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LE TRAVAIL ET LA TECHNIQUE

Bilan de cours complet

De toute évidence, la technique facilite nos vies, et le progrès technique semble


consister en un accroissement continu de nos possibilités d'action, autrement dit de
notre liberté. À l'inverse, le travail est souvent perçu comme une contrainte,
quelque chose de pénible, certes nécessaire, mais dont on aimerait bien se
débarrasser. Pourtant, nombreuses sont les personnes qui, alors qu'elles pourraient
partir en retraite, et qu'elles ne connaissent aucun problème financier, préfèrent
continuer à travailler. De la même façon, mais en sens inverse cette fois, alors que
la technique ne cesse de prendre une place de plus en plus importante dans nos vies
(en particulier à travers les "nouvelles technologies", ordinateurs, internet,
télécommunications, etc.), s'exprime régulièrement une méfiance à l'égard de cette
technologie (nucléaire, OGM, etc.) ; en particulier se pose la question de notre
dépendance à l'égard de la technique. Peut-on considérer comme une bonne chose
le fait de ne plus pouvoir se passer d'un objet technique comme le téléphone
portable ?
La question mérite donc notre intérêt : le travail et la technique nous libèrent-ils,
ou au contraire, nous aliènent-ils (voire nous mettent-ils en danger) ?

I. Définitions et origines du travail et de la technique : quels liens entre les


deux ?

1. Qu'est-ce que le travail ? Est-il le propre de l'homme ?

Définition du travail : le travail consiste en premier lieu dans une activité


transformatrice d'un matériau sensible ou non (sensible par exemple lorsque je
transforme la farine en baguette de pain, non sensible lorsque je transforme un
ignorant en savant). En d'autres termes, le travail implique une transformation
de la réalité, du donné. Il implique un effort qui va permettre le passage d'un état à
un autre. En ce sens, on peut dire que les abeilles travaillent lorsqu'elles
construisent leur ruche ou qu'elles transforment le pollen en miel. Pourtant, certains
contestent que l'on puisse parler dans ce cadre de travail. Dès lors, comment définir
le travail ?
Le travail, c'est certes une activité transformatrice, mais plus encore, il est
production de biens qui ont une valeur pour mon propre bien-être ou dans le
cadre d'une relation d'échange.
→ le travail est création de valeur pour autant qu'il y a utilité à cette création,
qu'elle profite à quelqu'un.
Mais là encore, on peut réfuter l'idée que cette caractéristique permet de distinguer
un travail animal et un travail proprement humain. En effet, l'abeille qui produit du
miel crée bien une valeur : le miel est utile à l'ensemble de la ruche.
Pour Marx, la spécificité du travail humain réside dans le fait que l'homme est,
selon lui, le seul être vivant qui a conscience du but qu'il cherche à atteindre par le
travail, du projet qu'il s'efforce de réaliser.

→ Cf. texte de Marx, Le Capital, 1867, livre I, 3e section, chapitre VII

En résumé, on peut dire que le travail est :


- une activité
- transformatrice d'un donné
- utile
- consciente

En le définissant comme quelque chose de spécifiquement humain, le travail


devient ce qui permet à l'homme non pas seulement de nier le donné naturel (ce en
quoi consiste l'activité transformatrice), mais aussi de nier ce qui en lui relève de la
nature. Cela amène certains à dire que par le travail, l'homme nie son animalité.

→ Cf. texte de Bataille, L'Érotisme

C'est ce que résume Gilbert Simondon : "Le travail est l'activité humaine par
laquelle l'homme réalise en lui-même sa médiation entre l'espèce humaine et la
nature"[1].
On peut toutefois opposer à tout ce qui précède que l'idée qu'il existe un travail
spécifiquement humain est à la fois contestable et n'est pas réellement utile, sauf à
valoriser un peu orgueilleusement l'être humain.

En définissant le travail comme ce qui permet de transformer le donné naturel, on


rejoint la notion de technique. En effet, celle-ci n'est-elle pas ce qui permet
justement de maîtriser la nature ?

2. Qu'est-ce que la technique ? Quelle est son origine ?

a. Définition du terme

On peut définir la technique, ou plutôt les techniques, comme un ensemble de


savoir-faire (ou de procédés) permettant l'obtention de résultats déterminés,
c'est-à-dire conformes à des projets, dans des domaines divers, que ce soient
ceux de nos activités de la vie courante ou ceux d'un domaine spécialisé (d'un
art, d'une science ou d'un métier). Pierre Clastres définit par exemple la technique
comme :
"l'ensemble des procédés dont se dotent les hommes […] pour s'assurer une maîtrise du milieu
naturel adaptée et relative à leurs besoins."[2]

En ce sens, on dira que le maçon possède une technique qui lui permet par exemple
de construire un mur, ou que le footballeur possède une technique qui lui permet
par exemple de frapper dans la balle et de marquer un but.
On parlera de savoir-faire quand une procédure inventée devient reproductible par
l'acteur (le footballeur possède une technique dans la mesure où il est capable de
répéter son geste, par exemple tirer un coup-franc. On ne dira pas de quelqu'un qui
a réussi à marquer un but sur coup-franc qu'il possède une technique s'il est
incapable de reproduire son exploit).

