou le petrarium ?) », un
local ainsi dénommé de la prison1.
C'est ce Lucianus qui, à l'en croire (et il n'y a aucune raison d'en douter), a reçu de tous les martyrs,
mais de Paulus spécialement avant qu'il n'expire au sortir de la torture, la mission d'accorder en leur
nom et en considération de leur sang versé, la « communion » aux faillis qui la lui demanderaient. C'est
ainsi que des « milliers » de billets sont déjà sortis, ou sortiront, de la prison, sous la signature de Lucianus.
Par lui et par les « martyrs», une Eglise s'est ainsi trouvée constituée, qui admet n'avoir que faire des
homélies de son évêque, en fuite et discrédité : elle l'a pratiquement déposé, comme par prétention.

Saturninus

Cyprien connaît un autre martyr, Saturninus, précédemment détenu et soumis à la question,


déjà confesseur de la première heure. Il avait été incarcéré2 dès avant que Lucianus n'ait eu l'occasion
de décrire l'état de sa prison à son ami Celerinus, c'est-à-dire avant Pâques 250. Ce Saturninus avait
suivi la filière commune des inculpations qui avaient d'abord abouti au bannissement des confesseurs.
Il avait ainsi confessé deux fois le nom du Christ, d'abord à l'occasion des opérations municipales de
janvier, et il n'avait pas manqué d'être frappé de la peine de relégation. Il venait de confesser à nouveau,
cette fois sous la torture des ongles de fer3. On restera un peu émerveillé de savoir que ce Saturninus,
dans le temps même où Celerinus, libre dans Rome, écrivait à son ami Lucianus, détenu à Carthage,
avait déjà lui-même rejoint Rome, où, à son tour, il se comportait librement. Il faut admettre que le
traitement par les ongles de fer n'avait rien révélé à sa charge sur le point qui avait motivé l'enquête per
tormenta dont il avait fait l'objet et à laquelle demeuraient cependant encore soumis à Carthage ses anciens
amis co-détenus, Lucianus et consorts. Ainsi, sans égard pour son insistance à confesser une seconde
fois, il avait été relaxé. Cette confession surrérogatoire que Cyprien vante comme une prouesse, avait
été indifférente au proconsul ; il n'aura pu être même question pour lui de sacrifier, le délit de refus ayant
été sanctionné une fois pour toutes par le bannissement. Si on tient absolument à ce que ce Saturninus
n'ait pas été purement et simplement renvoyé des fins de toute poursuite, on peut supposer que notre
confesseur, ayant été surpris en rupture de ban, avait vu transformer sa relégation à temps dans un camp
d'hébergement, en un «bannissement hors de la province», aggravation de peine qui lui avait permis
de rejoindre à Rome les cinquante bannis qu'y traitaient les deux sœurs de Celerinus.
Ce Saturninus ne paraît pas avoir été le seul « martyr » à bénéficier d'un tel heureux éloignement
ou d'une relaxe. Lucianus prie en effet son ami Celerinus de saluer de sa part d'anciens co-détenus qui
ont déjà librement rallié Rome, qui, à Carthage, paraissent avoir échappé à la torture, et qui ont survécu
aux rigueurs du régime cellulaire4.

1. Cyprien, Epistulae, XXII, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 534.


2. Cyprien, Epistulae, XXVII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 541 ; «Saturninus quoque post tormenta adhuc in carcere
constitutus nullas ejusmodi litteras emisit». Il était donc déjà libéré, n'ayant été condamné à rien.
3. Cyprien, Epistulae, XXI, IV, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 532.
4. Cyprien, Epistulae, XXII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 535.
SAINT CYPRIEN 63

De ces sortes de martyrs, Cyprien n'aura jamais grande opinion. Ils sont de ceux qui ont tort de
croire que «ce sont les martyrs qui font l'Evangile, alors que c'est l'Evangile qui fait les martyrs»1.

Mappalicus

A ce Mappalicus2, qui a eu la discrétion de mourir sous la torture et qui, de ce fait, a échappé à


l'imputation de s'être compromis dans l'affaire des «billets de communion», Cyprien garde quelque
sympathie3. Contrairement à Lucianus et à ses compagnons, Mappalicus a été « un martyr prudent
et discret, ayant bonne mémoire de la « loi» et de la « discipline» — (il n'est pas question de la foi) —
et qui n'a rien écrit qui soit contraire à « l'Evangile».
Cyprien loue son attitude devant le proconsul : «au milieu de ses souffrances (sous la question),
il avait déclaré au proconsul : « demain tu assisteras à un beau combat (agôn)...4'. Ce combat il l'a promis
en son nom et en celui de ses collègues. Cette voix fidèle n'a pas failli à sa promesse. La lutte à laquelle
il s'était engagé, il l'a soutenue ; la palme qu'il a méritée, il l'a reçue, lui et ses compagnons» (sans doute
ceux qu'a cités Lucianus et qui sont Paulus, Fortunio et Bassus) ; «ils ont été solides dans la foi, patients
dans la douleur, vainqueurs dans la quaestio»5. Mappalicus est un de ceux qui se sont évadés
involontairement de la douleur par la traverse de la mort, comme dit Cyprien lorsqu'il se pique de tempérer la
morgue des confesseurs-martyrs survivants. Il n'a nullement été condamné à mort, pas plus que ne l'ont
été Aurelius et Celerinus et Saturninus, ni aucun autre, sans que nous soit cependant divulgué ce que
la torture cherchait à obtenir d'eux. Plus résistant à la douleur ou moins brutalement traité par le bourreau,
Mappalicus, comme les autres, eût été relâché, à la moindre satisfaction, sans doute, de Cyprien. Celui-ci
n'aurait pas déploré que, pour la sauvegarde de la « discipline», tous ces co-détenus aient partagé un sort
semblable au sien.
Car il sait fort bien, au moment où il leur écrit (et il est probable qu'eux-mêmes ne l'ignorent
pas) qu'ils sont sur le point d'être tous renvoyés, soit que l'enquête n'ait rien établi qui pût être à leur
charge, soit qu'ils aient accordé au proconsul ce qu'il attendait d'eux, — et que nous voudrions bien
connaître ! « Si, leur écrit Cyprien, avant le jour du combat, survenait une mesure de grâce (remeatus)
qu'ils ne s'en affligent pas». Il est prêt à les recevoir dans sa communion, car ils n'en auront pas moins
été « martyrs»6.

Un confesseur modèle : Aurelius

Revenons à cet Aurelius qui nous a offert un « cas témoin », une espèce de référence.
Au cours de la première épreuve, rappelons-le, il avait confessé devant les magistrats municipaux ;
puis il avait été banni, nécessairement par sentence du proconsul. A peine un peu plus tard, nous le
retrouvons en prison, en compagnie de Lucianus, de Paulus, de Mappalicus, mêlé à l'affaire des « billets de

1. Cyprien, Epistulae, XXVII, III, 3, C.E.S.L., 3, 2, p. 543.


2. Le martyrologe d'Afrique et le Martyrologion hieronymianum (éd. Rossi-Duchesne, Bruxelles, 1914. Cf Du-
chesne, Histoire ancienne de l'Eglise, t. 1, 3e éd., Paris, 1923) n'ont gardé le souvenir que de Mappalicus dont ils datent
la mort l'un du 17, l'autre du 19 avril 250.
3. Cyprien, Epistulae, X, IV, 3 ; XXII, II, 2 ; XXVII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 493, 534, 541.
4. Cyprien, Epistulae, X, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 492.
5. Cyprien, Epistulae, X, IV, 4, C.S.E.L., 3, 2, p. 494.
6. Cyprien, Epistulae, X, V, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 494.
64 C. SAUMAGNE

communion ». Il a subi la question sous la direction personnelle du proconsul, dès le printemps de


l'année 250.
« II a mérité de combattre dans le forum... ; après les magistrats, il a vaincu le proconsul !
Après l'exil, il a eu raison des instruments de torture...1 » ! Or, nous l'avons vu qui, tout de suite après
avoir surmonté cette épreuve, rejoint librement Cyprien dans sa retraite. Il se fait favorablement apprécier
par l'évêque, qui ne fait pas difficulté de le croire étranger à tout octroi de « billets de communion »,
pour la raison qu'il ne sait ni lire ni écrire, — inaptitude qui le recommande assez paradoxalement au
choix de saint Cyprien pour la charge de « lecteur » (automne 250)2. Ainsi, le proconsul, après avoir
présidé lui-même à l'enquête sous sa forme la plus rigoureuse, non seulement l'a relaxé, mais en outre,
il faut supposer qu'il lui a fait remise de la peine antérieure de relégation qui, prononcée trois mois
auparavant, était encore loin d'avoir atteint son terme. Aurelius a donc abandonné ses co-détenus dans la
prison. Et cependant il n'a pas renié sa foi, puisqu'il a été accueilli par Cyprien, qu'il a été promu par
lui au rang des « illustres » dans cette caste de la nobilitas chrétienne où il introduira bientôt les «
confesseurs» demeurés «intègres»3.

Celerinus et les confesseurs de Rome

En même temps qu'Aurelius, africain, Cyprien a promu «lecteur» de l'Eglise de Carthage, un


autre confesseur, africain lui-même de naissance, ce correspondant de Lucianus dont nous avons déjà
rencontré le nom, Celerinus.
Il avait été surpris par l'Edit de Dèce pendant qu'il s'attardait à Rome auprès de ses sœurs qui
y étaient honorablement établies, tandis que son ami Lucianus, après avoir également séjourné à Rome,
avait regagné Carthage avant que n'éclatât la bourrasque. Il était resté en relation épistolaire avec ce
Lucianus, qui est le confesseur prisonnier à qui nous devons l'émouvante description qu'il a faite de la
vie menée par les anciens bannis, ramenés dans la prison proconsulaire.
Cyprien fait un parallèle entre les destinées d'Aurelius et de Celerinus. Elles ne se distinguent
que par le fait qu'Aurelius a confessé en Afrique, et Celerinus à Rome ; et aussi que Celerinus ne paraît
pas avoir eu à subir l'épreuve intermédiaire de la relégation avant d'être incarcéré. Son refus de sacrifier
l'a conduit directement dans la prison de Rome, où il a retrouvé un certain nombre de réfractaires, tenus
sans doute, comme lui-même, en prévention d'un jugement impérial ou préfectoral, qui semble avoir
été différé4.
Le régime de la prison romaine paraît avoir été assez semblable à celui qui régissait la prison de
Carthage au cours de la réincarcération des confesseurs, si toutefois Cyprien n'a pas forcé les couleurs
du tableau qu'il s'en fait et qu'il en donne. Ils sont en prévention de jugement ; mais ils paraissent avoir
été un peu oubliés. Ils seront encore détenus (et depuis près d'un an) à la fin de l'automne de l'année 2505.
L'évêque Fabien en particulier qui « souffrit passion », selon le liber Pontificalis, le 20 janvier 250,
et qui fut « couronné martyr ». Peut-être ne mourut-il, comme tant d'autres, que des sévices et privations
supportés dans son cachot et qui ont eu vite raison de son âge avancé ; car on ne signale aucun martyre
sanglant obtenu par condamnation formelle, ce qui expliquerait l'hésitante et tardive adjonction du
sigle M(ar)T(y)R sur sa plaque tombale.

1. Cyprien, Epistulae, XXXVIII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 580. Cf supra, chap. III.


2. Cyprien, Epistulae, XXXVIII, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 580.
3. Cyprien, Epistulae, XXXVIII, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 580.
4. Cyprien, Epistulae, XXXVII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 576.
5. Cyprien, Epistulae, XXXVII, III, C.S.E.L., 3, 2, p. 578.
SAINT CYPRIEN 65

Notre Celerinus aussi a comparu devant Dèce, parmi les tout premiers. Mais il ne semble pas
avoir été soumis à la question. L'empereur, accompagné de ses fils, a dû quitter Rome très tôt ; ce qui
expliquerait que les confesseurs romains aient été comme oubliés in carcere, le préfet du prétoire, ou
Valérien — qui exerçait à Rome la gestion intérimaire du pouvoir — se désintéressant d'eux ; — et
que les relégués venus d'Afrique et d'ailleurs, aient afflué à Rome, d'où les eût, conformément à la loi,
écartés la présence de l'empereur.
Cyprien écrit à ces confesseurs romains, qui représentent la seule autorité ecclésiastique depuis
la mort de Fabien ; il doit d'ores et déjà les préparer à être ses alliés contre les insubordinations naissantes
que manifestent les « confesseurs » des prisons d'Afrique. Aussi déborde-t-il en consolations, avec une
compassion qui a pu leur paraître toute de convention. Mais ce dont il les console, c'est de n'être encore
que des prévenus et retenus par une prévention incertaine. Il ne leur est encore rien arrivé qui échauffe
le lyrisme. En particulier les interrogatoires sous la torture paraissent leur avoir été épargnés. « Par le
retard qui affecte votre passio, leur écrit-il, vous vous élevez aux plus hauts sommets ! Et à travers les
lents cheminements de temps », il ne faut pas croire qu'ils « traînent leurs gloires comme des poids morts ;
ils les accroissent » ! — « Vous êtes vainqueurs de la faim ; vous méprisez la soif ; par la vaillance de
votre résistance, vous foulez aux pieds la hideur de la prison et l'horreur des cachots... ! Heureux sont
ceux qui, par ces chemins de la gloire, ont quitté ce monde» ! (allusion, peut-être à Fabien)1. « Vous,
vous demeurez encore au plein du combat ! Mais plus longue est votre lutte, plus sublime est votre
couronne... ! Celui qui, installé au sein même des peines, affronte la douleur, n'est pas vaincu ; celui-là est
couronné chaque jour» ! Ainsi autour de ces martyrs un peu métaphoriques et qu'attend la libération,
il n'y a ni sang ni tortures ; nos confesseurs romains paraissent destinés à croupir ainsi dans leurs cachots,
sans fin ni buts apparents, jusqu'à ce qu'un caprice ou un calcul de l'autorité leur en ouvre les portes2.
Au fait qu'attendent-ils, ou qu'attend-on d'eux ? En janvier 251, Cyprien leur adresse une lettre
onctueuse où il n'hésite pas à se dire « lui-même en prison là-bas (en Afrique)... d'une certaine manière !
Eux, c'est leur confession qui « les y tient enfermés ; lui c'est l'affection !... Eux, ils s'élèvent vers les
plus hauts sommets par la lenteur même de leur passio... » Et il lui échappe une bien troublante remarque :
« II suffit d'une première et unique confessio pour faire un bienheureux (beatus), mais vous, vous faites
une confessio autant de fois que, sollicités de sortir de prison, c'est la prison que ... vous choisissez ! Celui
qui, demeurant sans répit dans les souffrances, se bat contre la douleur, et n'est pas vaincu, celui-là est
chaque jour couronné ! 3... » Ainsi, ils ont, une fois pour toutes, confessé : parce qu'ils ont confessé,
on les retient en prison ; mais nous savons que l'incarcération n'est pas une peine ; on les retient donc
là sans jugement, à d'autres fins ; qu'ils souscrivent à ce qu'on leur demande de faire ou de dire, et ils
sont élargis ; et ce qu'on leur demande, ce n'est pas d'apostasier.
Car Celerinus, (comme tant d'autres inconnus sans doute), depuis longtemps a été libéré ; et il
n'a pas eu à apostasier puisqu'il est demeuré notoirement « confesseur ». Il a donc accordé ce que refusent
ceux qu'on maintient et qui n'est pas l'apostasie. Au cours de l'année, il en est qui « sont sortis de ce
monde », tués par les privations, comme certains de leurs confrères de Carthage. Les survivants sont
« installés en résidence dans le combat (in certamine constitua) : « la bataille est une, les engagements
multiples »4, Mais pas de tormenta comme à Carthage ; les confesseurs n'ont à triompher que de la faim,
de la soif, de la tristesse de la prison (squalor carceris), de l'horreur du cachot (receptaculi paenalis horror) ;
ils souhaitent la mort, qu'on ne semble pas disposé à leur accorder.
Ils ont confessé dès le début, et c'est là chose acquise ; mais qu'est-ce qui fait leur mérite présent ?

1. ou à Moyse.
2. Cyprien, Epistulae, XXXVII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 578.
3. Cyprien, Epistulae, XXXVII, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 576.
4. Cyprien, Epistulae, XXXVII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 578.
66 C. SAUMAGNE

C'est Cyprien qui nous le dit, si nous voulons bien l'entendre : « Leur mérite est désormais de garder
les commandements, (mandata) du Seigneur ; c'est de maintenir la disciplina evangelica » ; ils sont devenus
« les témoins de l'Evangile, les martyrs du Christ», du fait qu'ils ont pris leurs assises « sur la pierre» ;
c'est-à-dire, en clair, sur l'autorité de l'évêque. En confessant ils ont défendu la «fides» par les armes
du courage physique, de la virtus ; aujourd'hui ils défendent la lex, les mandata du Christ, avec les armes
de la disciplina. Nous pouvons donc présumer que c'est sur ce terrain, distinct et spécial, que l'autorité
du siècle est venue leur livrer, à grand renfort de tormenta ou de rigueurs pénitentielles, le proelium
passionnis.
Notre Celerinus a fait grande figure parmi les confesseurs romains. Il a été parmi les premiers
inculpés, le premier même, au dire de Cyprien, « le premier au combat, porte-enseigne sur le front des
troupes du Christ ! » C'est l'Empereur Dèce en personne, — lui, l'« origine et l'auteur des poursuites»,
le « serpent casqué », — qui a instruit le procès de Celerinus. « Celui-ci l'a affronté, et, par l'inébranlable
fermeté de son combat, il a vaincu son adversaire... » ! On ne voit pas qu'il y ait eu application de la torture,
ni débats sanglants ; encore moins, sous quelle forme a pu se traduire cette victoire du chrétien et cette
défaite du maître du monde.
La proposition : « il a ouvert aux autres la voie des moyens de vaincre, non en se faisant vainqueur
par une brève concentration de blessures, mais en se faisant triomphateur par le miracle d'un long combat
qui fait que les peines adhèrent longtemps et sont permanentes...»1, cette proposition, étrangement
contournée, est faite pour suggérer ce que Cyprien ne se résout pas à dire simplement, à savoir que
Celerinus, pas plus qu'aucun de ces détenus romains, n'a été appliqué au chevalet ; mais qu'ils ont tous
seulement souffert d'un régime pénitentiaire dont on peut penser qu'il n'était pas le lot des seuls chrétiens2.
C'est ainsi que Celerinus a pu rapporter à Cyprien que, à Rome, il avait été mis à l'entrave (in
nervo et fer r 6) ; son corps a dépéri sous l'action lente de « la faim et de la soif» ; il a été « gisant parmi
les peines... et enfermé... et enchaîné... sa chair est, par les cicatrices qu'elle garde, comme le monument
commémoratif de sa gloire... »3 !
C'est ce « miracle de ténacité » qui est réputé avoir eu raison de ce « serpent casqué » de Dèce.
L'empereur s'est proclamé vaincu ; et même si complètement et si parfaitement, qu'il n'a su que renvoyer
Celerinus exonéré de toute charge et prévention ! Etrange dénouement d'une cognitio impériale conduite
par « un monstre altéré du sang » des chrétiens, et qui, au moment où il tient à sa merci un confesseur
inflexiblement attaché à sa foi, se borne à imposer à ce « téméraire » trois mois de carcere duro, et le renvoie
aussitôt dans sa patrie, où personne ne l'inquiétera plus4, où il rejoint cet autre inébranlable «confesseur »
Aurelius, que le proconsul, vaincu lui aussi, vient de rendre à la liberté5. Celerinus a même pu apporter
à Cyprien une lettre que lui avaient confiée ses co-détenus qu'il a laissés dans la prison romaine. Aussi
Cyprien, que ce libre messager a pu rejoindre sans obstacle dans sa retraite, fait-il tout de suite de lui
un « lecteur», en même temps qu'Aurelius, « son associé dans l'honneur divin, son égal, son semblable».
Voici donc deux confesseurs authentiques, tous deux soumis à des procédures d'information
pénale, jugés l'un par le Prince, l'autre par un proconsul ; nous sommes assurés qu'aucun d'eux n'a

1. Cyprien, Epistulae, XXXIX, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 582.


2. Cyprien, Epistulae, XXXI, V, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 560; XXXVII, C.S.E.L., 3, 2, p. 576.
3. Cyprien, Epistulae, XXXIX, II, 1, 2, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 582.
4. Ce sont là des martyres sine sanguine. Cf Labriolle (P. de), Martyr et confesseur dans Bulletin d'ancienne
littérature et d'archéologie chrétienne, t. 1, 1911, p. 50-53. Cf Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie s.v. confesseur,
col. 2 514
5. Peut-être a-t-il bénéficié d'un commeatus (congé). Cf Cyprien, Epistulae, XXXIX, I, 1, appelé par Cyprien
beneficium divinum, ce qui peut signifier aussi bien « grâce impériale », ce qu'est en effet le commeatus. Cf Digeste, XXXXVIII,
19,4, 1.
SAINT CYPRIEN 67

répudié sa foi et n'a été contraint d'accomplir un acte impliquant la répudiation de cette foi ; — et
cependant ils ont été, le plus régulièrement du monde, acquittés ou relaxés ou excusés ; ils ont été restitués
à la communauté chrétienne de Carthage1.
Quel a pu être l'objet de ces poursuites secondes qui n'ont pas tendu à obtenir d'eux la
consommation d'une apostasie ?

1. Le messager de Rome était un certain Montanus, libéré lui aussi de la prison de Rome et qui revenait librement
dans sa patrie d'Afrique. Cf Cyprien, Epistulae, XX, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 527.
CHAPITRE V

L'EGLISE SUR LA MONTAGNE

Sens probable des procédures par la quaestio - Les « billets de communion » - La fraternité chrétienne et
le siècle - Buts voilés de V enquête par la torture - Mécanisme de l'opération « billets de communion » -
Attitude modérée de Cyprien - L'ecclesia in monte - L'église de Cyprien : la «blanche cohorte» -Foi et
discipline - La paix politique - Le monarchisme episcopal et le droit pénal romain.

Sens probable des procédures par la « quaestio »

Je pense que les autorités politiques du « siècle », détentrices des attributs de la potestas saecularis,
se sont flattées de pouvoir aider à l'établissement d'une « Eglise des faillis », d'une « Eglise du Capitole »,
ralliée aux institutions de la Cité romaine. Elles ont prêté l'appui de leurs coercitions judiciaires aux chefs
subalternes ou laxistes de cette Eglise, en leur obtenant auprès des masses la caution de quelques
«confesseurs », promus artificieusement « martyrs », pour prévaloir contre l'autoritarisme théocratique et
monarchique de l'épiscopat. Elles ont tenté de décapiter, en la personne de Cyprien, l'Eglise —
minoritaire, mais disciplinairement cohérente — à laquelle nul ne pouvait interdire au puissant docteur de léguer
les trésors de sa doctrine.
Que tel a bien été le sens de ces probationes potius quam persecutiones, qui se succédèrent depuis
l'affaire des « billets de communion » jusqu'au martyre de Cyprien, celui-ci le sait fort bien. Le savent
aussi les « catholiques » de Rome qui seront les destinataires de la lettre synodale de l'automne 255 1.
Cependant, au cours de l'été 252, le « pape » Corneille, relégué à Centumcellas, y était mort. Son
successeur, à peine élu le 23 juin 253, était à son tour frappé de relégation, pour un an semble-t-il, car il
rentrait de Rome, sans y être ni appelé ni inquiété, dans l'été 254.
De telles épreuves, — et c'est Cyprien qui en interprète ainsi le sens voilé, — qui ne sont pas dirigées
indifféremment contre tout ce qui se réclame du nom chrétien, mais qui se traduisent par des alternances
de rigueur et de rémission à l'égard des personnes choisies, ne sont-elles pas comme orientées par une
intention secrète de la « Divine Majesté » ? Ne mettent-elles pas à la disposition des hommes réfléchis,
une sorte de critère propre à leur permettre de distinguer, à coup sûr et objectivement, ceux qui sont
« hérétiques », des autres, qui sont les « catholiques » ? En effet, les faits prouvent, observe Cyprien,
que seuls ceux-ci sont inquiétés. Ce qui explique que nos faillis de Carthage (et du monde romain) et
le clergé dont ils sont la clientèle, ont eu toute « licence d'être » tout en ne cessant pas d'être tenus pour
chrétiens par les autorités. Les brimades de celles-ci n'ont porté sur les « mauvais confesseurs » que juste
ce qui a été nécessaire pour emporter leur ralliement, par l'octroi de « billets de communion », obtenus
sous la pression de savantes tortures et sous la séduction d'un clergé résolument hostile à l'autorité épis-

1. Cyprien, Epistulae, LXI, C.S.E.L., 3, 2, p. 695. Dès la fin de 251, Corneille avait été admis à tenir à Rome un
concile d'évêques italiens qui s'étaient comptés soixante (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 43, 2. Cf Cyprîen,
Epistulae, LV, VI, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 628.
70 C. SAUMAGNE

copale, — à cette sorte d'Eglise assermentée que Cyprien va flétrir bientôt du sobriquet d' « Eglise sur
la Montagne ».
C'est de cette manière que les Pères des Eglises d'Afrique expliquent que la « puissance séculière »
a choisi de se précipiter « contre l'évêque Corneille » et 1' Eglise de son parti ». Le Seigneur, afin de
confondre les hérétiques et de les rabaisser, a voulu montrer quelle est l'Eglise du Christ, quel est son évêque
unique, choisi par une décision de Dieu ; quels sont les prêtres joints à l'évêque pour l'honneur du
sacerdoce ; quel est \epopulus verus du Christ, peuple rendu cohérent « par la charité du troupeau du Seigneur ».
Tels sont ceux que l'ennemi tourmente. — Par contre, quels sont ceux que cet ennemi épargne comme
étant siens ? Les chrétiens schismatiques et hérétiques. « Car l'adversaire du Christ ne poursuit et ne
frappe que le camp du Christ et ses troupes ; les hérétiques, une fois vaincus et devenus sa proie, il les
méprise ; il ne s'occupe plus d'eux ». Autant dire qu'ils constituent l'Eglise selon le vœu de la puissance
du siècle ; ils jouissent de la pax publica.
Nous supposerons donc que ce sont là les bonnes raisons qui ont porté Dèce à se laisser « vaincre »
par un Celerinus et le proconsul d'Afrique à n'user que des pressions du chevalet et du régime cellulaire
pour suppléer les insuffisances de la persuasion. Et il est de fait que, à compter des années 250 et 254-255,
la coexistence conciliée des institutions politiques et de la pratique chrétienne courante paraît ménagée
dans la fatigue et l'indifférence de tous, païens et chrétiens.
Cependant la sévère « discipline » universaliste dont Cyprien est l'inlassable héraut subsiste, comme
en attente, assise sur les bases solides de la « pierre ». La partie poursuivie « sur la Montagne » par une
majorité conciliante et laxiste contre l'autocéphalie ségrégative de la catholica, aura marqué un facile
succès dans la prison de Carthage, à l'occasion de l'affaire des « billets de communion ». Seule la tête
de saint Cyprien roulant sur le billot, le 15 septembre de l'année 258, en consommera à jamais l'échec,
au moins en doctrine.

Les « billets de communion »

Ce qu'on peut appeler «l'affaire des billets de communion» éclate dans les débuts du mois de
mars de l'année 250 ; et elle est en pleine virulence à Pâques (7 avril) 250, au sein même de la prison où
nous avons retrouvé nos confesseurs précédemment incarcérés, et soumis, cette fois, au dur régime de la
« question » l .
Le détenu Lucianus2, (l'auteur de la lettre émouvante à Celerinus), y fait part à son correspondant
des faits suivants :
« Lorsque le benoît martyr Paulus était encore présent en son corps, il m'appela et il me dit : Lucius, en présence
du Christ, je te dis que si quelqu'un, après que j'aurai été appelé (pour subir la question) vient à te demander la paix
(= la communion), donne-la en mon nom. Mais également à l'unanimité, nous tous, ceux que le Seigneur a appelés

1. Nos confesseurs repris de justice vivent en prison, toujours en proie, comme au temps de Tertullien, aux
sollicitations des faillis et aux tentations de la promiscuité sexuelle « Le droit, notait alors Tertullien, et le bon plaisir {jus et
arbitrium) (d'accorder la paix) appartiennent au Maître et non au serviteur, à Dieu et non au sacerdote ; mais toi (on imagine
:

Cyprien invectivant Felicissimus, ou même Novatien vitupérant Cyprien à l'occasion de ses premières condescendances
envers les confesseurs), mais toi tu répands ce pouvoir parmi tes martyrs, de telle sorte que le premier venu à qui ont été
passées des menottes encore lâches, au titre nouveau de sa prison préventive {ut quisque... vincula induit adhuc mollia in novo
custodiae nomine), celui-là aussitôt les adultères l'assiègent, les fornicateurs le requièrent et les prières retentissent autour
de lui ; le baignent les larmes de quiconque est souillé ; et il n'en est pas qui achètent au plus haut prix le droit d'entrer dans
la prison, que ceux qui ont déserté l'Eglise Et même, violantur viri ac feminae in tenebris plane ex usu libidinum notis,
ils sollicitent la paix de ceux qui ont perdu la leur. D'autres se précipitent ad metalla ; et, de ces lieux où c'est un autre martyre
!

qui est nécessaire pour expier les délits nouveaux commis après le martyre (autant que je puisse pénétrer le sens de ces données
sybillines, il semble bien que nous soyons ici en présence de confesseurs repris de justice et envoyés ad metalla pour délits
de droit commun), et ils en reviennent revêtus du droit « de communiquer » {communicatores revertuntur). Tertullien, De
pudicitia, XXII.
2. Cyprien, Epistulae, XXII, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 534.
SAINT CYPRIEN 71

{arcessire) 1 pour être placés dans une grande douleur (= pour subir la question), nous avons donné, par une lettre
concertée, la « paix » à tous - Tu vois par là, frère, a) ce que Paul m'a prescrit à moi, b) et ce que nous avons décidé
tous ensemble, aussi bien dès avant la présente épreuve que lorsque nous avons fait l'objet de l'ordre d'être tués par
la faim et la soif... - En conséquence, frère, je te demande ceci : dès que le Seigneur aura commencé de donner la
paix à l'Eglise elle-même, que tes sœurs « {en faveur de qui Celerinus a sollicité la communion) aient la paix (=
communion) », après avoir exposé leur situation à l'évêque et après avoir accompli l'exomologèse, le tout selon a) les
instructions (praeceptum) de Paul, et b) selon notre décision {tractatum). Que non seulement elles aient la paix, mais
aussi que l'aient celles de qui tu sais qu'elles sont chères à notre esprit 2.
Plus tard, dans le rapport qu'il fera de l'« affaire » au clergé de Rome, Cyprien s'efforcera d'en
attribuer l'initiative au seul Lucianus.
« Lucianus, lui-même un des confesseurs, homme de foi et de courage {virtus et fides), mais bien moins solide sur
l'enseignement du Seigneur, a tenté maladroitement certaines choses, en s'attribuant à lui-même, dès longtemps
déjà, l'autorité de faire en sorte que soient donnés, au nom de Paulus, collectivement à de nombreux individus, des
billets {libelli) écrits de sa main 3. Mais Lucianus ne s'est pas borné à donner des billets écrits de sa main au nom
de Paulus encore vivant ; il a, en outre, après la mort de Paulus, persévéré à faire de même en son propre nom, en
disant que cela lui avait été ordonné par Paulus... 4 c) Après cela, Lucianus a écrit une lettre qui réduit à peu près
à rien tout lien de foi, toute crainte de Dieu, toute prescription du Seigneur, et la sainteté et la solidité de l'Evangile... »
(c'est-à-dire l'évêque !) 5
Et Cyprien de citer des extraits de cette lettre, dont, d'autre part, il nous a conservé une copie
intégrale. Cette lettre est ainsi conçue :
« Les confesseurs, à l'unanimité, à Cyprien, Pape - Sache que nous, à l'unanimité, nous avons donné la paix à ceux
pour lesquels il te sera rendu compte, en tant qu'evêque, de ce qu'ils auront fait depuis leur acte {commissum). Et
nous voulons que cette décision soit également notifiée par toi aux autres évêques. Nous souhaitons que tu aies la
paix avec les saints martyrs...,» (il s'agit d'eux-mêmes) « Etaient présents (en tant que) membres du clergé, un
exorciste et un lecteur ; Lucianus a écrit ceci » 6
Evidemment cette lettre de Lucianus manque d'onction, de déférence et de doctrine disciplinaire.
Mais, dans le premier état qu'il en fait auprès de son clergé (toujours remarquable par son mutisme),
Cyprien feint de ne rien relever qui le choque. D'abord, on lui avait écrit ; on ne répudiait donc pas son
autorité ! Bien plus, en faisant preuve d'un peu d'optimisme, il pouvait interpréter favorablement la
réserve : « ceux pour lesquels il te sera rendu compte en tant qu'evêque ». Il pouvait l'interpréter à la
lumière de la lettre même de Lucianus à Celerinus, dont il avait une bonne copie et où le confesseur avait
précisé que le bénéfice de la communion était conditionné par l'instruction de chaque cas d'espèce par
l'évêque, et par l'accomplissement d'une confession publique. Il est vrai qu'il n'était pas question de
l'imposition des mains par l'évêque, à quoi Cyprien tenait beaucoup ; mais le rite formel pouvait être
considéré comme impliqué, puisque, somme toute, c'était par lui que l'évêque manifestait sa décision
en dernier ressort.
Cependant, de cet égard de courtoisie, Cyprien ne voulait pas être la dupe complaisante. « II y a
là », écrivait-il aux confesseurs de Rome, « de quoi soulever contre moi le plus vif ressentiment. Car à
peine entreprendrons-nous d'examiner le cas de chacun, que nous paraîtrons vouloir refuser au plus
grand nombre cette «communion» que, d'ores et déjà, tous se flattent d'avoir reçue des confesseurs

1. Arcessire a, ici, le sens concret d'être cité à comparaître, non celui d'être rappelé à Dieu.
2. Cyprien, Epistulae, XXII, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 535.
3. Cyprien, Epistulae, XXVII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 540.
4. Cyprien, Epistulae, XXVII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 541.
5. Cyprien, Epistulae, XXVII, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 542.
6. Cyprien, Epistulae, XXIII, C.S.E.L., 3, 2, p. 536.
12 C. SAUMAGNE

et des martyrs»1 ! Déjà, dans quelques cités d'Afrique, des évêques s'étaient montrés réticents2 ;
« et les exigences des faillis se sont dressées contre eux ; de véritables assauts ont été lancés par la foule
contre les évêques»3 ! Ces tumultes n'étaient-ils le fait que de faillis impatients d'imposer à leurs chefs
les décisions des confesseurs ? Est-il inconcevable que des « gentils » aient pris parti pour eux ? Car le
ressentiment que Cyprien appréhende de soulever, ce n'est pas seulement celui des faillis ; les autorités
publiques municipales ou proconsulaires ne pouvaient, en effet, imputer de tels désordres qu'à cette
minorité intraitable d'évêques et de clercs auxquels Cyprien enseignait notoirement le rigorisme, c'est-
à-dire le refus de participation, passée ou prochaine, passive ou spectaculaire, aux « cérémonies des
Romains ».

La « fraternité chrétienne » et le « siècle »

II nous faut bien admettre que l'immense majorité des chrétiens d'Afrique, — de ceux de Rome et
de ceux du monde romain — , ont pris part, sous une forme plus ou moins affirmée, à ces « cérémonies
des Romains » du mois de janvier 250, sans en éprouver de profonds troubles de conscience. Et le petit
nombre d'entre eux qui ont exposé leur liberté et même leur vie pour n'y être pas mêlés, ont été les premiers,
quelques semaines après s'être faits les champions de l'inflexibilité, à excuser si absolument la faute de
leurs frères réputés « faillis», que c'est à peine s'ils paraissent y voir une faute (commissum).
En fait, cette « affaire des billets de communion » s'inscrit, dans l'histoire des institutions romaines,
au point d'interférence où se conditionnent, si on ose dire, mutuellement ce que Cyprien appelle la pax
publica ecclesiae, la paix politique consentie par l'empire à la Mater Ecclesia, et la « paix entre les fils
de cette mère » pax inter filios 4, la paix intérieure de caractère disciplinaire, la « communion » entre
les membres de la fraternité des chrétiens. L'incident se produit à vif, comme à la surface de contact où
le corp us juridique et profane de la communauté civique (alors en voie d'élaboration juridique), s'articule
au corpus mystique de Y ecclesia-theoupolis ; — et où tous deux tâchent à équilibrer leurs rapports.
Cette indifférence en matière de participation aux cérémonies païennes n'apparaît pas comme
l'attitude qu'une minorité aurait soudainement adoptée pour se délivrer d'un embarras imprévu et
passager. On a depuis longtemps mis en lumière les dispositions intellectuelles qui portaient un bon nombre
des responsables de la doctrine des chrétiens à n'attacher qu'une médiocre importance à l'accomplissement
des actes rituels, attendus plus qu'exigés de tous par les instituta des Romains. De telles dispositions,
par exemple, Arnobe les traduit bien : « Puisque nous possédons (nous chrétiens), le chef de toute divi-
« nité {caput divinitatis), duquel dérive la divinité de toutes les divinités quelles qu'elles soient, nous pen-
« sons qu'il est sans importance d'aller vers telle ou telle de ces divinités dont nous ignorons ce qu'elles
« sont et quels sont leurs noms » 5.
Considérons, par exemple, à nouveau le tableau que, dans le De lapsis, Cyprien nous donne de
la manière de vivre des chrétiens vers le milieu du IIIe siècle ; défendons-nous même contre ce que sa
verve de polémiste africain y apporte de déformation et de grossissement. Nous retrouvons là le milieu
où ont vécu, le plus normalement du monde, ces personnages, prêtres, notables, clercs et fidèles dont il

1. Cyprien, Epistulae, XXVII, II, 2, C.S.E.L., p. 542.


2. Notons en passant que voilà des évêques qui, trois ans à peine après le début de l'épreuve, sont à la tête de leur
église, sans être ni confesseurs, puisqu'ils n'ont pas été bannis, ni martyrs, puisqu'ils n'ont pas été incarcérés, ni apostats,
puisqu'ils ont conservé le pouvoir de donner la paix.
3. Cyprien, Epistulae, XXVII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 542.
4. Cyprien, Epistulae, XIX, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 525.
5. Arnobe, Adversus Nationes, III, 2. Cf Monceaux (P.), Histoire littéraire de i 'Agn'cjue chrétienne, t. III, p. 245.
Battifol (P.), La paix constantinienne et le catholicisme. Paris, 1914, p. 197. Cf Celse, Discours vrai, IV, 102.
SAINT CYPRIEN 73

nous dit que, tout compte fait, ils ne pouvaient faire autrement « dès les premiers jours, que d'entrer en
« communion avec les faillis et de s'opposer à ce que ceux-ci accomplissent une pénitence quelconque ».
Que pouvaient-ils être eux-mêmes, si ce n'est des faillis de qualité, qui, pour autant, ne cessaient pas de
se tenir pour de bons chrétiens moyens ?
Ceux-ci, innombrables au dire de Cyprien, entretenaient avec le « siècle » — depuis trois ou quatre
générations que les sympathies d'Elagabal ou d'Alexandre ou de Philippe * les avaient agréés dans
la Cité de droit commun — des rapports faciles et conciliants 2. Ils n'inclinaient certainement pas à
tourner au tragique leur propre participation aux cérémonies publiques, à l'organisation desquelles
les plus notables d'entre eux prenaient la part active qui incombait éventuellement à leurs magistratures
municipales ou à leurs fonctions dans l'officialité impériale, proconsulaire ou palatine. Ils ne se croyaient
pas tenus, d'autre part, de négliger la bonne gestion de leur patrimoine, ni de ne pas faire fructifier leur
argent et leurs terres, ni de ne pas entretenir de cordiales relations avec le monde profane du négoce. Ils
n'accordaient même souvent aux dignitaires de la hiérarchie sacerdotale qu'une considération de convention
qui n'était pas toujours aveugle ou indulgente. Ils trouvaient naturel de ne pas se faire désigner du doigt
en affectant de négliger le soin de leur barbe ou, pour les femmes, celui de leur coiffure ou de quelques
atours de bonne compagnie 3. L'amour conjugal ne leur paraissait pas être le privilège des ménages
chrétiens. Ils ne pensaient pas qu'un chrétien ne fût voué qu'à perpétrer un stupre si, même au prix de
quelques rites profanes distraitement accomplis et auxquels étaient associés par tradition les génies
familiers du foyer, il épousait quelque honnête fille païenne. Etre chrétien n'emportait pas qu'on se
retranchât de la vie du commerce ni de la pratique des contrats et des stipulations sous serments coutumiers.
Les évêques et, sous leur gouvernement, les prêtres et les diacres — depuis que Sévère Alexandre les avait
admis aux privilèges de la collégialité sacerdotale — étaient devenus responsables de leurs actes
communautaires envers l'autorité publique ; et ils estimaient naturellement qu'il leur fallait veiller, par de sages
mesures d'administration, par de bons et honnêtes placements ou par d'habiles procès, aux intérêts
temporels de communautés dont les charges aumônières ou funéraires allaient croissant. La médisance, même
confraternelle, n'a pas dû épargner, à l'occasion, la bonne opinion qu'ils auraient toujours dû donner
de leur gestion.
Les chrétiens d'Afrique n'avaient pas été associés aux vota du 3 janvier 250 autrement que par
l'invitation généralement faite à tous les habitants de l'empire à y participer.
La répugnance de certains avait été cependant prévue ; pour la prévenir on avait adjoint aux
magistrats municipaux de Carthage, cinq notables, nécessairement des chrétiens (car quel crédit auraient
eu des « gentils » ?) « dans le but de ruiner leur foi, de détourner le cœur fragile des frères vers les filets
« endormeurs, par le moyen d'une altération frauduleuse de la vérité » 4. Deux ans plus tard, ce détail
reviendra à la mémoire de Cyprien. On doit supposer que ces bourgeois exemplaires étaient connus pour
pratiquer de longue date l'indifférence en matière de « cérémonies romaines ». Us avaient sans doute
compté au nombre de ceux qui, après avoir fait une impuissante opposition à l'élévation de Cyprien à
l'épiscopat, lui avaient rendu la vie si insupportable au sein d'une communauté prévenue par eux contre
ce que cette désignation faisait présager de sévérité disciplinaire, qu'il avait dû quitter Carthage dès l'été
249, plusieurs mois avant les « vœux » prescrits par Dèce.
On les retrouvera, eux ou leurs semblables, faisant le siège des confesseurs comme ils avaient fait
celui des faillis. Et déjà devait compter parmi eux ce notable nommé Felicissimus, patron laïc de l'Eglise
des faillis et protecteur de son pseudo-évêque, le schismatique Fortunat.

1 Jérôme, De viris illustribus, 54. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 28 ; VI, 34.
.

2. Origène, Contra Celsum, III, 15 « Nous affirmons au grand jour la dignité de notre croyance, nous ne la
dissimulons point, comme le croit Celse ; la situation actuelle a pour cause le nombre grandissant de fidèles et le fait que nous
:

ne sommes plus combattus par les autorités ».


3. Cf Grégoire (H.), Les persécutions dans l'Empire romain, 2e éd., Bruxelles. 1951, p. 145.
4. Cyprien, Epistulae, XLIII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 592.
74 C. SAUMAGNE

Buts (voilés) de l'enquête par la torture

La question de savoir à quoi a tendu, au vrai, le mouvement qui a porté les confesseurs, dans une
circonstance où on devait les supposer distraits de toute préoccupation autre que spirituelle, à distribuer
sans discrimination et « par milliers » des « billets de communion », les clercs de Rome ont affecté, dès
l'automne de 250, de se la poser ; ils ne lui ont pas donné de réponse, du moins qui soit péremptoire.
A ce moment, il est certain que la prison proconsulaire de Carthage a déjà libéré progressivement
la cohorte de ces confesseurs-martyrs, anciens bannis, traités en repris de justice (reluctantes), qu'elle
avait réservés à d'énigmatiques châtiments. « II nous faut reconnaître et accueillir » écrit alors Cyprien
à son clergé et à sa plèbe (bien réduite) « les bienfaits divins par lesquels le Seigneur a daigné honorer et
« illustrer notre temps en donnant congé (c'est-à-dire en les libérant de la prison = commeatus) à ses bons
« confesseurs et à ses glorieux martyrs » l.
C'est dans cette même circonstance qu'il lui faut compter avec les confesseurs qui ne sont pas
« bons », et avec les « martyrs » qui, à ses yeux, ont galvaudé leur gloire. Et c'est pour que le clergé de
Rome, toujours privé d'évêque (situation qui l'accoutume dangereusement à se passer de monarque),
soit mis en mesure d'apprécier comment il traite ces glorieux importuns, qu'il lui a envoyé un dossier
d'information dont il définit ainsi le contenu : « La témérité de quelques faillis (unis en une conspiration
« téméraire »), qui refusent de faire pénitence et de satisfaire à Dieu, m'a écrit, non pour me demander
la paix (= communion), mais pour l'exiger, comme si elle était (déjà) donnée ; ils avancent que Paulus
« l'a donnée à tous ; comme vous le lirez dans les lettres dont je vous donne copie, » 2 — celles que
nous avons reproduites plus haut.
Mais dans la réponse qu'ils font à Cyprien — réponse au demeurant fort circonspecte — , nos
clercs romains feignent de ne pas démêler le mobile réel, ou tout au moins la nécessité, qui pousse les
confesseurs à délivrer les « billets de communion », — comme s'ils voulaient amener Cyprien à vaincre
sa répugnance à donner son opinion intime. Ils posent en effet la question : « ces faillis, s'ils jouissent
« bien du privilège de communiquer la communion, pourquoi donc la demandent-ils (à leur évêque) ?
« Mais si le fait même qu'ils la demandent, dénonce qu'ils ne l'ont pas », que ne s'en remettent-ils à la
décision de ceux qui ont le pouvoir de la donner ? 3 — « Mais », ajoutent-ils, trahissant ainsi, avec
tous les égards de circonstance, leur perplexité, « mais nous voudrions bien, en outre, être instruits du
« point suivant : si les martyrs n'ont pas quelque autre raison de devenir martyr que de maintenir leur
« communion à l'Eglise au prix de leur sang ; et s'ils ont bien fait cela afin d'éviter que, vaincus par la
« douleur et la torture, ils ne perdent leur salut en même temps que leur communion, comment expliquer
« alors que ce salut, qu'ils estiment ne plus avoir s'ils avaient sacrifié, ils estiment qu'il doit être donné à
« ceux qui ont notoirement sacrifié ? Ne devraient-ils pas observer à l'égard des autres, cette règle qu'ils
« se sont imposée à eux-mêmes ? » 4.
Les Romains ne voudraient-ils pas donner à entendre qu'ils ont quelque idée de la nature de cet
« autre mobile » ? Et qu'ils ont conscience de l'embarras dans lequel les confesseurs ont été placés par
la nouvelle enquête où ils sont impliqués ? Ne seraient-ils pas dans la nécessité d'opter ? — Ou bien ils
délivreront des « billets de communion » dont les effets seront de créer une communauté de chrétiens
ralliés aux institutions publiques selon le vœu des autorités ; — ou bien ils seront impliqués dans une
poursuite collective pour d'obscurs ou honteux délits de droit commun (violences, mœurs, rupture de
ban, etc.) les déshonorant sans que leur foi ait été mise en cause.

1. Cyprien, Epistulae, XXXIX, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 581.


2. Cyprien, Epistulae, XXXV, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 571.
3. Cyprien, Epistulae, XXXVI, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 573.
4. Cyprien, Epistulae, XXXVI, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 574.
SAINT CYPRIEN 75

Ce que sait bien aussi le clergé romain, — n'est-ce pas à des fins comparables que tant de
confesseurs y sont retenus en prison ? — c'est que s'exerce sur tout ce petit monde traqué une sévère pression
extérieure. « Tout cela, certes, s'apaisera... » écrivent-ils à Cyprien comme pour ne pas le décourager,
« mais à une condition : c'est que cessent d'agir ceux qui arment les faillis pour leur propre péril et qui,
« les endoctrinant à rebours de la vérité, exigent d'eux, au lieu des remèdes salutaires d'un ajournement
« (de leur communion), les poisons pernicieux d'une communion hâtive... Car enfin, on ne nous fera pas
« croire que s'ils n'étaient poussés par certaines personnes, ils oseraient tous, et si effrontément, revendi-
« quer la communion !... » 1. Il est évident que les autorités politiques et leurs complices chrétiens
ont intérêt à consommer au plus vite un état de fait.

Mécanisme de l'opération : « billets de communion »

11 est incontestable que les confesseurs-martyrs ont été manœuvres. Dès l'instant de leur
confession, aux premiers jours de janvier 250, les « politiques », déjà présents au banc des magistrats
municipaux, les ont circonvenus pour solliciter d'eux, d'abord par la persuasion, puis par la pression auxiliaire
du glaive impérial (on faisait remonter jusqu'à Dèce l'initiative de certaines ruses de basse procédure),
ce qu'ils ont finalement obtenu : — d'abord la neutralisation de l'autorité monarchique, ségrégative et
« catholique », d'un évêque plus attentif à la « discipline » qu'à la « foi » ; — ensuite la consolidation,
à la faveur de la « paix publique » garantie par les autorités, d'une Cité chrétienne réconciliée, au moins
sur le terrain des rapports quotidiens, avec les institutions élémentaires de la Cité profane, en attendant
1' « avènement des temps ».
Nous oserons avancer que l'autorité romaine, à l'occasion des vota ordonnés par Dèce, a pu faire
la réconfortante constatation que les sectes chrétiennes, dans leur grande majorité, avaient rompu, depuis
bien des années, avec la tradition rigoriste qui permettait de les représenter en état de conspiration
permanente contre la « majesté du peuple romain et du Prince ». Ils venaient d'attester que c'était bien à tort
que pouvait subsister la prévention qu'ils étaient seulement préoccupés de mener, dans une inquiétante
clandestinité et par l'action de sociétés secrètes, un sourd combat contre les institutions et les chefs de
l'empire. Les « nombreux » d'entre eux n'attendaient visiblement plus rien d'une hypothétique fin du
monde, et ils s'ancraient dans le siècle.
La circonstance qui aurait pu être révélatrice de ces inconciliabilités présumées — la participation
aux sacrifices et aux vœux — avait, au contraire, mis en évidence l'existence d'une manière de pratique
de la doctrine chrétienne selon laquelle la participation, plus ou moins contrainte ou sincère, d'un cultor
Verbi aux rites et coutumes de la vie profane, n'engendrait pas pour lui l'obligation de choisir, sans espoir
de rémission possible, entre Dieu et le diable, entre le ciel et l'enfer.
En fait, après l'épreuve, il ne subsistait, pour faire profession de stricte observance, qu'une poignée
de petites gens qui avaient pris les choses au sérieux, qui s'étaient piqué de tenir tête aux injonctions des
magistrats et aux injonctions des primores chrétiens qu'on leur avait adjoints. S'était, par contre, rendu
négligeable le petit nombre de ceux qui se cachaient, laissant leurs biens, s'ils en avaient, entre les mains
des agents du fisc. De ceux qui avaient été relégués en vertu d'un Edit qui ne prévoyait pas de les châtier
autrement, les uns, ayant quitté l'Afrique, étaient hors de jeu ; les autres, groupés en un lieu de résidence
assignée, l'Administration les tenait sous sa surveillance, autant dire à sa discrétion ; il est naturel qu'elle
en ait usé.
Cyprien s'est très tôt avisé que ces « durs » offraient une proie de choix à la malice de ses
adversaires, pour peu que ceux-ci fussent soutenus (et il ne pouvait guère douter qu'ils le seraient), par la con-

1. Cyprien, Epistulae, XXXVI, III, 1 et 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 574-575.


76 C. SAUMAGNE

nivence des bureaux proconsulaires. Leur manœuvre était simple — exalter au plus haut point la fière

:
opinion que pouvaient prendre de leurs propres mérites ces hommes à la fois simples et purs, en s'appliquant
méthodiquement à rabaisser devant eux ceux de l'évêque, que sa dérobade avait déchu du droit de donner
des leçons. Tertullien dans son De fuga (dont il devait bien traîner des exemplaires dans les bibliothèques
de Carthage), n'avait-il pas démontré que se soustraire aux sacrifices, c'était abjurer plus irrémissiblement
que de les accomplir sous la contrainte ? * . Ces confesseurs, qui avaient été les témoins et les héros de
l'inflexibilité, n'avaient-ils pas acquis le droit d'en être désormais les légitimes modérateurs ?
A suivre le développement de l'affaire des « billets de communion », le scénario combiné par la
« perfidie » des clercs et par la « ruse » politique de l'autorité profane a bien des chances d'avoir été
celui-ci : — isoler l'évêque des rares prêtres demeurés (par quelles échappatoires ou complaisances
calculées ?) ses fidèles, mais qui, n'étant eux-mêmes ni « faillis » ni, cependant « confesseurs », étaient
vulnérables aux tracasseries de la police. De fait, durant plus de six mois, aucun d'eux n'aura répondu aux
lettres compromettantes, — peut-être interceptées, — de Cyprien ; — en outre, tenir Cyprien
personnellement éloigné de Carthage où on a vu qu'aucun empêchement de droit ne lui interdisait cependant de
rentrer : il suffirait d'agiter aux yeux de l'autorité et susciter même le spectre des émotions populaires
que provoquerait sa présence et l'insécurité qui menacerait sa personne.
Dès le début de la première incarcération préventive des « confesseurs », entre le moment de leur
confession devant les magistrats municipaux et celui de leur condamnation au bannissement par le
proconsul, les autorités civiles marqueraient dans toute circonstance que les communautés chrétiennes qui
s'étaient montrées si unanimement loyalistes et qui se laissaient guider maintenant par des directeurs
de conscience si compréhensifs ne leur donnaient aucun ombrage ; on ne leur contesterait pas la faculté
d'entourer les prisonniers des témoignages d'une libre assiduité, au point d'en rendre Cyprien perplexe.
Puis le cours des choses serait sournoisement orienté vers leur fin préméditée ; les fortes têtes d'entre
les « confesseurs relégués » seraient réunies en un même lieu de résidence surveillée, mais surveillée avec
assez de relâchement pour que toutes les indisciplines s'y donnent carrière ; parallèlement, quelques
propagandistes, laïcs et clercs, ayant accès auprès d'eux, leur inoculeraient les germes de controverses
de doctrine et de rivalités de prestige, sur le point de savoir, principalement, si les athlètes de la foi n'avaient
pas conquis de haute lutte une prééminente autorité disciplinaire 2, comme aux temps primitifs de
l'Eglise militante, pour apprécier le degré d'irrémissibilité de la défaillance de leurs frères. Discordes,
querelles, ivresses, tumultes, égarements sexuels, évasions, ruptures de ban, créeraient une atmosphère
assez trouble pour justifier le soupçon que quelque complot attentatoire à la « majesté du peuple romain »
était fomenté là ; et que, à la faveur d'une quaestio régulièrement engagée, il appartiendrait au proconsul
d'y regarder de plus près.
Enfin, au cours d'une information judiciaire combinant les tormenta de la question et les rigueurs
du régime cellulaire, les interrogatoires seraient « dirigés » de telle manière que nos « confesseurs »,
sans avoir à désavouer leur confession récente ni à répudier les principes de la foi chrétienne, adopteraient
une orientation tendancieuse touchant les règles de la « discipline ecclésiastique » ; il ne leur serait même
pas demandé de rompre avec leur évêque, devenu nominal, afin de ne pas les effaroucher en éveillant
le spectre d'un schisme trop accusé.
C'est ainsi que nous voyons les confesseurs si bien savoir ce que le proconsul, qui va les interroger,
attend d'eux, que Paulus, choisi peut-être en raison de sa moindre résistance physique, prévient son
codétenu Lucianus que, s'il ne sort pas vivant de la chambre d'angoisse où on l'appelle (arcessire), il n'en
devra pas être moins considéré comme ayant été contraint de souscrire au principe de 1' « octroi de la
communion ». Lucianus a su que Mappalicus (qui, après torture, était ou allait être) libéré et que Fortunio
et Bassus (avant de mourir d'épuisement), y avaient consenti. Plus tard, Cyprien contestera l'adhésion

1. Tertullien, De fuga, X.
2. Voir la lettre si fermement novatienne Epistulae, XXXVI, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 573.
:
SAINT CYPRIEN 77

de Mappalicus ; il admettra qu'il avait glissé à quelques petites complaisances et recommandations


personnelles. Mais il n'évoquera jamais la mémoire de Fortunio ni de Bassus. Il les détachera aussi de
la masse des « martyrs », mais pour se prévaloir au moins de l'autorité de l'un d'eux, Aurelius, sur la
présomption que, ne sachant pas écrire, il n'avait pas pu signer de billets.
Nous constaterons qu'à la première vague des tormenta succédera le régime du cachot et du secret,
alternant avec celui de la faim et de la soif, avec de courtes rémissions, sur un ordre réputé venu de très
haut (de Dèce lui-même, selon une rumeur recueillie par Lucianus) et sans doute intentionnellement
propagée dans la prison. Une dizaine de « durs » résisteront jusqu'à se laisser mourir de consomption,
mais Lucianus ne s'autorisera pas moins de leur adhésion. Le reste, à 1' « unanimité », souscrira au
testament de Paulus dont Lucianus se fera l'exécuteur. Et tous seront rendus à la liberté ; il ne sera même
plus question qu'ils achèvent d'accomplir leur première peine de relégation.
De la manœuvre et de ses cheminements, Cyprien est bien informé, et il les suit comme d'heure
en heure. Il feint, dans les débuts, de n'avoir rien éventé. Aussi bien, isolé de son clergé et impuissant
à provoquer la réaction d'une réponse, même de courtoisie, de la part de ses rares amis, il se sent paralysé.
11 se borne à composer, pour en nourrir le dossier qu'il lui faut bien plaider un jour, cette « objurgation
aux relégués », qui procède d'une exacte connaissance des sollicitations dont les confesseurs, encore en
résidence surveillée, sont déjà l'objet et dont sa propre autorité sacerdotale est l'enjeu.

Cyprien adopte une position modérée

Mesurant l'ampleur du danger, Cyprien se pénètre de la nécessité d'élaborer une doctrine


disciplinaire de moyen terme, et d'affecter un certain relâchement de sa première rigueur. Il s'en expliquera
plus tard (fin 251) 1. «D'abord et dans les débuts, j'ai défendu le principe de la fermeté fondée sur
« l'Evangile ; mais bientôt j'ai paru infléchir mon opinion hors de l'esprit de discipline et d'appréciation
« critique adopté en premier lieu ; si bien que j'ai pensé que la paix ( = communion), pouvait être accordée
« par relâchement (laxandà) à ceux qui avaient souillé leur conscience en obtenant des certificats de
« sacrifice ou en commettant des sacrifices impies. Mais si j'ai adopté l'une et l'autre attitude, ce n'est
« pas sans raison longtemps mise en balance et soupesée... » 2. Il faut même qu'il ait surestimé
singulièrement le pouvoir exaltant du sentiment de la « discipline » parmi les faillis, et qu'il se soit mépris sur
le sens de la nouvelle épreuve du « combat de la plus glorieuse compétition », pour avoir pu penser que
la simple représentation de la rédemption par le martyre aurait quelque écho parmi eux. L'occasion,
avait-il d'abord pensé, leur était offerte de « reprendre le combat et de reconquérir leur salut » ; il les
provoquait à 1' « ardeur de la confession et à la gloire du martyre » 3.
Il se rendra vite compte que le « combat de la souffrance » (proelium passionnis) et que la mise en
œuvre des « instruments de torture » ne se proposaient nullement de ménager aux faillis les possibilités
d'un rachat par le martyre. Bien au contraire, ces procédures leur ouvraient, avec la complicité, naïve ou
raisonnable, des « confesseurs », les voies de la communion massive et instantanée. Tandis que les
confesseurs, dans leurs cachots et sous la « question », étaient amenés à adopter la solution d'une rémission
immédiate, Cyprien s'arrêtait à mi-chemin de cette solution.
C'est la position qu'il fera adopter par ses collègues dans le premier synode de l'été 251 : « par
une sage modération, nous avons pesé un tempérament ». Et il avouera que la justification de cet
opportunisme (qui lui sera reproché comme une sorte d'adhésion retardée au système des « billets de com-

1. Cyprien, Epistula LV à Antonianus, C.S.E.L., 3, 2, p. 624.


2. Cyprien, Epistulae, LV, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 625.
3. Cyprien, Epistulae, LV, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 625.
78 C. SAUMAGNE

munion »), aura été de conjurer de son mieux le mouvement qui (par désespoir dit-il) aurait porté les
faillis — si les portes de la catholicité leur avait été trop rigoureusement fermées — à « suivre le siècle »
et — sans cesser de se croire chrétiens, donc de constituer une Eglise — de « vivre selon le siècle » i.
Les confesseurs, ci-devant relégués, maintenant repris de justice, ne sont pas plutôt regroupés
dans la prison de Carthage, que Cyprien a compris que, cette fois, ce n'est pas leur « foi » qui est remise
en question, mais 1' « autorité » même de 1' « épiscope », la « discipline » telle que Jésus et la « tradition »
et les Apôtres étaient réputés en avoir édicté les règles.
Il le dit tout de suite. Il les supplie de résister une fois encore à « l'adversaire qu'ils ont vaincu
au premier combat ». Il ne leur recommande pas de se montrer courageux physiquement ; mais «
humbles et doux et de bonnes mœurs » 2. Ce qu'il importe qu'ils sachent maintenant, c'est que « la grâce
se retire de ceux qui se sont retirés de la discipline ecclésiastique », car c'est bien elle, et non plus la « foi »
qui est en jeu. Et qui donc oserait s'enorgueillir (de sa confession), s'il oublie et les actes que le Seigneur
a accomplis, et les commandements qu'il nous a transmis tant par lui-même que par les Apôtres ? Il les
excuse même de se montrer un peu hésitants sur ce terrain ; les coupables, ce sont les clercs, qui n'ont
ni l'intérêt ni l'intention de les instruire de ces devoirs particuliers ; car ils se moquent bien d'obéir à la
« discipline ecclésiastique qui veut que l'évêque soit leur chef». Et ils ont réalisé un tel ralliement de la
chrétienté de Carthage autour d'eux, que, dans un message adressé à ceux qu'il suppose lui être demeurés
fidèles, (il le suppose, car ils ne lui répondent toujours pas !) il lui échappe une exclamation bouleversante
de pessimisme : « Saluez beaucoup de ma part, la communauté... si avec vous il en existe bien encore une »3.

