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Revue des Études Grecques

La prétendue initiation de Pythagore à Délos


Fernand Chapouthier

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Chapouthier Fernand. La prétendue initiation de Pythagore à Délos. In: Revue des Études Grecques, tome 48, fascicule 226-
227, Juillet-septembre 1935. pp. 414-423;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1935.7213

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1935_num_48_226_7213

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LA PRÉTENDUE INITIATION

DE PYTHAGORE A DÉLOS (1)

Depuis Lobeck, les érudits s'accordent à penser (2) que Jam-


blique, dans sa Vie de Pythagore, signale l'existence à Délos
de mystères cabiriques ; ils produisent comme témoignage une
phrase du chapitre XXVIII où le nom de l'île d'Apollon fait
immédiatement suite à celui de Samothrace. Certains ont été
plus loin encore : lisant, à plusieurs reprises, la relation d'un
double voyage de Pythagore à Délos (3), ils ont pensé que la
phrase qui nous occupe était une nouvelle preuve de ce séjour ;
qu'en d'autres termes, le philosophe aurait connu dans l'île
le secret des mystères (4). Comme ce serait l'unique mention

(1) Louis Méridier avait bien voulu s'intéresser et participer à cette recherche
(cf. p. 423, n. 1) ; je tiens à donner une pensée à sa mémoire, au moment où je
.remets l'article à la revue qu'il dirigea si longtemps.
(2) Lobeck, Aglaophamus, p. 1250, cite le texte sans commentaire ; il l'analyse,
p. 248, mais du seul point de vue des rapports entre le Pythagorisme et l'Or-
phisme, sans discuter la présence de Délos ; Bloch, Lexikon de Roscher, s. v.
Theoi Megaloi, y voit une allusion à des mystères déliens; même conclusion
dans Kern, Real-Encyclopadie, s. v. Kabeiros, p. 1411 : « Mysterien auf Delos
erwahnt Iamblich ». L'index de l'éd. Didot de Diog. Laert. donne, au mot Delus,
l'indication: Deli mysteria, Iambi. 151.
(3; Pythagore aurait fait un premier voyage à Délos, dans son enfance, et il
aurait été prêtre d'Apollon Génètôr, cf. le doublet Iambl. 25 et 35; il y serait
revenu pour assister, à sa mort, son maître Phérécyde, Iambl. 184 et 252 = Diog·
Laert., VIII, 40.
(4) Nauck, éd. du De Vita Pythagorica, index, s. v. Delum adiit Pythagoras ;
Kern, RE, s. v. Kabeiros, p. 1410 : « die Nachricht bei Iamblichus dass sich
Pythagoras auch in Imbros, Samothrake und Delos aufgehalten habe um Weisheit
zu schôpfen » ; Lebègue, Recherches sur Délos, p. 279 : « Pythagore vint rendre
hommage à la sainteté du lieu, s'initier aux mystères de Délos » ; cf. Vallois, BÇH,
1931, p. 363.
LA PRÉTENDUE ΐΝΓΓΙΑΤΙΟίΜ DE PYTHAGORE A DÊLOS 4i5
littéraire de ce culte délien, il convient d'examiner de près la
qualité de l'argument.

Du milieu de la compilation tardive que fit naître au 111e ou


au ive siècle de notre ère la légende pythagoricienne, un
paragraphe se détache, dont on ne trouve pas l'équivalent dans les
Vies contemporaines: c'est l'analyse détaillée d'un ίερος λόγος
que Pythagore aurait composé (1). 11 est aussi malaisé d'en
fixer la provenance que la date ; E. Rohde, qui s'est appliqué
à une étude minutieuse de l'opuscule (2), ne l'attribue ni à
Nicomaque ni à Apollonios_, les deux sources essentielles de
la compilation, toutes deux des environs du ier siècle de notre
ère (3). Isidore Lévy a décelé une troisième source anonyme,
mais sans se prononcer sur l'appartenance du passage en
question (4). Il y a apparence qu'il ait été conçu, lui aussi, vers
les débuts de l'empire romain, quand la légende connut un
regain de vitalité. C'est l'époque où l'on rattache à l'autorité
de Pythagore toutes les prescriptions, tous les rituels. Le
philosophe, selon Jamblique, en aurait présenté un règlement
synthétique dont il aurait emprunté les éléments aux théologies
et aux cultes les plus divers ; voici comment il aurait procédé
(je cite le texte du dernier éditeur) (S) : ετι δέ οασι και σύνθετον
αυτόν πονησαΐ. τήν θείαν φιλοσοίρίαν και θεραπείαν, α piv ριαθόντα
παρά των Ορφικών, α δε παρά των Αιγυπτίων ιερέων, α δε παρά
Χαλδαίων καΐ μάγων, α δέ παρά της τελετής της εν Έλευτΐνι γινο-

