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s Rh., Il, 20, 1393 b 9-1394 a 1. Pour illustrer son propos Aristote cite deux
fables. L'une, « Le Cerf, le Cheval et le Chasseur», est prononcée par Stésichore
devant les citoyens d'Himère pour les dissuader de donner une garde du corps à
Phalaris qui a déjà les pleins pouvoirs. L'autre, « Le Renard et le Hérisson»,
s'adresse au peuple de Samos auquel Ésope déconseille de condamner à mort un
démagogue. La fable « inventée » du Phédon est connue des historiens de la littéra-
ture sous le nom« Le Plaisir et la Douleur>>.
6 Bien que pour des raisons différentes, je partage entièrement le point de vue
de B.E. Perry (1959), p. 21-22, pour qui la définition de la fable ésopique comme
Myoç q;rnôr)ç etxov((wv ŒÀT}0Etav « est la meilleure définition [... ] que nous
puissions trouver, pourvu que nous en comprenions les implications ». Rappelons
que c'est à Théon (Pragymnasmata [Prog.], 3) et à Aphtonios (Prog., 1) que nous
devons cette définition.
7 S. Jedrkiewicz (1989), p. 219.
LE RENARD DIT AU LION ... 397
Même si l'on admet que les epimuthia sous la forme qui est la leur dans
nos recueils.sont un ajout tardif 8 , il n'en demeure pas· moins que Socrate
ne retient de la fable que sa « réplique finale ». Or, la « réplique finale »
est à la fois un élément du récit et un jugement porté par l'un des prota-
gonistes sur ce dont on vient de faire le récit. Elle est donc entièrement
conditionnée par l'énoncé narratif qui la précède, et elle en est indis-
sociable. Lorsqne Socrate substitue les traces de la monnaie qui entre
dans Lacédémone ('toü dç Aruœôa(µova voµ(oµu-roç dot6vroç 1:à.
YxvTJ) à celles des nombreux animaux entrant dans la grotte (dç Tt
arr{ii\mov [ ... ] rroi\i\wv [0T}p(u>v] dot6vru>v YxvT}), il fait donc beau-
coup plus qu'établir une analogie entre un exemple fictif-invraisem-
blable (le µû0oç A[oC:mou)9, et la réalité qu'il vient de décrire (la
richesse des Lacédémoniens). Tout en conservant les mêmes actants (le
lion et le renard), ainsi que la trame du récit ésopique (le fort ne l'étant
plus tente d'obtenir par la ruse [fü' Èmvo(a.ç] ce qu'il ne peut avoir par
la force [fü' ùi\xrjç] ; sa machination [-ro n:xvaoµa] est déjouée par
plus rusé que lui), Socrate modifie l'action narrée, c'est-à-dire la situa-
tion dans laquelle le lion et le renard sont appelés à agir. Le référent réel,
par son inscription dans la réplique finale, devient ainsi le cadre à l'in-
térieur duquel les gestes et les dits des deux protagonistes deviennent
signifiants 10 • Symétriquement, la signification du réel n'apparaîtra à
son interlocuteur que par la médiation de l'intrigue fabulistique. Reste à
tenter de comprendre pourquoi Socrate procède ainsi.
8
Cf. S. Jedrkiewicz (1989), p. 287; F. R. Adrados (1979), I (2), p. 465-68 ;
M. N!iljgaard (1964-1967), 2 vol., II, p . ..5lliL; É. Chambry (1985), « Notice sur
Ésope et les fables ésopiques », p. XXXVII-XXXVIII; B.E. Perry (1940), p. 391-419.
