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Revue des Études Anciennes

L'Héraklés de Polyclète (Planche I.)


Salomon Reinach

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Reinach Salomon. L'Héraklés de Polyclète (Planche I.). In: Revue des Études Anciennes. Tome 12, 1910, n°1. pp. 1-9;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1910.1606

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1910_num_12_1_1606

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L'HÉRAKLÈS DE POLYCLÊTE1

(Planche I.)

Dans ses Schriftquellen, ouvrage publié en 1868, Overbeck


distinguait encore deux statues d'Héraklès par Polyclète, un
Herakles Hageler à Rome et un Héraklès tueur de l'Hydre
(Hydratödter)*. Pour l'Héraklès Hageter, le professeur de
Leipzig se fondait sur un passage de Pline dont la ponctuation,
rétablie avec certitude de nos jours, ne permet plus d'admettre
que le mot Hageler soit une épithète d'Hercule. Voici le texte
(Pline, XXXIV, 56) : Polyctitus... fecit.. . Mercurium qui fuit Lysi-
machiœ, Herculem qui Romae, hagetera arma siimentem. . . Donc,
Polyclète était l'auteur d'un Mercure qui fut à Ly si machie,
d'un Hercule qui était à Rome (du temps de Pline) et enfin
d'un chef militaire (άγητήρ) au moment de prendre les armes.
On a remarqué que la forme dorienne de ce mot (άγητήρ pour
ήγητήρ) prouve que la source grecque que suit ici Pline dérivait
elle-même d'une épigramme placée sous l'image du guerrier
en question.
L'Héraklès tueur de l'hydre était attesté, aux yeux d Overbeck,
par un passage du De Oratore de Cicerón1 (H, 16, 70) qui ne
paraît pas avoir été bien interprété par les archéologues.
Cicerón dit que lorsqu'on s'est rendu capable, par l'étude ou
la pratique, de discuter les affaires, on trouve facilement, en
toute circonstance, des mots pour exprimer ce que l'on veut
dire : hune de loto ilio genere reliquarum orationum non plus
quaesilurum esse quid dical, quant Polycletum ilium, cum

1. Mémoire lu à l'Académie des Inscriptions en 1908 (Compta rendus, p. 680; cf.


Rev. archéol., 1908, H, p. 107, où a paru un résumé de ce mémoire).
2. Overbeck, Sehri/tqaeUen, n" 964 et
3 REVUE DES ETUDES ANCIENNES
Herculem ßngebat, quemadmodum pellem aut hydram
fingeret, etiamsi haec nunquam separatim ßtcere didicisset. Th.
Gaillard a traduit parfaitement cette phrase : « On n'est
pas plus embarrassé pour exprimer tout ce qu'on veut
dire que ne le fut Polyclète, en travaillant à son Hercule,
pour rendre l'hydre ou la peau du lion, quoiqu'il n'eût jamais
fait une étude particulière de ces détails1. » Donc, il n'est pas
question ici d'Hercule tuant l'hydre. M. Gollignon écrit, dans
son Histoire de la Sculpture grecque (t. I, p. 5o2) : « Polyclète
avait trouvé dans le cycle héroïque le sujet de quelques-unes
de ses statues. Tel était Y Héraklès tuant l'hydre de Lerne et
couvert de la peau du lion de Némée; ce bronze avait été transporté
à Rome. » Les mots que j'ai soulignés ne sont pas autorisés
par les textes. D'autre part, il est possible que M. Collignon
ait raison d'identifier la statue signalée par Cicerón — lequel
ne dit point qu'elle fût à Rome — avec celle dont parle Pline,
en disant expressément qu'elle s'y trouve; mais il n'y a la
qu'une possibilité, non une certitude.
Revenons au texte de Cicerón. Puisqu'il ne dit pas
qu'Hercule est représenté combattant Fhydre, ou la tuant, il faut
expliquer autrement la mention de l'hydre dans ce passage.
Je trouve cette explication dans deux demi -vers de Y Hercule
furieux de Sénèque (v. 45-46). Junon, dont le long discours
ouvre cette tragédie, décrit Hercule de façon très plastique et
comme si le poète avait eu sous les yeux ou dans l'esprit une
statue du héros :
Pro telis gerjt
Quae timu.it et quae Judit : armatus venit
Leone et hydra.

