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La technique

De la multiplication des objets connectés aux transports toujours plus rapides, la


technique rythme notre quotidien et déclenche des réactions variées : source d’angoisse
pour ceux qui estiment qu’elle envahit leur espace privé ou qui craignent que l’humain
soit un jour détruit par ses propres inventions, elle représente aussi un immense espoir
pour ceux qui attendent du progrès technique l’amélioration de leurs conditions
matérielles et l’allongement de la durée de vie.
Comment la philosophie peut-elle nous aider à distinguer, parmi ces craintes et ces
espoirs, ce qui relève du fantasme et ce qui est de l’ordre d’un questionnement
pertinent ?

I/ Qu’est-ce que la technique ?

1) L’ensemble des moyens artificiels

La technique est l’ensemble des moyens artificiels, c’est-à -dire inventés par l’homme,
mis en œuvre pour parvenir à une fin déterminée (fabrication d’un objet, réalisation
d’un projet, etc.). Ces moyens peuvent être intellectuels (méthodes et savoir-faire) ou
matériels (outils, machines, robots).
La première fonction de la technique est utilitaire puisqu’elle vise à améliorer
l’efficacité de l’activité humaine. Elle aide les individus à transformer la nature en
vue de leurs productions diverses.

2) Des moyens de plus en plus autonomes

La notion de technique doit aussi être définie à partir de son caractère évolutif. En effet,
suivant les époques et les sociétés, la technique humaine possède différents niveaux de
complexité. Et chacun de ces niveaux introduit un rapport spécifique entre la technique
et les individus qui l’utilisent.
On constate notamment au cours de l’histoire une automatisation progressive des
techniques. En d’autres termes, les productions techniques deviennent de plus en plus
indépendantes de l’intervention humaine dans l’accomplissement de leurs fonctions.
Ainsi, alors que l’outil demeure un prolongement direct du corps humain et
réclame l’énergie des personnes qui le manient, la machine est pour sa part
indépendante d’une telle énergie lorsqu’elle réalise les tâches pour lesquelles elle
a été fabriquée. Quant au robot, il possède une autonomie encore plus importante,
étant programmé pour se modifier lui-même, s’adapter à son environnement, voire
corriger ses propres erreurs.

3) Un domaine à part entière

Le développement toujours plus poussé de la technique soulève alors le problème de


son véritable statut.

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En effet, si elle désigne à l’origine un ensemble de moyens en vue d’une fin
préalablement définie, sa place centrale dans les sociétés contemporaines remet en
question cette relation à sens unique. La technique constitue à présent un domaine
possédant son propre discours, la technologie, et ses propres règles.

II/ Le bonheur de l’homme peut-il venir du progrès technique ?

Dans la mesure où la technique permet de transformer le monde extérieur pour rendre


l’existence humaine plus confortable, il est raisonnable de penser que le progrès
technique nous promet de meilleures conditions de vie. Pour autant, cela suffit-il à
garantir le bonheur collectif ? N’est-il pas trop restrictif, voire insensé, de placer tous nos
espoirs dans ce type de progrès ?

1) « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature » : Descartes

« Sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, (…) j'ai cru que
je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à
procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait
voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au
lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une
pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres,
des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous
connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon
à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d’une infinité
d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes
les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé,
laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie;
car même l'esprit dépend si fort du tempérament, et de la disponibilité des organes du corps
que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus
sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on
doit le chercher. »

Descartes, Discours de la méthode, 1637

Descartes met ici en valeur la façon dont la connaissance de la physique peut servir un
objectif moral, à savoir améliorer la vie des hommes. Il interroge ainsi l’intérêt pratique
de la science (« les connaissances fort utiles à la vie »), refusant un usage strictement
« spéculatif » des connaissances qui se perdrait dans des théories dénuées de tout
débouché pour l’action.

En dévoilant les lois de la nature, la physique devient en effet le moyen d’augmenter


radicalement l’efficacité technique au point de « nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la Nature ». Descartes ne dit pas par là que nous dominions la nature (si

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nous ne sommes que « comme » maîtres et possesseurs, c’est bien qu’elle reste
supérieure en puissance à l’homme), mais il indique que nous avons les moyens de
parvenir à une compréhension suffisamment complète de ses règles afin de les tourner à
notre avantage.

Plus précisément, il estime que l’efficacité technique découlant de la compréhension de


la nature rend possible une amélioration générale de la condition humaine. Non pas
seulement parce qu’elle augmente le confort matériel par l’invention de machines, mais
aussi, et surtout, parce qu’elle assure la conservation de la santé, « bien » le plus
essentiel.

