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DISSERTATION

Que vaut l'opposition entre travail manuel et travail intellectuel ?

OU

Travailler moins, est-ce vivre mieux ?

EXPLICATION DE TEXTE
« La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration
dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l'homme doit « s'adapter » à la
machine ou la machine s'adapter à la « nature » de l'homme. (...) Pareille discussion ne peut être
que stérile : si la condition humaine consiste en ce que l'homme est un être conditionné pour qui
toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de notre existence ultérieure,
l'homme s'est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Elles sont
certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux
époques précédentes. L'intérêt de la discussion à notre point de vue tient donc plutôt au fait que
cette question d'adaptation puisse même se poser. On ne s'était jamais demandé si l'homme était
adapté ou avait besoin de s'adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l'adapter à ses
mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d'artisanat, à toutes les phases
du processus de l'œuvre, restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur
les serve et qu'il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut
pas dire que les hommes, en tant que tels, s'adaptent ou s'asservissent à leurs machines ; mais cela
signifie bien que, pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace
le rythme du corps humain. L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider
ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace
tout à fait. »

Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne (1958)

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Le travail

Le travail est-il une activité aliénante ou au contraire nécessaire à la réalisation de soi ? L’homme
travaille-t-il seulement parce qu’il n’a pas le choix ou se joue-t-il dans cette activité quelque chose
de bien plus fondamental, nécessaire à notre existence d’homme et non de simple animal ? Le
travail n’est-il bénéfique que par ce que nous en tirons : un salaire, ou ce que nous avons produit ?
Mais ce que nous en obtenons compense-t-il justement ce que nous y laissons (notre santé, notre
temps…) ? Une vie d’oisiveté est-elle envisageable ?

→ Les notions : La technique, l’art, la matière et l’esprit, la société, les échanges, la liberté.

→ Les auteurs : Arendt, Hegel, Kant, Marx, Nietzsche.


Qu’est-ce que le travail ?

Le travail est ce qui nous permet de vivre


▬ Derrière le terme de travail, se cachent des réalités bien différentes. Spontanément, on
désignera sans doute par là l’activité professionnelle. Il s’agit alors de l’activité que l’on exerce en
échange d’un salaire qui nous permet de vivre. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que travailler c’est «
gagner sa vie » ? Nous travaillons parce que nous n’avons pas d’autre moyen pour subvenir à nos
besoins, primaires et secondaires, naturels et sociaux..
▬ Plus généralement d’ailleurs, au-delà de la simple activité professionnelle, le travail désigne le
labeur qui, par la transformation de la nature, nous permet d’en extraire les biens nécessaires à
notre survie. Le paysan qui vit en autosubsistance travaille également. Même s’il n’exerce pas une
activité salariée, il vit grâce à ce que le travail de la terre lui permet de produire. (-> la société et
les échanges).

Le travail est une activité contrainte


▬ Le travail est donc lié à la vie et à la survie et c’est la raison pour laquelle le travail a,
historiquement, reçu une connotation négative. Ainsi, dans l’Antiquité, le travail est dévolu aux
esclaves. Il désigne l’activité nécessaire pour satisfaire les besoins biologiques des hommes. Ce
n’est pas parce qu’il n’est pas libre (prisonnier de guerre par exemple) qu’un homme est esclave et
travaille. C’est, au contraire, parce qu’il est esclave et travaille qu’il ne peut pas être libre (→
liberté). En effet, l’homme libre, le citoyen se doit d’être, disponible pour se consacrer aux
activités proprement humaines (la philosophie, la politique), précisément parce qu’il est libéré des
nécessités vitales grâce au travail réalisé par l’esclave. De même, dans la Bible, le travail (de la
Terre, de l’accouchement) est la malédiction qui échoit à Adam et Ève. Parce qu’il est lié à notre
corps et à notre nature animale, le travail est ainsi contraint, aliénant, connoté négativement.

Le travail est production d’œuvre


▬ Mais cette activité pénible et laborieuse est aussi productrice. En se confrontant à la nature pour
en extraire de quoi vivre, l’homme réalise une œuvre. Ce n’est pas la même chose que l’activité
salariée. Mon emploi peut ne pas être un labeur, une activité productrice d’œuvre (c’est d’ailleurs
le cas de la plupart des emplois dans une société comme la nôtre) et, inversement, mon loisir peut
être un labeur (le jardinage par exemple).
▬ Dans ce sens d’activité productrice, le travail devient positif. Il permet d’abord à l’homme
d’affirmer sa liberté. Être capable de transformer la nature, nous permet de la dominer, de ne pas
la subir mais au contraire d’en faire ce que nous voulons. Par là, nous affirmons et réalisons
également notre humanité : seul l’homme est capable de travailler ainsi la nature et de la façonner
à son image. Seul l’homme est capable de culture (-> culture), c’est-à-dire de production d’objets
artificiels qui l’extraient de la nature et l’élèvent au-dessus d’elle. Le travail devient alors
nécessaire à notre réalisation en tant qu’hommes et individus. Il est la condition de notre liberté.
(-> liberté)

Le travail repose sur une organisation sociale


▬ Dans sa dimension sociale, il participe aussi de notre réalisation. En tant qu’activité salariée, le
travail suppose en effet une organisation sociale : des échanges d’une part (la division du travail
implique que les individus échangent les produits de leur travail directement ou par l’intermédiaire
de la monnaie), et, d’autre part, une hiérarchisation sociale entre ouvriers, propriétaires du
capital, c’est-à-dire entre employeurs et employés. (-> la société et les échanges).
▬ Cette hiérarchisation sociale est aliénante pour celui qui travaille. Il n’est en effet plus en
mesure de disposer librement de lui-même, ni de son corps, ni de son temps. Mais cette dimension
sociale du travail lui donne aussi un aspect positif : par l’activité professionnelle, l’individu
développe un rapport aux autres et est inséré dans la société à laquelle il appartient et dont il a
besoin non seulement pour vivre mais aussi pour exister en tant qu’être humain.

La problématique clé

L’homme se réalise-t-il par le travail ?


Le travail est ambivalent. Il peut sembler aliénant car il est pénible et contraint. Nous n’avons pas
d’autre choix que de travailler pour vivre, et cette activité constitue un labeur qui représente une
réelle souffrance physique, psychologique. Mais pourrions-nous pour autant mener une existence
purement oisive ? Le travail nous permet de nous confronter avec la nature et d’en extraire une
œuvre. N’est-ce pas alors aussi ce qui nous permet de nous libérer de la nature ? N’est-ce pas la
condition de la réalisation de notre identité, de notre humanité ?

La réponse de Marx
Le travail est source d’aliénation et d’exploitation. Le travailleur, en vendant sa force de
travail, se déshumanise.
«La force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital.
Pourquoi la vend-il ? Pour vivre. Mais la manifestation de la force de travail, le travail, est l’activité
vitale propre à l’ouvrier, sa façon à lui de manifester sa vie. Et c’est cette activité vitale qu’il vend
à un tiers pour s’assurer les moyens de subsistance nécessaires. Son activité vitale n’est donc pour
lui qu’un moyen de pouvoir exister. Il travaille pour vivre. Pour lui-même, le travail n’est pas une
partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un
tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité. Ce qu’il
produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, ce n’est pas l’or qu’il extrait du puits, ce
n’est pas le palais qu’il bâtit […]. C’est le salaire […]. »

Marx, Travail salarié et capital, 1849, traducteur,


éditeur, situation dans l’ouvrage.

