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Introduction
Se demander si le développement technique transforme les hommes, c’est
se demander si le développement technique peut réagir sur la nature de
l’homme. A priori, on pourrait envisager la technique comme l’ensemble des
moyens dont se sert l’homme pour transformer la nature : on nous demande
donc ici si cette transformation de la nature affecte l’homme en retour.
Transformer, c’est en effet imprimer sa forme à un objet dont on change
ainsi la forme originaire : c’est le faire passer d’une forme à une autre. Mais
quels changements le progrès technique pourrait-il faire subir à l’homme ?
Si l’homme est par essence un être technicien, s’il sort de son animalité
par la technique qui lui permet de se mettre à distance de la nature, y
compris de la sienne, il serait alors possible d’envisager cette transforma-
tion de l’homme comme une humanisation, comme une réalisation de son
essence. Cependant, cette transformation peut également être pensée
comme dénaturation : l’homme, en s’éloignant progressivement de la
nature qu’il tente de maîtriser, ne trahit-il pas de ce fait sa nature propre ?
Dans un premier temps, nous verrons en quoi la technique est avant tout la
condition d’une transformation de la nature par l’homme, et par là le moyen
pour l’homme de réaliser son humanité. Mais le développement technique
ne perd-il pas de vue cet objectif, et ne se paie-t-il pas d’une déformation
de l’homme ? C’est ce que nous verrons dans un second temps, avant de
nous demander pourquoi cette transformation de l’homme par l’intermé-
diaire de la technique en vient à la fois à le dénaturer, et à l’animaliser.
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« activité formelle », c’est-à-dire activité par laquelle, en imprimant ma forme
au donné brut, je mets au jour ma propre forme. Ainsi la technique, en nous
aidant à affronter la nature, participe de la formation de notre identité
d’homme.
Dans le cadre d’un travail artisanal mené au moyen d’outils, l’homme trans-
forme la nature extérieure et la sienne puisqu’il trouve la nature à la fois face
à lui et en lui, comme un obstacle qu’il peut surmonter en développant ses
facultés. Contrairement à l’animal, l’homme ne s’adapte pas à la nature
mais peut lui imprimer sa forme, c’est-à-dire qu’il peut l’adapter à ses
besoins. Cet effort de négation porte à la fois sur la nature extérieure et sur
la sienne, qu’il détruit ce faisant, puisque l’homme se détruit ainsi en tant
qu’animal.
Ainsi l’homme, par le développement de techniques, détruit sa nature
puisque la condition même du développement des techniques est la mise
en œuvre de ses facultés intellectuelles.
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2. Le développement technique dénature l’homme
A. La technique change la forme de l’homme en l’affaiblissant
Car la technique ne porte-t-elle pas en elle la possibilité d’une déformation
de l’homme ? En effet, si les outils de l’homme prolongent son corps, ils
sont aussi les instruments qui, destinés à le soulager ou à lui épargner des
efforts, créent de la dépendance en devenant les prothèses dont il ne peut
plus se passer.
C’est ce que démontre Rousseau en indiquant que seul l’« homme
sauvage », c’est-à-dire non civilisé, non technicien, « porte tout entier son
corps avec soi » ; seul cet homme n’abdique pas les ressources de son
corps. La civilisation, en développant des techniques destinées à faciliter
son existence, modifie l’homme jusque dans son corps. En ce sens, chaque
objet techique est la prothèse d’un organe sain, qu’il atrophie par l’habitude.
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Toute l’ambivalence du progrès technique tient donc à ce qu’il est à la fois
ce par quoi l’homme se sépare de la nature extérieure et de la sienne, mais
aussi ce par quoi il se trouve paradoxalement reconduit au monde de la
répétition, de l’habitude et du besoin. En ce sens, on peut dire que la tech-
nique moderne dénature l’homme tout en le renvoyant à son animalité.
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3. Le développement technique transforme l’homme
en le reconduisant à son animalité
A. Le développement technique développe en nous
de nouveaux besoins
De fait, en nous permettant de répondre plus facilement à nos besoins
vitaux, en nous affranchissant du simple souci de survivre, la technique
développe en nous, parallèlement, de nouveaux besoins. Chaque objet
technique créé ainsi, par l’habitude, un besoin social, et nous reconduit par
là au monde du besoin dont il semblait pouvoir nous éloigner. Paradoxale-
ment, le monde de la technique moderne nous recentre sur des besoins
toujours réinventés qui sont au cœur du cycle production-consommation
qui entend réguler nos vies, les réglant ainsi sur le modèle animal d’une
existence ayant pour but de satisfaire des besoins.
B. L’essor du machinisme déshumanise l’homme
C’est en somme ce monde animal que décrit Marx dans le Capital, prolon-
geant ainsi les analyses hégéliennes de la technique moderne. Alors même
que la technique porte en elle la possibilité de réaliser l’homme en l’émanci-
pant, elle en vient à créer elle-même, comme devenue autonome sous la
forme de la machine, de nouveaux rapports de production, et, in fine, un
nouvel homme, dont la réalisation ne peut plus se faire qu’en dehors du
monde technique, en dehors du travail, c’est-à-dire dans la sphère du
besoin et de la nécessité. L’« aliénation du travail » désigne précisément ce
paradoxe selon lequel l’homme, qui devait se réaliser par le développement
technique, devient étranger à lui-même, transformé en un autre, puisqu’il
perd alors toutes ses qualités humaines, ses facultés intellectuelles n’étant
plus mobilisées dans le cadre d’une action formatrice sur la nature.
Conclusion
En définitive, il semble que l’ambition de « maîtriser la nature » en la trans-
formant par la technique expose l’homme à de multiples transformations. Si
elle est disposition humaine originaire, si elle donne d’abord sa forme à
l’homme en réalisant son humanité, la technique est aussi ce qui le
déforme, le dénature, et pour finir le renvoie paradoxalement à la sphère
animale de la répétition et du besoin dont elle était censée l’affranchir.
Le développement des techniques affecte donc bien la nature même de
l’homme, en ce qu’il change jusqu’à son corps, ses besoins, et menace tou-
jours d’atteindre ce qu’il y a en lui de proprement humain.
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