9
Le caractère« fictif» de cet exemple ne préjuge en rien de sa valeur de vérité,
mais renvoie au fait quel' événement raconté n'a pas réellement eu lieu, qu'il est« in-
venté». Quant à son« invraisemblance », elle est due à l'attribution de la pensée et du
langage à des êtres génériquement définis comme des èü1.0ya. Cf. par exemple Prota-
goras (Prt.), 321 cl-3 : « Cependant comme Épiméthée n'était pas parfaitement sage,
il lui échappa qu'il avait distribué entre les êtres privés de raison (-c~ w..oya) toutes les
facultés dont il disposait. Restait l'espèce humaine (-rà à v0pwm..>v yÉvoç) qui n'avait
encore rien reçu. » Je suis la traduction de M. Trédé et P. Demont(1993).
10
Et cela contrairement à la pratique habituelle. Les fables ésopiques, en effet,
sont des récits qui « sollicitent une transition conceptuelle entre leur énoncé parti-
culier (décrivant une action irréelle donnée) et d'autres énoncés qui se situent dans
le domaine du réel» (S . Jedrkiewicz, 1984, p. 37). En ce sens, elles sont
« allégoriques». Cf. également M. N!i\jgaard (1964-1967), I, p. 55-70.
398 MARIE-LAURENCE DESCLOS
précepte delphique » par les commentateurs anciens « est à peu près totalement
absente de I'Alcibiade ». Pour lui, « le parcours.d'ensemble du dialogue va de la
politique à la théologie (aller et retour)». Avant 124 B, l'Alcibiade Majeur n'a
aucune dimension théologique, alors que l'érotique est présente de façon insistante
(tpâv, 124 B5 ; lpo.anîç, 103 A2, B4, 104 c3, E5, 122 B8, 123 D7). Toutes les
autres occurrences sont concentrées en 13 lc-D (Èpâv, 13lc9, cll , Dt ; Èpacr0rjvo.L,
131 c6 ; Èpo.crtTJç, 131 c5, E2, E10), lorsque le désir amoureux de Socrate pour
Alcibiade s'affirme désir del' âme et non du corps. Cf. A. Soulez (1974), p. 196-222,
et plus particulièrement p. 218-220: « LedésirdeSocratedans !'Alcibiade» ; p. 221-
222 ; « L'analogie del' Alcibiade : procédé rhétorique du discours del' amant. »
12 Phèdre (Phdr.), 255 o 5-6 : « [l'aimé] ne se rend pas compte que dans son
amant (Èv Tii} Èpwvn) ainsi qu'en un miroir (<Jcrmp ô'èv xaT6mp<p) c'est lui-
même qu'il voit (Éo.UT0\I opwv). » Cf. A. Soulez (1974), p. 200-202 ; J. van Sickle
(1973-1974), p. 198-199.
13
Cf., par exemple, la Notice de M. Croiset à son édition de !'Alcibiade
Majeur dans la collection des Universités de France, p. 53-54 : « Un prologue spiri-
tuel nous montre Socrate réussissant à capturer, pour ainsi dire, le jeune Alcibiade,
qui le dédaignait et se souciait fort peu de l'écouter. Il le prend par ses instincts les
plus profonds, par son ambition démesurée; et c'est en lui promemant de l'aider à
les satisfaire qu'il le rend attentif à ce qu'il veut lui dire.»
LE RENARD DIT AU LION ... 399
14
F. Lasserre (1950), p. 101.
15 Bibliothèque historique, X, 21. Voir également Plutarque, Vie de Solon
(Sol.), 30, 3 et 8.
16 L'expression est de F. Lasserre (1950), p. 102.
17 Aristophane saura se souvenir de ce jugement sans complaisance dans les
Cavaliers (v. 752-755): « Ce vieillard [il s'agit de Dèmos] est chez lui le plus fin
des hommes, mais dès qu'il siège sur cette roche [la Pnyx], il reste bouche bée
(XÉ)(Tl'IJE'IJ) comme s'il entassait des figues. » Un peu plus avant dans la pièce
(v. 1263), le Charcutier qualifiera Athènes de KExnva(wv n6ÀLÇ, « cité des benêts
béats », image reprise dans les Achamiens où le Coryphée accuse les Athéniens,
prompt à se délecter de toutes les paroles enjoleuses, de mener une politique de
xauvonoÀt,m, de « citoyens gobe-mouches» (v. 635). La connotation sexuelle
d'une telle expression est évidente. Cf. J. Taillardat (1965), § 472, p. 264-267.