L'Ecclesia in monte

Cependant Cyprien ne désespère pas tout de suite de retenir les confesseurs sur la pente où ils
glissent. De leur côté, ils ne paraissent pas répondre d'un premier élan aux pressions extérieures dont
on les assiège.
Cyprien a même pu apprécier avec faveur une lettre qu'ils lui ont adressée à ce moment, une «
honorifique pétition » qu'il trouve « réservée à l'égard de Dieu et déférente à l'égard du sacerdote de Dieu » 4.
Elle était accompagnée de suppliques {desideria) proposant à l'arbitrage de l'évêque la « communion »
de tel ou tel failli dénommé. Cyprien en avait pris occasion pour énoncer, avec la plus claire fermeté, sa
doctrine « moyenne » de la réconciliation, en même temps que sa décision de ne rien résoudre avant qu'il
ne soit devenu possible de convoquer des « synodes » épiscopaux. Il y ajoutait même quelques conseils
sur la manière de formuler ces desideria ; il les veut toujours nominatifs et individuels.
Mais il n'en avait pas moins laissé percer qu'il était bien au fait de quelques singularités
inquiétantes : « J'entends dire que l'impudence de certains vous talonne sans vergogne et soumet votre honnêteté
« (verecundia) à une violente pression... Que les confesseurs s'interdisent donc d'exposer l'Eglise à rougir
«jusque sous les yeux des gentils ! Qu'ils s'écartent donc de ces individus qui, agréant certaines personnes
« (pour les recommander) à leur bienveillance, ou bien agissent par complaisance, ou bien tiennent boutique
« de trafic illicite...5 »
Mais ces finasseries rebutent assez vite Cyprien. Son clergé depuis six mois ne lui donne pas signe
de vie. Alors il éclate, il se fâche !... : « Trop longtemps j'ai été maître de ma patience ! Il n'y a plus lieu

1. Cyprien, Epistulae, LV, VI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 627.


2. Cyprien, Epistulae, XIII, II, 1 ; III, 1 ; IV, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 505-507.
3. Cyprien, Epistulae, XIV, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 513.
4. Cyprien, Epistulae, XV, I, 1 et 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 513-514.
5. Cyprien, Epistulae, XV, III, 1-2, C.S.E.L., 3, 2, p. 515.
SAINT CYPRIEN 79

« pour moi de me dissimuler ». Et sans ménagements, il dénonce la trahison des clercs, leur « perfidie » :
« Lorsque leur présomption débridée et brutale, par sa temeritas, s'emploie à troubler et l'honneur des
« martyrs et la dignité des confesseurs et la tranquillité de tout le peuple, il me devient impossible de me
« taire plus longtemps » 1.
Il sait très bien que son clergé est « en communion avec les faillis ; qu'il offre pour eux et qu'il
« leur donne l'Eucharistie » ; autant dire qu'il a reconstitué (à moins que tout simplement il ne l'ait
continuée) une Eglise composée de faillis, pratiquement d'à peu près tous les chrétiens présents à Carthage
— communauté-pilote, si l'on ose dire, des communautés africaines. Et il faut bien admettre que ce clergé
lui-même a dû donner des gages aux autorités de police, pour que ses membres, s'ils n'ont pas failli, soient
admis par elles à vaquer à leurs activités confessionnelles avec la liberté que nous leur voyons. Cyprien
ne peut plus ignorer que ce sont les « confesseurs » eux-mêmes, originaires de toutes les cités d'Afrique,
qui se portent garants de l'orthodoxie, de la « catholicité » de cette Eglise, du fait même qu'ils exercent
le « droit de communication » (jus communicationis) et qu'ils distribuent, en vertu de ce droit, « par
milliers », les « billets de communion ». Voici même, paradoxe diabolique, que, de cette Eglise, l'évêque
est exclu ! La liberté dont elle jouit signifie, sans doute permis, que les pouvoirs publics l'agréent et aident
à son établissement. Car elle poursuit (et même consomme) le ralliement de la « discipline ecclésiastique »
aux « institutions » de ce que nous appelons aujourd'hui l'Etat. Recevant des lettres impudemment
rédigées « au nom de l'Eglise », Cyprien se borne à colorer d'ironie la logique d'un fait acquis : « Puisqu'ils
« se flattent d'être l'Eglise et que l'Eglise est véritablement en eux et chez eux, il ne me reste plus qu'à sol-
« liciter qu'ils daignent m'admettre dans l'Eglise ! ».
Ramenée dans ces perspectives, la seconde congressio, qui a regroupé dans la prison proconsulaire
la poignée de confesseurs frappés de relégation à l'occasion de la prima congressio, retrouve un sens ;
l'énigme que pose son étrange dénouement, reçoit une explication, bonne à défaut d'une meilleure.
La participation aux sacrifices de janvier était un fait accompli, les fraternités des chrétiens
d'Afrique — à l'exception de quelques réfractaires noyés dans la masse des lapsi et réprouvés par elle — se sont
retrouvées ce qu'elles n'avaient jamais cessé d'être profondément, des confréries d'honnêtes gens, mêlés
à la vie du commun (gentiliter) et ne se distinguant de leurs concitoyens que par une certaine manière,
grave et retenue, de vivre dans le privé et de se tenir en public 2.
Il y avait bientôt près d'un demi-siècle qu'aucun chrétien digne de ce nom n'avait plus attiré
l'attention des autorités de haute ou de basse police, ni même suscité de « poursuites », — de persecutiones, — de
la part des professionnels de l'accusation publique. Dans leurs « conventicules » bien connus des bureaux
municipaux, ils exerçaient sans éclat ni entraves leur droit de se réunir selon les modes légaux du coetus
et du conventus ; et même, au niveau de la hiérarchie, leur « droit d'être », c'est-à-dire de « composer
des collèges ». On savait fort bien que, dans leurs réunions, les chrétiens priaient loyalement leur Dieu
pour le salut du Peuple Romain et pour celui du Prince, qui pouvait fort bien d'ailleurs n'être pas le même,
au même moment, dans toutes les provinces de l'empire. Cyprien le rappellera bientôt à son juge, qui
n'en doutera pas. On devait leur savoir gré de ne pas ajouter à la confusion de l'opinion publique, en
affectant de ne pas se mêler ostensiblement à l'accomplissement, devenu indifférent à tous, des «
cérémonies romaines ». Certes, le nombre des fidèles s'était accru ; mais c'était à la faveur même de cet esprit
de facilité qui en élargissait les rangs. « Les fidèles », observait Origène dans le même temps, « les fidèles
« (autrefois) n'étaient pas nombreux ; maintenant beaucoup d'appelés mais peu d'élus ! » 3. Directeurs
de la conscience chrétienne et responsables de l'autorité politique, notables de toutes les confessions,

1. Cyprien, Epistulae, XVI, I, 1 ; II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 517.


2. Cf Grégoire (H.), Les persécutions dans l'Empire romain, p. 145.
3. Origène, In Jerem. homelia, IV, 3 = XII, 215.
80 C. SAUMAGNE

ne croyaient pas devoir entretenir dressé entre eux le spectre du diable, ni s'affronter à tout propos, en
d'inexpiables « théomachies » 1.
Les sacrifices du 3 janvier seraient passés inaperçus et l'histoire n'en aurait rien retenu, si le
comportement aberrant, de-ci de-là, de quelques poignées de scrupuleux, d'hommes de foi simple ou de rodomonts
de village, n'avait réveillé dans la mémoire (toujours inquiète en ces temps troublés) des gouverneurs
et administrateurs, le souvenir des antiques griefs qui, dans les années héroïques de la période sévérienne,
avaient alimenté les libella des accusateurs publics, et qui imposaient à nouveau au proconsul d'Afrique
de les instruire et, le cas échéant, de les sanctionner sur la base de la « loi de majesté ».
On peut croire que le premier mouvement du proconsul a été de ne rien dramatiser ; d'appliquer
avec exactitude la loi qui prescrivait de reléguer « à temps » ou « au dehors », sur la foi des rapports
municipaux, les quelques réfractaires (quelles qu'aient pu être leurs « confessions »), dont on lui présentait
les dossiers ; puis, touchant les chrétiens, en coopération avec quelques notables et un clergé également
amis de la paix générale, de rendre compte à l'Empereur que l'Afrique unanime, sans réticence ouverte,
l'avait plébiscité auprès des dieux romains, protecteurs de sa personne et de sa puissance.
Mais, un obstacle : un homme, Cyprien, de la lignée spirituelle de ces intransigeants, verbeux
et raisonneurs, qui avaient produit Tertullien. On n'ignorait pas qu'il était pénétré jusqu'à l'obsession
de la certitude de tenir d'un Dieu, le Dieu « Christ », le Fils du Dieu de l'antique nation juive, le pouvoir
de «discipline ecclésiastique», qu'il dénommait, comme par mimétisme juridique, Yauctoritas sacerdo-
talis ; qu'il s'arrogeait le privilège d'exercer cette autorité seul et hors du contrôle des lois profanes jusque
dans le sein de la cité des hommes. Pour lui, il n'y avait que « son Dieu », dont il était le ministre inspiré ;
et il y avait le diable et son instrument du moment, « Dèce impitoyable », « antichrist », et ses gouverneurs,
ses démoniaques hommes de main.
Il était donc opportun et habile de priver ce « fauteur et chef de faction » de l'appui des confesseurs ;
car si, se rangeant à l'obédience de ce chef, ils l'appuyaient, auprès des simples, du poids de leur crédit
mystique, de quelles « sécessions» n'oserait-il pas se rendre coupable, de quels troubles, et au profit de
quel nouveau Gordien n'agiterait-il pas Carthage et l'Afrique ?
Ainsi s'explique que Cyprien ait salué sans joie, puis avec inquiétude, l'intervention des instruments
de torture, pour enfin lui dénier toute valeur de signification pour l'appréciation des mérites des confesseurs.
Le motif initial et apparent des nouvelles préventions était bien, ainsi que le relève Cyprien, la
répression de délits de droit commun reprochables aux confesseurs relégués. Mais il était toujours possible
au juge de s'abstenir d'en pousser l'instruction et la sanction, si les prévenus se montraient disposés à
bien entendre ce qu'on attendait d'eux. Et ce qu'on leur demandait, c'était de contribuer, de tout le poids
de l'autorité acquise par la « confession », à maintenir cette paix politique de YEcclesia Mater que Cyprien
menaçait de rompre en agitant les « trophées de la confession » — d'une confession aux risques de laquelle
il lui était opportunément reproché de ne s'être pas exposé. Qu'ils consentent donc à accorder à tous
les prétendus « faillis » une communion immédiate et sans formalité, avant que les calculs de l'évêque
(entraînant à sa suite l'épiscopat d'Afrique et même d'ailleurs), n'aient le répit de discréditer leurs propres
mérites. On ne leur demandera pas de rétracter leur confession première ; au contraire, qu'ils la
renouvellent. Au prestige qu'elle leur aura acquis, ils ajouteront désormais une «autorité disciplinaire»,
exerçant en forme démocratique, si on peut dire, ce magisterium que les confesseurs de Rome avaient
spontanément reconnu à leur collègue Lucianus, et qu'usurpait un évêque discrédité par sa poltronnerie.
De cette manœuvre, à laquelle ont concouru les « ongles de fer du bourreau », la « perfidie des
clercs » et les « séductions du juge » pour capter le consentement des confesseurs compromis dans des
délits de droit commun, le résultat a été le « billet de communion ».
Alors s'est établie cette «Eglise des Faillis», cette «Eglise sur la Montagne», sur des assises

1. Cf Cyprien, De lapsis, VI, C.S.E.L., 3, 1, p. 240.


SAINT CYPRIEN 81

qu'elle a pu croire un moment solides et durables, et que tout le génie de Cyprien ne parviendra à ébranler
qu'au prix de son sang1.

L'Eglise de Cyprien - La « Blanche Cohorte »

Vers le milieu de l'année 251, — dans le moment où, à Rome, le «pape» Corneille est promu
évêque après la longue vacance du siège (mars) — Cyprien est enfin autorisé à rentrer à Carthage, sans
avoir à se justifier de sa fuite et de sa dérobade devant l'Edit de Dèce. C'est à ce moment qu'il compose
son traité « Sur ceux qui ont failli» (De lapsis) et qu'il y note dès la première phrase, ceci : « II vient
de se produire un événement que les sceptiques, récemment encore, tenaient pour difficile, et les perfides
pour impossible : ma sécurité personnelle est de nouveau assurée»2 !
Assurée par qui ? Par l'autorité publique assurément, tant municipale que proconsulaire. Il serait
piquant de pouvoir identifier ces « incrédules » qui, en suivant d'un œil amusé le mouvement que doit
se donner l'évêque pour lever les oppositions à son retour, soupèsent ses chances et parient pour ou
contre. L'emportera-t-il sur ces « perfides » qui se font fort de lui barrer à jamais le chemin ? Par quels
ressorts agissent-ils ? Si ce n'est en remontrant aux services politiques que le retour de Cyprien est le
mieux fait pour ruiner le bienfait public obtenu par la tactique des « billets de communion ».
Car ces perfides, le De lapsis les démasque et les situe. Ce sont tous ceux, clercs et laïcs, qui se sont
flattés de l'avoir à jamais éliminé de la scène. Ce sont ces « confesseurs », naguère « relégués », aujourd'hui
libérés de prison, que des tortures savamment graduées ont rendus plus ou moins « martyrs » ; et tout
le clergé de la « Montagne » ; et les notables, les primores et les insignes, peu soucieux de se retrancher
du siècle. Aussi Cyprien ne comptera ni les uns ni les autres dans la troupe militante dont il reprend tout
de suite la tête et dont le De lapsis nous présente le dénombrement et l'ordre de bataille.
Voici, ouvrant la marche de la «blanche cohorte du Christ»3, d'abord les «confesseurs»,
« illustres par la notoriété retentissante de leur bon renom, et glorieux des louanges que leur valent leur
courage et leur foi (fides et virtus). Mais il ne s'agit que des « bons confesseurs», les héros de la prima
congressio, ceux qui « ont brisé dans une rencontre où ils n'ont rien cédé, la férocité tumultueuse d'une
persécution menaçante ; ils ont été prêts à supporter la prison ; ils étaient armés pour affronter la mort » !
— En fait, s'ils devaient bien s'attendre à être, au moins préventivement, emprisonnés (comme on a vu
qu'ils l'ont été), ils ne paraissent pas avoir eu à craindre sérieusement d'être tués. Voici ce qu'il leur est
arrivé : « leur voix a déclaré le nom du Christ, en qui elle a, une fois, (ce qui la distingue de celle des
mauvais confesseurs, amenés à confesser deux fois) confessé qu'elle croyait... ; leurs mains ont refusé
de sacrifier... ; leur tête n'a pas porté le voile des sacrificateurs... ; leur bouche a rejeté les reliefs des
repas idolâtres... ; leur front n'a pas porté la couronne du diable... Les voici qui reviennent du combat,
rapportant les trophées de l'ennemi vaincu... — Puis viennent les femmes, mêlées aux hommes triomphants ;
dans la bataille elles ont également vaincu (la faiblesse de) leur sexe ». — « Puis viennent, associées
à la gloire de ce service armé, les vierges. — Et enfin les enfants dont les vertus dépassent l'âge... » —
Tous ensemble « ils ont rejeté loin d'eux le siècle ; ils ont offert à Dieu un spectacle glorieux ; ils ont
offert aux frères l'exemple à suivre» !

1. Pourquoi cette localisation de l'hétérodoxie in monte ? La «montagne» est le lieu de « communicatio » avec
Felicissimus, le chef des renégats (communicare cum [eo] in monte. Les hauteurs du quartier le plus élevé de Carthage (colline
de Saint-Louis, jadis probablement Byrsa punique) paraissent bien avoir été déjà aux yeux de Tertullien le lieu où au tribunal
du proconsul tenait ses assises la puissance du mal : « Vous, dit-il aux gouverneurs, qui présidez presque du sommet même
de la ville à la distribution de la justice... » (Apologétique, I, 1). C'est de là, ex arce (le sommet de Byrsa devait avoir conservé
un aspect d'Acropole) que Tertullien les accuse d'exercer leur dominatio arbitraire à l'encontre des chrétiens.
2. Cyprien, De lapsis, I, C.S.E.L., 3, 1, p. 237.
3. Cyprien, De lapsis, II, C.S.E.L., 3, 1, p. 237.
82 C. SAUMAGNE

Ce que néglige de rappeler Cyprien, c'est que tous ces confesseurs, qui ont eu vraisemblablement
la bonne fortune d'être relégués hors de la province, ou qui, s 'étant correctement conduits au cours de
leur relégation dans la province, n'ont pas été soumis aux tortures du « combat de la douleur », sont
libres dans Carthage, où ils sont rentrés avant lui, ayant purgé leur peine, et où il les a retrouvés.
Cette « blanche cohorte» brille plus par la pureté que par le nombre. Aussi, pour en grossir
l'effectif, Cyprien recourt-il résolument aux amplifications rhétoriques, aux assimilations métaphoriques.
Il lui adjoint une troupe de « valets d'armes », qu'il héroïse à grands coups de fictions. Ce sont les « stantes »,
ceux qui sont restés debout, prêts à affronter le danger, mais qui, n'ayant pas eu à combattre, ne sont
ni « confesseurs » ni « faillis ». Cyprien est d'autant moins avare d'éloges à leur égard que, s'il n'était
évêque, c'est dans leurs rangs qu'il devrait se compter. Ces stantes composent numériquement le gros
de la troupe {multitude) stantiuni). « Ils suivent les autres à la trace, de tout près, certes, les joignant presque,
mais non cependant tout à fait ». Ce sont là des chrétiens qui ont pratiqué « la fuite dans la persécution ».
En quoi sont-ils héroïques ? « Ni les exils ordonnés, ni les instruments de torture préparés, ni
les dommages patrimoniaux, ni les supplices ne leur ont fait peur» ! Evidemment... sauf qu'ils se sont
gardé de les affronter. Ils se sont réglés sur l'exemple de leur évêque en ne déférant pas à la convocation
des magistrats. Est-ce par peur ? Oh que non ! seulement par négligence ou par distraction. Qui oserait,
en effet, exiger de « celui qui attend de Dieu l'éternité, qu'il tienne à jour un agenda de ses obligations
terrestres»1 ?
« Ah ! s'écrie Cyprien (à qui manque parfois le sens de l'humour) que personne, par dénigrement,
ne mutile une telle gloire ! Qu'on ne se permette pas de minimiser la fermeté inébranlable de ces stantes !
Celui qui, au jour fixé, ne s'est pas présenté pour sacrifier, celui-là a confessé qu'il était chrétien... ;
certes, le premier prix de la victoire, celui-là l'a remporté qui, appréhendé par la main des gentils, a
confessé le Seigneur ; et sa confession a été publique ; ... mais le second degré vers la gloire, celui-là l'a
franchi qui, en se dérobant par une prudente retraite (cauta secessione) s'est réservé au Seigneyr ; de celui-ci
la confession a été privée... »2.
Quant aux « martyrs », c'est-à-dire aux compagnons survivants des confesseurs qui sont morts
sous la question ou dans les cachots, pas une allusion, — si ce n'est, en passant et à l'occasion d'une

enumeration des promotions offertes par la persécution. Certes, dans la hiérarchie des mérites et des
récompenses, Cyprien place bien au sommet, mais comme dans l'abstrait, les « couronnes célestes des
martyrs» ; un peu au-dessous, «les gloires spirituelles des confesseurs» ; au bas de l'échelle, «les très
hauts courages des frères stantes». Mais tandis qu'il incorpore dans ses troupes confesseurs et réfrac-
taires, il n'y ménage aucune place aux martyrs échappés des tormenta.
Le reste de la communauté, celle qui détient par milliers les « billets de communion », Cyprien
ne la compte pas dans l'état des forces qu'il va conduire au combat de la «discipline» et de l'« unité
catholique. Ils sont cependant le plus grand nombre, ces « frères qui ont trahi leur foi tout de suite, aux
premiers mots prononcés par l'ennemi menaçant ; ce n'est pas l'assaut d'une persécution qui les a abattus ;
ils se sont précipités d'une chute spontanée»... S'est-il même bien agi à leur égard, d'une persécution ?
N'ont-ils pas fait simplement l'objet d'une formalité administrative, comme d'un recensement, explo-
ratio potiusquam persecutio* ? Mais les « martyrs », ceux que la « question » et la prison n'ont pas tués,

1. De lapsis, II, in fine, C.S. E.L., 3, 1, p. 238. Doit-on classer dans cette catégorie la masse, peut-être négligée
par les autorités profanes, de ceux qui n'ont jamais été ni emprisonnés, ni inquiétés et auxquels va, dès le début, la charité
de Cyprien : « les veuves, les infirmes et tous les pauvres » et même « les indigents parmi les peregrins » ? Cyprien, Epistu-
lae, VII, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 485.
2. Cyprien, De lapsis, III, C.S.E.L., 3, 1, p. 238-239.
3. Cyprien, De lapsis, V, C.S.E.L., 3, 1, p. 240.
SAINT CYPRIEN 83

non seulement Cyprien ne les agrée pas, il les rejette dans les rangs ennemis. Ils sont ces « téméraires
qui ont pensé qu'il était en leur pouvoir d'accorder à tous les « faillis », par une hâte précipitée, la rémission
de leur faute»... Il ironise même à leur propos : Les « martyrs», dit-on, mandent ceci... ! Les « martyrs»
mandent cela... ! Mais « à quel titre ? Certes les mérites des « martyrs», les œuvres des justes peuvent
beaucoup auprès du Juge ; mais seulement au jour du jugement » ! Et de les écraser sous le poids des plus
accablantes Ecritures dont il résume d'un mot terrible tout l'enseignement : « C'est l'Evangile qui fait
les « martyrs» ; ce ne sont pas les « martyrs» qui font l'Evangile»1 !
Ces « martyrs », cependant, Cyprien pense bien les ramener sous ses drapeaux ; aussi ne les
traite-t-il qu'avec circonspection. Assurément il les tient pour des « faillis », mais d'une classe particulière ;
ils demeurent à ses yeux très dignes d'une réconciliation et d'une communion qu'il leur offre, encore
qu'ils ne paraissent pas très soucieux de l'obtenir de lui. Tandis que les « faillis volontaires », ceux qui
ont commis l'acte impie du sacrifice, sont en principe, inexcusables. Par contre les souffrances de ceux
qui ont été « tourmentés » pourraient leur servir à obtenir le pardon de leur évêque. Mais le pardon de
quelle faute ?
La circonstance dans laquelle ces « faillis » pardonnables ont souffert et gagné le titre de « martyrs »,
est incontestablement, au dire même de Cyprien, celle qu'ont caractérisée et l'intervention des tormenta
et la diffusion des « billets de communion ».
C'est même l'occasion pour Cyprien de qualifier pénalement cette catégorie d'individus ; il les
dénommera les r éludantes, mot qui, au gré de l'intention qui en inspire l'usage, peut signifier « repris
de justice » ou « récidivistes ».
Ces «r éludantes», ce sont d'abord ces confesseurs qui, après avoir été faits extorres, ont été
ramenés en prison pour y être soumis à la question per tormenta. C'est sous cette torture ou devant ses
menaces qu'ils ont failli de la manière qui leur est particulière. « Voilà », écrit Cyprien à leur propos,
qu'après un certain temps est venu le tour des instruments de torture ; et les plus dures souffrances ont tenu les relue-
tantes sous leur menace. Ah ! celui-là, certes, peut en vouloir à ces instruments, ceux de qui on n'a eu raison que par
eux !... Il a le droit de dire : j'ai voulu combattre... ; mais les tourments variés et les longs supplices m'ont vaincu...
mais mon esprit n'en est pas moins resté ferme, et ma foi, forte... ; tandis que s'exaltait la cruauté d'un juge très
dur, alors les fouets m'ont déchiré, les bâtons m'ont brisé, le chevalet m'a disloqué ; les crocs m'ont lacéré ; alors
la flamme m'a brûlé comme j'arrivais au bout de mes forces. Mais l'esprit n'a pas défailli dans la douleur ; le corps
seulement... ! 2
Qu'ils conviennent seulement de cela devant l'évêque, et celui-ci est prêt à les relever d'une chute
qui, n'ayant entraîné que le corps, a laissé debout et leur esprit et leur foi, et leur « discipline».

Foi et Discipline

Par quel acte donc s'est manifestée cette défaillance ? Ce n'est assurément pas par l'apostasie ;
nous en sommes assurés par les exemples que nous ont proposés les Celerinus, les Aurelius et les Satur-

1. Cf Cyprien, Epistulae, LV, XXIX, C.S.E.L., 3, 2, p. 647 « Les apostats, les déserteurs ou adversaires qui
éparpillent l'Eglise du Christ, même si se trouvant hors de l'Eglise ils venaient à être tués pour le nom chrétien, ne peuvent être
:

admis selon l'Apôtre à la paix de l'Eglise». LX, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 694 : « Quand même parmi ceux-là [les hérétiques]
l'un ou l'autre viendrait à être arrêté, il n'aurait pas à s'en applaudir, comme d'une confession du nom chrétien, alors qu'il
est constant que si de tels hommes sont tirés hors de l'Eglise, ils n'ont pas acquis par là la couronne delà foi, mais plutôt
le châtiment de leur perfidie». Le glaive du prince devient ainsi l'instrument inconscient mais providentiel d'une sentence
de Dieu ».
2. Cyprien, De lapsis, XIII, C.S.E.L., 3, 1, p. 246.
84 C. SAUMAGNE

ninus, par tous ceux que la question a restitués à la liberté sans que leur titre de « confesseur » ait été
compromis.
Voici, par exemple, un cas typique où Cyprien met en scène des « réluctants»1. Il en a découvert
un couple, deux ans après son retour à Carthage. Mari et femme vivaient paisiblement dans la région
des steppes de Gafsa. C'étaient des confesseurs de la prima congressio. Ayant refusé de sacrifier, ils avaient
été relégués {extorresfactï). Puis, en même temps que d'autres compagnons de peine, ils avaient été ramenés
dans la prison proconsulaire, et soumis à la question, en même temps que les Lucianus, les Mappalicus,
les Paulus et Aurelius. Puis, après avoir franchi les épreuves de la question, ils avaient été rendus à la
liberté.
Rien donc à leur reprocher du point de vue de la « foi » et du « courage », de la. fides et de la virtus.
Ils n'avaient pas apostasie et on ne leur avait pas demandé de le faire.
Et cependant, d'eux-mêmes, ils avaient pris conscience d'avoir commis une faute qui les tenait
séparés de la communion d'un évêque qui n'était pas le leur, mais auquel ils n'en demandaient pas moins
l'absolution. Les clercs missionnaires que Cyprien avait envoyés dans le Sud, les avaient rencontrés ;
et ils avaient recueilli, pour en faire part à leur mandant, le désir de réconciliation qu'ils leur avaient
exprimé. Ce qui donne à supposer, ou bien que Gafsa n'avait pas d 'évêque, ou que son évêque appartenait
à « l'Eglise sur la Montagne ».
Cyprien, comme s'il avait juridiction sur ces pénitents, rend alors la sentence suivante2 : a)
(attendu en premier lieu) que les requérants ont confessé le nom du Seigneur,
«et que, par l'obstination d'une fides inébranlable, ils ont eu raison de la volonté des magistrats (municipaux) et
de l'assaut d'un peuple furieux ; b) (attendu en second lieu) qu'ils ont souffert dans la prison (de Carthage) et que
placés entre les injonctions du proconsul et les menaces grondantes du peuple qui les entourait, ils ont longtemps
résisté aux instruments qui les déchiraient et qui les torturaient par une lente répétition ; c) (attendu) que ce à quoi
ils ont été contraints au dernier moment par une infirmité de la chair 3, est racheté par l 'excuse tirée de leurs mérites
antérieurs, et qu'il est bien suffisant pour de telles personnes qu'elles aient perdu la « gloire» - (par ces motifs) nous
estimons que trois années passées à implorer la grâce de Dieu ont pu suffire, etc. »
Mais quelle donc a été leur faute ? Puisque, n'ayant en aucun cas apostasie, ils sont demeurés «
confesseurs » et ont toujours droit au titre de « martyrs » : « ils voulaient mourir ; mais il ne leur a pas été
permis d'être tués ; les instruments du supplice les ont déchirés jusqu'au moment où la chair, qui est
infirme, a cédé, — mais non la foi qui est demeurée intacte »... En quoi leur position diffère-t-elle de celle
où ont été Celerinus et Aurelius, si ce n'est que ces deux derniers ont reçu de Cyprien, et dès le lendemain
de leur relaxe en 250, une rémission que nos Gafsiens n'ont peut-être pas eu l'idée de réclamer avant la
visite des missionnaires de Cyprien. Aux yeux de l'évêque, ils étaient alors des « réluctants » ; les voici
rétablis dans la « gloire » de la confession et du martyr ; leur fides n'a jamais été ébranlée. Le seul terrain
sur lequel ils ont pu choir, est donc celui de la « disciplina » ; et il y a une relation de cause à effet entre
l'application des tormenta et cette défaillance : ils avaient souscrit au principe de la « communion »
accordée par les « confesseurs » ; ils avaient sans doute compté au nombre de ces « confesseurs ».

La « Paix politique »

Si l'une des deux propositions liminaires du De lapsis a été pour nous apprendre que la sécurité
personnelle de Cyprien est de nouveau garantie par l'autorité publique, à la surprise des sceptiques et

1. Cyprien, Epistulae, LVI, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 648.


2. Cyprien, Epistulae, LVI, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 649.
3. « Quod in novissimo infirmitate carnis subactum videtur».
SAINT CYPRIEN 85

au dépit des perfides, l'autre est pour nous dire que « la paix a été restituée à l'Eglise » (pax ecce ecclesiae
reddita est)1.
Or, nous savons que cette paix n'a jamais été interrompue, ni en fait ni en droit. L'algarade des
« relégués » et « réluctants », par le petit nombre d'individus qu'elle impliquait (et dans des délits de droit
commun au surplus), ne peut être considérée comme l'ayant troublée. Bien mieux, le succès même de
l'opération des « billets de communion » l'avait consolidée, du moins aux yeux de l'autorité profane,
au point que l'isolement auquel celle-ci avait réduit Cyprien rendait son retour indifférent aux
responsables des affaires religieuses.
Mais cette « paix », si elle ménage personnellement à Cyprien la faculté d'agir sans entrave, n'en
est pas moins singulière par elle-même ; car elle n'est pas la « paix du Christ ». Elle est celle de l'anti-
christ, du « diable », de l'« adversaire », plus précisément de l'empereur Dèce, le « serpent casqué »,
et de ses « ministres»2. Elle est celle que domine et qu'assure le prestige usurpé des « reluctantes», de
ces « pseudo-martyrs », artisans par leur « billet de communion », du schisme fomenté et protégé par
la « puissance séculière » (potestas saecularis).
C'est le De catholicae ecclesiae unitate qui qualifie le mieux cette « paix», qui en dénonce
l'origine profane et politique, c'est-à-dire diabolique.
Elle est une « fausse paix » ; une persécution masquée, plus redoutable que l'autre. « Car ce qui
est redoutable», communique Cyprien à ses rares fidèles, «ce n'est pas la persecutio, ni toutes les
entreprises qui, par une attaque ouverte, se proposent l'écroulement et la dislocation (de l'Eglise) ; car il est
plus facile de se garder contre une terreur déclarée. Ce qu'il faut craindre bien davantage c'est l'ennemi,
le diable, lorsqu'il rampe... déguisant Vintage de la paix, camouflant, oserait-on dire, ses «perfidies»
sous les dehors d'une paix qui n'est, en fait, qu'une persécution souriante et captieuse».
Pour l'Eglise que Dieu a confiée à l'exclusive autorité de l'évêque, le danger est plus pressant
que jamais. Celui qui le fomente est bien, comme de règle, le diable ; mais il agit par le « ministère »
des pouvoirs publics qu'inspire leur chef, présentement Dèce. Il devient urgent pour Cyprien, d'engager
un combat presque personnel, celui qui le mènera à une incontestable victoire, par le martyre.
« Ce qu'il faut c'est prendre conscience des manœuvres de l'ennemi artificieux, et, en même temps,
les déjouer (providere nos convenit et sollicito corde vigilantes subdoli hostis insidias intellegere pariter et
cavere) »3.
Que cet ennemi soit, sous l'inspiration du diable, Dèce, Cyprien ne permet pas qu'on en doute :
« II se glisse par des insinuations secrètes (latenter obrepit)» ; de là le nom de « serpent» qu'il a reçu.
Les évêques dressés contre Cyprien « trompent leurs ouailles par la bouche du serpent (fallentes ore
serpentis) ». Les confesseurs, nos « réluctants » des « billets de communion », qui séduisent les faillis
«distillent les venins du serpent»4. Lorsque le serpent donne de sa personne, comme lorsqu'il mène
le procès contre Celerinus à Rome, il est le (serpens galeatus), le serpent casqué, Yanguis major, le fourrier
de l 'antichrist.
C'est ce ministre du diable qui est l'auteur de la « paix » et des règles subtiles destinées à en assurer
le règne. En effet, « quoi de plus rusé, quoi de plus engageant
« que... de faire succomber ceux qui ne/' se méfient point, sous le titre même du nom chrétien ? et de faire en sorte
que ceux-là mêmes qui ne sont plus avec 'Evangile, se dénomment chrétiens ?... Cet adversaire, séducteur et trompeur,
suborne les ministres (chrétiens) comme s'ils étaient des ministres de justice, eux qui assurent que... la mort (spiri-

1. Cyprien, De lapsis, I, C.S.E.L., 3, 1, p. 237.


2. Cyprien, De lapsis, XVI, C.S.E.L., 3, 1, p. 248.
3. Cyprien, De catholicae ecclesiae unitate, I, C.S.E.L., 3, 1, p. 209.
4. Cyprien, De catholicae ecclesiae unitate, XXI, C.S.E.L., 3, 2, p. 229.
86 C. SAUMAGNE

tuelle) doit être prise pour le salut (pro salute) et l'Antichrist (l'Empereur) pour un génie divin (per genium) (l'allusion
au formulaire des vota pro salute et per genium imperatoris est évidente !) A ceux qui rejettent la parole de Dieu,
ils disent : \apax soit avec vous ! Mais ils ne peuvent jouir de ce qui fait le prix delà pax (politique) ceux qui rompent
la pax (spirituelle) avec le Seigneur» *.
Ces « ministres de justice », — Cyprien n'ose pas les appeler prêtres ou évêques (à moins que ce
ne soit là un titre dans la hiérarchie de Yecclesia in monté) — ont « introduit des doctrines étrangères »,
plus précisément, les « enseignements d'une institution humaine »2. Et ce n'est pas sans l'intention
précise d'évoquer quelque doctrine autorisant une certaine pratique de sacrifice profane, que Cyprien
se réfère à trois terribles exemples tirés des Ecritures3 : — celui de Coré, Dathan et Abiron qui se sont
abusivement attribué la liberté de sacrifier (licentia sacrificandi) ; celui d'Azias qui a pris sur lui de faire
« le sacrifice en infraction avec la loi de Dieu » {sacrificium contra Dei legem) ; — celui des fils d'Aaron
« qui imposèrent à l'autel de Dieu un feu étranger ».
Et par ces détours, Cyprien en revient à ces « confesseurs-martyrs » de la période des tormenta,
ces « réluctants » (cependant bien avertis par lui, de la « ruse du diable » (invidi diaboli)4'. Leur rôle
aura été de transposer sur le plan de la « paix du Seigneur », la « paix politique » garantie par l'autorité
impériale. Du fond de la prison où les ont ramenés leurs dérèglements de bannis indisciplinés, ils ont
répandu (conseillés par les « ministres de justice » et pressés par le glaive de César), des « milliers » de
« billets de communion ».
Que Cyprien retrouve ici ces présomptueux dont les intentions lui paraissaient déjà suspectes
dès le temps où ils n'étaient encore que «relégués» ; qu'ils soient les mêmes que ceux qui subissaient
le régime cellulaire en avril 250, et qui comptaient dans leurs rangs les Mappalicus, les Paulus, les For-
tunio, les Bassus, « martyrs », tous mandants de Lucianus, le diffuseur de « billets », c'est ce dont on
ne peut douter. Car c'est d'eux que Cyprien écrit :
« De tels individus, seraient-ils morts pendant qu'ils confessaient le nom chrétien» (et c'est bien ce qui est arrivé à
certains d'entre eux) « ne peuvent être lavés de leur faute, même par le sang ; la faute lourde et inexpiable de la
discordia ne peut être expiée même par la passio... Ne peut être martyr celui qui n'est pas dans l'Eglise (de Cyprien
s'entend). La pax à nous, c'est Christ (s-e : et non l'Empereur) qui l'a donnée... Ne peut pas se dire martyr celui
qui a manqué à la charité fraternelle... D'ailleurs ces «confesseurs-martyrs» sont si bien exposés à faillir qu'il est
notoire qu'il en est parmi eux qui se livrent au stupre et à l'adultère !... Que personne donc ne périsse par l'exemple
d'un « confesseur»... 5
La perfidie, on le voit, n'est pas exclusivement le lot des ennemis de Cyprien...
Ainsi l'action convergente de l'autorité politique et de celle du clergé s'exerçant simultanément
sur la naïveté présomptueuse des « confesseurs relégués » est parvenue, un moment, à intégrer le
christianisme africain au système de la Cité romaine et de l'empire, en paralysant l'action d'une autorité
épiscopale jalouse d'entretenir leur inconciliabilité par la condamnation inflexible de toute tolérance
mutuelle en matière de participation aux « cérémonies des Romains ».

Le monarchisme episcopal et le droit pénal romain

L'une des preuves les plus apparentes qu'il s'est bien agi avant tout d'une affaire qui a mis en
péril les principes et la structure de l'autorité, de la disciplina ecclesiastica dans la « constitution» de la

1. Cyprien, De catholicae ecclesiae unitate, XI, C.S.E.L., 3, 1, p. 219-220.


2. « Alienae doctrinae et magisteria humanae institutionis induerunt ».
3. Cyprien, De catholicae ecclesiae unitate, XVIII, C.S.E.L., 3, 1, p. 226. Cf Nombres, XVI, 25. Paralipomena,
XXVI, 19.
4. Cyprien, De catholicae ecclesiae unitate, XX, C.S.E.L., 3, 1, p. 228.
5. Cyprien De catholicae ecclesiae unitate, XIV, C.S.E.L., 3, 1, p. 222.
SAINT CYPRIEN 87

Theoupolis, c'est que, pour défendre cette autorité contre la sécession intérieure qui la ruine, Cyprien
recourt d'instinct à la dialectique et au vocabulaire des lois et du droit profane, par lesquels la « cité des
hommes » a de tout temps défendu la disciplina publica contre les sécessions intérieures qui ont menacé
ses magistratures et ses institutions.
C'est ainsi que, pour mener l'attaque contre la caterva qui constitue l'Eglise des faillis, Yecclesia
in monte, Cyprien emprunte d'instinct à Y Apologétique de Tertullien, l'arsenal des griefs juridiques dont
la doctrine pénale des Romains avait accablé les chrétiens1. Tout comme le magistrat romain poursuivant
contre un chrétien les actions juridiques qu'énumère Tertullien, Cyprien se réfère à tout moment à une
sorte de lex majestatis populi christiani, comme pour justifier en droit positif l'éventuelle « persécution »
qu'il engagerait volontiers contre les Fortunat, les Novat, les Felicissimus, s'il lui était permis de mettre
en œuvre, par exemple, le de officio proconsulis et les ressources du « droit de glaive ».
Voici d'abord (pour emprunter à Tertullien sa classification des délits imputés aux chrétiens),
les « crimes patents» — ayant fondé une Eglise « sans autorisation et à l'insu de l'évêque», cette Eglise,
tout comme un collège dont le Sénat ou le prince n'aurait pas autorisé la formation, constitue une factio2.
Felicissimus sera donc, (et avec lui le pseudo-évêque Fortunat et Novat, venu du stoïcisme au
christianisme, et comme autrefois Thrasea), un dux factionis, chef de la factio Felicissimi, tous ensemble factiosi.
Leurs « conspirations factieuses » n'ont d'autre objet que la destruction de toute auctoritas et potestas
— s'agissant, bien entendu, non de celles de l'empereur ou du Sénat, mais de celles dont Dieu a investi
le « s ace r dos ».
Entre chrétiens, il eût suffi que Felicissimus fût schismatique. Il faut aussi qu'il soit princeps sedi-
tionis, « chef de conjuration », rebellis et contumax, hostis christi entouré, comme Thrasea jadis, de ses
« satellites » composant, à la dévotion de cet hostis publicus, de ce Catilina chrétien, une caterva de «
désespérés » et d'« hommes perdus ».
Voici donc Felicissimus tout naturellement « sacrilège », contra Deum sacrilegia ; ses «
machinations » sont sacrilèges et « impies », car il dresse, contre la disciplina catholique « la nouvelle trahison
d'une institution sacrilège». Il va de soi que tous ces «factieux» sont des temerarii en proie à «une
funeste témérité », non pas « contre l'Empereur », mais « contre les sacerdotes ».
Et comme pour que cette transposition des griefs profanes au domaine du sacré soit parfaite,
Cyprien fait leur part aux « crimes secrets ». Non seulement, Novat, Felicissimus et leurs complices sont
des « escrocs » et des « voleurs », mais encore ils commettent couramment « toutes les variétés de crimes » ;
ils sont, entre autre, des « adultères incorrigibles », des « suborneurs de vierges », des « dévastateurs de
foyers». Et lorsque Cyprien nous dévoile charitablement que Felicissimus a laissé son père mourir de
faim et qu'il a fait avorter sa femme « d'un coup de pied dans le ventre », il nous conduit au bord du
« complexe œdipéen » et de l'allégation d'infanticide.
Ainsi, plus clairement que n'ont fait nos commentateurs modernes de Y Apologétique et de Y Ad
Nationes de Tertullien, Cyprien nous restitue l'esprit, la logique et le système des délits qu'avait réprimés
la potestas saecularis dans la personne des chrétiens du second siècle. Cyprien en confisque simplement,
sans y rien changer, les vertus coercitives au profit de la potestas sacerdotalis, celle de l'Eglise « catholique »,
en en tournant la pointe contre ceux qui ne croient pas en Christ de la manière qu'elle ordonne. Les
princes et grands évêques du IVe siècle s'en souviendront ! Le XVe livre du Code Théodosien en témoigne.
Mais il faut d'abord que Cyprien restaure cette potestas elle-même. C'est à quoi il va s'employer
durant six années d'un inlassable effort, et jusqu'au don de sa vie.

1. Cyprien, Epistulae, XLI, I, 2 ; II, 1 et 2. Cf XLIII, I, 2 ; II, 1 et 2 ; III, 2 ; V, I ; LU, II, 2 et 3 ; LIX, 1, 1 ; VII, I ;
XI, I ; XII, 2 ; XV, 3 ; et passim.
2. Cyprien, Epistulae, XLI, I, 1 ; XLI, II, 1 et 2 ; XLIII, I, 2 ; II, 1 et 2 ; III, 2 ; V, 1 ; LIX, I, 1 ; V, 1 ; VII, 1 ;
XI, 1 ; XII, 4 ; XIII, 1 ; XV, 3.
CHAPITRE VI

LA RESTAURATION DU POUVOIR SACERDOTAL

Tolérance du pouvoir séculier et civisme chrétien - Le combat pour la discipline - V élaboration de la doctrine
cyprienne - La réaction civile - Les conciles - L'unité episcopate - Rome, siège des Autorités - Droit
d'association et droit de congrès - Les contreparties politiques.

Tolérance du pouvoir séculier et civisme chrétien

Durant les six années qui s'écouleront entre le moment de son retour à Carthage au printemps 251
et celui de sa relégation à Curubis en août 257, Cyprien ne connaît plus de repos qu'il n'ait dégagé en
doctrine, formulé en maximes et mis en œuvre, les principes et les règles d'une « constitution » politique,
de caractère théocratique et sacerdotal, conçue pour régir, seule et sans partage, cette Cité de Dieu, cette
« Theoupolis », dont la ruine menaçante de la vieille cité des hommes appelait de toute part l'avènement
rédempteur.
Jamais, cependant, n'avaient été réunies moins de chances apparentes pour le succès d'une telle
entreprise.
Depuis que les inclinations mystiques ou les complaisances raisonnables de certains princes préposés
au gouvernement et à la conservation de cette cité des hommes, — les Elagabal, les Alexandre Sévère,
les Philippe l'Arabe, les Gordien III, — avaient admis que les directeurs de la conscience, les gérants
des intérêts des fraternités chrétiennes et des élites restreintes d'initiés, pourraient s'organiser en «
collèges » selon les exigences élémentaires du droit d'association (esse), il était devenu concevable que les
deux systèmes d'organisation politique du monde romain, le chrétien et le païen, s'accoutumeraient à
coexister sans se heurter en contradictions dramatiques. De fait, chacun y mettant du sien, on était
parvenu à ne plus tourner systématiquement au tragique certaines incompatibilités auxquelles les
apologistes de l'ère militante avaient donné un relief exagérément abrupt.
Uexploratio, le profond « sondage d'opinions », auquel avait permis de procéder la supplication
universelle ordonnée par Dèce, avait éclairé des lumières de l'évidence les progrès réalisés par la paisible
pratique de l'accommodement mutuel. La masse des chrétiens, la plebs des laïcs et des catéchumènes
— que la nécessité de subsister mêlait aux activités quotidiennes de la vie profane — puisait dans le
spectacle même que leur offrait l'inefficacité des recours, vainement réitérés, à la protection des dieux et des
démons, la conviction que ceux-ci ne possédaient peut-être même plus Ja vertu d'exister. Ne suffisait-il
pas de les laisser glisser au néant par dissolution spontanée et comme par évanouissement ? Quelle
différence, au fond, pour un chrétien moyen, entre le fait d'être chaque jour présent de corps et absent d'esprit
aux actes coutumiers de la vie profane, domestique ou municipale, et celui de prendre, une fois pour
toutes, sous la contrainte morale, une part, sans doute effective, mais nécessairement évasive et expéditive,
facilement justifiable par la réticence mentale, aux cérémonies civiques des vota pour le prince ?
Le pouvoir civil, la saecularis potestas, elle-même, avait cessé de sanctionner le refus de sacrifier,
avec cette âpreté qui empruntait naguère encore ses rigueurs aux redoutables prescriptions de la « loi
90 C. SAUMAGNE

de majesté ». On la voyait souvent indifférente aux insolences de la « confessio » — comme l'étaient déjà
les gouverneurs d'Afrique dont Tertullien évoque la jurisprudence indulgente — dans les cas exceptionnels
où un exalté se croyait tenu de la proclamer * ; elle ne le frappait que de la relégation à temps ; elle
faisait de lui un extorris qui reviendrait bientôt parmi les siens ; elle verrait à trouver dans les confesseurs,
un peu désorientés par tant de mansuétude, des alliés qu'elle chargeait de faire valoir que, dans le fond,
ils n'avaient commis qu'une faute vénielle ; bien mieux, qu'ils avaient même acquis le droit de l'excuser
et de l'absoudre dans ceux qui y avaient cédé.
En outre et surtout, l'événement avait révélé que le rôle des évêques n'était pas nécessairement
celui que certains d'entre eux s'attribuaient en se réclamant d'une grâce divine qui leur avait fait
singulièrement défaut dans la circonstance même où elle aurait dû les soutenir dans leurs prétentions.
L'autorité civile avait intérêt à discréditer ces prétentions, qui portaient les évêques à méconnaître la règle
fondamentale — à laquelle ils auraient dû se soumettre depuis que les chrétiens étaient autorisés à constituer
des collèges ecclésiaux de droit commun, — selon laquelle les fonctions directoriales dans les associations
étaient, en principe, annuelles et procédaient de l'élection. Ils se donnaient pour investis à jamais par un
Dieu, d'une présidence inamovible et absolue, nonobstant leur affirmation, fallacieusement insistante,
que la plebs chrétienne (qui, au surplus et en raison de son nombre même, demeurait nécessairement
extérieure à la formation collégiale proprement dite), participait à leur désignation.
A Carthage, en Afrique, en Espagne, en Gaule, en Egypte, en Asie, comme à Rome et en Italie,
de nombreux évêques étaient demeurés, durant des mois et des années, retranchés de leurs communautés,
soit par fuite volontaire, soit par l'exil, sans que ces communautés aient apparemment souffert de leur
absence. Prêtres, diacres, lecteurs, laïcs pieux, membres constitutifs des nouveaux collèges chrétiens,
s'étaient fort bien acquittés — du moins aux yeux de l'autorité civile — de la gestion temporelle des
collectes, de l'entretien des cimetières familiaux, de la fonction spirituelle de tenir des assemblées, et de
l'obligation d'entretenir des relations correctes avec les autorités municipales, sans, à tout moment, dresser
entre eux et le monde, les magisteria divina, le decretum evangelicum pour faire échec aux mandata prin-
cipis 2.
La formation de cette sorte d'église constitutionnelle et assermentée qu'était Yecclesia in monte,
Y « Eglise du Capitole», apportait au conflit déjà séculaire un dénouement heureusement agréé par la
grande majorité des laïcs et des clercs. Bien des évêques avaient rallié leur locus, leur gradus et leur cathèdre,
en se pliant au vœu secret, parfois violemment exprimé, d'une « plèbe » naturellement impatiente du
joug de la « discipline ». L'action orientée des tormenta au cours de la deuxième incarcération avait amené
l'unanimité des « confesseurs » à affirmer, mais aussi à compromettre dans le sens de la modération,
leur dignité de « militants de base »,

Le combat pour la « discipline » - Le clergé de Rome

C'est sous cet auspice maheureux et décourageant que, dès la fin de l'été 250, Cyprien engage le
combat de la potestas sacerdotalis contre la potestas saecularis, de la disciplina ecclesiastica contre la
disciplina publica.
En Afrique, on l'a vu, les fidèles, confesseurs et clergé en tête, ont déserté le terrain de la disciplina.
Il devient ainsi chaque jour plus opportun pour Cyprien, de prévenir le clergé et les confesseurs romains
dans le mouvement qui semble les porter à emboîter le pas aux africains. Les « confesseurs » de Rome,
issus sans doute des communautés italiennes et tenus en prison à la disposition de la préfecture du prétoire,
paraissent bien avoir mis à profit leur longue incarcération pour mériter leur élargissement, en contrepartie

1. Tertullien, Apologeticum, I, 1.
2. Cyprien, Epistulae, LIX, V, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 671 ; XXXVI, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 573.
SAINT CYPRIEN 91

de quelques assouplissements du rigorisme disciplinaire consentis par eux au détriment de l'absolutisme


episcopal ; — ce qui explique à la fois leur libération sans sanctions, puis le choix de Corneille comme évêque ;
enfin les fléchissements du rigorisme premier de Cyprien, soucieux de s 'appuyer sur les transmarins contre son
propre clergé et ses propres confesseurs ; et la sécession du clan des « purs » autour de l'inflexible Novatien.
Ce n'avait pas été sans quelque raison de cet ordre que le choix du clergé et de la plèbe romaine
s'était porté sur Corneille pour combler la longue vacance du siège de Rome. Corneille n'avait pas une
réputation d'héroïsme ; Cyprien lui-même, en apprenant son accession à la cathèdre de saint Pierre,
paraît bien avoir craint un moment que les Romains ne se soient donné en sa personne une sorte de Novat
italien. Sans doute devait-il bientôt se ressaisir quelque peu et décevoir les espoirs que l'autorité civile
avait d'abord placés en lui au moment où elle autorisait son élection. Une sentence de relégation dans
la grande banlieue de Rome, à Centumcellae, l'en avait puni1 ; et un homme dont on espérait plus de
dispositions compréhensives, Etienne, lui avait été substitué.
Pour sa part, Cyprien avait eu le temps, dans sa longue retraite de dix-huit (peut-être même de
vingt-deux) mois, de se rendre compte qu'il était traité en valeur négligeable par son propre clergé, ses
« confesseurs », ses laïcs, sa « plèbe ». Il avait cruellement ressenti que, dès les débuts, le clergé romain
ne faisait guère état de son existence. Ce clergé avait bien adressé une fois une sorte de billet de faire-part
du décès de Fabien en janvier 250. Mais c'avait été au clergé de Carthage, comme au détenteur intérimaire
du pouvoir sacerdotal dans la communauté africaine, qu'il avait adressé une lettre où, mêlées à des
recommandations et à des directions pratiques, il insinuait les plus méprisantes ironies à l'endroit de cette «
personnalité en vue » — et en fuite — qu'était à ses yeux Cyprien 2. Quant aux confesseurs prisonniers,
qui ne se plaignaient pas, ils s'entretenaient en périlleuse sympathie avec ceux de Carthage, par le
truchement même de Celerinus et de Lucianus.
Si, de leur côté, ces « confesseurs » italiens sont maintenus dans la prison de Rome, c'est que les
autorités du siècle pensent bien obtenir d'eux, par lassitude de souffrir sans gloire, ce que ceux d'Afrique
ont accordé sous la pression des tormenta : l'octroi de la communion par indifférence à l'égard du sacrifice.
Nous constatons que ces Italiens ont déjà bien acquis le titre de « confesseurs » et que les autorités
civiles se gardent bien de compromettre les prestige de ce titre en les exposant à le perdre. Ayant une fois
refusé le sacrifice, leur délit patent aurait dû être sanctionné, comme il était advenu en Afrique, par la
peine de relégation ; peut-être l'a-t-il bien été, l'exécution de la peine demeurant suspendue. De cette
peine, par exemple, il semble qu'ait été frappé tout de suite Fabien leur évêque, mort en exil le 20 janvier 250.
Au moment où Cyprien entreprend les confesseurs italiens, au cours de l'été 250, il y a six mois
qu'ils sont « tenus enfermés par les liens de la prison » {clusi vinculo carceris). L'emprisonnement n'est
pas une peine, on l'a vu ; et on attend d'eux autre chose qu'une nouvelle confession ou une apostasie,
— ce quelque chose qu'a dû déjà donner Celerinus puisqu'il a été élargi sans avoir apostasie ni avoir
été condamné, et que son premier acte a été de s'adresser aux « confesseurs » d'Afrique, réputés déjà
acquis au principe de la superfluité relative du rôle de l'évêque.
C'est Cyprien lui-même qui nous dit que ce que le pouvoir public attend des confesseurs romains,
n'engage plus la « foi » {fides), mais seulement la « discipline » 3. Eux-mêmes nous sont présentés comme
ayant pris bien conscience de cette distinction ; ils écrivent en effet (peut-être par la main même du prêtre
Novatien, qu'inspirent et son rigorisme et son espoir d'être, un jour prochain, l'évêque restaurateur de
la communauté romaine), qu'avoir été « confesseur », c'était fort bien, — mais ce qu'il importait désormais
de sauvegarder, c'était « la pleine vigueur de l'Evangile, et la discipline solide de la loi du Seigneur »4.

1. Cyprien lui avait aussitôt écrit pour l'en féliciter. Cf Cyprien, Epistulae, LX, C.S.E.L., 3, 2, p. 691-695.
2. Cyprien, Epistulae, VIII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 485.
3. Cyprien, Epistulae, XXVIII, C.S.E.L., 3, 2, p. 545.
4. Cyprien, Epistulae, XXVII, IV, C.S.E.L., 3, 2, p. 544 : « evangelii plenus vigor et disciplina robusta legis dominicae
confine tur ».
92 C. SAUMAGNE

Cette lettre, paradoxalement adressée à deux confesseurs, Saturninus et Aurelius de Carthage, — dont
on doit présumer qu'ils n'étaient sortis indemnes de l'épreuve des torment a que parce qu'ils avaient
fléchi sur la « discipline », — cette lettre était venue à la connaissance de Cyprien. Et celui-ci l'avait eu
belle de les prendre au mot et de les lier à sa cause en vantant leur doctrine 1. Il se hâte de bien prendre
soin de distinguer, par leur nature et par leur objet, les phases de l'épreuve à laquelle ils demeuraient
soumis à Rome, phases qui correspondaient à celles qu'avaient traversées, en y succombant, les « confesseurs »
africains, — encore qu'à Rome elles n'aient pas été séparées dans le temps par un séjour collectif des
extorres dans un camp de résidence surveillée.
La première phase, note-t-il, avait mis en question la fides et la virtus ; elle les avait conduits à
« confesser le nom du Seigneur » ; ils l'avaient confessé ; et c'était là chose acquise. Le second épisode,
maintenant, comporte un interminable séjour en prison ; il les engage dans un nouveau combat, certamen,
qui est, cette fois, spirituale ; la pratique antérieure de la « foi » et du « courage », n'avait eu d'autre
rôle que de les y introduire. Mais l'action certaine qui appelle désormais « le concours moins du Seigneur
que de l'Esprit, c'est ce combat que Dieu veut qu'ils livrent maintenant ».
Mais qu'ils prennent garde ! Qu'ils succombent à cette seconde épreuve et il ne leur aura été de
rien d'avoir confessé à l'occasion de la première « car ce n'est plus être « confesseur » que subir le martyre
pour le Seigneur et, en même temps, s'évertuer à détruire les commandements du Seigneur {praecepta
dominï); c'est vouloir à la fois confesser le Christ et répudier l'Evangile du Christ»2.
C'est ce qu'ont fait les « confesseurs » africains en prenant sur eux de réconcilier les « faillis »,
alors que l'Evangile du Christ réserve ce pouvoir au seul évêque. C'est cette infraction à la disciplina que
Cyprien pense bien que ne commettront pas les confesseurs romains : « Autant, leur dit-il, « je me réjouis
pour les « martyrs » qui ont été ici, (à Carthage) honorés en considération de la gloire que leur a value
leur courage physique (vires), autant je vous félicite pour avoir mérité de surcroît la couronne de la
discipline du Seigneur ». Et les Romains, flattés, de vanter en Cyprien, non point sa « foi » et sa virtus (ce qui
eût été de mauvais goût), mais sa « soumission à la discipline évangélique », sa ténacité à exercer la «
sévérité de l'énergie de Dieu », en un mot sa potestas sacerdotalis. Ils affirment maintenant « avoir pris
clairement (conscience) qu'il ne s'agit plus pour eux de «confesser»; l'épreuve a un autre enjeu; «si c'est
bien, en effet, la dignité de la confession qui les tient encore enfermés en prison, et eux, que leur fides a
couronnés dans la confession, cela a eu lieu en vue du combat pour VEvangile (qu'il leur faut soutenir) ».
Us sont bien résolus, déclarent nos Romains, à n'être pas les artisans de la « ruine de la discipline
évangélique (disciplina evangelica) et à ne pas mériter de perdre l'honneur du martyre, en voulant être,
à l'occasion même du martyre, des « traîtres à l'Evangile ». Cyprien leur a très efficacement rappelé que
« la couronne de la glorieuse confessio est retirée de la tête des martyrs, s'ils n'ont pas obtenu cette autre
« couronne que confère la conservation de cet Evangile d'où sont issus les martyrs ». Aussi, se disent-ils
bien décidés à n'agir désormais que « conformément à la discipline de l'Evangile» 3.
Il s'agit maintenant, on le voit, d'autre chose que de foi, de courage, de résistance musculaire et
charnelle. La question débattue est de savoir en doctrine si l'autorité de l'évêque dans l'Eglise fondée
par le Christ, sera tenue en échec et même abolie, par une usurpation concertée entre « clercs » , «
confesseurs », laïcs notables et « plèbe », — usurpation manœuvrée et soutenue par l'autorité profane qui,
disposée depuis longtemps à autoriser la formation de collèges composés de chrétiens, exigeait d'eux,
en retour, que, « sous ce prétexte ils ne constituent pas des factions illicites », et qu'ils ne transgressent
pas, sous couleur de discipline confessionnelle ou collégiale, les règles de la « discipline » politique que
formulent les leges publicae.

1 . Cyprien, Epistulae, XXVIII, C.S.E.L., 3, 2, p. 545-547.


2. Cyprien, Epistulae, XXVIII, II, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 546.
3. Cyprien, Epistulae, XXVIII, II, 4 ; XXX, 1, 1 ; II, 1 ; IV, 1 ; XXXIII, I, 2 ; II, 2 ; XXXVI, I, 2 ; II, 2 ; XXXVIII.
SAINT CYPRIEN 93

A cet égard, Cyprien ne peut dissimuler à ses correspondants romains que les confesseurs africains
ont fléchi. «Certes, leur écrit-il, «il est bien arrivé ici que des martyres ont été consommés» (comme
accidentellement) « à l'occasion de l'enquête par la torture » . Mais, dans la circonstance nouvelle où l'on
est, il ne s'agit plus de se défendre contre l'apostasie. «Aux glorieux débats de la confessio et aux auspices
« offerts par les engagements d'où vous êtes sortis vainqueurs, voici que s'ajoute le combat pour la défense
« de la disciplina. (De ce combat) j'ai reconnu l'existence à la fermeté (vigor) de la lettre (c'est même une
« vigueur pré-novatienne) que vous venez d'adresser à vos collègues que Dieu vous a associés dans la
« confessio ! » — (et dont, d'ailleurs, ils ne tiennent aucun compte !) Il les invite à « se tenir dans l'obser-
« vation inébranlablement ferme des saints commandements (praecepta) de l'Evangile et des règles vitales
« qui nous ont été transmises une fois à jamais ».
Ainsi donc, il ne sera plus question de « confession ». Car, « voici que s'offre à vous une échelle
« bien différente, pour vous élever à la gloire, l'échelle qui hausse aux sommets (sublimes) ! voici pour
« vous un nouveau titre à la bienveillance de Dieu, un titre jumeau de celui de la confessio. Il faut maintenant
« tenir d'un pied solide devant le présent assaut, qui a pour objectif de briser VEglise. Il s'agit de mettre
« en déroute ceux qui, de leurs mains impies, s'efforcent de jeter bas les commandements du Seigneur l ».
« Précédemment, il s'agissait de mettre en lumière les manœuvres liminaires qui engageaient les courages
« (initia virtutum) maintenant il faut mettre en lumière les commandements divins tels qu'ils sont issus de
« la (coutume) » 2.

L'élaboration de la doctrine cyprianique

Or, ces « commandements du Seigneur », ces règles de la disciplina ne sont pas évoquées pour
alimenter d'arguments « pour ou contre » la controverse sur le point de savoir s'il fallait exclure à jamais
les faillis de la communion ou les en rapprocher par étapes progressives ou les réconcilier en bloc. Ce
qu'ils doivent établir c'est que, quelle que puisse être la solution en cette matière, qu'elle soit de rigueur ou
d'indulgence, c'est à l'évêque qu'il appartient — à l'évêque seul constitué par Dieu et à nul autre, — de
la prendre. Certes, il n'est pas inopportun de définir d'ores et déjà les conditions auxquelles devront
satisfaire les « faillis » s'ils veulent recevoir la « paix de l'Eglise », la pax ecclesiastica. Mais l'Evangile
ni le Christ ni les Apôtres n'ont rien établi qui dicte une règle de conduite à cet égard. Par contre, ce que
l'Evangile, le Christ et les Apôtres ont bien positivement prescrit par mandata, praecepta, edicta, c'est
qu'il n'appartient qu'à l'évêque d'en décider. Et non point à un évêque né du hasard ou de l'intrigue,
mais au « préposé » qu'a marqué le « sceau de Y élection divine», celui que le «jugement de Dieu » a
investi de la potestas sacerdotalis, en conformité avec la « tradition évangélique et apostolique » qui
compose les « magistères des coutumes ».
Cyprien, un peu plus tard, touchant son comportement à l'égard des faillis, ne se défendra pas
d'avoir pris souverainement l'initiative de se relâcher de la rigueur (par lui affectée en premier lieu), et
dont quelques-uns de ses collègues africains, — (comme bientôt Novatien à Rome) ne se reconnaîtront
pas le droit de se départir. Mais, à cet égard, il aura appartenu aux seuls évêques de fixer les règles de
la disciplina. En effet, dès le premier synode inter-épiscopal tenu sous sa présidence à Carthage au
printemps 251, Cyprien se dira justifié d'avoir amené ses collègues à « bien peser, en s'inspirant d'un sentiment
de modération salutaire, une solution moyenne » 3. Il lui aura fallu alors rallier d'urgence les « faillis »
déjà pardonnes par le clergé de la « Montagne » et par leurs complices, les « confesseurs », afin « qu'une
« plus profonde désespérance ne les accable pas, et que, trouvant fermées les portes de l'Eglise, ils ne

1. Cyprien, Epistulae, XXVIII, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 546 « stare firmo gradu et in hac acie quae evangelium conatur
inrutnpere et praeceptis domini subruendis inanus impias infèrent es fidei robore submovere »...
:

2. Cyprien, Epistulae, LIX, II, 2 ; LXIX, III, 2 : « magisteria divina » ; « magisteria morum ».
3. Cyprien, Epistulae, LV, VI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 627 : ... « temperament utn salubri moderatione libravimus... »
94 C. SAUMAGNE

s'accomodent de vivre à la manière des gentils et en se conformant au siècle », — c'est-à-dire, pratiquement,


en continuant à ne pas répudier ostentatoirement les « cérémonies des Romains ». Cyprien sera assez
politique pour savoir que, si on se montre intraitable à l'égard des « faillis », et qu'on leur refuse la
pénitence, « aussitôt, eux, leurs femmes, leurs enfants seront emportés par l'hérésie ou par le schisme » 1,
c'est-à-dire qu'en fait, ils s'installeront dans le giron de 1' « Eglise sur la Montagne ». C'est en vertu des
pouvoirs de sa potestas, (il la tient de sa « dignité » d'évêque), qu'il aura décidé de se « plier aux exigences
des circonstances » 2 tout comme aura eu raison de le faire, de son côté, Corneille à Rome.
Ne négligeons pas de constater que nous sommes aux temps où la potestas saecularis s'évertue à
accréditer le mythe de sa source transcendante — Vénus, Apollon, Jupiter, le Soleil, Hercule, etc. Il
était exaspérant et, à bien des égards, inquiétant pour elle, dans l'atmosphère de factions et de complots
où elle vivait, d'observer que, dans le même temps et comme pour mettre à profit l'effervescence des
troubles politiques, toute une catégorie d'individus, généralement d'extraction obscure et d'humeur
revendicatrice, se donnant simultanément et sur tous les points de l'empire, du « sacerdote » et de 1' « épis-
cope », affectaient de se retrancher du corps de la Cité romaine et de la sujétion impériale ; elles
élaboraient en secret et elles acclimataient par les voies d'un non-conformisme clandestin, leur potestas sacer-
dotalis, en la proposant, de leur côté, à la mysticité de petites gens. Ils la représentaient comme issue
elle-même des sources, également transcendantes, d'une volonté divine, de la volonté d'un Dieu réputé par
eux être le maître, ou l'ennemi même, de tous les dieux universellement et séculairement reçus et honorés
par la dévotion tolérante de tous les sujets. Il était donc de bonne guerre que cette « puissance du siècle »
— qui n'était pas exclusivement servie par des aveugles ou des imbéciles — inquiétât dès l'instant qu'il
lui apparaissait que certains « sacerdotes » se prenaient à contester et la qualité divine de leur pouvoir
et la légitimité même de leurs prétentions à l'exercer. Il était dès lors normal que pour servir l'ordre public,
il fût décidé de frapper quelque grand coup sur ces têtes téméraires ; la « Loi de Majesté », celle dont
nous savons encore qu'elle réprime les atteintes « à la sûreté de l'Etat », n'était pas conçue pour que ses
pointes se laissassent passivement émousser.
Le « pouvoir séculier », Y auctoritas principis, d'une part et, d'autre part, la sacerdotalis auctoritas
et potestas 3 s'étaient donné mutuellement de grandes peurs ; mais c'est Y auctoritas episcoporum qui
devait le plus dangereusement en ressentir les effets.
On demeure surpris de la facilité avec laquelle la masse de la chrétienté s'est soustraite à la
hiérarchie épiscopale sous l'action concertée de laïcs « insignes », de clercs conciliants et d'autorités profanes
soucieuses d'accorder entre elles la paix politique et la « paix ecclésiastique ».
C'est alors que Cyprien entre en lice. Il explore à fond les textes des Evangiles et il dégage, exploite
et vulgarise tout ce qui, dans les Ecritures et la tradition, relie l'évêque à Dieu par Christ son Fils, et par
les Apôtres. Il lance vers l'Italie, l'Egypte, l'Asie, des missionnaires porteurs de messages, de mémoires,
de traités, de dossiers, d'Epîtres synodales, de procès-verbaux des séances conciliaires. Tout y est ordonné
pour établir que l'évêque est l'intendant, le dispensator 4 du Dieu unique pour la conduite des affaires
humaines, et qu'il lui est dû une obéissance qu'aucune loi profane n'a jamais exigée aussi aveugle du plus
servile sujet de l'empereur ou de ses magistrats et fonctionnaires. C'est d'alors que date l'intensité de ce
mouvement de fédération régionale et provinciale des évêques, réunis en conciles étrangement tolérés, pour
traiter en forme édictale de tout ce contentieux disciplinaire destiné à soumettre les communautés dites
« catholiques » aux commandements collectifs que Dieu et le Seigneur leur inspirent d'énoncer et de
promouvoir.
Alors se formule, dans l'intimité des délibérations conciliaires, ce système politique, issu des pro-

1. Cyprien, Epistulae, XX, C.S.E.L., 3, 2, p. 527-529; LV, XV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 634.


2. Cyprien, Epistulae, LV, XI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 631 : « ... necessitate succubuit »,
3. Cyprien, Epistulae, LIX, V, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 671.
4. Cyprien, Epistulae, LIX, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 667.
SAINT CYPRIEN 95

fondeurs de l'Histoire ancienne de la « nation » juive, qui postule l'existence d'une puissance impersonnelle
et transcendante à laquelle les hommes chrétiens, impatients d'en subir le joug sacerdotal, juxtaposeront
et substitueront un jour le mythe de l'Etat. L'usure et la fatigue du monde classique ont creusé un vide
intellectuel et moral dans la conscience des hommes, qui appellent à le combler l'apport d'une doctrine
novatrice, à la fois raisonnable et passionnée, mystique et juridique. En face du refus chrétien, il n'y a
plus, dans les institutions profanes, aucun organe vivant, responsable de la conduite des affaires humaines,
qui ranime les concepts désuets au fas et du nefas, ni qui se soucie même de réajuster entre eux les rouages
fatigués de la « chose publique ». Il suffira à des hommes de la trempe de Cyprien d'emprunter au
vocabulaire du droit ses mots les plus familiers aux oreilles romaines : de jus public : populus, plebs, imperium,
potestas, auctoritas, décréta, mandata, jussiones, concilium provinciae, majestas, etc ï. et d'en revivifier
le sens par une infusion d'âme nouvelle, pour que se trouve fondé l'ordre d'une discipline communautaire,
conçue pour régir, à l'exclusion de toute autre, l'espèce humaine entière, la « disciplina ecclesiastica ».

La réaction civile
Nous devons bien imaginer que les contemporains sous les yeux de qui s'élaborait cette révolution,
et que leur destin personnel tenait cependant solidaires de la pérennité des instituta majorum, étaient
d'autant plus profondément sensibles à ces sourdes menaces de subversion (res novae) que tout ce que
la « tradition des ancêtres » leur avait légué de solide, paraissait se dissoudre chaque jour et de soi-même,
autour d'eux. Durant les dix années dont la jussio de Dèce inaugure le cours et que clôt la capture de
Valérien par le Perse Sapor, quel est celui d'entre les sujets de Rome qui, interrogé à l'improviste sur un
point quelconque du vaste empire, eût pu dire, avec quelque semblant d'assurance, quels étaient et le
nom et le lieu de résidence du détenteur légitime du pouvoir impérial ? Après Dèce, tué — lui premier
empereur romain ayant affronté ce risque et mérité cette gloire — sur un obscur champ de bataille aux
frontières de la Dobroudja, ce ne sont plus que noms imprécis et destins tragiques : Trébonien Galle
et Volusien et Emile Emilien, et Ingenuus et Postumus et Valérien le Jeune et, émergeant de ce chaos,
Valérien le Père s'épuisant à purger la Maurétanie Tingitane des hordes franques descendues jusqu'en
Afrique à travers les Gaules et les Espagnes terrorisées, et à maîtriser les Bavares et autres rebelles désolant
l'Afrique du Nord ; et à interdire à l'Arabe Odénatb de se faire roi de Palmyre, et au Perse Sapor de
conquérir l'Arménie, la Mésopotamie, la Syrie.
Mais nous devons en même temps nous représenter que, à l'intérieur de ce cadre et de ce décor
de catastrophes mouvantes et sanglantes, n'a jamais cessé d'exister tout un monde de gouverneurs, de
fonctionnaires, de chefs militaires voués à servir là où « le sort et la fortune les conduisaient » et qui, du
mieux qu'ils peuvent, s'acquittent de leur tâche difficile, qui est de gouverner, d'administrer, de commander
aux frontières, de lever des impôts, de déjouer les oppositions, chacun rivé aux devoirs de sa fonction
par la conscience — héritée du long passé de leur caste et affermie par la pratique du droit et l'exercice
héréditaire des pouvoirs locaux — qu'ils constituent la seule armature encore résistante de ce monde
ébranlé.
C'est au niveau des résidences proconsulaires, des curies municipales, des camps de limitanei,
ou des colonies de vétérans, que vont, pendant dix ans, surgir et s'irriter les heurts et les réactions
réciproques entre les « pouvoirs établis », et une potestas episcopalis en quête d'établissement durable dans
le monde. Les traités et tracts de propagande et les rapports officiels en remontaient à Rome, où les services
des Préfectures et du Palais en enregistraient les échos et les effets sur les communautés nombreuses,
souvent rivales, entre lesquelles se distribuait le christianisme local.
Pratiquement, après l'épreuve imposée par l'ordonnance de Dèce, les choses auraient pu en revenir
au train dont elles allaient auparavant.