Le sens du terme "technique", pris comme adjectif, s'oppose à commun, général,


courant : est technique ce qui appartient à un domaine particulier et spécialisé de
l'activité ou de la connaissance.

La référence du terme est donc d'ordre méthodologique et opérationnel : une


technique est ce qui obtient, par ses résultats, le succès escompté.

→ on ne peut comprendre la notion de technique qu'en la ramenant à l'idée de


but (ou de projet)

Pourtant, quand on dit que la technique évolue, ou progresse, on ne fait pas


référence à la technique du maçon ou du footballeur, mais plutôt aux produits de la
technique : les objets techniques. La technique, c'est donc aussi le monde des
objets techniques. Par monde des objets techniques, il faut entendre
l'ensemble des objets et procédés qui permettent à l'homme de transformer la
nature pour satisfaire à ses besoins.

Si l'on réunit les différents sens du mot "technique",on peut dire que la technique
est, incontestablement, à l'origine de la culture humaine, c’est-à-dire de la
domination de la nature. L'homme n'a pas, comme un animal, à sa disposition un
rapport instinctif, naturel, avec son milieu, et en premier lieu avec son corps. Là où
l’animal dispose d’outils et d'instruments qui sont substantiellement liés à son
organisme, là où l'outil animal détermine à son tour un rapport précis et fini avec un
environnement déterminé (par exemple, le nid pour l’oiseau, destiné à un usage et à
une période bien précises), l’homme n’entretient avec la nature que des relations
d’extériorité. Non seulement, il n’y pas vraiment d’instinct, mais son corps, loin
d’être l’instrument de son adaptation au milieu est, au contraire, le signe de sa
différence, le corps de l’homme naissant ne sachant rien faire.

Remarque : ce dernier point de vue est toutefois contestable, car on sait


aujourd'hui que de nombreuses espèces animales ont développé des techniques leur
permettant, comme l'homme, de mieux maîtriser leur environnement.
b. Origine de la technique. Rapport entre science et technique. Distinction
pratique/technique.

Depuis la fin du XVIe siècle et le XVIIe siècle, les techniques ont pris leur point de
départ dans des connaissances scientifiques. Auparavant, la technique n'était pas
guidée par la science ; il existait des techniques davantage reliées à des savoir-faire
qu'à des connaissances théoriques. Les Grecs et les Romains savaient faire des
ponts mais leurs connaissances techniques n'étaient que très sommairement et
parfois pas du tout reliées à des connaissances scientifiques. Même si les Grecs,
contrairement à une représentation convenue, étaient loin de mépriser la technê, il
n'en reste pas moins que le domaine de la technê se distingue nettement de celui de
l'épistémé, c'est-à-dire de la science ou du savoir théorique.
C'est avec Galilée que la conception de la science change : Galilée est ingénieur
militaire à Venise, sa fonction est de construire des machines efficaces et
résistantes, mais c'est aussi un très grand savant qui marque historiquement et
théoriquement une nouvelle manière de penser la physique à partir des machines.
Ce n'est donc que récemment (depuis trois ou quatre siècles) que la technique et la
science sont dans une dépendance réciproque ; les principes de la rationalité
technique sont les mêmes que ceux de la pensée scientifique parmi lesquels le
principe d'économie et de simplicité qui conduisent à poser sans cesse la question
de l'optimisation : comment obtenir le résultat cherché au meilleur coût.
On est pourtant tenté, d'un côté, de parler d'une rationalité des techniques
magiques, par exemple, dans la mesure où elles sont l'application cohérente de
certains principes. Mais d'un autre côté non, car ceux-ci sont contraires aux
principes des connaissances positives (attestées par l'expérience) et le résultat
obtenu par ces techniques ne correspond pas au succès espéré et parfois même est
un échec. Ceci conduit à penser que le caractère vérifiable des succès
d'une pratique, indépendamment de la nature de ses principes, est le critère pour
distinguer une pratique d'une technique. Une pratique même purement empirique,
si elle est efficace, aurait ainsi le statut d'une technique, ce qui est une manière de
renouer avec la généalogie des techniques.

→ une technique est efficace.

La technique, c’est-à-dire, l’émergence et la construction d’objets destinés à agir


sur la nature, est donc, à la base, le produit de l’inadaptation de l’homme. Son corps
ne sait rien faire et (même, sans doute, eu égard à la détermination naturelle, ne sait
rien être), de sorte que son rapport au milieu n’est pas fixé. L’homme est contraint
de modifier le donné naturel pour introduire entre le milieu et lui une médiation
adaptative, tel l’instrument. Mais cet instrument, une fois construit, ne se comporte
pas comme l’instrument naturel ou le corps de l’animal. Loin qu’il s’adapte au
milieu, c’est le milieu qu’il adapte à l’homme : l’outil me donne une force qui me
permet, à la fois de ne pas avoir à épuiser les ressources entières de mon corps
propre, mais, en outre, de modifier le milieu en fonction des limites de mon corps.
Ainsi l’homme cesse–t-il d’avoir, avec le milieu un rapport immédiat. Il cesse
d’être soumis passivement aux exigences de la nature (exemple, les médications, en
tant qu’elles interrompent le processus de la sélection naturelle). Pour l’homme,
l’émergence de la technique est bien la sortie hors de la nature, et une modification
de la relation qu’il entretient, en tant que conscience, avec l’extériorité. L’être cesse
d’être donné, imposé, pour être construit, acquis ; le milieu de l’homme devient son
travail.

c. Les objets techniques

Si la technique ne se ramenait qu'à l'ensemble des savoir-faire, il serait plus


judicieux de parler des techniques. Si l'on emploie encore aujourd'hui le terme au
singulier, c'est parce que la technique désigne aussi l'ensemble matériel produit par
les savoir-faire : on parlera alors des objets techniques.