400 MARIE-LAURENCE DESCLOS
18
Ici encore, la concordance est totale avec Aristophane (qui use abondamment
de la métaphore érotico-politique de l'Èpcraniç ôfiµou, allant jusqu'à comparer
Dèmos aux jeunes éromènes, -.otçTTmal .-otç lpwµivotç (Cavaliers, v. 737-740 ; cf.
également v. 732, 1163, 1341). Surtout ceci, voir J. Taillardat (1965), § 693 p. 401.
19
Sur l'association traditionnelle entre« désir sexuel et désir du pouvoir, amour
illégitime et amour du pouvoir», voir, par exemple, F. Hartog (1980), p. 335-345.
20 Phèdre, 237 D; l'image des amoureux qui aiment un garçon comme« les
loups raffolent des agneaux» se trouve en 241 o.
21
Cf. F.R. Adrados (1979), I (1) p. 162-164.
21
Le vocabulaire est, sur ce point, sans aucune ambiguïté, puisque, entre 119 B
et 124 B, on ne dénombre pas moins de treize occurrences d'ày@v et de ses déri-
vés: ÙyLlv, 119 c9, D3, 120 A7, 07; àywv((eaem, 120cl; àv.aywv((eaem,
LE RENARD DIT AU LION ... 401
26
Cf. L. Marin ( 1978), p. 13, citant le traité Des pièges, de leur composition et
de leur usage de Gian Battista de Contugi (XVI< s.) : « Le piège de la fantaisie est
celui dans lequel on représente à son adversaire sa propre image, dans laquelle il se
complaît. [... ] le principe d'efficace du piège[...] réside dans l'attrait du même et
dans le plaisir de la ressemblance. »
27
Le mot est de F. Lasserre (1984), p. 80, qui signale que cette« autre aptitude
à gagner», c'est« le sens étymologique de xepôa.ÀÉl') », qui, comme on le sait,
caractérise le renard chez Archiloque (fr. 81 Diehl) et chez Platon (République
{R.], II, 365 c 6). Cf. également C. Garcia Guai (1970), p. 419-422.
28
Faiblesse non pas passagère, celle de la maladie (qu'il simule), mais consti-
tutive, celle de la vieillesse.
LE RENARD DIT AU LION ... 403
29 Fables, I, 21, « Leo senex, aper, taurus et asinus », trad. A. Brenot (1989)
(lîC éd. 1924],
404 MARIE-LAURENCE DESCLOS
30 Il s'agit de la fable Ch 279, « L' Âne qui passait pour être un lion» : « Un
âne revêtu d'une peau de lion passait aux yeux de tous pour un lion [...]. Mais le
vent, ayant soufflé, enleva la peau, et l'âne resta nu (xal o yuµ\lôç 15voç nv). >>
31 Je ne partage pas le point de vue d' A. Soulez (1974), p. 197, qui, comparant
!'Alcibiade Majeur au Channide, soutient que, s'il faut commencer par déshabiller
l'âme de Charrnide (154 E), « cette "mise à nu" semble déjà faite lorsque Socrate
rencontre Alcibiade». Et d'en vouloir pour preuve la relation qui peut s'instaurer
entre l'un et l'autre en 130 D : « Quand nous nous entretenons, toi et moi, en
échangeant des propos, c'est l'âme qui parle à l'âme.» Que cette « mise à nu» soit
effective en 130 D, c'est ce que je ne conteste aucunement. Mais cela ne signifie
pas qu'elle n'ait été précédée d'aucun« déshabillage».
