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Revue des Études Anciennes

Le « Prométhée» d'Eschyle et l'« Héraclès » d'Euripide


F. Jouan

Résumé
L'examen de l'Héraclès révèle de nombreux emprunts au théâtre d'Eschyle. Non seulement Euripide doit à son
prédécesseur le personnage de Lyssa, mais il a tiré de la trilogie de la Prométheia, et surtout du Prométhée enchaîné, un
grand nombre de motifs de tous ordres. Cette confrontation permet, d'éclairer certains des procédés de travail d'Euripide.

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Jouan F. Le « Prométhée» d'Eschyle et l'« Héraclès » d'Euripide. In: Revue des Études Anciennes. Tome 72, 1970, n°3-
4. pp. 317-331;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1970.3872

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1970_num_72_3_3872

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LE « PROMÉTHÉE » D'ESCHYLE

ET L « HÉRACLÈS » D'EURIPIDE1

Quand Euripide compose son Héraclès, aux alentours de 424 2,


il atteint la soixantaine. Sa carrière dramatique est déjà longue,
puisqu'il y a trente ans qu'il présente des pièces sur la scène
athénienne. Il possède une pleine maîtrise de l'art dramatique
et, même s'il prend pour thème dans Héraclès une légende qui
n'avait pas encore été portée au théâtre, on ne s'attendrait pas
à le voir, pour développer son sujet, chercher des motifs
d'inspiration dans l'œuvre d'Eschyle, et plus spécialement dans un
drame — le Prométhée enchaîné — qui n'offre à première vue
guère de points communs avec le sujet qu'il a choisi de traiter.
Une étude attentive de l'Héraclès révèle pourtant de
nombreux emprunts au théâtre d'Eschyle, et en particulier au
Prométhée. Cette dette avait déjà été signalée à propos de certaines
scènes et de certains vers 3, mais nous espérons montrer, par un
examen approfondi, qu'elle est plus importante et surtout qu'elle
prend des formes plus complexes qu'on ne l'avait dit.
Nous indiquerons successivement ce qui, dans Y Héraclès, paraît
provenir d'autres pièces d'Eschyle, puis ce qui vient des drames
qui, avec le Prométhée enchaîné, constituaient la Prometheia,
enfin, ce qui a été pris au Prométhée lui-même.
L'origine eschyléenne du personnage de Lyssa a été reconnue
de longue date. De bonnes études, dont certaines sont récentes,
nous permettront de passer rapidement sur ce point4. Dans

1. Cet article reprend une communication présentée au Colloque de Bièvres sur Le


moment d'Eschyle (27-30 juin 1969).
2. La datation proposée par Wilamowitz [Héraclès, Ia, p. 134) et longtemps admise
(entre 421 et 415) paraît trop basse. Des indices convergents conduisent à placer la
représentation autour de 424 (425-424 : Goossens ; 424 : Parmentier ; 423 : Delebecque ;
cf. A. Lesky, Die tragische Dichtung der Hellenen, 1956, p. 178, η. 1).
3. Par exemple, dans les éditions de Paley et surtout de Wilamowitz. H. G. Mullens,
Hercules furens and Prometheus Vinctus, C. R., 1939, p. 165-166, met en parallèle une
série de passages tirés des deux pièces.
4. Voir en particulier Wilamowitz, Herakles, IIa, p. 204 sqq. ; L. Séchan, Études sur
la tragédie grecque, 1926, p. 70-76 ; J. Duchemin, Le personnage de Lyssa dans V « Héraclès
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une scène située au cœur de YHéraclès et qui constitue en quelque
sorte le prologue de la seconde partie, Lyssa et Iris apparaissent
sur le théologeion, montées sur un char, et annoncent aux
spectateurs qu'Héra a envoyé Lyssa sur la terre pour plonger
Héraclès dans une folie homicide1. Un certain nombre d'indices
concordants permettent d'attribuer à Eschyle, avec une
vraisemblance voisine de la certitude, la création sur la scène
athénienne de ce personnage incarnant la rage folle et meurtrière :
Lyssa est citée dans un fragment conservé des Xantriai, pièce
de la trilogie de Penthée2, et on la reconnaît sur une série de
vases italiotes illustrant les Bassarides, un des drames de la
Lycurgie3. Enfin, avec moins de certitude, on a cru la retrouver
sur deux vases inspirés des Toxotides du même poète4. Certains
détails, dans ces témoignages, apparentent la Lyssa d'Eschyle
à celle d'Euripide. Comme celle-ci, la Lyssa des Bassarides est
armée d'un aiguillon qu'elle darde vers sa victime 5. Sur deux
des vases elle est accompagnée par Hermès, le messager des
dieux6, comme dans YHéraclès elle est accompagnée par Iris,
la messagère d'Héra. Enfin, dans les Bassarides, c'était au cours
d'un sacrifice que Lyssa provoquait chez Lycurgue une folie
qui le poussait à tuer son fils et sa femme7, comme, dans
YHéraclès c'est au début d'un sacrifice que Lyssa plonge le héros
dans la crise de démence au cours de laquelle il massacre ses
trois fils et sa femme Mégara.
Sans évoquer encore la généalogie de Lyssa, on peut déjà re-

furieux » d'Euripide, R. É. G., 80, 1967, p. 130-139 ; T. B. L. Webster, The tragedies of