Ce que veut dire Marx


▬ Se fait salarié celui qui n’a d’autre choix que de se vendre lui-même pour vivre : il n’est ni
artisan, ni agriculteur et ne peut donc, pour assurer sa subsistance, rien vendre d’autre que lui-
même. Il fait donc de sa force de travail une marchandise. La force de travail désigne toutes les
capacités utiles de l’individu. Ce n’est pas que la force physique, mais aussi tout ce qui chez
l’individu peut être utilisé pour produire des marchandises : en bref, les compétences. Mais le
propre de cette force de travail est qu’elle est indissociable de l’individu vivant. Je ne me réduis
pas à mes compétences professionnelles, et pourtant c’est moi qui travaille. Je ne peux pas déposer
la force de travail le matin à l’usine et passer la chercher le soir !
▬ C’est pourquoi, dit Marx, l’individu « sacrifie sa vie » en travaillant ou, selon l’expression
courante, « perd sa vie à la gagner ». Car c’est là le paradoxe de l’activité salariée. Son but est
bien le salaire (et non ce qui est produit), c’est-à-dire la vie puisque ce salaire va permettre au
travailleur de subvenir à ses besoins vitaux : se nourrir, se loger, se vêtir, voire se divertir ! Et
pourtant, notre vie est aussi ce que le travail nous coûte. La force de travail ne peut être
productive qu’à la condition de constituer une dépense d’énergie qui permet justement de produire
des marchandises. Or cette « activité vitale » que l’ouvrier déploie en travaillant n’a de sens pour
lui qu’en dehors du travail. La vie, dit Marx plus loin, ne commence que lorsque le travail prend fin.
« À la table, à l’auberge, au lit ».
▬ Ainsi, en vendant sa force de travail, le salarié s’aliène car il vend sa vie même. Vendre quelque
chose, c’est en transférer la propriété : l’épicier qui vend une bouteille d’huile n’en est plus le
propriétaire et, dès lors, il ne lui appartient pas de décider ce que l’acheteur en fait. S’il veut
l’utiliser pour se faire un masque capillaire ou la jeter à la poubelle, libre à lui ! Parce qu’il a
acheté la bouteille d’huile, il peut en disposer librement. Donc le propriétaire de la force de
travail, qui emploie l’ouvrier, achète aussi le droit de disposer de cette force, soit, in fine, de la
personne même. L’ouvrier s’aliène car il ne peut plus disposer librement de lui-même ni de son
temps. Je ne peux pas prétendre utiliser librement mon temps dès lors que je perçois un salaire en
échange duquel je dois fournir un travail.
L’homme ne se réalise donc pas dans le travail qui est source d’aliénation et d’exploitation ;
les hommes, déshumanisés, finissent par avoir moins de valeur que les marchandises qu’ils
produisent, s’étant eux-mêmes faits marchandises.
Le débat philosophique
▬ Dans la conception de Marx le travail, sous sa forme salariée, est une source d’aliénation qui nuit
aux hommes et, loin de leur permettre de se réaliser, va au contraire les déshumaniser et les
réduire à l’état de choses. Mais il ne s’agit là que du travail salarié. La réponse sera tout autre si
l’on s’intéresse au travail comme production d’œuvre ou plus généralement comme effort par
opposition à l’oisiveté. D’ailleurs, dans d’autres passages du Capital, et notamment dans le texte
sur « l’abeille et l’architecte », Marx livre une analyse positive du travail comme production
d’œuvre, activité proprement humaine. Celui-ci est en effet une activité de l’esprit : ce que
l’architecte réalise, il a d’abord dû le penser. Dès lors, le travail, artisanal par exemple, est utile et
même nécessaire à la réalisation de notre humanité. L’homme se réalise par le travail car celui-ci,
même s’il peut dans certaines conditions s’avérer aliénant, reste la condition de l’affirmation de
notre humanité, de notre liberté, de notre intelligence.

Le travail comme effort vaut mieux que l’oisiveté…


▬ L’absence de travail, l’oisiveté ne permettent pas à l’homme de se réaliser en tant qu’individu ni
en tant qu’homme. Certes le travail est pénible et est un effort. Mais grâce à cet effort l’homme
échappe à son inertie naturelle et s’élève au-dessus de sa condition initiale, au-dessus de son
animalité. Cet effort est à l’origine de la culture, que l’homme produit pour échapper à la nature.
Qu’on entende par travail un effort intellectuel ou physique, l’homme ne peut atteindre sa
destination, réaliser sa nature véritable, s’il ne produit aucun effort, de même finalement que
quelles que soient mes dispositions, je ne peux en faire quelque chose que si je ne fournis un travail
pour les développer (si j’ai une disposition au chant, je n’en ferai rien si je ne m’exerce pas).
La malédiction d’Adam et Eve : une bénédiction ?
Dans les Réflexions sur l’éducation, Kant inverse ainsi la connotation du travail telle qu’elle existe
dans la Bible. Celui-ci n’est plus une malédiction mais au contraire une bénédiction. S’ils n’avaient
pas été chassés du jardin d’Éden, Adam et Ève y seraient restés éternellement et, dans ce paradis,
n’auraient eu à produire aucun effort. Ils seraient alors restés à l’état animal sans développer, à
cause de leur oisiveté, les dispositions qui sont les leurs en tant qu’êtres humains. Ils auraient, en
définitive, vécu dans l’ennui le plus total.
…car si le travail est pénible, c’est qu’il est productif…
L’effort que constitue le travail est aussi bénéfique car il est productif : il s’agit de l’effort
nécessaire pour produire quelque chose, pour transformer la matière de la nature en un objet ou
une œuvre artificielle. Dans ce sens, l’effort que représente le travail n’est pas vain. Il ne s’agit pas
de supporter une activité pénible pour le simple plaisir de souffrir ! Par le travail, nous produisons
un objet, une œuvre, et en ce sens l’art est fondamentalement une forme de travail. Cette œuvre
est l’incarnation de notre liberté, de notre humanité, de notre identité. De notre liberté d’abord
car si nous l’avons produite, c’est parce que nous sommes capables de dominer la nature et de la
transformer à notre gré. De notre humanité, car par là nous nous extrayons de la nature et de notre
animalité pour affirmer la nature raisonnable de l’homme. De notre identité enfin car l’œuvre est
avant tout à notre image, le reflet de l’individu que nous sommes.
L’esclave : maître du maître ?
Dans la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel inverse le rapport entre les deux hommes.
Parce qu’il travaille, l’esclave est en définitive plus libre que le maître. Celui-ci, qui ne se
confronte jamais à la réalité, est dans un rapport virtuel au réel. L’esclave au contraire, parce qu’il
affronte la matière, la nature, pour la transformer par son travail, accède ainsi à une réelle
conscience de soi (il sait qui il est réellement, ce qu’il est capable de faire et de ne pas faire) et à
la liberté (il n’est pas tributaire de la nature qu’il sait au contraire dominer). Son rapport à la
nature lui permet de prendre conscience de ses limites, c’est-à-dire de se définir. C’est donc
l’esclave et non le maître, qui est véritablement libre.

Le travail est donc nécessaire à la réalisation de soi. Ce n’est pas qu’une activité aliénante. C’est
aussi l’activité qui nous rend véritablement hommes.…mais il faut se méfier de la survalorisation
du travail dans nos sociétés.
Dans cette perspective, le travail fait dans certaines sociétés, à certaines époques, l’objet d’une
réelle glorification. Il ne s’agit plus alors seulement de s’intéresser au travail en tant qu’activité
réelle, mais aussi d’interroger la valeur que la société lui attribue. En le définissant comme
l’activité nécessaire à la réalisation de notre humanité, en cherchant, dans l’organisation
économique et sociale, à accroître la croissance purement économique ou le productivisme, les
nations modernes tiennent sur le travail un discours qui relève presque du religieux. C’est
notamment la critique que Nietzsche fait du travail, en tant que valeur, dans Aurore. Encore une
fois, il ne s’agit pas de contester ce que le travail peut avoir de nécessaire, pour vivre notamment.
Ce à quoi Nietzsche s’attaque, c’est à la place qu’occupe le travail dans les sociétés industrielles du
XIX° siècle. Survalorisé, celui-ci devient en effet un outil de contrôle des individus et de
sécurisation des sociétés. Les conditions particulièrement pénibles de travail de l’époque épuisent
les individus qui, au terme de ce processus, ne disposent plus d’aucune énergie pour s’affirmer
comme individus ni se soulever contre l’ordre social qu’ils subissent.

