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Dion Cassius

Histoire romaine

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1
Tome I jusqu’en 673 av. J.-
C.

Titre Tome I
Dédicace

INTRODUCTION

1. Vie de Dion
2. Ouvrages de Dion
3. Examen critique de son
Histoire romaine
4. Notice des manuscrits
collationnés pour cette édition
Texte incomplet

2
Fragments des Livres

I-XXXVI. (jusqu’en

673 av. J.-C. : An de

Rome 545)

Préface (fragments)
Livre I (fragments) (jusqu’en 673
av. J.-C.)
Livre I (fragments)
Eclaircissements (jusqu’en 673
av. J.-C. : An de Rome 545)

3
Table des matières du

Tome I

Table des matières Tome I.


Errata.

Tome II 673 à 67 av. J.-C.

Avertissement

4
Fragments des Livres

I-XXXVI. (de 673 à

531 av. J.-C. : An de

Rome 545 à 687)

Livre II (fragments) (673 à 509


av. J.-C.)
Livre III (fragments) (509 av. J.-
C.)
Livre IV (fragments) (498 à 493
av. J.-C.)
Livre V (fragments) (493 à 417
av. J.-C.)
Livres VI-XXXVI (fragments)

5
(209 à 67 av. J.-C.)

Tome III 67 à 58 av. J.-C.

Livre XXXVI (67 à 66 av. J.-C.)


Livre XXXVII (65 à 60 av. J.-C.)
Livre XXXVIII (59 à 58 av. J.-C.)

Tome IV 57 à 48 av. J.-C.

Livre XXXIX (57 à 54 av. J.-C.)


Livre XL (54 à 50 av. J.-C.)
Livre XLI (49 à 48 av. J.-C.)

Tome V 48 à 44 av. J.-C.

Livre XLII (48 à 47 av. J.-C.)


Livre XLIII (46 à 44 av. J.-C.)
Livre XLIV (44 av. J.-C.)

Tome VI 44 à 33 av. J.-C.

Livre XLV (44 av. J.-C.)

6
Livre XLVI (43 av. J.-C.)
Livre XLVII (43 à 41 av. J.-C.)
Livre XLVIII (41 à 37 av. J.-C.)
Livre XLIX (36 à 33 av. J.-C.)

Tome VII 32 av. J.-C. à 8


ap. J.-C.

Livre L (32 à 31 av. J.-C.)


Livre LI (31 à 29 av. J.-C.)
Livre LII (29 à 28 av. J.-C.)
Livre LIII (28 à 23 av. J.-C.)
Livre LIV (22 à 10 av. J.-C.)
Livre LV (9 av. J.-C. à 8 ap. J.-C.)

Tome VIII 9 à 54

Livre LVI (9 à 14)


Livre LVII (14 à 24)
Livre LVIII (25 à 37)
Livre LIX (37 à 41)
Livre LX (41 à 54)

Tome IX 54 à 161

7
Livre LXI (54 à 60)
Livre LXII (61 à 65)
Livre LXIII (66 à 68)
Livre LXIV (68)
Livre LXV (69)
Livre LXVI (70 à 81)
Livre LXVII (81 à 96)
Livre LXVIII (96 à 117)
Livre LXIX (117 à 138)
Livre LXX (138 à 161)

Tome X 161 à 229

Titre Tome X
Avertissement du Tome X
Livre LXXI (161 à 180)
Livre LXXII (180 à 192)
Livre LXXIII (193)
Livre LXXIV (193 à 195)
Livre LXXV (195 à 202)
Livre LXXVI (202 à 211)
Livre LXXVII (211 à 216)
Livre LXXVIII (216 à 218)
Livre LXXIX (218 à 222)
Livre LXXX (222 à 229)
Fragments (Omissions)
Fragments (Divers)
Table des matières du Tome X

8
fr:Histoire romaine (Dion Cassius)

9
Tome I Titre

HISTOIRE ROMAINE
DE
DION CASSIUS
PARIS. - TYPOGRAPHIE DE
FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE
JACOB, 56.
HISTOIRE ROMAINE
DE
DION CASSIUS,
TRADUITE EN FRANÇAIS,
AVEC DES NOTES
CRITIQUES, HISTORIQUES, ETC.
,
ET LE TEXTE EN REGARD,
COLLATIONNÉ SUR LES
MEILLEURES ÉDITIONS,
ET SUR LES MANUSCRITS DE
ROME, FLORENCE, VENISE,

10
TURIN,
MUNICH, HEIDELBERG,
PARIS, TOURS, BESANÇON.
PAR E. GROS,
INSPECTEUR DE
L’ACADÉMIE DE PARIS.
TOME PREMIER
CONTENANT LES
FRAGMENTS JUSQU’A L’AN DE
ROME 545.
PARIS ,
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT
FIRÈRES ,
IMPRIMEURS DE L’INSTITUT,
RUE JACOB, 56
1845.

11
À M. VILLEMAIN,
PAIR DE FRANCE, GRAND OFFICIER DE LA LÉGION D
′HONNEUR,
ANCIEN MINISTRE DE L′INSTRUCTION PUBLIQUE,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L′ACADÉMIE FRANÇAISE,
MEMBRE DE L′ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET
BELLES-LETTRES.

Monsieur,
Une édition critique de Dion Cassius, accompagnée d’une
traduction française, semble devoir être accueillie avec quelque
faveur dans le monde savant. Ministre de l’Instruction publique,
vous l’avez jugée digne de votre puissant appui, et vous avez
bien voulu en assurer la publication par une décision qui atteste
votre bienveillant intérêt pour les travaux d’érudition.
Je suis heureux de placer cet ouvrage sous vos auspices,
comme un hommage de ma profonde reconnaissance et de mon
respectueux dévouement.
E. Gros.

12
INTRODUCTION.

§ 1. Vie de Dion

Fils d’un sénateur qui occupa de grandes places, Dion Cassius


Cocceius, ou Cocceianus, fut lui-même sénateur, édile,
gouverneur de diverses provinces, deux fois consul ; et pourtant
sa vie n’est connue que par ce qu’il en dit dans son histoire [1].
Il naquit à Nicée, en Bithynie, vers l’an 155 de notre ère.
Cassius Apronianus, son père, fut successivement gouverneur de
la Cilicie et de la Dalmatie. Dion l’accompagna en Cilicie : de
retour à Rome, il fut admis dans le sénat l’an 180, à l’âge de
vingt-cinq ans. Pendant le règne de Commode, il fut édile et
questeur. En 193, Pertinax dont il était l’ami, comme Claudius
Pompeianus, Acilius Glabrion et d'autres citoyens
recommandables, le désigna pour la préture. Un livre sur les
prodiges et sur les songes qui avaient annoncé l'avènement de
Septime Sévère lui concilia l'amitié de cet empereur; niais il la
perdit par le changement qui s'opéra dans Septime à l'égard de
Commode[2]. Dion n'obtint de lui aucune nouvelle dignité.
A l'avènement de Caracalla, il l'accompagna en Asie avec
d'autres sénateurs : pendant ce voyage, qui lui causa de grandes

13
dépenses[3], il eut souvent à se plaindre du jeune empereur[4]. Au
moment de partir pour son expédition contre les Parthes,
Caracalla lui ordonna de rentrer à Rome: il s'y trouvait à
l'époque de l'usurpation de Macrin, qui l'envoya, en 218, comme
préfet, à Smyrne et à Pergame[5].
Après sa préfecture dans ces deux villes, Dion se rendit à
Nicée, où une maladie le retint quelque temps : de là, il passa en
Afrique, en qualité de gouverneur. C'est entre ces deux voyages
qu'il faut placer son premier consulat : il en fut redevable à la
bienveillance d'Alexandre Sévère, ou plutôt de sa mère
Mammée, qui cherchait à réunir autour de son fils les hommes les
plus recommandables par leurs vertus et par leurs lumières :
Ulpien était de ce nombre[6].
Revenu en Italie, Dion fut envoyé comme gouverneur d'abord
en Dalmatie, puis dans la Pannonie Supérieure. Là, son inflexible
attachement pour la discipline révolta les légions, qui voulurent
le mettre à mort. L'empereur, en 229, le récompensa de sa
fermeté et de son courage par un nouveau consulat [7] : il le
dispensa même des frais de l'inauguration, et les prit à sa
charge[8]. Cette faveur irrita davantage les prétoriens : Dion dut
prudemment passer loin de la capitale le temps de ce nouveau
consulat. Il se rendit pourtant quelquefois auprès d'Alexandre,
soit à Rome, soit dans la Campanie; il parut même devant les
soldats sans courir le moindre danger. Enfin, atteint d'un mal au
pied, il obtint la permission de se retirer à Nicée [9], où il mit la
dernière main à son ouvrage. Il y finit ses jours dans un âge
avancé; mais la date dé sa mort est incertaine.
Il n'aurait pu faire face aux dépenses de son voyage avec
Caracalla, s'il n'avait possédé alors une fortune considérable :

14
elle fut bien diminuée depuis cette époque. Si Alexandre le
dispensa des frais de son second consulat, ce fut
vraisemblablement parce qu'il connaissait les embarras de sa
position, autant que pour le récompenser de sa belle conduite en
Pannonie.
Un Cassius Dion figure dans les Fastes consulaires, à l'an
291 : c'était sans doute un des descendants de l'historien.
1. ↑ C’est là qu’ont été puisés tous les renseignements réunis et discutés par Nic.
Carmin. Falconi, Q. Cassii Dionis Cocceiani Romanae Hist., t. I, Neapoli, 1747,
in-fol., Prolegom. ch. II ; par Reimar, de Vita et sriptis Cassii Dionis t. VII, p.
506-572, éd. de Sturz, et par Fabricius, Bibl. Gr., t. V, p. 140 et suiv., éd. Harles :
il me suffira de les résumer. Cf. M. E. Egger, Examen critique des Historiens
d’Auguste, ch. VIII.
2. ↑ § III, p.. IX-X.
3. ↑ Dion, liv. LXXVII, 9.
4. ↑ Liv. LXXVIII, 8.
5. ↑ Liv. LXXIX, 7.
6. ↑ Liv. LXXX, 1.
7. ↑ Dion parle de ce second consulat, I,1, 2 : Όσα γε και μέχρι τής δευτερας μου
ὑπατειας επραχθή, διήγήσομαι. Cf. I.1.5, et Orelli , Inscript. Latin., t. 1, p. 258, n
° 1177. Il est attesté par une inscription que M. Borghesi a publiée dans le
Bulletin de correspondance de l'Institut archéologique, août et septembre 1839, n°
VIII et IX, p. 136 :
IMP DOMINO N
SEVERO ALEX
ANDRO AVG III
ET CASSIO DIONe
II cos
L. POMPONIUs
CONSTANS ET
M. VRSINIVS Vc,
RVS. II. VIR
deDlCAVERVNT.
M. Borghesi en fait connaître l'origine et ressortir l'utilité, I. 1 : Pocchi anni
sono nella chiesa di Rabenten, parrochia Kienberg, nella Baveria Superiore, fu
scoperta la seguente iscrizione, che servira di gradino all' altare laterale da mano
manca... Crediamo opportuno di publicaria, perche ricorda il celebre storico

15
Cassio Dione, e perche torna a confermare il suo duplice consolato nel 229 di
Christo. messo non ha guari in questione da un valentissimo archeologo.
8. ↑ Même livre, 5.
9. ↑ Livre LXXX, 5.

16
§2. Ouvrages de Dion

Parmi les ouvrages attribués à Dion Cassius trois ne sont


probablement pas de lui, à savoir :
1° Une histoire du règne de Trajan, citée par Suidas : Reimar
la regarde comme un écrit de Dion Chrysostome, aïeul maternel
de notre historien, contemporain et ami de cet empereur.
2° Un livre intitulé Persica, mentionné par le même Suidas,
mais qui parait être l'ouvrage de Dinon, souvent cité comme
historien de la Perse.
3° Un autre, ayant pour titre Getica : il en est question dans
Jornandès, Suidas et Fréculphe. Philostrate l'attribue à Dion
Chrysostome.
Les cinq qui lui appartiennent, sont :
1° Une biographie du philosophe Arrien, citée par Suidas :
elle ne nous est point parvenue.
2° Un récit de ses voyages (Ένόδια), dont le même
lexicographe fait mention, mais également perdu.
3° Un écrit sur les prodiges et sur les songes qui annoncèrent
l'avènement de Septime Sévère à l'empire: il n'existe plus.
4° L'histoire de Commode : elle fut insérée plus tard dans
l'histoire générale de Rome. Nous n'avons que l'abrégé de
Xiphilin.
5° L'histoire générale de Rome, depuis les temps primitifs
jusqu'au règne d'Alexandre Sévère. Elle se composait de LXXX
livres : le temps nous en a ravi plusieurs. La partie la plus
complète est celle qui commence au livre XXXVIIe et finit au

17
LIXe inclusivement. Il ne reste que des fragments des XXXVI
premiers livres : pour les livres LXI-LXXX, nous n'avons que
l'abrégé de Xiphilin et quelques fragments.

18
§3. Examen critique de son Histoire romaine

Deux extraits nous font connaître le but que Dion s'est proposé :
« Je m'applique, dit-il, à écrire toutes les actions mémorables des
Romains, en temps de paix et en temps de guerre; de manière
qu'eux-mêmes et les autres peuples n'aient à regretter l'absence
d'aucun fait important[1]. » - « Je compose, suivant mes moyens,
une histoire complète des Romains; pour les autres peuples, je
me bornerai à ce qui aura quelque rapport avec cette histoire[2]. »
Ailleurs il indique ainsi la marche qu'il a suivie et les sources
où il a puisé : « J'ai lu à peu près tout ce que divers historiens ont
écrit sur les Romains ; mais je n'ai pas tout inséré dans mon
ouvrage : j'ai dû choisir et me borner[3]. »
Remonter au delà du berceau de, Rome, recueillir les
traditions fabuleuses sur les temps antérieurs à sa naissance et
sur ses fondateurs ; retracer l'histoire de la monarchie, les orages
de la république naissante, ses dissensions intestines, ses
conquêtes au dedans de l'Italie jusqu'à ce qu'elle l'eût entièrement
soumise, ses luttes contre Carthage, et les victoires qui
réduisirent la Macédoine et la Grèce en provinces ; raconter les
troubles excités par les Gracques et marqués de leur sang, les
dangers de la guerre sociale, la rivalité et les proscriptions de
Marius et de Sylla, les guerres contre Sertorius, Spartacus et
Mithridate, la conjuration de Catilina, le premier triumvirat, la
puissance de César, vainqueur des Gaules et de Pompée, mais
bientôt frappé du poignard , le second triumvirat traînant à sa
suite la guerre civile et les proscriptions, les invasions des
Parthes, la monarchie rétablie par l'heureux vainqueur d'Actium,
les cruautés de Tibère, les extravagances de Caligula, la

19
stupidité, de Claude, les débordements de Messaline, les folies
de Néron, l'insolence de la soldatesque disposant de l'Empire
dès le temps de Galba, d'Othon et de Vitellius; peindre les beaux
jours de Vespasien et de Titus, un moment obscurcis par
Domitien, mais ramenés par Nerva et par Trajan, les frontières
de l'Empire agrandies, l'ère fortunée des Antonins ; montrer enfin
Marc-Aurèle remplace par Commode, l'Empire mis à l'encan, et
à côté de quelques grands hommes, tels que Pertinax, Septime et
Alexandre Sévère, un Caracalla et un Élagabale : quel vaste
champ ! que de luttes et de révolutions ! quel déchaînement, quel
jeu terrible de toutes les passions humaines ! que de grandeur et
de misère !
Le plan était séduisant, majestueux et des plus instructifs ; mais
Dion n'avait-il pas trop présumé de ses forces en essayant de
reproduire un tableau qui, pour être dignement exécuté, aurait
exigé dans le même écrivain l'érudition de Denys d'Halicarnasse
et de Plutarque, la sagacité et le coup d'oeil de Polybe, la pompe
de Tite-Live, la vigueur de Salluste, la vue perçante de Tacite et
l'inimitable énergie de son mâle pinceau ?
La position sociale de son père l'avait mis en lumière : il se
distingua bientôt lui-même par son éloquence. Sous Commode, il
remplit des postes importants ; mais ses devoirs, comme
magistrat[4], lui laissèrent du loisir pour ses études favorites.
Lorsque l'empire fut déféré à Septime Sévère, Dion gagna
l'affection du nouveau maître par l'écrit dont nous avons parlé[5] ;
écrit bien futile, à en juger par un passage qui en est
probablement extrait, et qui se trouve dans l'histoire de
Sévère[6] : il fallait que les songes et les prodiges fussent alors
bien puissants sur les esprits, pour qu'un empereur adressât lui-

20
même, au sujet d'un pareil ouvrage, une lettre de remerciements à
l'auteur[7].
Dès ce moment, la vocation de Dion pour les travaux
historiques fut décidée : il raconte lui-même comment son génie
tutélaire la lui révéla. Il publia bientôt l'histoire de Commode,
qui eut un grand succès : alors son génie devint plus pressant
encore, et Dion résolut de composer son grand ouvrage[8].
Cependant Septime crut ne pouvoir mieux satisfaire son aversion
pour le sénat, qu'en se déclarant le défenseur de la mémoire de
Commode : il lui décerna les honneurs divins[9], et se proclama
son frère[10]. L'historien, qui avait mis dans tout leur jour les
excès de l'indigne fils de Marc-Aurèle, n'eut plus rien à espérer.
Condamné à la retraite, il la consacra à l'ouvrage, qui ne cessa de
l'occuper au milieu des vicissitudes dont sa carrière fut remplie.
Il y a quelque chose de noble et de touchant dans le courage
d'un homme qui, tantôt soutenu, tantôt abandonné, poursuivit,
pendant vingt-deux ans, un même but avec la même persévérance.
Sans doute, sous la figure de ce génie tutélaire, plus ou moins
puissant sur Dion, il est aisé de reconnaître l'empereur, tantôt
propice et tantôt contraire. On aimerait à trouver en lui un coeur
plus ferme, et moins sensible à l'inconstance des cours ; mais s'il
trembla un moment, alors que la peinture du règne de Commode,
naguère accueillie avec enthousiasme, devint tout à coup un titre
de défaveur, cette faiblesse n'est-elle point rachetée par son
opposition contre Didius Julianus, par son inébranlable
attachement pour Pertinax, et par sa conduite envers les légions
de Pannonie ?
Il y eut dans Dion deux personnages bien distincts : celui
d'écrivain de l'histoire contemporaine, et celui d'historien des

21
temps antérieurs. Agé de vingt-cinq ans au moment où Commode
monta sur le trône, sa première jeunesse s'était écoulée sous le
règne de Marc-Aurèle, au milieu des doux souvenirs de celui
d'Antonin. C'était la fin de l'âge d'or de l'Empire : avec
Commode commença l'âge de fer. Mêlé à tous les événements de
son temps, Dion entreprit d'en raconter l'histoire. Comment a-t-il
compris et rempli sa tâche ? Ici, nous ne pouvons le juger que par
l'abrégé de Xiphilin ; mais si cet abrégé montre eu lui les qualités
de l'historien, ne serons-nous pas en droit de conclure qu'il les
posséda en effet , et qu'elles apparaîtraient dans un jour bien plus
favorable, si, au lieu d'un résumé, nous avions l'ouvrage même ?
Exactitude dans les faits, impartialité dans l'appréciation des
hommes et des choses, tels sont les caractères de son histoire de
Commode, de Pertinax, de Didius Julianus, de Septime Sévère,
de Caracalla et d'Élagabale. Je ne parle pas du règne
d'Alexandre, Dion n'en avait tracé qu'une esquisse : il nous
l'apprend lui-même.
Lisez le récit des mêmes règnes dans Hérodien et dans
l'Histoire Auguste; comparez-le avec celui de Dion : à part
quelques exceptions, vous reconnaîtrez que la critique est le plus
souvent amenée à lui donner raison[11]. Quant à sa véracité,
comment la révoquer eu doute, lorsqu'il nous dit : « Ces faits et
ceux que je raconterai désormais ne m'ont pas été transmis par
d'autres; je les ai observés moi-même[12]. » Ailleurs, à propos
des jeux célébrés par Commode, il s'exprime ainsi : « Au milieu
du combat, l'empereur, épuisé de fatigues, buvait tout d'un trait du
vin doux, qui avait été rafraîchi ; une femme le lui offrait dans
une coupe faite en forme de massue. Au même instant, peuple et
sénat, nous criions tous ensemble, comme il est d'usage dans les

22
banquets : Vivez ! Et qu'on ne s'imagine pas que j'altère la dignité
de l'histoire par de semblables faits. Je ne les aurais pas
rapportés, si l'empereur n'en était l'auteur; si je n'avais tout vu,
tout entendu ; si je n'avais fait entendre moi-même cette
acclamation .... Je raconterai tous les événements de mon temps
avec plus de détail que ceux qui m'ont précédé, parce que j'en ai
été le témoin, et que personne, parmi ceux qui auraient pu les
consigner dans un ouvrage estimable, ne les a recueillis avec le
même soin, du moins à ma connaissance[13]. »
L'amour de la vérité l'a déterminé à se mettre en scène, même
quand il s'agit de faits peu honorables pour le corps dont il était
membre.« Ces jeux, dit-il, durèrent quatorze jours : l'empereur y
figura comme acteur. Nous tous, sénateurs, nous ne manquâmes
pas d'y assister avec les chevaliers : le vieux Claudius
Pompéianus seul s'en dispensa. Il y envoya bien ses fils, mais il
ne vint jamais lui-même : il aima mieux être puni de son absence
par une mort violente, que de voir le chef de l'empire, le fils de
Marc-Aurèle, se livrant à de pareils exercices. Ainsi que nous en
avions reçu l'ordre, nous faisions entendre diverses
acclamations, et nous répétions sans cesse celle-ci. Vous êtes
notre maître! A vous le premier rang ! Vous êtes le plus heureux
des hommes ! Vous êtes vainqueur ! Vous le serez ! De mémoire
d'homme, seul vous êtes vainqueur, ô Amazonius[14] ! » Et un peu
plus loin : « L'empereur fit encore une chose qui semblait
présager aux sénateurs une mort certaine. Après avoir tué une
autruche, il lui coupa la tête, et s'avança vers les places où nous
étions assis. Il tenait à la main gauche cette tête, à la droite l'épée
encore sanglante, et dont il tournait la pointe vers nous. Il ne
proféra pas une, parole ; mais, secouant sa tête et ouvrant une
large bouche, il faisait entendre qu'il nous traiterait comme

23
l'autruche. Plusieurs d'entre nous se mirent à rire; car sa menace
produisit cet effet, bien loin d'inspirer de l'effroi : l'empereur les
aurait tués à l'instant avec son épée, si je n'avais engagé ceux qui
étaient près de moi à détacher de leur couronne des feuilles de
laurier et à les mâcher, comme je mâchais les feuilles de la
mienne; afin que le mouvement continuel de notre bouche
l'empêchât d'avoir la preuve que nous avions ri[15]. »
Dans le récit du procès contre Apronianus, qui fut condamné,
quoique absent, Dion mentionne une déposition relative à un
sénateur chauve. Au risque de compromettre sa dignité
personnelle, il dit naïvement : « Le témoin n'avait nommé
personne, et Sévère n'avait écrit aucun nom. Aussi, ceux-là même
qui jamais n'avaient mis les pieds chez Apronianus furent saisis
de crainte. ce n'étaient pas seulement les chauves qui tremblaient,
mais encore tous ceux dont le front seul était dépouillé de
cheveux. Nul d'entre nous n'était tranquille, excepté ceux qui
avaient une chevelure abondante. Nos regards se portaient vers
les sénateurs chauves, et sur nos sièges circulaient sourdement
ces paroles : C'est un tel ; - non, c'est tel autre. Je ne cacherai pas
ce qui m'arriva, quoique ce soit bien ridicule : j'étais si troublé
que je portai la main à la tête, et que j'y cherchai mes cheveux :
beaucoup d'autres en firent autant[16]. »
Le récit a-t-il quelque chose d'extraordinaire, Dion se donne
lui-même pour garant : « Quant à ce que j'ai raconté de la flotte,
j'en ai reconnu l'exactitude non loin de là, je veux dire à
Pergame, dont Macrin m'avait nommé gouverneur, comme je
l'avais été de Smyrne[17]. » S'il lui a été impossible de bien
constater les faits, il nous en avertit : « Jusqu'à présent, je me
suis attaché à la plus grande exactitude ; mais je n'ai pu en faire

24
autant pour ce qui suit, attendu qu'à cette époque je ne fis plus un
long séjour à Rome. De l'Asie, je passai en Bithynie, où je fus
malade; puis je me rendis dans mon gouvernement d'Afrique. De
retour en Italie, je partis presque incontinent pour la Dalmatie,
d'où je fus envoyé, comme gouverneur, dans la Pannonie
Supérieure. Je vins ensuite à Rome et dans la Campanie, mais je
ne tardai pas à m'embarquer pour mon pays natal. Je n'ai donc pu
donner, aux dernières parties de mon histoire les mêmes soins
qu'aux précédentes[18].
Les vicissitudes politiques n'altérèrent en rien son impartialité.
Ami de Pertinax, il eut tout à redouter sous son successeur; mais
son courage ne se démentit pas. « Sur le soir, dit-il, Julianus se
dirigea vers le Forum et vers le sénat, escorté d'un grand nombre
de prétoriens, enseignes déployées, comme s'il eût marché au
combat: il voulait effrayer le sénat et le peuple, pour les faire
plier sous sa loi. Les prétoriens l'élevaient jusqu'aux nues, et lui
donnaient le nom de Commode. A cette nouvelle, les sénateurs,
particulièrement ceux qui avaient été les amis de Pertinax,
craignirent tout de la part de Julianus et des soldats. J'étais de ce
nombre : outre les honneurs que j'avais déjà obtenus, il m'avait
désigné préteur. De plus, en plaidant au barreau, j'avais souvent
dévoilé les méfaits de Julianus. Cependant, comme il nous parut
dangereux d'éveiller les soupçons en restant chez nous, nous
sortîmes ; non pas à la hâte, et prêts à subir le joug , mais après
avoir soupé. Nous fendîmes des flots de soldats pour pénétrer
dans le sénat: là, nous entendîmes Julianus débiter une harangue
digne de lui[19]. »
Mais, dira-t-on, si Dion s'est montré exact, impartial dans
l'histoire de son temps, peut-on re connaître les mêmes qualités

25
dans le reste de son ouvrage ? N'est-il pas facile, au contraire,
d'y signaler des faits erronés, des anachronismes, une partialité
révoltante contre Cicéron et contre Sénèque, des harangues dont
la source n'est pas authentique, et qu'auraient pu remplacer des
détails bien autrement instructifs ? enfin, une crédulité qui admet
sans discussion les songes et les prodiges les plus étranges ?
Chacune de ces assertions mérite une réponse[20].
Oui, dans cette partie de l'ouvrage de Dion il y a des erreurs :
loin de les dissimuler, j'aurai soin de les mettre en lumière, à
mesure qu'elles se présenteront dans le cours de mon travail.
Mais sont-elles assez nombreuses et surtout assez graves pour
décréditer notre historien ? Doivent-elles lui être imputées
toutes, et ne faut-il pas en attribuer quelques-unes à l'état de la
science historique dans le temps où il vivait ?
Je l'ai dit : le plan de Dion était trop vaste. Au milieu de tant
de faits, si diversement racontés, sa mémoire et son jugement ont
failli quelquefois. Mais quand on met en balance, d'un côté
l’importance et la variété des événements renfermés dans une
histoire d’environ dix siècles ; de l’autre, les erreurs qui lui sont
reprochées par les critiques les moins bienveillants, n’est-on pas
moins porté à le condamner ? Si de ces erreurs nous retranchons,
comme le veut la justice, celles qui appartiennent aux divers
fragments et celles qui se rapportent à certaines parties de
l’histoire impériale ; puisque, pour les unes comme pour les
autres, nous ne pouvons juger que d’après un texte incomplet,
elles seront notablement réduites. Il en est cependant qu’il aurait
évitées, s’il eût joint une critique pins sévère à son ardeur pour le
travail. Quant aux anachronismes, ils tiennent le plus souvent au
système adopté par l’auteur[21] : il a eu soin d’avertir qu’il ne

26
s’est pas attaché scrupuleusement aux dates[22].
Dion n’ignorait pas que son histoire de l’époque impériale,
depuis Auguste jusqu’au règne de Commode, donnerait prise à la
critique[23]. Ses paroles, qu’un grand écrivain a sanctionnées de
son approbation[24], ne le justifient pas complètement : peut-être
pouvait-il, malgré les difficultés qu’il signale, arriver à une plus
grande exactitude[25] ; mais l’historien, qui parle avec cette
franchise, n’a-t-il pas droit à l’indulgence ?
Lorsque Vespasien, après avoir reconstruit le Capitole
incendié par les soldats, rassembla dans le Tabularium les copies
de trois mille tables de bronze où se lisaient des sénatus-
consultes, des plébiscites, des traités, qui remontaient jusqu’au
berceau de Rome[26], une ère de discussion s’ouvrit pour la
critique historique, comme le savant M. J. V. Le Clerc l’a
remarqué le premier[27] : mais ne peut-on pas induire, des
plaintes de Dion, que les documents originaux, livrés à la
discussion, se rapportaient surtout aux temps antérieurs à
l’Empire ? Les barrières, tombées : à la voix de Vespasien,
laissèrent à la critique une entière liberté sur le gouvernement qui
n’était plus ; mais d’autres s’élevèrent pour protéger le
gouvernement nouveau.
Plusieurs fautes de Dion tiennent d’ailleurs à l’état des études
historiques dans son siècle. Aujourd’hui, les mémoires et les
autres documents écrits ne suffisent plus à l’historien. Les
monuments, les inscriptions, les médailles, sont autant de témoins
irrécusables qu’il doit consulter, comparer, apprécier : au temps
de Dion, ces puissants auxiliaires de la science historique
n’étaient pas estimés à leur juste valeur. Il lut tout ce qui pouvait
être lu, il interrogea les traditions, il compulsa les fastes

27
consulaires, les livres lintéens, les Grandes Annales des
Pontifes, les Actes du peuple et du sénat[28] ; mais nous ne voyons
nulle part qu’il ait contrôlé le récit des historiens et les mémoires
publics par les inscriptions gravées sur les arcs de triomphe, ou
sur d’autres monuments[29].
J’arrive à ses invectives contre Cicéron[30], et je réponds sans
détour : Si elles étaient autre chose qu'une déclamation, elles
décèleraient un coeur bas ou un esprit faux ; mais on sait que
Dion, nourri des grands écrivains de la Grèce et de Rome, ne les
imite pas toujours avec discernement. Après avoir emprunté à
Cicéron lui-même les violentes accusations qu'il mit dans sa
bouche contre Antoine[31], il voulut sans doute, à la manière des
anciens sophistes, faire la contre-partie dans la réponse de Q.
Fabius Calenus : l'antagoniste d'Antoine avait frayé la route à
l'antagoniste de Cicéron. Ces deux harangues blessent également
la politesse et l'urbanité des temps modernes[32] ; mais, en
remontant au siècle le plus brillant de l'éloquence grecque, ne
voyons-nous pas l'injure ainsi poussée jusqu'à son dernier terme?
Eschine et Démosthène sont-ils plus retenus que Cicéron et
Calenus ?
Égaré par une imitation maladroite, Dion mit aux prises deux
hommes qui tinrent une grande place dans leur siècle. Peut-être
crut-il montrer la flexibilité de son talent, en parlant comme
accusateur de l'un et de l'autre ? Après s'être inspiré des
Philippiques contre Antoine, il se fit contre Cicéron l'écho des
Anti-Philippiques[33], des Mémoires d'Octave, ou de l'histoire
d'Asinius Pollion[34] : il obéit, non pas à la haine, mais à son goût
pour la déclamation.
Ses accusations contre Sénèque ont été relevées avec

28
amertume par les partisans de ce philosophe. Dion lui
reproche[35] un commerce criminel avec Agrippine, des habitudes
infâmes, une conduite en tout point contraire à ses maximes, la
plus basse adulation pour Messaline et les afaffranchis de
Claude, ses déclamations contre le luxe et les richesses, lorsqu’il
avait cinq cents tables de bois de cèdre montées en ivoire, et sur
lesquelles il prenait de délicieux repas ; lorsque sa fortune
s’élevait à soixante-quinze millions de drachmes[36].
Le caractère de Sénèque a été, comme ses ouvrages, l’objet de
jugements très-divers chez les anciens et chez les modernes. Au
milieu des opinions les plus contradictoires, la vérité est difficile
à saisir. Ses relations avec Agrippine ne reposent point sur des
preuves irrécusables :
Suilius, qui les lui reproche dans Tacite[37], est un ennemi
personnel, dont la malveillance a pu aller jusqu’à l’exagération ;
mais si le sévère historien, qui s’est fait l’organe de ces
imputations, ne se prononce pas ouvertement, il ajoute pourtant
qu’elles trouvèrent de nombreux échos[38]. Elles étaient
d’ailleurs autorisées par les mœurs de Sénèque : on se souvenait
que ses liaisons avec Julie l’avaient fait exiler en Corse.
Après la chute de Messaline, rappelé par Agrippine qui avait
épousé Claude, son oncle, il devint le précepteur de Néron : son
caractère ne tarda pas à se montrer sous un jour peu favorable.
Néron, monté sur le trône, dut prononcer l'éloge de son
prédécesseur. Il eut recours à la plume de Sénèque, qui ne rougit
pas, au risque de faire rire l'auditoire, de vanter la prudence et la
pénétration de Claude[39]. En revanche, il publia bientôt après
contre le défunt empereur l'Apokolokyntose, c'est-à-dire, la plus
amère des satires. Esclave d'Agrippine pendant la vie de Claude,

29
il se déclara son ennemi dès que Néron l'eut choisi pour ministre.
Le luxe et les richesses de Sénèque furent vivement attaqués
par ses contemporains : ils l'accusaient de travailler sans cesse à
accroître une fortune déjà excessive, d'effacer le prince par
l'agrément de ses jardins et la magnificence de ses maisons de
campagne[40]. Sénèque ne niait pas son opulence : pour toute
apologie, il disait qu'il n'avait pas dû repousser les libéralités de
son bienfaiteur[41]. Celui-ci, à son tour, répétait qu'il rougissait
d'avoir donné beaucoup plus à des hommes qui étaient loin
d'égaler son mérite[42]. Dépouillons de tout artifice l'hypocrite
résignation de Sénèque et la perfide flatterie de Néron ; ne
serons-nous pas en droit de conclure que le ministre fit tout pour
s'enrichir, et que le prince lui prodigua l'or, comme aux autres
instruments de ses passions, jusqu'au moment où il l'accabla de
sa haine ?
Dans Sénèque, le philosophe, l'instituteur du prince, l'homme
d'État, étaient justiciables de l'histoire : Dion n'a fait que répéter
un jugement rendu, cent ans avant lui, par des contemporains, et
qui semble s'appuyer sur l'autorité du plus grave des historiens.
Les harangues lui ont aussi attiré de vives censures. Il serait
superflu de discuter encore sur l'emploi des discours chez les
historiens anciens. La question, souvent agitée, a été traitée tout
récemment, avec autant de savoir que de finesse et de mesure,
par M. E. Egger[43]. Dion, moins que tout autre, pouvait s'écarter
des voies ouvertes par ses modèles. Plein de leurs ouvrages,
formé dès sa jeunesse aux luttes du Forum, il porta dans ses
travaux historiques le goût des compositions oratoires. Il n'est
pas plus blâmable qu'Appien et Hérodien : ce qu'on peut lui
reprocher, c'est l'abus des harangues, et quelquefois le mauvais

30
goût. Je me contenterai de citer le discours d’Auguste contre les
célibataires[44], où des traits déclamatoires se mêlent à des
renseignements du plus haut intérêt, et l’étrange langage de la
reine Boadicée[45], parlant à des barbares de Nitocris et de
Sémiramis, à propos d’une invasion des Romains, dans une
harangue où Dion semble plus d’une fois se souvenir de celle que
Tacite prête au fier Galgacus. À la vérité, il est souvent plus
heureux sous le rapport de la vraisemblance et des convenances ;
mais, en général, ses harangues sont trop longues et trop
multipliées : mieux vaudrait qu’il eût fait moins parler les
hommes, et qu’il les eût fait plus agir[46]. Toutefois, la critique
n’a-t-elle pas à craindre de paraître abandonner la sphère élevée
où ses spéculations doivent se renfermer, quand elle va jusqu’à
compter, dans tel ou tel livre, combien de chapitres sont
consacrés aux discours, et combien à la narration ? Appliqué à
Hérodote, à Thucydide ou à Xénophon, à Tite-Live et à Tacite, ce
calcul leur serait-il beaucoup plus favorable qu'à Dion ? Les
harangues, entre les mains des historiens de l'antiquité, furent un
ornement : plus d'un orateur moderne a vivifié son éloquence
dans ces sources fécondes. A une époque de décadence, l'abus,
comme il arrive, fut inséparable de l'imitation; mais Appien et
Dion, à quelque distance qu'ils soient de leurs modèles, offrent
plus d'une page où le génie antique semble renaître dans un écho
lointain, mais encore fidèle.
Le dernier reproche adressé à Dion, c'est une excessive
crédulité pour les songes et les prodiges. Ici encore, il faut
distinguer l’histoire des temps on il vécut et celle des siècles
antérieurs. Pour les temps antérieurs, il a répété ce qu'il avait
trouvé dans ses guides. Mais, sans remonter jusqu'à Polybe et

31
jusqu'à Tite-Live, Plutarque, Tacite et Suétone n'ont pas cru
compromettre la dignité, de l'histoire, en rapportant de nombreux
prodiges. A toutes les époques de Rome, la science augurale, à
laquelle se rattachaient les prodiges, occupa une grande place
dans la religion[47]. Le vol des oiseaux, les phénomènes
extraordinaires, le, songes, les oracles, étaient autant de
révélateurs de la volonté des dieux. Les croyances populaires
devaient être reproduites dans les annales nationales : Dion fut
d'autant plus porté à les recueillir, qu'il leur dut un moment
l'amitié de Septime Sévère. Cependant, quelques fragments
permettent d'attribuer son exactitude à un respect traditionnel,
plutôt qu'à une conviction profonde[48].
CONCLUSION.
Des faits erronés qui s'expliquent souvent par un texte mutilé
ou abrégé, et par la divergence des traditions ; des
anachronismes nés du plan adopté par l'auteur; des harangues où
la mesure et l'à-propos ne sont pas toujours observés; des songes
et des prodiges trop minutieusement rapportés : tels sont les
défauts de Dion Cassius ; mais on ne saurait mettre en doute sa
bonne foi, son exactitude, ses efforts pour remplir dignement sa
tâche, son respect pour la plus saine morale, son patriotisme et
son indépendance.
Les guerres contre les pirates et contre Mithridate, la
conjuration de Catilina, la conquête de la Gaule, les troubles
politiques où Cicéron, Clodius et Milon jouèrent le principal
rôle, sont esquissés à grands traits : l'historien a hâte d'arriver
aux événements qui le préoccupent. La lutte entre César et
Pompée, les maux de la guerre civile, la crise décisive qui
commence à la dictature de César et finit au principat, sont

32
racontés avec plus de détail. Ainsi le voulaient les convictions
politiques de Dion : il était du nombre de ces Orientaux qui,
appelés dans le sénat romain, s'efforçaient de faire prévaloir les
idées monarchiques[49]. A leur sens, la voie la plus sûre pour y
parvenir, c'était de présenter le tableau énergique des malheurs
qu'entraînent les excès de la liberté. Écoutez avec quelle
satisfaction mal contenue il expose les changements accomplis
par Auguste : « Voilà, dit-il, comment Rome reçut une
constitution meilleure, et bien plus propre à assurer son salut.
Elle n'aurait pu être sauvée, si elle avait continué de vivre sous
un gouvernement démocratique[50]. Les mêmes convictions
dictèrent le célèbre discours de Mécène[51]. L'époque impériale
était pour Dion une époque de prédilection. Aussi , raconte-t-il
longuement les règnes d'Auguste et de Tibère: il en était de même
sans doute des suivants. Malheureusement, après le règne de
Tibère, son ouvrage, qui nous aurait fourni d'abondants secours
pour les temps où l'histoire romaine devient stérile, nous est
parvenu fort abrégé.
Dion manque d'originalité ; mais il s'efforce de marcher sur les
traces des grands modèles[52], et il puise, dans son commerce
avec les plus beaux génies de la Grèce antique, un style et un ton
qui le placent bien au-dessus de ses contemporains. Les portraits
d'Annibal, de Viriathe, de Scipion l'Africain, rappellent la
manière de Thucydide[53] ; la description de la bataille de
Pharsale ne déparerait pas Tite-Live, et le récit de la guerre de
Sextus Pompée peut figurer à côté des plus belles pages de
Polybe. Enfin, le tableau de l’élévation et de la chute de Séjan[54]
présente plus d’un trait digne de Tacite. Une analyse rapide
justifiera cette assertion.

33
Séjan, par une fatale ressemblance de mœurs et de caractère, a
mérité l’affection de l’empereur : les dignités lui sont
prodiguées, des statues s’élèvent en son honneur ; les
personnages les plus illustres, les consuls eux-mêmes, vont à
l’envi saluer, chaque matin, l’heureux favori. Bientôt
l’ombrageux Tibère se sent effacé : dans son ministre il ne voit
plus qu’un rival, dont la perte est sur-le-champ résolue ; mais il
dissimule : il veut parer sa victime, pour rendre sa vengeance
plus éclatante. Il nomme donc Séjan consul : il le proclame le
confident de ses pensées ; dans ses lettres, dans ses entretiens, il
ne l’appelle plus que son cher Séjan[55]. Le peuple se laisse
prendre au piège : partout il érige au favori des statues d’airain, à
côté de celles de l’empereur : sur les théâtres, deux sièges d’or
sont destinés l’un au maître, l’autre au ministre, désormais unis
dans le même culte[56] ; ou plutôt, Séjan est empereur la Rome et
Tibère à Caprée[57]. On s’empresse autour de lui, on se bat à sa
porte ; chacun craint de ne pas être vu, ou d’être vu 1e dernier.
L’empereur, qui a tout observé, croit que le moment de frapper
est enfin venu. Par une conduite capricieuse, il commence à
détacher le peuple et le sénat de leur idole ; puis il fait répandre
le bruit que Séjan va être investi de la puissance tribunitienne. En
même temps, il envoie à Rome Naevius Sertorius Macron,
nommé secrètement chef des cohortes prétoriennes, à la place de
Séjan. Macron arrive, de nuit, dans la capitale de l’Empire, et se
rend incontinent chez le consul Memmius Régulus, qu’il met dans
la confidence des projets de l’empereur. Aux premiers rayons du
jour, il court au mont Palatin , où le sénat s'est réuni, dans le
temple d'Apollon. Séjan ne siège pas encore : Macron le
rencontre, et comme le favori parait fort affligé de n'avoir point
reçu des lettres de son maître, Macron, pour le consoler, lui

34
annonce, loin de tout témoin, qu'il est chargé de le revêtir de la
puissance tribunitienne : Séjan , transporté de joie, s'élance dans
le sénat. Cependant Macron a fait connaître aux prétoriens le
décret qui les met sous son commandement : il leur ordonne de
s'éloigner, et les remplace par les gardes de nuit. Il entre aussitôt
dans le sénat, remet aux consuls la lettre de l'Empereur, sort
avant qu'ils n'en donnent lecture, et, après avoir chargé Lacon de
veiller en ce lieu à la tranquillité publique, il se rend auprès des
prétoriens, pour prévenir lui-même tout désordre de leur part.
En ce moment, on lut dans le sénat la lettre de l'Empereur., elle
était longue, et composée avec la plus perfide habileté. Les griefs
contre Séjan n'étaient pas présentés collectivement : au début,
Tibère parlait même d'autre chose. Venait ensuite un léger blâme
dirigé contre le favori : puis il était encore question d'un tout
autre sujet. Enfin Séjan était attaqué de nouveau, et l'Empereur
déclarait que deux sénateurs dévoués à son ministre, et ce
ministre lui-même, devaient être mis en prison... Alors quel subit
changement ! Ces mêmes sénateurs qui, avant la lecture du
message impérial, faisaient entendre des acclamations en
l'honneur de Séjan prêt à recevoir la puissance tribunitienne,
quittent leurs sièges Ils ne veulent plus se trouver à côté de celui
qu'ils se glorifiaient naguère d'avoir pour ami. Les tribuns du
peuple et les préteurs l'entourent pour l'empêcher de sortir, dans
la crainte qu'une émeute n'éclate, s'il se montre hors du sénat.
La lecture de la lettre est à peine terminée, et déjà mille
clameurs retentissent contre Séjan : les uns le maudissent, parce
qu'il leur a fait du mal ; les autres, parce qu'ils le redoutent ;
ceux-ci désavouent leur ancienne amitié, ceux-là expriment la
joie que leur cause sa chute. Enfin il est entraîné hors du sénat et

35
conduit en prison par Régulus, escorté des autres magistrats[58].
Ce récit est suivi de quelques réflexions. Ici je laisse parler
l'historien : « Jamais plus mémorable exemple de la fragilité
humaine ne prouva qu'il n'est permis à personne de s'enorgueillir.
Ils mènent en prison, comme le plus faible des mortels, celui que,
dès l'aurore, ils avaient tous accompagné au sénat, comme un
homme beaucoup plus puissant qu'eux ! Naguère il leur paraissait
digne de mille couronnes, et maintenant ils le chargent de
chaînes ; naguère ils lui servaient de cortège, comme à leur
maître ; et maintenant ils le gardent comme un fugitif, et ils
arrachent de ses mains le voile dont il veut couvrir sa tête. Ils
l'avaient décoré de la toge bordée de pourpre, et maintenant ils le
frappent sur la joue ! Ils s'étaient prosternés à ses pieds, ils lui
avaient offert des sacrifices comme à un dieu ; et maintenant ils
le conduisent à la mort ! Le peuple aussi, accouru sur son
passage, lui reprochait avec mille imprécations la mort de
plusieurs citoyens, et se moquait des rêves de son ambition. Il
renversait toutes ses statues, les faisait voler en éclats et les
traînait dans la boue, comme s'il eût assouvi sa fureur sur Séjan
lui-même, qui put voir ainsi à quels supplices il était réservé. On
le mit en prison : bientôt après, que dis je ? le jour même, le
sénat s'assembla dans le temple de la Concorde, situé prés delà :
profitant de l'état des esprits, et ne voyant autour de Séjan aucun
prétorien, il le condamna à la peine capitale. Séjan fut donc
précipité du haut des gémonies, livré pendant trois jours aux
insultes de la populace, et jeté enfin dans le Tibre[59]. »
L'intérêt du récit, le choix et la sobriété des détails, la
convenance et la mesure du style, placent cette narration à côté
des plus belles pages des historiens de l'antiquité. A la vérité,

36
Dion en a peu d'aussi remarquables ; mais, ne l'oublions pas, il
vivait à une époque où la littérature grecque n'enfantait guère que
des rhéteurs et des sophistes. Élevé à leur école, il sentit le
besoin de se dépouiller de la rouille bithynienne[60], et de
combattre l'influence de son siècle par l'étude des modèles. Il
s'attacha donc à Thucydide, comme Appien à Xénophon : s'il ne
put triompher des défauts de son éducation et de son temps, ses
efforts ne furent pas toujours impuissants. De Thucydide à Dion,
il y a toute la distance qui sépare le génie du talent de l'imitation ;
mais quand il s'agit d'un écrivain qui jeta un dernier éclat sur une
littérature dont l'antique splendeur ne devait renaître qu'à la voix
des défenseurs du christianisme, ne faut-il pas tenir compte des
circonstances qui agirent sur son esprit et sur son style ? À ce
point de vue, Dion est encore un digne représentant de la muse de
l’histoire : s’il n’a pas l’énergie de Thucydide, la pureté, la
douceur et l’abondance de Xénophon, il se montre avec avantage
à côté d’Appien, et il est bien supérieur à Hérodien, qui lui-
même ne doit pas être confondu avec les fastidieux compilateurs
de l’Histoire Auguste.
1. ↑ Fragment XVI, p. 35 de cette édition.
2. ↑ Fragment IX, p. 15 de cette édition.
3. ↑ Fragment I, p. 3 de cette édition.
4. ↑ Cf. p. 1, et pour les détails Reimar, 1. 1. § 7, t. VII, p. 521, éd. de Sturz.
5. ↑ Cf. § I, p. II.
6. ↑ Liv. LXXIV, 3.
7. ↑ Liv. LXXII., 23 : Βιβλιον τι περι τῶν ονειρατων και τῶν σήμείων, δίὡν ὁ
Σεβήρος τήν αυτοκρατορα αρχήν ήλπισε, γραψας εδήμοσιευσα, και αυτωι και
εκεινος πεμφτἑντι παῥ εμοι εντυχων, πολλα μοι και καλα αντεπεστειλε.
8. ↑ Liv LXXII, 23.
9. ↑ Aelius Lampride, Vie de Commode, Hist. Aug. p. 76, éd. de Casaub., Paris,
1803 : Hunc tamen Severus imperatur amantissimus nominis sui, odio (ut videtur)
senatus, inter deos retulit, flamine addito quem ipse vivus sibi paraverat .... Ut
natalis ejus celebraretur instituit. Cf. Spartien, Vie de Sévère, I. 1., p. 100.
10. ↑ Dion, LXXV, 7. Spartien, I. 1. : Quod Severus ipse in Marci familiam transire

37
voluerit. L'inscription, citée par Casaubon. (T. I. Notes, p. 259) à propos de ce
passage, est très précise :
IMP. CAESAR. DIVI. MARCI
ANTONINI. PII. GERM. SARMATICI
FILIVS. DIVI. COMMODI. FRATER
11. ↑ Voyer les savantes recherches de l'exact Tillemont, dans ses notes sur
Commode et Pertinax, Hist. des empereurs, t. II, p.564-569 ; sur Sévère,
Caracola, Macrin, Elagabale, I. III, p. 447-475.
12. ↑ Liv. LXXII, 4
13. ↑ Même liv., 18.
14. ↑ Liv. LXXII, 20.
15. ↑ Liv LXXII, 21
16. ↑ Liv LXXVI, 8.
17. ↑ Liv. LXXIX, 7.
18. ↑ Liv. LXXX, 1 et 2.
19. ↑ Liv. LXXIII, 12.
20. ↑ Il sera bon de lire, à ce sujet les deux paragraphes de Reimar, §21, Naevi
Historiae Dionis, et § 22, Dio in nonnullis defendendus et excusandus, I. I. p. 547-
553. Cf. mes Prolégomènes de Nic. Carmin. Falconi, I. I. chap. VI et VII, et
l’ingénieuse dissertation de M. E. Egger, dans l’examen critique des Historiens
d’Auguste, ch. VIII
21. ↑ Cf. R. Wilmans, De Dionis fontibus at auctoritate. Berlin, 1836, ch. VII, p. 41-
42.
22. ↑ Liv. LI, I : Τοιαύτη τις ἡ ναυμαχία αὐτῶν τῇ δευτέρᾳ τοῦ Σεπτεμϐρίου
ἐγένετο. Τοῦτο δὲ οὐϰ ἄλλως εἶπον (οὑδὲ γὰρ εἴωθα αὐτὸ ποιεῖν), ἀλλ’ ὅτι τότε
πρῶτον ὁ Καῖσαρ τὸ ϰράτος πᾶν μόνος ἔσχεν· ὥστε ϰαὶ τὴν ἀπαρίθμησιν τῶν
τῆς μοναρχίας αὐτοῦ ἐτῶν ἀπ’ ἐϰείνης τῆς ἡμέρας ἀϰριϐοῦσθαι κτλ.
23. ↑ Liv. LIII, 19 : Οὐ μέντοι ϰαὶ ὁμοίως τοῖς πρόσθεν τὰ μετὰ ταῦτα πραχθέντα
λεχθῆναι δύναται. Πρότερον μὲν γὰρ ἐς τε τὴν βουλὴν ϰαὶ ἐς τὸν δῆμον πάντα,
ϰαὶ εἰ πόῤῥω που συμϐαίη, ἐσεφέρετο· ϰαὶ διὰ τοῦτο πάντες τε αὐτὰ
ἐμάνθανον, ϰαὶ πολλοὶ συνέγραφον… Ἐϰ δὲ δὴ τοῦ χρόνου ἐϰείνου, τὰ μὲν
πλείω ϰρύφα ϰαὶ δι’ ἀποῤῥήτων γίγεσθαι ἥρξατο. Εἰ δέ που ϰαί τινα
δημοσιευθείη, ἀλλὰ ἀνεξελεγϰτά γε ὅντα ἀπιστεῖται… Ὅθεν περ ϰαὶ ἐγὼ
πάντα τὰ ἐξῆς, ὅσα γε ϰαὶ ἀναγϰαῖον ἔσται εἰπειν&ν, ὥς που ϰαὶ δεδήλωται,
φράσω· εἴτ' ὄντως οὔτως, εἴτε ϰαὶ ἑτέρως πως ἔχει. Προσέσται μέντοι τι αὐτοῖς
ϰαὶ τῆς ἐμῆς δοξασίας κτλ.
24. ↑ Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, ch. XIII, à la fin : « Dion
remarque très bien que, depuis les empereurs, il fut plus difficile d’écrire
l’histoire : tout devint secret ; toutes les dépêches des provinces furent portées
dans le cabinet des empereurs, on ne sut plus ce que la folie et la hardiesse des
tyrans ne voulurent point cacher, ou ce que les historiens conjecturèrent. »
25. ↑ Cf. M. E. Egger, I. I. p. 288.

38
26. ↑ Suétone, Vespasien, VIII.
27. ↑ Annales des Pontifes, IIe partie, P. 112 et suiv.
28. ↑ Liv. VII, 12 ; 16 ; 23.
29. ↑ Témoins l’arc de triomphe de Suze, le trophée des Alpes, etc. Cf. l’Index de
Dion dans Reimar, t. II, p. 1571, aux mots ἁψὶς τροπαιοφόρος (hapsis
tropaiophoros)
30. ↑ Liv. XLVI, 1-28.
31. ↑ Liv. XLV, 18-47. cette harangue est un résumé des Philippiques, et surtout de la
deuxième, dans laquelle Cicéron peint avec les plus effrayantes couleurs les vices
et les crimes d’Antoine, et oùil représente sa vie comme une longue suite de
débauches, de violences et de rapines.
32. ↑ « Chez les Romains comme chez les Grecs, dit Gueroult dans son introduction à
la 2e Philippiques, la satire personnelle pouvait se donner toute licence : c’est
d’après ces réflexions, et non d’après nos moeurs, qu’il faut lire, dans quelques
discours des orateurs anciens, ces invectives que notre goût condamne, et qui
étaient autorisées par les moeurs républicaines. » Oeuv. de Cicéron, t. XV, éd. de
M. J. V. Le Clerc.
33. ↑ Plutarque, Cic. XLI, fait mention de la réponse d'Antoine aux Philippiques.
34. ↑ Dion n'a pas imité la prudente réserve de Plutarque, justement louée par M. J.
V. Le Clerc, dans la préface de sa traduction de la vie de Cicéron : « Il avait
entre les mains l’Histoire d'Asinius Pollion (Senec. Suasor, 7), guide peu sûr. si
l'on en juge par la perfidie de ses protestations, au moment même où il ne
songeait qu’à trahir (Epist. fam... X, 3l-33), et les Mémoires d'Octave (Suetone,
Aug., ch. 85), d'où il parait avoir tiré ce qu'il dit à la fin du chap. 45 sur le consulat
demandé par Cicéron, et plus bas sur les efforts d'Octave pour faire effacer de la
liste des proscrits le nom de celui qu'il avait appelé son protecteur et son père.
Sans doute les récits d'Auguste et de Pollion devaient être lus avec défiance; et
lorsqu'on se rappelle quel usage en a fait Dion Cassius,ainsi que des déclamations
et des libelles répandus par Antoine en Italie et dans tout l'Orient (Plut. ch. 41),
on ne peut qu'admirer la fermeté d'esprit et la sagesse de critique dont Plutarque
a fait preuve dans toute cette partie, où il n'était pas facile de démêler la vérité à
travers tant de mensonges. » (Œuvres de Cicéron, t. l, 1re partie, p. 99-100 de
l'édition in-18.)
35. ↑ Liv. LXI, 10.
36. ↑ Οὐσίαν ἑπταϰισχιλίων ϰαὶ πένταϰοσίων μυριάδων ἐϰτήσατο ou trois cents
millions de sesterces, comme dans Tacite, XIII, 42. Cf. Gronove, De Pecun. vet.,
IV, 11, p. 331.
37. ↑ Annales, XIII. 42.
38. ↑ Nec deerant, qui hæc iisdem verbis, aut versa in deterius Senecæ deferrent, I.
1., 43.
39. ↑ Tacite. Annal., XIII, 3. Jusqu'à Néron , les empereurs avaient composé eux-
mêmes ces sortes d'éloges.

39
40. ↑ Tacite, Annal., XIV, 52.
41. ↑ Una defensio occurrit, quod muneribus tuis obniti non debui: I. 1. 54.
42. ↑ Licet multa videantur, plerique. baud quaquam artibus tuis pares, plura
tenuerunt. Pudet referre libertinos qui ditiores spectantur; I. 1., 55.
43. ↑ Examen critique des historiens d’Auguste, Appendice I, p. 341-356.
44. ↑ Liv. LVI, 4 et suiv.
45. ↑ Ἐνθυμήθητε οὖν, τίνα μὲν οὐϰ ἂν ὀργὴν ὁ Ῥωμύλος ἐϰεῖνος ὁ ἀρχηγέτης
ἡμῶν λάϐοι, λογισάμενος τά τε ϰαθ’ ἑαυτὸν, ὅθεν ἐγεννήθη, ϰαὶ τὰ ὑμέτερα, ὅτι
οὐδὲ ἐϰ νομίμων γάμων παιδοποιεῖσθαι ἐθελετε ; Τίνα δ’ οὐϰ ἂν οἱ μετ’ αὐτοῦ
Ῥωμαῖοι, ἐννοήσαντες ὅτι αὐτοὶ μὲν ϰαὶ τας ἀλλοτρίας ϰόρας ἥρπασαν, ὑμεῖς
δὲ οὐδὲ τὰς οἰϰείας ἀγαπᾶτε… Τίνα ἡ Ἑρσιλία, ἡ ϰαὶ τῇ θυγατρὶ
ἀϰολουθήσασα, ϰαὶ τὰ γαμιϰὰ πάνθ’ ἡμῖν ϰαταδείξασα ;… Ὑμεῖς δὲ ϰαὶ
ἐϰεῖνα πάντα συγχεῖτε. Διὰ τί ; ἢ ϰαὶ αὐτοὶ ἀεὶ ἄγυνοι ἤτε, ὥσπερ αἱ ἱέρειαι αἱ
ἀειπαρθένοι ἄνανδροι εἰσίν ; Οὐϰοῦν ϰαὶ ϰολάζεσθε, ἂν ἀσελγαίνητέ τι, ὥσπερ
ϰαὶ ἐϰεῖναι.
46. ↑ Liv. LVII, 3-7.
47. ↑ Cf., à ce sujet, un passage classique de Cicéron, De Divinal., I, 2, cité dans les
Êclaircissements, à la fin de ce volume, p. 340, not.sur le Fr. XXV.
48. ↑ cf. le Fragment CXC, p. 308 de cette édition.
49. ↑ Gibbon, Histoire de la décadence de l'Empire romain, ch. V : « Sous le règne de
Sévère, le sénat fut rempli d'orientaux qui venaient étaler dans la capitale le luxe
et la politesse de leur patrie. Ces esclaves éloquents, et doués d'une imagination
brillante, cachèrent la flatterie sous le voile d'un sophisme ingénieux, et réduisirent
la servitude en principe Les jurisconsultes et les historiens enseignaient également
que la puissance impériale n'était point une simple délégation ; mais que le sénat
avait irrévocablement cédé tous ses droits au souverain. ils répétaient que
l'empereur ne devait point être subordonné aux lois ; que sa volonté arbitraire
s'étendait sur la vie et sur la fortune des citoyens, et qu'il pouvait disposer de
l'État comme de son patrimoine. Les plus habiles de ces jurisconsultes, et
principalement Papinien, Paulus et Ulpien, fleurirent sons les princes de maison
de Sévère. Ce fut à cette époque que la jurisprudence romaine, liée intimement
au système de la monarchie, parut avoir atteint le dernier degré de perfection et
de maturité. » Dans une note il ajoute : « Dion Cassius semble n'avoir en d'autre
but, en écrivant, que de rassembler ces opinions dans un système historique. D'un
autre côté, les Pandectes montrent avec quelle assiduité les jurisconsultes
travaillaient pour la cause de la prérogative impériale. »
50. ↑ Liv. LII. 14 et suiv. Il a été commente par Fr. Barneveck. Sa dissertation avec
quelques additions de Boecler, a été publiée en 1712. Cf. Boecleri opp., Argentor,
in-4°, t. II, p. 701-775.
51. ↑ Liv. LIII, 19.
52. ↑ Cf. le passage de Dion, LV, 12, cité plus loin, p. XXXVI, note 1.
53. ↑ L’imitation est souvent frappante. Dion, Fragment CLXIX, p. 270 de cette

40
édition, dit, en parlant d’Annibal : Τό τε ἀεὶ παρὸν ἀσφαλῶς διετίθετο, ϰαὶ τὸ
μέλλον ἰσχυρῶς· συμϐουλευτής τε τοῦ συνήθους ἰϰανώτατος ϰαὶ εἰϰαστὴς τοῦ
παραδόξου ἀϰριϐέστατος γενόμενος· ἀφ’ ὦν τό τε ἥδη προσπῖπτόν οἱ
ἑτοιμότατα ϰαὶ δ’ ἔτι τάχιστα ϰαθίστατο, ϰαὶ τὸ μέλλον πάλιν τοῖς λογισμοῖς
προλαμϐανόντως ϰαὶ πρώην διεσϰόπει..
Thucydide s’exprime ainsi au sujet de Thémistocle, 1, 138 : Τῶν τε παραχρῆμα
δι’ ἐλαχίστης βουλῆς ϰράτιστος γνώμων ϰαὶ τῶν μελλόντων ἐπὶ πλεῖστον τοῦ
γενησομένου ἄριστος εἰϰαστής. Καὶ ἃ μὲν μετὰ χεῖρας ἔχοι, ϰαὶ ἐξηγήσασθαι
οἱός τε· ὦν δ’ ἄπειρος εἵη, ϰρῖναι ἱϰανῶς οὐϰ ἀπήλλαϰτο· τό τε ἄμεινον ἥ
χεῖρον ἐν τῷ ἀφανεῖ ἕτι προεώρα μάλιστα
54. ↑ Liv. LVII, 19-22, et liv. LVIII, 4-19.
55. ↑ Σηῖανός τε ἐμὸς, πολλάϰις ἐπαναλαμϐάνων ἔλεγε· ϰαὶ τοῦτο ϰαὶ γράφων
πρός τε τὴν βουλὴν ϰαὶ πρὸς τὸν δῆμον ἐδήλου.
56. ↑ Καὶ τέλος ϰαὶ ταῖς εἰϰόσιν αὐτοῦ, ὥσπερ ϰαὶ ταῖς τοῦ Τιϐερίου ἔθυον.
57. ↑ Ὥστε συνελόντι εἰπεῖν, αὐτὸν μὲν, αὐτοϰράτορα· τὸν δὲ Τιϐέριον, νησίασρχόν
τινα εἴναι δοϰεῖν.
58. ↑ Dion, liv. LVIII. 10.
59. ↑ Dion, liv. LVIII, II.
60. ↑ Reimar, De Vita et Scriptis Cassii Dionis, § 19, I. I. p. 544 : Vereor ne doctiss.
Jacobus Palmerius magis suspicionibus et conjecturis suis egisse videatur contra
Dionem quam certis documentis, quando passim in Exercitationibus ad optimos
auctores graecos vocabula quaedam Dionis sollicitat, velut manantia ex
Hellenismo Asiatico, id est Hellenismo non optimo, nempe ex Nicaeorum suorum
dialecto, ut Dio in iis βιθυνίζειν (bithunizein) potius quam ἀττιϰίζειν (attikizein)
judicandus sit.
Le célèbre éditeur fait allusion à ce passage de Dion, LV, 12 : Τῶν Ἑλλήνων
δέ τινες ὧν τὰ βιϐλία ἐπὶ τῷ Ἀττιϰίζειν ἀναγινώσϰομεν ϰτλ.

41
IV. NOTICE DES MANUSCRITS COLLATIONNÉS POUR
CETTE EDITION.
A). MANUSCRITS DE DION CASSIUS.
1° Manuscrits de Florence.

Pluteus LXX, Cod. VIII ; X, et Pluteus VIII, Cod. XXII.


Pluteus VII, Cod. XV.
Pluteus IV, Cod. XXVI.
Pluteus LVII, Cod. XLV.

Le Ms. n° VIII du Pluteus LXX commence par le fragment du


liv. XXXVIe φείδεται (pheidetai). Δυναστείας τε ἐρῶν
(Dunasteias te erôn), et porte en tête de la première page :
Δίωνος ἱστορία ἀϰέφαλος (Diônos historia akephalos). Il finit
par les mots : ἥ τε οὖν ἡλιϰία παρ’ἀμφο… (hê te oun hêlikia
par’ampho…) (sic), liv. L, 6. Reimar lit : ἥ τε οὖν ἡλιϰία
ἁπανταχόθεν συνελέγετο παρ’ ἀμφοτέρων σπουδῇ, ϰαὶ χρήματα
συνήγετο (hê te oun hêlikia hapantachothen sunelegeto par’
amphoterôn spoudê, kai chrêmata sunêgeto), et ne fait aucune
remarque. Cependant d’autres Ms. fournissent des variantes
d’autant plus importantes que le passage est tronqué dans celui-
ci, qui est, à mon avis, le manuscrit princeps. Celui de Venise, n°
395, porte : ἥ τε οὖν ἡλιϰία παρ’ ἀμφοτέρων σπουδῇ συνήγετο
ϰαὶ χρήματα ἁπανταχόθεν συνελέγετο. Des deux manuscrits du
Vatican, le n° 144 a la même leçon ; mais le n° 993 donne : ἥ τε
οὖν ἡλιϰα (sic pour ἡλιϰία) παρ’ ἀμφοτέρων ἁπανταχόθεν
σπουδῇ συνελέγετο.
Le commencement et la fin de chaque livre concordent avec
les éditions de Dion, à l’exception des livres XXXIX, XL, XLV
et XLIX, qui commencent par la dernière phrase du livre

42
précédent. Le commencement de chaque livre concordent

ATTENTION LA SUITE DU TEXTE N’EST PAS TRANSCRIT


POUR LE MOMENT

43
Notions

géographiques sur

l’Italie ancienne

Le nom d’Ausonie n’appartient


proprement, comme l’écrit Dion
Cocceianus, qu’au pays des Aurunces,
situé entre celui des Campaniens et
celui des Volsques, le long de la mer.
Plusieurs ont pensé qu’elle s’étendait
jusqu’au Latium, ce qui fit appeler
Ausonie l’Italie entière.

44
II. Αὐσονία δὲ (3) κυρίως, ὡς
Δίων γράφει ὁ Κοκκειανός (4), ἡ
τῶν Αὐρούγκων (5) γῆ μόνη
λέγεται, μέσον Καμπανῶν καὶ
Οὐόλσκων (6) παρὰ θάλασσαν
κειμένη. Συχνοὶ δὲ καὶ μέχρι τοῦ
Λατίου Αὐσονίαν εἶναι ἐνόμισαν·
ὥστε καὶ πᾶσαν τὴν Ἰταλίαν ἐκ
τούτου Αὐσονίαν κληθῆναι (7).
1. M. A. Mai a rapproché ce début de celui
de Denys d'Hal. A. R. I, 8 : Άρχομαι ουν τήζ
ίστοριαζ άπω τών παλαιοτάτών μύθων, κτλ.
2. Tout en donnant la leçon que j'adopte, M.
A. Mai déclare qu'il a longtemps penché pour
une autre, qui parait assez probable : « Ita edidi
ut dictio esset continua sensusque loci, uti nunc
se habct, concinnior. Sed tamen valde arbitrabar
statuendam esse pausam post παρελάβομεν.
Tum ordiendum a capite τήν χώραν ταύτην, κτλ.,
ita ut hoc revera sit initium historioe Dionis post
prooemium, quanquam Eclogarius nonnisi
imperfectum comma conservaverit. »
3. (Exc. Val. IV. R. p. 4), tiré des scholies
d'Is. Tzetzès, sur la Cassandre de Lycophron, v.
44. Cf. les mêmes schol. v. 615, et J . Tzetzès,
Chil. V, v. 580 582. 4. Comme dans Sébastien,
d'après la plupart de ses Ms. G. Müller donne
aussi l'article, quoiqu'il manque dans les siens : il
a été suivi par Sturz. Reimar lit Κοκκειανόζ,

45
d'après Selden et Patter. H. de Valois, qui omet
aussi l'article, écrit Κοκκηιανόζ, également
admissible. Cf. Suidas au mot Διων. Deux Ms.
de G. Müller, Vit. t et Ciz., portent Κοκειανόζ, un
autre, Vit. 2 Κοκκιανόζ, et un quatrième, Vit. 3,
Κωκιανόζ.

5. Cf. Bochart, Chanaan, p. 651, C, la note de


Reimar sur le changement de Auson en Auron.,
d'où Auronci = Aurunci, et les Auteurs cités.

6. D'après les Extraits du Vatican, xvi et xviii,


A. M. p. 148-1 50. L'ancienne leçon Ούολκων a
été maintenue par B. de Valois, Rcimar et Sturz :
elle a été justement changée en Ούόλσκων, par
Kiessling, dans J. Tzetzès, Chil. v, v. 581. Cf.
Strabon, V, p. 158, éd. Casaub. 1587. Βόλουσκοι,
dans un autre fragment du Vatican, A. M. p. 528,
et dans Appien n, 3-5, ne diffère que par la
substitution du B à la diphthongue ου de
Ούόλουσκοι, adopté par Denys d'Hal. A. R.
VIII, en plusieurs endroits, et par Plutarque,
Coriol. viii, xii, xxvi et suiv.
7. Les mots Αύσονιαν κληθήναι ont été
ajoutés par Sébastien d'après deux de ses Ms. Ils
ne se trouvent pas dans ceux de G. Müller: un de
ces derniers, Vit. 2, omet même tout le passage
ώστε και πάσαν - κληθήναι. Ailleurs (schol. in v.
6J 5) , Tzetzès dit : Ώστε έκ τούτου τινέζ και
πάσαν τήν Ίταλιαν [Αύσονιαν κληθήυαι] φασιν
où il faut remarquer l'addition d’ Αύσονιαν

46
κληθήυαι par Sébastien, d'après trois de ses Ms.
Quoique cette addition ne soit pas conürmée par
les siens, G. Müller adopte la même leçon.

A l'ancienne leçon άπʹ αύτήζ, je substitue,


d'après le second passage de Tzetzès, έκ τούτου.

Les Liguriens habitent la côte


maritime, depuis la Tyrrhénie
jusqu’aux Alpes et au pays des
Gaulois, comme le rapporte Dion.
III. Οἱ (8) γάρ Λίγυες (9) τὴν
παραλίαν ἀπὸ Τυρσηνίδος (10)
μέχρι τῶν Ἄλπεων καὶ ἄχρι
Γαλατῶν νέμονται, ὥς φησι (1)
Δίων.

8. (Exc. Val. R. p. 5), tiré des scholies d'Is.


Tzctzès sur la Cassandre de Lycophron, v. 1312.

9. Comme dans Sébastien, d'après le Ms. du


Vatic. 972, et dans G. Müller, au lieu de οί δέ,
donné par B. de Valois, Reimar et Sturz.

10. Au lieu de Τυρσηνιδοζ. Sur ce


remplacement du σ par le ρ, cf. Fr. viii, au mot
Τυρρηνία, et Fr. ix, au mot Τυρρηνών.

1. Dans G. Müller, ὦζ φασι, d'après deux de ses


Ms. , Vit. 1 et Ciz., à cause de ce qui suit : Δίων

47
καί ἄλλοι άκριβέστατοι ίστορικοί, συγγραφεἶζ
τε καί γεωγράφοζ.

Les Iapyges et les Apuliens sont


établis sur les bords du golfe Ionien.
Les peuples de l’Apulie sont, suivant
Dion, les Peucétiens, les Poedicules,
les Dauniens, les Tarentins et les
habitants de Cannes. La plaine de
Diomède est située aux environs de
l’Apulie Daunienne.
IV. Οἱ γὰρ Ἰάπυγες (2) καὶ
Ἄπουλοι (3) περὶ τὸν Ἰόνιον
κόλπον οἰκοῦσιν (4). Ἀπούλων δὲ
ἔθνη (5), κατὰ τὸν Δίωνα,
Πευκέτιοι (6), Ποιδίκουλοι (7), καὶ
Δαύνιοι, καὶ Ταραντῖνοι, καὶ
Κάνναι. Διομήδους πεδίον (8) ἔστι
περὶ τὴν Ἀπουλίαν (9) τῶν
Δαυνίων. Η δε Μεσσαπια και
Ιαπυγια (10) υστερον Σαλεντια
(11), ειτα Καλαβρια εκλήθη. Η δε
Αργυριππα (12), πολις του
Διομήδουζ, μετεκλήθη Απούλοιζ
Αρποι (13).
1. Dans G. Müller, ὦζ φασι, d'après deux de
ses Ms. , Vit. 1 et Ciz., à cause de ce qui suit :
Δίων καί ἄλλοι άκριβέστατοι ίστορικοί,

48
συγγραφεἶζ τε καί γεωγράφοζ.

2. (Exc. Val. VIH, R. p. 5), tiré des scholies


d'Is. Tzetzès sur la Cassandre de Lycophron, v.
603.

3. Άπούλοι dans deux Ms. de G. Müller, Vit.


2 et 3, et dans Eudocie ; Άπούλιοζ dans deux
autres, Vit. 1 et Ciz.

4. Au lieu de περι - οικουσιν, C. Müller,


d'après deux de ses Ms., Vit. l et Ciz., lit : Περι
τον Ίινιον κολπον, περι τήν Άπουλιαν οικουσιν.

5. Comme dans G. Müller, d'après deux de


ses. Ms., Vit. 2 et 3, au lieu de τό ἓθνοζ, donné
par H. de Valois. Sébastien lit Άπούλων δε
ἔθνοζ, ainsi qu'Eudocie.
6. Πευκέντιοι dans deux Ms. de G. Müller,
Vit. 1 et Ciz.
7. Πεδικούλοι dans les mêmes Ms. Strabon
les appelle Ποίδικλοι, liv. VI, p. 191, éd. Casaub.
1587. J'adopte la leçon qui se rapproche le plus
de celle de Strabon : elle est confirmée par Pline,
B. N. II. 16.
8. Strabon, I. 1. p. 196 : Και το πεδιον και
αλλα πολλα δεικνυται τήζ Διομήδου εν τουτοιζ
τοἳζ τόποιζ δυναστειαζ σημεἵα.

9. Άπουλαν, dans B. de Valois et Reimar. J'ai


suivi Sébastien et G. Müller, d'après les meilleurs
Ms. Cf. aussi Strabon, I. 1.

10. Μεσαπύγη et Ίαπύγη , dans H. de Valois.

49
Reimar et Sturz. Sébastien, d'après trois de ses
Ms., lit Μεσααπια και Ίαπυγια. Ceux de G.
Müller, à l'exception d'un seul, Vit. 3, qui porte
Ίαπυγια, concordent avec l'ancicnne leçon ; il a
pourtant adopté celle de Sébastien; mais en
écrivant, comme je le fais d'après Strabon, I. 1.,
Μεσσαπια, au lieu de Μεσαπια.

11. Cette leçon, adoptée par Potter et Selden,


est confirmée par les Ms. de G. Müller. H. de
Valois donne Σαλατια, qui sc rapproche
beaucoup de Σαλαντια du Ms. Barocc.
Sébastien lit : Σελεντια.

La Messapie et l’Iapygie reçurent


plus tard le nom de Salentie et celui de
Calabre. La ville de Diomède,
Argyrippe, changea aussi le sien et fut
appelée Arpi par les Apuliens.

Là, où se trouve maintenant Chôné,


était une contrée nommée primitivement
Oenotrie : Philoctète vint s’y fixer après
la destruction d’Ilion, comme le disent
Denys, Dion Cocceianus et tous ceux
qui ont écrit l’histoire des Romains.

50
Évandre,

fondateur de

Pallantium (av.1330

J.-C.)

Evandre, né en Arcadie, partit de


Pallantium avec une troupe de ses
compatriotes, pour aller établir une
colonie ; il fonda sur les bords du Tybre
une ville qui, de nos jours, forme une
partie de Rome : elle reçut le nom de
Pallantium, en mémoire de la ville
d’Arcadie qui s’appelait ainsi : dans la

51
suite, ce nom perdit un "lamda" et un
"nu"

Arrivée d’Énée en

Italie ; rois Albains

(av.1270 J.-C.)

Cinquante-cinq ans s’étaient écoulés


depuis Hercule, lorsqu’Énée, après la
prise de Troie, vint, comme nous
l’avons dit, en Italie, dans le pays des
Latins. Il aborda près de Laurente,
appelée aussi Troie, sur les bords du
fleuve Mumicius, avec son fils Ascagne
ou Ilus qu’il avait eu de Créuse. Là,

52
tandis que ses compagnons mangeaient
l’ache, ou la partie la plus dure des
pains qui leur servaient de tables (ils
n’en avaient pas une seule) ; une truie
blanche s’élança de son vaisseau vers
un mont, qui prit d’elle le nom de Mont
Albain. Elle mit bas trente petits,
présage certain qu’au bout de trente ans,
les descendants d’Énée seraient maîtres
de ce pays, où ils exerceraient une
domination mieux établie. Guidé par ce
présage, il mit un terme à sa vie errante,
immola cette truie et se prépara à bâtir
une ville.
Latinus ne le permit pas : il fit la
guerre ; mais il fut vaincu et donna la
main de Lavinie, sa fille, à Enée qui
fonda une ville et la nomma Lavinia.
Latinus et Turnus, roi des Rutules,
s’arrachèrent mutuellement la vie, en
combattant l’un contre l’autre : Énée
devint roi. A son tour, il succomba près
de Laurente, dans une guerre contre ces
mêmes Rutules et le Tyrrhénien
Mézence : Lavinie, son épouse, était
alors enceinte. Ascagne, fils de Créuse,
régna : il remporta une victoire décisive
sur Mézence qui, après avoir refusé de
recevoir des ambassadeurs, lui avait
déclaré la guerre et voulait soumettre à

53
un tribut annuel tous les états de Latinus.
Les Latins grandirent en nombre et en
puissance : lorsqu’arriva la trentième
année, indiquée par la truie mystérieuse,
ils dédaignèrent Lavinium et bâtirent
une autre ville, appelée Albe la Longue,
c’est-à-dire "Leukên Makran", à
l’occasion de cette truie qui fit donner
aussi à une montagne voisine le nom de
Mont Albain. Les tatues des dieux,
emportées de Troie, retournèrent seules
à Lavinium. Après la mort d’Ascagne
régna, non pas Iule, son fils ; mais
Silvius, fils d’Énée et de Lavinie, ou
suivant d’autres, Silvius, fils
d’Ascagne. Silvius eut pour fils le
second Énée ; celui-ci Latinus ; Latinus
Capys ; Capys Tiberinus ; Tiberinus
Amulius ; Amulius Aventinus.
Jusqu’à présent il a été question
d’Albe et des Albains : ici commence
l’histoire de Rome. Aventinus eut deux
fils, Numitor et Amulius, qui détrôna
Numitor et tua Aegeste, son fils, à la
chasse. Quant à la sœur d’Aegeste, fille
du même Numitor et qui s’appelait
Silvia ou Rhéa Ilia, il en fit une
prêtresse de Vesta, pour l’astreindre à
la virginité : il craignait un oracle qui
avait prédit qu’il serait assassiné par

54
les enfants de Numitor. Il fit donc périr
Aegeste et consacra sa sœur à Vesta,
afin qu’elle restât fille et sans enfants ;
mais étant allée chercher de l’eau dans
un bois consacré à Mars, elle devint
enceinte et mit au monde Romulus et
Rémus. La fille d’Amulius sauva Ilia
par ses prières : les deux jumeaux furent
remis au berger Faustulus, mari de
Laurentia, pour être jetés dans le Tibre.
Sa femme, récemment accouchée d’un
enfant mort, les recueillit et les nourrit.
Devenus grands, Romulus et Rémus
gardaient des troupeaux dans les terres
d’Amulius : ils tuèrent quelques bergers
de leur aïeul Numitor et se virent, dès
lors, en butte à mille pièges. Rémus fut
pris : aussitôt Romulus courut annoncer
la captivité de son frère à Faustulus qui,
à son tour, s’empressa de tout raconter à
Numitor. Celui-ci finit par reconnaître
en eux les enfants de sa fille. Romulus
er Rémus, à la tête d’une troupe
nombreuse, massacrèrent Amulius,
rendirent à Numitor, leur aïeul, la
royauté d’Albe, et commencèrent à bâtir
Rome : Romulus alors était âgé de dix-
huit ans. Avant cette grande Rome,
élevée par Romulus, près de la demeure
de Faustulus, sur le mont Palatin, une

55
autre qui avait la forme d’un carré, fut
fondée par Rémus et Romulus,
beaucoup plus anciens.

Romulus et Rémus,

fondateurs de Rome

Dion dit au sujet des Tyrrhéniens :


"Je devais placer dans cette partie de
mon ouvrage ce que je viens de raconter
sur ce peuple : je rapporterai de même,
dans le moment convenable, tels et tels
autres faits qui, amenés par la suite de
ma narration, pourront en orner le tissu.
Il suffira d’en faire autant pour toutes
les digressions qui seront nécessaires ;
car je compose, suivant mes moyens,
une histoire complète des Romains :
pour les autres peuples, je me bornerai

56
à ce qui aura quelque rapport avec cette
histoire."

10

Il n’est donné à l’homme ni de tout


prévenir, ni de trouver un moyen
d’éviter ce qui doit nécessairement
arriver. De cette jeune fille naquirent
les vengeurs du crime d’Amulius.

11

La discorde éclata entre Rémus et


Romulus. Les Romains bannirent le
meurtrier de Rémus.
Pour certains hommes, les positions les
plus critiques sont moins dangereuses
que la prospérité.
Ils s’instruisirent eux-mêmes et ils
instruisirent les autres.
Ceux qui se vengent n’arrivent jamais
à une satisfaction complète, à cause du
mal qu’ils ont d’abord souffert ; et ceux
qui redemandent à un homme plus
puissant qu’eux ce qu’il leur a ravi,
bien loin de l’obtenir, perdent souvent
même ce qui leur restait encore.

57
An de Rome 1 (753

av. J.-C.)

12

Romulus, traçant sur le mont Palatin


la figure de Rome qu’il allait fonder,
attacha au même joug un taureau et une
génisse : le taureau penchait hors de
l’enceinte, du côté de la plaine ; la
génisse penchait du côté de la ville. Par
ce symbole, Romulus exprimait le vœu
que les hommes fussent redoutables aux
étrangers, les femmes fécondes et
vouées aux soins domestiques. Il prit
ensuite, hors de l’enceinte, une motte de
terre qu’il jeta en dedans, et il demanda
aux dieux que Rome grandit aux dépens
des autres peuples.

58
Combat des

Romains et des

Sabins ; Hersilie ; An

de Rome 7 (747 av.

J.-C.)

13

Hersilie et les autres femmes de la


même nation, à la vue des Romains et
des Sabins rangés en bataille, accourent
du mont Palatin, tenant leurs enfants

59
dans leurs bras : plusieurs étaient déjà
nés. Elles s’élancent soudains dans
l’espace placé entre les deux armées :
tout dans leurs paroles, tout dans leurs
actions excite la pitié ; elles se tournent
tantôt vers les uns, tantôt vers les autres,
en s’écriant : "Que faites-vous, ô nos
pères ? Que faites-vous, ô nos époux ?
Jusques à quand combattrez-vous ?
Jusques à quand dureront vos haines
réciproques ? Réconciliez-vous avec
vos gendres ; réconciliez-vous avec vos
beaux-pères ? Au nom de Pan, épargnez
vos enfants ; au nom de Quirinus,
épargnez vos petit-fils. Ayez pitié de
vos filles, ayez pitié de vos femmes. Si
votre haine ne peut s’éteindre, si le
délire s’est emparé de vous et vous
égare, commencez par nous massacrer,
nous pour qui vous combattez ; frappez,
égorgez d’abord ces enfants : quand les
noms les plus saints, quand les liens du
sang ne vous uniront plus, vous n’aurez
pas à craindre le plus grand des
malheurs ; celui de donner la mort, vous
aux aïeux de vos enfants ; vous aux
pères de vos petits-fils." A ces mots,
elles déchirent leurs vêtements et
découvrent leur sein et leur flanc : les
unes heurtent les épées nues ; les autres

60
se précipitent sur ces épées avec leurs
enfants. A ce spectacle, Romains et
Sabins versent des larmes : ils
renoncent au combat et entrent sur-le-
champ en pourparlers, dans ce lui
même, qui reçut, à cette occasion, le
nom de Comitium.

Le peuple romain

est divisé en tribus

14

Tribu, signifie le tiers, ou la


troisième partie. Les gardes de
Romulus, au nombre de trois mille,
comme le rapporte Dion dans le
premier livre de son histoire, furent
divisés en trois parties appelées tribus
ou "trittuas" que les Grecs nommaient
aussi "phulas". Chaque tribu fut

61
partagée en dix curies ou phrontistéries.
(Cura, chez les latins, a la même
signification que "phrontis"). Les
citoyens, compris dans la même tribu,
se réunissaient pour s’occuper de leurs
intérêts communs. En Grec, les Curies
s’appellent "phatriai" et "phatriai",
c’est-à-dire hétéries, confréries,
associations, collèges, à cause du droit
accordé à tous les membres d’exprimer
ou de mettre au jour leur avis, en toute
liberté et sans crainte. De là encore, le
nom de "phrateres" donné aux pères,
aux parents et aux instituteurs de la
même tribu : peut-être aussi fut-il tiré
du mot latin Frater, qui signifie frère.
Il y a une grande différence entre
établir de nouvelles tribus et donner un
nom particulier à celles qui existaient
déjà.

Conduite

62
despotique de

Romulus envers le

sénat ; Ans de Rome

18 à 39 (736 à 715 av.

J.-C.)

15

Romulus se montrait plein de dureté


envers le Sénat et agissait en véritable
tyran à son égard : il rendit aux Véiens
leurs otages, de sa propre autorité et
sans le consulter, ce qui arrivait

63
souvent. Les Sénateurs en témoignèrent
du mécontentement ; Romulus irrité leur
adressa des reproches sévères et finit
en disant : "Pères conscrits, je vous ai
choisi, non pour me commander, mais
pour recevoir mes ordres."

Numa ; son règne

comparé à celui de

Romulus ; An de

Rome 40 (714 av. J.-

C.)

64
16

Numa, en sa qualité de Sabin, avait


demeure sur le mont Quirinal ; le siège
de son gouvernement était situé dans la
voie Sacrée. Il se tenait souvent dans le
voisinage du temple de Vesta :
quelquefois il habitait la campagne.
Dion dit : "Je m’applique à écrire
toutes les actions mémorables des
Romains, en temps de paix et en temps
de guerre ; de telle manière qu’eux-
mêmes et les autres peuples n’aient à
regretter l’absence d’aucun fait
important."
Cet historien ajoute : "Les Romains
se civilisèrent d’eux-mêmes, aussitôt
qu’ils connurent le culte des dieux. Par
là, ils vécurent entre eux et avec les
autres peuples dans une paix profonde,
durant tout le règne de Numa. Ce prince
et Romulus furent regardés comme un
présent du ciel : ceux qui connaissent à
fond l’histoire des Sabins affirment
qu’il naquit le jour même de la
fondation de Rome. Grâce à ces deux
rois, cette ville fut bientôt puissante et
sagement constituée : le premier (il

65
devait en être ainsi dans un État
nouveau) lui apprit les arts de la guerre,
le second les arts de la paix, et Rome
excella dans les uns et les autres.

17

La plupart des hommes méprisent les


choses qui se rapprochent de leur
nature, ou qui sont sans cesse auprès
d’eux ; parce qu’ils ne les croient pas
au-dessus de leur propre mérite. Au
contraire, ils montrent une crainte
religieuse pour celles qui, placées loin
de leurs regards ou s’écartant de leur
nature, paraissent avoir une grande
supériorité. Numa le savait bien : aussi
consacra-t-il aux Muses un lieu
particulier.

Janus

18

66
Suivant Dion, historien de Rome, un
ancien héros, appelé Janus, reçut pour
prix de son hospitalité envers Saturne la
connaissance de l’avenir et du passé :
voilà pourquoi les Romains le
représentent avec deux visages. Ils ont
donné son nom au mois de janvier et
placé dans ce mois le commencement
de l’année.

Fin du Livre I (fragments)

67
Différend entre

Albe et Rome ; An de

Rome 84 (670 av. J.-

C.)

19

Tullus et Mettius ne consentirent ni


l’un ni l’autre à quitter leur patrie et
soutenaient leurs droits avec
opiniâtreté. Tullus s’appuyait sur la

68
célébrité de Romulus et sur sa
puissance présente ; Fuffetius sur
l’antiquité d’Albe, métropole de
nombreuses colonies et de Rome
même : tous deux, pleins de fierté,
affichaient de hautes prétentions. Ils
renoncèrent donc à ce point du débat et
la discussion s’engagea sur la
suprématie : ils voyaient bien que les
deux peuple vivaient l’un auprès de
l’autre, sans danger et sans trouble, par
la jouissance des mêmes droits. Des
deux côtés, on mit en avant des
considérations tirées des sentiments que
la nature inspire aux hommes pour leurs
semblables et de leur désir de dominer ;
on fit valoir tour à tour de nombreux
arguments, en apparence fondés sur la
justice, pour s’amener mutuellement à
céder ; mais le début n’aboutit à rien, et
il fut convenu que la suprématie serait
disputée les armes à la main.

Tullus Hostilius ;

69
son caractère

20

Tullus était regardé comme plein de


courage dans les combats ; mais il
professait un souverain mépris pour les
dieux et négligea leur culte, jusqu’au
moment où survint une peste dont il fut
atteint lui-même. Alors il se montra fort
religieux et créa de nouveaux prêtres,
appelés Saliens Collins.

Ancus Marcius se

résout à faire la

70
guerre aux Latins ;

An de Rome 115 (639

av. J.-C.)

21

Il ne suffit pas à ceux qui veulent


conserver la paix de ne pas causer de
dommage aux autres, et le repos qui ne
s’appuie point sur une grande aptitude
pour agir, ne saurait sauver un peuple ;
plus on désire, plus on est exposés à
toutes les attaques : Marcius le comprit
et changea de conduite. Il reconnut que
l’amour de la paix n’est pas une
puissante sauvegarde, sans toutes les
ressources nécessaires pour la guerre ;
il sentit aussi que les douceurs du repos
sont bientôt et facilement perdues pour

71
ceux qui les recherchent à contre-temps.
La guerre lui parut donc un moyen plus
honorable et plus sûr de préparer la
paix, de s’en occuper efficacement ; il
se mit en campagne et il recouvra,
malgré les Latins, ce qu’ils avaient
refusé de lui rendre, avant qu’il leur eût
fait aucun mal.

Tarquin l’Ancien ;

son caractère ; il

devient roi ; An de

Rome 138 (616 av. J.-

72
C.)

22

Tarquin fit toujours à propos usage


de ses richesses, de sa prudence, de son
esprit fin et enjoué : il se concilia si
bien la faveur de Marcius, que celui-ci
l’éleva au rang de patricien et de
sénateur, le nomma souvent chef de son
armée et lui confia la tutelle de ses
enfants et de son royaume. Les citoyens
ne lui témoignaient pas moins
d’affection que le Roi : c’est ainsi qu’il
parvint au premier rang avec
l’assentiment de tous.
Voici par quels moyens : ne
négligeant rien de ce qui devait assurer
sa puissance, il ne montrait aucun
orgueil ; bien au contraire, modeste
dans la position la plus élevée, il se
chargeait ouvertement pour les autres de
tout ce qui était pénible : quant aux
choses agréables, il les leur
abandonnait volontiers ; ne gardant rien

73
pour lui, ou presque rien, et jouissant en
secret du peu qu’il s’était réservé. Une
entreprise réussissait-elle, il attribuait
le succès au premier venu plutôt qu’à
lui-même, laissant chacun en recueillir
le fruit, suivant ses besoins. Eprouvait-
il un échec, il ne l’imputait jamais à un
autre et n’en faisait partager à personne
la responsabilité.
De plus, il sut plaire à toute la cour et
à chacun des amis de Marcius, par ses
actions comme par ses paroles. Libéral
dans l’emploi de ses richesses, prêt à
servir ceux qui réclamaient son appui,
ses discours et ses actes n’avaient
jamais rien de blessant : jamais il ne se
déclara spontanémént l’ennemi de
personne. Enfin, recevait-il un service,
il le grossissait ; avait-il essuyé un
mauvais procédé, il le dissimulait
complètement, ou il s’efforçait de
l’atténuer, loin d’en tirer vengeance : il
n’avait de cesse qu’après avoir gagné
par ses bienfaits celui dont il avait à se
plaindre.
Par cette manière d’agir, qui lui attira
l’amitié de Marcius et de sa cour, il
acquit une grande réputation de
sagesse : plus tard, sa conduite fit voir

74
que la plupart des hommes ne méritent
aucune confiance à cause de la duplicité
de leur caractère, et parce qu’ils
laissent leur âme se corrompre par la
puissance et la prospérité.

Tarquin le

Superbe ; son

caractère ; sa

politique ; sa

cruauté ; An de

75
Rome 220 (534 av. J.-

C.)

23

Tarquin, aussitôt qu’il fût en mesure


d’imposer le joug aux Romains, même
malgré eux, fit arrêter d’abord les
membres les plus considérables du
sénat, puis ceux des autres ordres. Il
ordonna ouvertement la mort de ceux
qui pouvaient être l’objet d’une
accusation spécieuse, et ils étaient en
grand nombre : d’autres furent
massacrés en secret, quelques-uns
envoyés en exil Ce n’était point, parce
que plusieurs avaient montré plus
d’affection pour Tullius que pour lui ;
parce qu’ils se distinguaient par la
naissance, les richesses, l’élévation des
sentiments, ou bien par un courage
éclatant et une sagesse remarquable,

76
que Tarquin les fit périr, pour se venger
ou pour prévenir leurs attaques ; soit
par envie, soit à cause de la haine qu’il
croyait leur inspirer, par cela même que
leurs mœurs étaient différentes des
siennes. Il n’épargna pas davantage ses
plus fidèles amis, ceux dont le
dévouement lui avait frayé le chemin du
trône ; persuadé que leur audace et leur
désir d’innover qui lui avaient donné
l’empire pourraient le faire passer dans
d’autres mains.
Tarquin détruisit ainsi la fleur du
sénat et des chevaliers. Il ne remplaça
pas ceux qui avaient péri : convaincu
qu’il était détesté de toute la nation, il
voulait affaiblir ces deux ordres, en les
réduisant à quelques membres : il
chercha même à faire complètement
disparaître le sénat ; regardant toute
réunion d’homme, et surtout une réunion
d’hommes d’élite, depuis longtemps
revêtus d’une sorte de magistrature,
comme l’ennemi le plus redoutable pour
un tyran.
Il craignait que la multitude, ou même
ses propres satellites qui eux aussi
étaient citoyens, ne se révoltassent ;
indignés du changement de la

77
Constitution. Il n’exécuta donc pas son
projet ouvertement ; mais il parvint à
ses fins par un manège habile : il ne
comblait pas les vides du sénat et ne
communiquait rien d’important aux
membres survivants. Il les convoquait
bien encore, mais ce n’était pas pour les
faire participer au maniement des
intérêts publics ; il voulait seulement
leur montrer combien ils étaient peu
nombreux, et par cela même faibles et
méprisables. Quant aux affaires, il les
expédiait presque toutes seul ou avec
ses fils ; afin qu’aucun citoyen n’eût de
l’influence, ou dans la crainte de
divulguer ses iniquités.
Il était difficile d’arriver jusqu’à lui
et de l’entretenir : sa fierté et sa cruauté
envers tous les citoyens indistinctement
furent telles, qu’on lui donna le surnom
de Superbe. Entre autres actes de
barbarie, commis par Tarquin et par ses
fils, on cite celui-ci : un jour il fit
attacher à des poteaux, sur la place
publique, en présence du peuple,
plusieurs citoyens nus, qui furent battus
de verges et mis à mort ; genre de
supplice alors inventé par ce tyran et
souvent mis en usage dans la suite.

78
Lucius Junius feint

d’être insensé ; il est

surnommé Brutus ;

An de Rome 221 (533

av. J.-C.)

24

Lucius Junius, fils de la sœur de


Tarquin, en proie à de vives craintes
après que son oncle, peu content
d’avoir mis son père à mort, l’eût

79
dépouillé lui-même de ses biens, feignit
d’être fou pour conserver la vie : il
savait bien que les hommes d’une
raison élevée, alors surtout qu’ils ont
une illustre origine, font ombrage aux
tyrans. Cette résolution une fois prise, il
joua parfaitement son rôle et fut appelé
Brutus, nom que les Latins donnaient
aux insensés. Envoyé à Delphes avec
Titus et Aruns, pour leur servir de jouet,
il disait qu’il offrirait aux dieux un
bâton, qui semblait ne signifier rien
d’important.
Le présent de Brutus, je veux dire ce
bâton, devint pour Titus et Aruns un
sujet de plaisanterie. Un jour ils
demandèrent à l’oracle quel serait
l’héritier de la puissance de leur père.
Il répondit : celui qui le premier baisera
sa mère, règnera sur Rome. Aussitôt
Brutus se laissa tomber, comme par
hasard, et baisa la terre ; la regardant
comme la mère de tous les hommes.

Le mont Tarpéien

80
reçoit le nom de

Capitole ; borne

milliaire : An de

Rome 242 (512 av. J.-

C.)

25

En creusant à Rome les fondements


d’un temple, on trouva la tête d’un
homme tué récemment, toute souillée de
sang et de poussière. Un devin de
Toscane, consulté à ce sujet, fit que

81
cette ville deviendrait la capitale d’un
grand nombre de nations ; mais que ce
serait par le sang et les massacres. Le
nom de Capitole fut donné, à cette
occasion, au mont tarpéien. On appelle
Borne milliaire celle qui indique une
mesure de mille pas : millia signifie la
même chose que "chilia".

Les Tarquins sont

détrônés ; histoire de

Lucrèce ; An de

Rome 244 (510 av. J.-

82
C.)

26

Voici à quelle occasion Brutus


détrôna les Tarquins : un jour, pendant
le siège d’Ardée, les fils de Tarquin
soupaient avec Collatin et Brutus, qui
étaient de leur âge et leurs parents. La
conversation tomba sur la vertu de leurs
femmes, et chacun donnant la palme à la
sienne, une disputé éclata. Elles étaient
toutes loin du camp : il fut donc
convenu qu’ils monteraient à cheval
pour se rendre incontinent auprès
d’elles, cette nuit même, avant qu’elles
fussent informées de leur visite. Ils
partent sur-le-champ et trouvent leurs
femmes occupées à discourir : Lucrèce
seule, épouse de Collatin, travaillait à
la laine.
Son nom vole aussitôt de bouche en
bouche : cette célébrité allume dans
Sextus le désir de la déshonorer. Peut-
être aussi fut-il épris de sa rare beauté ;

83
mais il voulut flétrir sa réputation,
encore plus que sa personne. Il épia le
moment où Collatin était dans le pays
des Rutules, pour aller à Collatie :
arrivé, de nuit, auprès de Lucrèce, il fut
reçu comme il devait l’être par une
parente, et trouva chez elle sa table et
un logement.
D’abord il employa la persuasion
pour l’entraîner à l’adultère : n’ayant
rien obtenu, il recourut à la violence ; et
comme il ne réussit pas davantage, il
imagina, (qui pourrait le croire !) Un
moyen de la faire consentir à son propre
déshonneur. Il la menaça de l’égorger ;
mais Lucrèce resta impassible. Sextus
ajouta qu’il tuerait aussi un de ses
esclaves : elle ne fut pas plus émue.
Alors il la menaça, en outre, de placer
le cadavre de cet esclave dans son lit et
de répéter partout que les ayant surpris
dans la même couche, il leur avait
donné la mort. A ces mots, Lucrèce ne
résista plus : dans la crainte que cette
calomnie ne fût accueillie, elle aima
mieux s’abandonner à Sextus et quitter
la vie, après avoir tout révélé, que de
mourir sur-le-champ couverte
d’infamie : elle se résigna donc à un
crime volontaire.

84
A peine est-il consommé, qu’elle
place un poignard sous son oreiller, et
mande son père et son époux : ils
accourent en toute hâte. Lucrèce fond en
larmes et poussant un profond soupir :
"Mon père, dit-elle (je rougirais bien
plus de m’ouvrir à mon époux qu’à toi),
cette nuit n’a pas été heureuse pour ta
fille ! Sextus m’a fait violence, en me
menaçant de me donner la mort, ainsi
qu’à un de mes esclaves, comme s’il
l’avait surpris dans mon lit. Par là, il
m’a réduite à devenir criminelle, pour
que vous ne me crussiez pas capable
d’une pareille infamie. Je suis femme et
je remplirai mon devoir ; mais vous, si
vous êtes hommes, si vous veillez sur
vos épouses et sur vos enfants, vengez-
moi ; recouvrez votre liberté et montrez
aux tyrans qui vous êtes et quelle femme
ils ont déshonorée." A ces mots, sans
attendre leur réponse, elle saisit le
poignard qu’elle a caché et se tue.

Réflexions morales

85
et politiques

27

Le vulgaire juge toujours des choses


d’après ceux qui les font : tels il les a
reconnus, tels il estime leurs actes. Tout
homme préfère les choses qu’il ne
connaît pas à celles dont il a fait
l’expérience : il attend plus de ce qui
est encore incertain que de ce qui lui
inspire de l’aversion.
Tous les changements sont pleins de
dangers, surtout les changements
politiques : souvent ils causent les plus
grands malheurs aux simples citoyens,
comme aux empires. Aussi les hommes
sages aiment-ils mieux rester dans le
même état, quelque imparfait qu’il
puisse être, que de se voir en butte à de
continuelles vicissitudes.
Les vues et les désirs de l’homme
varient, suivant les événements : les
dispositions de son esprit dépendent de
sa situation présente.

86
La royauté n’exige pas seulement du
courage : elle demande, avant tout,
beaucoup de savoir et d’expérience.
L’homme qui, sans en être pourvu,
approcherait de ce poste redoutable ne
saurait se conduire avec sagesse. Aussi
plusieurs rois, comme s’ils étaient
montés à un rang pour lequel ils
n’étaient pas faits, n’ont pu s’y
maintenir : ils sont tombés, frappés de
vertige et entraînant dans leur chute les
peuples soumis à leurs lois.
Jugez de ce que les hommes doivent
faire d’après leurs actes passés, et non
par les dehors dont ils se couvrent,
quand ils vous adressent des prières ; et
vous ne serez point trompés : les
actions condamnables dérivent
véritablement des dispositions de
cœur ; tandis qu’il est facile
d’emprunter un langage spécieux. Un
homme doit donc être apprécié d’après
ce qu’il a fait, et non d’après ce qu’il
promet de faire.

Fin du Livre II (fragments)

87
Valerius Publicola

devient suspect ; An

de Rome 245 (509 av.

J.-C.)

28

Malgré toute sa popularité, Valérius,


collègue de Brutus, fut près de périr par
les mains de la multitude, qui le
soupçonna d’aspirer à la royauté. Il

88
aurait été massacré, s’il ne se fût hâté
de prévenir le danger, en la flattant. A
son entrée dans l’assemblée du peuple,
il ordonna d’abaisser ses faisceaux
qu’on avait portés droits jusqu’alors, et
fit ôter les haches qui y étaient
attachées. Enfin dans l’extérieur le plus
humble, le front triste et abattu, il versa
des larmes abondantes ; puis il prit la
parole, tout tremblant, et dit d’une voix
faible et craintive… Voyez le titre des
Harangues. Délibérer secrètement, agir
à propos, tout décider par soi-même, ne
point recourir à autrui, accepter la
responsabilité des événements, qu’ils
soient heureux ou non : tels sont les plus
puissants moyens de réussir.

Dédicace du

Capitole par

89
Horatius ; An de

Rome 245 (509 av. J.-

C.)

29

Horatius, désigné par le sort, fit la


dédicace du temple de Jupiter, quoique
Valérius lui eût annoncé la mort de son
fils, en prenant soin que cette nouvelle
lui parvint pendant la cérémonie. Il
espérait qu’Horatius le chargerait de
cette dédicace, à cause de sa douleur et
parce que les lois interdisaient les
fonctions religieuses à un magistrat en
deuil. Horatius ne refusa pas de croire à
un malheur attesté par des témoignages
nombreux et dignes de foi ; mais il
n’interrompit point la cérémonie. Il

90
ordonna, comme s’il se fût agi d’un
étranger, de laisser le corps de son fils
sans sépulture, afin que rien ne parût
avoir trait à ses funérailles, et il remplit
jusqu’au bout les devoirs de sa charge.

Fin du Livre III (fragments)

91
Troubles à

l’occasion des

dettes ; An de Rome

256 (498 av. J.-C.)

30

Les Romains se jetèrent dans les


séditions : elles naissaient de ce que les
riches voulaient dominer sur les
pauvres qui, ayant les mêmes droits,

92
leur refusaient toute obéissance. Les
pauvres, insatiables de liberté,
abusaient de la fortune des riches ;
ceux-ci, à leur tour, tenant à leur fortune
au delà de toute mesure, exerçaient des
droits rigoureux, même sur la personne
des pauvres. Jusque-là, des services
réciproques avaient entretenu la
concorde ; mais alors brisant tous les
liens, ne distinguant plus le citoyen de
l’étranger, foulant également aux pieds
toute modération, ils plaçaient en
première ligne, les riches une
domination absolue ; les pauvres la
fuite d’un esclavage volontaire ; et sans
atteindre leur but, cherchant tantôt à se
défendre, tantôt à attaquer les premiers,
ils se firent mutuellement beaucoup de
mal. La plupart des citoyens formaient
deux camps, excepté dans les dangers
extrêmes auxquels les exposaient
surtout les guerres incessamment
enfantées par ces divisions : souvent
des hommes considérables se jetaient à
dessein dans ces luttes. Dès ce moment,
les Romains eurent bien plus à souffrir
d’eux-mêmes que des autres peuples.
Aussi oserai-je avancer qu’ils
n’auraient perdu ni la puissance, ni
l’empire, s’ils n’avaient travaillé les

93
uns et les autres à leur ruine commune.
Les plébéiens d’ailleurs s’indignaient
de ce que les patriciens, après avoir
obtenu leur concours, n’étaient plus
animés des mêmes sentiments qu’au
moment où ils le réclamaient :
prodigues de promesses en présence du
danger, à peine y avaient-ils échappé
qu’ils ne faisant pas la moindre
concession.

An de Rome 258

(496 av. J.-C.)

31

Les généraux romains divisèrent leur


armée afin que les ennemis ne
combattissent pas tous ensemble, et que
leur défaite fût plus facile, quand ils
seraient séparés pour défendre chacun

94
son propre territoire.

An de Rome 261

(493 av. J.-C.)

32

A peine le dictateur Valérius fut-il


rentré dans la vie privée, que de
violentes séditions amenèrent une
révolution dans l’État. Les riches
exigèrent rigoureusement l’exécution
des contrats, sans abandonner aucun de
leurs droits ; mais loin de l’obtenir, ils
perdirent de nombreux privilèges. Ils ne
considérèrent pas que l’excessive
pauvreté est un mal qui pousse à la
violence ; que le désespoir, qui en est la
conséquence, alors surtout qu’il s’est
emparé de la multitude, ne peut être
dompté. Aussi la plupart de ceux qui

95
dirigent les affaires publiques
préfèrent-ils spontanément l’équité à
une justice absolue : celle-ci, en effet,
est souvent vaincue, quelquefois même
complètement détruite par les droits de
l’humanité ; l’équité, au contraire, en
cédant sur un point qui sauve ce qui a le
plus d’importance. La dureté des riches
envers les pauvres devint pour Rome la
source de maux infinis. La loi donnait
divers droits contre ceux qui ne se
libéraient pas au jour fixé : en vertu de
ces droits, lorsqu’un débiteur était
engagé envers plusieurs créanciers, ils
pouvaient, suivant la somme qu’il
devait à chacun, mettre son corps en
pièces et se le partager. Cette faculté
existait réellement ; mais on n’en fit
jamais usage. Et comment les Romains
se seraient-ils portés à un tel excès de
cruauté, eux qui souvent ménageaient
aux criminels quelque moyen de salut et
laissaient la vie aux condamnés qui
respiraient encore, après avoir été
précipités de la roche tarpéienne.

96
Retraite du peuple

sur le mont Sacré ;

apologue de

Ménénius Agrippa ;

établissement du

tribunat

33

97
Les citoyens accablés de dettes
s’emparèrent d’une hauteur et sous la
conduite d’un certain Caius, ils
exigèrent des vivres de la campagne
voisine, comme d’un pays ennemi ;
montrant par là combien les lois et la
justice étaient plus faibles que les
armes et leur désespoir. Le Sénat, dans
la crainte qu’ils ne s’exaspérassent
davantage, et qu’à la faveur de ces
divisions les peuples voisins ne
vinssent attaquer Rome, envoya aux
rebelles une députation chargée de leur
promettre tout ce qu’ils demanderaient.
D’abord mutins indomptables, ils
s’apaisèrent comme par miracle,
lorsqu’Agrippa, arrivé au milieu de
mille cris confus, les eut priés d’écouter
un apologue. Ils y consentirent : alors le
chef de la députation raconta qu’un jour
les membres se révoltèrent contre
l’estomac sous prétexte que, privés de
nourriture et de boisson, ils
supportaient mille tourments et mille
fatigues, pour servir l’estomac qui, sans
se donner aucun mal, absorbait tous les
aliments, ils résolurent que désormais
les mains ne porteraient rien à la
bouche qui, à son tour, ne recevrait plus
rien, afin que l’estomac dépérît, faute

98
de nourriture et de boisson. L’exécution
ne se fit pas attendre : le corps perdit
son embonpoint, bientôt il tomba en
langueur, et ses forces disparurent. Les
membres, reconnaissant enfin, par leurs
souffrances, que leur salut dépendait de
l’estomac, lui donnèrent de nouveau des
aliments. A ce récit, toute cette
multitude comprit que l’opulence des
riches soulage les pauvres : devenue
plus traitable, elle fit la paix avec les
patriciens, après avoir obtenu la remise
des intérêts et des saisies corporelles
contre les débiteurs en retard : elle fut
accordée par un décret du Sénat. Les
Romains appellent Tribuns le
"dêmarchos", Dictateur l’"eisêgêtês",
Préteur le "stratêgos", censeur le
"timêtês", du mot Census qui signifie
dénombrement du peuple.

34

Cette réconciliation ne paraissait


point conforme à la marche des choses
humaines : elle fut diversement
accueillie ; les uns l’acceptèrent
volontiers, les autres malgré eux.
Lorsque des hommes, qui se sont
ligués, ont réussi par la violence, une

99
union prudemment concertée leur
inspire de l’audace dans le moment ;
mais dès qu’ils se divisent, ils sont
châtiés ; les uns sous un prétexte, les
autres sous un autre.
Par suite de cette inimitié naturelle
chez la plupart de ceux qui exercent le
même pouvoir (la concorde règne
difficilement entre plusieurs hommes,
surtout s’ils sont revêtus d’une charge
publique), l’autorité des tribuns était
tiraillée, démembrée. Leurs résolutions
restaient sans effet, lorsqu’un seul
n’était pas de l’avis de ses collègues :
comme ils n’avaient été institués que
pour faire obstacle à quiconque tenterait
d’employer la violence, celui qui
s’opposait à une mesure était plus fort
que ceux qui voulaient la faire prendre.

Fin du Livre IV (fragments)

100
Histoire de

Coriolan ; sa mort ;

An de Rome 261 (493

av. J.-C.)

35

Un certain Marcius s’était couvert de


gloire en combattant contre les
Volsques. Le consul lui offrit comme
récompense beaucoup d’argent et un

101
grand nombre de prisonniers. Marcius
refusa tout, à l’exception d’une
couronne et d’un cheval de guerre :
quant aux prisonniers, il n’en demanda
qu’un seul, qui était son ami, et lui
rendit la liberté.

Ans de Rome 262 à

266 (492 à 488 av. J.-

C.)

36

Il n’est pas facile au même homme


d’exceller en tout et d’unir les qualités
que demande la guerre à celles qu’exige
la paix : celui-ci a la force physique en

102
partage, mais il est souvent dépourvu de
raison ; celui-là obtient coup sur coup
les plus heureux succès ; mais sa
prospérité est rarement durable. Ainsi,
élevé au premier rang par ses
concitoyens, Coriolan en fut bientôt
précipité par leurs mains : après avoir
soumis les Volsques à Rome, il se mit à
leur tête et fit courir à sa patrie les plus
grands dangers.

37

Coriolan brigua le consulat ; mais il


ne put l’obtenir et fut vivement
courroucé contre le peuple : cet échec
et sa haine pour les tribuns dont la
puissance était redoutable le poussaient
à parler contre les plébéiens, plus
hardiment que tous ceux qui pouvaient
lui être comparés par leur mérite. Une
violente famine survint, en même temps
qu’une colonie devait être établie à
Norba. Le peuple, à cette occasion,
accusa les riches de le faire manquer de
vivres et de l’engager à dessein dans
des guerres continuelles, où il devait
trouver une perte certaine : les hommes,
quand ils se défient les uns des autres,
prennent par esprit de parti tout en

103
mauvaise part, même ce qui a leur salut
pour objet. Coriolan, déjà plein de
mépris pour le peuple, ne permit pas
que le blé, transporté à Rome de
plusieurs pays et en grande partie
envoyé gratuitement par les rois de
Sicile, fût distribué comme on le
demandait. Les tribuns, dont il désirait
la ruine avant tout, l’accusèrent de
tyrannie auprès de la multitude et le
firent condamner à l’exil, malgré les
unanimes réclamations des patriciens,
indignés de ce que le peuple osait
rendre un pareil jugement contre leur
ordre.

38

Chassé de sa patrie, Coriolan se


retira chez les Volsques, malgré la haine
qu’ils lui portaient à cause de leurs
désastres. Il se flatta qu’à raison de son
courage dont ils avaient fait
l’expérience et de sa colère contre ses
concitoyens, les Volsques le recevraient
volontiers dans l’espoir que, pour se
venger, il ferait à Rome autant et même
plus de mal qu’ils en avaient souffert.
Et, en effet, nous sommes tous portés à
croire que ceux qui nous ont causé de

104
grands dommages les compenseront par
autant de bien, s’ils en ont la volonté et
le pouvoir. Coriolan s’indignait de ce
que les Romains, au moment où leur
pays était menacé, n’abandonnaient pas
dans une position aussi critique le
territoire d’un autre peuple. La nouvelle
de la marche des Vosques ne fit aucune
impression sur les hommes : en proie
aux plus vives dissensions, le danger
même ne put les réconcilier.

39

Les femmes, je veux dire Volumnie,


épouse de Coriolan, Véturie sa mère et
les dames romaines les plus illustres se
rendirent dans son camp avec ses
propres enfants ; mais loin de l’amener
à transiger au sujet du pays conquis sur
les Volsques, elles ne purent même le
faire consentir à son retour. A peine
instruit de leur arrivée, il les admit en
sa présence et leur permit de parler.
Voici comment l’entrevue se passa :
toutes les femmes gardaient le silence et
tombaient en larmes. Véturie s’écria :
"Que signifient, mon fils, ton
étonnement et ta surprise ? Nous ne
sommes pas venues en transfuges : c’est

105
la patrie qui nous envoie : nous serons
toujours ta mère, ta femme, tes enfants,
si tu te laisses fléchir ; sinon, nous ne
serons plus que ton butin. Si ta colère
tient ferme encore, massacre-nous dans
les premières. Pourquoi détourner ton
front à ces paroles ? Ignores-tu que
naguère livrées, dans Rome, à la
douleur et aux larmes, nous les avons
interrompues pour venir te voir ?
Réconcilie-toi avec nous, et ne poursuis
plus de ta haine tes concitoyens, tes
amis, nos temples, nos tombeaux. Ne
marche plus contre ta patrie avec un
cœur ennemi ; ne va pas assiéger une
ville où tu es né, où tu as été élevé, où
tu as reçu le glorieux surnom de
Coriolan. Cède à mes paroles, mon
fils : ne me congédie point sans avoir
exaucé ma prière ; si tu ne veux me voir
tomber à tes pieds, frappée de ma mai,."

40

Ainsi parla Véturie, et des larmes


coulent de ses yeux. Elle déchire
ensuite ses vêtements, découvre son
sein et portant ses mains sur son flanc :
"Voilà, s’écrie-t-elle, mon fils, le flanc
qui t’a mis au jour et le sein qui t’a

106
nourri." A ces mots, la femme de
Coriolan, ses enfants, toutes les dames
romaines pleurent ensemble. Il partage
leur douleur : à peine peut-il résister
encore, et, prenant sa mère dans ses
bras et la couvrant de baisers : "Oui, ma
mère, dit-il, je t’obéis : tu triomphes de
ton fils ; c’est toi que les Romains
devront remercier. Pour moi, je ne
saurai supporter les regards de ceux qui
ont payé de l’exil les plus grands
services ; jamais je ne rentrerai dans
Rome. Que la patrie te tienne lieu de
fils ; tu l’as voulu : moi, je vivrai loin
de vous." En prononçant ces mots, il se
leva ; soit qu’il craignît la foule qui
l’entourait, soit qu’il eût honte d’avoir
pris les armes contre ses concitoyens. Il
refusa de retourner dans sa patrie ;
comme on lui proposait, et se retira
dans le pays des Vosques où il finit ses
jours, victime d’un piège ou accablé par
les ans.

Sp. Cassius mis à

107
mort : An de Rome

269 (485 av. J.-C.)

41

Cassius fut mis à mort par les


Romains, après leur avoir rendu de
signalés services. Son exemple prouva
qu’il ne faut pas compter sur la
multitude : elle sacrifie ses meilleurs
amis, comme les hommes qui lui ont fait
le plus de mal. Toujours dominée par
l’intérêt du moment, elle exalte ses
bienfaiteurs ; disposée, dès qu’elle en a
tiré tout ce qu’elle pouvait attendre, à
ne pas leur témoigner plus
d’attachement qu’à ses plus grands
ennemis. Ainsi Cassius, après avoir tout
fait pour le peuple, fut massacré pour
les actes qui lui avaient procuré tant de
gloire : sa mort fut évidemment l’œuvre
de l’envie et non la peine d’une

108
conduite coupable.

Guerres

continuelles

42

Ceux qui succédaient dans les


charges publiques faisaient à dessein
naître guerre sur guerre. Ils n’avaient
pas d’autre moyen de contenir la
multitude, et ils espéraient qu’occupée
par ces guerres, elle ne susciterait
aucun trouble au sujet des terres.

Vestale enterrée

109
vivante : An de Rome

271 (483 av. J.-C.)

43

Frappés de revers continuels, les


Romains les attribuèrent à la vengeance
des dieux. D’après les lois de leur pays,
ils enterrèrent toute vivante une vestale
accusée d’avoir provoqué la colère
céleste, en profanant son vœu de
chasteté et en souillant son ministère
par un commerce illégitime.

Guerre entre les

110
Véiens et les

Étrusques ; Ans de

Rome 274 et 275

44

Les soldats, ainsi excités par les deux


consuls, jurèrent de reporter la victoire.
Dans leur ardeur, ils allèrent jusqu’à
s’imaginer qu’ils étaient maîtres de la
fortune. La plupart des hommes ont
coutume de lutter aux dépens de leur
intérêt contre ceux qui résistent, et de
tenter plus qu’ils ne peuvent, pour
rendre service à ceux qui cèdent.

111
Dévouement et

mort des 306

Fabius : An de Rome

277 (477 av. J.-C.)

45

Les Fabius qui, par leur naissance et


leurs richesses, pouvaient se croire les
égaux des premiers citoyens, virent sur-
le-champ à quel point les Romains
étaient découragés. Certains hommes,
dans une position embarrassante et
difficile à surmonter, loin de pouvoir
prendre une résolution contre les

112
dangers accumulés autour d’eux,
désespèrent de triompher même des
moindres : perdant ainsi toute fermeté et
toute assurance par un abattement
inopportun, ils tombent dans une
inaction volontaire, comme si leurs
efforts avaient toujours été impuissants ;
enfin ils s’abandonnent à un destin
aveugle et attendent avec résignation
tous les coups de la fortune. Les Fabius,
au nombre de trois cent six, furent
massacrés par les Etrusques : souvent
les hommes que leur courage remplit de
hardiesse trouvent leur perte dans cette
audace même, et ceux qui tirent vanité
de leur bonheur sont précipités dans
l’adversité par un orgueil insensé. A
Rome, la mort de Fabius fit éclater, en
public et en particulier, une douleur qui
pouvait paraître exagérée eu égard à
leur nombre, quoique ce nombre fût
considérable, alors qu’il s’agissait de
patriciens ; mais tels étaient leur rang et
leur grandeur d’âme que Rome crut
avoir perdu toute sa force, en les
perdant. Le jour où ils avaient péri fut
donc inscrit parmi les jours néfastes, et
la porte par laquelle ils étaient partis
pour cette expédition fut marquée
d’infamie : jamais général ne sortit plus

113
par cette porte. Titus Ménénius, chef de
l’armée au moment de ce désastre, fut
accusé devant le peuple et condamné,
pour n’avoir point secouru les Fabius et
pour avoir perdu une bataille après leur
défaite.

Nouvelles

dissensions entre les

patriciens et les

plébéiens : Ans de

Rome 277 à 296 (477

114
à 458 av. J.-C.)

46

Il arrivait rarement aux Patriciens de


résister à force ouverte et avec des
imprécations ; mais ils faisaient souvent
massacrer en secret les tribuns les plus
audacieux : les autres ne furent arrêté ni
par leur mort ni par le souvenir des
neufs tribuns que le peuple livra jadis
aux flammes. Tous ceux qui, plus tard,
se succédèrent dans la même charge,
puisant dans leurs vues ambitieuses plus
de confiance pour de nouvelles
tentatives que de crainte dans la fin
tragique de leurs devanciers,
s’enhardissaient davantage. Ils faisaient
valoir la mort de leurs prédécesseurs
comme un droit pour leur vengeance
personnelle, et trouvaient un grand
plaisir à penser qu’ils échappaient au
danger, contre toutes les apparences.
Aussi plusieurs patriciens, qui n’avaient
pu réussir autrement, se firent-ils
inscrire dans la classe des plébéiens

115
dont l’obscurité leur paraissait
beaucoup plus propre à servir leurs
prétentions au tribunat que l’éclat
impuissant du patriciat ; alors surtout
qu’un grand nombre de plébéiens, par
une violation manifeste de la loi, étaient
élus deux ou trois fois tribuns,
quelquefois même davantage, sans
aucune interruption.

47

XLVII. Le peuple en vint là par la


faute des patriciens : ils avaient cru
travailler dans leur intérêt, en lui
suscitant des guerres continuelles ; afin
de le force par les dangers du dehors à
se montrer plus modéré ; mais le peuple
n’en était que plus mutin. Il ne
consentait plus à se mettre en campagne
qu’après avoir obtenu ce qu’il désirait ;
s’il marchait quelquefois contre les
ennemis, il combattait sans ardeur, à
moins que toutes ses exigences ne
fussent satisfaites. Aussi plusieurs
nations voisine, comptant réellement
plus sur les divisions de Rome que sur
leurs propres forces, tentaient de
nouveaux mouvements.

116
Insolence des

Éques : An de Rome

296 (458 av. J.-C.)

48

XLVIII. Les Eques, maîtres de


Tusculum et vainqueurs de M.
Minucius, furent si fiers de ce succès,
que, sans répondre aux ambassadeurs
venus de Rome pour se plaindre de la
prise de cette ville, ils chargèrent leur
général Cloelius Gracchus de les
engager, en leur montrant un chêne, à
raconter, s’ils le voulaient, leurs griefs
à cet arbre.

117
Q. Cincinnatus est

élu dictateur ; état de

Rome et de l’armée ;

An de Rome 296 (458

av. J.-C.)

49

Les Romains instruits que Minucius


avait été surpris avec une partie de
l’armée dans une gorge remplie de
broussailles, élurent dictateur, pour
marcher contre les Eques, L. Quintius,

118
pauvre et cultivant de ses mains un petit
champ, sa seule propriété, mais qui
égalait en mérite les citoyens les plus
recommandables et l’emportait sur tous
par la modération de ses désirs :
toutefois il fut surnommé Cincinnatus,
parce qu’il bouclait ses cheveux.

An de Rome 305

(449 av. J.-C.)

50

Les troubles régnaient dans les camps


et à Rome : sous les drapeaux chacun,
domoné par le désir de ne rien faire
d’agréable pour ceux qui étaient revêtus
du pouvoir, trahissait volontiers les
intérêts publics et ses intérêts propres.
Dans Rome, non seulement les
magistrats se réjouissaient de la mort de

119
leurs adversaires, tombés sous les
coups des ennemis, mais ils faisaient
adroitement périr plusieurs des plus
actifs partisans du peuple : de là
naissaient des séditions violentes.

An de Rome 337

(417 av. J.-C.)

51

Leur ambition et les rivalités qu’elle


enfantait grandirent au point que les
chefs de l’armée ne commandèrent plus
en même temps, comme c’était l’usage ;
mais séparément et chacun à son tour.
Innovation funeste : dès lors chacun eut
en vue son intérêt personnel et non
l’intérêt général, aimant mieux voir la
république essuyer un échec que son
collègue se couvrir de gloire ; et des

120
maux sans nombre affligeaient la
patrie.La démocratie ne consiste pas à
tout donner également à tous ; mais à
faire obtenir à chaque citoyen ce qu’il
mérite.

Fin du Livre V (fragments)

121
An de Rome 687

(67 av. J.-C.)

Ravages commis

par les pirates

18

122
Je raconterai maintenant ce qui se
passa au sujet de Pompée. Les pirates
ne cessaient d’inquiéter les navigateurs,
comme les voleurs inquiétaient. les
habitants du continent. Sans doute il n’y
a pas eu d’époque où il n’en ait été
ainsi, et ces brigandages se
perpétueront tant que la nature humaine
sera la même. Cependant ils n’avaient
été commis jusqu’alors, sur terre et sur
mer, que dans certains endroits, durant
la belle saison, et par un petit nombre
d’hommes ; mais depuis que des guerres
continuelles avaient en lieu
simultanément dans plusieurs pays, que
beaucoup de villes avaient été détruites,
que leurs habitants ; fugitifs trouvaient
partout le châtiment suspendu sur leur
tête, et qu’il n’y avait plus de retraite
sûre pour personne, une foule de
malheureux s’étaient jetés dans le
brigandage. On put plus aisément le
détruire sur le continent, où il frappait
davantage les regards des populations,
où le dommage : se faisait sentir de
près, et où les moyens de répression
n’étaient pas difficiles : sur la mer, au
contraire, il prit le plus grand
accroissement. Et en effet, tandis que
les Romains étaient occupés sans

123
relâche à combattre contre leurs
ennemis, les pirates accrurent beaucoup
leurs forces, parcoururent diverses mers
et s’adjoignirent tous ceux qui se
livraient au même genre de vie qu’eux :
quelques-uns même secoururent
plusieurs peuples, à titre d’alliés.

19

J’ai raconté ce qu’ils firent en


commun avec d’autres peuples : lorsque
cette union eut cessé, ils ne restèrent
point dans l’inaction. Bien loin de là :
seuls, avec leurs propres forces, ils
causèrent souvent de grands dommages
aux Romains et à leurs alliés. Ce n’était
plus eu petit nombre, mais avec des
flottes considérables qu’ils infestaient
les mers : ils eurent des généraux et se
firent un grand nom. Dans le principe ils
cherchaient de préférence à piller et à
emmener de force ceux qui naviguaient ;
ils ne les laissaient point tranquilles
pendant l’hiver ; car leur audace,
l’habitude et le succès leur faisaient
affronter la mer avec confiance, même
dans cette saison. Ensuite, ils
attaquèrent aussi ceux qui se tenaient
dans les ports. Quelqu’un osait-il faire

124
voile contre eux ; d’ordinaire il était
vaincu et trouvait la mort dans la lutte.
Était-il vainqueur ; il ne pouvait mettre
la main sur un seul de ces brigands, tant
ils voguaient avec célérité. Vaincus, ils
revenaient bientôt, comme s’ils avaient
remporté la victoire, ravageaient et
livraient aux flammes, non seulement
les campagnes et les habitations qui s’y
trouvaient, mais des villes entières : ils
prenaient possession de quelques-unes
et ils y établissaient, comme dans un
pays ami, des quartiers d’hiver d’où ils
pouvaient faire des sorties, en même
temps qu’ils y trouvaient un refuge.

20

Enhardis par ces succès, ils


descendirent sur la terre ferme et firent
beaucoup de mal, même à ceux qui ne
fréquentaient pas la mer : ils attaquèrent
les alliés que Rome avait hors de
l’Italie et l’Italie elle-même. Persuadés
qu’ils feraient là un plus riche butin et
qu’ils inspireraient plus de terreur aux
autres peuples, s’ils n’épargnaient pas
cette contrée, ils abordèrent dans
diverses villes du littoral et jusque dans
Ostie. Ils brûlèrent les vaisseaux et

125
pillèrent tout ce qui tomba sous leur
main. Enfin, comme personne ne
réprimait leurs excès, ils séjournèrent
longtemps à terre et mirent en vente,
avec autant de sécurité que s’ils avaient
été dans leur propre pays, les hommes
qu’ils n’avaient pas tués et les
dépouilles qu’ils avaient enlevées. Ils
portaient le pillage, ceux-ci dans un
endroit, ceux-là dalla un autre (car les
mêmes pirates ne pouvaient infester
ensemble toute la mer) ; mais ils étaient
si étroitement unis, qu’ils envoyaient de
l’argent et des secours même à ceux qui
leur étaient tout à fait inconnus, comme
à leurs meilleurs amis. Ce qui ne
contribua pas peu à augmenter leur
puissance, c’est qu’ils honoraient tous
ensemble ceux qui se montraient
bienveillants pour quelques-uns d’entre
eux, et qu’ils pillaient ensemble ceux
dont quelques-uns seulement avaient à
se plaindre.

Aulus Gabinius

126
propose de charger

Pompée de la guerre

contre les pirates,

avec des pouvoirs

extraordinaires

21

La puissance des pirates avait grandi


à un tel point, que la guerre contre eux
était terrible, continue ; qu’elle ne
pouvait être évitée par aucune
précaution, ni terminée par des traités.

127
Les Romains n’entendirent pas
seulement parler de leurs brigandages :
ils en furent même les témoins (car les
divers objets qu’ils tiraient du dehors
n’étaient plus importés, et l’arrivage du
blé était complètement interrompu) ;
toutefois ils ne s’en préoccupèrent pas
assez, lorsqu’ils l’auraient dû : ils
envoyèrent bien contre les pirates des
vaisseaux et des généraux, lorsque
quelque nouvelle inquiétante venait les
émouvoir ; mais ces mesures ne
produisirent aucun bon résultat et
n’aboutirent même qu’à rendre les
alliés beaucoup plus malheureux ;
jusqu’au moment où ils furent réduits
eux-mêmes à la situation la plus
critique. Alors ils s’assemblèrent et
délibérèrent, pendant plusieurs jours,
sur le parti qu’ils devaient prendre.
Pressés par de continuels dangers,
voyant qu’ils auraient à soutenir une
lutte redoutable et compliquée,
persuadés qu’il était également
impossible de combattre les pirates tous
à la fois, ou séparés les uns des autres
(car ils se secouraient mutuellement et
on ne pouvait les attaquer partout en
même temps), les Romains ne savaient à
quoi se résoudre et désespéraient

128
d’obtenir quelque succès ; lorsqu’un
tribun du peuple, Aulus Gabinius (soit à
l’instigation de Pompée, soit pour lui
complaire ; car c’était un très mauvais
citoyen, nullement inspiré par l’amour
du bien public), proposa de confier la
guerre contre tous les pirates à un seul
général, revêtu d’un pouvoir absolu,
choisi parmi les consulaires, investi du
commanderaient pour trois ans, et qui
aurait sous ses ordres des forces très
considérables et plusieurs lieutenants. Il
ne désigna point formellement Pompée ;
mais il était évident que le peuple le
choisirait, aussitôt qu’il aurait entendu
faire une proposition de ce genre.

22

C’est ce qui arriva : la rogation de


Gabinius fut approuvée, et à l’instant
toute l’assemblée pencha pour Pompée ;
à l’exception des sénateurs, qui auraient
mieux aimé souffrir les plus grands
maux de la part des pirates que de lui
donner un tel pouvoir : peu s’en fallut
même qu’ils ne missent le tribun à mort
dans leur palais. Il s’échappa de leurs
mains ; mais à peine la multitude eut-
elle connu le vote des sénateurs, qu’il

129
s’éleva un violent tumulte. Elle envahit
le lieu où ils siégeaient, et elle les eût
massacrés, s’ils ne s’étaient retirés. Ils
se dispersèrent et se cachèrent, à
l’exception de Caïus Pison (car ces
événements se passèrent pendant qu’il
était consul avec Acilius) : il fut arrêté,
et il aurait payé de sa mort l’opposition
de tous ses collègues, si Gabinius
n’avait obtenu sa grâce. Dès lors, les
grands personnellement se tinrent
tranquilles, trop heureux de conserver
la vie ; mais ils persuadèrent à neuf des
tribuns du peuple de se déclarer contre
Gabinius. Par crainte de la multitude,
ces tribuns ne firent aucune opposition,
excepté Lucius Trébellius et Lucius
Roscius, qui osèrent prendre parti
contre lui ; mais ils ne purent rien dire,
ni rien faire de ce qu’ils avaient promis.
Le jour où la proposition de Gabinius
devait être convertie en loi étant arrivé,
voici ce qui se passa : Pompée désirait
vivement le commandement ; cependant,
croyant déjà, tant à cause de son
ambition qu’à cause de la faveur dont il
jouissait auprès de la multitude, qu’il
n’y aurait aucun honneur pour lui à
l’obtenir ; mais un déshonneur véritable
à ne pas en être chargé, et connaissant

130
l’opposition des grands, il voulut
paraître céder à la nécessité. Il était
d’ailleurs dans son caractère de
témoigner très peu d’empressement
pour ce qu’il ambitionnait, et il affecta
d’autant plus d’agir alors ainsi, qu’en
recherchant le commandement il aurait
excité l’envie ; tandis qu’il serait
glorieux pour lui d’être choisi, contre
son gré ; uniquement parce qu’il était le
général le plus capable.

Discours de

Pompée sur la

proposition de

131
Gabinius

23

Il s’avança au milieu de l’assemblée


et parla ainsi : "Je suis heureux de la
dignité que vous me décernez,
Romains ; car il est naturel à tous les
hommes de s’enorgueillir des bienfaits
qu’ils reçoivent de leurs concitoyens.
Pour moi, souvent comblé d’honneurs
par vous, je ne puis assez me réjouir du
témoignage d’estime que vous
m’accordez aujourd’hui. Mais je ne
pense pas que vous deviez vous montrer
ainsi d’une bienveillance inépuisable
envers moi, ni que je puisse être revêtu
sans cesse de quelque commanderaient ;
car j’ai eu des fatigues à endurer dès
mon enfance, et il est juste que vos
faveurs se portent sur les autres. Ne
vous rappelez-vous point combien de
maux j’ai supportés pendant la guerre
contre Cinna, quoique je fusse dans la
première jeunesse ? combien j’ai eu à
souffrir en Sicile et en Afrique,

132
quoiqu’à la rigueur je ne fusse pas
encore au nombre des éphèbes ?
combien de dangers j’ai courus en
Espagne, avant d’être en âge de siéger
dans le sénat ? Certes, je ne vous
accuse pas d’avoir payé tous ces
services par l’ingratitude, il s’en faut
bien. Et en effet, outre tant de
récompenses éclatantes dont vous
m’avez jugé digne, le commandement
que vous m’avez confié contre
Sertorius, lorsque personne ne voulait
ni ne pouvait l’accepter ; le triomphe
que vous m’avez accordé pour cette
expédition, quoique les lois s’y
opposassent ; tout cela m’a couvert de
gloire. Mais les soins et les dangers qui
ont pesé sur moi, ont épuisé mon corps
et affaissé mon âme. Et n’allez pas
considérer que je suis jeune encore, ne
calculez pas que j’ai tel ou tel âge ; car
si vous comptez combien j’ai fait de
campagnes, combien de dangers j’ai
affrontés, vous en trouverez beaucoup
plus que d’années dans ma vie ; et par
là vous reconnaîtrez mieux encore que
je ne puis désormais supporter ni les
fatigues ni les soucis.

24

133
D’ailleurs, alors même qu’on a la
force de les endurer, le commandement,
vous le voyez, attire l’envie et la haine.
Sans doute vous les méprisez et vous ne
pourriez honorablement vous en
inquiéter ; mais elles seraient pour moi
un accablant fardeau. Je l’avoue, la
guerre et ses dangers n’ont rien qui
m’effraye, rien qui m’afflige autant que
l’envie et la haine. Et quel homme sensé
peut se trouver heureux, s’il est entouré
de jaloux ? Qui peut se consacrer aux
affaires publiques, avec la certitude
d’être traduit en justice, sil échoue ; ou
d’être exposé à l’envie, s’il réussit ?
Pour ces raisons et pour beaucoup
d’autres, permettez-moi de vivre en
repos et de m’occuper de mes affaires
privées ; afin que je puisse enfin veiller
aux intérêts de ma famille, et que je ne
m’éteigne pas consumé de fatigues !
Chargez un autre général de la guerre
contre les pirates : il en est plusieurs,
plus jeunes ou plus âgés que moi, tous
désireux et capables de commander
votre flotte : dans ce grand nombre vous
pourrez facilement choisir. Je ne suis
pas le seul qui vous aime, le seul qui ait
l’expérience de la guerre. Un tel et un
tel sont aussi dévoués, aussi habiles que

134
moi ; mais je craindrais de paraître
vouloir leur complaire, en les appelant
par leur nom."

Réponse de

Gabinius au discours

de Pompée

25

Après ce discours, Gabinius prit la


parole et dit : "Romains, ici encore
Pompée se montre digne de lui, en ne
courant pas après le commandement, en
ne s’empressant point de l’accepter
lorsqu’il lui est déféré. Il ne convient
jamais à l’homme de bien de rechercher

135
le pouvoir avec ardeur, ni de se jeter
volontairement dans des entreprises
difficiles ; et quand il s’agit, comme
aujourd’hui, d’une tâche très
importante, il ne doit l’accepter
qu’après de mûres réflexions, afin de
s’en acquitter sans faire de faux pas et
sans se démentir. La témérité, qui
promet tout, dégénère dans l’action en
une précipitation qui n’attend pas le
moment propice et conduit souvent à
des fautes. Au contraire, la
circonspection, mise en pratique dès le
début, reste la même dans l’exécution et
profite à tous. Quant à vous, votre
devoir est d’adopter non ce qui plaît à
Pompée, mais ce qui est utile à l’État ;
car ce n’est pas à ceux qui briguent le
commandement que vous devez le
confier ; mais bien aux hommes les plus
capables. Les premiers abondent, tandis
que vous ne trouverez que Pompée qui
le mérite. Souvenez-vous de tous les
maux que nous avons soufferts pendant
la guerre contre Sertorius, parce que
nous n’avions point de général ;
souvenez-vous que parmi les citoyens,
plus jeunes ou plus vieux, Pompée seul
nous parut digne de la diriger. Alors, il
n’avait pas l’âge voulu par les lois, il

136
ne siégeait pas encore dans le sénat ;
cependant nous l’envoyâmes à la place
des deux consuls. Certes je voudrais
que vous eussiez un grand nombre
d’hommes éminents ; et s’il y avait des
vœux à faire pour cela, je le
souhaiterais. Mais ici les vœux sont
impuissants et on ne peut compter sur le
hasard : pour être propre à commander,
il faut avoir reçu de la nature certaines
dispositions particulières, posséder les
connaissances nécessaires, s’être livré
aux exercices convenables et, par-
dessus tout, avoir la fortune favorable.
Or, tous ces avantages sont bien
rarement réunis dans un seul homme, et
vous devez, quand vous eu avez trouvé
un qui les possède, montrer tous pour
lui un dévouement unanime et profiter
de ses services, même malgré lui. Une
semblable violence est très honorable
pour celui qui l’exerce et pour celui qui
en est l’objet : elle sauve l’un et met
l’autre à même de sauver ses
concitoyens, pour lesquels un homme de
bien, un ami de son pays doit être prêt à
sacrifier son corps et son âme.

26

137
Pensez-vous que ce même Pompée
qui, dans sa jeunesse, porta les armes,
commanda des armées, augmenta notre
puissance, sauva nos alliés et fit des
conquêtes sur nos ennemis, ne pourrait
plus vous être très utile, aujourd’hui
qu’il est dans toute sa force et qu’il a
atteint cet âge où l’homme est supérieur
à lui-même ; aujourd’hui qu’il possède
la plus grande expérience de la guerre ?
Celui que vous choisîtes pour général
lorsqu’il était dans l’adolescence, le
repousserez-vous maintenant qu’il est
homme ? Celui que vous chargeâtes des
guerres les plus importantes quand il
était encore simple chevalier, ne vous
paraîtra-t-il pas digne de votre
confiance pour cette expédition
maintenant qu’il est sénateur ? Avant de
l’avoir efficacement éprouvé, vous le
recherchâtes comme votre seul appui
dans les dangers qui vous pressaient ; et
maintenant que vous le connaissez à
fond, vous ne vous confieriez pas à lui
dans une situation non moins critique.
Alors qu’il n’avait pas le droit
d’exercer le commandement, vous le
nommâtes général contre Sertorius, et
vous ne l’enverriez pas combattre
contre les pirates, après qu’il a été

138
consul ? Citoyens, que votre choix ne se
porte pas sur un autre ; et. toi, Pompée,
écoute-moi, écoute la patrie. C’est elle
qui t’a donné le jour, c’est elle qui t’a
nourri : tu dois être esclave de ses
intérêts et ne reculer, pour les soutenir,
devant aucune fatigue, devant aucun
danger. Fallût-il même mourir, loin
d’attendre l’heure marquée par le
destin, tu devrais à l’instant courir au-
devant du trépas.

27

Je parais ridicule sans doute en


donnant ces conseils à l’homme qui,
dans tant de guerres importantes, a
déployé son courage et son dévouement
pour la patrie. Cède donc à mes
instances et à celles de tes concitoyens,
Pompée. Si quelques hommes te portent
envie, ne crains rien : que ce soit même
pour toi un nouveau motif de montrer
plus de zèle. L’affection du peuple et les
avantages que tu procureras à la
République doivent te rendre insensible
à l’envie ; et si tu as à cœur de
chagriner tes ennemis, dans cette vue
même accepte le commandement. Ils
s’affligeront lorsque, malgré eux, tu

139
auras commandé et tu te seras couvert
de gloire. Enfin, tu mettras à tes exploits
passés un couronnement digne de toi, en
nous affranchissant de maux nombreux
et terribles."

Opposition de

Trebellius ; Catulus

prend la parole

28

A peine Gabinius eut-il cessé de


parler, que Trébellius essaya de le
réfuter ; mais n’ayant pu obtenir la
parole, il empêcha les tribus d’aller aux
voix. Gabinius indigné ajourna le vote

140
concernant Pompée ; mais il en proposa
un autre contre Trebellius lui-même.
Les dix-sept tribus qui votèrent les
premières, déclarèrent qu’il agissait
illégalement et qu’il ne devait pas
conserver la puissance tribunitienne.
Déjà la dix-huitième allait en faire
autant, et Trebellius eut encore
beaucoup de peine à se taire. Voyant ce
qui se passait, Roscius n’osa prendre la
parole ; mais, levant la main, il
demanda par un signe qu’on élût deux
généraux, afin de diminuer, au moins de
cette manière, la puissance de Pompée.
Pendant qu’il gesticulait ainsi, la
multitude poussa un cri si terrible et si
menaçant qu’un corbeau, qui volait au
dessus du lieu où elle était assemblée,
en fut effrayé et tomba, comme s’il eût
été frappé de la foudre : après cet
incident, Roscius contint non seulement
sa langue, mais encore sa main. Catulus
avait jusqu’alors gardé le silence :
Gabinius l’engagea à dire quelques
mots, persuadé que Catulus, qui était le
chef du sénat, entraînerait ses collègues
à voter comme les amis de Pompée.
Gabinius espérait d’ailleurs qu’éclairé
par ce qui était arrivé aux tribuns, il
approuverait sa proposition. La parole

141
fut accordée à Catulus, à cause du
respect et de la considération dont
l’entourait la multitude, qui avait
toujours reconnu dans ses discours et
dans ses actes un ami du peuple. Il
s’exprima ainsi :

Discours de

Catulus contre la

proposition de

Gabinius

29

142
"Romains, vous connaissez tous mon
dévouement sans bornes pour vous :
puisqu’il en est ainsi, mon devoir est de
dire librement et sans détour tout ce que
je sais être utile à la patrie. Le vôtre est
d’écouter mes paroles avec calme, et de
prendre ensuite votre résolution. Si
vous excitez du tumulte, vous
n’emporterez d’ici aucun avis salutaire ;
tandis que vous auriez pu recevoir de
bons conseils. Au contraire, en me
prêtant une oreille attentive, vous
arriverez infailliblement à une
détermination conforme à vos intérêts.
D’abord, et c’est sur ce point que
j’insiste le plus, vous ne devez confier à
aucun homme de si grands pouvoirs,
sans interruption : les lois s’y opposent,
et l’expérience a prouvé qu’il n’est rien
de plus dangereux. Ce qui rendit Marius
si redoutable, c’est uniquement, pour
ainsi parler, qu’en très peu de temps
vous l’aviez chargé des guerres les plus
importantes et revêtu six fois du
consulat en quelques années. Ce qui fit
Sylla si puissant, c’est que durant tant
d’années consécutives il commanda les
armées et fut ensuite dictateur, puis
consul ; car il n’est pas dans notre
nature qu’un jeune homme, ni même

143
qu’un vieillard, qui ont longtemps eu le
pouvoir dans les mains, se soumettent
volontiers aux lois de leur pays.

30

Si je tiens ce langage, ce n’est pas


que j’aie quelque reproche à faire à
Pompée ; c’est parce qu’il ne vous
serait pas avantageux de lui déférer un
semblable commandement : les lois
d’ailleurs ne le permettent point. Et en
effet, si le commandement est un
honneur pour les citoyens que vous en
jugez dignes, tous ceux qui ont droit d’y
prétendre doivent l’obtenir (c’est en
cela que la démocratie consiste) : s’il
expose aux fatigues, tous les citoyens
doivent les partager (c’est ce qui
constitue l’égalité). De plus, si vous
agissez comme je vous le conseille, un
grand nombre de citoyens s’exerceront
au maniement des affaires publiques, et
il vous sera facile, par l’expérience, de
choisir les plus capables, quels que
soient les besoins de l’État. Au
contraire, la manière dont vous
procédez a pour conséquence inévitable
de rendre fort rares les hommes
convenablement préparés aux affaires

144
publiques et dignes de les diriger. Si
vous avez manqué d’un général pour la
guerre contre Sertorius, c’est surtout
parce que, pendant les années qui
l’avaient précédée, vous aviez
longtemps laissé le commandement dans
les mêmes mains. Ainsi, quoique
Pompée mérite, à tous égards, d’être
chargé de l’expédition contre les
pirates, par cela même que ce choix
serait condamné par les lois et par
l’expérience, il ne doit avoir ni votre
approbation ni la sienne.

31

Voilà ce que j’avais d’abord à dire et


à signaler particulièrement à votre
attention. J’ajoute que, lorsque des
consuls, des préteurs, des proconsuls et
des propréteurs n’obtiennent les
magistratures civiles et le
commandement des armées que d’après
les prescriptions des lois, il n’est ni
honorable ni utile pour vous de les
violer, pour créer je ne sais quelle
magistrature nouvelle. A quoi bon élire
des magistrats annuels, si vous ne vous
en servez pas, lorsque les circonstances
l’exigent ? Certes, ce n’est pas pour

145
qu’ils se promènent avec la toge bordée
de pourpre, ni pour que revêtus du titre
de leur charge, ils soient privés de
l’autorité qu’elle confère. Et comment
ne serez-vous pas en butte à la haine de
ces hommes et de tous ceux qui aspirent
à prendre part au gouvernement de
l’État, si vous abolissez les
magistratures établies dans notre pays ;
si vous ne laissez rien à faire à ceux que
vous avez élus conformément aux lois,
pour décerner à un simple citoyen un
commandement extraordinaire et tel
qu’il n’a jamais existé.

32

S’il est nécessaire de créer un


magistrat en dehors des magistrats
annuels, nous en avons un exemple
ancien ; je veux parler du dictateur,
mais ce dictateur, avec l’autorité dont il
était revêtu, nos pères ne l’établirent
jamais pour toutes les affaires
indistinctement, ni pour plus de six
mois. Si vous avez besoin d’un
magistrat extraordinaire, vous pouvez
donc, sans enfreindre les lois et sans
vous montrer peu soucieux des intérêts
de la république, nommer un dictateur,

146
que ce soit Pompée ou tout autre
citoyen ; pourvu que son autorité ne
s’étende pas au delà du terme légal, ni
hors de l’Italie. Vous n’ignorez pas avec
quel respect nos pères observèrent cette
règle, et vous ne trouverez pas de
dictateur élu à d’autres conditions,
excepté un seul : je veux parler de celui
qui fut envoyé en Sicile et qui ne fit
rien. Du reste, l’Italie n’a pas besoin
d’un tel magistrat, et vous ne
supporteriez point, je ne dis pas
l’autorité, mais le nom d’un dictateur :
j’en ai pour garant votre indignation
contre Sylla. Comment pourriez-vous,
sans imprudence, créer aujourd’hui un
pouvoir qui durerait trois ans, qui
s’étendrait, pour ainsi dire, sur tout
dans l’Italie et hors de l’Italie ? Les
malheurs qu’une pareille autorité attire
sur les États, les troubles qu’excitèrent
souvent au milieu de nous les hommes
dévorés de la soif de dominer au mépris
des lois, les maux qu’ils appelèrent sur
eux-mêmes, vous les connaissez tous
également.

33

Je n’ajouterai donc rien à ce sujet.

147
Qui ne sait, en effet, qu’il n’est ni
honorable ni avantageux que toutes les
affaires soient dans les mains d’un seul
homme, ni qu’un seul homme, eût-il un
mérite éminent, soit l’arbitre de la
fortune de tous ? Les grands honneurs,
un pouvoir excessif enorgueillissent et
corrompent même les cœurs les plus
vertueux. Il est d’ailleurs une chose
qu’à mon avis vous ne devez point
perdre de vue, c’est qu’il n’est pas
possible qu’un seul homme commande
sur toute la mer et dirige
convenablement cette guerre ; car, si
vous voulez faire ce que les
circonstances exigent, vous devez
combattre les pirates sur tous les points
à la fois, afin qu’ils ne paissent se
réunir, ni se ménager un refuge auprès
de ceux qui ne sont pas engagés dans
cette guerre ; de sorte qu’il sera très
difficile alors de mettre la main sur eux.
Un seul chef ne saurait y suffire en
aucune façon. Comment pourrait-il, en
effet, faire la guerre, le même jour, en
Italie, en Cilicie, en Égypte, en Syrie,
en Grèce, dans l’Ibérie, dans la mer
Ionienne et dans les îles ? Vous devez
donc consacrer à cette expédition un
grand nombre de soldats et de généraux,

148
si vous voulez en retirer quelque
avantage.

34

On m’objectera peut-être que, si vous


chargez un seul chef de cette guerre, il
aura plusieurs lieutenants sur mer et sur
terre. Comment ne serait-il pas plus
juste et plus utile, dirai-je à mon tour,
que ceux qui doivent y prendre part,
sous ses veux, soient désignés par vous
pour cette mission, et reçoivent de vous
une autorité indépendante. Quel est
donc l’obstacle qui s’y oppose ? Alors
ils s’occuperont de la guerre avec plus
de soin, par cela même que chacun aura
sa tâche à remplir et ne pourra imputer
à personne sa propre négligence. De là
aussi une émulation plus active, parce
que chacun aura une autorité absolue et
recueillera lui-même la gloire de ses
exploits. Au contraire, si vous nommez
un chef unique, croyez-vous qu’un
homme, soumis à un autre, déploiera la
même ardeur ; qu’il exécutera tout ce
qui lui sera ordonné, sans jamais
chercher une excuse, alors que
l’honneur de la victoire devra revenir
non à lui, mais à un autre ? Non, il n’est

149
pas possible qu’un seul général dirige
en même temps toutes les opérations
d’une si grande guerre : Gabinius lui-
même l’a reconnu, en demandant que
plusieurs aides soient donnés au chef
qui doit être choisi par vos suffrages. Il
reste à examiner s’ils devront avoir le
titre de commandants, de lieutenants ou
de chefs ; s’ils seront élus par tout le
peuple et revêtus d’une autorité
indépendante, ou nommés par Pompée
seul et placés sous ses ordres. Mon
opinion est, sous tous les rapports et
même au point de vue des pirates, plus
conforme aux lois : chacun de vous doit
le reconnaître. Outre cette
considération, vous voyez combien il
est dangereux de détruire toutes les
magistratures, à l’occasion de la guerre
contre ces brigands, et de n’en laisser
subsister aucune, pendant sa durée, ni
en Italie, ni dans les contrées soumises
à notre domination… {lacune}

Pouvoirs confiés à

150
Pompée ; il met fin

aux brigandages des

pirates

35

{lacune}… On lui confia pour trois


ans le gouvernement de l’Italie avec
l’autorité proconsulaire ; on lui donna
en outre quinze lieutenants, et un décret
lui permit de prendre tous les
vaisseaux, tout l’argent, toutes les
troupes qu’il voudrait. Le sénat
sanctionna, malgré lui, ces mesures et
celles qui partirent successivement
réclamées par cette guerre ; surtout
lorsque, Pison ayant refusé aux
lieutenants de Pompée de lever des
troupes dans son gouvernement de la

151
Gaule Narbonnaise, le peuple fit éclater
un vif mécontentement : il aurait même
déposé Pison sur-le-champ, si Pompée
n’avait pas intercédé eu sa faveur.
Celui-ci, après avoir tout préparé
comme l’exigeaient l’importance de
cette expédition et la grandeur de ses
vues, parcourut soit en personne, soit
par ses lieutenants, toutes les mers
qu’infestaient les pirates, et il en pacifia
la plus grande partie, cette année même.
Disposant d’une flotte considérable et
de nombreux corps d’armée, rien ne put
lui résister ni sur mer ni sur terre : en
même temps il se montrait plein
d’humanité pour ceux qui faisaient
volontairement leur soumission. Par là
il gagna un grand nombre de pirates qui,
inférieurs en forces et témoins de sa
bonté, se mettaient avec empressement à
sa discrétion. Pompée s’occupait de
leurs besoins, et, pour que la pauvreté
ne, les entraînât pas à de nouveaux
brigandages, il leur donnait toutes les
terres qu’il voyait désertes et toutes les
villes qui manquaient d’habitants.
Plusieurs furent ainsi peuplées, entre
autres celle qui prit le nom de
Pompéiopolis - située sur les côtes de
la Cilicie, elle s’appelait autrefois Soli

152
et avait été ruinée par Tigrane.

Les consuls Acilius

et Pison proposent

une loi contre la

brigue

36

Tels sont les événements qui se


passèrent pendant le consulat d’Acilius
et de Pison. De plus, ils proposèrent
eux-mêmes contre ceux qui seraient
convaincus de brigue dans les élections

153
une loi qui les déclarait incapables
d’exercer aucune magistrature, de
siéger dans le, sénat, et les frappait
d’une amende. Depuis que la puissance
tribunitienne avait recouvré ses anciens
privilèges, et que plusieurs citoyens
dont les noms avaient été effacés par les
censeurs sur la liste du sénat,
cherchaient à reconquérir leur ancienne
dignité, les factions et les cabales se
multipliaient à l’infini, à propos de
toutes les charges. Les consuls ne
proposèrent pas cette loi par haine
contre ces menées ; puisqu’ils avaient
été élus eux même, à force d’intrigues et
Pison, déféré à la justice pour ce fait,
n’avait échappé à la nécessité de se
défendre que par le dévouement d’un ou
deux de ses amis ; mais parce qu’ils y
furent contraints par le sénat. Voici à
quelle occasion : un certain Caïus
Cornelius, tribun du peuple, avait
cherché à faire établir les châtiments les
plus sévères contre ceux qui seraient
convaincus de brigue, et le peuple avait
approuvé sa proposition. Le sénat,
sachant par expérience que si les peines
sont trop rigoureuses, les menaces de la
loi peuvent bien inspirer quelque
terreur ; mais que, par cela même que

154
ces peines sont excessives, il n’est pas
facile de trouver des accusateurs, ni
même des juges disposés à condamner
les coupables ; tandis que des peines
modérées déterminent plusieurs
hommes à intenter des accusations et ne
détournent point les juges d’une
sentence de condamnation, ordonna aux
consuls d’amender cette proposition et
de la présenter au peuple ainsi adoucie.

Proposition du

tribun C. Cornelius

sur le même objet

37

155
Les comices avaient été déjà
annoncés, et par cela même il n’était
plus permis de faire aucune loi avant
leur réunion ; mais, dans l’intervalle,
ceux qui aspiraient aux charges
publiques se portèrent à de nombreux
excès ; des massacres furent même
commis. Le sénat décida que la loi
serait rendue avant les comices et qu’on
donnerait une garde aux consuls.
Indigné de ce décret, Cornelius proposa
une loi qui défendait aux sénateurs
d’accorder une charge à quiconque la
demanderait illégalement, ou de statuer
sur aucune des questions qu’il
appartenait au peuple de résoudre. Tout
cela avait été depuis longtemps réglé
par des lois ; mais on ne s’y conformait
plus. Cette proposition souleva un grand
tumulte : elle rencontra une vive
opposition dans le sénat, surtout de la
part de Pison. La multitude brisa ses
faisceaux et tenta même de le mettre en
pièces. Cornelius, voyant qu’elle se
laissait emporter trop loin, congédia
l’assemblée, avant de recueillir les
suffrages : plus tard il ajouta à sa loi
que le sénat délibérerait sur ces
questions, avant qu’elles fussent portées
devant le peuple, et que le peuple

156
devrait ratifier la délibération du sénat.

Loi de C.

Cornelius

concernant les édits

des préteurs

38

Telle fut la loi de Cornelius à ce


sujet : il en proposa une autre que je
vais faire connaître. Tous les préteurs
consignaient, dans un édit qu’ils
affichaient, les principes d’après

157
lesquels ils devaient rendre la justice ;
mais ils ne donnaient point toutes les
formules qui avaient été établies au
sujet des contrats. De plus, ils ne
composaient point cet édit tout d’une
fois, et ils n’observaient pas ce qu’ils
avaient écrit : souvent même ils le
changeaient, et la plupart du temps
c’était, comme cela devait arriver, par
bienveillance ou même par haine pour
certaines personnes. Cornelius proposa
donc une loi en vertu de laquelle les
préteurs seraient tenus de faire
connaître, aussitôt q’ils entreraient en
charge, d’après quelles règles ils
rendraient la justice, et de ne s’en
écarter jamais. En un mot, les Romains,
à cette époque, se montrèrent si
soucieux de réprimer la corruption,
qu’ils établirent des peines contre ceux
qui s’en rendraient coupables et des
honneurs pour leurs accusateurs. Ainsi,
quoique Caïus Carbon n’eût été que
tribun du peuple, ou lui décerna les
honneurs consulaires, parce qu’il avait
mis en accusation M. Cotta, qui avait
destitué le questeur Publius Oppius
soupçonné de se laisser corrompre et
d’ourdir des trames criminelles, mais
qui s’était enrichi, lui-même en

158
Bithynie. Plus tard Carbon eut aussi le
gouvernement de cette province et n’y
commit pas moins d’exactions que
Cotta : il fut accusé par le fils de celui-
ci et condamné à son tour ; car pour
certains hommes il est plus facile de
blâmer les autres que de se corriger
eux-mêmes. Ils sont très prompts à faire
ce qui leur paraît mériter d’être puni
dans autrui ; et s’ils condamnent le mal
chez les autres, ce n’est pas une raison
pour qu’on croie qu’ils l’ont en
aversion.

L. Lucullus refuse

le gouvernement de

la Sardaigne

159
39

Lucius Lucullus était arrivé au terme


de sa préture urbaine. Nommé ensuite
au gouvernement de la Sardaigne, il ne
l’accepta pas : il se sentait de
l’éloignement pour cette charge, parce
que la plupart des gouverneurs de
province se conduisaient mal. Il était
d’une grande douceur et il en donna une
preuve éclatante. En effet, Acilius ayant
fait briser le siège d’où Lucullus rendait
la justice, sous prétexte que celui-ci ne
s’était point levé en le voyant passer
auprès de lui, Lucullus ne se fâcha pas
et rendit la justice debout à partir de ce
jour : ses collègues en firent autant, par
égard pour lui.

Proposition de

Roscius sur les

160
théâtres et de C.

Manilius sur le vote

des affranchis

40

Roscius proposa une nouvelle loi : C.


Manilius, qui était aussi tribun du
peuple, en proposa une autre. Le
premier demanda qu’au théâtre les
places des chevaliers fussent séparées
de celles des autres citoyens, et cette
proposition lui valut des éloges : peu
s’en fallut, au contraire, que Manilius
ne fût puni pour la sienne. Le dernier
jour de l’année, vers le soir, à la tète de
quelques hommes du peuple qu’il avait
disposés pour un coup de main, il
proposa de conférer aux affranchis le

161
droit de voter comme ceux qui leur
avaient donné la liberté.

An de Rome 688

(66 av. J.-C.)

C. Manilius

propose de confier à

Pompée la guerre

162
contre Mithridate ;

César et Cicéron

soutiennent cette

proposition ; elle est

adoptée

Le lendemain (c’était le premier jour


du mois dans lequel L. Tullius et
Aemilius Lépidus prirent possession du
consulat), le sénat, instruit de cette
proposition, la rejeta sur-le-champ :
l’indignation de la multitude était
montée à son comble. Manilius, qui en

163
fut effrayé, attribua d’abord à Crassus et
à quelques autres la pensée de cette loi ;
mais comme personne ne le crut, il
chercha, malgré une vive répugnance, à
flatter Pompée et prit surtout ce parti,
parce qu’il savait que Gabinius avait
beaucoup de crédit auprès de lui. Il lui
fit donc confier la guerre contre Tigrane
et contre Mithridate, avec le
gouvernement de la Bithynie et de la
Cilicie.

41

Alors le mécontentement et
l’opposition des Grands éclatèrent
encore pour diverses causes ; mais
principalement parce que Marcius et
Acilius furent déposés avant d’être
parvenus au terme de leur charge. Le
peuple avait envoyé, peu de temps
auparavant, des commissaires pour
régler les affaires dans les pays conquis
(la guerre paraissait finie d’après ce
que Lucullus avait écrit) ; mais il n’en
approuva pas moins la loi Manilia, à
l’instigation de César et de M. Cicéron,
qui soutinrent cette loi, non qu’ils la
crussent avantageuse pour l’État, ou
qu’ils voulussent complaire à Pompée,

164
mais parce qu’ils voyaient qu’elle
serait inévitablement adoptée. César
voulait tout à la fois flatter le peuple,
qui lui paraissait beaucoup plus
puissant que le sénat, et se frayer la
voie pour obtenir, un jour, un semblable
décret en sa faveur. Il cherchait en
même temps à exciter encore davantage
la jalousie et la haine contre Pompée,
par les honneurs qui lui seraient
conférés ; afin que le peuple se dégoûtât
plus promptement de lui. Quant à
Cicéron, il aspirait à gouverner l’État et
voulait montrer au peuple et aux Grands
qu’il accroîtrait considérablement la
force du parti qu’il aurait embrassé. Il
favorisait donc tantôt les uns, tantôt les
autres, pour être recherché par les deux
partis : ainsi, après avoir fait cause
commune avec les Grands et préféré,
par suite de cette résolution, l’édilité au
tribunat, il se déclara alors pour la lie
du peuple.

C. Manilius est

165
défendu par Cicéron

42

Une action en justice fut ensuite


intentée à Manilius par les Grands. Il
chercha à obtenir un ajournement ; mais
Cicéron, qui lui était opposé en tout,
consentit à grand’peine à remettre la
cause au lendemain, sous prétexte qu’on
était à la fin de l’année : il était alors
préteur et présidait la commission
chargée de cette affaire. La multitude
s’étant montrée fort mécontente,
Cicéron fut contraint par les tribuns de
se rendre dans l’assemblée du peuple :
il attaqua vivement le sénat et promit de
défendre Manilius. Sa conduite, dans
cette circonstance, lui attira d’amers
reproches, et il fut appelé transfuge. Un
mouvement populaire, qui éclata sur-le-
champ, empêcha la commission de se
réunir. Publius Paetus et Cornélius
Sylla, neveu du célèbre Sylla, désignés
consuls, et qui avaient été convaincus
de corruption, résolurent d’attenter aux

166
jours de L. Cotta et de L. Torquatus,
parce qu’ils les avaient accusés ; mais
surtout parce qu’ils avaient été élus à
leur place.

Première

conspiration de

Catilina

Plusieurs s’associèrent à ce projet,


entre autres Cn. Pison et Lucius Catilina
homme plein d’audace, qui avait aussi
brigué le consulat et conservait un vif
ressentiment de ne l’avoir pas obtenu.
Mais ils ne purent réussir : leur complot
fut dévoilé, et le sénat donna une garde
aux consuls. Un décret aurait même été

167
rendu contre les coupables, sans
l’opposition d’un tribun du peuple.
Cependant Pison conservait encore
toute sa hardiesse : le sénat, craignant
qu’il n’excitât des troubles, l’envoya
incontinent en Espagne, sous prétexte
d’y remplir un commandement. Il fut
égorgé par les habitants qu’il avait
révoltés par quelques injustices.

Mithridate envoie

une députation à

Pompée pour

demander la paix ; ils

168
ne peuvent

s’entendre

43

Pompée fit d’abord ses préparatifs,


comme sil devait se rendre en Crète
auprès de Métellus ; mais, instruit des
décrets qui venaient d’être rendus, il
feignit d’être mécontent, comme il
l’avait déjà fait, et accusa ses
adversaires de lui susciter sans cesse
des embarras pour lui faire commettre
quelque faute ; tandis que, au fond, il se
réjouissait de ces décrets. La Crète et
ce qui pouvait rester à faire sur mer ne
lui parut plus d’aucune importance, et il
tourna tous ses soins vers la guerre
contre les barbares. Voulant dès lors
sonder Mithridate, il chargea
Métrophanès de lui porter des paroles
de paix ; mais Mithridate ne tint alors

169
aucun compte de Pompée ; parce
qu’Arsace, roi des Parthes, venant de
mourir, il espérait mettre dans ses
intérêts Phraates, son successeur.
Pompée le prévint, fit sur-le-champ
alliance avec Phraates, aux mêmes
conditions, et l’engagea à se jeter dans
l’Arménie, qui dépendait de Tigrane. A
cette nouvelle, le roi du Pont effrayé
envoya aussitôt une députation à
Pompée, pour demander la paix.
Pompée ayant exigé qu’il déposât les
armes et rendît les transfuges,
Mithridate n’eut pas le temps de
délibérer ; car à peine les conditions
imposées par le général romain eurent-
elles transpiré parmi les soldats de ce
roi, qu’ils se révoltèrent ; les transfuges
(et ils étaient en grand nombre), par la
crainte d’être livrés ; les barbares, par
la crainte d’être forcés à combattre sans
eux. Ils se seraient même portés à
quelque extrémité envers lui, s’il n’était
parvenu, quoique bien difficilement, à
les contenir en prétextant qu’il avait
envoyé une députation, non pour
négocier ; mais pour observer les
préparatifs des Romains.

170
Entrevue de

Lucullus et de

Pompée en Galatie

44

Pompée, dès qu’il eut reconnu qu’il


devait faire la guerre, s’occupa de tous
les préparatifs nécessaires et rappela
sous les drapeaux les légions
Valériennes. Déjà il était en Galatie,
lorsque Lucullus vint à sa rencontre, lui
assura que, la guerre étant terminée, une
nouvelle expédition serait inutile, et
que, pour cette raison, les
commissaires, chargés par le sénat
d’établir l’ordre dans les pays conquis,
étaient arrivés. N’ayant pu lui persuader
de se retirer, il eut recours aux injures

171
et lui reprocha, entre autres choses, de
se mêler de toutes les affaires et d’être
passionné pour la guerre et pour le
commandement. Pompée s’inquiéta peu
des attaques de Lucullus, défendit à
l’armée de lui obéir et marcha, à
grandes journées, contre Mithridate,
impatient d’en venir aux mains avec lui
le plus tôt possible.

Premiers succès de

Pompée en Arménie

45

Mithridate, dont les forces étaient


moindres que celles de Pompée, l’évita
pendant quelque temps ; ravageant tous
les lieux qui se trouvaient sur son
passage, promenant son ennemi de
contrée en contrée et le réduisant à

172
manquer de vivres. Mais le général
romain s’étant jeté dans l’Arménie,
parce que ses provisions s’épuisaient,
et dans l’espoir de s’emparer de cette
contrée qui n’avait pas de défenseurs,
Mithridate craignit qu’elle ne lui fût
enlevée en son absence. Il s’y rendit
donc de son côté, occupa vis-à-vis de
l’ennemi une hauteur fortifiée par la
nature, et se tint en repos avec toute son
armée. Il se flattait de détruire les
Romains par la disette ; tandis que les
vivres lui arrivaient en abondance de
tous côtés, par cela même qu’il était
dans un pays soumis à sa puissance. Au
pied de cette hauteur s’étendait une
plaine nue, où Mithridate faisait
incessamment descendre quelques
cavaliers qui maltraitaient tous ceux
qu’ils rencontraient : aussi vit-il
plusieurs romains passer de son côté,
comme transfuges. Pompée n’eut pas la
témérité d’attaquer là Mithridate et son
armée. Il transporta son camp dans un
autre endroit, qui était entouré de bois
et où il devait être moins inquiété par la
cavalerie et par les archers de l’ennemi.
Il plaça en embuscade quelques-uns de
ses soldats dans un lieu convenablement
choisi, s’approcha ouvertement du camp

173
des barbares avec quelques autres, y
porta le trouble et les ayant attirés où il
désirait, il en fit un grand carnage.
Enhardi par ce succès, il envoya
plusieurs détachements de son armée
chercher des vivres sur divers points de
cette contrée.

Mithridate passe

dans l’Arménie,

soumise à Tigrane ;

Pompée le suit ;

174
bataille entre les

Romains et l’armée

de Mithridate ; les

Romains ont

l’avantage

46

Mithridate, voyant que Pompée s’en


procurait sans danger, qu’avec une
poignée de soldats il s’était emparé de
l’Anaïtis, contrée de l’Arménie
consacrée à une divinité de ce nom, que

175
ces succès lui attiraient de nombreux
partisans, et que les soldats de Marcius
se joignaient à lui, fut en proie à de
vives alarmes. Il ne séjourna pas
davantage dans ce pays, s’éloigna sans
délai, à la faveur des ténèbres, et, ne
marchant que pendant la nuit, il gagna
l’Arménie soumise à Tigrane. Pompée
le suivit pas à pas avec un vif désir
d’engager le combat ; mais il n’osa
l’attaquer, ni durant le jour, parce
qu’alors les barbares ne sortaient point
de leur camp ; ni durant la nuit, parce
qu’il redoutait des lieux qui lui étaient
inconnus : il attendit donc qu’on fût
arrivé au pays limitrophe. Là, instruit
que les ennemis songeaient à lui
échapper par la fuite, il se vit forcé
d’en venir aux mains avec eux, pendant
la nuit. Cette résolution une fois arrêtée,
il s’éloigna le premier, à leur insu,
lorsqu’ils faisaient la méridienne, et
prit la route qu’ils devaient suivre. Le
hasard l’ayant conduit dans une gorge
entourée de plusieurs hauteurs, il fit
monter ses soldats sur ces hauteurs et
attendit les barbares, qui, parce qu’ils
n’avaient encore rien souffert, se
croyaient même alors tellement à l’abri
du danger qu’ils espéraient que les

176
Romains cesseraient de les poursuivre,
et s’engagèrent dans cette gorge avec
sécurité et sans précaution. Pompée
tomba sur eux au milieu des ténèbres ;
car ils n’avaient point, de lumière, et
aucun astre ne brillait au firmament.

47

Voici la description de cette bataille :


d’abord, à un signal convenu, tous les
trompettes à la fois sonnèrent la charge.
Ensuite les soldats, les valets et les
gens attachés à l’armée poussèrent tous
ensemble un cri de guerre. Ils
frappaient, ceux-ci les boucliers avec
les lances, ceux-là les ustensiles
d’airain avec des pierres : les sons,
réfléchis et répétés par les flancs creux
des montagnes, répandaient le plus
grand effroi. Les barbares, surpris au
milieu de la nuit et dans des lieux
déserts par ce bruit soudain, furent
épouvantés, comme s’ils avaient été
frappés d’un fléau envoyé par les dieux.
En ce moment, les Romains, de tous les
points qu’ils occupaient sur les
hauteurs, lancèrent des pierres, des
traits et des javelots, qui, tombant sur
des masses compactes, faisaient

177
toujours quelques blessures et
réduisirent les barbares à la position la
plus critique. Équipés non pour le
combat, mais pour la route ; confondus,
hommes et femmes, avec les chevaux et
les chameaux de toute espèce ; les uns à
cheval, les autres sur des chars, tels que
litières couvertes et voitures de
voyage ; ceux-ci déjà blessés, ceux-là
s’attendant à l’être, ils étaient en proie à
mille craintes, se serraient les uns
contre les autres, et par cela même ils
trouvaient plus promptement la mort.
Voilà ce qu’ils eurent à souffrir tant
qu’ils furent attaqués de loin. Lorsque
les Romains, ayant épuisé les moyens
de les frapper à distance, tombèrent sur
eux, ceux qui occupaient les extrémités
furent taillés en pièces : comme ils
étaient la plupart sans armes, un seul
coup suffisait pour leur donner la mort.
En même temps le centre était foulé,
parce qu’on s’y portait des extrémités,
par l’effet de la crainte qui régnait tout
autour. Les barbares périssaient ainsi
pressés et écrasés les uns par les autres,
sans avoir aucun moyen de se défendre
et sans oser rien entreprendre contre les
ennemis. Cavaliers et archers, pour la
plupart, ils ne pouvaient ni voir devant

178
eux à cause des ténèbres, ni rien tenter
dans la gorge étroite on ils étaient
engagés. La lune enfin brilla : ils s’en
réjouirent dans l’espérance de se
défendre enfin à sa clarté. Ils auraient
pu en tirer quelque avantage, si les
Romains, qui l’avaient par derrière,
fondant sur leurs ennemis tantôt d’un
côté, tantôt d’un autre, n’avaient trompé
et leurs yeux et leurs bras. Comme ils
étaient fort nombreux et que leurs corps
projetaient tous ensemble des ombres
bien au loin dans la gorge ; tant qu’ils
s’approchaient ainsi des barbares, ils
les induisaient en erreur. En effet, ceux-
ci, croyant l’ennemi près d’eux,
portaient des coups qui se perdaient
dans le vide, et ils étaient blessés sans
s’y attendre lorsqu’ils voulaient
combattre ces ombres corps à corps.
Plusieurs périrent de cette manière :
d’autres non moins nombreux furent
faits prisonniers, et beaucoup d’autres,
parmi lesquels se trouvait Mithridate,
prirent la fuite.

179
Mithridate, forcé

de fuir, ne peut

obtenir un asile

auprès de Tigrane. Il

s’avance jusqu’au

Bosphore, fait mettre

180
à mort Macharès,

son fils, qui avait

embrassé le parti des

Romains ; il arrive

au delà du Phasis

48

Mithridate alors se dirigea vers


Tigrane : il se fit précéder d’une
députation ; mais il ne trouva chez lui
aucune disposition amicale, parce que
ce roi supposait que si son fils s’était

181
révolté, il avait été poussé par
Mithridate, son aïeul. Aussi, bien loin
de lui accorder un asile, Tigrane fit-il
arrêter, et charger de chaînes ses
envoyés. Déçu dans son espoir,
Mithridate tourna ses pas du côté de la
Colchide ; puis il s’avança par terre
jusqu’au Palus-Méotide et jusqu’au
Bosphore, gagnant les uns et réduisant
les autres par la force. Il s’empara de
cette contrée alors soumise à Macharès,
son fils, qui avait embrassé le parti des
Romains et auquel il inspira tant
d’effroi qu’il n’osa paraître en sa
présence. Macharès fut mis à mort par
ses amis, à l’instigation de son père, qui
leur promit l’impunité et de l’argent.
Sur ces entrefaites, Pompée fit
poursuivre Mithridate ; mais celui-ci
avait pris les devants, et il était déjà
arrivé au delà du Phasis.

Fondation de

182
Nicopolis par

Pompée

Le général romain fit bâtir, dans


l’endroit où il avait remporté la
victoire, une ville qu’il donna aux
blessés et aux soldats affaiblis par
l’âge. Plusieurs habitants des lieux
voisins vinrent s’y établir
volontairement avec eux : ils l’occupent
encore aujourd’hui, sous le nom de
Nicopolitains et font partie de la
province de Cappadoce. Tels furent les
exploits de Pompée.

Tigrane le fils se

183
révolte contre son

père ; il est vaincu et

se jette dans les bras

des Romains ;

Tigrane le fils sert de

guide à Pompée dans

une expédition contre

184
son père

49

Tigrane le fils, à la tête de quelques


hommes considérables qui supportaient
avec peine l’autorité de son père, se
retira auprès de Phraate ; et comme
celui-ci hésitait sur le parti qu’il devait
prendre, à raison de ses traités avec
Pompée, il le détermina à envahir
l’Arménie. Ils s’avancèrent jusqu’à
Artaxata, soumirent tout sur leur
passage et attaquèrent même cette ville.
Tigrane le père, effrayé à leur approche,
s’était enfui dans les montagnes.
Cependant Phraate, pensant que le siège
d’Artaxata durerait quelque temps,
laissa au jeune Tigrane une partie de
son armée et rentra dans ses États.
Tigrane le père marcha alors contre son
fils ainsi abandonné à lui-même et le
vainquit. Celui-ci prit la fuite et se
dirigea d’abord vers son aïeul ; mais,
instruit que Mithridate, vaincu lui-
même, avait besoin de secours plutôt

185
qu’il n’était en mesure de secourir les
autres, il se jeta dans les bras des
Romains et servit de guide à Pompée
dans une expédition en Arménie contre
son père.

Pompée franchit

l’Araxe et s’avance

jusque sous les murs

d’Artaxata

50

A cette nouvelle, le vieux Tigrane,

186
saisi de crainte, envoya un héraut à
Pompée et lui livra les ambassadeurs de
Mithridate, mais l’opposition de son
fils l’empêcha d’obtenir des conditions
raisonnables. D’un autre côté, Pompée,
ayant franchi l’Araxe, s’était avancé
jusque sous les murs d’Artaxata, malgré
les démarches de Tigrane, qui, dans
cette extrémité, lui abandonna la ville et
se rendit volontairement dans son
camp ; mais, afin de lui inspirer tout à
la fois du respect et de la pitié, il prit
soin que tout, dans son extérieur, tînt le
milieu entre son ancienne dignité et son
abaissement présent. Il se dépouilla
donc de sa tunique coupée de raies
blanches et de son manteau qui était tout
de pourpre ; mais il garda sa tiare et la
bandelette qui y était attachée.

Tigrane le père se

rend dans le camp

187
des Romains ; accueil

qu’il y trouve

Pompée envoya au-devant de lui un


licteur chargé de le faire descendre de
cheval ; car Tigrane, suivant la coutume
de son pays, se disposait à pénétrer à
cheval dans les retranchements des
Romains. Mais lorsqu’il y fut entré à
pied ; lorsqu’il eut déposé son diadème,
qu’il se fut prosterné et eut adoré
Pompée, ce général, ému de compassion
par un tel spectacle, s’élança vers lui,
le releva, ceignit son front du bandeau
royal, le fit asseoir à ses côtés et le
consola en lui disant, entre autres
choses, qu’il n’avait point perdu son
royaume d’Arménie, mais gagné
l’amitié des Romains. Après avoir
ranimé son courage par ces paroles, il
l’invita à souper.

188
Partage fait par

Pompée entre

Tigrane le père et

Tigrane le fils ; celui-

ci est envoyé à Rome

sous escorte

51

189
Le fils de Tigrane, assis de l’autre
côté de Pompée, ne se leva pas devant
son père et ne lui donna aucune marque
d’affection. Il ne se rendit pas même au
souper auquel il avait été invité ; et ce
fut là ce qui lui attira surtout la haine de
Pompée. Le lendemain, après avoir
entendu le père et le fils, le général
romain rendit au vieux Tigrane les États
qu’il avait reçus de ses ancêtres : quant
aux provinces qu’il avait conquises
(c’étaient, entre autres contrées,
diverses parties de la Cappadoce et de
la Syrie, la Phénicie, la Sophène, pays
limitrophe de l’Arménie), et elles
formaient un tout assez vaste, il les lui
enleva : de plus, il exigea une
contribution d’argent et ne donna à
Tigrane le fils que la Sophène : c’était
là que se trouvaient les trésors du roi
d’Arménie. Le jeune Tigrane les
réclama avec énergie : n’ayant pu les
obtenir (car Pompée ne pouvait se faire
payer avec d’autres fonds les sommes
qui lui avaient été promises), il éprouva
un vif mécontentement et résolut de
prendre la fuite. Instruit à temps de son
projet, Pompée le fit garder à vue et
envoya aux gardiens de ces trésors
l’ordre de les remettre à Tigrane le

190
père. Ils refusèrent, sous prétexte que
cet ordre devait être donné par le jeune
Tigrane, déjà regardé comme le
souverain de ce pays. Pompée l’envoya
alors lui-même au château où les trésors
étaient déposés : celui-ci, l’ayant trouvé
fermé, s’en approcha de très près et
ordonna, malgré lui, de l’ouvrir. Les
gardiens n’obéirent pas davantage,
soutenant qu’il ne donnait pas cet ordre
de bon gré, mais par contrainte. Pompée
indigné fit mettre en prison Tigrane le
jeune ; et les trésors furent ainsi remis à
son père. Pompée partagea son armée
en trois corps et établit ses quartiers
d’hiver dans l’Anaïtis et sur les bords
du Cyrnus, après avoir reçu de Tigrane
le père un grand nombre de présents et
des sommes beaucoup plus
considérables que celles qui avaient été
convenues. Ce fut là surtout ce qui le
détermina à l’inscrire bientôt après au
nombre des amis et des alliés du peuple
romain et à envoyer son fils à Rome
sous escorte. Néanmoins il ne passa pas
l’hiver dans le repos.

191
Première

expédition de

Pompée contre

Oroesès, roi des

Albanais

52

Orosès, roi des Albanais qui habitent


au delà du Cyrnus, voulant jusqu’à un
certain point complaire à Tigrane le
fils, qui était son ami ; mais craignant

192
par-dessus tout que les Romains
n’envahissent aussi l’Albanie, et
persuadé que, s’il profitait de l’hiver
pour tomber sur eux à l’improviste,
pendant qu’ils n’étaient pas réunis dans
le même camp, il pourrait remporter
quelque avantage, se mit eu marche, la
veille des Saturnales. Il se dirigea en
personne contre Métellus Céler, qui
avait Tigrane auprès de lui. En même
temps, il envoya quelques troupes
contre Pompée et quelques autres contre
Lucius Flaccus, gouverneur de la
troisième partie de la province ; afin
que les Romains, inquiétés sur tous les
points à la fois, ne pussent se secourir
les uns les autres ; mais il ne réussit
nulle part. Métellus Céler le repoussa
vigoureusement : quant à Flaccus, ne
pouvant défendre le retranchement qui
entourait son camp, parce qu’il avait un
trop vaste circuit, il en fit creuser un
autre en dedans du premier : par-là il fit
croire aux ennemis qu’il éprouvait des
craintes et les attira en deçà du
retranchement extérieur ; puis fondant
sur eux à l’improviste, il en massacra
un grand nombre dans la mêlée et
beaucoup d’autres dans leur fuite même.
Sur ces entrefaites, Pompée, informé

193
d’avance de l’attaque des barbares
contre la partie de l’armée romaine qui
n’était pas avec lui, fit tout à coup
volte-face, mit en déroute ceux qui
s’avançaient contre lui et marcha sans
retard contre Orosès ; mais il ne put
l’atteindre. Repoussé par Céler et
connaissant l’échec des divers corps de
son armée, ce roi avait pris la fuite.
Pompée tomba sur plusieurs Albanais,
au moment où ils traversaient le Cyrnus
et en fit un grand carnage ; puis, à la
prière de ceux qui avaient échappé à la
mort, il accorda la paix. Il désirait
vivement de faire une invasion dans
l’Albanie ; mais, à cause de l’hiver, il
différa volontiers la guerre. Tels furent
alors les exploits de Pompée.

Fin du Livre XXXVI

194
An de Rome 689

(65 av. J.-C.)

Expédition de

Pompée contre

Artocès, roi des

195
Ibères d’Asie

L’année suivante, sous le consulat de


L. Cotta et de L. Torquatus, Pompée fit
la guerre aux Albanais et aux Ibères. Il
se vit forcé de la faire d’abord contre
ceux-ci, quoique tel ne fût point son
dessein. Artocès, leur roi (ils habitent
sur les deux rives du Cyrnus et leur
pays touche à l’Albanie d’un côté et à
l’Arménie de l’autre), craignit que
Pompée ne marchât aussi contre lui. Il
lui envoya une ambassade, comme pour
solliciter son amitié ; mais il se disposa
à profiter de la sécurité qu’il aurait
ainsi inspirée au général romain, pour
l’attaquer à l’improviste. Instruit à
temps de ce projet, Pompée pénétra
dans les États d’Artocès, avant que
celui-ci eût terminé ses préparatifs et
occupé les défilés qui rendent l’entrée
de son royaume très difficile. Il arriva
jusqu’à la ville nommée Acropolis,
sans qu’Artocès eût vent de sa

196
présence. Situés au pied des gorges
d’où les bras du Caucase s’allongent
des deux côtés, elle avait été fortifiée
pour en défendre l’entrée. Artocès
effrayé n’eut pas le temps de prendre
toutes les mesures nécessaires : il
traversa le fleuve et brûla le pont. La
garnison, vaincue dans la défense de la
place et dans une sortie contre les
Romains, capitula. Pompée, maître de
ce passage, y établit un corps de
troupes, pénétra plus avant et subjugua
tout le pays en deçà du fleuve.

Il allait à son tour traverser le


Cyraus, lorsque Artocès lui envoya une
ambassade pour demander la paix ;
offrant, de son plein gré, de construire
un pont et de fournir aux Romains ce
dont ils avaient besoin. Il fit l’une et
l’autre chose dans l’espoir d’obtenir la
paix ; mais lorsqu’il vit que Pompée
avait passé le fleuve, il fut saisi de
crainte et se retira en toute hâte vers le
Pélore, qui coule aussi dans ses États ;
cherchant à échapper à un ennemi qu’il
aurait pu empêcher de passer le Cyrnus
et qu’il avait attiré sur ses pas. Pompée,

197
le voyant fuir, se mit à sa poursuite,
l’atteignit et le vainquit. Par la rapidité
de sa course, le général romain en vint
aux mains avec les Ibères, avant que les
archers pussent se servir de leurs
flèches avec avantage, et il les mit en
déroute en un clin d’œil. Après cet
échec, Artocès franchit le Pélore, brûla
aussi le pont construit sur ce fleuve et
prit la fuite. Ses soldats périrent, les uns
sur-le-champ de bataille, les autres en
traversant le fleuve à pied : plusieurs,
dispersés dans les bois, se défendirent
pendant quelques jours avec leurs
flèches du haut des arbres qui étaient
très élevés ; mais ces arbres ayant été
coupés, ils succombèrent aussi. Dans
cette situation, Artocès fit de nouveau
demander la paix à Pompée et lui
envoya des présents. Pompée les
accepta, afin que ce roi, dans l’espoir
de traiter, ne poussât pas plus loin sa
fuite ; mais il déclara qu’il
n’accorderait pas la paix, à moins
qu’Artocès ne lui remît ses enfants
comme otages. Artocès différa, jusqu’à
ce que les Romains eussent franchi le
Pélore, devenu facile à traverser à
cause de l’été et dont le passage n’était
d’ailleurs défendu par personne : alors

198
il envoya ses enfants à Pompée et obtint
ensuite la paix.

Deuxième

expédition de

Pompée contre

Oroesès, roi des

Albanais ; il lui

accorde la paix

199
3

Après ce traité Pompée, informé que


le Phasis n’était pas loin et comptant
pouvoir, en suivant le cours de ce
fleuve, descendre dans la Colchide et
de là se mettre à la poursuite de
Mithridate dans le Bosphore, s’avança,
comme il l’avait résolu, et s’ouvrit un
chemin dans la Colchide et dans les
pays limitrophes, tantôt par la
persuasion, tantôt par la crainte. Là,
voyant que sa marche sur terre devait se
faire à travers des peuples inconnus et
guerriers ; que sur mer elle serait plus
difficile encore, soit parce que le pays
n’avait point de ports, soit à cause des
habitants, il ordonna à sa flotte de
mouiller en face de Mithridate et de
l’observer ; afin de ne lui laisser aucun
moyen de mettre à la voile et pour le
priver de l’arrivage des vivres. Quant à
lui, il se dirigea vers le pays des
Albanais, non par le chemin le plus
court, mais en revenant dans
l’Arménie : son but était de tomber à
l’improviste sur ce peuple, qui, déjà
rassuré par le traité récemment conclu,

200
le serait encore davantage par cette
marche. Pompée traversa le Cyrnus à
pied, dans l’endroit où l’été l’avait
rendu guéable. Il ordonna à la cavalerie
de passer la première en aval du
fleuve : les bêtes de somme, qui
portaient les bagages, formèrent la
seconde ligne, et l’infanterie la
troisième. De cette manière, les
chevaux brisaient la force du courant en
lui opposant leurs corps, et si, malgré
cela, quelques-unes des bêtes de somme
venaient à être entraînées par les eaux,
recueillies par les soldats qui
marchaient un peu au-dessous, elles
n’étaient pas emportées plus loin. De là,
Pompée se dirigea vers le Cambyse.
Les ennemis ne lui causèrent aucun
dommage ; mais il eut beaucoup à
souffrir, avec toute son armée, de la
chaleur et de la soif qu’elle causait,
quoiqu’il fit de nuit la plus grande
partie de la route. Les guides, qui
avaient été pris parmi les prisonniers,
ne conduisirent pas les Romains par le
chemin le plus facile. Le fleuve lui-
méme ne leur fut d’aucun secours : bien
au contraire, comme l’eau était très
froide, elle rendit malades un grand
nombre de soldats, qui en buvaient

201
outre mesure. Là encore les Romains ne
rencontrèrent aucune résistance, et ils
s’avancèrent vers l’Abas, n’emportant
que de l’eau. Les habitants du pays leur
fournirent volontairement tout le reste :
aussi les Romains ne leur firent-ils
aucun mal.

Ils avaient déjà traversé le fleuve,


lorsque l’arrivée d’Oroesès leur fut
annoncée. Pompée voulut l’attirer au
combat, avant qu’il connut les forces
des Romains, de peur qu’il ne se retirât
en apprenant combien elles étaient
considérables. Il mit la cavalerie sur la
première ligne et lui donna ses
instructions derrière elle, il plaça le
reste de ses soldats, genou à terre et
couverts de leurs boucliers, avec ordre
de ne pas remuer. Oroesès ne fut pas
plus tôt informé de la présence des
Romains, qu’il engagea la bataille.
D’après les dispositions prises par
Pompée, le roi des Albanais, persuadé
qu’il n’avait à combattre que la
cavalerie, crut ne pas devoir s’en
inquiéter et l’attaqua : elle prit bientôt
la fuite à dessein et Oroesès la

202
poursuivit avec acharnement. Alors
l’infanterie se leva subitement et
entrouvrit ses rangs, pour donner à la
cavalerie le moyen de battre en retraite
sans danger. En même temps, elle fit
bonne contenance contre les ennemis
qui poursuivaient témérairement la
cavalerie, et les cerna en grande partie.
Tous ceux qui furent ainsi enveloppés
périrent sous les coups de l’infanterie :
quant aux autres, la cavalerie les tourna,
les uns à droite, les autres à gauche et
tomba sur eux. Ainsi un grand nombre
d’Albanais furent tués là par l’infanterie
et par la cavalerie de Pompée. Ceux qui
s’étaient réfugiés dans les bois furent
brûlés avec les arbres par les Romains
qui criaient : les Saturnales ! les
Saturnales ! parce que les barbares les
avaient attaqués pendant cette fête.

Pompée traite avec

203
plusieurs nations

voisines du Caucase

Après ces exploits, Pompée


parcourut tout ce pays et accorda la
paix aux Albanais : il traita aussi avec
quelques autres peuples des environs du
Caucase, jusqu’à la mer Caspienne, où
finit cette montagne qui commence au
Pont : ils lui avaient envoyé une
députation. Phraate, qui voulait
renouveler son alliance avec les
Romains, lui envoya aussi une
ambassade. En voyant la rapidité des
progrès de Pompée, le reste de
l’Arménie et de la partie du Pont qui lui
est contiguë déjà conquis par les
lieutenants de ce général, Gabinius
parvenu au delà de l’Euphrate jusque
sur les bords du Tibre, il fut frappé de

204
crainte et désira confirmer ses traités
avec Pompée ; mais il ne put rien
obtenir. Pompée, confiant dans ses
succès et dans les espérances qu’ils lui
donnaient pour l’avenir, ne lui témoigna
que du dédain : il parla avec arrogance
à ses ambassadeurs et exigea que
Phraate lui abandonnât la Gordyène,
pour laquelle ce roi était en contestation
avec Tigrane. Les ambassadeurs n’ayant
rien répondu à cette demande, parce
qu’ils n’avaient aucune instruction à ce
sujet, Pompée écrivit quelques lignes à
Phraate et, sans attendre sa réponse, il
envoya incontinent Afranius dans la
Gordyène, s’en empara sans coup férir
et la donna à Tigrane. Afranius, au
mépris de ses conventions avec le roi
parthe, gagna la Syrie à travers la
Mésopotamie, s’égara dans la route et
eut beaucoup à souffrir de l’hiver et du
manque de vivres. II aurait même péri
avec ses soldats, si les Carrhéens,
colonie macédonienne établie dans ce
pays, ne l’avaient reçu et accompagné
plus loin.

205
Phraate veut

renouveler son

alliance avec les

Romains ; conduite

de Pompée envers lui

Telle fut la conduite que tint envers


Phraate Pompée enorgueilli de sa
puissance présente : il fit voir, par un
exemple éclatant, à ceux qui aspirent

206
aux conquêtes, que tout dépend des
armes et que celui à qui elles donnent la
victoire est l’arbitre de tout. De plus, il
se moqua du surnom dont Phraate se
parait auprès des autres peuples et des
Romains eux-mêmes, qui le lui avaient
toujours accordé. On l’appelait roi des
rois ; mais Pompée, dans ses lettres,
retrancha des rois et ne l’appela que
roi ; bien qu’il eût donné, contre les
usages de son pays, ce titre de roi des
rois à Tigrane captif, lorsqu’il reçut les
honneurs du triomphe, à Rome, après
l’avoir vaincu. Phraate craignait
Pompée et cherchait à se l’attacher :
cependant il se montra aussi indigné de
la suppression de son titre que sil avait
été dépouillé de la royauté. Il lui
envoya une députation pour se plaindre
de toutes les injustices qu’il avait
essuyées et pour lui défendre de passer
l’Euphrate. Pompée n’ayant montré
aucune modération dans sa réponse,
Phraate, au commencement du
printemps, l’année où L. César et C.
Figulus furent consuls, se mit en
campagne contre Tigrane avec son
gendre, qui était le fils de ce roi : défait
dans une bataille, il fut ensuite
vainqueur. Tigrane ayant appelé à son

207
secours Pompée qui était en Syrie,
Phraate envoya de nouveau une
ambassade au général romain, l’accusa
hautement, donna à entendre qu’il avait
aussi à se plaindre beaucoup des
Romains, et fit naître la honte et la
crainte dans l’âme de Pompée.

Phraate et Tigrane

le père mettent fin à

leurs différends

Celui-ci ne secourut pas Tigrane ;


mais il ne fit plus rien d’hostile contre
Phraate, sous le prétexte qu’il n’avait

208
pas été chargé de cette expédition et que
Mithridate avait encore les armes à la
main. II répétait qu’il se contentait de ce
qu’il avait fait et qu’il ne voulait point,
par le désir de faire davantage,
compromettre ses succès passés,
comme Lucullus. Affectant alors le
langage d’un sage, il disait que la
passion d’acquérir sans cesse est
dangereuse et qu’il est injuste de
convoiter le bien d’autrui ; mais il ne
parlait ainsi que parce qu’il ne pouvait
plus le prendre. Redoutant les forces du
roi parthe, craignant l’inconstance des
choses humaines, il ne fit point la
guerre, quoique plusieurs le poussassent
à l’entreprendre. Il se mit au-dessus des
accusations de Phraate et, sans
s’attacher à les réfuter, il répondit que,
ce prince et Tigrane étant en
contestation an sujet de certaines
limites, il chargerait trois commissaires
de prononcer sur ce différend. Il les
envoya en effet : Tigrane et Phraate les
acceptèrent comme de véritables
arbitres et mirent fin à leurs griefs
réciproques ; le premier, parce qu’il
était indigné de n’avoir obtenu aucun
secours ; le second, parce qu’il voulait
que le roi d’Arménie conservât quelque

209
puissance, afin de l’avoir un jour pour
allié contre les Romains, si les
circonstances l’exigeaient. Ils savaient
très bien tous les deux que celui qui
l’emporterait sur l’autre frayerait aux
Romains la route vers
l’accomplissement de leurs projets, en
même temps qu’il tomberait plus
facilement lui-même sous leur
domination : tels furent les motifs de
leur réconciliation. Pompée passe
l’hiver à Aspis ; Stratonice lui livre la
citadelle de Symphorion Pompée passa
cet hiver à Aspis, soumit diverses
contrées qui luttaient encore contre les
Romains et, par la trahison de
Stratonice, il devint maître de la
citadelle appelée Symphorion.
Stratonice était une des femmes de
Mithridate irritée de ce qu’il l’avait
abandonnée, elle fit faire une sortie à la
garnison pour aller chercher des vivres,
et reçut les Romains, quoique son fils
s’y opposât avec force… {lacune}

210
Conquête de la

Coelé-Syrie et de la

Phénicie

[A son retour de l’Arménie, Pompée


devint l’arbitre des rois et des princes
qui se rendaient auprès de lui il
prononça sur les affaires qui lui furent
soumises, assura aux uns la possession
de leurs royaumes, augmenta les
principautés des autres, restreignit et
abaissa la puissance de ceux qui
s’étaient trop agrandis, rétablit l’ordre
dans la Coelè-Syrie et dans la Phénicie
récemment affranchies de leurs rois,
mais opprimées par les Arabes et par
Tigrane. Antiochus osa les
revendiquer ; mais il ne les obtint pas.

211
Ces deux contrées, réunies en une seule
province, reçurent des lois, et
l’administration romaine y fut établie.]

Prodigalités de

César, pendant son

édilité

{lacune}… Ce ne fut point la seule


chose qui valut des éloges à César
pendant son édilité : on le loua aussi
d’avoir fait célébrer avec la plus
grande pompe les jeux romains et la fête
de Cybèle, et d’avoir donné un
magnifique combat de gladiateurs, en

212
l’honneur de son père. Les dépenses
avaient été supportées en partie par
César et par son collègue M. Bibulus,
en partie par César seul, mais il se
montra si somptueux dans celles qu’il
fit seul, qu’on lui attribua même celles
qui avaient été au compte de Bibulus, et
il parut avoir payé seul tous les frais.
Aussi, Bibulus disait-il en plaisantant
qu’il lui arrivait la même chose qu’à
Pollux ; car le même temple était
consacré à Pollux aussi bien qu’à son
frère, et cependant il ne portait que le
nom de Castor.

Divers prodiges

Ces fêtes et ces jeux comblaient les


Romains de joie ; mais divers prodiges
les remplirent de terreur. Au Capitole,
plusieurs statues humaines et plusieurs
statues des dieux, entre autres celle de

213
Jupiter, qui était placée sur une colonne,
furent fondues par le feu de la foudre ;
une image de la louve allaitant Romulus
et Rémus, fut renversée de son
piédestal ; les lettres gravées sur les
colonnes qui portaient le texte des lois,
furent confondues et obscurcies. Tous
les sacrifices expiatoires prescrits par
les devins, furent célébrés, et l’on
décréta qu’il serait érigé en l’honneur
de Jupiter une statue plus grande, ayant
la face tournée du côté de l’orient et du
Forum, afin d’obtenir la découverte des
conspirations qui troublaient Rome.

Loi Papia contre

les étrangers résidant

à Rome

214
Voilà ce qui se passa cette année : les
censeurs, divisés d’opinions au sujet
des peuples qui habitent au delà du Pô
(l’un pensait qu’il fallait leur donner le
droit de cité, l’autre était d’un avis
contraire), ne firent absolument rien et
se désistèrent de leur charge. Pour le
même motif, leurs successeurs ne firent
rien non plus l’année suivante ; les
tribuns du peuple les ayant empêchés de
dresser la liste du sénat, dans la crainte
d’être dépouillés de la dignité
sénatoriale. En même temps, sur la
proposition d’un certain Caïus Papius,
tribun du peuple, tous les étrangers
résidant à Rome, à l’exception des
habitants de la contrée qui porte
maintenant le nom d’Italie, furent
chassés, sous le prétexte qu’ils étaient
trop nombreux et qu’ils ne paraissaient
pas dignes de vivre avec les Romains.

Les meurtriers de

215
L. Ofella et de

plusieurs autres

proscrits sont

condamnés

10

L’année suivante, sous le consulat de


Figulus et de L. César, il arriva peu
d’événements ; mais ils sont
mémorables, parce qu’ils montrent les
vicissitudes imprévues des choses
humaines. L’homme qui, par l’ordre de
Sylla, avait donné la mort à Lucrétius et
celui qui avait tué un grand nombre de
citoyens proscrits par le même Sylla,

216
furent mis en accusation et punis pour
ces meurtres : Julius César fut le
principal promoteur de cette mesure.
Ainsi les révolutions abaissent souvent
ceux qui eurent, à une certaine époque,
le plus grand pouvoir.

Catilina, mis en

jugement et absous,

forme le projet de

changer la

constitution de la

217
République

Cette condamnation arriva contre


l’attente publique : il en fut de même de
l’absolution de Catilina mis en jugement
pour le même motif ; car lui aussi avait
fait mourir un grand nombre de
proscrits. Cette absolution le rendit plus
audacieux et l’entraîna à sa perte. En
effet, sous le consulat de M. Cicéron et
de C. Antonius, alors que Mithridate ne
pouvait plus nuire aux Romains et
s’était même donné la mort, Catilina
tenta de changer la constitution de la
République. Il souleva contre elle les
alliés et fit craindre aux Romains une
guerre terrible : voici comment se passa
l’un et l’autre événement.

Fermeté de

218
Mithridate dans les

revers ; il est

abandonné par ses

partisans

11

Mithridate ne céda pas à l’adversité :


consultant sa volonté plus que ses
forces et tenant surtout à profiter du
séjour de Pompée en Syrie, il
nourrissait la pensée de se rendre vers
le Danube à travers le pays des Scythes,
pour faire de là une invasion en Italie.
Naturellement porté aux grandes
entreprises, ayant souvent éprouvé la

219
bonne et la mauvaise fortune, il croyait
pouvoir tout oser et ne devoir
désespérer de rien. D’ailleurs, dût-il
échouer, il aimait mieux périr sous les
ruines de son trône, avec un cœur
toujours ferme, que de vivre dans
l’humiliation et dans l’obscurité, après
l’avoir perdu. Il se raffermit avec
énergie dans cette résolution ; car plus
son corps était épuisé et flétri, plus son
âme avait de vigueur, et la faiblesse de
l’un était relevée par les mâles
inspirations de l’autre. Mais ceux qui
jusqu’alors s’étaient montrés ses
partisans, voyant la puissance des
Romains grandir et celle de Mithridate
décroître de jour en jour, abandonnèrent
sa fortune : outre diverses calamités, le
plus terrible tremblement de terre qu’on
eût vu de mémoire d’homme détruisit
plusieurs de ses villes, des troubles
éclatèrent dans son armée, on enleva
même plusieurs de ses enfants et on les
conduisit à Pompée.

220
Cruautés de

Mithridate ;

Pharnace, son fils,

trame sa perte et le

fait périr dans le

palais où il s’était

221
réfugié ; fin de

Mithridate

12

Mithridate mit la main sur plusieurs


des coupables et les livra au supplice ;
mais dans sa colère, il punit, sur un
simple soupçon, des hommes qui
n’avaient rien fait. II ne se fia plus à
personne, et quelques-uns des enfants
qui lui restaient encore étant devenus
suspects, il les fit égorger. Témoin de
ces cruautés, Pharnace, un de ses fils,
trama sa perte, autant par crainte que
dans l’espoir d’être placé sur le trône
par les Romains : il avait déjà atteint
l’âge viril. Son crime fut découvert (car
toutes ses actions étaient observées
ouvertement et en secret), et il aurait été
puni sur-le-champ, si les gardes du
vieux roi avaient eu quelque

222
dévouement pour lui. Mais Mithridate,
fort habile dans l’art de régner, ignorait
que les armes et le grand nombre de
sujets, quand ils n’ont pas d’amour pour
leur roi, ne sont d’aucune utilité. Bien
au contraire, plus ils sont nombreux et
plus on doit les craindre, lorsqu’ils ne
sont pas fidèles. Pharnace, à la tête des
hommes associés dés le principe à son
projet et avec ceux que Mithridate avait
envoyés pour l’arrêter (il n’eut aucune
peine à les gagner), marcha sans détour
contre son père. A cette nouvelle le
vieillard, qui était à Panticapée, envoya
contre son fils quelques soldats
auxquels il promit de les suivre.
Pharnace les mit bientôt dans ses
intérêts ; car eux aussi n’aimaient pas
Mithridate. Il s’empara de la ville qui
n’opposa aucune résistance et fit périr
son père dans le palais royal, où il
s’était réfugié.

13

Mithridate essaya de se tuer : après


avoir donné du poison à ses femmes et
aux enfants qu’il avait encore, il but le
reste ; mais il ne put s’ôter la vie ni par
le poison, ni en se frappant lui-même

223
avec une épée. Ce poison était mortel, il
est vrai ; mais il fut impuissant, parce
que Mithridate s’était prémuni contre la
mort par les contrepoisons dont il
faisait usage chaque jour. Quant au coup
d’épée, il fut émoussé par une main que
l’âge et les manieurs présents avaient
engourdie, et par l’effet du poison
quelque affaibli qu’il fut. Mithridate
n’ayant donc pu mourir de sa propre
main et paraissant devoir vivre trop
longtemps, les hommes qu’il avait
envoyés contre son fils précipitèrent sa
fin, en se jetant sur lui avec leurs épées
et leurs lances. Ainsi ce roi, qui avait
traversé toutes les extrémités de la
bonne et de la mauvaise fortune, termina
sa vie d’une manière extraordinaire : il
désira la mort, sans le vouloir ; il
essaya de se tuer et il ne put y parvenir ;
il attenta à ses jours par le poison et par
le fer, et il fut égorgé par ses ennemis !

Pharnace envoie

224
les restes de son père

à Pompée, qui lui

donne le Bosphore et

le met au nombre des

alliés de Rome

14

Pharnace embauma les restes de son


père et les envoya à Pompée, comme
une preuve irrécusable de ce qu’il avait
fait : en même temps il mit à sa
discrétion sa personne et son royaume.

225
Pompée, loin d’insulter au cadavre de
Mithridate, ordonna de le déposer dans
le tombeau de ses pères. Il pensa que sa
haine s’était éteinte avec sa vie, et il ne
voulut pas exercer contre un corps
inanimé une vengeance inutile.
Cependant il donna le royaume du
Bosphore à Pharnace pour prix de son
parricide, et il le mit au nombre des
amis et des alliés de Rome. Après la
mort de Mithridate, ses États furent
conquis, à quelques exceptions près.
Les garnisons, qui occupaient encore
hors du Bosphore quelques places
fortes, ne se soumirent pas
immédiatement, non qu’elles eussent la
pensée d’entrer en lutte avec Pompée ;
mais dans la crainte que si les richesses
confiées à leur garde étaient enlevées,
ce ne fût contre elles un chef
d’accusation : elles différèrent donc,
dans l’intention de livrer ces richesses
à Pompée lui-même.

Expédition de

226
Pompée en Arabie et

dans la Syrie-

Palestine, gouvernée

par Hyrcan et

Aristobule ; il

s’empare de la ville

et du temple de

227
Jérusalem

15

Tout était fini dans ces contrées,


Phraate se tenait tranquille, l’ordre était
établi en Syrie et dans la Phénicie :
Pompée alors marcha contre Arétas, qui
régnait jusqu’à la mer Rouge, sur le
pays des Arabes maintenant soumis aux
Romains. Antérieurement, il avait
souvent causé du dommage à la Syrie,
et, quoiqu’il eût été déjà vaincu par les
Romains venus au secours de cette
contrée, il faisait encore la guerre.
Pompée se mit donc en campagne contre
Arétas et contre ses voisins, les
vainquit sans peine et laissa un corps
d’armée dans ce pays. De là, il se rendit
eu toute diligence dans la Syrie-
Palestine dont les habitants avaient
dévasté la Phénicie. La Syrie-Palestine
était gouvernée par deux frères, Hyrcan
et Aristobule, qui se disputaient la
dignité de grand prêtre de leur dieu : on
ne sait quel est ce dieu, et cette dignité

228
confère le pouvoir suprême dans ce
pays. Cette rivalité remplissait les
villes de séditions. Pompée réduisit
sous sa puissance, sur-le-champ et sans
combat, Hyrcan, qui n’avait point des
forces suffisantes. Quant à Aristobule, il
l’enferma dans un château fort et le
contraignit à traiter. Puis, comme
Aristobule ne lui livrait ni ce château,
ni les sommes qu’il avait promises en
capitulant, il le fit prisonnier. Dés lors
le reste de la Syrie fut facile à
conquérir ; mais Pompée eut de grands
obstacles à surmonter au siège de
Jérusalem.

16

Reçu par les partisans d’Hyrcan, il


fut aisément maître de la ville même ;
mais la prise du temple, dont le parti
contraire s’était emparé, lui coûta
beaucoup d’efforts. Il était situé sur une
hauteur et entouré de remparts qui le
rendaient plus fort. Si ceux qui
l’occupaient l’avaient défendu tous les
jours avec la même vigilance, Pompée
n’aurait pu le prendre ; mais ils
suspendaient le combat pendant les
jours qui portent le nom de Saturne ;

229
parce qui ils ne font rien ces jours-là.
Cette interruption fournit aux assaillants
le moyen d’ébranler les remparts. Les
Romains, ayant remarqué l’usage dont
je viens de parler, ne poussaient point
sérieusement l’attaque pendant le reste
de la semaine ; mais lorsqu’arrivaient
périodiquement les jours de Saturne, ils
donnaient l’assaut de toutes leurs
forces. Ainsi le temple tomba au
pouvoir des Romains, le jour dédié à
Saturne, sans que ses défenseurs fissent
aucune résistance. Tous ses trésors
furent pillés, le pouvoir suprême fut
donné à Hyrcan et Aristobule emmené
en captivité. Tels sont les événements
qui se passèrent alors en Palestine :
c’est l’ancien nom de la contrée qui
s’étend depuis la Phénicie jusqu’à
l’Égypte, le long de la mer intérieure ;
mais elle en prend aussi un autre. Elle
se nomme Judée et les habitants
s’appellent Juifs.

Digression sur les

230
Juifs et sur l’usage de

déterminer l’ordre

des jours d’après les

planètes

17

Je ne connais pas l’origine de ce


second nom ; mais il s’applique à
d’autres hommes qui ont adopté les
institutions de ce peuple, quoiqu’ils lui
soient étrangers. Il y a des Juifs même
parmi les Romains : souvent arrêtés
dans leur développement, ils se sont
néanmoins accrus au point qu’ils ont
obtenu la liberté de vivre d’après leurs

231
lois. Ils sont séparés du reste des
hommes par toutes les habitudes de la
vie ; mais surtout parce ils n’honorent
aucun dieu des autres peuples ; ils n’en
reconnaissent qu’un qui leur est propre
et qu’ils adorent avec ferveur. Jamais il
n’y eut aucune statue à Jérusalem : ils
regardent ce dieu comme un être
ineffable, invisible, et ils célèbrent son
culte avec un zèle qu’on ne trouve point
chez les autres hommes. Ils lui ont érigé
un temple très vaste et très beau, mais
qui n’est ni fermé ni couvert. De plus,
ils lui ont consacré le jour de Saturne :
ce jour-là ils se livrent à de nombreuses
pratiques qui ne sont usitées que chez
eux, et ils s’abstiennent de tout travail
sérieux. Quant aux détails sur ce dieu,
sur ce qu’il est, sur l’origine des
honneurs qui lui sont rendus, sur la
crainte religieuse qu’il inspire à ce
peuple, ils ont été donnés par plusieurs
écrivains et ne soit point du domaine de
cette histoire.

18

L’usage de déterminer l’ordre des


jours d’après les sept astres qu’on
appelle planètes vient des Égyptiens : il

232
existe chez les autres peuples ; mais,
suivant mes conjectures, il ne remonte
pas à une époque éloignée. Les anciens
Grecs, du moins autant que je puis le
savoir, ne le connaissaient pas ; mais
puisqu’il est adopté aujourd’hui dans
tous les pays et par les Romains eux-
mêmes, comme une coutume nationale,
je veux exposer en peu de mots
comment et suivant quelles règles il a
été établi. D’après ce que j’ai appris, il
repose sur deux systèmes faciles à
comprendre, mais qui s’appuient sur
une certaine théorie. Si, rapportant à ces
astres, doit dépend toute la magnifique
ordonnance des cieux, l’harmonie
fondée sur l’intervalle de la quarte et
qui est regardée comme tenant la
première place dans la musique, on suit
l’ordre dans lequel chacun accomplit sa
révolution ; si, commençant par le
cercle le plus éloigné du centre et qui
est consacré à Saturne, on laisse de côté
les deux cercles qui viennent ensuite et
on désigne le quatrième par le nom du
dieu auquel il est dédié ; si, après celui-
là, franchissant encore les deux
suivants, on arrive au septième, et que,
parcourant les autres d’après la même
marche, on donne successivement aux

233
jours le nom du dieu auquel chaque
astre est consacré, on trouvera entre
l’ordre des jours et celui des cieux un
rapport fondé sur la musique.

19

Tel est, dit-on, le premier système.


Voici le second : comptez les heures du
jour et celles de la nuit, en commençant
par la première. Attribuez cette
première heure à Saturne, la suivante à
Jupiter, la troisième à Mars la
quatrième au Soleil, la cinquième à
Vénus, la sixième à Mercure, la
septième à la Lune, en suivant l’ordre
des cercles fixé par les Égyptiens.
Faites plusieurs fois cette opération :
lorsque vous aurez parcouru les vingt-
quatre heures, d’après la même marche,
vous trouverez que la première heure du
jour suivant échoit au Soleil. Opérez de
la même manière sur les vingt-quatre
heures de ce jour, et la première heure
du troisième jour reviendra à la Lune.
Si vous appliquez ce procédé aux autres
jours, chaque jour sera donné au dieu
auquel il appartient. Voilà ce qu’on
rapporte à ce sujet.

234
Modération de

Pompée après ses

victoires

20

Pompée, après avoir terminé cette


expédition, retourna dans le Pont : il
s’empara des places fortes, se dirigea
vers l’Asie Mineure et de là vers la
Grèce, pour rentrer en Italie. Vainqueur
dans plusieurs combats, il soumit par
les armes ou s’attacha par des traités un
grand nombre de rois et de princes,
établit des colonies dans huit villes,
ajouta plusieurs contrées aux
possessions des Romains et leur assura
de nombreux revenus. Il donna à la

235
plupart des nations qui leur étaient alors
soumises, sur le continent de l’Asie, des
lois particulières et une meilleure forme
de gouvernement : aujourd’hui elles
conservent encore les institutions
établies par Pompée. Certes tout cela
est grand, et jamais Romain, avant lui,
ne fit rien de semblable ; mais on
pourrait l’attribuer à ses compagnons
d’armes ou à la fortune : maintenant je
vais raconter ce que nous devons
admirer plus que tout le reste et dont la
gloire n’appartient qu’à lui. Exerçant
une très grande puissance sur terre et
sur mer, possesseur de richesses
considérables qu’il avait amassées par
la rançon des prisonniers, devenu l’ami
de plusieurs rois et de plusieurs
princes, sûr du dévouement de presque
toutes les nations qui avaient été sous
son autorité et qu’il avait gagnées par
ses bienfaits, il aurait pu, avec leur
concours, tenir l’Italie sous sa
dépendance et concentrer dans sa main
toute la puissance de Rome ; car la
plupart des peuples l’auraient
volontairement accepté pour maître, et
si quelques-uns avaient résisté, leur
faiblesse les aurait infailliblement
amenés à se soumettre à lui : Pompée ne

236
profita pas de cette position. Bien au
contraire, à peine débarqué à Brindes,
il congédia de son plein gré toutes les
troupes, sans aucun décret du sénat ou
du peuple ; il n’eut pas même la pensée
de les faire servir d’ornement à son
triomphe. Il savait quelle haine la
conduite de Marius et de Sylla avait
soulevée, et il ne voulut pas que ses
concitoyens pussent craindre, même
pendant quelques jours, d’avoir de
semblables maux à souffrir.

Triomphe de

Pompée

21

Pompée ne se donna aucun surnom,


quoique ses exploits lui permissent d’en
prendre plusieurs. Le grand triomphe lui

237
fut décerné et il en reçut les honneurs,
malgré les lois romaines qui
défendaient à un général de le célébrer
sans les compagnons de sa victoire ;
mais il n’accepta qu’un seul triomphe
pour toutes ses guerres. Il s’y montra
entouré de nombreux trophées
somptueusement ornés, en souvenir de
chacun de ses exploits, même des
moins. importants : parmi ces trophées
il s’en trouvait un très grand et d’une
magnificence excessive, avec cette
inscription : Sur le monde entier.
Toutefois Pompée ne se para d’aucun
surnom nouveau et se contenta de celui
de Grand qu’il avait obtenu avant cette
expédition. Il ne rechercha aucun
honneur extraordinaire et ne fit usage
qu’une fois des distinctions qui lui
avaient été accordées pendant son
absence : elles consistaient dans le
droit d’assister à toutes les fêtes
publiques avec une couronne de laurier
et avec le manteau de général, et aux
jeux équestres avec la robe triomphale.
César contribua plus que personne à les
lui faire accorder, malgré M. Caton.

238
César, Caton et

Pompée

22

J’ai déjà fait connaître le caractère


de César : j’ai dit qu’il recherchait la
faveur du peuple, et que, tout en
s’efforçant de renverser Pompée, il
travaillait à se le rendre favorable dans
ce qui pouvait lui concilier l’affection
de la multitude et assurer sa puissance.
Quant à Caton, issu de la famille des
Porcius, il prenait le grand Caton pour
modèle : seulement il avait plus de goût
que lui pour les lettres grecques.
Dévoué au peuple, il n’accordait jamais
son admiration à un homme et réservait
tout son amour pour la République :
quiconque s’élevait au-dessus des
autres lui devenait suspect d’aspirer à

239
la domination et était en butte à sa
haine. Touché de la faiblesse du peuple
qu’il aimait plus que personne, il
épousait chaleureusement ses intérêts et
soutenait avec une entière liberté ce qui
était juste, même en s’exposant au
danger ; et dans tout cela, il se montrait
guidé non par l’ambition d’arriver à la
puissance, à la gloire ou aux honneurs ;
mais par le désir de vivre indépendant
et sans maître. Tel était l’homme qui,
alors pour la première fois, prenait part
aux affaires publiques : il combattit le
décret relatif à Pompée, non par haine
pour ce général ; mais parce qu’il était
contraire aux lois.

23

Voilà quels furent les honneurs


accordés à Pompée absent : il n’en
reçut pas d’autres, à son retour.
Cependant les Romains lui en auraient
décerné de nouveaux, s’il l’eût voulu ;
car ils accordèrent souvent à des
généraux investis d’un commandement
moins important de nombreuses et
d’éclatantes distinctions ; mais, à la
vérité, ce fut contre leur gré. Pompée
savait très bien que les honneurs donnés

240
par la multitude à ceux qui ont une
grande autorité et beaucoup d’influence
font naître, alors même qu’elle les a
conférés librement, le soupçon d’avoir
été arrachés par la violence ou par les
menées des hommes puissants, et qu’ils
ne procurent aucune gloire à ceux qui
les reçoivent ; parce que, loin d’être
regardés comme l’hommage d’une
volonté libre, ils paraissent obtenus par
la contrainte et décernés moins par
bienveillance que par flatterie. Aussi ne
permit-il à personne de faire une
proposition à ce sujet, disant qu’il
valait infiniment mieux agir ainsi que de
ne pas accepter les honneurs, lorsqu’ils
ont été décrétés. En effet, quand on les
refuse, outre la haine contre le pouvoir
de ceux qui les ont fait accorder, il y a
de l’orgueil et de l’insolence à ne pas
accepter des distinctions offertes par
des hommes placés au-dessus de nous,
ou tout au moins nos égaux : au
contraire, en ne les demandant pas, on
montre non par des paroles et par une
vaine ostentation ; mais par des actes,
une âme vraiment démocratique. Ainsi,
après être arrivé par la violation des
lois à presque toutes les magistratures
et au commandement des armées, il ne

241
voulut d’aucun de ces honneurs inutiles
pour les autres, comme pour lui-même,
et qui l’auraient exposé à l’envie et à la
haine de ceux qui les lui auraient
conférés ; mais cela se passa après un
certain temps.

L’ Augure du salut

est renouvelé ;

présages

24

Pendant le reste de cette année, les


Romains n’eurent point de guerre à
soutenir : ils purent donc renouveler,
après une longue interruption, l’Augure

242
du Salut. C’est une sorte de divination
qui a pour but de rechercher si les dieux
veulent qu’on leur demande le salut du
peuple ; comme si c’était une impiété
que de le demander, avant d’en avoir
obtenu la permission. Elle avait lieu,
tous les ans, le jour où aucune armée ne
se mettait en campagne, où oit n’était en
présence d’aucun ennemi, oit on n’avait
pas à combattre. Pour cette raison, elle
était suspendue lorsque les dangers se
succédaient sans interruption, et surtout
pendant les guerres civiles ; car, outre
que les Romains auraient bien
difficilement trouvé un seul jour libre
de tout empêchement, il eût été fort
absurde qu’au moment où ils se
faisaient volontairement mille maux les
uns aux autres par les dissensions
civiles, et où ils devaient en souffrir
d’inévitables, autant par la victoire que
par la défaite, ils priassent les dieux de
les sauver.

25

L’Augure du Salut put donc être


célébré alors ; mais il fut douteux.
Plusieurs oiseaux ne s’envolèrent point
du côté favorable, et l’augure dut être

243
recommencé. D’autres mauvais
présages apparurent : la foudre tomba
plusieurs fois par un temps serein, la
terre éprouva une violente secousse,
des simulacres humains se montrèrent
dans beaucoup d’endroits, des traits de
flamme s’élevèrent vers le ciel du côté
du couchant ; de sorte que tout le
monde, même l’homme le plus grossier,
pouvait prévoir ce qu’annonçaient de
tels signes. Les tribuns du peuple
s’adjoignirent le consul Antoine, qui
avait avec eux une parfaite conformité
de caractère : puis, l’un appela aux
magistratures les enfants de ceux qui
avaient été chassés de Rome par Sylla ;
l’autre accorda à Publius Paetus et à
Cornélius Sylla, condamnés ensemble
pour brigue, le droit de siéger au sénat
et de remplir les charges publiques.

Rullus propose un

244
partage des terres

Un troisième proposa l’abolition des


dettes, un autre le partage des terres
dans l’Italie et dans les pays soumis aux
Romains ; mais tous ces projets furent
déjoués à temps par Cicéron et par les
hommes de son parti, avant d’avoir reçu
un commencement d’exécution.

Procès intenté à C.

Rabirius

26

Titus Labiénus cita C. Rabirius en

245
justice pour le meurtre de Saturninus et
excita ainsi les troubles les plus
violents dans Rome. Saturninus était
mort depuis environ trente-six ans, et
les consuls de son temps avaient été
chargés par le sénat de lui faire la
guerre. L’action intentée par Labiénus
détruisait donc l’autorité des décrets du
sénat et bouleversait la constitution de
la République. Rabirius, loin d’avouer
qu’il était l’auteur du meurtre de
Saturninus, le niait avec force. Les
tribuns travaillaient avec ardeur à
détruire la puissance et l’autorité du
sénat, afin de s’assurer les moyens de
faire tout ce qu’ils voudraient. Et en
effet, demander compte des sénatus-
consultes et d’actes accomplis depuis
tant d’années, c’était affranchir de toute
crainte ceux qui tenteraient de faire des
actes semblables, et diminuer les
châtiments qui leur étaient réservés.
Aussi le sénat regardait-il comme une
injustice révoltante qu’on fît périr un
sénateur auquel on n’avait rien à
reprocher et qui était déjà parvenu à un
âge très avancé ; mais il s’indignait bien
plus encore que le premier corps de la
République fût en butte à de vives
attaques et que le gouvernement tombât

246
dans les mains les plus méprisables.

27

Cette affaire donna naissance, dans


les deux partis, à des mouvements
séditieux et à de violentes querelles.
Les uns ne voulaient pas qu’elle fût
déférée à un tribunal ; les autres
demandaient qu’un tribunal en fût saisi.
Ces derniers l’ayant emporté par
l’influence de César et de quelques
autres citoyens, il fallut s’entendre au
sujet de l’action elle-même. Les juges
étaient Caïus et Lucius César ; car il ne
s’agissait pas d’une simple accusation
de meurtre, mais du crime de
perduellion. Ils rendirent un arrêt de
condamnation ; quoiqu’ils n’eussent pas
été désignés par le peuple, comme les
lois l’exigeaient, mais par le préteur qui
n’avait pas le droit de les choisir :
Rabirius appela de ce jugement ; mais il
aurait été également condamné par le
peuple, si Métellus, qui était alors
augure et préteur, ne s’y fût opposé.
Voyant que la multitude ne l’écoutait pas
et ne considérait pas même que ce
jugement était contraire aux lois, il
courut au Janicule, avant qu’elle votât et

247
enleva l’étendard militaire. Dès ce
moment, le peuple n’eut plus le droit de
délibérer.

