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MARIE-LAURENCE DESCLOS

« LE RENARD DIT AU LION ... » (ALCIBIADE MAJEUR, 123 A)


OU SOCRAIB À LA MANIÈRE D'ÉSOPE

Platon ne fait expressément mention d'Ésope et des fables éso-


piques qu'en deux dialogues: !'Alcibiade Majeur (123 Al) et le Phé-
don (60 cl, Dl, 61 B6). Or, quelle qu'ait pu être l'importance de ces_
deux dialogues pour le médio- et le néoplatonisme 1, force est de
constater que ces quatre passages n'ont pas été jugés dignes d'attention
par les commentateurs anciens, du moins dans ceux de leurs textes qui
nous sont parvenus 2• Tout se passe comme si, pour des raisons qu'il
serait trop long d'exposer ici, les érudits alexandrins avaient considéré
qu'il n'y avait rien à en dire, rien, en tout cas, qui soit philosophique. Il
n'en a cependant pas toujours été ainsi. Aristote, on le sait, fut le pre-
mier à donner une définition théorique de la fable en en faisant une
sous-espèce du paradigme 3• Il lui accorda même une véritable « dignité
intellectuelle 4 » en l'associant aux paraboles socratiques en tant

• Je tiens à remercier ici L. Brisson, J . Brunschwig, C. Darbo-Peschansk.i et


P. Pellegrin pour leurs remarques et leurs suggestions.
1 Cf. P. Courcelle (1974-1975); A. Ph. Segonds (1985-1986), 2 vol., vol. 1:
~ Introduction ».
2 Cf. J. Dillon (1971), p. 125-146; P. Louis (1945). Voir également

J. Whittaker et P. Louis (1990); L.G. Westerink et al. (1990); L.G. Westerink


(1976) et (1956), p. 103-104, 162, 11-163, 4; en ce qui concerne Proclus, outre
l'édition de Segonds cité supra, n. l , voir également L.G. Westerink (1954) et
(1977); M.S. Funghi (1984), p. 5-6; F. Lasserre (1991), p. 7-23.
3
Aristote, Rhétorique (Rh.), Il, 20, 1393 a 28-30. Cf. S. Jedrkiewicz (1987),
p. 35-63 et plus particulièrement p. 35, 58-59; S. Jedrkiewicz (1989), p. 52, 397-
404; A. Zinato (1989), p. 239-248.
4
S. Jedrkiewicz (1989), p. 400.
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qu'exemple que l'on peut soi-même fabriquer ('ro aù-ro\1 TIOLE:t\1) en


fonction des besoins de l'argumentation. Ainsi faisaient Stésichore et
Ésope; Socrate aussi, dans le Phédon 5 • La «citation» de l'Alci-
biade Majeur n'est pas, quant à elle, une «invention», mais la reprise
allusive d'une fable attribuée à Ésope, « Le Lion vieilli et le Renard»
(Ch. 196). C'est elle qui retiendra aujourd'hui mon attention, d'abord,
bien sûr, parce qu'elle met des animaux en scène, mais aussi en raison
de son rôle tant en ce qui concerne la fonnulation du précepte del-
phique, que pour la satisfaction partielle qu'elle lui apporte en tant
qu'image de la vérité 6 •
C'est en 123 A que Socrate fait référence en ces termes à la fable
« Le Lion vieilli et le Renard» (Ch. 196) : « C'est le cas de rappeler ce
que le renard dit au lion dans la fable d'Ésope : les traces de l'argent
qui entre à Lacédémone, celles qui vont vers la ville, sont bien visibles,
mais nul ne pourrait découvrir celles de l'argent qui en sortirait.»
Premier constat: la fable n'est pas citée dans son intégralité. Manque le
récit proprement dit avec ses deux protagonistes (le lion affaibli contre-
faisant le malade qui dévore tous les animaux venus le visiter, et le
renard qui, ayant éventé la ruse, se refuse à pénétrer dans son antre) ;
manque également la« morale» de la fable, l' epimuthion, qui, sous la
fonne d'un énoncé non narratif, commente le récit qui vient d'être fait
en dégageant ce que Jedrkiewicz appelle une « régularité existen-
tielle 7 » : « Ainsi les hommes judicieux (o( q>pÔ"1tµot -rw\1 Ô."10pc:mw\1)
prévoient les dangers à certains indices (be -re:xµnptw\1) et les évitent.»

s Rh., Il, 20, 1393 b 9-1394 a 1. Pour illustrer son propos Aristote cite deux
fables. L'une, « Le Cerf, le Cheval et le Chasseur», est prononcée par Stésichore
devant les citoyens d'Himère pour les dissuader de donner une garde du corps à
Phalaris qui a déjà les pleins pouvoirs. L'autre, « Le Renard et le Hérisson»,
s'adresse au peuple de Samos auquel Ésope déconseille de condamner à mort un
démagogue. La fable « inventée » du Phédon est connue des historiens de la littéra-
ture sous le nom« Le Plaisir et la Douleur>>.
6 Bien que pour des raisons différentes, je partage entièrement le point de vue

de B.E. Perry (1959), p. 21-22, pour qui la définition de la fable ésopique comme
Myoç q;rnôr)ç etxov((wv ŒÀT}0Etav « est la meilleure définition [... ] que nous
puissions trouver, pourvu que nous en comprenions les implications ». Rappelons
que c'est à Théon (Pragymnasmata [Prog.], 3) et à Aphtonios (Prog., 1) que nous
devons cette définition.
7 S. Jedrkiewicz (1989), p. 219.
LE RENARD DIT AU LION ... 397

Même si l'on admet que les epimuthia sous la forme qui est la leur dans
nos recueils.sont un ajout tardif 8 , il n'en demeure pas· moins que Socrate
ne retient de la fable que sa « réplique finale ». Or, la « réplique finale »
est à la fois un élément du récit et un jugement porté par l'un des prota-
gonistes sur ce dont on vient de faire le récit. Elle est donc entièrement
conditionnée par l'énoncé narratif qui la précède, et elle en est indis-
sociable. Lorsqne Socrate substitue les traces de la monnaie qui entre
dans Lacédémone ('toü dç Aruœôa(µova voµ(oµu-roç dot6vroç 1:à.
YxvTJ) à celles des nombreux animaux entrant dans la grotte (dç Tt
arr{ii\mov [ ... ] rroi\i\wv [0T}p(u>v] dot6vru>v YxvT}), il fait donc beau-
coup plus qu'établir une analogie entre un exemple fictif-invraisem-
blable (le µû0oç A[oC:mou)9, et la réalité qu'il vient de décrire (la
richesse des Lacédémoniens). Tout en conservant les mêmes actants (le
lion et le renard), ainsi que la trame du récit ésopique (le fort ne l'étant
plus tente d'obtenir par la ruse [fü' Èmvo(a.ç] ce qu'il ne peut avoir par
la force [fü' ùi\xrjç] ; sa machination [-ro n:xvaoµa] est déjouée par
plus rusé que lui), Socrate modifie l'action narrée, c'est-à-dire la situa-
tion dans laquelle le lion et le renard sont appelés à agir. Le référent réel,
par son inscription dans la réplique finale, devient ainsi le cadre à l'in-
térieur duquel les gestes et les dits des deux protagonistes deviennent
signifiants 10 • Symétriquement, la signification du réel n'apparaîtra à
son interlocuteur que par la médiation de l'intrigue fabulistique. Reste à
tenter de comprendre pourquoi Socrate procède ainsi.

8
Cf. S. Jedrkiewicz (1989), p. 287; F. R. Adrados (1979), I (2), p. 465-68 ;
M. N!iljgaard (1964-1967), 2 vol., II, p . ..5lliL; É. Chambry (1985), « Notice sur
Ésope et les fables ésopiques », p. XXXVII-XXXVIII; B.E. Perry (1940), p. 391-419.
9
Le caractère« fictif» de cet exemple ne préjuge en rien de sa valeur de vérité,
mais renvoie au fait quel' événement raconté n'a pas réellement eu lieu, qu'il est« in-
venté». Quant à son« invraisemblance », elle est due à l'attribution de la pensée et du
langage à des êtres génériquement définis comme des èü1.0ya. Cf. par exemple Prota-
goras (Prt.), 321 cl-3 : « Cependant comme Épiméthée n'était pas parfaitement sage,
il lui échappa qu'il avait distribué entre les êtres privés de raison (-c~ w..oya) toutes les
facultés dont il disposait. Restait l'espèce humaine (-rà à v0pwm..>v yÉvoç) qui n'avait
encore rien reçu. » Je suis la traduction de M. Trédé et P. Demont(1993).
10
Et cela contrairement à la pratique habituelle. Les fables ésopiques, en effet,
sont des récits qui « sollicitent une transition conceptuelle entre leur énoncé parti-
culier (décrivant une action irréelle donnée) et d'autres énoncés qui se situent dans
le domaine du réel» (S . Jedrkiewicz, 1984, p. 37). En ce sens, elles sont
« allégoriques». Cf. également M. N!i\jgaard (1964-1967), I, p. 55-70.
398 MARIE-LAURENCE DESCLOS