Ainsi, sans doute le travail est-il nécessaire, à la vie purement biologique mais aussi à notre
existence d’être humain. Encore faut-il donc ne pas y voir le seul lieu de notre réalisation. Encore
faut-il aussi sans doute distinguer les différents types d’emploi. On ne se réalise pas de la même
manière par son travail selon que l’on est éboueur ou chercheur, ouvrier ou avocat.

En bref
Référence initiale (dimension Renversement (dimension
Définition du travail
négative du travail) positive du travail)
Kant, Réflexions sur
La Bible, La Genèse, Adam et
l’éducation. C’est une
Activité pénible, labeur source Ève. (« Tu accoucheras dans la
bénédiction et non une
de souffrance mais aussi effort douleur », « Tu gagneras ton
malédiction qu’Adam et Ève
nécessaire à la culture. pain à la sueur de ton front
aient été chassés du jardin
»).
d’Éden.
Hegel, Phénoménologie de
Activité contrainte liée aux Le statut de l’esclave dans les l’esprit, « dialectique du
besoins vitaux mais aussi sociétés antiques : parce qu’il maître et de l’esclave ». Seul
activité productrice d’œuvre. travaille, il ne peut être libre. l’esclave est véritablement
libre car lui seul travaille.
L’organisation sociale du
négative du travail) positive du travail)
Kant, Réflexions sur
La Bible, La Genèse, Adam et
l’éducation. C’est une
Activité pénible, labeur source Ève. (« Tu accoucheras dans la
bénédiction et non une
de souffrance mais aussi effort douleur », « Tu gagneras ton
malédiction qu’Adam et Ève
nécessaire à la culture. pain à la sueur de ton front
aient été chassés du jardin
»).
d’Éden.
Hegel, Phénoménologie de
Activité contrainte liée aux Le statut de l’esclave dans les l’esprit, « dialectique du
besoins vitaux mais aussi sociétés antiques : parce qu’il maître et de l’esclave ». Seul
activité productrice d’œuvre. travaille, il ne peut être libre. l’esclave est véritablement
libre car lui seul travaille.
L’organisation sociale du
M a r x , Tr a v a i l s a l a r i é e t travail en fait un lieu
Activité salariée, aliénante
capital. Le travail salarié est privilégié de rapport à l’autre
mais aussi lieu privilégié de
une source d’aliénation et et d’insertion dans la société,
socialisation
d’exploitation du travailleur. essentiels à notre humanité et
à notre survie.

Les sujets possibles

Les dissertations
Que gagne-t-on en travaillant ?
Le travail est une activité productrice : on obtient quelque chose au terme de ce processus, que ce
soit un salaire (emploi) ou un objet (travail artisanal). Mais il est aussi coûteux : on y laisse du
temps, de l’énergie… Toute la question est alors de savoir comment s’effectue la balance. Ce que
nous gagnons en travaillant a-t-il plus de valeur que ce que nous y laissons (un profit est alors
réalisé) ? Ou n’est-ce qu’une juste compensation de ce qui est donné par le travailleur (il n’y a
alors pas de gain réel car le résultat est nul) ? Ne peut-on pas même considérer que nous sommes
perdants (ce que nous sacrifions en travaillant a plus de valeur que ce que nous en obtenons) ?

Le travail permet-il de prendre conscience de soi ?


Le travail est une activité productrice d’œuvre. L’objet produit par le travail reflète l’individu que
nous sommes. C’est le cas pour l’œuvre d’art, qui est comme un miroir de nous-mêmes, mais c’est
plus généralement le cas pour toute œuvre. Le travail semble ainsi nécessaire à la conscience de soi
car il nous permet de nous regarder nous-mêmes par l’intermédiaire d’un objet dont nous sommes
le créateur. Pourtant, parce qu’il est, comme activité salariée, synonyme d’aliénation, ne peut-il
pas nuire à la prise de conscience de soi en étant, au contraire, source de déshumanisation ?
Comme activité contrainte, pénible, liée à la survie, ne nous renvoie-t-il pas plus à notre animalité
qu’à notre conscience d’être humain ?

Travailler, est-ce seulement être utile ?


Nous travaillons pour produire le salaire ou les biens qui vont nous permettre de nous nourrir, nous
loger, nous vêtir, etc… La société étant organisée autour de la coopération des métiers et des
échanges des produits du travail, le travail n’est-il pas une activité qui n’a de sens que par ce
qu’elle est utile, productrice ? Mais travailler, ce n’est pas seulement produire ou avoir un emploi.
Le travail désigne aussi l’activité de transformation de la nature. Dès lors, n’a-t-il pas d’intérêt
justement parce qu’il est inutile, gratuit, comme peut l’être le travail de l’artiste par exemple ?
Mais, parce qu’il n’est pas utilitaire, est-il pour autant inutile ? Le travail n’est-il pas, au contraire,
essentiel à la réalisation et à l’affirmation de notre humanité et de notre liberté ?

"La caractéristique commune, éthiquement importante (1) , dans tous les exemples cités est ce
que vous pouvons appeler le trait « utopique » ou sa dérive utopique (2) qui habite notre agir
sous les conditions de la technique moderne (3) – que celui-ci déploie ses effets sur la nature
humaine ou non humaine ou que l’ « utopie » soit finalement planifiée ou non planifiée. Par le
type et la simple grandeur de ses effets boule de neige (4) le pouvoir technologique nous pousse
en avant vers des buts du même type de ceux qui formaient autrefois la réserve des utopies
(5)." Jonas, le principe responsabilité

1. Jonas pense notre rapport au progrès sous l’angle éthique. Le problème que pose la technologie
à partir du milieu du XXème siècle est celui de ses effets incontrôlables qui dépassent nos objectifs
et nos prévisions. C'est le cas des "exemples" évoqués ici comme la prolongation de la vie par les
techniques médicales ou les manipulations génétiques (OGM notamment). Dès lors, l’éthique de la
société technologique doit rompre avec l’éthique traditionnelle : il ne s’agit plus seulement de
réguler le rapport à nos contemporains mais aussi aux générations futures dont nous ignorons
pourtant les besoins.

2. Ce qui caractérise la nouvelle donne du progrès technologique, c’est son caractère utopique. Ses
effets dépassent tellement ce que nous pouvions en attendre et les progrès réalisés sont si
considérables que nous pouvons entretenir la foi que le progrès permettra à l'heure humanité
d'accéder toute entière au confort, au bien-être, et de mettre fin à toute forme de souffrance.

3. La « technique moderne » nous invite à repenser les modalités de notre action. Le problème est
paradoxalement celui de son efficacité. Mais il y a un revers au progrès considérables réalisés par la
science : cette efficacité est telle qu’elle devient une menace pour la nature. L’éthique qui ne
concernait jusqu’alors que le rapport entre les hommes doit donc désormais introduire un tierce
terme : la nature dont la pérennité est nécessaire à notre survie.
4. Car on risque un effet « boule de neige ». L’une des modalités de l’utopie consiste à penser que
l’on pourra, par le progrès, rectifier ou réparer les effets imprévus de la technologie – résoudre le
problème de l’eau par exemple en inventant des outils pour désaliniser l’eau de mer. Mais le
problème est que ces nouveaux outils auront à leur tour des effets imprévus et qu’il faudra alors
concevoir d’autres outils pour réparer ces nouveaux problèmes. Et ainsi de suite…

5. Ainsi, la technique constitue une utopie d'un genre nouveau. Par le passé, l'utopie constitue un
rêve pensé comme tel : celui d'une société idéale mais impossible à réaliser. La "dérive utopique"
dont il est question ici est différente. Elle nous conduit à poursuivre comme atteignable un objectif
indéfinissable, qui, à bien des égards, dépasse notre sagesse et notre capacité de prévision en
raison de la puissance de la technique. De plus, nous y sommes conduits de manière automatique,
non voulue, "non planifiée" par un progrès qui constitue une incessante fuite en avant. C’est l’idée
même d’un progrès indéfini qui est remise en question : on ne peut le penser comme tel car notre
sort est intimement lié à celui de la planète dont les ressources tendent à s’épuiser.

« En tant que valeur (1), la force de travail (2) représente le quantum de travail social (3)
réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant
(4). L’individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-
même. Pour son entretien ou pour sa conservation il a besoin d’une certaine somme de moyens
de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout
donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance » (5).

