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Revue des études byzantines

Le Diippion. Étude historique et topographique


C. Mango

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Mango C. Le Diippion. Étude historique et topographique. In: Revue des études byzantines, tome 8, 1950. pp. 152-161;

doi : https://doi.org/10.3406/rebyz.1950.1027

https://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_1950_num_8_1_1027

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LE DIIPPION. ÉTUDE HISTORIQUE
ET TOPOGRAPHIQUE (*)

Ce quartier de Constantinople, voisin de l'hippodrome, a fait l'objet


de plusieurs études qui ne semblent pas encore avoir élucidé son
emplacement exact. Celui-ci a cependant une grande importance pour
l'intelligence des faits qui s'y sont déroulés à l'époque byzantine. Tout en
retraçant son histoire, notre but est d'en déterminer la position et par
conséquent celle de son principal ornement, l'église de Saint- Jean-
l'Évangéliste.
Laissons de côté pour le moment cette église pour étudier les textes
qui parlent du Diippion. Les uns sont tirés des chroniqueurs, les autres
du Livre des cérémonies.
A l'automne de 743, Constantin V triomphait du prétendant Arta-
vasde. « Pendant qu'il (l'empereur) célébrait les jeux, il fit entrer
Artavasde avec ses fils et ses amis enchaînés par le Diippion, ainsi que
le faux patriarche Anastase qu'il avait aveuglé en public, assis à
rebours sur un âne, et il les exhiba après les avoir introduits dans
l'hippodrome » (2). D'après les chroniqueurs le châtiment de
l'iconoclaste Anastase avait été prédit en 729 par le patriarche Germain. En
effet, Anastase, dans son empressement à se présenter devant
l'empereur, marcha sur la robe du pontife qui se retourna en disant : « Ne te
presse pas, tu passeras toujours assez tôt par le Diippion » (3).
Le 7 octobre 766, eut lieu l'exécution du patriarche Constantin IL
« Le jour suivant, qui était consacré aux jeux de l'hippodrome, ils lui
épilèrent le visage, lui arrachèrent la barbe, les cheveux, et les sourcils.
(1) Principaux ouvrages à consulter : Ducange, Constantino polis Christiana, 1. IV, c. V,
xii, p. 113 (éd. de Paris = p. 77, éd. de Venise); Banduri, Imperium Orientale, II, 483-484
(éd. de Venise); Labarte, Le palais impérial de Constantinople, pp. 34-35; Paspati,
'Ανάκτορα, pp. 115-117; Constantios (Patriarche), Κωνστάντιας, 1824, p. 81; Συγγραφαί
αί έλά-σοντες, p. 383; Se. Byzantios, Ή Κωνσταντινούπολις, Ι, 450; Mordtmann,
Esquisse, nos .7, 112, 113, 117; Unger, Quellen, p. 247 sq; J. P. Richter, Quellen, p. 211Î
Laskin dans Vizantijskij Vremennik, VI, 1897, 137-139; M. Gédéon, art.
Κωνσταντινούπολις dans le Λεξί'.ον 'Ιστορίας xai Γεωγραφία: de Boutyras et Karydès, III, 952;
Stephan us, Thes. Ling. Graec. sous Διίππιον.
(2) Theophane, ed. de Boor, I, 420; Bonn, I. 648; Cédrénus, Bonn, II, 6; cf. Zonaras,
XV, Bonn, 268; Georges Hamartolos, PG, CX, 936.
(3) Theophane, ed. de Boor, I, 408; Bonn, I, 628; Cédrénus, Bonn, I, 798.
LE DIIPPION 153

