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DISSERTATION
OU
EXPLICATION DE TEXTE
« La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration
dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l'homme doit « s'adapter » à la
machine ou la machine s'adapter à la « nature » de l'homme. (...) Pareille discussion ne peut être
que stérile : si la condition humaine consiste en ce que l'homme est un être conditionné pour qui
toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de notre existence ultérieure,
l'homme s'est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Elles sont
certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux
époques précédentes. L'intérêt de la discussion à notre point de vue tient donc plutôt au fait que
cette question d'adaptation puisse même se poser. On ne s'était jamais demandé si l'homme était
adapté ou avait besoin de s'adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l'adapter à ses
mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d'artisanat, à toutes les phases
du processus de l'œuvre, restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur
les serve et qu'il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut
pas dire que les hommes, en tant que tels, s'adaptent ou s'asservissent à leurs machines ; mais cela
signifie bien que, pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace
le rythme du corps humain. L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider
ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace
tout à fait. »
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Le travail
Le travail est-il une activité aliénante ou au contraire nécessaire à la réalisation de soi ? L’homme
travaille-t-il seulement parce qu’il n’a pas le choix ou se joue-t-il dans cette activité quelque chose
de bien plus fondamental, nécessaire à notre existence d’homme et non de simple animal ? Le
travail n’est-il bénéfique que par ce que nous en tirons : un salaire, ou ce que nous avons produit ?
Mais ce que nous en obtenons compense-t-il justement ce que nous y laissons (notre santé, notre
temps…) ? Une vie d’oisiveté est-elle envisageable ?
→ Les notions : La technique, l’art, la matière et l’esprit, la société, les échanges, la liberté.
La problématique clé
La réponse de Marx
Le travail est source d’aliénation et d’exploitation. Le travailleur, en vendant sa force de
travail, se déshumanise.
«La force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital.
Pourquoi la vend-il ? Pour vivre. Mais la manifestation de la force de travail, le travail, est l’activité
vitale propre à l’ouvrier, sa façon à lui de manifester sa vie. Et c’est cette activité vitale qu’il vend
à un tiers pour s’assurer les moyens de subsistance nécessaires. Son activité vitale n’est donc pour
lui qu’un moyen de pouvoir exister. Il travaille pour vivre. Pour lui-même, le travail n’est pas une
partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un
tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité. Ce qu’il
produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, ce n’est pas l’or qu’il extrait du puits, ce
n’est pas le palais qu’il bâtit […]. C’est le salaire […]. »
Le travail est donc nécessaire à la réalisation de soi. Ce n’est pas qu’une activité aliénante. C’est
aussi l’activité qui nous rend véritablement hommes.…mais il faut se méfier de la survalorisation
du travail dans nos sociétés.
Dans cette perspective, le travail fait dans certaines sociétés, à certaines époques, l’objet d’une
réelle glorification. Il ne s’agit plus alors seulement de s’intéresser au travail en tant qu’activité
réelle, mais aussi d’interroger la valeur que la société lui attribue. En le définissant comme
l’activité nécessaire à la réalisation de notre humanité, en cherchant, dans l’organisation
économique et sociale, à accroître la croissance purement économique ou le productivisme, les
nations modernes tiennent sur le travail un discours qui relève presque du religieux. C’est
notamment la critique que Nietzsche fait du travail, en tant que valeur, dans Aurore. Encore une
fois, il ne s’agit pas de contester ce que le travail peut avoir de nécessaire, pour vivre notamment.
Ce à quoi Nietzsche s’attaque, c’est à la place qu’occupe le travail dans les sociétés industrielles du
XIX° siècle. Survalorisé, celui-ci devient en effet un outil de contrôle des individus et de
sécurisation des sociétés. Les conditions particulièrement pénibles de travail de l’époque épuisent
les individus qui, au terme de ce processus, ne disposent plus d’aucune énergie pour s’affirmer
comme individus ni se soulever contre l’ordre social qu’ils subissent.
Ainsi, sans doute le travail est-il nécessaire, à la vie purement biologique mais aussi à notre
existence d’être humain. Encore faut-il donc ne pas y voir le seul lieu de notre réalisation. Encore
faut-il aussi sans doute distinguer les différents types d’emploi. On ne se réalise pas de la même
manière par son travail selon que l’on est éboueur ou chercheur, ouvrier ou avocat.