32 Cf. J. Humbert (1986 [l re éd. 1960]), § 608, p. 343: « 'Yrtèp [... ] garde tou-
jours sa valeur "pleine". [... ] Au sens concret, il indique le fait d'être sur (ou au-
dessus) , ou de dépasser; au sens figuré, unèp sert à exprimer l' e;:ccellence et fait
fonction d'une sorte de superlatif familier.»
33 Cf. supra, n. 23.
LE RENARD DIT AU LION ... 405
34 Cf. 106 A : « Au surplus, que ce soient là, ou non, mes pensées, tu m'as bien
l'air d'avoir tranché la question, et j'aurais beau le nier que je n'y gagnerais abso-
lument rien pour ce qui est de te convaincre ! Eh bien, mettons que ce soit là ce à
quoi je pense, comment y réussirai-je grâce à toi ? » ; 106 c : « Mettons, si tu y
tiens, qu'il en soit ainsi, pour me permettre de savoir ce que tu vas dire!>>
406 MARIE-LAURENCE DESCLOS
nous les connaissons, notre passage s'ouvre et se ferme sur leur énumé-
ration (104 A-C et 123 E) : beauté, taille, naissance, richesse et bon
naturel. Mais alors qu'en 104 A-Cils servaient à exalter la supériorité
d' Alcibiade en tout et sur tous, en 123 E ils provoquent l'étonnement et
les moqueries des femmes, tant l'échec est certain pour ce petit jeune
homme d'à peine vingt ans, de surcroît si mal élevé (xax&iç rryµÉvoç),
s'il prétend lutter contre Agis ou Artaxerxès. Le renversement de situa-
tion est ici manifeste. Il a sa source, comme souvent en pareils cas,
dans une mauvaise appréciation des possibilités réelles de l'actant et
dans la méconnaissance de la valeur des adversaires avec lesquels il
prétend rivaliser. Ces derniers, en effet, lui sont supérieu_rs tant en ce
qui concerne la noblesse de la race - où se rencontrent les meilleures
natures - et la qualité de l'éducation - qui les perfectionnent dans la
vertu - . que pour leurs richesses, qui sont considérables (120 D-
123 B). C'est à cette occasion qu'intervient l'allusion socratique à la
fable d'Ésope. Dans ces conditions, toutes les tentatives d' Alcibiade
pour exécuter ses projets ne pourraient avoir qu'une issue négative lors
même qu'il en attendrait un résultat positif. Telle est précisément la
définition de l'action bivalente 35 • Or cette action n'est engagée que
parce que le résultat qu'elle devait permettre d'atteindre renvoie à une
valeur reconnue comme telle par le sujet de l'action. Au bout du
compte, c'est cette valeur qui est le véritable telos visé par l'actant.
Pour Alcibiade, nous l'avons vu, cette valeur c'est la considération
dont on peut jouir, c'est avoir soi-même de la valeur, c'est être èi(toç
i\.oyou (cf. 105 B2, c6, 08, 119 E3, 6). Valeur ambiguë, cependant, en ce
qu'il reste à déterminer ce qui donne de la valeur, ce qui suscite la
considération : ainsi d' Alcibiade à Socrate, mais aussi d' Alcibiade à ses
rivaux potentiels, l'estimation change. Ce que, dans son ignorance, le
premier rejette (s'exercer, apprendre, se préparer et avoir souci de soi),
est considéré par les autres comme la seule supériorité à laquelle il
pourrait prétendre, la seule qualité dont il pourrait se prévaloir 36 . Faute
Barbares, 124 B4 ; Amastris : l'entreprise d' Alcibiade ne peut être fondée que sur
l'application et les connaissances (Èrc41t:)..dq. Tt: xal cro<ptq.), car les Grecs ne pos-
sèdent pas d'autres avantages qui vaillentqu' on en parle (o{ta ÀÔyou), i 23 D4.