Le prologue de !'Alcibiade Majeur s'ouvre sur la mise en situation


des actants : situation dialogique, bien entendu, dont l'orientation jus-
qu'en 124b n'est ni gnoséologique, ni théologique, mais essentielle-
ment érotico-politique 11 , en insistant sur l'entrelacement des deux
dimensions qu'il faut se garder de croire simplement juxtaposées. Il n'y
pas, en effet, d'un côté l'érotique, qui préfigurerait les développements
du Phèdre sur la relation spéculaire entre l'âme de l'amant et celle de
l'aimé, relation spéculaire rendant possible la connaissance de soi 12 • Et
de l'autre la politique parce que l'ambition d' Alcibiade est de s'y illus-
trer 13 , et que l'on n'y réussit - comme en toute autre chose d'ail-
leurs - que si l'on se connaît d'abord soi-même. Bien plutôt, la poli-
tique apparaît dans notre dialogue comme appartenant au champ de
l'érotique. Ainsi s'explique que l'homme politique soit qualifié de
ôriµe:pacr,:{iç, d'« amoureux du peuple» (132 A3). Ainsi s'explique
également le choix de la fable du « Lion vieilli et du Renard » pour
conclure le propos socratique. Un tel choix, en effet, n'est pas neutre,
cette fable, loin de ne se rencontrer que dans le corpus ésopique, trou-
vant sa formulation première dans la quatrième Épode d' Archiloque. Si

11 J. Brunschwig (1995), montre bien que « l'interprétation gnoséologique du

précepte delphique » par les commentateurs anciens « est à peu près totalement
absente de I'Alcibiade ». Pour lui, « le parcours.d'ensemble du dialogue va de la
politique à la théologie (aller et retour)». Avant 124 B, l'Alcibiade Majeur n'a
aucune dimension théologique, alors que l'érotique est présente de façon insistante
(tpâv, 124 B5 ; lpo.anîç, 103 A2, B4, 104 c3, E5, 122 B8, 123 D7). Toutes les
autres occurrences sont concentrées en 13 lc-D (Èpâv, 13lc9, cll , Dt ; Èpacr0rjvo.L,
131 c6 ; Èpo.crtTJç, 131 c5, E2, E10), lorsque le désir amoureux de Socrate pour
Alcibiade s'affirme désir del' âme et non du corps. Cf. A. Soulez (1974), p. 196-222,
et plus particulièrement p. 218-220: « LedésirdeSocratedans !'Alcibiade» ; p. 221-
222 ; « L'analogie del' Alcibiade : procédé rhétorique du discours del' amant. »
12 Phèdre (Phdr.), 255 o 5-6 : « [l'aimé] ne se rend pas compte que dans son

amant (Èv Tii} Èpwvn) ainsi qu'en un miroir (<Jcrmp ô'èv xaT6mp<p) c'est lui-
même qu'il voit (Éo.UT0\I opwv). » Cf. A. Soulez (1974), p. 200-202 ; J. van Sickle
(1973-1974), p. 198-199.
13
Cf., par exemple, la Notice de M. Croiset à son édition de !'Alcibiade
Majeur dans la collection des Universités de France, p. 53-54 : « Un prologue spiri-
tuel nous montre Socrate réussissant à capturer, pour ainsi dire, le jeune Alcibiade,
qui le dédaignait et se souciait fort peu de l'écouter. Il le prend par ses instincts les
plus profonds, par son ambition démesurée; et c'est en lui promemant de l'aider à
les satisfaire qu'il le rend attentif à ce qu'il veut lui dire.»
LE RENARD DIT AU LION ... 399

l'on suit la reconstruction de François Lasserre, il faut reconnaître


Néoboulé, la fille de Lycambès, dans le rôle du lion, le poète se réser-
vant celui du renard. Mariée à un riche Parien que la colonisation jette
sur les routes, l'ancienne fiancée d' Archiloque, malgré son âge, fait
toujours preuve d'un appétit sexuel insatiable, et Archiloque« n'hésite
pas à affirmer que tout Paros a passé dans ses griffes. En butte lui-
même à ses avances, il se déclare trop malin pour risquer sa peau dans
son antre 14 ». Le lion dit ici la vieille maîtresse dévoratrice de ses
amants. C'est dans un contexte en apparence tout différent que l'on
retrouve notre fable: dans une élégie solonienne (fr. 10 Edmonds).
Diodore de Sicile 15 nous apprend qu'après avoir mis ses concitoyens
en garde contre Pisistrate, Solon, lorsque la tyrannie fut établie, leur
reprocha leur imprudence et leur faiblesse en ces termes : « Si vous
souffrez amèrement par votre propre faute n'en blâmez pas les dieux;
c'est vous-mêmes qui avez élevé ces hommes en leur donnant satisfac-
tion, et c'est pour cette raison que vous endurez une honteuse servitude.
Seul, chacun d'entre vous marche dans les traces du renard (ùµlwv
ô'dç µÈv f:Xaornç èù..wm:xoç '(xvrnt j3a(w:t) mais, quand vous êtes
tous ensemble, votre esprit est béant (ouµrraotv ô'uµiv xaüvoç Ëveo-n
v6oç); vous prêtez attention à la langue et aux discours hypocrites
d'un homme, et jamais aux actes qu'il fait. » Ici, le lion est le tyran, et
la « chair délicate 16 » dont il se repaît n'est autre que la liberté des
Athéniens. Quant à Solon, il est le renard de la fable dont chacun, dans
son particulier, est capable d'imiter la circonspection; il n'en est plus
ainsi, en revanche, lorsque tous sont assemblés 17•

14
F. Lasserre (1950), p. 101.
15 Bibliothèque historique, X, 21. Voir également Plutarque, Vie de Solon
(Sol.), 30, 3 et 8.
16 L'expression est de F. Lasserre (1950), p. 102.
17 Aristophane saura se souvenir de ce jugement sans complaisance dans les

Cavaliers (v. 752-755): « Ce vieillard [il s'agit de Dèmos] est chez lui le plus fin
des hommes, mais dès qu'il siège sur cette roche [la Pnyx], il reste bouche bée
(XÉ)(Tl'IJE'IJ) comme s'il entassait des figues. » Un peu plus avant dans la pièce
(v. 1263), le Charcutier qualifiera Athènes de KExnva(wv n6ÀLÇ, « cité des benêts
béats », image reprise dans les Achamiens où le Coryphée accuse les Athéniens,
prompt à se délecter de toutes les paroles enjoleuses, de mener une politique de
xauvonoÀt,m, de « citoyens gobe-mouches» (v. 635). La connotation sexuelle
d'une telle expression est évidente. Cf. J. Taillardat (1965), § 472, p. 264-267.
400 MARIE-LAURENCE DESCLOS

En reprenant la fable d' Archiloque, Solon, comme après lui Platon,


pense donc la politique sur le modèle de la séduction verbale et de la
possession sexuelle: dans l'un et l'autre cas c'est le peuple qui se com-
porte, ou que l'on traite, comme l'aimé, et c'est le tyran ou le futur
stratège qui occupe ou tente d'occuper la place de l'amant, c'est-à-dire
du lion 18 • Mais alors que Solon associe la sexualité débridée à l'abso-
luité du pouvoir tyrannique, Platon en fait une des composantes de
l'exercice normal de la démocratie 19 • La relation entre gouvernants et
gouvernés est ainsi fondée sur la recherche des plaisirs qu'ils peuvent
mutuellement se donner, en quoi ils ne se distinguent en rien des bêtes.
Le déméraste a pour dêmos le même amour que le lion ou le loup pour
sa proie, laquelle se livre sans réflexion à la violence de son étreinte.
Socrate n'évacuera pas cette dimension, bien au contraire. Mais il fera
en sorte que la relation amoureuse s'instaure non entre l'homme poli-
tique et le peuple, mais entre l'homme politique et le philosophe: il n'y
aura pas suppression, mais déplacement du désir qui ne sera plus
« désir des plaisirs » mais « aspiration au meilleur 20 », l'une des fonc-
tions de la fable étant précisément de rendre ce déplacement possible.
Notons par ailleurs que cette fable appartient au groupe des fables ago-
nales, de loin le plus répandu, l'autre groupe - plus marginal - étant
celui des fables étiologiques dont la « fable inventée» du Phédon fait
partie 21 . Or, on le sait, le caractère agonistique de la première partie de
l' Alcibiade Majeur est très marqué : rivalité entre Alcibiade et les
hommes politiques athéniens (119 B), entre Alcibiade et les rois des
Lacédémoniens et des Perses (120 A-124 B), bien entendu 22 ; mais aussi
rivalité entre Socrate et Périclès (105 E ; cf. 104 B et 124 c), entre

18
Ici encore, la concordance est totale avec Aristophane (qui use abondamment
de la métaphore érotico-politique de l'Èpcraniç ôfiµou, allant jusqu'à comparer
Dèmos aux jeunes éromènes, -.otçTTmal .-otç lpwµivotç (Cavaliers, v. 737-740 ; cf.
également v. 732, 1163, 1341). Surtout ceci, voir J. Taillardat (1965), § 693 p. 401.
19
Sur l'association traditionnelle entre« désir sexuel et désir du pouvoir, amour
illégitime et amour du pouvoir», voir, par exemple, F. Hartog (1980), p. 335-345.
20 Phèdre, 237 D; l'image des amoureux qui aiment un garçon comme« les
loups raffolent des agneaux» se trouve en 241 o.
21
Cf. F.R. Adrados (1979), I (1) p. 162-164.
21
Le vocabulaire est, sur ce point, sans aucune ambiguïté, puisque, entre 119 B
et 124 B, on ne dénombre pas moins de treize occurrences d'ày@v et de ses déri-
vés: ÙyLlv, 119 c9, D3, 120 A7, 07; àywv((eaem, 120cl; àv.aywv((eaem,
LE RENARD DIT AU LION ... 401

Socrate et la foule (110 E) qui « se disputent un même objet» :