Marx, Le Capital.

(1) Les marchandises sont des valeurs d’usage : leur utilité dépend de leurs qualités
matérielles. L’acier et le bois n’ont pas la même valeur : ils ne permettent pas de
faire les mêmes choses. La valeur d’échange est d’une autre nature : elle permet la
comparaison. C’est le prix. Contrairement à la valeur d’usage, la valeur d’échange
n’est pas naturellement dans la chose mais doit être fixée par l’homme.

(2) La force de travail désigne toutes les qualités dont l’individu vivant est doté (pas
nécessairement physiques), qui sont utiles pour produire une marchandise.

(3) Ce qui permet de fixer la « valeur d’échange » des marchandises, c’est le temps de
travail fourni pour les produire. Il ne s’agit pas du temps nécessaire à un individu,
selon son habilité, sa rapidité, etc... C’est une moyenne : on évalue le temps
moyennement nécessaire dans une société, selon l’habilité moyenne des ouvriers,
les techniques dont ils disposent, etc... pour produire une marchandise. Il faut donc
distinguer le « travail social » (moyen et abstrait) et le travail individuel
réellement effectué.

(4) Il existe donc un hiatus entre la réalité du travail et son prix. La force de travail est
achetée par l’employeur. Le salaire versé est le prix de la force de travail : sa
valeur. Elle devient une marchandise. Donc son prix a les mêmes caractéristiques
que les autres marchandises : il ne tient pas compte de la réalité vécue. On paye «
le quantum (quantité) de travail social », moyen, que la force de travail réalise. On
verse un salaire selon des critères moyens (habilité, temps moyens, coût moyen des
besoins, etc...) alors que l’individu est une personnalité unique et vivante. C’est
d’ailleurs à ce titre qu’il peut produire et a besoin de travailler.

(5) En effet, le but du travail est d’assurer notre survie. « Se reproduire et se conserver
soi-même » : subvenir aux besoins liés à notre personne. C’est grâce à cela que
nous pouvons puisque notre force de travail n’est pas dissociable de notre personne:
je ne la dépose pas au bureau le matin pour l’y récupérer le soir ! Dès lors, mon
salaire doit correspondre au coût nécessaire pour continuer à vivre : le coût des «
moyens de subsistance ».

Qu’attendons-nous de la technique ?
(éléments de cours)

Eléments d’introduction.

L’idée d’attendre quelque chose de quelque chose ou de quelqu’un a plusieurs connotations.


D’abord, cela nous demande de nous interroger sur les espoirs qui sont suscités par la technique. Ce
n’est donc pas tout à fait la même chose que l’utilité de la technique – même si en un sens attendre
quelque chose de quelque chose c’est espérer que cela nous soit utile, cad serve à quelque chose.
Mais la technique peut permettre certaines choses, être utile à certaines choses, sans que ce soit
pour autant ce que nous en attendons. Attendre quelque chose nous renvoie aussi à ce que nous
pouvons demander, exiger de la technique. Ce que nous pouvons lui « ordonner » de nous procurer.
Enfin, attendre quelque chose de quelque chose, c’est être passif. C’est donc paradoxal en un sens
puisque la technique n’est pas une personne – elle est neutre et ne pourrait donc rien nous apporter
que nous n’ayons choisi de lui demander. L’idée de la passivité que nous pourrions adopter à l’égard
de la technique est donc paradoxal voire problématique.

Lorsque nous utilisons la technique, nous avons nécessairement un certain nombre d’attentes
puisque la technique est un outil, cad un moyen que nous utilisons pour atteindre une fin
déterminée. Ce que nous attendons de la technique, c’est donc d’abord ce pour quoi nous
l’utilisons. Elle s’insère dans un projet. Donc ce que nous attendons d’elle, c’est que nous avons
décidé pour elle, la raison pour laquelle nous la créons et l’utilisons.

Or, la technique n’est pas une personne, elle ne fait rien seule, elle ne fait rien sans nous. L’attente
à l’égard de la technique peut-elle donc être purement passive. Ce que nous voulons voir se réaliser
grâce à la technique ce n’est pas tout à fait la même chose que ce que nous attendons d’elle
puisqu’elle n’est qu’un outil pour réaliser des projets qui sont les nôtres. Pourquoi alors placer nos
espoirs dans la technique ? N’est-ce pas alors que nous lui attribuons une puissance et un pouvoir
au-delà de ceux qu’elle a ? A quel projet la technique répond-elle ? A-t-elle une certaine
autonomie ?

Proposition de plan.

I. Satisfaire nos besoins.


A. Nous avons besoin de la technique pour survivre. Ce que nous attendons donc de la technique,
c’est d’abord qu’elle nous permette de survivre en nous permettant de satisfaire nos besoins et de
nous protéger de la nature hostile qui nous entoure et de pallier nos insuffisances naturelles.
Référence : Platon – Protagoras, Mythe de Prométhée.

B. Ainsi, la technique se définit d’abord et avant tout comme moyen de réaliser notre
intelligence, comme outil – c’est un moyen propre à la nature humaine. Elle sert non seulement à
satisfaire nos besoins mais aussi à exprimer et réaliser notre nature. Référence : Aristote / Alain

C. Ainsi, la finalité de la technique, ce que nous attendons d’elle, ce que nous souhaitons réaliser
grâce à elle, c’est devenir « maître et possesseur de la nature », affirmer notre humanité dans la
domination de la nature.. Référence : Descartes.

Transition. Nous pouvons donc exiger de la technique qu’elle satisfasse nos besoins puisque c’est
pour cela qu’elle est créée et utilisée. Or nous voyons qu’on ne l’utilise pas que comme moyen en
vue de satisfaire cette seule fin. Dans l’ensemble des choses que produit la technique, il y a bien
plus que de simples moyens de satisfaire nos besoins ou de maîtriser la nature. Les progrès que
génère la technique vont au-delà de nos simples besoins et de la simple maîtrise d’un
environnement naturel problématique. Quelles attentes remplit-elle alors ?

II. Satisfaire nos désirs.

A. Nous attendons de la technique qu’elle transforme et améliore notre quotidien. Pas seulement
nos besoins, mais tout le superflu qui constitue la culture et même le luxe. Le propre de la
civilisation et donc de la nature humaine est de se définir par des époques qui correspondent à des
moments de progrès techniques ou la technique nous procure toujours plus de superflu. Référence :
Hegel / Arendt.

B. De la sorte, nous attendons de la technique qu’elle satisfasse des désirs qu’elle a elle-même
créés. Il y a dans la civilisation et grâce à la technique un emballement artificiel des besoins.
Référence : Rousseau.

C. Puisque la technique n’est pas seulement capacité à créer des outils mais capacité à créer des
outils à créer des outils, ce que nous en attendons est indéfinissable : nous pouvons tout en
attendre car son évolution est infinie et imprévisibles. Référence : Bergson.

Transition : Nous pouvons donc espérer que la technique satisfasse nos désirs, car son
évolution infinie et imprévisible peut laisser espérer une infinité de choses. La technique ne
devient-elle pas alors une fin en soi que nous attendons en elle-même sans même savoir ce
qu’elle va nous apporter ? Sa puissance ne fait-elle pas que nous ne savons tout simplement
plus quoi en attendre car elle acquiert une forme d’autonomie ? N’avons-nous pas fini par
nous en remettre à elle, en oubliant complètement de la maîtriser ?

III. Espoirs fous et indéterminés.

A. La technique procure le meilleur comme le pire. Nous ne savons plus ce que nous pouvons en
attendre. Elle peut produire les effets inverses de ceux que nous espérions. Référence : Marx/
Serres

B. Nous en attendons donc le pire et le meilleur : nous craignons le pire et espérons le meilleur.
Ainsi, en elle-même la technique est neutre : nous ne pouvons pas savoir quoi en attendre.
Référence : Einstein.