.(1) Ce passage forme un tout continu qui comprend les § 151-156 inclus (éd.
Nauck, p. 110-114).
(2) Rohde, Die Quellen des lamblichus in seiner Biographie des Pythagoras,
Rhein. Mus., 1872, p. 46 (= Kleine Schriften, II).
(3) Sur les limites de la vie et de l'activité de Jamblique, cf. Bidez, REG, 1919,
p. 32 ; Lévy, Sources de la légende de Pythagore^ p. 88. Christ, Litleraturges-
chichte6, II, p. 1052, a proposé des dates un peu différentes. L'opuscule faisait
partie d'un vaste ouvrage sur la doctrine pythagoricienne, Christ, ibid β, ρ. 1053.
(4) Lévy, Sources de la légende de Pythagore, p. 102 sqq.
(5) Iamblichi, De vita pythagorica liber, ad fidem codicis florentini recensuit
Nauck (1884), p. 11O-1H..
4l6 FEttNAND CHAPOUTHlER.
ριένης, εν "Ιμβρφ τε καΐ Σαρ,οθρφκτρ και Δήλψ, και ει τι παρά τοις
κοινοΐς, καΐ περί τους Κελτους δε καΐ τήν Ίβηρίαν. On ajoute qu'il
(Pythagore) rassembla en un corps de doctrines la philosophie et
le service divins, ayant appris tel détail des Orphiques, tel autre
des prêtres Égyptiens, tel autre des Chaldéens et des Mages, tel
autre de la cérémonie mystique qui se célèbre à Eleusis, à
Imbros, à Samothrace et à Délos, et de celles qui ont lieu aussi
chez les {?), s1 adressant même au pays des Celtes et à Tlbérie.
On voit clairement le mouvement de la phrase ; avec
l'excellente correction de ει' τι pour αεί τι, qui remonte à Scaliger (1),
la proposition se déroule avec logique : elle énumère l'une
après l'autre les sources où le réformateur vint puiser. Dans
cette liste de prêtres, de lieux et de peuples, deux termes seuls
choquent et veulent être améliorés : l'un, κοινοϊς, est
inintelligible ; l'autre, Δήλφ, me paraît inadmissible.

Le premier a depuis longtemps sollicité la sagacité des


érudits ; on voit bien qu'il nous dissimule le nom d'un peuple,
mais lequel ? Certains (2) s'en sont tenus au terme le plus
vague :'λοιποΐς, qui n'a que le mérite de la banalité ; cette
lecture ne met en repos ni la paléographie ni la logique : entre
la mention précise des lieux précédents, la mention non moins
précise des peuples qui suivent, on ne peut s'en être tenu à
une indication aussi sommaire. Aussi la plupart des
commentateurs ont-ils songé à une restitution qui ménageât mieux le
passage entre les terres grecques et les terres occidentales :
περιοικοίς propose Nauck (3), ce qui est encore bien vague,

(1) Nous disposons, pour l'établissement du texte, d'un manuscrit essentiel, le


Florentinus, qui, comme l'a marqué Nauck, semble à l'origine de tous les autres,
p. xliv ; c'était aussi l'opinion de Cobetqui le premier collationna le manuscrit.
Un manuscrit secondaire est le Parisinus 2093, à la Bibliothèque Nationale. Un
troisième est le Cizensis. Les trois manuscrits reproduisent ici les mêmes erreurs.
Ils appartiennent aux xive, xve et xvie siècles.
(2) Conjecture de Kuster, l'un des premiers éditeurs de Jamblique, Amsterdam,
1707.
(3) Op. laud., p. Ill ; il mentionne la plupart des conjectures de ses
prédécesseurs.
LA PRÉTENDUE INITIATION ÙE PYTHAGOKÊ A DÉLOS 417