De façon schématique, on peut distinguer trois types d'objets techniques :

1. Les outils : voici la définition que donne Hans Jonas de l'outil :

"Un outil est un objet inerte fabriqué artificiellement, à dessein, qui va être interposé, en
médiateur, c'est-à-dire en tant que moyen, entre l'organe corporel qui agit (le plus souvent la
main) et l'objet extracorporel sur lequel s'exerce l'action."[3]

Les outils sont donc le prolongement du corps humain ; ils dépendent de gestes
techniques, incorporés, qui supposent un apprentissage plus ou moins long.[4] En
tant que tels, on peut dire que les outils sont des médiatisations de l'action. On
peut par ailleurs les distinguer des instruments, qui peuvent être définis quant à
eux comme "l'objet technique qui permet de prolonger et d'adapter le corps pour
obtenir une meilleure perception"[5]. L'instrument est donc "outil de
perception"[6].

Repères : Absolu / relatif

Est médiat (du latin medium) ce qui n'est atteint qu'indirectement, à l'aide
d'un intermédiaire. La médiation est ce qui met en rapport deux choses
originairement distinctes. Au sens le plus général, la médiation implique
l'existence d'un terme distinct de ceux qui entrent en relation par son
intermédiaire.
Ex. : savoir qu'il y a un feu indirectement en observant son effet qu'est la
fumée est une connaissance médiate.
Est immédiat ce qui est atteint directement, sans médiation, sans
intermédiaire.
Ex. : savoir qu'il y a un feu en l'observant directement.
2. Les machines : d'après Simondon, ce sont la forme la plus générale de
l'individu technique. indépendantes des actions et de l'énergie humaine, elles
exécutent des tâches que l'homme ne pourrait accomplir sans elles, ou bien pas
aussi vite, ni si précisément ; mais elle restent confinées à des projets précis,
définis par les ingénieurs.

3. Les robots : disposant de programmes informatiques "souples", ainsi que de


"sens artificiels" (l'équivalent d'un "voir" ou d'un "toucher"), ils peuvent
s'adapter à des déplacements, à des pièces, à des tâches différentes. Cependant,
ils demeurent dépendants des programmateurs.

Gilbert Simondon précise qu'il y a trois niveaux de l'objet


technique : l'élément, l'individu, et l'ensemble.
L'élément constitue une partie d'un système qui est l'individu technique, système
dans lequel il remplit une fonction bien précise. Par exemple, on peut dire qu'une
roue de voiture est un élément du système individuel "voiture", et qu'elle a pour
fonction de permettre le déplacement sur la route. Mais la voiture n'a pas de sens en
elle-même ; elle fait partie d'un ensemble technique, par exemple les infrastructures
routières (routes, ponts, stations essence, etc.)

3. Lien et distinction entre travail et technique

On ne peut pas penser une technique sans travail, ni un travail sans


technique. En effet, tout travail nécessite le recours à une technique ; en tant
qu'activité transformatrice qui n'obéit pas au simple hasard et ne s'appuie pas sur la
seule chance pour atteindre son but, le travail doit s'appuyer sur un certain savoir-
faire, même minimal, qui assure l'accomplissement de la tâche effectuée. À
l'inverse, il n'existe pas (du moins en ce qui concerne l'homme, car chez les
animaux, il existe des comportements et des savoir-faire innés) de savoir-faire
innés, d'où la nécessité d'un apprentissage, et donc d'un travail afin d'acquérir une
technique (le footballeur qui va répéter inlassablement son tir avant de le
maîtriser) ; pas de technique sans travail donc.
De même, si par technique on entend cette fois-ci l'ensemble des objets techniques,
non seulement l'immense majorité des travaux font appel à des ces derniers, mais
les objets techniques sont eux aussi le résultat d'un travail (qu'ils soient produits
artisanalement ou industriellement). Là encore, travail et technique paraissent
inséparables.
Cependant il apparaît important de distinguer ces deux termes, car ils recouvrent
malgré tout des réalités bien différentes. C'est ce qui souligne Hannah Arendt dans
la distinction qu'elle opère entre le travail et l'œuvre.

La pensée de Hannah Arendt s'inscrit dans la distinction


entre travail, œuvre et action (nous ne nous intéresserons ici qu'aux deux premiers
termes). En tant qu'animal laborans (animal travailleur), l'homme est soumis aux
cycles vitaux du travail par lesquels il doit sans cesse entretenir et renouveler la vie.
En tant qu'homo faber (animal fabricateur d'outils), il fabrique des œuvres
techniques qui construisent un monde stable et durable. En tant que zoon
politikon (animal politique), il doit agir dans la cité, espace public, avec les autres
hommes. Travail, œuvre, action, sont les trois grandes dimensions de la vie active.