Alcibiade 23• Cette correspondance, qui pourrait n'être due qu'à l'art de
I' écrivain, habile à trouver l'ornement fabulistique qui sied à son
propos, a une tout autre portée lorsqu'on s'avise qu'elle se double
d'une autre correspondance, structurelle cette fois, entre le récit
ésopique et l'affrontement dialogique de Socrate et d' Alcibiade
jusqu'en 124 B. L'ensemble de ces récits ésopiques, anecdotes ou
fables, obéit en effet à une structure commune « fournie par la triade
conceptuelle "renversement de la situation-bivalence de l'action-
ambiguïté des valeurs" », structure que l'on trouve également à l' ceuvre
dans !'Alcibiade Majeur 24•
Examinons la version ésopique de la fable du « Lion vieilli et du )IJ.
Renard » à laquelle, comme nous l'avons vu, Socrate fait alfus10n dans
notre dialogue. Un actant dans une situation donnée (un lion devenu
vieux) fait le projet de modifier cette situation à son avantage (se pro-
t) curer de la nourriture sans être obligé de chasser) en posant une action-
< moyen (contrefaire fe malade) dont il attend un résultat positif (saisir et
~ dévorer les animaux qui viendront le visiter sans plus craindre sa
) force)-:-A une phase d 'évaluation, quië st tout autant auto-évaluation (la
vieillesse le met dans une position de faiblesse, la force n'est plus un
moyen qui puisse être utilisé avec succès) qu'évaluation de la situation
(cette faiblesse l'empêche d'assurer sa subsistance), succède une phase
d'action qui vise apparemment non pas tant à substituer une fin à une
autre, qu'un moyen (l'inventivité) 25 à un autre (la force) pour parvenir
à la même fin : assurer sa sauvegarde. Sorte de « piège de la fantaisie »,
la faiblesse supposée du lion rassure les faibles, les attire surtout :

119 B6, El ; ÙvTuywvtO"rfiç, 119 D7; cruvuywv((Ecr0m, 119 E2; cruvuywvtcrTfiç,


119 D8; ôtuywv((rn0m, 123 o2, El, 124 A4.
23
Cf. L. Brisson (1989), p. 217 n. 273, qui fait remarquer que « le "contre-
amour" est toujours une rivalité», laquelle « peut opposer deux personnes qui se
disputent un même objet». Qu'agôn et anterôs aillent ici de pair renforce l'idée
d'une orientation érotico-politique de la première partie de notre dialogue.
24
En ce qui concerne l'idée d'une structure commune à tous les récits éso-
piques, je suis la démonstration de Jedrkiewicz (1989), « Capitolo X - L'azione
nella favola », p. 241-259 (voir également p. 194-197); citation p. 245.
25 Je suis ici le Liddell-Scott-Jones, s. v. Èrr(vOLu, p. 648 : « power of thought,
inventiveness » qui, mieux qu'« adresse», rendent l'opposition voulue entre la
vigueur du corps et la puissance créatrice de l'esprit.
402 MARIE-LAURENCE DESCLOS

l' « ~ait du même » fait oublier la crainte et pr~voe la perte de ceux


qui ont cédé au«plaisir de ~ mblance 26 » C'est alors que sur-
vient un deuxième acfan1 : t ' e ~qui, pour a oir mis au jour l' « arti-
fice>> identitaire, ne sera pas pns dans les rets de l'inventivité léonine.
Chez lui, en effet, le pouvoir de la_~sie n'est pas le substitut d'une
vigueur défaillante, mais un trait de nature : il observe, et ce qu'il voit
lui est indice de ce qu'il ne voit pas. Règle de conduite, également: il
ne faut as aller là d'où l'on ne revient pas. Tel est en effet le para-
doxe: c'est la réussite de l'entreprise (aucune empreinte ne sort du
repaire du lion) qui est cause de son échec final: ambivalence de l'ac-
( tion. Le renard renvoie donc le lion à son altérité d'animal dévorateur,
êtà ses défaillances d'animal vieillissant. Au royaume des bêtes, on ne
sort pas de sa nature. Telle est bien, pourtant, la véritable fin du lion qui
ne peut faire le choix de l'br(vola que si, précisément, il cesse d'être
lion pour devenir renard. L'inventivité, en effet, ne s'accommode pas
plus de la léoninité, que la force ne s'accommode de l'asinité. Lorsque
sa force cesse, il n'est plus d'issue pour le fort, et c'est folie pour lui
que de prétendre adopter « un autre moyen de combat», posséder une
« autre aptitude à gagner 27 ». Folie, car à ne plus user de la force, il
publie sa faiblesse 28• Or au jeu de la ruse, où le faible est habile, il n'est
pas le meilleur. Ce qui est bon pour le renard ne l'est pas pour le lion,
ou ne l'est que momentanément: ambiguïté des valeurs. En mettant sa
confiance, et toutes ses espérances, dans la fertilité de son esprit, le lion
croyait pouvoir compenser les outrages des ans. La vigueur le quittant,
la ruse un instant se substituant à elle dans la décimation de ses proies,
il était, du moins le pensait-il, assuré du succès, capable à nouveau de
se procurer de la nourriture. Mais ses aptitudes prétendues ne résistent

26
Cf. L. Marin ( 1978), p. 13, citant le traité Des pièges, de leur composition et
de leur usage de Gian Battista de Contugi (XVI< s.) : « Le piège de la fantaisie est
celui dans lequel on représente à son adversaire sa propre image, dans laquelle il se
complaît. [... ] le principe d'efficace du piège[...] réside dans l'attrait du même et
dans le plaisir de la ressemblance. »
27
Le mot est de F. Lasserre (1984), p. 80, qui signale que cette« autre aptitude
à gagner», c'est« le sens étymologique de xepôa.ÀÉl') », qui, comme on le sait,
caractérise le renard chez Archiloque (fr. 81 Diehl) et chez Platon (République
{R.], II, 365 c 6). Cf. également C. Garcia Guai (1970), p. 419-422.
28
Faiblesse non pas passagère, celle de la maladie (qu'il simule), mais consti-
tutive, celle de la vieillesse.
LE RENARD DIT AU LION ... 403

pas à la confrontation avec un adversaire de valeur, maître en l'art de


tromper, pierre de touche sur laquelle éprouver son alopécité usurpée.
L'insuccès suit de près un succès éphémère : renversement de situation.
Phèdre s'est plu à imaginer les conséquences de cet insuccès :
« Accablé par les ans et abandonné de ses forces, le lion gisait à terre et
allait rendre le dernier soupir. Le sanglier vint à lui et d'un coup fou-
droyant de ses défenses, se vengea d'une ancienne injustice. Bientôt
après le taureau, de ses cornes jetées en avant, perça le corps de son
ennemi. L'âne voyant que le lion laissait impunis ces outrages, lui brisa
le front à coup de sabot 29 • »
Le trait saillant de la fable d'Ésope réside moins, me semble-t-il,
dans l'opposition du lion et du renard, et de leur maîtrise respective de
l' «inventivité», que dans les causes mêmes de l'insuccès du lion, dont
l' epimuthion se fait l'écho. Confondant fin et moyens, le lion est inca-
pable non seulement de trouver les moyens permettant d'atteindre cette
fin, mais de déterminer la« valeur» d'une fin qu'il méconnaît et dont il
ne peut savoir si elle est bonne et avantageuse pour lui. Le lion n'est
pas un phronimos. La fonction du renard est de le rendre à sa nature, et
donc à sa fin qui est de réaliser pleinement cette nature. Comment ? En
redistribuant le temps et l'espace d'abord, le visible et l'invisible
ensuite autour de ce qui par lui apparaît comme un artifice. C'est ainsi
que sa survenue provoque une rupture dans une temporalité jusque là
entièrement occupée par le dévorer (l. 5 : xmncr0lE) et le digérer (1. 6:
xa-ravaÀw0évrwv). L'espace également est redécoupé, un espace qui
cesse d'être monodirectionnel (tout convergeant vers la caverne, ek
crTIT)Àmov), pour retrouver la polarité de l'entrée et de la sortie sous le
regard lointain (mio0ev) du renard qui peut ainsi les saisir ensemble,
l'absence de l'une pouvant seule donner sens à la présence de l'autre.
Enfin le champ du visible et de l'invisible échappe à l'inaperçu et à
l'incompris : voici les traces ({xvn) inscrites dans leur visibilité d'in-
dices (,exµnpta) ; voici la double invisibilité des bêtes qui pénètrent
dans la grotte et du lion malade qui les y attend révélée pour ce qu'elle
est: dissimulation du fauve et dévoration de ses proies. Kal ô yuµvoç
ÀÉwv ?iv, et le lion resta nu. Citation tronquée, qui substitue Mwv à
ovoç, le lion à l'âne; citation déplacée, qui glose une fable avec les

29 Fables, I, 21, « Leo senex, aper, taurus et asinus », trad. A. Brenot (1989)
(lîC éd. 1924],
404 MARIE-LAURENCE DESCLOS

mots d'une autre 30 • Mais qui néanmoins dit l'essentiel, la mise à nu du


lion sénescent privé de la peau du renard (<l.À(.)TTE:xrj) dont il prétendait
se couvrir pour dissimuler sa léoninité. Or c'est à une semblable mise à
nu que nous assistons dans la première partie de }'Alcibiade Majeur,
laquelle s'opère en suivant la structure ternaire propre aux récits
ésopiques: celle de l'âme d' Alcibiade 31 •
Dès après que la situation, dans laquelle l'action narrée va se déve-
lopper, a été précisée, le dialogue entre dans une phase d'évaluation de
l'un des deux actants (104 A-C). Alcibiade y apparaît supérieur en tout,
comme en témoigne la multiplication des superlatifs (8 en 7 lignes) et
des verbes auxquels est associé le préverbe huper 32 (3 en 4 lignes),
ainsi que l'usage par deux fois répété du verbe xpaTE:Iv ( « prendre le
dessus ») pour dire sa relation à ses « admirateurs ». Cette position pré-
éminente s'accommode mal, sans doute, de la passivité à laquelle le
contraint sa jeunesse (cf. 123 o). Passivité renforcée, notons-le, par le
statut d'éromène qui lui est implicitement attribué de façon récur-
rente 33 • Le rôle qu'il entend jouer, pense Socrate, est tout autre: être
puissant à Athènes, et donc aussi chez les autres Grecs et même chez
les Barbares (105 A-C). Quant au but, telos (105 D4), qui est le sien, il
tient en peu de mots : être digne de considération, éi(wç À6you
(105 c6), c'est-à-dire tout à la fois présent dans la parole et dans la
mémoire des hommes. Parallèlement, nous assistons à l'auto-évalua-
tion de Socrate, campé dans son rôle d'éraste. Remarquons-le, le super-