Euripides, 1967, p. 189 et η. 24.
1. Hér. 822-874.
2. Fr. 368 Mette (= 169 Ν2} : Phot. II, 10, 18 Nab. : « Έν δέ ταΐς Αισχύλου Ξαντρίαις
ή Λύσσα έπιθειάζουσα ταϊς Βάκχαις φησίν '
« έκ ποδών δ' άνω
ύπέρχεται σπαραγμός εις άκρον κάρα,
κέντημα γλώσσης, σκορπιού βέλος λέγω. »
Au vers 3, Lobeck proposait de lire κέντημα λύσσης, « restitution certaine » pour J. Du·
chemin, op. cit., p. 133, qui écrirait plutôt κέντημα Αύσσης. Je n'en suis pas aussi
convaincu : κέντημα γλώσσης peut signifier la morsure du serpent (pour les serpents de
Lyssa, cf. infra, p. 319, n. 2).
3. Cf. L. Séchan, loc. cit. et fig. 19 ; 21 ; 22. Il s'agit de quatre amphores, toutes du
ive siècle. L'identification de Lyssa sur ces vases est probable, mais non certaine. Dans
plusieurs cas, L. Séchan hésite entre Lyssa et une Érinye.
4. L. Séchan, op. cit., p. 133-134 et fig. 40 : cratère attique du Musée de Boston, datant
des environs de 450 (voir aussi T. B. L. Webster, loc. cit.). La tête de Lyssa (?) est
surmontée d'une tête de chien : cf. Eur. , Hér. 860) ; vase d'Apulie du Musée de Berlin.
5. Vases (D) et (E) du catalogue de L. Séchan. Pour les Bassarides, cf. supra, n. 3.
6. (D) et (G) ; cf. L. Séchan, p. 75, n. 4.
7. L. Séchan, p. 75 ; J. Duchemin, p. 136.
Γ>" R (J fi I IMDR
LE « PKOMIÏTHÉE » d'kSCHYLF, ET f/ « II ¿RAC.LKS » 310

marquer ses liens avec les Érinyes d'Eschyle. Comme elles, c'est
une fille de la Nuit 1, et elle ressemble aux Gorgones par les
serpents qui hérissent sa chevelure 2. Sous son empire, Héraclès
« pousse des mugissements terribles en invoquant les Kères du
Tartare » (870). Or, dans les Sept (1055), les Érinyes sont appelées
Κήρες 'Ερινύες et, dans les Euménides (72), leur demeure est le
Tartare. Enfin, la flûte de Lyssa qui va faire danser à Héraclès
une danse d'épouvanté et de folie rappelle le chant des
Euménides qui enchaîne et affole le cœur des mortels 3.
Que conclure de ces rapprochements? Sans doute que Lyssa,
malgré son apparition dans le théâtre d'Eschyle, était pour les
spectateurs d'Euripide une divinité presque nouvelle, sans traits
et sans légende personnelle, et que le poète, pour lui donner plus
de réalité et de force dramatique, a largement utilisé les scènes
à grand effet des Choéphores, et surtout des Euménides, en
empruntant les attributs des Érinyes d'Eschyle pour en revêtir
son personnage. Signalons enfin que le caractère eschyléen de
la scène est encore accentué par l'emploi du tetrametre trochaïque
(855-874), qui apparaît ici pour la première fois chez Euripide
et sera repris dans plusieurs pièces postérieures.
Pour ce qui touche aux rapports de l'Héraclès avec les autres
pièces de la Prometheia, on rappellera qu'Héraclès intervenait
dans le Prométhée délivré en abattant de ses flèches l'aigle de
Zeus qui dévorait le foie de Prométhée. Il jouait ainsi le rôle
du héros sauveur qui est le sien dans la première partie de notre
drame et dans plusieurs autres pièces de Sophocle et d'Euripide4.
Dans une scène parallèle à la scène d'Io du Prométhée enchaîné,
le Titan renseignait Héraclès sur la route qu'il devait suivre
pour atteindre le jardin des Hespérides. Nos maigres témoi-

1. Hér. 822 ; 834 ; 844 ; 883 ; Eschl., Eum. 321-322 ; 745 ; 792 ; 844 ; 1033. On pout
comparer en particulier Hér. 834 : « Νυκτός μέλαινης άνυμέναιε παρθένε », et Eum. 745 :
« ΤΩ Νύξ μέλαινα μητερ » ; 1033 : « Νυκτός παίδες άπαιδες. »
2. Hér. 883-884 .· « Γοργών έκατογκεφάλοις οφεων ΐαχήμασι, Λύσσα μαρμαρω-
πός »et Cho. 1048-1050 : « Γοργόνων δίκην··· πεπλεκτανημέναι | πυκνοΐς δράκουσιν » ;
|

Eum. 48 : « Γοργόνας λέγω. » Sur deux des vases cités par L. Séchan (D et G), des
serpents entourent les bras de Lyssa.
3. Hér. 871 ; 878-879 : « Όλεις μανίαισιν Λύσσας | χορευθέντ' έναύλοις », et Eum.
329 sqq. : « Τόδε μέλος παρακοπά, | παράφορα φρενοδάλης | ΰμνος εξ Έρινύων, |
δέσμιος φρενών, άφόρμικτος, αύονα βροτοϊς. » — On retiendra encore que, comme
les Érinyes, Lyssa refuse les libations de vin (comparer Eum. 107 et Hér. 894-895) et
qu'Euripide en fait une chasseresse {Eum. 130-131 ; 147 ; Hér. 860 ; 898). Je remercie
P. Vidal-Naquet de ces deux suggestions.
4. Par exemple, Philoctète de Sophocle, Alceste, Auge et [Pirilhoos] d'Euripide.
Rev. Et. anc. 21
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gnages sur cette scène nous apprennent cependant que le
discours de Prométhée mentionnait au moins trois des épisodes
qui figurent dans le stasimon du drame d'Euripide évoquant les
« travaux d'Hercule » : les bœufs de Géryon (Hér., 421-423, et
Prom, del., fr. 326 Mette), le jardin des Hespérides et l'épisode
d'Atlas qui s'y rattache1.
La dernière pièce de la trilogie, le Prométhée Pyrphoros2,
évoquait selon toute vraisemblance l'établissement d'un
sanctuaire et d'un culte de Prométhée à Athènes. De la même façon,
à la fin de Y Héraclès, l'institution d'un culte du héros en Attique
est ainsi annoncée par Thésée : « Dans tout le pays, des portions
de terre (τεμένη) m'ont été réservées : elles porteront désormais
ton nom... et après ta mort... tu recevras des sacrifices sur
des monuments de pierre élevés en ton honneur par le peuple
d'Athènes » (1328-1333). Parmi ces τεμένη, les auditeurs
d'Euripide devaient penser en particulier à celui qui surplombait
l'Agora et où se dressait le temple d'Athéna et d'Héphaïstos,
dont les métopes illustraient côte à côte les exploits d'Héraclès
et ceux de Thésée. Or ce temple s'élevait dans le quartier des
forgerons et des potiers, où le donateur du feu aux hommes
était particulièrement honoré3.
Dernier détail : dans un long passage d'une adaptation latine
du Prométhée délivré que cite Cicerón dans ses Tusculanes
(fr. 324 M.), on voit le Titan cloué sur son rocher « amore mortis
terminum anquirens mali » (vers 10). Telle est un temps
l'attitude d'Héraclès (1146 sqq.), sur laquelle nous aurons à revenir.
Il nous faut maintenant en arriver au Prométhée enchaîné,
en commençant, là encore, par la scène de Lyssa et d'Iris.
On a depuis longtemps rapproché cette scène du prologue
du Prométhée, où s'accomplit sur l'ordre des dieux le châtiment
du fils de Japet : Héphaïstos, escorté de Cratos et de Bia, vient
clouer le Titan à la cime d'une montagne 4. Dans les deux cas,
une divinité appartenant au monde traditionnel des dieux, au