Hannah Arendt est consciente que la distinction entre le monde du travail (labor)
et le monde technique de l'œuvre (work) est inhabituelle. L'acquisition d'une
technique ne nécessite t-elle pas en effet un long et patient travail ? Le monde du
travail n'est-il pas constitué d'objets techniques (outils, machines, technologies) ? Et
n'est-ce pas le travail humain qui produit les objets, et donc le monde technique ?
Plus encore, tout travail ne met-il pas en œuvre une technique ? Pour Arendt, ces
deux dimensions de la condition humaine possèdent néanmoins des logiques tout à
fait différentes.
Arendt commence par souligner le fait qu'on retrouve dans la plupart des langues
indo-européennes, la division fondamentale entre le monde du travail et le monde
technique de l'œuvre: les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en
grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais, lavorare/operare en
italien, etc., attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler
et œuvrer[7].

Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique le plus


fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce que Marx appelle, de son côté, la
reproduction de la vie. "La condition humaine du travail, c'est la vie elle-même"
écrit H. Arendt. La logique du travail est donc celle, biologique, de la répétition
et du cycle sans fin, où ce qui est produit doit être immédiatement consommé :

"Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le
processus vital, et cette consommation, régénérant le processus vital, produit – ou plutôt
reproduit – une nouvelle « force de travail » nécessaire à l'entretien du corps"[8].

→ nous travaillons pour assouvir nos besoins vitaux : faim, soif, etc. Or ceux-ci se
renouvellent perpétuellement, c'est pourquoi le travail suit la même logique.
Le travail est le domaine de l'éphémère, de ce qui ne dure pas. C'est pourquoile
travail est une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante,
toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière
cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le
monde humain.
→ le travail ne peut donc en aucun cas représenter la valeur humaine la plus
importante. Le travail n'est pas encore ce qui est spécifiquement humain ou plus
exactement il correspond à la naturalité de l'homme, qui est pour Arendt la non-
humanité de l'homme

Le geste technique, au contraire, fabrique des objets destinés à durer. Si le


travail est le règne de l'éphémère, la technique est celui de la durabilité. Elle
dispose autour de l'homme un monde stable qui deviendra le modèle de l'objectivité
du monde. L'usage d'un objet technique n'est pas la consommation-destruction du
monde du travail. Ce recommencement incessant, enchaînement du corps humain
aux rythmes vitaux, est la marque du travail. L'œuvre technique, au contraire, grâce
à sa permanence, tout relative il est vrai, échappe à cette fatalité.

→ cf. texte de Hannah Arendt,La condition de l'homme moderne, Chapitre IV,


p.188-189.

A la différence du travail cyclique, l'œuvre est un processus qui a un terme. Elle


suppose un projet, lequel s'achève dans un objet qui possède une certaine durée, un
objet qui possède sa propre existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le
produit de l'œuvre s'ajoute au monde des artifices humains :

"Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la
fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines." [9]

L'œuvre est donc l'humanité de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde
dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l'homme
est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature.

Arendt critique cependant la modernité pour avoir brouillé ces distinctions : si la


technique, essentiellement, est construction du monde humain, son assujettissement
à la logique du travail conduit à la perte du monde (world alienation).

→ cf. texte de Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, Chapitre III, p.


174-176.

"Aujourd'hui on ne ravaude plus les vêtements, on n'affûte plus les ciseaux, on ne répare plus
les montres, on préfère changer de voiture automobile plutôt que de changer de moteur, on ne
fait plus durer les choses car elles ne sont plus faites pour durer et perdurer"[10].

Gilbert Simondon insiste lui aussi sur la différence entre le travail et la technique,
même si sa justification diffère quelque peu de celle d'Hannah Arendt.

→ cf. texte de Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques,


Aubier, p. 241 et 245.
Pour Simondon, le travail est un médiateur entre l'homme (entendu comme humanité) et la
nature[11]

Nature – travail (individu) – humanité

De ce point de vue, il y a adhésion du travail et de l'individu (en tant que


travailleur) car il ne peut pas y avoir de travail sans travailleur. Le travail est
toujours travail d'un individu, et si quelqu'un peut effectuer le même travail que
moi, personne ne peut travailler à ma place (stricto sensu).
→ en ce sens, le travail est donc inaliénable.
De son côté, la technique sert elle aussi de médiateur entre la nature et l'homme.
Mais l'objet technique est séparable de l'individu qui l'a produit ou qui l'utilise ; il
peut être utilisé par n'importe qui. Le monde des objets techniques constitue un
monde stable, autonome.

Nature – technique (= monde d'objets autonome, détachable de l'individu) –


humanité

Par la technique, l'homme n'est donc pas en lien direct avec la nature, car le monde
de la technique s'interpose entre lui et la nature. Lien entre l'homme et la nature, la
technique constitue un "mixte de naturel et d'humain". D'une part, la technique
relève de la nature, car elle est mise en œuvre des lois naturelles (par exemple une
ampoule électrique à incandescence utilise les lois de l'électricité, car c'est le
passage du courant électrique dans le fil qui échauffe celui-ci et crée de la lumière).
D'autre part, la technique est le produit de l'activité humaine, et a donc par
définition une dimension humaine.