37 Ch 38 : « Le Renard et le Singe élu roi », l, 12 : yÉÀwTa 6cpr..tcrx6.voumv.
38 Faut-il limiter à cet enseignement la fonction de la fable à laquelle Socrate
fait allusion? Ou bien peut-on aller jusqu 'à dire de Sparte qu'elle est ce r..Éwv
yripacraç dépeint par Ésope? A en croire Thucydide (1, 69-71), la réponse est
incontestablement oui. Si l'on s'en tient à la date dramatique de notre dialogue
(Alcibiade a vingt ans (123 n5-6], la rencontre se déroule donc aux alentours de
430), nous sommes en effet à la veille ou au tout début de la guerre du Pélopon-
nèse. Quant à l'attitude des Lacédémoniens, il revient aux envoyés corinthiens
venus les inciter à l'affrontement, de la décrire: elle est toute de lenteur, d'inacti-
vité, d'hésitation, de tergiversations. Face au danger athénien, ils ne désirent que
préserver leur tranquillité et conserver leurs acquis ; à des adversaires que caracté-
rise leur capacité d' innovation (1, 70, 2 : o[ vewTt:ponmol), ils ne savent opposer
que des habitudes surannées (1, 71, 2 : ùpxmo-rporca TO. Ém'CT]ôt:uµam) .
39
Alcibiade vaut mieux que ses rivaux tjj cpucret (119 c2-3).
408 MARIE-LAURENCE DESCLOS
lion ou de ses victimes animales, n'est pas fixé dans une nature. Or, s'il en est
ainsi, c'est parce que la nature d'homme, à la différence de la bête ou du dieu, par-
ticipe du mixte, du multiple. Toute âme humaine, en effet, est entrelacement de
l'immortel et du mortel, du divin et du bestial, du sauvage et de !'apprivoisé. D'où
l'impérieuse nécessité, pour que de connaissance de soi on puisse véritablement
parler, de se connaître soi-même en sa totalité, c'est-à-dire en sa multiplicité.
41
Cette surdétermination dénonce-t-elle une surinterprétation? Je ne crois pas.
La duplicité des rôles n'est pas un argument, !'Alcibiade à la fois lion et proie du
dialogue de Platon ayant un précédent dans l'élégie solouienne, qui dépeint les
Athéniens sous les traits du renard et de la proie potentielle du lion-tyran. Mais il y
a plus. Dans l'utilisation socratique de la fable, les deux rôles s'engendrent littéra-
lement l'un l'autre : Alcibiade est le lion vieilli en ce qu'il se méconnaît, et c'est
cette méconnaissance de soi qui en fait une proie pour plus fort que lui. Ici, ce sera
le lion, lacédémonien ou perse; pour Phèdre, nous l'avons vu déjà, le sanglier, le
taureau, l'âne même, qui sur le lion a l'avantage de la santé.
