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Résumé
Le fragment 129 d'Héraclite a souffert d'être considéré — depuis Diogène-Laërce qui le cite à cette fin — comme un document
censé prouver l'existence d'écrits de Pythagore. Étudié ici pour lui-même, on montre que sa portée est avant tout
épistémologique : la critique de Pythagore dessine en creux les principes qui régissent le bon usage de l'intelligence — ceux-là
mêmes que résume le fragment 35 : pour dominer le multiple, il faut être philosophe, familier du sophon, principe d'unité des
contraires. Si, dans l'invective, Héraclite dénonce l'imposture, c'est au nom de la pensée vraie, qu'il dévoile ainsi.
Lallot Jean. Une invective philosophique (Héraclite, fragments 129 et 35 D. K.). In: Revue des Études Anciennes. Tome 73,
1971, n°1-2. pp. 15-23.
http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1971_num_73_1_3886
Traduction.
Certains disent que Pythagore n'a pas même laissé un seul écrit :
ils plaisantent. C'est un fait en tout cas qu'Heraclite le physicien
vocifère presque en ces termes :
« Pythagore, fils de Mnésarque, s'est plus que personne au monde
adonné à V enquête, puis, faisant son choix, a composé ces écrits qu'on
sait : Sa science, le multiple savoir, l'art de la fraude. »
S'il a dit cela, c'est justement parce que Pythagore commence son
livre sur la Nature par ces mots : « Non! par l'air que je respire, par
Veau que je bois, jamais sur 'ce discours' je ne dirai de mal1. »
Pythagore a écrit trois livres, une Pédagogie, une Politique, une Physique.
(Fr. 40) πολυμαθίη νόον ού διδάσκει ' Ήσίοδον γάρ αν έδίδαξε καΐ Πυθαγόρην,
αδτίς τε Ξενοφάνεά τε καΐ Έκαταΐον.
Le savoir multiple rì enseigne pas V intelligence; car il V aurait en·
seignée à Hésiode et â Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée.
1. Le mot n'est pas trop fort : nous ne connaissons aucune traduction postérieure au
livre de Reinhardt qui ne la suppose.
2. Le cas le plus net est celui de Kranz qui écrit, Hermes 69 (1934), p. 115 : Dazu (se.
l'existence d'écrits de P. au temps d'Heraclite) ist zu sagen, dass wenn Heraklit die
πολυμαθίη des Pythagoras in dem nie angezweifelten Fr. 40 der des Hesiod, Xenophanes (Heka-
laios), gleichsetzt, er doch wohl auch die gleiche Quelle für solche Kenntnis gehabt haben
wird, also für Pythagoras schriftliche Überlieferung, d. h. Schriften, die entweder von ihm
stammten oder doch seine Ansichten wiedergaben. Kranz ne fait pas moins de συγγραφάς,
malgré Diogene, les écrits dont Pythagore s'est inspiré et non ceux dont il serait ou
passerait pour être l'auteur.
3. Depuis Clément, qui le cite (Strom. V, 140, 5) et le glose, empruntant une maxime
à Phocylide, par τώ βντι ανάγκη (~ χρή) 'πολλά πλανηθήναι (~ πολλών ϊστορας...
βϊναι) διζήμενον έμμεναι έσθλόν' (~ φιλοσόφους άνδρας), ce fragment a été com-
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pris comme si πολλών ϊστορας était attribut et φιλοσόφους άνδρας sujet. Ainsi Diels :
vieler Dinge kundig müssen weisheitliebende Männer sein ; et ensuite : Walzer, op. cit.,
p. 75; Ramnoux, Heraclite..., 1959 et 21968, p. 122; cf. aussi Marcovich, op. cit., p. 26,
qui ne donne à Heraclite que πολλών ϊστορας, mais comme attribut.