Sur l’étendard de

Janicule

28

Voici ce qu’on rapporte au sujet de


cet étendard ; dans les premiers temps,
Rome était entourée de nombreux
ennemis. Les Romains, craignant que
quelque peuple voisin n’attaquât
furtivement la ville et ne s’emparât du
Janicule pendant qu’ils seraient dans les
assemblées centuriales, décidèrent
qu’ils ne voteraient point tous ensemble
et que quelques-uns d’entre eux
veilleraient sur cette colline,
successivement et en armes. Tant que

248
durait l’assemblée, une garde était
établie au Janicule : lorsque
l’assemblée était au moment de se
séparer, on enlevait l’étendard militaire
et la garde se retirait. Il n’était plus
permis de délibérer, dès que le Janicule
n’était pas gardé ; mais cela n’avait lieu
que pendant les assemblées par
centuries, parce qu’elles se tenaient
hors des murs et que tous les citoyens
qui avaient des armes étaient tenus de
s’y rendre. Aujourd’hui, il en est encore
de même, par respect pour cet antique
usage : l’assemblée fut ainsi dissoute
alors par l’enlèvement de l’étendard
militaire, et Rabirius fut sauvé.
Labienus aurait pu l’appeler de nouveau
en justice ; mais il ne le fit pas.

Loi Tullia

29

Je vais raconter de quelle manière

249
périt Catilina et quelles furent les
causes de sa fin tragique. Il briguait
encore le consulat, à cette époque, et ne
négligeait rien pour l’obtenir : le sénat,
à l’instigation de Cicéron, ajouta aux
peines déjà établies contre la corruption
un exil de dix ans. Conjuration de
Catilina Catilina tente de massacrer
Cicéron et d’autres citoyens Catilina,
convaincu que ce décret était dirigé
contre lui (et il l’était réellement), tenta
avec une poignée d’hommes qu’il avait
réunis pour un coup de main de
massacrer dans les comices mêmes
Cicéron et d’autres citoyens
considérables, afin d’être nommé
consul sur-le-champ ; mais il ne put y
parvenir. Cicéron, instruit à temps de ce
projet, le dénonça au sénat et accusa
vigoureusement Catilina. N’ayant pu
faire décréter aucune des mesures qu’il
croyait nécessaires (car ses révélations
ne parurent point vraisemblables, et ou
le soupçonna d’avoir, par inimitié
personnelle, calomnié les accusés), il
conçut des craintes ; parce qu’il venait
d’irriter encore davantage Catilina il
n’osa point se rendre dans l’assemblée
sans précaution, comme il avait
coutume de le faire ; mais il emmena

250
avec lui des amis prêts à le défendre,
s’il était menacé de quelque danger.
Enfin, autant pour sa propre sûreté que
pour rendre les conjurés odieux, il mit
sous sa robe une cuirasse qu’il laissait
voir là dessein. Tout cela, joint au bruit
vaguement répandit que des embûches
étaient dressées au consul, souleva
l’indignation publique. Aussi les
complices de Catilina, craignant le
courroux de la multitude, se tinrent-ils
tranquilles.

Complices de

Catilina ; serment

des conjurés

251
30

D’autres ayant ainsi obtenu le


consulat, ce ne fut plus en secret contre
Cicéron et ses amis, mais contre la
République entière, que conspira
Catilina. Il associa à ses projets les
hommes les plus corrompus de Rome,
toujours avides de changements, et un
très grand nombre d’alliés ; promettant
aux uns et aux autres l’abolition des
dettes, le partage des terres et tout ce
qui était propre à les séduire. Il força
les plus distingués et les plus influents
de ses complices (dans ce nombre était
le consul Antoine), à se lier par
d’horribles serments. Après avoir
immolé un jeune esclave, il jura sur ses
entrailles et confirma son serment, en
les prenant dans ses mains : ensuite les
conjurés en firent autant. Il avait pour
agents principaux, à Rome, le consul
Antoine et Publius Lentulus qui, chassé
du sénat après son consulat, gérait alors
la préture dans le but de recouvrer son
ancienne dignité ; à Fésules, rendez-
vous des conjurés, C. Mallius très
habile dans le métier des armes et qui
avait servi sous Sylla en qualité de
centurion ; mais homme fort prodigue.

252
Après avoir dissipé en folles dépenses
les richesses qu’il avait amassées à
cette époque (et elles étaient très
considérables), il aspirait à en acquérir
de nouvelles par les mêmes voies.

Lettres anonymes

remises à Crassus ;

nouvelles de

l’Étrurie

31

Pendant ces préparatifs des conjurés,

253
Cicéron fut instruit de ce qui se tramait
à Rome par des lettres anonymes,
remises à Crassus et à quelques autres
nobles. Sur ces indices, on décréta qu’il
y avait tumulte et qu’il fallait informer
contre les coupables. On apprit ensuite
ce qui se passait dans l’Étrurie : par un
second décret les consuls furent
chargés, suivant l’usage, de veiller au
salut de Rome et de la République ; car
il portait la formule solennelle, les
consuls auront soin que l’État n’éprouve
aucun dommage. Ces mesures et des
corps de garde établis dans plusieurs
quartiers de Rome, ayant empêché toute
tentative criminelle, Cicéron fut regardé
comme un calomniateur ; mais les
nouvelles venues de l’Étrurie
confirmèrent ses révélations, et Catilina
fut accusé de violence.

Catilina accusé de

254
violence ; il vit dans

la maison de

Metellus ;

conciliabule dans

lequel l’assassinat de

Cicéron est résolu

32

Il soutint d’abord cette accusation

255
avec résolution, comme s’il avait eu la
conscience pure. Il se prépara à se
défendre et proposa à Cicéron de se
mettre sous sa garde, afin qu’on ne
craignît pas qu’il pût prendre la fuite.
Cicéron ayant refusé de veiller sur lui,
Catilina, pour n’être plus soupçonné de
conspirer, vécut volontairement dans la
maison de Métellus jusqu’à ce que les
conjurés qui étaient à Rome, lui
donnassent plus de force. Mais, comme
ses affaires n’avançaient pas (Antoine
effrayé montrait moins de résolution et
Lentulus n’avait aucune activité), il
ordonna à ses complices de se réunir,
pendant la nuit, dans une maison qu’il
désigna. Il se rendit auprès d’eux, à
l’insu de Métellus, leur reprocha leur
lâcheté et leur mollesse : puis,
énumérant les maux qu’ils auraient à
souffrir si la conspiration était
découverte, et les avantages qu’ils
obtiendraient par le succès, il leur
inspira tant d’assurance et tant d’ardeur
que deux d’entre eux promirent d’aller
chez Cicéron, à la pointe du jour, et de
l’égorger dans sa maison.

256
Catilina sort de

Rome et se dirige

vers Fésules ;

Antoine est chargé de

le combattre

33

Mais ce complot fut aussi dévoilé à


temps. Cicéron exerçait une grande
influence : par les nombreuses causes
qu’il avait défendues, il avait gagné

257
l’affection des uns et il était devenu la
terreur des autres ; en sorte que
beaucoup de gens s’empressaient de lui
révéler de semblables projets. Le sénat
ordonna donc à Catilina de sortir de
Rome : celui-ci partit volontiers sous ce
prétexte. Il se dirigea vers Fésules, se
jeta ouvertement dans la guerre, prit le
titre et les insignes de consul et se mit à
la tête des troupes réunies par Mallius.
En même temps il attira autour de lui
d’autres partisans : c’étaient d’abord
des hommes libres, puis des esclaves.
Les Romains, indignés de sa conduite,
le déclarèrent coupable de violence :
ils chargèrent Antoine de lui faire la
guerre, ignorant qu’il était son
complice, et prirent des vêtements de
deuil :

Cicéron cède la

Macédoine à Antoine

258
et la Gaule à

Metellus

tout cela détermina Cicéron à rester à


Rome. Le sort l’avait désigné pour le
gouvernement de la Macédoine ; mais il
ne se rendit ni dans cette province qu’il
céda à son collègue, afin de pouvoir se
livrer à son goût pour le barreau, ni
dans la Gaule, voisine de l’Italie et
qu’il avait acceptée en échange, à cause
des circonstances présentes. Il veilla
lui-même à la sûreté de Rome, et il
envoya Métellus dans la Gaule, afin
qu’elle ne tombât pas aussi au pouvoir
de Catilina.

259
Affaire des députés

Allobroges ; la

conspiration mise à

nu

34

Cicéron resta à Rome fort à propos


pour ses concitoyens ; car Lentulus, de
concert avec ses complices et avec les
députés des Allobroges qu’il avait
entraînés dans la conjuration, se
préparait à incendier une partie de la
ville et à égorger plusieurs citoyens
{lacune} Cicéron fit arrêter ceux qui

260
avaient été chargés de porter des lettres
à Catilina, les introduisit avec ces
lettres dans le sénat, leur assura
l’impunité et mit ainsi la conspiration à
nit. Lentulus, forcé par le sénat
d’abdiquer la préture, fut jeté en prison
avec tous ceux qui avaient été arrêtés, et
l’on se mit à la recherche des autres
conjurés. Le peuple approuva ces
mesures ; surtout parce qu’au moment
où Cicéron parlait de cette affaire, eu
pleine assemblée publique, la statue de
Jupiter fut replacée dans le Capitole, la
face tournée du côté de l’orient et du
Forum, suivant la prescription des
augures. Ils avaient déclaré que
l’existence d’une conspiration serait
révélée par l’érection de cette statue, et
comme son rétablissement coïncidait
avec la découverte du complot de
Catilina, le peuple glorifia les dieux et
se montra plus irrité contre ses
complices.

Crassus soupçonné

261
d’être au nombre des

conjurés

35

Le bruit courut que Crassus était


aussi au nombre des conjurés : il avait
été répandu par un de ceux qui étaient
en prison ; mais peu de gens y
ajoutèrent foi. Les uns refusaient
absolument de soupçonner d’un tel
crime un homme de ce caractère ; les
autres supposaient que cette rumeur
avait été semée par les conjurés, dans le
but d’obtenir ainsi quelque secours de
Crassus, qui jouissait d’un très grand
crédit. Si quelques-uns la regardèrent
comme croyable, ils ne voulurent
pourtant pas faire mettre à mort un
citoyen placé au premier rang dans
l’estime publique et exciter de
nouveaux orages dans l’État : ce bruit

262
tomba donc complètement. Cependant
une foule d’hommes libres et
d’esclaves, ceux-ci par crainte, ceux-là
par compassion pour Lentulus et pour
ses complices, se disposaient à les
enlever tous, pour qu’ils ne subissent
point la peine capitale. Cicéron, instruit
de leur dessein, plaça pendant la nuit
une garde dans le Capitole et dans le
Forum. Puis, ayant reçu des dieux un
bon présage, dès l’aurore (car dans un
sacrifice célébré chez lui par les
vestales pour le salut de l’État, la
flamme s’était élevée plus haut que de
coutume), il ordonna au peuple de
prêter serment entre les mains des
préteurs et de s’enrôler, si on avait
besoin de soldats. En même temps il
convoqua le sénat et tâcha de l’amener,
par le trouble et par la crainte, à
décréter la peine capitale contre ceux
qui avaient été arrêtés.

Délibération au

263
sujet des conjurés ;

opinion de César et

de Caton ; la peine

capitale est adoptée

36

Les avis se divisèrent, et peu s’en


fallut que les conjurés ne fussent
absous. Tous ceux qui opinèrent avant
César votèrent pour la peine de mort ;
mais César émit l’avis qu’on les privât
de leurs biens et qu’on leur donnât
diverses villes pour prison, à condition
qu’il ne serait jamais question de leur
faire grâce, et que si quelqu’un d’entre

264
eux s’évadait, on regarderait comme
ennemie la ville d’où il se serait
échappé. Cette opinion fut partagée par
tous ceux qui votèrent après lui jusqu’à
Caton : quelques-uns même de ceux qui
avaient opiné avant César changèrent
d’avis ; mais Caton se prononça pour la
peine capitale, et son opinion fut
adoptée par tous ceux qui n’avaient pas
encore voté. Elle prévalut, et les
conjurés subirent cette peine. On
ordonna, à cette occasion, un sacrifice
et de solennelles actions de grâces ; ce
qui n’avait jamais eu lieu dans une
circonstance semblable. Des recherches
furent dirigées contre tous ceux qui
avaient été dénoncés : quelques
citoyens, soupçonnés d’avoir voulu
entrer dans la conspiration, eurent à
rendre compte de leur conduite. Tout
cela était l’affaire des consuls ; mais le
sénateur Aulus Fulvius périt de la main
de son père, qui ne fut pas le seul,
comme plusieurs l’ont cru, qui agit
ainsi, de son autorité privée ; car
beaucoup d’autres (je ne parle pas
seulement des consuls, mais des
simples citoyens) donnèrent la mort à
leurs fils.

265
César est nommé

grand pontife

37

Tels sont les événements qui se


passèrent à cette époque. De plus, sur la
proposition de Labiénus secondé par
César, le peuple, contrairement à la loi
de Sylla et par le renouvellement de
celle de Domitius, décida que l’élection
des pontifes lui appartiendrait de
nouveau. Métellus le Pieux étant mort,
César, jeune encore et qui n’avait pas
été préteur, aspira à lui succéder. II
plaçait ses espérances dans la multitude
pour divers motifs ; mais surtout parce
qu’il avait soutenu Labiénus contre
Rabirius et n’avait point voté la mort de
Lentulus. Il réussit et fut nommé, grand
pontife, quoiqu’il eût de nombreux

266
compétiteurs, entre autres Catulus.
Personne ne se résignait plus
promptement que César à courtiser et à
flatter les hommes les moins
considérés ; il ne reculait devant aucun
discours ni devant aucune action, pour
obtenir ce qu’il ambitionnait. Peu lui
importait de s’abaisser dans le moment,
pourvu que cet abaissement servît à le
rendre puissant plus tard : il cherchait
donc à se concilier, comme s’ils avaient
été au dessus de lui, ceux-là même qu’il
espérait mettre sous sa dépendance.

Metellus Nepos ;

serment de Cicéron

38

Par là il gagna la multitude ; tandis


qu’elle était irritée contre Cicéron, à

267
cause du supplice des conjurés. Après
lui avoir témoigné son antipathie dans
plusieurs circonstances, elle alla
jusqu’à lui imposer silence ; lorsqu’il
voulut se défendre et énumérer, le
dernier jour de son consulat, ce qu’il
avait fait pendant cette magistrature ;
car outre qu’il aimait à être loué par les
autres, il se louait volontiers lui-même.
Le peuple, à l’instigation du tribun
Métellus Népos, ne permit à Cicéron
que de prononcer le serment ; mais
Cicéron, ne voulant pas avoir le
dessous dans cette lutte, ajouta à son
serment qu’il avait sauvé Rome et
souleva par là contre lui une haine
encore plus violente.

Catilina se décide à

combattre ; Antoine

268
feint d’être malade et

charge Petreius de

lui livrer bataille ;

défaite de Catilina ;

Antoine obtient le

titre d’ imperator

39

Catilina périt tout au commencement

269
de l’année qui eut pour consuls Junius
Silanus et Lucius Licinius. Quoiqu’il
disposât de forces assez considérables,
il voulait voir quel serait le sort de
Lentulus, et il temporisait, persuadé
qu’après la mort de Cicéron et de ses
amis, il lui serait facile de mener son
entreprise à bonne fin ; mais il apprit
que Lentulus avait été mis à mort et
s’aperçut que cet événement causait
plusieurs défections dans son parti. De
plus Antoine et Métellus, qui
assiégeaient Fésules, ne lui permettaient
pas d’avancer : il fut donc forcé de
tenter la fortune des combats. Les deux
généraux étaient campés séparément :
Catilina se dirigea vers Antoine,
quoiqu’il fût supérieur en dignité à
Métellus et qu’il eût des troupes plus
nombreuses. Il agit ainsi dans l’espoir
qu’Antoine, qui avait trempé dans la
conspiration, perdrait à dessein la
bataille ; mais celui-ci s’en douta, et
comme il n’était plus dévoué à Catilina
devenu faible (car la plupart des
hommes, dans leurs haines et dans leurs
amitiés, ne tiennent compte que de la
puissance des autres ou de leurs
avantages personnels) ; comme il
craignait d’ailleurs que Catilina, le

270
voyant combattre avec ardeur contre les
conjurés, ne lui adressât des reproches
ou ne divulguât quelque secret, il feignit
d’être malade et chargea Marcius
Pétréius de livrer la bataille.

40

Pétréius l’engagea ; mais ce ne fut


pas sans effusion de sang qu’il remporta
la victoire sur Catilina et sur ses trois
mille soldats, qui combattirent avec la
plus bouillante ardeur. Aucun ne prit la
fuite et ils tombèrent tous à leur place.
Aussi les vainqueurs eux-mêmes
plaignaient-ils la République d’avoir
perdu tant d’hommes si braves, dont la
mort était juste, mais qui n’en étaient
pas moins des citoyens et des alliés !
Antoine envoya à Rome la tête de
Catilina, pour que la certitude de sa
mort mît fin à toutes les craintes. Cette
victoire lui valut le titre d’imperator,
quoique le nombre des morts fût
moindre que celui qui était fixé par les
lois. On ordonna des sacrifices, et les
Romains changèrent de vêtements,
comme s’ils avaient été délivrés de tous
les maux.

271
L. Vettius, délateur

41

Cependant les alliés, qui s’étaient


déclarés pour Catilina et qui avaient
échappé à sa défaite, bien loin de se
tenir tranquilles, remuaient encore dans
la crainte d’être punis. Comme ils
étaient en quelque sorte dispersés, les
préteurs, envoyés contre eux sur divers
points, prévinrent leurs attaques et les
châtièrent. D’autres, qui étaient cachés,
furent trahis par Lucius Vettius, de
l’ordre des chevaliers et leur ancien
complice ; mais qui alors découvrit leur
retraite pour obtenir l’impunité : ils
furent convaincus d’avoir conspiré et
livrés au supplice. Vettius, qui avait
déjà dénoncé plusieurs conjurés et
inscrit leurs noms sur une tablette,
voulut en ajouter plusieurs autres ; mais
les sénateurs, le soupçonnant de ne pas
agir loyalement, refusèrent de lui

272
confier la tablette, de peur qu’il
n’effaçât quelques noms, et lui
ordonnèrent de faire connaître de vive
voix ceux qu’il prétendait avoir omis.
Vettius, par honte et par crainte, ne
dénonça presque plus personne.
Cependant le trouble régnait dans Rome
et parmi les alliés : comme les noms de
ceux qui avaient été dénoncés, n’étaient
pas connus, les uns craignaient pour
eux-mêmes sans aucune raison ; les
autres faisaient planer le soupçon sur
des innocents. Le sénat décréta que les
noms seraient exposés en public : de
cette manière ceux qui n’étaient pas
inculpés recouvrèrent leur tranquillité,
et ceux qui étaient accusés furent mis en
jugement et condamnés. Les uns étaient
alors à Rome : les autres furent
condamnés par défaut.

42

Voilà ce que fit Catilina et comment il


succomba : la gloire de Cicéron et les
discours qu’il prononça contre Catilina
donnèrent à celui-ci plus de célébrité
qu’il n’aurait dût en avoir par son
entreprise. Peu s’en fallut que Cicéron
ne fût accusé presque aussitôt pour la

273
mort de Lentulus et des conjurés qui
avaient été mis en prison. Cette
accusation, portée en apparence contre
lui, était en réalité dirigée contre le
sénat, que Métellus Népos attaquait
avec acharnement auprès de la
multitude. Il répétait sans cesse que le
sénat n’avait pas le droit de condamner
un citoyen à mort, sans l’intervention du
peuple. Mais Cicéron ne fut point
condamné alors ; car le sénat avait
assuré l’impunité à tous ceux qui
avaient été mêlés à ces affaires et
déclaré que quiconque oserait citer
encore un homme en justice, au sujet de
la conjuration de Catilina, serait
regardé comme un ennemi et comme
traître à la patrie. Népos effrayé ne fit
point de nouvelle tentative.

Metellus Nepos

propose de rappeler

274
Pompée ; troubles

43

Le sénat eut donc le dessus sur ce


point : il l’emporta aussi sur un autre.
Népos avait proposé de rappeler
Pompée avec son armée (il était encore
en Asie), sous prétexte de rétablir
l’ordre dans la République ; mais en
réalité il espérait, à la faveur du zèle de
Pompée pour le peuple, mener à bonne
fin ses projets turbulents : le sénat fit
rejeter sa proposition. Elle fut d’abord
combattue par les tribuns du peuple,
Caton et Q. Minucius : ils
interrompirent le greffier qui la lisait, et
Népos ayant pris la tablette pour eu
donner lecture lui-même, ils arrachèrent
la tablette de ses mains. Népos essaya
néanmoins de prononcer quelques
paroles ; mais Caton et Minucius lui
fermèrent la bouche. Népos et les
tribuns, soutenus chacun par leurs
partisans, en vinrent aux mains et l’on
se battit avec des bâtons, des pierres et

275
des épées. Le sénat s’assembla le jour
même dans son palais, prit le deuil et
chargea les consuls de veiller à ce que
la République n’éprouvât aucun
dommage. Népos, effrayé de nouveau,
disparut sur-le-champ, déposa ensuite
une accusation contre le sénat et se
rendit en toute hâte auprès de Pompée,
quoiqu’il ne lui fût jamais permis de
passer la nuit hors de Rome.

César accuse

Catulus de

concussion

44

276
Après ces événements, César lui-
même, alors préteur, ne fit plus de
tentative nouvelle : il travaillait tout à
la fois à faire disparaître du temple de
Jupiter Capitolin le nom de Catulus
qu’il accusait de concussion et auquel il
demandait compte des sommes qu’il
avait dépensées, et à faire, confier la fin
des travaux à Pompée. Quelques parties
étaient inachevées comme il arrive dans
des ouvrages de cette importance, ou du
moins César mettait ce prétexte en
avant, pour que Pompée eût la gloire de
terminer ce temple et pour inscrire son
nom à la place de celui de Catulus.
Toutefois il n’était pas disposé à
souffrir, pour complaire à Pompée,
qu’un décret semblable à celui qui avait
été rendu contre Népos fût porté contre
lui-même, à cette occasion ; car ce
n’était pas dans l’intérêt de Pompée
qu’il agissait ainsi ; mais pour se
concilier encore davantage l’affection
de la multitude. Cependant tout le
monde craignait tellement Pompée (on
ne savait pas s’il congédierait son
armée), que celui-ci ayant envoyé
d’avance son lieutenant M. Pison, pour
briguer le consulat, on différa les
comices, afin qu’il pût s’y présenter ; et

277
quand il fut arrivé à Rome, on le nomma
consul à l’unanimité ; parce que
Pompée l’avait recommandé à ses amis
et même à ses ennemis.

César répudie sa

femme soupçonnée

d’adultère

45

A la même époque, P. Clodius souilla


l’honneur de la femme de César, dans sa
propre maison, pendant les sacrifices
que les Vestales célébraient chez les
consuls et chez les préteurs, et dont
l’accès était interdit aux hommes par la

278
coutume des ancêtres. César, persuadé
que Clodius, soutenu par sa faction, ne
serait pas condamné, ne l’appela pas en
justice ; mais il répudia sa femme, non
qu’il ajouté foi aux bruits répandus
contre elle ; mais parce qu’il lie pouvait
plus la garder auprès de lui, du moment
qu’elle était soupçonnée d’adultère ;
car, disait-il, une femme vertueuse doit
non seulement être exempte de faute,
mais ne pas même encourir un soupçon
déshonorant. Pont de Fabricius Tels
sont les événements qui se passèrent
alors : de plus on construisit un pont de
pierre conduisant à la petite île qui
existe dans le Tibre, et on l’appela le
pont de Fabricius.

An de Rome 693

(61 av. J.-C.)

279
Clodius accusé

d’adultère et de

concussion ; il est

absous

46

L’année suivante, sous le consulat de


Pison et de M. Messala, les Grands,
poussés par leur ancienne haine contre
Clodius et voulant en même temps
expier son sacrilège (les pontifes
avaient déclaré qu’il fallait
recommencer les sacrifices profanés
par sa présence), le citèrent en justice.

280
Accusé d’adultère, quoique César
gardât le silence, du crime de défection
à Nisibis et d’un commerce incestueux
avec sa sœur, il fut absous ; et
cependant les juges avaient demandé et
obtenu du sénat une garde, afin de
n’avoir aucune violence à craindre de
la part de Clodius. Aussi Catulus disait-
il en plaisantant qu’ils avaient demandé
une garde non pour le condamner sans
courir aucun danger ; mais pour sauver
l’argent qui avait servi à les corrompre.
Catulus mourut peu de temps après :
jamais personne ne mit plus
franchement que lui la République au-
dessus de tout. Cette même année, les
censeurs, dépassant le nombre fixé par
les lois, inscrivirent dans l’ordre du
sénat tous les citoyens qui avaient
rempli des magistratures publiques, et
le peuple, qui jusqu’alors avait assisté
aux combats des gladiateurs sans quitter
ses places, se leva pendant le spectacle,
pour dîner. Cet usage, qui date de cette
époque, se renouvelle encore
aujourd’hui, toutes les fois que le chef
de l’État fait célébrer des jeux. Voilà ce
qui se passa dans Rome.

281
Conquête du pays

des Allobroges par

Pomptinus

47

Les Allobroges commettaient des


dégâts dans la Gaule Narbonnaise. C.
Pomptinus, gouverneur de cette
province, envoya contre eux ses
lieutenants : quant à lui, il campa dans
un lieu d’où il pouvait observer tout ce
qui se passait ; afin de leur donner, en
toute occasion, des conseils utiles et de
les secourir à propos. Manlius Lentinus
se mit en marche contre Ventia et il
effraya tellement les habitants que la
plupart prirent la fuite : le reste lui
envoya une députation pour demander la

282
paix. Sur ces entrefaites, les gens de la
campagne coururent à la défense de la
ville et tombèrent à l’improviste sur les
Romains. Lentinus fut forcé de s’en
éloigner ; mais il put piller la campagne
sans crainte, jusqu’au moment où elle
fut secourue par Catugnatus, chef de
toute la nation, et par quelques Gaulois
des bords de l’Isère. Lentinus n’osa
dans ce moment les empêcher de
franchir le fleuve ; parce qu’ils avaient
un grand nombre de barques : il craignit
qu’ils ne se réunissent, s’ils voyaient
les Romains s’avancer en ordre de
bataille. Il se plaça donc en embuscade
dans les bois qui s’élevaient sur les
bords du fleuve, attaqua et tailla en
pièces les barbares, à mesure qu’ils le
traversaient ; mais s’étant mis à la
poursuite de quelques fuyards, il tomba
entre les mains de Catugnatus lui-même,
et il aurait péri avec son armée, si un
violent orage, qui éclata tout à coup,
n’eût arrêté les Barbares.

48

Catugnatus s’étant ensuite retiré au


loin en toute hâte, Lentinus fit une
nouvelle incursion dans cette contrée et

283
prit de force la ville auprès de laquelle
il avait reçu un échec. L. Marius et
Servius Galba passèrent le Rhône,
dévastèrent les terres des Allobroges et
arrivèrent enfin près de Solonium. Ils
s’emparèrent d’un fort situé au-dessus
de cette place, battirent dans un combat
les barbares qui résistaient encore et
brûlèrent quelques quartiers de la ville
dont une partie était construite en bois :
l’arrivée de Catugnatus les empêcha de
s’en rendre maîtres. A cette nouvelle,
Pomptinus marcha avec toute son armée
contre Catugnatus, cerna les barbares et
les fit prisonniers, à l’exception de
Catugnatus. Dès lors il fut facile à
Pomptinus d’achever la conquête de ce
pays.

An de Rome 694

(60 av. J.-C.)

284
Retour de Pompée

en Italie ; il ne peut

obtenir la ratification

de ses actes

49

Sur ces entrefaites, Pompée arriva en


Italie et fit élire consuls L. Afranius et
Métellus Céler. Il comptait, mais à tort,
sur leur concours pour exécuter tous ses
projets qui consistaient, entre autres
choses, à faire distribuer certaines
terres aux soldats qui avaient servi sous
ses ordres et à obtenir la ratification de

285
tous ses actes ; mais il ne put y parvenir
alors. Les Grands, déjà mécontents de
lui, empêchèrent que ses actes ne
fussent en ce moment approuvés ; et des
deux consuls l’un, Afranius (il
s’entendait mieux à danser qu’à
gouverner l’État), ne lui fut d’aucun
secours ; l’autre, Métellus, irrité de ce
que Pompée avait répudié sa sœur
quoiqu’il en eût des enfants, lui fut très
opposé en tout. Enfin Lucius Lucullus,
que Pompée avait traité avec arrogance
dans l’entretien qu’il eut avec lui en
Galatie, lui faisait une guerre acharnée.
Il le sommait de soumettre au sénat
chacun de ses actes séparément et de ne
pas demander qu’ils fussent approuvés
tous ensemble ; disant qu’il serait juste
de ne pas ratifier, indistinctement et
comme s’il s’agissait d’un maître, tous
les actes de Pompée, alors qu’ils
n’étaient suffisamment connus de
personne, et que Pompée ayant cassé
plusieurs de ses actes, il croyait
convenable que les actes de l’un et de
l’autre fussent examinés par le sénat,
qui donnerait son approbation à ceux
qu’il en croirait dignes. Caton, Métellus
et tous les hommes de leur parti
soutenaient énergiquement Lucullus.

286
Flavius propose de

distribuer des terres

aux soldats de

Pompée ; opposition

de Metellus, qui est

mis en prison

50

287
Le tribun du peuple, qui proposait de
distribuer des terres aux soldats de
Pompée, ajouta à sa rogation, pour la
faire passer plus facilement et pour
obtenir la ratification des actes de
Pompée, que tous les citoyens
recevraient certains lots. Metellus le
combattit avec tant d’ardeur, qu’il fut
mis en prison par le tribun. II voulut
assembler le sénat dans la prison ; mais
ce tribun, nommé Flavius, plaça sa
chaise tribunitienne à la porte et s’assit
là, afin que personne ne pût entrer.
Alors Métellus fit percer le mur, pour
ouvrir un passage aux sénateurs et se
disposa à passer toute la nuit en prison.
Pompée rougit en apprenant cet
événement : en même temps il craignit
l’indignation de la multitude et enjoignit
au tribun de s’éloigner ; disant qu’il lui
donnait cet ordre à la prière de
Métellus. Mais on ne le crut pas ; parce
que tout le monde connaissait la
grandeur d’âme de Métellus : en effet,
les autres tribuns lui ayant proposé de
le délivrer, il avait refusé. Flavius le
menaça ensuite de ne pas lui permettre
de se rendre dans la province qui lui
avait été assignée par le sort, s’il ne
laissait point passer sa loi : Métellus ne

288
céda pas et resta à Rome sans se
plaindre. Pompée, voyant qu’il
n’obtenait rien à cause de l’opposition
de Métellus et de plusieurs autres
citoyens, dit qu’il était victime de leur
jalousie et qu’il dénoncerait leurs
menées au peuple ; mais la crainte de
s’exposer à une nouvelle honte, s’il
échouait encore, le détermina à se
désister de sa demande. Reconnaissant
enfin qu’il n’avait plus de crédit, qu’un
vain nom et l’envie étaient tout ce qu’il
conservait de son ancienne puissance et
qu’elle ne lui était réellement d’aucun
secours, il se repentit d’avoir
prématurément congédié son armée et
de s’être livré à ses ennemis.

Clodius passe dans

la classe des

289
plébéiens ; abolition

du droit de péage

51

Clodius, pour se venger des Grands


qu’il détestait à cause de son jugement,
aspira au tribunat : il fit demander par
quelques tribuns qu’il avait subornés
que les nobles fussent admis à cette
charge. Ayant échoué, il renonça à son
titre de patricien, passa dans la classe
des plébéiens pour participer à leurs
droits et brigua aussitôt le tribunat :
l’opposition de Métellus l’empêcha de
l’obtenir. Celui-ci était son parent ;
mais comme il désapprouvait sa
conduite, il allégua, pour le combattre,
que sa renonciation à la qualité de
patricien ne s’était point faite
légalement ; puisqu’elle n’aurait dû
avoir lieu qu’en vertu d’une loi votée

290
par les Curies : voilà ce qui se passa au
sujet de Clodius. De plus, comme les
droits de péage excitaient de vives
plaintes à Rome et dans le reste de
l’Italie, la loi qui les abolit fut
approuvée de tout le monde. Cependant
le sénat, irrité contre le préteur qui
l’avait proposée (c’était Métellus
Népos), voulut faire disparaître son
nom de la loi et le remplacer par un
autre. Cela n’eut pas lieu ; mais il fut
évident pour tous que le sénat
n’acceptait pas volontiers, de la main
des méchants, même un bienfait. A la
même époque, Faustus, fils de Sylla, fit
célébrer un combat de gladiateurs en
l’honneur de son père, donna au peuple
un banquet splendide et lui fournit
gratuitement des bains et de l’huile.
Tels sont les événements qui se
passèrent à Rome.

César nommé

291
gouverneur de la

Lusitanie ; ses

exploits dans ce pays

52

César, après sa préture, fut nommé


gouverneur de la Lusitanie. Il aurait pu,
sans de grandes fatigues, purifier ce
pays des brigands qui l’infestaient sans
cesse et se livrer ensuite au repos ; mais
il ne le voulut point. Avide de gloire,
jaloux d’égaler Pompée et les autres
hommes qui, avant lui, s’étaient élevés
à une grande puissance, il ne formait
que de vastes projets ; espérant, s’il se
signalait alors, d’être nommé consul et
d’accomplir des choses extraordinaires.
Cette espérance lui venait surtout de ce

292
que, pendant sa questure à Cadix, il
avait cru avoir, dans un songe,
commerce avec sa mère, et les devins
lui avaient prédit qu’il obtiendrait un
grand pouvoir. Aussi ayant vu dans un
temple de cette ville consacré à Hercule
une statue d’Alexandre, il gémit et versa
des larmes ; parce qu’il n’avait encore
rien fait de mémorable. Livré à ces
pensées, il se dirigea vers le mont
Herminium, lorsqu’il pouvait, comme je
l’ai dit, jouir de la paix, et il ordonna
aux habitants de s’établir dans la plaine,
afin qu’ils ne pussent point se livrer au
pillage, en descendant de leurs
demeures fortifiées par la nature ; mais
ce n’était qu’un prétexte : en réalité, il
savait bien qu’ils ne feraient pas ce
qu’il demandait, et que ce refus lui
fournirait l’occasion de leur déclarer la
guerre. C’est ce qui arriva : ils
coururent aux armes et César les soumit.
Plusieurs de leurs voisins, craignant
qu’il ne fondit aussi sur eux,
transportèrent au-delà du Douro leurs
enfants, leurs femmes et tout ce qu’ils
avaient de plus précieux. César profita
de ce moment pour s’emparer de leurs
villes, et en vint ensuite aux mains avec
eux. Ils s’étaient fait précéder de leurs

293
troupeaux, afin de tomber sur les
Romains, quand ils se seraient
dispersés pour les enlever ; mais César
ne s’occupa point des troupeaux,
attaqua les barbares et les vainquit.

53

En ce moment, instruit que les


habitants du mont Herminium avaient
fait défection et se disposaient à lui
dresser des embûches à son retour, il
prit une autre route, marcha de nouveau
contre eux, les battit et les poursuivit,
pendant qu’ils fuyaient vers l’Océan. Ils
quittèrent la terre ferme et passèrent
dans une île : César, qui manquait de
vaisseaux, resta sur le, continent. Il
construisit quelques radeaux sur
lesquels il fit passer une partie de ses
soldats et il en perdit un grand nombre.
Le chef qui les commandait, ayant
abordé sur une langue de terre qui
touchait à l’île, les fit débarquer,
persuadé qu’ils pourraient continuer
route à pied ; mais, emporté en pleine
mer par la violence du reflux, il fut
séparé de ses soldats. Après s’être
vaillamment défendus, ils périrent tous
à l’exception de Publius Scaevius, qui,

294
laissé seul au milieu des ennemis, privé
de son bouclier et couvert de blessures,
s’élança dans les flots et se sauva à la
nage. Voilà ce qui arriva alors : plus
tard César fit venir des vaisseaux de
Cadix, passa dans cette île avec toute
son armée et soumit sans peine les
barbares, qui souffraient du manque de
vivres. De là il fit voile vers
Brigantium, ville de la Callaecie. Les
habitants n’avaient jamais vu de flotte :
César les effraya par le bruit des eaux
qui battaient avec fracas les flancs des
navires et les soumit.

César se rend à

Rome pour briguer

le consulat

295
54

Après cette expédition, persuadé


qu’il avait suffisamment préparé les
voies pour arriver au consulat, il se
rendit en toute hâte aux comices, sans
attendre son successeur. Il désirait
briguer cette charge avant d’avoir reçu
les honneurs du triomphe ; parce qu’il
n’aurait pu le célébrer avant les
comices. Caton s’y étant opposé, il ne
s’occupa plus du triomphe, espérant
qu’une fois consul il pourrait se
distinguer par des exploits plus
nombreux et plus éclatants et obtenir un
triomphe plus brillant. Outre les
présages dont j’ai parlé et qui le
remplissaient d’orgueil, il était né dans
sa maison un cheval qui avait le sabot
des pieds de devant fendu en deux. Ce
cheval se montrait fier de porter César ;
mais il ne voulait être monté par aucun
autre. César tirait de là un nouveau
présage qui excitait dans son âme de
grandes espérances, et il renonça
volontiers au triomphe. Entré dans
Rome, il brigua le consulat et gagna si
bien l’affection de tous les citoyens, et
en particulier celle de Pompée et de
Crassus, qu’il mit dans ses intérêts ces

296
deux hommes alors encore divisés par
de mutuelles inimitiés, ayant chacun des
partisans dévoués et se combattant sans
cesse, dès que l’un avait découvert les
projets de l’autre. César fut nommé
consul à l’unanimité : il donna une
grande preuve de son habileté, en se
rendant Pompée et Crassus favorables,
avec tant d’à-propos et de mesure, qu’il
parvint à se les concilier tous les deux
en même temps ; quoiqu’ils fussent en
lutte l’un contre l’autre.

César rétablit la

concorde entre

Pompée et Crassus ;

297
premier triumvirat ;

présages

55

Cela ne lui suffit pas : il rétablit la


concorde entre Pompée et Crassus, non
qu’il désirât les voir vivre en bonne
intelligence, mais parce qu’ils étaient
très puissants. Il savait que, si le
secours de tous les deux ou même d’un
seul lui manquait, il ne pourrait avoir un
grand crédit ; et que s’il mettait l’un,
n’importe lequel, dans ses intérêts,
l’autre deviendrait par cela même un
antagoniste qui lui nuirait plus que celui
qu’il aurait gagné ne lui serait utile.
D’une part, tous les hommes lui
paraissaient avoir plus d’ardeur pour
combattre leurs ennemis que pour
soutenir leurs amis, non seulement
parce que la colère et la haine inspirent

298
de plus énergiques efforts que l’amitié ;
mais aussi parce que celui qui agit pour
lui-même et celui qui agit pour un autre
n’éprouvent ni la même satisfaction
s’ils réussissent, ni la même peine s’ils
échouent. D’autre part, il voyait qu’on
est plus porté à susciter des obstacles à
un homme et à l’empêcher de s’élever,
qu’à favoriser son élévation ; et cela
pour diverses raisons, mais surtout
parce qu’en ne lui permettant pas de
s’élever, on est agréable aux autres et
utile à soi-même ; tandis qu’en
l’élevant, ou en fait un embarras et pour
soi-même et pour les autres.

56

Telles furent les considérations qui


déterminèrent alors César à s’insinuer
dans les bonnes grâces de Pompée et de
Crassus et à rétablir la concorde entre
eux. Il était convaincu qu’il ne pourrait
jamais devenir puissant sans eux, et il
espérait ne jamais les choquer ni l’un ni
l’autre. Il ne craignait pas non plus
qu’une fois réconciliés ils devinssent
plus puissants que lui ; sachant bien
qu’avec leur amitié il s’élèverait tout de
suite au-dessus des autres, et que

299
bientôt après ils contribueraient l’un et
l’autre à le rendre plus puissant qu’eux :
ce qui arriva en effet. Voilà dans quel
but César les réconcilia et chercha à se
les attacher. De leur côté, Pompée et
Crassus, mus par des considérations
personnelles, firent la paix, aussitôt
qu’ils se furent abouchés, et associèrent
César à leurs projets. Pompée n’était
pas aussi puissant qu’il avait espéré le
devenir : en même temps il voyait que
Crassus jouissait d’un grand crédit, que
César prenait chaque jour plus
d’influence, et il craignait d’être brisé
par eux. Enfin il se flattait qu’en
s’unissant présentement avec eux, il
pourrait avec leur concours recouvrer
son ancienne puissance. Crassus
s’imaginait que sa naissance et ses
richesses devaient le placer au-dessus
de tous : très inférieur à Pompée et
convaincu que César était appelé à un
grand rôle, il chercha à les mettre en
lutte l’un contre l’autre ; afin que ni l’un
ni l’autre ne fût plus puissant que lui. Il
comptait pouvoir, pendant qu’ils se
combattraient avec des forces égales,
mettre leur amitié à profit et obtenir de
plus grands honneurs qu’eux. Crassus,
en effet, ne se proposait dans sa vie

300
politique ni le triomphe du sénat, ni
celui du peuple : il n’avait en vue que
sa puissance et, pour arriver à son but,
il cherchait à se concilier également le
sénat et le peuple, à ne point encourir
leur haine, et à complaire tour à tour à
l’un et à l’autre, autant qu’il le fallait
pour être regardé comme l’auteur de ce
qui leur était agréable, sans qu’ils
pussent lui imputer ce qui leur arrivait
de fâcheux.

57

C’est ainsi et par de tels motifs que


ces trois hommes firent amitié. Ils
sanctionnèrent leur alliance par des
serments et s’emparèrent du
gouvernement de l’État. Dès lors ils
s’accordèrent mutuellement et obtinrent
les uns des autres tout ce qu’ils
désiraient et tout ce qui était nécessaire
pour constituer la République, comme
ils l’entendaient. Quand ils se furent
unis, les factions qui leur étaient
dévouées se concertèrent aussi et firent
impunément, sous leur conduite, tout ce
qui leur plut. Il ne resta quelques
vestiges de sagesse que dans Caton et
dans ceux qui voulaient paraître animés

301
des mêmes sentiments que lui ; car
parmi les hommes qui s’occupaient
alors des affaires publiques, nul,
excepté Caton, n’avait ni intégrité, ni
désintéressement. A la vérité, quelques
citoyens rougissant de ce qui se passait,
et quelques autres jaloux d’imiter
Caton, prirent part au gouvernement et
se montrèrent, dans certaines
circonstances, dignes de ce modèle ;
mais ils ne persévérèrent point, parce
que leurs efforts étaient artificiels et
n’avaient pas leur source dans une vertu
naturelle.

58

Voilà à quel état Rome fut alors


réduite par trois hommes, qui cachèrent
leur alliance autant qu’ils le purent. Ils
ne faisaient que ce qu’ils avaient arrêté
d’un commun accord ; mais ils
dissimulaient et se couvraient des
apparences d’une feinte opposition, afin
que leur ligue restât encore inconnue le
plus longtemps possible, c’est-à-dire,
jusqu’à ce qu’ils eussent pris toutes
leurs mesures ; mais elle ne put
échapper à l’œil de la Divinité qui,
dans ce moment même, fit connaître aux

302
hommes tant soit peu capables de
comprendre de semblables révélations,
ce qu’on devait attendre des Triumvirs
pour l’avenir. Un ouragan fondit
subitement sur Rome et sur toute la
contrée voisine avec une telle violence
qu’un très grand nombre d’arbres furent
déracinés et plusieurs maisons
détruites : les vaisseaux en mouillage
dans le Tibre, soit à Rome, soit à
l’embouchure de ce fleuve, furent
submergés, et le pont de bois fut
renversé, ainsi qu’un théâtre en
planches qu’on avait élevé pour
célébrer certains jeux. Beaucoup
d’hommes périrent dans ces désastres,
image anticipée des malheurs qui
attendaient les Romains sur la terre et
sur la mer.

Fin du Livre XXXVII

303
Loi agraire

proposée par César,

ou loi Julia ;

opposition de

Bibulus ; la loi Julia

est adoptée ;

304
Metellus, Caton et

M. Favonius jurent

obéissance à cette loi.

L’année suivante, César chercha à


gagner l’affection de tout le peuple,
pour le tenir davantage sous sa
dépendance ; mais, voulant paraître
s’occuper aussi des Grands, afin de ne
pas encourir leur haine, il répétait qu’il
ne ferait point de proposition qui ne
leur fût utile. Et en effet, il porta, sur les
terres qu’il voulait faire distribuer au
peuple, une loi conçue de telle manière
qu’elle ne donnait prise à aucune
attaque, et il feignait d’être décidé à ne
point la présenter, sans le consentement

305
des Grands. Personne n’eut à se
plaindre de lui au sujet de cette loi ; car
la population de Rome, dont
l’accroissement excessif avait été le
principal aliment des séditions, fut
appelée au travail et à la vie de la
campagne, et la plupart des contrées de
l’Italie, qui avaient perdu leurs
habitants, furent repeuplées. Cette loi
assurait des moyens d’existence non
seulement à ceux qui avaient supporté
les fatigues de la guerre, mais encore à
tous les autres citoyens ; sans causer
des dépenses à l’État ni du dommage
aux Grands : au contraire, elle donnait à
plusieurs des honneurs et du pouvoir.
César fit partager toutes les terres qui
composaient le domaine public, à
l’exception de la Campanie (il pensa
que ce pays, à cause de sa fertilité,
devait être réservé pour l’État) : il
voulut qu’aucune de ces terres ne fût
enlevée de force aux propriétaires, ni
vendue à un prix fixé par les
commissaires chargés du partage ; mais
qu’elles fussent cédées volontairement
et payées au prix porté sur le registre du
cens. Il disait qu’il restait dans le trésor
public des sommes considérables,
provenant du butin fait par Pompée ou

306
des impôts et des taxes établis
antérieurement, et que cet argent
conquis par les citoyens, au péril de
leurs jours, devait être dépensé pour
eux. Il n’établit point un trop petit
nombre de commissaires ; parce qu’ils
auraient paru constituer une sorte
d’oligarchie, et il ne les prit point parmi
les hommes qui étaient en butte à
quelque accusation, parce qu’un tel
choix aurait choqué. Il en nomma vingt,
pour que les citoyens participassent en
assez grand nombre à l’honneur de cette
opération, et choisit les hommes les
plus capables. Il s’exclut lui-même,
comme il l’avait formellement promis ;
ne voulant pas que sa proposition parût
dictée par un intérêt personnel, et se
contentant (il le disait du moins) d’en
être l’auteur et le promoteur. Mais on
voyait bien qu’il tâchait de se rendre
agréable à Pompée, à Crassus et à
plusieurs autres.

César fut donc inattaquable pour cette


proposition, et personne n’osa ouvrir la
bouche contre lui. Il l’avait d’abord lue
dans le sénat, puis, appelant les

307
sénateurs par leur nom, il avait
demandé à chacun s’il trouvait quelque
chose à reprendre ; promettant de la
modifier, ou même de l’anéantir, si elle
ne leur plaisait pas complètement.
Parmi les Grands, ceux qui ne faisaient
point partie de la ligue étaient en
général mécontents de cette
proposition : ce qui les affligeait le
plus, c’est que César avait su rédiger,
sans s’exposer à aucune plainte, une loi
qui devait tant peser sur eux. Ils le
soupçonnaient (et tel était réellement
son but) de vouloir par cette loi
s’attacher le peuple et acquérir partout
un grand nom et de la puissance. Ainsi
on ne la combattait pas ; mais on ne
l’approuvait pas. Cette attitude suffisait
aux autres : ils promettaient toujours à
César de procéder à l’examen préalable
de sa proposition ; mais ils n’en
faisaient rien : c’étaient sans cesse des
retards et des ajournements sous de
frivoles prétextes.

Quant à M. Caton (esprit sage et


ennemi de toutes les innovations, mais
qui n’avait point reçu de la nature ou

308
acquis par le travail le talent de
persuader), s’il n’attaqua pas non plus
la proposition de César, du moins il
opina pour qu’on se contentât en général
de la constitution de la République telle
qu’elle était, et qu’on ne cherchât rien
au-delà. A peine eut-il émis cet avis,
que César se disposa à le traîner de
force hors du sénat et à le faire conduire
en prison ; mais Caton se laissa
emmener sans résistance et fut suivi
d’un grand nombre de sénateurs. M.
Pétréius, l’un d’eux, ayant répondu à
César qui lui reprochait de se retirer
avant que séance fût levée, "J’aime
mieux être en prison avec Caton qu’ici
avec toi". César confus rendit la liberté
à Caton et congédia le sénat, après
avoir proféré ces seules paroles : "Je
vous avais faits juges et arbitres
suprêmes de cette loi, afin que si
quelqu’une de ses dispositions vous
déplaisait, elle ne fût pas portée devant
le peuple ; mais puisque vous n’avez
point voulu procéder à une délibération
préalable, le peuple seul décidera.

Dès lors César ne communiqua plus

309
rien au sénat, pendant ce consulat : il
porta directement devant le peuple
toutes les propositions qu’il voulait
faire adopter. Cependant, comme il
tenait encore à ce que quelques-uns des
Grands appuyassent ses projets dans
l’assemblée du peuple (il espérait
qu’ils changeraient d’avis et qu’ils
craindraient la multitude), il s’adressa
d’abord à son collègue et lui demanda
s’il désapprouvait la loi. Celui-ci
s’étant borné à répondre qu’il ne
souffrirait aucune innovation tant qu’il
serait consul, César eut recours aux
prières pour vaincre sa résistance et
engagea le peuple à joindre ses
instances aux siennes. "Vous aurez la
loi, dit-il, si Bibulus y consent."
Bibulus répondit à haute voix : "Vous ne
l’obtiendrez pas, cette année, quand
même vous le voudriez tous." A ces
mots, il s’éloigna. César n’adressa plus
aucune question à ceux qui étaient
revêtus de quelque magistrature, dans la
crainte de trouver de l’opposition parmi
eux ; mais il fit venir Pompée et
Crassus, quoiqu’ils ne remplissent
aucune charge publique, et les invita à
faire connaître leur opinion sur la loi.
Ce n’était pas qu’il l’ignorât (car ils

310
agissaient de concert en tout) ; mais il
voulut ajouter à leur considération en
les consultant, alors qu’ils étaient
simples citoyens, et effrayer les autres
en montrant que ses vues étaient
soutenues par des hommes placés au
premier rang dans l’estime publique et
qui avaient à Rome la plus grande
influence. Enfin il cherchait à se rendre
agréable au peuple, en lui prouvant que
ses demandes n’étaient ni absurdes ni
injustes ; puisque de tels hommes les
jugeaient dignes de leur approbation et
de leurs éloges.

Pompée saisit avec bonheur cette


occasion de parler : "Romains, dit-il, je
ne suis pas le seul qui approuve cette
loi : le sénat tout entier l’a approuvée,
le jour où il a ordonné une distribution
de terres non seulement pour mes
compagnons d’armes, mais aussi pour
les soldats qui ont fait la guerre avec
Métellus. Cette distribution fut alors
différée avec raison, parce que le trésor
public n’était pas riche ; mais
aujourd’hui il est rempli, grâce à moi.
Je crois donc juste que l’on exécute la

311
promesse faite à ces soldats et que les
autres citoyens recueillent le fruit des
fatigues supportées en commun." Après
ces paroles, il parcourut une à une les
dispositions de la loi et les approuva
toutes, à la grande satisfaction du
peuple. César profita de ce moment
pour demander à Pompée s’il le
soutiendrait avec zèle contre les
adversaires de la loi : en même temps il
invita la multitude à solliciter son
appui, ce qu’elle fit aussitôt. Pompée,
fier de ce que le consul et le peuple
invoquaient son assistance, quoiqu’il
n’exerçât aucune charge, fit son éloge
dans les termes les plus pompeux et
finit en disant : "Si quelqu’un osait tirer
le glaive, moi, je prendrais le bouclier."
Ces paroles hardies furent bien
accueillies même par Crassus. Dès lors
ceux qui n’étaient pas favorables à la
loi se montrèrent disposés à l’adopter,
puisqu’elle était soutenue par des
hommes qui jouissaient de l’estime
publique et que l’on regardait comme
les ennemis de César ; car leur
réconciliation n’était pas encore
connue.

312
Cependant Bibulus ne céda pas : il
s’opposa à la loi avec trois tribuns qu’il
avait pris pour auxiliaires. Quand il
n’eut plus de prétexte pour obtenir des
délais, il annonça que jusqu’à la fin de
l’année il prendrait, chaque jour, les
augures : de cette manière le peuple ne
pourrait point se former légalement en
assemblée. César, sans s’inquiéter de
cette déclaration, fixa le jour où la loi
serait rendue, et le peuple envahit le
Forum pendant la nuit. Bibulus s’y
rendit, de son côté, avec les amis qu’il
avait rassemblés autour de lui et se
dirigea en toute hâte vers le temple de
Castor, où César haranguait la
multitude. Elle lui laissa un libre
passage, soit par respect, soit parce
qu’elle espérait qu’il ne serait pas
contraire à ses intérêts. Parvenu aux
degrés supérieurs du temple, Bibulus
essaya de parler contre la loi ; mais il
fut précipité du haut des marches, et ses
faisceaux furent brisés. Plusieurs
citoyens et les tribuns du peuple
reçurent des coups et des blessures :
voilà comment la loi fut adoptée.
Bibulus, qui s’était trouvé heureux en ce
moment d’avoir la vie sauve, tenta, le
lendemain, en plein sénat, de l’abroger ;

313
mais il ne réussit pas. Personne ne
bougea, tant l’élan populaire avait
subjugué les esprits. Bibulus se retira
chez lui et ne se montra plus en public,
jusqu’au dernier jour de l’année ; mais,
renfermé dans sa maison, il faisait dire
à César par les licteurs, toutes les fois
que celui-ci proposait une mesure
nouvelle, qu’il prenait les augures et
qu’on ne pouvait rien faire, sans violer
les lois. Aussi un tribun du peuple, P.
Vatinius, voulut-il le mettre en prison :
ses collègues s’y opposèrent et il
renonça à son projet. C’est ainsi que
Bibulus abandonna la vie politique : les
tribuns, qui s’étaient déclarés pour lui,
ne traitèrent plus aucune affaire
publique.

Métellus Céler, Caton et, à cause de


Caton, un certain M. Favonius qui
l’avait pris pour modèle, avaient refusé
jusqu’alors de jurer obéissance à cette
loi ; (car l’usage de prêter serment, une
fois établi, comme je l’ai dit ailleurs,
fut suivi dans des circonstances où il
n’aurait pas dû trouver place). Ces
citoyens, et surtout Métellus qui faisait

314
remonter son origine au Numidique,
déclaraient avec énergie qu’ils
n’approuveraient jamais cette loi ; mais
lorsqu’arriva le jour où ils devaient
subir la peine établie contre le refus du
serinent, ils jurèrent, soit par suite de
cette faiblesse humaine qui nous rend
plus prompts à faire des promesses ou
des menaces que fidèles à les exécuter ;
soit parce qu’ils auraient été punis en
pure perte et sans procurer à la
République aucun avantage par la plus
opiniâtre opposition. C’est ainsi que la
loi de César fut adoptée. De plus, le
territoire de la Campanie fut donné à
ceux qui avaient trois enfants ou plus de
trois enfants : par là Capoue devint pour
la première fois colonie romaine. César
s’attacha la multitude par ces mesures :

César accorde aux

chevaliers la remise

315
du tiers du fermage

des impôts ;

ratification des actes

de Pompée

Il gagna les chevaliers, en leur faisant


remise du tiers du fermage des impôts ;
car c’étaient les chevaliers qui
prenaient tous les impôts à ferme.
Souvent ils avaient sollicité des remises
auprès du sénat ; mais ils n’en avaient
jamais obtenu : plusieurs sénateurs et
Caton s’y étaient opposés. Après avoir
mis les chevaliers dans ses intérêts,
sans rencontrer de contradicteur, César
ratifia d’abord tous les actes de Pompée

316
et ne trouva de résistance ni chez
Lucullus, ni chez aucun autre. Ensuite il
établit beaucoup de lois, et personne ne
s’y opposa. Caton lui-même ne les
combattit point ; mais pendant la préture
qu’il géra peu de temps après, il ne fit
jamais mention de leur nom (on les
appelait Juliennes), et en tirant d’après
ces lois les juges au sort, par une
petitesse d’esprit ridicule, il évitait de
les désigner par ce nom. Comme elles
sont très nombreuses et n’ont aucun
rapport avec cette histoire, je les
laisserai de côté.

Proposition de Q.

Fufius Calenus

contre la confusion

317
des suffrages

Le préteur Q. Fufius Calenus, voyant


que tous les suffrages étaient confondus,
du moins dans les discussions vives, de
telle sorte que chaque décurie
s’attribuait les bonnes résolutions et
rejetait les mauvaises sur autrui,
proposa une loi d’après laquelle
chacune voterait séparément. Le but de
cette loi était de connaître non pas
l’opinion de chaque individu, puisque
le vote était secret, mais celle de
chaque décurie. César agit comme s’il
était seul consul ; bon mot à ce sujet Du
reste, c’était César qui faisait et qui
soutenait seul toutes les propositions :
en un mot, il réglait les affaires do
l’État, comme s’il avait eu seul
l’autorité. De là, la plaisanterie de
quelques citoyens qui, gardant le
silence sur Bibulus, disaient ou
écrivaient : sous le consulat de Caïus et
de Julius César, comme s’il avait été

318
question de deux personnes distinctes.
Pour ce qui le concernait
personnellement César avait recours à
autrui, évitant avec le plus grand soin
de paraître agir dans son intérêt, et par
là il obtenait plus facilement tout ce
qu’il voulait. Il disait qu’il ne
convoitait rien et feignait d’être très
satisfait de ce qu’il avait ; mais
d’autres, comme s’il avait été utile ou
même indispensable, dans les
circonstances présentes, proposaient et
faisaient décréter par le peuple et par le
sénat tout ce qu’il désirait.

L’Illyrie, la Gaule

Cisalpine et la Gaule

Transalpine sont

319
confiées à César avec

quatre légions

Le peuple lui donna pour cinq ans le


commandement de l’Illyrie et de la
Gaule Cisalpine avec trois légions : le
sénat, de son côté, lui confia la Gaule
transalpine et une légion de plus.

César donne à

Pompée la main de sa

320
fille et épouse la fille

du consul Pison

Cependant César, par cela même


qu’Aulus Gabinius devait être consul,
craignit encore que Pompée ne tentât
quelque innovation en son absence. Il
s’attacha donc par les liens de la
parenté Pompée et l’autre consul, L.
Pison, en accordant au premier la main
de sa fille qui avait été promise à un
autre, et en épousant la fille de Pison. Il
donna ainsi de tous les côtés des appuis
à sa puissance :

321
Complot dénoncé

par L. Vettius

Cicéron et Lucullus en furent


mécontents et cherchèrent à faire périr
César et Pompée par la main de L.
Vettius. Ils ne purent y parvenir et
coururent grand risque de périr eux-
mêmes. Vettius dénoncé et arrêté avant
d’avoir pu exécuter ce projet, en nomma
les auteurs. S’il n’avait point désigné
Bibulus comme associé à Cicéron et à
Lucullus, ceux-ci auraient certainement
éprouvé un grand malheur ; mais comme
Vettius était accusé d’avoir voulu se
venger de Bibulus qui avait dévoilé à
Pompée ce qui se tramait, on le
soupçonna de ne pas dire la vérité
même sur le reste et de s’être fait
l’instrument de la calomnie contre des
hommes du parti contraire. A ce sujet,

322
les uns disaient une chose et les autres
une autre ; mais on ne découvrit rien de
positif. Amené devant le peuple, Vettius
ne nomma que ceux dont j’ai parlé : il
fut mis en prison et assassiné
secrètement peu de temps après.

Cicéron défend

Antoine

10

Cicéron, ainsi devenu suspect à


César et à Pompée, fortifia lui-même
leurs soupçons par la défense
d’Antoine. Celui-ci, pendant son
gouvernement de la Macédoine, avait
traité fort mal ce pays alors soumis aux
Romains, ainsi que divers peuples leurs
alliés, et avait été fort mal traité lui-
même. Après avoir ravagé les terres

323
des Dardaniens et de leurs voisins, il
n’osa les attendre de pied ferme, quand
ils marchèrent contre lui ; mais il se
retira avec sa cavalerie, comme pour
s’occuper d’une autre expédition, et prit
la fuite. Les Dardaniens en profitèrent
pour envelopper l’infanterie, la
chassèrent violemment de leur pays et
lui enlevèrent le butin qu’elle avait pris.
Antoine traita de la même manière les
alliés de Rome dans la Mysie, fut
ensuite vaincu auprès de la ville des
Istriens par les Scythes-Bastarnes,
venus au secours des Mysiens, et prit la
fuite. Toutefois ce n’est point pour cela
qu’on le traduisit en justice ; mais,
accusé d’avoir trempé dans la
conjuration de Catilina, il fut condamné
pour sa conduite en Mysie et dans la
Macédoine. Il lui arriva donc de n’être
pas trouvé coupable du crime qui
l’avait fait mettre en jugement et d’être
puni pour des faits étrangers à
l’accusation portée contre lui. Telle fut
pour Antoine l’issue de cette affaire :
Cicéron, qui se chargea alors de le
défendre, parce qu’il avait été son
collègue, attaqua très vivement César
auquel il imputait cette accusation : il se
permit même de l’insulter.

324
Attaques de

Cicéron contre César

11

César le souffrit avec peine, et il


devait en être ainsi ; mais, quoiqu’il fût
consul, il ne blessa Cicéron ni par ses
paroles, ni par ses actes. Il disait que
souvent bien des hommes lancent à
dessein de vains sarcasmes contre ceux
qui sont au-dessus d’eux, pour les
pousser à la dispute, dans l’espérance
de paraître avoir quelque ressemblance
avec eux et d’être mis sur la même
ligne, s’ils sont eux-mêmes en butte à de
semblables sarcasmes : César crut donc
ne devoir entrer en lice avec personne.
Telle fut sa règle de conduite envers
tous ceux qui l’insultaient ; et comme il
voyait bien alors que Cicéron cherchait

325
moins à l’offenser qu’à entendre sortir
de sa bouche quelques propos injurieux,
par le désir qu’il avait d’être regardé
comme son égal, il ne se préoccupa
point de lui et ne tint pas compte de ce
qu’il disait : il laissa même Cicéron
l’insulter tout à son aise et se louer
outre mesure. Cependant il était loin de
le mépriser ; mais, naturellement doux,
il ne se mettait pas facilement en colère.
Il avait beaucoup à punir, comme cela
devait arriver au milieu des grandes
affaires auxquelles il était mêlé ; mais
ce n’était jamais par colère et sur-le-
champ. Jamais il ne cédait à
l’emportement : il épiait le moment
propice et frappait le plus souvent sans
qu’on s’en doutât, cherchant moins à
paraître se venger qu’à mettre tout dans
l’état le plus favorable à ses intérêts,
sans éveiller l’envie. Il punissait donc
mystérieusement et lorsqu’on s’y
attendait le moins ; d’abord pour
ménager sa réputation et ne point
paraître agir par colère, ensuite pour
que personne ne se tînt sur ses gardes
par quelque pressentiment, ou ne
cherchât à lui faire du mal avant d’en
éprouver. Quant aux événements passés,
il n’en prenait souci que pour ne pas

326
avoir à souffrir de leurs conséquences.
Aussi pardonna-t-il à beaucoup
d’hommes qui l’avaient grièvement
offensé, ou ne leur infligea-t-il qu’un
châtiment léger, dans la persuasion
qu’ils ne lui nuiraient plus. Mais, dans
l’intérêt de sa sûreté personnelle, il
punissait souvent avec plus de sévérité
que ne le comportait la justice, disant
que ce qui était fait ne pouvait pas ne
pas être fait et que par la rigueur des
châtiments il se mettait à l’abri du
danger pour l’avenir.

Clodius est nommé

tribun du peuple ;

César s’en fait un

327
instrument contre

Cicéron

12

Guidé par ces principes, César ne


tenta rien alors lui-même ; mais sentant
que Clodius était disposé à lui
témoigner sa reconnaissance de ce qu’il
ne l’avait pas poursuivi comme
adultère, il s’en fit un instrument secret
contre Cicéron. D’abord il le fit passer
de nouveau dans l’ordre des plébéiens
avec le concours de Pompée, pour que
ce changement d’état fût légal : puis il
le fit nommer sur-le-champ tribun du
peuple. Clodius ferma la bouche à
Bibulus, lorsque celui-ci, à la fin de son
consulat, se rendit dans le Forum et
voulut, outre le serment d’usage, parler
de la situation présente de la
République.

328
An de Rome 696

(58 av. J.-C.)

Manoeuvres de

Clodius contre

Cicéron

En même temps il machina la ruine

329
de Cicéron ; mais voyant qu’il ne lui
serait pas facile de perdre un homme
qui, par son éloquence, exerçait une
grande influence sur les affaires
publiques, il s’appliqua à gagner non
seulement le peuple, mais encore les
sénateurs et les chevaliers, qui avaient
beaucoup de considération pour
Cicéron. Clodius espérait, s’il les
mettait dans ses intérêts, renverser
aisément Cicéron dont le crédit reposait
plus sur la crainte que sur l’affection. Et
en effet, il indisposait un très grand
nombre de citoyens par ses discours, et
ceux auxquels il rendait service lui
étaient moins dévoués que ceux qu’il
blessait ne lui étaient contraires ; car
outre que la plupart des hommes sont
plus portés à se montrer courroucés
d’une offense que reconnaissants d’un
bienfait ; outre qu’ils croient s’être
acquittés par un salaire envers leurs
défenseurs, tandis qu’ils veulent à tout
prix se venger de leurs adversaires,
Cicéron se faisait des ennemis
implacables en cherchant sans cesse à
s’élever au-dessus des citoyens les plus
éminents, en abusant jusqu’à la satiété
d’une liberté de langage qui ne
respectait rien, en voulant être regardé

330
comme capable de comprendre et
d’exprimer ce que personne ne pouvait
ni exprimer ni comprendre, en cherchant
à paraître homme de bien plutôt qu’à
l’être réellement. Ce fut par de
semblables prétentions et en se vantant
plus que tout autre, en ne mettant
personne sur la même ligne que lui, en
se préférant à tous dans ce qu’il disait
et dans ce qu’il faisait, en croyant ne
devoir vivre comme personne, qu’il
déplut et devint insupportable, au point
d’exciter la jalousie et la haine même
de ceux qui l’estimaient.

Lois proposées par

Clodius

13

Clodius, espérant venir bientôt à bout

331
de Cicéron, s’il gagnait d’abord le
sénat, les chevaliers et le peuple,
demanda de nouveau qu’on fît des
distributions de blé gratuites (il avait
proposé, Gabinius et Pison étant déjà
consuls, de donner du blé aux pauvres).
Il rétablit les associations, appelées
collèges dans la langue latine, et dont
l’institution était ancienne, mais qui
avaient été dissoutes pendant quelque
temps. Il défendit aux censeurs de faire
disparaître un citoyen de la liste des
magistrats, ou de le noter d’infamie ; à
moins qu’il n’eût été jugé et condamné
par les deux censeurs. Après avoir
séduit le peuple par ces propositions, il
en fit une autre dont je dois parler en
détail, afin qu’elle soit mieux comprise
par tous les lecteurs. A Rome, les
présages publics se tiraient du ciel et de
plusieurs autres choses, comme je l’ai
dit ; mais les plus puissants étaient ceux
qui se tiraient du ciel : ainsi, tandis que
les autres pouvaient être pris plusieurs
fois et pour chaque entreprise, ceux
qu’on tirait du ciel n’étaient pris qu’une
seule fois par jour. Ce qui les
distinguait principalement, c’est que,
pour tout le reste, s’ils autorisaient
certaines choses, elles se faisaient sans

332
qu’il fût nécessaire de prendre les
auspices pour chacune en particulier, et
s’ils les interdisaient, on ne les faisait
pas. Mais ils empêchaient d’une
manière absolue le peuple d’aller aux
voix ; car, par rapport au vote dans les
comices, ces présages étaient toujours
regardés comme une prohibition
céleste, qu’ils fussent favorables ou
non. Je ne saurais faire connaître
l’origine de cette institution : je me
borne à raconter ce que j’entends dire.
Comme, dans maintes circonstances,
ceux qui voulaient s’opposer à
l’adoption de certaines propositions, ou
à l’établissement de certaines
magistratures, annonçaient d’avance
qu’ils observeraient le ciel tel jour, de
sorte que le peuple ne pouvait rien
décréter ce jour-là ; Clodius, craignant
qu’on n’eût recours à ce moyen pour
obtenir un délai et pour faire ajourner le
jugement, lorsqu’il aurait mis Cicéron
en accusation, proposa une loi portant
qu’aucun magistrat n’observerait le
ciel, le jour où le peuple aurait une
question à décider par ses suffrages.

333
Clodius parvient à

tromper Cicéron et

Ninnius

14

Telles furent les trames ourdies alors


par Clodius contre Cicéron : celui-ci
les découvrit et tâcha de les déjouer
toutes, en lui opposant le tribun du
peuple Lucius Ninnius Quadratus.
Clodius craignit que tout cela n’amenât
des troubles et l’ajournement de ses
projets. Il circonvint Cicéron et le
trompa, en lui promettant de ne porter
aucune accusation contre lui, s’il ne
s’opposait pas à ses propositions ; mais
aussitôt que Cicéron et Ninnius ne se

334
tinrent plus sur leurs gardes, il fit passer
ses lois et attaqua ensuite Cicéron, qui,
tout prudent qu’il croyait être, se laissa
attirer dans le piège ; si toutefois c’est
Clodius qu’il faut signaler ici, et non
pas César et ceux qui s’étaient associés
à Clodius et à César.

Loi proposée par

Clodius contre

Cicéron

Du reste, la loi proposée ensuite par


Clodius ne paraissait pas faite contre
Cicéron dont le nom n’y figurait pas
même ; mais contre tous ceux qui
mettraient ou qui avaient mis à mort un

335
citoyen non condamné par le peuple ;
cependant c’était contre lui surtout
qu’elle était dirigée. Elle attaquait aussi
tout le sénat qui, ayant chargé les
consuls de veiller sur Rome, ce qui leur
avait conféré le droit d’ordonner ce qui
s’était fait, avait par cela même
condamné Lentulus et les conjurés mis à
mort à cette époque ; mais Cicéron qui
les avait accusés, qui avait déposé
contre eux plusieurs propositions, qui
avait rendu le décret, qui les avait fait
exécuter par la main du bourreau, fut
regardé comme seul coupable, ou du
moins comme le plus coupable. Aussi
repoussa-t-il avec énergie les attaques
de Clodius : il quitta la robe de sénateur
et se promena avec celle de chevalier
dans les divers quartiers de Rome.
Parcourant la ville, la nuit et le jour, il
faisait sa cour à tous les hommes qui
avaient quelque crédit, qu’ils fussent
ses amis ou ses adversaires, et
particulièrement à Pompée et à César,
qui n’avaient pas encore affiché de
haine contre lui.

336
Conduite

artificieuse de

Pompée et de César,

à l’égard de Cicéron

15

Pompée et César, ne voulant point


paraître avoir mis Clodius en avant ou
approuver les lois qu’il avait
proposées, imaginèrent contre Cicéron
un subterfuge qui ne les compromettrait
pas et dont il ne pourrait se douter.
César lui conseillait de s’éloigner, afin
de ne point s’exposer à périr en restant

337
à Rome ; et pour que ce conseil parût
encore davantage inspiré par un
sentiment de bienveillance, il promit à
Cicéron de le prendre pour lieutenant,
disant que ce serait pour lui un moyen
de se dérober aux attaques de Clodius,
non pas honteusement et comme un
accusé ; mais avec honneur et revêtu
d’un commandement. Pompée, au
contraire, détournait Cicéron de la
pensée de quitter Rome, appelant sans
détour son départ une fuite et faisant
entendre que la haine empêchait César
de lui donner un sage conseil. Il
l’engageait à rester, à combattre
librement pour lui-même et pour le
sénat, à se venger résolument de
Clodius, qui ne réussirait pas tant que
Cicéron serait à Rome et lui tiendrait
tête. Enfin il ajoutait que Clodius
recevrait un juste châtiment et qu’il
prêterait lui-même son concours à
Cicéron pour le lui infliger. César et
Pompée parlaient ainsi, non qu’ils
fussent d’un avis opposé, mais pour
tromper Cicéron sans qu’il s’en doutât.
Il suivit les conseils de Pompée, parce
qu’il n’avait contre lui aucun soupçon et
qu’il mettait en lui toutes ses espérances
de salut. Pompée était d’ailleurs en

338
possession du respect et de l’estime de
la plupart des citoyens, et par là il put
arracher au danger un grand nombre
d’accusés et délivrer les uns de leurs
juges, les autres même de leurs
accusateurs. De plus Clodius, à cause
de son ancienne parenté avec Pompée et
parce qu’il avait longtemps servi sous
ses ordres, paraissait ne devoir rien
faire contre son avis. Enfin Cicéron
espérait que Gabinius se mettrait tout à
fait sous la main de Pompée dont il était
l’ami intime, et que Pison en ferait
autant, à cause de sa douceur naturelle
et de sa parenté avec César.

Les ennemis de

Cicéron ont le

dessus ; César,

339
Crassus et Pompée

l’abandonnent ; il

s’éloigne de Rome

16

Plein de ces pensées, Cicéron croyait


avoir le dessus ; car il se livrait
inconsidérément à la confiance, comme
il tremblait sans réflexion. De plus,
craignant de paraître avoir cédé à un
remords, s’il quittait Rome, il dit qu’il
remerciait César de ses conseils ; mais
il suivit ceux de Pompée. Ainsi trompé,
il agit comme s’il avait été certain de
l’emporter sur ses ennemis. Outre ce
que je viens de raconter, les chevaliers
se rassemblèrent dans le Capitole et
députèrent aux consuls et au sénat, en

340
faveur de Cicéron, plusieurs membres
de leur ordre et les sénateurs Q.
Hortensius et C. Curius Ninnius, qui en
toute occasion se montrait dévoué à
Cicéron, engagea le peuple à prendre le
deuil, comme dans les calamités
publiques : plusieurs sénateurs le
prirent eux mêmes et ne le quittèrent que
lorsque les consuls les eurent blâmés
par un édit, qui défendait de le porter.
Cependant les ennemis de Cicéron
avaient le dessus : Clodius ne permit
pas à Ninnius de s’occuper de ses
intérêts auprès du peuple, et Gabinius
n’accorda pas aux chevaliers l’accès du
sénat. Un chevalier ayant vivement
insisté pour l’obtenir, Gabinius le
chassa de Rome : quant à Hortensius et
à Curion, il les mit eu accusation pour
s’être trouvés dans la réunion des
chevaliers et pour avoir consenti à être
leurs députés. Clodius les traduisit
devant le peuple et les punit de cette
ambassade, en les faisant battre de
verges par des hommes postés à cette
fin. Ensuite Pison, qui paraissait dévoué
à Cicéron et qui l’avait engagé à se
dérober à la mort par la fuite, parce
qu’il n’y avait point d’autre moyen de
salut, voyant que Cicéron était piqué à

341
cause de ce conseil, se rendit dans
l’assemblée du peuple, aussitôt que sa
santé le lui permit (il était presque
toujours malade). Clodius lui ayant
demandé ce qu’il pensait de la loi, il
répondit : "Aucun acte cruel, aucun acte
inhumain n’a mon approbation."
Gabinius, interrogé sur le même sujet,
ne se contenta pas de ne point louer
Cicéron : il accusa même les chevaliers
et le sénat.

La loi de Clodius

contre Cicéron est

adoptée

17

342
César étant déjà sorti de Rome avec
son armée, Clodius, qui tenait à ce qu’il
approuvât sa loi, convoqua à cause de
lui l’assemblée du peuple hors des
murs : César blâma comme illégales les
mesures prises à l’égard de Lentulus ;
mais il désapprouva la peine proposée
à ce sujet. Il ajouta que son opinion sur
cette affaire était connue de tous (il
avait voté pour qu’on laissât la vie aux
conjurés) ; mais qu’il ne convenait pas
de porter une pareille loi sur des faits
qui appartenaient au passé : ainsi parla
César. Quant à Crassus, il chargea son
fils de prêter quelque assistance à
Cicéron ; mais personnellement il
soutenait la cause populaire. Enfin
Pompée, qui promettait son appui à
Cicéron, allégua tantôt un prétexte tantôt
un autre, fit à dessein plusieurs voyages
et ne lui vint pas en aide. Dans cette
position Cicéron, craignant pour sa
sûreté, résolut de prendre encore une
fois les armes (il insultait même
Pompée publiquement). Caton et
Hortensius l’en empêchèrent, de peur
qu’il ne sortît de là une guerre civile.
Cicéron s’éloigna alors de Rome,
malgré lui, au détriment de son honneur
et de sa réputation ; comme si quelque

343
remords l’eût déterminé à s’exiler
volontairement. Avant de partir, il
monta au Capitole et y déposa, comme
offrande, une petite statue de Minerve à
laquelle il donna le surnom de
Conservatrice. Il se dirigea vers la
Sicile dont il avait été gouverneur,
espérant être entouré d’égards dans
toutes les cités de cette île, par les
particuliers et par le, préteur lui-même.
A peine eut-il quitté Rome, que la loi fut
rendue sans opposition et même avec le
concours empressé d’un grand nombre
de citoyens : ceux qu’on regardait
comme les meilleurs amis de Cicéron la
soutinrent chaleureusement, dès qu’il se
fut éloigné. On confisqua ses biens, on
rasa sa maison, comme celle d’un
ennemi, et on consacra la place qu’elle
occupait à un temple de la Liberté.
L’exil fut prononcé contre lui et le
séjour de la Sicile lui fut interdit : on le
relégua à une distance de trois mille
sept cent cinquante stades, et un décret
déclara que, s’il se montrait en deçà de
cette limite, lui et ceux qui l’auraient
reçu pourraient être tués impunément.

344
Cicéron en

Macédoine ; son

entretien avec

Philiscus

18

Cicéron se rendit donc en


Macédoine, où il vécut dans la tristesse.
Là il rencontra un certain Philiscus qu’il
avait connu à Athènes et que le hasard
conduisit alors près de lui. "N’as-tu pas
honte, lui dit-il, à Cicéron, de répandre
des larmes et de te conduire comme une
femme ? Certes je n’aurais jamais prévu

345
que tu montrerais tant de faiblesse, toi
qui as une instruction si profonde et si
variée, toi qui prêtas ton appui à tant
d’hommes." Cicéron répondit :
"Philiscus, il n’y a aucune ressemblance
entre parler pour autrui et se conseiller
soi-même : ce qu’on dit pour les autres,
pourvu qu’on parle avec une raison
droite et saine, a presque toujours le
caractère de l’opportunité ; mais
lorsque l’âme est sous l’empire d’une
émotion triste, elle se trouble,
s’obscurcit et ne peut rien trouver à
propos. Aussi a-t-on dit avec une
grande justesse qu’il est plus facile de
donner des consolations aux autres que
d’être soi-même ferme dans le malheur.
— "Ton langage, répliqua Philiscus, est
d’accord avec la faiblesse humaine ;
mais je ne pouvais croire que Cicéron,
doué d’un si grand sens et orné de tant
de lumières, ne fût pas prémuni contre
les événements qui peuvent atteindre
l’homme, et que si un coup imprévu
venait à te frapper, il te trouverait sans
défense. Dans l’état où tu es, je pourrai
t’être utile en m’entretenant avec toi de
ce qui est propre à adoucir ton chagrin,
et de même que les fardeaux deviennent
moins lourds quand on aide celui qui

346
les porte, je rendrai ton malheur moins
pesant. Je le puis d’autant plus aisément
qu’aucun de tes maux, même le plus
léger, ne doit retomber sur moi. Tu ne
dédaigneras pas, je l’espère, de
recevoir d’un autre quelques
consolations. Si tu te suffisais à toi-
même, cet entretien serait superflu ;
mais en ce moment, tu es dans la
position où se trouveraient Hippocrate,
Démocèdes, ou tout autre médecin
éminents, atteints d’une maladie
difficile à guérir et qui les forcerait de
recourir à une main étrangère pour
recouvrer la santé."

19

"Certes, lui dit Cicéron, si tes


paroles peuvent dissiper les nuages qui
obscurcissent mon esprit et lui rendre la
lumière qui l’éclairait jadis, je suis tout
prêt à t’écouter. Il en est des moyens de
persuader comme des remèdes ; ils sont
très variés et très diversement
efficaces : il ne serait donc pas étonnant
que tu parvinsses, quoique j’aie tant
brillé au sénat, dans l’assemblée du
peuple et au barreau, à faire pénétrer
dans mon âme quelques conseils de la

347
sagesse." - "Eh bien ! dit Philiscus,
puisque tu es disposé à m’écouter,
examinons d’abord si ta position
présente est vraiment malheureuse, et
cherchons ensuite comment nous
pourrons y appliquer un remède. Avant
tout, je vois que tu te portes bien et que
ta constitution physique est excellente.
Or c’est le premier bien que la nature a
donné à l’homme. De plus tu possèdes
tout ce qui est nécessaire pour vivre : tu
n’as donc à craindre ni la faim, ni la
soif, ni le froid, ni aucun des maux
qu’enfante la pauvreté, et l’on peut dire
que c’est le second bien départi à
l’homme par la nature ; car celui qui
jouit d’une bonne constitution et qui
peut sans inquiétude suffire aux besoins
de la vie, a dans les mains tout ce qui
contribue au bonheur."

20

"Tout cela, reprit Cicéron, n’est


d’aucune utilité pour l’homme, si
quelque chagrin afflige et ronge son
âme ; car les douleurs de l’âme font
beaucoup plus de mal que les
jouissances corporelles ne procurent de
plaisir. Ainsi, à cause de mes

348
souffrances morales, je ne fais
maintenant aucun cas du bon état de mon
corps ; et je ne prise point la possession
de ce qui est nécessaire à la vie, parce
que j’ai éprouvé beaucoup de pertes. —
"Est-ce là ce qui te chagrine ? répliqua
Philiscus. Si tu devais un jour manquer
du nécessaire, tu pourrais à bon droit
t’affliger de ces pertes ; mais puisque tu
as abondamment tout ce dont tu as
besoin, pourquoi te chagriner ? Est-ce
parce que tu ne possèdes pas
davantage ? Mais ce qu’on a en sus du
nécessaire est superflu : qu’on l’ait ou
non, c’est tout un ; et puisque tu ne
faisais auparavant aucun usage de ce
qui ne t’était pas nécessaire, figure-toi
que tu ne possédais pas alors ce dont tu
ne te servais pas, ou que tu possèdes
aujourd’hui ce dont tu n’as pas besoin.
La plupart de ces biens n’étaient pas un
héritage reçu de tes pères et auquel tu
dusses, pour cette raison, attacher plus
de prix : tu les avais acquis par ta
langue et par tes discours, qui ont causé
leur perte. Tu ne dois donc pas te
plaindre de les avoir perdus, comme tu
les avais gagnés. C’est ainsi que les
armateurs ne se laissent pas abattre par
de grandes pertes ; ils ont assez de

349
raison pour se dire : la mer nous avait
donné ces richesses, la mer nous les
ravit."

21

"Mais c’est assez sur ce point :


suivant moi, il suffit à l’homme, pour
être heureux, d’avoir le nécessaire et de
ne manquer d’aucune des choses dont le
corps a besoin. A mon avis, le superflu
traîne à sa suite les soucis, les embarras
et l’envie. Tu as dit que les biens
corporels ne procurent aucune
jouissance, à moins qu’ils ne soient unis
aux biens de l’âme. Cela est vrai ; car si
l’âme est malade, il est impossible que
le corps ne souffre pas avec elle.
Cependant l’âme me semble pouvoir
plus facilement être maintenue dans un
bon état que le corps, qui, par cela
même qu’il est chair, trouve dans sa
substance mille germes pernicieux et a
un grand besoin du secours de Dieu.
L’âme, au contraire, est d’une essence
divine, et, par cela même, on peut
facilement la modérer et la diriger.
Examinons donc, ici quels sont, parmi
les biens de l’âme, ceux que tu as
perdus, et parmi les maux, ceux qui se

350
sont attachés à toi, de telle manière que
nous ne saurions en effacer
l’empreinte."

22

"D’abord je vois en toi le plus sage


des hommes, et en voici la preuve :
souvent tu as fait adopter par le sénat et
par le peuple les mesures que tu as
conseillées ; souvent aussi tu as
utilement prêté aux particuliers l’appui
de ton éloquence. En second lieu, je te
regarde comme très juste ; car tu as lutté
partout pour la patrie et pour tes amis
contre ceux qui leur tendaient des
pièges. Bien plus, les maux que tu
souffres ne t’ont frappé que parce que tu
as toujours parlé et agi pour les lois et
pour la République. Enfin tu as porté la
tempérance à son plus haut degré : ton
genre de vie l’atteste, puisque l’homme
esclave des plaisirs du corps ne peut se
montrer assidûment en public et vivre
dans le Forum, prouvant par ses travaux
du jour ses labeurs de la nuit. C’est
d’après cela que je te regardais aussi
comme l’homme le plus courageux, toi
qui as fait preuve d’un esprit si ferme et
d’une éloquence si vigoureuse. Ébranlé

351
par des coups imprévus et non mérités,
tu me parais avoir ôté toi-même à ton
âme une partie de son énergie ; mais tu
la recouvreras bientôt. Avec ces
avantages personnels, alors que ton
corps et ton âme sont en bon état, qu’y
a-t-il qui puisse t’affliger ? Je ne le vois
pas."

23

A ces paroles de Philiscus Cicéron


répondit : "Ne regardes-tu donc pas
comme un grand mal d’être banni et
noté d’infamie, de ne pouvoir rester
chez soi et au milieu de ses amis, de
vivre sur une terre étrangère, après
avoir été ignominieusement chassé de
sa patrie, d’errer de contrée en contrée
avec le nom d’exilé, d’être pour ses
ennemis un objet de risée et un sujet de
honte pour ses proches ? " - "Point du
tout, reprit Philiscus. L’homme étant
composé de deux substances, l’âme et
le corps, et la nature ayant assigné à
chacune des biens et des maux
déterminés, ce qu’il y a de défectueux
en elles doit être seul regardé comme
nuisible et comme honteux ; mais si
elles sont l’une et l’autre en bon état,

352
c’est un grand avantage, et cet avantage,
tu le possèdes en ce moment. Les maux
dont tu parles, la dégradation civique et
d’autres accidents semblables, ne sont
honteux et funestes que d’après
certaines conventions et certaines
opinions ; mais ils ne nuisent ni au
corps ni à l’âme. Pourrais-tu me citer un
corps qui soit devenu malade ou qui ait
péri, une âme qui ait été rendue plus
injuste ou plus ignorante par cette
dégradation, par l’exil ou par telle autre
peine ? Pour moi, je n’en vois pas, et
cela vient de ce que la nature n’a
attaché aucun mal à ces accidents de la
vie. De même, la jouissance des droits
de citoyen et le séjour dans sa patrie ne
sont pas des biens réels : ils n’ont
d’autre valeur que celle que nous leur
donnons nous-mêmes. Et, en effet, tous
les hommes ne font point consister
l’honneur et le déshonneur dans les
mémos choses : certaines actions,
blâmées chez les uns, sont louées chez
les autres, et celles qu’on récompense
dans un pays sont punies ailleurs. Enfin
il est des hommes qui, bien loin
d’admettre comme une réalité ce
déshonneur dont tu parles, en ignorent
même le nom, et c’est avec raison ; car

353
ce qui ne tient pas à notre nature ne leur
semble pas nous regarder ; et s’il est
vrai qu’un jugement ou un décret
déclarant que tel homme est malade, tel
autre difforme, paraîtraient fort
ridicules, il faut en dire autant du
déshonneur."

24

"A mon avis, il en est de même de


l’exil, qui est une sorte de voyage
accompagné de dégradation si cette
dégradation n’est pas un mal par elle-
même, elle ne saurait attacher aucun mal
a l’exil. D’ailleurs, beaucoup
d’hommes, les uns volontairement, les
autres malgré eux, voyagent la plus
grande partie de leur vie : il en est
même qui la passent tout entière à
courir de pays en pays, comme s’ils
étaient chassés de partout, et ils ne
croient pas que ce soit un mal : peu
importe, qu’on voyage volontairement
ou non. L’homme qui exerce, malgré lui,
son corps n’acquiert pas moins de force
que celui qui l’exerce de son plein gré,
et celui qui navigue involontairement
n’en retire pas moins de fruit que celui
qui navigue volontairement. Du reste, je

354
ne vois pas comment le sage pourrait
être exposé à faire une chose
involontairement ; et si la différence
entre le bonheur et le malheur consiste
en ce que nous faisons avec plaisir ce
que nous désirons, et avec peine ce qui
est contraire à notre volonté, le remède
est facile. En effet, si nous supportons
sans nous plaindre les choses qui nous
sont imposées par la nécessité ; si elles
ne peuvent nous abattre, il ne doit plus
être question de choses arrivant malgré
nous. Ainsi, d’après une ancienne
maxime dictée par la sagesse, nous ne
devons point souhaiter que ce que nous
désirons arrive, mais vouloir ce qui
arrive par une sorte de nécessité ; car il
ne nous est point donné de choisir telle
ou telle condition, et nous ne nous
appartenons pas. Bien au contraire,
nous devons vivre comme il plaît à la
fortune et comme l’a réglé le génie
préposé à la destinée de chacun de
nous : or cette destinée reste la même,
que nous l’acceptions ou non."

25

"Peut-être ne t’affliges-tu ni de la
dégradation, ni de l’exil, mais plutôt

355
d’être déshonoré et banni sans avoir fait
aucun mal à ta patrie, ou même après lui
avoir rendu d’éclatants services ? Dans
ce cas considère que, destiné à ces
épreuves, il ne pouvait t’arriver rien de
plus honorable ni de plus avantageux
que d’être traité ainsi, sans avoir rien
fait de mal. Tout ce qui était utile à tes
concitoyens, tu l’as conseillé et mis à
exécution, non comme particulier, mais
en qualité de consul, non de ton autorité
privée, mais en vertu des décrets du
sénat ; non dans un intérêt de parti, mais
pour le bien de la République ; tandis
que tel et tel ont ourdi des trames contre
toi par ambition ou pour te nuire. Voilà
quels sont les hommes qui doivent
souffrir et s’affliger de leurs injustices :
pour toi, au contraire, il est beau et
même nécessaire de te soumettre avec
courage aux arrêts du Destin. Non, j’en
suis sûr, tu n’aimerais pas mieux t’être
associé à Catilina et à Lentulus, avoir
conseillé des mesures nuisibles à ta
patrie, n’avoir rien fait de ce qu’elle
t’avait ordonné, et vivre dans son sein,
après avoir manqué au devoir, que d’en
être banni après l’avoir sauvée. Si tu
tiens à ton honneur, tu dois donc te
trouver plus heureux d’être exilé

356
innocent que de vivre coupable à
Rome ; car, sans parler d’autre chose, la
honte ne retombe point sur l’homme
injustement banni, mais sur ceux qui
l’ont exilé en violant la justice."

26

"D’ailleurs j’entends dire que tu n’es


point sorti de Rome malgré toi ou
frappé d’une condamnation, mais
volontairement et parce qu’il te
répugnait de vivre avec des hommes
que tu ne pouvais rendre meilleurs et
avec lesquels tu ne voulais point périr.
Ce n’est pas ta patrie que tu as quittée,
mais ceux qui trament sa ruine. Les
exilés, les hommes notés d’infamie, ce
sont ceux qui ont banni de leur âme le
sentiment du bien. Toi, ton honneur est
intact et tu es heureux ; car tu n’es
l’esclave de personne et tu possèdes
tout ce dont tu as besoin, qu’il te
convienne de vivre en Sicile, en
Macédoine ou dans une autre contrée.
Ce n’est point tel ou tel pays qui nous
rend heureux ou malheureux : c’est
plutôt chacun de nous qui se donne et la
patrie et le bonheur, en tout temps et en
tout lieu. C’est pour l’avoir compris

357
que Camille fut heureux à Ardée et que
Scipion vécut à Liternum, sans se
plaindre. A quoi bon rappeler Aristide
et Thémistocle que l’exil a rendus plus
célèbres ? A quoi bon rappeler Annius
et Solon, qui passa volontairement dix
ans sur la terre étrangère ? Toi aussi,
garde-toi de considérer comme un mal
ce qui ne tient essentiellement ni au
corps ni à l’âme, et ne t’indigne pas des
coups qui t’ont frappé ; car, je l’ai déjà
dit, il ne nous est point loisible de vivre
comme nous voudrions, et nous devons
nous soumettre aux épreuves que le sort
nous envoie. Si notre résignation est
volontaire, nous échapperons à la
douleur ; si elle est involontaire, nous
n’éviterons point les rigueurs de notre
destinée et nous nous exposerons au
plus grand de tous les maux, je veux
dire à un chagrin inutile. Ce qui le
prouve, c’est que les hommes qui
supportent sans se plaindre les coups
les plus terribles, pensent n’avoir
éprouvé aucun mal ; tandis que ceux qui
s’affligent des épreuves les plus légères
croient être en butte à tous les maux qui
peuvent fondre sur l’homme. D’autres
enfin, se trouvant mal dans le bonheur et
bien dans le malheur, font que le reste

358
des hommes juge de leur condition
comme eux-mêmes."

27

"Si ces réflexions sont présentes à


ton esprit, tu ne t’indigneras pas du
présent et tu apprendras sans douleur
que ceux qui t’ont banni vivent heureux ;
car la prospérité est ordinairement
éphémère, sans consistance, et celui que
la fortune élève le plus haut s’évanouit
comme un souffle, surtout dans les
temps de dissensions civiles. Alors, au
milieu de l’agitation et de l’instabilité,
nous différons peu, ou même nous ne
différons pas du tout des hommes battus
par la tempête. Poussés tantôt en haut,
tantôt en bas, tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre, la plus légère méprise nous fait
faire naufrage. Sans parler de Drusus,
de Scipion, des Gracques et d’autres
personnages célèbres, tu te souviens
que la mort de Camille d’abord proscrit
fut en suite plus glorieuse que celle de
Manlius Capitolinus ; tu te souviens
qu’Aristide, après son exil, éclipsa
Thémistocle. Et toi aussi, tu dois avoir
la plus ferme espérance de rentrer dans
ta patrie (car tu n’as pas été banni pour

359
une action injuste, et je sais que ceux
qui t’ont éloigné de Rome te
redemanderont et que tous les citoyens
regretteront ton absence). D’ailleurs,
alors même que ton malheur se
prolongerait, tu ne devrais pas pour
cela t’abandonner à la tristesse."

28

"Si tu suis mes conseils, tu pourras


être heureux en choisissant pour retraite
un domaine situé sur le bord de la mer,
loin des lieux battus par la foule ; en t’y
livrant à l’agriculture et à quelque
composition littéraire, à l’exemple de
Xénophon et de Thucydide. Cette vie
philosophique procure le calme le plus
durable : elle convient plus que toute
autre à l’homme, et c’est celle qui se
concilie le mieux avec toutes les formes
de gouvernement : l’exil donne un loisir
plus fécond. Si tu veux être immortel,
comme ces grands hommes, imite-les.
Tu possèdes tout ce qui est nécessaire à
la vie, et ta carrière n’est point
dépourvue d’éclat. Tu as même été
consul, si c’est un avantage, et ceux qui
l’ont été deux, trois ou quatre fois ne
l’emportent sur toi que par de vains

360
chiffres, qui ne leur seront d’aucune
utilité, ni pendant la vie, ni après leur
mort. Tu ne saurais donc mieux aimer
être Corvinus ou Marius, qui fut six fois
consul, que d’être Cicéron. Tu
n’ambitionnes pas non plus le
gouvernement d’une province, toi qui
refusas celle qui t’avait été donnée, toi
qui fus insensible au gain qu’elle
t’aurait procuré, toi qui dédaignas une
autorité éphémère et exposée aux
attaques de tous ceux qui veulent la
calomnier. Je t’ai rappelé ces
souvenirs, non qu’ils soient nécessaires
à ton bonheur ; mais parce que tu as été
mêlé suffisamment aux affaires
publiques, lorsque les circonstances
l’exigeaient : ainsi, après avoir connu
par ta propre expérience les différents
genres de vie, tu peux choisir et
poursuivre l’un, repousser et éviter
l’autre ; car la vie humaine est courte, et
tu ne dois pas la consacrer tout entière
aux autres ; mais en garder une partie
pour toi-même. Considère combien la
tranquillité est préférable à l’agitation,
le calme au tumulte, la liberté à
l’esclavage, la sécurité au danger, et tu
aspireras à vivre comme je te le
conseille. Alors tu seras heureux, et ton

361
nom sera grand non seulement pendant
que tu mèneras ce genre de vie ; mais
même après ta mort."

29

"Si tu soupires après ton retour, si tu


ambitionnes un rang éclatant dans la
République, je ne veux rien dire qui
puisse t’affliger ; mais, quand je songe à
l’état de Rome, quand je réfléchis à la
liberté de ton éloquence, quand je vois
combien tes adversaires sont puissants
et nombreux, je crains que tu ne coures
un jour quelque nouveau danger. Alors,
si tu étais condamné à l’exil, tu serais
en proie au repentir, et si tu étais encore
frappé de quelque coup terrible, tu ne
pourrais pas même te repentir. Et
comment, ne serai-il pas horrible et
honteux que la tête d’un citoyen soit
tranchée et exposée dans le Forum,
qu’elle puisse être insultée par un
homme et même par une femme ? Ne va
pas me haïr comme un homme qui
t’annonce de funestes présages : tiens
plutôt compte de mes paroles, comme
d’une prédiction lue dans les cieux. Ne
t’abuse point, parce que tu as pour amis
quelques hommes puissants. Ceux qui

362
paraissent être tes amis ne te seront
d’aucun secours contre tes ennemis : tu
l’as déjà éprouvé. Aux yeux des
hommes qui ont la passion du pouvoir,
tout s’efface quand il s’agit d’atteindre
au but de leur ambition : souvent même
ils traitent leurs meilleurs amis et leurs
proches parents comme leurs plus
grands ennemis."

Pompée fait

demander le rappel

de Cicéron par le

tribun Ninnius

363
30

Cet entretien allégea la douleur de


Cicéron : du reste, son exil ne dura pas
longtemps. Pompée, qui y avait
contribué plus que tout autre, le rappela.
Il prit ce parti, parce que Clodius, qui
s’était laissa : corrompre, avait enlevé
et mis en liberté Tigrane le Jeune, qui
alors était encore captif sous la garde
de L. Flavius. Pompée et Gabinius ayant
témoigné du mécontentement pour un tel
acte, Clodius les insulta, frappa et
blessa même ceux qui les
accompagnaient, brisa les faisceaux du
consul et consacra ses biens aux dieux.
Pompée, irrité de tant d’audace et
surtout de ce que Clodius tournait
contre lui la puissance qu’il avait
rendue aux tribuns, résolut de rappeler
Cicéron et prépara aussitôt son retour
par le moyen de Ninnius. Celui-ci
profita du moment où Clodius était
absent, pour faire au sénat une
proposition en faveur de Cicéron. Un
autre tribun l’ayant combattue, Ninnius
afficha sa rogation, annonçant ainsi
qu’il était résolu à la porter devant le
peuple, et il se montra en tout
l’adversaire de Clodius.

364
Caton est envoyé

dans l’île de Chypre

De là naquirent des dissensions et


des luttes qui firent couler souvent le
sang des deux partis ; mais avant d’en
venir à ces excès, Clodius, pour
exécuter plus facilement ses projets,
voulut éloigner Caton et se venger de
Ptolémée, alors maître de Chypre et qui
ne l’avait pas racheté des mains des
pirates. Il confisqua donc cette île, au
nom du peuple romain, et chargea Caton
d’aller, tout à fait malgré lui, y
organiser le gouvernement. Voilà ce qui
se passait à Rome.

365
Expédition de

César contre les

Helvétiens

31

Cependant César ne trouva point


d’ennemis dans la Gaule : tout y était en
paix ; mais il ne se tint pas tranquille.
L’occasion de faire la guerre s’étant
offerte d’elle-même, il en fit sortir une
guerre nouvelle, et dès lors, suivant son
désir le plus vif, ce fut partout la guerre
et partout le succès. Les Helvétiens, qui
s’étaient considérablement accrus et
dont le pays ne suffisait plus à ses
nombreux habitants, ne voulurent pas
envoyer dans une colonie une partie de

366
la population : ils craignaient, en se
disséminant, d’être plus facilement
attaqués par ceux auxquels ils avaient
jadis fait du mal eux-mêmes. Après
avoir tous résolu de quitter leurs
demeures, pour s’établir dans des
contrées plus vastes et plus fertiles, ils
incendièrent leurs bourgs et leurs villes,
afin que personne n’abandonnât à regret
le pays natal. Ils s’adjoignirent d’autres
peuples pressés par les mêmes besoins,
et se mirent en marche sous la conduite
d’Orgétorix, dans l’intention de passer
le Rhône et de se fixer au pied des
Alpes. Mais César rompit le pont et prit
toutes les mesures nécessaires pour les
empêcher de franchir ce fleuve. Les
Helvétiens lui envoyèrent une
députation pour demander qu’il leur
permît de le traverser, et promirent de
ne commettre aucun dégât sur les terres
des Romains. César n’avait point
confiance en eux et n’était pas disposé à
leur permettre de s’avancer. Cependant,
comme il n’avait pas encore fait
convenablement tous ses préparatifs, il
dit qu’il délibérerait sur leur demande
avec ses lieutenants et fixa le jour où il
ferait connaître sa réponse : il laissa
même espérer qu’il leur permettrait de

367
passer le fleuve. Dans l’intervalle, il
entoura de retranchements et de murs
les points les plus importants et rendit
le passage impossible pour les
Helvétiens.

César promet des

secours aux

Séquanais et aux

Éduens

32

Les Barbares attendirent pendant

368
quelque temps ; mais n’ayant pas reçu
de réponse, au moment convenu, ils se
mirent en marche et s’avancèrent
d’abord à travers le pays des
Allobroges, comme ils l’avaient
projeté. Arrivés devant les obstacles
qui fermaient la route, ils se
détournèrent du côté des Séquanais,
traversèrent leur pays et celui des
Éduens, qui leur donnèrent
volontairement passage, à condition
qu’ils ne leur feraient aucun mal ; mais
les Helvétiens ne tinrent point parole et
ravagèrent ces deux contrées. Alors les
Séquanais et les Éduens envoyèrent une
députation à César, pour lui demander
du secours et le conjurer de ne pas voir
leur ruine d’un œil indifférent. Leur
langage n’était pas en harmonie avec
leurs actes : ils obtinrent néanmoins ce
qu’ils désiraient. César, craignant que
les Helvétiens ne se dirigeassent du
côté de Toulouse, aima mieux les
attaquer avec les Séquanais et les
Éduens, que d’avoir à faire la guerre
contre ces trois peuples, quand ils
seraient réunis ; ce qui devait
évidemment avoir lieu. Il tomba donc
sur les Helvétiens, qui traversaient la
Saône, et massacra ceux qui étaient aux

369
derniers rangs, pendant qu’ils passaient
cette rivière. Quant à ceux qui étaient
déjà parvenus à une certaine distance,
l’attaque imprévue et rapide de César,
jointe à la nouvelle de la perte de leurs
compagnons, les effraya tellement qu’ils
demandèrent à traiter, à condition qu’il
leur abandonnerait quelque contrée.

33

Ils ne purent cependant s’accorder


avec le général romain. Celui-ci leur
ayant demandé des otages, ils en furent
courroucés, moins parce qu’il leur
témoignait de la défiance que parce
qu’ils regardaient comme indigne d’eux
de donner des otages, et ne voulurent
plus entendre parler de traités. Ils firent
un mouvement en avant, soutinrent avec
leur cavalerie le choc de celle de
César, qui s’était plus avancée que son
infanterie et avait même dépassé leur
arrière-garde, et remportèrent la
victoire. Enorgueillis de ce succès et
s’imaginant que César avait pris la
fuite, parce qu’il avait eu le dessous et
parce que le manque de vivres l’avait
forcé de se diriger vers une ville située
hors de la route, ils cessèrent de se

370
porter en avant et se mirent à sa
poursuite. César, qui s’en aperçut,
craignant leur impétuosité et leur
nombre, gagna en toute hâte une hauteur
avec son infanterie et opposa sa
cavalerie aux Helvétiens, pour qu’elle
soutînt leur premier choc, jusqu’à ce
qu’il eût rangé son armée en bataille
dans un lieu convenable. Les Helvétiens
mirent de nouveau en fuite la cavalerie
romaine et s’élancèrent avec ardeur
vers la hauteur occupée par César.
Celui-ci fondit subitement sur eux et les
repoussa sans peine, comme cela devait
arriver avec des troupes qui
combattaient d’un lieu élevé et en bon
ordre contre des ennemis disséminés.
Ils prirent la fuite ; mais d’autres qui
n’avaient pas encore combattu (le grand
nombre et l’ardeur des Helvétiens ne
leur avaient point permis de s’engager
tous dans la mêlée), tombèrent tout à
coup sur les derrières des Romains, qui
les poursuivaient, et portèrent le trouble
dans leurs rangs. Ce fut leur seul
avantage : César ordonna à la cavalerie
de poursuivre les fuyards, marcha lui-
même avec la grosse infanterie contre le
reste des Helvétiens et les battit. Les
deux parties de l’armée ennemie se

371
retirèrent auprès des chariots, du haut
desquels elles se défendirent avec
bravoure : César les poursuivit jusque-
là et remporta une nouvelle victoire.
Après cette défaite les Barbares se
divisèrent : les uns traitèrent avec
César, rentrèrent dans leur pays qu’ils
avaient abandonné, rebâtirent les villes
et s’y établirent. Les autres, n’ayant pas
voulu livrer leurs armes, se dirigèrent
en toute hâte vers le Rhin, dans l’espoir
de rentrer dans leurs anciennes
demeures. Comme ils étaient peu
nombreux et affaiblis par les revers, les
alliés des Romains, dont ils eurent le
pays à traverser, les taillèrent
facilement en pièces. Telle fut la
première expédition de César dans la
Gaule.

César invite

Arioviste à se rendre

372
auprès de lui ; refus

et réponse

d’Arioviste

34

Après ce début, il ne se tint pas


tranquille et travailla en même temps à
exécuter son plan et à complaire aux
alliés. Les Séquanais et les Éduens,
témoins de son ardeur pour la guerre et
voyant ses espérances confirmées par
les événements, cherchèrent tout à la
fois à bien mériter de lui et à se venger
des Germains, peuple voisin qui
traversa jadis le Rhin, leur enleva une
partie de leur territoire et les rendit
tributaires, après avoir exigé des
otages. Ils obtinrent aisément du secours

373
de César, parce qu’ils demandaient ce
qu’il souhaitait vivement. Ces Germains
avaient pour chef Arioviste, qui avait
reçu des Romains la confirmation de
son titre de roi, et que César, alors
consul, avait mis lui-même au nombre
de leurs amis et de leurs alliés ; mais,
aux yeux de César, tout cela n’était rien
au prix de la gloire que lui promettait la
guerre et de la puissance qu’il espérait
en recueillir. Il voulut seulement que le
roi barbare fit naître l’occasion d’un
différend, afin qu’on ne l’accusât pas
d’avoir conçu d’avance le projet de
l’attaquer. Il invita donc Arioviste à se
rendre auprès de lui, alléguant qu’il
avait à l’entretenir d’une affaire.
Arioviste refusa et répondit même : "Si
César a quelque chose à me dire, qu’il
vienne : je ne suis pas son inférieur, et c
est à celui qui a besoin d’un autre à
aller le trouver." César, blessé de ces
paroles, qu’il regarda comme une
insulte pour tous les Romains, lui
redemanda aussitôt les otages qu’il
avait exigés de leurs alliés, lui défendit
de mettre le pied sur leur territoire et de
faire venir des renforts de son pays. Par
là, il cherchait moins à effrayer
Arioviste qu’à l’irriter, dans l’espoir de

374
trouver ainsi un prétexte de guerre
sérieux et plausible : c’est ce qui
arriva. Le Barbare, indigné de ces
ordres, répondit avec fierté,

César s’empare de

Besançon

et César, renonçant aux pourparlers,


s’empara incontinent de Besançon, ville
des Séquanais, avant que personne pût
s’y attendre.

Des secours

375
arrivent à Arioviste ;

découragement et

murmures de

l’armée romaine

35

En ce moment, on annonça
qu’Arioviste poussait ses préparatifs
avec vigueur, et que d’autres Germains
fort nombreux avaient en partie franchi
le Rhin, pour secourir ce roi, et
s’étaient en partie réunis sur les bords
de ce fleuve pour attaquer les Romains
à l’improviste. Cette nouvelle jeta les
soldats de César dans un profond

376
découragement. La haute stature des
barbares, leur audace, les bravades
qu’elle leur inspirait à tout propos,
avaient tellement effrayé les Romains,
qu’ils croyaient avoir à combattre non
contre des hommes, mais contre des
bêtes féroces et indomptables. Ils
répétaient çà et là qu’ils allaient faire,
dans le seul intérêt de l’ambition de
César, une guerre qui n’était ni juste, ni
ordonnée par un décret public, et ils
menaçaient de l’abandonner, s’il ne
changeait pas de résolution. Instruit de
ces propos, César n’adressa point de
harangue à toute son armée (il ne jugea
pas convenable de faire entendre à un
grand nombre d’hommes, sur un
semblable sujet, des paroles qui
pourraient arriver aux oreilles de
l’ennemi : il craignit aussi que les
soldats, indociles à ses remontrances,
n’excitassent des troubles et ne se
portassent à quelque acte coupable). Il
rassembla donc ses lieutenants et les
officiers d’un rang subalterne et leur
parla ainsi :

377
Discours de César

à ses officiers

36

"Je ne pense pas, mes amis, que nous


devions délibérer de la même manière
sur nos affaires et sur celles de la
République ; car le but que chacun se
propose pour lui-même diffère, à mon
avis, de celui auquel tous les citoyens
visent dans l’intérêt de l’État. Nous
devons choisir et faire, comme
particuliers, ce qui est le plus sage et le
plus sûr ; comme nation, ce qui est le
plus utile. Et en effet, si les affaires
privées exigent une certaine activité
sans laquelle la condition la plus
modeste ne saurait être durable, il faut
pourtant reconnaître que moins on a à
faire et plus on paraît être en sûreté. Un

378
État, au contraire, surtout lorsqu’il a de
la puissance, serait détruit à l’instant
même par l’inaction ; et cette loi, ce
n’est pas l’homme, c’est la nature qui
l’a établie. Elle a toujours existé, elle
existe aujourd’hui et elle existera aussi
longtemps que l’espèce humaine.
Puisqu’il en est ainsi, aucun de vous ne
doit songer, en ce moment, à ce qui peut
contribuer à son plaisir et à sa sécurité,
plutôt qu’à ce qui est honorable et utile
pour tous les Romains. Parmi les
pensées qui doivent occuper vos
esprits, il en est une capitale, c’est que
nous, si nombreux et si braves,
appartenant à l’ordre des sénateurs et
des chevaliers, nous sommes venus ici
avec des forces considérables et de
grandes sommes d’argent, non pour
vivre dans le repos et dans
l’insouciance ; mais pour établir un bon
gouvernement chez les nations que nous
avons soumises, pour mettre à l’abri du
danger celles qui ont traité avec nous,
pour combattre ceux qui cherchent à
leur faire du mal et pour augmenter
notre puissance. Si telles ne sont point
nos résolutions, pourquoi nous être mis
en campagne ? Pourquoi n’être point
restés, ignorés et sans éclat, dans nos

379
foyers, pour veiller à nos intérêts Certes
il eût mieux valu ne pas nous charger de
cette expédition, que de l’abandonner
après qu’elle nous a été confiée. Si nous
sommes ici, les uns contraints par les
lois d’exécuter les ordres de la patrie,
mais pour la plupart, de notre plein gré,
en vue des honneurs et des avantages
que procure la guerre, comment
pourrons-nous, honorablement et sans
manquer au devoir, tromper les
espérances de ceux qui nous ont
envoyés et les nôtres ? Il n’est pas un
citoyen dont la prospérité ne soit
détruite, lorsque l’État est ruiné : au
contraire, la prospérité de l’État rend
plus léger le malheur de tous et de
chacun en particulier.

37

Ce n’est pas à vous, mes camarades


et mes amis ici présents, que ces
reproches s’adressent : vous n’ignorez
pas les vérités que je viens d’énoncer,
et vous n’avez pas besoin de les
apprendre ; vous ne les négligez pas, et
il n’est pas nécessaire de vous engager
à les mettre en pratique. Mais, informé
que quelques soldats disent partout que

380
nous avons entrepris une guerre
illégitime, et qu’ils poussent leurs
compagnons à la révolte, j’ai voulu
vous faire entendre ces paroles, pour
qu’elles raffermissent votre dévouement
à la patrie et pour que vous rappeliez
aux soldats ce que le devoir leur
commande. Souvent répétées par vous
dans des entretiens particuliers, elles
leur seront plus utiles que s’ils ne les
recueillaient qu’une fois de ma bouche.
Dites-leur donc que ce n’est pas en
restant chez eux, en craignant de se
mettre en campagne, en fuyant les
guerres, en recherchant l’oisiveté, que
nos pères ont rendu la République si
grande ; mais en prenant
courageusement et sans hésiter les
résolutions convenables, en supportant
avec ardeur toutes les fatigues pour
exécuter ce qu’ils avaient décidé, en
mettant leur fortune en jeu comme un
bien qui ne leur appartenait pas, en
marchant résolument à la conquête des
possessions de leurs voisins, comme si
c’eût été leur propre bien, en plaçant le
bonheur dans l’accomplissement du
devoir, en ne voyant le malheur que
dans l’inaction, même au sein de tons
les biens. Par une telle conduite, nos

381
ancêtres, très peu nombreux dans les
premiers temps et renfermés d’abord
dans une ville telle qu’il n’y en avait
pas de plus petite, triomphèrent des
Latins, vainquirent les Samnites,
soumirent les Étrusques, les Volsques,
les Opiques, les Lucaniens, les
Samnites, firent en peu de temps la
conquête de tous les pays situés en deçà
des Alpes, et repoussèrent tous les
étrangers qui avaient envahi leur
territoire.

38

Les Romains, nés dans les temps qui


suivirent immédiatement ces exploits, et
nos pères eux-mêmes, jaloux d’égaler
ces modèles, ne se contentèrent point de
ce qu’ils possédaient et ne se bornèrent
pas à jouir de ce qui leur avait été
transmis en héritage. Regardant
l’inaction comme une cause évidente de
ruine et les fatigues comme un gage
certain de salut, craignant que leurs
possessions, si elles restaient
renfermées dans les mêmes limites, ne
se détériorassent et ne fussent
consumées par le temps, persuadés
qu’il serait honteux pour eux de ne rien

382
ajouter aux vastes contrées qu’ils
avaient reçues de leurs ancêtres, ils en
conquirent d’autres beaucoup plus
nombreuses et beaucoup plus grandes.
A quoi bon mentionner une à une la
Sardaigne, la Sicile, la Macédoine,
l’Illyrie, la Grèce, l’Asie limitrophe de
l’Ionie, la Bithynie, l’Ibérie et
l’Afrique ? Les Carthaginois leur
auraient cependant donné beaucoup
d’argent, pour ne point voir les
vaisseaux romains aborder dans leur
pays ; Philippe et Persée ne leur en
auraient pas moins donné, pour qu’ils
ne tournassent pas leurs armes contre
eux ; Antiochus, ses fils et ses
descendants les auraient comblés de
richesses, pour qu’ils ne franchissent
point les limites de l’Europe ; mais les
Romains de ces temps ne préférèrent
jamais à la gloire et à la grandeur de
l’empire un loisir obscur et une
opulence qu’aucune crainte n’aurait
troublée : il en est de même de ceux qui,
plus figés que nous, sont encore au
nombre des vivants. Sachant que les
moyens qui servent à acquérir servent
aussi à conserver, ils consolidèrent la
possession de ce qu’ils avaient déjà et
firent des conquêtes nouvelles. A quoi

383
bon encore énumérer séparément la
Crète, le Pont, Chypre, l’Ibérie et
l’Albanie d’Asie, les deux Syries, l’une
et l’autre Arménie, l’Arabie, la
Palestine, contrées dont auparavant
nous ne savions pas exactement les
noms ; mais aujourd’hui soumises en
partie à notre domination, en partie
données par nous à d’autres qui nous
fournissent des subsides, des troupes,
des honneurs et des alliés ?

39

Vous donc, qui avez de tels exemples


sous les yeux, ne déshonorez pas les
exploits de vos pères et ne perdez pas
une puissance déjà à ce point agrandie.
Nos résolutions ne doivent avoir rien de
commun avec celles des peuples qui
n’ont pas de semblables possessions. A
ces peuples il suffit de vivre dans
l’oisiveté : ils peuvent fléchir sous la
main d’un maître, pourvu qu’ils n’aient
pas de danger à courir. Pour nous, au
contraire, c’est une nécessité de
supporter les fatigues, d’être en
campagne, de conserver notre
prospérité présente au prix de mille
périls. Cette prospérité, plusieurs la

384
convoitent ; car tout ce qui est élevé
excite la rivalité et l’envie : de là cette
guerre éternelle de ceux qui sont dans
un état d’infériorité contre quiconque
s’élève au-dessus d’eux. Ainsi, ou nous
ne devions pas, dès le principe, nous
placer au-dessus du reste des hommes ;
ou bien, puisque nous avons atteint cette
supériorité et fait de si grandes
conquêtes ; puisque notre destinée nous
appelle à exercer sur les autres peuples
une puissante domination, ou être
anéantis nous-mêmes (une nation,
parvenue à tant d’éclat et à tant de
grandeur, ne peut sans danger tomber
dans l’obscurité) ; obéissons à la
Fortune, et, lorsque, d’elle-même et de
son propre mouvement, elle a favorisé
nos ancêtres et nous reste fidèle,
gardons-nous de la repousser. Mais, si
nous voulons la retenir, ne jetons pas
les armes, ne quittons pas nos rangs, ne
restons pas oisifs dans nos foyers,
n’errons pas au hasard chez nos alliés.
Au contraire, ayons toujours les armes à
la main (c’est le seul moyen de
conserver la paix) ; exerçons-nous dans
l’art de la guerre par des dangers
sérieux (c’est le seul moyen de n’avoir
pas toujours la guerre à faire) ;

385
secourons, sans nous excuser par de
vains prétextes, ceux de nos alliés qui
ont besoin d’appui (c’est le moyen d’en
augmenter beaucoup le nombre) ; ne
livrons jamais rien à ceux qui préparent
sans cesse des attaques contre nous (dès
lors on ne cherchera plus à nous nuire).

40

Oui, si un dieu nous garantissait


qu’alors même que nous n’agirions pas
ainsi, personne n’ourdirait des trames
contre nous et que nous jouirions
toujours en pleine sécurité de ce que
nous possédons, il serait sans doute
honteux de dire que nous devons vivre
dans l’inaction ; mais du moins les
hommes qui ne veulent point faire leur
devoir, auraient un spécieux prétexte.
Mais puisque ceux qui possèdent sont
nécessairement exposés aux embûches
de nombreux ennemis, c’est un devoir
pour eux de prévenir leurs attaques ;
car, si l’on reste inactif, on s’expose à
perdre ses propres possessions. Au
contraire, quand on a assez de
ressources pour porter la guerre dans
les possessions d’autrui, on conserve
mieux les siennes. Et, en effet, l’homme

386
qui tremble pour ses biens ne convoite
point ceux d’autrui : les craintes qu’il
éprouve pour ce qui lui appartient le
détournent de la pensée de s’emparer de
ce qui ne lui appartient pas. Pourquoi
dire que nous ne devons pas conquérir
sans cesse ? Ne vous souvenez-vous
pas, et d’après la tradition et pour
l’avoir vu vous-mêmes, que parmi les
peuples de l’Italie aucun ne s’abstint
d’attaquer notre patrie, avant que nos
ancêtres eussent porté la guerre dans
leur pays ? Il en fut de même des
Épirotes, jusqu’au moment où les
Romains passèrent dans la Grèce ; de
Philippe, qui avait projeté une
expédition en Italie et qui n’y renonça
que lorsque nos armées eurent pris les
devants et dévasté son royaume ; de
Persée, d’Antiochus et de Mithridate,
jusqu’au jour où nos pères les eurent
traités comme les Épirotes et Philippe.
A quoi bon citer d’autres peuples ? Les
Carthaginois, avant que nous leur
eussions fait aucun mal en Afrique,
passèrent en Italie, ravagèrent cette
contrée, pillèrent les villes et furent sur
le point de s’emparer de Rome même ;
mais lorsque leur territoire commença à
être le théâtre de la guerre, ils

387
évacuèrent complètement le nôtre. On
pourrait en dire autant des Gaulois et
des Celtes : tant que les Romains se
tinrent en deçà des Alpes, les Gaulois
les franchirent plusieurs fois et
ravagèrent plusieurs parties de l’Italie ;
mais, lorsque nous osâmes enfin porter
nos armes au delà de cette barrière et
faire la guerre chez eux, nous leur
enlevâmes une portion de leur territoire
et, depuis cette époque, nous n’avons
plus été témoins que d’une seule guerre
des Gaulois en Italie. Puisqu’il en est
ainsi, soutenir que nous ne devons point
faire la guerre, c’est tout simplement
dire que nous ne devons pas être riches,
que nous ne devons pas régner sur les
autres peuples, que nous ne devons être
ni libres, ni Romains. Certes, si un
homme vous parlait ainsi, vous ne le
souffririez pas : vous le mettriez même
à mort sur-le-champ. Montrez-vous
aujourd’hui, mes compagnons d’armes,
dans de semblables dispositions envers
ceux qui tiennent un langage séditieux et
dont vous pouvez apprécier l’esprit,
non par des paroles, mais par des actes.
Tels doivent être vos sentiments :
personne, je l’espère, ne dira le
contraire.

388
41

Si quelqu’un pense que nous devons


avoir moins d’ardeur pour cette guerre,
parce qu’elle n’a été ni mise en
délibération dans le sénat, ni décrétée
par le peuple, qu’il considère que parmi
toutes les guerres que nous avons
soutenues, à diverses époques, les unes
ont eu lieu, après que nous nous y étions
préparés et qu’elles nous avaient été
préalablement déclarées, les autres
subitement. Une guerre éclate-t-elle
lorsque nous sommes tranquilles dans
nos foyers et après qu’une députation a
d’abord fait entendre des plaintes, il est
convenable et même nécessaire qu’il y
ait une délibération à ce sujet, qu’un
décret soit rendu, que les consuls et les
préteurs soient chargés de l’expédition,
que les troupes se mettent en campagne.
Au contraire, une guerre survient-elle
lorsque nous avons déjà quitté nos
pénates et que nous sommes en
campagne, il n’est plus possible de
délibérer : la nécessité doit tenir lieu de
décret et de sanction, et il faut mettre la
main à l’œuvre, avant que les dangers
n’aient grandi. Pourquoi le peuple vous
a-t-il envoyés ici ? Pourquoi m’y a-t-il

389
envoyé moi-même, à l’issue de mon
consulat, avec un commandement de
cinq ans, ce qui ne s’était jamais fait, et
avec quatre légions ? N’est-ce point,
parce qu’il a pensé que nous devons
absolument faire la guerre ? A coup sûr,
ce n’est pas pour que nous nous
engraissions dans un stérile repos ; ce
n’est pas pour que, parcourant les villes
alliées et les contrées qui nous sont
soumises, nous leur fassions plus de
mal que leurs ennemis : personne
n’oserait le soutenir. C’est plutôt pour
protéger nos possessions, pour ravager
celles de nos ennemis : pour nous
illustrer par des exploits dignes d’une
armée nombreuse et des dépenses que
la République s’est imposées. Voilà
pourquoi cette expédition et toutes les
autres nous ont été confiées et ont été
remises dans nos mains. Le sénat et le
peuple ont très sagement agi, en nous
laissant le soin de décider à quel peuple
nous devrions faire la guerre, au lieu de
le décider eux-mêmes par un décret.
Placés à une grande distance, ils ne
pourraient apprécier exactement les
besoins des alliés, ni marcher à propos,
comme nous, contre des ennemis,
instruits du danger et prêts à se

390
défendre. Nous, au contraire, juges et
arbitres de la guerre, tournant à l’instant
même les armes contre des hommes
surpris en flagrant délit d’hostilité, nous
ne l’entreprendrons pas sans examen,
sans griefs légitimes et en aveugles.

42

Si parmi vous quelqu’un se demande


quel crime si grand Arioviste a commis
pour être devenu notre ennemi, lui jadis
notre ami et notre allié ; qu’il
réfléchisse que nous devons nous
défendre non seulement contre les actes,
mais même contre les projets de ceux
qui veulent nous nuire ; nous opposer à
l’accroissement de leur puissance,
avant qu’ils nous aient causé du
dommage, et ne pas attendre, pour nous
venger, qu’ils nous aient fait du mal.
Arioviste est notre ennemi, et même
notre plus grand ennemi. Quelle plus
forte preuve pourrait-on en donner que
sa conduite ? Je l’avais fait prier
amicalement de venir auprès de nous,
pour délibérer avec nous sur les
affaires présentes : il n’est pas venu et
n’a pas promis de venir. Me suis-je
donc rendu coupable d’injustice, de

391
violence ou d’orgueil, en l’appelant
auprès de moi, comme un ami et un
allié ? Lui, au contraire, n’est-il pas
allé jusqu’au dernier terme du mépris et
de l’insolence, par son refus ? Sa
conduite ne prouve-t-elle pas l’une de
ces deux choses, ou qu’il a supposé que
nous voulions lui faire du mal, ou qu’il
nous a méprisés ? S’il a eu des
soupçons contre nous, il est, par cela
même, convaincu d’ourdir des trames
criminelles ; car un homme à qui nous
n’avons fait aucun mal n’a point de
soupçon, et le soupçon ne naît pas dans
un cœur droit et honnête. Au contraire,
ceux qui ont la pensée de nuire sont
poussés par leur conscience à des
soupçons contre celui auquel ils veulent
faire du mal. Mais si Arioviste, n’ayant
aucun soupçon contre nous, nous a
méprisés et nous a blessés par
d’arrogantes paroles, que ne devons-
nous pas attendre de lui, lorsqu’il en
viendra à des actes ? L’homme qui a
montré tant d’orgueil, alors qu’il n’avait
rien à gagner, n’est-il pas manifestement
convaincu d’avoir renoncé depuis
longtemps à prendre la justice pour
règle de ses projets et de ses actions.
Arioviste ne s’est pas arrêté là : il m’a

392
même ordonné de me rendre auprès de
lui ; si j’avais quelque chose à lui
demander.

43

Ne croyez pas qu’une pareille


injonction soit sans importance : elle est
une éclatante révélation de ses
sentiments. On pourrait peut-être, pour
sa justification, attribuer son refus à
l’indolence, à la mauvaise santé, à la
crainte ; mais m’avoir ordonné de me
transporter auprès de lui, c’est ce qui ne
saurait s’excuser : évidemment il ne l’a
fait que parce qu’il est décidé à ne
jamais nous obéir et parce qu’il prétend
même nous donner des ordres. N’est-ce
pas le comble du mépris et de
l’outrage ? Le proconsul des Romains
mande un homme auprès de lui, et cet
homme n’y vient pas ; et c’est un
Allobroge qui enjoint au proconsul des
Romains de se rendre auprès de lui ! Ne
regardez point comme une chose futile
et sans conséquence qu’Arioviste ne
m’ait pas obéi, à moi César, et qu’il
m’ait appelé auprès de lui, moi César.
Ce n’était pas moi qui l’avais mandé ;
c’était le Romain, le proconsul, les

393
faisceaux, ma dignité, l’armée entière ;
comme aussi c’était tout cela, et non pas
César seul, qui avait été mandé par
Arioviste. Comme particulier, je
n’avais point d’affaire à traiter avec
lui : c’est au nom de la République, que
nous avons tous parlé et agi, que nous
avons reçu ses réponses et ses injures.

44

Ainsi, plus on insistera sur ce qu’il


est au nombre de nos amis et de nos
alliés, plus on prouvera qu’il mérite
notre haine. Pourquoi ? Parce qu’avec
ce nom d’ami et d’allié, il a fait ce que
n’osèrent jamais faire ceux qui se disent
ouvertement nos ennemis les plus
acharnés : il semble n’avoir contracté
paix et alliance avec nous que pour
nous nuire impunément. Mais, à
l’époque où nous traitâmes avec lui, ce
ne fut pas pour être en butte à ses
insultes et à ses embûches, et
aujourd’hui ce n’est pas nous qui
romprons l’alliance ; car nous lui avons
envoyé une députation comme à un
homme qui était encore notre ami et
notre allié, et vous voyez comment il a
agi envers nous. Aussi, de même qu’il

394
obtint justement notre amitié et notre
alliance, lorsqu’il aspira à bien mériter
de nous et à recevoir en retour quelque
avantage, de même maintenant qu’il agit
tout autrement, doit-il être traité comme
un ennemi. Et ne vous étonnez pas, si je
tiens aujourd’hui ce langage, moi qui
parlai autrefois en sa faveur dans le
sénat et devant le peuple. J’obéissais
alors au sentiment qui m’inspire encore
en ce moment ; car je ne change point.
Ce sentiment, quel est-il ? Qu’il faut
honorer et récompenser les hommes
vertueux et fidèles, noter d’infamie et
punir les méchants et les perfides. C’est
Arioviste qui change, lui qui ne fait pas
un bon et convenable usage de ce que
nous lui avons donné. Personne, je
pense, ne contestera que nous n’ayons
pleinement le droit de lui faire la
guerre.

45

Arioviste n’est ni invincible, ni


même difficile à combattre : vous le
voyez par l’exemple des peuples de la
même race que nous avons maintes fois
vaincus auparavant, et tout récemment
encore, sans la moindre peine ; vous

395
pouvez le conclure aussi de ce que nous
apprenons sur son compte. Outre qu’ il
n’a point d’armée levée dans son pays,
toujours réunie et toujours prête à agir,
il ne s’attendait pas à être attaqué en ce
moment, et il est pris tout à fait au
dépourvu. Enfin aucun de ses voisins ne
s’empressera de le secourir, quelque
belles promesses qu’ils lui fassent. Qui
voudrait, en effet, devenir son allié et
nous faire la guerre, sans avoir reçu de
nous aucun dommage ? Comment ne
préféreraient-ils pas tous notre alliance
à la sienne, pour briser sa tyrannie
établie à leurs portes et recevoir de nos
mains quelque portion de son
territoire ? Admettons que quelques-uns
se déclarent pour lui, ils ne sauraient
avoir l’avantage sur nous. Sans parler
de notre grand nombre, de notre âge, de
notre expérience, de nos exploits, qui ne
sait que notre corps tout entier est
couvert par nos armes ; tandis que les
Germains sont presque nus ? Nous
combattons avec un courage réfléchi et
en bon ordre, eux, au contraire,
combattent en désordre et avec
emportement. Ne craignez ni leur
fougue, ni leur haute stature, ni leurs
horribles cris : les cris n’ont jamais

396
donné la mort à personne. Leurs corps
ne peuvent pas faire plus que les
nôtres ; car ils n’ont que deux mains
comme nous ; mais ils seront plus
exposés au danger ; parce qu’ils sont
grands et nus. Quant à leur ardeur,
d’abord immodérée et aveugle, elle
s’épuise aisément et ne dure qu’un
instant.

46

Je m’adresse à des hommes qui


savent par expérience ce que je viens
de dire et qui ont vaincu des ennemis
semblables à ceux que nous allons
combattre. Vous ne pouvez donc croire
que je vous trompe par ce discours, et
vous trouvez dans vos exploits passés
l’espérance la plus certaine de la
victoire. D’ailleurs, un grand nombre de
Gaulois, qui ressemblent aux Germains,
combattront dans nos rangs, et, s’il y a
chez ce peuple quelque chose qui
inspire la terreur, nous en profiterons
autant que nos ennemis. Réfléchissez à
mes paroles et portez-les à la
connaissance de l’armée. Si quelques-
uns d’entre vous pensent autrement que
moi, je n’en ferai pas moins la guerre et

397
je n’abandonnerai pas le poste que la
patrie m’a placé. La dixième légion me
suffira : elle n’hésiterait pas, j’en suis
sûr, à passer nue à travers le feu, s’il le
fallait. Quant à vous, éloignez-vous tous
le plus promptement possible : je ne
veux pas que vous vous consumiez ici
pour moi, dissipant en pure perte les
ressources de l’État, recueillant les
fruits des fatigues d’autrui et vous
appropriant le butin conquis par
d’autres."

La confiance renaît

dans le cœur des

soldats romains ;

398
César se met en

marche contre

Arioviste

47

Lorsque César eut fini de parler,


personne ne le contredit, quoique
plusieurs eussent une opinion opposée à
la sienne : bien loin de là, son discours
fut approuvé par tous ; mais
principalement par ceux qui lui étaient
suspects d’avoir semé les bruits dont il
les avait entretenus. Ses paroles
ramenèrent sans peine les soldats à
l’obéissance : le zèle des uns fut
redoublé par la préférence dont ils
étaient l’objet ; les autres furent jaloux
de rivaliser avec ceux qui leur avaient

399
été préférés ; car César donna une place
d’honneur à la dixième légion, qui
montrait, en toute occasion, un grand
dévouement pour lui. (Les légions
romaines étaient alors désignées par
leur rang d’inscription sur les rôles de
l’armée, et c’est d’après cet usage
qu’elles sont encore ainsi désignées de
notre temps.) César, après avoir
enflammé l’ardeur de ses soldats, ne se
tint pas tranquille, dans la crainte
qu’elle ne s’amortît encore, s’il
temporisait.

Arioviste demande

à traiter avec César ;

ils ne peuvent

400
s’entendre ; la guerre

éclate

Il leva aussitôt le camp, se mit en


marche contre Arioviste et l’effraya
tellement par une attaque imprévue,
qu’il le força d’entrer en négociation
avec lui pour obtenir la paix ; mais ils
ne purent s’entendre, parce que César
voulait commander en maître ; tandis
qu’Arioviste ne voulait obéir en rien.
La guerre éclata donc et tout le monde
fut dans l’attente ; non seulement les
deux armées, mais les alliés et les
ennemis que chaque parti avait là.
Chacun se disait que la bataille allait
bientôt s’engager et que ceux qui
remporteraient une première victoire,
soumettraient tout à leurs lois. Les
Barbares avaient l’avantage par le
nombre et par la taille ; les Romains,
par l’expérience et par leur armure :

401
quant à la bouillante ardeur des
Germains, à leur fougue inconsidérée et
téméraire, elle était compensée par le
génie de César. Ainsi, égales pour la
lutte, les deux armées nourrissaient
d’égales espérances, qui leur
inspiraient le même élan.

Bataille entre les

Romains et les

Germains ; les

Romains sont

402
vainqueurs ;

Arioviste fuit sur une

barque

48

Elles étaient déjà en présence,


lorsque les femmes des Barbares, après
avoir interrogé l’avenir, leur
défendirent d’engager le combat avant
la nouvelle lune. Arioviste avait pour
elles la plus grande déférence, quand
elles faisaient de semblables
prescriptions : il n’attaqua donc pas de
suite les Romains avec toutes ses
forces, malgré leurs provocations. Il
n’envoya contre eux que sa cavalerie
avec les fantassins qui lui étaient
adjoints, et les inquiéta vivement. Dès

403
lors, plein de mépris pour les Romains,
il tenta de prendre une hauteur, qui
dominait leurs retranchements, et s’en
rendit maître : ceux-ci, de leur côté,
s’emparèrent aussi d’une hauteur.
Arioviste n’engagea point le combat,
quoique César eût tenu jusqu’à midi son
armée en ordre de bataille hors du
camp ; mais les Romains s’étant retirés
vers le soir, Arioviste tomba sur eux à
l’improviste, et peu s’en fallut qu’il ne
prît leurs retranchements. Après ces
succès, il n’eut plus grand souci des
prédictions des femmes : le lendemain,
les Romains s’étant rangés en bataille,
comme ils le faisaient chaque jour, il
marcha contre eux avec son armée.

49

Les Romains, ayant vu les Germains


sortir de leurs tentes, ne restèrent point
tranquilles : ils firent un mouvement en
avant, ne leur donnèrent point le temps
de se mettre en ordre de bataille,
fondirent sur eux, en criant, et
prévinrent ainsi la décharge des traits
dans laquelle ces barbares plaçaient
toute leur confiance. On en vint aux
prises de si près, que les Germains, ne

404
pouvant se servir leurs piques, ni de
leurs épées longues, se pressaient
contre leurs adversaires et combattaient
plus avec leurs corps qu’avec leurs
armes ; s’efforçant tantôt de repousser
celui qui les attaquait, tantôt de culbuter
celui qui leur tenait tête. Plusieurs,
privés même de l’usage de leurs épées
courtes, combattaient avec leurs mains
et avec leurs dents ; renversant leur
adversaire, le mordant et le déchirant ;
ce qui leur était facile, parce qu’ils
étaient beaucoup plus grands. Mais, en
se battant ainsi, ils ne firent pas
beaucoup de mal aux Romains, qui,
dans cette lutte corps à corps,
balançaient par leur armure et par leur
adresse la force des Barbares. Après
avoir longtemps combattu de cette
manière, les Romains eurent enfin le
dessus, mais bien tard. Leurs épées
courtes, plus petites que celles des
Gaulois et dont la pointe était en acier,
leur furent très utiles. D’ailleurs, plus
faits à supporter longtemps la même
fatigue, ils tinrent ferme bien mieux que
les Barbares, qui avaient moins de
persévérance que d’élan dans le
premier choc. Voilà ce qui causa la
défaite des Germains : cependant ils ne

405
prirent point la fuite, non parce qu’ils
ne le voulurent pas ; mais parce qu’ils
ne le purent point, ne sachant à quoi se
résoudre et sentant leurs forces
épuisées. Réunis par groupes de trois
cents, tantôt plus tantôt moins, s’abritant
sous leurs boucliers et se tenant debout,
inaccessibles, parce qu’ils étaient
comme enfermés sous ces boucliers ;
mais ne se mouvant qu’avec peine,
parce qu’ils étaient pressés les uns
contre les autres, ils ne purent rien
faire ; mais ils n’eurent rien à souffrir.

50

Les Romains, voyant que les


Barbares ne s’avançaient pas contre eux
et ne prenaient pas non plus la fuite ;
mais qu’ils restaient immobiles à la
même place comme dans des tours,
posèrent d’abord leurs javelots, qui ne
leur étaient d’aucun secours : puis,
comme ils ne pouvaient combattre de
près avec leurs épées, ni atteindre la
tête des Barbares (la seule partie de
leur corps qui fût alors exposée aux
coups, parce qu’ils combattaient la tête
découverte), ils jetèrent aussi leurs
boucliers. Assaillant les Germains, les

406
uns en prenant leur élan, les autres de
près, ils sautaient en quelque sorte sur
eux et les frappaient. Plusieurs
tombaient à l’instant même, parce qu’un
seul coup suffisait pour les abattre :
beaucoup d’autres mouraient avant de
tomber ; car ils étaient tellement serrés
les uns contre les autres, qu’ils se
tenaient debout, même quand ils étaient
morts. Ainsi périrent, avec leurs
femmes et leurs enfants, la plupart des
fantassins ; ceux-ci sur-le-champ de,
bataille, ceux-là près de leurs chariots,
où ils s’étaient réfugiés. Arioviste
s’éloigna incontinent avec la cavalerie
et se dirigea sans délai vers le Rhin.
Les Romains le poursuivirent, mais ils
ne purent l’atteindre : il s’échappa sur
une barque. Quant aux soldats qui
l’avaient accompagné, les Romains en
tuèrent une partie au moment où ils
entraient dans le Rhin. Le reste fut reçu
dans le fleuve et emporté par les eaux.

Fin du Livre XXXVIII

407
Expédition de

César

1° Contre les

Belges

408
Ainsi finit cette guerre : ensuite, à la
fin de l’hiver pendant lequel Cornelius
Spinther et Metellus Nepos entrèrent
dans l’exercice du consulat, les
Romains en eurent une troisième à
soutenir. Les Belges, formés du mélange
de plusieurs races, habitaient sur les
bords du Rhin et s’étendaient jusqu’à
l’Océan, vis-à-vis de la Bretagne.
Antérieurement, une partie avait fait
alliance avec les Romains : les autres
ne s’étaient pas inquiétés de ce peuple ;
mais alors, voyant les succès de César
et craignant qu’il ne vînt les attaquer
aussi, ils se liguèrent et s’abouchèrent
tous, à l’exception des Rémois, se
lièrent par des serments et résolurent la
guerre contre les Romains. Adra fut mis
à leur tête.

Instruit par les Rémois de ce qui se


passait, César établit dans leur pays des
postes de défense, campa sur les bords
de l’Aisne, rassembla tous ses soldats
et les exerça ; mais, quoique les
ennemis ravageassent les terres des
Rémois, il n’osa pas les attaquer avant
que les Belges, qui le méprisaient

409
comme un homme dominé par la crainte,
n’eussent tenté de s’emparer du front et
d’enlever les vivres que ses alliés lui
faisaient parvenir par ce pont. César,
informé à temps de leurs projets par des
transfuges, fit marcher, pendant la nuit,
contre les barbares son infanterie légère
et sa cavalerie, qui tombèrent sur eux à
l’improviste et en tuèrent un grand
nombre : les autres rentrèrent tous, la
nuit suivante, dans leur pays, parce
qu’ils avaient appris qu’il venait d’être
envahi par les Éduens. César n’ignora
pas leur départ ; mais, ne connaissant
pas le pays, il n’osa les poursuivre sur-
le-champ. A la pointe du jour, il se mit à
la tête de la cavalerie, donna à
l’infanterie l’ordre de le suivre et
atteignit les ennemis qui lui tinrent tête,
persuadés qu’il n’avait avec lui que la
cavalerie. César les occupa jusqu’à ce
que l’infanterie l’eût rejoint : aussitôt
qu’elle fut arrivée, il les enveloppa
avec toute son armée, en massacra la
plus grande partie et reçut le reste à
composition. Après ce succès, il soumit
les autres peuplades, celles-ci sans
combattre, celles-là par la guerre.

410
2° Contre les

Nerviens

Les Nerviens, qui n’étaient pas


capables de se mesurer avec lui,
abandonnèrent volontairement la plaine
et se retirèrent sur les montagnes
couvertes des forêts les plus touffues,
d’où ils fondirent inopinément sur les
Romains. Ils furent repoussés et mis en
fuite là où César commandait en
personne ; mais ils eurent l’avantage
presque partout ailleurs, et prirent
d’emblée le camp des Romains. A cette
nouvelle, César, qui s’était laissé
entraîner assez loin en poursuivant les
fuyards, rebroussa chemin, enveloppa
les barbares qui pillaient son camp et
en fit un grand carnage. Après cet
exploit, il n’eut aucune peine à

411
soumettre le reste des Nerviens.

3° Contre les

Aduatiques

Sur ces entrefaites, les Aduatiques,


voisins des Nerviens et qui avaient la
même origine et la même audace que les
Cimbres, s’étaient mis en marche pour
les secourir ; mais prévenus par la
défaite des Nerviens, ils rentrèrent dans
leur pays et abandonnèrent toutes leurs
places, à l’exception d’une seule, qui
était la plus forte et où ils se retirèrent.
César l’attaqua ; mais ils le
repoussèrent pendant plusieurs jours,
jusqu’au moment où il s’occupa de la
construction des machines. Tant que les
Aduatiques virent les Romains couper

412
des pièces de bois et les assembler
pour former des machines, ils
plaisantaient, parce qu’ils n’en
connaissaient pas l’usage ; mais
lorsqu’elles furent achevées et qu’on y
eut amené, tous les côtés, des soldats
pesamment armés, les barbares, qui
n’avaient jamais rien vu de pareil,
furent frappés de stupeur. Ils envoyèrent
une députation à César pour demander
la paix, firent porter à ses soldats tout
ce dont ils avaient besoin et jetèrent du
haut des murs une partie de leurs armes.
Puis, ayant vu ces machines dégarnies
de soldats et remarquant que les
Romains s’abandonnaient à la sécurité
qu’inspire la victoire, ils se repentirent
de leur démarche, reprirent leur audace
et firent une sortie, pendant la nuit, dans
l’espérance de les surprendre et de les
tailler en pièces. Mais ils allèrent
donner contre les avant-postes ; car
César veillait constamment à tout, et
leur tentative échoua. Aucun de ceux qui
échappèrent à la mort n’obtint grâce :
ils furent tous vendus.

413
Expédition de

Servius Calba contre

les Véragres

Après la défaite des Aduatiques,


beaucoup d’autres peuples furent
soumis par César ou par ses lieutenants,
et comme la mauvaise saison
approchait, il se retira dans ses
quartiers d’hiver. A la nouvelle de ces
victoires, les Romains s’étonnèrent
qu’il eût subjugué tant de nations dont
ils ne savaient pas même exactement le
nom et décrétèrent quinze jours
d’actions de grâces aux dieux, ce qui ne
s’était jamais fait jusqu’alors. En même

414
temps, pendant que la saison le
permettait encore et que ses troupes
étaient réunies, Servius Galba,
lieutenant de César, soumit par la force
ou par des traités les Véragres, qui
habitaient sur les bords du Léman, aux
confins des Allobroges, jusqu’aux
Alpes. Il se disposait même à passer
l’hiver dans ce pays ; mais la plupart de
ses soldats s’étant dispersés, les uns
avec des congés, parce qu’on n’était
pas loin de l’Italie, les autres de leur
propre autorité, les habitants profitèrent
de cette circonstance pour tomber
brusquement sur Galba. Le désespoir
alors le poussa à une résolution
téméraire : il s’élança tout à coup hors
de ses quartiers d’hiver, étonna par
cette audace incroyable les ennemis qui
le serraient de près et s’ouvrit, à travers
leurs rangs, un passage jusqu’à lin lieu
élevé. Une fois en sûreté, il fit expier
aux barbares leur attaque et les
subjugua ; mais il n’hiverna pas
davantage dans ce pays et passa dans
celui des Allobroges. Tels sont les
événements dont la Gaule fut le théâtre.

415
Rappel de Cicéron

à Rome

Pendant qu’ils s’accomplissaient,


Pompée travailla au rappel de Cicéron.
II fit revenir à Rome, pour l’opposer à
Clodius, celui qu’il en avait éloigné
avec le concours de ce même Clodius.
Ainsi le cœur humain est quelquefois
sujet à de soudains changements, et tel
homme qui semblait devoir nous être
utile ou nuisible, nous fait éprouver tout
le contraire de ce que nous attendions.
Pompée eut pour auxiliaires des
préteurs et des tribuns qui proposèrent
le décret au peuple : Titus Annius Milon
fut de ce nombre. Le consul Spinther le
seconda aussi, pour lui être agréable et
pour se venger de Clodius, contre

416
lequel il nourrissait une haine
personnelle, qui avait dicté son vote
dans le procès de l’adultère. Clodius,
de son côté, comptait des appuis parmi
les magistrats : c’étaient, entre autres, le
préteur Appius Claudius, son frère, et le
consul Népos, devenu par un
ressentiment particulier l’ennemi de
Cicéron.

Ainsi, Clodius et Milon ayant les


consuls pour guides, et le reste des
citoyens prenant parti pour l’un ou pour
l’autre, des troubles éclatèrent plus
violents que jamais. Déjà des désordres
avaient été commis, lorsque, au moment
où les suffrages allaient être déposés,
Clodius fut instruit que le peuple devait
se prononcer en faveur de Cicéron. Il se
mit à la tête des gladiateurs que son
frère tenait prêts pour célébrer des jeux
funèbres en l’honneur de Marcus, son
parent, s’élança dans l’assemblée,
blessa un grand nombre de citoyens et
en tua plusieurs. Le décret ne fut pas
rendu, et dès lors Clodius, entouré de
ces gladiateurs comme d’autant de
satellites, fut redoutable pour tous. Il

417
briguait l’édilité, espérant, s’il
l’obtenait, échapper à l’accusation de
violence. Milon avait déféré son nom ;
mais il ne l’avait pas mis en
accusation ; parce que les questeurs, qui
devaient tirer, au sort le nom des juges,
n’avaient pas été élus. Népos avait
défendu au préteur de recevoir aucune
accusation, avant que les juges eussent
été désignés, et les édiles devaient être
nommés avant les questeurs. Ce fut là
surtout ce qui fit ajourner l’accusation
contre Clodius.

Milon, luttant contre ces délais,


suscita beaucoup de troubles. A la fin il
réunit, lui aussi, des gladiateurs et
d’autres hommes dévoués à sa cause, et
en vint souvent aux prises avec Clodius.
Rome entière, pour ainsi parler, fut un
théâtre de carnage. Népos, à qui son
collègue, Pompée et d’autres citoyens
du premier rang inspiraient des craintes,
changea de parti. Alors, sur le rapport
de Spinther, le sénat décréta le rappel
de Cicéron, et le peuple sanctionna
cette décision d’après la proposition
des deux consuls. Clodius les combattit,

418
il est vrai ; mais Milon lui tint tête avec
tant d’énergie qu’il ne put commettre de
violence. La loi fut appuyée par
Pompée et par plusieurs autres, qui
obtinrent sur leurs adversaires un
éclatant succès.

Retour de

Cicéron : il remercie

le peuple et le sénat

Cicéron revint donc à Rome : les


consuls lui ayant permis de parler, il
remercia le Sénat dans la Curie et le
peuple dans le Forum. Il oublia

419
l’inimitié qu’il avait conçue contre
Pompée à cause de son bannissement,
se réconcilia avec lui et lui témoigna
sur-le-champ sa reconnaissance. Une
famine terrible désolait Rome, et tout le
peuple s’était élancé d’abord sur un
théâtre, construit comme l’étaient
encore, à cette époque, les théâtres
destinés aux jeux publics, puis dans le
Capitole où les sénateurs étaient en
séance, et les avait menacés tantôt de
les égorger à l’instant même, tantôt de
les livrer aux flammes eux et le temple.

Pompée est chargé

du soin des

subsistances

420
Cicéron persuada au sénat de charger
Pompée du soin des subsistances et de
lui donner, à cet effet, le pouvoir
proconsulaire dans l’Italie et hors de
l’Italie pour cinq ans. Ainsi, à
l’occasion des subsistances, Pompée
devait alors, comme autrefois à
l’occasion des pirates, avoir de
nouveau sous sa dépendance tous les
pays soumis aux Romains.

10

César et Crassus haïssaient Cicéron :


cependant ils se montrèrent bien
disposés pour lui, dès qu’ils virent que
son retour était certain. César lui avait
témoigné quelque bienveillance, même
pendant son absence ; mais Cicéron ne
leur en sut aucun gré. Il n’ignorait pas
qu’ils n’obéissaient point à une
inspiration du cœur, et il les regardait
comme les principaux auteurs de son
bannissement. II n’osa pourtant rien dire
ouvertement contre eux, parce qu’il
avait recueilli récemment le fruit d’une
trop grande liberté de langage ; mais il
composa en secret un livre dont le titre
semblait annoncer l’apologie de son
système politique et dans lequel il

421
entassa des attaques amères contre
César, Crassus et d’autres citoyens.
Dans la crainte que ce livre ne vit le
jour pendant sa vie, il le scella et le
remit à son affranchi avec ordre de ne
point le lire et de ne pas le publier
avant sa mort.

Cicéron recouvre

ses biens

11

Cicéron vit renaître son ancienne


prospérité : il recouvra tous ses biens et
même la place qu’occupait sa maison,
quoiqu’elle eût été dédiée à la Liberté
et que Clodius, invoquant la vengeance
des dieux, s’efforçât de lui inspirer des
scrupules. Cicéron attaqua la loi
Curiate, en vertu de laquelle Clodius

422
avait quitté l’ordre de la noblesse pour
celui des plébéiens : il reprochait à
cette loi de n’avoir pas été faite dans le
temps fixé par la coutume des ancêtres
et s’élevait contre tous les actes de son
tribunat, pendant lequel avait été porté
aussi le décret sur sa maison. Il
soutenait que, Clodius ayant été admis
parmi les plébéiens en violation des
lois, on ne pouvait tenir pour légal rien
de ce qui s’était fait pendant ce
tribunat : par là il persuada aux pontifes
de lui rendre la place de sa maison, qui,
en réalité, n’était pas consacrée aux
dieux. Cicéron obtint, en outre, l’argent
nécessaire pour la rebâtir et pour
réparer les dommages que sa fortune
pouvait avoir éprouvés.

Ptolémée s’enfuit

de l’Égypte et se

423
retire à Rome

12

De nouveaux troubles éclatèrent


ensuite à l’occasion de Ptolémée. Ce
roi, pour raffermir sa puissance et pour
avoir le titre d’ami et d’allié, avait
distribué à plusieurs Romains des
sommes considérables, tirées de ses
trésors ou qu’il avait empruntées.
Réduit à employer la violence pour
obtenir de l’argent des Égyptiens, il
s’était rendu odieux par ses exactions et
par son refus de redemander Chypre aux
Romains, ou de renoncer à leur amitié,
ainsi que l’exigeaient ses sujets.
N’ayant pu leur persuader de rester
tranquilles ni les y contraindre, parce
qu’il n’avait point d’étrangers à sa
solde, il s’enfuit de l’Égypte, se réfugia
à Rome et accusa son peuple de l’avoir
chassé du trône. Il obtint d’être ramené
dans ses États par Spinther, gouverneur
de la Cilicie.

424
Députation des

habitants

d’Alexandrie

13

Sur ces entrefaites, les habitants


d’Alexandrie, ignorant qu’il avait fait
voile vers l’Italie ou le croyant mort,
donnèrent la couronne à Bérénice, sa
fille. Puis, instruits de la vérité, ils
envoyèrent à Rome cent députés chargés
de les défendre contre le Roi et de
l’accuser, à leur tour, pour toutes ses
injustices. Prévenu à temps, Ptolémée,
qui était encore à Rome, fit partir, avant
leur arrivée, des émissaires de divers
côtés, pour leur tendre des pièges. La

425
plupart de ces députés furent tués,
chemin faisant : quant aux autres, il en
fit massacrer plusieurs dans Rome
même, effraya ainsi ceux qui restaient.
encore, ou il parvint à les corrompre et
les amena à ne pas s’occuper auprès
des magistrats de l’objet de leur
mission et à ne point parler de ceux qui
avaient été tués.

Délibération sur le

retour de Ptolémée

en Égypte, il se retire

à Éphèse

426
14

Mais cet événement fit tant de bruit


que le sénat, à l’instigation de M.
Favonius, montra la plus vive
indignation de ce que plusieurs députés
d’un peuple allié avaient péri par la
violence et de ce qu’un grand nombre
de Romains avaient encore été
accessibles à la corruption. Pour
connaître la vérité, il manda le chef de
cette, ambassade, Dion, qui avait
échappé au danger ; mais Ptolémée
exerçait encore tant d’influence par son
or, que Dion ne comparut pas : il ne fut
pas même question du meurtre des
députés, tant que ce roi resta à Rome.
Bien plus, Dion ayant péri plus tard
dans un guet-apens, Ptolémée ne fut pas
recherché pour cet assassinat ; surtout
parce que Pompée l’avait reçu dans sa
maison et lui prêtait le plus puissant
appui. Parmi ceux qui avaient trempé
dans cette affaire, plusieurs furent bien
mis en accusation dans la suite ; mais il
y en eut peu de condamnés. Le nombre
de ceux qui s’étaient laissé corrompre
était considérable ; mais ils se
soutenaient les uns les autres, par la
crainte que chacun éprouvait pour lui-

427
même.

15

Voilà où l’on était poussé par la soif


de l’or : du reste, dès le commencement
de l’année suivante, les dieux eux-
mêmes, en frappant de la foudre la
statue de Jupiter élevée sur le mont
Albain, retardèrent pour un temps le
retour de Ptolémée. Les livres sibyllins
furent consultés, et l’on y lut ces
paroles : "Si le roi d’Égypte vient vous
demander du secours, ne lui refusez pas
votre amitié ; mais ne lui accordez
aucune armée : sinon, vous aurez à
supporter des fatigues et des dangers."
Frappés de l’accord de cet oracle avec
les circonstances présentes, les
Romains, sur l’avis de Caton, tribun du
peuple, annulèrent les résolutions prises
au sujet de Ptolémée. Telle fut la
réponse de la Sibylle : Caton la
divulgua, quoiqu’il ne fût pas permis de
publier les oracles sibyllins sans un
décret du sénat. Elle circula
promptement dans le sénat, comme c’est
l’ordinaire : Caton, qui craignait qu’on
ne la tînt secrète, amena les pontifes
devant le peuple et les força de la lire,

428
avant que le sénat eût statué. Plus cette
lecture leur paraissait illégale, plus le
peuple insista.

16

Cette réponse de la Sibylle fut


traduite en latin et publiée. Puis on
délibéra : les uns voulaient que Spinther
fût chargé de ramener Ptolémée en
Égypte sans armée, les autres que
Pompée l’y reconduisît avec deux
licteurs, ainsi que ce roi l’avait
demandé, aussitôt qu’il avait eu
connaissance de l’oracle : le tribun
Aulus Plautius lut publiquement sa
lettre. Le sénat, craignant que cette
mission ne rendît Pompée encore plus
puissant, s’y opposa sous prétexte qu’il
était chargé d’assurer les subsistances.
Voilà ce qui arriva, sous le consulat de
Lucius Philippus et de Cnaeus
Marcellinus : à la nouvelle de ce qui
avait été résolu, Ptolémée désespéra de
son retour en Égypte et se retira à
Éphèse, où il vécut dans le temple de
Diane.

17

429
L’année précédente se passa un fait
relatif à des particuliers, mais qui
pourtant n’est pas étranger à l’histoire.
La loi défendait expressément que deux
membres de la même famille fussent
revêtus du même sacerdoce en même
temps. Le consul Spinther voulut
néanmoins faire entrer dans le collège
des augures Cornelius Spinther, son
fils ; mais comme Faustus, fils de Sylla,
de la famille des Cornelius, avait été
déjà admis dans ce collège, Sphinter fit
adopter son fils par la famille de
Manlius Torquatus. De cette manière, la
loi fut respectée littéralement, mais
violée en réalité.

Milon accusé par

Clodius

430
18

Ensuite Clodius, à peine parvenu à


l’édilité sous le consulat de Philippe et
de Marcellinus (une cabale l’avait fait
élire pour le soustraire à une poursuite
judiciaire), déposa une accusation
contre Milon, pour avoir rassemblé une
troupe de gladiateurs. Il lui reprochait
ce qu’il faisait lui-même, ce qui l’avait
fait mettre en accusation. Ce n’était pas
dans l’espérance de perdre Milon, qui
avait de puissants soutiens, entre autre
Cicéron et Pompée ; mais pour avoir un
prétexte de lui faire la guerre et
d’insulter ses protecteurs.

19

Clodius, avec d’autres artifices qu’il


avait imaginés, convint avec ses amis
que, toutes les fois qu’il leur
demanderait dans les assemblées, Qui a
fait ou dit telle chose ? Ils s’écriraient
ensemble : Pompée. Il les questionnait
souvent à l’improviste, les uns après les
autres, sur tout ce qui pouvait donner
prise à la critique chez lui, soit au
physique, soit sous un autre rapport ;
mais sans avoir l’air de parler de

431
Pompée. Aussitôt les uns nomment
Pompée et les autres faisant écho,
comme il arrive en pareille occurrence,
c’était des moqueries sans fin. Pompée,
qui n’avait pas la force de rester
impassible et qui ne pouvait se résoudre
à rendre la pareille à Clodius, se
laissait aller à la colère et perdait
contenance. Les attaques portaient en
apparence sur Milon ; mais en réalité,
c’était Pompée qui avait le dessous,
sans oser même se défendre. Clodius,
pour gagner du terrain, ne laissa point
proposer la loi Curiate ; et tant que cette
loi n’avait pas été rendue, il n’était pas
permis de traiter une affaire publique de
quelque importance, ni d’intenter un
procès.

Prodiges

20

Jusque-là Milon leur avait fourni un

432
prétexte pour s’injurier et pour
commettre des meurtres ; mais alors
plusieurs prodiges arrivèrent : sur le
mont Albain, un petit temple de Junon,
placé sur une table et dont la porte
regardait l’orient, se tourna du côté du
couchant ; un météore lumineux s’élança
du midi vers le nord, un loup entra dans
la ville, il y eut un tremblement de terre,
quelques citoyens furent frappés de la
foudre, un bruit souterrain se fit
entendre dans la campagne du Latium.
Les devins, cherchant à conjurer ces
funestes présages, disaient qu’une
divinité était irritée contre Rome, parce
que des habitations particulières avaient
été construites dans des lieux sacrés, ou
qui n’étaient pas d’un usage public.

Attaques de

Clodius contre

433
Cicéron

Clodius partit de là pour attaquer


Cicéron, et lui reprocha avec
acharnement d’avoir rebâti sa maison
sur un terrain dédié à la Liberté. Il s’y
transporta même un jour pour la
renverser une seconde fois ; mais il ne
put exécuter son projet : Milon s’y
opposa.

21

Cicéron ne fut pas moins courroucé


que si sa maison avait été détruite, et il
accusa vivement Clodius. Enfin il monta
au Capitole avec Milon et quelques
tribuns du peuple, et enleva les
colonnes que Clodius avait érigées à
l’occasion de son bannissement ; mais
celui-ci, accouru avec son frère Caïus
qui était préteur, les lui reprit. Plus tard
Cicéron, épiant le moment où Clodius
était absent, remonta au Capitole,
enleva de nouveau ces colonnes et les
emporta chez lui. Dés lors il n’y eut rien

434
que Clodius et Cicéron ne se crussent
permis l’un contre l’autre : ils
s’injuriaient réciproquement, se
déchiraient par mille calomnies, et ne
s’abstenaient pas même des attaques les
plus grossières. Cicéron disait que le
tribunat avait été donné illégalement à
Clodius et que tous ses actes étaient
frappés de nullité ; Clodius, que
Cicéron avait été justement banni et que
son retour était une violation des lois.

Administration de

Caton à Cypre :

proposé pour la

435
préture, il la refuse

22

Pendant qu’ils se faisaient la guerre,


au grand désavantage de la faction de
Clodius, M. Caton revint à Rome et
rétablit l’équilibre dans cette lutte. Déjà
ennemi de Cicéron, il craignait que tout
ce qu’il avait fait à Chypre ne fût
annulé, parce qu’il y avait été envoyé
par Clodius, tribun du peuple, et il
soutint celui-ci avec ardeur. Caton était
très fier de son administration dans
cette île, et attachait le plus grand prix à
ce qu’elle fût approuvée. Ptolémée,
maître de Chypre, s’était empoisonné
aussitôt qu’il eut connu les décrets du
sénat : il n’osa point prendre les armes
contre les Romains, et il n’aurait pu
survivre à la perte de sa puissance. Les
Chypriotes, qui étaient alors esclaves et
qui espéraient devenir les alliés et les
amis de Rome, reçurent Caton à bras
ouverts. Il n’y avait là rien dont il pût
tirer vanité ; mais il avait gouverné

436
avec habileté ; il avait eu sous la main,
sans encourir le moindre reproche,
beaucoup d’esclaves et des trésors
considérables qui avaient appartenu au
roi ; il avait tout remis aux Romains, en
restant pur de tout soupçon ; et il se
croyait un homme aussi éminent que s’il
avait remporté des victoires sur les
champs de bataille ; car, à cause de la
corruption générale, le mépris des
richesses lui paraissait une vertu plus
rare que la valeur qui triomphe des
ennemis.

23

Caton parut donc digne du triomphe,


et les consuls proposèrent au sénat de
lui décerner la préture ; quoique les lois
ne le permissent pas encore. Mais il ne
fut pas nommé préteur : il s’y opposa
lui-même, et par là il obtint une plus
grande gloire. Clodius chercha à faire
donner le nom de Clodiens aux esclaves
amenés de Chypre, parce que c’était lui
qui y avait envoyé Caton : il échoua par
la résistance de Caton, et ils furent
surnommés Chypriens. On avait voulu
les appeler Porciens ; mais Caton
l’avait également empêché. Clodius,

437
indigné de son opposition, attaquait son
administration et lui en demandait
compte : ce n’était pas qu’il pût le
convaincre de malversation ; mais les
registres de Caton avaient presque tous
péri dans un naufrage, et Clodius se
flattait de réussir, à la faveur de cette
circonstance. César seconda Clodius,
quoiqu’il fût absent : on prétend même
qu’il lui envoya par lettres divers griefs
contre Caton accusé, entre autres
choses, d’avoir engagé les consuls
(c’était un bruit répandu) à le proposer
pour la préture et d’avoir feint d’y
renoncer de lui-même, pour ne point
paraître échouer involontairement.

Distribution de blé

par Pompée

438
24

Pendant cette lutte entre Clodius et


Caton, la distribution du blé donna
quelque peine à Pompée. Un grand
nombre de citoyens avaient affranchi
leurs esclaves, dans l’espoir qu’ils
pourraient participer à cette
distribution. Pompée voulut qu’ils
fussent inscrits dans une tribu, afin de
mettre une règle et de l’ordre dans la
répartition du blé. Il la fit néanmoins
sans trop de difficultés, grâce à sa
prudence et à la quantité de blé dont il
pouvait disposer ; mais la demande du
consulat lui causa des embarras et
provoqua des plaintes. Il s’affligeait
d’être attaqué par Clodius ; mais plus
encore d’être méprisé par des hommes
que sa haute position et les espérances
qu’il lui était permis de concevoir
laissaient loin de lui, et de se voir
insulté pour des actes qu’il croyait
devoir le mettre bien au-dessus de tels
hommes dans l’estime publique, alors
même qu’il serait simple citoyen.
Quelquefois il dédaignait ces insultes ;
car, s’il supportait tout d’abord avec
peine le mal qu’on disait de lui, il n’en
tenait plus compte bientôt après,

439
lorsqu’il avait réfléchi sur son mérite et
sur l’infériorité de ses ennemis.

Pompée brigue le

consulat : sa jalousie

envers César

25

L’influence de César agrandie, la


résolution du peuple qui, plein
d’admiration pour ses exploits, lui
envoya une députation composée de
sénateurs, comme si la Gaule avait été
complètement soumise, et qui plaçait en
lui de si grandes espérances, qu’il lui
accorda des sommes considérables par

440
un décret : tout cela causait à Pompée
un vif chagrin. Il s’efforça de persuader
aux consuls de ne pas lire sur-le-champ
les lettres de César, de les tenir secrètes
le plus longtemps possible, jusqu’à ce
que la gloire de ses victoires se fit jour
d’elle-même, et de lui envoyer un
successeur avant le temps fixé. Il y avait
chez lui tant d’ambition, qu’il regardait
d’un œil jaloux et cherchait même à
rabaisser les succès que César avait
obtenus avec son appui : il ne pouvait
sans douleur le voir couronné de
lauriers qui obscurcissaient sa gloire, et
il reprochait au peuple de le négliger et
de montrer pour son rival un
dévouement absolu. Pompée s’indignait
surtout de ce que la multitude attachait à
certains avantages récemment acquis
tant de prix, que rien ne pouvait être mis
sur la même ligne ; de ce qu’en toute
occurrence, par dégoût pour ce qui lui
était connu ou par l’attrait de
l’extraordinaire, elle se portait
incessamment avec enthousiasme vers
les choses nouvelles, alors même
qu’elles ne valaient pas les anciennes ;
enfin, de ce qu’elle renversait par
jalousie les réputations établies et
prônait, sous l’influence de certaines

441
espérances, celles qui commençaient à
jeter de l’éclat.

Pompée s’unit avec

Crassus

26

Pompée, mécontent de tout cela, ne


pouvant rien obtenir par les consuls et
voyant son crédit effacé par la
puissance de César, se préoccupa
sérieusement de sa position. Il se disait
que les amitiés finissent par la crainte et
par la jalousie qu’éprouvent
inévitablement des hommes rivaux de
gloire et de puissance ; car tant qu’ils
en ont tous également, l’amitié se
maintient ; mais si quelques-uns en
acquièrent davantage, ceux qui en ont
moins ressentent d’abord de la jalousie,

442
puis de la haine pour ceux qui en ont
plus : ceux-ci de leur côté, deviennent
orgueilleux et traitent les autres avec
insolence. Alors, les uns s’indignent de
leur infériorité, les autres tirent vanité
de leur supériorité, et l’amitié fait place
aux dissensions et aux guerres. C’est
par de semblables réflexions que
Pompée s’apprêtait à combattre contre
César, et comme il ne croyait pas
pouvoir seul le renverser, il s’unit plus
étroitement encore avec Crassus,
espérant accomplir sa ruine avec son
concours.

27

Ils se liguèrent donc ; mais ils


comprirent qu’ils ne pourraient rien
faire, s’ils restaient dans la vie privée.
Au contraire, s’ils obtenaient le
consulat, ils comptaient devenir les
rivaux de César dans le gouvernement ;
balancer son influence, et bientôt même
l’emporter sur lui ; puisqu’ils seraient
deux contre un. Ainsi, mettant de côté la
dissimulation qui leur avait fait dire
qu’ils ne consentiraient pas à accepter
cette magistrature, si des amis la leur
offraient, ils la briguèrent ouvertement ;

443
quoiqu’ils eussent agi auparavant pour
la faire donner à d’autres ; mais comme
ils la briguèrent en dehors des époques
fixées par la loi, comme il était évident
que plusieurs citoyens et les consuls
eux-mêmes (Marcellinus avait toujours
de l’influence) s’opposeraient à leur
élection, ils obtinrent, avec le concours
de Caton et d’autres amis, que les
comices ne seraient point tenus cette
année. Ils espéraient pouvoir, par la
création d’un interroi, demander et
accepter légalement le consulat.

28

Tout cela se faisait en apparence,


tantôt sous un prétexte ; tantôt sous un
autre, par quelques hommes disposés à
cet effet ; mais, en réalité, Pompée et
Crassus dirigeaient tout et poursuivaient
ouvertement de leur haine ceux qui leur
étaient opposés. Le sénat était si
indigné, qu’une rixe ayant éclaté entre
ces deux hommes, il leva la séance, et
la rixe fut ainsi apaisée cette fois ; mais
la même scène s’étant renouvelée, le
sénat décida qu’on changerait de
vêtement, comme dans les calamités
publiques. Caton, qui avait parlé sans

444
succès contre cette mesure, voulut
sortir ; afin qu’aucune décision ne fût
prise ; car lorsqu’un des sénateurs ne
siégeait pas, il n’était point permis de
voter. Les autres tribuns allèrent à sa
rencontre pour l’empêcher de sortir, et
le décret fut rendu. On décida, en outre,
que le sénat n’assisterait pas aux jeux
publics qui se célébraient alors. Caton
ayant combattu aussi cette résolution,
les sénateurs en foule quittèrent la salle
et y rentrèrent, après avoir changé de
vêtement pour l’intimider ; mais Caton
ne s’étant pas montré plus modéré, ils
s’avancèrent tous ensemble dans le
Forum. Le peuple, accouru sur leurs
pas, fut plongé dans un abattement
profond ; Marcellinus harangua la
multitude et déplora l’état de Rome ;
tout le monde fondait en larmes et
poussait des gémissements, en sorte que
personne n’osa le contredire. Le sénat
rentra aussitôt en séance, bien résolu de
faire tomber sa colère sur les auteurs du
désordre.

445
Clodius se déclare

de nouveau pour

Pompée ; troubles

dans le sénat

29

Sur ces entrefaites, Clodius se


déclara de nouveau pour Pompée : il
embrassa son parti, espérant que, s’il le
secondait dans l’exécution de ses
projets, Pompée serait sous sa
dépendance. Il parut au milieu du
peuple avec son vêtement ordinaire,
sans tenir compte du décret qui

446
ordonnait de prendre le deuil, parla
contre Marcellinus et contre ceux qui
avaient agi comme lui. Le sénat éclata
d’indignation : Clodius abandonna le
peuple au milieu de son discours, se
rendit en toute hâte au sénat, et peu s’en
fallut qu’il n’y trouvât la mort. Les
sénateurs se précipitèrent au-devant de
lui pour l’empêcher d’entrer : il fut à
l’instant entouré par les chevaliers, et il
aurait été mis en pièces, s’il n’avait
poussé des cris et appelé la multitude à
son secours. Elle accourut, armée de
torches et menaçant les sénateurs de les
livrer aux flammes, eux et leurs palais,
si Clodius était en butte à la violence ;
et c’est ainsi qu’il fut sauvé, après avoir
été à deux doigts de sa perte.

Pompée et Crassus

sont élus consuls

447
30

Pompée, nullement effrayé de ces


événements, s’élança dans le sénat pour
s’opposer au décret qu’il allait rendre
et empêcha qu’il ne fût rendu. Ensuite,
Marcellinus lui ayant demandé
publiquement s’il aspirait au consulat,
dans l’espoir qu’il n’oserait avouer sa
candidature : "Ce n’est pas à cause des
bons citoyens n que j’en ai besoin,
répondit-il ; mais je dois le briguer
avec ardeur à cause des factieux."
Pompée poursuivait donc le consulat
sans détour. Crassus, à qui la même
question fut adressée, ne fit ni aveu ni
réponse négative. Suivant son habitude,
il prit un moyen terme et dit qu’il agirait
comme l’exigerait l’intérêt de l’État.
Marcellinus et beaucoup d’autres,
craignant les menées et l’opposition de
ces deux hommes, ne vinrent plus au
sénat. On ne put réunir le nombre de
membres exigé par la loi pour qu’un
décret fin rendu sur l’élection des
magistrats. Rien ne fut statué à ce sujet,
et l’année s’acheva ainsi ; mais le sénat
ne quitta point le deuil : il n’assista ni
aux jeux publics, ni au banquet du
Capitole, le jour de la fête de Jupiter, et

448
ne se rendit pas au mont Albain pour les
féries latines qu’un célébrait une
seconde fois, en ce moment, à cause de
quelque irrégularité. Il passa le reste de
l’année, comme s’il avait été réduit en
servitude, sans avoir le droit de
nommer des magistrats, ni de traiter une
affaire politique.

31

Pompée et Crassus furent ensuite élus


consuls, à la faveur de l’interrègne.
Aucun des candidats qui s’étaient mis
d’abord sur les rangs ne leur fit
obstacle. L. Domitius persista bien
jusqu’au dernier jour ; mais étant sorti
de chez lui, au commencement de la
nuit, pour se rendre dans la place
publique, l’esclave qui l’éclairait fut
égorgé, et Domitius effrayé n’alla pas
plus loin. Dès lors personne ne
s’opposait à leur nomination ; de plus P.
Crassus, fils de Marcus, lieutenant de
César, était venu à Rome avec des
soldats pour l’assurer. Elle se fit sans
peine.

449
Ils empêchent

Caton d’être nommé

préteur

32

Ainsi revêtus de l’autorité suprême,


ils firent donner les autres magistratures
à leurs créatures et empêchèrent Caton
d’être nommé préteur. Ils prévoyaient
qu’il s’opposerait à leurs projets, et ils
ne voulurent point qu’il eût un pouvoir
légitime pour les combattre. L’élection
des préteurs fut pacifique, parce que
Caton ne voulut jamais recourir à la
violence ; mais des massacres
accompagnèrent celle des édiles
curules : Pompée fut même couvert de

450
sang. Néanmoins Crassus et lui (ils
tenaient eux-mêmes les comices)
désignèrent pour l’édilité curule, et
pour toutes les magistratures soumises
au vote du peuple, des hommes qui leur
étaient dévoués. Ils gagnèrent les autres
édiles et la plupart des tribuns du
peuple. Deux seulement, Caius Atéius
Publius Aquilius Gallus se déclarèrent
ouvertement contre eux.

Proposition du

tribun du peuple C.

Trébonius, en faveur

de Pompée : elle est

451
adoptée malgré

l’opposition de

Favonius et de Caton

33

Après l’élection des magistrats,


Pompée et Crassus s’occupèrent de
l’exécution de leurs projets : ils n’en
parlèrent ni dans le sénat ni devant le
peuple, et feignirent de ne rien
ambitionner de plus ; mais le tribun du
peuple C. Trebonius proposa de donner
pour cinq ans à l’un le gouvernement de
la Syrie et des contrées limitrophes, à
l’autre celui de l’Espagne où des
troubles avaient récemment éclaté, de
les autoriser à lever autant de soldats
qu’ils voudraient parmi les citoyens et

452
parmi les alliés, à faire la guerre et la
paix avec tel peuple qu’ils jugeraient
convenable. Cette proposition fut mal
accueillie en général, et surtout parmi
les amis de César : on était persuadé
que Pompée et Crassus, s’ils
atteignaient le but qu’ils poursuivaient,
empêcheraient César de garder plus
longtemps le commandement. Plusieurs
se disposèrent donc à la combattre ;
mais les consuls, craignant de ne pas
arriver à leurs fins, apaisèrent les
opposants, en promettant de proroger le
commandement à César pour trois
années ; car telle est l’exacte vérité.
Toutefois, ils ne firent aucune
proposition au peuple à ce sujet, avant
d’avoir consolidé leur position. Les
partisans de César, ainsi gagnés, se
tinrent tranquilles : les autres, dominés
par la crainte, en firent presque tous
autant, trop heureux d’assurer ainsi leur
salut.

34

Caton et Favonius, soutenus par leurs


amis et par les deux tribuns du peuple,
attaquaient tout ce que faisaient Pompée
et Crassus ; mais quelle que fût la

453
liberté de leur langage, elle restait
impuissante, parce que c’était la lutte de
quelques hommes contre plusieurs.
Favonius, qui n’avait obtenu de
Trebonius qu’une heure pour parler
contre sa proposition, l’employa en
vaines plaintes sur le peu de temps
qu’on lui avait donné. Caton avait
obtenu deux heures ; mais il se mit,
suivant son habitude, à déclamer contre
l’état présent des affaires et contre la
situation de la République, et dépensa
ainsi le temps qui lui avait été accordé,
sans aborder la véritable question. Ce
n’est pas qu’il n’eût rien à en dire ;
mais il voulait, dans le cas où
Trebonius lui ordonnerait de se taire,
paraître avoir à parler encore et faire
de cet ordre un nouveau grief contre le
tribun. Caton savait bien qu’il
n’amènerait pas les Romains à décréter
ce qu’il désirait, même quand il
passerait la journée entière à discourir.
Aussi ne s’arrêta-t-il pas sur-le-champ,
quand on lui ordonna de se taire ; mais
chassé, traîné même avec violence hors
de l’assemblée, il y rentra et ne se
montra pas plus traitable, lorsque
l’ordre de le conduire en prison eût été
donné.

454
35

Cette journée se passa de telle


manière qu’il fut absolument impossible
aux tribuns de parler ; car dans toutes
les assemblées où se débattaient les
intérêts publics, les simples citoyens
avaient la parole avant les magistrats :
par là on voulait éviter sans doute qu’un
particulier, prévenu par l’opinion d’un
homme puissant, ne renonçât à la
sienne, et lui assurer le moyen de
l’exposer en toute liberté. Gallus,
craignant qu’on ne l’éloignât du Forum
le lendemain, ou qu’il ne lui arrivât
encore pis, se rendit, le soir, au palais
du sénat et y passa la nuit, soit qu’il s’y
crût en sûreté, soit afin de pouvoir, dès
l’aurore, aller de là dans l’assemblée
du peuple. Mais ce fut en vain ; car
Trebonius ferma toutes les portes du
sénat et força Gallus à y rester toute la
nuit et la plus grande partie du jour
suivant. D’autres envahirent, pendant la
nuit, le lieu où se tenait l’assemblée et
en éloignèrent Ateius, Caton, Favonius
et leurs amis. Mais Favonius et Ninnius
y pénétrèrent secrètement ; Caton et
Ateius, montés sur les épaules de ceux
qui les entouraient, proclamèrent, ainsi

455
élevés au-dessus de la foule, qu’un
observait les astres, cherchant par ces
paroles à disperser l’assemblée ; mais
ils furent chassés l’un et l’autre par les
appariteurs des tribuns du peuple, qui
blessèrent leurs partisans et en tuèrent
même plusieurs.

36

La loi fut ainsi rendue, et la multitude


s’éloignait de l’assemblée, lorsque
Ateius prit Gallus tout couvert de sang
(il avait été violemment chassé du sénat
et blessé), l’amena devant ceux qui
étaient encore réunis, montra ses
blessures et produisit une profonde
émotion par quelques paroles adaptées
à la circonstance. A cette nouvelle, les
consuls, postés dans le voisinage pour
épier ce qui se passait, accoururent en
toute hâte avec une troupe nombreuse et
répandirent partout la crainte : ils
convoquèrent aussitôt l’assemblée et
portèrent le décret concernant César.
Ceux qui s’y étaient d’abord opposés
voulurent le combattre encore ; mais
leur résistance fut impuissante.

456
Proposition des

consuls contre la

corruption et contre

le luxe

37

Après l’avoir fait adopter, ils


proposèrent des peines plus sévères
contre ceux qui se rendaient coupables
de corruption, comme s’ils étaient
moins répréhensibles eux-mêmes pour
avoir obtenu le consulat non par
l’argent, mais par la violence. Ils
essayèrent aussi de restreindre les
dépenses du luxe, qui avaient pris un

457
très grand accroissement, quoiqu’ils
s’adonnassent eux-mêmes à toutes les
jouissances et à la mollesse. Cette
circonstance fit rejeter leur
proposition : Hortensius, qui aimait la
dépense plus que personne, fit le
tableau de la grandeur de Rome, loua la
magnificence personnelle des consuls,
leur libéralité envers tous, et les amena
à retirer leur proposition, en invoquant
leur exemple à l’appui de ses discours.
Les consuls, honteux de cette
contradiction entre leurs actes et leur
manière de vivre, craignirent de
paraître refuser aux autres par jalousie
ce qu’ils se permettaient eux-mêmes et
se désistèrent volontairement.

Dédicace du

théâtre de Pompée

458
38

Pendant ces mêmes jours, Pompée


dédia le théâtre dont nous sommes fiers
encore aujourd’hui, et y fit donner une
représentation musicale et des jeux
d’athlètes. Il fit célébrer aussi dans
l’hippodrome un combat de chevaux et
une grande chasse de bêtes féroces de
toute espèce. Cinq cents lions furent
égorgés en cinq jours, et dix-huit
éléphants combattirent contre des
hommes pesamment armés. Parmi ces
éléphants, les uns périrent sur-le-
champ, les autres quelque temps après :
plusieurs trouvèrent grâce auprès du
peuple, contre l’attente de Pompée. Ils
s’étaient retirés du combat couverts de
blessures et allaient de côté et d’autre,
élevant leurs trompes vers le ciel et
faisant entendre de tels gémissements,
qu’on disait qu’ils ne les poussaient pas
au hasard, mais qu’ils invoquaient ainsi
le serment qui les avait déterminés à
sortir de la Libye, et qu’ils imploraient
par leurs plaintes la vengeance des
dieux. On rapporte, en effet, qu’ils
n’étaient montés sur les vaisseaux
qu’après que ceux qui voulaient les
emmener eurent juré qu’il ne leur serait

459
fait aucun mal ; mais je ne sais si cela
est vrai, ou si c’est un conte. On dit
encore que les éléphants comprennent la
langue du pays où ils sont nés, et qu’ils
ont l’intelligence de ce qui se passe
dans le ciel ; qu’ainsi, à la nouvelle
lune, avant qu’elle se montre à nos
yeux, ils se dirigent vers une eau
limpide et s’y purifient. Voilà du moins
ce que j’ai entendu raconter : j’ai ouï
dire aussi que ce ne fut point Pompée,
mais son affranchi Cn. Démétrius qui
construisit ce théâtre, avec l’argent
qu’il avait amassé pendant qu’il servait
sous ses ordres. Et en effet, Démétrius
donna avec raison à ce théâtre le nom
de Pompée, pour qu’on ne lui reprochât
pas qu’un de ses affranchis avait pu
s’enrichir assez pour faire une pareille
dépense.

Nouveaux

460
troubles ;

imprécations

d’Atéius contre

Crassus

39

Par là Pompée ne se rendit pas peu


agréable au peuple ; mais il lui déplut
beaucoup en faisant avec Crassus les
levées de troupes nécessaires pour
l’exécution du décret du sénat. La
multitude alors exprima des regrets et
prôna Caton et ses amis. Cette
disposition des esprits et une plainte
déposée par quelques tribuns contre les

461
consuls, quoiqu’elle fût dirigée en
apparence contre leurs lieutenants, à
l’occasion de tout ce qui s’était fait,
empêchèrent les consuls de recourir à la
violence ; mais ils prirent le deuil avec
les sénateurs de leur parti, comme dans
une calamité publique. Bientôt ils
changèrent de sentiment et quittèrent le
deuil, sans l’ombre d’un prétexte. Les
tribuns cherchèrent à s’opposer à la
levée des troupes et à faire annuler le
décret concernant les expéditions :
Pompée ne s’en plaignit pas. Il avait fait
partir ses lieutenants sur-le-champ, et il
resta volontiers à Rome, alléguant que
sa présence y était nécessaire pour
assurer les subsistances. De cette
manière il dirigeait les affaires
d’Espagne par ses lieutenants, en même
temps qu’il tenait sous sa main Rome et
l’Italie entière. Crassus, qui ne pouvait
recourir à aucun de ces expédients,
résolut de chercher sa force dans les
armes. Les tribuns du peuple, voyant
que la liberté de leurs discours, sans
l’appui de la force, ne pouvait
l’empêcher d’agir, ne réclamèrent plus
contre lui ; mais ils l’accablèrent
souvent d’imprécations, comme si ces
imprécations ne retombaient pas sur la

462
République même. Ainsi, lorsqu’il alla
au Capitole adresser, suivant l’usage,
des prières aux dieux pour son
expédition, les tribuns parlèrent de
mauvais auspices, de funestes présages,
et quand il se mit en marche, ils firent
contre lui des vœux terribles. Ateius
essaya même de le mettre en prison ;
mais les autres tribuns s’y opposèrent.
De là une lutte, qui donna à Crassus le
temps de sortir du pomoerium ; mais
bientôt après il périt fortuitement, ou
par l’effet des imprécations.

An de Rome 698

(56 av. J.-C.)

463
Expédition de

César contre les

Vénètes

40

Sous le consulat de Marcellinus et de


Philippe, César se mit en campagne
contre les Vénètes, qui habitent sur les
bords de l’Océan : ils s’étaient emparés
de quelques soldats romains, envoyés
sur leurs terres pour fourrager. Des
députés vinrent les réclamer : les
Vénètes les retinrent aussi, dans
l’espoir d’obtenir en échange, les
otages qu’ils avaient donnés ; mais
César ne les rendit pas. Il envoya même
des détachements dans diverses

464
directions, les uns pour ravager les
terres des peuples qui avaient soutenu
la défection des Vénètes et les
empêcher de se secourir mutuellement,
les autres pour observer ceux qui
étaient en paix avec les Romains, afin
de prévenir de nouveaux mouvements ;
puis il marcha en personne contre les
barbares, après avoir fait construire
dans l’intérieur des terres des barques
qui pussent, d’après ce qu’il avait
entendu dire, résister au flux et au reflux
de la mer. Il les fit descendre par la
Loire ; mais l’été presque tout entier
s’écoula sans qu’il remportât aucun
avantage. Les villes des Vénètes, bâties
dans des lieux fortifiés par la nature,
étaient inaccessibles : l’Océan, qui les
baignait presque toutes et dont les eaux
montent et s’abaissent tour à tour, eu
rendait l’attaque impossible pour les
troupes de terre et même pour les
vaisseaux, au moment du reflux, ou
lorsque les flots vont se briser contre le
rivage. César fut dans le plus grand
embarras jusqu’au jour où Décimus
Brutus se rendit de la mer Intérieure
auprès de lui avec des vaisseaux légers.
Il ne comptait pas sur le succès, même
avec le concours de ces vaisseaux :

465
heureusement les barbares ne s’en
inquiétèrent nullement, à cause de leur
petitesse et de leur mauvaise
construction, et ils furent vaincus.

41

Nos vaisseaux étaient légèrement


construits et pouvaient voguer avec
célérité, comme l’exige notre manière
de naviguer ; tandis que ceux des
barbares, que la continuité de la marée
exposait souvent à rester à sec et qui
devaient être en état de supporter le flux
et le reflux, étaient beaucoup plus
grands et beaucoup plus lourds. Aussi
les Vénètes, qui n’avaient jamais eu
affaire à de pareils vaisseaux, en
conçurent, d’après leur apparence, une
mauvaise opinion et les attaquèrent
pendant qu’ils étaient encore en
mouillage, espérant les couler bas sans
la moindre peine avec leurs avirons. Ils
étaient poussés par un vent abondant et
rapide, dont les voiles recueillaient
d’autant plus avidement toute la force
qu’elles étaient en peau.

42

466
Tant qu’il souffla, Brutus n’osa
s’avancer contre les Vénètes, autant à
cause du nombre et de la grandeur de
leurs navires qu’à cause du vent qui les
favorisait, ou parce qu’il craignait
quelque piège. Il se disposa même à
abandonner complètement ses vaisseaux
et à se défendre contre leurs attaques
sur terre ; mais le vent tomba tout à
coup, les flots se calmèrent, les navires
des barbares, loin d’être poussés avec
la même rapidité par les rames, étaient
en quelque sorte rendus immobiles par
leur pesanteur. Brutus alors reprit
courage et fondit sur les ennemis : tantôt
courant autour d’eux ou s’ouvrant un
passage à travers leurs lignes, tantôt
s’avançant ou reculant, comme il
voulait et autant qu’il le jugeait
convenable ; combattant ici avec
plusieurs vaisseaux contre un seul, là
avec autant de vaisseaux qu’en avaient
ses adversaires, d’autres fois avec un
nombre moindre, il leur faisait
beaucoup de mal, sans courir le
moindre danger. Avait-il le dessus
quelque part, il les pressait sur ce point,
brisait et submergeait leurs vaisseaux,
ou bien il les escaladait de plusieurs
côtés à la fois, attaquait les hommes qui

467
les montaient et en massacrait une
grande partie. Craignait-il d’avoir le
dessous, il battait facilement en retraite,
et, en définitive, il avait toujours
l’avantage.

43

Les Vénètes, qui ne se servaient pas


de flèches et qui ne s’étaient point
pourvus de pierres, ne croyant pas en
avoir besoin, repoussaient jusqu’à un
certain point les Romains qui
combattaient de près ; mais ils ne
pouvaient rien contre ceux qui se
tenaient même à une courte distance. Ils
étaient blessés ou tués, sans pouvoir se
défendre : leurs vaisseaux étaient brisés
par le choc des vaisseaux ennemis ou
consumés par les flammes ; quelques-
uns même, dépourvus d’équipage, furent
attachés à ceux des Romains et traînés à
la remorque. A la vue d’un tel désastre,
les soldats de la flotte barbare qui
avaient survécu se tuèrent pour ne pas
être pris vivants, ou s’élancèrent dans
la mer, afin d’y trouver la mort sous les
coups des vainqueurs en cherchant à
escalader leurs vaisseaux, ou de toute
autre manière. Ils ne leur cédaient ni eu

468
courage ni en audace ; mais trahis par
l’immobilité de leurs vaisseaux, ils
furent réduits à fa dernière extrémité ;
car les Romains, dans la crainte que
quelque vent ne vint à s’élever encore
et à mettre leur flotte en mouvement,
dirigeaient de loin contre eux des
perches armées de faux qui coupaient
les cordages et déchiraient les voiles.
Les Vénètes, forcés de soutenir, pour
ainsi dire, un combat de terre sur leurs
navires contre les Romains, qui
pouvaient en toute liberté faire usage de
leurs vaisseaux, périrent pour la
plupart : le reste fut pris. César fit
mettre à mort ceux qui occupaient le
premier rang et vendit les autres.

Expédition de

César contre les

469
Morins et les

Ménapiens

44

Après cette expédition, il tourna ses


armes contre les Morins et les
Ménapiens, leurs voisins : il espérait
les effrayer par le bruit de ses exploits
et les subjuguer sans peine ; mais il n’en
dompta pas même une partie. Sans
villes, vivant dans des cabanes, ils
transportèrent sur des montagnes
couvertes de forêts touffues ce qu’ils
avaient de plus précieux et firent à leurs
agresseurs beaucoup plus de mal qu’ils
n’en souffrirent eux-mêmes. César tenta
de pénétrer sur ces montagnes en
abattant les forêts ; mais, découragé par
leur grandeur et par l’approche de
l’hiver, il se retira.

470
Expédition de Q.

Titurius Sabinus

contre les Unelles

45

Pendant qu’il était encore dans la


Vénétie, il envoya son lieutenant Q.
Titurius Sabinus dans le pays des
Unelles, qui avaient pour chef
Viridovix. D’abord Sabinus fut
tellement effrayé de leur nombre, qu’il
s’estima heureux de sauver son camp ;
mais ensuite il reconnut que ses craintes
rendaient les Unelles plus audacieux, et
qu’en réalité ils n’étaient pas
redoutables ; car la plupart des
barbares n’ont, pour inspirer de la

471
terreur, que d’arrogantes et vaines
menaces. Il reprit courage : cependant il
n’osa pas encore en venir ouvertement
aux mains avec eux (il était toujours
intimidé par leur nombre) ; mais il les
amena à attaquer imprudemment son
camp, placé sur une hauteur. A cet effet
il envoya, vers le soir, aux Unelles
comme transfuge un de ses alliés qui
parlait leur langue et qui devait leur
persuader que César avait été battu. Les
Unelles, hors d’état de réfléchir, parce
qu’ils avaient bu et mangé avec excès,
le crurent sans peine : ils marchèrent en
toute hâte contre les Romains, comme
s’ils avaient craint d’être prévenus par
leur fuite (il ne fallait pas, disaient-ils,
laisser échapper même le prêtre qui
porte la torche). Emportant ou traînant
des sarments et des fagots pour brûler
les Romains, ils gagnèrent la hauteur où
était le camp de Sabinus et la gravirent
rapidement, sans éprouver aucune
résistance. Sabinus ne bougea pas,
avant que les barbares fussent tous sous
sa main ; mais alors il fondit
inopinément sur eux de tous les points,
frappa d’épouvante les premiers qu’il
rencontra et les précipita du haut de la
montagne. Dans leur déroute, ils

472
s’embarrassaient les uns les autres et
dans les débris d’arbres dont ils étaient
chargés. Sabinus les battit si rudement,
que ni eux ni d’autres n’osèrent plus se
mesurer avec les Romains ; car les
Gaulois sont tous également entraînés
par une fougue que rien ne règle, et
n’ont de mesure ni dans la crainte ni
dans l’audace : ils passent subitement
de l’excessive confiance à la crainte et
de la crainte à une aveugle confiance.

L’Aquitaine est

conquise par Publius

Crassus

46

473
A peu près dans les mêmes jours,
Publius Crassus, fils de Marcus
Crassus, conquit l’Aquitaine presque
tout entière. Les peuples de cette
contrée, qui sont aussi Gaulois, habitent
sur les confins de la Celtique et
s’étendent le long des Pyrénées jusqu’à
l’Océan. Crassus se mit en marche
contre eux, défit les Apiates dans un
combat, assiégea et prit leur ville. Il ne
perdit qu’un petit nombre de soldats que
les ennemis firent périr par une ruse,
pendant qu’il traitait avec eux. Il tirait
une éclatante vengeance de cette
perfidie, quand il apprit que d’autres
Gaulois s’étaient ligués, avaient fait
venir d’Espagne des soldats de
Sertorius, et qu’avec leur concours ils
faisaient la guerre d’après la tactique
militaire, et non plus avec une aveugle
impétuosité ; persuadés que le manque
de vivres forcerait bientôt les Romains
à sortir de leur pays. Crassus feignit de
les craindre et ne leur inspira que du
dédain : il ne put néanmoins les
déterminer à combattre ; mais lorsqu’ils
en furent venus à ne plus redouter les
Romains, il tomba sur eux au moment où
ils ne s’y attendaient pas. Il attaqua leur
camp ; mais les barbares firent une

474
sortie et se défendirent avec vigueur, et
il ne remporta sur ce point aucun
avantage. Comme ils avaient concentré
là toutes leurs forces, Crassus envoya
un détachement de ses soldats vers un
autre côté de leur camp, qui n’était pas
défendu. Ils s’en emparèrent et se
frayèrent par là une route sur les
derrières des combattants. Les barbares
furent tous massacrés ; les autres
peuples, à quelques exceptions près,
traitèrent avec les Romains sans
combattre. Voilà ce qui se passa cet été.

An de Rome 697

(55 av. J.-C.)

475
Expédition de

César contre les

Tenchtères et les

Usipètes ; il passe le

Rhin, à la prière des

Ubiens

47

476
Pendant que les Romains étaient
hivernés chez en de des peuples amis,
les Tenchtères et les Usipètes, nations
germaines, chassés de leurs foyers par
les Suèves, ou appelés par les Gaulois,
franchirent le Rhin et firent une invasion
sur les terres des Trévères, où ils
trouvèrent César. Frappés de crainte, ils
lui envoyèrent des députés pour traiter
avec lui et pour demander qu’il leur
assignât quelque contrée, ou qu’il leur
permit d’en conquérir une. N’ayant rien
obtenu, ils promirent d’abord de rentrer
volontairement dans leur pays et
sollicitèrent une trêve ; mais ensuite les
plus jeunes, ayant remarqué que César
ne faisait marcher contre eux qu’un petit
nombre de cavaliers, regardèrent les
Romains comme peu redoutables et se
repentirent de leur promesse. Ils
suspendirent leur départ, maltraitèrent
ces cavaliers, qui ne s’attendaient pas à
une attaque, et fiers de ce succès, ils
résolurent de faire la guerre.

48

Les plus âgés les blâmèrent, se


rendirent auprès de César, contre leur
avis, rejetèrent sur quelques hommes la

477
faute qui avait été commise et le
prièrent de pardonner. César les retint,
en leur faisant espérer qu’il donnerait
bientôt une réponse ; mais il marcha
contre ceux qui étaient restés dans leurs
tentes, les surprit, pendant le repos du
milieu du jour et lorsqu’ils ne
s’attendaient à aucune hostilité, par cela
même que plusieurs de leurs
concitoyens étaient en ambassade
auprès de lui. Il tomba sur eux tout à
coup et massacra un grand nombre de
fantassins qui n’avaient pas eu le temps
de prendre les armes et qui couraient en
désordre auprès de leurs chariots,
confondus avec les femmes et les
enfants. La cavalerie était alors
absente : elle s’était dirigée vers ses
foyers, à la nouvelle de ce qui venait de
se passer, et déjà elle était arrivée dans
le pays des Sicambres. César demanda,
par une députation, qu’elle lui fût
livrée. Il ne comptait pas l’obtenir : les
peuples qui habitent au delà du Rhin ne
redoutaient pas encore assez les
Romains pour obéir à une pareille
injonction ; mais il voulait avoir un
prétexte pour franchir ce fleuve ; car il
désirait vivement faire ce qu’aucun
général romain n’avait fait avant lui, et

478
il espérait retenir les Germains loin de
la Gaule, en faisant une invasion sur
leurs terres. La cavalerie ne lui fut donc
point livrée : d’un autre côté, les
Ubiens, voisins des Sicambres et
ennemis de ce peuple, invitèrent César
à se rendre auprès d’eux. Il jeta un pont
sur le Rhin et traversa ce fleuve ; mais,
à son arrivée, les Sicambres s’étaient
déjà repliés dans leurs forts, et les
Suèves se rassemblaient pour les
secourir : César se retira avant le
vingtième jour.

49

Le Rhin prend sa source dans les


Alpes Celtiques, un peu au-dessus de la
Rhétie. Il coule vers l’occident, ayant à
sa gauche la Gaule et ses habitants, à sa
droite les Celtes, et se jette dans
l’Océan. Telle est la limite qui sépare
ces peuples, depuis qu’ils ont pris des
noms différents : dans les temps les plus
reculés, les habitants des deux côtés du
fleuve portaient le nom de Celtes.

479
De la Bretagne

50

César est le premier Romain qui ait


traversé le Rhin et pénétré ensuite dans
la Bretagne, sous le consulat de Pompée
et de Crassus. La plus courte distance
de cette contrée à la partie de la
Belgique habitée par les Morins est de
quatre cent cinquante stades. Elle
s’avance dans la mer et s’allonge en
faisant face au reste de la Gaule et à
presque toute l’Espagne. Les anciens
Grecs et les anciens Romains n’en
connaissaient pas même l’existence :
plus tard on mit en doute si c’était un
continent ou une île. L’une et l’autre
opinion fut soutenue par plusieurs
écrivains, qui ne savaient rien de
certain, puisqu’ils n’avaient pas visité
le pays et n’avaient reçu aucun
renseignement des habitants : ils
s’appuyaient sur diverses conjectures,

480
suivant leurs loisirs et leurs lumières.
Dans la suite des temps, d’abord sous la
propréture d’Agricola, et de nos jours
sous le règne de Sévère, il a été
clairement établi que c’est une île.

Première

expédition de César

contre cette île

51

César, après avoir pacifié le reste de


la Gaule et soumis les Morins, eut
l’ambition de passer dans la Bretagne.
La traversée avec l’infanterie s’opéra
comme il pouvait le désirer ; mais il

481
n’aborda pas dans l’endroit le plus
convenable. Les Bretons, informés qu’il
faisait voile vers leur île, occupèrent
vis-à-vis du continent tous les points
qui offraient un accès facile. César,
après avoir tourné un cap très saillant,
se dirigea d’un autre côté. Là il battit
les barbares qui l’attaquèrent, au
moment où il débarquait près d’un bas-
fond, et resta maître du terrain, avant
que des renforts vinssent à leur secours.
Ces renforts étant arrivés, César
repoussa avec succès une nouvelle
attaque. Quelques Bretons seulement
succombèrent : comme ils combattaient
sur des chariots ou à cheval, ils purent
facilement échapper aux Romains dont
la cavalerie n’était pas encore arrivée ;
mais, effrayés par les récits qui leur
venaient du continent sur leurs exploits,
et plus encore de ce qu’ils avaient osé
traverser la mer et faire une descente
dans leur pays, ils firent demander la
paix à César par une députation de
Morins avec lesquels ils vivaient en
bonne intelligence. Il exigea des otages,
qu’ils consentirent alors à lui donner.

52

482
Sur ces entrefaites, une tempête ayant
endommagé les vaisseaux que les
Romains avaient déjà et ceux qui
allaient arriver, les Bretons changèrent
de sentiment. A la vérité, ils
n’attaquèrent pas ouvertement les
Romains, dont le camp était gardé par
des forces redoutables ; mais, après
avoir bien accueilli des soldats qui
étaient venus chercher des vivres chez
eux, comme dans un pays ami, ils les
massacrèrent, sauf un petit nombre que
César put secourir en toute hâte. Ensuite
ils se jetèrent sur le camp même ; mais,
bien loin d’avoir l’avantage, ils furent
battus : toutefois ils ne demandèrent à
traiter qu’après plusieurs défaites.
César n’était pas disposé à leur
accorder la paix ; mais l’hiver
approchait, il n’avait pas auprès de lui
des troupes suffisantes pour continuer la
guerre pendant la mauvaise saison, et
celles qui devaient arriver avaient eu
beaucoup à souffrir ; enfin, les Gaulois
avaient profité de son absence pour
tenter de nouveaux mouvements. Il traita
donc à contre-cœur, demanda encore
des otages, et même en plus grand
nombre ; mais il en obtint très peu.

483
53

César repassa sur le continent et


pacifia les contrées où des troubles
avaient éclaté. Il ne remporta de la
Bretagne, pour la République et pour
lui, que la gloire d’avoir entrepris une
expédition dans cette île. Il en était très
fier lui-même, et tout le monde à Rome
la prônait avec enthousiasme. On se
félicitait de connaître un pays inconnu
auparavant, d’avoir pénétré dans des
contrées dont on n’avait pas entendu
parler jusqu’alors : chacun prenait ses
espérances pour la réalité, et tout ce
qu’on se flattait d’obtenir un jour faisait
éclater une joie aussi vive que si on
l’eût déjà possédé. Vingt jours de
solennelles actions de grâces aux dieux
furent décrétés à cette occasion.

Troubles en

484
Espagne

54

En ce moment, l’Espagne fut le


théâtre de troubles, qui la firent donner
pour province à Pompée. Quelques
peuples s’étaient révoltés et avaient mis
les Vaccéens à leur tête ; mais le temps
leur avait manqué pour les préparatifs,
et ils furent vaincus par Metellus
Nepos. Ils l’attaquèrent ensuite, pendant
qu’il assiégeait Clunia et le vainquirent.
Ils s’emparèrent même de cette ville ;
mais ils furent battus sur un autre point.
Cette défaite n’amena pourtant pas
promptement leur soumission. Ils étaient
beaucoup plus nombreux que les
Romains, et Metellus s’estima heureux
de pouvoir se tenir tranquille sans
danger.

485
Ptolémée est

rétabli dans ses États

par Gabinius

55

A cette même époque, Ptolémée fut


reconduit en Égypte et recouvra ses
États ; quoique les Romains eussent
décrété qu’on ne lui accorderait pas de
secours et qu’ils fussent encore irrités
contre la corruption dont il s’était rendu
coupable. Tout cela se fit par Pompée et
par Gabinius. L’influence des hommes
puissants et des richesses était si
grande, même contre les décrets du
peuple et du sénat, que Pompée écrivit à
Gabinius, gouverneur de la Syrie, pour

486
le charger de ramener Ptolémée en
Égypte, et que celui-ci, qui s’était déjà
mis en campagne, l’y reconduisit,
malgré la volonté publique et au mépris
des oracles de la Sibylle. Pompée ne
voulait que se rendre agréable à
Ptolémée ; mais Gabinius s’était laissé
corrompre.

Gabinius, mis en

accusation pour sa

conduite dans

l’affaire de Ptolémée,

487
est absous, grâce aux

richesses qu’il avait

expédiées à Rome

Plus tard, mis en accusation pour ce


fait, il ne fut pas condamné, grâce à
Pompée et à son or. Il régnait alors à
Rome un tel désordre moral, que des
magistrats et des juges qui n’avaient
reçu de Gabinius qu’une faible partie
des sommes qui avaient servi à le
corrompre, ne tinrent aucun compte de
leurs devoirs pour s’enrichir et
apprirent aux autres à mal faire, en leur
montrant qu’ils pourraient facilement se
soustraire au châtiment avec de l’argent.
Voilà ce qui fit absoudre Gabinius en ce
moment : dans la suite traduit en justice,
sous le coup de diverses accusations,

488
mais surtout pour avoir enlevé de sa
province plus de cent millions de
drachmes, il fut condamné. Ainsi, chose
étrange ! l’argent qui avait fait absoudre
Gabinius dans un premier jugement, le
fit condamner dans un second, en raison
même du premier, et Pompée qui, absent
à l’époque du premier, l’avait sauvé par
l’entremise de ses amis, ne lui fut
d’aucun secours dans le second ;
quoiqu’il se trouvât dans un faubourg de
Rome et qu’il fût, pour ainsi dire, à côté
de lui dans le tribunal.

56

Les choses se passèrent ainsi :


Gabinius fit tant de mal à la Syrie,
qu’elle eut beaucoup plus à se plaindre
de lui que des pirates, alors fort
puissants ; mais regardant comme rien
le gain qu’il avait fait dans cette
province, il médita et prépara une
expédition contre les Parthes et contre
leurs richesses. Après que Phraate eut
péri par le crime de ses enfants, Orode
hérita de ses États et chassa Mithridate,
son frère, de la Médie qu’il gouvernait.
Mithridate se réfugia auprès de
Gabinius et lui persuada de l’aider à

489
rentrer dans la Médie ; mais lorsque
Ptolémée, arrivé avec les lettres de
Pompée, eut promis de donner à
Gabinius et à son armée des sommes
considérables, d’en compter une partie
sur-le-champ, et l’autre dès qu’il serait
rentré dans son royaume, Gabinius
renonça à ses projets contre les Parthes
et se dirigea vers l’Égypte malgré la loi
qui ne permettait pas aux gouverneurs
de sortir de leur province et
d’entreprendre une guerre, de leur
propre autorité, et quoique le peuple et
la Sibylle eussent défendu de ramener
Ptolémée dans ses États. Plus ces
prohibitions étaient formelles, plus
Gabinius se fit payer. Il laissa donc en
Syrie, avec une poignée de soldats, son
fils Sisenna, encore fort jeune, exposa
encore davantage à toutes les
déprédations des pirates la province qui
lui avait été confiée, se rendit en
Palestine et s’empara d’Aristobule, qui
y excitait des troubles, après s’être
échappé de Rome, l’envoya à Pompée,
imposa un tribut aux Juifs et entra enfin
en Égypte.

57

490
Là régnait alors Bérénice, qui ne se
montra pas bien disposée pour lui,
quoiqu’elle craignit les Romains. Elle
avait appelé auprès d’elle un certain
Séleucus qu’elle donnait pour un rejeton
de la famille qui fut jadis florissante en
Syrie, l’avait épousé et associé au trône
et à cette guerre. Mais elle ne tarda pas
à reconnaître qu’il n’avait aucune
capacité, le fit périr et attira auprès
d’elle, aux mêmes conditions,
Archélaüs, dont le père avait embrassé
le parti de Sylla, homme entreprenant et
qui vivait en Syrie. Gabinius pouvait
étouffer le mal dans sa racine ; car il
avait fait arrêter Archélaüs, dont il se
défiait depuis longtemps et qui ne
devait plus lui inspirer aucune crainte ;
mais il appréhendait de paraître n’avoir
rien fait d’important et de recevoir de
Ptolémée moins d’argent qu’il n’avait
été convenu. Il espérait, en outre, se
faire donner davantage, en raison du
mérite et de la réputation d’Archelaüs.
Enfin il reçut d’Archélaüs lui-même des
sommes considérables et lui rendit
volontairement la liberté, tout en
répandant le bruit qu’il s’était échappé.

58

491
Gabinius arriva sans obstacle jusqu’à
Péluse ; de là il pénétra plus avant,
partagea son armée en deux et vainquit,
le même jour, les Égyptiens qui étaient
venus à sa rencontre. Ensuite il
remporta deux nouvelles victoires,
l’une dans le Nil avec ses vaisseaux,
l’antre sur terre. Les habitants
d’Alexandrie sont très portés à tout oser
et à dire tout ce qui leur passe par
l’esprit ; mais ils n’ont rien de ce qu’il
faut pour faire la guerre et pour
triompher des dangers. Cependant, au
milieu des séditions, et elles sont
fréquentes et terribles chez eux, ils ne
reculent pas devant l’effusion du sang,
et dans le feu des dissensions, comptant
la vie pour rien, ils aspirent à périr
dans la lutte, comme si une semblable
mort était le bien le plus désirable.
Après les avoir vaincus, après en avoir
massacré un grand nombre et Archélaüs
lui-même, Gabinius fut sur-le-champ
maître de l’Égypte et la rendit à
Ptolémée : celui-ci, pressé par le
besoin d’argent, fit mettre à mort sa fille
et les citoyens les plus distingués par
leur rang et les plus riches.

59

492
C’est ainsi que Gabinius ramena
Ptolémée en Égypte. Il n’écrivit point à
Rome à ce sujet, ne voulant pas
annoncer lui-même les illégalités dont il
s’était rendu coupable. Mais un
événement de cette importance ne
pouvait rester caché : le peuple en eut
aussitôt connaissance. Les Syriens, que
les pirates avaient fort maltraités,
pendant l’absence de Gabinius, se
plaignirent vivement de lui, et les
publicains, que ces mêmes pirates
avaient empêchés de lever les impôts,
devaient un arriéré considérable. Les
Romains, irrités contre Gabinius, le
mirent en cause et se montraient
disposés à le condamner. Cicéron les y
poussait avec ardeur : il leur conseillait
surtout de relire les oracles sibyllins,
espérant qu’on y trouverait quelque
peine contre ceux qui les avaient violés.

60

Pompée et Crassus étaient encore


consuls ; ils défendirent ouvertement
Gabinius, le premier dans son intérêt, le
second pour être agréable à son
collègue et parce q’il avait reçu l’argent
que Gabinius lui avait envoyé : ils

493
reprochèrent hautement à Cicéron
d’avoir été banni, et ne rendirent aucune
décision. Mais lorsque leur consulat fut
arrivé à son terme et qu’ils eurent été
remplacés par Lucius Domitius et par
Appius Claudius, on discuta de nouveau
cette affaire, et presque toutes les
opinions furent contraires à Gabinius.
Domitius était l’ennemi de Pompée, qui
avait été son compétiteur pour le
consulat et l’avait obtenu malgré lui.
Claudius était parent de Pompée ; mais
il voulait plaire à la multitude, et il
espérait obtenir de l’argent de
Gabinius, en excitant des troubles. Ils
réunirent tous leurs efforts contre
Gabinius, qui était d’ailleurs en butte à
un grief très grave, pour n’avoir point
reçu le lieutenant que Crassus lui avait
envoyé comme successeur, et pour avoir
gardé le commandement, comme s’il lui
avait été donné pour toujours. Le sénat
décréta donc, malgré Pompée, que les
oracles de la Sibylle seraient lus de
nouveau.

61

En ce moment, soit que des pluies


extraordinaires fussent tombées au delà

494
de Rome, du côté du nord, soit que le
vent, soufflant avec violence du côté de
la mer, eût intercepté le cours du Tibre,
soit plutôt par la volonté des dieux,
ainsi qu’on le supposa, ce fleuve grossit
tout à coup à un tel point, qu’il
submergea les bas quartiers de la ville
et envahit même quelques-uns des
points les plus élevés. Les maisons, qui
étaient en briques, firent eau de toutes
parts et s’écroulèrent ; les bêtes de
somme furent toutes englouties, et ceux
des habitants, qui ne s’étaient pas
retirés à temps sur les hauteurs, furent
surpris par l’inondation et périrent,
ceux-ci dans leurs demeures, ceux là
dans les rues ; et comme le fléau dura
plusieurs jours, les maisons, qui
restaient encore, furent minées et
causèrent de graves accidents, les unes
sur-le-champ, les autres peu de temps
après. Les Romains, affligés de tous ces
maux, en attendaient de plus grands
encore : convaincus que le retour de
Ptolémée en Égypte avait allumé le
courroux des Dieux, ils condamnèrent à
la peine capitale Gabinius absent ;
comme s’ils avaient dit obtenir un
allégement à leurs souffrances, en se
hâtant de le faire mourir. Cette affaire

495
fut conduite avec tant de vigueur que,
sans avoir rien trouvé à ce sujet dans
les livres sibyllins, le sénat invita les
magistrats et le peuple à lui infliger la
peine la plus dure et la plus rigoureuse.

62

Les richesses que Gabinius avait


expédiées d’avance arrivèrent sur ces
entrefaites et furent cause qu’il n’eut
rien à souffrir à cette occasion, ni
pendant son absence, ni à son retour.
Mais il était si honteux de ses méfaits et
si tourmenté par sa conscience, qu’il
différa longtemps de revenir en Italie,
rentra nuitamment dans Rome et n’osa,
pendant bien des jours, paraître hors de
sa maison. Plusieurs griefs existaient
contre lui, et ses accusateurs étaient
nombreux. Le premier qui le fit traduire
en justice, et c’était le plus grave, fut le
retour de Ptolémée. Le peuple presque
tout entier accourut au tribunal et voulut
maintes fois mettre Gabinius en pièces ;
surtout, parce que Pompée était absent
et que Cicéron l’attaquait avec toute la
force de son éloquence. Cependant,
malgré cette irritation des esprits, il fut
absous, grâce aux sommes

496
considérables qu’il avait distribuées en
raison des accusations dirigées contre
lui, et à l’appui fervent des amis de
Pompée et de César : ils disaient que la
Sibylle avait désigné un autre temps, un
autre roi, et ils insistaient
principalement sur ce que ses livres ne
portaient aucune peine contre les actes
de Gabinius.

Il est condamné

pour d’autres griefs

63

Peu s’en fallut que le peuple ne


massacrât les juges : ils prirent la fuite.
Le peuple alors s’occupa des autres
griefs et le fit condamner du moins pour
ceux-ci. Les juges, désignés par le sort
pour ce nouveau jugement, redoutant la

497
multitude ou ayant reçu peu d’argent de
Gabinius qui, poursuivi pour des faits
sans importance et comptant sur un
acquittement, même en ce moment,
n’avait pas beaucoup dépensé, le
condamnèrent, quoique Pompée ne fût
pas loin et quoiqu’il eût Cicéron pour
défenseur. Pompée, parti de Rome pour
se procurer du blé, parce qu’une grande
partie des provisions avait été détruite
par le débordement du Tibre, avait pu y
revenir promptement, pour assister au
premier jugement, puisqu’il était en
Italie. Toutefois il n’y était arrivé
qu’après que ce jugement eut été rendu ;
mais il ne quitta point les faubourgs,
avant que le second fût prononcé. Le
peuple s’étant rassemblé hors du
pomérium, attendu que Pompée, revêtu
de la puissance proconsulaire, ne
pouvait entrer dans Rome, il lui parla
longuement pour Gabinius, lut plusieurs
lettres que César lui avait écrites en sa
faveur et adressa des prières aux juges.
Il empêcha Cicéron de l’accuser et le
détermina même à le défendre ; ce qui
attira à cet orateur de plus vifs
reproches d’inconstance et lui fit donner
le surnom de transfuge. Mais rien de
tout cela ne servit à Gabinius : il fut

498
alors condamné au bannissement,
comme je l’ai dit. Plus tard, César le
rappela à Rome.

Mort de Julie,

femme de Pompée

64

A la même époque, la femme de


Pompée mourut, après avoir donné le
jour à une fille. A peine son éloge eut-il
été prononcé dans le Forum, que
plusieurs citoyens, à l’instigation des
amis de Pompée et de César, ou bien
pour leur être agréables, enlevèrent les
restes de Julie et les ensevelirent au
champ de Mars, malgré Domitius qui
soutenait qu’il n’était pas permis, sans
un décret, de les déposer dans un lieu
sacré.

499
C. Pomptinus

reçoit les honneurs

du triomphe

65

A la même époque aussi, Caïus


Pomptinus reçut les honneurs du
triomphe pour sa victoire sur les
Gaulois. Il était resté jusqu’alors hors
du pomérium ; parce qu’on ne les lui
avait pas accordés, et il ne les aurait
pas encore obtenus, si Servius Galba,
qui avait pris part à cette expédition et
qui était préteur, n’avait fait voter
secrètement quelques citoyens, à la
pointe du jour ; quoique la loi défendit
de traiter aucune affaire publique, avant

500
la première heure. Aussi plusieurs
tribuns, qui n’avaient pas assisté à
l’assemblée du peuple, cherchèrent-ils
à lui susciter des embarras pendant la
célébration de ce triomphe : des
meurtres furent même commis.

Fin du Livre XXXIX

501
Seconde expédition

de César en Bretagne

Tels sont les événements qui se


passèrent à Rome, l’an 700 de sa
fondation. Dans la Gaule, pendant que
L. Domitius et Cl. Appius étaient encore
consuls, César, outre les autres
préparatifs de guerre, fit construire des
navires qui tenaient le milieu entre les
vaisseaux légers des Romains et les
vaisseaux de transport des indigènes :
ils pouvaient donc voguer avec la plus
grande célérité, soutenir le choc des
vagues et rester à sec sans dommage.

502
Aussitôt que la saison permit de mettre
à la mer, il repassa en Bretagne,
alléguant que les Bretons, qui
s’imaginaient qu’il ne les attaquerait
pas de nouveau, parce qu’il n’avait pas
réussi dans sa première entreprise, ne
lui avaient pas envoyé tous les otages
qu’ils lui avaient promis ; mais, en
réalité, il désirait ardemment de
s’emparer de cette île, et s’il n’avait
pas eu ce prétexte, il en aurait trouvé un
autre. Il aborda au même endroit que la
première fois : personne n’osa lui
résister, soit à cause du grand nombre
de ses vaisseaux, soit parce qu’il avait
touché terre sur plusieurs points à la
fois, et il fortifia sans retard la station
où était sa flotte.

Les barbares ne purent donc, pour


cette raison, l’empêcher d’aborder. En
proie à de plus grandes craintes qu’à
l’époque de son premier débarquement,
parce qu’il avait des forces plus
considérables, ils transportèrent près de
là, dans un lieu couvert de bois et de
broussailles, les objets les plus
précieux qu’ils possédaient. Après les

503
avoir mis en sûreté (ils avaient fait de
ce lieu une espèce de retranchement, en
abattant tout autour les arbres dont ils
formèrent un monceau et sur lesquels ils
entassèrent plusieurs couches d’autres
matières), ils inquiétèrent les
fourrageurs romains. Ils furent battus
dans un combat en campagne
découverte ; mais ils attirèrent jusque
dans l’endroit qu’ils avaient fortifié les
Romains qui les poursuivaient, et, à leur
tour, ils en tuèrent un grand nombre. Une
nouvelle tempête ayant ensuite assailli
notre flotte, ils firent un appel à leurs
alliés et se dirigèrent, sous la conduite
de Cassivellanus, le plus puissant roi de
l’île, vers le lieu où elle stationnait. Les
Romains allèrent à leur rencontre et
furent d’abord mis en désordre par le
choc des chariots ; mais bientôt ils
ouvrirent leurs lignes pour laisser à ces
chariots un libre passage, frappèrent en
flanc l’ennemi qui passait devant eux et
rendirent la victoire incertaine.

Chaque armée garda alors la place


qu’elle avait occupée : dans un autre
combat, les barbares eurent l’avantage

504
sur l’infanterie ; mais ils furent battus
par la cavalerie et se retirèrent vers la
Tamise, en interceptèrent le passage par
des pieux, les uns visibles, les autres
cachés sous les eaux, et s’arrêtèrent là.
César, par une attaque vigoureuse, les
força d’abandonner cette palissade, les
assiégea ensuite jusque dans leurs
redoutes et les en chassa ; tandis que le
reste de son armée repoussait ceux qui
attaquaient ses vaisseaux. Les Bretons,
frappés de terreur, obtinrent la paix en
donnant des otages et en se soumettant à
un tribut annuel.

Nouveaux

soulèvements dans la

Gaule

505
4

Après cette expédition, César


s’éloigna de la Bretagne et n’y laissa
point de troupes, persuadé qu’elles ne
pourraient sans danger passer la
mauvaise saison sur une terre étrangère
et qu’il ne serait pas prudent d’être lui-
même plus longtemps absent de la
Gaule. Il se contenta des avantages qu’il
avait obtenus et craignit de les perdre
par le désir d’en obtenir de plus grands.
L’événement prouva qu’il avait agi
sagement : à peine se fut-il mis en
marche vers l’Italie pour y passer
l’hiver, que les Gaulois, malgré les
nombreuses garnisons établies dans
chaque peuplade, excitèrent de
nouveaux troubles : quelques-uns même
se révoltèrent ouvertement. S’il était
resté en Bretagne et si ces troubles
avaient éclaté pendant l’hiver, ils
auraient agité la Gaule entière.

Les Éburons

506
donnent le signal de

la guerre sous la

conduite

d’Ambiorix ; mort de

Cotta et de Sabinus

Le signal de cette guerre fut donné


par les Éburons, sous la conduite
d’Ambiorix. Ils mettaient en avant le
mécontentement que leur causait la
présence des Romains, commandés par

507
les lieutenants Sabinus et L. Cotta ;
mais, en réalité, ils les méprisaient, ne
les croyant pas capables de se défendre,
et ils ne supposaient pas que César
marcherait contre eux sur-le-champ. Ils
attaquèrent donc les Romains à
l’improviste, dans l’espoir d’emporter
leur camp d’emblée ; mais ils
échouèrent et eurent recours à la ruse.
Ambiorix dressa des embûches dans les
endroits qui lui parurent les plus
favorables ; puis il se rendit auprès des
Romains, après avoir demandé un
entretien par un héraut, et déclara qu’il
leur avait fait la guerre malgré lui ;
ajoutant qu’il s’en repentait et qu’il les
invitait à se tenir en garde contre les
Éburons, qui ne respectaient pas ses
ordres et qui devaient les attaquer la
nuit suivante. Il les engagea donc à
quitter l’Éburonie, où ils ne pouvaient
séjourner sans danger, et à se retirer le
plus tôt possible auprès de leurs
compagnons d’armes, qui hivernaient
non loin de là.

Les Romains suivirent ce conseil,


persuadés qu’Ambiorix, qui avait été

508
comblé de bienfaits par César, voulait
lui témoigner ainsi sa reconnaissance.
Ils firent en toute hâte leurs préparatifs
de départ et se mirent en route au
commencement de la nuit ; mais ils
tombèrent dans les piéges tendus par
Ambiorix et essuyèrent de grandes
pertes. Cotta et un grand nombre de
soldats restèrent sur la place : quant à
Sabinus, Ambiorix l’invita à se rendre
auprès de lui, comme s’il eût voulu le
sauver. Il n’avait pas été présent au
moment du désastre des Romains, et
Sabinus le croyait encore digne de sa
confiance ; mais le chef gaulois le fit
arrêter, le dépouilla de ses armes et de
ses vêtements et le perça de traits, en
lui adressant ces insolentes paroles :
"Comment des hommes de votre espèce
ont-ils la prétention de commander à
des hommes tels que nous ! " Voilà ce
qui leur arriva : ceux qui échappèrent à
la mort se frayèrent un passage jusqu’au
camp d’où ils étaient sortis ; mais ils y
furent attaqués par les barbares et ne
pouvant ni se défendre ni fuir, ils se
tuèrent les uns les autres.

509
Divers peuples de

la Gaule se

révoltent : ils sont

subjugués

Après cet événement, divers peuples


voisins se révoltèrent, entre autres, les
Nerviens ; quoique Q. Cicéron, frère de
Marcus et lieutenant de César, eut ses
quartiers d’hiver au milieu d’eux.
Ambiorix les incorpora dans son armée,
tomba sur Cicéron, combattit avec un
égal avantage et fit quelques

510
prisonniers. Il chercha aussi à le
tromper ; mais ayant échoué, il le cerna
et, grâce à la multitude de bras dont il
disposait, à l’expérience qu’il avait
acquise en faisant la guerre avec les
Romains, aux renseignements qu’il
s’était procurés en questionnant,
individuellement les prisonniers, il
l’enferma bientôt dans un cercle de
palissades et de retranchements.
Plusieurs combats furent livrés, comme
cela devait arriver dans une lutte de ce
genre. Les barbares y perdirent
beaucoup plus de monde que les
Romains, parce qu’ils étaient plus
nombreux ; mais leur nombre même
rendait ces pertes insensibles, tandis
que les Romains, qui n’avaient jamais
été très nombreux et qui le devenaient
moins de jour en jour, furent cernés sans
peine.

Ils couraient risque de tomber au


pouvoir des ennemis ; car ils n’avaient
rien de ce qui était nécessaire pour
guérir leurs blessures, et ils manquaient
de vivres, parce qu’ils avaient été
bloqués à l’improviste. Enfin aucun des

511
leurs ne leur venait en aide, quoique les
quartiers d’hiver d’une grande partie de
notre armée fussent peu éloignés : les
barbares, qui bardaient les routes avec
soin, arrêtaient et massacraient sous les
yeux des Romains tous ceux qu’on
envoyait pour les secourir. Un Nervien,
qui nous était dévoué par
reconnaissance et qui se trouvait cerné
alors avec Cicéron, lui offrit pour
émissaire un de ses esclaves. Habillé
en Gaulois, parlant la langue de ce
peuple, cet esclave put, sans être
reconnu, se glisser au milieu des
ennemis, comme un des leurs, et
s’éloigner ensuite.

A la nouvelle de ce qui venait de se


passer, César, qui était en route et
n’avait pas encore atteint l’Italie,
rebroussa chemin à marches forcées et
prit tous les soldats qu’il trouva dans
les quartiers d’hiver placés sur son
passage ; mais de peur que Cicéron,
désespérant de recevoir des secours, ne
traitât ou ne succombât avant son
arrivée, il lui envoya un cavalier.
Malgré les preuves de dévouement

512
données par l’esclave du Nervien,
César ne se fiait pas à lui : il craignait
que, par sympathie pour les siens, cet
esclave ne causât quelque grand
malheur aux Romains. Il envoya donc un
cavalier pris parmi les alliés, sachant la
langue des Gaulois, vêtu comme eux, et,
pour qu’il ne pût rien révéler ni
volontairement ni contre son gré, il ne
lui fit aucune confidence verbale et
écrivit en grec tout ce qu’il voulait faire
savoir à Cicéron. De cette manière, sa
lettre, vînt-elle à tomber entre les mains
des barbares qui ne savaient pas encore
le grec, ne leur apprendrait rien. Il avait
d’ailleurs l’habitude, quand il
communiquait un secret par écrit, de
remplacer toujours la lettre qu’il aurait
dû mettre la première par celle qui,
dans l’ordre alphabétique, vient la
quatrième après elle, afin que ce qu’il
écrivait ne pût être compris par le
premier venu. Ce cavalier se dirigea
vers le camp des Romains et n’ayant pu
en approcher, il attacha la lettre à un
javelot qu’il lança, comme s’il eût visé
les ennemis, mais avec l’intention de
l’enfoncer dans les flancs d’une tour.
Cicéron, ainsi informé de la prochaine
arrivée de César, reprit courage et tint

513
ferme avec plus d’ardeur.