1. Cyprien, Epistulae, LXIX, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 749.


96 C. SAUMAGNE

Que des « dévots d'un Dieu dénommé Christ », des cultures Dei, comme les dénomme Cyprien
lui-même l d'un mot qui qualifiait depuis des siècles tant de myriades de dévots des mille divinités
du Panthéon païen) aient pris l'habitude de se réunir, de coire et de convenire, de la manière que la loi
autorisait les tenuiores à le faire ; que certains d'entre eux, d'observance plus rigoureuse et de dévotion
plus appliquée, se soient constitués en confréries de statut collégial, depuis que Sévère Alexandre avait
levé l'interdit : christianos esse non licet, et qu'ils se soient érigés en « comités directeurs », tant pour le
spirituel que pour le temporel, il y avait là d'autant moins à redire que l'accoutumance et la tolérance
avaient, avec le temps, émoussé bien des arêtes et tempéré bien des passions naguère encore aiguisées ou
irritées par les exaltations des générations militantes.
Aussi la supplication universelle ordonnée par Dèce avait-elle donné l'occasion de constater que
les chrétiens de toute observance avaient cessé de prendre au tragique l'obligation à eux faite de se mêler
aux « cérémonies des Romains », et d'y faire attester leur participation, ou leur présence plus ou moins
evasive, par des certificats dont on ne peut présumer sans parti-pris qu'ils aient été, tous et régulièrement, le
prix de la vénalité.
L'épreuve du loyalisme formel une fois subie par la masse, par la « plèbe », il était naturel que
chacun se retrouvât plongé dans le train des soucis quotidiens qui, en ces temps difficiles, devaient être
la loi des humiles ; et même, avec des risques plus sévères, celui des classes privilégiées. Et la circonstance
s'offrait opportunément à la grande majorité du clergé de démontrer que tout cela n'avait guère d'autre
importance que de contrarier les prétentions autoritaires et monarchiques de quelques évêques qui, si
l'opinion de leurs ouailles cessait de prendre trop au sérieux les dieux, les démons et les idoles, ne
trouveraient plus matière à s'ériger en chefs de guerre dans la « théomachie » dont on pouvait penser que seul
leur appétit d'autorité avait intérêt à entretenir les artificiels conflits.
A cette entreprise de « dépersonnalisation » et de « démocratisation » des communautés par les
clercs assistés de quelques laïcs de poids, amis de l'ordre et de la légalité, les autorités profanes, non moins
soucieuses de paix publique, n'avaient pas manqué de donner la main. Elles s'étaient bien gardées de
tracasser les évêques en fuite. On peut même sérieusement présumer qu'elles savaient où les atteindre,
lorsqu'on surprend Cyprien lui-même à se dire, à plusieurs reprises, averti (par des visions et prémonitions
bien entendu!) de leurs intentions touchant les possibilités offertes à son retour à Carthage.
De même, les « confesseurs » de Carthage n'avaient pas été longs à comprendre ce que les tormenta
et le régime cellulaire exigeaient d'eux : leur refus de sacrifier n'avait guère été puni que d'une brève
relégation ou « résidence surveillée » ; et peut-être même ne leur avait-on pas demandé pourquoi ils
refusaient de sacrifier. C'était la preuve que l'autorité profane ne faisait pas de ce refus, comme naguère encore,
une question de vie ou de mort. Cette juste mesure que les « confesseurs » étaient ainsi amenés à prendre
de leur héroïsme les autorisait à assurer leurs coreligionnaires faillis qu'ils n'en tiraient pas assez de
gloire pour cesser de se compter parmi eux.
Les « confesseurs » de Rome paraissent avoir été plus longs à comprendre ; ils avaient trouvé en
Cyprien un évêque infiniment plus réceptif que leur collègue romain, ce prêtre Novatien dont
l'inflexibilité, s'ils venaient à la partager, les promettait aux pires épreuves. Il est difficile de ne pas mettre en
relation leur libération massive au printemps 251 et l'autorisation à eux accordée d'élire un évêque, qu'ils
se sont bien gardés de choisir en la personne de Novatien. Leur élu, Corneille (mars ? juin ? 251), n'avait
peut-être pas « failli », comme on l'avait cru d'abord à Carthage, même parmi les amis de Cyprien ;
il n'avait pas compté cependant parmi les « confesseurs », que l'on sache ; son immunité pendant l'épreuve
n'est pas faite pour le laver tout à fait des soupçons d'avoir bénéficié d'un « certificat de complaisance ».
Le pouvoir civil n'était assurément pas inattentif aux mouvements qui agitaient ces communautés,
à Rome surtout, où leur extension appelait un contrôle vigilant. Ce pouvoir n'était pas alors exercé, à

1. Cyprien, Epistulae, LXXIV, VIII, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 806.


SAINT CYPRIEN 97

Rome et pour l'Occident, directement par Dèce qui, dès l'hiver 250, avait été contraint de voler au secours
des frontières danubiennes, où il avait emmené ses deux fils, associés à lui avec le titre de César. L'autorité
intérimaire était demeurée à Rome aux mains de Valérien, dit l'Ancien et qui, deux ans plus tard, sera
empereur (mai 253). Plus que Dèce, il doit être tenu pour responsable de la conduite des affaires civiles
et du cours particulier des affaires chrétiennes, à Rome et en Afrique. Il y détenait des pouvoirs assez
étendus et sévères pour que, plus tard sous Constantin, on s'y référât en supposant qu'ils avaient restauré
entre ses mains la toute puissance de l'antique « Censure». Au moins jusqu'à la fin de l'année 251, date
à laquelle Trebonien Galle rejoignit Rome où son frère Hostilien devait mourir de la peste, la politique
à l'égard des chrétiens paraît bien avoir dépendu de Valérien, si bien qu'il devient indifférent à cet égard
de décider si c'est en juin ou en novembre 251 que Decius est mort dans la Dobroudja.
A Rome, l'élection de Corneille, si froidement accueillie par Cyprien —- lui-même assez suspect,
d'ailleurs, aux yeux du nouvel évêque de Rome — n'a pu avoir lieu sans l'assentiment de Valérien qui,
après avoir libéré les confesseurs, devait savoir, et avoir donné à entendre, qu'il l'agréerait comme
partenaire. Si la participation plus directe de Gallus aux affaires a pu être à l'origine de la relégation de Corneille
à Centumcellae, au point qu'on ait pu craindre une persécution un an plus tard1, vers la mi-été 252,
c'est peut-être cependant à Valérien que peuvent être imputées les variations qui autorisèrent l'élection
de Lucius après la mort de Corneille en exil (été 253), puis l'exil et le retour de ce même Lucius ; de même
qu'en 254 (mort de Lucius, printemps 254), il ne dût pas s'être désintéressé du choix de cet extraordinaire
« pape » Etienne qui, en 254, devait trouver naturel que l'apostasie ne fît pas perdre à un évêque le bénéfice
de son onction et à un chrétien celui de son baptême. Lorsqu'il accéda au pouvoir, ayant comme collègue
Gallien, à la mort simultanée de Trebonien Galle et de Volusien (en mai 253), Valérien s'était déjà acquis
cette bonne réputation qu'Eusèbe devait recueillir sous la caution d'un contemporain, Denys, évêque
d'Alexandrie2 : « il faut penser comment étaient les affaires avant lui, comment lui-même était doux
et bon envers les hommes de Dieu. Car aucun parmi les empereurs qui l'ont précédé, n'a été disposé
d'une façon aussi bienveillante à leur égard. Même ceux qu'on disait ouvertement chrétiens ne les
accueillaient pas d'une manière aussi manifestement sympathique et favorable que lui à ses débuts ; toute sa
maison était pleine d'hommes pieux ; elle était une église de Dieu». Et les choses allèrent ainsi jusqu'en
août 2573.

Les conciles
Entre l'année 251, dès le retour de Cyprien à Carthage, et le mois de septembre 256, par sept fois
au moins, Carthage avait accueilli et réuni simultanément sous la présidence et la direction de son évêque,
un nombre considérable, et sans cesse accru, de chefs des églises d'Afrique proconsulaire, de Numidie,
de Maurétanie Césarienne, de Tripolitaine4. Tous ensemble, ils avaient pris sur eux de régenter jusqu'à
des communautés transmarines des Gaules et d'Espagne et d'Italie même, en des matières qui ne pouvaient
être traitées par eux sans indiscrétion5.

1. Cyprien, Epistulae, LIX, VI, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 673. Cette persécution était-elle impliquée dans la supplicatio
à Apollon Sauveur (sacrificiel quae edicto proposito celebrare populum jubebatur) ? Elle ne paraît pas avoir fait scandale.
Ci Epistulae, LIX, XV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 684, sur la date (été 252). Cette menace est présentée par Cyprien lui-même dans
l'épître à la plèbe de Thibaris {Epistulae, LVIII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 656), comme une admonitio du Seigneur lui annonçant
Yoccasum saeculi et le tempus antichristi dont les Thibaritains ne paraissent nullement informés. Une telle dramatisation
{Gravior nunc et ferocior pugna imminet... saeculum jam moriens) s'explique par la peste qui sévit alors.
2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 10, 3.
3. La réticence de Zonaras {Chronique, XII, 26) n'infirme pas ce jugement.
4. Il faut désormais se reporter à la relation chronologique de ces conciles avec les lettres par lesquelles Cyprien en
a commenté les sentences, telle que l'a établie Duquenne (Luc), Etude chronologique des œuvres de saint Cyprien, Louvain,
1969, p. 186-189. Cf id., Chronologie des lettres de saint Cyprien. Le dossier de la persécution de Dèce. Bruxelles, 1972, p. 158-161.
5. C'est assez pour donner à penser que la supplication à Apollo salutaris « édictée» à Rome en l'été 252 n'a pas
retenti sur le train de vie des chrétiens en Afrique.
98 C. SAUMAGNE

Les 42 évêques réunis en « convent» à Carthage au printemps de l'année 252 (15 mai), cinq mois
plus tard portaient leur nombre à 66 ; ils en venaient à se compter 71 au printemps de l'année 256, et
jusqu'à 87, au 1er septembre de cette même année. Or, un évêque congressiste ne s'acheminait pas seul
vers Carthage, ni à peu de frais. Il était accompagné au moins d'un auxiliaire, prêtre ou diacre, de pieux
serviteurs, de secrétaires, de notables laïcs. Un concile comme celui de l'automne 256 devait réunir cinq
ou six cents personnes étrangères à la ville et susciter, dans Carthage même, des démonstrations
collectives d'intérêt et de curiosité, de la part de milliers de fidèles et de profanes, sympathisants ou hostiles.
Ce concours d'hommes venus de loin, par des chemins difficiles et peu sûrs, devait, durant quelques
semaines, animer certains quartiers de Carthage d'un pittoresque folklorique ; on y entendait parler
patois et dialectes, berbères, néopuniques et latins même. Sans doute chaque évêque se piquait-il d'être
le moins possible à la charge du collège presbytéral de Carthage. Mais celui-ci était riche, s 'étant
ouvertement enrichi depuis un quart de siècle qu'il jouissait de l'avantage de corpora habere. N'avait-il pas envoyé,
naguère encore, en 253, à des fraternités de l'arrière-pays numide, un secours en argent d'une valeur de
cinq millions de notre « monnaie légère ». Et Cyprien, personnellement, était un grand seigneur, même
n'aurait-il pas été rétabli dans son patrimoine naguère confisqué. Assurer à tant de centaines d'amis,
même sous le signe de l'austérité, le logement, la nourriture, le délassement, les cabinets de travail et les
salles de réunion, était une entreprise qui ne pouvait manquer de mettre à contribution, ou en mouvement,
d'autres centaines de Carthaginois, laïcs généreux ou commerçants avisés.
Il est, d'autre part, raisonnable de supposer que les services de la police municipale et ceux de
l'officialité proconsulaire apportaient, à cette occasion, une exceptionnelle attention à s'acquitter de leurs
obligations de vigilance et, aussi, de curiosité et d'information. Mais il serait absurde de supposer que de
tels congrès, renouvelés régulièrement deux fois par an au cours de six années consécutives, ont été tenus
dans la clandestinité ; qu'ils se sont déroulés au mépris des lois, senatus-consultes et constitutions
impériales relatives à la discipline du droit de réunion, à la barbe d'une autorité naturellement ombrageuse,
et chargée d'en faire assurer le respect.
Bien au contraire, c'est la publicité légale de tels conciles qui plaçait les autorités politiques dans
la meilleure position pour en bien connaître les objets, pour en enregistrer les débats et les motions ;
pour en noter les tendances et les divergences, et pour identifier les maîtres responsables de la doctrine
et de la tactique catholiques. C'est la liberté d'expression qui y régnait qui autorisait les doctrinaires,
Cyprien à leur tête, à en porter les thèses disciplinaires jusqu'au point où il devenait apparent qu'elles
heurtaient la disciplina saecularis formulée par les instituta majorum. On est en droit de penser que c'est
l'authenticité même de cette information, fournie par la notoriété et qui ne pouvait être en aucun cas
moindre que celle que nous ont transmises les messages de Cyprien et les sententiae episcoporum, qui a
justifié un Valérien impatienté de porter aux prétentions de l'épiscopalisme africain, en l'atteignant en
la personne de son dux et auctor, les coups d'arrêt d'août 257 et plus sévèrement d'août 258.
On ne peut qu'apprécier avec gravité, et il est loyal de partager même, les inquiétudes que les
gérants de la « chose publique des Romains » ont certainement éprouvées à lire une profusion de documents
de première main où éclatait, pour la première fois, en affirmations claires, cohérentes et agressives, la
révélation d'un système & instituta, tout à la fois spirituels, moraux et politiques, dont ceux qui les avaient
élaborés ne dissimulaient pas que leur but était désormais de les substituer au système délabré des
instituta de l'empire établi.
Certes, l'autorité impériale savait fort bien, pour y avoir consenti, que les ecclesiae — ces
assemblées chrétiennes réunies sous le couvert du droit privilégié des tenuiores de coire ad stipem menstruam
confer endam et de convenir e religionis causa — étaient dirigées et disciplinées, depuis un quart de siècle,
par les membres directeurs de collegia presbytéraux désormais licites et, en grand nombre déjà, «
personnalisés » par un nombre défini et dénommé d'individus. Se conformant aux exigences élémentaires du droit
commun des associations, ceux-ci avaient constitué des «collegia salutaria», en forme de sociétés éso-
tériques, qui tenaient de l'«hétairie» de cultores, de l'«érane» d'assistance mutuelle et de la confrérie
sacerdotale. Le pouvoir politique savait qu'à l'intérieur des cadres municipaux, chaque jour vidés de leur
SAINT CYPRIEN 99

âme démocratique et où la société civile ne se survivait plus que dans la servilité, la stérilité et les coteries,
chaque ecclesia ranimait d'antiques solidarités ethniques ou sociales. Et, tout compte fait, cette
revivification des souches humaines dans le tuf des cellules civiques ou tribales, — où elle regroupait si
heureusement des hommes si « pieux » et si « bons », que Tertullien, cinquante ans auparavant, souhaitait déjà
qu'on les incrivît au rang des institutions municipales avec le titre de « curies », — n'était pas un
mouvement qu'un gouvernement avisé dût, par principe, décourager, bien au contraire... Mais salvo jure populi
romani, s'entend ! Et il avait été de fait que, à l'occasion des vota de l'année 250, les cultores Dei, les
cultores Verbi, s'étaient affirmés unanimement loyaux sujets ; il était à présumer qu'ils le demeureraient.

L'unité episcopate

Or, il était apparu, au cours des années 251-257, chaque jour avec une évidence irrécusable, qu'à
la faveur même de la tolérance manifestée par une Administration naturellement décidée à « faire confiance »,
un certain nombre de chefs, préposés à la présidence des « collèges presbytéraux » — hommes
redoutables par l'audace novatrice de la pensée, la vigueur de l'expression et la continuité des vues, —
s'appliquaient, ouvertement et sans répit, à dénoncer et proclamer la scélératesse sacrilège des conditions
auxquelles chrétiens modérés et païens indulgents s'accordaient à jouir de la pax publica, qu'un épiscopat
minoritaire s'obstinait tout à coup à représenter à ses fidèles comme attentatoires à la pax ecclesiastica.
L'Administration pouvait à la rigueur souffrir que les présidents des « collèges presbytéraux »
— autistes, «archontes», praepositi, episcopi, «presbytres» — se maintinssent en fonction leur vie
durant, puisqu'aussi bien leur promotion avait les apparences de dériver de l'élection ou, tout au moins,
d'un suffrage par acclamations d'un corps électoral de forme, sinon de stricte consistance, collégiale,
et que, sur ce point, Alexandre Sévère avait eu la faiblesse politique d'assimiler aux sacerdotes des
synagogues. Mais voici que ces évêques abusaient du droit de se réunir, pour concerter l'affirmation que ce
n'étaient là que fictions ; et que, en fait, c'était non pas même un dieu entre les dieux, mais le Dieu unique
— sans second ni pareil, il était le Dieu qui exalte et précipite à son gré les Princes — (ce qui, en ces temps
des « trente tyrans » n'était pas une simple manière de dire les choses). C'était ce Dieu, prétendaient-ils,
qui les avait personnellement, directement et irrévocablement désignés, investis, consacrés et préposés
à la conduite des affaires humaines, dans une sorte de Cité extra-territoriale, œcuménique et, pour mieux
dire encore, « catholique ».
De la masse des documents que, depuis six ans, lançait inépuisablement l'infatigable Cyprien,
le moins sagace des fonctionnaires de la police préfectorale ou proconsulaire devait tirer aisément les
données de rapports politiques singulièrement alarmistes.
Il en ressortait que, parmi les nombreuses sectes qui se réclamaient du « Dieu Christ », il en était
au moins une de qui les chefs, la disant « catholique », affirmaient qu'elle était seule légitime, seule « Eglise
de Dieu», seule «Eglise du Seigneur»1.
Celui qui « gouvernait» cette église {gubernare ecclesiam), le « sacerdote de Dieu », le « vrai sacer-
dote», lorsqu'il qualifiait juridiquement les pouvoirs qu'il s'attribuait, usait des mêmes mots, gros de
contenu politique, que le droit public réservait, depuis des siècles, à définir ceux que détenaient l'Empereur
et le Sénat. Il pouvait exister ainsi dans l'empire, une auctoritas et potestas sacerdotalis que sa nature et
sa source transcendantes opposaient au système des auctoritates et potestates saeculares des organes
politiques2.
Le «chef» (caput) invisible, mais omniprésent, de cette «Eglise» était le «Dieu» lui-même,

1. Cyprien, Epistulae, LXXIV, I, 1 ; LXXI, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 799 et p. 773.


2. Cyprien, Epistulae, LIX, V, 1 ; LXXII, I, 1 ; LXI, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 671 ; p. 775 ; p. 696.
100 C. SAUMAGNE

«juge » (judex) suprême. C'était ce Dieu judex « qui faisait le sacerdote »1, il avait « établi les sacerdotes
dans V Eglise pour tenir sa propre place»2. Sur ce Dieu est reporté le terrible attribut, privilège du « peuple
romain» et du «prince», de la majestas. C'est de cette «majesté» même qu'émane l'acte impératif
(voluntas) qui « crée le sacerdote»3 et qui est manifesté par la « sentence» de son « instance divine»4.
C'est le «jugement de Dieu» qui investit le « sacerdote», il fait de lui «le judex, substitut de Dieu»5
tout comme, mais sur un plan inférieur, le gouverneur d'une province, désigné par l'Empereur, est le
«juge statuant en tant que substitut du prince » (vice sacra judicans). Le sacerdote-évêque « est l'intendant
de Dieu » (dispensator Dei) dans une ecclesia, en face du gouverneur, intendant de l'Empereur6.
Ce n'est donc pas pour jouer aux magistrats municipaux, comme le font vaniteusement les
hiérarques des collèges profanes, mais bien parce qu'ils agissent en tant que délégataires et dépositaires d'une
potestas souveraine, et même hyper-souveraine, que les évêques, par exemple, décident (usant du
formulaire même de la chancellerie impériale) : « l'autorité des évêques..., la cause entendue... a prononcé
la sentence suivante... ; tel est notre rescrit... »7.
Il y avait certainement là de quoi donner de l'impatience à des fonctionnaires de pure tradition
romaine, et de l'inquiétude aux moins soupçonneux des Romains moyens. Il est naturel que les plus
expérimentés d'entre eux aient pris très au sérieux ces « sentences» et ces « rescrits», dont nous savons,
nous, que depuis le temps où Cyprien les dénommait ainsi, ils n'ont pas cessé d'être obéis par des
centaines de générations et des centaines de millions d'êtres humains.

Rome, « siège des autorités »

Une telle institution hiérarchique devait d'autant plus donner à penser qu'elle tendait à situer
dans l'espace et dans le temps les sources de sa légitimité au siège même de Yauctoritas saecularis, à Rome.
Ce n'était point, en effet, d'un postulat mystique, mais d'un fait tenu pour historique, consigné
dans les annales de la «secte catholique», que prétendait dériver Yauctoritas sacerdotalis. Le Deus-
Dominus n'avait-il pas positivement, selon une tradition déjà soustraite à la contestation, fondé « son
ecclesia», et délégué son «autorité sur elle», à ses Apôtres ? Ce faisant, ne s'était-il pas adressé
intentionnellement à Cephas, dont le nom se traduit en grec et latin par « Pierre » ? Et la tradition était-elle
suspecte, selon laquelle ce « Pierre » avait le premier, « assemblé » une ecclesia dans Rome, une « église »
dont il avait cimenté les fondations avec son sang, répandu à l'occasion du plus ancien conflit entre les
deux inconciliables potestates ?
Ce n'était pas dans des documents clandestins ou confidentiels que les bureaux versés dans la
connaissance des affaires religieuses, pouvaient relever, pour l'édification de la hiérarchie politique, de
bien troublantes affirmations : « (les évêques) sont les hommes de poids qui ont été établis une fois pour
toutes, avec une inébranlable solidité, sur la pierre »8 ou bien, en clair : «Pierre, sur qui Y ecclesia a
été édifiée par le Dominus lui-même, lequel Pierre, parlant de lui seul pour tous et répondant par la voix

1. Cyprien, Epistulae, LXVI, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 726.


2. Cyprien, Epistulae, LXVI, I, 2, C.S.E.L., 3,2, p. 727. C'est cette affirmation qui par-delà Nicée et Rimini expliquera
la grande et inexpiable querelle du sacerdoce et de l'Empire.
3. Cyprien, Epistulae, LXIX, I, 1-2; VIII, 4; LIX, V, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 749; p. 488; p. 672.
4. Cyprien, Epistulae, LIX, V, 2 ; LV, VIII, 1 ; II, 1 ; VIII, 4, C.S.E.L., 3, 2, p. 672 ; p. 630 ; p. 457 ; p. 488.
5. Cyprien, Epistulae, LIX, V, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 672.
6. Cyprien, Epistulae, LX, I, 1 ; LIX, V, 1 ; V, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 691 ; p. 671 ; p. 478.
7. Cyprien, Epistulae, LXXVIII ; XXVI, 1 ; LV, VI, C.S.E.L., 3, 2, p. 836; p. 539; p. 627.
8. Cyprien, Epistulae, LV, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 622.
SAINT CYPRIEN 101

de l'Eglise... »1 ; ou bien encore : « Pierre, que le Dominus a choisi le premier et sur qui il a édifié son
Eglise... »2.
De nombreuses et lointaines contrées du monde, les évêques locaux tournaient leurs pensées ou
leurs doutes vers ce locus Pétri7", vers cette cathèdre qui était celle de Pierre, vers la cathèdre « initiale
{ad cathedram principalem), d'où était issue Y imitas episcopalis»4. Une tendance marquée de l'opinion
chrétienne localisait à Rome, siège de la puissance civile, le foyer de ce rayonnement unitaire dans l'ordre
duquel Irénée estimait inéluctable que gravitât la catholicité5.
Cyprien ne fait pas difficulté d'écrire que ceux qui se rendaient à Rome, il les exhortait à y «
reconnaître la matrice et la racine de l'Eglise catholique6 ». Il ne conteste pas que Pierre, du fait que « le Seigneur
l'a choisi en premier et qu'il a fondé « son Eglise sur lui », a acquis une position distinguée ; mais il relevait
aussi que Pierre s'était bien gardé de « revendiquer avec insolence quoi que ce soit, (et de l'assumer en
se l'arrogeant), qui l'autorisât à dire qu'il détenait une primauté et qu'il fallait qu'il fût obéi par les
nouveaux venus (à la foi) et par la postérité ». A preuve que, dans sa querelle avec Paul à propos de la
circoncision, il avait admis de bonne grâce avoir tort7. Mais il tenait pour constant que Rome était bien
« la cathèdre de Pierre et Yecclesia principalis d'où était issue l'unité sacerdotale». Si l'« Eglise est une»,
c'est qu'elle « a été fondée par notre Dominus sur Pierre (ou « sur la pierre») quant à l'origine et au
principe de l'unité »8.
Même ceux qui, comme Firmilien de Césarée (de Cappadoce) déniaient au titulaire du locus Pétri
le privilège de détenir les secrets de «la saine tradition apostolique»9, ne doutent pas que l'évêque de
Rome ne puisse avoir quelque titre à tirer orgueil de l'éminente dignité de son locus episcopal, et à « se
piquer d'être en la possession de la succession de Pierre». Mais les uns et les autres n'admettaient guère
cette primauté qu'autant qu'elle appuyait leurs opinions !
Il était, d'autre part, naturel, que l'autorité du Prince fût mieux et plus directement informée des
dispositions de la «secte catholique» lorsqu'elles étaient manifestées par le comportement,
immédiatement contrôlable, de celui qui se disait son parèdre en potestas et auctoritas, et qui la gouvernait dans
Rome. Le Prince était là en position de s'instruire mieux qu'à travers les rapports administratifs venus
des provinces. Il pouvait être déjà de bonne politique que l'Empereur aidât le sacerdote à être, sous son
contrôle discret et selon l'opportunité des circonstances, ce que la pente naturelle des choses l'inclinait
à devenir ; une force institutionnelle, à la fois redoutable et utilisable dans un monde en mal de
renouvellement.
Cette force latente et, à certains égards déjà, efficiente, — et qu'il paraissait déjà vain à bien des

1. Cyprien, Epistulae, LIX, VII, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 674.


2. Cyprien, Epistulae, LXXI, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 773.
3. Cyprien, Epistulae, LV, VIII, 4, C.S.E.L., 3, 2, p. 630.
4. Cyprien, Epistulae, LIX, XIV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 683. Voir l'opinion de Brisson (J.-P.), Autonomisme et
christianisme dans V Afrique Romaine de Septime Sévère à l'invasion vandale. Paris, 1958 ; et celle de Lemoyne (Jean), Saint Cyprien
est-il Fauteur de la rédaction brève du « De Unitate » chap. 4 ? in Revue Bénédictine, 1953, p. 70-115.
5. Irénée, Adversus haereses, III, 3, 2. Ce n'est point parce que, en des temps tout récents, cette « primauté de Pierre »
a été protestée par une grande coalition de chrétiens que nous pouvons douter de la sérieuse préoccupation qu'elle pouvait
donner aux premiers destinataires politiques.
6. Cyprien, Epistulae, LIX, XIV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 683.
7. Cyprien, Epistulae, LXXI, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 773.
8. Sur ce point, cf Ales (A. D'), Principalis cathedra, Recherches de science religieuse t. 14, 1924, p. 160-164, t. 16,
1926, p. 312-319, cité par P. de Labriolle dans son édition du De Catholicae ecclesiae unitate, Paris, 1941. Mais il paraît s'être
retenu de déduire de ces postulats évangéliques leurs conséquences rigoureuses, comme, si, politiquement, il lui semblait
dangereux de confronter les deux pouvoirs dans le même cadre, ou si dans son for intérieur il n'abdiquait rien de son
autonomie.
9. Cyprien, Epistulae, LXXV, VI, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 813.
102 C. SAUMAGNE

têtes politiques de prétendre annihiler — il était prudent d'en capter et d'en orienter l'action dans un
sens utile à la chose publique traditionnelle, de la tenir, sinon soumise, du moins sensible et docile aux
pressions de la menace et de la contrainte, alternant avec les sollicitations et les séductions calculées.
Il n'était pas mauvais à cet égard que la catholica prétendît à l'universalisme et affirmât une conscience
unitaire et une rigidité que nous dirions « monolithique ». La puissance publique y pouvait trouver son
compte ; et il lui était utile que, dans le monde, on sût que l'administration impériale tenait l'évêque
de Rome — appuyé de ceux d'Italie — pour officieusement représentatif du christianisme universel.
Il n'était pas contraire à son intérêt profond que les deux principalitates potentiores, l'impériale et la
sacerdotale, coexistassent à portée l'une de l'autre, entre les murs de la métropole de la romanité. La
convergence en un même lieu, que la double tradition civique et mystique rendait prééminente, laissait pressentir
les avantages qu'offriraient les deux centralisations, l'une administrative, l'autre spirituelle, toutes deux
politiques, si elles pouvaient heureusement être conciliées et accordées.

Droit d'association et droit de congrès

II est bien difficile d'expliquer autrement que par une concession délibérée et calculée de la loi
et du prince, l'extraordinaire et intense pratique des « conciles » régionaux qui, avec une fréquence et
un sérieux inégalés, substituaient leur vivifiante activité de fait, à celle, devenue languissante et
insignifiante, des concilia provinciae, en Afrique principalement. Il est à peu près inconcevable que des congrès
aient assemblé ouvertement, deux fois l'an et au cours de six années consécutives, au siège proconsulaire
de Carthage, des centaines et des centaines de participants venus des confins de la Tingitane, du Sahara,
de la Tripolitaine, si leurs coetus et leurs conventus s'étaient tenus au mépris des senatus-consultes et des
constitutions impériales, plus généralement de la loi de majesté, si rigoureusement « capitale » en la
matière1.
Il nous faut donc, à ce propos, admettre l'existence, au profit de la catholica d'une double
collégialité légale, d'une collégialité à deux degrés, de l'ordre de celle qui autorisait d'abord, à la base, les
membres de certaines associations professionnelles, à coire entre eux dans le cadre des collèges locaux,
(ii quibus coire licet) ; et, en second lieu, qui permettait à ces collèges eux-mêmes, de coire ensemble,
par leurs présidents délégués à cet effet, sur un plan régional ou provincial {corpora quibus coire licet)
en tant que chefs de collèges dotés des privilèges du corpus.
Ainsi, aux « collèges presbytéraux » locaux, solidarisant une sélection de fidèles autour d'un évêque
réputé élu par eux, se superposait, en assemblées conciliaires, une manière de collegium «sacerdotal»,
agrégeant les évêques présidents des ecclesiae-collegia.
C'est bien parce qu'ils sont les membres occasionnels d'un collège périodiquement conciliaire
que Cyprien dénomme les évêques ses « co-épiscopes » et, étymologiquement et plus rigoureusement,
ses collègues (collegae suï). C'est par «la communication de l'universalité de ces collègues» (collegae
universi et universi a ici une intention juridique), c'est par Yunanimitas de leurs décisions arrêtées sous le
signe de la « concorde», qu'est réalisée et manifestée l'« unité (nous dirions l'unicité) de l'Eglise
catholique», (unitas catholicae ecclesiae)2. Cette association qu'unifie la «concorde» est, non par métaphore,
mais juridiquement, un collegium sacerdotale, les « sacerdotes » qui le composent étant techniquement
des collegae co-episcopi3 . Lorsque le « collège sacerdotal » se réunit, son assemblée porte officiellement

1. Voir Saumagne (C), Corpus christianorum, Revue internationale des droits de l'Antiquité, t. 7, 1960, p. 456 sqq
t. 8, 1961, p. 263 sqq.
2. Cyprien, Epistulae, XLVIII, III, 2; XL VIII, IV, 2; C.S.E.L., 3, 2, p. 607; p. 608.
3. Cyprien, Epistulae, LV, I, 1 ; LV, VII, 2 ; C.S.E.L., 3, 2, p. 624 ; p. 629.
SAINT CYPRIEN 103

le nom de concilium1. (Telle question) note Cypnen, «a été soumise à la délibération du concilium
commune». Le concile rendra ses «sentences»2.
Ces conciles ne sont pas des conventicules qu'une interdiction de la loi rend illicites et voue à la
clandestinité. Ils sont des « convents religieux » (conventus religionis) ; ils exercent à leur niveau élevé
et avec l'autorisation de la loi, ce jus conveniendi religionis causa que les tenuiores avaient été admis de
tout temps à exercer aux mêmes fins, et à leur niveau étroit, sans licence spéciale.
C'est ainsi que Cyprien, tandis qu'il s'abstient encore de rentrer à Carthage, sait que, dès l'instant
qu'il aura décidé de le faire, ce sera sans danger ; et que la « permission » ne lui sera pas refusée (sans
que peut-être il ait à la demander) de convoquer un conventus episcopal. Le soin même qu'il prend
d'assurer à ses correspondants que cette « permission » est le fait de Dieu, le dispense de la désagréable
obligation d'en attribuer le bienfait à la « puissance du siècle », la doctrine postulant qu'elle n'a pu être accordée
par le prince que par la « permission » de Dieu. « Nous réglerons toutes ces affaires lorsque, avec la «
permission » (ou par la miséricorde) de Dieu, nous pourrons tenir « un convent, comme nous avons décidé
de le faire une fois pour toutes »3. L'octroi d'une autorisation positive est notée en ces termes : « Lorsque,
la persécution une fois apaisée, nous aura été accordée la libre faculté de « tenir convent » (facultas in
unum conveniendi) »4. Ce droit, déjà ses collègues d'Italie en jouissent. A plusieurs reprises la licence
d'assembler le « collège episcopal » en forme de « concile », est distinguée par Cyprien du droit qu'exerce
chaque évêque lorsqu'il réunit, dans le cadre du collège ecclésiastique local qui jouit du « droit intérieur»
qu'est le jus coeundi, les membres du comité directeur de ce collège, le presbyterium5.
Bien des données concourent ainsi à nous assurer que le libéralisme calculé des pouvoirs publics
avait déjà accordé à quelques collèges ecclésiaux chrétiens, qui lui donnaient des gages de compréhension
et de sérieux, certaines de ces « facultés corporatives » supérieures dont la doctrine tendait à définir, par
ailleurs, et au profit des grandes associations d'intérêt professionnel, certains attributs en passe de devenir
ceux de la « personnalité», et de l'« université».
Que les chefs « préposés » à la direction des « collèges ecclésiaux » locaux, aient eu le droit de coire
et de convenire in unum périodiquement, et d'être ainsi perçus du dehors en la forme de « collèges
sacerdotaux », c'est le signe, à nos yeux, que bon nombre déjà de ces « collèges ecclésiaux » de base — agréés
en raison de leur importance numérique, du crédit de leurs évêques, de leurs ressources temporelles et
de la fermeté de leurs disciplines intérieures — jouissaient du droit depuis longtemps, (la plupart depuis
Alexandre Sévère) de corpus habere6 ; qui emportait la « licence de coire, (coire licet) au titre de persona
certa, de uposcoTOv, bientôt de corpus, de ctôojjloc (déjà peut-être d'universitas»). Lorsque nous voyons Cyprien
qualifier corpus episcoporum le « collège sacerdotal » des évêques, ce n'est peut-être là qu'une manière
de parler, que nous a rendu familier le vocabulaire des inscriptions collégiales de droit commun. Mais
lorsqu'il use de ce mot pour identifier le concept de corpus episcoporum à celui d'unitas ecclesiae1 ,
lorsqu'il définit cette «unité» sensiblement dans les termes dont usent les jurisconsultes pour caractériser

1. Cyprien, Epistulae, LV, VII, 1 ; XXXII, I, 3 ; XLIII, VIII, 2 ; C.S.E.L., 3, 2, p. 628 ; p. 565 ; p. 597.
2. Marcien, Digeste, XLVII, 22. De collegiis.
3. Cyprien, Epistulae, XXII, I, 1 ; XXXIV, III, 1 ; XLII, VII, 2 ; C.S.E.L., 3, 2, p. 533 ; p. 570.
4. Cyprien, Epistulae, LV, I ,1 et 2; C.S.E.L., 3, 2, p. 624.
5. Cyprien, Epistulae, XLIX, II, 1 ; XLV, IV, 1 ; C.S.E.L., 3, 2, p. 610; p. 603.
6. Cf de Visscher (F.), La notion de corpus... Publicazioni dell'Università cattolica del sacro Cuore, nouvelle série,
vol. 19, 1947-1949.
7. Cyprien, Epistulae, LV, XXIV, 4, C.S.E.L., 3, 2, p. 642. On relèvera la terminologie collégialiste dans Epistulae,
LXVIII, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 746 « ... copiosum corpus est sacerdotum concordiae mutuae glutino atque unitatis vinculo
copula turn, ut si quis ex collegio nostro haeresin facer e et gregem Christ i lacer are et vastare temptaverit, subveniant, et qua
:

pastores utiles et miséricordes oves dominicas in gregem colligant ».


104 C. SAUMAGNE

les trois variétés de corpora perçus par le droit en tant que « sujets» et « objets de droits», ce n'est pas
sous son calame une incidente réminiscence de rhéteur, mais une référence de technicien à une réalité
juridique1.
Il n'est donc pas à exclure, — et nous tenons pour infiniment probable —, que, environ les années


250, au lendemain de la grande défaillance des chrétiens (et en raison même de cette défaillance), il a
été loisible aux sectes chrétiennes qui adhéraient, plus ou moins explicitement, au système général des
obligations civiques du droit d'association, d'obtenir le privilège non seulement de corpus habere en
qualité de membres de « collèges ecclésiastiques » locaux, mais en outre, pour certains de ces collèges
agréés (ou choisis) par l'autorité administrative, celui de coire-convenire en forme de « congrès conciliaire ».
C'est de ces droits que Valerien restreindra l'exercice en 257-258 au détriment de la catholica, un
moment choyée par lui. Ce sont eux que restaurera Aurélien et auxquels il conformera, à l'occasion de
son passage à Antioche en 271, son règlement de l'affaire « Paul de Samosate ». Ce sont ces droits
qu'aboliront les édits des années 306-308 ; mais que restitueront à l'« hérésie catholique » les édits de Maxence
et de Galère et, à leur suite, ceux de Licinius et de Constantin dans les années 308-311, 312-313. Et peut-
être est-il bon de noter, à l'occasion de l'évocation de cette dernière législation, que quelque incertitude
de la doctrine devait encore présider à l'octroi du droit de corpus habere dans le moment où Valerien
l'avait accordé pour la première fois, si nous en jugeons par l'embarras que les rédacteurs de l'édit de
313 éprouvaient encore très apparemment, lorsqu'ils s'évertuaient à maintenir au niveau des seuls «
collèges presbytéraux » locaux, les ecclesiae, une capacité patrimoniale dont les collegia sacerdotalia
s'efforçaient d'obtenir que le principe fût élargi d'ores et déjà au bénéfice du «corpus» universel, juridique
et ésotérique à la fois, de la « secte catholique, très sainte et légale ».

Les contreparties politiques

II va de soi que, au lendemain du «sondage» (exploratio) qu'avait été la supplicatio ordonnée


par Dèce en janvier 250, le libéralisme de l'autorité impériale n'avait pas été gratuit. Les chrétiens
d'Afrique, par le peu d'importance qu'ils avaient si ostensiblement donné au fait de participer aux cérémonies
publiques, avaient largement dissipé la présomption qui voulait que qui est chrétien est aussi l'ennemi
irréductible des dieux romains et de la « chose publique » commise à leur protection. Les confesseurs
eux-mêmes, en réconciliant en masse, et comme d'office, tous les lap si ralliés autour de « La Montagne »,
paraissaient s'excuser de s'être un moment singularisés par leur mépris des lois. D'autre part, en levant
tout obstacle au retour de Cyprien à Carthage, l'autorité civile lui donnait acte de ce que, sur ce point,
il réservait son sentiment personnel, et qu'il se disait prêt à se ranger à l'avis d'un concilium dont on pouvait
penser que les décisions seraient modérées et conciliantes. D'autant que, entre temps, Cyprien ne se
montrait pas inflexible sur le point de la réconciliation des défaillants. 11 confessait, on l'a vu, que « faisant
preuve d'une salutaire modération, il avait tout de suite adopté une solution moyenne ; ainsi que
l'exigeaient la concorde du collegium (sacerdotal) et l'utilité d'un regroupement de la fraternité, il avait
sacrifié à la pression des circonstances»2.
A Rome, nous ne savons pas clairement à quelles conditions les confesseurs, incarcérés pendant
près d'une année, ont recouvré leur liberté dans les débuts de l'année 251, après avoir subi une épreuve
dont nous avons vu que l'objet n'avait pas été de les amener à apostasier. Leur libération n'en avait pas
moins coïncidé avec l'autorisation d'élire un évêque. C'est leur autorité qui avait orienté le « collège
presbytéral» de Rome à porter son choix sur Corneille (mars 251) qui passait si peu pour avoir brillé

1. On évoquera la page de philosophie juridique de Pomponius au Digeste, XLI, 3, 30 sur les genera corpomm et
on la comparera à Cyprien, Epistulae, LV, XXIX, 2 ; LXVI, VIII, 3 ; LV, XXIV ; C.S.E.L., 3, 2, p. 647 ; p. 733 ; p. 642.
Cf De catholicae ecclesiae unitate, VII.
2. Cyprien, Epistulae, LV, VI, 1 ; LV, VII, 2 ; C.S.E.L., 3, 2, p. 627 ; p. 628.
SAINT CYPRIEN 105

par son rigorisme que, n'eût été le sévère avertissement de Cyprien, il eût reconnu la légitimité de l'« E-
glise sur la Montagne ». Cyprien excusait cette faiblesse en l'expliquant de la même manière que la sienne
propre : « C'est bien à la nécessité de rallier la fraternité (de Rome) que Corneille avait sacrifié»1. Il
avait lui aussi estimé que la participation aux sacrifices ne constituait pas un péché irrémissible, renvoyé
d'office au direct et personnel jugement de Dieu. Au prix d'un aveu public (qui ne devait guère coûter,
le fait confessé ayant été lui-même public), d'une pénitence raisonnable et, surtout, d'une imposition
des mains par l'évêque, la faute serait remise.
C'est contre ce laxisme, trop conforme aux vues de l'autorité du siècle, que s'est élevé le
rigoriste Novatien, qui devait conduire son dux et auctor au billot. C'est ce laxisme que Corneille a tenté un
moment de répudier ; car il faut qu'il se soit raidi de quelque manière pour que, en fin de carrière, le
pouvoir civil en soit venu à le frapper d'une relégation prémonitrice de sa mort (juin 253). L'élection d'un
successeur (Lucius) avait été aussitôt autorisée ; on peut supposer sur des engagements modérés de sa
part, mais bien vite méconnus par lui, (nous le voyons en effet relégué presque en même temps qu'élu),
— mais bientôt à nouveau souscrits (car nous le voyons rétabli sur son siège dès l'automne 253). Ce sont
d'aussi « salubres tempéraments » qu'Etienne, succédant à Lucius mort sans ennuis graves, devait reprendre
à son compte, et avec si peu de réticence que Cyprien nous le montre communiquant avec des évêques
espagnols notoirement apostats et qui, ne se cachant pas de l'être, n'en avaient pas moins occupé leur
siège et conservé leur crédit à la tête de leur église, — signe que leurs ouailles n'y voyaient guère davantage
difficulté. Aussi Etienne, maltraité par Cyprien et par la partie de son clergé évoluant vers le rigorisme,
gouverna-t-il sans histoire l'Eglise de Pierre.
Si nous évoquons à nouveau les conditions dans lesquelles, quelques années plus tard (271) Aurélien
réglera la dévolution du siège episcopal d'Antioche et par référence à la « décision qu'auraient prise les
évêques d'Italie et de Rome, si l'affaire leur était déférée» ; si on retient que l'objet de ce règlement
impérial a été d'homologuer par un acte du pouvoir temporel (xoafAixv] ocp/^), la désignation d'un chef
et « syndic » de collège, — désignation accomplie par un concilium de collèges ecclésiastiques, motif
pris de sa communion « catholique» — c'est bien à Valérien qu'il convient de faire remonter l'initiative
d'un dessein qui, dès les années 250-251, alors qu'il administrait en fait l'Occident en l'absence de Dèce,
l'avait porté à « corporaliser » et à « personnaliser » dans une certaine mesure, les organismes ecclésiaux
dont les chefs étaient disposés à ne pas lui créer d'embarras.
En 251, il avait pu penser que Cyprien, engagé dans la voie des «tempéraments», se rangerait,
au moins discrètement, au nombre de ceux-ci. Mais c'avait été, oserions-nous dire, sur l'« aile marchante »
d'un christianisme dogmatique que le prestigieux docteur s'était aligné, entraînant derrière soi le
collegium sacerdotale le plus agissant d'Afrique. La connaissance que Valérien a pu prendre, dans les années
256, du système de discipline hiérocratique élaboré, sous l'inspiration de Cyprien, par les six ou sept
« conciles sacerdotaux» de Carthage, n'a pu que provoquer en lui une réaction sévère contre ces « chefs
de factions » enflammés à mener guerre ouverte contre les instituta majorum et la disciplina publica. Rien
n'indique que Valérien se soit jamais proposé d'anéantir la religion de ceux qui se réclamaient du Christ.
Il s'est borné à « mettre au pas», par l'intervention modératrice et les avertissements exemplaires de la
potestas saecularis, quelques « chefs et guides » — ceux que Tacite, parlant des stoïciens de son temps,
et Dioclétien, visant les manichéens, dénommaient les duces et auctores — d'une intelligentsia
dangereusement portée à en ruiner l'autorité dans un nombre, sans cesse accru, de ses sujets.

1. Cyprien, Epistulae, LV, 1 et 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 621 et 622.


Deuxième partie

LE GRAND REFUS
SAINT CYPRIEN MARTYR
(255 - 258)
CHAPITRE 1

LA CRISE DES ANNÉES 255-256

Christianisme catholique et universalisme impérial - L'ecclesia de Rome vers 253 - La politique religieuse
de Valérien - Vers Vunion de V episcopal et de /'« empire ».

L'automne de l'année 256 marque, — à mon sens du moins — l'un des graves moments où l'image
qu'il nous faut prendre de la réalité des affaires chrétiennes serait davantage conforme à leur nature si
nous nous résolvions à les considérer, non plus dans les perspectives de cette imaginaire théomachie où
la situe une apologétique de convention, mais dans celles où les ont perçues et traitées les réalistes
responsables, les uns, de la « chose publique » des Romains, les autres, de la chrétienté dans l'ordre de cette
même « chose publique ».
A cette date, la « conservation » de cette res publica exigeait que l'attention de Valérien et de Gallien,
l'un sur l'Euphrate, l'autre sur le Rhin ou le Danube, ne fût en rien détournée de son objet, désormais
exclusif et dramatiquement pressant, et qui était de maintenir l'Empire dans l'intégrité de ses frontières,
alors en grave péril d'être rompues, là par les Germains, ici par les Perses1.
Lorsque Sévère-Alexandre, une trentaine d'années auparavant, avait « admis que les chrétiens
soient», il ne leur avait conféré, ce faisant, qu'une aptitude juridique, mais abstraite, à obtenir
éventuellement du Prince l'autorisation de se constituer en « collèges » de cultores Dei Christi, en tel lieu défini
et entre personnes dénommées2.
La formation effective de telles sociétés demeurait ainsi subordonnée à l'approbation que la
législation de collegiis appelait le Prince à accorder ou refuser à leurs statuts, à leur « pacte », à leur lex
collegii3 ; ainsi le Pouvoir se ménageait la latitude d'arrêter, dans chaque cas, une décision préférentielle
et sélective à l'égard de telle ou telle de ces « sectes », desquelles on pouvait dire, — en gros et du dehors —
qu'elles « christianisaient ». Une expérience, dès longtemps éprouvée, avait rendu ce Pouvoir assez
clairvoyant pour qu'il discernât, aux moindres risques, quelles étaient celles d'entre ces « sectes » qui étaient
le mieux disposées à concilier leur comportement social avec les exigences contingentes de la société
politique, telle qu'elle allait et telle qu'il leur fallait la prendre si elles voulaient subsister.

1. Cf Besnier (M.), L'Empire romain de l'avènement des Sévères au Concile de Nicée, dans Histoire romaine sous
la direction de G. Glotz, t. 4, première partie, p. 169-191.
2. Vita Alexandri Severi, XXI : « Christianos esse passus est». Cf « Denuo sint christiani» dans l'Edit de Galère
in Lactance, De mortibus persecutorum, XXXI V. Texte grec : « ocuOiç coaiv /picxiavoî » dans Eusèbe de Césarée, Histoire
ecclésiastique, VIII, 17, 3-10.
3. La littérature du sujet a été explorée et enrichie par Schnorr von Carolsfeld (L.), Geschichte der juristische
Person, 1937, 1er vol. Duff, Personnality in Roman private Law, 1938 et Eliachevitch (Basil), La personnalité juridique en
droit privé romain, 1942. Cf Saumagne (G), « Coire », « convenue », « colligi». Revue historique du Droit français et étranger,
1954, p. 254-263 et Corpus christianorum. Revue internationale des droits de l'Antiquité, troisième série, t. 7, 1960, p. 437-478
et t. 8, 1961, p. 257-279.
110 C. SAUMAGNE

Christianisme catholique et universalisme impérial

Qu'il existât, depuis un grand demi-siècle, un « christianisme » majoritaire et qui affirmait une
vocation à un universalisme qui le faisait se dire « catholique», c'était là une donnée de fait, constatée
par une déjà longue pratique administrative. Depuis un siècle, cette modalité de l'idéologie religieuse
s'était acquise un crédit de haute qualité auprès d'une « intelligentsia » cosmopolite, dont les inquiétudes
intellectuelles, d'inspiration judaïque et de méthodologie syncrétiste, s'alimentaient à la fois de
spiritualisme ésotérique et de pessimisme eschatologique. Mais cette idéologie s'était comme vulgarisée sous
les espèces à la fois d'une éthique aux exigences raffinées et d'un ritualisme élémentaire ; elle avait ainsi
pris corps et assise dans la masse des « nombreux », des « plus humbles », des « plus faibles », des « affligés ».
En tant que « religion », elle avait réalisé cette implantation dans ce tuf de base, usant précautionneusement
des libertés que le juridisme social des Antonins avait offertes à l'exercice du « droit de réunion»,
lorsqu'il était ouvertement pratiqué par coitio ad sustinendam inopiam et, complémentairement, par conventus
religionis causa1.
C'est ainsi, rappelons-le ici, que, dès le temps des premiers Sévères, quelques lustres avant que
ne fût formulé le principe « sint christiani» « christ ianos esse passus est», l'administration impériale avait
admis que, au moins dans les grandes villes (comme était Carthage, par exemple), les « épiscopes » fissent
auprès d'elle la déclaration nominative des personnes adhérentes à leur secte, se portant ainsi
spontanément garants de la discipline de leurs coetus et conventus jusqu'alors encore tenus hors de tout
encadrement collégial2. Et il n'est pas hors de propos que nous nous souvenions ici que (à entendre les « durs »,
les «intransigeants» de la secte, ceux qui parlaient alors à l'histoire par la bouche d'un Tertullien), les
agents de la police administrative allaient jusqu'à se montrer d'une complaisance scandaleusement
comprehensive dans l'exercice du contrôle qu'il leur appartenait d'exercer sur ces è'pavoi tenus sous le signe
d'une périlleuse àyo^r/)3.
Ainsi le Pouvoir, à l'occasion même de son libéralisme, s'était donné l'avantage de prendre barre
sur la fraction de la chrétienté dont il avait conscience que son intérêt était de ne pas décourager la vocation
universaliste. Il s'était mis en position d'en orienter les accroissements dans le sens d'une coexistence de
part et d'autre discrètement concertée.
Peut-être devrions-nous nous arrêter ici un moment à pressentir que l'impulsion alors donnée
par Valérien au cours des choses portera nécessairement cette fraction catholique — une fois franchis
les « rapides » des convulsions dioclétiennes — à la réanimation définitive, par le tétrarque Galère, du
principe : « denuo sint christiani»4, et à l'option exemplaire faite par Constantin en faveur de l'« Eglise
catholique des chrétiens», en la personne, par exemple, de l'« épiscope» de Carthage, Cécilien5.
Car la potestas saecularis ne fut pas moins âprement ambitieuse de « catholicité » unitaire et
œcuménique que, de son côté, la potestas sacerdotalis se proposait de l'être. Peut-être devrions-nous mieux
nous défendre d'être davantage les dupes — les dupes consentantes — d'une historiographie
apologétique qui a été tout entière appliquée à nous remontrer que les vicissitudes de la romanité impériale au
IIIe siècle ne sont que les péripéties, toujours héroïques et sanglantes, d'une lutte métaphysique, engagée,
dès l'aube des temps, entre le « Maître de la Montagne de Sion », le « Yahvé des armées » dont « la gloire

1. Marcien in Digeste, XLVII, 22, De collegiis et corporibus, I, 1 .


2. Tertullien, De fuga in persecutione, XIII.
3. Tertullien, De jejunio.
4. Lactance, De mortibus persecutorum, XXXIV, 4. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, 17, 9.
5. Eusèbe de Césarée, Histoire eccésiastique, X, VII, 2.
SAINT CYPRIEN 111

emplit la terre », et les « baalim » qu'il avait mis en déroute, traqués par lui jusque dans leur repaire de
la « Montagne du Capitole ».
Durant le IIe siècle et depuis le temps des Flaviens, le Pouvoir politique n'avait guère été en mesure
de distinguer les christianisants des judaïsants, confondus à ses yeux dans le flot des piétistes levantins
que « l'Oronte déversait dans le Tibre ». Les uns et les autres lui demeuraient masqués par l'ombre
douteuse — Yumbraculum — que portait sur eux la synagogue1. Il n'y a pas de trace qu'un Prince ait défini,
par un acte législatif spécifique, le fait de professer, par la doctrine ou le rite, une foi qui se réclamât,
par quelque référence générale ou occasionnelle que ce fût, de Christus ut Deus2. Par contre, il n'est
pas de « martyr » à qui n'ait été effectivement reproché, au moins pour la forme, quelque crimen, déjà,
par ailleurs et de tout temps, qualifié et sanctionné par la loi pénale au service commun de la « majesté
du peuple romain ».
Il n'est donc pas rigoureusement inconcevable que, dès les temps des Sévères, il se soit trouvé des
Princes et, autour d'eux, des conseillers et des familiers, issus comme eux de souche asiate ou libyphé-
nicienne, pour avoir au moins ressenti « la divine originalité du christianisme », et pour n'avoir pas douté
que cette originalité ne fût en ceci : « que le christianisme inaugurait dans le monde une révélation
religieuse, une règle de mœurs, un contrat d'espérance, tout cela indivis, vécu en commun entre les fidèles,
les frères, les élus de chaque église et de toutes les églises»3 — le difficile n'étant plus guère pour les
politiques que de discerner quel était le christianisme re vera.
Aussi devons-nous cesser de trouver « contre nature » que des Princes, instruits par l'éducation
et l'expérience, n'aient pris conseil que de leur intérêt élémentaire, lorsqu'ils décidaient d'engager et de
soutenir une politique de conciliation et même d'encouragement, à l'égard de celle des sectes chrétiennes
qui s'affirmait déjà la plus déterminante par le nombre et par la qualité de ses membres, et aussi la plus
ambitieuse de s'établir organiquement dans le siècle. Et nous leur reconnaîtrons quelque mérite à ne pas
s'être laissés décourager par les spectaculaires et souvent trop sanglantes protestations d'incompatibilité
que cette « secte » d'élection affectait d'opposer à un monde réputé « diabolique ». Il ne leur échappait
pas, sans doute, qu'en fait elle se laissait volontiers assouplir par les opportunités quotidiennes de la vie
sociale et civique.
La brutale exploratio ordonnée par Dèce en 250, nous avons vu qu'elle avait eu pour effet presque
immédiat, d'assurer ses sucesseurs transitoires, Trébonien Galle et Volusien, et surtout leur collaborateur
Valérien, que l'insoumission aux exigences ou convenances ritualistes de la « religion d'Etat », ne serait
jamais que le fait d'une minorité, politiquement négligeable, d'illuminés ou de convulsionnaires4. Aucun
homme assez informé des choses de l'esprit et de la politique ne pouvait être oublieux du fait qu'à peine
naguère, dans les années 200, un chrétien de la carrure d'Origène était venu d'Antioche à Rome pour
s'y entretenir de doctrine chrétienne avec l'impératrice Julia Mammaea ; ni que, dans le même temps
et non moins ouvertement, il y avait tenu conférence sur le même objet, avec cet autre Syrien, son égal
par la science et la doctrine, Hippolyte, prêtre de Rome sur le point d'être élu «anti-pape» ; ni que,
dans cette même Rome, dans les années 225, il s'était trouvé une communauté de chrétiens assez riches
et qui l'étaient assez ouvertement pour faire les frais d'une statue de marbre à l'image de ce même
Hippolyte, et qui était assez « humaniste » pour y faire graver et les titres de ses innombrables ouvrages,
et aussi la formule qu'il avait calculée, d'un nouveau « comput pascal»5. Une activité aussi ouvertement

1 . Tertullien, Apologétique, XXI, 1 : « Quasi sub umbraculo insignissimae reïigionis ».


2. Tertullien, Ibid.
3. Battifol (P.), L'Eglise naissante et le catholicisme, Paris, 1914.
4. Sur cette période confuse, cf Lafaurie (J.), Chronologie impériale de 249 à 285. B. Soc. nat. Antiquaires Fr.,
1965, p. 130-154.
5. Cette statue, découverte à Rome en 1551, se trouve aujourd'hui au Musée de Latran.
112 C. SAUMAGNE

exubérante — pour n'évoquer que celle-là — n'a certainement pas été le fait d'une poignée de hors-la-loi
qui s'enveloppaient de ténèbres et n'osaient pas dire leur nom.

L'ecclesia de Rome vers 253

Et ce n'avait pas été non plus par l'effet d'une incubation clandestine, mûrie dans la pénombre
des hypogées et les chicanes de la Platonia, qu'avait été élaborée cette ecclesia de Rome, dont l'évêque
Corneille, qui la présidait alors, avait défini, et dénommé, et dénombré, les rouages collégiaux pour
l'information de son collègue d'Antioche, Fabius. Ne craignons pas de nous égarer en le suivant ici1 :
« II y avait à Rome », a-t-il écrit en 253-254, dans le temps même où Valérien accédait à l'Empire :
A. — « Une pluralité de personnes (tcXtjOoç ) dont il disait que « dans (une) ecclesia, elle doit
nécessairement exister de la façon suivante», soit : a) «un groupement chiffré (àvàpiBjJioç) qui (est) riche
(7tXouc7ioç) par un effet de la prévoyance de Dieu ; b) et qui s'accroît d'une grande masse incalculable».
B. — « Dans une ecclesia catholica » ajoutait-il, (il ne doit y avoir) :
1. a) « qu'un seul épiscope, et dans celle-ci (celle de Rome), il y a, en outre :
b) 46 presbyîres ;
c) 7 diacres ;
d) 7 sous-diacres ;
ê) 42 acolytes ;
/) 52 exorcistes, lecteurs et portiers.
2. « En nombre de plus de 1500, des veuves, ensemble avec des nécessiteux (ÔX^ofisvot,), qui sont
nourris par la bienveillance et l'amour que le Maître porte aux hommes».
Il n'est pas hors de propos de discerner là deux énonciations dont les objets respectifs peuvent
être identifiés, les uns techniques, les autres statistiques.
Techniquement, c'est-à-dire du point de vue du droit public et selon le vocabulaire qui lui est
propre, c'est une ecclesia, dans le sens formel du mot — un « rassemblement » réalisé en conformité
des lois — c'est-à-dire un collegium cultorum, composé de personnes en nombre nécessairement défini
(7iÀ7J6oç dcvayxoaov àpi0(x6v). Corneille n'en a relevé que deux caractéristiques ; d'une part ce uXtjOoc est
«riche» (uXoucnoc), autant dire ici qu'il est juridiquement habile à posséder juridiquement de quelque
manière ; d'autre part, son existence emporte celle, distincte et en quelque sorte adventice, d'une
« multitude » qui échappe à un dénombrement invariable ; il compose un Xaoç àvàpiOjxoç.
Ainsi la « cellule collégiale », celle dont la consistance est « nécessairement chiffrée » est, alors,
à Rome, composée d'abord de «l'épiscope» qui, institutionnellement dans l'ordre de Y ecclesia, est
unique et (notons-le), perpétuel, à la manière du flamine d'un collège civique. Les autres membres sont
au nombre total et préfixé de 154 personnes. Parmi celles-ci il en est 56 de qui la compétence paraît terri-
torialement définie par référence au nombre des 14 circonscriptions administratives de YUrbs même de
Rome. Ainsi, chacun des 7 « diacres » aurait compétence dans les limites de 2 régions jointives ; et chacun
d'eux serait assisté de 1 sous-diacre et 6 acolytes (= 42), et ils y assisteraient la personne de « l'épiscope».
De même, sur les 52 exorcistes, lecteurs et portiers, 10 seraient retenus au service de « l'épiscope » et 42 au

1. Eusèbe de CÉSARÉE, Histoire ecclésiastique, VI, 43, 11.


SAINT CYPRIEN 113

service des 42 «presbytres» régionaux. Ainsi le corps collégial des clerici supérieurs, compterait 103
titulaires « épiscopes » compris, et celui des clerici subalternes 52.
Quant aux « veuves » et aux « nécessiteux », ils sont extérieurs à la cellule collégiale ; ils composent
un « peuple » — mettons une « plèbe » — qui échappe au dénombrement invariable, un Xaoç àvàpt,6;a.oç
Ils forment la partie prenante des largesses distribuées par Y érane- collegium ; ils sont les bénéficiaires de
l'àyà^T; aumônière dont les gratifie le lùcrfioc, avapt.6fi.ov xat. 7tAoucyt,ov.
A prendre Corneille au mot, ceux-ci ne seraient ensemble que 1500 environ. Ce serait bien peu
pour justifier l'activité pastorale de 105 clercs. Mais, nous dit-il, ils sont pratiquement « innombrables ».
Aussi ne serait-il pas absurde de considérer ce chiffre comme représentatif de la clientèle moyenne desservie
par chacun des 7 diacres régionaux. La plebs-laos de YUrbs serait ainsi composée de 10 à 11 000 fidèles,
baptisés et de stricte orthodoxie. N'entreraient pas en compte les catéchumènes, non plus que les fidèles
honestiores et, de ce fait, les locupletiores de tout rang, ceux qui manifestent leur foi par la générosité
des donations qu'ils font au «collège ecclésial», désormais apte à les recevoir.
Quoi qu'il en puisse être du détail institutionnel et compte tenu des progrès réalisés par la chris-
tianisation des hautes classes de la société romaine — le Palais impérial, on l'a vu, passait pour être
« une église de Dieu »' — l'« épiscope » de YUrbs aurait exercé son « autorité sacerdotale » sur quarante
ou cinquante mille « sectateurs » chrétiens, d'obédience « catholique » et de dévotion ouverte et soutenue
à travers les évêchés d'Italie.
Mais il n'est pas sans portée d'observer que si le « pape » Corneille a trouvé, dans une lettre adressée
à son collègue d'Antioche, l'occasion de nous instruire de ces précieuses statistiques, ce n'est point pour
tirer vanité à ses yeux de la consistance et de l'étendue de son autorité ; mais seulement pour lui faire
partager son étonnement qu'il se soit trouvé, dans son propre clergé, un « presbytre » du nom de Novatien
pour prétendre à y exercer un « co-épiscopat », alors que, mieux que quiconque, il aurait dû savoir que
« dans une ecclesia» il ne saurait y avoir qu'un seul « épiscope ». Cette défense canonique qui détermine
le statut collégial au regard de l'autorité politique, eût dû, à elle seule, le retenir d'une telle brigue ; mais
aussi, surtout peut-être, aurait-il dû être aidé par la considération de la dimension atteinte par cette
ecclesia-collegium salutaire au cœur même de la capitale de la gentilité. Car cette élémentaire considération
eût dû le détourner d'une telle «méconnaissance» (de la réalité) ; elle eût dû suffire «à le ramener à
Y ecclesia ». Mais nous pouvons penser qu'une telle « méconnaissance » n'a certainement pas été reprochable
à la vigilance politique de Valérien ; et elle ne doit pas l'être à notre probité.
Nous présumerons donc que l'importance de la donnée chrétienne dans le jeu politique et au
cœur même de Rome, avait été évaluée à l'une de ses vraies mesures, de part et d'autre et simultanément,
par un Novatien et par un Valérien. Et nous tiendrons pour infiniment probable que le raidissement
rigoriste de Novatien a procédé d'une réaction préventive à quelque concordance de vues qui serait
devenue, dès ce temps, apparente entre le comportement de Corneille, déjà «épiscope », et celui de Valérien,
déjà imper at or.

La politique religieuse de Valérien

Dès avant ce moment, Valérien, — P. Licinius Valerianus, — exerçait un grand pouvoir dans Rome.
11 était un patricien « de très noble origine », chef militaire et homme politique, alors bientôt septuagénaire,
de tradition et d'expérience rigoureusement romaines. L'empereur Dèce — à ce moment appelé aux
frontières du Danube où il devait se faire tuer au combat contre les Goths au cours de l'été 251 — lui
avait confié le soin de veiller, depuis Rome même, à la bonne gestion des affaires administratives et poli-

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 10, 3.