Le revêtant d'une tunique de soie sans manches, ils le juchèrent à


rebours sur un âne sellé dont ils le forcèrent à tenir la queue. Ils
l'emmenèrent ainsi à l'hippodrome à travers le Diippion, tandis que
toute la populace le maudissait et crachait sur lui » (1).
Le Livre des cérémonies parle à trois reprises du Diippion. Voici les
passages d'après la traduction de l'abbé A. Vogt : « Ensuite l'une et
l'autre faction amènent les chevaux à l'hippodrome, les font entrer
par le Diippion et la prototyre et les exposent en public chantant les
chants habituels jusqu'à la Sphendoné » (2). « Lorsqu'ils ont
complètement organisé ces quatre courses, ils s'en vont dans le lieu où l'on garde
l'urne et examinent le programme, puis, lorsque l'empereur monte,
ils ouvrent le Diippion (άπολύουσιν τχ Διίππια), le maxillärios se
met à sa place ainsi que les deux députés... » (3). « Les trois courses
achevées, après la troisième course, l'actuarios, sur un ordre, fait
signe avec la main, tenant un mouchoir, à l'administration urbaine, et,
du Diippion, elle se met en marche en deux groupes. Étant arrivés aux
tribunaux, ils (les deux groupes) commencent à dire en se répondant :
d'une part, une faction : « Voici le printemps, le beau printemps qui,
de nouveau, surgit »; d'autre part, l'autre faction : « qui apporte la
santé, la joie et la prospérité » (4).
De ces divers textes il ressort clairement que le Diippion se trouvait
aux portes mêmes de l'hippodrome et en constituait une sorte de
vestibule. L'expression άπολύουσιν τα Διΐππια signifie sans doute
« ils ouvrent les carceres », ce qui démontre leur contiguïté. Elle nous
porte même à faire dériver le mot Diippion du verbe δι ιππεύω,
qui veut dire « passer à cheval » et que l'on rencontre souvent chez les
auteurs byzantins au sens propre comme au sens figuré (5). De son côté
Suidas explique le terme διϊππασία par των ίππων άμιλλα, lutte des
chevaux (à la course) (6). Nous ne croyons pas nous tromper en tirant
l'origine du mot Diippion des courses de l'hippodrome.
Il n'y a pas à tenir compte de l'étymologie par trop naïve que l'on
rencontre dans les Patria avec une. historiette apocryphe qu'il faut tout
(1) Théophane, éd. de Boor, I, 408; Bonn, I, 628; Cédrénus, Bonn, I, 798.
(2) De cer., Bonn, I, 341; ed. Vogt, II, 143.
(3) Ibid., Bonn, 352; ed. Vogt, II, 153 :
(4) Ibid., Bonn, 366; ed. Vogt, II, 165-166.
(5) Έλλη-ικας Φιλολογικός Σύλλογο:, t. XVI,1 suppl., p. 44 : καταμηνύουσίν ου-, αϋν'κα τ<7>
βασΟεί έκεΐσε πι-,υ διϊππεύοντί. Pour le sens figuré, voir Nicéphore, Op'uscula historien, éd.
de Boor, 7, 68, 113; Eusèbe, Vita Const., ed. Heikel, III, 90; ΐριαχονταετηρι/ος du Syllogue
littéraire grec, 198, 201, 207, 258. D'autres exemples, tirés pour la plupart des écrivains
anciens, sont donnés dans Stephanus, Thés. Ling. Graec. et Sophokles, Greek Lexikon,
sous δΓππεύω.
(6) Voir άηππασία, διϊππασία, έφίππιον.
154 ÉTUDES BYZANTINES
de même rapporter ici. Phocas, envoyé par les légions impériales de
Lombardie pour présenter leurs revendications au sujet de la solde,
pénètre dans l'hippodrome tenant une pétition au bout d'une lance.
L'empereur Maurice le fait fouetter, et Phocas s'enfuit sur les chevaux
de poste, dont la première station était au Diippion. Pour empêcher la
poursuite, il fait couper les jarrets des chevaux à chaque relais. Quand il
monte sur le trône, il érige un monument représentant deux chevaux
de poste aux jarrets tranchés pour rappeler cet événement, d'où le
nom de Diippion (1). Il n'est pas nécessaire de réfuter cette fable dont
on ne trouve pas trace chez les chroniqueurs. Il se peut que le
monument ait existé, bien qu'il ne soit signalé par aucun autre texte, mais
l'étymologie qu'en tire l'auteur des Patria ne saurait être retenue.
L'abbé A. Vogt pensait qu'au Diippion se trouvaient les écuries des
Verts et des Bleus et qu'on y amenait les chevaux la veille des
courses (2). Les grandes écuries des factions étaient établies loin de là,
on ne sait en quel endroit (3). Cependant l'affirmation de Vogt que les
écuries du Diippion étaient construites comme des ailes de chaque côté
de l'entrée de l'hippodrome ne peut s'appuyer sur aucun texte et
demeure par le fait même douteuse. Le Livre des cérémonies est d'ailleurs
seul à en parler.
Il ressort nettement des sources que nous venons de citer que le
Diippion se trouvait aux portes mêmes de l'hippodrome et non pas
ailleurs. C'est donc là qu'il faut chercher l'emplacement de l'église de
Saint- Jean-1'Évangéliste. Avant, d'aborder cette question quelque peu
délicate, il convient de retracer brièvement l'histoire de ce sanctuaire.
Il fut commencé, dit-on, par Phocas (602-610), qui l'orna de deux
mosaïques représentant Constantin et Hélène et le dédia à saint Phocas,
mais la chute de l'empereur arriva avant qu'il put poser la toiture.
L'édifice fut terminé par Héraclius et mis sous le vocable de saint Jean
l'évangéliste (4). Le cod. Paris, gr. 1788 affirme bien que ce fut Romain
Lécapène (920-924) qui acheva la construction de l'église (5), mais il
s'agit très probablement d'une restauration, car on ne peut guère
(1) Ed. Th. Preger, II, 168-169; Codinus Bonn, 37 et variantes. Cf. Banduri, II, 483-
484.
(2) Livre des cérémonies, t. II, Commentaire, p. 128, et le plan à la fin du volume. Voir
aussi l'article du même auteur dans Byzantion, X, 477.
(3) Le cérémonial prescrit pour l'investiture d'un démarque (De cer., Bonn, 270-271;
ed. Vogt, II, 76) démontre que les grandes écuries étaient loin du Palais. S'agit-il de celles
qu'on appelait Prasina et qui, d'après les Patria s'élevaient près d'un asile de vieillards et
la maison d'Artavasde?, Tu. Preger, III, 239; Bonn, 92; Anonyme de Banduri, III, p. 50
éd. de Venise.
(4) Th. Preger, o. c, II, 168-169; Banduri, I, 11, 28.
(5) Th. Preger, o. c, II, 168 en note.
LE DIIPPION 155