10

Les barbares ignorèrent longtemps


que César venait à son secours ; car,
afin de tomber sur eux inopinément, il
ne marchait que la nuit et passait le jour
dans des lieux où aucun regard ne
pouvait le découvrir. Enfin la joie des
assiégés éveilla leurs soupçons : ils
envoyèrent de divers côtés des
éclaireurs qui leur apprirent que César
approchait, et ils allèrent aussitôt à sa
rencontre, dans l’espoir de le
surprendre. Averti à temps, il ne bougea
pas de la nuit ; mais à la pointe du jour,
il s’empara d’une hauteur fortifiée par
la nature et y établit son camp, en le
resserrant dans l’espace le plus étroit,
pour faire croire qu’il avait peu de
soldats, qu’il était fatigué de la route et
qu’il craignait d’être attaqué par les
barbares : il espérait les attirer ainsi sur
cette hauteur, et c’est ce qui arriva. Ils
le regardèrent comme un adversaire peu
redoutable, par suite des dispositions
qu’il avait prises, et s’élancèrent sur
son camp ; mais ils furent si maltraités
qu’ils ne se mesurèrent plus avec lui.

514
11

Ambiorix et tous ceux qui s’étaient


réunis à lui furent ainsi subjugués ; mais
ils restèrent aussi mal disposés
qu’auparavant envers les Romains.
Comme César mandait auprès de lui les
chefs de chaque peuplade et les châtiait,
les Trévires, craignant d’être punis,
prirent de nouveau les armes à
l’instigation d’Indutiomare. Ils
entraînèrent dans leur défection d’autres
peuples dominés par la même crainte et
se mirent en marche contre Titus
Labiénus, qui était dans le pays des
Rémois ; mais les Romains tombèrent
sur eux à l’improviste et les taillèrent
en pièces. Voilà ce qui se passa dans la
Gaule. César y séjourna pendant l’hiver,
afin de pouvoir mieux y rétablir l’ordre.

Guerre contre les

515
Parthes

Crassus la

commence : il

s’empare de

plusieurs villes ; mais

il se dégoûte de son

516
séjour en

Mésopotamie et

rentre dans la Syrie

12

Crassus, de son côté, soupirait après


quelque entreprise qui pût lui procurer
gloire et profit ; mais il ne voyait dans
la Syrie rien qui ouvrît un champ
favorable à son ambition. Les habitants
de cette contrée étaient tranquilles, et
les peuples qui leur avaient fait la
guerre auparavant ne remuaient plus,
parce qu’ils redoutaient sa puissance. Il
se mit donc en campagne contre les
Parthes, sans avoir rien à leur reprocher
et sans être autorisé par un décret à leur
faire la guerre ; mais il entendait dire

517
qu’ils étaient très riches et il comptait
vaincre facilement Orode, élevé depuis
peu sur le trône. Il franchit l’Euphrate et
pénétra bien avant dans la
Mésopotamie, marquant ses pas par la
dévastation et le pillage : comme son
invasion n’avait pas été prévue, les
barbares n’avaient pris aucune mesure
pour se défendre. Talyménus Ilacès,
alors satrape de ce pays, combattit avec
une poignée de cavaliers auprès
d’Ichniae : c’était le nom d’un fort.
Vaincu et blessé, il s’éloigna et porta
lui-même au roi des Parthes la nouvelle
de l’expédition de Crassus.

13

Celui-ci fut bientôt maître des forts et


des villes ; surtout des villes grecques
parmi lesquelles on comptait
Nicéphorium. La plupart de ses
habitants, colons des Macédoniens et
des Grecs qui avaient fait la guerre
avec eux, détestaient la domination des
Parthes et embrassèrent sans
répugnance le parti des Romains, qu’ils
regardaient comme amis des Grecs. Les
habitants de Zénodotitum furent les
seuls qui, après avoir appelé dans leurs

518
murs quelques soldats romains, comme
s’ils avaient voulu se soumettre, les
firent prisonniers et les massacrèrent,
aussitôt qu’ils y furent entrés. Leur
trahison causa la destruction de cette
ville : ce fut le seul acte d’inhumanité
que Crassus eut alors à faire et à
souffrir. Il aurait pu s’emparer des
autres forteresses situées en deçà du
Tigre, s’il eût déployé la même ardeur
et profité de la consternation des
barbares, pour établir dans ce pays ses
quartiers d’hiver et des garnisons
suffisantes. Mais, après avoir pris les
places qu’il put enlever au pas de
course, il n’eut aucun souci ni de ces
places ni des autres. Dégoûté de son
séjour en Mésopotamie et impatient de
se livrer au repos en Syrie, il donna aux
Parthes le temps de se préparer à la
guerre et de faire beaucoup de mal aux
soldats qu’il avait laissés dans leur
pays. Tel fut le début de la guerre des
Romains contre les Parthes.

519
Moeurs et

habitudes des

Parthes

14

Ce peuple habite au delà du Tigre,


presque partout dans des citadelles et
dans des forts : il a aussi quelques
villes parmi lesquelles on cite
Ctésiphon, résidence du roi. Leur
origine remonte, parmi les barbares,
aux époques les plus reculées : ils
portaient le nom de Parthes, même au
temps de la monarchie des Perses ; mais
alors ils n’occupaient qu’une petite
contrée, et leur domination ne s’étendait
pas au delà. Après la destruction de

520
cette monarchie et l’agrandissement de
la puissance macédonienne, à l’époque
ou les successeurs d’Alexandre,livrés à
la discorde, se partagèrent son empire,
pour avoir chacun un royaume
particulier, un certain Arsace fut le
premier qui mit les Parthes en lumière :
c’est de lui que les rois, ses
successeurs, ont reçu le nom
d’Arsacides. Favorisés par la fortune,
ils conquirent les pays voisins et firent
de la Mésopotamie une satrapie. Enfin,
ils parvinrent à une telle renommée et à
une telle puissance, qu’ils purent dès
lors se mesurer avec les Romains et
qu’ils ont toujours paru jusqu’à présent
capables de leur tenir tête. Ils sont, il
est vrai, très redoutables à la guerre ;
cependant leur réputation s’est élevée
au-dessus de leur bravoure ; parce que,
s’ils n’ont rien enlevé aux Romains et
s’ils ont même perdu quelques-unes de
leurs possessions, du moins ils n’ont
jamais été asservis. Aujourd’hui
encore, lorsqu’ils ont à combattre
contre nous, ils soutiennent la lutte avec
honneur.

15

521
Plusieurs écrivains ont fait connaître
leur origine, leur pays, leurs coutumes,
leurs mœurs : je n’ai donc pas
l’intention de m’en occuper. Quant à
leurs armes et à leur manière de faire la
guerre, ces détails doivent trouver ici
une place, puisqu’ils forment une partie
essentielle de leur histoire. Voici ce que
j’ai à en dire : ils ne font pas usage du
bouclier, ils combattent à cheval avec
l’arc et la lance, et sont cuirassés le
plus souvent. Il y a chez eux peu de
fantassins, et on ne les prend que parmi
les hommes les plus faibles ; mais eux
aussi sont tous armés d’arcs. Dès l’âge
le plus tendre, les Parthes sont habitués
à manier l’arc et le cheval : ce double
exercice est secondé par le climat et par
le pays. Et en effet, leur pays, qui forme
presque tout entier une plaine, est très
favorable à la nourriture des chevaux et
aux courses de cavalerie. Aussi,
lorsqu’ils partent pour la guerre, ils
emmènent avec eux tous leurs chevaux,
afin de pouvoir changer de monture,
fondre sur l’ennemi à l’improviste et
d’une grande distance, ou s’enfuir au
loin tout à coup. Leur ciel, très sec et
dégagé de toute espèce d’humidité,
donne un grand ressort à leurs arcs, si

522
ce n’est au cœur de l’hiver. Aussi ne se
mettent-ils jamais en campagne dans
cette saison. Pendant le reste de
l’année, ils sont très difficiles à vaincre
dans leur pays et dans les contrées qui
ont le même climat. Chez eux le soleil
est brûlant ; mais l’habitude leur a
appris à le supporter. Ils ont aussi
trouvé, contre la rareté de l’eau et la
difficulté de s’en procurer, des
expédients fort utiles pour repousser les
ennemis qui envahissent leur pays. Il
leur est arrivé quelquefois d’avoir
l’avantage en combattant hors de leur
territoire et au delà de l’Euphrate, ou en
y faisant des incursions subites ; mais
ils ne sauraient soutenir avec la même
vigueur une guerre de longue haleine,
quand ils se trouvent dans un pays
différent du leur et sous un autre ciel, où
ils ne peuvent avoir ni solde ni
provisions assurées. Telles sont les
mœurs et les habitudes des Parthes.

Orode envoie une

523
députation à Crassus

16

Crassus. ayant pénétré dans la


Mésopotamie comme je l’ai dit, Orode
lui envoya une députation en Syrie, pour
se plaindre de cette invasion, et pour
demander celle était la cause de cette
guerre. Il fit marcher en même temps le
Suréna avec un corps d’armée contre
les villes tombées au pouvoir des
Romains, ou qui avaient fait défection,
et se disposa à porter lui-même la
guerre dans l’Arménie qui avait
appartenu jadis à Tigrane ; afin
qu’Artabaze, fils de ce prince, qui
régnait alors dans ce pays, inquiet pour
ses propres États, ne fournît aucun
secours aux Romains. Crassus répondit
qu’il ferait connaître à Orode la cause
de la guerre à Séleucie, ville de
Mésopotamie dont la plupart des
habitants sont Grecs encore aujourd’hui.
A ces mots, un Parthe s’écria, en
frappant de sa main droite dans la

524
paume de sa main gauche : « Des poils
pousseront là, avant que tu sois à
Séleucie. »

An de Rome 701

(53 av. J.-C.)

Présages funestes,

surtout au passage de

525
l’Euphrate

17

L’hiver, pendant lequel Cn. Calvinus


et Val. Messala prirent possession du
consulat, fut marqué à Rome par de
nombreux prodiges. On y vit des hiboux
et des loups ; des chiens aux regards
menaçants errèrent dans les rues ; des
statues se couvrirent de sueur ou furent
frappées de la foudre. Tantôt à cause
des factions rivales, mais le plus
souvent par suite du vol des oiseaux et
des signes célestes, les magistrats
purent à peine être enfin élus dans le
septième mois de l’année. On ne voyait
pas clairement ce qu’annonçaient ces
présages ; car des troubles régnaient
dans la ville, de nouveaux mouvements
agitaient la Gaule, et on était engagé
dans une guerre avec les Parthes, sans
savoir comment. Mais il n’en fut pas de
même de ceux qui éclatèrent au moment
où Crassus passa l’Euphrate à Zeugma
(c’est le nom qu’on donne, depuis

526
l’expédition d’Alexandre, à l’endroit où
il traversa ce fleuve) : ils furent faciles
à comprendre et à expliquer.

18

On appelle Aigle un petit temple où


est placée une aigle d’or. Toutes les
légions levées régulièrement en ont un :
on ne le transfère hors des quartiers
d’hiver que lorsque toute l’armée en est
sortie. Un seul homme le porte sur une
longue pique qui se termine en pointe,
pour qu’on puisse l’enfoncer dans la
terre. Une de ces aigles ne voulutpoint
passer alors l’Euphrate avec Crassus, et
resta attachée au sol, comme si elle y
était née. Il fallut que plusieurs soldats,
rangés en cercle autour d’elle, l’en
arrachassent de force, et elle ne les
suivit que contre son gré. De plus, un de
ces grands drapeaux qui ressemblent à
des voiles, et sur lesquels le nom du
corps d’armée et celui du général sont
inscrits en lettres rouges, fut renversé
du haut du pont dans le fleuve par un
vent très violent. Crassus ordonna de
couper tous les drapeaux de cette
grandeur, afin qu’ils fussent plus courts,
et par cela même plus commodes à

527
porter ; mais il ne fit qu’accroître le
nombre des prodiges. Les soldats, au
moment où ils traversaient le fleuve,
furent enveloppés d’un brouillard si
épais qu’ils se heurtaient les uns contre
les autres : ils ne purent même voir le
sol ennemi qu’après y avoir mis le pied,
et ils eurent beaucoup de peine pour
franchir le fleuve et descendre à terre.
Au même instant, un très grand vent se
mit à souffler, la foudre éclata, et le
pont se rompit avant qu’ils l’eussent
traversé tous. Ces présages étaient très
significatifs, même pour les hommes les
plus dépourvus de sagacité et
d’intelligence : ils prévoyaient qu’un
malheur allait leur arriver, et qu’ils ne
rentreraient pas dans leurs foyers. La
crainte et une consternation profonde
régnaient dans l’armée.

Découragement de

528
l’armée romaine

19

« Soldats, leur dit Crassus pour les


consoler, ne vous effrayez pas de ce que
le pont est rompu, et ne croyez pas que
ce soit un signe funeste. Je vous le jure :
c’est par l’Arménie que j’ai résolu de
vous ramener en Italie. » Il les avait
ranimés par ces paroles, lorsqu’il
ajouta en élevant la voix : « Ayez
confiance, aucun de nous ne reviendra
d’ici dans son pays. » Les soldats
prirent ces paroles pour un présage non
moins clair que les autres, et tombèrent
dans un découragement plus grand
encore. Ils ne tinrent plus compte ni de
ce qu’il leur disait pour rabaisser les
barbares et pour exalter les Romains, ni
de l’argent qu’il distribuait, ni des
récompenses qu’il promettait. Ils le
suivirent pourtant : pas un ne lui résista
par des paroles ou par des actes. Peut-
être était-ce respect pour la loi : peut-
être aussi leur abattement les rendait-il

529
déjà incapables de prendre une
résolution salutaire ou de l’exécuter.
Dans tout ce qu’ils faisaient, ils
paraissaient abattus au moral et au
physique, comme si un dieu les eût
condamnés à périr.

Conduite perfide

d’Augarus ; défaite

des Romains

20

Mais ce fut l’Osroène Augarus qui


leur causa le plus de mal : après avoir
fait alliance avec les Romains pendant
la guerre de Pompée, il embrassa le

530
parti des Parthes. Son exemple fut suivi
par l’Arabe Alchaudonius, toujours prêt
à passer du côté du plus fort ; mais du
moins celui-ci fit ouvertement
défection, et il ne fut pas difficile de se
tenir en garde contre lui. Augarus, au
contraire, tout dévoué aux Parthes, se
donnait pour l’ami de Crassus,
dépensait pour lui des sommes
considérables, et parvint à se faire
mettre dans la confidence de ses projets
qu’il communiquait au chef des
barbares. Crassus prenait-il une sage
résolution ? Augarus l’en détournait. En
adoptait-il une funeste ? il le poussait à
l’exécution. Voici ce qu’il fit enfin :
Crassus se préparait à marcher vers
Séleucie. Il comptait y arriver en toute
sûreté avec son armée et avec des
provisions, en longeant l’Euphrate et
par ce fleuve même ; puis, de là, se
rendre sans peine à Ctésiphon avec le
concours des Séleuciens, qu’il espérait
gagner parce qu’ils étaient Grecs.
Augarus lui fit abandonner ce plan,
alléguant qu’il lui faudrait beaucoup de
temps pour l’exécuter, et l’engagea à en
venir aux mains avec le Surena, qui
n’était pas loin et avait peu de soldats.

531
21

Après avoir pris ses mesures pour


assurer la perte de Crassus et le succès
du Surena avec lequel il s’abouchait
fréquemment, sous prétexte d’épier ce
qui se passait, Augarus entraîna hors de
leur camp les Romains, qui marchèrent
au combat sans inquiétude et comme à
une victoire certaine ; mais il tomba sur
eux avec leurs ennemis, au milieu de la
bataille. Les choses se passèrent ainsi :
les Parthes s’avancèrent contre les
Romains, après avoir caché la plus
grande partie de leurs troupes, ce qui fut
facile dans un pays boisé et où le terrain
offrait des inégalités. A peine Crassus,
non pas celui dont j’ai déjà parlé, mais
son fils qui avait quitté la Gaule pour se
rendre auprès de lui, les eut-il aperçus
qu’il les attaqua avec sa cavalerie : il
les regardait comme peu redoutables,
croyant n’avoir affaire qu’à ceux qu’il
voyait. Les Parthes prirent à dessein la
fuite : Crassus les poursuivit, comme
s’il avait été vainqueur, et se laissa
emporter loin de son infanterie ; mais il
fut cerné par les barbares qui le tuèrent.

22

532
Les fantassins romains, loin de fuir,
se battirent avec ardeur pour venger sa
mort ; mais ils ne firent rien qui fût
digne d’eux, soit à cause du nombre des
ennemis, soit à cause de leur manière de
combattre, et surtout parce qu’Augarus
semait les piéges sous leurs pas.
Voulaient-ils former la tortue, pour
échapper aux flèches des barbares, en
se pressant les uns contre les autres ?
les hallebardiers parthes fondaient sur
eux avec impétuosité, les renversaient,
ou tout au moins les dispersaient.
Marchaient-ils séparés les uns des
autres, pour éviter un choc ? ils étaient
atteints par les flèches des Parthes.
Ainsi plusieurs périssaient, frappés
d’épouvante par la brusque attaque des
hallebardiers ; plusieurs étaient
enveloppés et massacrés par la
cavalerie ; d’autres étaient renversés à
coup de lances, ou percés d’outre en
outre et traînés sur le sol. Les flèches,
volant comme un essaim et tombant de
tous les côtés à la fois, en blessaient
mortellement un grand nombre, ou les
mettaient hors de combat ; enfin, elles
les frappaient aux yeux, ou se faisaient
jour à travers leurs armes jusqu’aux
mains et dans toutes les parties du

533
corps, et ne leur laissaient point le
temps de respirer. Rien ne pouvait les
mettre à l’abri, et ils restaient exposés
sans défense à de continuelles
blessures. Ils en recevaient coup sur
coup de nouvelles, pendant qu’ils
cherchaient à éviter un trait, ou à
arracher celui qui les avait frappés. Ils
ne savaient pas même s’ils devaient se
mouvoir ou se tenir immobiles ; car le
mouvement ne les mettait pas plus en
sûreté que l’immobilité, et l’immobilité
entraînait leur perte aussi bien que le
mouvement. D’ailleurs l’ennemi ne leur
permettait pas de remuer, et
l’immobilité les exposait à être blessés
plus facilement.

23

Voilà ce que les Romains eurent à


souffrir, en combattant contre les
ennemis qui se montraient ouvertement ;
car Augarus ne les attaqua pas sur-le-
champ. Mais lorsqu’il tomba aussi sur
eux, les Osroènes, placés derrière les
Romains qui leur tournaient le dos, les
frappèrent là où leurs membres
découverts donnaient prise, et rendirent
leur destruction plus facile pour les

534
Parthes. Forcés de faire une évolution
pour se trouver face à face avec les
Osroènes, les Romains eurent les
Parthes derrière eux ensuite se tournant
de nouveau vers les Parthes, puis tantôt
vers les uns et tantôt vers les autres ;
obligés, au milieu de ces revirements
continuels qui augmentaient le désordre,
de porter leurs regards surtout du côté
d’où partaient les traits qui les
frappaient incessamment, ils se
heurtaient contre les épées de leurs
compagnons, et plusieurs se tuaient les
uns les autres. A la fin, ils furent
resserrés dans un espace si étroit qu’ils
n’eurent que les boucliers de leurs
voisins pour protéger contre les
ennemis qui les harcelaient sans
relâche, de tous les côtés à la fois, leurs
membres sans défense, et ne purent plus
bouger. Il ne leur était pas même
possible de se tenir fermes sur leurs
pieds, à cause des morts qui jonchaient
la terre, et ils tombaient au milieu des
cadavres. La chaleur et la soif (on était
au cœur de l’été, et le combat fut livré
en plein midi), jointes aux épais
tourbillons de poussière que les
barbares faisaient voler à dessein en
courant tous à cheval autour des

535
Romains, incommodèrent tellement le
reste de nos soldats que plusieurs
moururent ainsi, sans avoir été blessés.

24

Ils auraient péri jusqu’au dernier, si


les lances des Parthes n’avaient pas été
courbées ou brisées, si les cordes de
leurs arcs n’avaient pas été rompues par
les flèches lancées sans interruption, si
leurs traits n’avaient pas été épuisés, et
toutes leurs épées émoussées ; mais
surtout s’ils n’avaient pas été eux-
mêmes fatigués de carnage. La nuit
d’ailleurs arriva, et les Parthes, qui ne
campent jamais près de leurs ennemis
même les plus faibles, abandonnèrent le
combat ; parce qu’ils avaient une longue
route à parcourir. Comme ils ne font
usage d’aucun retranchement, ils ne
pourraient se défendre avec leurs
chevaux ni avec leurs flèches, s’ils
étaient attaqués au milieu des ténèbres.
Cependant pas un des soldats romains
ne fut alors pris vivant : les Parthes,
voyant qu’ils restaient fermes à leur
poste, les armes à la main, qu’aucun ne
les mettait bas et ne prenait la fuite,
crurent qu’ils conservaient encore des

536
forces et n’osèrent les attaquer.

Crassus se retire à

Carrhes

25

Après cette défaite, Crassus et tous


ceux qui étaient en état de le suivre se
retirèrent à Carrhes, où ils trouvèrent
une retraite sûre, grâce aux Romains qui
y étaient restés ; mais un grand nombre
de blessés qui ne pouvaient marcher et
qui n’avaient aucun moyen de transport,
ni personne pour les conduire (chacun
se trouvait heureux de se sauver lui-
même, ne quittèrent point le champ
debataille. Plusieurs périrent des suites
de leurs blessures ou se tuèrent. Les
autres furent pris le lendemain : parmi
ces derniers, beaucoup succombèrent eu

537
chemin par l’épuisement des forces ;
beaucoup d’autres moururent bientôt
après, parce qu’ils n’avaient pas reçu à
temps les soins convenables. Crassus,
découragé et ne se croyant plus en
sûreté à Carrhes, songea à fuir
incontinent ; et, comme il ne pouvait
sortir de la ville pendant le jour sans
être pris sur le fait, il chercha à
s’échapper ; la nuit ; mais la lune, qui
était dans son plein, le trahit, et il ne put
cacher sa fuite. Les Romains attendirent
donc qu’il ne fît plus clair de lune pour
se mettre en route ; mais marchant au
milieu des ténèbres dans un pays
étranger, même ennemi, et livrés à de
vives craintes, ils se dispersèrent. Les
uns furent pris et tués, lorsque le jour
parut ; plusieurs parvinrent sains et
saufs en Syrie avec le questeur Cassius
Longinus ; d’autres, sous la conduite de
Crassus lui-même, gagnèrent les
montagnes : leur intention était d’en
suivre la chaîne, pour arriver ainsi en
Arménie.

538
Le Suréna

demande à traiter

26

A cette nouvelle, le Suréna craignit


qu’ils ne lissent encore la guerre aux
Parthes, s’ils parvenaient à s’échapper ;
mais il ne voulut pas les attaquer sur
des hauteurs inaccessibles pour la
cavalerie. D’ailleurs les romains étaient
des fantassins pesamment armés ; ils
auraient l’avantage de combattre d’un
lieu élevé, et le désespoir pouvait leur
inspirer une sorte de fureur qui rendrait
la lutte difficile. Il leur fit donc
demander la paix par une ambassade, à
condition que tout le pays en deçà de
l’Euphrate serait évacué. Crassus ne
conçut aucun soupçon, et crut à sa
sincérité : en proie à mille craintes,

539
abattu par son malheur et par celui de la
République, voyant que ses soldats
reculaient devant une marche longue,
pénible, et qu’ils avaient peur d’Orode,
il fut hors d’état de prendre les mesures
que réclamaient les circonstances, et se
montra disposé à traiter. Le Suréna ne
voulut pas négocier par des
intermédiaires : il exprima le désir de
conférer avec lui, dans l’espoir que
Crassus viendrait avec une faible
escorte et qu’il pourrait le faire
prisonnier. L’espace laissé entre les
deux armées fut choisi pour l’entrevue,
et l’on convint que les deux chefs s’y
rendraient avec le même nombre
d’hommes. Crassus descendit dans la
plaine, et pour qu’il arrivât plus
promptement auprès de lui, le Suréna
lui envoya un cheval dont il lui fit
présent.

Perfidie du

540
Suréna ; mort de

Crassus

27

Pendant que Crassus hésitait et


délibérait sur ce qu’il devait faire, les
barbares se saisirent de lui, et le
placèrent de force sur ce cheval. Ses
soldats voulurent le reprendre, et une
lutte s’engagea : la victoire resta
quelque temps incertaine. Enfin elle se
déclara pour les barbares, soutenus par
des renforts qui, se trouvant dans la
plaine et tout préparés pour ce coup de
main, devancèrent les Romains placés
sur la hauteur. Là périrent une partie de
notre armée et Crassus lui-même, soit
qu’un des siens lui ait donné la mort
pour qu’il ne fut pas pris vivant, soit
qu’il ait été tué par les Parthes, après
avoir reçu de graves blessures. Telle fut

541
la fin de Crassus : les Parthes, du moins
à ce qu’on rapporte, versèrent dans sa
bouche de l’or fondu, en l’insultant par
des sarcasmes ; car, malgré ses
immenses richesses, il avait une telle
soif d’en amasser de nouvelles qu’il
plaignait et regardait comme pauvres
ceux qui ne pouvaient, avec leurs
revenus, nourrir une légion. La plupart
de nos soldats parvinrent, à travers les
montagnes, dans un pays ami ; mais une
partie tomba au pouvoir des barbares.

Cassius met fin à

cette guerre

28

Les Parthes ne s’avancèrent pas alors


au delà de l’Euphrate, et se bornèrent à
reprendre tout le pays situé en deçà de

542
ce fleuve. Plus tard ils envahirent la
Syrie, mais avec des forces peu
considérables, s’attendant à n’y trouver
ni général ni armée ; mais, à cause de
leur petit nombre, ils furent facilement
repoussés par Cassius, à qui l’armée
romaine, aigrie contre Crassus, avait
offert le commandement dans la ville de
Carrhes, et Crassus lui-même, accablé
par ses revers, le lui aurait cédé
volontiers. Cassius ne l’avait pas
accepté ; mais, dans la position où se
trouvaient alors les Romains, la
nécessité le força de prendre en main le
gouvernement de la Syrie pour le
présent et même pour l’avenir ; car les
barbares, loin de la respecter,
l’envahirent de nouveau avec une armée
plus nombreuse, conduits en apparence
par Pacorus, fils d’Orode, encore
enfant ; mais leur véritable chef était
Osacès. Ils pénétrèrent jusqu’à
Antioche, subjuguant tout sur leur
passage et pleins d’espoir de conquérir
la Syrie entière : les Romains n’avaient
point des forces suffisantes pour les
arrêter, et les indigènes, ennemis de la
domination étrangère, penchaient pour
un peuple qui était leur voisin et avait
les mêmes mœurs.

543
29

Repoussés avec vigueur par Cassius


et incapables de bien conduire un siège,
les Parthes échouèrent devant Antioche,
et se dirigèrent du côté d’Antigonie.
Mais ils n’osèrent ni ne purent pénétrer
dans les faubourgs qui étaient plantés
d’arbres : ils résolurent d’abattre ces
arbres et de mettre la ville
complétement à nu, afin de l’attaquer
sans crainte et sans danger ; mais ils ne
purent y parvenir. Cette opération était
très pénible ; elle faisait perdre
beaucoup de temps, et Cassius
maltraitait ceux qui se séparaient de
leurs compagnons d’armes. Les Parthes
s’éloignèrent donc d’Antigonie pour
tenter ailleurs quelque entreprise.
Cassius dressa aussitôt des piéges dans
la route qu’ils devaient prendre : il ne
se montra d’abord devant eux qu’avec
une poignée de soldats, et les détermina
ainsi à le poursuivre ; mais ensuite il
les enveloppa avec toutes ses forces, et
en fit un grand carnage. Osacès fut au
nombre des morts : alors Pacorus
évacua la Syrie, et il ne l’envahit jamais
plus.

544
30

Il venait de s’éloigner, lorsque


Bibulus y arriva en qualité de
gouverneur, malgré le décret qui
défendait à un préteur ou à un consul de
se rendre immédiatement, et même
avant cinq ans, dans les provinces
extérieures. Ce décret avait pour but
d’empêcher ceux qui briguaient les
charges de causer des troubles. Bibulus
maintint la tranquillité dans le pays
soumis aux Romains, et parvint à
exciter les Parthes les uns contre les
autres. Il mit dans ses intérêts un satrape
nommé Ornodapante, ennemi d’Orode,
et lui persuada par ses agents de déférer
la royauté à Pacorus, et de s’unir à lui
pour marcher contre Orode. Ainsi finit,
sous le consulat de Marcus Marcellus et
de Sulpicius Rufus, la guerre entre les
Romains et les Parthes : elle avait duré
quatre ans.

An de Rome 700

545
(53 av. J.-C.)

Expédition de

César contre les

Germains

31

Pendant cette guerre, César soumit


par la force des armes les contrées de
la Gaule que de nouveaux troubles
avaient agitées : cette campagne fut
marquée par ses exploits et par ceux de

546
ses lieutenants. Je ne rappellerai que les
plus mémorables. Ambiorix, ayant
gagné les Trévires encore indignés de la
mort d’Indutiomare, en enrôla un grand
nombre dans son armée, et prit, en
outre, des Germains à sa solde,
Labiénus résolut de les attaquer avant
l’arrivée des Germains, et se jeta sur
leurs terres. Les Trévires ne se
défendirent point, parce qu’ils
attendaient des secours de la
Germanie : ils se tinrent tranquilles
derrière le fleuve qui les séparait des
Romains. Labiénus assembla ses
soldats et leur parla, comme s’il eût
voulu abattre leur courage et inspirer de
la confiance à l’ennemi : il leur dit
qu’ils devaient, avant l’arrivée des
Germain, se retirer auprès de César et
dans un lieu sûr, et leur ordonna sur-le-
champ de se tenir prêts à partir. II
décampa, en effet, bientôt après, et ce
qu’il avait prévu arriva : les barbares,
qui avaient entendu ses paroles (ils
l’épiaient avec le plus grand soin, et
c’est pour cela que Labiénus avait parlé
à haute voix), crurent qu’il éprouvait
une crainte véritable et qu’il fuyait
réellement. Ils passèrent le fleuve en
toute hâte, et marchèrent, pleins

547
d’ardeur et avec la plus grande célérité,
contre les Romains. Labiénus fondit sur
les ennemis qui étaient dispersés,
frappa d’épouvante les premiers qu’il
rencontra, et, par la terreur qu’il leur
inspira, mit aisément les autres en fuite.
Ils s’éloignèrent en désordre,
s’embarrassant les nus les autres.
Labiénus les repoussa jusqu’aux bords
du fleuve, et en massacra un grand
nombre.

32

Plusieurs parvinrent pourtant à


s’échapper. César ne s’en inquiéta pas ;
mais il se donna beaucoup de peine
pour découvrir et pour atteindre
Ambiorix, qui fuyait tantôt d’un côté,
tantôt d’un autre, et faisait beaucoup de
mal aux Romains. N’ayant pu y
parvenir, malgré tous ses efforts, il
tourna ses armes contre les Germains,
pour les punir d’avoir voulu secourir
les Trévires. Il ne remporta alors aucun
avantage, et revint promptement sur ses
pas par crainte des Suèves ; mais il eut
du moins la gloire d’avoir passé le Rhin
une seconde fois. Il ne coupa que la
partie du pont qui touchait au rivage du

548
côté des barbares, et y construisit un
fort, pour montrer qu’il avait l’intention
de le traverser fréquemment. Ensuite,
irrité de ce qu’Ambiorix lui avait
échappé, il abandonna son pays à
quiconque voudrait le piller, quoiqu’il
n’y eût pas éclaté de nouveaux
mouvements, et il annonça hautement
cette résolution, afin que le nombre des
pillards fût très considérable. Aussi
Gatilois et Sicambres se jetèrent-ils en
foule sur cette proie ; mais les
Sicambres ne s’en contentèrent pas. Ils
attaquèrent les Romains, épièrent le
moment où ceux-ci avaient fait une
sortie pour fourrager et envahirent leur
camp. Les Romains étant accourus pour
le défendre, aussitôt qu’ils eurent vent
de cette agression, les barbares en firent
un grand carnage : puis, craignant la
colère de César, ils rentrèrent en toute
bâte dans leur pays. L’approche de
l’hiver et les troubles qui agitaient
Rome ne lui permirent pas de se venger.
Il envoya ses soldats dan les quartiers
d’hiver et se rendit en Italie, sous
prétexte de veiller sur la Gaule
cisalpine, mais, en réalité pour
observer de près ce qui se passait à
Rome.

549
An de Rome 701

(52 av. J.-C.)

Nouveaux troubles

dans la Gaule ; les

Arvernes se révoltent

et s’emparent

550
d’Avaricum

33

Sur ces entrefaites, de nouveaux


troubles éclatè rent chez les Gaulois.
Les Arvernes se révoltèrent sous la
conduite de Vercingétorix, et
massacrèrent tous les Romains qu’ils
trouvèrent dans les villes et dans les
campagnes. Ils pénétrèrent ensuite chez
les alliés des Romains montrèrent des
dispositions amicales pour ceux qui
s’associèrent à leur défection et
maltraitèrent les autres. A cette
nouvelle, César revint dans la Gaule où
il apprit que les Arvernes avaient
envahi les terres des Bituriges n’ayant
pu les secourir, parce que toute son
armée n’était pas encore auprès de lui,
il se jeta sur le pays de. Arvernes et les
força de rentrer dans leurs foyers ; mais
ne croyant pas avoir assez de forces
pour les combattre il s’éloigna avant
leur retour.

551
Avaricum tombe

au pouvoir des

Romains

34

Alors les Arvernes firent une


nouvelle incursion chez les Bituriges,
s’emparèrent de la ville d’Avaricum et
s’y soutinrent longtemps. Plus tard ils
furent assiégés par les Romains ; mais
cette place, entourée d’un côté par des
marais difficiles à traverser, et de
l’autre par ri n fleuve rapide, était
presque inaccessible. Les barbares,
d’ailleurs très-nombreux, repoussèrent
sans peine les assaillants et leur
causèrent souvent de grandes pertes par

552
des excursions. Enfin ils incendièrent
tous les lieux d’alentour, non-seulement
les campagnes et les bourgs, mais
encore les villes qui leur semblaient
pouvoir être de quelque secours aux
Romains. Si leurs alliés des pays
éloignés leur envoyaient des vivres, les
Arvernes s’en emparaient, et les
Romains, qui paraissaient être les
assiégeants, avaient à souffrir les maux
qui d’ordinaire pèsent sur les assiégés.
Au moment où ils pressaient vivement
la ville, survint une pluie abondante,
accompagnée d’un vent violent (on était
presque en hiver) et qui les ramena sous
leurs tentes, en même temps qu’elle
contraignit les Gaulois à rentrer dans
leurs maisons. Aussitôt qu’ils se furent
éloignés, les Romains attaquèrent de
nouveau à l’improviste les remparts,
pendant qu’ils étaient dépourvus de
défenseurs, prirent d’assaut une tour,
avant que l’ennemi se doutât de leur
présence, s’emparèrent sans peine du
reste de la ville, la pillèrent tout entière
et passèrent les habitants au fil de
l’épée, pour se venger de la longueur du
siège et des maux qu’ils avaient
endurés.

553
Expédition de

César contre les

Arvernes ; siége de

Gergovie ; César

l’abandonne

35

Après cet exploit, César dirigea son


armée vers le pays des Arvernes ; mais
comme les habitants avaient occupé
d’avance, dans la prévision de cette

554
guerre, tous les ponts par lesquels il
pouvait effectuer son passage, ne
sachant plus comment l’accomplir, il
côtoya longtemps le fleuve dans
l’espoir de trouver un gué qui lui
permettrait de le traverser à pied.
Arrivé dans un endroit boisé et couvert
d’un épais ombrage, il fit d’abord partir
la plus grande partie de son armée avec
les bagages, et lui ordonna de déployer
ses rangs le plus qu’elle pourrait, afin
que les ennemis crussent qu’elle était
toute réunie. Quant à lui, il s’arrêta là
avec les soldats les plus robustes, fit
couper du bois et construire des
radeaux sur lesquels il passa le fleuve ;
tandis que les ennemis portaient toute
leur attention sur la partie de l’armée
romaine qui avait pris les devants, et
dans laquelle ils croyaient que César se
trouvait aussi. Puis il la rappela auprès
de lui pendant la nuit, lui fit traverser le
fleuve, comme il l’avait traversé lui-
même, et resta maître du pays. Mais les
barbares se réfugièrent avec tout ce
qu’ils avaient de plus précieux dans
Gergovie dont le siège coûta en pure
perte les plus grandes fatigues à César.

36

555
La citadelle, placée sur une éminence
fortifiée par la nature, était entourée de
solides remparts. Les barbares avaient
occupé avec des forces redoutables
toutes les hauteurs voisines et pouvaient
y rester sans danger, ou descendre dans
la plaine avec la certitude d’avoir
presque toujours l’avantage. En effet,
César, n’ayant pu s’établir sur une
hauteur, avait son camp en rase
campagne, et il ne lui était pas possible
de connaître d’avance les projets des
ennemis. Ceux-ci, au contraire, des
hauteurs où ils étaient postés, avaient
vue dans son camp et choisissaient le
moment favorable pour faire des
excursions. S’il leur arrivait de trop
s’avancer, ils réprimaient aussitôt leur
élan et rentraient dans leur retraite ;
tandis que les Romains ne pouvaient
s’approcher du lieu occupé par les
barbares qu’au delà de la portée des
pierres et des traits. César voyait le
temps s’écouler sans profit : après
avoir attaqué plusieurs fois la colline
sur laquelle la citadelle était bâtie, il en
avait pris et fortifié une partie, ce qui
lui permit d’attaquer plus facilement le
reste ; mais, en définitive, il fut
repoussé, perdit beaucoup de monde, et

556
reconnut, que la place était imprenable.
Des troubles ayant éclaté, en ce
moment, dans le pays des Éduens, il s’y
rendit ; mais, après son départ, les
soldats qu’il avait laissés à Gergovie
eurent beaucoup à souffrir, et César se
décida à lever le siège.

Les Éduens font

défection, à

l’instigation de

Litavicus ; pillage et

557
incendie de

Noviodunum

37

Dans le principe, les Éduens avaient


respecté les traités et fourni des secours
à César ; mais ensuite, trompés par
plusieurs et surtout par Litavicus, ils lui
firent la guerre malgré eux. Celui-ci,
n’ayant pu les entraîner autrement à une
défection, parvint à se faire charger de
conduire à César les secours que les
Éduens lui envoyaient. Il se mit
incontinent en marche, comme
pours’acquitter de cette mission ; mais
il fit prendre les devants aux cavaliers,
et ordonna à quelques-uns de revenir
immédiatement dans leurs foyers, et
d’annoncer que ceux qui étaient partis
avec eux et les Éduens qui se trouvaient
déjà auprès de César avaient été

558
attaqués et massacrés par les Romains.
Puis, par un discours assorti au bruit
qu’il faisait répandre, il irrita si
vivement les soldats qu’ils se
révoltèrent et entraînèrent les autres à
suivre leur exemple. Instruit sur-le-
champ de ce qui se passait, César
renvoya dans leur pays les Éduens qui
étaient auprès de lui et qu’on disait
avoir été tués ; afin que tout le monde
vît qu’ils étaient en vie. Bientôt après il
vint lui-même avec la cavalerie : les
Éduens se repentirent et se
réconcilièrent avec lui.

Labiénus s’empare

de l’île située dans la

Seine

559
38

Après un nouvel échec sous les murs


de Gergovie, pendant l’absence de
César, les Romains abandonnèrent
complétement cette ville. Les auteurs de
la défection, qui s’étaient toujours
montrés avides de nouveautés,
craignirent d’être punis, et, bien loin de
se tenir tranquilles, ils excitèrent encore
des troubles. A cette nouvelle, les
Éduens, qui servaient sous les drapeaux
de César, demandèrent à rentrer dans
leur pays et promirent d’y rétablir
l’ordre. César ayant consenti, ils se
rendirent à Noviodunum, où les
Romains avaient déposé les deniers
publics, leurs provisions et un grand
nombre d’otages, surprirent la garnison,
la massacrèrent avec le concours des
indigènes, et s’emparèrent de tout ce
qu’ils y trouvèrent ; et comme la ville
était un poste très avantageux, ils la
livrèrent aux flammes, pour que les
Romains n’en fissent pas un point
d’attaque et de refuge pendant cette
guerre. En même temps ils poussèrent à
la révolte le reste de la nation. César
voulut marcher sur-le-champ contre les
Éduens ; mais, arrêté par la Loire, il se

560
dirigea du côté des Lingons, et ne fut
pas plus heureux. Quant à Labiénus, il
s’empara de l’île située dans la Seine,
après avoir défait les barbares qui
combattaient sur la terre ferme pour
arrêter sa marche, et traversé le fleuve
en aval et en amont, dans plusieurs
endroits à la fois, afin qu’ils ne pussent
pas s’opposer à son passage, comme
cela serait arrivé s’il l’avait franchi sur
un seul point.

Le Vercingétorix,

battu par César, se

réfugie dans Alésia

39

561
Avant cet événement, Vercingétorix, à
qui César ne paraissait plus redoutable
à cause de ses revers, se mit en
campagne contre les Allobroges. Il
surprit dans le pays des Séquanais le
général romain qui allait leur porter du
secours, et l’enveloppa ; mais il ne lui
fit aucun mal : bien au contraire, il força
les Romains à déployer toute leur
bravoure, en les faisant douter de leur
salut et reçut un échec par l’aveugle
confiance que le nombre de ses soldats
lui avait inspirée. Les Germains, qui
combattaient avec eux, contribuèrent
aussi à sa défaite : dans l’impétuosité
de l’attaque, leur audace était soutenue
par leurs vastes corps, et ils rompirent
les rangs de l’ennemi qui les cernait. Ce
succès imprévu ne ralentit point
l’ardeur de César : il contraignit les
barbares fugitifs à se renfermer dans
Alésia, qu’il assiégea.

Siège et prise de

562
cette ville

40

Avant l’achèvement des travaux de


siège, Vercingétorix ordonna d’abord à
la cavalerie de s’éloigner, parce qu’il
n’avait pas de quoi nourrir les chevaux,
et afin que chacun, rentrant dans son
pays, en emmenât des provisions et des
secours pour Alésia. Des retards étant
survenus et les vivres commençant à
manquer, Vercingétorix fit sortir de la
ville les enfants, les femmes et tous
ceux qui étaient inutiles pour la
défendre. Il espérait que cette multitude
serait épargnée par les Romains, qui
voudraient la faire prisonnière, ou bien
que les subsistances qu’elle aurait
consommées serviraient à nourrir les
autres plus longtemps ; mais il fut
trompé dans son attente. César n’avait
pas assez de vivres pour en donner à
des étrangers : il pensait d’ailleurs que
toute cette foule, repoussée dans ses
foyers (il ne doutait pas qu’elle n’y fût

563
reçue), rendrait la disette plus terrible,
et il lui ferma son camp. Placée entre la
ville et les Romains, et ne trouvant de
refuge d’aucun côté, elle périt
misérablement. La cavalerie et les
auxiliaires qu’elle avait recrutés
arrivèrent bientôt après ; mais ils furent
battus dans un combat de cavalerie avec
l’aide des Germains. Ils tentèrent
ensuite de pénétrer, pendant la nuit,
dans la ville à travers les
retranchements des assiégeants ; mais
ils eurent beaucoup à souffrir ; car les
Romains avaient creusé, partout où la
cavalerie pouvait avoir accès, des
fossés souterrains qu’ils remplirent
jusqu’à la surface du sol de pieux aigus,
et au-dessus desquels la terre était aussi
unie que dans tout le voisinage.
Hommes et chevaux tombèrent dans ces
fossés, sans sans voir le danger, et y
périrent. Cependant les Gaulois ne
cédèrent qu’après avoir eu encore le
dessous dans une bataille rangée, sous
les fortifications mêmes d’Alésia, eux
et ceux qui étaient sortis de la ville.

41

Après cette défaite, Vercingétorix,

564
qui n’avait été ni pris ni blessé, pouvait
fuir ; mais, espérant que l’amitié qui
l’avait uni autrefois à César lui ferait
obtenir grâce, il se rendit auprès de lui,
sans avoir fait demander la paix par un
héraut, et parut soudainement en sa
présence, au moment où il siégeait dans
son tribunal. Son apparition inspira
quelque effroi ; car il était d’une haute
stature, et il avait un aspect fort
imposant sous les armes. Il se fit un
profond silence : le chef gaulois tomba
aux genoux de César, et le supplia en lui
pressant les mains, sans proférer une
parole. Cette scène excita la pitié des
assistants, par le souvenir de l’ancienne
fortune de Vercingétorix, comparée à
son malheur présent. César, au
contraire, lui fit un crime des souvenirs
sur lesquels il avait compté pour son
salut. Il mit sa lutte récente en
opposition avec l’amitié qu’il rappelait,
et par là fit ressortir plus vivement
l’odieux de sa conduite. Ainsi, loin
d’être touché de son infortune en ce
moment, il le jeta sur-le-champ dans les
fers et le fit mettre plus tard à mort,
après en avoir orné son triomphe.

565
Fin de la conquête

de la Gaule

42

Mais cela se passa plus tard : à


l’époque qui nous occupe, César traita
avec plusieurs peuples de la Gaule et en
soumit d’autres par les armes. Les
Belges, qui habitaient la contrée
voisine, prirent pour chef l’Atrébate
Commius, et opposèrent une longue
résistance. Deux fois ils soutinrent avec
un égal avantage des combats de
cavalerie : une troisième fois, ils
disputèrent la victoire dans un combat
d’infanterie ; mais, la cavalerie les
ayant pris à dos inopinément, ils furent
mis en fuite. Le reste de leur armée
abandonna son camp pendant la nuit,
traversa une forêt qu’elle livra aux
flammes et dans laquelle elle ne laissa

566
que ses chariots, espérant que les
ennemis seraient arrêtés par l’incendie
et par les chariots, et qu’il lui serait
possible, pendant ce temps, de prendre
les devants et de se retirer dans un lieu
sûr ; mais elle fut trompée dans son
attente. A peine les Romains furent-ils
informés qu’elle avait pris la fuite
qu’ils se mirent à la poursuivre. Arrivés
sur le théâtre de l’incendie, ils
l’éteignirent et abattirent les arbres :
quelques-uns s’élancèrent même à
travers les flammes, tombèrent à
l’improviste sur les barbares et en
massacrèrent un grand nombre.

43

Après cette défaite, plusieurs


traitèrent avec César. Commius prit la
fuite ; mais, loin de se tenir tranquille, il
chercha encore à tendre des piéges à
Labiénus. Vaincu dans une bataille, il se
laissa persuader d’entrer en
négociation ; mais, blessé par un
Romain avant qu’aucune convention fût
arrêtée, parce que la paix ne semblait
pas pouvoir être durable avec lui, il
s’échappa et ne cessa d’inquiéter nos
soldats qu’au moment où, désespérant

567
enfin de la fortune, il obtint une
complète sécurité pour ses compagnons
d’armes, et, suivant quelques-uns, la
certitude pour lui-même de ne paraître
jamais en présence d’un Romain. C’est
ainsi que la paix fut accordée à ce
peuple : les autres Gaulois se soumirent
volontairement, ou furent subjugués par
les armes. César dompta les uns, et
rendit les autres plus traitables en
imposant des garnisons, en infligeant
des châtiments, en exigeant des sommes
considérables et des tributs annuels.
Tels sont les événements qui arrivèrent
sous le consulat de Lucius Paulus et de
Caïus Marcellus.

César, craignant de

tomber entre les

568
mains de ses

ennemis, ne licencie

pas son armée

44

La soumission des Gaulois et le


terme assigné à son commandement
faisaient à César un devoir de quitter la
Gaule et de revenir à Rome. Ses
pouvoirs allaient expirer et la guerre
était finie : il n’avait donc aucun
prétexte plausible pour ne pas licencier
son armée et pour ne pas rentrer dans la
vie privée. Mais les dissensions
agitaient Rome ; Crassus était mort, et
Pompée, redevenu puissant (il avait
obtenu trois fois le consulat, et s’était
fait proroger pour cinq ans le

569
gouvernement de l’Espagne), n’était
plus bien disposé pour lui, surtout
depuis la mort de l’enfant qui avait été
le seul lien de leur amitié. César
craignit de tomber dans les mains de
Pompée et de ses ennemis s’il se
séparait de ses soldats, et il ne les
congédia pas.

Troubles à Rome ;

retour de Pompée ;

Rome reste sans

magistrats, pendant

570
la première partie de

l’année

45

A cette même époque, des troubles


éclataient sans cesse à Rome,
principalement dans les comices ; et ce
fut à grand’ peine que Calvinus et
Messala purent enfin être élus consuls
dans le septième mois de l’année. Ils ne
l’auraient pas même été alors, si Q.
Pompéius Rufus n’eût été mis en prison
par l’ordre du sénat, quoiqu’il fût petit-
fils de Sylla et tribun du peuple La
même peine fut décrétée coutre
quiconque ourdirait des trames
criminelles, et Pompée fut chargé de
défendre l’État contre leurs attaques. Il
arriva bien quelquefois que les interrois
suspendaient les comices, parce que les
auspices ne leur paraissaient pas

571
favorables ; mais c’étaient surtout les
tribuns qui, se mêlant de toutes les
affaires, au point de se substituer aux
préteurs mêmes pour la célébration des
jeux, empêchaient l’élection des autres
magistrats. Ce fut là ce qui fit mettre
Rufus en prison : plus tard ce même
Rufus, sous un motif sans importance et
seulement pour que son déshonneur fût
partagé, fit conduire dans la même
prison l’édile Favonius. Tous les
tribuns du peuple mettaient en avant
divers prétextes pour empêcher
l’élection des consuls et proposaient de
les remplacer par des tribuns militaires,
afin que le gouvernement de la
République fût confié, comme autrefois,
à un plus grand nombre de magistrats.
Leurs vues n’ayant été accueillies par
personne, ils disaient qu’il fallait
nommer Pompée dictateur, et ils
retardèrent ainsi les élections pendant
très longtemps. Pompée était absent, et
personne, à Rome, n’osait lui déférer la
dictature, à cause de la haine que les
cruautés de Sylla inspiraient pour cette
magistrature, ni la lui refuser, à cause
des craintes que donnait sa puissance.

46

572
Enfin Pompée, tardivement de retour,
n’accepta pas la dictature qui lui était
offerte, et prit des mesures pour
l’élection des consuls ; mais les
troubles excités par les auteurs des
meurtres qui ensanglantaient Rome,
furent cause que les consuls ne se
donnèrent point des successeurs. Ils
quittèrent la robe sénatoriale,
convoquèrent le sénat avec le costume
de chevalier, comme dans les grands
deuils publics, et firent rendre un décret
d’après lequel nul, après avoir rempli
les fonctions de préteur ou de consul, ne
pourrait être nommé, avant cinq ans, au
gouvernement d’une province
extérieure. Ils espéraient que, les
nominations ne conférant pas un pouvoir
immédiat, les magistratures ne seraient
plus briguées, comme elles l’étaient,
sans mesure et sans règle ; car les
candidatures étaient devenues des luttes
où l’on faisait assaut de largesses : plus
souvent encore c’étaient de véritables
combats, à tel point que le consul
Calvinus fut même blessé un jour. Les
consuls ne furent donc remplacés ni par
des consuls, ni par des préteurs, ni par
un préfet de la ville, et Rome n’eut pas
de magistrats pendant la première partie

573
de l’année.

Prodiges sinistres

47

Dans cette situation, rien ne se faisait


suivant l’ordre accoutumé, et le marché,
qui doit avoir lieu tous les neuf jours, se
tint le premier jour de janvier ; ce qui
ne fut pas regardé comme un accident
fortuit, mais comme un prodige qui
remplit les esprits de terreur. Un hibou
vu et pris dans la ville, une statue qui se
couvrit de sueur pendant trois jours, un
météore enflammé qui s’élança du midi
à l’orient, la foudre qui tomba plusieurs
fois, une fréquente pluie de mottes de
terre, de pierres, de tessons et de sang,
causèrent aussi un grand effroi. Le
décret rendu à la fin de l’année
précédente, au sujet de Sérapis et
d’Isis, ne fut pas sans doute un présage
moins significatif que tous les autres. Le

574
sénat avait ordonné la destruction des
temples qui leur avaient été consacrés
par des particuliers ; car pendant
longtemps Sérapis et Isis ne furent pas
reconnus comme dieux, et, lorsque leur
culte public eut été autorisé, leurs
temples durent être placés hors dit
pomérium.

Clodius est tué par

Milon ; troubles à

l’occasion de ce

meurtre

575
48

Tandis que Rome était dans cet état et


que personne n’avait en main le
gouvernement de la République, chaque
jour, pour ainsi dire, était marqué par
des meurtres, et les comices ne
pouvaient élire des magistrats malgré
l’ardeur des candidats, qui
n’épargnaient ni les largesses ni les
assassinats, pour obtenir les charges
publiques. Milon qui briguait le
consulat, ayant rencontré Clodius sur la
voie Appienne, le blessa d’abord
légèrement et le tua ensuite, dans la
crainte qu’il ne cherchât à se venger. Il
espérait, en affranchissant sur-le-champ
tous les esclaves associés à son crime,
être plus facilement absous clé ce
meurtre, quand Clodius ne serait plus,
que de sa blessure, s’il survivait. La
nouvelle de cet événement, répandue
vers le soir, excita dans la ville un
tumulte effroyable, et fut pour les
factions un signal de guerres et de
forfaits. Les citoyens neutres, malgré
leur haine pour Clodius, éclatèrent eux-
mêmes d’indignation par un sentiment
d’humanité, et parce qu’ils voulaient
saisir cette occasion pour se

576
débarrasser aussi de Milon.

49

Rufus et Titus Munatius Plancus,


tribuns du peuple, profitèrent de cette
irritation des esprits pour les aigrir
encore davantage. Dès l’aurore, ils
portèrent dans le Forum le cadavre de
Clodius, le placèrent sur la tribune aux
harangues et le montrèrent à la
multitude, en faisant entendre des
paroles et des lamentations assorties à
la circonstance. Le peuple, troublé de
ce qu’il voyait et de ce qu’il entendait,
ne fut plus arrêté par la religion : il
foula aux pieds la sainteté des
funérailles, et peu s’en fallut qu’il ne
mît le feu à toute la ville. Il enleva les
restes de Clodius, les transféra dans le
palais du sénat, leur rendit de grands
honneurs, éleva ensuite un bûcher avec
les sièges des sénateurs, et livra aux
flammes le cadavre et le palais. Tout
cela se fit, non avec l’emportement qui
d’ordinaire entraîne la multitude, mais
avec réflexion. Neuf jours après,
lorsque la fumée sortait encore des
décombres, le peuple célébra un
banquet funèbre dans le forum, et voulut

577
même brûler la maison de Milon ; mais
elle fut sauvée par un grand nombre de
citoyens accourus pour la défendre.
Milon, en proie à la crainte, depuis le
meurtre de Clodius, s’était tenu caché
jusqu’alors. Autour de lui veillaient de
simples citoyens, des chevaliers et
quelques sénateurs ; mais, après de
semblables excès, il espéra que la
vengeance du sénat tomberait sur le
parti contraire ; et, en effet, le sénat se
réunit sur le mont Palatin, le soir même,
pour délibérer à ce sujet, nomma un
interroi et chargea par un décret Milon,
les tribuns du peuple et Pompée lui-
même de veiller à ce que la République
n’essuyât aucun dommage. Milon alors
parut en public, et demanda le consulat
avec autant ou même avec plus d’ardeur
que jamais.

Pompée, mandé à

578
Rome, est nommé

consul unique : il

s’adjoint pour

collègue Q. Scipion,

son beau-père

50

De là, de nouveaux combats et de


nouveaux massacres. Le sénat confirma
le décret dont je viens de parler : il
manda Pompée à Rome, l’autorisa à
faire de nouvelles levées, et prit le

579
deuil. Celui-ci étant arrivé bientôt
après, le sénat s’assembla avec une
garde, hors du pomérium, non loin du
théâtre qui porte le nom de Pompée,
ordonna de recueillir les ossements de
Clodius, et chargea Faustus, fils de
Sylla, de rebâtir son palais. C’était la
curie Hostilia ; mais, comme elle avait
été reconstruite par Sylla, le sénat
chargea son fils de la relever de ses
ruines, et voulut aussi qu’après sa
restauration elle portât le nom de Sylla.
Rome, en suspens, attendait la
nomination des magistrats : les uns
demandaient à grands cris que Pompée
fût élu dictateur ; les autres qu’on
nommât consul César, si haut placé dans
l’estime de ses concitoyens qu’ils
avaient ordonné des sacrifices publics,
pendant soixante jours, en l’honneur de
ses victoires. Craignant également l’une
ou l’autre de ces nominations, le sénat
et surtout Bibulus, qui devait donner le
premier son avis, prévinrent les
résolutions irréfléchies de la multitude
en déférant le consulat à Pompée, pour
qu’il ne fût pas proclamé dictateur, et en
le déférant à lui seul ; afin qu’il n’eût
point César pour collègue. C’était une
mesure extraordinaire, qui n’avait

580
encore été adoptée pour personne, et
pourtant elle parut sage. Comme
Pompée recherchait moins que César la
faveur du peuple, le sénat se flatta de
l’en détacher complétement et de le
mettre dans ses intérêts. C’est ce qui
arriva : fier de cet honneur nouveau et
tout à fait insolite, Pompée ne proposa
plus aucune mesure en vue de plaire à
la multitude, et fit scrupuleusement tout
ce qui pouvait être agréable au sénat.

51

Du reste, il ne voulut pas être seul


consul : satisfait de la distinction dont il
avait été l’objet, il évita l’envie qu’elle
aurait pu lui attirer. D’un autre côté,
craignant, si une place restait vacante
dans le consulat, qu’elle ne fût donnée à
César par l’armée et par le peuple qui
lui étaient dévoués ; ne voulant pas
d’ailleurs que César parût être négligé
et conçût ainsi de justes ressentiments,
il obtint par les tribuns qu’il fut permis
à César, même absent, de demander le
consulat, dès qu’il le pourrait
légalement. En attendant, il se donna
pour collègue Q. Scipion, son beau-
père, quoiqu’il fût accusé de corruption.

581
Ce Scipion était fils de Nasica :
introduit par une disposition
testamentaire dans la famille de
Metellus le Pieux, dont il prit le
surnom, il donna sa fille à Pompée, qui
le fit nommer consul et l’affranchit de
l’accusation portée contre lui.

Divers règlements

de Pompée,

concernant les

tribunaux et les

582
accusations de brigue

52

Les accusations de brigue étaient


alors fort nombreuses, parce que les
lois de Pompée avaient donné aux
tribunaux une organisation plus
régulière. Il désigna lui-même tous les
citoyens parmi lesquels les juges
devaient être choisis parle sort ; il
détermina d’une manière fixe combien
d’avocats chaque partie devait avoir,
afin que les juges ne fussent plus
étourdis et troublés par leur grand
nombre ; il accorda pour les plaidoiries
deux heures plus funestes, c’était la
faculté laissée aux accusés d’être
assistés par des orateurs qui faisaient
leur éloge : souvent des accusés, loués
par des hommes très considérés,
échappaient à la justice. Pompée le
réforma en ordonnant qu’à l’avenir il ne
serait plus permis de faire l’éloge d’un
accusé. Ces dispositions et plusieurs
autres furent appliquées à tous les

583
tribunaux indistinctement : quant au
crime de brigue, il établit comme
accusateurs, en leur offrant une
récompense capitale, ceux qui avaient
été déjà condamnés pour ce crime.
Ainsi, quiconque faisait connaître deux
hommes coupables d’une faute égale à
la sienne ou d’une faute moindre, ou
même un seul homme coupable d’une
faute plus grave, obtenait la rémission
de sa peine.

Condamnations

prononcées contre

Milon et contre

584
plusieurs autres

citoyens

53

Plusieurs citoyens furent donc


poursuivis pour brigue ; entre autres,
Plautius Hypsaeus, compétiteur de
Milon et de Scipion pour le consulat. Ils
avaient été accusés de brigue tous les
trois ; mais il fut seul condamné.
Scipion, traduit en justice par deux
accusateurs, ne fut pas jugé, grâce à
Pompée, et Milon n’eut pas à se
défendre contre cette accusation, parce
qu’il était sous le poids d’une autre plus
grave, mis en jugement pour le meurtre
de Clodius, il fut condamné, parce qu’il
n’avait pu s’appuyer sur la violence.
Pompée avait placé des gardes dans
toute la ville et s’était rendu au tribunal
avec une escorte armée. Des

585
perturbateurs ayant excité du tumulte
dans le forum à cette occasion, Pompée
ordonna aux soldats de les chasser en
les frappant obliquement du plat de
leurs larges épées ; mais, loin de céder,
ils lançaient des sarcasmes, comme
s’ils n’avaient pas été frappés
sérieusement : quelques-uns furent
blessés et même tués.

54

Les juges purent donc siéger


paisiblement, et plusieurs citoyens
furent condamnés pour divers crimes.
Milon et d’autres le furent pour le
meurtre de Clodius, quoiqu’il eût
Cicéron pour défenseur. A la vue de
Pompée et des soldats qui occupaient le
tribunal contre l’usage ; cet orateur se
troubla et fut saisi de crainte, au point
de ne pouvoir prononcer un mot du
discours qu’il avait préparé. A peine
fit-il entendre quelques paroles sans vie
et se hâta de finir. Quant à la harangue
que nous avons aujourd’hui et qui passe
pour avoir été prononcée alors pour
Milon, Cicéron la composa plus tard et
à loisir, quand il eut recueilli ses
esprits. On rapporte même que Milon,

586
ayant lu ce discours qui lui avait été
envoyé par Cicéron lorsqu’il était en
exil, lui répondit : "Heureusement pour
moi, cette harangue n’a pas été
prononcée devant mes juges ; car je ne
mangerais pas de si beaux rougets à
Marseille (c’est là qu’il s’était retiré),
si vous m’aviez défendu avec tant
d’éloquence. Il s’exprimait ainsi, non
qu’il fût content de sa position,
puisqu’il fit souvent d’audacieuses
tentatives pour rentrer dans sa patrie ;
mais il se moquait de Cicéron qui,
n’ayant pas su trouver une parole
efficace pour le défendre dans le
moment critique, composait avec soin
des discours sans objet et les lui
envoyait, comme s’ils pouvaient lui être
alors de quelque utilité.

55

Milon fut donc condamné. Rufus et


Plancus le furent, à la fin de leur
magistrature, et beaucoup d’autres avec
eux, pour l’incendie du palais du sénat.
En vain Pompée poussa-t-il le
dévouement pour Plancus jusqu’à
adresser aux juges un mémoire qui
contenait son éloge et une supplique en

587
sa faveur : Marcus Caton, qui devait
connaître de cette affaire, déclara qu’il
n’écouterait pas un panégyriste violant
ses propres lois ; mais il ne put voter.
Plancus, sachant qu’il se prononcerait
contre lui, le récusa ; car, d’après les
lois de Pompée, l’accusateur et l’accusé
avaient la faculté de récuser chacun
cinq des juges qui devaient statuer sur
leur sort. Les autres le condamnèrent :
après le jugement qu’ils avaient rendu
contre Rufus, il ne leur parut pas juste
d’absoudre Plancus, accusé du même
crime ; et par cela même qu’ils voyaient
Pompée agir dans son intérêt, ils
luttèrent contre son influence, pour ne
pas être regardés comme ses esclaves
plutôt que comme des juges. Du reste,
Cicéron ne se montra pas alors plus
habile pour accuser Plancus qu’il ne
l’avait été pour défendre Milon.
L’aspect du tribunal était le même : dans
les deux causes, la volonté et les actes
de Pompée lui étaient opposés, et par là
il provoqua de nouveau son
mécontentement au plus haut degré.

588
Loi électorale

renouvelée par

Pompée ; autre loi

relative au

gouvernement des

provinces

56

589
Pompée, en même temps qu’il
réorganisa les tribunaux, fit revivre, au
sujet des élections, la loi qui obligeait
expressément les candidats à se montrer
en personne dans les comices, et qui
prescrivait de n’élire aucun absent :
elle était presque tombée en désuétude.
Il confirma aussi le sénatus-consulte
rendu peu de temps auparavant, et
d’après lequel ceux qui avaient rempli
une magistrature dans Rome ne
pouvaient, avant cinq ans, être appelé ;
au gouvernement des provinces. Mais,
après avoir sanctionné ces décrets, il ne
rougit pas d’accepter presque aussitôt
le gouvernement de l’Espagne pour cinq
ans, et de permettre à César, qui était
absent et dont les amis étaient
mécontents de la loi électorale, de
demander le consulat, conformément au
sénatus-consulte, où il avait inséré un
article d’après lequel les absents ne
pourraient se mettre sur les rangs que
lorsqu’ils y seraient nominativement et
formellement autorisé. C’était annuler
toute prohibition ; car ceux qui avaient
quelque crédit ne pouvaient manquer
d’obtenir cette autorisation. Tels furent
les actes de Pompée pendant son
administration.

590
Scipion abroge la

loi de Clodius sur les

censeurs

57

Quant à Scipion, il ne proposa


aucune loi, et abrogea celle qui avait
été faite par Clodius, au sujet des
censeurs. On crut qu’il avait voulu leur
plaire cri leur restituant leur ancien
pouvoir ; mais l’événement prouva le
contraire. Il y avait dans l’ordre
équestre et dans l’ordre sénatorial un
grand nombre d’hommes méprisables ;
mais, tant qu’il n’était pas permis aux
censeurs d’effacer le nom d’un membre
sans qu’il eût été accusé et condamné,

591
on ne pouvait les rendre responsables
de ce que de tels hommes n’étaient pas
éliminés. Lorsqu’ils eurent recouvré
leur ancien pouvoir, qui leur permettait
de faire eux-mêmes une enquête sur la
vie de chaque citoyen et de les noter
d’infamie, ils n’eurent pas le courage de
s’attirer de nombreuses inimitiés, et ne
voulurent pas non plus s’exposer au
reproche de ne point faire disparaître
de l’album des noms indignes d’y
figurer : il arriva par là qu’aucun
homme sensé ne demanda plus la
censure. Voilà ce qui fit décrété : au
sujet des censeurs.

An de Rome 703

(50 av. J.-C.)

592
Caton sollicite le

consulat ; il échoue

58

Caton n’ambitionnait aucune charge ;


mais il voyait la puissance de César et
de Pompée grandir au point d’être
incompatible avec la constitution de la
République. Il prévoyait qu’ils
s’empareraient ensemble du
gouvernement, ou qu’ils se diviseraient
et causeraient de violentes séditions, ou
bien que celui qui aurait le dessus serait
seul maître du souverain pouvoir. Il
voulut donc les renverser avant qu’ils
fussent ennemis, et demanda le consulat
pour les combattre, parce qu’il n’aurait
aucune force s’il restait dans la vie
privée. Mais ses vues furent devinées
par les amis de Pompée et de César, et

593
il ne fut pas élu. On nomma M.
Marcellus, parce qu’il avait une grande
connaissance des lois, et Sulpicius
Rufus à cause de son éloquence, mais
surtout parce qu’ils n’avaient eu recours
ni aux largesses, ni à la violence, et
s’étaient concilié les esprits par leurs
soins empressés et par leurs vives
instances auprès de tous. Caton, au
contraire, n’avait fait la cour à
personne, et il ne sollicita plus le
consulat, disant qu’un bon citoyen ne
doit point fuir le gouvernement de l’État
quand on réclame ses services, ni le
rechercher au delà d’une juste mesure.

M. Marcellus et

Sulpicius Rufus sont

élus consuls -

594
Proposition du

consul M. Marcellus

contre César

59

Marcellus, qui était du parti de


Pompée, chercha à l’instant même tous
les moyens d’abattre César. II fit
diverses propositions contre lui, et
demanda qu’on lui donnât un successeur
avant le temps fixé par les lois : il fut
combattu par Sulpicius et par plusieurs
tribuns du peuple. Ceux-ci voulaient
plaire à César : Sulpicius était poussé
tout à la fois par le même mobile et par
l’éloignement que montrait la multitude
pour déposer avant le temps un
magistrat qui n’avait point commis de

595
faute. Informé de ce qui se passait,
Pompée, qui était parti de Rome comme
pour se rendre en Espagne avec son
armée, mais qui n’était pas sorti de
l’Italie et avait chargé ses lieutenants
des affaires d’Espagne, pour observer
de près ce qui se, passait à Rome, fit
semblant de ne pas approuver lui-même
que César fût privé du commandement ;
mais, en réalité, il prenait ses mesures
pour qu’il déposât les arrhes et rentrât
dans la vie privée lorsqu’il serait
parvenu au terme de son
commandement, et cette époque n’était
pas éloignée ; puisque ce
commandement devait finir l’année
suivante. Dans cette vue, il fit nommer
consul Caïus Marcellus, cousin ou
même frère de Marcus (car on dit l’un
et l’autre) et ennemi de César ;
quoiqu’il fût devenu son allié par sa
femme, et il porta au tribunat Caïus
Curion, qui depuis longtemps aussi était
ennemi de César.

596
An de Rome 704

(49 av. J.-C.)

César se réconcilie

avec Curion, qui fit

d’abord semblant de

ne pas embrasser sa

597
cause

60

César ne pouvait se résigner à quitter


pour la vie privée un pouvoir si grand
et qu’il avait exercé longtemps : il
craignait d’ailleurs d’être à la merci de
ses ennemis. Il se disposa donc à garder
le commandement malgré eux, leva des
soldats, amassa des fonds, prépara des
armes et rendit son autorité agréable à
tous. De plus, voulant paraître, même à
Rome, s’appuyer jusqu’à un certain
point sur la persuasion et non pas sur la
violence seule, il résolut de se
réconcilier avec Curion, qui était de la
famille des Caton, homme d’un esprit
pénétrant, d’une rare éloquence, très
influent sur la multitude, prodigue
d’argent, lorsque, par ses largesses, il
comptait obtenir quelque avantage pour
lui-même, ou être utile à un autre. César
le gagna par de séduisantes espérances
et en payant toutes ses dettes, devenues
très considérables par ses excessives

598
dépenses ; car César ne regardait pas à
l’argent pour réussir dans le moment,
persuadé que le succés lui procurerait
le moyen de s’enrichir : souvent même
il promettait de fortes sommes, sans
avoir l’intention d’en donner la plus
petite partie, et cherchait à se concilier
non seulement les hommes libres, mais
encore les esclaves qui avaient quelque
ascendant sur leurs maîtres. C’est ainsi
qu’il gagna un grand nombre de
chevaliers et de sénateurs.

61

Curion embrassa sa cause ; mais ce


ne fut pas ouvertement tout d’abord. Il
attendit un prétexte plausible pour
paraître prendre ce parti par nécessité,
et non de son gré : il pensait d’ailleurs
que plus il resterait, comme ami, au
milieu des ennemis de César, mieux il
connaîtrait leurs secrets les plus
importants. Il dissimula donc fort
longtemps, et, pour qu’on ne le
soupçonnât pas d’avoir changé et de ne
plus être à la tête de ceux dont. les
sentiments et les discours étaient alors
encore opposés à César, il parla contre
lui, dès le commencement de son

599
tribunat, et fit les propositions les plus
étranges. Il en présenta aussi quelques
autres contre le sénat et contre ses
membres les plus influents et les plus
dévoués à Pompée. Il ne désirait pas
qu’elles fussent adoptées, et il ne
l’espérait pas : son but était seulement
qu’après leur rejet aucune autre ne put
être acceptée contre César (il en était
fait un grand nombre), et il comptait
profiter de cette occasion pour passer
de son côte.

Curion se déclare

pour César : sa

proposition sur le

600
licenciement des

armées

62

II laissa donc beaucoup de temps


s’écouler, tantôt pour un motif, tantôt
pour un autre, sans qu’aucune fût
accueillie : il feignit d’en être indigné,
et demanda qu’un mois fût intercalé
pour l’adoption de ses propositions.
Cette intercalation était permise,
lorsque les circonstances l’exigeaient ;
mais ce n’était, pas alors le cas, et
Curion le savait bien en sa qualité de
pontife. Il répétait néanmoins qu’elle
était nécessaire et il pressait, du moins
en apparence, les pontifes, ses
collègues, de l’adopter. Enfin, n’ayant
pu les amener à son avis (il ne le
désirait pas), il ne laissa prendre
aucune autre résolution, et, embrassant

601
dès lors sans détour la cause de César,
après l’avoir longtemps combattue en
vain, il soutint avec énergie des
propositions qui ne pouvaient jamais
être adoptées. Il demanda surtout que
tous ceux qui avaient les armes à la
main les déposassent et que les armées
fussent licenciées, ou qu’on ne livrât
point César à des adversaires puissants,
après l’avoir privé de ses troupes. Il
faisait cette proposition, non qu’il
souhaitât que César licenciât son armée,
mais parce qu’il savait bien que
Pompée ne se soumettrait pas à une
semblable prescription ; et dès lors
César aurait un motif plausible pour ne
pas congédier ses soldats.

Pompée se montre

sans détour

602
l’adversaire de

César. Lutte entre

Marcellus et Curion

63

Pompée, ne pouvant rien obtenir par


d’autres voies, eut ouvertement recours
à la violence, et se montra sans détour
l’adversaire de César, par ses discours
comme par ses actions ; mais il ne
réussit pas davantage. César avait de
nombreux soutiens, entre autres Lucius
Paulus, alors consul avec Marcellus, et
le censeur L. Pison, sou beau-père. Les
censeurs, à cette époque, étaient Appius
Claudius et Pison, qui avait été nommé
malgré lui. Il favorisait César à cause
de sa parenté ; mais Appius lui était

603
opposé, et penchait pour Pompée. Il fut
cependant très utile à César, sans le
vouloir, en faisant disparaître de
l’album, malgré son collègue, les noms
de beaucoup de chevaliers et de
sénateurs qui, pour cette raison,
embrassèrent le parti de César. Pison,
qui craignait de s’attirer des embarras
et ménageait un grand nombre de
citoyens à cause de leur amitié pour son
gendre, n’en effaça aucun ; mais il
n’empêcha point son collègue
d’éliminer du sénat tous les affranchis
et plusieurs nobles des plus illustres ;
entre autres, l’historien Crisp. Salluste.
Curion devait en être expulsé aussi ;
mais Pison le sauva de ce déshonneur,
en intercédant pour lui avec Paulus, son
parent.

Marcellus se retire

auprès de Pompée

604
64

Grâce a leur intervention, Appius


n’effaça point de l’album le nom de
Curion ; mais il exprima en plein sénat
l’opinion qu’il avait sur son compte.
Curion en fut tellement indigné qu’il
déchira ses vêtements. Marcellus
s’assura de sa personne, espérant que le
sénat prendrait une résolution sévère
envers lui et, à son occasion, envers
César : il proposa donc de délibérer sur
sa conduite. Curion s’y opposa d’abord,
puis, ayant reconnu que, parmi les
sénateurs alors présents, les uns étaient
dévoués à César et que les autres le
craignaient, il leur permit de délibérer
sur sa personne, et se contenta de
prononcer ces paroles : « Ma
conscience me dit que je soutiens le
parti le plus sage et le plus utile à la
patrie. Ainsi, je vous livre mon corps et
mon âme : disposez-en comme vous
l’entendrez. » Marcellus avait formulé
son accusation de telle manière que la
condamnation de Curion lui paraissait
certaine ; mais, la majorité l’ayant
absous, le consul se laissa emporter à

605
un acte des plus extraordinaires : il
s’élança hors du sénat, se rendit auprès
de Pompée, qui était dans un faubourg
de Rome, et, de son autorité privée,
sans aucun décret du sénat, il lui confia
la garde de la ville et deux légions de
citoyens. Les soldats, qui avaient été
rassemblés à cette fin, étaient déjà
auprès de Pompée.

Deux légions sont

enlevées à César

65

Et en effet Pompée, encore ami de


César, lui avait donné antérieurement,
une des légions levées pour lui-même ;
attendu qu’il n’avait pas de guerre à
soutenir et que César manquait de
soldats. Mais, lorsque la discorde eut

606
éclaté entre eux, Pompée, voulant
reprendre cette légion et en enlever une
autre à César, allégua que Bibulus avait
besoin de soldats pour combattre contre
les Parthes, et, afin qu’il ne se fit point
des levées nouvelles, à cause de
l’urgence et parce que les Romains
avaient, disait il, des légions en
abondance, il fit décréter que César et
lui seraient tenus d’envoyer chacun une
légion à Bibulus. Pompée n’envoya
aucune des légions qu’il avait avec lui,
et donna l’ordre aux hommes chargés de
cette affaire de redemander celle qu’il
avait cédée à César. De cette manière,
ils en fournirent en apparence une
chacun ; mais, en réalité, César seul en
donna deux. Il ne fut pas dupe de ce
manège ; mais il se résigna pour ne pas
être accusé de désobéissance, et surtout
parce qu’il avait ainsi un prétexte pour
lever plus de soldats qu’il n’en perdait.

66

Ces deux légions semblaient donc


destinées à marcher contre les Parthes ;
mais comme Bibulus n’en réclamait pas
l’envoi, parce qu’il n’en avait nullement
besoin, Marcellus, qui avait déjà craint

607
qu’elles ne fussent rendues à César,
soutint qu’elles devaient rester en Italie,
et les mit, ainsi que je viens de le dire,
à la disposition de Pompée. Comme tout
cela se passait à la fin de l’année et ne
devait pas durer longtemps, puisque
rien n’avait été sanctionné par le sénat
ni par le peuple, Marcellus emmena
avec lui auprès de Pompée Cornélius
Lentulus et Caïus Claudius, désignés
consuls pour l’année suivante, et fit
confirmer par eux les mesures qu’il
avait prises. A cette époque, les
magistrats désignés avaient encore le
droit de proposer des édits et de faire
des actes afférents à leur charge, avant
d’en avoir pris possession. Lentulus et
Claudius crurent donc pouvoir accéder
au désir de Marcellus, et Pompée, cet
homme en tout si rigide, pressé par la
nécessité d’avoir des soldats, les
accepta avec empressement, sans
s’inquiéter de quelle main il les
recevait, ni par quel moyen ils lui
venaient. Ce fait d’une audace inouïe
n’eut pourtant pas les conséquences
qu’on aurait pu prévoir. Contents
d’avoir manifesté leur haine contre
César, les consuls ne firent aucun acte
de violence, et lui fournirent un prétexte

608
plausible pour garder les soldats qu’il
avait auprès de lui.

Curion se rend

auprès de César

Curion accusa vivement les consuls


et Pompée devant le peuple, à cette
occasion ; puis, parvenu au terme de sa
charge, il se rendit incontinent auprès
de César.

Fin du Livre XL

609
Curion porte au

sénat la lettre dans

laquelle César

promettait de

licencier son armée, à

condition que

610
Pompée licencierait

la sienne. Les consuls

s’opposent à la

lecture de cette

lettre.

Voilà ce que lit alors Curion :


ensuite, ayant reçu des lettres de César
pour le sénat, il se rendit à Rome le jour
même des calendes, où Corn. Lentulus
et C. Claudius prenaient possession du

611
consulat ; mais, craignant qu’ils ne les
fissent disparaître s’ils les avaient hors
du sénat, il ne les leur remit que
lorsqu’ils y furent entrés. Malgré ces
précautions, les consuls, qui ne
voulaient pas les lire, hésitèrent
longtemps encore et n’en donnèrent
enfin connaissance qu’après y avoir été
contraints par les tribuns Q. Cassius
Longinus et Marc Antoine. Celui-ci, en
retour des services qu’il rendit alors à
César, devait un jour obtenir de lui les
plus grands avantages et monter aux
premières dignités. Dans ces lettres,
César exposait tout ce qu’il avait fait
pour la République, et se détendait
contre les accusations auxquelles il était
en butte. Il promettait de licencier son
armée et de se démettre du
commandement, à condition que
Pompée en ferait autant, et il ajoutait
que si Pompée restait sous les armes, il
ne serait pas juste de le forcer à mettre
bas les siennes, puisque ce serait le
livrer à ses ennemis.

612
Délibération sur la

proposition contenue

dans la lettre de

César : les tribuns Q.

Cassius Longinus et

M. Antoine quittent

613
Rome et se rendent

auprès de César.

Le vote sur cette question se fit en


passant de tel ou tel côté du sénat, et
non par tête : on aurait craint que la
honte ou la crainte n’empêchassent de
voter sincèrement. Personne n’opina
pour que Pompée, qui était dans les
faubourgs avec ses troupes, mît bas les
armes ; mais tous, excepté un certain M.
Caelius et Curion, qui avait apporté les
lettres de César, votèrent pour que
celui-ci les déposât. Je ne dis rien des
tribuns, qui, ayant le droit d’approuver
ou de désapprouver un décret, comme il
leur convenait, ne crurent pas qu’il fût
nécessaire pour eux de passer d’un côté
ou d’un autre. Telle fut la résolution du
sénat ; mais Antoine et Longinus ne

614
permirent pas de la ratifier, ce jour-là ni
le lendemain.

Tandis que les sénateurs s’en


indignaient et décrétaient le deuil
public, les mêmes tribuns s’opposèrent
aussi à ce décret : il fut néanmoins
sanctionné et mis à exécution. Les
sénateurs sortirent tous sur-le-champ du
lieu où ils étaient assemblés, y
rentrèrent, après avoir changé de
vêtement, et délibérèrent sur la peine
qui devait être infligée à Longinus et à
Antoine. A la vue de ce qui se passait,
les deux tribuns résistèrent d’abord ;
mais ensuite saisis de crainte, surtout
lorsque Lentulus les eut engagés à
s’éloigner avant que les voix fussent
recueillies ils se rendirent auprès de
César avec Curion et Caelius après de
longs discours et une protestation, sans
s’inquiéter de ce que leurs noms avaient
été effacés sur l’album sénatorial.
Après avoir pris ces résolutions, le
sénat chargea, suivant l’usage, les
consuls et les autres magistrats de
veiller à la sûreté de Rome. Ensuite il
se transporta auprès de Pompée, hors du

615
pomérium, déclara qu’il y avait tumulte,
et lui confia de l’argent et des troupes.
Il décréta, en outre, que César remettrait
le commandement à ses successeurs et
licencierait son armée avant le jour qui
lui serait assigné, oit qu’on le
regarderait comme un ennemi public et
comme traître à la patrie.

César s’avance

jusqu’à Ariminum et

marche sur Rome -

Défection de

616
Labiénus

A cette nouvelle, César mit, alors


pour la première fois, le pied hors de
son gouvernement et s’avança jusqu’à
Ariminum. Il assembla les soldats, et
ordonna à Curion et à ceux qui étaient
venus avec lui de leur raconter ce qui
s’était passé. Après ce récit, il les aigrit
encore davantage lui-même par un
discours adapté à la circonstance. Puis
il leva le camp, marcha directement
vers Rome, et s’empara, sans coup férir,
de toutes les villes situées sur son
passage : parmi les garnisons chargées
de leur défense, les unes, trop faibles
pour résister, les abandonnèrent ; les
autres embrassèrent son parti. Instruit
de ces événements et tenu au courant de
tous les projets de César par Labiénus,
Pompée éprouva des craintes. Labiénus,
qui avait abandonné César, livra ses
secrets à Pompée auprès duquel il
s’était retiré. On s’étonnera sans doute

617
de la défection d’un homme jadis
comblé d’honneurs par César et qui
avait été chargé du commandement de
son armée au-delà des Alpes, toutes les
fois qu’il était lui-même en Italie. Voici
quelle en fut la cause : Labienus,
opulent et couvert de gloire,
commençait à vivre avec plus de faste
que n’en comportait son rang. César, qui
le voyait s’égaler à lui, ne lui témoigna
plus la même affection. Labienus ne put
se faire à ce changement : il craignit une
disgrâce, et se sépara de lui.

Pompée envoie des

députés à César

D’après ce qu’il avait appris au sujet


de César, Pompée, qui n’avait pas

618
encore rassemblé des forces suffisantes,
et qui voyait d’ailleurs qu’à Rome,
surtout parmi ses partisans, on redoutait
la guerre par le souvenir des cruautés
de Marius et de Sylla, et qu’on désirait
en être dispensé, si on le pouvait sans
danger, changea de résolution. Il députa
vers César L. César, son parent, et le
préteur L. Roscius, qui s’étaient offerts
pour cette mission. Son but était
d’échapper à la première impétuosité
de César, et de traiter ensuite avec lui à
des conditions modérées. César répéta
de vive voix ce qu’il avait écrit dans
ses lettres, et ajouta qu’il serait bien
aise de s’aboucher avec Pompée. Cette
réponse fut mal accueillie par la plupart
des partisans de Pompée, qui
craignirent que César et Pompée ne
fissent quelque pacte contraire à leurs
intérêts ; mais les ambassadeurs, après
un long éloge de César, assurèrent que
personne n’aurait rien à souffrir de sa
part, et promirent qu’il congédierait ses
troupes sur-le-champ. Alors on se livra
à la joie et on lui envoya les mêmes
députés, en les conjurant hautement,
sans cesse et partout d’obtenir que
César et Pompée missent bas les armes
simultanément.

619
Pompée se dirige

vers la Campanie : il

ordonne au sénat et à

tous ceux qui étaient

revêtus de quelque

charge publique de le

620
suivre

Tout cela remplit Pompée de crainte :


il savait bien que, si le peuple était pris
pour juge, César l’emporterait. Il se
dirigea donc vers la Campanie, avant le
retour des ambassadeurs, dans l’espoir
d’y faire plus facilement la guerre. Il
ordonna à tout le sénat et à ceux qui
étaient revêtus de quelque charge
publique de le suivre, après avoir fait
décréter qu’ils pourraient impunément
quitter Rome et déclaré qu’il
regarderait comme ses ennemis tous
ceux qui y resteraient. Il fit décréter
aussi qu’il emporterait le trésor public
et toutes les offrandes déposées dans
les temples, espérant s’en servir pour
lever des troupes considérables. Toutes
les villes d’Italie lui étaient si dévouées
que, peu de temps auparavant, à la
nouvelle qu’il était dangereusement
malade, elles ordonnèrent des sacrifices
publics pour sa conservation. Ce fut un

621
éclatant témoignage en sa faveur,
personne n’oserait le nier ; car on n’en
accorda de semblable qu’à ceux qui
furent investis plus tard du pouvoir
suprême. Toutefois ce n’était pas une
preuve certaine qu’elles ne
l’abandonneraient point par la crainte
d’un homme plus puissant. Malgré ces
décrets sur le trésor public et sur les
offrandes sacrées, il n’y fut porté
aucune atteinte ; car, le bruit ayant couru
sur ces entrefaites que César n’avait fait
entendre aux ambassadeurs aucune
parole de paix, qu’il leur avait même
reproché d’avoir répandu des faussetés
sur son compte, que ses soldats étaient
nombreux, pleins d’audace et prêts à ne
reculer devant aucune violence, comme
il arrive dans ces conjonctures où les
rumeurs alarmantes vont toujours
grossissant, les partisans de Pompée,
frappés de terreur, quittèrent Rome en
toute hâte, sans avoir touché à rien.

Les partisans de

622
Pompée quittent

Rome : trouble et

désordre qui

accompagnent leur

départ

Leur départ fut en tout marqué par le


désordre et par le trouble. La foule qui
sortait de Rome (elle se composait des
membres les plus éminents du sénat, de
l’ordre des chevaliers et même de la

623
fleur des plébéiens), semblait partir
pour la guerre ; mais, en réalité, elle
subissait le sort ordinaire des captifs.
Contraints d’abandonner leur patrie et
de n’y plus séjourner, de préférer une
ville étrangère à celle qui les avait vus
naître, ils étaient en proie à la plus vive
douleur. Ceux qui s’éloignaient avec
toute leur famille savaient que les
temples, leurs pénates et le sol natal
allaient tomber aussitôt au pouvoir de
leurs ennemis ; et comme ils
n’ignoraient pas les dispositions de
Pompée, ils s’attendaient, s’ils
échappaient aux dangers de la guerre, à
avoir pour demeure la Macédoine et la
Thrace. Ceux qui laissaient à Rome
leurs femmes, leurs enfants et ce qu’ils
avaient de plus précieux, semblaient
conserver quelque espérance d’y
revenir ; mais, au fond, leur départ était
beaucoup plus douloureux que celui des
autres : arrachés à ce que les hommes
ont de plus cher au monde, ils étaient
exposés aux jeux les plus contraires de
la fortune. Et en effet, ayant laissé à la
merci de leurs plus implacables
ennemis les êtres qu’ils affectionnaient
le plus, ils devaient, s’ils disputaient à
dessein la victoire avec peu d’ardeur,

624
courir eux-mêmes des dangers, ou les
perdre à tout jamais, s’ils combattaient
avec vaillance, et n’avoir pour amis ni
Pompée ni César ; ou plutôt les avoir
l’un et l’autre pour ennemis : César,
parce qu’ils n’étaient point restés à
Rome ; Pompée, parce qu’ils n’avaient
pas emmené toute leur famille avec eux.
Ainsi, leurs sentiments, leurs vœux,
leurs espérances flottant au hasard, ils
étaient physiquement séparés de ceux
qu’ils aimaient le plus, et livrés
moralement à mille anxiétés.

Tel était l’état de ceux qui quittaient


Rome ceux qui y restaient éprouvaient
des angoisses différentes, mais aussi
vives. Séparés des leurs, privés de
défenseurs et incapables de se défendre
eux-mêmes, exposés à toutes les
horreurs de la guerre, destinés à tomber
entre les mains de celui qui serait
maître de la ville, ils redoutaient les
outrages et les meurtres, comme s’ils se
commettaient déjà. Ceux qui faisaient à
leurs proches un crime de les avoir
abandonnés leur souhaitaient tous les
maux qu’ils craignaient pour eux-

625
mêmes, et ceux qui les excusaient par la
nécessité tremblaient qu’ils n’eussent à
les souffrir. Les autres citoyens,
quoiqu’ils ne tinssent par aucun lien à
ceux qui partaient, compatissaient à leur
sort, et s’affligeaient de ce qu’une
grande distance allait les séparer de
leurs voisins ou de leurs amis,
pressentant qu’ils auraient d’indignes
traitements à exercer ou à souffrir ; mais
c’était surtout leur propre sort qu’ils
déploraient. Voyant les magistrats, le
sénat et tous ceux qui avaient de
l’influence s’éloigner d’eux et de leur
patrie (ils ne savaient pas si un seul
resterait), et réfléchissant que des
hommes si considérables ne sortiraient
point de Rome si elle n’était pas
menacée de maux nombreux et
terribles ; enfin, privés de leurs
magistrats et de leurs frères d’armes, ils
ressemblaient à des orphelins et à des
veuves. Déjà préoccupés des
ressentiments et de la cupidité de ceux
qui rentreraient vainqueurs dans leur
patrie, se rappelant les excès commis
dans le passé, les uns pour avoir été
victimes des fureurs de Marius et de
Sylla, les autres, pour les avoir entendu
raconter par ceux qui les avaient

626
souffertes, ils n’espéraient aucune
modération de la part de César. Ils
s’attendaient même à souffrir des maux
plus nombreux et plus terribles, parce
que la plus grande partie de son armée
était composée de barbares.

Ils étaient tous livrés à de semblables


inquiétudes, et tout le monde regardait
la situation comme grave, excepté les
amis de César, qui pourtant n’étaient
pas eux-mêmes dans une complète
sécurité, à cause des changements que
les circonstances amènent d’ordinaire
dans le caractère des hommes. On ne
saurait s’imaginer facilement quel
trouble et quelle douleur
accompagnèrent le départ des consuls et
des citoyens qui sortirent de Rome avec
eux. Pendant toute la nuit, poussés par
la dure nécessité qui pesait sur eux, ils
coururent çà et là en désordre. Aux
premiers rayons du jour, pressés autour
des temples, ils faisaient entendre des
voeux, invoquaient les dieux, baisaient
la terre, énuméraient les périls auxquels
ils avaient tant de fois échappé, et se
lamentaient de quitter leur patrie ;

627
cruelle extrémité que jusqu’alors aucun
d’eux n’avait eu à subir, et la
commisération publique éclatait en leur
faveur. De longs gémissements
retentirent aussi aux portes de la ville.
Ceux-ci s’embrassaient les uns les
autres et embrassaient ces portes,
comme s’ils se voyaient et s’ils les
voyaient pour la dernière fois ; ceux-là
pleuraient sur eux-mêmes, et faisaient
des vœux pour ceux qui s’éloignaient.
La plupart se croyaient trahis et
proféraient des imprécations ; car tous
les citoyens, même ceux qui devaient
rester à Rome, étaient là avec leurs
femmes et leurs enfants. Puis, les uns
sortirent de la ville ; les autres les
escortèrent : quelques-uns
temporisèrent, retenus par leurs amis ;
quelques autres se tinrent longtemps
enlacés dans de mutuels embrassements.
Ceux qui ne quittaient pas Rome
suivirent jusqu’à une grande distance
ceux qui partaient en les accompagnant
de cris, expression de leur douleur : ils
les conjuraient, au nom des dieux ; de
les emmener avec eux, ou de ne pas
abandonner leurs foyers. Chaque
séparation provoquait des cris de
douleur et faisait couler des larmes

628
abondantes. Sous le coup du malheur
présent, ceux qui restaient à Rome et
ceux qui s’éloignaient n’espéraient pas
un meilleur avenir, et s’attendaient
même à de nouveaux malheurs. A ce
spectacle, on eût dit deux nations et
deux villes formées d’une seule nation
et d’une seule ville ; l’une partant pour
l’exil, l’autre délaissée et tombée au
pouvoir des ennemis. C’est ainsi que
Pompée quitta Rome, suivi d’un grand
nombre de sénateurs : quelques-uns y
restèrent, parce qu’ils étaient dévoués à
César ou n’avaient embrassé aucun
parti. Il se hâta de lever des troupes
dans les villes, d’exiger de l’argent et
d’envoyer des garnisons sur tous les
points.

César se rend en

personne à

629
Corfinium et

l’assiège

10

A cette nouvelle, César ne se dirigea


pas vers Rome (il savait que cette ville
serait le prix du vainqueur, et répétait
qu’il n’avait point pris les armes contre
elle, comme contre une cité ennemie,
mais pour la défendre contre les
factieux). Il répandit dans toute l’Italie
des lettres par lesquelles il conjurait
Pompée de soumettre leurs démêlés à
un tribunal, et engageait par clé belles
promesses tous les citoyens à avoir
confiance et à se tenir tranquilles ; et
comme Corfinium, occupé par Lucius
Domitius, n’avait pas embrassé sa
cause, il s’y rendit en personne, battit
ceux qui vinrent à sa rencontre et cerna
la ville. Corfinium étant ainsi assiégé et

630
un grand nombre de villes penchant
pour César, Pompée ne conserva plus
aucune espérance sur l’Italie, et résolut
de passer en Macédoine, en Grèce et eu
Asie. Il comptait beaucoup sur le
souvenir de ses exploits dans ces
contrées et sur l’amitié des peuples et
des rois. Toute l’Espagne aussi lui était
dévouée ; mais il ne pouvait s’y rendre
sans danger, parce que les Gaules
étaient sous la main de César. Il
calculait d’ailleurs que, s’il mettait à la
voile, personne ne le poursuivrait, à
cause du manque de vaisseaux et à
cause de l’hiver (on était déjà à la fin
de l’automne), et qu’il pourrait lever à
loisir beaucoup d’argent et beaucoup
d’hommes chez les peuples soumis à la
domination romaine et chez les alliés.

Pompée gagne

Brindes

631
11

Guidé par ces considérations, il


gagna Brindes, et ordonna à Domitius
de quitter Corfinium pour le suivre.
Domitius avait des forces qui lui
inspiraient de la confiance : il s’était
toujours appliqué à gagner l’affection
des soldats, et se les était attachés, en
leur promettant des terres ; car il avait
acquis jadis de vastes possessions en
soutenant le parti de Sylla. Cependant il
obéit à Pompée, et chercha le moyen de
sortir de Corfinium sans danger ; mais
ceux qui étaient avec lui, instruits de
son projet et craignant que ce départ ne
fût regardé comme une fuite, se
déclarèrent pour César et servirent sous
ses drapeaux. Quant à Domitius et aux
autres sénateurs, César leur reprocha
vivement d’avoir pris parti contre lui ;
mais il les laissa libres, et ils se
retirèrent auprès de Pompée.

632
César fait à

Pompée des

propositions de paix,

qui ne sont pas

acceptées

12

César désirait ardemment d’en venir


aux mains avec Pompée avant qu’il mît
à la voile, de terminer la guerre en
Italie, et d’écraser son rival pendant

633
qu’il était encore à Brindes, car, comme
ses vaisseaux ne suffisaient pas pour
transporter toute son armée, Pompée
avait fait prendre les devants aux
consuls et à d’autres, afin qu’ils ne
pussent rien tenter à la faveur d’un plus
long séjour en Italie. César, voyant que
cette place était difficile à prendre,
invita Pompée à traiter, et lui offrit la
paix et son amitié ; mais, celui-ci
s’étant borné à répondre qu’il
communiquerait sa proposition aux
consuls, qui avaient décrété qu’on
n’entrerait point en négociation avec un
citoyen armé, César attaqua Brindes.
Pompée soutint la lutte contre lui
pendant quelques jours, jusqu’au retour
de la flotte, et profita de ce temps pour
garnir de retranchements et de
palissades les issues qui conduisaient
au port, afin qu’on ne pût l’attaquer
lorsqu’il en sortirait. Puis il mit à la
voile pendant la nuit, et parvint sain et
sauf en Macédoine. Brindes et deux
vaisseaux chargés de soldats tombèrent
au pouvoir de César.

634
César attaque

Brindes ; Pompée se

dirige vers la

Macédoine ;

réflexions

13

C’est ainsi que Pompée quitta Rome


et l’Italie. Ses résolutions et sa manière
d’agir furent alors le contraire de ce
qu’elles avaient été à son retour

635
d’Asie : aussi sa fortune et l’opinion
qu’il donna de lui furent-elles
également tout l’opposé. A son retour
d’Asie, il avait congédié
immédiatement son armée en arrivant à
Brindes, pour qu’elle n’inspirât aucune
inquiétude à ses concitoyens : alors, au
contraire, il emmenait hors de l’Italie,
par cette même ville, une armée
destinée à combattre contre sa patrie. A
son retour d’Asie, il avait apporté à
Rome les trésors des barbares :
maintenant il enlevait de Rome tout ce
qu’il pouvait, et, n’ayant aucun secours
à attendre de sa patrie, il prenait pour
alliés contre elle les étrangers qu’il
avait asservis autrefois, et, pour assurer
son salut et sa puissance, il s’appuyait
plus sur eux que sur ceux dont il avait
bien mérité. Ainsi, revenu en Italie tout
couvert de la gloire qu’il avait conquise
dans tant de guerres, il en partait accusé
de s’être laissé abattre par la crainte de
César, et l’éclat que lui avait attiré
l’agrandissement de sa patrie était
remplacé alors par la honte d’un lâche
abandon.

636
Présages sinistres

pour Pompée

14

Dès son arrivée à Dyrrachium, il


apprit que cette guerre n’aurait pas une
heureuse issue pour lui. Pendant le
trajet même, la foudre tua plusieurs de
ses soldats, des araignées couvrirent les
étendards militaires, et, quand il fut
débarqué, des serpents se traînèrent sur
ses pas et en effacèrent la trace. Tels
sont les prodiges qui apparurent à
Pompée en personne : d’autres se
montrèrent à la ville entière, cette année
et peu de temps auparavant ; car, dans
les dissensions civiles, l’État est blessé
de toutes parts. Ainsi, des loups et des
hiboux parurent souvent dans Rome ; la
terre éprouva de fréquentes secousses

637
accompagnées de mugissements ; des
flammes s’élancèrent du couchant au
levant ; d’autres dévorèrent plusieurs
temples, notamment celui de Quirinus ;
il y eut une éclipse totale de soleil ; la
foudre endommagea le sceptre de
Jupiter, le bouclier et le casque de Mars
placés au Capitole, et les colonnes sur
lesquelles les lois étaient gravées ;
beaucoup d’animaux engendrèrent des
monstres ; quelques oracles furent
publiés comme venant de la Sibylle, et
plusieurs hommes, saisis de l’esprit
divin, prophétisèrent. Aucun préfet de
Rome ne fut créé à l’occasion des féries
latines, comme il aurait dû l’être
d’après l’usage. Plusieurs pensent que
les préteurs furent chargés de toutes les
fonctions dévolues à ce magistrat :
d’autres rapportent que ce fut l’année
suivante ; sans doute cela arriva deux
fois de suite ; mais, cette année, mourut
Perpenna, qui avait été, je l’ai déjà dit,
censeur avec Philippe : il fut le dernier
de ceux qui obtinrent la dignité
sénatoriale pendant qu’il était censeur,
ce qui parut aussi annoncer quelque
événement extraordinaire. Tout le
monde fut effrayé de ces prodiges, et
cela devait être ; mais chaque parti

638
pensait et espérait que les malheurs
prédits tomberaient sur le parti
contraire, et l’on n’offrit aucun sacrifice
expiatoire.

César se rend à

Rome : il cherche à

calmer les

inquiétudes du sénat

et du peuple

639
15

César ne tenta pas même de faire


alors voile vers la Macédoine, parce
qu’il manquait de, vaisseaux et n’était
pas sans inquiétude pour l’Italie : il
craignait que les lieutenants de Pompée
ne revinssent d’Espagne pour s’en
emparer. Il mit donc une garnison à
Brindes, afin qu’aucun de ceux qui
s’étaient embarqués avec Pompée ne
pût y rentrer, et se rendit à Rome. Il
parut devant le sénat assemblé hors du
Pomérium par Antoine et par Longinus
qui, chassés de ce corps, l’avaient
convoqué dans cette circonstance, et,
par un discours long et plein
d’humanité, il chercha à gagner la
bienveillance des sénateurs pour le
présent et à les remplir de bonnes
espérances pour l’avenir. Sentant qu’ils
supportaient avec peine ce qui se
faisait, et qu’ils voyaient de mauvais
mil le grand nombre de ses soldats, il
crut devoir les calmer et les
apprivoiser, pour ainsi dire, afin qu’ils
se tinssent tranquilles jusqu’à ce qu’il
eût terminé la guerre. Il n’accusa, il ne
menaça donc personne ; mais il fit
entendre des reproches et des

640
imprécations contre ceux qui désiraient
la guerre civile. Enfin il proposa
d’envoyer sans délai une députation aux
consuls et à Pompée, pour demander la
paix et la concorde.

16

Après avoir parlé dans le même sens


au peuple accouru aussi hors du
Pomérium, il fit venir du blé des îles et
promit soixante-quinze drachmes à
chaque citoyen, espérant les amorcer
ainsi. Mais la multitude se disait qu’il y
a une grande différence entre les
sentiments et les actions des hommes,
quand ils désirent une chose et quand ils
l’ont obtenue : au début d’une
entreprise, ils font les plus séduisantes
promesses à ceux lui pourraient leur
être opposés ; mais ils les oublient
toutes, quand ils ont atteint le but de
leurs désirs, et tournent leurs forces
contre ceux qui ont contribué à leur
puissance. Elle se souvenait aussi de
Marius et de Sylla, qui, après avoir tenu
souvent le langage le plus humain,
commirent des cruautés inouïes. Enfin
elle sentait bien ce qu’exigeait la
position de César, et, voyant ses soldats

641
répandus en foule dans tous les
quartiers de Rome, elle ne pouvait se
fier à ses paroles ni se croire en sûreté.
Toujours sous l’empire de son ancienne
terreur, elle le regardait comme suspect,
surtout parce que les députés chargés de
négocier la paix avaient été désignés,
mais n’étaient point partis, et parce que
César avait témoigné un vif
mécontentement à Pison, son beau-père,
pour en avoir reparlé un jour.

Démêlés de César

avec le tribun

Métellus

17

642
César ne donna pas alors au peuple
les sommes qu’il lui avait promises :
bien loin de là, il exigea pour
l’entretien de l’armée qui inspirait tant
de craintes tout l’argent déposé dans le
trésor public. De plus, comme si la
République avait été dans une situation
prospère, on prit le vêtement réservé
pour le temps de paix ; ce qui ne s’était
pas encore fait. Un tribun du peuple,
Lucius Métellus, combattit la
proposition concernant les fonds. Ayant
échoué, il se rendit au trésor public et
en garda les portes ; mais les soldats ne
s’inquiétèrent pas plus de sa présence
qu’ils ne s’étaient inquiétés de la liberté
de ses discours. Ils brisèrent la serrure
(les consuls avaient emporté la clef,
comme si, dans les mains de certains
hommes, elle ne pouvait pas être
remplacée par la hache) et enlevèrent
tout l’argent. Le même esprit dicta tous
les décrets et tous les actes, ainsi que je
l’ai dit plusieurs fois : en apparence ils
avaient pour but l’égalité (car c’était
Antoine qui les proposait presque
tous) ; mais, en réalité, ils fondaient le
despotisme. César et Pompée donnaient
l’un et l’antre à leurs adversaires le
nom d’ennemis de la patrie, et

643
répétaient qu’ils faisaient la guerre dans
l’intérêt général, tandis qu’ils ne
travaillaient que pour accroître leur
puissance, et ruinaient tous les deux
également la République.

César s’empare de

la Sardaigne et de la

Sicile : il permet aux

enfants des proscrits

de briguer les

644
charges publiques.

César termine en

Espagne la guerre

contre Afranius et

Pétréius

18

Voilà ce que fit César : il s’empara,


en outre, sans coup férir, de la
Sardaigne et de la Sicile, que leurs
gouverneurs avaient abandonnées, et
renvoya Aristobule dans la Palestine, sa

645
patrie, pour qu’il tentât d’y agir contre
Pompée. Il permit aux enfants des
citoyens proscrits par Sylla de briguer
les charges publiques, et organisa tout à
Rome et en Italie, comme il convenait le
mieux à ses intérêts, dans l’état présent
des affaires. Il confia Rome et l’Italie à
Antoine, et se dirigea en personne vers
l’Espagne, qui appuyait Pompée avec
ardeur et lui faisait craindre que la
Gaule ne fût entraînée par sou exemple.
Sur ces entrefaites, plusieurs sénateurs
et Cicéron, sans avoir même paru
devant César, se déclarèrent pour
Pompée, qui leur semblait défendre le
parti le plus juste et devoir sortir
vainqueur de cette lutte. Les consuls,
avant de s’embarquer, et Pompée lui-
même, en sa qualité de proconsul, leur
avaient ordonné de les suivre à
Thessalonique, disant que Rome était au
pouvoir des ennemis, et qu’ils
représenteraient la République partout
où ils se trouveraient, puisqu’ils
formaient le sénat. Ces considérations
rallièrent autour d’eux la plupart des
sénateurs et des chevaliers, les uns sur-
le-champ, les autres plus tard : il en fut
de même de toutes les villes qui
n’étaient pas opprimées par les arrhes

646
de César.

Marseille refuse de

recevoir César ; siége

de cette ville - Les

Marseillais sont

vaincus par Brutus

dans un combat

647
naval - Capitulation

de Marseille

19

Seuls de tous les peuples de la


Gaule, les habitants de Marseille ne se
déclarèrent pas pour lui et ne, lui
ouvrirent point leurs portes. Dans une
réponse digne d’être transmise à la
postérité, ils déclarèrent qu’ils étaient
les alliés du peuple romain, et aussi
bien disposés pour César que pour
Pompée ; qu’ils ne s’inquiétaient pas de
savoir quel était celui qui défendait une
mauvaise cause, n’étant pas capables de
le reconnaître ; que, s’ils voulaient l’un
ou l’autre venir en ami dans leur ville,
ils le recevraient sans armes ; mais
qu’ils la fermeraient à l’un et à l’autre,
s’ils se présentaient pour faire la
guerre, Assiégés par César, ils le

648
repoussèrent, et résistèrent longtemps à
Trébonius et à Décimus Brutus, qui les
cernèrent ensuite ; car César avait
assiégé lui-même, pendant un certain
temps, Marseille dont il croyait
s’emparer sans peine (il regardait
comme une honte de n’y avoir pas été
reçu, lui qui s’était rendu maître de
Rome sans coup férir) ; mais, les
habitants ayant tenu bon, il confia ce
siège à d’autres, et marcha en toute hâte
vers l’Espagne.

20

Il y avait envoyé C. Fabius ; mais,


craignant qu’il ne reçût quelque échec
s’il soutenait seul la lutte, César s’y
rendit en personne. L’Espagne était
gouvernée alors par Afranius et
Pétréius, qui avaient chargé un corps de
troupes de défendre le passage des
montagnes, et rassemblé le gros de leur
armée à llerda, où ils attendaient les
ennemis de pied ferme. Ils tombèrent à
l’improviste sur Fabius, qui, après
avoir forcé les troupes préposées à la
garde des Pyrénées, traversait le
Sicoris, et massacrèrent un grand
nombre de ses soldats abandonnés par

649
leurs compagnons ; car le pont s’était
rompu avant qu’ils l’eussent franchi.
Cet accident servit puissamment
Afranius et Pétréius. César arriva
bientôt après : il passa le fleuve sur un
autre pont, et les provoqua au combat.
Pendant plusieurs jours, ils n’osèrent
pas en venir aux mains avec lui,
placèrent leur camp en face du sien et
se tinrent tranquilles. Cette attitude lui
inspira une telle confiance qu’il tenta de
s’emparer d’une position très forte, qui
se trouvait entre leurs retranchements et
Ilerda, espérant les empêcher de rentrer
dans la ville. Afranius, qui avait deviné
ses vues, occupa d’avance cette
position, repoussa ceux qui l’attaquaient
et les mit en fuite. Pendant qu’il les
poursuivait, il eut à soutenir le choc de
ceux qui sortirent de leur camp pour
fondre sur lui ; puis, cédant à dessein, il
les attira dans un lieu qui lui était
favorable et en tua un plus grand
nombre que précédemment. Enhardi par
ce succès, il tomba sur les fourrageurs
de l’armée ennemie, et fit beaucoup de
mal à ceux qui étaient dispersés dans la
campagne. Quelques soldats de César
avaient traversé le fleuve, et le pont sur
lequel ils l’avaient passé avait été

650
détruit par un violent orage. Afranius
franchit le fleuve sur un autre pont
voisin de la ville, et, comme personne
ne pouvait les secourir, il les massacra
tous.

21

Ces événements réduisaient César


aux dernières extrémités : il ne recevait
aucun secours de ses alliés ; car
l’ennemi les observait, et interceptait
leur marche aussitôt qu’ils se
rapprochaient de lui, et il manquait de
vivres, par suite de ses revers sur une
terre étrangère. Lorsque sa situation fut
connue à Rome, les uns, désespérant de
sa fortune et Pensant qu’il ne se
soutiendrait pas longtemps, penchèrent
du côté de Pompée ; d’autres,
appartenant aux diverses classes de
citoyens et même, au sénat, se rendirent
aussi auprès de lui. Si les Marseillais,
secourus par Domitius, et d’ailleurs
plus habiles marins que les Romains,
n’avaient pas été vaincus en ce moment
dans un combat naval par Brutus, qui
dut cet avantage à la grandeur de ses
vaisseaux et à la force de ses soldats ;
s’ils n’avaient pas été renfermés dans

651
leurs murs, à la suite de cette défaite,
rien n’aurait arrêté la ruine de César. La
nouvelle de cette victoire, exagérée à
dessein, opéra un tel changement parmi
les Espagnols que plusieurs se
déclarèrent pour lui. A peine eurent-ils
embrassé sa cause qu’il trouva des
vivres en abondance, construisit des
ponts, tomba inopinément sur, ses
adversaires dispersés dans la
campagne, et en fit un grand carnage.

22

Afranius, abattu par ces revers, et


voyant qu’il ne trouvait pas à Ilerda les
ressources nécessaires pour y séjourner
longtemps, résolut de se retirer sur les
bords de l’Èbre et vers les villes
voisines. Il leva le camp et se mit en
marche pendant la nuit, dans
l’espérance de cacher son départ ou de
prévenir l’ennemi. César ne l’ignora
point ; mais il ne se mit pas
immédiatement à sa poursuite : il ne lui
parut point prudent de courir pendant
les ténèbres, avec des soldats qui ne
connaissaient pas le pays, après un
ennemi qui le connaissait. Aussi, dès
que le jour parut, il fit diligence,

652
rejoignit les Pompéiens au milieu de
leur marche et disposa de loin son
armée, de manière à les envelopper
soudain de toutes parts. Il fut secondé
par ses troupes, qui étaient beaucoup
plus nombreuses que celles d’Afranius,
et par le lieu même, qui formait un
creux ; mais il ne voulut pas en venir
aux mains. Il craignit que, poussés au
désespoir, ils ne se portassent à quelque
résolution extrême : il comptait
d’ailleurs les réduire sans coup férir, et
c’est ce qui arriva. Les Pompéiens
tentèrent sur plusieurs points de se faire
jour à travers leurs rangs, mais en vain.
Découragés par l’inutilité de leurs
efforts, épuisés par les veilles et par les
fatigues de la route, dépourvus de
vivres (ils n’en avaient pas emporté,
s’imaginant que ce jour leur suffirait
pour arriver au terme de leur marche,
manquant d’eau, car l’eau est
extrêmement rare dans ce pays, ils
capitulèrent, à condition qu’il ne leur
serait point fait de ma) et qu’ils ne
seraient pas forcés de combattre avec
César contre Pompée.

23

653
César tint fidèlement parole sur ces
deux points. Il ne fit mettre à mort aucun
de ceux qui avaient été pris pendant
cette guerre (et cependant les soldats
d’Aranius avaient profité d’une trêve
pour tuer quelques-uns des siens qui ne
se tenaient point sur leurs gardes) et
n’en força aucun à faire la guerre contre
Pompée : il rendit même la liberté à
ceux qui occupaient le premier rang
parmi eux et attira les autres sous ses
drapeaux par l’appât du gain et des
honneurs. Cette conduite ne contribua
pas peu à sa gloire et à ses succès. Elle
lui concilia toutes les villes d’Espagne
et tous les soldats qui s’y trouvaient :
outre ceux qui étaient dans la Bétique,
Marcus Térentius Varron, lieutenant de
Pompée, en avait un grand nombre sous
ses ordres.

24

César les admit dans son armée et


prit toutes les mesures convenables ;
puis il s’avança jusqu’à Cadix, sans
inquiéter personne : seulement il leva
partout de fortes contributions d’argent.
Il accorda des honneurs à plusieurs
personnes, en son nom et au nom de

654
l’État, et donna à tous les habitants de
Cadix le titre de citoyens romains, qui
fut plus tard confirmé par le peuple. Il
leur accorda ce privilège, en souvenir
du songe qu’il avait eu dans cette ville,
quand il était questeur, et pendant lequel
il crut avoir commerce avec sa mère ;
car c’est d’après ce songe qu’il conçut,
comme je l’ai dit, l’espérance d’être
seul maître de l’empire. Il confia
ensuite le gouvernement de l’Espagne à
Cassius Longinus, qui s’était fait aux
mœurs des habitants à l’époque où il
avait été questeur de Pompée, et se
rendit par mer à Tarragone. De là,
continuant sa route à travers les
Pyrénées, il n’éleva aucun trophée ;
parce qu’il savait qu’on avait blâmé
Pompée d’en avoir érigé, et se contenta
de construire un grand autel en pierres
polies, non loin des trophées de ce
général.

Capitulation de

655
Marseille

25

Sur ces entrefaites, les Marseillais


reçurent encore quelques vaisseaux de
Pompée et tentèrent une seconde fois la
fortune des combats. Ils essuyèrent une
nouvelle défaite ; mais ils tinrent ferme,
quoiqu’ils eussent appris que l’Espagne
était déjà au pouvoir de César, et
repoussèrent vigoureusement toutes les
attaques. Ayant obtenu une trêve par la
promesse de se soumettre à César dès
son arrivée, ils firent sortir secrètement
de la ville Domitius et traitèrent les
soldats romains qui les avaient attaqués
pendant la nuit, à la faveur de la
suspension d’armes, de telle manière
que ceux-ci n’osèrent plus rien
entreprendre ; mais ils capitulèrent
aussitôt que César fut arrivé. Il leur prit,
en ce moment, leurs armes, leurs
vaisseaux et leur argent : plus tard il
leur enleva tout le reste, excepté le nom
de la liberté qu’il leur laissa ; parce que

656
Pompée avait respecté la liberté de
Phocée, leur mère patrie.

Révolte militaire à

Plaisance : discours

de César

26

Quelques soldats de César se


révoltèrent à Plaisance et refusèrent de
le suivre, sous prétexte qu’ils étaient
brisés par les fatigues ; mais, en réalité,
parce qu’il ne leur permettait pas de
piller ni de satisfaire tous leurs désirs.
Ils se flattaient qu’il n’y avait rien
qu’ils ne pussent obtenir de lui, parce

657
qu’il avait le plus grand besoin de leurs
services ; mais César ne céda pas. Il
rassembla les mutins et réunit en même
temps autour de lui le reste de ses
soldats, pour qu’ils veillassent à sa
sûreté et afin de les maintenir dans le
devoir par les reproches qu’ils
entendraient adresser aux rebelles et
par les punitions qui seraient infligées
en leur présence.

27

" Soldats, leur dit-il, je tiens à être


aimé de vous ; mais je ne saurais
partager vos fautes pour avoir votre
affection. Je vous chéris et je souhaite,
comme un père pour ses enfants, que
vous échappiez à tous les dangers et que
vous arriviez à la prospérité et à la
gloire. Mais n’allez pas croire que celui
qui aime doive permettre à ceux qu’il
aime de commettre des fautes qui
appellent inévitablement sur eux les
dangers et la honte. Il doit, au contraire,
les former au bien et les détourner du
mal par ses conseils et par les
châtiments. Vous reconnaîtrez la vérité
de mes paroles, si vous ne regardez pas
comme utile ce qui profite dans le

658
moment plutôt que ce qui procure des
avantages permanents ; si vous ne
mettez pas votre honneur à satisfaire
vos passions plutôt qu’à les maîtriser ;
car il est honteux de rechercher des
plaisirs que suit le remords, et
déshonorant d’être subjugué par la
volupté, après avoir vaincu les ennemis
sur le champ de bataille.

28

" Pourquoi vous tiens-je ce langage ?


parce qu’ayant abondamment tout ce qui
est nécessaire (je veux vous parler avec
une entière franchise et sans rien
dissimuler), recevant votre solde
intégralement et à jour fixe, trouvant des
provisions abondantes toujours et
partout, ne supportant ni fatigue sans
gloire ni danger sans profit, toujours
libéralement récompensés de votre
valeur et à peine légèrement repris pour
vos fautes ; rien de tout cela ne peut
vous contenter. Ces reproches ne
s’adressent pas à vous tous (vous n’êtes
pas tous les mêmes) : ils ne tombent que
sur ceux dont la cupidité déshonore les
autres ; car la plupart d’entre vous
exécutent mes ordres avec la plus

659
louable docilité et se montrent fidèles
aux mœurs de nos ancêtres ; et c’est par
là que vous avez acquis tant de terres,
tant de richesses et tant de gloire. Mais
il y a dans vos rangs un petit nombre
d’hommes qui attirent sur nous tous la
honte et l’infamie. Je savais déjà ce
qu’ils sont ; car rien de ce qui vous
intéresse ne m’échappe ; mais je faisais
semblant de l’ignorer dans l’espoir
qu’ils se corrigeraient, s’ils croyaient
que je ne connaissais pas leurs torts, et
qu’ils craindraient, en commettant de
nouvelles fautes, d’être punis même de
celles qui leur avaient été pardonnées.
Mais puisque leur audace n’a point de
bornes, comme s’ils avaient le droit de
tout oser, parce qu’ils n’ont pas été
châtiés sur-le-champ ; puisqu’ils
cherchent à pousser à la révolte ceux
qui sont irréprochables, je suis forcé
d’appliquer un remède au final et de
sévir contre les coupables.

29

" Aucune association ne peut se


former ni se maintenir parmi les
hommes, si les méchants ne sont pas
contenus. Alors, comme il arrive dans

660
le corps, la partie malade corrompt tout
le reste, si elle n’est pas guérie. Il en est
de même dans les armées : les rebelles,
sentant qu’ils ont quelque force,
deviennent plus audacieux. Ils
communiquent leur mauvais esprit aux
bons et paralysent leur zèle, en faisant
croire qu’ils ne recueilleront aucun fruit
de leur fidélité au devoir. Et en effet, là
où l’audace l’emporte, la raison a
forcément le dessous ; là où l’injustice
est impunie, la vertu reste sans
récompense. Comment serez-vous
portés à bien faire, si les méchants ne
sont pas punis ? Comment croirez-vous
avoir obtenu les distinctions auxquelles
vous avez droit, s’ils ne subissent pas
une punition méritée ! Ignorez-vous que
si les hommes sont affranchis de la
crainte du châtiment et privés de
l’espérance des récompenses, il ne se
fait rien de bien et que le mal alors
surgit de toutes parts ? Si donc vous
êtes réellement attachés à la vertu,
détestez les rebelles comme des
ennemis. Ce n’est point la nature, ce
sont les mœurs et les actions qui
établissent une ligne de démarcation
entre l’ami et l’ennemi : sont-elles
bonnes, elles attirent l’affection même

661
de ceux qui nous sont étrangers ; sont-
elles mauvaises, elles aliènent même
nos parents.

30

" Plaidez vous-mêmes votre cause ;


car leurs fautes nous compromettent
tous, quoique nous n’ayons rien à nous
reprocher. Quiconque entend parler de
notre grand nombre et de notre avidité,
fait tomber sur nous tous les torts de
quelques-uns ; et c’est ainsi que, sans
prendre part à leurs excès, nous sommes
en butte aux mêmes accusations. Qui
pourrait ne pas s’indigner que des
hommes qui portent le nom de Romains
agissent comme des Celtes ? Qui
pourrait ne pas s’affliger, en voyant
l’Italie dévastée comme la Bretagne ?
N’est-ce pas une indignité que nous ne
fassions aucun mal aux Gaulois
subjugués par la guerre, et que nous
ravagions, comme le feraient des
Épirotes, des Carthaginois ou des
Cimbres, les contrées situées en deçà
des Alpes ? N’est-il pas honteux que
nous répétions avec orgueil que les
premiers d’entre les Romains nous
avons traversé le Rhin et navigué sur

662
l’océan, et que nous pillions notre pays
natal laissé intact par les ennemis ;
emportant ainsi le blâme au lieu des
éloges, la honte au lieu des honneurs,
les pertes au lieu du profit, les
châtiments au lieu des récompenses ?

31

" Et ne vous croyez pas supérieurs à


ceux de vos concitoyens qui sont dans
leurs foyers, parce que vous êtes sous
les drapeaux : les uns et les autres vous
êtes Romains. Comme vous, ils ont fait
la guerre et ils la feront. Ne croyez pas
avoir le droit de faire du mal aux autres,
parce que vous avez des armes ; car les
lois sont plus puissantes que vous, et
vous aussi, à coup sûr, vous mettrez bas
les armes un jour. Ne vous fiez pas non
plus à votre grand nombre ceux qui
souffrent de vos excès seraient plus
nombreux que vous, s’ils se
coalisaient ; et ils se coaliseront, si
vous ne changez pas de conduite. Si
vous avez vaincu les barbares, ce n’est
pas une raison pour mépriser des
hommes sur lesquels vous n’avez
l’avantage ni par la naissance, ni par les
lumières, ni par l’éducation, ni par vos

663
goûts. Ah ! plutôt, le devoir et votre
intérêt vous le commandent, n’employez
la violence contre personne, ne
maltraitez personne : ne demandez qu’à
la bonne volonté d’autrui ce qui vous
est nécessaire et n’ambitionnez d’autres
récompenses que celles qui vous sont
offertes spontanément.

32

" Outre ce que je viens de dire et ce


qu’on pourrait ajouter, si l’on voulait
s’étendre sur ce sujet, vous devez
considérer que nous sommes venus ici
pour secourir la patrie attaquée et pour
la venger contre ceux’qui lui font du
mal. Si elle n’était pas en danger, nous
ne serions pas entrés en Italie, les armes
à la main (car les lois le défendent) ;
nous n’aurions pas laissé inachevée
notre expédition contre les Celtes et
contre les Bretons, alors que nous
aurions pu la mener à bonne fin. N’est-
il pas absurde que nous, qui sommes
venus pour punir les méfaits des autres,
nous ne nous montrions pas moins
d’ardeur qu’eux pour nous emparer du
bien d’autrui ? N’est-il pas déplorable
que nous, qui sommes accourus pour

664
secourir la patrie, nous la forcions à
chercher d’autres défenseurs contre
nous ? Ma cause me paraît plus juste
que celle de Pompée, et je l’ai souvent
invité à la soumettre à des juges : sa
conscience a reculé devant une solution
pacifique ; mais mon bon droit me
conciliera, je l’espère, tout le peuple
romain et tous ses alliés. Mais si nous
imitons nos adversaires, je n’aurai plus
rien à alléguer en notre faveur, ni aucun
reproche à leur adresser. Or, nous
devons tenir le plus grand compte de la
justice : appuyée sur elle, la puissance
des armes peut tout espérer ; sans elles
au contraire, rien n’est solide, alors
même qu’on a tout d’abord obtenu
quelques succès.

33

" La nature a voulu qu’il en soit


ainsi : la plupart d’entre vous le savent,
et c’est pour cela que vous remplissez
tous vos devoirs, sans contrainte. C’est
pour cela aussi que je vous ai réunis :
j’ai voulu vous mettre à même
d’entendre ce que je dis et de voir ce
que je fais. Vous n’avez rien de commun
avec les rebelles, et je vous en félicite ;

665
mais vous voyez comment un petit
nombre d’hommes, peu contents de
n’avoir pas été punis, quoique souvent
coupables, osent nous menacer. Je ne
saurais approuver que l’homme revêtu
de l’autorité soit dominé par ceux qui
sont placés sous ses ordres, ni croire
qu’il soit possible de faire le bien si
ceux qui doivent obéir veulent
commander. Demandez-vous quel serait
l’état d’une maison où les jeunes gens
mépriseraient les vieillards ; l’état des
écoles, si les disciples ne respectaient
pas les maîtres ; comment des malades
pourraient recouvrer la santé, s’ils
n’obéissaient pas aux médecins ; quelle
sécurité pourraient avoir ceux qui
naviguent, si les matelots n’écoutaient
pas les pilotes. La nature a établi deux
lois nécessaires au salut des hommes :
les uns doivent commander, les autres
obéir. Sans ces lois, il n’est rien qui
puisse durer même un instant. Le devoir
de celui qui gouverne est donc de
trouver ce qu’il faut et de le prescrire ;
le devoir de celui qui obéit est de se
soumettre sans vaine excuse et
d’exécuter ce qui lui est ordonné. C’est
là surtout ce qui fait toujours mettre la
sagesse au-dessus de l’imprudence et

666
les lumières au-dessus de l’ignorance.

34

" Puisqu’il en est ainsi, jamais la


contrainte ne me fera rien accorder à
des soldats révoltés ; jamais la violence
ne me fera fléchir. A quoi bon être issu
d’Énée et d’Iule ? A quoi bon avoir
géré la préture et le consulat ? A quoi
bon avoir emmené loin de vos foyers
plusieurs d’entre vous et avoir enrôlé
plus tard les autres par de nouvelles
levées ? A quoi bon être investi déjà
depuis si longtemps de la puissance
proconsulaire, si je dois être esclave de
quelqu’un d’entre vous ; si je cède ici,
en Italie, non loin de Rome ; moi qui
vous ai conduits à la conquête de la
Gaule et à la victoire contre les
Bretons ? Quelle crainte, quelle
appréhension pourrait m’y réduire ?
Serait-ce la peur d’être tué par
quelqu’un d’entre vous ? Mais si vous
avez tous résolu ma perte, j’aime mieux
mourir que de détruire la majesté du
commandement et d’abjurer les
sentiments que demande la dignité dont
je suis revêtu. La mort d’un homme tué
injustement a des conséquences moins

667
dangereuses pour un État que l’habitude
contractée par les soldats de
commander à leurs chefs et de prendre
en main l’autorité des lois.

35

" Parmi les rebelles aucun ne m’a


menacé de la mort : à l’instant même
vous l’auriez tous égorgé, je le sais ;
mais ils refusent de continuer la guerre,
sous prétexte qu’ils sont épuisés de
fatigue, et ils mettent bas les armes,
sous prétexte qu’ils n’ont plus la force
de les porter. Si je ne les congédie pas
volontairement, ils déserteront leur
poste pour passer sous les drapeaux de
Pompée : quelques-uns du moins
laissent voir cette intention. Mais qui ne
voudrait pas être délivré de tels
hommes ? Qui ne souhaiterait pas à
Pompée des soldats mécontents de ce
qu’on leur donne, indociles aux ordres
qu’ils reçoivent, se disant vieux à la
force de l’âge, faibles quand ils sont
pleins de vigueur, se croyant faits pour
commander à leurs chefs et leur
imposer le joug ? Quant à moi,
j’aimerais mieux mille fois me
réconcilier avec Pompée, n’importe à

668
quelles conditions, et me soumettre à
tout, plutôt que de rien faire qui soit
indigne de mes principes et de la
grandeur d’âme de mes ancêtres.
Ignorez-vous que je n’aspire ni à la
domination ni à l’opulence, que je ne
poursuis pas un but à tout prix ; fallût-il
même recourir au mensonge, aux
caresses, à la flatterie pour l’atteindre ?
Abandonnez donc mes drapeaux, vous
que je ne sais comment appeler : ce ne
sera pourtant pas comme vous le voulez
et comme vous l’annoncez ; mais
comme il est utile pour la République et
pour moi. " Après ce discours, César
tira au sort le nom de ceux qui devaient
être punis de mort et il infligea cette
peine aux plus mutins ; car il avait tout
arrangé pour qu’ils fussent désignés par
le sort. Quant aux autres, il les congédia
sous prétexte qu’il n’avait pas besoin
d’eux ; mais ils témoignèrent du repentir
et servirent plus tard sous ses ordres.

César est nommé

669
dictateur par M.

Æmilius Lépidus :

ses actes : il renonce

à la dictature

36

Pendant qu’il était encore en marche,


M. Émilius Lépidus, celui qui fut
triumvir dans la suite (il était alors
préteur), conseilla au peuple d’élire
César dictateur et il le nomma aussitôt
lui-même, au mépris de la coutume clés
ancêtres. César entra en possession de
la dictature, dès son arrivée à Rome ;
mais il ne prit aucune mesure violente.

670
Bien loin de là, il permit à tous les
exilés de rentrer, excepté à Milon, et
nomma des magistrats pour l’année
suivante : ceux qui s’étaient éloignés
n’avaient pas été remplacés pendant
l’année courante, et comme il n’était
resté aucun édile à Rome, les tribuns du
peuple avaient été chargés des fonctions
de l’édilité. Il remplaça les pontifes qui
étaient morts, mais sans observer toutes
les règles établies. Enfin il donna le
droit de cité aux Gaulois de la
Cisalpine transpadane, parce qu’ils
avaient été sous son commandement.
Ensuite il renonça au titre de dictateur ;
mais il en conserva réellement toute
l’autorité : outre qu’il avait en main la
force des armes, les membres du sénat
qui n’avaient pas quitté Rome lui
conférèrent une sorte de pouvoir
légitime, en lui permettant de faire
impunément tout ce qu’il voudrait.

Mesures

671
concernant les dettes

37

Aussitôt qu’il en fut revêtu, il mena à


bon terme une grande réforme, devenue
nécessaire. Les créanciers, qui, à cause
des séditions et des guerres, avaient
besoin de sommes considérables,
usaient contre les débiteurs des mesures
les plus rigoureuses. Ceux-ci, par suite
des mêmes circonstances, étaient pour
la plupart hors d’état de payer, quand
même ils l’auraient voulu ; car ils ne
pouvaient ni vendre, ni emprunter
facilement. De là, de part et d’autre,
mille fraudes et expédients de mauvaise
foi, et il était à craindre que le mal ne
devînt incurable. Plusieurs tribuns du
peuple avaient déjà cherché, il est vrai,
à fixer les intérêts à un taux modéré ;
mais les dettes ne s’éteignaient point,
malgré cela. D’une part, les débiteurs
abandonnaient les biens hypothéqués,
et, de l’autre, les créanciers exigeaient
leur capital en argent. César améliora

672
alors la position des uns et des autres,
autant qu’il était possible : il ordonna
que les biens hypothéqués seraient
estimés à leur juste valeur et que des
arbitres prononceraient sur cette
estimation, si elle donnait lieu à
quelque contestation.

38

Comme on disait que plusieurs


citoyens, possesseurs de sommes
considérables, les cachaient, César
défendit d’avoir plus de quinze mille
drachmes en argent, ou en or. Il ne
voulut pas que cette défense fût
regardée comme une loi établie par lui,
mais comme une ancienne loi qu’il avait
renouvelée. Son but était d’amener les
débiteurs à payer quelques sommes et
les créanciers à prêter à ceux qui étaient
dans le besoin, ou de forcer les riches à
se faire connaître, et de ne laisser entre
les mains de personne de grandes
sommes, qui pourraient servir à exciter
des troubles pendant son absence. Le
peuple, exalté par cette loi, demanda
qu’une récompense fût assurée aux
esclaves qui dénonceraient leurs
maîtres à cette occasion ; mais César

673
n’inséra pas cette clause dans sa loi - il
jura même, sur sa tête, qu’il n’ajouterait
jamais foi aux délations d’un esclave
contre son maître.

César part pour

Brindes ; présages

favorables

39

Après avoir adopté ces mesures et


enlevé toutes les offrandes de divers
temples et celles du Capitole, César,
vers la fin de l’année, partit pour
Brindes, avant de prendre possession
du consulat pour lequel il était désigné.

674
Pendant qu’il faisait les préparatifs de
son expédition, un milan laissa tomber,
dans le Forum, une branche de laurier
sur un de ceux qui étaient placés auprès
de lui. Puis, au moment où il offrait un
sacrifice à la Fortune, le taureau
s’échappa, avant d’être frappé, sortit de
Rome et, parvenu auprès d’un marais, il
le traversa à la nage. Ces présages
accrurent sa confiance et il hâta son
départ, poussé par les devins qui
annonçaient qu’il trouverait la mort à
Rome, s’il y restait ; tandis que son
salut serait assuré et qu’il remporterait
la victoire, s’il franchissait la mer. A
peine fut-il parti que les enfants, à
Rome, se divisèrent d’eux-mêmes en
deux camps : les uns prirent le nom de
Pompéiens, les autres celui de
Césariens, et se livrèrent un simulacre
de combat sans armes. La victoire se
déclara pour les Césariens.

P. Corn. Dolabella

675
est chassé de la

Dalmatie

40

Pendant que ces événements se


passaient à Rome : et en Espagne, M.
Octavius et L. Scribonius Libon, avec
les vaisseaux de Pompée, chassèrent de
la Dalmatie, où il se trouvait alors, P.
Corn. Dolabella, qui soutenait la cause
de César, et renfermèrent ensuite dans
une petite île C. Antonius, qui avait
voulu venger sa défaite. Abandonné par
les habitants et pressé par la faim,
celui-ci tomba entre leurs mains avec
ses soldats, à l’exception d’un petit
nombre, qui avaient pris les devants :
ils s’étaient enfuis sur le continent.
D’autres, naviguant sur des radeaux,
furent pris et se donnèrent la mort.

676
Curion s’empare

de la Sicile : il passe

en Afrique, où il

trouve la mort

41

Curion s’empara de la Sicile sans


coup férir Caton, qui en était
gouverneur, n’ayant pas des forces
suffisantes pour lutter contre lui et ne
voulant pas exposer inutilement les
villes au danger, s’éloigna en toute hâte
et se rendit auprès de Pompée. Curion,
ayant passé en Afrique, y trouva la

677
mort. A son approche, L. César quitta la
ville d’Aspis, où il était par hasard, et
Pub. Attius Varus, qui commandait alors
dans cette contrée, fut vaincu par lui et
perdit beaucoup de soldats et de villes ;
mais Juba, fils d’Hiempsal et roi des
Numides, dévoué à la cause de Pompée
qu’il regardait comme celle du peuple
et du sénat, ennemi de Curion pour cette
raison et parce que celui-ci avait voulu,
à l’époque où il était tribun, le
dépouiller de son royaume et confisquer
ses possessions, lui fit une guerre
acharnée. Il n’attendit pas que Curion
eût pénétré dans la Numidie, au cœur de
ses États, et marcha contre lui, pendant
qu’il assiégeait Utique ; mais ce ne fut
pas avec toute son armée. Il aurait
craint que Curion, prévenu à temps, ne
regagnât la haute mer, et il désirait
moins le repousser que se venger. Il
n’envoya contre lui qu’un petit nombre
de soldats et fit courir le bruit qu’il se
dirigeait en personne d’un autre côté et
loin de là ; tandis qu’il suivait son
armée pas à pas. Juba ne fut point
trompé dans ses espérances.

42

678
Curion, à la première nouvelle que ce
roi venait à sa rencontre, s’était retiré
dans son camp placé prés de la mer ;
bien résolu, s’il était poussé vivement,
à s’embarquer et à évacuer
complètement l’Afrique ; mais, ayant
appris que les ennemis s’avançaient en
petit nombre et que Juba n’était pas
avec eux, il prit confiance, leva le
camp, à l’arrivée de la nuit, dans la
crainte qu’ils ne lui échappassent et
marcha comme à une victoire assurée. Il
tomba sur quelques soldats de Juba qui
avaient pris les devants et s’étaient
endormis en route, les massacra, et sa
confiance s’accrut encore. Puis, ayant
rencontré le reste de l’armée ennemie,
qui était sortie de son camp à la pointe
du jour, il engagea le combat sans délai,
quoique ses troupes fussent épuisées
par la marche et par les veilles. Les
barbares tinrent ferme, et la victoire
était encore incertaine, lorsque Juba
parut soudain. Sa présence inattendue et
le grand nombre de ses soldats
causèrent la défaite de Curion : il périt
là avec la plus grande partie de ses
troupes. Juba en poursuivit les débris
jusque dans leur camp et les força à se
renfermer dans leurs vaisseaux. A la

679
faveur du désordre, il s’empara de
sommes considérables et fit un grand
carnage des Romains. La plupart de
ceux qui avaient pris la fuite trouvèrent
aussi la mort ; ceux-ci en montant sur
les vaisseaux, parce qu’ils se heurtaient
les uns contre les autres et se
renversaient mutuellement ceux-là dans
les vaisseaux mêmes qui, trop chargés,
coulèrent à fond. Dans cette
catastrophe, plusieurs, craignant le
même sort, se réfugièrent auprès de
Varus dans l’espoir de conserver la
vie ; mais ils n’obtinrent point grâce.
Juba, sous prétexte que c’était lui qui
avait remporté la victoire, les fit mettre
à mort, sauf quelques-uns. Ainsi périt
Curion, l’un des plus fermes appuis de
César et qui lui avait donné les plus
belles espérances. Juba fut comblé
d’honneurs par Pompée et par les
sénateurs qui étaient en Macédoine : il
reçut même le titre de roi. Mais César
et les sénateurs qui étaient restés à
Rome le déclarèrent criminel et ennemi
public, tandis qu’ils donnèrent le nom
de roi à Bocchus et à Bogud, ennemis
de Pompée.

680
César et P.

Servilius sont

nommés consuls

43

L’année suivante, les Romains eurent,


contrairement aux lois, un nombre
double de magistrats et il se livra une
très grande bataille. A Rome, César et
P. Servilius furent nommés consuls : on
élut aussi des préteurs et d’autres
magistrats, en se conformant aux lois.
Rien de semblable ne se fit à
Thessalonique : cependant il y avait là,
suivant certains auteurs, deux cents
sénateurs avec les consuls, et l’on y
avait même consacré un lieu pour
prendre les auspices, afin que tout parût

681
se faire légalement. On eût dit que dans
cette ville se trouvaient ainsi le peuple
et Rome tout entière. Ce qui empêcha
d’y élire des magistrats, c’est que les
consuls n’avaient pas rendu de loi
curiate. On conserva ceux de l’année
précédente et l’on ne changea que leurs
noms. Les uns furent appelés
proconsuls, les autres propréteurs ou
proquesteurs ; car, quoiqu’ils eussent
pris les armes et quitté leur patrie, ils
respectaient tellement les coutumes de
leur pays qu’ils ne s’en écartaient en
rien, même quand il s’agissait d’adopter
des mesures impérieusement réclamées
par les circonstances. Du reste, dans les
deux partis, ces magistrats ne
gouvernaient que de nom : en réalité,
César et Pompée, qui, dans l’intérêt de
leur réputation avaient pris,
conformément aux lois, l’un le titre de
Consul, l’autre celui de proconsul,
faisaient, non ce que ce titre permettait,
mais tout ce qu’il leur plaisait de faire.

682
Pompée et son

parti à Thessalonique

- César s’embarque

pour l’Épire avec une

partie de son armée

44

Ainsi, l’empire était divisé en deux


camps : Pompée avait ses quartiers
d’hiver à Thessalonique ; mais il ne
surveillait pas assez les côtes, ne

683
supposant point que César fût déjà
revenu d’Espagne en Italie. Il ne croyait
pas d’ailleurs qu’alors même qu’il
serait de retour, il oserait traverser la
mer d’Ionie, pendant la mauvaise
saison. César, il est vrai, attendait le
printemps à Brindes ; mais, informé que
Pompée s’était éloigné et que l’Épire,
située sur la rive opposée, était gardée
avec négligence, il saisit l’occasion de
faire la guerre et profita du premier vent
favorable. Il s’embarqua donc, au cœur
de l’hiver, avec une partie de ses
troupes ; car ses vaisseaux ne
suffisaient pas pour les transporter
toutes à la fois, et, à l’insu de M.
Bibulus, qui était chargé de veiller sur
la mer, il alla débarquer au promontoire
appelé Acroceraunia : c’est un cap de
l’Épire à l’entrée du golfe Ionien.
Arrivé là, avant même qu’on sût qu’il
devait mettre à la voile, il renvoya ses
vaisseaux à Brindes, pour transporter le
reste de son armée. Bibulus leur fit
beaucoup de mal à leur retour, et en
captura plusieurs qu’il amarra aux
siens. L’événement prouva à César qu’i
avait navigué avec plus de bonheur que
de prudence.

684
César s’empare de

plusieurs villes de

l’Épire - Oracle de

Nymphæum

45

En attendant le reste de son armée,


César s’empara d’Oricum, d’Apollonie
et d’autres villes de l’Épire,
abandonnées par les garnisons de
Pompée. Apollonie, fondée par les
Corinthiens, est dans une position
admirable, soit par rapport à la terre,
soit par rapport à la mer et aux fleuves.

685
Ce qui m’a le plus étonné, c’est le feu
abondant qui jaillit auprès du fleuve
Aous. Il ne se répand pas sur les terres
voisines et ne brûle pas le sol qui le
nourrit. Il ne le rend pas même plus
sec : bien au contraire, tout auprès
croissent du gazon et des arbres. Ce feu
s’accroît par les grandes pluies et
s’élève à une certaine hauteur ; ce qui
lui a fait donner le nom de Nymphaeum.
Il sert d’oracle et voici de quelle
manière : on prend de l’encens en
prononçant n’importe quels voeux, et on
jette dans le feu l’encens qui les a reçu.
Lorsqu’ils doivent être exaucés, le feu
absorbe aussitôt l’encens : si l’encens
tombe hors du feu, le feu s’élance vers
lui, le saisit et le consume ; mais
lorsqu’ils ne doivent pas l’être,
l’encens ne s’approche pas du feu. On a
beau le jeter dans la flamme, il s’en
écarte et s’enfuit. Ces phénomènes se
passent de cette manière, dans l’un et
l’autre cas, quels que soient les
événements qu’on désire connaître,
excepté la mort et le mariage, sur
lesquels il n’est permis absolument à
personne de le consulter. Tel est
l’oracle de Nymphaeum.

686
Intrépidité de

César au milieu

d’une tempête

46

Antoine, qui était chargé d’amener


les soldats restés à Brindes, tardant à
arriver et toutes les nouvelles étant
interceptées de ce côté par l’hiver et
par Bibulus, César les soupçonna de
louvoyer et d’attendre les événements,
comme il arrive d’ordinaire dans les
guerres civiles. Il résolut donc de
s’embarquer seul pour l’Italie, monta
sur un esquif, sous un nom supposé,
disant que César lui avait donné une
mission, et força le pilote de lever

687
l’ancre, malgré un vent impétueux.
Quand ils se furent éloignés de la terre,
le vent souffla avec violence, et les
flots agités les remplirent d’effroi. Le
pilote n’osait avancer davantage : la
force même n’aurait pu l’y contraindre
et, malgré César, il voulait rétrograder.
César alors se fit connaître, comme s’il
eût dû apaiser ainsi la tempête, et
s’écria : " Prends courage, tu portes
César. " Il avait une si haute opinion de
lui et de si grandes espérances, conçues
témérairement ou d’après certaines
prédictions, qu’il ne doutait pas de son
salut, alors même que tout semblait lui
être contraire. Cependant il ne traversa
pas la mer et retourna en arrière, après
avoir longtemps lutté en vain.

47

Ensuite, il établit son camp auprès de


l’Apsus, en face de Pompée. Celui-ci,
dès qu’il fut instruit de l’arrivée de
César, se dirigea sans délai vers
Apollonie avec une partie de son
armée, dans l’espoir d’en avoir
facilement raison, avant qu’il eût reçu
les renforts d’Antoine. César marcha à
sa rencontre jusqu’à ce fleuve, persuadé

688
que ses forces seraient suffisantes pour
tenir tête aux ennemis qu’il avait alors
devant lui ; mais, ayant reconnu qu’elles
étaient très inférieures en nombre, il
s’arrêta là. Cependant, pour ne point
paraître céder à la peur ou donner le
signal de la guerre, il fit proposer un
accommodement à Pompée, voulant
gagner du temps par ce moyen. Celui-ci
pénétra ses intentions, résolut de
l’attaquer le plus tôt possible et tenta de
traverser le fleuve ; mais son armée fut
un trop lourd fardeau pour le pont, qui
se rompit. Quelques-uns de ses soldats,
qui avaient passé les premiers, se
trouvèrent isolés et furent massacrés.
Pompée, découragé par le mauvais
succès de cette première tentative, n’en
fit pas d’autre. Antoine étant arrivé sur
ces entrefaites, il fut saisi de crainte et
se dirigea vers Dyrrachium.

Antoine quitte

689
Brindes après la

mort de Bibulus

48

Tant que Bibulus vécut, Antoine


n’osa pas quitter le port de Brindes, tant
la mer était bien gardée ; mais lorsqu’il
eut succombé à de grandes fatigues et
que le commandement de la flotte fut
entre les mains de Libon, Antoine, à qui
ce nouveau chef n’inspirait aucune
crainte, mit à la voile, bien décidé à
s’ouvrir un passage dans la mer, même
par la force. Contraint de regagner la
terre, il repoussa Libon qui l’attaquait
avec vigueur, et, lorsque celui-ci essaya
ensuite d’aborder, Antoine ne lui permit
pas d’approcher de ces côtes. Libon,
privé de mouillage et d’eau, la petite île
située devant le port, la seule où il pût
toucher terre, n’avait ni eau ni rade,

690
s’éloigna, espérant trouver l’une et
l’autre sur un autre point. Ainsi, Antoine
put mettre de nouveau à la voile :
Libon, qui avait résolu de tomber sur lui
en pleine mer, ne lui fit aucun mal ; car
il s’éleva une violente tempête, qui
empêcha Libon de l’attaquer et causa un
dommage aux deux flottes.

49

Pompée, après que ses soldats eurent


échappé au danger, se dirigea, comme
je l’ai dit, vers Dyrrachium. César
s’attacha à ses pas, plein de confiance ;
parce que, grâce aux renforts qu’il avait
reçus, ses troupes étaient plus
nombreuses que celles de son rival.
Dyrrachium est situé sur une terre qui
appartenait autrefois aux Illyriens
Parthiniens et qui maintenant, comme
déjà à cette époque, appartient à la
Macédoine : sa position est excellente ;
que ce soit Epidamne fondée par les
Corcyréens, ou bien une autre. Les
écrivains qui ont adopté cette opinion
font remonter sa fondation et son nom à
un héros appelé Dyrrachus. Les autre
disent que le nom de Dyrrachium, qui
lui a été donné par les Romains, est tiré

691
des rochers qui en rendent l’accès
difficile ; parce qu’Épidamne, signifiant
dommage dans la langue latine, leur
parut être de mauvais augure pour
aborder sur ces plages.

Affaire de

Dyrrachium : César

a le dessous et se

dirige vers la

Thessalie

692
50

Pompée s’étant donc retiré à


Dyrrachium établit son camp hors de la
ville et l’entoura de fossés profonds et
de fortes palissades. César campa en
face et l’attaqua, dans l’espoir
d’emporter bientôt ses retranchements,
grâce au nombre de ses soldats ; mais il
fut repoussé et essaya de les entourer de
circonvallations. Pendant qu’il exécutait
ces travaux, Pompée, de son côté, fit
construire des palissades sur certains
points, bâtir des remparts et creuser des
fossés sur d’autres : il éleva des tours
sur les hauteurs et y plaça des troupes.
Ces travaux de défense formèrent un
cercle immense que l’ennemi ne
pourrait franchir, alors même qu’il
aurait l’avantage. Plusieurs
engagements eurent lieu pendant qu’on
les faisait, mais ils furent sans
importance : la victoire pencha tantôt
d’un côté, tantôt de l’autre, et les deux
armées comptèrent à peu près le même
nombre de morts. César, pendant la nuit,
approcha de Dyrrachium même, après
avoir cherché à corrompre les soldats
chargés de sa défense, et pénétra
jusqu’à la passe étroite qui se trouvait

693
entre les marais et la mer, espérant que
la ville lui serait livrée par trahison. Là,
pris en face par une partie considérable
des ennemis, en même temps que
beaucoup d’autres, portés sur des
barques, tombèrent inopinément sur ses
derrières, il perdit un grand nombre de
soldats : peu s’en fallut qu’il ne pérît
lui-même. Rassuré par ce succès,
Pompée épia le moment de tenter, à la
faveur des ténèbres, un coup de main
sur les fortifications de César, les
attaqua inopinément, en prit une partie
et tailla en pièces ceux qui avaient leurs
tentes près de là.

51

Ces événements et le manque de


vivres firent craindre à César que le
siège du camp, s’il se prolongeait, ne
l’exposât à être battu par Pompée, ou
abandonné par le reste de son armée : la
mer et les pays d’alentour lui étaient
hostiles, et par cela même son année
comptait plusieurs transfuges. Il
renversa les forts qu’il avait élevés,
détruisit les retranchements qu’il avait
établis, donna subitement le signal du
départ et se dirigea vers la Thessalie ;

694
car, pendant le siège de Dyrrachium, L.
Cassius Longinus et Cn. Domitius
Calvinus avaient été envoyés par César
en Macédoine et en Thessalie. Scipion
et le Thrace Sadalus firent essuyer au
premier une grande défaite, et Calvinus
fut chassé de la Macédoine par
Faustus ; mais, les Locres et les
Étoliens s’étant joints à lui, il envahit la
Thessalie. En butte, dans un combat, aux
embûches de Scipion, il lui en tendit à
son tour dans un autre et remporta sur
lui une double victoire, qui amena la
soumission de plusieurs villes. César se
dirigea incontinent vers cette contrée,
espérant qu’avec leur concours, il lui
serait plus facile de se procurer des
vivres et de soutenir la guerre ; mais
personne ne l’accueillit à cause de ses
revers. Forcé de laisser de côté les
autres villes, il se jeta sur Gomphi,
petite ville de la Thessalie, s’en
empara, y fit un grand carnage et la
livra au pillage, pour que cet exemple
répandît la terreur dans tout le pays.
Aussi Métropolis, autre petite ville de
la Thessalie, n’essaya pas même de lui
résister et se rendit sans combattre.
César ne lui fit aucun mal : le sort
contraire de ces deux villes rendit plus

695
facile la soumission de plusieurs autres,
et il redevint puissant.

52

Pompée ne poursuivit point César,


qui s’était éloigné soudain pendant la
nuit et avait traversé en toute hâte le
fleuve Genusus. Persuadé qu’il avait
mis fin à la guerre, il prit le titre
d’Imperator ; mais il ne se permit pas la
moindre jactance dans son langage et
n’entoura pas ses faisceaux de lauriers :
il lui répugnait de faire parade d’une
victoire remportée sur des concitoyens.
Le même sentiment le détermina à ne
point faire voile vers l’Italie et à n’y
envoyer personne, quoiqu’il lui fût
facile de l’occuper tout entière ; car ses
forces navales étaient considérables. II
avait cinq cents vaisseaux légers et il
pouvait aborder sur tous les points à la
fois. D’ailleurs les esprits n’étaient pas
mal disposés pour lui, et, alors même
qu’ils l’auraient été, il n’y avait pas des
forces suffisantes pour lui résister.
Enfin il désirait beaucoup ne pas être
soupçonné de faire la guerre en vue de
l’Italie et ne voulait causer aucune
crainte à ceux qui étaient à Rome. Il

696
n’entreprit donc rien contre ce pays et
n’adressa même aux magistrats de la
République aucune lettre sur ses
exploits. Puis, s’étant mis à la poursuite
de César, il arriva en Thessalie.

53

Campées vis-à-vis l’une de l’autre,


les deux armées présentaient une image
de la guerre ; mais les armes étaient au
repos, comme en pleine paix.
L’imminence d’un grand danger,
l’obscurité de l’avenir, l’incertitude du
succès, une certaine honte de mettre aux
prises des concitoyens et des parents,
tenaient les deux chefs en suspens.
Pendant ces hésitations, ils entrèrent en
négociation, et plusieurs conçurent en
vain l’espérance de voir ces tentatives
de réconciliation réussir. Et en effet,
César et Pompée aspirait l’un et l’autre
à l’empire : naturellement dévorés
d’ambition, en proie à une rivalité née
des circonstances (car certains hommes
ne peuvent se résigner à être au-dessous
de leurs égaux et de leurs proches), ils
ne voulaient se faire aucune concession,
parce que chacun espérait vaincre, et ils
ne pouvaient se persuader que, même

697
après avoir traité, ils ne chercheraient
pas l’un et l’autre à accroître
incessamment leur puissance et ne
susciteraient pas de nouveaux orages
pour la posséder sans partage.

Parallèle entre

Pompée et César

54

Ils différaient essentiellement l’un de


l’autre, en ce que Pompée ne voulait
pas être à la seconde place et que César
convoitait la première. Pompée était
jaloux d’obtenir des honneurs décernés
volontairement, d’exercer une autorité
librement acceptée et d’être aimé de
ceux qui lui obéissaient. César, au
contraire, ne s’inquiétait pas si on lui
obéissait à contre-cœur, si son autorité

698
était détestée, s’il s’était arrogé lui-
même les honneurs dont il était revêtu.
Du reste, ils étaient fatalement entraînés
tous les deux aux mêmes actes pour
arriver à leurs fins, et ils ne pouvaient y
parvenir sans faire la guerre à des
concitoyens, sans armer des barbares
contre leur patrie, sans extorquer des
sommes considérables, sans faire périr
illégalement un grand nombre de leurs
amis. Leurs passions étaient donc
différentes, mais ils devaient recourir
aux mêmes moyens pour les satisfaire.
Aussi ne se firent-ils aucune
concession, tout en s’enveloppant de
mille spécieux prétextes, et ils finirent
par en venir aux mains.

Bataille de

Pharsale

699
55

La bataille fut si terrible qu’aucune


autre ne peut lui être comparée. César et
Pompée étaient regardés comme les
généraux les plus habiles et les plus
illustres, non seulement parmi les
Romains, mais parmi tous les hommes
de leur temps. Rompus au métier des
armes dès l’enfance, leur vie s’était
passée au milieu des combats, et ils s’y
étaient couverts de gloire. Doués d’un
grand courage, soutenus par un rare
bonheur, ils étaient également dignes de
commander des armées et de remporter
des victoires. Sous les drapeaux de
César marchaient la partie la plus
nombreuse et la plus distinguée des
légions, la fleur de l’Italie, de
l’Espagne, de toute la Gaule, et les
hommes les plus belliqueux des îles
qu’il avait conquises. Dans les rangs de
Pompée se trouvaient beaucoup de
sénateurs, beaucoup de chevaliers et les
guerriers qu’il avait levés lui-même. Il
avait réuni, en outre, autour de lui des
forces considérables, fournies par les
provinces soumises à Rome, par les
peuples et par les rois ses alliés ; car, à
l’exception de Pharnace et d’Orode (il

700
avait tenté d’attirer ce dernier dans son
parti, quoiqu’il le comptât parmi ses
ennemis depuis qu’il avait fait périr les
deux Crassus), tous ceux qui lui furent
jadis attachés par quelque lien lui
donnèrent de l’argent : les uns lui
envoyèrent des secours, les autres les
lui amenèrent eux-mêmes. Le roi parthe
lui avait promis de le secourir si la
Syrie lui était restituée - mais, ne
l’ayant pas obtenue, il ne tint point
parole. Pompée l’emportait beaucoup
par le nombre de ses soldats ; mais la
bravoure rétablissait l’équilibre pour
l’armée de César. Ainsi, les avantages
se contrebalançaient de part et d’autre,
et les deux armées marchaient au
combat avec les mêmes chances de
victoire et de danger.

56

Ces circonstances, la cause même et


le sujet de la guerre rendirent cette
bataille à jamais mémorable. Rome et
son empire, déjà vaste et puissant,
allaient être le prix du vainqueur ; car il
était clair pour tous que Rome et
l’empire tomberaient sous son joug. La
pensée fixée sur ce but, les deux

701
généraux se rappelaient, en outre, les
victoires qu’ils avaient remportées,
Pompée sur Sertorius, sur Mithridate,
sur Tigrane, sur la mer et en Afrique ;
César dans la Gaule, en Espagne, sur le
Rhin et dans la Bretagne. Persuadés que
tout leur passé était en jeu, jaloux de
s’approprier chacun la gloire de son
rival, tout les poussait à un effort
suprême ; car ce ne sont pas seulement
les biens du vaincu qui deviennent le
partage du vainqueur, c’est surtout sa
gloire, et plus un adversaire est grand et
puissant, plus s’élève celui qui l’a
dompté.

57

Aussi, chacun des chefs adressa à ses


soldats de longues exhortations, qui se
ressemblaient au fond. Ils dirent tout ce
qui devait être dit, dans de semblables
circonstances, sur le danger du moment
et sur l’avenir qui les attendait. Nés
dans la même république, discourant sur
le même sujet, donnant chacun à sou
rival le nom de tyran et s’arrogeant
celui de vengeur de la liberté, ils ne
pouvaient tenir un langage différent.
D’un côté, disaient-ils, est la mort ; de

702
l’autre le salut : d’un côté la captivité ;
de l’autre la domination : d’un côté la
chance de tout avoir ; de l’autre la
chance de tout perdre : ici, tous les
maux à souffrir ; là, pouvoir de les faire
souffrir à ses adversaires. Après avoir
excité ainsi les citoyens et donné par de
tels discours aux sujets et aux alliés de
Rome l’espérance d’un meilleur avenir
et la crainte d’une condition encore plus
triste, ils mirent aux prises des hommes
de la même nation, qui avaient reposé
sous la même tente, mangé à la même
table, et qui étaient liés par des traités.
Mais comment gémir sur les autres,
lorsque les deux chefs, unis par les
mêmes liens que tous les combattants,
s’étaient, en outre, confié beaucoup de
secrets, avaient pris part aux mêmes
actes, contracté une alliance de famille
et entouré le même enfant de leur
affection, l’un comme père, l’autre
comme grand-père ; et pourtant ils
allaient en venir aux mains ! Ces liens
du sang, formés par la nature, ils les
dissolvaient alors, ils les brisaient, ils
les rompaient par une insatiable
ambition, et c’est ainsi que Rome se vit
contrainte de combattre contre elle-
même pour elle-même, et dut être

703
vaincue, même en remportant la
victoire.

58

C’est pour cette lutte terrible que les


deux armées se mirent en marche l’une
contre l’autre ; mais elles ne
l’engagèrent pas incontinent. Sorties de
la même patrie et des mêmes foyers,
portant les mêmes armes, rangées dans
le même ordre de bataille, elles
n’osaient ni l’une ni l’autre commencer
le combat et donner le signal du
carnage. Des deux côtés régnaient le
silence et un profond abattement. Aucun
soldat ne faisait un pas en avant, aucun
ne bougeait : tous, les yeux attachés à la
terre, restaient immobiles, comme des
corps inanimés. César et Pompée,
craignant qu’une plus longue inaction
n’émoussât les courages et n’amenât une
réconciliation, ordonnèrent aussitôt aux
trompettes de sonner la charge et aux
autres soldats de pousser le cri des
batailles. Leurs ordres furent exécutés ;
mais il s’en fallut beaucoup que les
meurs fussent raffermis. Les trompettes
faisaient entendre les mêmes sons, et les
cris de guerre, proférés dans la même

704
langue, proclamaient plus haut encore
que les combattants étaient du même
pays et de la même race. Des deux côtés
coulèrent des larmes et retentirent des
lamentations !

59

Enfin, les auxiliaires ayant commencé


le combat, les autres en vinrent aussi
aux mains, poussés par leur exemple à
une sorte de délire. Pour ceux qui se
battaient à distance, la lutte était moins
horrible ; parce qu’ils ne connaissaient
pas ceux qu’atteignaient leurs traits,
leurs lances, leurs javelots, leurs
frondes ; mais la position des
légionnaires et des cavaliers était
affreuse. Placés les uns auprès des
autres et pouvant même se parler, ils
reconnaissaient leurs adversaires, et ils
les blessaient ; ils les désignaient par
leurs noms, et ils leur donnaient la
mort ; ils rappelaient le souvenir de leur
commune patrie, et ils les
dépouillaient ! Voilà ce qu’avaient à
faire et à souffrir, partout où ils se
rencontraient, les Romains et les
Italiens qui étaient dans leurs rangs :
plusieurs donnèrent à leurs meurtriers

705
des commissions pour leurs familles.
Quant aux soldats des nations
conquises, ils combattaient avec ardeur
et sans ménagement, déployant pour
l’asservissement des Romains la
vigueur qu’ils avaient montrée jadis
pour leur propre liberté, et désirant les
avoir pour compagnons d’esclavage,
parce qu’ils étaient vis-à-vis d’eux dans
un état complet d’abaissement.

60

La bataille fut acharnée et offrit des


aspects très divers, soit par les
circonstances dont je viens de parler,
soit à cause dit nombre des combattants
et de la variété des préparatifs. La
plaine était inondée de légionnaires, de
cavaliers, d’archers, de frondeurs.
Disséminés sur tous les points, ils
luttaient tantôt contre des hommes
portant les mêmes armes, tantôt pêle-
mêle contre des adversaires ayant des
armes différentes. Les meilleurs
cavaliers et les meilleurs archers
étaient dans l’armée de Pompée. Aussi,
se déployant de loin autour de leurs
ennemis, ils fondaient inopinément sur
eux et se retiraient après les avoir mis

706
en désordre ; puis ils les attaquaient de
nouveau coup sur coup, tantôt sur un
point, tantôt sur un autre. Pour éviter ces
surprises, les soldats de César
développaient leurs lignes, la face
toujours tournée du côté de l’ennemi, le
serrant de près, se jetant avec élan sur
les hommes et sur les chevaux ; car ils
avaient mêlé de l’infanterie légère à la
cavalerie dans cette intention. Ces
luttes, comme je l’ai dit, n’avaient pas
lieu sur un seul point, mais sur plusieurs
points à la fois. Ainsi, les uns
combattant à distance, les autres corps à
corps ; ceux-ci portant des coups, ceux-
là en recevant ; les uns fuyant, les,
autres les poursuivant ; c’étaient
simultanément plusieurs combats
d’infanterie et plusieurs combats de
cavalerie, qui offraient mille accidents
imprévus. Celui qui avait mis un
adversaire en fuite fuyait à son tour ;
celui qui avait échappé à un agresseur
devenait agresseur lui-même, celui qui
avait fait une blessure était blessé, celui
qui avait été renversé donnait la mort à
un adversaire qui était encore debout.
Plusieurs mouraient sans blessure ;
plusieurs, déjà à demi morts, portaient
des coups mortels. D’un côté c’étaient

707
la joie et des chants de victoire, de
l’autre la douleur et des lamentations.
Partout retentissaient des cris et des
gémissements : de là un trouble qui se
propageait de rang en rang. Les cris
poussés par les étrangers dans une
langue inconnue étaient inintelligibles et
produisaient une terreur profonde ; mais
le mal paraissait plus grand à ceux qui
se comprenaient : outre leurs propres
souffrances, ils voyaient celles de leurs
voisins et ils en recueillaient
l’expression.

61

La victoire flotta longtemps


incertaine, et il y eut également des
deux côtés un grand nombre de tués et
de blessés. Enfin Pompée, dont l’armée
était composée en grande partie
d’Asiatiques peu faits au métier de la
guerre, fut vaincu. Divers présages lui
avaient annoncé sa défaite avant le
combat : la foudre était tombée dans son
camp ; une flamme, qui avait brillé dans
les airs au-dessus des retranchements
de César, vint fondre sur les siens ; des
abeilles s’étaient fixées sur ses
étendards ; beaucoup de victimes, déjà

708
conduites à l’autel, s’étaient échappées.
Plusieurs prodiges, annonçant cette
bataille, éclatèrent jusque parmi les
étrangers. Ainsi, le jour même où elle
fut livrée, on entendit dans beaucoup
d’endroits le bruit d’armées qui s’entre-
choquaient et le cliquetis de leurs
armes ; à Pergame, les sons des
tambours et des cymbales, partis du
temple de Bacchus, se répandirent clans
toute la ville ; à Tralles, un palmier
naquit dans le temple de la Victoire, et
la statue de la déesse se tourna d’elle-
même en face de celle de César qu’elle
regardait de côté auparavant. En Syrie,
deux jeunes gens, qui avaient annoncé
l’issue de ce combat, ne reparurent
jamais ; à Padoue, qui fait maintenant
partie de l’Italie et qui alors appartenait
encore à la Gaule, des oiseaux n’en
donnèrent pas seulement des indices ;
mais ils la rendirent, pour ainsi dire,
visible ; car un certain C. Cornélius lut
exactement dans leur vol tout ce qui
s’était passé et l’exposa à ceux qui se
trouvaient avec lui. Tels sont les
prodiges qui éclatèrent le jour même de
la bataille : ils ne furent pas accueillis
avec confiance sur-le-champ, et cela
devait être ; mais lorsque l’événement

709
fut connu, ils excitèrent un vif
étonnement.

Magnanimité et

clémence de César

62

Parmi les Pompéiens qui ne périrent


point sur le champ de bataille, les uns
s’enfuirent où ils purent, les autres
passèrent du côté du vainqueur. César
pardonna aux simples soldats et leur
ouvrit les rangs de son armée, sans
garder aucun ressentiment. Quant aux
sénateurs et aux chevaliers, il fit mettre
à mort ceux auxquels il avait déjà
pardonné lorsqu’ils étaient ses
prisonniers. Il n’excepta que ceux pour
lesquels ses amis implorèrent sa
clémence, car il avait permis à chacun

710
d’eux de demander grâce pour un
Pompéien. Il renvoya sains et saufs tous
les autres qui avaient pris, alors pour la
première fois, les armes contre lui : " Je
n’ai, disait-il, aucun reproche à faire à
des hommes qui s’étaient déclarés pour
Pompée, leur ami, et qui ne me devaient
rien. " Il agit de même envers les
princes et les peuples qui avaient
soutenu Pompée et leur pardonna, parce
qu’il n’en connaissait aucun, ou qu’un
très petit nombre ; tandis que Pompée
les avait comblés de bienfaits. Il en
disait même beaucoup plus de bien que
de ceux qui, redevables de quelque
service envers Pompée, l’avaient
abandonné au moment du danger. Il
espérait que les premiers pourraient lui
être dévoués un jour : les autres, qui
avaient trahi leur ami, lui paraissaient,
malgré le dévouement qu’ils affichaient
pour sa personne, ne pas devoir se
montrer plus scrupuleux à son égard.

63

Témoin Sadalus le Thrace et le


Galate Déjotarus : il leur laissa la vie,
quoiqu’ils eussent pris part ait combat.
Il usa de la même clémence envers

711
Tarcondimotus, qui tenait sous sa
puissance une partie de la Cilicie et qui
avait fourni des secours considérables à
la flotte de Pompée. A quoi bon
énumérer tous ceux que César épargna
et dont il n’exigea que de l’argent,
quoiqu’ils eussent envoyé des secours à
Pompée ? Il ne leur infligea aucun
châtiment et ne leur enleva rien, malgré
les faveurs que Pompée leur avait
prodiguées anciennement et tout
récemment encore. Il donna, il est vrai,
à Ariobarzane, roi de Cappadoce, une
partie de l’Arménie qui était devenue la
possession de Déjotarus ; mais en
agissant ainsi, loin de nuire à Déjotarus,
il lui fit dit bien ; car il ne démembra
pas ses États, et, ayant repris l’Arménie
entière dont Pharnace s’était emparé, il
la partagea entre Ariobarzane et
Déjotarus. Telle fut la générosité de
César à leur égard. Pharnace fit valoir
qu’il n’avait pas secouru Pompée et crut
obtenir ainsi son pardon ; niais César,
loin de se montrer clément à son égard,
lui reprocha d’avoir été méchant et
impie envers son bienfaiteur. Dans la
suite, il témoigna la même douceur et la
même magnanimité à ceux qui avaient
porté les armes contre lui : bien plus,

712
ayant trouvé dans les coffres de Pompée
des lettres secrètes, qui contenaient
l’expression du dévouement de
quelques hommes pour son rival et de
leur haine pour lui, il ne les lut pas et ne
les fit pas transcrire ; il les brûla même
sur-le-champ, afin qu’elles ne le
missent pas dans la nécessité, d’exercer
des actes de rigueur. Cette grandeur
d’âme suffit pour appeler la haine sur
ceux qui tramèrent sa perte. Ce n’est
pas sans raison que je tiens ce langage :
il est surtout dirigé contre M. Brutus
Caepion, devenu plus tard son assassin,
mais qui fut alors son prisonnier et lui
dut la vie.

Fin du Livre XLI

713
Comment Pompée,

défait en Thessalie,

s’enfuit en Égypte et

périt

Tel fut donc cette bataille. Et Pompée


désespéra aussitôt de tous ses projets,
et il ne tint plus aucun compte de sa
propre valeur, ni de la multitude des

714
troupes qui lui restaient, ni du fait que
la fortune change souvent après un laps
de temps ; alors qu’auparavant il était
toujours d’un caractère fort jovial et
d’un optimisme à toute épreuve. La
raison en était qu’en ces occasions il se
trouvait habituellement sur un pied
d’égalité avec son ennemi et que par
conséquent il ne considérait pas la
victoire comme allant de soi ; il
supputait les deux issues possibles des
événements quand il était encore calme
et qu’il n’était pas encore rempli
d’inquiétude ; il se préparait au pire.
Ainsi il n’était pas forcé de céder aux
désastres et pouvait facilement
reprendre le combat ; mais cette fois,
comme il avait voulu prouver qu’il
vraiment supérieur à César, il n’avait
pris aucune précaution. Par exemple, il
n’avait pas placé son camp dans un lieu
approprié, et n’avait prévu aucune
retraite pour lui-même en cas de
défaite. Et alors qu’il aurait pu retarder
l’action et ainsi l’emporter sans combat,
— puisque son armée continuait à
augmenter chaque jour et qu’il avait des
provisions en abondance, se trouvant
dans un pays presque entièrement ami et
étant également maître des mers, —

715
néanmoins, que ce soit de sa propre
décision, parce qu’il comptait vaincre
quoi qu’il arrive, ou parce que sa main
fut forcée par ses associés, il avait
engagé le combat. C’est pourquoi, dès
qu’il fut vaincu, il fut fort terrifié et
n’eut aucun plan opportun ni aucun
espoir assuré pour faire face de
nouveau au danger. C’est ce qui arrive
quand le malheur frappe inopinément un
homme contrairement à toutes ses
prévisions : son esprit est mortifié et sa
raison est frappée de panique, de sorte
qu’il devient le plus mauvais juge de ce
qu’il doit faire. Les raisonnements n’ont
aucune place avec la crainte ; s’ils
occupent la première place, ils poussent
hardiment l’autre dehors, mais s’ils ont
la seconde place, ils ont le dessous.

Et Pompée qui n’avait prévu aucune


des possibilités, se retrouva nu et sans
défense, alors que, s’il avait pris ses
précautions, il aurait pu, peut-être, tout
regagner tranquillement sans problèmes.
Un grand nombre de ses soldats avait
survécu et il pouvait compter sur
d’autres forces qui n’étaient pas de peu

716
d’importance. Surtout, il possédait de
grandes sommes d’argent et était maître
de toute la mer, et les villes de ce pays
et celles de l’Asie lui étaient dévouées
même dans son malheur. Maintenant
comme il avait perdu ce en quoi il avait
le plus confiance, à cause de la crainte
qui le saisissait à ce moment-là, il ne fit
aucune utilisation des ressources qu’il
possédait, mais il quitta le camp
aussitôt et se sauva avec quelques
compagnons à Larissa. Il n’entra pas
dans la ville, malgré la demande des
habitants, parce qu’il craignait en
recevoir des blâmes ; mais il leur
demanda de rejoindre le vainqueur et il
prit lui-même des provisions, descendit
vers la mer, et s’éloigna sur un navire
marchand vers Lesbos, pour rejoindre
son épouse Cornélia et son fils Sextus.
Après les avoir pris à bord, il n’entra
pas non plus dans Mytilène, mais il
partit pour l’Égypte, espérant obtenir
des secours de Ptolémée, roi de ce
pays. C’était le fils de ce Ptolémée qui
avait reçu plus tôt la royauté de ses
mains, par l’intermédiaire de Gabinius,
et en échange de ce service Ptolémée
avait envoyé une flotte pour aider
Pompée. J’ai entendu dire, en effet, que

717
Pompée pensa même fuir chez les
Parthes, mais je ne peux pas le
confirmer. Cette race était si détestée
des Romains depuis que Crassus avait
fait son expédition contre eux, et surtout
de Pompée, parce qu’il était lié à
Crassus, qu’ils avaient même
emprisonné leur ambassadeur qui était
venu demander de l’aide, bien que ce
fut un sénateur. de plus Pompée n’aurait
jamais supporté dans son malheur de
supplier son ennemi le plus acharné
pour avoir ce qu’il n’avait pas obtenu
dans son bonheur.

Il se dirigea alors vers l’Égypte, pour


les raisons mentionnées plus haut, et,
après avoir navigué le long du rivage
jusqu’à la Cilicie, il alla de là à
Pelusium, où Ptolémée avait son camp,
car il faisait la guerre à sa sœur
Cléopâtre. Mettant les bateaux à
l’ancre, il envoya quelques hommes
pour rappeler au prince la faveur qu’il
avait faite à son père et pour lui
demander l’autorisation de débarquer
sous certaines garanties ; il n’essaya
pas de débarquer avant d’obtenir la

718
garantie de sa sécurité. Ptolémée ne lui
fit aucune réponse, parce que c’était
toujours un enfant, mais quelques
Égyptiens ainsi que Lucius Septimius,
un romain qui par le passé avait servi
sous Pompée et qui, devenu l’associé
de Gabinius, avait été laissé par celui-
ci avec quelques troupes pour garder
Ptolémée, vinrent sous le couvert de
l’amitié ; mais ils conspiraient avec
impiété contre lui et par leur acte ils
apportèrent la malédiction sur eux-
mêmes et sur toute l’Égypte. Non
seulement ils périrent eux-mêmes peu
de temps après, mais les Égyptiens,
pour leur part, furent livrés d’abord
pour être des esclaves de Cléopâtre,
qu’ils détestaient particulièrement, et
plus tard ils furent inscrits comme sujets
de Rome.

Alors, Septimius et Achillas, le


commandant en chef, et ceux qui étaient
avec eux déclarèrent qu’ils recevraient
avec plaisir Pompée : ils faisaient cela
pour pouvoir plus facilement le tromper
et le capturer. Ainsi ils renvoyèrent ses
messagers, après que certains leur aient

719
souhaité bonne chance, et ensuite les
conspirateurs eux-mêmes s’
embarquèrent sur des petits bateaux et
se dirigèrent vers lui. Après de
nombreuses salutations amicales, ils le
prièrent de venir sur leurs bateaux,
déclarant qu’en raison de sa taille et de
l’eau peu profonde un bateau ne pouvait
pas venir jusqu’à la terre et que
Ptolémée était très désireux de le voir
promptement. C’est pourquoi, alors que
tout ses amis le suppliaient de ne pas le
faire, il changea de bateau, faisant
confiance dans ses hôtes et disant
simplement : "celui qui se rend chez un
tyran est son esclave, même si ses pas
sont libres." Quand il arriva près de la
terre, craignant que s’il rencontrait
Ptolémée il puisse être sauvé, ou par le
roi lui-même ou par le Romains qui
étaient avec lui ou par les Égyptiens,
qui le considéraient avec respect, ils le
tuèrent avant qu’il n’entre dans le port.
Il ne poussa pas un cri et on n’entendit
de sa part aucune plainte, mais dès qu’il
se rendit compte de la conspiration et
qu’il vit qu’il ne pouvait ni les retenir
ni s’échapper, il se voila le visage.

720
Telle fut la fin de Pompée le Grand :
elle est un bel exemple une fois de plus
la faiblesse et la fortune étrange de la
race humaine. Il ne manquait pas du tout
de prévoyance, et au contraire il fut
toujours absolument ferme contre toute
force capable de lui faire le mal, et
pourtant il fut trompé ; il av ait remporté
de nombreuses de victoires inattendues
en Afrique, et beaucoup, aussi, en Asie
et Europe, toutes par voie de terre et de
mer, depuis son enfance, et pourtant
maintenant en sa cinquante-huitième
année il était vaincu sans raison
apparente. Il avait soumis la mer
romaine entière, et c’est sur celle-ci
qu’il périt ; il av ait, par le passé, été,
comme on le dit, "maître de mille
bateaux," et il périt dans un bateau
minuscule près de l’Égypte et en un sens
par la faute de Ptolémée, dont il avait
par le passé ramené le père d’exil dans
cette terre et dans son royaume. Ce
Ptolémée que des soldats romains
gardaient toujours à ce moment, — des
soldats laissés derrière lui par Gabinius
comme une faveur de Pompée et à cause
de la haine ressentie par les Égyptiens
pour le père du jeune homme, — cet
homme même sembla l’avoir mis à la

721
mort par les mains des Égyptiens et des
Romains. Ainsi Pompée, qui auparavant
avait été considéré comme le plus
puissant des Romains, au point d’en
avoir été surnommé Agamemnon, était
maintenant envoyé à la boucherie
comme le dernier des Égyptiens eux-
mêmes, non seulement près du Mont
Casius mais l’anniversaire du jour où il
avait par le passé célébré un triomphe
sur Mithridate et les pirates. A cet égard
les deux parties de sa carrière sont tout
à fait contradictoires : jadis il avait
remporté les plus brillants succès, alors
que maintenant il souffrait le destin le
plus pénible ; de plus, suivant un oracle,
il se méfiait de tous les citoyens
appelés Cassius, mais au lieu d’être
l’objet d’un complot d’un homme
appelé Cassius, il mourut et fut enterré
près de la montagne qui porte ce nom.
De ses compagnons de voyage, certains
furent capturés immédiatement, alors
que d’autres s’échappèrent, parmi eux
son épouse et son fils. Son épouse plus
tard obtint le pardon et revint sans
risque à Rome, alors que Sextus s’en
allait en Afrique chez son frère Gnaeus ;
ce sont les noms par lesquels ils se
distinguaient, puisque tous les deux

722
portaient le nom de Pompée.

Comment César,

poursuivant Pompée,

arrive en Égypte

Après la bataille, César s’occupa


d’abord des affaires urgentes et assigna
la Grèce et le reste de cette région à
d’autres pour les rallier et les réduire,
puis il se lança à la poursuite de
Pompée. Il se dépêcha jusqu’en Asie,
suivant les informations qu’il avait
reçues, et il attendit un moment, car
personne ne savait quelle route Pompée

723
avait prise. Tout se passa pour le
mieux : tout en croisant l’Hellespont
dans une sorte de bac, il rencontra la
flotte de Pompée commandée par
Lucius Cassius. Et sans coup férir, il les
terrifia et les fit changer de camp. Sur
quoi, ne rencontrant pas davantage de
résistance, il décida de prendre
possession du reste de cette région et de
régler ses affaires, prélevant une
contribution d’argent, comme je l’ai dit,
mais autrement ne lésant personne et
faisant partout des heureux, autant que
cela lui était possible. De toute façon il
élimina les percepteurs d’impôt, qui
avaient maltraité le peuple le plus
durement, et il convertit le montant total
des taxes en un paiement commun de
l’impôt.

C’est alors qu’ il apprit que Pompée


se rendait en l’Égypte, et craignant que
celui-ci, en occupant le premier ce
pays, ne puisse encore devenir puissant,
il s’y dirigea à toute vitesse. Ne ne le
trouvant plus vivant, avec quelques
compagnons il se rendit avant les autres
à Alexandrie elle-même avant que

724
Ptolémée ne rentre de Pelusium. Et
voyant que le peuple de la ville étaient
en ébullition à cause de la mort de
Pompée, il ne descendit pas
immédiatement à terre, mais resta en
mer et attendit jusqu’à ce qu’il ait vu la
tête et la bague de l’homme assassiné,
que lui avait envoyés Ptolémée. Alors,
plein de confiance, il mit pied à terre ;
la multitude, cependant, montra de
l’irritation à la vue de ses licteurs et il
fut heureux de se réfugier dans le palais.
Certains de ses soldats avaient pris
leurs armes, et le reste en conséquence
reprit la mer jusqu’à ce que tous les
bateaux aient atteint le port.

César, à la vue de la tête de Pompée,


pleura et déplora amèrement sa mort,
l’appelant compatriote et beau-fils, et
énumérant toutes les bontés qu’ils
s’étaient rendues. Quant aux meurtriers,
loin d’admettre qu’il leur doive une
quelconque récompense, il les accabla
de reproches ; et il commanda que la
tête soit ornée, correctement préparée,
et enterrée. Pour avoir fait cela il faut le
féliciter, mais pour son hypocrisie il

725
frôla le ridicule. Depuis le
commencement il avait vraiment voulu
prendre le pouvoir ; il avait toujours
détesté Pompée comme un antagoniste
et un rival ; et sans compter toutes les
autres mesures qu’il avait prises contre
lui il avait entrepris cette guerre dans
l’unique but de ruiner son rival et
d’obtenir le pouvoir suprême ; il n’avait
eu comme unique but en se précipitant
en Égypte que de le renverser
complètement s’il était toujours vivant ;
et pourtant il fit semblant de pleurer sa
perte et d’être accablé par son meurtre.

Il pensait que, maintenant que


Pompée ne lui faisait plus ombrage, il
ne lui restait plus aucun ennemi. Il passa
un moment en Égypte, prélevant de
l’argent et s’occupant des conflits entre
Ptolémée et Cléopâtre. Mais, en
attendant, d’autres guerres se
préparaient contre lui. L’Égypte entrait
en révolte, et Pharnace, dès qu’il apprit
que Pompée et César étaient en
désaccord, commença à réclamer son
domaine héréditaire : il espérait que les
deux généraux gaspilleraient beaucoup

726
de temps dans leur querelle et que les
forces romaines opposées les unes aux
autres s’épuiseraient entre elles ; et il
allait toujours plus loin dans son idée,
d’une part parce qu’il l’avait déjà fait
une fois dans le passé et ensuite parce
qu’il avait appris que César était loin ;
il s’empara de nombreuses régions. En
même temps Caton, Scipion et les autres
qui étaient du même avis qu’eux
engagèrent en Afrique une lutte qui
devint immédiatement une guerre civile
et une guerre étrangère.

10

Telle était la situation : Caton avait


été laissé à Dyrrachium par Pompée
pour jeter un œil sur toutes les forces
d’Italie qui essayeraient de traverser, et
pour réprimer les Parthes, au cas où ils
fomenteraient des troubles. Dans un
premier temps il continua la guerre
contre ces derniers, mais, après la
défaite de Pompée, il abandonna
l’Épire, et se rendit à Corcyre avec ses
sympathisants ; là il accueillit les
hommes qui s’étaient échappés de la
bataille et tous ceux qui partageaient les
mêmes sympathies. Cicéron et quelques

727
autres sénateurs rentrèrent à Rome
immédiatement, mais la majorité, y
compris Labienus et Afranius, qui
n’avaient aucune espérance en César,
— celui-ci parce qu’il l’avait
abandonné, et l’autre parce qu’après
avoir été pardonné, avait repris la
guerre contre lui, — rejoignit Caton, et
l’ayant mis à leur tête, ils continuèrent
la guerre.

11

Peu après Octavius les rejoignit


également. Il avait navigué à travers la
mer ionienne, avait arrêté Gaius
Antonius et il avait conquis plusieurs
endroits, mais ne pouvait prendre
Saloné, bien qu’il l’ait assiégée un très
long moment. Les habitants, avec l’aide
de Gabinius, le repoussèrent
vigoureusement et finalement firent une
sortie avec les femmes et réalisèrent un
exploit remarquable. Les femmes
dénouant leurs cheveux et habillées de
vêtements noirs, puis prenant des
torches et rendant leur aspect aussi
terrifiant que possible, assaillirent le
camp des assiégeants à minuit. Elles
provoquèrent la panique dans les avant-

728
postes, qui pensaient que c’étaient des
fantômes, et alors aussitôt de tous les
côtés elles mirent le feu à la palissade,
et les hommes, qui les suivaient, en
tuèrent beaucoup dans la confusion et
ainsi que beaucoup qui étaient encore
endormis et ils prirent vite possession
du camp, et s’emparèrent sans coup
férir du port où se trouvait Octavius. Ils
n’en restèrent pas là. Octavius leur
échappa quand même, rassembla de
nouveau des forces, et après avoir
remporté la victoire, il les assiégea.
Alors, comme Gabinius était mort de
maladie, il s’empara de toute la mer
avoisinante, et faisant des incursions sur
terre il ravagea beaucoup de régions.
Ceci dura jusqu’à la bataille de
Pharsales ; après celle-ci ses soldats,
dès qu’une armée se présenta devant
eux venant de Brundisium, changèrent
de camp sans en venir aux mains. Alors,
sans alliés, Octavius se retira à
Corcyre.

12

Et Gnaeus Pompée navigua avec la


flotte égyptienne et dépassa l’endroit
appelé Epirus : il s’empara presque d’

729
Oricum. Le commandant de la place,
Marcus Acilius, avait bloqué l’entrée
du port avec des bateaux chargés de
pierres et à l’embouchure il avait
dressé des tours de chaque côté, sur la
terre et sur le port d’embarquement.
Mais Pompée fit enlever par des
plongeurs les pierres qui étaient dans
les navires, et quand le dernier fut
dégagé, il les fit traîner à l’écart, libéra
le passage, et puis, après avoir fait
débarquer à terre ses troupes
lourdement armées sur chaque moitié du
brise-lames, il attaqua. Il brûla tous les
bateaux et la majeure partie de la ville,
et il aurait capturé le reste, s’il n’avait
été blessé et fait craindre aux Égyptiens
qu’il pourrait mourir. Quand sa blessure
fut soignée, il abandonna le siège
d’Oricum, partit piller divers lieux et fit
vainement une tentative sur Brundisium
elle-même, ainsi que sur d’autres villes.
Il fut ainsi occupé pendant un moment ;
mais quand son père fut défait et que les
Égyptiens, à l’annonce de la nouvelle,
rentrèrent chez eux, il rejoignit Caton.

13

Son exemple fut suivi par Gaius

730
Cassius, qui avait fait beaucoup
d’escarmouches en Italie et en Sicile et
avait surmonté un certain nombre
d’adversaires dans beaucoup de
batailles sur terre et sur mer. Beaucoup,
en effet, se réfugièrent chez Caton,
puisqu’ils voyaient qu’il les surpassait
en droiture ; et les utilisant comme
aides et conseillers dans tous les
domaines, il navigua vers le
Péloponnèse dans l’intention de
l’occuper, parce que il n’avait pas
encore entendu dire que Pompée était
mort. Il s’empara de Patras et il reçut là
l’adhésion entre d’autres de Petreius et
du beau-fils de Pompée, Faustus. Plus
tard Quintus Fufius Calenus marcha
contre eux ; sur quoi ils mirent la voile,
et arrivant à Cyrène, y apprirent la mort
de Pompée. Leur unanimité vola en
éclat : Caton, par haine de la
domination de César, et d’autres par
désespoir de recevoir son pardon,
naviguèrent vers l’Afrique avec
l’armée, Scipion s’ajouta à leur
nombre, et ils furent très actif contre
César ; mais la majorité se dispersa,
certains d’entre eux se retirèrent et
s’échappèrent là où ils pouvaient, alors
que le reste, et parmi eux Gaius

731
Cassius, rejoignit immédiatement César
et reçut son pardon.

14

Calenus avait été envoyé par César


en Grèce avant la bataille, et il
s’empara entre autres du Pirée, en
raison de son manque de fortifications.
Il ne put prendre Athènes, malgré les
nombreux dommages qu’il causa à son
territoire, jusqu’à la défaite de Pompée.
Les habitants alors vinrent à lui
volontairement, et César, n’ayant aucun
ressentiment, les laissa aller sains et
saufs, faisant remarquer simplement que
malgré leurs nombreuses offenses ils
étaient sauvés par leurs morts. Cette
remarque signifiait que c’était à cause
de leur ancêtre et de leur gloire et de
leur excellence qu’il les avait épargnés.
C’est pourquoi Athènes et la majeure
partie du reste de la Grèce firent
immédiatement un accord avec lui ;
mais les Mégariens malgré cela
résistèrent et furent vaincus beaucoup
plus tard, en partie par la force et en
partie par trahison. C’est pourquoi
conséquent de nombreux habitants furent
massacrés et les survivants vendus.

732
Calenus fit cela pour qu’on pense qu’il
les punissait selon leurs mérites ; mais
comme il craignait que la ville périsse
tout à fait, il fit vendre les captifs
d’abord à leurs parents, et ensuite pour
une somme très modique, pour qu’ils
puissent regagner leur liberté. Après
cela il marcha sur Patras et l’occupa
sans combats, car il avait effrayé Caton
et ses compagnons.

15

Pendant que se déroulaient ces


diverses opérations, il y eut un
soulèvement en Espagne, bien que le
pays fût en paix. Les Espagnols alors
étaient soumis à beaucoup d’abus de la
part de Quintus Longinus : d’abord
quelques uns se réunirent pour le tuer ;
il fut blessé mais s’échappa, et ensuite
il continua à les offenser encore plus.
Alors un certain nombre d’habitants de
Cordoue et un certain nombre de soldats
qui avaient autrefois appartenu au parti
de Pompée se soulevèrent contre lui,
avec à leur tête Marcus Marcellus
Aeserninus, le questeur. Ce dernier,
cependant, n’accepta pas cette charge
sans arrière pensée : voyant

733
l’incertitude des événements et
cherchant à s’en sortir d’une manière ou
d’une autre, il joua double jeu, prenant
une attitude neutre dans tous ce qu’il
disait, de sorte que si César ou Pompée
l’emportaient, il semblerait avoir
combattu pour le vainqueur dans les
deux cas. Il favorisa Pompée d’un côté,
en recevant ceux qui lui avaient fait
allégeance et quand il s’opposait à
Longinus, qui se déclarait du parti de
César ; d’autre part, il rendait service à
César en prenant le commandement des
soldats quand, comme il le disait,
Longinus commença à se rebeller, et en
gardant ces hommes pour lui et en ne
permettant pas à leur commandant de
devenir hostile. Et quand les soldats
inscrivirent le nom de Pompée sur leurs
boucliers, il le fit effacer, pour pouvoir,
à propos de ce fait, mettant en avant,
devant l’un les exploits remportés par
les armes, et devant l’autre leur
évidente propriété, et en prenant sur lui
les exploits du vainqueur et en reportant
les revers sur la nécessité ou sur
d’autres personnes, être toujours du bon
côté.

16

734
C’est pourquoi, bien qu’il ait eu
l’occasion de battre tout à fait Longinus
grâce à des forces supérieures, il
refusa, mais contrôlant la situation afin
de créer des apparences et de suivre
son plan, il donna la responsabilité de
ses actes incertains à d’autres. Ainsi
dans ses revers et dans ses succès il
pouvait prétendre qu’il agissait
également dans l’intérêt de la même
personne : dans un cas il insisterait sur
le fait qu’il avait ou n’avait pas fait la
chose elle-même, et dans l’autre sur le
fait que d’autres avaient ou n’avaient
pas été responsables. Il continua à agir
de cette façon jusqu’à la victoire de
César, mais malgré cela il encourut sa
colère et fut banni, plus tard il fut
pourtant réhabilité et honoré. Quant à
Longinus, dénoncé par les Espagnols
envoyés en ambassade, il fut privé de sa
charge, et alors qu’il rentrait chez lui, il
périt près des bouches de l’Iberus.

Comment les

735
nouvelles au sujet de

César et de Pompée

sont annoncées à

Rome, et quels

décrets sont votés en

l’honneur de César

17

Voilà ce qui se passait à l’étranger. À

736
Rome, aussi longtemps que l’issue du
combat entre César et Pompée resta
incertaine et sans solution, le tout
peuple en apparence favorisa César,
parce que ses troupes qui se trouvaient
au milieu d’eux et à cause de son
collègue Servilius. Toutes les fois
qu’une victoire lui était rapportée, il se
réjouissait, et dans le cas inverse, il
était affligé, chaque fois une partie
sincèrement et l’autre par simulation ; il
y avait beaucoup d’espions et de
rapporteurs rôdant aux environs,
observant tout ce qui se disait et tout ce
qui se faisait à ces moment-là. Mais en
privé les paroles et les actions de ceux
qui détestaient César et qui soutenaient
le parti de Pompée étaient à l’opposé
de leurs expressions publiques. C’est
pourquoi, comme les deux partis
recevaient différents rapports suivant
leur propre avantage, ils suscitèrent
parfois la crainte et parfois l’audace, et
comme beaucoup de rumeurs diverses
se répandaient souvent le même jour et
à la même heure, leur position était
vraiment pénible ; ils étaient heureux et
affligés, audacieux et craintifs, et tout
cela en un bref laps de temps.

737
18

A l’annonce de la bataille de
Pharsale, pendant longtemps il y eut
beaucoup d’incrédulité. César n’envoya
aucune dépêche au gouvernement,
hésitant paraître se réjouir
publiquement d’une telle victoire : c’est
la raison pour laquelle également il ne
célébra aucun triomphe ; et en outre
l’événement était tellement improbable
en raison de la disproportion des deux
forces en présence et des espoirs
nourris. Mais quand enfin cela s’avéra,
on enleva les portraits de Pompée et de
Sylla qui se trouvaient dans les rostres,
mais rien de plus. Beaucoup, en effet,
ne souhaitaient même pas le faire, et
beaucoup aussi, craignant que Pompée
ne puisse se refaire, considéraient en
avoir fait assez pour César et
considéraient que cela serait suffisant
pour apaiser Pompée. Même quand on
sut qu’il était mort, ils ne le crurent pas
pendant longtemps, jusqu’à ce qu’ils
virent son anneau qui avait été envoyé ;
on fit tailler dessus trois triomphes,
comme pour Sylla.

19

738
Mais quand il n’y eut plus de doute
sur sa mort, alors on félicita
ouvertement le vainqueur et on
vilipenda le vaincu, et on proposa que
dans le monde entier tout ce qui pouvait
être trouvé soit donné à César. Et il y
eut non seulement sur ce point une
grande rivalité parmi presque tous
hommes importants, qui étaient désireux
de se surpasser l’un l’autre dans
l’adulation pour celui-ci, mais aussi
pour voter de telles mesures. Par leurs
cris et par leurs gestes, tous, comme si
César étaient présent et les regardait,
montraient une très grande ardeur et
pensaient qu’en échange de cela ils
obtiendraient immédiatement - comme
s’ils faisaient cela pour lui plaire et non
par nécessité - les uns une charge, les
autres un sacerdoce, et d’autres encore
de l’argent. Je laisse ce côté ces
honneurs qui avaient été votés pour
d’autres auparavant - des images, des
couronnes, des sièges, et des choses de
ce genre - ou qui, nouvelles et
proposées alors pour la première fois,
ne furent pas confirmées par César, par
crainte de paraître lassant, en les
énumérant toutes. Je suivrai ce même
plan dans la suite de mon récit, en m’y

739
tenant strictement, puisque les honneurs
décernés se sont continuellement
développés plus nombreux et plus
absurdes. C’est seulement quand cela
aura une importance spéciale et
extraordinaire et que cela sera
confirmé, que je le rapporterai.

20

Ils lui accordèrent ensuite la


permission de faire tout ce qu’il voulait
contre ceux qui avait favorisé la cause
de Pompée, non qu’il n’ait pas pris ce
droit de lui-même, mais pour qu’il
puisse paraître agir sous le couvert
d’une autorité légale. Ils le nommèrent
maître de la guerre et de la paix pour
toute l’humanité - en utilisant comme
prétexte les conspirateurs en Afrique -
sans qu’il ne doive faire de
communication à ce sujet au peuple ou
au sénat. Ceci, naturellement,
comprenait aussi le pouvoir qu’il
possédait avant, puisqu’il avait de si
grandes forces ; en tout cas les guerres
qu’il avait faites, il les avait entreprises
de sa propre autorité presque chaque
fois. Mais, puisqu’ils souhaitaient
paraître toujours des citoyens libres et

740
indépendants, ils lui votèrent ces droits
et tout le reste qu’il pouvait posséder
même contre leur volonté. Ainsi il reçut
le privilège d’être consul pendant cinq
années consécutives et d’être nommé
dictateur, non durant six mois, mais
pour une année entière, et on lui donna
la puissance tribunitienne pratiquement
à vie. On lui accorda le droit de
s’asseoir avec les tribuns sur les mêmes
bancs et d’être compté avec eux pour le
reste - privilège qui n’avait jamais été
donné à quelqu’un. Toutes les élections
sauf celles de la plèbe passèrent alors
dans ses mains, et pour cette raison
elles furent retardées jusqu’après son
retour et se tinrent vers la fin de
l’année. En ce qui concerne les
gouverneurs dans les territoires soumis,
les citoyens prétendirent distribuer eux-
mêmes ceux qui étaient alloués aux
consuls, mais votèrent que César
pourrait donner les autres aux préteurs
sans tirage au sort ; ils étaient retournés
de nouveau aux consuls et aux préteurs
contrairement à leur décret. Et ils
accordèrent aussi un autre privilège, qui
était usuel, on ne peut le nier, mais dans
la corruption des temps pouvait
engendrer la haine et le ressentiment :

741
ils décrétèrent que César devait obtenir
un triomphe pour la guerre contre Juba
et contre les Romains qui avaient
combattu avec celui-ci, comme s’il
avait été le vainqueur, bien que, en fait,
il ne savait même pas alors que ce
serait une si grande guerre.

Comment les

habitants de Rome se

disputent pendant

l’absence de César

21

742
Voilà les mesures qui furent votées et
ratifiées. César commença sa dictature
immédiatement, bien qu’il fût hors de
l’Italie, et il choisit Antoine, bien qu’il
n’ait pas encore été préteur, comme son
maître de cavalerie ; et les consuls
proposèrent aussi le nom de ce dernier,
bien que les augures s’y soient opposés
très fort, déclarant que personne ne
pouvait être maître de cavalerie pendant
plus de six mois. Mais à ce moment ils
se couvrirent de ridicule, parce que,
d’une part ils avaient décidé que le
dictateur lui-même devait être choisi
pendant un an, contrairement à toute
jurisprudence, d’autre part ils
discutaillaient au sujet du maître de
cavalerie.

22

Marcus Caelius périt alors pour


avoir oser rejeter les lois établies par
César concernant les dettes : il pensait
que leur auteur avait été défait et avait
péri, et c’est pourquoi il souleva Rome
et la Campanie. Il avait été parmi les
premiers à soutenir César, et c’est pour
cette raison qu’il avait été nommé
préteur ; mais il s’irrita de ne pas avoir

743
été nommé préteur urbain, et que son
collègue Trébonius lui avait été préféré
pour cette charge, non par le sort,
comme c’était la coutume, mais par le
choix de César. C’est pourquoi il
s’opposa sur tout à son collègue et
l’empêcha d’exécuter toutes les
fonctions qui lui incombaient. Non
seulement il ne donna pas son accord à
ses jugements prononcés selon les lois
de César, mais il notifia aussi qu’il
viendrait en aide à ceux qui avaient des
dettes contre leurs créanciers, et qu’à
tous ceux qui louaient une maison, il les
libérait du paiement du loyer. Ce
faisant, il attira une foule considérable
et s’en servit contre Trébonius ; il
l’aurait massacré, si celui-ci n’était pas
parvenu à changer de robe et à
s’échapper dans la foule. Après cet
échec, Caelius publia en privé une loi
par laquelle il accordait à tout le monde
l’utilisation de maisons exemptes du
loyer et il annula toutes les dettes.

23

C’est pourquoi Servilius fit venir des


soldats qui par hasard partaient pour la
Gaule, et après avoir rassemblé le sénat

744
sous leur protection il proposa une
mesure en regard de la situation. Mais
rien ne fut décidé, car les tribuns l’en
empêchèrent. Cependant la teneur de la
réunion fut enregistrée et Servilius
demanda aux officiers du tribunal
d’enlever les tablettes incriminées.
Caelius chassa ces hommes et impliqua
le consul lui-même dans l’agitation. Ils
se rassemblèrent à nouveau, toujours
protégés par les soldats, et confièrent à
Servilius la garde de la ville, une
procédure dont j’ai souvent parlé
auparavant. Après cela il empêcha
Caelius d’agir comme préteur, mais
donna les fonctions de sa charge à un
autre préteur. Il le fit exlure du sénat, le
chassa des rostres alors qu’il haranguait
et il mit en pièce son siège.

24

Caelius fut fort irrité contre lui pour


tout ce qu’il lui avait fait, mais puisque
Servilius avait un corps de troupes en
ville qui l’accompagnait, il eut peur de
recevoir un châtiment ; aussi il décida
d’aller en Campanie rejoindre Milon,
qui commençait une mutinerie. Milon, le
seul exilé qui n’avait pas été rappelé

745
par César, étaient revenu en Italie, où il
rassembla un grand nombre d’hommes :
certains pour obtenir un gagne-pain et
d’autres craignant d’être punis, et il
commença à ravager le pays,
envahissant Capoue et d’autres villes.
Caelius décida de le rejoindre, pour,
qu’avec son aide, il puisse faire à César
tout le mal possible. Mais il était
surveillé, et ne pouvait sortir
ouvertement de la ville ; et il n’essaya
pas de s’échapper secrètement parce
que, entre autres raisons, il comptait
accomplir beaucoup plus en usant de sa
robe et de son titre de préteur.
Finalement, il alla trouver le consul et
lui demanda la permission de partir,
sous prétexte de rejoindre César. Le
consul, bien que soupçonnant son
intention, lui permit quand même de
partir, en particulier parce qu’il insistait
beaucoup, citant le nom de César et
faisant semblant de vouloir aller se
justifier ; mais il envoya un tribun avec
lui, pour que, s’il essayait de se
rebeller, il puisse être empêché.

25

Quand ils arrivèrent en Campanie et

746
qu’il constatèrent que Milon avait été
défait près de Capoue et s’était réfugié
sur le mont Tifata, et quand Caelius
renonça à aller plus loin, le tribun
alarmé souhaita le faire revenir à Rome.
En apprenant la chose, Servilius, devant
le sénat, déclara la guerre à Milon et
donna l’ordre à Caelius de rester dans
les faubourgs, pour qu’il ne puisse
occasionner aucun trouble, mais il ne le
mit pas sous haute surveillance, car
l’homme était préteur. Aussi Caelius
s’évada et partit rejoindre Milon, et il
aurait certainement créé des troubles
s’il l’avait trouvé vivant ; mais à ce
moment, Milon quitta la Campanie et
périt en Apulie. Caelius alla donc dans
le Bruttium, espérant former une ligue
du moins dans cette régions, et c’est là
qu’il périt avant d’avoir pu accomplir
quelque chose d’important ; les
partisans de César se rassemblèrent et
le tuèrent.

26

Ainsi moururent ces deux hommes,


mais cela n’apporta pas la paix à Rome.
Au contraire, il se passa beaucoup
d’événements redoutables, comme, en

747
effet, les présages l’avaient indiqué.
Entre autres choses, vers la fin de
l’année, des abeilles s’installèrent sur
le Capitole près de la statue de Hercule.
Par hasard les sacrifices à Isis
continuaient alors, et les devins dirent
que toute l’enceinte de cette déesse et
de Sérapis devait être rasée une fois de
plus. Au cours de leur démolition un
reliquaire de Bellone fut
malencontreusement détruit et à
l’intérieur on y trouva les fioles
remplies de chair humaine. L’année
suivante un tremblement de terre violent
se produisit, on vit un hibou, la foudre
s’abattit sur le Capitole et sur le temple
qu’on appelle Temple de la Fortune
Publique, et dans les jardins de César,
où un cheval de prix fut frappé par
celle-ci et le Temple de la Fortune
s’ouvrit de lui-même. En plus de cela,
du sang provenant d’une boulangerie
coula dans un autre temple de la Fortune
- cette Fortune dont la statue, parce
qu’un d’homme doit nécessairement
observer et considérer tout qui se
trouve devant et derrière lui et qu’il ne
doit pas oublier d’où il vient, ils
l’avaient installée et appelée d’une
manière difficile à décrire pour des

748
Grecs. En outre quelques enfants
naquirent tenant leur main gauches à
leur tête, de sorte que, alors que les
autres signes n’annonçaient rien de bon,
de celui-là particulièrement les devins
prédisaient un soulèvement des
inférieurs contre leurs supérieurs et
c’est ce que le peuple attendait.

27

Ces présages, provenant ainsi des


cieux, les troublèrent ; et leur crainte fut
augmentée par l’aspect même de la
ville, qui était devenue étrange et peu
familière au début de l’année et qui
continua ainsi pendant un long moment.
Il n’y avait pour l’instant aucun consul
ou préteur, et tandis qu’Antoine, ne
portant pas encore l’habit, qui était la
toge pourpre, ses licteurs, (il n’avait
que les 6 habituels), et sa convocation
du sénat, fournissaient un certain
semblant de république, alors que
l’épée qui le ceignait, et la multitude
des soldats qui l’accompagnaient, et ses
actes mêmes indiquaient surtout la
présence d’une monarchie. Il se commit
alors de nombreux vols, outrages, et
meurtres. Et ce n’était pas seulement la

749
situation présente qui affligeait le plus
les Romains, mais ils suspectaient
César de prévoir bien davantage et de
plus grands actes de violence. Quand le
maître de cavalerie n’abandonnait
jamais son épée même aux fêtes, qui
n’aurait pas soupçonné le dictateur lui-
même ? D’ailleurs la plupart de ces
fêtes furent données aux frais de César,
bien que les tribuns en aient aussi
organisé quelques unes. Même si l’ on
pensait à la bonté de César, qui l’avait
mené à épargner beaucoup d’ennemis
même ceux qui s’étaient opposés à lui
dans la bataille, néanmoins, voyant que
les hommes qui avaient gagné une
charge ne respectaient pas les principes
qui les avaient guidé en luttant pour lui,
ils s’attendaient à ce que lui aussi
agisse autrement.

28

Ils étaient donc affligés et discutaient


de la situation longuement entre eux, du
moins avec ceux dont ils étaient sûrs,
parce on ne pouvait pas tout raconter à
n’importe qui en toute impunité.
Certains qui semblaient être de très
bons amis et d’autres qui étaient des

750
parents vous calomniaient, déformant
les faits et racontant des mensonges
flagrants sur d’autres points. Et la cause
principale la grande détresse de
beaucoup, c’était de ne pouvoir
déplorer ou partager leurs opinions
avec d’autres, et ne pas pourvoir faire
partager leurs émotions. Alors qu’il est
vrai que des rapports avec ceux qui sont
affligés des mêmes choses, allège un
peu leur fardeau, et l’homme qui
pouvait sans risque parler et entendre
en retour quelque chose de ce que les
citoyens subissaient se sentait beaucoup
mieux ; pourtant la méfiance qui ne
faisait pas partie de leurs habitudes,
leur fit rentrer leur vexation dans leurs
propres cœurs et les enflamma d’autant
plus, car ils ne pouvaient ni l’exprimer
ni obtenir un soulagement. En effet, en
plus de devoir garder enfermées leurs
douleurs dans leur propre poitrine, ils
furent obligées de féliciter et d’admirer
leur traitement, comme de célébrer des
fêtes, exécuter des sacrifices, et
sembler être les plus heureux des gens.

29

Telle était la condition des Romains

751
dans la ville à ce moment-là. Et, comme
ce n’était pas suffisant d’être maltraités
par Antoine, un certain Lucius
Trebellius et Publius Cornelius
Dolabella, tribuns de la plèbe, entrèrent
en conflit. Ce dernier soutint la cause
des débiteurs, classe dont il faisait
partie, et il passa donc des patriciens à
la plèbe, afin d’accéder au tribunat.
Trebellius se réclamait de la noblesse,
mais il publia des édits et eut recours
aux meurtres de la même façon que
l’autre. La conséquence en fut une
grande agitation et on vit partout
beaucoup d’armes, bien que les
sénateurs aient recommandé qu’aucun
changement ne se fasse avant l’arrivée
de César, et qu’Antoine ait ordonné
qu’aucun particulier dans la ville ne
porte des armes. Mais comme les
tribuns ne prêtaient aucune attention à
ces ordres et prenaient toutes sortes de
mesures les uns contre les autres et
contre ceux dont je viens de parler (les
sénateurs et Antoine), un troisième parti
se constitua composé d’Antoine et du
sénat. Pour faire croire que c’était le
sénat qui lui avait accordé ses armes et
l’autorité qui résultait de leur
possession, autorité qu’il avait déjà

752
usurpée, il obtint le privilège de garder
des soldats dans les murs et d’aider les
autres tribuns à garder la ville. Alors
Antoine fit tout ce qu’il lui plaisait sous
le couvert de la loi, alors que Dolabella
et Trebellius étaient coupables de
violence ; mais leur effronterie et leurs
ressources les amenèrent à s’opposer
l’un contre l’autre et contre lui, comme
s’ils avaient aussi reçu un
commandement du sénat.

30

A ce moment Antoine apprit que les


légions que César, après la bataille,
avait envoyées devant lui en l’Italie,
avec l’intention de les suivre plus tard,
s’étaient engagées dans des démarches
incertaines ; et craignant qu’elles ne se
révoltent, il remit le commandement de
la ville à Lucius César, le nommant
préfet de la ville, charge qui n’avait
jamais auparavant été conférée par un
maître de cavalerie, et alors lui-même
rejoignit les soldats. Les tribuns qui
étaient en désaccord entre eux
méprisèrent Lucius en raison de son âge
avancé et lui infligèrent de nombreuses
vexations, jusqu’à ce qu’ils apprirent

753
que César, ayant arrangé les affaires
d’Égypte, revenait à Rome. Ils
continuaient à se disputer, pensant qu’il
ne reviendrait jamais et que
naturellement il y périrait de la main
des Égyptiens, comme on le racontait.
Quand, cependant, son retour fut
rapporté, ils modérèrent leur conduite
pendant un certain temps ; mais dès
qu’il partit contre Pharnace la première
fois, ils reprirent leurs disputes de plus
belle.

31

C’est pourquoi Antoine, voyant qu’il


ne pouvait les retenir et que son
opposition à Dolabella ne plaisait pas
au peuple, dans un premier temps se
joignit à ces tribuns et porta diverses
accusations contre Trebellius, dont
l’une eut comme résultat qu’il fut privé
de soldats pour son propre usage. Plus
tard, quand il s’aperçut que lui-même
n’était absolument pas aimé de la foule,
qui était uniquement attachée à
Dolabella, il en fut vexé et changea de
côté : la cause principale était que, tout
en ne partageant pas avec le chef de la
plèbe la faveur du peuple, il recevait

754
néanmoins la plus grande part des
blâmes des sénateurs. Ainsi en parole il
adoptait une attitude de neutralité
envers les deux partis, mais en fait,
secrètement, il préférait la cause de
Trebellius, et coopérait avec lui de
différentes façons, en particulier en lui
permettant d’obtenir des soldats. Dès
lors il devint un simple spectateur et le
chef d’orchestre de leur conflits ;
pendant qu’ils combattaient, il prit
successivement tous les points
stratégiques de la ville, et commença
sur une carrière de meurtres et
d’incendies criminels, à tel point qu’à
une occasion les objets saints furent
portés par les vierges hors du temple de
Vesta.

32

Et les sénateurs une fois de plus


votèrent que le maître de cavalerie
devait garder la ville plus strictement,
et pratiquement toute la ville fut remplie
de soldats. Pourtant cela n’y changea
rien. Dolabella, désespérant obtenir le
pardon de César, désira accomplir une
action d’éclat avant de périr, espérant
par là se faire un renom éternel ; ainsi il

755
y a réellement des hommes qui
s’entichent d’actes les plus bas pour la
renommée ! C’est pourquoi il provoqua
une pagaille générale, en promettant
qu’un jour fixé il décréterait ses lois sur
les dettes et les locations. A cette
annonce la foule érigea des barricades
autour du forum, installant des tours en
bois à quelques points, et se mit en
disposition de faire face à n’importe
quelle force qui essayerait de s’opposer
à elle. Alors, Antoine partant du
Capitole à l’aube avec une forte troupe
de soldats, détruisit les tablettes
contenant les lois de Dolabella et
ensuite fit précipiter certains des
émeutiers des hauteurs mêmes du
Capitole.

33

Mais même cela n’arrêta pas leur


dispute. Au contraire, plus le nombre de
ceux qui périssait était grand, plus
grande était l’émeute des survivants,
pensant que César était absorbé par
guerre longue et difficile. Et cela
continua jusqu’à ce que César apparut
soudainement devant eux ; alors à
contre-cœur ils cessèrent. Ils

756
s’attendaient à souffrir tout les malheurs
imaginables, et on parlait à travers toute
la ville de les juger d’une façon ou
d’une autre ; mais César même dans les
circonstances présentes suivit sa façon
de faire habituelle. Acceptant leur
attitude du moment comme satisfaisante
et ne se préoccupant pas de leur
conduite passée, il les épargna tous, et
même honora certains d’entre eux, y
compris Dolabella. Il jugea qu’il ne
devait pas oublier la reconnaissance
qu’il devait à celui-ci ; en d’autres
termes, au lieu de donner cette faveur
parce qu’il avait subi une injustice, il
pardonnait en considération de
l’avantage qu’il avait reçu, et en plus
des autres honneurs, il ne fallut pas
longtemps pour le faire désigner consul,
bien qu’il n’ait pas même été préteur.

Comment César

757
combat et soumet les

Égyptiens et

comment il en fait

cadeau à Cléopâtre

34

Tels furent les événements qui se


produisirent à Rome pendant l’absence
de César. Maintenant les raisons pour
lesquelles il resta ainsi longtemps là et
qu’il ne revint pas juste après que la
mort de Pompée : les voici. Les
Égyptiens étaient mécontents des
prélèvements d’argent et indignés parce
que même leurs temples ne furent pas

758
épargnés. Ce sont les gens les plus
religieux de la terre à bien des égards et
ils se font même la guerre les uns contre
les autres aussi à cause de leur
croyance, puisqu’ils ne sont pas tous
d’accord dans leur culte, et sont
diamétralement opposés entre eux sur
quelques sujets. En conséquence, irrités
de tout cela, de plus, craignant d’être
rendus à Cléopâtre, qui avait une grande
influence sur César, ils entrèrent en
rébellion. Cléopâtre, semble-t-il, s’était
d’abord plainte à César de son frère par
personnes interposées ; mais dès
qu’elle découvrit qu’il était érotomane
(il baisait beaucoup de femmes, et aussi
d’autres que le hasard lui faisait
rencontrer) elle lui envoya un mot dans
laquelle elle disait qu’elle était trahie
par ses amis et demandait qu’elle
puisse plaider sa cause en personne.
C’était une femme d’une beauté
surprenante, et à ce moment-là, comme
elle était dans la perfection de sa
jeunesse, elle était vraiment adorable ;
elle possédait aussi la voix la plus
charmante et une façon de se rendre
agréable à tout le monde. Elle était
agréable à voir et à écouter, avec la
force de subjuguer chacun, même un

759
homme repu d’amour qui n’était plus de
première jeunesse, c’est pourquoi elle
pensa qu’elle était dans son rôle en
rencontrant César, et elle comptait sur
sa beauté pour faire valoir ses
réclamations au trône. Elle demanda
donc d’être admise devant lui, et, ayant
obtenu la permission, elle se para et se
pomponna afin lui d’apparaître sous
l’apparence la plus majestueuse et en
même temps inspirant la pitié. Quand
elle fut fin prête elle entra dans la ville
(elle vivait à l’extérieur), et le nuit sans
que Ptolémée le sache elle entra dans le
palais.

35

César, en la voyant et en l’entendant


dire quelques mots fut captivé sur-le-
champ tellement fort qu’immédiatement,
avant aube, il envoya chercher Ptolémée
et essaya de les réconcilier : alors qu’il
pensait être son juge, il se faisait son
avocat. Pour cette raison, et parce que
la vue de sa sœur dans le palais était si
inattendue, le jeune homme fut rempli
de colère et se précipita au milieu des
gens en criant qu’il était trahi, et
finalement il arracha son diadème et le

760
jeta au loin. Dans le grand tumulte qui
s’en suivit, les troupes de César se
saisirent de la personne du prince et la
populace égyptienne continua à
protester. Ils assaillirent le palais par
terre et par mer en même temps et ils
l’auraient pris à coup sûr, puisque les
Romains n’avaient pas à ce moment de
forces suffisantes, vu l’amitié apparente
des indigènes ; mais César inquiet sortit
vers eux, et s’installant dans un endroit
sûr, il leur promit de faire tout ce qu’ils
voulaient. Ensuite il se présenta à leur
assemblée, et présentant Ptolémée et
Cléopâtre, il lut les volontés de leur
père : celui-ci leur ordonnait de vivre
ensemble selon la coutume des
Égyptiens et de gouverner ensemble et
cela sous la protection des Romains.
Après avoir fait cela et avoir ajouté
qu’il lui appartenait en tant que
dictateur, tenant toute la puissance du
peuple, de surveiller les jeunes gens et
d’accomplir les souhaits de leur père, il
leur accorda le royaume à tous les deux
et donna Chypre à Arsinoé et à
Ptolémée le jeune, (leur sœur et leur
frère). Si grande était sa crainte,
semble-t-il, que non seulement il ne
garda rien du domaine égyptien, mais au

761
contraire il leur donna certains de ses
propres domaines en plus.

36

A la suite de cela, ils se calmèrent un


moment, mais peu après ils s’excitèrent
même au point de faire la guerre.
Pothinus, un eunuque qui était chargé de
la gestion des fonds de Ptolémée et qui
était un des principaux meneurs dans
l’agitation des Égyptiens, prit peur de
devoir à un moment ou à un autre payer
pour sa conduite, et par conséquent il
envoya secrètement un messager à
Achillas, qui se tenait toujours près de
Pelusium, et en l’effrayant et en même
temps lui donnant des espoirs il fit de
lui son associé, et ensuite il rallia
également tous ceux qui portaient des
armes. Tous considéraient comme une
honte d’être gouverné par une femme -
ils suspectaient César, profitant de
l’occasion, d’avoir fait semblant de
donner le royaume aux deux enfants
simplement pour que le peuple se taise,
mais qu’en réalité au cours du temps il
l’offrirait à Cléopâtre seule - et ils se
considéraient de même force que
l’armée adverse. Ainsi ils partirent

762
immédiatement et se dirigèrent vers
Alexandrie.

37

En apprenant cela et se sentant


effrayé de leur nombre et de leur audace
César envoya quelques hommes à
Achillas, non à son propre nom, mais au
nom de Ptolémée et offrit une trêve.
Mais Achillas, se rendant compte que
ce n’était pas l’ordre du jeune roi, mais
celui de César, n’y donna pas de suite,
il était rempli de mépris pour
l’expéditeur, le croyant effrayé. Aussi il
rassembla ses soldats et par une longue
harangue en faveur de Ptolémée et
contre César et Cléopâtre il excita
finalement leur colère contre les
messagers, bien que ce fussent des
Égyptiens, de sorte qu’ils se profanèrent
en les tuant et être ainsi furent forcés à
une guerre. César, informé de cela, fit
venir des soldats de Syrie et entoura le
palais et les autres bâtiments qui le
jouxtaient d’un fossé et d’un mur
atteignant la mer.

38

763
A ce moment Achillas arriva avec les
Romains et les autres qui avaient été
laissés avec Septimius par Gabinius à
la garde de Ptolémée ; ces troupes, en
raison de leur séjour en Égypte, avaient
changé leurs habitudes et adopté celles
des indigènes. Et immédiatement il
s’empara de la plus grande partie
d’Alexandrie et s’y installa des
positions très avantageuses. Ensuite, il y
eut de nombreuses batailles entre les
deux forces de jour et de nuit, et
beaucoup d’endroits furent incendiés,
avec comme résultat qu’entre autres
bâtiments, les docks et les entrepôts de
grain furent détruits, et également la
bibliothèque, dont les volumes, dit-on,
étaient en très grand nombre et très
beaux. Achillas possédait le continent,
excepté la partie que César avait muré,
et ce dernier la mer sauf le port. César,
en effet, était victorieux dans les
combats sur mer, et c’est pourquoi,
comme les Égyptiens, craignant qu’il
n’entre dans leur port, avaient bloqué
l’entrée à l’exception d’un passage
étroit, il coupa aussi la sortie en coulant
des bateaux de fret chargés de pierres ;
ainsi si quelqu’un voulait s’en aller par
la mer, il ne pouvait plus bouger. Après

764
cela, les provisions et en particulier
l’eau arrivèrent plus facilement ;
Achillas l’avait privé de l’alimentation
en eau locale en coupant les conduites.

39

Pendant ce temps, un certain


Ganymède, un eunuque, amena
secrètement Arsinoé aux Égyptiens, car
elle n’était pas très bien gardée. Ils la
déclarèrent reine et décidèrent de
poursuivre la guerre plus
vigoureusement, puisqu’ils avaient
maintenant comme chef un représentant
de la famille des Ptolémées. Et César,
craignant que Pothinus n’enlève
Ptolémée, le fit périr et garda ce dernier
avec sévérité sans s’en cacher. Ceci
souleva davantage encore les
Égyptiens : de plus en plus de gens les
rejoignaient sans arrêt, alors que les
soldats romains de Syrie n’arrivaient
pas. César rechercha donc avec
impatience l’amitié des gens, et c’est
pourquoi il emmena Ptolémée jusqu’à
un endroit où on pouvait entendre sa
voix, et ensuite il le pria de leur dire
qu’il était sain et sauf et qu’il ne
désirait pas la guerre ; et il les poussa à

765
la paix, et il leur promit de la faire pour
eux. S’il leur avait parlé ainsi de sa
propre gré, il aurait pu les persuader de
se réconcilier ; mais soupçonnant que
tout avait été fait à l’instigation de
César, ils ne cédèrent pas.

40

A ce moment un conflit surgit entre


les partisans d’Arsinoé, et Ganymède la
persuada de mettre à mort Achillas,
parce qu’il allait livrer la flotte. Quand
ceci fut fait, il prit le commandement
des soldats et fit venir tous les bateaux
qui se trouvaient sur le fleuve et le lac,
et en plus en fit construire d’autres ; et
il les fit transporter tous par les canaux
jusqu’à la mer, où il a attaqua les
Romains qui ne s’y attendaient pas et
brûla certains de leurs navires de fret au
bord de l’eau et en remorquèrent
d’autres. Alors il a dégagé l’entrée du
port et s’y installa pour attendre les
navires : il causa aux Romains de
grands ennuis. Et César, ayant attendu le
moment où ils se laissaient aller en
raison de leur succès, soudain entra
dans le port, brûla un grand nombre de
navires, et débarqua à Pharos, y tuant

766
les habitants de l’île. Quand les
Égyptiens sur le continent virent cela,
ils se précipitèrent sur les ponts avec
l’aide de leurs amis, et après avoir tué
beaucoup du Romains à leur tour il
revinrent à leurs navires. Tandis que les
fugitifs étaient forcés de trouver le
chemin des navires dans la cohue
comme ils le pouvaient, César et
beaucoup d’autres tombèrent à la mer. Il
aurait péri malheureusement, poussé
vers le fonds à cause de sa robe longue
et criblé par les Égyptiens (son
vêtement de pourpre offrait une belle
cible), s’il n’avait enlevé son vêtement
et s’il n’avait pas réussi à nager jusqu’à
une barque qui l’emmena. C’est ainsi
qu’il fut sauvé, et ceci sans mouiller ses
documents qu’il avait en grand nombre
dans sa main gauche en nageant. Les
Égyptiens prirent son habit et
l’accrochèrent sur le trophée qu’ils
installèrent pour commémorer cette
débâcle, comme s’ils l’avaient capturé
lui-même. Ils exercèrent aussi une
surveillance étroite sur les endroits de
débarquement, puisque les légions
envoyées de Syrie approchaient déjà, et
ils faisaient le beaucoup de dommages
aux Romains. Alors que César pouvait

767
repousser d’une certaine manière ceux
qui venaient par voie de terre du côté
libyen, cependant près de la bouche du
Nil les Égyptiens trompèrent plusieurs
de ses hommes par des feux de signaux,
comme s’ils étaient aussi Romains, et
ainsi les firent prisonniers, de sorte que
le reste n’osait plus débarquer, jusqu’à
ce que Tiberius Claudius Nero remonta
le fleuve lui-même, battit l’ennemi au
combat, et rendit le débarquement plus
sûr pour les siens.

41

Alors Mithridate, surnommé le


Pergamien, entreprit de re monter avec
ses bateaux la bouche du Nil en face de
Pelusium ; mais comme les Égyptiens
lui barraient l’entrée avec leurs navires,
il se rendit lui-même de nuit au canal,
remorqua les vaisseaux, puisqu’il ne
pouvait arriver à la mer, et navigua vers
le Nil. Ensuite il attaqua subitement, en
même temps par la mer et par le fleuve,
ceux qui gardaient la bouche du fleuve,
et de ce fait il cassa leur blocus, il
assaillit Pelusium avec son infanterie et
sa flotte en même temps et prit la ville.
S’avançant alors vers Alexandrie, et

768
apprenant qu’un certain Dioscorides
venait à sa rencontre, il lui tendit une
embuscade et le détruisit.