1. Hér. 394-400 ; 403-405, et Eschl., fr. 326 a M. Sur cet épisode du Prométhée délivré,
cf. G. Méautis, L'authenticité et la date du « Promélhée enchaîné » d'Eschyle, 1960, p. 51.
2. On admet en général que le Promélhée allumeur de feu était un drnme satyrique qui
ne faisait pas partie de cette trilogie (ci. A. Lcsky, Die tragische Dichtung der Hellenen,
1956, p. 79).
3. Cf. L. Séchan, P. Leveque, Les grandes divinités de la Grèce, 1966, p. 58. C'était
du quartier du Céramique que partait la course nocturne des Lampadodromies aux Pro-
methia.
4. Prom. 1-87.
KOMKTHKF. '» U r.SClIYI.l·1. ί/Γ
Panthéon homérique, est associée à des enfii es divines qui ne
sont que des abstractions personnifiées. Mais, pour situ< r celles-ci,
Eschyle et Euripide les ont toutes deux intégrées dans la
généalogie de ces dieux primordiaux que nous offre en pariieclier
la Théogonie d'Hésiode. La Lyssa d'Euripide est née du sang
d'Ouranos mutilé par Cronos, comme les Érinyes 1. Iris est fille
d'une Océanide et d'un fils de Pontos et Gaia, tout comme Cra-
tos et Bia2, et sœur de ces Harpyes qu'évoque un passage
célèbre des Euménides (50 sqq.). Les deux déesses d'Euripide
évoquent donc un monde divin familier à Eschyle.
Iris est la λάτρις θεών (823), e! plus spécialement la servante
d'Héra, comme Crai os et Bia sont les acolytes de Zeus eî les
fidèles exécutants de sa volonté, selon une conception qui
remonte encore à la Théogonie (385-388). Iris partage avec Gratos
un dévouement absolu aux volontés des Olympiens, un
caractère tranchant qui se manifeste par des répliques brutales3.
Mais l'attitude d'Iris rappelle aussi celle du héraut des dieux,
Hermès, dont l'intervention à la fin du Prométhée précède de
peu la catastrophe qui va s'abattre sur le Titan.
Dans le prologue du Prométhée comme dans la scène
d'Héraclès, les envoyés des dieux sont chargés de donner une leçon
à celui dont les Olympiens ont à se plaindre 4. Mais, dans les deux
cas, l'exécutant se résigne mal à accomplir la mission qui lui a
été imposée à cause de sa fonction propre : Héphaïstos, son
talent de forgeron, et Lyssa, son don de déchaîner la folie. L'un
et l'autre maudissent leurs pouvoirs5 et affirment qu'ils agissent
à regret 6 et par contrainte 7. Mais alors qu'Héphaïsl os invoque
pour se soustraire à sa tâche « les liens du sang et de l'amitié »
(39), la Lyssa d'Euripide allègue des raisons moins pertinentes
(les mérites d'Héraclès et le souci d'éviter une erreur aux dieux),
en sorte que sa controverse avec Iris paraît, plus artificielle.
Euripide n'a-t-il pour but que de présenter une antithèse pi-

1. Hés., Théog. 185.


2. Théog. 266 ; 385.
3. Prom. 80 : « Μή 'πίπλησσέ μοι » ; Her. 855 : « Μη σύ νουθετεί. »
4. Prom. 10-11 : « Ώς αν διδάχθη τήν Διός τυραννίδα στέργειν »; Her. 838-841 :
« Ώς αν··· γνώ μεν τον "Ηρας οίος εστ' αύτω χόλος, μάθη δέ τον έμόν. »
5. Héphaïstos {Prom. 45) : « ΤΩ πολλά μισηθεΐσα χειρωναξία »; Lyssa ( Her. 845-
|

846) : « Τιμάς τ' έ'χω τάσδε ουκ αγασθήναι φίλοις ούδ' ήδομαι φοιτώσ' ανθρώπων
φίλους », où nous comprenons avec M. Lacroix [R. É. G., 1967, p. 143) : « J'ai une
|