A traduire ainsi, on prête au fragment un contenu strictement opposé à celui des
fragments 40 et 129 ; il serait surprenant que la πολυμαθίη (~ πολλών ϊστορας) fût conseillée
par Heraclite comme un préalable à la sagesse. D'où l'expédient auquel on a cru pouvoir
recourir (voir Kranz, Vorsokratiker, p. 159, dans l'apparat critique), de supposer
qu'Heraclite n'exprimerait pas ici sa propre pensée, mais rapporterait celle du commun (oí
πολλοί)· Sans aller jusque-là, C. Ramnoux, op. cit., p. 122 s., cherche dans « le sens hé-
raclitéen de la psyché » le moyen de rendre une originalité héraclitéenne à un dire
étonnamment « conforme à la bonne tradition ». Marcovich, op. cit., p. 28, évacue la difficulté
en arguant que Γίστορίη est ici recommandée comme condition nécessaire mais non
suffisante de la sagesse : en somme Heraclite se serait dispensé ici d'exprimer l'essentiel,
the intelligence or faculty correctly to interpret sense-data and insight.
1. Que je fais porter sur χρή, avec Marcovich, op. cit., p. 26, et H. Wiese, Heraklit
bei KUrnens, diss. Kiel, 1963, p. 256 et 260, n. 2 (cité d'après Marcovich).
2. Marcovich, op. cit., p. 26, rappelle à juste titre que ϊστωρ désigne d'abord le 'témoin
oculaire'.
3. Il serait évidemment tentant de voir dans le fragment 40 une « remontrance » d
'Heraclite à celui qui, selon Héraclide du Pont (D. L., I, 12 = fr. 87 Wehrli), se serait le
premier désigné comme φιλόσοφος : Pythagore, πολλών ϊστωρ par excellence,
apprendrait d'Heraclite que le véritable philosophe n'est ni celui qui multiplie les enquêtes ni
celui qui contemple le ciel. W. Burkert, « Platon oder Pythagoras. Zum Ursprung des Wortes
'Philosophie' », Hermes, 88 (1960), p. 159-177, a fait justice de la légende selon laquelle
Pythagore aurait employé le mot φιλόσοφος dans le sens platonicien (opposé à σοφός,
Lysis 218 a ; Banq. 203 d ; Phèdre 278 d) — mais rien ne s'oppose, semble-t-il, à ce qué
Pythagore se soit dénommé φιλόσοφος au sens de 'familier du savoir'. C'est contre une
forme éclectique, dispersée de la φιλοσοφία, exemplifiée par Pythagore, l'inventeur du
terme, qu'Heraclite se prononcerait avec intransigeance dans le fragment 40.
4. Ils sont, chacun dans son domaine, les δοκιμώτατοί, « autorités reconnues », dont
il est question au fragment 2S.
5. Sans ε*χεΐν, qui paraît avoir été ajouté par Clément (Strom. I, 93, 1 ; II, p. 59 St.)
et Athénée, XIII, 610 B, et n'apparaît pas chez les autres citateurs (Diogène-Laërce,
IX, 1 ; Scholies du Thêêtète, ad 179 E ; Aulu-Gelle, Ν. Α., Préface, 12 ; Julien, Discours,
VI, 187 D). Voir aussi les citations plus libres de Proclus, Commentaires du Timée, I, p. 102,
22 Diehl (νόον ού φύει), et de Serenus, dans Stobée, Anthologie, II, 31, 116 ; II, p. 229,
Wachsmuth (νουν μή έμποιεΐν).
UNE INVECTIVE PHILOSOPHIQUE 19
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autre chose que l'intelligence, le centre réceptif des émotions.
De même les experts reconnus n'ont, en fait d'intelligence, que
leurs « vastes connaissances » (πολυμαθίη), indéfinies dans leur
étendue et dépourvues du principe (το σοφόν) qui seul fonde
l'intelligence en l'unifiant.
1. Sur le sens de rémunération, cf. ici même, R. Dupont-Roc, sur le fragment 40.
2. τίς αύτων νόος $¡ φρήν ; est à entendre, avec valeur pleine de ^, tenant lieu de
¿ίλλο ^ (voir Κ. G., II, p. 304, Rem. 4), comme : qu'est-ce que leur esprit, sinon un
diaphragme?
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1. Dans Hérodote, loe. cit., il s'agit des étrangers qui, circulant au milieu des hiéro-
dules babyloniennes rassemblées, choisissent par/ni elles celle à laquelle ils s'uniront :
διεξιόντες εκλέγονται.
2. Le fragment 28 précise la critique, implicite ici, du choix qu'opèrent les maîtres
reconnus : il ne fait d'eux que des conservateurs d'apparences.
3. L. S. J., s. ν. οδτος, C III.
4. Cette sévérité n'a pas échappé à Diogene, qui introduit la citation d'Heraclite par
une expression peu banale : μονονουχί κέκραγε « crie presque ».