114 C. SAUMAGNE

tiques de la Romanité. Là, il avait vécu de près en cette année 251, les confuses vicissitudes qui, dans
l'atmosphère affolante d'une épidémie de peste, nous ont rendu si complexes les circonstances dans
lesquelles l'empereur Trébonien Galle et le César Volusien avaient un moment maîtrisé, et presque aussitôt
perdu, le pouvoir.
Ainsi, nul plus que Valérien, devenu empereur, n'avait été à même de prendre conscience de la
nature et des virtualités d'une «potestas sacerdotalis catholique», telle qu'elle se trouvait établie à sa
portée, et telle que la loi publique elle-même l'avait structurée du fait qu'elle l'avait introduite dans le
cadre administratif de la métropole de l'univers romain. Les circonstances du moment n'auront
assurément point porté Valérien à déroger au postulat de la logique politique qui commande au détenteur de
la puissance de faire l'état le plus attentif du crédit que peut acquérir, auprès des masses paresseusement
disponibles, une intelligentsia activiste et propagandiste, — nous dirions ici qu'elle se voulait «
missionnaire », — porteuse d'une idéologie à la fois intellectuellement raffinée, pragmatiquement captieuse,
socialement rédemptrice.
En l'occurrence, les déductions nécessairement tirées d'un tel postulat recommandaient au Prince
de prendre garde non seulement à ne pas irriter ce qu'une telle idéologie pouvait dégager d'agressivités
impliquées, mais encore à en prévenir de son mieux les dérèglements, — à moins même qu'il ne se piquât
d'en pouvoir détourner les pointes à son profit. Qu'en ce milieu du IIIe siècle les réalistes de l'autorité
aient été en parfaite mesure de se convaincre que celle d'entre les « sectes chrétiennes » qui se proposait
d'être la « catholique » fût déjà irréversiblement engagée sur la voie qui y aboutirait, ce n'était déjà plus
une hypothèse, ni même une probabilité, mais un fait que corroboraient les acquisitions de son histoire
déjà révolue.
Réservons ici tacitement la part qui lui revient, à cette « prescience de Dieu » — Tcpovoioc toû 6sou
— que le Maître, le « despote », aurait manifestée en Matthieu, (XI- 16 et péricopes suivantes) ; il
ne peut être ni impie ni paradoxal d'admettre que Valérien, fort de l'expérience acquise à l'occasion de
son premier gouvernement de Rome et de sa gérance civile de l'Empire en 251-252, ait eu lieu de bien
peser les avantages politiques que lui procurait une attitude assez conciliante pour paraître encourager
les prétentions singulières qu'affirmait déjà un « épiscope » à qui on ne contestait guère que sa cathèdre
lui conférât quelque chose de « principal », du fait, admettait-on, qu'elle était établie « proche » (le
tombeau de l'Apôtre ) Pierre (propinqua Pétri)1.
Aussi tiendrons-nous pour infiniment peu admissible que Corneille, au début de l'automne 251,
ait eu toute latitude de convoquer et présider, dans Rome même, un rassemblement de 65 « épiscopes »
venus de l'intérieur de la péninsule, s'il ne s'était pas assuré d'abord de l'assentiment de Valérien. Et
Valérien n'a pu accorder cet assentiment sans avoir été informé de l'objet de ce « synode » et l'avoir
agréé ; et peut-être eût-il pu aller jusqu'à contresigner l'ordre du jour des débats projetés.
Les délibérations, en effet, devaient porter sur le fait que « Novatien, prêtre de l'Eglise de Rome »,
enseignait qu'il n' « y avait plus d'espoir de salut pour (ceux qui avaient failli dans l'épreuve de Dèce),
« pas même s'ils faisaient tout en vue d'une conversion sincère et d'une exomologèse pure» 2. Songeons
que, si Valérien eût alors considéré le fait chrétien avec réprobation, ou seulement avec méfiance, il eût
été d'une élémentaire tactique qu'il laissât la discorde et l'anarchie s'établir entre communautés, faute
pour leurs « guides » d'avoir été admis à se concerter librement et à établir une doctrine unificatrice et
apaisante pour l'ordre public. Mais que la tenue d'un tel synode ait été autorisée, ce doit être, pour nous,
le signe que Valérien a jugé plus opportun de rallier au Pouvoir les bonnes dispositions d'une très large
majorité qui, relâchant de ses tendances naturelles au rigorisme dogmatique, accroissait, autour du « pape »
de Rome, le champ d'une autorité positive, que la potestas saecularis se flattait déjà de faire répondre à
ses intentions. Et elle y répondait bien lorsqu'elle répudiait les surenchères rigoristes d'une minorité

1. Cyprien, Epistulae, LIX, XIV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 633.


2. Eusèbe de césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 43, 1.
SAINT CYPRIEN 115

d'irréductibles qui, en affectant de n'admettre dans la « catholicité » que des « purs », des « cathares »,
des « spirituels » fanatiques, se raidissaient contre toute ouverture tendant à une coexistence conciliée
avec le siècle. Valérien et ses conseillers auront pu éprouver sur le champ la satisfaction dont, trois quarts
de siècle plus tard, Eusèbe recueillera l'écho en rappelant que : « Au sujet (de Novatien) un très grand
« synode fut rassemblé à Rome ; il comptait 60 épiscopes et encore un plus grand nombre de prêtres
«et de diacres» l. Et les contemporains auront été, dès ce moment, enclins à comprendre, — tout
comme beaucoup le font de notre temps, — que la décision ainsi prise à Rome, et du fait que c'était à
Rome qu'elle avait été prise, « avait une portée universelle » — mais avec la caution impériale.
Et les choses étant considérées dans cette perspective, ce n'aura pas été sans en éprouver une égale
satisfaction que Valérien aura appris qu'à Carthage, et dans les mêmes circonstances, un nouveau venu
sur l'horizon de la chrétienté, du nom de Cyprien, avait rallié à son autorité restaurée une vaste communauté
provinciale qui, encore tout récemment, s'était effondrée et dissociée dans la « grande défaillance ». Il
l'avait fait, à l'exemple du « pape » de Rome, en condamnant à la fois le rigorisme, réfractaire et dissident,
de 1' « anti-pape » Novatien, (paradoxalement associé au laxiste Novat) et le laxisme dissolvant de Feli-
cissimus, chef de 1' « Eglise de la Montagne ». Jamais, peut-être, ce besoin d'ordre et de concorde n'avait
été aussi impérieusement ressenti.

Vers l'union de l'épiscopat et de l'Empire

La mort de Dèce, tué au combat sans être parvenu à bloquer la ruée des Goths sur le Danube,
avait ouvert alors cette ère anarchique qui fut dite « des généraux ». On voit alors l'un de ceux-ci qui
commandait en Mésie, Trébonien Galle, proclamé empereur par ses troupes. Pour colorer cette usurpation
de légitimité dynastique, il adopte et se donne pour collègue un fils de Dèce, Hostilien ; et, prenant pour
César son propre fils, Volusien, il lui fait épouser une fille de ce même Dèce. A Rome, le Sénat, dont on
ne conteste pas qu'il est l'instance constitutionnelle suprême, ratifie le choix de l'armée de Mésie. Mais,
en 252, un autre général, Emilien, qui commande en Pannonie, est à son tour porté au pouvoir par son
armée, non sans s'être acquis quelque titre à ce choix pour avoir d'abord fait face heureusement aux
incursions des Scythes, sur de nombreux points des frontières d'Asie ; aussi a-t-il été reconnu par les
autorités et les populations de l'Orient ; et le voici qui marche sur Rome pour, à son tour, s'y imposer
à la ratification sénatoriale ; alors, Trébonien Galle et Volusien, ainsi menacés en Italie même, appellent
à leur secours Valérien qui, en ce moment, commande sur le Rhin. Entre temps, Emilien, sur son chemin
vers Rome, bat Trébonien et Volusien. Mais, à son tour intercepté par Valérien accouru d'au-delà des
Alpes, il est battu par lui. Le Sénat n'a plus guère d'autre choix que de saluer Valérien, Empereur, et
son fils, Gallien, César (octobre 253) 2.
Pouvons-nous supposer, par complaisance ou par inattention, que tant d'âpres, mais lucides,
ambitieux aient été indifférents à l'existence d'une cinquantaine d'épiscopes, dispersés à travers le théâtre
italien de leur compétition, et qui étaient à même de déterminer, directement ou par réaction ou contiguïté,
les dispositions ou le comportement politique de quarante ou cinquante mille « sectateurs », dans les
villes, les bourgs et les champs ? Et, surtout, dans Rome même, ces ambitieux bien informés, et leurs
partisans et leurs adversaires, auront-ils pu traiter comme force négligeable le dux et auctor, le « pape »
d'une « secte » idéologique qui était si fort en mesure de leur gagner l'adhésion, peut-être même violemment
active, d'un populo minuto, d'une plebs forte de milliers de petits bourgeois, artisans et boutiquiers, et,
surtout, à'humiliores et de « nécessiteux » prêts aux violences du désespoir ?

1 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 43, 2.


.

2. Besnier (M.), op. cit., p. 169-191. Cf J. Lafaurie, art. cit.


116 C. SAUMAGNE

Sommes-nous, nous mêmes, bien autorisés à conclure que c'aurait été par quelque prévention ou
précaution de cet ordre que, en 252, Trébonien Galle, encore maître de Rome, l'a privée de son évêque,
Corneille, en l'éloignant à Centumcellae, le coupant ainsi d'une ecclesia devenue acéphale et exposée
à l'anarchie paralysante d'une direction presbytérale ? Aussi voyons-nous — Corneille étant mort en
exil dans le temps même où Emilien usurpe — que le pouvoir, ayant consenti d'abord à la restauration
de l'episcopat en la personne de Lucius, l'abolit presque aussitôt en la personne de ce même Lucius qu'il
envoie mourir en exil ; et cela, semble-t-il, dans le même temps qu'Emilien est décisivement battu par
Valérien.
Et, sans doute, ne considérera-t-on pas comme insignifiant que l'avènement de Valérien à l'Empire
et son séjour à Rome après sa victoire y aient coïncidé sensiblement avec le rétablissement de l'episcopat
et l'accession d'Etienne à la sedes principalis de Rome. Peu de circonstances antérieures avaient mis le
« pape » des Romains et leur imperator, dans la commune nécessité de poursuivre — chacun sans doute,
par sa voie, mais d'un pas bien accordé — la réalisation d'une ambition que, de tout temps, l'un et l'autre
éprouvaient en commun. Elle était de soumettre, l'un ses ouailles, l'autre ses sujets, à leurs autorités
respectives, mais coordonnées à une fin commune de « catholicité ».
CHAPITRE II

CYPRIEN EXCOMMUNIÉ

Uédit d'Etienne et le refus de Cyprien — La controverse sur le baptême des hérétiques — La primauté de
la cathèdre de Pierre — L'excommunication de Cyprien et de la chrétienté « au midi de Rome » — Saint
Cyprien vu par saint Augustin

Depuis le temps des Sévères, les têtes pensantes dans le monde impérial aussi bien que les masses
du prolétariat des campagnes et des cités étaient comme en travail d'idées, de croyances, de doctrines
et de mystiques. Celles-ci, encore que tâtonnantes ou discordantes, manifestaient une tendance commune
— parfois même consciente de ses fins — à se rapprocher les unes des autres, au risque de se heurter en
affrontements passionnés.
Peut-être en savons-nous assez du comportement qu'ont eu, à cet égard, les Alexandre Sévère,
les Philippe l'Arabe, aujourd'hui les Valérien et, bientôt après lui, les Gallien et les Aurélien, pour que
nous soyons autorisés à déceler dans telles ou telles de leurs attitudes politiques les indices d'une
préoccupation qui leur a été commune. Celle-ci, dans les circonstances des années 255-260, et à l'égard des
disparates idéologies qui se référaient au Christ ut Deus, aura été de contribuer à orienter leur comportement
dans le monde vers des conciliations unificatrices de leurs virtualités dangereusement discordantes.
Or il se trouvait que, de l'Espagne à l'Arménie, de la Maurétanie à l'Euphrate, il existait une
« secte » qui se disait plus rigoureusement chrétienne que toute autre et dont le Pouvoir devait d'autant
moins douter qu'elle ne fût solidement « structurée », qu'il lui avait lui-même accordé, depuis trente
ans déjà, la capacité de s'ériger en « collèges de dévots », — collegia cultorum, — dans de nombreuses
« cités capitales » de l'Empire. Cette « secte » s'affirmait statistiquement majoritaire et régie par une
discipline d'une sévérité rassurante pour l'ordre public. C'était assez pour que le calcul politique, à défaut
de quelque inclination spirituelle, recommandât d'aider à son unification institutionnelle, en ne
décourageant pas son aspiration à une « catholicité » de mieux en mieux établie dans le monde.
S'il a été vrai, comme il le paraît grandement, que Valérien ait fondé quelque espoir politique
sur la réalisation du programme que le nouvel évêque de Rome, Etienne, s'assignait, et qui était de rallier
à la « catholica » le plus grand nombre d'hétérodoxies dissidentes, par une ouverture plus libérale du
vestibule baptismal, il est naturel qu'il ne se soit pas mêlé de le décourager. Mais il n'aura pas été moins
naturel que le refus spectaculaire que tant de leaders des chrétientés provinciales s'accordaient à opposer
à ce qu'ils dénommaient déjà 1' « Edit d'Etienne », lui parût regrettable. Un tel éclat survenait en un moment
où il importait grandement à un chef de guerre, tout entier engagé à mener à bien une entreprise dont
l'enjeu concourait à la conservation de l'Empire, que la paix des esprits et l'ordre public fussent au mieux
assurés sur ses arrières.
Or, pour ce qui était de l'Afrique du Nord, Valérien ne pouvait ignorer à quel degré d'insurrections
anarchiques ou peut-être concertées se tenaient bon nombre des tribus berbères qui la peuplaient ; mais
il savait aussi à quel degré de prestige pouvait atteindre auprès d'elles — ou du moins auprès de certaines
d'entre elles — l'autorité spirituelle et disciplinaire que le « pape » de Carthage, Cyprien, exerçait parmi
elles, par le truchement de près d'une centaine d'évêques notoirement à sa dévotion, encore que d'humeur
contestataire et volontiers fanatiques.
118 C. SAUMAGNE

Sans doute savait-il aussi que les positions doctrinaires d'un tel « guide d'opinion » — et d'un
Africain, de surcroît — comportaient qu'il parût se tenir aux marches extérieures, et comme en retrait,
des contingences temporelles. Mais cette irréductibilité dogmatique avait déjà donné bien des témoignages
d'une rassurante aptitude à s'assouplir à certaines de leurs exigences élémentaires. Aussi le Prince pouvait-il
supposer qu'il serait suffisant de lui donner, — à lui comme à quelques-uns de ses pairs patriarcaux dans
le monde — et par la voie administrative — un avertissement modérément afflictif qui, en le rassurant
sur les dispositions libérales du pouvoir à l'endroit de sa foi et de ses rites, l'inclinerait à moins de raideur.
Un éloignement temporaire, par exemple, lui ménagerait le loisir de mûrir des résolutions conciliantes
dans le recueillement d'une solitude contrainte.
C'est ainsi, nous Talions voir 1, qu'au mois d'août de l'année 257, Cyprien s'entendra dire — ou
mieux, confirmer — d'ordre particulier de Valérien et de la bouche du proconsul d'Afrique, qu'il ne saurait
être question d'interdire à quelque dévot que ce soit, fût-il chrétien, de pratiquer le culte de la divinité
de son choix ; mais qu'il serait d'une courtoisie élémentaire que, par un égard de correction révérentielle,
le bénéficiaire d'une telle latitude « reconnût » — et manifestât sans réticence qu'il « reconnaissait »
— qu'il pouvait exister, et tout aussi légitimement, un culte propre aux Romains, qui se trouvait être
celui que constitutionnellement pratiquaient les Empereurs. Il était raisonnable que la divinité que
desservait ce culte eût droit au respect, pour le moins, de tous les citoyens et sujets de Rome.

L'édit d'Etienne et le refus de Cyprien

Lorsque, le 20 août 257, Cyprien sera invité par le proconsul d'Afrique à se présenter à son «
cabinet » — in secretario — et qu'il franchit ainsi la première étape sur le chemin qui, treize mois plus tard,
le conduira au martyre, il nous faut d'ores et déjà le compter parmi les innombrables « épiscopes » que
le « pape » de Rome, Etienne, a exclus de sa communion ; et, pour la première fois dans l'Histoire, il
se sera justifié de le faire, par référence à une « parole » du Maître, rapportée par l'évangéliste Matthieu2.
On aura peine, je pense, à croire que tant de doctrinaires, si appliqués par ailleurs à affirmer le
principe transcendant de l'unité ecclésiale, se soient si âprement divisés sur la question du second baptême,
alors que la gravité des temps recommandait au moins d'en différer l'évocation. D'autant, semble-t-il,
qu'il ne pouvait échapper aux hiérarques, généralement bien avisés, de l'épiscopat catholique, que la
reconnaissance de la valitité du baptême conféré par des hérétiques et schismatiques était Je mieux faite
pour tenir ouverte, comme « à la base », une porte d'accès aux « nombreux », naturellement enclins
à rallier le camp politique d'une orthodoxie déjà bien accréditée auprès du Pouvoir.
Nous formulerons donc l'hypothèse — hypothèse de recherche, certes, mais dont les données
viennent se soumettre comme d'elles-mêmes, à l'analyse — que les refus simultanément opposés par les
hiérarchies collégiales du plus grand nombre des chrétientés de l'Orient et de l'Afrique à la doctrine
diffusée par l'évêque de Rome ont procédé d'une réaction non concertée à ce que son initiative pouvait
révéler de prétention à une éventuelle primauté. Peut-être pourrait-il paraître satisfaisant de n'attribuer
qu'à un réflexe trop humain d'amour-propre la négation opposée à l'initiative d'Etienne par le concert
de tant de grands responsables provinciaux. Mais, à la réflexion, eux seuls étaient en position d'apprécier,
à la lumière de leurs expériences régionales, l'opportunité d'ouvrir ou d'interdire aux « plèbes» de
l'hétérodoxie l'accès de leur propre orthodoxie, et de définir, le cas échéant, les voies et moyens propres à
en encourager ou modérer les ralliements. Il pouvait leur apparaître que leur collègue de Rome n'avait
pas assez d'expérience provinciale et de compétence doctrinaire pour leur en imposer.

1. Cf infra, chap. III.


2. Matth., 16, 17, 19 : « Et moi, je te dis que tu es Pierre et que sur cette pierre, je bâtirai mon église ».
SAINT CYPRIEN 119

Mais, au fond, cette « problématique » (comme on dit) du « baptême des hérétiques », ne mettait
guère en cause des principes fondamentalement irréductibles. Les solutions qui pouvaient raisonnablement
lui être données étaient si peu inconciliables qu'on verra prochainement, mais trop tard, un consensus
élargi s'accorder autour de l'opinion romaine.
Il aura donc fallu, pour que la thèse formulée par Etienne provoquât une aussi scandaleuse
discorde, que l'ait accompagnée quelque circonstance assez singulière pour l'irriter à ce point. Car ce n'était
pas la première fois que la question avait été abordée ; et elle avait été diversement résolue par les uns,
sans que les autres aient paru y prêter encore attention.
Ainsi, bien des « épiscopes » régionaux s'étaient, naguère encore, concertés en synodes, — « en
Orient, à Iconium et à Synnade » et en « d'autres lieux », et à Carthage aussi, du temps de l'évêque Agrip-
pinus, vers les années 230 l. Ils y avaient arrêté des règles identiques touchant le « second baptême »
à imposer aux hérétiques, ce que bien des communautés « catholiques » — Rome entre autres — avaient
ignoré ; ou du moins ne paraissent-elles l'avoir appris qu'avec assez d'indifférence pour l'avoir oublié
dans les années 255. Cela, par exemple, ressort assez du rappel tardif qu'en fait Denys, évêque d'Alexandrie,
à Etienne lui-même, et qu'il renouvelle à Xyste, son successeur, présumant au mieux qu'ils n'en avaient
qu'un indistinct souvenir 2.
Il aura donc fallu que quelque singularité inhabituelle, sinon même extraordinaire, ait entouré
l'émission et accompagné la diffusion de l'opinion de l'évêque de Rome, pour que la sensibilité de tant
de ses collègues provinciaux en ressentît le ton impérieux et y démêlât une intention proprement « édic-
tale » de style impérial.
Et il est naturel qu'Etienne se soit positivement prévalu d'une certaine autorité attachée à l'émi-
nente illustration de son siège, pour que des contradicteurs de la qualité de Firmilien l'Asiate et de Cyprien
l'Africain aient dénoncé l'ambition romaine avec une aussi injurieuse véhémence.
Cette « singularité inhabituelle » à laquelle eux (et bien d'autres) ont si exceptionnellement réagi,
il n'est pas aventureux de tenter de l'identifier. Elle était constituée — du moins ne pouvaient-ils guère
manquer de se la représenter ainsi — par le fait que le siège de l'autorité sacerdotale du « pape » de Rome
se trouvait être celui de l'autorité impériale, en quelque lieu que le Prince détenteur de cette autorité,
se tînt occasionnellement de sa personne. C'était assez, et même plus qu'il ne fallait, pour suggérer à
l'épiscopat provincial un soupçon grave. Il était que quelque préoccupation politique, de caractère
exagérément pragmatique, ne dérivât de cette contiguïté, à la fois physique et institutionnelle, des deux
Pouvoirs, — tous deux « pontificaux », dont l'un était déjà « maxime » et dont l'autre pouvait être si
naturellement tenté d'aspirer à le devenir.
Certes, en ces années 255, Valérien, de sa personne, vivait en camp volant dans les zones de guerre
de l'Est. Mais c'est à Rome que battait oserais-je dire, le cœur de son pouvoir : dans Yauctoritas du
Sénat, dans la prudence des services ministériels et préfectoraux, dans les activités ou les intrigues palatines.
On n'ignorait pas, — et rappelons-le — que le libéralisme de Valérien, qu'il fût de calcul ou
d'inclination, avait fait de la domus impériale une véritable « Eglise de Dieu »3.
Cyprien lui-même nous a assez dit dans quelle familiarité avec le monde du négoce et de
l'administration vivaient tant de hiérarques ecclésiaux et d'affairistes, par ailleurs bons chrétiens 4. Et nous
verrons bientôt — nous le tiendrons encore de Cyprien — que, lorsque Valérien inclinera à manifester
une inquiétante impatience à l'égard des chrétiens de Rome, il passera pour avoir orienté ses menaces

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 5, 3-5 ; VII, 7, 5. Cf lettre de Firmilien dans Cyprien, Epistulae,
LXXV, VII, 5, C.S.E.L., 3, 2, p. 814.
2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 9, 1-6.
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 10, 3.
4. Cyprien, De lapsis, VI, C.S.E.L., 3, 1, p. 240.
120 C. SAUMAGNE

du côté de toute une aristocratie de « bien-pensants », sénateurs, patriciens des deux sexes, chevaliers,
procurateurs... *.
Il a été ainsi naturel que, dans l'épiscopat militant des provinces, s'acclimatât le soupçon, si ce
n'est la présomption grave, que l'empereur, pontifex maximus de la « catholicité capitoline » s'essayait
à solliciter 1' « épiscope » de Rome de s'engager, pour sa part et dans l'ordre d'une catholicité parallèle,
sur une voie qui le conduirait à s'affirmer ce pontifex maximus, qu'il est effectivement devenu.
Au plan du réalisme, tant politique qu'ecclésiologique, l'intérêt était commun au « pape » et à
1' « empereur », de préfigurer une cohésion unitariste, dans une opinion de plus en plus soucieuse de
s'accommoder au monde. Une confidence incidente que Denys d'Alexandrie, au début de l'année 258
faisait à Xyste de Rome, successeur immédiat d'Etienne, témoigne assez de l'acuité de l'épreuve à laquelle
cette affaire du baptême des hérétiques soumettait la sensibilité mystique des chrétiens 2.

La controverse sur le baptême des hérétiques

II est une certitude, et nous la tenons de Cyprien lui-même : en août 257, depuis près de deux ans,
l'évêque de Rome, Etienne, avait retranché de sa communion l'évêque de Carthage, vraisemblablement
depuis qu'en automne 255 celui-ci avait, pour la dernière fois, présidé un concile à Carthage. L'objet de
leur désaccord était la réponse qu'appelait la question, dès lors positivement posée, de savoir si « ceux
« qui avaient déjà reçu un prétendu baptême chez les hérétiques et chez les schismatiques, devaient en rece-
« voir un à nouveau lorsqu'ils venaient à l'Eglise universelle (ecclesia catholica) qui est « une » . » Trente
évêques, alors réunis à Carthage, avaient professé que : « Personne ne pouvait être baptisé hors de cette
Eglise (catholique) attendu qu'il n'y a qu'un seul baptême, (qui est) celui qui est établi dans la sainte Eglise ».
L'entreprise de cohésion doctrinaire et disciplinaire engagée dès longtemps par Cyprien à l'effet
d'unifier les communautés répandues entre la Tripolitaine et la Maurétanie Césarienne, commandait
qu'un critère à la fois simple et rigoureux, présidât à un regroupement des nombreux groupuscules
schismatiques et hérétiques qui s'étaient formés en Afrique et dont le pullulement anarchique, outre qu'il
corrompait Yunanimitas « catholique », inquiétait et déroutait la vigilance de l'autorité profane.
C'est de quoi les « co-épiscopes » de l'allégeance cyprienne qui gouvernaient des communautés
éloignées de Carthage, paraissent avoir été un peu lents à se laisser persuader 3. C'est aussi de quoi,
semble-t-il, l'évêque de Rome s'employait à les détourner.
Ainsi, dans les débuts de l'année 256, un « épiscope » de la lointaine Maurétanie envoyait un de
ses prêtres interroger le « pape » de Carthage. Celui-ci, à cette occasion, avouait « qu'il en était parmi
« ses « collègues » pour admettre l'efficacité du baptême que des sacerdotes sacrilèges et en état de péché,
« administraient hors de l'Eglise (foris extra ecclesiam)4 ». Le laxisme des Romains à cet égard, se réclamait
de la paradosis, de la « tradition des Apôtres ». Cyprien, par contre, se fondait sur la « raison », celle-là
même sur laquelle s'étaient réglés, une trentaine d'années auparavant (au lendemain des jours où Sévère-
Alexandre « avait admis que les chrétiens soient » ), les évêques africains faisant synode autour de l'évêque
de Carthage, Agrippinus 5.

1. Cyprien, Epistulae, LXXX, I, 2. C.S.E.L., 3, 2, p. 839.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 5, 3 ; 9, 1.
3. Cyprien, Epistulae, LXXI, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 771. «Je ne sais en effet quelle présomption conduit certains
de nos collègues à penser que ceux qui ont été immergés chez les hérétiques, n'ont pas à être baptisés, quand ils viennent
à nous, parce que, disent-ils, il n'y a qu'un baptême».
4. Cyprien, Epistulae, LXXI, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 771.
5. Cyprien, Epistulae, LXXI, IV, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 774.
SAINT CYPRIEN 121

Dès le printemps de l'année 256, Cyprien était cependant parvenu à rallier l'adhésion de 71 évêques,
réunis autour de sa personne à Carthage1. Et de cette adunatio qui cimentait si solidement entre elles
les « pierres » de l'Eglise d'Afrique, il tirait autorité pour tenter de ramener l'évêque de Rome à une
conception de Vauctoritas sacerdotalis telle qu'il avait tant contribué à en restaurer la doctrine et l'usage.
Je ne crois pas qu'il soit, historiquement parlant, excessif ou erroné de considérer, d'admettre
et de retenir que cette Epître, adressée par Cyprien à « Etienne, son frère » (Cyprianus Stephano fratri)
en ce printemps 256, est, du point de vue de l'ecclésiologie de la caîholica chrétienne, l'acte le plus grave
de conséquences historiques qu'ait accompli l'évêque de Carthage, en tant que dux et auctor de la
chrétienté d'Afrique.
Il a écrit, en effet, à Etienne :
« Tels sont, frère très cher, les (principes) que — animés que nous sommes par le sentiment d'une commune
considération et d'une affection toute simple, — nous portons à ta connaissance ; (nous le faisons) en raison de notre conviction
que, du fait que ces principes sont à la fois pieux et vrais, tu les agréeras par un effet de la piété et de la vérité de la
foi. — Mais nous savons, par ailleurs, qu'il en est — et Etienne sait bien que c'est lui que dénonce Cyprien derrière
l 'écran de cette caritas — qui refusent de se séparer des opinions dont ils se sont une fois imprégnés, ou qui ne les
modifient pas facilement ; tout en maintenant le lien de la concordia entre collègues, ils retiennent quelques traits singuliers
qui se sont une fois établis chez eux. — En une telle matière, nous, non plus, ne faisons violence à personne et nous
ne donnons pas la loi alors qu'il faut que chaque préposé (à une communauté), ait le libre choix de sa décision, chacun
ayant à rendre compte de son action au Seigneur » 2.
On savait déjà, jusque dans le lointain Orient, qu'Etienne, non content d'éconduire les messagers
de Cyprien, s'était arrogé l'autorité d'ordonner « à la fraternité entière des chrétiens », ( fraternitati uni-
versae), qu'elle leur refusât « non seulement la paix et la communion », mais «jusqu'au toit de
l'hospitalité ». Ainsi, aux avances apaisantes de Cyprien, Etienne avait répondu par l'insulte, le traitant de « faux
Christ, de faux Apôtre, d'artisan d'imposture » 3.

La primauté de la cathèdre de Pierre

Ce qu'il doit nous importer de retenir, ce n'est point que la procédure d'accueil de l'hérétique,
ou même du schismatique, dans 1' « Unité de l'Eglise catholique », dût comporter la réitération du rite
baptismal et la mise en cause de son efficacité ex opère operato ; mais bien plutôt que, pour la première
fois, le titulaire du siège episcopal de Rome revendique à la face de cette « Unité », le privilège d'exercer
un «primat » ; — que, pour la première fois aussi cette prétention ait été répudiée par Yunanimitas d'un
sacerdoce régional, — et que ce sacerdoce ait été principalement (et ait été durablement) celui d'Afrique.
Déjà, sans doute, un demi-siècle auparavant, c'était la voix magistrale d'un prêtre de Carthage
— celle de Tertullien — qui avait dénoncé et neutralisé d'un même coup et pour un temps, l'émergence
au monde de cette prétention romaine. A l'évêque romain Callixte (217-232) qui prétendait « édicter »
Y « admission d'un fornicateurà la pénitence : « A propos d'une telle décision (sententia) » lui demandait-
il, «je requiers de toi que tu dises d'où tu usurpes ce droit ecclésial (de l'émettre) ? » Et de dénoncer que
c'est d'une interprétation toute personnelle de la parole que le Seigneur a dite à Pierre « Je bâtirai mon
Eglise, etc. » 4
Un peu plus tard — on l'a vu — c'est en refus d'un semblable laxisme, dont le même Callixte
avait accordé le bénéfice aux dissidents baptisés dans l'hétérodoxie, que l'épiscopat africain, groupé

1. Cyprien, Epistulae, LXXII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 775.


2. Cyprien, Epistulae, LXXII, III, 1 et 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 777-778.
3. Cyprien, Epistulae, LXXV, XXV, 4, C.S.E.L., 3, 2, p. 827.
4. Tertullien, De pudicitia, XXI.
122 C. SAUMAGNE

autour d'Agrippinus de Carthage — déjà comme il devait l'être bientôt autour de Cyprien, — s'était
opposé à la « sentence » romaine. Et voici maintenant qu'en ces années 255-256, Etienne de Rome, pour
affirmer l'autorité pérenne de 1' « Edit de Callixte », et y soumettre l'épiscopat de Carthage et Cyprien,
son « guide », prenait à nouveau assise « sur la Pierre ».
Elle est bien touchante, la discrétion avec laquelle Cyprien, dans sa lettre pacificatrice aux Mau-
rétaniens, (qu'Etienne travaillait à se rallier), ramène indirectement, à ce qu'il estimait être une plus juste
portée, la dialectique déduite de Matthieu (XVII, 17-19).
« II ne peut être question de tirer argument de la vertu « prescriptive » de la coutume — ici de la « tradition »
TrocpâSooiç — , mais il faut le déduire de la force triomphante de la raison. — Car Pierre lui-même, — lui que tout
le premier le Seigneur a choisi et sur qui il a bâti son Eglise, — lorsque, par la suite, Paul discuta avec lui sur le point
de la circoncision, n'a rien revendiqué insolemment à son avantage, et il ne s'est rien attribué arrogamment, au
point de prétendre qu'il était détenteur d'un droit de primauté, ni qu'il devait être obéi préférentiellement par la
nouvelle génération et par celles à venir par la suite ; il ne traita pas de haut Paul, en raison du fait que celui-ci avait
été en premier lieu persécuteur de l'Eglise ; mais il admit l'autorité de la vérité ; et il souscrivit sans difficulté à la
raison correctement fondée dont se réclamait Paul. Autant dire que Pierre lui-même, en nous donnant cet exemple
de concorde et de patience, (nous a enseigné) à ne pas nous obstiner à nous attacher aux choses qui viennent de nous,
mais à suivre, plutôt que les nôtres, celles qui, parfois, sont suggérées, utilement et salutairement par nos frères et
nos collègues, si elles se trouvent être fondées en vérité et légitimité » 1.

Un tel chef-d'œuvre de hautaine, mais si raisonnable, humilité valait bien d'être reçu, même par
le successeur de Pierre, autrement que par l'éclat d'un refus et d'un retranchement dont le retentissement
avait rapidement atteint, dès avant l'automne 256, les communautés d'Asie. Il y avait soulevé la
réprobation, et même le sarcasme, de l'évêque Firmilien de Césarée, qui en avait fait part à Cyprien, par une
lettre copieuse, et violemment « négatrice » de toute primauté romaine.
Il n'est pas de document qui autorise à mieux situer le personnage de Cyprien, à la veille de ses
épreuves, dans sa relation personnelle avec l'Eglise « catholique », et la position du christianisme africain
à l'égard du christianisme occidental tout entier.
C'est assurément la voix de Cyprien lui-même — sa voix sonorisée et dramatisée comme par un
écho de passion tertullienne — que nous devons entendre par-delà la diatribe de l'évêque de Césarée
de Cappadoce :
« De quelle audace (et insolence) a fait preuve Etienne, en rompant, à ses torts et griefs, la paix que, de tout temps,
ses prédécesseurs ont conservée avec toi par un sentiment d'amour et de révérence mutuelle 2... Quant à moi, c'est
à juste titre que je m'indigne en présence d'une stupidité aussi niaise et aussi affichée, qui fait que lui, — qui tire à
ce point vanité du siège de son épiscopat et qui prétend détenir la succession de Pierre sur qui sont placées les assises
de l'Eglise — , y introduit de si nombreuses pierres et y établit les bâtisses de nombreuses églises, du fait qu'il couvre
de son autorité les baptêmes qui s'y font » 3.

Et, invectivant personnellement contre Etienne :


« Combien grands sont les conflits et discordes que tu as soulevés à travers les églises du monde entier ! Combien
lourd est le péché dont tu t'es chargé, lorsque tu t'es retranché toi-même de tant de troupeaux du Christ ! Car c'est
bien toi-même qui t'es retranché, — (ne t'y trompe pas !) — puisque celui-là est véritablement schismatique qui
s'est fait apostat de la communion ecclésiastique. Alors que tu as pensé excommunier tout le monde, c'est toi-même
que tu as excommunié de tout le monde » 4
!

1. Cyprien, Epistulae, LXXI, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 773.


2. Cyprien, Epistulae, LXXV, VI, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 813.
3. Cyprien, Epistulae, LXXV, XVII, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 821.
4. Cyprien, Epistulae, LXXV, XXIV, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 825.
SAINT CYPRIEN 123

L'excommunication de Cyprien et de la chrétienté « au midi de Rome »

Ainsi lorsque, le 20 août 257, Cyprien répond à la convocation du proconsul, il ignore


vraisemblablement qu'Etienne est mort à Rome, le 8 août — ou du moins l'aura-t-il à peine appris. Sans doute
aura-t-il déjà rejoint Curubis, lorsque parviendra en Afrique la nouvelle que Xyste a accédé au siège
d'Etienne, sans qu'il y ait trace que quelque mesure coercitive — et moins encore persécutrice — y ait
fait empêchement. Et les neuf ou dix mois que durera l'exil de Cyprien, l'évêque de Rome les passera à
la tête de son église, sans avoir eu à subir les tests de loyalisme politique auxquels des « lettres impériales »
avaient, dans les premiers temps, soumis les clergés d'Egypte et d'Afrique.
Il devra nous paraître raisonnable de supposer que ce n'aura pas été sans s'être donné quelque
raison de le faire que Valérien, au moment d'engager l'épreuve décisive du côté de la puissance perse,
a prescrit que l'autorité politique s'assurât du loyalisme, au moins révérentiel, de tous les sujets de Rome
envers la triade capitoline ; ni, surtout, que ce n'aura pas été sans quelque raison complémentaire,
également déterminante, qu'il aura dispensé de subir ce test les hiérarchies des chrétientés romaine et
italienne, aussi déjà notoirement enclines à se plier à l'ascendant d'une primauté pétrinienne revendiquée
par l'épiscopat romain.
Faisons ici mentalement état de l'acuité dramatique, et généralement sanglante, à laquelle ont
atteint les controverses — tant dogmatiques que judiciaires — qui, depuis ces années 255-260 jusqu'aux
plus récents de nos jours, ont irrité, dans notre monde occidental, les sordidités de l'appétit de puissance
dans le monde ; car nous ne pouvons guère nous interdire de tenter, au moins sommairement, de nous
représenter quelles ont pu être les attitudes mentales et les réactions pragmatiques d'un Cyprien, dans le
moment où il lui a fallu prendre conscience que le titulaire de ce « siège de Pierre » — ce siège dont il
avait dit, naguère encore, qu'il était celui de l'« Eglise principale d'où était sortie l'unité sacerdotale » —
l'avait rejeté « hors de la communion ecclésiastique», lui, et avec lui la chrétienté qui s'étend « au midi
de Rome » et à « tous les peuples circonvoisins » x .
Ainsi, dans le moment où le proconsul convoquera Cyprien à s'entendre notifier le « bref impérial »
qui rappellera plutôt qu'il ne prescrit à ceux des piétistes d'Afrique qui sont dispensés légalement de
pratiquer le culte des divinités tutélaires de l'Empire, d'en respecter les rites d'Etat, au moins par une
attitude exemplaire de courtoisie formelle, l'évêque de Carthage saura que sa tâche institutionnelle et
dogmatique parmi les hommes est consommée. Il n'aura pas tenu qu'à lui qu'elle n'ait pas été d'une
exemplarité rigoureusement « catholique ».
Le « troupeau de Dieu » qui est « au midi de Rome » aura du moins appris par quelles voies tracées
et au prix de quelles « disciplines », il lui sera donné, pour sa part dans le monde, d'être le citoyen de cette
« cité de Dieu » dont l'avènement promis, si différé qu'il fût, ne cessera pas d'apparaître proche, sinon
même imminent. Mais pour ce qui est de sa mission de « pasteur » dans le diocèse de Carthage, il lui
reste à assumer la fonction providentielle de « témoigner par le sang » de l'inconciliabilité des deux pouvoirs.
Ainsi, sur cette voie, « pape et empereur » avaient précédemment et heureusement franchi de
conserve un pas inaugural. Uunanimitas des grands « papes patriarches », entraînant celle de leurs épis-
copes régionaux, avait, en premier lieu, arrêté les conditions de ralliement des « faillis », « apostats »,
devenus « schismatiques ». Us avaient suivi le « parti des confesseurs ». Ceux-ci, on s'en souvient, s'étaient
alors ralliés à la sourde conspiration des « presbytres » qui — (les uns « laxistes » comme Novat ou
Felicissimus, les autres rigoristes, comme Novatien) — avaient tous également affirmé un « anti-épisco-
palisme » que le Pouvoir devait considérer comme générateur d'anarchie politique.

1 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 5, 4.


.
124 C. SAUMAGNE

Cette unanimitas des « épiscopes » romains s'était alors faite à des conditions qui conciliaient
l'indulgence du traitement et la sauvegarde de Yauctoritas sacerdotalis. Et il faut bien que le Pouvoir y
ait aidé de quelque manière ; car ce n'a pu être sans qu'il y ait consenti, sinon même coopéré, que, au
cours des années 251-255, se soient tenus, un peu partout dans le monde, des grands rassemblements
synodaux autour de tant d'évêques déjà traités en métropolites.
Mais c'est désormais un autre problème, beaucoup plus grave et devenu irritant qui, depuis un
demi-siècle, appelait une solution. Il était celui du ralliement des hérétiques à une orthodoxie unitaire ;
et en premier lieu, de ceux dont les doctrines, si divergentes qu'elles fussent à d'autres égards, n'excluaient
pas la pratique du rite initiatique du baptême.
Depuis un grand demi-siècle, il n'est guère de pieuse communauté qui, non sans surenchère
d'attachement au Christ, ne se divisât sur le point de savoir si le Christ était homme ou Dieu. Sans doute pouvait-
il être encore indifférent aux Princes que les masses chrétiennes se divisassent en « adoptationnistes » ou
« monarchianistes », en « gnostiques » ou « marcionistes », ou « montanistes », et (sans doute déjà) en
« manichéens» aux marches de la Perse. Mais il n'en est pas moins constant que chaque « secte» avait
ses « guides» et ses théoriciens, chacun de ceux-ci impatient de s'établir dans le monde à l'exclusion de
tout autre. Ainsi, des confins de la Maurétanie Césarienne, en Occident, au Pont et à la Bithynie en Orient
en passant par la Numidie, la Pentapole Cyrénaïque, l'Egypte, la Syrie et l'Arabie, c'était un pullulement
d'ambitieux, d'inégale envergure mais d'égal appétit d'autorité, sinon de richesse, à qui les «sectes»
offraient leurs « satellites », leurs partisans et hommes de main ou chefs de bande, ou agitateurs
clandestins ; or ceux-là, le droit pénal, quand il convenait à l'autorité politique de l'évoquer, les appelait à répondre
des crimes de « sédition » ou de « rébellion », et — pour peu qu'ils fussent chrétiens — les contraignait à
être des « martyrs ».
L'heureux succès qu'avait eu l'entreprise de rallier à une même discipline ecclésiastique les schismes
provoqués par le « sondage exploratoire » de Dèce, avait contribué à confirmer le pouvoir politique dans
l'opinion que l'autorité dont se réclamait l'évêque de Rome, en la personne de Corneille, n'était pas sans
crédit auprès de ses collègues légalement établis dans les grandes capitales provinciales. Que, maintenant,
le successeur de Corneille, Etienne, s'assignât la mission, vraiment apostolique, de ramener à une unité
effectivement « catholique », les tenants des nombreuses et disparates hétérodoxies, les « hérétiques »
— non point, à la vérité, leurs chefs doctrinaires, leurs auctores, mais leurs adeptes, les « nombreux »
de qui ils étaient les « guides», les « duces» — c'est bien de quoi il ne pouvait être à craindre qu'un
Valérien le décourageât. De l'autorité mystique dont s'autorisait Etienne pour mener à bien une si
opportune entreprise, il était sans doute indifférent à un empereur d'apprécier la légitimité transcendantale.
Un jour, sans doute, et bientôt, il lui sera demandé, par les sucesseurs et héritiers d'Etienne (et
il prendra sur lui), de fulminer des « Edits d'union ». Mais, pour l'heure encore, il lui aura été suffisant
de constater que cette autorité avait choisi Rome pour être son siège ; et que, à la lumière de la récente
expérience touchant les «faillis», elle n'avait pas été contredite, du moins apparemment. Peut-être
n'ignorait-il pas tout à fait que — rappelons-le — quelques lustres auparavant et à l'occasion d'un certain
« Edit» qu'un prédécesseur d'Etienne, l'évêque Callixte, s'était cru autorisé à émettre, la légitimité d'une
pareille initiative avait été sévèrement contestée par des collègues provinciaux, des Africains il est vrai,
de ceux qu'on dira bientôt « autonomistes » et qui s'affirmaient déjà de caractère peu conciliant. Mais,
pour l'heure, il était encourageant que, dans cette récente entreprise de la récupération des « faillis »,
ces Africains et Asiates n'aient pas trouvé matière à se singulariser par un excès de rigueur.
De la lointaine Egypte, Denys d'Alexandrie rendait compte à Etienne du succès complet de son
initiative dans tout l'Orient : « La persécution (de Dèce) apaisée, les Eglises ont rejeté les nouveautés
de Novatien et ont retrouvé la paix entre elles... Sache que les Eglises d'Orient (xaTà tyjv àvaToXyjv ) et de
plus loin (xal ènl TtpocooTÉpco) (entendons : « par-delà les frontières » comme en Osroène et en
Mésopotamie) sont unies ; ... que la paix y est réalisée contre toute attente » ; (et il énumère : « Antioche, Césarée,
SAINT CYPRIEN 125

Aelia (Jérusalem), Tyr, Laodicée, Tarse, Césarée (de Cappadoce), les deux Syries, l'Arabie, le Pont,
la Bithynie), en un mot toutes»1.
Pour peu que nous consentions à considérer que les entreprises engagées par des hommes que leur
vertu a investis d'exceptionnelles responsabilités ont procédé d'une préméditation prudente, nous ne
pouvons pas douter qu'Etienne, en accédant à l'épiscopat de Rome, n'apportât avec soi un plus vaste
dessein que celui qu'avait réalisé Corneille. A celui-ci, on l'a vu, le pouvoir politique avait un moment
interdit d'exercer ses fonctions ; mais ce n'en avait pas moins été aux portes mêmes de Rome qu'il l'avait
assigné à résidence, comme pour le maintenir à portée d'y être promptement rétabli, pour peu qu'il
consentît à se plier à quelque exigence à laquelle il aurait d'abord refusé de souscrire — refus dont à la
vérité nous ignorons l'objet, mais dans lequel il avait persisté jusqu'à sa mort, en juin 253.
Au siège ainsi rendu vacant par une décision du Pouvoir, ce même Pouvoir avait permis au clergé
romain de désigner un autre « pape », Lucius. Celui-ci avait-il déçu les espoirs que les autorités avaient
placés en lui ? C'est encore aux portes de Rome qu'elles l'avaient exilé, et seulement pour un temps de
réflexion. Avait-il tôt ranimé ces espoirs ? Le fait est qu'il avait été presque aussitôt rétabli dans sa fonction ;
mais ce n'avait été que pour y mourir (mars 254).
C'est alors qu'Etienne entre en scène. Et la résolution avec laquelle il engage aussitôt — en la
centrant sur le siège de Pierre — la grande entreprise de rallier à la xocOoXixy] œcuménique les hérésies
anarchisantes, autorise à penser qu'elle avait été celle-là même que Corneille avait refusé de hasarder.
Et certainement l'empereur n'ignorait rien du concret de ce qu'avaient décidé à Rome les 60
« épiscopes » que le « pape » Corneille y avait naguère convoqués pour parer en commun aux effets d'une
indiscipline qui n'avait été faite que de réticences. C'est de quoi aussi n'ont pu manquer d'être au fait
ces personnalités palatines, ces patriciens, chevaliers, procurateurs impériaux de haut rang, qui, sans doute
déjà chrétiens, et déjà initiés, vont peupler bientôt la cour impériale.
Ceux-ci n'étaient pas hommes à décourager le nouvel évêque de Rome, Etienne, d'élargir les voies
que Corneille n'avait ouvertes que précautionneusement, au ralliement unificateur (et, par anticipation,
œcuménique), de tant de schismes et d'hérésies que nous dirions «fractionnelles», ralliement élargi que
Corneille paraît bien avoir répudié avec obstination et auquel Lucius n'aurait souscrit qu'après une réflexion
un peu contrainte.
Si la notion d'« œcuménisme » est bien traduite par sa définition commune : « un mouvement
favorable à la réunion de toutes les églises chrétiennes en une seule », l'initiative d'Etienne marque la
plus ancienne ouverture de la chrétienté à vocation universaliste, du côté du christianisme fragmenté en
« sectes » hétéroclites. Et elle est aussi la plus ancienne affirmation, articulée par un évêque romain,
d'une autorité magistrale dont il ne semble pas douter qu'elle ne doive être reçue par la communion des
Eglises de la xaGoXix-/).
Etienne a formulé son opinion en une forme édictale, dans les termes suivants : « S'il en est qui
d'une quelconque hérésie viennent à vous, rien ne doit être innové par rapport à la tradition, à savoir : que la
main leur soit imposée à un effet de pénitence ; (cela) en raison de ce que les hérétiques eux-mêmes ne
baptisent pas ceux qui viennent à eux, (s.e. d'une autre secte chrétienne) d'une manière qui soit propre aux
uns et aux autres, mais qu'ils entrent simplement en communion avec eux»2.
Etienne n'ignorait pas que, par cet édit, il s'exposait gravement à rompre l'heureuse unanimité
qui avait révélé « l'unicité » de la xaGoXixyj quand il s'était agi de « rassembler » les « faillis » au temps de
Dèce. Il savait fort bien, encore que Denys d'Alexandrie, écrivant un peu plus tard à l'évêque Xyste,

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 5, 1 et 2.


2. Cyprien, Epistulae, LXXIV, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 799. Cf Brisson (J.-P.), Autonomisme et christianisme dans
F Afrique romaine, de Septime Sévère à l'invasion vandale, Paris, 1958, p. 1 10 sqq.
126 C. SAUMAGNE

(le successeur d'Etienne, en août 257), feigne de l'apprendre à peine1, que, vers les années 230-235 qui
étaient celles (ne l'oublions pas), où Sévère Alexandre avait « admis que les chrétiens soient », les plus
grands «synodes» d'évêques d'Orient avaient été tenus, avons-nous vu, à Iconium, au nombre de 50,
et à Synnada, «et en beaucoup d'endroits», et que ces «convents» épiscopaux avaient décidé ceci :
« Que ceux qui viennent des hérésies soient préalablement catéchisés et ensuite lavés et purifiés à nouveau
de la souillure de V impur et antique levain»2.
La doctrine d'Etienne, on le voit, était d'un libéralisme radical : aucune discrimination entre ceux
qui avaient été baptisés selon un rite hétérodoxe, et ceux qui, ayant passé de l'orthodoxie à quelque hérésie,
revenaient à leur communion d'origine. Tous, également, devaient être les uns reçus, les autres récupérés.
Il est cependant une indication qui, tirée des extraits épistolaires de Denys d'Alexandrie, pouvait
bien être susceptible d'éclairer le comportement de l'Evêque de Rome, Xyste, dont nous avons dit qu'il
a succédé, sans difficultés apparemment restrictives à Corneille, en août 257, et qu'il a gouverné Rome
durant une année pleine.
Or, coïncidence certainement significative, nous allons voir que c'est aussi en ce même août 257
que les plus spectaculaires applications d'un « rescrit de Valérien», envoient en exil, simultanément,
Cyprien à Curubis, et Denys à Kephro, alors que, dans le même moment, à Rome, Xyste succède sans
obstacle à Etienne.
La lettre que Denys d'Alexandrie adresse alors à Xyste aurait donc été écrite et adressée par lui
alors qu'il était en exil, tout comme nous verrons que Cyprien, lui-même exilé à Curubis, a copieusement
communiqué avec les évêques relégués en Numidie. Ce ne serait ici qu'une observation anecdotique si,
dans une de ses lettres à Xyste, Denys ne l'invitait à «considérer l'importance de l'affaire» (du second
baptême) comme s'il supposait que Xyste, succédant à Etienne, ne l'avait pas bien mesurée, n'aurait-ce
été que par la lecture des lettres véhémentes qu'Etienne avait précédemment reçues d'Afrique, et par la
connaissance qu'il avait nécessairement de l'excommunication dont son prédécesseur avait simultanément
frappé les «collègues» de l'Afrique et de l'Orient.
Eusèbe nous a privés de cet objet séparé que Denys, alors « extorris », proposait à la réflexion de
Xyste, évêque demeuré bien en place. Mais il nous donne de lui-même à supposer quel était cet objet.
Car dans une lettre qu'il a adressée un peu plus tard à un homonyme romain, Denys, successeur immédiat
de Xyste — (et alors que Gallien régnait déjà seul), il définit la doctrine tempérée à laquelle il dit s'être
rallié, telle qu'il l'aurait tenue du bienheureux « pape » Héraclès3 ; cette opinion traçait une voie moyenne :
elle ne dispensait du baptême renouvelé que ceux qui, s'étant par la suite séparés de l'Eglise « catholique »,
sollicitaient de la rejoindre. Tout compte fait, il semble que Denys, tandis que nous devons le supposer
en exil ou errant dans une semi-clandestinité, n'exprime pas une doctrine résolument abrupte et bien
arrêtée. Ainsi, dans sa 3e lettre sur le baptême qu'il adresse (non à Xyste, mais à un « prêtre de Rome»,
vraisemblablement après la condamnation de l'évêque de Rome, mais avant l'élection de son successeur),
on le surprend, tout de suite après avoir paru souscrire à la doctrine proposée par Héraclès, à faire à son
correspondant cette étrange confidence : «Voici ce que j'ai encore appris : ce n'est pas maintenant et
par ceux d'Afrique, que cet usage (du second baptême) a été introduit ; mais c'est déjà auparavant, au
temps des évêques qui ont été avant nous, dans les Eglises les plus peuplées et dans les synodes des frères,
à Iconium, à Synnade et en beaucoup d'endroits, que la même décision a été prise. Je n'ose bouleverser
leur décision, et les jeter (ainsi) dans le désordre et la rivalité » / 4

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 9, 1-6.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 7, 1 ; VII, 7, 5. Cf Cyprien, Epistulae, LXXV, VII, 5, C.S.E.L.,
3, 2, p. 814. (Lettre de Firmilien à Cyprien).
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 7, 4.
4. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 7, 5.
SAINT CYPRIEN 127

Mais ce qu'il nous importe de retenir, c'est le rappel qu'il fait à Xyste d'une lettre que lui avait
antérieurement adressée son prédécesseur Etienne, (donc des années 256... ?) par laquelle celui-ci
l'informait « qu'il ne serait plus en communion avec tous ceux de Cilicie et de Cappadoce, et aussi de Galatie,
et aussi de tous les peuples circonvoisins, pour la raison qu'ils rebaptisaient les hérétiques». C'est de
quoi nous a déjà bien instruits, on l'a vu, la lettre que Firmilien de Césarée (de Cappadoce) avait
récemment adressée à Cyprien lui-même, déjà, de son côté, retranché de la communion de Rome1.
Si, comme tout le suggère (et peut même en convaincre), le synchronisme entre l'excommunication,
déjà canonique, des Eglises d'Afrique et d'Egypte, et les sentences impériales d'exil qui ont frappé leurs
chefs respectifs sont bien corrélatives, il resterait à rechercher si quelques rigueurs du bras séculier ne se
sont pas exercées simultanément, mais à notre insu, contre les communautés de l'Orient asiatique ; ou,
dans le cas où de telles rigueurs leur auraient été épargnées, quelles seraient les raisons circonstancielles
ou les motifs délibérés d'un tel traitement d'exception.
Mais ce n'était là encore que le début de l'inexpiable et féroce querelle qui, un moment apaisée
par la mort de Cyprien, devait dramatiser l'histoire de l'Afrique tout au long du IVe siècle, et bien encore
au-delà. De l'instant qu'Etienne sera porté au « siège de Pierre», le 12 mai 254, un mois et demi après
la mort de Corneille (25 mars), il semble que tout d'abord la discorde latente entre Rome et Carthage
soit comme à la recherche de son objet.
Ainsi, par exemple et d'abord, les lointains clergés et « plèbes » d'Asturia et d'Emerita en Espagne
accusent leurs évêques de s'être « souillés de billets d'idolâtrie», dans les temps de Dèce. Bien pis : l'un
d'eux aurait confessé publiquement avoir blasphémé ; et l'autre aurait été ouvertement affilié à un « collège
païen», de ceux qui, dits « salutaires», se forment ad epulandum et ad sepeliendum2 . Corneille, « sacer-
dote juste et pacifique », était alors évêque de Rome ; il avait « ordonné » (decrevit) — sans que parût
lui être contestée la compétence de le faire — que de tels hommes « devaient être interdits de l'ordination

cléricale et de l'honneur sacerdotal». Or, l'un deux — Corneille étant mort — s'était rendu à Rome ;
il y avait appelé à Etienne de ce « décret » émis par son prédécesseur ; et il avait obtenu de lui, comme
d'un pouvoir habile à le faire, que le jugement de Corneille fût rescindé. En fait l'évêque apostat avait
été rétabli à la tête de son église3.
Et maintenant, voici que clercs et plèbes espagnols, mettant à profit le rassemblement (adunatio)
à Carthage de trente-sept évêques africains autour de Cyprien en cette fin de l'année 254, accomplissent
auprès de ce « synode », une sorte de recours judiciaire que nous dirions « en cassation ». Les Espagnols
ont même habilité deux évêques, choisis parmi les Africains, pour requérir en leur nom l'annulation des
deux décisions précédemment rendues contre eux par Etienne statuant sur appel des deux évêques déchus4.
Cyprien et ses trente-sept coévêques ne paraissent nullement douter de la légitimité tant du recours
précédemment interjeté à Rome par les deux évêques déposés, que de celui, porté devant le synode de
Carthage par les deux clergés déboutés par Rome5.
Sans doute le rôle, si principal, qu'Etienne a tenu dans cette affaire n'est-il évoqué par Cyprien
qu'avec une indulgence intentionnellement évasive : il a évidemment mal jugé, constate-t-il ; mais il
est bien excusable ! « Etienne, notre collègue, a été circonvenu par les appelants qui ont dû mettre à profit
son éloignement des lieux du litige et son ignorance de ce que son objet était en fait»6. Mais, en fait,

1. Cyprien, Epistulae, LXXV (lettre de Firmilien à Cyprien) C.S.E.L., 3, 2, p. 810-827.


2. Cyprien, Epistulae, LXVII, VI, 1 et 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 740.
3. Cyprien, Epistulae, LXVII, V, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 739.
4. Cyprien, Epistulae, LXVII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 735.
5. Cyprien, Epistulae, LXVII, II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 736.
6. Cyprien, Epistulae, LXVII, V, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 739.
128 C. SAUMAGNE

il n'est pas un seul des deux mille mots (environ) qu'aligne la « sentence rescrite » par le synode de
Carthage érigé en «Cour suprême», qui n'ait été mis là pour dénoncer au corps universel de l'épiscopat
soit la dangereuse insuffisance du successeur de Pierre, soit son inclination à un laxisme disciplinaire
peut-être politiquement calculé ou, du moins, doctrinairement suspect.
Rien ne nous dit qu'Etienne ait eu notification ou connaissance de ce «rescrit» synodal, ni, si
l'ayant connu, il a réagi de quelque manière. Mais voici que, peu de mois après, (ou peut-être de semaines,
début de 255), Cyprien informe directement son collègue romain que, fort désormais de Yunanimitas
de l'épiscopat africain, rien ne le retient d'intervenir, de tout le poids de son « auctoritas sacerdotale»,
dans le règlement du contentieux transmarin.
Un cas irritant lui en donne l'occasion. L'évêque de Lyon — métropole civile des Gaules — l'a
averti à plusieurs reprises que leur collègue d'Arles fait ouvertement profession de novatianisme1.
Corneille, à Rome, l'avait su ; mais il s'était abstenu, par doctrine peut-être, d'intervenir. L'évêque de
Lyon, en signalant le cas à celui de Carthage (métropole des Afriques !) lui suggérait-il seulement
d'intervenir officieusement, ou bien lui reconnaissait-il le droit de le faire ? De toute manière, ce droit, Cyprien
ne paraît pas avoir douté de le détenir. Nous partageons avec Etienne le déplaisir qu'il a dû éprouver à
s'entendre littéralement ordonner par Cyprien d'accomplir un certain nombre d'actes dont il ne l'invite
pas à délibérer d'abord avec lui. « II faut (facere te oportet) lui enjoint-il, que soient envoyés par tes soins
à nos coévêques de Gaule... tu enverras en Provence et à la « plèbe » d'Arles, une lettre prescrivant que... »
(dirigentur... a te litter ae quibus...)2.
Etienne saura que ces « décisions » ont été arrêtées à Carthage par « tous pleinement et en tous
lieux » (comme par consultations épistolaires ?) : quam rem omnes, omnino ubique censuimus. Et pour ce
qui est de la doctrine dont l'analyse forme le corps de cette sorte de mandement, Cyprien semble affecter,
par endroits, de l'exposer sur un ton de vulgarisation élémentaire, comme s'il admettait qu'Etienne pût
ignorer jusqu'à l'essentiel de l'opinion réputée, cependant, avoir été notoirement professée par ses
prédécesseurs Corneille et Lucius, (dont il va jusqu'à faire des martyrs !) à moins que, ne pouvant être supposé
les ignorer, il doive être présumé en répudier la rigueur au bénéfice de quelque doctrine plus opportunément
conciliée avec les exigences profanes d'un plus tranquille établissement dans le siècle.

Saint Cyprien vu par saint Augustin

Ce n'auront été là, cependant, qu'éclats précurseurs d'un orage fomenté par la chaleur latente
des passions africaines. Après qu'il aura éclaté au cours des années 256-257, et que, en l'année 258, il
aura si spectaculai rement dramatisé le destin temporel de Cyprien, les apparences seront qu'un tel orage
se sera à jamais éloigné du théâtre africain de l'Histoire qu'il aura un moment troublé. Mais nous savons,
nous, qu'il n'en aura rien été ; car, un demi-siècle à peine étant écoulé, l'Afrique réapparaîtra dans son
catastrophique éclairage ; elle y réapparaîtra, cette fois, comme irrémédiablement ébranlée dans ses assises
ethniques, sociales, politiques et mentales ; et elle le demeurera, sans doute à jamais.
Ce sera, alors, au cœur de cette même Afrique où les « grands domaines » alternent avec la
désolation des steppes et les repaires des montagnes, que surgira l'immense personnalité d'Augustin, natif
de Thagaste en Numidie, évêque d'Hippone. Augustin, venu en 386, de l'hérésie manichéenne au
christianisme, et rallié tout de suite à l'idéologie politique de l'orthodoxie romano-constantinienne, n'aura
de cesse qu'il n'ait ramené le néo-cyprianisme africain — le «donatisme» — à la xa.6oXi.xY) romaine,
et les dissidences provinciales, sociales et ethniques, à l'unitarisme impérial.

1. Cyprien, Epistulae, LXVIII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 744.


2. Cyprien, Epistulae, LXVIII, II, 1, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 744-745.
SAINT CYPRIEN 129

Sur le chemin de son entreprise, se dressait l'obstacle cependant d'un spectre, celui de Cyprien.
Il lui fallait l'exorciser. Et c'est en suivant les détours des subtilités ratiocinantes par lesquelles il s'est
efforcé d'y parvenir qu'il nous est donné de bien mesurer la nature et la virulence des discordes inapaisées
qui, un siècle déjà auparavant, avaient embrasé l'Afrique des années 255-260, et conduit Cyprien au billot.
On regrettera seulement, du point de vue d'une plus objective perception des faits, qu'Augustin se soit
mal défendu contre l'attrait de recourir au sortilège du sophisme — d'un sophisme si fertile en paradoxes
qu'il paraîtra lui faire frôler parfois les lisières de l'inexactitude délibérée1.
C'est ainsi qu'on le surprend qui postule froidement d'une part que ce n'est point l'évêque de
Rome, Etienne, qui, se prévalant un peu prématurément d'une primauté pétrinienne encore allusive,
a positivement rejeté Cyprien hors la communauté catholique et, d'autre part et par contre, que c'est
Cyprien qui, par l'effet d'une débilité doctrinaire copieusement dénoncée, s'est mis de lui-même en
position de se faire considérer comme exclu de cette communauté.
Ainsi, à l'entendre, devra être sauvegardé l'essentiel de l'image séraphique qu'ont pu se faire,
encore qu'assez contradictoirement, les bien-pensants et les conformistes de la « ligne politique » ambrosio-
théodosienne aussi bien que régionalement, les Africains désormais égarés dans le maquis donatiste.
Mais les uns et les autres (et nous avec eux) devront se représenter Cyprien — sur le point du re-baptême
du moins — comme un très débile doctrinaire, égaré à se prévaloir d'une auctoritas sacerdotalis
radicalement défaillante, au moins en l'occurrence.
A ne considérer, pense-t-il, qu'à cet égard le comportement de Cyprien, la bonne foi suffirait à
nous imposer de convenir que sa mémoire ne saurait être soulagée d'une responsabilité exclusive. Et on
ne l'allégerait nullement si on alléguait le fait que, de son temps, l'élaboration d'une doctrine baptismale
— encore qu'on pût et dût, sans doute déjà, la tenir pour heureusement établie par la voix de Pierre,
s'exprimant par Callixte — n'avait pas objectivement jalonné les limites de la vérité par des propositions
dialectiques dérivées d'une prospection transcendantale.
C'est tout juste si, aux yeux d'Augustin, cette « claire intelligence » {lucida mens ejus) n'est pas
criticable de n'avoir pas su pressentir qu'un jour viendrait où « la décision d'un concile plénier » (Arles ?)
condamnerait un « déviationnisme » si objectivement erroné ».
A suivre l'opinion qu'Augustin s'est ingénieusement employé à nous donner des ressorts passionnels
qui ont animé une bonne part des populations nord-africaines en ces années 255-258, ceux de ces ressorts
qu'aurait manœuvré Cyprien ne seraient que de surface, sinon même d'apparence. Cyprien, en fait,
n'aurait nullement été retranché de la xaôoAix/] par cette autorité romaine dont il ne pouvait douter qu'elle
n'eût le pouvoir de le faire — et qui, cependant, ne l'a point fait. Sans doute, par l'effet de son impéritie
doctrinaire, Cyprien aurait-il paru — mais paru seulement — faire spontanément sécession aux marches
extérieures de cette xa0o>ax7].
Et c'est de quoi il est au moins deux preuves. En premier lieu il ne s'est jamais départi de pratiquer,
à l'égard de l'Eglise unitaire, la vertu majeure de l'àyà^T), cette dilectio tertullienne qui est ici dite caritas
— non destitit ut fuissent in dilectione — et qui, impliquant Yhumilitas est, par dessus tout, pia. Ainsi
en Cyprien la surabondance pathétique de la dilectio-àyaLT:^ a compensé les insuffisances de l'esprit ; et
on devra retenir que cette apaisante caritas a tempéré jusqu'à les rendre imperceptibles les fallacieuses
agilités d'une doctrine malencontreusement aberrante.
En second lieu, Cyprien est un martyr, si considérable qu'il ne peut être inscrit qu'au crédit de la
xaOoXixY]. En cette qualité, Cyprien eût-il voulu se retrancher de l'Eglise qu'il n'eût pas été maître de le
faire ; encore que sur ce point, il eût pu opposer à son profit le péremptoire postulat par lequel il avait
naguère bloqué les prétentions des orgueilleux « martyrs » du temps de Dèce : « Ce n'est pas l'Eglise

1. Augustin, De baptismo contra donatistas libri VII in Migne, Patrologie, série latine, XLIII, p. 107 sqq.
130 C. SAUMAGNE

qui fait les martyrs ; ce sont « les martyrs qui font l'Eglise» ! Et, en fait, son martyre n'avait pas peu
contribué à faire l'Eglise donatiste.
C'est ainsi qu'il aura fallu qu'Augustin, alors vrai «pape» d'Afrique, agissant dans un intérêt
de politique impériale, faussât, par un renversement délibéré, une des perspectives les mieux établies de
l'Histoire. Il l'a faussée, d'abord, en dissimulant, par prétention, que Cyprien était bien mort excommunié
par Etienne, évêque de Rome ; ensuite en attribuant à Cyprien la résolution, non exprimée formellement,
mais impliquée facilement par son comportement {caritas et martyrium), de ne pas se tenir pour frappé
par le « rescrit » de Rome.
Aussi pouvons-nous apprécier avec quelque retenue la froide et paradoxale assurance avec laquelle
Augustin a écrit : « Ah ! si Cyprien s'était de lui-même séparé de Rome, combien nombreux seraient
ceux qui l'auraient suivi ! Quel nom ne se serait-il pas acquis parmi les hommes ! Combien plus au loin
que le surnom de donatistes se serait répandu celui de cyprianistes » !
Sans doute était-il bien vrai qu'il n'avait pas été doué d'assez de pénétration d'esprit « pour
discerner le contenu secret du sacrement (de baptême) ; mais même si, n'ayant rien ignoré de ce secret, il
n'avait pas possédé la caritas, ce discernement ne lui aurait été de nul secours ! (cette caritas) il l'a
sauvegardée ! Il l'a gardée, humblement, fidèlement, solidement. Et c'est celle qui lui a fait mériter d'atteindre
à la couronne du martyre ! Et s'il est bien vrai que, par l'effet de sa condition humaine, une certaine
brume a réduit en lui la lumière de l'intelligence, cette brume, la glorieuse pureté de son sang lumineux
l'a dissipée ! Et s'il est vrai aussi que ce saint homme (Me vir sanctus) a professé, touchant le baptême,
une opinion toute différente de celle que comportait l'objet, Cyprien n'en est pas moins demeuré dans le
sein de Yunitas catholica (sa défaillance doctrinaire) a été à la fois compensée par la féconde surabondance
de sa caritas, et purifiée par la faux du martyre... Cette tache légère sur la blancheur de cette sainte âme,
ce sont les mamelles de la caritas qui l'ont dissimulée».
CHAPITRE III

LES LITTERAE IMPERIALES ET LA PROSCYNESE

Le rescrit de Valérien d'août 257 — L'obligation de proscynèse — La profession de foi de Cyprien — Le


praeceptum impérial et le mandatum Dei. — De Cyprien de Carthage à Denys d' Alexandrie — Le sens
des litterae impériales — Les sanctions du devoir de proscynèse — L'application des sanctions à Alexandrie
et à Carthage — Portée réelle des litterae impériales.