fonction qui n'est pas de nature h agréer à ceux qui me sont chers. »
6. Prom. 19 : « άκων »; Her. 858 : « Μαρτυρόμεσθα δρώσ' ά δραν ού βούλομαι. »
7. Prom. 16 : « ανάγκη »; 72 ; Hér. 85: « άναγκαίως έχει. »
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quante en faisant de la déesse de la folie la plus raisonnable et
la plus humaine des deux divinités *, ou cette opposition tend-elle
à souligner encore la cruauté des Olympiens? Posons seulement
la question, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Deux remarques encore sur cette scène : lorsque Lyssa, fille
de la Nuit, invoque assez curieusement le Soleil : « "Ηλιον μαρτυρό-
μεσθα δρώσ' S δρδν ου βούλομαι » (858), l'expression rappelle les
premiers mots de Prométhée laissé seul par ses bourreaux :
(( Τον πανόπτην κύκλον ηλίου καλώ, | ΐδεσθέ μ' οία προς θεών πάσχω
θεός » (91-92). En second lieu, Bia, l'acolyte muette de Cratos
dans le Prométhée, se trouve fugitivement évoquée dans une
autre scène d'Héraclès. Quand le héros, revenu des Enfers,
demande à Mégara de quelle façon elle a été amenée à quitter avec
les siens la protection du foyer de la demeure, l'héroïne répond :
« Βία », par force (555), et, comme Héraclès s'indigne de
l'impudence de Lycos, elle ajoute : « Αιδώς γ' αποικεί τησδε της θεοΰ
πρόσω » (557) : « La Pudeur, elle, vit loin de cette déesse », c'est-à-dire
de Bia, patronne du tyran Lycos comme elle est dans le Prométhée
la servante du tyran Zeus.
Les figures de Prométhée et d'Héraclès présentent, elles aussi,
bien des similitudes. Tous deux, avant d'être les victimes des
dieux, ont été leurs alliés, Prométhée dans la guerre contre les
Titans, Héraclès dans la lutte contre les Géants 2, et c'est grâce
à leur aide que les Olympiens ont pu assurer leur domination.
Lyssa rappelle de plus qu'Héraclès « a su, à lui seul, relever le
culte des dieux renversés par des hommes impies » (853). Ainsi
se manifeste dans les deux cas l'ingratitude des Olympiens.
Le Titan et le héros ont été aussi les bienfaiteurs des hommes :
Prométhée a non seulement fourni le feu aux mortels, mais il
leur a enseigné tous les arts (436-506). Il a un « φιλάνθρωπον
τρόπον » (11 ; 28). Il a été puni « δια την λίαν φιλότητα βροτών » (123 ;
cf. 543). Héraclès a, lui aussi, prodigué ses bienfaits aux hommes.
Dans le stasimon qui célèbre ses travaux (348-435), l'accent est
mis pour chacun d'eux sur les dommages que causaient à la
Grèce les monstres — animaux ou humains — exterminés par

le héros. Celui-ci a ainsi pacifié pour le plus grand bien des hommes
la terre et les mers 3, méritant le titre de « bienfaiteur de la Grèce »

1. Ce que souligne la réplique d'Iris : « ΟύχΙ σωφρονεϊν γ' έπεμψε δεΰρό σ' ή Διός
δάμαρ » (857).
2. Prom. 218-221; 305; Hêr. 176 sqq.; 1192-1194; 1272.
3. Her. 225-22G ; G98-700 ; 851-852.
i.V. « PRO Λ! Κ THÉ Γ >> d'kSCHYLF, F, Τ l' « HÉRACLÈS » d'kURIPFDE 323
qui lui es! donné par trois fois dans la pièce1. Ces bienfaits sont
la cause directe de la punition de Prométhée. Ceci n'est pas
affirmé aussi nettement pour Héraclès, mais on distingue au
moins chez Iris la jalousie des dieux à l'égard des hommes,
lorsqu'elle s'écrie : « Les dieux compteront pour rien et la race
mortelle aura la puissance, si Héraclès n'est pas puni » (841-842).
Autre point commun : une attitude de révolte contre les dieux
après un châtiment qu'ils tiennent pour injuste. Il est vrai que
la révolte d'Héraclès, conscient de son impuissance de mortel,
laissera rapidement place à la résignation, tandis que le Titan,
qui est immortel et détient un secret qui lui donne barre sur
Zeus, fera front jusqu'à la fin du drame. Mais c'est la même
indignation douloureuse qui éclate dans leurs paroles. Ainsi
Prométhée : « Regarde l'ami de Zeus... vois sous quelles
douleurs il me ploie aujourd'hui » (Prom., 304-306), et Héraclès :
« Vis-tu jamais autre homme atteint de maux plus grands? »
(Hér., 1239). Tous deux dénoncent l'arrogance des dieux2. Tous
deux s'en prennent à la divinité avec des bravades que réprouvent
leurs interlocuteurs : « "Αγαν δ' έλευθεροστομεϊς », disent les Océa-
nides à Prométhée (180) ; « "Ισχε στόμα », dit Thésée à Héraclès
(1244). Leurs amis expriment la crainte que ces bravades
n'aggravent les maux que leur ont infligés les dieux3, mais ces
paroles de prudence provoquent la même réaction indignée : il
est facile de conseiller lorsqu'on est soi-même à i'abri4! Ici
comme là est soulignée l'impuissance des hommes à secourir
leurs bienfaiteurs 5. Tous deux expriment enfin le désir de fuir
la lumière, de disparaître sous terre, dans le Tartare pour
l'immortel Prométhée, sous la terre d'où il vient pour le mortel
Héraclès 6.
Au point de vue proprement théâtral, la catastrophe finale
du Prométhée a pu fournir des éléments à la représentation de
la tornade que va déchaîner le passage de Lyssa, encore que les
vers d'Euripide soient loin d'atteindre au mouvement grandiose
de ceux d'Eschyle. On comparera ainsi Héraclès, 861 sqq. : « Ni

1. Hér. 877-878; 1252 : « ευεργέτης βροτοισι και μέγας φίλος »; 1309.


2. Prom. 907 : « Ζευς··· αυθάδης φρενών. » L'adjectif αυθάδης et ses composés
reviennent sept fois dans le Prométhée ; Hér. 1243 : « Αυθαδες Ó θεός. »
3. Océan : Prom. 311-315 ;329 ; les Oeéanides : 932 ; 934. Thésée : Hér. 1244.
4. Prométhée : « Έλαφρον Οστις πημάτων εξω πόδα έχει παραινεΐν νουθετεϊν
τε τον κακώς πράσσοντ' » (263-265). Héraclès ; « Σύ δ' ε"κτος ών γε συμφοράς με
|