C. En définitive, nous avons perdu la capacité de nous projeter car la technique est devenue trop
puissante pour que nous puissions en prévoir les effets à moyens et longs termes alors même que
ces effets sont devenus potentiellement hyper-destructeurs. Nous ne savons plus ce que nous
attendons de la technique et en avons fait le recueil utopique de toutes nos attentes car sommes
désormais purement passifs devant sa puissance. Référence : Jonas
Eléments de conclusion.

Comme outil à faire des outils, la technique sert d’abord à satisfaire nos besoins. Mais nous
en attendons à plus, précisément puisqu’elle est indéterminée et en perpétuelle évolution.
Sa surpuissance actuelle en fait le lieu de recueillement de toutes nos utopies les plus
folles.

Le travail et la technique – textes de référence.

La Bible de Jérusalem – Genèse – travail, bonheur et liberté.


« Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais
formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine
que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu
mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu
retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui tu es poussière et à la poussière tu
retourneras. »

Platon – La République – II, 369b-370c – travail, coopération des métiers et cité.


- « C’est tout examiné dit Adimante : n’agis pas autrement.
- Ce qui donne naissance à une cité, repris-je [Socrate], c’est, je crois,
l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il
éprouve d’une foule de choses ; ou bien penses-tu qu’il y ait quelque autre cause à
l’origine d’une cité ?
- Aucune, répondit-il.
- Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre
encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même
résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires ; à cet établissement commun nous
avons donné le nom de cité, n’est-ce pas ?
- Parfaitement.
- Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se
fait à son avantage.
- Sans doute.
- Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’une cité ; ces
fondements seront, apparemment, nos besoins.
- Sans contredit.
- Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d’où dépend la
conservation de notre être et de notre vie.
- Assurément.
- Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce
qui s’y rapporte.
- C’est cela.
- Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ?
Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? Ajouterons-
nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?
- Certainement.
- Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq
hommes.
- Il le semble (…).
- Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers
ou un seul ?
- Quand, dit-il, on n’en exerce qu’un seul.
- Il est encore évident, ce me semble, que si, on laisse passer l’occasion de faire
une chose, cette chose est manquée.
- C’est évident, en effet.
- Car l’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier
qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses
moments perdus.
- Nécessairement.
- Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus
facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un
seul travail, étant dispensé de tous les autres.
- Très certainement. »

Aristote – raison et outil.


« L’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre
d’outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi
dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand
nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main.
Aussi, ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien
partagé([1][1]) des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas
d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul
moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre. L’homme, au
contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible([2][2]) d’en
changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe,
serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce
qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »

Aristote – Métaphysique, A1 – technique, science et expérience.


« Les hommes d’expérience savent bien qu’une chose est, mais ils ignorent le pourquoi, tandis
que les hommes d’art connaissent le pourquoi et la cause. Pour la même raison encore, nous
estimons que les chefs, dans une entreprise, méritent une plus grande considération que les
manœuvres, et sont plus savants et plus sages : c’est parce qu’ils connaissent les causes de ce
qui se fait, tandis que les manœuvres sont semblables à ces choses inanimées qui agissent,
mais agissent sans savoir ce qu’elles font, à la façon dont le feu brûle ; seulement, tandis que
les êtres inanimés accomplissent chacune de leurs fonctions par une tendance naturelle, pour
les manœuvres c’est par habitude. Ainsi ce n’est pas l’habileté pratique qui rend à nos yeux,
les chefs plus sages, c’est parce qu’ils possèdent la théorie et connaissent les causes. – Et, en
général, la marque distinctive du savant, c’est la capacité d’enseigner, et c’est encore
pourquoi nous croyons que l’art est plus véritablement science que l’expérience, puisque ce
sont les hommes d’art, et non les autres, qui sont capables d’enseigner. – En outre, nous ne
regardons d’ordinaire aucune de nos sensations comme étant une sagesse, bien qu’elles nous
fournissent les connaissances les plus autorisées sur les choses individuelles ; mais elles ne
nous disent le pourquoi de rien, pourquoi, par exemple, le feu est chaud : elles se bornent à
constater qu’il est chaud. C’est donc à bon droit que celui qui, le premier, trouva un art
quelconque, dégagé des sensations communes, excita l’admiration des hommes ; ce ne fut pas
seulement en raison de l’utilité de ses découvertes, mais pour sa sagesse et sa supériorité sur
les autres. »

Descartes – Discours de la méthode, VI – Science et technique.


« Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver
une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des
astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous
connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à
tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de
la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui
feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui
s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans
doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même
l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est
possible de trouver quelque moyen qui rend communément les hommes plus sages et plus
habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »

Kant – Réflexions sur l’éducation – travail et loisir.


« Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le
seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir
de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin
de nous avec plus bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle
sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse
négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une
certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés
au Paradis, il n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants
pastoraux, et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tous aussi bien que
d’autres hommes dans une situation semblable.. »

Kant – Anthropologie d’un point de vue pragmatique – travail et loisir.


« La plus grande jouissance des sens qui ne charrie avec elle aucun mélange de dégoût, c’est,
quand on est en bonne santé, le repos après le travail. Le penchant à se reposer sans avoir
préalablement travaillé, quand on est aussi en bonne santé, correspond à de la paresse.
Pourtant, une réticence quelque peu prolongée à retourner à ses activités et le doux farniente
destiné à recomposer ses forces ne constituent pas encore de la paresse, dans la mesure où
l’on peut (même dans le jeu) être occupé de manière agréable et cependant, en même temps,
utile, et en outre le fait de modifier, quant à leur nature spécifique, les travaux auxquels on se
livre fournit autant d’occasions de se délasser, alors qu’en revanche retourner à un travail
difficile qu’on avait laissé inachevé requiert une dose non négligeable de résolution. »

Marx – Le Capital – Livre I, Deuxième section – travail et liberté.


« Chap. 6. L’accroissement de valeur, par lequel l’argent doit se transformer en capital, ne
peut pas provenir de cet argent lui-même. S’il sert de moyen d’achat ou de moyen de
payement il ne fait que réaliser le prix des marchandises qu’il achète ou qu’il paye.
(…) Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette
vertu spécifique, elle s’appelle puissance de travail ou force de travail.
Sous ce nom il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui
existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en
mouvement pour produire des choses utiles.
Pour que le possesseur d’argent trouve sur le marché la force de travail à titre de
marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies.
L’échange des marchandises, par lui-même, n’entraîne pas d’autres rapports de dépendance
que ceux qui découlent de sa nature. Dans ces données, la force travail ne peut se présenter
sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre
possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est-à-dire être libre propriétaire
de sa puissance de travail, de sa propre personne. Le possesseur d’argent et lui se rencontrent
sur le marché et entrent en rapport l’un avec l’autre comme échangistes au même titre. Ils ne
diffèrent qu’en ceci : l’un achète et l’autre vend, et par cela même, tous deux sont des
personnes juridiquement égales.
Pour que ce rapport persiste, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende
jamais que pour un temps déterminé, car s’il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend
lui-même, et de libre qu’il était se fait esclave, de marchand, marchandise. S’il veut
maintenir sa personnalité, il ne doit mettre sa force de travail que temporairement à la
disposition de l’acheteur, de telle sorte qu’en l’aliénant il ne renonce pas pour cela à sa
propriété sur elle.
(…) En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en
elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant. L’individu
étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-même. Pour
son entretien ou pour sa conservation il a besoin d’une certaine somme de moyens de
subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout
donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance ; ou
bien la force de travail a juste la valeur des moyens de subsistance nécessaires à celui qui la
met en jeu.
Chap.7. La valeur d’usage de la force de travail, c'est-à-dire le travail, n’appartient pas plus
au vendeur que n’appartient à l’épicier la valeur d’usage de l’huile vendue. L’homme aux écus
a payé la valeur journalière de la force de travail ; son usage pendant le jour, le travail d’une
journée entière lui appartient donc. Que l’entretien journalier de cette force ne coûte qu’une
demi-journée de travail, bien qu’elle puisse opérer ou travailler pendant la journée entière,
c'est-à-dire que la valeur créée par son usage pendant un jour soit le double de sa propre
valeur journalière, c’est là une chance particulièrement heureuse pour l’acheteur, mais qui ne
lèse en rien le droit au vendeur.
Chap. 10. Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc acquis le
droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu’est-ce qu’un
jour de travail ? Dans tous les cas, il est moindre qu’un jour naturel. De combien ? Le
capitaliste a sa propre manière de voir sur cette ultima Thule, la limite nécessaire de la
journée de travail. En tant que capitaliste, il n’est que capital personnifié ; son âme et l’âme
du capital ne font qu’un. Or le capital n’a qu’un penchant naturel, qu’un mobile unique ; il
tend à s’accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les
moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra. Le capital est du travail
mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est
d’autant plus allègre qu’il pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille, est
le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée. Si le
salarié consomme pour lui-même le temps qu’il a de disponible, il vole le capitaliste.
Chap.15. Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il
sert la machine. Là, le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici, il ne fait que le
suivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant.
Dans la fabrique, ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux
(…).
En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il
empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit§. La
facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier
du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant
qu’elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du
travail maîtrisent l’ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c’est le machinisme qui le
premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en
automate se dresse devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de
capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.
La grand industrie mécanique achève enfin, comme nous l’avons déjà indiqué, la séparation
entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu’elle transforme en
pouvoirs du capital sur le travail. l’habileté de l’ouvrier paraît chétive devant la science
prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au
système mécanique qui constituent la puissance du Maître.»