Pour nous instruire des conditions dans lesquelles Cyprien a été exilé à Curubis, nous disposons
d'un texte extrait des minutes des « Acta Proconsularia » de Carthage l. Déjà, du vivant de Cyprien,
des expéditions en circulaient — librement semble-t-il — en Afrique et jusqu'en Numidie, 2 sous ce
titre à' Acta Proconsularia que la tradition hagiographique lui a conservé.
La minute d'où il a été tiré a été le procès-verbal de l'audience que le Proconsul Aspasius Paternus
a tenue « en son cabinet » (in secretario), le 30 août 257, pour y entendre les réponses que Cyprien, « épis-
cope », donnerait à certaines questions qu'il lui poserait, d'ordre impérial. Il est apparent que notre
procès-verbal n'est qu'analytique ; le greffier-tachygraphe n'y a enregistré, à peu près in extenso, que
les questions posées, se bornant à en consigner l'essentiel, et le solide des réponses 3.

Le rescrit de Valérien d'août 257

« (Aspasius) Paternus, proconsul, dit à Cyprien, « épiscope » : « — Les (...) empereurs (...) m'ont
«fait Vhonneur de m'adresser personnellement un « bref» en vertu duquel (...) — « (...) IMPERATORES
« (...) LITTERAS AD ME DARE DIGNATI SUNT QUIBUS (...)
Nous dirons que c'est là un «bref». Le mot «bref», que j'emprunte au vocabulaire de
l'ultérieure diplomatie pontificale, traduit, au singulier, l'idée qu'exprime le pluriel « litterae ». La forme
litterae désigne, en effet, un tout autre objet que le singulier littera, tout comme castra, copiae, etc. sont
tout autre chose que castrum ou copia ; un autre pluriel, epistulae, est l'équivalent de litterae dans l'usage
de la chancellerie impériale.

1. Acta Proconsularia Cypriani, C.S.E.L., 3, 3, p. CX sq.


2. Cyprien, Epistulae, LXXVII, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 834.
3. De la teneur du premier de ces procès-verbaux d'audience, il existe une version interprétative et qui peut être
énoncée en la forme suivante, qui est celle que lui a donnée P. Monceaux : « Le procureur Aspasius Paternus a mandé l'évêque
en vertu d'une lettre reçue des Empereurs qui contient la copie de l'Edit. Il n'a d'autre souci que de se conformer à ses
instructions et il dirige en conséquence l'interrogatoire. Il adresse d'abord au prévenu la sommation d'usage : par deux fois
Cyprien refuse de sacrifier : le gouverneur l'exile à Curubis, etc.» Monceaux (P.), Examen critique des documents relatifs
au martyre de saint Cyprien, R. archéol. 3e série, 1902, 1, p. 249-271 . Il est difficile de discerner quelle est la part d'interprétation
dont P. Monceaux enrobe le document qu'il évoque. On regrettera que la scrupuleuse rigueur qui le fait s'attarder à une
critique soupçonneuse des sources les plus acceptables se relâche dès l'instant qu'elle s'applique à des témoignages dont la
crédibilité est des plus suspectes.
132 C. SAUMAGNE

II importe de définir d'abord la nature de ce « bref impérial » et d'en mesurer l'intention et la portée.
En effet, on a négligé, je le crains, de prendre garde que le mot litterae = epistulae, lorsqu'il est
employé dans un contexte juridique ou administratif qui met en cause l'autorité du Prince, désigne un
mode spécifique d'expression de cette autorité.
Les litterae-epistulae sont la forme dans laquelle l'Empereur traduit et notifie la réponse qu'il
« daigne donner » {epistulas dare dignari) à une question qu'un justiciable, un magistrat ou un fonctionnaire
lui a posée « par écrit » ; techniquement, cette réponse est un « rescrit », une réponse donnée en retour.
Au justiciable qui sollicite de lui, par l'adresse d'un libellus, l'interprétation jurisprudentielle
d'un principe de droit privé mis en cause par le cas d'espèce qu'il lui soumet, le Prince, agissant non en
législateur mais en juge suprême, répond par un rescriptum-litterae, rédigé en original. Il donne cette
réponse « à pied de requête » ; — et de cette requête, ainsi annotée, il fait retour en original, au
consultant. Le Prince — lorsque le « rescrit » n'est pas rédigé de sa main — mais seulement par lui dicté,
l'authentifie en y inscrivant, propria manu, l'attestation : recognovi.
Par contre, si la question a été posée au Prince par un gouverneur de Province ou un haut
fonctionnaire, à l'occasion d'un rapport (relatio) qu'il lui a fait à propos d'un fait d'ordre administratif, politique
ou juridique, l'Empereur répond — il « rescrit » — en forme de litterae-epistulae. Cette pièce est expédiée
par le bureau de sa chancellerie qui est dit ab epistulis, et qui est comme le greffe d'une sorte de « chambre
des requêtes ».
On sait que les actes par lesquels l'Empereur manifeste Yimperium constitutionnel qu'il a reçu
de la loi, sont de trois ordres bien distincts : le decretum, ou bien Yedictum, ou bien enfin celui qui est
dit epistulae et, également, litterae. Il nous faut nous garder d'identifier avec un edictum la décision
impériale dont le proconsul dit à Cyprien qu'elle a été manifestée par « litterae ad me datae », parce que
les Empereurs « lui ont fait l'honneur de lui écrire », scribere dignati sunt. Et il n'est certainement pas
négligeable de pouvoir observer que le proconsul ne désigne jamais la teneur de ces litterae-epistulae que
par la qualification d' « instructions » : imperatores praeceperunt.. ; secundum praeceptum Valeriani.. ;
praeceperunt (imperatores).. ;fac quod praeceptum. Ce sont ici des instructions conçues dans l'intention
d'être données personnellement à tel ou tel gouverneur pour qu'il en assure l'exécution dans le ressort
de son autorité. Sans doute pourra-t-on supposer que ce « bref » particulier implique la préexistence
d'un édit impersonnel de portée générale dont il prévoirait une modalité d'application. Mais il est
constant que, de la préexistence d'un tel édit, aucun texte ne porte ici témoignage, ni même ne l'implique.

L'obligation de proscynèse

Le proconsul s'adresse à Cyprien dans les termes suivants : «(litterae) ad me datae quibus
(imperatores) PRAECEPERUNT :« EOS QUI ROM ANAM RELIGIONEM NON COLUNT, DEBERE
ROM ANAS CAEREMONIAS RECOGNOSCERE» — des (Litterae) m'ont été adressées par lesquelles
(les Empereurs) ont énoncé le principe (suivant) : (ceux) qui ne pratiquent pas la religion romaine, doivent
reconnaître les cérémonies romaines.
11 saute aux yeux, pour peu qu'on n'apporte pas à lire cette proposition une disposition d'esprit
même inconsciemment prévenue, que l'intention de son rédacteur a été de distinguer l'une de l'autre
les propositions : «colère Romanam religionem» et «recognoscere Romanas caeremonias». Très
apparemment colère religionem et recognoscere caeremonias sont placés en contraste formel. Le fait de non colère
Romanam religionem, de « ne pas pratiquer la religion des Romains », apparaît comme pouvant être
concilié, au moins dans l'opinion des Empereurs, avec celui de recognoscere caeremonias ; l'un et l'autre
ne cessent pas d'exister séparément. Si les Empereurs avaient attribué, à l'une ou l'autre proposition,
un sens qui leur ferait exprimer une même idée, l'économie de la brevitas imperatoria leur eût inspiré
quelque autre formule, comme, tout brutalement : litterae quibus praeceperunt : nemini licere Romanam
SAINT CYPRIEN 133

religionem non colère. Or les Empereurs présument — et plus probablement le savent-ils par principe —
que le fait de s'abstenir de pratiquer le culte de la religion romaine (colère religionem), peut être (et qu'il
doit l'être) concilié avec celui d'avoir, au moins, égard à ce culte par courtoisie civique et tolérance
intellectuelle et d'en reconnaître les cérémonies.
On aura observé que le « précepte impérial » n'énonce rien qui indique qu'il ait été conçu pour
être spécifiquement applicable aux seuls chrétiens ; il concerne impersonnellement « ceux qui ne
pratiquent pas le rite de la religion romaine », eos qui non colunt. Le fait que le proconsul ait convoqué Cyprien
en tant qu' « épiscope », implique seulement que les chrétiens d'obédience cyprianique comptaient au
nombre de ceux que le Pouvoir admettait à « ne pas pratiquer le culte des dieux de la religion politique
des Romains ». Pour ce qui était des chrétiens nominaux, il y en avait bien d'autres « sectes » à Carthage
et en Afrique même, n 'aurai t-ce été que celle de 1' « Eglise de la Montagne », de Felicissimus ou de Novat
ou des Novatiens, ou de celles des Gnostiques, des Marcionistes, ou des Valentiniens ou, (peut-être déjà),
des premiers Manichéens.
Il saute donc aux yeux, ai-je dit, que les deux propositions du « bref» impérial s'articulent l'une
à l'autre par l'opposition même de leurs termes ; aussi nous faut-il nous rendre à l'évidence : colère
doit nécessairement signifier une tout autre chose que recognoscere, de même que le mot religio a un autre
contenu que le mot caeremoniae.
Ainsi les Empereurs constatent l'existence d'une catégorie de piétistes qui ne « pratiquent » pas
le « culte » (cultum, de colère) de la religion propre au peuple Romain (qui non colunt Romanam religionem).
C'est un fait acquis ; ils le constatent, mais ils n'en contestent pas la légitimité. S'ils l'évoquent, ce n'est
nullement pour le proscrire, ni même le censurer. Bien au contraire, s'ils en font état comme d'une réalité
positivement constante, c'est pour se donner l'avantage d'en tirer un argument de justification à l'appui
du principe (ou praeceptum) qu'ils en déduisent ; à savoir : que : « ceux-là doivent (toutefois) reconnaître
les cérémonies propres à ce culte romain », (eos debere recognoscere caeremonias Romanas).
A nous de tenter de restituer cette relation dialectique qui a associé — en les opposant tout en
les conciliant — les concepts de colère religionem à celui de recognoscere caeremonias.
Il nous faut d'abord constater que le pouvoir politique a admis que certains de ses sujets aient
la « permission » de pratiquer le culte de divinités autres que celles du peuple romain ; et, en outre et
surtout, qu'ils aient licence de s'abstenir de pratiquer effectivement les rites du culte politique que le peuple
romain voue traditionnellement à ses génies poliades et nationaux, spécialement Jupiter Optimus Maximus.
De ce que nous savons, d'autre part, qu'ont été les institutions propres au peuple romain, il nous
faut inférer, en premier lieu, que les divinités susceptibles de faire l'objet de ces cultes exorbitants ont dû
nécessairement avoir eu le bénéfice d'une admission légale au nombre des « dieux supérieurs » agréés
par le peuple romain ; ils ont dû être positivement recepti inter deos super os, en vertu, je pense, d'une
lex Papiria de l'époque républicaine.
Que si tels ou tels sujets de Rome, sectateurs de telle ou telle divinité ainsi « reçue », ont considéré,
pour des motifs d'incompatibilité doctrinale ou transcendante, qu'ils n'en pouvaient concilier le culte
avec celui de la divinité propre au peuple romain, nous constatons que le Pouvoir politique de ce peuple
leur en a accordé la dispense. Mais ce Pouvoir, du fait même qu'il les a autorisés à pratiquer les rites de
leur culte à l'exclusion de ceux du sien, s'est engagé, au moins implicitement, à ne pas les entraver dans
leur pratique — c'est-à-dire qu'il les a lui-même « reconnus ». On serait tenté d'écrire que le Pouvoir a
« reconnu leurs cérémonies » (recognovit caeremonias religionis eorum).
Ainsi donc, lorsque le « précepte impérial » énonce : eos qui non colunt Romanam religionem
debere recognoscere caeremonias Romanas, il se borne à rappeler les bénéficiaires de sa tolérance au respect
d'une convenance, on oserait dire de réciprocité sociale et de courtoisie civique.
Il nous faut, avant d'aller plus avant, faire une observation qui touche à la forme revêtue par le
« précepte » que les Empereurs ont énoncé dans leurs litterae. Colère religionem apparaît ici comme étant
134 C. SAUMAGNE

le raccourci, probablement tachygraphique, de la proposition : colère (deos) religion(is). Analytiquement


on ne « cultive pas une religion » ; on « cultive la divinité » à laquelle s'adressent les « cérémonies »
liturgiques qui manifestent la relation mystique du cultor divinitas avec la divinitas qu'il « cultive »*.
Le témoignage de l'épigraphie atteste assez que, s'agissant de religion, le titre de cultor dei (illius)
est celui qui identifie le dévot qui colit deum (illum), en se vouant au culte de telle ou telle divinité que
le peuple romain a, par ailleurs, reçue inter deos superos, sans que pour autant il devienne un dieu civique
du peuple romain.
Ajoutons qu'une caractéristique spécifique du cultor alicujus divinitatis, est d'être le membre actif
d'un collegium religieux, de l'ordre des sodalités contractuelles qu'une « permission » du Prince a dotées
d'une certaine capacité juridique élémentaire, opposable aux tiers.
Dans le cas qui nous occupe, Cyprien a été convoqué par le proconsul en sa qualité de cultor dei
Christi — dit également en Afrique cultor Verbi ou Domini, — membre d'un collège religieux dont les
« statuts » {lex collegii) ont été approuvés au moins depuis les années 230 par un acte particulier du
Pouvoir politique qui a fait de lui le plus haut responsable hiérarchique, 1' « épiscope », et peut-être déjà le
« pape », de cette « association cultuelle ».
Il est ainsi raisonnable de supposer que le praeceptum impérial a été originellement énoncé : « EOS
QUI (deos) ROMANA (e) RELIGION (is) NON COLUNT RECOGNOSCERE DEBERE CAEREMO-
NIAS RELIGIONIS ROMANAE, le fait de recognoscere caeremonias n'impliquant nullement celui
de COLERE.
Ainsi s'explique que le proconsul, ayant notifié à Cyprien la teneur impersonnelle de la « lettre »
impériale par la lecture qu'il lui en a faite, se justifie de l'avoir convoqué en premier. « En conséquence »,
lui dit-il, « eu égard à ta qualité, je t'ai fait rechercher, EXQUISIVI ERGO DE NOMINE TUO.. », cette
qualité étant celle de « chrétien » et d' « épiscope ».
Et de lui poser la question que le greffier a négligé de transcrire et qui, à se guider sur le contexte,
n'a guère pu être que faite en ce sens : (Recognoscisne Romanas caeremonias ?) — QUID MIHI RES-
PON DES ? — « Que me réponds-tu ? ».
Et c'est ici, dans cette circonstance particulière d'objet, de temps et de lieu, que se place dans
l'histoire du haut moyen âge chrétien, la profession de foi de portée générale et d'incidence politique, que
Cyprien a faite, apparemment hors de propos, en prenant occasion d'une interpellation de routine
administrative.
Après avoir assuré d'un mot le Proconsul qu'il ne s'était pas trompé sur son identité et son rang
collégial : CHRISTIANUS SUM, — ET EPISCOPUS, il répond « au fond :
(1°) « NULLOS ALIOS DEOS NOVI NISI UNUM ET VERUM DEUM, — QUI FECIT CAELUM
ET TERRAM, MARE ET QUAE SUNT IN EIS OMNIA ; —
(2°) HUIC DEO, NOS CHRISTIANI, DESERVIMUS. —
(3°) HUNC DEPRECAMUR, DIEBUS AC NOCTIBUS, PRO VOBIS ET PRO OMNIBUS HOMI-
NIBUS, — ET PRO INCOLUMITATE IPSORUM IMPERATORUM. —
(1°) Je n'ai connu aucun autre dieu que le Dieu qui est Punique et le vrai ; celui qui a fait le ciel et la
terre, la mer et tout ce qui s'y trouve ; —-
(2°) c'est à ce Dieu que sont affectés nos services ; —
(3°) c'est lui que nous prions, jour et nuit pour vous (Romains), pour tous les hommes et pour la conservation
des empereurs eux-mêmes ».

1. Cf la formule que l'on lit sur une inscription d'Auzia : « Deis deabusque consecratis universis». C.I.L. VIII,
9 145.
SAINT CYPRIEN 135

II me paraît indéniable que Cyprien se réfère à Exode 20, 3-5 : (3) « Alors Dieu prononça toutes
ces paroles : (..) « Tu n'auras d'autres dieux que Moi. — (4) Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui
ressemble à ce qui est dans le ciel ou sur la terre ou dans les eaux. — (5) Tu ne te prosterneras pas devant
ces images, ni ne les serviras. » : « où jzpoovjr^aziq ocùtoïç, oùSè [j.?] Xarpsuffeiç aùxoïç (Septante)».1
Le développement de la logique impliquée par cette référence, lui fait considérer que recognoscere
caeremonias romanas équivaut rigoureusement à noscere alios deos (nullos alios deos novi), ces « autres
dieux » étant, en fait, des « images sculptées », des idoles. En doctrine, comme en fait, consentir à se
prosterner devant les « images », c'est, substantiellement, les servir ; et, effectivement, c'est accomplir
ainsi un acte qui présuppose que — encore que ces divinités ne soient que « semblables » à « ce qui est
dans le ciel, sur la terre et dans les eaux » — elles ne sont pas moins positivement des « dieux », d' « autres
dieux », dont Iavhé a défendu de reconnaître la réalité ne serait-ce que par le seul fait de se prosterner
devant elles.
La « lettre » impériale pose une question, dont les termes mêmes de la réponse que lui donne
Cyprien, nous assurent que le prince et le proconsul en ont bien apprécié les nuances et mesuré la portée.
Ce n'est pas au hasard d'équivalences hâtives ou confuses, que le chancelier ab epistulis2 — il siégeait
alors à Antioche, auprès de Valérien qui y avait établi son quartier général d' « imperator aux armées »
avait distingué, en les opposant l'un à l'autre, le sens de la proposition : « colère (deos) religion(is) Roma-
na{t) » et celui de la proposition : recognoscere caeremonias (deorum ejusdem religionis).
La réponse de Cyprien paraphrase à peine le commandement de Yahvé, dans Exode, 20,3-5.
Celui-ci a ordonné : « Tu n'auras pas d'autres dieux que Moi » ; et Cyprien dit textuellement :
« Je n'ai pas connu d'autres dieux que le Dieu unique et vrai ».
Yahvé interdit à l'homme de ne « rien faire qui soit à la ressemblance de ce qui se trouve dans le
ciel, sur la terre ou dans les eaux ; le texte de l'Exode est présent à la mémoire de Cyprien (.. ce Dieu
qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve.
La défense faite au croyant se décompose en fonction de ces deux objets. « Tu ne te prosterneras
pas devant eux, — (ni ne les serviras). Il devra ne pas se prosterner devant ces images ; et, en outre, il ne
devra pas les servir. La correspondance étroite que Cyprien a précédemment établie entre le texte biblique
et ses réponses doit nous rendre attentifs à déceler une probable relation mentale entre les propositions :
être au service de ce Dieu, hune deservimus, (en fait prier ce Dieu, hune deprecamur, qu'articule Cyprien),
et celle : « Tu ne te prosterneras pas devant ces images, ni ne les serviras ».
C'est à marquer une nuance entre « se prosterner » devant (les images des dieux), et « servir » ces
dieux — si d'aventure il en existait une — que nous devons avoir la curiosité de nous attarder, dans
l'hypothèse où elle aurait quelque rapport avec celle qui oppose colère religionem à recognoscere caeremonias.

Le praeceptum impériale et le mandatum dei

II est à supposer — à se fier à ce que le greffier-tachygraphe a recueilli et transcrit d'un entretien


qui a l'apparence d'avoir été courtois — qu'un dialogue s'est engagé, nous dirions « au fond », entre le
proconsul et l'évêque. Les thèmes d'un tel entretien, qui peut nous paraître aujourd'hui purement
spéculatif et oiseux, devaient être assez actuels et familiers aux controversistes et polémistes, pour que, naguère
encore, Origène en ait fait l'objet de sa « VIIIe homélie » in Exodium, ainsi que d'une réfutation contre

1. « Non habebis deos alienos coram nie. Non faciès tibi sculpt île neque omnem similitudinem quae est in caelo desuper
et quae in terra deorsum nec eorum quae snnt in aquis sub terra. Non adorabis ca neque cotes». (Ex. XX, 3, 5, Vulgate).
2. Code de Justinien, V, 3, 5 ; IX, 9, 18.
136 C. SAUMAGNE

Celse. Car c'est bien sur l'incidence pratique de cette défense faite par Yahvé à son peuple, qu'a porté
le désaccord entre le « praeceptum impérial » et le « mandatum Dei».
La Vulgate et la traduction latine que Rufin a faite de l'homélie d'Origène, portent NON ADO-
RABIS EA — (les « idoles »), neque COLES EA. Du texte grec d'Origène une scheda collationnée par
Combefis nous a conservé les termes ; on y lit : où 7tpoo-xuv7]C7ôt,ç aùxoïç, oùSè \ù\ Xaxpsùasiç aùxolç 1.
Les traductions, celles, par exemple, qu'ont procurées l'Ecole biblique de Jérusalem ou Osterwald
— pour ne citer que les moins contestées en langue française — s'accordent à traduire 7rpoo-xùvst,v par se
prosterner, et Xaxpsùsiv par colère, accusant l'une et l'autre, comme le fait Origène, l'écart qui sépare la
conviction mentale et les actes qui la manifestent ; — ce que le proconsul et Cyprien ont dénommé volun-
tas : « En conséquence (de ta déclaration), persévères-tu dans ta voluntas ?» — « La voluntas qui a connu
Dieu, etc. » répond Cyprien.
Ainsi l'opinion arrêtée dans l'esprit de Cyprien est que, si distinctes que soient l'une de l'autre,
d'une part cette proscynèse — prosternation que Rufin traduit également par adoratio, et d'autre part,
le « culte-service » — {colère- servir e), le commandement de Yavhé condamne également l'une et l'autre
tout en ne les confondant pas. Par contre le Prince, — non plus sans doute que le proconsul, — ne doutent
pas que la proscynèse formelle ne soit conciliable avec le culte-service. Ils estiment qu'un chrétien peut
fort bien « ne pas colère (les dieux) de la religion romaine », et, cependant qu'il peut « se prosterner »
devant ces dieux, ce que le « bref » impérial définit comme un « acte de reconnaissance » purement
déclarative des « cérémonies des Romains ».
Que l'intention du Prince ait bien été d'obtenir ce simple geste des responsables du comportement
public de leurs communautés religieuses, nous le déduisons d'Origène même. Il commente, en effet, le
texte de l'Exode : « Celui qui, de toute son âme, est asservi (aux idoles) ne fait pas seulement acte de
proscynèse, mais il fait de plus acte de latrie, (où fzovov Ttpoaxovsi, àXXà xal Xaxpsûsi. Mais celui qui
simule et agit parmi les gentils, celui-là ne fait pas acte de latrie (où Xaxpeùsi), mais il fait seulement acte
de proscynèse (7ipoaxuv£Ï Se) ». 2
Ainsi quelqu'un peut « adorare contre son gré ». C'est ce qui se produit lorsque « nombre de
personnes qui, dans l'intention d'aduler les rois qui leur semblent portés à ces sortes d'égards, simulent
d'adorer les idoles, alors que dans le cœur il y a l'assurance que Vidole n'est rien ».
Ainsi recognoscere (caeremonias) et colère (deos) sont comme les deux termes d'un binôme qui
exprimerait un état, tant intellectuel qu'affectif, d'intégrale religiosité ; la formule impériale transpose
à peine dans le style profane, celle qu'en a donné Iavhé, et qui est celle à laquelle se réfère Cyprien.
Ainsi s'établit la distinction : « Xaxpsùsiv = colère = servir» et « 7rpoarxuvsïv = adorare = se
prosterner ». « Xaxpsùsiv » signifie tout autre chose que « ttooctxuvslv = adorare = s'incliner ». C'est sur quoi
Origène, et après lui Rufin, insistent : « àXXo upoaxuvsiv, xal àXXo Xaxpsùsiv = aliud colère — se
prosterner est une chose, — colère {servira) en est une autre ». — Colère signifie une sorte d'aliénation
pathétique, colère affectu ; 7ipoay.uvzïv-adorare, n'engage que l'apparence, adorare specie.
Or il est de fait — et Origène le constate — que, à cet égard, coexistent deux catégories de chrétiens.
Il y a le chrétien qui, de toute son âme, s'étant fait esclave (de sa foi), non seulement se prosterne,
mais encore sert (Xaxpsùst,)- Et il y a aussi, d'autre part, celui dont l'activité s'exerce parmi les gentils et
qui « simule » ; celui-là ne sert pas (où Xocxpsùsi) ; il « se prosterne seulement ».
Rufin paraphrase ces propositions, à moins qu'il n'ait utilisé quelque texte original grec. Mais,
de toute façon, il rend compte d'une réalité. « II se peut », dit-il, « qu'un individu, entre-temps et contre

1. Origène, In exodium homelia, VIII, dans Patrologie grecque, XII, col. 353.
2. Origène, In exodium homelia, VIII, dans Patrologie grecque, XII, col. 533 sqq.
SAINT CYPRIEN 137

« son gré « se prosterne » (adorât) comme le font ceux qui, à l'effet d'aduler les Princes, apparaissent
« comme voués à de tels soins ; ils feignent de se prosterner (adorare), devant une idole, alors qu'au
« fond de leur cœur ils savent qu'une idole n'est rien ».
Un tel laxisme conciliateur qu'explique pour une grande part la nécessité de « vivre dans la gen-
tilité » (Sià Ta è'OvTj) c'est-à-dire de s'accommoder à certaines de ses exigences pour y mieux asseoir un
établissement dans un siècle d'où s'éloignaient les perspectives d'une parousie apocalyptique, Dieu le
proscrit, et Cyprien et Origène le condamnent : « Dieu doit être aimé d'un cœur entier, sans réserve ».
Mais on s'accommode...

De Cyprien de Carthage à Denys d'Alexandrie

A Alexandrie, le vice-préfet d'Egypte aura reçu, pour sa part, des « lettres » impériales dont on
ne peut douter, à suivre le déroulement de la procédure à l'égard de l'évêque Denys et de son clergé,
qu'elles n'aient eu le même objet et prévu les mêmes sanctions que celles qui, dans le même temps, avaient
été « données » au Proconsul d'Afrique 1.
De sa comparution devant le vice-préfet, Denys a laissé le récit en forme d'apologie conçue pour
répondre aux « diffamations » répandues contre lui, quelques années plus tard, par « un des évêques de
ce temps », du nom de Germanos.
De la narration que fait Denys, il ressort assez qu'il a été convoqué seul à se rendre librement
à une audience qui, à aucun moment, n'a revêtu le caractère d'une assise judiciaire. Cependant, en fait,
à la différence de Cyprien, « il n'était pas venu seul » devant le gouverneur ; il s'était fait accompagner
spontanément et de surcroît semble-t-il, d'un de ses prêtres, de trois de ses diacres et, en outre, « d'un
des frères de Rome qui était alors présent » 2 à Alexandrie, et qui disparaît tout de suite du récit,
apparemment comme n'étant pas justiciable du préfet d'Egypte.
Le préfet les a d'abord accueillis tous ensemble dans une antichambre de son secretarium ; et
« les y a entretenus, — (sans dialoguer semble-t-il, ni qu'il fût pris note de ses propos), — « de la
générosité dont les Empereurs font preuve à leur égard ».
Denys est ensuite introduit seul dans la salle d'audience. Plus tard, lorsqu'il en écrira à Germanos,
il se souviendra — ou croira se souvenir — d'avoir vu là une ruse. Le préfet, à son idée, aurait dû
« lui faire tout de suite défense de tenir des assemblées ». Au lieu de quoi il n'a parlé d'abord que « de
ne plus être chrétiens». Il nous «ordonna de cesser de l'être, pensant (estime Denys) que, si je changeais
d'avis, les autres me suivraient »3. Il est probable que si « l'épiscope » lui en eût fait sur le champ la
réflexion, le gouverneur lui eût judicieusement remontré qu'il n'avait pas à prononcer une telle interdiction
avant d'avoir eu l'occasion d'enregistrer un refus quelconque d'obéissance — et non pas de sa part
seulement, mais aussi de celle de ses clercs.
Pour nous, qu'il nous suffise de retenir qu'au cours de cet entretien officieux, il n'aura pas été
prononcé un mot qui suggère que, sous la menace du bourreau, quelque ordre de « sacrifier » ait été
donné à l'évêque ni à quiconque.
Ces préliminaires étant accomplis, le gouverneur fait introduire le prêtre et les diacres 4. Denys
nous avertit ici qu'il va « rapporter les paroles qui ont été prononcées par l'un et par l'autre, telles qu'elles

1. Sur tout ceci, le texte de base est Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11.
2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11,3.
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11, 4.
4. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11,6.
138 C. SAUMAGNE

« ont été notées ». Lui aussi a disposé d' 'Acta officiels, où questions et réponses alternent : dixit — respondit.
La notification des litierae impériales est discernable, encore qu'elle ne revête pas la forme
impersonnelle que lui ont conservée les acta proconsularia de Carthage. « Les Empereurs », leur signifie Emilien,
« vous donnent la possibilité d'assurer votre sauvegarde (SôStozafnv) en vous prosternant devant les dieux
qui veillent au salut de leur Empire » (dzoùc, toùç cœÇovxaç aùxcov ttjv (3aat,Xsiav 7rpoaxuvsïv) *.
Nous rencontrons ici une autre manière de signifier l'existence de proscynèse à l'égard de la triade
capitoline, génie tutélaire de la Cité des Romains.
Et, tout de même qu'a fait Cyprien, Denys, parlant au nom de tous les comparants, répond par
la référence à Exode 20, 5 ; mais le dialogue est ici poursuivi dans la langue grecque. Du binôme Xarpsiisiv-
TcpoerxuvEtv, le second terme seul, izooav^vzlv — celui que nous entendons comme signifiant « se
prosterner devant » — est quatre fois de suite employé pour signifier cette nuance de « respect et d'honneur »
qui sera dite plus tard «culte de dulie», et que rend, pléonastiquement et dans le même contexte, le verbe
asêo), qui n'exprime pas une autre attitude mentale que celle de la « vénération » formelle 2.
Ainsi Denys, non plus que Cyprien, n'est nullement mis dans l'embarras d'avoir à «sacrifier».
Le principe que « ceux qui ne pratiquent pas le culte des dieux romains » ont toute latitude de continuer
à s'en abstenir, a dû figurer dans le « bref» adressé au préfet d'Egypte, sous une forme peut-être identique
à celle que nous ont conservée les Acta de Carthage. C'est lui qu'évoque la proposition incidente de Denys :
«Tous ne s'inclinent pas (où 7ipoax'jvouf7t,) devant tous les dieux, mais tous (s'inclinent) devant ceux qu'ils
reconnaissent (Ç)3

Le sens des litterae impériales

Maintenant que nous avons vu Cyprien et Denys soumis à l'exigence d'une même proscynèse,
arrêtons-nous à considérer quelles ont pu être les spécificités de cette commune exigence.
Origène, on l'a vu, se serait assurément fait moquer s'il n'avait pas considéré qu'il y avait, de par
le monde tel qu'il allait, bien des individus qui, encore que pratiquant le culte de latrie de toute leur
adhésion (affectu) « feignent cependant de se plier aux gestes formels, aux species de la proscynèse, dans la
certitude que l'« idole » qui est l'objet « n'est rien » (se simulant adorare-prosternare- siScoAa 7ipoaxuvouv-
tocç) quia nihil est idolum.
A cet égard il semble bien que le sens d'un certain accommodement au monde ait inspiré à une
exégèse dangereusement laxiste de se fonder sur saint Paul4 : « Pour ce qui est de manger des « viandes
immolées aux idoles, nous savons qu'une idole n'est rien dans ce monde et qu'il n'y a de Dieu que le Dieu
unique ».
Origène lui-même, à cet égard, fait état de nuances exégétiques : « Paul, dit-il, a vu quelle
différence distingue les dieux des idoles et ce qui ressemble à ce qui est dans le ciel, sur la terre et dans les eaux... »
II n'y a une similitude (telle est du moins une opinion conciliante) que si l'image représente un objet
de ceux qui sont, de quelque manière, soit dans le ciel, soit sur la terre, soit dans les eaux ; et c'est ce que
rappelle, mot pour mot, Cyprien. Si bien que celui qui « fait une tête d'homme aux membres d'un chien

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11,7.


2. Des exemples éclatants de proscynèse nous ont été donnés récemment lorsque princes et chefs d'Etat de toutes
confessions ont «reconnu» les rites chrétiens des funérailles lors des services religieux organisés à l'occasion des obsèques
du général Eisenhower et du général de Gaulle.
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11.8.
4. / Cor., 10, 19.
SAINT CYPRIEN 139

ou d'un bélier, ou s'il donne deux faces à un corps d'homme, ou, à un torse d'homme les membres
inférieurs d'un cheval ou d'un poisson... celui qui accomplit cela ou des choses semblables, ne réalise pas
une similitude, mais c'est une idole qu'il fait ; il réalise quelque chose qui n'est pas et qui n'a rien qui lui
ressemble ; et c'est en sachant cela que l'Apôtre (Paul) a dit : « l'idole n'est rien au monde». Car il n'y
a similitude que « lorsqu'est représentée une chose de celles qui sont soit dans le ciel, soit sur la terre, soit
dans les eaux». Or, ni Jupiter, ni Junon, ni Minerve ne sont des hybrides anguipèdes. Aussi l'injonction
divine : « tu ne te prosterneras pas devant elles ni ne pratiqueras leur culte, doit être entendue en rigueur,
sans restriction ».
Mais, en prenant occasion du dialogue auquel l'invite le proconsul pour professer solennellement
le principe de la fondamentale inconciiiabilité de l'Eglise et du Capitole, Cyprien ne doute pas d'assurer
à sa doctrine à la fois l'autorité et la publicité exemplaires que lui confère sa consignation dans les Acta
proconsularia. Avec Origène et les rigoristes, il estime que la Parole divine avait défendu également, aussi
bien de « pratiquer avec conviction le culte des dieux {affectu colère) », que de leur accorder les
apparences de Y adoratio-proscynèse {specie adorare); et Denys d'Alexandrie bientôt soutiendra la même opinion.
Tous trois savent que Yahvé, en ordonnant de « répudier tous les autres dieux ou seigneurs et de n'avoir
d'autres dieux ou seigneurs que le Dieu et Seigneur unique, déclare à tous les autres une guerre
inexpiable (= bellum sine foedere) ».
Mais Cyprien et Denys d'Alexandrie, on le verra, savent aussi, l'un et l'autre, qu'ils ne seront
pas suivis. C'est sur quoi comptait le vice-préfet d'Egypte, lorsque, constatant que Denys s'était fait
accompagner par son haut clergé, il l'avait isolé tout d'abord de ses auxiliaires, et avait tenté d'obtenir
de lui une adhésion préalable sur laquelle les autres se seraient réglés. Le proconsul de Carthage semble
bien s'être borné à convoquer d'abord Cyprien, comme pour soustraire ses clercs à la contamination
de son exemple ; il pouvait être concevable que chaque presbytre, s'il était entendu seul à seul, se sentirait
plus libre de « reconnaître les cérémonies romaines ».
Car il nous faut bien admettre que le comportement conciliant que suffirait à traduire une discrète
attitude de courtoisie formelle était celui que pratiquaient communément, et sans doute aussi passivement,
les adeptes de ces nombreuses confessions — y compris la catholica — dont notre « bref» de Valérien
nous assure qu'ils étaient admis à ne pas « pratiquer le culte {colère) des dieux romains ».
Nous reconnaîtrions une donnée élémentaire et constante de l'expérience historique, si nous
supposions que chacun de ces « nombreux » — dont le concours autorisait naguère Tertullien à affirmer
qu'ils emplissaient les quartiers de la ville, et les bourgs et les campagnes — était un métaphysicien, du
seul fait qu'il avait foi en la filiation divine de Jésus de Nazareth. Sans doute — tout comme les juifs de
leur côté ne cessaient pas d'en avoir conscience — ces chrétiens et christianisants se tenaient-ils pour le
« Peuple de Dieu », le verus Israël, et vivaient-ils tendus, à des degrés divers d'impatience, vers ce Royaume
de Dieu dont il leur fallait bien convenir que l'avènement avait cessé d'être imminent ni peut-être même
désirable dans l'immédiat. En attendant « qu'il vienne », il leur fallait entre temps vivre au jour le jour,
de la vie de tout le monde ; et innombrables étaient assurément ceux qui n'avaient pas attendu qu'un
Celse leur ait rendu la chose sensible pour se sentir solidaires d'une vie sociale et politique qui, sans même
qu'ils aient eu à s'en aviser, les amenait à prendre la robe virile, à se marier, à devenir pères, à remplir
les fonctions de la vie, à suivre les cérémonies publiques, à rendre hommage à ceux qui y président et à
être des « flamines municipaux ». Il leur faut bien « se marier, avoir des enfants, manger des fruits de la
terre, participer aux choses de la vie, à ses biens comme à ses maux. Et il faut donc rendre «à ceux qui
sont chargés de tout administrer, les hommages qui leur sont dus »1.
Penserions-nous sérieusement qu'ils aient attendu que Celse, dans son « Discours vrai », le leur
suggérât, pour se poser la question : « Quel mal y a-t-il à chercher à nous attirer la bienveillance de ceux

1. Celse, Discours vrai, IV, 110 - Cf Rougier (L.), Celse, p. 425.


140 C. SAUMAGNE

qui ont reçu de Dieu leur pouvoir et, en particulier, celle des rois et des puissants de la terre ? Car ce n'est
pas sans l'intervention de la volonté divine qu'ils ont été promus au rang qu'ils occupent» !
Et il est assurément digne de quelque réflexion qu'à ces «nombreux», Origène, prenant prétexte
de répondre à la diatribe — déjà ancienne, mais de portée toujours actuelle — de Celse, ait offert leur
justification scripturaire. « Nous ne sommes pas assez fous », concède-t-il, « pour exciter contre nous la
colère de l'Empereur ou des dynastes, colère qui nous vaudrait les insultes, les supplices ou même la
mort. Nous avons lu la Parole : « Que chacun se soumette aux autorités en charge ; car il n'y a point
d'autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu, si bien que celui qui
résiste à l'autorité se rebelle contre l'ordre établi par Dieu ; et les rebelles se feront eux-mêmes condamner »1.
Les chrétiens, depuis qu'Alexandre Sévère leur a accordé la « capacité d'exister » et les a dispensés
de colère deos Romanos — tout comme l'ont été les juifs de tout temps — (et bien d'autres sans doute
dans l'immense Empire) — auraient mauvaise grâce à se poser en professionnels de Yhostilitas publica.
Et je crois qu'il faut nous rendre à l'évidence : c'est par référence au principe d'une telle
coexistence réalisable par respect mutuel et conciliation d'apparences, {specie), que les litterae adressées par
Valérien au proconsul d'Afrique comme au vice-préfet d'Egypte, ont invité à adhérer ceux à qui l'Empire
ne conteste pas le droit de « ne pas pratiquer le culte des dieux « propres aux Romains ». En
contrepartie l'Empire exige d'eux qu'ils respectent les «cérémonies romaines» ; et c'est de quoi il s'assure
en les invitant à faire une professio « récognitive » de leurs dispositions révérentielles.
Ainsi en l'année 257, des circonstances (parmi lesquelles comptent celles que nous avons évoquées),
ont amené Valérien à solenniser par un acte positif émanant à la fois de son pouvoir politique et de son
autorité pontificale, le principe et l'usage d'une reconnaissance mutuelle des cérémonies chrétiennes par
les Romains, et des cérémonies romaines par les chrétiens.
Aussi bien une telle reconnaissance avait-elle été de fait depuis au moins le temps de Trajan, et
était-elle devenue de droit le jour où Sévère-Alexandre avait à la fois « reçu le Christ ut deus » et reconnu
à ses adeptes la capacité de s'organiser éventuellement en collèges légaux. Que l'on songe seulement que,
s'il n'en avait pas été ainsi, il serait à désespérer de pouvoir expliquer autrement que par le paradoxe
para-historique de quelque conjoncture providentielle le comportement d'un Valérien lui-même, tel
que nous le décrit Eusèbe de Césarée : « ... Il était doux, aimable pour les hommes de Dieu... disposé
d'une manière favorable et accueillante à leur égard, les recevant avec intimité et amitié... Toute sa cour
autour de lui », — celle qui l'entourait en campagne à Antioche et les éléments qui en demeuraient à
Rome en son absence — «était remplie d'hommes pieux ; elle était une «église de Dieu»2. Il n'y a
vraisemblablement dans ce tableau aucune touche qui paraisse appuyée à l'excès, pour peu que l'on se
dégage de cette atmosphère de catastrophisme apocalyptique dont on se complait à entretenir la hantise
autour de ces commencements chrétiens dans le monde. Nous ne nous découragerons pas d'évoquer
encore la qualité des chrétiens qui, à Rome, étaient établis dans cette métropole de l'Empire, en raison
de leur position sociale ou de leurs attributions administratives. Un an plus tard, en l'année 258, nous
le verrons, Valérien semble avoir pensé à s'assurer au moins de la passivité révérentielle de tant de «
sénateurs», de « chevaliers», d'« eminences», de « caesariani palatins3. Et peut-on supposer, sans y mettre
une grande complaisance, qu'Eusébe de Césarée se soit senti autorisé à brosser l'allègre tableau de
l'accommodement des chrétiens aux exigences de l'Etat traditionnel et de son ritualisme religieux, s'ils s'étaient
systématiquement soustraits au conformisme d'une constante «proscynèse» ? Il nous faut en croire
Sulpice-Sévère lorsqu'il nous dit qu'au cours des quarante années qui vont de Gallien à Dioclétien, la
paix religieuse régna. Ce temps aura été celui au cours duquel l'Empereur Aurélien acclimatait d'autorité

1. Origène, Contra Celsum, IV, 115.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 10, 3.
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, I, 1-9.
SAINT CYPRIEN 141

une conception ésotérique du Pouvoir, divinisé hypostatiquement en sa personne, et exigeait de tous,


sans exception de doctrine, de secte ou d'idéologie, que cette personne fît l'objet de cet acte religieux
couramment désigné du nom de « proscynèse-a^ora/Zo », et qui, n'étant pas de «latrie» (affectu), mais
seulement de ritualisme formel, s'accommodait de n'être accompli que specie.
Valérien, en 257, n'en était pas encore venu à détourner vers sa personne — bien qu'il admît
d'être dit dominus et sanctissimus — les gestes de cette « pvoscynèse-adoratio » qui demeuraient orientés
vers les « dieux romains », vers la « triade capitoline », pour demeurer dans l'ordre des manifestations
traditionnelles du loyalisme politique. Aurélien, un peu plus tard, « franchira le pas ». Dans le mouvement
qui portait les esprits à concilier entre elles les ingéniosités métaphysiques et allégoriques d'un
syncrétisme aussi raffiné qu'incohérent, Aurélien se promouvra démiurge de ces dieux tutélaires de l'Empire
des Romains. Il reléguera ces dieux dans les hauteurs du « Culte-latrie », pour se situer au plan concret
de la « proscynèse-adoratio », en tant que Seigneuv-dominus », fondant ainsi la théologie politique des
Tétrarques et des « autocrates » post-Constantiniens.
A la réponse que Cyprien et Denys donnent, sensiblement dans les mêmes termes, à une question
dont on a vu qu'elle n'avait pu être que la même, l'un et l'autre ajoutent une identique déclaration dont
la spontanéité implique qu'elle se rattachait à cette question par quelque lien d'association tant mentale
que formelle :
« C'est ce Dieu, dit Cyprien, que nous prions jour et nuit pour vous, pour tous les hommes et pour
la conservation des Empereurs eux-mêmes»1.
« C'est ce Dieu, dit Denys, que nous prions sans cesse pour VEmpire (de Valérien et de Gallien)
afin qu'il demeure inébranlable »2.
Je crois que l'insertion de cette observation à cet endroit s'explique correctement si on ne perd pas
de vue — comme ils l'ont fait, nécessairement, l'un et l'autre dans une identique conjoncture — que
chacun d'eux est l'«épiscope» d'un collège ecclésial» dont tous les membres, encore qu'ils soient
dispensés de « colère deos Romanos », sont tenus, aux termes mêmes de leur « pacte collégial » {lex collegil)
approuvé par le Prince, de prier au moins leur dieu pro salute imperatorum.
Sans doute n'était-ce là, apparemment, qu'une clause de style expéditivement transcrite : quod
faustum felix salutareque sit imperatori (illo), telle qu'on la lit, par exemple, dans la lex collegii des cul-
tores Dianae de Lanuvium3. Son insertion au pacte collégial était exigée des cultores, désireux de se
singulariser par la pratique d'une dévotion particulière fût-elle par destination exclusive de la pratique de toute
autre dévotion, pourvu qu'elle fût celle vouée à une divinité « reçue».
Pour ce qui est des chrétiens — de ceux, du moins, qui se rattachaient à la tendance numériquement
dominante et à qui l'Empereur avait reconnu la capacité juridique de solliciter et d'obtenir l'approbation
d'un statut collégial — il est à supposer (et je le tiens pour certain) qu'aucun Empereur n'aurait souffert
« qu'il fût, juridiquement», s'il ne lui avait donné la certitude que la clause « quod faustum felix
salutareque sit... » serait observée, au moins de quelque manière et en quelque mesure et dans la forme élémentaire
du ritualisme traditionnel du Peuple Romain. Or, de tels « collèges ecclésiaux » ont bien été autorisés,
dans telle ou telle ville capitale ou métropole ; et ils ont si constamment duré que les attributs élémentaires
de la « personnalité morale » leur ont été consentis. Autant dire que leurs membres n'ont jamais donné
lieu de faire douter de leur exactitude, au moins apparente et formelle, à l'égard des « cérémonies romaines »,
donnant ainsi à présumer qu'ils prenaient leur part collective, jugée probante, aux obligations politiques
manifestées par une proscynèse de conformisme civique.

1. Acta proconsularia Cypriani, 1, C.S.E.L., 3, 3, p. CX : «Huic Deo nos Christiani deservimus : hune deprecamur
diebus ac noctibus pro nobis et pro omnibus hominibus et pro incolumitate ipsorum imperatorum ».
2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11, 8.
3. C.I.L., XIV, 2 112 - Cf Waltzing (J.-P.), Etude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains.
Bruxelles, 1895-1900, t. 3, n° 2311.
142 C. SAUMAGNE

S'agissant de «collèges ecclésiaux» dûment autorisés et déjà bénéficiaires des attributs essentiels
de la «personne morale», ce n'est pas hors de propos et par surabondance d'excuses, que Cyprien et
Denys, tous deux « épiscopes-présidents » de tels collèges, s'y réfèrent, chacun de son côté, mais dans un
même temps et une même circonstance, et dans les mêmes termes.
C'est un point sur lequel les Empereurs veulent avoir une assurance formelle ; car aucun Prince,
fût-il des plus libéraux comme Alexandre Sévère ou Philippe l'Arabe, n'eût investi des attributs de
l'existence légale un «collège salutaire» de cultores Christi dont le «pacte» constitutif n'eût pas articulé la
clause quod faustum sit. Et sans doute devons-nous tenir pour bien certain qu'aucun d'eux n'a supposé
que ce serait d'abord par une autre voie que celle du ritualisme chrétien que ces cultores rechercheraient
la solution de leurs vota pro incolumitate rei public ae et pro salute imperatorum. Mais aucun d'eux, d'autre
part, n'a pu douter de la parfaite correction avec laquelle ces mêmes cultores sauvegarderaient les
apparences élémentaires d'une participation, qui ne serait que passivement distante et purement conformiste,
à des rites civils et politiques dont tout homme d'esprit savait qu'ils n'étaient que représentatifs d'un
mos majorum, et qu'ils souffraient déjà de n'être plus considérés que comme la manifestation d'une attitude
symbolique autour du thème de l'unité et de la pérennité de l'Empire.
La définition d'un domaine assigné aux courtoisies réciproques de la « proscynèse », assurait à
tous les chances les plus raisonnables et les plus durables de la coexistence. Alexandre Sévère, souverain
Pontife de la religion des Romains, avait implicitement dit à l'Eglise : Je reconnais « votre Seigneur
Christ» en tant que dieu : j'attends de vous, et j'exigerai, qu'en retour, vous « reconnaissiez», au moins,
mes « cérémonies romaines ».
L'Empereur Trajan-Dèce, fanatique et brutal comme son prédécesseur Maxime, est venu rompre
l'équilibre fondé sur ce pacte, en substituant unilatéralement à l'obligation d'une réciproque «
proscynèse» qui n'exigeait que la reconnaissance, en quelque sorte passive, des cérémonies romaines, le
commandement de les accomplir positivement par le moyen d'une participation active. La manière dont ce
commandement fut reçu par l'unanimité des sujets de l'Empire, pouvait prendre valeur de « test » à
l'égard des chrétiens de stricte, et déjà « catholique », observance. Le Pouvoir politique avait constaté
qu'ils n'avaient guère résisté, même doctrinairement, à aller souvent plus loin qu'ils n'étaient
moralement tenus ; ainsi, le pouvoir rassuré par cette expérience, il est explicable qu'au cours des années 251-
255-256, la « paix » ait été officiellement assurée — une paix devenue comme de « droit commun » dans
les christianismes africains, tant celui dont Cyprien s'affirmait le « guide », que les autres, celui de la
Montagne, par exemple, auquel présidait le conciliant Felicissimus.
Qu'au cours du printemps de l'année 257, Valérien en fût venu à la nécessité de s'assurer, par
un « sondage d'opinion » (dirions-nous aujourd'hui), de la consistance des données de base sur lesquelles
cette « paix» était traditionnellement fondée, c'est à nous d'en démêler les raisons. Mais peut-être aurait-
il été plus laborieux (encore que moins hasardeux), de procéder à une telle recherche en s'abstenant d'y
donner un rôle aux incantations démoniaques des « magiciens d'Asie»1. On se bornera ici à présumer
que si Valérien a adressé les litterae que l'on sait à ses gouverneurs de l'Afrique, de la Numidie, de la
Maurétanie Césarienne, de la Cyrénaïque et de l'Egypte, il avait de bonnes raisons — au moment où
il se proposait d'engager un effort pressant et décisif du côté de la Perse — de s'assurer du loyalisme
et de la stabilité politiques des populations sur lesquelles s'appuyaient ses arrières.
Et, au fait, serait-ce un impossible effort que nous exigerions de nous, dans le temps même que
nous vivons, si nous faisions celui de nous représenter à quel point il pouvait être important, pour un
pouvoir politique héréditairement assis sur les fondements de la divinisation du destin de la Cité de Rome
et alors engagé dans la défense de cette cité, de n'avoir pas à prendre trop d'inquiétude de quelques
répudiations sporadiques d'une allégeance qui, sous les apparences d'une « proscynèse » cérémonieuse, était,
en fait, de nature politique ?

1. Eusèbe DE Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 10, 4 sqq.


SAINT CYPRIEN 143

Nous avons ici le témoignage que Valérien — en décidant par un « bref» particulier de procéder
à un de ces sondages que Cyprien dénommera ailleurs des « explorations » et auxquels ne répondent
que des «professions» — s'est gardé de dramatiser1. Il n'a pas mis en branle l'écrasante machinerie
de la « Loi Julienne de Majesté », généreuse en sanctions capitales. Seuls seront interrogés parmi les cul-
tores, ceux dont on sait qu'ils sont autorisés à « ne pas pratiquer le culte des dieux de Rome », et il ne sera
pas exigé d'eux de faire une « confession dans l'ordre des procédures instrumentaires, mais seulement
une « professio » de caractère déclaratif, et sanctionnée par la mesure administrative de la relegatio-
exilium.

Les sanctions du devoir de proscynèse

Denys d'Alexandrie, on l'a vu, lorsqu'il s'était présenté devant le gouverneur, s'était fait
accompagner d'au moins cinq d'entre ses auxiliaires cléricaux (un prêtre, quatre diacres). Il semble que le
gouverneur l'ait convoqué à comparaître seul, dans l'intention, suppose Denys, d'obtenir de lui une adhésion
exemplaire sur laquelle, par la suite, se serait réglé son clergé ; c'est bien ce qu'il tente de faire en ne recevant
d'abord que l'« épiscope ». Par la suite, ayant été admis tous ensemble, Denys a été leur porte-parole.
Et il ne semble pas que le vice-préfet ait cru devoir étendre le champ de son enquête à d'autres membres
du clergé, dont l'opinion pouvait lui paraître, désormais, surabondante. Il lui suffisait de prendre acte
du refus opposé par les membres les plus représentatifs de la société ecclésiale, supposés garants de leur
unanimité, pour que l'existence juridique de cette société fût engagée et compromise tout entière. Aussi
est-ce alors que nous le voyons divulguer les conséquences globales du refus qu'il vient d'enregistrer.
D'abord à l'égard de leurs personnes :
« Je vois que vous êtes ingrats et insensibles à la modération de nos Augustes. C'est pourquoi :
1 ° « Vous ne resterez pas dans cette ville, mais vous serez envoyés dans le lieu appelé
Kephro.
2° « (et) il ne vous sera pas permis, à vous et à quelques autres : (a) de faire des assemblées, (b) de
pénétrer dans les lieux appelés cimetières.
3° « Si quelqu'un (de vous) : (a) est vu dans le lieu dont j'ai fait l'objet de mes ordres, ou (b) s'il
s'est trouvé dans une assemblée quelconque, il se mettra en danger»2.
Quel a été le sort de la communauté collégiale à laquelle avaient présidé Denys et ses dignitaires
ecclésiaux ? A tenir compte du fait que, plus tard, en 259-260, Gallien régnant seul, ordonnera que les
« lieux de culte » soient restitués à Denys, on doit admettre que les mesures prises par Valérien en 257,
avaient comporté la dissolution de l'entité collégiale à laquelle il avait présidé naguère, et la confiscation
de son patrimoine. Et nous noterons derechef, à cette occasion, que d'autres « épiscopes » bénéficieront
alors des mêmes mesures réparatrices. Nous devrons en déduire, répétons-le, qu'il avait existé en Egypte
d'autres « communautés ecclésiales », légalement autorisées, que celle d'Alexandrie ; — et que leurs
évêques et clercs supérieurs ayant été exilés pour avoir opposé un refus collectif à l'invitation de reco-
gnoscere-izç>o(7Y.uvziv, elles avaient été également dissoutes.
A Carthage, Cyprien s'est présenté seul in secretario proconsulis2'. A-t-il été seul invité à le faire ?
Ou bien, prié de s'adjoindre ses « auxiliaires cléricaux» qu'il aurait considérés lui-même comme les plus
représentatifs de son ecclesia, n 'a-t-il pas voulu se soustraire au risque de les exposer à des défaillances
peut-être prévisibles ?

1. Cyprien, Epistulae, LXXXI, C.S.E.L., 3, 2, p. 841.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11, 10-11.
3. Acta proconsular ia Cypriani, 1, C.S.E.L., 3, 3, p. CX.
144 C. SAUMAGNE

Quoi qu'il en ait pu être, la décision arrêtée par le proconsul, d'ordre de l'Empereur, n'a affecté
— en l'état de nos informations — que Cyprien. Mais sans doute devons-nous reconnaître, dans la manière
qu'a eue le proconsul de notifier cette décision, un signe de cette «bienveillance» impériale à laquelle
le vice-préfet avait voulu rendre sensibles Denys et ses compagnons.
« Paternus, le proconsul, dit : En conséquence (de la réponse que tu m'as faite), te serait-il possible,
en te conformant au principe énoncé par Valérien et Gallien, de partir en la qualité d'exilé, pour la ville de
Curubis ?
« Cyprien, « épiscope », répondit :
« Je partirai »1.
Plus tard — mais à peine, car l'affabulation apparaîtra dès le lendemain du martyre de saint
Cyprien sous la plume de son affectueux ami et hagiographe, le diacre Pontius — nous serons invités à
croire qu'en comparaissant devant le proconsul, l'évêque de Carthage ne doutait pas de devoir être appelé
à « confesser » dans des conditions dont il souhaitait, de toute sa passion, qu'elles lui vaudraient cette «
couronne» qu'il avait consacré toute sa vie et sa doctrine à mériter. Si bien qu'il aurait passé la première
nuit de son exil à rêver que ce n'était que partie remise. Mais il se rendait bien compte qu'il n'avait pas
comparu devant un « tribunal » pour y répondre d'un crime positivement défini par une loi et sanctionné
par une peine capitale — comme cela eût été s'il avait été «sommé de sacrifier», de caeremoniari. Il
n'avait été appelé qu'à déférer à une invitation, sans doute effectivement contraignante mais
courtoisement exprimée, et qui pouvait passer pour lui laisser le choix du lieu de cet « éloignement surveillé ».
Le cas de l'« épiscope » de Carthage étant ainsi réglé, le proconsul eût pu le renvoyer, sans
l'informer autrement des développements possibles de l'enquête, non plus que des prévisions astreignantes
susceptibles d'être mises en œuvre au gré des résultats.
Mais, persuadé que Cyprien se montrerait sensible à l'évidente bienveillance des Empereurs, le
proconsul a glissé à l'illusion de supposer que l'« épiscope» l'aiderait dans la poursuite de son enquête.
Et de lui faire part de ce qu'elle devait encore comporter : « Ce n'est pas seulement touchant les
« épiscopes» que (les Empereurs) m'ont fait V honneur de m' écrire, mais aussi touchant les «presbytres»2.
Mais il s'égare — peut-être par bonheur pour notre information — à hasarder un mot de trop :
« En conséquence, je veux apprendre de toi quels peuvent être les presbytres qui ont leur résidence dans
cette ville de Carthage»3.
Et Cyprien alors d'éclater. Pour lui, « sacerdote » du « Dieu unique et vrai », l'occasion est trop
belle de donner à un magistrat profane, «persecutor» par hypothèse légale et tradition apologétique,
une leçon de droit positif :
« Par des lois qui vous sont propres, c'est honnêtement et utilement que vous avez décidé que les
dénonciateurs {délateurs) n'avaient pas d'existence légale ; autant dire que (les presbytres) ne peuvent ni
t'être dénoncés ni t'être déférés par moi ; par contre (?) c'est dans leurs cités (respectives) qu'ils seront
trouvés »4. Le « primat d'Afrique » perce sous l'évêque de Carthage. A quoi le proconsul ne répond rien
qui traduise l'impatience : il se borne à dire : « Ce sera par mes soins qu'ils seront trouvés5.

1. Acta proconsularia Cypriani, 1, C.S.E.L., 3, 3, p. CX. Paternus proconsul dixit : «Poteris ergo secundum praeceptum
Valeriani et Gallieni, exsul ad urbem Curubitanam proficisci ? » Cyprianus episcopus dixit : « Proficiscor ».
2. Acta proconsularia Cypriani, 1, C.S.E.L., 3, 3, p. CX : « Non solum de episcopis, verum etiam de presbyteris mihi
describere dignati sunt ».
3. Idem, « Volo ergo scire ex te, qui sint presbyteri qui in hac civitate consist unt».
4. Idem, « Legibus vestris bene atque utiliter censuistis delatores non esse. Itaque detegi et deferri a me non possunt.
In civitatibus autem suis invenientur ».
5. Acta proconsularia Cypriani, 1, C.S.E.L., 3, 3, p. CXI. Paternus proconsul dixit : « A me invenientur».
SAINT CYPRIEN 145

II est de toute évidence que Cyprien saisit ici au bond une occasion d'évoquer les règles
fondamentales de la « procédure accusatoire » qui doit être de règle en matière de répression des crimes et délits,
et dont il est de tradition dans l'apologétique de se plaindre qu'elle soit généralement transgressée au
détriment des seuls chrétiens. Il se réfère implicitement au rappel que Trajan avait jadis fait de cette règle,
et à ceux qu'avaient renouvelés Hadrien et Antonin aux termes d'« édits » formels. Ce que veut dire Cyprien
au proconsul serait, en clair, à peu près ceci : « Tu sais fort bien que tu n'as pas le pouvoir de m'ordonner
de fournir les noms et domiciles de ces presbytres, sans, en même temps, attendre de moi que je te saisisse
d'un « libelle accusatoire » signé par moi et qualifiant l'infraction que je te demanderais de châtier et dont
il m'incomberait légalement de démontrer qu'ils sont coupables, etc. »
C'est évidemment là un « morceau de bravoure » auquel Cyprien — même ne l'aurait-il pas voulu
— aura assuré, en fait, la publicité des Acta proconsularia.
Cyprien ne pouvait pas ne pas se rendre compte, tout comme il nous est donné de pouvoir le faire
nous-mêmes, que l'enquête dont il faisait l'objet n'avait en rien le caractère d'une procédure pénale,
d'une questio, même «extraordinaire» qui eût mérité d'être dite «persecution. Il savait fort bien qu'il
n'avait fait lui-même l'objet d'aucun «libelle accusatoire» l'invitant à répondre, en tant que reus concep-
tus, d'un délit qualifié crimen publicum, devant un tribunal organique où le gouverneur-magistrat eût
siégé cum concilio, assisté de ses conseillers-assesseurs.
C'est une opinion plus conforme à la réalité des choses qui avait inspiré à Denys d'Alexandrie
d'amener avec lui au moins un «presbytre» et, de surcroît, quelques «diacres» que les Empereurs, à
se fier à la déclaration faite par le proconsul de Carthage, n'avaient pas mis en cause dès l'abord.
Il pourrait venir à l'esprit que Denys était assez bien assuré qu'aucun de ses prêtres et diacres
— choisis, sans doute parmi les plus représentatifs de son clergé — ne manquerait à répudier la « pros-
cynèse » à laquelle le préfet les inviterait. Par contre Cyprien ne pouvait faire trop grand état d'une telle
présomption. Et comme il ne ressort de rien qu'il se soit trouvé, en Proconsulaire, quelque autre évêque
ou prêtre que Cyprien, qui aurait été « relégué en exil », on sera bien excusable de supposer qu'il ne s'est
vraisemblablement pas rencontré, au nombre des divers sectateurs « admis à ne pas pratiquer le culte
des dieux romains », un réfractaire qui se soit refusé à en « reconnaître les cérémonies ». Ainsi évêques
et clercs de la province ont-ils pu paisiblement attendre que Cyprien purgeât son temps de relégation.

L'application des sanctions à Alexandrie et à Carthage

Revenons au procès-verbal de l'audience du 30 août 257 à Carthage.


« Et le proconsul ajoute : (les Empereurs) ont (également) arrêté le commandement (suivant) : —
Interdiction de former des « conciliabules » en quelque lieu que ce soit ; interdiction de pénétrer dans les
cimetières. — Celui qui n'observerait pas un si salutaire commandement sera passible de la peine de mort ».
Cyprien,« épiscope », répondit :
« Accomplis ce qui fest commandé »x.
Qu'a-t-il accompli à cet égard ?
Touchant l'application du « précepte » — d'intention politique et de portée interconfessionnelle
— énoncé par ces litterae que les Princes ont « données aux gouverneurs de provinces » en ce début de

1. Acta proconsularia Cypriani, 1, C.S.E.L., 3, 3, p. CXI. Et adjecit : «Praeceperunt etiam ne in aliquibus locis
conciliabula fiant, nec coemeteria ingrediantur. Si qui itaque hoc tam salubre praeceptum non observaverit, capite plectetur ».
Cyprianus episcopus respondit : « Fac quod tibi praeceptum est ».
146 C. SAUMAGNE

l'été 257, nous ne savons guère que ce que nous en a transmis celle d'entre les sectes chrétiennes qui
était, alors déjà, majoritaire, qui se disait « la catholique », et qui avait déjà bien des raisons de pressentir
qu'elle serait bientôt dominatrice.
On a vu de quoi nous instruisent ces informations relativement à l'application du « précepte »
impérial à la province d'Afrique, et singulièrement à la personne de Cyprien. Nous savons, d'autre part
et incidemment, que dans la province de Numidie, quelques « co-épiscopes » de Cyprien ont été frappés
de la même mesure d'éloignement administratif que lui. Mais la correspondance de Denys d'Alexandrie
ne nous laisse ignorer que peu de chose de l'essentiel qui concerne la mise en œuvre du « précepte »
impérial en Egypte.
Au rapport de Denys d'Alexandrie, le vice-préfet Emilien, s'adressant à lui-même et à un petit
nombre de ses clercs, s'est exprimé ainsi : « Je vois que vous êtes ingrats, insensibles à la douceur de nos
Augustes ; c'est pourquoi vous ne demeurerez pas dans cette ville d'Alexandrie, vous serez envoyés
dans les régions de la Libye et dans le lieu dit Kephro ; c'est ce lieu que j'ai choisi, d'ordre de nos
Augustes»1. Ici aussi le choix est dicté par l'Empereur.
Comme la décision qu'il vient de prendre le met en situation d'appliquer les sanctions
complémentaires prévues par les Princes, mais qu'il n'a pas encore divulguées, il les énonce : « A l'avenir, il
« vous sera interdit : (a) de tenir des assemblées ; — (b) d'entrer dans les cimetières ». Et de prévenir
Denys que c'est à quoi il tiendra la main.
Ainsi Denys et ses assistants avaient reçu défense aussi bien de « composer des synodes » que de
« participer à des synagogues ». Et le vice-préfet les avait avertis que « la vigilance nécessaire ne serait
pas défaillante ».
Cette vigilance, Denys se flatte de l'avoir tenue en défaut ; car, écrit-il à Germanos : « nous ne
nous sommes même pas abstenus de « synagogues » perceptibles aux sens, autant dire « non
clandestines »2.
Kephro, nom du premier lieu de « résidence assignée », paraît avoir été une circonscription
administrative assez proche d'Alexandrie pour que Denys, tout d'abord, ait pu ne pas cesser d'y exercer en
fait son autorité épiscopale, s'y tenant « présent en esprit » encore qu'étant « absent de sa personne »
suivant l'enseignement de l'Apôtre.
Kephro avait peut-être été choisi par le Prince parce qu'il n'y existait pas, apparemment, de «
cellule ecclésiale » établie. Pour nos exilés, c'était terre de mission ; et la seule présence de Denys avait
suffi à y susciter la formation, hors collège, de conventus religionis causa, ici désigné du nom d'ecclesia.
Cette « église » — également susceptible d'être dite « synode », « synagogue », « conciliabule » — ■
agglutinait autour des bannis : — d'abord un certain nombre des « frères qui, d'Alexandrie les avaient
spontanément suivis ; — puis des frères qui venaient d'Egypte » ; — et, enfin, « un choix de gentils qui, pour
la première fois, et ainsi semblables aux Colossiens de jadis « avaient reçu la Parole ».
Denys nous assure que cette pieuse activité ne se souciait guère d'être clandestine ; mais, même
si son trop grand souci de se référer de trop près à des exemples apostoliques ne compromettait pas quelque
peu la parfaite crédibilité de son récit, il était prévisible qu'un tel prosélytisme ne pouvait être si
indiscrètement poursuivi sans être contredit par quelque réaction violente du milieu païen, sinon même, (à
faire état d'une tradition alexandrine bien établie) juive. Il y eut, en effet, des « procès » et des «jets de
pierres ».
Il est naturel que le vice-préfet ait alors dispersé nos « bannis », en assignant à chacun un lieu de
résidence différent dans une nouvelle région dite de Kolluthion ; sans doute aussi, et du même coup, a-t-il

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11, 10.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11, 12.
SAINT CYPRIEN 147

refoulé sur leurs lieux d'origine, ces dévots d'Egypte qui n'avaient pu être empêchés de les rejoindre à
Kephro. Il semble même que Kolluthion — encore que ce fût un lieu plus « libyque » — ait paradoxalement
rapproché Denys de son siège d'Alexandrie. En effet, a-t-il écrit : « Si Kephro nous avait procuré des
« relations plus nombreuses avec les Frères d'Egypte, de sorte que nous y avons pu pratiquer des rassem-
« blements ecclésiaux plus largement ouverts, là, à Kolluthon, comme la ville (Alexandrie), était plus
« rapprochée, il devait arriver que nous y jouissions d'une manière plus continue de la vue de ceux qui
« nous étaient réellement chers, très intimes et très aimés. Ils y avaient pu venir, en effet, (de la ville), et
« y séjourner ». Mais ce n'en était pas moins une région de faubourgs assez distants (les uns des autres ?) ;
ils avaient pu y tenir des rassemblements (morcelés) 1.
On se souvient que Denys, dans son apologie à l'évêque Germanos, son calomniateur, reprochait
au vice-préfet Emilien, « de ne pas lui avoir dit en premier lieu : « ne réunis pas ! » Pour Emilien (suppose-
t-il), c'eût été là le superflu ; il courait tout de suite vers le but final ; il ne parle donc pas de ne plus
rassembler les autres, mais de ne plus être chrétiens nous-mêmes »2, — c'est-à-dire que, tout comme le
Proconsul de Carthage a fait pour Cyprien, il a d'abord donné lecture du commandement principal,
celui de recognoscere caeremonias, que le rigorisme de Denys interprète comme l'ordre « de ne plus être
chrétiens ».
Mais il fausse visiblement l'ordre logique de ce qui a été le dialogue, ce que ne font pas les Actes
de Carthage ; car ce n'aura été qu'autant que les personnes à qui aurait été d'abord signifié le
commandement s'y montreraient obstinément réfractaires, qu'il serait devenu nécessaire de leur notifier les
pénalités dont leur refus les aurait rendues passibles dans l'immédiat, et les incapacités qui les affecteraient
pour l'avenir.
Il n'est pas rigoureusement inconcevable qu'Emilien et Aspasius Paternus se soient flattés de
persuader, l'un le haut clergé d'Alexandrie, l'autre l'épiscope de Carthage, de l'insignifiance relative
d'une « professio » si apparemment formelle et qui, si elle était obtenue, rassurerait les Princes sur le
loyalisme politique des chrétiens sans mettre pour autant en péril leur latitude de « ne pas pratiquer le
culte des dieux romains ». Si, par hypothèse ils y avaient réussi, du coup renonciation des pénalités serait
devenue superflue, comme étant sans objet. Au mieux elle eût été faite « pour information » et pour donner
lieu, aux uns et aux autres, de se féliciter d'y avoir échappé à si peu de prix.