30 Il s'agit de la fable Ch 279, « L' Âne qui passait pour être un lion» : « Un
âne revêtu d'une peau de lion passait aux yeux de tous pour un lion [...]. Mais le
vent, ayant soufflé, enleva la peau, et l'âne resta nu (xal o yuµ\lôç 15voç nv). >>
31 Je ne partage pas le point de vue d' A. Soulez (1974), p. 197, qui, comparant

!'Alcibiade Majeur au Channide, soutient que, s'il faut commencer par déshabiller
l'âme de Charrnide (154 E), « cette "mise à nu" semble déjà faite lorsque Socrate
rencontre Alcibiade». Et d'en vouloir pour preuve la relation qui peut s'instaurer
entre l'un et l'autre en 130 D : « Quand nous nous entretenons, toi et moi, en
échangeant des propos, c'est l'âme qui parle à l'âme.» Que cette « mise à nu» soit
effective en 130 D, c'est ce que je ne conteste aucunement. Mais cela ne signifie
pas qu'elle n'ait été précédée d'aucun« déshabillage».
32 Cf. J. Humbert (1986 [l re éd. 1960]), § 608, p. 343: « 'Yrtèp [... ] garde tou-

jours sa valeur "pleine". [... ] Au sens concret, il indique le fait d'être sur (ou au-
dessus) , ou de dépasser; au sens figuré, unèp sert à exprimer l' e;:ccellence et fait
fonction d'une sorte de superlatif familier.»
33 Cf. supra, n. 23.
LE RENARD DIT AU LION ... 405

latif a changé de camp: c'est maintenant à Socrate d'être très puissant,


µlym-coç (105 E2), et non plus à Alcibiade (104 A5). La prééminence,
cette fois, est de son côté, car seul il est à même de donner à Alcibiade
les moyens de ses« espérances», après l'avoir mis face à ce qu'il pro-
jette sans vraiment le savoir lui-même 34 • Ces projets, quels sont-ils ?
Donner des conseils aux Athéniens sur les questions de guerre ou de
paix et les affaires de la Cité (action-moyen) pour devenir leur hege-
môn (résultat recherché). Ses rivaux, ses « antagonistes», ce seront par
conséquent les politiques athéniens. Or, déclare Alcibiade: « Je sais
fort bien que, rien que par mes dons naturels, j'aurai, et de loin, sur ces
gens-là, une supériorité absolue ! » (Il 9 c). Il lui paraît donc parfaite-
ment superflu « de s'exercer et d'apprendre » ce que sont le juste et
l'injuste, le bien et le mal, le beau et le laid, l'avantageux et ce qui ne
l'est pas, même s'il admet son ignorance en ce domaine ( 118 B) : ce ne
sont là que moyens inutiles. L'issue ne fait donc aucun doute: ce sera
le succès. Tout succès néanmoins reste subordonné à la juste estimation .
de la valeur des adversaires, à une bonne appréciation des moyens que
l'on s'est donné pour atteindre une fin et, bien sûr, à la claire vision de
cette fin. Socrate va donc s'efforcer de montrer à Alcibiade qu'aucune
de ces trois conditions n'est véritablement remplie, et qu'en ces
matières aussi il « cohabite avec la pire des ignorances » (Il 8 B). Ses
rivaux, tout d'abord, ne sont pas ceux qu'ils croient: les hommes poli-
tiques athéniens, loin d'être ses «antagonistes», doivent être considé-
rés par lui comme des auxiliaires, des« synagonistes », dans l' agôn qui
l'oppose aux Lacédémoniens et au Grand Roi. Il doit ensuite recon-
naître cet agôn comme son principal objet : être hegemôn à Athènes
n'est plus dès lors qu'une étape lui permettant de s'affronter aux« rois
des Lacédémoniens» et à« celui des Perses» (120 A). Pour Alcibiade,
cependant, ce changement reste sans conséquence : les uns ne différant
pas des autres, il ne lui sera pas plus difficile d'être le meilleur que
contre les Athéniens, et cela sans apporter une quelconque modification
aux moyens qu'il compte mettre en œuvre (120 c). Ces «moyens»

34 Cf. 106 A : « Au surplus, que ce soient là, ou non, mes pensées, tu m'as bien

l'air d'avoir tranché la question, et j'aurais beau le nier que je n'y gagnerais abso-
lument rien pour ce qui est de te convaincre ! Eh bien, mettons que ce soit là ce à
quoi je pense, comment y réussirai-je grâce à toi ? » ; 106 c : « Mettons, si tu y
tiens, qu'il en soit ainsi, pour me permettre de savoir ce que tu vas dire!>>
406 MARIE-LAURENCE DESCLOS

nous les connaissons, notre passage s'ouvre et se ferme sur leur énumé-
ration (104 A-C et 123 E) : beauté, taille, naissance, richesse et bon
naturel. Mais alors qu'en 104 A-Cils servaient à exalter la supériorité
d' Alcibiade en tout et sur tous, en 123 E ils provoquent l'étonnement et
les moqueries des femmes, tant l'échec est certain pour ce petit jeune
homme d'à peine vingt ans, de surcroît si mal élevé (xax&iç rryµÉvoç),
s'il prétend lutter contre Agis ou Artaxerxès. Le renversement de situa-
tion est ici manifeste. Il a sa source, comme souvent en pareils cas,
dans une mauvaise appréciation des possibilités réelles de l'actant et
dans la méconnaissance de la valeur des adversaires avec lesquels il
prétend rivaliser. Ces derniers, en effet, lui sont supérieu_rs tant en ce
qui concerne la noblesse de la race - où se rencontrent les meilleures
natures - et la qualité de l'éducation - qui les perfectionnent dans la
vertu - . que pour leurs richesses, qui sont considérables (120 D-
123 B). C'est à cette occasion qu'intervient l'allusion socratique à la
fable d'Ésope. Dans ces conditions, toutes les tentatives d' Alcibiade
pour exécuter ses projets ne pourraient avoir qu'une issue négative lors
même qu'il en attendrait un résultat positif. Telle est précisément la
définition de l'action bivalente 35 • Or cette action n'est engagée que
parce que le résultat qu'elle devait permettre d'atteindre renvoie à une
valeur reconnue comme telle par le sujet de l'action. Au bout du
compte, c'est cette valeur qui est le véritable telos visé par l'actant.
Pour Alcibiade, nous l'avons vu, cette valeur c'est la considération
dont on peut jouir, c'est avoir soi-même de la valeur, c'est être èi(toç
i\.oyou (cf. 105 B2, c6, 08, 119 E3, 6). Valeur ambiguë, cependant, en ce
qu'il reste à déterminer ce qui donne de la valeur, ce qui suscite la
considération : ainsi d' Alcibiade à Socrate, mais aussi d' Alcibiade à ses
rivaux potentiels, l'estimation change. Ce que, dans son ignorance, le
premier rejette (s'exercer, apprendre, se préparer et avoir souci de soi),
est considéré par les autres comme la seule supériorité à laquelle il
pourrait prétendre, la seule qualité dont il pourrait se prévaloir 36 . Faute

35 Cf. S. Jedrkiewicz (1989), p. 249.


36 Socrate : il faut apprendre (µav06."nv) s'exercer (àcrxEh,) être préparé (mxp-
Ecrxrnacrµlvov ), 120 B7-cl ; l'amant doit conseiller à l'aimé de s'instruire, d'avoir
souci de soi, et de s'exercer (µ.a06vm xal Èmµû,T}0évmaûi:oü xat àcrxftoavm),
123 08-El ; ce n'est que par l'application et par la compétence (ÈmµeÀdq. TE xal
TÉXVl,'l) que l'on peut être renommé (ovoµaoTÔç), tant chez les Grecs que chez les
LE RENARD DIT AU LION ... 407

de l'avoir compris, il prête à rire (yÉÀwrn ô<j>i\Eiv, 121 B3) à la façon


du singe de la fable et de ceux qui lui ressemblent 37 • ·
A l'inverse du lion qui veut faire le renard, Alcibiade comme l'âne
se prend pour un lion. Confiant dans ce qui, croit-il, constitue sa force,
il méconnaît sa nature et ses ignorances (118 B). Ignorance bien sûr de
ce qui fait la force des autres, et ses propres faiblesses. Telle est la
première lecture que, en s'autorisant des mots mêmes du texte, on peut
faire du renvoi à la fable d'Ésope: la richesse du jeune Athénien n'est
rien comparée à celle des Lacédémoniens et des Perses. Le lion, c'est
l'autre. La fable, en ce cas, aurait pour fonction, comme toute fable
d'ailleurs, d'instruire Alcibiade sur une partie du réel (la puissance
économique de ses antagonistes) et de lui suggérer un comportement
différent 38 • Mais ignorance aussi de cette « nature » sur laquelle il fait
fonds pour l'emporter sur ses compétiteurs et imposer sa« valeur» 39•
Or nous avons vu que tel est également l'un des principaux enseigne-
ments du récit fabulistique auquel Socrate fait référence. Ce récit ne
/ fournirait donc pas seulement, de façon analogique, les causes de l'en-
richissement des Lacédémoniens, mais dénoterait aussi la lente décou-
verte de la méconnaissance de soi depuis 104 E. Une découverte,
cependant, qui n'est pas porteuse de mort, comme elle l'est implicite-
ment chez Ésope et tout à fait explicitement chez Phèdre. Et cela parce
qu' Alcibiade est le symétrique inversé du lion de la fable: ce que la