42

Quand ils apprirent la nouvelle même


alors les Égyptiens ne terminèrent
cependant pas la guerre ; pourtant ils
étaient irrités du pouvoir de l’eunuque
et de la femme et ils pensaient que s’ils
pouvaient mettre Ptolémée à leur tête ils
seraient supérieurs aux Romains. Mais
se trouvant incapables de le saisir de
quelque façon qui soit, puisqu’il était
bien gardé, ils feignirent qu’ils étaient
épuisés par leurs désastres et qu’ils
désiraient la paix ; et ils envoyèrent des
messagers à César, faisant des avances
et demandant qu’on leur permette,
comme ils l’avait réclamé, de consulter
Ptolémée sur les conditions de la trêve.
Alors César crut qu’ils avaient vraiment
changé d’esprit, bien qu’il sache qu’ils
étaient lâches et versatiles en général il
voyait qu’à ce moment-là ils étaient
terrifiés face à leurs défaites ; et même
au cas où ils projetaient quelque ruse,
afin qu’on ne puisse le soupçonner de
mettre un frein à la paix, il dit qu’il

769
approuvait leur demande, et leur envoya
Ptolémée. Il ne voyait chez ce jeune
homme aucun ressort, en raison de sa
jeunesse et son manque d’éducation, et
il souhaitait les Égyptiens soit se
réconcilient avec lui aux conditions
qu’il souhaitait ou il espérait plus
justement leur faire la guerre et les
subjuguer, pour qu’il y ait une excuse
raisonnable pour les livrer à Cléopâtre ;
et naturellement il n’avait aucune peur
de se faire battre, surtout maintenant que
ses troupes l’avaient rejoint.

43

Mais quand les Égyptiens eurent le


jeune homme, ils ne pensèrent plus à la
paix, et immédiatement se lancèrent
contre Mithridate, comme s’ils étaient
sûrs de réussir avec le nom et la famille
de Ptolémée ; et ils encerclèrent
Mithridate près du lac, entre le fleuve et
les marais, et écrasèrent ses troupes.
César ne les poursuivit pas, par crainte
de tomber dans une embuscade, mais la
nuit il fit lever les voiles comme s’il se
dépêchait vers une bouche du Nil, et il
fit allumer un énorme feu sur chaque
navire, pour faire savoir qu’il était là.

770
D’abord il commença par s’éloigner,
puis après avoir éteint les feux, il fit
demi-tour, se dirigea, passant à côté de
la ville, vers la péninsule du côté
libyen, où il décida de débarquer ; et là
il fit descendre les soldats, fit le tour du
lac, et tomba tout à coup sur les
Égyptiens à l’aube. Ils en furent
tellement consternés qu’ils lui firent des
propositions de paix, mais comme il
refusa leurs demandes, une bataille
féroce s’engagea où il remporta la
victoire et tua un grand nombre
d’ennemis. Ptolémée et quelques autres
essayèrent en hâte de s’échapper à
travers le fleuve, et ils y périrent.

44

Voilà comment César s’empara de


l’Égypte. Cependant, il ne l’assujettit
pas pour les Romains, mais la donna à
Cléopâtre, pour sa position
bienveillante durant le conflit.
Cependant, craignant que les Égyptiens
ne se rebellent de nouveau, parce qu’on
mettait à leur tête une femme, et que le
Romains ne soient irrités du fait qu’il
vivait avec cette femme, il ordonna
qu’elle épouse son autre frère, et donna

771
le royaume aux deux, du moins
nominalement. En réalité Cléopâtre
possédait seule le pouvoir, puisque son
mari était toujours un enfant, et en
raison de la faveur de César elle
pouvait tout se permettre. C’est
pourquoi sa vie avec son frère et le
partage du pouvoir avec lui étaient un
simulacre qu’elle accepta, alors qu’en
vérité elle régnait seule et passait tout
son temps avec César.

Comment César

bat Pharnace

45

Elle l’aurait encore gardé plus


longtemps en Égypte ou bien serait
partie immédiatement avec lui à Rome,
si non seulement Pharnace n’avait pas

772
éloigné César de l’Égypte, vraiment
contre sa volonté, mais aussi empêché
de se hâter vers l’Italie. Ce roi était un
fils de Mithridate et régnait sur le
Bosphore Cimmérien, comme on l’a
dit ; il conçut le désir de reprendre de
nouveau le royaume entier de ses
ancêtres, et ainsi se révolta-t-il juste au
moment de la querelle entre César et
Pompée, et, pendant que le Romains
avaient se battaient entre eux et
qu’ensuite ils combattaient en Égypte, il
prit possession de la Colchide sans
difficulté, et en l’absence de Déjotarus
il s’empara de toute l’Arménie, et d’une
partie de la Cappadoce, ainsi que de
quelques villes du Pont qui avaient été
assignées à la province de Bithynie.

46

Pendant que Pharnace agissait ainsi,


César ne bougea pas lui-même, parce
que l’Égypte n’était pas encore pacifiée
et qu’il espérait l’emporter sur
Pharnace par d’autres ; et il envoya
Gnaeus Domitius Calvinus, lui assignant
la charge de l’Asie et de {lacune}…
légions. Cet officier ajouta à ses forces
celles de Déjotarus et d’Ariobarzane et

773
marcha directement contre Pharnace,
qui était à Nicopolis, ville qu’il avait
déjà prise ; et plein de mépris pour son
ennemi, parce que ce dernier, craignant
son arrivée, avait, par des
ambassadeurs, donné son accord à une
trêve, il refusa celle-ci, mais l’attaqua
et fut vaincu. Ensuite il se retira en
Asie, puisqu’il n’avait plus de forces
pour attaquer et que l’hiver approchait.
Pharnace en devint présomptueux, et
après avoir acquis tout le reste du Pont,
il prit aussi Amisos, bien quelle se soit
longtemps défendue ; il pilla la ville et
passa au fil de l’épée tous les hommes
en âge d’être soldats. Il se dirigea alors
vers la Bithynie et l’Asie caressant les
mêmes espoirs que son père. A ce
moment, apprenant que Asander, qu’il
avait laissé comme gouverneur du
Bosphore, s’était révolté, il renonça à
aller plus loin. En effet, dès qu’Asander
avait apprit que Pharnace s’éloignait de
lui, et qu’il pouvait prospérer
temporairement, il ne voulut pas
attendre plus et se révolta, pensant de
ce fait faire une faveur aux Romains et
recevoir d’eux la souveraineté sur le
Bosphore.

774
47

Apprenant la nouvelle Pharnace


s’élança contre lui, mais en vain ; ayant
appris que César était en route et se
hâtait vers l’Arménie, il fit demi-tour et
le rencontra près de Zela. Maintenant
que Ptolémée était mort et que Domitius
était vaincu, César décida que le fait de
rester en Égypte ne lui amenait plus ni
profit ni honneur, leva le camp et vint à
la hâte en Arménie. Et alors le barbare,
alarmé et craignant la rapidité de César
beaucoup plus que son armée, lui
envoya des messages avant qu’il
n’arrive, en lui faisant de nombreuses
propositions pour voir s’il pouvait
d’une façon ou d’une autre échapper au
danger. Un des principaux arguments
qu’il donnait c’était qu’il n’avait pas
soutenu Pompée, et il espérait amener
César à conclure une trêve, en
particulier parce que ce dernier était
impatient d’aller en Italie et en
Afrique ; et une fois que César y serait,
il espérait faire la guerre de nouveau à
son aise. César soupçonna tout cela, et
aussi traitant la première et la deuxième
ambassades avec grande bonté, parce
qu’il ne pouvait attaquer ses ennemis

775
aussi inopinément en raison de ses
espoirs de paix ; mais quand la
troisième députation arriva, il lui fit le
reproche d’avoir abandonné Pompée,
son bienfaiteur. Alors il ne tarda plus, et
immédiatement, le jour même où il
arriva, il engagea le combat. Il y eut un
peu de confusion provoquée par la
cavalerie ennemie et les porteurs de
faux, mais il remporta la victoire grâce
à ses troupes lourdement armées.
Pharnace s’échappa par mer et plus tard
essaya de forcer le passage dans le
Bosphore, mais Asander le repoussa et
le tua.

48

César ne fut pas peu fier de cette


victoire, — en fait, plus que de toute
autre, quoique ce ne fût pas la plus
brillante, — parce que le même jour et
à la même heure, il était venu chez
l’ennemi, il l’avait vu, et il l’avait
vaincu. Tout le butin (et il y en avait
beaucoup) il le donna à ses soldats, et il
installa un trophée pour contrebalancer
celui que Mithridate avait dressé plus
tôt dans la région pour commémorer la
défaite de Triarius. Il n’osa pas détruire

776
celui des barbares, parce qu’il était
consacré aux dieux de la guerre, mais
par la construction de son propre
propre trophée il éclipsa et dans un sens
renversa l’autre. Ensuite il récupéra tout
le territoire qui appartenait aux
Romains et à ceux qui avaient signé un
traité avec eux et que Pharnace avait
pris, et rendit tout aux personnes qui
avaient été dépossédées, sauf une partie
de l’Arménie, qu’il donna à
Ariobarzane. Les habitants d’Amisos, il
les récompensa en leur donnant la
liberté, et à Mithridate le Pergamien il
donna une tetrarchie en Galatie et le
titre du roi et lui permit de faire la
guerre contre Asander, pour qu’en le
dominant, il puisse obtenir aussi le
Bospore, puisqu’Asander s’était montré
indigne de son amitié.

Comment César

777
revient à Rome et y

règle les problèmes

49

Après avoir accompli cela et


ordonné à Domitius de s’occuper du
reste il passa en Bithynie et de là en
Grèce, d’où il partit pour l’Italie,
rassemblant tout au long de grandes
sommes d’argent chez tout le monde, et
sous n’importe quel prétexte, juste
comme avant. D’abord, il exigea tout ce
qu’ils avaient précédemment promis à
Pompée, et ensuite, il demanda encore
plus, provenant d’autres sources,
donnant divers arguments pour justifier
son action. Il enleva toutes les offrandes
d’Héraclès à Tyr, parce que les
habitants avaient reçu l’épouse et le fils
de Pompée lors de leur fuite. Il reçut
également de nombreuses couronnes

778
d’or des potentats et des rois en
l’honneur de ses victoires. Il fit tout
cela non par méchanceté, mais parce
qu’il avait de grands besoins et qu’il
avait l’intention de dépenser encore
plus pour ses légions, son triomphe, et
tout ce qui satisferait encore à sa fierté.
Bref, il se comporta en collecteur
d’argent, déclarant qu’il y avait deux
choses qui créaient, protégeaient et
accroissaient le pouvoir : les soldats et
l’argent, et que ces deux choses
dépendaient l’une de l’autre. C’était,
disait-il, par l’approvisionnement que
les armées restaient soudées, et cet
approvisionnement se faisait par les
armes ; et si l’un manquait, l’autre aussi
allait à sa perte.

50

Voila ce qu’il disait et pensait à ce


sujet. Alors c’est vers l’Italie qu’il se
hâta et non vers l’Afrique, bien que
cette dernière région lui soit devenue
hostile, parce qu’il avait appris les
émeutes dans la capitale et il craignait
qu’elles puissent atteindre des sommets
dangereux. Néanmoins, comme je l’ai
dit, il ne fit aucun mal à personne, sauf

779
que là aussi, il s’empara de grandes
quantités d’argent, soit sous forme de
couronnes et de statues et d’autres
choses semblables qu’il reçut en
cadeaux, et soit "en empruntant," comme
il le disait, non seulement à différents
citoyens mais également aux villes. Le
terme "emprunter" s’appliquait à des
prélèvements d’argent faits sans aucun
prétexte valable ; il exigeait ces
sommes de façon autoritaire et avec
autant de force que l’argent qu’on lui
devait réellement, et il avait l’intention
de ne jamais les rembourser. Il
prétendait, en effet, qu’il avait dépensé
ses biens privés pour le bien public et
que c’était pour cela qu’il empruntait.
C’est pourquoi quand la multitude
exigea une annulation des dettes, il ne
leur accorda pas, en disant : "Moi aussi,
j’ai de grandes dettes." Il était facile à
voir qu’il voulait accaparer ce qui
appartenait aux autres par sa position de
suprématie, et c’est pour cela que ses
associés et les autres le détestaient. Ces
hommes, qui avaient acheté la majeure
partie des propriétés confisquées, dans
certains cas pour plus que leur valeur
réelle, dans l’espoir de les garder sans
rien payer pour elles, maintenant étaient

780
obligés de payer le prix fort.

51

Mais il ne portait aucune attention à


ces personnes. Néanmoins, d’un certain
point il s’occupait aussi de chacun
d’eux. Il fit présent à la multitude de
tous les intérêts qu’elle devait pendant
qu’il faisait la guerre à Pompée, et il les
libéra de tout loyer pour une année,
jusqu’à la somme de deux mille
sesterces ; en outre il releva à leur
valeur réelle (d’avant la guerre civile)
l’évaluation des biens, sur lesquels,
selon les lois, se faisait le recouvrement
des emprunts, parce que tout était
devenu beaucoup meilleur marché en
raison de la grande quantité de
propriétés confisquées. Par ces mesures
il s’attacha le peuple ; et il s’attacha les
membres de son parti et ceux qui
avaient combattu pour lui de la façon
suivante. Aux sénateurs il accorda des
sacerdoces et des charges, à certains
d’entre eux pour le reste de l’année
courante et à d’autres pour l’année
suivante. Car pour récompenser plus de
gens, il nomma dix préteurs l’année
suivante et plus de prêtres qu’il n’y en

781
avait habituellement ; il ajouta un
membre supplémentaire aux pontifes et
aux augures, dont il faisait partie, et
aussi aux Quindecemviri, comme on les
appelait, puisqu’il désirait prendre tous
les sacerdoces lui-même, comme il
l’avait décrété. Les chevaliers dans
l’armée, les centurions et les officiers
subalternes, il se les concilia de
diverses manières, particulièrement en
nommant certains d’entre eux au sénat
pour remplir les places de ceux qui
avaient péri.

52

Mais les légions lui donnèrent du fil


à retordre ; elles avaient espéré
beaucoup recevoir, et quand elles virent
leurs récompenses inférieures à leur
espérance, qui n’étaint pas moindre que
leurs mérites, elles se révoltèrent. La
plupart d’entre elles se trouvaient en
Campanie, pour embarquer vers
l’Afrique. Elles furent à deux doigts de
tuer Salluste, qui avait été nommé
préteur afin de récupérer son rang de
sénateur ; et quand, après leur avoir
échappé, il se rendit à Rome pour
informer César de ce qui se passait,

782
beaucoup de soldats le suivirent,
n’épargnant personne sur leur chemin,
mais massacrant, entre d’autres, deux
sénateurs qu’elles rencontrèrent. César,
dès qu’il entendit parler de leur
approche, souhaita envoyer sa garde
personnelle contre eux, mais craignant
que celle-ci aussi s’associe à la révolte,
il ne fit rien jusqu’à ce qu’ils aient
atteint la banlieue. Alors qu’ils
attendaient là, il leur envoya des
messagers et leur fit demander ce qu’ils
souhaitaient et quels étaient leurs
besoins. Ils lui répondirent qu’ils le lui
diraient en personne ; alors il leur
permit d’entrer en ville sans armes, sauf
leurs épées ; ils avaient l’habitude de
porter celles-ci en ville, et ils
n’auraient pas voulu s’en passer dans
ces moment-là.

53

Ils lui racontèrent de long en large les


durs travaux et les dangers qu’ils
avaient subis et tout ce qu’ils avaient
espéré et tout ce qu’ils prétendaient
avoir mérité d’obtenir. Ensuite ils lui
demandèrent d’être libérés du service et
ils insistaient très fort sur ces point, non

783
parce qu’ils souhaitassent retourner à la
vie privée, — car ils ne le voulaient
absolument pas, étant depuis longtemps
accoutumés aux gains de la guerre, —
mais parce qu’ils pensaient ainsi faire
peur à César et obtenir tout ce qu’ils
voulaient, puisque son invasion projetée
de l’Afrique était proche. Cependant il
ne leur donna aucune réponse à leurs
demandes, mais il dit seulement : "Ce
que vous avez dit, Quirites, est exact ;
vous êtes naturellement fatigués et
criblés de blessures," et alors aussitôt il
les congédia tous comme s’il n’avait
plus besoin d’eux, en promettant de les
récompenser complètement pour le
service accompli. À ces mots ils se
mirent à avoir peur de son intention en
général et en particulier parce qu’il les
avait appelés Quirites au lieu de
Soldats ; et humiliés et craignant d’être
sévèrement punis, ils changèrent d’avis
et s’adressèrent à lui en le suppliant, lui
promettant de se joindre à son
expédition en tant que volontaires et de
mener la guerre seuls. On en était donc
là et un de leurs chefs aussi, soit de sa
propre initiative soit avec l’approbation
de César, prit la parole et présenta
quelques demandes en leur nom : il

784
répondit : "Je vous libère, vous tous qui
êtes présents ici et tous ceux dont les
années du service ont expiré ; je n’ai
vraiment plus besoin de vous. Mais
néanmoins je vous payerai les
récompenses, pour que personne ne
puisse dire qu’après vous avoir fait
courir des dangers, je me sois après
montré ingrat, même si vous n’avez pas
voulu vous joindre à ma campagne alors
que vous étiez parfaitement capables
physiquement et capables de gagner
toutes les guerres qui restent."

54

Ce qu’il dit n’était qu’un effet de


style car ils lui étaient tout à fait
indispensables. Il leur assigna alors
toute la terre des exploitations
publiques et les siennes en propre, les
plaçant en différents endroits, et les
éloignant les uns des autres, pour qu’ils
ne puissent, en vivant quelque part
ensemble, être une source de terreur à
leurs voisins ou, encore, être prêts à se
rebeller. Quant à l’argent qu’il leur
devait, — et la veille de presque tous
les combats il leur avait promis de leur
donner de fortes sommes, — il leur

785
offrit de payer une partie
immédiatement et de solder le compte
pour le reste avec intérêt dans un
proche avenir. Quand il eut dit cela et
qu’il les eut domptés au point qu’ils ne
montraient plus aucun signe de révolte
mais qu’au contraire ils en arrivaient à
exprimer leur gratitude, il ajouta : "Vous
avez tout ce que je vous dois, et je ne
contraindrai aucun de vous à faire
campagne plus longtemps. Si,
cependant, quelqu’un souhaite de sa
propre initiative m’aider à accomplir le
reste, je le recevrai avec plaisir." En
entendant cela, ils furent remplis de
joie, et tous ensemble s’offrirent à le
servir encore.

55

César écarta les meneurs, —


certainement pas tous, mais ceux qui
étaient assez bons pour connaître le
travail de la ferme et en vivre, — et il
garda les autres. Il aussi fit de même
avec le reste de ses soldats : ceux qui
étaient trop intrépides et qui causaient
de sérieux ennuis, il les éloigna de
l’Italie, parce qu’il ne pouvait pas les
laisser là commencer une insurrection ;

786
et il prit grand plaisir à les épuiser en
Afrique sous divers prétextes, car en
même temps il détruisait ses ennemis
par leurs efforts et il se débarrassait
aussi d’eux. Bien qu’il fût le meilleur
des hommes et qu’il montrât beaucoup
de gentillesse non seulement envers les
citoyens en général mais en particulier
envers ses soldats, il détestait
amèrement ceux parmi eux qui se
révoltaient et les punit avec une extrême
sévérité. Voilà ce qu’il fit cette année où
il régna vraiment seul comme dictateur
pour la deuxième fois, cependant on dit
que Calenus et Vatinius, furent désignés
consuls vers la fin de l’année.

Comment César

mène une expédition

787
en l’Afrique

56

Il partit alors vers l’Afrique, bien


que on fût en hiver. Et il remporta des
succès non négligeables grâce à cela, en
attaquant ses adversaires inopinément.
En toutes occasions, en effet, il gagna
par sa rapidité et par ses mouvements
inattendus, de sorte que si on essaie de
voir comment il fut tellement supérieur
dans l’art de la guerre à ses
contemporains, on ne trouverait en
réfléchissant rien de plus saisissant que
cette caractéristique. A cette époque
l’Afrique n’était déjà pas acquise à
César, et après la mort de Curion elle
lui devin complètement. Varus et Juba
étaient en charge des affaires, et en
outre Caton, Scipion et leurs partisans
s’y étaient réfugiés, comme je l’ai dit.
Après avoir fait cause commune dans la
guerre, ils continuèrent leurs préparatifs
par voie de terre, et firent aussi des
incursions par mer sur la Sicile et la

788
Sardaigne, harcelant leurs villes et
enlevant leurs bateaux, grâce auxquels
ils obtinrent un approvisionnement
abondant en armes et en fer sous
d’autres formes, matériaux qui leur
manquaient. Finalement ils atteignirent
un tel stade de préparation et de
courage que, comme aucune armée ne
s’opposait à eux et que César était
retardé en Égypte et à Rome, ils
envoyèrent Pompée en Espagne. Ils
avaient appris que le pays s’était
révolté et ils pensèrent que le peuple le
recevrait avec plaisir en tant que fils de
Pompée le Grand ; et tandis qu’il se
préparait à occuper l’Espagne en peu de
temps et de là marcher vers Rome, les
autres se préparaient à voguer vers
l’Italie.

57

Il prirent d’abord un léger retard, en


raison d’un conflit entre Varus et
Scipion au sujet du commandement, car
le premier était depuis plus longtemps à
la tête de ces régions, et Juba
également, remonté par sa victoire,
exigeait la première place en raison de
celle-ci. Mais Scipion et Caton, qui de

789
loin les surpassaient en valeur et en
astuce, conclurent un accord et mirent
de leur côté les autres, en les
persuadant de tout confier à Scipion.
Caton, qui devait commander sur un
pied d’égalité avec lui, ou même seul,
refusa, d’abord, parce qu’il pensait que
c’était très funeste en de telles
circonstances, et ensuite, parce qu’il
avait une position officielle inférieure à
Scipion. Il considérait que dans les
affaires militaires encore plus
qu’ailleurs, il était très important que le
commandant ait une préséance légale
sur les autres, et c’est pourquoi il refusa
volontairement le commandement et en
outre livra à Scipion toutes les armées
qu’il avait amenées. Ensuite Caton
intercéda au nom d’Utique, qui était
suspectée de favoriser la cause de
César et qu’on voulait détruire à cause
de cela, et on lui donna la ville à
garder, et toute la région et la mer du
avoisinante furent confiées à sa
protection. Les autres régions furent
régies par Scipion en temps que
commandant en chef. Son nom était une
source de force à tous ceux qui
l’accompagnaient, parce que par un
étrange pressentiment peu raisonnable

790
on croyait qu’aucun Scipion ne pouvait
rencontrer le malheur en Afrique.

58

César apprit cela et vit que ses


propres soldats également étaient
persuadés qu’il en était ainsi et de ce
fait avaient peur ; il prit dans sa suite un
homme de la famille des Scipions qui
portait ce nom (on le connaissait
autrement sous le nom de Salutio), et il
partit pour Hadrumète, puisque les
environs d’Utique étaient sévèrement
gardés ; et comme son arrivée en hiver
était inattendue, il échappa à la
surveillance de l’ennemi. Quand il
quitta son navire, il lui arriva un
accident qui aurait pu être considéré
pour son expédition comme un mauvais
présage provenant du ciel, mais qu’il
transforma néanmoins en bon présage.
Juste comme il mettait pied à terre, il
glissa, et les soldats, le voyant tomber
sur la face, furent démoralisés et dans
leur chagrin se mirent à crier ; César,
cependant, garda sa présence d’esprit,
et tendant les mains comme s’il avait
fait exprès de tomber, il enlaça et
embrassa le sol, en criant : "Afrique, je

791
te possède ! " Sur quoi il attaqua
Hadrumète, mais fut repoussé et
carrément chassé de force de son camp.
Alors il changea de position, alla vers
une autre ville appelée Ruspina, fut
accueilli par les habitants, y établit ses
quartiers d’hiver et décida de continuer
la guerre à partir de cette base.

Fin du Livre XLII

792
Comment Scipion

et Juba furent

vaincus par César

Voilà ce que fit alors César. L’année


suivante il devint en même temps
dictateur et consul, obtenant chacune de
ces charges pour la troisième fois, et
avec Lépide comme collègue des deux
côtés. Après avoir été nommé pour la
première fois dictateur par Lépide, il
l’avait envoyé juste après sa préture en

793
Espagne Citérieure ; et à son retour il
l’honora du triomphe, alors que Lépide
n’avait remporté aucune bataille sur
l’ennemi ni même essayé de combattre,
mais il prétexta qu’il était présent lors
des exploits de Longinus et de
Marcellus. C’est pourquoi en vérité il
ne ramena rien chez lui, sauf l’argent
dont il avait dépouillé les alliés. César
en plus d’avoir honoré Lépide de ces
honneurs, le choisit plus tard comme
collègue dans les deux charges
mentionnées plus haut.

Durant leur charge, les habitants de


Rome furent effrayés par des prodiges ;
on avait vu un loup dans la ville, et un
porc était né ressemblant à un éléphant
hormis ses pieds. En Afrique, Petreius
et Labienus, ayant attendu que César
sorte des villages pour chercher du
grain, repoussèrent sa cavalerie, qui
n’avait pas encore complètement
récupéré de la traversée en mer, sur
l’infanterie avec l’aide des Numides ; et
il y eut grande confusion dans les rangs,
beaucoup de soldats furent tués dans
des combats corps à corps. Et ils

794
auraient également décimé tous les
autres, qui s’étaient regroupés sur un
tertre, s’ils n’avaient pas été eux-mêmes
criblés de blessures. Néanmoins, cette
action alarma beaucoup César.
Considérant la manière dont il avait été
retenu par quelques uns, et s’attendant
aussi à l’arrivée de Scipion et de Juba
avec toutes leurs forces (c’est ce qu’on
lui avait rapporté), il fut dans un grand
embarras et ne savait quel avis adopter.
Il ne pouvait pas conclure la guerre
d’une manière satisfaisante ; et il voyait
que rester au même endroit était
périlleux en raison du manque de
vivres, même si l’ennemi se retirait, et
partir était impossible, avec un ennemi
le pressant sur terre et sur mer. Cela lui
faisait perdre courage.

Il en était encore là quand un certain


Publius Sittius (on devrait plutôt le
nommer la Providence) lui apporta en
même temps le salut et la victoire. Cet
homme avait été exilé d’Italie, et
emmenant avec lui un quelques autres
exilés et passant en Mauritanie, il avait
rassemblé des troupes et avait servi de

795
général sous Bocchus ; et bien qu’il
n’eût jamais auparavant reçu aucun
bienfait de César, et qu’il ne le connût
pas du tout, il s’engagea à l’assister
dans la guerre et à l’aider à surmonter
ses difficultés présentes. Mais il n’alla
pas porter secours à César lui-même,
parce qu’il avait appris qu’il était trop
loin et qu’il jugeait qu’on son aide lui
serait de peu de valeur, parce qu’il
n’avait pas encore beaucoup de troupes,
mais au lieu de cela il attendit que Juba
parte en expédition, et alors il envahit
la Numidie, et la harcela ainsi que la
Gétulie (une partie du territoire de
Juba) avec une telle violence que le roi
renonça à ses dispositions et fit demi
tour au milieu de sa marche avec la
majeure partie de son armée ; il envoya
également le reste à Scipion en même
temps. On peut en conclure que si Juba
n’avait pas eu ces ennuis, César n’aurait
jamais pu résister aux deux. En effet, il
n’osait même pas en venir aux mains
avec Scipion seul au début, parce qu’il
avait grande crainte des éléphants, en
partie à cause de leurs capacités au
combat, mais surtout parce qu’ils
continuaient à mettre la confusion dans
sa cavalerie.

796
4

C’est pourquoi, tout faisant garder


son camp le plus strictement qu’il le
pouvait, il fit venir d’Italie des soldats
et des éléphants. Il ne comptait pas
certainement sur ces derniers pour
accomplir des exploits militaires, mais
il voulait que les chevaux, en
s’accoutumant à leur vue et leurs bruit,
apprennent à ne plus avoir peur devant
ceux de l’ennemi. A ce moment les
Gétuliens le rejoignirent, ainsi que
certains de leurs voisins, en partie à
cause des Gétuliens (ils avaient entendu
dire que ces derniers avaient été fort
honorés), et en partie en souvenir de
Marius, puisque César était son parent.
Une fois ces choses accomplies et ses
renforts enfin arrivés d’Italie, malgré
les retards et les danger dus à l’hiver et
à l’ennemi, il ne chôma, mais, au
contraire, il s’empressa de reprendre la
lutte, afin de maîtriser Scipion avant
l’arrivée de Juba. Il se dirigea contre
lui vers une ville appelée Uzitta, où il
prit ses quartiers sur une hauteur
surplombant la ville et le camp de
l’ennemi, après y avoir délogé ceux qui
la tenaient. Et quand Scipion l’attaqua,

797
il le repoussa à partir de cette hauteur,
et en chargeant ses arrières avec sa
cavalerie et lui provoqua quelques
dommages. Ainsi maintint cette position
et la fortifia ; et il prit également une
autre colline de l’autre côté de la ville
en y battant Labiénus ; après quoi il
entoura d’un mur la place entière.
Scipion craignant que sa propre
puissance ne soit dépensée trop tôt, ne
risqua plus de bataille contre César
mais continua à envoyer des messagers
à Juba ; comme ce dernier ne répondait
pas, Scipion promit de lui faire présent
de tout le territoire que le Romains
possédaient Afrique. Juba alors nomma
d’autres chefs pour les opérations
contre Sittius et il se dirigea en
personne vers César.

Pendant ce temps César essayait de


toutes les manières possible d’engager
le combat avec Scipion. Comme il n’y
arrivait pas, il fit des ouvertures
amicales aux soldats de celui-ci, et leur
fit distribuer des brochures, dans
lesquelles il promettait aux indigènes de
garder leurs possessions indemnes et

798
aux Romains de leur accorder le pardon
et les mêmes avantages qu’il avait
offerts à ses partisans. Ainsi il en rallia
beaucoup. Scipion de son côté fit
circuler des brochures semblables et
des offres verbales chez ses
adversaires, en vue de les gagner à lui ;
mais il ne parvint pas à les faire
changer de camps. Cela ne venait pas
du fait que les gens n’auraient pas
choisi sa cause s’il avait fait une offre
semblable à celle de César ; cela venait
plutôt du fait qu’il ne leur promettait
aucun avantage, mais simplement les
pressait de libérer les romains et le
sénat. Et ainsi, comme il leur proposait
des belles choses en parole plutôt que
des avantages immédiats, il n’obtint
rien d’eux.

Tant que Scipion resta seul dans son


camp, les affaires en restèrent là, mais
quand Juba arriva, la situation changea.
Ils essayèrent d’amener leurs
adversaires à engager le combat, et
comme ils refusaient, ils les
harcelèrent ; et avec leur cavalerie ils
infligèrent de sérieux dommages à ceux

799
qui s’éloignaient du camp. Mais César
n’était pas disposé à en venir aux
mains. Il empêcha leurs fortifications,
donna une stricte ration à ses troupes, et
continua faire venir d’autres forces de
Rome. Celles-ci arrivèrent avec
beaucoup de retard et de difficultés,
parce qu’elle n’étaient pas toutes
ensemble, mais étaient rassemblées
graduellement et on manquait de
bateaux pour les transporter. Quand
finalement elles arrivèrent et qu’il les
eut ajoutées à son armée, il reprit
courage une fois de plus et emmenant
ses forces contre l’ennemi, il les rangea
devant les fossés. Voyant cela, ses
adversaires se rassemblèrent à leur
tour, mais n’engagèrent pas la bataille.
Ceci continua plusieurs jours. Sauf de
brèves escarmouches de cavalerie,
après lesquelles ils se retireraient, ni
l’un ni l’autre côté ne risqua un
mouvement digne de ce nom.

C’est pourquoi quand César


s’aperçut qu’en raison de la nature du
terrain il ne pouvait les forcer à engager
une bataille à moins qu’ils ne l’aient

800
choisi, il partit pour Thapsos, pour
pouvoir soit les attaquer, s’ils venaient
en aide à la ville, soit du moins
s’emparer de l’endroit, s’ils les
laissaient à leur destin. Thapsos est
située sur une sorte de péninsule, avec
la mer qui s’étend d’un côté et un lac de
l’autre ; l’isthme entre les deux est si
étroit et marécageux qu’on n’atteint la
ville que par deux routes : c’est un petit
chemin à l’écart, courant le long des
deux côtés du marais près du rivage.
Sur cette route conduisant à la ville
César, s’avançant à l’endroit le plus
étroit, fit creuser un fossé et ériger une
palissade. Les habitants ne lui firent
aucun ennui, car ils n’étaient pas en
guerre contre lui ; mais Scipion et Juba
se mirent à leur tour à murer le goulot
de l’isthme, là où il se termine au
continent, en élevant des palissades et
en creusant des fossés des deux côtés.

Ils engagèrent ces travaux et


avançaient tous les jours (pour pouvoir
construire les murs plus tranquillement,
ils avaient placé les éléphants le long
de la partie non encore protégée par un

801
fossé et que, de ce fait, l’ennemi
pouvait attaquer facilement, alors que
tous travaillaient sur le reste), quand
César attaqua soudainement les hommes
qui étaient avec Scipion, et utilisant de
loin des frondes et des flèches il jeta
une grande confusion parmi les
éléphants. Et pendant qu’ils battaient en
retraite non seulement il le poursuivit,
mais tomba sur les ouvriers
inopinément et les mit en déroute ; et
quand ils se sauvèrent vers leur camp, il
se jeta sur eux et les captura sans coup
férir. En voyant cela Juba fut tellement
surpris et terrifié qu’il n’essaya pas de
résister ni de garder le camp ; mais il se
sauva et se hâta de rentrer chez lui. Et
comme personne ne le recevait, d’autant
plus que Sittius avait déjà fait taire
toute opposition, Juba, désespérant de
sa sûreté, combattit individuellement
contre Petreius, qui n’avait non plus
aucun espoir de pardon, et c’est ainsi
qu’ils se suicidèrent tous les deux.

802
Comment les

Romains

s’emparèrent de la

Numidie

Juste après la fuite de Juba, César,


prit la palissade et fit un grand carnage
de tous ceux qui étaient sur son chemin,
n’épargnant même pas ceux qui
voulaient se joindre à lui. Après il signa
des traités avec les autres villes, ne
rencontrant aucune opposition ; et
s’emparant des Numides, il les soumit,

803
et les donna à Salluste, en théorie pour
les gouverner, mais en pratique pour les
dévaster et les piller. En cette occasion
cet officier se fit corrompre, confisqua
beaucoup de biens, de sorte qu’il fut
non seulement accusé mais il encourut
le pire déshonneur, et alors que dans les
livres qu’il a écrits, il fait des
nombreuses remarques amères contre
ceux qui ont escroqué les autres, il ne
mit pas en pratique ce qu’il prêchait.
C’est pourquoi, même s’il fut
complètement disculpé par César,
pourtant dans son histoire, comme sur
une tablette, l’homme lui-même a
vraiment gravé sa propre condamnation.
Voilà ce qui se passa. Dans les districts
de Libye, la région qui entoure
Carthage, que nous appelons aussi
l’Afrique, s’appelait la vieille
province, parce qu’elle était soumise
depuis longtemps subjuguée, tandis que
la région des Numides s’appelait la
nouvelle province, parce qu’elle venait
d’être prise. Scipion, qui s’en était sorti
du combat, trouva un navire et fit voile
pour rejoindre Pompée en Espagne.
Mais il fut rejeté à terre en Mauritanie,
et par crainte de Sittius il se suicida.

804
Comment Caton se

suicida

10

Comme beaucoup de gens avaient


cherché refuge chez lui, Caton s’était
dans un premier temps préparé à
prendre les affaires en main et à résister
à César le mieux qu’il le pouvait. Mais
les habitants d’Utique n’étaient déjà pas
hostiles à César, et maintenant qu’ils le
voyaient victorieux, ils n’écoutaient
plus Caton ; et les membres du sénat et
les chevaliers qui étaient présents par
peur d’être arrêtés par celui-ci,
pensaient s’enfuir. Caton de son côté ne
se décidait pas à faire la guerre contre
César (il en était incapable de toute
façon), ni de passer de son côté. Ce
n’était pas qu’il eut peur, puisqu’il

805
savait bien que César voulait l’épargner
pour sa réputation d’humanité ; mais à
cause de cela il aimait passionnément la
liberté, et il ne voulait être vaincu par
personne ; et il considérait la pitié de
César comme pire que la mort. C’est
pourquoi il convoqua l’ensemble des
citoyens qui étaient présents, demanda à
chacun où il avait l’intention d’aller, les
fit partir avec des provisions pour leur
voyage, et ordonna à son fils de se
rendre chez César. Le jeune homme lui
demanda : "Pourquoi donc ne le fais-tu
pas aussi ? " Il répondit : "Moi, qui ai
été élevé dans la liberté, avec le droit à
la parole, je ne peux en vieillissant
changer et apprendre à la place
l’esclavage ; mais toi, qui es né et as été
élevé dans cette condition, tu peux
servir la divinité qui préside tes
destins."

11

Après cela, il fit aux habitants


d’Utique un exposé de son
administration et leur rendit les fonds
publics qu’il avait en surplus, et ceux
qu’il avait reçu d’eux et il souhaita
quitter la vie avant l’arrivée de César.

806
Il ne le fit pas de jour, parce que son
fils et d’autres autour de lui le
surveillaient ; mais quand la soirée vint,
il glissa secrètement un poignard sous
son oreiller, et demanda le livre de
Platon sur l’Âme. Il fit cela soit pour
essayer de détourner les soupçons des
gens présents, pour qu’on le surveille le
moins possible, soit dans le désir
d’obtenir une consolation sur la mort en
lisant ce livre. Quand il en eut fini la
lecture, aux environs de minuit, il
s’empara du poignard, et se l’enfonça
dans le ventre. Il serait mort
immédiatement d’hémorragie, s’il
n’était pas tombé du lit en faisant du
bruit et n’avait réveillé ceux qui
montaient la garde devant sa porte.
Alors son fils et quelques autres se
précipitèrent à l’intérieur et lui remirent
les entrailles dans le ventre, et lui
apportèrent une assistance médicale. Ils
emportèrent le poignard et fermèrent les
portes à clef, pour qu’il puisse dormir
en paix ; ils ne pensaient pas qu’il
puisse trouver une autre façon de
mourir. Mais il s’enfonça les mains
dans la blessure et brisa les points de
suture, et c’est ainsi qu’il mourut. Ainsi
Caton, qui fut le plus grand démocrate

807
et le plus grand humaniste de son temps,
acquit aussi une grande renommée par
sa mort elle-même et obtint le titre
d’Uticensis, parce qu’il était mort de
cette façon à Utique, et parce qu’il y fut
enterré en grande pompe par les
habitants.

12

César déclara qu’il était fâché contre


lui, parce que Caton avait méprisé la
gloire d’être sauvé par lui, et il libéra
son fils et les la plupart des autres,
selon son habitude ; ils vinrent à lui
d’eux-mêmes, certains immédiatement,
et d’autres plus tard, attendant pour
l’approcher que sa colère soit apaisée.
Ainsi ils furent épargnés ; mais Afranius
et Faustus ne voulurent pas se rendre,
car ils étaient sûrs d’être mis à mort :
ils s’enfuirent en Mauritanie, où ils
furent capturés par Sittius. César les fit
mettre à la mort, comme captifs, sans
procès ; pour ce qui est de Lucius
Caesar, bien qu’il soit de sa famille et
qu’il fût venu volontairement en
suppliant, mais, comme celui-ci lui
avait fait la guerre partout, il lui offrit
un procès, pour pouvoir le condamner

808
sous couvert de la loi, et ensuite,
comme il lui répugnait de le mettre à
mort de vive voix, il remit le procès à
plus tard, mais ensuite il le fit tuer
secrètement.

13

Quant à ses propres partisans dont


iols se méfiait, il en laissa
volontairement certains aux mains de
l’ennemi et en envoya d’autres mourir
au milieu du combat des mains de leurs
propres camarades. Comme je l’ai dit,
il n’attaquait pas ouvertement ceux qui
l’avaient blessé, mais quand il ne
pouvait pas les poursuivre de façon
plausible il les mettait tranquillement à
l’écart dans une charge obscure. A ce
moment il brûla sans les lire tous les
documents qu’on trouva dans les coffres
privés de Scipion, et parmi ceux qui
combattirent contre lui, il en épargna
beaucoup à leur propre demande, et
beaucoup d’autres aussi à la demande
de leurs amis. Comme je l’ai dit, il
permit toujours à chacun de ses soldats
et à des amis de plaider la cause d’une
homme. Et fait il aurait voulu épargner
Caton aussi ; il avait conçu une telle

809
admiration pour lui que quand Cicéron,
plus tard, écrivit un éloge de Caton, il
n’en fut pas du tout vexé, bien que
Cicéron ait fait la guerre aussi contre
lui, mais il écrivit simplement écrit un
court traité intitulé l’Anti-Caton.

Comment César

rentra à Rome, et

célèbra son triomphe

et fit d’autre choses

14

810
Juste après ces événements avant de
rentrer en l’Italie César se débarrassa
des plus âgés de ses soldats de crainte
qu’ils ne se révoltent de nouveau. Il prit
d’autres dispositions en Afrique le plus
rapidement possible et partit pour la
Sardaigne avec sa flotte entière. De là il
envoya les troupes licenciées avec
Gaius Didius en Espagne contre
Pompée, et lui-même rentra à Rome,
fier surtout de ses exploits, mais aussi
des décrets du sénat. Celui-ci avait voté
d’offrir des sacrifices pour sa victoire
pendant quarante jours, et lui avait
accordé la permission de monter, dans
le triomphe qu’ils avaient déjà voté
pour lui, un char tiré par des chevaux
blancs et d’être accompagné de tous les
licteurs qu’il avait alors, et par tous les
autres qu’il avait utilisé dans sa
première dictature, ainsi que par tous
ceux qu’il avait eu lors de sa seconde.
En outre, il le nomma inspecteur
(épistate) de la conduite de chaque
homme (c’est le nom qu’on lui donna,
comme si le titre du censeur n’étaient
pas digne de lui) pendant trois ans, et
dictateur pour dix ans de suite. Il vota
qu’il pourrait s’asseoir dans le sénat sur
la chaise de curule avec les consuls

811
successifs, et pourrait donner son avis
le premier, qu’il donnerait le signal lors
de tous les jeux du cirque, et qu’il aurait
le droit de nommer les magistrats et
qu’il recevrait tous les honneurs que le
peuple avait auparavant l’habitude de
lui donner. Et on décréta que son char
serait placé sur le Capitole face à la
statue de Jupiter, qu’une statue de lui en
bronze serait élevée sur une
représentation du monde habité, avec
une inscription proclamant qu’il était un
demi-dieu, et qu’on devait inscrire son
nom sur le Capitole à la place de celui
de Catulus pour la raison qu’il avait
achevé ce temple à propos duquel il
avait demandé à Catulus de rendre des
comptes. Ce sont les seules mesures que
je rapporte, non parce ce furent les
seules qui furent votées, — car un grand
nombre de mesures furent proposées et
bien sûr passèrent, — mais parce qu’il
refusa les autres, tandis qu’il accepta
ces dernières.

15

Quand ces décrets furent adoptés, il


rentra à Rome, et voyant que les gens
étaient effrayés de sa puissance, se

812
méfiaient de son arrogance et donc
s’attendaient à souffrir beaucoup de
maux terribles comme cela s’était passé
auparavant, et se rendant compte que
qu’ils avaient voté ces honneurs
exagérés par flatterie et non par
reconnaissance, il essaya de les
réconforter et de leur redonner de
l’espoir en prononçant ce discours au
sénat : "Qu’aucun de vous, Pères
conscrits, ne suppose que je ferai des
déclarations dures ou des actes cruels
simplement parce que je suis le
vainqueur et que je peux dire ce qui me
plaît sans avoir à rendre des comptes et
faire en la pleine liberté ce que je veux.
Il est vrai qu’on dit que Marius, Cinna,
Sylla et pratiquement tous ceux qu’on
prétend avoir triomphé des factions
opposées à eux ont fait beaucoup de
bonnes choses au commencement de
leur carrière, avec comme principal
résultat d’attirer beaucoup de gens de
leur côté. Ils ont donc obtenu, sinon leur
appui actif, du moins leur abstention
bienveillante ; et ensuite, après leurs
conquêtes et avoir obtenu ce qu’ils
voulaient, ils ont carrément changé leurs
paroles et leurs actes. Mais que
personne ne suppose que j’agirai ainsi.

813
Je ne suis pas venu devant vous par le
passé sous un déguisement, tout en ayant
en réalité une nature différente, pour
maintenant que cela m’est permis
devenir présomptueux dans la sécurité
actuelle ; et je ne suis pas devenu ni
assez euphorique ni assez bouffi
d’orgueil à cause de ma grande bonne
fortune pour désirer jouer aussi au tyran
— il me semble que ces deux choses,
ou du moins l’une des deux, sont
arrivées aux hommes dont je viens de
parler. Non, je suis par nature le même
homme que vous avez toujours connu —
mais pourquoi entrer dans des détails et
devenir offensant en me louant moi-
même ? — et moi je ne voudrais pas
insulter la fortune, mais plus j’apprécie
ses faveurs, moins je veux en user. Je
n’ai pas d’autre motif dans mes efforts
de préserver un si grand pouvoir et de
l’augmenter pour punir tous les ennemis
actifs et pour avertir tout ceux de l’autre
faction, que de pouvoir tenir le rôle
d’un homme sans danger et obtenir la
prospérité avec l’honneur.

16

En général il n’est ni noble ni juste

814
pour un homme d’être accusé de faire
les choses qu’il reprochait à ceux qui
n’étaient pas de son opinion ; et je ne
voudrais jamais être considéré comme
quelqu’un qui imite leurs actes, et qui
ne leur diffère seulement par la
réputation de ma victoire complète.
Celui qui doit donner plus et de plus
grands avantages aux gens n’est-il pas
celui qui a la plus grande puissance ?
Celui qui doit le moins se tromper
n’est-il pas celui qui est le plus fort ?
Celui qui doit utiliser les cadeaux du
ciel plus raisonnablement n’est-il pas
celui qui en a reçu les plus grands ?
Celui qui doit partager avec plus de
justice les avantages actuels n’est-il pas
celui qui possède la plupart d’entre eux
et qui craint le plus de les perdre ? La
bonne fortune perdure si elle est
accompagnée du sang-froid, et
l’autorité, si elle reste modérée, elle
préserve tout ce qui a été acquis ; et, la
plus grande chose de toutes, et aussi la
plus rare chez ceux qui obtiennent le
succès sans la vertu, ces choses
permettent à leurs propriétaires d’être
aimés réellement durant leur vie et de
recevoir un éloge véritable à leur mort.
Mais l’homme qui abuse avec

815
impudence de sa puissance dans toutes
les occasions ne trouve pour lui ni
sympathie ni véritable sécurité, mais, on
le flatte avec fausseté en public, (et
secrètement on complote contre lui). Le
monde entier, y compris ses partisans
les plus proches, suspectent et craignent
un chef qui n’est pas maître de sa
propre puissance.

17

Ce ne sont pas des sophismes que je


vous raconte, mais des choses pour
vous convaincre que ce que je pense et
ce que je dis ne sont pas des choses
dites à la légère à un moment donné,
mais plutôt des convictions que dès le
début je considérais appropriées et
avantageuses pour moi. C’est pourquoi
vous devez non seulement avoir
confiance pour le présent, mais être
également pleins d’espoir pour le futur,
en réfléchissant que, si j’avais vraiment
usé de faux prétextes, je ne aurais pas
maintenant suspendu mes projets, mais
je vous les aurais fait connaître ce jour
même. Et je n’ai jamais pensé autrement
dans le passé, comme le prouvent mes
actes, et maintenant je suis plus

816
désireux que jamais avec modération
d’être, non votre maître, — non, par
Jupiter ! — mais votre champion, non
votre tyran, mais votre chef. Quand il
faudra accomplir quelque chose qui doit
être fait en votre nom, je serai consul et
dictateur, mais si c’est pour blesser un
de vous, je serai un simple citoyen. Je
pense que je n’aurais pas dû vous le
dire. Pourquoi devrais-je mettre un de
vous à la mort, qui me m’a fait aucun
mal, alors que je n’ai fait mourir aucun
de ceux qui ont combattu contre moi,
même s’ils s’étaient joints avec zèle à
certains de mes ennemis, et que j’ai pris
en pitié tous ceux qui m’ont résisté une
fois et dans beaucoup de cas j’ai
épargné même ceux qui m’ont attaqué
une seconde fois ? Pourquoi est-ce que
je devrais garder rancune à quelqu’un,
alors que j’ai immédiatement brûlé tous
les documents trouvés parmi les papiers
privés de Pompée et dans la tente de
Scipion, et sans les avoir lus ni copiés ?
Allons, pères conscrits, unissons avec
confiance nos intérêts, oubliant tous ces
événements comme s’ils avaient été
apportées par une force surnaturelle, et
commençons à nous aimer sans
soupçons comme si nous étions de

817
nouveaux citoyens. De cette façon vous
vous conduirez envers moi comme
envers un père, appréciant la
prévoyance et la sollicitude que je vous
donnerai et ne craignant rien de
désagréable, et je m’occuperai de vous
comme de mes enfants, en priant que
vous n’accomplissiez que les actes les
plus nobles, mais en endurant forcément
les limitations de la nature humaine,
récompensant les bons citoyens par des
honneurs appropriés et corrigeant les
autres juste ce qu’il faudra.

18

N’ayez pas peur des soldats,


considérez-les seulement comme les
gardiens de mon pouvoir, qui est en
même temps le vôtre. Il est nécessaire
de subvenir à leurs besoins pour
beaucoup de raisons, mais ils seront là
pour votre avantage, et non contre
vous ; et ils seront contents de ce que
vous leur donnez et remercieront les
donateurs. La raison pour laquelle les
impôts prélevés actuellement sont plus
élevés que d’habitude, c’est pour que
les séditieux restent tranquilles et que
les vainqueurs, en recevant

818
suffisamment d’aide, ne deviennent pas
des séditieux Il est évident que je n’ai
rien pris pour moi de cet argent, malgré
que j’ai dépensé pour vous tout que je
possédais, et que j’ai même beaucoup
emprunté. Et vous pouvez voir qu’une
partie des impôts a été dépensée pour
les guerres et que vous avez maintenant
un repos assuré ; le reste servira à orner
la ville et à entretenir le gouvernement.
Et c’est moi qui ai pris sur mes propres
épaules la mauvaise humeur engendrée
par ce prélèvement, tandis que vous en
avez tous les avantages, dans les
expéditions aussi bien qu’ailleurs. Nous
avons toujours besoin d’armes, puisque
sans elles il est impossible pour nous,
qui vivons dans une si grande ville et
contrôlons un si grand empire, de vivre
en sécurité ; et beaucoup d’argent est
d’un grand secours dans cette matière
aussi bien qu’ailleurs. Cependant que
personne d’entre vous ne me soupçonne
de m’attaquer aux riches ou d’établir de
nouveaux impôts. J’ai assez avez les
revenus actuels et je suis plus impatient
de chercher à apporter une contribution
à votre prospérité que de vous faire du
tort pour votre argent." Ces paroles
devant le Sénat et devant le peuple

819
apaisèrent d’une certaine façon leurs
craintes, mais ne pouvaient les
persuader tout à fait de reprendre
courage tant qu’il ne confirmait pas ses
promesses par des faits.

19

Ensuite il organisa des fêtes


brillantes, comme il convenait en
l’honneur de victoires si nombreuses et
si décisives. Il célébra des triomphes
pour la Gaule, pour l’Égypte, pour
Pharnace et pour Juba, en quatre
parties, à quatre jours d’intervalle. La
majeure partie enchanta les spectateurs,
mais la vue d’Arsinoé d’Égypte, qu’il
emmenait parmi les captifs, et la foule
de ses licteurs et les trophées du
triomphe pris sur des citoyens tombés
en Afrique les contraria beaucoup. Les
licteurs, à cause de leurs nombres, leur
paraissaient comme une multitude la
plus blessante, puisque auparavant ils
n’en avaient jamais vu autant en même
temps ; et la vue d’Arsinoé, une femme
et considérée comme une reine, dans
des chaînes, — spectacle qu’on n’avait
jamais vu, du moins à Rome, — éveilla
une grande commisération, et ils s’en

820
servaient comme excuse pour déplorer
leurs malheurs privés. Mais elle fut
libérée en considération pour ses
frères ; mais d’autres, y compris
Vercingétorix, furent mis à mort.

20

Donc le peuple fut désagréablement


affecté par le spectacle dont je viens de
parler, mais ils cela fut de peu
d’importance devant la multitude de
captifs et de l’importance des exploits
de César. C’est ce qu’ils admirèrent le
plus, ainsi que la bonne humeur avec
laquelle il accueillit le franc-parler de
ses soldats. Ceux-ci raillaient ceux
d’entre eux qui avaient été nommés par
lui au sénat et tous les autres défauts
dont on l’accusait, et en particulier ils
plaisantaient son amour pour Cléopâtre
et son séjour à la cour de Nicomède, le
roi de Bithynie, vu qu’il y était allé par
le passé, quand il était tout jeune ; et ils
déclaraient que la Gaule avait été
asservie par César, mais César par
Nicomède. Et à propos de tout cela ils
scandaient tous ensemble que si vous
faites le bien, vous serez punis, mais si
vous agissez mal, vous serez roi. Ils

821
voulaient par là montrer que si César
redonnait l’autonomie au peuple (ce qui
leur semblait naturellement juste), il
serait jugé pour les actes qu’il avait
commis en violation des lois et il serait
puni ; mais s’il gardait son pouvoir, (ce
qui était naturellement l’œuvre d’une
personne injuste), il continuerait à
gouverner seul. Mais César ne se
fâchait pas de leurs paroles, au
contraire il était enchanté qu’ils
utilisent une telle licence envers lui :
c’était une marque de confiance de leur
part de savoir qu’il ne s’en irriterait pas
— du moins tant que leurs blagues ne
concernaient pas ses rapports avec
Nicomède. Là il en fut fort vexé et cela
lui fit manifestement mal ; il essaya de
se défendre, niant l’affaire sous
serment : il n’en fut que plus ridicule.

21

Le premier jour du triomphe il y eut


un mauvais présage : l’axe de la voiture
triomphale se cassa juste en face du
temple de la Fortune construit par
Lucullus, de sorte qu’on dut accomplir
le reste du trajet sur un autre. Et alors il
monta les escaliers du Capitole sur les

822
genoux, sans faire attention au char qui
avait été consacré à Jupiter en son
honneur, ou à l’image du monde habité
qui se trouvait sous ses pieds, ou à
l’inscription qui se trouvait sur celle-
ci ; mais plus tard il fit effacer de
l’inscription le terme "demi-dieu."
Après le triomphe il amusa le peuple
magnifiquement, lui distribuant du blé
outre mesure et de l’huile. En outre à la
multitude qui reçut des indemnités de
pain il donna les trois cents sesterces
qu’il lui avait déjà promis et plus cent
en plus, et aux soldats vingt mille en une
fois. mais il ne lança pas l’argent par
les fenêtres, au contraire à plus d’un
égard il fut très strict ; par exemple,
comme la multitude de ceux qui
recevaient des indemnités de blé avait
augmenté énormément, non par des
méthodes légales mais par des façons
de faire habituelles en période de
crises, il fit faire une enquête à ce sujet
et supprima en une fois la moitié de
leurs noms avant la distribution.

823
Comment le forum

de César et le temple

de Vénus furent

consacrés

22

Il passa les premiers jours du


triomphe comme d’habitude, mais le
dernier jour, après avoir fini de dîner, il
entra dans son propre forum en
pantoufles et couronné de toutes sortes
de fleurs ; de là il a rentra chez lui avec
pratiquement tout le peuple comme
escorte, tandis que beaucoup

824
d’éléphants portaient des torches. Il
avait fait construire lui-même le forum
qui porte son nom, et il est beaucoup
plus beau que le forum romain ; pourtant
il avait augmenté la réputation de
l’autre pour qu’on l’appelle le Grand
Forum. Et après avoir fait construire ce
nouveau forum et un temple à Vénus,
(comme fondatrice de sa famille, il les
consacra à ce moment et en leur honneur
organisa beaucoup de jeux de toutes
sortes. Il fit construire une sorte de
théâtre pour la chasse en bois, qu’on
appela un amphithéâtre parce qu’on y
trouve des sièges sans aucune scène. En
l’honneur de celui-ci et de sa fille il a
organisa des combats des bêtes féroces
et de gladiateurs ; mais si quelqu’un
voulait dire leur nombre il décrirait une
grande foule sans pouvoir, très
probablement, dire la vérité ; tous ces
décomptes sont habituellement exagérés
par esprit de vantardise. Je ne
m’attarderai donc pas sur ceci et sur
d’autres événements semblables qui
eurent lieu plus tard, sauf,
naturellement, quand je croirai
absolument nécessaire de mentionner un
point particulier,

825
23

mais je vais parler de ce qu’on


appelle le camélopard, parce qu’il fut
présenté à Rome par César pour la
première fois et exhibé devant la foule.
Cet animal ressemble à un chameau en
tous points sauf que ses jambes ne sont
pas toutes de la même longueur, les
jambes arrières étant les plus courtes.
Commençant à la croupe il se
développe graduellement en hauteur, ce
qui fait penser à une montée ; et
atteignant une hauteur considérable, il
soutient le reste de son corps sur ses
jambes avant et fait tourner son cou à
une hauteur peu commune. Sa peau est
tachetée comme celle d’un léopard, et
c’est pour cette raison qu’il porte le
nom des deux animaux. Tel est l’aspect
de cette bête. Quant aux hommes, non
seulement il les opposa les uns aux
autres séparément dans le forum,
comme c’était l’habitude, mais il les fit
combattre en couples dans le cirque,
des cavaliers contre des cavaliers, des
hommes à pied contre d’autres hommes
à pied, et parfois les deux sortes
ensemble en nombres égaux. Il y eut
même un combat entre des hommes

826
assis sur des éléphants, au nombre de
quarante. Enfin il organisa une bataille
navale, ni sur mer, ni sur un lac, mais
sur terre ; il avait fait creuser un endroit
sur le Champ de Mars et après l’avoir
inondé il y mit des navires. À tous les
concours participèrent des prisonniers
et des condamnés à mort ; et même
certains chevaliers, et, pour ne pas en
mentionner d’autres, le fils d’un ancien
préteur, combattirent en combat
singulier. Et un sénateur nommé Fulvius
Sepinus demanda à combattre en armes,
mais il en fut empêché ; César ne
l’accepta jamais, bien qu’il ait permis
aux chevaliers de combattre. Les jeunes
patriciens participèrent à un exercice
équestre appelé "Troyen" selon la
coutume antique, et les jeunes hommes
du même rang luttèrent sur des chars.

24

On le blâma pour le grand nombre de


ceux qui furent massacrés, parce qu’il
n’était pas lui même assouvi de carnage
et qu’il montrait au peuple des images
de sa propre misère ; mais le défaut le
plus grave qu’on lui trouva c’est
d’avoir dépensé des sommes énormes

827
pour tout cela. C’est pourquoi on le
décria pour deux raisons — d’abord,
parce qu’il avait injustement obtenu la
grande partie de l’argent, et, ensuite de
l’avoir gaspillé pour de tels buts. Si je
mentionne un exemple de son
extravagance à ce moment-là, je
donnerai une idée de tout le reste. Pour
que le soleil ne gêne pas les
spectateurs, il fit tirer au-dessus d’eux
des voiles faits de soie, à ce que l’on
raconte. Ce tissu est un travail du luxe
barbare, et est arrivé aussi chez nous
pour satisfaire le goût du luxe des
femmes. Les citoyens restèrent
tranquilles par nécessité devant tout
cela, mais les soldats rouspétèrent, non
pas qu’ils se souciassent du gaspillage
éhonté de l’argent, mais parce qu’ils
n’avaient pas reçu eux aussi la richesse
des citoyens. Et ils continuèrent leurs
troubles jusqu’à ce que César arrive
soudainement et se saisisse se ses
propres mains d’un homme et le
punisse. C’est ainsi que cet homme fut
exécuté, et deux autres furent massacrés
comme dans une sorte de célébration
rituelle. Je ne connais pas la cause
véritable, puisqu’il n’y eut aucune
proclamation de la Sibylle et ni aucun

828
autre oracle semblable ; mais en tout
cas ils furent sacrifiés dans le Champ
de Mars par les pontifes et le prêtre de
Mars, et leurs têtes furent placées près
de la Regia.

25

Tout en faisant cela César faisait


voter également beaucoup de lois, dont
je ne parlerai pas : je ne mentionnerai
que celles qui valent la peine d’être
mentionnées. Il confia les tribunaux aux
seuls sénateurs et chevaliers, pour que
l’élément le plus honnête de la
population, dans la mesure du possible,
puisse toujours présider ; alors
qu’autrefois certaines personnes de la
plèbe en faisaient aussi partie. Quant
aux dépenses des possédants, qui
s’étaient développées à un degré
extraordinaire en raison de leur
prodigalité, non seulement ils les fixa
par une loi mais aussi il les contrôla par
des mesures sévères. Et comme
beaucoup de gens avaient péri et qu’il y
avait une forte baisse de la population,
(ce qui était confirmé par les
recensements : il s’en était occupé,
entre autres choses, comme s’il était

829
censeur) et, aussi par simple
observation, il offrit des récompenses
aux familles nombreuses. Et comme
c’était en gouvernant la Gaule pendant
plusieurs d’années de suite qu’il avait
conçu lui-même la passion du pouvoir
et qu’il en était arrivé à posséder de
telles forces, il limita par loi la charge
des propréteurs à un an, et celle des
proconsuls à deux années consécutives,
et décréta que personne ne pouvait
exercer une charge plus longtemps.

Comment César

adapta l’année à la

manière actuelle

830
26

Après avoir fait passer ces lois, il


établit aussi, comme ils le sont
maintenant, les jours de l’année, qui ne
correspondaient plus du tout, puisqu’à
ce moment-là on mesurait toujours les
mois par les révolutions de la lune ; il
le fit en ajoutant 67 jours, le nombre
nécessaire pour revenir à l’égalité.
Certains disent qu’il en a intercalé
encore plus, mais c’est moi qui suis
dans le vrai. Il fit cela grâce à son
séjour à Alexandrie, sauf que les gens
de là-bas comptent des mois de trente
jours chacun, et ajoutent à la fin les cinq
jours à l’année, tandis que César
distribua ces cinq jours dans sept mois
et enleva deux autres à un mois. Le jour
qui provient des quarts, il l’ajouta tous
les quatre ans, afin que les saisons
annuelles ne diffèrent plus du tout sauf
un tout petit peu ; car en 1461 ans on n’a
besoin que d’ajouter un jour.

27

Tout cela et tout ce qu’il le projetait


pour le bien commun, il ne le fit pas de
sa propre autorité ni par ses propres

831
conseillers, mais en toutes choses
chaque fois il prenait contact avec les
chefs du sénat, et même parfois avec
l’ensemble de celui-ci. Et de cette
manière plus que toute autre, même
quand il faisait passer des mesures
plutôt dures, il réussissait toujours à les
satisfaire. On le loua pour cette façon
de faire ; mais quand il persuada
certains tribuns de faire revenir certains
de ceux qui avaient été exilés après un
procès, et qu’il permit à ceux qui
avaient été condamnés pour corruption
lors de leur campagne électorale
d’habiter en Italie, et qu’il eut en outre
inscrit une fois de plus dans le sénat
quelques personnes qui en étaient
indignes, beaucoup se mirent à
murmurer contre lui. Mais il encourut le
plus grand reproche de tous en raison
de sa passion pour Cléopâtre — non la
passion qu’il avait montrée en Égypte
(ce n’était qu’une rumeur), mais celle
qu’il montra à Rome lui-même. Elle
était venue à Rome avec son mari et
s’était installée dans la propre maison
de César, de sorte qu’il obtint une
mauvaise réputation à cause des deux. Il
n’en avait cure, mais il enrôlait ses
amis et des alliés du peuple romain.

832
Comment César

battit Gnaeus

Pompée, fils de

Pompée, en Espagne

28 Pendant ce temps il se tenait fort


au courant de tout ce que Pompée faisait
en Espagne ; mais pensant qu’il le
vaincrait facilement, il expédia d’abord
la flotte de Sardaigne contre lui, et plus
tard il envoya également les armées
qu’il avait enrôlées, entendant laisser à
d’autres la conduite entière de la
guerre. Mais quand s’avéra que Pompée

833
gagnait du terrain et que les hommes
qu’il avait envoyés ne suffisaient pas
pour lutter contre lui, il se décida à y
aller lui-même, après avoir laissé le
gouvernement de la ville à Lépide et à
un certain nombre de préfets — huit
comme le pensent certains, six comme
on le croit généralement.
29 Les légions en Espagne sous les
ordres de Longinus et Marcellus se
rebellèrent et certaines villes se
révoltèrent. Quand Longinus fut relevé
et que Trébonius lui succéda, elles
restèrent calmes quelques jours ; puis,
par crainte de la vengeance de César,
elles envoyèrent secrètement des
ambassadeurs à Scipion, exprimant leur
désir de changer d’allégeance, et il leur
a envoya Gnaeus Pompée entre autres.
Pompée partir pour les Baléares et prit
ces îles sans combat, sauf Ebuse, dont il
s’empara avec difficulté ; puis, tombant
malade, il s’y attarda avec ses troupes.
En raison de son retard, les soldats en
Espagne, qui avait appris que Scipion
était mort et que Didius faisait voile
contre eux, craignirent d’être détruites
avant l’arrivée de Pompée ; aussi ne
l’attendirent pas ; mais mettant à leur
tête Titus Quintus Scapula et Quintus

834
Aponius, deux chevaliers, elles
chassèrent Trébonius et firent se
révolter toute la nation Bétique en
même temps.

30

On en était là quand Pompée, guéri,


navigua le long du continent.
Immédiatement il s’empara sans coup
férir de plusieurs villes. Parce qu’elles
ne supportaient pas les ordres de leurs
chefs et aussi parce qu’elles portaient
leurs espoirs sur lui en raison du
souvenir de son père, elles
l’accueillirent bien ; et il assiégea
Carthage, qui était peu disposée à se
rendre. Les partisans de Scapula, en
apprenant cela, le rejoignirent et le
choisirent comme général avec pleins
pouvoirs ; après quoi ils furent ses plus
fidèles alliés et montrèrent la plus
grande ardeur, considérant ses succès
comme les succès de chacun d’eux et
ses désastres comme les leurs. C’est
pourquoi leur résolution avait un double
but : obtenir les succès et éviter les
défaites. Pompée fit ce que tous avaient
l’habitude de faire au milieu de telles
conditions troublées, particulièrement

835
après la désertion d’une partie des
Allobroges que Juba avait pris vivants
lors de la guerre contre Curion et lui
avait donnés : c’est-à-dire, il accorda
au reste toute faveur possible en paroles
et en actes. Non seulement ces hommes
devinrent alors plus ardents à le
soutenir, mais aussi un certain nombre
du parti opposé, en particulier tous ce
qui avaient par le passé servi sous
Afranius, passèrent de son côté. Il y
avait aussi ceux qui vinrent le rejoindre
d’Afrique, entre autres son frère Sextus,
et à Varus, et de Labienus avec sa flotte.
Encouragé par la multitude de son
armée et par son ardeur, il s’avança
avec intrépidité dans le pays,
s’emparant de quelques villes sans coup
férir, et d’autres contre leur volonté, et
il semblait surpasser en puissance
même son père.

31

César avait bien des généraux en


Espagne, à savoir Quintus Fabius
Maximus et Quintus Pedius, mais ceux-
ci ne se sentaient pas capables de
combattre contre Pompée, et restaient à
ne rien faire et mandaient sans arrêt

836
César. Cela dura un certain temps ; mais
quand quelques uns des hommes
envoyés en éclaireurs de Rome
arrivèrent, et qu’on apprit l’arrivée de
César lui-même, Pompée prit peur ; et
pensant qu’il n’était pas assez fort pour
avoir la maîtrise sur toute l’Espagne, il
n’attendit pas un revers pour changer
d’avis, mais immédiatement, avant
d’affronter ses adversaires, il se retira
en Bétique. Tout à coup la mer lui
devint vite hostile : Varus fut défait par
Didius lors d’un combat naval près de
Carteia ; et s’il n’avait pas fui vers la
terre et empilé un rangée d’ancres sur
les bords du rivage sur lesquels les
premiers poursuivants s’abîmèrent
comme sur un récif, il aurait perdu sa
flotte entière. Toute cette partie du
continent sauf la ville d’Ulia était
l’alliée de Pompée ; et comme cette
ville refusait de se soumettre à lui, il
commença à l’assiéger.

32

A ce moment César arriva


soudainement avec quelques hommes
alors qu’il n’était attendu ni des alliés
de Pompée, ni même de ses propres

837
soldats. Il avait été si vite pour venir
qu’il arriva devant ses partisans et
devant ses adversaires avant même
qu’on sût qu’il était en Espagne. Il
espérait de cette façon et par sa seule
présence alarmer Pompée et lui faire
lever le siège ; il avait laissé la majeure
partie de son armée derrière lui. Mais
Pompée, pensant qu’un homme n’était
pas beaucoup supérieur à un autre et
ayant pleine confiance en sa propre
force, ne fut pas fort alarmé par son
arrivée, et continua à assiéger la ville et
à essayer de la prendre d’assaut juste
comme avant. Alors César laissa là
quelques troupes parmi celles qui
étaient arrivés les premières et partit
lui-même pour Corduba, en partie, dans
l’espoir de la prendre par trahison,
mais surtout pour essayer d’attirer
Pompée loin d’Ulia car il craignait cet
endroit. Et c’est ce qui arriva. D’abord
Pompée laissa une partie de son armée
sur place, et se dirigeant vers Corduba,
il la renforça, et, comme César ne
résistait pas devant ses troupes, il mit
son frère Sextus à leur tête. Et il
n’arrivait à rien devant Ulia. Au
contraire, quand une tour s’écroula, non
à cause des secousses données par ses

838
propres hommes, mais s’affaissant sous
le poids de la foule qui s’y défendait,
quelques uns s’engouffrèrent mais furent
furent mal reçus ; et César,
s’approchant, vint en aide secrètement
la nuit aux citoyens, et marcha contre
Corduba lui-même, la soumettant à son
tour à un siège. Finalement Pompée se
retira tout à fait d’Ulia et se hâta vers
l’autre ville avec son armée entière, non
sans raison. César l’apprenant se retira,
il était justement malade. Quand il fut
guéri et après s’être chargé des troupes
auxiliaires qui l’avaient suivi, il fut
obligé de continuer la guerre même en
hiver ; ils étaient logés dans de petites
huttes incommodes, et ils étaient dans la
détresse et manquaient de nourriture.

33

César était alors dictateur, et


finalement, vers la fin de l’année, il fut
nommé consul, et Lépide, qui était
maître de cavalerie, convoqua le peuple
à cette fin ; Lepidus s’était proclamé
maître de cavalerie au moment où il
était toujours consul, à l’encontre de
toutes les traditions. César, donc,
obligé, comme je l’ai dit, de continuer

839
la guerre même en hiver, n’attaqua pas
Corduba, qui était fortement gardé, mais
tourna son attention vers Ategua, une
ville où, selon ses renseignements, il y
avait beaucoup de blé. Bien l’endroit
fût fortifié, il espérait par la taille de
son armée et par la terreur soudaine
provoquée par son arrivée alarmer les
habitants et les capturer. Et en peu de
temps il l’enferma d’une palissade et
l’entoura d’un fossé. Pompée,
encouragé par la nature de l’endroit et
pensant que César, en raison de l’hiver,
ne l’assiégerait pas très longtemps, n’y
prêta aucune attention et n’essaya a pas
dans un premier temps de repousser les
assaillants, parce qu’il était peu disposé
à faire supporter le froid à ses propres
soldats. Mais ensuite, quand la ville fut
entourée de murs et quand César établit
son camp devant celle-ci, il prit peur et
lui vint en aide, et les attaquant
soudainement avec des piques une nuit
brumeuse, il en tua un certain nombre ;
et comme la ville n’avait pas de
général, il leur envoya Munatius
Flaccus.

34

840
Voici comment quelqu’un réussit à
entrer dans la ville. Il alla seul pendant
la nuit trouver quelques gardes, comme
s’il avait été désigné par César pour
venir voir les sentinelles, et il demanda
et apprit le mot de passe ; on ne le
connaissait pas, et comme il était seul,
on n’aurait jamais pensé qu’il pût être
autre chose qu’un ami en agissant de
cette manière. Alors il quitta ces
hommes et alla de l’autre côté du
retranchement où il rencontra d’autres
gardes et leur donna le mot de passe ;
après cela faisant semblant d’être venu
pour trahir la ville, il arriva à
l’intérieur en passant au milieu des
soldats avec leur consentement et
vraiment escorté par eux. Il ne put
cependant sauver la ville. En plus
d’autres revers, un jour les citoyens
mirent le feu aux machines et aux
remparts des Romains, sans faire de
dommages dignes d’être mentionnés, ils
furent alors repoussés par un vent
violent qui juste alors commença à
souffler vers eux de la direction
opposée ; leurs maisons s’embrasèrent
et beaucoup de gens périrent sous les
pierres et les traits, ne pouvant voir au
loin à cause de la fumée. Après ce

841
désastre, comme leur terre était
ravagée, et qu’une partie de leur mur
s’était effondrée à cause des mines, ils
commencèrent à se révolter. Flaccus fut
le premier à faire des ouvertures à
César sur base du pardon pour lui et
pour ses partisans ; mais les
pourparlers n’aboutirent pas parce qu’il
refusait de rendre les armes, alors les
indigènes envoyèrent des ambassadeurs
et acceptèrent ses conditions.

35

Après la prise de cette ville les


autres tribus ne restèrent pas à ne rien
faire, mais beaucoup de leur propre
chef envoyèrent des ambassadeurs et
épousèrent la cause de César, et
beaucoup le reçurent, lui ou ses
lieutenants à leur approche. Pompée ne
savait plus que faire : d’abord il quitta
l’endroit où il se trouvait et erra dans
pays ; et ensuite craignant qu’en raison
de cette errance le reste de ses partisans
ne le laisse tomber il choisit de risquer
une bataille décisive, bien que le ciel
ait à l’avance indiqué très clairement sa
défaite. Des gouttes de sueur tombèrent
des statues sacrées, et le

842
mécontentement des légions, et les
nombreuses créatures nées en dehors de
leur propre espèce, et des flambeaux
s’élançant d’est en ouest, et les
présages qui se produisirent en Espagne
à ce moment, tout cela n’expliquait pas
clairement l’avenir promis aux deux
chefs. Mais les aigles des légions de
Pompée secouèrent leurs ailes et
laissèrent tomber les foudres parfois en
or, qu’ils tenaient dans leurs serres ;
ainsi ils semblaient lancer le malheur
directement sur Pompée et s’envoler de
leur plein gré vers César. La destinée
s’avançait, mais elle le faisait à petits
pas ; alors il s’installa dans la ville de
Munda pour engager le combat.

36

Les deux chefs avaient en plus de


leurs citoyens et de leurs mercenaires
beaucoup d’indigènes et de Maures.
Bocchus avait envoyé ses fils à Pompée
et Bogud en personne faisait campagne
avec César. Mais c’était toujours une
lutte uniquement entre Romains, et non
entre eux et d’autres nations. Les
soldats de César étaient forts de leur
nombre et de leur expérience et surtout

843
de la présence de leur chef, et avaient
hâte de terminer cette la guerre et toutes
ses misères. Les hommes de Pompée
étaient inférieurs, mais, forts dans leur
désespoir pour leur survie, si ils ne
vainquaient pas, ils étaient pleins de
l’ardeur. Comme la plupart d’entre eux
avait été capturés avec Afranius et
Varron, et épargnés, et après cela
s’étaient tournés vers Longinus, et
s’étaient révoltés contre lui, ils
n’avaient aucun espoir d’être épargnés
s’ils étaient battus, et par conséquent
réduits au désespoir, ils estimaient
qu’ils devaient maintenant vaincre ou
périr. Les armées se firent face et
engagèrent le combat ; elles n’avaient
plus aucune honte à se massacrer,
puisqu’elles s’étaient opposées tant de
fois en armes, et n’avaient donc pas
besoin d’encouragements.

37

Et rapidement les alliés des deux


côtes tournèrent le dos et s’enfuirent ;
mais les légions combattirent de pied
ferme jusqu’au bout de leurs forces. Pas
un homme ne recula ; ils tuaient et
mouraient sur place, comme si chacun

844
était responsable pour tout le reste aussi
bien de l’issue de la victoire ou de la
défaite. C’est pourquoi ils ne se
souciaient pas de voir comment leurs
alliés luttaient, mais ils combattaient
comme s’ils étaient les seuls à courrir
un danger. On n’entendait chez aucun
d’eux ni péans ni gémissements, mais
des deux côtés on criait simplement
"Attaque ! Tue ! ", et leurs actes
dépassaient facilement leurs paroles.
César et Pompée, témoins de ces luttes,
sur leurs chevaux à partir de leur
positions élevées, n’avaient ni raison
d’espoir ni de désespoir, mais, leurs
esprits tourmentés par le doute, ils
passaient de la confiance à la crainte.
Le combat était tellement équilibré
qu’ils en souffraient mille morts
reprenant espoir quand ils voyaient un
certain avantage, et retombant dans le
désepoir en découvrant un recul. Et à
l’intérieur d’eux-mêmes ils souffraient
mille tortures, car ils priaient pour le
succès et contre la défaite, alternant
entre courage et crainte. Ils ne purent
supporter longtemps cette situation et ils
sautèrent à cheval et participèrent au
conflit. Ils préféraient être dans l’action
par un effort personnel au milieu des

845
dangers plutôt que par la tension de leur
esprit, et chacun espériat par sa
participation au combat faire pencher la
balance d’une façon ou d’une autre en
faveur de ses propres troupes ; ou, s’il
échouait, ils souhaitaient mourir au
milieu d’elles.

38

Alors les chefs prirent part eux-


mêmes au combat ; mais ce ne fut à
l’avantage d’aucune des deux armées.
Au contraire, quand les hommes virent
leurs chefs partager leur danger, ils
négligèrent encore plus leur propre mort
et eurent d’autant plus d’ardeur pour
massacrer leurs adversaires. C’est
pourquoi il n’y eut de fuite ni d’un côté
ni de l’autre, mais, pleins de
détermination, ils montrèrent aussi
qu’ils avaient beaucoup de résistance
physique. Tous auraient péri ou la
tombée de la nuit les aurait séparés à
armes égales, si Bogus, qui était en
dehors du conflit, ne s’était élancé sur
le camp de Pompée ; ce que voyant,
Labiénus, abandonna son poste et
s’élança contre lui. Les hommes de
Pompée, croyant qu’il s’enfuyait,

846
perdirent courage ; et quand plus tard,
ils apprirent la vérité, ils ne purent le
retrouver. Certains se sauvèrent dans la
ville, certains sur les remparts. Le
dernier carré combattit vigoureusement
contre ses assaillants et sombra
seulement quand il fut attaqué de tous
les côtés, et ils défendirent longtemps
les remparts, de sorte qu’ils ne furent
pris qu’après être tous morts dans les
attaques. Si grande était les pertes des
Romains des deux côtés que les
vainqueurs, ne sachant pas comment
entourer de rempart la ville pour
empêcher une sortie de nuit, y
entassèrent les cadavres.

39

Après sa victoire, César prit


immédiatement après Corduba. Sextus
se retira de son chemin et les indigènes
vinrent le rejoindre, bien que leurs
esclaves, qui avaient reçu la liberté,
leur aient résisté. Il fit égorger les
esclaves en armes et vendit le reste. Et
il adopta aussi la même façon de faire
avec ceux qui occupaient Hispalis ; ils
avaient d’abord feint d’accepter
volontairement une garnison, et ensuite

847
tuèrent les soldats présents, et
déclarèrent la guerre. C’est pourquoi il
fit une campagne contre eux, et
paraissant conduire le siège d’une façon
assez lâche, il leur donna l’espoir de
pouvoir s’échapper. Alors il leur permit
de sortir des murs, leur dressa une
embuscade et les détruisit : c’est de
cette façon qu’il prit la ville, qui s’était
graduellement dépouillée de ses
hommes. Et ensuite il prit Munda et les
autres places, certaines contre leur
volonté en les massacrant, d’autres de
leur propre gré. Il préleva le tribut
d’une façon tellement rigoureuse qu’il
n’épargna même pas les offrandes
consacrées à Hercule à Gadès ; et il prit
également le territoire de plusieurs
villes et demanda un tribut
supplémentaire à d’autres. C’était sa
façon de faire envers ceux qui s’étaient
opposés à lui ; mais à ceux qui l’avaient
soutenu il accorda des terres et
l’exemption de l’impôt, et à certains la
citoyenneté, et à d’autres le statut de
colons romains ; cependant il
n’accordait pas ces faveurs pour rien.

40

848
Pendant que César était ainsi occupé,
Pompée, qui avait échappé au désastre,
atteignit la mer, dans l’intention
d’utiliser la flotte qui était à l’ancre à
Carteia, mais il constata que les
hommes étaient passés du côté du
vainqueur. Il s’embarqua alors sur un
navire, en essayant de s’échapper de
cette façon ; mais il se blessa au cours
de la tentative, il perdit courage et
revint à terre, et puis, ne prenant avec
lui que quelques hommes qu’il avait
réunis, il s’en alla vers l’intérieur. Il y
rencontra Caesennius Lento et fut battu ;
et se réfugiant dans un bois, il y périt.
Didius, ignorant son destin, alors qu’il
errait dans les environs dans l’espoir de
le retrouver quelque part, il rencontra
d’autres troupes et périt.

41

Et César aurait sans aucun doute


préféré tomber là, des mains de ceux
qui résistaient toujours et dans la gloire
de la guerre, plutôt que de rencontrer le
destin peu après en se faisant tuer sur sa
propre terre et dans le sénat des mains
de ses amis les plus chers. Ce fut la
dernière guerre qu’il mena avec succès,

849
et la dernière victoire qu’il gagna, bien
qu’il n’y eût aucun projet si grand soit-
il qu’il n’eût espéré accomplir. Il était
confirmé particulièrement dans cet
espoir par la circonstance : d’un
palmier qui poussait à l’emplacement
de la bataille une pousse se développa
juste après sa victoire. Et je n’affirme
pas que ceci n’a pas eu une influence
sur la suite des événements, mais ce
n’était plus pour lui, mais pour le petit-
fils de sa sœur, Octave ; ce dernier
faisait campagne avec lui, et était
destiné à s’illustrer par ses exploits et
les dangers qu’il encourut. Mais César
ne le savait pas, et espérant obtenir
encore beaucoup de succès, il ne
montrait aucune modération, mais au
contraire il se montrait plein
d’arrogance, comme s’il était devenu
immortel.

42

Bien qu’il n’eût conquis aucune


nation étrangère, mais qu’il eût fait
périr un grand nombre de citoyens, il
s’accorda non seulement le triomphe
pour lui-même, et régala le peuple
entier une fois de plus, comme en

850
l’honneur d’une grâce commune, mais il
permit aussi à Quintus Fabius et à
Quintus Pedius de faire une fête, bien
qu’ils n’aient été que ses lieutenants et
qu’ils n’aient remporté aucune victoire
individuelle. Cela parut naturellement
ridicule, de même que d’avoir utilisé le
bois et non l’ivoire pour les
représentations d’exploits ainsi que
l’usage d’autres appareils triomphaux
semblables. Néanmoins, il y eut trois
brillants triomphes et trois cortèges de
Romains en l’honneur de ces exploits,
et en outre cinquante jours de
remerciements furent observés. Les
Parilia furent honorées de jeux annuels
permanents dans le cirque, non pas
parce que la ville avait été fondée ce
jour-là, mais parce que la nouvelle de
la victoire de César était arrivée le jour
avant, dans la soirée.

43

Tel fut son cadeau pour Rome. Quant


à lui, par décret, il porta le vêtement
triomphal, à tous les jeux, et aussi il
porta toujours et partout la couronne de
laurier. Le prétexte qu’il donna pour
cela c’est que son front était dégarni ; et

851
en cette circonstance il montra par cette
réponse que même à ce moment-là, bien
qu’il ne fût plus jeune, il accordait
toujours de l’importance à son aspect
physique. Il avait l’habitude de se
montrer en public avec un habit assez
lâche, et les chaussures qu’il utilisa
parfois après cela tard étaient hautes et
de couleur rouge, imitant les rois qui
avaient par le passé régné à Albe, parce
qu’il prétendait qu’il était lié à cette
ville par Iulus. Il était absolument voué
à Venus, et il voulait persuader tout le
monde qu’il avait reçu d’elle la fleur de
la jeunesse. En conséquence il avait
l’habitude également de porter son
image en armes gravée sur son anneau
et il en avait fait son nom son mot
d’ordre dans presque tous les plus
grands dangers. Sylla jeta un regard
désapprobateur sur sa ceinture relâchée,
de sorte qu’il voulut le tuer, et déclara à
ceux qui lui demandaient sa grâce : "Je
vais vous l’accorder ; mais soyez fort
sur vos gardes contre ce camarade à la
ceinture relâchée." Et Cicéron ne le
comprit pas mais au moment de la
défaite il dit : "je ne me serai jamais
attendu à que quelqu’un avec une
ceinture si mal mise puisse vaincre

852
Pompée." Ceci n’est qu’une digression
de mon histoire, pour que personne ne
puisse ignorer ce qu’on racontait sur
César.

44

En l’honneur de sa victoire le sénat


fit passer tous ces décrets que j’ai
mentionnés, et en outre l’appela
"Libérateur," l’écrivant également dans
les documents, et vota pour un temple
public de la Liberté. Et alors ils lui
donnèrent et pour la première fois,
comme un surnom, le titre d’’imperator,
non selon la coutume antique où
d’autres comme César l’avaient reçu en
raison de leurs guerres, ni même comme
ceux qui portaient ce nom en recevant
un commandant indépendant ou toute
autre magistrature, mais en lui donnant
une fois pour toutes le titre qui
maintenant est accordé à ceux qui
possèdent le pouvoir suprême. Et
comble de flagornerie ils se
proposèrent par vote de donner à ses
fils et petits-fils le même titre, bien
qu’il n’ait eu aucun enfant et fût déjà un
vieil homme. De ce titre qu’on lui
donna provient celui de tous les

853
empereurs qui suivirent, comme propre
à leur charge, ainsi que le titre de
"Caesar." Mais ils ne supprimèrent
cependant pas l’usage ancien en
agissant ainsi, et les deux sens du mot
imperator cohabitèrent. C’est pourquoi
les empereurs reçoivent une seconde
fois ce surnom quand ils gagnent une
guerre. Ceux qui sont imperatores dans
le nouveau sens n’utilisent ce titre
qu’une fois, comme dans les autres, et
le placent avant les autres ; mais si
certains d’entre eux accomplissent en
plus lors de guerres des exploits dignes
de lui, on lui donne ce titre selon la
coutume antique, de sorte qu’un homme
peut porter le titre d’imperator une
deuxième ou une troisième fois, ou
autant de plus de fois que l’occasion
peut se présenter. Voilà les privilèges
qu’on accorda alors à César, ainsi
qu’une maison, pour qu’il puisse vivre
aux frais de l’état, et un jour de fête
spécial et des sacrifices à chaque
victoire remporté, même s’il n’avait pas
fait campagne ou n’y avait participé
qu’en partie.

45

854
Mais ces mesures, bien qu’elles
semblassent à certains démesurées et
contraires à l’usage, n’étaient pas
encore anti-démocratiques. Mais en
outre le sénat vota les décrets suivants
par lesquels ils le déclarèrent
incontestablement monarque. Il lui
offrirent les magistratures, même celles
appartenant aux plébéiens, et l’élurent
consul pour dix ans, comme ils
l’avaient fait auparavant comme
dictateur. Ils prescrivirent que lui seul
pouvait posséder des soldats, et qu’il
serait le seul à administrer les fonds
publics, de sorte que personne d’autre
ne pouvait utiliser l’un ou l’autre sans
son autorisation. Et ils décrétèrent à
cette époque que sa statue en ivoire, et
plus tard un char entier, devrait se
trouver dans le cortège des jeux dans le
cirque, parmi les statues des dieux. Ils
firent ériger une autre statue semblable
dans le temple de Quirinus avec
l’inscription, "au dieu invincible," et
une autre sur le Capitole près des
anciens rois de Rome. Je ne peux que
m’émerveiller de la coïncidence : il y
avait huit statues, — sept des rois, et un
huitième de Brutus qui renversa les
Tarquins, — et ils installèrent la statue

855
de César à côté de la dernière ; et ce fut
principalement pour ce motif que l’autre
Brutus, Marcus, fou de rage complota
contre lui.

Comment pour la

première fois des

consuls ont été

nommés pour moins

d’une année entière

856
46

Telles furent les mesures prises en


l’honneur de sa victoire (je ne les
mentionne pas toutes, mais uniquement
celles qui m’ont paru dignes d’être
notées), pas en un jour, mais au fur et à
mesure qu’elles furent prises. César
commença par en utiliser certaines, et
prévoyait d’en employer d’autres à
l’avenir, mais il en refusa carrément
certaine. Ainsi il prit la charge de
consul immédiatement, même avant
d’entrer en la ville, mais il ne la garda
pas toute l’année ; au contraire, en
arrivant à Rome il y renonça, la laissant
à Quintus Fabius et Gaius Trebonius.
Comme Fabius mourut le dernier jour
de son consulat, il fit mettre à sa place
un autre homme, Gaius Caninius
Rebilus, pour les heures restantes. Ce
fut la première violation de l’usage
établi : un seul et même homme ne peut
avoir cette magistrature pendant une
année ou même pour tout le reste de la
même année, mais tant qu’il vit il ne
peut se démettre à moins d’en être forcé
par une coutume héréditaire ou par une
accusation, et un autre prend sa place.
En second lieu il y avait le fait que

857
Caninius avait été nommé consul,
exercé, et cessé d’exercer en même
temps. C’est pourquoi Cicéron fit
remarquer en raillant que le consul
avait montré un si grand courage et une
si grande prudence durant sa charge
qu’il ne s’y était jamais endormi même
un petit instant. Et après cela les mêmes
personnes n’ont plus exercé la fonction
de consul (sauf quelques-uns au début)
toute une année, mais selon les
circonstances, certains pendant un assez
long temps, certains pendant moins,
certains pendant des mois, d’autres
pendant des jours ; en effet, à l’heure
actuelle, personne n’exerce une fonction
avec un autre, en règle générale,
pendant toute une année ou pendant plus
de deux mois. Et aujourd’hui, nous les
consuls, nous ne faisons plus de
différence les uns entre les autres, mais
la dénomination des années est le
privilège de ceux qui sont des consuls
au début de celles-ci. C’est pourquoi
pour les autres consuls je ne nommerai
que ceux qui ont été étroitement liés aux
événements mentionnés, mais afin d’être
parfaitement clair en ce qui concerne la
succession des événements, je
mentionnerai aussi ceux qui ont exercé

858
les premiers leurs charges tous les ans,
même s’ils n’ont en rien contribué aux
événements.

47

Alors que les consuls étaient nommés


de cette façon, le reste des magistrats
était théoriquement élu par la plèbe et le
peuple, selon la coutume ancienne,
puisque César avait refusé de les
nommer lui-même ; mais ils furent
quand même nommés par lui, et furent
envoyés dans les provinces sans être
tirés au sort. Quant à leur nombre, il
resta le même qu’auparavant, sauf qu’il
fit nommer quatorze préteurs et quarante
questeurs. Comme il avait fait beaucoup
de promesses à beaucoup de gens, il
n’avait aucune autre façon de les
récompenser, et c’est pourquoi il fit
cela. En outre, il inscrivit un grand
nombre de gens au sénat, ne faisant
aucune distinction entre un soldat ou un
fils d’homme libre, de sorte que leur
nombre passa à neuf cents ; et il
inscrivit aussi beaucoup de patriciens,
d’anciens consuls ou d’autres qui
avaient exercé une charge. Il fit libérer
les accusés de corruption et qui avaient

859
été condamnés, de sorte qu’il fut lui-
même accusé de corruption. Cette
accusation fut renforcée par le fait qu’il
avait fait mettre aux enchères toutes les
terres publiques, non seulement les
profanes, mais aussi celles sacrées, et
avait vendu la plupart d’entre elles.
Cependant il soudoya beaucoup de gens
avec de l’argent ou avec la vente des
terres ; et à un certain Lucius Basilius,
qui était préteur, au lieu de lui assigner
une province il lui accorda une grande
somme d’argent, de sorte que Basilius
devint célèbre par ce fait et parce que,
insulté pendant sa préture par César, il
lui avait répondu. Tout cela convenait
aux citoyens qui recevaient ou aussi à
qui attendaient de recevoir quelque
chose, puisqu’ils n’avaient aucun
respect pour le bien public en regard de
la chance du moment pour le leur
propre avancement. Mais tout le reste le
supportait très mal et on parlait entre
soi et aussi — chez ceux dont on était
sûr — avec franchise et en publiant des
pamphlets.

48

En plus de ces mesures prises cette

860
année-là, deux des préfets de la ville
prirent la charge des finances,
puisqu’aucun questeur n’avait été élu.
Comme une fois auparavant, et alors en
l’absence de César, les préfets
contrôlaient toutes les affaires de la
ville, en même temps que Lépide
comme maître du cavalerie. Et bien
qu’il leur fût interdit d’utiliser des
licteurs, le costume magistral et la
chaise curule comme le maître de
cavalerie, ils sont passé au-dessus en
citant une loi qui autorisait tous ceux
qui recevaient leur charge d’un
dictateur à pouvoir se servir de tels
privilèges. L’administration des
finances, après avoir changé de mains à
ce moment pour les raisons que j’ai
mentionné, ne fut plus dans tous les cas
assignée aux questeurs, mais finalement
elle fut donnée aux anciens préteurs.
Deux des préfets de la ville contrôlèrent
alors le trésor public, et l’un d’eux
célébra les Ludi Apollinares aux frais
de César. Les édiles plébéiens
s’occupèrent des Ludi Megalenses
selon un décret. Un préfet, désigné
pendant les Feriae, choisissait lui-même
un successeur pour le jour suivant, et
celui-ci un troisième ; ceci ne s’était

861
jamais produit auparavant, ne ne se
produisit plus.

49

Telle était la situation. L’année


suivante, César fut en même temps
dictateur pour la cinquième fois, avec
Lépide comme maître de cavalerie, et
consul pour la cinquième fois ; il choisit
Antoine comme collègue ; seize
préteurs furent en charge — une
coutume qui perdura pendant longtemps,
— et les rostres, qui auparavant étaient
au centre du forum, furent déplacées à
l’endroit actuel ; et les statues de Sylla
et de Pompée y furent replacées. pour
cela César reçut des éloges, et aussi
parce qu’il laissa à Antoine la gloire du
travail et de l’inscription. Impatient de
construire un théâtre, comme Pompée
l’avait fait, il en fit faire les fondations,
mais ne l’acheva pas ; ce fut Auguste
qui le termina plus tard et l’appela du
nom de son neveu, Marcus Marcellus.
Mais César fut blâmé de la destruction
des maisons et des temples sur
l’emplacement, et aussi d’avoir fait
brûler des statues, qui étaient presque
toutes en bois, et de s’être approprié

862
tout l’argent qu’il y avait trouvé.

Comment

Carthage et Corinthe

reçurent des colonies

50

En plus de cela, il présenta des lois


et prolongea le pomerium ; en cela et
dans les autres choses on pensa qu’il
agissait pour ressembler à Sylla. Mais
César fit lever le bannissement des
survivants de ceux qui avaient fait la
guerre contre lui, leur accordant
l’immunité à des conditions justes et
uniformes ; il leur accorda des

863
magistratures ; aux épouses des morts il
fournit des dots, et à leurs enfants il
accorda une partie des biens. En faisant
il fit honte grandement à la cruauté de
Syllan et gagna non seulement une
grande réputation de le courage mais
également de bonté, bien que ce soit
généralement chose difficile pour un
même homme d’exceller dans la guerre
comme dans la paix. Ce fut aussi pour
lui une source de fierté d’avoir fait
reconstruire Carthage et Corinthe. Et
même beaucoup d’autres villes à
l’intérieur et à l’extérieur de l’Italie
furent rebâties ou fondées par lui ;
d’autres en avaient fait autant, mais en
ce qui concerne Corinthe et Carthage,
ces villes antiques, brillantes, et
distinguées qui avaient rasées, non
seulement il les colonisa, en les
considérant comme des colonies
romaines, mais aussi en les restaurant
en mémoire de leurs anciens habitants,
il les honora de leurs noms antiques ; il
ne gardait aucune rancune, à cause de
l’hostilité de ces peuples, à des endroits
qui n’avaient jamais nui aux Romains.
Ainsi ces villes, même si par le passé
avaient été démolies ensemble,
commençèrent à renaître ensemble et à

864
s’épanouir une fois de plus.

Comment les

Aediles Cereales

furent créés

51

Alors que César faisait cela, les


Romains désirèrent aussi venger
Crassus et ceux qui avaient péri avec
lui, et ils avaient l’espoir de subjuguer
alors les Parthes, s’ils confiaient tous
ensemble le commandement de la
guerre à César, et prenaient des
dispositions suffisantes pour celle-ci.
Entre d’autres choses, on décida de lui

865
donner un grand nombre d’ordonnances,
et aussi, pour que la ville ne ne soit pas
sans fonctionnaires en son absence ni,
aussi, en essayant de les choisir sous sa
propre responsabilité, pour qu’il n’y ait
des troubles, on décida que les
magistrats devraient être nommés à
l’avance pour trois ans, ce qui,
pensaient-ils, serait la durée nécessaire
pour la campagne militaire. Néanmoins,
ils ne les désignèrent pas tous à
l’avance. Théoriquement César devait
en choisir la moitié (il avait le droit de
le faire), mais en réalité il les choisit
tous. La première année, comme
auparavant, quarante questeurs furent
élus, et aussi pour la première fois deux
édiles patriciens et quatre de la plèbe.
Parmi ces derniers deux tenaient leur
titre de Cérès, une nouvelle coutume qui
perdure encore aujourd’hui et on
nomma seize préteurs ; mais ce n’est
pas de cela que je veux écrire, car cela
existait déjà auparavant, mais du fait
que parmi ceux qu’on choisit se trouvait
Publius Ventidius. Il était à l’origine du
Picénum, comme je l’ai dit, et combattit
contre les Romains lors de la guerre
sociale. Il fut capturé par Pompeius
Strabon, et marcha enchaîné lors du

866
triomphe de ce général. Après cela il fut
libéré et plus tard il fut inscrit au sénat,
et maintenant il était nommé préteur par
César ; et il continua à monter en grade
jusqu’à finalement vaincre les Parthes
et obtenir le triomphe. Tous ceux qui
devaient exécuter une charge la
première année furent nommé après
cela, mais la deuxième année seuls les
consuls et les tribuns ; il s’en fallut de
peu qu’on ne nommâtt personne la
troisième. César lui-même devait être
dictateur durant deux ans, et nomma
comme maîtres de cavalerie un homme
et Octave, alors que ce dernier était à
ce moment-là encore jeune homme. Au
moment où se passait cela, César mit
comme consul à sa place Dolabella,
laissant Antoine finir l’année dans la
charge. À Lepidus il assigna la gaule
Narbonnaise et l’Espagne citérieure, et
nomma à sa place deux autres maîtres
de cavalerie, chacun séparément. En
favorisant, comme il le faisait,
beaucoup de personnes, il les
remboursait par de telles nominations et
par des sacerdoces, ajoutant un homme
au Quindecemviri, et trois autres à ceux
qu’on appelle Septemviri.

867
Fin du Livre XLIII

868
Décrets rendus en

l’honneur de César

Telles furent les mesures prises par


César au moment de marcher contre les
Parthes ; mais `une fureur exécrable,
née de l’envie pour sa supériorité et de
la haine contre son élévation, s’étant
tout à coup emparée de quelques
hommes, sous le nom nouveau d’une
gloire sacrilège, il fut assassiné au
mépris des lois : ses décrets furent
déchirés, des séditions et des guerres
civiles furent, après la concorde,
préparées de nouveau aux Romains. Ils

869
se disaient meurtriers de César et
libérateurs du peuple, mais, en réalité,
ils ne furent que des conspirateurs
impies et livrèrent aux factions la
république qui commençait à jouir
d’une administration régulière.

Le gouvernement républicain impose


par son nom et semble, par suite de
l’égalité devant la loi, donner à tous
l’égalité des droits ; mais les faits
démontrent qu’il n’est nullement
conforme à son nom. Tout au contraire,
le mot de monarchie sonne péniblement
aux oreilles ; mais c’est la forme de
gouvernement qui offre le plus
d’avantages. Il est plus facile, en effet,
de trouver un seul homme de bien que
d’en trouver plusieurs. Si l’une de ces
choses parait être difficile, on avouera
de toute nécessité que l’autre, du moins,
est impossible ; car la vertu n’est pas un
bien qui appartienne à la foule. Si donc
c’est un méchant qui exerce l’autorité,
mieux vaut que ce soit lui que la
multitude de ses pareils, ainsi qu’en
témoigne l’histoire des Grecs, des
Barbares et des Romains eux-mêmes.

870
Les avantages pour les villes et pour les
particuliers ont toujours été plus grands
et plus nombreux avec la royauté
qu’avec la république ; les revers sous
une monarchie arrivent plus
difficilement que sous un gouvernement
populaire. Si, en effet, une démocratie a
été quelque part florissante, elle n’a
subsisté que peu de temps, c’est-à-dire
tant qu’elle n’a eu ni assez de grandeur
ni assez de force pour que la prospérité
donnât naissance aux violences,
l’ambition aux rivalités. Or Rome elle-
même, dans l’état où elle était, Rome,
qui commandait à la partie la plus belle
et la plus grande du monde connu, qui
avait conquis des peuples de mœurs si
diverses, qui renfermait des trésors si
nombreux, qui se distinguait, État et
particuliers, par des hauts faits et des
exploits de toute espèce, ne pouvait
garder la modération sous un
gouvernement républicain ; elle pouvait
bien moins encore, en s’écartant de la
modération, conserver la concorde.
Ainsi donc, si Marcus Brutus et Caïus
Cassius eussent fait ces réflexions,
jamais ils n’auraient assassiné le chef et
le tuteur de Rome, et ne seraient
devenus pour eux-mêmes et pour tous

871
les autres hommes de ce temps la cause
de maux sans nombre.

Voici, du reste, comment se passa la


chose, et la raison qu’on donna du
meurtre de César : car ce ne fut pas tout
à fait sans motif que l’envie s’attacha à
lui, quoique les sénateurs eux-mêmes
semblassent l’élever à ces honneurs
nouveaux et excessifs qui le remplirent
de vanité, tout exprès pour le blâmer
ensuite et le calomnier à cause de ces
mêmes honneurs, prétendant qu’il les
recevait avec plaisir et qu’il n’en
devenait que plus orgueilleux. Sans
doute, César commit une faute en
acceptant quelques-uns des décrets en
son honneur, et en s’imaginant qu’on
l’en jugeait véritablement digne ; mais
la plus grande faute, cependant, fut à
ceux qui, lui ayant, dès le principe,
décerné des honneurs comme s’il en
était digne, l’exposèrent au blâme par
leurs décrets. En effet, César n’osait les
repousser tous dans la crainte de
paraître les dédaigner, et, en les
recevant, il ne pouvait échapper à bien
des dangers ; car des honneurs et des

872
éloges excessifs rendent vain même
l’homme le plus sage, surtout quand ces
honneurs semblent mérités.

Voici quels furent, à la suite de celles


que j’ai déjà rapportées, le genre et la
nature des distinctions qu’on lui
décerna ; je les relaterai ici en une
seule fois, bien qu’elles n’aient été ni
proposées, ni décrétées toutes
simultanément. D’abord on décida qu’il
aurait toujours le premier rang dans
l’État, qu’il se montrerait, même dans
Rome, revêtu de la robe triomphale ;
qu’il serait assis sur la chaise curule
partout, excepté dans les jeux publics,
auxquels on lui permit d’assister sur le
banc réservé au tribunat, au milieu des
tribuns en charge. On lui permit de
suspendre des dépouilles opimes dans
le temple de Jupiter Férétrien, comme
s’il eût tué de sa propre main quelque
général ennemi, d’avoir toujours des
lauriers aux faisceaux de ses licteurs,
et, au retour du mont Albain, après les
Féries Latines, de faire à cheval son
entrée dans Rome. En outre, on lui
donna le nom de père de la patrie, et on

873
grava ce titre sur les monnaies. On
décréta que le jour de sa naissance des
sacrifices seraient célébrés aux frais du
trésor public ; on ordonna qu’il aurait
une statue dans toutes les villes et dans
tous les temples de Rome ; on lui en
éleva deux sur la tribune aux harangues,
l’une comme ayant sauvé la vie à ses
concitoyens, l’autre comme ayant
délivré la ville d’un siège, l’une et
l’autre avec la couronne donnée par la
loi pour ces sortes d’actions. Il fut
encore résolu qu’on bâtirait un temple à
la Concorde Nouvelle, en souvenir de
la paix rendue à Rome par César, et
que, tous les ans, on y célébrerait des
jeux publics.

Quand il eut accepté ces honneurs, on


le chargea de combler les marais
Pontins, de percer l’isthme du
Péloponnèse, de construire une nouvelle
curie, car la curie Hostilia avait été
détruite après sa restauration, sous le
prétexte d’y bâtir un temple de la
Fortune-Prospère, temple qu’acheva
Lépidus pendant qu’il était maître de la
cavalerie, mais, en réalité, pour que le

874
nom de Sylla ne fut pas conservé, même
sur cet édifice, et qu’une nouvelle curie
portât le nom de curie Julia ; de même
aussi que le mois dans lequel César
était né fut appelé Julius, et l’une des
tribus fut désignée par le sort pour
devenir la tribu Julia. On décréta
encore qu’il serait censeur seul et à vie,
qu’il jouirait des privilèges accordés
aux tribuns du peuple, c’est-à-dire que
celui qui lui ferait injure par action ou
par parole serait sacrilège et encourrait
l’exécration publique ; que son fils, s’il
venait à en avoir ou même à en adopter
un, serait nommé grand pontife.

César prenant plaisir à ces honneurs,


on lui donna un siège doré, une toge
pareille à celles qu’avaient jadis portée
les rois, une garde composée de
chevaliers et de sénateurs ; de plus, il
fut résolu que, chaque année, on ferait
des prières publiques pour sa personne,
qu’on jurerait par sa fortune, qu’on
ratifierait tous ses actes. On institua en
outre en son honneur, comme en
l’honneur d’un héros, des fêtes
quinquennales, un troisième collège de

875
prêtres chargés de célébrer les
Lupercales, et qui reçut le nom de
collège des Juliens ; et à perpétuité,
dans les combats de gladiateurs, soit à
Rome, soit en Italie, un jour qui lui était
spécialement consacré. César ayant
également accueilli avec plaisir ces
nouveaux honneurs, on décréta que dans
les théâtres il aurait un siège doré, une
couronne enrichie de pierreries et d’or,
pareille à celles des dieux, et qu’un
char de César serait amené dans les
jeux du cirque. Enfin on le proclama
ouvertement Jupiter Julius, et l’on
décida qu’un temple, avec une enceinte
sacrée, serait élevé à César et à sa
clémence, avec Antoine pour prêtre,
comme une sorte de flamine dial.

Mais et c’est ce qui mit le mieux en


lumière l’intention de ses flatteurs), en
même temps qu’ils lui décernaient ces
distinctions, ils permirent de lui
construire un tombeau dans l’enceinte
du Pomérium, gravèrent les décrets
relatifs à ces honneurs en lettres d’or
sur des plaques d’argent, et les
placèrent sous les pieds de Jupiter

876
Capitolin, lui montrant ainsi, de la
manière la plus significative, qu’il
n’était qu’un homme : car, d’abord, ils
lui accordèrent ces privilèges dans la
pensée qu’il se conduirait avec
modération ; puis, allant plus loin,
quand ils virent que leurs décrets lui
faisaient plaisir (à l’exception d’un
petit nombre, il les accepta tous), ils se
mirent à accumuler sur lui outre mesure
des honneurs de plus en plus grands, les
uns par excès de flatterie, les autres
aussi par raillerie. Quelques-uns
osèrent lui permettre d’avoir commerce
avec toutes les femmes qu’il voudrait ;
car, alors encore, quoiqu’il fût sur la
cinquantaine, il en avait plusieurs.
D’autres, et c’était le plus grand
nombre, agissaient ainsi dans l’intention
d’attirer sur lui au plus vite l’envie et la
haine, afin de hâter sa perte. C’est ce
qui arriva en effet, bien que ces
honneurs fissent croire à César que les
hommes qui les lui décernaient, loin de
conspirer contre lui, empêcheraient tous
les autres de le faire, et qu’il eût, pour
ce motif, cessé d’avoir des gardes
autour de sa personne ; car, sous le
prétexte qu’il avait refusé l’escorte des
sénateurs et des chevaliers, il licencia

877
également la garde qu’il avait
auparavant.

Les plus nombreux et les plus


importants de ces décrets avaient été
rendus le même jour (ces décisions
avaient été prises à l’unanimité des
voix, moins celle de Cassius et de
quelques autres, circonstance qui fit
beaucoup de bruit autour d’eux, sans
cependant leur attirer aucun mal, et ne
montra que mieux la douceur de
César) ; les sénateurs étant venus en
corps le trouver dans le vestibule du
temple de Vénus, où il était assis, pour
lui faire part des décrets rendus par eux
(ces sortes de délibérations avaient lieu
en son absence, afin de ne point paraître
le résultat d’une violence, mais celui de
leur libre volonté), César, soit
aveuglement causé par les dieux, soit
excès de joie, les reçut assis, et excita
par là l’indignation générale, non
seulement des sénateurs, mais aussi de
tous les autres citoyens, au point de
fournir à ses assassins un des prétextes
les plus spécieux pour leur
conspiration. Quelques-uns, dans la

878
suite, pour le justifier, dirent qu’une
diarrhée lui avait occasionné une
incontinence de ventre, et que ce fut
pour cela que, crainte d’accident, il
resta assis. Ils ne purent cependant le
persuader au plus grand nombre, parce
que César, s’étant levé peu après, revint
à pied chez lui ; loin de là, ils
soupçonnèrent d’un orgueil excessif et
haïrent comme fier à l’excès l’homme
dont eux-mêmes, par des honneurs sans
mesure, avaient excité l’arrogance.
Après cet incident, César accrut encore
les soupçons en se laissant créer
dictateur à vie.

César étant dans cette situation, ceux


qui conspiraient contre lui n’hésitèrent
plus. Afin de le rendre odieux à ses plus
grands amis, entre autres moyens
employés pour le décrier, ils finirent
par le saluer du titre de roi et par le
nommer fréquemment ainsi dans leurs
discours. César ayant refusé ce titre et
adressé quelques reproches à ceux qui
le lui donnaient, sans faire rien
cependant qui donnât véritablement lieu
de croire qu’il lui était odieux, ils

879
ceignirent secrètement d’un diadème
une de ses statues placée sur la tribune
aux harangues. Les tribuns C. Épidius
Marullus et L. Cæsétius Flavius ayant
enlevé ce diadème, il en fut vivement
affligé, quoique, loin de rien dire
d’injurieux pour lui, ils l’eussent, au
contraire, loué devant le peuple de
n’avoir besoin d’aucune distinction de
cette sorte. Pour le moment, malgré son
chagrin, il sut se contenir.

10

Après cette affaire cependant, tandis


qu’il revenait à cheval du mont Albain,
quelques-uns lui avaient encore donné
le nom de roi, et, comme il avait
répondu qu’il ne s’appelait pas roi mais
César, ces mêmes tribuns intentèrent une
action à celui qui, le premier, l’avait
appelé de ce nom ; alors il ne contint
plus sa colère et laissa éclater toute son
indignation, se plaignant qu’ils
excitaient une sédition contre lui. Sur
l’instant, il ne prit aucune mesure de
rigueur contre eux ; mais, dans la suite,
les tribuns ayant fait par écrit une
proposition au peuple pour se plaindre
de ce qu’il n’y avait pour eux ni liberté

880
ni sûreté à parler dans l’intérêt public,
il fut pénétré de douleur, les amena
devant le sénat où il se fit leur
accusateur, et demanda qu’il fût statué
sur leur. compte. Il ne les fit pourtant
pas mettre à mort, bien que quelques
sénateurs eussent opiné pour cette
peine ; mais, les ayant fait destituer par
Helvius Cinna, leur collègue, il les
exclut du sénat. Pour eux, ils furent bien
aises de cette destitution, ou du moins
ils feignirent de l’être, parce qu’il n’y
avait plus désormais aucune nécessité
pour eux de s’exposer au danger en
parlant librement, et qu’étant hors des
affaires, ils contemplaient les
événements comme d’un lieu abrité.
Quant à César, l’opinion le blâma de ce
que, au lieu de haïr comme il le devait
ceux qui lui donnaient le nom de roi, il
avait, laissant de côté les coupables,
accusé les tribuns à leur place.

11

Ces faits ainsi accomplis, un autre


vint peu de temps après prouver
davantage encore que le titre de roi
choquait César en apparence, mais
qu’en -réalité il désirait le prendre. Aux

881
courses nues des Lupercales, lorsque,
après être entré dans la basilique et
s’être assis devant la tribune aux
harangues sur sa chaise dorée, paré de
sa toge royale et tout éclatant de sa
couronne d’or, Antoine, avec les prêtres
ses collègues, le salua roi et lui ceignit
le diadème en disant : " Le peuple te le
donne par mes mains ; " il répondit que
Jupiter seul était roi des Romains, et il
lui renvoya le diadème au Capitole.
Toutefois, au lieu de montrer de la
colère, il fit insérer dans les actes
publics que, le peuple lui ayant offert la
royauté par les mains du consul, il
l’avait refusée. Aussi le soupçonna-t-on
de s’être entendu avec Antoine et de
convoiter ce titre, mais de vouloir se
faire faire en quelque sorte violence
pour le prendre, et cela excita contre lui
une haine violente. Quelques-uns prirent
de là motif de proposer pour consuls,
dans les comices, les tribuns déposés ;
ils allaient trouver chez eux M. Brutus
et les autres citoyens connus pour gens
de cœur, afin de les séduire, et, de plus,
ils les stimulaient en public.

882
Conjuration

ourdie contre César

12

Ils placardaient de nombreux écrits,


où, abusant de la similitude de son nom
avec celui du fameux Brutus qui avait
renversé les Tarquins, ils publiaient
qu’il était un de ses descendants :
assertion mensongère, puisque ce
Brutus fit mettre à mort ses deux enfants
encore tout jeunes, les seuls qu’il ait
eus, et qu’il ne laissa pas de postérité.
Ce n’en était pas moins la fiction que
l’on répandait partout afin de le
pousser, par l’influence de cette
parenté, à des entreprises pareilles, et
sans cesse ils l’appelaient à haute voix,
criant : "Brutus, Brutus, " et ajoutant : "
Nous avons besoin d’un Brutus". Enfin

883
ils écrivirent sur la statue de l’ancien
Brutus : "Plût aux dieux que tu fusses en
vie" ! et ils jetèrent sur le tribunal de
Marcus (il était alors préteur, et on
donne le nom de tribunal à l’endroit où
siège un magistrat pour rendre la
justice) un billet avec ces mots : " Tu
dors, Brutus ; " et " Tu n’es pas Brutus.
"

13

Par suite de ces excitations, Brutus,


qui d’ailleurs avait, dès le principe,
porté les armes contre César, se décida
à tramer sa perte, quoiqu’il en eût
depuis reçu des bienfaits ; d’ailleurs il
était neveu et gendre de Caton,
surnommé, comme je l’ai dit, Caton
d’Utique. Seule de toutes les femmes,
son épouse Porcia fut, dit-on, initiée à
la conspiration. L’ayant surpris songeant
à ce projet, elle lui demanda pourquoi il
était tout pensif, et, comme il ne lui
répondit rien, elle supposa qu’il se
défiait d’elle à cause de sa faiblesse
physique, dans la crainte que les
tortures ne lui arrachassent malgré elle
quelque révélation, et elle osa une
grande chose. Elle se fit elle-même

884
secrètement une blessure à la cuisse
pour essayer si elle pourrait résister aux
tourments ; puis, après qu’elle eut
vaincu la douleur, elle méprisa sa
blessure, et allant trouver son mari : "
Brutus, lui dit-elle, quoique bien
persuadé que mon âme ne parlerait pas,
tu te défiais cependant de mon corps ; tu
as fait comme font tous les hommes,
mais moi, j’ai trouvé que mon corps
aussi est capable de silence. A ces
mots, elle lui montra sa cuisse, et lui
ayant expliqué la cause de la blessure
qu’elle s’y était faite : Et maintenant,
continua-t-elle, dis hardiment tout ce
que tu caches ; ni le feu, ni les fouets, ni
les aiguilles ne me forceront à rien
dévoiler ; je ne suis pas femme à ce
point. Si donc tu te défies encore de
moi, mieux me vaut mourir que de
vivre. Que personne désormais ne me
tienne pour la fille de Caton ni pour ta
femme. "

14

Brutus, en entendant ces paroles,


admira sa femme et ne lui cacha plus
rien ; lui–même se sentit affermi
davantage et lui raconta tout. Après

885
cela, il s’adjoignit Caïus Cassius, mari
de sa sœur, qui, lui aussi, devait la vie à
César, et, de plus, avait été honoré de la
préture. A partir de ce moment, ils
s’occupèrent de réunir les autres
citoyens qui partageaient leurs
sentiments. Le nombre en fut
considérable. Je n’ai pas besoin de
citer le nom des autres, ce serait une
énumération fastidieuse ; mais
Trébonius, Décimus Brutus, qu’on
surnommait aussi Junius, et celui qu’on
appelait Albinus, ne sauraient être
passés sous silence ; car ce fut après
avoir, eux aussi, reçu de César de
nombreux bienfaits, après même que
Décimus avait été désigné consul pour
l’année suivante et nommé gouverneur
de la Gaule citérieure, qu’ils
conspirèrent contre lui.

15

Peu s’en fallut qu’ils ne fussent


découverts, et à cause du nombre des
complices (bien que César, loin
d’accueillir aucune ouverture sur un tel
sujet, punît très sévèrement ceux qui
venaient lui faire quelque révélation de
la sorte), et aussi parce qu’ils

886
hésitèrent. En effet, le respect qu’ils
conservaient encore pour lui et la
crainte d’être, quoiqu’il n’eût plus
aucune garde autour de sa personne,
accablés par les autres citoyens qui
étaient continuellement à l’entour de lui,
les entraînaient dans des délais tels
qu’ils couraient risque d’être mis à mort
à la suite de la découverte de leurs
projets. La chose serait certainement
arrivée s’ils n’eussent été forcés de
presser malgré eux l’exécution de leur
complot ; car un bruit, vrai ou faux, tel
qu’on a coutume d’en faire circuler,
s’étant répandu, que les prêtres appelés
les Quindécemvirs publiaient un oracle
de la Sibylle aux termes duquel les
Parthes ne pourraient jamais être
subjugués par tout autre que par un roi,
et devaient en conséquence proposer de
donner ce titre à César, les conjurés, qui
crurent ce bruit fondé, et aussi parce
que les magistrats (Brutus et Cassius
étaient de ce nombre) devant avoir à
voter sur un projet de cette importance,
n’eussent pas osé parler ni consenti à
garder le silence, les conjurés, dis-je,
se hâtèrent d’exécuter leur dessein
avant que rien fût mis en délibération.

887
16

Ils résolurent de l’attaquer en plein


sénat. En effet, ils comptaient que
César, qui là n’avait nulle
appréhension, serait plus aisé à
surprendre ; qu’ils se procureraient eux-
mêmes facilement et sans danger leurs
épées, en les apportant en place de
stylets dans des étuis ; que les autres
sénateurs ne pourraient le défendre
puisqu’ils seraient sans armes ;
d’ailleurs, si quelqu’un l’osait faire, ils
espéraient que les gladiateurs qu’ils
avaient postés d’avance en grand
nombre dans le théâtre de Pompée, sous
prétexte de les faire combattre,
viendraient à leur secours. C’était là, en
effet, dans une salle du péristyle, que le
sénat devait tenir sa séance. Quand le
jour fixé fut venu, ils se réunirent dès
l’aurore dans la curie, et invitèrent
César à s’y rendre.

17

La conspiration fut annoncée à César


par les devins ; elle lui fut aussi
annoncée par des songes. En effet, la
nuit qui précéda son assassinat, il

888
sembla à sa femme que leur maison
s’était écroulée, que son mari avait été
blessé par quelques citoyens, et qu’il
s’était réfugié entre ses bras. César, de
son côté, s’imagina qu’il était au haut
des airs sur les nuages, et qu’il touchait
la main de Jupiter. En outre, il lui advint
des présages nombreux et non
équivoques : les boucliers de Mars qui,
suivant la coutume des ancêtres, étaient
déposés chez lui en sa qualité de
souverain pontife, retentirent la nuit
avec grand bruit, et les portes de la
chambre où il dormait s’ouvrirent
d’elles-mêmes. Les victimes qu’il
immola en expiation de ces prodiges ne
lui annonçaient rien de favorable ; les
oiseaux qui servent à prendre les
auspices le détournaient de sortir de sa
maison. L’incident relatif à son siège
doré devint également, après le meurtre,
un présage aux yeux de quelques-uns :
César, en effet, ayant tardé, le licteur
avait emporté ce siège hors de la salle,
pensant qu’il n’en serait plus besoin.

18

Tandis que César se laissait arrêter


par ces prodiges, les conjurés, de

889
crainte qu’un ajournement (car le bruit
avait couru qu’il demeurerait chez lui
ce jour-là) ne fît avorter leur complot,
et qu’eux-mêmes, par suite, ils ne
fussent découverts, lui envoient
Décimus Brutus, parce qu’il passait
pour être son plus grand ami, afin qu’il
le décidât à venir. Brutus, après avoir
mis à néant tous les prétextes allégués
par César, et ajouté que le sénat désirait
vivement le voir, le persuada de sortir.
Tout juste à ce moment sa statue, placée
dans le vestibule, tomba d’elle-même et
se brisa en morceaux. Mais (le destin
voulait qu’il pérît ce jour-là) il ne tint
aucun compte de ce présage, et n’écouta
pas un homme qui lui dénonçait la
conspiration ; il ne lut même pas un
billet qui lui fut remis par cet homme,
billet dans lequel toutes les dispositions
du complot étaient exactement
consignées, pensant qu’il s’agissait de
quelque affaire peu urgente. En un mot,
il avait une telle confiance que,
s’adressant au devin qui l’avait
autrefois averti de prendre garde à ce
jour, il lui dit en raillant : Où en sont tes
prédictions ? Ne vois-tu pas qu’il est
arrivé, ce jour que tu redoutais, et que
je suis en vie ? " Celui-ci, à ce que l’on

890
rapporte, se contenta simplement de
répondre : " Il est arrivé, mais il n’est
pas encore passé. "

Comment César

fut assassiné

19

Lorsque César fut enfin entré dans le


sénat, Trébonius occupa Antoine au
dehors ; car les conjurés avaient songé
un instant à le tuer ainsi que Lépidus,
mais, craignant que le nombre des
victimes ne les fit accuser de viser au
pouvoir suprême et non à
l’affranchissement de Rome, ainsi
qu’ils le prétextaient en tuant César, ils
ne voulurent même pas qu’Antoine fût
présent au meurtre ; quant à Lépidus, il
était parti pour l’armée et se tenait dans

891
les faubourgs. Trébonius conversait
donc avec Antoine ; les autres, pendant
ce temps, entourant en foule César (car
on l’abordait et on lui parlait avec la
plus grande facilité), se mirent les uns à
s’entretenir avec lui, les autres à lui
adresser des prières afin d’écarter tout
soupçon de sa part ; puis, quand le
moment fut venu, l’un d’eux s’avança
comme pour le remercier de quelque
faveur, et lui tira sa toge de dessus
l’épaule, donnant ainsi à ses complices
le signal convenu. Ceux-ci, se
précipitant aussitôt de tous les côtés à
la fois sur César, le percèrent de coups ;
si bien que le nombre de ses agresseurs
l’empêcha de rien dire ou de rien faire,
et que, s’étant enveloppé dans sa toge,
il se laissa percer de coups. Telle est la
version la plus vraie ; quelques-uns
cependant ont ajouté qu’à la vue de
Brutus qui lui portait un grand coup, il
s’écria : "Et toi aussi, mon fils" !

20

Un affreux tumulte s’étant élevé, tant


parmi ceux qui étaient dans l’intérieur
du sénat que parmi ceux qui se tenaient
au dehors, à cause de l’imprévu de cette

892
catastrophe, et aussi parce qu’on ne
connaissait ni les meurtriers, ni leur
nombre, ni leur pensée, tous se croyant
en danger, se troublèrent, prirent eux-
mêmes précipitamment la fuite, chacun
par où il put, et frappèrent de terreur
ceux qui se rencontraient sur leurs pas,
ne disant rien que d’obscur, et criant
seulement : "Fuis, ferme ; fuis, ferme."
Le reste des citoyens, recueillant
successivement ces mêmes clameurs,
les répétaient chacun çà et là,
remplissaient la ville de lamentations,
et se jetaient eux-mêmes dans les
boutiques et dans les maisons pour s’y
cacher, quoique les meurtriers fussent
accourus dans le Forum et
s’efforçassent de faire comprendre par
leurs gestes et par leurs cris qu’on
n’avait rien à craindre. Ils le disaient en
effet à haute voix et ne cessaient
d’invoquer le nom de Cicéron. La foule
cependant ne croyait pas à la vérité de
leurs paroles et ne se calmait pas
facilement ; ce ne fut que tard et avec
peine, quand elle vit que personne
n’était mis à mort ni arrêté, que,
reprenant confiance, elle se tranquillisa.

21

893
Le peuple s’étant donc réuni en
assemblée, les meurtriers parlèrent
longuement contre César, longuement en
faveur du gouvernement démocratique,
et engagèrent les citoyens à prendre
confiance et à ne rien redouter de
fâcheux. Ce n’était pas, disaient-ils,
pour s’emparer du pouvoir ni en vue de
quelque autre avantage particulier
qu’ils avaient tué César, c’était afin
que, rendus à la liberté et à la seule
domination des lois, les Romains
fussent gouvernés avec sagesse. Ces
paroles apaisèrent le peuple, surtout
parce qu’on ne faisait de mal à
personne ; cependant, de crainte que,
même dans cet état de choses, on ne leur
tendit aussi à eux-mêmes des embûches,
ils montèrent au Capitole comme pour
adresser des prières aux dieux, et ils y
passèrent le jour et la nuit. Sur le soir,
quelques autres des premiers citoyens,
sans avoir participé au complot, quand
ils virent ses auteurs comblés d’éloges,
voulurent avoir leur part dans la gloire
et dans les récompenses qu’ils
croyaient devoir en être le fruit, et ils
vinrent se joindre à eux. Cependant, par
un juste retour de la fortune, ce fut le
contraire qui leur arriva. Ils n’obtinrent

894
aucun éclat de l’action (ils ne s’y
étaient nullement associés), et les
dangers qui assaillirent ceux qui
l’avaient exécutée furent également leur
partage, non moins que s’ils eussent
trempé dans la conspiration.

22

Dolabella, voyant ces choses, ne


jugea pas à propos de se tenir
tranquille ; il envahit le consulat, qui ne
lui appartenait pas encore, et, après une
harangue au peuple sur les
circonstances présentes, il monta au
Capitole. Les choses étaient en cet état
quand Lépidus, instruit de ce qui s’était
passé, s’empara, la nuit, du Forum avec
ses soldats, et, le matin, fit au peuple
une harangue contre les meurtriers.
Quant à Antoine qui, aussitôt après la
mort de César, avait pris la fuite et avait
jeté sa toge de consul afin de ne pas être
reconnu, et qui, la nuit, s’était tenu
caché, quand il sut que les meurtriers
étaient au Capitole et Lépidus sur le
Forum, il assembla le sénat dans le
temple de la Terre, et proposa de
délibérer sur les affaires présentes. L’un
émit un avis, l’autre un autre, chacun

895
suivant sa manière de voir. Cicéron
ouvrit le suivant, auquel on se rangea :

Comment fut

rendu un décret

portant oubli des

injures de part et

d’autre

23

896
"Mon opinion est que, dans une
discussion publique, nul ne doit jamais
avoir en vue ni la faveur ni la haine,
mais que chacun doit exprimer l’avis
qu’il croit être le meilleur. Ce serait, en
effet, chose étrange à nous d’exiger des
préteurs et des consuls qu’ils règlent
toutes leurs actions sur la droite raison,
et, quand ils s’en écartent, de les rendre
responsables même des événements qui
dépendent de la fortune, et d’aller, dans
une délibération, quand nous sommes
complètement maîtres d’avoir notre
avis à nous, sacrifier l’utilité générale
aux intérêts particuliers. C’est pour ce
motif, Pères Conscrits, que j’ai toujours
regardé comme un devoir pour moi de
ne donner que des conseils sincères et
justes, mais surtout dans les
circonstances actuelles, où, si, laissant
de côté des soins inutiles, nous restons
unis, nous assurerons notre salut et nous
rallierons les autres autour de nous,
tandis que, si nous voulons tout
scrupuleusement rechercher, je crains
que malheureusement… mais je ne
veux, au début de ce discours,
prononcer aucune parole sinistre.

24

897
"Autrefois, et cet état n’a pas peu
duré, ceux qui avaient les armes entre
les mains étaient aussi, la plupart du
temps, les maîtres du gouvernement, en
sorte que c’étaient eux qui vous
prescrivaient les objets sur lesquels
vous deviez délibérer, et non vous qui
examiniez ce qu’ils devaient exécuter.
Maintenant les choses en sont toutes,
pour ainsi dire, venues à ce point,
qu’elles sont en votre pouvoir, et qu’il
dépend de vous de faire renaître ou la
concorde, et avec elle la liberté, ou des
dissensions et de nouvelles guerres
civiles qui vous donneront une seconde
fois un maître. Ce que vous décréterez
aujourd’hui, tous les autres s’y
conformeront. Les conjonctures donc
étant telles (c’est du moins ma
conviction), je prétends que nous
devons renoncer à nos inimitiés et à nos
rivalités intestines, quelque nom qu’on
leur donne, et revenir à la paix, à
l’amitié et à la concorde d’autrefois,
songeant, à défaut d’autre motif, que
tout le temps que nous avons été
gouvernés de la sorte nous avons
conquis des pays, des richesses, de la
gloire, des alliés, et que, depuis que
nous nous sommes laissé entraîner à

898
nous causer des maux les uns aux autres,
notre condition, au lieu de s’améliorer,
est, au contraire, allée en empirant.
Pour moi, je suis si loin de croire à un
autre moyen de salut dans les
circonstances présentes, que, si nous
n’avons pas pris aujourd’hui, et même
au plus vite, une résolution, nous ne
pourrons plus relever la République.

25

"Pour juger de la vérité de mes


paroles, considérez l’état présent et
comparez-le à l’état ancien. Ne voyez-
vous pas ce qui arrive ? Ne voyez-vous
pas que le peuple est de nouveau divisé
et entraîné en sens contraires ?
qu’embrassant ici tel parti et là tel
autre, il forme déjà deux nations et deux
camps ? que les uns occupent le
Capitole, comme s’ils craignaient les
Gaulois, tandis que, réunis sur le
Forum, les autres se préparent à les
assiéger, comme s’ils étaient eux-
mêmes des Carthaginois et non des
Romains ? N’avez-vous pas aussi
entendu dire que jadis, à plusieurs
reprises, lorsque la division des esprits
poussa des citoyens à s’emparer de

899
l’Aventin et du Capitole, quelques-uns
même du mont Sacré, toutes les fois
que, moyennant des conditions égales
ou même de légères concessions
réciproques, ils se réconcilièrent et
renoncèrent sur-le-champ à leur haine
mutuelle, ils purent ensuite, grâce à la
paix et à la concorde, mener à bonne
fin, par des efforts communs, des
guerres nombreuses et importantes ;
tandis que, toutes les fois qu’ils en
vinrent aux meurtres et aux massacres,
égarés, les uns par la pensée de tirer
une juste vengeance de ceux qui les
avaient les premiers offensés, les autres
par l’ambition de n’avoir point de
supérieurs, jamais il n’est rien arrivé de
bon ? Qu’est-il besoin, en effet, de
perdre le temps à vous rappeler, à vous
qui ne les connaissez pas moins bien
que moi, Valérius, Horatius, Saturninus,
Glaucia et les Gracques ? Quand donc
vous avez de pareils exemples, non pas
dans l’histoire étrangère, mais dans vos
propres annales, n’hésitez pas à imiter
les uns et à vous garder des autres ; et,
puisque les événements eux-mêmes
vous ont, par l’expérience que vous en
avez faite, instruits du résultat des
choses sur lesquelles vous délibérez, ne

900
voyez plus dans mon discours de
simples paroles, mais considérez ce qui
est utile au bien général comme étant
déjà une réalité. Vous n’irez pas, en
effet, vous lancer à la légère dans un
espoir incertain ; mais c’est sur une foi
solide que vous affermirez les
prévisions de votre esprit.

26

"Ainsi donc, cette sage résolution que


j’ai dite, des exemples domestiques,
pris de vos ancêtres, vous autorisent à
l’adopter ; et c’est pour cela que je n’ai
pas voulu me servir d’exemples
étrangers, bien que je pusse en citer
mille. J’en rapporterai cependant un,
celui de la ville la plus sage et la plus
antique, d’une ville à qui nos pères ne
dédaignèrent pas d’emprunter quelques
lois ; car ce serait une honte pour nous
si, avec la supériorité de force et
d’intelligence que nous avons sur les
Athéniens, nous étions dépassés par eux
en prudence dans nos résolutions. Après
avoir été autrefois (ce que je dis, vous
le savez tous), à la suite de dissensions,
vaincus à la guerre par les
Lacédémoniens et avoir subi la tyrannie

901
de citoyens puissants, ils ne furent
délivrés de l’oppression qu’après s’être
engagés par des promesses réciproques
à oublier les malheurs nombreux et
terribles qui leur étaient arrivés, à n’en
jamais faire un sujet d’accusation, à
n’en garder de ressentiment contre
personne. Par cette sage conduite, non
seulement ils échappèrent à la tyrannie
comme aux dissensions, mais de plus ils
virent renaître leur prospérité,
recouvrèrent leur ville, conquirent
l’empire de la Grèce et finirent par être
souvent maîtres de sauver ou de perdre
les Lacédémoniens eux-mêmes et les
Thébains. Pourtant, si ceux qui
s’emparèrent de Phylé et descendirent
du Pirée eussent voulu se venger contre
les habitants de la ville de l’injustice
qu’ils avaient soufferte, peut-être
eussent-ils fait une chose fondée en
raison, mais assurément ils eussent
causé et souffert beaucoup de maux ; car
de même qu’ils avaient eu le dessus
contre toute espérance, de même ils
auraient pu, dans la suite, avoir le
dessous.

27

902
"En effet, dans de pareilles
occurrences, il n’y a rien de stable, et
parce qu’un homme est fort, ce n’est pas
une raison pour qu’il remporte la
victoire ; loin de là, bien des gens qui
étaient pleins de confiance ont éprouvé
un échec, bien d’autres qui cherchaient
à se venger se sont perdus eux-mêmes.
Une position inférieure à certains
égards n’est pas, pour être exposée à
l’injure, malheureuse de tous points ; la
supériorité de puissance, non plus, ne
donne pas, pour cela même, le succès
dans tous les cas : également soumises
l’une et l’autre à l’imprévu des choses
humaines et à l’inconstance de la
fortune, elles voient souvent la balance
pencher non du côté de leurs belles
espérances, mais du côté des chances
inattendues de la fortune et de
l’humanité. Aussi ces motifs et l’esprit
de vengeance (car un homme qui a
éprouvé ou qui croit avoir éprouvé une
injustice est porté à oser plus qu’il ne
peut) poussent souvent bien des gens à
affronter des dangers au-dessus de leurs
forces, dans l’espoir de l’emporter ou
du moins de ne pas périr sans
vengeance, vainqueurs ici et là vaincus,
tantôt ayant l’avantage, tantôt ayant à

903
leur tour le dessous, les uns sont
complètement anéantis, les autres ne
s’aperçoivent pas qu’ils ont, comme on
dit, remporté une victoire Cadméenne,
et, avec le temps, lorsqu’ils n’en
peuvent plus profiter, ils reconnaissent
qu’ils ont pris une résolution mauvaise.

28

"La vérité de ces considérations,


vous l’avez, vous aussi, apprise par
expérience. Réfléchissez, en effet.
Marius domina pendant quelque temps
au milieu des guerres civiles ; renversé
ensuite et ayant rassemblé une armée, il
fit ce que vous savez. De même Sylla,
pour ne citer ni Cinna, ni Carbon, ni les
autres intermédiaires, après avoir été
d’abord puissant, fut ensuite vaincu ;
puis, lorsqu’il se fut rendu maître du
pouvoir, il n’y eut pas de cruauté qu’il
ne commît. Après cela, Lépidus, sous
prétexte de venger leurs excès, se mit à
la tête d’une faction particulière et
troubla l’Italie presque tout entière.
Lorsqu’enfin nous fûmes délivrés de lui,
vous vous rappelez combien furent
nombreux et grands les maux que nous
avons eus souffrir de la part de

904
Sertorius et des compagnons de sa fuite.
Et Pompée, et César lui-même, pour ne
citer ici ni Catilina ni Clodius, ne se
sont-ils pas d’abord armés l’un contre
l’autre, quoique parents, puis n’ont-ils
pas rempli de maux infinis, non pas
seulement notre ville et le reste de
l’Italie, mais l’univers, pour ainsi dire,
tout entier ? Après la mort de Pompée et
la perte de tant de citoyens, peut-être y
a-t-il eu quelque repos ? De quelle
manière ? Il s’en faut de beaucoup.
L’Afrique sait, l’Espagne aussi sait le
nombre de ceux qui ont péri de part et
d’autre. Mais, du moins, nous avons,
par suite, eu la paix ? Quelle paix,
quand César lui-même est là étendu
sans vie, quand le Capitole est occupé,
quand le Forum est rempli d’armes,
quand la ville entière est pleine de
terreur !

29

"Ainsi, lorsque quelques citoyens ont


une fois commencé à exciter des
séditions et cherchent sans cesse à
repousser la violence par la violence,
lorsque, au lieu de régler leurs
vengeances sur la modération et

905
l’humanité, ils n’écoutent que leur
passion et la licence des armes, il se
produit nécessairement comme un
cercle perpétuel de maux, et une
période de calamités qui se succèdent et
s’attirent fatalement l’une l’autre. La
bonne fortune, en effet, abuse avec
insolence de ses avantages et ne met
aucune borne à ses abus ; l’irréussite,
par la colère qu’excite le malheur,
inspire, à moins que la ruine ne soit
immédiate, le désir de se venger de
l’oppresseur jusqu’à ce que ce désir ait
été satisfait. Le reste de la multitude,
bien qu’il n’ait point pris part à la lutte,
par pitié néanmoins pour le vaincu et
par envie contre celui qui domine,
craignant d’éprouver le même sort que
l’un, et en même temps espérant faire
les mêmes choses que l’autre, ne laisse
pas que de secourir les opprimés. C’est
ainsi que la partie neutre des citoyens
est entraînée dans les séditions ; que,
les uns après les autres, sous prétexte
de venger les plus faibles, ils subissent,
comme chose légitime et périodique, le
mal qu’ils cherchent à repousser ; qu’ils
périssent eux-mêmes, et entraînent de
toutes les manières l’État à sa perte.

906
30

"Ne voyez-vous pas combien de


temps nous nous sommes épuisés à nous
faire la guerre les uns aux autres, quels
maux innombrables nous avons soufferts
durant cet intervalle, et, ce qui est
encore plus affreux, quels maux nous
avons causés ? Qui pourrait calculer la
quantité d’argent enlevé aux alliés,
sacrilégement ravi aux dieux, ajoutez
encore, levé sur nous-mêmes au-delà de
ce que permettaient nos ressources ;
dépensé par nous les uns contre les
autres ? Qui pourrait dire le nombre de
ceux qui ont péri, je ne parle pas des
autres hommes en général (on ne
pourrait en trouver le nombre), mais
parmi les chevaliers et les sénateurs,
dont un seul, dans les guerres
étrangères, eût été, vivant ou par sa
mort, capable de sauver l’État tout
entier ? Combien de Curtius, combien
de Decius, de Fabius, de Gracques, de
Marcellus, de Scipions ont succombé,
non pas, par Jupiter ! pour repousser les
Samnites, ou les Latins, ou les
Espagnols, ou les Carthaginois, mais
pour périr eux-mêmes avec leurs
adversaires ? Et ceux qui sont morts les

907
armes à la main, quelque regrettables
`qu’ils soient, sont les moins à plaindre.
C’est volontairement (si toutefois ce
mot de volontairement doit être
appliqué à des hommes contraints par la
crainte) qu’ils ont marché au combat et
qu’ils ont affronté une mort injuste, il
est vrai, mais, du moins, courageuse ;
c’est dans une lutte à forces égales,
c’est avec l’espoir d’échapper et de
vaincre, qu’ils sont tombés sans avoir
vu venir la mort. Mais ceux qui, dans
leurs maisons, dans les rues, dans le
Forum, dans le sénat même, et jusque
dans le Capitole, je ne parle pas
seulement des hommes, mais aussi des
femmes ; je ne dis pas seulement des
personnes dans la vigueur de l’âge,
mais aussi des vieillards et des enfants,
ont péri misérablement, victimes de la
violence, comment déplorer assez leur
triste sort ? Cependant ces calamités, si
nombreuses et si grandes que jamais
tous nos ennemis ensemble ne nous en
ont fait éprouver de pareilles, et que
jamais nous ne leur en avons causé de
semblables, c’est après nous les être
mutuellement attirées que, loin de nous
en affliger et de vouloir, par un
généreux effort, en sortir enfin, nous

908
nous en réjouissons, nous célébrons des
fêtes, nous donnons le nom de
bienfaiteurs à ceux qui les ont appelées
sur nous. Pour moi, je m’imagine que
cette vie dont nous avons vécu n’est pas
une vie d’hommes, mais de bêtes
féroces qui se déchirent entre elles.

31

"Mais pourquoi déplorer plus


longtemps le passé ? Nous ne ferons pas
qu’il n’ait point eu lieu ; songeons
plutôt à l’avenir. C’est dans cette vue
que je vous ai rappelé ces souvenirs, et
non pour retracer de communs malheurs
qui jamais n’auraient dû arriver ; c’est
pour vous déterminer à en tirer des
moyens de sauver ce qui reste ; car le
seul avantage à retirer des malheurs,
c’est de se préserver d’y tomber une
seconde fois. Or il vous est loisible de
le faire, en ce moment surtout, tant que
le mal n’est encore qu’à son début, qu’il
n’y a qu’un petit nombre de citoyens
engagés dans la sédition, que ceux qui
se sont soulevés n’ont été jusqu’ici ni
vainqueurs ni vaincus, de manière que
l’espoir du succès ou le ressentiment
d’une défaite ne les a pas, contrairement

909
à leur intérêt, poussés à se jeter
inconsidérément dans les dangers. Ce
résultat si important, vous l’obtiendrez,
sans supporter de fatigues, sans courir
de dangers, sans dépenser d’argent,
sans verser de sang, par un simple
décret portant oubli mutuel des injures.

32

"Si certaines fautes ont été commises


par quelques-uns, ce n’est le moment ni
d’informer, ni d’accuser, ni de punir.
Dans les circonstances actuelles, ce
n’est pas une cause que vous jugez, en
sorte qu’il vous faille rechercher
l’exacte justice ; vous délibérez sur les
affaires publiques afin de les régler de
la manière la plus sûre possible. Or ce
but, nous n’y parviendrons pas, si nous
ne fermons les yeux sur certaines
choses, comme nous avons coutume de
le faire avec les enfants. Loin de leur
demander un compte rigoureux de tout,
nous passons nécessairement sur bien
des choses ; car il ne faut pas, pour des
fautes médiocres, châtier
impitoyablement le coupable, mais le
ramener par la douceur. Maintenant
donc, nous qui ne sommes pas

910
seulement de nom, mais qui sommes
aussi en réalité les pères communs de
tout le peuple, gardons-nous d’examiner
toutes choses à la rigueur, de peur de
périr tous ensemble : car si, d’un côté,
on peut imputer à César lui-même assez
de griefs pour qu’il semble avoir été
justement mis à mort ; d’un autre côté,
on peut diriger contre ses meurtriers
assez d’accusations pour que, d’après
les lois, ils méritent d’être punis. Mais
ce serait là le fait d’hommes qui
désirent rallumer les dissensions, tandis
que ceux dont les délibérations sont
guidées par la sagesse doivent, non se
nuire à eux-mêmes par une justice de
tout point rigoureuse, mais pourvoir à
leur conservation par des mesures
équitables. Ainsi donc, ce qui est
arrivé, regardez-le comme quelque effet
de la grêle ou d’un ouragan, afin de
l’ensevelir dans l’oubli ; et,
reconnaissant, de part et d’autre, en
vous tous des enfants de la même tribu,
des concitoyens, des parents, vivez
désormais au sein de la concorde.

33

"Et pour que personne ne me

911
soupçonne de vouloir favoriser les
meurtriers de César afin d’empêcher
qu’ils soient punis, parce que j’ai été
autrefois du parti de Pompée, je ne vous
dirai qu’une seule chose : tous, je le
présume, vous savez, à n’en pas douter,
que ni mon amitié ni mon inimitié ne me
furent jamais, à l’égard de personne,
inspirées par des considérations
particulières ; que, loin de là, toujours
votre intérêt, celui de la liberté
publique et de la concorde furent la
seule règle de mes haines comme de
mes affections. C’est pourquoi je
passerai sur tout le reste, et ne dirai
plus que quelques mots. Je suis si loin
de tenir une telle conduite et de ne pas
songer au salut de l’État, qu’à mon avis,
il faut, non seulement accorder aux
autres l’impunité pour toutes les actions
contraires aux lois qu’ils ont
insolemment commises sous César,
mais encore leur conserver les
honneurs, les charges, les dons qu’ils
ont reçus de lui, bien qu’il y ait là des
choses que je n’approuve pas. Certes je
n’aurais pas conseillé un acte ou une
résolution de ce genre ; mais, puisque
c’est un fait accompli, mon avis est que
vous ne devez pas faire de recherches

912
rigoureuses à ce sujet. Pourquoi, en
effet, parce que tel ou tel conserve ce
qu’il a reçu injustement et sans le
mériter, vous causer un dommage aussi
grand que l’avantage que vous
recueillerez en ne donnant ni crainte ni
trouble à ceux qui dominaient hier. Au
reste, mes paroles en ce moment n’ont
trait qu’au plus urgent ; quand le calme
sera rétabli, alors nous examinerons le
reste".

34

Cicéron, par ce discours, obtint du


sénat un décret portant que personne ne
garderait à personne souvenir du passé.
Sur ces entrefaites, les meurtriers, de
leur côté, promettaient aux soldats
qu’aucune des dispositions de César ne
serait rapportée. S’apercevant qu’ils
étaient dans une violente irritation par
crainte d’être dépouillés des dons que
leur avait faits César, ils se hâtèrent,
avant que le sénat eût adopté aucune
résolution, de les gagner à eux. C’est
pourquoi, appelant dans un endroit où
ils pouvaient être entendus ceux qui se
trouvaient au pied du Capitole, ils leur
adressèrent des paroles appropriées à

913
la circonstance, et jetèrent dans le
Forum des billets par lesquels ils
promettaient de ne rien enlever à
personne, de ne leur faire de peine en
aucune autre manière et de ratifier tous
les actes de César ; ils les engageaient à
la concorde, s’obligeant par les plus
grands serments à être en tout fidèles à
leurs promesses. Aussitôt que la
résolution du sénat fut proclamée, les
soldats cessèrent d’obéir à Lépidus et
les conjurés de le craindre ; à
l’instigation d’Antoine surtout et contre
le sentiment de Lépidus, ils revinrent à
des pensées conciliantes. Lépidus en
effet, sous prétexte de venger César,
désirait une révolution, et, comme il
était à la tête d’une armée, il espérait
succéder au pouvoir du dictateur et
arriver à la même puissance, et c’était
pour cela qu’il poussait à la guerre.
Antoine, voyant ses menées et n’ayant
par lui-même aucune force, n’osa pour
le moment rien innover ; pour empêcher
les progrès de Lépidus, il lui persuada
de céder à la majorité. La paix se fit
donc aux conditions qui avaient été
décidées : toutefois ceux qui étaient
dans le Capitole n’en descendirent pas
qu’auparavant ils n’eussent reçu comme

914
otages le fils de Lépidus et celui
d’Antoine. Ils se retirèrent, Brutus chez
Lépidus (ils étaient parents] et Cassius
chez Antoine, pour raison de sûreté.
Pendant le souper, entre autres propos
tenus, comme il est naturel, en pareille
occurrence, Antoine demanda à
Cassius : "Eh bien, as-tu maintenant
encore quelque poignard sous ton
aisselle ? " -- "Oui, répondit Cassius, et
un très grand, si tu aspires à la
tyrannie."

Enterrement de

César et discours

prononcé en son

915
honneur

35

Voilà donc comment les choses se


passèrent alors ; il n’y eut aucune
violence commise, et on n’en attendait.
aucune ; la multitude se réjouissait
d’être débarrassée de la domination de
César, quelques-uns même penchaient
pour que son cadavre fût abandonné
sans sépulture ; quant aux conjurés,
n’étant l’objet d’aucune attention
inquiète, ils avaient bon courage en
s’entendant donner les noms de
libérateurs et de tyrannicides. Mais
ensuite, quand le testament de César eut
été lu, le peuple, apprenant qu’il avait
adopté Octave, qu’il lui avait donné
pour tuteurs Antoine, Décimus et
quelques autres parmi les meurtriers, et
qu’il les avait institués héritiers de sa
fortune dans le cas où elle ne
parviendrait pas à Octave ; que, de
plus, il avait laissé, entre autres legs, à
la ville de Rome, ses jardins le long du

916
Tibre, enfin qu’il avait ordonné de
distribuer à chaque citoyen trente
drachmes, suivant ce qu’écrit Octave
lui-même, ou soixante-quinze, suivant
d’autres, le peuple s’agita. Antoine
accrut encore son irritation en apportant
inconsidérément le cadavre dans le
Forum, l’exposant tout sanglant, comme
il était, avec ses blessures en évidence,
et en prononçant dessus un discours
magnifique et brillant, mais fort
inopportun. Voici, en effet, à peu près
ses paroles :

36

"Si César était mort simple


particulier, et que moi aussi je me
trouvasse dans une condition privée, je
n’aurais pas besoin, Quirites, de longs
discours ; je n’exposerais pas en détail
tout ce qu’il a fait : quelques mots
seulement sur sa naissance, son
éducation et ses mœurs ; un souvenir
donné à ce qu’il a fait, comme citoyen,
pour le bien général, auraient suffi, et je
me dispenserais d’être importun à ceux
qui n’ont aucune parenté avec lui. Mais
puisqu’il était, quand il a péri, revêtu de
la suprême magistrature parmi vous, et

917
que moi, j’occupe la seconde, il y a
double nécessité pour moi de prononcer
un discours, et comme héritier inscrit et
comme magistrat, de ne rien omettre de
ce qui doit être dit, et de rapporter les
choses que le peuple tout entier d’une
seule voix, s’il pouvait avoir une seule
bouche, ne manquerait pas de célébrer.
En outre, il n’est pas aisé d’atteindre à
une pareille hauteur (quel discours en
effet pourrait égaler les paroles à la
grandeur de telles actions ?), et vous, ce
que vous savez de lui vous inspirant une
grande exigence, vous rendra des juges
redoutables. Si je parlais devant des
gens qui n’ont point connu César, il me
serait facile de les séduire en les
frappant par la grandeur de ses actions ;
mais pour vous qui êtes familiarisés
avec elles, tout ce que je dirai sera
nécessairement au-dessous des actions
accomplies. Pour les étrangers, si par
envie ils refusent d’y ajouter foi, par
cela même ils trouveront toujours qu’on
en a dit assez ; mais vous, votre
bienveillance rend nécessairement votre
esprit insatiable ; car ayant, plus que
tous, recueilli le fruit des vertus de
César, vous réclamez leur éloge, non
par envie, comme s’il ne vous touchait

918
en rien, mais avec des dispositions
favorables, comme chose qui vous est
propre. Je ferai donc tous mes efforts
pour remplir vos désirs, bien persuadé
que vous regarderez non pas à mon
talent oratoire et au sujet choisi, mais
que mon zèle me tiendra lieu prés de
vous de ce qui manquerait à mon
éloquence.

37

"Je parlerai d’abord de sa naissance,


non pas parce qu’elle est illustre,
quoique cependant il ne soit pas d’une
faible importance pour la vertu d’être
un produit du hasard, ou une tradition de
famille. Ceux qui sont nés de parents
obscurs peuvent bien, par un mérite
d’emprunt, se montrer honnêtes, mais ils
peuvent aussi trahir la bassesse de leur
race par quelques vices de nature ;
tandis que ceux qui ont reçu dès
l’origine la plus reculée les germes de
l’honnêteté ont nécessairement une vertu
spontanée et durable. Toutefois, ce que
je loue avant tout, en ce moment, dans
César, ce n’est pas d’être, par ses
parents immédiats, issu d’une foule
d’hommes illustres, et d’être, par ses

919
ancêtres les plus reculés, de la race des
rois et des dieux : c’est d’abord d’être
le parent de Rome tout entière (ceux, en
effet, dont il descendait, ont été nos
fondateurs) ; c’est ensuite que, ses
ancêtres ayant été, par leur vertu,
regardés comme des rejetons divins, il
a non seulement justifié cette opinion,
mais il l’a encore fortifiée, de telle
sorte que, si quelqu’un doutait
auparavant qu’Énée fût le fils de Vénus,
il en a aujourd’hui la certitude. Bien des
hommes, jadis et sans le mériter, furent
appelés enfants des dieux mais lui,
personne ne peut lui refuser d’avoir eu
des dieux pour ancêtres. En effet, Énée
a régné ainsi que quelques-uns de ses
descendants : mais César leur a été
d’autant supérieur que, s’ils ont été les
souverains de Lavinium et d’Albe, il
n’a pas voulu régner sur Rome ; que,
s’ils ont jeté les fondements de notre
ville, il l’a élevée à un tel point que,
sans parler de ses autres actions, il a
fondé des colonies plus grandes que les
villes sur lesquelles ils régnèrent.

38

"Voilà pour sa naissance. Quant à son

920
éducation et à son instruction, elles
répondirent à la noblesse de son
origine : quelle preuve meilleure peut-
on en donner que celle d’actions qui
imposent la nécessité d’y croire ? Celui
en effet qui avait manifestement le corps
capable à un très haut degré, l’âme
capable au degré le plus haut de toutes
choses également, œuvres de paix et
œuvres de guerre, comment n’est-il pas
de toute nécessité qu’il ait eu la
meilleure éducation ? Sans doute il est
difficile, quand on est le plus beau des
hommes, d’en devenir le plus
vigoureux ; il est difficile, quand on en
est le plus fort au physique, d’arriver à
en être le plus intelligent : mais il est
très difficile que le même soit un
homme supérieur et pour la parole et
pour l’action. Quant à César (je parle
devant des hommes qui l’ont connu, de
sorte qu’il n’y a lieu ni au mensonge, ce
serait me faire prendre en flagrant
délit ; ni à l’exagération des faits, ce
serait aller contre le but que je me
propose : moi-même, je serais, avec
justice, soupçonné de jactance si je le
faisais, et je passerais pour vouloir
rendre sa vertu inférieure à l’opinion
que vous en avez. Tout discours

921
prononcé sur un pareil sujet, si peu
qu’il touche au mensonge, loin
d’apporter quelque lustre à celui qui en
est l’objet, contient lui-même sa propre
réfutation ; car la conscience des
auditeurs, ne pactisant pas avec la
fiction, se porte vers la vérité, et, s’en
contentant bientôt, reconnaît ce qu’un
homme aurait dû être, et, en même
temps, comparant l’un avec l’autre,
découvre ce qui lui a manqué), quant à
César, dis-je, j’affirmerai avec vérité
qu’il eut à la fois un corps robuste et un
esprit heureux. Il était, en effet, d’une
force naturelle surprenante et
parfaitement exercé dans toute espèce
de sciences ; c’est pour cela
vraisemblablement qu’il pouvait
connaître avec promptitude ce qu’il
fallait faire, l’expliquer de manière à
persuader, et toujours concevoir et
conduire ses plans avec prudence.
Jamais en effet circonstance imprévue
ne le prit à court d’expédients ; jamais
retard secret de l’avenir n’échappa à sa
pénétration. Devinant toujours, même
avant qu’ils fussent accomplis, tous les
événements, il était préparé à tout ce
qui peut arriver à un homme. Il savait
découvrir habilement ce qui était caché,

922
et feindre, de manière à se faire croire,
d’ignorer ce qui était manifeste ; faire
semblant de savoir ce qui lui échappait
et renfermer au fond de sa pensée ce
qu’il connaissait ; saisir les occasions
favorables pour agir et en donner la
raison ; enfin, exécuter et mener à leur
fin aussi bien l’ensemble que les détails
de ses projets.

39

"La preuve, c’est qu’il était à la fois


sagement économe et sagement prodigue
de ses deniers, attentif pour conserver
une fortune suffisante, libéral pour
dépenser sans mesure quand les
circonstances l’exigeaient. Il aima
vivement tous ses parents, à l’exception
de ceux qui étaient souillés de crimes.
Loin de mépriser aucun d’eux dans leur
malheur et de leur porter envie dans
leur prospérité, il augmenta les biens de
ceux-ci et suppléa aux besoins de ceux-
là, en donnant aux uns de l’argent, aux
autres des terres, à ceux–ci des charges,
à ceux-là des sacerdoces. A l’égard de
ses amis et des autres qui étaient en
relation avec lui, il se comportait d’une
façon admirable : point de mépris pour

923
aucun d’eux, point d’insolence ;
également affable pour tous, il
récompensait au centuple ceux qui
avaient fait quelque chose pour lui, et il
s’attachait le reste par des bienfaits.
Jamais non plus il ne vit d’un œil jaloux
ceux qui s’illustraient, jamais il
n’abaissa ceux qui s’élevaient : loin de
là, comme si toutes ces
condescendances le grandissaient lui-
même et ajoutaient à sa puissance et à
son éclat, il se plaisait à élever
beaucoup de gens jusqu’à lui. Tel il
était envers ses amis et ceux de sa
connaissance, et il ne fut ni cruel ni
implacable envers ses ennemis :
beaucoup de ceux qui l’avaient offensé
quand il était simple particulier sont
restés impunis ; beaucoup de ceux
même qui avaient porté les armes contre
lui ont reçu de lui leur pardon ;
quelques-uns même ont reçu des
honneurs et des charges ; tant il était né
tout entier pour la vertu, et non
seulement n’avait lui-même nulle
méchanceté, mais même ne la
soupçonnait pas dans les autres.

40

924
"Mais puisque, dans mon discours,
j’en suis arrivé à ce point, je vais
commencer à parler de ses actes comme
homme public. S’il eût vécu dans le
repos, peut-être sa vertu n’eût-elle pas
été en évidence ; mais, élevé au faîte de
la puissance, devenu le plus grand de
tous les hommes non pas seulement de
son siècle, mais aussi de tous les autres
qui aient jamais été revêtus de quelque
autorité, il n’en a montré cette vertu que
plus éclatante. Eux, le pouvoir les a
presque tous couverts de confusion ; lui,
le pouvoir l’a fait briller davantage :
car, ayant entrepris des actions
proportionnées à la grandeur de sa
vertu, il a été trouvé à leur hauteur, et,
seul des hommes, après s’être par sa
valeur conquis une fortune si élevée, il
sut la soustraire à la calomnie, loin de
l’outrager. Tout l’éclat qu’il jeta dans
ses expéditions militaires, toute la
grandeur d’âme qu’il montra dans les
charges qu’il remplit successivement, je
les laisserai de côté, bien qu’il y en ait
assez pour suffire à l’éloge d’un autre,
mais, en comparaison des œuvres
glorieuses qui suivirent, il semblerait
que je m’arrête à des minuties, si
j’entrais dans ce détail. Les choses

925
qu’il a faites étant à votre tête seront les
seules dont je parlerai, sans cependant
les raconter toutes non plus une à une en
détail, car je ne pourrais y arriver, et je
vous causerais, à vous qui les
connaissez aussi, une grande fatigue.

41

"Ce grand homme, ce fut là le


premier de tous ses hauts faits, dans sa
préture en Espagne, ne trouvait pas cette
province d’une fidélité assez sûre, ne la
laissa pas, sous le régime d’une paix
trompeuse, devenir invincible ; au lieu
de passer au sein de la tranquillité le
temps de sa magistrature, il préféra
travailler dans l’intérêt commun, et,
comme les Espagnols ne revenaient pas
volontairement à résipiscence, il les fit
rentrer malgré eux dans le devoir, en
sorte qu’il surpassa ceux qui s’étaient
illustrés contre ce peuple, d’autant qu’il
est plus difficile de conserver que de
conquérir et plus utile de mettre un
peuple soumis dans l’impossibilité de
jamais tenter de nouveaux mouvements
que de le subjuguer alors que ses forces
sont encore intactes. Vous lui avez pour
cela décerné le triomphe et déféré

926
aussitôt le consulat. De là il ressortit
surtout une chose, c’est que ce ne fut
pas par ambition ni en vue de son
illustration personnelle qu’il a fait cette
guerre et qu’il s’est préparé à ses autres
entreprises. Ce qui est certain, c’est
que, renonçant au triomphe a cause de
l’urgence des circonstances qui pesaient
sur lui, reconnaissant envers vous de cet
honneur et le trouvant suffisant pour sa
gloire, il prit le consulat.

42

"Ses actes, pendant l’exercice de


cette magistrature dans Rome, seraient
nombreux à citer. Mais comme, aussitôt
après sa sortie de charge, il fut envoyé à
la guerre des Gaules, considérez plutôt
le nombre et la grandeur de ses exploits
dans cette contrée. Loin d’être à charge
aux alliés, il les secourut ; car il n’avait
contre eux aucun soupçon et il les
voyait injustement attaqués. Les
ennemis, tant ceux qui habitaient les
pays voisins de nos alliés que tous ceux
qui peuplaient la Gaule, furent
subjugués ; ici un vaste territoire, là des
villes sans nombre dont nous ne
connaissions pas même les noms

927
auparavant, furent ajoutés à notre
empire. Tous ces résultats, il les a
obtenus sans avoir reçu de nous ni une
armée suffisante ni des sommes assez
grandes, avec une rapidité telle que
personne de nous n’a connu la guerre
avant d’apprendre la victoire ; il a
donné à son établissement une solidité
telle qu’il nous a ouvert ainsi le chemin
de la Germanie et de la Bretagne.
Aujourd’hui elle est enchaînée, cette
Gaule qui lança contre nous les
Ambrons et les Cimbres ; elle est
cultivée dans toute son étendue comme
l’Italie elle-même ; ce n’est plus le
Rhône seulement qui est sillonné par
nos vaisseaux, ou l’Araris, c’est la
Meuse, c’est la Loire, c’est aussi le
Rhin et même l’Océan. Des lieux dont
la renommée nous semblait fabuleuse,
nous obéissent aujourd’hui ; et c’est lui
qui, par la grandeur de son âme et de
son courage, a rendu accessibles des
contrées auparavant inconnues, et
navigables des eaux auparavant
inexplorées.

43

"Si même quelques-uns, jaloux de lui,

928
ou plutôt de nous, n’avaient excité des
dissensions et ne l’avaient forcé à
revenir ici avant le temps marqué, il
aurait certainement dompté la Bretagne
entière avec les autres îles adjacentes,
toute la Germanie jusqu’à l’Océan
arctique, en sorte que pour limites nous
aurions eu désormais non plus la terre
et les hommes, mais l’air et la mer
extérieure. C’est pour cela que vous, à
la vue de ses grands desseins, de ses
exploits, de sa fortune, vous lui avez
prorogé ses pouvoirs pour plus
longtemps, chose qui, depuis que nous
sommes en république, n’a été accordée
à personne, je veux parler de ce
gouvernement que vous lui avez confié
pendant huit années consécutives ; tant
vous étiez convaincus que c’était pour
vous qu’il faisait toutes ces conquêtes,
tant vous étiez loin de penser que
jamais sa grandeur fût une menace
contre vous. Votre désir, à vous, c’était
qu’il séjournât longtemps dans ces
régions lointaines ; mais ceux qui
regardaient le gouvernement de l’État
non plus comme le droit commun de
tous, mais comme leur propriété
particulière, ceux-là n’ont permis ni à
lui d’achever le reste de ses conquêtes,

929
ni à vous de devenir les maîtres de
toutes ces contrées ; loin de là, abusant
de ce service lointain, ils ont commis
tant de forfaits que vous, vous avez eu
besoin de l’assistance de César.

44

"Aussi, abandonnant ses projets, il


vola à votre secours, délivra l’Italie
entière des périls suspendus sur elle, et
recouvra l’Espagne qui faisait
défection ; quant à Pompée, qu’il voyait
déserter sa patrie, fonder en Macédoine
une royauté à son profit, y transporter
vos trésors, armer contre vous les
peuples soumis à votre obéissance, se
servir contre vous de votre argent, il
voulut d’abord, par des députations
envoyées tant en son propre nom qu’au
nom de l’intérêt public, le persuader de
renoncer à ses desseins et de changer de
conduite, moyennant les promesses les
plus formelles de rentrer dans les
mêmes conditions d’égalité. N’ayant pu
y réussir en aucune façon, et Pompée,
après avoir foulé aux pieds tous les
liens, même ceux de la parenté, qui
l’unissaient à César, ayant pris les
armes contre vous ; César, forcé enfin

930
de s’engager dans la guerre civile, fit
voile contre lui au cœur de l’hiver, faut-
il dire avec quelle audace ? Il en vint
aux mains avec lui ; faut-il dire avec
quelle hardiesse, quoique son
adversaire fût maître de tout le pays ? Il
le battit ; faut-il dire avec quelle
bravoure, quoique son armée fût
beaucoup moins nombreuse ? Si l’on
voulait parcourir une à une ses actions,
on ferait voir que ce Pompée, si admiré,
n’était qu’un enfant, tellement il se
laissa arrêter dans toutes ses
manœuvres.

45

"Mais je laisse ce sujet ; César lui-


même ne s’est jamais enorgueilli de ces
exploits, qu’il détestait comme l’effet
de nécessités fâcheuses. Mais quand la
divinité, avec une si grande justice, eut
décidé du sort du combat, parmi les
hommes qui tombèrent entre ses mains
pour la première fois, en est-il un qu’il
ait fait mettre à mort ? en est— il un à
qui il n’ait accordé quelque distinction,
je ne dis pas parmi les sénateurs et les
chevaliers, ni même parmi les simples
citoyens ; mais parmi les alliés et les

931
peuples soumis à notre domination ?
Nul d’entre eux n’a péri de mort
violente ni encouru une accusation,
particulier, roi, peuple ou ville : les uns
passèrent de son côté, les autres
obtinrent une honorable impunité, de
telle sorte que tous purent alors pleurer
les morts. Car sa clémence fut si grande
qu’il donna des éloges à ceux qui
avaient soutenu Pompée, qu’il les laissa
en possession de tout ce qu’ils avaient
reçu de lui, et poursuivit de sa haine
Pharnace et Orode, qui ne l’avaient pas
secouru, quoique étant ses amis. C’est
pour cela surtout qu’il fit peu de temps
après la guerre à l’un et qu’il se
disposait à marcher contre l’autre. Nul
doute {qu’il n’eût aussi épargné
Pompée} s’il l’eût pris vivant. La
preuve, c’est qu’il ne se mit pas
immédiatement à sa poursuite, qu’il lui
laissa tout le temps de fuir, qu’il apprit
sa mort avec déplaisir, et que, loin de
donner des éloges à ses assassins, il les
fit, bientôt après, périr à leur tour, et mit
à mort Ptolémée lui-même, pour avoir,
quoique enfant, laissé égorger son
bienfaiteur.

46

932
"Il serait superflu de raconter
comment, à la suite de ces événements,
il organisa l’Égypte, et combien
d’argent il vous en rapporta. Marchant
alors contre Pharnace, à l’instant où
l’on annonça qu’il se mettait en marche,
on le vit paraître ; le jour même il lui
livra bataille, et il le vainquit. Ce n’est
pas là certes une des moindres preuves
qu’il ne se corrompit point à Alexandrie
et que ce ne fut pas par mollesse qu’il y
prolongea son séjour. Comment en effet
eût-il accompli facilement ces travaux,
s’il n’eût eu à son service un courage et
une vigueur depuis longtemps
préparés ? Lors donc que Pharnace fut
en fuite, César se disposa aussitôt à
marcher contre le Parthe ; mais,
quelques hommes ayant de nouveau
fomenté ici la sédition, il revint malgré
lui et rétablit si bien la tranquillité
qu’on eût dit qu’elle n’avait jamais été
troublée. Personne en effet ne fut mis à
mort, personne ne fut exilé, personne
même ne fut, à l’occasion de ces
mouvements, noté d’infamie. Ce n’est
pas que beaucoup n’eussent été
justement punis, mais il regardait
comme un devoir de faire périr sans
ménagement les ennemis et de

933
pardonner à des citoyens, même
pervers ; c’est pour cela que contre les
étrangers il luttait avec bravoure, et que
son humanité lui faisait sauver même
des citoyens séditieux, bien que par
leurs actions ils s’en fussent souvent
montrés indignes. En Afrique et en
Espagne, sa conduite fut encore la
même ; il rendit la liberté à tous les
captifs, excepté ceux qui, déjà pris une
première fois, avaient obtenu leur
pardon. Car épargner sans cesse ceux
qui plusieurs fois avaient tramé sa
perte, c’était, à ses yeux, de la folie et
non de la clémence ; tandis que
pardonner à quelques-uns une première
faute, ne pas conserver contre eux un
ressentiment implacable, et, en outre,
leur accorder des honneurs, mais s’en
délivrer quand ils persistaient dans les
mêmes errements, c’était, selon lui, se
conduire en homme. Et pourtant, que
dis-je ? il a accordé la vie à un grand
nombre même de ces derniers, donnant
à ses amis et aux compagnons de sa
victoire le droit de sauver chacun un
captif.

47

934
"Tout cela, il le fit par bonté naturelle
et non par dissimulation ou par calcul,
motifs qui ont inspiré à beaucoup
d’autres quelques actes d’humanité ; ce
qui le prouve le plus, c’est que, partout
et en toute occasion, il s’est montré le
même, que jamais la colère ne l’a aigri,
que jamais la prospérité ne l’a
corrompu ; c’est que la puissance ne l’a
pas rendu différent, que le pouvoir de
tout faire ne l’a pas changé. Et pourtant
il est bien difficile, quand on est pris
par tant et de si grandes affaires et
qu’elles se succèdent sans cesse les
unes aux autres, celles-ci achevées,
celles-là en cours d’exécution, et quand
quelques-unes sont un sujet
d’inquiétudes, d’être toujours également
bon et de ne consentir à faire rien de
dur, rien de rigoureux en vue sinon de
se venger, du moins de se défendre.
Voilà des témoignages suffisants de sa
bonté, car il était si véritablement de
race divine qu’il ne savait qu’une seule
chose, sauver ceux qui pouvaient être
sauvés ; il l’était si bien qu’il
s’arrangea de façon à ce que ceux qui
avaient porté les armes contre lui ne
fussent pas punis, même par un autre, et
qu’il rétablit dans leur état primitif ceux

935
qui, dans les temps précédents, étaient
tombés dans le malheur. Il fit accorder
l’impunité à tous ceux qui avaient été
avec Lépidus et avec Sertorius, il obtint
ensuite la vie sauve pour tous ceux qui
avaient échappé aux proscriptions de
Sylla, et il les rappela plus tard ; en
outre, il donna des honneurs et des
charges aux enfants de ceux qui avaient
été mis à mort par Sylla. Enfin, ce qui
dit plus que tout le reste, toutes les
lettres secrètes trouvées parmi les
papiers de Scipion et de Pompée, il les
brûla sans en avoir lu ni conservé une
seule, de peur qu’elles ne fournissent à
quelque autre un moyen de commettre
une mauvaise action. Et il ne se contenta
pas de le dire, il le fit réellement, les
actes sont là pour le montrer. Personne
à cette occasion non seulement
n’éprouva aucun désagrément, mais ne
fut même inquiété. Aussi personne ne
connut ceux qui furent l’objet de cette
générosité, à l’exception des seuls
auteurs des lettres. Car ce qu’il y a là
de plus extraordinaire, ce que rien ne
peut surpasser, c’est qu’ils furent
absous avant d’avoir été en péril, et que
lui-même, qui les fit échapper au péril,
ignora ceux à qui il avait fait grâce.

936
48

"Ce sont donc ces actions et aussi ses


autres lois et ses autres réformes,
importantes si on les considère en elles-
mêmes, mais de peu de prix si on les
compare à ce que j’ai rapporté, et qu’il
n’est pas nécessaire d’ailleurs de
rappeler en détail, qui vous l’ont fait
chérir comme un père, aimer comme un
bienfaiteur, combler d’honneurs comme
personne autre n’en fut comblé, qui
vous ont inspiré le désir de lui conférer
pour toujours le gouvernement de Rome
et de tout l’empire, sans disputer sur les
titres, les lui attribuant tous à la fois
comme inférieurs à son mérite, afin que
ce qui, d’après nos institutions,
manquait à chacun d’eux isolément pour
marquer la perfection de l’honneur et de
la puissance se complétât par la réunion
de tous les autres. C’est pour cela qu’il
fut créé grand pontife en vue des dieux,
consul en vue de nous, imperator en vue
des soldats, dictateur en vue des
ennemis. Mais à quoi bon cette
énumération, quand, pour tout dire en un
mot, vous l’avez, afin de ne pas
rapporter ses autres surnoms, appelé
"Père de la patrie".

937
49

"Eh bien ! ce père, ce grand pontife,


ce citoyen inviolable, ce héros, ce dieu,
il est mort ! Il est mort, ô douleur ! non
pas emporté par une maladie, non pas
flétri par la vieillesse, non pas frappé
dans une guerre au dehors, non pas
fortuitement ravi par quelque coup du
ciel, mais ici, dans l’enceinte de nos
murs, trompé par la perfidie, lui qui
avait en sûreté conduit une expédition
jusque dans la Bretagne ; victime
d’embûches dans la ville, lui qui en
avait reculé le Pomoerium ; égorgé dans
la curie, lui qui en avait bâti une
nouvelle en son nom ; sans armes, lui
guerrier illustre ; sans défense, lui
pacificateur ; devant les lieux consacrés
aux jugements, lui juge ; sous les yeux
des magistrats, lui magistrat ; sous les
coups des citoyens, lui qu’aucun ennemi
ne put tuer, même lorsqu’il tomba dans
la mer ; sous les coups de ses amis, lui
qui souvent leur avait pardonné. A quoi
t’a servi ta clémence, ô César ? à quoi
t’a servi ton inviolabilité ? A quoi t’ont
servi les lois ? A ce que toi, qui avais
porté plusieurs lois pour empêcher que
personne ne fût mis à mort par ses

938
ennemis, tu fusses si cruellement
assassiné par tes amis ; à ce que tu sois
maintenant là, étendu égorgé dans ce
Forum que tu as souvent traversé avec
la couronne de triomphateur ; à ce qu’on
t’ait jeté percé de blessures au pied de
cette tribune d’où tu as souvent
harangué le peuple. O douleur ! ô
cheveux blancs baignés de sang ! ô toge
en lambeaux que tu sembles n’avoir
revêtue que pour être égorgé dans ses
plis ! "

50

A ce discours d’Antoine, le peuple


s’émut d’abord, puis se courrouça et à
la fin s’enflamma au point qu’il courut à
la recherche des meurtriers et accabla
de reproches les autres sénateurs pour
avoir, ceux-ci assassiné, ceux-là laissé
assassiner un homme pour lequel ils
avaient décrété qu’on ferait chaque
année des vœux publics, par la Santé et
la Fortune duquel ils avaient juré, et
qu’ils avaient rendu inviolable à l’égal
des tribuns. Ensuite de cela, enlevant le
cadavre, ils voulaient le porter, les uns
dans l’édifice où il avait été assassiné,
les autres dans le Capitole, et l’y

939
brûler ; mais les soldats s’y étant
opposés par crainte que le théâtre et les
temples ne fussent en même temps
dévorés par les flammes, ils le mirent à
l’instant sur un bûcher au milieu du
Forum. Cependant plusieurs des
édifices environnants auraient été
brûlés, si les soldats n’avaient empêché
l’exécution de ce dessein et si les
consuls n’avaient précipité des rochers
du Capitole quelques-uns des plus
mutins. Néanmoins les désordres ne
s’arrêtèrent pas pour cela ; la multitude
courut à la demeure des assassins, et,
parmi d’autres qu’elle rencontra sur son
chemin, massacra gratuitement Helvius
Cinna, tribun du peuple. Cinna, en effet,
non seulement n’avait pas conspiré
contre César, mais encore il était un de
ceux qui l’aimaient le plus. L’erreur vint
de ce que le préteur Cornélius Cinna
avait pris part à l’attaque.

51

Après cela, les consuls ayant défendu


que personne, excepté les soldats, ne
portât des armes, les meurtres
cessèrent ; mais on éleva un autel sur
l’emplacement du bûcher (les os avaient

940
été enlevés par les affranchis de César
et déposés dans le monument de ses
pères), avec l’intention d’y offrir des
sacrifices et d’immoler des victimes à
César comme à un dieu. Mais les
consuls renversèrent l’autel et livrèrent
au supplice quelques-uns qui se
révoltaient contre cet acte ; ils rendirent
une loi pour abolir la dictature, ajoutant
des imprécations et prononçant peine de
mort contre quiconque ferait soit une
proposition soit une tentative à ce sujet,
et, de plus, mettant publiquement sa tête
à prix. Ils prenaient ces précautions
pour l’avenir, comme si le crime tenait
à des mots et non aux armes, aux
intentions de chacun, aux circonstances
mêmes qui rendent odieux le titre
attribué au pouvoir sous lequel les actes
se trouvent être commis. D’abord ils
envoyèrent sans retard dans les colonies
ceux à qui César avait assigné des
terres, de peur qu’ils n’excitassent
quelque nouveau soulèvement, firent
partir dans leurs gouvernements ceux
des meurtriers qui avaient été désignés
par le sort pour l’administration des
provinces, et le reste un ici, un autre là
sous divers prétextes. Plusieurs
néanmoins les honorèrent comme des

941
bienfaiteurs.

52

Telle fut la fin de César. Comme il fut


tué dans la curie construite par Pompée,
et au pied d’une statue qui alors y était
érigée, il sembla victime de sa
vengeance, surtout vu qu’il survint des
coups de tonnerre affreux et des pluies
torrentielles. Il se passa dans ce tumulte
une chose qui n’est pas indigne d’être
rapportée. Un certain Caius Casca,
tribun du peuple, ayant vu que Cinna
avait péri par suite de la ressemblance
de son nom avec celui du préteur,
craignit d’être tué lui-même aussi, parce
qu’il y avait un Servilius Casca au
nombre des tribuns et des meurtriers ; il
fit apposer des affiches pour déclarer la
communauté de nom et la différence de
sentiments entre eux deux. Il ne fut fait
aucun mal ni à l’un ni à l’autre ; car
Servilius avait une forte garde, et Caïus
acquit une sorte de célébrité qui lui a
valu d’être mentionné dans l’histoire.

53

Voilà ce qui se passait alors tant de la

942
part des autres que de celle des consuls.
Antoine, qui dans les premiers moments
n’avait pas voulu admettre Dolabella
comme consul, sous prétexte qu’il
n’avait pas encore droit à cette
magistrature, se décida, par crainte
d’une sédition, à le prendre pour
collègue. Mais, quand le trouble fut
apaisé et que lui-même eut été commis
pour examiner les actes de César et
faire exécuter toutes ses résolutions, il
ne garda plus de mesure. Aussitôt qu’il
fut maître de ses papiers, il en effaça
une foule de dispositions et en inséra
quantité d’autres tout à fait contraires,
même des lois. De plus, il enleva aux
uns et donna à d’autres de l’argent et
des magistratures, prétendant se
conformer aux prescriptions de César.
Dès lors, par ce moyen, il commit
maintes rapines, tira maintes
contributions des particuliers, des
peuples et des rois ; vendant à ceux-ci
des terres, à ceux-là la liberté, à
d’autres le droit de cité, à d’autres
encore l’immunité, bien que le sénat eût,
dans le principe, décrété qu’il ne serait
plus dressé aucune plaque sous prétexte
des volontés de César (tous les actes de
cette nature se gravaient sur des plaques

943
d’airain), et qu’ensuite, comme Antoine
insistait, disant que César avait projeté
beaucoup de mesures nécessaires, il eût
ordonné que les premiers citoyens en
décideraient tous ensemble. Mais
Antoine n’en tint aucun compte, et, ne
voyant dans Octave qu’un tout jeune
homme sans expérience des affaires, qui
répudierait un héritage difficile à
conquérir et difficile à administrer, il
n’eut pour lui que des mépris. Quant à
lui, comme s’il eût été héritier non
seulement des biens, mais aussi du
pouvoir de César, il disposa de tout
selon sa fantaisie, et fit rentrer plusieurs
exilés. Comme Lépidus avait une
grande puissance et qu’il lui inspirait
beaucoup de crainte, Antoine unit sa
fille à son fils et s’arrangea pour le
faire lui-même nommer souverain
pontife, afin qu’il ne contrôlât aucune
de ses actions. Pour y réussir aisément,
il transféra de nouveau du peuple aux
prêtres l’élection du souverain pontife,
et, sans avoir accompli aucune des
prescriptions légales, ou, du moins,
après en avoir accompli seulement
quelques-unes, il l’initia, bien qu’il pût
alors prendre pour lui ce sacerdoce.

944
Fin du Livre XLIV

945
Comment Calènus

répondit à Cicéron,

en faveur d’Antoine

Cicéron avant ainsi parlé, Q. Fufius


Calénus se leva et s’exprima en ces
termes : " Je n’avais nul dessein de
prendre la défense d’Antoine, ni
d’attaquer Cicéron (il ne faut, en effet,
selon moi, rien faire de semblable dans
des délibérations aussi importantes que
celle d’aujourd’hui, où chacun doit

946
simplement donner son avis : car, de
ces deux choses, la première est de la
compétence d’un tribunal qui juge : la
seconde, du ressort d’une assemblée qui
délibère) ; mais puisque. poussé par
leur haine mutuelle, Cicéron. non
content de se répandre en injures contre
Antoine, au lieu de le traduire en
justice, s’il était coupable, a de plus
parlé de moi en termes calomnieux,
comme si, pour lui, il n’y avait d’autre
moyen de montrer son talent que de
couvrir impudemment de boue ses
concitoyens ; il est de mon devoir de
réfuter ses imputations et de l’accuser â
mon tour, de crainte que l’audace qui lui
est particulière, si elle ne rencontrait
pas de contradiction, ou que mon
silence, faisant soupçonner en moi une
conscience coupable, ne tournent à son
profit ; et que, de votre côté, trompés
par ses paroles, vous- mêmes, épousant
son ressentiment contre Antoine, au lieu
d’écouter l’intérêt commun, vous ne
preniez une résolution funeste.

" Il ne se propose, en effet, d’autre


but que de nous faire négliger les

947
précautions les plus capables d’assurer
le bien public, afin de nous jeter de
nouveau dans les séditions. Et ce n’est
pas aujourd’hui pour la première fois
qu’il tient cette conduite : depuis le
premier jour où il est arrivé aux
affaires, il n’a cessé d’y introduire le
désordre et le trouble. N’est-ce pas lui,
en effet, qui a brouillé César et Pompée,
et empêché Pompée de se réconcilier
avec César ? N’est-ce pas lui qui vous
a persuadé de rendre contre Antoine ces
décrets qui l’ont irrité contre César, et
conseillé à Pompée d’abandonner
l’Italie pour se transporter en
Macédoine, détermination qui a été la
principale cause de tous les maux que
nous avons éprouvés dans la suite ?
N’est-ce pas lui qui a fait tuer Clodius
par Milon, et assassiner César par
Brutus ? N’est-ce pas lui qui a poussé
Catilina à entreprendre la guerre contre
nous, et mis Lentulus à mort sans
jugement ?

" Aussi mon étonnement serait grand


si, après vous être alors repentis de ces
mesures et en avoir puni cet homme,

948
vous vous laissiez aujourd’hui encore
entraîner par lui, lorsqu’il tient devant
vous le même langage et la même
conduite qu’autrefois. Ne le voyez-vous
pas, après la mort de César, lorsque vos
affaires eurent été rétablies,
principalement par Antoine (lui-même
ne peut le nier), se mettre en voyage
dans la persuasion qu’il ne lui
appartenait pas, qu’il était même
dangereux pour lui de vivre avec nous
au sein de la concorde ; et, lorsqu’il
apprend que les troubles ont
recommencé, dire un long adieu à son
fils et à Athènes pour revenir ici ?
Antoine, que jusque-là il disait être son
ami, devient l’objet de ses injures et de
ses outrages, tandis qu’il se fait le
protecteur de César, dont il a tué le
père, bien que, si l’occasion s’en
présente, il ne doive pas tarder â lui
dresser, à lui aussi, quelque embûche.
Car, de son naturel, il est sans foi, il est
brouillon ; il n’y a dans son âme rien
sur quoi on puisse faire fond : sans
cesse il embrouille et bouleverse tout,
se repliant en plus de replis que ce
détroit près duquel il s’est réfugié, et
d’où lui est venu le surnom de
transfuge ; en un mot, voulant que tous

949
vous avez pour ami ou pour ennemi
celui qu’il vous aura désigné.

" Ainsi donc, gardez-vous de cet


homme. Il est artificieux et magicien ;
les maux d’autrui font sa richesse et sa
grandeur ; il calomnie, entraîne et
déchire, comme les chiens, ceux qui ne
font point de mal ; au sein de la paix
générale, il tombe dans l’abattement et
la consomption, car notre amitié et notre
concorde ne peuvent nourrir cet orateur
fameux. Par quelle voie donc pensez-
vous qu’il se soit enrichi, qu’il soit
devenu grand ? Son père le foulon,
continuellement occupé de ses
entreprises de raisins et d’olives, ne lui
a laissé ni illustration de race, ni
fortune, lui qui avait grand-peine à
vivre de ce métier et de son lavoir, et se
gorgeait, chaque jour et chaque nuit, des
mets les plus dégoûtants. C’est à la suite
d’une telle éducation que ce personnage
se permet de fouler aux pieds ceux qui
valent mieux que lui, et de leur laver la
tête avec des injures d’atelier et de
carrefour.

950
5

" Eh bien donc ! toi qui as grandi nu


au milieu des gens nus, ramassant la
crasse de la laine des brebis, la fiente
des pourceaux et les excréments
humains, tu as osé d’abord, homme
impur, calomnier la jeunesse d’Antoine,
d’Antoine qui a eu des pédagogues et
des maîtres convenables à la noblesse
de sa race, et l’accuser de ce que,
pendant la célébration des Lupercales,
fête instituée par nos ancêtres, il est
entré nu dans le Forum ! Mais toi, qui as
toujours, par suite du métier de ton
père, usé de vêtements qui ne
t’appartenaient pas et dont te
dépouillaient les passants qui les
reconnaissaient, dis, comment devait
agir un homme qui non seulement était
prêtre, mais de plus le chef de ses
collègues ? Ne pas faire cette
procession ? ne pas célébrer la fête ? ne
pas offrir le sacrifice consacré par la
coutume de nos ancêtres ? ne pas se
mettre nu ? ne pas se frotter d’huile ?
Mais, dit Cicéron, ce n’est pas là ce que
je lui reproche ; c’est d’être entré nu
dans le Forum, c’est d’y avoir adressé
au peuple une harangue pareille à celle

951
qu’il a prononcée. Oh ! il les a, dans
son atelier de foulon, toutes apprises
avec une exactitude si parfaite, qu’il
s’aperçoit d’un manque véritable de
convenances, et peut avec justice en
faire le sujet d’un blâme contre Antoine.

" Pour moi, je dirai à ce propos tout


ce qu’il convient de dire, mais, pour le
moment, je veux adresser quelques
questions à cet homme. N’as-tu pas été
nourri au milieu des malheurs d’autrui,
élevé au milieu des calamités de tes
voisins ? C’est, sans doute, pour cela
que tu ne connais aucune science digne
d’un homme libre ; que tu as, comme les
courtisanes, établi ici une sorte de
collège ou tu te tiens sans cesse,
attendant qui te donne ? que tu as de
nombreux procureurs chargés de fournir
à tes gains, et par l’entremise desquels
tu t’enquiers avec soin quel est celui qui
a fait tort à quelqu’un ; quel est celui
qui hait quelqu’un ; quel est celui qui
tend des embûches à quelqu’un ? Tu
leur viens en aide, et c’est par eux que
tu vis, leur vendant des espérances qui
dépendent du hasard ; entreprenant

952
même d’obtenir le suffrage des juges en
leur faveur, n’ayant pour ami que celui
qui donne le plus, et regardant comme
ennemis tous ceux qui n’ont point
d’affaires ou qui s’adressent à un autre
défenseur, ne faisant pas même semblant
de connaître ceux qui sont déjà entre tes
mains et leur créant des embarras, mais
prodiguant les caresses et les sourires
aux nouveaux venus, ainsi que le font
les cabaretières.

" Combien ne valait-il pas mieux


pour toi devenir un Bambalion, si
Bambalion il y a, que d’avoir adopté
une manière de vivre qui te contraint à
vendre ta parole, soit pour la défense de
la justice, soit pour le salut des
coupables ? Et pourtant, ce métier, bien
que tu aies passé trois ans à Athènes, tu
es incapable de l’exercer
honorablement. Comment le pourrais-tu,
en effet ? Jamais tu ne parais devant les
tribunaux qu’en tremblant, comme si tu
devais combattre les armes à la main ;
tu te retires après avoir prononcé
quelques paroles rampantes et sans vie,
ne te souvenant plus de ce que tu as

953
étudié chez toi, et ne trouvant rien à
improviser. Pour affirmer et pour
promettre, tu surpasses tout le monde en
audace ; mais, dans le cours des débats,
à part les injures et les mauvais propos,
tu es le plus faible et le plus timide de
tous les hommes. Crois-tu qu’aucun de
nous ignore que nul de ces admirables
discours publiés par toi n’a été
prononcé, et que tu les as tous écrits
après coup, à l’exemple de ceux qui
fabriquent des généraux et des maîtres
de cavalerie en argile ? Si tu ne le crois
pas, souviens-toi de la façon dont tu as
accusé Verrès, à qui tu as administré
certains ingrédients sentant l’art
paternel, quand tu as lâché l’urine ?
Mais je crains, en rapportant en détail
tes qualités, de paraître moi-même tenir
des discours peu convenables dans ma
bouche.

" Je laisse donc ce sujet, et aussi, par


Jupiter, Gabinius, que tu as, après lui
avoir suscité des accusateurs, si bien
défendu qu’il a été condamné. Je ne
parlerai pas, non plus, des écrits que tu
as composés contre tes amis, et que tu

954
n’oses pas publier, tant tu as la
conscience de ta perversité. Et pourtant
rien de plus affreux, de plus digne de
pitié que de ne pouvoir nier des choses
dont l’aveu est la plus grande de toutes
les hontes. Mais je laisse de côté ces
considérations ; je ne m’occuperai que
du reste. Si nous, bien que nous avons,
comme tu le dis, donné deux mille
plèthres à notre maître dans le territoire
des Léontins, nous n’avons rien appris
qui les vaille, comment ne pas admirer
le talent que tu possèdes ? Quel talent ?
celui de toujours envier qui vaut mieux
que toi, de jalouser toujours qui est au-
dessus de toi, de calomnier qui t’est
préféré, de déchirer qui est au pouvoir,
de haïr tous les gens de bien
indistinctement, de ne rechercher que
ceux à l’aide desquels tu comptes faire
tes coups. C’est pour cela que tu excites
sans cesse les jeunes contre les vieux,
et que tu abandonnes, après les avoir
poussés dans le danger, ceux qui mettent
en toi la moindre confiance.

" La preuve, c’est que tu n’as jamais,


ni dans la guerre, ni dans la paix,

955
accompli aucune action digne d’un
homme estimable. Quelle victoire, en
effet, avons-nous remportée sous ta
conduite ? quel pays avons-nous
conquis sous ton consulat ?
Circonvenant sans cesse et accaparant
quelques-uns des premiers citoyens, tu
gouvernes par leur entremise, et tu
administres tout à ton gré ; en public, tu
cries à tort et à travers, nous
assourdissant de ces abominables
paroles : " Moi seul, je vous aime, ainsi
qu’un tel (suivant l’occasion) ; tous les
autres vous haïssent ; " ou bien encore :
" Moi seul, j’ai pour vous de la
bienveillance ; tous les autres vous
tendent des embûches ; " et autres
paroles de la sorte, au moyen
desquelles tu trahis les uns en les
exaltant et en les remplissant d’orgueil,
tandis que tu frappes les autres de
crainte, afin de les attirer à toi. L’un de
nous tous, quel qu’il soit, a-t-il
remporté un succès, tu t’inscris pour une
part : " Je l’avais bien dit, répètes-tu ;
c’est moi qui ai rédigé le décret, c’est
par mes conseils que cela s’est fait
ainsi. " Est-il, au contraire, arrivé un
malheur, tu te mets en dehors, tu accuses
tous les autres : " Était-ce moi, dis-tu

956
alors, qui étais à la tête de l’armée ?
était-ce moi qui étais ambassadeur ?
était-ce moi qui étais consul ? " Partout,
toujours, tu injuries tout le monde,
estimant la puissance de la parole plus
parce qu’elle te donne l’apparence
d’une audacieuse franchise, que parce
qu’elle te permet d’ouvrir un avis utile ;
comme orateur, tu n’as donc rien fait qui
mérite mention.

10

" Lequel des intérêts publics as-tu


sauvé ou relevé ? Quel homme
réellement coupable envers l’État as-tu
cité en justice ? quel homme conspirant
véritablement as-tu dénoncé ? Pour
passer le reste sous silence, tes griefs
que tu reproches aujourd’hui à Antoine
sont de telle nature et en tel nombre
qu’on ne saurait leur infliger aucune
punition digne de leur énormité.
Pourquoi donc, lorsque, dès le principe,
tu nous voyais, du moins à ce que tu dis,
victimes de ses méfaits, ne l’avoir pas
prévenu sur-le-champ, ne l’avoir pas
même accusé ? Mais non, aujourd’hui tu
viens nous raconter toutes ses
contraventions aux lois pendant qu’il

957
était tribun du peuple, toutes ses
violences pendant qu’il était maître de
la cavalerie, tous ses maléfices pendant
qu’il était consul : et pourtant il était
alors en ton pouvoir de tirer de lui pour
chacun de ses crimes un châtiment
convenable : c’était une occasion de te
montrer toi-même véritablement ami de
la patrie, un moyen à nous de nous
venger de ses forfaits au moment même,
sans dommage et sans danger. De deux
choses l’une : ou tu croyais alors à leur
réalité, et tu as refusé de combattre pour
notre intérêt ; ou, n’ayant pu le
convaincre d’aucun de ces crimes, tu
l’attaques maintenant par de vaines
calomnies.

11

" La vérité de mes paroles, Pères


Conscrits, chacune de ses actions va
vous la démontrer. Si Antoine, dans son
tribunat, a quelquefois parlé en faveur
de César, c’est que Cicéron et quelques
autres plaidaient la cause de Pompée.
Pourquoi donc accuser Antoine d’avoir
préféré l’amitié de César, quand lui-
même et les autres, qui ont préféré le
parti contraire, sont laissés de côté ?

958
L’un s’est alors opposé à ce que
certains décrets fussent rendus contre
César ; l’autre condamnait pour ainsi
dire tout ce qui se faisait dans l’intérêt
de César. Mais il s’est, dit Cicéron, mis
en opposition avec l’avis du sénat. Et
d’abord, comment un seul homme a-t-il
eu tant de puissance ? Puis, s’il a été,
ainsi qu’on le dit, poursuivi à ce titre,
comment n’a-t-il pas été châtié ? C’est
parce qu’il a pris la fuite, c’est parce
qu’il est allé se réfugier auprès de
César. Et toi aussi, Cicéron, tout
récemment encore, tu n’es point parti en
voyage, tu t’es enfui comme auparavant.
Ne viens donc pas nous accabler, dans
ta pétulance, d’injures qui retombent sur
toi-même. Car c’est s’exiler soi-même
que de faire ce que tu as fait par crainte
d’être traîné devant les tribunaux, te
condamnant par avance au dernier
supplice. Sans doute ton rappel a été
décrété. Comment et par qui, je ne m’en
inquiète pas ; il a été décrété, et tu n’es
rentré en Italie qu’après avoir obtenu
cette faveur. Mais Antoine est allé
trouver César pour lui annoncer ce qui
s’était passé, et il est revenu sans avoir
besoin pour cela d’aucun décret. Enfin
il a, par ses négociations, obtenu la paix

959
et l’amitié de César pour tous ceux qui
se seraient alors trouvés en Italie, paix
où le reste des citoyens aurait eu aussi
sa part, si, cédant à tes conseils, ils
n’avaient pas pris la fuite.

12

" Les choses étant ainsi, tu oses dire


qu’il a lancé César contre sa patrie,
excité la guerre civile, et qu’il a été la
cause principale de tous les maux qui
nous ont accablés dans la suite ! Non,
non, c’est bien toi, toi qui as donné à
Pompée, avec des légions qui ne lui
appartenaient pas, l’autorité suprême ;
qui as tenté d’enlever à César les
légions qui lui avaient été données ;
c’est bien toi, toi qui as conseillé à
Pompée et aux consuls de ne pas
accepter les propositions de César et
d’abandonner Rome et l’Italie : c’est
toi, toi qui n’as pas vu César, pas même
lorsqu’il est arrivé à Rome, et qui as
couru rejoindre Pompée en Macédoine.
Tu ne lui as, à lui non plus, prêté aucun
concours ; sans t’inquiéter des
événements, quand la fortune lui a été
contraire, tu l’as abandonné. C’est ainsi
que, dès le principe, au lieu de le

960
secourir, bien que sa cause, selon toi,
fût la plus juste ; quand tu as eu semé
partout la discorde et le trouble, tu t’es
mis dans un endroit sûr, afin d’observer
les deux rivaux, et que, lorsque l’un
d’eux eut succombé, comme s’il eût, par
cela même, commis quelque injustice, tu
l’as aussitôt délaissé pour te tourner
vers le parti du vainqueur comme vers
le parti le plus juste. Telle est
l’ingratitude que tu joins à tes autres
vices, que non seulement tu n’es pas
satisfait d’avoir eu la vie sauve, mais
que, de plus, tu t’indignes de n’avoir
pas été nommé maître de la cavalerie.

13

" Ensuite, tu oses dire, malgré ta


conscience, qu’Antoine ne devait pas
rester pendant un an maître de la
cavalerie. Soit ! César, non plus, ne
devait pas rester dictateur pendant un
an. Par raison ou par violence, l’une et
l’autre mesure ont été pareillement
décrétées, pareillement approuvées par
nous et par le peuple. Voilà, Cicéron,
ceux qu’il te faut accuser, s’ils ont
transgressé les lois, et non, par Jupiter,
ceux qui, pour s’être montrés dignes

961
d’obtenir de telles faveurs, ont reçu
d’eux ce privilège. Si les circonstances
au milieu desquelles nous étions alors
nous ont forcés d’agir ainsi,
contrairement à notre devoir, pourquoi
l’imputer aujourd’hui à Antoine, au lieu
d’y avoir alors mis opposition, si tu le
pouvais ? C’est, par Jupiter, que tu
avais peur. Eh bien ! à toi, on te
pardonnera de t’être tu par lâcheté,
tandis que lui, parce qu’il aura été
préféré à toi à cause de son courage, il
sera puni ? Où as-tu appris ces
principes de justice ? où as-tu lu ces
principes de législation ?

14

" Mais il s’est mal conduit pendant


qu’il était maître de la cavalerie.
Pourquoi ? Parce que, dit Cicéron, il a
acheté les biens de Pompée. Combien
de fois d’autres ont-ils acheté des biens
à vendre, sans qu’aucun d’eux fût mis en
cause ? S’il v a eu des biens confisqués
et vendus sous la haste et criés par la
voix du crieur public, c’était
apparemment pour qu’il y eût des
acheteurs. Mais les biens de Pompée ne
devaient pas être vendus. C’est donc

962
nous qui avons commis une faute, nous
qui avons mal fait en les confisquant ;
ou bien, afin de nous absoudre, et toi
avec nous, César a dépassé les bornes
de son pouvoir quand il a ordonné cette
vente ; et pourtant tu n’as pour lui aucun
reproche. Là se montre bien toute la
sottise de cet homme. II accuse Antoine
de deux crimes opposés : après avoir
aidé César dans la plupart de ses
entreprises, et avoir, en récompense,
beaucoup reçu de lui, Antoine s’en est
ensuite vu réclamer violemment le prix ;
après avoir refusé l’héritage de son
père, et, comme une Charybde (cet
homme a toujours quelque citation
sentant la Sicile, pour ne pas nous
laisser oublier qu’il y est allé en exil),
avoir dévoré tout ce qu’il possédait, il a
soldé le prix de toutes ses acquisitions.

15

" Mais ce n’est pas seulement là-


dessus que cet admirable orateur est
convaincu de tenir un langage
contradictoire ; par Jupiter, en voici
d’autres exemples encore : tantôt, selon
lui, Antoine a prêté en tout son concours
à César, et, par suite, est devenu la

963
principale cause des guerres civiles ;
tantôt, d’après les accusations où il lui
reproche sa lâcheté, Antoine n’a eu de
part qu’aux affaires de Thessalie. Autre
grief : quelques exilés ont été ramenés,
et Cicéron blâme Antoine de n’avoir
pas accordé à son oncle la permission
de rentrer, comme si quelqu’un croyait
que cet oncle n’eût pas été rappelé le
premier, s’il eût été au pouvoir
d’Antoine de ramener personne,
puisqu’il ne lui fait aucun reproche et
n’en reçoit aucun de lui, comme
Cicéron lui-même le sait bien ; car,
malgré tant d’horribles mensonges, il
n’a osé alléguer aucun fait de cette
nature. Voilà combien peu cet homme se
soucie de lancer comme un vent tout ce
qui lui vient à la bouche. Mais à quoi
bon m’étendre sur ce sujet ?

16

" Puisqu’il prend le ton tragique avec


ses grands mots, et que, maintenant
encore, il prétend qu’Antoine a fait de
la charge de maître de la cavalerie un
spectacle affligeant en usant partout et
en toutes circonstances à la fois du
glaive et de la prétexte, ainsi que des

964
licteurs et des soldats, qu’il me dise
donc clairement quel dommage nous en
avons reçu. Il n’en aurait aucun à citer ;
car, s’il en avait eu, c’est par là qu’il
aurait commencé son bavardage. Au
contraire, les séditieux alors, ceux qui
ont été les auteurs de tous nos malheurs,
ce furent Trébellius et Dolabella ;
Antoine, bien loin de nous avoir, dans
ces conjonctures, causé le moindre
dommage, a tout fait pour nous, en sorte
que la défense de la ville contre ces
mêmes hommes lui fut confiée par vous,
non seulement sans opposition de la
part de cet admirable orateur (il était
présent), mais encore avec son
consentement. Qu’il nous montre quelle
parole est sortie de sa bouche quand il
vit ce débauché, cet impur, ainsi qu’il
l’appelle injurieusement, outre qu’il ne
remplissait aucun de ses devoirs, se
faire investir par vous d’une si grande
autorité. Il ne pourrait le dire. C’est
ainsi que ce grand orateur si bon
citoyen, qui Na disant et répétant sans
cesse partout : " Seul, je combats pour
la liberté ; seul, je parle librement dans
l’intérêt de la République ; ni les égards
pour mes amis, ni la crainte de me faire
des ennemis, ne m’empêchent de

965
prévoir ce qui peut vous être nuisible ;
s’il me fallait mourir en défendant vos
intérêts par ma parole, j’aimerais à
terminer ainsi ma carrière. " Aucune de
ces paroles qu’il crie aujourd’hui bien
haut, il n’a osé alors la prononcer. Cela
se comprend. Il réfléchissait que les
licteurs et la prétexte, Antoine les avait
d’après les anciens règlements relatifs
aux maîtres de la cavalerie ; que, pour
le glaive et les soldats, il lui fallait s’en
servir contre les séditieux. Quelles
atrocités n’auraient-ils pas, en effet,
commises, si Antoine n’eût été armé de
ces moyens, puisque quelques-uns ont,
malgré cela, si peu respecté son
pouvoir ?

17

" L’opportunité de ces mesures et de


toutes les autres, leur parfait accord
avec l’opinion de César, sont démontrés
par les faits : la sédition s’arrêta, et
Antoine non seulement n’a pas été puni
pour ces actes, mais même il a été, à la
suite, nommé consul. Examinez avec
moi quelle conduite il a tenue dans cette
magistrature. Vous trouverez, si vous y
faites une sérieuse attention, que son

966
consulat fut bien précieux pour cette
ville. Cicéron le savait bien lui-même,
puisqu’au lieu de contenir son envie, il
a osé calomnier Antoine à l’occasion de
ce que lui-même il a voulu faire. S’il a
mis en avant la nudité d’Antoine, l’huile
dont il était frotté, et toutes ces vieilles
histoires, ce n’est pas parce que le
besoin s’en fait aujourd’hui sentir, c’est
pour obscurcir par les bruits du dehors
l’habileté d’Antoine et ses succès. C’est
Antoine, ô Terre, ô dieux (car je crierai
plus haut que toi, et je les invoquerai
pour des motifs plus justes), c’est
Antoine qui, voyant notre ville déjà en
réalité tombée sous le joug d’un tyran,
puisque les légions obéissaient à César
et que le peuple tout entier, de concert
avec le sénat, lui cédait au point de
décréter, entre autres privilèges, qu’il
serait dictateur pendant toute sa vie et
qu’il serait entouré d’un appareil royal,
c’est Antoine, dis-je, qui l’a si bien
deviné, si bien arrêté dans ses projets.
que César, saisi de honte et de crainte,
ne prit ni le titre de roi ni le diadème
que son intention était de se donner lui-
même malgré nous. Si un autre
prétendait avoir reçu de César l’ordre
d’agir ainsi, et qu’il se retranchât

967
derrière la nécessité, il obtiendrait,
n’est-il pas vrai ? son pardon, attendu
les décrets alors rendus par nous et la
toute-puissance des soldats. Eh bien
donc ! Antoine, qui avait pénétré au
fond de la pensée de César et qui avait
une connaissance exacte de tous les
desseins qu’il méditait, l’en a
prudemment détourné par ses conseils.
La preuve, c’est que César ne fit plus
absolument rien en vue de la
domination, et que, de plus, il vécut au
milieu de nous tous comme un citoyen
ordinaire et sans garde. cause
principale pour laquelle il a pu subir le
sort qu’il a subi.

18

" Les voila, Cicéron, Cicéracien,


Cicérithe, méchant petit Grec, ou quel
que soit enfin le nom que tu préfères,
les choses qu’a faites cet homme
ignorant, cet homme nu, cet homme
parfumé, toutes choses dont tu n’as fait
aucune, toi, l’homme habile, l’homme
sage, l’homme consommant plus d’huile
que de vin, l’homme traînant sa toge
jusque sur les talons, non pas, par
Jupiter, pour imiter les histrions qui, par

968
leurs gestes, enseignent la variété des
mouvements de l’âme, mais pour cacher
la laideur de tes jambes. Car ce n’est
pas par pudeur que tu le fais, toi qui
parles tant de la vie d’Antoine. Qui ne
voit, en effet, ces fins manteaux que tu
portes ? Qui ne sent l’odeur de tes
cheveux blancs peignés avec tant de
soin ? Qui ne sait que ta première
femme, celle qui t’avait donné deux
enfants, tu l’as répudiée, et que tu en a
pris une autre à la fleur de l’âge, bien
que tu fusses décrépit, afin d’avoir sa
fortune pour payer tes dettes ? Celle-là
même, tu ne l’as pas gardée, afin de
posséder sans crainte Cérellia, avec
laquelle tu as commis l’adultère, bien
qu’elle te surpasse en âge autant que te
surpassait en jeunesse la vierge que tu
avais épousée, cette femme à qui tu
écris des lettres telles que pourrait les
écrire un bouffon, un bavard effréné,
luttant de propos lascifs avec une
femme septuagénaire. Je me suis laissé
aller, Pères Conscrits, a raconter ces
faits en passant, pour que, même en
cela, il ne se retire pas avec moins qu’il
n’a donné. II a osé reprocher à Antoine
un banquet, lui qui, à ce qu’il dit, ne
boit que de l’eau, afin de passer la nuit

969
à écrire des discours contre nous ; lui
qui élève son fils dans une ivresse telle
que ni la nuit ni le jour il n’a sa raison.
Il a essayé également de calomnier la
bouche d’Antoine, lui qui, dans toute sa
vie, se montre libertin et impur au point
de ne pas même respecter ceux qui lui
touchent de plus prés, de prostituer sa
femme et de souiller sa fille.

19

" Mais passons ; je reviens au point


d’où je suis parti. Cet Antoine, qu’on
attaque avec tant d’acharnement, voyant
César s’élever au-dessus de la
république, l’a, par des moyens même
qu’un soupçonne de flatterie, empêché
d’accomplir aucun des projets qu’il
méditait. II y a des gens, en effet, que
rien ne détourne tant de l’exécution de
desseins mauvais que l’apparente
résignation de ceux qui craignent
d’avoir à les subir. La conscience de
leur injustice les empêche d’y ajouter
foi, et la pensée qu’ils sont découverts
les couvre de honte et les remplit
d’inquiétude, en leur faisant prendre
comme une flatterie qu’ils
réprimandent, des paroles dites dans un

970
autre sens, et soupçonner dans ce qui en
serait la conséquence un piège dont ils
rougissent. C’est parce qu’il avait une
parfaite connaissance de ces
dispositions qu’Antoine a choisi les
Lupercales et la procession qui les
accompagne, afin que César, dans
l’abandon de la pensée et dans les
divertissements de la fête, reçût, sans
danger pour lui, une leçon de
modération : le Forum et les Rostres,
afin que les lieux seuls le fissent
rougir : il a feint un ordre du peuple,
pour que, en l’entendant, César songeât,
non pas aux paroles prononcées par
Antoine, mais au langage que le peuple
romain aurait pu ordonner de lui tenir.
Comment, en effet, César aurait-il cru à
un ordre du peuple, quand il savait qu’il
n’y avait eu aucun décret rendu à ce
sujet, quand il s’apercevait qu’on lui
refusait les acclamations ? Oui, il fallait
que ce fût dans le Forum Romain, où
souvent nous avons rendu des décisions
en faveur de la liberté ; au pied des
Rostres, où nous avons mille et mille
fois montré notre amour pour le
gouvernement populaire ; que ce fût
pendant la fête des Lupercales, afin de
lui rappeler le souvenir de Romulus ;

971
que ce fût par un consul, pour qu’il
songeât aux actions des anciens
consuls ; que ce fût au nom du peuple
qu’il entendit ces paroles, pour
réfléchir que c’était, non pas des
Africains, ni des Gaulois, mais des
Romains eux-mêmes, qu’il cherchait à
se faire le tyran. Ces paroles l’ont
détourné de ses desseins : elles l’ont
abaissé ; prêt peut-être, si un autre le lui
eût présenté, à accepter le diadème, il
en fut empêché par cette démonstration,
il frissonna, il eut peur. Voilà les actes
d’Antoine : il n’a pas eu besoin de se
briser une jambe par hasard, pour fuir
ensuite, ni de se brûler la main, pour
effrayer Porsenna ; il a su, par une
sagesse et une habileté supérieures et à
la lance de Décius et au glaive de
Brutus, mettre un terme à la tyrannie de
César.

20

" Mais toi, Cicéron, qu’as-tu fait dans


ton consulat, je ne dis pas de sage ou de
bon, mais même qui ne soit digne du
dernier supplice ? Notre ville jouissait
du calme et de la concorde, n’y as-tu
pas jeté le trouble et la sédition, en

972
remplissant le Forum et le Capitole
d’esclaves, entre autres gens appelés à
ton aide ? Catilina, dont le seul crime
était de briguer le consulat, ne l’as-tu
pas fait périr misérablement ? Lentulus
et ses compagnons, ne les as-tu pas,
sans qu’ils fussent coupables, sans
qu’ils aient été jugés, sans qu’ils aient
été convaincus, livrés à une mort
cruelle, malgré ces nombreuses tirades
et sur les lois et sur les tribunaux
partout et toujours par toi ressassées
dans tes discours, qui, sans elles, se
réduiraient à rien. Tu as accusé Pompée
d’avoir, dans le jugement de MiIon,
violé les prescriptions de la loi, quand,
toi, tu n’as accordé à Lentulus aucune
des garanties, ni petites, ni grandes,
établies en pareil cas, quand tu as, sans
explications, sans jugement, jeté en
prison un homme vertueux, un vieillard,
qui, du chef de ses ancêtres, comptait
des gages nombreux de son amour pour
la patrie, qui, par son âge, par ses
mœurs, n’était pas capable de faire une
révolution. Quel mal y avait-il qu’une
révolution pût guérir pour lui ? quel
bien qu’il n’eut pas été exposé à
perdre ? Quelles armes avait-il
rassemblées, quels alliés s’était-il

973
préparés, pour être, lui personnage
consulaire, lui revêtu de la préture, sans
avoir rien dit, sans avoir rien entendu,
si cruellement précipité au fond d’une
prison et y périr comme les plus vils
scélérats ? Cet illustre Tullius n’avait
pas de plus ardent désir que de faire
mettre à mort, dans le cachot appelé
comme lui le Tullianum, le descendant
de ce Lentulus qui fut autrefois prince
du sénat.

21

" Qu ’eût donc fait, s’il eût eu la


puissance militaire, celui qui a, rien que
par ses discours, accompli de si
grandes choses ? Car ce sont là tes
actions d’éclat, tes exploits guerriers ;
c’est là ce qui t’a fait, je ne dis pas
seulement condamner par les autres,
mais porter toi-même le décret contre
toi, puisque, avant d’avoir été
condamné, tu as pris la fuite. Et quelle
autre démonstration plus évidente de ta
cruauté, que d’avoir failli périr par le
fait de ceux-là même en faveur desquels
tu prétendais agir ainsi ? que d’avoir eu
peur de ceux qui, à t’entendre, avaient
recueilli le bienfait des mesures prises

974
par toi ? Loin d’avoir eu la force de les
écouter et de leur répondre, toi,
l’homme habile, l’homme supérieur, le
défenseur des autres, tu as, comme sur
un champ de bataille, cherché ton salut
dans la fuite. Ton impudence est telle,
que tu as entrepris d’écrire l’histoire de
ces temps, toi qui devrais faire des
vœux pour que personne ne la recueille,
afin d’avoir au moins l’avantage que tes
actions meurent avec toi et que la
mémoire n’en soit pas transmise à la
postérité. Afin de pouvoir en rire, vous
aussi, écoutez un trait de la sagesse de
cet homme. S’étant proposé d’écrire
l’histoire de tout ce qui s’est fait dans
Rome ; (car il se donne pour être à la
fois rhéteur, poète, philosophe, orateur
et historien), il a pris non pas la
fondation de la ville, comme les autres
écrivains, mais bien son consulat pour
point de départ de son récit, afin
d’avoir, remontant en arrière, ce
consulat au commencement de ses
mémoires, et le règne de Romulus à la
fin.

22

" Dis-nous donc, puisque tu écris,

975
puisque tu fais de telles choses, dis-
nous quels sont les discours que doit
tenir au peuple, quelles sont les actions
que doit accomplir un homme de bien ;
car tu es meilleur pour conseiller
n’importe quoi à d’autres, que pour
faire toi-même ce qu’il faut ; pour
gourmander les autres, que pour te
corriger toi-même. Combien ne valait-il
pas mieux, au lieu d’adresser à Antoine
le reproche de lâcheté, te dépouiller de
ta mollesse morale et physique ; au lieu
de lui objecter un manque de foi, ne rien
faire de contraire à la loyauté et ne pas
être transfuge ; au lieu de l’accuser
d’ingratitude, ne pas toi-même être
coupable de torts envers tes
bienfaiteurs ? Un des vices que la
nature a mis dans cet homme, c’est,
avant tout, sa haine contre ceux qui lui
ont fait du bien ; c’est, à l’égard des
autres, l’empressement officieux qu’il
montre pour ceux-ci et les complots
qu’il trame contre ceux-là. Ainsi, pour
omettre le reste, c’est que, après avoir
éprouvé la pitié de César, après lui
avoir été redevable de la vie et avoir
été par lui inscrit au nombre des
patriciens, il l’a tué, non pas de sa
propre main (comment l’eût-il fait, lui

976
si lâche et si efféminé ?), mais en
excitant et en apostant ceux qui ont fait
le coup. La vérité de mes paroles est
démontrée par les meurtriers eux-
mêmes : lorsqu’ils s’élancèrent avec
leurs épées nues dans le Forum, ils
l’appelèrent par son nom à leur aide, en
criant continuellement : " Cicéron !
Cicéron ! " comme vous l’avez tous
entendu. Cicéron a donc tué celui qui
était son bienfaiteur. Quant à Antoine,
qui lui a fait obtenir la dignité d’augure,
et qui lui a sauvé la vie, lorsque, à
Brindes, il faillit être massacré par les
soldats, voilà les témoignages de
reconnaissance qu’il lui accorde, c’est-
à-dire des injures pour des choses que
ni lui-même ni aucun autre n’a jamais
incriminées, et des invectives pour
celles qui valent à d’autres ses éloges.
C’est ainsi que son César, qui n’a pas
encore l’âge ni pour exercer une
magistrature, ni pour s’occuper des
affaires publiques, et qui n’a pas été élu
par nous, il le voit lever une armée,
entreprendre la guerre sans que nous
l’ayons décrétée, sans que nous lui en
avons donné mission ; et non seulement
il ne l’accuse pas, mais même il le
comble d’éloges. Voilà comment, loin

977
de régler les droits suivant les lois,
l’utilité suivant l’intérêt commun, il
dirige tout suivant son bon plaisir ; et ce
qu’il exalte chez les uns devient chez
les autres le sujet d’un blâme, grâce à
ses mensonges et à ses calomnies contre
vous.

23

" Tout ce qui, après la mort de César,


a été fait par Antoine, vous trouverez
qu’il l’a été en vertu d’ordres émanés
de vous. Quant à l’administration des
finances et à l’examen des mémoires de
César, je crois superflu d’en parler.
Pourquoi ? Parce que, d’un côté, c’est à
celui qui hérite des biens qu’il
conviendrait de s’en enquérir ; et que,
d’un autre côté, s’il y avait
véritablement quelque malversation, il
fallait l’arrêter sur-le-champ. Rien n’a
été fait en cachette, Cicéron ; tout a bien
été, comme tu le dis toi-même, gravé
sur des plaques. Si donc, entre autres
maléfices commis aussi ouvertement et
aussi impudemment que tu le prétends,
Antoine nous a enlevé la Crète tout
entière en laissant libre, soi-disant en
vertu des mémoires de César, après le

978
gouvernement de Brutus, une province
qui a été, plus tard, confiée par nous à
ce même Brutus, comment as-tu gardé le
silence ? comment les autres citoyens
l’ont-ils enduré ? Mais, je l’ai dit, je
passerai sur ces griefs. La plupart, en
effet, n’ont pas été nettement articulés,
et Antoine, qui peut vous renseigner
exactement sur chacun de ses actes, est
absent. Quant à la Macédoine, à la
Gaule et aux autres provinces, il existe
des décrets de vous, Pères Conscrits,
décrets par lesquels vous avez assigné
aux autres chacune d’elles séparément,
tandis que vous avez, par votre vote,
remis à Antoine et la Gaule et les
soldats. Et Cicéron le sait bien : il était
présent et il a pris part avec vous à tous
les décrets. Combien il eût été
préférable pour lui de s’y opposer
alors, si quelqu’un d’eux n’était pas
convenable, et de vous instruire des
considérations qu’il allègue
aujourd’hui, plutôt que d’avoir, sur le
moment, gardé le silence et vous avoir
laissé commettre la faute, pour venir
aujourd’hui, en apparence adresser des
reproches à Antoine, mais, en réalité,
accuser le sénat !

979
24

" Il n’y a, en effet, aucun homme de


bon sens qui puisse dire qu’on vous ait
contraints par violence à rendre ces
décrets. Antoine, d’ailleurs, n’avait pas
une troupe de soldats assez forte pour
vous forcer à quoi que ce soit de
contraire à votre intention, et tout a été
fait dans l’intérêt de l’État. Des légions
avaient été envoyées en avant : elles
étaient réunies ; il y avait à craindre
qu’en apprenant la mort de César, elles
ne se révoltassent, et que, quelque
misérable à leur tête, elles n’excitassent
de nouveau la guerre : vous avez jugé à
propos, dans votre sagesse et dans votre
prudence, de leur donner pour chef
Antoine, c’est-à-dire le consul, celui
qui avait présidé à la concorde ; celui
qui, dans le gouvernement de l’État,
avait aboli complètement la dictature.
C’est pour ces motifs que vous lui avez
donné la Gaule en place de la
Macédoine, afin que là, étant en Italie,
il ne fit rien de mal et qu’il exécutât vos
ordres à l’instant même.

25

980
" Je vous ai dit, à vous, ces paroles
pour que vous sachiez que vos
résolutions ont été justes. Quant à
Cicéron, il me suffisait de lui dire qu’il
était présent lorsque toutes ces mesures
ont été prises, et qu’il les a décrétées
avec nous à une époque où Antoine
n’avait pas de soldats et ne pouvait
nullement être pour nous un sujet de
terreur capable de nous faire négliger le
moindre intérêt. Eh bien ! puisque tu as
alors gardé le silence, dis-nous
maintenant, du moins, ce qu’il nous
fallait faire dans ces conjonctures.
Licencier les légions sans leur donner
de chef ? N’auraient-elles pas alors
rempli de mille maux et la Macédoine
et l’Italie ? Les confier à un autre ? Qui
trouver de plus nécessaire et de plus
convenable qu’Antoine, que le consul,
que celui qui avait l’administration
générale de la ville, qui avait si bien
garanti la concorde ; que celui qui avait
donné tant de preuves de dévouement au
bien commun ? Quelqu’un des
meurtriers ? D n’y avait pas, même sans
cela, sûreté pour eux à rester dans la
ville. Quelqu’un de l’opinion opposée ?
Ils étaient suspects à tous. Qui
surpassait Antoine en considération ?

981
Quel autre remportait sur lui en
expérience ? Mais ton indignation vient
de ce que nous ne t’avons pas préféré.
Quelle charge avais-tu ? Que n’eusses-
tu pas fait, si tu avais eu des armes et
des soldats à ta disposition, lorsque,
dans ton consulat, tu as excité des
troubles si nombreux et si grands avec
ces antithèses auxquelles tu t’étudies, et
qui, alors, étaient ta seule ressource ?

26

" Mais, je reviens sur cette


considération : tu étais présent, lorsque
tous ces décrets ont été rendus, et, loin
de t’y opposer, tu les as acceptés tous
comme bons et nécessaires. La
franchise du langage ne t’a jamais
manqué ; tu aboyais souvent à tort et à
travers. Tu ne craignais non plus
personne. Comment, en effet, aurais-tu
craint un homme nu, lorsque tu ne crains
pas un homme armé ? Comment aurais-
tu été effrayé d’un homme seul, lorsque
tu ne l’es pas d’un homme qui possède
tant de soldats ? Pourtant tu te vantes de
ton profond mépris de la mort, comme
tu dis. Les choses étant ainsi, lequel des
deux vous semble être coupable,

982
d’Antoine, qui se met à la tête des
troupes que vous lui avez données, ou
de César, qui, simple particulier, est
entouré de forces si grandes ?
d’Antoine, qui s’est rendu dans la
province que vous lui avez confiée, ou
de Brutus, qui l’empêche d’entrer sur
son territoire ? d’Antoine, qui veut
forcer les alliés à obéir à vos décrets,
ou de ces mêmes alliés qui refusent de
recevoir le gouverneur envoyé par
vous, et prêtent leur concours à celui
que vous avez révoqué ? d’Antoine, qui
contient vos soldats, ou des soldats qui
ont abandonné leur chef ? d’Antoine,
qui n’a introduit dans la ville aucun des
soldats que vous lui avez donnés, ou de
César, qui. à prix d’argent, a persuadé
aux vétérans de venir ici ? Quant a moi,
je ne pense pas qu’il soit besoin
désormais d’en dire davantage pour
décider que l’un remplit fidèlement et
dans son entier la commission qu’il a
reçue de vous, et que les autres doivent,
pour ce qu’ils ont osé de leur propre
chef, être livrés au supplice. Si vous
avez pris des soldats pour vous garder,
c’est afin de pouvoir délibérer sur les
circonstances présentes sans danger,
non pas du côté d’Antoine, qui n’a rien

983
fait de son autorité privée et ne vous
cause de terreur en rien, mais du côté de
celui qui a réuni une armée contre
Antoine, et plusieurs fois a eu, dans la
ville même, un grand nombre de soldats
à sa disposition.

27

" Ces paroles s’adressent à Cicéron,


parce que c’est lui qui, le premier, a
tenu contre nous d’injustes propos ; car
autrement je n’aime pas, comme lui, à
me créer des ennemis, et je ne me
soucie pas de m’occuper des torts
d’autrui, comme il se vante sans cesse
de le faire. Ce que je vous conseille,
sans chercher à me montrer le
complaisant d’Antoine, comme sans
accuser ni César ni Brutus, mais en
donnant, ainsi qu’il convient, mon avis
sur l’intérêt commun, je vais maintenant
l’exposer. Je prétends qu’il ne faut
considérer comme ennemi aucun de
ceux qui ont présentement les armes à la
main, ni examiner scrupuleusement ce
qui a été fait par eux. Les temps, en
effet, ne sont pas propices pour cet
examen, et, tous étant également nos
concitoyens, si quelqu’un d’eux vient à

984
éprouver un échec. ce sera un citoyen
perdu pour nous, tandis que, s’il réussit,
il grandira contre nous. Pour ces motifs,
je pense qu’on doit les traiter en
citoyens et en amis, envoyer à tous
également l’ordre de quitter les armes
et de se remettre eux, et leurs légions, à
votre discrétion, et non pas encore
entreprendre la guerre contre aucun
d’eux, mais, suivant le compte qui vous
en sera rendu, donner des éloges à ceux
qui auront consenti à nous obéir et
combattre ceux qui auront refusé. La
justice, en effet, et notre intérêt nous
commandent de ne pas nous presser, de
ne rien faire avec précipitation, mais de
temporiser, et, après avoir accordé aux
chefs et aux soldats quelque temps pour
se repentir, si la guerre est
indispensable, d’en charger les consuls.