LE RENARD DIT AU LION ... 409
Sans doute est-ce pour cela que le renard et le lion se taillent la part
belle dans le corpus ésopique, avec cependant un net avantage pour le
renard 45 • La ruse serait donc plus expédiente que la force, moins sou-
mise qu'elle aux déficiences du corps, et capable davantage de s'adap-
ter à des circonstances toujours changeantes. Le lion, s'alliant avec le
renard (Ch. 199) ou tentant de « renardiser » ( ÙÀwrrt:x((t:l\l) à son tour
(Ch. 196, 270), en est la preuve vivante. Peu importe, dès lors, que la
conduite du renard suscite la désapprobation, qu'on le dise prompt à
servir les puissants - quand ils le sont encore - et à ne pas respecter
les pactes, à user de tromperie, à rechercher d'abord son intérêt, à
n'être guidé que par l'appât du gain; ce qui compte, c'est le succès
obtenu, et non les moyens qui ont permis de l'obtenir. Dans ce monde
pré-hobbien où chacun à chaque instant lutte pour sa vie, il faut à tout
prix l'emporter, car échouer c'est mourir 46 • L'intelligence du renard, la
poïkilie de son esprit seront autant de précieux adjuvants pour le faible,
et même pour le fort qui n'est pas vraiment fort, pour celui dont la
force, pourrait-on dire, n'est pas superlative. Telle est l'aide que
Socrate entend précisément apporter à son jeune interlocuteur. Ce fai-
sant, il énonce la réalité d' Alcibiade, et celle d'une société qui,
contrairement au souhait d'Hésiode, a oublié « la loi que le Cronide a
prescrite aux hommes». On s'y dévore comme« se dévorent les pois-
sons, les fauves, les oiseaux ailés» parce qu'« il n'est point parmi eux
de justice 47 ». De fait, dans cette societas leonina 48 que nous décrivent
les fables d'Ésope, la justice est absente: il ne reste qu'un discours de
justice (Ch. 12, 209, 221, 227, 228) 49 • Ainsi du loup qui allègue un pré-
45 Cf. C. Garda Gual ( 1970), p. 418, qui fait remarquer que« le renard est le per-
sonnage animal qui apparaît dans le plus grand nombre de fables antiques » (38 dans
l'édition Chambry des Fables d'Ésope), immédiatement suivi par le lion (28).
46
Sur la relation pouvant exister entre le Léviathan de Hobbes et les fables
ésopiques via John Ogilby (Fables of Aesop Paraphrased in Verse, London, 1651),
cf. A. Patterson (1991), p. 131-136; voir également A. Demandt (1991), p. 408.
47
Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 276-278.
48 L'expression est du jurisconsulte Domitius Ulpianus dans le Digeste du Cor-
pus iuris civilis (XVII, 2, 29), qui juge contraire au droit la situation décrite par Phèdre
dans la fable« Vacca et capella, ovisetleo » (1, 5). Cf. A. Demandt(l991), p.405.
49
11 me semble que la divergence de point de vue entre M. N!lljgaard, qui sou-
tient que « le monde de la fable antique ignore les valeurs de la justice et de la
vertu», et M.L. West, qui affirme que« la fable a une dimension morale», et qu'il
LE RENARD DIT AU LION ... 411
est fait mention de ôbcry et d'ùfüx(a dès Archiloque et Hésiode (Entretiens Hardt
sur La Fable, M. Ntajgaard [1983], p. 225 et 245), tient précisément à l'indis-
tinction entre justice et discours de justice.
50
Je ne dois pas qu'à l'amitié de dire ici ma dette vis-à-vis de Catherine
Darbo-Peschanski, qui, au cours de Jongues conversations, m'a permis de mieux
comprendre les rapports du partage et de la justice. Qu'elle en soit remerciée.
412 MARIE-LAURENCE DESCLOS
54 Remarquons que l'un et l'autre tentent de faire pièce à tous ceux qui préten-
dent que la justice est inutile, et qu'il est plus avantageux d'être injuste. R., IX,
588 E 4-5 : AÉywµev Ôt) Tij} ÀÉyovn ÀUCTtTE:Àt:i TO\JT(p Ù.ÔLXf.lV Tij} Ù.v0pwmp,
ô(xma. ôè: 1tp6.nelv où (uµ</){pgt (« Disons maintenant à celui qui prétend qu'il est
414 MARIE-LAURENCE DESCLOS
utile à cet homme d'être injuste, et qu'il ne lui sert de rien de pratiquer la jus-
tice»); Alcibiade Majeur (Ale. /), 113 D5-7: Où yàp ,:où,a., oTµm, fo,lv ,a. ,e
ô(xma xal TO. croµ<ptpovw, àMèr. noÀÀotç ÔrJ V.uairf.Àryat:v àôtxT)cra<n µ.eyo)..a
àôt)CT)µai:a, xal Éi:Épotç ye, oTµat, ô(xma ÈpyacraµlvOLç où <ru\/TJ\/&yxev (« Car
le juste et l'utile, à mon avis, font deux; combien d'hommes ont eu grand avantage
à commettre de grandes injustices, tandis que d'autres, je pense, qui avaient agi jus-
tement n'y ont pas trouvé profit!»).