imaginer que l'édifice soit resté trois siècles sans être terminé. Le
Synaxaire de Sainte-Sophie, qui remonte à l'an 880 environ, parle de
l'église comme d'un sanctuaire en exercice (1). Bien plus on voit
pendant le patriarcat de Paul II (641-654) un scribe nommé Théodore
habiter εις τον άγιον Ίωαννοφωκαν (2), ce qui semble confirmer le
récit des Patria et le double vocable du sanctuaire.
Cette église est certainement celle que les Synaxaires signalent près
de Sainte-Sophie, mais sans dire qu'elle était dans le Diippion, sauf en
un endroit (3). Elle renfermait deu-x martyria, celui de Saint-Phocas (4)
et celui de Saint-Tryphon (5). On y célébrait une dizaine de synaxes
particulières, dont la principale était sans doute celle de la fête de
l'apôtre saint Jean, le 26 septembre (6). Ce jour-là la cour impériale
se rendait au sanctuaire du Diippion, d'après le Livre des cérémonies (7),
ce qui enlève tout doute sur l'identification des deux édifices. La
dédicace de l'église était commémorée le 2 août (8).
Dans le narthex se trpuvait le tombeau de saint Georges le Jeune
qui mourut sous Jean Tzimiscès (969-976) (9). D'après la tradition, ce
personnage termina sa vie dans l'église même et son corps résista à
toute tentative faite pour l'enlever, en sorte qu'on l'ensevelit dans un
tombeau de marbre qu'Antoine de Novgorod vit en 1200, ainsi qu'une
pierre tirée du sépulcre de l'apôtre saint Jean sur laquelle la tête du
saint avait reposé (10). Cette pierre venait probablement d'Éphèse, où
le tombeau de l'Évangéliste était vénéré par des milliers de. pèlerins (11).
J. Ebersolt pense même que l'église du Diippion fut construite
expressément pour la recevoir (12), hypothèse que rien ne permet de vérifier.
D'après Antoine de Novgorod, l'église Saint-Jean du Diippion était
près de Sainte-Sophie (13). C'est ce que disent également les synaxaires :