θούσκοις ou Τουσκανοΐς lisent Loganus (1) et E. Rohde (2). La


solution est beaucoup plus satisfaisante. La dernière surtout a
le double avantage de s'expliquer par d'aisées modifications
graphiques (3) et de nous fournir un peuple qui, pour quj
vient d'Egée, est sur le chemin des Ibères; on alléguera en
outre que les Toscans ou Etrusques avaient comme les Grecs
l'art des cérémonies secrètes, qu'on signalait dans leur pays' la
dévotion aux Kabires (4) et que Platon parle de leurs mystères
et de leurs incantations (S). Malheureusement, en ce cas, ils
sont toujours appelés Tyrrhenes (6) ; nous perdons du même
coup le bénéfice paléographique qui n'était obtenu qu'à l'aide
d'un mot à peu près inusité. J'ajouterai que ces mystères
tyrrhéniens ne paraissent pas avoir mérité le renom que leur
eût supposé l'auteur et que d'autre part la mention faite des
Latins au début de la phrase suivante (7) rend fort
invraisemblable qu'il ait été déjà question ici des mêmes peuplades ou
de peuplades voisines. Aussi bien, à raisonner comme nous
avons fait avons-nous mal pris notre point de départ : nous
avons admis que l'ordre suivi était géographique, ce que
contredit le 'Ορφικοί, par quoi débute l'énumération. Les deux
termes φιλοσοφία et θεραπεία suggèrent une ordonnance
différente : l'auteur a commencé par les théologies et les systèmes
pour finir par les rituels ; après la sagesse, les coutumes ;

(1) Je n'ai pas réussi à faire la lumière sur ce commentateur cité par Nauck.
(2) Mentionné par Nauck dans les Addenda, p. lxxiv.
(3) Le Τουσ initial du mot s'engloutit dans le τοις de l'article (haplographie) ;
κανοις se corrompt aisément en κοινοις.
(4) Clém. Alex., Protr., II, 4 : αύτώ γαρ δη τούτω τώ άδελφοκτόνω (les Kabires)...
εις Τυρρηνίαν κατήγαγον ... κάνταΰθα διατριβέτην, ... την πολυτίμητον ευσέβειας
διδασκαλίαν ..'. θρησκεύειν παραθεμένω Τυρρηνοΐς. Cf. encore Denys d'Halicar-
nasse, I, 23.
(5) Plat., Leg., V, 738 c : πείσαντες δέ θυσίας τελεταΐς συμμίκτους κατεστήσαντο
εΐ'τε αύτόθεν έπιχωρίους εΐτ' ουν Τυρρηνικας εΐ'τε Κύπριας (cité par Rohde à l'appui de
sa correction).
(6) Noté déjà par Nauck, p. lxxiv ; je ne suis même pas sûr qu'il ne faille pas
entendre parfois (au moins dans le texte de Denys d'Haï.) par Tyrrhenes, non
point les peuplades de l'Italie, mais les habitants préhistoriques de Lemnos,
cf. Fredrich, 1G, XII, 8, p. 2.
(7) Cf. § 152 : iv δέτοΐς Λλτίνοις άναγιγνώσκεσθαι τοϋ Πυθαγόρου τον ιερόν λόγον.
il 8 fEÎlNAflD CHAÊOUTHIEB.

après ce qu'enseignent, dans leurs dires, Orphiques, prêtres


égyptiens, Chaldéens ou Mages, ce qu'enseignent, dans leurs
actions secrètes, les mystères (1) ; on attend ainsi après Eleusis,
après Samothrace et son cortège, un troisième lieu saint du
même ordre. Or il est un culte habituellement associé par les
auteurs de basse époque aux deux grands cultes mystiques de
la Grèce hellénislique : c'est celui des pays thraces. Dans la
page où Strabon (2), à propos des Kourètes étoliens, présente
un véritable traité sur le culte orgiastique, il mêle au nom
des dieux de Samothrace (Kabires et Kybèle) ceux de Cotys
et de Rendis, divinités Ihraces ; il unit les noms de Sabazios et
de la Mère et souligne la forte relation entre les pays thraces
et phrygiens. D'autres auteurs insistent plutôt sur ce que
l'Orphisme doit à ces peuplades : Plutarque rapporte que les
femmes orphiques célébraient des rites voisins de ceux de la
Thrace et de l'Hémus (3). Diodore enfin (4), voulant grouper
en une phrase les grands centres mystiques de la Grèce,
mentionne trois lieux et c'est après Eleusis, après Samothrace, la
Thrace même ; on connaît ce passage fameux : il y rapporte les