II. A quoi servent le travail et la technique ? (le travail et la technique : pour quoi
faire ?)

1. Subvenir aux besoins vitaux par la maîtrise de la nature

"Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus."

Saint-Paul, Seconde épître aux Thessaloniciens, III, 10.

Comme l'écrit Bergson, "d'une manière générale, le travail humain consiste à créer
de l'utilité"[12]

et il ajoute que "tant que le travail n'est pas fait, il n'y a « rien », - rien de ce que l'on
voulait obtenir."
Pour Bergson, toute action humaine (et le travail en particulier) a comme origine
une insatisfaction. On agit parce que l'on se propose un but, et si l'on recherche
quelque chose, c'est parce qu'on en ressent la privation :

"Toute action vise à obtenir un objet dont on se sent privé, ou à créer quelque chose qui
n'existe pas encore."[13]

Nous travaillons donc pour combler un manque, et le premier de ces manques est
celui que crée le besoin physique. Pour combler le manque de nourriture, le
manque de chaleur, etc., il est nécessaire d'agir, de travailler.
Par conséquent, et comme nous l'avons déjà souligné, le travail permet donc
dans un premier temps de subvenir aux besoins vitaux. "Il faut manger pour
vivre, et non pas vivre pour manger" nous dit Valère dans L'avare (Acte III, scène
5). Mais l'on pourrait ajouter : "Il faut travailler pour manger".

La technique associée au travail permet en effet la maîtrise de la nature. Cf.


Descartes : "se rendre maître et possesseur de la nature".

→ cf. Texte de Descartes, Discours de la méthode, VI, 1637.


→ cf. Texte de Comte, Cours de philosophie positive, Leçon II, 1828-1842.

Exemple : un ouvrage technique comme un barrage, constitue bien une maîtrise de


la nature (maîtrise du fleuve ou de la rivière), et va permettre par exemple d'irriguer
des terres agricoles, qui vont à leur tour permettre de nourrir des populations.

Pourtant, si au départ, l'homme ne travaille que pour satisfaire ses propres besoins
vitaux, le travail est très vite dévié de ce but primitif, notamment quand il s'agit de
travailler non plus seulement pour soi-même, mais pour autrui. C'est ce que montre
Pierre Clastres lorsqu'il analyse le rapport des hommes au travail dans les sociétés
primitives, et l'apparition d'un travail "aliéné" qui coïncide justement selon lui avec
la disparition de la société primitive.

→ cf. texte de Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 11 : la société


contre l'État, Éditions de minuit, 1974, pp. 168-169.

On voit donc que le but recherché dans le travail peut être multiple, et que selon le
but que l'on prend en compte, le sens et la valeur du travail changent.

2. Sens et valeur du travail : différentes situations

a. Le travail comme contrainte


"Le travail, c'est ce qu'on ne peut pas s'arrêter de faire quand on a envie de s'arrêter de le
faire."

Boris Vian

"La meilleure preuve que le travail n'enrichit pas c'est que les pauvres travaillent sans fin."
Jean d’Ormesson (1959).

Nous l'avons vu avec Pierre Clastres : chez les indiens des tribus amazoniennes, le
travail est perçu comme une nécessité (dont on aimerait bien se passer) et est réduit
au minimum (environ 4 heures par jour seulement), et le reste du temps est
employé à l'oisiveté, au jeu, à la guerre ou à la fête, et c'est dans ces activités que
les hommes trouvent un réel plaisir.

L'étymologie du mot français "travail" est intéressante à plus d'un titre, puisqu'à
l'origine ce terme désignait une "machine où l'on assujettit les bœufs, les chevaux
difficiles, etc., pour les ferrer". Le terme français vient du latin tripalium, attesté
dès 578 sous la forme trepalium au sens d' "instrument de torture" dans une
décision du Concile d'Auxerre. Littéralement, il s'agissait d'une machine faite de
trois (tri) pieux (palus).
De même, le verbe "travailler" a d'abord signifié "tourmenter, peiner, souffrir",
notamment en parlant d'une femme qui va accoucher. C'est d'ailleurs le seul sens du
mot jusqu'au XVIe siècle. Ce n'est qu'alors qu'il se substitue à "ouvrer".

Si aujourd'hui le travail compte parmi les valeurs auxquelles les Européens


attachent une grande importance, l'histoire du mot "travail" montre qu'il n'en a pas
toujours été ainsi.

Dans le monde grec, le travail suscitait d'abord le mépris[14], car il exprimait un


rapport de subordination. Il s'opposait alors à la liberté, et était incompatible avec
l'exercice de la citoyenneté.

→ cf. texte de Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Chap. III, §1,
pp. 127-129.