Portée réelle des litterae impériales

Touchant ces sanctions, je ne crois pas que ce soit s'attarder inutilement que de tenter d'en définir
en peu de mots la nature et d'en mesurer la portée.
Conciliabula fieri = aûvoSouç 7iot,£ia6ou sont des locutions du vocabulaire juridique que l'Edit de
Galère de l'année 311 énoncera complémentairement, dans la version grecque comme dans la latine,
à la proposition : ut denuo sint (christiani) = tva au0t,ç &ai /picmavot 3. La latitude de composer des
conciliabula — « synodes », « synagogues », est le corollaire de la « capacité d'être », c'est-à-dire de
constituer des « collèges de cultures » dotés d'assez d'attributs de la « personnalité civile » pour pouvoir
accomplir les actes élémentaires du commerce juridique.
Le refus d'accorder au Prince la déclaration de « reconnaissance », emportait dissolution du
collège, interdiction de mener à son profit une quelconque activité sociale, et confiscation de ses biens. Mais

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11, 15-17.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 11,3.
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, 17, 9. Cf Lactance, De mortibus persecutorum, XXXIV.
148 C. SAUMAGNE

encore fallait-il, pour qu'un refus entrainât des effets si radicalement abolitifs, qu'il fût exprimé par
l'unanimité, ou du moins par l'évidente majorité des membres du comité collégial de ceux que la lex collegii
elle-même dotait d'une qualification représentative et engageante ; — ici la haute hiérarchie ecclésiale :
« épiscopes » et « presbytres ».
Mais il va de soi que les gouverneurs, dans une circonstance où il leur fallait provoquer une
adhésion de courtoisie plutôt qu'une obéissance inerte, se soient abstenus de brandir en premier lieu les sanctions
d'une insoumission collective qu'ils devaient affecter de considérer comme improbable.
A Alexandrie, le vice-préfet a différé de déclarer les pénalités prévues par les litterae impériales.
Il a attendu d'avoir acquis la certitude qu'il y avait bien lieu de les appliquer. Aussi a-t-il prononcé, d'une
même venue, la peine de l'exil à l'encontre des « responsables » dont il a recueilli et consigné la déclaration ;
— en outre, la dissolution de « collège ecclésial » d'Alexandrie, dissolution comportant et la confiscation
de ses biens et, tout d'abord, celle des « lieux de culte » ; — enfin, l'interdiction de réunir les «
conciliabules » dans les lieux clos, ou des « rassemblements », (« syna.gogxies-conventus »), dans des lieux ouverts
qui sont « dénommés cimetières ». D'autres évêques égyptiens que Denys se sont vus confisquer leurs
« lieux de culte », mesure qui a impliqué la dissolution préalable de leur collegium salutare ; et,
personnellement, ils ont été « assignés à résidence ».
Mais à Carthage, le proconsul n'a encore entendu de déclaration que celle d'un seul « épiscope »,
personnage considérable, sans doute, mais dont la profession n'engagera de responsabilité communautaire
qu'autant qu'elle sera corroborée d'adhésions collégiales en nombre au moins majoritaire. Le refus
de « reconnaissance » ayant été sanctionné en la personne de celui qui doit personnellement en répondre,
le proconsul met celui-ci au fait — par égard et non par stricte obligation — de ce qu'il pourrait advenir
éventuellement dans l'hypothèse où ses collègues-presbytres, qu'il se propose d'interroger, croiraient
devoir suivre l'exemple qu'il vient de donner : dissolution du collège ecclésial de Carthage, confiscation
de ses biens, interdiction d'organiser des « conciliabules » en lieu clos, ou des assemblées dans les
cimetières ; — le proconsul annonce que la transgression de ces défenses, après qu'elles auront été constatées,
devra entraîner l'application des peines capitales prévues par la « lex Julia de majestate ».
« Après, — mais pas « avant » ! — Si bien que si, par hypothèse — hypothèse qui a été celle où
s'est placé Valérien, dans la présomption que l'expérience la vérifierait — il venait à se trouver qu'aucun
de ces « presbytres » paroissiaux du diocèse de Carthage et que Cyprien laissait au proconsul le soin de
rechercher « in civitatibus suis », ne refusait de tzç)Ogyx>vzïv specie, de « recognoscere caeremonias Romanas»;
et que si, d'autre part, il venait à se trouver que les responsables, « épiscopes et prêtres, d'autres confréries
dévotes ou collèges ecclésiaux, ne croyaient pas devoir décliner l'invitation des Princes, il adviendrait
alors que la «persécution de Valérien» n'aurait pas eu lieu dans la province d'Afrique.
Et, en fait, il est constant qu'elle n'y a pas eu lieu ; non plus qu'en Numidie et en Maurétanie.
Cette assurance nous épargne de feindre la surprise lorsqu'il nous sera donné de constater que, durant
les dix mois que Cyprien a été « éloigné » à Curubis, Vecclesia de Carthage a « fonctionné » normalement,
disposant de ses « cimetières » comme de ses lieux de culte ; que les « épiscopes » des provinces nord-
africaines sont demeurés au gouvernement de leur clergé et au contact de leur «plebs» ; et qu'il n'a été,
durant ce même temps, aucun chrétien, ou christianisant, ou cultor de quelque autre divinité, qui soit
tombé sous le coup de la « loi de majesté » « pour cause de religion ».
CHAPITRE IV

L'EXIL DE CYPRIEN A CURUBIS

Un rêve de Cyprien - La lettre aux exilés numides

Lorsqu'il se rendait à la convocation du proconsul, Cyprien ne pouvait ignorer qu'il n'aurait


pas à répondre à quelqu'une de ces accusations criminelles qui, lorsqu'elles mettent en cause un chrétien,
l'exposaient à subir une peine capitale. Mais une telle peine, de tout l'ardent besoin de sa foi, il aspirait
alors à la mériter, dans la certitude où il était que sa rigueur témoignerait avec éclat que c'était Dieu
lui-même qui, en suprême instance, arbitrerait ainsi, à l'avantage de sa doctrine, le litige exaspéré que son
rigorisme autonomiste avait ouvert entre Rome et Carthage. Au surplus, il ne pouvait douter des soupçons
graves de collusions que pouvait inspirer à l'autorité romaine et à l'opinion courante l'immense et très
apparent crédit moral dont il jouissait auprès des populations des arrière-pays d'Afrique, alors en état
de dissidence ou de rébellion contre l'autorité romaine ; il suffisait de peu pour que le mécanisme de la
« loi de majesté » fût mis en mouvement contre lui.
De l'occasion de provoquer le témoignage de ce martyrium probatoire, la modération calculée de
Valérien l'avait frustré ; du moins s'en consolait-il en s'assurant que ce ne serait que pour l'immédiat.
Le proconsul ne lui avait demandé que de faire une professio. En réponse il avait articulé une confessio
dont les « Actes proconsulaires » avaient diffusé l'écho à travers les provinces. Mais il ne lui en avait
pas été tenu la rigueur qu'il escomptait. En effet, le défi qu'il avait ainsi lancé n'avait pas été relevé, le
proconsul s 'étant gardé de se laisser déporter sur le terrain de la procédure de majestate où Cyprien le
provoquait.
Aussi le temps de sa relégation à Curubis aura-t-il été celui d'un recueillement solitaire, une retraite
introductive au martyre décisif violemment désiré1. Il semble que rien ne soit intervenu qui l'ait détourné
de son exaltation silencieuse vers la « couronne céleste ». Son biographe, le diacre Pontius, se flatte d'avoir
été celui que « la tendresse de la charité de Cyprien ait daigné choisir entre ceux qui composaient sa maison
(de Carthage), pour partager volontairement avec lui son exil »2. Et de cet exil, Pontius n'a rien eu à nous
dire d'autre que la narration d'un rêve. Il peut être tenu pour vrai que Cyprien a fait ce rêve, et qu'il l'a
fait dès ce moment ; et aussi que tout le temps de son exil, il n'a rien fait, dit ou écrit qui ne se rapportât

1. La colonia Iulia Curubitana (Korba) était avec Clupea (Kelibia) et Neapolis (Nabeul) l'une de ces antiques
fondations coloniaires que Jules César, entreprenant de réanimer la vêtus Africa, jusqu'à lui négligée, avait dispersées le long
du rivage oriental de cette presqu'île du cap Bon qui projetait dans le détroit de Sicile les abrupts du « Promontoire d'Hermès »
(El Haouaria). La colonie romaine avait été insérée dans une cité libre de même nom. Son territoire juxtaposait ainsi un apport
de citoyens romains, de souche italique et de formation militaire, et une cellule indigène de vieille civilisation libyco-phéni-
cienne, comme en vue de leur ménager les chances d'un métissage ethnique et d'un synœcisme politique. On a ainsi bien lieu
de supposer que ce n'avait pas été pour une raison d'égards et de ménagement que Valérien avait ordonné — évidemment
sur la suggestion de son proconsul — que Cyprien fût invité à accepter Curubis comme lieu d'exil : il n'y trouverait pas de
cellule chrétienne, même élémentaire, et les gentils s'y tiendraient à distance. Le «pape» de la communauté chrétienne de
Carthage serait là bien contraint aux fructueux et apaisants silences de la solitude.
2. Pontius, Vita Cypriani, 12, C.S.E.L., 3, 3, p. CIII.
150 C. SAUMAGNE

à l'épreuve qu'il promettait. Dès la première nuit, nous conte-t-il, Cyprien y reçut « d'un jeune homme
d'une taille extraordinaire» qui lui était apparu en rêve, l'assurance que, une année s'étant écoulée, il
déboucherait, à n'en plus pouvoir douter, sur la « récompense céleste, la couronne du martyre et le Royaume
de Dieu » 1 .
Mais il n'en aura pas moins été exceptionnellement malencontreux — les choses étant appréciées
du point de vue de la contingence historique — que Cyprien n'ait plus rencontré d'autres occasions
d'écrire, (donc de nous informer de sa main), que celles par lesquelles il pensait rapprocher de lui, jusqu'à
la rendre imminente, l'exaltante échéance du martyre inéluctable.
Aussi nous faut-il faire l'effort de dégager les faits qu'il rapporte de l'enveloppement d'irréalisme
sous les apparences duquel il les a perçus.
Je crois — je souhaiterais que cette conviction que je n'exprime ici que sous forme d'hypothèse
de travail, me fût pardonnée si de bonnes raisons venaient à faire apparaître qu'elle était chimérique —
que l'état d'inquiétude mystique extrêmement vive dans lequel l'avait mis, depuis deux ans, sa rupture
avec le « siège de Pierre », n'a pas pleinement préservé en lui cette faculté réaliste exceptionnelle qu'il
avait manifestée jusqu'alors, de percevoir d'une manière exactement conforme à leur nature et à leur
objet, les circonstances historiques qui ont causé à la fois sa mort et la transfiguration de son personnage
historique.
Les dix mois d'isolement méditatif que lui a ménagés l'exil de Curubis auront été le temps durant
lequel a mûri en lui, comme à l'exclusion de toute autre, cette inégalable faculté de considérer sub specie
aeterni, le cours le plus ordinaire des choses. Et c'est ainsi qu'il se trouve que, de celles-ci, il nous a donné
une vue transposée et à la fois magnifiée pour peu que le sang-froid critique ne s'efforce pas de les ramener
au plan de la contingence historique.

Un rêve de Cyprien

De cet irréalisme, lui-même nous a donné au moins trois témoignages, dont chacun procède de
l'angoisse de pressentir que quelque circonstance contrariante va le priver de pouvoir appuyer du
témoignage de son sang, l'orthodoxie de l'idée qu'il lui a été donné de se faire une fois pour toutes de l'unité
transcendantalement « catholique » de l'Eglise du Christ, à l'occasion du baptême des « hors l'Eglise ».
C'est ainsi qu'il a suscité de toutes pièces, et accrédité, l'image apocalyptique d'une irréelle «
persécution » de Valérien, en liant par une sorte de relation mystiquement nécessaire, les mesures arrêtées
en août 257, aux sévérités (également localisées) qui le frapperont personnellement en septembre 258.
Ainsi, dès le premier jour qu'il passe à Curubis, Cyprien se laisse dominer par la conviction que son
exil ne marquera qu'une étape inaugurale sur le chemin de sa passion, et qu'il lui faudra patienter un an
avant de l'avoir franchie.

« Je n'étais pas encore tout à fait endormi, raconte-t-il à Pontius, lorsque m'apparut un jeune homme d'une taille
extraordinaire ; il me conduisit au Prétoire et me présenta au proconsul qui était assis sur son tribunal. Celui-ci
m'eut à peine vu qu'il se mit aussitôt à tracer sur une tablette une sentence que je ne pouvais connaître, car il ne
m'avait pas fait subir l'interrogatoire accoutumé. Mais le jeune homme qui se trouvait debout derrière lui, dans
une indiscrète curiosité, lut tout ce qui avait été écrit ; et parce que, de la place où il était, il ne pouvait me parler
il m'en expliqua le contenu par signes, imitant avec la main tendue à plat, le coup du châtiment habituel. Je compris
que c'était là la sentence future de ma passion. Aussitôt je m'adressai au proconsul et lui demandai un jour de sursis
pour mettre ordre à mes affaires. Je répétai longtemps ma prière. Enfin il se mit à écrire de nouveau sur sa tablette,

1. Pontius, Vita Cypriani, 12, C.S.E.L., 3, 3, p. CIII.


SAINT CYPRIEN 151

mais sans que je puisse savoir ce que c'était. Cependant il me semblait, au calme de son visage que, touché de la
justice de ma requête, il y avait fait droit. Le jeune homme qui, tout à l'heure, par son geste mieux que par la parole
m'avait révélé ma passion, se hâta de replier ses doigts l'un après l'autre et de répéter plusieurs fois ce signe pour
m'apprendre que l'on m'accordait le délai que j'avais demandé jusqu'au lendemain. Quoique la sentence ne fût
pas prononcée, le sursis me causait un véritable plaisir. Cependant je tremblais d'avoir mal interprété le geste de
mon compagnon... » :

Est-ce bien malice si on ne se défend pas de déceler l'intention apologétique qui a tissé la trame
de cette fiction ? La mesure administrative d'exil à laquelle a été soumis un grand notable de la prestance de
Cyprien a dérouté les uns et déçu les autres par sa modération calculée, aussi bien gentils que chrétiens
ou christianisants de toute allégeance.
Beaucoup n'avaient pas oublié l'embarras qu'avait naguère éprouvé Cyprien à se justifier de ne
s'être pas offert aux rigueurs de Dèce. Et la malignité des uns et des autres, tant les durs de Novatien
que les conciliants de Felicissimus, avait beau jeu à supposer quelque collusion entre le pouvoir et un
sacerdote qui affectait d'accaparer, pour le profit de sa secte, les privilèges d'une « catholicité» si
organiquement portée à l'exclusivisme. Nul ne pouvait ignorer que l'exil de Cyprien avait été conçu ad annum,
et que le pouvoir se donnait quelque raison de présumer que ce pouvait être là un suffisant délai de réflexion,
que Cyprien mettrait à profit pour se rallier une opinion publique nord-africaine sur laquelle — nous
le verrons — il avait de bonnes raisons de croire que l'évêque de Carthage exerçait une redoutable influence.
Il était donc d'une importance suprême que la sentence d'exil parût impliquer l'engagement effectif
d'une procédure criminelle et capitale, que dénouerait inéluctablement un martyre dont seul un dessein
providentiel avait voulu qu'il fût différé. Il fallait qu'on sût que, d'ores et déjà et pour jamais, Cyprien
avait, si j'ose dire, « engagé le processus du martyre ».
Ce n'est pas un autre sens qu'a le commentaire que Pontius donnera plus tard de ce rêve ; ce ne
pourra être sans intention qu'il lui fera occuper tout le temps de l'exil, le dispensant de toute autre
évocation anecdotique.

« Quoi de plus clair, écrira- t-il, que cette révélation ? Quoi de plus heureux que cette faveur ? Devant lui s'est déroulé
tout ce qui devait s'accomplir... ! Ce lendemain fut une année qu'il devait encore passer sur la terre après sa vision.
C'est pourquoi il importe peu qu'un jour ait été donné ici pour une année... Ainsi personne (ajoute Pontius qui
est bien certain que personne n'en a rien su !) ne connut le sujet de cette apparition, avant que le saint Evêque eût
été couronné plus tard, le lendemain du jour anniversaire de sa vision2.

Ce qui ne lui interdit pas de se contredire aussitôt, du moins pour ce qui est de la certitude du
martyre.

« Dans l'intervalle, néanmoins (entre août 257 et septembre 258), tous tenaient pour certain que son martyre n'était
pas éloigné ; mais quant au jour personne ne le déterminait, parce que Dieu avait voulu le laisser ignorer »3.

Cela dit, Pontius ne paraît rien avoir retenu du long séjour de Cyprien à Curubis — rien, du moins, qui,
à son sens, valut d'être rapporté ; rien de sa manière d'y vivre, de l'accueil qu'il y avait reçu, ni si, comme
aux temps de Dèce — ou comme nous le feront comprendre d'autres sources que la sienne — il était
demeuré en contact avec son clergé de Carthage. De cet exil il ne conserve le souvenir que de la joie de
l'avoir vécu avec son maître et du regret de n'avoir pu partager son martyre.
Mais l'opinion publique savait que Cyprien, tout le long de sa vie, s'était trop exposé aux coups
de la loi de majesté, pour qu'il n'advînt pas que, quelque jour, il n'en éprouvât tragiquement la rigueur.

1. Pontius, Vita Cypriani, 12, C.S.E.L., 3, 3, p. CIII.


2. Pontius, Vita Cypriani, 13, C.S.E.L., 3, 3, p. CIV.
3. Pontius, Vita Cypriani, 13, C.S.E.L., 3, 3, p. CIV-CV.
152 C. SAUMAGNE

La lettre aux exilés numides

Durant l'année qui, précédant son exil, s'était écoulée depuis que l'Eglise d'Afrique, groupée autour
de lui en cet imposant synode de l'automne 256, avait été rejetée de la communion romaine par
l'incompréhension délibérée d'Etienne, Cyprien en est venu à la certitude qu'il n'y a désormais d'autre arbitrage
que de Dieu, et que Dieu tranchera en faveur de ceux qui « liés les uns aux autres par les attaches de la
charité et de la paix, ensemble font front à la fois aux injustices des hérétiques et aux tourments des gentils »1.
Cette tension vers un martyre probatoire le possède si entier qu'elle le porte, d'un élan qu'il ne se
soucie pas de mesurer, au-delà d'une exacte perception de la réalité ; et il nous y porterait avec lui, si nous
n'y prenions garde.
Ainsi, lorsqu'il entreprend d'écrire à neuf de ses « co-épiscopes de Numidie » que le légat-gouverneur
a pénalisés, il écrit — d'une plume encore froide et aussi clairement qu'il est souhaitable — quelle est
la peine à laquelle ils sont soumis. Il nous donne à lire, en effet, ceci : « ... Mon devoir serait que, de
ma personne, je vienne vous voir et vous embrasser, si les bornes d'un lieu bien défini ne me retenaient,
moi aussi, en qualité de relégué, pour le motif d'avoir confirmé le Nom»2 !
Nous voici donc bien avertis et par Cyprien lui-même — et il est correct de ne pas feindre de
l'oublier — que ses correspondants ne sont qu'« assignés à résidence », « relégués », « exilés », comme
l'ont été Denys, en Egypte, et lui-même à Carthage, par application de ces litterae impériales qui les ont
mis en demeure de « reconnaître les cérémonies des Romains ».
Mais il paraît devenir aussitôt évident que la passion du martyre possède si entièrement Cyprien
qu'il lui est devenu impensable, non seulement que la « relégation en un lieu prédéfini » ne soit pas la
première étape nécessaire sur le chemin de l'inéluctable supplice, mais encore que, en Afrique, il ne soit
pas un chrétien qui n'en éprouve la merveilleuse certitude. Aussi, à peine l'avons-nous surpris à identifier,
le plus modérément du monde, le statut juridique de ses correspondants avec le sien propre, que nous le
surprenons à imaginer qu'ils sont, en fait, des « condamnés », — des « condamnés aux travaux forcés
dans les mines» — et, d'ores et déjà, « promis à subir une mort nécessaire». Et cette conviction est si
fermement établie en lui, qu'il ne lui vient pas à l'esprit que ses correspondants en puissent douter — et
nous aussi (ce qui, à certains égards, n'est pas de moindre conséquence), à vingt siècles de distance.
A l'origine de cette majoration dramatique, il y a, très apparemment, la qualification topique du
lieu qui leur a été assigné comme résidence. En fait, ainsi que quelques-uns de ses correspondants le lui
rappelleront discrètement dans l'adresse de la réponse qu'ils font à sa lettre, nos Numides ne sont que des
personnes «établies en résidence commune en un lieu dit «la mine de Sigus»3, — commorantes apud
metallum Siguensem4'.
Aux yeux, mystiquement prévenus, de l'exilé de Curubis, ce fut là matière suffisante à justifier
l'interprétation (exhaustive) que traduit l'adresse qu'il a mise à sa lettre : « Coepiscopis, item cum

1. Cyprien, Epitulae, LXXVI, VII, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 833.


2. Cyprien, Epistulae, LXXVI, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 827 : « Nisi me quoque ob confessionem nominis relegatum
praefiniti loci termini coercerent ».
3. Cyprien, Epistulae, LXXIX, C.S.E.L., 3, 2, p. 838. Sur les mines de la région de Sigus, mon vieil ami, Marcel
Solignac, m'a remis une courte note que je transcris : «Le centre de Sigus étant pris comme origine, on trouve : 1° à 30 km
au Nord-Ouest, les gîtes de plomb-zinc du Djebel Felten (non loin des carrières d'onyx d'Ain Smarà) ; 2° à 30 km à VEst, le
gîte de zinc d'Aïn Arko ; 3° à 36 km au Sud-Ouest, le gîte d'antimoine de Hammimat Arko ; 4° à 37,5 km, au Sud-Ouest, le
gîte de cuivre de Sidi Rgheis. A mon avis, seul, ce dernier a pu être exploité par les Romains ».
4. Ce sont les paroikoi, étrangers domiciliés dans un lieu et sans droits, opposés aux katoikoi, membres de la
communauté politique. — C'est le cas des Lyonnais dans Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, 2.
SAINT CYPRIEN 153

presbyteris et diaconibus et ceteris fratribus in métallo constitutis martyribus... Ainsi, sans qu'il paraisse
même songer à y prendre garde, les «Commorantes apud metallum Siguensem», les «résidants au lieu dit
« Mines de Sigus», sont devenus des martyrs condamnés aux travaux des mines1.
A partir de là, rien ne retiendra plus Cyprien de se hasarder, avec une sorte de féroce allégresse,
à décrire par le menu, les sublimes tourments auxquels il se représente que sont livrés ces martyrs :
bastonnades, ceps aux pieds, cachot, privation de nourriture, sévices physiques de toutes sortes, il paraît savoir
mieux qu'eux-mêmes que ce ne sont là que préfigurations prometteuses de supplices différés et qui, « du
fait même qu'ils sont lents à venir, accroissent leurs titres aux récompenses célestes ».
Il en oublie même que c'est une sorte d'ambassade ouvertement avouée qu'il leur adresse et à la
constitution de laquelle sa propre position de « relégué » ne paraît guère avoir opposé d'obstacles. Du sein
de son exil, il se comporte en épiscope ; ses mandataires sont au nombre de quatre : un de ses sous-diacres
et trois de ses acolytes. Ils ont mission de convoyer, tout au long d'un chemin difficile et peu sûr, un «
secours », un ministerium composé de vêtements, de denrées et, aussi, de numéraire que Cyprien ne paraît
pas avoir eu de difficultés à prélever sur ses propres ressources et en faisant procéder à une collecte à
Carthage. Un notable de Carthage y a joint une substantielle cotisation.
Pour que Cyprien organisât une telle mission d'assistance il lui aura fallu être bien assuré que
la position dans laquelle étaient ses destinataires ne ferait point obstacle à ce qu'elle fût reçue, pas plus
que sa propre position ne l'avait empêché de l'organiser. A « Sigus-les-Mines », les relégués constituaient
une sorte de « colonie » de commorantes, de « résidents », et qui n'étaient pas tous forcés. Ils étaient
là au moins neuf évêques dénommés, répartis en trois cantonnements. Mais aussi avec eux, étaient des
prêtres, dont l'anonymat signifie vraisemblablement que Cyprien ne les compte pas au nombre des «
martyrs nécessaires » et dignes d'être nommés, du fait qu'ils n'auront pas été positivement « relégués ».
Comme Pontius auprès de Cyprien, ils assistaient leur évêque. Et ils n'étaient pas les seuls ; car Cyprien
savait qu'il lui fallait secourir « une nombreuse portion de plèbe... liée à ses « évêques par les liens de
la plus forte charité » ; Cyprien, (constant dans l'idée qu'il se fait de la vocation de ces assistants
bénévoles) nous dit que « ni la prison ni les mines n'ont pu les séparer de leurs chefs ». Dans les rangs de cette
plèbe, Cyprien paraît savoir que ne manquent pas les « vierges » ; elles aussi, il les promet si bien au
martyre qu'il ne peut se priver de la galante préciosité d'évaluer leurs mérites avec la minutie d'unpeseur d'or :
cai, « en ces vierges, en qui existe déjà une valeur de 60 % (qui leur vient de leur virginité) », s'ajoute
une sorte de productivité (en sainteté) qu'il évalue à 100 %, et que leur vaut leur présence auprès de leur
évêque. Aussi apprendront-elles de lui que, d'ores et déjà, « cette double gloire les a élevées à la céleste
« couronne2 ! ». A Sigus, il y a aussi des enfants, en qui, nous dit-il, « un courage supérieur à leur
âge a dépassé (le nombre) de leurs années par la gloire de leur confession3 ! ». Si bien que, — comme
par l'effet d'une sublimation pré-paradisiaque, — « tous les sexes et tous les âges ornent le troupeau
bienheureux que compose » 4 (d'ores et déjà) le martyre auquel les relégués sont promis sans aucun
doute. On se sent, malgré soi, effleuré par le soupçon que Cyprien est hanté par le souvenir de ce qu'avaient
été les camps d'internement des années 250-251.
Mais ici, il ne serait vraisemblablement pas venu à l'esprit de Cyprien de présider à un tel envoi
de hardes et de deniers, s'il n'avait pas eu quelque bonne raison d'être assuré que les destinataires
n'étaient pas effectivement réduits, — jour et nuit, ceps aux chevilles, menottes aux poignets, — à une vie
d'isolement et de séquestration souterraine, de sévices continus et de dénuement rigoureux. A le lire, il

1. Cyprien, Epistulae, LXXIX, C.S.E.L., 3, 2, p. 838 « Comtnorantibus apud metallum Siguensem».


:

2. Cyprien, Epistulae, LXXVI, VI, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 832 - Cf Cyprien, De habitu virginum, 21, C.S.E.L., 3, 1,
p. 202 : « Primus cum centeno martyrum fructus est, secundus sexagenarius vester est ».
3. Cyprien, Epistulae, LXXVI, VI, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 832.
4. Cyprien, Epistulae, LXXVI, VI, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 832.
154 C. SAUMAGNE

semble que la fiévreuse exaltation qui l'anime lui ait fait perdre de vue qu'eux-mêmes étaient mieux placés
que quiconque pour savoir ce qu'il en était, en fait.
C'est de quoi les auteurs de trois lettres données en réponse paraissent s'être assez avisés, avec
une respectueuse courtoisie, mais aussi non sans une discrète ironie : « Crois-nous, très cher, lui écrivent
quatre de ses co-épiscopes de Numidie, « ton âme innocente ne rendra pas moins de cent pour un !
(a) elle qui n'a pas craint d'affronter les premiers assauts du siècle ; (b) elle qui n'a pas refusé d'aller en
exil ; et (c) elle qui n'a pas eu horreur de résider en un lieu désert »1.
Ils avaient lu les « Actes proconsulaires » (eux-mêmes nous le disent) ; et les émissaires de Cyprien
ne leur avaient certainement rien laissé ignorer des charmes de Curubis. Aussi le tour n'est-il pas sans
malice par lequel ils évoquent le dialogue célèbre : « Te serait-il possible de partir en qualité d'exilé pour
la ville de Curubis ?» avait suggéré le proconsul d'Afrique ; et l'évêque de Carthage n'y avait rien
objecté : « Je partirai ! » avait-il répondu — avec une sorte de condescendante soumission — qu'avait
su enregistrer le greffier d'audience.
Les uns et les autres avouent implicitement qu'ils ne s'étaient pas avisés qu'il pouvait exister une
corrélation nécessaire et inéluctable entre cette bénigne épreuve de la relégation et les éventuels supplices
du martyre, avant que Cyprien ne la leur eût rendue sensible. Ils semblent rivaliser de tours ingénieux
pour l'assurer qu'ils ont bien compris le sens de son message, et qu'ils l'ont accueilli comme étant une
« mise en demeure » à eux signifiée, de se « porter témoins », une provocatio ad martyria facienda, une
provocatio ad gloriam (passionis), une invitation à se donner comme dux '.provocatio, dux., n'oublions
pas ces mots. Pour contribuer à l'éventuelle démonstration de la connexité, en quelque sorte organique,
qui lie la professio que l'exil a sanctionnée, et la péremptohe confessionominis( = martyrium), nos Numides
se disent prêts à., le suivre ; mais à le suivre seulement. Ils conviennent que, « pour eux il a été le premier
« à s'offrir pour « guide » (ducatus) vers la confession du Nom du Christ ; c'est à nous, par contre, à
« mettre nos pas dans les pas de ta confession, dans l'espoir de partager avec toi une grâce égale à la tienne »
— Ils sont prêts à le suivre, mais encore faut-il qu'il les précède. Aussi, pour n'être pas en reste de pieuse
courtoisie, ils lui donnent une assurance, — dont on peut avoir quelque peine à subodorer l'ironie latente :
« Sache », lui écrivent-ils, « sache personnellement, que notre vœu le plus ardent est que nous te voyions,
— toi qui fais profession de nous instruire et de nous aimer, — parvenir à la couronne de la grande
confession »2.
En fait, il n'y aura pas eu d'indice qui porte à supposer qu'aucun de ses correspondants ait jamais
« mis ses pas dans les pas » de son éventuelle confession.

1. Cyprien, Episîulae, LXXV11, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 835.


2. Cyprien, Epistulae, LXXVIII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 836.
CHAPITRE V

LA PASSION DE SAINT CYPRIEN

I - Le procès du 15 septembre 258 - Le verdict et ses motifs - Une application de la lex Julia majestatis
II - La justification des motifs. A. La révolte berbère - Les témoignages de Vépigraphie - Le cri d'alarme
des gouverneurs. B. Le Ducatus per Africam - Une lettre de Cyprien au pape Corneille (Ep. XLVIII) -
Sécession religieuse et rébellion politique. C. Intelligence avec l'ennemi - La lettre LXII - Des subsides aux
Numides révoltés.
III - La veillée d'armes. A. L'epistula à Successus - Le texte de la lettre LXXX - Examen critique -
Persécution générale ou mesures individuelles ? B. L'affaire d'Utique - Tumulte et répression - Le témoignage
de saint Augustin - L'inculpation personnelle de Cyprien. C. Un appel au calme - L'epistula LXXXI - Une
seule tête tombera.
IV - Les dernières heures de Cyprien - La marche au supplice - Peut-on parler d'une persécution de Valérien ?

Lorsque, dans le début de l'été 258, Cyprien est admis à reprendre sa place, conservée vacante,
à la présidence de l'église de Carthage et, en fait, de la chrétienté catholique d'Afrique, tout autre que
lui, moins lucidement informé des réalités de la chose politique, aurait pu s'installer en toute quiétude
dans le sentiment que les brèves alertes, un moment éprouvées, demeureraient sans lendemain prévisible.
A Rome, le « pape » Xyste avait depuis plusieurs mois accédé sans obstacle au « siège de Pierre »,
d'où, successeur d'Etienne, il gouvernait la catholicité d'Italie.
En Egypte, les quelques épiscopes, naguère réfractaires aux epistulae de Valérien sur la «pros-
cynèse », étaient sur le point d'être officiellement informés de ce qu'ils auraient pu dès longtemps apprendre,
à savoir que les mesures de dissolution collégiale ou de confiscation patrimoniale avaient été « depuis
longtemps » rapportées, et que les mesures de restauration de la paix religieuse les avaient concernés
« eux aussi ».
Mais voici que, coup sur coup, trois drames éclatent en Occident : — A Rome, au début du mois
d'août 258, Xyste et quatre de ses diacres passent en jugement et sont condamnés à mort. — A Utique,
à la fin du même mois, le proconsul d'Afrique condamne à mort l'évêque de Bizerte, Quadratus. A
Carthage, le 15 septembre, c'est au tour de Cyprien d'être appelé à « témoigner ».
Ce n'auront été là que d'épisodiques convulsions, certes retentissantes et dramatiques, mais vite
apaisées et dont chacune a les apparences de procéder de causes qui lui sont particulières.
De celles-ci, nous ignorons celles par l'évocation desquelles le préfet urbain de Rome aura justifié
la rigueur qu'il a cru pouvoir exercer à rencontre de Xyste et de ses co-accusés.
Par contre, pour ce qui est de Quadratus, évêque de Bizerte, et de Cyprien, évêque de Carthage,
les plus déterminants d'entre les faits et circonstances qui ont motivé les inculpations et les sentences
nous sont objectivement accessibles.
C'est à les dégager qu'il nous faut tout de suite nous appliquer de notre mieux.
156 C. SAUMAGNE

II se trouve que faits et circonstances sont suffisamment identifiés par l'énumération que n'a pu
s'abstenir d'en faire le proconsul de Carthage pour se justifier juridiquement de les avoir sanctionnés.
C'est à ce document, inclus dans les « Acta proconsularia » d'Afrique que nous irons tout de suite.

I — Le procès du 15 septembre 258

Sur les indications fournies par ce document, il nous sera difficile de ne pas, au moins, rechercher,
soit à la lumière de nos informations relatives à l'état de sécession politique où se trouvait l'Afrique soit
à celle de quelques lettres écrites par Cyprien lui-même, quelques indices subjectivement probants de la
nature des griefs allégués contre l'évêque et sanctionnés par la « loi de majesté». Parmi ceux-ci, prend
un grand relief celui d'être le dux et signifer d'une agitation séditieuse répandue dans toute l'Afrique
Mineure : — ducatus per Africam ; assistance à des rebelles, « Epîtres 48 et 62 ».
Il ne sera pas aventureux de tenter alors de restituer à l'Histoire une plus sincère représentation
des deux suprêmes comportements — immédiatement successifs mais foncièrement discordants — qu'a


manifestés Cyprien dans les deux dernières lettres qu'il a écrites : — l'Epître 80 à Successus et l'Epître 81
à son clergé et à sa plebs. — II apparaîtra que cette brusque variation est imputable à l'impression que
lui a produite le « tumulte » de la Massa Candida d'Utique et la condamnation à mort de Quadratus,
son co-épiscope de Bizerte.

Le verdict et ses motifs

Le 15 septembre 258, à Carthage, le proconsul d'Afrique Galerius Maximus, successeur d'Aspasius


Paternus, avait clos par une sentence de mort l'instance criminelle que, d'ordre particulier (jussio) des
Empereurs, il avait engagé la veille à l'encontre de « Thascius Cyprianus », évêque de Yecclesia de
Carthage, également dit « Pape » des chrétiens d'Afrique. Le juge avait formulé son arrêt (decretum) dans
ces termes :
«Je décide (placet) que Thascius Cyprianus soit châtié par le glaive (gladio animadverti) »l , c'est-
à-dire qu'il ait la tête tranchée, eu égard à sa qualité de citoyen romain.
Avant d'émettre ce « décret judiciaire » qui constitue la « sanction » des délits imputés à Cyprien,
le proconsul, après en avoir délibéré avec le « conseil » de ses assesseurs (consilium), avait donné lecture
des « motifs » (sententia), qui devaient justifier la rigueur de Yedictum capital qu'il allait émettre.
Cet « exposé des motifs » était ainsi conçu :
« (Attendu que, toi, Cyprien), c'est depuis longtemps que tu as vécu dans une disposition d'esprit sacrilège
« (sacrilega mente) ; — et (attendu) que tu as ouvertement pris la position d'un ennemi des dieux propres
« aux romains, ainsi que de leurs rites religieux ;
« — (attendu) que les pieux et très sacrés Empereurs., ont été impuissants à te ramener à suivre les céré-
« monies (religieuses) qui leur sont propres (ad sectam caeremoniarum suaruni) ;
« — (attendu) que, en conséquence du fait qu'il a été constaté (deprehensus) que tu étais le théoricien
(auctor) et le guide ( — le porte-drapeau, signifer) dans la perpétration des crimes les plus détestables ;
« — (attendu qu'il faut que) toi-même serves d'exemple à ceux que tu t'es associés pour l'exécution de
« ton crime (quos scelere tuo tecum aggregasti) —

1. Acta proconsularia Cypriani, 4, C.S.E.L., 3, 3, p. CXIII.


SAINT CYPRIEN 157

« (pour ces motifs), c'est au prix de ton sang ( = la peine capitale) que doit être sauvegardée la « discipline »
« politique {disciplina publica) »1.
Il ne serait assurément pas de bonne foi de n'apprécier l'articulation de ces griefs positifs que
comme un haineux débordement d'allégations inconsistantes et gratuites, mises là exprès pour corroborer
les imputations polémiques et apologétiques, naguère vulgarisées par la dialectique des Justin et des
Tertullien. La sincérité et l'authenticité de l'essentiel des propos que le greffier d'audience a versés aux
« Acta proconsularia », ne nous laissent pas douter de la réalité de ce fait historique : saint Cyprien a
été condamné à mort pour infractions flagrantes {deprehensus est) aux dispositions de la Lex Julia majes-
tatis. Il ne lui a pas été fait application de quelqu 'autre loi qui aurait été d'exception et de circonstance,
innovant des crimes inouïs et recherchés par des procédures aberrantes. Les prévisions de cette « loi de
majesté » impliquent si intimement, et comme par un réflexe organique permanent, le concept de la «
conservation de la respublica » — qui est ce que les uns dénomment l'Etat et d'autres l'Eglise — qu'il n'a
jamais manqué qu'une communauté politique ne les ait inscrites, soit par tradition millénaire, soit par
rencontre ou par mimétisme, sur les tables de ses lois fondamentales, et qu'elle ne les ait sanctionnées
par des pénalités capitales.
Il nous faut donc considérer comme étant de fait que, le 15 septembre 258, le proconsul d'Afrique,
Galerius Maximus, statuant en son prétoire de Carthage, assisté de ses conseillers-assesseurs, et agissant
sur réquisition directe, spéciale et personnelle de l'empereur Valérien, a condamné Cyprien à la peine
de mort, des chefs conjoints de « sacrilège » et d'incitation, suivie d'effets, de partisans conjurés
{satellites) pour fomenter la subversion de la « chose publique », telle que le peuple romain pensait l'avoir
inébranlablement établie depuis au moins un millénaire.
Il est d'une correction élémentaire que nous préjugions favorablement de l'impartialité avec
laquelle le proconsul a dirigé la procédure et de la rectitude juridique de la sententia par laquelle il a motivé
la rigueur de son edictum punitif. Et nous n'excluons pas que si le rédacteur du « procès-verbal d'audience »
avait eu loisir d'être moins analytique, il ne nous eût transmis quelque référence positive aux articulations
essentielles de la « loi de majesté ».
Par bonheur, le conservatisme juridique de l'aÙToxpàxcop byzantin Justinien, au VIe siècle, nous
a transmis quelques-unes des articulations de cette loi, telles que le grand jurisconsulte Ulpien les avait
consignées et commentées à l'intention, précisément, des proconsuls de provinces dans son « de Officio
proconsulis ».
Ulpien avait traité du sacrilegium avant d'aborder les crimes positivement inscrits par la « loi
julienne » dans l'ordre des délits profanes. Pour Justinien, empereur chrétien, la définition et la sanction
du «sacrilège» étaient devenues du ressort sacerdotal ; aussi ses compilateurs se sont-ils gardés d'empiéter
sur cette compétence de qualité transcendante. Par bonheur ils nous ont conservé, du texte d'Ulpien,
une proposition qui nous assure que le sacrilegium païen figurait en premier lieu dans la doctrine qui ne
pouvait être que celle suivie par notre proconsul : « Le crime le plus proche du sacrilegium est celui qui
est dénommé (crimen) majestatis ». La lacune, cependant, n'est pas trop regrettable, du fait que les
apologistes nous en ont, par ailleurs, rendu familièrement les caractéristiques, en les contredisant.
Pour ce qui est de la répression de la délinquance purement politique qui faisait l'objet d'un Titre
II de la « loi de majesté », il doit nous être d'un profit certain, lorsque nous en venons à suivre Cyprien
devant son juge, que nous tenions sous nos yeux l'énumération (même incomplète) des crimes que la
« loi julienne » faisait à ce juge l'obligation de sanctionner. Il peut nous être ainsi donné de nous assurer

1. Acta proconsularia Cypriani, 4, C.S.E.L., 3, 3, p. CXIII : « Galerius Maximus collocutus cum consilio sententiam
vix aegre dixit verbis hujusmodi : « Diu sacrilega mente vixisti, et plurimos nefariae tibi conspirationis homines aggregasti,
et inimicum te dits Romanis et sacris legibus constituisti, nec te pii et sacratissimi principes Valerianus et Gallienus August i et
Valerianus nobilissimus Caesar, ad sectam caeremoniarum suarum revocare potuerunt. Et ideo, cum sis nequissimorum criminum
auctor et signifer deprehensus, eris ipse documento his quos scelere tuo tecum aggregasti : sanguine tuo sancietur disciplina ».
158 C. SAUMAGNE

si l'exposé des griefs par lequel le proconsul a justifié son edictum capital, ne contient pas une référence
explicite aux prévisions de cette lex majestatis.
« Le crimen majestatis, professe Ulpien, est celui qui est commis au préjudice du peuple romain
« ou de sa sécurité ; — le commettent ceux qui composent des rassemblements (conveniunt) dans un but
« hostile au peuple romain ; — ceux à l'instigation de qui, agissant dans une intention maligne, (dolo malo)
« sont formées des assemblées de V ordre des coetus ou des conventus ; — ou ceux qui ont adressé un «émis-
« saire » (nuntium) ou des « messages » (litterae) à des ennemis du peuple romain ».. (= crime d'intelligence
avec l'ennemi)1.
Le temps était certes passé où Tertullien écrivait, avec quelques raisons, que le grief le plus grave
auquel les chrétiens étaient exposés était « de ne pas pratiquer le culte des dieux (romains) {deos romanos
« non colère) et de ne pas accomplir les sacrifices pro imperatoribus ; et que c'était là la raison pour laquelle
« les chrétiens étaient mis en accusation, du chef de sacrilegium et du chef de majestas ; car, (estimait
« Tertullien), c'est là l'imputation suprême ; bien plus il n'en est pas d'autre (summa haec causa immo
« tota est)»2.
Cela — on l'a vu mais rappelons-le — avait cessé d'être rigoureusement vrai à l'égard des cultores
dei Christi, dès l'instant qu'Alexandre Sévère « avait permis que les chrétiens soient » — (christianos
esse passus est)3 ; du même coup il les avait rangés dans la catégorie de « ceux qui étaient admis à ne
pas pratiquer les rites de la religion des Romains » (qui deos Romanos non colunt). Dans les années 250-
260, Tertullien n'aurait plus eu lieu d'écrire « qu'il n'était permis à personne de pratiquer le culte
des dieux qu'il voudrait, et que chacun était contraint de pratiquer, par contre, le culte du dieu
qu'il ne voudrait pas ! » L'obligation civique et politique de caeremoniari, en fait, était comme suspendue
sine die. Et c'était le vaste champ naguère offert au sacrilegium qui se trouvait pratiquement soustrait
à la « loi de majesté ». Mais il restait cependant que le Prince conservait le droit de suspendre les effets
de cette « mise en sommeil » de la loi à l'égard de telle personne qui lui paraissait en avoir abusé. Dèce
l'avait fait en 250 par un édit de portée générale, Aujourd'hui, en 258, Valérien le faisait par une jussio
particulière visant l'évêque de Carthage.
Mais le Titre II de la lex Julia, celui qu'analyse sommairement Ulpien, demeurait en vigueur.
C'est lui qui ménageait aux chrétiens, et surtout à leurs auctores, duces et signiferi les plus périlleuses
embûches. Car, dans ce domaine, la délinquance était de droit profane ; elle relevait objectivement du
constat et de la preuve matérielle. Sans doute l'archaïque « haine du nom chrétien », Y odium nominis
dont Tertullien avait fait un si grand état, pouvait-elle encore orienter les mises en cause et les enquêtes,
et en fausser les conclusions. Mais il est patent que, dans le milieu du IIIe siècle et dans les temps qui
ont suivi immédiatement, il n'y avait plus guère de place passionnelle pour la présomption de partialité
fanatique. Bien plus, si quelque présomption d'odium devait trouver une place dans l'appréciation qu'il
nous est possible de faire de la réalité des affaires religieuses de ce temps, il nous faudrait bien nous rendre
à l'évidence et convenir que c'est un Cyprien qu'un tel sentiment a animé jusqu'à le « posséder ». Il serait
facile de révéler cette évidence. Cyprien, en effet, ne se réclame d'aucune autre raison de vivre, de penser,
d'agir, que de fonder, pour sa part, les assises d'une Theoupolis qu'il assumait la mission surnaturelle
de construire et de peupler, en les établissant délibérément sur la ruine d'un monde diabolique. Et on ne
voit pas qu'il s'en soit jamais caché. Si bien que c'est à nous d'être surpris qu'il ne lui en ait pas été fait
le reproche légal avant le mois de septembre 258.

1. Ulpien, De officio proconsulis, dans Digeste, XLVIII, 4, 1.


2. Tertullien, Apologeticum, X, 1 .
3. Vita Alexandri Se ver i, XXI.
4. Tertullien, Apologeticum, IV, 3.
SAINT CYPRIEN 159

Une application de la Lex Julia majestatis

Cyprien était homme de trop grande culture pour ignorer — non plus que personne autour de lui
ne pouvait l'ignorer — que l'acte d'accusation auquel il lui faut répondre ne diffère en rien de celui sous
lequel Thrasea, et bien d'autres après lui qui n'étaient certainement pas tous chrétiens, avaient naguère
succombé1.
Comme à Thrasea, il lui était reproché, en premier, de « mépriser les rites » de la religion romaine
(spernere religiones) en prenant ostensiblement position « contre les cérémonies » de cette religion ( —
contra caeremonias agere — ), accusation dont il ne pourra se dégager qu'en exécutant l'injonction que lui
fera le juge de caeremoniari in praesenti et de jurer « par Jupiter et par le génie protecteur de Rome et
« du Prince » (jusjurandum per Jovem, per genium, per numen), injonction à laquelle il sait, (comme l'avait
su Thrasea), qu'il n'obtempérera pas. Ce faisant, il ne manquera pas d'être convaincu de commettre
un crime contre « les lois établies par les ancêtres » (contra instituta maiorum agere), — plus généralement
de « tenir les lois romaines pour caduques » {leges abrogare). L'accusation, en serrant de plus près la
notion de lèse-majesté politique, dénoncera son activité de propagandiste auprès des populations
indigènes ; il sera ainsi accusé d'avoir incité une population naturellement avide de discordes — ( — avida
discordiarum) — à « revendiquer la liberté à l'effet de réaliser l'abolition de l'Empire » ( — libertatem
praeferre, ut imperium evertant). L'accusation le convaincra de s'être assuré, pour parvenir à ces fins,
le concours d' « hommes de main » (satellites) « recrutés dans sa secte » (sectatores). Elle dira de Cyprien,
comme jadis de Thrasea, que « déjà il a fomenté une sécession », et que, « pour peu que soient nombreux
ceux qu'anime une semblable audace, c'est la guerre», (secessionem jam id, et partes, et, si idem multi
audeant, bellum esse)2 — D'une telle sécession il sera dit « le chef et le cerveau pensant» — dux et
auctor.
Et il ne lui sera pas possible — à lui pas plus qu'il ne l'avait été à Thrasea — de contester que
c'était dans la classe sociale des tenuiores qu'il recrutait sectateurs, satellites et partisans. Il n'ignorait
pas que ce serait par la voie des « supplices » que seraient incontestablement poursuivies, auprès d'eux
et sans désemparer, les enquêtes accessoires (unde tenuioribus statim irrogata supplicia).
En bref, Cyprien, doctrinaire chrétien, savait que, comme l'avait été Thrasea, idéologue stoïcien,
il serait condamné comme « traître » et « ennemi public » — traditor et hostis publicus.
D'ailleurs Cyprien nous a assuré lui-même qu'il ne contestait nullement la légitimité objective
de ces dispositions légales. Il a tenu pour rationnel que les désaccords de l'ordre de l'idéologie soient
réglés par les voies de la procédure de majestate. Il ne nous révèle par rien qu'il ait été persuadé sur ce
point par la dialectique de son maître Tertullien touchant l'absurdité intellectuelle et l'iniquité morale
de cette procédure. En elle-même, la mécanique de cet instrument politique est logique et efficace ; et
c'est ainsi qu'en jugeront plus tard les empereurs chrétiens. Au fond, Cyprien ne lui reproche, pour l'heure,
que d'être aux mains du Malin. Ses diatribes contre le schismatique Felicissimus nous assurent que ce
n'est pas une autre loi que celle « de majesté » qu'il aurait personnellement plaisir à appliquer à ce
contempteur de la disciplina divine.
Et lui-même ne se faisait pas faute d'avoir une pleine conscience du rôle et de l'efficacité de cette
« loi de majesté » au plan de la compétition pour le pouvoir. Car, nous l'avons déjà vu, ce n'aurait pas
été aux rigueurs d'une autre loi que lui-même eût fait appel s'il eût disposé du glaive, pour éliminer le
chef de Yecclesia in Monte, Felicissimus. Ce n'est pas une autre loi du siècle que cette lex Julia, qui offre
à Cyprien la désignation et la sanction du « crimen » qu'il impute à ce contempteur de la majestas « catho-

1. Sur Thrasea, cf Saumagne (C), La passion de Thrasea, R.Et. latines, 1955, p. 241-257.
2. Tacite, Ann., XVI. 28.
160 C. SAUMAGNE

lique ». Il le tient pour positivement dux factionis et princeps seditionis, animé d'une « fureur téméraire »,
et qui, étant de sa personne « factieux et téméraire », préside à une factio qui, en fait, est une conspiratio1 .
Autant dire que Cyprien n'a nullement été scandalisé, comme la tradition apologétique affecte de l'être,
lorsqu'il lui a été fait application de cette « loi de majesté » dont il ne cache nullement son dépit de ne
pouvoir pas disposer, à l'avantage de son auctoritas. Serait-ce vraiment à bon droit que nous ferions
grief aux responsables de la conservation de la res et de la disciplina publica Romanorum d'avoir pressenti
« qu'un jour viendrait » où les successeurs de Cyprien... ?

II — La justification des motifs

Si elliptique qu'apparaisse à une première lecture la sobriété analytique du procès-verbal d'audience,


on y discerne aisément les références aux deux ordres de prévisions de la « loi julienne », — l'une qui
réprime les atteintes à la sûreté du peuple romain ; les unes commises par la voie de sacrilegium et dont
il était admis qu'elles avaient pour effet de les priver, peuple et princes, de l'assistance de leurs dieux tuté-
laires ; les autres qui compromettaient gravement cette « sûreté du peuple romain » par le moyen
d'atteintes matérielles et positives, portées à ses institutions politiques par les entreprises concertées
(conspiratio, conjuratio) exercées par une pluralité de personnes composant des « factions » dont les membres
s'inspiraient d'une doctrine commune à eux inculquée par un auctor, et dont les actes sont commandés
par un dux (guide), également dit signifer (porte-drapeau).
Pour ce qui est du sacrilegium, toute l'activité que, depuis huit ans, Cyprien déployait au grand
jour et jusqu'aux extrémités du continent nord-africain, attestait que, s'il pouvait être vrai qu'il ne lui
était pas reprochable de l'avoir positivement commis pour la raison qu'il n'avait jamais été mis encore
dans l'obligation de le faire, il était notoire que lui-même et ses « satellites » affectaient de s'entretenir
dans des « dispositions d'esprit » (mens sacrilega) qui, le cas échéant, le leur feraient commettre. C'est
de quoi, on l'a vu, la jussio impériale prescrivait qu'on s'assurât, du moins en la personne exemplaire
de celui qui « se donnait comme étant leur pape ».
Or il était de fait que les chrétiens d'Afrique, quelles que fussent leurs divergences doctrinaires
et les disparités de leurs allégeances sectaires, étaient recrutés dans l'épaisseur des masses les moins
stabilisées de la société politique, celle des « humiliores » et des « tenuiores » ruraux ou citadins. Les
responsables de la « chose publique », administrative ou militaire, savaient d'expérience quelles étaient, au vrai,
les dispositions de ces sortes de « confréries » rangées dans la mouvance du « pape » de Carthage, à
l'égard des institutions de l'Empire et des écrasantes hiérarchies sociales et fiscales dont elles cautionnaient
la pérennité.
Mais c'était sur le point de l'atteinte à la « majesté politique » du peuple romain que Cyprien
était, — (et, on le verra, prenait soudain conscience d'être), — extraordinairement vulnérable. Ce n'était
pas assez qu'il fût le « pape » d'innombrables individus qu'il entretenait dans une « disposition d'esprit
sacrilège ». Il était le chef positif d'une hiérarchie d'épiscopes qui présidaient à l'activité idéologique
d'une centaine de cellules qui, toutes ensemble, agrégeaient autour d'eux quelques deux cent mille
«satellites » répandus de la Tripolitaine à la Moulouya marocaine. Durant six ans, Cyprien avait réuni deux
fois l'an, sous sa présidence, à Carthage, jusqu'à quatre-vingt-dix de ces hiérarques. Sans doute il l'avait
fait avec l'agrément que le pouvoir politique lui accordait dans la pensée de se concilier leur loyalisme.
Ce pouvoir eût été beaucoup plus naïf qu'il peut nous être permis de le présumer, s'il avait sérieusement
supposé que la centaine de communautés ecclésiales diffuses à la surface de l'Afrique mineure, formaient

1 Cyprien, Epistulae, XLI, I, 1 ; II, 1, C.S.E.L., 3, 2, p. 587-589.


SAINT CYPRIEN 161

autant de havres de quiétude dans le sein d'une Afrique notoirement tourmentée par l'insubordination
politique, la dissidence concertée et la rébellion même, de ses anarchiques populations tribales.

A - La révolte berbère

C'est bien ici le lieu de ranimer dans nos mémoires le souvenir au moins anecdotique du convulsif
et puissant mouvement de la sécession que les tribus berbères ont alors fomentée sur les arrières des forces
impériales, alors que celles-ci étaient tout entières engagées dans l'inexpiable défense des frontières de
l'Empire, du Rhin à l'Euphrate. La tentation de s'arrêter à remémorer ce dramatique incident de l'histoire
du Maghreb ancien est d'autant plus pressante qu'il en est peu d'autres sur lesquels l'information épi-
graphique ait concentré autant de lumières, ne nous laissant ignorer que peu de ce qui a été l'essentiel
de l'engagement des tribus berbères dans la rébellion et des sanglantes vicissitudes qu'a traversées une
répression militaire, continue de 253 à 259, de la Maurétanie à la Proconsulaire1.
On pourra, dans une mesure non négligeable, prendre une idée de la manière dont, de-ci de-là, les
populations indigènes ont réagi au choc de toutes ces violences militaires, lorsqu'elles n'ont pas eu à
cœur de les commettre elles-mêmes.
Qu'il nous suffise de rappeler qu'aux yeux de l'autorité romaine ces insoumis composaient
indistinctement une « masse de barbares » — gentiles barbari — dans la confusion desquels les ethnologues
des services spéciaux nous font distinguer, — au moins nominalement et entre autres — les Bavares,
Babari Transtagnenses, Fraxinenses, Quinquegentanei, Baquates et, (pour peu qu'ils raffinent), les Massi-
nenses, Tyndenses, Iraflenses, Jubalensi, Jeralenses, Tonlensii, Bamouri, Nabates, etc. les uns retranchés
dans l'isolement des montagnes, ou aussi peut-être, entre les bornes de latifundia fiscaux ou privés, d'autres
nomadisant dans les steppes ou par delà les frontières du limes, toutes perpétrant de brèves razzias, et,
beaucoup, livrant des batailles ordonnées.

Les témoignages de Vépigraphie


Mais ce qu'il nous faut relever ici, et une fois encore, pour la raison que le fait s'inscrit dans une
perspective cyprienne, c'est que l'information épigraphique nous révèle que la stratégie de la répression
et de la pacification a, pour sa part, adopté une mesure d'unification administrative qui ne saurait être
mieux définie que de la manière qu'a faite Cyprien lui-même. Dans une circonstance où il a cru devoir
définir, pour l'information du clergé de Rome, le domaine désormais offert à l'exercice de son autorité
sacerdotale comme par l'effet incident d'une décision impériale conçue pour faire face à la rébellion des
Africains, Cyprien écrit : « Notre Provincia, (la Proconsulaire) a été élargie au plus loin, et lui ont été
«jointes la Numidia et la Mauretania (Césarienne) »2.
C'est ainsi que, d'autre part, mais à ces mêmes dates des années 255-257-258, nous apprenons
que « M. Cornelius Octavianus, Vir perfectissimus, préfet de la flotte prétorienne de Misène, gouverneur
de la Province Mauretania Caesariensis » s'est trouvé investi de l'autorité militaire qui s'attache au titre
de « Dux per Africam, Numidiam Mauretaniamque »3. Il aura si utilement fait ressentir le bienfait de
son action jusqu'en Proconsulaire que c'est sous ce même titre de dux per Africam Numidiam Maure-

1. Cf Rachet (M.), Rome et les Berbères. Un problème militaire d'Auguste à Dioclétien. Latomus, Bruxelles, 1970,
p. 231-258.
2. Cyprien, Epistulae, XLVIII, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 607 : « Sed quoniam latius fusa est nostra provincia, habet
etiam Numidiam et Mauretaniam sibi cohaerentes ».
3. Cf Pflaum (H. -G.), Les carrières procuratoriennes équestres sous le Haut-Empire romain, t. 2, Paris, 1960, p. 905.
Cité par Rachet (M.), op. cit., p. 241.
162 C. SAUMAGNE

taniamque que les habitants de Bisica l'honorent du titre de « patron incomparable ». Il est si bien dux
que son autorité, et le territoire sur lequel elle s'exerce, est dite ducatus, préfigurant un « duché ».
Ainsi, lorsqu'il rend grâces aux Dieux qui lui ont assuré une victoire sur les « Bavares rebelles »,
il distingue le praesidiatus (de Maurétanie) qu'il a précédemment exercé, de son ducatus actuel. — A
peine un peu plus tard, un successeur (probablement immédiat) de M. Cornelius Octavianus, le vir perfec-
tissimus Flavius Leontius, dédicaçant un monument à Lambèse en Numidie, se donne simplement le titre
de dux per Africain, comme si ce titre de « duc » suffisait à impliquer la distribution ternaire de l'assise
territoriale de son « ducatus »\ Ce sera vraisemblablement sous la haute autorité de ce même Flavius
Leontius qu'au lendemain même de la condamnation portée contre Cyprien par le proconsul Galerius
Maximus — en tout cas assez avant le 28 mars 260 — un officier préposé au commandement d'un
détachement de « cavaliers maures », se flattera d'avoir fait prisonnier et exécuter le rebellis Faraxen avec
ses « satellites » dans la région d'Auzia en Numidie.2
A la vérité, pour brillants qu'aient pu être ces succès, il ne paraît pas qu'aucun d'eux ait été décisif,
à constater, comme il a été permis de le faire, que, juste dans le temps où Cyprien était, pour sa part,
exécuté sous l'inculpation d'avoir été « dux » d'une certaine « rébellion », et où Valérien était, de son
côté, vaincu à Edesse et capturé par Sapor, le roi des Perses, des rezzous berbères poussaient leurs razzias
jusqu'en Proconsulaire, à Calama, par exemple, ou à Milev3.
Pour peu que l'on considère avec une curiosité autre que statisticienne la foisonnante contribution
que l'épigraphie apporte à nos moyens de communiquer avec les témoignages des dispositions religieuses
qui étaient le plus généralement communes aux hommes de ce « duché » militaire qui était aussi le « duché »
spirituel sur lequel s'exerçait parallèlement Yauctoritas sacerdotalis du « Pape » de Carthage, on ne peut
être inattentif à relever l'intensité et la ferveur de dévotion que les Africains, depuis au moins le temps
d'Alexandre Sévère, mais plus intensément dans celui de Valérien, manifestent envers les divinités qu'ils
qualifient à peu près uniformément de « dieux maures », que ce soit indifféremment en Maurétanie, en
Numidie, en Proconsulaire. Dans le plus grand nombre des cas, c'est à ces « dieux maures » que va leur
gratitude, pour des avantages réalisés sur des « rebelles barbares », à croire que l'Empire ne compte plus
de loyaux sujets en Afrique que parmi ceux qui se donnent la qualification de « maures », en contraste
avec la « gentilité » myrionyme du tribalisme réfractaire et sécessionniste.
Ces dii mauri (ou parfois mauricii) sont des diipatrii : ils sont conservatores de cette pat ria, assimilés
aux « génies tutélaires » (genii loci) de tel ou tel établissement humain, protecteurs du « lieu natal » (pa-
trius), puissance transcendante unificatrice des dieux propres aux maures (numen maurorum (deorum)
augustorum), du moins aux yeux de la société dévote de ses cultores particuliers4.
Dans un mystique élan de synthèse syncrétiste, la dévotion qui paraît se diluer entre le numen
Jouis et Silvanus, et Mercurius, et Saturnus, et la Fortune des Caesares, (les trois Césars de l'année 258, celle
de la mort de Cyprien) et l'universalité des dieux et des déesses, cette dévotion, dispersée en apparence,
se concentre pour finir en une sorte de transcendance « mauricienne ».
Du point de vue des Romains, ces « dieux maures » — qui intègrent des deas mauras, peut-être
les antiques Cereres indigènes de la Proconsulaire (5), — sont loyalistes comme les « goumiers maures »
le sont de leurs personnes. Ces « génies » locaux et ethniques apparaissent comme les auxiliaires du «
génie poliade » souverain qu'est Jupiter Capitolin.