H.Bergson – L’Evolution créatrice – technique et histoire.

« Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement


à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans
l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se
lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le
recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos
révolutions compteront pour peu de choses, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de
la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-
être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si
nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en
tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la
caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo
sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la
démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils
à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication. »

H.Arendt – Condition de l’homme moderne – les différents types de travail.


« Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales :
le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond
aux conditions de base dans lesquelles la vue sur terre est donnée à l’homme.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique humain, dont la croissance
spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption sont liés aux productions
élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la
vie elle-même.
L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est
pas incrustée dans l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour
cyclique de l’espèce. L’œuvre fournit le monde « artificiel » d’objets, nettement différent de
tout milieu naturel.
L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans
l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité,
au fait que ce sont les hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde.
»

Alain – spécificité de la technique humaine.


« Il est remarquable que le monde animal ne fasse point voir la moindre trace d’une action
par outil. Il est vrai aussi que les animaux n’ont point de monuments ni aucun genre
d’écriture. Aucun langage véritable ne lie une génération à l’autre. Ils ne reçoivent en
héritage que leur forme ; aussi n’ont-ils d’autres instruments que leurs pattes et mandibules,
ou, pour mieux dire, leur corps entier qui se fait place. Ils travaillent comme ils déchirent,
mastiquent et digèrent, réduisent en pulpe tout ce qui se laisse broyer. Au contraire, l’outil est
quelque chose qui résiste, et qui impose sa forme à la fois à l’action et à la chose faite. Par la
seule faux, l’art de faucher est transmis du père à l’enfant. L’arc veut une position des bras et
de tout le corps, et ne cède point. La scie de même ; les dents de fer modèrent l’effort et
réglementent le mouvement ; c’est tout à fait autre chose que de ronger. Tel est le premier
aspect de l’outil. J’en aperçois un autre, qui est que l’outil est comme une armure. Car le
corps vivant est aisément meurtri, et la douleur détourne ; au lieu que l’outil oppose solide à
solide, ce qui fait que le jeu des muscles perce enfin le bois, la roche, et le fer même. Le lion
mord vainement l’épieu, le javelot, la flèche. Ainsi l’homme n’est plus à corps perdu dans ses
actions, mais il envoie l’outil à la découverte. Si le rocher en basculant retient la pioche ou le
pic, ce n’est pas comme s’il serrait la main ou le bras. L’homme se retrouve intact, et la faute
n’est point sans remède. D’où un genre de prudence où il n’y a point de peur. On comprend
d’après ces remarques la puissance de l’outil. »

JONAS – Le principe responsabilité – technique et nature.


« De même que nous ignorerions le caractère sacré de la vie si l’on ne tuait pas, et que le
commandement « tu ne tueras pas » ne ferait pas apparaître ce caractère sacré ; et que
nous ignorerions la valeur de la véracité s’il n’y avait pas de mensonge, la liberté s’il n’y avait
pas d’absence de liberté et ainsi de suite, de même aussi dans notre cas d’une éthique encore
à chercher de la responsabilité à longue distance qu’aucune transgression actuelle n’a déjà
révélée maintenant dans la réalité, c’est seulement la prévision d’une déformation de
l’homme qui nous procure le concept de l’homme qu’il s’agit de prémunir et nous avons besoin
de la menace contre l’image de l’homme – et de types tout à fait spécifiques de menaces –
pour nous assurer d’une image vraie de l’homme grâce à la frayeur émanant de cette menace.
Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit :
contrairement à toute logique et toute méthode, le savoir à ce sujet procède de ce contre
quoi il faut se protéger. C’est ce péril qui nous apparaît d’abord et nous apprend par la
révolte du sentiment qui devance le savoir à voir la valeur dont le contraire nous affecte de
cette façon. Nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons que cela est en jeu.
»

« Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de
sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « agis de façon que les effets de ton action
soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou
pour l’exprimer négativement : « agis de façon que les effets de ton action ne soient pas
destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets
pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de
nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme
objet secondaire de ton vouloir ».
On voit sans peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune
contradiction d’ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De
même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de
l’humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui
de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à
l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.
Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre
propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes les droit de choisir pour
lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans
gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses
exploits), mais que nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à
cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons pas même le droit de le risquer.
Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en
théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à
l’égard de ce qui n’existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce
qui du moins n’a pas droit à l’existence puisque cela n’existe pas. Notre impératif le prend
d’abord comme un axiome sans justification. »

Michel Serres – Le contrat naturel – technique et nature.


« Retour donc à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social ajouter la
passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses
laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et
le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maîtrise, ni
celles-ci leurs résultats ou conditions stercoraires. Contrat d’armistice dans la guerre
objective, contrat de symbiose : le symbiote admet le droit de l’hôte, alors que le parasite –
notre statut actuel – condamne à mort celui qu’il pille et qu’il habite sans prendre conscience
qu’à terme il se condamne lui-même à disparaître.
Le parasite prend tout et ne donne rien ; l’hôte donne tout et ne prend rien. Le droit de
maîtrise et de propriété se réduit au parasitisme. Au contraire, le droit de symbiose se définit
par réciprocité : autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là,
devenue sujet de droit. »

Platon – Protagoras – mythe de Prométhée


"C'était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas encore.
Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les
façonnent à l'intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances
qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux
ordonnèrent à Prométhée et à Epiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les
qualités dont elles avaient à être pourvues. Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin
de faire lui-même la distribution: " Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon oeuvre." La
permission accordée, il se met au travail.

Dans cette distribution, ils donnent aux uns la force sans la vitesse; aux plus faibles, il attribue le
privilège de la rapidité; à certains il accorde des armes; pour ceux dont la nature est désarmée, il
invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu'il revêt de petitesse, il
attribue la fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là
même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se
préoccupait d'empêcher aucune race de disparaître.

Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les
défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux
épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir,
couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs
et vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les
herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines; à quelques-uns il
attribua pour aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse; leurs
victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce.

Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les
facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle,
faute d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le
travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans
chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fa llait
que l'homme sortît de la terre puor paraître à la lumière.

Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se
décide à dérober l'habileté artiste d'Héphaïstos et d'Athéna, et en même temps le feu, - car, sans le
feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, - puis,
cela fait, il en fit présent à l'homme.

C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa:
celle-ci en effet était auprès de Zeus; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans
l'acropole qui est la demeure de Zeus: en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles
redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient
ensemble les arts qu'ils aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à
Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que
l'homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que
Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé de vol.