(1) H. Delehaye, Synaxarium Ecclesiae Constantino ρ olotanae, 82; A. Dmitriewskij,


Typika, I, 9.
(2) Mansi, Sacr. concil. ampl. coll., XI, 596. C'est aussi l'opinion de J. Ebersolt,
Sanctuaires de Byzance, Paris 1921, 83.
(3) H. Delehaye, o. c, 530; M. Gédéon, Βυζαντινον έορτολόγιον, Constantinople,
1899, 134.
(4) H. Delehaye, ο. c, 70, 836.
(5) Ibid., 437; M. Gédéon, o. c, 66, 223. Mordtmann identifie à tort le martyrium avec
l'église Saint-Tryphon ià Βασίλί'σκου, Esquisse, n° 117, jp. 66. Cf. R. Janin, Études
byzantines, I, 133, 135.
(6) A. Dmitrievskij, o. c, I, 9; H. Delehaye, o. c, 82.
(7) De cer., II, 13; Bonn, 562; PG, CXII, 1036 A.
(8) H. Delehaye, o. c, 866.
(9) H. Delehaye, Syn. CF., 527-528, 530; M. Gédéon, o. c, 22.
(10) B. de Khitrowo, Itinéraires -russes en Orient, Genève, 1889, 107.
(11) H. Delehaye, Les origines du culte des martyrs, 174.
(12) Les sanctuaires de Byzance, 83.
(13) L. c.
156 ÉTUDES BYZANTINES

πλησίον της αγιότατης μεγάλης εκκλησίας. Les Patria précisent


davantage et disent qu'elle était au Milion (1). En outre, il ressort du
Livre des cérémonies qu'elle se trouvait sur la Mésé, entre le Milion et le
Prétoire, car le dimanche des Rameaux la cour impériale s'arrêtait aux
stations suivantes : à la voûte du Milion, à Saint-Jean le Théologien et
au Prétoire (2). Celui-ci était sur la gauche de la Mésé à peu près à
égale distance entre le palais de Lausus et le forum de Constantin. La
position du Diippion s'établit donc entre le Milion et le Prétoire, mais
il reste à déterminer de quel côté de la Mésé. Mordtmann (3), Konda-
kov (4), Antoniadès (5), Laskin (6), Bury (7) et E. Mamboury (8)
le mettent tous à droite, non loin de la citerne Basilisque. Cette opinion
nous paraît fausse et nous espérons le prouver.
Nous avons dit plus h:ut que le Diippion était certainement sur le
côté gauche de la Mésé, puisqu'il se trouvait à l'entrée de l'hippodrome.
Il est donc naturel que l'église Saint-Jean y fût également, à moins
que des sources précises ne viennent établir le contraire. Or ces sources
n'existent pas. Les textes que nous allons citer paraissent de prime
abord quelque peu ambigus, mais une étude attentive montre qu'ils
s'expliquent mieux dans l'hypothèse que l'église était sur le côté
gauche. Nos considérations prélalables sur la position du Diippion
viendront d'ailleurs renforcer notre thèse et en feront, croyons-nous,
une certitude.
Notre premier texte se rapporte à l'émeute qui éclata sur la place de
l'Augustéon, le 2 mai 1181, lors de la tentative faite pour enlever la
porphyrogénète Marie de l'église Sainte-Sophie, où elle s'était réfugiée
avec son époux, Renier de Monfterrat.
« Ainsi, après qu'on eut rassemblé une troupe nombreuse, composée
à la fois de corps orientaux et occidentaux, et après qu'elle eut été
concentrée dans le Grand Palais comme dans un camp commun, on
cherchait un endroit convenable par où l'on pourrait attaquer Sainte-
Sophie. Mais déjà la Césarissa se préparait à la résistance, désirant
trancher la question par la guerre. Tous les édifices contigus à la Grande