(1) C'est l'opposition, familière aux auteurs anciens, entre les λεγόμενα et les
δρώμενα.
(2) Strabo, X, 3, 16 : τούτοις δ' έ'οικε και τα παρά τοΐς θραξί τά τε Κοτύτια και τά
Βενδίδεια ; Χ, 3, 18 : ταύτα γαρ έβτι Σαβάζια και Μητρώα.
(3) Plut., Alex., 2 : πασαι μεν αϊ τηδε (Macédoine) γυναίκες ένοχοι τοις Όρφικοϊς
ουσαι και τοις περί τόν Διόνυσον όργιασμοϊς έκ τοϋ πάνυ παλαιού, Κλύδωνες τε και
Μιμαλ7*όνες επωνυμίαν Ι'χουσαι, πολλά ταϊς Ήδωνίσι και ταΐς περί τον ΑΙμον Θρ-ι^τσαις
δμοια. Les rites des mystères thraces demeurent très énigmatiques ; nous avons
sur eux quelque aperçu dans les Pères de l'Eglise : Clém. Alex., Protr., 14 P, a
rapporté notamment celui du serpent qu'on passe dans son sein : ό δια κόλπου
θεός, cf. Farnell, Cults of Greek Stales, V, p. 89. C'est du pays des Kikones que
Ton fait venir Orphée, cf. Strabon, Vil, p. 330, 18; Argon. Orph., v. 78 ;
Diod., V, 77, 3; [W. K. C. Guthrie, Orpheus (1935), pp. 26, 62].
(4) Diod., V, 77, 3; certains manuscrits, dont un des meilleurs, le Vaticanus,
omettent les mots : Σαμοθράκη και την εν; on s explique aisément la faute ; elle
s'est glissée de même dans la traduction de Miss Harrison, Themis, p. 44. Wesse-
ling, dans son éd. de Diodore, voit également une allusion aux mystères des
Cicones dans un vers du Ciris, où il lit (v. 165) : velut gelidis Ciconum Bistonis
in oris ; le texte des manuscrits est altéré; les dernières éditions donnent :
gelidis Edonum ; il n'en reste pas moins qu'il y a une allusion certaine aux
mystères de Thrace et qu'à eux font immédiatement suite ceux de Cybèle
(v. 166).
LA PRÉTENDUE INITIATION DE PYTHAGORE A DÊLOS 419

prétentions des Cretois à avoir institué les mystères ; ils


donnaient, paraît-il, comme argument, que les cérémonies tenues
ailleurs secrètes avaient lieu chez eux publiquement, et voici
quelles sont ces cérémonies secrètes : την τε παρ' Άθηναίοις εν
Έλευσΐνι γινορ.ένην τελετήν - - - και τήν εν Σαριοθρφκη καΐ την εν
Θρφα^ εν τοις Κίκοσιν. N'aurions-nous pas la même division dans
Jamblique? ne faut-il pas retrouver une allusion à « l'ivresse
du Thrace » sous le κοινοϋς altéré ? Mais ce mot, qui concilie à
la fois le sens et la grammaire, Diodore même nous le propose :
c'est Κίκοσι.. Les lettres ο, ι, σ se retrouvent ici et là, la
confusion du ν et du κ ne doit pas surprendre en minuscule (1).
Sous réserves, je propose donc de le lire.
La nécessité d'une correction imposée par l'intelligence du
texte inclinera-t-elle à en admettre plus volontiers une
seconde, qui n'a point été suspectée et que la logique me
paraît réclamer avec une non moindre exigence ? Les copistes
comme les éditeurs — et, ce qui est plus grave, les historiens
du culte — ont lu ou écrit Δήλφ (2). Ils ont vu en même temps
que cette île, associée étroitement à Imbros et à Samothrace,
ne pouvait l'être que par une communauté de culte et ils ont
conclu à l'existence, attestée par ce texte unique, de mystères
eabiriques dans l'île d'Apollon. J'ajoute qu'au premier abord
les monuments archéologiques sembleraient leur donner
raison : on a exhumé en effet sur l'une des berges de l'Inopos un
petit enclos enfermant édifices et ex-voto et consacré, aux
environs du ier s. avant notre ère, aux grands Dieux de
Samothrace (3); c'est à ce sanctuaire que Jamblique, selon nos
critiques, ferait ici allusion. A quoi bon, diront-ils, suspecter
alors le terme transmis par la tradition manuscrite? ce serait
perdre du coup un renseignement infiniment précieux que