Barbares, 124 B4 ; Amastris : l'entreprise d' Alcibiade ne peut être fondée que sur
l'application et les connaissances (Èrc41t:)..dq. Tt: xal cro<ptq.), car les Grecs ne pos-
sèdent pas d'autres avantages qui vaillentqu' on en parle (o{ta ÀÔyou), i 23 D4.
37 Ch 38 : « Le Renard et le Singe élu roi », l, 12 : yÉÀwTa 6cpr..tcrx6.voumv.
38 Faut-il limiter à cet enseignement la fonction de la fable à laquelle Socrate
fait allusion? Ou bien peut-on aller jusqu 'à dire de Sparte qu'elle est ce r..Éwv
yripacraç dépeint par Ésope? A en croire Thucydide (1, 69-71), la réponse est
incontestablement oui. Si l'on s'en tient à la date dramatique de notre dialogue
(Alcibiade a vingt ans (123 n5-6], la rencontre se déroule donc aux alentours de
430), nous sommes en effet à la veille ou au tout début de la guerre du Pélopon-
nèse. Quant à l'attitude des Lacédémoniens, il revient aux envoyés corinthiens
venus les inciter à l'affrontement, de la décrire: elle est toute de lenteur, d'inacti-
vité, d'hésitation, de tergiversations. Face au danger athénien, ils ne désirent que
préserver leur tranquillité et conserver leurs acquis ; à des adversaires que caracté-
rise leur capacité d' innovation (1, 70, 2 : o[ vewTt:ponmol), ils ne savent opposer
que des habitudes surannées (1, 71, 2 : ùpxmo-rporca TO. Ém'CT]ôt:uµam) .
39
Alcibiade vaut mieux que ses rivaux tjj cpucret (119 c2-3).
408 MARIE-LAURENCE DESCLOS

jeunesse est à l'un, la vieillesse l'est à l'autre; ce que l'ignorance de


l'âme est à l'un, l'accablement du corps l'est à l'autre; enfin, l'un est
faible et croit pouvoir jouer au fort, tandis que l'autre est fort et se
pique d'agir comme le faible. Pour le dire autrement, le lion est tout
entier plongé dans l'irréversible et l'immuable. Irréversibilité de la
vieillesse et de la décrépitude physique. Immutabilité de la nature ani-
male : chez les bêtes, le fort ne peut pas devenir faible ; il est fort ou il
est mort. La force lui est essence et non état. Alcibiade, en revanche,
est placé sous le signe du passager, du transitoire, en entendant par là
tout à la fois ce qui ne dure pas, et ce qui permet le passage, la transi-
tion. La jeunesse est passagère, mais l'ignorance peut l'être aussi si on
accepte d'en passer par l'obéissance au précepte delphique, et par ses
jeux de miroirs auxquels déjà Alcibiade s'est livré avec cet autre si
semblable que lui est l'animal 40 • Les états, alors, peuvent s'inverser, la
force prétendue se révéler faiblesse, et la faiblesse se faire force.
Disons-le clairement, cette double lecture a un défaut majeur: celui de
faire jouer à Alcibiade deux rôles diamétralement opposés et qui
paraissent difficilement conciliables 41 • Dans le premier cas, le lion est
lacédémonien, ou perse, et Alcibiade, si un renard bienveillant ne l'en
dissuadait, ferait partie de la triste cohorte de ses imprudentes victimes.
Dans le second cas, Alcibiade est le lion qui se méprend sur l'efficacité
des moyens qu'il met en œuvre pour parvenir à ses fins et sur ses
chances de succès, jusqu'à ce qu'un renard subtil le rende à sa véritable

40 Si semblable, mais aussi si différent. Alcibiade, en effet, à la différence du

lion ou de ses victimes animales, n'est pas fixé dans une nature. Or, s'il en est
ainsi, c'est parce que la nature d'homme, à la différence de la bête ou du dieu, par-
ticipe du mixte, du multiple. Toute âme humaine, en effet, est entrelacement de
l'immortel et du mortel, du divin et du bestial, du sauvage et de !'apprivoisé. D'où
l'impérieuse nécessité, pour que de connaissance de soi on puisse véritablement
parler, de se connaître soi-même en sa totalité, c'est-à-dire en sa multiplicité.
41
Cette surdétermination dénonce-t-elle une surinterprétation? Je ne crois pas.
La duplicité des rôles n'est pas un argument, !'Alcibiade à la fois lion et proie du
dialogue de Platon ayant un précédent dans l'élégie solouienne, qui dépeint les
Athéniens sous les traits du renard et de la proie potentielle du lion-tyran. Mais il y
a plus. Dans l'utilisation socratique de la fable, les deux rôles s'engendrent littéra-
lement l'un l'autre : Alcibiade est le lion vieilli en ce qu'il se méconnaît, et c'est
cette méconnaissance de soi qui en fait une proie pour plus fort que lui. Ici, ce sera
le lion, lacédémonien ou perse; pour Phèdre, nous l'avons vu déjà, le sanglier, le
taureau, l'âne même, qui sur le lion a l'avantage de la santé.
LE RENARD DIT AU LION ... 409

nature et aux incapacités qui sont les siennes. De surcroît, Socrate


apparaît dans les deux cas sous les traits d'un maître renard. Or, si l'on
peut bien accorder une certaine positivité à la figure du renard, ce ne
peut être, semble-t-il, que d'un point de vue pragmatique 42 • Paradoxa-
lement, c'est la conjonction de ces deux faits qui devrait nous permettre
non pas de résoudre la contradiction, mais d'en comprendre le sens.
Jacques Brunschwig, dans un article à paraître sur « La déconstruc-
tion du "Connais-toi toi-même" dans !'Alcibiade Majeur», remarque
très justement que, dans la première partie de notre dialogue, « Socrate
"cueille" Alcibiade au niveau exact où celui-ci est susceptible d'être
"cueilli" : à savoir, au niveau de son propre système de valeurs (vic-
toire, renommée, pouvoir)», et il ajoute que« le précepte delphique se
prête, au moins provisoirement, à cette opération » . Je crois néanmoins
qu' il faut aller plus loin. Socrate en effet, me semble-t-il, ne se contente
pas de prendre appui sur le « système de valeurs » d' Alcibiade pour lui
faire accepter la nécessité du « Connais-toi toi-même ». En se faisant
renard, il le pénètre, il le prend à son compte, il accepte d'y jouer un
rôle pour montrer qu'un tel système de valeurs n'a de sens que dans le
cadre de ce que j'appellerai une zoo-politique. Ce qui justifie pleine-
ment le recours à la fable. L'homme politique doit donc se connaître en
tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'homme, si l'on veut que la politique
qu'il mène ait un caractère anthropique. Ce qui justifie cette fois le
recours au« Connais-toi toi-même» (yvw0L cn:aUT6v).
A se faire renard, en effet, Socrate dit la loi en vigueur chez les
bêtes comme dans les cités 43 • Même si l'on n'accepte pas le point de
vue de Juan Cascajero, pour qui la fable peut être considérée comme
une « source historique» nous renseignant sur l'exploitation de ceux
que les écrits cultivés ne prennent jamais en compte, ces « petites
gens» qui hantent« la rue et les cuisines», il n'en demeure pas moins
que le monde des récits fabulistiques est un monde « où n'existent pas
d'autres possibilités que de vaincre ou d'être vaincu» 44 • Or il n' est que
deux moyens de vaincre, ou de n'être pas vaincu: la force et la ruse.

42C.M. Bowra (1940), p. 26-29; C. Garcia Gual (1970), p. 417-431.


43Cf. A. Demandt (1991), p. 397-419, qui rappelle (p. 402) le mot de Polybe
(XV.20.3) : il en est dans les États comme entre les poissons : les plus gros
mangent les plus petits.
44 J. Cascajero (1991), p. 11, 31, 36.
410 MARIE-LAURENCE DESCLOS

Sans doute est-ce pour cela que le renard et le lion se taillent la part
belle dans le corpus ésopique, avec cependant un net avantage pour le
renard 45 • La ruse serait donc plus expédiente que la force, moins sou-
mise qu'elle aux déficiences du corps, et capable davantage de s'adap-
ter à des circonstances toujours changeantes. Le lion, s'alliant avec le
renard (Ch. 199) ou tentant de « renardiser » ( ÙÀwrrt:x((t:l\l) à son tour
(Ch. 196, 270), en est la preuve vivante. Peu importe, dès lors, que la
conduite du renard suscite la désapprobation, qu'on le dise prompt à
servir les puissants - quand ils le sont encore - et à ne pas respecter
les pactes, à user de tromperie, à rechercher d'abord son intérêt, à
n'être guidé que par l'appât du gain; ce qui compte, c'est le succès
obtenu, et non les moyens qui ont permis de l'obtenir. Dans ce monde
pré-hobbien où chacun à chaque instant lutte pour sa vie, il faut à tout
prix l'emporter, car échouer c'est mourir 46 • L'intelligence du renard, la
poïkilie de son esprit seront autant de précieux adjuvants pour le faible,
et même pour le fort qui n'est pas vraiment fort, pour celui dont la
force, pourrait-on dire, n'est pas superlative. Telle est l'aide que
Socrate entend précisément apporter à son jeune interlocuteur. Ce fai-
sant, il énonce la réalité d' Alcibiade, et celle d'une société qui,
contrairement au souhait d'Hésiode, a oublié « la loi que le Cronide a
prescrite aux hommes». On s'y dévore comme« se dévorent les pois-
sons, les fauves, les oiseaux ailés» parce qu'« il n'est point parmi eux
de justice 47 ». De fait, dans cette societas leonina 48 que nous décrivent
les fables d'Ésope, la justice est absente: il ne reste qu'un discours de
justice (Ch. 12, 209, 221, 227, 228) 49 • Ainsi du loup qui allègue un pré-