(1) Th. Preg.er, II, 168.


(2) De cer., Bonn, 375-376.
(3) Cf. plan de Constantinople publié dans son Esquisse.
(4) Vizantijskija Tserhvi i Pamyatniki Konstantinopolija Odessa, 1886, carte de
Constantinople, p. 103, n° 13.
(5) Ή εκφ,ιασίς τής άγια; Σοφίας, pi. II.
(6) Vizantijskij Vremennik, VI, 139.
(7) The Nika Riot dans Journal of Hellenic Studies, XVII, 112. Voir aussi son plan dans
l'édition de Gibbon, IV, app. II, 203.
(8) Dans Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts, XLIX (1934).
LE DIIPPION 157
Église du côté de l'Augustéon furent occupés par ses gens, qui grim--
pèrent aussi sur l'arc énorme qui s'élève au Milion, afin de livrer combat
aux forces impériales. Ses soldats pénétrèrent également dans l'église
d'Alexis qui est jointe à la place de l'Augustéon, et ils la gardaient.
De leur côté, les troupes impériales, sous la conduite d'un Arménien
nommé Sabbatius, s'élancèrent du Palais le samedi, 2 mai de la
15e indiction1, à l'heure de Matines, et s'emparèrent en premier lieu de
l'église Saint- Jean-le-Théologue, qui s'appelle le Diippion. Étant
montés sur le toit, ils poussèrent des cris confus. Mais quand le temps
de combattre fut arrivé — c'était la troisième heure et le forum était
plein de monde —- ils infligèrent bien des dommages aux gens de la
Césarissa qui combattaient de l'arc du Milion et de l'église d'Alexis,
en leur lançant des traits de leur position dominante, pareils aux coups
de la foudre qui frappent de haut en bas. Mais d'autres cohortes
guerrières sortirent du Palais, remplirent les passages et coupèrent les
voies étroites qui mènent à la Grande Église, en sorte que tout
moyen d'approcher étant impossible, le peuple renonça à secourir la
Césarissa » (1).
D'après ce récit, il est relativement facile de suivre les mouvements
des deux troupes en présence. Les impériaux tenaient le Grand Palais.
Les gens de la porphyrogénète Marie occupèrent le côté opposé de
l'Augustéon, y compris, pensons-nous, le patriarcat; leurs avant-
postes se trouvaient au Milion et à l'église d'Alexis, dont l'emplacement
exact est inconnu, mais qui était voisine de l'Augustéon. Probablement
par l'hippodrome qui communiquait avec le Palais, une troupe
impériale atteignit l'église Saint- Jean du Diippion et l'occupa sans
résistance, ce qui se conçoit aisément si elle était sur le côté gauche de la
Mésé. Si elle avait été du côté opposé, elle se serait trouvée en quelque
sorte derrière les lignes ennemies et n'aurait pas été livrée sans combat.
En s'emparant de cet édifice, les impériaux commençaient une
manœuvre d'encerclement pour priver la Gésarissa de tout secours populaire.
D'ailleurs du toit de l'église ils avaient beau jeu de cribler de traits leurs
adversaires (2).
Notre second texte est de 1402. Un décret du patriarche Mathieu Ier
du mois de juillet de cette année nous apprend qu'un certain Jean Méli-
donès s'occupait de l'église Saint-Jean du Diippion en qualité de

(1) Nicétas Choniatès, Bonn, 306-309.