5. Ταύτας, dont on a signalé plus haut la valeur qualifiante, peut annoncer ce qui suit
(K. G., I, p. 646). Moins fortement déictique que δδε, ce démonstratif renvoie aussi
volontiers à une chose connue (ibid., p. 645) ; on notera justement l'emploi qu'en fait
Jamblique, parlant des ouvrages de Pythagore (V. P., 199) : τά θρυλούμενα ταΰτα
τρία βιβλία.
6. Cf. ce qui a été dit plus haut de l'étymologie du nom de Pythagore. L'expression
superlative ανθρώπων μάλιστα πάντων est, comme le superlatif δοκιμώτατος du
fragment 28, à double tranchant : elle désigne bien une excellence, mais comme
couronnement d'un ordre qui n'est pas celui de la Raison, mais celui du nombre ; le génitif partitif
intègre explicitement à la classe de « tout le monde » celui qui se distingue le plus.
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2 D.-K.), alors que la raison est commune (του λόγοι* S' Ιόντος
ξυνου, ibid.) : Pythagore, à qui le savoir du multiple n'a pas
enseigné l'intelligence (νόον, 40 D.-K.), est dans l'incapacité
d'appréhender ce qui est commun, ξυνόν1, et la science qui lui est
propre (έαυτοΰ σοφίη) est aussi illusoire, parce que particulière,
que la pensée privée (ίδια φρόνησις, 2 D.-K.). On aurait ici le titre
qu'Heraclite donne par dérision à la Physique de Pythagore :
le véritable « physicien » ne dirait pas ma science^ mais, comme
Heraclite : écoutez « non pas moi, mais la Raison » (ούκ έμοΰ άλλα
του λόγου άκούσαντας..., 50 D.-K.). Or la cosmologie
arithmétique de Pythagore, au lieu de s'inspirer de l'Un-Tout (êv πάντα,
ibid.), ne représente qu'un point de vue individuel, éclectique
et arbitraire sur les choses.
2) Πολυμαθείην, c'est l'enseignement et l'apprentissage du
multiple, dont Heraclite dit au fr. 40 : νόον ού διδάσκει. Un amas de
connaissances qui n'enseignent pas à penser, voilà le Παιδευ-
τικόν de Pythagore.
3) Κακοτεχνίην, c'est l'art politique — l'objet du Πολπικόν
·
1. La question, disputée dès l'Antiquité et notamment par Diogene qui cite pour cela
le fragment 129, ne peut être longuement examinée ici. Les modernes sont en général
sceptiques (ainsi Guthrie, Hist, of Greek Philosophy, I, p. 155), sinon catégoriquement
négatifs ; Κ. von Fritz, dans l'article Pythagoras de la R. E. (1963), considère visiblement
la question comme classée, puisqu'il ne la mentionne que comme incidemment (col. 817 s.) :
Die Seltenheit seiner (= d'Aristote) Erwähnungen des Pythagoras und der ältesten
Pythagoreer erklärt sich ... zweifellos daraus, dass von diesen keine Schriften existierten.
La validité de cette induction est discutable : on sait qu'Aristote ne cite pas
indifféremment toute espèce d'écrit (il ne mentionne, par exemple, les Catharmes d'Empédocle
qu'une fois, et encore pour des raisons exclusivement formelles, dans la Poétique) ; il ne
faut pas exclure qu'il ait ainsi négligé d'anciens écrits pythagoriciens qui ne lui auraient
pas paru mériter d'être discutés (cf. ce qu'en pense Heraclite). Quant à l'argumentation
de W. Burkert (Weisheit und Wissenschaft, p. 141 ss., 203), qui repose en partie sur
l'analyse du fragment 129 d'Heraclite, en partie sur une image de Pythagore shaman,
refusant par principe la médiation de l'écriture, Philolaos se chargeant de consigner
l'enseignement du maître, elle ne justifie pas non plus une réponse négative catégorique. W.
Burkert reconnaissait du reste, dans un récent colloque tenu à Paris, qu'on ne peut pas
absolument écarter l'hypothèse qu'Heraclite ait eu connaissance de certains écrits qu'il
attribuait à Pythagore (cf., déjà, Kranz, Hermes 69, cité plus haut).