28

" Pour toi, Cicéron,. je t’engage a ne


pas faire le fanfaron à la manière des
femmes, à ne pas imiter Bambalion, à
ne pas guerroyer, à ne pas, enfin, à
cause de ton inimitié particulière contre
Antoine, exposer à de nouveaux dangers
la ville tout entière. Tu ferais sagement

985
de te réconcilier avec un homme avec
qui tu as eu souvent de nombreux
rapports d’amitié : si cependant tu es
implacable, du moins épargne-nous et
ne va pas renverser aujourd’hui cette
amitié mutuelle que tu as introduite
parmi nous : mais, en souvenir de ce
jour et de ces paroles que tu prononças
dans le temple de la Terre, fais
quelques concessions à cette Concorde
chez laquelle nous délibérons, de peur
qu’on n’accuse ton discours d’avoir été
inspiré non par une pensée sincère,
mais par un tout autre sentiment. C’est
l’intérêt de l’État, et c’est ce qui te
rapportera le plus de gloire. Ne
t’imagine pas que les fanfaronnades
soient un moyen d’illustration et de
sécurité ; ne dis pas non plus que tu
méprises la mort, dans l’espoir de
t’attirer des éloges. Ceux qui tiennent un
tel langage sont, comme ceux que la
démence a poussés à commettre un
crime, suspectés et haïs de tout le
inonde, au lieu que ceux qu’on voit faire
le plus grand cas de leur salut sont
loués et approuvés comme des gens
incapables de rien faire qui mérite la
mort. Toi donc aussi, si réellement tu
veux le salut de la patrie, parle et agis

986
de façon à te sauver toi–même, et non
pas, par Jupiter, de faon à nous perdre
avec toi. "

Comment Antoine

fut défait près de

Mutina par César et

les consuls

29

Après ce discours de Calénus,


Cicéron ne se contint pas : lui-même
usait à l’égard de tous indifféremment

987
d’une liberté de langage sans mesure et
sans borne, mais, de la part des autres,
il n’admettait pas la pareille. Dans cette
occurrence donc, avant laissé de côté
l’examen des affaires publiques, il se
mit à répondre des injures, de sorte que
ce jour-là, principalement pour cette
raison, se passa sans qu’on fît rien. Le
lendemain et le surlendemain, après
plusieurs autres discours dans les deux
sens, les partisans de César eurent le
dessus et ils lui votèrent une statue, le
droit de donner, dans le sénat, son avis
au rang de ceux qui avaient exercé la
questure, celui de demander les charges
dix ans avant l’âge fixé par les lois, le
remboursement par l’État des sommes
qu’il avait dépensées pour les soldats,
attendu que, bien qu’il eût agi de sa
seule autorité, c’était néanmoins dans
l’intérêt général qu’il les avait levés ;
que les soldats, tant les siens que ceux
qui avaient abandonné Antoine, seraient
désormais exempts de faire aucune
autre guerre et recevraient
immédiatement des terres. On envoya
une députation à Antoine pour lui
ordonner de quitter les légions et la
Gaule, et de partir en Macédoine. On
signifia à ceux qui combattaient avec lui

988
qu’ils eussent à se retirer au sein de
leurs foyers dans un délai déterminé,
que, sinon, on leur faisait savoir qu’ils
seraient regardés comme ennemis
publics. De plus, les sénateurs, qui
avaient revu de lui le gouvernement de
provinces, furent révoqués, et d’autres
furent envoyés en leur lieu et place en
vertu d’un sénatus-consulte. Voilà ce qui
fut réglé alors ; dans la suite, un peu
avant qu’on connût la résolution
d’Antoine, on décréta qu’il y avait
tumulte et on quitta l’habit de sénateur ;
la guerre contre lui fut confiée aux
consuls et à César, qu’on investit de la
puissance prétorienne ; Lépidus et L.
Munatius Plancus, qui commandait une
partie de la Gaule transalpine, eurent
l’ordre de leur prêter secours.

30

Ce fut ainsi que le sénat lui-même


fournit à Antoine, qui d’ailleurs désirait
la guerre, un prétexte pour ouvrir les
hostilités. Antoine, en effet, s’en prit
aux décrets pour reprocher tout d’abord
aux députés qu’on en usait envers lui
par rapport à l’adolescent (c’était César
qu’il désignait par ce mot) d’une façon

989
peu honorable et peu équitable ; puis,
par l’intermédiaire de députés qu’il
envoya à son tour pour rejeter sur le
sénat la cause de la guerre, il offrit des
conditions spécieuses, mais auxquelles
ni César ni ses partisans ne pouvaient
accéder. Son intention était bien de ne
rien faire de ce qui lui était ordonné,
mais, sachant parfaitement que les
autres, non plus, n’accepteraient aucune
de ses propositions, il promettait de se
conformer à toutes les conditions du
sénat, afin de se ménager l’excuse qu’il
était résolu à obéir, mais que ses
adversaires avaient, par le rejet de ses
offres, prévenu les événements et causé
la guerre. Sa réponse, en effet, fut qu’il
abandonnerait la Gaule et licencierait
ses légions, si on consentait à leur
accorder les mêmes récompenses qu’à
celles de César et à nommer consuls
Cassius et Marcus Brutus. Il faisait cette
demande pour se les attacher, et afin
qu’ils ne lui gardassent aucun
ressentiment de sa conduite à l’égard de
Décimus, leur complice.

31

Antoine mettait en avant ces

990
exigences, sachant à n’en pas douter
qu’il n’obtiendrait satisfaction pour
aucune. César, en effet, n’aurait jamais
supporté ni que les meurtriers de son
père obtinssent le consulat, ni que les
soldats d’Antoine, recevant les mêmes
récompenses que les siens, devinssent
encore plus attachés à leur général.
Aussi, loin qu’aucune de ces conditions
fût accordée, ce fut alors un motif de
plus pour déclarer une seconde fois la
guerre à Antoine et enjoindre de
nouveau à ceux qui étaient avec lui de
l’abandonner, en leur fixant un autre
délai. Tous les Romains prirent le
sagum, même ceux qui n’allaient pas à
la guerre ; la garde de la ville fut
confiée aux consuls, avec insertion dans
le décret de la formule ordinaire " de
veiller à ce que la République
n’éprouvât aucun dommage. " Comme
on avait besoin de fortes sommes pour
la guerre, tout le monde contribua de la
vingt-cinquième partie de ses biens, les
sénateurs contribuèrent en outre pour
quatre oboles par chaque tuile de leurs
maisons de Rome, qu’ils en fussent
propriétaires ou simples locataires. Les
riches payèrent séparément beaucoup
d’autres impôts, nombre de villes et de

991
particuliers fournirent gratuitement les
armes et tout ce qui était nécessaire
pour l’expédition : car le trésor public
était alors dans un épuisement tel que
les jeux qui devaient avoir lieu à ente
époque ne furent pas célébrés, si l’on en
excepte quelques-uns, en petit nombre,
qui le furent pour la forme.

32

Ceux qui favorisaient César et


haïssaient Antoine se rallièrent : ces
mesures avec empressement ; mais la
plus grande partie des citoyens, que les
expéditions et les contributions
accablaient, en étaient affligés, surtout
parce qu’on ne pouvait savoir auquel
des deux resterait l’avantage, et que
l’on était certain à l’avance d’être
esclave du vainqueur. Dans le nombre
assez grand de ceux qui étaient bien
disposés pour Antoine, les uns, et parmi
eux des tribuns du peuple et des
préteurs, allèrent ouvertement le
trouver ; les autres, restés à Rome, et
parmi eux Calénus, faisaient, pour
servir ses intérêts, tout ce qui était en
leur pouvoir, soit par des menées
secrètes, soit par une justification

992
publique. Ceux-là ne changèrent pas
immédiatement d’habits, mais ils
persuadèrent au sénat d’envoyer à
Antoine une nouvelle députation dont
Cicéron ferait partie, alléguant qu’il le
déciderait à un accord ; mais, en réalité,
ils voulaient se débarrasser de cet
obstacle. Cicéron, avant compris leur
pensée, fut saisi de crainte et n’osa pas
se livrer aux armes d’Antoine. Ce fut un
motif pour les autres députés de ne pas
se rendre auprès d’Antoine.

33

Pendant que ces événements se


passaient, il arriva de nouveau des
prodiges d’importance non médiocre et
pour la ville et pour le consul Vibius
lui-même. Au milieu de la dernière
assemblée, celle à la suite de laquelle il
partit pour la guerre, un homme, atteint
de la maladie appelée Sacrée, tomba
tout à coup, tandis que le consul
haranguait le peuple ; une statue de lui
en airain, placée dans le vestibule de sa
maison, se renversa spontanément juste
le jour et l’heure où il se mettait en
marche. Les victimes qu’on offre en
sacrifice avant la guerre ne purent, à

993
cause de l’abondance du sang, fournir
de présages clairs aux aruspices : celui
qui lui apportait une palme glissa sur le
sang répandu à terre, et, dans sa chute,
tacha la palme. Tels sont les prodiges
qui arrivèrent à Vibius. S’ils s’étaient
produits quand il était simple
particulier, ils n’eussent concerné que
lui seul : mais, comme il était consul,
ils intéressaient tous les Romains
également ; il en fut de même et de la
statue de la Mère des Dieux, sur le
Palatin (son visage qui, auparavant, se
dirigeait vers le soleil levant, se tourna
spontanément au couchant), et de celle
de Minerve, vénérée à Mutina, ville
près de laquelle eut lieu le plus fort du
combat (elle versa du sang en
abondance, puis du lait) ; enfin, les
consuls sortirent de Rome avant les
Féries Latines, circonstance qui, toutes
les fois qu’elle se produisit, n’amena
jamais que des résultats funestes. C’est
ainsi qu’à cette époque, tant sur le
moment que plus tard, périrent les deux
consuls et un grand nombre de
plébéiens, comme aussi de chevaliers et
de sénateurs, surtout de ceux qui
occupaient les premiers rangs dans leur
ordre. D’un côté les combats, de l’autre

994
les proscriptions renouvelées dans
Rome à l’exemple de Sylla, enlevèrent,
à l’exception de ceux qui les
commettaient, toute la fleur de la
population.

34

La cause de ces calamités fut le sénat


lui-même. Il aurait dû mettre à la tête
des affaires un seul homme, le citoyen
le plus sage, et lui prêter son concours
en tout ; il ne le fit pas. Après avoir
élevé quelques citoyens et avoir
augmenté leur puissance pour les
opposer aux autres, il s’efforça ensuite
de les renverser à leur tour, ce qui fit
qu’il n’en eut aucun pour ami et les eut
tous pour ennemis. Il y a, en effet, des
gens qui n’agissent pas de même envers
ceux qui leur ont fait de la peine et
envers ceux qui leur ont fait du bien ; ils
se souviennent malgré eux de leur
colère et oublient volontiers les
bienfaits, ne voulant point passer pour
avoir reçu une faveur, de peur de passer
en même temps pour des hommes
faibles, et craignant, si on venait à les
soupçonner d’avoir laissé un outrage
impuni, d’encourir le reproche de

995
lâcheté. Or le sénat, en n’acceptant
personne franchement, en embrassant
tour à tour un parti après l’autre, en
s’inspirant, dans ses décrets et dans ses
actes, tantôt de ce qui était l’intérêt de
quelques-uns, tantôt de ce qui leur était
contraire, le sénat eut beaucoup à
souffrir du fait des autres et beaucoup
aussi de son propre fait. Car la guerre
pour tous n’avait qu’un but : détruire le
gouvernement populaire et y substituer
le pouvoir absolu ; et dans cette lutte où
il s’agissait de savoir, pour les uns, de
qui ils seraient esclaves, pour les
autres, qui d’entre eux serait le maître,
les deux partis ruinèrent également
l’État, et la fortune décida de l’estime
qu’on ferait de chacun d’eux. Les uns,
parce qu’ils ont réussi, ont passé pour
des gens sensés et de bons citoyens ; les
autres, parce qu’ils ont échoué, ont reçu
les noms d’ennemis de la patrie et
d’hommes exécrables. Voilà où en
étaient venues les affaires des Romains.

35

Je raconterai en détail ce qui se


passa, parce que, selon moi, il y a là un
enseignement, surtout lorsque,

996
appliquant le raisonnement aux faits, on
démontre par lui la nature des actions et
que, par l’accord des faits, on prouve la
justesse du raisonnement. Antoine tenait
Décimus assiégé dans Mutina, parce
que, à parler exactement, il refusait de
lui céder la Gaule, mais, suivant ses
allégations. parce qu’il était un des
meurtriers de César. Comme la
véritable cause de la guerre ne lui
faisait pas honneur, voyant, d’ailleurs,
le peuple tourner ses regards vers César
qui cherchait à venger son père, il
mettait ce motif en avant pour faire la
guerre à Décimus. Que ce lui fût là, en
effet, un prétexte pour s’emparer de la
Gaule, c’est ce qu’il fit voir lui-même
en demandant que Cassius et Marais
Brutus fussent créés consuls ; car c’était
en vue de ses intérêts qu’il affichait ces
deux prétentions si contradictoires.
Quant à César, il avait marché contre
Antoine avant même qu’un décret l’eût
chargé de cette guerre ; il n’avait
cependant rien fait qui mérite d’être
rapporté. Quand il connut la décision du
sénat, il accepta les honneurs et s’en
réjouit, surtout parce que, dans un
sacrifice qu’il offrit après avoir reçu
les ornements et la puissance de la

997
préture, les foies furent trouvés doubles
dans toutes les victimes au nombre de
douze ; mais, d’un autre côté, il fut
affligé d’apprendre qu’on envoyait à
Antoine des députés chargés de
propositions, au lieu de lui déclarer
sur-le-champ une guerre à outrance ;
surtout, il s’était aperçu que les consuls,
en leur nom privé, avaient expédié à
Antoine des messages de conciliation ;
que des lettres adressées à quelques
sénateurs et qui avaient été interceptées,
leur avaient été remises par eux à son
insu, et que, sous prétexte de l’hiver,
ils, ne faisaient ni une guerre sérieuse ni
une guerre immédiate. Cependant avant
pas les moyens de dévoiler leur
conduite (il ne voulait pas se les aliéner
et ne pouvait rien sur eux ni par
persuasion ni par violence), il prit lui-
même tranquillement ses quartiers
d’hiver à Forum Cornelii, jusqu’au
moment où il craignit pour Décimus.

36

Décimus, en effet, auparavant se


défendait avec vigueur contre Antoine ;
cependant, un jour, soupçonnant que des
émissaires s’étaient introduits dans la

998
ville pour corrompre les soldats, il
convoqua tous les habitants, et, après
quelques courtes paroles, il ordonna par
la voit du héraut, en montrant un certain
endroit, que ceux qui étaient sous les
armes se rangeassent d’un côté et les
particuliers de l’autre. Les agents
d’Antoine, embarrassés de quel côté se
tourner et restés seuls, furent découverts
et pris. A partir de ce moment. Décimus
fut complètement investi. Mors César,
craignant qu’il ne fût pris de vive force
ou qu’il ne capitulât par manque de
vivres, contraignit Hirtius à marcher
avec lui à son secours ; car, pour
Vibius. il était encore à Rome occupé à
lever des troupes et à faire abroger les
lois des Antoine. César donc et Hirtius,
dirigeant leur marche sur Bononia, que
sa garnison avait abandonnée, la prirent
sans coup férir et mirent en fuite la
cavalerie qui venait à leur rencontre ;
mais le fleuve qui passe à Mutina et un
poste établi sur ses bords ne leur
permirent pas de s’avancer plus loin.
Dans cette conjoncture, pour faire
connaître leur présence à Décimus, de
peur que par hasard il ne traitât avant
leur arrivée, ils allumèrent d’abord des
fanaux sur le haut des arbres : puis,

999
Décimus n’ayant pas compris ce signal,
ils roulèrent, comme un morceau de
papier, une lame de plomb fort mince
sur laquelle ils écrivirent et la
donnèrent à porter la nuit à un plongeur.
Décimus, ainsi instruit de leur présence
et en même temps de leur promesse de
secours, leur répondit à son tour de la
même manière, et, à partir de ce
moment, ils ne cessèrent de se
communiquer les uns aux autres toutes
leurs intentions.

37

Antoine, voyant que Décimus ne se


rendrait pas, laissa son frère Lucius
continuer le siège, et se porta de sa
personne à la rencontre de César et
d’Hirtius. Comme les camps étaient en
face l’un de l’autre, il y eut pendant
plusieurs jours quelques engagements
de cavalerie où les chances furent
égales, jusqu’au moment où les
cavaliers celtes, gagnés par César avec
les éléphants, penchèrent de nouveau du
côté d’Antoine et, sortant du camp avec
les autres, s’élancèrent en avant comme
pour engager seuls l’action avec ceux
qui venaient à leur rencontre, puis, peu

1000
après, firent volte-face, et fondant,
contre toute attente, sur ceux qui les
suivaient sans soupçonner rien, en firent
un grand carnage. Ensuite quelques
fourrageurs, de part et d’autre, en
vinrent aux mains, puis le reste des
leurs étant venu chacun au secours des
siens. il s’engagea un combat très vif, et
Antoine eut l’avantage. Fier de ces
succès et sachant que Vibius approchait,
il donna l’assaut aux retranchements
ennemis, dans l’espoir, s’il parvenait à
s’en emparer avant l’arrivée du consul,
que la guerre deviendrait aisée à
terminer. Mais, comme César et Hirtius,
entre autres motifs, à cause de leurs
échecs et de leur espoir dans Vibius,
faisaient bonne garde et ne sortaient pas
pour le joindre, il laissa là encore une
partie de son armée avec ordre
d’engager l’action pour faire croire
qu’il était lui-même présent et en même
temps empêcher que personne ne tombât
sur ses derrières. Après ces
dispositions, il partit de nuit, dérobant
sa marche à Vibius qui arrivait de
Bononia ; il le prit dans une embuscade
où il le blessa, lui tua la plupart de ses
soldats et enferma le reste dans
l’enceinte du fossé. Il les aurait anéantis

1001
pour peu qu’il les eût assiégés. Mais,
n’ayant pas réussi au premier assaut, il
craignit de s’attarder et de laisser à
César et aux autres le temps de lui faire
éprouver quelque échec, et il se tourna
de nouveau contre eux. Hirtius,
marchant à sa rencontre dans le moment
où, fatigué de ses deux courses et du
combat, mais rassuré par sa victoire, il
était loin de s’attendre à l’attaque
d’aucun ennemi, remporta un avantage
important. Quand ce succès fut connu,
César resta pour garder le camp, tandis
qu’Hirtius mena ses troupes contre
Antoine.

38

Après la défaite d’Antoine, non


seulement Hirtius, mais aussi Vibius,
bien qu’il ne fût pas sorti avec honneur
du combat, et César, bien qu’il n’eût pas
combattu, reçurent des soldats et du
sénat le titre d’Imperator. On décerna
une sépulture publique à ceux qui
avaient succombé en combattant sous
leurs ordres, et, à leurs enfants et à
leurs parents, toutes les récompenses
qu’ils auraient eux-mêmes reçues s’ils
eussent vécu. Pendant que ces

1002
événements se passaient, Pontius
Aquila, l’un des meurtriers et lieutenant
de Décimus, vainquit dans plusieurs
batailles T. Munatius Plancus, qui
faisait la guerre contre lui : Décimus,
loin de montrer aucune colère contre un
sénateur qui était passé du côté
d’Antoine, lui renvoya ses meubles et
tout ce qu’il avait laissé à Mutina. A
partir de ce moment, les soldats
d’Antoine se détachèrent de lui, et,
parmi le peuple, quelques-uns de ceux
qui partageaient auparavant ses
sentiments le quittèrent aussi. Ces
succès encouragèrent César et Hirtius ;
ils s’avancèrent contre les
retranchements d’Antoine, afin de le
provoquer à un combat. Mais Antoine
fut un instant frappé de crainte et se tint
en repos ; puis, avant reçu un renfort
que lui envoyait Lépidus, il reprit
confiance. Lépidus n’avait pas déclaré
à qui il l’envoyait : il aimait Antoine,
qui était son parent, et. d’un autre côté.
il avait été appelé contre lui par le
sénat : c’est pour ce motif et aussi pour
se ménager une retraite auprès de l’un et
de l’autre, qu’il n’avait donné aucun
ordre précis à M. Silanus, qui
commandait ce détachement. Mais

1003
Silanus, connaissant parfaitement la
pensée de Lépidus, se rendit de sa seule
autorité auprès d’Antoine. Enhardi par
ce secours, Antoine fit subitement une
sortie, et, après un grand carnage de
part et d’autre, il fut mis en fuite.

Comment César

vint à Rome et fut

nommé consul

39

Jusque-là, César avait été élevé par


le peuple et par le sénat ; il se flattait
donc qu’on lui conférerait les autres
dignités et qu’on le nommerait

1004
immédiatement consul : car le hasard
voulut qu’Hirtius périt à la prise du
camp d’Antoine et que Vibius
succombât, peu de temps après, à ses
blessures ; ce qui fit accuser César de
leur avoir donné la mort pour leur
succéder. Le sénat, tant qu’on ne vit pas
bien encore auquel des deux
adversaires resterait l’avantage,
révoqua tous les pouvoirs auparavant
concédés par lui a quelques citoyens
contrairement aux usages de Rome,
prenant par ces décrets, qui
s’adressaient à tous les deux, des
précautions contre le vainqueur,
précautions dont il devait rejeter la
cause sur celui qui succomberait. Ainsi,
il interdit à tout Romain d’exercer une
charge pendant plus d’une année ; il
défendit de nommer un seul intendant
des blés, ou un seul préfet de l’annone.
Mais, quand il apprit ce qui avait été
fait, il se réjouit de la défaite
d’Antoine, reprit la toge, vota soixante
jours de supplications, déclara ennemis
publics ceux qui avaient combattu avec
lui, et confisqua leurs biens, ainsi que
ceux d’Antoine lui-même.

40

1005
Quant à César, le sénat, loin de lui
accorder aucune faveur nouvelle,
chercha, au contraire, à le renverser en
décernant à Décimus tous les honneurs
qu’il espérait recevoir pour lui. Il
accorda à Décimus non seulement
l’honneur de sacrifices pour les succès
remportés, mais encore le triomphe ; il
lui confia la conduite de la guerre avec
le commandement des légions, même de
celles de Vibius : un sénatus-consulte
attribua aux soldats assiégés avec lui,
bien qu’ils n’eussent en rien contribué à
la victoire et en eussent été simplement
spectateurs du haut de leurs murailles,
les toges et toutes les récompenses
promises à ceux de César. Aquila, qui
était mort dans le combat, eut une statue,
et l’argent qu’il avait dépensé de ses
deniers pour procurer des soldats à
Décimus fut rendu à ses héritiers ; pour
tout dire en un mot, ce qu’on avait fait
en faveur de César contre Antoine, un
décret le conféra aux autres contre lui.
Bien plus, afin de lui ôter, en eût-il la
plus grande intention, le pouvoir de
faire aucun mal, on déchaîna tous ses
ennemis contre lui. On donna la flotte à
Sextus Pompée, la Macédoine à Marcus
Brutus, la Syrie à Cassius, avec la

1006
conduite de la guerre contre Dolabella.
On n’eût pas manqué de lui retirer
toutes ses troupes, si l’amour bien
connu des soldats pour lui n’eût fait
redouter de prendre ouvertement cette
décision. On essaya néanmoins de
mettre les soldats aux prises entre eux et
avec lui. On ne voulut ni accorder des
éloges et des honneurs à tous de peur
d’élever trop haut leur orgueil, ni les
laisser tous sans honneur de peur de se
les aliéner et de les mettre par là dans
la nécessité de s’entendre tous
ensemble. On prit un milieu : par des
éloges accordés aux uns et refusés aux
autres, par le droit donné aux uns et
dénié aux autres de porter une couronne
d’olivier dans les jeux ; en outre, par le
vote d’une somme de deux mille cinq
cents drachmes en faveur des uns, tandis
que les autres ne recevraient pas même
une pièce de cuivre, on se flatta de les
brouiller entre eux, et, par suite, de les
affaiblir.

41

Ceux qui devaient annoncer ces


résolutions aux soldats furent envoyés
non pas à César, mais aux soldats eux-

1007
mêmes. Vivement irrité de cette
conduite, César, néanmoins, fit semblant
de permettre aux députés de s’entretenir
hors de sa présence avec son armée à
qui il avait préalablement recommandé
de ne donna aucune réponse et de
l’appeler sur-le-champ : arrivé dans le
camp, il se fit du message même, dont il
écouta la lecture avec ses soldats, un
moyen de les gagner bien davantage
encore à sa cause. Ceux en effet qui
avaient été préférés conçurent moins de
joie de cette préférence que de
soupçons sur le motif qui y donnait lieu,
soupçons que César excitait en eux le
plus qu’il pouvait ; ceux qui avaient été
flétris ne montraient aucune colère
contre leurs camarades, mais, accusant
la pensée même du décret, ils
regardaient l’ignominie comme infligée
à tous et faisaient en commun éclater
leur colère. A Rome, quand on fut
instruit de ce résultat, les sénateurs,
saisis de crainte, au lieu de se décider
alors à nommer César consul, ce qu’il
désirait ardemment, lui décernèrent les
ornements du consulat et le droit
d’opiner désormais parmi les
consulaires. Comme il ne faisait aucun
cas de cette distinction, on décréta qu’il

1008
serait élu préteur d’abord, et consul
ensuite. C’était, suivant leur opinion,
agir sagement à l’égard de César, qui,
en réalité, n’était qu’un adolescent et un
enfant, comme ils affectaient de le
répéter ; mais celui-ci, qui s’indignait
surtout de s’entendre appeler enfant,
n’hésita plus, et tourna ses vues vers les
armes et la force qu’elles procurent. Il
parlementa secrètement avec Antoine,
rassembla ceux qui s’étaient échappés
du combat où il les avait lui-même
vaincus et que le sénat avait déclarés
ennemis publics, et se répandit devant
eux en accusations contre le sénat et
contre le peuple.

42

Quand les Romains apprirent cette


nouvelle, ils le tinrent quelque temps en
mépris ; mais, lorsqu’ils surent
qu’Antoine et Lépidus étaient d’accord,
ils se mirent à courtiser de nouveau
César, ignorant les conférences qu’il
avait eues avec Antoine, et ils lui
confièrent la conduite de la guerre
contre ces deux chefs. César l’accepta,
dans l’espoir que peut-être elle lui
vaudrait le consulat. car il mit tout en

1009
œuvre pour se faire élire, usant, entre
autres influences, de celle de Cicéron, à
qui il alla jusqu’à promettre de le
prendre pour collègue. N’ayant pu,
malgré ces moyens, réussir à se faire
nommer, il feignit de s’occuper des
préparatifs de la guerre conformément à
ce qu’avait décidé le sénat ; puis, après
s’être, dans l’intervalle, arrangé de
manière que ses soldats, en apparence
de leur propre mouvement,
s’engageassent tout à coup, par serment,
à ne porter les armes contre aucune des
légions ayant appartenu à César (cela
était en vue de Lépidus et d’Antoine, la
plus grande partie des soldats qui
combattaient sous leurs ordres étant de
ce nombre), il suspendit les préparatifs,
et envoya au sénat quatre cents députés
pris parmi les soldats eux-mêmes.

43

C’était là le motif dont on couvrait


leur députation, mais, en réalité, c’était
pour réclamer l’argent décrété en leur
faveur et pour ordonner d’élire César
consul. Le sénat différait sa réponse,
comme si elle eût eu besoin d’examen ;
ils demandèrent alors,

1010
vraisemblablement d’après les
instructions de César, l’impunité pour
un citoyen qui avait embrassé le parti
d’Antoine : ce n’était pas qu’ils
désirassent l’obtenir, ils voulaient
seulement sonder les dispositions du
sénat à leur égard, voir si on accéderait
à cette demande, et trouver ainsi, dans
une apparente colère de son rejet, une
occasion de montrer leur
mécontentement. Refusés (personne, il
est vrai, ne parla contre eux, mais
plusieurs sénateurs à la fois ayant
sollicité la même faveur pour d’autres,
ces instances, en se multipliant, les
firent éconduire sous un prétexte
honorable), ils témoignèrent
ouvertement leur irritation ; même l’un
d’eux sortit du sénat, et, prenant son
épée (ils étaient entrés sans armes), y
porta la main en s’écriant : " Si vous,
vous ne donnez pas le consulat à César,
voici qui le lui donnera. " Cicéron alors
reprenant : " Si vous nous y invitez de
la sorte, dit-il, il l’obtiendra. " Cette
parole fut un des motifs de sa mort.
Quant à César, au lieu de blâmer
l’action du soldat, il se plaignit, au
contraire, de ce qu’à leur entrée dans la
curie, on les avait contraints de déposer

1011
leurs armes et de ce qu’un sénateur
avait demandé s’ils étaient envoyés par
les légions ou par César ; il s’empressa
d’appeler Antoine et Lépidus (il s’était
adjoint ce dernier à titre d’ami
d’Antoine), puis lui-même, comme s’il
eût été contraint par ses soldats, marcha
avec toute l’armée sur Rome.

44

Un chevalier et quelques autres


particuliers, soupçonnés d’être venus au
milieu d’eux pour les espionner, furent
égorgés, les terres des citoyens qui
étaient du parti opposé furent ravagées,
et ce prétexte sertit à commettre bien
d’autres dégâts encore. Le sénat,
informé de la marche des soldats, leur
envoya, avant leur approche, l’argent
demandé, dans l’espoir qu’ils se
retireraient après l’avoir reçu ; comme
ils continuaient à s’avancer, il nomma
César consul. Mais cette nomination ne
servit à rien : car le sénat n’avait pas
agi volontairement ; il avait cédé à la
nécessité, et les soldats ne lui eu surent
aucun gré. Au contraire, la crainte
qu’ils lui avaient inspirée les rendit
plus insolents encore. Le sénat, s’en

1012
étant aperçu, adopta une autre politique,
et il leur enjoignit de ne pas approcher
de Rome à une distance de plus de sept
cent cinquante stades ; lui-même, il
changea de nouveau d’habit et confia ta
garde de la ville aux préteurs en la
manière accoutumée. Il mit des gardes
dans tous les autres postes et fit, à
l’avance, occuper le Janicule tant par
les soldats qui se trouvaient à Rome que
par ceux qui étaient venus d’Afrique.

45

Tant que César fut encore en route,


les choses se passèrent de la sorte ; tous
ceux qui étaient alors à Rome prirent
part à ces mesures d’un commun
accord, selon la coutume de la multitude
qui, tant qu’elle n’est pas arrivée à voir
et à éprouver le danger, se montre
pleine d’arrogance. Mais, quand César
fut sous les murs de la ville, la crainte
s’empara de tous ; il y eut d’abord
quelques sénateurs, puis une foule de
plébéiens, qui passèrent à lui. Les
préteurs, à leur tour, descendirent du
Janicule et se livrèrent à lui, eux et
leurs soldats. César prit donc la ville
sans coup férir et fut proclamé consul

1013
par le peuple, qui nomma deux
proconsuls pour tenir les comices,
attendu l’impossibilité, en ces limites
de temps et en l’absence d’un grand
nombre des magistrats patriciens,
d’instituer, selon la coutume des
ancêtres, un interroi pour leur tenue. On
aima mieux faire nommer ces deux
proconsuls par le préteur urbain que de
faire élire les consuls par lui, parce que
ces magistrats devaient s’occuper
seulement des comices, et, pour cette
raison, paraître n’avoir été investis
d’aucune charge dont la durée excédait
celle de ces mêmes comices. Tout cela
était dû à la force des armes, bien que
César, pour ne pas paraître user de
violence, n’assistât pas à l’assemblée,
comme si l’on eût craint sa personne et
non sa puissance.

46

C’est ainsi qu’il fut nommé consul :


pour collègue (s’il faut l’appeler un
collègue et non un lieutenant), on lui
donna Q. Pedius. César était fier de ce
qu’à son âge, ce qui jamais encore
n’était arrivé à personne, il allait être
consul, et aussi de ce que, le premier

1014
jour des comices, à son entrée dans le
Champ de Mars, six vautours, puis,
tandis qu’il haranguait les soldats,
douze autres s’étaient offerts à sa vue.
Se reportant à Romulus et à l’augure qui
lui était arrivé, il conçut l’espoir
d’obtenir la même puissance
monarchique. Cependant, bien qu’il eût
été précédemment décoré des ornements
consulaires, il ne s’en fit pas honneur
comme d’un second consulat. Cette
coutume s’est conservée jusqu’à nos
jours dans toutes les occasions
semblables. Ce fut, en effet, l’empereur
Sévère qui, le premier, après avoir
décoré Plautien des ornements
consulaires, lorsque ensuite il le fit
entrer au sénat et le nomma consul, le
proclama comme consul pour la
seconde fois, et de lui cette coutume a
passé aux autres. César, dans Rome,
régla les affaires suivant son bon
plaisir : quant aux soldats, il paya aux
uns les sommes qui leur revenaient
d’après les décrets et sur les fonds
alloués à cette destination ; le reste fin,
en apparence, pavé de ses propres
deniers, mais, en réalité, des deniers
publics. Ce fut de cette façon et pour ce
motif que les soldats reçurent alors de

1015
l’argent ; et c’est pour avoir mal
compris cette distribution que quelques-
uns ont regardé comme une nécessité de
faire toujours, à toutes les légions
romaines indistinctement qui entrent à
Rome avec leurs armes, cette largesse
de deux mille cinq cents drachmes. Ce
fut aussi pour cette raison que les
soldats venus dans la ville avec Sévère
pour renverser Julianus lui causèrent, à
lui et à nous, une grande frayeur en la
réclamant ; et que Sévère, sans que les
autres connussent ce qu’ils
demandaient, les calma par un don de
deux cent cinquante drachmes.

47

César donc distribua de l’argent aux


soldats et leur témoigna une
reconnaissance très vive et très sincère,
car il n’osait se rendre au sénat sans
être gardé par eux ; aux sénateurs il
rendit des actions de grâces feintes et
empruntées, car ce qu’il se trouvait
avoir obtenu d’eux par force, il fit
semblant de le compter, comme une
faveur volontaire, au nombre de leurs
bienfaits. De leur côté, ils en tirèrent
vanité comme s’ils l’eussent

1016
volontairement accordée, et celui que,
auparavant, ils avaient refusé d’élire
consul, ils lui accordèrent de jouir à sa
sortie de charge, toutes les fois qu’il
serait à l’armée, d’honneurs plus élevés
que tous les consuls ; celui qu’ils
avaient menacé de châtiment pour avoir,
de son propre chef, sans y être autorisé
par un décret, mis sur pied une armée,
ils lui confièrent le soin d’en lever
d’autres ; celui qu’ils avaient essayé de
flétrir et d’abattre en donnant ordre à
Décimus de faire la guerre à Antoine,
ils lui donnèrent les légions de Décimus
en outre des siennes. Enfin il eut la
garde de la ville, afin de pouvoir faire
légalement tout ce qu’il voudrait ; il fut,
de plus, adopté dans la famille de César
d’après les usages consacrés, et, pour
ce motif, il changea de nom.
Auparavant, en effet, il se faisait bien
appeler César, c’est du moins l’opinion
de quelques historiens, depuis que ce
nom lui avait été laissé par le dictateur
avec son héritage ; mais cependant il ne
le porta ni dans son entier ni pour tous,
tant qu’il ne lui eut pas été confirmé
d’après la coutume des ancêtres, et ce
n’est qu’à partir de ce moment qu’il
s’appela C. Julius César Octavien : car

1017
il est d’usage que, quand un citoyen est
adopté par un autre, il prenne le nom de
celui qui l’adopte tout en gardant un de
ses premiers noms, légèrement modifié.
Voilà ce qui a lieu. Quant à moi, je ne le
nommerai pas Octavien, mais César,
parce que l’usage a prévalu de désigner
ainsi tous ceux qui, à Rome, arrivent au
pouvoir souverain. Il se fit aussi donner
le surnom d’Auguste qu’ont pris pour ce
motif les empereurs venus après lui ;
mais il sera parlé de ce nom lorsqu’il
se présentera dans mon récit : jusque-là,
le nom de César suffira pour désigner
clairement Octavien.

48

César donc n’eut pas plutôt gagné les


soldats et asservi le sénat qu’il
s’occupa de venger son père ; mais,
dans la crainte d’exciter par là quelque
trouble parmi le peuple, il ne découvrit
son intention qu’après lui avoir payé
ses legs. Quand, par cet argent, bien
qu’il provint des deniers publics et eût
été ramassé sous prétexte de la guerre,
il s’en fut rendu maître, alors il se mit à
poursuivre les meurtriers. Cependant,
afin de paraître ne pas agir par la

1018
violence mais avec une forme de
justice, il fit passer une loi pour les
juger et établit des tribunaux chargés
d’instruire l’affaire de ceux qui étaient
absents. La plupart, en effet, étaient au
loin, et quelques-uns gouvernaient des
provinces ; quant à ceux qui étaient
présents, la crainte les empêcha de
comparaître et ils sortirent secrètement
de Rome. Non seulement ceux qui
avaient porté la main sur César et leurs
complices, mais beaucoup d’autres
encore qui, loin d’avoir conspiré contre
lui, n’étaient même pas à Rome à cette
époque, furent néanmoins condamnés
par contumace. Cette mesure fut prise
surtout en vue de Sextus Pompée qui,
bien qu’il n’eût pas pris la moindre part
au complot, fut cependant, parce qu’il
était en guerre avec César, déclaré
coupable. On leur interdit le feu et l’eau
et on confisqua leurs biens ; les
provinces, tant celles qui étaient
gouvernées par quelques-uns des
meurtriers que les autres, furent toutes,
sans exception, confiées aux amis de
César.

49

1019
Au nombre de ces accusés fut le
tribun du peuple P. Servilius Casca :
comme, devinant les intentions de
César, il était sorti de Rome avant que
celui-ci y entrât, il fut, pour s’être
absenté contre les lois de la patrie,
destitué par son collègue P. Titius, qui
assembla le peuple à ce sujet, et
condamné comme criminel. La mort de
Titius, survenue peu de temps après,
confirma une remarque faite depuis
longtemps, à savoir, qu’aucun de ceux
qui jusqu’ici avaient destitué un
collègue n’avait passé l’année : ainsi
Brutus mourut à la suite de la déposition
de Collatin ; Gracchus fut égorgé à la
suite de la destitution d’Octavius ;
Cinna, qui avait chassé de leur
magistrature Marcellus et Flavius, ne
tarda pas à périr. Voilà des faits qui ont
été remarqués. Quant aux meurtriers de
César, plusieurs citoyens pour être
agréables à son fils, plusieurs aussi
séduits par l’appât des récompenses,
leur intentèrent des accusations ; car
l’accusateur recevait pour sa part une
somme d’argent prise sur les biens du
condamné, ses honneurs et sa charge,
s’il en occupait une, et l’exemption du
service militaire pour lui, ses enfants et

1020
ses descendants. La plupart des juges
condamnèrent les accusés, pour
complaire à César dont ils avaient peur,
bien qu’ils affectassent d’agir avec
justice ; il y en eut aussi qui obéirent
soit à la loi relative à la punition des
conjurés, soit aux armes de César.
Cependant un sénateur, Icilius Coronas,
acquitta ouvertement Marcus Brutus.
Pour le moment, il se glorifia lui-même
grandement de cet acte, et reçut les
éloges secrets des autres ; il procura
même à César une réputation de
clémence pour ne l’avoir pas fait périr
sur-le-champ, mais, plus tard, il fut mis
à mort parmi les proscrits.

Comment César,

Antoine et Lépidus

1021
formèrent ensemble

une conspiration

50

César, ces actes accomplis, fit


semblant de marcher contre Lépidus et
contre Antoine. Car Antoine, qui, dans
sa fuite après la bataille, n’avait été
poursuivi ni par César, parce que la
conduite de la guerre avait été confiée à
Décimus, ni par Décimus, parce qu’il
ne voulait pas débarrasser César d’un
adversaire, ramassa tout ce qu’il put
des soldats qui avaient survécu au
combat et vint trouver Lépidus, qui
s’était, conformément au sénatus-
consulte, disposé à mener son armée en
Italie, et qui, depuis, avait reçu l’ordre
de rester dans la position qu’il
occupait. Car le sénat, en apprenant que
Silanus avait embrassé le parti

1022
d’Antoine, eut peur que Lépidus et
Plancus ne se joignissent également à
lui, et leur envoya dire qu’il n’avait
plus besoin d’eux. Mais, pour leur ôter
tout soupçon, et, par suite, toute pensée
de rien tenter, il leur commanda de
fonder une ville en faveur de ceux qui
avaient été autrefois chassés de Vienne
Narbonnaise par les Allobroges et qui
s’étaient établis au confluent du Rhône
et de l’Araris. C’est ainsi que, pendant
qu’ils y restèrent, ils bâtirent la ville
appelée Lugudunum et aujourd’hui
nommée Lugdunum, non qu’ils n’eussent
pu passer en armes en Italie, s’ils
l’eussent voulu des décrets étaient déjà
bien faibles contre ceux qui avaient les
armées), mais parce qu’en attendant
l’issue de la guerre d’Antoine, ils
voulaient paraître avoir obéi au sénat et
en même temps affermir leurs propres
affaires.

51

Sans doute Lépidus adressa des


reproches à Silanus pour s’être allié
avec Antoine et n’entra pas
immédiatement en pourparlers avec lui ;
même il écrivit au sénat pour accuser la

1023
conduite de son lieutenant, et cette
démarche lui valut des éloges et le
commandement de la guerre contre lui.
Ce fut pour ce motif que, le reste du
temps, il n’accueillit ni ne repoussa
Antoine ; il souffrit même qu’il fût près
de lui et qu’il eût des rapports avec les
soldats placés sous ses ordres, sans,
toutefois, lui-même en venir à une
entrevue ; mais, quand il fut informé de
l’accord d’Antoine avec César, il se
joignit alors à tous les deux. Instruit de
ce qui se passait, M. Juventius,
lieutenant de Lépidus, essaya tout
d’abord de l’en détourner : n’ayant pas
réussi, il se donna la mort en présence
des soldats. Le sénat lui décerna, pour
ce fait, des éloges, une statue et une
sépulture aux frais de l’État, enleva le
buste de Lépidus élevé sur les Rostres,
et le déclara ennemi public ; il fixa
même un délai à ceux qui étaient avec
lui, les menaçant de les traiter en
ennemis s’ils ne l’avaient quitté dans
l’intervalle. En outre, on changea de
nouveau d’habit (on avait, sous le
consulat de César, repris la toge), et
Marcus Brutus, ainsi que Cassius et
Sextus, furent mandés au secours de la
République contre leur coalition ;

1024
comme ils semblaient tarder, on confia
le soin de la guerre à César, sans savoir
le pacte qu’il avait fait avec eux.

52

César feignit d’accepter, bien qu’à


son instigation ses soldats eussent pris
l’engagement qui a été dit plus haut ;
mais il n’y eut, de sa part, aucun acte
d’hostilité, non parce qu’il avait rendu
sa cause commune avec Antoine et, par
Antoine, avec Lépidus (il s’en souciait
fort peu), mais il sentait qu’ils étaient
forts, et que leur parenté leur avait
inspiré les mêmes sentiments ;
d’ailleurs il ne pouvait les vaincre par
la force, et il espérait, par leur moyen,
venir à bout de Cassius et de Brutus, qui
déjà étaient puissants, et ensuite les
vaincre eux-mêmes l’un par l’autre. Ce
fut pour cette raison qu’il resta malgré
lui fidèle au traité conclu avec eux et
négocia leur réconciliation avec le
sénat et avec le peuple, sans toutefois
en faire lui-même la proposition, de
peur de laisser soupçonner quelque
chose de leurs arrangements : il partit
avec son armée, sous prétexte d’aller
leur faire la guerre, et ce fut Quintus qui

1025
conseilla, comme s’il agissait en son
nom personnel, de leur accorder
l’impunité et le retour. Ils ne l’obtinrent
néanmoins qu’après que le sénat eut
communiqué la proposition à César, qui
feignit de tout ignorer, et que celui-ci
eut été, en apparence, contraint par ses
soldats d’y acquiescer malgré lui.

53

Sur ces entrefaites, Décimus partit


d’abord avec l’intention de faire la
guerre â Antoine et à Lépidus, et,
comme Plancus avait été désigné consul
avec lui pour l’année suivante, il
l’associa a ses projets ; puis, instruit du
décret porté contre lui et de la
réconciliation de ses ennemis, il voulut
marcher contre César ; mais, abandonné
par Plancus qui avait embrassé le parti
de Lépidus et d’Antoine, il résolut de
quitter la Gaule pour aller, en traversant
l’Illyrie, rejoindre en toute hâte Brutus
en Macédoine par la route de terre, et
détacha quelques soldats en avant,
tandis qu’il mettait ordre aux affaires du
moment. Ces soldats avant passé à
César, et le reste s’étant rendu à
Lépidus et à Antoine qui les avaient fait

1026
poursuivre par leurs camarades,
Décimus, abandonné, fut pris par un de
ses ennemis ; sur le point d’être égorgé,
il déplorait son malheur et se lamentait,
lorsqu’un certain Helvius Blasion, qui
l’aimait pour avoir porté les armes avec
lui, se tua volontairement lui-même sous
ses yeux. Ainsi mourut Décimus.

54

Quant à Antoine et à Lépidus, ils


laissèrent des légats dans la Gaule et se
rendirent auprès de César en Italie,
emmenant le gros et l’élite de leur
armée. Car ils n’avaient pas en lui une
confiance absolue, et ils ne voulaient lui
être redevables d’aucun bienfait,
comme si c’eût été par eux-mêmes et
non par son intervention qu’ils avaient
obtenu l’impunité et le rappel : de plus,
il espéraient contraindre par le nombre
de leurs soldats César et le reste des
citoyens à exécuter tout ce qu’ils
voudraient. Dans cette intention, ils
traversèrent la province comme un pays
ami, et cependant les dégâts commis par
le nombre et l’audace des soldats ne le
cédèrent à ceux d’aucune guerre. César
vint à leur rencontre avec de nombreux

1027
soldats aux environs de Bononia, bien
préparé à les repousser si on lui faisait
la moindre violence. Mais il n’eut alors
aucun besoin d’armes contre eux : ils se
haïssaient mortellement les uns les
autres, mais ils avaient des années à peu
près égales en forces, et ils voulaient,
en s’aidant les uns les autres, se venger
d’abord de leurs ennemis ; ils feignirent
donc de s’unir.

55

Ils se rendirent à la conférence, non


pas seuls, mais avec un nombre égal de
soldats de part et d’autre, dans une
petite île du fleuve qui baigne Bononia,
de manière que personne n’eût le
moindre rapport avec aucun d’eux :
arrivés à une grande distance de ceux
qu’ils avaient amenés, ils se fouillèrent
mutuellement, de crainte que l’un deux
n’eût un poignard caché sous son
aisselle ; puis, après quelques paroles à
voix basse, ils arrêtèrent en somme le
partage du pouvoir suprême et la perte
de leurs ennemis. Mais, pour ne point
paraître ouvertement désirer un pouvoir
oligarchique, et ne point exciter l’envie,
et par suite, des menées contre eux, ils

1028
convinrent que, pour administrer et
organiser la République, ils seraient
tous les trois élus curateurs, en quelque
sorte, et correcteurs de l’État, et cela,
en apparence, non pas pour toujours,
mais pour cinq ans seulement, avec le
droit de régler tout sans rien
communiquer au peuple ni au sénat, et
de donner les magistratures, ainsi que
les autres honneurs, à ceux qu’ils
voudraient : pour le compte particulier
de chacun, afin qu’on ne crût pas qu’ils
s’arrogeaient toutes les provinces,
César devait avoir l’une et l’autre
Libye, la Sardaigne et la Sicile ;
Lépidus, toute l’Espagne et la Gaule
Narbonnaise ; Antoine, tout le reste de
la Gaule, tant Cisalpine que
Transalpine. On appelait la première
Togata, ainsi que je l’ai dit, parce
qu’elle semblait mieux pacifiée que les
autres provinces et qu’on y faisait déjà
usage du vêtement que les Romains
portent à la ville ; la seconde se
nommait Comata, parce que les Gaulois
qui l’habitent se distinguent des autres
par la longueur de leurs cheveux qu’ils
laissent croître.

56

1029
Ils réglèrent ce partage par le sort, en
vue de s’emparer, eux, des provinces
les plus fortes, et de faire croire aux
autres qu’ils ne les convoitaient pas
toutes ; ils arrêtèrent aussi qu’ils
mettraient à mort leurs ennemis, que
Lépidus, élu consul à la place de
Décimus, aurait la garde de Rome et du
reste de l’Italie, tandis que les deux
autres marcheraient contre Brutus et
contre Cassius. Ils confirmèrent ces
stipulations par des serments. Après
cela, ayant convoqué leurs soldats pour
qu’ils entendissent leurs conventions et
en fussent témoins, ils leur parlèrent en
termes convenables et discrets. En
même temps, les soldats d’Antoine,
évidemment à son instigation,
s’entremirent pour marier César, bien
qu’il fût fiancé à une autre, avec la fille
que sa femme Fulvie avait eue de
Clodius. Celui-ci ne s’y refusa pas ; il
ne voyait en effet, dans ce mariage,
aucun empêchement à ses projets
ultérieurs contre Antoine : car il savait
que son père César n’en avait pas
moins, malgré son alliance avec
Pompée, exécuté tout ce qu’il avait
voulu contre lui.

1030
Fin du Livre XLV

1031
Sur C. Octave, qui

fut plus tard

surnommé Auguste

Voilà ce que faisait Antoine. Quant à


Octave Caepias (c’était ainsi qu’on
nommait le fils d’Attia, fille de la sœur
de César), il était de Vélitres, au pays
des Volsques ; laissé orphelin par
Octavius son père, il fut élevé auprès de
sa mère et de L. Philippus, frère de
celle-ci. Devenu grand, il vécut auprès

1032
de César. Celui-ci, qui n’avait pas
d’enfants et fondait sur lui de grandes
espérances, l’entourait de tendresse et
de soins dans la pensée d’en faire
l’héritier de son nom, de ses biens et de
sa puissance, d’autant mieux qu’Attia
déclarait l’avoir conçu d’Apollon,
parce que, s’étant un jour endormie
dans le temple de ce dieu, elle se figura
avoir eu commerce avec un serpent, et
que, en comptant à partir de ce jour,
l’enfant était né à terme. Avant que son
fils vît le jour, elle eut un songe où il lui
sembla que ses entrailles s’enlevaient
au ciel, et se déployaient sur tout
l’univers ; la même nuit, Octavius aussi
se figura que le soleil se levait du sein
de sa femme. L’enfant était à peine né
que le sénateur Nigidius Figulus lui
prédit la souveraine puissance. Figulus,
en effet, était parmi les hommes de son
temps celui qui connaissait le mieux
l’ordre du ciel, les différences des
astres, les influences qu’ils exercent,
soit lorsqu’ils tournent séparément, soit
lorsqu’ils se mêlent les uns aux autres
dans leurs conjonctions et dans leurs
oppositions, et cette science le fit
accuser de s’adonner à des pratiques
occultes. Or donc, Octavius étant, ce

1033
jour-là, à cause de la naissance de son
fils, arrivé tard au sénat, qui par hasard
tenait séance en ce moment, Figulus,
qu’il rencontra, lui demanda la cause de
son retard, et, quand il en eut appris le
motif, il s’écria : " Tu nous as donné un
maître ; " puis, comme Octavius, troublé
de cette parole, voulait tuer l’enfant, il
l’en empêcha disant : " Il est impossible
que cet enfant subisse un pareil sort.
Voilà ce que l’on racontait.

Un jour qu’Octave mangeait dans les


champs, un aigle, après lui avoir
arraché son pain des mains, s’éleva au
haut des airs, puis, rabattant son vol, le
lui rendit. Lorsqu’il était encore tout
enfant et qu’il résidait à Rome, Cicéron
le vit en songe descendre du ciel dans
le Capitole le long d’une chaîne d’or, et
recevoir un fouet de la main de Jupiter ;
le lendemain (il ne savait pas qui
c’était), il le rencontra, par effet du
hasard, au Capitole même, et, l’ayant
reconnu, raconta sa vision à ceux qui
étaient présents. Catulus, qui, lui non
plus, n’avait pas encore vu Octave, se
figura en songe que les enfants nobles

1034
s’étaient tous rendus auprès de Jupiter
dans le Capitole, et que le dieu, pendant
cette réunion, avait jeté une statuette de
Rome dans le sein d’Octave. Frappé de
cette vision, il monta au Capitole pour y
adresser ses prières au dieu, et là, ayant
trouvé Octave qui s’y était aussi rendu
sans dessein prémédité, il compara sa
figure à celle du songe et se confirma
dans la croyance que sa vision était
véridique. Lorsque dans la suite, au
sortir de l’enfance, à l’âge de puberté,
Octave prit la toge virile, sa tunique
vint à se découdre des deux côtés sur
les épaules et glissa jusqu’à ses pieds.
Cet accident en lui-même n’était pas un
signe qui présageât bonheur ; de plus, il
affligea les assistants parce qu’il lui
était arrivé au moment où, pour la
première fois, il se revêtait de la toge
virile. Quant à Octave, le pressentiment
qui lui fit dire alors : " C’est marque
que j’aurai tout le sénat sous mes pieds,
" se réalisa selon ce qu’il avait dit.
César, ayant toutes ces raisons de
concevoir de lui de grandes espérances,
le fit entrer dans la classe des
patriciens, le forma au commandement
et prit un soin particulier de lui faire
apprendre tout ce que devait savoir un

1035
homme destiné à gouverner sagement et
dignement un si grand empire ; il le fit
exercer à l’art oratoire non seulement
en latin, mais aussi dans notre langue,
l’endurcit aux travaux militaires, et le
fortifia dans la science du citoyen et de
l’homme d’État.

Octave, lors du meurtre de César,


était encore à Apollonie, sur les côtes
de la mer Ionienne, où il se livrait à
l’étude (il y avait été envoyé en avant
par César qui se préparait à marcher
contre les Parthes) ; la nouvelle de cet
événement l’affligea, comme cela
devait être, sans que cependant il osât
pour l’instant tenter aucun mouvement.
Il n’avait pas encore appris qu’il était
institué fils et héritier ; d’ailleurs, on
disait que le peuple avait d’abord
approuvé unanimement ce qui s’était
fait. Mais, quand il eut passé la mer
pour gagner Brindes, et qu’il fut instruit
du testament et des nouvelles
dispositions du peuple, il n’hésita plus,
surtout ayant sous la main des sommes
considérables et de nombreux soldats
qui avaient été envoyés en avant avec

1036
lui ; il prit sur-le-champ μ le nom de
César, accepta l’héritage et mit la main
aux affaires.

Cette conduite parut alors à


quelques-uns téméraire et audacieuse ;
mais, plus tard, son bonheur et ses
succès firent qu’on l’appela du courage.
Déjà en effet bien des hommes, quoique
ayant formé nombre d’entreprises
insensées, ont néanmoins, pour y avoir
réussi, acquis la réputation d’hommes
prudents, tandis que d’autres, quoique
ayant sagement conçu leur projet, ont,
pour avoir échoué, encouru le reproche
de folie. Au reste, c’était une conduite
peu sûre et pleine de danger pour lui,
puisque, à son âge, ne faisant que sortir
de l’enfance (il avait dix-huit ans),
voyant que l’acceptation de l’héritage et
de l’adoption l’exposait à l’envie et à
des accusations injurieuses, il ne laissa
pas de marcher, sans même redouter les
meurtriers non plus que Lépidus et
Antoine, à un but où César avait trouvé
une mort restée impunie. Mais sa
résolution parut bonne par cela seul
qu’elle réussit. Cependant la divinité lui

1037
présagea d’une manière non équivoque
tout le trouble que sa conduite devait
faire naître, car, au moment où il entra
dans Rome, un large halo aux mille
couleurs enveloppa le soleil tout entier.

C’est ainsi que celui qui était appelé


auparavant Octave, qui alors déjà
s’appelait César et qui plus tard fut
appelé Auguste, mit la main aux
affaires ; il les conduisit et les mena à
leur fin avec plus de vigueur qu’aucun
homme, avec plus de prudence qu’aucun
vieillard. En effet, il entra d’abord dans
Rome comme s’il ne venait que pour
recueillir l’héritage de César, dans
l’appareil d’un simple citoyen, avec un
petit train et sans faste ; ensuite il ne fit
aucune menace à personne, il ne montra
ni mécontentement de ce qui s’était
passé ni désir d’en tirer vengeance.
Loin de rien redemander à Antoine des
sommes qu’il avait soustraites, il le
caressa, quoiqu’il ne reçût de lui que
des outrages et des injustices. Antoine,
en effet, non content de le malmener en
paroles et en actions, feignait d’avoir à
cœur la promulgation de la loi curiate

1038
en vertu de laquelle Octave devait
entrer par adoption dans la famille de
César ; mais, sous main, il la faisait
retarder par les tribuns du peuple, afin
que, n’étant pas encore légalement fils
de César, Octave ne l’inquiétât pas pour
ses biens et eût moins de force pour tout
le reste.

Octave en était affligé ; mais, comme


il n’était pas assez puissant pour élever
la voix sans se compromettre, il
supportait tout jusqu’à ce que la
multitude, à laquelle il savait que son
père avait dû son élévation, lui fût
acquise. N’ignorant pas qu’elle était
irritée de la mort de César, espérant
qu’elle embrasserait avec zèle les
intérêts de son fils, sentant qu’elle
détestait Antoine et pour sa conduite
comme maître de la cavalerie et pour
avoir laissé les meurtriers impunis, il
aspira au tribunat, afin de conquérir la
popularité, et, par elle, d’arriver à la
domination. Ce fut dans cette vue qu’il
brigua la place laissée vacante par
Cinna. Ayant échoué par l’opposition
d’Antoine, loin de se tenir en repos, il

1039
décida Tibérius Canutius, tribun en
charge, à le présenter au peuple sous le
prétexte des legs que César lui avait
laissés ; et, après un discours approprié
à la circonstance, il promit de les payer
sur-le-champ et donna de lui à la foule
beaucoup d’autres espérances encore.
Ensuite de cela, les jeux institués pour
l’achèvement du temple de Vénus, que
ceux qui s’en étaient chargés du vivant
de César négligeaient de célébrer, de
même que les jeux du cirque pendant les
Palilies, lui-même, pour faire sa cour au
peuple, comme si c’eût été une charge
qui lui revenait par droit de naissance,
les fit célébrer à ses propres frais.
Cependant ni le siège doré de César, ni
la couronne ornée de pierreries, ne
furent alors, malgré le décret qui
l’ordonnait, portés au théâtre, par
crainte d’Antoine.

Du reste, une étoile ayant tous ces


jours paru du nord au midi, et le peuple,
bien que quelques-uns lui donnassent le
nom de comète et prétendissent qu’elle
n’avait que la signification habituelle,
ayant, loin d’ajouter foi à leur opinion,

1040
consacré cette étoile à César devenu
immortel et mis au nombre des astres,
Octave, enhardi, lui éleva dans le
temple de Vénus une statue d’airain
avec une étoile sur la tête. Comme
personne ne s’y opposa par crainte de
la multitude, il en profita pour faire
exécuter plusieurs autres des décrets
précédemment rendus en l’honneur de
César. Ainsi on donna le nom de Julius
à un mois, et, pendant les supplications
consacrées à célébrer ses victoires, il y
eut un jour où les victimes furent
immolées en son nom. C’est pour cela
aussi que les soldats, dont quelques-uns
d’ailleurs avaient été gagnés à prix
d’argent, se rangèrent avec
empressement autour d’Octave. Le bruit
en conséquence se répandit et l’on crut
qu’il se passerait quelque chose de
nouveau ; surtout parce que Octave
ayant voulu, comme il avait coutume de
le faire du temps de son père, converser
avec Antoine dans son tribunal du haut
d’un lieu élevé et exposé à tous les
regards, celui-ci ne l’accueillit pas et
alla même jusqu’à l’arracher de sa
place et le faire chasser par ses licteurs.

1041
Tout le monde en fut vivement
indigné, surtout parce que César, pour
rendre Antoine odieux et attirer à lui la
multitude, cessa de venir au Forum.
Antoine effrayé dit à son entourage qu’il
n’avait nul ressentiment contre le jeune
César, qu’il lui devait de la
bienveillance et qu’il était disposé à
effacer tout soupçon. Ces propos ayant
été rapportés à César, ils en vinrent à un
entretien, semblèrent aux yeux de
quelques-uns s’être réconciliés, car,
sachant exactement leurs intentions,
mais ne croyant pas le moment alors
opportun pour les manifester, ils se
rapprochèrent moyennant quelques
mutuelles concessions, et ils restèrent
quelques jours en paix ; puis des
soupçons de part et d’autre, soit
trahison véritable, soit aussi accusation
mensongère, comme cela arrive
d’ordinaire en pareille occurrence, les
brouillèrent de nouveau. En effet
lorsqu’à la suite d’une grande inimitié
des hommes se sont réconciliés, une
foule de choses qui n’ont rien de
sérieux et qui sont l’effet du hasard leur
inspirent des soupçons ; en un mot, leur
haine précédente leur fait voir partout
l’effet d’une intention malveillante.

1042
Dans ces circonstances, les
intermédiaires exercent aussi une
certaine action sur eux ; leurs rapports,
pleins d’une bienveillance simulée, les
aigrissent encore davantage. Le nombre
est grand, en effet, de ceux qui veulent
que les hommes puissants soient en
désaccord, et qui, pour ce motif, se font
une joie de leur inimitié et s’unissent à
ceux qui leur dressent des embûches. En
outre, il est facile de se laisser tromper
par les paroles calculées d’une amitié
qui n’éveille aucun soupçon, lorsqu’une
fois on a été préalablement calomnié.
Aussi, ces deux hommes, déjà disposés
à la défiance, n’en furent que plus aigris
dans leur haine mutuelle.

Antoine donc, voyant la puissance de


César grandir, essaya de séduire la
multitude, afin, s’il était possible, de la
détacher de son ennemi et de se la
concilier. Dans cette vue, il fit du
partage de terres nombreuses, et, entre
autres, de celles des marais Pontins,
comme si ces marais eussent été déjà
comblés et propres à la culture, l’objet
d’une loi, que Lucius Antonius, son

1043
frère, alors tribun, présenta au peuple.
A cette époque trois Antoine, qui étaient
frères, occupaient des charges
publiques : Marcus était consul, Lucius
tribun et Caïus préteur. Ce fut surtout
par suite de cette circonstance qu’ils
purent destituer ceux qui gouvernaient
alors les peuples alliés et les peuples
soumis, à l’exception des meurtriers,
qui étaient en très grand nombre, et de
quelques autres qu’ils croyaient leur
être dévoués, continuer quelques autres
dans leurs fonctions au delà du terme
fixé par les règlements de César. C’est
ainsi que Caïus put s’approprier la
Macédoine, échue par le sort à son frère
Marcus, tandis que la Gaule cisalpine,
province fortement pourvue en soldats
et en argent, assignée à D. Brutus,
passait, avec les légions dirigées en
avant sur Apollonie, à Marcus lui-même
par voie d’échange. Telles furent les
mesures que l’on fit décréter. En même
temps, on confirma l’impunité accordée
par César à Sextus Pompée qui avait
déjà une grande puissance, et aux
autres ; on décida que toutes les
sommes en argent et en or que le trésor
public avait reçues sur les biens de son
père, seraient restituées. Quant aux

1044
terres, Antoine, qui en possédait la plus
grande partie, n’en rendit aucune. Telle
fut la conduite de ces hommes.

Sur Sextus, fils de

Pompée

10

Je vais maintenant rapporter les


événements relatifs à Sextus. Aussitôt
qu’il se fut échappé de Cordoue, il
gagna d’abord la Lacétanie, où il se tint
caché ; car on l’y poursuivit, mais les
dispositions bienveillantes qu’avaient
pour lui les habitants, en mémoire de
son père, lui permirent de se dérober à
toutes les recherches. Puis, quand César
fut repassé en Italie ne laissant dans la
Bétique qu’une armée peu considérable,
les indigènes et les soldats qui avaient

1045
survécu à la bataille se groupèrent
autour de Sextus. Ce fut ainsi et à la tête
de cette armée qu’il passa de nouveau
dans la Bétique comme étant un pays
plus favorable à la guerre. Là, s’étant,
surtout après la mort de César, rendu
maître de soldats et de villes les unes
par soumission volontaire, les autres
par contrainte (C. Asinius Pollion,
gouverneur de la province, n’était
nullement en force), il marcha sur la
Carthage d’Espagne ; pendant ce temps,
Pollion ayant profité de son absence
pour faire quelques ravages, Sextus
revint avec des troupes nombreuses, et,
lui avant livré bataille, le mit en fuite ;
le reste, quoique soutenant
vigoureusement la lutte, fut par
l’heureux hasard que voici frappé de
terreur et vaincu. Pollion avait jeté son
manteau de général, afin de demeurer
plus facilement inconnu dans sa fuite ;
un autre, nommé Pollion comme lui, et
qui servait avec distinction dans la
cavalerie, était tombé ; d’un côté, le
cavalier restait par terre, tandis que, de
l’autre, le manteau avait été pris : les
soldats, à cette nouvelle et à cette vue,
crurent par erreur que leur général avait
péri, et ils reculèrent. Sextus, maître

1046
ainsi de la victoire, s’empara de
presque toute la contrée. Il était déjà
puissant, lorsque Lépidus arriva pour
prendre le gouvernement de la partie de
l’Espagne qui était limitrophe, et lui
persuada de consentir à un accord par
lequel les biens paternels lui seraient
rendus. Antoine, par amitié pour
Lépidus, en haine de César, fit rendre le
décret. C’est ainsi et à ces conditions
que Sextus quitta l’Espagne.

Comment la

division commenta à

se mettre entre César

1047
et Antoine

11

César et Antoine se contrecarraient


l’un l’autre en toutes choses, sans
cependant avoir encore rompu
ouvertement ; quoique réellement en état
de guerre, ils sauvaient du moins les
apparences. Aussi, dans Rome, tout
était-il plein de désordre et de
confusion. Ils étaient encore en paix, et
déjà ils faisaient la guerre ; on voyait
bien un fantôme de liberté, mais les
actes étaient ceux du despotisme. En
apparence Antoine, en sa qualité de
consul, avait l’avantage, mais
l’affection générale penchait vers César
tant à cause de son père que par espoir
en ses promesses, d’autant plus que le
peuple était fatigué de la grande
puissance d’Antoine et favorisait César,
qui était encore sans force. Il n’aimait
aucun d’eux ; mais, toujours désireux de
nouveautés, et naturellement porté à
renverser tout ce qui domine et à

1048
soutenir l’opprimé, il abusait des deux
rivaux pour satisfaire ses désirs. Ainsi,
après avoir alors abaissé Antoine par le
moyen de César, il essaya ensuite
d’abattre ce dernier à son tour. Sans
cesse mécontent de ceux qui exerçaient
le pouvoir, il prenait les faibles sous sa
protection et, par eux, renversait les
dominateurs ; puis, il se détachait d’eux
également. De cette manière, les mettant
tour à tour dans une position qui leur
attirait l’envie, on le voyait aimer et
haïr les mêmes hommes, les élever et
les abaisser.

12

Telles étaient les dispositions du


peuple à l’égard de César et d’Antoine,
lorsque la guerre éclata ; voici à quelle
occasion. Antoine s’étant rendu à
Brindes auprès des soldats, qui venaient
d’y arriver à leur retour de Macédoine,
César de son côté y envoya des gens à
lui avec de l’argent pour les gagner ;
lui-même, s’étant avancé jusque dans la
Campanie, y leva, surtout à Capoue, une
grande quantité d’hommes qui avaient
reçu de son père, dont il se disait le
vengeur, les terres voisines et cette ville

1049
elle-même. Il leur fit de nombreuses
promesses, et leur distribua sur-le-
champ environ cinq cents drachmes.
Avec ces hommes il forma le corps des
"Evocati", qu’on pourrait appeler en
grec g-Anaklehtoi, parce que, après
avoir obtenu leur congé, ils étaient de
nouveau appelés à servir. César,
renforcé par eux, se rendit à Rome en
diligence avant qu’Antoine y fût de
retour ; et là, s’avançant au milieu de la
multitude travaillée par Canutius en sa
faveur, il lui rappela longuement la
mémoire de son père, énumérant en
détail tout le bien qu’il avait fait, parla
longuement aussi de lui-même, quoique
en termes mesurés ; accusa Antoine,
donna des éloges aux soldats qui
l’avaient suivi, comme venant
volontairement au secours de Rome,
comme l’ayant lui-même choisi pour
cette œuvre et l’ayant chargé d’en
témoigner auprès du peuple. Après
avoir reçu pour cette conduite les
éloges des gens apostés à cette intention
et des troupes qui l’accompagnaient, il
partit pour l’Étrurie, afin de lever là
encore des soldats. Voilà ce que fit
César.

1050
13

Antoine fut d’abord accueilli


favorablement des soldats qui étaient à
Brindes, parce qu’ils s’attendaient à
recevoir de lui plus que César ne leur
avait offert, le croyant beaucoup plus
riche que son rival. Cependant, comme
il ne promit de donner que cent
drachmes à chacun, et que, des
murmures ayant par suite éclaté, il fit
mettre à mort quelques mutins, même
des centurions, sous ses yeux et sous
ceux de sa femme, ils se tinrent
tranquilles pour le moment ; mais
lorsque, dans leur marche pour la
Gaule, ils furent arrivés sous les murs
de Rome, ils se révoltèrent ; et, au
mépris des lieutenants mis à leur tête,
ils passèrent en grand nombre du côté
de César. La légion de Mars se rendit
aussi à lui, même la quatrième tout
entière. César, en les recevant et leur
accordant les mêmes largesses, en attira
beaucoup d’autres à lui ; il se rendit
maître, sans y penser, de tous les
éléphants d’Antoine, sur le passage
desquels il se trouva. Puis celui-ci,
après avoir réglé certaines affaires dans
Rome et reçu le serment du reste des

1051
soldats et des sénateurs qui étaient avec
eux, s’étant mis en marche pour la
Gaule, de crainte de quelque
mouvement, César l’y suivit sans tarder
un seul instant.

14

Le gouverneur de cette province était


Décimus Brutus, et Antoine avait grand
espoir en lui, parce qu’il était un des
meurtriers de César. Mais voici ce qui
arriva. Décimus n’ayant aucune
défiance contre César (il n’avait fait
aucune menace contre les meurtriers) et
voyant qu’Antoine, par son ambition
naturelle, n’était pas plus l’ennemi de
César que le sien et celui des autres qui
avaient quelque pouvoir, ne lui céda
pas. A cette nouvelle, César fut
longtemps incertain de ce qu’il ferait. Il
les haïssait, il est vrai, tous les deux,
mais il lui était impossible de combattre
l’un et l’autre à la fois ; car il n’était
pas assez fort pour lutter contre l’un ou
l’autre des deux, et de plus il craignait,
s’il l’osait faire, de les réunir contre lui
et d’avoir à les combattre ensemble.
Calculant donc que la lutte contre
Antoine était déjà engagée et pressante,

1052
tandis que le moment de venger son
père n’était pas encore arrivé, il se
réconcilia avec Décimus. Il savait bien
en effet que l’un, si, avec son aide, il
sortait victorieux des circonstances
présentes, ne lui donnerait jamais
grande peine à combattre, tandis que
l’autre deviendrait pour lui un
adversaire puissant, tant leur inimitié
était profonde.

15

Il envoya donc vers Décimus pour lui


offrir son amitié et lui promettre son
alliance, s’il ne recevait pas Antoine.
Cette démarche fit que, même à Rome,
la faveur publique fut acquise à César.
Alors, comme l’année était sur le point
de finir, et qu’aucun des consuls n’était
présent (Dolabella avait été envoyé à
l’avance en Syrie par Antoine), des
éloges furent, sur la proposition des
tribuns du peuple, accordés en plein
sénat à César et à Décimus, ainsi qu’aux
soldats qui avaient abandonné Antoine.
Afin de pouvoir, au commencement de
la nouvelle année, délibérer sans
crainte sur les circonstances présentes,
on résolut de faire garder par des

1053
troupes l’assemblée du sénat. Ces
mesures furent approuvées par le plus
grand nombre de ceux qui se trouvaient
alors dans Rome et qui haïssaient
vivement Antoine, mais surtout par
Cicéron, car c’était à cause de son
inimitié contre Antoine qu’il servait
César, et faisait, par sa parole et par ses
actions, tout ce qu’il pouvait pour aider
l’un et pour nuire à l’autre. C’est aussi
pour ce motif que, après avoir quitté
Rome sous prétexte d’accompagner son
fils à Athènes, où il allait étudier, il
revint sur ses pas dès qu’il eut appris
que la guerre avait éclaté entre eux.

16

Voilà ce qui se fit durant cette année ;


elle fut, en outre, marquée par la mort
de Servilius Isauricus : Servilius
mourait très vieux. C’est pour ce motif
que je parle de lui, et aussi parce que
les Romains, à cette époque, avaient
pour les citoyens revêtus des grandes
magistratures tant de respect et tant de
haine pour ceux qui se montraient
impudents à leur égard, même dans les
plus petites choses, que cet Isauricus
s’étant une fois trouvé, à pied, dans un

1054
chemin en face d’un homme à cheval
qui, au lieu de mettre pied à terre, avait
piqué vivement, puis ayant, à quelque
temps de là, reconnu cet homme, un jour
qu’il comparaissait en justice, les juges,
sur le simple récit de ce qui s’était
passé, ne laissèrent même pas la parole
à l’accusé, et le condamnèrent d’une
voix unanime.

17

A. Hirtius étant consul avec C. Vibius


(ce dernier, quoique son père eût été
inscrit sur les tables de proscription de
Sylla, fut néanmoins alors créé consul),
le sénat s’assembla, et la discussion,
ouverte le premier jour du mois, se
prolongea trois jours de suite.
L’imminence de la guerre et une foule
de prodiges sinistres jetèrent dans les
esprits un trouble tel que, même les
jours néfastes, la délibération sur
l’intérêt public ne fut pas interrompue.
La foudre tomba souvent, parfois même
sur le sanctuaire de Jupiter, dans le
temple de la Victoire, au Capitole ; un
grand vent s’éleva, qui brisa les tables
fixées autour du temple de Saturne et de
celui de la Bonne Foi, joncha la terre de

1055
leurs débris, et, en outre, renversa et mit
en morceaux la statue de Minerve
Conservatrice, que Cicéron, avant son
exil, avait consacrée dans le Capitole.
Cet accident fut pour Cicéron lui-même
un présage de sa mort ; les autres
citoyens furent consternés par ces
divers prodiges, et aussi parce qu’un
violent tremblement de terre était
survenu, et qu’un taureau, immolé en
expiation dans le temple de Vesta,
s’était relevé bondissant après le
sacrifice. Outre ces présages, déjà très
significatifs, une torche sillonna les airs
du levant au couchant ; un astre nouveau
se montra pendant plusieurs jours. La
lumière du soleil sembla diminuer et
s’éteindre, puis présenter l’apparence
de trois cercles dont l’un était entouré
d’une couronne d’épis enflammée, de
telle sorte que, si jamais présage fut
clairement réalisé, ce fut celui-là. Trois
hommes, en effet (je veux dire César,
Lépidus et Antoine), avaient alors le
pouvoir en main, et de ces trois César
fut celui qui remporta la victoire. Voilà
ce qui se passait alors ; de plus, partout
circulaient des vers prophétiques
annonçant la destruction du
gouvernement républicain. Des

1056
corbeaux, qui volèrent dans le temple
des Dioscures, y effacèrent à coups de
bec les noms des consuls Antoine et
Dolabella, gravés sur une table ; un
grand nombre de chiens parcoururent le
reste de la ville, et, se rassemblant
surtout auprès de la maison du grand
pontife Lépidus, firent entendre des
hurlements ; l’Éridan, après avoir
débordé au loin sur ses rives, se retira
tout à coup, abandonnant à sec une
multitude de serpents. D’innombrables
poissons furent jetés de la mer sur le
continent, vers l’embouchure du Tibre.
Par surcroît, la peste sévit avec
violence dans toute l’Italie pour ainsi
dire, et, à cause de cela, on décréta que
la curie Hostilia serait reconstruite, et
que le lieu où s’était donnée la
naumachie serait comblé. Le fléau
cependant ne semblait pas devoir
s’arrêter là, d’autant plus que, Vibius
offrant, au renouvellement de l’année, le
sacrifice des kalendes, un de ses
licteurs tomba subitement mort. Ce fut
par ces motifs que, même ces jours-là,
il y eut délibération du sénat, et, entre
autres orateurs qui parlèrent dans l’un et
l’autre sens, Cicéron s’exprima en ces
termes :

1057
Comment Cicéron

parla contre Antoine

18

" Les motifs qui m’ont fait abréger


une absence qui semblait devoir être
longue, qui m’ont fait hâter mon retour
dans l’espoir de vous être utile sous
plus d’un rapport, vous les avez
entendus récemment, Pères Conscrits,
lorsque je vous ai présenté ma
justification à ce sujet. En effet, je
n’aurais pas supporté de vivre sous la
domination d’un tyran sans pouvoir ni
m’occuper des affaires publiques, ni
parler librement sans danger, ni de
mourir utilement pour vous ; et, d’un
autre côté, si l’occasion de remplir
quelqu’un de ces devoirs s’était
présentée, je n’aurais pas hésité à le

1058
faire, même à mon propre péril ; car,
selon moi, c’est également l’œuvre d’un
homme de bien de se conserver pour les
intérêts de la patrie, sans toutefois
sacrifier sa vie en pure perte, et, soit
dans ses paroles, soit dans ses actions,
de ne rien négliger de ce qui est utile,
lors même que, pour sauver l’État, il
s’attirerait nécessairement quelque
malheur.

19

Dans cet état de choses, César avait


pourvu à ce que nous pussions, moi et
vous, délibérer en sûreté sur les
mesures à prendre ; mais, puisque vous
avez décrété une garde pour protéger
vos assemblées, il nous faut
aujourd’hui, par nos paroles et par nos
actions, régler le présent et pourvoir à
l’avenir de manière à ne plus désormais
nous trouver dans la nécessité de
prendre une résolution sur ce sujet. La
difficulté de nos affaires, leur étrangeté,
les soins et les réflexions qu’elles
exigent, vous-mêmes, vous en avez
témoigné par cette mesure, sans parler
des autres. Vous n’eussiez pas décrété
que le sénat aurait une garde, si vous

1059
eussiez pu délibérer en sûreté au milieu
de l’ordre et du calme habituel. C’est
donc un devoir pour nous, à cause des
soldats qui nous entourent, de faire
quelque acte considérable, afin de ne
pas encourir le ridicule pour les avoir
demandés comme si quelqu’un nous
inspirait des craintes, et pour avoir
négligé d’agir, comme si nous n’étions
pressés par aucun danger ; pour les
avoir placés auprès de nous sous
prétexte de défendre Rome contre
Antoine, mais, en réalité, pour les lui
donner contre nous, comme s’il fallait
qu’il les reçût en surcroît des autres
forces qu’il rassemble contre la patrie,
de manière à vous empêcher, même
aujourd’hui, de rien décréter contre lui.

20

Il est cependant des gens qui portent


l’impudence jusqu’à dire qu’Antoine ne
fait pas la guerre à Rome, des gens qui
nous supposent assez simples pour
s’imaginer qu’ils nous persuaderont de
faire plus attention à leurs discours qu’à
ses actes. Et qui donc, négligeant
d’examiner les actions d’Antoine, cette
expédition que, sans en avoir reçu

1060
l’ordre ni du sénat ni du peuple, il a
entreprise contre nos alliés, ces
incursions sur leur territoire, ces villes
qu’il assiège, ces menaces qu’il lance
contre nous tous, les espérances qui lui
font suivre une semblable conduite ; qui
donc, pour avoir cédé aux paroles de
ces gens et aux discours mensongers par
lesquels ils nous arrêtent en alléguant
de vains prétextes, voudrait s’exposer à
périr ? Pour moi, je suis tellement
éloigné de regarder sa conduite comme
légale et honnête que, au contraire, pour
avoir abandonné le gouvernement de la
Macédoine qui lui avait été assigné par
le sort, et avoir pris en échange celui de
la Gaule sur lequel il n’avait aucun
droit ; pour retenir autour de lui, alors
qu’on n’appréhende aucun danger en
Italie, les troupes que César avait
envoyées en avant contre les Parthes ;
pour avoir quitté la ville à l’époque de
son consulat, promené au dehors le
ravage et la dévastation, je proclame
qu’il est depuis longtemps notre ennemi
à tous.

21

" Si alors vous ne vous en êtes pas

1061
sur-le-champ aperçus, si vous n’avez
pas fait, à chacun de ses actes, éclater
votre indignation, cet homme n’en est
que plus haïssable encore, car il ne
cesse pas d’abuser de votre indulgence,
et quand peut-être il aurait pu obtenir le
pardon de ses premières fautes, il en est
arrivé, à force de persévérance dans la
méchanceté, au point qu’il faut
absolument le punir. Vous, de votre
côté, vous ne pouvez assez veiller à vos
affaires, en voyant et en songeant que
l’homme qui tant de fois, dans des
circonstances si importantes, vous a
tenus en mépris, votre douceur et votre
bonté ne sauraient le ramener
volontairement à résipiscence, et qu’il
faut bon gré malgré maintenant, puisque
vous ne l’avez pas fait plus tôt, le
réprimer par les armes.

22

Parce qu’il a obtenu de vous


quelques décrets en sa faveur, les uns
par la persuasion, les autres par la
violence, n’allez pas pour cela croire
qu’il est moins coupable et qu’il mérite
un moindre châtiment. Tout au contraire,
il doit surtout être puni de ce qu’ayant

1062
dessein de commettre bien des forfaits,
il en a accompli quelques-uns par votre
moyen, et que les avantages qu’il vous
a, contre toute prévoyance, contraints
par ses tromperies à lui fournir dans
vos décrets, il en a abusé contre vous-
mêmes. Comment, en effet, eussiez-vous
consenti à retirer des gouvernements
distribués par César ou par le sénat,
pour permettre à cet homme de répartir
maintes faveurs à ses amis et à ses
compagnons, d’envoyer son frère Caïus
en Macédoine, de prendre pour lui-
même la Gaule avec les armées, quand
il n’a pas à s’en servir pour vous ? Ne
vous souvient-il pas aussi comment, à la
faveur du trouble que vous causa la
mort de César, il fit tout ce qu’il voulut,
vous associant à certains actes avec
astuce et à contretemps, en y ajoutant
des attentats commis de sa propre
autorité, avec mauvaise foi, remplissant
tout de ses violences ? car il a employé
contre vous des soldats, et des soldats
barbares ! Et l’on s’étonnera qu’à cette
époque il ait été décrété quelque mesure
qui n’eût pas dû l’être, lorsque
aujourd’hui nous n’aurions pas la
liberté de parler et d’agir selon notre
devoir, si nous n’étions protégés par

1063
une garde ? Si nous l’eussions eue alors
autour de nous, il n’aurait pas obtenu ce
qu’on dira qu’il a obtenu, et, augmentant
par là sa puissance, fait ce qu’il a fait.
Les choses donc que, cédant à des
ordres, à la contrainte, et versant des
larmes, nous avons paru lui accorder,
que personne ne vienne nous les
objecter comme des actes légitimes et
justes : même entre particuliers, tout ce
qui est le résultat d’une contrainte est
réputé non obligatoire.

23

D’ailleurs ce que vous semblez avoir


décrété n’a pas d’importance et ne
s’écarte pas beaucoup de nos
coutumes ; vous pourrez vous en
convaincre. Quel mal y a-t-il en effet à
ce que tel homme plutôt que tel autre
gouverne la Macédoine ou la Gaule ?
Qu’y a-t-il de fâcheux à ce qu’un consul
ait reçu des soldats ? Ce qu’il y a de
fâcheux et de déplorable, c’est que nos
terres soient dévastées, les villes de nos
alliés assiégées, nos soldats armés
contre nous, nos revenus contre nous
dépensés : voilà ce que vous n’avez ni
décrété, ni voulu décréter. Ainsi, parce

1064
que vous lui avez donné certaines
prérogatives, ne permettez pas pour
cela qu’il fasse ce que vous ne lui avez
pas permis ; parce que vous lui avez fait
certaines concessions, ne croyez pas
qu’il faille l’autoriser à exécuter ce que
vous ne lui avez pas accordé. Au
contraire, c’est pour cette raison même
que vous lui devez votre haine et votre
sévérité, puisque les honneurs et la
clémence dont il vous est redevable, il
a, non seulement dans ces conjonctures,
mais encore dans toutes les autres, osé
s’en servir contre vous. Examinez en
effet : vous avez, cédant à mes conseils,
décrété la paix et l’union de tous les
citoyens. Nommé par vous pour
présider à l’exécution de ce décret, il
s’est conduit de telle sorte que, prenant
prétexte des funérailles de César, il a
failli livrer aux flammes la ville tout
entière et provoqué de nouveau une
foule de meurtres. Vous avez confirmé
toutes les donations faites par César et
toutes les lois portées par lui, non pas
que tout y fût bon à vos yeux (il s’en
faut certes de beaucoup), mais parce
qu’il était utile de n’y rien changer, afin
de bannir de nos rapports mutuels tout
soupçon et toute arrière-pensée. Cet

1065
homme, chargé de veiller à l’exécution
de vos ordres, a supprimé beaucoup
d’actes de César, et il y a substitué une
foule de dispositions contraires.
Territoires, droit de cité, immunités et
autres privilèges, il les a ravis à ceux
qui en jouissaient, simples particuliers,
rois et villes, et cela, pour les donner à
d’autres qui n’en avaient pas été
gratifiés, s’autorisant faussement des
papiers de César, enlevant à ceux qui ne
voulaient rien lui abandonner tout ce qui
leur avait été donné, vendant à ceux
dont il avait reçu ce qu’il leur avait
demandé ces mêmes faveurs et toutes
les autres. Pourtant vous aviez, dans
cette prévision, décrété après la mort de
César qu’il ne serait dressé aucune
plaque mentionnant un don fait par le
dictateur. Eh bien ! malgré cette
défense, la chose a eu lieu maintes fois ;
il était nécessaire, répétait Antoine, de
faire un choix parmi les dispositions
trouvées dans les papiers de César et de
les exécuter. Vous lui aviez prescrit
d’en conférer avec les premiers de nos
citoyens ; mais lui, sans se préoccuper
d’eux en aucune façon, tout ce qui lui a
plu, par rapport, soit aux lois, soit aux
exilés, soit aux autres choses dont je

1066
parlais tout à l’heure, il l’a exécuté par
lui seul. Voilà comment il entend se
conformer à vos décisions.

24

" Mais s’est-il borné à ces abus, et


quant au reste son administration a-t-
elle été convenable ? Où ? Comment ?
Chargé de rechercher les sommes
laissées par César qui appartenaient à
l’État et de les porter au trésor, ne les a-
t-il pas enlevées, ne les a-t-il pas ou
données à ses créanciers, ou dépensées
en débauches, de sorte qu’il ne lui en
reste plus rien ? Le nom de dictateur qui
vous est devenu odieux à cause du
despotisme de César, et que vous avez
complètement banni de la république,
ce nom, comme s’il était capable de
causer à lui seul quelque dommage, il
ne l’a pas pris ; mais en a-t-il moins,
sous le titre de consul, exercé dans ses
actes la puissance absolue d’un
dictateur ? Ne l’avez-vous pas, vous,
proclamé le régulateur suprême de la
concorde ? n’a–t-il pas, lui, de son
propre chef, entrepris une guerre
terrible, injuste, et que vous n’avez pas
décrétée, contre Octave et Décimus qui

1067
ont reçu de vous des éloges ? Il y aurait
mille faits à citer, si l’on voulait
rapporter en détail chacune des choses
dont vous lui avez confié
l’administration comme consul et dans
lesquelles, loin d’agir conformément à
son devoir, il a fait tout le contraire,
abusant contre vous de la puissance que
vous lui aviez donnée. Prendrez-vous
donc sur vous ces méfaits, et direz-vous
que vous êtes cause de tout puisque
vous lui avez confié tout droit
d’administration et de contrôle ? Mais
ce serait une absurdité. Qu’un général
ou un ambassadeur ne fassent pas leur
devoir, ce ne sera pas vous, qui les avez
envoyés, qui en serez responsables. Il
serait étrange, en effet, que tous ceux
que vous choisissez pour exécuter un
dessein en recueillissent les profits et
les honneurs, et reportassent sur vous
les griefs et les accusations qui peuvent
en résulter.

25

" Il ne faut donc pas lui accorder


votre attention, quand il dit : C’est vous
qui m’avez confié le gouvernement de
la Gaule ; c’est vous qui m’avez

1068
ordonné de prendre l’administration des
finances ; c’est vous qui m’avez donné
les troupes revenues de la Macédoine.
Oui, les décrets ont été rendus, s’il faut
le dire et s’il ne faut pas plutôt punir
Antoine pour vous avoir forcés de
prendre ces décisions : mais le rappel
des exilés, la substitution de lois à
d’autres lois, la vente du droit de cité et
des immunités, la dilapidation des
deniers publics, le pillage de ceux des
alliés, la dévastation des villes, la
tentative de donner un tyran à sa patrie,
voilà ce que jamais vous ne lui avez
permis. Aucun autre non plus, bien que
vous ayez rendu plusieurs décrets en
faveur de particuliers, n’a reçu de vous
l’autorisation de faire tout ce qu’il
voulait ; mais toujours vous avez puni
ceux qui se comportaient de la sorte,
toutes les fois que vous l’avez pu, de
même que vous punirez aussi cet
homme, si vous m’en croyez. Car ce
n’est pas dans ces circonstances
seulement qu’il s’est montré tel que
vous le connaissez, tel que vous l’avez
vu, c’est, sans en excepter aucune, dans
toutes ses actions, à partir du jour où il
est arrivé aux affaires.

1069
26

" Quant à sa vie privée, aux


dérèglements dont il l’a souillée, et à sa
cupidité, je les passerai volontiers sous
silence, non pas qu’on ne puisse, là
aussi, trouver, et en grand nombre, des
actes scandaleux, mais, par Hercule, je
rougis d’entrer dans un détail exact,
devant vous surtout qui n’en êtes pas
moins bien instruits que moi : la vie
qu’il a menée dès son enfance, l’infâme
trafic de son adolescence, ses
débauches secrètes, sa prostitution
publique, les turpitudes auxquelles il
s’est prêté tout le temps qu’il en a été
capable, qu’il a commises aussitôt qu’il
l’a pu ; ses orgies, son ivrognerie et
tous les excès qui en sont la suite. Il est
impossible qu’un homme élevé dans un
tel dérèglement et dans une telle
impudeur n’en souille pas sa vie tout
entière. Aussi a-t-il porté dans la vie
publique l’infamie et la cupidité de sa
vie privée. Je les laisserai donc de
côté, par Jupiter, ainsi que son voyage
en Égypte auprès de Gabinius et sa fuite
dans la Gaule auprès de César, de peur
qu’on ne me reproche de tout examiner
avec trop de rigueur ; j’en rougirais

1070
pour vous qui, le sachant tel, l’avez
néanmoins nommé tribun du peuple,
maître de la cavalerie et même, plus
tard, consul. Je me bornerai pour le
moment à dire les excès où il s’est
laissé entraîner, les actes pervers qu’il
a commis pendant ces magistratures.

27

" Tribun du peuple, cet homme vous


empêcha plus que tous de résoudre
convenablement les difficultés du
moment, criant, vociférant, et, seul entre
tous, s’opposant à l’union commune des
citoyens. Puis, quand sous le coup de
votre indignation vous eûtes, à cause de
lui, rendu les décrets que vous avez
rendus, il s’échappa de la ville,
abandonnant sa charge, lui à qui les lois
ne permettaient pas de s’absenter une
seule nuit ; transfuge dans le camp de
César, il amena ce dernier contre la
patrie ; et vous, il vous chassa de Rome
et de l’Italie ; en un mot, toutes les
calamités que vous avez ensuite
éprouvées durant les guerres civiles, il
en a été la cause principale. Car, si
alors il n’eût pas agi contrairement à
vos desseins, jamais César n’aurait

1071
trouvé aucun prétexte à la guerre, ni,
malgré son impudence extrême,
rassemblé, au mépris de vos décrets,
une armée suffisante ; ou il eût
volontairement renoncé au parti des
armes, ou il eût été malgré lui ramené à
résipiscence. Au contraire, c’est
Antoine qui a fourni à César des
prétextes, qui a anéanti la dignité du
sénat, qui a augmenté l’audace des
soldats ; c’est lui qui a jeté la semence
de tous les maux qui sont nés depuis ;
c’est lui qui a été le fléau commun, non
pas de nous seulement, mais encore de
presque tout l’univers, ainsi que les
dieux l’avaient clairement annoncé. Car,
lorsqu’il portait ses admirables lois,
partout éclatèrent éclairs et tonnerre ; le
scélérat, sans en tenir aucun compte,
quoiqu’il prétendît être augure, a,
comme je l’ai dit, rempli non seulement
la ville, mais aussi l’univers, d’une
foule de maux.

28

" Après cela, qu’est-il besoin de dire


comment il est resté maître de la
cavalerie pendant une année tout
entière, ce qui n’avait pas encore eu

1072
lieu auparavant ? Dirai-je qu’il
s’abandonnait devant vous aux
indécences de l’ivresse, que, dans les
assemblées publiques, du haut de la
tribune, au milieu de ses harangues, il
vomissait l’orgie ? Dirai-je que des
prostitués et des prostituées, des
bouffons, hommes et femmes, étaient
traînés par lui à sa suite avec des
licteurs aux faisceaux couronnés de
lauriers, dans ses promenades par toute
l’Italie ? Dirai-je que les biens de
Pompée, il est le seul qui ait osé les
acheter, sans respect, ni pour sa propre
dignité, ni pour la mémoire de ce grand
homme, se saisissant ainsi avec joie de
ce qui fait maintenant encore couler nos
larmes ? Car il s’est jeté sur ces biens
et sur beaucoup d’autres avec
l’espérance de n’en jamais payer le
prix. Mais ce prix fut exigé de lui avec
toute sorte d’affronts et de violences,
tellement César lui-même le jugea
condamnable. Du reste, tous les biens
qu’il avait acquis, et ils étaient
considérables, toutes les sommes qu’il
s’était procurées par des exactions de
toute espèce, il les a dépensés en jeux,
en prostitutions, il les a mangés, il les a
bus comme une Charybde. Je passe tout

1073
cela sous silence.

29

Mais ses offenses envers la


république, les meurtres commis sans
distinction dans tous les quartiers de
Rome, comment les taire ? Ne vous
souvenez-vous pas comment, odieux
déjà par son seul aspect, il vous est
devenu très odieux par ses actes ; lui
qui, ô terre, ô dieux ! a osé ici, dans
l’enceinte de nos murs, sur le Forum,
dans la curie et dans le Capitole, à la
fois revêtir la prétexte et ceindre un
glaive, se servir de licteurs et prendre
une garde de soldats ? et lorsque ensuite
il aurait pu apaiser les désordres
suscités par d’autres, loin de le faire,
c’est lui qui a mis la sédition parmi
vous au lieu de la concorde, ici par lui-
même, là par ses agents ? Se mettant
tour à tour à la tête de ces factions,
tantôt aidant l’une, tantôt se faisant son
adversaire, il a été la cause principale
que beaucoup de citoyens ont été
égorgés, la cause principale que toutes
les régions du Pont et des Parthes n’ont
pas, immédiatement après la victoire
remportée sur Pharnace, été soumises à

1074
notre empire : ce qu’il faisait ici,
forçant César de revenir en hâte, ne
permit pas à ce dernier d’achever,
comme il le pouvait alors, la
soumission d’aucune d’elles.

30

Tout cela pourtant ne l’a pas rendu


sage : pendant qu’il était consul, il est
entré nu, oui, pères conscrits, nu et
parfumé, dans le Forum sous prétexte
des Lupercales, et là il s’est avancé
vers la tribune, du pied de laquelle il a
harangué le peuple ; ce que depuis la
fondation de notre ville, jamais homme,
ni consul, ni préteur, ni tribun du
peuple, ni édile, n’a fait, à la
connaissance de personne. Sans doute
on célébrait les Lupercales, et il
présidait le collège Julien : car c’était
ce que lui avait enseigné Clodius, pour
prix des deux mille plèthres donnés
dans le pays des Léontins. Mais tu étais
consul, homme de bien (je m’adresserai
à toi comme si tu étais présent ici, et, en
cette qualité, il n’était ni convenable ni
permis à toi de venir au milieu du
Forum, au pied de la tribune, en
présence de nous tous, tenir un tel

1075
langage, pour nous faire voir ton
admirable corps gras et délicat, pour
nous faire entendre ta voix chargée de
parfums impurs prononçant ces
étonnantes paroles (car j’aime mieux
dire cela de ta bouche que d’en dire
autre chose). Sans doute il aurait
manqué aux Lupercales une cérémonie à
laquelle elles ont droit : tu y as pourvu
en souillant la ville entière, pour ne rien
dire encore des discours que tu tins
alors. Qui ne sait en effet que le
consulat est une magistrature publique
appartenant au peuple tout entier et dont
on doit partout conserver la dignité, en
ne se montrant jamais que vêtu, et dans
une attitude honnête ?

31

" Peut-être cet homme a-t-il imité le


vieil Horatius ou l’antique Clélie, ces
héros, dont l’une avec tous ses
vêtements traversa le fleuve à la nage,
et l’autre sauta avec ses armes dans les
flots. Ce serait chose méritoire, n’est-ce
pas ? d’élever une statue à cet homme
aussi, afin qu’on vît l’un avec ses armes
dans le Tibre, l’autre nu dans le Forum.
Ceux-là par de tels actes ont assuré

1076
notre salut et notre liberté ; celui-ci
nous a, autant qu’il a été en lui, ravi
toute liberté ; il a détruit la république ;
il a établi un maître à la place d’un
consul, un tyran à la place d’un
dictateur. Vous vous rappelez en effet ce
qu’il a dit quand il s’avança vers la
tribune, ce qu’il a fait quand il y fut
monté. Celui en effet qui a osé, Romain
et consul, appeler quelqu’un roi des
Romains, sur le Forum romain, au pied
de la tribune dédiée à la liberté, en
présence de tout le peuple, de tout le
sénat, lui placer aussitôt un diadème sur
la tête et prétendre devant nous tous, qui
l’entendions, que c’était nous qui
l’avions chargé de dire et de faire de
pareilles choses ; quels excès n’oserait-
il pas ? de quel crime s’abstiendra-t-il ?

32

" Ainsi nous, Antoine, nous t’aurions


donné ce mandat, nous qui avons chassé
les Tarquins, nous qui avons chéri
Brutus, nous qui avons précipité
Capitolinus, nous qui avons mis à mort
Spurius ? Nous t’aurions chargé de
saluer quelqu’un du nom de roi, nous
qui avons déclaré ce nom exécrable et

1077
en outre, à cause de lui, proscrit celui
de dictateur ! Nous t’aurions donné
l’ordre de proclamer quelqu’un tyran,
nous qui avons chassé Pyrrhus de
l’Italie, nous qui avons refoulé
Antiochus au delà du Taurus, nous qui
avons affranchi la Macédoine de la
tyrannie ? Non, par les faisceaux de
Valérius et la loi Porcia ! Non, par la
jambe d’Horatius et la main de Mucius !
Non, par la lance de Décius et le glaive
de Brutus ! Non, c’est toi, scélérat, qui
as prié et supplié pour être esclave,
autant que Postumius pour être livré aux
Samnites, autant que Régulus pour être
rendu aux Carthaginois, autant que
Curtius pour se précipiter dans le
gouffre. Où as-tu trouvé écrit que la
Crète, après le gouvernement de Brutus,
serait libre, quand nous, nous lui
avions, après la mort de César, donné
ce gouvernement par notre décret ?

33

Eh bien ! après avoir, en de si


nombreuses et de si graves
circonstances, pris pour ainsi dire sur le
fait sa pensée exécrable, ne le punirez-
vous pas ? Attendrez-vous que les faits

1078
viennent vous apprendre quels exploits
accomplira, quand il sera armé, celui
qui sans l’être a fait de telles choses ?
ou bien, croyez-vous qu’il n’aspire pas
à la tyrannie, qu’il ne se flatte pas de
l’obtenir un jour, et qu’il chassera de sa
pensée ce désir qu’il y a conçu, qu’il en
bannira l’espérance de la monarchie,
quand il a, pour y arriver, dit et fait
impunément de telles choses ? Quel est
donc l’homme qui, après avoir
entrepris, lorsqu’il ne disposait que de
sa voix, d’en seconder un autre dans
certaines choses, ne les accomplirait
pas, quand il le peut, à son profit
personnel ? Qui donc, ayant osé en
proclamer un autre tyran de la patrie et
de soi-même, ne voudrait pas se saisir
du souverain pouvoir ?

34

" Si donc vous l’avez épargné alors,


maintenant " du moins haïssez-le à
cause de ces menées et gardez-vous de
le laisser vous apprendre ce qu’il fera,
s’il réussit dans ses desseins ; que les
excès où s’est déjà portée son audace
vous fassent adopter les mesures
nécessaires pour ne plus désormais

1079
avoir rien à en souffrir. Dira-t-on que
César eut alors la sagesse de n’accepter
ni le nom de roi ni le diadème ? Mais
cet homme n’en fut pas moins coupable
pour avoir offert à César ce qu’il
n’approuvait pas. D’ailleurs César fit
une faute dans le principe en supportant
de voir et d’entendre pareille chose ? Si
donc cela fut un motif suffisant pour
donner la mort à César, cet homme
aussi, qui avoue en quelque sorte qu’il a
désiré la tyrannie, comment ne serait-il
pas juste de le faire périr ? Car que tel
ait été son dessein, c’est ce qui résulte
évidemment de ce que j’ai dit, ce que
démontre avec la dernière évidence sa
conduite ultérieure. Pour quel autre
motif, en effet, lorsqu’il lui était
loisible de jouir en sûreté du repos, a-t-
il entrepris de mettre le trouble dans
l’État et de faire le brouillon ? Pour
quel motif, lorsqu’il pouvait rester chez
lui à l’abri du danger, a-t-il mieux aimé
se mettre à la tête d’une armée et faire
la guerre ? Pourquoi, lorsque plusieurs
ont refusé de se rendre dans les
gouvernements qui leur étaient assignés,
s’arroge-t-il la Gaule, sur laquelle il
n’a aucun droit, et lui fait-il violence ?
Pourquoi, lorsque Décimus Brutus nous

1080
livre sa personne, ses soldats et ses
villes, Antome, loin d’imiter cet
exemple, le tient-il assiégé ? Non, il
n’est pas possible qu’il ait d’autre but
que de se préparer contre nous ces
ressources et toutes les autres.

35

Et c’est quand nous avons tout cela


sous les veux, que nous agissons avec
hésitation et mollesse, que nous armons
contre nous un tel tyran ? Comment ne
serait-ce pas une honte pour nous si,
quand nos ancêtres, nourris dans
l’esclavage, ont aspiré à 1a liberté,
nous nous rendions, nous habitués à un
gouvernement libre, volontairement
esclaves ? si, après nous être réjouis
d’être affranchis de la domination de
César, malgré de nombreux bienfaits
dont nous lui étions redevables, nous
allions de notre plein gré choisir pour
maître un homme tellement inférieur à
César ; car celui-ci, après la victoire, a
épargné un grand nombre de ses
ennemis, tandis que l’autre, avant même
qu’il eut le pouvoir, trois cents soldats,
et parmi eux des centurions, ont été,
chez lui, dans sa maison, massacrés en

1081
présence et sous les yeux de sa femme
qui fut couverte de leur sang ? Eh bien !
cet homme, qui s’est conduit à leur
égard d’une manière si cruelle lorsqu’il
devait chercher à se les attacher,
quelles ne seront pas, à l’égard de nous
tous les extrémités auxquelles il se
portera s’il est vainqueur ? Celui qui
jusqu’ici a mené une vie si dissolue, ne
pensez-vous pas qu’il ira aux dernières
limites, quand il aura en main la
puissance des armes ?

36

" N’attendez donc pas un tel malheur


pour changer de politique ; tenez-vous
sur vos gardes avant qu’il soit arrivé. Il
est dur, en effet, quand on eût pu
prévenir le mal, d’avoir, par suite de
négligence, à s’en repentir. N’allez pas
non plus, par incurie pour le présent,
vous mettre dans le cas d’avoir de
nouveau besoin de quelque autre
Cassius ou de quelques autres Brutus. Il
serait ridicule, en effet, lorsque nous
sommes à temps pour nous secourir
nous-mêmes, de chercher après cela,
pour reconquérir notre liberté, des bras
que nous ne trouverons peut-être pas,

1082
surtout si nous nous comportons de la
sorte dans les circonstances actuelles.
Qui voudrait risquer sa vie pour le
gouvernement démocratique, en nous
voyant publiquement disposés à
recevoir la servitude ? Qu’Antoine ne
s’arrête pas dans ses desseins, et que de
loin, jusque dans les moindres choses,
il augmente ses forces contre nous, c’est
une chose évidente pour tous. Il n’a pas
d’autre but, en faisant la guerre à
Décimus et en assiégeant Mutina, que
de les vaincre et de s’en rendre maître
pour ajouter à ses ressources contre
nous ; car il n’a contre eux aucun grief
dont il puisse sembler tirer vengeance.
D’un autre côté, il ne convoite pas leurs
biens, il ne s’expose pas, afin de les
conquérir, aux fatigues et aux dangers
pour qu’il s’abstienne volontairement
de toucher aux nôtres, à nous qui
possédons, et ceux-là et bien d’autres.
Attendrons-nous donc que, renforcé par
cette conquête et par d’autres encore, il
devienne un ennemi redoutable ? Le
croirons-nous quand il nous trompe, et
qu’il nous dit qu’il ne fait pas la guerre
à Rome ?

37

1083
" Quel est l’homme assez simple pour
examiner d’après les paroles d’Antoine
plutôt que d’après ses actes, s’il nous
fait ou s’il ne nous fait pas la guerre ?
Pour moi, ce n’est pas aujourd’hui pour
la première fois, depuis qu’il s’est enfui
de Rome, qu’il a marché contre nos
alliés, attaqué Brutus et assiégé les
villes, que je lui attribue de mauvais
desseins contre nous : il y a bien
longtemps déjà que ses actions
perverses et impudentes l’ont, non
seulement après la mort de César, mais
même de son vivant, signalé comme un
ennemi et un homme qui en veut à nos
lois et à notre liberté. Quel homme, en
effet, ayant l’amour de la liberté, quel
homme ayant la haine de la tyrannie
aurait commis un seul de ces actes
qu’Antoine a multipliés sous des formes
si diverses ? Depuis longtemps et de
toutes parts il est convaincu d’être en
guerre avec nous. Or voici notre
situation : si dès maintenant et au plus
vite nous le punissons, nous
recouvrerons tout ce que nous avons
perdu par notre insouciance ; si,
négligeant de le faire, nous attendons
patiemment que lui-même il avoue qu’il
conspire contre nous, nous nous

1084
trompons de tout point. Lors même qu’il
serait en marche contre Rome, il ne fera
pas cet aveu non plus que ne l’ont fait
Marius, Cinna ni Sylla. Une fois devenu
maître des affaires, il n’y a aucun excès
où il ne se porte comme eux, s’il n’en
commet de plus horribles. Autres, en
effet, sont ordinairement les paroles
quand on souhaite accomplir quelque
projet, autres les actions quand on a
réussi. Pour arriver, on se contrefait en
tout ; le résultat obtenu, on ne s’abstient
d’aucune des choses qu’on désire. Bien
plus, ce que quelques-uns ont osé, ceux
qui viennent après eux s’efforcent
toujours de le dépasser, dédaignant ce
qui était déjà ancien, et ne se croyant
faits que pour des choses nouvelles et
extraordinaires.

38

" Que cette perspective, Pères


Conscrits, nous empêche d’hésiter plus
longtemps ; ne nous laissons pas séduire
par l’indolence dans le présent, mais
prenons nos précautions pour notre
sûreté dans l’avenir. N’est-ce pas une
honte en effet que César, qui vient de
sortir de l’enfance et d’être, il y a peu

1085
de temps, inscrit parmi les adolescents,
se soit montré assez attentif au bien de
l’État pour y employer son argent et
rassembler des soldats ; et que nous,
nous ne fassions rien de ce qu’exigent
les circonstances, et refusions de le
soutenir, malgré les faits qui nous ont
donné la preuve de son dévouement
pour nous. Qui ne sait, en effet, que, s’il
n’était arrivé ici de Campanie avec ses
soldats, Antoine, sans respirer, fût
indubitablement, s’élançant droit de
Brindes avec toutes ses troupes, tombé
comme un torrent sur notre ville ? Une
chose grave encore, c’est que des
vétérans s’offrent volontairement à nous
pour les circonstances présentes, sans
tenir compte ni de leur âge ni des
blessures qu’ils ont reçues autrefois en
combattant pour nous, tandis que nous,
loin de vouloir ratifier la guerre par
eux-mêmes proclamée, nous nous
mettons d’autant plus au-dessous d’eux,
qui s’exposent au danger, que, tout en
donnant des éloges aux soldats qui, à la
vue de la scélératesse d’Antoine, l’ont
abandonné, quoique consul, pour
s’attacher à César, c’est-à-dire à nous
en sa personne, ces actes, que nous
déclarons conformes à l’honneur, nous

1086
craignons de les sanctionner par notre
décret ; et cependant nous savons gré à
Brutus de ne pas avoir dans le principe
reçu Antoine dans la Gaule et de le
repousser maintenant qu’il marche
contre elle à la tête d’une armée.
Pourquoi donc ne pas faire nous-mêmes
comme lui ? pourquoi, lorsque nous
louons la sagesse des autres, ne pas les
imiter ?

39

" Cependant, de deux choses l’une, il


nous faut nécessairement ou déclarer
que ceux-ci, je veux dire César, Brutus,
les vieux soldats, les légions, ont mal
compris les intérêts de la république
pour avoir, sans autorisation du sénat ni
du peuple, osé, les uns, abandonnant
leur consul, les autres, se rassemblant
contre lui, faire la guerre à Antoine ; ou
bien reconnaître que depuis longtemps,
par ses actes mêmes contre nous, il
s’est déclaré notre ennemi, et qu’il doit
être puni en vertu d’une décision
publique. Ce dernier parti est non
seulement le plus juste, mais aussi le
plus utile pour nous ; personne ne
l’ignore. Antoine, en effet, ne sait pas

1087
diriger lui-même les affaires (comment
et où l’aurait-il appris, lui dont la vie se
passe dans l’ivresse et au jeu ?) ; il n’a
auprès de lui aucun homme de quel que
valeur ; ceux qui lui ressemblent sont
les seuls qu’il aime et auxquels il
communique les desseins qu’il laisse
voir et ceux qu’il tient cachés. Il est à la
fois et timide dans les plus grands
dangers et plein de méfiance envers ses
plus grands amis, deux défauts qui
conviennent aussi peu l’un que l’autre à
un général et au métier de la guerre.

40

" Qui ne sait, en effet, qu’après avoir


lui-même amassé sur nos têtes tous les
maux de la guerre civile, il n’a dans la
suite pris qu’une très faible part aux
dangers, prolongeant par lâcheté si
longtemps son séjour à Brindes, que
César, réduit à ses propres forces,
faillit éprouver un échec, et dans toutes
les guerres qui suivirent, guerre
d’Égypte, guerre contre Pharnace,
guerre d’Afrique, guerre d’Espagne, se
tenant à l’écart. Qui ne sait qu’après
avoir mis Clodius dans ses intérêts et
avoir abusé de son tribunat pour

1088
commettre les actes les plus affreux, il
l’aurait néanmoins tué de sa propre
main si j’eusse accepté cette
proposition ; que, questeur de César
pendant sa propréture en Espagne, et
son adjoint dans le tribunat contre notre
opinion à tous, ayant après cela reçu de
lui des sommes immenses et des
honneurs exagérés, il a essayé de lui
inspirer le désir du pouvoir
monarchique et l’a exposé à des
inimitiés qui furent la principale cause
de sa mort ?

41

" Malgré cela, il a dit que c’était moi


qui avais suborné les meurtriers de
César ; car il est assez insensé pour
oser mensongèrement me donner de tels
éloges. Quant à moi, sans prétendre
qu’il a tué César de sa propre main (ce
n’est pas qu’il ne l’eût voulu, mais il a
eu peur) ; je le soutiens, ce sont toutes
ses menées qui ont causé la perte de
César. Car l’homme qui a donné au
complot tramé contre César une
apparence de justice, c’est celui qui l’a
proclamé roi, c’est celui qui lui a offert
le diadème, c’est celui qui l’a rendu

1089
odieux à ses anciens amis. Sans doute,
je me réjouis de la mort de César, moi
qui n’en ai recueilli d’autre fruit que la
liberté, tandis qu’Antoine s’en afflige,
lui qui a pillé tous ses biens, commis
des malversations sans nombre sous
prétexte des volontés écrites dans les
papiers de César, lui qui, enfin, est si
pressé de succéder à sa puissance ?

42

" Mais, je reviens sur ce point,


Antoine n’a au cune des qualités qui
font le général ou qui gagnent des
victoires ; ses troupes ne sont ni en
nombre ni en force pour résister. La
plus grande partie des soldats et les
meilleurs l’ont abandonné, et de plus,
par Jupiter, il est même privé de ses
éléphants ; le reste fait de l’insulte et du
pillage des alliés, plus que de la guerre,
son métier habituel. La preuve de leurs
dispositions, c’est qu’ils marchent
encore sous la conduite d’un tel
homme ; la preuve de leur lâcheté, c’est
que, assiégeant Mutina depuis si
longtemps, ils ne l’ont pas encore prise.
Telle est la situation d’Antoine et de
ceux qui sont avec lui ; celle de César

1090
et de Brutus, ainsi que celle des
citoyens qui se sont rangés de leur parti,
est par elle-même difficile à détruire :
César a déjà gagné un grand nombre des
soldats d’Antoine, et Brutus le tient loin
de la Gaule : si donc, de votre côté,
vous leur prêtez aide, d’abord en les
louant de ce qu’ils ont fait comme
simples particuliers, en confirmant leurs
actes et en leur donnant pour l’avenir un
pouvoir légal, enfin en envoyant les
deux consuls à la guerre, il est
impossible qu’Antoine soit soutenu par
aucun de ceux qui sont maintenant avec
lui. Supposons même qu’à la rigueur ses
soldats restent avec lui, il ne pourra pas
tenir devant tous les autres réunis ;
mais, de son plein gré, à la première
nouvelle de votre décret, il posera les
armes et se remettra lui-même à votre
discrétion, ou bien un seul combat
suffira pour le réduire. Tels sont les
conseils que je vous donne ; si j’étais
consul en ce moment, j’agirais
absolument comme autrefois, lorsque je
sévis contre Catilina, contre Lentulus,
parent de ce même Antoine, qui
tramaient votre perte.

43

1091
Que si quelqu’un pense que j’ai
raison et cependant qu’il faut
préalablement lui envoyer des députés ;
puis, quand vous serez instruits de ses
sentiments, s’il renonce volontairement
à la voie des armes, s’il fait sa
soumission, vous tenir tranquilles ;
mais, s’il persiste dans la même
conduite, lui déclarer alors la guerre (et
j’entends dire que plusieurs ont
l’intention de vous proposer ce parti), il
fait une chose noble en apparence, mais,
en réalité, honteuse et dangereuse pour
l’État. Comment, en effet, ne serait-il
pas honteux d’employer les hérauts et
les députations entre citoyens ? Avec
des étrangers, il faut d’abord recourir à
des hérauts et à des ambassadeurs, c’est
chose nécessaire ; mais, quand il s’agit
de citoyens coupables, vous devez les
punir sur-le-champ par un jugement, si
vos décrets peuvent les atteindre, ou par
la guerre, s’ils prennent les armes. De
tels hommes sont esclaves et de vous, et
du peuple, et des lois, qu’ils le veuillent
ou qu’ils ne le veuillent pas ; il faut, non
pas les flatter, ni les mettre sur le pied
d’égalité avec les hommes libres, mais
les poursuivre comme des esclaves
fugitifs, et les châtier de haut.

1092
44

" N’est-il pas déplorable qu’il n’ait


pas, lui, différé à vous faire du mal, et
que, vous, vous différiez à vous
venger ? que, ayant depuis longtemps
les armes à la main, il fasse tous les
actes qui caractérisent une guerre
ouverte, et que, vous, vous perdiez le
temps en décrets et en ambassades ?
que celui dont nous avons depuis
longtemps surpris des actes
d’agression, vous ne traitiez avec lui
que par syllabes et par mots ? Dans
quel espoir ? qu’il vous écoute enfin,
qu’il soit enfin touché de respect pour
vous ? Comment attendre cela de lui,
quand il s’est déjà avancé au point de
ne plus pouvoir, lors même qu’il le
voudrait, être avec vous citoyen d’un
État démocratique ? S’il eût voulu vivre
sous l’égalité et la communauté des
droits, il n’aurait pas, dés le début,
entrepris de telles choses ; et si la folie
et la précipitation l’eussent poussé à
cette conduite, il y eût, dans tous les
cas, aussitôt renoncé de son plein gré.
Maintenant qu’il est une fois sorti des
lois et de la constitution, et que par là il
a conquis une certaine puissance et une

1093
certaine autorité, il n’y a plus moyen à
lui de changer volontairement, ni de se
soumettre à aucun de vos décrets ; il
faut donc de toute nécessité que ces
mêmes armes avec lesquelles il a osé
vous attaquer servent aussi à le châtier.

45

" Et, maintenant plus que jamais,


rappelez-vous cette parole prononcée
par lui-même : "Il n’y a, si vous n’êtes
vainqueurs, aucun salut possible pour
vous". Ceux donc qui vous engagent à
lui envoyer une députation ne font rien
autre chose que de vous retarder, et, par
suite, ralentir et décourager le zèle de
vos alliés, tandis que lui, pourra
accomplir tranquillement tous ses
desseins, prendre Décimus, forcer
Mutina et s’emparer de la Gaule tout
entière ; de sorte que, loin de garder
encore un moyen de le dominer, nous
serons nécessairement réduits à le
craindre, à lui faire la cour et à nous
prosterner à ses pieds. Encore un mot
sur l’envoi des députés, et je finis.
Antoine ne vous a rendu aucun compte
de ce qu’il a l’intention de faire, pour
que vous, de votre côté, vous fassiez

1094
cette démarche. Quant à moi, c’est pour
ce motif et pour tous les autres que je
vous conseille de ne différer ni
temporiser, mais de lui faire la guerre
au plus vite, songeant que, dans les
affaires, les occasions plus souvent que
les forces font le succès ; et, mes
conseils, vous les comprendrez
parfaitement encore par cette raison que
la paix, pendant laquelle mon influence
est la plus grande, à laquelle je dois la
richesse et la gloire, je ne l’aurais pas
sacrifiée (si c’était réellement la paix)
pour aller, ne le croyant pas utile à vos
intérêts, vous pousser à la guerre par
mes exhortations.

46

" Pour toi, Calénus, et pour tous ceux


qui pensent comme toi, je vous
conseille de permettre au sénat de
décréter tranquillement les mesures
réclamées par les circonstances, et de
ne pas trahir, par votre attachement
particulier à Antoine, notre intérêt à
tous. Quant à moi, Pères Conscrits, je
suis résolu, si vous suivez mon avis, à
jouir avec vous de la liberté et de la
sécurité, ou, si vous en décidez

1095
autrement, à préférer la mort à la vie.
Jamais, d’ailleurs, la crainte de la mort
n’a empêché la liberté de ma parole ;
c’est là ce qui m’a valu les plus grands
succès ; la preuve, c’est que vous avez,
à cause des actes de mon consulat,
décrété des sacrifices et des fêtes,
honneur jusque- là sans exemple pour
un citoyen qui n’avait pas fait quelque
conquête à la guerre ; maintenant encore
je ne crains nullement la mort. Elle ne
serait point prématurée pour moi,
surtout après tant d’années écoulées
depuis mon consulat. Cette parole, vous
vous souvenez que je vous l’ai dite dans
ce consulat même, afin de vous engager
à m’écouter en tout comme un homme
qui méprise la mort. Mais avoir à
craindre pour vous et être avec vous
l’esclave de quelqu’un, ce serait ce qui
pourrait m’arriver de plus triste. Aussi
un pareil malheur serait-il, selon moi,
une calamité et une ruine, non seulement
pour notre corps, mais aussi pour notre
âme et pour notre gloire, qui seule nous
rend en quelque sorte éternels ; tandis
que mourir en parlant et en agissant
pour vous, c’est, à mes yeux, un sort qui
vaut l’immortalité.

1096
47

" Si Antoine avait eu ces sentiments,


jamais il ne se serait porté à de tels
excès ; il aurait mieux aimé mourir
comme son aïeul que de commettre un
acte pareil à ceux de Cinna, qui lui ôta
la vie ; car Cinna fut à son tour, peu de
temps après, tué tant en punition de ce
meurtre que de ses autres crimes (aussi
suis-je surpris qu’Antoine, qui imite
l’exemple de Cinna, ne craigne pas
d’avoir une fin pareille), tandis que le
vieil Antoine assurait à celui-ci de tenir
parmi nous quelque rang. Mais il ne
mérite plus d’être sauvé par ses
ancêtres, lui qui n’a ni suivi les traces
de son aïeul, ni recueilli l’héritage de
son père. Qui ne sait, en effet, que lui
qui a, du vivant même de César, et
après sa mort, en vertu de ses
instructions, rappelé une foule de
bannis, il n’a prêté aucun appui à son
oncle ; tandis qu’il a ramené dans Rome
un Lenticula, son compagnon de dés,
exilé pour l’infamie de sa vie ? qu’il
donne son amour à un Bambalion,
devenu célèbre par son surnom même,
tandis que ses plus proches parents, il
les traite, ainsi que je l’ai dit, comme

1097
s’il était irrité contre eux d’avoir une
telle origine ? Si, en effet, il n’a pas
accepté l’héritage des biens paternels,
il possède en revanche celui d’une foule
de gens, les uns qu’il n’avait jamais ni
vus, ni entendu nommer, les autres qui
vivent maintenant encore ; car il les a
tellement pillés et dépouillés, qu’entre
eux et des morts il n’y a pas de
différence. "

Fin du Livre XLVI

1098
Comment César,

Antoine et Lépidus,

de retour à Rome, y

firent beaucoup de

meurtres

1099
L’accord ainsi conclu et juré, ils se
hâtèrent de marcher sur Rome, en
apparence pour y commander avec une
égale autorité, mais chacun avec la
pensée de posséder seul le pouvoir,
bien que des prodiges, auparavant très
significatifs et alors encore très clairs,
les eussent à l’avance instruits de ce qui
devait arriver. Pour Lépidus, un serpent
qui s’enroula autour de l’épée d’un
centurion : un loup qui entra dans son
camp et dans sa tente, au moment où il
soupait, et renversa la table, semblèrent
un signe de sa puissance et des
difficultés qui l’accompagnèrent. Pour
Antoine, du lait qui coula dans le fossé
tout à l’entour de son camp, une
harmonie qui retentit pendant la nuit, lui
présagèrent et ses plaisirs et la ruine
qui en fut la suite. Voilà ce qui leur était
arrivé avant de venir en Italie. Quant à
César, un aigle se posant sur sa tente
aussitôt après le traité, et tuant deux
corbeaux qui avaient fondu sur lui et
essayaient de lui arracher les ailes, lui
donna la victoire sur ses deux rivaux.

Ce fut sous de tels auspices qu’ils

1100
vinrent à Rome ; César arriva le
premier, les autres ensuite, chacun
séparément avec tous ses soldats.
Aussitôt ils firent passer, à l’aide des
tribuns, une loi confirmative de leurs
résolutions. Toutes leurs ordonnances,
en effet, et toutes leurs violences
prenaient le nom de loi et leur attiraient
des prières ; car il fallait les presser
avec les plus vives instances de les
mettre à exécution. Aussi des sacrifices
furent-ils décrétés à cette occasion
comme pour des succès remportés, et on
changea d’habit, comme si l’on eût été
dans des jours de bonheur, bien que
grande fût la crainte inspirée par ce qui
se passait, et beaucoup plus grande
encore celle que faisaient naître les
prodiges. En effet, les enseignes de
l’armée qui gardait la ville se
couvrirent de toiles d’araignées : on vit
des armes monter de terre au ciel, et on
les entendit retentir à grand bruit.
Pendant les fêtes d’Esculape, des
abeilles allèrent en grand nombre se
réunir en grappes au sommet du temple
de ce dieu : une troupe immense de
vautours se posa sur le temple du Génie
du peuple romain et sur celui de la
Concorde.

1101
3

On était encore, pour ainsi dire, dans


cette situation, lorsque les meurtres dont
Sylla avait donné l’exemple par ses
proscriptions se renouvelèrent, et la
ville entière fut remplie de cadavres.
Bien des gens, en effet, furent tués ça et
là dans leurs maisons ; beaucoup aussi
sur les chemins et sur les places
publiques, ainsi que près des lieux
sacrés. Les têtes furent, comme
précédemment, exposées sur les
Rostres, et les troncs, tantôt laissés à
l’endroit même du meurtre et dévorés
par les chiens et les oiseaux, tantôt jetés
dans le fleuve. Tous les maux du temps
de Sylla se renouvelèrent alors, si ce
n’est toutefois qu’il n’y eut que deux
listes affichées, une à part pour les
sénateurs et une pour les autres
citoyens. Quant à la raison de ce fait,
nul a pu me la dire, et moi-même je n’ai
pu la découvrir. La seule supposition
possible, en effet, celle d’une moindre
quantité de morts, n’est nullement
fondée ; car les victimes furent
beaucoup plus nombreuses, attendu le
nombre plus grand des proscripteurs. Il
y eut donc, avec les meurtres de

1102
l’époque précédente, cette différence,
que les noms des personnages
importants ne furent pas confondus avec
ceux de la foule, mais affichés
séparément ; atroce dérision à l’égard
de gens qui n’en devaient pas moins
être pareillement égorgés. En revanche,
une foule d’horreurs nouvelles, bien que
les premières n’eussent. à ce que l’on
croyait, laissé rien à faire de plus,
vinrent fondre sur les victimes.

Sous Sylla, en effet, les auteurs des


massacres se faisaient comme un
rempart de leur audace même : c’était la
première fois qu’on essayait pareille
chose, et ce n’était pas de dessein
prémédité. Aussi la plupart des
meurtres étaient-ils commis avec moins
de perversité, étant le résultat non de la
réflexion, mais du hasard, et les
victimes, succombant à des accidents
subits et inouïs jusqu’alors, trouvaient
une sorte d’adoucissement à leurs
malheurs dans ce qu’ils étaient
imprévus. Mais, à l’époque dont je
parle ici, tout ce qu’on avait osé
auparavant, les uns pour l’avoir eux-

1103
mêmes exécuté, les autres pour l’avoir
su exécuter ; d’autres, enfin, pour en
avoir récemment entendu le détail, ayant
d’avance, pendant l’intervalle et dans
l’attente de circonstances pareilles,
ceux-ci médité de le commettre, ceux-là
appréhendé de le souffrir ; les premiers,
pour rivaliser avec les crimes
précédents et renchérir par la nouveauté
sur les raffinements d’autrefois, se
livraient à fine foule d’actions des plus
étranges ; tandis que les autres,
réfléchissant à tout ce qu’ils pouvaient
souffrir, sentaient, comme s’ils y
eussent été déjà en proie, leurs âmes
déchirées bien avant que le fût leur
corps.

C’est pour cela que les résultats


furent alors pires que la première fois,
et aussi parce que, au temps de Sylla,
ses ennemis et ceux d’hommes puissants
près de lui furent les seuls qui périrent,
et que nul autre, par son ordre du moins,
ne fut mis à mon ; de telle sorte qu’en
dehors des gens tout à fait riches (pour
ceux-là en effet, jamais, en pareil cas, il
n’y a de paix avec le plus fort), le reste

1104
des citoyens était sans crainte ; au lieu
que, dans ces nouveaux massacres, non
seulement les ennemis des triumvirs et
les riches, mais même leurs plus grands
amis, étaient tués contre toute attente.
Presque personne d’ailleurs n’avait,
pour une cause privée, encouru
l’inimitié de ces hommes au point d’être
égorgé par eux ; mais les affaires
publiques et des compromis d’ambition
avaient fait naître chez eux des amitiés
et des haines très fortes. Quiconque
avait favorisé l’un et pris son parti, les
autres le mettaient au rang de leurs
ennemis. Aussi arriva-t-il que les
mêmes hommes étaient inévitablement
amis de l’un et ennemis des autres ; en
sorte que si chacun, en son particulier,
se vengeait de ceux qui avaient agi
contre lui, en commun, tous faisaient
périr leurs amis les pins chers. Car
comme, vis-à-vis les uns des autres, ils
tenaient compte des bonnes et des
mauvaises dispositions qui leur avaient
été témoignées, aucun d’eux ne pouvait
punir son ennemi, quand il était ami
d’un autre, sans en livrer un autre en
échange ; et leur ressentiment pour ce
qui s’était passé, ainsi que les soupçons
qui en étaient la suite, les poussant à ne

1105
faire aucun cas du salut d’un ami en
comparaison de la punition d’un
adversaire, les décidaient sans peine à
consentir à cet échange.

Aussi se livraient-ils les uns aux


autres ceux qui leur étaient les plus
chers en échange de ceux qui leur
étaient les plus odieux, et leurs plus
grands ennemis en échange de ceux
avec qui ils avaient les liaisons les plus
intimes. Tantôt ils donnaient nombre
pour nombre, tantôt plusieurs pour un
seul, ou un nombre moindre pour un
plus grand, trafiquant ainsi que sur un
marché public et mettant tout à
l’enchère comme pour des objets
vendus sous la haste. Quand l’un était
trouvé égal à l’autre, de manière à en
être, pour ainsi dire. l’équivalent, alors
l’échange se faisait purement et
simplement ; mais ceux à qui quelque
vertu, quelque dignité ou quelque
parenté donnait un prix supérieur,
étaient mis à mort en échange d’un
nombre plus grand. Car, ainsi qu’il
arrive dans les guerres civiles, surtout
quand elles se prolongent avec des

1106
incidents très divers, plusieurs avaient,
dans les séditions, offensé leurs parents
les plus proches. Ainsi, Antoine avait
eu à combattre contre son oncle Lucius
César ; Lépidus, contre son frère L.
Paulus. Ces derniers, cependant, furent
sauvés ; tandis que, parmi les autres,
beaucoup rencontrèrent dans les amis et
dans les parents dont ils attendaient le
plus secours et respect, des gens qui les
égorgèrent. Pour que la crainte d’être
dépouillé de ses récompenses (M.
Caton, dans sa questure, réclama des
assassins du temps de Sylla tout ce
qu’ils avaient reçu pour ces meurtres)
ne rendît aucun meurtrier moins hardi à
verser le sang, les triumvirs déclarèrent
qu’aucun écrit public ne conserverait
leur nom. Aussi les meurtriers n’en
furent que plus disposés à égorger leurs
concitoyens et les riches, sans avoir
contre eux aucune animosité. La quantité
d’argent dont ils avaient besoin, et
l’impossibilité de contenter autrement
les désirs des soldats, rendirent les
triumvirs ennemis communs des riches.
Entre autres contraventions aux lois, qui
en furent la suite, ils mirent un enfant au
nombre des adolescents, afin qu’étant
déjà entré dans la classe des hommes.

1107
on pût le faire mourir.

Antoine et Lépidus étaient les


principaux auteurs de ces violences
(honorés pendant longtemps par le
premier César, et avant exercé plusieurs
magistratures et commandements, ils
avaient beaucoup d’ennemis) ; mais,
parce qu’il partageait la puissance avec
eux, César semblait en être coupable
aussi, bien qu’il n’eût aucun besoin de
faire mourir beaucoup de monde : car il
n’était pas cruel de sa nature, et il avait
été élevé dans les mœurs de son père.
En outre, jeune encore et récemment
arrivé aux affaires, il n’avait eu aucune
occasion de haine bien vive contre
personne, et, de plus, il voulait être
aimé. La preuve en est que, dès qu’il fut
délivré de ses collègues et seul maître
du pouvoir, il ne fit plus rien de pareil.
Même alors. non seulement le nombre
de ses victimes fut peu considérable,
mais encore il en sauva beaucoup ; il en
usa durement envers ceux qui trahirent
leurs maîtres ou leurs amis, tandis qu’il
se montra plein de bonté envers ceux
qui leur vinrent en aide. Par exemple.

1108
Tanusia, femme d’une naissance
distinguée, cacha d’abord dans un
coffre, chez son affranchi Philopoemen,
T. Vinius, son mari, qui était proscrit,
pour faire croire â sa mort ; profitant
ensuite de jeux publics que devait
célébrer un de ses parents, elle
s’arrangea, avec l’aide d’Octavie, sœur
de César, pour qu’il vint au théâtre seul
des triumvirs, et là, s’élançant vers lui,
elle lui découvrit son secret, et faisant
apporte le coffre, en tira son mari ; de
telle sorte que César, frappé
d’admiration, leur fit grâce à tous (car il
y avait peine de mort pour ceux qui
recelaient un proscrit) et éleva
Philopoemen à la dignité de chevalier.

César donc sauva tous ceux qu’il


put ; Lépidus aussi permit à son frère
Paulus de s’enfuir à Milet, et ne se
montra point inexorable à l’égard des
autres ; mais Antoine faisait cruellement
et sans pitié mourir non seulement les
proscrits, mais encore ceux qui avaient
essayé de secourir quelqu’un d’entre
eux. Il examinait leurs têtes, même
lorsqu’il se trouvait à table, et restait

1109
longtemps à se rassasier de ce funeste et
déplorable spectacle. Fulvie aussi, tant
pour satisfaire sa haine particulière que
pour avoir leur argent, fit mourir
beaucoup de citoyens, dont quelques-
uns n’étaient même pas connus de son
mari. C’est ainsi qu’en voyant la tète de
l’un d’eux Antoine s’écria : " Je ne le
connaissais pas. " Quand la tête de
Cicéron leur fut enfin apportée (arrêté
dans sa fuite, il avait été mis à mort),
Antoine, après lui avoir adressé de
sanglants reproches, ordonna de
l’exposer sur les Rostres, plus en vue
que les autres, afin qu’en ce même
endroit d’où le peuple l’avait entendu
parler contre lui, il l’y pût voir, la main
droite coupée ; Fulvie prit la tête dans
ses mains, avant qu’on l’emportât, et,
après l’avoir insultée par des paroles
amères et avoir craché dessus, elle la
plaça sur ses genoux ; puis, lui ouvrant
la bouche, elle en tira la langue, qu’elle
perça avec les aiguilles dont elle se
servait pour parer sa tête, tout en
l’accablant de railleries criminelles.
Tous les deux, cependant, épargnèrent
quelques proscrits dont ils reçurent plus
d’argent qu’ils n’espéraient en retirer
de leur mort ; et, pour ne pas laisser

1110
vides, sur les tables de proscription, la
place occupée par leurs noms, ils leur
substituèrent d’autres victimes. Ainsi
donc, excepté la grâce de son oncle,
accordée aux instantes supplications de
sa mère Julia, Antoine ne fit rien
d’honnête.

Durant ces malheurs, il y eut diverses


façons d’être mis à mort, de même qu’il
y eut diverses façons d’être sauvé.
Beaucoup, en effet, durent leur perte a
leurs plus grands amis : beaucoup
durent leur salut à leurs plus grands
ennemis. Les uns se donnèrent eux-
mêmes la mort : d’autres furent
épargnés par les meurtriers eux-mêmes,
qui firent semblant de les avoir tués. Il y
en eut de punis pour avoir trahi leurs
maîtres, ou leurs amis : d autres qui
reçurent des honneurs pour le même
fait ; quelques-uns de ceux qui tirèrent
du danger des proscrits furent livrés au
supplice, quelques autres furent
récompensés. Comme il y avait non pas
un seul magistrat, mais trois, faisant tout
chacun suivant sou caprice et son intérêt
particulier, qu’ils n’avaient pas les

1111
mêmes hommes pour ennemis ou pour
amis, et que souvent même l’un
s’efforçait de sauver celui que l’autre
voulait perdre et de faire périr celui que
l’autre voulait laisser vivre, il arriva
une foule d’événements étranges, selon
que les triumvirs avaient pour
quelqu’un (le la bienveillance ou de la
haine.

10

Quant à moi, je ne m’arrêterai pas à


les raconter tous en détail (ce serait me
charger d’une tâche pénible et sans
aucune utilité sérieuse pour cette
histoire), je rapporterai seulement ceux
que je crois le plus dignes de mémoire.
Ici, c’est un esclave qui, ayant caché
son maître dans une caverne, le voyant
ensuite sur le point de périr par suite de
la dénonciation d’un autre, change de
vêtements avec lui, et, comme si c’eût
été lui qui était le maître, va à la
rencontre de ceux qui le poursuivaient,
et se laisse égorger. Grâce à ce
stratagème, ceux-ci s’en retournent
persuadés qu’ils ont tué celui qu’ils
voulaient, et, quand ils sont éloignés, le
maître s’enfuit autre part. Là, c’est un

1112
autre esclave qui, ayant également
changé en entier son costume pour celui
de son maître, monte dans sa litière
couverte et la lui fait porter ; puis,
quand ils sont arrêts, l’esclave est tué
sans même être vu et le maître échappe
à la mort comme n’étant qu’un des
porteurs. Voilà des dévouements
d’esclaves pour leurs maîtres eu retour
de bienfaits qu’ils avaient reçus d’eux.
Mais un esclave stigmatisé, loin de
trahir l’auteur de ses stigmates, prit un
soin tout particulier pour le sauver.
Tandis qu’il l’emmenait secrètement, il
avait été vu et on le poursuivait ;
l’esclave alors tue un homme qu’il
rencontre par hasard, et met sur un
bûcher le cadavre, dont il donne la toge
à son maître ; lui-même, avec les
vêtements et l’anneau de son maître, va
au-devant de ceux qui le poursuivaient,
et, feignant d’avoir tué son maître qui
s’enfuyait, il réussit à se faire croire en
leur montrant les dépouilles et les
stigmates : il sauva son maître et en
même temps fut comblé d’honneurs. Il
n’a survécu aucun souvenir du nom des
auteurs de ces actions. Hosidius Géta
dut la vie à son fils qui célébra
publiquement ses funérailles comme s’il

1113
eût été mort ; Quintus Cicéron, frère de
Marcus, fut dérobé à tous les regards
par son fils et sauvé par lui, en tant du
moins qu’il fut au pouvoir de l’enfant.
Le fils, en effet, cacha le père si bien
qu’on ne put le trouver, et la question, à
laquelle on l’appliqua ne put, malgré
toutes les tortures, lui arracher aucun
aveu ; mais le père, instruit de ce qui se
passait et plein à la fois d’admiration et
de compassion pour le fils, se montra
volontairement aux yeux de tous et se
livra lui-même aux meurtriers.

11

Voilà jusqu’ici d’illustres exemples


de vertu et de piété qui se produisirent à
cette époque. Au contraire, Popilius
Laenas tua Marcus Cicéron qui pourtant
était devenu son bienfaiteur en le
défendant en justice, et, comme si ce
n’eût pas été assez de la renommée et
qu’il eût aussi fallu la vue pour
confirmer qu’il était l’auteur de ce
meurtre, il plaça près de la tête de
Cicéron son buste avec une couronne et
une inscription relatant son nom et son
action. II se rendit par là tellement
agréable à Antoine que celui-ci lui

1114
donna une somme plus forte que celle
qui as-ait été promise. M. Térentius
Varron n’était coupable d’aucune
offense ; mais comme son nom était, à
un seul prénom près, le même que celui
d’un des proscrits, et qu’il craignait,
par suite de cette ressemblance,
d’éprouver le sort de Cinna, il fit poser
une affiche pour en donner avis : il était
alors tribun du peuple. Par là il se
rendit l’objet des entretiens et des
railleries de tout le monde. Mais voici
un exemple qui témoigne bien de
l’instabilité de la vie : L. Philuscius,
dont la tête avait été autrefois mise à
prix par Sylla et qui avait alors échappé
au péril, fut inscrit de nouveau sur les
tables de proscription et fut tué, tandis
que M. Valérius Messala, quoique
condamné à mort par Antoine, non
seulement vécut en sûreté, mais même
fut, dans la suite, créé consul à sa place.
Ainsi, beaucoup se tirent sains et saufs
des circonstances les plus difficiles,
tandis que beaucoup périssent de ceux
qui étaient pleins d’assurance ; ce qui
montre bien qu’il ne faut ni se laisser
abattre, en présence d’un malheur subit,
au point de perdre toute espérance, ni se
laisser emporter à des sentiments

1115
insensés par l’excès d’une joie
inattendue, mais, prenant pour
intermédiaire dans les deux cas l’attente
de l’avenir, rester ferme dans l’une
comme dans l’autre fortune.

12

Voilà comment se passèrent les


choses ; en outre, beaucoup, qui
n’étaient pas proscrits, furent tués à
cause d’inimitiés privées ou bien à
cause de leurs richesses, comme aussi
un grand nombre de ceux dont la tête fut
mise à prix non seulement survécurent,
mais rentrèrent par la suite dans leurs
foyers ; quelques-uns même furent
revêtus de magistratures. Les proscrits
se retirèrent auprès de Brutus et de
Cassius, ou bien auprès de Sextus. La
plupart se réfugièrent auprès de ce
dernier : choisi d’abord pour
commander la flotte et ayant joui
quelque temps de la puissance
maritime, il s’était, bien que dépouillé
plus tard de ce commandement par
César, acquis des forces personnelles,
et, maître de la Sicile, lorsque ensuite il
fut lui-même proscrit à son tour, il
rendit, pendant que durèrent les

1116
massacres, des services signalés à ceux
qui étaient en butte à la même fortune
que lui. Stationnant près de l’Italie, il
envoya à Rome et dans toutes les villes
offrir, entre autres avantages, à ceux qui
sauveraient un proscrit le double de la
récompense proposée aux meurtriers et
promettre aux proscrits eux-mêmes
retraite, assistance, argent et honneurs.
Aussi beaucoup vinrent-ils à lui.

13

Quant au chiffre, je ne rapporte,


aujourd’hui encore, ni celui de ceux qui
furent proscrits, ni celui de ceux qui
furent tués ou qui échappèrent par la
fuite, attendu que beaucoup de ceux qui,
dans le premier moment, avaient été
inscrits sur les listes, en furent effacés,
et que beaucoup d’autres y furent, dans
la suite, inscrits à leur place ; que,
parmi ceux-ci, un assez grand nombre
furent sauvés et que d’autres, également
en assez grand nombre, furent tués. Il
n’était permis à personne de pleurer, et
plusieurs moururent pour l’avoir fait. A
la fin, comme la calamité était plus forte
que toute dissimulation, et que
personne, même les plus courageux, ne

1117
pouvait v résister, une sombre tristesse
éclata partout, et dans les actions et
dans les paroles : et même les fêtes
ordinaires du commencement de l’année
n’auraient pas été célébrées sans un édit
qui ordonna de se livrer à la joie, avec
peine de mort contre quiconque
n’obéirait pas. C’est ainsi que les
Romains étaient forcés de se réjouir des
maux publics comme d’un bonheur.
Mais à quoi bon rapporter ces détails,
quand, entre autres honneurs, on leur
décerna (je dis aux triumvirs) des
couronnes civiques comme avant été les
bienfaiteurs et les sauveurs de la ville ?
Car non seulement ils prétendaient ne
pas être accusés pour avoir tué
quelques citoyens, mais ils voulaient
être loués pour n’en avoir pas tué
davantage. Ils allèrent même jusqu’à
dire un jour ouvertement au peuple
qu’ils n’imitaient ni la cruauté de
Marius et de Sylla, afin de ne pas être
haïs, ni la démence de César, afin de ne
pas être méprisés et, par suite, en butte
à des complots. Voilà ce qui se passa
durant les massacres.

14

1118
Quant aux biens des citoyens, il se
passa une foule de choses qui n’ont pas
de nom. Ils promirent de donner aux
femmes de ceux qui avaient été tués leur
dot ; aux enfants mâles, le dixième ; aux
filles, le vingtième des biens de chacun
d’eux, afin de paraître justes et
cléments. Mais, à très peu d’exceptions
prés, cette portion ne fut même pas
donnée, et tous les biens du reste des
citoyens furent pillés impunément. Ici,
ce fut un droit annuel d’habitation qu’ils
exigèrent pour toutes les maisons dans
Rome et dans les autres parties de
l’Italie, savoir, une année entière pour
celles qui étaient occupées par des
locataires, et un semestre pour celles
qui l’étaient par leurs propriétaires eux-
mêmes, d’après l’estimation des
édifices ; là, ce fut une moitié de leurs
revenus qu’ils prirent à ceux qui
possédaient des terres. De plus, ils
firent fournir gratuitement des vivres
aux troupes par les villes dans
lesquelles elles étaient en quartiers
d’hiver, et, avec les soldats qu’ils
envoyaient de côté et d’autre par tout le
territoire comme dans des biens
confisqués et appartenant à des gens qui
leur résistaient encore (les habitants, en

1119
effet, pour ne leur avoir pas cédé au
jour fixé étaient réputés ennemis
publics), ils enlevaient tout ce qui
restait. Car, afin d’avoir, en leur
donnant à l’avance la récompense de
leurs services, les soldats à leur
dévotion, les triumvirs leur permirent
cette licence, promirent de leur
accorder des villes et des terres et leur
nommèrent à cet effet des chefs pour
partager les terres et fonder des villes.
Ils s’attachaient par ces mesures la
masse des soldats ; quant aux
principaux, ils prenaient les uns par
l’appât des biens de ceux qui étaient
tués, tantôt les leur vendant à vil prix,
tantôt les leur donnant pour rien ; les
autres, ils les revêtaient des
magistratures et des sacerdoces de leurs
victimes. En effet, afin de s’emparer
eux-mêmes impunément des plus belles
terres et des plus belles maisons, et de
donner aux soldats tout ce qu’ils
voudraient, ils firent défense à tout autre
d’approcher de la haste sans acheter,
sous peine de mort pour le
contrevenant. Quant aux acheteurs, on
s’arrangeait de façon à leur faire voir
des choses dont ils avaient besoin, pour
les forcer d’acheter au prix le plus

1120
élevé et leur faire ainsi passer l’envie
des achats.

15

Voilà comment les choses se


passaient pour les terres ; quant aux
magistratures et aux sacerdoces de ceux
qui étaient mis à mort, les triumvirs les
distribuaient non pas d’après les
prescriptions des lois, mais suivant leur
bon plaisir. César avant abdiqué le
consulat (après s’être montré désireux
de cette magistrature au point de faire la
guerre pour l’obtenir, il en sortit de son
plein gré), et son collègue étant mort, ils
nommèrent consuls un autre citoyen et P.
Ventidius, bien qu’il fût alors préteur, et
mirent préteur en sa place un des
édiles : ensuite, destituant les autres
préteurs, qui avaient encore cinq jours à
exercer leur charge, ils les envoyèrent
gouverner des provinces et en établirent
d’autres à leur place. Ils abolirent aussi
plusieurs lois pour y en substituer
d’autres. En un mot, ils agirent dans tout
le reste suivant leur bon plaisir : sans
prendre des titres devenus odieux et
pour cette raison abolis, ils
administrèrent les affaires d’après leurs

1121
volontés et leurs caprices, de telle sorte
que la domination de César paraissait
un siècle d’or. Voilà ce qu’ils firent
cette année : de plus, ils décrétèrent un
temple à Sérapis et à Isis.

16

Sous le consulat de M. Lépidus et de


L. Plancus, de nouvelles tables furent
affichées qui ne condamnaient plus
personne à mort, mais qui dépouillaient
de leurs biens ceux qui avaient
conservé la vie ; car, avant besoin
d’argent, devant beaucoup à beaucoup
de soldats, dépensant beaucoup pour les
actes qu’ils accomplissaient par leurs
mains et prévoyant plus de dépenses
encore pour les guerres auxquelles ils
s’attendaient, ils se mirent à lever des
contributions. Cependant les impôts
auparavant abolis et alors rétablis ou
ajoutés aux anciens, les contributions
sans nombre qu’ils levaient et sur les
terres et sur les esclaves, n’affligeaient
pas encore trop les Romains : mais
l’inscription sur ces tables de ceux qui,
non seulement parmi les sénateurs ou
les chevaliers, mais même parmi les
affranchis, avaient conservé un revenu

1122
quelque faible qu’il fût, la dîme que
l’on exigeait d’eux, causaient à tout le
monde une vive douleur. Car, bien
qu’en apparence, ils ne prissent que le
dixième du bien de chacun, en réalité,
ils ne lui en laissaient même pas le
dixième, En effet, au lieu d’imposer le
payement d’une somme fixée d’après la
valeur des propriétés, ils en faisaient
faire l’estimation par les propriétaires
eux-mêmes et tiraient de là un prétexte
pour les accuser d’estimation
mensongère et les spolier du restant.

17

Si quelques-uns parvenaient à y
échapper, comme ils étaient réduits par
les contributions à une gêne étroite et à
une grande disette d’argent, ils se
trouvaient, eux aussi, en quelque sorte
dépouillés de tout. Voici encore une
autre chose qui eut lieu, chose pénible à
entendre, excessivement pénible â
subir : on donna à qui le voulut la
faculté de pouvoir, en cédant tout son
bien, en réclamer le tiers, c’est-à-dire
de ne rien recevoir du tout et en outre
de s’attirer des tracas. Comment, en
effet, lorsqu’on s’est laissé ouvertement

1123
arracher les deux tiers par force,
recouvrer le troisième, surtout les
ventes se faisant à vil prix ? Car, d’un
côte, le grand nombre de propriétés
mises en vente à la fois, dans un
moment où la plupart des citoyens
n’avaient ni or ni argent et ou le reste
n’osait acheter, par crainte de perdre
même le peu dont il paraîtrait
possesseur, faisait diminuer les prix ;
d’un autre côté, on vendait tout aux
soldats bien au-dessous de sa valeur.
Aussi parmi les simples particuliers
personne ne sauva rien qui vaille : car,
en outre des autres charges, ils avaient à
fournir pour la marine des esclaves
qu’il leur fallait acheter, quand ils n’en
avaient pas ; les sénateurs avaient à
entretenir les routes à leurs frais. Seuls,
les hommes de guerre regorgèrent de
richesses. Loin de se contenter de leur
solde, bien qu’elle fût parfaitement
suffisante, de leurs gratifications, bien
qu’ils en eussent reçu de fort
nombreuses, des larges récompenses
qu’on leur avait données pour les
meurtres, de la possession de terres
abandonnées, pour ainsi dire, à leur
dévolu, les uns réclamaient et
obtenaient les biens entiers des citoyens

1124
qui mouraient, les autres
s’introduisaient par violence dans la
famille de vieillards encore vivants et
sans enfants. Ils devinrent à tel point
insatiables et impudents que, Attis,
mère de César, étant morte alors et
avant été honorée de funérailles aux
frais de l’État, l’un d’eux osa demander
ses biens à César lui-même.

18

Telle était la conduite des triumvirs.


En même temps ils comblaient
d’honneurs le premier César. Car,
comme ils désiraient son pouvoir
souverain et qu’ils marchaient à grands
pas vers ce but, ils poursuivaient avec
acharnement le reste de ses meurtriers,
dans la pensée que, par là, ils se
ménageraient de loin pour l’avenir
impunité et sûreté pour leurs actes :
aussi, tout ce qui tendait à lui rendre des
honneurs, ils l’exécutaient avec
empressement, dans l’espoir d’en
obtenir un jour autant pour eux-mêmes,
et, dans cette intention, ils accumulaient
sur lui tous les honneurs qui lui avaient
été précédemment décernés, et ils en
ajoutèrent de nouveaux. Le premier jour

1125
de l’année, ils jurèrent eux-mêmes et
firent jurer aux autres de ratifier tous
ses actes (cette coutume, aujourd’hui
encore, s’observe à l’égard de tous
ceux qui se succèdent au pouvoir
suprême ou qui l’ont exercé, toutes les
fois qu’ils n’ont pas été notés
d’infamie), ils lui érigèrent un héroon
sur le Forum, à la place même où son
corps avait été brûlé, et promenèrent,
dans les jeux du cirque, une statue de
César avec une statue de Vénus. Quand
on annonçait de quelque part une
victoire, ils décrétaient des
supplications distinctes en l’honneur, et
de celui qui avait remporté cette
victoire, et de César, bien qu’il fût mort.
Ils contraignirent aussi tous les citoyens
à célébrer son jour natal, des couronnes
de laurier sur la tête et la joie sur le
visage, sous peine, pour ceux qui
négligeraient ce devoir, d’être, de par la
loi, dévoués à Jupiter et à César lui-
même ; et, si les coupables étaient
sénateurs ou fils de sénateurs, de payer
deux cent cinquante mille drachmes.
Bien plus, les jeux Apollinaires tombant
le même jour, on décréta de fêter, la
veille, la naissance de César, attendu
qu’un oracle sibyllin défendait de fêter

1126
ce jour-là un autre dieu qu’Apollon.

19

Tels furent les honneurs rendus à


César ; de plus, le jour de sa mort, jour
auquel le sénat avait toujours siégé, fut
réputé néfaste. On ferma sur-le-champ
la salle où il avait été tué, et, dans la
suite, on la convertit en latrines. On
bâtit encore, conformément au décret,
près du Comitium, la curie Julia, ainsi
appelée du nom du dictateur. En outre,
on ordonna qu’aucune image de César,
attendu qu’il était véritablement dieu, ne
serait portée aux funérailles de ses
parents, ainsi que cela s’était pratiqué
de toute antiquité et se pratiquait encore
à cette époque. On défendit d’entraîner
ou d’arracher par force celui qui, pour
s’assurer l’impunité, se serait réfugié
dans son héroon, privilège qui, si l’on
excepte ce qui eut lieu sous Romulus,
n’avait été accordé à aucun des dieux.
Cet endroit, d’ailleurs, bien que déclaré
asile, ne conserva, depuis
l’accroissement de la population, qu’un
nom sans valeur effective : car on
l’obstrua de façon que personne
désormais ne pût y entrer. Les triumvirs

1127
attribuèrent donc à César ces
privilèges, et accordèrent aux Vestales
celui d’être accompagnées chacune d’un
licteur, parce que l’une d’elles revenant
le soir chez elle, au sortir d’un souper,
avait été outragée par ignorance. Ils
nommèrent aussi aux magistratures
urbaines pour plusieurs années, afin
d’honorer par ce moyen leurs partisans
et, en assurant ainsi la succession des
magistrats, d’affermir leur pouvoir pour
un temps plus long.

Brutus et Cassius,

ce qu’ils firent avant

la bataille de

1128
Philippes

20

Une fois ces actes accomplis,


Lépidus resta à Rome, ainsi que je l’ai
dit, pour administrer les affaires de la
ville et celles de l’Italie ; César et
Antoine se mirent en campagne. Brutus
et Cassius. en effet, après leur
convention avec Antoine et le reste des
citoyens, étaient d’abord descendus au
Forum, où ils exercèrent leur préture
avec le même appareil qu’auparavant ;
puis, lorsque quelques citoyens eurent
commencé à s’irriter de la mort de
César, ils sortirent comme pour se
rendre en hâte dans les provinces qui
leur étaient confiées. Cassius,
cependant, était préteur urbain et n’avait
pas encore célébré les jeux
Apollinaires. Il les fit, bien qu’absent,
célébrer avec une grande magnificence
par son collègue Antoine, et, au lieu de
faire voile immédiatement pour quitter
l’Italie, il s’arrêta dans la Campanie

1129
avec Brutus, pour observer les
événements. Ils envoyèrent même à
Rome, en leur qualité de préteurs, des
lettres au peuple, jusqu’au moment où
César Octavien commença à s’occuper
des affaires et à s’attacher le peuple.
Alors, désespérant du gouvernement
populaire et redoutant César, ils
levèrent l’ancre. Athènes leur fit une
réception brillante : presque tous les
autres peuples leur rendaient des
honneurs pour ce qu’ils avaient fait,
mais les Athéniens leur décernèrent
publiquement des statues d’airain à côté
de celles d’Harmodius et d’Aristogiton,
comme à des imitateurs de ces héros.

21

Sur ces entrefaites, ayant appris que


César devenait de plus en plus fort,
Brutus et Cassius renoncèrent à se
rendre en Crète et en Bithynie où ils
étaient envoyés, parce qu’ils virent
qu’il n’y avait aucun secours important
à en tirer ; et comme, d’un autre côté, la
Syrie et la Macédoine, sans leur
appartenir, leur offraient une position
forte, de l’argent el des troupes, ils se
portèrent de ce côté. Cassius se dirigea

1130
vers les Syriens, parce qu’ils étaient
liés avec lui et ses amis depuis
l’expédition de Crassus ; Brutus
rangeait la Grèce et la Macédoine à son
parti. La gloire de ses actions et
l’espérance d’autres semblables lui
valurent l’obéissance des peuples ;
d’ailleurs un grand nombre de soldats.
les uns errants çà et là depuis la bataille
de Pharsale, les autres, venus avec
Dolabella et abandonnés ensuite pour
cause de maladie ou d’indiscipline,
avaient renforcé son armée, et il lui
était venu d’Asie de l’argent envoyé par
Trébonius. Avec ces ressources, il n’eut
pas de peine à soumettre la Grèce qui
n’avait pas même une armée digne de ce
nom ; quant à la Macédoine, il y vint au
moment où Caïus Antoine venait d’y
arriver, et où Q. Hortensius, qui la
gouvernait auparavant, était sur le point
d’en partir ; cependant il n’éprouva pas
de difficultés. Hortensius se joignit
aussitôt à lui, et Antoine, empêché qu’il
était par la prépondérance de César à
Rome de faire aucun acte de magistrat,
restait sans force. Vatinius commandait
aux Illyriens limitrophes de la
Macédoine, il partit de chez eux pour se
saisir de Dyrrachium. C’était un

1131
adversaire politique de Brutus ; il ne
put cependant lui causer aucun
dommage, car les soldats, qui le
haïssaient et le méprisaient parce qu’il
était malade, l’abandonnèrent. Brutus,
les prenant également avec lui, marcha
contre Antoine qui était à Apollonie,
gagna ses soldats comme il s’avançait à
sa rencontre, l’enferma dans les
murailles où il s’était réfugié et le prit
vivant par trahison, mais ne lui fit aucun
mal.

22

Après s’être ensuite emparé de toute


la Macédoine et de toute l’Épire, il
écrivit au sénat pour l’instruire de ce
qu’il avait fait et se soumettre à ses
décisions, lui, ses provinces et ses
soldats. Le sénat, qui commençait à se
défier de César, lui donna de grands
éloges et lui ordonna de prendre le
gouvernement de tous ces pays. Quand
il vit son autorité ainsi confirmée par un
sénatus-consulte, il sentit lui-même
s’augmenter son courage, et trouva les
sujets de Rome disposés à le secourir
sans hésitation. Tant que César sembla
faire la guerre â Antoine, il ne cessa

1132
d’envoyer vers lui pour l’exhorter à
résister à cet ennemi et à se réconcilier
avec lui ; lui-même il se tenait prêt à
faire voile pour l’Italie, quel que fût
l’endroit d’où l’appellerait le sénat.
Mais quand César fut empiétement
maître des affaires a Rome et qu’il se
fut mis à punir ouvertement les
meurtriers de son père, Brutus garda
son poste et songea aux moyens de
repousser avantageusement son attaque ;
il se montra plein de bonté dans
l’administration des autres provinces et
dans celle de la Macédoine, et fit
rentrer dans l’obéissance les légions
soulevées contre lui par Antoine.

23

Antoine, en effet, bien que Brutus ne


lui eût pas même enlevé les ornements
de la préture, au lieu de se contenter de
jouir tranquillement de l’impunité et des
honneurs qui lui étaient accordés,
provoqua une défection parmi les
soldats de Brutus : mais, découvert
avant d’avoir causé un grand mal, et
mis, après avoir été dépouillé de ses
ornements de préteur, en garde libre, de
crainte de nouveaux mouvements, loin

1133
de se tenir en repos, il recommença de
plus belle ses menées, à tel point qu’une
partie des soldats en vinrent aux mains
avec leurs camarades, et qu’une autre
partie marcha sur Apollonie dans
l’intention de l’en enlever. Ils ne purent
toutefois y réussir, car Brutus, instruit
de leur projet par des lettres qu’il
intercepta, emmena secrètement hors de
la ville Antoine qu’il jeta, comme une
personne malade, dans une litière
couverte : les soldats, n’ayant pu
trouver Antoine et redoutant Brutus,
s’emparèrent d’une colline au-dessus de
la ville. Brutus, après les avoir lui-
même amenés à se rendre, et, parmi les
plus audacieux, puni les uns de mort, et
chassé les autres de son armée, inspira
au reste des dispositions telles qu’ils se
saisirent de ceux qui avaient été
renvoyés et les mirent à mort comme
ayant été les principaux auteurs de la
sédition, et réclamèrent le questeur et
les légats d’Antoine.

24

Brutus ne leur en livra aucun, mais,


les jetant dans des barques, sous
l’apparence de les faire périr dans les

1134
flots, il les envoya en lieu sûr : d’un
autre côté, craignant que les soldats,
s’ils apprenaient les événements de
Rome, événements qu’on exagérait
d’une façon effrayante, ne fissent de
nouveau défection, il laissa dans
Apollonie Antoine sous la garde d’un
certain C. Clodius, et lui-même, avec le
gros et l’élite de son armée, se retira
dans la Macédoine supérieure d’où,
plus tard, il fit voile pour l’Asie, afin
de les emmener le plus loin possible de
l’Italie et de les nourrir aux dépens des
populations de cette province. Dans
cette circonstance il s’acquit, entre
autres alliances, celle de Déjotarus,
bien que ce prince fût arrivé à une
extrême vieillesse et eût refusé son
secours à Cassius. Pendant son séjour
en Asie, Gellius Publicola conspira
contre lui, et Marc Antoine essaya de
faire enlever son frère Lucius par des
émissaires. Clodius, ne pouvant plus
garder vivant son prisonnier, le tua, soit
de sa propre autorité, soit d’après
l’ordre de Brutus : car Brutus, à ce que
l’on rapporte, s’intéressa. d’abord, de
toutes les manières au salut d’Antoine,
mais, dans la suite, ayant appris la mort
de Décimus, il ne s’en occupa plus.

1135
Pour ce qui est de Gaius, il fut
découvert, mais ne subit aucun supplice,
car Brutus, qui avait toujours mis ce
Gellius au nombre de ses grands amis et
qui savait que son frère M. Messala
était tout dévoué à Cassius, lui accorda
son pardon. Cependant il trama un
complot contre Cassius aussi, mais
alors encore il ne lui arriva aucun mal.
La raison en est que sa mère Pola,
instruite à l’avance du complot,
craignant que Cassius. qu’elle aimait
beaucoup, n’en fut victime et que son
fils ne fût découvert, révéla d’elle-
même la conspiration à Cassius, et reçut
en retour la vie de son fils. Cependant
elle ne le rendit pas plus honnête ; car il
abandonna ses bienfaiteurs pour passer
à César et à Antoine.

25

Brutus donc. dès qu’il eut


connaissance de la tentative de Marc
Antoine et du meurtre de son frère,
craignit qu’il ne survint encore de
nouveaux mouvements dans la
Macédoine pendant son absence ; il se
hâta de revenir en Europe, où il prit
possession du territoire qui avait

1136
appartenu à Sadalus (Sadalus, mort sans
enfants, avait légué son royaume aux
Romains) ; il entreprit aussi une
expédition contre les Besses pour
tâcher de les punir du mal qu’ils lui
avaient fait, et de conquérir le titre et la
dignité d’Imperator, afin de faire, s’il
les obtenait, plus aisément la guerre à
César et à Antoine, double but qu’il
atteignit, aidé surtout du concours de
Rhascyporis, un des princes de ce pays.
Après être de là passé en Macédoine,
où il rétablit l’ordre, il retourna en
Asie. Tels furent les exploits de Brutus ;
de plus, il frappa des monnaies sur
lesquelles il fit graver un pileum et deux
poignards, pour montrer, par cette
image aussi bien pie par l’inscription,
qu’il avait, de concert avec Cassius,
affranchi sa patrie.

26

Dans ce même temps, Cassius,


prévenant Dolabella, passa en Asie
pour rejoindre Trébonius, et, avec
l’argent qu’il reçut de lui, rangea à son
parti un grand nombre des cavaliers que
Dolabella avait envoyés en avant-garde
en Syrie, ainsi que beaucoup d’autres

1137
appartenant aux Asiatiques et aux
Ciliciens. Par suite, il contraignit
Tarcondimotus et les Tarsiens à entrer
malgré eux dans son alliance ; car les
Tarsiens étaient tellement portés pour le
premier César et, â cause de lui, pour le
second, qu’ils avaient changé le nom de
leur ville en celui de Juliopolis.
Cassius donc, après avoir fait ces
choses, vint en Syrie, et là, réduisit sans
coup férir tous les peuples et toutes les
armées. Car, voici quelle était alors la
situation en Syrie. Cécilius Bassus, de
l’ordre équestre, après avoir servi sous
Pompée et s’être retiré à Tyr, y
séjournait secrètement dans l’entrepôt.
Le gouverneur de la Syrie était Sextus :
il était questeur et parent de César qui,
lors de son expédition contre Pharnace,
à son retour de l’Égypte. lui avait donné
l’administration de toutes ces contrées.
Bassus donc se tint d’abord tranquille,
satisfait de ce qu’on le laissât vivre ;
puis, quand il eut réuni autour de lui
quelques-uns de ceux de son parti, qu’il
se fut attaché des soldats de Sextus
venus, les uns à une époque, les autres à
une autre, en garnison dans la ville,
comme on recevait d’Afrique beaucoup
de nouvelles fâcheuses sur le compte de

1138
César, il ne se contenta plus de sa
condition présente ; mais, soit pour
favoriser Scipion. Caton et les
Pompéiens, soit pour se faire â lui-
même une certaine puissance. il excita
un soulèvement. Découvert par Sextus
avant d’être prêt, il dit qu’il rassemblait
des secours pour Mithridate de Pergame
contre le Bosphore, et, ayant réussi a se
faire croire, il fut relâché. Après cela, il
feignit des lettres envoyées par Scipion,
lettres d’après lesquelles il annonçait
que César avait été défait et était mort
en Afrique ; le gouvernement de la
Syrie, ajoutait-il, lui avait été confié à
lui-même. Par cet artifice, il s’empara
de Tyr avec l’aide des soldats qu’il
avait mis dans ses intérêts ; de là,
marchant contre les troupes de Sextus, il
tomba sur lui à l’improviste et fut mis
en déroute et blessé. A la suite de cet
échec, il n’essaya plus d’agir par la
force ; mais, par le moyen d’émissaires
qu’il envoya aux soldats, il s’en
concilia si bien un certain nombre
qu’ils tuèrent Sextus de leur propre
main.

27

1139
Sextus mort, Bassus attira a lui toutes
les troupes à peu d’exceptions près, car
il poursuivit celles qui, étant en
quartiers d’hiver à Apamée, s’étaient,
avant son arrivée, retirées en Cilicie,
sans pouvoir les amener à son parti. A
son retour en Syrie, il prit le titre de
préteur et fortifia la ville d’Apamée,
pour s’en faire une place de guerre. Il
leva, non seulement parmi les hommes
libres, mais aussi parmi les esclaves,
ceux qui étaient en âge, ramassa de
l’argent et se procura des armes. Il était
ainsi occupé, quand un certain C.
Antistius vint l’assiéger. Après des
combats où la chance fut a peu près
égale et où ni l’un ni l’autre ne purent
obtenir aucun avantage sérieux, ils
suspendirent la lutte bien que sans
aucune convention, pour faire venir des
renforts. Antistius eut pour lui ceux des
habitants du pays qui étaient favorables
à César, et les soldats que celui-ci
envoya de Rome ; Bassus, l’Arabe
Alchaudonius. Alchaudonius, en effet,
qui précédemment avait, comme je l’ai
rapporté, traité avec Lucullus, et avait
ensuite prêté secours aux Parthes contre
Crassus, fut alors appelé par les deux
partis à la fois : arrivé au milieu de la

1140
ville et des légions, avant de donner
aucune réponse, il mit son alliance aux
enchères, et, comme Bassus donnait
davantage, il se joignit à lui et avec ses
archers remporta un avantage signalé.
Les Parthes aussi vinrent au secours de
Bassus qui les avait appelés, sans
cependant rester longtemps avec lui a
cause de l’hiver ; aussi ne fit-il rien
d’important. Bassus. après avoir un
instant eu l’avantage, fut ensuite assiégé
par M. Crispus et par L. Statius Murcus.

28

Les choses étaient dans cet état,


lorsque survint Cassius qui gagna
aussitôt toutes les villes à sa cause, tant
par la renommer de ce qu’il avait fait
étant questeur que par toutes ses autres
sortes de célébrité, et n’eut pas de peine
à s’adjoindre les légions de Bassus et
celles des autres. Tandis qu’il avait
toutes ses troupes campées dans un seul
endroit, il tomba tout à coup du ciel une
grande pluie, et, pendant ce temps, des
sangliers, se précipitant par toutes les
portes a la fois, renversèrent et
bouleversèrent tout dans son camp : en
sorte que quelques-uns virent dans ces

1141
sangliers un présage de la puissance
qu’il allait obtenir sur le moment et de
la catastrophe qui devait suivre. Maître
de la Syrie, il marcha coutre la Judée,
ou il avait appris que se dirigeaient les
soldats laisses en Égypte par César, et
les fit sans efforts passer, eux et les
Juifs, dans son parti. Ensuite il
congédia, sans leur faire aucun mal,
Bassus, Crispus et les autres. qui
refusaient de s’allier avec lui ; quant à
Statius, il lui conserva la dignité qu’il
avait en venant le trouver, et, de plus,
lui donna le commandement de sa flotte.
Cassius, de la sorte, devint puissant en
peu de temps : il écrivit à César en vue
d’une réconciliation, et au sénat au sujet
des affaires présentes une lettre
semblable a celle de Brutus. C’est
pourquoi le sénat lui confirma le
gouvernement de la Syrie et lui décerna
la conduite de la guerre contre
Dolabella.

29

Le gouvernement de la Syrie avait été


confié à Dolabella, et il était consul
quand il partit de Rome, mais, s’étant
attardé en traversant la Macédoine et la

1142
Thrace pour se rendre dans la province
d’Asie, prolongea son séjour. La
nouvelle du sénatus-consulte. qui lui
parvint lorsqu’il y était encore, fit qu’au
lieu d’aller en Syrie, il resta en Asie, où
il s’empara si bien de l’esprit de
Trébonius que, lui ayant donné une
haute opinion de sa bienveillance à son
égard, il reçut pour ses troupes des
vivres qui lui furent volontairement
fournis, et vécut sans crainte en société
avec lui. Comme, par suite de ces
rapports, Trébonius était plein de
confiance et ne se tenait pas sur ses
gardes. Dolabella s’empara tout à coup,
la nuit. de Smyrne où ils résidaient, tua
Trébonius, dont il jeta la tête au pied de
la statue de César, et se rendit ensuite
maître de toute l’Asie. A Rome, quand
on fut instruit de ces événements, on
déclara la guerre à Dolabella ; car
César n’avait encore ni vaincu Antoine
ni mis la main au gouvernement de la
République. On fixa un terme à ceux qui
étaient avec lui pour renoncer a son
amitié sous peine d’être, eux aussi,
traités en ennemis ; les consuls reçurent
ordre de prendre la conduite générale
de la guerre contre lui, quand ils
auraient terminé les affaires présentes,

1143
car on ignorait encore que Cassius était
en possession de la Syrie : les
gouverneurs de provinces limitrophes
devaient, dans l’intervalle, l’empêcher
d’augmenter ses forces : lorsqu’ensuite
on eut connaissance des succès de
Cassius, avant que ces gouverneurs
eussent pu rien faire, on rendit le décret
dont j’ai parlé.

30

Quant à Dolabella, devenu ainsi


maître de l’Asie, il vint en Cilicie,
tandis que Cassius était en Palestine, et,
avant pris Tarse qui se rendit
volontairement, vainquit plusieurs des
garnisons que Cassius avait à Égées et
se jeta sur la Syrie. A Antioche, il fut
repoussé par les troupes qui gardaient
la ville, mais il prit Laodicée sans coup
férir, attendu l’amitié qu’avaient les
habitants pour le premier César.
Puissant durant quelques jours, par suite
de ces succès entre autres avantages, il
avait su sa flotte arriver promptement
d’Asie, il passa à Aradus pour s’y
procurer de l’argent et des vaisseaux :
là, surpris avec une poignée de gens, il
courut risque de la vie. Dans sa fuite, il

1144
fut rencontré par Cassius, qui s’avançait
contre lui. et défait dans l’engagement
qui s’ensuivit. S’étant enfermé dans
Laodicée, il en soutint le siège,
complètement coupé du côté du
continent (quelques Parthes, entre autres
peuples, prêtèrent secours à Cassius),
mais resté puissant néanmoins par les
vaisseaux d’Asie et par ceux d’Égypte
que lui envoya Cléopâtre, et, de plus,
par l’argent qui lui était venu de sa
part ; jusqu’au moment où Statius
rassembla sa flotte, et, pénétrant dans le
port de Laodicée, vainquit les troupes
opposées à son attaque. et lui ferma
également la mer. Ayant alors les vivres
coupés des deux côtés. il fut réduit à
tenter une sortie par manque du
nécessaire, mais promptement rejeté
dans ses murs, et voyant qu’on les
livrait à l’ennemi, il craignit d’être pris
vif et se donna la mort. M. Octavius,
son lieutenant, se tua comme lui.
Cassius leur accorda la sépulture, bien
qu’ils eussent jeté Trébonius sans la lui
accorder ; ceux qui avaient combattu
avec eux et qui survécurent, bien qu’a
Rome on les eut déclarés ennemis de
l’État, obtinrent la vie sauve et
l’impunité. Les Laodicéens, non plus,

1145
n’eurent d’autre mal à souffrir qu’une
contribution en argent. De même, aucun
autre de ceux qui, dans la suite,
conspirèrent en grand nombre contre
Cassius ne fut puni.

31

Sur ces entrefaites, les habitants de


Tarse essayèrent de barrer le passage
du Taurus à Tillius Cimber, l’un des
meurtriers de César, alors gouverneur
de Bithynie, qui venait en hâte au
secours de Cassius : puis, ayant, par
crainte, abandonné les défilés, ils firent
sur le moment un traité avec Cimber,
croyant qu’il était en force, mais s’étant
ensuite aperçus du petit nombre de ses
soldats, ils refusèrent de le recevoir
dans leur ville et de lui fournir des
vivres. Cimber, après avoir élevé une
forteresse contre eux, s’en alla, estimant
qu’il valait mieux secourir Cassius que
d’emporter la ville ; les Tarsiens alors,
se mettant en campagne, lui firent tête et
marchèrent contre Adana, ville voisine
et toujours en différend avec eux, sous
prétexte qu’elle tenait pour Cassius. A
cette nouvelle. Cassius envoya d’abord
contre eux L. Rufus, car Dolabella

1146
visait encore : plus tard, il y vint en
personne, et, comme déjà ils s’étaient
rendus à Rufus sans combat, il ne leur
fit aucun mal et se contenta d’enlever
tout l’argent des particuliers et tout
l’argent de l’État. A la suite de ces
événements, les Tarsiens reçurent des
triumvir (ils étaient déjà en possession
des affaires à Rome) des éloges et
l’espérance d’un dédommagement pour
ce qu’ils avaient perdu : Cléopâtre,
pour avoir envoyé des Secours à
Dolabella, obtint que son fils qu’on
nommait Ptolémée et qu’elle prétendait
avoir eu de César et que, pour ce motif,
elle appelait Césarion, fût proclamé roi
d’Égypte.

32

Cassius, après avoir mis ordre aux


affaires de Syrie et de Cilicie, se rendit
en Asie auprès de Brutus. Car,
lorsqu’ils apprirent la conjuration des
triumvirs et furent informés des décrets
portés contre eux, ils se réunirent en ce
pays et agirent avec plus de concert :
ayant le même motif de faire la guerre,
s’attendant au même danger et n’ayant
pas encore alors renoncé au dessein de

1147
défendre la liberté du peuple romain,
pleins d’ailleurs du désir de renverser
cette association de trois hommes qui
commettaient de telles atrocités, ils n’en
furent que plus disposés à unir leurs
projets et leurs efforts. En somme, ils
résolurent de se rendre en Macédoine et
d’empêcher l’ennemi d’y arriver, ou de
passer eux-mêmes les premiers en
Italie. Mais comme on disait les
triumvirs encore occupés a rétablir
l’ordre à Rome, et que Sextus, qui les
observait de prés, leur donnerait, à ce
qu’ils croyaient, assez à faire, au lieu
d’exécuter immédiatement leur projet.
ils se mirent à courir le pays et
envoyèrent des émissaires chez les
peuples qui ne s’étaient pas encore
rangés a leur parti, afin de les attirer à
eux et de ramasser de l’argent.

33

Les autres peuples de ces contrées,


même ceux dont on ne s’était pas
occupé auparavant, se rangèrent tous
immédiatement de leur côté : mais
Ariobarzane, les Rhodiens et les
Lyciens, sans opposer aucune
résistance, refusèrent de s’allier avec

1148
eux. Brutus et Cassius les soupçonnant
d’être, à cause des bienfaits qu’ils
avaient reçus du premier César,
favorables à leurs ennemis, et craignant
qu’en leur absence ils n’excitassent
quelques troubles et ne poussassent les
autres à la défection, résolurent de se
tourner contre eux d’abord, espérant,
grâce à la grande supériorité de leurs
armes et aux bienfaits qu’ils
prodiguèrent, les réduire promptement
par la persuasion ou par la force.
Cassius, bien que les Rhodiens eussent
de leur marine une opinion assez haute
pour être allés avec leurs vaisseaux au-
devant de lui jusque sur le continent et
lui montrer les entraves qu’ils
apportaient pour les nombreux captifs
dont ils comptaient s’emparer, les défît
néanmoins sur mer, d’abord auprès de
Mynde, puis sous les murs mêmes de
Rhodes, avec l’aide de Statius, le
nombre et la grandeur des vaisseaux
l’ayant emporté sur l’expérience. Après
cela, il passa lui-même dans l’île, sans
leur faire aucun mal ils n’opposèrent
pas de résistance, (et le séjour qu’il
avait fait parmi eux au temps de son
éducation le rendait bienveillant à leur
égard) ; il leur enleva seulement leurs

1149
vaisseaux et leurs richesses tant
profanes que sacrées, à l’exception du
char du Soleil. Quant à Ariobarzane.
dont il s’empara ensuite, il le fit mettre
à mort.

34

Brutus, de son côté, défit dans une


bataille l’armée commune des Lyciens
qui était venue à sa rencontre, lui prit
d’emblée, sur ses frontières mêmes, son
camp où elle s’était réfugiée ; puis il
s’empara de la plupart des villes sans
coup férir, mais il dut investir Xanthe.
Les Xanthiens, dans une sortie, ayant
lancé le feu sur ses machines et décoché
des flèches et des javelots, lui firent
courir le plus grand danger. Bien plus,
il était perdu sans ressource, si ses
soldats, sautant tout à coup à travers les
flammes, n’eussent, contre toute attente,
fondu sur l’ennemi armé a la légère et
ne l’eussent refoulé dans l’enceinte de
ses murs, où, se précipitant avec lui, ils
lancèrent le feu sur quelques maisons, et
frappèrent de terreur ceux qui
assistaient à ce spectacle, tandis qu’à
ceux qui étaient au loin ils donnaient
lieu de croire que tout était pris : car

1150
alors les habitants eux-mêmes
incendièrent volontairement le reste, et
la plupart se donnèrent la mort les uns
aux autres. Après cela, Brutus se
dirigea vers les Pataréens et les exhorta
à être ses amis ; comme ils ne
l’écoutèrent pas (les esclaves et, parmi
les hommes libres, les pauvres qui
avaient obtenu, les uns la liberté, les
autres l’abolition de leurs dettes,
s’opposaient à un traité), il commença
par leur envoyer les prisonniers
xanthiens (beaucoup leur étaient parents
par alliance), dans l’espoir de les
amener par eux à son parti ; puis,
s’apercevant qu’ils n’en étaient pas plus
disposés à capituler, bien qu’il rendit à
chacun ses parents sans rançon, il
établit au pied même des murailles,
dans un endroit sûr, un lieu d’exposition
où il amena l’un après l’autre les
principaux d’entre ses prisonniers, afin
d’arriver par là à émouvoir les
Pataréens. Ce moyen ne lui avant pas
réussi davantage, il se décida, après en
avoir vendu un petit nombre, à mettre le
reste en liberté. Voyant cela, ceux qui
étaient dans l’intérieur de la ville
cessèrent la résistance et embrassèrent
aussitôt sa cause comme celle d’un

1151
honnête homme, sans qu’il leur infligeât
d’autre châtiment qu’une amende
pécuniaire. Les Myriens les imitèrent
également après qu’il eut relâché leur
stratège fait prisonnier dans le port
maritime. Le reste du pays ne tarda pas
à se soumettre de même.

35

Ces exploits accomplis, ils revinrent


l’un et l’autre en Asie ; puis, après
s’être, dans un entretien particulier,
mutuellement exposé tous les sujets de
défiance que les calomnies, ainsi que
cela arrive ordinairement en semblables
occurrences, leur avaient inspirés a l’un
contre l’autre, et les avoir dissipés, ils
se hâtèrent de se rendre en Macédoine.
Ils y furent devancés par C. Norbanus et
Décidius Saxa, qui traversèrent la mer
Ionienne avant l’arrivée de Statius,
occupèrent tout le pays jusqu’au Pangée
et établirent leur camp près de
Philippes. Cette ville est située au pied
du Pangée et du Symbolon : ce lieu est
en effet nommé Σύμβολον (signe de
ralliement) parce que cette montagne
συμβάλλει (rallie) une autre montagne
qui s’étend dans l’intérieur des terres :

1152
il se trouve entre Naples et Philippes.
L’une de ces villes est au bord de la
mer, en face de Thasos : l’autre est
bâtie dans l’intérieur des montagnes, au
milieu d’une plaine. Aussi Brutus et
Cassius (Saxa et Norbanus s’étaient
d’avance saisi de ce passage qui était le
plus court) n’essayèrent pas même de
traverser de ce côté : ils firent le tour
jusqu’à un autre passage plus long, vers
l’endroit nommé les Crénides, et
trouvèrent la aussi une garnison : cette
garnison forcée, ils parvinrent dans
l’intérieur de la montage, et,
s’approchant de la ville par les
hauteurs, y assirent leur camp chacun
séparément, si l’on peut s’exprimer
ainsi, puisque. en réalité, ils n’eurent
qu’un seuil et unique retranchement. Ils
divisèrent, en effet, leur camp en deux,
afin d’avoir les soldats mieux rangés et
plus dociles au commandement ; mais,
tout l’espace compris entre eux étant
entouré d’un fossé et d’une palissade, la
ligne d’enceinte tout entière des uns et
des autres n’en formait qu’une seule et
leur donnait une commune sûreté.

36

1153
Ils étaient bien supérieurs en nombre
aux ennemis alors présents ; aussi ils
s’emparèrent du Symbolon après les
avoir délogés de cette position, reçurent
plus promptement les vivres par la voie
de la mer et en tirèrent de la plaine par
des incursions. Car Norbanus et Saxa
n’osèrent pas engager contre eux une
action générale, et se contentèrent de les
faire charger, à l’occasion, par leur
cavalerie, sans rien tenter de décisif :
ils songeaient plutôt à garder leur armée
qu’a l’exposer aux chances d’un
combat, pendant qu’ils mandaient â
César et à Antoine de venir en hâte.
Ceux-ci, tant que par leurs informations
ils surent Brutus et Cassius occupés
avec les Lyciens et les Rhodiens,
pensaient que la guerre était encore
éloignée, et, sans se presser, ils avaient
envoyé en avant Saxa et Norbanus en
Macédoine. Mais, quand ils virent les
Lyciens et les Rhodiens soumis. ils leur
donnèrent des éloges, leur promirent
une gratification en argent, et partirent
eux-mêmes aussitôt de Rome. Mais,
s’étant attardés, Antoine à Brindes, où il
était arrêté par Statius, et César â
Rhégium, où il s’était porté contre
Sextus qui occupait la Sicile et tentait

1154
de passer en Italie, ils perdirent du
temps.

Comment Brutus

et Cassius furent

vaincus par César, et

moururent

37

Or donc, comme Sextus ne leur


semblait pas facile à vaincre, et que, du
côté de Brutus et de Cassius, les
affaires les pressaient plus vivement, ils

1155
laissèrent une portion de leur armée
pour garder l’Italie, et, avec le gros de
leurs troupes, passèrent sans danger la
mer Ionienne. César étant tombé malade
à Dyrrachium fut laissé en arrière,
Antoine poussa jusqu’à Philippes et
apporta sur-le-champ une certaine force
aux siens ; mais un échec dans une
embuscade contre quelques fourrageurs
ennemis lui fit perdre courage a lui-
même. A cette nouvelle, César,
craignant également qu’Antoine
n’essuyât une défaite en combattant
isolement ou qu’il ne remportât une
victoire : dans le premier cas, il voyait
Brutus et Cassius, dans le second,
Antoine tout-puissant contre lui, se hâta
d’aller le rejoindre, bien qu’il sr
trouvât encore mal rétabli. Son arrivée
rendit le courage aux soldats d’Antoine,
et, comme les deux chefs crurent qu’il y
avait péril à camper séparément, ils
réunirent leurs trois corps d’armée dans
un seul endroit et dans un seul
retranchement. Les camps ainsi placés
vis-à-vis l’un de l’autre, il y eut, des
deux côtés, quelques sorties et quelques
escarmouches fortuites ; mais, pendant
quelque temps, il ne se livra aucune
bataille rangée, bien que César et

1156
Antoine eussent hâte d’engager une
action ; car, s’ils étaient plus forts que
l’ennemi par leurs troupes, ils avaient
moins d’approvisionnements, attendu
que, leur flotte se trouvant engagée
contre celle de Sextus, ils n’étaient pas
maîtres de la mer.

38

Ces motifs et la crainte que Sextus,


qui occupait la Sicile et tentait de
passer en Italie, ne s’emparât de ce
pays, s’ils tardaient, et ne vînt en
Macédoine, enflammaient leur
impatience. Quant à Cassius et à Brutus,
ils ne redoutaient pas un combat (car,
s’ils étaient inférieurs pour la valeur
des soldats, ils avaient l’avantage pour
le nombre) : d’un autre côté,
considérant la situation de l’ennemi et
la leur (chaque jour il leur arrivait des
alliés, et leurs vaisseaux leur
fournissaient des vivres en abondance),
ils différaient dans l’espoir de
remporter peut-être la victoire sans
danger et sans perte d’hommes ; car,
comme ils aimaient véritablement le
peuple et qu’ils combattaient contre des
concitoyens, ils ne songeaient pas moins

1157
à leurs adversaires qu’à leurs propres
soldats, et ils désiraient procurer aux
uns et aux autres le salut et la liberté. Ils
restèrent donc quelque temps en
suspens, sans vouloir en venir aux
mains. Cependant, comme leurs troupes,
composées en majeure partie de
peuples soumis, étaient fatiguées du
retard et pleines de mépris pour des
ennemis qui avaient fait dans l’intérieur
des retranchements la lustration
ordinaire avant une bataille comme s’ils
y eussent été obligés par la frayeur,
brûlaient de combattre. et parlaient, si
l’on tardait plus longtemps,
d’abandonner l’armée et de se séparer,
ils se virent, malgré eux, contraints
d’engager l’action.

39

Que cette bataille ait été la plus


grande et la plus importante de toutes
celles qui eurent lieu dans les guerres
civiles entre les Romains, on peut
justement se le figurer. Ce n’est pas
qu’elle l’ait emporté par le nombre ou
par la valeur des combattants (il y eut
maintes fois en présence des
combattants bien plus nombreux et bien

1158
plus braves) : mais c’est que la liberté
et la république étaient ici, plus
qu’elles ne l’avaient jamais été, le motif
de la guerre. On en vint donc de
nouveau aux mains comme auparavant ;
mais, dans les luttes précédentes, il
s’agissait de décider à qui on obéirait,
au lieu que, dans la circonstance
actuelle, un parti conduisait le peuple
romain à la domination d’un seul, tandis
qu’un autre s’efforçait de lui rendre son
indépendance. Aussi le peuple, bien que
n’ayant été vaincu par aucune nation
étrangère, ne leva-t-il plus désormais la
tête à un langage vraiment libre (les
sujets et les alliés qui prirent part à la
lutte n’étaient, en quelque sorte, que
l’accessoire des citoyens romains) :
supérieur et, en même temps, inférieur à
lui-même, il fut lui-même l’auteur et la
victime de sa chute, et à partir de ce
moment l’esprit populaire se perdit,
tandis que l’esprit monarchique se
fortifia. Je ne prétends pas dire par là
que cette défaite ne fut pas alors utile
pour les Romains. Que dire, en effet. de
ceux qui combattirent des deux côtés,
sinon que des Romains furent vaincus et
que ce fut César qui remporta la
victoire ? Les Romains, dans la position

1159
où se trouvait la république, n’étaient
plus capables de concorde ; car il n’est
pas possible qu’un gouvernement
purement populaire, parvenu à un
empire aussi excessif, puisse se
maintenir dans les bornes de la
modération. Plus d’une lutte pareille,
engagée pour plus d’une raison, aurait
inévitablement amené la servitude ou la
ruine.

40

Les prodiges, d’ailleurs, qui


arrivèrent alors, témoignent assez que,
pour les Romains, cette bataille fut de
la plus haute importance : la divinité,
suivant sa coutume de presque toujours
annoncer à l’avance les événements
extraordinaires, leur prédit exactement,
à Rome et en Macédoine, les résultats
de cette lutte. A Rome, le soleil tantôt
diminuait et devenait très petit, tantôt il
se montrait grand et triple, parfois
même il brilla la nuit : la foudre frappa,
entre autres endroits, l’autel de Jupiter
Victorieux : des torches traversèrent le
ciel ; le son des trompettes, le cliquetis
des armes, le cri des armées, se
faisaient entendre, la nuit, dans les

1160
jardins de César et dans ceux
d’Antoine, voisins les uns des autres,
sur les bords du Tibre. De plus, un
chien, traînant le cadavre d’un autre
chien, près du temple de Cérès, creusa
la terre avec ses pattes et l’y enfouit ; un
enfant naquit avec dix doigts à chaque
main ; une mule mit au monde un
monstre à deux natures, semblable pour
la partie de devant à un cheval, et à un
mulet pour le reste du corps. Le char de
Minerve se brisa en revenant des jeux
du cirque au Capitole, la statue de
Jupiter sur le mont Albain répandit du
sang de son épaule et de sa main droites
dans le temps même des Féries Latines.
Outre ces présages donnés par la
divinité, des fleuves se tarirent
complètement dans le pays même qu’ils
arrosent, d’autres se mirent à remonter
leur cours. A ces mêmes présages
semblèrent se rapporter aussi toutes les
actions que les hommes firent par l’effet
du hasard : pendant les Féries Latines,
le préfet de la ville célébra les Latiares,
bien que ce ne fût ni dans ses
attributions ni a l’époque habituelle :
les édiles plébéiens donnèrent, en
l’honneur de Cérès, des combats de
gladiateurs en remplacement des jeux

1161
du cirque. Tels étaient les prodiges qui
avaient lieu à Rome : on y répandit, de
plus, avant comme après, certains
oracles qui avaient trait au
renversement de la république ; en
Macédoine (car le Pangée et le pays qui
l’entoure sont censés en faire partie),
d’innombrables abeilles enveloppèrent
le camp de Cassius : lors de la
lustration de l’armée, on lui mit sur la
tète sa couronne à l’envers : un enfant
qui, dans une de ces processions
habituelles aux soldats, portait une
Victoire, fit une chute. Mais ce qui. plus
que tout le reste, annonça leur perte, au
point que leurs adversaires eux-mêmes
le remarquèrent. c’est qu’un grand
nombre de vautours et autres oiseaux
qui mangent les cadavres voltigeaient
sans cesse au-dessus d’eux seulement et
dirigeaient sur eux leurs regards, faisant
entendre des cris et des sifflements
terribles qui donnaient le frisson.

41

C’était pour ce parti autant de


présages de malheur ; l’autre n’eut, que
je sache du moins, aucun prodige, mais
il eut des songes tels que ceux-ci. Un

1162
homme de la Thessalie crut que le
premier César lui ordonnait de dire au
jeune César que la bataille aurait lieu le
surlendemain, qu’il eût à prendre
quelqu’un des objets qu’il portait étant
dictateur. Ce fut pour ce motif que
César mit aussitôt a son doigt l’anneau
de son père et le porta souvent dans la
suite. Voilà ce que vit cet homme. Le
médecin qui soignait César crut que
Minerve lui commandait de le faire
sortir de sa tente, quoique alors encore
mal portant, et de le placer devant la
ligne de bataille : ce fut ce qui le sauva.
Car, si, pour les autres, rester dans leur
camp et dans leurs retranchements c’est
le salut, tandis que courir aux armes et
aux combats c’est le danger, le contraire
arriva pour César : sa sortie hors des
retranchements et sa présence au milieu
des soldats, bien qu’il se tînt
difficilement debout, même sans armes,
par suite de sa faiblesse, le tira
évidemment du péril.

42

Voici comment la chose se passa.


Rien n’était décidé relativement au jour
de la bataille : cependant tous, à

1163
l’aurore, comme par suite d’une
convention, prirent leurs armes,
s’avancèrent, pareils à des lutteurs,
dans la plaine qui séparait les deux
armées, et, là, se rangèrent
tranquillement en bataille. Quand ils
furent en présence les uns des autres,
les généraux des deux côtés, leurs
lieutenants et les autres chefs inférieurs
s’adressèrent à leurs soldats tantôt en
masse, tantôt eu particulier, leur
prodiguant et des exhortations
nécessaires à l’instant du combat et des
encouragements appropriés aux
conséquences qu’on en attendait,
comme pouvaient le faire des gens sur
le point de s’exposer au danger et
inquiets de l’avenir. Les discours furent
tous dans le même sens, car il n’y avait
pareillement de part et d’autre que des
Romains avec leurs alliés. Il n’y eut
qu’une seule différence, c’est que, dans
les rangs de Brutus, les chefs mettaient
sous les eux des leurs la liberté, la
république, l’affranchissement de la
tyrannie et du despotisme, tous les
avantages de l’égalité et tous les
inconvénients de la monarchie, choses
qui leur étaient connues, soit pour en
avoir fait eux-mêmes l’expérience, soit

1164
pour avoir entendu dire que d’autres les
avaient éprouvées ; et, leur montrant
séparément ces avantages et ces
inconvénients, ils les conjuraient de
rechercher ceux-ci et d’éviter de subir
ceux-là, de rechercher les uns et de fuir
les autres : l’ennemi, au contraire,
exhortait son armée à punir les
meurtriers, à s’emparer des biens de
leurs adversaires, à désirer l’empire sur
tous leurs concitoyens ; ils lui
promettaient en outre, et c’était
l’encouragement le plus puissant, un
don de cinq mille drachmes.

43

Après cela, commença la distribution


des tessères aux soldats (celles de
Brutus portaient le mot Liberté, celles
des autres, le mot, quel qu’il soit, qui
fut donné) ; ensuite, un trompette seul,
de chaque côté. donna le signal : quant
aux autres, ils se firent entendre ainsi :
d’abord les trompettes, qui, placés dans
un endroit circulaire, sonnèrent l’ordre
de se former en rangs et de se tenir
prêts, puis ceux qui excitaient l’ardeur
des soldats et les animaient au combat.
Ensuite il y eut tout à coup un profond

1165
silence, et, un instant après, éclatèrent
des sons perçants et une clameur
s’éleva de part et d’autre dans les
rangs. Les légionnaires, poussant leur
cri de guerre, frappèrent leurs boucliers
de leurs javelots qu’ils se lancèrent
mutuellement, les frondeurs aussi et les
archers décochèrent leurs flèches et
leurs pierres. La cavalerie donna
ensuite à son tour, puis le corps de
soldats cuirassés, qui, marchant
derrière elle, en vint aux mains le
dernier.

44

Les corps se heurtèrent et les épées


se croisèrent, les soldats, au
commencement, visant à blesser sans
être eux-mêmes blessés (ils voulaient, à
la fois, tuer leurs ennemis et sauver leur
propre vie) : puis, quand leur ardeur se
fut augmentée et que leur courage se fut
enflammé, marchant à la rencontre les
uns des autres sans désordre, mais sans
prendre soin de leur sûreté, et, ne
s’inquiétant pas d’eux-mêmes, pourvu
qu’ils fissent périr leurs adversaires. Il
y en avait aussi qui jetaient leurs
boucliers, et, saisissant un antagoniste,

1166
l’entraînaient par son casque et le
frappaient dans le dos : d’autres lui
arrachaient les défenses qui le
couvraient et lui perçaient la poitrine :
d’autres même, s’emparant de l’épée de
l’ennemi, lui enfonçaient la leur au
travers du corps, comme s’ils n’eussent
pas eu d’armes : d’autres exposaient
aux blessures une partie de leur corps,
pour être plus libres dans l’usage du
reste. Quelques-uns, s’enlaçant à leurs
adversaires, s’enlevaient à l’un et à
l’autre les moyens de frapper, et
périssaient par l’enchevêtrement de
leurs épées et de leurs corps. Les uns
mouraient d’un seul coup, les autres de
plusieurs, sans avoir le sentiment de
leurs blessures (la mort prévenait la
douleur) et sans gémir sur leur sort, car
ils n’avaient pas le temps de souffrir.
Celui qui en tuait un autre ne songeait
pas, dans le transport subit de sa joie,
qu’il allait peut-être mourir à son tour.
Ceux qui tombaient s’endormaient dans
l’insensibilité sans comprendre leur
malheur.

45

Des deux côtés, on restait ferme à son

1167
poste ; ni les uns ni les autres ne
songeaient à reculer ou à poursuivre ;
tous, à l’endroit même où ils se
trouvaient placés, portaient et
recevaient des blessures, donnaient et
recevaient la mort, jusque bien avant
dans le jour. Si, comme il arrive eu
pareille circonstance, tous en fussent
venus aux mains avec tous, ou bien si
Brutus eût été opposé à Antoine et
Cassius à César, la lutte eût sans doute
été égale. Au lieu de cela, Brutus chassa
de ses positions César malade, tandis
qu’Antoine vainquit Cassius, qui lui
était fort inférieur pour l’habileté à la
guerre. Il n’y eut pas alors partout à la
fois victoire complète de l’un des deux
partis sur l’autre ; chacun deux à son
tour éprouva, pour ainsi dire, le même
sort : chacun d’eux, en effet, fut
vainqueur et vaincu, mit en déroute ceux
qui lui étaient opposés et fut mis en
déroute par lui ; il y eut poursuite et
déroute de part et d’autre : de chaque
côté le camp fut pris. Les combattants
étaient si nombreux qu’ils occupaient la
plus grande partie de la plaine, de sorte
que ceux d’un même parti ne se
voyaient pas les uns les autres. Dans le
combat, chacun ne connut que ce qui le

1168
regardait personnellement. Aussi, quand
arriva la déroute, les deux armées
s’enfuirent en sens inverse, sans
retourner sur leurs pas, chacune dans
ses retranchements, situés à une grande
distance les uns des autres, ce qui, joint
à l’immense poussière qui s’éleva, fit
qu’elles ignorèrent l’issue de la
bataille : ceux qui étaient vainqueurs
crurent que tout était emporté, et ceux
qui étaient défaits, que tout était perdu :
ils ne connurent ce qui s’était passé
qu’au moment où leur camp fut pillé et
où ceux qui étaient vainqueurs se
rencontrèrent mutuellement à leur
retour, de part et d’autre, dans leurs
propres retranchements.

46

Pour ce qui regarde la bataille, les


deux partis remportèrent la victoire et
essuyèrent une défaite ; car ils n’en
vinrent plus aux mains pour le moment.
mais aussitôt que, s’étant vus les uns les
autres à leur retour, ils connurent ce qui
était arrivé, ils se retirèrent chacun de
leur côté sans qu’aucun d’eux osât
tenter quoi que ce fût. Ils eurent
l’avantage et le dessous les uns sur les

1169
autres, en ce que le camp de César et
d’Antoine fut pris en entier avec tout ce
qu’il contenait (circonstance qui
confirma le songe de la façon la plus
évidente : car, si César fût resté dans le
camp, il aurait infailliblement péri avec
les autres) : et. aussi, en ce que Cassius
sortit sain et sauf du combat, et trouva,
après la perte de son camp, un refuge
quelque part : puis, s’imaginant que
Brutus avait éprouvé un échec et que les
vainqueurs arrivaient sur lui, se hâta de
recourir à la mort. Cassius, en effet,
envoya un centurion examiner, afin de
lui en rendre compte, où était Brutus et
ce qu’il faisait. Le centurion.
rencontrant des cavaliers détachés par
Brutus à la recherche de Cassius, revint
sur ses pas, et chemina tranquillement
de compagnie avec eux, dans la
persuasion que, en l’absence de tout
danger, rien ne le pressait. Cassius, qui
les vit de loin, s’imagina que c’étaient
des ennemis. et ordonna à Pandarus, son
affranchi, de le tuer. Le centurion,
apprenant que sa lenteur avait fait
perdre la vie à son général, se donna la
mort sur son corps.

47

1170
Brutus envoya aussitôt à Thasos, en
secret, le corps de Cassius, craignant
que, s’il lui donnait la sépulture sur le
lieu même, ce spectacle ne jetât le deuil
et le découragement parmi l’armée ;
puis, prenant sous sa conduite le reste
des soldats de Cassius, les consolant
par ses paroles et réparant leurs pertes
par un don en argent, il passa dans leur
camp, dont la position était plus
favorable, et d’où il inquiétait ses
adversaires et partait pour attaquer la
nuit l’armée ennemie. Son intention, en
effet, n’était pas d’engager de nouveau
avec eux une bataille rangée ; mais,
plein d’espoir d’en venir à bout avec le
temps, sans rien hasarder, il essaya,
entre autres moyens, de jeter le trouble
et le désordre parmi eux ; une fois
même il inonda une grande partie de
leur camp en détournant le cours d’un
fleuve. Quant à César et à Antoine, ils
manquaient de vivres et d’argent, ce qui
les empêcha de rien donner à leurs
soldats en retour de ce que le pillage
leur avait fait perdre ; de plus, les
renforts, qui leur arrivaient de Brindes
sur des vaisseaux de transport furent
écrasés par Statius. Or, réduits à
l’impossibilité soit de changer de

1171
position sans danger, soit de gagner
l’Italie, et mettant, alors encore, leurs
espérances. non seulement de victoire
mais aussi de salut, uniquement dans
leurs armes, ils résolurent d’engager le
combat avant que ni les leurs ni leurs
adversaires ne fussent instruits du
désastre de leur flotte.

48

Voyant que Brutus ne voulait pas


livrer bataille, ils s’y prirent de façon à
lancer dans son camp des billets pour
exhorter les soldats à embrasser leur
cause (ils leur faisaient certaines
promesses), ou bien a en venir aux
mains, s’ils avaient le moindre courage.
Pendant ces délais, quelques-unes des
troupes celtes passèrent dans les rangs
de Brutus, comme, d’un autre côté,
Amyntas, général de Déjotarus, et
Rhascyporis passèrent des rangs de
Brutus dans ceux de l’ennemi. Quant à
Rhascyporis suivant quelques-uns, il se
retira aussitôt dans ses États. Brutus,
alors, craignant des défections plus
nombreuses, résolut de combattre.
Comme il avait un grand nombre de
captif- dans son camp, et qu’il ne

1172
pouvait ni les garder durant l’action, ni
s’en rapporter à leur promesse de ne
pas l’incommoder, il fit périr la plupart
d’entre eux, cédant malgré lui à la
nécessité : d’autant plus que les
ennemis avaient mis à mort ceux de ses
soldats qui étaient tombés vifs en leur
pouvoir. Cela fait, il mena ses troupes
au combat. Les deux armées étaient déjà
en présence, quand deux aigles, volant
sur leurs têtes, combattirent l’un contre
l’autre et leur présagèrent l’issue de la
guerre. De même, en effet, que l’aigle
qui était du côté de Brutus, fut vaincu et
prit la fuite ; de même ses légions, après
avoir longtemps lutté a chances égales,
furent vaincues, et sa cavalerie, après
des pertes nombreuses, quoique avant
vaillamment combattu jusque-là, finit
par céder. Les vainqueurs, après cela,
poursuivirent les vaincus qui fuyaient ça
et là : ils ne tuèrent personne et ne firent
aucun prisonnier, mais, la nuit, les
surveillant homme par homme, ils les
empêchèrent de se reformer.

49

Brutus essaya de se frayer un chemin


jusqu’à son camp (il s’était retiré dans

1173
un endroit naturellement fort) ; mais,
n’avant pu y parvenir, et apprenant, en
outre, que quelques-uns de ses soldats
s’étaient rendus aux vainqueurs, il
perdit tout espoir. Renonçant à sauver
sa vie et croyant indigne de lui d’être
pris, il se réfugia, lui aussi, dans la
mort. Après s’être écrié, comme
Hercule : Malheureuse vertu ! tu n’étais
qu’un mot ; je tee cultivais comme une
réalité, et tu étais l’esclave de la
fortune ; il pria un de ceux qui se
trouvaient avec lui de le tuer. Son corps
fut enseveli par Antoine et sa tête
envoyée à Rome ; mais, dans le trajet de
Dyrrachium, une tempête qui s’éleva
tout à coup la fit tomber dans la mer.
Brutus mort, les simples soldats
profitèrent aussitôt de l’impunité qui
leur était offerte pour passer dans les
rangs opposés ; quant à Porcia, elle
périt en avalant un charbon ardent.
Parmi les personnages marquants qui
avaient exercé quelque magistrature, ou
qui étaient du nombre soit des
meurtriers, soit de ceux dont la tête était
encore mise à pris, la plupart se tuèrent
eux-mêmes sur-le-champ, ou bien,
comme Favonius, furent égorgés après
avoir été faits prisonniers ; le reste,

1174
pour le moment, s’enfuit vers la mer et
ensuite se joignit à Sextus.

Fin du Livre XLVII

1175
Comment César fit

la guerre à Fulvie et

à Lucius Antoine

C’est ainsi que finirent Brutus et


Cassius, percés des mêmes glaives dont
ils avaient abusé contre César ; le reste
de ceux qui avaient pris part à la
conspiration furent, les uns auparavant,
les autres alors, d’autres plus tard, mis
a mort, à un très petit nombre
d’exceptions près, comme le comportait

1176
la justice, et suivant la façon dont la
volonté des dieux conduisit les
événements a l’égard des meurtriers
d’un homme qui avait été leur
bienfaiteur et qui s’était élevé à un si
haut degré de vertu et de fortune. César
et Antoine s’attribuèrent, dans le
moment, la supériorité sur Lépidus,
attendu qu’il n’avait pas eu de part à
leur victoire, mais ils devaient, peu de
temps après, se retourner l’un contre
l’autre. Il était difficile, en effet, que
trois hommes, ou même deux, égaux en
honneur, devenus par la guerre maîtres
d’une si grande puissance,
s’entendissent ensemble. C’est pour
cette raison que tout ce qu’ils firent
jusqu’à ce moment d’un commun
accord, en vue de renverser le parti
opposé, ils commencèrent à en faire dès
lors, à l’égard les uns des autres, le prix
de leur ambition. Ainsi ils se
partagèrent immédiatement l’empire :
César eut l’Espagne et la Numidie ;
Antoine, la Gaule et l’Afrique : ils
convinrent, de plus, que si Lépidus se
montrait irrité de ce partage, on lui
céderait l’Afrique.

1177
Ces contrées furent les seules qu’ils
tirèrent au sort, parce que la Sardaigne
et la Sicile étaient encore occupées par
Sextus, et les pays en dehors de l’Italie
remplis de troubles. Je n’ai pas besoin
de dire que cette dernière contrée resta
toujours en dehors dans ces sortes de
partages : en effet, à en croire leurs
discours, ce n’était pas pour sa
possession, mais pour ses intérêts qu’ils
combattaient. Laissant donc ces pays en
commun, Antoine se chargea de pacifier
ceux qui avaient pris part à la guerre et
de ramasser l’argent nécessaire pour
payer les sommes promises aux
soldats : César, de réprimer Lépidus,
s’il tentait quelque mouvement : de faire
la guerre contre Sextus, et de distribuer
aux vétérans qui avaient combattu pour
eux les terres qu’ils s’étaient engagés à
leur donner ; puis, ils les licencièrent
aussitôt. De plus, César laissa Antoine
emmener deux de ses légions : celui-ci
lui promit de lui en donner en
remplacement deux autres qui étaient
alors en Italie. Après être en leur
particulier convenu de ces conditions,
les avoir écrites et y avoir imprimé leur
seing, ils échangèrent entre eux leurs
reconnaissances pour s’assurer

1178
réciproquement des preuves en cas
d’infraction : après cela, Antoine partit
pour l’Asie, et César pour l’Italie.

Dans le trajet et pendant la traversée,


il fut saisi par la maladie avec une telle
violence que, dans Rome, on alla
jusqu’à croire qu’il était mort.
Cependant on pensait généralement que
c’était moins sa santé qui causait ses
retards que les apprêts de quelque
méchant coup, et, par suite, on
s’attendait à subir toutes les calamités
imaginables. On ne laissa pas,
néanmoins, outre les honneurs sans
nombre décernés en commun aux
triumvirs à l’occasion de leur victoire,
honneurs qu’on aurait rendus à leurs
adversaires s’ils avaient eu l’avantage
(tout le monde, en pareilles
circonstances, attaque le parti vaincu et
prodigue les honneurs au vainqueur), de
décréter, bien malgré soi, des
supplications à remplir presque toute
l’année ; César, en effet, les avait
ouvertement ordonnées en actions de
grâces de la punition des meurtriers.
Comme il tardait, des bruits de toute

1179
espèce coururent parmi le peuple et y
produisirent des sentiments fort divers.
Les uns, en effet, répandaient qu’il était
mort, et ainsi causaient de la joie à bien
des gens ; d’autres, qu’il méditait
quelque attentat, et inspiraient des
craintes à un grand nombre. Aussi, une
partie des citoyens cachait ses richesses
et se tenait sur ses gardes, une partie
cherchait où fuir. D’autres, et c’étaient
les plus nombreux, ne pouvant respirer,
tant leur crainte était forte, se croyaient
perdus corps et biens. La quantité de
ceux qui avaient confiance était fort
restreinte et fort petite : tant de
désastres divers avaient frappé les
hommes et les fortunes que, les
triumvirs l’emportant, il n’y avait aucun
malheur semblable ou pire encore
auquel on ne s’attendît. C’est pourquoi
César, qui craignait que la présence de
Lépidus n’excitât quelque nouveau
trouble, écrivit au sénat pour l’exhorter
a prendre confiance et lui promettre de
se conduire en toutes choses avec
clémence et humanité, suivant l’exemple
de son père. Tels étaient les événements
qui se passaient alors.

1180
L’année suivante, furent consuls : de
nom, P. Servilius et Lucius Antoine ; en
réalité, César et Fulvie. Belle-mère de
César et femme d’Antoine, Fulvie ne
s’inquiétait en rien de Lépidus, à cause
de son indolence, et dirigeait seule les
affaires, de telle sorte que ni le sénat ni
le peuple ne décidaient rien contre son
gré. Ainsi Lucius ayant ardemment
désiré triompher de certains peuples
des Alpes comme s’il les eût vaincus,
tant que Fulvie s’y opposa, personne
n’y consentit : mais une fois que, cédant
a ses assiduités, elle eut accordé la
permission, tous décernèrent cet
honneur au consul, en sorte que si, en
apparence, ce fut Antoine (il n’avait
rien fait qui méritât le triomphe, ni
même exercé aucun commandement
dans ces contrées),. ce fut, en réalité,
Fulvie qui reçut les honneurs et le
triomphe pour les peuples qu’Antoine
prétendait avoir vaincus. Aussi s’en
montrait-elle, et à juste titre, bien plus
fière que lui : car accorder à quelqu’un
la permission de triompher, c’était plus
que de célébrer les fêtes d’un triomphe
qu’on tient d’un autre. Si ce n’est que
Lucius se revêtit de la toge, monta sur le
char de triomphe, et accomplit les

1181
cérémonies usitées en pareilles
circonstances, Fulvie sembla se servir
de son ministère pour présider à cette
solennité. Ce triomphe eut lieu le
premier jour de l’année. Lucius, en
raison de cette coïncidence, se vanta
d’être l’égal de Marius, parce qu’il
avait obtenu son triomphe au
commencement même de l’année où il
était consul pour la première fois ; bien
mieux, il se mettait au-dessus de lui,
prétendant que, lui, il avait
volontairement déposé les ornements du
triomphe et qu’il avait, revêtu de la
toge, assemblé le sénat, tandis que
Marius ne l’avait fait qu’à regret. II
ajoutait qu’on avait à peine donné une
ou deux couronnes à Marius, au lieu que
lui, il en avait, entre autres, reçu du
peuple une par tribu, chose qui n’était
arrivée à personne auparavant, tout cela
grâce à Fulvie et à l’argent quelle avait
secrètement distribué.

Cette année-là, César vint a Rome, et,


après avoir accompli les cérémonies
légales relativement à sa victoire, il
tourna ses vues vers la direction et

1182
l’administration des affaires. Lépidus,
en effet, moitié par crainte de César,
moitié par faiblesse de caractère, s’était
abstenu de toute innovation. Quant à
Lucius et à Fulvie, comme ils avaient
avec lui des liens de parenté et
partageaient avec lui l’autorité, ils
restèrent tranquilles dans les premiers
moments. Plus tard, en effet, ils se
divisèrent : Lucius et Fulvie, parce
qu’ils n’avaient pas eu dans la
distribution des terres la part qui
revenait à Antoine ; César, parce qu’il
n’avait pas reçu d’eux les légions
promises. Par suite de ces différends,
les liens résultant du mariage furent
dissous, et on en vint à une guerre
ouverte. César, ne supportant pas
l’humeur altière de sa belle-mère
(c’était avec elle plus qu’avec Antoine
qu’il voulait paraître en désaccord), lui
renvoya sa fille comme si elle était
encore vierge, chose qu’il affirma par
serment, sans s’inquiéter en rien si l’on
croirait à la virginité d’une femme
demeurée si longtemps chez lui, ou s’il
ne passerait pas pour avoir arrêté
depuis longtemps cette résolution afin
de se ménager l’avenir. Après la
répudiation, il n’y eut plus d’amitié

1183
entre eux ; Lucius, secondé par Fulvie,
s’empara des affaires sous le prétexte
de prendre les intérêts de Marc
Antoine, et ne fit aucune concession
(dans son amour pour son frère il s’était
attribué à lui-même le surnom de
Piétas) ; César n’en faisait nullement
retomber la faute sur Marcus, de peur
de mettre les armes aux mains d’un
homme qui administrait les provinces
d’Asie : il n’accusait que Lucius et
Fulvie, et s’opposait à leurs résolutions
comme s’ils agissaient en tout
contrairement aux intentions de Marcus
et désiraient dominer pour leur compte.

Les uns et les autres mettaient dans la


distribution des terres leur plus grand
espoir de puissance, et c’est pour cela
qu’ils en firent leur premier motif de
dissension. César voulait,
conformément aux conventions arrêtées
à la suite de la victoire, faire lui-même
le partage à ses propres soldats et à
ceux d’Antoine, afin de s’attirer leur
faveur ; Lucius et Fulvie prétendaient
assigner aux leurs la part qui leur
revenait et envoyer eux-mêmes les

1184
colonies dans les villes, afin de se les
attacher du même coup. Les uns et les
autres, en effet, regardaient comme le
moyen le plus expéditif de donner à
ceux qui avaient combattu pour eux les
biens de ceux qui n’avaient pas
d’armes. Mais comme, contrairement à
leur opinion, il s’éleva un grand tumulte
et que la guerre menaçait (car, d’abord,
dans toute l’Italie, à la réserve des
portions possédées par quelques
vétérans, qui les avaient soit rentes
comme récompense, soit achetées de
l’État, César enlevait aux maîtres leurs
terres avec leurs esclaves et tout le
reste de leur mobilier pour en faire don
aux soldats ; ce qui donnait lieu, de la
part des citoyens dépouillés, à une
violente irritation contre lui). Fulvie et
le consul changèrent de conduite,
espérant trouver une ressource plus
grande dans les victimes de cette
mesure : ils négligèrent ceux qui
devaient recevoir des terres pour
tourner leurs vues du côté des citoyens,
plus nombreux, qui, pour avoir été
dépouillés, faisaient éclater une juste
colère. C’est pourquoi, les prenant sous
leur protection, ils prêtèrent leur aide à
chacun d’eux et en formèrent une ligue,

1185
de telle sorte que ceux qui, auparavant,
redoutaient César, maintenant qu’ils se
sentaient soutenus, reprirent courage, et
ne cédèrent plus rien de ce qui leur
appartenait, croyant cette conduite
approuvée aussi de Marcus.

Ainsi Lucius et Fulvie attiraient à eux


les citoyens sans offenser en rien les
partisans de César. Ils ne contestaient
pas, en effet, l’obligation de distribuer
des terres, mais ils prétendaient que
celles de leurs adversaires étaient
suffisantes, surtout vu qu’ils indiquaient
des biens et des meubles, les uns
maintenant encore disponibles, les
autres vendus, dont il fallait, disaient-
ils, donner aux soldats les uns en nature,
les autres en argent. Si ces ressources
ne suffisaient pas, ils tenaient tous les
esprits en suspens par l’espoir de ce qui
devait venir d’Asie. Ces manœuvres
eurent pour résultat de faire
promptement encourir à César, qui
dépouillait violemment les possesseurs
de leurs biens et exposait tout le monde
également à des fatigues et à des
dangers, le mécontentement des deux

1186
partis : tandis que Lucius et Fulvie, qui
ne dépouillaient personne, et qui se
faisaient fort de remplir avec les
ressources existantes leurs promesses
envers ceux qui devaient avoir part à la
distribution, se concilièrent les uns et
les autres. Cette conduite, surtout quand,
la mer étant fermée du côté de la Sicile
par Sextus, et dans le golfe Ionique par
Cnéius Domitius Ahénobarbus, on était
vivement pressé par la famine, mettait
César dans un grand embarras.
Domitius, en effet, était un des
meurtriers ; après s’être échappé de la
bataille de Philippes, il rassembla une
flotte assez considérable, domina
quelque temps sur le golfe et fit
beaucoup de mal à ses ennemis.

César était vivement affligé de ces


menées, et aussi de ce que, dans les
disputes qui survenaient entre les
soldats, les sénateurs et la foule des
possesseurs de terres (il s’en élevait
fréquemment, en effet, attendu qu’il y
allait des intérêts les plus grands), il y
avait danger pour lui à prendre parti
pour les uns ou pour les autres. Il lui

1187
était impossible de faire plaisir à tous à
la fois : les uns voulaient commettre des
violences, les autres ne rien souffrir ;
les uns s’emparer des biens d’autrui, les
autres conserver ce qui leur appartenait.
Toutes les fois donc que, suivant la
nécessité des circonstances, il prêterait
soit ceux-ci, soit ceux-là, il encourait la
haine des autres, et recueillait moins de
reconnaissance pour les services qu’il
rendait que de ressentiment pour ce
qu’il n’accordait pas. Les uns, en effet,
recevant tout ce qu’on leur donnait
comme chose qui leur était due, ne
tenaient nul compte du bienfait : les
autres n’étaient pas moins irrités que si
on les eût dépouillés de leur bien. Aussi
offensait-il continuellement l’un ou
l’autre parti, accusé tantôt de favoriser
le peuple, tantôt de favoriser les
soldats. Comme ces alternatives
n’avançaient rien, et l’expérience
d’ailleurs lui faisant reconnaître que les
armes ne pouvaient lui concilier la
faveur de ceux qu’il offensait ; qu’elles
lui fournissaient bien un moyen
d’anéantir tout ce qui résisterait, mais
qu’il n’était pas en leur pouvoir de le
faire aimer de qui ne voulait pas ; il se
décida, malgré lui, à renoncer à ses

1188
projets, et n’enleva plus rien aux
sénateurs (son intention était d’abord de
tout distribuer aux soldats, même les
possessions des sénateurs, à qui il
demandait : " Comment enfin
récompenserons-nous ceux qui nous ont
servis ? " comme si on lui avait ordonné
de faire la guerre ou de tant promettre) ;
quant au reste, tout ce qui servait
d’hypothèque à des dots de femmes,
toute possession moindre que la
quantité de terre donnée à chacun des
vétérans, il s’abstint d’y toucher.

Cette conduite inspira au sénat et à


ceux qui échappaient aux spoliations
des sentiments assez bienveillants à son
égard ; mais, d’un autre côté, les
soldats, ne voyant dans ces
ménagements et cet honneur accordés
aux citoyens qu’un déshonneur et un
dommage pour eux-mêmes, comme si on
allait leur donner moins, s’exaspérèrent
et mirent à mort plusieurs centurions et
soldats qui, favorables à César,
cherchaient à réprimer leur sédition ;
peu s’en fallut qu’ils ne tuassent César
lui-même, se faisant de tout un prétexte

1189
suffisant pour se mutiner. Leur irritation
ne s’arrêta que lorsqu’un eut concédé à
leurs proches, ainsi qu’aux pères et aux
enfants de ceux qui étaient tombés sur
les champs de bataille, toutes les terres
qu’ils se trouvaient posséder. Par suite
de cette mesure, les dispositions des
soldats lui redevinrent favorables :
mais, pour la même raison, le peuple
laissa de nouveau éclater son
mécontentement. On en vint aux mains,
et des conflits fréquents furent engagés,
de sorte que, de part et d’autre
pareillement, il v eut beaucoup de
blessés et de tués. Les uns, en effet,
avaient la supériorité, grâce aux armes
et à l’expérience de la guerre ; les
autres, grâce à leur nombre et aux traits
qu’ils lançaient du haut de leurs toits ;
ce qui fit qu’un grand nombre de
maisons furent brûlées, et que remise
d’une année entière de location fut
accordée, jusqu’à concurrence de cinq
cents drachmes dans Rome et jusqu’à
concurrence du quart de cette somme
dans le reste de l’Italie. De même, dans
toutes les villes, partout où ils se
rencontraient, il y avait bataille.

10

1190
Pendant que ces événements se
passaient de la sorte, les soldats
envoyés en avant en Espagne par César
excitèrent quelque trouble dans
Placentia, et ne rentrèrent dans l’ordre
qu’après avoir reçu de l’argent des
habitants du pays ; de plus, Calénus et
Ventidius, gouverneurs de la Gaule
Transalpine, les empêchèrent de
franchir ces montagnes ; César craignit
alors un échec, et voulut se réconcilier
avec Fulvie et le consul. Les messages
qu’il leur envoyait en son propre et
privé nom n’avançant à rien, il alla
trouver les Vétérans et traita par leur
intermédiaire. Cette démarche enhardit
Lucius et Fulvie : ils réunirent à leur
parti tous ceux qui avaient été
dépouillés de leurs terres : Lucius allait
de tout côté, les formant en ligue et les
détachant de César ; Fulvie se saisit de
Préneste, et, entourée de sénateurs et de
chevaliers qui lui servaient
d’auxiliaires, elle délibérait avec eux
sur toutes les affaires et envoyait des
ordres partout où besoin était.
Comment, d’ailleurs, s’en étonner,
quand elle ceignait l’épée, donnait le
mot d’ordre aux soldats, et souvent les
haranguait, de manière à faire, en ces

1191
choses même, échec à César ?

11

Cependant, comme il n’usait nul


moyen de les renverser (il était moins
puissant qu’eux et il avait bien moins
encore la faveur générale, car il causait
de la peine à beaucoup, tandis qu’eux,
ils donnaient espoir à tous), il les
engagea plusieurs fois en son privé
nom, par l’intermédiaire d’amis, à se
réconcilier avec lui ; mais, n’obtenant
rien, il leur envoya des députés choisis
parmi les vétérans. II se flattait surtout
d’obtenir ce qu’il demandait, de mettre
ordre au présent, et d’être, par suite, en
état de leur résister à l’avenir ; s’il était
refusé, ce ne serait pas lui, mais eux qui
seraient accusés de cette division. C’est
ce qui arriva. N’avant obtenu aucun
résultat, même avec l’entremise des
soldats, il députa des sénateurs, à qui il
montra ses conventions avec Antoine, et
qu’il lit juges du différend. Comme
même alors rien ne se fit, (tantôt on
incitait en avant une foule de conditions
que César ne devait pas exécuter, tantôt
on prétendait tenir une conduite de tous
points conforme aux prescriptions de

1192
Marc Antoine), César alla de nouveau
trouver les vétérans.

12

Ceux-ci s’étant donc, après cela,


rendus en grand nombre à Rome comme
pour faire une communication au peuple
et au sénat, ne s’en mirent nullement en
peine ; réunis dans le Capitole, ils se
firent lire les conventions intervenues
entre Antoine et César, les confirmèrent,
et se portèrent juges du différend. Ils
écrivirent cette décision sur des
tablettes scellées qu’ils remirent aux
Vestales, et signifièrent tant à César, qui
était présent, qu’aux autres, par le
ministère de députés, d’avoir à se
trouver au jour dit à Gabies pour y être
jugés. César s’étant montré disposé à
s’en rapporter à leur jugement, et ses
adversaires, après avoir promis de se
présenter, ayant fait défaut, soit par
crainte, soit aussi par mépris (ils leur
donnaient, entre autres railleries, le nom
de sénat Galigat, à cause des chaussures
militaires qu’ils portaient), les vétérans
prononcèrent que Lucius et Fulvie
avaient agi injustement et prirent parti
pour César. Dès lors, après avoir

1193
plusieurs fois renouvelé leurs
délibérations, ils entreprirent de
nouveau la guerre, et s’y préparèrent
activement. Ils recueillirent de l’argent
de toutes parts, même des temples. En
effet, les offrandes et tous les objets
pouvant être convertis en argent, qui
existaient soit dans la partie de l’Italie
soumise à leur pouvoir, soit à Rome
même, furent enlevés par eux. La Gaule
Togata, qui déjà faisait partie de la
préfecture d’Italie, en sorte que
personne, autre que les triumvirs,
n’entretenait, à titre de gouverneur de
cette province, de soldats en deçà des
Alpes, leur fournit des hommes et de
l’argent.

13

Tandis que César faisait ses


préparatifs, Fulvie et Lucius se
procuraient des ressources et
rassemblaient leurs troupes. Dans
l’intervalle, les uns et les autres
traitaient par ambassadeurs et
envoyaient partout des soldats et des
tribuns militaires ; tantôt ils arrivaient à
temps pour réussir, tantôt ils échouaient.
Je passerai sous silence la plupart des

1194
faits qui ne présentent rien de grand ni
d’intéressant, et je me contenterai de
raconter brièvement ceux qui offrent le
plus d’importance. César, dans une
expédition contre Nursia, dans le pays
des Sabins, mit en fuite les postes
avancés, mais il échoua contre la ville,
défendue par Tisiénus Gallus. A la suite
d’une marche en arrière dans l’Ombrie,
il vint mettre le siège devant Sentinum
sans réussir à la prendre ; car, dans
l’intervalle, Lucius avant d’abord,
tantôt sous un prétexte, tantôt sous un
autre, secrètement envoyé à Rome des
soldats à ses amis, puis étant lui-même
survenu tout à coup, après avoir vaincu
la cavalerie qui s’avançait à sa
rencontre, avoir refoulé l’infanterie
dans les murs et pris la ville à l’aide
des soldats qui, envoyés par lui à
l’avance, se jetèrent sur les défenseurs
du dedans, sans que Lépidus, à qui la
garde de la ville était confiée, fit, par
suite de son indolence naturelle, rien
pour s’y opposer, non plus que le consul
Servilius, trop ami du repos ; César,
quand il en fut instruit, laissa Q.
Salvidiénus Rufus devant Sentinum, et
se dirigea en personne sur Rome. A la
nouvelle de son arrivée, Lucius sortit

1195
au-devant de lui, après avoir fait
décréter qu’il marcherait contre César
comme on marche à la guerre, et
harangua le peuple en habit militaire, ce
qu’aucun autre n’avait fait avant lui.
Quoi qu’il en soit, César fut reçu dans
Rome sans coup férir, et, après avoir
poursuivi Lucius sans pouvoir
l’atteindre, il revint sur ses pas et
renforça la garnison. Sur ces entrefaites,
Rufus, aussitôt que César se fut éloigné
de Sentinum et que C. Furnius, qui avait
la garde des remparts, fut sorti au loin à
sa poursuite, fondit à l’improviste sur
ceux qui étaient dans l’intérieur de la
ville, et, après l’avoir prise, la pilla et
la livra aux flammes. Quant aux
Nursiniens, ils capitulèrent avant
d’éprouver aucun dommage : cependant,
comme, en donnant la sépulture aux
soldats morts dans la bataille livrée par
eux à César, ils avaient gravé sur leurs
monuments qu’ils étaient morts en
combattant pour la liberté, ils furent
punis d’une amende tellement forte
qu’ils en abandonnèrent leur ville et
tout leur territoire. Voila ce qui se
faisait.