νουθετείς » (1249).
|

5. Prom. 84; 545-550; Her. 1253.


6. Prom. 152; 1050-1052: lier. 1158; 1247.
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les vagues déchaînées de la mer mugissante, ni les secousses de
la terre ébranlée, ni l'aiguillon angoissant de la foudre
n'égaleront [mon] impétuosité », à Prométhée, 1044 sqq. : « Que la tresse
de feu à double pointe soit donc lâchée sur moi, l'élher ébranlé
par la foudre et la fureur convulsive des vents sauvages, que
leur souffle secoue la terre, l'arrache avec ses racines à ses
fondements, que la houle des mers d'un flot hurlant et rude... puis
que pour finir elle me jette au ténébreux Tartars. » Dans ce
dernier trait, on retrouve le χάραγμα Ταρτάρειον (907) qualifiant
l'intervention d'Athéna, qui succède dans Héraclès à celle de
Lyssa.
Enfin, si, comme on l'a suggéré1, le rocher de Prométhée était
figuré de façon symbolique lors de la représentation par une
colonne, c'est de ce souvenir visuel que s'inspire Euripide
lorsqu'il montre Héraclès après ses crimes attaché par des courroies
à une colonne brisée du palais (1009-1010; 1094-1097).
Plus inattendus au premier abord sont les rapprochements
que l'on peut faire entre Héraclès et l'Io du Prométhée, cette
Io qui doit fonder la lignée d'où naîira Héraclès à la treizième
génération2. Mortelle aimée de Zeus, Io est poursuivie par la
jalousie d'Héra tout comme Héraclès, fils d'une mortelle aimée
par le roi des dieux. Ils se savent tous les deux « les ennemis
d'Héra3 », à qui Héraclès attribue formellement ses souffrances :
« A cause d'une femme aimée de Zeus, dit-il, elle a, par dépit
contre lui, fait périr le bienfaiteur de la Grèce, qui était sans
reproche » (Hér., 1308-1310). Cette jalousie les a plongés l'un
comme l'autre dans un océan de malheurs4, ils sont tous deux
des errants5, les plus infortunés des mortels6. Zeus n'a rien
fait pour protéger la femme qu'il aime, non plus que pour
sauver son fils : aussi peuvent-ils dire l'un et l'autre que leurs
souffrances viennent des dieux7.

1. Peter Arnott, Greek scenic conventions, 1902, p. 98, on s'appuyant sur les
représentations figurées. Le Prométhée de la Théogonie est lui-même attaché à une colonne (522).
2. Prom. 773-774.
3. Io : «"Ηρα στυγητός » (Prom. 592) ; Héraclès : « πολέμων- ·· "Ηρα » [Her. 1263-12(14).
4. Prom. 746 : « Δυσχείμερόν γε πέλαγος άτηρας δύης » ; Hér. 1086-1087 : « ΤΩ
Ζευ. τί-·. κακών πέλαγος ες τόδ' ήγαγες. »
5. Ιο : « τηλέπλαγκτος » [Prom. 577) ; « πολύπλανος » (585). Héraclès : « πολύ-
πλαγκτος » [Her. 1197).
6. Ιο : « Δυσδαιμόνων δε τίνες, οΓ, εη, | οΓ εγώ μογοΰσιν » [Prom. 603-604) ;
Héraclès : « Φευ φεΰ ' τίς ανδρών ώδε δυσδαίμοον εφυ » [Her. 1105 ; cf. 1233).
7. Prom. 596 : « θεόσυτον··· νόσον » ; cf. 643; Hér. 919 : « "Εσυθο Οεόθεν··· κακά
τάδε. »
τ,ν; « promt ttiée » d'eschyt,e f. τ τ,' « héraclès » d'euripide 325
Pli'S précisément encore, Io est pourchassée par ] 'aiguillon d'un
! aon furieî'x qu'Héra a déchaîné contre elle : le mot οίστρος et
ses composés reviennent six fois entre les vers 568 et 681 du
Prométhée, et deux fois le mot κέντρον. Est-ce un hasard si
Amphitryon au début de Y Héraclès suggère que le héros s'est lancé
dans ses travaux « "Ηρας υπό κέντροις δαμασθείς » (20-21), si Lyssa
qui va le pourchasser à son tour est armée d'un aiguillon
(κέντρον 882), si elle évoque le « κεραυνού... οίστρος » (862), et si
Héraclès s'écrie : « Που δ' οίστρος ήμας Ιλαβε » (1144)? Tout se passe
comme si l'image de l'aiguillon d'Io s'était imposée à l'esprit
d'Euripide, associée à celle de l'aiguillon de Lyssa.
L'imita' ion paraît d'autant plus consciente que la folie
meurtrière d'Héraclès ressemble par certaines de ses manifestations
à la frénésie qui s'empare d'Io sous les piqûres douloureuses du
taon : dans la description de la folie d'Héraclès, il n'y a pas
seulement l'exactitude d'une description clinique1, mais aussi
des souvenirs littéraires que trahit l'expression. Ainsi, tous
deux roulent des yeux exorbités2, ils ne sont plus maîtres
de leur voix3, l'un et l'autre font des bonds d'animaux4,
enfin, la folie provoque chez tous deux une impression de
fièvre 5.
Un dernier détail nous semble particulièrement significatif :
devant l'annonce des maux qui l'attendent encore, Io tourne
ses pensées vers le suicide, et elle s'écrie : « Quel profil ai-je alors
de vivre? Pourquoi tardè-je à me précipiter de cet âpre
rocher?... Mieux vaut mourir d'un coup que souffrir
misérablement chaque jour6. » Héraclès lui fait exactement écho : « Hélas !
Pourquoi donc épargner ma vie... Je n'ai plus qu'à m'élancer
du haut, d'un roc escarpé » ; « Qu'ai- je besoin de vivre, que ga-

1. Voir sur ce point l'étude de Blaiklock, The male characters of Euripides, 1952,
p. 122 sqq.
2. Prom. 882 «Τροχοδινεΐται δ' ομμαθ' έλίγδην » ; Her. 868 : « Διαστρόφους
ελίσσει··· κόρας »; 932 : « εν στροφαΐσιν ομμάτων »; 990 : « όμμα··- στρέφων. »
:

3. Prom. 8X3-884 : « Φέρομαι λύσσης πνεύματι μάργω γλώσσης ακρατής »; Hér.


Ρί·9 : « Άμττνοάς δ' ού σωφρονίζει··· δεινά μυκαται » (cf. Prom. 743 : « άναμυχθίζη »).
|

Μαργουν fi μάργος sont appliqués à llorarles aux vers 1005 et 1082.