(2) Le texte de Nicétas a été discuté par Laskin, o. c, 138, par E. Mamboury, o. c,
col. 56-59 et par R. Guilland, Π=ρί τήν Βατίλ.-ιον τάξιν Κωνσταντίνου Ζ ' τοϋ Πορφυρογέννητου,
'ϋπετηρις εταιρείας βυζαντινών σπουδών, XVIII, Athènes 1948, 166.
158 ÉTUDES BYZANTINES

fondateur et qu'il avait dépensé beaucoup d'argent pour réparer la


partie occidentale qui menaçait ruine et pour embellir le sanctuaire.
Afin de reconnaître ces services, le patriarche lui accordait le terrain
situé près de l'hippodrome, en face de la colonnade de l'église, « jadis
habité et maintenant à peu près désert », « depuis la rue montante
jusqu'au portique public » (1). On ne peut expliquer logiquement ce
texte qu'en plaçant Saint-Jean du Diippion à gauche de la Mésé. En
effet, si l'église avait été à droite, le terrain vague accordé à Jean
Mélidonès aurait englobé la Mésé ou lui aurait été parallèle et donnant
donc directement sur le portique public. Dans notre hypothèse au
contraire, le terrain était entre l'hippodrome et la façade occidentale
de l'église; il se continuait vers le nord jusqu'au portique public.
L'église Saint-Jean du Diippion ne disparut pas au moment de la
conquête turque (1453). On la retrouve à maintes reprises au cours
des xve et xvie siècles, mais transformée en ménagerie par les sultans.
Le premier auteur qui en parle est probablement Arnold von Harfï
(1499) (2). Pierre Gylles la mentionne également... et ex aede diui
Ioannis Theologi, quam Constantino ρ olitani dicunt earn esse, ubi iam
leones Regis stabulantur, vicinam Hippodromo... (3). Belon (1546-
1549) lui consacre aussi quelques mots : « vne église antiqve, tout
ioignant le Hippodrome : et à chasque coing de l'église il y a un lion
attaché » (4). Sanderson (1594), dont la description de Constantinople
fut rédigée par un docteur juif, nous donne un renseignement
intéressant : « At the end of this place (l'hippodrome), towards the Sofia,
ar also to be seene cartayne ruins of a great circle of a theator wich
was ther, where the people satt to see the playes that ther weare
shewed. Now it is a place wherin lions and other animals of the Great
Türke are kept » (5). Ces ruines sont sans doute celles des carceres qui
apparaissent sur une vue vénitienne bien connue. La ménagerie devait
se trouver tout près.
Nous pouvons signaler aussi les témoignages de Philippe Du Fresne-
Canaye (1573) (6), de Stephan Gerlach (1573-1578) (7), de Fynes Mory-