En bref
Référence initiale (dimension Renversement (dimension
Définition du travail
négative du travail) positive du travail)
Kant, Réflexions sur
La Bible, La Genèse, Adam et
l’éducation. C’est une
Activité pénible, labeur source Ève. (« Tu accoucheras dans la
bénédiction et non une
de souffrance mais aussi effort douleur », « Tu gagneras ton
malédiction qu’Adam et Ève
nécessaire à la culture. pain à la sueur de ton front
aient été chassés du jardin
»).
d’Éden.
Hegel, Phénoménologie de
Activité contrainte liée aux Le statut de l’esclave dans les l’esprit, « dialectique du
besoins vitaux mais aussi sociétés antiques : parce qu’il maître et de l’esclave ». Seul
activité productrice d’œuvre. travaille, il ne peut être libre. l’esclave est véritablement
libre car lui seul travaille.
L’organisation sociale du
négative du travail) positive du travail)
Kant, Réflexions sur
La Bible, La Genèse, Adam et
l’éducation. C’est une
Activité pénible, labeur source Ève. (« Tu accoucheras dans la
bénédiction et non une
de souffrance mais aussi effort douleur », « Tu gagneras ton
malédiction qu’Adam et Ève
nécessaire à la culture. pain à la sueur de ton front
aient été chassés du jardin
»).
d’Éden.
Hegel, Phénoménologie de
Activité contrainte liée aux Le statut de l’esclave dans les l’esprit, « dialectique du
besoins vitaux mais aussi sociétés antiques : parce qu’il maître et de l’esclave ». Seul
activité productrice d’œuvre. travaille, il ne peut être libre. l’esclave est véritablement
libre car lui seul travaille.
L’organisation sociale du
M a r x , Tr a v a i l s a l a r i é e t travail en fait un lieu
Activité salariée, aliénante
capital. Le travail salarié est privilégié de rapport à l’autre
mais aussi lieu privilégié de
une source d’aliénation et et d’insertion dans la société,
socialisation
d’exploitation du travailleur. essentiels à notre humanité et
à notre survie.
Les dissertations
Que gagne-t-on en travaillant ?
Le travail est une activité productrice : on obtient quelque chose au terme de ce processus, que ce
soit un salaire (emploi) ou un objet (travail artisanal). Mais il est aussi coûteux : on y laisse du
temps, de l’énergie… Toute la question est alors de savoir comment s’effectue la balance. Ce que
nous gagnons en travaillant a-t-il plus de valeur que ce que nous y laissons (un profit est alors
réalisé) ? Ou n’est-ce qu’une juste compensation de ce qui est donné par le travailleur (il n’y a
alors pas de gain réel car le résultat est nul) ? Ne peut-on pas même considérer que nous sommes
perdants (ce que nous sacrifions en travaillant a plus de valeur que ce que nous en obtenons) ?
"La caractéristique commune, éthiquement importante (1) , dans tous les exemples cités est ce
que vous pouvons appeler le trait « utopique » ou sa dérive utopique (2) qui habite notre agir
sous les conditions de la technique moderne (3) – que celui-ci déploie ses effets sur la nature
humaine ou non humaine ou que l’ « utopie » soit finalement planifiée ou non planifiée. Par le
type et la simple grandeur de ses effets boule de neige (4) le pouvoir technologique nous pousse
en avant vers des buts du même type de ceux qui formaient autrefois la réserve des utopies
(5)." Jonas, le principe responsabilité
1. Jonas pense notre rapport au progrès sous l’angle éthique. Le problème que pose la technologie
à partir du milieu du XXème siècle est celui de ses effets incontrôlables qui dépassent nos objectifs
et nos prévisions. C'est le cas des "exemples" évoqués ici comme la prolongation de la vie par les
techniques médicales ou les manipulations génétiques (OGM notamment). Dès lors, l’éthique de la
société technologique doit rompre avec l’éthique traditionnelle : il ne s’agit plus seulement de
réguler le rapport à nos contemporains mais aussi aux générations futures dont nous ignorons
pourtant les besoins.