4. Σκιρτήματα (Prom. COO ; 675 ; Hér. 836). Ce mot très rare ne se trouve chez Eschyle
que dans les deux vers cités, et trois fois en tout chez Euripide.
5. Proni 878-87!) : « Φρενοπληγεΐς μανίαι θάλπουσ' » ; Hér. 1092 : « Πνοας θερμας
πνέω. »
|

6. Prom. 747-752 « Tí δήτ' εμοί ζην κέρδος, άλλ' ούκ εν τάχει ερριψ' έμαύτην
τησδ' άπα στύφλου πέτρας; ...κρεΐσσον γαρ είσάπαξ θανεΐν ή τας άπάσας
:

ημέρας πάσ/ειν κακώς »


|
326 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
gnerai-je à conserver une existence inutile et maudite1? » Mais
si l'idée de se jeter du haut du rocher où est cloué Prométhée
vient tout naturellement à Io, la même idée est beaucoup plus
artificielle de la part d'Héraclès, effondré au milieu de son palais,
et cela seul décèle l'imitation.
Dans le traitement des personnages secondaires, on retrouve
encore çà et là des souvenirs d'Eschyle. Certes, Lycos,
l'usurpateur du trône de Thèbes, est un tyran d'un type bien
conventionnel. Mais, dans ce personnage assez falot, n'y a-t-il pas un
souvenir estompé du Zeus de Prométhée? On le croirait à voir
l'insistance avec laquelle Euripide répète que c'est un nouveau
maître, comme l'est le Zeus du Prométhée2. Aussi ombrageux
que le roi des dieux, il prodigue ses menaces au chœur qui
soutient ses victimes, comme Zeus fait transmettre les siennes par
Hermès aux Océanides fidèles à Prométhée3.
Mégara apporte dans la pièce la même note de souffrance
féminine que les Océanides, et surtout Io, dans le Prométhée.
Mais elle a aussi en commun avec Prométhée la crainte de voir
les souffrances des siens devenir un sujet de joie pour ses
ennemis4.
Enfin, si Thésée est beaucoup mieux traité par Euripide
qu'Océan par Eschyle, tous deux se rejoignent dans leur effort
pour calmer la révolte des victimes des dieux5.
Citons pour terminer quelques motifs secondaires qui
apparaissent dans les deux pièces.
La victoire de Zeus sur Cronos précipité au Tartare avec les
autres Titans, décrite par Prométhée (199-221), est citée par
Thésée comme un exemple des forfaits des dieux6. Le crime des
Danaïdes est évoqué dans les deux pièces7, ainsi que la servi-

1. Hér. 1146-1148 : « Τί δήτα φείδομαι ψυχής έμής··. κούκ εΐμι πέτρας λισσάδος
προς άλματα; » ; 1301-1302 : « Τί κέρδος έξομεν βίον γ' άχρεϊον άνόσιον
κεκτημένοι ; »
|

2. Καινός τύραννος, άρχων, αναξ : quatre exemples aux vers 38 ; 541 ; 507 ; 769.
Zeus νέος τύραννος : Prom. 310 ; 942 ; cf. 960.
3. Hér. 250-251 : « Μέμνησθε δέ δούλοι γεγώτες της έμης τυραννίδος » ; Prom.
1058-1062 ; 1071-1079 ; cf. 1071 : « Μέμνησθ' ατ' εγώ προλέγω. »
|

4. Prom. 158 : « Έχθροΐς έπίχαρτα πέπονθα »; Hér. 458-459 : «πολεμίοις··· ΰβρισμα


κάπίχαρμα »; >·1. '285-286 : « εχθροΐσιν γέλοον δίδοντας. » Le chœur, comme celui
des Oeéanides, se range aux côtés des victimes du nouveau maître, mais son aide est tout
\

aussi inefficace (άσθενη φίλον, Hér. 228).


5. Hér. 12Í6 : « Ποΐ φέρη θυμούμενος ; » ; Prora. 315 :« 'Αλλ', ώ ταλαίπωρ', άς
έχεις οργάς ¿ίφες. »
6. Hér. 1317-1318 : « Δεσμοϊσι δια τυραννίδας πατέρας έκηλίδωσαν. »
7. Prom. 860-864; Hér. 1016-1018.
!
LK « l'ROMKTHÉE » D ESCHYLE ET Í, « HERACLES >> D Κ V HIP 1 1) E 327
lude d'Atlas soutenant le ciel1, et aussi la chevelure de serpents
et le pouvoir pétrifiant des Gorgones2.
L'arc d'Héraclès, qui joue un rôle important dans la pièce,
que ce soit dans la controverse sur l'archer du premier épisode,
dans le massacre des enfants ou dans la délibération finale du
héros sur le sort de ses armes3, est mentionné dans le Prométhée^.
Une dernière rencontre est plus curieuse : un beau passage
du Prométhée décrit le combat de Zeus et de Typhée et la
punition du monstre écrasé sous l'Etna, mais qui crache encore des
torrents de feu (351-372), morceau que l'on a mis en relation
avec un des séjours du poète en Sicile 5. Or, dans un drame où
rien en apparence ne l'appelait, on trouve trois allusions à ce
motif : la première lorsque le chœur dit : « La vieillesse met sur
ma tête un fardeau plus lourd que les cimes de l'Etna » (637-
639) ; la seconde, où l'intervention d'Athéna est comparée à sa
victoire sur Encelade qu'elle avait, elle aussi, écrasé sous la
masse de la Sicile (907-908) ; la troisième enfin, où Héraclès
rappelle sa victoire sur « les Typhons aux trois corps » (1271-
1272). Là encore, il semble bien que les souvenirs d'un passage
fameux du Prométhée étaient présents à l'esprit d'Euripide
lorsqu'il écrivait sa pièce.
La différence des sujets ne permet guère de comparer l'action
des deux drames ; ils ont cependant un trait commun, car tous
deux comportent une intrigue relativement statique, rompue par
de brusques coups de théâtre : dans Prométhée, l'arrivée d'Io,
d'Hermès, la catastrophe finale. Dans Héraclès, le retour
imprévu du héros et sa vengeance, les deux interventions violentes
de Lyssa et d'Athéna, encadrant la crise de folie homicide. Mais
du début au vers 513, Mégara et Amphitryon sont paralysés
par les menaces de Lycos, et du vers 1031 à la fin, Héraclès,