14

1196
Lucius alors, au sortir de Rome,
partit pour la Gaule, mais, arrêté en
chemin, il se dirigea sur Péruse, ville
d’Étrurie ; là, les lieutenants de César
d’abord, puis César lui-même, vinrent
l’assiéger. Le siège se prolongeant (la
place était naturellement forte et
suffisamment approvisionnée, et les
cavaliers envoyés par Lucius ayant
l’entier investissement causaient
beaucoup de mal à César ; elle était, en
outre, vigoureusement défendue par une
foule d’auxiliaires venus de divers
côtés), il y eut plusieurs combats tant
contre chacun de ces corps auxiliaires
qu’au pied des remparts ; jusqu’au
moment où, bien qu’avant presque
toujours eu la supériorité, les partisans
de Lucius furent pris par famine. Lucius
et quelques autres obtinrent l’impunité,
mais la plupart des sénateurs et des
chevaliers furent mis à mort. Suivant la
tradition, leur mort ne fut pas une mort
ordinaire : menés à l’autel consacré au
premier César, trois cents chevaliers et
des sénateurs, au nombre desquels était
Tibérius Canutius (le même qui,
autrefois, étant tribun, avait convoqué le
peuple en faveur d’Octavien), y furent
offerts en sacrifice. La plupart des

1197
Pérusiens et des autres qui furent pris
avec eux périrent, et la ville elle-même,
à l’exception du temple de Vulcain et de
la statue de Junon, fut tout entière livrée
aux flammes. Cette statue, qui dut son
salut, pour ainsi dire, au hasard, fut
transportée à Rome à cause d’un songe
qu’eut César, et salut à ceux qui le
voulurent la permission d’habiter la
ville comme colons, sans toutefois qu’il
leur fût accordé plus de sept stades et
demi de terrain.

15

La prise de cette ville, qui eut lieu


sous le second consulat de Cnéius
Calvinus et le premier d’Asinius
Pollion, eut pour résultat de faire
passer, partie de bon gré, partie de
force, le reste de l’Italie du côté de
César ; Fulvie s’enfuit, pour cette
raison, avec ses enfants, auprès de son
mari, tandis qu’un grand nombre de ses
principaux partisans se retirèrent, les
uns vers Antoine, les autres vers Sextus,
en Sicile. Julie, mère des Antoines, se
rendit d’abord dans cette contrée, où
elle reçut un accueil tout amical de la
part de Sextus, qui ensuite l’envoya,

1198
avec des ambassadeurs, porter à son
fils des ouvertures de paix. Parmi les
fugitifs qui alors quittèrent l’Italie pour
aller rejoindre Antoine, se trouvait
Claudius Tibérius Néron. II commandait
une garnison dans la Campanie ; quand
César eut le dessus, il partit avec sa
femme, Livia Drusilla. et avec son fils,
Tibérius Claudius Néron, ce qui donna
lieu à une chose des plus étranges : car
cette même Livie, qui alors fuyait
César, l’épousa dans la suite et ce
même Tibère, qui alors s’échappait
avec ses parents, fut son successeur à
l’empire. Mais cela n’eut lieu que plus
tard.

16

Pour le moment, les habitants de


Rome reprirent les habits de paix (ils
les avaient quittés sans décret,
contraints par le peuple), célébrèrent
des fêtes, ramenèrent dans la ville
César revêtu de la toge triomphale, et
l’honorèrent d’une couronne qu’il
devait porter dans toutes les occasions
où ceux qui ont obtenu le triomphe
avaient coutume d’en user. César, après
avoir terminé les affaires d’Italie et

1199
délivré le golfe d’Ionie (Domitius,
désespérant d’être désormais assez fort
à lui seul, avait fait voile vers Antoine),
se préparait à marcher contre Sextus ;
mais, instruit de sa puissance et des
communications qu’il avait eues avec
Antoine par l’entremise de sa mère et
d’ambassadeurs, il craignit d’avoir à
les combattre tous les deux à la fois, et,
jugeant Sextus plus fidèle et, peut-être
aussi, plus puissant qu’Antoine, il lui
envoya sa mère Mucia, et épousa sa
sœur de L. Scribonius Libon, son beau-
père, pour tacher de se concilier son
amitié par ce bienfait et par cette
alliance.

Comment Sextus

Pompée occupa la

1200
Sicile

17

Sextus, qui, conformément à ses


conventions avec Lépidus, avait évacué
l’Espagne et reçu, peu de temps après,
le commandement de la flotte, en avait
été dépouillé par César ; continuant
néanmoins à garder la flotte, il osa faire
voile contre l’Italie. Mais, voyant que
César en était déjà maître, instruit,
d’ailleurs, qu’il était lui-même compris
dans la condamnation des meurtriers du
père de César, il se tint loin du
continent, et, côtoyant les îles, il
attendait avec anxiété et pourvoyait à sa
subsistance sans commettre aucune
déprédation ; car, comme il n’avait eu
aucune part au meurtre, il espérait être
rappelé par César lui-même. Lorsque
cependant son nom eut été affiché sur
les listes et qu’il sut que sa tête était à
prix, il désespéra d’obtenir son retour
par César, et fit ses préparatifs de
guerre. II se mit a construire des

1201
trirèmes, il accueillit les fugitifs,
s’associa les pirates et prit les exilés
sous sa protection. Par cette manière
d’agir, il ne tarda pas à être puissant et
maître de la mer qui baigne l’Italie : il
entrait dans les ports, emmenait les
vaisseaux et exerçait des rapines. Ces
expéditions ayant réussi au point de lui
procurer et des soldats et de l’argent, il
fit voile pour la Sicile, où il s’empara
de Myles et de Tyndaris sans coup férir,
mais fut repoussé de Messine par
Pompéius Bithynicus, alors gouverneur
de Sicile. Cependant il ne s’éloigna pas
complètement de cette ville ; et, à force
de faire des incursions sur son
territoire, de lui couper les vivres, et
d’amener à son parti, parmi ceux qui
venaient au secours de la place, les uns
par la crainte d’éprouver le sort des
Messéniens, les autres par les pertes
qu’il leur fit éprouver dans une
embuscade, il se rendit maître du
questeur et de son argent, et finit par
prendre Messine et Bithynicus lui-
même, qui capitula sous la condition de
partager avec lui le commandement sur
le pied de l’égalité. Sextus ne fit pour
lors aucun mal à Bithynicus ; quant aux
Messéniens, il leur enleva leurs armes

1202
et leur argent. Après cela, il soumit
Syracuse et quelques autres villes, d’où
il ramassa un grand nombre de soldats
et une flotte puissante : Q. Cornificius
aussi lui envoya quelques troupes
d’Afrique. Ce fut ainsi que Sextus
accrut ses forces.

18

César, jusque-là, n’avait pris aucune


attention à Sextus, tant par dédain pour
lui que par suite de l’embarras où
l’avaient mis les événements : mais,
quand la famine eut enlevé à Rome une
foule d’habitants et que Sextus eut fait
une tentative contre l’Italie, alors il
commença à équiper une flotte, et
envoya en avant à Rhegium Salvidiénus
Rufus avec de nombreuses troupes.
Celui-ci chassa Sextus de l’Italie, et,
après la retraite de l’ennemi en Sicile,
essaya de construire, à l’imitation de
ceux qui naviguent sur l’Océan, des
bateaux de cuir, qu’il soutenait
intérieurement par de légères pièces de
bois, tendant sur l’extérieur un cuir de
bœuf cru, en forme de bouclier
sphérique. Mais, ayant fait rire de lui, et
croyant qu’il était dangereux d’essayer

1203
de s’en servir pour traverser le détroit,
il renonça à ces bateaux et affronta le
passage avec la flotte, qui était équipée
et qui l’avait rejoint, mais il ne put
l’effectuer. En effet, le nombre et la
dimension de ses vaisseaux le cédaient
de beaucoup à l’habileté et à l’audace
de ses adversaires. César, qui vit de ses
yeux ce combat, la chose s’étant passée
à l’époque de son expédition en
Macédoine, fut vivement affligé de cet
échec, surtout a la suite d’un premier
engagement. Aussi n’osa-t-il plus, bien
que la majeure partie de sa flotte eût été
sauvée, essayer de forcer le passage ;
et, après avoir fait secrètement
plusieurs tentatives, dans l’espoir
qu’une fois descendu dans l’île, ses
troupes de terre lui assureraient
infailliblement une grande supériorité.
Voyant qu’il n’obtenait aucun résultat à
cause des forces qui la couvraient de
toutes parts, il confia à d’autres le soin
de veiller à la Sicile, pour se rendre
lui-même auprès d’Antoine à Brindes,
d’où, avec le secours de ses vaisseaux,
il traversa la mer Ionienne.

19

1204
Sextus devint par là maître de l’île
entière, et fit mourir Bithynicus, sous
prétexte qu’il avait conspiré contre lui ;
il donna des spectacles comme après
une victoire et fit livrer par les captifs,
sur le détroit, en face même de
Rhégium, de manière à être vu de ses
adversaires, un combat naval où il
mettait aux prises, pour se moquer de
Rufus, des bateaux de bois contre des
bateaux de cuir. Ensuite, il construisit
des vaisseaux en grand nombre, établit
sa domination sur tout le littoral, et
poussa la présomption et l’orgueil
jusqu’à se regarder comme fils de
Neptune, parce que son père avait eu
autrefois le commandement sur toute
l’étendue de la mer. Voilà ce qu’il fit
tant que le parti de Cassius et celui de
Brutus furent encore debout ; eux morts,
plusieurs de leurs partisans, entre autres
L. Statius, se réfugièrent près de lui.
Sextus l’accueillit d’abord avec joie
(Statius amenait avec lui le corps qu’il
commandait), mais ensuite, voyant en
lui un homme d’action et de sentiments
élevés, il le fit mourir sous prétexte de
trahison. A partir de ce moment, s’étant
mis à la tête de la flotte de Statius et
d’une multitude d’esclaves qui

1205
accouraient d’Italie, il accrut
considérablement sa puissance. En
effet, le nombre des fugitifs était tel que
les Vestales, dans les sacrifices,
demandaient aux dieux d’arrêter cette
désertion.

20

Ce fut pour ces motifs, et aussi parce


qu’il accueillait les fugitifs, recherchait
l’amitié d’Antoine et ravageait une
partie de l’Italie, que César désira se
réconcilier avec Sextus ; mais, ayant
échoué dans cette tentative, il donna
ordre à M. Vipsanius Agrippa de lui
faire la guerre, et partit lui-même pour
la Gaule. Instruit de ce départ, Sextus
épia le moment où Agrippa était occupé
aux jeux Apollinaires. Agrippa, en effet,
était préteur, et, entre autres
magnificences qu’il déploya, comme
intime ami de César, il célébra pendant
deux jours les jeux du cirque, et eut
l’honneur de faire donner par les
enfants patriciens la cavalcade appelée
Troie. Pendant ce temps, Sextus passa
en Italie, et continua d’y exercer des
ravages jusqu’à l’arrivée d’Agrippa ;
laissant pour lors garnison dans

1206
quelques places fortes, il remit à la
voile. Quant à César, il avait essayé
auparavant, comme il a été dit plus haut,
de s’emparer de la Gaule par des
lieutenants : quoique n’ayant pu, jusqu’à
ce moment, y réussir, à cause de
Calénus et des autres partisans
d’Antoine, il parvint alors a s’en rendre
maître en personne, ayant trouvé
Calénus mort de maladie et s’étant sans
peine concilié ses légions. Sur ces
entrefaites, voyant Lépidus irrité
d’avoir perdu sa part de pouvoir, il
l’envoya en Afrique, afin que, recevant
cette province de lui seul, sans la
participation d’Antoine, ses
dispositions à son égard fussent plus
bienveillantes.

21

Les Romains, je l’ai dit, avaient deux


provinces dans cette partie de la Libye ;
elles étaient gouvernées, avant le
triumvirat, la Numidie par T. Sextius,
l’autre par Cornificius et par Décimus
Lélius, partisans l’un d’Antoine, les
autres de César. Sextius attendait qu’ils
fissent une incursion dans son
gouvernement, car ils avaient une armée

1207
bien plus considérable que la sienne, et
il se préparait à les combattre sur son
terrain. Comme ils hésitaient, il conçut
pour eux du mépris ; excité, en outre,
par un bœuf qui, dit-on, lui parla en
langue humaine et lui ordonna de
poursuivre ses projets, et aussi par un
songe où il crut entendre un taureau,
enfoui dans la ville de Tucca, lui donner
le conseil de faire déterrer sa tête et de
la faire promener au bout d’une pique
autour de son armée comme devant être
pour lui un gage de victoire, il ne
balança plus, surtout depuis qu’il eut
trouvé le taureau à l’endroit indiqué par
le songe, et il fit lui-même une invasion
en Afrique. Tout d’abord, il prit
Adrumète et quelques autres places
qu’il attaqua à l’improviste ; puis, à
raison même de ce succès, ne se tenant
pas sur ses gardes, il tomba dans une
embuscade dressée par le questeur, et,
après avoir perdu une grande partie de
son armée, fit retraite en Numidie.
Comme le hasard voulut que ce revers
lui arrivât lorsqu’il n’avait pas avec lui
la tête du taureau, il attribua sa défaite à
cette circonstance, et prépara une
nouvelle expédition. Dans l’intervalle,
ses adversaires le prévinrent en faisant

1208
irruption dans sa province : ils
assiégèrent Cirta, tandis que le questeur
fondait sur lui avec sa cavalerie, et,
après quelques avantages obtenus dans
des engagements de cavalerie, amenait
le questeur de Sextius à son parti. Ces
événements accomplis, Sextius,
renforcé par un nouveau secours, tenta
une seconde fois la fortune, vainquit à
son tour le questeur, et enferma dans ses
retranchements Lélius, qui courait la
campagne. Quant à Cornificius, qui
venait à son secours, l’ayant trompé par
la fausse nouvelle de la prise de Lélius,
et jeté par là dans le découragement, il
le défit et le tua, ainsi que Lélius, qui
était sorti de ses lignes dans l’intention
de tomber sur les derrières de l’ennemi.

22

A la suite de ces événements, il


devint maître de l’Afrique, et gouverna
les deux provinces sans être inquiété,
jusqu’au moment où César, en avant pris
le gouvernement en vertu de son traité
avec Antoine et Lépidus, y préposa C.
Fuficius Phangon. Sextius alors sortit
des provinces de son plein gré.
Cependant, lorsque, après la bataille

1209
livrée à Brutus et Cassius, César et
Antoine se furent partagé l’empire, et
que, dans la Libye, César eut reçu la
Numidie et Antoine l’Afrique (Lépidus,
ainsi que je l’ai dit, n’avait que le nom
de triumvir, et souvent même il n’en
était pas fait mention dans les décrets) ;
lors donc que ces événements furent
arrivés, et qu’il eut reçu de Fulvie le
conseil de s’emparer de l’Afrique (il
avait prétexté l’hiver pour prolonger
son séjour en Libye ; mais le véritable
motif était la certitude qu’il s’y
passerait quelque chose de nouveau), il
ne put, il est vrai, décider Phangon à lui
céder la province ; mais les habitants
étaient fatigués de leur gouverneur
(Phangon avait servi en qualité de
mercenaire : or, je l’ai dit, beaucoup de
gens de cette espèce avaient été
introduits dans le sénat ; de plus, il les
gouvernait mal), Sextius les mit de son
parti. Phangon, par suite, se retira en
Numidie où il châtia durement les
Circéens, qui le méprisaient à cause de
son désastre. Arabion, chef de quelques
peuplades barbares du voisinage, qui,
après avoir, au commencement, pris le
parti de Lélius, était plus tard uni à
Sextius, fut chassé de ses États pour lui

1210
avoir refusé son secours. Arabion
s’étant réfugié auprès de Sextius,
Phangon, qui le réclama sans l’obtenir,
entra en colère, et, se jetant sur
l’Afrique, ravagea une partie du pays.
Sextius avant, à son tour, marché contre
lui, il fut défait dans des engagements
légers, mais répétés, et fit, pour cette
raison, de nouveau retraite en Numidie.
Sextius, qui s’était mis à sa poursuite,
avait, surtout grâce à la cavalerie
d’Arabion, l’espoir de le vaincre en
peu de temps ; mais, ayant conçu des
soupçons contre Arabion et l’ayant tué
perfidement, il ne fit plus rien alors ;
car les cavaliers, irrités de la mort de
leur chef, l’abandonnèrent, et la plupart
d’entre eux se joignirent à Phangon.

23

Pour le moment, cependant, Phangon


et Sextius, comme si tout prétexte de
guerre entre eux avait disparu,
conclurent amitié ensemble ; mais, dans
la suite, Phaugon, ayant remarqué que,
confiant dans le traité, Sextius ne se
tenait pas sur ses gardes, fit une
incursion en Afrique. Là tous les deux,
dans un engagement, furent d’abord

1211
vainqueurs et vaincus (l’un obtint
l’avantage par sa cavalerie numide,
l’autre par ses légions romaines) ; en
sorte que, de part et d’autre, les camps
furent mutuellement pillés, sans que ni
l’un ni l’autre eût connaissance de ce
qui était arrivé à ses compagnons
d’armes. Quand, au sortir du combat, ils
s’aperçurent de ce qui s’était passé, ils
en vinrent aux mains de nouveau, et, les
Numides ayant pris la fuite, Phangon se
réfugia sur les montagnes, où, la nuit,
des buffles qui vinrent à passer près de
là, lui firent croire que c’était la
cavalerie ennemie, et il se tua. Sextius
se rendit ainsi sans peine maître du
reste de la province, et s’empara par
famine de Zama, qui lui résistait depuis
longtemps. A partir de ce moment, il
commanda de nouveau aux deux
provinces jusqu’à l’époque où Lépidus
y fut envoyé. Sextius, soit pour se
conformer à la décision d’Antoine, soit
aussi parce qu’il était lui-même
inférieur en forces, au lieu de rien faire
contre lui, trouvant dans cette nécessité
un moyen de se concilier Lépidus, se
tint en repos. C’est ainsi que Lépidus se
trouva maître des deux provinces. Voilà
comment les choses se passèrent.

1212
Comment les

Parthes occupèrent

tout le pays jusqu’à

l’Hellespont

24

Vers le même temps, après la bataille


de Philippes, Marc Antoine passa sur le
continent asiatique, et là, parcourant lui-
même certaines contrées, envoyant des
agents dans d’autres, il rançonnait les
villes et vendait les royautés. S’étant
sur ces entrefaites épris de Cléopâtre,
qu’il avait vue en Cilicie, il n’eut plus

1213
aucun souci de son honneur ; il se fit
l’esclave de l’Égyptienne et ne
s’occupa que de son amour pour elle.
Entre autres actes insensés que lui
inspira cette passion, il fit mettre à mort
les frères de cette femme, qu’il arracha
du temple de Diane, à Éphèse. A la fin,
laissant Plancus dans la province
d’Asie, et Saxa dans celle de Syrie, il
partit pour l’Égypte. Ce fut là surtout
l’occasion de troubles nombreux ; ainsi,
les habitants de l’île d’Aradus
refusèrent d’obtempérer aux ordres des
agents qu’il avait envoyés pour lever
des contributions, et, de plus, en mirent
quelques-uns à mort. Les Parthes, déjà
révoltés, s’acharnèrent alors bien plus
encore coutre les Romains. Ils avaient
pour chefs Labiénus et Pacorus, fils,
l’un du roi Orodes, l’autre de T.
Labiénus. Voici comment Labiénus vint
chez les Parthes, et prêta, dans cette
circonstance, son concours à Pacorus. Il
combattait dans les rangs de Cassius et
de Brutus ; envoyé vers Orodes avant la
bataille, pour en obtenir quelque
secours, il fut longtemps tenu en
suspens, avec dédain, par ce prince,
qui, bien que n’avant pas l’intention de
s’engager avec lui, craignait cependant

1214
de le refuser. Quand, ensuite, arriva la
nouvelle de la défaite, comme les
vainqueurs semblaient disposés à
n’épargner aucun de ceux qui avaient
porté les armes contre eux, il resta chez
les Barbares, aimant mieux vivre parmi
ces peuples que de périr dans sa patrie.
Ce Labienus donc, aussitôt qu’il
s’aperçut du relâchement d’Antoine, de
sa passion et de son départ pour
l’Égypte, persuada aux Parthes
d’attaquer les Romains. Leurs armées,
disait-il, étaient les unes complètement
anéanties, les autres décimées ; le reste
était en récolte et en viendrait de
nouveau à une guerre intestine. Ce fut
pour ce motif qu’il conseilla au roi de
subjuguer la Syrie et les contrées
limitrophes tandis que César, en Italie,
était occupé contre Sextus, et
qu’Antoine, en Égypte, s’abandonnait à
son amour. II s’engagea donc à conduire
la guerre, et promit d’amener la
défection d’un grand nombre de peuples
mal disposés pour les Romains, dont ils
étaient continuellement maltraités.

25

Ces discours décidèrent à la guerre

1215
le roi, qui lui confia une armée
nombreuse et son fils Pacorus. A la tête
de ces forces, Labiénus se jeta sur la
Phénicie. Il échoua dans son attaque
contre les murs d’Apamée, mais obtint
la reddition volontaire des garnisons
placées dans le pays. Ces garnisons, en
effet, étaient composées de soldats
ayant combattu avec Cassius et Brutus ;
Antoine les avait incorporées dans ses
légions, et leur avait alors, à cause de
leur connaissance du pays, donné la
garde de la Syrie. Anciens camarades,
Labiénus les amena facilement à lui, à
l’exception toutefois de Saxa, qui les
commandait en ce moment (frère du
chef de l’armée et son questeur, il fut le
seul qui ne passa pas à Labiénus) ;
vainquit en bataille rangée, tant par le
nombre que par la valeur de sa
cavalerie, Saxa, leur chef, et le
poursuivit ensuite, la nuit, tandis qu’il
s’enfuyait de ses retranchements. Saxa,
en effet, craignant que ses troupes,
gagnées par les sollicitations de
Labiénus, qui, au moyen de flèches,
lançait des billets dans leur camp,
n’embrassassent son parti, prit la fuite.
Maître des soldats de son adversaire,
Labiénus en fit périr le plus grand

1216
nombre ; et, comme Saxa s’étant réfugié
à Antioche, Apamée, qui le crut mort,
cessa de résister, il s’empara de cette
ville, et soumit ensuite Antioche, que
Saxa venait de quitter. Enfin, après
l’avoir poursuivi lui-même dans sa fuite
en Cilicie et s’être emparé de sa
personne, il le tua.

26

Saxa mort, Pacorus subjugua la Syrie,


et la réduisit tout entière sous sa
domination, à l’exception de Tyr ; car le
reste des Romains et ceux des habitants
du pays qui étaient de leur parti s’en
emparèrent d’abord, et ni la persuasion,
ni la force (Pacorus n’avait pas de
vaisseaux), ne purent rien contre eux.
Cette portion resta donc imprenable.
Quant à Pacorus, maître des autres
parties, il envahit la Palestine, destitua
Hyrcan, qui administrait alors cette
province pour les Romains, et établit à
sa place son frère Antigone gouverneur,
suivant l’usage de cette nation.
Labiénus, pendant ce temps, s’empara
de la Cilicie et il se rattacha les villes
continentales de l’Asie, (Plancus,
effrayé, était passé dans les îles) à

1217
l’exception de Stratonicée, la plupart
sans avoir à combattre ; mais Mylassa
et Alabanda furent prises de vive force.
Les habitants, en effet, avaient accepté
une garnison : mais, après l’avoir
massacrée dans une fête, ils avaient fait
défection. Aussi, après s’être rendu
maître d’Alabanda, il livra ses habitants
au supplice, et rasa Mylassa, qui avait
été abandonnée. Quant à Stratonicée, il
l’assiégea longtemps sans pouvoir en
aucune façon l’emporter. Il leva des
contributions dans le pays, pilla les
temples et se décerna lui-même les
titres d’Imperator et de Parthique,
contrairement à la coutume des
Romains ; car c’était à ceux qu’il avait
menés contre eux qu’il empruntait son
surnom, comme si t’eût été des
étrangers et non des concitoyens qu’il
eût vaincus.

Comment César et

1218
Antoine traitèrent

avec Sextus

27

Antoine était instruit de ces


événements, comme de ceux qui
s’accomplissaient en Italie, car il n’en
ignorait absolument aucun ; cependant il
ne sut aviser à rien en temps utile :
enchaîné par l’amour et par l’ivresse, il
ne songea ni à ses alliés ni à ses
ennemis. Tant qu’il fut dans une position
inférieure et qu’il aspira au premier
rang, il tint son esprit tendu vers les
affaires ; mais, une fois au pouvoir, il ne
prit plus soin de rien, et s’abandonna à
la mollesse avec Cléopâtre et les
Égyptiens, jusqu’au moment où il fut
complètement renversé. Contraint
tardivement enfin de se réveiller, il fit
voile pour Tyr, comme s’il allait

1219
marcher à son secours, mais, voyant le
reste de la contrée déjà au pouvoir de
l’ennemi, il abandonna Tyr, sous
prétexte de la guerre contre Sextus, bien
qu’il mit en avant les affaires des
Parthes pour excuser sa lenteur à
marcher contre lui. De la sorte, il ne
secourut ni ses alliés, à cause de Sextus,
ni l’Italie, à cause des Parthes ; mais,
longeant le continent jusqu’à l’Asie, il
passa en Grèce, et là, dans une entrevue
avec sa mère et sa femme, il déclara
César ennemi public, et fit un traité
d’amitié avec Sextus. Côtoyant ensuite
l’Italie, il s’empara de Sipunte, et mit le
siège devant Brindes, qui refusait de se
rendre.

28

Pendant qu’Antoine était ainsi


occupé, César, qui était déjà de retour
de la Gaule, rassembla ses troupes, et
envoya P. Servilius Rullus à Brindes, et
Agrippa à Sipunte. Ce dernier emporta
la ville de vive force ; quant à
Servilius, Antoine, fondant sur lui à
l’improviste, lui tua un grand nombre de
soldats et en amena un grand nombre à
passer de son côté. Cette rupture des

1220
deux rivaux et les secours qu’ils
envoyaient solliciter des villes et des
vétérans dont ils pensaient avoir
quelque aide, remplirent de nouveaux
troubles l’Italie, et Rome surtout ; ceux-
ci se rangèrent immédiatement au parti
de l’un ou de l’autre ; ceux-là
différèrent. Tandis que les chefs et ceux
qui allaient combattre pour leur cause
étaient en suspens, Fulvie mourut à
Sicyone, où elle demeurait. On accusa
Antoine d’avoir causé cette mort par
son amour pour Cléopâtre et par les
débordements de son amante. Quoi qu’il
en soit, à la nouvelle de cette mort, on
déposa les armes de part et d’autre, soit
que réellement Fulvie eût été entre eux
la première cause de la guerre, soit
qu’ils se fissent de sa mort un prétexte
pour cacher la crainte que leur inspirait
mutuellement l’égalité de leurs forces et
de leurs espérances. César eut alors en
partage la Sardaigne et la Dalmatie,
avec l’Espagne et la Gaule ; Antoine eut
tous les pays au-delà de la mer Ionienne
qui, tant en Europe qu’en Asie,
appartenaient à Rome ; car Lépidus
occupait la province de Libye, et Sextus
la Sicile.

1221
29

Ils divisèrent donc ainsi de nouveau


l’empire entre eux, et s’associèrent pour
faire la guerre à Sextus, bien
qu’Antoine se fût, par l’intermédiaire
de parlementaires, lié par serment avec
lui contre César. Ce ne fut pas là la
moindre raison qui décida César à
accorder l’impunité à tous ceux qui,
dans la guerre contre Lucius, frère
d’Antoine, étaient passés à l’ennemi ;
et, parmi eux, à quelques-uns même des
meurtriers, entre autres à Domitius,
ainsi qu’à tous ceux qui avaient été
portés sur les tables de proscription, ou
même qui, après avoir combattu dans
les rangs de Brutus et de Cassius,
avaient, dans la suite, embrassé le parti
d’Antoine. Telle est, en effet,
l’inconséquence des séditions et des
guerres : ceux qui sont aux affaires ne
songent nullement à la justice ; ils ne
considèrent, dans l’amitié et dans la
guerre, que leurs intérêts de chaque
jour, et, par suite, voient dans les
mêmes hommes, selon les
circonstances, tantôt des ennemis, tantôt
des amis.

1222
30

Ces conventions arrêtées, à Brindes,


dans leurs camps, ils se donnèrent
réciproquement un festin, César à la
manière d’un soldat et d’un Romain.
Antoine à la manière d’un Asiatique et
d’un Egyptien. Après cette apparente
réconciliation, les soldats qui étaient
alors avec César entourèrent Antoine,
pour réclamer de lui l’argent qu’il leur
avait promis à la bataille de Philippes,
et qu’il était allé en Asie ramasser en
aussi grande quantité que possible.
Comme il ne leur donnait rien, ils en
seraient venus à des voies de fait, si
César ne les eût retenus en leur faisant
prendre espoir. Les deux chefs
envoyèrent ensuite dans les colonies les
soldats émérites, afin de prévenir de
nouvelles séditions, et s’occupèrent de
la guerre. Sextus, en effet, était venu en
Italie, conformément à ses conventions
avec Antoine, dans l’intention de faire,
de concert avec lui, la guerre à César ;
mais, quand il apprit leur accord, il s’en
retourna en Sicile, et donna ordre à
Ménas, son affranchi, en qui il avait
toute confiance, d’aller avec une partie
de la flotte ravager les possessions de

1223
ses ennemis. Celui-ci dévasta une
grande partie de l’Etrurie, prit vif M.
Titius, fils de Titius, l’un des proscrits
réfugiés alors auprès de Sextus, qui
rassemblait une flotte, afin de dominer
pour son propre compte, et avait
mouillé près de la Narbonnaise. Titius
n’éprouva aucun mauvais traitement
(son père et aussi le nom de Sextus que
ses soldats portaient sur leurs boucliers,
lui valurent la vie sauve) ; mais, loin de
témoigner une honorable
reconnaissance à son bienfaiteur, il lui
fit la guerre et le tua : aussi ce trait est-
il un des plus cités parmi ceux du même
genre. Voilà comment se comporta
Ménas ; passant de là en Sardaigne, il
livra bataille à M. Lurius, gouverneur
de cette île ; il fut d’abord mis en fuite ;
mais ensuite ayant, contre toute attente,
soutenu le choc de son ennemi qui le
poursuivait sans précaution, il le
vainquit à son tour. M. Lurius ayant,
après cette défaite, abandonné l’île,
Ménas s’empara du pays par
composition, et de Caralis après un
siège : car un assez grand nombre des
vaincus s’y étaient réfugiés après le
combat. Il renvoya sans rançon les
captifs, entre autres Hélénus, affranchi

1224
de César, qui l’affectionnait
singulièrement, mettant de loin à
l’avance en dépôt ce bienfait dans le
cœur de César, et se préparant un
refuge, s’il venait à en avoir besoin.
Voilà ce que fit Ménas.

31

Les habitants de Rome, quand une


fois la Sardaigne fut au pouvoir de
Ménas et que le littoral fut en proie à
ses déprédations ; quand ils virent les
vivres interceptés, et que la famine, les
nombreux impôts de toute espèce, les
contributions levées sur ceux qui
possédaient des esclaves, leur eurent
occasionné de violents ennuis, les
habitants de Rome ne se tinrent plus
tranquilles ; autant la réconciliation
d’Antoine et de César leur avait causé
de joie, dans la pensée que l’accord des
deux chefs leur procurerait la paix à
eux-mêmes, autant et plus ils se
montrèrent irrités de la guerre faite à
Sextus. Après les avoir précédemment
ramenés dans Rome, montés sur des
chevaux en manière de triomphe, les
avoir décorés de la toge triomphale à
l’égal des triomphateurs, leur avoir

1225
accordé d’assister aux jeux sur des
chaises curules, avoir donné pour
femme à Antoine Octavie, sœur de
César, dont le mari était mort et qui était
grosse, ils changèrent à tel point que,
d’abord dans les lieux de réunion ou
quand on s’assemblait pour quelque
spectacle, ils les exhortaient à faire la
paix et la demandaient à grands cris ;
puis, comme ils ne parvinrent pas à les
persuader, ils se détachèrent d’eux et
penchèrent pour Sextus. Entre autres
marques de faveur à l’égard de Sextus,
ils accueillaient avec des
applaudissements répétés la statue de
Neptune, lorsque, dans les jeux du
cirque, on la promenait en pompe, et
témoignaient leur joie à cette vue.
Comme pendant quelques jours la statue
n’avait pas été amenée, ils chassèrent
du Forum les magistrats à coups de
pierres, et renversèrent les statues
d’Antoine et de César : ils finirent
même, n’obtenant rien malgré ces
démonstrations, par s’élancer tout à
coup contre eux, comme pour les tuer.
César, bien qu’avant eu quelques-uns
des siens blessés, déchira ses vêtements
et recourut aux supplications ; mais
Antoine se comporta d’une façon plus

1226
violente Cette conduite ayant porté
l’irritation à son comble et faisant
appréhender quelque acte de désespoir,
Antoine et César furent contraints
d’entrer, malgré eux, en négociations
avec Sextius.

32

Sur ces entrefaites, ils destituèrent


les préteurs et les consuls, bien qu’on
fût à la fin de l’année, pour leur en
substituer d’autres, sans s’inquiéter du
peu de jours que ces magistrats auraient
à exercer leur charge. Parmi ceux qui
furent alors consuls, il y eut L.
Cornélius Balbus, de Gadès, qui
surpassait tellement en richesses et en
munificence les hommes de son temps,
qu’en mourant il légua aux Romains
environ vingt-cinq drachmes par tête.
Telle fut la conduite des deux
triumvirs ; de plus, un édile étant mort
le dernier jour de l’année, ils en mirent
un autre à sa place pour les heures qui
restaient. A cette même époque, l’eau
appelée Julia fut amenée dans Rome par
un aqueduc, et les jeux promis aux dieux
à l’occasion de la guerre contre les
meurtriers furent célébrés par les

1227
consuls. Ce furent les pontifes qui
remplirent les fonctions des prêtres
nommés septemvirs épelons, aucun de
ceux-ci ne se trouvant à Rome, et cela
se pratiqua souvent dans d’autres
circonstances.

33

Tels furent les événements de cette


année ; de plus, César célébra, aux frais
de l’État, les funérailles de Sphérus,
son pédagogue et son affranchi. Il fit
mettre aussi à mort Salvidiénus Rufus,
sous prétexte qu’il avait conspiré contre
lui. Ce Salvidiénus était d’une
naissance obscure ; pendant qu’il
paissait un troupeau, sa tête fut entourée
de flammes ; César l’éleva si haut qu’il
fut nommé consul, sans même être
sénateur, et que le convoi de son frère,
mort avant lui, traversa le Tibre sur un
pont construit tout exprès. Mais il n’y a
rien de stable dans les choses
humaines ; il fut accusé en plein sénat
par César lui-même, et égorgé comme
ennemi de César et du peuple entier ; il
y eut des supplications à cette occasion,
et, en outre, la garde de la ville fut
remise aux triumvirs, avec l’injonction

1228
habituelle de veiller à ce qu’elle
n’éprouvât aucun dommage. L’année
précédente, aux jeux Apollinaires, des
citoyens appartenant à l’ordre équestre
avaient abattu dans le cirque des bêtes
féroces, et un jour intercalaire avait été
inséré, contrairement à l’usage, afin que
les calendes de l’année suivante ne
tombassent pas en même temps que les
nundines, chose que, de toute antiquité,
on avait bien soin d’éviter ; et il est
bien évident qu’il, y eut un autre jour de
retranché ensuite, pour conformer la
supputation du temps aux décrets du
premier César. Le gouvernement
d’Attale et celui de Déjotarus, morts
dans la Galatie, furent donnés à un
certain Castor : la loi appelée Falcidia,
qui, aujourd’hui encore, a, en matière
de succession. une autorité très grande,
et aux termes de laquelle un héritier qui
se sent grevé par quelque clause
testamentaire, peut, en prenant le quart
de ce qui lui est légué, renoncer au
reste. fut promulguée par Falcidius
alors tribun du peuple. Tels furent les
événements de ces deux années.

34

1229
L’année suivante, sous le consulat de
L. Marcius et de C. Sabinus, les actes
des triumvirs depuis leur entrée au
pouvoir furent ratifiés par le sénat ;
quelques impôts furent en outre établis
par eux, parce que les dépenses
s’élevaient bien au-delà de ce qui avait
été réglé par le premier César. Bien que
prodiguant l’argent, surtout aux soldats,
ils avaient honte de se livrer seuls à des
dépenses exagérées. C’est ainsi que
César, s’étant alors coupé la barbe pour
la première fois, célébra lui-même une
fête splendide et offrit à tous les
citoyens un banquet aux frais de l’État.
Depuis, il eut toujours le menton rasé,
comme tout le monde ; car déjà il
commençait à aimer Livie et, pour cette
raison, il répudia ce même jour
Scribonie, bien qu’elle lui eût donné
une fille. Les dépenses donc étaient
bien plus considérables qu’auparavant,
et les revenus, d’ailleurs insuffisants,
allaient en diminuant à cause des
guerres civiles ; les triumvirs établirent
quelques impôts nouveaux et firent
entrer au sénat un grand nombre, non
seulement d’alliés ou de soldats et de
fils d’affranchis, mais même des
esclaves. Ainsi un certain Maximus, au

1230
moment où il briguait la questure, fut
reconnu et emmené par son maître.
Maximus ne fut point puni pour avoir
osé demander une charge ; mais un
autre, surpris dans les rangs des
préteurs, fut précipité des rochers du
Capitole, après avoir été préalablement
affranchi, afin de donner de la dignité à
son supplice.

35

Le prétexte des triumvirs pour créer


tant de sénateurs fut l’expédition
qu’Antoine préparait contre les
Parthes ; ce fut encore pour ce motif
qu’ils nommèrent à l’avance aux autres
charges pour un temps plus long et au
consulat pour huit années entières,
récompensant ainsi les uns de leur
concours et se conciliant la faveur des
autres. Il y eut non pas deux consuls
annuels, selon la coutume, mais un plus
grand nombre élus alors pour la
première fois immédiatement dans les
comices. Auparavant, quelques citoyens
avaient bien exercé le consulat à la
suite d’autres qui n’étaient pas morts,
qui n’avaient pas été notés d’infamie ou
destitués pour quelque autre raison ;

1231
mais ceux-ci furent nommés suivant le
caprice de ceux qui avaient été désignés
pour l’année entière, et personne ne fut
plus depuis lors consul pour une année ;
puis d’autres encore furent créés pour
les diverses portions de l’année. Les
premiers entrés en charge avaient, et
cela se pratique encore aujourd’hui,
toute l’année le nom de consuls, et
c’étaient eux qui, soit à Rome, soit dans
l’Italie, à chaque époque de leur
magistrature, nommaient les autres
consuls, ce qui s’observe encore
aujourd’hui ; le reste des citoyens ne
connaissait que quelques-uns de ces
derniers ou même n’en connaissait
aucun, et, pour cette raison, les appelait
les petits consuls. Voilà ce qui se fit
alors à Rome.

36

César et Antoine traitèrent avec


Sextus, d’abord par l’intermédiaire de
leurs amis, des clauses et conditions de
la paix ; ensuite ils entrèrent eux-mêmes
en conférences avec lui près de Misène.
César et Antoine se tenaient à terre et
Sextus au milieu de la mer sur une digue
baignée à dessein de tous côtés par les

1232
flots et construite à peu de distance de
ses adversaires, afin d’assurer sa
sûreté. A cette conférence assistait toute
la flotte de l’un, toutes les troupes des
autres ; ce n’étaient pas des spectateurs
indifférents ; ils étaient, ceux-ci à terre,
ceux-là sur leurs vaisseaux, rangés en
armes vis-à-vis les uns des autres, en
sorte qu’il fut évident pour tous que la
crainte de leurs préparatifs réciproques
et la contrainte imposée, aux triumvirs
par le peuple, à Sextus par ceux qui
étaient avec lui, les forçait à traiter. Les
conditions furent la liberté pour les
esclaves fugitifs et le rappel des exilés,
à l’exception des meurtriers. Ces
derniers furent exceptés, sans doute
parce que quelques-uns d’entre eux
étaient vraiment sur le point de rentrer,
Sextus lui-même semblant être un des
meurtriers. On décida que les autres
citoyens, ceux-là seuls exceptés,
pourraient revenir sans être inquiétés et
recevraient le quart de leurs biens
confisqués ; que quelques-uns même
obtiendraient sur-le-champ des charges
de tribuns du peuple et de préteurs,
ainsi que des sacerdoces : que Sextus
lui-même serait élu consul et nommé
augure, qu’il recouvrerait sur la fortune

1233
paternelle dix-sept millions cinq cent
mille drachmes, aurait pour cinq ans le
gouvernement de la Sicile, de la
Sardaigne et de l’Achaïe, à la condition
de ne recevoir plus les esclaves fugitifs,
de ne point se procurer de nouveaux
vaisseaux, de n’avoir aucune garnison
en Italie, d’assurer la paix maritime et
d’envoyer à Rome une quantité de blé
déterminée. Ils lui fixèrent ce terme de
cinq ans, parce qu’ils voulaient paraître
ne posséder eux-mêmes qu’une
puissance temporaire et non une
puissance perpétuelle.

37

Ces conditions arrêtées et rédigées


par écrit, ils en déposèrent l’acte entre
les mains des Vestales : après quoi ils
se donnèrent la main et s’embrassèrent
mutuellement. Alors une clameur
immense et éclatante s’éleva de la terre
et des vaisseaux tout à la fois.
Beaucoup de soldats, en effet, et aussi
beaucoup de citoyens qui étaient
présents, dans leur ennui extrême de la
guerre et leur vif désir de la paix,
poussèrent subitement tous ensemble un
cri tel que l’écho des montagnes en

1234
retentit : ce qui occasionna un grand
frisson et un grand saisissement à la
suite desquels plusieurs expirèrent à
l’instant, plusieurs autres périrent foulés
aux pieds ou étouffés. Ceux, en effet,
qui étaient dans des barques
n’attendirent pas qu’elles eussent
abordé à terre, ils sautaient dans la mer,
pendant que les autres s’élançaient dans
les flots. Là, ils se saluaient
mutuellement tout en nageant et
s’embrassaient en s’avançant dans
l’eau, en sorte que c’était un spectacle
et des bruits divers. Ceux-ci, sachant
que leurs parents et leurs amis étaient
vivants et les voyant alors présents
devant eux, se laissaient aller à des
transports sans borne ; ceux-là, qui
auparavant les avaient crus morts et les
revoyaient alors contre toute attente,
demeuraient longtemps incertains et
restaient sans pouvoir parler, n’en
croyant pas leurs yeux, et, en même
temps, priant les dieux que cette vision
devint une réalité ; ils ne les
reconnaissaient que lorsqu’ils les
avaient appelés par leurs noms et qu’ils
les avaient entendus parler. Leur joie
était aussi grande que si ces parents et
ces amis fussent revenus à la vie, et,

1235
comme leur allégresse était
naturellement à son comble, l’entrevue
ne se passait pas sans larmes. D’autres,
dans l’ignorance de la mort d’amis qui
leur étaient chers, croyant qu’ils étaient
encore en vie et qu’ils étaient présents,
les cherchaient çà et là et demandaient
de leurs nouvelles à tous ceux qu’ils
rencontraient ; tant qu’ils ne savaient
rien de certain, ils ressemblaient à des
insensés et demeuraient indécis,
espérant les trouver et craignant en
même temps qu’ils ne fussent morts,
sans que leur désir leur permit de se
décourager ou leur espérance de se
laisser aller à la douleur. Quand une
fois ils savaient la vérité, ils
s’arrachaient les cheveux et déchiraient
leurs vêtements, appelaient les morts
par leurs noms comme s’ils eussent pu
être entendus d’eux, et les pleuraient
comme s’ils ne venaient que de mourir
et étaient ensevelis près d’eux. Ceux qui
n’avaient aucune émotion personnelle
de ce genre ne laissaient pas néanmoins
de se troubler de celle des autres ; ou
bien ils se réjouissaient de l’allégresse
de quelqu’un ou bien ils s’affligeaient
de sa douleur ; en sorte que, bien
qu’étant en dehors de toute émotion

1236
domestique, ils ne postaient, à cause de
leurs rapports avec les autres, demeurer
impassibles. Aussi, emportés tous par
les mêmes sentiments, ils ne
connaissaient ni satiété ni honte, et le
jour tout entier, avec la plus grande
partie de la nuit, se consuma dans ces
démonstrations.

38

Ensuite les autres citoyen, se reçurent


mutuellement et les chefs eux-mêmes se
donnèrent des festins : Sextus le
premier sur son vaisseau, puis César et
Antoine à terre. Sextus, en effet, avait
sur eux par sa flotte une supériorité telle
qu’il ne descendit à terre qu’après que
César et Antoine furent venus à son
bord. Malgré cette réserve et bien que
les tenant tous les deux en son pouvoir
avec une suite peu nombreuse sur son
vaisseau, il pût les faire périr, ainsi que
Ménas lui en donnait le conseil, il ne
voulut pas y consentir ; loin de là,
content d’avoir décoché contre Antoine
qui s’était emparé de la maison de son
père dans les Carènes, (c’est le nom
d’un des quartiers de Rome) un trait fort
plaisant (le mot de carène étant

1237
également le nom de la quille d’un
vaisseau), il lui dit " qu’il leur donnait
un banquet dans les Carènes ".), il ne fit
rien qui témoignât son ressentiment
contre eux, et, le lendemain, il se laissa
traiter à son tour et fiança sa fille à M.
Marcellus, neveu de César. De ce côté
la guerre fut donc ajournée.

Comment P.

Ventidius vainquit les

Parthes et recouvra

l’Asie

1238
39

Quant à la guerre de Labiénus et des


Parthes, voici comment elle se termina.
Antoine, étant retourné d’Italie en
Grèce, y séjourna longtemps, se livrant
à tous les désordres et ravageant les
villes, afin de les remettre à Sextus
aussi faibles qu’il pouvait. Entre autres
actes contraires aux usages de la patrie,
qu’il commit alors, il se donna lui-
même le nom de nouveau Dionysos, et
prétendit se faire appeler ainsi par les
autres ; les Athéniens lui ayant, pour
cette raison et pour d’autres encore,
fiancé Minerve, il répondit qu’il
acceptait la main de la déesse, et exigea
d’eux un million de drachmes pour dot.
Or donc, tandis qu’il était ainsi occupé,
il envoya en avant P. Ventidius en Asie.
Celui-ci atteignit Labiénus avant qu’il
fût instruit de sa marche, et, l’ayant
frappé de terreur par l’imprévu de son
arrivée et par ses légions (Labiénus,
isolé des Parthes, n’avait avec lui que
les soldats ramassés dans le pays), il le
chassa de cette contrée sans qu’il eût
osé en venir aux mains avec lui, et le
poursuivit, à la tête de ses troupes
légères, jusqu’en Syrie où il se dirigeait

1239
dans sa fuite. L’ayant joint au pied du
Taurus, il l’empêcha dès lors d’avancer
plus loin : puis, tous les deux avant
posé là leur camp vis-à-vis l’un de
l’autre. ils restèrent plusieurs jours
tranquilles. Labiénus attendant les
Parthes, et Ventidius ses légions.

40

Quand donc ces renforts furent


arrivés à la fois de part et d’autre, le
même jour, Ventidius, par crainte de la
cavalerie des Barbares, resta sur les
hauteurs où il était campé : mais les
Parthes, le méprisant, tant à cause de
leur nombre que du souvenir de leur
première victoire, s’avancèrent, au
point du jour, vers la colline avant
d’opérer leur jonction avec Labiénus,
et, comme personne ne s’offrait à leur
rencontre, ils s’avancèrent vers le
sommet jusque sur l’escarpement.
Arrivés là, une charge des Romains les
mit aisément en fuite sur le versant.
Beaucoup périrent sur-le-champ : le
plus grand nombre fut écrasé dans la
retraite, en tombant les uns sur les
autres, ceux-ci avant déjà le dos tourné,
ceux-là montant encore. Quant a ceux

1240
qui échappèrent, ils s’enfuirent non pas
vers Labiénus, mais en Cilicie.
Ventidius les poursuivit jusqu’à leur
camp, où, à la vue de Labienus, il
s’arrêta. Celui-ci se mit en ligne,
comme pour engager le combat ; mais,
sentant ses soldats découragés par la
fuite des Barbares, il n’osa pas résister
et résolut de s’enfuir la nuit. Ventidius,
instruit de son projet par des transfuges,
lui tua un grand nombre de soldats dans
une embuscade pendant sa marche ;
quant au reste, qui avait été abandonné
par Labiénus, il les fit passer dans ses
rangs. Labiénus s’enfuit en changeant
d’habit, et demeura quelque temps
caché en Cilicie ; mais, dans la suite, il
fut pris par Démétrius. Démétrius, en
effet, qui était un affranchi du premier
César et qui avait été alors établi
gouverneur de Chypre, le fit rechercher,
quand il sut qu’il se cachait, et le fit
prisonnier.

41

Ventidius s’empara ensuite de la


Cilicie, y rétablit l’ordre, et détacha en
avant Pompédius Silon vers I’Amanus
avec un corps de cavalerie. Cette

1241
montagne est située sur les confins de la
Cilicie et de la Syrie ; elle renferme un
défilé tellement étroit en certains
passages qui on y construisit autrefois
des portes avec une muraille, et que ces
portes ont donné leur nom à cet endroit.
Silon ne put s’en emparer : il faillit
même tomber sous les coups de
Pharnapates, lieutenant de Pacorus, qui
gardait le passage. Ce malheur lui serait
certainement arrivé, si Ventidius,
survenant par hasard pendant le combat,
ne l’eût dégagé. Fondant sur les
Barbares, qui ne s’y attendaient pas et
qui étaient inférieurs en nombre, il
recouvra sans combat la Syrie, que les
Parthes venaient d’évacuer, à
l’exception d’Aradus, et ensuite
s’empara sans peine de la Palestine,
dont il effraya le roi Antigone. Telles
furent les opérations de Ventidius : il
leva de fortes contributions sur tous
séparément, et principalement sur
Antigone. Antiochus et Malchus le
Nabatéen, qui avaient pris le parti de
Pacorus. Ventidius n’obtint du sénat,
pour ces exploits, aucune récompense,
parce qu’il ne commandait pas en chef
et qu’il n’était que le lieutenant d’un
autre ; ce fut Antoine qui eut les éloges

1242
et l’honneur des supplications. Les
Aradiens, craignant d’être punis de ce
qu’ils avaient fait contre Antoine, ne se
rendirent pas à Vertidius, malgré un
siège d’une certaine longueur, et ce ne
fut que plus tard que d’autres généraux
parvinrent, et encore avec peine, à
s’emparer de la ville. Dans ce même
temps, il y eut en Illyrie et chez les
Parthiniens un mouvement que Pollion
comprima par plusieurs combats.

42

Il y eut aussi des mouvements en


Espagne, chez les Cérétains. Calvinus
soumit ce peuple, après une alternative
de succès et de revers dans la personne
de son lieutenant tombé dans une
embuscade des Barbares et abandonné
par ses troupes. Calvinus n’attaqua
l’ennemi qu’après avoir puni ses
soldats. Les avant convoqués, comme
pour un motif étranger, il les fit
envelopper par le reste de son armée,
décima deux centuries et punit un grand
nombre de centurions ; entre autres,
celui qu’on appelle primipilaire. Après
cet acte de sévérité, qui, à cause de la
punition infligée à son armée, lui valut

1243
un nom pareil à M. Crassus, il marcha
sur l’ennemi et le vainquit sans peine.
Ayant obtenu le triomphe, bien que le
gouvernement de l’Espagne appartint à
César (sur l’avis du chef, on accordait
cet honneur même à ceux qui
commandaient sous ses ordres), il
n’accepta de l’or que les ville ont
coutume de donner dans ces
circonstances que celui des villes
d’Espagne, et il en dépensa une certaine
quantité pour la fête, et la plus grande
partie pour la Régia. Cet édifice avait
été la proie des flammes : il le rebâtit et
en fit la dédicace, le décorant, entre
autres magnificences, de statues qu’il
emprunta à César, comme s’il eût eu
l’intention de les lui rendre. Mais
lorsque, dans la suite, César les lui
réclama, il usa d’un trait d’esprit pour
ne pas les rendre ; il lui répondit,
comme s’il n’eût pas eu assez
d’esclaves : " Envoie les prendre. " De
sorte que César, craignant de commettre
un sacrilège, laissa consacrer ses
statues. Voilà ce qui se passa à cette
époque.

1244
Comment César

commença à faire la

guerre à Sextus

43

Sous le consulat d’Appius Claudius


et de C. Norbanus, qui les premiers
eurent, chacun séparément, deux
questeurs, le peuple se souleva contre
les publicains qui l’accablaient de leurs
exactions, et en vint aux mains avec eux
et leurs ministres, ainsi qu’avec les
soldats qui les appuyaient dans leur
perception ; soixante-sept préteurs,
nommés à la suite les uns des autres.
exercèrent cette magistrature. Un enfant
élu questeur entra le lendemain dans la

1245
classe des adolescents ; un autre, porté
sur la liste du sénat, voulut se faire
gladiateur ; on l’en empêcha, et on
défendit à tout membre du sénat de se
faire gladiateur, à tout esclave d’être
licteur ; on interdit aussi de brûler les
morts à moins de quinze stades de la
ville. II était arrivé, avant cette époque,
bien des prodiges, entre autres, une
source d’huile qui avait jailli sur les
bords du Tibre ; il y en eut alors
beaucoup encore. La cabane de
Romulus, à la suite d’un sacrifice que
les pontifes y avaient célébré, fut
consumée par le feu ; une statue de la
Vertu, placée devant une certaine porte,
tomba sur la face ; quelques prêtres,
transportés de fureur par la mère des
dieux, dirent que la déesse était irritée
contre le peuple. Dans cette
conjoncture, on lut les livres Sibyllins ;
comme ils disaient la même chose et
prescrivaient de descendre la statue à la
mer et de l’y purifier dans ses eaux, la
déesse s’avança jusque dans la haute
mer aussi loin que possible de la terre,
y resta longtemps, et ce fut avec peine
que, le soir enfin, on la ramena. Une
grande frayeur s’empara des Romains,
par suite de ce nouveau prodige, et ils

1246
ne reprirent courage qu’à la vue de
quatre palmes qui avaient poussé autour
du temple de la déesse et dans le
Forum. Voilà les choses qui se
passèrent, et, de plus, César épousa
Livie.

44

Livie était fille de Livius Drusus, qui


fut mis sur la liste des proscrits et se
donna la mon après la défaite de
Macédoine ; femme de Néron, qu’elle
accompagna dans sa fuite, ainsi qu’il a
été dit, elle était grosse de ses œuvres
de six mois. Comme César, incertain,
demandait aux pontifes s’il lui était
permis de l’épouser, malgré son état de
grossesse, ils répondirent que, si la
conception était douteuse, il fallait
différer le mariage ; mais que, la chose
étant avérée, rien n’empêchait qu’il eût
lieu dès à présent ; décision que peut-
être ils trouvèrent véritablement dans la
jurisprudence transmise par les
ancêtres, mais que, en tous cas, ne l’y
eussent-ils pas trouvée, ils auraient
néanmoins rendue. Le mari de Livie la
dota lui-même comme un père. Pendant
le festin, il leur advint l’aventure que

1247
voici : un de ces petits enfants
babillards, tels que les matrones
romaines ont coutume d’en élever tout
nus pour leur divertissement, voyant
Livie à part auprès de César, et, de
même, Néron couché à table près d’un
autre convive, s’avança vers elle et lui
dit : " Que fais-tu ici, maîtresse ? Ton
mari (montrant Néron) est là-bas,
couché à table. " Voilà comment les
choses se passèrent alors. Elle habitait
déjà avec César, lorsqu’elle donna le
jour à Claudius Drusus Néron. César
releva de terre l’enfant et l’envoya à
son père, fait qu’il consigna en ces
termes dans ses Mémoires : " César
rendit à Néron, son père, l’enfant dont
sa femme Livie était accouchée. "
Néron, peu après, en mourant, laissa
César lui-même pour tuteur à cet enfant
et à Tibère. Entre autres bruits qui
circulèrent à ce sujet parmi la foule, on
disait qu’aux gens favorisés de la
fortune des enfants naissaient au bout de
trois mois ; en sorte que le mot passa en
proverbe. Tels furent les événements de
Rome.

45

1248
A cette même époque, Bogud, de
Mauritanie, ayant, soit par ordre
d’Antoine, soit de son propre
mouvement, cinglé vers l’Espagne, y fit
beaucoup de mal et en souffrit beaucoup
lui-même. Sur ces entrefaites, les
Tingitanes, ses sujets, s’étant détachés
de sa domination, il quitta l’Espagne,
mais ne recouvra pas son royaume ; car
les partisans de César en Espagne, et
Bocchus qui se joignit à eux, furent plus
forts que lui. Bogud, alors, alla trouver
Antoine, et Bocchus s’empara aussitôt
de son royaume, et s’en fit ensuite
confirmer la possession par César ; le
droit de cité fut donné aux Tingitanes.
Dans ce temps, et même déjà
auparavant, Sextus et César étaient en
guerre l’un contre l’autre : comme ce
n’était pas volontairement, mais par
contrainte, qu’ils avaient fait la paix, ils
n’y furent, pour ainsi dire, pas un instant
fidèles, et, rompant aussitôt les
conventions, ils reprirent leurs
inimitiés. Certes, la guerre devait
éclater entre eux à un moment ou à
l’autre, lors même qu’ils n’auraient
trouvé aucun prétexte ; mais ils eurent
pour la faire les motifs que voici.
Ménas, qui pour lors était en Sardaigne

1249
avec le titre de préteur, encourut les
soupçons de Sextus pour avoir relâché
Hélénus et pour avoir eu une entrevue
avec César ; il était aussi jusqu’à un
certain point calomnié par ses égaux,
jaloux de sa puissance. Mandé, en
conséquence, par Sextus, sous le
prétexte de rendre compte du blé et de
l’argent dont il avait l’administration, il
n’obéit pas, mais, se saisissant de ceux
qu’on lui avait envoyés pour cet objet,
il les lit mettre à mort, et, après avoir à
l’avance dépêché un héraut à César, il
lui livra l’île, la flotte, le reste de
l’armée et sa propre personne. César,
qui vit Ménas d’un bon œil, parce que
Sextus, disait-il, contrairement aux
conventions, recevait les fugitifs,
construisait des trirèmes et avait des
garnisons en Italie, refusa de le rendre
quand on le lui réclama, et le combla
d’honneurs, lui accorda le droit de
porter l’anneau d’or et le mit au rang
des chevaliers. Or voici ce que c’est
que ce droit de porter l’anneau d’or.
Personne, chez les anciens Romains,
non seulement de ceux qui avaient été
esclaves, mais même personne de race
libre, n’avait, à l’exception des
sénateurs et des chevaliers, ainsi que je

1250
l’ai dit, le droit de faire usage
d’anneaux d’or ; et c’est pour ce motif
que les affranchis, quand le chef de
l’État le veut, sont, quoique portant de
l’or sous d’autres formes, gratifiés de
cet anneau par marque d’honneur, pour
signifier qu’ils sont au-dessus de la
condition d’affranchis, et capables
d’être chevaliers. Telle est la coutume à
ce sujet.

46

Sextus, de son côté, qui reprochait à


César, outre cette injure, d’avoir
dévasté l’Achaïe et manqué aux
promesses faites tant à lui qu’aux
citoyens rentrés, envoya en Italie
Ménécrate, également son affranchi, et
fit ravager par lui, entre autres villes de
la Campanie, celle de Vulturne. César,
instruit de ce fait, retira le traité d’entre
les mains des Vestales, et manda
Antoine et Lépidus. Lépidus
n’obtempéra pas immédiatement à cet
appel. Antoine vint jusqu’à Brindes (il
se trouvait encore en Grèce) ; mais,
avant d’opérer sa jonction avec César
qui était en Étrurie, saisi de crainte,
parce qu’un loup était entré dans son

1251
prétorium et avait tué plusieurs soldats,
il fit voile de nouveau pour la Grèce,
sous le prétexte que la guerre des
Parthes était pressante. César, bien qu’il
pensât que ce départ avait pour but
principal de faire retomber sur lui seul
tout le poids de le guerre contre Sextus,
ne laissa pourtant pas voir son
ressentiment. Sextus, de son côté,
répandait partout qu’Antoine
n’approuvait pas cette guerre, et n’en
mettait que plus d’ardeur à poursuivre
ses projets ; il finit même par cingler
vers l’Italie, et, descendant à terre, il y
fit beaucoup de mal et en éprouva lui-
même beaucoup. A cette époque eut lieu
une bataille navale à Cumes entre
Ménécrate et Calvisius Sabinus : César
perdit dans ce combat un plus grand
nombre de vaisseaux, attendu qu’il avait
affaire à des gens de mer ; mais
Ménécrate, avant attaqué Ménas avec la
fureur d’un rival et ayant été tué, rendit
l’échec égal pour Sextus. Aussi Sextus
ne s’attribua point la victoire, et César
se consola de sa défaite.

47

César se trouvait alors à Rhégium ;

1252
l’armée de Sextus, craignant qu’il ne
passât en Sicile, et découragée par la
mort de Ménécrate, quitta Cumes.
Sabinus, se mettant à sa poursuite,
arriva sans encombre jusqu’à Scylléum,
promontoire d’Italie ; pendant qu’il le
doublait, un grand vent s’étant élevé
tout à coup brisa plusieurs vaisseaux
contre le promontoire, en engloutit
quelques-uns et dispersa tous les autres.
Sextus, instruit de cet accident, envoya
contre eux sa flotte sous le
commandement d’Apollophane. Celui-
ci, ayant trouvé César qui naviguait
dans ces parages avec l’intention de
passer avec Sabinus en Sicile, fondit
sur lui. César, par suite de cette attaque,
ayant placé ses vaisseaux les uns contre
les autres et dispose dessus ses légions,
repoussa d’abord vigoureusement son
agresseur ; ses vaisseaux, rangés de
manière à présenter la proue en avant,
ne permettaient pas à l’ennemi de les
charger sûrement, et, comme ils étaient
plus gros et plus élevés, ils ne lui en
causaient que plus de dommage en cas
d’approche ; de plus, les soldats
légionnaires, qui en venaient alors aux
mains avec lui, avaient une grande
supériorité. Mais ensuite Apollophane,

1253
chaque fois qu’il reculait, transportant
sur d’autres vaisseaux affectés à ce
service ses blessés et ceux de ses
soldats qui se fatiguaient, pour les
remplacer par des troupes fraiches,
renouvelant sans cesse ses attaques et
se servant de traits incendiaires, César
fut mis en déroute et fit rentrer sa flotte
pour chercher à terre un refuge ; mais
les ennemis ne cessant, même dans cette
retraite, de les harceler, quelques
vaisseaux coupèrent tout à coup leurs
ancres et fondirent à l’improviste sur
eux. Cette manœuvre empêcha que tous
les vaisseaux ne fussent partie brûlés,
partie emmenés par Apollophane ; la
nuit aussi interrompit l’action.

48

Après une affaire de la sorte, un vent


funeste, qui, le lendemain, surprit César
et Sabinus, tous les deux au même
mouillage, fit regarder comme peu de
chose le précédent désastre. La flotte de
Sabinus souffrit moins : Ménas, en effet,
qui avait depuis longtemps l’habitude
de la mer, prévit la tempête et fit
immédiatement sortir ses vaisseaux ;
puis, tenant les ancres lâches, de peur

1254
que la tension ne rompît les cordages, il
fit ramer contre le vent. De cette
manière, il n’avait aucun cordage tendu
et restait continuellement au même
endroit, en se tenant en panne à l’aide
de ses rames. Les autres, qui, la veille,
avaient été fort maltraités, et qui ne
connaissaient pas encore bien les
choses de la mer, furent jetés contre la
terre, qui était proche, et eurent
plusieurs vaisseaux perdus. La nuit,
après leur avoir précédemment été d’un
grand secours, leur causa alors un
désastre des plus épouvantables : car le
vent, avant fraichi à l’entrée de la nuit,
arracha les vaisseaux de leurs ancres et
les fit chasser à la côte. Les vaisseaux
sombrèrent donc ; les matelots et les
soldats qui les montaient, ne pouvant ni
rien voir à cause de l’obscurité, ni rien
entendre à cause du tumulte et de l’écho
des montagnes, d’autant plus que le
bruit du vent couvrait tous les autres,
périrent misérablement. Cet accident fit
que César désespéra de s’emparer de la
Sicile et se contenta de garder les côtes
maritimes. Sextus en conçut plus
d’orgueil encore qu’auparavant ; il se
crut réellement fils de Neptune, et se
revêtit d’une longue robe de couleur

1255
azurée ; il jeta dans le détroit des
chevaux, et même, au rapport de
certains auteurs, des hommes vivants. II
pilla en personne et ravagea l’Italie, et
envoya Apollophane en Libye. Ménas,
ayant donné la chasse à Apollophane et
l’ayant atteint, lui fit éprouver des
dommages. Quant aux insulaires voisins
de la Sicile qui se rangeaient du côté de
Sextus, César prévint les Lipariens, les
enleva de leur île et les transporta en
Campanie, où il les força d’habiter
Naples tant que dura la guerre.

49

Pendant ce temps, on construisait des


vaisseaux par toute l’Italie, pour ainsi
dire ; César prenait, pour en faire des
rameurs, d’abord les esclaves de ses
amis, comme s’ils les lui eussent
volontairement donnés, puis ceux des
sénateurs, des chevaliers et des riches
plébéiens ; il enrôlait des soldats et
levait des contributions chez les
citoyens romains, chez les alliés, chez
les peuples soumis, au dedans comme
au dehors de l’Italie. Il employa cette
année et la suivante à construire des
vaisseaux, à réunir et à exercer ses

1256
rameurs, Inspectant et surveillant lui-
même les travaux, en même temps que
les événements de l’Italie et de la Gaule
(il y avait eu des mouvements dans cette
contrée), et s’en reposant sur Agrippa
de l’équipement de sa flotte. Agrippa
était occupé à faire aux Gaulois
révoltés une guerre où, le second des
Romains, il franchit le Rhin à main
armée, lorsqu’il le rappela ; il lui
décerna les honneurs du triomphe, et le
chargea de construire une flotte et de
l’exercer. Celui-ci, qui était alors
consul avec, L. Gellius, refusa de
triompher, pensant qu’il serait honteux à
lui de montrer de l’orgueil dans un
moment où César venait d’éprouver un
échec, et il donna tous ses soins à
l’achèvement de la flotte. Les vaisseaux
se construisaient sur toute la côte de
l’Italie ; mais, comme on ne trouvait
aucun abri sûr pour les y faire stationner
(la plus grande partie de ce continent
était encore alors dépourvue de ports),
il conçut et exécuta une œuvre
magnifique. Le détail où je vais entrer
pour l’expliquer fera connaître et
l’œuvre elle-même et ce qui en est
aujourd’hui le résultat.

1257
50

A Cumes, en Campanie, entre Misène


et Putéoli, est une plaine en forme de
croissant ; elle est entourée de
montagnes peu élevées et nues, à
l’exception d’un petit nombre, et
renferme trois lacs sinueux. Le premier
est en dehors de la plaine et près des
villes ; le second n’est séparé du
précédent que par une étroite langue de
terre ; le troisième, sorte de marécage,
se voit au fond même du croissant. On
l’appelle Averne, et celui du milieu
Lucrin ; quant à celui qui est en dehors
de la Tyrhénie, il s’étend jusqu’à cette
contrée, et en tire son nom. Dans le lac
du milieu, Agrippa ayant, par des
ouvertures étroites pratiquées le long du
continent, coupé l’espace qui des deux
côtés séparait le Lucrin de la mer, en fit
un port commode pour les vaisseaux.
Pendant les travaux, une image parut au-
dessus de l’Averne (soit celle de
Calypso, à qui ce pays est consacré, et
où, dit-on, Ulysse aussi pénétra sur son
vaisseau, soit celle de quelque autre
héroïne), et se couvrit de sueur, comme
si ceût été une personne humaine. Je
ne saurais dire la cause de ce

1258
phénomène ; je n’en vais pas moins
rapporter les autres singularités
remarquables que j’ai vues dans ce
lieu.

51

Ces montagnes, situées près des lacs


intérieurs, renferment des sources d’un
feu très fort et d’eau mêlée avec le feu ;
nulle part on n’y trouve l’un ou l’autre
de ces deux éléments isolé (on n’y voit,
en effet, ni feu seul ni eau froide seule) ;
leur union rend l’eau chaude et le feu
humide ; l’eau se rend, à travers le pied
des montagnes, du côté de la mer, dans
des citernes ; on en fait arriver la
vapeur au moyen de tuyaux dans des
chambres élevées, et on s’en sert pour
chauffer des étuves ; car, plus elle
monte en s’éloignant de la terre et de
l’eau, plus cette vapeur devient sèche.
Des édifices somptueux sont construits
sur les deux rives et offrent les
ressources les mieux appropriées aux
jouissances de la vie et à la guérison
des maladies. Outre ces particularités,
cette montagne présente un terrain de la
nature que je vais dire. Le feu ne
pouvant brûler (toute sa force

1259
comburante, en effet, s’éteint par son
union avec l’eau) et conservant
néanmoins encore le pouvoir de
désagréger et de liquéfier les matières
qu’il rencontre, il arrive que la partie
grasse de la terre est dissoute par lui, au
lieu que la partie dure et osseuse, pour
parler ainsi, demeure dans son entier.
Or les glèbes sont nécessairement
poreuses ; si on les met dans un endroit
sec, elles se résolvent en poussière ;
mais si on les pétrit avec l’eau unie à la
chaux, elles acquièrent de la
consistance, et, tant qu’elles sont dans
un endroit humide, elles s’épaississent
et prennent la dureté de la pierre. La
cause en est que leur partie friable se
dilate et se brise par l’action du feu, de
la nature duquel elles participent, au
lieu que, par leur mélange avec un
élément humide, elles se refroidissent,
et que, ne cessant de se resserrer à
l’intérieur, elles deviennent insolubles.
Tel est le terrain de Baies (ainsi se
nomme le pays) ; c’est là qu’alors
Agrippa, aussitôt qu’il eut achevé les
passes, rassembla vaisseaux et rameurs,
arma les uns et exerça les autres à
ramer sur leurs bancs.

1260
52

A Rome, les habitants furent troublés


par des prodiges. Parmi nombre
d’autres dont la nouvelle leur fut
apportée, une multitude de dauphins,
aux environs d’Aspis, en Afrique, se
battirent les uns contre les autres et
s’entretuèrent ; de plus, dans ce même
lieu, auprès de la ville, du sang tombé
du ciel fut porté en divers endroits par
des oiseaux. Aux jeux Romains, aucun
sénateur n’ayant, ainsi que cela se
pratiquait habituellement, pris part au
banquet dans le Capitole, on vit dans
cette chose un présage. Celui qui survint
à Livie fut pour elle un sujet de joie ;
mais il inspira aux autres de la crainte :
un aigle jeta dans son sein une poule
blanche portant à son bec un laurier
avec son fruit. Le présage lui sembla
donc important ; elle prit soin de la
poule et planta le laurier. Or l’arbre,
ayant poussé des racines, grandit au
point que, dans la suite, il suffit pour
fournir longtemps aux triomphateurs ;
d’un autre côté, Livie devait, elle aussi,
renfermer dans son sein la puissance de
César et le dominer en tout.

1261
53

Le reste des citoyens à Rome fut


fortement troublé par ces prodiges et
par les mutations de magistrats ; car ce
n’était pas seulement les consuls et les
préteurs, mais aussi les questeurs, qui
étaient, après peu de temps, remplacés
dans leurs charges. La cause, c’est que
tous recherchaient les magistratures,
moins pour les exercer longtemps à
l’intérieur, que pour être comptés au
nombre de ceux qui les avaient
exercées, et jouir par là des honneurs et
des commandements militaires au
dehors. Ainsi donc personne n’était plus
élu pour un temps fixe, mais seulement
pour le temps de prendre le titre de
magistrat et de le quitter dès qu’il
plaisait à ceux qui avaient le pouvoir ;
beaucoup même firent l’un et l’autre le
même jour. Il y en eut aussi qui, par
pauvreté, abandonnèrent leurs charges ;
je ne parle pas de ceux qui, étant alors
avec Sextus, furent flétris par une sorte
de condamnation. Un certain M. Oppius
voulant, par suite de sa pauvreté (ils
avaient été, lui et son père, au nombre
des proscrits), renoncer à l’édilité, les
plébéiens ne le lui permirent pas et lui

1262
fournirent, par une contribution, l’argent
nécessaire pour tous les besoins de la
vie et pour les dépenses de sa charge.
La tradition ajoute que des hommes de
mauvaise vie, étant entrés sur le théâtre
le masque sur la figure, comme s’ils
remplissaient un rôle, apportèrent de
l’argent pour leur part à la contribution.
Tel fut l’amour de la multitude pour
Oppius, tant qu’il vécut ; à sa mort, qui
arriva peu de temps après, elle le
transporta dans le champ de Mars, l’y
brûla et l’y enterra. Le sénat, irrité de
toutes ces marques d’attachement
prodiguées par les plébéiens à Oppius,
fit, d’après l’avis des pontifes, enlever
ses os comme déposés contrairement à
la religion dans un lieu consacré, bien
qu’il eût précédemment, comme il le fit
plus tard, accordé cette sépulture à
d’autres citoyens.

54

Dans ce même temps, Antoine revint


de Syrie, sous prétexte que l’échec de
César le décidait à coopérer à la guerre
contre Sextus. Cependant, au lieu de
rester auprès de son allié, et comme s’il
fût venu plutôt pour le surveiller que

1263
pour lui prêter son concours, il lui
donna quelques vaisseaux, promit de lui
en envoyer d’autres encore, en échange
desquels il reçut des légions ; puis il
partit, comme pour marcher contre les
Parthes. Avant qu’Antoine mît à la
voile, les deux rivaux s’adressèrent, par
l’intermédiaire de leurs amis d’abord,
et ensuite eux-mêmes en personnes, de
mutuelles accusations ; mais, ne se
croyant pas encore le loisir de se faire
la guerre, ils consentirent à une sorte de
réconciliation ménagée surtout par
Octavie. Afin de s’enchaîner par des
liens de parenté plus nombreux, César
fiança sa fille à Antyllus, fils d’Antoine,
et celui-ci fiança à Domitius, bien qu’il
fût un des meurtriers de César et mis au
nombre des proscrits, la fille qui lui
était née d’Octavie. Tout cela, de part et
d’autre, n’était que feinte ; ils ne
devaient tenir aucun de leurs
engagements, ce n’était qu’un rôle
qu’ils jouaient pour le besoin de leurs
affaires présentes. Ainsi Antoine
renvoya immédiatement de Corcyre en
Italie Octavie elle-même, en apparence
pour ne pas l’exposer aux dangers qu’il
allait courir dans sa guerre contre les
Parthes. Telle fut néanmoins la conduite

1264
qu’ils tinrent dans le moment ; de plus,
ils destituèrent Sextus du sacerdoce et
en même temps du consulat auquel il
avait été nommé, et se prorogèrent à
eux-mêmes le pouvoir pour cinq autres
nouvelles années, les précédentes étant
expirées. Après cela, Antoine se dirigea
en hâte vers la Syrie, et César
commença la guerre. Tout réussit à son
gré, sinon que Ménas, inconstant par
caractère, toujours dévoué au parti du
plus fort, irrité de n’avoir aucun
commandement et d’être sous les ordres
de Sabinus, passa de nouveau du côté
de Sextus.

Fin du Livre XLVIII

1265
Comment César

vainquit Sextus et

renversa Lépidus

Tels furent les faits qui


s’accomplirent l’hiver où L. Gellius et
Coccéius Nerva furent consuls. Quand
la flotte fut prête, à l’approche du
printemps, César partit de Baïes et
côtoya l’Italie, avec le ferme espoir de
bloquer la Sicile de tous côtés. Il
comptait lui-même beaucoup de voiles,

1266
et les vaisseaux d’Antoine venaient
d’arriver dans le port ; de plus,
Lépidus, bien qu’à regret, lui avait
promis son aide. Mais c’était surtout la
hauteur des navires à murailles épaisses
qui lui inspirait une grande confiance.
On les avait, en effet, construits fort
épais et fort grands, pour embarquer des
équipages aussi nombreux qu’il fût
possible (ils portaient des tours, afin
que les soldats combattissent comme du
haut d’une forteresse), pour résister aux
coups de l’ennemi, et détourner son
éperon par l’effet d’un choc plus
violent. C’est pour ces motifs que César
se hâtait de se mettre en route vers la
Sicile. Au moment où il doublait le
promontoire appelé le promontoire de
Palinure, il fut assailli par une violente
tempête, il perdit un grand nombre de
vaisseaux, et Ménas, survenant tandis
que le reste était en désordre, en brûla
plusieurs et en captura d’autres. Si
l’assurance de l’impunité et certaines
espérances ne lui avaient fait changer
une seconde fois de parti ; s’il n’avait,
en accueillant des galères faussement
transfuges, livré toute la flotte qu’il
commandait, cette expédition eût alors
été sans résultat pour César. Ménas agit

1267
ainsi, parce que Sextus ne lui avait pas
confié la guerre contre Lépidus et avait
conçu des soupçons sur tout le reste de
sa conduite. César, dans cette
conjoncture, fut assurément content cette
fois encore de l’attacher à sa cause ;
cependant il n’eut plus confiance en lui.
Lors donc qu’il eut réparé ses vaisseaux
fatigués, affranchi les esclaves de ses
trirèmes et transporté des hommes (un
grand nombre de ceux qui montaient les
vaisseaux perdus dans la tourmente
avaient échappé à la mort) sur les
vaisseaux d’Antoine, dont les équipages
étaient faibles, il vint à Lipari, ou il
laissa Agrippa et ses vaisseaux, pour se
rendre sur le continent, afin de faire
passer son armée de terre en Sicile,
lorsque l’occasion s’en présenterait.

Informé de ces circonstances, Sextus


se mit lui-même en station à Messine
pour observer l’ennemi, et donna ordre
à Démocharès de se porter à Myles, en
face d’Agrippa. Ces deux chefs
passèrent la plus grande partie du temps
à s’éprouver l’un l’autre dans de légers
engagements, sans oser cependant

1268
exposer leur flotte entière ; ils ne
connaissaient ni l’un ni l’autre leurs
forces respectives, et des deux côtés on
exagérait tout chez l’ennemi et on s’en
effrayait outre mesure. A la fin,
Agrippa, comprenant qu’il n’y avait pas
avantage pour lui à temporiser, car les
matelots de Sextus, stationnant dans leur
pays, n’avaient nul besoin de se hâter,
prit ses meilleurs vaisseaux et poussa
jusqu’à Myles, afin de reconnaître la
force des ennemis. N’ayant pu les voir
tous et aucun d’eux n ’avant voulu
cingler sers lui, il les méprisa, et, quand
il fut de retour, il fit ses dispositions
pour marcher le lendemain avec tous
ses vaisseaux contre Myles.
Démocharès éprouva la même chose. Se
figurant que son adversaire n’avait que
les vaisseaux qu’il avait mis en ligne, et
les voyant marcher lentement, à cause
de leur grandeur, il envoya de nuit
quérir Sextus, et se disposa pour
engager l’action à Lipari même. Le jour
parut, et les deux chefs s’avancèrent,
croyant l’un et l’autre marcher contre un
adversaire inférieur en nombre.

1269
Mais quand ils se furent approchés,
et que, contre leur attente, ils virent
chacun que ses adversaires étaient bien
plus nombreux qu’il ne le croyait, ils
furent, dans le premier moment, l’un et
l’autre pareillement troublés, quelques
vaisseaux même virèrent de bord ; mais
ensuite, redoutant plus la fuite que le
combat, espérant avoir l’avantage dans
le dernier cas et s’attendant à périr en
masse dans l’autre, ils marchèrent en
avant, et engagèrent un combat général.
La supériorité des uns était dans le
nombre de leurs vaisseaux, celle des
autres dans leur expérience de la mer :
les uns avaient pour eux la hauteur de
leurs bâtiments, l’épaisseur des oreilles
de leur proue et leurs tours : les autres
manœuvraient mieux, et leur audace
était suffisante pour résister à la force
des soldats montés à bord des vaisseaux
de César : échappés de l’Italie, la
plupart n’avaient plus d’espoir. Ainsi
donc, avec les avantages et les
désavantages que je viens de
mentionner, leurs forces se balançaient
de part et d’autre. Aussi le combat fut-il
longtemps égal. En effet, les Sextiens,
par leur impétuosité, frappaient de
terreur leurs adversaires, et causaient

1270
des avaries à quelques navires en
poussant rapidement leurs vaisseaux à
l’encontre et en brisant la partie
dépourvue de rameurs ; mais, d’un autre
côté, dans la mêlée, assaillis de traits
du haut des tours et saisis par des mains
de fer lancées sur eux, ils étaient aussi
maltraités qu’ils maltraitaient les autres.
Les Césariens avaient la supériorité
lorsqu’on en venait aux mains ou qu’ils
passaient à bord de l’ennemi ; mais ils
avaient, à leur tour, l’infériorité,
lorsque celui-ci, au moment de sombrer,
s’élançait à la mer, et, grâce à son
habileté à nager et à la légèreté de son
équipement, montait sans peine sur
d’autres vaisseaux. Dans cette lutte, la
vitesse des vaisseaux et de la marche
compensait chez les uns la solidité des
vaisseaux ennemis, dont la pesanteur
formait un équivalent à la légèreté de
leurs adversaires.

Ce ne fut donc que tard, et lorsqu’il


était déjà nuit, que ceux de César
demeurèrent enfin victorieux ;
néanmoins ils ne firent aucune
poursuite, parce que, selon moi et selon

1271
la vraisemblance, ils n’auraient pu
saisir l’ennemi et qu’ils craignaient
d’aborder un rivage rempli de bas-
fonds qu’ils ne connaissaient pas ; au
rapport de quelques historiens, ce fut
parce qu’Agrippa, combattant pour
César et non pour lui, pensa qu’il lui
suffisait d’avoir fait tourner le dos à
l’ennemi. Agrippa, en effet, avait
coutume de dire à ses plus grands amis
que la plupart de ceux qui ont le
pouvoir veulent qu’il n’y ait personne
de supérieur à eux, qu’ils se chargent
eux-mêmes de toutes les affaires où le
succès est facile, tandis qu’ils donnent à
d’autres les entreprises
désavantageuses et hasardées. Si
parfois ils sont forcés de confier à un
subalterne quelque expédition
favorable, ils voient sa gloire avec
peine et chagrin ; ils ne lui souhaitent,
assurément, ni une défaite, ni un échec ;
mais ils préfèrent, même lorsqu’il a
complètement réussi, qu’il n’en
recueille pas la gloire. Il conseillait
donc comme un devoir à tout homme qui
tient à conserver sa vie de se tirer des
difficultés d’une affaire, et d’en garder
la réussite pour son chef. Ces
sentiments sont naturels, et Agrippa s’en

1272
préoccupait, je le sais ; cependant, dans
cette occurrence, ce n’est pas là que je
sois la cause qui l’empêcha de
poursuivre l’ennemi, car, même l’eût-il
voulu à toute force, il n’était pas en état
de l’atteindre.

Tandis que l’on combattait sur mer,


César, aussitôt qu’il s’aperçut que
Sextus était parti de Messine et que le
détroit était libre de toute garde, ne
laissa point perdre l’occasion : montant
aussitôt sur les vaisseaux fournis par
Antoine, il poussa jusqu’a
Taurominium. La fortune, cependant, ne
lui fut pas favorable. Personne ne mit
obstacle à sa traversée ni à son
débarquement ; il put même établir son
camp en toute tranquillité ; mais quand,
le combat terminé, Sextus fut revenu en
hâte à Messine, et qu’instruit de sa
présence, il eut promptement remplacé
l’équipage de ses vaisseaux par des
gens frais, qu’il eut engagé contre lui
l’action à la fois avec ses vaisseaux et
avec ses troupes de terre, alors, sans
s’inquiéter de combattre les troupes de
terre, s’avançant à la rencontre des

1273
vaisseaux ennemis qu’il méprisait à
cause de leur petit nombre et de leur
récente défaite, il perdit la plus grande
partie de sa flotte, et peu s’en fallut
qu’il ne pérît lui-même. II ne put donc
s’enfuir auprès de son armée en Sicile,
et fut trop heureux de pouvoir se sauver
sur le continent. Quant à lui, il était en
sûreté, mais la vue de ses soldats
abandonnés en Sicile l’affligeait
vivement, et il ne reprit confiance que
lorsqu’un poisson, s’élançant tout à
coup spontanément de la mer, fut venu
tomber à ses pieds ; persuadé, après ce
prodige, et sur la réponse des devins,
que la mer lui serait soumise, il reprit
courage.

Il se hâta d’appeler à leur aide


Agrippa ; ils étaient cernés. Comme les
vivres commençaient à manquer et qu’il
ne voyait paraître aucun secours,
Cornificius, qui les commandait,
craignant, s’il gardait sa position, d’être
enfin réduit par la famine, et pensant
d’ailleurs que rester plus longtemps en
cet endroit n’était pas le moyen
d’amener les ennemis à un combat,

1274
attendu la supériorité de son armée ; au
lieu qu’en marchant en avant, il
arriserait de deux choses l’une : ou il y
aurait un engagement dans lequel il
serait vainqueur, ou, si les ennemis
refusaient le combat, il se retirerait en
lieu sûr, aurait des vivres en abondance,
et même pourrait recevoir quelque
assistance de César ou d’Agrippa, il mit
le feu aux embarcations qui lui étaient
restées après la bataille, et qu’on avait
renversées pour en former le
retranchement ; puis, levant son camp, il
se mit en marche dans la direction de
Myles. Pendant ce temps, la cavalerie et
les troupes légères de Sextus, en le
harcelant de loin (ils n’osaient
l’attaquer de près), rendaient la route
excessivement pénible. En effet, ils
fondaient sur l’ennemi quand l’occasion
se présentait, et se retiraient ensuite
avec rapidité ; les soldats de
Cornificius, soldats légionnaires et
pesamment armés, ne pouvaient les
poursuivre, d’autant plus qu’ils avaient
au milieu d’eux les marins sans armes
échappés au désastre de la flotte. Aussi
souffrirent-ils beaucoup sans rendre
aucun mal à leurs adversaires ; car, si
parfois ils se lançaient contre une

1275
troupe, ils la mettaient en fuite, mais, ne
pouvant la poursuivre jusqu’au bout, ils
n’en étaient, à leur retour, que plus
vivement pressés par l’ennemi, attendu
que cette course les avait isolés.
Pendant toute leur route donc, et
principalement au passage des fleuves,
ils furent en proie à de grandes
souffrances : cernés par l’ennemi,
s’avançant par faibles détachements,
comme cela se pratique en pareilles
circonstances, et dans un désordre
complet, ils étaient frappés aux endroits
mortels qui se trouvaient à découvert,
et, quand ils s’embarrassaient dans les
marécages ou étaient entraînés par les
courants rapides, ils étaient accablés de
traits.

Cette position se prolongea trois


jours entiers ; le dernier, ils furent
fortement maltraités, d’autant plus que
Sextus survint avec ses légions. Aussi
ne songeaient-ils plus à ceux qui
périssaient ; loin de là, ils les jugeaient
heureux de ne plus souffrir, et, dans leur
désespoir, ils auraient voulu être eux-
mêmes au nombre des morts. Les

1276
blessés aussi, qui étaient nombreux,
plus nombreux que les morts (assaillis
de loin de pierres et de javelots, n’ayant
en à se défendre contre aucun coup
porté de près, ils étaient atteints en
diverses parties, sans l’être tout à fait
mortellement), les blessés étaient eux-
mêmes en proie à de terribles
souffrances, et causaient au reste de
leurs compagnons plus d’embarras
encore que les ennemis. En effet, si on
les emportait, ils entraînaient dans leur
perte ceux qui s’occupaient d’eux ; si on
les abandonnait, ils jetaient par leurs
gémissements toute l’armée dans le
découragement. Tous auraient péri
jusqu’au dernier, si les ennemis
n’eussent été, bien que malgré eux,
contraints de s’éloigner. Car, après sa
victoire sur mer, Agrippa avait fait
voile pour Lipari ; là, instruit que
Sextus s’était réfugié à Messine et que
Démocharès était parti dans une autre
direction, il passa en Sicile, où, après
s’être emparé de Myles et de Tyndaris,
il envoya aux siens du blé et des
soldats. Sextus, persuadé qu’Agrippa
allait arriver en personne, fut saisi de
frayeur, et fit retraite avec tant de hâte
qu’il abandonna dans son camp une

1277
partie de ses bagages et des vivres, qui,
en fournissant aux soldats de
Cornificius une nourriture abondante,
leur permirent de rejoindre Agrippa.
César les anima par des éloges et par
des gratifications, bien que, regardant la
guerre comme terminée par la victoire
navale dAgrippa, il eût agi à leur
égard avec le plus grand dédain.
Cornificius, en effet, se montra
tellement fier d’avoir sauvé ses
soldats, que même à Rome, toutes les
fois qu’il soupait hors de chez lui, il ne
rentrait jamais que porté sur une
chaise curule.

Lors donc que César fut, après ce fait


d’armes, arrivé en Sicile, Sextus vint
camper devant lui à Artémisium.
Cependant ils ne se livrèrent sur-le-
champ aucune grande bataille, ils
n’eurent que de légers engagements de
cavalerie. Tandis qu’ils étaient campés
en face l’un de l’autre, arrivèrent, avec
leurs troupes, Tisiénus Gallus du côté
de Sextus, et Lépidus du côté de César.
Lépidus, assailli par la tempête dont
j’ai parlé et par Démocharès, avait

1278
perdu plusieurs de ses vaisseaux, et, au
lieu de se rendre immédiatement auprès
de César, soit à cause des avaries, soit
intention de lui laisser tout le tracas à
lui seul, soit dessein de distraire Sextus,
il aborda à Lilybée ; et Gallus y fut
envoyé par Sextus, pour lui faire la
guerre. N’obtenant aucun résultat, tous
les deux se rendirent à Artémisium.
Gallus vint renforcer Sextus ; quant à
Lépidus, il eut des dissensions avec
César (Lépidus prétendait avoir, comme
collègue, une part égale à la sienne dans
la direction de toutes les affaires, César
s’en servait en tout comme d’un
lieutenant) ; aussi pencha-t-il pour
Sextus et entretint-il secrètement des
rapports avec lui. César, qui avait des
soupçons, sans cependant oser les
montrer ouvertement de peur de se faire
de Lépidus un ennemi déclaré, et sans
pouvoir se découvrir avec sûreté (ne
prendre aucune résolution de concert
avec lui, c’était le considérer comme
suspect, et, d’un autre côté, il était
dangereux de tout lui communiquer),
résolut de livrer bataille au plus tôt,
bien qu’aucun autre motif ne le pressât.
Sextus, en effet, n’avait ni blé ni argent ;
et, par conséquent, il y avait espoir de

1279
le réduire au bout de peu de temps sans
combattre. Son parti arrêté, il fit lui-
même sortir de leur camp ses troupes de
terre, qu’il rangea en avant des
retranchements, en même temps Agrippa
alla mouiller au large ; Sextus, de
beaucoup inférieur en force, ne se
présenta pour combattre ni sur terre ni
sur mer. Cette manœuvre se répéta
plusieurs jours de suite ; mais, à la fin,
craignant que cette conduite ne le fit
abandonner avec mépris par ses alliés,
il ordonna à ses vaisseaux de faire face
à l’ennemi ; car c’était plutôt en eux
qu’il avait quelque espérance.

Quand on eut élevé le signal du


combat et que la trompette eut sonné,
les vaisseaux s’entremêlèrent tout le
long du rivage, et les troupes de terre se
rangèrent pareillement en bataille, sur
le bord même de la mer, en sorte que
c’était un coup d’œil magnifique. Toute
la mer était, en cet endroit, remplie de
vaisseaux, dont le grand nombre
couvrait naturellement une vaste
étendue ; le pays voisin de la mer était
occupé par des soldats armés, et le

1280
terrain contigu, par le reste de la foule
de l’un et l’autre parti. C’est pour cela
que la lutte, bien que, en apparence,
engagée seulement entre ceux qui
combattaient sur mer, eut aussi, en
réalité, lieu entre les autres. Ceux qui
montaient les vaisseaux, dans le désir
de se faire remarquer des leurs, étaient
plus ardents au combat, tandis que les
autres, bien que placés à une grande
distance, n’en prenaient pas moins, en
regardant l’action, leur part de la lutte.
En effet, les chances du combat s’étant
longtemps balancées (cette bataille
ressembla beaucoup à la précédente),
leurs esprits se maintinrent aussi en
équilibre. On espérait surtout terminer
complètement la guerre par cette
bataille, ou, du moins, l’idée, chez les
uns, d’être désormais, s’ils obtenaient
alors l’avantage, exempts de grandes
fatigues ; celle, chez les autres, que,
s’ils remportaient la victoire, ils
n’essuieraient plus de défaites, les avait
tous fortement pénétrés. Aussi les
assistants gardaient le silence, pour
pouvoir eux-mêmes regarder ce qui se
passait et ne pas distraire ceux qui
étaient engagés dans l’action, et ne
faisaient entendre que de rares

1281
clameurs, soit en encourageant les
combattants, soit en invoquant tout haut
les dieux, et en donnant aux leurs des
éloges quand ils avaient l’avantage et
les accablant d’injures lorsqu’ils
avaient le dessous, prodiguant les
exhortations contraires à celles de
l’ennemi et criant à l’encontre les uns
des autres, afin que les leurs
entendissent plus facilement et que
l’ennemi comprît moins les
recommandations des siens.

10

Tant que le succès fut balancé, les


choses se passèrent ainsi de part et
d’autre, et chacun, par l’attitude de son
corps, faisait des signes aux siens,
comme s’ils eussent pu les voir et les
comprendre ; mais quand ceux de
Sextus eurent tourné le dos, alors tous à
la fois, comme d’un seul essor,
poussèrent les uns des cris d’allégresse,
les autres des gémissements. Les
partisans de Sextus, comme s’ils
eussent été eux-mêmes vaincus avec les
leurs, se retirèrent sur-le-champ à
Messine ; César recevait ceux des
vaincus qui fuyaient vers la terre, et,

1282
s’avançant en mer, brûlait toutes les
embarcations échouées dans le marais,
en sorte qu’il n’y avait de sûreté ni pour
ceux qui étaient encore sur les
vaisseaux (ils étaient massacrés par
Agrippa), ni pour ceux qui abordaient à
terre (ils périssaient sous les coups de
César), excepté pourtant ceux qui, en
petit nombre, s’étaient auparavant
enfuis à Messine. Dans cette déroute,
Démocharès, fait prisonnier, se tua lui-
même ; Apollophane, qui avait son
vaisseau intact et qui aurait pu fuir, se
rendit à César. Sa conduite fut imitée,
entre autres, par Gallus, par toute sa
cavalerie, et, plus tard, par un certain
nombre de fantassins.

11

Cette défection, non moins que les


échecs, ayant jeté Sextus dans le
désespoir pour le présent, il songea à
fuir. Prenant alors avec lui sa fille et
quelques amis, et chargeant son argent
et le reste de ses objets précieux sur les
meilleurs marcheurs des vaisseaux qu’il
avait sauvés, il leva l’ancre pendant la
nuit. Personne ne le poursuivit, car il
partit en secret, et César se trouva

1283
aussitôt dans un grand embarras.
Lépidus avait attaque Messine et, reçu
dans ses murs, mettait le feu par.ci.
pillait par-là. Mais à peine César,
informé de ce qui se passait, fut-il
accouru an plus vite et eut-il arrêté le
désordre, qu’il sortit de la ville,
effrayé, et, se retranchant sur une
colline fortifiée, se répandit en
accusations, énumérant tous les torts
qu’il prétendait lui avoir été faits : entre
autres choses, il réclamait ce que lui
accordait leur premier traité, et il
revendiquait la Sicile comme avant
contribué à la soumettre. Tels étaient les
reproches qu’il envoyait porter à César,
et en même temps il l’invitait à lui
rendre satisfaction ; il se sentait fort
d’ailleurs avec les troupes amenées par
lui de Libye et tous les soldats laissés à
Messine, lorsqu’il y était entré le
premier, et à qui il avait fait entrevoir
l’espérance d’une révolution.

12

A cela César ne répondit rien ; mais,


persuadé que la justice était de son côté
et du côté des armes, attendu qu’il était
plus fort que son rival, il marcha

1284
aussitôt contre Lépidus avec quelques
hommes seulement, dans la pensée de
frapper de frayeur par la soudaineté de
son attaque un adversaire sans énergie
et d’attirer à lui ses soldats. II entra
dans leur camp avec des intentions
pacifiques, comme ils le crurent en
voyant sa suite peu nombreuse ; mais,
aucune de ses paroles ne répondant à
leur attente, ils s’irritèrent, lui tendirent
des embûches et tuèrent même
quelques-uns des siens ; lui-même ne
dut la vie qu’à un prompt secours qui
lui arriva. Il revint ensuite avec toute
son armée, et, ayant investi leurs
retranchements, il les y tint assiégés.
Craignant alors d’être pris de vive
force, ils ne tentèrent néanmoins aucun
mouvement en commun par respect pour
Lépidus, mais ils l’abandonnèrent
séparément par petites bandes et
passèrent à l’ennemi ; de cette façon
Lépidus fut réduit à venir en habit de
deuil se rendre le suppliant volontaire
de César. Il fut dépouillé de toute
autorité et vécut en Italie, mais non sans
être surveillé. Quant aux partisans de
Sextus, les chevaliers et les sénateurs
furent punis, à un petit nombre
d’exceptions près ; parmi les

1285
légionnaires, les hommes libres furent
incorporés dans les légions de César,
les esclaves furent rendus à leurs
maîtres pour être châtiés ; ceux dont on
ne trouva pas le maître furent mis en
croix. Les villes qui se soumirent
volontairement obtinrent leur pardon ;
celles qui résistèrent furent traitées
avec rigueur.

13

Sur ces entrefaites, les soldats se


révoltèrent. Comme ils étaient
nombreux, le spectacle de leur
multitude leur inspirait de l’audace, et,
calculant leurs dangers et les
espérances qui leur étaient offertes, ils
se montraient insatiables de
récompenses, et se rassemblaient tous
ensemble pour mutuellement demander
ce que chacun d’eux désirait. Voyant
que leurs prétentions étaient vaines, car
César, n’ayant plus aucun ennemi en
présence, ne s’en inquiéta pas, ils se
livrèrent au désordre, et, reprochant à
César les maux qu’ils avaient soufferts,
lui rappelant les promesses qu’il leur
avait faites, ils lui prodiguaient les
menaces et se flattaient de le réduire

1286
malgré lui sous leur dépendance.
N’obtenant aucun résultat, ils
demandèrent à quitter le service, sous
prétexte de fatigue, ne mettant aucune
borne à leur colère et à leurs cris : ce
n’était pas qu’ils voulussent leur congé,
car la plupart d’entre eux étaient dans la
force de l’âge : mais ils soupçonnaient
qu’il aurait la guerre avec Antoine, et
c’est pour cela qu’ils faisaient les
renchéris ; car ce qu’ils n’obtenaient
pas par leurs réclamations, ils
s’attendaient à l’avoir en menaçant de
l’abandonner. Ce moyen ne leur réussit
pas davantage : César, bien que sachant
à n’en pas douter que la guerre aurait
lieu et connaissant clairement leurs
projets, ne leur céda pas néanmoins,
persuadé qu’un chef ne doit rien faire
contre son gré par la pression des
soldats, attendu que c’est donner
prétexte à de nouvelles demandes.

14

Feignant donc de trouver leur


demande équitable et conforme aux
besoins de l’humanité, il commença par
congédier ceux qui avaient pris part
avec lui à l’expédition de Mutina contre

1287
Antoine, puis, comme les autres
insistaient, il congédia tous ceux d’entre
eux qui avaient dix ans de service. Afin
de contenir le reste, il déclara qu’il ne
se servirait plus d’aucun de ceux qui
avaient été congédiés, lors même qu’ils
lui feraient les plus vives instances. A
ces mots, ils ne proférèrent plus une
seule parole et se mirent à lui obéir
avec soumission, parce qu’il annonça
publiquement qu’il ne tiendrait pas à
ceux qui avaient reçu leur congé,
excepté aux premiers, et encore pas à
tous, mais seulement aux plus dignes,
les promesses qu’il leur avait faites,
entre autres celle d’une distribution de
terres, et qu’il donna cinquante
drachmes à tous les hommes maintenus,
plus une couronne d’olivier à ceux qui
avaient pris part à la victoire navale.
Ensuite, il fit concevoir à chacun des
autres en son particulier de nombreuses
espérances, et aux centurions celle de
devenir membres du sénat dans leur
patrie. Les lieutenants reçurent les uns
une chose, les autres une autre ; Agrippa
eut une couronne rostrale en or, honneur
qui n’avait été auparavant et qui ne fut
dans la suite accordé à aucun autre. Le
privilège de porter à perpétuité cette

1288
couronne navale, toutes les fois que les
autres triomphateurs porteraient leur
couronne de laurier, lui fut plus tard
confirmé par un décret du sénat. Ce fut
de cette manière que César alors apaisa
les soldats ; il leur donna sur-le-champ
l’argent et peu de temps après les
terres. Comme les terres du domaine
public se trouvèrent insuffisantes. il en
acheta une quantité considérable aux
Campaniens qui habitaient Capoue (leur
ville avait besoin de nombreux colons),
et leur donna en échange l’eau nommée
Julia, de tous leurs avantages celui dont
ils sont le plus fiers, et le pays de
Gnosse, qu’ils cultivent encore
aujourd’hui. Mais ces mesures ne furent
prises que plus tard ; pour l’instant, il
régla les affaires de la Sicile, conquit,
par Statilius Taurus, l’une et l’autre
Libye sans coup férir, et, pour
qu’Antoine remplaçât les vaisseaux
perdus, il lui en fit parvenir un nombre
égal.

15

Une sédition qui avait éclaté en


Étrurie s’apaisa dès qu’on apprit la
victoire de César ; à Rome on lui

1289
décerna d’un commun accord des
éloges, des statues, le titre de prince du
sénat, un arc de triomphe, l’honneur de
faire son entrée à cheval, le droit de
porter toujours une couronne de laurier,
et, pour l’anniversaire de sa victoire,
qui devait être célébrée à perpétuité par
une supplication, le privilège d’un
banquet dans le temple de Jupiter, au
Capitole, avec sa femme et ses enfants.
Ces décrets furent rendus aussitôt après
sa victoire, victoire annoncée à Rome,
d’abord par un des soldats qui s’y
trouvaient alors, et qui, ce jour-là,
possédé de quelque dieu, après
diverses paroles et actions, finit par
monter en courant au Capitole ? et y
déposer son épée sous les pieds de
Jupiter, comme s’il ne devait plus en
avoir besoin ; puis, par d’autres qui
avaient assisté à la bataille et avaient
été dépêchés par César. Après que lui-
même, à son arrivée, réunissant les
citoyens hors du Pomérium, suivant la
coutume des ancêtres, eut rendu compte
de ses actes, laissé de côté quelques-
uns des honneurs décrétés, fait remise
du cens et de ce qui pouvait être dû au
trésor public pour le temps antérieur à
la guerre civile, aboli certains impôts et

1290
refusé le pontificat de Lépidus qui lui
était offert (il n’était pas permis de
dépouiller un pontife vivant), on ajouta
un grand nombre d’autres décrets en sa
faveur. Quelques-uns répandirent, à
partir de ce moment, que c’était pour
faire accuser Antoine et Lépidus et
rejeter sur eux seuls la cause des
premières injustices, qu’il montrait
cette grandeur d’âme ; d’autres, que, ne
pouvant d’aucune façon recouvrer les
sommes dues, il se faisait de
l’impuissance des citoyens, sans perte
pour lui, un titre à leur faveur. Mais ce
n’étaient que des bruits sans fondement.
On décida également alors qu’il lui
serait donné une maison appartenant à
l’État ; car l’emplacement qu’il avait
acheté sur le Palatin pour en bâtir une
avait été par lui abandonné au public et
consacré à Apollon, depuis que la
foudre y était tombée. On lui décréta
donc cette maison, le privilège d’être à
l’abri de tout acte ou parole injurieuse,
sous peine, pour le coupable,
d’encourir les châtiments établis pour
attaque à la personne d’un tribun du
peuple. De plus, il lui fut permis de
s’asseoir sur les mêmes bancs que les
tribuns.

1291
16

Voilà ce qui fut donné par le sénat à


César. Quant à lui, il fit augure hors
nombre Valérius Messala, dont il avait
précédemment décidé la mort pendant
les proscriptions ; il accorda le droit de
cité aux habitants d’Utique et ordonna
que personne, excepté les sénateurs et
les magistrats, ne porterait de pourpre ;
car déjà quelques gens du commun en
faisaient usage. Cette année-là, il n’y
eut aucun édile, faute de candidats, ce
furent les préteurs et les tribuns du
peuple qui remplirent cette fonction ; il
n’y eut pas non plus de préfet nommé
pour les Féries Latines ; quelques-uns
des préteurs en firent l’office.
L’administration intérieure de Rome et
du reste de l’Italie fut, alors et pendant
longtemps depuis, dirigée par un
chevalier, C. Mécène.

17

Sextus, en partant de Messine,


craignant d’être poursuivi et redoutant
quelque trahison de la part de ceux qui
l’accompagnaient, leur annonça
l’intention de faire route par mer ; mais,

1292
après avoir éteint le fanal que portent
les vaisseaux prétoriens quand ils
marchent la nuit afin d’être suivis des
autres, il se détourna vers les côtes de
l’Italie ; puis, après être passé à
Corcyre, il s’en alla à Céphallénie, où
les autres, qui une tempête y jeta par
hasard, se joignirent de nouveau à lui.
Les ayant donc convoqués, il se
dépouilla de ses vêtements de général,
et, après leur avoir dit, entre autres
choses, que, rassemblés, ils ne se
porteraient les uns aux autres aucune
aide suffisante et ne resteraient pas
ignorés, tandis que, dispersés, leur fuite
serait plus facile, il les exhorta à
pourvoir chacun séparément à son salut
particulier. la plus grande partie ayant
suivi ce conseil et s’étant retirés, les
uns d’un côté les autres d’un autre, il
passa en Asie avec ceux qui
demeurèrent près de lui, dans l’intention
d’aller immédiatement trouver Antoine.
Arrivé à Lesbos et informé qu’Antoine
était parti pour une expédition contre
les Mèdes, que César et Lépidus étaient
en guerre, il songea à passer l’hiver
dans cet endroit. Bien qu’accueilli avec
empressement par les Lesbiens en
souvenir de son père, et retenu par eux,

1293
quand il apprit les revers d’Antoine en
Médie, comme C. Furnius, alors
gouverneur de l’Asie, n’avait nulle
bienveillance pour lui, il n’y demeura
pas ; mais, se flattant de l’espoir de
succéder à l’autorité d’Antoine, parce
qu’il lui arrivait beaucoup de renfort de
Sicile, que d’autres, ceux-ci à cause de
la gloire de son père, ceux-là faute de
ressources pour vivre, se rassemblaient,
il reprit l’habit de général, et fit ses
préparatifs pour s’emparer du continent
opposé.

18

Sur ces entrefaites, Antoine, qui


s’était sauvé en pays ami et avait appris
l’état des affaires de Sextus, promettant
de lui accorder impunité et
bienveillance, à condition qu’il
déposerait les armes, Sextus lui
répondit comme s’il avait l’intention
d’obéir ; mais il n’en fit rien ; les
malheurs d’Antoine et son départ
immédiat pour l’Égypte le rendant
méprisable à ses yeux, il persista dans
ses projets et traita avec les Parthes.
Instruit de ces menées, Antoine, sans
revenir sur ses pas, envoya contre lui sa

1294
flotte avec M. Titius, qui avait autrefois
quitté Sextus pour s’attacher à lui et
était alors à son service. Pressentant la
chose et saisi de crainte, Sextus (il
n’avait pas encore de préparatifs
suffisants) partit, et, se dirigeant du côté
où il croyait que sa fuite serait plus
assurée, arriva à Nicomédie, où, ayant
été surpris, il essaya de traiter avec
Antoine, en qui il espérait à cause du
bienfait dont le triumvir lui était
redevable. Antoine ayant refusé de
s’engager envers lui s’il ne livrait
préalablement ses vaisseaux et le reste
de ses troupes, il désespéra de se
sauver sur mer ; ayant chargé sur ses
vaisseaux ses plus lourds bagages, il y
mit le feu et s’enfonça au milieu des
terres. Titius et Furnius, l’ayant
poursuivi, l’atteignirent à Midée en
Phrygie, et, l’ayant cerné, le prirent vif.
Instruit de cette capture, Antoine, dans
un premier mouvement de colère, leur
écrit de le faire mourir ; mais, peu
après, s’en étant repenti, il écrivit de lui
laisser la vie. Le porteur de la seconde
dépêche ayant devancé celui de la
première, Titius, qui reçut en dernier
celle qui commandait de faire mourir
Sextus et crut qu’elle était réellement la

1295
seconde, ou qui, s’il connut la vérité, ne
voulut pas y ajouter foi, se conforma à
l’ordre d’arrivée des dépêches et non à
l’intention d’Antoine. C’est ainsi que
mourut Sextus sous le consulat de L.
Cornificius et d’un certain Sextus
Pompée. César, à cette occasion, donna
les jeux du cirque et fit placer, en
l’honneur d’Antoine ; un char en face de
la tribune aux harangues et des statues
dans le temple de la Concorde ; de plus,
il lui accorda le pouvoir d’y tenir un
banquet avec sa femme et ses enfants,
comme il en avait donné l’exemple pour
lui-même, car, en ce moment encore, il
feignait d’être son ami ; il le consolait
ainsi de ses revers chez les Parthes, et
il échappait à l’envie à laquelle
l’exposaient sa victoire et les décrets
rendus à cette occasion. Telle était sa
conduite.

Comment

1296
Ventidius tua

Pacorus après l’avoir

vaincu, et repoussa

les Parthes au-delà

de l’Euphrate

19

Voici maintenant comment se


passèrent les choses pour Antoine et
pour les Barbares. P. Ventidius, instruit
que Pacorus rassemblait une armée et
faisait des incursions en Syrie, fut saisi

1297
de crainte, car les villes n’étaient pas
encore affermies, et les légions étaient
dispersées dans leurs quartiers d’hiver ;
il employa, pour attarder Pacorus et
faire différer l’expédition, le moyen
suivant. Il y avait un roi chananéen qu’il
savait être, malgré ses rapports de
familiarité avec lui, plutôt partisan des
Parthes : Ventidius lui accorda des
honneurs comme on ferait à un ami très-
sûr, le consulta sur quelques projets qui,
sans lui causer, à lui Ventidius, aucun
préjudice, devaient donner an
Chananéen la conviction qu’il
connaissait ses secrets les plus cachés.
Arrivé à ce point, Ventidius feignit de
craindre que les Barbares, renonçant à
passer l’Euphrate à l’endroit où ils le
faisaient habituellement, près de la ville
de Zeugma, ne prissent une autre route
en aval de ce fleuve ; la route de la
plaine était, disait-il, propice aux
ennemis, celle des collines convenait
aux Romains. Par cette communication,
il lui persuada d’ajouter foi à ses
paroles, et, par son entremise, abusa
Pacorus. Pacorus, en effet, ayant pris la
route de la plaine, par laquelle
Ventidius faisait semblant de ne pas
vouloir qu’il vînt, route plus longue que

1298
l’autre, donna à son adversaire le temps
de réunir ses forces.

20

Ventidius, grâce à ce stratagème,


vainquit Pacorus dans un engagement en
Syrie Cyrrhestique. Comme il ne mit
point obstacle au passage du fleuve et
qu’il n’attaqua pas les Barbares aussitôt
passés, ceux-ci jugèrent les Romains
lâches et sans courage, et, dans cette
opinion, ils s’élancèrent contre leur
camp, bien qu’il fût placé sur une
hauteur, espérant l’emporter d’emblée.
Mais une sortie eut lieu tout à coup, et,
comme ils étaient à cheval, ils furent
repoussés sans peine sur un terrain en
pente ; bien qu’ils se défendissent
vaillamment (la plupart portaient des
cuirasses), troublés par cette attaque
imprévue et s’embarrassant les uns les
autres, ils n’en furent pas moins défaits
par les légions et surtout par les
frondeurs, qui, les atteignant de loin de
coups sans nombre, les incommodaient
fort. Pacorus, étant tombé dans cette
déroute, leur occasionna la plus grande
perte ; car, aussitôt qu’ils s’aperçurent
de la mort de leur chef, quelques-uns

1299
d’entre eux soutinrent la lutte pour
défendre son corps ; eux tués, tout le
reste plia. Les uns, voulant passer le
pont pour s’enfuir dans leurs foyers, n’y
réussirent pas et périrent, arrêtés dans
leur route par les Romains ; les autres
se réfugièrent près d’Antiochus dans la
Commagène. Quant aux parties hautes
de la Syrie qui attendaient l’issue de
cette guerre (Pacorus, à cause de sa
justice et de sa douceur, y était entouré
d’amour autant que jamais roi le fut), il
les soumit sans peine en faisant porter
la tête du roi par les villes ; ensuite il
marcha contre Antiochus sous prétexte
qu’il n’avait pas livré ses suppliants,
mais, en réalité, à cause de ses grandes
richesses.

21

Il en était là quand Antoine, survenant


tout à coup, non seulement, au lieu de
lui témoigner de la satisfaction, laissa
voir sa jalousie, parce qu’il semblait
que Ventidius s’était, de son propre
chef, bravement comporté, mais encore
il lui retira son commandement et ne
l’employa plus ni dans le moment, ni
dans la suite, bien que Ventidius lui eût,

1300
par ce double succès, valu des
supplications et les honneurs du
triomphe. Les Romains décernèrent ces
honneurs à Antoine à cause de sa
supériorité et conformément à la loi,
parce que c’était lui qui avait le
commandement ; ils les décernèrent
également à Ventidius, parce qu’il avait,
suivant l’opinion générale,
suffisamment rendu aux Parthes, par la
mort de Pacorus (surtout les deux
événements avant eu lieu au même jour
de l’année), le désastre subi par la mort
de Crassus. Le cours des choses voulut
que Ventidius triomphât seul, de même
que seul il avait vaincu ( Antoine périt
auparavant), et qu’il s’illustrât tant pour
ce fait que pour l’étrangeté de sa
fortune ; car, après avoir autrefois
figuré avec les autres captifs aux
pompes du triomphe de Pompéius
Strabon, il fut le premier des Romains
qui triompha des Parthes. Mais ces
événements eurent lien plus tard.

1301
Comment Antoine

fut défait par les

Parthes

22

Antoine, dans le moment, attaqua


Antiochus et l’assiégea dans Samosate
où il le tenait enfermé ; mais comme il
n’obtenait pas de résultat, et que le
temps se passait inutilement ; que
d’ailleurs il soupçonnait les soldats de
dispositions malveillantes à son égard à
cause du déshonneur infligé à Ventidius,
il parlementa secrètement avec lui, et
conclut un traité fictif, afin de se retirer
honorablement. Ainsi il ne reçut ni
otages, à l’exception de deux, et encore

1302
étaient-ils des hommes obscurs, ni
l’argent qu’il demandait ; mais, pour
complaire à Antiochus, il fit mettre à
mon un certain Alexandre qui
précédemment était passé d’Antiochus
aux Romains. Après cela, il partit pour
l’Italie. C. Sossius, qui avait reçu de lui
le gouvernement de la Syrie et de la
Cilicie, réduisit les Aradiens assiégés
jusqu’alors et décimés par la famine et
par les maladies, vainquit dans une
bataille Antigone, qui avait massacré
les garnisons romaines placées dans ses
États, et emporta d’assaut Jérusalem, où
ce prince avait cherché un refuge. Les
Juifs, nation cruelle quand elle est
irritée, firent beaucoup de mal aux
Romains, mais ils en souffrirent eux-
mêmes beaucoup plus. Les premiers
pris furent ceux qui défendaient le
temple de leur dieu, les autres le furent
plus tard, le jour appelé même alors
jour de Saturne. La ferveur religieuse
était poussée à tel point que les
premiers, c’est-à-dire ceux dont Sossius
s’était emparé avec le temple, lui
demandèrent la grâce, au retour du jour
de Saturne, de rentrer dans le temple
pour y accomplir, avec le reste de leurs
concitoyens, toutes les prescriptions de

1303
leur loi. Antoine confia le gouvernement
de ce pays à un certain Hérode ; quant à
Antigone, il le fit battre de verges après
l’avoir attaché à un poteau, traitement
qui n’avait jamais été infligé à aucun
autre roi par les Romains ; puis il le fit
mettre à mort. Ces choses se passèrent
de la sorte sous Claudius et Norbanus.

23

L’année suivante, les Romains ne


firent en Syrie rien qui mérite d’être
rapporté. Antoine perdit l’année tout
entière à se rendre en Italie et à revenir
en Syrie ; Sossius, comme c’était la
gloire d’Antoine et non la sienne qu’il
aurait augmentée, et que pour ce motif il
redoutait sa jalousie et sa colère, passa
tout son temps à chercher non les
moyens de déplaire à son général par
des succès, mais ceux de lui être
agréable en ne taisant rien. Chez les
Parthes, les affaires prirent une face
toute nouvelle par suite de l’événement
que voici. Orode, leur roi, fatigué par
l’âge et la douleur de la perte de
Pacorus, abdiqua son autorité en faveur
de Phraate, l’aîné des enfants qui lui
restaient. Celui-ci, devenu maître du

1304
pouvoir, se montra le plus impie des
hommes : il mit à mort par ruse ses
frères nés de la fille d’Antiochus, parce
qu’ils lui étaient supérieurs en mérite,
ainsi qu’en noblesse du côté maternel ;
il tua aussi de sa propre main Orode,
qui voyait ces meurtres avec douleur, et
fit ensuite périr les plus nobles de ses
sujets ; il commit aussi beaucoup
d’autres crimes qui décidèrent un grand
nombre de gens du premier rang à
l’abandonner, pour passer, les uns autre
part, les autres à Antoine ; parmi ces
derniers était Monæsès. Ce fait eut lieu
sous le consulat d’Agrippa et de Gallus.

24

Pendant le reste de l’hiver, sous les


consuls Gellius et. Nerva, P. Canidius
Crassus, ayant marché contre les Ibères
de ces contrées, défit dans une bataille
leur roi Pharnabaze et l’amena à une
alliance ; puis, étant entré avec lui dans
l’Albanie, pays limitrophe, il battit les
habitants et leur roi Zober, qu’il attira
également à son parti. Enflé de ses
succès et surtout fondant de grandes
espérances sur Monaesès (Monaesès lui
avait promis de se mettre à la tête d’une

1305
expédition et de soumettre sans coup
férir la plus grande partie du pays des
Parthes), Antoine lui donna la conduite
de la guerre contre les Parthes, lui
concéda, entre autres faveurs, la
possession jusqu’à la fin de la guerre de
trois villes appartenant aux Romains, et,
de plus, lui promit le royaume des
Parthes. Pendant qu’ils faisaient ces
choses, Phraate, saisi de crainte, surtout
parce que les Parthes étaient irrités de
l’exil de Monaesès, traita avec lui en
lui faisant toutes les offres possibles et
le persuada de revenir. Antoine, quand
il connut cette défection, s’en irrita,
comme il était juste ; néanmoins il ne fit
pas mourir Monaesès, bien qu’il fût
encore en son pouvoir, car il pensa que,
s’il le faisait, aucun autre parmi les
Barbares ne s’attacherait à lui : mais il
tendit un piège au roi et à Monaesês. En
conséquence, il le laissa partir, comme
s’il devait lui soumettre les Parthes, et
envoya avec lui des ambassadeurs à
Phraate. En apparence, il faisait la paix
à la condition que les enseignes et les
captifs pris lors de la déroute de
Crassus seraient rendus, afin de saisir
le roi au dépourvu, en lui donnant
l’espérance d’un traité, tandis qu’en

1306
réalité il faisait tous ses préparatifs
pour la guerre.

25

Il s’avança ainsi jusqu’à l’Euphrate,


qu’il ne croyait pas défendu ; mais,
avant trouvé toutes les positions
gardées avec soin, il s’en détourna pour
marcher contre Artavasde, roi des
Mèdes, à la persuasion du roi de la
Grande Arménie, son homonyme et son
ennemi. Là, ayant appris que le Mède
était allé bien loin de chez lui porter
secours au Parthe, il laissa en arrière
ses bagages et une partie de son armée
sous le commandement d’Oppius
Statianus, avec ordre de le suivre. Lui-
même, avec sa cavalerie et l’élite de
son infanterie, il précipita sa marche,
dans l’espoir d’emporter d’emblée
toutes les possessions des ennemis ;
puis, quand il fut arrivé devant Proaspi,
résidence habituelle du roi, il éleva des
retranchements et commença l’attaque.
Le Parthe et le Mède, informés de cette
agression, le laissèrent s’épuiser en
vain (les remparts de la ville étaient
solides et défendus par une garnison
nombreuse), et, fondant à l’improviste

1307
sur Statianus, qui était fatigué par la
marche, ils massacrèrent tout, à
l’exception de Polémon, roi de Pont,
qui alors combattait dans les rangs de
Statianus ; celui-là fut pris vivant, et il
obtint la liberté, moyennant rançon. Or,
s’ils purent accomplir cette action, c’est
que l’Arménien ne prit point part au
combat ; que, bien qu’il eût pu, au
rapport de quelques historiens, secourir
les Romains, il n’en fit rien, et qu’au
lieu de rejoindre Antoine, il se retira
dans ses États.

26

Antoine, au premier avis qu’il avait


revu de Statianus, s’était hâté d’aller à
son secours ; mais il arriva trop tard, il
ne trouva plus que des cadavres. Il en
fut effrayé ; mais, comme il ne rencontra
aucun Barbare, il pensa que la crainte
les avait fait déloger, et se rassura. Par
suite, dans un engagement qu’il eut avec
eux peu de temps après, il les mit en
fuite ; car les frondeurs, qui étaient en
grand nombre, et dont les coups
atteignaient plus loin que les flèches,
portèrent le ravage, même parmi les
soldats cuirassés, sans cependant en

1308
faire périr une quantité notable, parce
que les Barbares, sur leurs chevaux,
s’enfuirent rapidement. Antoine attaqua
donc de nouveau Proaspi et en fit le
siège, sans causer grand dommage aux
ennemis (ceux qui étaient dans
l’intérieur de la ville le repoussaient
vigoureusement, et ceux qui étaient en
dehors n’engageaient que rarement une
action avec lui), mais en perdant
beaucoup de soldats, tant pour aller
chercher et pour rapporter des vivres,
que par les châtiments qu’il infligeait
lui-même à un grand nombre. En effet,
dans le principe, tant qu’ils tirèrent les
vivres du pays même, ils purent suffire
à la fois et à faire le siège et à
s’approvisionner en sûreté ; mais quand
tout le voisinage fut épuisé et qu’ils
furent forcés d’aller au loin, alors il
arriva que, lorsqu’ils étaient en petites
troupes, non seulement ils n’apportaient
rien, mais encore ils étaient tués ; et
que, si leurs troupes étaient plus
considérables, le mur restait dégarni
d’assiégeants, circonstance dont les
Barbares profitaient pour exécuter des
sorties dans lesquelles ils faisaient
perdre aux Romains beaucoup
d’hommes et de machines.

1309
27

Aussi Antoine donna à tous ses


soldats de l’orge en place de blé, et
décima plusieurs corps ; en un mot, en
semblant assiéger la ville, il souffrait
les maux de ceux qui subissent un siège.
En effet, ceux qui étaient dans
l’intérieur des murailles observaient
avec soin les moments propices pour
effectuer leurs sorties, tandis que ceux
du dehors, lorsque les Romains restés
devant la place étaient divisés, les
harcelaient cruellement, en les attaquant
à l’improviste et se retirant bientôt
après. Quant aux fourrageurs, ils ne les
incommodaient en aucune façon tact
qu’ils gagnaient les villages, mais
fondaient inopinément sur eux lorsqu’ils
étaient dispersés et qu’ils revenaient.
Comme Antoine, malgré cela, n’en
continuait pas moins le siège, Phraate,
craignant qu’avec le temps il ne fit
quelque mal à la ville, soit avec ses
seules forces, soit avec quelque allié
qu’il se procurerait, le détermina par
des émissaires à proposer la paix,
donnant à entendre qu’il obtiendrait
aisément un traité. Aussi répondit-il aux
envoyés d’Antoine, assis sur un trône

1310
d’or, la main sur la corde de son arc, et
se répandant en reproches contre les
Romains ; il finit par promettre de leur
accorder la paix, à la condition qu’ils
lèveraient le siège sans retard. Antoine,
en entendant cette réponse, effrayé de la
hauteur de Phraate, et se flattant, s’il se
retirait, d’obtenir un traité de paix, fit
retraite, sans rien détruire de ce qu’il
avait préparé pour le siège, et comme
s’il eût été sur une terre amie.

28

Après avoir opéré ce mouvement, et


tandis qu’il attendait le traité, les
Mèdes brûlèrent les machines et
renversèrent les retranchements de fond
en comble ; les Parthes, non seulement
n’envoyèrent aucun message de paix,
mais, fondant sur les Romains à
l’improviste, leur firent beaucoup de
mal. Antoine, quand il reconnut qu’il
était trompé, n’osa plus envoyer de
députés (il s’attendait à ne pas obtenir
la cessation des hostilités à des
conditions modérées, et ne voulait pas
décourager les soldats en échouant dans
une négociation) ; il résolut donc de se
hâter, puisqu’il avait levé son camp, de

1311
se rendre en Arménie. Son armée, en
parcourant une nouvelle route (celle par
laquelle ils étaient venus étant, ils le
pensaient bien, complètement
interceptée), eut à supporter des
souffrances aussi nombreuses
qu’étranges. Leur marche dans ces
régions inconnues était pleine de
méprises, et, de plus, les Barbares, se
saisissant à l’avance des défilés,
creusaient ici un fossé, élevaient là des
obstacles, les tourmentaient partout où
ils allaient puiser l’eau, et
anéantissaient les pâturages. Si parfois
le hasard devait conduire les Romains à
travers des lieux plus favorables, ils les
en détournaient par de faux avis, leur
annonçant qu’ils étaient occupés, et les
faisaient marcher par des chemins
couverts de leurs embuscades ; de sorte
qu’il en périssait un grand nombre par
ces tourments et par la faim.

29

Aussi y eut-il quelques désertions à


l’ennemi. Tous auraient même déserté,
si les Barbares n’eussent percé de
flèches sous les yeux des autres ceux
qui avaient osé le faire. Ils s’en

1312
abstinrent donc et trouvèrent à leurs
maux, par un effet du hasard, le remède
que voici. Un jour qu’ils étaient tombés
dans une embuscade et assaillis d’une
grêle de flèches, ils formèrent tout à
coup la tortue avec leurs boucliers
réunis, et appuyèrent contre terre leur
genou gauche. Les Barbares,
s’imaginant alors (ils n’avaient encore
rien vu de pareil) que les Romains
étaient tombés par suite de leurs
blessures, et que ce n’était plus l’affaire
que d’un seul coup, jetèrent leurs arcs,
sautèrent à bas de leurs chevaux et
s’approchèrent, les cimeterres tirés,
comme pour les égorger. A ce moment,
les Romains s’étant relevés
déployèrent, à un commandement donné,
la phalange tout entière, et fondant,
chacun séparément, droit devant soi sur
l’ennemi le plus proche, gens armés
contre gens découverts, gens préparés
contre gens qui ne s’y attendaient pas,
soldats légionnaires contre archers,
Romains contre Barbares, ils en firent
un si grand carnage que le reste se retira
sur-le-champ et cessa désormais de les
poursuivre.

30

1313
Voici en quoi consiste la tortue et de
quelle manière elle se fait. Les bagages,
les soldats légèrement armés et les
cavaliers se rangent au milieu ; parmi
les soldats pesamment armés, ceux qui
portent des boucliers creux et courbés
en forme de croissant se placent aux
extrémités, comme dans un ouvrage en
brique, et, les regards dirigés au dehors
des rangs, couverts de leurs armes,
enveloppent les autres ; ceux qui ont des
boucliers larges se serrent an milieu et
les tiennent élevés au-dessus de leurs
têtes et au-dessus de celles de leurs
compagnons ; en sorte que, par toute la
phalange uniformément, on ne voit rien
que des boucliers, et que tous les
soldats, tellement leurs rangs sont
serrés, sont à l’abri des traits. Cette
tortue offre une force de résistance
tellement grande que des hommes
marchent dessus, et que même des
chevaux et des chars y circulent, toutes
les fois qu’on se trouve dans un lieu
creux et étroit. Telle est la figure de
cette manœuvre, et c’est pour cela,
c’est-à-dire à cause de sa résistance et
de son ensemble compacte, qu’on lui a
donné le nom de tortue. Les Romains
l’emploient dans deux cas différents,

1314
soit quand ils marchent à l’attaque
d’une forteresse, et souvent même,
alors, par son moyen, ils font monter
des soldats jusque sur le mur ; soit
lorsque, investis d’un cercle d’archers,
ils se baissent tous à la fois (les
chevaux mêmes sont dressés à
s’agenouiller et à se coucher), donnant
ainsi à croire à l’ennemi qu’ils sont
épuisés, puis se relèvent soudainement
à son approche, et le frappent
d’épouvante. Telle est la manière dont
se fait la tortue.

31

Antoine désormais n’eut plus rien à


souffrir de la part de l’ennemi ; mais le
froid le rendit fort malheureux. On était
déjà en hiver, et les montagnes
d’Arménie, qui seules lui livraient à
grand-peine un chemin, sont
perpétuellement couvertes de glace. Les
blessures, qui étaient nombreuses,
furent surtout funestes. Aussi, comme il
périssait beaucoup de soldats et que
beaucoup devenaient incapables de
combattre, il ne supporta plus d’en être
informé en détail, et défendit que
personne lui annonçât rien de pareil.

1315
Quoique irrité contre le roi d’Arménie,
qui l’avait abandonné, et plein du désir
d’en tirer vengeance, il le ménagea
cependant et le flatta, afin de tirer de lui
des vivres et de l’argent. Enfin, les
soldats se trouvant hors d’état de
supporter un plus long trajet, surtout au
milieu de l’hiver, et en même temps
leurs souffrances ne devant amener
aucun résultat (son intention était de
retourner bientôt en Arménie), il fit au
roi force caresses, force promesses,
pour obtenir la permission de passer
l’hiver dans ses États, prétextant qu’il
marcherait de nouveau contre les
Parthes au printemps. Il lui vint de
l’argent de la part de Cléopâtre, ce qui
lui permit de donner trente-cinq
drachmes à chaque soldat légionnaire,
et aux autres la part qui leur revenait.
Les sommes envoyées n’avant pas suffi,
il ajouta le reste de ses propres deniers,
attribuant à lui-même la dépense, et à
Cléopâtre la gloire du bienfait ; car il
imposa de fortes contributions à ses
amis et leva de fortes taxes sur les
alliés. Cela fait, il partit pour l’Égypte.

32

1316
A Rome, on n’ignorait rien de ce qui
s’était passé, non qu’Antoine, par ses
rapports, y fit connaître la vérité (il
cachait tous ses revers, et même,
parfois, écrivait dans un sens tout
opposé, comme s’il eût obtenu des
avantages) ; mais la renommée
annonçait ce qui était vrai, et César et
ses partisans mettaient tous leurs soins à
être exactement instruits des
événements, et les divulguaient, bien
qu’en public, loin d’accuser Antoine,
ils immolassent des victimes et
célébrassent des fêtes ; car César étant
encore tenu en échec par Sextus,
l’accusation ne pouvait être ni
convenable ni opportune. Tels furent les
actes d’Antoine, et, de plus, il donna à
Amyntas, un ancien secrétaire de
Déjotarus, la souveraineté de la
Galatie, à laquelle il joignit une portion
de la Lycaonie et de la Pamphylie ; et à
Archélaüs celle d’une partie de la
Cappadoce, d’où il avait chassé
Ariarathe. Cet Archélaüs, du côté
paternel, descendait de ces Archélaüs
qui avaient fait la guerre contre les
Romains, et, du côté maternel, de la
courtisane Glaphyra. Ce fut là
cependant (sa munificence s’exerçait

1317
aux dépens des étrangers) ce qui
contribua le moins à la mauvaise
réputation d’Antoine près de ses
concitoyens ; mais Cléopâtre lui attira
une haine violente, parce qu’il élevait
des enfants qu’il avait d’elle, les deux
aînés, Alexandre et Cléopâtre (ils
étaient jumeaux), et le plus jeune,
Ptolémée, qui fut surnommé
Philadelphe ; et aussi parce qu’il leur
concéda une grande partie de l’Arabie,
tant de celle qui appartenait à Malchus
que de celle qui appartenait aux lturéens
(il fit périr, comme ayant favorisé
Pacorus, Lysanias, qu’il avait lui-même
établi roi de ce pays), une grande partie
de la Phénicie et de la Palestine, et une
portion de la Crète, Cyrène et Chypre.
Voilà ce que fit alors Antoine.

33

L’année suivante, sous le consulat de


Pompée et de Cornificius, il entreprit
une expédition contre le roi d’Arménie,
mettant de grandes espérances dans le
roi des Mèdes, parce que ce prince,
irrité contre Phraate dont il n’avait reçu
ni une part considérable de dépouilles,
ni aucun autre honneur, et animé du

1318
désir de se venger de l’Arménien qui
avait amené les Romains, avait envoyé
Polémon lui demander son amitié et son
alliance. Antoine conçut de cette
circonstance une joie tellement grande
qu’il conclut un traité avec le Mède, et
plus tard donna la Petite Arménie à
Polémon, en récompense de cette
ambassade. Il commença par inviter
l’Arménien, comme un ami, à le venir
trouver en Égypte, où il pensait se
défaire de lui sans peine, en s’emparant
de sa personne ; mais celui-ci,
soupçonnant ce dessein et n’avant pas
déféré à l’invitation, il imagina une
autre manière de le tromper. Il ne laissa
point paraître sa colère contre lui, de
peur d’allumer la guerre, et, feignant de
marcher de nouveau contre les Parthes,
afin de le prendre au dépourvu, il quitta
l’Égypte ; mais ayant, chemin faisant,
appris qu’Octavie arrivait de Rome, il
n’alla pas plus loin et revint sur ses pas,
bien qu’il lui eût ordonné de retourner
immédiatement chez elle, et qu’il eût
reçu les présents qu’elle lui envoyait,
et, entre autres, les soldats qu’elle avait
demandés à son frère pour cette
expédition. Il était plus que jamais
dominé par son amour et par les

1319
charmes de Cléopâtre.

Comment César

soumit les

Pannoniens

34

Quant à César, comme, dans cet


intervalle, Sextus était mort et que la
Libye avait besoin d’être pacifiée, il se
rendit en Sicile, dans l’intention de
passer de là dans cette contrée ; mais,
attardé par la tempête, il renonça à
effectuer la traversée. En effet, les
Salasses, les Taurisques, les Liburnes et
les lapydes, qui, déjà auparavant, loin

1320
de se bien conduire avec les Romains,
refusaient de payer les tributs, et même
quelquefois portaient, par des
incursions, le ravage dans le voisinage,
profitèrent de son absence pour se
soulever ouvertement. César, rappelé en
arrière par cette révolte, fit donc ses
préparatifs pour marcher contre eux ; et,
quelques-uns des soldats congédiés
sans gratification à la suite de leur
soulèvement ayant consenti à reprendre
du service, il en forma une légion à
part, afin qu’isolés et réduits à eux
seuls, ils ne corrompissent personne, et
que, s’ils tentaient quelque mouvement,
on s’en aperçût aussitôt. Comme ils
n’étaient pas plus sages pour cela, il
envoya un petit nombre des plus âgés
dans les colonies de la Gaule, pensant
donner ainsi des espérances aux autres
et les apaiser. Cette mesure n’ayant pas
arrêté leur audace, il en livra plusieurs
au supplice ; puis, voyant le reste
exaspéré par cette exécution, il les
convoqua comme s’il se fût agi d’autre
chose, et, après les avoir fait cerner par
ses troupes, il leur enleva leurs armes et
les licencia. Comprenant alors leur
faiblesse et la fermeté de César, ils
changèrent réellement de sentiments et

1321
obtinrent de lui, à force de prières, la
permission de reprendre du servie.
César, en effet, qui avait besoin de
soldats et craignait qu’Antoine ne se les
attachât, déclara qu’il leur pardonnait,
et tira bon parti d’eux en toutes
circonstances. Mais cela n’eut lieu que
plus tard.

35

Pour le moment, César confia à des


lieutenants le soin de soumettre les
autres peuples, et marcha lui-même
contre les lapydes. II vint à bout assez
facilement de ceux qui habitaient en
deçà des montagnes, près de la mer ;
mais ce ne fut pas sans peine qu’il
dompta les habitants des sommets et des
versants. Retranchés dans Métule, la
plus grande de leurs ville, ils
repoussèrent plusieurs assauts des
Romains et leur brûlèrent plusieurs
machines ; César lui-même fut blessé en
essayant de sortir d’une tour de bois
pour monter sur le mur d’enceinte. A la
fin, comme, loin de se retirer, César
faisait venir des renforts, ils feignirent
de vouloir entrer en accommodement,
reçurent dans leur citadelle une

1322
garnison qu’ils égorgèrent tout entière
pendant la nuit, et mirent le feu à leurs
maisons ; puis, les uns se tuèrent eux-
mêmes, les autres égorgèrent leurs
femmes et leurs enfants ; de telle sorte
qu’il ne resta rien à César, car non
seulement eux, mais encore ceux qui
avaient été pris vifs, se donnèrent
volontairement la mort peu de temps
après.

36

Après la destruction de ce peuple et


la soumission des autres, qui ne firent
rien de mémorable, il marcha contre les
Pannoniens, non qu’il eût quelque grief
à leur reprocher (il n’avait reçu d’eux
aucune injure), mais simplement pour
exercer ses soldats et les nourrir aux
dépens d’autrui, regardant comme juste,
à l’égard des faibles, tout ce qui plaisait
à celui qui avait la supériorité des
armes. Les Pannoniens habitent un pays
proche la Dalmatie, le long des bords
mêmes de l’Ister, depuis la Norique
jusqu’à la Mysie d’Europe. Leur
existence, la plus misérable qui puisse
être au monde (ils ne sont favorisés ni
du côté du sol, ni du côté du climat ; ils

1323
ne tirent de leur territoire ni huile ni
vin, sinon en petite quantité, et encore
du vin détestable, attendu que la plus
grande partie de la vie s’écoule pour
eux au milieu d’un hiver très âpre, mais
seulement de l’orge et du millet dont ils
font leur nourriture et leur boisson), leur
a valu de passer pour les plus vaillants
des peuples que nous connaissions. Ils
sont, en effet, très enclins à la colère et
au meurtre, comme gens que rien
n’encourage à vivre avec honneur. Je
connais ces détails, non pour en avoir
entendu parler ou seulement pour les
avoir lus, mais pour les avoir appris
par expérience, ayant été gouverneur de
ce pays ; car, à la suite de la préfecture
d’Afrique, je fus chargé de la Dalmatie,
dont mon père aussi avait été quelque
temps le gouverneur ; ainsi que de la
Pannonie appelée Pannonie Supérieure ;
ce qui fait que c’est avec une exacte
connaissance de tout ce qui concerne
ces peuples que j’écris ces
renseignements. Ils sont nommés
Pannoniens, parce que leurs tuniques à
manches sont, suivant une coupe et une
dénomination particulière à leur pays,
formées de pans de manteaux cousus
ensemble. Enfin, quelle qu’en soit la

1324
raison, leur nom est tel ; quelques
historiens grecs, ignorant la vérité, les
ont appelés Pæoniens, appellation
antique qui ne s’applique pas à ces
peuples, mais à ceux du Rhodope et des
environs de la Macédoine actuelle
jusqu’à la mer. C’est pourquoi
j’appellerai les uns Paoniens, et les
autres Pannoniens, conformément au
nom qu’ils se donnent eux-mêmes, et
que leur donnent aussi les Romains.

37

Dans son expédition contre ces


peuples, César s’abstint d’abord de rien
ravager et de rien piller, bien qu’ils
eussent abandonné les villages situés en
plaine, car il espérait les amener à se
soumettre volontairement ; mais quand
ils en vinrent à gêner sa marche contre
Siscia, il s’irrita, brûla le pays et fit le
plus de butin qu’il put. Quand if fut
arrivé près de la ville, les habitants, à
la persuasion des principaux d’entre
eux, traitèrent avec lui et lui donnèrent
des otages ; mais ensuite ils lui
fermèrent leurs portes et furent mis en
état de siège. Ils avaient de fortes
murailles, et, en somme, ils mettaient

1325
leur confiance dans deux fleuves
navigables. En effet, le Colops, qui
baigne l’enceinte, se jette dans le Save
qui est peu éloigné et entoure
aujourd’hui la ville tout entière, Tibère
l’y ayant conduit au moyen d’un grand
fossé par lequel il retourne dans son
ancien lit. Mais, à cette époque, le
Colops, d’un côté, passant au pied
même des remparts, et, d’un autre, le
Save coulant à peu de distance,
laissaient dans le milieu un espace vide
qui avait été fortifié avec des
palissades et des fossés. César, prenant
des barques construites aux environs
par ses alliés, et les faisant passer par
l’Ister dans le Save, et par celui-ci dans
le Colops, attaqua la ville à la fois avec
ses troupes de terre et avec ses
vaisseaux, et livra plusieurs batailles
navales sous ses murs. Les Barbares, en
effet, ayant à leur tour fabriqué des
barques d’une seule pièce, soutinrent la
lutte, tuèrent, entre autres, sur le fleuve,
Ménas, l’affranchi de Sextus, et sur
terre repoussèrent vigoureusement
César, jusqu’au moment où ils apprirent
que quelques-uns de leurs alliés étaient
tombés dans des embuscades et avaient
péri. Alors ils cédèrent par

1326
découragement. Leur soumission amena
celle du reste de la Pannonie.

38

A la suite de ces événements, César


laissa dans ces lieux Fucus Gérninus
avec un corps de troupes, et retourna
lui-même à Rome : il différa le
triomphe qui lui avait été décerné, et
accorda à Octavie ainsi qu’à Livie
l’honneur de statues, le droit
d’administrer leurs biens sans tuteurs, et
le privilège d’être inviolables à l’égal
des tribuns du peuple. Comme il se
préparait à une expédition contre la
Bretagne, à l’exemple de son père, et
comme il s’était même déjà avancé
jusqu’en Gaule, après l’hiver où
Antoine fut consul pour la seconde fois
et L. Libon pour la première, quelques-
uns des peuples nouvellement soumis, et
les Dalmates avec eux, se soulevèrent.
Géminus, bien qu’ayant été chassé de
Siscia, recouvra la Pannonie à force de
combattre, et Valérius Messala dompta
les Salasses et les autres peuples qui
s’étaient révoltés avec eux. Quant aux
Dalmates, Agrippa d’abord, puis César,
marchèrent contre eux. Après des

1327
souffrances si nombreuses et si dures
que César fut blessé, que quelques
soldats reçurent de l’orge en place de
blé, enfin que d’autres furent décimés
pour avoir abandonné leur poste, les
Romains vinrent à bout de subjuguer la
plupart de ces Barbares, et Statilius
Taurus fit la guerre au reste.

Comment Antoine

prit le roi d’Arménie

par trahison

39

Sur ces entrefaites, Antoine abdiqua


le consulat le jour même de sa prise de

1328
possession, après s’être substitué L.
Sempronius Atratinus, ce qui fait que
quelques historiens, dans l’énumération
des consuls, citent Atratinus, et non
Antoine. Or, pour arriver à se venger de
l’Arménien avec le moins de peine
possible, il lui fit demander sa fille,
comme pour la marier à son fils
Alexandre, par un certain Q. Dellius,
qui avait été autrefois son mignon, et lui
fit mainte promesse. Enfin, au
commencement du printemps, il arriva
tout à coup à la Nicopolis de Pompée,
et là il envoya quérir le roi d’Arménie,
sous prétexte d’employer ses conseils et
son aide contre les Parthes. Celui–ci,
soupçonnant le piège et n’étant pas
venu, il envoya de nouveau Dellius lui
parler, et ne mit pas moins
d’empressement à pousser lui-même
jusqu’à Artaxate. De cette manière,
moitié persuasion de ses amis, moitié
crainte de ses soldats, en lui écrivant et
en agissant en tout avec lui comme avec
un ami, il le décida enfin à se rendre
dans son camp. Là, s’étant saisi de sa
personne, il le fit garder, sans chaînes
d’abord, et le conduisit devant les
places où étaient ses trésors, afin, s’il
était possible, de s’en emparer sans

1329
combat, prétextant ne s’être saisi du roi
qu’afin de lever un tribut sur les
Arméniens pour le rachat de sa vie et de
son trône. Mais ceux qui gardaient l’or
ne lui ayant pas obéi, et ceux qui
avaient les armes à la main ayant élu roi
à sa place Artaxe, l’aîné de ses fils, il
chargea Artavasde de chaînes d’argent,
car, apparemment, c’était une honte de
charger de chaînes de fer un homme qui
avait été roi.

40

A la suite de cela, s’assurant les uns


de gré, les autres de force, il se rendit
maître de l’Arménie tout entière ; car
Artaxe, vaincu dans un engagement, se
retira chez les Parthes. Après avoir
accompli ces choses et fiancé son fils à
la fille du Mède, afin de se l’attacher
davantage, Antoine retourna en Égypte,
emmenant, outre un butin considérable,
l’Arménien avec sa femme et ses
enfants. Il les fit marcher devant lui
avec les autres captifs, dans une sorte
de triomphe à Alexandrie, où il entra
lui-même sur un char ; et, outre toutes
les autres faveurs accordées à
Cléopâtre, il lui amena l’Arménien,

1330
avec les siens, chargé de chaînes d’or.
Elle était assise, au milieu du peuple,
sur une tribune ornée d’argent et sur un
trône d’or. Les Barbares ne lui
adressèrent aucune prière et ne se
prosternèrent pas devant elle, malgré la
contrainte qu’on employa et les
espérances qu’on leur faisait
concevoir ; ils s’acquirent même, pour
l’avoir appelée par son nom, une
réputation de grandeur d’âme ; mais ils
furent, pour ce même motif, durement
traités.

41

A la suite de ce triomphe, Antoine


donna un banquet aux Alexandrins, et,
au milieu du peuple assemblé, il fit
asseoir près de lui Cléopâtre et ses
enfants ; puis, après avoir prononcé
quelques paroles, il ordonna d’appeler
Cléopâtre reine des rois, et Ptolémée,
surnommé Césarion, roi des rois. Il leur
donna, par un nouveau partage, l’Égypte
et Chypre : il répétait que Cléopâtre
avait été la femme du premier César et
que Ptolémée était véritablement son
fils, et feignait d’agir ainsi par amitié
pour l’ancien dictateur, afin de rendre

1331
odieux César Octavien, qui n’était son
fils que par adoption et non par la
nature. Telle fut la part qu’il leur
assigna ; quant aux enfants qu’il avait
eus lui-même de Cléopâtre, il promit de
donner, à Ptolémée, la Syrie et tout le
pays en deçà de l’Euphrate jusqu’à
l’Hellespont ; à Cléopâtre, la Libye qui
avoisine Cyrène : et à leur frère
Alexandre l’Arménie et les régions au-
delà de l’Euphrate jusqu’aux Indes ; car
il disposait de ces contrées comme s’il
les avait déjà en son pouvoir. Ce ne fut
pas seulement à Alexandrie qu’il tint ce
langage ; il écrivit à Rome pour y
mentionner ces dispositions. Cependant
aucune de ses lettres ne fut lue en
public ; les consuls Domitius et Sossius,
qui alors étaient déjà en charge, et qui
lui étaient fort attachés, ne le voulurent
pas, de quelques instances que César
usât auprès d’eux. Les consuls l’avant
emporté sur ce point, César, à son tour,
obtint qu’on ne publierait rien de ce
qu’il avait écrit touchant l’Arménien ;
car il avait compassion de ce roi avec
qui il traitait secrètement contre
Antoine, et il était jaloux du triomphe
de ce dernier. Antoine, cependant,
malgré une telle conduite, osa écrire au

1332
sénat qu’il voulait renoncer à son
commandement et lui remettre toutes les
affaires, à lui et au peuple. Son intention
n’était pas d’en rien faire ; mais, en leur
donnant ces espérances, il voulait
seulement forcer César, attendu qu’il
était sur les lieux, à quitter les armes le
premier, ou, s’il s’y refusait, le perdre
dans l’opinion des Romains.

Comment fut dédié

le portique de Paulus

42

Voilà ce qui se passait alors, et, de


plus, les jeux consacrés à Vénus
Génitrix furent célébrés par les consuls.
Durant les Féries Latines, des enfants
impubères choisis par César parmi les
chevaliers, et non parmi les sénateurs,

1333
furent investis de la charge de préfets
urbains. Paulus Émilius Lépidus bâtit à
ses propres frais le portique appelé
portique de Paulus, et le dédia pendant
son consulat, car il fut consul pendant
une partie de cette année. Agrippa fit,
de ses deniers, les dépenses nécessaires
pour le rétablissement de l’aqueduc de
l’eau Marcia, qui avait cessé de couler
à cause de la dégradation des conduits,
et il l’amena dans plusieurs quartiers de
Rome. Ces deux citoyens, malgré ces
largesses faites sur leur fortune privée,
se montrèrent simples et modestes,
tandis que d’autres, bien que n’ayant
exercé qu’un commandement sans
importance, se firent, néanmoins, ceux-
ci par Antoine, ceux-là par César,
décerner le triomphe, et, sous ce
prétexte, exigèrent des peuples de fortes
sommes à titre d’or coronaire.

Comment la

1334
Mauritanie qui

avoisine Césarée

tomba au pouvoir des

Romains

43

L’année d’ensuite, Agrippa exerça


volontairement l’édilité et répara tous
les édifices publics et toutes les routes,
sans rien recevoir du trésor ; il cura
aussi les cloaques et descendit par elles
jusqu’au Tibre. Voyant que dans les jeux
du cirque on se trompait sur le nombre
des courses, il établit les dauphins et
les signaux de forme ovale, destinés à

1335
montrer le nombre des tours courus. Il
fit, en outre, une distribution d’huile et
de sel à tous les citoyens ; rendit
gratuits, toute l’année, les bains où les
hommes et les femmes venaient se
laver ; dans les jeux qu’il donna, et ils
furent si nombreux et si variés que les
enfants des sénateurs représentèrent la
cavalcade troyenne, il loua des
barbiers, afin que personne n’eût rien à
dépenser pour la fête. Enfin, au théâtre,
il jeta par-dessus la tête des spectateurs
des tessères attribuant, à celui-ci de
l’argent, à celui-là une toge, à un autre
un autre cadeau ; il fit aussi déposer au
milieu de l’enceinte quantité de
marchandises qu’il leur permit de
piller. Agrippa, au milieu de ces
occupations, chassa de Rome les
astrologues et les magiciens. Vers ces
mêmes jours parut un décret interdisant
de citer en justice pour brigandage
aucun des membres du sénat, en sorte
que ceux qui étaient sous le coup d’une
pareille accusation furent absous, et
quelques-uns reçurent, pour l’avenir, le
privilège de faire le mal impunément.
Quant à César, il abdiqua dès le
premier jour, à l’exemple d’Antoine, le
consulat qu’il exerçait pour la seconde

1336
fois, avec L. Tullus pour collègue, et il
éleva quelques plébéiens au rang de
patriciens, d’après une décision du
sénat. L. Asellius, qui était préteur,
ayant, à cause d’une longue maladie,
voulu se démettre de sa charge, César
substitua le fils d’Asellius à son père.
Un second préteur étant mort le dernier
jour de sa magistrature, il en élut un
autre pour les heures qui restaient.
Bocchus ayant cessé de vivre, César ne
lui donna pas de successeur et mit son
royaume au nombre des provinces
romaines. En outre, comme il avait
complètement dompté les Dalmates, il
construisit, sur le produit de leurs
dépouilles, le portique et la
bibliothèque appelés Octaviens du nom
de sa sœur.

44

Antoine, pendant ce temps, poussa


jusqu’à l’Araxe, dans l’intention de
marcher contre les Parthes ; mais il se
contenta de faire avec le Mède un traité
par lequel ils convinrent de se prêter
mutuellement secours, l’un contre les
Parthes, l’autre contre César, et, dans
cette vue, échangèrent entre eux

1337
quelques soldats. L’un reçut une portion
de l’Arménie récemment conquise,
l’autre Jotape, fille du roi, pour l’unir à
son fils Alexandre, ainsi que les
enseignes prises dans le combat livré à
Statianus. Antoine donna ensuite,
comme je l’ai dit, la Petite Arménie à
Polémon, et partit, après avoir créé
consul et destitué aussitôt L. Flavius
(c’était un de ses familiers), pour aller
en Ionie et en Grèce faire la guerre à
César. Le Mède, avec l’aide des
Romains ses alliés, vainquit les Parthes
et Artaxès, qui l’avaient attaqué ; mais
Antoine avant rappelé ses soldats, tout
en gardant ceux du roi, ce prince fut
vaincu à son tour et fait prisonnier, et
l’Arménie fut perdue avec la Médie.

Fin du Livre XLIX

1338
Comment César et

Antoine

commencèrent à se

faire mutuellement la

guerre

1339
Le peuple romain avait perdu le
gouvernement populaire, sans être
tombé cependant sous un gouvernement
purement monarchique : Antoine et
César administraient les affaires sur le
pied de l’égalité, bien qu’ils se fussent
partagé au sort la plus grande partie de
l’empire et que le reste passât pour être
commun ; car, en réalité, chacun d’eux
cherchait, pour son compte personnel,
les moyens de prévaloir sur son rival.
Mais ensuite, lorsque Sextus fut mort,
que l’Arménien fut pris, que les nations
qui avaient fait la guerre à César furent
pacifiées et que le Parthe ne remua plus,
les deux concurrents se tournèrent l’un
contre l’autre, et le peuple fut
ouvertement réduit en servitude. Or,
voici quelles furent les causes et les
prétextes de la guerre. Antoine
reprochait à César d’avoir destitué
Lépidus dont il s’était, disait-il,
approprié le territoire ainsi que son
armée et celle de Sextus, armées qui
auraient dû être partagées entre eux
deux ; il en réclamait la moitié avec
celle des soldats levés en Italie, moitié
à laquelle ils avaient droit l’un comme
l’autre. César, de son côté, reprochait à
Antoine, entre autres griefs, de posséder

1340
l’Égypte sans que le sort en eût décidé ;
d’avoir fait mettre à mort Sextus à qui il
eût, disait-il, volontiers pardonné ;
d’avoir, en se saisissant de la personne
de l’Arménien et en le jetant dans les
fers, imprimé, par cet acte de perfidie,
une tache au peuple romain ; il
réclamait de lui, à son tour, la moitié
des dépouilles, et, par-dessus tout, il lui
reprochait Cléopâtre, les enfants qu’il
avait d’elle et qu’il élevait, les dons
qu’il leur avait faits, et principalement
le nom de Césarion donné au fils de
cette femme et son intrusion dans la
famille de César.

Voilà ce que, de part et d’autre, ils se


reprochaient et ce qu’ils se répondaient,
tant en particulier qu’en public, César
dans ses paroles, Antoine dans ses
lettres. C’était là aussi un prétexte de
s’envoyer l’un à l’autre à tout instant
des députés, pour faire semblant
d’avoir chacun les motifs les plus
légitimes qui se puissent imaginer
d’accuser son rival, et aussi pour
s’espionner mutuellement. Ils ne
laissaient pas cependant de ramasser de

1341
l’argent comme s’il s’agissait de toute
autre chose, et de faire des préparatifs
comme pour une guerre étrangère : cela
dura jusqu’au moment où Cn. Domitius
et C. Sossius, tous les deux partisans
d’Antoine, prirent possession du
consulat. Alors il n’y eut plus de
mystère, ce fut une guerre ouverte. Voici
comment la chose arriva. Domitius,
éprouvé par de nombreux malheurs, ne
tenta rien ostensiblement ; mais Sossius,
qui n’avait pas connu l’infortune, se
répandit, dès le jour même des
calendes, en éloges pour Antoine et en
blâmes pour César. Il eût même fait
rendre immédiatement un décret contre
lui sans Nonius Balbus, tribun du
peuple, qui l’en empêcha. César, en
effet, qui soupçonnait les intentions du
consul et ne voulait ni fermer les yeux,
ni, d’un autre côté, s’il cherchait à s’y
opposer, paraître commencer la guerre,
s’abstint de venir au sénat et ne
demeura plus à Rome ; il imagina un
prétexte de s’absenter, tant pour ce
motif que pour mieux pouvoir, en
réfléchissant à loisir sur les nouvelles
qui lui parvenaient, prendre conseil des
circonstances : à son retour, il assembla
le sénat, entouré d’une garde de soldats

1342
et d’amis portant des poignards cachés,
et là, au milieu des consuls, assis sur
une chaise curule, sans quitter sa place,
il s’exprima en termes modérés sur lui-
même, s’étendit sur ses griefs contre
Sossius et contre Antoine. Comme
personne, même l’un ou l’autre des
consuls, n’osa élever la voix, il fixa un
nouveau jour de réunion, afin de
convaincre, par des pièces écrites,
Antoine de ses torts. Les consuls,
n’ayant pas le courage de lui répondre
et ne supportant pas de garder le
silence, quittèrent secrètement la ville
avant la réunion, et allèrent ensuite
rejoindre Antoine : ils furent suivis d’un
assez grand nombre de sénateurs. César,
à cette nouvelle, pour éviter que leur
désertion ne parût le résultat d’une
injure de sa part, dit qu’il les aurait
laissés librement partir, et qu’il
permettait à quiconque le voulait de se
rendre impunément auprès d’Antoine.

Au reste, il trouva une compensation


à ce départ dans plusieurs personnages
qui abandonnèrent Antoine pour
s’attacher à lui, entre autres dans Titius

1343
et dans Plancus, qui jouissaient de la
plus grande considération auprès de son
rival, dont ils connaissaient tous les
secrets. En effet, lorsqu’après cette
conduite des consuls et malgré leur
absence, César eut convoqué le sénat,
où il lut et dit ce qu’il lui plut ; et
qu’Antoine, de son côté, informé de ce
qui se passait, eut réuni une sorte de
sénat composé des membres présents,
sénat au sein duquel, après bien des
discours dans l’un et l’autre sens, il
accepta les conséquences de la guerre
et répudia Octavie, Titius et Plancus,
soit par mécontentement de cette
résolution, soit aussi en haine de
Cléopâtre, changèrent de parti. César,
qui les accueillit avec empressement,
connut par eux, entre autres choses, tous
les actes et tous les desseins d’Antoine,
les dispositions de son testament et
celui qui en était le dépositaire : Titius
et Plancus y avaient apposé leur cachet.
Plus vivement irrité encore par ces
révélations, il n’hésita ni à chercher ce
testament, ni à s’en saisir, ni à
l’apporter dans le sénat, à qui il en
donna lecture, et ensuite dans
l’assemblée du peuple. Les dispositions
de ce testament étaient de nature à

1344
mettre César hors de cause, malgré tout
ce qu’il y avait d’illégal dans cette
manière d’agir. Antoine, en effet, y
déclarait que Césarion était
véritablement fils de César ; il faisait
aux enfants qu’il avait eus de
l’Égyptienne des dons exagérés, et
ordonnait que son corps fût enseveli à
Alexandrie avec celui de cette femme.

La colère que souleva cette


révélation servit à confirmer la vérité
des bruits répandus sur le reste de la
conduite d’Antoine, bruits d’après
lesquels, s’il avait l’avantage, il devait
donner Rome à Cléopâtre et transporter
en Égypte le siège de l’empire.
L’indignation fut telle que, non
seulement les adversaires d’Antoine ou
ceux qui flottaient indécis, mais même
ses plus grands amis, le blâmèrent
fortement ; car, frappés d’étonnement à
cette lecture et voulant prévenir les
soupçons de César, ils tenaient le même
langage que les autres. On retira donc à
Antoine le consulat, pour lequel il était
désigné, et tous ses autres pouvoirs ; on
évita, en apparence, de le déclarer

1345
ennemi public par crainte de ceux qui
l’entouraient, et qu’il aurait fallu traiter
aussi en ennemis dans le cas où ils ne
l’auraient pas quitté ; mais, en réalité,
ce n’était rien moins que cela qu’on lui
signifiait. On décréta l’impunité et des
éloges à ceux qui abandonneraient son
parti, et on déclara ouvertement la
guerre à Cléopâtre ; en outre, on
changea d’habit, comme si la guerre
était déjà commencée, et on alla au
temple de Bellone pour y accomplir,
par le ministère de César, comme par
celui d’un fécial, toutes les cérémonies
prescrites par les lois avant la guerre.
Toutes ces mesures étaient, en paroles,
dirigées contre Cléopâtre, mais, en
réalité, elles l’étaient aussi contre
Antoine.

Cléopâtre, en effet, l’avait asservi au


point de lui faire accepter la charge de
gymnasiarque chez les Alexandrins et
de se faire appeler par lui reine et
maîtresse, d’avoir des soldats romains
dans sa garde et de voir son nom gravé
sur les boucliers de tous les soldats.
Elle se rendait avec Antoine au Forum,

1346
s’occupait avec lui des jeux publics,
examinait avec lui les causes, et
chevauchait avec lui à travers les
villes ; ou bien encore, on la portait sur
une sorte de chaise curule, tandis
qu’Antoine suivait à pied derrière elle
avec les eunuques. Il donnait aussi à son
prétoire le nom d’habitation royale,
parfois même il se ceignait d’un
cimeterre ; d’autres fois, il revêtait un
costume étranger et se laissait voir,
même en public, sur un lit enrichi d’or
et semblable à une chaise curule. Il se
faisait représenter avec elle dans des
tableaux et des statues, lui, sous les
traits d’Osiris et de Dionysos ; elle,
sous ceux de la Lune et d’Isis. Ce fut là
surtout ce qui autorisa la croyance
qu’elle avait troublé sa raison par un
charme magique. Car ce n’était pas
seulement Antoine, mais tous ceux qui
avaient quelque pouvoir auprès de lui,
qu’elle avait ensorcelés et enchaînés au
point que, pour elle, le serment le plus
grand, quand elle affirmait quelque
chose, était de jurer par la justice
qu’elle rendrait prochainement au
Capitole.

1347
Tels furent les motifs pour lesquels
on décréta la guerre contre Cléopâtre ;
quant à Antoine, on ne lui fit aucune
déclaration de ce genre : on était
d’ailleurs bien convaincu que, même
sans cela, il prendrait, de son propre
mouvement, sa part de la guerre (il
n’avait, en effet, nulle intention
d’abandonner cette femme pour
embrasser le parti de César), et on
voulait avoir à lui reprocher une lutte
volontairement entreprise par lui en
faveur de l’Égyptienne contre sa patrie,
sans que ses concitoyens lui eussent
causé, comme simple particulier, aucun
ennui. Dans les deux partis, on
procédait activement de toute part aux
enrôlements, on ramassait de l’argent et
on réunissait en hâte tout ce qui sert à la
guerre. Les préparatifs étaient bien plus
considérables que ceux qui s’étaient
faits précédemment, tant de peuples
prêtaient leur concours pour cette
guerre. César avait pour lui l’Italie
(toutes les colonies, même celles
qu’Antoine avait fondées : les unes
effrayées du petit nombre de leurs
habitants, les autres gagnées par des
bienfaits, embrassèrent la cause de
César, qui, entre autres moyens,

1348
reconstitua la colonie de Bononia, afin
d’être considéré comme son fondateur) ;
l’Italie, dis-je, la Gaule, l’Espagne,
l’Illyrie, la Libye, tant la partie déjà
soumise auparavant à l’obéissance de
Rome, à l’exception de la Cyrénaïque,
que celle où avaient régné Bogud et
Bocchus ; la Sardaigne, la Sicile et les
autres îles voisines des continents qui
viennent d’être nommés, combattaient
pour lui. Antoine, de son côté, avait
tous les pays sujets de Rome sur le
continent asiatique et en Thrace, la
Grèce, la Macédoine, les Égyptiens et
les Cyrénéens, avec les peuples voisins
et les insulaires qui habitent aux
environs, tous les rois et tous les
princes, pour ainsi dire, qui touchaient à
la partie de l’empire romain alors sous
son commandement, se joignirent à lui
soit en personne, soit par des
lieutenants. Les deux rivaux étaient
animés d’une telle ardeur que, pour
s’assurer ces secours, ils allèrent
jusqu’à demander, l’un et l’autre, un
serment à leurs alliés respectifs.

Voilà donc quelles étaient leurs

1349
forces. Antoine jura publiquement à ses
soldats qu’il ferait une guerre à
outrance et qu’il se dépouillerait de son
commandement deux mois après la
victoire et remettrait l’autorité tout
entière entre les mains du sénat et du
peuple ; on eut même de la peine à lui
faire promettre de n’accomplir cette
promesse qu’au bout de six mois, afin
d’avoir le temps de mettre ordre aux
affaires. Bien que n’ayant nulle
intention de rien tenir, Antoine ne
laissait pas de mettre en avant ces
promesses, comme s’il ne pouvait
manquer d’être vainqueur. Il se voyait
le plus fort par le nombre, et il espérait
affaiblir ses adversaires par la
corruption. Aussi s’efforça-t-il, en
envoyant partout de l’or en Italie, et
jusque dans Rome, d’exciter çà et là des
soulèvements et de s’attacher les
populations. Ce fut pour César une
raison d’exercer une surveillance plus
active et de distribuer de l’argent à ses
soldats.

Pendant qu’ils poussaient leurs


préparatifs avec cette ardeur, maintes

1350
rumeurs diverses circulaient parmi les
hommes, et les dieux annonçaient
l’avenir par maints présages sur
lesquels on ne pouvait se tromper.
Ainsi, un singe, entré dans le temple de
Cérès au moment d’un sacrifice,
bouleversa tout dans l’intérieur ; un
hibou s’envola d’abord sur le temple de
la Concorde, puis sur tous les autres
édifices, pour ainsi dire, les plus saints,
et finit, après avoir été partout chassé,
par aller se poser sur le temple du
Génie du Peuple, sans qu’on pût ni le
prendre ni le déloger que le soir et fort
tard. Au cirque, le brancard de Jupiter
se brisa dans les jeux Romains ; un
flambeau, pendant plusieurs jours,
parcourut les airs suspendu au-dessus
de la mer de Grèce. Il y eut aussi des
accidents tellement nombreux causés
par un vent de tempête qu’un trophée,
élevé sur l’Aventin, fut renversé, qu’une
statue de la Victoire tomba de la scène
du théâtre, et que le Pont de bois fut
entièrement brisé ; de plus, le feu
exerça beaucoup de ravages, il s’élança
de l’Etna en abondance et occasionna
des dégâts dans les villes et dans les
campagnes. La vue et la nouvelle de ces
prodiges rappelèrent aux Romains ce

1351
qu’un serpent leur avait prédit pour le
temps présent : peu de temps
auparavant, en effet, en Étrurie, un
serpent à deux têtes, long de quatre-
vingt-cinq pieds, se montra tout à coup
et fut, après avoir causé des maux sans
nombre, frappé de la foudre. C’étaient
là des présages s’adressant au peuple
tout entier. Des deux côtés, en effet, les
combattants étaient Romains
pareillement ; beaucoup devaient, de
part et d’autre, périr sur le moment, et
tous ceux qui survivraient être ensuite
sous la domination du vainqueur. Quant
à Antoine, les enfants de Rome lui
prédirent sa défaite : partagés en deux
troupes, sans aucun ordre, et se donnant,
les uns, le nom d’Antoniens, les autres
celui de Césariens, ils eurent, pendant
deux jours, une mêlée à la suite de
laquelle furent vaincus ceux qui
portaient le nom d’Antoine ; sa perte
même fut annoncée par une statue de lui
sur le mont Albain, placée auprès de
celle de Jupiter, statue qui, bien que
faite de pierre, répandit du sang en
abondance.

1352
Tous étaient dans la même attente des
événements ; néanmoins, il n’y eut rien
de plus, cette année. César, en effet,
retenu en Italie, entre autres raisons, par
l’argent qu’il savait avoir été envoyé
par Antoine, ne put marcher contre lui
avant l’hiver. Quant à Antoine, il
s’avança comme s’il eût eu intention de
faire la guerre en Italie sans y être
attendu ; mais, arrivé à Corcyre, et
instruit que les vaisseaux envoyés en
avant pour le surveiller étaient à l’ancre
près des monts Cérauniens, il crut que
César y était arrivé avec toute sa flotte,
et, au lieu d’aller plus loin, il revint
dans le Péloponnèse (on était déjà au
sortir de l’automne) hiverner à Patra ; il
dispersa de tous côtés ses soldats pour
garder le pays et pour se procurer plus
aisément des vivres. Sur ces entrefaites,
il y eut, dans les deux partis, des
sénateurs et d’autres citoyens qui
abandonnèrent volontairement l’un des
deux adversaires pour s’attacher à
l’autre : un espion, L. Mésius, fut pris
par César, qui, bien que ce Mésius fût
un des prisonniers faits autrefois à
Péruse, le relâcha après lui avoir
montré toute son armée. César, en outre,
écrivit à Antoine qu’il eût ou à

1353
s’éloigner de la mer de l’espace qu’un
cheval parcourt en un jour, et à lui
permettre, à lui et à ses vaisseaux, de
s’avancer sans crainte à sa rencontre,
avec condition d’engager ensemble le
combat dans l’espace de cinq jours, ou
d’avoir à passer lui-même en Italie aux
mêmes conditions. Ce n’était pas que,
dans sa pensée, rien de cela dût avoir
lieu (Antoine rit beaucoup de cette
demande : " Qui sera, dit-il, le juge des
transgressions ? "), mais il espérait par
là donner de la hardiesse à ses soldats
et frapper ses adversaires d’épouvante.

10

Les consuls pour l’année suivante


étaient César et Antoine, désignés dès
l’époque où les triumvirs avaient, en
une seule fois, réglé les charges pour
huit années, dont celle-ci était la
dernière ; mais, Antoine ayant été
destitué, ce fut Valérius Messala,
proscrit, comme je l’ai dit, par eux, qui
fut consul avec César. Dans ce moment,
un homme atteint de folie s’étant élancé
sur le théâtre pendant les jeux, prit la
couronne du premier César, la posa sur
sa tête et fut mis en pièces par les

1354
assistants ; un loup, subitement entré
dans le temple de la Fortune, fut pris et
mis à mort dans le Cirque ; un chien tua
un autre chien et le dévora. Un incendie
anéantit, outre un grand nombre
d’édifices, une portion considérable du
Cirque lui-même, le temple de Cérès,
avec un autre consacré à l’Espérance.
Les affranchis passèrent pour avoir fait
le coup, parce qu’à tous ceux qui étaient
en Italie et qui y possédaient une
propriété de cinquante mille drachmes
ou plus, on avait imposé une redevance
du huitième. De là des troubles, des
meurtres et des incendies en grand
nombre, dont ils furent les auteurs,
désordres qui n’eurent de fin que
lorsqu’on les eut réprimés par les
armes. A la suite d’une telle mesure, les
hommes libres qui avaient des
possessions en Italie se tinrent
tranquilles, eux aussi, par crainte ; bien
qu’on eût exigé d’eux le quart de leur
revenu annuel, et qu’ils eussent
intention d’exciter des mouvements en
cette circonstance, ils n’osèrent plus
remuer et payèrent, quoique malgré eux,
la contribution sans qu’il fit besoin de
combat. Ces faits semblèrent accuser
les affranchis d’avoir mis le feu de

1355
dessein prémédité ; du reste, la
multitude même des édifices brûlés fit
compter cet incendie au nombre des
prodiges les plus grands.

11

Malgré l’apparition de tels présages


avant la lutte, les deux adversaires ne
furent pas effrayés et ne s’en firent pas
moins la guerre ; loin de là, ils
passèrent l’hiver à s’espionner et à se
causer mutuellement des ennuis (César
partit de Brindes et fit voile jusqu’à
Corcyre, dans l’intention d’attaquer à
l’improviste son ennemi mouillé à
Actium ; mais, surpris par une tempête
et après avoir éprouvé des avaries, il
dut revenir en arrière) ; néanmoins, au
printemps, Antoine ne bougea pas (ses
équipages, ramassis de nations
diverses, hivernant loin de lui, ne
s’étaient pas exercés et étaient encore
diminués par la maladie et par les
désertions ; de plus, Agrippa, qui, après
avoir pris d’assaut Méthone, où il tua
Bogus, explorait, sur les côtes de
Grèce, les endroits propices pour faire
aborder des vaisseaux de transports et
des lieux favorables à un débarquement,

1356
ne laissait pas que de l’inquiéter
vivement) : César, de son côté, enhardi
par les hésitations de son rival, et
voulant profiter au plus tôt de l’ardeur
d’une armée parfaitement exercée,
préférant d’ailleurs engager la guerre en
Grèce et près des possessions de son
rival, plutôt qu’en Italie, près de Rome,
rassembla à Brindes tous les soldats
dont il pouvait tirer quelque utilité, ceux
des sénateurs et des chevaliers qui
jouissaient de quelque influence les uns,
afin de s’assurer leur concours ; les
autres, afin de les empêcher de rien
tenter, s’ils restaient seuls, et, ce qui
était le plus important, afin de montrer à
l’univers que la partie la plus
nombreuse et la meilleure des Romains
était avec lui. Puis, après avoir enjoint
à tous d’amener un certain nombre
d’esclaves et d’avoir à s’entretenir eux-
mêmes, les soldats exceptés, il traversa
la mer Ionienne avec tout cet appareil.

12

Ce ne fut ni dans le Péloponnèse ni


contre Antoine qu’il mena ses troupes,
mais à Actium, où se tenait à l’ancre la
plus grande partie de la flotte de son

1357
adversaire, dans l’intention de s’en
rendre maître de gré ou de force. Pour
cette raison, il y envoya son armée de
terre, qui débarqua au pied des monts
Cérauniens, et, s’étant lui-même, avec
ses vaisseaux, emparé de Corcyre
abandonnée de sa garnison, il vint
stationner dans le port le Doux (le nom
donné à ce port vient de ce que le
fleuve qui s’y jette en adoucit les eaux),
où il mouilla, et, de ce port, il fit voile
pour se rendre à Actium. Comme
personne, non seulement ne venait à sa
rencontre, mais même n’entrait en
pourparler avec lui, bien qu’il proposât
à ses adversaires, de deux choses l’une,
une conférence ou un combat (ils
refusèrent ces propositions, l’une par
défiance de lui, l’autre par crainte), il
se saisit de l’endroit où est aujourd’hui
Nicopolis, et posa son camp sur une
hauteur d’où la vue plongeait également
sur toute l’étendue de la mer, tant sur la
partie située au dehors, du côté de
Paxos, que sur celle qui est au-dedans
d’Ambracie, et sur celle du milieu où se
trouvent les ports avoisinant Nicopolis.
Il fortifia cette position, y établit des
murailles qui allaient jusqu’au port
extérieur appelé Gomarus, et de là il se

1358
mit à observer Actium, qu’il tint assiégé
par terre et par mer. J’ai également
entendu dire qu’il transporta par-dessus
ce mur, au moyen de peaux fraîches
enduites d’huile, en guise de rouleaux,
des trirèmes de la mer extérieure dans
le golfe ; mais, ce que firent ces
vaisseaux dans le golfe, je n’en ai pas
connaissance, et c’est pour cela que je
ne saurais ajouter foi à un récit
mensonger, car ce n’était pas petite
chose que de transporter sur des peaux
des trirèmes à travers un endroit si
étroit et si inégal. La chose, cependant,
eut ainsi lieu, dit-on. Quant à Actium,
c’est un temple d’Apollon ; il se trouve
en avant de la passe du détroit formé
par le golfe d’Ambracie, en face des
ports qui avoisinent Nicopolis. Le
détroit, d’une largeur uniforme, s’étend
fort loin à travers cet espace resserré ;
il offre, ainsi que toute la partie qui le
précède, un lieu propice pour le
mouillage et pour le stationnement des
vaisseaux. Les gens d’Antoine s’étant
donc à l’avance emparés de la position,
élevèrent des tours des deux côtés de la
passe et en occupèrent le milieu avec
leur flotte, en sorte qu’ils pouvaient
sortir et rentrer sans danger ; de plus,

1359
ils s’établirent près du temple, sur un
des côtés du détroit, dans une plaine
large et unie, plus commode pour
engager un combat que pour asseoir un
camp, et ce ne fut pas une des moindres
causes de la maladie qui, l’hiver, et
bien plus encore l’été, sévit contre eux.

13

Pour ce qui est d’Antoine, il ne fut


pas plutôt informé de l’arrivée de César
que, sans hésiter, il se rendit en
diligence à Actium avec ceux qui
étaient près de lui. Il y arriva peu de
temps après César, sans toutefois se
mettre immédiatement en devoir de
combattre, bien que celui-ci rangeât à
tout instant son armée en ligne de
bataille devant le camp ennemi, et
qu’avec ses vaisseaux, il s’avançât à la
rencontre de ses adversaires, capturant
leurs transports, afin de pouvoir, avant
la réunion de toutes leurs troupes,
engager l’action avec celles qui étaient
alors présentes. Ce fut pour ce même
motif qu’Antoine ne voulut pas risquer
le tout en une seule fois, et qu’il
s’essaya pendant plusieurs jours dans
des escarmouches jusqu’au moment où

1360
ses troupes furent réunies. Antoine,
attendu surtout que César ne le pressait
plus si vivement, profita de la
circonstance pour traverser le détroit,
placer sou camp à peu de distance de
celui de son adversaire, le tenir assiégé
des deux côtés à la fois, en entourant le
golfe de sa cavalerie. César, alors, se
tint tranquille, et, au lieu de s’exposer
volontairement dorénavant à aucun
péril, envoya en Grèce et en Macédoine
des émissaires pour tacher d’attirer
Antoine dans ces parages. Les
émissaires suivaient leurs instructions,
quand Agrippa, faisant voile tout à coup
contre Leucade, s’empara de l’île et des
vaisseaux qui s’y trouvaient, après
avoir vaincu sur mer Q. Nasidius ; plus
tard, il se rendit également maître de
Corinthe. A la suite de ces événements,
lorsque M. Titius et Statilius Taurus
eurent, dans une sortie subite, remporté
un avantage sur la cavalerie d’Antoine
et amené à leur parti Philadelphe, roi de
Paphlagonie ; lorsque, dans l’intervalle,
Cn. Domitius, irrité contre Cléopâtre,
eut passé dans les rangs opposés (bien
qu’il ne fût d’aucune utilité à César,
puisqu’il mourut, peu de temps après,
de maladie, il sembla néanmoins avoir

1361
abandonné une cause désespérée, car
beaucoup d’autres imitèrent son
exemple), Antoine n’eut plus la même
assurance ; il soupçonna tout le monde
et mit à mort, entre autres personnes,
Jamblique, roi d’une partie de l’Arabie,
qu’il fit périr dans les tourments, et un
sénateur, Q. Postumius, qu’il laissa
massacrer. Enfin, craignant que Q.
Dellius et Amyntas le Galate (ils
avaient été envoyés en Macédoine et en
Thrace pour y lever des mercenaires)
n’embrassassent aussi la cause de
César, il partit pour aller les rejoindre
comme s’il eût l’intention de leur prêter
secours en cas d’attaque.

14

Sur ces entrefaites eut lieu un combat


naval. Sossius, en face de qui
stationnait L. Tarésius avec un petit
nombre de vaisseaux, dans l’espoir de
se signaler par quelque action d’éclat
s’il avait un engagement avant l’arrivée
d’Agrippa (car c’était Agrippa qui avait
le commandement en chef de la flotte),
poussa tout à coup en avant, au point du
jour, à la faveur d’une forte brume qui,
dérobant à l’ennemi le nombre de ses

1362
vaisseaux, devait l’empêcher de
prendre la fuite, et, après lui avoir, dès
le premier choc, fait tourner le dos, le
poursuivit sans réussir cependant à
l’atteindre ; car, Agrippa étant par
hasard survenu, loin de retirer aucun
fruit de sa victoire, Sossius périt avec
Tarcondimotus et plusieurs autres.
Antoine, à la suite de cet échec, et parce
que lui-même il avait été battu dans un
combat de cavalerie contre les avant-
postes de César, résolut de ne pas
garder son camp en face de lui ; et
abandonnant, la nuit, la position voisine
de ses adversaires, il se retira de
l’autre côté du détroit, où était la plus
grande partie de son armée. Puis,
comme, les convois n’arrivant plus, les
vivres commençaient à manquer, il tint
conseil pour savoir si l’on devait, ou,
en conservant la position actuelle,
risquer une bataille, ou traîner la guerre
en longueur en allant camper autre part.

Comment César

1363
vainquit Antoine à

Actium

15

Après bien des avis divers, ce fut


celui de Cléopâtre qui l’emporta, avis
suivant lequel on mettrait des garnisons
dans les places les plus exposées,
tandis que le reste de l’armée se
rendrait en Égypte avec elle et avec
Antoine. Des prodiges alarmants lui
avaient suggéré cette proposition. Des
hirondelles avaient fait leur nid aux
alentours de sa tente et sur le vaisseau
prétorien qui la portait ; du lait et du
sang avaient jailli d’un morceau de
cire ; les statues que les Athéniens
avaient élevées à elle et à Antoine dans
leur citadelle avec les attributs divins
avaient été précipitées sur le théâtre par
la foudre. Ces prodiges et le

1364
découragement qui s’en était suivi
parmi l’armée, joints à la maladie,
avaient mis la frayeur au cœur de
Cléopâtre, et elle fit partager ses
craintes à Antoine. Cependant, pour ne
point effrayer leurs alliés, ils résolurent
de ne partir ni en cachette ni
ouvertement, comme s’ils prenaient la
fuite, mais comme des gens disposés à
combattre et aussi à forcer le passage,
si on mettait obstacle à leur sortie.
Choisissant donc, à la suite de cette
décision, leurs meilleurs vaisseaux,
attendu que la maladie et la désertion
avaient diminué le nombre des matelots,
ils mirent le feu au reste, puis, la nuit,
ils transportèrent à la dérobée sur les
vaisseaux conservés tous leurs objets
les plus précieux. Quand tout fut prêt,
Antoine convoqua ses soldats et leur
parla en ces termes :

16

" Soldats, les ressources qu’il était


de mon devoir de me procurer pour
cette guerre, mes préparatifs les ont
toutes suffisamment assurées. Vous
formez une immense multitude, l’élite et
la fleur, pour ainsi dire, tant des peuples

1365
sujets que des peuples alliés de Rome ;
toutes les manières de combattre,
celles, du moins, qui sont en usage chez
nous, ont parmi vous des troupes qui les
représentent ; vous êtes tellement
exercés, que chaque corps, à lui seul,
suffit pour effrayer. Vous voyez vous-
mêmes le nombre et la force de nos
vaisseaux, le nombre et la force de nos
soldats légionnaires, de nos cavaliers,
de nos frondeurs, de nos vélites, de nos
archers à pied et à cheval ; armes dont
la plupart font complètement défaut à
vos adversaires, ou qui, s’ils en
possèdent quelques-unes, sont bien
inférieures chez eux, et pour la quantité
et pour la valeur. Ils ont peu d’argent, et
encore cet argent est-il le produit d’une
contribution forcée ; il ne saurait être
longtemps suffisant, et il a rendu ceux
qui ont payé cette contribution plus
favorables à notre cause qu’à celle des
exacteurs. Aussi la sédition s’est-elle
ouvertement ajoutée à des dispositions
déjà peu bienveillantes. Notre argent, à
nous, tiré de ressources immenses, n’a
causé de peine à personne et nous sera
utile à tous.

17

1366
" Avec des avantages si nombreux et
si grands, je craindrais de parler
inutilement de moi en termes pompeux ;
mais puisqu’il y a là, aux yeux de tous
les hommes, une des choses qui donnent
le plus de force dans la guerre (je veux
dire la chance, pour une armée disposée
à combattre vaillamment, d’avoir à sa
tête un bon général), le besoin même
des circonstances m’impose la
nécessité de vous en parler, afin que
vous sachiez mieux encore que la
position est telle pour vous que, seuls et
sans un bon général, vous pouvez
vaincre ; telle pour moi, que je puis,
seul et même avec de mauvais soldats,
remporter la victoire. Je suis parvenu à
un âge où l’homme a toute la vigueur du
corps et de l’esprit, où il est également
à l’abri et de la témérité de la jeunesse
et de l’épuisement de la vieillesse ; à
cet âge intermédiaire où il a atteint son
plus haut degré de force. En outre, mes
qualités, tant celles que je tiens de la
nature que celles que je tiens de
l’éducation, m’ont rendu capable de
connaître ce qui est utile et de pouvoir
l’exprimer sans peine. Quant à
l’expérience, qui fait paraître même les
insensés et les ignorants dignes de

1367
quelque estime, je l’ai acquise en
passant par toutes les charges civiles et
militaires ; car, dès ma jeunesse jusqu’à
ce jour, j’en ai constamment exercé
quelqu’une sous vos yeux. Souvent j’ai
servi sous le commandement d’un autre,
souvent aussi j’ai commandé ; je sais
donc les devoirs de celui qui ordonne et
de celui qui obéit. J’ai éprouvé la
crainte, j’ai éprouvé la confiance ; c’est
pour cela que j’ai contracté l’habitude
de me garder et d’une frayeur exagérée
et d’une hardiesse téméraire. J’ai eu des
succès, j’ai eu des revers ; ils m’ont
appris à ne désespérer de rien, à ne rien
mépriser. Je parle à des hommes qui me
connaissent, lorsque je vous prends à
témoin, vous qui m’entendez ; ce n’est
pas forfanterie de ma part (il suffit pour
ma gloire que vous en ayez la
conscience), c’est désir de vous mieux
faire connaître par là combien nos
moyens l’emportent sur ceux de nos
adversaires. Inférieurs à nous et par le
nombre de leurs soldats et par l’argent
dont ils disposent, par les ressources de
toute sorte, ils ne nous cèdent en rien
tant que par la jeunesse et par
l’inexpérience de leur chef. Sans avoir
besoin d’entrer dans un long détail à

1368
son sujet, je dirai, en somme, ce que
vous savez, vous aussi, qu’il est d’une
faible constitution et qu’il n’a jamais
remporté, ni sur terre ni sur mer, aucune
victoire digne d’être signalée. A
Philippes, par exemple, dans le même
combat, tandis que j’étais victorieux, il
a été vaincu. Telle est la différence qui
existe entre nous deux ; or, la plupart du
temps, la victoire appartient à celui qui
est le mieux préparé. Si donc ils ont une
force quelconque, c’est dans leurs
légions et dans leurs troupes de terre
qu’on peut la trouver ; car, pour leurs
vaisseaux, il leur sera tout à fait
impossible de marcher à notre
rencontre. Vous voyez vous-mêmes la
grandeur et la hauteur de nos bâtiments ;
en sorte que, même en supposant les
vaisseaux de nos adversaires capables
de soutenir la lutte, les nôtres
n’auraient, qu’ils soient heurtés par
l’éperon ou attaqués en flanc, aucune
avarie à redouter de leur part ; ils ont
des murs assez épais, une hauteur assez
grande pour pouvoir, même en
l’absence de combattants à leur bord,
résister sans peine. D’ailleurs, avec tant
d’archers, tant de frondeurs qui montent
nos vaisseaux, qui, de plus, atteindront

1369
de loin nos adversaires du haut des
tours, où un seul de leurs navires
pourra-t-il engager un combat ? Si
cependant un seul ose s’approcher,
comment ne sombrera-t-il pas sous les
coups multipliés de nos rames ?
comment ne sera-t-il pas englouti sous
les traits lancés de nos ponts et de nos
tours ?

18

" Parce qu’Agrippa, dans les parages


de la Sicile, a remporté une victoire
navale, n’allez pas pour cela croire
qu’ils sont valeureux sur mer : ce n’est
pas à Sextus, mais à ses esclaves ; ce
n’est pas à des forces telles que les
nôtres, mais à des forces bien
différentes qu’ils ont eu à faire. Si l’on
met un haut prix à ce succès, il est juste
de leur porter aussi en ligne de compte
la défaite essuyée par César en
personne contre Sextus ; de la sorte, on
trouvera que, chez nous, il y a, non
seulement égalité pour égalité, mais
encore supériorité en tout et pour le
nombre et pour la force. En un mot,
quelle faible partie du reste de l’empire
occupe la Sicile, à quelle faible partie

1370
de nos ressources étaient comparables
les troupes de Sextus, pour que l’armée
de César, qui est la même
qu’auparavant, qui n’est devenue ni plus
nombreuse ni plus vaillante, puisse à
juste titre nous inspirer plutôt la crainte
par une victoire remportée que la
confiance par les échecs éprouvés ?
Aussi, guidé par ces réflexions, je n’ai
pas voulu engager d’abord l’action sur
terre, où nos ennemis semblent avoir
quelque force, de peur que quelqu’un de
vous, s’il survenait un échec, ne se
sentît découragé ; j’ai préféré l’engager
sur la mer, où est notre supériorité, et où
le nombre immense de nos vaisseaux
nous assure l’avantage, afin que,
victorieux sur cet élément, nous
puissions avoir en mépris jusqu’à leurs
troupes de terre. D’ailleurs, vous le
savez, pour l’un comme pour l’autre,
c’est de notre flotte que dépend ici le
résultat de la guerre : la flotte une fois
victorieuse, plus de dangers à courir
pour nous de la part du reste de
l’armée ; cernés comme dans une île,
attendu que tous les alentours seront en
notre pouvoir, la famine seule, à défaut
d’autres moyens, suffira pour en venir à
bout sans combattre.

1371
19

" Que ce ne soit pas d’intérêts faibles


ou de médiocre importance qu’il
s’agisse dans cette lutte, qu’il s’agisse,
au contraire, des avantages les plus
grands si nous combattons avec ardeur,
et du sort le plus affreux si nous
montrons de l’indifférence, il n’est, je
crois, nul besoin de vous le rappeler.
Vainqueurs, que ne nous feront-ils pas,
quand ils ont tué, pour ainsi dire, tous
les personnages du parti de Sextus,
quand ils ont fait périr une foule
d’hommes qui, de concert avec Lépidus,
avaient servi leur cause ? Mais
pourquoi parler de ces faits, lorsque
Lépidus lui-même, sans leur avoir causé
aucun préjudice, après même avoir été
leur allié, est dépouillé par eux de tout
pouvoir et détenu comme un prisonnier
de guerre ? N’ont-ils pas, en Italie, sans
excepter les affranchis et ceux qui
possèdent des terres, levé sur tous des
contributions telles qu’on a, parfois, été
réduit à la nécessité d’en venir aux
armes, et qu’un certain nombre ont été
mis à mort par suite de la répression ?
Sans doute ils nous feront grâce, à nous,
lorsqu’ils n’ont pas fait grâce à leurs

1372
alliés ? Ils épargneront ce qui nous
appartient, lorsqu’ils ont imposé des
tributs sur ce qui appartenait aux leurs ?
Ils prendront pitié de nous après la
victoire, lorsqu’avant même d’avoir le
dessus, ils se sont ainsi conduits ?
Mais, pour ne point perdre le temps à
rappeler dans ce discours tout ce qu’ils
ont fait contre les autres et pour ne
parler que de ce qu’ils ont osé contre
nous, qui ignore que moi, moi élu
l’associé et le collègue de César, ayant
reçu, sur le pied de l’égalité avec lui, la
direction des affaires de l’État, ayant
obtenu les mêmes dignités et les mêmes
charges, et en ayant joui si longtemps,
j’ai été, autant que cela dépendait de
lui, dépouillé de tout, réduit à la
condition d’un simple particulier au lieu
de la condition d’un général, à la
condition d’un citoyen dégradé au lieu
de la condition d’un consul ? Mais cet
arrêt n’a été prononcé ni par le peuple,
ni par le sénat (comment, en effet, la
chose aurait-elle pu avoir lieu, lorsque,
pour ne pas rendre un pareil décret, les
consuls, et plusieurs citoyens avec eux,
se sont ouvertement enfuis de Rome ?) ;
il l’a été par César, par ceux qui
l’entourent, gens qui ne comprennent

1373
pas que c’est là lui donner sur eux-
mêmes les premiers un pouvoir
monarchique. Celui, en effet, qui a osé,
moi vivant, lorsque je suis à la tête
d’une armée si puissante, lorsque je
suis vainqueur des Arméniens,
rechercher mon testament, l’enlever de
vive force aux dépositaires, l’ouvrir et
le lire publiquement, comment pourrait-
il vous faire grâce, à vous ou à qui que
ce soit ? Celui qui s’est montré tel
envers moi, son ami, son commensal et
son parent, comment montrerait-il
quelque humanité envers les autres avec
qui il n’a rien à ménager ?

20

" A en juger par ses décrets, c’est


vous qu’il menace ostensiblement, car il
vous a, la plupart, proclamés ennemis à
la face de l’univers ; quant à moi, sans
m’avoir fait aucune déclaration de ce
genre, il ne laisse pas néanmoins de me
faire la guerre et de se conduire à mon
égard, non seulement comme s’il
m’avait vaincu, mais même comme s’il
m’avait tué. Si donc, envers moi, qu’il
affecte encore aujourd’hui de ne pas
regarder comme ennemi, il a commis de

1374
tels attentats, il n’aura aucuns
ménagements pour vous, avec qui il
avoue sans détour qu’il est en guerre. A
quoi bon porter ses armes contre nous
tous pareillement, et dire, dans le
décret, qu’on fait la guerre aux uns,
qu’on ne la fait pas aux autres ? Ce
n’est pas, par Jupiter ! qu’il y ait de sa
part intention d’établir des différences
entre nous, ou d’en user d’une façon
envers ceux-ci et d’une autre façon
envers ceux-là, s’il venait à
l’emporter : non ; c’est intention de
nous brouiller en excitant la sédition
parmi nous et de nous affaiblir par ce
moyen. Il n’ignore pas, en effet, que si
nous n’avons qu’un même esprit, que si
nous agissons en tout d’après
l’impulsion d’une seule volonté, il
n’arrivera jamais, de quelque manière
qu’il s’y prenne, à nous vaincre ; tandis
que, si nous sommes divisés, si nous
prenons les uns une résolution, les
autres une autre, la victoire lui sera
facile. Voilà le motif qui dirige sa
conduite envers nous.

21

" De même donc que moi et les

1375
Romains qui sont avec moi, bien que les
décrets nous assurent une sorte
d’impunité, nous voyons d’avance le
danger et nous comprenons le piège ; de
même que nous ne vous abandonnons
pas et que nous n’avons pas en vue
notre intérêt particulier : de même, vous
aussi, vous qu’il ne nie pas tenir pour
ses ennemis, que dis- je ? pour ses plus
grands ennemis, vous devez, songeant à
toutes ces considérations et tenant pour
communs nos dangers comme nos
espérances, nous prêter aide de tout
votre pouvoir dans cette circonstance,
déployer avec ardeur votre courage,
soutenus par la comparaison du sort que
nous réserve, comme je l’ai dit, une
défaite, et de celui qui nous attend après
la victoire. C’est assurément un point
important de ne pas être vaincus, afin de
n’avoir ni outrages ni humiliations à
subir ; mais le plus important, c’est de
vaincre, afin d’être en position de faire
tout ce qu’on peut souhaiter. Ce serait le
comble de la honte d’aller, lorsque nous
sommes si nombreux et si vaillants,
lorsque nous avons des armes, de
l’argent, des vaisseaux, des chevaux,
choisir le pire parti au lieu du meilleur,
et, lorsqu’il est en notre pouvoir de

1376
rendre la liberté même à nos ennemis,
de préférer être esclaves avec eux.
Entre moi et César il y a cette
différence, que, lui, il aspire à régner
sur vous, tandis que, moi, je veux
affranchir même ceux de son parti,
comme je l’ai affirmé par serment.
Ainsi donc, soldats, pleins de cette
conviction que nous lutterons également
dans l’intérêt des uns et des autres et
que nous conquerrons des avantages
communs à tous, efforçons-nous de
vaincre en ce moment et d’assurer notre
bonheur pour l’avenir. "

22

A la suite de ce discours, Antoine fit


embarquer sur ses vaisseaux ses
principaux partisans, de peur que, s’ils
restaient abandonnés à eux-mêmes, ils
ne tentassent quelque mouvement, à
l’exemple de Dellius et autres, qui
avaient déserté sa cause ; il embarqua
aussi une foule d’archers et de
frondeurs ; car, comme la grandeur des
vaisseaux de César et le nombre des
matelots qui les montaient n’avaient pas
été une des moindres causes de la
défaite de Sextus, il construisit ses

1377
bâtiments bien plus hauts que ceux de
l’ennemi (ses vaisseaux avaient,
quelques-uns trois, d’autres quatre,
d’autres jusqu’à dix rangs de rames ;
tout le reste était dans des proportions
intermédiaires) ; il y établit des tours
élevées, les pourvut d’un nombreux
équipage, qui devait combattre comme
du haut d’un rempart. César voyait leurs
apprêts et faisait ses dispositions ;
mais, instruit par Dellius et par d’autres
des intentions de l’ennemi, il assembla,
lui aussi, ses troupes et leur parla en
ces termes

23

" En voyant, soldats, et d’après ce


que m’apprend l’histoire et d’après ce
que l’expérience me prouve, que la
justice et la piété, dans la guerre, ou
mieux, dans toutes les affaires
humaines, assurent à ceux qui en font la
règle de leurs pensées et de leurs
actions les succès les plus nombreux et
les plus importants, je me trouve amené
à en faire, moi, le sujet des réflexions
les plus graves et à vous proposer cette
considération comme un motif
d’encouragement. En effet, bien que le

1378
nombre et la grandeur de nos forces
suffisent pour nous faire espérer la
victoire, lors même que notre cause
serait moins juste, je mets néanmoins
bien plus de confiance dans les raisons
qui ont fait naître la guerre que dans nos
forces. Romains, maîtres de la plus
grande et de la meilleure partie de
l’univers, être méprisés et foulés aux
pieds par une femme, par une
Égyptienne, c’est chose indigne de nos
pères, qui ont vaincu et Pyrrhus, et
Philippe, et Persée, et Antiochus ; de
nos pères, qui ont renversé Numance et
Carthage, qui ont taillé en pièces les
Cimbres et les Ambrons ; indigne de
nous-mêmes, enfin, qui avons soumis
les Gaulois et dompté les Pannoniens,
qui nous sommes avancés jusqu’aux
bords de l’Iister, qui avons franchi le
Rhin et tenté de passer en Bretagne.
Comment ne ressentiraient-ils pas une
vive douleur, tous les grands hommes
dont je viens de rappeler les hauts faits,
s’ils apprenaient que nous sommes
tombés sous le joug d’une femme
exécrable ? Comment, nous aussi, ne
nous couvririons-nous pas de honte, si,
après nous être montrés partout
supérieurs à tous en courage, nous

1379
allions supporter avec calme les
insultes de ces hommes qui, par
Hercule ! nés à Alexandrie, en Égypte
(que dire de pire et de plus vrai ?),
vénérant comme des dieux les reptiles
et les autres animaux, embaumant les
cadavres pour faire croire à leur
immortalité, prompts à l’arrogance,
faibles quand il faut montrer du
courage, et, ce qu’il y a de plus triste,
esclaves d’une femme au lieu de l’être
d’un homme, ont osé prétendre à nos
avantages et les conquérir avec notre
aide, comme si nous étions disposés à
leur céder le bonheur dont nous
jouissons ?

24

" Qui ne s’affligerait, en effet, à la


vue de soldats romains escortant la
reine de tels hommes ? Qui ne gémirait
à la nouvelle que des chevaliers et des
sénateurs romains se font ses flatteurs
comme de vils eunuques ? Qui ne
pleurerait à savoir, à voir de ses yeux
qu’Antoine lui-même, Antoine deux fois
consul, souvent imperator, Antoine à qui
avait été confiée avec moi la direction
des affaires de l’État, entre les mains de

1380
qui avaient été remises tant de villes et
tant d’armées, abandonne aujourd’hui
les coutumes de sa patrie pour adopter
des mœurs étrangères et barbares, et,
sans respect ni pour nous, ni pour les
lois, ni pour les dieux de nos ancêtres,
se prosterne devant cette femme comme
si elle était Isis ou la Lune ? donne aux
enfants qu’il a d’elle les noms de Soleil
et de Lune, se donne à lui-même ceux
d’Osiris et de Dionysos ? distribue, par
suite, comme s’il était le maître de toute
la terre et de toute la mer, des îles
entières et des portions du continent ?
Ces choses, soldats, je le sais, vous
paraissent incroyables et étonnantes ;
c’est pour vous une raison de plus d’en
être irrités. Car si ce dont vous ne
croyez pas le récit existe véritablement,
si des actes que personne ne saurait
entendre raconter sans douleur sont
accomplis par ce débauché, comment
n’en seriez-vous pas vivement irrités ?

25

" Et pourtant, dans les


commencements, j’ai poussé la
complaisance pour cet homme jusqu’à
lui donner une part de notre

1381
souveraineté, jusqu’à lui faire épouser
ma propre sœur, jusqu’à lui prêter des
légions ; de plus, ma bienveillance et
mon amitié pour lui ont été assez fortes
pour que ni l’outrage fait à ma sœur, ni
l’abandon des enfants qu’il avait eus
d’elle, ni la préférence accordée à
l’Égyptienne, ni le don fait aux enfants
de cette femme de presque tout ce qui
vous appartient, ni aucun motif ne m’a
pu décider à le considérer comme
ennemi de l’État. La cause de cette
conduite, c’est d’abord que je ne me
croyais pas autorisé par les lois à
traiter de la même manière Cléopâtre et
Antoine : étrangère, Cléopâtre devait
être immédiatement, à raison de ses
actes, reconnue comme ennemie ;
citoyen de Rome, Antoine pouvait venir
à résipiscence. Ensuite, j’avais l’espoir
que, lors même qu’il ne le voudrait pas,
les décrets rendus au sujet de cette
femme l’amèneraient, sinon de son plein
gré, du moins malgré lui, à changer de
sentiments. Voilà pourquoi je ne lui ai
point déclaré la guerre. Mais puisque,
dédaignant et méprisant notre
indulgence, il ne veut ni, malgré notre
pardon, être pardonné, ni, malgré notre
pitié, accepter la pitié, et que, soit

1382
sottise, soit démence (je crois, en effet,
à ce qui m’a été dit, qu’il est ensorcelé
par cette abominable créature), loin de
tenir compte de nos bienfaits et de notre
compassion, il ne recule pas, esclave de
cette femme, devant la guerre et devant
les dangers auxquels il s’expose
volontairement pour elle contre nous et
contre la patrie, quel parti nous reste-t-
il, que de le combattre en même temps
que nous combattrons Cléopâtre ?

26

" Qu’on se garde bien, d’ailleurs, de


le considérer comme Romain, il est
Égyptien ; qu’on se garde de lui donner
le nom d’Antoine, il est Sérapion ;
qu’on se garde de croire qu’il ait jamais
été consul ni imperator, il est
gymnasiarque. Lui-même, il a
volontairement pris ces titres en place
des autres ; il a renoncé à tout ce
qu’avaient de respectable les usages de
la patrie, pour se mettre dans les rangs
de ceux qui font résonner les cymbales
de Canope. Que personne non plus ne
craigne qu’un tel homme ne pèse de
quelque poids dans cette guerre : déjà
auparavant il n’était digne d’aucune

1383
considération, vous le savez à n’en pas
douter, vous qui l’avez vaincu à Mutina.
Mais si la campagne faite avec nous lui
avait communiqué quelque vertu, vous
savez parfaitement qu’il l’a maintenant
perdue tout entière dans son changement
de vie. Il est impossible, en effet, quand
on s’abandonne au luxe comme les rois
et à la mollesse comme les femmes, de
penser et d’agir en homme ; car telle vie
on mène, tel caractère on se donne. La
preuve, c’est que, n’ayant, tout ce
temps, soutenu qu’une seule guerre,
entrepris qu’une seule expédition, il a
fait périr une multitude de citoyens dans
les combats ; c’est que sa retraite de
Proaspi a été une honte, et qu’il a perdu
quantité de soldats dans sa fuite. Ah !
s’il fallait danser ridiculement ou
conduire une "cordax", aucun de nous,
infailliblement, ne remporterait le prix,
car il en a fait l’objet de ses études ;
mais quand il s’agit d’armes et de
combats, que redouter en lui ? Sa force
physique ? Il a dépassé l’âge, il s’est
énervé. La vigueur de son esprit ? Il est
devenu femme, il est ruiné par la
débauche. Sa piété envers nos dieux ? Il
leur fait la guerre, à eux et à la patrie.
Sa fidélité dans les alliances ? Qui ne

1384
sait comment il a chargé de chaînes le
roi d’Arménie, après l’avoir attiré dans
un piège ? Sa douceur envers ses amis ?
Qui ne les a vus périr misérablement
par ses ordres ? Sa réputation parmi les
soldats ? Quel est celui d’entre eux qui
ne désespère de sa cause ? La preuve en
est que beaucoup d’entre eux, chaque
jour, l’abandonnent pour passer dans
nos rangs. Tous nos concitoyens aussi,
j’en ai la confiance, feront ce qu’ils ont
fait autrefois, lorsque cet homme se
rendait de Brindes en Gaule. Tant qu’ils
avaient l’espoir de s’enrichir sans
danger, quelques-uns sont restés bien
volontiers avec lui, mais combattre
contre nous, contre leurs compatriotes,
dans l’intérêt de gens qui ne leur sont
rien, surtout quand il leur est loisible de
venir sans crainte jouir avec nous du
salut et du bonheur, c’est chose à
laquelle ils ne consentiront jamais.

27

" On dira qu’il a beaucoup d’alliés,


beaucoup d’argent. Eh bien ! nous
sommes habitués à vaincre les habitants
du continent asiatique ; témoin Scipion
l’Asiatique, témoin et Sylla Félix, et

1385
Lucullus, et Pompée, et César, mon
père, et vous-mêmes, vous qui avez
vaincu ceux qui combattaient avec
Brutus et Cassius. Puis donc qu’il en est
ainsi, plus vous les croyez supérieurs à
vous en richesses, plus vous devez
montrer de cœur pour vous en rendre
maîtres ; car, pour les plus grands
intérêts, il est juste de soutenir les plus
grandes luttes. Malgré tout, je n’ai pas à
vous proposer de raison plus décisive
que de maintenir la dignité de vos
ancêtres, de rester fidèles à vos
généreux sentiments, de punir ceux qui
se sont séparés de vous, de repousser
l’injure qui vous est faite, de
commander à l’univers vaincu, de ne
souffrir qu’aucune femme s’égale à
aucun homme. Est-ce que vous, vous ici
présents, vous qui avez en maintes
rencontres vaillamment combattu les
Taurisques, les Iapydes, les Dalmates,
les Pannoniens, afin de vous rendre
maîtres de quelques murailles et d’une
terre déserte, et les avez tous subjugués,
bien qu’ils soient reconnus comme les
plus belliqueux de tous les peuples ;
est-ce que vous, qui, par Jupiter, avez
pareillement soutenu contre Sextus, rien
qu’en vue de posséder la Sicile, et

1386
contre ce même Antoine, rien qu’en vue
de vous emparer de Mutina, une lutte où
vous les avez vaincus l’un et l’autre,
lorsque vous vous trouverez aux prises
avec une femme qui veut votre malheur
à tous, avec son mari qui livre vos
biens aux enfants de cette femme, avec
ses illustres amis et compagnons de
table, qu’ils appellent eux-mêmes des
libertins, vous déploierez moins de
courage ? Pourquoi ? Serait-ce à cause
de leur nombre ? Le nombre des soldats
n’est pas plus fort que la valeur. A
cause de la noblesse de leur origine ?
Ils sont plutôt exercés à porter des
fardeaux qu’à faire la guerre. A cause
de leur expérience ? Ils savent mieux
manier la rame que combattre sur mer.
A mes yeux, c’est presque une honte
pour nous d’avoir à lutter contre des
hommes tels, que le succès ne nous
donnera pas de gloire, tandis que la
défaite nous couvrirait d’opprobre.

28

" N’allez pas non plus penser que la


grandeur des navires, l’épaisseur de
leurs murailles, puissent balancer votre
valeur. Quel vaisseau a, par lui seul,

1387
blessé ou tué un homme ? Comment
cette hauteur même et cette épaisseur ne
suffiront–elles pas pour entraver les
manœuvres, pour rendre les vaisseaux
indociles au gouvernail ? Quelle utilité
ceux qui combattent à leur bord en
retireront-ils dans le combat, s’ils ne
peuvent, ce qui est le point important
dans une bataille navale, ni sortir de la
mêlée, ni faire évolution ? Car ce n’est
pas un combat de terre qu’ils nous
livreront sur mer, ils ne sont pas
préparés pour soutenir un siège comme
une garnison enfermée entre des murs.
Ce serait là, pour nous, un grand
avantage, je veux parler d’un
engagement contre des remparts de
bois. En effet, si leurs vaisseaux restent
comme cloués à la même place, il nous
sera facile de les enfoncer avec nos
éperons ; il nous sera facile de les
briser, de les désemparer de loin avec
nos machines ; il nous sera facile de les
brûler en lançant sur eux le feu et les
traits enflammés : s’ils osent remuer, ils
ne pourront ni saisir aucun des nôtres en
lui donnant la chasse, ni parvenir à se
dérober eux-mêmes à nos coups par la
fuite, après la défaite, leur pesanteur
même les rendant lents pour agir, leur

1388
grandeur même les exposant aux
avaries.

29

" Qu’est-il besoin de plus longs


discours sur ce sujet, quand déjà, dans
plusieurs épreuves contre eux, soit dans
les parages de Leucade, soit tout
récemment encore ici, bien loin d’avoir
eu l’infériorité, nous leur avons été
partout supérieurs. Ainsi donc, fortifiés
moins par mes paroles que par vos
propres actions, songez à mettre dès à
présent un terme à la guerre. Vous le
savez : vainqueurs aujourd’hui, plus
d’inquiétude pour nous ; car il est dans
la nature humaine que, si dans les
premières luttes on a éprouvé un échec,
on ait moins de courage pour affronter
les autres. Sur terre, notre supériorité
est tellement incontestable, que, lors
même que nos adversaires n’auraient
éprouvé aucune perte, nous aurions
encore l’avantage. Ils le savent si bien
eux-mêmes qu’ils sont (je ne vous
cacherai pas ce que j’ai entendu dire)
dans le découragement au sujet de ce
qui s’est passé, et qu’ils désespèrent de
trouver leur salut en gardant leurs

1389
positions ; que, pour ce motif, ils
cherchent à s’échapper, et que, s’ils
sortent du détroit, ce n’est pas dans le
dessein de combattre, mais pour
prendre la fuite. Ils ont, du moins,
embarqué sur leurs vaisseaux ce qu’ils
possèdent de meilleur et de plus
précieux, afin, s’ils le peuvent, de le
conserver en nous échappant. Puis donc
qu’ils s’avouent eux-mêmes plus faibles
que nous et qu’ils portent sur leurs
vaisseaux le prix de la victoire, ne
souffrons pas qu’ils fassent voile
quelque autre part, arrachons-leur tous
ces biens en les battant ici même. "

30

Ainsi parla César. Il eut ensuite la


pensée de laisser sortir librement
l’ennemi, afin de tomber sur ses
derrières tandis qu’il fuirait (il espérait,
grâce à la rapidité de ses vaisseaux,
l’atteindre sans peine, et, en montrant à
tous les yeux qu’Antoine cherchait à
fuir, amener ainsi sans combat les
soldats de son rival à passer dans ses
rangs) ; mais, retenu par Agrippa, qui
craignait d’être distancé par des
adversaires prêts à faire usage de leurs

1390
voiles, se flattant d’ailleurs de vaincre
sans peine, à cause d’une pluie
torrentielle et d’une quantité de grêle
qui tomba sur la flotte d’Antoine
seulement et y mit partout le désordre, il
abandonna ce projet ; et, après avoir, de
son côté, embarqué sur ses vaisseaux
des troupes de terre, posté tous ses amis
sur des bâtiments de service, afin de
pouvoir, par eux, communiquer les
instructions nécessaires aux
combattants, autour desquels il les
faisait circuler rapidement, et avoir lui-
même les renseignements utiles, il se
mit à épier la sortie des ennemis. Ceux-
ci ayant levé l’ancre au signal donné
par le clairon, et présentant leurs
vaisseaux en rangs serrés un peu en
dehors du détroit, sans néanmoins
s’avancer davantage, César cingla vers
eux dans l’espoir d’en venir à un
engagement, s’ils tenaient ferme, ou de
les faire reculer ; mais comme, sans
marcher à sa rencontre, ni faire retraite,
ils conservaient leurs positions et, en
outre, serraient fortement leurs rangs, il
hésita, et après avoir donné l’ordre aux
matelots de tenir les rames baissées
dans l’eau, il s’arrêta un instant ; puis,
tout à coup, à un signal donné, il

1391
déploya en cercle les ailes de son
armée, dans l’intention d’envelopper
ses adversaires, ou, tout au moins, de
rompre leurs rangs. Aussi Antoine,
craignant d’être enfermé dans cette
courbe, mit en ligne tout ce qu’il put, et
en vint aux mains malgré lui.

31

Ce fut après s’être ainsi rapprochés


qu’ils engagèrent le combat, au milieu
des appels qu’ils adressaient l’un
l’autre à leur habileté et à leur ardeur,
au milieu des exhortations qu’ils
entendaient, envoyées par les cris de
ceux qui étaient à terre. La manière de
combattre n’était pas la même : les
soldats de César, dont les vaisseaux
étaient plus petits et plus rapides, se
servaient de leurs rames et fondaient sur
un adversaire contre les coups duquel
ils étaient garantis de toutes parts :
qu’ils coulassent ou non leur ennemi, ils
commençaient par le heurter de leur
éperon avant d’en venir aux mains ; ou
bien ils faisaient tout à coup une
nouvelle charge sur le même vaisseau,
ou bien encore ils l’abandonnaient pour
se tourner contre d’autres ; puis, après

1392
avoir causé à ceux-là aussi quelques
avaries en proportion avec le peu de
durée de l’engagement, ils marchaient
sur d’autres et sur d’autres encore, afin
de les attaquer au moment où l’on s’y
attendait le moins. Car, craignant les
traits qui leur étaient lancés de loin, et
craignant aussi le combat de près, ils ne
s’attardaient ni à l’abordage, ni à
l’attaque ; mais, se glissant incontinent
le long de leur adversaire, de façon à ne
pas être atteints par les armes de jet, et
se contentant de le désemparer ou
seulement de le mettre en désordre, de
manière à ne pas être saisis par lui, ils
se retiraient hors de la portée du trait.
De leur côté, les gens d’Antoine
accablaient les vaisseaux ennemis d’une
grêle de pierres et de traits, et lançaient
des mains de fer sur ceux qui
s’approchaient. Quand ils réussissaient
à les atteindre, ils avaient l’avantage ;
mais quand ils échouaient, les avaries
causées à leurs bâtiments les faisaient
couler, ou bien le temps même qu’ils
passaient à chercher un moyen de se
soustraire à ce danger donnait à
d’autres ennemis plus de facilité pour
l’attaque ; car deux ou trois vaisseaux
fondant ensemble sur le même bâtiment,

1393
ceux-ci faisaient subir, ceux-là
éprouvaient tous les dommages qu’il
était possible. La souffrance et la
fatigue étaient, chez les uns, surtout pour
les pilotes et pour les rameurs ; chez les
autres, pour les équipages. Les uns
ressemblaient à une cavalerie qui, libre
d’avancer ou de reculer, tantôt pousse
en avant, tantôt tourne bride ; les autres
ressemblaient à des soldats légionnaires
en garde contre les approches de
l’ennemi et mettant tous leurs efforts à
le saisir. Aussi l’avantage était, pour les
uns, de passer incontinent le long de
l’ennemi et de lui arracher les rames ;
pour les autres, de faire sombrer leur
agresseur sous le poids des pierres
qu’ils lui lançaient du haut de leur bord.
L’infériorité consistait, pour les uns, à
ne pouvoir faire aucun mal à leur
adversaire lorsqu’il fondait sur eux ;
pour les autres, à être, s’ils ne
réussissaient pas à couler le vaisseau
ennemi, accrochés de manière que la
lutte devenait inégale.

32

Le combat, longtemps douteux parce


qu’aucun des deux partis ne pouvait

1394
l’emporter sur l’autre, se termina de
cette manière : Cléopâtre, dont le
vaisseau, mouillé derrière les
combattants, était battu par les vagues,
ne supporta pas l’attente d’un
événement qui tardait tant à se décider ;
dévorée par une impatience féminine et
digne d’une Égyptienne, par
l’inquiétude qui la tenait si longtemps
suspendue, et par une anxiété qui se
renouvelait sans cesse dans l’un ou
l’autre sens, Cléopâtre prit elle-même
la fuite et en éleva le signal pour ses
sujets. A cet ordre, les Égyptiens, ayant
incontinent déployé leurs voiles et pris
le large, favorisés par une brise qui vint
à souffler, Antoine, dans la persuasion
que ce n’était pas l’ordre de Cléopâtre,
mais la crainte, résultat d’une défaite,
qui les poussait à fuir, courut à leur
suite. Alors le découragement et le
trouble s’emparèrent du reste des
soldats ; pleins du désir de s’échapper,
eux aussi, n’importe de quelle façon, les
uns serraient les voiles, les autres
précipitaient dans la mer les tours et les
manœuvres, afin de s’alléger dans leur
fuite. Les voyant dans ces dispositions,
l’ennemi, fondant sur eux (il ne
poursuivit pas ceux qui étaient en fuite,

1395
attendu qu’il n’avait pas de voiles et
qu’il ne s’était préparé que pour le
combat), attaqua de loin et de près un
seul vaisseau avec deux ou trois à la
fois ; en sorte que, d’un côté comme de
l’autre, la lutte présenta des chances
aussi variées que rapides. Les uns, en
effet, portaient le ravage partout dans
les parties inférieures des vaisseaux,
brisaient les rames et arrachaient les
gouvernails ; puis, montant à
l’abordage, ils entraînaient ceux-ci en
les saisissant corps à corps,
repoussaient ceux-là et engageaient la
lutte avec eux, égaux désormais en
nombre ; les autres, de leur côté,
refoulaient les assaillants avec des
crocs, les tuaient à coups de hache, les
écrasaient sous des masses de pierres et
autres matières, uniquement
rassemblées à cette intention, et, quand
on en venait aux mains, se portaient
contre l’ennemi. A la vue de ce qui se
passait, on eût dit, pour comparer les
petites choses aux grandes, des
murailles ou des îles nombreuses et
serrées les unes près des autres,
assiégées par mer, tant les uns faisaient
d’efforts pour monter à bord de
l’ennemi, comme si c’eût été une

1396
citadelle sur la terre ferme, et mettaient
d’ardeur à se servir de tout ce qui
devait les conduire à leur but ; tant les
autres faisaient usage de tous les
moyens qu’on a coutume d’employer en
pareilles circonstances.

33

Les chances se balançant, César,


incertain de ce qu’il devait faire,
envoya chercher du feu à son camp.
Jusqu’à ce moment, il n’avait pas, dans
l’espérance de conserver l’argent,
voulu recourir à cette extrémité ; mais
alors, voyant qu’il n’y avait pas d’autre
moyen d’assurer la victoire, il recourut
à cet expédient comme à son unique
ressource. A partir de ce moment, la
face du combat changea. Les uns, en
effet, marchant de toutes parts à la fois
contre leurs adversaires, faisaient
pleuvoir sur eux des traits enflammés,
leur jetaient de près des torches
embrasées, leur lançaient de loin des
marmites remplies de charbons ardents
et de poix ; les autres repoussaient ces
attaques, et lorsque quelques-uns de ces
projectiles, tombant sur eux,
s’attachaient au bois des vaisseaux et y

1397
développaient une grande flamme,
comme il est naturel, ils se servaient
d’abord de l’eau potable qu’ils avaient
apportée et éteignaient, par ce moyen,
l’incendie sur quelques points ; puis,
cette eau consumée, ils puisaient l’eau
de mer. Si encore ils l’eussent versée en
grande abondance, ils eussent peut-être
par la masse arrêté la violence du feu ;
mais, se trouvant dans l’impossibilité
de le faire partout (les vases qu’ils
employaient pour puiser étaient peu
nombreux, et, dans leur trouble, ils les
remontaient à demi pleins), cette eau,
loin de leur être utile, ne fit qu’animer
davantage le feu ; car l’eau de mer,
répandue en petites quantités sur la
flamme, en augmente la force. Vaincus
de ce côté, ils entassaient leurs
vêtements les plus épais et les cadavres
sur le feu : cet expédient arrêta un
instant l’incendie, et il y eut une
apparence de soulagement ; mais
ensuite, excité surtout par un vent qui
vint à souffler avec violence, le feu
éclata avec une intensité
qu’augmentaient encore ces aliments.
Tant qu’une partie seulement de leur
vaisseau était dévorée par l’incendie,
quelques hommes cherchaient à y mettre

1398
obstacle et sautaient au milieu des
flammes : ils coupaient ceci,
transportaient ailleurs cela, lançaient
les objets à la mer ou contre l’ennemi,
dans l’espérance de lui causer des
dommages. D’autres, retirés sur la
partie demeurée intacte, faisaient plus
que jamais usage des mains de fer et
des longues javelines, pour essayer
d’accrocher à eux quelque vaisseau
ennemi, afin de sauter à son bord, ou,
s’ils n’y pouvaient réussir, de
l’embraser avec le leur.

34

Comme les soldats de César, pour se


dérober à ce danger, n’approchaient
pas, et que le feu, s’attachant tout à
l’entour aux parois des vaisseaux, les
dévorait jusqu’en bas, il arriva quelque
chose d’horrible aux soldats d’Antoine.
Ils périssaient, les matelots surtout,
étouffés par la fumée avant d’être
atteints par les flammes : ceux-là y
étaient grillés comme dans des
fournaises ; d’autres étaient lentement
consumés par leurs armes rougies ;
d’autres, avant d’éprouver cette
souffrance, ou même à demi brûlés,

1399
ceux-ci, en jetant leurs armes, étaient
blessés par des traits lancés de loin,
ceux-là, en se précipitant dans la mer,
étaient ou suffoqués ou engloutis dans
les flots sous les coups de leurs
adversaires, ou bien encore déchirés
par les monstres marins. Seuls, comme
il arrive en pareilles circonstances,
ceux-là eurent un trépas supportable qui
périrent avant d’avoir subi aucun de ces
tourments ou se donnèrent la mort, soit
mutuellement, soit eux-mêmes ; car ils
n’eurent à supporter aucune torture et
leurs cadavres furent brûlés avec leurs
vaisseaux comme sur un bûcher. Aussi,
à cette vue, les Césariens, qui,
auparavant, tant qu’ils sentaient
l’ennemi capable d’opposer encore
quelque résistance, évitaient une mêlée,
lorsque les vaisseaux furent en feu et
que leurs adversaires furent désormais
dans l’impossibilité de se défendre,
loin de pouvoir faire aucun mal à qui
les attaquait, les Césariens
s’empressèrent de marcher sur la flotte
d’Antoine, afin de s’emparer de
l’argent, s’il était possible, et
d’éteindre le feu qu’ils avaient eux-
mêmes allumé. Mais cela même fit que
plusieurs d’entre eux périrent corps et

1400
biens, avec leurs vaisseaux, dans les
étreintes de la flamme et des grappins.

Fin du Livre L

1401
De la politique de

César après la

victoire d’Actium

Tel fut le combat qu’ils soutinrent


l’un contre l’autre sur mer le 2
septembre. Si j’ai cité cette date,
contrairement à mon habitude, c’est que
César réunit alors pour la première fois
tout le pouvoir entre ses mains, et qu’à
ce jour commence la supputation exacte
des années de son règne. C’est aussi en

1402
mémoire de ce jour que César fit à
Apollon Actien l’offrande de vaisseaux
à trois rangs, quatre rangs, et ainsi de
suite, jusqu’à dix rangs de rames,
choisis parmi ceux qu’il avait capturés,
bâtit en son honneur un temple plus
grand, institua une lutte de tous les
talents de l’esprit et du corps, ainsi que
des courses du cirque, jeux
quinquennaux et sacrés (ce nom de
sacrés appartient aux jeux qui sont
accompagnés d’un banquet), sous la
dénomination de jeux Actiens. Il fonda
aussi, sur l’emplacement de son camp,
par le rassemblement de quelques
peuples limitrophes et le rétablissement
de quelques autres, une ville à laquelle
il donna le nom de Nicopolis. En outre,
il pava de pierres quadrangulaires
l’endroit où avait été sa tente et le
décora de rostres pris à l’ennemi, après
y avoir élevé à Apollon une statue en
plein air. Mais cela n’eut lieu que plus
tard ; dans le moment, il envoya une
partie de sa flotte à la poursuite
d’Antoine et de Cléopâtre ; ces
vaisseaux poursuivirent les fugitifs,
mais comme ils ne purent pas les
atteindre, ils revinrent. César, avec les
vaisseaux qui lui restaient, s’empara

1403
des retranchements ennemis sans
rencontrer aucune résistance, à cause du
petit nombre des défenseurs ; puis,
ayant surpris le reste de leur armée qui
se dispersait en Macédoine, il se
l’incorpora sans coup férir. Déjà
s’étaient enfuis, entre autres, les
principaux personnages : les Romains
vers Antoine, et ceux des étrangers qui
lui avaient prêté leur concours, dans
leurs foyers. Ces derniers, néanmoins,
ne firent plus la guerre contre César ;
mais se tenant en repos, eux et tous les
peuples qui auparavant étaient sujets
romains, ils traitèrent avec lui, les uns
sur-le-champ, les autres plus tard.

Il frappa les villes d’une contribution


et les punit en enlevant à leurs
assemblées ce qui leur restait d’autorité
sur les citoyens ; quant aux princes et
aux rois, tous, à l’exception d’Amyntas
et d’Archélaüs, furent dépouillés des
territoires qu’ils avaient reçus
d’Antoine : Philopator, fils de
Tarcodimotus ; Lycomède, qui régnait
sur une partie du Pont Cappadocien ;
Alexandre, frère de Jamblique, furent

1404
destitués ; le dernier, qui avait reçu ce
gouvernement comme récompense pour
avoir accusé son frère, fut mis à mort
après avoir été mené en triomphe. La
place de Lycomède fut donnée à un
certain Médéus, parce que, avant le
combat naval, il avait détaché
d’Antoine les Mysiens d’Asie et avait
combattu avec eux contre ceux qui
tenaient pour ce parti. Il donna la liberté
aux Cydoniens et aux Lappéens, dont il
avait reçu quelque secours ; il rebâtit
même la ville des Lappéens, qui avait
été renversée. Parmi les sénateurs,
chevaliers et autres citoyens marquants
qui avaient soutenu Antoine, il infligea
une peine pécuniaire à plusieurs, en mit
plusieurs à mort, et fit grâce à quelques-
uns. Au nombre de ces derniers, on
remarqua Sossius ; bien qu’ayant
souvent fait la guerre contre César, bien
qu’alors en fuite et caché, quand,
longtemps après, il fut découvert, il eut
néanmoins la vie sauve : de même un
certain M. Scaurus ; frère maternel de
Sextus, après avoir été condamné à
mort, il fut gracié à cause de Mucia, sa
mère. Au nombre de ceux qui furent
punis, on cite les noms des Aquilius
Florus et de Curion : celui-ci, parce

1405
qu’il était fils de ce Curion qui avait
rendu de nombreux services au premier
César ; les Florus, parce que, malgré
l’ordre reçu de tirer au sort qui des
deux serait tué, ils périrent tous les
deux. C’étaient le père et le fils ; l’un,
avant de tirer au sort, se livra
volontairement au meurtrier ; l’autre fut
frappé d’une telle douleur, qu’il se tua
de sa propre main sur le corps de son
père.