Le récit de la Genèse est quand à lui on ne peut plus clair ; le travail est décrit
comme une punition, celle du péché originel :

"Il dit à l'homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au
sujet duquel je t'avais donné cet ordre : Tu n'en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de
toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira
des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs.
C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la
terre, d'où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière"[15].
Jusqu'à la fin du Moyen Âge, le travail n'est guère valorisé (cf. plus haut l'origine
du mot en français) : il désigne l'idée de tourment, de souffrance, de peine.
Ces significations perdurent à travers la théologie chrétienne (Tu travailleras à la
sueur de ton front) et l'éthique protestante. En de rares circonstances, le travail
évoque le fait de voyager. Ce sens est perpétué en anglais avec le mot travel. Plutôt
connoté négativement, au Moyen Âge, le terme "travail" est d'ailleurs beaucoup
moins utilisé qu'aujourd'hui. Il n'en existe par exemple aucune trace dans les récits
de Rabelais : Pantagruel et Gargantua !

b. Le travail valorisé

"Il ne manque à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être
tranquille s'appelât travailler."

Jean de La Bruyère, Les Caractères

Ce n'est qu'à partir des XVIIe et XVIII siècles que des voix commencent à se
faire entendre pour considérer le travail comme un antidote efficace à l'oisiveté et à
la pauvreté.
Signe des temps, Montesquieu écrit dans L'Esprit des lois :

"Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas".

D'autres philosophes des Lumières, Rousseau par exemple, font du travail


l'instrument de civilisation et de fondement de la citoyenneté.
La révolution industrielle achève de mettre le travail au centre de l'organisation
sociale. Adam Smith, en 1776, le décrit, dans La Richesse des nations, comme la
source légitime de richesse. Une idée admise dans les sociétés industrielles mais
qui ne s'impose pas dans les sociétés d'ordres où l'individu est jugé en fonction de
sa condition sociale et non de ses compétences professionnelles.
Enfin, pour Marx, le travail revêt deux significations. En soi, il est ce par quoi
l'homme s'émancipe de la nature (cf. plus haut) et désigne aussi bien le labeur du
paysan, l'art de l'artisan que le travail de l'ouvrier. Mais dans l'économie capitaliste,
il devient source d'aliénation (cf. infra).
C'est ainsi qu'au XIXe siècle, un marxiste comme Paul Lafargue en arrive à
dénoncer la "glorification du travail, dans son pamphlet Le droit à la
paresse (1880).
Aujourd'hui encore, la représentation dominante du travail oscille entre ces deux
visions.

c. Le travail permet à l'homme de se réaliser

Le processus qui était à l'œuvre dans les camps de concentration, et plus encore
dans les camps d'extermination nazis, était un processus de déshumanisation (il
s'agissait de faire perdre aux hommes leur statut d'hommes et donc leur dignité
d'êtres humains). Or, le statut du travail révèle à la fois son côté avilissant et son
côté valorisant, selon la nature du travail fourni.

Ainsi, Primo Lévi écrit à propos de Chajim, un de ses compagnons déportés :

" […] il est horloger de son métier, et ici à la Buna, il travaille dans la mécanique de
précision. Cela fait de lui un des rares détenus à avoir conservé cette dignité et cette assurance
qui naissent de l'exercice d'un métier dans lequel on se sent compétent"[16].

Il s'agit là d'un travail qualifié, dans lequel l'homme se trouve valorisé. Ici, le travail
permet à l'homme de se réaliser en tant qu'homme. Mais à l'inverse, le travail peut
devenir un esclavage et même tuer, de sorte que les prisonniers en arrivent à
préférer les coups au travail :

"il vaut cent fois mieux être battu, parce que généralement les coups ne tuent pas, alors que le
travail si, et d'une vilaine mort, car lorsqu'on s'en aperçoit il est déjà trop tard" [17].

Bruno Bettelheim expose lui aussi ce double statut du travail :

"Les nouveaux prisonniers en particulier étaient contraints d'accomplir des tâches absurdes
[…]. Il se sentaient avilis […] et préféraient un travail, même plus dur, qui produisît quelque
chose d'utile…"[18]

Ou encore Michel Del Castillo :

"Le travail était devenu parfaitement inutile. On recommençait des gestes qui n'avaient ni sens
ni but. À la fatigue du labeur physique s'ajoutait la rage de savoir que ce que l'on faisait ne
servait à rien et que l'on ne travaillait même pas."[19]

On voit donc bien qu'il y a deux types de travail : un travail qui a du sens, et qui
confère sa dignité à l'homme, et un travail qui n'en a pas, et par là-même avilit
l'homme.

3. Le progrès technique facilite la vie

III. Le rapport à l'objet technique

La définition de la technique nous a fait dire que la technique est avant tout
utilitaire. Or, Simondon s'oppose à cette vision de l'objet technique comme
purement utilitaire. Selon lui, il existe deux rapports possibles à l'objet technique :

1. un rapport d'utilité
2. un rapport de compréhension

Or, c'est le deuxième rapport qui est le rapport "vrai" à l'objet technique. Ce faisant,
l'homme comprend le fonctionnement, l'essence de l'objet technique comme
"cristallisation matérielle d'un schème opératoire et d'une pensée qui a résolu un
problème"[20].
Dans le premier rapport, l'homme reste extérieur à l'objet technique, et c'est pour
cette raison, comme nous le verrons plus bas, qu'il peut se retrouver aliéné par
celui-ci. Dans le deuxième rapport au contraire, il y a compréhension de l'objet
technique, c'est-à-dire que l'homme s'approprie réellement l'objet technique.