C'est-à-dire que les armes d'Hercule sont les ennemis qu'il


a craints2 et terrassés : il vient armé du lion et de l'hydre.
Quelques commentateurs prétendent que cela veut dire :
Hercule est vêtu de la peau de lion et armé de flèches trempées
dans le sang de l'hydre. C'est là une glose absolument
inadmissible; l'Hercule de Sénèque porte la peau du lion et la

i. Cicerón, éd. Nisard, t. I, p. 33s.


a. Timuit; ne faut-il pas écrire domuit ?
L HERAKLES DE POLYCLETE
peau de l'hydre comme des trophées, comme les dépouilles de
monstres vaincus dont il se pare, peut-être aussi (dans la
tradition primitive) comme des armes magiques, comparables
au Gorgoneion d'Athéna ou de Persée. Pellem (leonis) aut
hydram, écrit Cicerón; leone et hydra, dit Sénèque. La
concordance est parfaite. Remarquons toutefois que Cicerón dit
pellem aut hydram; cela n'implique pas absolument que la
statue dont il parle fût revêtue à la fois de ces deux peaux,
mais qu'une statue d'Hercule pouvait réunir ces deux
attributs. Donc, à supposer que l'Hercule de Polyclete mentionné
par Cicerón soit identique à celui dont parle Pline et à celui
que Sénèque avait en vue, il y a tout au moins une
possibilité que cette statue célèbre se soit distinguée par deux
attributs du héros, la peau du lion et la peau de l'hydre; il
n'est pas question dans ces textes de la massue.
Botho Graef et Furtwaengler * ont proposé de reconnaître
non pas la copie, mais l'imitation d'une tête d'Héraclès due à
Polyclete dans un buste d'Herculanum dont il existe plusieurs
répliques. Le buste en question est certainement polyclétéen;
mais comme la tête est nue, sans autre attribut qu'un bandeau,
il n'y a pas de raison pour y voir Herakles plutôt qu'un
athlète, un vainqueur aux jeux.
De mon côté, en publiant la tête du Louvre qui porte le
nom d'Iole ou d'Omphale, à cause du mufle de lion qui la
couvre {fig. 1 et 2), j'en ai signalé les caractères polyclétéens :
« II faut, disais-je, que l'artiste se soit inspiré d'œuvres plus
anciennes, car les yeux très ouverts, le nez et la bouche, avec
sa forte lèvre inférieure, se rattachent à l'art de Polyclete3. »
Avant moi, M. Sieveking, parlant de cette tête dans une note
de l'article Omphale du Lexikon de Roscher (p. 892), avait émis
l'opinion qu'il fallait y voir un Herakles juvénile de la fin du
ve siècle, féminisé par une restauration arbitraire. Cette
dernière observation est inadmissible, car la restauration a porté
seulement sur une partie du front et du sourcil gauche, la
peau de lion derrière et sur les côtés du visage, l'oreille et les

1. Athen. Mitili., 1889, p. 202; Masterpieces, p. a34.


3, S. Reinach, Têtes antiques, pi. ig3, p. i5Zj.
4 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
cheveux à droite, le cou et le buste. Gomme le buste s'arrête
au-dessus des seins, dont il n'y a pas la moindre indication,
on ne peut incriminer le restaurateur. Mais M. Sieveking

Fig. ι. — Prétendue Iole ou Omphale. Fig. 2. — Prétendue Iole ob Omphale.


Musée du Louvre. Musée du Louvre.
(Cliché Giraudon, n· 1284.) (Cliché Giraudon, n° 1246.)