2. Ce qui caractérise la nouvelle donne du progrès technologique, c’est son caractère utopique. Ses
effets dépassent tellement ce que nous pouvions en attendre et les progrès réalisés sont si
considérables que nous pouvons entretenir la foi que le progrès permettra à l'heure humanité
d'accéder toute entière au confort, au bien-être, et de mettre fin à toute forme de souffrance.
3. La « technique moderne » nous invite à repenser les modalités de notre action. Le problème est
paradoxalement celui de son efficacité. Mais il y a un revers au progrès considérables réalisés par la
science : cette efficacité est telle qu’elle devient une menace pour la nature. L’éthique qui ne
concernait jusqu’alors que le rapport entre les hommes doit donc désormais introduire un tierce
terme : la nature dont la pérennité est nécessaire à notre survie.
4. Car on risque un effet « boule de neige ». L’une des modalités de l’utopie consiste à penser que
l’on pourra, par le progrès, rectifier ou réparer les effets imprévus de la technologie – résoudre le
problème de l’eau par exemple en inventant des outils pour désaliniser l’eau de mer. Mais le
problème est que ces nouveaux outils auront à leur tour des effets imprévus et qu’il faudra alors
concevoir d’autres outils pour réparer ces nouveaux problèmes. Et ainsi de suite…
5. Ainsi, la technique constitue une utopie d'un genre nouveau. Par le passé, l'utopie constitue un
rêve pensé comme tel : celui d'une société idéale mais impossible à réaliser. La "dérive utopique"
dont il est question ici est différente. Elle nous conduit à poursuivre comme atteignable un objectif
indéfinissable, qui, à bien des égards, dépasse notre sagesse et notre capacité de prévision en
raison de la puissance de la technique. De plus, nous y sommes conduits de manière automatique,
non voulue, "non planifiée" par un progrès qui constitue une incessante fuite en avant. C’est l’idée
même d’un progrès indéfini qui est remise en question : on ne peut le penser comme tel car notre
sort est intimement lié à celui de la planète dont les ressources tendent à s’épuiser.
« En tant que valeur (1), la force de travail (2) représente le quantum de travail social (3)
réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant
(4). L’individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-
même. Pour son entretien ou pour sa conservation il a besoin d’une certaine somme de moyens
de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout
donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance » (5).
Marx, Le Capital.
(1) Les marchandises sont des valeurs d’usage : leur utilité dépend de leurs qualités
matérielles. L’acier et le bois n’ont pas la même valeur : ils ne permettent pas de
faire les mêmes choses. La valeur d’échange est d’une autre nature : elle permet la
comparaison. C’est le prix. Contrairement à la valeur d’usage, la valeur d’échange
n’est pas naturellement dans la chose mais doit être fixée par l’homme.
(2) La force de travail désigne toutes les qualités dont l’individu vivant est doté (pas
nécessairement physiques), qui sont utiles pour produire une marchandise.
(3) Ce qui permet de fixer la « valeur d’échange » des marchandises, c’est le temps de
travail fourni pour les produire. Il ne s’agit pas du temps nécessaire à un individu,
selon son habilité, sa rapidité, etc... C’est une moyenne : on évalue le temps
moyennement nécessaire dans une société, selon l’habilité moyenne des ouvriers,
les techniques dont ils disposent, etc... pour produire une marchandise. Il faut donc
distinguer le « travail social » (moyen et abstrait) et le travail individuel
réellement effectué.
(4) Il existe donc un hiatus entre la réalité du travail et son prix. La force de travail est
achetée par l’employeur. Le salaire versé est le prix de la force de travail : sa
valeur. Elle devient une marchandise. Donc son prix a les mêmes caractéristiques
que les autres marchandises : il ne tient pas compte de la réalité vécue. On paye «
le quantum (quantité) de travail social », moyen, que la force de travail réalise. On
verse un salaire selon des critères moyens (habilité, temps moyens, coût moyen des
besoins, etc...) alors que l’individu est une personnalité unique et vivante. C’est
d’ailleurs à ce titre qu’il peut produire et a besoin de travailler.