(1) Cf. Gardthausen, Griech. Pal.*, taf. V et VI : κυ etr.v sur des manuscrits
du xe siècle. La forme du κ, devenue plus rare au xme s., n'aura pas été comprise,
cf. Gardthausen, op. laud., p, 234.
(2) Cf. plus haut, p. 416, n. 1 et 3.
(3) Je présente l'étude et la reconstitution de ce sanctuaire dans Explor. arch,
de Délos, XVI, Le sanctuaire des Dieux de Samothrace.
REG, XLVIII, i!)35, n» 226-227. 28
420 FERNAND CHAPOUTHIER
vient corroborera merveille le témoignage des ruines.· Y
substituer un terme plus banal, ce serait perdre le bénéfice de
l'exceptionnel, renoncer, à cette convergence des monuments
littéraires et figurés ; ne portons pas les mains sur une leçon
plus difficile.
Ce raisonnement ne tient pas après analyse : insérer Délos
à côté de Samothrace et d'Imbros, ce n'est point seulement y
reconnaître l'existence d'une chapelle aux Kabires, c'est
admettre que cette chapelle avait, à l'époque romaine, une
importance telle qu'elle pût entrer en parallèle avec les grands
sanctuaires de la mer de Thrace ; or, à cette affirmation, toutes
les évidences littéraires et archéologiques sont contraires (1) ;
le modeste enclos de l'Inopos fut une simple succursale sans
grand renom et n'avait aucun titre à être mis au rang des
pèlerinages panhelléniques ; penser qu'il put s'offrir à l'esprit de
celui qui composa le voyage légendaire de Pythagore et faire
partie de ces grands lieux mystiques où le maître s'initia, c'est
contrevenir aux vraisemblances de l'histoire religieuse. — On
ajoutera que l'expression de « τελετή délienne » est vide de
sens : trop vague, elle ne désigne rien. On conçoit bien que le
seul nom de ιερόν το έν Δήλφ (2) ait suffi à caractériser la
demeure du dieu rayonnant qui fixa dans sa gloire l'île
vagabonde ; mais l'éclat du culte principal rejeta indistinctement
les cultes à initiation dans la pénombre. « Mystères de Délos »,
cette expression ne désigne-t-elle pas aussi les cérémonies des
dévots égyptiens au flanc du Gynthe (3) ? ne s'applique-t-elle
pas aux actions des thérapeutes d'Atargatis qui défilaient en

(1) Les autres épisodes apolliniens insérés dans la légende montrent bien que
le titre de gloire de l'île, c'est le sanctuaire d'Apollon. Qu'on ait imaginé
Pythagore servant de l'autel άμαίμακτος, qu'on ait composé sa naissance sur le
modèle de celle du fils de Lèto (cf. Lévy, La légende de Pythagore, p. 14), c'est
très naturei; cela confirme la popularité et l'éclat du sanctuaire apollinien;
mais vouloir par là justifier l'exaltation d'une petite chapelle, c'est fournir un
argument contre sa propre thèse.
(2) De nombreux exemples dans les inscriptions de Délos, cf. notamment IG,
XI 4, 514, 568, 585, 590, etc..
(3j Sur lesquelles nous sommes d'ailleurs fort mal renseignés, cf. Roussel,
Cultes égyptiens, p. 284 sqq.
LA PRÉTENDUE INITIATION DE PYTHAGORE A DÉLÛS 421