Tels furent les résultats pour ces


personnages ; quant à la foule des
soldats d’Antoine, César l’incorpora
dans ses légions, renvoya ensuite en
Italie, sans rien donner à aucun, ceux
des citoyens qui, dans les deux armées,
avaient passé l’âge, et dissémina le
reste. En Sicile, en effet, après la
victoire, ils avaient inspiré des
craintes ; César appréhenda qu’ils
n’excitassent de nouveaux troubles, et,
pour ce motif, il se hâta, avant qu’ils
eussent tenté le moindre mouvement, de
donner aux uns leur congé définitif, et
de disperser les autres, qui étaient trop
nombreux. Conservant encore, même

1406
alors, des soupçons contre les
affranchis, il leur accorda la remise du
quatrième payement qu’ils devaient
effectuer sur la contribution à eux
imposée. Ceux-ci, loin de lui garder
ressentiment pour avoir été dépouillés
d’une partie de leurs biens, lui
témoignèrent, au contraire, de la
reconnaissance comme s’ils eussent
reçu les sommes qu’ils n’avaient pas
versées. Les légionnaires qui restèrent
en activité, maintenus en partie par
leurs tribuns, en partie aussi, et même
principalement, par l’espérance des
trésors de l’Égypte, ne bougèrent pas ;
mais ceux qui avaient vaincu avec
César, et qui étaient congédiés,
s’irritèrent de n’avoir pas reçu de
récompense et ne tardèrent pas à exciter
une sédition. Cependant César,
soupçonnant leurs desseins et craignant
que Mécène, préposé par lui à
l’administration de Rome et de l’Italie,
ne fût pour eux un objet de mépris,
parce qu’il n’était que chevalier, trouva
un prétexte pour envoyer Agrippa,
auquel il donna, ainsi qu’à Mécène, une
telle autorité en tout, que les lettres
écrites par lui au sénat et aux autres
citoyens étaient lues d’abord par eux, et

1407
qu’ils y changeaient ce qu’ils voulaient.
C’est pour cela aussi qu’ils reçurent de
lui un anneau qui leur permettait de les
sceller ; car il s’était fait faire un
double du cachet dont il se servait le
plus à cette époque. Sur chacun de ces
cachets était pareillement représenté un
sphinx. Dans la suite, quand il eut fait
graver son portrait, il s’en servit comme
d’une signature habituelle. Les
empereurs qui lui succédèrent en firent
également usage, à l’exception de
Galba, qui se servit communément d’un
cachet qu’il tenait de ses ancêtres, et sur
lequel était un chien la tête penchée à la
proue d’un navire. D’ailleurs, lorsqu’il
écrivait à Agrippa et à Mécène, ainsi
qu’à ses amis intimes, s’il avait besoin
de leur faire connaître quelque chose de
secret, il mettait constamment, au lieu
de la lettre convenable, celle qui, dans
l’alphabet, suivait immédiatement.

César, comme s’il n’y eût plus eu rien


à craindre de la part des vétérans,
organisa les affaires de la Grèce et se
fit initier aux mystères des deux
Déesses ; puis, s’étant rendu en Asie, il

1408
y régla également les affaires, et en
même temps attendit avec impatience
des nouvelles d’Antoine ; car il ne
savait pas encore bien clairement de
quel côté il avait dirigé sa fuite, et il se
disposait à marcher contre lui aussitôt
qu’il aurait quelques renseignements
exacts. Mais les vétérans, sur ces
entrefaites, ayant profité du grand
éloignement où il était d’eux, pour
exciter des troubles, il craignit qu’ils ne
fissent du mal, s’ils trouvaient un chef.
Il confia à d’autres le soin de chercher
Antoine et revint lui-même en hâte en
Italie, au milieu de l’hiver, où il fut
consul pour la quatrième fois avec M.
Crassus. Crassus, en effet, bien qu’ayant
suivi le parti de Sextus et d’Antoine, fut
alors, sans même avoir passé par la
préture, le collègue de César dans le
consulat. Arrivé à Brindes, César n’alla
pas plus loin. En effet, le sénat, instruit
de son débarquement, s’étant, à
l’exception des tribuns du peuple et de
deux préteurs, restés à Rome en vertu
d’un sénatus-consulte, porté tout entier
au-devant de lui en cet endroit ; puis le
corps des chevaliers, la plus grande
partie du peuple, d’autres encore, soit
par des députations, soit

1409
volontairement, s’y étant rendus en
grand nombre, personne, à cause de son
arrivée et de la faveur générale dont il
était l’objet, ne songea plus à tenter
aucun mouvement. Les soldats eux-
mêmes, ceux-ci par crainte, ceux-là par
espoir, les autres parce qu’ils y avaient
été mandés, vinrent aussi à Brindes.
César leur donna de l’argent, et, de
plus, il distribua des terres à ceux qui
avaient fait avec lui toutes les
campagnes. Il chassa de leurs demeures
les peuples d’Italie qui avaient suivi le
parti d’Antoine, pour faire présent de
leurs villes et de leurs terres à ses
soldats ; quant à eux, il leur donna pour
la plupart, comme compensation, des
établissements à Dyrrachium, à
Philippes et ailleurs ; quant aux autres,
tantôt il leur distribua de l’argent pour
prix de leurs terres, tantôt il se contenta
de leur en promettre. La victoire lui en
avait beaucoup procuré, mais il en
dépensa bien plus encore. Ce fut pour
cette raison qu’il mit publiquement en
vente sous la haste ses biens et ceux de
ses amis, afin que si quelqu’un voulait
en acheter quelque partie ou la prendre
en échange, il pût le faire. Mais rien ne
fut ni vendu ni pris en échange : qui, en

1410
effet, eût osé l’un ou l’autre ? Ce fut
donc pour lui un prétexte de remettre
honnêtement l’exécution de sa
promesse, qu’il dégagea plus tard avec
les dépouilles de l’Égypte.

Sur Antoine et

Cléopâtre, et sur ce

qu’ils firent après

leur défaite

Après avoir pourvu à ces affaires et

1411
aux autres mesures urgentes, accordé à
ceux qui avaient obtenu l’impunité
l’autorisation de vivre en Italie (la
chose n’était pas permise), sans souci
du peuple resté à Rome, il leva l’ancre
pour retourner en Grèce trente jours
après son arrivée, et, transportant ses
vaisseaux, à cause de l’hiver, par-
dessus l’isthme du Péloponnèse, il
arriva en Asie avec une rapidité telle,
qu’Antoine et Cléopâtre apprirent deux
nouvelles à la fois, celle de son départ
et celle de son retour. En effet, quand ils
s’enfuirent, à la suite du combat naval,
ils marchèrent de conserve jusqu’au
Péloponnèse ; là, ayant, parmi leurs
hommes, renvoyé tous ceux contre
lesquels ils avaient des soupçons (il y
en eut aussi grand nombre qui les
quittèrent sans leur permission),
Cléopâtre, de peur que ses sujets,
instruits à l’avance de sa défaite, ne se
révoltassent, se hâta de rentrer en
Égypte. Afin de voyager en sûreté, elle
fit couronner les proues, comme si elle
eût remporté la victoire, et chanter au
son des flûtes des chants de triomphe ;
puis, quand elle fut en lieu sûr, elle fit
mourir un grand nombre des premiers
citoyens, parce qu’ils lui avaient été

1412
toujours opposés et que sa défaite les
avait alors enhardis : elle se procura
beaucoup d’argent aux dépens de leurs
biens et de propriétés tant profanes que
sacrées, vu qu’elle ne respecta pas
même les temples les plus inviolables ;
elle leva des armées et chercha des
alliés partout autour d’elle ; elle fit
mettre à mort le roi d’Arménie, dont
elle envoya la tête au roi des Mèdes,
comme si, par ce présent, elle eût dû en
obtenir un secours pour sa cause. Quant
à Antoine, il fit voile pour la Libye,
vers Pinarius Scarpus et l’armée réunie
avec lui en cet endroit pour la garde de
l’Égypte ; mais Pinarius, loin de
consentir à le recevoir, ayant égorgé les
députés qui lui avaient été envoyés, et
puni de mort plusieurs des soldats sous
ses ordres pour s’être indignés de ce
meurtre, il revint alors, lui aussi, à
Alexandrie, sans avoir rien fait.

Tout en se préparant activement pour


la guerre, ils inscrivirent parmi les
éphèbes, Cléopâtre son fils Césarion et
Antoine son fils Antyllus, qu’il avait eu
de Fulvie, afin que les Égyptiens, se

1413
sentant désormais un homme pour roi,
fussent remplis d’ardeur, et que les
autres, avec de tels chefs, s’il arrivait
quelque malheur, eussent la force de
rester fidèles. Cela même perdit ces
jeunes gens. César, en effet, les
considérant comme des hommes qui
avaient une apparence de souveraineté,
n’épargna ni l’un ni l’autre. Antoine
donc et Cléopâtre se préparaient à
combattre en Égypte avec des vaisseaux
et avec des troupes de terre, et
invoquaient à cet effet. l’aide des
peuples limitrophes et des rois amis,
sans cependant prendre moins de
dispositions pour passer en Espagne,
s’il y avait urgence, afin de gagner les
populations de ce pays à force d’argent,
entre autres moyens, ou bien encore de
s’enfuir sur les bords de la mer Rouge.
Afin de tenir plus longtemps ces projets
inconnus à César et d’essayer de le
tromper ou de le faire périr par ruse, ils
envoyèrent des messagers porteurs de
propositions de paix pour lui et d’argent
pour ceux de sa suite. Sur ces
entrefaites, Cléopâtre lui envoya, à
l’insu d’Antoine, un sceptre d’or, une
couronne d’or et le siège royal, comme
si, en lui livrant ces insignes, elle lui

1414
livrait l’autorité suprême, afin que, s’il
nourrissait contre Antoine une haine
implacable, il eût du moins pitié d’elle.
César reçut les présents, qu’il regarda
comme un présage, et ne donna aucune
réponse à Antoine ; quant à Cléopâtre,
en public, il lui répondit, entre autres
paroles menaçantes, que " si elle
quittait les armes et la royauté, il verrait
ce qu’il aurait faire à son égard ; " en
secret, que " si elle tuait Antoine, il lui
accorderait et l’impunité et son royaume
intact. "

Pendant que ces choses se passaient,


les vaisseaux construits dans le golfe
Arabique pour naviguer sur la mer
Rouge, furent brûlés par les Arabes à la
persuasion de Q. Didius, gouverneur de
Syrie ; de plus, les peuples et les
princes refusèrent tous leur secours. Un
sujet d’étonnement pour moi, c’est que,
tandis que d’autres en si grand nombre,
bien qu’ayant reçu d’eux beaucoup de
bienfaits, les ont néanmoins
abandonnés, des gens de la plus infime
condition, nourris pour les combats de
gladiateurs, montrèrent le plus grand

1415
dévouement à leur cause et combattirent
valeureusement. Ces hommes qu’on
exercait à Cyzique en vue de jeux pour
le triomphe qu’on se flattait de
remporter sur César, ne furent pas plutôt
instruits de ce qui était arrivé, qu’ils
partirent pour l’Égypte dans l’intention
de porter secours à Antoine et à
Cléopâtre. Ils firent beaucoup de mal à
Amyntas en Galatie, aux fils de
Tarcondimotus en Cilicie, qui, après
avoir été des plus grands amis
d’Antoine, avaient alors passé du côté
de la fortune, et à Didius qui leur avait
fermé le passage. Néanmoins ils ne
purent pénétrer en Égypte. Après avoir,
bien que cernés, repoussé toute
proposition d’accommodement, malgré
les promesses sans nombre de Didius,
et avoir, au contraire, appelé Antoine à
eux, dans l’espoir de combattre avec
plus d’avantage en Syrie, sous ses
ordres ; lorsqu’ensuite ils virent que
non seulement il ne venait pas lui-
même, mais que, de plus, il ne leur
envoyait aucun message, convaincus
alors qu’il avait péri, ils consentirent à
traiter, bien qu’à regret, à la condition
de ne plus jamais être gladiateurs.
Daphné, faubourg d’Antioche, leur fut

1416
accordé pour résidence par Didius
jusqu’à ce que César en fût informé.
Dans la suite, trompés par Messala, ils
furent dispersés dans divers endroits,
sous prétexte d’être incorporés dans les
légions, et on profita de la première
occasion favorable pour les mettre à
mort.

Quant à Antoine et Cléopâtre, après


avoir appris de leurs ambassadeurs les
intentions de César, ils envoyèrent de
nouveau vers lui, l’une promettant de lui
donner beaucoup d’argent, l’autre lui
rappelant leur amitié et leur parenté, se
justifiant en outre de son commerce
avec l’Égyptienne, et énumérant toutes
les preuves qu’ils s’étaient autrefois
données d’un amour réciproque, et
toutes leurs liaisons de jeunesse. Enfin
Antoine livra P. Turullius, sénateur, l’un
des meurtriers de César, et alors son
ami, et promit de se donner lui-même la
mort, si, à cette condition, on accordait
la vie à Cléopâtre. César fit mourir
Turullius (celui-ci, qui avait, pour
construire la flotte, coupé, à Cos, le
bois d’une forêt consacrée à Esculape,

1417
sembla, parce que le jugement fut
exécuté à Cos, donner satisfaction au
dieu) ; quant à Antoine, il ne lui fit,
même alors, aucune réponse. Antoine
lui envoya une troisième ambassade et
lui dépêcha son fils Antyllus avec une
grande quantité d’or : César prit
l’argent et renvoya Antyllus à vide, sans
lui donner aucune réponse. Il fit
néanmoins à Cléopâtre une seconde et
une troisième fois, comme il l’avait fait
une première, beaucoup de menaces et
de promesses. Toutefois, dans la crainte
que, finissant par perdre l’espoir
d’obtenir leur pardon, ils ne
persistassent en leurs entreprises, et,
dans le cas où ils n’obtiendraient pas la
supériorité par leurs propres
ressources, ils ne s’embarquassent pour
l’Espagne et la Gaule, ou n’anéantissent
leurs trésors, qui, à ce qu’il entendait
dire, étaient considérables (Cléopâtre,
en effet, les avait tous ramassés dans le
monument qu’elle construisait en sa
demeure royale, et menaçait, si elle
éprouvait le moindre échec, de les
brûler tous avec elle) ; il envoya
Thyrsus, son affranchi, lui dire, entre
autres paroles bienveillantes, qu’il était
épris d’elle, afin de la porter, s’il y

1418
avait moyen, elle qui croyait avoir droit
à l’amour de tous les hommes, à tuer
Antoine et à se conserver elle-même
avec ses trésors intacts. La chose lui
réussit.

Comment Antoine,

vaincu en Égypte, se

donna la mort

Avant cela, informé que Cornélius


Gallus a pris les troupes de Scarpus et
qu’avec elles il s’est tout à coup, en
passant, emparé de Paraetonium, au lieu
de se rendre en Syrie, comme il le

1419
voulait, à l’appel des gladiateurs,
Antoine marcha contre Gallus, dans
l’espoir, avant tout, d’attirer sans peine
à lui les soldats (ils avaient pour lui
quelque bienveillance à cause de
campagnes faites sous son
commandement), ou, s’il ne le pouvait,
d’en venir à bout par la force avec sa
nombreuse armée de mer et de terre.
Néanmoins, il ne put réussir à leur
adresser une seule parole, bien que
s’étant avancé jusqu’au pied des
remparts et les ayant appelés à grands
cris ; car Gallus, en donnant aux
trompettes l’ordre de sonner, empêcha
que personne entendît rien. De plus, il
fut battu dans une sortie subite des
assiégés, et ses vaisseaux, ensuite,
éprouvèrent également un échec. Gallus,
en effet, ayant, la nuit, tendu des chaînes
sous l’eau, à l’entrée du port, feignit de
ne s’inquiéter en rien de sa garde et
laissa à l’ennemi toute sécurité pour y
entrer avec une assurance dédaigneuse ;
puis, quand il l’y vit engagé, alors, au
moyen de machines, il éleva
brusquement les chaînes, et, entourant
les vaisseaux de tous les côtés à la fois,
et du côté de la terre, et du côté des
maisons, et du côté de la mer, il

1420
incendia les uns et coula les autres. Sur
ces entrefaites, César prit Péluse, en
apparence par force, tandis que, en
réalité, elle lui était livrée par
Cléopâtre. Cléopâtre, en effet, voyant
qu’il ne venait aucun secours, et sentant
qu’il était impossible de résister à
César, se figura, d’après les paroles de
Thyrsus, ce qui devait être le plus
important à ses yeux, qu’elle était
véritablement aimée : d’abord, elle le
voulait, ensuite elle avait pareillement
asservi et le père de César et Antoine.
Elle se flatta d’obtenir par ce moyen
non seulement l’impunité et son
royaume d’Égypte, mais encore
l’empire romain : elle abandonna donc
immédiatement Péluse à César, et,
lorsqu’il marcha sur Alexandrie, elle fit
défendre sous main aux habitants
d’exécuter de sorties, bien qu’elle les y
excitât publiquement par les plus
chaleureuses exhortations.

10

Antoine, revenant de Paraetonium, à


la nouvelle de la prise de Péluse,
rencontra César devant Alexandrie, et,
l’ayant surpris tandis qu’il était encore

1421
fatigué de la route, le vainquit dans un
engagement de cavalerie. Enhardi par
ce succès et par des billets qu’il avait
lancés dans le camp ennemi au moyen
de flèches, billets par lesquels il
promettait mille cinq cents drachmes, il
engagea une nouvelle action avec son
infanterie et fut défait. César lut lui-
même, de son plein gré, les billets à ses
soldats, non sans attaquer Antoine, leur
inspirant ainsi, avec la honte d’une
trahison, l’enthousiasme pour sa propre
cause ; de telle sorte que ce motif, je
veux dire l’indignation d’avoir été mis
à cette épreuve et le désir de montrer
qu’ils étaient résolus à ne pas se
conduire volontairement en lâches, les
poussa à redoubler d’efforts. Antoine,
vaincu contre son attente, se réfugia
vers sa flotte, et il se disposait à livrer
un combat sur mer, ou, en tous cas, à
faire voile pour l’Espagne. A cette vue,
Cléopâtre fit déserter les vaisseaux et
courut tout à coup se renfermer dans le
monument, feignant de craindre César et
voulant, disait-elle, le prévenir par son
trépas, tandis qu’en réalité elle ne
cherchait qu’à y attirer Antoine. Antoine
soupçonnait la trahison, mais son amour
l’empêchait d’y croire ; loin de là, sa

1422
compassion était plus grande pour elle
que pour lui-même. Aussi Cléopâtre,
qui le savait parfaitement, conçut-elle
l’espoir que, s’il apprenait sa mort, il
ne lui survivrait pas et mourrait sur-le-
champ. Ce fut pour cette raison qu’elle
courut dans le monument avec un
eunuque et deux femmes, et que, de là,
elle lui envoya annoncer qu’elle
n’existait plus. A cette nouvelle,
Antoine n’hésita pas, il désira la suivre.
Il commença par prier un des assistants
de le tuer, puis, lorsque celui-ci, ayant
tiré son épée, s’en fut percé, il voulut
l’imiter et se fit lui-même une blessure :
il tomba sur la figure et les assistants le
crurent mort. Un certain tumulte s’étant
élevé à la suite de cet événement,
Cléopâtre s’en aperçut et regarda du
haut du monument, car, les portes une
fois fermées, on ne pouvait les ouvrir
que par un mécanisme, et les parties
hautes, vers le toit, n’étaient pas encore
achevées. En la voyant regarder de là,
quelques-uns poussèrent des cris tels
qu’Antoine les entendit. Instruit qu’elle
vivait encore, il se leva comme s’il eût
pu vivre, mais, ayant perdu beaucoup de
sang, il désespéra de son salut et
supplia les assistants de le porter vers

1423
le monument et de le hisser avec les
cordes attachées pour élever les
pierres. Ce fut ainsi que mourut Antoine
dans les bras de Cléopâtre.

11

Quant à elle, elle mit quelque


confiance en César, et lui fit aussitôt
connaître ce qui s’était passé, mais sans
se croire, malgré cela, à l’abri de tout
malheur. Elle se tint donc renfermée,
afin d’acheter de César, à défaut
d’autres moyens de salut, en lui faisant
craindre de perdre ses trésors,
l’impunité et le trône. Même alors, au
milieu de tels malheurs, elle songeait au
pouvoir, et préférait mourir avec le titre
et les ornements de reine, plutôt que de
vivre dans une condition privée. Aussi
tenait-elle prêts pour ses trésors du feu,
pour elle-même des aspics et autres
reptiles, dont elle avait auparavant
éprouvé sur des hommes l’action
mortelle. César désirait vivement se
rendre maître des trésors et prendre
Cléopâtre vivante pour la conduire. en
triomphe. Néanmoins, il ne voulut pas,
en lui faisant une promesse, passer pour
avoir été lui-même un trompeur, afin de

1424
pouvoir se conduire à son égard comme
à l’égard d’une captive ou d’une femme
soumise pour ainsi dire malgré elle.
Aussi, lui envoya-t-il C. Proculéius,
chevalier romain, et Épaphrodite, son
affranchi, qu’il instruisit de ce qu’il
fallait dire et faire. Ceux-ci, s’étant en
conséquence abouchés avec Cléopâtre
et lui ayant tenu un langage plein de
mesure, s’assurèrent subitement de sa
personne avant toute espèce de
convention. Après avoir écarté tout ce
dont elle pouvait se servir pour se
donner la mort, ils lui accordèrent
quelques jours de délai pour embaumer
le corps d’Antoine ; puis ils la
conduisirent dans sa demeure royale, où
rien ne fut retranché ni de sa suite ni de
son service habituel, afin qu’elle
espérât davantage ce qu’elle désirait, et
ne se fit aucun mal à elle-même. C’est
ainsi que, lorsqu’elle eut manifesté
l’intention de voir César et de lui
parler, elle obtint sa demande, et que,
pour l’abuser davantage encore, il
promit de se rendre lui-même auprès
d’elle.

12

1425
Ayant donc orné sa chambre avec
magnificence et son lit avec
somptuosité, parée elle même
négligemment (ses habits de deuil
rehaussaient l’éclat de sa beauté), elle
s’assit sur le lit avec toute sorte de
portraits du père de César près d’elle,
et portant dans son sein toutes les lettres
qu’il lui avait adressées. Puis, quand
César entra, elle s’élança vers lui en
rougissant et lui dit : " Salut, ô maître.
Un dieu t’a donné ce titre, qu’il m’a
ravi, à moi. Tu vois ton père tel qu’il
est venu souvent vers moi ; tu as
entendu dire comment, entre autres
honneurs qu’il m’accorda, il me fit
reine d’Égypte. Si tu veux savoir de lui
en quel estime il me tenait, prends et lis
ces lettres qu’il m’a écrites de sa main.
" Elle lui disait ces paroles, et en même
temps, elle lui lisait mainte parole
d’amour adressée par son père. Tantôt
elle pleurait et couvrait les lettres de
baisers, tantôt elle se prosternait devant
ses images et les adorait. Puis elle
détournait ses paupières vers César,
gémissait avec d’adroits ménagements,
et prononçait des paroles langoureuses,
s’écriant parfois : " Que me servent, ô
César, ces lettres de toi ? " parfois :

1426
Mais, pour moi, tu vis dans celui-ci ; "
puis, encore : " Oh que ne suis-je morte
avant toi ! " puis, une autre fois : " Mais
en possédant celui-ci, je te possède. "
Elle employait ainsi divers propos et
divers gestes, jetant sur lui de doux
regards et lui adressant de douces
paroles. César comprit bien qu’elle
était émue et cherchait à exciter la
compassion, mais il feignit de ne pas
s’en apercevoir, et, tenant les yeux
baissés vers la terre, il se contenta de
lui dire : " Prends confiance, ô femme,
aie bon courage, il ne te sera fait aucun
mal. " Mais elle, au comble de la
douleur de ce qu’il ne l’avait pas
regardée et ne lui avait parlé ni de
royauté ni d’amour, tomba à ses genoux
et s’écria fondant en larmes : "La vie,
César, je ne veux ni ne puis la
supporter ; mais j’ai une grâce à te
demander en souvenir de ton père,
c’est, puisque, après avoir été à lui, le
sort m’a livrée à Antoine, de me laisser
mourir avec lui. Oh ! que ne suis-je
morte alors aussitôt après César !
Puisqu’il était dans ma destinée
d’éprouver aussi ce malheur, envoie-
moi vers Antoine, ne m’envie pas de
partager son tombeau, afin que, mourant

1427
à cause de lui, j’habite à côté de lui
dans les enfers. "

13

Telles étaient les paroles par


lesquelles elle cherchait à émouvoir la
pitié ; mais César n’y répondit rien.
Craignant cependant qu’elle ne se
donnât la mort, il l’exhorta de nouveau
à prendre confiance et ne retrancha rien
de son service ; il fit prendre soin
d’elle, afin qu’elle rehaussât l’éclat de
son triomphe. Cléopâtre, soupçonnant
cette intention et pensant que mille
morts étaient préférables, désira
réellement mourir ; elle adressa force
prières à César pour qu’il mît fin à sa
vie d’une façon quelconque, et imagina
elle-même une foule d’expédients.
Voyant que rien ne lui réussissait, elle
fit semblant de changer de résolution,
comme si elle eût beaucoup compté et
sur César et sur Livie : elle répétait
qu’elle était toute disposée à
s’embarquer et apprêtait, pour les offrir
en don à Livie, des parures tirées de ses
coffres, afin de pouvoir, si par ces
artifices elle réussissait à persuader
qu’elle ne cherchait pas à mourir, être

1428
moins surveillée et accomplir le
dessein qu’elle avait prémédité contre
elle-même. C’est ce qui arriva. Quand
ses gardiens et Epaphrodite, à qui elle
avait été confiée, persuadés que ces
sentiments étaient véritables, se furent
relâchés de la sévérité de leur
surveillance, elle se disposa à mourir le
moins péniblement possible. Après
avoir remis à Epaphrodite lui-même un
billet cacheté par lequel elle priait
César d’ordonner qu’elle fût mise dans
le tombeau à côté d’Antoine (par le
prétexte d’envoyer Epaphrodite porter
ce billet, comme s’il eût été relatif à
tout autre objet, elle écartait un
obstacle), elle poursuivit son œuvre. Ce
fut, revêtue de sa robe la plus
magnifique, richement parée et ornée de
tous les insignes royaux, qu’elle termina
sa vie.

14

Personne ne sait au juste comment


elle périt ; on ne trouva que de légères
piqûres à son bras. Quelques-uns
rapportent qu’elle y appliqua un aspic
qui lui avait été apporté soit dans une
aiguière, soit parmi des fleurs ;

1429
d’autres, qu’elle avait une aiguille, avec
laquelle elle relevait ses cheveux,
enduite d’un venin, dont la subtilité était
telle que, sans faire aucun mal au corps,
si peu qu’il fût mis en contact avec le
sang, il causait une mort prompte et
exempte de douleur, aiguille qu’elle
portait constamment à sa tête, suivant la
coutume, et qu’alors, après s’être
préalablement fait une piqûre, elle
enfonça jusqu’au sang. Telle est la
vérité, ou du moins ce qui en approche
le plus, sur la manière dont elle périt
avec ses deux femmes : car l’eunuque,
dès que sa maîtresse fut saisie, s’était
livré lui-même volontairement aux
reptiles, et, mordu par eux, s’était
élancé dans un cercueil qu’il s’était
préparé. César, à la nouvelle de la mort
de Cléopâtre, fut frappé de douleur ; il
visita son corps, fit venir des remèdes
et des Psylles, pour tâcher de la sauver.
Les Psylles sont des hommes (il ne naît
aucune femme Psylle) ; ils peuvent, sur
le moment, avant qu’une personne soit
morte, faire sortir par la succion tout le
venin d’un reptile, sans eux-mêmes en
éprouver aucun danger, attendu
qu’aucun de ces animaux ne les mord.
Ils naissent les uns des autres, et, pour

1430
éprouver la légitimité de leurs enfants,
ils les lancent, aussitôt nés, au milieu de
serpents, ou bien ils jettent leurs langes
sur les serpents. Les reptiles ne font
aucun mal à l’enfant et s’engourdissent
au contact de ses vêtements. Voilà ce
qui en est à cet égard. César, n’ayant pu
par aucun moyen rappeler Cléopâtre à
la vie, fut saisi d’admiration et de pitié
pour elle, de douleur pour lui-même,
comme s’il eût été par là privé de la
plus belle partie de sa victoire.

Comment César

soumit l’Égypte

15

Antoine et Cléopâtre, après avoir


causé beaucoup de maux tant aux
Égyptiens qu’aux Romains, combattirent

1431
et moururent de la sorte : ils furent
embaumés de la même manière et
ensevelis dans le même tombeau. Leur
caractère naturel et leur fortune dans la
vie furent à peu près ce que je vais dire.
L’un ne fut inférieur à personne pour
l’intelligence, et pourtant fit beaucoup
de choses insensées ; en plusieurs
circonstances il se distingua par son
courage, sa lâcheté le fit échouer dans
bien des entreprises ; son âme était
également magnanime et servile ; il
ravissait le bien d’autrui et prodiguait
le sien ; souvent capable de
compassion, plus souvent encore de
cruauté. Aussi, après être de très faible
devenu très fort, de très pauvre très
riche, il ne tira pas le moindre profit
d’aucun de ces avantages, et, au moment
où il se tua lui-même, il avait l’espoir
de posséder seul l’empire romain.
Cléopâtre, insatiable de voluptés,
insatiable de richesses, tantôt pleine
d’une noble ambition et tantôt d’une
audacieuse impudence, conquit par
l’amour le royaume d’Égypte, et, quand
elle espérait lui devoir encore l’empire
romain, elle échoua et perdit le sien.
Elle subjugua les deux plus grands
hommes parmi les Romains de son

1432
temps, et se donna elle-même la mort à
cause du troisième. Voilà ce que furent
ces personnages et de quelle manière ils
terminèrent leur vie. Quant à leurs
enfants, Antyllus, quoique fiancé à la
fille de César et réfugié dans la
chapelle élevée à son père par
Cléopâtre, fut immédiatement égorgé ;
Césarion, qui s’enfuyait en Éthiopie, fut
saisi en route et mis à mort. Cléopâtre
épousa Juba, fils de Juba ; César la
donna à ce prince avec le royaume de
ses pères, parce qu’élevé en Italie, il lui
avait prêté aide dans ses expéditions ; il
accorda aussi aux deux époux la grâce
d’Alexandre et de Ptolémée. Ses nièces,
qu’Octavie avait eues d’Antoine et
qu’elle avait élevée, reçurent de
l’argent pris sur les biens de leur père ;
quant à Iulus, fils d’Antoine et de
Fulvie, il enjoignit à ses affranchis de
lui donner sur-le-champ tout ce que,
d’après les lois, ils étaient tenus de
laisser à leur patron.

16

Parmi ceux qui avaient jusqu’alors


suivi le parti d’Antoine, il punit les uns
et fit grâce aux autres, soit de son

1433
propre mouvement, soit en
considération de ses amis. Comme il
trouva un grand nombre d’enfants de
princes et de rois élevés auprès de lui,
les uns comme otages, les autres par
dérision, il renvoya ceux-ci dans leurs
foyers, maria ceux-là entre eux et en
retint quelques autres. Je passerai les
autres sous silence et n’en citerai que
deux par leur nom. Il livra
volontairement Jopata au roi de Médie,
qui, après sa défaite, s’était réfugié près
de lui ; mais il refusa de remettre à
Artaxès ses frères, bien qu’il les eût
réclamés, parce qu’il avait tué les
Romains restés en Arménie. Voilà ce
qu’il fit à l’égard des autres peuples.
Aux Égyptiens et aux Alexandrins il
accorda un pardon si complet que
personne ne fut mis à mort. Il est vrai
qu’il ne crut pas convenable, attendu
leur nombre et les services rendus par
eux aux Romains en maintes
circonstances, de prendre à leur égard
aucune mesure de rigueur ; mais il
prétexta, pour les épargner, le dieu
Sérapis et Alexandre, leur fondateur ;
enfin Arius, leur concitoyen, qu’il avait
eu pour maître de philosophie et dans la
société duquel il avait vécu. Il prononça

1434
en grec, afin d’être compris d’eux, le
discours par lequel il leur accordait le
pardon. Après cela, il visita le corps
d’Alexandre, et le toucha de manière,
dit-on, à lui briser une partie du nez ;
quant aux corps des Ptolémée que les
Alexandrins, dans leur empressement,
voulaient lui montrer, il refusa de les
voir : " J’ai désiré voir, dit-il, un roi et
non des morts. " Ce fut pour le même
motif aussi qu’il ne voulut pas se rendre
auprès d’Apis, disant " Qu’il avait
coutume d’adorer des dieux et non des
bœufs. "

17

A partir de ce moment, il rendit


l’Égypte tributaire et en donna le
gouvernement à Cornélius Gallus. Il
n’osa pas néanmoins, vu la nombreuse
population de ses villes et de son
territoire, la facilité et la légèreté des
mœurs des habitants, son commerce de
blés et sa richesse, non seulement la
confier à un sénateur, mais même
accorder permission d’y voyager sans
une autorisation nominative émanée de
lui-même. Malgré cela, il n’accorda pas
aux Égyptiens la faculté de devenir

1435
sénateurs à Rome ; il ordonna que les
peuples de cette contrée se
gouverneraient chacun séparément, et
les Alexandrins sans l’assistance de
sénateurs, tant il condamnait leur
excessive inconstance. Parmi les
institutions alors établies, les autres
sont maintenant encore observées dans
toute leur force, mais il y a aujourd’hui,
à Alexandrie aussi, un sénat créé du
temps de l’empereur Sévère, et dont les
membres ont été pour la première fois,
sous son fils Antonin, inscrits parmi les
sénateurs romains. C’est ainsi que
l’Égypte fut asservie. Tous ceux d’entre
eux qui résistèrent quelque temps furent
domptés, comme la divinité le leur avait
clairement montré à l’avance. En effet,
il plut non pas de l’eau seulement, dans
une contrée où jamais on n’en sentit une
goutte, mais même du sang. Ces pluies
tombèrent des nues et en même temps on
y vit paraître des armes. On entendit de
part et d’autre des tambours et des
cymbales, ainsi que des éclats de flûtes
et de trompettes ; un serpent d’une
grandeur extraordinaire, qui se montra
tout à-coup, poussa des sifflements
indicibles. Dans le même temps, on vit
apparaître des comètes et des fantômes ;

1436
les statues des dieux prirent un air
triste, Apis poussa des mugissements
plaintifs et répandit des larmes. Voilà
comment les choses se passèrent. On
trouva de l’argent en grande quantité
dans la demeure royale, car Cléopâtre,
en enlevant pour ainsi dire toutes les
offrandes, même celles des temples les
plus saints, avait accumulé des
dépouilles pour les Romains, en leur
épargnant la souillure de la
profanation ; une grande quantité aussi
fut ramassée aux dépens de chacun de
ceux qui furent accusés d’un délit. De
plus, tous ceux à qui on ne pouvait
adresser aucun reproche particulier
durent donner deux douzièmes de leurs
biens. Le produit servit à payer à tous
les soldats les sommes qui leur étaient
dues ; ceux qui étaient alors avec César
reçurent en outre deux cent cinquante
drachmes par tête pour ne pas piller la
ville. Ceux qui avaient des dettes furent
dégagés de toutes, et ceux des sénateurs
et des chevaliers qui avaient pris part à
la guerre obtinrent de fortes
gratifications : en un mot, ces
dépouilles servirent à enrichir l’empire
romain et à orner ses temples.

1437
18

César, après avoir fait ce que je


viens de dire et fondé en ce lieu, sur le
champ de bataille même, une ville à
laquelle il accorda le même nom et les
mêmes jeux qu’à la précédente, nettoya
plusieurs canaux, en creusa d’autres à
nouveau et mit dans toutes les autres
parties l’ordre dont elles avaient
besoin. Puis il se rendit à travers la
Syrie dans la province d’Asie, et y prit
ses quartiers d’hiver, réglant les
affaires de chacun des peuples soumis
et en même temps celles des Parthes. En
effet, à la suite de dissensions qui
éclatèrent chez ce dernier peuple, un
certain Tiridate, révolté contre Phraate,
non seulement n’avait pas voulu, même
après le combat naval, tant qu’Antoine
tenait encore, se joindre à aucun des
deux adversaires qui sollicitaient son
alliance, mais même il ne leur avait rien
répondu sinon qu’il en délibérerait,
donnant pour prétexte qu’il n’avait pas
le loisir de s’occuper des affaires de
l’Égypte, et, en réalité, pour qu’ils
s’épuisassent, pendant ce temps, à
combattre l’un contre l’autre. Mais,
lorsqu’après la mort d’Antoine Tiridate

1438
vaincu se fut réfugié en Syrie, lorsque,
d’un autre côté, Phraate victorieux eut
envoyé des ambassadeurs à César,
César fit aux ambassadeurs une
réception amicale, et, sans promettre
aucun secours à Tiridate, lui permit
néanmoins de vivre en Syrie : un fils de
Phraate, que ce prince lui avait remis à
titre de bon office, fut emmené à Rome
et retenu comme otage.

Comment César

vint à Rome et y

triompha

19

1439
Pendant ce temps et déjà auparavant,
les Romains restés en Italie rendirent
une foule de décrets à l’occasion de la
victoire navale. Ils décernèrent à César
le triomphe, comme s’il l’eût obtenu sur
Cléopâtre, avec un arc porte-trophée à
Brindes et un autre dans le Forum
Romain : ils décidèrent encore que le
seuil de la chapelle de Jules serait
décoré avec les rostres des vaisseaux
capturés, qu’on y célébrerait des jeux
quinquennaux, que, le jour anniversaire
de sa naissance et celui où on avait reçu
la nouvelle de sa victoire, il y aurait
supplications ; qu’à son entrée dans
Rome les vierges prêtresses de Vesta, le
sénat, le peuple, avec femmes et
enfants, iraient au-devant de lui. Quant
aux prières, aux statues, au titre de
prince et autres honneurs de cette sorte,
il est désormais superflu d’en parler.
Tels furent les décrets d’abord rendus
en l’honneur de César ; de plus, les
insignes d’Antoine furent, les uns
arrachés, les autres effacés ; le jour de
sa naissance fut déclaré jour néfaste, et
défense fut faite à aucun de ses parents
de porter le prénom de Marcus. Mais
quand on apprit qu’Antoine était mort
(la nouvelle en arriva dans la partie de

1440
l’année où Cicéron, fils de Cicéron,
était consul, et plusieurs crurent que les
dieux n’étaient pas étrangers à cette
coïncidence, attendu qu’Antoine avait,
plus que tout autre, contribué à la mort
du père du consul), on décréta en outre
en l’honneur de César des couronnes et
plusieurs jours de supplications, et on
voulut qu’il triomphât une seconde fois,
en apparence des Egyptiens, car ni
Antoine, ni les autres Romains vaincus
avec lui, ne furent nommés ni
précédemment ni alors, comme si l’on
devait célébrer des fêtes à cause de ces
événements ; que le jour de la prise
d’Alexandrie serait répute jour heureux
et servirait désormais de point de
départ pour la supputation des années
de l’empire romain : on arrêta que
César aurait à vie la puissance
tribunitienne, qu’il protégerait ceux qui
recourraient à son intercession et dans
l’enceinte du Pomoerium et au dehors
jusqu’à la distance de huit demi-stades,
puissance que n’avait aucun des
tribuns ; qu’il jugerait les appels, et
que, dans tous les tribunaux, son
suffrage serait comme celui de
Minerve ; que les prêtres et les
prêtresses, dans leurs prières pour le

1441
peuple et pour le sénat, prieraient
également pour lui ; que, dans les
banquets, non seulement publics, mais
même particuliers, tout le monde ferait
des libations en son honneur. Telles
furent les décisions prises alors.

20

César étant consul pour la cinquième


fois avec Sextus Apuléius, tous ses
actes furent confirmés par serment au
commencement de janvier ; puis, quand
arrivèrent les lettres relatives aux
Parthes, on établit qu’il serait inscrit
dans les hymnes à côté des dieux,
qu’une tribu serait, de son nom, appelée
Julia, que, dans tous les jeux, il ferait
usage de la couronne triomphale, que
les sénateurs qui avaient vaincu avec lui
l’accompagneraient en laticlave pour
former son cortège, que le jour de son
entrée dans Rome serait célébré par des
sacrifices du peuple entier et à jamais
regardé comme sacré, enfin qu’il élirait
des prêtres hors nombre tant et toutes
fois qu’il lui plairait ; transmis par lui,
ce droit d’élection est appliqué avec si
peu de mesure, qu’il n’y a plus aucune
nécessité pour moi de mentionner

1442
exactement le nombre des prêtres.
César donc accepta ces honneurs à
l’exception de quelques-uns ; quant à ce
qui avait été ordonné, que tous les
citoyens en corps iraient à sa rencontre,.
il demanda expressément que cela n’eût
pas lieu. Une joie cependant surpassa
celle que lui causèrent tous les décrets :
on ferma les portes de Janus, en signe
que toutes les guerres étaient finies, et
on prit l’augure du salut, car on l’avait
jusqu’alors abandonné pour les motifs
que j’ai dits. En effet, il y avait encore
en armes les Trévires qui avaient
entraîné les Celtes dans leur
mouvement, les Cantabres, les Vaccéens
et les Astures ; les uns furent soumis par
Taurus Statilius, les autres par Gallus
Nonius : néanmoins des troubles
fréquents éclataient successivement
chez chacun de ces peuples. Mais,
comme ils ne firent rien de grand, on ne
crut pas être alors en guerre, et, pour ma
part, je n’ai à raconter rien de
remarquable à se sujet. César, pendant
ce temps, entre autres choses qu’il
régla, permit d’ériger à Ephèse et à
Nicée des temples entourés d’une
enceinte sacrée en l’honneur de Rome et
de son père César qu’il nomma héros

1443
Jules ; ces villes passaient alors pour
les plus illustres de l’Asie et de la
Bithynie. César enjoignit aux Romains
qui y étaient établis d’honorer ces deux
divinités, et accorda aux étrangers, qu’il
désigna du nom de Grecs, de lui
consacrer à lui-même certaines
enceintes, les Asiatiques à Pergame et
les Bithyniens à Nicomédie. De là cet
usage se perpétua sous les empereurs,
non seulement chez les peuples
d’origine grecque, mais chez tous ceux
qui obéissent aux Romains. Dans Rome
elle-même et dans le reste de l’Italie, il
n’y eut personne, quelque considérable
qu’il fût, qui osât le faire, et cependant,
lorsqu’ils ont quitté la vie, ceux qui ont
bien régné y sont l’objet d’autres
honneurs qui les égalent aux dieux, et on
leur élève des sanctuaires. Ces choses
eurent lieu l’hiver, et les Pergaméniens
aussi reçurent l’autorisation de célébrer
les jeux appelés Sacrés, en l’honneur du
temple de César.

21

L’été, César passa en Grèce et en


Italie ; à l’occasion de son arrivée à
Rome, les citoyens offrirent, comme il a

1444
été dit, des sacrifices, ainsi que le
consul Valérius Potitus, car cette année-
là tout entière, ainsi que les deux
précédentes, César fut consul, et Potitus
succédait à Sextus. Potitus donc offrit,
au nom de l’État, à l’occasion de
l’arrivée de César, pour le salut du
peuple et pour celui du sénat, un
sacrifice de taureaux, ce qui ne s’était
jamais fait auparavant sous aucun autre
consul. Après cela, César distribua des
éloges et des honneurs à ses
lieutenants : Agrippa, entre autres
distinctions, fut récompensé d’un
étendard couleur de mer en souvenir de
sa victoire navale ; les soldats aussi
reçurent des dons, le peuple eut une
distribution d’environ cent drachmes :
d’abord les hommes faits, puis les
enfants, à cause de Marcellus, son
neveu. De plus, comme. non content de
refuser l’or coronaire des villes de
l’Italie, il paya toutes les sommes qu’il
devait sans réclamer celles qui lui
étaient dues à lui-même, ainsi qu’il a
été dit, les Romains oublièrent tous
leurs malheurs et virent avec plaisir son
triomphe, comme si ceux qu’il avait
vaincus étaient, tous sans exception, des
étrangers ; car il circula dans toutes les

1445
parties de la ville une telle quantité
d’argent que les propriétés
augmentèrent de prix et que les intérêts,
qu’on payait volontiers une drachme
auparavant, descendirent au tiers de la
drachme. César, le premier jour, fêta
ses victoires sur les Pannoniens et les
Dalmates, sur la Iapydie et les
peuplades voisines, sur des peuplades
celtes et gauloises. C. Carinas, en effet,
dompta les Morins et quelques autres
qui avaient pris part à leur soulèvement,
et repoussa les Suèves qui avaient
passé le Rhin à main armée : ces
exploits lui valurent le triomphe, bien
que, son père ayant été mis à mort par
Sylla, il eût été, avec ses pareils,
déclaré incapable d’exercer jamais
aucune charge ; César prit part au même
triomphe, parce que l’honneur de la
victoire remontait de droit à son
autorité suprême. Tel fut donc, le
premier jour, l’objet de la fête ; le
second, ce fut la victoire navale
d’Actium, et le troisième, la soumission
de l’Égypte. La pompe des autres
triomphes fut rehaussée par les
dépouilles de ce pays (on en avait assez
ramassé pour suffire à tous) ; mais le
plus somptueux et le plus remarquable

1446
fut le triomphe sur l’Égypte. On y porta,
entre autres objets, Cléopâtre sur un lit,
dans une attitude qui imitait celle de sa
mort, en sorte qu’elle aussi, on la
voyait, avec les autres captifs, avec
Alexandre Hélios et Cléopâtre Séléné,
ses enfants, figurer, pour ainsi dire,
dans cette pompe. Ensuite César, s’étant
avancé sur son char à la suite de tous
ces divers objets, s’acquitta des
cérémonies prescrites par la loi, mais il
laissa de côté le consul son collègue et
le reste des magistrats qui,
contrairement à l’usage établi, le
suivaient avec les autres sénateurs
compagnons de sa victoire : la coutume,
en effet, voulait que les premiers
marchassent en tête et les seconds à la
suite du cortège.

Comment fut

dédiée la curie Julia

1447
22

Après avoir accompli ces divers


actes, il fit la dédicace du temple de
Minerve, de celui qu’on nommait le
Chalcidicum, et de la curie Julia érigée
en l’honneur de son père. Il y plaça la
statue de la Victoire, qui y est encore
aujourd’hui, pour montrer,
vraisemblablement, que c’était d’elle
qu’il tenait son autorité. Cette statue
appartenait aux Tarentins ; transportée
de chez eux à Rome, elle fut érigée dans
le sénat et décorée des dépouilles de
l’Égypte. Ces dépouilles furent aussi un
des ornements de la chapelle de Jules,
dont la consécration eut lieu alors : on y
suspendit un grand nombre d’offrandes,
et on en dédia de nouvelles à Jupiter
Capitolin, à Junon et à Minerve, attendu
que toutes celles qui, auparavant,
passaient pour leur avoir été
consacrées, ou qui, même en ce moment
encore, leur étaient consacrées, furent
alors enlevées en vertu d’un sénatus-
consulte, comme si elles eussent été
souillées. C’est ainsi que Cléopâtre,
bien que vaincue et captive, fut

1448
néanmoins glorifiée, parce que ses
ornements sont consacrés dans nos
temples et qu’on la voit elle-même
représentée en or dans le temple de
Vénus. La consécration de la chapelle
fut accompagnée de jeux de toute
espèce : les enfants patriciens
exécutèrent la cavalcade troyenne ; des
hommes du même rang luttèrent les uns
contre les autres sur des chevaux de
selle, sur des chars à deux et à quatre
chevaux ; un certain C. Vitellius,
membre du sénat, se fit gladiateur. Une
multitude de bêtes féroces et d’animaux
divers furent égorgés, entre autres un
rhinocéros et un hippopotame, qu’on vit
alors à Rome pour la première fois.
Beaucoup ont rapporté, beaucoup plus
encore ont vu quel animal est
l’hippopotame ; quant au rhinocéros, il
ressemble assez à l’éléphant, si ce n’est
qu’il a sur le nez une corne d’où lui
vient son nom. Ces animaux furent donc
produits dans les jeux ; de plus, des
troupes de Daces et de Suèves
combattirent les unes contre les autres.
Les derniers appartiennent en quelque
sorte aux Celtes, et les premiers aux
Scythes : ceux-ci habitent, à proprement
parler, au-delà du Rhin (car beaucoup

1449
d’autres parmi ces peuples s’attribuent
le nom de Suèves) ; ceux-là, les deux
rives de l’Ister ; mais les uns, attendu
qu’ils ont leur demeure en deçà du
fleuve, tout près des Triballes, font
partie de la préfecture de Mysie, et sont
appelés Mysiens, excepté par les
peuples tout à fait voisins : ceux qui
viennent à leur suite se nomment Daces,
ou Gètes, ou Thraces, car la race
dacique avait autrefois établi des
colonies dans les environs du Rhodope.
Or, ces Daces avaient, antérieurement à
cette époque, envoyé une ambassade à
César ; mais, n’ayant obtenu aucune de
leurs demandes, ils penchèrent vers
Antoine, sans lui être, cependant, d’une
grande utilité, attendu les séditions
intestines auxquelles ils étaient en
proie ; plusieurs ayant été, à la suite de
cela, faits prisonniers, furent mis aux
prises avec les Suèves. Les spectacles,
on le pense bien, durèrent plusieurs
jouis ; une maladie même de César n’y
apporta aucune interruption, d’autres les
présidèrent en son absence. Pendant
leur durée, les sénateurs célébrèrent,
chacun son tour, un banquet sous le
vestibule de leurs maisons ; j’ignore le
motif qui les y engagea, car la tradition

1450
ne dit rien sur ce point. Voilà comment
les choses se passèrent alors.

Comment la Mysie

fut subjuguée

23

César était encore consul pour la


quatrième fois, quand Statilius Taurus
fit construire, à ses propres frais, dans
le champ de Mars, un théâtre en pierre
destiné à donner des chasses, et
l’inaugura par un combat de gladiateurs,
munificence qui lui valut de la part du
peuple le droit de nommer, chaque
année, un des préteurs. Dans le même
temps que ces choses se passaient, M.
Crassus, envoyé en Macédonie et en
Grèce, fit la guerre aux Daces et aux
Bastarnes. Le caractère du premier de

1451
ces peuples et les motifs de la guerre
qu’on lui fit ont été dits plus haut. Quant
aux Bastarnes, ils sont justement rangés
au nombre des Scythes ; passant alors
l’Ister, ils soumirent la partie de la
Mysie située en face d’eux, ensuite les
Triballes, limitrophes de cette contrée,
et les Dardaniens qui habitent le pays
des premiers. Tant qu’ils ne firent que
cela, ils n’eurent aucune affaire avec les
Romains ; mais, quand ils franchirent
l’Hémus et firent des incursions dans la
Thrace des Denthélètes, alliée de
Rome, Crassus, un peu pour défendre
Sitas, roi des Denthélètes, qui était
aveugle, mais surtout parce qu’il
craignait pour la Macédoine, marcha
contre eux : la terreur dont les frappa
son arrivée suffit pour leur faire
évacuer la contrée. Tout en les
poursuivant, après ce succès, pendant
qu’ils se retiraient dans leur pays, il
s’empara de la partie appelée la
Ségétique, et se jeta sur la Mysie, dont
il ravagea le territoire : son avant-garde
éprouva un échec sous les murs d’une
place qu’il attaquait : les Mysiens, qui
crurent que ces éclaireurs étaient seuls,
avaient fait une sortie ; mais, étant venu
à son secours avec le reste de l’armée,

1452
il tailla l’ennemi en pièces et emporta
la ville à la suite d’un siège.

24

Tandis qu’il était ainsi occupé, les


Bastarnes cessèrent de fuir et
s’arrêtèrent sur les bords du fleuve
Cédrus, observant l’issue de la lutte.
Mais quand, après avoir vaincu les
Mysiens, Crassus marcha contre eux à
leur tour, ils lui envoyèrent des
ambassadeurs, le priant de ne point les
poursuivre, attendu, disaient-ils, qu’ils
n’avaient fait aucun mal aux Romains.
Crassus, retenant ces ambassadeurs,
sous prétexte de leur donner sa réponse
le lendemain, les traita du reste avec
bonté, mais les enivra, de façon à
savoir d’eux tous les projets de leur
nation ; car toutes les races scythes ont
pour le vin une passion sans borne, et
elles en sont vite rassasiées. Crassus,
pendant ce temps, s’étant, la nuit,
approché d’une forêt au-devant de
laquelle il plaça des éclaireurs, fit
reposer son armée ; les Bastarnes, dans
la persuasion que ces éclaireurs étaient
seuls, ayant fondu sur eux et les ayant
suivis dans leur retraite jusque dans les

1453
fourrés, perdirent beaucoup de monde,
là et dans leur fuite ; car ils furent
arrêtés par leurs chariots placés
derrière eux, et, de plus, en voulant
sauver leurs femmes et leurs enfants, ils
essuyèrent un échec. Crassus tua lui-
même leur roi Deldon, et il aurait
suspendu ses dépouilles comme
dépouilles opimes dans le temple de
Jupiter Férétrien, s’il eût commandé en
chef. Voilà comment les choses se
passèrent. Quant au reste des barbares,
les uns, réfugiés dans un bois sacré, y
furent enveloppés dans l’incendie de ce
bois, les autres, s’étant élancés dans la
ville, furent pris ; d’autres périrent en
tombant dans l’Ister, d’autres en errant
dans le pays. Quelques-uns, qui
échappèrent à cette défaite, s’étant
emparés d’une position forte, soutinrent
contre Crassus un siège de plusieurs
jours ; mais, secouru ensuite par
Rholès, roi de certaines peuplades
gètes, Crassus ne tarda pas à s’en
rendre maître. Alors Rholès, étant allé
trouver César, reçut de lui, à cause de
cette assistance, le titre d’ami et
d’allié ; les captifs furent partagés entre
les soldats.

1454
25

Après ces exploits, Crassus tourna


ses armes contre les Mysiens, et, partie
persuasion, partie frayeur, partie force
ouverte, il les subjugua tous non sans
peine et sans danger, à l’exception d’un
très petit nombre. Alors (c’était l’hiver)
il se retira dans un pays ami, après
avoir beaucoup souffert du froid et
beaucoup plus encore des Thraces, à
travers lesquels il revint comme à
travers un peuple ami ; c’est ce qui lui
inspira la résolution de s’en tenir aux
exploits accomplis. En effet, des
supplications et le triomphe avaient été
décernés non seulement à César, mais à
Crassus aussi ; néanmoins il ne reçut
pas, au dire des historiens, le titre
d’imperator, César seul le prit.
Cependant les Bastarnes, affligés de
leurs défaites et instruits qu’il ne
marcherait plus contre eux, ayant tourné
de nouveau leurs efforts contre les
Denthélètes et contre Sita, l’auteur
principal, suivant eux, de leurs maux,
Crassus sortit, bien que malgré lui, de
son repos ; puis, s’avançant en
diligence, il tomba sur eux inopinément,
et, les ayant vaincus, leur imposa les

1455
conditions qu’il voulut. Une fois qu’il
eut de nouveau touché les armes, il
conçut le désir de se venger des
Thraces qui l’avaient inquiété à son
retour de Mysie ; on annonçait
d’ailleurs qu’ils fortifiaient leurs places
et se disposaient à la guerre. Après
avoir écrasé deux peuples de cette race,
les Merdes et les Serdes, dans plusieurs
batailles, et coupé les mains aux captifs,
il parvint, non sans peine, mais enfin il
parvint à les subjuguer ; il fit des
incursions dans le reste du pays,
excepté le territoire des Odryses. Il fit
grâce à ce peuple, parce qu’il est
attaché au culte de Bacchus, et qu’alors
il vint à sa rencontre sans armes ; il lui
fit don du pays dans lequel ils honorent
ce dieu, après en avoir dépouillé les
Besses qui le possédaient.

26

Tandis qu’il était ainsi occupé,


Rholès, en guerre avec Dapyx, roi,
comme lui, de quelques peuples gètes,
l’appela à son aide : Crassus vint le
secourir, culbuta la cavalerie ennemie
sur l’infanterie, et, remplissant par là
les fantassins eux-mêmes d’épouvante,

1456
il n’eut plus de combat à livrer et fit un
grand carnage des fuyards, cavaliers et
fantassins. Dapyx s’étant, à la suite de
cette déroute, réfugié dans un château
fort, Crassus vint l’y assiéger. Un des
hommes enfermés dans la ville, l’ayant
salué en grec du haut des murs, entra en
pourparler avec lui, et convint de lui
livrer la place. Ainsi pris, les barbares
s’élancèrent les uns contre les autres, et
Dapyx mourut avec un grand nombre
des siens. Crassus, cependant, ayant
pris vif le frère de Dapyx, non
seulement ne lui fit aucun mal, mais
même lui rendit la liberté. Ces choses
faites, il marcha sur la caverne appelée
Cira. Car dans cette caverne, si grande
et à la fois si forte que, selon la Fable,
les Titans, vaincus par les dieux, y
trouvèrent un refuge, les habitants du
pays, qui s’en étaient emparés en grand
nombre, avaient transporté leurs objets
les plus précieux et tous leurs
troupeaux. Crassus, en ayant cherché les
ouvertures, ouvertures tortueuses et
difficiles à trouver, les boucha et vint
ainsi à bout de leur résistance par la
famine. Comme ces expéditions lui
avaient réussi, il ne ménagea plus aucun
des autres peuples gètes, bien qu’ils

1457
n’eussent aucun lien avec Dapyx ; il
marcha sur Génucla, le rempart le plus
solide de l’empire de Zyraxès, parce
qu’il avait entendu dire que là étaient
les enseignes enlevées à Caius Antoine,
près d’Istria, par les Bastarnes ; et
quoiqu’il l’attaquât à la fois par terre et
par l’Ister (elle était bâtie sur l’eau), il
lui fallut, bien que Zyraxès fût absent,
non beaucoup de temps, mais beaucoup
de peine pour l’emporter. Zyraxès, en
effet, aussitôt qu’il fut instruit de la
marche de Crassus, s’était embarqué,
avec de fortes sommes, pour aller chez
les Scythes solliciter leur alliance ;
l’événement devança son retour.

27

Tels furent les exploits de Crassus


chez les Gètes. Ceux des Mysiens
soumis qui s’étaient soulevés furent
reconquis par ses lieutenants ; quant aux
Artacéens et à quelques autres, qui,
pour n’avoir jamais été subjugués et
n’avoir pas voulu se livrer à lui, se
montraient orgueilleux de cette
résistance et excitaient les autres à la
haine et à la révolte, il marcha contre
eux en personne, et, partie par force,

1458
après une défense énergique, partie
aussi par crainte pour ceux des leurs qui
étaient captifs, les réduisit sous sa
puissance. Ces événements eurent lieu à
une époque postérieure. Je rapporte et
les faits, et même les noms, tels qu’ils
furent transmis par la tradition.
Autrefois, en effet, Mysiens et Gètes
habitaient tous le pays situé entre
l’Hémus et l’Ister ; dans la suite du
temps, quelques-uns d’entre eux
changèrent de nom ; puis le nom de
Mysie fut le nom qui prévalut pour toute
la partie que le Savus, eu se jetant dans
l’Ister au-dessus de la Dalmatie et au-
dessus de la Macédoine et de la Thrace,
sépare de la Pannonie. Parmi beaucoup
d’autres peuplades, il y a chez eux
celles qu’on appelait autrefois les
Triballes et celles qu’on appelle encore
aujourd’hui les Dardaniens.

Fin du Livre LI

1459
Comment César

eut la pensée de

déposer le pouvoir

monarchique

Telles furent, sous la royauté, sous la


république et sous les pouvoirs qui
vinrent ensuite, durant un espace de sept
cent vingt-cinq ans, les choses que les

1460
Romains firent ou éprouvèrent. A partir
de cette époque, ils commencèrent à
être de nouveau soumis à un
gouvernement véritablement
monarchique, bien que César eût eu le
projet de déposer les armes et de
remettre l’administration des affaires au
sénat et au peuple, projet dont il
délibéra même avec Agrippa et
Mécène, les confidents de tous ses
secrets. Agrippa, le premier, lui parla
en ces termes

" Ne sois pas surpris, César, que


j’entreprenne de te détourner de la
monarchie, malgré les nombreux
avantages dont je pourrais jouir si tu la
possédais. Utile pour toi, elle serait
l’objet de tous mes vœux ; mais, comme
elle n’offre rien de pareil, ni à ceux qui
ont l’autorité absolue, ni à leurs amis ;
que les uns, sans exciter l’envie, sans
courir de dangers, recueillent tous les
biens qu’ils veulent, tandis que les
autres sont en butte à l’envie et aux
dangers ; ici, pas plus que dans les
autres circonstances, je n’ai cru devoir
songer à mon intérêt particulier, mais au

1461
tien et à celui de l’État. Examinons avec
calme tout ce qui est inhérent à la
monarchie, et le parti auquel nous
amènera le raisonnement, adoptons-le.
Personne ne dira que nous devions,
n’importe de quelle manière, nous en
emparer, lors même qu’elle ne nous
serait pas utile. Agir autrement
donnerait lieu de croire ou que nous
sommes au-dessous de nos succès, et
que la réussite nous a dérangé l’esprit,
ou bien que nous nous sommes, dans
notre désir, depuis longtemps conçu, de
ce pouvoir, servis de ton père et de
notre piété envers lui comme d’un
prétexte, et que nous avons mis en avant
le peuple et le sénat, non pour les
délivrer de ceux qui tramaient leur
perte, mais pour nous les asservir. L’un
et l’autre est coupable. Qui, en effet, ne
serait indigné de nous voir dire une
chose, et de s’apercevoir que nous en
avons une autre dans la pensée ?
Comment la haine pour nous ne serait-
elle pas aujourd’hui plus grande que si,
dès le principe, nous eussions
immédiatement montré notre désir à nu
et marché ouvertement à la monarchie ?
Oser un acte de violence est en quelque
sorte, suivant la croyance générale, le

1462
propre de la nature de l’homme, lors
même qu’il semble être le résultat de
l’ambition : quiconque l’emporte en
quelque chose croit mériter d’avoir plus
que son inférieur, et, s’il réussit, on
l’attribue à la force de son âme ; s’il
échoue, on le rejette sur l’inconstance
de la divinité. Mais celui qui accomplit
quelque acte de ce genre par surprise ou
perfidie est d’abord regardé comme
trompeur, astucieux, d’habitudes et de
mœurs perverses (tu ne permettrais, je
le sais bien, à personne de le dire ou de
le penser de toi, lors même que tu
devrais, à ce prix, commander à
l’univers) ; ensuite, quand il réussit, il
passe pour avoir recherché un injuste
intérêt ; quand il échoue, pour avoir
éprouvé un juste malheur.

" La chose étant ainsi, on ne nous


adresserait pas de moins vifs reproches,
si, bien que n’ayant eu d’abord aucune
pensée de cette nature, nous allions
maintenant désirer un tel pouvoir. Car,
se laisser vaincre par les circonstances
présentes, ne pas se retenir soi-même,
ne pas user sagement des dons de la

1463
fortune, est bien pire que de faire tort à
quelqu’un à la suite de mauvais succès :
dans un cas, on est souvent forcé par les
malheurs mêmes, et pour les besoins de
sa cause, de se rendre coupable malgré
soi ; dans l’autre cas, c’est
volontairement et contrairement à son
intérêt qu’on cesse d’être maître de soi-
même. Ceux qui n’ont dans l’âme
aucune simplicité, qui ne peuvent user
avec modération des biens qui leur sont
accordés, comment attendre d’eux
qu’ils commandent sagement aux autres
ou qu’ils tiennent une conduite droite
dans le malheur ? Puis donc que nous
n’avons rien éprouvé de tout cela, et
que, loin de désirer rien faire
inconsidérément, nous délibérons afin
de choisir le parti qui nous aura semblé
le meilleur, procédons à sa discussion.
Je parlerai librement, surtout parce
qu’il me serait impossible de
m’exprimer autrement, et parce que, je
le sais, tu n’aimes pas à entendre des
mensonges accompagnés de flatteries.

" L’égalité de droits est un mot de


bon augure, et son œuvre est une œuvre

1464
de justice. Comment, en effet, quand on
a reçu du sort la même nature, quand on
est de la même race, quand on a été
élevé dans les mêmes coutumes et
instruit suivant des lois semblables,
quand on met en commun à la
disposition de la patrie et son corps et
son âme, ne serait-il pas juste de
partager aussi tout le reste en commun ?
Comment ne serait-ce pas chose
excellente qu’il n’y ait en rien de
préférence que pour le mérite ?
L’égalité de naissance demande
l’égalité de conditions ; elle se réjouit
lorsqu’elle l’obtient, elle s’afflige
quand elle en est privée. De plus, tout
être humain, attendu qu’il est issu des
dieux et qu’il doit retourner vers les
dieux, porte en haut ses regards ; il ne
veut pas être toujours commandé par le
même chef, et ne supporte pas de
participer aux fatigues, aux dangers et
aux dépenses sans prendre part aux
avantages : loin de là, s’il est forcé de
subir quelque chose de pareil, il déteste
cette violence, et, quand il en peut saisir
l’occasion, il se venge de ce qu’il
déteste. Tous se croient dignes de
commander, et, pour ce motif, ils
souffrent qu’on les commande à leur

1465
tour ; ils ne veulent pas être opprimés,
et, pour cette raison, ils ne sont pas eux-
mêmes forcés d’opprimer les autres. Ils
aiment à être honorés par leurs égaux, et
approuvent les punitions infligées en
vertu des lois. Quand ils sont ainsi
gouvernés, ils considèrent comme
communs les biens et les adversités ; ils
ne désirent voir arriver de mal à aucun
de leurs concitoyens, et unissent avec
eux leurs prières pour demander aux
dieux des prospérités pour tous. Si
quelqu’un a quelque talent, il est
disposé à le produire et empressé de
l’exercer ; il prend plaisir à en faire
montre ; s’il en voit dans un autre, il le
pousse de bon gré ; il est plein de zèle
pour le grandir, et lui décerne les
honneurs les plus éclatants. Que si
quelqu’un fait un acte mauvais, chacun
le hait ; s’il tombe dans le malheur,
chacun prend compassion de lui, tenant
pour communs à la cité tout entière le
châtiment et la honte qui en résultent.

" Voilà pour un gouvernement


républicain ; dans les tyrannies, c’est le
contraire qui arrive. Qu’est-il besoin

1466
d’allonger mon discours par
l’énumération de leurs nombreux
inconvénients ? Le principal, c’est que
personne ne veut paraître rien savoir,
posséder aucun bien, parce que ces
avantages, la plupart du temps, attirent
l’inimitié de quiconque a le pouvoir, et
que chacun, réglant sa conduite sur les
mœurs du maître, court après toute
faveur dont il espère, s’il l’obtient du
prince, tirer sans danger quelque profit.
Aussi la plupart n’ont-ils de zèle que
pour leurs intérêts personnels, et
haïssent-ils tous les autres, dont ils
regardent la réussite comme une
affliction domestique et les malheurs
comme un gain particulier. Les choses
étant ainsi, je ne vois pas ce qui
pourrait te pousser raisonnablement au
désir de commander seul. Car, outre que
ce gouvernement serait odieux aux
peuples, il aurait pour toi-même des
inconvénients beaucoup plus nombreux
encore. Ne vois-tu pas combien notre
ville et ses affaires sont encore pleines
de confusion ? Il est difficile que la
foule des Romains, après avoir vécu
tant d’années au sein de la liberté, y
renonce aujourd’hui ; il est difficile que
les peuples nos alliés ou nos sujets,

1467
dont les uns possèdent depuis longtemps
un gouvernement populaire, et les autres
ont été affranchis par nous-mêmes,
soient de nouveau remis en servitude,
lorsque nous avons autour de nous tant
d’ennemis menaçants.

" Pour commencer par le premier


motif, par celui qui est le moins
important, il te faudra nécessairement
chercher de tout côté de grandes
ressources d’argent, car il est
impossible que les revenus actuellement
existants suffisent aux autres services et
à la nourriture des soldats. Cela existe
sans doute aussi dans les gouvernements
populaires, car il est impossible qu’un
État se maintienne sans rien dépenser.
Oui, mais dans ces États, beaucoup de
citoyens payent volontairement de fortes
sommes, s’en faisant un point d’honneur
et recevant en retour les charges qu’ils
ont méritées : si une contribution de la
part de tous les citoyens devient
nécessaire, comme ils obéissent à leur
propre mouvement et ne la payent que
pour leurs propres intérêts, ils la
supportent sans peine. Sous un

1468
gouvernement monarchique, au
contraire, tout le monde croit que le
chef, de même qu’il doit être plus riche
que les autres, doit seul supporter la
dépense, attendu que l’on est disposé à
examiner scrupuleusement ses revenus,
sans tenir pareil compte de ses frais ;
d’ailleurs les particuliers ne donnent
rien avec plaisir ni volontairement, et
ce n’est pas de leur plein gré qu’ils
acquittent l’impôt commun. Personne,
en effet, n’y saurait consentir, puisque
même on aurait peine à avouer qu’on est
riche, et il n’est pas non plus dans
l’intérêt de celui qui a le pouvoir que la
chose se fasse ; car un homme de ce
caractère, acquérant aussitôt parmi la
foule la réputation de bon citoyen, s’en
enflerait et serait porté aux révolutions.
Une autre chose encore, qui est pour la
multitude un pesant fardeau, c’est
qu’elle supporte la peine et que d’autres
en recueillent les profits. Dans un
gouvernement populaire, ceux qui
servent dans les armées sont, pour la
plupart, ceux qui payent des
contributions en argent, lesquelles font
en quelque sorte retour à eux. Dans les
monarchies, au contraire, autres sont, la
plupart du temps, ceux qui cultivent la

1469
terre, qui exercent un métier, qui
s’adonnent à la marine, qui occupent les
emplois civils, tous gens sur lesquels
surtout se prélèvent les contributions ;
autres ceux qui portent les armes et
touchent pour cela un salaire.

" Voilà donc une des choses de nature


à te susciter des embarras ; en voici une
autre. Il faut de toutes les façons que les
malfaiteurs soient châtiés ; ni les
avertissements, ni les exemples, ne
rendent sages la plupart des hommes, et
il est de toute nécessité de les punir par
l’infamie, par l’exil et par la mort, ainsi
qu’il arrive ordinairement dans un
empire si étendu, au milieu d’une si
grande multitude d’habitants, et surtout
dans un changement de gouvernement.
Si tu établis d’autres citoyens que toi
pour les juger, ils s’empresseront
d’absoudre les criminels, et
principalement ceux que tu regarderas
comme tes ennemis ; car les juges se
donnent un simulacre d’indépendance,
lorsqu’ils agissent contre les intentions
de celui qui a l’autorité : si quelques
criminels sont condamnés, la sentence

1470
rendue contre eux passera pour l’avoir
été frauduleusement, à ton instigation.
Si, d’un autre côté, tu juges toi-même, tu
seras forcé, chose malheureuse, de
punir plusieurs de ceux qui te sont
égaux en dignité, et, de toutes les
façons, tu sembleras sévir contre eux
par colère plus que par justice ; car
ceux qui sont en position de faire
violence, personne ne croit qu’ils
suivent la justice dans les jugements ;
tous s’imaginent qu’ils interposent, par
honte, au-devant de la vérité, un
simulacre et une ombre de
gouvernement, pour pouvoir, sous le
nom d’un tribunal établi d’après les
lois, contenter leur désir. Voilà comment
les choses se passent dans les
monarchies. Dans les gouvernements
populaires, si quelqu’un est accusé
comme particulier, c’est une cause
particulière qu’il défend devant des
juges qui sont ses égaux ; s’il est accusé
au nom de l’État, ceux qui siègent pour
le juger sont ceux de ses pareils que le
sort a désignés : de façon que les
citoyens supportent plus aisément les
résultats de la décision, convaincus
qu’ils ne subissent aucun arrêt de la
force ni de la faveur.

1471
8

" Même en dehors de ceux qui se


rendent coupables de quelque délit, il y
a beaucoup de citoyens, fiers, les uns de
leur naissance, les autres de leur
richesse, ceux-là de quelque autre
avantage, hommes d’ailleurs
honorables, mais naturellement opposés
au principe monarchique. On ne saurait,
ni, en les laissant s’élever, vivre en
sûreté ; ni, en essayant de les en
empêcher, agir avec justice. Comment
en useras-tu avec eux ? Comment les
gagneras-tu ? Enlever le prestige de
leur noblesse, diminuer leurs richesses,
abaisser leur fierté, c’est le moyen de
n’obtenir aucune bienveillance de ceux
à qui tu commandes. Comment, en effet,
en obtenir, s’il n’est permis à personne
ni d’avoir une origine illustre, ni de
s’enrichir par des moyens justes, ni
d’être fort, brave ou intelligent ? Et
cependant, si tu laisses ces qualités se
développer séparément, tu ne les
régleras qu’avec peine. En effet, si tu
suffisais toi-même à exécuter bien et en
temps opportun les travaux civils et
militaires, et que, pour aucun d’eux, tu
n’eusses besoin d’aucun aide, je te

1472
tiendrais un autre langage ; mais il est
de toute nécessité que tu aies beaucoup
de gens pour te seconder, attendu la
grandeur de cette portion de l’univers à
laquelle tu commandes, et il convient
qu’ils soient tous braves et intelligents.
Si donc tu confies à de tels hommes les
légions et les charges, tu seras en
danger d’être renversé, toi et ton
gouvernement ; car il n’est pas possible
qu’un homme de mérite naisse sans
élévation dans les sentiments, ni qu’il
puise une grande élévation de
sentiments dans une éducation servile ;
il n’est pas possible, non plus, que,
rempli de sentiments élevés, il ne désire
pas la liberté, et qu’il ne haïsse pas tout
pouvoir despotique. Si tu ne confies
rien à ces hommes-là, et que tu mettes à
la tête des affaires des hommes sans
valeur et les premiers venus, tu ne
tarderas pas à irriter contre toi les
autres par cette méfiance ; tu ne tarderas
pas à échouer dans les plus grandes
entreprises, Car que pourrait faire de
bien un homme sans instruction et sans
naissance ? Quel ennemi ne le
mépriserait ? Qui, même parmi les
soldats, ne refuserait d’être commandé
par un tel chef ? Les maux qui en sont la

1473
suite naturelle, il n’est nul besoin que je
te les expose, tu les connais
suffisamment ; mais il est une chose que
je suis obligé de dire, c’est qu’un tel
homme, s’il ne faisait rien de ce qu’il
faut, te causerait beaucoup plus de tort
que les ennemis ; et que, s’il faisait
quelque chose d’utile, il te deviendrait
bientôt lui-même redoutable, l’esprit
égaré par le manque d’instruction.

" Dans un gouvernement populaire,


un pareil inconvénient n’a pas lieu ; au
contraire, plus grand est le nombre des
citoyens riches et braves, plus les
citoyens eux-mêmes conçoivent
d’émulation et assurent la grandeur de
l’État. L’État s’en sert et s’en applaudit,
excepté lorsque quelqu’un aspire à la
tyrannie ; celui-là, on le punit
sévèrement. La vérité de mes paroles et
la supériorité du gouvernement
populaire sur la monarchie sont prouvés
par l’histoire de la Grèce : tant qu’ils
eurent cette dernière forme de
gouvernement, les Grecs n’accomplirent
aucune grande action ; mais, quand ils
eurent commencé à vivre sous l’autre

1474
régime, ils acquirent une renommée
incomparable. Ce qui le montre aussi,
ce sont les annales des autres peuples :
ceux qui sont aujourd’hui encore soumis
à des tyrans sont toujours esclaves, et
toujours dressent des embûches à leurs
chefs ; tandis que ceux chez qui les
dignités durent un an ou même un temps
plus long, continuent à jouir de la
liberté et de l’indépendance. Mais
qu’avons-nous besoin de nous réduire à
des exemples étrangers, quand nous en
avons dans notre propre patrie ? Nous-
mêmes, Romains, qui avions d’abord un
gouvernement différent, nous avons,
dans la suite, après de nombreuses
calamités, désiré la liberté, et, l’ayant
conquise, nous sommes arrivés à cette
hauteur sans autre force que les
avantages d’un gouvernement populaire,
où les mesures étaient proposées par le
sénat, ratifiées par le peuple, où l’on
recherchait avec empressement le
service militaire, et où l’on
ambitionnait le commandement. Rien de
tout cela n’aurait pu se produire sous le
règne de la tyrannie. Aussi les anciens
Romains eurent-ils pour elle une haine
si grande qu’ils ont déclaré exécrable
cette forme de gouvernement.

1475
10

" En dehors de ces considérations,


s’il me faut parler de tes intérêts
personnels, comment supporteras-tu
d’administrer jour et nuit tant de
choses ? Comment y suffiras-tu, avec
une faible santé ? Duquel des biens de
l’homme pourras-tu jouir ? et comment,
si tu es privé de ces biens, pourras-tu
être heureux ? Où trouveras-tu une joie
véritable ? A quel moment seras-tu
exempt de chagrins violents ? Il faut
absolument, quand on possède un si
grand empire, penser beaucoup et
craindre beaucoup ; jouir peu des
plaisirs, entendre, voir, faire, souffrir
partout et toujours les choses les plus
pénibles. C’est pour cela, j’imagine,
que des Grecs et des barbares aussi
n’ont pas accepté des royautés qu’on
leur offrait. Dans cette prévision,
réfléchis avant de t’engager sur cette
voie : il est difficile, ou plutôt il est
impossible, lorsqu’une fois on a mal
plongé, de sortir du flot. Ne te laisse
abuser ni par la grandeur de l’autorité,
ni par l’abondance de l’argent, ni par le
nombre des gardes, ni par la foule des
courtisans. Ceux qui peuvent beaucoup

1476
ont beaucoup de soucis ; ceux qui ont de
grandes possessions sont obligés à de
grandes dépenses ; si l’on réunit une
multitude d’hommes armés, c’est
uniquement en vue de la multitude de
ceux qui conspirent ; quant aux flatteurs,
ils perdraient un homme plutôt qu’ils ne
le sauveraient. C’est pour ces motifs
que jamais homme sensé ne désirera la
puissance absolue.

11

" Si, parce que, dans cette position,


on peut enrichir et sauver quelques-uns,
faire aussi d’autres bons offices, et
aussi, par Jupiter ! parce qu’on a la
facilité d’outrager et de maltraiter qui
l’on veut, on croit que la tyrannie mérite
d’être recherchée, on se trompe du tout
au tout. Combien l’insolence et les
mauvais traitements sont choses
honteuses, dangereuses, détestées et des
dieux et des hommes, je n’ai nul besoin
de te le dire ; car ce n’est pas là ton
caractère, et ce n’est. pas pour ces
motifs que tu prendrais le pouvoir
monarchique. Je préfère te dire non tout
ce qu’exécuterait un homme qui ne
saurait pas gouverner, mais tout ce que

1477
les hommes qui en usent le mieux sont
dans la nécessité de faire et de souffrir.
L’autre considération, celle de pouvoir
répandre d’innombrables bienfaits, est
un avantage, sans doute, qui vaut la
peine d’être recherché : mais si, quand
il se rencontre dans un particulier, il est
beau, noble, magnifique et sans danger ;
chez un souverain, d’abord, il ne
compense pas assez les autres
inconvénients pour que ces avantages
décident personne à accepter ces
inconvénients à cause de ces avantages,
surtout quand il doit donner aux autres
le profit, et lui-même en avoir les
désagréments.

12

" Ensuite, la chose n’est pas aussi


facile qu’on se l’imagine. Personne, en
effet, ne saurait suffire à toutes les
sollicitations. Tous ceux qui se croient
dignes d’obtenir quelque bienfait du
monarque, lors même qu’on ne leur doit
dans le moment le prix d’aucun service,
sont hommes : or, il est naturel que
chacun se plaise à soi-même et veuille
recevoir quelque faveur de celui qui
peut donner, et tout ce qui se peut

1478
donner (je veux dire les honneurs et les
charges, parfois même l’argent) se
trouve être dans des proportions bien
faibles pour une si grande multitude de
solliciteurs. La chose étant ainsi, il
recueille l’inimitié de ceux qui
n’obtiennent pas ce qu’ils demandent,
sans gagner l’amitié de ceux qui
réussissent. Les uns, en effet, comme
s’ils ne recevaient rien qui ne leur soit
dû, ne se croient pas obligés à beaucoup
de reconnaissance envers le bienfaiteur,
attendu qu’ils n’ont trouvé rien qui
dépassât leur attente, et que, de plus, ils
se font scrupule de remercier, pour ne
point paraître indignes d’un traitement
honorable ; les autres, frustrés dans
leurs espérances, s’affligent
doublement : d’une part, ils ont été
privés d’un bien qui leur appartenait
(tout le monde croit déjà posséder ce
qu’il désire), d’une autre part, ce serait
se reconnaître soi-même coupable de
quelque faute, si l’on supportait avec
indifférence cette déception. Il est bien
évident que celui qui distribue
équitablement de telles faveurs examine
avant tout le mérite de chacun ; qu’il
accorde des honneurs aux uns et néglige
les autres ; en sorte que sa sentence

1479
donne aux premiers une fierté, et aux
autres une indignation qu’approuve leur
conscience. Que quelqu’un veuille, pour
s’en garder, répandre irrégulièrement
des dons, il se trompera du tout : les
méchants, en effet, si, contre l’équité, on
leur accorde des honneurs, n’en
deviendront que pires, qu’on semble les
louer comme vertueux ou les ménager
comme redoutables ; les gens de bien,
n’obtenant rien de plus que les méchants
et mis sur la même ligne, seront plus
affligés de cette égalité que réjouis
d’être eux-mêmes jugés dignes de
quelque distinction ; par suite, ils
renonceront à la pratique du bien pour
se jeter dans la voie du mal. Ainsi, ces
honneurs mêmes, en les donnant, on
n’en recueille aucun bien, et ceux qui
les reçoivent n’en deviennent que plus
pervers ; de telle sorte que cet avantage,
qui plairait surtout à quelques-uns dans
les monarchies, tu aurais la plus grande
peine à en tirer parti.

13

" Songe donc à ces considérations et


aux autres que je te soumettais il n’y a
qu’un instant, afin de les peser dans ton

1480
esprit, pendant qu’il en est temps
encore, et rends au peuple les armes,
les provinces, les charges et les
finances. Si tu le fais volontairement,
dès à présent, tu seras le plus illustre et
le plus en sûreté de tous les hommes ;
mais si tu attends d’y être amené par la
force, peut-être éprouveras-tu quelque
malheur, accompagné d’une réputation
fâcheuse. La preuve, c’est Marius,
Sylla, Métellus, Pompée, qui, devenus
maîtres des affaires, ne voulurent pas
d’abord dominer, et n’éprouvèrent,
grâce à cela, aucun malheur ; c’est
Cinna, Carbon, le second Marius,
Sertorius ; c’est Pompée lui-même, qui,
dans la suite, pour avoir désiré la
domination, ont péri misérablement. Il
est difficile, en effet, que cette ville,
régie pendant tant d’années par un
gouvernement républicain, et qui
commande à tant d’hommes, consente à
se faire esclave. Tu as appris par
l’histoire que Camille a été banni pour
s’être servi de chevaux blancs à son
triomphe ; tu sais aussi que Scipion fut
renversé, condamné pour certains actes
qui tendaient à l’élever au-dessus de
ses concitoyens ; souviens-toi encore de
quelle manière on s’est conduit à

1481
l’égard de ton père, soupçonné
d’aspirer à la royauté. Et pourtant, il n’y
eut jamais d’hommes supérieurs à ceux-
là. Mon avis, néanmoins, n’est pas que
tu quittes sans précaution l’autorité,
mais bien que tu t’occupes auparavant
de tout ce qui est utile à l’État, et que tu
fasses, par des décrets et par des lois,
les règlements convenables, à
l’exemple de Sylla : si la plupart ont été
abolis dans la suite, la plupart et les
plus importants subsistent encore. Ne
dis pas que, même ainsi, il y aura des
séditions ; je te répéterais qu’on
supporterait bien moins encore un
gouvernement monarchique. Car, si nous
considérions tout ce qui peut arriver, il
serait insensé à nous de redouter les
dissensions produites par le
gouvernement républicain plus que les
tyrannies qui naissent du gouvernement
monarchique. Mon intention n’a pas été
de parler des malheurs qu’elles
engendrent ; je n’ai pas voulu entrer
dans le détail d’une chose qui offre une
prise si facile à la critique, mais
seulement te montrer qu’elle est, de sa
nature, telle que même les gens de bien
ne… {lacune}

1482
14

" {lacune}… ils ne peuvent, non


plus, par la liberté de leur parole,
persuader ceux qui ne leur sont pas
semblables ; et, dans les affaires, ils ne
réussissent pas, parce qu’ils ne sont pas
du même avis qu’eux. C’est pourquoi, si
tu prends quelque intérêt à ta patrie,
pour laquelle tu as soutenu tant de
guerres, pour laquelle tu aurais
volontiers donné ta vie, réforme,
améliore sa constitution. Le droit de
faire et de dire sans détour tout ce qu’on
pense, considéré chez les gens sensés,
est une cause de bonheur pour tous ;
considéré chez les insensés, il est une
cause de malheur : aussi, donner le
pouvoir à ceux-ci, c’est présenter une
épée à un enfant qui a perdu la raison ;
le donner à ceux-là, c’est sauver, avec
l’État, eux et le reste des citoyens,
quand bien même ils ne le voudraient
pas. Je suis donc d’avis que, sans
t’arrêter à des mots spécieux, tu ne te
laisses pas abuser, mais qu’au
contraire, considérant les résultats, tu
mettes un terme à l’audace de la
multitude et te réserves à toi-même et
aux autres citoyens d’élite

1483
l’administration des affaires, afin
d’avoir, au sénat les hommes les plus
sensés ; dans les charges, les hommes
les plus capables de commander les
armées ; dans les armées et parmi les
mercenaires, les hommes les plus
vigoureux et les plus pauvres. De cette
façon, chacun accomplissant avec zèle
les fonctions qui lui incombent et
rendant de bon gré les services qu’il
attend des autres, ne s’apercevra pas de
son infériorité dans les choses qui lui
font défaut, et conquerra la vraie
république, la sûre liberté. Car cette
liberté de la foule est le pire esclavage
pour les honnêtes gens, et amène la
perte commune des deux partis ; tandis
que l’autre liberté, accordant partout la
préférence au parti le plus sage, et
donnant à tous équitablement selon leur
mérite, fait pareillement le bonheur de
tous ceux qui suivent son régime.

15

" Garde-toi de penser que je te


conseille de te faire tyran par
l’asservissement du peuple et du sénat.
Jamais je n’oserais le dire, jamais tu
n’oserais le faire. Mais il sera

1484
honorable et utile pour toi et pour l’État
de régler par des lois, de concert avec
l’élite des citoyens, tout ce qui touche à
l’intérêt général, sans que personne
dans la foule vous contredise ou vous
fasse opposition ; les guerres seront
réglées suivant vos délibérations, tous
exécutant sur-le-champ l’ordre qu’ils
auront reçu ; le choix des magistrats
vous appartiendra, vous déterminerez
les récompenses et les châtiments, afin
que toute résolution arrêtée par toi et
par tes pairs devienne aussitôt loi, et
que les ennemis soient combattus en
secret et en temps opportun ; que ceux
qui aspirent aux honneurs doivent leur
élévation à leur mérite, et non au sort ou
à la brigue ; que les bons soient
récompensés sans exciter l’envie, les
méchants châtiés sans exciter de
sédition. Les affaires seront bien
administrées, quand elles ne seront ni
portées à la connaissance de tous, ni
soumises aux délibérations du peuple,
ni livrées à la brigue des partis, ni
assujetties aux caprices de l’ambition ;
nous jouirons alors agréablement des
biens que nous possédons, sans être
exposés à des guerres dangereuses ni à
des séditions impies. Ce sont là, en

1485
effet, les inconvénients de toute
démocratie, attendu que les citoyens
puissants, prétendant au premier rang et
salariant les citoyens plus faibles,
bouleversent tout, maux qui se sont
produits chez nous en grand nombre et
qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire
cesser. La preuve, c’est que depuis si
longtemps nous sommes en proie aux
guerres et aux séditions. La cause, c’est
la multitude de la population et
l’importance de nos affaires : divisés
par races et par caractères de toute
sorte, les hommes ont des tendances et
des désirs divers, et l’on est allé si
avant dans cette voie, qu’il est difficile
de mettre ordre au mal.

16

" Les faits sont là pour attester la


vérité de mes paroles. Tant que nous
n’avons pas été nombreux et que nous
n’avons différé de nos voisins en rien
d’important, nous avons joui d’un bon
gouvernement, nous avons soumis
l’Italie presque entière ; depuis que
nous en sommes sortis et que nous
avons traversé de nombreux continents,
de nombreuses îles, rempli toute la terre

1486
et toute la mer de notre nom et de notre
puissance, nous n’avons plus profité
d’aucun avantage : loin de là, nous
avons été, dans notre patrie d’abord,
dans l’intérieur même de nos murailles,
en proie aux séditions ; ensuite, cette
maladie s’est répandue jusque dans les
armées. Aussi notre ville ressemble-t-
elle à un grand vaisseau de transport
qui, plein d’une foule de toute sorte,
privé de pilote, emporté depuis
plusieurs générations par une violente
tempête, est ballotté et poussé çà et là
comme dépourvu de lest. Ne souffre
donc pas que ce vaisseau soit encore
battu par les orages (tu vois comme il
fait eau) ; ne le laisse pas se briser
contre un écueil (il est délabré et ne
pourra résister plus longtemps) ; mais,
puisque les dieux, dans leur pitié pour
notre patrie, t’ont établi pour la diriger
et la gouverner, ne la trahis pas, afin
que si, grâce à toi, elle a un peu respiré,
elle puisse continuer à vivre tranquille.

17

" La justesse de mes conseils,


lorsque je prétends que le peuple doit
être soumis à un chef unique, tu en es, je

1487
pense, depuis longtemps convaincu.
Puisqu’il en est ainsi, hâte-toi
d’accepter résolument la souveraineté,
ou plutôt ne la dépose pas ; car l’objet
de notre délibération n’est pas de
savoir comment nous nous emparerons
de quelque chose, mais comment nous
ne périrons pas et comment nous ne
serons plus exposés au danger. Qui, en
effet, t’épargnera, si tu remets les
affaires au peuple, et que tu les confies
à un autre, lorsqu’il y a tant de gens qui
ont été offensés par toi, et que tous,
pour ainsi dire, aspireront à la
monarchie ? Aucun d’eux ne voudra, en
raison de ce que tu as fait, ni te
défendre, ni laisser vivre en toi un
adversaire. La preuve, c’est que, sorti
du pouvoir, Pompée fut en butte au
mépris et aux conjurations, et que,
n’ayant pu le recouvrer ensuite, il fut
tué ; c’est que César, ton père, ayant
voulu faire la même chose, a péri avant
le temps. Marius et Sylla eussent
certainement éprouvé le même sort,
s’ils ne l’avaient devancé par leur
trépas. Quant à Sylla, au rapport de
quelques historiens, par crainte de ce
malheur, il a prévenu ses adversaires et
s’est tué lui-même. Au moins est-il vrai

1488
que plusieurs de ses règlements
commencèrent à être abolis dès son
vivant. Ainsi, attends-toi à voir naître
plus d’un Lépidus, plus d’un Sertorius,
plus d’un Brutus, plus d’un Cassius.

18

" Puisses-tu, en considérant ces


choses et en calculant toutes les autres
circonstances, n’abandonner ni toi-
même ni la patrie, par crainte de passer
aux yeux de quelques-uns pour un
ambitieux. D’abord, en supposant que
quelqu’un ait de toi ce soupçon, c’est un
désir qui ne sort pas des habitudes de
l’homme, et il est beau d’en courir la
chance. Qui ignore, d’ailleurs, la
nécessité qui t’y a poussé ? Si donc il y
a matière à un blâme, il est juste d’en
accuser les meurtriers de ton père ; s’ils
ne l’avaient pas tué si injustement et si
déplorablement, tu n’aurais pas pris les
armes contre eux, tu n’aurais pas levé
des légions, tu ne te serais pas ligué
avec Antoine et Lépidus, et tu ne les
aurais pas combattus à leur tour.
Personne n’ignore les raisons et la
justice de ta conduite dans toutes ces
circonstances ; si donc il y a eu des

1489
crimes commis, il ne nous est plus
possible d’y porter remède en sûreté.
De telle sorte que nous devons, dans
notre propre intérêt et dans celui de
l’État, obéir à la fortune qui te donne la
monarchie. Nous devons même lui avoir
une grande reconnaissance, et de ce
qu’elle nous a délivrés des malheurs
des guerres civiles, et de ce qu’elle a
mis l’empire entre tes mains, afin qu’en
y apportant les soins convenables, tu
fasses voir à tous les hommes que les
troubles et les actions mauvaises sont le
fait des autres, mais que toi tu es bon.
Ne va pas être effrayé de la grandeur du
pouvoir. Plus il est étendu, plus il offre
de moyens de conservation, et il est
bien plus facile de garder que de
conquérir : pour s’approprier ce qui
n’est pas à soi, il faut des travaux et des
dangers ; pour conserver ce qu’on
possède, il suffit d’un peu de soin. Ne
crains pas, non plus, de ne pas vivre en
sûreté au sein de cette puissance, ou de
ne pas jouir de tous les biens dont
jouissent les hommes, si tu consens à
gouverner suivant mes conseils. Ne
t’imagine pas, non plus, que mon
discours s’écarte du sujet de la présente
délibération, si je te parle un peu

1490
longuement : ce n’est point pour le
plaisir de parler que je le fais, c’est
afin que tu comprennes clairement que,
pour un homme sensé, il est possible, il
est facile de commander avec honneur
et sans danger.

19

" Je prétends que tu dois d’abord


immédiatement épurer et choisir les
sénateurs, parce qu’à la faveur des
séditions, il s’est glissé dans ce corps
des gens dont la place n’est pas dans le
sénat, maintenir ceux qui ont quelque
mérite et renvoyer les autres. Ne rejette
cependant aucun homme de bien, parce
qu’il est pauvre ; mais donne-lui
l’argent nécessaire. " En remplacement
des autres, fais-y entrer les citoyens les
plus nobles, les plus vertueux et les plus
riches, que tu choisiras non pas en Italie
seulement, mais aussi chez les peuples
alliés et chez les peuples soumis ; tu te
procureras ainsi des aides nombreux, et
tu t’assureras la tranquillité des
principaux citoyens de toutes les
provinces : les provinces ne remueront
pas, n’ayant aucun chef considérable, et
ceux qui y tiennent le premier rang te

1491
chériront, parce qu’ils auront une part
avec toi dans le pouvoir. Fais de même
pour les chevaliers. Que partout ceux à
qui leur naissance, leur vertu et leur
richesse donnent le second rang, soient
incorporés aux chevaliers, en faisant
entrer dans un ordre et dans l’autre tous
ceux qu’il te plaira, sans t’inquiéter en
rien de leur nombre : car plus tu auras
autour de toi d’hommes considérés, plus
tu auras de facilité pour tout administrer
comme il le faut et pour persuader ceux
à qui tu commandes que, loin de les
traiter en esclaves et comme gens au-
dessous de nous, tu leur donnes, au
contraire, une part de tous nos
avantages et de l’autorité suprême, afin
qu’ils l’aiment comme la leur propre. Je
suis tellement éloigné de rétracter cette
parole comme inopportune, que je
prétends qu’il faut leur accorder à tous
le droit de cité, afin qu’ayant une part
égale, ils soient des alliés fidèles,
comme s’ils n’habitaient avec nous
qu’une seule ville, la regardant comme
la ville véritable, tandis que leurs
patries ne seraient que des champs et
des bourgades. Mais nous examinerons
de nouveau, avec plus de détail, ce
qu’il faut faire à cet égard, afin de ne

1492
pas tout leur accorder d’un coup.

20

" Il faut aussi incorporer aux


chevaliers les citoyens de dix-huit ans,
c’est surtout à cet âge que se montre la
vigueur du corps et la capacité de
l’âme ; au sénat, ceux de vingt-cinq ans.
Comment, en effet, n’est-ce pas une
honte et un danger de ne permettre à
personne d’administrer avant cet âge
ses affaires domestiques, et de confier
les affaires publiques à des gens plus
jeunes ? Qu’après avoir été questeur et
édile, ou tribun du peuple, on devienne
préteur à trente ans. Ce sont là, avec
celle de consul, les seules charges que,
pour conserver un souvenir des
institutions de nos ancêtres et ne point
paraître changer complètement la forme
du gouvernement, tu dois, selon moi,
avoir à Rome. Choisis toi-même tous
les candidats, sans laisser désormais
l’élection d’aucun d’eux ni aux comices
par tribus, ni aux comices par centuries,
car c’est une source de séditions ; non
plus qu’au sénat, car il y aurait brigue.
Ne maintiens pas leur ancienne autorité,
de peur que les mêmes faits ne se

1493
renouvellent ; conserve leur dignité, tout
en diminuant leur puissance, autant qu’il
sera possible de le faire sans rien
enlever à leur considération, et ne
permets pas à ceux qui le voudraient de
se révolter. Tu atteindras ce but en les
nommant magistrats urbains, et en ne
confiant d’armes à aucun d’eux pendant
la durée de sa charge, ni aussitôt après,
mais seulement après le temps que tu
auras jugé suffisant pour chacun. De
cette manière, personne ne se révoltera
en se rendant maître des légions à l’aide
d’un titre fastueux, et les caractères
s’adouciront, quand on aura été quelque
temps simple particulier. Que les jeux
soient célébrés par qui de droit ; que
tous, magistrats, juges, chacun
séparément, pendant la durée de leur
charge à Rome, jugent les causes,
excepté celles de meurtre ; que les
tribunaux soient composés des autres
sénateurs et des chevaliers, et qu’en
somme tout dépende d’eux.

21

" Nomme préfet de la ville un des


principaux citoyens qui ait passé par les
dignités qu’il convient, non pour

1494
commander en cas d’absence des
consuls, mais pour être constamment à
la tête des affaires de la ville, pour
juger les causes en appel et celles qui
lui seront renvoyées par les magistrats
dont j’ai parlé, ainsi que les causes
capitales contre les citoyens dans
l’enceinte de la ville, à l’exception de
celles dont je parlerai, et pour les
citoyens qui habitent au dehors, jusqu’à
sept cent cinquante stades. Qu’un autre
magistrat soit choisi également parmi
les pareils du dernier, pour examiner et
surveiller la naissance, la fortune, les
mœurs des sénateurs et des chevaliers,
hommes, enfants et femmes, et de leurs
parents ; corriger lui-même ce qui, sans
mériter encore d’être puni, deviendrait,
si on le négligeait, la cause de maux
grands et nombreux, et référer à toi pour
les points plus importants. C’est au
sénateur le plus distingué après le préfet
urbain, ou, mieux encore, à un
chevalier, que ces fonctions doivent être
confiées. Qu’empruntant son nom à ta
dignité censoriale (car il convient en
toutes manières que ta dignité soit la
plus élevée de toutes), il soit appelé
sous-censeur. Que ces deux magistrats
soient à vie, à moins que quelqu’un

1495
d’eux n’ait commis une forfaiture, ou
qu’il ne succombe soit à la maladie,
soit à la vieillesse. Une magistrature de
si longue durée n’a rien de redoutable,
puisqu’ils agiront, l’un sans avoir
d’armes du tout, l’autre ne disposant
que d’un petit nombre de soldats, et
exerçant sa charge, la plupart du temps,
sous tes yeux ; tandis que des magistrats
temporaires redouteraient d’offenser
personne et craindraient de prendre une
mesure énergique, en songeant qu’ils
rentreront dans la vie privée et que
d’autres auront la puissance. Qu’ils
reçoivent une rémunération et pour leurs
services et pour leur dignité. Tel est
l’avis que je te donne à ce sujet. Quant
à ceux qui ont exercé la préture, qu’ils
aient un gouvernement chez les peuples
soumis ; car, avant d’avoir exercé la
préture, cela ne doit pas avoir lieu,
selon moi. Que ceux qui n’auront pas
encore été préteurs servent de
lieutenants à ceux que tu auras désignés,
une première et une seconde fois ; puis,
qu’ils soient alors élevés au consulat,
s’ils ont bien rempli leurs charges, et
qu’après cela ils soient investis des
fonctions les plus élevées.

1496
22

" Voici l’ordre que je te conseille


d’établir. Que l’Italie entière, dans la
partie située à plus de sept cent
cinquante stades, et tout le reste du
territoire qui, dans les îles et dans les
continents, obéit à nos lois, soient
partout divisés en peuples et en nations,
de même que toutes les villes qu’un seul
homme peut suffire à gouverner par lui-
même ; que des soldats y soient placés
en garnison ; que des chefs distincts leur
soient envoyés : un consulaire, ayant
autorité sur tous, et deux citoyens ayant
exercé la préture ; l’un au sortir de ses
fonctions dans Rome, dans les
attributions duquel seront les affaires
privées et le soin des
approvisionnements ; l’autre, tiré de
ceux qui ont rempli cette fonction, aura
l’administration des affaires publiques
des villes et le commandement des
soldats, excepté quand il s’agira de
noter d’infamie et de condamner à mort.
Que ces condamnations soient réservées
au commandant consulaire seul, excepté
pour les centurions des légions, et pour
les primipilaires parmi les simples
soldats ; pour les uns comme pour les

1497
autres, ne délègue à personne le droit de
punition, de peur qu’en pareil cas, la
crainte n’en pousse parfois quelques-
uns à entreprendre aussi contre toi. J’ai
dit qu’il fallait ne mettre qu’un ancien
préteur à la tête des soldats, voici
pourquoi. S’il n’y a qu’un petit nombre
de soldats dans un corps d’étrangers ou
dans une même légion, la chose est
bien ; mais si deux légions prennent
leurs quartiers d’hiver dans la même
province (je ne te conseillerais pas d’en
confier un plus grand nombre à un même
chef), il faudra que ces deux anciens
préteurs, indépendants l’un de l’autre,
s’occupent, sur le pied de l’égalité, des
affaires qui concernent et ces légions et
les villes et les particuliers. C’est, donc
au consulaire à juger ces causes, et,
aussi, celles qui seront soumises à son
arbitrage ou qui lui viendront par voie
d’appel de la juridiction prétorienne.
Ne sois pas surpris si je te conseille de
diviser l’Italie en tant de parties : son
étendue et sa population rendent
impossible aux magistrats qui sont dans
Rome de la bien administrer. Il faut que
le magistrat réside continuellement chez
les peuples, et n’enjoigne à ceux qui
sont sous son autorité que les choses

1498
possibles.

23

" Que tous ceux à qui l’on confie une


magistrature au dehors reçoivent une
rémunération, plus forte pour les
grandes, moindre pour les inférieures,
moyenne pour les moyennes, attendu
qu’on ne peut ni les forcer de vivre en
pays étranger avec leurs ressources
particulières, ni leur permettre de se
livrer, comme aujourd’hui, à des
dépenses illimitées et irrégulières. Que
leurs charges ne durent pas moins de
trois ans, à moins d’injustices
commises, ni plus de cinq : d’un côté,
parce que les magistratures annuelles ou
de peu de durée, après avoir enseigné à
quelques citoyens ce qu’il faudrait
faire, les laissent partir sans qu’ils en
aient rien fait ; de l’autre, parce que des
magistratures plus longues et durant
plus de temps enorgueillissent bien des
gens et les poussent à la révolte. C’est
pour cela qu’il convient, selon moi, de
ne pas conférer, à la suite les uns des
autres, les grands commandements. Il
n’importe pas, en effet, que ce soit dans
une même province, ou successivement

1499
dans plusieurs, que les magistrats
exercent trop longtemps leurs charges ;
d’ailleurs, ils sont plus vertueux quand
ils ont laissé s’écouler un certain
intervalle, quand ils sont retournés dans
leurs foyers et sont redevenus simples
particuliers.

24

" Voilà les affaires qui doivent, selon


moi, être administrées par les sénateurs,
et de quelle façon elles doivent l’être.
Que les deux citoyens les plus
distingués parmi les chevaliers aient le
commandement de la garde qui
t’entoure ; la confier à un seul homme
est chose dangereuse, la confier à un
plus grand nombre est chose grosse de
troubles. Que ces officiers soient donc
deux, afin que, si l’un éprouve quelque
indisposition physique, tu ne restes pas
sans garde ; qu’ils soient tirés de ceux
qui ont fait plusieurs campagnes et
rempli plusieurs autres emplois. Que
leur commandement s’étende sur les
prétoriens et sur tout le reste des soldats
en Italie, avec pouvoir de condamner à
mort ceux qui se rendraient coupables, à
l’exception des centurions et de ceux

1500
qui sont sous le commandement de
magistrats de l’ordre sénatorial. Que
ces derniers aient pour juges leurs
chefs, qui prononceront sur leur sort,
sans donner prétexte à récusation,
attendu qu’ils ont autorité pour les punir
et les récompenser. Quant aux autres
soldats, en Italie, qu’ils soient sous les
ordres de ces officiers, qui auront sous
eux des lieutenants, ainsi que les
Césariens, tant ceux qui sont attachés à
ton service que ceux qui ont quelque
mérite. Ces attributions sont
convenables et suffisantes ; il serait à
craindre qu’en leur imposant plus qu’ils
ne peuvent supporter aisément, ils ne
manquassent de temps pour les choses
nécessaires, ou qu’ils ne pussent
s’occuper de toutes. Que leur charge
soit à vie, comme celle de préfet de la
ville et celle de sous-censeur ; qu’un
autre soit établi préfet des Vigiles ; un
autre préposé à l’annone et au reste des
approvisionnements ces derniers pris
parmi les principaux de l’ordre
équestre après les précédents, comme
pour les fonctionnaires tirés de l’ordre
sénatorial.

25

1501
" Que l’administration des finances,
je veux dire celle du trésor public et du
fisc, soit tout entière, à Rome, dans le
reste de l’Italie et au dehors, remise aux
mains des chevaliers. Qu’ils reçoivent
une rémunération, eux et tous ceux du
même ordre qui sont chargés de quelque
partie de l’administration, les uns plus
forte, les autres moins forte,
proportionnellement à leur dignité et à
la grandeur de leur perception ; car,
d’un côté, ils ne peuvent, attendu qu’ils
sont plus pauvres que les sénateurs,
fournir de leurs propres deniers à leur
dépense, même en exerçant dans Rome,
et, d’un autre côté, il n’est ni possible ni
utile pour toi que les mêmes soient
maîtres des armées et des finances. En
outre, il est bien qu’un plus grand
nombre s’occupent de tout ce qui
concerne le gouvernement de l’État, afin
que beaucoup à la fois en profitent et
acquièrent l’expérience des affaires. De
la sorte, en effet, ceux qui sont sous tes
lois te seront plus attachés, jouissant
des biens communs de plusieurs
manières ; et toi, tu auras toujours
abondance de bons serviteurs pour tous
les besoins de l’État. Il suffit, en effet,
dans Rome, pour chaque espèce de

1502
contribution, et au dehors, dans chaque
province, d’un seul chevalier ayant sous
lui des subalternes pris parmi les
chevaliers et parmi les affranchis, en
aussi grand nombre que le besoin
l’exigera ; car il faut leur adjoindre
aussi des agents de cette condition, afin
que qui te sert soit récompensé de son
mérite, et que tu puisses, sans embarras,
apprendre la vérité par eux, lors même
qu’ils ne le voudraient pas, toutes les
fois qu’un délit aura été commis. Que
quiconque, parmi les chevaliers, après
avoir passé par de nombreuses
fonctions, se sera rendu assez
recommandable pour devenir sénateur,
ne soit pas empêché par son âge d’être
admis dans le sénat ; fais-y entrer aussi
même ceux qui n’ont commandé qu’une
centurie dans les légions, pourvu
toutefois qu’ils n’aient pas servi comme
simples soldats. Ceux qui ont porté les
pieux et les corbeilles, ce serait une
honte et une injure pour le sénat, si
quelqu’un d’eux en devenait membre ;
mais pour ceux qui, dès le principe, ont
été centurions, rien n’empêche d’y
incorporer les plus illustres d’entre eux.

26

1503
" Voilà ce que j’ai à te conseiller
relativement aux sénateurs et aux
chevaliers ; et, par Jupiter, je veux aussi
que, tant qu’ils sont encore enfants, ils
aillent dans les écoles ; puis, qu’arrivés
à l’âge adulte, ils manient les chevaux
et les armes sous des maîtres publics
payés pour leur enseigner ces deux
exercices. De cette manière, instruits et
exercés dès l’enfance à ce qu’ils
doivent accomplir quand ils seront
devenus hommes, tu les trouveras plus
aptes à tout. Car un bon chef, celui qui
est utile, ne doit pas se borner à faire
lui-même tout ce qui est convenable, il
doit encore donner ses soins à rendre
les autres aussi bons qu’il est possible.
Tu atteindras ce but non pas en leur
permettant de faire tout ce qu’ils
veulent, et en les punissant ensuite, s’ils
se rendent coupables de délit ; mais
bien en les instruisant d’abord, et avant
qu’ils soient en faute, de toutes les
choses dont l’exercice les rendra plus
utiles à eux-mêmes et à toi ; en ne
fournissant aucun prétexte à personne,
ni à cause de sa richesse, ni à cause de
sa naissance, ni à cause de quelque
autre mérite que ce soit, de
s’abandonner à l’indolence, à la

1504
mollesse ou à de mauvais penchants.
Bien des gens, en effet, craignant d’être,
pour quelque mérite de ce genre,
exposés à l’envie et au danger, font
beaucoup de choses indignes d’eux dans
l’espoir de vivre par là plus en sûreté.
Aussi ces hommes excitent-ils la
compassion comme des victimes à qui
il n’est, ce semble, pas loisible de vivre
honorablement ; tandis que retombe sur
le chef, avec la perte, puisqu’il est
privé d’hommes de bien, le mauvais
bruit de cette imputation. Ne souffre
donc jamais que pareille chose arrive ;
ne crains pas non plus qu’un homme
élevé et instruit de la manière que j’ai
dit, ose rêver quelque révolution. Tout
au contraire, ce sont les gens grossiers
et sans instruction dont il faut se
méfier : de telles gens, en effet, se
laissent aisément pousser à faire tout
sans réflexion, même les choses les plus
honteuses et les plus horribles, d’abord
contre eux-mêmes et ensuite contre les
autres ; au lieu que les gens instruits et
bien élevés ne songent jamais à faire de
tort à personne, et à celui qui a pris soin
de leur éducation et de leur instruction,
moins qu’à tout autre. Si donc quelqu’un
devient méchant et ingrat, ne lui confie

1505
rien qui puisse lui servir à faire du
mal : si, malgré cela, il se révolte, qu’il
soit jugé et puni. Ne crains pas ce qu’on
pourra te reprocher à son sujet, si tu as
fait tout ce que j’ai dit. Tu ne seras pas
plus en faute, si tu punis le coupable,
que le médecin en cautérisant et en
amputant ; tous condamneront cet
homme pour avoir, ayant reçu la même
éducation et la même instruction que les
autres, conspiré contre toi. Qu’il en soit
donc ainsi à l’égard des sénateurs et des
chevaliers.

27

" Il convient aussi d’entretenir


perpétuellement des soldats pris parmi
les citoyens, parmi les peuples soumis
et parmi les peuples alliés ; ici plus, là
moins, suivant chaque province, d’après
les besoins de l’État ; il faut qu’ils
soient continuellement sous les armes,
et qu’ils se livrent sans interruption aux
exercices militaires ; qu’ils aient des
quartiers d’hiver établis dans les
positions les plus favorables, et un
service dont la durée soit limitée, afin
qu’avant d’être arrivés à la vieillesse,
il leur reste encore quelque vigueur.

1506
Nous ne pouvons plus, avec des
frontières si éloignées, avec des
ennemis qui nous environnent de toutes
parts, faire usage de secours rassemblés
à l’instant, et accorder à tous ceux qui
en ont l’âge de posséder des armes et
de se livrer aux travaux de la guerre,
c’est donner sans cesse naissance à des
séditions et à des guerres civiles. Si,
après les avoir empêchés de s’en
occuper, nous avons ensuite besoin de
leur concours, nous courrons le risque
de n’avoir jamais que des soldats sans
expérience et non exercés. Pour ces
motifs, je propose que tous les autres
citoyens soient sans armes, tandis que
les plus vigoureux et les plus indigents
seront enrôlés et exercés. Ils
combattront mieux, en ne vaquant qu’à
cette seule occupation ; le reste n’en
sera que plus à l’aise pour cultiver la
terre, pour s’occuper de navigation, et
s’adonner aux arts qui conviennent à la
paix, quand ils ne seront pas forcés de
se défendre et qu’ils auront des
défenseurs pour les protéger ; la portion
la plus vigoureuse et la plus forte, celle
que la misère contraindrait à vivre de
brigandage, se nourrira sans peine, et le
reste de la population vivra à l’abri du

1507
danger.

28

" Où prendre l’argent pour tant de


gens et pour les autres dépenses
nécessaires ? Je vais te l’enseigner, en
ajoutant subsidiairement cette courte
réflexion que, lors même que nous
serions sous un gouvernement
républicain, nous n’en aurions pas
moins besoin d’argent ; car il est
impossible à nous d’être en sûreté sans
soldats, et aux soldats de servir
gratuitement. Ne nous affligeons donc
pas d’avoir à ramasser des
contributions, comme d’une nécessité
propre seulement à la monarchie, et ne
nous en laissons pas détourner par cette
raison ; mais, bien convaincus que, pour
tout gouvernement, quel qu’il soit, il est
absolument nécessaire de faire de
l’argent, prenons notre résolution en
conséquence. Je prétends donc qu’il te
faut, avant tout, vendre les propriétés
qui sont du domaine public (je vois que
les guerres les ont rendues
nombreuses), à l’exception du petit
nombre de celles qui te sont tout à fait
utiles et nécessaires, et prêter cet argent

1508
à un taux modéré. De cette façon, la
terre sera cultivée, étant livrée à des
maîtres qui la cultiveront eux-mêmes ;
et ceux-ci, grâce au secours qu’ils
auront reçu, deviendront plus riches, et
le trésor aura un revenu suffisant et
perpétuel. Ensuite il faut, outre ces
ressources, faire entrer en compte
celles qui proviennent des mines et
celles qu’on peut sûrement se procurer
par toute autre voie ; après cela, mettre
en balance non pas seulement l’entretien
des soldats, mais encore les autres
dépenses nécessaires pour la bonne
administration de la ville, et aussi pour
les expéditions imprévues et pour toutes
les autres circonstances que le temps
amène ordinairement ; et, en
conséquence, pour ce qui reste, frapper
d’une contribution tout ce qui procure
un bénéfice au possesseur, et imposer
un tribut à tous ceux qui sont soumis à
notre empire. En effet, il est juste et
équitable que personne n’en soit
exempt, ni particulier, ni peuple, attendu
que les uns comme les autres en
recueilleront l’utilité. Établis partout
des percepteurs qui, durant le temps de
leur perception, seront chargés de lever
sur chaque revenu la somme qu’il doit

1509
rapporter. Cette mesure leur rendra la
levée plus facile et ne procurera pas
une faible utilité aux contribuables : je
veux parler ici de l’avantage, pour les
débiteurs, de payer peu à peu les
sommes portées sur les rôles, et de ne
pas se les voir, après un court instant de
repos, exiger toutes en bloc et d’un seul
coup.

29

" Je n’ignore pas que quelques-uns


seront affligés par cet établissement de
contributions et d’impôts ; mais je sais
aussi que, s’ils n’éprouvent point de
préjudice, si l’expérience leur donne la
conviction qu’ils ne payent toutes ces
redevances que pour jouir du reste en
sûreté, et que la plus grande partie de
cet argent, ce ne seront pas d’autres,
mais eux-mêmes qui la recevront,
comme magistrats, comme procurateurs,
comme soldats ; ils t’auront une grande
reconnaissance de n’avoir à verser que
ce faible prélèvement sur une masse
dont ils ne jouiraient pas du tout s’ils
avaient à subir des dommages ; surtout
lorsqu’ils verront que tu vis sobrement,
que tu t’abstiens de toute dépense

1510
inutile. Qui, en effet, en te voyant
économe pour ta maison, prodigue pour
le public, ne consentirait à payer une
contribution, convaincu que ta richesse
lui garantit la sûreté et l’abondance ?
Ces mesures te procureront des sommes
considérables.

30

" Quant au reste, voici l’organisation


que je te conseille. Tu orneras Rome
avec toute la somptuosité possible, tu en
rehausseras la splendeur par des jeux
de toutes sortes ; car il convient que
nous qui commandons à beaucoup
d’hommes, nous soyons en tout
supérieurs à tous ; une telle supériorité
est utile pour inspirer le respect aux
alliés et pour frapper les ennemis de
terreur. Règle les affaires des autres
nations de la manière que voici.
D’abord, que les peuples ne soient
maîtres de rien ; que jamais ils ne se
réunissent dans des assemblées
publiques : il ne leur viendrait aucune
bonne pensée, et sans cesse ils
exciteraient des désordres. C’est pour
cela que, même chez nous, je prétends
que le peuple ne doit être convoqué ni

1511
pour les tribunaux, ni pour les comices,
ni pour aucune réunion où il s’agit d’une
décision à prendre. Ensuite, qu’ils
n’aient point d’édifices dont le nombre
ou la grandeur dépasse le nécessaire ;
qu’ils ne s’épuisent pas en dépenses
pour donner des combats nombreux et
variés, afin de ne pas se ruiner par de
vaines recherches, et de ne pas entrer
dans des luttes de rivalité insensée.
Qu’ils aient cependant, excepté les jeux
du cirque qui se célèbrent chez nous,
quelques fêtes, quelques spectacles,
sans toutefois qu’il en résulte un
dommage pour le trésor public ou pour
les maisons particulières, ni qu’aucun
étranger soit forcé de dépenser quoi que
ce soit chez eux, ni que la nourriture à
perpétuité soit, sans distinction, donnée
à tous ceux qui ont remporté la victoire
dans quelque lutte. Il n’est pas
raisonnable, en effet, que les riches
soient forcés de faire des dépenses hors
de leur patrie, et les prix offerts aux
combattants par leurs concitoyens
suffisent amplement ; il n’y aura
d’exception que pour ceux qui auront
remporté les prix aux jeux Olympiques,
Pythiques, ou ici : ce sont les seuls
athlètes qui doivent a recevoir la

1512
nourriture, afin que les villes ne
s’épuisent pas en vain, et que personne
ne s’adonne à des exercices en dehors
de ceux où il y a du mérite à remporter
la victoire, lorsqu’il pourrait se livrer à
des occupations plus utiles pour lui-
même et pour l’État. Voilà mon avis sur
ces questions. Quant aux jeux du cirque
donnés en outre des combats gymniques,
je ne pense pas qu’il faille permettre à
aucune autre ville de les célébrer, afin
de ne point perdre au hasard des
sommes immenses et de ne point
inspirer aux hommes de folles passions,
et aussi, ce qu’il y a de plus important,
pour que les soldats aient sans réserve
les meilleurs chevaux à leur
disposition. C’est pour cette raison que
je défends d’une manière absolue qu’ils
aient lieu autre part qu’ici ; le reste, je
l’ai réglé pour que chaque peuple
séparément se donne, avec peu de
dépenses, les plaisirs des yeux et des
oreilles, sagement et sans sédition.
Qu’aucun n’ait de monnaies, de poids ni
de mesures particulières, que tous se
servent des nôtres ; qu’ils ne t’envoient
aucune députation, si la chose n’exige
pas que tu en prennes personnellement
connaissance, qu’ils indiquent leurs

1513
demandes à leur gouverneur et
reçoivent par son intermédiaire les
décisions que tu auras approuvées. De
la sorte, ils n’auront rien à dépenser, ni
à faire de démarches honteuses ; ils
recevront sans dépenses ni embarras tes
réponses, sans qu’elles soient altérées.

31

" Pour le reste, néanmoins, la


meilleure organisation serait, selon moi,
d’abord d’introduire dans le sénat les
ambassades qui arrivent de chez les
ennemis, de chez les rois et peuples
alliés (c’est, en effet, chose noble et
digne que le sénat paraisse maître de
tout, et de faire voir à nos adversaires
qu’ils ont affaire à forte partie) : ensuite
d’exécuter toutes les résolutions de
cette compagnie, de ne rien porter à la
connaissance générale que les décrets
de ce corps. De cette manière, tu
affermiras davantage la dignité du
commandement, et tu rendras sans
équivoque et clairs pour tous à la fois
les points de droit que soulève
l’application des lois. En troisième
lieu, quand des membres du sénat, leurs
enfants ou leurs femmes seront accusés

1514
de quelque délit grave emportant peine
d’infamie, d’exil ou de mort contre le
coupable, traduis-les devant le sénat,
sans avoir rien examiné, et remets à ce
corps le jugement intégral, afin que ceux
qui se rendent criminels, convaincus au
milieu de tous leurs pairs, soient punis
sans que l’odieux en retombe sur toi, et
que les autres, voyant cet exemple,
deviennent meilleurs, par crainte d’être
eux-mêmes découverts. Ce que je dis-là
ne s’applique qu’aux fautes prévues par
les lois et dont elles jugent. Si
quelqu’un t’injurie ou se permet à ton
égard une parole inconvenante, n’écoute
jamais aucune accusation à ce sujet, et
ne poursuis pas le délit. Il est honteux
de croire que, lorsque tu n’offenses
personne et que tu fais du bien à tous,
quelqu’un t’a outragé : il n’y a que les
mauvais princes qui le fassent, le
témoignage de leur conscience leur fait
ajouter foi aux dénonciations ; il est
fâcheux aussi de s’irriter pour des
griefs dont, s’ils sont vrais, il vaudrait
mieux ne pas être coupable, et que, s’ils
sont faux, il est préférable de
dissimuler : beaucoup, en effet, ont
ainsi donné naissance à des propos bien
plus nombreux et bien plus acerbes.

1515
Voici mon sentiment au sujet des
accusations de propos injurieux : tu
dois être supérieur à ces outrages et
trop élevé pour qu’ils t’atteignent ; ne
jamais te laisser aller toi-même, ni
pousser les autres à soupçonner que
quelqu’un ait pu se montrer
irrévérencieux à ton égard, afin que ce
qu’on pense des dieux on le pense aussi
de toi, c’est-à-dire, que tu es inviolable.
Si quelqu’un, ce qui peut arriver, est
accusé de conspiration contre toi, ne
porte à l’avance aucun jugement, aucune
condamnation contre lui (il serait
déplacé que le même homme fût à la
fois accusateur et juge) ; conduis–le
dans le sénat pour s’y justifier ; s’il est
convaincu, châtie-le, en modérant la
peine autant que possible, afin que l’on
croie à son crime. Car la plupart des
hommes ne croient que difficilement à
une conspiration de la part d’un homme
sans armes contre un homme armé : la
seule manière d’arriver à ce résultat,
c’est de ne punir, autant que faire se
pourra, ni avec colère, ni sans pitié.
Dans ce que je dis là, il faut excepter le
cas où quelqu’un, étant à la tête d’une
armée, se soulèverait ouvertement ; un
tel coupable ne devrait pas être mis en

1516
jugement, mais être châtié comme un
ennemi.

32

" Que les choses de cette nature


soient donc, ainsi que la plupart et les
plus importantes de celles qui touchent
à l’intérêt général, renvoyées par toi au
sénat. Les affaires communes doivent
être administrées en commun, et il est
naturel à tous les hommes de se réjouir
des communications dont ils ont été
jugés dignes par un homme supérieur
comme s’ils étaient ses pairs,
d’approuver tous les décrets rendus par
lui de concert avec eux, comme s’ils
étaient leur œuvre propre, et de les
aimer comme chose dont ils ont eu la
première idée. Voilà les affaires qu’il
faut, selon moi, porter au sénat : que
tous les sénateurs présents aient voix
égale dans tous les autres cas ; mais, si
l’un d’eux est mis en accusation, qu’ils
ne la donnent pas tous, à moins que
l’accusé ne soit pas encore sénateur ou
qu’il soit au nombre de ceux qui n’ont
pas dépassé la questure. Il serait
absurde, en effet, que celui qui n’a pas
encore été tribun du peuple ou édile,

1517
portât son suffrage contre ceux qui l’ont
été, ou, par Jupiter, quelqu’un de ceux-
ci contre ceux qui ont exercé la préture,
ou encore de ces derniers contre des
consulaires. Mais que les consulaires
aient le pouvoir d’exprimer leur
opinion à l’égard de tous ; les autres,
seulement à l’égard de leurs égaux et de
leurs inférieurs.

33

" Juge toi-même, sous ta


responsabilité particulière, les causes
qui te viennent par appel et celles qui
sont renvoyées par les grands
magistrats, tels que les procurateurs, le
préfet urbain, le sous-censeur et les
gouverneurs de province, l’inspecteur
de l’annone et le préfet des Vigiles :
personne ne doit avoir une juridiction
absolue et indépendante, au point qu’on
ne puisse pas ne pas en appeler de sa
sentence. Prononce donc sur ces causes
et sur celles des chevaliers, des
centurions légionnaires et des
primipilaires, lorsqu’il y va pour eux de
la mort ou de l’infamie. Que ces sortes
de causes te soient réservées à toi seul,
et qu’aucun autre, pour les motifs que

1518
j’ai dits, ne juge en dernier ressort.
Qu’avec toi il y ait toujours les
principaux des sénateurs et des
chevaliers, quelques consulaires, des
personnages ayant exercé la préture,
tantôt l’un, tantôt l’autre, que tu
consulteras, afin que, dans l’intervalle,
connaissant plus exactement leurs
mœurs, tu puisses t’en servir utilement,
et que, de leur côté, se mettant à la
hauteur de tes principes et de tes
projets, ils aillent, ainsi formés,
gouverner les provinces. Cependant ne
demande pas ouvertement leur avis dans
les questions qui exigent un examen
sérieux, de peur que, par déférence
envers des supérieurs, ils n’osent parler
librement ; demande-leur de le
consigner par écrit sur des tablettes ;
puis, après les avoir lues seul, afin
qu’aucun autre n’en ait connaissance,
fais-les aussitôt effacer : car le meilleur
moyen pour toi de savoir exactement
l’opinion de chacun, c’est qu’il croie ne
pas rencontrer de contradiction chez les
autres. Néanmoins, pour les jugements,
la correspondance, les décrets, les
demandes des villes et des particuliers,
et tout ce qui regarde l’administration
de l’empire, prends des collaborateurs

1519
et des ministres parmi les chevaliers ;
de cette manière, les choses marcheront
plus facilement, et toi tu ne commettras
pas d’erreur en prenant seul une
résolution, et tu ne te fatigueras pas en
travaillant seul. Accorde à qui voudra
la liberté de te donner sans crainte
n’importe quel conseil : si ce qu’il te
dit a ton agrément, tu en retireras plus
d’une sorte de profit ; si, au contraire, tu
n’es pas persuadé, tu n’en souffriras nul
dommage. Que ceux qui obtiendront ton
assentiment reçoivent des éloges et des
honneurs (car ce qu’ils auront trouvé
servira à ta gloire) ; quant à ceux qui se
seront trompés, ne les méprise jamais et
ne leur adresse jamais de reproche, car
il faut considérer l’intention et non
condamner l’irréussite. Observe la
même conduite pour ce qui se passe à la
guerre ; ne montre ni colère pour un
échec involontaire, ni jalousie pour un
succès, afin que tous montrent du zèle et
de l’ardeur à s’exposer pour toi aux
dangers, convaincus que, s’ils
éprouvent un revers, ils ne seront pas
punis, non plus qu’ils ne courront de
périls s’ils remportent quelque
avantage. Car beaucoup, redoutant la
jalousie de ceux qui étaient en

1520
possession du pouvoir, ont préféré un
échec à un succès, et ont ainsi obtenu la
sûreté pour eux, tandis que le dommage
retombait sur le prince. Aussi, puisque
tu dois avoir la meilleure part dans les
échecs des uns comme dans les succès
des autres, garde-toi de te montrer
jamais jaloux, en apparence des autres,
en réalité de toi-même.

34

" Tout ce que tu veux qui soit dit et


fait par ceux qui sont sous ton
commandement, dis-le et fais-le toi-
même. Tu réussiras, en les instruisant
ainsi, mieux qu’en cherchant à les
enchaîner par la contrainte des lois : la
première manière inspire l’émulation,
l’autre, la crainte ; et on imite plus
facilement le bien que l’on voit
pratiquer, qu’on ne se garde du mal
simplement défendu en paroles. Fais
tout exactement sans aucune indulgence
pour toi-même, bien convaincu que tous
connaîtront sur-le-champ et ce que tu
auras dit et ce que tu auras fait. Tu
vivras, en effet, sur une sorte de théâtre
qui sera l’univers tout entier, et il ne te
sera pas possible de cacher la moindre

1521
faute : jamais tu ne seras seul, car tu
auras toujours de nombreux témoins de
tes actions, et tout le monde aime à
s’enquérir de ce que font les chefs ; de
sorte que, si une fois on apprend
qu’autres sont tes paroles, autres tes
actions, au lieu de craindre tes menaces,
on se réglera sur tes œuvres. Surveille
les mœurs des citoyens, sans cependant
les examiner d’une manière importune ;
juge tous les cas qui seront portés par
d’autres devant toi ; quant à ceux pour
lesquels il ne se présente aucun
accusateur, fais semblant de ne pas t’en
apercevoir, hormis les délits contre
l’intérêt public. Ceux-là doivent, lors
même que personne ne les dénoncerait,
être l’objet d’une surveillance
convenable. Quant aux affaires privées,
sache-les, afin de ne pas être exposé un
jour à commettre des fautes en
employant un ministre qui ne serait pas
convenable ; néanmoins n’en divulgue
rien. Il y a, en effet, mainte chose
contraire aux lois que la nature pousse
bien des hommes à commettre ; les
poursuivre avec rigueur serait t’exposer
à ne laisser qu’une ou deux personnes à
l’abri de la punition ; tandis
qu’entremêler, comme le réclame

1522
l’humanité, la clémence aux exigences
de la loi, peut être un moyen de les
amener à résipiscence. La loi, en effet,
bien que prononçant nécessairement des
punitions sévères, ne peut pas toujours
être plus forte que la nature ; et, parmi
les hommes, quelques-uns, s’ils croient
rester ignorés ou si on les reprend avec
mesure, s’améliorent : les uns, par honte
d’être accusés, les autres, par crainte de
retomber en faute de nouveau ; au lieu
que, si on les traîne au grand jour, si on
les fait rougir, ou bien encore, si on les
punit sans ménagement, ils
bouleversent, ils foulent tout aux pieds,
et se laissent asservir par les instincts
de la nature. Aussi n’est-il ni facile de
punir tout le monde, ni convenable de
souffrir que quelques-uns se livrent
ouvertement à leurs passions. Voilà
donc le traitement que je te conseille
d’appliquer aux fautes des hommes,
hormis celles qui sont tout à fait sans
remèdes ; quant à leurs belles actions, il
faut les récompenser, même au-delà de
ce qu’elles méritent. De cette manière,
tu trouveras dans la clémence la voie la
plus sure d’éloigner les citoyens du
mal ; dans ta munificence, celle de leur
inspirer le désir du bien. Garde-toi de

1523
craindre ou que l’argent ni les autres
moyens de rémunérer ceux qui font
quelque chose de bien viennent à te
manquer (selon moi, ceux qui seront
dignes d’éprouver tes bienfaits seront
en bien petit nombre, eu égard à
l’étendue de terre et de mer à laquelle
tu commanderas), ou, qu’après avoir
reçu tes bienfaits, ils se conduisent avec
ingratitude. Rien ne nous asservit et ne
nous concilie autant un homme, même
quand il nous est étranger, même quand
il nous est hostile, que non seulement de
ne lui faire aucune injustice, mais
encore de le combler de bienfaits.

35

" Voilà, sur la manière de te


comporter à l’égard des autres, l’avis
que je te donne ; quant à toi
personnellement, n’accepte ni en
actions, ni en paroles, rien d’insolite,
rien qui sente l’orgueil, que ce soient
d’autres ou le sénat qui te l’offre. Car,
si une distinction accordée par toi est un
honneur pour les autres, on ne saurait,
sans te rendre fort suspect de mauvaise
intention, te donner rien de plus grand
que ce que tu possèdes. Personne, en

1524
effet, ne semble décerner
volontairement un pareil honneur à celui
qui a le souverain pouvoir ; d’autre
part, en se décernant ces honneurs à soi-
même, non seulement on ne s’attire pas
d’éloges, mais encore on se couvre de
ridicule. Emprunte donc ton éclat à tes
bonnes œuvres, et ne permets jamais
qu’on t’élève des statues d’or ou même
d’argent (ces statues non seulement
occasionnent des dépenses, mais, de
plus, elles courent de grands périls et
durent peu) ; que tes bienfaits t’en
assurent dans le cœur même des
hommes d’autres incorruptibles et
immortelles. Ne souffre jamais non plus
un temple en ton honneur. Vainement on
prodigue pour de telles folies des
sommes qu’il vaudrait mieux dépenser
pour des choses nécessaires (on amasse
la véritable richesse moins à recevoir
beaucoup qu’à peu dépenser), sans que
pour cela il en revienne aucune gloire.
La vertu, en effet, égale bien des gens
aux dieux, mais jamais vote n’eut le
pouvoir de faire un dieu ; en te montrant
bon, en commandant avec équité, la
terre entière sera pour toi une enceinte
sacrée, toutes les villes seront des
temples, tous les hommes seront des

1525
statues (car toujours leur pensée en
élèvera de glorieux en ton honneur ;
quant à ceux qui usent différemment du
pouvoir, de pareilles distinctions, lors
même qu’elles existeraient dans toutes
les villes, loin d’être un honneur, sont
au contraire une accusation contre eux,
une sorte de trophée de leur perversité
et de monument de leur injustice : plus
durent ces distinctions, plus se perpétue
leur infamie.

36

" Si donc tu désires devenir


véritablement immortel, fais ce que je
t’ai dit, et vénère la divinité en tout et
partout, conformément aux usages de la
patrie, et, de plus, force les autres à
l’honorer ; que les fauteurs des
cérémonies étrangères soient haïs et
punis par toi, non seulement en vue des
dieux, attendu que, lorsqu’on les
méprise, il n’est rien autre chose dont
on puisse faire cas ; mais aussi parce
que l’introduction de nouvelles
divinités engage beaucoup de citoyens à
obéir à d’autres lois ; de là des
conjurations, des coalitions et des
associations que ne comporte en aucune

1526
façon un gouvernement monarchique.
Ne permets non plus à personne de faire
profession d’athéisme, ni de
sorcellerie. La divination est
nécessaire : nomme donc des aruspices
et des augures, à qui s’adresseront ceux
qui veulent consulter ; mais il n’est pas
convenable qu’il y ait des magiciens.
Souvent, en effet, les gens de cette
espèce, par quelques vérités qu’ils
débitent au milieu d’un grand nombre de
mensonges, poussent une foule de
citoyens à la révolte. Nombre aussi de
ceux qui feignent de se livrer à la
philosophie en font autant ; aussi mon
conseil est-il de te garder d’eux
également. Parce que l’expérience t’a
montré des hommes vertueux dans
Aréius et dans Athénodore, ne crois pas
pour cela que tous les autres qui se
disent philosophes leur ressemblent ;
plusieurs mettent en en avant ce prétexte
pour causer aux peuples et aux
particuliers des maux innombrables.

37

" Il te faut être pacifique par la ferme


résolution de ne rien ambitionner en
plus de ce que tu possèdes, tout en étant

1527
toujours armé pour faire la guerre, afin
d’abord d’écarter toute volonté, toute
tentative de te nuire, ou, en cas
contraire, de pouvoir la réprimer sans
peine sur-le-champ. Comme pour ces
motifs, entre autres, il est nécessaire
que tu aies des gens qui entendent de
leurs oreilles et inspectent tout ce qui
touche à ton empire, afin de ne rien
ignorer de ce qui demande protection ou
redressement, souviens-toi qu’il te faut
non pas ajouter foi purement et
simplement à leurs rapports, mais les
examiner avec soin. Beaucoup, en effet,
ceux-ci par haine, ceux-là par
convoitise, d’autres pour être agréables
à quelques-uns, d’autres encore pour
avoir demandé de l’argent et n’en avoir
pas reçu, accusent des citoyens de
révolte, de desseins, de discours ou de
tout autre acte inconvenant à l’égard du
souverain. Il ne faut donc pas leur
prêter une attention immédiate et facile,
mais approfondir en tous sens tous leurs
rapports ; en tardant à croire, tu
n’éprouveras pas de préjudice grave,
tandis que tu peux, par la précipitation,
quelquefois commettre une faute
irrémédiable. C’est un devoir, c’est une
nécessité pour toi que d’élever en

1528
honneur les gens de bien parmi les
affranchis et parmi les autres personnes
qui t’entourent : cela sied au pouvoir et
en augmente la sûreté. Garde cependant
qu’ils aient une puissance excessive ;
que toujours ils soient maintenus dans
une sage réserve, de manière que tu ne
reçoives aucun reproche du public ; car
tout ce qu’ils feront de bien ou de mal te
sera attribué, et tu seras jugé par tous,
suivant les actions que tu leur auras
permis d’accomplir. Ne laisse les
puissants opprimer personne, ni être
eux-mêmes en butte aux dénonciations ;
qu’aucun d’eux ne soit exposé aux
accusations, par le seul motif qu’il a de
la puissance, s’il n’a commis aucune
faute. Fais tous tes efforts pour venir en
aide aux gens d’une condition
inférieure, toutes les fois qu’ils seront
victimes de l’injustice, sans cependant
prêter au hasard ton attention à leurs
plaintes ; examine les actes en eux-
mêmes, sans prévention contre la
puissance, comme sans complaisance
aveugle pour la faiblesse. Que ceux qui
travaillent et s’appliquent à quelque
profession utile reçoivent de toi des
honneurs ; mais que ceux qui se livrent
à la paresse ou à quelque occupation

1529
vile ne trouvent en toi que de la haine,
afin que, les avantages faisant
rechercher les unes et le dommage
éviter l’autre, ils deviennent plus
soigneux pour leurs intérêts
domestiques, et te soient plus utiles
pour le gouvernement de l’État. S’il est
beau de rendre le plus courtes possible
les contestations entre les particuliers,
en les réconciliant au plus vite, il est
bien beau aussi de contenir l’ardeur des
peuples, de ne pas permettre que, même
dans leurs vœux pour ta souveraineté,
pour ton salut et pour ta fortune, ils
essayent de faire violence à quelqu’un
pour l’engager à des actes ou à des
dépenses au-dessus de ses moyens ; de
couper court à leurs inimitiés et à leurs
rivalités, de ne point souffrir qu’ils
s’arrogent des surnoms vides de sens,
ou n’importe quel titre qui puisse être
un sujet de dissensions. Tous t’obéiront
aisément en cela et dans les autres
choses, particulières et publiques, si tu
n’accordes jamais à personne aucune
permission contraire : l’inégalité ruine
l’édifice le mieux établi. Aussi ne dois-
tu pas même permettre qu’on te
demande une autorisation que tu ne
donneras pas ; fais tous tes efforts pour

1530
les contraindre à se garder de rien
désirer de ce qui est défendu. Voilà ce
que j’ai à te dire sur ce sujet.

38

" En somme, je te conseille de ne


jamais abuser de ton pouvoir, et de ne
pas le croire diminué pour ne pas faire
absolument tout ce que tu peux faire ;
loin de là, que, plus il t’est possible
d’accomplir toutes tes volontés, plus
grande soit ton attention à ne vouloir
que ce qui est équitable. Examine
constamment en toi-même si tu fais
bien, oui ou non ; quelles actions
t’attireront l’amour, quelles autres
auront un effet contraire, afin
d’accomplir les unes et d’éviter les
autres. Garde-toi aussi de croire qu’il te
suffise, pour échapper à la réputation de
ne rien faire contre cette règle, de
n’entendre personne t’accuser ;
n’attends pas, non plus, que jamais
quelqu’un ait perdu la raison au point
de t’adresser publiquement des
reproches. Personne ne le fera, fût-il
victime d’une injustice criante. Au
contraire, bien des gens sont forcés de
louer publiquement ceux qui leur ont

1531
fait une injustice, parce qu’ils se
raidissent contre eux-mêmes pour ne
point paraître irrités. Or, celui qui
commande doit juger la pensée des
autres non d’après leurs discours, mais
d’après ce que doivent, selon la
vraisemblance, être leurs sentiments.

39

" Ce sont ces mesures et des mesures


semblables que je veux te voir adopter ;
j’en passe beaucoup sous silence, faute
de pouvoir les résumer toutes en une
seule fois. Sur ce qui a été dit et sur ce
qui reste à dire, je veux te présenter un
résumé. Si ce que tu voudrais que fit un
homme dont tu serais le sujet, tu
l’accomplis toi-même de ton propre
mouvement, loin d’échouer dans aucune
entreprise, tu réussiras dans toutes.
Comment, en effet, tous ne te
regarderont-ils pas, ne t’aimeront-ils
pas comme un père et comme un
sauveur, lorsqu’ils verront que tu es
modeste, réglé dans ta vie, redoutable à
la guerre, ami de la paix ? lorsque tu ne
commets aucun acte d’insolence ni
d’oppression, et que tu te conduis à leur
égard sur le pied de l’égalité ? lorsque

1532
tu ne t’enrichis pas toi-même en
pressurant les autres ? lorsque tu ne te
livres pas à la mollesse en traitant les
autres avec sévérité ? lorsque tu ne
t’abandonnes pas à tes passions en
châtiant les autres ? lorsque, bien loin
de là, tu vis en tout comme eux ? Puis
donc que, pour n’avoir jamais fait de
tort à personne, tu possèdes en toi-
même un puissant préservatif, prends
confiance, et crois en mes paroles, tu ne
seras en butte ni à la haine, ni aux
complots. Or, la chose étant ainsi, ta vie
ne peut être qu’agréable. Quoi de plus
agréable, en effet, quoi de plus heureux
que de pouvoir, lorsqu’on jouit de tous
les biens de l’humanité, en faire part
aux autres ?

40

" Persuadé par ces conseils et tous


les autres que je t’ai soumis, obéis-moi
et ne trahis pas la fortune qui t’a choisi
parmi tous et porté à la tête des affaires.
Que si, tout en acceptant le fait de la
monarchie, tu redoutes comme
exécrable le nom de roi, ne le prends
pas : contente-toi d’exercer, avec le
nom de César, le pouvoir souverain. Si

1533
même tu désires quelques autres titres,
on te donnera celui d’imperator, comme
on l’a donné à ton père ; on te décernera
quelque surnom auguste, de manière que
tu possèdes tous les avantages de la
royauté sans l’odieux de ce nom. "

Comment il

commença à être

appelé empereur

41

Après ce discours, Mécène se tut.


César les remercia vivement l’un et
l’autre de la profondeur de leurs vues et
de l’étendue de leurs développements,

1534
ainsi que de la franchise de leur
langage ; mais il s’arrêta de préférence
aux conseils de Mécène. Néanmoins il
ne mit pas immédiatement à exécution
toutes les mesures qu’il lui avait
suggérées, de peur d’échouer dans
quelqu’une de ses entreprises, en
voulant changer tout d’un coup l’état
des citoyens ; certaines transformations
furent accomplies sur-le-champ,
d’autres ne le furent que plus tard ; il y
en eut même quelques-unes dont il
laissa le soin aux princes qui devaient
gouverner après lui, persuadé que le
temps donnerait plus d’opportunité à
leur adoption. Agrippa, bien qu’ayant
été d’un avis contraire, lui prêta son
concours avec beaucoup de zèle pour
l’exécution de toutes ces mesures,
comme si lui-même il les eût
conseillées. Voilà, avec les choses que
j’ai rapportées plus haut dans le cours
de mon récit, ce que fit César cette
année où il fut consul pour la cinquième
fois ; de plus, il prit le titre d’imperator.
Je ne parle pas ici de celui qu’on
donnait anciennement à des généraux
pour des victoires remportées (il l’avait
souvent reçu auparavant, et il le reçut
souvent encore dans la suite, pour ses

1535
exploits, au point qu’il fut vingt-et-une
fois appelé imperator) ; je parle de
l’autre, qui désigne l’autorité suprême,
comme un décret l’avait décerné à
César, son père, à ses enfants et à ses
descendants.

42

Ensuite, devenu censeur avec


Agrippa, il procéda, entre autres
réformes, à l’épuration du sénat. En
effet, les guerres civiles y avaient fait
entrer, sans qu’ils en fussent dignes,
beaucoup de chevaliers, et même
beaucoup de gens de pied ; en sorte que
le nombre total des sénateurs avait
atteint le chiffre de mille. Bien que son
intention fût de les éliminer, il n’en
effaça cependant aucun de la liste ;
mais, en les engageant à se faire eux-
mêmes, d’après leur propre conscience,
les juges de leur origine et de leur vie,
il en décida cinquante à se retirer
volontairement ; puis il en contraignit
cent quarante autres à les imiter. Il ne
nota aucun d’eux, mais il afficha le nom
des seconds ; car, pour les premiers,
comme ils lui avaient, sans hésiter, obéi
sur-le-champ, il leur épargna la honte

1536
d’être divulgués. Ceux–là donc se
réduisirent volontairement à la
condition de simples particuliers ; quant
à Q. Statilius, il fut, malgré sa
résistance, écarté du tribunat qui lui
avait été destiné. Il créa aussi de
nouveaux sénateurs, et mit au rang des
consulaires deux membres du sénat, C.
Cluvius et C. Furnius, parce que, bien
que consuls désignés, ils n’avaient pu
exercer le consulat, d’autres s’étant
auparavant emparés de leurs charges. Il
compléta aussi le nombre des
patriciens, avec la permission du sénat,
attendu que la plus grande partie avait
péri (dans les guerres civiles, rien ne
disparaît autant que la noblesse), et que,
d’après les lois, ils sont toujours
réputés nécessaires pour accomplir les
sacrifices en usage dans notre patrie.
Voilà ce qu’il fit ; de plus, il défendit à
tout sénateur de sortir de l’Italie sans un
ordre ou une permission de lui. Cette
défense est encore observée
aujourd’hui : à l’exception de la Sicile
et de la Gaule-Narbonnaise, il n’est
permis à un sénateur d’aller nulle part.
Le voisinage de ces deux provinces,
leur état de désarmement et les mœurs
pacifiques de leurs habitants, ont fait

1537
accorder à ceux qui ont quelque
propriété dans ces pays le droit de s’y
rendre toutes les fois qu’ils le veulent,
sans avoir besoin d’en demander la
permission. Remarquant que beaucoup
de sénateurs et d’autres citoyens,
anciens partisans d’Antoine, se
méfiaient de lui, et craignant de leur
part quelque tentative de révolution, il
déclara avoir livré au feu tous les
papiers trouvés dans les dossiers
d’Antoine. Il est certain qu’il en avait
anéanti quelques-uns ; mais il en gardait
le plus grand nombre avec beaucoup de
soins, si bien même qu’il ne craignit pas
de s’en servir dans la suite.

43

Telle fut sa conduite ; de plus, il


colonisa de nouveau Carthage, parce
que Lépidus lui avait enlevé une partie
de ses habitants et semblait l’avoir par
là privée des droits de colonie. Il
manda près de lui Antiochus de
Commagène pour avoir tué en trahison
un ambassadeur envoyé à Rome par son
frère, avec qui il était en différend : il
le fit comparaître devant le sénat et
mettre à mort à la suite de sa

1538
condamnation. Il échangea avec les
Napolitains Caprée, qui leur appartenait
depuis les temps les plus reculés, pour
un autre territoire qu’il leur céda.
Caprée est située non loin de la terre de
Surrente ; elle ne produit rien d’utile,
mais elle conserve encore aujourd’hui
de la célébrité, à cause du séjour de
Tibère.

Fin du Livre LII

1539
1

Tels furent les événements qui se


passèrent alors. L’année suivante, César
fut consul pour la sixième fois, et se
conforma en tout le reste aux coutumes
consacrées par la plus haute antiquité ;
il donna à son collègue Agrippa les
faisceaux qui appartenaient à sa dignité,
et prit les autres pour lui-même ; en
sortant de charge, il introduisit la
formalité ordinaire du serment. J’ignore
s’il le fit une seconde fois, car il avait
pour Agrippa une estime fort grande : il
lui fit épouser sa nièce, et lui accorda,
toutes les fois qu’ils marchaient
ensemble à la guerre, d’avoir une tente
pareille à la sienne ; de plus, le mot
d’ordre était donné par tous les deux.
Or donc, dans la circonstance présente,
César accomplit les cérémonies
accoutumées, et procéda au
recensement ; il y fut nommé prince du
sénat d’après les formes usitées sous un
gouvernement purement républicain. Il
acheva aussi le temple d’Apollon, sur
le Palatin, avec l’enceinte sacrée qui

1540
l’entoure et la bibliothèque, et il en fit
la dédicace. Il célébra avec Agrippa les
jeux décrétés à l’occasion de la victoire
d’Actium, et y fit représenter la
Cavalcade par des enfants et par des
hommes de l’ordre des patriciens. Ces
jeux revenaient tous les cinq ans
environ, confiés aux quatre collèges
sacerdotaux à tour de rôle, je veux dire
le collège des pontifes, celui des
augures, celui des septemvirs et celui
des quindécemvirs ; il y eut encore
alors une lutte gymnique dans le
Champ-de-Mars, où l’on avait construit
un stade en bois, et un combat de
gladiateurs pris parmi les captifs. Ces
fêtes durèrent plusieurs jours, et ne
furent pas même interrompues par la
maladie de César ; car Agrippa, dans
cette circonstance, se chargea de
remplir ses fonctions.

César donna ces spectacles à ses


frais, et, comme le trésor public
manquait d’argent, il emprunta une
certaine somme et lui en fit don : il
ordonna, en outre, que deux anciens
préteurs seraient, chaque année,

1541
préposés à son administration. Il
quadrupla la quantité de blé distribuée
au peuple et fit des largesses en argent à
plusieurs sénateurs ; car beaucoup
étaient devenus tellement pauvres
qu’aucun d’eux ne voulait être édile à
cause de la grandeur des dépenses, et
que non seulement leurs autres
fonctions, mais encore les jugements du
ressort de l’édilité étaient, suivant la
coutume, attribués, les plus importants
au préteur urbain, les autres au préteur
étranger. En outre, il nomma lui-même
le préteur urbain, chose qu’il fit
plusieurs fois dans la suite. Il annula les
obligations contractées envers le trésor
public avant la bataille d’Actium,
excepté celles qui étaient relatives aux
édifices, et il brûla les anciens registres
de dettes envers l’État. Il n’admit pas
dans l’enceinte du Pomérium les
cérémonies égyptiennes ; d’ailleurs il
s’occupa des temples : ceux qui avaient
été bâtis par des particuliers, il ordonna
à leurs enfants et à leurs descendants,
quand il en existait encore, de les
réparer, et rétablit lui-même les autres.
Malgré cela, il ne s’attribua pas la
gloire de leur reconstruction, et la
rendit à ceux qui les avaient bâtis. Les

1542
séditions et les guerres civiles, surtout
pendant qu’il gouvernait avec Antoine
et Lépidus, avaient donné naissance à
une foule d’illégalités et d’injustices ; il
les abrogea toutes par un seul édit, leur
assignant pour terme son sixième
consulat. Cette conduite, qui lui valut de
la gloire et des éloges, lui inspira le
désir de montrer d’une autre manière
encore sa grandeur d’âme, tant pour être
par là encore plus honoré, que pour
affermir son pouvoir monarchique par
le consentement des citoyens en
paraissant ne pas le leur imposer
malgré eux par la violence. Dans ce
dessein, après s’être entendu avec ceux
des sénateurs qui étaient le plus
favorablement disposés à son égard, il
vint au sénat, étant consul pour la
septième fois, et y lut ce qui suit :

" Mon projet, Pères Conscrits,


paraîtra, je le sais, incroyable à
quelques-uns d’entre vous. Ce qu’aucun
de vous qui m’écoutez ne voudrait faire
lui-même, il refuse de le croire de la
bouche d’un autre, d’autant plus que tout
homme, par une jalousie naturelle

1543
envers tout ce qui est au-dessus de lui,
est plus porté à se méfier d’un langage
qui dépasse ces limites. De plus, je
n’ignore pas que ceux dont les paroles
ne semblent pas croyables, loin de
persuader, passent, au contraire, pour
des fourbes. Si donc je venais faire une
promesse que je ne dusse pas exécuter
sur-le-champ, je craindrais vivement
d’exposer ma résolution, de peur de
recueillir votre haine au lieu de votre
faveur ; mais, comme elle sera
immédiatement et aujourd’hui même
suivie de l’exécution, j’ai pleine
confiance, non seulement de ne pas
encourir la honte d’un mensonge, mais
même de surpasser tous les hommes en
bonne renommée. "

" Il est en mon pouvoir de régner sur


vous à perpétuité, vous le voyez vous-
mêmes : le parti opposé à moi a été,
tout entier, ou réprimé par les supplices,
ou ramené à la raison par ma clémence ;
celui qui m’était favorable s’est, en
retour de mes bienfaits, enchaîné à ma
personne et fortifié par la part qu’il
prend aux affaires ; en sorte que nul ne

1544
désire une révolution, et que, s’il
survenait quelque événement de ce
genre, il ne serait que plus facile pour
moi d’y résister. Mes troupes sont
remplies d’ardeur, de dévouement et de
force ; j’ai de l’argent, j’ai des alliés,
et, ce qui est le plus important, vos
dispositions et celles du peuple à mon
égard sont telles que c’est votre ferme
volonté de m’avoir à votre tête.
Cependant je ne serai pas plus
longtemps votre chef, et personne ne me
dira que, dans tout ce que j’ai fait
précédemment, j’aie agi en vue du
pouvoir absolu : je dépose tout pouvoir,
je vous remets tout sans réserve, les
lois, les provinces, non pas seulement
celles que vous m’avez confiées, mais
aussi celles que je vous ai conquises
depuis, afin que vous appreniez, par
mes actes mêmes, que, dans le principe,
je n’ai désiré aucune puissance, mais
que mon intention véritable n’a été que
de venger mon père misérablement
égorgé et d’arracher la ville à de
grandes et continuelles calamités.

" Plût aux dieux que je n’eusse pas eu

1545
cette tâche à entreprendre, c’est-à-dire
plût aux dieux que Rome n’eût pas eu un
pareil service à réclamer de moi ; que
nous eussions toujours, comme autrefois
nos pères, nous les hommes de ce
siècle, vécu dès le principe au sein de
la paix et de la concorde. Mais
puisqu’une destinée, comme il est
vraisemblable, vous a réduits à avoir
besoin de moi, quoique bien jeune alors
encore, et à me mettre à l’épreuve, tant
que les affaires ont réclamé mon
assistance, j’ai tout fait avec un zèle au-
dessus de mon âge, j’ai tout accompli
avec un bonheur au-dessus de ce que
mes forces comportaient ; rien ne m’a
détourné de vous prêter mon assistance
dans vos dangers, ni fatigues, ni crainte,
ni menaces d’ennemis, ni prières
d’amis, ni multitude de séditieux, ni
délire d’adversaires ; je me suis livré à
vous sans réserve, en vue de tous les
hasards, j’ai exécuté et subi ce que vous
savez. De cela je n’ai, moi, retiré aucun
profit, excepté la délivrance de la
patrie ; vous, vous avez acquis la sûreté
et le repos. Puis donc que la fortune
favorable vous a rendu par moi une paix
sans danger, une concorde à l’abri des
séditions, reprenez et la liberté et le

1546
gouvernement républicain ; recevez
aussi les armes et les peuples soumis, et
gouvernez-vous selon vos anciens
usages.

" Que de tels sentiments ne vous


surprennent point, lorsque vous pouvez
voir ma clémence, ma douceur, mon
amour du repos dans toutes les autres
circonstances, lorsque vous pouvez, en
outre, considérer que je n’ai jamais
accepté aucun honneur exagéré ni plus
élevé que le commun des citoyens, bien
que maintes fois maints décrets de votre
part m’en aient décernés ; ne m’accusez
pas non plus de folie parce que,
lorsqu’il est en mon pouvoir de vous
commander et d’être à la tête d’une si
grande portion de l’univers, je ne le
veux pas. Pour moi, si l’on examine la
justice, j’estime qu’il est très juste que
vous administriez vous-mêmes vos
affaires ; si l’on examine l’intérêt, je
regarde comme l’intérêt le plus grand,
pour moi, de ne pas avoir d’embarras et
de n’être en butte ni à l’envie ni aux
complots ; pour vous, de jouir en liberté
d’un gouvernement sage et de votre

1547
choix ; si l’on examine la gloire, motif
qui souvent décide bien des gens à
entreprendre des guerres et à s’exposer
aux périls, comment n’acquerrai-je pas
une illustre renommée en renonçant à un
si grand empire ? comment n’acquerrai-
je pas une grande gloire pour avoir,
descendant d’un poste si élevé, consenti
à être simple particulier ? Ainsi donc,
si quelqu’un de vous ne croit pas qu’un
autre puisse en réalité penser et dire
véritablement de telles choses, qu’il ait,
du moins, confiance en moi. En effet,
quels que soient la grandeur et le
nombre des bienfaits que je pourrais
citer de moi et de mon père envers
vous, bienfaits pour lesquels nous
méritons, par-dessus tous les autres,
votre amour et vos honneurs, je n’en
citerai pas de plus grand, je ne me
vanterai d’aucun autre que de celui-ci :
il n’a pas voulu, lorsque vous le lui
offriez, accepter le pouvoir
monarchique, et moi, qui le possède, je
le dépose.

" Comment à ce bienfait comparer la


conquête de la Gaule, ou la soumission

1548
de la Mysie, ou la réduction de
l’Égypte, ou l’asservissement de la
Pannonie, Pharnace, Juba, Phraate,
l’expédition de Bretagne, le passage du
Rhin ? Ces exploits, sans doute,
dépassent en nombre et en grandeur ce
que nos ancêtres tous ensemble ont
accompli dans les siècles précédents.
Mais aucun d’eux cependant ne mérite
d’être comparé à ce que je fais en ce
moment, pas même les guerres civiles,
grandes, diverses et continuelles, que
nous avons terminées avec gloire,
réglées avec humanité, réprimant
comme ennemi tout ce qui résistait,
sauvant comme ami tout ce qui cédait ;
en sorte que, si le destin voulait que
notre ville fût un jour de nouveau
malade, il serait à souhaiter pour elle
de ne connaître que de cette même
manière les dissensions. Car, lorsque
avec des forces assez grandes, une vertu
et une fortune assez florissantes pour
être en état, que vous le vouliez ou non,
d’exercer sur vous un pouvoir absolu,
loin de perdre la raison et de désirer la
monarchie, nous l’avons, lui, repoussée
quand elle lui était offerte, moi,
déposée quand je la possédais, nous
avons fait là une chose plus qu’humaine.

1549
Si je tiens ce langage, ce n’est pas pour
en faire sottement vanité (je n’en aurais
pas dit un mot, si je devais en tirer un
avantage quelconque), c’est seulement
pour que vous compreniez bien que,
malgré de grands et nombreux services
rendus à l’État, malgré des motifs
particuliers d’orgueil, nous nous
félicitons surtout de ce que des
avantages que les autres recherchent,
même par la violence, nous, nous les
refusons, même malgré la contrainte
qu’on nous impose.

" Où trouver, en effet, pour ne point


parler de nouveau de mon père qui est
mort, un homme plus magnanime que
moi ou plus favorisé des dieux ? que
moi qui, par Jupiter et Hercule ! ayant
des soldats si nombreux et si pleins de
valeur, des citoyens, des alliés dont je
suis aimé, maître, à peu d’exceptions
près, de toute la mer située dans
l’intérieur des colonnes d’Hercule,
possédant sur tous les continents des
villes et des provinces, n’ayant plus ni
guerre au dehors ni sédition au dedans,
lorsque tous vous jouissez de la paix et

1550
de la concorde, lorsque vous êtes pleins
de force, et, ce qui est le plus important,
lorsque vous m’obéissez
volontairement, me décide librement et
de mon plein gré à quitter une telle
puissance, à renoncer à un si grand
patrimoine ? Ainsi, si Horatius, si
Mucius, si Curtius, si Régulus, si les
Décius ont voulu affronter le danger et
la mort pour conquérir la réputation
d’avoir accompli une action grande et
belle, comment n’aurais-je pas
davantage désiré de faire une chose qui
doit me donner, dès mon vivant, une
gloire supérieure et à la leur et à celle
des autres hommes tous ensemble ? Que
personne de vous, en effet, ne s’imagine
que les Romains autrefois recherchaient
la vertu et la renommée, tandis
qu’aujourd’hui tout sentiment viril a
disparu de Rome. Qu’on ne me
soupçonne pas non plus de vouloir vous
trahir ou vous livrer à quelques hommes
pervers, ou bien vous abandonner au
pouvoir de la multitude, pouvoir qui,
loin de rien produire de bon, a
constamment, pour tous les hommes,
produit toutes sortes de calamités. Non,
c’est à vous, à vous les hommes les plus
nobles et les plus sages, que je remets

1551
toutes les affaires. Jamais je ne ferais la
première de ces deux choses, lors même
qu’il me faudrait mourir mille fois, ou
même exercer le pouvoir monarchique ;
l’autre, je la fais dans mon intérêt
particulier et dans l’intérêt de l’État.
Car je suis accablé de fatigues et de
peines ; ni mon esprit ni mon corps n’y
peuvent résister davantage ; et, de plus,
je prévois l’envie et la haine naturelles,
chez certaines gens, même à l’égard des
hommes les plus vertueux, et les
complots qui en sont la suite. C’est pour
ce motif que je préfère la sûreté d’une
condition privée entourée de gloire aux
dangers d’un pouvoir monarchique. Les
affaires communes, réglées en commun
et par plusieurs à la fois, et ne
dépendant pas de la volonté d’un seul,
seront beaucoup mieux administrées. "

" C’est pour cela que je vous prie,


que je vous conjure tous d’approuver et
d’accueillir favorablement cette
résolution, en considération de tout ce
que j’ai fait pour vous et dans la guerre
et dans mon administration politique, et,
en témoignage de votre entière

1552
reconnaissance, de me permettre de
vivre désormais au sein du repos ; afin
que vous voyiez que, si je sais
commander, je sais aussi obéir, et que,
tout ce que j’ai imposé aux autres je
puis souffrir qu’il me soit imposé à
moi-même. J’ai le ferme espoir de
vivre en sûreté et de n’avoir à redouter
de personne aucune offense, ni en
paroles, ni en actions, tant, d’après la
conscience de mes actes, je m’assure en
votre bienveillance pour moi. Mais,
dussé-je éprouver quelqu’un de ces
accidents qui arrivent à bien des gens
(il est impossible, en effet,
principalement quand on a été mêlé à
tant de guerres, étrangères et civiles, et
qu’on s’est trouvé à la tête d’affaires si
graves, de plaire à tous, je suis tout
disposé à préférer mourir simple
particulier, avant le terme fixé par le
destin, plutôt que de devenir immortel
en exerçant le pouvoir monarchique. Il
serait, d’ailleurs, glorieux encore pour
moi, qui n’ai mis personne à mort pour
maintenir mon autorité, de succomber
pour n’avoir pas exercé le pouvoir
monarchique, et celui qui aurait osé me
tuer serait, de toute façon, puni et par la
divinité et par vous. C’est ce qui est

1553
arrivé pour mon père : car il a été
proclamé égal aux dieux, et il a obtenu
des honneurs éternels, tandis que ses
meurtriers ont, misérables,
misérablement péri. Nous ne saurions
devenir immortels ; cependant une belle
vie, une belle mort, nous acquièrent en
quelque sorte ce privilège. C’est pour
ce motif que, déjà en possession de l’un
et espérant posséder l’autre, je vous
remets les armes, les provinces, les
revenus et les lois, me contentant de
vous dire quelques paroles seulement,
de peur que, par crainte de la grandeur
et aussi de la difficulté des affaires,
vous ne vous découragiez, ou bien que,
par dédain, vous ne les négligiez
comme pouvant être facilement
administrées.

10

" Je n’hésiterai pas néanmoins à vous


suggérer sommairement, sur chacun des
points principaux, les mesures qu’il faut
adopter. Quelles sont donc ces
mesures ? D’abord, maintenez fortement
les lois établies et n’en changez
aucune ; car persister dans la même
voie, lors même qu’elle serait moins

1554
bonne, est plus avantageux que
d’innover sans cesse, même avec
apparence d’amélioration. Ensuite,
toutes leurs prescriptions et toutes leurs
défenses, observez-les, non pas
seulement dans vos paroles, mais aussi
dans vos actions ; non pas seulement en
public, mais aussi en particulier, si vous
ne voulez pas être punis, mais
récompensés. Confiez le gouvernement
des provinces, tant celles qui sont
pacifiées que celles où règne encore la
guerre, aux hommes les plus vertueux et
les plus capables, sans porter envie à
aucun d’eux, mais en rivalisant de zèle,
non pour faire prévaloir celui-ci sur
celui-là, mais pour procurer à l’État le
salut et la prospérité. Récompensez les
citoyens qui se conduisent ainsi,
punissez ceux qui se conduisent
autrement. Faites que vos intérêts privés
soient les intérêts communs de l’État,
abstenez-vous des biens publics comme
de biens étrangers. Conservez
soigneusement votre fortune et ne
désirez pas celle qui ne vous appartient
point ; n’outragez et ne pillez ni les
peuples alliés ni les peuples soumis,
n’attaquez pas les ennemis et ne les
redoutez pas. Ayez toujours les armes

1555
en main, mais non pour vous en servir
les uns contre les autres, ni contre ceux
qui sont en paix. Entretenez
suffisamment les soldats, pour que le
besoin ne leur fasse pas convoiter rien
de ce qui est à autrui ; mais, en même
temps, contenez-les et disciplinez-les
de façon que leur licence ne cause
aucun mal. Mais à quoi bon m’étendre
en longs discours pour vous exposer
tout ce qu’il convient de faire, quand
vous pouvez comprendre aisément,
d’après ces paroles, le reste des
mesures que vous devez adopter ?
Encore un mot, et je finis : si vous
gouvernez de la sorte, vous serez
heureux et vous me comblerez de joie,
moi qui, vous ayant trouvés en proie à
des séditions funestes, vous ai amenés à
l’état actuel ; mais, si vous êtes
incapables d’exécuter rien de tout cela,
vous me ferez repentir et vous
précipiterez de nouveau l’État dans des
guerres nombreuses et dans de grands
périls. "

11

Cette lecture de César excita des


sentiments divers dans le sénat. Un petit

1556
nombre de sénateurs, en effet,
connaissait ses intentions et lui prêtait
son concours ; parmi les autres, ceux-ci
suspectaient ses paroles, ceux-là y
ajoutaient foi, et, d’une part comme de
l’autre, ils admiraient également, ceux-
ci son artifice, ceux-là sa résolution ;
ceux-ci s’affligeaient de son hésitation,
ceux-là de son repentir. Quelques-uns,
en effet, commençaient à haïr le
gouvernement populaire comme un
gouvernement fertile en séditions ; ils
approuvaient le changement de la
constitution ; ils aimaient César, et,
malgré la diversité de leurs sentiments,
ils avaient des pensées semblables. Car,
tout en croyant à la vérité des paroles
de César, ils ne pouvaient être contents,
les uns à cause de leurs craintes, les
autres à cause de leurs espérances ; ils
n’osaient pas non plus, en témoignant
leur incrédulité, le blâmer ou l’accuser,
ceux-ci parce qu’ils avaient peur, ceux-
là parce qu’ils n’en avaient pas dessein.
Aussi tous, nécessité ou feinte, le
crurent ; ceux-ci n’osaient pas, ceux-là
ne voulaient pas le louer ; et plusieurs
fois, soit pendant le cours de sa lecture,
soit encore après, ils firent entendre
leurs cris pour le prier d’accepter un

1557
pouvoir monarchique et pour lui
suggérer toutes les raisons propres à l’y
décider, et ils ne cessèrent que
lorsqu’ils l’eurent forcé de prendre
l’autorité absolue. Alors César fit
aussitôt rendre un décret accordant aux
soldats prétoriens une paye double de
celle des autres, afin d’avoir une garde
véritable. Telle est la vérité sur le désir
qu’il eut de renoncer à la monarchie.

12

Ce fut de cette manière qu’il se fit


confirmer l’empire par le sénat et par le
peuple. Voulant néanmoins paraître
populaire, il se chargea de la
surveillance et de la direction de toutes
les affaires publiques, parce qu’elles
réclamaient des soins, mais il déclara
qu’il ne gouvernerait pas seul toutes les
provinces, et que celles dont il aurait le
gouvernement, il ne les garderait pas
tout le temps ; il remit au sénat les plus
faibles comme étant pacifiées et
exemptes de guerre ; quant aux plus
fortes, il les retint comme présentant
des périls et des dangers, soit parce
qu’elles étaient voisines des ennemis,
soit parce qu’elles étaient capables

1558
encore, par elles-mêmes, de causer
quelque grande agitation ; c’était en
apparence pour que le sénat pût sans
crainte jouir des plus belles, tandis que,
lui, il aurait les fatigues et les dangers,
mais en réalité pour que, sous ce
prétexte, les autres fussent sans armes et
sans forces, tandis que lui seul aurait
des armées à sa disposition et
entretiendrait des soldats. Pour ces
motifs, il fut résolu que l’Afrique et la
Numidie, l’Asie et la Grèce avec
l’Épire, la Dalmatie, la Macédoine, la
Sicile, la Crète avec la Libye
Cyrénaïque, la Bithynie avec le Pont,
qui y confine, la Sardaigne et la
Bétique, appartiendraient au peuple et
au sénat ; et que César aurait le reste de
l’Espagne, la Tarragonaise et la
Lusitanie, ainsi que toutes les Gaules, la
Narbonnaise, la Lyonnaise, l’Aquitaine
et la Celtique, avec leurs colonies.
Quelques Celtes, en effet, que nous
appelons Germains, occupant toute la
Celtique voisine du Rhin, ont fait
donner le nom de Germanie, tant à la
partie supérieure, c’est-à-dire à celle
qui commence aux sources du fleuve,
qu’à la partie inférieure, c’est-à-dire à
celle qui s’étend jusqu’à l’Océan

1559
Britannique. Ces provinces donc, ainsi
que la Coélé-Syrie, la Phénicie, Cypre
et l’Égypte, furent alors la part de
César ; car, dans la suite, il rendit au
peuple Cypre et la Gaule Narbonnaise,
et prit en échange la Dalmatie. Ce
changement eut également lieu plus tard
pour plusieurs autres provinces, comme
le fera voir la suite de cette histoire. Je
les ai citées ainsi parce que,
aujourd’hui, chacune d’elles a un préfet
particulier, tandis que, anciennement et
pendant longtemps, deux ou trois
ensemble étaient gouvernées par un
seul. Je n’ai pas fait mention du reste,
parce que les unes ne furent que plus
tard ajoutées à l’Empire, et que les
autres, bien qu’alors déjà soumises,
n’étaient pas gouvernées par les
Romains, mais ou se gouvernaient
d’après leurs propres lois ou étaient
concédées à des rois i celles d’entre
elles qui, dans la suite, passèrent sous
le gouvernement des Romains, furent
ajoutées aux provinces du prince
régnant. Telle fut la division des
provinces.

13

1560
César voulant, même dans ces
conditions, écarter aussi loin que
possible l’idée de tout projet
monarchique, se chargea pour dix ans
du gouvernement des provinces qui lui
étaient données ; il promit de rétablir
l’ordre dans cet espace de temps, et il
ajouta, avec une jactance juvénile, que,
si elles étaient pacifiées plus tôt, il les
rendrait plus tôt. Il donna aux sénateurs
le gouvernement de ces deux sortes de
provinces, excepté celui de l’Égypte
(seule, cette province fut, pour les
raisons que j’ai dites, confiée au
chevalier nommé plus haut) : ces
gouverneurs devaient être les uns
annuels et tirés au sort, à moins que, par
le nombre de ses enfants ou par un
mariage, un citoyen n’eût obtenu un
privilège ; il voulut aussi qu’ils fussent
pris dans l’ensemble du sénat, sans
pouvoir ceindre l’épée ni porter le
costume militaire ; que le titre de
proconsul fût attribué non pas seulement
aux deux citoyens qui avaient géré le
consulat, mais aussi à ceux qui avaient
exercé la préture, ou même qui avaient
été mis au rang d’anciens préteurs ;
qu’ils eussent, les uns et les autres, des
licteurs en même nombre que les lois

1561
leur en accordaient dans Rome ; qu’ils
prissent, aussitôt sortis du Pomoerium,
les insignes de leur autorité et les
conservassent tout le temps jusqu’à leur
retour. Quant aux autres, il statua qu’ils
seraient choisis par lui, qu’ils seraient
appelés ses légats et propréteurs, lors
même qu’ils seraient des personnages
consulaires. Ces deux titres ayant
longtemps été en honneur du temps du
gouvernement populaire, il donna aux
gouverneurs qui étaient à son choix le
titre de préteurs, comme un titre de tout
temps appliqué à la guerre, en les
appelant propréteurs ; aux autres, il
donna celui de consuls, comme ayant
des fonctions plus pacifiques, les
désignant par le titre de proconsuls. Il
conserva, même en Italie, ces titres de
préteur et de consul à tous ceux qui
avaient une charge au dehors, comme
s’ils n’eussent été que des remplaçants.
Il voulut que les gouverneurs à son
choix, désignés par le mot de
propréteurs, eussent une autorité qui
n’avait pas pour limite celle d’une
année, mais bien celle qu’il lui plaisait,
avec permission de porter le
"paludamentum" et l’épée, quand ils
avaient droit de vie et de mort sur les

1562
soldats. Personne, en effet, ni
proconsul, ni propréteur, ni procurateur,
n’a permission de porter l’épée, quand
la loi lui refuse le pouvoir de mettre à
mort un soldat ; mais sénateurs et
chevaliers, quand ils sont en possession
de ce pouvoir, jouissent de ce droit.
Voilà ce qui a lieu. Les propréteurs ont
tous également six licteurs, même ceux
qui n’ont point passé par le consulat et
qu’on désigne par un nom formé de ce
nombre six ; les uns et les autres
prennent également les ornements de
leurs charges en arrivant dans la
province qui leur est attribuée, et les
déposent aussitôt qu’ils ont cessé leurs
fonctions.

14

Tels furent les règlements et les


conditions établies pour l’envoi, des
deux parts, de gouverneurs pris parmi
les anciens préteurs et les anciens
consuls. L’empereur les envoyait, où et
quand il voulait ; beaucoup même de
préteurs et de consuls en charge
obtinrent des gouvernements de
provinces, ce qui aujourd’hui a encore
lieu parfois. Il attribua au sénat, et en

1563
particulier aux consulaires, l’Afrique et
l’Asie ; les autres provinces à ceux qui
avaient été préteurs ; à tous, il fit la
défense commune de tirer au sort aucun
gouvernement avant cinq ans écoulés
depuis l’exercice d’une magistrature
urbaine. Quelquefois tous les magistrats
dans ces conditions, bien que leur
nombre fût plus grand que celui des
provinces, les tiraient néanmoins au
sort ; plus tard, comme quelques-uns
d’entre eux gouvernaient mal, leurs
provinces furent ajoutées à celles de
l’empereur, et de cette façon, c’est, en
quelque sorte, lui qui leur donne leurs
gouvernements ; car il admet à tirer au
sort un nombre de magistrats égal à
celui des provinces, et ceux qu’il veut.
Quelques empereurs envoyèrent des
magistrats de leur choix, même dans ces
provinces, et parfois leur laissèrent leur
gouvernement plus d’une année ;
quelques-uns aussi confièrent des
provinces à des chevaliers en place de
sénateurs. Voilà ce qui fut alors réglé
pour les sénateurs ayant droit de vie et
de mort sur leurs administrés. Dans les
provinces dites du peuple et du sénat,
ce sont des magistrats n’ayant pas ce
pouvoir qu’on envoie, tels que les

1564
questeurs nommés par le sort et les
assesseurs des grands magistrats. Je
puis justement les appeler ainsi en
raison, non pas de leur nom, mais en
raison de leur fonction, ainsi que je l’ai
dit, puisque les autres leur donnent en
grec le nom de g-presbeutai (légats).
J’ai suffisamment parlé plus haut de
cette appellation. Quant aux assesseurs,
chaque magistrat se choisit lui-même
les siens ; les préteurs, un de leur ordre
ou d’un ordre inférieur, et les
consulaires trois parmi les personnages
du même rang, avec l’approbation de
l’empereur. Il y eut bien à leur sujet
quelques innovations, mais, comme
elles cessèrent promptement, il suffira
d’en parler selon l’occasion.

15

Voilà ce qui a lieu pour les provinces


du peuple. Quant aux autres, qu’on
appelle provinces de l’empereur, et où
il se trouve plus d’une légion de
citoyens, on y envoie pour les
gouverner des magistrats choisis par
lui-même, la plupart du temps d’anciens
préteurs et aussi d’anciens questeurs, ou
même des hommes ayant exercé quelque

1565
autre magistrature intermédiaire. Voilà
pour ce qui regarde les sénateurs ;
parmi les chevaliers, l’empereur choisit
lui-même les tribuns militaires, tant
ceux qui ont fait partie du sénat que les
autres membres de cet ordre, différence
sur laquelle je me suis expliqué plus
haut, pour les déléguer, les uns
seulement dans les villes jouissant du
droit de cité, les autres, dans les villes
étrangères, suivant les règlements du
premier César ; les procurateurs (c’est
le nom de ceux qui reçoivent les
revenus publics et font les dépenses
prescrites), les procurateurs, tirés, les
uns des chevaliers, les autres des
affranchis, sont, eux, envoyés
indifféremment par lui dans toutes les
provinces, tant dans les siennes que
dans celles du peuple, à moins que les
proconsuls ne lèvent eux-mêmes les
tributs dans les pays qu’ils gouvernent.
L’empereur donne aussi quelques
instructions aux procurateurs, aux
proconsuls et aux propréteurs pour
qu’en se rendant dans leurs provinces,
leurs fonctions soient bien déterminées.
En outre, il fut alors décidé qu’ils
auraient, eux et les autres magistrats, un
salaire. Car, anciennement, c’étaient des

1566
entrepreneurs qui s’obligeaient envers
le trésor public à fournir aux
gouverneurs de provinces les objets
auxquels leur charge leur donnait droit ;
mais, sous César, ces gouverneurs
commencèrent à recevoir pour la
première fois un salaire fixe. Ce salaire
ne fut pas uniformément le même pour
tous, il fut proportionné à ce qu’exigeait
le besoin ; pour les procurateurs même,
l’importance de la somme qu’ils
touchent sert à marquer leur rang. On
adopta à l’égard de tous également des
dispositions en vertu desquelles ils
devaient ne pas faire d’enrôlements ni
lever de sommes plus fortes que celles
qui leur étaient prescrites, à moins d’un
décret du sénat ou d’un ordre de
l’empereur ; sortir de la province
aussitôt le successeur arrivé, ne pas
s’attarder en route, et être de retour à
Rome dans un délai de trois mois.

16

Voilà quels furent à peu près les


règlements alors sanctionnés : car, en
fait, César, attendu qu’il était maître des
finances (en apparence le trésor public
était distinct du sien, mais, en réalité,

1567
les dépenses se faisaient à son gré) et
qu’il avait l’autorité militaire, devait
exercer en tout et toujours un pouvoir
souverain. Quand il y eut dix ans
écoulés, un décret y ajouta cinq autres
années, puis encore cinq, ensuite dix,
puis encore dix nouvelles, en cinq fois
différentes ; de sorte que, par cette
succession de périodes décennales, il
régna toute sa vie. C’est pour cela que
les empereurs qui lui succédèrent, bien
que non élus pour un temps déterminé,
mais une seule fois pour tout le temps
de leur vie, ne laissèrent pas de
célébrer chaque fois cette période de
dix ans, comme étant une époque de
renouvellement de leur autorité ; et cela
se pratique encore aujourd’hui. César
donc avait auparavant déjà, lors de son
discours pour refuser la royauté et pour
établir la division des provinces, reçu
de nombreux privilèges : ainsi on avait
alors décrété que des lauriers seraient
placés devant son habitation souveraine
et qu’une couronne de chêne y serait
suspendue, comme s’il ne cessait de
vaincre les ennemis et de sauver les
citoyens. Or on donne le nom de palais
à la demeure de l’empereur, non qu’il
lui ait été jamais attribué par une

1568
décision publique, mais parce que
César habitait sur le Palatin, qu’il y
avait son prétorium, et que sa maison
emprunta un certain éclat à la montagne
entière qui avait autrefois été habitée
par Romulus ; et c’est pour cela aussi
que, lors même que l’empereur loge
autre part, sa résidence n’en prend pas
moins le nom de palais. Après que
César eut mis ses promesses à
exécution, le surnom d’Auguste fut
ajouté à son nom par le sénat et par le
peuple. Car, comme on avait résolu de
lui donner un titre en quelque sorte
particulier, et que ceux-ci proposaient
et approuvaient une résolution, ceux-là
une autre, César désirait vivement être
nommé Romulus ; mais s’étant aperçu
que ce serait se faire soupçonner
d’aspirer à la royauté, il y renonça et fut
appelé Auguste, comme étant plus qu’un
homme. En effet, les objets les plus
respectables, les plus saints, sont dits
augustes. C’est pour cela qu’en grec on
l’a appelé g-Sebastos ; c’est-à-dire
vénérable, du verbe g-sebazesthai.

17

Ce fut ainsi que la puissance du

1569
peuple et du sénat passa tout entière à
Auguste, et qu’à partir de cette époque
fut établie une monarchie pure. Car on
peut avec vérité appeler cela une
monarchie, bien que le pouvoir ait été
quelquefois exercé par deux ou par trois
chefs à la fois. Les Romains avaient
pour ce mot de monarchie une haine
telle qu’ils ne donnèrent à leurs
empereurs ni le nom de dictateurs, ni
celui de rois, ni aucun autre de ce
genre ; néanmoins, le gouvernement de
l’État étant dans les mains de
l’empereur, il est impossible que les
Romains ne soient pas soumis à une
autorité royale. Les magistratures
régulièrement établies d’après les lois
subsistent bien encore aujourd’hui,
quant au nombre, à l’exception de celle
de censeur, ce qui n’empêche pas que
tout se règle, tout s’administre suivant
le bon plaisir de celui qui est au
pouvoir. Cependant, afin de paraître
tenir ce privilège non de leur puissance,
mais des lois, ils s’emparèrent, en
conservant les mêmes noms, excepté
pour la dictature, de toutes les dignités
qui, sous la république, avaient, par la
volonté de ces deux ordres, une grande
autorité. C’est ainsi qu’ils sont consuls

1570
plusieurs fois, qu’ils se donnent le nom
de proconsuls autant de fois qu’ils
sortent du Pomoerium ; que le titre
d’imperator appartient non pas
seulement à ceux qui ont remporté une
victoire, mais aussi à tous les autres,
qui le prennent en tout temps, pour
signifier leur souveraineté, en place de
celui de roi et de celui de dictateur.
Sans s’attacher à ces noms, attendu
qu’ils ont été bannis, une fois pour
toutes, de la constitution, ils ne s’en
assurent pas moins le bénéfice sous
celui d’empereurs. C’est en vertu de ces
titres qu’ils ont le droit d’opérer le
recrutement de l’armée, de lever des
contributions, d’entreprendre la guerre
et de conclure la paix, de commander
toujours et partout pareillement les
soldats étrangers et les légions, de sorte
que, dans l’enceinte du Pomoerium, ils
ont le pouvoir de mettre à mort les
chevaliers et les sénateurs, et qu’ils ont
autorité pour faire ce que faisaient
autrefois les consuls et les autres
magistrats exerçant l’autorité suprême :
censeurs, ils surveillent notre vie et nos
mœurs et procèdent au dénombrement
des citoyens ; ils inscrivent les uns sur
les rôles de l’ordre équestre et sur ceux

1571
de l’ordre sénatorial, et en effacent les
autres suivant qu’ils le jugent bon.
Comme, en outre, ils sont revêtus de
tous les sacerdoces, que ce sont eux qui
donnent aux autres la plupart de ces
sacerdoces, que l’un d’eux, lors même
que l’État a deux et jusqu’à trois chefs,
est grand pontife, ils sont les maîtres de
toutes choses, profanes et sacrées. La
puissance appelée tribunitienne,
puissance que possédaient autrefois, au
temps où ils florissaient, les véritables
tribuns, leur confère le droit de casser
les décisions rendues par un magistrat,
quand ils les désapprouvent, celui de ne
pas être outragés, et, dans le cas où ils
se croiraient offensés par des actes ou
même par des paroles, celui d’en faire
périr, sans jugement, l’auteur comme un
maudit. Les empereurs, étant patriciens,
croient, il est vrai, qu’il ne leur est en
aucune façon permis d’être tribuns,
mais il n’en exercent pas moins la
puissance de cette charge dans toute son
étendue, et c’est par elle qu’ils
comptent la suite des années de leur
règne, comme s’ils la recevaient chaque
année avec les divers tribuns du peuple
qui se succèdent. Ils ont emprunté à la
république ces différents pouvoirs avec

1572
les attributions réglées par les lois, leur
conservant leurs mêmes noms, afin de
sembler ne rien avoir qui ne leur ait été,
pour ainsi dire, donné.

18

Ils acquirent aussi un autre droit qui


n’avait jamais, dans les temps anciens,
été ouvertement concédé à aucun
Romain, celui en vertu duquel il leur est
permis de faire actes de tribuns et tous
autres. Car ils sont affranchis des lois,
comme le dit le latin, c’est-à-dire qu’ils
sont libres de toute contrainte légale et
ne sont soumis à aucune des lois écrites.
C’est ainsi qu’à l’aide de ces noms
républicains, ils se sont emparés de
toute la puissance dans l’État, de
manière à posséder tout ce que
possédaient les rois, moins l’odieux du
nom. Car l’appellation de César et celle
d’Auguste ne leur confèrent aucun
pouvoir particulier : elles ne servent
qu’à marquer, l’une, la succession de la
race, l’autre, l’éclat de leur dignité.
Peut-être le surnom de Père leur donne-
t-il sur nous tous une sorte d’autorité
comme celle qu’avaient autrefois les
pères sur leurs enfants ; toutefois ce

1573
n’est nullement dans cette vue qu’il leur
a été attribué ; c’est un honneur, une
invitation, pour eux, d’aimer leurs
sujets comme leurs enfants ; pour leurs
sujets, de les vénérer comme des pères.
Voilà quels sont les titres dont les
empereurs font usage suivant les lois et
suivant un usage devenu usage de la
patrie. Aujourd’hui tous ces titres, à
l’exception de celui de censeur, leur
sont, la plupart du temps, donnés à la
fois ; jadis ils leur étaient décernés
séparément en diverses circonstances.
Quelques empereurs, en effet, reçurent
la censure suivant le sens antique, et
Domitien la reçut à vie ; mais
aujourd’hui la chose n’a plus lieu : bien
que possédant la réalité de cette
magistrature, les princes n’y sont pas
élus, et ils n’en portent le titre que
lorsqu’ils font le dénombrement des
citoyens.

19

Le gouvernement prit ainsi, à cette


époque, une forme meilleure et plus
salutaire ; car il était de toute
impossibilité aux Romains de se sauver
avec le gouvernement républicain. Du

1574
reste, les événements qui se passèrent
dans la suite ne sauraient être racontés
de la même manière que ceux qui ont
précédé. Autrefois, en effet, toutes les
affaires, quelque loin que la chose
arrivât, étaient soumises au sénat et au
peuple, et, par conséquent, tout le
monde les connaissait et plusieurs les
écrivaient. Aussi la vérité, bien que
quelques-uns aient, dans leur récit, cédé
à la crainte ou à la faveur, à l’amitié ou
à la haine, se trouvait cependant,
jusqu’à un certain point, chez les autres
qui avaient écrit les mêmes faits, et
dans les Actes publics. Mais, à partir
de cette époque, la plupart des choses
commencèrent à se faire en cachette et
en secret : car, bien que parfois
quelques-unes fussent publiées, comme
il n’y avait pas de contrôle, cette
publication inspire peu de confiance,
attendu qu’on soupçonne que tout est dit
et fait selon le gré du prince et de ceux
qui exercent la puissance à ses côtés.
De là, beaucoup de faits répandus qui
n’ont pas eu lieu, beaucoup d’ignorés
qui sont réellement arrivés ; il n’est
rien, pour ainsi dire, qui ne soit publié
autrement qu’il s’est passé. D’ailleurs,
la grandeur de l’empire et la multitude

1575
des affaires rend très difficile de les
connaître exactement. En effet, une foule
de choses à Rome, quantité d’autres
dans les pays soumis, ou dans les pays
en guerre avec nous, se succèdent, pour
ainsi dire, chaque jour, sur lesquelles
personne n’est à portée de connaître
rien de certain, hormis ceux qui les
accomplissent ; le plus grand nombre
n’apprend même pas, dans le principe,
qu’elles ont eu lieu. C’est pour cette
raison que tous les événements que,
dans la suite du temps, il sera
nécessaire de raconter, je les
rapporterai désormais à peu près
comme ils se sont transmis, qu’ils
soient réellement arrivés ainsi ou qu’ils
soient arrivés de toute autre manière.
J’y joindrai néanmoins, autant que
possible, mon opinion personnelle
toutes les fois que j’ai pu, par mes
nombreuses lectures, par ce que j’ai
entendu et ce que j’ai vu, former une
conjecture différente de la tradition
vulgaire.

20

César donc, ainsi que je l’ai dit, fut


surnommé Auguste, et, dans la nuit

1576
suivante, il eut un présage dont la
signification ne manquait pas
d’importance : le Tibre débordé couvrit
toute la partie basse de Rome, au point
de la rendre navigable ; les devins,
d’après ce prodige, prédirent que César
s’élèverait à une grande puissance et
qu’il aurait la ville tout entière sous sa
domination. Quelque exagérées que
fussent les propositions des uns et des
autres en son honneur, un certain Sextus
Pacuvius, d’autres disent Apudius, les
surpassa tous : en plein sénat il se
dévoua lui-même à César, à la manière
espagnole, et conseilla aux autres de
l’imiter. Auguste l’en empêchant, il
s’élança vers la multitude qui se tenait
au dehors (il était tribun du peuple), et,
courant çà et là par les carrefours et les
rues, il la força, elle et le reste des
citoyens, à se dévouer à Auguste : de là,
cette coutume, lorsque nous nous
adressons au chef de l’État, de lui dire :
" Nous te sommes dévoués. " Pacuvius
fit que tout le monde offrit un sacrifice à
cette occasion ; de plus, un jour, dans
une assemblée du peuple, il déclara
qu’il instituerait Auguste son héritier
pour une part égale avec son fils ; ce
n’était pas qu’il eût une grande fortune,

1577
mais il voulait y faire ajouter ; ce qui
arriva en effet.

21

Auguste remplit avec zèle les


fonctions de souverain, d’autant plus
qu’elles semblaient lui être données
volontairement par tous, et, en outre, il
porta un grand nombre de lois. Je n’ai
nul besoin d’entrer dans un détail
scrupuleux pour chacune d’elles,
excepté quand elles intéressent mon
récit. Je ferai de même pour ce qui se
passa dans la suite, de peur d’être
importun rien qu’en accumulant des
faits que les gens même de la profession
ne recherchent pas scrupuleusement.
Néanmoins Auguste, pour ses lois, ne se
contentait pas de son propre sentiment ;
il y en avait qu’il soumettait à la
délibération du peuple, afin que, dans le
cas où quelques dispositions n’auraient
pas plu, il pût, en étant instruit à
l’avance, les corriger ; car il
encourageait tout le monde à lui
communiquer ce qu’il avait trouvé de
mieux et il accordait une grande liberté
de langage ; il y avait même des articles
qu’il remaniait. D’ordinaire, il prenait

1578
comme conseillers, pendant six mois,
les consuls, ou le consul lorsqu’il
remplissait lui-même les fonctions
consulaires, avec un membre de chaque
magistrature et, parmi les sénateurs,
quinze, que le sort désignait, de manière
à être, par eux, censé faire, pour ainsi
dire en commun avec tous les autres,
ses règlements. Il y avait bien, en effet,
quelques affaires qu’il soumettait au
corps entier du sénat ; mais, convaincu
néanmoins qu’il valait mieux examiner
tranquillement à l’avance, avec un petit
nombre de personnes, la plupart et les
plus importantes d’entre elles, il se
conduisait d’après ces principes, et
parfois même il présidait les tribunaux
avec ses conseillers. Le sénat entier
avait, en effet, sa justice à part, et
répondait, dans certaines circonstances,
aux ambassades et aux messages des
peuples et des rois ; tandis que le
peuple se réunissait dans ses comices et
dans ses assemblées, où néanmoins il
rie se passait rien qui déplût à Auguste.
Quant aux magistrats, l’empereur
recommandait lui-même certains
candidats de son choix ; pour les autres,
tout en abandonnant leur élection au
peuple et aux plébéiens conformément à

1579
l’usage antique, il veillait à ce qu’on ne
nommât personne d’indigne, et qu’il n’y
eût ni coalition ni brigue. Tel fut
l’ensemble de l’administration
d’Auguste.

22

Maintenant je rapporterai, en
indiquant les consuls sous lesquels il
est arrivé, chacun des faits nécessaires
à raconter. En l’année que j’ai marquée,
voyant que l’incurie avait rendu
impraticables les routes hors des
murailles, il confia à divers sénateurs le
soin de réparer les autres à leurs frais ;
quant à la voie Flaminia, comme il
fallait l’approprier au passage d’une
armée, ce fut lui qui s’en chargea. Cette
voie fut donc alors mise sur-le-champ
en état, et des statues, supportées par
des arcs de triomphe, furent, à propos
de cette réparation, élevées en
l’honneur du prince, tant sur le pont du
Tibre qu’à Ariminum ; les autres voies
furent plus tard réparées aux frais du
trésor public, car aucun sénateur ne se
décidait volontairement à en faire la
dépense, ou, si l’on veut, aux frais
d’Auguste. Je ne saurais, en effet,

1580
établir de différence entre les deux
trésors, bien qu’Auguste ait fait briser,
pour être converties en monnaie,
plusieurs statues d’argent qui lui avaient
été érigées par ses amis et par certains
peuples, afin de faire considérer comme
provenant de ses propres deniers toutes
les sommes que, disait-il, il dépensait :
aussi n’ai-je pas l’intention de dire si
les divers empereurs ont parfois pris
sur les deniers publics ni s’ils ont
parfois donné par eux-mêmes. L’un et
l’autre, en effet, ont eu souvent lieu.
Pourquoi d’ailleurs relater de pareilles
choses comme des prêts ou des dons,
lorsque le peuple et l’empereur usaient
des uns et des autres en commun ? Voilà
ce que fit alors Auguste ; de plus, il
partit comme pour aller faire une
expédition en Bretagne, mais, arrivé en
Gaule, il s’y arrêta, parce que les
Bretons avaient cru devoir lui envoyer
des parlementaires, et que les affaires
de la Gaule étaient encore en désordre à
cause des guerres civiles qui en avaient
immédiatement suivi la conquête. Il fit
le dénombrement des Gaulois et régla
leur état civil et politique. De là, il
passa en Espagne et organisa également
cette province.

1581
23

Après cela, il fut lui-même consul


pour la huitième fois, avec Statilius
Taurus, et Agrippa fit la dédicace de
l’enceinte appelée les Septa (il ne
s’était engagé à réparer aucune route ;
or, ces Septa, bâtis par Lépidus dans le
Champ-de-Mars avec des portiques à
l’entour, pour la tenue des comices par
tribus, furent décorés de bancs de pierre
et de peintures par Agrippa qui les
nomma Septa Julia en l’honneur
d’Auguste. Agrippa, loin d’être, à
raison de ce fait, en butte à l’envie,
s’acquit au contraire l’estime du prince
et celle de tous les autres citoyens (la
cause en est que, tout en conseillant les
mesures les plus clémentes, les plus
glorieuses et les plus utiles, et en aidant
à leur exécution, il ne s’en attribuait pas
le moins du monde l’honneur, et qu’il
usait des distinctions qu’il recevait
d’Auguste non dans l’intérêt de son
ambition ou de son propre plaisir, mais
pour l’avantage de l’empereur et pour
celui du public) ; tandis que les
honneurs rendirent Cornélius Gallus
insolent. Il se laissa aller contre
Auguste à une foule de paroles

1582
insensées et même d’actes coupables :
il s’éleva à lui-même des statues dans
toute l’Égypte, pour ainsi dire, et
inscrivit toutes ses actions sur les
pyramides. Il fut accusé, à raison de ces
faits, par Valérius Largus, son
compagnon et son commensal, et noté
d’infamie par Auguste, avec défense
d’habiter dans les provinces de César.
A la suite de cela, un grand nombre
d’autres attaquèrent Gallus et intentèrent
une foule d’accusations contre lui ; le
sénat tout entier décréta qu’il serait
condamné judiciairement et exilé, ses
biens confisqués, pour être donnés à
Auguste, et que les sénateurs offriraient
un sacrifice à cette occasion. Gallus,
pénétré de douleur, se déroba au
supplice par la mort.

24

Une chose qui prouva le peu de


sincérité de la multitude, c’est que cet
homme, qu’elle avait jusqu’alors adulé,
elle montra en ce moment à son égard
des dispositions telles qu’il fut forcé de
se donner la mort de sa propre main, et
qu’elle passa du côté de Largus dont la
faveur commençait à croître, toute

1583
prête, s’il arrivait à celui-ci quelque
chose de pareil, à prendre contre lui les
mêmes résolutions. Proculéius,
néanmoins, ne craignit pas, un jour qu’il
le rencontra, de se prendre le nez et la
bouche de sa propre main, pour montrer
à ceux qui l’entouraient qu’il n’y avait
pas sûreté même à respirer en présence
de cet homme. Un autre vint le trouver,
bien qu’inconnu de lui, avec des
témoins, et lui demanda s’il le
reconnaissait : Largus ayant répondu
négativement, il prit acte de cette
dénégation, comme s’il n’était pas
possible à un méchant de calomnier
quelqu’un, même lorsqu’il ne l’a pas
connu auparavant. Mais la plupart
imitent plutôt, quoique perverses, les
actions d’un homme, qu’ils ne se
mettent en garde contre son malheur ;
c’est ainsi qu’alors M. Égnatius Rufus,
après avoir été édile, après avoir, entre
beaucoup d’autres belles actions, aidé
de ses propres esclaves et de quelques
autres qu’il louait, porté secours aux
maisons incendiées cette année-là,
après avoir, en récompense de cette
conduite, reçu du peuple les sommes
nécessaires pour les dépenses de sa
charge et été élu préteur par dérogation

1584
aux lois, en conçut un tel orgueil et un
tel mépris pour Auguste qu’il fit
afficher qu’il avait remis à son
successeur la ville sans dommage et
dans toute son intégrité. Tous les
principaux citoyens et Auguste surtout
furent irrités d’un pareil acte, et
Auguste ne devait pas tarder à lui
apprendre a ne pas se montrer plus fier
que les autres ; mais, pour le moment, il
se contenta de recommander aux édiles
de veiller à ce qu’il n’y eût aucun
incendie, ou, s’il s’en déclarait, d’avoir
à éteindre le feu.

25

Cette même année, Polémon, roi du


Pont, fut inscrit au nombre des amis et
alliés du peuple romain, et les
premières places à tous les théâtres
furent, dans tout son royaume,
accordées aux sénateurs : Auguste, au
moment de passer en Bretagne avec son
armée (les Bretons n’avaient pas voulu
accepter ses conditions), fut retenu par
les Salasses, qui se soulevèrent contre
lui, et par les Cantabres et les Astures,
qui lui firent la guerre. Le premier de
ces deux peuples habite au pied des

1585
Alpes, comme je l’ai déjà dit ; les deux
autres, au pied des Pyrénées, la partie
la plus forte du côté de l’Espagne et la
plaine située au-dessous de cette
montagne. Ce fut pour cette raison
qu’Auguste (il était déjà consul pour la
neuvième fois avec M. Silanus), envoya
Térentius Varron contre les Salasses.
Celui-ci les ayant, par des incursions
sur plusieurs points à la fois, empêchés
de devenir par leur réunion difficiles à
réduire, les vainquit aisément, attendu
qu’ils ne venaient que par petites
troupes à la rencontre des Romains :
après les avoir contraints à faire la
paix, il leur demanda une somme
déterminée pour ne leur faire aucun
autre mal ; puis ayant, sous prétexte de
lever cet argent, envoyé partout des
soldats, il se saisit des hommes en âge
de porter les armes et les vendit à
condition que, durant l’espace de vingt
ans, aucun d’eux ne serait mis en
liberté. La partie la meilleure de leur
territoire fut donnée à quelques soldats
prétoriens et reçut une ville nommée
Augusta Prétoria. Auguste en personne
marcha contre les Astures et contre les
Cantabres à la fois : comme ils
refusaient de se rendre par l’orgueil que

1586
leur inspirait la force de leurs positions,
et n’en venaient pas aux mains parce
qu’ils étaient inférieurs en nombre ;
comme, en outre, ils étaient pour la
plupart armés de javelots, et le
harcelaient quand il faisait quelque
mouvement, toujours postés à l’avance
dans les lieux élevés et en embuscade
dans les endroits creux et couverts,
Auguste se trouva dans le plus grand
embarras. La fatigue et les soucis ayant
altéré sa santé, il se retira à Tarracone,
où il tomba malade ; dans l’intervalle,
C. Antistius combattit ces peuples et
obtint plusieurs succès, non qu’il fût
meilleur général qu’Auguste, mais
parce que les barbares, le méprisant,
s’avancèrent en foule contre les
Romains et se firent battre. C’est ainsi
qu’il prit plusieurs places, et qu’ensuite
T. Carisius s’empara de Lancia, la ville
la plus forte des Asturies, qui avait été
abandonnée, et en réduisit un grand
nombre d’autres en sa puissance.

26

Cette guerre terminée, Auguste


congédia les soldats émérites et leur
permit de fonder en Lusitanie la ville

1587
appelée Augusta Emerita ; quant à ceux
qui étaient encore en âge de servir, il
leur fit donner, dans le camp même, des
spectacles par Marcellus et par Tibère,
comme s’ils eussent été édiles. Il
accorda aussi à Juba, en compensation
du royaume de ses pères, dont la plus
grande partie se trouvait comprise dans
l’empire romain, une partie de la
Gétulie, les possessions de Bocchus et
celles de Bogud ; tandis qu’à la mort
d’Amyntas, au lieu de remettre son
royaume à ses enfants, il le réduisit à
l’état de province. C’est ainsi que la
Galatie avec la Lycaonie eut un préfet
romain, et que les places de la
Pamphylie, qui avaient été auparavant
attribuées à Amyntas, redevinrent une
préfecture distincte. Vers ce même
temps, M.Vinicius, en vengeant sur
quelques tribus germaines la mort de
citoyens romains qui, entrés, pour y
faire le commerce, sur le territoire de
ces peuples, avaient été saisis et
massacrés par eux, valut aussi à
Auguste le nom d’imperator. Le
triomphe fut décerné au prince à cette
occasion et pour les autres victoires
remportées à la même époque ; mais,
sur son refus, on lui éleva dans les

1588
Alpes un arc triomphal, et on lui permit
de porter à perpétuité, le premier jour
de l’année, la couronne et la toge
triomphales. Tel fut le résultat des
guerres d’Auguste ; alors il ferma le
temple de Janus qu’elles avaient fait
rouvrir.

27

Agrippa, pendant ce temps, orna la


ville à ses propres frais. Ici il bâtit, en
mémoire de ses victoires sur mer, le
portique nommé portique de Neptune, et
le décora d’une peinture représentant
les Argonautes ; là, il construisit l’étuve
laconienne, qu’il l’appela gymnase
Laconien, parce que, à cette époque,
c’était surtout les Lacédémoniens qui,
dans le bain, passaient pour se mettre
nus et se frotter d’huile. Il acheva aussi
le temple nommé le Panthéon. Le nom
de ce temple vient peut-être de ce que,
sur les statues de Mars et de Vénus, il
offrait aussi les images de plusieurs
dieux ; dans mon opinion, il vient de ce
que, formant une rotonde, il ressemble
au ciel. Agrippa voulut également y
placer Auguste et attacher son nom à
cette œuvre ; mais, Auguste n’ayant

1589
accepté ni l’un ni l’autre de ces
honneurs, Agrippa érigea dans le temple
un buste du premier César, avec un à
Auguste et un à lui-même dans le
vestibule. Loin d’adresser, à raison de
ces faits, aucun reproche à Agrippa (il
avait été en cela conduit non par
l’ambition de rivaliser avec Auguste,
mais par une bienveillance incessante à
son égard, et par un zèle continu pour
l’État), Auguste ne lui en accorda que
plus d’honneur. La maladie l’ayant alors
empêché de faire à Rome les noces de
sa fille Julie et de son neveu Marcellus,
ce fut Agrippa qui les célébra en son
absence ; quand la maison du mont
Palatin, qui avait auparavant appartenu
à Antoine et qui avait été ensuite donnée
à Agrippa et à Messala, eut été brûlée,
il fit à Messala un don en argent et prit
Agrippa avec lui dans sa maison.
Agrippa se montra justement fier de ces
distinctions ; un certain C. Thoranius fut
de même cité avec éloge pour avoir,
étant tribun du peuple, introduit au
théâtre et fait asseoir près de lui sur les
gradins réservés aux tribuns son père,
simple affranchi. P. Servilius s’acquit
aussi un renom pour avoir, étant préteur,
fait massacrer dans des jeux trois cents

1590
ours et autant d’autres bêtes féroces de
Libye.

28

Ensuite, Auguste fut consul pour la


dixième fois avec C. Norbanus, et, aux
calendes, le sénat jura de confirmer tous
ses actes. Quand on annonça qu’il
n’était plus bien éloigné de la ville (sa
maladie avait prolongé son absence), et
quand, après avoir promis au peuple un
don d’environ cent drachmes, il eut
défendu de publier le décret relatif à ce
don avant l’approbation du sénat, le
sénat le dégagea de toute contrainte des
lois, afin que, ainsi qu’il a été dit, ne
relevant réellement que de sa volonté et
maître absolu de lui-même et des lois, il
fît tout ce qu’il voudrait et ne fit rien de
ce qu’il ne voudrait pas. Ces décrets
furent rendus pendant qu’il était encore
absent ; lorsqu’il fut arrivé à Rome,
d’autres honneurs lui furent rendus à
raison de son rétablissement et de son
retour. On accorda à Marcellus de
siéger au sénat parmi les anciens
préteurs et de demander le consulat dix
ans avant l’âge fixé par la loi, et à
Tibère, de faire la même chose cinq à

1591
l’avance pour chaque magistrature ; et
aussitôt l’un fut nommé questeur et
l’autre édile. Les questeurs pour les
provinces étant venus à manquer, on fit,
pour y pourvoir, tirer au sort tous ceux
qui, en remontant jusqu’à dix années
plus haut, n’avaient pas rempli ces
fonctions, bien qu’ayant exercé la
questure. Voilà les choses dignes de
souvenir qui se passèrent alors dans la
ville.

29

Quant aux Cantabres et aux Astures,


Auguste n’eut pas plutôt quitté
l’Espagne en y laissant L. Emilius pour
commander, qu’ils se soulevèrent et
envoyèrent dire à Emilius, avant de lui
avoir laissé rien deviner, qu’ils
voulaient faire présent à son armée de
blé et d’autres provisions, et qu’ayant
pris avec eux, sous ce prétexte, un assez
grand nombre de soldats romains, pour
rapporter ces dons, ils les emmenèrent
dans un endroit favorable et les
massacrèrent. Cependant leur joie ne fut
pas de longue durée : en dévastant le
pays, en incendiant plusieurs villes, et,
par-dessus tout, en coupant les mains à

1592
ceux qu’on ne cessait de prendre,
Emilius les eut bientôt soumis. Pendant
que ces choses se passaient, une autre
expédition eut lieu, expédition nouvelle,
qui commença et finit en même temps :
AElius Gallus, préfet d’Égypte, marcha
contre l’Arabie appelée Heureuse, dont
Sabos était roi. Personne d’abord ne se
présenta à sa vue, et cependant il ne
s’avançait pas sans peine ; le désert, le
soleil et la nature étrange des eaux les
tourmentaient beaucoup, en sorte que la
majeure partie de l’armée y périt. De
plus, il survint une maladie qui ne
ressemblait à aucune de celles que l’on
connaît ; elle attaquait la tête qu’elle
desséchait. Beaucoup succombèrent
sur-le-champ ; quant à ceux qui
survivaient, le mal leur descendait dans
les jambes après avoir franchi toute la
partie intermédiaire du corps, et les
mettait dans un état pitoyable ; et, à
cette maladie, il n’y avait de remède
efficace que l’huile mêlée au vin,
employée en boisson et en onction, ce
qu’un bien petit nombre purent faire, car
le pays ne produit ni vin ni huile, et les
Romains n’en avaient pas une
abondante provision. Au milieu de ces
souffrances, les barbares les

1593
attaquèrent. Jusqu’à ce moment ils
avaient eu le dessous dans tous les
engagements et, de plus, ils avaient
perdu plusieurs places ; mais alors,
profitant du secours que leur offrait la
maladie, ils recouvrèrent leurs
possessions et chassèrent de leur pays
le reste des ennemis. Ce furent là les
premiers Romains, et aussi, je crois, les
seuls, qui s’avancèrent si loin à main
armée dans cette Arabie ; car ils
allèrent jusqu’à la célèbre place
nommée Adulis.

30

Auguste, consul, pour la onzième


fois, avec Calpurnius Pison, tomba
malade de nouveau, au point de n’avoir
aucun espoir de salut : il fit en
conséquence toutes ses dispositions
comme un homme sur le point de
mourir, et, convoquant les magistrats et
les principaux sénateurs et chevaliers, il
ne désigna personne pour successeur,
bien qu’on s’attendit généralement à
voir Marcellus préféré à tous pour cette
succession ; puis, après s’être entretenu
avec eux des affaires publiques, il
donna à Pison un registre où il avait

1594
consigné par écrit l’état des forces et
des revenus de l’empire, et passa son
anneau au doigt d’Agrippa. Déjà réduit
à ne pouvoir accomplir les fonctions les
plus indispensables, il fut sauvé, au
moyen de bains froids et de potions
froides, par un certain Antonius Musa,
et sa guérison valut à Musa une forte
somme d’argent de la part d’Auguste et
de la part du sénat, et, en outre, le droit
(c’était un affranchi) de porter des
anneaux d’or, avec l’immunité pour lui
et pour ceux qui exerçaient à cette
époque ou qui exerceraient à l’avenir la
même profession. Cependant ce Musa,
qui s’attribuait l’œuvre de la fortune et
de la destinée, devait être promptement
convaincu de mensonge : car Auguste, il
est vrai, fut sauvé par ce traitement,
mais Marcellus, qui tomba malade peu
de temps après, soigné de la même
manière par le même Musa, en mourut.
Auguste fit à Marcellus des funérailles
publiques où, suivant la coutume, il
prononça son éloge, déposa son corps
dans le monument qu’il se faisait
construire, et, pour honorer sa mémoire,
donna au théâtre commencé par César le
nom de théâtre de Marcellus ; de plus, il
ordonna que, pendant les jeux Romains,

1595
on porterait au théâtre sa statue en or
avec une couronne également en or et
une chaise curule, qui serait placée au
milieu des magistrats chargés de les
célébrer. Mais il ne le fit que plus tard.

31

Auguste, alors rétabli, porta son


testament au sénat et voulut le lire pour
montrer qu’il n’avait légué à personne
la succession de son autorité ; il ne lut
pas, néanmoins, car personne ne le lui
permit. Tous cependant étaient dans le
plus grand étonnement de ce que,
chérissant Marcellus comme gendre et
comme neveu, et, entre autres honneurs
qu’il lui avait accordés, ayant contribué
avec tant de magnificence aux fêtes de
son édilité que tout l’été il y eut un
"velarium" suspendu au dessus du
Forum, qu’il produisit sur l’orchestre un
chevalier comme danseur, ainsi qu’une
femme de qualité, il eût néanmoins, au
lieu de lui confier sa souveraineté,
donné la préférence à Agrippa. C’était,
vraisemblablement, qu’il n’avait pas
encore assez de confiance dans la
prudence de ce jeune homme : peut-être
aussi voulut-il que le peuple recouvrât

1596
sa liberté, ou bien encore qu’Agrippa
reçût du peuple son pouvoir ; car il
savait parfaitement qu’Agrippa en était
fort aimé, et il ne voulait point paraître
lui remettre de son propre chef cette
autorité.

32

Auguste donc, revenu à la santé et


instruit que Marcellus, par suite de ce
choix, voyait Agrippa d’un mauvais
œil, envoya aussitôt Agrippa en Syrie,
de peur qu’il ne survînt entre eux
quelque querelle ou quelque dispute.
Celui-ci sortit aussitôt de Rome, sans
cependant aller jusqu’en Syrie ; mais,
montrant plus de modération encore, il y
envoya ses légats et s’arrêta lui-même à
Lesbos. Voilà ce que fit Auguste ; en
outre, il ne nomma que dix préteurs,
comme s’il n’était plus besoin d’en
nommer davantage, et cela eut lieu
pendant plusieurs années. Parmi ces
préteurs, les uns devaient remplir les
mêmes fonctions qu’auparavant, et deux
présider chaque année à
l’administration du Trésor. Après avoir
réglé ces services, il abdiqua le
consulat dans sa terre d’Albe, où il était

1597
allé : lui-même, en effet, depuis qu’il
avait mis l’ordre dans les affaires,
avait, ainsi que la plupart des autres,
conservé cette charge l’année entière ;
il voulut faire cesser de nouveau cet
usage, afin que le plus grand nombre
possible arrivât au consulat, et il
accomplit cette résolution hors de
Rome, de peur d’en être empêché. Il fut
loué pour cette mesure, et aussi parce
qu’il se substitua L. Sestius, qui avait
toujours été du parti de Brutus, avait
combattu avec lui dans toutes ses
guerres, et qui, de plus, en gardait même
encore alors le souvenir et les images,
et ne cessait de faire son éloge ; car,
loin de haïr dans Sestius le sentiment de
l’amitié et de la fidélité, il lui rendait
hommage. Pour ces motifs, le sénat
décréta qu’Auguste serait tribun à vie, il
lui accorda de mettre à chaque séance
en délibération n’importe quel sujet il
voudrait, lors même qu’il ne serait pas
consul, et d’avoir, une fois pour toutes
et à jamais, le pouvoir proconsulaire,
de manière qu’il n’eût ni à le déposer
en entrant dans l’enceinte du
Pomoerium, ni à le reprendre ensuite ; il
lui donna aussi, dans les provinces, une
autorité plus grande que celle de chaque

1598
préfet. C’est ainsi qu’Auguste et les
empereurs qui vinrent après lui
exercèrent légalement tous les autres
pouvoirs et la puissance tribunitienne,
sans que ni lui ni aucun autre empereur
ait eu le titre de tribun.

33

Selon moi, ces honneurs, qui lui


furent alors ainsi décernés, étaient
l’expression non de la flatterie, mais
d’un sentiment sincère. En effet, dans
tous ses rapports avec les Romains, il
se conduisait comme avec des hommes
libres : ainsi, Tiridate, en personne, et
des députés de Phraate étant venus à
Rome au sujet de leurs griefs mutuels, il
les conduisit au sénat ; puis, chargé par
ce corps de la connaissance de leur
affaire, il refusa de livrer Tiridate à
Phraate et renvoya à ce dernier le fils
qu’il avait reçu de lui auparavant, à la
condition que les captifs et les
enseignes prises dans la déroute de
Crassus et dans celle d’Antoine lui
seraient rendus. Cette même année, un
des édiles plébéiens étant mort, C.
Calpurnius, bien qu’ayant été
auparavant édile curule, lui succéda,

1599
fait dont on ne cite aucun autre
exemple ; durant les Féries Latines, il y
eut chaque jour deux préfets urbains, et
même l’un d’entre eux, bien qu’il ne fût
pas même à l’âge de jeunesse, ne laissa
pas d’exercer sa charge. Livie fut
accusée de la mort de Marcellus, parce
qu’on le préférait à ses fils ; mais ce
soupçon fut balancé par la maladie qui
sévit cette année et la suivante avec tant
de violence qu’elles virent périr
beaucoup de monde. Alors (toujours
d’ordinaire les calamités de ce genre
sont annoncées par quelque présage), un
loup fut pris dans Rome, le feu et la
tempête endommagèrent plusieurs
édifices, une crue du Tibre emporta le
pont de bois et rendit la ville navigable
pendant trois jours.

Fin du Livre LIII

1600
1

L’année suivante, année dans laquelle


furent consuls M. Marcellus et L.
Arruntius, un nouveau débordement du
fleuve rendit Rome navigable, et la
foudre frappa, entre autres lieux, les
statues du Panthéon, au point de faire
tomber la lance de la main d’Auguste.
Fatigués par la maladie et la famine (la
peste, en effet, avait régné dans toute
l’Italie, et personne n’avait cultivé la
terre ; la même chose s’était, je crois,
produite aussi dans les pays en dehors
de l’Italie), les Romains, dans la
persuasion que ces maux n’étaient
survenus que parce qu’ils n’avaient pas
alors Auguste pour consul, voulurent le
créer dictateur, et enfermèrent le sénat
dans la curie pour le contraindre à
rendre le décret, menaçant d’y mettre le
feu. Après cela, ayant pris les vingt-
quatre faisceaux, ils allèrent trouver
Auguste, le priant de se laisser nommer
dictateur et intendant de l’annone,
comme autrefois Pompée. Auguste
accepta par force cette dernière

1601
fonction, et ordonna que deux
commissaires seraient, chaque année,
choisis parmi les citoyens qui avaient
été préteurs cinq ans auparavant, pour
la répartition du blé ; quant à la
dictature, loin d’y consentir, il déchira
ses vêtements, quand il vit qu’il ne
pouvait retenir le peuple par aucun
autre moyen, ni par ses paroles, ni par
ses prières : possédant une autorité et
des honneurs plus grands que les
dictateurs, il avait raison d’éviter
l’envie et la haine attachées à ce nom.

Il fit la même chose quand on voulut


le créer censeur à vie. Au lieu de se
charger de cette magistrature, il nomma
sur-le-champ censeurs d’autres
citoyens, Paulus Émilius Lépidus et L.
Munatius Plancus, l’un, frère de ce
Plancus qui avait été proscrit, l’autre,
c’est-à-dire Lépidus, condamné lui-
même à mort à cette époque. Ils furent
les derniers des simples citoyens qui
exercèrent ensemble la censure, comme
le leur signifia, à l’instant même, un
prodige : la tribune sur laquelle ils
devaient remplir quelques-unes des

1602
fonctions de leur charge s’écroula,
lorsqu’ils y montèrent, le premier jour
de leur magistrature, et elle se brisa ; et,
après eux, il n’y eut plus d’exemple de
deux censeurs ainsi créés. D’ailleurs,
Auguste, quoique les ayant nommés,
remplit plusieurs des fonctions qui leur
appartenaient. Il abolit complètement
certains banquets, et en ramena d’autres
à la frugalité. Il confia tous les jeux
publics aux préteurs, avec ordre de leur
donner une certaine somme du Trésor, et
défendit que l’un y dépensât plus que
l’autre de ses propres deniers, fît battre
des gladiateurs sans décret du sénat, ni
plus de deux fois par an, ni plus de cent
vingt hommes à la fois. Il chargea du
soin d’éteindre les incendies les édiles
curules, à qui il donna six cents
esclaves pour aides. Des chevaliers et
des femmes nobles se livrant encore
alors en spectacle sur l’orchestre, il
défendit, non seulement aux enfants de
sénateurs, ce qui était déjà interdit
auparavant, mais aussi à leurs
descendants, et aux citoyens de l’ordre
équestre, de rien faire désormais de
pareil.

1603
Dans ces actes, Auguste se montrait
avec la représentation et le nom d’un
législateur et d’un empereur ; dans tout
le reste, il avait une modestie qui allait
jusqu’à assister ses amis en justice. Un
certain M. Primus, accusé d’avoir, étant
gouverneur de la Macédoine, fait la
guerre aux Odryses, et prétendant avoir
agi, tantôt d’après l’avis d’Auguste,
tantôt d’après celui de Marcellus,
Auguste vint de son propre mouvement
au tribunal ; interrogé par le préteur s’il
avait donné à l’accusé l’ordre de faire
la guerre, il répondit négativement. Le
défenseur de Primus, Licinius Muréna,
entre autres paroles inconvenantes qu’il
lança contre lui, lui ayant demandé : "
Que fais-tu ici ? qui t’a appelé ? " il se
contenta de répondre : " L’intérêt
public. " Cette modération fut si
appréciée des hommes sensés qu’on lui
permit de réunir le sénat toutes les fois
qu’il le voudrait ; mais plusieurs, au
contraire, le tinrent en mépris. Un grand
nombre d’entre eux se prononça en
faveur de Primus, d’autres tramèrent un
complot. Ce complot eut pour chef
Fannius Caepion, et beaucoup y prirent
part ; on dit même, soit que la chose fût
vraie, soit que ce fût une calomnie, que

1604
Muréna était du nombre des complices,
car il usait envers tout le monde d’une
hardiesse de langage qui ne connaissait
pas de frein et devenait insupportable.
Les conjurés, n’ayant pas affronté le
jugement, furent condamnés par défaut à
l’exil et égorgés peu de temps après.
Muréna ne trouva d’appui ni dans son
frère Proculéius, ni dans Mécène, qui
avait épousé sa sœur, quoique l’un et
l’autre jouît des plus grands honneurs
auprès d’Auguste. Quelques-uns des
juges ayant absous les conjurés,
Auguste porta une loi d’après laquelle,
dans les jugements par défaut, les
suffrages ne devaient pas être secrets, et
l’unanimité de votes devenait
nécessaire pour une condamnation.
Cette disposition ne lui fut pas inspirée
par la colère, mais par l’intérêt général,
comme il le fit voir par une preuve bien
forte : le père de Caepion ayant
affranchi l’un des deux esclaves qui
avaient accompagné son fils en exil,
pour avoir voulu défendre son maître
sur le moment de sa mort, tandis que
l’autre, qui l’avait trahi, était mené par
le milieu du Forum avec un écriteau
indiquant la cause de son supplice, puis
mis en croix, il n’en témoigna aucun

1605
mécontentement. Dans cette
circonstance, il eût été à l’abri de tout
reproche de la part de ceux mêmes qui
n’approuvaient pas ses actes, s’il n’eût
permis, comme à l’occasion d’une
victoire, qu’on décrétât et qu’on offrît
des sacrifices.

A cette même époque il rendit au


peuple Cypre et la Gaule Narbonaise,
parce qu’elles n’avaient plus besoin de
ses armes, et, par suite, des proconsuls
commencèrent à être envoyés dans ces
provinces. Il dédia aussi le temple de
Jupiter Tonnant, temple au sujet duquel
la tradition rapporte les deux
particularités suivantes : pendant sa
consécration, le tonnerre se fit entendre
et Auguste eut ensuite le songe que
voici. Le peuple, soit étrangeté du nom
et de la statue du dieu, soit parce que ce
temple avait été érigé par Auguste, mais
surtout parce que c’était lui qu’on
rencontrait le premier en montant au
Capitole, venant apporter ses hommages
à ce Jupiter, Auguste rêva que le Jupiter
du grand temple était irrité d’être
relégué au second rang, et qu’il répondit

1606
au dieu qu’il lui avait donné le Tonnant
pour veiller à sa garde. Quand le jour
fut venu, il fit mettre des sonnettes à
Jupiter Tonnant pour confirmer son
rêve. En effet, ceux qui veillent, la nuit,
dans chaque quartier de la ville, portent
des sonnettes afin de pouvoir, quand ils
veulent, se transmettre des signaux.

Voilà ce qui se passait à Rome. Vers


cette même époque, les Cantabres et les
Astures recommencèrent la guerre
contre nous, ces derniers à cause du
luxe et de la cruauté de Carisius ; les
Cantabres en apprenant la révolte des
autres, et parce qu’ils méprisaient C.
Furnius, leur gouverneur, récemment
arrivé et mal instruit, croyaient-ils, de
leurs affaires. Mais, à l’œuvre, Furnius
leur parut tout autre : vaincus les uns et
les autres par lui (il alla au secours de
Carisius), il furent réduits en servitude.
Parmi les Cantabres, peu furent faits
captifs ; car, dès qu’ils n’eurent plus
d’espoir de la liberté, ils ne voulurent
plus vivre : mettant le feu à leurs
défenses, ceux-ci se donnèrent eux-
mêmes la mort, ceux-là se jetèrent

1607
volontairement dans le feu avec les
autres, tandis que d’autres prirent
publiquement du poison ; ce qui fit que
la portion la plus nombreuse et la plus
farouche de cette nation fut détruite.
Quant aux Astures, aussitôt après avoir
été repoussés au siège d’une place et
avoir été ensuite vaincus dans une
bataille, ils cessèrent leur résistance et
se soumirent. Vers ce même temps, les
Éthiopiens, qui habitent au-dessus de
l’Égypte, s’avancèrent jusqu’à la ville
nommée Éléphantine, dévastant tout
devant eux, sous la conduite de
Candace. Là, ayant appris que C.
Pétronius, préfet d’Égypte, marchait
contre eux, ils se retirèrent avant son
arrivée, afin de lui échapper par la
fuite ; surpris dans leur marche, ils
furent vaincus, et, par cette défaite,
entraînèrent Pétronius jusque dans leur
pays. Pétronius, après avoir eu là aussi
des succès, s’empara, entre autres
villes, de Tanapé, résidence de leurs
rois. La ville fut renversée de fond en
comble et une garnison laissée dans une
autre place ; car Pétronius, empêché
d’aller plus loin par le sable et par la
chaleur, et, ne pouvant se maintenir
avec avantage dans le pays avec son

1608
armée entière, en emmena la plus
grande partie avec lui en se retirant. Les
Éthiopiens, sur ces entrefaites, ayant
attaqué la garnison, il marcha de
nouveau contre eux, délivra les siens, et
contraignit Candace à traiter.

Pendant que cela se passait, Auguste


alla en Sicile afin d’établir l’ordre dans
cette province aussi et dans les autres
jusqu’en Syrie. Il y était encore, lorsque
le peuple, à Rome, pendant l’élection
des consuls, se laissa aller à la sédition,
ce qui fit bien voir qu’il n’y aurait pas
eu de salut possible pour lui avec un
gouvernement populaire. Malgré le peu
de puissance dont il disposait dans les
comices, et dans l’exercice même des
charges, il n’en avait pas moins excité
des troubles. L’une des deux places était
réservée à Auguste ; aussi M. Lollius,
au commencement de l’année, exerça-t-
il seul le consulat. Auguste n’ayant pas
accepté, Q. Lépidus et M. Silanus se
mirent sur les rangs et suscitèrent
partout des troubles tels que les
citoyens bien intentionnés demandèrent
à Auguste de revenir. Comme il ne

1609
revint pas et qu’il renvoya les deux
candidats qui étaient allés le trouver, en
leur adressant des reproches et en leur
ordonnant à l’un et à l’autre de
s’absenter pendant le temps qu’on irait
aux suffrages, loin que la tranquillité se
rétablît, la sédition et les troubles
éclatèrent de nouveau avec une telle
violence que ce ne fut que sur le soir
que Lépidus finit par être nommé.
Auguste, irrité de ce désordre, ne
pouvant s’occuper de Rome seule, et
n’osant pas, d’un autre côté, la laisser
sans chef, chercha quelqu’un pour la
gouverner et ne trouva pour un tel
emploi personne qui convînt mieux
qu’Agrippa. Voulant l’environner d’une
considération plus grande, afin de lui
rendre le commandement plus facile, il
le manda près de lui, et, après l’avoir
forcé de répudier sa femme, bien
qu’elle fût sa propre nièce, pour
épouser Julie, il l’envoya sur-le-champ
à Rome célébrer son mariage et
administrer la ville ; déterminé, entre
autres raisons, par les conseils de
Mécène qui, à ce que l’on rapporte, lui
dit : " Tu l’as rendu si grand qu’il faut
ou en faire ton gendre, ou le mettre à
mort. " Agrippa calma les mouvements

1610
tumultueux qu’il rencontra encore, et
réprima les rites égyptiens qui se
glissaient de nouveau dans la ville,
défendant absolument de les célébrer
dans un espace de sept stades et demi
en dedans des faubourgs ; de plus,
l’élection du préfet urbain pour les
Féries Latines ayant suscité quelques
troubles, il ne put venir à bout de
l’élection, et les fêtes eurent lieu, cette
année-là, sans préfet.