(5) En effet, le but du travail est d’assurer notre survie. « Se reproduire et se conserver
soi-même » : subvenir aux besoins liés à notre personne. C’est grâce à cela que
nous pouvons puisque notre force de travail n’est pas dissociable de notre personne:
je ne la dépose pas au bureau le matin pour l’y récupérer le soir ! Dès lors, mon
salaire doit correspondre au coût nécessaire pour continuer à vivre : le coût des «
moyens de subsistance ».
Qu’attendons-nous de la technique ?
(éléments de cours)
Eléments d’introduction.
Lorsque nous utilisons la technique, nous avons nécessairement un certain nombre d’attentes
puisque la technique est un outil, cad un moyen que nous utilisons pour atteindre une fin
déterminée. Ce que nous attendons de la technique, c’est donc d’abord ce pour quoi nous
l’utilisons. Elle s’insère dans un projet. Donc ce que nous attendons d’elle, c’est que nous avons
décidé pour elle, la raison pour laquelle nous la créons et l’utilisons.
Or, la technique n’est pas une personne, elle ne fait rien seule, elle ne fait rien sans nous. L’attente
à l’égard de la technique peut-elle donc être purement passive. Ce que nous voulons voir se réaliser
grâce à la technique ce n’est pas tout à fait la même chose que ce que nous attendons d’elle
puisqu’elle n’est qu’un outil pour réaliser des projets qui sont les nôtres. Pourquoi alors placer nos
espoirs dans la technique ? N’est-ce pas alors que nous lui attribuons une puissance et un pouvoir
au-delà de ceux qu’elle a ? A quel projet la technique répond-elle ? A-t-elle une certaine
autonomie ?
Proposition de plan.
B. Ainsi, la technique se définit d’abord et avant tout comme moyen de réaliser notre
intelligence, comme outil – c’est un moyen propre à la nature humaine. Elle sert non seulement à
satisfaire nos besoins mais aussi à exprimer et réaliser notre nature. Référence : Aristote / Alain
C. Ainsi, la finalité de la technique, ce que nous attendons d’elle, ce que nous souhaitons réaliser
grâce à elle, c’est devenir « maître et possesseur de la nature », affirmer notre humanité dans la
domination de la nature.. Référence : Descartes.
Transition. Nous pouvons donc exiger de la technique qu’elle satisfasse nos besoins puisque c’est
pour cela qu’elle est créée et utilisée. Or nous voyons qu’on ne l’utilise pas que comme moyen en
vue de satisfaire cette seule fin. Dans l’ensemble des choses que produit la technique, il y a bien
plus que de simples moyens de satisfaire nos besoins ou de maîtriser la nature. Les progrès que
génère la technique vont au-delà de nos simples besoins et de la simple maîtrise d’un
environnement naturel problématique. Quelles attentes remplit-elle alors ?
A. Nous attendons de la technique qu’elle transforme et améliore notre quotidien. Pas seulement
nos besoins, mais tout le superflu qui constitue la culture et même le luxe. Le propre de la
civilisation et donc de la nature humaine est de se définir par des époques qui correspondent à des
moments de progrès techniques ou la technique nous procure toujours plus de superflu. Référence :
Hegel / Arendt.
B. De la sorte, nous attendons de la technique qu’elle satisfasse des désirs qu’elle a elle-même
créés. Il y a dans la civilisation et grâce à la technique un emballement artificiel des besoins.
Référence : Rousseau.
C. Puisque la technique n’est pas seulement capacité à créer des outils mais capacité à créer des
outils à créer des outils, ce que nous en attendons est indéfinissable : nous pouvons tout en
attendre car son évolution est infinie et imprévisibles. Référence : Bergson.
Transition : Nous pouvons donc espérer que la technique satisfasse nos désirs, car son
évolution infinie et imprévisible peut laisser espérer une infinité de choses. La technique ne
devient-elle pas alors une fin en soi que nous attendons en elle-même sans même savoir ce
qu’elle va nous apporter ? Sa puissance ne fait-elle pas que nous ne savons tout simplement
plus quoi en attendre car elle acquiert une forme d’autonomie ? N’avons-nous pas fini par
nous en remettre à elle, en oubliant complètement de la maîtriser ?
A. La technique procure le meilleur comme le pire. Nous ne savons plus ce que nous pouvons en
attendre. Elle peut produire les effets inverses de ceux que nous espérions. Référence : Marx/
Serres
B. Nous en attendons donc le pire et le meilleur : nous craignons le pire et espérons le meilleur.
Ainsi, en elle-même la technique est neutre : nous ne pouvons pas savoir quoi en attendre.