processions dans la longue cour de leur sanctuaire, assistaient


à des spectacles secrets {1) et descendaient peut-être baigner
dans l'Inopos la statue de la déesse (2)? La formule, qui dirait
trop, ne dit effectivement rien. — On est d'autant plus porté à
bannir le terme rebelle, qu'une mince correction fait
apparaître le mot attendu, le nom de l'île qui trouve naturellement
sa place ici : c'est Lemnos.
L'association d'Imbros, de Samothrace et de Lemnos est un
fait si banal que les exemples en affluent. Leur position même
les rapprochait : Homère déjà unit en un même vers « Imbros,
et Samos, et Lemnos l'inabordable (3) ». L'histoire d'Imbros
et de Lemnos, toutes deux sur la route de l'Hellespont. suit
les mêmes vicissitudes; elles tombent sous les mêmes
incursions perses, font partie des mêmes ligues, reçoivent les
mêmes clérouchies et un de leurs historiens a pu faire la
chronologie des événements dont elles furent le double
théâtre, côte à côte et dans une même suite (4). Mais ce qui
unit surtout ces trois îles, c'est la communauté du culte :
toutes vénèrent les Kabires (δ). Si, dès le me s. avant notre ère,
Samothrace prend de haut le pas sur les autres^ cette
préséance n'est point un monopole. Même aux temps où prévalut
le culte des θεοί Σα{λοθρ^κες, on gardait un souvenir à l'Hermès
Imbramos (6) et l'on fréquentait à Lemnos le labyrinthe dont

(1) Cf. Roussel, Délos, colonie athénienne, p. 2S8 sqq.


(2) L'hypothèse est de Wilcken, Zu den « Syrischen Gôttern » (extrait de la
Festgabe fur Deissmann), p. 17-18.
(3) Hom., Ω, 78 : ές Σάμον i$ τ' "Ιμβρον και Αήμνον άμιχθαλόεσσαν.
(4) Fredrich, /G, XII, 8 : tableau chronologique ; il cite notamment le texte
d'Hérodote, V, 26, où est marquée l'identité des premiers habitants des deux
îles : Ότάνης ...λαβών δέ παρά Λεσβίων νέας είλε Λήμνόν τε και "Ιμβρον, άμφοτέρας
Ιτι τότε ύπο Πελασγών οίκεομένας. La juxtaposition est si usuelle qu'elle se
retrouve dans un proverbe que nous transmet Hésychius, s. ν. "Ιμβριος καΐ
Λήμνιος · οί τας δίαιτας άποφεύγοντες (δίκας ύποφεύγοντες Phot.) έσκήπτοντο 'εν
Λήμνψ ή έν "Ιμβρω είναι. Sous la leçon de Photius, qui paraît la bonne, on
discerne une allusion au fameux crime des Lemniennes ; Imbros aurait donc été
jointe à Lemnos dans le cruel souvenir des Λήμνια κακά.
(5; Cf. surtout le mémoire de Pettazzoni, Le origini del Kabiri nelle isole del
mar Thracio; ce titre met bien en valeur l'équivalence originelle des trois sites.
(6) Steph. Byz., "Ιμβρος νήσος εστί Θράκης ίερα Καβείρων και Έρμου, δν Ίμβραμον
λέγουσιν οί Κάρες; l'inscription IG, XII, 8, 70 est une dédicace d'initiés à ce culte,
422 FERNaND CHAPOUTHlER

« tournaient les einq cents colonnes » (1). Hésychius, défi


nissant les dieux άωοι qui sont sans doute les Kabires, les fait
se rendre « à Samothrace et à Lemnos (2) ». Démétrius de
Skepsis indique une grande floraison du culte à Imbros et à
Lemnos (3). En même temps que se constituent, dans les îles
et sur les côtes de l'Asie Mineure, des associations de Samo-
thrakiastes, on voit se grouper à Rhodes les Lemniastes, à côté
des premiers (4). Cette île de gens de mer, qui envoie
volontiers ses hiéropes recevoir l'initiation à Samothrace (5),
semble en dépêcher, le cas échéant, à Samothrace et à
Lemnos (6). Gicéron, dans un passage dont l'esprit ressemble
beaucoup à celui du nôtre (7), voulant lui aussi résumer en une
brève enumeration les principaux sanctuaires à mystères de la
Grèce, s'exprime en ces termes : omitto Eleusinem sanctam
illam et augnstam, « ubi initiant ur g entes orarum ultimae »,
praetereo Samothraciam eaque quae Lemni « nocturno aditu
occulta coluntur silvestribus saepibus densa ». N'hésitons point
à lire de la même manière και Λήμνφ dans Ténumération de
Jamblique; le Δ confondu avec le Λ est une erreur fréquente
en onciale et le λ en minuscule prête à confusion facile avec le