1. Eph. Epigr., V, 752. Cité par Rachet (M.), op. cit. p. 239, note 1.
2. C.I.L., VIII, 9 047. Texte reproduit dans Rachet (M.), op. cit., p. 249, note 4.
3. L'enfouissement du trésor de Guelma dont aucun exemplaire « n'est postérieur au début de 259 » a été mis en
en relation avec la révolte berbère. Cf Turcan (R.), Le trésor de Guelma, étude historique et monétaire. Paris, 1963.
4. C.I.L., VIII, 21452.
5. C.I.L., VIII, 14438-14 449.
SAINT CYPRIEN 163

Et je ne pense pas qu'il soit sans portée, au moins suggestive, d'observer que, dans ces mêmes
années 255-258, le dux per Africain, M. Cornelius Octavianus, lorsqu'il rend grâce de ses succès aux
puissances qui les lui ont assurés, après s'être acquitté, en bon citoyen romain, envers Jupiter Optimus Maximus
Capitolin, se tourne vers les dieux des diverses « patries » qui lui font accueil (diis patriis et hospitibus)
— en un mot vers les dii mauri, parmi lesquels il dégage le deus patrius de choix, le genius loci. Mais c'est
plus exactement sur la ligne de ces discrètes suggestions que vient se situer d'elle-même la belle dédicace
qu'a dressée, dans la ville militaire de Lambèse, cet autre « duc pour l'Afrique », Flavius Leontius.
Ces dii patri tiennent une grande place dans la préoccupation de ces hommes de guerre. La ferveur
de la gratitude que ceux-ci leur expriment à l'occasion de leurs succès donne à penser que ces succès ont
été remportés sur d'autres « dieux et génies » qui ne sont pas « maures ». Si bien que l'on ne peut se
défendre de subodorer, autour de cette épigraphie votive, une atmosphère de guerre de religion. Quelles
seraient donc ces puissances transcendantes dont chefs romains et harkas maures célèbrent l'écrasement ?
Il nous faut être sensible à la gravité du monothéisme stoïcien qui inspire l'inscription votive de
Flavius Leontius :

JO VI OPTIMO MAXIMO — DEO RUM PRINCIPI —


GUBERNATORI OMNIUM RERUM — CAELI TERRARUMQUE RECTO RI —
OB REPORT ATAM EX GENTILIBUS BARBARIS GLORIAM
FLAVIUSLEONTIUS V.P. — DUX PER AFRICAM-POSUIT. — '

« A Jupiter, le meilleur, le Suprême, — Prince des dieux, — « Gouverneur de toutes les choses —
Recteur du ciel et de la terre Flavius Leontius, vir perfectissimus, dux pour l'Afrique, a posé ceci, en
considération de la gloire (qu'il a) tirée des ethnies barbares ».
Serons-nous jamais bien assurés de nous méprendre lorsque nous glissons à la tentation de discerner
dans cette tranquille et souveraine déclaration de la foi romaine la plus élaborée, une réplique, consciente
et délibérée, opposée par le dux per Africam, détenteur de la « puissance du siècle » (potestas saecularis) à
la déclaration de la foi que venait de lancer du haut du Capitole de Carthage, pour porter loin à travers
la même Afrique, l'autre « dux », celui qui revendiquait d'y exercer la « puissance du sacerdoce» {potestas
sacerdotalis) ?
C'était le moment où Cyprien venait de protester à la face du proconsul africain Aspasius, qu'il
« ne connaissait d'autre dieu que celui qui était le vrai et l'unique, créateur du ciel et de la terre, de la mer
« et de tout de qui s'y trouve »2. N'est-ce que par le hasard d'un synchronisme verbal que le « duc
d'Afrique » a pris les apparences de relever le défi en confiant à la pérennité du marbre le soin d'avertir les
générations que, lui aussi, croyait en un Dieu, sans second par la vertu et la force, Prince des dieux comme
l'autre pouvait l'être des Anges, et qui non seulement avait créé toutes les choses du ciel et de la terre,
mais encore qui ne cessait d'en gouverner et d'en ordonner sans partage le mouvement, aidé dans son
œuvre par la cohorte des dieux-anges, démiurges, ici les dii mauri ?
Et peut-être ne serait-il pas imaginaire de supposer que Flavius Leontius, chef de guerre, itinérant
par fonction, mais alors en garnison à Lambèse, s'y trouvait assisté de services d'information assez avertis
pour ne pas lui laisser ignorer un fait nécessairement venu à leur connaissance, pour peu qu'ils n'aient
pas relâché leur vigilance professionnelle. Ce fait a été que de nombreuses copies des « Acta »
proconsulaires étaient diffusées à travers toute l'Afrique, à la diligence du clergé de Cyprien. Il en était parvenu

1. Eph.Epigr., V, 752.
2. Acta proconsularia Cypriani : « Nullos alios deos novi, nisi unum et verum Deutn, qui fecit caelum et terrain, mare
et quae in eis sunt omnia ». C.S.E.L., 3, 3, p. CX.
164 C. SAUMAGNE

des exemplaires aux mains des neuf « épiscopes » qui se trouvaient alors, en position de résidence
surveillée, dans ce canton de Numidie dénommé Sigus-les-Mines, peut-être même à portée du camp de Lam-
bèse. Et peut-être, même aussi, ne serait-il pas aberrant de ne pas refuser d'admettre que notre dux per
Africain n'avait rien ignoré de la correspondance échangée, librement et ouvertement, entre l'exilé de
Curubis et les relégués de Sigus ; il y aura pu relever que certains de ceux-ci avaient assuré Cyprien qu'ils
avaient dit eux-mêmes et spontanément, ce qu'il avait, de son côté et avant eux, proclamé, selon les « Acta »
du proconsul, c'est-à-dire : « Je n'ai pas connu d'autre Dieu que celui qui est le créateur etc. »
Et il aura alors observé que ce n'avait pas été sans quelque intention qu'il en était certains parmi
ces bannis qui avaient eu l'impertinence, subtilement significative, d'affecter de reconnaître au « pape »
de Carthage l'autorité d'un ducatus mystique qu'il lui était donné d'exercer par une opposition évidente
au ducatus militaire ! ».. (C'est) toi, (écrivaient-ils à Cyprien) qui, le premier, as assumé à notre égard le
« ducatus — (un ducatus per Africam, s'entend !) — avec mission de nous diriger à la confession du nom
«du Christ» — {qui prior nobis ducatum ad confessionem nominis Christi praebuisti)1 .

Le cri d'alarme des gouverneurs


Et, à la vérité, un souci élémentaire de l'objectivité historique devrait, à mon sens, nous conduire
à apprécier les données de la situation politique, telle qu'elle était au vrai dans ce ducatus nord-africain,
en la situant dans la perspective réaliste où elle s'inscrivait aux yeux de ceux que leurs fonctions appelaient
à faire face à cette situation. Nous nous mettrions alors en meilleure position pour nous aviser que tant
d'exaltantes « invitations au martyre », répercutées à travers les trois provinces tout au long des cinq
ou six dernières années, par les relais sonores d'une centaine d'épiscopes animés de la haine militante
de tant de « génies » locaux, n'ont pu qu'y provoquer et irriter à de hauts points d'acuité, l'agressivité
de ces thèmes mentaux et de ces comportements publics que, de tout temps et plus sévèrement depuis
deux siècles, dénonçaient et définissaient, pour les mieux réprimer, les prévisions de la loi garante de la
« sécurité de l'Etat », la Lex Julia de majestate.
Chacun de ces cent épiscopes agglutinait autour de soi un millier de sectateurs dont chacun était
solidement établi, de toute la force statique d'une foi inlassablement exaltée par les ferveurs d'un
mysticisme nécessairement irrationnel, dans un sentiment de récession à l'égard de la « chose publique »
des Romains. Il serait absurde de douter que les autorités de l'administration politique, assistées par les
services de la sécurité militaire, n'aient pas dégagé les ressorts profonds et déterminants de ces effervescences
ethniques ou tribales, qui s'offraient d'elles-mêmes à leur analyse. Elles avaient alors nécessairement
traduit, par l'adoption de mesures de salut public, leur résolution d'en paralyser les mouvements qui,
jusqu'alors avaient été réputés tolérables, et peut-être même officiellement considérés comme inoffensifs,
sinon même conciliables avec les subtilités du calcul politique.
Le temps était venu pour ces autorités, et depuis les années 255, d'avertir les empereurs des risques
d'un parti-pris de bienveillance, qui seraient, à la longue, dangereux. Les hauts responsables provinciaux
n'avaient pu manquer de recommander aux princes de réagir avec une vigueur exemplaire avant qu'il
ne fût trop tard. C'est alors, et c'est ainsi, qu'ils auraient provoqué de la part des princes, (en fait de Valé-
rien), quelque « rescrit » autorisant les gouverneurs à faire preuve de sévérité. On a vu que ces « rapports »
sur l'état des affaires politiques et religieuses avaient en premier lieu provoqué, au printemps 257, la
réplique de litterae, relativement modérées et optimistes, se bornant à prévoir des mesures d'avertissement
et de réflexion pour valoir, très généralement, à l'égard de « ceux qui ne pratiquent pas la religion des
Romains ».
Cette formule discrète, en englobant implicitement la « secte » des chrétiens qui revendiquait

1. Cyprien, Epistulae, LXXVIII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 836.


SAINT CYPRIEN 165

d'être la « catholique » pouvait même lui donner à entendre que, pour peu qu'elle « reconnût les
cérémonies romaines », on aurait pour elle quelques égards particuliers, propres à l'aider à affermir sa «
catholicité ». Et il ne semble pas qu'un tel calcul ait été pratiquement déçu. Sans doute est-il bien vrai que,
en août 257, Cyprien a été exilé à Curubis, et aussi quelques évêques numides à Sigus-les-Mines, et encore
Denys d'Alexandrie et quelques évêques dans des bourgs d'Egypte, et peut-être, en outre, en vertu de
quelques autres décisions, quelques autres épiscopes obscurs qui ont eu la discrétion de ne pas faire éclat
d'une confession, sans doute méritoire mais, tout compte fait, d'un héroïsme modéré.
Mais il nous faut bien convenir qu'en fait, la grande masse des centaines d'épiscopes et des milliers
de clercs, tant du Maghreb que d'Egypte, s'étaient dérobés par une voie qui n'a guère pu être que celle
de la proscynèse. Cependant, il ne pouvait plus échapper à personne, en ces mois de l'automne 257, de
l'hiver et du printemps 258, que les choses étaient en voie de tourner au pire.
A Carthage, Galerius Maximus avait remplacé Aspasius Paternus au gouvernement de la Province
d'Afrique ; et peut-être aussi est-ce vers le même temps que Flavius Leontius succédait à Cornélius Octa-
vianus dans l'exercice extraordinaire de ducatus per Africam. L'un et l'autre, et aussi leurs collègues qui
administraient la Numidie et la Maurétanie, avaient largement trouvé matière à faire une appréciation
des plus alarmantes de ce que leur révélait l'interception de circulaires pastorales, dont on pouvait penser
qu'elles étaient le plus généralement de l'ordre de celles qu'a heureusement révélées à l'histoire la
correspondance échangée entre Cyprien, éloigné à Curubis, et les exilés de Sigus.
Il était devenu du devoir du proconsul, aussi bien que du « duc » d'Afrique, de dégager et de définir,
aussi bien qu'il leur pouvait être possible de le faire, la nature et le sens des relations que le « pape » de
Carthage entretenait depuis tant d'années, avec les cent cellules « sectorielles » sur lesquelles, mettant
à profit la bienveillance des princes, il revendiquait d'exercer, ouvertement et souverainement, cet
ascendant moral qu'il détenait en vertu d'une auctoritas qu'il qualifiait de « sacerdotale ».

B - Le Ducatus per Africain


II y a, on l'a vu, dans le recueil des « lettres » attribuables à saint Cyprien ou à ses correspondants,
une Epistula XLVIII (48) qui contient la proposition suivante : « Du fait que notre Provincia a été élargie
plus au loin, elle contient aussi la Numidia et la Mauretania qui lui sont rattachées.. » (Sed quoniam
latius fusa est nostra Provincia, habet etiam Numidiam et Mauretaniam sibi cohaer entes). l

Une lettre de Cyprien au pape Corneille


A suivre la tradition manuscrite, cette Epître est adressée par Cyprien à l'évêque de Rome,
Corneille. Au dossier de la correspondance entre Carthage et Rome, elle figure au rang des toutes premières
lettres qui auraient été échangées, peu de temps après le premier retour de Cyprien à la tête de son église
d'où il s'est tenu éloigné depuis plus de dix-huit mois ; et aussi après l'élection de Corneille au siège de
Rome, événements tous deux datables du début de mars 251, au lendemain immédiat de la grande
défaillance. Il paraît difficile de tirer du contexte une justification de la portée qu'il faut attribuer à cette
extension du ressort primatial de Carthage. A première lecture il semble que Cyprien fasse état de quelque
mesure administrative tendant à réaliser l'unification des trois provinces à quelque fin inexprimée. « Notre »
province, « notre » gouverneur, écrit-il. Par le possessif du pluriel de majesté, Cyprien paraît s'attribuer
cette province. Il vient d'écrire, d'autre part et presque dans un même temps, au même Corneille : « Ces
mêmes (nouvelles) nous les avons notifiées à travers notre province, à chacun de nos collègues » (per
provinciam nostram haec eadem collegis singulis in notitiam perfer entes..)2. Ces variantes donnent lieu de

1. Cyprien, Epistulae, XLVIII, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 607.


2. Cyprien, Epistulae, XLV, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 600.
166 C. SAUMAGNE

penser que c'est du fait de l'intervention d'une quelconque mesure politique liant plus étroitement la
Numidie et la Maurétanie à la Province proconsulaire et les lui subordonnant à certains égards, qu'il
s'est autorisé à accréditer auprès de ses collègues la doctrine primatiale en vertu de laquelle ses
responsabilités (en fait ses prérogatives) pastorales, débordaient désormais les limites premières qu'il leur avait
tout d'abord assignées.
Il est donc naturel de supposer que quelque nouveauté s'est produite dans l'ordre de la distribution
de l'autorité politique entre le moment où il déclarait cantonner l'exercice de son autorité morale sur
ses collègues établis dans le cadre de « notre Provincia », et celui où, pour accroître le champ de cette
autorité, il se prévalait de « l'élargissement de cette Provincia par adjonction de la Numidia et de la Mau-
retania Caesariensis ».
Or, on l'a vu, une telle unification a bien été réalisée dans le domaine de l'autorité militaire, par
concentration de cette autorité aux mains d'un dux per Africain, Numidiam et Maureianiam ; elle a
été inspirée à Valérien et Gallien par la nécessité d'imposer aux rébellions berbères, devenues
dramatiquement virulentes, l'efficacité d'un commandement unique et d'un front commun capables de pallier la
dispersion des forces provinciales de sécurité. A cet égard un historien profane ou un agent des services
proconsulaires de Carthage n'eût pas défini cette mesure en de meilleurs termes que ne l'a fait Cyprien ;
il eût pu écrire, lui aussi : « Notre Provincia a été étendue plus au loin du fait que la Numidie et la
Maurétanie lui ont été rattachées ».
Mais l'abondance et la sûreté des informations que nous a dispensées à cet égard l'épigraphie
africaine, rendent constant que l'institution de ce « commandement unique » n'a pu être conçue et mise
en œuvre plus tôt que dans l'une des années 253-258. Cette observation porte à penser que la lettre 48
— dont le contexte nous assure que c'est bien à Corneille qu'elle a été adressée — peut et doit être datée,
non du printemps de l'année 251, mais des temps plus avancés de son épiscopat(il mourra le 12 mai 254),
par exemple de l'automne 253, qui est le moment où Cyprien a réuni à Carthage un concile d'un
interprovincialisme particulièrement accusé.
En fait, l'occasion qui a motivé l'envoi de cette lettre à Corneille est assez obscure ; elle aurait
été offerte par une attitude incorrecte, et même injurieuse, qu'aurait prise le chef de l'église d'Hadrumète,
en Proconsulaire (Sousse), à l'égard de l'évêque de Rome1. La circonstance, — à se conformer au
classement traditionnel de la correspondance cyprienne, — dans laquelle cette attitude aurait été adoptée,
serait apparentée à celles qui ont rendu un moment suspecte, aux yeux des africains, l'orthodoxie de
l'élection de Corneille en 251. Mais cette attribution apparaît hasardeuse si l'on considère que ce moment
de discorde a été bref et qu'il avait été promptement suivi, jusqu'à un moment indéterminé de l'année
253, d'une période où Yunanimitas avait régné entre Rome et Carthage ; qu'il ne s'était alors agi que
d'adopter une attitude qui s'affirmerait concordante ; elle comportait l'adoption d'une commune inflexibilité
à l'égard du schisme du rigoriste Novatien, et une commune bienveillance à l'égard des « faillis ».
Mais il ne faut pas exclure — du moins est-ce une supposition qui me paraît devoir mériter
attention — que, dès 253 et jusqu'à la mort de Corneille au printemps 254, et à l'élection de Lucius à son
bref épiscopat, ont pu apparaître les signes précurseurs de cette très prochaine et grave discorde que,
bientôt, Cyprien et Etienne affrontés ne sauront régler qu'en fulminant une réciproque excommunication.
En effet, une fois réglée, dès les débuts et dans un esprit de commune concorde, la question de l'accueil
bienveillant qu'il convenait de faire aux « faillis repentants», s'était posée d'elle-même celle de l'accueil
qu'il convenait que la catholica réservât à la résipiscence éventuelle des « hérétiques », celle que
manifestaient déjà, avec une pressante insistance, bien des sectateurs ralliés à « l'anti-Pape» Novatien, et qui
étaient sans doute déjà fatigués de faire plus longtemps figure de « purs » et d'irréconciliables minoritaires.
J'ai dit que la situation me paraissait déjà être, vers 253, de celles que le pouvoir politique aurait

1. Cyprien, Epistulae, XL VIII, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 606.


SAINT CYPRIEN 167

volontiers aidé à régler par l'émission d'un de ces « édits d'union» dont la pratique lui deviendra bientôt
systématiquement familière. Pour l'heure, ce pouvoir se bornait à exercer sur les responsables de la catho-
lica des pressions calculées. Il est concevable que Corneille, alors en paisible possession d'état depuis
plus de trois ans, ait eu d'abord une attitude incertaine et expectante à cet égard aux yeux des Africains.
Il semble même s'être tout d'abord refusé à étendre aux hérétiques et schismatiques repentants le
libéralisme qui avait présidé, en accord avec Carthage, au ralliement des «faillis » ; la potestas saecularis l'avait
alors frappé d'un exil d'ailleurs bénin auquel la mort avait mis un terme, si naturel qu'il fût, mais qui
devait suffire à lui valoir, aux yeux d'un Cyprien, déjà rigoriste à l'égard des hérétiques, la « couronne
du martyre ». La « puissance du siècle », paraît bien avoir fondé quelque espoir de conciliation sur les
dispositions du nouveau « pape », Lucius, qu'elle avait laissé librement élire ; espoir très tôt déçu ; mais
déception à son tour sanctionnée par un « exil de réflexion » aux portes de Rome ! Et Cyprien ne fait
pas difficulté de l'imputer à une « disposition de la divine Providence » et d'y voir un « martyre différé »
{dilato martyrio)1 . Sans doute, en ce printemps 254, Lucius est-il mort en exil (mars 254). Mais
l'exaltation dithyrambique qu'apporte Cyprien à célébrer cet exil, prouve assez quelle peur ont pu lui donner
les débuts de l'épiscopat de Lucius. C'est alors qu'apparaît le « Pape » Etienne.
Il devient ainsi permis de postuler que la question du « second baptême » des schismatiques et
hérétiques s'est déjà trouvée posée dans les derniers temps de l'épiscopat de Corneille, tant par les intéressés
que par les suggestions politiques du pouvoir ; et que Corneille l'a d'abord appréciée sans répugnance
doctrinaire ou disciplinaire. L'Epître 48 témoignerait du raidissement du clergé africain d'Hadrumète
à la nouvelle que de telles dispositions étaient sur le point d'animer l'évêque de Rome. L'initiative que
ces clercs ont prise alors d'en écrire en leur propre nom, et comme à l'insu de leur propre évêque, et
d'adresser directement leur lettre à leurs collègues presbytéraux de Rome — au mépris de l'autorité de leur
évêque, Corneille — nous révélerait que, pour leur part au moins, ils avaient d'ores et déjà adopté les
positions qui seront bientôt celles des églises d'Afrique ralliées autour de Cyprien pour faire front à la
politique enfin affirmée par Etienne, dès son élection. Mais en ce moment de l'année 253, alors que Corneille
n'a pas encore été relégué à Centumcellae, Cyprien ne paraît pas encore lui-même avoir arrêté sa doctrine
touchant le « baptême des hérétiques ». A ce moment, il peut encore tenir pour incertain le comportement
que Corneille adoptera définitivement à cet égard ; bien que son maintien au siège episcopal témoigne
encore de son hésitation à se ranger à la solution conciliante que le pouvoir attend de lui, en lui imposant,
pour y réfléchir, de faire retraite dans la banlieue immédiate de Rome.

Sécession religieuse et rébellion politique


Aussi cette Lettre 48 de Cyprien à Corneille — qui par une allusion assez claire et précise nous
révèle la création d'une autorité unificatrice de l'Afrique que nous savions être celle d'une correspondante
autorité militaire — a bien les apparences convaincantes d'avoir été écrite au cours de l'année 253, en un
moment et dans une circonstance où Cyprien a justifié, comme par la coïncidence d'un acte de l'autorité
séculière, la primauté pastorale que ne lui contestent pas la centaine d'évêques répandus à travers les
trois provinces, et qui le qualifie pour se porter fort, en la circonstance, de l'orthodoxie du clergé
d'Hadrumète. Et il ne paraît pas aventureux de penser que les circonstances du moment ont donné à Cyprien
l'occasion de déceler, dans les dispositions d'esprit qui ont porté Corneille à se plaindre de l'injustice
à lui faite par le clergé de Sousse, les signes précurseurs de celles qui, dans peu de mois, inspireront
nettement et délibérément les thèmes des prétentions d'Etienne touchant sa propre autorité primatiale. Car
il nous est permis de penser qu'il se propose de signifier à Corneille qu'il nourrit d'ores et déjà les arrière-
pensées de sa politique sacerdotale romaine. C'est ce qu'il veut discrètement, mais assez clairement,
lui donner à entendre lorsqu'il fait précéder la mention de « l'extension de sa Provincia» aux limites du

1. Cyprien, Epistulae LXI, II, 1.


168 C. SAUMAGNE

Maghreb, par l'observation suivante qu'il insérera comme pour lui servir d'excuse : « II se trouve
évidemment des gens pour jeter souvent le trouble dans les esprits et dans les cœurs lorsqu'ils répandent
certaines choses d'une manière autre que celle que comporte la vérité. C'est la raison pour laquelle, lorsque
nous donnons nos instructions à chacun de ceux qui prennent la mer (pour Rome) afin qu'en cours de
navigation ils ne trébuchent sur aucun piège, nous sommes bien certains qu'ils ont été exhortés à y
reconnaître la matrice et la racine de l'Eglise catholique»1. Et d'enchaîner : « Mais du fait que notre Provin-
cia, etc. ».
Il est difficile de ne pas éprouver qu'il existe entre ces deux propositions une certaine relation
qui est à la fois de connexion et d'opposition. C'est la première fois que la plume de Cyprien s'arrête à
faire allusion à Matthieu (XVI, 18), comme s'il venait de lui être donné lieu, par la récente doléance de
Corneille, de pressentir la place qu'occuperait bientôt cette réponse scripturaire dans l'imminente querelle
qui allait l'opposer au « pape» Etienne. Mais ce ne peut avoir été sans quelque intention que Cyprien a
trouvé dans la parole prononcée par Matthieu l'occasion d'avertir, comme par suggestion, l'évêque de
Rome — et par delà Corneille, ses éventuels successeurs — qu'il lui fallait désormais considérer l'Afrique
comme étant le « domaine réservé » offert à la primatie de Carthage. On sait que les temps sont tout
proches où l'évêque de Carthage s'autorisera de la défaillance imputée à l'autorité romaine venue aux
mains du « pape » Etienne, pour se mêler, avec une présomptueuse et combien significative indiscrétion,
des affaires des Gaules (Ep. 68) et d'Espagne (Ep. 67).
Ainsi, si aucune objection rigoureusement dirimante ne venait faire obstacle à ce que soit reportée
la date à laquelle aurait été écrite cette Epître 48 de Cyprien à Corneille, il serait logique de retenir une
circonstance grave qui s'est produite à ce moment-là dans la vie de saint Cyprien, circonstance qui a mis
son destin en relation, à la fois de synchronisme et de causalité, avec le fait politique le plus significatif
qui se soit produit dans l'Afrique du Nord en ce même moment, et qui est la rébellion de ses populations
indigènes contre l'autorité de Valérien et de Gallien.

C - Intelligence avec l'ennemi

A qui il serait donné de lire d'un trait tout ce qui nous est parvenu de l'œuvre de saint Cyprien,
rien ne révélerait que cette œuvre a été écrite, pour la plus grande part, par un homme qui a été mêlé,
plus intimement que tout autre, aux affaires d'un monde africain alors tout entier en proie aux convulsions
d'une dramatique rébellion politique. Aussi ne devons-nous pas négliger d'apprécier au plus haut prix
la bonne fortune qui nous a conservé, au dossier de la correspondance de l'évêque de Carthage, une Epître
LXII (62) qu'il a écrite au cours de l'une des années 254-256 et qui nous porte au cœur et au plus vif d'un
incident exceptionnellement révélateur de l'un des aspects de cette rébellion des tribus dans ses rapports
avec les communautés chrétiennes de l 'arrière-pays numide, qui se donnaient Cyprien pour dux.

La lettre LXII
Cette Epître 62 a été adressée par Cyprien, en son nom et en celui d'un certain nombre de ses co-
épiscopes africains, alors réunis autour de lui à Carthage, à huit de leurs collègues lointains, impliqués
dans cet incident2.
De celui-ci, l'idée que porte à s'en faire une lecture peu appuyée de la lettre de Cyprien, serait
apparemment fort bien traduite dans les termes suivants : « Des tribus barbares firent une « razzia, et
emmenèrent dans leur butin des prisonniers et des vierges consacrées à Dieu. Des évêques de Numidie
s'adressèrent à l'évêque de Carthage. Celui-ci fit faire une quête dans sa ville épiscopale ; elle rapporta

1. Cyprien, Epistulae, XLVIII, III, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 607.


2. Cyprien, Epistulae, LXII, C.S.E.L., 3, 2, p. 698.
SAINT CYPRIEN 169

cent mille sesterces. On les envoya aux évêques numides avec une lettre touchante, à laquelle on joignit
les noms des donateurs afin qu'on fît des prières pour eux ».
Ainsi nos Numides seraient, par hypothèse et d'office, des loyalistes demeurés dans le parti de
l'ordre. Cette image optimiste d'une réalité qui a été certainement plus complexe, doit être reçue cependant
pour authentique pour ce qui est de son trait essentiel, à savoir que les personnes affectées par l'incident
paraissent bien n'avoir appartenu qu'à des communautés chrétiennes. Rien dans cette lettre 62 ne donne
à comprendre que Cyprien ait dû faire un départ entre des chrétiens et des païens parmi lesquels les brigands
auraient eu loisir de faire une discrimination préalable. Il est infiniment peu probable qu'un acte de
brigandage, réputé avoir été accompli par un « rezzou » de pirates, ait prémédité de choisir ses victimes en
fonction d'un critère confessionnel.
C'est là une constatation qui mérite, je crois, plus de réflexion qu'on ne lui en a accordé ; car il
n'est pas concevable qu'un commando de brigands voués, par hypothèse, à n'attaquer que par surprise
et à se dérober avec promptitude, ait eu loisir de discerner et d'identifier au cours d'une action,
nécessairement vive et désordonnée, une sélection de chrétiens et de « vierges consacrées à Dieu ».
Il nous faut donc songer à attribuer à d'autres qu'à des dissidents, on l'a vu, hors la loi, hâtifs et
furtifs, la capture sélective de personnes qualifiées et l'ouverture de négociations en vue de leur rachat.
Il est d'expérience que Cyprien ne manque jamais d'établir une exacte et constante convenance
entre l'objet dont son intention est d'évoquer l'idée et le mot qu'il choisit avec rigueur pour définir cet
objet.
Aussi devons-nous entendre la chose stricto sensu, lorsqu'il définit par le mot captivitas l'état où
sont ceux qu'il se propose d'assister : ce dont il traite c'est « de la captivité de nos frères » et de la «
captivité de nos sœurs » (de fratrum nostrorum et sororum captivitate). « Frères et sœurs » sont les uns « tenus
captifs chez les barbares (apud barbaros) ; c'est des mains des « barbares» qu'il faut les délivrer par le
moyen d'un « rachat ». Ce « rachat » est calculé en contrepartie d'une quantité déterminée d'argent
monnayé {de manibus barbarorum redimatur nummaria quantitate)1 . Faute de quoi les « captifs » sont
exposés, tous ensemble, à de plus graves « périls », auxquels cette rédemption doit les soustraire ; il existe
ainsi un péril prédéfini, un periculum captivitatis qui menace ces « captifs », s'ils ne sont pas d'abord
« rédimés ». Et la menace de ce péril suffit à les soumettre à une « douleur » particulière qui est dite dolor
periclitantium. Cette perspective menaçante est la perte de la liberté, plus exactement la réduction en
esclavage, la jactura liber tat is, nuance qui nous fait admettre que la captivitas n'emporte pas, par elle-même,
la perte juridique de la liber tas. S 'agissant des « frères captifs », une telle perte du status liber tatis ne les
expose pas à des épreuves plus redoutables. Mais il n'en va pas de même pour ce qui est des « sœurs».
«periculum virginum pro quibus non tantum liber tatis sed et pudoris jactura plangenda est2. A suivre
Cyprien, n'auraient pas été seulement « capturées » des « vierges » qu'on pourrait dire « ordinaires » ;
mais encore de celles de qui « les membres sont consacrés à Christ et sont voués par la vertu de la pudeur
(pudica virtute), à l'honneur éternel de la continence. La perte qui serait alors à déplorer ne serait pas
seulement celle de la liberté, mais, en outre, celle de la virginité, ainsi livrée aux outrages « des
proxénètes et des lupanars ».
Nous prendrons garde à ne pas tirer du discours de Cyprien que cette captivitas comporte
l'emprisonnement, le career. Si le mot career est prononcé, c'est parce que le mot existe dans la parole qu'a dite
le Christ en Mat th., xxv, 36 : in car cere fui et visitasti me ; et qu'il faut adapter la proposition à une
hypothèse qui ne comporte que la captivitas et qui, d'autre part, implique non une simple « visite » mais un
rachat ; et il a paraphrasé le texte de référence en lui faisant dire : in carcere {captivitatis) fui et... (liberatis)

1. Cyprien, Epistulae, LXII, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 699.


2. Cyprien, Epistulae, LXII, II, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 699.
170 C. SAUMAGNE

me ; en y maintenant le mot career, c'est à Jésus qu'il fait dire que, s'agissant d'un career, il y a été lui
même gisant emprisonné et enchaîné chez les «barbares» clausus et vinctus apud barbaros jacui...) !
Ainsi une exégèse, même sommaire mais tant soit peu attentive de cette Epître LXII de Cyprien,
conduit à admettre que vers les années 253-255, dans un canton non désigné de Numidie, un acte de
coercition a été accompli par une force ou une autorité indéfinie, à l'encontre d'un nombre indéterminé de
personnes des deux sexes, toutes caractérisées par le fait qu'elles sont chrétiennes, de la fraction «
catholique», et qu'en outre, pour ce qui est des femmes, ces personnes sont des vierges consacrées au Christ,
spécificité qui porte à croire que les « frères » concernés et qui paraissent bien avoir été célibataires, ont
été, de leur côté, désignés à la captivité en considération de quelque qualification correspondante (peut-
être de cléricature ?). Ces « captifs » sont, par hypothèse, des personnes libres et de statut pérégrin. Ils
sont placés, pour un temps qui n'est pas indiqué mais qui a dû être défini, en position d'attente en vue
de leur libération consentie en contrepartie d'une rançon globalement chiffrée (quantitas nummaria),
et qui a été fixée à 100 000 sesterces (25 000 F or), somme apparemment forfaitaire1. Le défaut de paiement
dans un délai qui — encore qu'il ne nous ait pas été donné — a dû être préfixé, emporte, une fois échu,
la conversion de « l'état de captivité » en celui de « servitude », statut apprécié dans une perspective de
juridicité romaine.

Des subsides aux Numides révoltés


Concluons s'il se peut : huit communautés chrétiennes établies au sein des populations indigènes
de Numidie ont été frappées d'une sanction pécuniaire fixée à 100 000 sesterces payables à terme, en tant
qu'entités confessionnelles de fait ; la force (ou l'autorité) qui s'est affirmée créancière de cette somme,
en a cautionné le paiement en retenant à l'état de « captivité» un nombre déterminé de chrétiens réputés
représentatifs, étant entendu que le défaut de paiement à une échéance préfixée, entraînera la conversion
de la « captivité » arbitraire en « servitude » juridique. Et il apparaît, comme ayant été de fait, que la
somme de 100 000 sesterces a été réunie à Carthage, qu'elle a été mise à la disposition des huit épiscopes
représentatifs des huit communautés débitrices, et qu'elle a été acquittée par celles-ci avant le terme de
son exigibilité. Ainsi aux frères et aux sœurs captifs a été épargnée la perte de la liberté.
L'incident qui a provoqué l'envoi de cette Epître 62, si, pour le qualifier, on se libère de l'émotivité
incontrôlée qui le dramatise suivant un schéma traditionnel, apparaît comme appartenant à l'ordre des
« errements » pragmatiques que toutes les hautes polices politiques ont pratiqués au long des siècles en
Afrique du Nord, afin d'assurer l'ordre aux marches, toujours un peu incertaines, d'un Etat.
Ainsi les conditions dans lesquelles Cyprien lui-même nous dit que cette affaire d'otages et de
«rédemption» s'est déroulée, portent à ne reconnaître en elle qu'une de ces mesures de police et de
sécurité auxquelles une autorité légalement compétente a, de tout temps, soumis un élément de la
population indigène dont il lui fallait châtier les insoumissions ou seulement prévenir les turbulences. Ici
l'autorité compétente — le légat de Numidie ? — avait frappé d'une amende collective un groupe
d'individus de confession chrétienne qui composaient, par contiguïté, un ensemble de huit communautés.
L'argent de cette amende serait exigible dans un délai prédéfini. Entre temps, le paiement de cette amende
pénale, de caractère collectif, serait cautionné par un certain nombre de personnes désignées, et retenues
en position de «captivité», de custodia, plus ou moins étroite — en fait, en qualité d'otages. Faute de
paiement à l'échéance, la « captivité » serait transformée en « servitude » par le fait, par exemple, d'une
condamnation ad metallum que le gouverneur pouvait toujours prononcer extra ordinem et qui faisait
du pérégrin un esclave.
Certes, le fait que Cyprien qualifie de barbari ceux qui tiennent captifs des « frères », et, plus scanda-

1. Cyprihn, Epistulae, LXII, III, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 699.


SAINT CYPRIEN 171

leusement, des sœurs-vierges, porte à présumer que ces barbari ne sont pas autres que ceux que les chefs
militaires païens désignent de ce nom, lorsqu'ils confient au marbre le soin de nous transmettre le souvenir
des avantages qu'ils ont remporté sur eux ; ils les disent barbari ; ils constituent des g entes, et, à ce titre,
ils peuvent être dits (singulièrement même), gentiles barbari.
Mais, à y regarder de plus près, ceux que vise ici Cyprien ce ne sont point ces païens ethniques
ou tribaux, rebelles à Rome, dont les chefs romains et leurs troupes ont mission d'obtenir la soumission.
Les « barbares», aux yeux d'un dissident politique africain, et qui est, en outre, chrétien, ce sont les chefs
romains et leurs troupes composées de « gentils barbares » gentiles barbari ; ensemble ils composent
des unités de gentiles pagani, plus exactement des harkas, dirions-nous, de contingents « maures » dont
le pouvoir romain a mobilisé le loyalisme en même temps qu'il s'est rallié leurs « dii mauri».
Aussi bien ce n'est point par des justifications tirées de l'éthique naturelle que Cyprien justifie
son geste de compassion. Il traite frères et sœurs, tout de suite, en tant que personnes mystiques, relevant
non de la dilectio mais de la religio, comme s'il voulait éviter à ses correspondants et à nous mêmes, de
supposer qu'il cède à l'appel d'une solidarité profane. Aussi, au long des propositions introductives de
sa lettre il ne lui vient pas à l'idée de mettre tout de suite l'incident au débit de ces barbares ethniques
sur lesquels les commandos militaires ont coutume de célébrer leurs succès.
La mention que fait Cyprien de ces « barbares », ne les situe pas au plan des brigands, mais à
celui des persécuteurs ; ces « captifs » qui l'émeuvent, ce ne sont pas des êtres humains sentimentalement
proches d'autres êtres humains qu'anime la caritas. Ce sont positivement des templa Dei ; c'est donc
« Christ en personne » qui doit être considéré ; c'est lui qui doit être racheté du péril de la captivité, qui
doit être délivré des mains de ceux qui ne sont « barbares » que parce qu'ils ne sont pas chrétiens ; de même
sont « barbares » les « liens » qui vouent à la plus abjecte profanation ces « vierges » dont les membres
ont été consacrés à Christ. De même aussi sont-ce des « païens » qui sont dits « barbares », lorsque le
Seigneur, sur le rappel que fait Cyprien, du career évoqué en Matth. xxv, 36, paraît exiger lui-même
que soit accomplie la « céleste et salutaire opération de son rachat pour le prix forfaitaire de cent mille
sesterces ».
En fait, il est peu concevable — et à la réflexion il pourrait paraître inconcevable — que Cyprien,
(qui, objectivement et par la « race» est , lui aussi, un « gentil-barbare», et qui s'adresse à des Africains
qui, par leur habitat nomade, le sont encore plus étroitement que lui-même), ait employé ici la
qualification de «barbares» en lui attribuant le sens moralement et systématiquement dépréciatif qu'il n'a
pas encore acquis au milieu du IIIe siècle. Ses correspondants aussi sont, de la même manière que lui,
des Maures, des Maures en qui la sédentarisation en Numidie et dans certaines régions de la Maurétanie
Césarienne, a amorti la conscience virulente de l'ethnie qui survit nécessairement en eux ; mais ce par
quoi ils se distinguent, depuis un petit siècle déjà, de leurs consanguins, c'est qu'ils ont répudié leurs dieux
héréditaires et que, devenus chrétiens, ils se sont délivrés de la sujétion aux « génies » topiques — les dii
mauri — sujétion à laquelle demeurent indistinctement soumis les Maures environnants, tant ceux qui
sont rebelles à la puissance romaine que ceux des « goums maghrébins » qui la servent contre ceux qui
demeurent leurs frères par la communauté de langue et de civilisation. Aussi, aux yeux de ces « baptisés »
qui sont dans l'allégeance spirituelle de Cyprien, sont frappés du stigmate de « barbarie » ces Mauri des
détachements de cavalerie vexillaire, partisans loyaux de l'autorité romaine, et que celle-ci, par la voix
de son dux per Africam, Numidiam et Mauretaniam, lance contre eux dans les expéditions punitives de
l'ordre de celle dont l'Epître 62 nous a conservé un exemple.

III — La veillée d'armes

Les apparences, non moins que les plus grandes probabilités, sont que Cyprien, ayant eu dès les
débuts de l'été 258, le bénéfice d'une mesure gracieuse consentie par le prince, a rallié Carthage, tout comme
il nous faut bien admettre que, de leur côté et dans ce même temps, en Egypte, Denys et ses coépiscopes
172 C. SAUMAGNE

exilés, et à la faveur d'un semblable remeatus, ont rallié leurs sièges. Cyprien, gracié, semble s'être établi
tout droit dans « ses jardins », in hortis suis, que, de tout temps et à l'égal des membres les mieux établis
de la « gentry » africaine, il possédait personnellement dans la fraîche banlieue de ce Mégare, faubourg
de Carthage.
On attendrait qu'à ce moment de sa vie Cyprien, faisant enfin relâche et retraite, renouât le fil de
ses anciennes méditations, de celles qui, naguère encore, avaient fait la trame, par exemple, de son ouvrage
capital : « Sur Vunité de VEglise ».
Tout, apparemment, devrait l'inviter à l'optimisme. L'indulgence que venait de manifester
l'empereur Valérien à son égard pouvait signifier que le comportement des communautés chrétiennes était
loin de donner du souci au pouvoir. L'état de conservation dans lequel l'Eglise de Carthage, et celles
d'Afrique plus généralement, avaient été maintenues durant son absence, témoignait de dispositions
politiques qui étaient par elles-mêmes plus apaisantes qu'auraient été celles d'une tolérance simplement
passive.

A - L'epistula à Successus
Or, voici que la première lettre qu'il lui aura été donné l'occasion d'écrire, l'Epître 80 à Successus,
est pour nous apprendre que, jusqu'au moment de l'expédier, il lui a paru indispensable de tenir son
clergé tout entier en état d'alerte rigoureuse, et de ne l'en pas distraire, dans l'attente où il était d'une
imminente persécution. Il lui était revenu que Valérien avait « rescrit » quelque chose « au sujet des
chrétiens », sans qu'il sût bien ni quoi ni à qui « il avait rescrit». C'avait été assez, cependant pour qu'il
envoyât à Rome quelques émissaires capables de lui en rapporter des informations sûres ; mais assez aussi
pour qu'il consignât sur place le corps entier de ses clercs dont, de toute manière, il ne doutait pas qu'ils
ne fussent, tout comme lui, voués à la mort. Nous le voyons, en effet, qui s'excuse auprès de son collègue
Successus — évêque d'Abbir Germaniciana et qui paraît avoir vécu jusqu'alors dans une parfaite quiétude —
de ne lui avoir pas fait part « sur le champ» (in continenti), de ses premières alarmes. Il s'était mis, en
effet, dans l'impossibilité d'y aviser, pour la raison que, « ayant établi la totalité de ses clercs en ordre de
combat» (universi clerici sub ictu agonis constituti), il n'en pouvait distraire aucun qui portât et répandît
la nouvelle de ce qu'il croyait avoir déjà lieu de redouter. Ainsi, sur les premières rumeurs recueillies,
dès avant même qu'il eût envoyé à Rome des informateurs pour en rapporter une «vérité explorée»,
et alors, avoue-t-il, que ne « circulaient encore que beaucoup de bruits incertains et contradictoires »
(multa... varia et incerta opinionibus ventilantur...), il n'avait pas douté de l'imminence inéluctable du
pire1.
On comptera certainement pour beaucoup, dans cette persuasion, la promesse que l'ange lui avait
faite, l'année précédente, dans le bureau du proconsul, lorsque la mesure d'exil l'avait frustré de la «
couronne » tant désirée2. «Demandez, avait-il tout récemment écrit aux relégués de Numidie, demandez
avec instance à la divine bonté de daigner me permettre d'achever la confession de son nom, afin que Dieu
me délivre des ténèbres et des pièges de ce monde, afin qu'unis ici à vous par le lien de la caritas et de
la pax, avec vous debout en face des injures des hérétiques et des persécutions des païens, nous nous
réjouissions encore avec vous dans le royaume céleste3.
Quelques-uns de ses correspondants, à la vérité, n'avaient pas manqué de lui donner à comprendre
que, pour leur part, ils n'aspiraient nullement au martyre ( mais ils avaient bien pris garde à ne pas lui
marchander leurs encouragements : « Tu sais bien, et personnellement, bien cher », lui avaient-ils écrit,

1. Cyprien, Epistulae, LXXX, I, I, C.S.E.L., 3, 2, p. 839.


2. Cï supra, chap. IV.
3. Cyprien, Epistulae, LXXVI, VII, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 833.
SAINT CYPRIEN 173

« que le vœu, le plus digne d'être exaucé, que nous formons, c'est de te voir parvenir, toi notre docteur
et notre ami, à la couronne de la grande confession»1. D'autres exilés s'étaient bornés à lui marquer
qu'ils ne s'attendaient guère à apprendre qu'ils se trouvaient unis, à leur insu, au grand destin qu'il leur
« prophétisait », car il les assurait de devoir atteindre à la « récompense céleste et à la couronne du martyre
et au règne de Dieu» — perspective que leur exil, par lui-même, ne leur avait nullement ouverte2.
Et voici qu'en ce début d'été 258, les informateurs qu'il avait envoyés à Rome à la découverte
lui en rapportaient des nouvelles qu'il pense pouvoir tenir pour sûres. Celles-ci, à s'en tenir à l'idée qu'il
s'en fait et qu'il s'empresse d'en répandre, seraient bien faites pour horrifier tout autre que lui, et le jeter
dans un accablement « humain, trop humain ». Elles l'exaltent, au contraire. A Successus, il écrit : « Ces
nouvelles, je demande que, par toi, elles soient portées à la connaissance de nos autres collègues, de telle
manière que, par leur diffusion, notre fraternitas, en tout lieu, soit fortifiée et tenue prête à livrer le combat
spirituel»3.
Sans doute chacun de nous voudrait que lui fût accordée la grâce de partager avec saint Cyprien
cette joie singulière qu'il a eue à recevoir enfin de Rome, tant de terrifiantes nouvelles ; et, aussi, à les
répandre à travers la centaine de ces « fraternités » nord-africaines dont il semble bien qu'aucune ne lui
ait alors contesté d'exercer sur elles un ducatus ad confess ionem nominis Christ i.
Mais il nous est heureusement permis, à nous qu'a instruits l'événement, d'oser nous dire assurés
que Cyprien a fort bien su, et sur le champ même, que les nouvelles qui lui parvenaient de Rome étaient
fausses, du moins telles qu'elles lui étaient rapportées. Il était fort bien instruit, comme par une nécessité
professionnelle, de l'état de sécession spasmodique et larvée dans lequel s'entretenaient, depuis cinq ans
au moins ces populations berbères, ces Afri naîione, d'où il était lui-même issu. Et, plus consciemment
que tout autre, il savait — et surtout il savait que le pouvoir politique savait aussi bien que lui-même —
que ce n'était pas précisément d'un loyalisme dévot envers la res publica des Romains que les animaient
les idéologies chrétiennes, mais bien plutôt d'un odium, d'une haine activiste et militante. Ce qui, au vrai,
lui parvenait de Rome, c'était la certitude qu'étaient imminentes les réactions de sécurité politique, c'est-
à-dire, en fait, d'automatisme judiciaire, auxquelles il était prévisible que recourraient nécessairement
des empereurs qu'il savait partout en alerte aux frontières.
Le concret de ce qui lui était rapporté de Rome, c'était l'imminente mise en branle de la « loi de
majesté » ; et que, pour ce qui était de l'Afrique, elle frapperait à la tête, en principe, les auc tores et duces
des « factions » séditieuses, et lui, Cyprien, en premier.
Et Cyprien avait trop présentes à la mémoire les décevantes débandades du temps, encore récent,
de Dèce, pour ne pas redouter de devoir se sentir seul à répondre pour tous, dans une circonstance qui
lui interdirait de renouveler sa dérobade de l'année 250. Il lui faut tout de suite « emboucher la trompette »,
afin, « une fois encore, d'exciter au combat de l'affrontement ses soldats de Dieu, bien instruits à manier
les armes célestes ». De cette trompette, saint Augustin se souviendra pour la dire « apostolique ».
Mais il nous faut nous arrêter à examiner de plus près et de sang-froid cette « lettre à Successus ».
Car, à première lecture, elle pose la question de savoir si, par l'effet d'une inadvertance soutenue, elle
n'aurait pas donné lieu à une méprise assez grave pour avoir accrédité au nombre des vérités historiques
le mythe de la « persécution » dite de Valérien ?
Il nous aura été, certes, difficile de n'être pas saisis, comme à notre insu, par cette fièvre de «
martyre », dont a brûlé Cyprien depuis le jour où sa rupture avec l'évêque de Rome a rejeté et replié sur elle-
même, et rallié autour de son autorité, l'Eglise d'Afrique. Et il n'y aurait pas eu là grand mal, si l'effet
de cette mégarde n'avait été que de nous faire prendre une vue illusoire de la position vraie dans laquelle

1. Cyprien, Epistulae, LXXVII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 834.


2. Cyprien, Epistulae, LXXVIII, II, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 837.
3. Cyprien, Epistulae, LXXX, II, C.S.E.L., 3, 2, p. 840.
174 C. SAUMAGNE

l'application des litterae impériales de recognitione caeremoniarum avait mis les évêques Numides «
relégués à Sigus ».
Mais il paraîtra plus grave — et de beaucoup — que la représentation que l'histoire s'est faite
des circonstances au sein desquelles s'est joué le destin de Cyprien, ait été déformée jusqu'à l'imposture,
non point par l'idée qu'en a pu avoir Cyprien, mais par celle qu'il a admis un moment de devoir en donner.
De celle-ci, il est apparent qu'il s'est prématurément et comme préventivement, empressé de faire part
à l'un de ses co-épiscopes du nom de Successus, dans une lettre dont je crois pouvoir me résoudre à penser
qu'il est regrettable qu'elle nous ait été conservée.

Le texte de la lettre LXXX


Cette lettre a été écrite par Cyprien, revenu à Carthage et rétabli à la présidence de son église,
dans les débuts de l'été 258, au terme de sa relégation à Curubis.
Il est nécessaire qu'elle soit reproduite :
« Cyprien à Successus, son frère, salut.
A. (§ 1) « La raison pour laquelle je ne vous ai pas tout de suite écrit est que (mes) clercs, sans
tion, tenus en alerte par Vimminence d'un combat (à livrer) ont été rigoureusement dans
V impossibilité de s'éloigner d'ici, — tout (préparés) qu'ils sont par un courageux dévouement
de l'âme, à (recevoir) la céleste et divine couronne.
B. « Sachez, cependant, que ceux-là sont revenus (ici) que f avais envoyés à Rome à l'effet
de nous rapporter la vérité que leur enquête aurait dégagée de toute manière, touchant ce
qui aurait été « rescrit» (par l'Empereur) nous concernant. (Beaucoup de choses, en effet,
et qui sont contradictoires et incertaines, sont colportées au gré des opinions).
C. (§ 2) « Ce qui est certain consiste en ceci : Valérien a adressé aux sénateurs un « rescrit » (qui
porte) :
1° que les évêques, les prêtres et les diacres soient exécutés sur le champ ;
2° que, par contre
a) les Senatores et les Egregii Viri et les Equités romani, préalablement déchus de leur
dignité, soient, en outre, privés de leurs biens ;
b) et que si, — leurs ressources ayant été confisquées — ils persévèrent à « être chrétiens »,
ils soient frappés de la peine capitale ;
c) Les matronae, par contre, après avoir été privées de leurs biens, seront « reléguées
en exil».
3° Les Caesariani — ceux d'entre eux, soit qu'ils aient précédemment avoué (être
chrétiens), soit qu'ils l'avouent présentement — qu'ils fassent l'objet de la confiscation de
leurs biens ; et qu'ils soient envoyés enchaînés dans les domaines impériaux au titre de
descripti (immatriculés).
D. 1° A son «oratio» (= à son rescrit ad Senatum) Valérien, empereur, a joint une copie
des litterae qu'il a composées nous concernant (= nous, provinciaux) à l'adresse des
gouverneurs des provinces.
2° Ces litterae, chaque jour, notre espoir est qu'elles arrivent à nous, qui nous tenons
debout, ainsi que le commande la fermeté de notre foi, pour supporter la souffrance,
attendant de l'action et de l'indulgence du Seigneur, la couronne de la vie éternelle.
SAINT CYPRIEN 175

E. a) Apprenez qu'entre temps Xyste a été exécuté dans un cimetière, le 6 août [258], et
qu'avec lui (l'ont été) quatre diacres.
b) Et, en outre, qu'à accomplir les procédures de cette « persecutio », les préfets, à Rome,
s'appliquent chaque jour, de manière que s'il en était qui viendraient à leur être présentés,
ils les condamnent à mort et confisquent leurs biens.
F. Ces (informations) je demande que, par vos soins, elles aillent aussi à la connaissance
de nos autres collègues, afin que partout la fraternité puisse être raffermie et être préparée
au combat spirituel, de sorte que chacun de nous songe moins à la mort qu'à l'immortalité,
et que, voué à Dieu avec une foi pleine et un courage total, chacun éprouve plus de joie
que de peur à accomplir cette « confessio » dans laquelle il sait que les soldats de Dieu
et du Christ sont appelés non à être tués mais à être couronnés ».

Examen critique

C'est là un document exceptionnellement engageant. Il est de consistance si fournie et si dense


qu'il semble offrir providentiellement à l'homme d'étude, fatigué d'errer dans le désert d'informations
qu'il fait profession d'explorer, l'attrait d'une halte où s'établir un moment et qui lui assurera sécurité
et confort.
Mais je pense qu'il ne lui faut pas cesser de prendre garde qu'il est de la nature du désert d'être
aussi fertile, oserais-je dire, en mirages qu'en oasis. Aussi paraîtra-t-il recommandable de n'aborder
cette « épître à Successus » qu'avec circonspection et de n'y pénétrer que d'un pas précautionneux.
Jamais personne — à ma connaissance du moins — n'a douté de la sincérité, non plus que de la
véridicité, des précisions, tant juridiques qu'anecdotiques, que Cyprien s'est proposé de diffuser à travers
l'Afrique. Et, par une conséquence (dont il est prudent de craindre qu'elle ne soit que fallacieusement
nécessaire) nul n'a douté que, du même coup, Cyprien ne nous ait donné ici, avec une minutie scrupuleuse,
la teneur même d'un document original, qu'on tient, dès lors, pour avoir été la « charte » de la «
persécution de Valérien ».
Ainsi, à prendre Cyprien au mot, Valérien aurait ordonné :
1°) De mettre à mort sans autre forme de procès, tous les évêques et tous les prêtres, et tous les diacres,
en un mot tout le haut clergé de Rome et d'Italie ;
2°) De déchoir, d'abord, de leurs dignités et de priver de leurs biens, les sénateurs et les chevaliers romains
et les « gens de qualité » qui auraient fait précédemment profession de christianisme ; — et, cela fait,
s'ils persistaient dans cette profession, de les tuer ou, s'agissant de femmes, de les « reléguer » ;
3°) De soumettre au même traitement les agents des services impériaux, et dans les mêmes conditions
de profession de la foi chrétienne, à ceci près qu'au lieu d'être expéditivement tués ils seront réduits à la
qualité sociale de descripU = adscripticii (et comme avant la lettre), à la « servitude de la glèbe », dans le
cadre des domaines impériaux.
Ici on relèvera, non sans quelque inquiétude, qu'à entendre en rigueur ce que rapporte Cyprien,
l'Empereur est réputé avoir condamné, en principe et directement, à la mort, à la confiscation des biens,
à la relégation aux travaux forcés, toute une catégorie de personnes qu'il soustrait ainsi aux garanties,
au moins formelles, de quelque procédure judiciaire que ce soit, tant « ordinaire » qu' « extraordinaire ».
Sans doute, les deux préfets dans la ville siègent-ils à Rome, sans désemparer, à l'effet de procéder à cette
persecutio ; mais ils n'ont d'autre mission que d'identifier physiquement et socialement, et comme
automatiquement, les personnes que d'autres agents « leur défèrent » ; d'ordonner expéditivement leur
176 C. SAUMAGNE

mise à mort et la confiscation de leurs biens, sur le simple constat « qu'ils sont chrétiens », sans même
que leur soit donné le bénéfice de l'exception trajane : « idque re ipsa manifestum fecerint »x .
Telles seraient les normes essentielles, conçues par Valérien et souscrites par Gallien, qui, en l'année
258, auraient été mises en œuvre dans tout l'empire romain. On conviendra que, auprès de Valérien,
Néron lui-même, si monstrueux que l'ait montré Tacite, fait figure de garant de la juste application des
lois pénales.
Mais est-il bien correct de passer sous silence une indication qu'a faite Cyprien lui-même, et qui,
en fait, interdit d'admettre que ces mesures — même inexactement analysées par lui — aient été applicables,
et moins encore qu'elles aient été appliquées.
« Valérien », (a-t-il écrit à Successus), « a rescrit au Sénat (de Rome) ». Ici encore, pas d' « Edit »,
mais des litterae. Un rescrit implique, par sa forme même, qu'il a été rédigé par l'Empereur pour «
répondre » à quelque relatio dont l'initiative serait ici imputable au Sénat. Il a été assez étoffé, au dire de
Cyprien lui-même, pour atteindre à l'ampleur d'une oratio principis ad Senatum. L'empereur ne s'est
proposé que de provoquer l'émission d'un « Senatus-Consulte » qui, par adoption et mise à exécution
des mesures suggérées au Prince par le Sénat lui-même, les convertit en décisions exécutoires dans l'étendue
du domaine demeuré soumis, si théoriquement que ce puisse être en fait, à la compétence organique du
Sénat.
Ainsi, par hypothèse — et sous réserve que les informateurs dépêchés par Cyprien à Rome, aient
été bien informés de la teneur d'une oratio qui, confidentielle par elle-même, a été exposée aux
déformations tendancieuses des indiscrétions mal contrôlées — ce que rapporte Cyprien de la teneur du « rescrit-
oraison » de l'Empereur, n'est pas applicable à la Province d'Afrique, non plus qu'à toute autre province.
Et c'est là une réserve que Cyprien a faite de lui-même, et dont il est nécessaire que nous tenions compte.
« Valérien imperator (précise-t-il à Successus) « a joint en annexe à son oraison la copie des litterae qu'il
a destinées aux gouverneurs des provinces, touchant ce qui nous concerne (nous, provinciaux) »2.
Et, ce qui ne nous importe pas moins, il ajoute : « Ces litterae, chaque jour nous espérons qu'elles arrivent
(à Carthage) »3.
En tout cas, écrivant de Carthage à son collègue Successus, il est de beaucoup moins assuré que
ne le sont les historiens modernes — qui n'ont cependant d'autre caution que la sienne — du traitement
que Valérien réserve aux provinces. Tout ce qu'il suppose, en affectant de ne pas l'appréhender, c'est
qu'il lui faut se maintenir — et entretenir les siens autour de lui et, d'ores et déjà, les frères de toutes les
communautés africaines — en cet état d'alerte qu'il avait établi dès avant même d'avoir décidé d'envoyer
des informateurs à Rome. Il n'avait pas différé de les préparer tous « à la céleste et divine couronne ».
Aujourd'hui, alors que ses informateurs ne lui ont rien rapporté de plus que ce qu'avaient déjà répandu
les rumeurs qui l'avaient alors inquiété, il ne peut que « se tenir prêt à supporter la passio, dans l'attente
de la couronne de la vie éternelle »4.
Il resterait à savoir si ces litterae ad praesides provinciarum datae, (celles, du moins, qui ont été
destinées au proconsul d'Afrique), ont jamais existé autrement que dans les appréhensions des informateurs
de Cyprien. De telles litterae sont-elles jamais parvenues à leur destinataire ? Et, en admettant qu'elles
aient été reçues, ne devrions-nous pas nous demander si les faits qui se sont notoirement produits entre

1. Pline le J., Epistulae, X, 98 (rescrit de Trajan à Pline).


2. Cyprien, Epistulae, LXXX, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 840 « Subjecit etiam Valerianus imperator oraîioni suae
exemplum litterarum quas ad praesides provinciarum de nobis fecit ».
:

3. Cyprien, Epistulae, LXXX, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 840 : « Quas litteras cotidie speramus venire... »
4. Cyprien, Epistulae, LXXX, I, 3, C.S.E.L., 3, 2, p. 840 «... stantes secundum fidei firmitatem ad passionis tole-
rantiam et expectantes de ope et indulgent ia domini vitae aeternae coronam ».
:
SAINT CYPRIEN 177

le moment où Cyprien se dit impatient de leur venue et celui qu'il a sanctifié de son martyre, nous
autorisent à en restituer la teneur.

Persécution générale ou mesures individuelles ?


Pour répondre aussi objectivement que possible à cette interrogation, tentons de nous représenter
les circonstances qui ont entouré l'existence de Cyprien durant le temps qui s'est écoulé depuis le moment
où, retour d'exil, il a rejoint Carthage jusqu'à celui où, le 14 septembre 258, il a « rendu témoignage ».
Nous savons que les émissaires envoyés par lui à Rome s'y trouvaient encore le 6 août 258, date
à laquelle ils y avaient appris l'exécution de l'évêque Xyste et de quatre de ses diacres. S'ils ne se sont
pas attardés à Rome, ils ont dû rejoindre Carthage environ le 15 août.
Si quelque rapport de causalité a existé entre cette condamnation et la teneur du « rescrit » de
Valérien ad senatum, et si on évalue au plus court le temps nécessaire à la conversion de ce « rescrit »
en forme de « Senatus-Consulte » exécutoire, Yoratio impériale serait parvenue ad senatum à Rome environ
le 1er aoûl. Ce serait aussi vers cette même date que le Sénat aurait reçu copie des litterae impériales
destinées, d'autre part et en original, aux gouverneurs des provinces. Or, Yoratio ad senatum, c'est d'An-
tioche, où étaient établis ses bureaux politiques et son état-major de guerre, que Valérien l'aurait mandée.
Si diligent qu'ait été le courrier officiel, tant par terre que par mer, on lui accordera une huitaine de jours
pour couvrir le trajet d'Antioche à Rome, délai qui situerait dans la deuxième décade de juillet la
formulation et l'expédition des instructions impériales. Il est naturel de présumer que c'aurait été à cette même
date que ces litterae auraient dû être expédiées en originaux à leurs destinataires.
Mais Yoratio ad senatum ayant été conçue et rédigée en forme de « rescrit », il faut supposer qu'une
relatio sénatoriale l'aurait nécessairement provoquée, relatio qui, elle-même, n'aurait guère pu avoir
été adressée à l'empereur que plus tard, mettons au cours de la première décade de juillet.
Mais pour ce qui est de l'Afrique et de son proconsul, et de leur rapport avec le destin de Cyprien,
nous n'observerons pas sans surprise que les litterae ad proconsulem Africae — qui auraient été composées
et expédiées d'Antioche depuis le 15 juillet environ, puisqu'elles sont réputées déjà parvenues à Rome
en copie vers le 1er août — n'ont pas encore atteint Carthage, environ les 15-20 août.
Dès lors le soupçon naît qu'il se pourrait que de telles litterae impériales n'y aient jamais été reçues ;
et que la raison en serait qu'il n'en a pas été adressé.
Et il pourrait en être allé de même pour la terrifiante oratio ad senatum. Déjà on ne peut imaginer
sans répugnance qu'une telle « prescription » ait pu être mise à exécution, à Rome et à travers l'Italie.
La fatigue du bourreau l'aurait elle-même relâchée. Elle aurait égalé en horreur celle du terrible Senatus-
Consulte de Bacchanalibus de l'année 568/186 qui, en son temps, n'avait pas fait moins de suppliciés
à travers l'Italie '. Cette mise à mort — en quelque sorte mécanisée hors du cadre des procédures
judiciaires les plus élémentaires d'un droit si généralement jaloux de les observer — de tant de centaines et
de milliers de clercs, de sénateurs et des cadres les plus supérieurs de la société romaine, ou bien elle a
été consommée en effet, et la mémoire de l'histoire en devrait être demeurée traumatisée ; ou bien personne
n'en a jamais rien su, et il faut bien que nous nous résolvions à soupçonner, au moins gravement, qu'elle
n'a pas eu lieu ; et que la raison en est qu'elle n'a jamais été ordonnée.
Encore moins pourrons-nous admettre qu'elle ait été étendue et transposée à la charge des provinces.
Le fait que les obituaires d'une hagiographie généralement si jalouse du souvenir de ses héros se soient
satisfaits de n'avoir à enregistrer que les supplices de Xyste et de ses quatre co-martyrs à Rome, et de
Cyprien, de Quadratus et de la Massa Candida d'Utique en Afrique, témoigne suffisamment de leur sin-

1. Tite Live, Histoire Romaine, XXXIX, 8-19.


178 C. SAUMAGNE

cérité et de leur authenticité. Mais leur modération doit nous retenir de céder à l'attrait de
dramatisations qui se veulent d'autant plus édifiantes qu'elles sont imaginaires.
C'est ainsi qu'on peut tenir pour certain qu'à Rome, le 6 août 258, l'évêque Xyste et quatre de
ses diacres ont bien été condamnés à mort et exécutés. Mais il n'est pas moins certain que, depuis le 2 août
de l'année précédente (257), le même Xyste a succédé à l'évêque Etienne dans des conditions dont rien
ne nous autorise à penser qu'elles n'ont pas été normales. Tout au plus pourrons-nous supposer que Xyste
et son clergé ont pu être sommés de leur côté — tout comme l'a été Cyprien du sien — de «reconnaître les
cérémonies romaines ». Ils auraient alors fait une « profession de proscynèse » qui leur aurait épargné
d'entendre leur « collègue ecclésial » déclaré dissous, et d'être envoyés en exil comme l'ont été, dans
le même temps, Cyprien seul en Proconsulaire et sept ou huit de ses collègues de Numidie, et Denys et
quelques-uns de ses pairs en Egypte, — mais aucun autre, semble-t-il, ailleurs. Il est ainsi raisonnable
d'admettre que le motif des poursuites qui les ont menés au martyre sanglant n'est pas celui que suggèrent
les mesures de portée générale que les informateurs de Cyprien lui ont rapportées. Il nous faudrait en même
temps supposer que la cinquantaine (au moins) de diacres qui, à cette date, composaient le clergé de Xyste,
et que ses presbytres aussi, et aussi la masse des épiscopes et des clergés suburbicaires et italiens sur
lesquels s'étendait la primatie de Xyste, ont bien été effectivement soumis par les préfets in urbe et par
les administrateurs régionaux à déclarer « qu'ils n'étaient pas chrétiens » et qu'ils l'ont bien effectivement
déclaré. Il demeurera au moins davantage édifiant que, de tout cela, rien n'a été. Autant dire que Yoratio
de Valérien ad senatum — si tant est qu'elle ait existé — a dû porter des commandements de beaucoup
plus particuliers que ceux que ses informateurs ont rapporté à Cyprien, et que celui-ci, dans son impatience
d'atteindre à la « divine couronne céleste » a, un peu hâtivement, transmis à l'histoire par sa « Lettre à
Successus ».
Il en sera allé de même, pour ce qui est de l'épreuve subie par Cyprien. Nous le voyons, vers le
15 août 258 — date possible et probable de sa lettre à Successus — revenu d'exil depuis le début de l'été
et groupant étroitement autour de lui son clergé tout entier et réassumant sa primauté pastorale, comme
si, entre temps, rien n'était advenu. Si (mais en doit-on douter ?) le proconsul d'Afrique a bien tenu la
promesse qu'il lui a faite l'année précédente, au cours de son audition du 28 août 257, de s'enquérir de
son clergé pour le mettre en demeure de « reconnaître » à son tour « les cérémonies romaines », et si,
ce proconsul agissant lui-même ou par son légat, a bien poursuivi son enquête à travers toutes les
communautés ecclésiales de sa Province, il paraît bien ne pas y avoir rencontré de réfractaires exagérément soucieux
de suivre l'exemple de l'évêque de Carthage. Aucun épiscope ou clerc de cette Province n'ayant été frappé
d'exil, il faut bien qu'ils aient fait tous la « professio-proscynèse » ordonnée. S'il s'en était trouvé pour
se distinguer de la masse, Cyprien ne se serait pas privé de nous laisser quelque paraphrase de l'homélie 76
que les « relégués » de Sigus-les-Mines lui avaient donné l'ardente occasion de composer à leur gloire.

B - L'affaire d'Utique
L'incident qui a si brusquement ramené Cyprien à prendre de la réalité des choses une conscience
plus tempérée et, oserais-je dire, « humanisée », c'est le brusque et violent éclat du tumulte populaire
subitement survenu à Utique, et dont la répression violente avait valu impersonnellement à la Massa
Candida d'être promue au martyre collectif.
La « fraternité » d'Utique n'était pas dans l'obédience de l'évêque de Carthage comme il semble
que l'ait un moment supposé le proconsul — à moins qu'il n'ait eu une si grande opinion du crédit personnel
de Cyprien que son premier mouvement ait été de l'impliquer dans les désordres qui s'y étaient produits.
En fait, la communauté d'Utique paraît avoir dépendu de l'évêque d' Hippo- Diarrhy tus (Bizerte), alors
dénommé Quadratus.
Pour peu que l'on s 'applique à dégager de l'Epître 80 le plein du contenu qu'elle implique, on discerne
que Cyprien ne s'y préoccupe nullement de dissimuler qu'il a pris brusquement conscience que le pressant,
et presque immédiat, pouvoir moral qu'il s'est acquis sur tant de menaçantes et inquiétantes fractions
SAINT CYPRIEN 179

des populations africaines le désigne à l'autorité politique, comme assumant la responsabilité de les
cautionner au regard de la « loi de majesté ». S'il affecte soudain de ne vouloir être représentatif que de la
collégialité ecclésiale de la colonie de Carthage, il ne peut douter cependant que ce ne soit en tant que
« primat d'Afrique » qu'il sera effectivement traité.

Tumulte et répression
Lorsque à la mi-août 258, le nouveau proconsul d'Afrique, Galerius Maximus, avait déserté « ses
jardins » de Mégare pour se porter à Utique, on n'ignorait certainement pas à Carthage — et Cyprien
en était sûrement mieux informé que tout autre — que des événements exceptionnellement graves s'y
étaient produits auxquels étaient mêlés principalement des chrétiens, et qui, débordant par leur nature
la compétence et les moyens d'action des autorités municipales, requéraient, d'urgence et comme en
flagrance, l'intervention de Yimperium proconsulaire.
De ces incidents, nous devons nous résoudre à confesser qu'il peut nous être permis de connaître
la nature et de mesurer les violences, pour peu que nous nous dégagions de la tradition d'apologétisme
calculé qui frappe d'un discrédit tacitement convenu les sûres informations qui nous en instruisent.
Car, pour peu que nous fassions à ces informations l'accueil confiant qu'elles méritent — souvent
à bien plus juste titre que bien d'autres — le mythe de la cosidetta « persécution de Valérien », se dissout
de lui-même pour se concentrer à nouveau en une réalité intelligible et perceptible au sens commun.
De cette réalité résiduelle c'est, d'abord, le témoignage que nous en apporte saint Augustin qui
nous autorise à rétablir la consistance historique dans le temps et dans l'espace. Et il se trouve que la
circonstance qui conduit Augustin à nous proposer cette heureuse mise au point, est celle où il prononce,
à Carthage même, soit sur la memoria, soit sur la mensa de Cyprien, l'un des innombrables sermons
produits à l'occasion des cérémonies commémoratives de son martyre : in natali Cypriani1.