Toutefois, on peut ajouter un autre rapport à l'objet technique : le rapport de


dépendance. Dans la mesure où les objets techniques effectuent à notre place
certaines tâches (machine à laver) ou bien nous permettent d'effectuer de nouvelles
tâches (communication à distance grâce au téléphone), ils permettent d'assouvir un
certain nombre de besoins que nous sommes incapables d'assouvir sans eux. C'est
quand nous n'avons plus à notre disposition nos objets techniques, tandis que nos
besoins nous pressent, que nous ressentons alors la dépendance que nous avons
développée à leur égard. En ce sens, l'objet technique peut apparaître comme un
mal plus que comme un bien.

IV. Le travail et la technique : progrès ou dangers pour l'homme ?

1. Le temps de travail : travail et loisir

"Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler
est moins ennuyeux que s’amuser."

Baudelaire, Mon coeur mis à nu : journal intime (1887)

"Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste.
Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles,
torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail,
poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture."

Paul Lafargue, Le droit à la paresse

Pierre Clastres : dans les sociétés primitives, le travail prend peu de temps (voir les
données exactes).

2. Le travail aliénant

Le livre à lire pour en savoir plus : Souffrance en France de Christophe Dejours.


Nous avons déjà vu plus haut en quoi le travail pouvait être un outil
d'asservissement pour l'homme quand il est détourné de son but originel (. Mais
même quand le travail remplit sa fonction d'activité productrice, il peut être une
source d'aliénation comme l'a notamment montré Marx.

→ Cf. texte de Marx, Manuscrits de 1844 (Économie et philosophie), pp. 60-61,


64.

→ Cf. texte de Lafargue, Le droit à la paresse, 1880, Maspéro, 1972, p. 121.

3. Y a t-il réellement un progrès technique ?

Changement Évolution Progrès


C'est le passage d'un état à C'est un changement, C'est une évolution, mais
un autre (différent). mais qui se fait de qui se fait vers le mieux
Synonymes : manière continue et dans (implique une
transformation, une certaine direction, un amélioration).
modification. certain sens.

a. Le progrès des objets techniques

Simondon définit le progrès technique (il faut entendre par là le progrès des objets
techniques) comme un processus de concrétisation, c'est-à-dire le passage de
l'abstrait au concret. Cela signifie que des synergies[21] nouvelles apparaissent
(ex : moteur automobile).
Au départ, il existe une structure qui répond à une fonction, puis le progrès
technique va permettre à une même structure d'assurer plusieurs fonctions (Ex. : le
téléphone portable a au départ pour fonction de téléphoner, puis il est devenu
appareil photo, borne internet, etc.). Autrement dit, la complexité fonctionnelle ne
cesse d'augmenter. Cela signifie que non seulement il y a synergie mais il y a aussi
appropriation de fonctions qui étaient auparavant assurées par l'homme ou par un
autre objet dans une phase distincte du processus de production d'un résultat.
Ce processus de concrétisation est accompagné d'autres progrès. On pourra dire en
effet que l'objet, toutes choses égales par ailleurs, ira :
- vers un moindre volume
- vers un moindre poids
- vers un moindre nombre de pièces
- vers un moindre temps de réponse
- vers un moindre prix
On peut ajouter aussi trois "nouvelles lois d'évolution" qui peuvent être énoncées
suivant un concept d'augmentation qui voudrait que l'objet aille :
- vers une augmentation de l'auto-régulation
- vers une augmentation de l'auto-corrélation
- vers une augmentation de l'auto-suffisance (ex. : batteries des appareils
électroniques, portables, etc.).
Ces trois lois peuvent être regroupées au titre d'une évolution vers l'auto-
adaptation.
L'auto-adaptation serait une capacité de réponse autonome aux perturbations et
accidents externes et internes dans une zone de fonctionnement déterminé.

Exemples : les verres progressifs, les téléphones portables, etc.

Cependant, le progrès n'est pas indéfini ; il y a des limites pratiques à la


concrétisation. Les raisons de ces limitations sont prioritairement la maintenance et
la sécurité, mais il peut aussi s'agir de limites physiques : par exemple la taille des
transistors qui atteint celle de l'atome.

b. Remise en cause de la notion même de progrès technique

→ Cf. texte de Pierre Clastres, La société contre l'État, chapitre 11 : la société


contre l'État (1974).

c. Les revers du progrès technique

- L'aliénation par la machine

→ Cf. texte de Marx et Engels, Le manifeste communiste, in Philosophie, Folio


essais,pp. 407-408.
→ Cf. texte de Lafargue, Le droit à la paresse, Chapitre 3 et Appendice, pp. 31-32
et p. 59.
→ Cf. texte de Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, 1ère partie,
Chapitre II, 5, Aubier, pp. 78-79.