Voilà ce que fit Agrippa. Auguste,


après avoir mis ordre aux affaires de la
Sicile et déclaré colonies romaines
Syracuse et plusieurs autres villes,
passa en Grèce. Il accorda aux
Lacédémoniens Cythère et l’honneur de
sa présence aux syssities, parce que
Livie, à l’époque où elle s’enfuyait
d’Italie avec son mari et son fils, y avait
séjourné ; tandis qu’il enleva aux
Athéniens Égine et Érétrie, dont ils
avaient la jouissance, parce que, disent
certains auteurs, ils avaient favorisé
Antoine. De plus, il leur défendit
d’admettre à prix d’argent personne au
droit de cité. Les Athéniens virent dans

1611
cette mesure la suite de ce qui était
arrivé à la statue de Minerve. La statue,
en effet, érigée dans l’Acropole au
regard de l’Orient, s’était tournée vers
l’Occident et avait craché du sang.
Auguste donc mit ordre aux affaires de
la Grèce et fit voile pour Samos, où il
passa l’hiver, puis, s’étant transporté en
Asie, au printemps où M. Apuléius et P.
Silanus furent consuls, il y régla tout,
ainsi qu’en Bithynie, ne négligeant pas
ces provinces et celles que j’ai
précédemment citées, parce qu’elles
étaient réputées provinces du peuple,
mais prenant au contraire le plus grand
soin de toutes, comme si elles eussent
été les siennes. Il y fit en effet toutes les
réformes convenables et accorda aux
unes des secours pécuniaires, tandis
qu’aux autres il imposa une contribution
en outre du tribut. Les Cyzicéniens, pour
avoir, dans une sédition, battu de verges
puis tué plusieurs citoyens romains,
perdirent le droit de cité libre. Les
séditions des Tyriens et des Sidoniens
leur attirèrent le même sort à l’arrivée
du prince en Syrie.

1612
Sur ces entrefaites, Phraate, craignant
qu’Auguste ne marchât contre lui, parce
qu’il n’avait encore rempli aucune de
ses conventions, lui renvoya les
enseignes et les prisonniers, à
l’exception d’un petit nombre qui, par
honte, s’étaient donné la mort ou qui
restèrent dans le pays en s’y cachant.
Auguste les reçut comme s’il eût vaincu
les Parthes ; il s’en montra fier,
prétendant que ce qui avait été jadis
perdu dans des batailles, il l’avait
recouvré sans combat. Ainsi, il fit à
cette occasion décréter des sacrifices et
un temple à Mars Vengeur, à l’imitation
de celui de Jupiter Férétrien au
Capitole, pour y suspendre ces
enseignes, et il construisit ce temple. De
plus, son entrée dans Rome se fit à
cheval et fut honorée d’un arc de
triomphe. Mais ces mesures à
l’occasion des enseignes recouvrées ne
furent exécutées que plus tard ; pour le
moment, nommé curateur des voies à
l’entour de Rome, il éleva ce qu’on
appelle le Mille-d’Or, et désigna pour
entretenir ces voies d’anciens préteurs
qui devaient avoir deux licteurs. Julie
mit au monde le prince qui reçut le nom
de Caius ; un sacrifice de taureaux fut

1613
célébré tous les ans en l’honneur de son
jour natal. Ce sacrifice, comme tout le
reste, eut lieu en vertu d’un décret ;
mais les édiles, en leur privé nom,
donnèrent, le jour natal d’Auguste, des
jeux équestres et une chasse de bêtes
féroces.

Voilà ce qui se passait dans Rome.


Auguste, pendant ce temps-là, réglait
d’après les usages de Rome les affaires
des peuples soumis, et laissait les
peuples alliés se gouverner à leur
manière ; loin de chercher à ajouter de
nouvelles conquêtes à l’empire, il jugea
largement suffisantes les possessions
acquises, et il écrivit au sénat en ce
sens. Aussi ne s’occupa-t-il nullement
alors de guerre et rendit-il à Jamblique,
fils de Jamblique, ses États paternels en
Arabie, et à Tarcondimotus, fils de
Tarcondimotus, ceux que son père avait
possédés en Cilicie, à l’exception de
quelques-uns situés au bord de la mer,
dont, avec la Petite Arménie, il fit don à
Archélaüs, parce que le Mède, qui y
régnait auparavant, était mort. Il confia
à Hérode la tétrarchie d’un certain

1614
Zénodore, et la Commagène à un certain
Mithridate, bien que ce ne fût encore
qu’un enfant, parce que le roi de cette
contrée avait tué son père. Les habitants
de l’autre Arménie s’étant plaints
d’Artaxès et ayant appelé son frère
Tigrane, qui était à Rome, il envoya
Tibère pour chasser le premier de ce
royaume et y établir l’autre. Il n’y eut là
néanmoins aucune action digne des
préparatifs de Tibère (les Arméniens,
en effet, avaient tué Artaxès avant son
arrivée), ce qui ne l’empêcha pas de se
montrer aussi fier que s’il eût accompli
quelque chose par sa valeur, d’autant
plus que des sacrifices furent décrétés à
cette occasion. Déjà, en effet, il
songeait au pouvoir souverain, parce
que, lorsqu’il arriva près de Philippes,
il entendit un tumulte pareil à celui qui
s’élève d’un camp, et que, sur les autels
élevés autrefois par Antoine dans le
retranchement, le feu jeta un éclat
spontané. De là l’orgueil de Tibère.
Quant à Auguste, il revint à Samos où il
passa de nouveau l’hiver ; il accorda la
liberté aux Samiens en récompense de
son séjour chez eux, et fit beaucoup de
règlements en leur faveur. Des
ambassades lui arrivèrent en grand

1615
nombre. Les Indiens, qui lui avaient
auparavant demandé son amitié,
conclurent alors un traité, lui envoyant,
entre autres présents, des tigres,
animaux que les Romains et les Grecs
aussi, je crois, virent alors pour la
première fois. Ils lui donnèrent aussi un
jeune homme sans bras, tel que nous
voyons les hermès. Le jeune homme,
cependant, malgré cela, se servait. de
ses pieds comme de mains pour tout
faire : ainsi, il tendait un arc dont la
flèche partait, et sonnait de la trompette,
je ne sais comment ; j’écris ce que l’on
rapporte. Un des Indiens, Zarmaros, soit
qu’il fût de la race de leurs sages, et
qu’il agît ainsi par amour de la gloire,
soit parce qu’il était vieux et qu’il
suivait un usage de sa patrie, soit qu’il
posât devant Auguste et les Athéniens
(car c’est à Athènes qu’il était venu),
ayant pris la résolution de mourir, se fit
initier aux mystères des Deux-Déesses
célébrés, dit-on, hors le temps
consacré, par considération pour
Auguste, qui s’y fit lui-même aussi
initier ; puis il se jeta tout vivant dans le
feu.

10

1616
Le consul de cette année fut C :
Sentius ; quand il fallut lui nommer un
collègue (Auguste, cette fois encore,
n’accepta point la place qui lui était
réservée), une sédition éclata de
nouveau à Rome et le sang coula, en
sorte que les sénateurs donnèrent par un
décret une garde à Sentius. Sentius
ayant refusé de s’en servir, on envoya
des députés avec chacun deux licteurs à
Auguste. Instruit des faits et comprenant
que le mal n’aurait pas de terme,
Auguste, au lieu de se conduire comme
il l’avait fait dans une circonstance
précédente, nomma consul l’un de ces
deux députés, Q. Lucrétius, bien qu’il
eût été autrefois inscrit sur la liste des
proscrits, et se hâta de revenir à Rome.
Ce retour et les actes accomplis durant
son absence furent l’occasion d’un
grand nombre de décrets divers dont il
n’accepta aucun, excepté celui qui
érigeait un autel à la Fortune-du-Bon-
Retour (c’est ainsi qu’on l’appela), et
qui mettait le jour de son arrivée au
nombre des jours fériés sous le nom de
fêtes Augustales. Les magistrats
néanmoins et les autres citoyens se
préparant à aller au-devant de lui, il
entra de nuit dans la ville et, le

1617
lendemain, il donna à Tibère les
honneurs des anciens préteurs, et permit
à Drusus de demander les charges cinq
ans avant l’âge fixé par les lois. Comme
ce qu’on avait fait, dans les séditions,
en son absence, et ce qu’on faisait, par
crainte, en sa présence, ne s’accordait
pas, il fut, à la demande générale, créé
préfet des mœurs pour cinq ans, et reçut
le pouvoir censorial pour le même
temps et le pouvoir consulaire à vie ; de
telle sorte que, toujours et partout, il
avait les douze faisceaux et s’asseyait
sur la chaise curule au milieu des
consuls de chaque année. Ces décrets
rendus, on lui demanda de corriger tous
les abus et de porter les lois qu’il lui
plairait ; on donna aussi dès ce moment
le nom de lois Augustes aux lois qu’il
devait rédiger, et on voulut jurer d’y
rester fidèles. Auguste accepta tout le
reste comme une nécessité, mais il
dispensa du serment : il savait bien en
effet que, si les décrets étaient sincères,
ils seraient observés sans qu’il fût
besoin de rien jurer ; que sinon, il aurait
beau avoir obtenu mille promesses, on
ne s’inquiéterait d’aucune.

11

1618
Voilà ce que fit alors Auguste ; de
plus, un édile se démit volontairement
de sa charge pour cause d’indigence.
Envoyé de Sicile à Rome, Agrippa,
après avoir mis ordre aux affaires
urgentes, fut placé à la tête des Gaules,
attendu que ces peuples étaient en proie
à des séditions intestines et harcelés par
les Celtes. Ces mouvements apaisés, il
passa en Espagne ; car les Cantabres
prisonniers à la guerre et vendus
avaient tué chacun leur maître, et, de
retour dans leurs foyers, entraîné
plusieurs peuples dans leur défection ;
puis, s’étant, avec leur aide, emparés de
places où ils s’étaient fortifiés, ils
menaçaient les garnisons romaines.
Agrippa, dans son expédition contre
eux, éprouva des difficultés de la part
des soldats ; vétérans presque tous,
fatigués de guerres continuelles et
redoutant les Cantabres comme
difficiles à vaincre, ils refusaient de lui
obéir. Par ses avertissements, par ses
consolations et par ses menaces, il les
ramena promptement à l’obéissance ;
mais les Cantabres lui firent essuyer
plusieurs échecs. Leur esclavage chez
les Romains leur avait donné de
l’expérience, et ils n’avaient pas

1619
d’espoir de salut si une fois ils étaient
pris. Enfin pourtant, après avoir perdu
beaucoup de soldats et en avoir dégradé
beaucoup pour s’être laissé battre (entre
autres mesures de rigueur, il défendit à
toute une légion nommée Augusta de
s’appeler désormais ainsi), Agrippa
détruisit à peu près tous les ennemis en
âge de servir, enleva les armes au reste,
et les fit descendre de leurs montagnes
dans les plaines. Cependant il n’envoya
aucune lettre au sénat à leur sujet et
n’accepta pas le triomphe, bien qu’il lui
eût été décerné par ordre d’Auguste ; au
contraire, il usa de sa modestie
accoutumée, et, un jour que le consul lui
demanda son avis au sujet de son frère,
il refusa de le donner. Après avoir
amené dans Rome, à ses frais, l’eau
nommée Vierge, il en attribua l’honneur
à Auguste. Auguste en conçut tant de
joie que, dans une disette de vin, aux
cris menaçants de la multitude, il
répondit qu’Agrippa avait largement
pourvu à ce que personne ne mourût
désormais de soif. Tel était cet homme.

12

D’autres, pour avoir fait, je ne dis

1620
pas les mêmes choses que lui, mais
ceux-ci pour avoir pris des brigands,
ceux-là pour avoir pacifié des villes en
proie aux séditions, ont désiré le
triomphe et l’ont célébré. Dans les
premiers temps, en effet, Auguste
accorda libéralement le triomphe à
plusieurs généraux et honora un grand
nombre de citoyens de funérailles aux
frais de l’État. L’éclat des autres fut
rehaussé par ces distinctions, Agrippa
fut, en quelque sorte, élevé par Auguste
au pouvoir absolu. Auguste, en effet,
voyant que l’État avait besoin de soins
attentifs et craignant, ce qui arrive
d’ordinaire en pareilles circonstances,
d’être en butte aux complots (il songeait
que la petite cuirasse qu’il portait
souvent sous sa toge, même en venant au
sénat, ne lui serait que d’un bien faible
secours), Auguste se continua d’abord à
lui-même le principat pour cinq ans, la
période de dix années étant à son terme
(cela se passait sous le consulat de P. et
Cn. Lentulus ) ; puis, entre autres
honneurs par lesquels il s’égalait à lui-
même Agrippa, il lui donna la puissance
tribunitienne pour cet espace de temps.
Ce nombre d’années leur suffisait,
disait-il ; car peu après il reçut cinq

1621
autres années d’autorité suprême, ce qui
en faisait dix pour la seconde fois.

13

Cela fait, il procéda au recensement


des sénateurs. Ils lui semblaient, même
dans l’état actuel, être en grand
nombre ; il voyait qu’ils n’avaient, pour
la plupart, aucune valeur, et il baissait
non seulement ceux qui s’étaient rendus
fameux par quelque vice, mais encore
ceux qui le flattaient ouvertement.
Personne ne s’étant, comme cela avait
eu lieu la première fois, volontairement
retiré, il ne voulut pas être seul
responsable : il choisit, ce qu’il affirma
par serment, les trente citoyens les plus
vertueux, et, après les avoir, au
préalable, liés par le même serment, il
leur ordonna de choisir, en dehors de
leurs parents, chacun cinq sénateurs
qu’ils inscriraient sur des tablettes.
Après cela, il tira au sort dans ces
séries de cinq, de façon que chacune
d’elles donnât un sénateur, celui que le
sort désignait, et que ce sénateur en
inscrivît cinq autres dans les mêmes
conditions. Le nombre devait être de
trente, tant de ceux qui étaient élus par

1622
leurs collègues que de ceux qui étaient
nommés par le sort. Comme quelques-
uns de ces derniers étaient absents,
d’autres, désignés par le sort pour les
remplacer, remplirent les fonctions qui
leur incombaient. Les choses, tout
d’abord, eurent lieu de la sorte
plusieurs jours durant ; mais, des actes
de mauvaise foi ayant été commis, le
prince cessa de confier les registres aux
questeurs et de tirer les séries au sort, il
choisit lui-même le reste des membres,
lui-même il élut ceux qu’il fallait pour
compléter le nombre, de façon qu’il y
eût en tout six cents sénateurs nommés.

14

Son intention était de ne faire qu’un


sénat de trois cents membres, comme
autrefois, pensant qu’il devait se tenir
pour satisfait d’avoir trouvé un pareil
nombre de citoyens dignes d’y siéger ;
mais, tout le monde étant mécontent (le
nombre de ceux qui devaient être
éliminés, bien supérieur à celui des
membres restants, leur inspirait plutôt la
crainte de devenir simples particuliers
que l’espoir d’être sénateurs), il en
admit six cents. Il ne s’en tint pas là :

1623
malgré cette épuration, il restait encore
des gens indignes inscrits sur l’Album :
un certain Licinius Régulus, irrité d’en
avoir été effacé tandis que son fils et
plusieurs autres, auxquels il se jugeait
supérieur, y étaient maintenus, ayant
déchiré ses vêtements en pleine curie,
découvert son corps et montré ses
cicatrices ; Articuléius Pétus, l’un des
sénateurs, ayant demandé la permission
de céder sa place au sénat à son père
qui en avait été exclu ; il procéda à un
nouvel examen et en renvoya quelques-
uns pour en mettre d’autres à leur place.
Cependant, attendu que beaucoup, même
après cette révision, se trouvaient
dégradés et que plusieurs, comme c’est
la coutume en pareille circonstance, se
plaignaient d’avoir été injustement
rayés, il leur accorda le droit de
prendre place aux jeux et aux banquets
parmi les sénateurs, revêtus des mêmes
insignes, et leur permit pour la suite
d’aspirer aux charges. La plupart, du
reste, avec le temps, rentrèrent au
sénat ; quelques-uns, en petit nombre,
furent laissés dans une position
intermédiaire, sans avoir rang de
sénateurs ni faire partie du peuple.

1624
15

Ces mesures ainsi exécutées, il y eut


un assez grand nombre de citoyens qui
furent, les uns immédiatement, les autres
plus tard, en butte à l’accusation, vraie
ou mensongère, d’avoir conspiré contre
lui et contre Agrippa. Il n’est pas
possible, en effet, en pareil cas, de rien
savoir au juste, quand on n’est pas dans
les secrets du prince : quand celui-ci
inflige des supplices, sous prétexte de
conspiration, soit lui-même, soit par
l’intermédiaire du sénat, ils sont, quand
bien même il les appliquerait avec toute
la justice possible, réputés actes
d’oppression. Aussi mon dessein est-il,
à l’égard des faits de cette espèce,
d’écrire ce qu’on en dit et de ne point,
excepté dans un cas d’évidence
complète, pousser mes recherches au-
delà de ce qui en a été publié, sans
discuter la justice de ce qui a eu lieu, le
mensonge ou la vérité de la tradition,.
Cela soit dit également pour la suite de
cette histoire. Auguste donc livra
plusieurs personnes au supplice ; quant
à Lépidus, il le haïssait, entre autres
motifs, parce que son fils avait été
convaincu de conspiration contre lui et

1625
puni ; cependant il ne voulut pas le
mettre à mort, et se contenta de
l’humilier tantôt d’une façon, tantôt
d’une autre. Il lui ordonna de quitter la
campagne pour descendre, malgré lui, à
la ville, et il le mena continuellement
dans les réunions publiques, afin que le
changement survenu dans sa puissance
et sa dignité provoquât de la part du
plus grand nombre de personnes
possible la moquerie et l’insulte ; il en
usait en tout à son égard comme à
l’égard d’un homme qui ne mérite
aucune considération et il ne prenait son
avis qu’après tous les autres
consulaires. Aux autres sénateurs, en
effet, il demandait leur opinion suivant
leur rang, et aux consulaires, à celui-ci
le premier, à celui-là le second, à un
autre le troisième, à un autre le
quatrième, et ainsi de suite, selon qu’il
le croyait à propos : les consuls
faisaient de même. C’est ainsi qu’il
traitait Lépidus ; de plus, Antistius
Labéon ayant, lorsqu’on procéda à la
révision du sénat, porté Lépidus pour en
faire partie, Auguste, tout d’abord, lui
reprocha de se parjurer et menaça de le
punir ; mais ensuite, Labéon ayant
répondu : " Quel mal ai-je fait en

1626
maintenant dans le sénat un homme que
toi, aujourd’hui encore, tu souffres pour
grand pontife ? " il renonça à sa colère :
car, bien que souvent, tant en particulier
que publiquement, ce sacerdoce lui eût
été offert, il n’avait pas cru pouvoir
l’accepter du vivant de Lépidus.
Antistius passa donc, cette fois, pour ne
point avoir dit une parole déplacée ;
une autre fois, comme l’on délibérait
dans le sénat sur la convenance de
composer pour Auguste une garde de
sénateurs qui se relèveraient tour à tour,
Labéon n’osant pas contredire cet avis
et ne supportant pas d’y acquiescer : "
Je suis, dit-il, sujet à ronfler ; je ne
saurais par conséquent coucher devant
sa chambre. "

16

Au nombre des mesures législatives


prises par Auguste fut celle qui écartait
pendant cinq ans des magistratures les
citoyens coupables d’avoir acheté les
suffrages. Il augmenta les amendes
contre les célibataires, hommes et
femmes, et, en retour, établit des prix en
faveur du mariage et du grand nombre
d’enfants. En outre, comme il y avait

1627
beaucoup plus d’hommes que de
femmes de condition libre, il permit à
qui le voudrait, excepté aux sénateurs,
d’épouser des affranchies, disposant
que leurs enfants seraient légitimes. Sur
ces entrefaites, le sénat lui ayant
adressé de vives remontrances contre le
dérèglement des femmes et contre celui
des jeunes gens, dérèglement qui
semblait justifier, jusqu’à un certain
point, la répugnance à contracter
mariage, en le priant d’y appliquer
aussi ses réformes, ce qui était une
raillerie à son endroit, attendu qu’il
avait commerce avec plusieurs femmes,
Auguste se contenta d’abord de
répondre qu’il avait déjà pourvu aux
choses les plus nécessaires, que, pour
le reste, il était impossible d’y porter
remède ; puis, cédant à leurs instances,
il leur dit : " C’est vous qui devez
donner des conseils à vos épouses et
leur commander ce que voulez, comme
je le fais moi-même. " A ces mots ils
insistèrent davantage, voulant apprendre
quels étaient les conseils qu’il donnait,
disait-il, à Livie. Alors il leur parla,
bien que malgré lui, des vêtements des
femmes et du reste de leur parure, de
leurs sorties et de leur retenue, sans

1628
s’inquiéter en quoi que ce soit de la
contradiction de ses paroles et de ses
actions. Il fit aussi, comme censeur, une
autre chose que je vais dire : un jeune
homme, coupable d’avoir épousé une
femme avec laquelle il avait commis
adultère, ayant été amené devant lui,
accablé de charges sans nombre par
l’accusateur, il hésita, n’osant ni
négliger le cas, ni infliger une punition ;
cependant, à la fin, après s’être avec
peine recueilli : " Les guerres civiles,
dit-il, ont produit bien des maux ;
oublions-les et veillons à ce qu’il
n’arrive plus désormais rien de pareil. "
Comme aussi quelques-uns, en se
fiançant à des enfants, recueillaient les
avantages des hommes mariés sans en
remplir les devoirs, il ordonna que
nulles fiançailles n’auraient de force,
qui, au bout de deux ans, n’auraient pas
été suivies du mariage, c’est-à-dire,
qu’il fallait se fiancer à une personne de
dix ans, au moins, pour jouir des
récompenses accordées à cette
condition, car l’âge de douze ans
accomplis est pour les jeunes filles,
comme je l’ai dit, l’âge reconnu par la
loi comme âge nubile.

1629
17

Non content de régler ces détails, il


disposa que les magistrats en charge
nommeraient, chacun individuellement,
pour la répartition de l’annone, un des
citoyens ayant été préteur plus de trois
ans auparavant, et que quatre d’entre
eux, élus par le sort, seraient, à tour de
rôle, chargés de la distribuer. Il ordonna
aussi qu’on n’élirait qu’un seul préfet
des Féries Latines, que les livres
Sibyllins, usés par le temps, seraient
transcrits de la main même des pontifes,
pour que personne, excepté eux, ne les
lût. Tous ceux qui possédaient une
fortune de cent mille drachmes, et qui
pouvaient légalement obtenir les
charges, furent autorisés à se mettre sur
les rangs. C’était le cens sénatorial
qu’il avait primitivement établi, cens
que, dans la suite, il porta jusqu’à deux
cent cinquante mille drachmes. Mais
quelques citoyens d’une vie honorable,
ne possédant ni alors les cent mille
drachmes, ni plus tard les deux cent
cinquante mille, il suppléa à ce qui leur
manquait. Pour ce motif aussi, il permit
à ceux des préteurs qui le voudraient de
dépenser le triple de ce qui leur était

1630
alloué par le trésor public pour les jeux.
De la sorte, si la rigueur de ses
règlements indisposait quelques
personnes, cette concession et le rappel
du danseur Pylade, banni par suite
d’une sédition, ramena les esprits.
Aussi, est-ce une réponse pleine de sens
que celle qu’on prête à Pylade à qui il
reprochait ses querelles avec Bathylle,
danseur comme lui et familier de
Mécène : " Il est de ton intérêt, César,
que le peuple passe son temps à
s’occuper de nous. "

18

Voilà ce qui eut lieu cette année. Sous


le consulat de C. Furnius et de C.
Silanus, Agrippa eut encore un fils
nommé Lucius ; Auguste l’adopta
immédiatement avec son frère Caius,
sans attendre qu’ils fussent parvenus à
l’âge viril, les déclarant dès lors
héritiers de son pouvoir, afin d’être
moins exposé aux complots. Il transféra
au jour où ils ont lieu aujourd’hui les
jeux consacrés à l’Honneur et à la
Vertu. Il ordonna aussi que les
triomphateurs construiraient avec les
dépouilles quelque monument en

1631
souvenir de leurs exploits, et il célébra
les cinquièmes jeux Séculaires. Il
voulut que les orateurs plaidassent sans
honoraires, sous peine de payer le
quadruple de ce qu’ils auraient reçu. Il
défendit également aux magistrats élus
chaque année par le sort pour rendre la
justice d’entrer pendant cette année
dans la maison d’aucun citoyen. Les
sénateurs mettant peu d’empressement à
se rendre aux séances, il augmenta les
amendes pour ceux qui s’absentaient
sans un motif sérieux.

19

Après cela, il partit pour la Gaule,


sous le consulat de L. Domitius et de P.
Scipion, prétextant les guerres qui s’y
étaient élevées. La prolongation de son
séjour dans la ville étant incommode à
beaucoup de gens, parce que, d’un côté,
en punissant nombre de citoyens qui
s’écartaient des règlements, il se rendait
odieux, et que, de l’autre, en leur faisant
grâce, il était forcé de transgresser ses
propres lois, il résolut de voyager, à
l’exemple de Solon. Quelques-uns ont
soupçonné Térentia, femme de Mécène,
d’avoir été une des causes de ce

1632
voyage : il voulait, selon eux, se
dérober aux propos qu’on tenait à
Rome, et, continuer sans bruit son
commerce avec elle dans un pays
étranger ; car il en était tellement épris
qu’il la fit un jour disputer de beauté
avec Livie. Avant son départ, il dédia le
temple de Quirinus, qu’il avait rebâti à
neuf. Je rapporte cette circonstance,
parce qu’il décora ce temple de
soixante-seize colonnes, nombre égal à
celui des années de sa vie, et qu’on en
prit sujet de dire qu’il l’avait fait à
dessein et non par hasard. Il dédia donc
alors ce temple, et donna des combats
de gladiateurs par les soins de Tibère et
de Drusus, d’après l’autorisation qui
leur avait été accordée par le sénat. Ce
fut pour ces motifs qu’après avoir
confié à Taurus l’administration de la
ville et du reste de l’Italie (il avait
envoyé de nouveau Agrippa en Syrie et
n’aimait plus autant Mécène, à cause de
sa femme), il partit, emmenant avec lui
Tibère quoique préteur. Tibère, en effet,
exerça la préture, bien qu’en ayant déjà
reçu les ornements, et ce fut Drusus qui,
en vertu d’un sénatus-consulte, remplit
toutes les fonctions de sa charge.
Auguste et Tibère sortis, le temple de la

1633
Jeunesse brûla la nuit suivante. Cet
incendie et d’autres prodiges arrivés
auparavant (un loup, se précipitant dans
le Forum par la voie Sacrée, avait
dévoré plusieurs personnes ; des
fourmis s’étaient montrées en masses
non loin du Forum ; un flambeau s’était
promené toute la nuit du Sud au Nord ),
donnèrent lieu à des prières pour le
retour d’Auguste. Dans cet intervalle,
on célébra les jeux quinquennaux pour
l’empire d’Auguste, jeux qu’Agrippa
(le collège des quindécemvirs, auxquels
incombe à tour de rôle le soin de ces
jeux, l’avait admis dans son sein) fit
célébrer par les prêtres ses collègues.

20

Il y eut encore, vers cette époque,


beaucoup d’autres mouvements, Les
Cammunii et les Vénones, peuples des
Alpes, prirent les armes et, vaincus par
P. Silius, firent leur soumission ; les
Pannoniens aussi, unis aux Noriques,
envahirent l’Istrie, mais, battus par
Silius et par ses lieutenants, ils
conclurent de nouveau la paix, et
entraînèrent les Noriques avec eux dans
l’esclavage. Les troubles de la

1634
Dalmatie et de l’Espagne furent
promptement apaisés ; les Denthélètes
et les Scordisques dévastèrent la
Macédoine. En Thrace, M. Lollius
d’abord, en portant secours à
Rhymétalcès, oncle et tuteur des enfants
de Cotys, subjugua les Besses ; ensuite
L. Caïus, ayant, pour la même cause,
défait les Sauromates, les repoussa au-
delà de l’Ister. Mais la plus grande des
guerres qu’eurent alors à soutenir les
Romains, et qui fit sortir Auguste de
Rome, fut la guerre contre les Celtes.
Les Sicambres, les Usipètes et les
Tenctères commencèrent d’abord par
mettre en croix quelques citoyens
romains qu’ils saisirent sur leur
territoire, puis, franchissant le Rhin,
ravagèrent la Germaine et la Gaule,
firent tomber dans une embuscade la
cavalerie romaine qui les poursuivait ;
entraînés à sa poursuite, ils
rencontrèrent, sans s’y attendre, Lollius,
gouverneur de la contrée, et le
vainquirent aussi. A cette nouvelle,
Auguste marcha contre eux, mais il
n’eut pas besoin de les combattre les
barbares, instruits des préparatifs de
Lollius et de l’expédition d’Auguste,
rentrèrent dans leur pays et acceptèrent

1635
la paix en donnant des otages.

21

Auguste, pour ces motifs, n’eut donc


pas besoin de recourir aux armes ;
néanmoins il passa cette année et la
suivante, où furent consuls M. Libon et
Calpurnius Pison, à mettre ordre aux
affaires de la Gaule. Ce pays, en effet,
avait eu beaucoup à souffrir des Celtes
et aussi d’un certain Licinius. Or ce
malheur avait, selon moi, été surtout
annoncé par une baleine : large de vingt
pieds, et trois fois aussi long, semblable
à une femme à l’exception de la tête, ce
cétacé était venu de l’Océan s’échouer
sur leurs côtes. Quant à Licinius, c’était
un ancien Gaulois ; fait prisonnier par
les Romains et devenu esclave de
César, il fut affranchi par lui et nommé
par Auguste procurateur de la Gaule.
Unissant l’avarice d’un barbare aux
prétentions d’un Romain, Licinius
abattit tout ce qui autrefois avait paru
supérieur à lui, et opprima tout ce qui
dans le moment avait quelque
puissance ; il leva de fortes sommes
pour satisfaire aux exigences des
fonctions dont il était chargé, il en

1636
ramassa également de fortes tant pour
son compte personnel que pour les
siens. Sa méchanceté alla au point que,
les Gaulois payant certains tributs
mensuels, il établit quatorze mois dans
l’année, soutenant que Décembre, le
dernier, n’en était véritablement que le
dixième, et qu’il fallait, par conséquent,
en compter deux encore, nommés l’un
Undécembre, l’autre Duodécembre, et
payer les sommes afférentes. Cette
habileté faillit coûter cher à Licinius :
les Gaulois, ayant saisi Auguste de
l’affaire, lui adressèrent des plaintes
telles que, sur certains points, il
partagea leur irritation, chercha, sur
d’autres, à excuser Licinius ; prétendit
ignorer certains faits, feignit de ne pas
croire quelques autres, et en dissimula
plusieurs, honteux d’avoir employé un
tel procurateur. Mais Licinius, par un
nouvel artifice, les joua tous de la façon
la plus complète. Quand il s’aperçut
qu’Auguste était irrité, et qu’il se vit sur
le point d’être puni, il mena le prince
dans sa maison, et, lui montrant ses
nombreux trésors remplis d’or et
d’argent, quantité d’autres objets
précieux entassés en monceaux : "
Maître, c’est à dessein, lui dit-il, c’est

1637
dans ton intérêt et dans celui des
Romains que j’ai rassemblé tout cela,
de peur que les indigènes, à la tête de
tant de richesses, ne fassent défection.
Aussi je les ai toutes conservées pour
toi et je te les donne. " Ce fut ainsi que
Licinius, sous prétexte qu’il avait, dans
l’intérêt d’Auguste, énervé la puissance
des barbares, se sauva du danger.

22

Drusus et Tibère, pendant ce temps,


accomplirent les exploits suivants. Les
Rhètes, qui habitent entre la Norique et
la Gaule, contre les Alpes Tridentines,
faisaient de nombreuses incursions dans
la partie limitrophe de la Gaule et
poussaient le pillage jusqu’aux
frontières de l’Italie ; ils exerçaient
même des cruautés sur les Romains et
sur ceux des alliés des Romains qui
traversaient leur pays. Ces cruautés
pouvaient, jusqu’à un certain point,
passer pour un usage établi à l’égard
des peuples qui ne leur étaient unis par
aucun traité, mais il y avait plus : tout
enfant mâle qu’ils prenaient, non
seulement lorsque cet enfant avait vu le
jour, mais lorsqu’il était encore dans les

1638
entrailles de sa mère, ce qu’ils
découvraient à l’aide de certaines
opérations divinatoires, était livré à la
mort. Cette conduite détermina Auguste
à envoyer contre eux Drusus, tout
d’abord : celui-ci, dans une bataille
livrée, près des monts Tridentins, à une
armée qui s’était avancée à sa
rencontre, les mit promptement en
déroute, ce qui lui valut les honneurs
prétoriens. Refoulés hors de l’Italie, les
Rhètes n’en continuant pas moins de
presser la Gaule, Auguste envoya aussi
Tibère contre eux. Drusus et Tibère, par
des incursions faites sur plusieurs
points à la fois de la Rhétie, soit en
personne, soit par leurs lieutenants, et
Tibère, en traversant le lac avec des
barques, frappèrent ces peuples d’une
telle terreur que, les attaquant chacun
séparément, ils écrasèrent facilement,
attendu qu’elles étaient isolées, les
bandes qui venaient sans cesse à leur
rencontre, et réduisirent sous leur
puissance le reste affaibli et découragé
par ces défaites. Comme les Rhètes
avaient une nombreuse population et
semblaient disposés à faire quelque
nouvelle tentative, Drusus et l’ibère
emmenèrent la portion la plus robuste et

1639
la plus nombreuse de la jeunesse,
laissant un nombre d’hommes suffisant
pour cultiver le pays, impuissant pour
une révolte.

23

En cette même année mourut Védius


Pollion, homme qui ne s’est pas
autrement rendu digne de souvenir (il
était issu d’affranchis, devint membre
de l’ordre équestre et ne fit rien
d’éclatant), mais qui s’est acquis par
ses richesses et par sa cruauté un renom
assez grand pour avoir une place dans
l’histoire. Le récit des autres choses
qu’il fit serait fastidieux ; je parlerai
seulement des murènes instruites à
manger des hommes, qu’il nourrissait
dans ses viviers et auxquelles il jetait
les esclaves qu’il condamnait à mort.
Un jour qu’il donnait un festin à
Auguste, son échanson ayant brisé une
coupe de cristal, il donna l’ordre de le
jeter aux murènes, sans respect pour son
convive. Auguste, aux pieds duquel
l’esclave était tombé en suppliant,
essaya tout d’abord de persuader
Pollion de ne pas commettre un tel
acte ; celui-ci ayant répondu par un

1640
refus : " Eh bien, lui dit Auguste, fais
apporter toutes les coupes de cette
espèce et autres vases précieux que tu
possèdes, afin que je puisse en jouir. "
Ils ne furent pas plutôt arrivés,
qu’Auguste ordonna de les briser. A
cette vue, Pollion fut affligé sans doute,
mais, renonçant à s’irriter pour un seul
vase, en songeant au nombre des autres
qu’il perdait, et ne pouvant non plus
punir son esclave pour un crime
qu’Auguste avait commis aussi, se
résigna, bien qu’à regret. Tel était le
Pollion qui mourut alors, laissant
nombre de legs à nombre d’autres
citoyens, et à Auguste une grande partie
de son héritage, avec sa villa de
Pausilype, entre Naples et Putéoli, pour
y élever quelque monument splendide
en faveur du peuple. Auguste, après
avoir, sous prétexte des préparatifs de
cette œuvre, rasé la maison de Pollion,
afin que rien dans Rome n’en rappelât
le souvenir, construisit un portique, et y
fit graver, au lieu du nom de Pollion,
celui de Livie. Mais cela n’eut lieu que
plus tard ; pour le moment, il envoya
des colonies dans plusieurs villes de la
Gaule et de l’Espagne, et rendit la
liberté aux Cyzicéniens ; les habitants

1641
de Paphos, victimes d’un tremblement
de terre, reçurent de lui des largesses en
argent et la permission d’appeler leur
ville Augusta, en vertu d’un sénatus-
consulte. Si je raconte ces faits, ce n’est
pas que d’autres villes aussi, en grand
nombre, n’aient été, auparavant et dans
la suite, pour des malheurs semblables,
secourues par Auguste lui-même et par
le sénat (les citer toutes, ce serait
donner â l’histoire un champ sans
bornes) ; mais parce qu’alors le sénat
accordait aux villes jusqu’à leurs
surnoms, comme une distinction
honorifique, au lieu qu’aujourd’hui,
chacune se crée elle-même une suite de
noms dont le nombre ne dépend que de
sa volonté.

24

L’année suivante, M. Crassus et Cn.


Cornélius furent consuls ; les édiles
curules ayant abdiqué leur charge, parce
que les présages avaient été
défavorables lors de leur élection, la
reprirent ensuite, contrairement aux
coutumes des ancêtres, dans de
nouveaux comices. Le portique de
Paulus brûla et le feu atteignit le temple

1642
de Vesta, de sorte que les objets sacrés
furent transpor- tés (la grande prêtresse
était aveugle) par les autres Vestales
dans la maison Palatine, et déposés
dans la demeure du flamine Dial. Le
portique fut ensuite reconstruit,
nominalement par Aemilius, le
descendant alors existant de celui qui
l’avait autrefois bâti, mais, en réalité,
par Auguste et par les amis de Paulus. A
cette époque, les Pannoniens révoltés
furent de nouveau soumis ; les Alpes
Maritimes qu’habitaient encore alors en
liberté les Ligures appelés Chevelus,
furent subjuguées ; les troubles qui
s’étaient élevés dans le Bosphore
Cimmérien furent apaisés. Un certain
Scribonius, en effet, prétendant
descendre de Mithridate et avoir reçu
d’Auguste ce royaume, par suite de la
mort d’Asander, avait épousé la femme
de ce prince, nommée Dynamis, en
possession de la souveraineté de son
mari, laquelle Dynamis était fille de
Pharnace et descendait véritablement de
Mithridate, et il cherchait à
s’approprier le Bosphore. Informé de
ces faits, Agrippa envoya contre lui
Polémon, roi de la partie du Pont
voisine de la Cappadoce. Celui-ci ne

1643
trouva plus Scribonius vivant (les
habitants du Bosphore, instruits des
desseins de Scribonius, l’avaient déjà
mis à mort ; mais une résistance de la
part de ces populations qui craignaient
qu’on ne le leur donnât pour roi, le
força d’en venir aux mains avec eux. Il
remporta la victoire, mais sans pouvoir
les soumettre jusqu’à l’arrivée â Sinope
d’Agrippa qui se disposait à marcher
contre eux. Alors ils déposèrent les
armes et furent livrés à Polémon, dont
Dynamis, avec l’approbation
d’Auguste, devint l’épouse. A cette
occasion eurent lieu des supplications
au nom d’Agrippa, mais néanmoins son
triomphe, bien que décrété, ne fut pas
célébré. Agrippa, en effet, n’écrivit au
sénat aucune relation de ses exploits
(exemple qui, devenu comme une sorte
de loi pour les généraux suivants, les
induisit désormais à ne rien écrire eux-
mêmes au sénat), et il déclina les
honneurs du triomphe : c’est pour ce
motif, je me l’imagine du moins, que le
triomphe ne fut plus accordé à aucun de
ceux qui se trouvèrent dans une
condition semblable et qu’ils se
contentèrent des ornements triomphaux.

1644
25

Après avoir mis ordre à tout dans la


Gaule, dans la Germanie et dans
l’Espagne, dépensant beaucoup pour
chaque ville séparément, recevant
beaucoup des autres, donnant aux unes
la liberté et le droit de cité, en privant
les autres, Auguste laissa Drusus en
Germanie, et revint à Rome sous le
consulat de Tibère et de Quintilius
Varus. La nouvelle, répandue dans
Rome, de son arrivée, coïncida avec les
jours où Cornélius Balbus donnait des
spectacles pour la dédicace du théâtre
qui porte encore aujourd’hui son nom ;
Balbus en conçut autant de fierté que si
c’eût été lui qui eût dû ramener Auguste,
bien que l’eau répandue par le Tibre
débordé l’empêchât d’arriver à son
théâtre autrement qu’en bateau, et aussi
parce que, pour faire honneur à son
théâtre, Tibère lui donna le premier tour
de parole. Le sénat fut, en effet, réuni
alors, et, entre autres résolutions,
décida que, à l’occasion du retour
d’Auguste, un autel serait érigé dans la
curie même, où les suppliants, lorsque
le prince serait dans l’intérieur du
Pomoerium, devaient trouver

1645
l’impunité. Auguste n’accepta aucun de
ces décrets ; loin de là, il évita, cette
fois encore, que le peuple vînt à sa
rencontre : il entra de nuit dans Rome,
ce qu’il pratiquait presque toujours, tant
à son départ qu’à son retour, toutes les
fois qu’il se rendait dans les faubourgs
ou dans quelque autre lieu, afin de ne
gêner personne. Le lendemain, il salua
le peuple à la maison Palatine, puis,
étant monté au Capitole, il prit le laurier
de ses faisceaux et le déposa sur les
genoux de Jupiter : ce jour-là, il donna
gratis au peuple bains et barbiers. Ayant
ensuite assemblé le sénat, il n’y parla
pas parce qu’il était enroué, il fit lire
par le questeur un mémoire, où il
rendait compte de ses actions, réglait
les années que les citoyens devaient
servir, ainsi que la somme qu’ils
recevraient, à la fin de leur service, en
place des terres qu’ils ne cessaient de
réclamer, afin que, désormais enrôlés
sous des conditions déterminées, ils
n’eussent plus aucun prétexte de
révolte. Le nombre des années était de
douze pour les cohortes prétoriennes,
de seize pour les autres ; quant à
l’argent, ceux-ci avaient moins, ceux-là
avaient plus. Ces mesures ne causèrent,

1646
pour le moment du moins, ni plaisir ni
colère : si les soldats n’obtenaient pas
tout ce qu’ils désiraient, ils n’étaient
pas, non plus, déçus en tout, et le reste
des citoyens eut bon espoir de ne plus
être dépouillé de ses biens.

26

A la suite de ces règlements, Auguste


fit la dédicace du théâtre appelé théâtre
de Marcellus. Dans les jeux qui eurent
lieu à cette occasion, les enfants
patriciens et, entre autres, son petit-fils
Caius, chevauchèrent la Troyenne, six
cents bêtes libyennes furent égorgées.
Julus, fils d’Antoine, qui était préteur,
célébra l’anniversaire de la naissance
d’Auguste par les jeux du cirque et par
des chasses, et donna au prince et au
sénat un banquet dans le Capitole, en
vertu d’un sénatus-consulte. Ensuite eut
lieu un nouveau recensement des
sénateurs. Car le cens sénatorial,
primitivement fixé à cent mille
drachmes, parce que beaucoup de gens
avaient perdu leur patrimoine dans les
guerres civiles, ayant été, dans la suite,
attendu l’augmentation des richesses,
élevé à deux cent cinquante mille

1647
drachmes, il ne se trouva plus personne
qui consentît à être sénateur ; des fils et
des descendants de sénateurs, les uns
par pauvreté réelle, les autres,
découragés par les malheurs de leurs
ancêtres, loin de rechercher cet honneur,
le refusaient, au contraire, même
lorsqu’ils avaient été portés sur la liste.
C’est pour cela qu’auparavant, tandis
qu’Auguste était encore absent, avait été
rendu un sénatus-consulte portant que
les vigintivirs seraient pris parmi les
chevaliers ; ce qui fit qu’aucun de ces
commissaires ne fut désormais inscrit
sur les rôles du sénat, à moins d’avoir
été investi d’une autre charge qui
pouvait l’y faire entrer. Or ces
vigintivirs étaient le reste des vingt-six
commissaires chargés : trois de
présider aux causes capitales ; trois
autres, de surveiller la fabrication de la
monnaie ; et quatre, de veiller à
l’entretien des routes au dedans de la
ville ; dix enfin, nommés par le sort, de
faire partie du tribunal des centumvirs ;
car les deux commissaires préposés au
soin des routes en dehors des murs, de
même que les quatre qu’on envoyait en
Campanie, avaient été abrogés. Cette
mesure fut décrétée en l’absence

1648
d’Auguste, et comme personne ne se
décidait aisément à demander le
tribunat, on résolut de prendre
quelques-uns des anciens questeurs âgés
de moins de quarante ans. Auguste fit
lui-même alors la revue de l’ordre
entier ; il n’inquiéta point ceux qui
avaient plus de trente-cinq ans ; quant à
ceux qui étaient dans les limites de cet
âge et possédaient le cens, il les
contraignit de faire partie du sénat, à
l’exception, toutefois, de ceux qui
étaient mutilés. Il inspectait lui-même
les personnes ; quant aux biens, il
soumit les sénateurs à la formalité d’un
serment personnel appuyé d’autres
témoignages, leur demandant compte à
la fois de leur pauvreté et de leur vie.

27

Tout en s’occupant ainsi des affaires


de l’État, il ne négligeait pas, non plus,
les simples particuliers ; loin de là, il
adressa des reproches à Tibère pour
avoir, dans les jeux promis à l’occasion
de son retour, jeux dont il était chargé,
fait asseoir Caius à côté de lui, et au
peuple, pour l’avoir honoré
d’applaudissements et d’éloges.

1649
Lorsque, à la mort de Lépidus, il fut élu
grand pontife, et que le sénat, pour ce
motif, voulut lui décerner des honneurs,
il protesta qu’il n’en accepterait aucun,
et, comme on insistait, il se leva et
sortit de la salle des délibérations. Ces
décrets ne furent donc pas ratifiés, et, au
lieu de recevoir de l’État une maison
pour y demeurer, il ouvrit au public une
partie de la sienne, attendu que le grand
pontife était obligé de demeurer dans un
édifice public. De plus, il fit don aux
Vestales de la maison du roi des
sacrifices, parce qu’elle touchait à leurs
demeures. Cornélius Sisenna, à qui l’on
reprochait la conduite de sa femme,
ayant dit en plein sénat que c’était à la
connaissance et d’après le conseil du
prince que le mariage avait eu lieu, il
entra dans une violente colère, et, sans
cependant rien dire ni rien faire de dur
pour Sisenna, il se précipita hors de la
curie pour y rentrer peu après, aimant
mieux, comme il le dit ensuite à ses
amis, prendre ce parti, quoique
inconvenant, que d’être contraint, en
restant à sa place, de recourir à quelque
mesure rigoureuse.

28

1650
Sur ces entrefaites, Agrippa, qui était
revenu de Syrie, fut décoré de la
puissance tribunitienne pour cinq
nouvelles années et envoyé dans la
Pannonie, où la guerre menaçait, avec
une autorité supérieure à celle de tout
général commandant n’importe en quel
lieu hors de l’Italie. L’expédition,
malgré l’approche de l’hiver, hiver
pendant lequel furent consuls M.
Valérius et P. Sulpicius, n’en fut pas
moins accomplie ; mais les Pannoniens,
frappés de terreur à son approche, ayant
renoncé à la révolte, il revint sur ses
pas, et, arrivé en Campanie, il tomba
malade. A cette nouvelle, Auguste (il
était aux Quinquatries où il donnait un
combat de gladiateurs au nom de ses
enfants) partit aussitôt, et, ne l’ayant
plus trouvé en vie à son arrivée, il
rapporta son corps à Rome et l’exposa
dans le Forum ; de plus, il prononça son
oraison funèbre, un voile interposé
entre lui et le cadavre. J’ignore
pourquoi il fit cela : quelques-uns,
cependant, ont dit que c’était parce
qu’il était grand pontife ; suivant
d’autres, ce fut parce qu’il exerçait Ies
fonctions de censeur ; raisons peu
satisfaisantes : la vue d’un mort, en

1651
effet, n’était interdite ni au grand pontife
ni au censeur, à moins toutefois, pour
celui-ci, qu’il ne fût au moment de clore
le lustre, car, s’il voyait un mort avant
la lustration, tous ses actes étaient
annulés. Voilà comment la chose se
passa ; de plus, Auguste fit à Agrippa
des funérailles en la manière dont il fut
lui-même, plus tard, porté au bûcher ; il
lui donna la sépulture dans son propre
monument, bien qu’Agrippa en eût un
qui lui avait été concédé dans le
Champ-de-Mars.

29

Telle fut donc la fin d’Agrippa,


l’homme, sans contredit, le plus
recommandable de son siècle, et qui
n’usa de l’amitié d’Auguste que pour
rendre, et au prince lui-même et à
l’État, les plus grands services. En
effet, autant il l’emportait sur les autres,
autant il aimait à s’effacer devant
Auguste : car, en même temps qu’il
faisait concourir toute sa prudence, tout
son esprit aux intérêts du prince, il
consacrait à la bienfaisance tout le
crédit, toute la puissance dont il
jouissait auprès de lui. Ce fut là surtout

1652
ce qui fit qu’il ne fut jamais importun à
Auguste, ni odieux à ses concitoyens :
s’il contribua à l’affermissement de la
monarchie dans la main d’Auguste, en
véritable partisan d’un gouvernement
absolu, il s’attacha le peuple par ses
bienfaits, en homme qui a les sentiments
les plus populaires. A sa mort, il légua
au peuple ses jardins et les bains qui
portent son nom, pour qu’il pût se laver
gratuitement, faisant don à Auguste pour
cet objet de quelques-uns de ses
domaines. Auguste non seulement les
abandonna au peuple, mais, de plus, lui
distribua environ cent drachmes par
tête, comme si t’eût été la volonté
d’Agrippa. Il hérita, en effet, de la plus
grande partie de ses biens ; entre autres,
de la Chersonèse voisine de
l’Hellespont, venue, je ne sais
comment, en la possession d’Agrippa. Il
le regretta vivement pendant longtemps
et, pour cette raison, il lui fit rendre des
honneurs parmi le peuple et nommer
Agrippa le fils qui naquit de lui après
sa mort. Cependant, bien qu’aucun des
principaux citoyens ne voulût assister
aux jeux, il ne permit pas aux autres de
rien négliger des usages des ancêtres, et
il donna lui-même les combats de

1653
gladiateurs ; ils eurent souvent lieu
même en son absence. Aussi la mort
d’Agrippa ne fut pas seulement un
malheur privé pour sa maison, elle fut
aussi un malheur public atteignant tous
les Romains, à tel point que les
présages qui leur annonçaient
d’ordinaire les grandes calamités se
montrèrent alors réunis. Des hiboux
vinrent en grand nombre dans la ville,
la foudre frappa, sur le mont Albain, la
maison dans laquelle descendent les
consuls pendant le temps des sacrifices.
Un de ces astres qu’on nomme comètes,
après être, pendant plusieurs jours,
apparu dans les airs au-dessus de Rome
elle-même, se dissipa en flambeaux.
Plusieurs édifices de la ville furent la
proie des flammes, ainsi que la cabane
de Romulus, où des corbeaux avaient
jeté des chairs en feu ravies sur un
autel.

30

Voilà ce qui eut lieu au sujet


d’Agrippa. Ensuite Auguste, nommé
pour cinq autres années directeur et
correcteur des mœurs (il avait été
investi de cette charge, comme du

1654
pouvoir monarchique, pour un temps
déterminé), ordonna que les sénateurs
offriraient l’encens aux dieux, dans
l’enceinte même de la curie, toutes les
fois que le sénat s’assemblerait, et sans
venir le saluer, tant pour témoigner leur
respect à la divinité que pour avoir
moins de peine à se réunir. Le tribunat,
attendu son amoindrissement, étant peu
recherché, il porta une loi en vertu de
laquelle les magistrats devraient
proposer chacun un chevalier dont la
fortune ne fût pas inférieure à deux cent
cinquante mille drachmes, et le peuple
choisir parmi ces candidats les tribuns
qui lui manquaient, avec faculté pour
ceux-ci, à l’expiration de leur charge,
de faire partie du sénat, s’ils le
voulaient, sinon de rentrer dans l’ordre
équestre. La province d’Asie, victime
de tremblements de terre, avait un
pressant besoin de secours ; il paya de
ses propres deniers au trésor public le
tribut annuel de la contrée, et lui donna
pour deux ans un gouverneur de son
choix, sans qu’il eût été élu par le sort.
Un jour que, dans une accusation
d’adultère, Apuléius et Mécène étaient,
non pas pour avoir eux-mêmes commis
le délit, mais pour l’ardeur avec

1655
laquelle ils défendaient l’accusé, en
butte à des injures, il vint au tribunal, et,
assis sur le siége du préteur, sans
prendre aucune mesure rigoureuse, il fit
défense à l’accusateur d’insulter soit
ses parents, soit ses amis. Ce fut pour
cette conduite et pour d’autres actes que
des statues furent élevées en son
honneur par voie de souscription, et
aussi parce qu’il accorda aux hommes
et aux femmes non mariés d’assister aux
jeux et de prendre part au banquet de
son jour natal ; car ni l’un ni l’autre
jusque-là n’était permis.

31

Après la mort d’Agrippa, qu’il aima


pour sa vertu et non par nécessité,
sentant le besoin du concours de
quelqu’un qui surpassât tous les autres
citoyens en honneur et en force pour
pouvoir tout régler à propos, sans être
exposé à l’envie ni aux complots, il
choisit, bien malgré lui, Tibère, car ses
petits-fils étaient alors encore enfants.
Lui ayant donc, à lui aussi, arraché sa
femme, quoique ce fût une fille
d’Agrippa née d’un premier mariage,
qu’elle nourrît déjà un enfant et fût

1656
grosse d’un autre, il lui fit épouser Julie
et l’envoya contre les Pannoniens. Les
Pannoniens, en effet, qui jusqu’à ce
moment, par crainte d’Agrippa,
s’étaient tenus tranquilles, avaient
profité de sa mort pour se soulever.
Tibère, par le ravage d’une grande
partie de leur territoire et par le mal
qu’il fit aux habitants, réussit à les
dompter, puissamment aidé par
l’alliance des Scordisques, peuple qui a
les mêmes frontières et les mêmes
armes. Il enleva les armes aux
Pannoniens et vendit presque toute leur
jeunesse pour être transportée dans
d’autres pays. Le sénat, à raison de ces
exploits, décerna le triomphe à Tibère,
mais Auguste ne lui permit pas de le
célébrer, et lui accorda, en échange, les
ornements triomphaux.

32

La même chose arriva à Drusus. Les


Sicambres et leurs alliés ayant, à la
faveur de l’absence d’Auguste et des
efforts des Gaulois pour secouer le
joug, recommencé la guerre, il prévint
le soulèvement des peuples soumis en
mandant les principaux chefs des

1657
Gaulois sous le prétexte de la fête
qu’ils célèbrent encore aujourd’hui à
Lyon au pied de l’autel d’Auguste ;
puis, attendant les Celtes au passage du
Rhin, il les tailla en pièces. Après cela,
il passa chez les Usipètes, près de l’île
des Bataves, et, poussant de là jusque
chez les Sicambres, ravagea une grande
partie de leur territoire. Descendant
ensuite jusqu’à l’Océan en suivant le
cours du Rhin, il soumit les Frisiens,
mais faillit périr dans une incursion
qu’il fit par le lac dans le pays des
Chauques, le reflux de l’Océan ayant
laissé ses vaisseaux à sec. Le secours
des Frisiens, qui lui fournirent des
troupes de terres, lui permit (on était en
hiver) d’opérer sa retraite ; et de retour
à Rome, sous le consulat de Q. AElius
et de Paulus Fabius, on le nomma édile,
bien qu’il fût déjà décoré des ornements
de la préture.

33

Au printemps, il partit de nouveau


pour la guerre, traversa le Rhin et
subjugua les Usipètes ; il jeta un pont
sur la Lippe et fit une incursion sur le
territoire des Sicambres, d’où il poussa

1658
une pointe sur celui des Cattes jusqu’au
Véser. Il put y arriver, parce que les
Sicambres, irrités contre les Cattes qui,
seuls des peuples limitrophes, avaient
refusé leur alliance, s’étaient engagés
avec toutes leurs forces dans une
expédition contre eux. A cette occasion,
il parcourut à leur insu le pays des
Sicambres ; il aurait même passé le
Véser sans le manque de vivres,
l’approche de l’hiver et un essaim
d’abeilles qui se montra dans son camp.
Ces motifs l’empêchèrent de s’avancer
plus loin, et, rentré en pays ami, il
courut un grand danger. Les ennemis lui
firent éprouver des pertes dans diverses
embuscades, et une fois même
l’enfermèrent dans un lieu étroit et
creux où il faillit périr ; l’armée
romaine eût certainement été anéantie,
si, la croyant déjà prisonnière et sûre de
succomber au premier choc, les
ennemis, dans leur mépris, n’eussent
marché contre elle en désordre. Vaincus
par suite de ce désordre, ils perdirent
leur audace et se contentèrent de
harceler de loin les Romains sans
approcher ; de sorte que Drusus, les
méprisant à son tour, éleva contre eux
une forteresse au confluent de la Lippe

1659
et de l’Elison et une autre chez, les
Cattes sur le bord même du Rhin. Ces
exploits lui valurent les ornements du
triomphe, la permission de faire à
cheval son entrée dans Rome et la
puissance proconsulaire au sortir de la
préture. Le titre d’imperator fut alors
décerné par les soldats à Drusus,
comme il l’avait été à Tibère
auparavant, mais il ne lui fut pas
confirmé par Auguste, bien qu’il eût lui-
même, à la suite de chacun des exploits
de l’un et de l’autre, augmenté le
nombre de ses titres d’imperator.

34

Pendant que Drusus accomplissait


ces exploits, les jeux, qui étaient dans
ses attributions de préteur, furent donnés
avec la plus grande somptuosité ; le
jour natal d’Auguste fut également
célébré par des chasses, au cirque et en
plusieurs endroits de Rome. Cette fête
était, bien que sans décret, célébrée
presque tous les ans par quelqu’un des
préteurs en charge ; quant à la fête des
Augustales, elle fut alors, pour la
première fois, consacrée par un sénatus-
consulte. Tibère soumit les Dalmates

1660
qui s’étaient soulevés et ensuite les
Pannoniens qui avaient profité de son
absence et de celle de la plus grande
partie de son armée pour se révolter, en
faisant aux deux peuples à la fois une
guerre qu’il transportait tantôt ici tantôt
là ; exploits qui lui valurent, entre
autres honneurs, ceux qui avaient été
décernés à Drusus. A la suite de ces
mouvements, la Dalmatie fut remise à la
garde d’Auguste, comme ayant, par
elle-même et par son voisinage de la
Pannonie, besoin d’être toujours
gouvernée militairement. Telles furent
les actions de Drusus et de Tibère. Dans
ce même temps, le Thrace Vologèse, de
la nation des Besses, prêtre chez eux de
Bacchus, agité par des mouvements
fréquents d’enthousiasme, s’associa
quelques hommes, et, faisant défection
avec eux, tua, après l’avoir vaincu,
Rhascyporis, fils de Cotys ; mit en fuite
l’oncle de Rhascyporis, Rhymétalcès,
dont il enleva l’armée sans coup férir,
en lui faisant croire à une intervention
divine, et le poursuivit jusque dans la
Chersonèse où son incursion porta de
terribles ravages. Pendant que Vologèse
était à cette expédition, les Sialètes
infestaient la Macédoine ; L. Pison,

1661
gouverneur de la Pamphylie, fut chargé
de la guerre contre eux ; les Besses
s’étant retirés dans leurs foyers à la
nouvelle de son arrivée, il entra sur leur
territoire, et, après un premier échec,
reprit l’avantage et dévasta leur
territoire et celui des peuples
limitrophes qui avaient eu part à leur
défection. S’adjoignant alors ceux de
ces peuples qui se rendaient
volontairement, frappant de terreur ceux
qui résistaient, et livrant bataille à
d’autres, il les soumit tous ; quelques-
uns s’étant ensuite révoltés, il les remit
sous le joug. Ces exploits lui valurent
des supplications en son honneur et les
ornements du triomphe.

35

Pendant que ces choses se passaient,


Auguste fit faire un recensement dans
lequel il donna, aussi exactement que
s’il eût été simple particulier, l’état de
tous ses biens et épura le sénat. Voyant
que les sénateurs ne venaient pas
toujours en grand nombre aux
assemblées, il ordonna que moins de
quatre cents suffiraient pour rendre les
sénatus-consultes ; car, auparavant,

1662
aucun décret n’était valable sans ce
nombre de votants. Le sénat et le peuple
s’étant de nouveau cotisés pour lui
ériger des statues, Auguste ne s’en
éleva aucune et fit élever celle de la
Santé Publique et, en outre, celle de la
Concorde et celle de la Paix. Ces
contributions, en effet, avaient lieu à
chaque instant, pour ainsi dire, et à toute
occasion ; enfin, le premier jour même
de l’année, elles n’étaient plus payées
individuellement ; les citoyens venaient
apporter à Auguste lui-même des
présents, les uns plus grands, les autres
plus petits. Mais le prince y répondait
par d’autres présents d’égale valeur ou
même de valeur plus forte, qu’il fit non
seulement aux sénateurs, mais encore à
tous les autres citoyens. J’ai aussi
entendu dire que, pour obéir soit à un
oracle soit à un songe, il recevait
pendant un jour tous les ans d’autre
argent qu’il faisait semblant de mendier
à ceux qu’il rencontrait. Le fait, quelque
foi qu’il mérite, est ainsi transmis par la
tradition. Cette même année, Auguste
donna Julie en mariage à Tibère, et
exposa dans la chapelle de Jules sa
sœur Octavie, qui venait de mourir, un
voile entre lui et le cadavre. Il y

1663
prononça lui-même l’oraison funèbre ;
Drusus la prononça du haut des Rostres,
car c’était un deuil public, au milieu des
sénateurs en vêtements de deuil. Le
corps d’Octavie fut porté au bûcher par
ses gendres, mais Auguste n’accepta
pas tous les honneurs qui furent
décernés à la défunte.

36

Dans ce même temps fut élu, pour la


première fois depuis Mérula, un flamine
Dial ; la garde des sénatus-consultes fut
remise aux questeurs, attendu que les
tribuns et les édiles, à qui elle était
auparavant confiée, s’en reposaient sur
les appariteurs et qu’il en était résulté
des erreurs et des confusions. On
décréta aussi que le temple de Janus
Géminus (on l’avait rouvert) serait
fermé comme si les guerres étaient
terminées ; cependant on ne le ferma
pas, car les Daces, franchissant l’Ister
glacé, se mirent à ravager la Pannonie
et les Dalmates se soulevèrent pour
s’opposer à la perception du tribut. Ces
mouvements furent comprimés par
Tibère qui, de la Gaule, où il était allé
avec Auguste, fut envoyé contre eux.

1664
Quant aux Celtes et aux Cattes (ils
étaient passés du côté des Sicambres et
avaient abandonné le pays que les
Romains leur avaient assigné pour
demeure), ils furent, les uns maltraités,
les autres soumis par Drusus. Après ces
exploits, tous les deux avec Auguste
revinrent à Rome (le prince avait passé
presque tout le temps dans la Lyonnaise,
à veiller sur les Celtes), ils se
conformèrent aux décrets rendus en
l’honneur de leurs victoires et aux
autres devoirs qui leur incombaient.
Voilà ce qui eut lieu sous le consulat de
Julus et de Fabius Maximus.

Fin du Livre LIV

1665
1

L’année suivante, Drusus fut consul


avec Titus Crispinus, et il lui arriva de
fâcheux présages. Entre autres prodiges,
la tempête et la foudre détruisirent
plusieurs temples, de manière à
endommager celui de Jupiter sur le
Capitole et ceux qui en dépendent.
Mais, sans en tenir aucun compte, il
entra sur le territoire des Cattes et
s’avança jusque dans le pays des
Suèves, subjuguant sans peine les
contrées qu’il traversait et remportant
sur les peuples qui lui livraient bataille
des victoires sanglantes. De là, il tourna
sa route vers les Chérusques, et, passant
le Véser, il poussa jusqu’à l’Elbe,
portant partout le ravage. Il essaya de
franchir ce fleuve (il sort des montagnes
des Vandales et verse une grande
abondance d’eau dans l’Océan
Septentrional), mais il ne put pas, et se
retira après avoir élevé des trophées :
car une femme d’une grandeur
surnaturelle, se présentant à sa
rencontre, lui dit : " Où cours-tu avec

1666
tant de précipitation, insatiable
Drusus ? Les destins ne te permettent
pas de voir tous ces pays. Va-t’en donc ;
aussi bien la fin de tes exploits est
arrivée, et celle de ta vie aussi. " Une
telle parole adressée à un homme par la
divinité me surprend, il est vrai, et
cependant je ne saurais non plus refuser
d’y croire, car elle se réalisa
immédiatement ; Drusus, bien que
s’étant empressé de revenir sur ses pas,
ayant, avant d’être arrivé au Rhin,
succombé à une maladie. Un témoignage
encore pour moi, c’est ce qu’on a
raconté, qu’avant sa mort des loups
rôdèrent autour du camp en poussant
des hurlements ; qu’on vit deux jeunes
gens chevaucher au milieu des
retranchements ; que des gémissements
de femmes se firent entendre, et enfin
que,des étoiles errèrent çà et là dans le
ciel.

Voilà ce qui se passa. A la nouvelle


de la maladie de Drusus, Auguste (il
était peu éloigné) lui dépêcha Tibère ;
celui-ci trouva son frère vivant encore,
et le fit, quand il eut expiré, transporter

1667
à Rome d’abord sur les épaules des
centurions et des tribuns jusqu’aux
quartiers d’hiver, et, de là, sur les
épaules des premiers citoyens de
chaque ville. Pendant l’exposition de
Drusus sur le Forum, deux oraisons
funèbres furent prononcées en son
honneur ; Tibère fit son éloge sur cette
place, et Auguste dans le cirque de
Flaminius ; car le prince avait fait la
guerre au dehors, et la religion ne lui
permettait pas d’omettre, à son entrée
même dans l’enceinte du Pomoerium,
les cérémonies en usage après la fin
d’une guerre. Drusus fut conduit au
Champ de Mars par les chevaliers, tant
ceux qui étaient d’origine équestre que
ceux qui étaient de race sénatoriale ; là,
le corps, après avoir été brûlé, fut
déposé dans le monument d’Auguste,
avec le surnom de Germanicus pour le
défunt et ses enfants, avec les honneurs
de statues et d’un arc de triomphe, ainsi
que d’un cénotaphe sur les bords mêmes
du Rhin. Tibère, pour avoir vaincu les
Dalmates et les Pannoniens qui, du
vivant même de Drusus, avaient tenté de
se révolter de nouveau, fit à cheval une
entrée triomphale dans Rome, et donna
un repas au peuple, partie au Capitole,

1668
partie dans divers autres endroits de la
ville. Livie offrit en même temps, avec
Julie, un banquet aux femmes. Les
mêmes préparatifs se faisaient aussi en
l’honneur de Drusus : les Féries Latines
allaient être célébrées une seconde fois,
pour que les fêtes de son triomphe
eussent lieu pendant cette solennité.
Mais il mourut auparavant, et Livie,
pour consolation, obtint des statues, et
fut inscrite au nombre des mères ayant
eu trois enfants. Quand les dieux ont
refusé à un citoyen, homme ou femme,
ce nombre d’enfants, une loi, autrefois
de par le sénat, aujourd’hui de par
l’empereur, leur concède parfois ce
droit de trois enfants, afin de les
exempter des peines portées contre ceux
qui n’ont pas de postérité et de les faire
jouir, à quelques-uns près, des prix
réservés à ceux qui ont plusieurs
enfants. Et ce ne sont pas seulement les
hommes, ce sont aussi les dieux, qui
profitent de ces dispositions pour
recueillir les legs qu’un citoyen leur fait
en mourant.

Voilà ce qui en est sur ce sujet.

1669
Auguste ordonna que le sénat tiendrait
ses séances à jours fixes. Comme il n’y
avait auparavant rien de bien réglé à ce
sujet et que, par suite, beaucoup de
sénateurs s’absentaient, il établit qu’il y
aurait deux séances régulièrement
chaque mois, auxquelles seraient tenus
d’assister ceux que la loi appelait à
faire partie du sénat (de plus, pour
qu’ils n’eussent aucun prétexte de
s’absenter, il régla qu’ils n’auraient à
exercer, ces jours-là, aucunes fonctions,
judiciaires ou autres) ; quant au nombre
de voix nécessaire pour la validité des
sénatus-consultes, il eut égard à
l’importance des délibérations, en le
fixant, pour ainsi dire, chapitre par
chapitre ; en même temps, il augmenta
l’amende infligée à ceux qui manquaient
à une séance sans motif plausible. La
grande quantité de ceux qui
commettaient ces sortes de fautes leur
assurant habituellement l’impunité, il
ordonna que, lorsqu’il y aurait
beaucoup de coupables, le cinquième,
désigné par le sort, serait passible de
l’amende. Il afficha, inscrits sur un
Album, les noms de tous les sénateurs,
coutume qui, depuis cette époque
jusqu’à nos jours, s’observe chaque

1670
année. Voilà ce qu’il fit pour
contraindre les sénateurs à l’assistance ;
si parfois le hasard voulait que le
nombre des membres réunis ne répondît
pas au besoin du moment (tous les
jours, en effet, excepté ceux où
l’empereur assistait en personne à la
séance, le nombre des sénateurs
présents était, à cette époque et dans la
suite, exactement constaté presque pour
chaque affaire), la délibération avait
lieu néanmoins et la résolution était
rédigée par écrit ; cependant elle ne
recevait pas son exécution comme si
elle eût été valide ; il y avait seulement
autorité, afin de témoigner de la volonté
des membres présents. Car telle est la
valeur d’auctoritas, mot qu’il est
impossible de rendre en grec par un
seul. La même chose s’observait aussi,
quand le sénat s’était réuni d’urgence
soit dans un lieu non consacré, soit un
jour non permis, soit sans convocation
légale, soit même quand, l’opposition
de quelques tribuns du peuple
empêchant de rendre un sénatus-
consulte, il entendait que sa résolution
ne demeurât pas ignorée ; cette
résolution était ensuite ratifiée d’après
la coutume des ancêtres et prenait alors

1671
le nom de sénatus-consulte. Cette
formalité, longtemps maintenue avec
soin par les anciens Romains, est à
présent tombée à peu près en désuétude,
de même que ce qui concerne les
préteurs. Ceux-ci, en effet, irrités de ne
pouvoir, quoique supérieurs en dignité
aux tribuns du peuple, faire aucune
proposition au sénat, avaient obtenu
d’Auguste ce droit, dont plus tard ils
furent dépouillés.

Ces règlements et les autres lois


portées, à cette époque, par Auguste
furent affichés sur un Album dans le
sénat, avant d’être mis en délibération,
et les sénateurs, en entrant, eurent la
permission de les lire chacun
séparément, pour que, s’il y en avait qui
n’eussent pas leur approbation, ou s’ils
avaient à proposer quelque chose de
meilleur, ils exprimassent leur avis. Le
prince tenait tellement à être populaire
qu’un de ses anciens compagnons
d’armes ayant réclamé son appui en
justice, il ordonna d’abord à un de ses
amis, comme si lui-même n’en eût pas
eu le temps, de se charger de la cause

1672
de cet homme, et que celui-ci s’étant
alors écrié en colère : " Pourtant moi,
toutes les fois que tu as eu besoin
d’assistance, je ne t’ai pas envoyé un
autre à ma place, partout je me suis
moi-même exposé au danger pour toi, "
il se rendit au tribunal et plaida la cause
du soldat. Il entreprit aussi la défense
d’un de ses amis accusé, après s’en être
préalablement ouvert au sénat ; il obtint
son absolution, et, loin de garder aucun
ressentiment contre l’accusateur, qui
avait usé d’une grande liberté de
paroles, il le tira d’une affaire où il
était poursuivi à raison de ses mœurs,
disant que la perversité même du siècle
rendait cette franchise nécessaire. Il
livra néanmoins au supplice d’autres
citoyens dénoncés pour avoir conspiré
contre lui. Il donna à des questeurs le
gouvernement de la côte maritime qui
avoisine Rome et celui de quelques
autres régions de l’Italie, régime qui se
prolongea pendant plusieurs années.
Toutefois il ne voulut pas, comme je
l’ai dit, à cause de la mort de Drusus,
rentrer alors dans Rome.

1673
L’année suivante, où les consuls
furent Asinius Gallus et C. Marcius,
Auguste fit son entrée dans Rome, et,
contrairement à la coutume, porta son
laurier dans le temple de Jupiter
Férétrien. Il ne célébra lui-même
aucune réjouissance à cette occasion,
persuadé que la perte de Drusus lui était
plus funeste que ses victoires ne lui
étaient utiles ; mais les consuls
accomplirent les autres cérémonies
usitées en pareilles circonstances et
firent combattre des captifs les uns
contre les autres. Ensuite ces magistrats
et les autres ayant été accusés d’avoir
employé la corruption pour se faire
élire, Auguste ne rechercha pas le délit,
il fit semblant de ne rien savoir du tout ;
car il ne voulait ni punir, ni faire grâce
à des coupables convaincus ; mais il
exigea de ceux qui se présentaient pour
les charges une certaine somme d’argent
comme gage avant les comices : ils ne
devaient commettre aucun acte de
corruption, ou perdre leur dépôt. Cette
mesure fut approuvée par tout le
monde ; mais lorsque, considérant qu’il
n’était pas permis de mettre un esclave
à la torture pour l’interroger contre son
maître, il ordonna que, toutes les fois

1674
qu’on aurait besoin d’employer ce
moyen, l’esclave fût vendu au domaine
public ou à lui-même, afin que, devenu
étranger à l’accusé, il pût être mis à la
question, cela fut blâmé par les uns
comme une disposition qui, par ce
changement de maître, renversait les
lois, et accueilli par les autres comme
une nécessité, attendu les nombreux
complots tramés contre le prince lui-
même et contre les magistrats.

Auguste, après cela, se chargea de


nouveau, en apparence malgré lui, de
l’empire, qu’il venait, disait-il, de
quitter, après sa seconde période de dix
années, et il ouvrit une campagne contre
les Celtes. Pour lui, il resta sur le
territoire romain, mais Tibère passa le
Rhin. Les barbares effrayés envoyèrent
demander la paix, à l’exception des
Sicambres, mais ils n’obtinrent rien ni
pour le moment (Auguste déclara qu’il
ne traiterait pas avec eux sans les
Sicambres), ni dans la suite. Les
Sicambres, en effet, envoyèrent aussi
des parlementaires, mais, bien loin de
réussir en quelque chose, ils perdirent

1675
tous ces parlementaires et un grand
nombre des plus nobles d’entre eux ;
car Auguste, s’étant saisi de leurs
personnes, les déposa dans plusieurs
villes, et ceux-ci, ne supportant pas
cette réclusion, se donnèrent la mort. Il
y eut, par suite, un instant de
tranquillité, puis les Sicambres firent
payer cher aux Romains leur malheur.
C’est ainsi qu’Auguste conduisit ces
choses ; de plus, il distribua de l’argent
à ses soldats, non pour les victoires
remportées, bien qu’il eût pris lui-même
et donné à Tibère le titre d’imperator,
mais parce qu’ils avaient dans leurs
rangs Caius qui, pour la première fois,
prenait part à leurs exercices. Après
donc avoir élevé Tibère â la dignité de
commandant en chef en remplacement
de Drusus, et lui avoir conféré ce titre,
il le créa de nouveau consul ; il voulut
qu’avant d’entrer en charge, il publiât
un règlement, suivant la coutume
antique ; de plus, il lui accorda le
triomphe ; car, pour lui-même, il
renonca à cet honneur, et reçut à
perpétuité le privilège de voir les jeux
du cirque célébrés pour son jour natal.
Il recula l’enceinte du Pomoerium, et le
mois appelé Sextilis prit le nom

1676
d’Auguste : on voulait donner ce nom à
septembre, mais il préféra Sextilis,
parce que c’était dans ce mois qu’il
avait été élu consul pour la première
fois et qu’il avait remporté de
nombreuses et importantes victoires.

Il fut très fier de ces honneurs.


Cependant la mort de Mécène vint
l’affliger profondément. Mécène, en
effet, entre autres services pour lesquels
il fut, bien que simple chevalier, chargé
du gouvernement de Rome, lui était
surtout utile lorsqu’il se laissait
emporter par la colère ; toujours il
l’apaisait et le ramenait à des
sentiments plus doux. En voici un
exemple : debout devant Auguste qui
rendait la justice et qu’il voyait prêt à
prononcer plusieurs condamnations
capitales, Mécène s’efforça de percer
la foule et d’arriver jusqu’à lui ; n’avant
pu y réussir, il écrivit sur une tablette : "
Lève-toi donc enfin, bourreau, " et lui
jeta la tablette dans le sein, comme si
elle eût contenu tout autre chose, ce qui
fit qu’Auguste ne condamna personne et
se leva sur-le-champ. Bien loin, en

1677
effet, de s’irriter contre de pareilles
remontrances, il se réjouissait d’être,
quand son propre caractère et la
nécessité des circonstances soulevaient
en lui un courroux indécent, ainsi
redressé par le libre langage de ses
amis. La plus grande preuve du mérite
de Mécène, c’est qu’il fut le familier
d’Auguste, bien que s’opposant à ses
passions, et sut plaire à tous : puissant
auprès du prince au point d’avoir donné
à plusieurs des honneurs et des charges,
il ne se montra point orgueilleux et resta
toute sa vie dans l’ordre équestre. Ces
qualités le firent vivement regretter
d’Auguste ; d’ailleurs il l’avait, bien
qu’irrité de ses relations avec sa
femme, institué son héritier avec
faculté, sauf quelques réserves peu
nombreuses, d’en disposer à son gré en
faveur de quelqu’un de ses amis. Tel
était Mécène, et telle fut sa conduite
avec Auguste. Ce fut lui qui établit le
premier dans Rome un lieu pour nager
en eau chaude et le premier aussi, il
imagina des notes pour écrire
rapidement et les fit enseigner à
d’autres par Aquila, son affranchi.

1678
Tibère, aux calendes de janvier, en
prenant possession du consulat avec Cn.
Pison, réunit le sénat dans la curie
Octavia, située en dehors du
Pomoerium ; puis, après s’être lui-
même chargé de la restauration du
temple de la Concorde, afin de pouvoir
y mettre son nom et celui de Drusus, il
célébra son triomphe, et, de concert
avec sa mère, dédia le temple dit de
Livie ; lui-même il donna un festin aux
sénateurs dans le Capitole, tandis que
sa mère, de son côté, en donnait un en
son nom particulier aux matrones. Peu
de temps après, des mouvements en
Germanie forcèrent Tibère de partir
pour cette contrée, et ce fut Caius qui,
avec Pison, présida, en son lieu et
place, les jeux célébrés à l’occasion du
retour d’Auguste. Le champ d’Agrippa,
à l’exception du portique, fut, ainsi que
le Diribitorium, affecté par Auguste lui-
même à des usages publics. Ce bâtiment
(c’était le plus grand des édifices qui
eussent jamais existé avec un seul toit,
car, maintenant que sa couverture a été
enlevée tout entière et n’a pu être
rétablie, il est à ciel ouvert) avait été
laissé en construction par Agrippa et fut
alors terminé. Quant au portique, qui est

1679
dans le Champ, portique que
construisait sa sœur Pola, celle qui
donna également les courses, il n’était
pas encore achevé. En cette
circonstance eurent lieu, dans les Septa,
les combats de gladiateurs à l’occasion
des funérailles d’Agrippa, combats
auxquels tous les citoyens assistèrent en
habits de deuil, excepté Auguste et ses
enfants, et dans lesquels un homme seul
combattit contre un seul homme, puis
plusieurs contre un nombre égal, tant en
l’honneur d’Agrippa qu’en expiation de
l’incendie qui avait brûlé plusieurs
édifices entourant le Forum. La cause
de cet incendie fut attribuée aux
débiteurs, qui l’auraient allumé dans le
dessein d’alléger leurs dettes en se
faisant passer pour victimes de grands
dommages ; les débiteurs n’obtinrent
rien, mais les quartiers de Rome eurent
des curateurs pris parmi le peuple,
magistrats que nous appelons intendants
des routes, et à qui on accorda de
porter, à certains jours, la prétexte et
d’être précédés de deux licteurs dans
les lieux ou ils exerçaient leur charge ;
de plus, le corps d’esclaves attaché aux
édiles pour éteindre les incendies fut
mis sous leurs ordres, bien que les

1680
édiles, les tribuns du peuple et les
préteurs eussent dans leurs attributions
celle des quatorze régions de la ville
que le sort leur attribuait, chose qui
s’observe encore aujourd’hui. Tels
furent les événements de cette année,
car, en Germanie, il ne se passa rien qui
mérite une mention.

L’année suivante, où C. Antistius et


Lélius Balbus furent consuls, voyant
qu’élevés dans le commandement,
Caius et Lucius, loin d’imiter sa
manière de se conduire (non seulement
ils vivaient dans les délices, mais, de
plus, ils se montraient remplis de
présomption, à tel point que Lucius vint
un jour au théâtre de son propre chef),
qu’à Rome chacun les entourait
d’égards, les uns par un sentiment
sincère, les autres par adulation, ce qui
augmentait encore leur arrogance (on
alla jusqu’à élire Caius consul, bien que
non encore adolescent), Auguste laissa
éclater son indignation, et demanda aux
dieux de faire que jamais il ne se
rencontrât de circonstances, comme
celles où il s’était lui-même trouvé

1681
autrefois, où l’on fût obligé de nommer
un consul âgé de moins de vingt ans.
Comme on insistait, malgré cela, il dit
que, pour exercer cette charge, il fallait
pouvoir se garder soi-même de fautes et
résister aux désirs déréglés du peuple.
Ensuite il donna à Caius un sacerdoce,
l’entrée au sénat, et le droit de prendre
place parmi les sénateurs dans les jeux
et dans les banquets ; puis, pour essayer
de les rendre plus modestes, il donna à
Tibère la puissance tribunitienne pour
cinq ans, et le chargea de l’Arménie qui
faisait défection. Le résultat de cette
mesure fut de brouiller inutilement les
jeunes gens et Tibère : Caius et Lucius
se crurent méprisés ; Tibère craignit
leur colère. Aussi se retira-t-il à
Rhodes sous prétexte de s’y adonner à
l’étude, sans emmener aucun de ses
amis, ni même tous ses domestiques,
afin de se dérober aux yeux et aux
intrigues de ses envieux. Il fit même la
route en simple particulier, excepté
qu’il contraignit les Pariens de lui
vendre une statue de Vesta pour la
placer dans le temple de la Concorde ;
mais, arrivé dans l’île, il ne fit et ne dit
rien qui sentit l’orgueil. Telle est la
cause la plus vraie de sa retraite. On

1682
l’attribue aussi à sa femme Julie, qu’il
ne pouvait plus supporter ; du moins la
laissa-t-il à Rome. Quelques-uns
prétendent qu’il était mécontent de ne
pas avoir été nommé César, d’autres
qu’il fut exilé par Auguste pour complot
contre ses enfants. Ce qui prouve bien,
en effet, que ce ne fut ni au désir de
s’instruire, ni au dépit des décrets de
l’empereur qu’est due sa retraite, ce
sont ceux de ses actes qui suivirent, et,
entre autres, son testament qu’il ouvrit
alors aussitôt pour le lire à sa mère et à
Auguste ; mais on se livrait à toute sorte
de suppositions.

10

— - - Auguste réduisit à deux cent


mille le nombre infini de ceux qui
recevaient du blé de l’État, et donna,
disent quelques historiens, soixante
drachmes à chacun. — - - {M}ars, que
lui-même et ses descendants, toutes les
fois qu’ils le voudraient, que ceux qui,
au sortir de l’enfance, prendraient la
toge virile, devraient s’y rendre ; que
les citoyens envoyés pour remplir des
charges au dehors partiraient de là, que
le sénat y délibérerait sur le triomphe à

1683
accorder ; que ceux qui l’auraient
obtenu consacreraient à ce Mars le
sceptre et la couronne ; qu’eux et les
autres citoyens qui avaient reçu les
honneurs du triomphe auraient leur
statue en airain sur le Forum ; que si
parfois on rapportait des enseignes
prises à l’ennemi, elles seraient
déposées dans le temple du dieu ; que
certains jeux seraient célébrés par les
sévirs sur ses degrés ; que ceux qui
auraient exercé la censure y
enfonceraient un clou ; que les sénateurs
même pourraient se charger de la
fourniture des chevaux qui doivent
courir dans les jeux du cirque et de la
garde du temple, comme une loi l’avait
réglé pour celui d’Apollon et pour celui
de Jupiter Capitolin. Auguste, en outre,
dédia cet édifice, bien qu’il eût confié,
une fois pour toutes, l’accomplissement
des sacrifices de cette sorte à Caius et à
Lucius, qui remplissaient certaines
fonctions consulaires, selon la coutume
antique. Caius et Lucius présidèrent
donc aux jeux du cirque, et les enfants
des premières familles donnèrent, avec
Agrippa, frère des princes, une
représentation de la cavalcade appelée
la Troyenne. Deux cent soixante lions

1684
furent égorgés dans le cirque. Il y eut
dans les Septa un combat de
gladiateurs, et, dans un endroit où on en
montre encore aujourd’hui des traces,
un combat naval entre les Perses et les
Athéniens (c’est le nom qu’on donna
aux combattants), et ce furent, cette fois
encore, les Athéniens qui remportèrent
la victoire. Ensuite on amena l’eau dans
le cirque de Flaminius et trente-six
crocodiles y furent égorgés. Mais
Auguste ne resta pas consul tout ce
temps-là : après avoir exercé peu de
jours cette charge, il céda le titre de
consul à un autre. Voilà ce qui fut fait en
l’honneur de Mars. Quant à Auguste, on
décréta en son honneur un combat sacré
à Naples en Campanie, sous prétexte
qu’il avait relevé cette ville maltraitée
par un tremblement de terre et par un
incendie, mais, en réalité, parce que les
habitants étaient, parmi les citoyens
limitrophes de Rome, les seuls, pour
ainsi dire, à imiter les coutumes de la
Grèce. De plus, le surnom de Père lui
fut régulièrement décerné, car,
auparavant, il lui avait été donné, par
acclamation, sans aucun décret. Pour la
première fois aussi, il créa deux préfets
de la garde prétorienne, Q. Ostorius

1685
Scapula et P. Salvius Aper ; de tous les
officiers préposés à quelque emploi, ils
sont les seuls que je désigne par ce
titre, parce que l’usage en a prévalu. En
outre, le danseur Pylade donna des jeux
dans lesquels il ne figura pas lui même,
à cause de son extrême vieillesse, mais
dont il fit les principaux apprêts et la
dépense. Ce fut le préteur Q. Crispinus
qui les célébra. Je ne parlerais pas de
ce fait, si des chevaliers et des femmes
de distinction n’eussent été alors
introduits sur l’orchestre. Auguste ne
tenait aucun compte de tout cela ; mais
quand il finit, bien que tard, par être
instruit des désordres de sa fille Julie
qui allait jusqu’à se livrer, la nuit, à des
orgies au milieu du Forum, au pied
même de la tribune aux harangues, il fut
saisi d’une violente colère. Il la
soupçonnait auparavant d’une conduite
peu réglée, mais sans y croire
cependant ; car ceux qui ont l’autorité
entre les mains sont informés de tout
mieux que de leurs propres affaires ;
aucune de leurs actions n’est ignorée de
ceux qui les entourent, et ils ne peuvent
pénétrer la conduite des autres. Lors
donc qu’il apprit ce qui se passait, il en
conçut une telle irritation qu’au lieu de

1686
renfermer sa douleur dans sa maison, il
en fit part au sénat. A la suite de cette
communication, Julie fut reléguée dans
l’île de Pandatère, en Campanie, où
Scribonia, sa mère, la suivit
volontairement. Quant à ceux qui
avaient eu commerce avec elle, les uns ;
comme Julus Antoine, sous prétexte
qu’il avait ainsi agi pour arriver à
l’empire, et quelques autres citoyens
illustres furent mis à mort ; le reste fut
relégué dans des îles. Comme parmi ces
derniers se trouvait un tribun du peuple,
il ne fut jugé qu’après sa sortie de
charge. Un grand nombre d’autres
femmes ayant été accusées de délits
semblables, loin de recevoir toutes les
causes, il fixa un temps au-delà duquel
les fautes ne devaient pas être
recherchées. Bien qu’il n’eût usé
d’aucune indulgence dans la punition de
sa fille, et qu’il eût dit qu’il préférerait
être le père de Phébé plutôt que celui de
Julie, il fit néanmoins grâce aux autres.
Or cette Phébé, qui était affranchie de
Julie et sa complice, s’était dérobée au
supplice par la mort, et c’est ce qui lui
valut l’éloge d’Auguste. --- ils en
repoussèrent d’autres qui venaient
d’Égypte leur apporter la guerre, et ne

1687
cédèrent que lorsqu’on eut envoyé
contre eux un tribun de la cohorte
prétorienne. Celui-ci finit par réprimer
leurs incursions, en sorte que de
longtemps aucun sénateur ne gouverna
les villes de cette contrée. Vers la même
époque, les Celtes se révoltèrent.
Domitius, en effet, pendant qu’il était
encore gouverneur des régions voisines
de l’Ister, avant pris sous sa protection
les Hermondures, sortis, je ne sais
comment, de leur pays, et errant à la
recherche d’une autre terre, les établit
dans une portion du territoire des
Marcomans ; puis, passant l’Elbe sans
que personne s’y opposât, il lia amitié
avec les barbares qui habitent les bords
du fleuve, et y éleva un autel à Auguste.
Alors, franchissant le Rhin, et voulant
faire ramener par d’autres dans leur
patrie quelques exilés Chérusques, il
échoua dans son entreprise et les fit
mépriser même du reste des barbares.
Domitius n’en fit pas davantage cette
année ; l’imminence de la guerre contre
les Parthes empêcha tout retour offensif.
Néanmoins la guerre contre les Parthes
n’eut pas lieu. Car Phratacès, apprenant
que Caius était en Syrie en qualité de
consul, et de plus soupçonnant ses

1688
propres sujets de nourrir, depuis
longtemps déjà, de mauvaises
dispositions à son égard, s’empressa de
traiter à la condition qu’il se retirerait
d’Arménie, et que ses frères s’en iraient
vivre au-delà de la mer. Mais, bien que
Tigrane eût été tué dans une guerre
contre des peuples barbares, et
qu’Érato eût abdiqué le pouvoir, les
Arméniens, lorsqu’on les eut donnés à
un certain Ariobarzanès, originaire de
Médie, qui était allé autrefois trouver
les Romains avec Tiridate, leur firent la
guerre l’année suivante, année où furent
consuls P. Vinicius et P. Varus. Mais ils
ne firent que cela de remarquable. Un
certain Addon, qui occupait Artagères,
attira Caius jusque sous les murs de la
ville, comme pour lui révéler un secret
du Parthe, et le blessa ; assiégé à la
suite de cette perfidie, il résista
longtemps. Addon prisonnier, non
seulement Auguste, mais aussi Caius,
prirent le titre d’imperator. Alors
Ariobarzanès et, après sa mort, qui
tarda peu, son fils Artabazès reçut
l’Arménie de par Auguste et de par le
sénat. Quant à Caius, il tomba malade
de sa blessure ; comme il ne jouissait
pas d’ailleurs d’une bonne santé, et que

1689
sa raison s’était par suite égarée, il n’en
fut que bien plus hébété encore. Il finit
par se résoudre à vivre en simple
particulier, et voulut rester en Syrie, de
sorte qu’Auguste, profondément affligé
de cette résolution, en fit part au sénat,
et exhorta le jeune homme à venir au
moins en Italie, où il ferait tout ce qu’il
voudrait. Caius, renoncant donc aussitôt
à toutes fonctions, passa sur un vaisseau
de transport en Lycie, et il mourut à
Limyres. Avant la mort de Caius, Lucius
s’éteignit à Marseille. Lucius, en effet,
passait d’une mission à l’autre, et
c’était lui qui, chaque fois qu’il était
présent, lisait dans le sénat les lettres
de Caius. Il mourut subitement de
maladie, en sorte que Livie, surtout
parce qu’à cette époque Tibère rentra
de Rhodes à Rome, fut accusée de la
mort des deux frères.

11

Car Tibère, qui était très habile dans


l’art de la divination par les astres, et
qui avait à ses côtés Thrasylle, homme
remarquable par la profondeur de sa
science en astrologie, savait exactement
tout ce que les destins réservaient et à

1690
lui-même et aux jeunes princes : on
rapporte aussi qu’un jour, à Rhodes,
Tibère étant sur le point de précipiter
Thrasylle du haut du mur, parce qu’il
était le seul qui fût au courant de tous
ses projets, et le voyant triste, lui
demanda pourquoi il était si sombre, et
que, l’astrologue ayant répondu qu’il
craignait un danger, Tibère, étonné,
n’exécuta pas son dessein. Thrasylle
savait toutes choses d’une manière si
précise que, voyant de loin venir le
vaisseau qui apportait à Tibère, de la
part de sa mère et de celle d’Auguste, la
nouvelle de son rappel à Rome, il dit à
l’avance ce qu’allait être la nouvelle.

12

Le corps de Lucius et celui de Caius


furent rapportés à Rome par les tribuns
militaires et par les premiers citoyens
de chaque ville ; les peltes et les hastes
d’or qu’ils avaient reçues des
chevaliers en prenant la toge virile,
furent suspendues dans la curie. Salué
alors du nom de maître par le peuple,
Auguste non seulement défendit
d’employer ce titre en lui parlant, mais
même il y veilla scrupuleusement. La

1691
troisième période décennale étant
arrivée à son terme, il accepta l’empire,
en apparence par contrainte, pour la
quatrième fois, attendu que, la
vieillesse le rendant trop indulgent et
trop timide pour irriter les sénateurs
contre lui, il ne voulait plus se brouiller
avec aucun d’eux. Un incendie ayant
consumé la maison Palatine, il
n’accepta, des nombreuses offrandes
que lui apportèrent un grand nombre de
citoyens, qu’un " aureus " des
personnages publics, et une drachme
des particuliers. Je donne ce nom
d’aureus à une monnaie qui vaut vingt-
cinq drachmes, conformément à l’usage
du pays ; quelques Grecs mêmes, dont
nous lisons les écrits pour nous former
au style attique, l’ont également appelée
ainsi. Quant à Auguste, sa maison
reconstruite, il l’ouvrit tout entière au
public, soit parce qu’elle provenait
d’une contribution du peuple, soit parce
qu’il était grand pontife, afin de
demeurer dans un édifice qui fût à la
fois sa propriété et celle de l’État.

13

Vivement pressé par le peuple de

1692
rappeler sa fille, Auguste répondit que
le feu se mêlerait à l’eau avant qu’il se
décidât à la rappeler. Le peuple alors
jeta quantité de feux dans le Tibre, sans
obtenir rien pour le moment par cet
artifice ; mais, dans la suite, il fit
tellement violence à l’empereur, que
Julie fut, du moins, transférée de son île
sur le continent. Quant à Tibère, il
l’adopta et l’envoya contre les Celtes,
après lui avoir conféré pour dix ans la
puissance tribunitienne. Toutefois,
appréhendant qu’il se laissât emporter
par son orgueil et craignant qu’il ne
tentât quelque soulèvement, il lui fit
adopter son neveu Germanicus, bien
qu’ayant un fils à lui. Rassuré par cette
précaution, qui lui donnait des
successeurs et des aides, il voulut
épurer le sénat de nouveau : choisissant
donc dix sénateurs qu’il honorait le plus
particulièrement, il chargea trois
d’entre eux, tirés au sort, de procéder à
cet examen. Peu de sénateurs néanmoins
renoncèrent à l’avance à la dignité
sénatoriale, bien que la permission leur
en eût été accordée comme
précédemment ; peu aussi furent rayés
malgré eux. Il confia à d’autres le soin
de cette opération, et fit lui-même le

1693
dénombrement des habitants de l’Italie,
qui possédaient une fortune supérieure à
cinquante mille drachmes. Quant à ceux
qui possédaient moins et qui habitaient
hors de l’Italie, il ne les força pas à se
soumettre au recensement, parce qu’il
craignait, en les troublant, d’exciter une
révolte. De plus, évitant de paraître
agir, dans cette circonstance, en
censeur, pour les raisons que j’ai dites
plus haut, il rendit en vertu de son
pouvoir proconsulaire le décret
ordonnant de procéder à ce recensement
et au sacrifice de clôture du lustre. Un
assez grand nombre de jeunes gens de
race sénatoriale ou équestre se trouvant
réduits à la pauvreté, sans qu’il y eût en
rien de leur faute, il compléta pour la
plupart d’entre eux le cens exigé, et
même, pour quelques-uns, il alla
jusqu’à leur donner trois cent mille
drachmes. Beaucoup de citoyens
affranchissant inconsidérément
beaucoup d’esclaves, il régla l’âge que
devaient avoir, et celui qui affranchirait,
et celui qui recevrait la liberté, avec les
droits qu’exerceraient sur les affranchis
tant les autres citoyens que les patrons.

14

1694
Pendant qu’il était ainsi occupé, un
complot fut tramé contre lui par
quelques citoyens et par Cnéius
Cornélius, issu d’une fille du grand
Pompée ; ce qui le mit un certain temps
dans une grande perplexité, ne voulant
ni les mettre à mort, parce qu’il voyait
que le supplice de ceux qu’il faisait
périr n’augmentait en rien sa sécurité, ni
les laisser libres, de peur que
l’impunité n’en excitât d’autres à
conspirer contre lui. Comme il ne savait
à quoi se résoudre et qu’il ne pouvait
demeurer ni le jour sans soucis ni la
nuit sans alarmes, Livie finit par lui
dire : " Qu’as-tu donc, mon époux ?
pourquoi ne dors-tu pas ? " Et Auguste :
" Qui donc, femme, lui répondit-il,
serait le moindre instant exempt
d’inquiétudes avec tant d’ennemis sur
les bras et des complots qui se
succèdent ainsi continuellement ? Ne
vois-tu pas combien il y a de gens qui
attaquent et ma personne et notre
autorité ? La punition de ceux dont
justice a été faite, loin de les retenir,
excite, au contraire, l’empressement des
autres à augmenter le nombre des
victimes, comme s’ils poursuivaient un
avantage. " A ces mots Livie : " Que tu

1695
sois en butte à des complots, dit-elle, il
n’y a là rien de surprenant, ni qui soit
en-dehors de la nature humaine :
l’importance de ton autorité te contraint
à t’occuper d’affaires nombreuses, et,
comme il est naturel, à blesser
beaucoup de gens. Il n’est pas possible,
en effet, quand on commande, de plaire
à tout le monde ; on mécontente
nécessairement plus d’un citoyen, avec
quelque équité que l’on règne. Les
méchants sont en bien plus grand
nombre que les bons, et il est
impossible de satisfaire leurs passions ;
parmi ceux mêmes qui ont de la vertu,
les uns prétendent à des emplois grands
et nombreux qu’ils ne peuvent obtenir,
les autres s’affligent de rester dans une
position inférieure ; de là, des deux
côtés, des accusations contre celui qui a
le pouvoir. Il n’est donc pas possible
d’échapper au malheur dont te menacent
et ces hommes et ceux qui conspirent
non pas contre toi, mais contre ta
puissance souveraine. Si tu étais dans
une condition privée, nul ne te rendrait
de mauvais offices, à moins que tu ne
lui en eusses rendu le premier ; c’est ton
autorité avec les avantages qui
l’accompagnent que tous ambitionnent,

1696
les citoyens élevés en puissance bien
plus encore que les citoyens d’un rang
inférieur. Cette conduite est, je le veux,
injuste et dépourvue de toute raison ;
mais ce n’en est pas moins un des vices
inhérents, comme tant d’autres, à leur
nature, et que ni la persuasion ni la
contrainte ne peuvent chasser de
certains esprits. Il n’y a, en effet, ni loi
ni crainte aussi forte que les penchants
naturels. Pénétré de ces réflexions, ne
t’irrite pas des fautes des autres ; veille
soigneusement à la sûreté de ta
personne et à celle de ton pouvoir
monarchique, afin que nous puissions
sûrement le conserver, non à force de
châtiments, mais à force de prévoyance.
"

15

Auguste lui répondit : " Je le sais,


moi aussi femme, rien de ce qui est
grand n’est à l’abri de l’envie et des
attentats, et le pouvoir absolu moins
encore que tout le reste ; nous serions,
en effet, semblables aux dieux si nous
n’avions ni plus d’embarras ni plus de
craintes que les particuliers. Mais c’est
cette nécessité même qui m’afflige et

1697
l’impossibilité d’y apporter aucun
remède. " - " Eh bien ! dit Livie,
puisqu’il y a des gens qui veulent
absolument faire le mal, prenons nous-
mêmes nos précautions. Nous avons
pour nous garder des soldats nombreux,
les uns opposés aux ennemis extérieurs,
les autres rangés autour de ta personne,
et aussi des serviteurs en grand nombre,
qui nous donnent le moyen de vivre en
sûreté chez nous et au-dehors. " Auguste
l’interrompant : " Bien des souverains,
dit-il, ont été bien des fois victimes de
ceux qui les entouraient, je n’ai nul
besoin de le rappeler ici. Car il n’y a
rien de si fâcheux dans les monarchies,
que d’avoir à redouter non seulement,
comme les autres citoyens, les ennemis
du dehors, mais encore ses amis. Plus
de princes, en effet, sont tombés sous
les coups de ceux qui les entouraient,
attendu que sans cesse, le jour, la nuit,
au bain, pendant le sommeil, ils
mangent les mets ou boivent les
boissons préparés par ceux qui sont à
leurs côtés, que sous les coups de gens
qui ne leur étaient rien. Pour ne pas
parler du reste, aux ennemis on peut
opposer ses amis, tandis qu’il n’y a,
contre les amis, personne pour nous

1698
secourir. Il y a donc pour nous danger
partout, danger dans la solitude, danger
dans la compagnie : c’est un péril de ne
pas avoir de gardes, et les gardes
mêmes sont un péril redoutable ; les
ennemis sont incommodes, les amis le
sont encore davantage, parce qu’on est
forcé de leur donner à tous le nom
d’amis, quand même ils ne le sont pas.
Que, par hasard, on en rencontre
d’honnêtes, on n’aura pas assez de
confiance en eux pour apporter dans ses
relations une âme pure, exempte
d’inquiétudes et de soupçons. C’est
aussi le comble du malheur d’être
contraint de punir les conspirateurs ;
car, être forcé de toujours recourir aux
supplices et aux châtiments, c’est un
grand ennui pour des hommes de cœur.
"

16

" Tu as raison, répondit Livie ;


cependant j’ai un avis à te donner, si
toutefois tu consens à l’accepter, et si tu
ne trouves pas mauvais qu’une femme
ose te proposer un conseil que nul
parmi tes plus grands amis ne te
donnerait, faute non de savoir la chose,

1699
mais d’avoir la hardiesse de la dire "
— " Parle, repartit Auguste, ce conseil,
quel est-il ? " Livie : " Je vais, dit-elle,
te l’expliquer sans crainte, comme
quelqu’un qui a sa part dans tes biens et
dans tes maux ; qui, si tu es sain et sauf,
règne avec toi, et qui, s’il te survient
quelque accident (puisse la chose ne
pas arriver !), périt avec toi. S’il y a
des hommes que la nature pousse
irrésistiblement à faire le mal et qu’il
leur soit impossible de résister, quand
elle les entraîne, il n’en est pas moins
vrai que des qualités même
généralement regardées comme bonnes,
pour ne point parler ici de la perversité
du plus grand nombre, suffisent à porter
beaucoup de gens à des entreprises
injustes. La fierté de la naissance,
l’orgueil de la richesse, la grandeur des
dignités, la confiance dans le courage,
le faste du pouvoir, en jettent un grand
nombre hors du droit chemin ; il ne faut
pas, en effet, transformer la noblesse en
bassesse, le courage en lâcheté, la
prudence en folie (c’est chose
impossible) ; il ne faut pas, non plus,
retrancher rien au superflu de quelques-
uns, ni rabaisser l’ambition de ceux qui
ne sont pas en faute (c’est chose

1700
injuste) ; se venger ou prévenir les
coups amène nécessairement et des
tourments et une mauvaise réputation.
Eh bien ! changeons de conduite ;
faisons grâce à l’un d’entre eux, nous
réussirons bien plus sûrement, selon
moi, par la clémence que par la
sévérité. Non seulement ceux dont on a
eu pitié témoignent à ceux qui leur ont
pardonné un amour qui engendre le
désir d’acquitter leur dette ; mais, bien
plus, tous les autres hommes conçoivent
pour l’auteur de cet acte du respect et
de la vénération, en sorte qu’on n’ose
plus l’offenser ; celui au contraire qui
se montre inexorable dans sa colère est
non seulement haï de ceux qui le
redoutent, mais, de plus, il est détesté
du reste des hommes, qui, par suite, lui
tendent des piéges, afin de ne pas être
eux-mêmes ses victimes. "

17

" Ne vois-tu pas que les médecins se


servent rarement du fer et du feu, de
peur d’aigrir le mal, et qu’ils le
guérissent le plus souvent en humectant
la partie malade et en appliquant dessus
des remèdes doux et émollients ? Mais

1701
parce qu’il y a maladies du corps et
maladies de l’âme, garde-toi de penser
qu’elles sont différentes. Il y a dans
l’âme, tout incorporelle qu’elle soit,
bien des passions qui ont des rapports
de ressemblance avec les infirmités du
corps : les âmes sont resserrées par la
crainte, et enflées par la colère ; la
peine en abat quelques-unes, l’audace
en relève d’autres ; de sorte que la
différence est fort peu sensible et
demande, pour cette raison, des
remèdes analogues. Une parole douce
adressée à un homme dissipe toute son
aigreur, de même qu’une parole rude
irrite l’humeur paisible ; le pardon
guérit l’homme le plus emporté, de
même que le châtiment exaspère
l’homme le plus doux. Les actes de
violence, même les plus justes,
offensent toujours tous les hommes ; une
conduite modérée les apaise. Aussi par
la persuasion amènera-t-on quelqu’un à
supporter les plus fâcheux traitements
plutôt qu’on ne l’y contraindrait par la
force. La nature a fait de l’une et l’autre
inclination une nécessité tellement
impérieuse que, parmi les animaux
dépourvus de raison et de toute
intelligence, beaucoup, même des plus

1702
robustes et des plus féroces,
s’apprivoisent par les caresses et
cèdent à l’appât de la nourriture, au lieu
que beaucoup, même des plus timides et
des plus faibles, sont rebutés et irrités
par les mauvais traitements et par la
crainte. "

18

Je ne prétends pas dire pour cela


qu’il faille épargner tous tes coupables
indistinctement : l’homme audacieux,
inquiet, de mœurs et de desseins
pervers, dont la maladie est incurable et
continuelle, doit être retranché comme
on retranche les parties du corps qui ne
sauraient être guéries : parmi ceux, au
contraire, dont les fautes, volontaires
chez ceux-ci, involontaires chez ceux-
là, sont le résultat de la jeunesse, ou de
l’inexpérience, ou de l’ignorance, ou
d’un concours quelconque de
circonstances fortuites, il faut adresser
aux uns des paroles de reproche,
ramener les autres par des menaces,
traiter un autre avec une certaine
mesure ; il faut, comme tout le monde le
fait pour les enfants, appliquer des
peines ici plus grandes, là plus faibles.

1703
Il est donc en ton pouvoir, dans les
conjonctures actuelles, de montrer de la
modération sans danger en infligeant
aux uns l’exil, aux autres l’infamie, à
d’autres une amende pécuniaire, en
reléguant ceux-ci dans certains pays,
ceux-là dans certaines villes. Quelques-
uns même se sont corrigés pour n’avoir
pas obtenu ce qu’ils espéraient et pour
avoir échoué dans leurs entreprises.
Une place ignominieuse, une résidence
infamante, la douleur et la crainte
préalablement éprouvées, en ont ramené
un grand nombre à la vertu ; car un
homme bien né, un homme courageux
préférerait mourir plutôt que de subir un
pareil affront. Aussi le supplice, loin de
rien faciliter, ne ferait ici qu’aggraver
les choses ; nous n’y trouverions pas
une excuse, et il ne nous offrirait aucune
sûreté pour notre vie. Aujourd’hui on se
persuade que nous faisons mourir un
grand nombre de citoyens…, ceux-là
par convoitise de leurs biens, d’autres
par crainte de leur courage, et bien
d’autres encore par jalousie pour
quelque mérite. On a peine à croire
qu’un homme possédant une telle
puissance et une telle autorité puisse
être attaqué par un particulier sans

1704
armes : c’est un bruit que les uns
propagent, tandis que d’autres
prétendent que nous écoutons beaucoup
de faux rapports, et que nous les
accueillons légèrement comme s’ils
étaient véridiques. Ceux, en effet,
ajoutent-ils, qui voient de telles choses
et qui les entendent de leurs oreilles,
poussés les uns par la haine, les autres
par la colère, d’autres, parce qu’ils ont
reçu de l’argent des ennemis de ceux
qu’ils accusent, d’autres parce qu’ils
n’en ont point reçu de leurs victimes,
accumulent une foule d’accusations
mensongères : ce ne sont pas seulement
les citoyens coupables d’avoir formé ou
même médité une entreprise criminelle
qu’ils dénoncent ; d’autres encore,
d’après ces délations, sont coupables,
celui-ci d’avoir tenu certains propos,
celui-là, d’avoir, en les entendant, gardé
le silence, tel d’avoir ri, tel d’avoir
pleuré. "

19

" Je pourrais faire valoir mille


raisons de ce genre, dont, fussent-elles
vraies, on ne doit faire, parmi des
hommes libres, aucun compte sérieux, et

1705
encore moins t’entretenir. Les ignorer
ne te causera aucun préjudice, les
entendre t’irriterait malgré toi, ce qu’il
ne faut à aucun prix, surtout quand on
commande aux autres. C’est cette
irritation, en effet, qui fait croire à
beaucoup de gens qu’une foule de
citoyens périssent injustement, les uns
sans avoir été jugés, les autres victimes
d’une condamnation concertée avec le
juge : ni les dépositions des témoins, ni
les interrogatoires de la question, ni
rien de semblable n’est admis comme
vrai à leur égard. Voilà ce que l’on
répand, bien que parfois avec injustice,
sur le compte de presque tous ceux qui
sont ainsi mis à mort. Or, Auguste, tu ne
dois pas seulement t’abstenir de
l’injustice, tu dois en éviter jusqu’à
l’apparence. C’est assez à un particulier
d’être exempt de faute, un souverain
doit être à l’abri même d’un soupçon.
Tu as à conduire des hommes et non des
bêtes, et la seule voie pour te les
concilier véritablement, c’est que de
tous côtés toutes tes actions viennent les
convaincre que, ni volontairement ni
involontairement, tu ne te rendras
coupable d’injustice. Un homme peut
être forcé d’en craindre un autre ; pour

1706
l’aimer, il a besoin d’être persuadé. Or
la persuasion vient des bons traitements
qu’on éprouve soi-même et des
bienfaits qu’on voit reçus par d’autres.
Quand on peut croire qu’un citoyen a
été exécuté injustement, on appréhende
d’éprouver un jour la même injustice,
on se trouve forcé d’en haïr l’auteur.
Être haï de ceux à qui l’on commande,
c’est chose qui, outre qu’elle est peu
honorable, ne porte pas profit. La
plupart des hommes, en effet, croient
que les particuliers sont obligés,
quelque faible que soit l’injure, de s’en
venger, sous peine d’être ou méprisés
ou, par suite, accablés, mais que ceux
qui commandent doivent punir les
crimes envers l’État et supporter les
fautes qui semblent commises envers
leur personne, attendu qu’ils ne peuvent
être lésés ni par le mépris ni par aucune
attaque, tellement ils sont gardés.

20

" C’est parce que j’ai entendu porter


ces jugements et que j’y fais attention,
que je suis tentée de te conseiller d’une
façon absolue de ne mettre personne à
mort pour un motif semblable. Le

1707
pouvoir est établi pour le salut des
gouvernés, pour empêcher qu’ils soient
incommodés ou les uns par les autres ou
par les peuples étrangers, et non, par
Jupiter ! pour qu’ils soient maltraités
par les gouvernants : la gloire consiste,
non à perdre un grand nombre de
citoyens, mais à être capable de les
sauver tous, s’il est possible. Il faut les
instruire par des lois, par des bienfaits,
par des remontrances, afin de les rendre
sages ; il faut, de plus, les observer et
les surveiller, afin que, s’ils ont la
volonté de nuire, il n’en aient pas le
moyen ; si quelque membre vient à être
malade, il faut y appliquer, pour ainsi
dire, des remèdes et le guérir, afin qu’il
n’achève pas de se corrompre.
Supporter les fautes de la multitude est
l’effet d’une grande sagesse et d’une
grande puissance ; en les châtiant toutes
indistinctement selon leur mérite, on
ferait périr, sans y penser, plus
d’hommes qu’on n’en laisserait vivre.
Voilà la raison et le motif pour lesquels
je te conseille de ne punir de mort
aucun de ceux qui sont coupables d’un
tel crime, mais de les ramener par un
autre moyen qui ne leur permette pas
désormais de faire rien de grave. Quel

1708
dommage, en effet, redouter d’un
homme relégué dans une île, dans une
campagne, dans une ville, où il n’aura
ni domestiques nombreux, ni argent en
abondance, et où, de plus, s’il est
nécessaire, il sera gardé étroitement ?
Si l’ennemi était dans le voisinage, si
quelque partie de cette mer nous était
hostile, de manière que le condamné, y
trouvant une retraite, pût nous faire du
mal, s’il y avait en Italie des villes
fortifiées, ayant des remparts et des
armes, d’où l’on pût, en s’en rendant
maître, nous devenir redoutable, je te
tiendrais un autre langage ; mais quand
toutes les villes sont dégarnies d’armes
et de remparts propres à soutenir une
guerre, quand les ennemis sont fort
éloignés (une vaste étendue de mer et de
terre, des montagnes et des fleuves
malaisés à passer nous en séparent),
comment craindre tel ou tel, un homme
sans ressources, un simple particulier,
ici, au milieu de ton empire, entouré de
tes troupes comme d’une enceinte ?
Pour moi, je suis convaincue que
personne ne saurait concevoir une
pareille entreprise, ou que, du moins,
quelle que fût sa folie, il ne pourrait
rien mettre à exécution. "

1709
21

" Commençons donc l’essai de cette


façon d’agir avec les conjurés. Peut-
être changeront-ils de sentiment et
amèneront-ils les autres à plus de
sagesse. Tu le vois, Cornélius est de
noble extraction et porte un nom
illustre. Ce sont là des considérations
dont un homme doit tenir compte. Le
glaive ne vient pas à bout de tout (ce
serait un grand bien, s’il pouvait
corriger certaines gens, les persuader,
et les forcer d’aimer véritablement) ; il
tuera bien le corps de quelqu’un, mais il
aliénera les esprits de tous les autres :
car le châtiment des coupables ne gagne
l’affection de personne ; au contraire,
en imprimant la terreur, il inspire une
haine plus forte. Ainsi vont les choses :
ceux qui ont obtenu un pardon,
craignent, dans leur repentir, d’offenser
de nouveau leur bienfaiteur, et lui
rendent de bons offices dans l’espoir
d’obtenir en retour d’amples
récompenses : l’homme qui a reçu la
vie de celui qu’il a offensé s’imagine
qu’il n’est aucun bien qu’il ne doive en
attendre après avoir été traité
favorablement. Cède donc à mes

1710
conseils, cher époux, change de
conduite. De cette façon il semblera que
tous tes actes de rigueur ont été
commandés par la nécessité ; attendu
qu’il est impossible de ne pas répandre
du sang, quand, changeant la
constitution d’une si grande ville, on la
fait passer du gouvernement
démocratique au gouvernement
monarchique. Si tu persévères dans ta
résolution, on croira que tu aimais les
actes de cruauté. "

22

Auguste se conforma au conseil de


Livie, fit grâce à tous les conjurés, se
bornant à leur adresser des
remontrances, et nomma Cornélius
consul. Par cette conduite, il se concilia
l’affection de Cornélius et du reste des
citoyens, à tel point que personne, dans
la suite, ne conspira véritablement
contre lui, et même ne passa pour avoir
conspiré ; car ce fut Livie, le principal
auteur de la grâce accordée à Cornélius,
qui devait être elle-même accusée de la
mort d’Auguste. Au reste, sous les
consuls Cornélius et Valérius Messala,
il survint d’horribles tremblements de

1711
terre, le Tibre entraîna le pont et rendit
pendant sept jours la ville navigable ;
une partie du soleil s’éclipsa, enfin la
famine se fit sentir. Cette même année,
Agrippa prit la toge virile, sans qu’on
lui accordât aucun des honneurs
décernés à ses frères ; dans les jeux du
cirque, les sénateurs, d’une part, les
chevaliers, de l’autre, eurent des places
distinctes de celles des plébéiens,
chose qui s’observe encore aujourd’hui.
Les citoyens de la plus haute naissance
ayant peine à donner leurs filles pour
être prêtresses de Vesta, une loi décida
que les filles issues d’affranchis
pourraient être admises à ce sacerdoce.
On tira au sort parmi elles dans le sénat,
attendu que beaucoup se disputèrent cet
honneur, en présence de ceux de leurs
pères qui étaient chevaliers ; mais
aucune fille de cette condition ne fut
nommée.

23

Les soldats se montrant, surtout à


cause des guerres qui menaçaient alors,
irrités de l’exiguïté des récompenses, et
aucun d’eux ne voulant porter les armes
au-delà du temps fixé pour le service

1712
militaire, il fut décrété que les
prétoriens recevraient cinq mille
drachmes après seize ans de service,
les autres corps trois mille au bout de
vingt ans. On entretenait alors vingt-
trois légions, ou, suivant quelques
historiens, vingt-cinq. De ces anciennes
légions il n’en subsiste plus aujourd’hui
que dix-neuf. Ce sont : la Deuxième
Augusta, dont les quartiers d’hiver sont
dans la Bretagne Supérieure ; trois
Troisièmes, savoir : la Gallica, en
Phénicie ; la Cyrenaica, en Arabie, et
l’Augusta, en Numidie ; la Quatrième
Scythica, en Syrie ; la Cinquième
Macedonica, en Dacie ; les deux
Sixièmes, dont l’une, la Victrix, est dans
la Bretagne Inférieure, et l’autre, la
Ferrata, en Judée ; une Septième, dans
la Mysie Supérieure : c’est celle qu’on
appelle précisément Claudia ; la
Huitième Augusta, dans la Germanie
Supérieure ; les deux Dixièmes, savoir :
la Gemina, dans la Pannonie
Supérieure, et celle qui est dans la
Judée ; la Onzième Claudia, dans la
Mysie Inférieure (les deux légions qui
portent ce nom l’ont reçu de Claude,
pour avoir refusé de combattre contre
lui lors de la révolte de Camillus) ; la

1713
Douzième Fulminifera, en Cappadoce ;
la Treizième Gemina, en Dacie ; la
Quatorzième Gemina, dans la Pannonie
Supérieure ; la Quinzième Apollinaris,
en Cappadoce ; la Vingtième, qu’on
appelle Valeria et Victrix, dans la
Bretagne Supérieure. Cette légion, selon
moi, ainsi que celle qui porte le nom de
Vingt-deuxième et dont les quartiers
d’hiver sont dans la Germanie
Supérieure (tous les historiens
cependant ne s’accordent pas à donner à
celle-ci le surnom de Valeria et elle ne
le porte plus aujourd’hui), fut conservée
par Auguste après qu’elle s’était donnée
à lui. Voilà ce qui subsiste des légions
de ce prince ; du reste, une partie a été
complètement détruite, une partie a été
fondue, soit par lui, soit par les
empereurs suivants, dans d’autres
légions, ce qui, suivant l’opinion
commune, a valu à celles-ci le nom de
Gemina.

24

Puisque j’ai été conduit à parler des


légions, je vais dire comment le reste
de celles qui existent aujourd’hui a été
formé par les empereurs suivants, afin

1714
que celui qui désire des renseignements
là-dessus puisse s’instruire plus
facilement, en trouvant ce détail réuni
en un seul endroit. Néron forma la
légion Première Italica, dont les
quartiers d’hiver sont dans la Mysie
Inférieure ; Galba, la Première Adjutrix,
qui est dans la Pannonie Inférieure,
ainsi que la Septième qui est en
Espagne ; Vespasien, la Deuxième
Adjutrix, dans la Pannonie Supérieure,
la Quatrième Flavia, dans la Mysie
Supérieure, et la Seizième Flavia, en
Syrie ; Domitien, la Première Minervia,
dans la Germanie Inférieure ; Trajan, la
Deuxième qui est en Égypte, et la
Trentième qui est en Germanie, légions
auxquelles il donna son nom ; Marc-
Antonin, la Deuxième, qui est en
Norique, et la Troisième, en Rhétie,
légions qui sont appelées toutes les
deux Italica ; Sévère enfin forma les
Parthiques, la Première et la Troisième
qui sont en Mésopotamie, et la
Deuxième qui est en Italie. Tel est
aujourd’hui, indépendamment des
gardes Urbaine et Prétorienne, le
nombre des corps de troupes qui sont
formés par des levées. Alors, sous
Auguste, outre les légions, qu’il y en ait

1715
eu vingt-trois ou vingt-cinq, on
entretenait des troupes auxiliaires
d’infanterie, de cavalerie et de marine ;
mais je ne saurais en dire le chiffre
exact. Il y avait encore les Gardes
Prétoriens, au nombre de dix mille,
divisés en dix cohortes, et les Gardes
Urbains, divisés en quatre cohortes :
enfin une élite de cavaliers étrangers,
auxquels on donna le nom de Bataves,
de la Batavie, île du Rhin, à cause de
l’habileté de ses habitants à manier les
chevaux, et dont je ne puis, pas plus que
pour les Evocati, dire exactement le
nombre. L’emploi de ceux-ci date de
l’époque où Auguste rappela au service
les anciens soldats de son père pour
combattre Antoine, et les maintint dans
la suite en activité ; ils forment
aujourd’hui un corps à part, portant le
cep de vigne comme les centurions.
C’est donc pour cela qu’ayant besoin
d’argent, il proposa au sénat
l’établissement d’un revenu fixe et
perpétuel qui permît, sans faire aucune
peine à aucun des particuliers, de
fournir de larges ressources pour
pourvoir à l’entretien des soldats et à
leurs récompenses. On s’occupa de
chercher ce revenu ; puis, comme

1716
personne ne consentait de bon gré à être
édile, des citoyens, tirés au sort parmi
les anciens questeurs et les anciens
tribuns du peuple, furent contraints
d’accepter cette charge, ce qui se
pratiqua plusieurs autres fois.

25

Ensuite, sous le consulat d’AEmilius


Lépidus et de L. Arruntius, Auguste,
s’apercevant qu’on n’arrivait à trouver
aucun revenu qui eùt l’approbation des
citoyens, et que même cette recherche
soulevait chez tous un grave
mécontentement, versa, tant en son nom
qu’en celui de Tibère, une certaine
somme dans le trésor qu’il nomma
trésor militaire : il en confia
l’administration pour trois ans à trois
anciens préteurs, désignés par le sort,
qui eurent dix licteurs et une suite en
rapport avec leur dignité. Cet état de
choses se prolongea plusieurs années
successives ; aujourd’hui, c’est
l’empereur qui les nomme et ils n’ont
plus de licteurs. Auguste versa donc lui-
même une certaine somme dans ce
trésor, et promit d’en faire autant
chaque année ; il accueillit aussi les

1717
promesses de quelques rois et de
quelques peuples ; car, pour les
particuliers, bien que beaucoup d’entre
eux offrissent volontairement, disaient-
ils, leur contribution, il n’accepta rien
de leur part. Mais comme, en
comparaison de la grandeur des
dépenses, les sommes ainsi ramassées
étaient fort peu de chose, et qu’il avait
besoin de ressources perpétuelles, il
invita les sénateurs à chercher des
moyens chacun en son particulier, et à
les consigner dans des mémoires qu’ils
lui donneraient à examiner : ce n’était
pas qu’il n’eût lui-même son projet,
mais son intention était surtout de les
amener à prendre le moyen qu’il
voulait. C’est pour cela qu’il n’adopta
aucune de leurs propositions et qu’il
établit un impôt du vingtième sur les
héritages et les legs, à l’exception de
ceux qui étaient faits à de proches
parents et à des pauvres, feignant
d’avoir trouvé ce règlement dans les
papiers de César : cet impôt, en effet,
avait été précédemment en usage, puis il
fut alors, bien qu’ayant été aboli, de
nouveau remis en vigueur. Voilà
comment il augmenta les revenus ; quant
aux dépenses, il chargea trois

1718
consulaires, élus par le sort, de
restreindre les unes et de supprimer les
autres.

26

Ces mesures, jointes à une grande


famine, génèrent tellement les Romains,
que les gladiateurs et les esclaves à
vendre furent éloignés de la ville à une
distance de plus de sept cent cinquante
stades ; qu’Auguste et les autres
citoyens renvoyèrent la plupart des gens
attachés à leur service ; qu’il y eut "
justitium " ; que permission fut accordée
aux sénateurs de voyager où il leur
plairait ; et que, pour que cette absence
n’empêchât pas les sénatus-consultes
d’avoir leur force, on ordonna que tous
les décrets rendus par les membres
présents seraient réguliers. De plus, des
consulaires furent préposés au blé et au
pain, pour en vendre à chacun une
quantité déterminée. Quant à ceux qui
avaient part aux distributions, Auguste
leur donna gratuitement une quantité de
blé double de celle qu’ils avaient reçue
en tout temps : mais, comme cette
quantité même était insuffisante, il ne
permit pas de célébrer son jour natal

1719
par des festins publics. Dans ce même
temps, une grande partie de la ville
ayant été détruite par le feu, il établit en
sept endroits des postes d’affranchis
destinés à porter des secours, et mit à
leur tête un chevalier, avec l’intention
de les licencier bientôt. Il ne le fit pas,
néanmoins ; l’utilité et la nécessité de
leurs services, que l’expérience lui fit
apprécier, le déterminèrent à les
maintenir. Aujourd’hui, ces Vigiles,
soumis à un régime particulier, ne sont
plus seulement composés d’affranchis,
ce sont des fonctionnaires pris
également dans les autres classes ; ils
ont leurs cohortes à Rome, et reçoivent
un traitement de l’État.

27

Cependant la plèbe, accablée par la


famine, l’impôt et les pertes résultant
des incendies, laissa éclater son
mécontentement ; des paroles
séditieuses se firent entendre
ouvertement, des placards, plus
nombreux encore que les paroles, furent
affichés pendant la nuit. On disait tout
cela le fait d’un certain P. Rufus ; mais
les soupçons se portaient sur d’autres.

1720
Rufus, en effet, n’était capable ni de
concevoir ni d’exécuter aucune de ces
entreprises ; d’autres, à ce que l’on
croyait, cherchaient, sous son nom, à
exciter une révolte. On décréta donc une
enquête à ce sujet, et on proposa des
récompenses à qui les dénoncerait ; des
dénonciations eurent lieu, et ne firent
qu’augmenter le trouble qui régnait dans
la ville, jusqu’à ce qu’enfin la disette
cessa, et que Germanicus César et
Néron Claudius Tibère, fils de Drusus,
donnèrent des combats de gladiateurs en
son honneur. C’est ainsi que le peuple
fut consolé par ce souvenir donné à
Drusus, et en voyant Tibère, lorsqu’il
dédia le temple des Dioscures, y
inscrire non seulement le nom de
Claudianus, qu’il avait pris en place de
celui de Claudius à cause de son
adoption dans la famille d’Auguste,
mais encore celui de Drusus. Car
Tibère participait avec lui à la conduite
des guerres, et, toutes les fois que
l’occasion s’en présentait, il venait à
Rome en vue des affaires, mais surtout
par crainte qu’en son absence Auguste
ne lui préférât quelqu’un. Voilà ce qui
se passa cette année. De plus, le
gouverneur de l’Achaïe étant mort dans

1721
le cours de son administration, son
questeur et son assesseur, qu’en grec
nous appelons légat, comme je l’ai dit
plus haut, furent chargés de diriger les
affaires, l’un de la province comprise
dans l’intérieur de l’Isthme, l’autre, du
reste du gouvernement. Hérode, de
Palestine, accusé par ses frères, fut
relégué au-delà des Alpes, et une partie
de son territoire fut confisquée.

28

Il y eut aussi, dans ces mêmes temps,


beaucoup de guerres. Des brigands
tirent de si fréquentes incursions que,
durant trois ans, la Sardaigne, au lieu
d’être gouvernée par un sénateur, fut
confiée à des soldats et à des généraux
pris dans l’ordre équestre. Plusieurs
villes essayèrent également de faire
défection, de sorte que, pendant deux
ans, les mêmes gouverneurs furent
maintenus dans les provinces du peuple,
choisis par le prince et non élus par le
sort : les provinces de César, en effet,
étaient confiées pour mi-temps plus
long que les autres aux mêmes
gouverneurs. Mais je n’entrerai pas
dans le détail de tous ces événements ;

1722
aussi bien, beaucoup sont des faits
isolés et peu remarquables ; cette
minutie d’ailleurs n’offrirait aucun
avantage. Néanmoins, je raconterai en
abrégé, à l’exception des faits
importants, ceux qui méritent quelque
souvenir. Les Isauriens commencèrent
alors par le brigandage une guerre qui
prit des proportions redoutables,
jusqu’à ce qu’ils fussent domptés. Les
Gétules, irrités contre le roi Juba, et
dédaignant d’obéir aux Romains, se
soulevèrent contre lui, ravagèrent le
territoire voisin et tuèrent plusieurs des
généraux romains qui leur furent
opposés ; en un mot, leur puissance
s’accrut à un point tel que leur
soumission valut à Cornélius Cossus les
ornements du triomphe, et un surnom.
Dans le même temps que cela se
passait, Tibère et d’autres généraux
marchèrent contre les Celtes ; Tibère
s’avança jusqu’au fleuve Visurgis, et
ensuite jusqu’à l’Elbe, sans toutefois
rien faire qui mérite d’être rapporté,
bien que ces opérations aient fait
décerner le titre d’imperator, non
seulement à Auguste, mais aussi à
Tibère, et les ornements du triomphe à
C. Sentius, gouverneur de la Germanie,

1723
les Germains effrayés ayant traité une
première, et, ensuite, une seconde fois.
La cause qui fit que, bien qu’ils eussent
depuis peu violé les traités, on leur
accorda alors la paix de nouveau, ce
furent les affaires de Dalmatie et de
Panonnie, où les mouvements avaient
plus de gravité et demandaient une
prompte répression.

29

Accablés par les exactions, les


Dalmates étaient jusque-là restés
tranquilles malgré eux ; mais, lorsque
Tibère marcha une seconde fois contre
les Celtes, que Valérius Messalinus,
alors gouverneur de Dalmatie et de
Pannonie, y eut été envoyé avec lui, et
qu’il eut emmené à sa suite la plus
grande partie de l’armée ; lorsque eux-
mêmes, ayant reçu l’ordre de fournir un
contingent, se furent rassemblés pour ce
sujet et qu’ils se virent une jeunesse
pleine de force et de vigueur, ils
n’hésitèrent plus : excités surtout par un
certain Baton, du pays des Dysidiates,
un petit nombre d’abord se révolta et
battit les Romains venus à leur
rencontre ; puis, à la suite de ce succès,

1724
les autres firent défection à leur tour.
Après cela, les Breuces, peuple de la
Pannonie, mettant un autre Baton à leur
tête, marchèrent contre Sirmium et la
garnison romaine qui occupait cette
place. Ils ne la prirent pas cependant,
car Cécina Sévérus, gouverneur de la
Mysie, province limitrophe, ayant eu
connaissance de ce soulèvement, se hâta
d’aller à leur rencontre et les vainquit
dans une action qu’il engagea avec eux
sur les bords de la Drave ; mais,
espérant se relever bientôt de cet échec,
parce que beaucoup de Romains étaient
tombés dans le combat, ils se mirent à
appeler des alliés à leur aide. Ils
s’adjoignirent tous ceux qu’ils purent ;
mais sur ces entrefaites, Baton, le
Dalmate, dans une expédition contre
Salones, ayant été dangereusement
atteint d’un coup de pierre, ne fit plus
rien lui-même, et se contenta d’envoyer
des détachements ravager toutes les
contrées maritimes jusqu’à Apollonie ;
et là, dans une bataille livrée aux
Romains par ces détachements, il
remporta, bien que vaincu d’abord,
l’avantage sur les troupes engagées
contre lui.

1725
30

Informé de ces revers et craignant


une irruption en Italie, Tibère revint de
la Celtique, et suivit de près, avec le
gros de l’armée, Messalinus qu’il avait
détaché en avant. Instruit de leur
approche, Baton, bien que mal rétabli
encore, marcha à la rencontre de
Messalinus, et, après avoir eu
l’avantage dans une bataille rangée,
tomba dans une embuscade où il fut
vaincu. A la suite de cet échec, il alla
trouver Baton le Breuce, et, s’associant
à lui pour faire la guerre, s’empara du
mont Alma. Là, ils furent défaits dans
une escarmouche par Rhymétalcès, le
Thrace, que Sévérus avait envoyé en
avant contre eux, mais ils opposèrent
une forte résistance à Sévérus lui-
même. Celui-ci étant retourné en Mysie,
où l’appelaient les ravages des Daces et
des Sauromates, ils profitèrent de
l’arrêt de Tibère et de Messalinus à
Siscia pour faire des incursions sur les
terres des alliés de Rome, et entraîner
un grand nombre de peuplades dans leur
rébellion. Au lieu d’en venir aux mains
avec Tibère, bien qu’il se fût approché
d’eux, ils ravagèrent une foule

1726
d’endroits, passant d’un lieu à un autre ;
car, connaissant le pays et armés à la
légère, il leur était facile d’aller partout
où ils voulaient. L’approche de l’hiver
rendit leurs dégâts bien plus nombreux :
ils se jetèrent de nouveau sur la
Macédoine. Rhymétalcès et son frère
Rhascyporis les taillèrent en pièces
dans un combat ; quant aux autres, sous
le consulat de Cécilius Métellus et de
Licinus Silanus, voyant leur pays
ravagé, ils l’abandonnèrent et se
réfugièrent dans des lieux naturellement
forts, d’où ils s’élançaient à l’occasion
pour fondre sur l’ennemi.

31

Instruit de ces faits et soupçonnant


Tibère de traîner à dessein les
hostilités, quand il pouvait réduire
promptement ces peuples, afin de rester
plus longtemps les armes à la main sous
prétexte de la guerre, Auguste y envoie
Germanicus, bien que simple questeur,
avec des soldats pris non seulement
parmi les citoyens libres, mais encore
parmi les affranchis, et aussi parmi les
anciens esclaves qui, remis entre ses
mains avec six mois de nourriture, par

1727
les hommes et par les femmes en
proportion de leur cens, avaient reçu de
lui la liberté. Non content de pourvoir
par cette mesure aux besoins de la
guerre, il passa la revue habituelle des
chevaliers sur le Forum. Il voua aussi
les Grands Jeux, parce qu’une femme,
qui s’était entaillé certaines lettres sur
le bras, avait été saisie d’enthousiasme
prophétique. Il savait bien néanmoins
que cette femme n’était point possédée
d’un dieu, et que c’était un coup monté ;
mais, sentant les plébéiens en proie à un
trouble terrible à cause des guerres et
de la famine, qui se faisait de nouveau
sentir, il feignit d’ajouter foi lui-même
aux paroles de cette femme, et
accomplit comme nécessaire tout ce qui
devait être une consolation pour la
multitude. Ainsi, il confia de nouveau
l’administration de l’annone à deux
consulaires auxquels il donna des
licteurs. Mais, comme il avait besoin
d’argent pour contenir les ennemis et
pour entretenir les Vigiles, il établit
l’impôt du cinquantième sur la vente
des esclaves, et ordonna que désormais
les sommes accordées aux préteurs sur
le trésor public pour les combats de
gladiateurs ne leur fussent plus payées.

1728
32

La raison pour laquelle il chargea de


la guerre Germanicus, au lieu d’en
charger Agrippa, c’est qu’Agrippa avait
des mœurs serviles, et passait la plus
grande partie de son temps à la pêche
(occupation qui l’avait fait se donner à
lui-même le surnom de Neptune), que,
de plus, il était prompt a se mettre en
colère, éclatait en injures contre Livie,
lui reprochant de n’être pour lui qu’une
marâtre, et accusait souvent Auguste
lui-même au sujet des biens de son
père. Comme il ne revenait pas à de
meilleurs sentiments, il fut exclu de la
famille impériale, ses biens furent
confisqués au profit du trésor militaire,
et on le relégua lui-même dans l’île de
Planasie, voisine de celle de Cyrnus.
Voilà ce qui se passait à Rome : quant à
Germanicus, lorsqu’il fut arrivé en
Pannonie, où les légions se réunissaient
de toutes parts, les Batons, qui avaient
épié le moment où Sévérus quittait la
Mysie, fondirent sur lui à l’improviste
pendant qu’il établissait son camp
auprès des marais Volcéens ; ils
effrayèrent les soldats qui étaient en
dehors des retranchements, et les y

1729
repoussèrent en désordre ; mais ceux-ci
ayant été soutenus par ceux de
l’intérieur, les Batons furent vaincus.
Les Romains s’étant après cela partagés
en plusieurs corps, pour envahir à la
fois divers points du pays, aucun des
chefs ne fit rien de remarquable, à
l’exception de Germanicus qui, ayant
remporté une victoire en bataille rangée
sur les Mazéens, peuple de la Dalmatie,
leur causa de grands dommages.

33

Tels furent les événements de


l’année. Sous le consulat de M. Furius
et de Sextus Nonius, les Dalmates et les
Pannoniens conçurent le désir de traiter,
accablés qu’ils étaient d’abord par la
famine, puis par une maladie qui en
était la suite et provenait de ce qu’ils
avaient fait usage de certaines herbes et
racines dont on ne mange pas
habituellement ; mais ils furent
empêchés de demander la paix par ceux
qui n’avaient aucun salut à attendre des
Romains, et ils continuèrent la
résistance. Un certain Scénobardus
ayant feint de vouloir passer à l’ennemi,
et, dans cette intention, envoyé dire à

1730
Mannius Ennius, qu’il était prêt à
déserter, mais que la crainte d’être
prévenu par le supplice. .

34

{Auguste, précédemment, assistait à


toutes les séances du sénat} ; il y
exprimait son avis {non} parmi les
premiers opinants, mais parmi les
derniers, afin de laisser à chacun la
liberté de son opinion, et pour que
personne ne s’écartât de son propre
sentiment, sous prétexte qu’il fallait se
conformer aux vues du prince. Souvent
aussi il rendait la justice avec les
magistrats, et, toutes les fois que ses
assesseurs étaient divisés, sa voix était
comptée à l’égal de celle des autres.
Mais alors il accorda au sénat le droit
de décider de la plupart des affaires
même en son absence, et n’alla plus aux
comices : déjà l’année précédente, il
avait nommé tous les magistrats, parce
qu’il y avait sédition ; celle-ci et les
suivantes, il présenta aux plébéiens et
au peuple, au moyen de tablettes
affichées, les candidats qu’il
recommandait. Il était tellement attentif
à tout ce qui concernait la conduite des

1731
guerres que, pour pouvoir donner de
près les conseils nécessaires dans les
affaires de Dalmatie et de Pannonie, il
se transporta lui-même à Ariminium. On
fit des vœux lors de son départ ; lors de
sa rentrée, on offrit des sacrifices,
comme s’il revenait d’un pays ennemi.
Voilà ce qui se fit à Rome. Sur ces
entrefaites, Baton le Breuce, qui avait
livré Pinnès et reçu en récompense le
gouvernement des Breuces, fut pris par
l’autre Baton et mis à mort. Le Breuce,
en effet, qui soupçonnait la fidélité de
ses sujets, allait dans toutes les places
demander des otages : l’autre Baton,
instruit de ce fait, l’attira dans une
embuscade, et, l’ayant vaincu dans un
combat, l’enferma dans une forteresse ;
puis, se l’étant fait livrer par la
garnison, il l’emmena dans son camp
où, à la suite d’une condamnation, il le
mit immédiatement à mort. Cette
exécution occasionna un soulèvement
chez plusieurs peuples de Pannonie ;
Silvanus alors, marchant contre eux,
vainquit les Breuces, et obtint sans
combattre la soumission de quelques
autres peuplades. Baton, voyant cela, ne
conserva plus aucun espoir dans la
Pannonie, qu’il dévasta, après avoir fait

1732
occuper par ses garnisons les passages
qui conduisaient de cette province en
Dalmatie. Ce fut dans ces circonstances
que le reste des Pannoniens, d’autant
plus que leur territoire était ravagé par
Silvanus, consentirent à recevoir des
conditions de paix, à l’exception
toutefois de quelques brigands qui
profitèrent de l’agitation pour infester
longtemps encore le pays, chose
habituelle, pour ainsi dire, chez les
autres peuples, mais surtout chez les
Pannoniens ; ces brigands furent détruits
plus tard.

Fin du Livre LV

1733
1

Tibère revint à Rome après l’hiver


où Q. Sulpicius et C. Sabinus furent
consuls. Auguste, après être allé à sa
rencontre jusque dans les faubourgs de
la ville, l’accompagna dans les Septa,
où, du haut de son tribunal, il salua le
peuple ; après quoi, il accomplit les
cérémonies usitées en pareilles
circonstances, et fit célébrer des jeux
par les consuls à l’occasion de ses
victoires. Comme, pendant ces jeux, les
chevaliers demandaient avec instance
l’abrogation de la loi relative aux
citoyens qui n’avaient ni femme ni
enfants, il assembla séparément, dans le
Forum, d’un côté ceux d’entre eux qui
n’étaient pas mariés, de l’autre ceux qui
l’étaient et qui avaient des enfants :
voyant alors que le nombre des derniers
était bien inférieur à celui des premiers,
il en fut affligé, et leur parla en ces
termes :

1734
"Votre nombre si petit, quand on
songe à la majesté de cette ville, si
inférieur par rapport à ceux qui ne
veulent s’acquitter d’aucun de leurs
devoirs, m’est une raison de vous louer
davantage et de vous témoigner une
profonde reconnaissance pour avoir
obéi à mes prescriptions, et peuplé la
patrie de citoyens. Une telle conduite
assurera aux Romains une longue suite
de descendants : peu nombreux, à
l’origine, nous avons fini, pour avoir
cultivé le mariage et procréé des
enfants, par surpasser tous les peuples
non seulement en courage, mais encore
en population. Ces souvenirs doivent
nous engager à compenser la condition
d’une nature mortelle par une
succession non interrompue de
générations, comme ces flambeaux
qu’on se passe de main en main, afin
que le seul avantage par où notre sort
est inférieur à celui des dieux,
l’immortalité, nous nous l’assurions, en
nous remplaçant les uns après les
autres. C’est pour ce motif surtout que
ce dieu, le premier et le plus grand de
tous, qui nous a créés, a partagé la race
mortelle en deux sexes, l’homme et la
femme, qu’il a mis en eux l’amour et la

1735
nécessité d’un commerce intime, et
rendu leur union féconde, afin que des
naissances continuelles
communiquassent à un élément
périssable une durée en quelque sorte
éternelle. Parmi les dieux eux-mêmes,
la distinction des sexes existe : la
tradition nous apprend que les uns ont
donné et que les autres ont reçu la vie ;
tellement ceux-mêmes qui n’en ont nul
besoin regardent comme honorable
d’avoir une épouse et des enfants.

" Vous avez donc raison d’imiter les


dieux, vous avez raison de suivre
l’exemple de vos pères, afin que, de
même que vos pères vous ont
engendrés, vous donniez, à votre tour,
naissance à des enfants ; et, de même
que ceux qui vous ont précédés, vous
les regardez et vous les appelez
ancêtres, ainsi d’autres, après vous,
vous considèrent comme les leurs et
vous saluent de ce titre ; que tous les
exploits dont vos pères vous ont
transmis la gloire soient par vous
transmis à d’autres ; que les biens dont
ils vous ont laissé la possession soient

1736
par vous laissés à des enfants nés de
vous. N’est-ce pas, en effet, le meilleur
des biens, qu’une épouse sage, se tenant
dans sa maison qu’elle dirige, et élevant
ses enfants ? faisant notre joie, quand
nous sommes en santé ; nous prodiguant
ses soins, lorsque nous sommes
malades ? prenant sa part de notre
bonheur et nous consolant de
l’adversité ? retenant la violence du
jeune homme et tempérant l’austérité du
vieillard épuisé ? N’est-ce pas une
douce chose de soulever dans ses bras,
de nourrir et d’instruire un enfant qui,
né de l’un et de l’autre, reproduit
l’image de notre corps, l’image de notre
âme, de sorte qu’on voit croître en lui
un autre soi-même ? N’est-ce pas un
bonheur, quand on quitte la vie, de
laisser dans sa maison un successeur et
un héritier de sa fortune et de sa race
{né de son sang} ? de trouver, quand la
nature humaine se dissout, une nouvelle
existence dans cette succession ? de ne
jamais, comme à la guerre, tomber au
pouvoir d’un étranger, de ne point périr
tout entier ? Voilà les avantages des
particuliers qui se marient et qui
procréent des enfants. Quant à l’État,
pour lequel nous sommes obligés de

1737
faire bien des choses, même contre
notre gré, n’est-il pas honorable pour
lui, n’est-il pas nécessaire, si les villes
et les peuples doivent subsister, si vous
devez commander aux autres nations et
si elles doivent vous obéir, qu’il y ait
beaucoup de monde, dans la paix, pour
travailler la terre, pour se livrer au
commerce maritime, pour cultiver les
arts, pour s’occuper des métiers ; dans
la guerre, pour défendre avec plus
d’ardeur ses possessions, au nom de sa
famille, et remplacer par d’autres les
soldats qui ont péri ? Aussi, hommes
(seuls, en effet, vous êtes justement
appelés hommes), pères (vous méritez
ce nom, à l’égal de moi), j’ai pour vous
de l’amour et des éloges ; je suis fier de
vous accorder les prix établis par moi,
et, de plus, je me ferai une gloire de
vous élever aux autres charges et
dignités, afin que vous-mêmes vous
puissiez amplement recueillir les fruits
de votre conduite, et n’en pas laisser de
moindres à vos enfants. Je vais
maintenant m’adresser aux citoyens qui
n’ont en rien agi comme vous, et qui,
pour cette raison, obtiendront des
résultats tout opposés : je veux que mes
actes, bien plus encore que mes paroles,

1738
vous apprennent combien vous leur êtes
supérieurs. "

Après avoir, à la suite de ce


discours, immédiatement soit distribué,
soit promis des récompenses, il se
dirigea vers le second groupe, auquel il
tint ce langage : " J’éprouve un
embarras étrange vis-à-vis de vous, que
je ne sais de quel nom appeler.
Hommes ? Vous ne faites aucune œuvre
d’hommes. Citoyens ? Autant qu’il est
en vous, vous laissez périr la cité.
Romains Vous vous efforcez d’en abolir
le nom. Mais, qui que vous soyez, quel
que soit le nom dont il vous plaise
d’être appelés, je n’en éprouve pas
moins un sentiment extraordinaire.
Malgré tout ce que je fais sans cesse
pour augmenter la population, malgré la
punition que je suis sur le point de vous
infliger, je vois avec peine que vous
êtes beaucoup ; j’aimerais mieux que le
nombre de ces autres citoyens, à qui je
viens de parler, fût égal au vôtre, plutôt
que d’être ce que vous le voyez ; que
vous fussiez dans leurs rangs ou que
vous ne fussiez pas, vous qui, sans

1739
songer à la providence des dieux, ni aux
soins pris par nos ancêtres, désirez
faire disparaître notre race, la rendre
véritablement mortelle, perdre et
anéantir le peuple romain tout entier.
Quel moyen de propagation resterait-il
à l’humanité, si les autres faisaient
comme vous ? Vous qui, les premiers,
avez donné cet exemple, on aurait
raison de vous accuser de la
catastrophe qui l’aurait détruite.
Comment donc, dût personne ne vous
imiter, n’encourriez-vous pas une juste
haine, rien que pour mépriser ce
qu’aucun autre homme ne mépriserait,
rien que pour négliger ce qu’aucun autre
homme ne négligerait ? Vous introduisez
des lois et des mœurs telles, qu’on ne
peut les suivre sans se perdre, les haïr
sans vous condamner. Nous n’épargnons
pas les meurtriers, parce que tout le
monde ne commet pas de meurtres ;
nous ne relâchons pas les sacrilèges,
parce que tout le monde ne commet pas
de sacrilèges : quiconque est surpris
faisant une action défendue, en est puni,
parce que, seul ou avec un petit nombre
de complices, il fait des choses que ne
fait aucun autre citoyen.

1740
5

Or, qu’on cite les crimes les plus


grands, ils ne sont rien en proportion de
celui que vous commettez maintenant,
non seulement si on les examine un à un,
mais même si on les compare tous à la
fois au vôtre, bien qu’il soit unique.
Vous êtes meurtriers, en n’engendrant
pas les enfants qui devaient naître de
vous ; vous êtes impurs, en éteignant le
nom et les honneurs de vos ancêtres ;
vous êtes impies, en faisant disparaître
votre race jadis créée par les dieux, en
anéantissant la nature humaine, la plus
belle des offrandes qui leur soit
consacrée, en détruisant par là leurs
sacrifices et leurs temples. Vous ne
renversez pas moins la constitution de
l’État, en n’obéissant pas aux lois ; vous
trahissez la patrie elle-même, en la
frappant de stérilité et d’impuissance,
ou, plutôt, vous la ruinez de fond en
comble, en la privant de citoyens pour
l’habiter un jour car c’est dans les
citoyens que consiste une ville, et non
dans des maisons, dans des portiques ou
dans des places désertes. Songez-vous à
la juste indignation que ressentirait
Romulus, notre fondateur, s’il

1741
considérait les générations de son temps
et leur naissance avec les vôtres, à
vous, qui refusez de donner le jour à
des enfants issus d’une légitime union, à
celle de ces Romains qui étaient avec
lui, s’ils réfléchissaient qu’ils ont été
jusqu’à ravir des filles de nation
étrangère, tandis que vous, vous
n’aimez même pas celles de votre
pays ? que, lorsqu’ils ont engendré des
enfants de femmes nées chez leurs
ennemis, vous n’en avez pas même de
celles qui sont nées chez vous ? à celle
de Curtius, qui a souffert la mort pour
que ceux qui étaient mariés ne fussent
pas privés de leurs épouses ? à celle
d’Hersilie, qui suivit sa fille et nous
enseigna tous les rites concernant le
mariage ? Nos pères ont fait la guerre
aux Sabins pour leurs épouses ; ils se
sont réconciliés avec eux, grâce à leurs
épouses et à leurs enfants ; ils ont
confirmé cette réconciliation par des
serments, et conclu un traité d’alliance ;
et vous, vous brisez tous ces liens.
Pourquoi ? Pour ne point connaître de
femmes, à l’imitation des Vestales, qui
ne connaissent point d’hommes ? Eh
bien ! soyez donc punis comme elles,
quand vous violez la chasteté.

1742
6

"Mes paroles, je le sais, vous


semblent dures et cruelles. Mais
réfléchissez, d’abord, que les médecins
ont souvent recours au feu et au fer,
quand ils ne peuvent guérir autrement
les malades ; en second lieu, que c’est
malgré moi et avec peine que je vous
tiens ce langage, aussi est-ce encore là
un reproche que je vous adresse de
m’avoir réduit à cette extrémité ;
puisque mes paroles vous affligent, ne
tenez pas une conduite qui vous mette
dans la nécessité d’entendre des choses
désagréables. Si ce que je dis est
douloureux pour vous, combien votre
manière d’agir ne l’est-elle pas
davantage et pour moi et pour tous les
autres Romains ! Si donc vous êtes
véritablement affligés, changez de
sentiments, pour que je puisse vous
donner des éloges et des récompenses.
Je n’ai pas le caractère chagrin ; toutes
les mesures que devait adopter un bon
législateur, je les ai proposées en
homme ; vous-même, vous ne l’ignorez
pas. Déjà auparavant, il n’était permis à
personne de renoncer à avoir des
enfants et à prendre une épouse ; dès le

1743
principe, en effet, et en même temps que
s’établissait la république, ce point a
été réglé avec soin par la loi ; plus tard,
il y a eu à ce sujet de nombreux décrets
et du sénat et du peuple, décrets qu’il
serait superflu d’énumérer ici. Quant à
moi, j’ai augmenté les punitions contre
ceux qui les enfreignent, afin que la
crainte de ces peines vous retînt ; j’ai
établi en faveur de l’obéissance des
prix tels par la grandeur et le nombre
que, pour aucun mérite, il n’en est
donné de pareils, afin qu’à défaut
d’autre motif, ils vous engageassent à
vous marier et à donner le jour à des
enfants. Mais vous, sans désir des
récompenses ni crainte des punitions,
vous avez méprisé tout cela, et, comme
si vous n’habitiez pas au milieu de
citoyens, vous avez tout foulé aux pieds.
Vous avez beau appeler facile et libre
cette vie que vous avez choisie, cette
vie exempte des ennuis causés par une
femme et des enfants, vous ne différez
en rien des brigands et des bêtes les
plus féroces.

Si cette vie solitaire vous plaît, ce

1744
n’est pas parce que vous vous passez de
femmes ; aucun de vous ne mange seul,
ne dort seul : ce que vous voulez, c’est
la libre satisfaction de vos passions et
de vos dérèglements. Et pourtant, je
vous ai permis de vous fiancer à des
jeunes filles non encore nubiles, afin
que le nom de futur époux vous
déterminât à prendre soin de votre
maison ; j’ai accordé aux citoyens qui
ne sont pas de l’ordre sénatorial,
d’épouser des filles d’affranchis, afin
que celui qui y serait entraîné par
l’amour, ou par un commerce habituel,
puisse contracter ainsi une union
légitime. Je ne vous ai même pas
pressés ; je vous ai accordé, la
première fois, trois années entières pour
vous préparer ; la seconde fois, deux
années encore. Malgré cela, ni menaces,
ni exhortations, ni délais, ni prières,
n’ont rien obtenu. Vous voyez vous-
mêmes combien votre nombre est
supérieur à celui des citoyens mariés,
lorsque déjà vous devriez nous avoir
donné un nombre d’enfants égal ou
plutôt supérieur au vôtre. Comment, en
effet, les générations se perpétueront-
elles, comment l’État subsistera-t-il, si
vous ne vous mariez pas, si vous n’avez

1745
pas d’enfants ? Vous n’espérez sans
doute pas que, comme dans la Fable, il
sorte de la terre des hommes pour
succéder à vos biens et à ceux de l’État.
Ce serait une impiété, et aussi une
honte, si notre race périssait, si le nom
romain s’éteignait avec nous, si notre
ville était livrée à des étrangers, à des
Grecs, par exemple, ou à des barbares.
Quoi ! nous affranchissons les esclaves,
pour le seul motif de rendre le nombre
des citoyens aussi grand que possible ;
nous accordons aux alliés le droit de
cité, pour augmenter notre population ;
et vous, vous, Romains d’origine, vous
qui citez avec orgueil comme ancêtres
les Marcius, les Fabius, les Quintius,
les Valérius, les Julius, vous désirez
voir leur race et leur nom périr avec
vous

Pour moi, je rougis d’avoir été réduit


à tenir un tel discours ; je rougis de
votre conduite. Renoncez donc à votre
délire, et songez qu’après les maladies,
après les guerres qui ont moissonné
successivement tant de citoyens, il est
impossible que l’État subsiste, si les

1746
vides de la population ne sont pas
remplis par des naissances continuelles.
Que personne de vous, cependant, ne
me soupçonne d’ignorer qu’il y a, dans
le mariage et dans les enfants à qui on
donne le jour, des choses fâcheuses et
affligeantes ; mais réfléchissez qu’il n’y
a aucun bien auquel il ne se mêle
quelque douleur, et que les plus
nombreux et les plus grands donnent
naissance aux maux les plus grands et
les plus nombreux. Si donc vous fuyez
les uns, ne recherchez pas les autres.
Tout, pour ainsi dire, ce qui renferme
une vertu et une joie pure est précédé,
accompagné, suivi de peines. Qu’est-il
besoin, en effet, de s’étendre en longs
discours sur chacun de ces points ? S’il
y a quelques incommodités à prendre
femme et à procréer des enfants, songez,
à l’encontre, qu’il y a aussi des
avantages ; et ces avantages, vous
trouverez qu’ils sont plus nombreux et
qu’ils vous touchent de plus près.
Puissent donc, outre le bonheur attaché
par la nature à la condition de mari et
de père, les récompenses établies par
les lois, récompenses qui déterminent
en grande partie beaucoup d’hommes à
subir même la mort, vous décider tous à

1747
m’obéir ! Comment ne serait-ce pas une
honte, si, par les motifs pour lesquels
les autres hommes sacrifient jusqu’à
leur vie, vous refusiez de conduire une
épouse dans votre maison et d’élever
des enfants ?

" Quant à moi, citoyens (car


maintenant, j’en ai la conviction, vous
êtes persuadés, vous voulez conserver
le nom de citoyens et prendre le titre
d’époux et de pères), je vous ai adressé
ces reproches, non par plaisir, mais par
nécessité ; non comme un homme qui
vous est hostile et qui vous hait, mais
comme un homme qui vous aime et qui
désire conquérir à ses vues une foule de
citoyens semblables à vous ; afin
qu’habitant des pénates légitimes,
qu’ayant nos maisons remplies d’une
nombreuse postérité, nous nous
approchions, avec nos femmes et nos
enfants, des autels des dieux ; afin que,
dans de mutuels rapports, nous mettions
sur la même ligne tous nos intérêts et
nous jouissions semblablement des
espérances qui en découlent. Comment
pourrais-je vous bien gouverner, si je

1748
laisse tranquillement votre nombre
diminuer tous les jours sous mes yeux ?
Comment pourrais-je justement encore
être appelé votre père, si vous n’élevez
pas d’enfants ? Si donc vous m’aimez
véritablement, si ce titre de père, que
vous m’avez donné, n’est pas une
adulation, mais un honneur, souhaitez de
devenir époux et pères, afin d’avoir une
part dans ce surnom et de faire que je le
porte avec vérité. "

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Tel fut le discours qu’il tint alors aux


deux groupes ; il augmenta ensuite les
récompenses de ceux qui avaient des
enfants, et distingua les citoyens mariés
des célibataires, par la différence dans
la manière de les traiter ; il prolongea
aussi d’une année, pour les uns comme
pour les autres, le délai pendant lequel
ceux qui obéiraient à son ordre devaient
être mis hors de cause. Il dispensa aussi
quelques femmes de la loi Voconia, qui
leur interdisait tout héritage surpassant
vingt-cinq mille drachmes, et il concéda
aux Vestales tous les privilèges des
femmes ayant des enfants. En
conséquence de ce qui précède, la loi

1749
Papia-Poppéa fut portée par les consuls
M. Papius Mutilus et Q. Poppéus
Secundus, qui étaient en charge durant
cette partie de l’année. Par un effet du
hasard, ni l’un ni l’autre n’avait, je ne
dis pas d’enfants, mais même de femme,
ce qui fit comprendre la nécessité de
cette loi. Voilà ce qui eut lieu dans
Rome.]

11

Pendant ce temps, Germanicus


s’empara de Splanus, entre autres
places de la Dalmatie, bien qu’elle fût
naturellement forte, protégée par de
bons remparts, et défendue par une
nombreuse garnison. Aussi ni machines
ni assauts n’en purent venir à bout, et sa
prise ne fut due qu’à une heureuse
circonstance que voici. Pusion, cavalier
germain, ayant lancé une pierre contre
le mur, ébranla tellement le parapet
qu’il s’écroula aussitôt, entraînant dans
sa chute un soldat qui s’y appuyait. Cet
accident ayant frappé les autres de
crainte, ils abandonnèrent ce mur, et
coururent se réfugier dans la citadelle
qu’ils livrèrent ensuite avec leurs
propres personnes. De là, s’étant

1750
dirigés sur Rhétinum, les Romains n’y
obtinrent pas le même succès. Les
ennemis, en effet, pressés par le nombre
et ne pouvant résister, mirent
volontairement le feu à l’enceinte des
remparts et aux édifices voisins, en
prenant les plus grandes précautions
pour qu’au lieu d’éclater sur-le-champ,
il couvât pendant un certain temps. Cela
fait, ils se retirèrent dans la citadelle :
les Romains, sans soupçon du piège, se
précipitèrent dans la place avec la
persuasion qu’ils allaient tout enlever
d’emblée, entrèrent dans le cercle de
feu, et ne s’en aperçurent, tellement ils
étaient attentifs à l’ennemi, que
lorsqu’ils furent complètement
enveloppés par les flammes. Alors ils
se trouvèrent exposés aux derniers
dangers, en butte aux traits qui leur
étaient lancés d’en haut par la citadelle,
dévorés par derrière par la flamme, ne
pouvant ni se maintenir en sûreté dans
leurs positions, ni s’échapper sans
péril. S’ils se tenaient hors de la portée
du trait, ils périssaient par le feu ; s’ils
fuyaient la flamme, ils succombaient
sous une grêle de traits ; il y en eut aussi
qui, dans un défilé, furent victimes à la
fois et du feu et de l’ennemi, blessés

1751
d’un côté, brûlés de l’autre. Tel fut le
sort de la plupart de ceux qui entrèrent
dans la place ; quelques-uns, en petit
nombre néanmoins, parvinrent à
s’échapper en jetant dans les flammes
des cadavres sur lesquels ils passèrent
comme sur un pont. La violence du feu,
en effet, fut si grande, que même ceux
qui occupaient la citadelle n’y purent
rester et qu’ils l’abandonnèrent, la nuit,
pour se cacher dans des souterrains.

12

Voilà ce qui se passa en cet endroit ;


mais Sérétium, que Tibère avait
autrefois assiégée sans pouvoir la
prendre, fut emportée, ce qui facilita la
soumission de plusieurs autres places.
Du reste, la résistance opiniâtre, la
longueur de la guerre et surtout la
famine qu’elle fit naître en Italie,
déterminèrent Auguste à envoyer une
seconde fois Tibère en Dalmatie. Celui-
ci voyant les soldats impatientés par les
délais et désireux de mettre fin à la
guerre, même en courant des dangers,
les partagea en trois corps, de peur que,
s’ils étaient réunis en un seul, ils ne se
laissassent aller à la sédition ; confiant

1752
ensuite un de ces corps à Silvanus, un
autre à M. Lépidus, il marcha contre
Baton avec le troisième corps,
accompagné de Germanicus. Silvanus et
Lépidus n’eurent pas de peine à
dompter leurs adversaires par des
combats ; quant à Tibère, il dut courir,
pour ainsi dire, tout le pays à la
poursuite de Baton, qui se montrait
tantôt ici, tantôt là, et qu’il finit par
enfermer dans les murs d’Andérium, où
il l’assiégea, non sans de grosses
pertes. La place, en effet, était assise
sur un rocher bien fortifié et de difficile
accès, couverte par des fossés profonds
où des fleuves roulaient en torrents ;
tout ce qui était nécessaire y avait été,
partie apporté à l’avance, partie
descendu des montagnes, dont l’ennemi
était le maître ; bien plus, au moyen
d’embuscades, ils interceptaient les
convois des Romains, en sorte que
Tibère, qui semblait l’assiégeant,
éprouvait, en réalité, tous les maux des
assiégés.

13

Il se trouvait dans cet embarras et ne


savait que résoudre (le siège n’amenait

1753
pas de résultats et le mettait en danger ;
d’un autre côté, la retraite lui paraissait
une honte), lorsque la sédition éclata
parmi les soldats, qui poussèrent des
cris si grands et si confus que les
ennemis campés au pied des remparts
en furent effrayés et se retirèrent.
Profitant de cette circonstance, Tibère,
moitié colère, moitié joie, convoqua ses
soldats, et entremêlant les réprimandes
et les exhortations, sans rien hasarder
par audace, mais sans reculer, se
contenta de garder tranquillement ses
positions, jusqu’au moment où Baton,
désespérant de la victoire (tout était
soumis à peu d’exceptions près, et il
avait une armée inférieure en nombre à
celle qui lui était alors opposée),
envoya demander la paix, et, n’ayant pu
décider les siens à traiter aussi, les
abandonna. Il n’alla plus désormais au
secours de personne, bien qu’il fût
appelé par beaucoup de peuplades ; et
Tibère, par suite de cela, plein de
mépris pour les troupes restées dans
l’intérieur des remparts, persuadé qu’il
en viendrait à bout sans répandre de
sang, ne s’inquiéta plus de la place et
marcha sur la forteresse même. Comme
il n’y avait pas de plaine en cet endroit,

1754
et que les ennemis ne descendaient pas,
il se plaça sur une tribune dans un lieu
où il était en vue, afin d’examiner ce qui
se passait, d’augmenter l’ardeur de ses
troupes et d’être à portée d’aller à leur
secours en cas de besoin. Dans cette
intention, il garda près de lui, ayant la
supériorité numérique, une partie de son
armée, tandis que le reste, à pas
comptés, s’avança d’abord en carrés,
puis la raideur et l’inégalité de la
montagne (le terrain était, en plusieurs
endroits, rempli de ravins et coupé de
précipices) les obligèrent à se diviser,
et ils parvinrent au sommet, les uns plus
tôt, les autres plus tard.

14

A cette vue, les Dalmates se


rangèrent en bataille en dehors de leurs
murailles, sur l’escarpement même de
la montagne, et lancèrent avec des
frondes ou firent rouler une grêle de
pierres sur les Romains. Les uns
envoyaient sur eux des roues, d’autres
des chariots tout entiers remplis de
fragments de rocs, d’autres des coffres
ronds construits à la façon de leur pays
et chargés de pierres. Tous ces

1755
projectiles, qui volaient emportés par
une forte impulsion, multipliaient bien
plus encore les brèches dans les rangs
des Romains et les écrasaient, tandis
qu’une partie des Dalmates en
renversait un grand nombre à coups de
flèches et de javelots. Les combattants,
dans cette lutte, rivalisaient d’ardeur
pour tâcher, les uns de gravir les
sommets de la montagne et de s’en
emparer, les autres pour repousser et
pour culbuter leurs adversaires ; il y
avait également rivalité d’ardeur entre
les soldats qui, du haut du mur, étaient
témoins de ces efforts, et ceux qui
entouraient Tibère. De part et d’autre,
on exhortait les siens, les encourageant
quand ils avançaient, les réprimandant
quand ils reculaient, et cela, tous
ensemble et chacun en particulier : ceux
qui surpassaient leurs compagnons par
l’éclat de leur voix invoquaient, des
deux côtés, les dieux à grands cris
d’abord pour le salut même des
combattants, puis pour jouir à l’avenir,
ceux-ci de la liberté, ceux-là de la paix.
C’eût été bien en vain que les Romains
eussent subi tous ces dangers (ils
avaient à lutter contre deux obstacles à
la fois, la nature des lieux et la

1756
résistance de l’ennemi), si Tibère ne les
eût empêchés de fuir par des secours
réitérés et n’eût frappé les ennemis de
terreur en faisant tourner les hauteurs
par d’autres soldats qui s’en
emparèrent. A la suite de cet échec, les
Dalmates en déroute ne purent retourner
dans leurs remparts et se dispersèrent
dans les montagnes, en jetant leurs
armes afin d’être plus lestes, tandis que
les Romains, qui désiraient vivement
terminer la guerre et ne voulaient pas
laisser l’ennemi se rallier pour leur
causer plus tard des embarras, se
répandirent de tous côtés à leur
poursuite, et, traquant la plupart d’entre
eux dans les forêts où ils étaient cachés,
les tuèrent comme des bêtes fauves, et
reçurent ensuite à composition ceux qui
étaient dans la place. Tibère leur régla,
entre autres choses, toutes les
conditions stipulées.

15

Germanicus tourna ensuite ses efforts


contre ceux des ennemis qui avaient
encore les armes à la main ; car des
transfuges, en grand nombre parmi eux,
les empêchaient de traiter. Il s’empara

1757
de la place d’Arduba, mais il ne put
toutefois le faire avec ses propres
troupes, bien qu’elles fussent de
beaucoup supérieures en nombre à
celles de l’ennemi. La place, en effet,
était très forte, et tout le canton, excepté
un faible espace, était enveloppé par un
fleuve rapide coulant au pied des
remparts, et les transfuges, révoltés
contre les habitants du pays, qui
désiraient traiter, en vinrent aux mains
avec eux ; aidés par les femmes qui, à
l’intérieur des murailles, malgré le
sentiment de leurs maris, brûlaient de
l’amour de la liberté et préféraient
souffrir tout plutôt que l’esclavage, ils
livrèrent un combat acharné ; vaincus,
ils finirent par céder, quelques-uns
même d’entre eux prirent la fuite. Quant
aux femmes, saisissant leurs enfants, les
unes se jetèrent dans le feu, les autres se
précipitèrent dans le fleuve. Arduba
ainsi prise, les autres places voisines se
rendirent d’elles-mêmes à Germanicus.
Germanicus, après ces exploits,
retourna auprès de Tibère, et ce fut
Postumius qui acheva de soumettre le
pays.

16

1758
Pendant ce temps, Baton envoya à
Tibère son fils Scéva pour offrir sa
soumission et celle de ses gens, si on
lui accordait l’impunité. Quand il eu eut
reçu l’assurance, il se rendit, la nuit, au
camp de Tibère, et, le lendemain, amené
devant le prince qui était assis sur son
tribunal, au lieu de lui demander aucune
grâce pour lui-même, il présenta sa
propre tête à couper ; mais il s’étendit
sur la justification de ses compagnons.
A la fin, Tibère lui ayant demandé : "
Quel motif vous a poussés à vous
révolter et à nous faire si longtemps la
guerre ? " il répondit : " C’est vous qui
en êtes la cause ; vous envoyez, pour
garder vos troupeaux, non des chiens et
des bergers, mais des loups. " Ainsi se
termina la guerre, avec une grande perte
d’hommes et d’argent : on avait
entretenu de nombreuses légions et
ramassé peu de butin.

17

Germanicus vint encore alors


apporter la nouvelle de cette victoire,
et, à cette occasion, on décerna le nom
d’imperator à Auguste et à Tibère, le
triomphe et, entre autres honneurs, des

1759
arcs de triomphe en Pannonie (ce furent
là, parmi les nombreuses distinctions
décrétées, les seules qu’Auguste
accepta) ; on accorda à Germanicus les
ornements du triomphe, ce qui eut lieu
également pour les autres généraux, et
ceux de la préture, avec le privilége
d’exprimer son avis le premier après
les consulaires, d’être nommé consul
avant l’âge légal. Drusus, fils de Tibère,
bien que n’ayant pris aucune part à la
guerre, eut le droit de venir au sénat
avant d’être admis dans l’ordre
sénatorial, et, après qu’il aurait été
questeur, le droit de donner son avis
avant les anciens préteurs.

18

On venait de rendre ces sénatus-


consultes, lorsqu’une nouvelle terrible,
venue de la Germanie, empêcha la
célébration des fêtes. Voici, en effet, ce
qui s’était passé pendant ce temps-là
dans la Celtique. Les Romains y
possédaient quelques régions, non pas
réunies, mais éparses selon le hasard de
la conquête (c’est pour cette raison
qu’il n’en est pas parlé dans l’histoire) ;
des soldats y avaient leurs quartiers

1760
d’hiver, et y formaient des colonies ; les
barbares avaient pris leurs usages, ils
avaient des marchés réguliers et se
mêlaient à eux dans des assemblées
pacifiques. Ils n’avaient néanmoins
perdu ni les habitudes de leur patrie, ni
les mœurs qu’ils tenaient de la nature,
ni le régime de la liberté, ni la
puissance que donnent les armes. Aussi,
tant qu’ils désapprirent tout cela petit à
petit et, pour ainsi dire, en suivant la
route avec précaution, ce changement de
vie ne leur était pas pénible et ils ne
s’apercevaient pas de cette
transformation ; mais, lorsque Quintilius
Varus, venant avec l’imperium prendre
le gouvernement de la Germanie et
administrer le pays, se hâta de faire des
réformes trop nombreuses à la fois,
qu’il leur commanda comme à des
esclaves, et qu’il leva des contributions
comme chez un peuple soumis, les
Germains ne le supportèrent pas.
Cependant, bien que les principaux
chefs regrettassent leur puissance
d’auparavant et que le peuple préférât
son état habituel à la domination
étrangère, ils ne se révoltèrent pas
ouvertement, parce qu’ils voyaient les
Romains en grand nombre, tant sur les

1761
bords du Rhin que dans leur propre
pays : accueillant Varus, comme s’ils
étaient décidés à exécuter tous ses
ordres, ils l’attirèrent, loin du Rhin,
dans le pays des Chérusques, près du
Veser ; là, par des manières toutes
pacifiques et par les procédés d’une
amitié fidèle, ils lui inspirèrent la
confiance qu’il pouvait les tenir en
esclavage, même sans le secours de ses
soldats.

19

Varus donc, au lieu d’avoir ses


légions réunies, comme cela se doit
faire en pays ennemi, les dispersa en
nombreux détachements, sur la demande
des habitants les plus faibles, sous
prétexte de garder certaines places, de
s’emparer de brigands ou de veiller à
l’arrivée des convois de vivres. Les
principaux conjurés, les chefs du
complot et de la guerre, furent, entre
autres, Arminius et Sigimère, qui
avaient avec Varus des rapports
continuels et souvent partageaient sa
table. Cependant, tandis que Varus est
plein de confiance, et que, loin de
s’attendre à aucun malheur, il refuse

1762
d’ajouter foi à aucun de ceux qui
soupçonnent ce qui se passe et
l’avertissent de se tenir sur ses gardes,
que même il les repousse comme des
gens qui s’alarment sans sujet et
calomnient les Germains, quelques-unes
des peuplades lointaines se soulèvent à
dessein les premières, afin qu’en se
dirigeant contre elles, il soit plus aisé à
surprendre dans sa marche à travers un
pays qu’il croit ami, et que, la guerre
n’éclatant pas sur tous les points à la
fois, il ne se tienne pas sur ses gardes.
C’est ce qui arriva. Ils
l’accompagnèrent à son départ et ne le
suivirent pas dans sa marche, sous
prétexte de lui procurer des auxiliaires
et d’aller promptement à son secours.
Ils se réunirent aux troupes qu’ils
avaient disposées dans un lieu
favorable, et, massacrant chacun les
soldats qu’ils avaient eux-mêmes
auparavant appelés chez eux, ils
rejoignirent Varus déjà engagé dans des
forêts inextricables. Là, ils se
déclarèrent tout à coup ennemis au lieu
de sujets, et se livrèrent à un grand
nombre d’actes affreux.

20

1763
Les montagnes étaient coupées de
vallées nombreuses et inégales, les
arbres étaient tellement serrés et d’une
hauteur tellement prodigieuse, que les
Romains. même avant l’attaque des
ennemis, étaient fatigués de les couper,
d’y ouvrir des routes et de les employer
à construire des ponts partout où il en
était besoin. Ils menaient avec eux un
grand nombre de chariots et de bêtes de
somme, comme en pleine paix ; ils
étaient suivis d’une foule d’enfants et de
femmes, ainsi que de toute la multitude
ordinaire des valets d’armée : aussi
marchaient-ils sans ordre. Une pluie et
un grand vent, qui survinrent dans ce
même temps, les dispersèrent davantage
encore ; le sol, devenu glissant auprès
des racines et auprès des troncs, rendait
les pas mal assurés ; la cime des arbres,
se brisant et se renversant, jeta la
confusion parmi eux. Ce fut au milieu
d’un tel embarras que les barbares,
grâce à leur connaissance des sentiers,
fondant subitement de toute part sur les
Romains à travers les fourrés, les
enveloppèrent : ils les attaquèrent
d’abord de loin à coup de traits, puis,
comme personne ne se défendait et qu’il
y en avait un grand nombre de blessés,

1764
ils avancèrent plus près ; les Romains,
en effet, marchant sans aucun ordre,
pêle-mêle avec les chariots et les
hommes sans armes et ne pouvant se
rallier aisément, étant d’ailleurs moins
nombreux que les ennemis qui les
attaquaient, éprouvaient des maux
innombrables sans en rendre.

21

Là, ayant rencontré un endroit


favorable, autant du moins que le
permettait une montagne couverte de
forêts, ils y posèrent leur camp ; puis,
après avoir, partie brûlé, partie
abandonné la plupart de leurs chariots
et ceux de leurs bagages qui ne leur
étaient pas absolument indispensables,
ils se mirent en route, le lendemain,
dans un meilleur ordre, afin d’atteindre
un lieu découvert ; cependant ils ne
partirent pas sans avoir versé bien du
sang. En effet, après avoir quitté ce
campement, ils tombèrent de nouveau
dans des forêts et eurent à repousser des
attaques, ce qui ne fut pas la moindre
cause de leurs malheurs. Réunis dans un
lieu étroit, afin que cavaliers et
fantassins à la fois pussent charger

1765
l’ennemi en colonnes serrées, ils eurent
beaucoup à se heurter entre eux et
contre les arbres. Le troisième jour
après leur départ, une pluie torrentielle,
mêlée à un grand vent, étant de nouveau
survenue, ne leur permit ni d’avancer, ni
de s’arrêter avec sûreté, et même leur
enleva l’usage de leurs armes ; ils ne
pouvaient, en effet, se servir ni de leurs
arcs, ni de leurs javelots, ni de leurs
boucliers à cause de l’humidité. Ces
accidents étaient moins sensibles pour
les ennemis, la plupart légèrement
armés et libres d’avancer ou de reculer.
En outre, les barbares, dont le nombre
s’était considérablement accru
(beaucoup de ceux qui auparavant se
contentaient de regarder s’étaient joints
â eux, en vue surtout du butin),
entouraient aisément et massacraient les
Romains dont le nombre, au contraire
(ils avaient perdu beaucoup des leurs
dans les précé- dents combats), était
déjà bien diminué ; en sorte que Varus
et les principaux chefs (ils étaient
blessés), craignant d’être pris vifs ou
mis à mort par des ennemis
implacables, osèrent une action,
affreuse il est vrai, mais nécessaire : ils
se donnèrent eux-mêmes la mort.

1766
22

A cette nouvelle, personne, même


celui qui en avait la force, ne se
défendit plus ; les uns imitèrent leur
chef, les autres, jetant leurs armes, se
laissèrent tuer par qui le voulut ; car la
fuite, quelque désir qu’on eût de
s’échapper, était impossible. Hommes
et chevaux, tout était impunément taillé
en pièces - - -. — - - ils franchirent les
premières et les secondes gardes des
ennemis ; mais, arrivés aux troisièmes,
les femmes et les enfants, à cause de la
fatigue, de la peur, des ténèbres et du
froid, appelant sans cesse ceux qui
étaient dans la force de l’âge, les firent
découvrir. Ils auraient tous péri ou ils
eussent été faits prisonniers, si les
barbares ne s’étaient arrêtés à piller.
Grâce à cette circonstance, les plus
robustes s’échappèrent bien loin, et les
trompettes qui étaient avec eux s’étant
mis à sonner la charge (la nuit était
survenue et on ne les voyait pas) firent
croire aux ennemis que c’était Asprénas
qui avait envoyé des renforts. Dès lors
les barbares renoncèrent à poursuivre
les Romains au secours desquels, quand
il fut instruit de ce qui se passait,

1767
Asprénas vint effectivement. Dans la
suite, quelques-uns des captifs
rentrèrent dans leurs foyers, moyennant
une rançon payée par leurs parents, à
qui cette permission fut accordée à la
condition que les captifs resteraient en
dehors de l’Italie. Mais cela n’eut lieu
que plus tard.

23

Auguste, en apprenant la défaite de


Varus, déchira ses vêtements, au rapport
de plusieurs historiens, et conçut une
grande douleur de la perte de son
armée, et aussi parce qu’il craignait
pour les Germanies et pour les Gaules,
et, ce qui était le plus grave, parce qu’il
se figurait voir ces nations prêtes à
fondre sur l’Italie et sur Rome elle-
même, et qu’il ne restait plus de
citoyens en âge de porter les armes
ayant quelque valeur, et que ceux des
alliés dont le secours eût été de quelque
utilité avaient souffert. Néanmoins il
prit toutes les mesures qu’exigeait la
circonstance ; et comme aucun de ceux
qui avaient l’âge de porter les armes ne
voulait s’enrôler, il les fit tirer au sort,
et le cinquième parmi ceux qui

1768
n’avaient pas encore trente-cinq ans, le
dixième parmi ceux qui étaient plus
âgés, était, par suite de ce tirage,
dépouillé de ses biens et noté
d’infamie. Enfin, comme, malgré cela,
beaucoup refusaient encore de lui obéir,
il en punit plusieurs de mort. Il enrôla
ainsi par la voie du sort le plus qu’il put
de vétérans et d’affranchis, et se hâta de
les envoyer immédiatement en
Germanie rejoindre Tibère. Comme il y
avait à Rome un grand nombre de
Gaulois et de Germains, les uns
voyageant sans songer à rien, les autres
servant dans les gardes prétoriennes, il
craignit qu’ils ne formassent quelque
complot, et il envoya les derniers dans
des îles, tandis qu’à ceux qui n’avaient
pas d’armes, il enjoignait de sortir de la
ville.

24

Telles furent les dispositions alors


adoptées par Auguste ; de plus, aucune
des fêtes instituées par les lois n’eut
lieu, et les jeux ne furent pas célébrés ;
ensuite, à la nouvelle que quelques
soldats avaient survécu à la défaite, que
les Germanies étaient contenues par des

1769
garnisons et que l’ennemi n’avait même
pas osé venir sur les bords du Rhin, il
se remit de son trouble et provoqua une
délibération sur les événements. Un
désastre si grand et frappant tant de
monde à la fois semblait n’être arrivé
que par un effet de la colère divine, et
les prodiges survenus avant et après la
défaite lui faisaient craindre quelque
vengeance des dieux. Le temple de
Mars, dans le champ qui porte son nom,
avait été frappé de la foudre ; et de
nombreux escarbots, qui avaient poussé
leur vol jusque dans Rome, avaient été
dévorés par des hirondelles, les
sommets des Alpes avaient paru
s’entrechoquer et faire jaillir trois
colonnes de feu ; le ciel, plusieurs fois,
avait semblé s’embraser ; de
nombreuses comètes s’étaient montrées
ensemble ; on crut voir des lances venir
du Nord tomber sur le camp des
Romains ; des abeilles construisirent
leurs rayons auprès des autels ; en
Germanie, une Victoire qui regardait le
territoire ennemi se retourna du côté de
l’Italie ; enfin, autour des aigles, dans le
camp, les soldats, comme si les
barbares eussent fondu sur eux, se
livrèrent un combat sans résultat. Voilà

1770
comment se passèrent alors les choses.

25

Ce fut pour ce motif et aussi - - -. —


- - ayant après la préture. La seconde
{année} eurent lieu les choses que j’ai
rapportées plus haut, et Tibère fit la
dédicace du temple de la Concorde, sur
lequel il inscrivit son nom et celui de
son frère Drusus, bien que ce dernier fût
mort. Sous le consulat de M. AEmilius
et de Statilius Taurus, Tibère, avec
Germanicus qui avait l’autorité
proconsulaire, fit une invasion dans la
Celtique, dont ils ravagèrent quelques
contrées, sans néanmoins remporter de
victoire dans des combats, attendu que
personne n’en vint aux mains avec eux,
et sans soumettre aucun peuple ; car,
dans la crainte d’une nouvelle
catastrophe, ils s’éloignèrent peu du
Rhin, et, après être restés dans les
environs jusqu’à l’automne, y avoir
célébré le jour natal d’Auguste et fait
représenter des jeux équestres par les
centurions, ils revinrent en Italie. A
Rome, Drusus César, fils de Tibère, fut
nommé questeur, et il y eut seize
préteurs en charge, seize candidats

1771
s’étant présentés pour cette dignité, et
Auguste, dans les conjonctures où il se
trouvait, ne voulant blesser aucun d’eux.
Mais, les années suivantes, la chose
n’eut pas lieu, et il n’y en eut longtemps
que douze, comme d’habitude. Voilà
comment les choses se passèrent alors ;
de plus, défense fut faite aux devins de
prédire, ni en particulier, ni en présence
de témoins, la mort de personne ;
pourtant Auguste s’inquiétait si peu de
ce qui le concernait personnellement
qu’il alla jusqu’à publier par voie
d’affiche la disposition des astres sous
laquelle il était né. Non content de cette
interdiction, il enjoignit aux peuples
soumis de ne rendre de décrets
honorifiques à l’égard d’aucun de leurs
gouverneurs, soit durant le temps de ses
fonctions, soit dans l’espace de soixante
jours après son départ, parce que
quelques-uns, afin de s’assurer à
l’avance les témoignages et les éloges
de leur province, intriguaient beaucoup.
Trois sénateurs, encore alors, furent
chargés de répondre aux ambassades,
et, ce qui pourrait surprendre, les
chevaliers eurent la permission de se
faire gladiateurs. La cause en est que
plusieurs regardaient comme rien

1772
l’infamie qui s’attachait à ce métier.
Comme les défenses ne servaient à rien,
soit que les coupables semblassent
mériter un châtiment plus grand, soit
que l’on pensât qu’ils s’en
détourneraient d’eux-mêmes, on le leur
permit. De cette façon, au lieu de
l’infamie, c’était la mort qui leur
revenait ; car ils n’en combattirent pas
moins, surtout en voyant leurs luttes
exciter un empressement si vif
qu’Auguste lui-même assistait à ce
spectacle avec les préteurs chargés de
la direction des jeux.

26

A la suite de ces succès, Germanicus


reçut le consulat, sans même avoir été
préteur, et il le conserva l’année tout
entière, non pas à titre honorifique, mais
comme on l’exerçait encore quelquefois
à cette époque. Germanicus ne fit aucun
acte digne d’être rappelé, sinon que,
même durant ce temps, il ne cessa de
défendre les accusés, au lieu que son
collègue, C. Capiton, n’était compté
pour rien. Auguste, accablé de
vieillesse, recommanda Germanicus au
sénat et le sénat à Tibère. La lecture du

1773
mémoire fut faite non par le prince en
personne (il ne pouvait pas élever la
voix), mais, suivant la coutume, par
Germanicus. Ensuite il demanda aux
sénateurs, sous prétexte de la guerre de
Germanie, de ne plus venir désormais
le saluer chez lui et de ne pas s’offenser
s’il n’assistait plus à leurs banquets : la
plupart du temps, en effet, et
principalement toutes les fois qu’il y
avait séance du sénat, il était, sur le
Forum, parfois même dans la curie à
son entrée et de nouveau à son départ,
assailli de salutations ; dans la maison
Palatine aussi, qu’il fût assis, ou même
qu’il fût couché, cet usage était pratiqué
non seulement par le sénat, mais aussi
par les chevaliers et par un grand
nombre de gens du peuple.

27

Malgré cela, il ne se relâcha pas du


soin des affaires : il permit aux
chevaliers de briguer le tribunat ;
instruit que des libelles diffamatoires
avaient été composés contre quelques
citoyens, il les fit rechercher et il fit
brûler par les édiles ceux qui furent
trouvés dans Rome, par les magistrats

1774
de chaque endroit ceux qu’on trouva au
dehors ; il punit même quelques-uns de
leurs auteurs. Beaucoup d’exilés
résidaient, les uns hors des lieux où ils
avaient été relégués, les autres
menaient, dans ces lieux mêmes, une vie
pleine de mollesse ; il défendit à tous
ceux à qui on avait interdit le feu et
l’eau de séjourner, soit sur le continent,
soit dans une île éloignée du continent
de moins de quatre cents stades, hormis
Cos, Rhodes, la Sardaigne et Lesbos ;
ce furent, je ne sais pourquoi, les seules
qu’il excepta. Outre ces ordonnances, il
voulut qu’aucun exilé ne changeât de
domicile, qu’il ne pût posséder plus
d’un vaisseau de transport de la
capacité de mille amphores, et de deux
vaisseaux marchant à la rame ; qu’il
n’eût pas plus de vingt esclaves ou
affranchis à son service ; qu’il ne jouît
pas d’une fortune supérieure à cent
quatre-vingt-cinq mille drachmes, le
menaçant de punition, lui et ceux qui lui
prêteraient leur concours pour
enfreindre ces défenses. Voilà comment
il régla les choses, celles du moins qui
méritent d’être rapportées ; de plus, des
jeux, en dehors de ceux qui étaient
établis par les lois, furent célébrés par

1775
les histrions et par les chevaliers. Les
jeux en l’honneur de Mars, attendu que
le Tibre couvrait le cirque, eurent lieu
sur le Forum d’Auguste, et leur éclat fut
en quelque sorte rehaussé par une
course de chevaux et par une chasse ;
ils furent de nouveau célébrés de la
manière habituelle, et Germanicus y fit
égorger deux cents lions dans le cirque.
Le portique, appelé portique de Livie,
fut bâti en l’honneur de Caius et de
Lucius Césars, et la dédicace en eut lieu
alors.

28

L. Munatius et C. Silius étaient


consuls désignés, lorsqu’Auguste, bien
qu’il fît semblant de s’en défendre,
reçut une cinquième fois
l’administration des affaires publiques
pour un espace de dix ans, et conféra de
nouveau à Tibère la puissance
tribunitienne, et à son fils Drusus le
droit de demander le consulat dans trois
ans, avant même d’avoir été préteur. Il
demanda aussi, à cause de sa vieillesse,
qui le réduisait à ne plus venir que fort
rarement au sénat, vingt conseillers
annuels ; car auparavant il s’en

1776
adjoignait quinze tous les six mois. Il fut
en outre décrété que toutes tes
résolutions prises par lui, de concert
avec Tibère, avec ses conseillers, les
consuls en charge, les consuls désignés,
ses petits-fils adoptifs et les autres
citoyens qu’il se serait adjoints chaque
fois pour conseils, auraient la même
force que si le sénat tout entier les avait
sanctionnées. Lorsqu’une fois il tint
d’un sénatus-consulte ce privilège, qu’il
possédait déjà en réalité, il donna,
parfois même tout en restant couché, son
avis sur la plupart des affaires qui lui
étaient soumises. Ensuite, comme le
payement du vingtième était à charge à
tous les citoyens, pour ainsi dire, et
qu’une révolution semblait imminente,
il adressa un mémoire au sénat pour
l’inviter à chercher d’autres sources de
revenu. Il en agit ainsi, non dans
l’intention d’abolir cet impôt, mais pour
que le sénat, n’en trouvant pas de
préférable, fut forcé de sanctionner
cette taxe et le déchargeât de la haine
qu’elle soulevait. De plus, dans la
crainte que, si Germanicus et Drusus
exprimaient une opinion, on ne la
soupçonnât d’émaner de lui et on ne
l’adoptât sans discussion, il défendit à

1777
l’un et à l’autre de prendre la parole.
Beaucoup de choses furent dites,
quelques avis même furent
communiqués à Auguste sur des
tablettes. Instruit par là qu’on était prêt
à supporter tout plutôt que cet impôt, il
en transporta le payement sur les terres
et sur les maisons ; et aussitôt, sans rien
dire ni de la quotité ni de la manière
dont il serait acquitté, il envoya un
agent ici, un agent là, faire le
recensement de ce que possédaient les
particuliers et les villes, afin que la
crainte d’une perte plus grande leur fît
préférer le payement du vingtième.
C’est ce qui arriva en effet. Telles
furent les mesures prises par Auguste
dans son administration.

29

Au spectacle des Augustales, qui se


célébraient en l’honneur de la naissance
d’Auguste, un homme atteint de folie
vint se poser sur le siège placé en
l’honneur de Jules César, dont il prit la
couronne pour la mettre sur sa tête. Il
sembla que ce fût un présage pour
Auguste. C’en était un en effet : car,
l’année suivante, année dans laquelle

1778
Sextus Apuléius et Sextus Pompée
furent consuls, il partit pour la
Campanie, et, après avoir présidé les
jeux à Naples, il mourut à Nole. Il
arriva aussi des prodiges qui lui
annonçaient sa destinée, prodiges
significatifs et faciles à comprendre : le
soleil s’éclipsa tout entier, une grande
partie du ciel sembla être en feu, on en
vit tomber des poutres enflammées, des
comètes sanglantes se montrèrent. Le
sénat, convoqué pour adresser des
prières aux dieux à l’occasion de la
maladie du prince, trouva la curie
fermée ; un hibou, perché dessus, fit
entendre ses cris. La foudre, tombant
sur une statue d’Auguste, dans le
Capitole, effaça la première lettre du
nom de César ; d’où les devins
prédirent que dans cent jours il aurait un
sort pareil à celui des dieux, se fondant
sur ce que cette lettre {C} a, en latin, la
valeur de cent, et que le reste {…
ESAR}, en langue étrusque, signifie "
dieu. " Ces présages arrivèrent pendant
qu’il vivait encore ; la postérité a songé
aussi aux consuls et à Servius Sulpicius
Galba. Les consuls en charge étaient
liés par la parenté avec César Auguste,
et Galba qui, plus tard, arriva au

1779
pouvoir, prit, au commencement du
même mois, la toge virile. Comme il fut
le premier des Romains qui régna après
l’extinction de la race d’Auguste, on y
trouva un prétexte pour dire que tout
cela était dît, non à un pur hasard, mais
à un dessein de la divinité.

30

Auguste donc succomba à la maladie,


et Livie fut soupçonnée d’être l’auteur
de sa mort, parce qu’il était allé en
secret voir Agrippa dans son île, et
semblait tout disposé à une
réconciliation. Craignant, dit-on,
qu’Auguste ne rappelât Agrippa pour
lui donner l’empire, elle empoisonna
des figues encore pendantes à des
arbres, où Auguste avait l’habitude de
les cueillir de sa propre main ; elle
mangea les fruits sur lesquels il n’y
avait pas de poison, et lui présenta ceux
qui étaient empoisonnés. Soit cette
raison, soit une autre, Auguste, étant
tombé malade, convoqua ses amis, et,
après leur avoir dit tout ce qu’il avait
besoin de leur dire, il finit en ajoutant :
" Rome, que j’ai reçue de briques, je
vous la laisse de pierre. Par cette

1780
parole il désignait, non la stabilité des
édifices, mais la solidité de l’empire,
et, à l’exemple des bouffons, demandant
à l’assistance d’applaudir, comme si
l’on était arrivé à la fin d’une pièce de
théâtre, il fit mainte raillerie sur la vie
humaine. Ce fut ainsi qu’il trépassa, le
19 août, jour où il avait pour la
première fois été consul, après avoir
vécu soixante-quinze ans, dix mois et
vingt-six jours (il était né le 23
septembre) et avoir régné, depuis la
victoire d’Actium, quarante-quatre ans
moins treize jours.

31

Sa mort cependant ne fut pas connue


sur-le-champ : Livie, dans la crainte
que, Tibère étant encore en Dalmatie, il
n’y eût quelque soulèvement, la
dissimula jusqu’à son arrivée. Tel est le
récit des écrivains les plus nombreux et
les plus dignes de foi ; car il y en a qui
ont rapporté que Tibère était auprès
d’Auguste malade, et qu’il reçut de lui
certaines instructions. Quoi qu’il en
soit, les premiers citoyens de chaque
ville, tour à tour, apportèrent de Nôle le
cadavre sur leurs épaules ; quand il fut

1781
arrivé près de Rome, les chevaliers,
l’ayant reçu d’eux, l’introduisirent, la
nuit, dans la ville. Le lendemain, il y eut
assemblée du sénat : ses membres y
vinrent revêtus de la toge de chevalier,
les magistrats de celle de sénateur au
lieu de la prétexte. Tibère et son fils
Drusus avaient une toge noire, faite à
peu près comme celle que porte le
pauvre peuple. Ils sacrifièrent de
l’encens, sans toutefois se servir du
joueur de nette. Beaucoup de sénateurs
étaient assis à leur place accoutumée,
seulement les consuls étaient sur les
bancs, l’un des préteurs, l’autre des
tribuns. On accorda grâce à Tibère pour
avoir, contre l’usage, touché et
accompagné un cadavre.

32

le testament d’Auguste fut lu par un


certain Polybe, son affranchi, comme si
une telle lecture eût été indigne d’un
sénateur. Il y léguait deux parts de son
héritage à Tibère, et le reste à Livie, au
rapport de quelques historiens ; car,
pour la faire jouir d’une partie de son
patrimoine, il avait demandé au sénat de
pouvoir, malgré la loi, lui léguer cette

1782
quotité. Tels étaient les héritiers
inscrits : il ordonna aussi de donner des
terres et de l’argent à une foule de gens,
parents et étrangers, non seulement
sénateurs et chevaliers, mais aussi à des
rois ; dix millions de drachmes au
peuple, deux cent cinquante à chaque
soldat prétorien et la moitié aux gardes
urbaines, quatre-vingt-cinq au reste des
légionnaires romains. De plus, il
prescrivit que les biens des enfants
dont, à cause de leur bas âge, les pères
l’avaient institué héritier, leur fussent
rendus intégralement, avec les revenus,
lorsqu’ils seraient arrivés à l’âge viril ;
ce que, du reste, il faisait lui-même de
son vivant. Car, s’il recevait la
succession de quelqu’un ayant des
enfants, il ne manquait pas de la leur
rendre, immédiatement, s’ils étaient
alors déjà hommes faits, et plus tard,
s’ils ne l’étaient pas encore. Malgré ces
dispositions à l’égard des autres, il ne
rappela point sa fille, bien qu’il lui eût
accordé un legs, et défendit de la mettre
dans le même tombeau que lui.

33

Voilà ce qui était contenu dans le

1783
testament. Quatre volumes furent en
outre apportés et lus par Drusus. Dans
le premier, Auguste avait consigné les
prescriptions relatives à ses
funérailles ; dans le second, le résumé
de sa vie qu’il voulait qu’on gravât sur
des plaques d’airain placées devant son
sanctuaire. Dans le troisième était
contenu l’état des armées, celui des
revenus et des dépenses publiques,
l’état des finances, et autres instructions
de ce genre utiles pour le gouvernement
de l’empire ; le quatrième volume
renfermait des recommandations à
Tibère et au public, entre autres, celles
de ne pas multiplier les
affranchissements, de peur de remplir
Rome d’une foule de gens de toute
espèce, de ne pas prodiguer le droit de
cité, afin que la différence fût tranchée
entre les Romains et leurs sujets. Il les
exhortait aussi à confier le soin des
affaires à tous les citoyens capables de
les connaître et de les manier, au lieu de
s’en reposer sur un seul, afin que
personne ne songeât à la tyrannie, ou
n’ébranlât la république en échouant
dans cet effort. Il était aussi d’avis
qu’on se contentât des limites actuelles
de l’empire, sans chercher aucunement

1784
à les étendre ; car il serait, dans ce cas,
prétendait-il, difficile à garder, et on
courrait par là le risque de perdre
même ce qu’on possédait en ce moment.
C’était, du reste, une maxime qu’il
suivait lui-même constamment dans ses
discours, comme dans ses actions :
plusieurs fois, il aurait pu faire des
conquêtes sur les peuples barbares, il
ne l’avait pas voulu.

34

Voilà quelles étaient ses


prescriptions. Après cela eut lieu le
convoi. Il y avait un lit d’ivoire et d’or,
décoré de tapisseries pourpre et or ; le
cadavre était caché sous ce lit même
dans un cercueil, mais on voyait une
image en cire du défunt, revêtue de la
toge triomphale. Cette image partit du
Palatin, portée par les magistrats
désignés ; une autre, en or, sortit de la
curie ; une troisième fut menée en
pompe sur un char. A la suite de ces
images venaient celles de ses ancêtres,
celles de ses autres parents morts, à
l’exception de César, parce qu’il avait
été mis au rang des héros, et celles de
tous les autres Romains qui, à

1785
commencer par Romulus lui-même,
s’étaient distingués par un mérite
quelconque. Parmi elles on vit aussi
figurer une image du grand Pompée ;
tous les peuples ajoutés par lui à
l’empire accompagnaient le cortège,
représentés chacun avec le costume de
leur pays. Ces images étaient suivies de
celles des autres nations dont il a été
parlé plus haut dans le cours de cette
histoire. Le lit ayant été exposé devant
la tribune aux harangues, Drusus lut un
discours du haut de cette tribune ; du
haut des autres Rostres, c’est-à-dire des
Rostres Juliens, Tibère, en vertu d’un
sénatus-consulte, prononça l’éloge qui
suit.

35

"Tout ce qui devait être dit sur le


divin Auguste, par de simples citoyens
et par des parents, Drusus l’a dit ; mais,
puisque le sénat, dans sa sagesse, a
voulu qu’il fût honoré par une voix
publique, si je puis m’exprimer ainsi, je
sais que c’est à moi, puisque ce corps
m’en a confié le soin, qu’il appartient
de porter ici la parole (qui, en effet, à
plus juste titre que moi, son fils et son

1786
successeur, pourrait entreprendre de
faire son éloge ?) ; je ne saurais
néanmoins m’assurer, tant je suis au-
dessous et de vos intentions et de son
mérite. Si je devais parler devant des
étrangers, j’appréhenderais que mes
paroles, ainsi recueillies par eux, ne
leur servissent à mesurer la grandeur de
ses œuvres ; mais, ici, je trouve une
consolation : c’est à vous, qui
connaissez tout exactement, qui avez fait
l’épreuve de tout, et qui, pour ce motif,
l’avez jugé digne de cet éloge, que
s’adressera mon discours. Vous jugerez,
en effet, sa vertu non d’après ce que
j’aurai dit, mais d’après ce que vous
savez, et vous viendrez en aide à ma
parole, en suppléant ce qui lui
manquera par le souvenir de ce qui
s’est passé ; de manière que, même en
cela, son éloge soit un éloge public,
prononcé par tous les citoyens, où,
comme dans un chœur, je serai à la tête
pour marquer les principales notes,
tandis que vous l’accompagnerez par un
chant d’ensemble. Je n’ai à craindre ni
que vous condamniez ma faiblesse,
parce qu’il ne m’est pas possible de
satisfaire à votre désir, ni que vous
portiez envie à la supériorité de sa

1787
vertu. Qui ne sait, en effet, que tous les
hommes réunis ne sauraient le louer
dignement ? que tous, de votre plein
gré, vous lui concéderiez la palme du
triomphe, non seulement sans jalousie
de ce qu’aucun de vous ne saurait lui
être égalé, mais même avec amour pour
son excellence ? Plus il vous paraîtra
supérieur à vous, plus vous croirez en
avoir reçu de bienfaits ; de sorte que
votre infériorité à son égard produira
moins d’envie dans vos cœurs que ses
mérites n’y produiront de respect.

36

" Je commencerai au moment où lui-


même a commencé à s’occuper des
affaires publiques, c’est-à-dire à son
premier âge. Telle est, en effet, une des
plus grandes actions d’Auguste : au
sortir de l’enfance, à peine adolescent,
après avoir employé à l’étude tout le
temps qui précède, temps pendant
lequel l’État était si bien administré par
un demi-dieu, par l’illustre César,
lorsque, celui-ci mort victime d’un
complot, la confusion régna dans les
affaires publiques, il sut, à la fois, et
venger son père d’une manière

1788
suffisante, et vous prêter un secours
nécessaire, sans s’intimider du nombre
des ennemis, ni craindre la grandeur de
l’entreprise, ni se défier de son jeune
âge. Qu’ont donc fait de pareil, soit
Alexandre de Macédoine, soit, chez
nous, Romulus, qui semblent avoir, tout
jeunes encore, accompli une action
digne d’être remarquée ? Je les passerai
sous silence, pour ne pas, en les
comparant avec lui et en vous les
montrant les uns à côté des autres, et
cela quand vous connaissez ces choses
non moins bien que moi, paraître
amoindrir la vertu d’Auguste. Ce serait
seulement à le contempler en regard
d’Hercule et de ses actions que je
croirais possible d’établir une
comparaison convenable ; mais je
m’écarterais d’autant plus de mon sujet,
que l’un, encore enfant, tua des
serpents, et, homme, une biche et un
sanglier, et aussi, par Jupiter ! un lion,
pour se conformer à un ordre qui lui
était imposé ; tandis que l’autre, en
luttant volontairement non contre des
bêtes, mais contre des hommes, et en
leur donnant des lois, a véritablement
sauvé l’État, et s’est lui-même couvert
de gloire. C’est pour cela que vous

1789
l’avez élu général et que vous l’avez
nommé consul à un âge où beaucoup ne
veulent pas même porter les armes.

37

" Tel est le début d’Auguste dans la


carrière politique, tel est aussi le début
de mon discours à son sujet. Plus tard,
voyant ses sentiments partagés par la
portion la plus nombreuse et la plus
estimable du peuple et du sénat, au lieu
que Lépidus, Antoine, Sextus, Brutus,
Cassius, n’avaient pour appui que
quelques séditieux, et craignant qu’en
proie à plusieurs guerres civiles à la
fois, la république ne fût déchirée et
épuisée au point de ne plus pouvoir se
relever, il prit les mesures les prudentes
et les plus favorables au peuple. Se
mettant à la tête des citoyens puissants
qui opprimaient Rome elle-même, il
combattit avec leur aide les rebelles, et,
après les avoir écrasés, il nous délivra
des autres à leur tour, en se décidant,
bien que malgré lui, à leur concéder
quelques victimes, afin d’assurer le
salut du plus grand nombre ; en se
décidant à tenir une conduite propre à le
mettre séparément aux prises avec les

1790
divers partis, afin de ne pas avoir à les
combattre tous à la fois. De tout cela, il
n’a recueilli aucun avantage particulier,
mais il nous a rendu à tous un service
éclatant. Pourquoi s’arrêter à ses
actions dans les guerres civiles et dans
les guerres étrangères, surtout quand les
unes n’auraient jamais dû exister, et
quand les autres, par les conquêtes qui
en ont été le résultat, démontrent, bien
mieux que tous les discours, les
services qu’il nous a rendus ? La
plupart, en outre, étant l’ouvrage de la
fortune et ayant exigé, pour réussir, le
concours d’un grand nombre de
personnes, citoyens et alliés, le mérite
en est partagé avec elles, et il y aurait
peut-être d’autres actions à mettre en
parallèle. Je les passerai donc sous
silence ; d’ailleurs vous pouvez les lire
et les voir écrites et gravées en mille
endroits ; mais les principales actions
qui sont proprement l’ouvre d’Auguste,
celles qu’aucun autre homme n’a jamais
accomplies, celles par lesquelles, non
content d’avoir sauvé Rome de périls
aussi nombreux que divers, il l’a rendue
plus opulente et plus puissante, voilà
les seules que je dirai. Mes paroles, de
cette façon, lui procureront une gloire

1791
particulière ; tandis que les plus âgés
d’entre vous y trouveront une joie
irréprochable, et les plus jeunes un
enseignement exact de la forme et de la
constitution de l’État.

38

" Cet Auguste donc, que, pour ces


motifs, vous avez jugé digne d’un tel
surnom, aussitôt délivré des guerres
civiles, où il fit et souffrit non pas ce
qu’il voulut, mais ce qu’il plut aux
dieux, commença par donner la vie à la
plupart de ceux qui s’étaient rangés
contre lui et qui avaient survécu à la
lutte, sans rien imiter de Sylla
surnommé l’Heureux. Pour ne pas tous
les citer, qui ne connaît Sossius,
Scaurus, frère de Sextus ? Lépidus lui-
même, qui a survécu si longtemps à sa
défaite et qui, toute sa vie, a continué
d’être grand pontife ? Puis, après avoir
honoré de grandes et nombreuses
récompenses ceux qui avaient suivi son
parti, il ne les a laissés se livrer ni à
l’orgueil ni à aucun excès. A cet égard,
vous connaissez trop, entre autres,
Mécène et Agrippa, pour qu’il soit utile
de les compter. Voilà, certes, deux

1792
mérites qui ont existé chez lui comme
ils n’ont jamais existé chez aucun autre.
Je sais certains hommes qui ont fait
grâce à leurs ennemis, d’autres qui
n’ont pas permis à leurs amis de se
livrer à l’insolence ; mais ces deux
mérites ne se sont jamais trouvés
pareillement réunis à la fois dans la
même personne en toute circonstance.
Une preuve, c’est que Sylla et Marius
firent sentir leur haine jusqu’aux enfants
de ceux qui avaient combattu contre
eux. Qu’est-il besoin, en effet, de
rappeler des hommes qui ont joué un
rôle moins important ? Pompée et César
se sont, pour tout dire, abstenus d’une
telle mesure, mais ils ont laissé leurs
amis faire des choses contraires à leur
caractère. Auguste a tellement mêlé et
fondu le vainqueur et le vaincu, qu’il a
converti pour ses adversaires leur
défaite en une victoire, et rendu heureux
de leur courage ceux qui avaient
combattu dans ses rangs.

39

" Après avoir fait ces choses et avoir


apaisé par sa douceur tout ce qui
survivait des factions, avoir modéré par

1793
des bienfaits les soldats victorieux,
lorsqu’il pouvait, à la suite de cela, par
ses armes et ses trésors, être sans
conteste seul maître de tous, puisqu’il
l’était déjà devenu par la force même
des choses, il ne le voulut pas ; loin de
là, semblable à un bon médecin, qui
prend un corps malade et le guérit, il
vous a tout rendu après avoir ramené
tout à la santé. La grandeur de ce
mérite, vous pouvez l’apprécier en
songeant que Pompée, que Métellus, qui
était florissant à cette époque, ont reçu
des éloges de nos pères pour avoir
volontairement licencié les armées avec
lesquelles ils avaient combattu. Si donc
des citoyens qui avaient des forces peu
considérables, et ne les avaient que
pour un temps, des citoyens à qui leurs
adversaires n’auraient pas permis de
tenir une conduite différente, en ont agi
ainsi, et ont obtenu des éloges pour
l’avoir fait, qui pourrait atteindre à la
grandeur d’âme d’Auguste, qui, ayant à
sa disposition toutes vos armées si
nombreuses, maître de tous vos trésors
si considérables, ne craignant et ne
suspectant personne, lorsqu’il pouvait
commander seul avec l’approbation de
tous, au lieu d’y consentir, a remis à

1794
votre disposition les armes, les
provinces et les trésors ? C’est pour
cela que, dans votre sagesse et votre
prudence, vous n’avez pas souffert,
vous n’avez pas même permis qu’il fût
simple particulier ; et que, dans votre
ferme conviction qu’un gouvernement
républicain ne serait jamais en
harmonie avec la grandeur de l’empire,
au lieu que la souveraineté d’un seul
homme était le moyen de salut le plus
efficace, vous n’avez pas voulu
retourner, en apparence à la liberté, en
réalité aux dissensions, et, préférant au
reste des citoyens celui que vous
connaissiez par ses œuvres, vous l’avez
forcé de rester un certain temps à votre
tête. Après l’avoir par là bien mieux
éprouvé encore, vous l’avez une
seconde, une troisième, une quatrième
et une cinquième fois contraint de
garder la direction des affaires
publiques.

40

C’était avec raison. Car qui ne


préférerait être sain et sauf sans
embarras, être heureux sans danger,
jouir sans réserve des avantages d’un

1795
gouvernement dont il n’a pas les
soucis ? Qui a mieux qu’Auguste
gouverné, je ne dis pas seulement sa
maison privée, mais aussi les autres
citoyens malgré leur nombre ?
qu’Auguste, qui s’est chargé de garder
et de sauver les provinces difficiles et
où régnait la guerre, qui vous a rendu
les provinces pacifiées et à l’abri du
danger ? qu’Auguste, qui, bien qu’il
entretînt perpétuellement des soldats en
si grand nombre pour votre défense, n’a
causé de peine à personne d’entre vous,
et, au contraire, en a fait des gardiens
redoutables contre l’étranger, désarmés
et inoffensifs envers les leurs ? Il n’a
ravi, non plus, dans les
commandements, les chances du sort à
aucun sénateur ; loin de là, il leur a
accordé des récompenses pour leur
vertu ; dans les délibérations, loin de
supprimer le droit d’exprimer son
opinion, il a rendu sans danger la
liberté de la parole. En enlevant au
peuple, pour la soumettre à des
tribunaux scrupuleux, la connaissance
des causes difficiles, il lui a conservé
la majesté des comices et lui a enseigné
à substituer l’amour de l’honneur à
l’amour de la brigue ; en retranchant

1796
l’ambition de la recherche des charges,
il a mis à sa place le sentiment du
véritable honneur. Il augmenta sagement
ses richesses personnelles, qu’il
dépensa pour l’utilité générale ; veillant
sur les deniers publics comme sur les
siens propres, il s’en abstint comme de
choses qui ne lui appartenaient pas. Il
répara les édifices qui tombaient en
ruines, sans dépouiller de sa gloire
aucun de ceux qui les avaient
construits ; il en bâtit aussi plusieurs
nouveaux, tant sous son nom que sous
celui d’autres citoyens, les uns par lui-
même, les autres par ceux qu’il chargea
d’en construire ; consultant partout
l’intérêt public, mais n’enviant à qui
que ce fût l’honneur qui lui revenait en
propre dans ces travaux, Sévissant
impitoyablement contre les
débordements de ceux de sa maison, il
faisait la part de l’humanité dans le
traitement des fautes d’autrui. Il laissait
sans jalousie s’égaler à lui les gens de
mérite, et n’adressait aucun reproche à
ceux qui vivaient autrement. Des gens
qui ont conspiré contre lui, il n’a puni
que ceux qui n’eussent rien gagné à
vivre ; quant aux autres, il leur a inspiré
des sentiments tels que, pendant fort

1797
longtemps, personne ne fut ni convaincu
ni accusé de conspiration. Il n’y a, en
effet, rien d’étonnant qu’on ait
quelquefois tramé des complots contre
lui (les dieux mêmes ne plaisent pas
également à tous) ; tandis que la vertu
de ceux qui commandent avec justice se
montre, non dans le mal que d’autres
veulent leur faire, mais bien dans les
bonnes œuvres qu’ils accomplissent.

41

"J’ai dit, Quirites, comme en un


rapide sommaire, ses plus grandes et
ses plus nobles actions ; car, si on
voulait les énumérer toutes exactement
une à une, il faudrait plusieurs jours. En
outre, je sais que si ces choses sont les
seules que vous entendez de ma bouche,
elles vous rappelleront à vous-mêmes,
du moins intérieurement, toutes les
autres, de telle façon que je semblerai,
en quelque sorte, les avoir aussi
racontées. D’ailleurs, dans tout mon
discours à son honneur, mon intention
n’a pas été de débiter au hasard de
pompeuses paroles, pas plus que la
vôtre n’a été d’en entendre, mais
seulement de lui faire obtenir dans vos

1798
âmes pour ses belles et nombreuses
actions une gloire dont le souvenir dure
toujours. Qui des sénateurs ne s’en
souviendrait, lorsqu’après avoir
retranché de cet ordre le vil résidu des
séditions, sans faire de mal à personne,
il a, par cet acte même, relevé la dignité
des autres membres, les a grandis par
l’augmentation du cens et enrichis par
l’argent qu’il leur a donné ; lorsqu’il a
rendu leurs voix égales à la sienne dans
les délibérations, et qu’il a su se ranger
à leurs avis ; lorsqu’il leur a toujours
communiqué toutes les affaires les plus
importantes, toutes les mesures les plus
nécessaires, soit dans la curie, soit
aussi dans sa demeure, en s’adjoignant
tantôt les uns, tantôt les autres, à cause
de son âge et de l’affaiblissement
physique de son corps ? Qui des autres
Romains n’y songerait sans cesse,
lorsqu’il leur a procuré édifices,
richesses, combats de gladiateurs, jeux,
immunités, abondance des choses utiles
à la vie, sûreté non pas seulement contre
les ennemis et contre les malfaiteurs,
mais aussi contre les accidents envoyés,
tant le jour que la nuit, par les dieux ?
Qui des alliés n’en garderait la
mémoire, lorsqu’il a fait pour eux la

1799
liberté exempte de danger, l’alliance
exempte de dommages ? Qui des
peuples soumis ne se le rappellerait,
lorsqu’aucun d’eux n’a subi ni insulte ni
outrage ? Comment, en effet, oublier un
homme pauvre en son particulier, riche
pour le bien public, économe pour lui-
même, prodigue envers les autres ; qui,
lorsqu’il bravait sans cesse toutes les
fatigues, tous les périls pour vos
intérêts, se trouvait malheureux de vous
voir l’escorter à son départ, ou, à son
retour, aller au-devant de lui ; qui, dans
les fêtes, admettait jusqu’au peuple dans
sa maison, et, les autres jours, saluait le
sénat dans la salle même de ses
délibérations ? Comment oublier ces
lois si nombreuses et en même temps si
précises, qui ont apporté à ceux qui
souffraient de l’injustice une suffisante
consolation, sans pour cela infliger à
ceux qui la commettaient une punition
inhumaine ? ces récompenses établies
en faveur des citoyens qui se mariaient
et procréaient des enfants ? ces prix
donnés aux soldats sans nuire à
personne ? Le mérite d’avoir su se
contenter des pays que nous avions été
contraints de subjuguer, sans vouloir y
en ajouter de nouveaux, ambition qui,

1800
augmentant en apparence notre empire,
nous ferait perdre même nos conquêtes
actuelles ; d’avoir toujours partagé la
joie et la peine de ses amis, comme
leurs amusements et leurs occupations
sérieuses ; d’avoir accordé la liberté de
parole indistinctement a tous ceux qui
étaient capables de trouver une idée
utile ; d’avoir eu des louanges pour la
vérité, de la haine pour la flatterie,
d’avoir distribué à beaucoup des
largesses de ses propres deniers, et
rendu tous les biens légués par des
citoyens qui avaient des enfants à ces
mêmes enfants, dans quel oubli
pourrait-il jamais être enseveli ? Aussi,
vous l’avez à juste titre appelé le patron
et le père de la patrie, vous l’avez,
entre autres honneurs, mainte fois élevé
au consulat ; et, en dernier lieu, vous
êtes allés jusqu’à le proclamer héros,
jusqu’à le déclarer immortel. Il n’est
donc pas convenable à nous de le
pleurer, mais de rendre présentement
son corps à la nature et de révérer son
âme comme celle d’un dieu. "

42

Voilà ce que lut Tibère. Ensuite le lit

1801
funéraire, relevé par les mêmes
porteurs qu’auparavant, passa par la
porte Triomphale, selon le décret rendu
par le sénat. En tête du cortège
marchaient les sénateurs et les
chevaliers, leurs femmes et les soldats
prétoriens venaient après eux, et, pour
ainsi dire, tout ce qui se trouvait alors
de monde dans Rome. Lorsque le
cadavre eut été placé au Champ de
Mars sur le bûcher, les prêtres, d’abord,
en firent tous le tour ; puis, les
chevaliers, tant ceux qui servaient dans
les légions que les autres, et les soldats
de la garde urbaine coururent en cercle
tout à l’entour de ce même bûcher,
quelques-uns jetant sur le corps toutes
les récompenses militaires qu’ils
avaient reçues de sa main pour leurs
exploits. Ensuite, des centurions,
désignés par décret du sénat, prenant
des flambeaux, mirent le feu au bûcher ;
pendant qu’il se consumait, un aigle,
qu’on lâcha, prit son essor, comme s’il
emportait au ciel l’âme du prince. La
cérémonie faite, on se retira ; mais
Livie resta cinq jours avec les premiers
des chevaliers, pour recueillir les
ossements de l’empereur défunt et les
déposer dans le monument.

1802
43

Le deuil dura, suivant la loi, peu de


jours pour les hommes ; pour les
femmes, un décret le prolongea une
année tout entière ; mais, pour dire le
vrai, le deuil, très restreint dans le
moment, fut général dans la suite.
Auguste, en effet, était d’un abord
également facile pour tous, et aidait
bien des citoyens de son argent ; il
accordait de grands honneurs à ses amis
et se plaisait à les entendre lui parler
librement. Un exemple à joindre à ceux
qui ont été cités plus haut, c’est
qu’Athénodore, s’étant fait porter,
comme une femme, en litière couverte
dans son appartement et s’étant tout à
coup élancé de cette litière l’épée à la
main, en lui disant : " Ne crains-tu pas
que quelqu’un ne vienne ainsi pour te
tuer ? " Auguste, loin d’en témoigner de
la colère, lui en sut gré. Voilà des traits
qu’on citait d’Auguste ; on disait aussi
que sa colère contre ceux qui l’avaient
offensé n’était pas sans bornes, et qu’il
tenait fidèlement sa parole, même à des
gens indignes. Ainsi, Corocottas,
brigand fameux d’Espagne, excita tout
d’abord sa colère à un tel point qu’il

1803
promit deux cent cinquante mille
drachmes à celui qui le prendrait vif ;
mais Corocottas étant venu
volontairement se livrer, loin de lui
faire aucun mal, il lui donna la somme
promise. C’est pour cela, et aussi parce
qu’en mêlant le gouvernement
monarchique de formes républicaines, il
conserva aux Romains leur liberté, leur
procura l’honneur et la sécurité, au
point qu’également à l’abri de la fougue
populaire et des excès de la tyrannie, ils
vécurent dans une sage liberté, sous une
monarchie inoffensive, soumis à un
prince sans être ses esclaves, gouvernés
avec les formes de la république, sans
être en butte aux discordes ; c’est pour
tout cela, dis-je, qu’il fut amèrement
pleuré.

44

Si quelques-uns se souvenaient de
ses premiers actes, c’est-à-dire de ceux
qu’il avait accomplis pendant les
guerres civiles, ils les attribuaient à la
nécessité des choses, et prétendaient
n’examiner ses sentiments qu’à partir du
jour où il avait eu seul le pouvoir sans
conteste ; car il se montra véritablement

1804
bien différent. C’est ce qu’on
reconnaîtra, si l’on se rend un compte
exact de chacune de ses actions. En
résumé, je dis qu’il a mis fin à toutes
les séditions, réformé et fortifié le
gouvernement en l’asseyant sur des
bases solides, de sorte que, si des actes
de violence ont eu lieu, comme c’est
l’ordinaire dans les révolutions
inopinées, il est plus juste d’en accuser
les circonstances que lui. Ce qui n’a pas
peu contribué non plus à sa gloire, c’est
la durée de son règne. La plupart et les
plus puissants citoyens du temps de la
république avaient péri ; ceux qui
vinrent après, ne l’ayant pas connue, et
élevés, sinon complètement, du moins
en grande partie, sous le régime
nouveau, non seulement ne lui étaient
pas opposés, attendu qu’ils en avaient
l’habitude, mais même lui étaient
favorables, voyant qu’il valait mieux et
offrait plus de sûreté que celui dont ils
entendaient parler.

45

Beaucoup le savaient du vivant


d’Auguste, mais ils le reconnurent bien
mieux encore, lorsqu’il fut mort ; car il

1805
est ordinaire à l’homme de moins sentir
son bonheur lorsqu’il est heureux, qu’il
ne le regrette lorsqu’il est malheureux.
Les événements le montrèrent bien
alors, à propos d’Auguste ; après avoir
fait l’épreuve de Tibère, qui lui succéda
sans lui ressembler, les Romains
redemandaient le premier. Les hommes
d’expérience purent immédiatement
conjecturer le changement qui allait
s’opérer : le consul Pompée, sorti pour
aller à la rencontre de ceux qui
rapportaient le corps d’Auguste, reçut
un coup à la jambe et fut ramené en
litière avec lui ; un hibou vint, le
premier jour où il y eut assemblée du
sénat après la mort du prince, se
percher de nouveau sur la curie et fit
entendre pendant longtemps des cris
lugubres. Au reste, la différence fut en
tout si grande entre les deux empereurs,
que quelques historiens ont soupçonné
Auguste d’avoir à dessein choisi Tibère
pour son successeur, bien que
connaissant parfaitement son caractère,
afin de se faire mieux apprécier lui-
même.

46

1806
Ces bruits cependant ne
commencèrent que plus tard à se
répandre. Pour l’instant, après avoir
mis Auguste au rang des immortels, on
institua en son honneur des flammes et
des sacrifices, avec Livie, qui déjà
avait reçu les noms de Julia et
d’Augusta, pour prêtresse. On permit à
Livie d’avoir un licteur dans l’exercice
de ses fonctions sacrées ; celle-ci fit
don de deux cent cinquante mille
drachmes à un certain Numérius Atticus,
sénateur qui avait exercé la préture,
pour avoir, à l’exemple de ce qu’on
rapporte de Proculus et de Romulus,
affirmé par serment qu’il avait vu
Auguste monter au ciel. Un sanctuaire,
décerné par le sénat et construit par les
soins de Livie et de Tibère, lui fut élevé
à Rome et dans plusieurs autres lieux où
les peuples lui en construisirent, les uns
volontairement, les autres malgré eux.
La maison où il était mort à Nole fut
convertie en temple. A Rome, pendant
la construction du sanctuaire, on plaça
une image de lui en or couchée sur un lit
dans le temple de Mars, et tous les
hommages qui devaient, dans la suite,
être rendus à sa statue, furent dès lors
accordés à cette image. En outre, un

1807
décret défendit de porter son image
dans aucune pompe funèbre, ordonna
qu’à son jour natal, les consuls
donneraient des jeux avec des prix
égaux à ceux des fêtes de Mars ; et que
les tribuns du peuple, dont la personne
était sacro-sainte, célébreraient les
Augustales. Ces magistrats remplirent
toutes les formalités usitées en pareille
circonstance, c’est-à-dire qu’aux jeux
du cirque, ils firent usage de la toge
triomphale, sans cependant monter sur
le char. A part cela, Livie donna en son
propre nom pendant trois jours, sur le
Palatin, des jeux que célèbrent toujours
les divers empereurs qui se succèdent.

47

Ces décisions rendues en l’honneur


d’Auguste furent prises, en apparence
par le sénat, en réalité par Tibère et par
Livie : car, au milieu des résolutions
proposées par les uns et par les autres,
on décida que Tibère recevrait des
sénateurs des mémoires écrits dans
lesquels il choisirait ce qu’il voudrait.
Si j’ai ajouté le nom de Livie, c’est
qu’elle aussi s’occupait des affaires
comme si elle eût eu le pouvoir

1808
suprême. A cette époque, un histrion
ayant refusé de paraître sur le théâtre,
aux Augustales, pour le prix fixé, une
sédition éclata parmi les plébéiens, et
le trouble ne s’apaisa que quand les
tribuns du peuple eurent, le jour même,
assemblé le sénat et lui eurent demandé
la permission d’excéder les dépenses
réglées par la loi.

Fin du Livre LVI

1809
Tome I Titre

HISTOIRE ROMAINE
DE
DION CASSIUS
PARIS. - TYPOGRAPHIE DE
FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE
JACOB, 56.
HISTOIRE ROMAINE
DE
DION CASSIUS,
TRADUITE EN FRANÇAIS,
AVEC DES NOTES
CRITIQUES, HISTORIQUES,
ETC.,
ET LE TEXTE EN REGARD,
COLLATIONNÉ
SUR LES MEILLEURES
ÉDITIONS, ET SUR LES
MANUSCRITS DE ROME,

1810
FLORENCE, VENISE, TURIN,
MUNICH, HEIDELBERG,
PARIS, TOURS, BESANÇON.
PAR E. GROS,
INSPECTEUR DE
L’ACADÉMIE DE PARIS.
OUVRAGE CONTINUÉ
PAR V. BOISSÉE
TOME DIXIÈME
PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT
FIRÈRES,
IMPRIMEURS DE L’INSTITUT,
RUE JACOB, 56
1870.
HISTOIRE ROMAINE
DE
DION CASSIUS
PARIS. - TYPOGRAPHIE DE
FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE
JACOB, 56.
HISTOIRE ROMAINE
DE
DION CASSIUS,
TRADUITE EN FRANÇAIS,

1811
AVEC DES NOTES
CRITIQUES, HISTORIQUES,
ETC.,
ET LE TEXTE EN REGARD,
COLLATIONNÉ
SUR LES MEILLEURES
ÉDITIONS, ET SUR LES
MANUSCRITS DE ROME,
FLORENCE, VENISE, TURIN,
MUNICH, HEIDELBERG,
PARIS, TOURS, BESANÇON.
PAR E. GROS,
INSPECTEUR DE
L’ACADÉMIE DE PARIS.
OUVRAGE CONTINUÉ
PAR V. BOISSÉE
TOME DIXIÈME
PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT
FIRÈRES,
IMPRIMEURS DE L’INSTITUT,
RUE JACOB, 56
1870.
Un dernier volume, contenant la
Table alphabétique, paraîtra
prochainement.

1812
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1814

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