Référence : Einstein.
C. En définitive, nous avons perdu la capacité de nous projeter car la technique est devenue trop
puissante pour que nous puissions en prévoir les effets à moyens et longs termes alors même que
ces effets sont devenus potentiellement hyper-destructeurs. Nous ne savons plus ce que nous
attendons de la technique et en avons fait le recueil utopique de toutes nos attentes car sommes
désormais purement passifs devant sa puissance. Référence : Jonas
Eléments de conclusion.
Comme outil à faire des outils, la technique sert d’abord à satisfaire nos besoins. Mais nous
en attendons à plus, précisément puisqu’elle est indéterminée et en perpétuelle évolution.
Sa surpuissance actuelle en fait le lieu de recueillement de toutes nos utopies les plus
folles.
« Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de
sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « agis de façon que les effets de ton action
soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou
pour l’exprimer négativement : « agis de façon que les effets de ton action ne soient pas
destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets
pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de
nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme
objet secondaire de ton vouloir ».
On voit sans peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune
contradiction d’ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De
même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de
l’humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui
de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à
l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.
Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre
propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes les droit de choisir pour
lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans
gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses
exploits), mais que nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à
cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons pas même le droit de le risquer.
Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en
théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à
l’égard de ce qui n’existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce
qui du moins n’a pas droit à l’existence puisque cela n’existe pas. Notre impératif le prend
d’abord comme un axiome sans justification. »
Dans cette distribution, ils donnent aux uns la force sans la vitesse; aux plus faibles, il attribue le
privilège de la rapidité; à certains il accorde des armes; pour ceux dont la nature est désarmée, il
invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu'il revêt de petitesse, il
attribue la fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là
même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se
préoccupait d'empêcher aucune race de disparaître.
Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les
défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux
épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir,
couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs
et vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les
herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines; à quelques-uns il
attribua pour aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse; leurs
victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce.
Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les
facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle,
faute d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le
travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans
chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fa llait
que l'homme sortît de la terre puor paraître à la lumière.
Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se
décide à dérober l'habileté artiste d'Héphaïstos et d'Athéna, et en même temps le feu, - car, sans le
feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, - puis,
cela fait, il en fit présent à l'homme.
C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa:
celle-ci en effet était auprès de Zeus; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans
l'acropole qui est la demeure de Zeus: en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles
redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient
ensemble les arts qu'ils aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à
Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que
l'homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que
Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé de vol.
Parce que l'homme participait au lot divin, d'abord il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et
il se mit à construire des autels et des images divines; ensuite il eut l'art d'émettre des sons et des
mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les
aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d'abord dispersés, et
aucune ville n'existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts
qu'eux, et leur industrie suffisante pour les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les
animaux; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils
cherchaient donc à se rassembler et à réciproquement, faute de posséder l'art politique; de telle
sorte qu'ils recommençaient à se disperser et à périr.
Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la
pudeur et la justice, afin qu'il y eût dans les villes de l'harmonie et des liens créateurs d'amitié.
Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux hommes la pudeur et la justice:
" Dois-je les répartir comme les autres arts ? Ceux-ci sont répartis de la manière suivante: un seul
médecin suffit à beaucoup de profanes, et il en est de même des autres artisans; dois-je établir
ainsi la justice et la pudeur dans la race humaine, ou les répartir entre tous ? " - " Entre tous, dit
Zeus, et que chacun en ait sa part: car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement
en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts; en outre, tu établiras cette loi en mon
nom, que tout homme incapable de participer à la pudeur et la justice doit être mis à mort, comme
un fléau de la cité. "
Einstein - Correspondance
Ma responsabilité dans la question de la bombe atomique se traduit par une seule intervention : j’ai
écrit une lettre au Président Roosevelt. Je savais nécessaire et urgente l’organisation d’expériences
de grande envergure pour l’étude et la réalisation de la bombe atomique. Je l'ai dit. Je savais aussi
le risque universel causé par la découverte de la bombe. Mais les savants allemands s’acharnaient
sur le même problème et avaient toutes les chances de le résoudre. J’ai donc pris mes
responsabilités. Et pourtant je suis passionnément un pacifiste et je ne vois pas d’un oeil différent
la tuerie en temps de guerre et le crime en temps de paix. Puisque les nations ne se résolvent pas à
supprimer la guerre par une action commune, puisqu’elles ne surmontent pas les conflits par un
arbitrage pacifique et puisqu’elles ne fondent pas leur droit sur la loi, elles se contraignent
inexorablement à préparer la guerre. Participant alors à la course générale aux armements et ne
voulant pas perdre, elles conçoivent et exécutent les plans les plus détestables. Elles se précipitent
vers la guerre. Mais aujourd’hui la guerre s’appelle l’anéantissement de l’humanité.