1. Proni. 348-350 ; Hér. 403-407.


2. Prom. 799-800 : « Δρακοντόμαλλοι Γοργόνες βροτοστυγεΐς, [ ας θνητός
ουδείς είσιδών έ"ξει πνοάς » ; lier. 883-884 : « Γοργών έκατογκεφάλοις | οφεων ίαχή-
μασι, Λύσσα μαρμαρωπός. »
3. Respectivement Hér. 151-164 et 188-205; 969 sqq.; 1382-1383 : « Γυμνωθείς
δπλων Ι ξύν οΤς τα κάλλιστ' έξέπραξ' έν Ελλάδι. »
4. Prom. 872 : « Τόξοίσΐ κλεινός. » On peut enfin rapprocher pour l'expression Prom.
89 : « ποταμών τε πηγαί », et 434 : « παγαί θ' ...ποταμών », et Hér. 1297 : « πηγαί
τε ποταμών» Dans les trois ras, l'évocation de l'eau des fleuves voisine avec celle de
la Terre.
5. Cf. F. Foeke, Hermes, 45. 1930, p. 294; H. J. Rose, Cl. R., 60, 1946, p. 96 sqq.;
(i. Menu ti s L'authenticité et lu date du « Prométhée cucinane » d'Eschyle. 1960, p. 25; 70.
328 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

attaché à sa colonne, puis prostré dans son désespoir, est aussi


immobile que le Prométhée d'Eschyle. Il en résulte que dans
les deux pièces la part du pathétique est grande, les personnages
réduits à l'impuissance ne pouvant que déplorer les malheurs
qui les accablent1.
Les deux pièces placent au centre de l'action le problème de
la justice des dieux, encore qu'il soit posé et débattu en termes
très différents, puisque l'une oppose deux générations de dieux,
la seconde les dieux et les hommes. Notons cependant que l'une
comme l'autre assignent certaines limites aux pouvoirs des
Olympiens : dans la première, la domination de Zeus est soumise à
une condition qu'il ignore et qui est le secret de Prométhée ;
dans la seconde, Iris déclare à propos d'Héraclès : « Tant qu'il
n'avait pas achevé ses divers travaux, le destin (το χρή) le
protégeait et Zeus le père ne permettait jamais à Héra et à moi
de lui faire du mal » (827-829). Et Thésée dit de son côté : « Pas
un mortel à qui les coups du ciel (αί τύχοα) n'infligent quelque
tare, pas un dieu non plus » (1314-1315). Mais sur ces problèmes,
la pensée d'Euripide est bien différente de celle d'Eschyle, et
l'on croirait même que le premier entend polémiquer avec le
poêle du Prométhée par la bouche d'Héraclès, lorsque celui-ci
déclare : « La pensée que les dieux s'adonnent à des amours
coupables ne peut être la mienne, pas plus que je n'ai admis et
que je ne croirai jamais qu'ils se chargent mutuellement de chaînes
ni que l'un commande à Vautre. Un dieu, s'il est réellement un
dieu, ne connaît aucun besoin : les récits contraires sont de
misérables inventions des poètes » (1341-1346).
La signification religieuse de Y Héraclès est fort malaisée à
dégager2 : sans doute Héraclès et Thésée sont-ils d'accord pour
attribuer les malheurs immérités du héros à la jalousie d'Héra,
qui était aussi la cause de ceux d'Io. Peut-être Héraclès est-il,
comme Prométhée, coupable pour avoir trop favorisé les
mortels et aussi pour être remonté vivant des Enfers 3. Enfin,
Héraclès, comme Prométhée, a trouvé quelques dieux compatissants
à ses malheurs, Athéna, et même Lyssa. Mais alors que le
Prométhée enchaîné n'apportait qu'une conclusion provisoire et. que

1. Voir J. de Romilly, L'évolution du pathétique d'Eschyle à Euripide, 1961, p. 65-67;


103.
2. E. Kröker, Der Herakles des Euripides, Giessen, 1938, a Lien montré les difficultés
du problème.
3. G. M. A. Grube, The drama of Euripides, 2e éd., 1961, p. 244-245.
LJ·; « PKOMIC ill Ki: >> ]J Ι SCHYLIî ET l' « HKHACM'îS » 1) IM HIPIDl·, 329
les autres pièces do la Irilogie s'ouvraient sans doute vers
l'espoir et la réconciliation, il n'y a pas d'avenir pour Héraclès
malgré l'amitié et les promesses de Thésée1 : c'est un homme fini
qiù accepte d'être « esclave du destin » (1351) et qui quitte la
scène en suivant son ami « comme une barque traînée à la
remorque » (1424). En sorte que l'impression finale est celle d'une
injustice des dieux aussi monstrueuse qu'inexplicable. Peut-être
est-ce là un des sens de la scène de Lyssa et d'Iris : la Folie elle-
même est moins cruelle à l'égard des mortels que la haine d'Héra
et l'indifférence de Zeus.
Quelles conclusions peut-on tirer de ces rapprochements?
Même si l'on estime que quelques-uns d'entre eux sont peu
significatifs ou tiennent à une certaine similitude des sujets et à un
même fonds de légendes, les points communs sont trop
nombreux et trop divers pour être considérés comme de pures
coïncidences. Euripide avait dans l'esprit, sinon devant les yeux, le
Prométhée d'Eschyle lorsqu'il conçut sa pièce. Et cette
hypothèse — qui confine, à notre sens, à la certitude — est loin
·