45 Cf. C. Garda Gual ( 1970), p. 418, qui fait remarquer que« le renard est le per-

sonnage animal qui apparaît dans le plus grand nombre de fables antiques » (38 dans
l'édition Chambry des Fables d'Ésope), immédiatement suivi par le lion (28).
46
Sur la relation pouvant exister entre le Léviathan de Hobbes et les fables
ésopiques via John Ogilby (Fables of Aesop Paraphrased in Verse, London, 1651),
cf. A. Patterson (1991), p. 131-136; voir également A. Demandt (1991), p. 408.
47
Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 276-278.
48 L'expression est du jurisconsulte Domitius Ulpianus dans le Digeste du Cor-

pus iuris civilis (XVII, 2, 29), qui juge contraire au droit la situation décrite par Phèdre
dans la fable« Vacca et capella, ovisetleo » (1, 5). Cf. A. Demandt(l991), p.405.
49
11 me semble que la divergence de point de vue entre M. N!lljgaard, qui sou-
tient que « le monde de la fable antique ignore les valeurs de la justice et de la
vertu», et M.L. West, qui affirme que« la fable a une dimension morale», et qu'il
LE RENARD DIT AU LION ... 411

texte spécieux (µna uvoç d,Myou ahlaç) pour dévorer l'agneau


(Ch. 221), ou de la belette qui cherche une raison plausible (µn'
EÙÀ.Ôyou at·daç) pour égorger le coq et en faire son repas (Ch. 12).
Alcibiade ne dit pas autre chose: « A supposer qu'on veuille faire la
guerre à ceux qui agiraient justement, on se gardeµ#-~ d'en conve-
nir (oùx èiv oµoi\.oyf)out:v)» (109cl-3). La fable _:9,V«Le Lion,
l' Âne et le Renard») est encore plus parlante. Ùn âne, qui avait lié
société avec le lion et le renard, se vit chargé, à l'issue de la chasse, de
partager (ôtt:ÀE.ïv) le gibier. Ayant fait trois parts égales (rpEiç µotpa.ç
È.ç foou rrouJoavrnç), il succomba sous les griffes du lion. Le renard,
sommé de faire à son tour le partage (µt:p(om), ne se réservant que
quelques bribes, « entassa tout sur un seul lot» (D rravrn dç µlo.v
µt:p(ôa ow0poloaoa) et eut la vie sauve. Une telle fable est riche
d'enseignement sur cette «zoo-politique» dont je parlais précédem-
ment ; « zoo-politique » et non, comme le dit Alexander Demandt
(1991, p. 402), « état de sauvagerie naturelle». Dans un tel état, en
effet, la force suffirait, sanctionnée par un prendre pur et simple. Rien
de tel ici: ce que veut le lion, c'est un donner qui mime une juste répar-
tition des lots. La part qu'il recevra ne sera «juste» que s'il ne se l'ap-
proprie pas : on doit la lui attribuer. En témoignent la réitération de la
demande après le « ratage » asinien et la façon dont le renard y répond,
transformant par la même le fait en droit. Il n'en demeure pas moins
que cette légitimation du pouvoir du lion est pensée comme un effet de
l'excès de fureur dont l'âne a été victime: c'est« le malheur de l'âne»
(ri rnu èSvoum.µcpopci), dit le renard, qui m'a appris (ÈMôaçt:v) à par-
tager ainsi (o{hw Ôlo.vɵEtv) 50 • A y regarder de plus près, on s'aper-
çoit de surcroît que les choses sont moins simples qu'elles n'y parais-
sent. En fai~~ux parts inégales, et en demandant au lion de
«choisir» (Éi\.Éo8aj) celle qu'il veut, le renard, une fois encore, ren-
1 voie le lion â sa véritable nature, et dénonce la violence brutale sous le
\ masque du pouvoir légitime. A[ptw-w, en effet, signifie certes « choi-

est fait mention de ôbcry et d'ùfüx(a dès Archiloque et Hésiode (Entretiens Hardt
sur La Fable, M. Ntajgaard [1983], p. 225 et 245), tient précisément à l'indis-
tinction entre justice et discours de justice.
50
Je ne dois pas qu'à l'amitié de dire ici ma dette vis-à-vis de Catherine
Darbo-Peschanski, qui, au cours de Jongues conversations, m'a permis de mieux
comprendre les rapports du partage et de la justice. Qu'elle en soit remerciée.
412 MARIE-LAURENCE DESCLOS

sir» (lorsqu'il est au moyen), mais aussi «saisir>>, « prendre de


force», «capturer», enfin, et ce n'est pas pour moi le moins intéres-
sant, « surprendre en flagrant délit». Par ce «choix» que le renard lui
impose en toute innocence apparente, le lion est « surpris en flagrant
délit» d'une «prise» par la force) e voici semblable à ces hommes,
dont parle Alcibiade, « qui ont eu grand avantage à commettre de
grandes injustices» ; l'âne, en revanche, fait partie de la troupe de ceux
« qui avaient agi justement» mais « n'y ont pas trouvé profit»
(113 D6-7)51 • De la fable ésopique au dialogue platonicien la descrip-
tion est identique: c'est dans une societas Leonina qu' Alcibiade, à la
--
façon d'un Calliclès:1,rétend s'illustrer. Reste à savoir si à ce jeu, dont
les règles sont sans pitié, l' Athénien pourrait être gagnant. Confiant dans
sa beauté et dans sa haute taille comme peut l'être le cerf que nous peint
Archiloque dans sa troisième épode 52, mais aussi Ésope dans la fable
« Le Lion, le Renard et le Cerf» (Ch. 199), fier comme le singe de ses
ancêtres (Ch. 39), comme le lion vieillissant fort sans l'être absolument,
naïf enfin comme l'âne lorsqu'il accepte, sous la pression de Socrate,
d'identifier le juste et l'utile (116 D), le sort qui l'attend pourrait bien
être semblable au leur : la mort ou le ridicule. La boucle de la démons-
tration socratique est bo'iÏclée: faute de se connaître, c'est-à-dire faute
de connaître son humanité, Alcibiade avait opté non pour la justice mais
pour sa contrefaçon, sans pour autant que cette option lui soit avanta-
geuse. Ainsi s'explique l'orientation anthropologique de notre dialogue,
et l'infléchissement philosophique du yvw0L crwur6v à partir de
Socrate 53• Il ne s'agit plus tant, en effet, d'amener l'homme à ne pas se
prendre pour un dieu, que de l'inciter à ne pas agir comme une bête. Une
priorité qui trouve son fondement dans la psychologie de Platon. Qu'est-
ce, en effet, que l'âme humaine? L'union de trois en un, dont la Répu-
blique (IX, 588 c-589 E) nous donne une image (dxwv) qui n'est pas
neutre : celle de la sunapsis d'une bête sauvage et changeante, aux têtes
51
Que la justice ait partie liée avec la répartition des lots, c'est ce que montre
clairement C. Darbo-Peschanski (1987), p. 43-74 et (1988), p. 109-140. Sur le pro-
blème du donner et du prendre, voir, du même auteur, (1994), p. 125-137.
52
Pour F. Lasserre (1950), cl est à cette épode que Platon fait allusion dans la
République, II, 365 c-o, « évoqu[ant] simultanément le discours trompeur du
renard et l'imprévoyance du cerf qui va lui emboîter le pas », trouvant ainsi la mort
dans l'antre du lion malade (p. 78-86, 104-105).
53
P. Courcelle (1974-1975), vol. I, p. 13.
LE RENARD DIT AU LION ... 413

multiples, paisibles ou féroces, d'un lion, et d'un homme. Ces trois


formes, comme on le sait, renvoient respectivement à l'âme des désirs, à
celle du courage et au vouç immortel et divin. Toutes les trois recou-
vertes d'une apparence humaine, elles apparaissent, à qui n'en peut voir
quel' enveloppe extérieure (To Ë€w ËÀurpov), comme un vivant unique,
un homme (Ëv (Qov, èiv0pwrrov). Homme, cependant, il ne le sera vrai-
ment que s'il se place sous l'autorité de l'homme intérieur (6 Èv-rèç
av0pwrroç), qui est la partie de lui-même la plus divine ('rè fourou
0Et6TaTov), autrement dit s'il se place « sous l'autorité du divin » (ùrrè
TQ 0d<p). Encore faut-il pour cela, et préalablement, se connaître soi-
même c'est-à-dire se saisir soi-même comme lieu de tension entre la
bête et le dieu. Connaissance d'importance car elle conditionne la posi-
tion de « l'homme intérieur». Si cette connaissance lui fait défaut, le
voici asservi par la partie bestiale de notre nature (R., IX, 589 D), inca-
pable d'empêcher les deux autres« de se mordre et de se dévorer en se
battant ensemble» (589 A). La societas leonina est dans l'âme même.
Dans le cas contraire, il sera en mesure de « dominer le plus possible
(foTm È:yxpcnÉITTaToç) l'homme entier, et de prendre soin (ÈmµEÀ11·
m:nu) de la bête aux têtes multiples en ayant le lion pour allié ((uµ-
µaxov) ». Le souci de soi, l'ÈmµÉÀEta., ne consiste donc pas unique-
ment en un se-connaître de l'âme dans ce qu'elle a<< de meilleur et de
plus divin». Il est également soin des apprivoisés et désensauvagement
des sauvages qui sont en toute âme d'homme en tant qu'il est homme,
c'est-à-dire en tant qu'il est à la fois animal et divin; mais aussi capacité
à distinguer entre tous l'allié de l'adversaire, le« synagoniste » de l'an-
tagoniste. En d'autres termes, la méconnaissance de « la partie bestiale
de notre nature » a les mêmes effets que la méconnaissance de sa partie
divine. Faute de voir le dieu qui est en soi, on laisse le pouvoir à la bête ;
mais faute de voir la bête, on prive le dieu des moyens de sa domination.
L'âme immortelle et divine doit, comme l'homme d'État, savoir quels
sont ses ennemis, quelles sont leurs forces et avec qui s'allier pour lutter
contre eux. Tel e5t l'enseignement conjoint du livre IX de la Répu-
blique et de !'Alcibiade Majeur 54 •