55 Je suis ici J. Brunschwig (1996), auquel j'emprunte la traduction de nav TO
0eto\/.
56
Telle est, me semble-t-il, l'une des fonctions de la double lecture à laquelle
se prête l'allusion socratique à la fable d'Ésope: Alcibiade est le lion, mais il est
aussi tous les animaux qui viennent le visiter.
LE RENARD DIT AU LION ... 415
57 Cf. 104 o: - SocR. « C'est donc de bon cœur que tu m'écouteras (àxouai;i),
s'il est vrai que tu aies envie, comme tu le déclares, de savoir quelle est mon idée; mes
paroles s'adressentmêmeà toi comme à un homme qui va écouter (wwuuoµlvc:p) ce
qu'il attend de savoir.» [ ... ]-ALC. «Parle, mon bon ;j'écouterai(àxouuoµm). »
ss L'expression est de L. Marin (1978), p. 28, commentant le commentaire que
fit La Fontaine de la fable ésopique « L'Orateur Démade » (Ch 96).
s9 Les sensations étant, comme le rappelle Luc Brisson (1992), p. 59, « asso-
ciées indissociablement à des sentiments de plaisir et de peine (64 A-65 B) », l'in-
vention dans le Phédon (60 B-c) d'une fable« ésopique » pour dire en l'homme la
coexistence de l'agréable et du pénible me semble confirmer cette lecture.
416 MARIE-LAURENCE DESCLOS
61 Thucydide, Il, 65, 9. Périclès, nous dit-on, à la différence de ceux qui lui
succédèrent ne cherchait pas le plaisir du peuple (xo.8' 11ôovàç-rQ ÔTJ!-l-CJ), 65, 10), il ne
parlait donc jamais en vue de faire plaisir (npoç t)ÔO\/T)\/ 1ü.lyEL\/, 65, 8). Ainsi tenait-
il la foule bien en main, et au lieu de se laisser diriger par elle, il la dirigeait (oùx
11YETO 1-1o.Mov ùn' o.ùwü-/\ o.ù-ràç jljyE). Ce faisant, remarquons-le, Périclès agit sur
les Athéniens à la façon du voüç qui tantôt épouvante le foie en lui présentant des
images redoutables, tantôt l'apaise par des images contraires (Ti., 71 B-D ). Ici, ce n'est
pas le voüç qui agit directement sur « l'homme entier», se servant du foie comme
d'un miroir sur lequel viennent, sous forme d' images, se réfléchir les pensées qui lui
sontenvoyées, mais celuiqui,exerçant l'cip)(11 dans la cité, produit par ses paroles le
même effet sur ceux qui l'écoutent. Le mécanisme de l'audition, tel qu'il est exposé
dans le Timée, permet sans doute de comprendre cette étrange proximité.
418 MARIE-LAURENCE DESCLOS
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LE RE.NARD DIT AU LION ... 421
ÉSOPE
(trad. Chambry)
TABLE DE CONCORDANCE
DES FABLES CITÉES DANS LE TEXTE
La Belette et Je Coq 12 16 16
Le Renard et Je Singe élu roi 38 81 83
Le Renard et le Singe 39 14 14
disputant de leur noblesse
L'Orateur Démade 96 63 63
Le Lion vieilli et le Renard 196 142 147
Le Lion, le Renard et le Cerf 199
Le Lion, l' Âne et Je Renard 209 149 154
Le Loup et I'Agneau 221 155 160
Le Loup et Je Lion 227
Le Loup et l' Âne 228
L' Âne, le Renard et le Lion 270 191 203
L' Âne qui passait pour être un 279 358 199b
lion