(1) Plin., Hist, nat., XXXVI, 19 : Lemnius similis est, columnis lanturn cenlum
quïnquagenta memorabilior fuit. Fredrich a bien montré que nous avons
affaire à une salle du genre du téleslérion d'Eleusis, Ath. Mit., 190f;, p. 77 ;
Kern, Die Religion der Griechen, 1, p. 143. La transformation du chiffre, dans
ma citation, est de Flaubert, Salammbô, éd. Conard. p. 236 : « il avait vu
tourner les cinq cents colonnes du labyrinthe de Lemnos. »
(2) Hésych., s. ν. 'Αωοι θεοί, οί έ"κ Δρόμου μετακομισθέντες εις Σαμοθρφκην ή
Αήμνον.
(3) Strabon, Χ, 4, 21 : μάλιστα μέν οίϋν έν "Ιμβρω και Λήμνφ τους Κάβειρους
τιμασθαι συμβέβηκεν; on ne peut démêler sûrement si Strabon présente l'opinion
de Phérécyde, comme dans le paragraphe précédent, révient à celle de Démé-
trios, ou exprime la sienne propre; je penche plutôt pour la seconde solution,,
comme Kern, RE, s. v. Kabeiros, p. 1421.
(4) Samothrakiastes à Lesbos : IG, XII, 1, 506; à Symé, IG, XII, 3, 6; à
Rhodes, IG, XII, 1, 43. Lemniastes, à Rhodes, ibid. ; cf. Hiller von Gârtringen,
Die samothrakischen Gotter in Rhodos und Karpathos, Ath. Mit., 1893, p. 38S sqq.
(5) IG, XII, 8, 186 a et b.
(6) IG, XII, 1, 701 : ά-ποσταλέντος ίεροποιοΰ εις [Σαμοθράικαν (?) και ε]!ς Λήμνον ;
la conjecture est de Rubensohn, Mysterienheiligtumer, p. 235.
(7) Cic, De Nat. Deor., 1, 42, 119 (éd. Plasberg, p. 256); les vers sont
empruntés au Philoctète du poète tragique Accius.
LA PRÉTENDUE INITIATION DE PYTHAGORE A DÉLOS 423

p. ou le v, une simple haplographie rend compte de la bévue (1).


Nous avons ainsi, mentionnées l'une après l'autre, la plus
importante au centre, les trois îles où fleurit, dans le monde
grec, la dévotion aux Kabires.

Écrivons finalement la phrase à laquelle nous nous


arrêterons, en marquant la façon dont elle se décompose :
Sources où puisa Pythagore. Texte.
ε τι. δέ φασι καΐ σύνθετον αυτόν
ποίησα ι τήν θείαν ωιλοσο-
csiav καΐ θεραπείαν,
{ a) les Orphiques α ρ.έν υ,αθόντα παρά των
'Ορφικών,
b) les Égyptiens α δέ παρά των Αιγυπτίων
ιερέων,
c) les Ghaldéens et les Mages α δέ παρά Χαλδαίων και Μά-
Χων'
a) Eleusis α δε παρά της τελετής της
εν Έλευσΐνι γινομένης,
a) Imbros εν 'Ί|Λ.βρω τε
b) sanctuaires ,3) Samothrace. . και Σαυ,οθρφκγι
cabiriques και Λήρ-νφ *,
,

γ) Le m nos
και ει τι ** παρά "τοις Κίκο-
,

c) sanctuaires thraces (?)

II. Les Celtes et les Ibères. και περί τους Κέλτους οέ και
τήν Ίβηρίαν.
**** Δήλω
παρά codd.
τοις κοινοΐς
| ** και άεί
F, τιitêpt
codd.τοΓ;|
κοινής Ρ
Rien ne me paraît plus y choquer la logique ; mais, ainsi
améliorée, l'intérêt pour l'historien des Kabires en a beaucoup
décru ; loin de nous indiquer un nouveau lieu de culte, elle ne
fait plus qu'attester, au milieu de beaucoup d'autres, la vogue
que connurent les mystères des trois îles thraces aux derniers
temps du paganisme.
Fernand Ghapouthier.
Bordeaux, novembre 1934.
(ljLes manuscrits ne portent aucune trace d'hésitation, aucune glose; pour
l'écriture du Laurentianus, cf. les reproductions phototypiques à la fin de
l'édition de Nauck. Je dois à la bienveillance de Louis Méridier une copie très
fidèle des lignes correspondantes du Parisinus ; le λ y a une forme onciale,
mais dans la minuscule cursive le λ, le [x et le γ ont des formes très voisines.

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