54 Remarquons que l'un et l'autre tentent de faire pièce à tous ceux qui préten-

dent que la justice est inutile, et qu'il est plus avantageux d'être injuste. R., IX,
588 E 4-5 : AÉywµev Ôt) Tij} ÀÉyovn ÀUCTtTE:Àt:i TO\JT(p Ù.ÔLXf.lV Tij} Ù.v0pwmp,
ô(xma. ôè: 1tp6.nelv où (uµ</){pgt (« Disons maintenant à celui qui prétend qu'il est
414 MARIE-LAURENCE DESCLOS

Or !'Alcibiade Majeur, si on en limitait l'enseignement aux conclu-


sions de la deuxième partie, ne remplirait qu'incomplètement ce pro-
gramme. Qu'y apprend-on? Que« l'âme est l'homme même» (11 t!Juxn
ècnw éiv0pwrroç, 130 c), et que, à se regarder dans une autre âme
comme en un miroir, plus précisément à se regarder dans ce lieu (dç
Èxeivov TOV -c-6rrov) de l'âme« qui est le siège de la vertu propre d'une
âme, c'est-à-dire sa sagesse» (133 B), on découvre« le divin dans sa
totalité» (miv Tù 8eiov, 133 c), c'est-à-dire à la fois « le divin en
l'âme» et le « Dieu lui-même qui en est le modèle» 55 • La connais-
sance de soi se limite ici à la connaissance de« l'homme intérieur». La
première partie, en revanche, est connaissance du lion et de la bête
multiforme 56 par la médiation de la fable. En quoi cette médiation est-
elle nécessaire? L'âme immortelle et divine, lorsqu'elle veut se
connaître, regarde ce qu'il y a d'immortel et de divin dans une autre
âme, s'y voit et voit le dieu qui la fait telle. Mais lorsque cette connais-
sance intéresse « l'homme entier » et non plus seulement « l'homme
intérieur », le recours à une relation spéculaire devient impossible. Le
paradigme de la vision, dès lors, n'est d'aucune utilité, puisqu'il exige
qne l'objet servant de miroir ait des caractéristiques telles « qu'en le
regardant nous nous y voyons nous-mêmes en même temps que nous le
voyons» (132 D10 -El). Aussi bien est-ce pour cela qu'il ne fera son
apparition que dans la deuxième partie de notre dialogue. Ici, en effet,
nulle« rencontre du semblable avec le semblable» (Timée [Ti.], 45 c),
mais appréhension du différent, quel' audition - et non pas la vision -
doit rendre possible. Voilà qui ne doit pas nous étonner, l'une comme
l'autre ayant été données aux hommes par les dieux en vue de la pra-

utile à cet homme d'être injuste, et qu'il ne lui sert de rien de pratiquer la jus-
tice»); Alcibiade Majeur (Ale. /), 113 D5-7: Où yàp ,:où,a., oTµm, fo,lv ,a. ,e
ô(xma xal TO. croµ<ptpovw, àMèr. noÀÀotç ÔrJ V.uairf.Àryat:v àôtxT)cra<n µ.eyo)..a
àôt)CT)µai:a, xal Éi:Épotç ye, oTµat, ô(xma ÈpyacraµlvOLç où <ru\/TJ\/&yxev (« Car
le juste et l'utile, à mon avis, font deux; combien d'hommes ont eu grand avantage
à commettre de grandes injustices, tandis que d'autres, je pense, qui avaient agi jus-
tement n'y ont pas trouvé profit!»).
55 Je suis ici J. Brunschwig (1996), auquel j'emprunte la traduction de nav TO
0eto\/.
56
Telle est, me semble-t-il, l'une des fonctions de la double lecture à laquelle
se prête l'allusion socratique à la fable d'Ésope: Alcibiade est le lion, mais il est
aussi tous les animaux qui viennent le visiter.
LE RENARD DIT AU LION ... 415

tique de la philosophie (Ti., 47 A-D). Alcibiade devra donc écouter, ce


d'ailleurs à quoi il consenP7, cette capacité d'écoute conditionnant le
discours socratique : « Le Dieu ne me permettait pas de m'entretenir
avec toi, voulant éviter que ce fût un entretien sans résultat. Or, à pré-
sent, il m'y autorise car maintenant tu es prêt à m'écouter (vuv yèxp èiv
µou &.xouomç) » (105 E7-106 Al). La fable se fera donc, peut-être,
« piège à écoute ss » lorsque l'attention d' Alcibiade semblera défail-
lante à son interlocuteur. Mais là n'est pas l'essentiel. L'audition, nous
apprend le Timée (61 B-C), « est le mouvement incité par ce choc » (il
s'agit du son, choc« que subissent par l'action de l'air et par l'intermé-
diaire des oreilles le cerveau et le sang » ), « qui part de la tête pour
aboutir dans la région du foie», c'est-à-dire dans cette région où l'âme
désirante est enchaînée « comme si c'était une bête sauvage (wç
0plµµa èiypwv) » (70 E). L'impression qui est transmise par ce mou-
vement «jusqu'à la partie intelligente de l'âme », devient alors une
sensation « grâce à laquelle précisément nous disons » que nous enten-
dons (64 B-C; cf. également 45 D). Par l'audition, deux lieux du corps,
mais aussi deux espèces d'âme, sont donc mis en relation, entre les-
quels la distance est habituellement maximale. La parole socratique,
lorsque Alcibiade est enfin à même de l'entendre, contribue par consé-
quent, en tant qu'elle est parole, à annuler cette distance; elle contribue
également, en tant que cette parole conte une fable, c'est-à-dire en tant
qu'il y a homologie entre le discours qui est tenu et ce sur quoi on le
tient, à permettre la connaissance de la partie mortelle par la partie
immortelle de l'âme s9 _ En d'autres termes, les mots de la fable disent à
l'âme intelligente la nature de l'âme mortelle avec laquelle elle est mise
en relation par l'audition. Ils permettent de surcroît l'accession de
l'âme mortelle au seul type de connaissance de soi qui lui soit permis :

57 Cf. 104 o: - SocR. « C'est donc de bon cœur que tu m'écouteras (àxouai;i),

s'il est vrai que tu aies envie, comme tu le déclares, de savoir quelle est mon idée; mes
paroles s'adressentmêmeà toi comme à un homme qui va écouter (wwuuoµlvc:p) ce
qu'il attend de savoir.» [ ... ]-ALC. «Parle, mon bon ;j'écouterai(àxouuoµm). »
ss L'expression est de L. Marin (1978), p. 28, commentant le commentaire que
fit La Fontaine de la fable ésopique « L'Orateur Démade » (Ch 96).
s9 Les sensations étant, comme le rappelle Luc Brisson (1992), p. 59, « asso-
ciées indissociablement à des sentiments de plaisir et de peine (64 A-65 B) », l'in-
vention dans le Phédon (60 B-c) d'une fable« ésopique » pour dire en l'homme la
coexistence de l'agréable et du pénible me semble confirmer cette lecture.
416 MARIE-LAURENCE DESCLOS