semble néanmoins avoir eu raison de considérer cette tête


comme virile et il a certainement été dans le vrai en la
rapportant à un prototype du ve siècle.
Une tête d'Hercule analogue et coiffée de même, qui
appartient au Musée de Berlin, a été publiée par Furtwaengler l . Le
savant archéologue y reconnaissait une œuvre du ve siècle,
mais ne risquait pas d'attribution; elle appartient, écrivait-il,
au groupe des contemporains de Phidias, mais avec une
individualité et un caractère particuliers. La forme de l'œil y
est moins polyclétéenne que dans la prétendue Iole du Louvre,
ce qui peut tenir à la médiocrité de la copie.
La tête en bronze du Doryphore, au Musée de Naples,
permet de préciser très exactement les caractères des têtes
ι. Masterpieces, p. 83, fig. 3a.
l'héraklès de polyclète 5
viriles de Polyclète, qui se retrouvent, d'ailleurs, dans le
Diadumène (fig. 3), dans l'admirable Hermès polyclétéen des
Fins d'Annecy (collection Dutuit), dans le Kyniskos de Londres
et dans d'autres œuvres de la même
série. Yeux très ouverts, un peu
bombés, avec paupières fines, dont la ligne
supérieure déborde un peu sur le
contour de l'œil, glandes lacrymales
accusées, nez fort et large, bouche
ondulée, légèrement tombante aux coins,
lèvres épaisses et sensiblement égales1.
Ces caractères, ainsi réunis, n'ont rien
de banal; ils contrastent, par leur
archaïsme, avec ceux des têtes grecques
du ΐνθ siècle, et si les têtes des métopes
du Parthenon s'en rapprochent plus que
celles des frises, c'est que celles-ci,
comme on l'a déjà reconnu, sont dues
à une école un peu moins avancée que
Fig·. 3. — Copie romaine
celles-là. du Diadumène de Polyclète.
Je crois pouvoir me fonder sur ces Musée pu Louvre.
critères, ainsi que sur d'autres que je (Cliché Giraudon, n° 1283.)
signalerai plus loin, pour reconnaître
la copie exacte d'un Herakles de Polyclète dans une admirable
statuette en bronze haute de 9 pouces et demi, qui, après avoir
fait partie de la collection de feu W. Rome, à Londres, a été
vendue aux enchères en décembfe 1907 (pi. I).
M. Rome avait exposé, il y a une quinzaine d'années, sa
collection d'antiques au Guildhall. J'eus l'occasion de l'y étudier
et d'y retrouver le vase peint à figures rouges, avec une image
d'Athéna sur un pilier, qui, autrefois dessiné par Politi, avait
disparu depuis longtemps. Le possesseur me permit d'en faire
exécuter une photographie et des dessins, que j'ai
communiqués à l'Académie et publiés dans la Revue des Études grecques 2.

r. S. Reinach, Têtes antiques, p. 37.


a. Revue des Études grecques, 1907, p. 409. Ce beau vaso a depuis passé aux
Etats-Unis.
6 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
J'avais dû aussi à l'obligeance de M. Rome des photographies,
malheureusement à petite échelle, d'après les bronzes, les
terres cuites et les objets égyptiens de sa collection. La
statuette que je présente aujourd'hui à l'Académie n'y figure
pas; sans doute M. Rome, qui fréquentait les ventes de Londres,
où il avait formé sa collection, l'aura acquise depuis ma visite.
La photographie me fut envoyée, au commencement de la
présente année 1908, par M. Offord, alors que la statuette, qui
avait été vendue 160 livres (4, 000 francs), était chez dès
antiquaires de Piccadilly, MM. Spink. M. Arndt, de Munich, que
j'interrogeai à ce sujet et à qui j'envoyai une épreuve de la
photographie, me répondit que cette statuette, qu'il
considérait comme un chef-d'œuvre, avait été portée depuis par
des marchands à Munich, où elle ne trouva pas preneur,
et de là à Vienne, où il pensait qu'un collectionneur l'avait
acquise. M. Arndt ajoutait que la patine en était irréprochable
et qu'il l'attribuait à un atelier gréco -étrusque, mais plutôt
grec qu'étrusque. A la vérité, il importe assez peu de savoir où
cette statuette a été fondue ; l'essentiel, c'est qu'elle reproduit
un modèle incontestablement grec, incontestablement du
ve siècle, et, j'ajoute, non moins incontestablement polyclétéen.
Tous les caractères du style de Polyclete se retrouvent dans
la tête, notamment la grande ouverture des yeux et l'épaisseur
des lèvres. Le type est tout à fait imberbe, d'accord avec
l'observation de Quintilien que Polyclete n'a jamais
représenté d'hommes barbus (nil ausus ultra laeves genas). La pose,
avec le poids du corps portant sur une seule jambe, est celle
dont les anciens attribuaient l'invention à Polyclete, bien qu'il
semble n'avoir fait que la populariser par ses chefs-d'œuvre.
La position de la main droite sur la hanche est celle de deux
figures déjà rapportées par Furtwaengler et d'autres à Polyclete,
l'éphèbe de la collection Barracco * et la Tyché de bronze de la
Bibliothèque Nationale3; enfin, le modelé des pectoraux, du
ventre, des jambes, avec leurs larges surfaces séparées par de
profondes dépressions, la musculature accusée du bras droit et

i. Furtwaengler, Masterpieces, p. 337, fig. 97.