Parce que l'homme participait au lot divin, d'abord il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et
il se mit à construire des autels et des images divines; ensuite il eut l'art d'émettre des sons et des
mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les
aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d'abord dispersés, et
aucune ville n'existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts
qu'eux, et leur industrie suffisante pour les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les
animaux; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils
cherchaient donc à se rassembler et à réciproquement, faute de posséder l'art politique; de telle
sorte qu'ils recommençaient à se disperser et à périr.

Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la
pudeur et la justice, afin qu'il y eût dans les villes de l'harmonie et des liens créateurs d'amitié.

Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux hommes la pudeur et la justice:
" Dois-je les répartir comme les autres arts ? Ceux-ci sont répartis de la manière suivante: un seul
médecin suffit à beaucoup de profanes, et il en est de même des autres artisans; dois-je établir
ainsi la justice et la pudeur dans la race humaine, ou les répartir entre tous ? " - " Entre tous, dit
Zeus, et que chacun en ait sa part: car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement
en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts; en outre, tu établiras cette loi en mon
nom, que tout homme incapable de participer à la pudeur et la justice doit être mis à mort, comme
un fléau de la cité. "
Einstein - Correspondance
Ma responsabilité dans la question de la bombe atomique se traduit par une seule intervention : j’ai
écrit une lettre au Président Roosevelt. Je savais nécessaire et urgente l’organisation d’expériences
de grande envergure pour l’étude et la réalisation de la bombe atomique. Je l'ai dit. Je savais aussi
le risque universel causé par la découverte de la bombe. Mais les savants allemands s’acharnaient
sur le même problème et avaient toutes les chances de le résoudre. J’ai donc pris mes
responsabilités. Et pourtant je suis passionnément un pacifiste et je ne vois pas d’un oeil différent
la tuerie en temps de guerre et le crime en temps de paix. Puisque les nations ne se résolvent pas à
supprimer la guerre par une action commune, puisqu’elles ne surmontent pas les conflits par un
arbitrage pacifique et puisqu’elles ne fondent pas leur droit sur la loi, elles se contraignent
inexorablement à préparer la guerre. Participant alors à la course générale aux armements et ne
voulant pas perdre, elles conçoivent et exécutent les plans les plus détestables. Elles se précipitent
vers la guerre. Mais aujourd’hui la guerre s’appelle l’anéantissement de l’humanité.
Alors protester aujourd’hui contre les armements ne signifie rien et ne change rien. Seule la
suppression définitive du risque universel de la guerre donne un sens et une chance à la survie du
monde. Voilà désormais notre labeur quotidien et notre inébranlable décision : lutter contre la
racine du mal et non contre les effets. L’homme accepte lucidement cette exigence. Qu’importe
qu’on le taxe d’asocial ou d’utopique ?
Gandhi incarne le plus grand génie politique de notre civilisation. Il a défini le sens concret d’une
politique et sut dégager en tout homme un inépuisable héroïsme quand il découvre un but et une
valeur à son action. L’Inde, aujourd’hui libre, prouve la justesse de son témoignage. Or la puissance
matérielle en apparence invincible de l’Empire britannique a été submergée par une volonté
inspirée par des idées simples et claires.

La découverte des réactions atomiques en chaîne ne constitue pas pour l’humanité un danger plus
grand que l’invention des allumettes. Mais nous devons tout entreprendre pour supprimer le
mauvais usage du moyen. Dans l’état actuel de la technologie, seule une organisation supra-
nationale peut nous protéger, si elle dispose d’un pouvoir exécutif suffisant. Quand nous aurons
reconnu cette évidence, nous trouverons alors la force d’accomplir les sacrifices nécessaires pour la
sauvegarde du genre humain. Chacun de nous serait coupable si l’objectif n’était pas atteint à
temps. Le danger consiste en ce que chacun, sans rien faire, attende qu’on agisse pour lui. Tout
individu, avec des connaissances limitées ou même avec des connaissances superficielles fondées
sur l’environnement technique, se sent tenu d’éprouver du respect pour les progrès scientifiques
réalisés pendant notre siècle. On ne risque pas de trop exalter les réalisations scientifiques
contemporaines, si on garde présents à l’esprit les problèmes fondamentaux de la science. Même
chose que pendant un voyage en chemin de fer ! Observe-t-on le proche paysage, le train nous
semble s’envoler. Mais observe-t-on les grands espaces et les grandes cimes, le paysage ne change
que lentement. Il en est de même quand on réfléchit aux grands problèmes de la science. Il est sans
intérêt à mon sens de discuter sur "our way of life" ou sur celle des Russes. Dans les deux cas un
ensemble de traditions et de coutumes ne constitue pas un ensemble très structuré. Il est beaucoup
plus intelligent de s’interroger pour connaître les institutions et les traditions utiles ou nuisibles aux
hommes, bénéfiques ou maléfiques pour leur destin. Il faut alors tenter d’utiliser ainsi le meilleur
désormais reconnu, sans se préoccuper de savoir si on le réalise actuellement chez nous ou ailleurs.

Que gagne-t-on en travaillant?

Le travail est l'activité qui nous permet de vivre. Ne dit-on pas "gagner sa vie"? Ce n'est pas
juste comme activité salariée. Le travail est aussi nécessaire à la vie au sens d'effort : c'est
l'activité physique par laquelle nous extrayons de la nature les moyens de notre subsistance.
Ce que nous gagnons en travaillant est donc clair : notre vie.
Mais y a-t-il un réel bénéfice ? On travaille au sein d'une société où tous travaillent et
dépendent du travail des autres pour vivre. Ainsi, le résultat obtenu peut-il constituer un gain
net s'il est échangé avec d'autres biens ? Que reste-t-il une fois payés le loyer, les courses, les
vêtements...? Souvent, rien. Pire, on peut se demander si nous ne sortons pas perdants de
cette affaire. Le travail est un processus. Ce que nous en obtenons vient compenser ce que
nous donnons. Or, le temps passé avec ses proches, la préservation de sa santé ne sont-ils pas
des biens plus précieux que tout salaire? Ne sommes-nous pas au total perdants?
Faut-il pour autant bannir tout travail? Le travail est aussi l'activité productrice de
transformation de la nature. Cette activité de transformation de la matière permet à l'homme
de s'imposer comme un être de culture face à la nature. N'est-ce pas alors la condition de
notre humanité ? N'avons-nous pas alors tout à gagner en travaillant? C'est pourquoi nous nous
demandons ce que nous gagnons en travaillant : quel profit pouvons-nous tirer d'un processus
dans lequel nous donnons tant?
Nous verrons d'abord que nous gagnons notre vie en travaillant. Mais ne perdons-nous pas plus
en travaillant que ce que nous en tirons ? Peut-on toutefois faire l'économie de toute activité
productrice?
Le travail est l'activité exercée pour vivre. La vie est un processus de consommation qui doit
être sans cesse alimenté. Or, les biens nécessaires pour entretenir notre vie ne nous sont pas
donnés par la nature : nous devons les y prendre par notre travail. Il ne s'agit pas juste de ce
que l'agriculture peut fournir mais de tout ce que l'homme a dû inventer pour se protéger du
froid, des intempéries, des autres espèces animales : habitations, vêtements et autres armes
sont le fruit du travail de l'homme. Notre vie repose donc sur ces activités artisanales. C'est
aussi indirectement ce que je cherche à obtenir par l'exercice d'un emploi : le salaire versé
me permettra de vivre. Même le oisif doit pour vivre consommer les produits du travail des
autres. Nul n'échappe à cette règle : notre vie dépend de notre travail, on gagne sa vie en
travaillant. Hannah Arendt fait très exactement cette distinction dans La condition de l'homme
moderne. Elle y distingue le travail et l'oeuvre. L'oeuvre désigne l'activité productrice liée à la
culture, nous y reviendrons. Mais le travail est indissociable de la vie : c'est l'activité
contrainte que nous devons exercer pour nourrir notre corps. Cela explique la condition de
l'esclave dans les sociétés antiques : il est réduit à l'état animal car il s'occupe des tâches les
plus triviales, par opposition à l'homme libre qui s'occupe de tâches spécifiquement humaines,
la politique ou la philosophie. On gagne donc notre vie en travaillant.