(1) Miklosich et Müller, Acta et diplomata graeca medii aevi, II, 495-496.
(2) Traduction de Malcolm Letts, Hakluyt Soc, 2« série, n° XCIV, 1946, pp. 241-242,
244.
(3) De topographia Constantinopoleos, II, 23; Lyon, 1561, 124.
(4) Les observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, etc.,
Paris 1553, 74. Voir aussi Carlier de.Pinon, Voyage en Orient (1579), éd. E. Blochet,
Paris 1920, 87.
(5) Travels, Hakluyt Soc, p. 76.
(6) Le voyage du Levant, éd. H. Häuser, 100.
(7) Tagebuch, Francfort, 1674, 79.
LE DlIPPION 159
son (1597) (1) et de Pietro délia Valle (1614-1615), qui parle d' « vne
belle Église des anciens Chrestiens, laquelle paroissoit à la teste de
(l'hippodrome) et qui a esté ruinée et convertie par les Tvrcs a d'autres
vsages » (2). L'église existait donc encore au début du xviie siècle.
Cependant une note d'un évangéliaire du mont Athos (cod. Ε 136 de
Lavra) dit qu'elle fut renversée par un tremblement de terre, le
10 septembre 1510; le texte spécifie qu'elle était près de l'hippodrome
et abritait les lions (έν φ ήσαν ·οί λέοντες πλησίον τοΰ ιπποδρομίου (3).
Ou cette destruction ne fut pas complète ou l'édifice fut suiRsamment
réparé pour continuer à servir de ménagerie.
Les documents turcs, encore très imparfaitement connus, fournissent
quelques données complémentaires sur la ménagerie, qu'ils situent
entre le palais d'Ibrahim Pacha et la mosquée Firuz Agha (4). Il semble
bien qu'elle est représentée sur une vue de Stamboul à vol d'oiseau,
dessinée au commencement du xvie siècle (5).
Au cours du xvne siècle, les animaux sauvages du sultan furent
transférés dans un autre édifice également voisin de l'hippodrome. Son
emplacement entre Sainte-Sophie et la mosquée Sultan-Ahmet peut
être déterminé avec certitude, car le monument figure sur le plan de
Kaufïer et Lechevalier (1776-1786). Dans le grand ouvrage de Choiseul-
Gouffier (6), qui contient le même plan avec quelques additions et
corrections, cette nouvelle ménagerie est désignée sous le nom d' « église
ancienne ». En effet, c'est bien une église byzantine qu'ont visitée
Du Loir (1639-1641) (7), Thévenot (1655-1656) (8), Tournefort
(1700) (9) et Dallaway (1795) (10). Nous voulons surtout attirer
l'attention des spécialistes sur une gravure exécutée en 1786 et qui fait partie
du Museum Worsleyanum. C'est une vue de Sainte-Sophie prise d'un
des minarets de la mosquée Sultan-Ahmet. A main droite, à l'endroit
même où le plan de Lechevalier place la ménagerie, s'élève la coupole

(1) An Itinerary, etc., Glasgow, 1907, II, 96. Moryson dit cependant que les animaux
sauvages se trouvaient dans les ruines d'un palais sur les murailles maritimes.
(2) Voyages, Paris 1670, I, 31.
(3) Γρηγόριος ό Παλαμά:, Ι, 1917, 419.
(4) Cf. Ibrahim Hakki Konyali Istanbul Saraylari, 101, 16Γ. Un document de 1563
mentionne une boutique qui avoisinait à la fois la ménagerie et la rue Divanyolu. Cf.
Ibrahim Harki Konyali, Mimar Koca Sinan, 1948, 24.
(5) Publiée et discutée par A. Gabriel, Syria, IX, pi. XXV et p. 337.
(6) Cf. Resad Ekrem Koçu, Istanbul Ansiklopedisi, II, n° 20 sous Arslanhane.
(7) Les voyages du sieur Du Loir, Paris 1654, 50.
(8) Relation d'un voyage fait au Levant, Paris 1665, lre partie, ch. XVI.
(9) Relation d'un voyage du Levant, 1717, I, 360.
(10) Constantinople ancieni and Modem, Londres, 1797, 98.
160 ÉTUDES BYZANTINES

