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Journal des savants

Rendons à Virgile...
Guy de Tervarent

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de Tervarent Guy. Rendons à Virgile.... In: Journal des savants, 1969, n° pp. 243-246;

doi : https://doi.org/10.3406/jds.1969.1205

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1969_num_4_1_1205

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RENDONS A VIRGILE...

Dans le magistral catalogue de gravures qu'il fît paraître sous le titre


Le Peintre graveur, à Vienne, entre 1803 et 1821, Adam Bartsch, au volume
XV, p. 412-413, mentionne sous le nom de George Ghisi une estampe qu'il
décrit ainsi : « Un philosophe appuyé contre un rocher stérile, environné
de bêtes féroces et d'une mer orageuse remplie de monstres et d'écueils. »
II parle à une reine armée d'un dard qui semble représenter la gloire, et
qui lui promet la félicité s'il surmonte par la patience les difficultés qui
s'opposent à lui. On nomme ordinairement cette pièce le Songe de Raphaël,
ou aussi la Mélancolie de Michel-Ange, vu la ressemblance de la tête du
philosophe avec le portrait de ce dernier artiste ; mais il est plus vraisemblable
de croire que l'auteur qui, à n'en pas douter, est Lucas Penni, y a voulu
représenter les traverses auxquelles le sage est exposé pendant sa vie. On lit
au bas du rocher : SEDET AETERNUMQUE SEDEBIT INFOELIX ; à droite,
au-dessous des pieds de la reine : TU NE CEDE MALIS, SED CONTRA
AUDENTIOR ITO. Dans une tablette à gauche : RAPHELIS VRBINATIS
INVENTUM PHILIPPUS DATUS ANIMI GRATIA FIERI JUSSIT, et dans
une autre tablette, jetée au milieu du bateau : GEORGIUS GHISI MANT.
F. 1561.
Faute d'avoir découvert la source des textes latins qui ornent la gravure,
les titres les plus invraisemblables lui ont été attribués : Songe de Raphaël,
Mélancolie de Michel-Ange. Il s'agit, à la vérité, des paroles par lesquelles
la Sibylle de Cumes accueille Énée à son arrivée en Italie. Elle lui dit :
« Je vois des guerres, d'horribles guerres... Pour toi, ne cède pas à l'adversité,
mais affronte-la avec toute l'audace dont tu seras capable» (TU NE CEDE
MALIS, SED CONTRA AUDENTIOR ITO. Enéide, VI, 95).
A la demande d'Énée, qui veut revoir son père, la Sibylle lui montre
les Enfers : « Les uns roulent un énorme rocher ou pendent écartelés aux
rayons d'une roue ; l'infortuné Thésée est assis et demeurera assis
éternellement» (SEDET AETERNUMQUE SEDEBIT / INFELIX. Enéide, VI, 617-
618).
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On s'étonne qu'un texte de Virgile aussi célèbre que les paroles d'accueil
de la Sibylle de Cumes, et qui pourrait avoir suggéré à Dante l'Enfer de
la Divine Comédie, n'ait pas été reconnu. Il ne faut pas en attribuer la raison
à un autre motif que ceci : l'art est une chose, la littérature une autre. Les
esprits qu'attire l'art ne sont pas nécessairement ceux que la littérature retient.
Ainsi s'explique que l'iconologie, qui est l'explication des images par les
textes, n'avance que lentement et laisse un large champ en friche.
Les vers de Virgile, que nous avons cités, figurent sur une gravure dont
la description par Bartsch a été reproduite ci-dessus. Ils l'expliquent, en même
temps que la gravure explique les vers.
Nous y voyons la Sibylle de Cumes armée d'un javelot, et à ses pieds
sont gravées les paroles qu'elle adresse à Ènée à son arrivée sur le sol italien ;
elle ne lui cache pas les difficultés qui l'attendent, mais lui fait prévoir son
succès final : TU NE CEDE MALIS. SED CONTRA AUDENTIOR ITO,
paroles que Virgile met dans la bouche de la Sibylle au VIe livre de Enéide,
vers 95, et qui permettent d'identifier le personnage.
Dans le coin gauche, apparaît Thésée condamné à résider aux Enfers
pour l'éternité. Il y figure appuyé à un rocher, dont la base porte les mots
que Virgile lui destine: SEDET AETERNUMQUE SEDEBIT INFOELIX
(En. VI, 617-618), et il y aurait, en effet, passé l'éternité, pour avoir tenté
d'enlever Proserpine, reine des Enfers, si Hercule, son émule terrestre en
travaux bénéfiques, passant par là, ne l'en avait délivré.
Remarquons que ces vers de Virgile constituent une forme de la poésie
latine qu'on est convenu d'appeler centon.
Le centon était un poème fabriqué entièrement de vers empruntés à des
poèmes célèbres, en ayant soin d'en gauchir légèrement le sens originel.
Octave Delepierre a consacré un gros volume au centon, qu'il définit
comme « un échafaudage poétique construit en morceaux détachés... : on accole
deux hémistiches différents pour former un vers, ou on joint un vers et la
moitié du suivant à la moitié d'un autre » {Tableau de la littérature du Centon
chez les anciens et chez les modernes, Londres, 1874, p. 55).
Les faiseurs de centons travaillaient « more centonario », à la manière
des chiffonniers, dont le métier était de coudre ensemble des lambeaux d'étoffe
pour faire des vêtements rapiécés ou des couvertures. Le centon était un
véritable manteau d'Arlequin.
« La coutume existait parmi les Romains, paraît-il, de faire parfois des
centons durant les repas, pour amuser les convives. »
Lucien, dans « Le Banquet » ou « Les Lapithes », rapporte que le gram-
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mairien Histie, au milieu du bruit et des clameurs, se mit à coudre ensemble


des lambeaux de Pindare, d'Homère et d'Anacréon, pour composer une ode
ridicule (Delepierre, op. cit., p. 23).
Ce jeu donnait aux beaux esprits une occasion de faire montre de leur
savoir littéraire et fut pratiqué tout au cours de la littérature latine avec
une recrudescence lorsque l'inspiration classique était au déclin. Il retrouva
un regain de faveur auprès des humanistes, faveur qui se maintint jusqu'au
xvine siècle.
Ma gratitude va à François Ganshof, pour m'avoir libéralement ouvert
les trésors de son érudition littéraire, touchant la basse latinité et le haut
Moyen Âge.

Guy de Tervarent.

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