d'être dépourvue d'intérêt pour essayer de reconstituer les
procédés de travail d'Euripide. Rappelons que la légende de la
folie d'Héraclès figurait dans l'épopée mais n'avait pas encore
été portée sur la scène attique2. Ayant à montrer au théâtre
un surhomme foudroyé par les dieux, Euripide trouvait dans
le Prométhée, toutes proportions gardées, une situation analogue
et, naturellement encore, il était amené à s'inspirer du
personnage du Titan pour peindre la révolte de son héros devant
l'injustice des dieux. Mais les emprunts du poète ne se bornent pas
là : non seulement ils sont beaucoup plus larges, mais ils sont
utflisés avec une très grande liberté. La conception du
personnage d'Héraclès, nous l'avons vu, s'inspire à la fois de Prométhée
et d'Io, celui d'Iris de Cratos et d'Hermès, celui de Lycos de
Zeus et d'Hermès encore, une inquiétude du rude Prométhée
se trouve exprimée par la douce Mégara3. Quant au personnage
1. Une des leçons de la pièce peut être la supériorité de l'amitié humaine et de la
confiance que l'on peut avoir dans l'homme (soulignée, peut-être à l'excès, par J. T. Schep-
pard, Cl. Quai., 10, p. 72 sqq.), mais ce n'est pas, malgré tout, une conclusion optimiste.
Même si Héraclès a su vaincre la tentation du suicide (à la différence d'Ajax), il n'en
est pas moins irrémédiablement brisé.
2. Voir notre Euripide et les légendes des Chants cypriens, 1966, p. 378 sqq.
3. Ces constatations renforceraient la thèse du caractère « ponctuel »de la psychologie
d'Euripide, développée par W. Zürcher (Die Darstellung des Menschen im Drama des Ew.,
1947) et A. Lcsky (Entretiens Fond. Hardi, VI, 1961, p. 123 sqq.), puisqm.· le poète prête
330 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
de Lyssa, il est directement tiré de l'œuvre d'Eschyle, qui paraît
lui avoir donné la vie dramatique, mais il est enrichi de traits
qui viennent des Érinyes de YOrestie, de l'Héphaïstos du Pro-
méthée et du Titan lui-même.
L'influence d'Eschyle est également manifeste dans la mise
en scène de YHéraclès. A la différence de Sophocle, Eschyle et
Euripide ont été très attachés à l'aspect visuel de la
représentation. Ils aimaient tous deux offrir sur la scène des spectacles
frappants, voire effrayants1. La fameuse apparition des Eu-
ménides, qui avait tant frappé les spectateurs athéniens, a ici
son pendant avec celle d'Iris et de Lyssa sur leur char, mais
celui-ci rappelle aussi le char des Océanides du Prométhée, et
la catastrophe finale de cette dernière pièce a sans doute inspiré
les interventions terrifiantes et successives de Lyssa et d'Athéna
dans YHéraclès. Enfin, le tableau de Prométhée attaché à son
rocher (ou à sa colonne) trouve sa réplique dans celui
d'Héraclès foudroyé par Athéna et lié à une colonne brisée de son
palais. Dans l'expression et dans les motifs secondaires mêmes,
les souvenirs du Prométhée apparaissent également. Tout l'art
d'Euripide est précisément d'avoir inséré ces souvenirs dans
une œuvre traitant d'une légende toute différente et qui reste
profondément originale.
L'intervalle entre les deux pièces est d'une quarantaine
d'années 2. Même si l'on admet comme probable qu'Euripide a vu
la pièce dans sa jeunesse, entre quinze et vingt-cinq ans, c'est-à-dire
à un âge où les impressions théâtrales sont particulièrement
fortes, cela ne saurait suffire à expliquer des réminiscences aussi
nettes, et parfois même aussi littérales. On peut supposer que
le poète disposait du texte même de Prométhée dans la fameuse
bibliothèque dont les anciens nous ont parlé3. Peut-on aller plus
loin et penser que le Prométhée avait été l'objet d'une reprise
sur le théâtre d'Athènes dans les années qui précédèrent
YHéraclès? Nous ne possédons aucune certitude sur ce point, mais
nous voudrions signaler deux indices — ténus il est vrai — qui

à des personnages He caractère très différent la même réaction devant une situation
donnée.
1. Aspects bien mis en valeur pour Eschyle par l'étude de K. Reinhardt, Aeschylus
als Regisseur und Theologe, Berne, 1949.
2. Sur la date du Prométhée enchaîné, voir L. Séchan, he mythe de Prométhée, 1958,
p. 117, n. 93 : le Prométhée ne peut guère être antérieur à 469, mais il n'est sans doute
pas postérieur à YOrestie (458).
3. Ar., Gren. 943; 1409.
LK « PROMKTIII Γ '■ U KS ( li Υ Γ. E If ί. « HUIÏACLKS » 1) Κ I." HI E'f IJ K ,ΊΊί

:
pourraient le laisser croire. L'un concerne Eschyle en général ;
dans le prologue des Acharniens (de 428), Dicéopolis déclare :
« Une autre fois, j'eus une douleur « tragique », le jour où, bouche
bée, j'attendais le nom d'Eschyle ; et ne voilà-t-il pas que l'autre
proclame : « Théognis, introduis ton chœur » (9-11). Ces vers,
dont le sens a été souvent discuté1, semblent bien attester
l'existence de « reprises » de pièces d'Eschyle dans le cours du ve siècle.
L'autre indice est l'apparition de Prométhée dans une scène
des Oiseaux (414), avec le double caractère d'ennemi des dieux
et de bienfaiteur de l'humanité2 qui est souligné dans la Pro-
métheia d'Eschyle.
Que la lecture du Prométhée ait été ou non vivifiée par le
souvenir d'une représentation récente, on ne doit pas sous-estimer
l'influence du drame d'Eschyle sur Y Héraclès, si l'on veut rendre
compte de la place particulière tenue par cette pièce, tant pour
la technique que pour le « climat », dans l'œuvre tragique
d'Euripide.
F. JOUAN.

qui1. interprète
Voir R. Böhme,
aussi ces
Bühnenbearbeilung
vers comme faisant
Aeschyleischer
allusion àTragödien,
une repriseII,projetée
1959, p. de122,
drames
η. 1,
d'Eschyle, mais, conformément à la thèse soutenue dans son ouvrage, pense à une «
adaptation » par un poète contemporain.
2. Ois. 1494-1552. Cf. enδ' particulier 1545 : « 'Αεί ποτ' άνθρώποις γαρ ευνους είμ'
εγώ », et 1547 : « Μισώ απαντάς τους θεούς, ως οΐσθα σύ », à rapprocher de Prom.
975 : « Άπλφ λόγω τους πάντας έχθαίρω θεούς. »

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