a. Ibid., p. 376, fig. 116.
l'héraklès de polyclète 7
du thorax sont autant d'indices, peut-être même exagérés par
le copiste, de l'origine polyclétéenne de ce bronze. Remarquons,
en passant, qu'alors qu'on ne connaît pas encore une seule
statuette de bronze qui reproduise sûrement un original de
Phidias, les œuvres de Polyclète ont été souvent copiées ou
imitées en métal, jusque dans les ateliers gallo-romains.
La dépouille du lion est nouée sur le devant au-dessous du
cou, enserre la tête, retombe sur le dos et les épaules et vient
s'enrouler sur le bras gauche avancé. Ce bras, dont les doigts
sont brisés, tenait peut-être la massue que le héros appuyait
sur son épaule gauche ; c'est là un motif que l'on constate
dans plusieurs statues d'Hercule. Parmi ces très nombreuses
statues, il en est qui montrent le héros la main sur la hanche,
la massue contre l'épaule, la tête recouverte de la peau de lion ;
mais je n'en connais pas qui soit identique ou même analogue
dans son ensemble à celle de la collection Rome. Ce n'est pas
là une raison pour mettre en doute qu'elle représente un
original de Polyclète, car la statue des Fins d'Annecy est
dans le même cas; on n'en a pas encore signalé de réplique.
Du reste, les statues d'Hercule qui remplissent nos Musées ont
presque toutes été si fort restaurées et souvent d'une façon si
arbitraire qu'une réplique du fcronze de la collection Rome
peut très bien s'y dissimuler à notre insu1.
En 1890, M. Heinrich-Ludwig Urlichs a publié une statuette
mutilée, provenant de Rome et conservée au Musée
universitaire de Wurzbourg. Elle représente Herakles debout, le bras
gauche abaissé et tenant sur ce bras la dépouille de l'hydre,
dont la tête, qui est celle d'une jeune fille, vient s'appuyer
contre son épaule (fìg. U et 5J3. Le style de cette statuette accuse,
sans doute possible, un original grec du ve siècle, assez voisin
de la figure juvénile de Stephanos à la villa Albani. Mais comme
la représentation de l'hydre avec tête de jeune fille ne s'est

1. M. Mahler a cru justement reconnaître l'influence d'un modèle polyclétéen dans


une statue en marbre d'Hercule, de la collection Ny-Carlsberg, qui est traitée dans le
style de Scopas. Le type de cette statue rappelle celui du bronze que nous publions
(Polyklet, p. i43, fig. 46).
a. Cf. H. L. Urlichs, Herakles und die Hydra, 1890, pi. I; Bonn. Jahrb., XCV,
p. 90; Arndt-Amelung, E. V., n* 883, 884; Rép., t. Il, p. a38 et 796.
8 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
pas encore rencontrée avant l'époque hellénistique1, on a été
tenté de supposer que la statuette de Wurzbourg était le résultat
d'une sorte de contaminano opérée à l'époque romaine, de

Fig. k· — Hehcule et l'Hïdbe. Fig. 5. — Hercule et l'Htdue.


Statuette de Wurzbourg. Statuette de Wurzbourg.
(Arndt, n» 883.) (Arndt, n« 884.)

l'alliance d'un type ancien d'Héraklès avec un type beaucoup


plus récent de l'hydre. Toutefois, M. Bulle, auquel s'est
présentée cette hypothèse2, s'est objecté à lui-même qu'une
représentation gracieuse et simplifiée de l'hydre avait pu fort bien
être adoptée plus tôt par la plastique en ronde bosse, vu la
difficulté de figurer plusieurs têtes et cols de serpent
émergeant, pour ainsi dire, d'un grand corps. Il y a certainement
eu des contaminations à l'époque romaine; mais il ne faut en
admettre que lorsque les. éléments d'une statue ou d'un
groupe accusent des différences inconciliables de date et de
style. N'est-ce pas le cas de rappeler ici les textes de Cicerón,
de Pline et de Sénèque que nous avons cités plus haut?

1. Rom. Mitth., 1895, p. aio.


2. Dans lo texte de 1Έ. V., p. '47.
L HERACLES DE POLYCLÈTE 9
Ces textes établissent la possibilité de l'existence d'une statue
d'Hercule par Polyclète, transportée à Rome dès l'époque de
Cicerón, dont le type était juvénile et qui était reconnaissable
à deux attributs : la peau de lion et l'hydre. Si, au lieu d'une
massue, la statuette de l'ancienne collection Rome tenait,
comme celle de Wurzbourg, la partie inférieure du corps
de l'hydre de la main gauche avancée, ne serions-nous pas
autorisé à reconnaître que ce type à1 Herakles à l'hydre remonte
à Polyclète et que le petit bronze qui fait le sujet de ce
mémoire nous a rendu enfin une de ses créations les plus
célèbres?
Salomon REINACH.

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