d'une église byzantine; son haut tambour percé de sveltes fenêtres est
tout à fait caractéristique (1).
Cette ménagerie périt dans l'incendie de 1808, et sur son
emplacement s'élevèrent en 1813 les casernes des cebeci (armuriers) (2). Les
animaux sauvages furent de nouveau transportés à l'hippodrome.
Se. Byzantios pensait que la vieille bâtisse qui les abrita alors était
peut-être l'église Saint- Jean-Chrysostome (3). S'agit-il de l'édifice
primitif, celui que P. Gylles et tant d'autres voyageurs ont visité.
Nous l'ignorons. En tout cas leur position est à peu près identique.
Comme les animaux sauvages furent finalement transférés au château
des Sept-Tours en 1831-32 (4), il est probable que l'édifice était alors
complètement ruiné. Lors de la constrution du café qui se trouve encore
au nord-est de l'hippodrome, Paspati y vit des murs byzantins qu'il
prit à tort pour le Cathisma. C'était peut-être les restes de l'église Saint-
Jean du Diippion.
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce qui précède? A notre
avis, la première ménagerie est bien l'église Saint-Jean du Diippion
réparée en 1402. Pourquoi en effet rejeter une tradition si tenace qui
identifie les deux édifices, puisque l'emplacement que les textes
byzantins donnent au sanctuaire correspond exactement à celui de la
ménagerie turque. Or, par une curieuse coïncidence, qui ne peut être
fortuite, quand les animaux sont transportés au xvine siècle dans une
bâtisse voisine, il s'agit encore d'une église byzantine d'époque assez
basse. On confond les deux et dans la seconde on voit encore l'église
Jean-1'Évangéliste. Enfin l'identification de Saint-Jean du Diippion
avec les ruines démolies lors de la construction du café turc situé au
nord-est de l'entrée de l'hippodrome peut être considérée comme
probable.
On voit par notre travail que l'étude attentive des textes permet
d'apporter des précisions nouvelles sur l'emplacement de monuments
byzantins dont le site était pourtant considéré comme solidement
établi. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, car on a déjà bien des exemples
qu'il ne faut pas suivre à l'aveugle les identifications faites par les

(1) Museum Worsleyanum, II, Londres 1794, 107.


(2) Se. Byzantios, o. c, I, 32.
(3) Ibid., I, 253, L'auteur a probablement voulu parler de l'église de l'évangéliste. Si
étonnant que cela paraisse à cause de sa renommée, saint Jean Chrysostome n'eut
probablement pas d'autre église dans la capitale que celle en l'honneur de laquelle saint
Théodore Studite écrivit un distique, PG, CV, 961.
(4) Se. Byzantios, l. c. ; Encyclopédie de Γ Islam, sub verbo Constantinople, 894.
Illustration non autorisée à la diffusion
LE DIIPPION 161

auteurs modernes, parfois insuffisamment informés, et dont les


conclusions auraient dû être acceptées comme provisoires.
C. Mango.
St-Andrews (Ecosse).

Note.- — On peut nous objecter, à propos de l'identification faite par


nous de l'église Saint-Jean du Diippion avec celle de l'apôtre que les
Synaxaires placent près de Sainte-Sophie, qu'elle est inadmissible à
cause de la distance qui séparait ces deux monuments et qui est
d'environ trois cents mètres. Cependant pour qui se trouve à l'emplacement
probable de Saint-Jean du Diippion cette objection paraît peu fondée,
car l'église était à un niveau supérieur et l'on a l'impression d'être
dans le voisinage presque immédiat de Sainte-Sophie. Celle-ci est
d'ailleurs le seul point de repère important de cet endroit et l'on
comprend que les Synaxaires s'en soient servis.
C. M.

ADDENDUM

Le patriarche Macaire d'Antioche nous fournit un témoignage


précieux sur l'Arslan Hané de l'Hippodrome qu'il visita en 1652.
C'était, dit-il, une église basse qui possédait des mosaïques en bon
état. Un peu plus haut il vit une église élevée à coupole, sans doute
celle de Sainte-Euphémie (Patrologia Orientalis, t. XXII, p. 99).
Il convient de signaler aussi le voyageur anglais Thomas Smith (1673),
qui écrit : « Lustrum istud, quo leones, leopardi, caeteraeque sylvestres
forae includuntur, olim fuisse ecclesiam τη Παναγία sacram a Graecis
accepi. Unicum versiculum illic inscriptum, cum caeteri vix legi
potuissent, hic appono : Κατά Σκυθών επνευσας θερμον εν μάχαις »
(Opuscula, Rotterdam, 1716, p. 121).
Je tiens à remercier le Dr A. -M. Schneider qui m'indiqua ces deux
passages.
C. M.

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