Ce gain est le plus souvent indirect. On ne travaille pas seul mais au sein d'une société où la
plupart travaillent et s'échangent les produits de leur travail. A moi seul, je ne saurais
produire tous les biens nécessaires à ma vie. Le gain tiré du travail, l'objet produit, l'aliment
cultivé ou le salaire versé, me sert donc de monnaie d'échange pour acheter de quoi vivre.
Avec un salaire, on paie de quoi se loger, se nourrir, se vêtir... si bien que pour beaucoup il ne
reste rien, pas de bénéfice qui puisse être dépensé pour des loisirs ou du superflu. Au final
nous ne gagnons rien en travaillant justement parce que nous utilisons le profit de notre
travail pour vivre. Dans la République, Platon explique ainsi comment l'une des motivations
des hommes pour entrer en société est la nécessité vitale qui les pousse à organiser une
division du travail grâce à laquelle le travail est plus efficace quantitativement et
qualitativement. Cela signifie que le produit du travail est voué à être échangé contre le
produit du travail des autres.

On ne gagne donc rien en travaillant. Certes, le travail permet de vivre et de survivre. Mais ce
qui est ainsi obtenu est échangé pour obtenir l'ensemble des biens nécessaires à la survie et
que mon seul travail ne permet pas de produire. Au final, on n'a donc rien gagné en
travaillant : tout ce qui a été produit a été réinvesti pour vivre. Pire encore, ne sommes-nous
pas perdants? Le travail se caractérise en effet par son organisation sociale. Celle-ci permet
d'assurer une division du travail, on l'a vu, mais structure aussi les rapports hiérarchiques
entre employeur et employé. En s'insérant dans ce système, l'individu n'a-t-il pas tout à
perdre? Ne donne-t-il pas plus que la compensation qu'il reçoit en échange : son salaire?

Le travail désigne une activité salariée. Cette activité consiste à donner son temps (et ce
qu'on est capable d'en faire) en échange d'un salaire. L'échange est donc équitable : le salaire
n'est pas un don mais une juste compensation de ce que l'on donne en travaillant. Mais cet
échange tend à se déséquilibrer car les deux parties ne sont pas égales. L'employeur verse de
l'argent : un bien extérieur. Le salarié, lui, donne son temps, son énergie : lui-même. Ce qu'il
donne est d'une bien autre nature que l'argent dont se défait celui qui l'emploie. Pour Marx,
dans le Capital, c'est le moteur de l'aliénation du travailleur. L'ouvrier est celui qui ne peut
vendre autre chose que sa force de travail pour vivre. Si le contrat de travail est équitable
théoriquement il ne l'est pas pratiquement. En se vendant lui-même, l'ouvrier s'aliène. Il n'est
plus libre de disposer de lui-même ni de son temps car ils lui ont été achetés par l'employeur
qui peut légitimement décider de comment il les utilise. Pire, l'employeur ne peut s'enrichir
qu'en payant le travail fourni moins cher qu'il ne le vend. C'est l'exploitation. Réduit à être
moins important que les choses qu'il produit, l'ouvrier aliéné et exploité est finalement
déshumanisé. Il perd tout en travaillant car ce qu'il gagne ne compense pas ce qu'il perd : sa
dignité d'homme. Les mots de Marx sont clairs : il "se rend compte qu'il a mis sa peau sur le
marché et ne peut s'attendre qu'à une chose : à être tanné".
A cela s'ajoute la pénibilité du travail qui fait que nous en sortons perdants. On attribue
traditionnellement l'étymologie du mot travail à un instrument de torture. Plus généralement,
le travail fait historiquement l'objet d'une dépréciation, car c'est une activité pénible. C'est,
on l'a vu, la signification qu'il avait dans les sociétés antiques, mais aussi dans la Bible. Le
travail y est la malédiction qui s'abat sur Adam et Eve, chassés du jardin d'Eden pour avoir
désobéi et goûté le fruit de l'arbre de la connaissance. A Adam, la charge de "gagner [son] pain
à la sueur de [son] front", à Ève la malédiction d'enfanter dans la douleur (le "travail" de
l'accouchement). Le travail est ainsi une malédiction qui s'abat sur l'homme. Parce que c'est
un processus pénible et contraignant, on ne gagne donc rien en travaillant car on en sort
perdant. Même la machine supposée alléger la tâche du travailleur contribue à faire du travail
une torture car elle lui ôte son intérêt : la machine travaille et l'ouvrier n'est plus l'auteur de
rien.

On ne gagne donc rien en travaillant : au contraire, on y perd notre humanité. Parce qu'il est
pénible et se déroule au sein d'une organisation sociale où le travailleur est aliéné, le travail
est un processus dont nous sortons perdant : ce que nous y donnons n'est pas justement
rétribué par le résultat obtenu. Mais, la pénibilité même du travail a une fonction : au prix de
ce labeur quelque chose est produit. Ce n'est donc pas une pure perte d'énergie. Ce travail est
productif. Ainsi, la machine est une torture qui ôte au travail tout son intérêt justement par
opposition au travail de l'artisan, maître de son outil, qui façonne un objet dont il est l'auteur.
Il tire alors une véritable satisfaction de ce processus. En ce sens, le travail n'est-il donc pas
ce par quoi nous nous réalisons?

L'effort n'est donc pas gratuit mais productif. C'est le prix à payer si nous voulons faire
quelque chose. Il ne s'agit pas simplement d'obtenir de la nature de quoi vivre, ce qui est, on
l'a vu, contraignant. Par le travail nous pouvons aussi faire quelque chose dont nous sommes
les auteurs, c'est-à-dire façonner la matière selon notre volonté, la soumettre au pouvoir de
notre esprit. Nous ne pouvons alors qu'être satisfaits d'avoir réussi à nous imposer face à la
nature. Par là l'humanité s'affirme : ce travail de la matière pour produire une oeuvre non
naturelle mais née de notre pensée permet à l'homme de s'affirmer comme être de culture.
L'intérêt du travail change alors du tout au tout. Pour Kant, dans les Réflexions sur
l'éducation, la malédiction d'Adam et Eve devient une bénédiction. Les deux maudits sont
ainsi sauvés d'une existence vouée à l'ennui auquel on se condamne en ne faisant rien et,
sortis de leur inertie naturelle, accèdent à leur nature raisonnable par le travail. Chez Hegel,
dans la Phénoménologie de l'esprit, l'esclave est réhabilité. Dans la "dialectique du maître et
de l'esclave", il montre que l'esclave est, car il travaille et produit ainsi une oeuvre à son
image, plus libre que le maître qui entretient un rapport virtuel à une réalité à laquelle il ne
se confronte jamais. Le processus de travail est donc un processus d'affirmation de notre
humanité où on se réalise.
Cette dimension n'est pas étrangère à l'emploi. Il permet en effet à l'individu de s'insérer
socialement. L'emploi est moteur d'une socialisation nécessaire à l'individu. Il ne s'agit pas
seulement de développer des relations sociales mais aussi de se situer dans une société
structurée par la division du travail. Toutefois, on ne peut pas mettre tous les emplois au
même niveau. Ce que nous gagnons en travaillant est relatif à la fonction exercée. La
réalisation de soi, la pénibilité varient de l'ouvrier au chercheur, de la femme de ménage à
l'écrivain. C'est ce qu'explique Dominique Méda dans Le travail, une valeur en voie de
disparition. Il faut de différencier les activités professionnelles : ce que les individus en tirent
n'est pas comparable selon le type d'activité (intellectuelle ou pas, pénible ou pas). Ainsi par
exemple, la question de l'âge du départ à la retraite ne peut pas être approchée de manière
globale.

Nous gagnons donc notre humanité en travaillant. Grâce à cette activité nous nous affirmons
en tant qu'hommes face à une nature que nous dominons en la transformant. C'est la condition
de la réalisation de la nature d'être culturel de l'homme. Certes, le travail est pénible et
contraignant, souvent subi, mais c'est aussi une activité productrice dans laquelle nous
gagnons notre humanité, même si tous les emplois ne le permettent pas.

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