une connaissance par des images semblables à celle que Socrate


demande à Glaucon de façonner au livre IX de la République 60 • Seule
l'effectivité de cette double connaissance de soi, ou peut-être faudrait-il
dire: de cette connaissance de soi en tant qu'être-double, rendra pos-
sible l'existence d'une société véritablement humaine, c'est-à-dire
d'une société où gouvernant et gouvernés aient« en vue [...] ce qui est
divin» (134 D). L'un, parce qu'il sera parvenu à la connaissance de ce
qu'il y a de meilleur et de plus divin en lui, à quoi tout le reste s'or-
donne ; les autres parce que, au-delà du plaisir extrême que procure la
fable, ils en auront appris la nécessaire soumission de la bête à
l'homme, c' est-à-dire au dieu.
Je dirai donc, pour conclure, que l'un des enseignements de !'Alci-
biade Majeur consiste à montrer que la connaissance de soi ne se limite
pas à la connaissance de ce que Jacques Brunschwig appelle le « vrai
soi », mais inclut la connaissance du « soi entier», que la fable rend
possible. S'il en est ainsi, c'est d'abord en raison des caractéristiques
propres au mécanisme de l' audition, tel qu'il est décrit dans le Timée.
Mais voilà qui ne suffit pas, car alors toute parole, et, pourquoi pas,
tout son, pour peu qu'ils soient audibles, pourraient être parés des
mêmes vertus. Nous devons également prendre en compte la structure
du récit fabulistique, dont on a montré qu'elle avait pour but et pour
effet de mettre à nu la nature des actants et le type de socialité à
l'intérieur duquel ils agissent. Enfin, et peut-être surtout, la fable
entretient avec ce qu'il y a d'animal en l'homme une relation de
parenté telle que, lorsqu'on en use bien, l'âme mortelle parvient elle
60
Cette partie del 'âme est, ainsi quel' écrit Luc Brisson (1974), p. 236, incapable
d'« appréhender l'intelligible, et elle se cantonne dans le sensible, l' intelligible
(devant) paradoxalement, afin qu'elle puisse atteindre la vérité, lui être rendu
sensible». Elleestparconséquentégalementincapable de se connaître elle-même, et
ne peut atteindre la vérité de soi que si on lui rend sensible, par l'audition, ce dont elle
n'a pas l'intelligence. Tel est le rôle de la fable, contant à la bête des histoires de bêtes.
L. Brisson (1994), p. 103, fait remarquer que l'âme désirante est la seule qui soit
vraiment développée chez l'enfant, l'enfance étant pour Platon « la part sauvage de la
vie humaine » . Peut-être faut-il voirlà la raison, philosophique, pour laquelle, à partir
du Jor siècle ap. J.-C. ce sont les enfants et les esprits« rusticorum et imperitorum »,
selon le mot de Quintilien (Institution oratoire {Inst.],l, 9, 2), qui constituent pour les
intellectuels le public privilégié des fables ésopiques. Sur leur importance dans
l'éducationhellénistique,cf. H.-1. Marrou (1981) p. 215-262.
LE RENARD DIT AU LION ... 417

aussi, bien que d'imparfaite façon, à satisfaire aux exigences du


précepte delphique. A suivre la leçon de Socrate, Alcibiade réussira,
par science, là où Périclès ne le fit que par opinion droite, lui qui, s'il
faut en croire Thucydide, lorsqu'il «voyait» les Athéniens « se livrer
mal à propos à une insolente confiance, [... ] les frappait par ses paroles
en leur inspirant de la crainte; et, s'ils éprouvaient une frayeur
déraisonnable,[ ... ] les ramenait à la confiance 61 ».

61 Thucydide, Il, 65, 9. Périclès, nous dit-on, à la différence de ceux qui lui
succédèrent ne cherchait pas le plaisir du peuple (xo.8' 11ôovàç-rQ ÔTJ!-l-CJ), 65, 10), il ne
parlait donc jamais en vue de faire plaisir (npoç t)ÔO\/T)\/ 1ü.lyEL\/, 65, 8). Ainsi tenait-
il la foule bien en main, et au lieu de se laisser diriger par elle, il la dirigeait (oùx
11YETO 1-1o.Mov ùn' o.ùwü-/\ o.ù-ràç jljyE). Ce faisant, remarquons-le, Périclès agit sur
les Athéniens à la façon du voüç qui tantôt épouvante le foie en lui présentant des
images redoutables, tantôt l'apaise par des images contraires (Ti., 71 B-D ). Ici, ce n'est
pas le voüç qui agit directement sur « l'homme entier», se servant du foie comme
d'un miroir sur lequel viennent, sous forme d' images, se réfléchir les pensées qui lui
sontenvoyées, mais celuiqui,exerçant l'cip)(11 dans la cité, produit par ses paroles le
même effet sur ceux qui l'écoutent. Le mécanisme de l'audition, tel qu'il est exposé
dans le Timée, permet sans doute de comprendre cette étrange proximité.
418 MARIE-LAURENCE DESCLOS

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LE RE.NARD DIT AU LION ... 421

ÉSOPE
(trad. Chambry)

« Le Lion vieilli et le Renard » AÉwv <yripô.craç> l<al ÙÀWTil)(


Un lion devenu vieux, et dès lors f,.ÉtJN yrJpQCfUÇ )((IL µt) Ôuvaµe:voç fü'
incapable de se procurer de la nourri- ÔfùCTÏC fouT<j, Tpoq,t)v nopl(EtV Ëyvw ôt:iv
ture par la force, jugea qu'il fallait le ôt' È.mvo(aç TOU □ np5.(at. Ko.l ÔTJ
faire par adresse. Il se rendit donc dans no.payEv6µEvoc dç Tt OTIY)ÀULO'-' l<O.t
une caverne et s'y coucha, contrefai- lvTo.ü&o. xaTaXÀL&Elç npoaenotEiTo
sant le malade ; et ainsi, quand les ani- vooetv· xal olhw Tà. no.po."{l:v6µevo.
maux vinrent le visiter, il les saisit et npoç o.uTov Ènl Tt)v Èn{oxe<Jnv (<j,a
les dévora. Or beaucoup avaient déjà auUaµôô.vwv xaTT)CJ&LE. IloÀ"-Liv ÔÈ:
péri, quand le renard, ayant deviné son &TJp(wv l<O.To.vaÀ(,)&ÉVTW'-', Ô.ÀWTITJt T0
artifice, se présenta, et s'arrêtant à Tt)'.vaoµo. o.uToÜ cruve:iaa m:xpeyéve:To,
distance de la caverne, s'informa com- xo.l aT5.cm èino&Ev Tou anl')Ào.lou
ment il allait. «Mal», dit le lion, qui Ènuv&o.VE:TO (l\JTOÜ nwç Ë)'.OL. Toü ÔÈ:
lui demanda pourquoi il n'entrait pas. dn6VToç «Ko.xwç», xal ,riv ahfov
« Moi, dit le renard, je serais entré, sije Ëpoµévou fü' ilv oûx Bi'.c:re:tatv, tq,TJ·
ne voyais beaucoup de traces d'ani- « •An' Ëywye: ELOT]h~OV av, d µri
maux qui entrent, mais d'animal qui Étlpwv TIOÏIÀWV EtOt0VtWV '{XVTJ, i:(t6VTOC
sorte, aucune.» Mou6ev6ç».
Ainsi les hommes judicieux pré- O{JT(,)Ç ol q,p6v410t ,Giv à.v&pwn(,)v Èx
voient à certains indices les dangers, et 'tBXµTJplwv npoopwµBVOt TO\JÇ XLVÔU-
les évitent. vouç èxq,e:uyoucm,.

« Le Lion, l' Âne et le Renard » Aé(,)v xal ovoç ,ml llÀwlTI')(


Le lion, l'âne et le renard, ayant /\lwv xo.l ovoç xo.l Ô.ÀWTITJ~ xotv(,)v!o.v
lié société ensemble, partirent pour la dç <IÀÀY)ÀOUÇ OTIELaaµEvOl W'iÀ&ov dç
chasse. Quand ils eurent pris du gibier o.ypav. IloMriv M au,wv cruMaôovrwv,
en abondance, Je lion enjoignit à l'âne 6 M<.Jv npoofra(B ,:<j, 0V~ ÔU::Àci:v <IUTOÎÇ.
de le partager entre eux. L'âne fit Tou M ,petç µo(paç U; '{crou notriaavtoç,
trois parts égales et dit au lion de xcxl ÈxÀÉ~o.o&u aùti;i napmvoüv,:oç, 6
choisir. Le lion indigné bondit sur lui A.E;(,)V à.yo.vaxTT)O"O.Ç âU6µEvoç XUTE-
et le dévora. Puis il enjoignit au &o Lv~oo. T0 xal i:û llÀWnEXt µep(aaL
renard de faire le partage. Celui-ci npoo-Éi:o.(ev. 'H 6è TIÔ.vra dç µ{av
entassa tout sur un seul lot, ne se µeplôa o-uvo.&po(oo.o-o. xal µtl<pÙ Éautji
réservant que quelques bribes ; après uno7t.moµÉvTJ nap'(ive:1 aù,i;i ÊÀÉa&m.
quoi il pria le lion de choisir. Celui- 'EpoµÉvou M auTT)v TOÜ Mov,oç ,:(ç
ci lui demanda qui lui avait appris O.ÙTT)V OÜTW ÔtO.VɵBLV È.Ôlôll~EV, T)
à partager ainsi : « Le malheur de ÙÀWnTJ~ e:ÎTIEv· « • H ,où ovou cruµq,opô. ».
l'âne», répliqua-t-il. '0 Myoç ÔT)/i.OÎ éîn awq,povto-µoc
Cette fable montre qu'on s'instruit y(veTUL TOÎÇ o'IJ&pW710LÇ ,è,. TLÏV T!éÀaÇ
en voyant le malheur de son prochain. ÔUOTUXT)µUTO..
422 MARIE-LAURENCE DESCLOS

TABLE DE CONCORDANCE
DES FABLES CITÉES DANS LE TEXTE

Fables Chambry Perry Hausrath


(Ch.) (P.) (H.)

La Belette et Je Coq 12 16 16
Le Renard et Je Singe élu roi 38 81 83
Le Renard et le Singe 39 14 14
disputant de leur noblesse
L'Orateur Démade 96 63 63
Le Lion vieilli et le Renard 196 142 147
Le Lion, le Renard et le Cerf 199
Le Lion, l' Âne et Je Renard 209 149 154
Le Loup et I'Agneau 221 155 160
Le Loup et Je Lion 227
Le Loup et l' Âne 228
L' Âne, le Renard et le Lion 270 191 203
L' Âne qui passait pour être un 279 358 199b
lion

Chambry (Ch.)= É CHAMBRY, Ésope - Fables, Paris, Les Belles


Lettres, 1985 (Ire éd. 1927)

Perry (P.)= B.E. PERRY, Aesopica, 1, Urbana, 1952

Hausrath (H.) = A. HAUSRATH, Corpus Fabularum Aesopicarum,


Leipzig, Teubner, 1940-1956.

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