- La perte des repères et l'infantilisation

Simondon souligne un effet pervers du développement technique. Selon lui,


lorsque celui-ci devient trop rapide, il transforme les hommes en perpétuels
adolescents.
Simondon distingue en effet entre l'enfant, qui est l'être du successif, et l'adulte,
qui est l'être de la simultanéité.
L'enfant est fait de virtualités, il se modifie dans le temps, et a conscience de cette
modification et de ce changement. Il vit d'après un schématisme intuitif au niveau
des choses matérielles.
L'adulte en revanche est celui qui a conceptualisé les qualités sensibles, il vit selon
un ordre qui stabilise l'ordre du successif en définitions de la nature et de la
destinée de l'homme.
d. Les dangers de la technique

Une des conséquences les plus importantes du progrès technique est celle de la
modification de notre environnement. Les scientifiques se sont en effet rendu
compte que le développement des techniques humaines avait peu à peu altéré le
milieu naturel, et que cette altération n'a cessé de croître avec le temps. Cette prise
de conscience a donné naissance à un nouveau courant politique : l'écologisme (à
ne pas confondre avec l'écologie, la science qui étudie le rapport des êtres vivants
avec leur milieu), dont le but est la défense de notre environnement contre les
méfaits de l'action humaine.
Dès 1972, la Conférence mondiale sur l'environnement de Stockholm, organisée
dans le cadre des Nations unies, a posé les premiers droits et devoirs dans le
domaine de la préservation de l’environnement. Ainsi, le principe 9 de
la déclaration de Stockholm énonce :

"L'homme a un droit fondamental à la liberté, à l'égalité et à des conditions de vie


satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le
bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d'améliorer l'environnement pour les
générations présentes et futures".

Dans la lignée d'une telle déclaration, le philosophe allemand Hans Jonas a


théorisé une éthique que lon' pourrait qualifier d' "écologiste" dans son livre : Le
principe responsabilité (1979).
Pour Jonas, l'homme se retrouve aujourd'hui dans une situation inédite. En effet,
jusque récemment (avant le XXe siècle), l'action humaine n'avait pas une influence
énorme sur l'environnement ; l'homme pouvait donc se développer techniquement
sans véritablement se préoccuper des conséquences sur celui-ci. Mais au
XXe siècle, le progrès technique a pris des proportions telles que les effets sur
l'environnement ont commencé à être visibles. Plus encore, non seulement l'activité
humaine altère l'environnement, mais il est devenu impossible de prévoir toutes les
conséquences de cette activité. Autrement dit, nous ne savons pas quelles seront les
conséquences à long terme, voire à moyen terme sur notre environnement. Le
pouvoir de l'homme est devenu immense, sans que cette augmentation de son
pouvoir soit accompagnée d'une augmentation équivalent de son savoir. C'est
pourquoi Hans Jonas évoque "la grandeur excessive de notre pouvoir qui est un
excès de notre pouvoir de faire sur notre pouvoir de prévoir et sur notre pouvoir
d'évaluer et de juger"[22].
Afin d'éviter une catastrophe, il devient donc urgent de réguler les activités
humaines, d'autoriser ou d'interdire certaines pratiques. Nous entrons donc dans le
domaine de l'éthique, car c'est elle qui en disant ce qui est bien ou mal règle les
activités humaines. Le problème pour Jonas, c'est que les éthiques traditionnelles
(les éthiques qui ont réglé les sociétés humaines jusqu'à présent) sont impuissantes
à régler les problèmes nouveaux que pose le développement technique :
"Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du "bien" et du "mal"
auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses
créations possibles."
[23]

En effet, ce qui caractérise les éthiques traditionnelles, c'est qu'elles se limitent à


l'ici et au maintenant. En d'autres termes, elles s'intéressent aux conséquences de
nos actions sur notre entourage et dans le présent ou un futur proche :

"Tous les commandements et toutes les maximes de l'éthique traditionnelle, quelle que soit la
différence de leur contenu, présentent cette restriction à l'environnement immédiat de
l'action"[24]

Les éthiques traditionnelles s'intéressent à ce qui est immédiat, alors que si une
catastrophe écologique doit avoir lieu, ce sera dans des décennies, voire des
siècles ; elles sont donc impuissantes. C'est pourquoi il y a besoin d'une éthique
nouvelle qui remplace les éthiques traditionnelles.
Cette éthique nouvelle se fonde sur le principe de responsabilité, qui dit que nous
sommes responsables des conséquences que nos actions auront sur toutes les
générations futures. Il nous faut donc adopter un nouvel impératif, que Jonas
énonce ainsi :

"Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau
type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi : "Agis de façon que les effets
de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement
humaine sur terre" ; ou pour l'exprimer négativement : "Agis de façon que les effets
de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie" ;
ou simplement : "Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de
l'humanité sur terre" ; ou encore, formulé de nouveau positivement : "Inclus dans
ton choix actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire de ton
vouloir"."

→ Cf. texte de Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la


civilisation technologique (1979), Préface.

Puisque nous sommes dans l'incapacité de prévoir avec certitude lesquelles de nos
actions ne seront pas catastrophiques et lesquelles le seront, il faut donc adopter une
attitude sceptique. Cela signifie que nous devons, lorsque nous pensons qu'il existe
un risque, tout faire pour l'éviter. La réflexion de Jonas a ainsi donné naissance à ce
que nous appelons aujourd'hui le "principe de précaution". Celui-ci stipule que si
une action présente un risque, même très peu probable, mais aux conséquences
désastreuses, alors il faut éviter de faire cette action.

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