Le témoignage de saint Augustin


Nous savons aujourd'hui de bonne source, que, dans les jours qui ont précédé la date du 18 août 258,
un tumulte avait éclaté à Utique, qui, comme tant d'autres depuis celui de Lyon en 177, de Cilliumti de
Thuburbo minus en 203, s'était dramatisé en confrontations homicides entre partes et en sanglantes
répressions policières2. A Utique, bon nombre de chrétiens (300 ? 500 ?) avaient trouvé la mort, « masse » compacte
à laquelle la mémoire dévote des Africains appliquera la qualification de « blanche » {massa Candida)*,
en souvenir, peut-on imaginer, de cette « blanche cohorte » (cohors Candida) de « purs et durs » que
Cyprien avait naguère ralliés à sa «factio » au lendemain de la grande défaillance des chrétiens dans les
temps (encore si proches !) de Dèce. A la date du 18 août 258, heurts, bagarres, patrouilles préventives
ou punitives, « tumultes » en un mot, avaient provoqué à Utique assez de « martyrs » pour enrichir une
page de martyrologe de la catholica cyprienne.
Aussitôt, le nouveau Proconsul, Galerius Maximus, de rejoindre Utique, qu'une heure de cheval
ou de poste sépare à peine de ses jardins de Carthage. Peut-être s'est-il fait précéder de quelques éléments
de la cohorte urbaine de sécurité qui réside, sous sa main, à Carthage, et à la brutalité de laquelle serait
imputable ce massacre demeuré légendaire.

1 Augustin, Sermones CCCVI, CCCXI et CCCXXX ainsi que les sermons publiés par Dom Morin, Rendiconti
délia Pontificia Accademia di Archeologia, t. 3, 1925, p. 289-312.
.

2. Ce sont les martyres qu'évoquent la Passio Lug dunensiwn dans la Bibliotheca hagiographica latina 6839 ; la Passio
Scillitanorum, ibid., 7527 et la Passio Perpetuae, ibid., 6633.
3. Sur le nombre des victimes, cf Prudence, Peristephanon, Hymne, XIII, 1210, dans Migne, Patrologie latine, t. LX,
col. 578, n° 87.
180 C. SAUMAGNE

Arrivé là il s'informe aussitôt. Les magistrats municipaux qui ont dû faire face aux premiers
affrontements et qui sont encore, à peu près tous, des « gentils », ne peuvent naturellement attribuer l'émeute
qu'à des provocateurs chrétiens, plus vraisemblablement encore à des gueux qui passaient pour avoir
été échauffés par les controverses cypriennes et par ce qu'elles impliquaient de xénophobie anti-romaine
par-delà la personne de l'évêque Etienne.
C'est là, évidemment, assez pour justifier une mise en cause immédiate, par la voie expéditive de
la procédure extra ordinem, de 1' « épiscope », président du collège ecclésial local. Nous savons depuis
peu quels ont été son rôle et son nom. Il se nommait Quadratus ; il était évêque d' Hippo- Diarrhy tus
(Bizerte), et son autorité s'étendait sur le territoire jointif d'Utique.
Sans doute sa communion avec son si considérable voisin, Cyprien, était-elle notoire. Aussi celui-
ci, le proconsul le mande-t-il quérir par deux constables de ses services. Mais, alerté, Cyprien se dérobe.
Le proconsul passe outre à cette défaillance. Il est assez instruit des responsabilités, tant doctrinaires
qu'agissantes, assumées par Quadratus, pour l'impliquer à bon droit. Par l'injonction qu'il lui fait de
sacrifier, de caeremoniari, il établit aisément la connexion, devenue jurisprudentielle, entre le sacrilegium
confessionnel et la majestas politique. Il le condamne in praesenti à la peine de mort et il le fait exécuter
à la date du 21 août 258,
Le proconsul semble alors s'être attardé à Utique, soit qu'il ait élargi de là le champ de son enquête,
soit qu'il y ait rédigé, comme « à chaud », la relatio qu'il lui en faut faire à l'Empereur pour l'informer,
et pour solliciter de lui les directives d'un « rescrit ».
Etant nouveau venu en Afrique, il lui faut, à l'effet de rédiger cette relatio, s'informer du rôle
qui pourrait être imputé à Cyprien dans cette affaire. Sans doute est-ce alors qu'il le fait rechercher. Mais
sa cache est si secrète qu'elle n'est ni démasquée par ses enquêteurs ni dénoncée par ceux qui la lui assurent.
C'est là, du point de vue du magistrat, un aveu indirect de culpabilité, et aussi un indice grave d'une
complicité collective imputable à quelque « conjuration » de ses receleurs et, plus généralement, de ses
« satellites ».
Le proconsul à qui nous ne pouvons contester qu'il était mieux instruit que nous des choses de
sa province et, même, de celles de la Numidie et de la Maurétanie, n'ignore sans doute rien des devoirs
que Vofficium proconsulis met à sa charge, dans une circonstance si clairement qualifiée par la doctrine
du droit et par l'expérience jurisprudentielle. Mais il sait aussi que prendre l'initiative d'alléguer un crime
capital contre une personnalité de l'envergure de Cyprien, c'est assumer la responsabilité d'une initiative
que l'état d'agitation, qui mine de toutes parts les assises de l'Empire, rend dangereusement hasardeuse
et expose au risque d'un désaveu. C'est ainsi que plus de trois semaines s'écouleront entre ce 21 août 258
où le proconsul a réglé, en flagrance pourrait-on dire, le compte de l'épiscope Quadratus d'Utique, et ce
14 septembre où il invite Cyprien de Carthage à s'entendre statuer sur le sien.
A suivre Pontius, Cyprien paraît avoir été d'abord si bien rassuré par cette apparente indifférence
du proconsul, qu'il a rejoint « ses jardins»1. Tout à coup, le 14 septembre, un officier, accompagné
d'un détachement militaire, vient le surprendre dans sa résidence de banlieue, et l'amène au prétoire
du gouverneur.
Le lendemain 15 septembre, Cyprien comparaît. Le proconsul, après s'être assuré brièvement
de son identité de « Thascius » et de « pape », lui notifie, sans autre détour : « Les très saints empereurs
ont ordonné que tu accomplisses les cérémonies {caeremoniari) » — Jusserunt te sacratissimi imperatores
caeremoniari — . A quoi Cyprien répond : « Je refuse » {non facio)2.

1. Pontius, Vita Cypriani, 15, C.S.E.L., 3, 3, p. CVI.


2. Acta proconsularia Cypriani, 3, C.S.E.L., 3, 3, p. CXII : Cumque oblatus fuisset, Falerius Maximus proconsul Cypria-
no episcopo dixit : « Tu es Thascius Cyprianus » ? Cyprianus episcopus respondit : « Ego sum ». Galerius Maximus proconsul
dix it : « Tu papam te sacrilegae mentis ho minibus praebuisti » ? Cyprianus episcopus respondit : « Ego ». Galerius Maximus
proconsul dixit : « Jusserunt te sacratissimi imperatores caeremoniari ». Cyprianus episcopus respondit : « Non facio ».
SAINT CYPRIEN 181

Ainsi Valérien — (c'est de lui seul qu'il s'agit ici, le pluriel imperatores n'étant que l'expression
protocolaire de la concordia impériale) — aura bien répondu, et sans délai, par un « rescrit » au « rapport »
qui lui révélait l'inefficacité de la modération dont il avait fait preuve l'année précédente, lorsqu'il s'était
borné à demander la simple recognitio caeremoniarum Romanorwn. Il exigeait maintenant la consommation
de l'acte essentiel des cérémonies, jadis défini par le rescrit de Trajan à Pline : « id est supplicando diis
nostris » x .

L'inculpation personnelle de Cyprien


Nous voici arrivés au moment le plus grave de la « passion » personnelle de Cyprien.
Cette brusque convocation à Utique survenue à la mi-août 258 avait pour occasion un incident
qui, si grave qu'il fût, était loin de s'insérer dans les perspectives apocalyptiques qu'avaient ouvertes au
prophétisme visionnaire de Cyprien les nouvelles exaltantes qui lui avaient été rapportées de Rome,
quelques jours à peine auparavant. Il avait alors chargé, on l'a vu, son collègue Successus de les répandre
à travers une Afrique qu'il présumait altérée de la soif du martyre. Et voici que, soudain, sa fièvre tombe.
Il se replie sur son diocèse de Carthage, son clergé, sa plebs. Il attend, leur avoue-t-il, que le proconsul
lui dise quelque chose ; mais, d'ores et déjà, il sait bien que ce « quelque chose » ne concernera que lui ;
et il sait que si son « troupeau » se garde de tout éclat provocateur, il ne lui sera rien fait. D'un coup brutal
se dissipent à ses yeux les hallucinantes préfigurations de tant de massacres escomptés, espérés et intimement
souhaités et qui, d'un moment à l'autre, par la voie triomphale d'une « persécution », devraient introduire
dans le Royaume de Dieu, tous les évêques, tous les clercs et tout ce que l'Empire comptait de chrétiens
de qualité, sénateurs, chevaliers, dignitaires de la Cour, serviteurs du prince.
Sans doute, autour de lui, se souvenait-on de la grande peur que, cinq ans à peine auparavant,
il avait suscitée au loin dans la province d'Afrique. A cette époque, sur la foi « d'inspirations » souvent
reçues et « d'avertissements » que le Seigneur avait daignés lui envoyer », il avait mandé à la plèbe de
Thibar — (qui paraît n'avoir pas eu d'évêque à ce moment là et qui offrait ainsi un très sonore milieu
de diffusion incontrôlée) — « qu'il lui faut apprendre et tenir pour certain que le jour du tourment »
{diem pressurae) — (il dira plus loin qu'il est celui de la « persécution » à laquelle il aspire) — « est suspendu
sur leur tête ; que la chute du monde et l'heure de l'antichrist sont imminentes ; et que, en conséquence,
il faut que chacun se tienne prêt pour le combat, et qu'il ne pense plus à rien d'autre qu'à la gloire de
la vie éternelle et à la couronne de la confession du Seigneur »2.
C'avait été alors le moment où le pouvoir impérial traversait à Rome une crise brève et confuse.
Peut-être avait-il suffi alors à Cyprien, pour manifester cet allègre pessimisme, d'apprendre que l'évêque
de Rome, Corneille, avait fait l'objet de tracasseries qui s'étaient traduites par son internement, suivi de près
par sa mort (juin 253) dans la grande banlieue de Rome. A la vérité, c'avait été assez peu — la chose
étant considérée de sang-froid — pour donner à penser que le monde entrait « dans son crépuscule »
et qu'une « persécution » était sur le point d'éclater. Mais il n'en avait pas fallu davantage pour que la
chronographie apologétique ait enregistré, comme marginalement, dans les années 251-253, une imaginaire
« persécution de Trébonien ».
Maintenant, en cette fin du mois d'août 258, il était manifeste qu'il en irait de même de cette «
persécution » que Valérien était supposé devoir déclencher par un « second Edit ». Or nous constatons qu'il
n'y aura pas eu de « second Edit » Celui-ci, comme celui de Trébonien Galle, n'a eu d'existence que
dans les impatiences émotives de Cyprien.

1. Pline Le Jeune, Epistulae, X, 98.


2. Cyprien, Epistulae, LVIII, I, 2, C.S.E.L., 3, 2, p. 656 : « Scire enim debetis et pro certo credere ac tenere pressurae
diem super caput esse coepisse et occasum saeculi atque antichristi tempus adpropinquasse, ut parati omîtes ad proelium stemus
nec quicquam nisi gloriam vitae aeternae et coronam confessionis dominicae cogitemus... »
182 C. SAUMAGNE

C'est de quoi, par bonheur, la bouche même de saint Augustin nous donne la certitude. Augustin
n'accorde pas un grand crédit à la tradition selon laquelle l'Eglise, avant d'être triomphante comme elle
l'était de son temps, avait traversé et surmonté les épreuves de « dix persécutions », et cela, pour la seule
raison qu'il y avait eu dix plaies d'Egypte, qui précédèrent la sortie du « peuple de Dieu ». « Mais je ne
pense pas » observe-t-il, « que ce qui s'est passé en Egypte soit une figure des persécutions de l'Eglise ;
« sans doute, ceux qui pensent de la sorte trouvent des rapports entre chaque plaie et chaque persécution,
« rapports fort subtils et ingénieux. Une telle opinion, cependant ne procède pas de l'inspiration de l'Esprit
« prophétique, mais d'une conjecture de la pensée humaine, qui tantôt parvient à la vérité, tantôt fait
« erreur » 1 .
Le crédit est mince que l'on accorde à ce que Prudence nous dit, d'une plume et d'une mémoire
tardives, de ce qu'il était advenu à cette « massa Candida » : trois cent cadavres de suppliciés et de tués,
« blanchis » pour avoir été entassés dans des fosses pleines de chaux vive2.
Moins allégorique, mais malheureusement non moins hermétique quant aux faits, est la réflexion
que fait saint Augustin, lorsque, ayant ramené l'opération de « vannage mystique » au dégagement de
deux « semences » précieusement sélectionnées — Cyprien et la « massa Candida » — il ajoute :
« Quel a été alors le nombre des riches (divites) qui ont méprisé ce qu'ils possédaient ? Quel a été alors le nombre
des pauvres (pauper es) qui ont succombé à la tentation (de se dérober) ? Voilà donc que dans cette tentation,
considérée en tant que vannage, le fait de posséder l'or (= la richesse) n'a pas constitué un obstacle pour les riches ;
mais de quel profit a été aux pauvres le fait de ne pas posséder l'or (= la richesse) ? Ceux-là (les riches) ont triomphé !
Ceux-ci (les pauvres) ont succombé »! 3
Deux autres indications sont fournies — tout particulièrement par les deux sermons augustiniens
qu'a révélés l'heureuse sagacité de Dom Morin4. L'une est que quatre jours ont séparé le martyre de la
Massa Candida d'Utique (natalis : XV Kal. Sept = 18 août 258) de celui de Quadratus (natalis : XII
Kal. Sept. 21 août 258).
L'autre indication — (qui est, il est vrai, une suggestion de probabilité) — est que c'est à Hippo-
Diarrhytus (Bizerte) qu'a été élevée la basilica sancti martyr is Quadrat i, dans laquelle saint Augustin
a célébré, par un sermo, le souvenir du saint évêque, alors que la basilica Massae Candidae avait été élevée
à Utique.
Aussi aucun préjugé n'a autorisé saint Augustin à enfler les chiffres et à dramatiser les épisodes.
Il met les choses au point comme exprès pour excuser notre propre modération, dans une circonstance
où on attendrait plutôt qu'il se laissât porter aux amplifications hyperboliques permises au panégyriste.
Ainsi Augustin est à Carthage, devant le tombeau même de Cyprien, au jour de son « natalice», un 15
septembre, anniversaire de son martyre — déjà ancien de près d'un siècle et demi — un anniversaire
que le petit peuple de Carthage a coutume de célébrer dans une liesse et par des débordements folkloriques.
Et c'est de quoi il prend occasion pour nous dire que : « Si restreint qu'ait été le vannage au temps de
la persécution, quels sont les grains qui en sont provenus ? C'est de lui (de ce grain) qu'a éclos la Massa
Candida d'Utique : de lui, est provenu ce grain abondant et de choix, ce très bienheureux Cyprien»5.

1. Cf Grégoire (H.), Les persécutions dans l'Empire romain. 2e éd., Bruxelles, 1964.
2. Prudence, Peristephanon, Hymne XIII, 1210 : « Candida Massa dehinc diu meruit per omne saeculum». Migne,
Patrologie latine, t. LX, col. 578.
3. Augustin, Sermo, CCCXI : « Quam multi divites tune contempserunt quod habuerunt ? Quam multi pauperes
tune in tentatione defecerunt ? Ecce in tentatione illa, tanquam in ventilatione, divitibus non obfuit habere aurum ; pauperibus
quid profuit non habere aurum? llli vicerunt, Mi defecerunt». Cf Migne, Patrologie latine, XXXVIII, t. 51, col. I, 417.
4. Dom Morin, La Massa Candida et le martyr Quadratus d'après deux sermons inédits de saint Augustin. Rendiconti
délia Pontificia Accademia di Archeologia, t. 3, 1925, p. 289-312.
5. Augustin, Sermo CCCXI : « Modica qualiscumque ventilatio fuit tempore persecutionis : quae inde grana
processerunt ? Inde floruit Uticensis Massa Candida : inde tam magnum et electum granum hic beatissimus Cyprianus ». Cf
Migne, Patrologie latine, XXXVIII, col. I, 417.
SAINT CYPRIEN 183

Ainsi, s'il concède de donner à l'épreuve le nom de persecutio, il en localise et désigne si étroitement
le théâtre et les victimes, que le mot persecutio recouvre ici son sens technique de « poursuite » judiciaire
individuelle, nominativement et individuellement engagée et conclue.
Il peut être concevable que le territoire d'Utique n'ait pas constitué une circonscription ecclésiale ;
mais qu'il ait été dans l'allégeance de celui d' Hippo- Diarrhytus, et que sa plebs chrétienne ait manqué de
la direction d'un évêque. Ce qui justifierait le proconsul d'avoir, en tout premier lieu, convoqué Cyprien
à Utique. Mieux informé par la suite, il se serait retourné vers Quadratus de Bizerte, comme pouvant
être présumé — et même rendu — responsable des « tumultes » d'Utique.
Cette carence d'une direction épiscopale immédiatement exercée sur la «plèbe» des «pauper es»
(humiles-tenuiores du vocabulaire approprié) rendrait assez bien raison du fait que ces « pauvres » aient
été massivement défaillants et aient pu être considérés par Augustin comme n'ayant produit « aucun
grain de choix ». Que, par contre, la classe des bourgeois d'Utique (honorati et possessores), vulnérables
dans leur personne comme dans leurs biens, aient produit « cent cinquante-trois » responsables, c'est là,
peut-être, un indice de dispositions politiques dignes d'être, ailleurs, davantage explorées.
Il semble que Cyprien se soit alors réfugié dans la clandestinité ; mais qu'il ne l'ait fait que juste
pour le temps de n'être pas mêlé à une affaire dont le règlement l'eût exposé à « confesser » loin du regard
des siens. Nous le voyons revenir alors « dans ses jardins ». Peut-être aura-t-il été surpris — comme il
est naturel que nous le soyons nous-mêmes — qu'on ne l'y envoyât pas chercher tout de suite. N'avait-il
pas écrit à ses clercs et à sa plèbe, qu'il ne doutait pas de devoir l'être, d'un jour à l'autre ? Il gardait
sa foi au rêve qu'il avait fait à Curubis le 30 août de l'année précédente et à sa vertu prémonitrice qui,
en lui accordant une année de répit, lui donnait lieu aujourd'hui de penser que son collègue Quadratus,
exécuté le 21 août 258, avait été son « fourrier », son metator.
Or, quand, le 14 septembre, deux agents de l'officialité proconsulaire viennent le chercher dans
ses jardins, plus de trois semaines avaient passé depuis le supplice de Quadratus. Si le proconsul s'était
ainsi donné, aux yeux de Cyprien, les apparences de différer une condamnation dont il pouvait ignorer
que celui-ci fût si impatient de la subir, c'est, pouvons-nous supposer, qu'il ne lui paraissait pas encore
certain qu'il existât, entre les incidents d'Utique et le comportement d'un personnage aussi populaire
que l'était l'évêque de Carthage, une relation délictuelle si directe qu'elle justifiât de sa part l'ouverture
d'une persecutio extra-ordinem.
Par contre, le proconsul, certainement, en savait plus long que nous ne pouvons soupçonner
touchant l'état de rébellion ouverte ou d'anarchie diffuse où se trouvait l'Afrique ; il mesurait à de justes
proportions ce que l'ascendant idéologique exercé par un chef tel que Cyprien y pouvait entretenir
d'hostilité latente, sinon même active, à l'égard d'un pouvoir profane dont il avait convaincu ses fidèles que
les Princes romains ne pouvaient l'exercer que par allégeance à Satan. D'autre part, si lente et incertaine
qu'ait été la diffusion des nouvelles venues de tous les points de l'Empire, un gouverneur de province ne
pouvait être inattentif à ce que tant de rumeurs pouvaient révéler d'ambitions et de compétitions
séditieuses. Il était naturel que le proconsul Galerius Maximus se couvrît du côté de l'Empereur Valérien,
et qu'il le mît en mesure, par une relatio sincère — recoupée par celles de ses collègues africains de Numidie
et de Maurétanie — de décider s'il ne devenait pas opportun de frapper un grand coup à la tête.

C - Un appel au calme

Que Cyprien ait effectivement subi le martyre dans le cadre d'une perspective historique du tout
au tout différente de celle où il avait si ardemment désiré de la situer, c'est lui-même qui nous l'apprend,
et c'est là de quoi il semble qu'on se soit retenu de s'aviser.
184 C. SAUMAGNE

Vepistula LXXXI
C'est par une bonne fortune dont il paraît être temps que nous tentions de tirer le profit qu'elle
nous offre, que le recueil des « Epîtres » nous a conservé le suprême message pastoral que Cyprien a adressé,
du sein de sa retraite, aux « fidèles» de son ressort diocésain1.
Il nous faut la citer tout entière :
« Cyprien, aux prêtres, aux diacres, à la plebs entière :
A. a) «11 m'a été rapporté que des policiers avaient reçu mission de me conduire à Utique ; les
conseils de (personnes) très chères, m'ont persuadé de m 'éloigner provisoirement de mes
jardins. Il y avait (à cet éloignement) un motif légitime ; (ce motif est) qu'il convient que l'évêque
confesse le Seigneur dans le lieu où il préside à l'Eglise du Seigneur et que la plebs tout entière
soit illustrée par la confession de son chef.
b) En effet, ce que l'évêque dit, dans le moment même de sa confession, il le dit (comme) par
la bouche de tous.
c) En outre, l'honneur de notre Eglise serait mutilé si moi, préposé à une autre église, par le
fait que j'aurais reçu à Utique la sentence prononcée du fait de ma confession, ce serait là que,
en tant que martyr, je prendrais mon départ vers le Seigneur.
cl) Alors que moi (personnellement) j'ai le devoir (quandoquidem debeam) et que, par des
oraisons incessantes et par tous mes vœux, j'ai prié et souhaité de confesser (le Seigneur) au milieu
de vous, à mon profit comme au vôtre, et de prendre d'ici mon départ vers Dieu.
B. Etabli donc dans un refuge clandestin, j'attends ici (à Carthage), la venue du proconsul retour
d' Utique, pour entendre de sa bouche ce que les empereurs ont ordonné (touchant) les laïcs
chrétiens et les évêques — et pour dire ce que le Seigneur aura voulu qu'il advienne le moment
venu.
C. a) Quant à vous, frères très chers — - vous conformant à la disciplina que vous avez toujours
reçue de moi d'après les commandements du Seigneur, et dont vous avez été très souvent
instruits par mon enseignement, observez le repos et le calme — qu'il ne se trouve personne
parmi vous qui incite les frères au tumulte ou qui prenne V initiative de s'offrir aux gentils.
b) Ce n'est, en effet, qu'autant qu'on a été appréhendé et livré (au juge), qu'il faut parler — si
toutefois, parle à ce moment-là Dieu établi en nous — lui qui a voulu que nous confessions
plutôt que nous ne parlions.
D. Pour ce qui est, cependant, de ce qu'il convient d'observer touchant le reste, j'y aviserai sur le
moment, sous l'inspiration du Seigneur, avant que le proconsul ne prononce à mon égard
sa sentence, du chef de la confession du nom de Dieu.
E. Que le Seigneur Jésus, frères très chers, fasse que vous demeuriez constamment et qu'il daigne
vous conserver sains et saufs dans son Eglise ».
Nous voici bien éloignés de la fervente invitation au martyre que, quelques jours à peine plus tôt,
Cyprien adressait, par le truchement de son collègue Successus, à quiconque était chrétien dans la province
de l'Afrique. Et plus éloignés encore des ardeurs dont il échauffait les déportés numides de Sigus, évêques,
prêtres, diacres, vierges, enfants même. Lui qui, au cours des quatre précédentes années, avait assumé
— et peut-être revendiqué — la fonction de « guide» de la chrétienté « catholique» établie de la Tripo-

1. Cypriln, Lpistukw, LXXXI, C.S.L.L., 3, 2, p. 841.


SAINT CYPRIEN 185

litaine à la Maurétanie, le voici, soudain, qui se replie sur la seule communauté de Carthage et, plus
surprenant encore, sur sa seule personne.
En second lieu il ne doute pas que ne soient graves les motifs pour lesquels le proconsul s'est
rendu de sa personne à Utique et l'y convoque lui-même. Il les ignore — à moins qu'il n'affecte seulement
de le faire. Il sait seulement que s'est produit à Utique quelque fait assez grave pour retomber sur « les
chrétiens » globalement et, plus spécialement sur les évêques. Il s'attarde même à supposer que les litterae
imperatorum dont il avait dit récemment encore, à Successus, qu'il en attendait impatiemment la venue,
ont enfin atteint le proconsul, non à Carthage — où lui aussi estive dans « ses jardins » de banlieue —
mais à Utique où il est infiniment peu croyable qu'il ait résidé.
Ce qu'il lui faut croire désormais — et il devait disposer d'assez d'antennes dans Carthage pour
être justifié d'y croire — c'est que ces litterae ad praesides, si elles étaient bien enfin parvenues à Carthage,
avaient tempéré, sinon même transposé de quelque manière, les monstrueuses mesures dont ses
informateurs lui avaient dit qu'elles étaient déjà mises en œuvre à Rome et en Italie. En fait, il avoue
positivement ignorer ce que les empereurs ont ordonné — pour autant qu'il nous faille mêler les empereurs
(l'un guerroyant sur le Rhin, l'autre sur l'Euphrate) — au règlement d'incidents locaux qu'il appartenait
aux gouverneurs locaux de régler par les voies du droit établi.
Mais ce qui, sans doute, doit davantage être observé, c'est la recommandation instante que Cyprien
fait aussitôt à ses prêtres et à sa plèbe, de prendre tout particulièrement garde à ne pas « provoquer de
tumultes » {ne quisquam vestrum aliquem tumultum moveat), nous dirions de ne rien faire qui attente à
la paix et à l'ordre public (quietem et tranquillitatem tenete). A cet égard, Cyprien n'a pu manquer de se
rendre compte que point n'était besoin que les empereurs improvisent quelque loi de circonstance pour
châtier les responsables de troubles locaux ; l'antique Loi Julienne de majestate y avait dès longtemps
pourvu ; et les manuels de officio proconsulis avaient aussi dès longtemps instruits les gouverneurs de
provinces des principes selon lesquels ils devaient spontanément tenir la main à son application.
Et ce dont, à ce propos, Cyprien nous communique l'assurance — qui est celle-là même qu'il
a donnée à ses prêtres et diacres et à sa plebs — c'est que, quoiqu'il lui advienne et pourvu qu'ils « se
tiennent en repos et tranquilles », le « Seigneur Jésus » aura soin d'aviser à les « conserver constamment
sains et saufs « dans son Eglise»1. De même Cyprien se borne alors à leur recommander de se garder
de tout défi provocateur.
Beaucoup devaient être surpris de s'entendre ainsi retenir en-deçà de ces supplices dont il les avait
si continûment et si ardemment persuadés qu'ils mettraient à leur portée, au prix d'une brève et
méprisable douleur de la chair, les indicibles ravissements de la contemplation de Dieu face à face. Dans
une circonstance qui ouvrait si libéralement les voies d'accès à l'immortalité promise, voici que Cyprien
lui-même invitait cette plebs de Carthage à oublier que ce n'avait pas été une autre voie vers la béatitude
que celle du tumulte qu'avaient naguère empruntée ces martyrs qu'avaient produits, ici et là, les chrétiens
rigoristes de Cillium et de Thuburbo Minus, dont Carthage conservait les reliques.
Pour nous, il ne peut pas être sans quelque signification historique que le même Cyprien qui,
quelques jours à peine auparavant, chargeait son collègue Successus d'inviter en son nom tout ce que
l'Afrique contenait de « soldats de Dieu et du Christ » à affronter le combat de la « couronne », leur
enjoignait aujourd'hui de se dérober et de paraître sourds à l'appel de Vevangelica tuba.

Une seule tête tombera


De la sentence portée contre Cyprien, le diacre Pontius, le compagnon de l'exil à Curubis, nous
a donné une paraphrase que nous pouvons considérer comme exceptionnellement révélatrice de la manière

1. Cyprien, Epistulae, LXXXI, I, 5, C.S.E.L., 3, 2, p. 842 : « Incolumes vos,fratres carissimi, Doininus Jesus in ecclesia
sua permanere faciat et conservare dignetur ».
186 C. SAUMAGNE

dont un même fait historique, qui a été produit dans l'ordre d'une certaine logique déterminée et en
elle-même cohérente, peut être apprécié, tout entier et objectivement et sans malice, comme étant survenu
dans l'ordre d'une autre logique, radicalement antinomique, mais non moins déterminée et en elle-même
cohérente.
Et l'interprétation que donne Pontius du jugement porté par un magistrat païen contre un « duc»
de la coalition chrétienne, est, en elle-même, un fait historique aussi important qu'a pu l'être le fait qui
l'inspire.

« Le juge lit sur les tablettes la sentence, cette même sentence qui n'avait point été lue dans la vision » (celle de la
première nuit passée à Curubis). « Elle était telle qu'on pouvait dire sans témérité que l'Esprit de Dieu l'avait dictée.
Sur cette sentence, vraiment digne d'un tel évêque, d'un si illustre témoin de Jésus-Christ, il était appelé le « porte-
étendard de la secte », l'« ennemi des dieux ». On y disait qu'il serait pour les siens une leçon, et que son sang serait
la première sanction donnée à la disciplina ; l'éloge était complet ; et rien ne pouvait être plus vrai que cet arrêt. Aussi
faut-il reconnaître que, bien que sorti d'une bouche infidèle, Dieu lui-même l'avait inspiré... Oui ! notre bienheureux
martyr était un «porte-étendard», puisqu'il nous apprenait à arborer l'étendard du Christ ! Il était l'« ennemi des
dieux » dont il ordonnait de renverser les idoles. Il fut pour les siens une leçon ; car, entré le premier dans une carrière
où il devait avoir de si nombreux imitateurs, il consacra dans cette province (d'Afrique Proconsulate) les prémices
du martyre ; son sang a certes sanctionné la loi {disciplina ?) mais c'est la loi des martyrs ; car, jaloux d'imiter
leur maître et de partager sa gloire, ils ont eux-mêmes donné leur sang, comme une sanctification de la loi que ce
grand exemple leur imposait » 1 !

Il est malencontreux pour la crédibilité de Pontius, mais assurément profitable à la connaissance


historique, que, sur ce point, nous sachions par la bouche de saint Augustin, que ces « prémices » ont été
les « pauvres » d'Utique et l'évêque Quadratus ; et qu'à eux et à Cyprien s'est borné le « grain de choix »
sélectionné par le « vannage ».

IV — Les dernières heures de Cyprien

Mais non moins significative est l'observation qu'impose de faire le récit que nous a conservé le
« dossier de la Passion » des circonstances publiques au milieu desquelles se sont déroulés et le procès
et son exécution. Ce récit est d'une sobre et bien émouvante facture. On n'y relève qu'une épithète.
Mais il n'en rend pas moins compte de l'atmosphère de liberté légale dans laquelle se mouvait
la foule des chrétiens qui ne se retenait pas — et qu'aucune contrainte policière ou hostilité publique
n'empêchait — d'assister ouvertement de sa présence le supplice de son évêque.
Qu'on en juge :

La marche au supplice

« Cyprien se trouvait dans ses jardins lorsque, soudainement, le jour des ides de septembre (le 14),
sous le consulat de Tuscus et de Bassus (année 258), deux agents du proconsul vinrent le prendre.
Ils le firent monter en voiture, se mirent à ses côtés et le conduisirent (au lieu dit) « Champ de Sex-
tius» (ager Sexti), où Galère s'était retiré en convalescence. Celui-ci remit la cause au lendemain.
On ramena Cyprien à Carthage dans la maison du (chef de l'officialité?) — laquelle était située
au quartier de Saturne, entre la rue de Vénus et la rue Salutaire. Tout ce qu'il y avait de fidèles
s'y porta. Mais le saint, l'ayant su, ordonna de faire retirer les jeunes filles. Le reste de la foule

1. Pontius, Vita Cypriani, 17, C.S.E.L., 3, 3, p. CVIII.


SAINT CYPRIEN 187

stationna devant la porte de la maison 1. (Le) lendemain matin... la foule immense, sachant
l'ajournement prononcé la veille par Galère Maxime, se transporta à Yager Sexti2...
Dès que la sentence fut prononcée, la foule des chrétiens se mit à crier : « Qu'on nous coupe la
tête avec lui » ! Ce fut ensuite un désordre indescriptible : la foule cependant, suivit le condamné
jusqu'à Yager Sexti.
Cyprien, étant arrivé sur le lieu de l'exécution, détacha son manteau, s'agenouilla et pria Dieu,
la face contre terre.
Puis il enleva son vêtement qui était une tunique à la mode dalmate, et il le remit aux diacres.
Vêtu d'une chemise de lin il attendit le bourreau.
A l'arrivée de celui-ci, Cyprien donna l'ordre qu'on comptât à cet homme vingt-cinq pièces d'or.
Pendant ces apprêts, les fidèles étendaient des draps et des serviettes autour du martyr.
Cyprien se banda lui-même les yeux. Comme il ne pouvait se lier les mains, le prêtre Julien et un
sous-diacre portant, lui aussi, le nom de Julien, lui rendirent ce service.
En cette posture, Cyprien reçut la mort. Son corps fut transporté à quelque distance, loin des regards
curieux des Gentils. Le soir, les frères, munis de torches, transportèrent le cadavre dans le cimetière
(area) du procurateur Macrobius Candidus, sur la voie des Mappales, près des citernes de
Carthage»3.
C'est là une « chose vue », par un homme qui sait qu'il porte témoignage... A sa mesure, le diacre Pondus
est un « reporter » exemplaire.

Ainsi, « tout ce qu'il y avait de fidèles à Carthage » vient « stationner devant la porte de la maison »
où, en pleine ville, Cyprien est l'hôte du haut fonctionnaire qui lui donne l'hospitalité d'une custodia
delicata — foule assez dense pour que Cyprien, qui connaît les faiblesses de sa plebs, s'inquiète des dangers
de la promiscuité qui y règne. Il y avise avec une autorité qu'il exerce directement.
Le lendemain la foule s'est transportée en banlieue à la nouvelle que la sentence va être prononcée.
Et cette foule semble s'abandonner à un de ces mouvements «tumultueux» et provocateurs, contre
lesquels Cyprien lui-même, quelques jours à peine auparavant l'avait mise en garde. L'émotion passée,
la foule fait cortège. Ce ne sont point des agents de l'ordre profane qui l'entourent, mais des prêtres,
des diacres, des sous-diacres, le corps, vraisemblablement tout entier, des clerici. Autour du billot, les
« fidèles » étendent draps et serviettes pour que les sanctifie le sang du martyr ; et aucun service d'ordre
ne paraît y faire obstacle. L'autorité municipale ne dispute nullement à la communauté des chrétiens
— agissant nécessairement ici par le « corps ecclésial » de ses cultores Verbi — lesquels, ne l'oublions
pas, assument des obligations funéraires, en fait la charge des funérailles.
Les « clercs », respectueux de la « lex municipalis » qui défend que la « vue d'un cadavre offusque
la lumière du jour», trouveront dans quelque dépendance de cet ager Sexti — qui abrite, d'autre part
et à la fois, la résidence proconsulaire et un terrain pour les supplices — un écart pour y veiller jusqu'au
soir le corps de leur évêque. La nuit venue, le cortège funèbre se forme, à la lumière des « cierges et des
torches ». Il vient des faubourgs occidentaux de Carthage, progressant le long des venelles géométriquement
tracées entre les jardins qui s'étendent au nord de la ville ; il chemine vers la mer où ce n'est un mystère
pour personne que, dès longtemps, un « procurateur» de l'administration impériale (qui est socialement
un egregius vir, sinon un eques romanus) a ménagé, et ouvert à la disposition des chrétiens — au nombre
desquels, sans doute, compte-t-il — des areae funéraires dans la partie de son domaine qui, du haut
des falaises rouges, surplombe la mer.

1. Acta proconsularia Cypriani, 2, C.S.E.L., 3, 3, p. CXI-CXII.


2. Acta proconsularia Cypriani, 3, C.S.E.L., 3, 3, p. CXII.
3. Acta proconsularia Cypriani, 5, C.S.E.L., 3, 3, p. CXIII.
188 C. SAUMAGNE

Et, depuis la nuit où cette argile a reçu le corps de Cyprien, jusqu'à nos jours — jusqu'aux temps,
encore incertains que nous vivons — jamais, semble-t-il, l'accès aux areae pro curator is Macrobi n'a été
interdit à un chrétien.
Ce doit être, pour nous, le lieu et le moment de nous interroger sur ce qu'ont pu comporter d'effets
réels les rumeurs dramatiques qui avaient été rapportées de Rome à Cyprien, et qu'il s'était précipité
à répandre à travers l'Afrique, par le canal de son collègue Successus. Pour peu que ces epistulae principis
ad praesides provinciarum tant attendues et souhaitées par Cyprien eussent effectivement transposé, à
la charge des provinces, les rigueurs supposées de Yoratio de Valérien ad Senatum, il n'y eût pas eu un
épiscope, prêtre ou diacre, qui n'eût été exécuté, expéditivement ; pas un grand notable, pas un haut
agent du pouvoir « césarien», qui n'eût été sommé de devenir un héros de la foi.
Déjà la pastorale modérée et restrictive de Cyprien, adressée à ses clercs et à sa plèbe, quelques
jours à peine après l'épître angoissée à Successus, nous recommandait le sang-froid et la circonspection.
Et voici qu'il nous apparaît que Cyprien — que son rappel d'exil promettait à une existence qu'il dépendait
de lui de ne pas dramatiser — a fait l'objet d'une persecutio judiciaire de droit commun, engagée contre
lui à l'initiative de Valérien. Et nous avons été ainsi conduits à dégager la relation directe qui a lié cette
jussio impériale à l'état sécessionniste où avaient glissé les populations nord-africaines. Du même coup,
il nous a été recommandable de tenter de ramener à la lumière de l'Histoire la responsabilité idéologique
qui pouvait être imputée à Cyprien dans la fomentation de cette crise de loyalisme politique des Africains.

Peut-on parler d'une persécution de Valérien ?

Ainsi il ne ressort de rien — à mon avis et à celui aussi, me semble-t-il bien, de saint Augustin
cependant Africain et familier de la memoria et de la mensa Cypriani — qu'il y ait eu une « persécution »
systématique engagée par Valérien dans l'intention métaphysique d'aider Satan à l'emporter sur le Christ.
Moins encore cette « persécution » imaginaire a-t-elle été décrétée par un de ces actes de portée
institutionnelle, que sont les « Edits impériaux ». Et moins encore aussi, cette « persécution » a-t-elle
été close par quelque « édit » abrogatif.
Au début de l'année 257, six ans s'étaient écoulés depuis le «sondage d'opinion», Yexploratio
à laquelle Dèce avait soumis indifféremment les loyaux sectateurs des dieux romains et ceux qui deos
Romanos non colunt ; et il pouvait être tenu pour acquis que, mise à part une négligeable minorité de
« Polyeuctes», tous les sujets de l'Empire avaient fourni ce gage de loyalisme politique qu'était le geste
de participation, active ou passive, à un rite de la religiosité civique icaeremoniarï). Mais le cours des
temps avait donné lieu de s'aviser que la rigueur capitale des peines auxquelles les réfractaires se savaient
exposés laissait mal présumer de la sincérité d'un conformisme obtenu par la pression d'une contrainte.
Valérien et son fils, pareils à leurs plus notables prédécesseurs depuis un demi-siècle, étaient sans
doute dans des dispositions d'esprit trop syncrétistes pour n'être pas eux-mêmes des conciliateurs.
Ils ne doutaient pas que les « dieux romains » ne se satisfassent de ne recevoir de la part de ceux
qui n'étaient pas leurs cultores, que ces «marques de grand respect, mêlé de retenue et de crainte »,
que les gens appelaient « proscynèse », et nous «révérence». Elles étaient, aussi bien, celles-là mêmes
que les empereurs, depuis au moins Alexandre Sévère, accordaient aux cultores Verbi, par le fait qu'ils
octroyaient les attributs de l'existence légale à certains de leurs « collèges ecclésiaux ». Il ne pouvait, à
leur sens, en coûter à personne d'articuler une « déclaration de reconnaissance des cérémonies romaines »,
alors que cette reconnaissance, purement verbale, n'impliquait guère que l'affectation d'une attitude
de courtoisie sociale.
Encore importait-il que cette règle de convenance fût observée effectivement, au moins dans les
provinces que divers indices rendaient suspectes de ne se soumettre qu'avec quelque impatience aux
exigences élémentaires de la disciplina publica et d'une tolérante coexistence.
SAINT CYPRIEN 189

II semble que Valérien n'ait eu de souci — comportant d'abord de sa part une intervention de
principe et de portée interconfessionnelle — que du côté de l'Egypte, de la Libye et de l'Afrique du Nord.
C'est ainsi que nous l'avons vu agir, en 257, par la voie de ÏUterae datae ad praesides, ceux-ci étant
le préfet d'Egypte, le proconsul d'Afrique et, certainement aussi, le légat de Numidie et le gouverneur
de Maurétanie césarienne. La recognitio caeremoniarum Romanorum, devait être sollicitée et obtenue
des personnalités représentatives des sociétés — que nous dirions «philosophiques» — de droit et,
peut-être aussi de fait, et qui étaient autorisées, par la loi ou la longue tradition, à « ne pas pratiquer
les rites» (colère) propres au culte des divinités politiques des Romains.
L'historiographie «catholique» nous a conservé le témoignage sincère des circonstances où ces
« brefs» épistolaires ont été appliqués à Cyprien de Carthage et à Denys d'Alexandrie. Mais ce n'aura
pas dû être autrement qu'en ont subi l'épreuve les sept évoques de Numidie relégués à Sigus-les-Mines
ou, en Egypte, ces collègues de Denys que nous verrons revendiquer de Gallien la restitution des biens
ecclésiaux confisqués naguère en raison de leur refus de recognoscere caeremonias.
Mais, pour ce qui est du moins des cultures chrétiens dans le ressort de l'Egypte qui font seuls
l'objet de nos informations, il faut bien que les mesures d'exil administratif qui ont frappé leurs « duces»
réfractaires aient été considérées par le pouvoir comme ayant porté leurs fruits de réflexion et d'apaisement,
pour que nous trouvions Denys (et ses collègues Pinna, Demetrius et quelques autres insoumis), rétablis
à la tête de leurs églises et adressant de confiance leurs suppliques à Gallien, qui leur « rescrit »
favorablement.
Par contre, les provinces africaines, du vivant même de Valérien, n'ont pas fourni au pouvoir
d'aussi rassurants apaisements. Peut-être a-t-il pu espérer un moment que Cyprien — qui, en 257, avait
apparemment renoncé, depuis un an, à convoquer autour de lui, à Carthage, l'épiscopat catholique
d'Afrique — s'abstiendrait à l'avenir d'exercer cette sorte de « ducatus» panmaghrébin auquel s'étaient
plies, depuis six ans au moins, ses co-épiscopes et leurs clergés. Aussi Valérien, confiant, avait-il ordonné
un rappel d'exil avant l'expiration de l'année ; et le nouveau proconsul d'Afrique l'avait-il vu s'installer
avec satisfaction in hortis. L'optimisme officiel était d'autant mieux justifié que le comportement de son
clergé s'était montré assez compréhensif, à l'occasion de l'enquête « sur la proscynèse », pour que la
dissolution de la « cellule ecclésiale » de Carthage ne fût pas prononcée, que son patrimoine ne fût pas confisqué,
et que la place de son « épiscope » y fût maintenue vacante et expectante.
Malencontreusement, en ce même moment, la sécession africaine, jusqu'alors sporadique et
spasmodique, s'était unifiée à l'appel d'un rebelle soudain devenu militairement redoutable, Faraxen.
Comme, jadis, Tacfarinas à la tête des mêmes « autonomistes», il poussait un « rezzou » jusque dans la
Proconsulaire. Et voici que les «riches» d'Utique, aux portes mêmes de Carthage, étaient compromis
dans une agitation dont nous savons seulement qu'elle était d'inspiration chrétienne ; qu'elle avait été
assez alarmante pour provoquer l'urgente intervention personnelle du proconsul et, sans doute aussi,
celle de cette cohorte urbaine de la IIIe Légion, en garnison à Carthage.
Aussi, et surtout, elle avait impliqué l'évêque Quadratus d' Hippo- Diarrhy tus jusqu'à le faire
reconnaître judiciairement coupable d'« hostilité publique». Et on ne romance nullement si on ne doute pas
que les services compétents de l'officialité proconsulaire n'ignoraient rien d'une activité dont Cyprien
lui-même semblait affecter de ne pas faire mystère. Ainsi en allait-il de cette « Epître à Successus » ; elle
était d'une rédaction trop surveillée et décantée pour n'avoir pas été composée en vue d'une rapide
démultiplication en autant d'expéditions que la « Province » et l'Afrique entière comptaient de relais épiscopaux.
Il doit nous être bien difficile de ne pas penser qu'il existait certainement auprès du proconsul,
quelque officialité de « curiosi » affectés à la «surveillance du territoire», et qui faisaient profession
de recueillir de tels documents et de les « exploiter » à la lumière d'« indications » et de « recoupements ».
Dans un tel service, on savait bien ce qu'il en pouvait être « au vrai », de l'apparente précision de ces
informations venues de Rome, à la diligence de Cyprien. Elles avaient dramatisé un incident — sans
190 C. SAUMAGNE

doute grave en lui-même mais de portée limitée — auquel avait été mêlé l'évêque Xyste et quelques-uns
de ses collaborateurs les plus immédiats.
Ces agents de l'administration qui étaient les professionnels de l'analyse politique, mais que ne
tourmentaient pas les angoisses métaphysiques, n'ignoraient assurément rien des dispositions militantes
et tacitement extrémistes dans lesquelles les doctrinaires de la secte chrétienne qui se disait « la catholique »,
entretenaient leurs dévots.
La preuve, à leurs yeux, en était la précipitation exaltée — et si exaltante — avec laquelle l'évêque
de Carthage se hâtait d'assurer au loin la prompte diffusion de rumeurs, qu'ils savaient tendancieusement
déformantes d'une réalité que, par profession, ils connaissaient bien. Du coup Cyprien devenait suspect
d'avoir négligé délibérément de « contrôler ses sources» ; sans doute ses propres préventions doctrinaires
le détournaient-elles d'elles-mêmes de les soumettre à un tel contrôle critique. Mais — la chose étant
considérée du dehors et par l'œil averti d'un « gentil » froidement objectif — Cyprien pouvait être
sérieusement soupçonné d'avoir consciemment « répandu de fausses rumeurs », révélatrices d'un animus hostilis.
Sans doute, en ce mois d'août 258, y avait-il longtemps qu'une analyse politique de la contestation
cyprienne avait été faite par les services spécialisés de l'Officialité. C'est de ses conclusions, concordantes
avec celles que d'autres services de cet ordre avaient faites en d'autres provinces, qu'avaient dérivé les
décisions arrêtées par Valérien au printemps 257 et qui avaient entraîné en Afrique et en Egypte, quelques
spectaculaires mesures administratives d'exil. Mais, en 258, tous les éléments paraissaient bien réunis
en Afrique sur lesquels pouvaient être fondées les articulations d'un « libelle accusatoire », juxtaposant
les divers délits sanctionnés par la « loi de majesté ». Que Sévère Alexandre ait reçu le Christ « au rang
des dieux supérieurs », qu'il ait accordé à ses cultures « V aptitude à être » en tant que chrétiens, et qu'il
les ait dispensé de cohere deos (Romanos), ces faveurs ne leur épargnaient nullement d'être mis en
accusation du chef de sacrilegium et de majestas, tout comme pouvait l'être tout dévot de toute autre confession.
C'est de quoi le proconsul Galerius Maximus avait, sous l'émotion de l'affaire d'Utique, « fait
relation » à Valérien, réunissant par avance les éléments d'un réquisitoire introductif d'une instance
au « grand criminel » — ces éléments nous les avons retrouvés en clair dans les motivations du jugement
bientôt rendu sur la jussio principis : conspiration, sacrilège, hostilité tant politique que religieuse,
recrutement de conspirateurs, intelligence, sinon même correspondance, peut-être, avec l'ennemi.
EPILOGUE

LA PAIX DE GALLIEN

La lettre de Denys à Hermammon - Le rescrit de Gallien - Un demi-siècle de paix religieuse

Ainsi, il pourra — et peut-être, devra-t-il — ne point paraître paradoxal, ni irrévérencieux, de


penser que les procès capitaux ouverts, en août et septembre 258, contre Cyprien et Quadratus en Afrique
et contre Xyste et ses diacres à Rome ne nous représentent que des péripéties, accidentelles,
malencontreusement intervenues pour rompre, en la dramatisant, l'application d'une politique conçue, dans les
années 256-257, pour procurer apaisement et coexistence entre sectes fanatisables et idéologies partisanes.
Aussi est-il logique et naturel que, une fois donnés ces grands et exemplaires avertissements, le
pouvoir politique ait eu lieu de constater que les mesures, coercitives ou punitives, inaugurées en 257
par les litterae impériales de recognitione caeremoniarum Romanorum, avaient achevé de donner, en fin
258, les effets qu'on en pouvait attendre.
Et c'est ainsi que — Cyprien étant mort et durant plus d'un long demi-siècle — il ne sera plus
question, du moins dans les annales de l'Eglise, des affaires religieuses de l'Afrique.
Par contre, pour ce qui est de l'Egypte, il est précieux que Denys d'Alexandrie nous ait conservé,
avec une satisfaisante sincérité, la nomenclature et les dispositions essentielles des actes administratifs,
intervenus à la diligence de l'empereur Gallien, pour liquider le contentieux administratif et juridique,
né de la mise en œuvre par le vice-préfet Emilien des litterae initiales, « rescrites » par Valérien.

La lettre de Denys à Hermammon

II ressort assez des fragments de la lettre que Denys a écrite vers l'année 260 à Hermammon son
collègue, tels qu'ils nous ont été transmis par Eusèbe de Césarée — et aussi des indications qu'Eusèbe
a tirées de sources anonymes — que nos relégués d'Egypte, à l'expiration du temps de leur éloignement,
ont repris sans obstacle leur activité pastorale et, sans doute aussi, positivement ecclésiale. Ayant été
relégués — et la chose n'est pas douteuse — dans le même temps que Cyprien et les Numides, dans le
début de l'été 257, il n'y a pas lieu de supposer qu'ils n'aient pas été rétablis en possession d'état en un
moment autre que celui où nous savons que l'a été Cyprien, c'est-à-dire à la fin du printemps ou au début
de l'été 258.
Mais si les conditions de politique générale dans lesquelles étaient, dès longtemps déjà, engagées
les affaires de l'Afrique du Nord ont compromis la personne de Cyprien, retour d'exil, en tant que dux
et signifer d'une « conjuration sacrilège », tout ce que nous savons des affaires d'Egypte atteste que le
clergé chrétien n'y a pas rencontré d'obstacles à la restauration de son activité.
Il est de coutume de prendre au mot ce que nous en dit Eusèbe :
« Mais peu après (après quoi ?) Valérien ayant été réduit en esclavage par les Barbares, son fils
(Gallien) régna seul désormais (...) ; aussitôt, par des p rag mata, il relâcha la persécution (Stcoy^oç) contre
192 C. SAUMAGNE

nous, ordonnant par une av-uypacpyj à ceux qui président la parole {-zoic, too Xoyou TcposaxcoCTiv),
d'accomplir librement ce « qui leur était habituel»1.
De cette àvTt,ypa<p-/j, voici la rédaction :
« L'Empereur Cesar Publius Licinius Gallien, Pieux, Fortuné, Auguste, à Denys, Pinnas et
Demetrius et aux autres évêques : — « J'ai ordonné que soit répandu à travers le monde le bienfait de ma
générosité ; — a) et, en conséquence, (xal Sià toûto), (j'ai ordonné) que vous aussi (xat, ôfxsïç) vous aviez le
profit de la disposition (du contenu ?) de mon àvxiypacpY), de manière que personne ne vous inquiète ;
— b) et pour ce qui est de ce qui peut être récupéré dans la mesure du possible, il y a longtemps (npo
noXkoxJ) que cela vous a été accordé par moi ; — c) « et, à cet effet, Aurelius Quirinus, le Préposé aux
Affaires Suprêmes, fera observer la directive (xov tûttov) qui a été donnée par nous.
« On possède du même Empereur, ajoute Eusèbe, une autre SiaTa^iç qui a été adressée à d'autres
« évêques, et qui permet de reprendre V usage des lieux dénommés cimetières »2.

Le rescrit de Gallien

Avant d'essayer d'établir une relation chronologique entre le contenu de ce document et le cours
des affaires chrétiennes, il nous faut le considérer en lui-même.
Le texte est donné comme étant celui d'une àvuypacpT), c'est-à-dire d'une « lettre » de l'ordre des
epistulae — réponse donnée par le Prince à une question qu'un particulier ou l'un de ses agents d'autorité,
lui a posée. Techniquement c'est là un « rescrit ». Ainsi, nous trouvons ici, en fin de course, un acte du
Prince qui est de la même nature particulière que celui dont le proconsul Aspasius Paternus avait
communiqué la teneur à Cyprien en août 257 pour l'inviter à « reconnaître les cérémonies romaines ».
La lettre que « rescrit » ici l'empereur Gallien, régnant seul, posait une question que lui avaient
soumise, soit séparément soit de concert, quelques évêques, au premier rang desquels Denys lui-même.
Mais, sauf méprise de ma part, la teneur de la présente àvxiypacpyj fait état d'autres dcvn.ypa<pou
antérieures, dont l'Empereur rappelle l'existence à ses correspondants. Plus exactement, l'Empereur leur
fait observer non seulement que leurs dispositions s'appliquent « également à eux », mais il ajoute qu' « il
y a longtemps qu'elles sont intervenues », ce qui autorise à supposer qu'elles l'avaient été par Valérien,
encore libre.
Gallien rappelle que, pour satisfaire à son propre désir de répandre à travers le monde le
témoignage de son « évergétisme », il avait émis une « àvxt.ypa<p7]-rescrit », qui n'avait exclu personne d'en
avoir le bénéfice, et qui, leur étant en conséquence applicable, à eux chrétiens, devait les tenir « eux aussi »
à l'abri de toute inquiétude de la part de quiconque.
D'autre part, les questions implicitement posées par les évêques à se guider sur les réponses données,
ont pu être les suivantes :
a) Q. — Est-ce que, nous chrétiens, nous pouvons nous considérer comme à l'abri de toute
tracas erie de la part des autorités ?
R. — La teneur de mon àv-uypacpY) vous tient, « vous chrétiens », tout comme tous les autres
cultores, à l'abri de toute inquiétude de la part de quiconque.

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 13.


2. On en pourrait déduire que les cimetières — généralement d'emprunt — ont pu être indépendants du patrimoine
des collèges.
SAINT CYPRIEN 193

b) Q. — Nous, chrétiens, agissant collectivement, en tant que « collèges autorisés », pouvons-


nous revendiquer les biens qui nous ont été confisqués ?
R. — Oui, certes ; vous devriez savoir qu'il y a longtemps que j'ai prescrit que le fisc restitue
tout ce qui peut l'être encore.
Q. — A qui nous adresser à cet effet ?
R. — A mon procurator rei summae (?) Aurelius Quirinus que j'ai chargé de l'exécution de
mon ordonnance.
Eusèbe nous rapporte qu'il existait un autre « rescrit », une àvTiypacpyj dénommée ici SiaTa^iç, donnée
en réponse à la question qu'avaient posée d'autres évêques. L'interdiction de « pénétrer dans les
cimetières », dans les cas où les gouverneurs l'auraient prononcée en exécution des Htterae émises au printemps
257, peut-elle être considérée comme levée, par un effet impliqué des autres dispositions, plus générales
et principales, arrêtées par d'autres dispositions ? — Oui, a répondu Gallien \
Un examen plus attentif de la manière dont Eusèbe rapporte les choses incline assez sérieusement,
me semble-t-il, à supposer l'existence d'un « rescrit-trmypacpy) » de portée plus générale et d'application
« interconfessionnelle ». Il serait celui dont Eusèbe nous dit qu'il eut — indirectement — pour effet de
relâcher le St,«y;j.6ç, la « poursuite » (persecutio) dont avaient à se plaindre les chrétiens et ils n'en auront
pas été les seuls bénéficiaires.
Aussi est-il bien probable que, des trois lettres réputées avoir été « rescrites » par Gallien à des
évêques, il en est au moins une qui n'a jamais été destinée à aucun d'entre eux. Gallien, rapporte
Eusèbe, ordonna par écrit (èTi'èXsuOôpiaç Totç tou Xoyou 7rposcn:coCTt.v xà ï\ ^ôouç hzvzzhzbi) « à ceux qui
président la Parole (Verbe ?) d'agir librement selon l'habitude ! ».
Il est difficile d'admettre qu'en 262 environ, le Pouvoir impérial en soit au point qu'il puisse se
permettre d'enjoindre à des évêques de faire, ou de ne pas faire, telle ou telle chose de telle ou de telle
manière. Et, en outre, ne doit-on pas s'étonner de rencontrer, dans une circonstance purement technique
et sous la plume de l'Empereur, cette étrange dénomination de « ceux qui président la religion du Verbe »,
ou de « ceux qui président la parole », alors qu'Eusèbe, quand il veut, à la même occasion, désigner les
évêques, il les dénomme « évêques » ? Nous proposons de reconnaître dans nos upoegtcotsç tou Xoyou
les ISioXoyot, tou Xoyou préposés par excellence à la gestion de lares sacra, la summares, la ratio principis,
c'est-à-dire le fisc, la patrimoine impérial, comme on le reconnaît sans hésitation dans 1' « idiologue »
du papyrus de Philadelphie portant yvcojjLtov de l'idiologue, ou mieux, des « idiologues ». Et cela
serait d'autant plus vraisemblable que la réponse faite par Gallien à la doléance des évêques Denys, Pinna
et consorts nous révèle que cette doléance avait été élevée contre un refus que leur avait opposé quelque
subalterne du magister summae rei d'Egypte, chef de la hiérarchie procuratorienne de la res privata. A ces
« idiologues » Gallien avait « prescrit par écrit » de ne plus faire état des restrictions ou prohibitions
qui leur avaient été précédemment ordonnées par Valérien et qui les retenaient d'agir « librement selon
la coutume » sTr'èXôuôcpiaç kc, è'0ouç ; ils reviendront à la pratique des errements anciens, dans leurs rapports
avec tous, y compris les chrétiens, touchant l'utilisation de certains locaux domaniaux par certaines
confréries cultuelles qui pouvaient n'être pas toutes nécessairement chrétiennes. Des évêques d'Egypte avaient
sans doute demandé au magister summae rationis, quelque chose de plus que ce qu'autorisaient les «
errements anciens » ; il le leur avait refusé ; ils en avaient appelé à l'Empereur ; Gallien justifie et ratifie
le refus opposé par son agent : « En cela, » écrit-il, « (c'est-à-dire : par l'effet de mon rescrit), ce qui est
« susceptible d'être occupé par vous dans la mesure du possible, a été accordé par moi depuis longtemps
« déjà ; et c'est pourquoi (H'A toûto) Aurelius Quirinus, magister summae rei, observera les instructions
« que je lui ai données ».

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 13.


194 C. SAUMAGNE

II ne ressort pas de tout cela qu'en l'année 260-262 des églises, encore moins l'Eglise, aient été,
toutes et nécessairement, propriétaires de quoi que ce soit, en tant que personnes de droit. On conviendra
seulement que dans ces lettres de Gallien règne un certain air de bienveillance qui fait bien augurer de
l'avenir prochain réservé par la puissance publique aux églises de la catholicité.

Un demi-siècle de paix religieuse

La lettre de Denys à Hernammon d'où Eusèbe a tiré les principales de ces indications a été écrite
en 261 ; les informations relatives au « rescrit » de Gallien, sont extraites d'un document sensiblement
contemporain de cette date qui est celle de la 9e année du règne de cet Empereur.
« La paix n'était pas plus tôt rétablie », nous dit Eusèbe, « que Denys revient à Alexandrie »1.
C'est ce retour d'exil qui, aux yeux d'Eusèbe, marque l'avènement de la « paix », de cette « paix » dont
il lui faut attribuer apologétiquement l'intervention à Gallien, « bon prince », par contraste avec Valérien,
« mauvais prince », que Dieu devait châtier en le livrant prisonnier au roi des Parthes.
« En ce temps-là », note Eusèbe de la même plume qui vient de recopier l'àvuypacp-y] » attribuée
par lui à Gallien, « en ce temps-là Xyste dirigeait encore (sic, sti) l'église des Romains »2. Et, en même temps
que Xyste, il mentionne huit évêques ; et il ajoute : « au temps de ces évêques, partout c'est la paix des
églises.. »3. Ce temps était donc celui qui avait précédé, n'aurait-ce été que de peu, le 6 août 258, date
à laquelle le martyre met fin à l'épiscopat de Xyste, et, aussi, date à laquelle Cyprien est, depuis quelques
semaines déjà, revenu d'exil et villégiature in hortis suis, anxieux de l'inéluctable martyre.
Nous avons là, me semble-t-il, d'assez bonnes raisons de nous faire présumer sérieusement — sinon
même de nous convaincre — que les mesures restauratrices initiales, les « rescrits » valables pour l'Egypte
comme pour l'Afrique, ont été prises dès juillet 258 ; et qu'elles ont été arrêtées sous les sceaux conjoints
de Valérien et de Gallien, Augustes (et peut-être de Valérien le jeune, César).
De retour chez eux, les évêques d'Egypte — ceux à qui leur refus d'obtempérer aux injonctions
impériales portées par les rescrits d'août 257 avait valu d'être envoyés en exil en même temps que Denys
— ne paraissent pas avoir tout de suite réalisé la portée concrète de ces mesures concernant les biens
naguère confisqués. Nous pouvons nous représenter les obstacles qui leur avaient rendu difficile, sinon
impossible, de le faire utilement du vivant de Valérien.
Valérien avait alors d'autres soucis que de répondre à des demandes d'éclaircissement présentées
par quelques évêques chrétiens qui s'étaient précédemment singularisés en affrontant l'exil dans une
circonstance où il leur en aurait peu coûté de se l'épargner. Maintenant ils feignaient de croire que les
rescrits restaurateurs initiaux ne les concernaient pas, le « nom chrétien » n'y étant sans doute pas
positivement inscrit. Et ils s'en autorisaient pour provoquer l'intervention de réparations qui, étant
particulières aux chrétiens, impliqueraient de la part du Pouvoir l'aveu qu'un tort injuste avait été infligé aux
« sectateurs du Christ ». Aussi, lorsque Gallien régnant seul prendra le temps en 261 de répondre à ces
requêtes par les rescrits que rapporte Eusèbe, il leur rappellera que les dispositions opportunes avaient
été prises « depuis longtemps déjà », qu'elles étaient applicables « à eux aussi », et qu'elles procédaient
d'un pur sentiment d' « évergétisme ».
En fait, le cours immédiat des affaires d'Egypte était trop directement déterminé par les
vicissitudes de la guerre soutenue contre les Perses et le roi Sapor, pour que Valérien ait eu le loisir de spéculer

1. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 21, 1.


2. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 14.
3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 15, 1.
SAINT CYPRIEN 195

législativement sur « la nature des dieux ». Avant que ne s'achevât cette année 258, le désastre d'Edesse,
qui l'emportait, captif de sa personne, par delà l'Euphrate, avait été précédé et accompagné de trop de
confusions politiques : intrigues autonomistes des Arabes de Palmyre, pronunciamento des fils de Macrien,
désordres et sécessions annonciatrices de l'ère qui sera dite « des trente tyrans », c'était assez pour distraire
des chefs de guerre ou de partis du souci d'arbitrer des désaccords confessionnels et métaphysiques qui,
après le retour des évêques bannis, étaient venus rompre l'unité organique de la catholicité d'Alexandrie.
A suivre Denys, « la guerre succédant à l'épidémie », le mettait personnellement dans des situations qui
lui rappelaient les temps de sa relégation. On conçoit que lui-même et les co-épiscopes de son parti n'aient
pas eu une idée claire de la situation dans laquelle leur rappel d'exil, en juillet 258, les avait mis, eux-mêmes
et leurs collègues ecclésiaux ; ils auront attendu que Gallien ralliât l'Orient et y rétablît son autorité
pour l'interroger et provoquer de sa part des « rescrits » interprétatifs ; — et aussi pour s'entendre rappeler
que leur situation était réglée « depuis longtemps » et de la même manière que l'avait été, très généralement,
celle des sectateurs de tous autres cultes que Valérien avait soumis, l'année précédente, à l'épreuve de la
recognitio caeremoniarum Romanorum.
Mais, pour ce qui était de l'Afrique occidentale, dès le mois de juillet 258, sa situation politique
était assez homogène pour pouvoir, on l'a vu, être représentée à Valérien sous des traits simples et généraux.
Le retour d'exil des rares épiscopes qui avaient été provisoirement « éloignés pour réflexion »,
l'année précédente, n'avait soulevé aucun de ces problèmes statutaires que le désordre où étaient les affaires
d'Egypte pouvait paraître y avoir été laissés irrésolus. Au plan de l'activisme, il y avait Faraxen, les « aguel-
lids » des tribus berbères qu'on disait « barbares », et des « bandes » mal définies ; et il y avait aussi,
depuis peu, un « duc » militaire qui, de la Tripolitaine à la Maurétanie, avait mission de les tenir en respect
et, si possible, de les soumettre.
Mais au plan de l'inspiration et de l'animation idéologiques, il y avait l'évêque de Carthage, Cyprien,
rayonnant, lui aussi, de la Tripolitaine à la Maurétanie ; on ne pouvait plus ignorer qu'il avait déjà fondé,
sur des assises institutionnelles déjà sûres, et au cœur même de la cité politique des Romains, une « Cité
céleste », ouvertement sécessionniste. Nous ne percevons pas clairement dans quels rapports avec les
« rebelles » ethniques étaient les quatre-vingt épiscopes, propagateurs et recruteurs de ce civisme
métaphysique. Mais il nous sera donné de soupçonner quelle aura pu être la nature et l'efficience de leur action
vers ces années 250-260, lorsque l'histoire de leurs successeurs nous apprendra qu'ils se sont donné pour
héritier de Cyprien Donat des Cases Noires. C'est de quoi, en 258, les têtes politiques — et Valérien parmi
les premiers — se sont certainement avisés, lorsque, aux portes de Carthage, les 18 et 21 août 258, les
émeutes d'Utique les avaient convaincus de la responsabilité, intellectuelle et morale, qui, par delà l'épis-
cope Quadratus, était imputable au « Primat d'Afrique », Cyprien.
Il avait paru suffisant à Valérien de frapper à la tête, l'expérience des dix dernières années l'ayant
assez convaincu de la rassurante retenue des « clercs » et des « plèbes », devant la menace du « témoignage »
héroïque. Et il ne semble pas que l'avenir ait déjoué ce calcul modéré, mais exemplaire ; car, durant un
grand demi-siècle, l'Eglise d'Afrique a notoirement vécu des temps à la fois obscurs et prospères, et
obscurs parce qu'ils étaient prospères.
Mais, à long terme, il s'est mépris : car, en fait, ce demi-siècle de recueillement silencieux a été
celui de l'incubation de l'autonomisme donatiste, en même temps que du sécessionnisme nord-africain.

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