Les diverses applications techniques de la science sont donc l’expression de la


puissance de l’homme, qui utilise et transforme la nature au point de parvenir à se
transformer lui-même et à accroître ainsi son propre bien-être.

Mais si les innovations techniques permettent l’amélioration des conditions matérielles,


elles nous imposent aussi de nouvelles façons de vivre. Faut-il alors se résigner à l’idée
que le progrès technique porte en lui des effets néfastes ? Ou doit-on admettre qu’il n’est
qu’un moyen dont les effets dépendent des objectifs que la société lui assigne ?

2) Les apports de la technique

L’évolution de l’humanité est indissociable du développement technique. En effet, la


technique étant l’ensemble des moyens inventés par l’homme pour parvenir à un
objectif préalablement défini, elle lui permet de se démarquer du reste de la nature en
créant son propre univers, qui relève de l’artificiel. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’une
partie de la datation de la Préhistoire soit élaborée en fonction du progrès technique
(â ge de la pierre, du bronze, etc.).
En conséquence, si l’habileté technique est une marque distinctive de l’humanité, il est
raisonnable d’envisager un lien de cause à effet entre progrès technique et bonheur.
Visant l’efficacité et l’utilité, la technique serait le moyen privilégié de trouver des
solutions aux problèmes auxquels les êtres humains sont confrontés.

Dans le Protagoras, Platon évoque Epiméthée et Prométhée, deux titans chargés par les
dieux d’aider à la création des êtres vivants en répartissant équitablement des qualités
entre ces derniers. Epiméthée, qui tenait à s’occuper seul de cette répartition, oublia
l’espèce humaine dans sa précipitation. Et l’homme se retrouva le plus faible de la
nature : nu et sans défense. Heureusement, Prométhée déroba l’habileté technique ainsi
que le feu à Athéna et à Héphaïstos afin de les donner aux hommes. Dans ce mythe, la
technique est donc identifiée à une force divine, qui fait passer l’homme du stade
animal le plus démuni à l’être mortel le plus puissant.

De plus, lorsque la technique dépasse le stade du bricolage, pour devenir le fruit d’une
connaissance scientifique, sa puissance s’accroît au point de permettre à l’homme
d’apprivoiser les forces de la nature. En effet, dès lors que le savoir-faire technique
découle d’une connaissance théorique préalable des lois physiques qui régissent
l’Univers, il donne à l’homme la capacité de le transformer et de l’adapter à ses besoins.

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Le bien-être collectif est alors, au sens littéral comme au sens figuré, « à portée de
main ».

3) Le bonheur ne se réduit pas au confort matériel

Mais n’est-ce pas trop valoriser le progrès technique que de le considérer comme une
cause directe du bonheur ?
S’il permet une amélioration des conditions matérielles, il est en effet difficile de réduire
l’idée d’une authentique vie heureuse à cette seule amélioration. Le bonheur désigne
un état de bien-être à la fois global et durable, ce qui implique une certaine façon
d’être, un rapport spécifique au monde dont la constance ne dépend pas
uniquement du confort matériel.
Le progrès technique permet aux hommes de se libérer du problème de la survie, mais il
n’est pas le garant d’une « belle vie ». En effet, une existence qui fasse sens et soit
épanouissante résulte plutô t d’une réflexion sur les valeurs morales et politiques qui
orientent nos actes.

Plus important encore, toute évolution technique reste dépendante de la fin qu’elle sert,
et n’est donc jamais en elle-même un progrès ou un déclin. Sa valeur ne se conçoit qu’à
l’intérieur d’objectifs et d’usages socialement définis. En ce sens, elle peut parfois
devenir source de malheur et d’aliénation. Ainsi, quand l’innovation technique est
poursuivie pour elle-même au lieu d’être rattachée à une réflexion sur le progrès moral,
elle peut finir par transformer l’homme en esclave de ses propres productions.

C’est précisément cette situation qu’Hannah Arendt analyse dans la Condition de


l’homme moderne. Elle voit dans l’évolution moderne de la technique un renversement
aux effets redoutables. Soumise aux impératifs de productivité propres au monde du
travail, la technique ne s’adapte plus à l’homme, mais force l’homme à s’adapter à elle.
L’automatisation en est un bon exemple : là où l’outil restait au service du corps du
travailleur, la machine plie maintenant ce corps à sa propre cadence, parfois infernale. A
ce niveau, l’homme devient donc un moyen au service de la production technique,
devenue une fin en soi. Et loin de promouvoir le bonheur, cette production est alors à
l’origine d’une souffrance psychologique et physique.

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