Alors protester aujourd’hui contre les armements ne signifie rien et ne change rien. Seule la
suppression définitive du risque universel de la guerre donne un sens et une chance à la survie du
monde. Voilà désormais notre labeur quotidien et notre inébranlable décision : lutter contre la
racine du mal et non contre les effets. L’homme accepte lucidement cette exigence. Qu’importe
qu’on le taxe d’asocial ou d’utopique ?
Gandhi incarne le plus grand génie politique de notre civilisation. Il a défini le sens concret d’une
politique et sut dégager en tout homme un inépuisable héroïsme quand il découvre un but et une
valeur à son action. L’Inde, aujourd’hui libre, prouve la justesse de son témoignage. Or la puissance
matérielle en apparence invincible de l’Empire britannique a été submergée par une volonté
inspirée par des idées simples et claires.
La découverte des réactions atomiques en chaîne ne constitue pas pour l’humanité un danger plus
grand que l’invention des allumettes. Mais nous devons tout entreprendre pour supprimer le
mauvais usage du moyen. Dans l’état actuel de la technologie, seule une organisation supra-
nationale peut nous protéger, si elle dispose d’un pouvoir exécutif suffisant. Quand nous aurons
reconnu cette évidence, nous trouverons alors la force d’accomplir les sacrifices nécessaires pour la
sauvegarde du genre humain. Chacun de nous serait coupable si l’objectif n’était pas atteint à
temps. Le danger consiste en ce que chacun, sans rien faire, attende qu’on agisse pour lui. Tout
individu, avec des connaissances limitées ou même avec des connaissances superficielles fondées
sur l’environnement technique, se sent tenu d’éprouver du respect pour les progrès scientifiques
réalisés pendant notre siècle. On ne risque pas de trop exalter les réalisations scientifiques
contemporaines, si on garde présents à l’esprit les problèmes fondamentaux de la science. Même
chose que pendant un voyage en chemin de fer ! Observe-t-on le proche paysage, le train nous
semble s’envoler. Mais observe-t-on les grands espaces et les grandes cimes, le paysage ne change
que lentement. Il en est de même quand on réfléchit aux grands problèmes de la science. Il est sans
intérêt à mon sens de discuter sur "our way of life" ou sur celle des Russes. Dans les deux cas un
ensemble de traditions et de coutumes ne constitue pas un ensemble très structuré. Il est beaucoup
plus intelligent de s’interroger pour connaître les institutions et les traditions utiles ou nuisibles aux
hommes, bénéfiques ou maléfiques pour leur destin. Il faut alors tenter d’utiliser ainsi le meilleur
désormais reconnu, sans se préoccuper de savoir si on le réalise actuellement chez nous ou ailleurs.
Le travail est l'activité qui nous permet de vivre. Ne dit-on pas "gagner sa vie"? Ce n'est pas
juste comme activité salariée. Le travail est aussi nécessaire à la vie au sens d'effort : c'est
l'activité physique par laquelle nous extrayons de la nature les moyens de notre subsistance.
Ce que nous gagnons en travaillant est donc clair : notre vie.
Mais y a-t-il un réel bénéfice ? On travaille au sein d'une société où tous travaillent et
dépendent du travail des autres pour vivre. Ainsi, le résultat obtenu peut-il constituer un gain
net s'il est échangé avec d'autres biens ? Que reste-t-il une fois payés le loyer, les courses, les
vêtements...? Souvent, rien. Pire, on peut se demander si nous ne sortons pas perdants de
cette affaire. Le travail est un processus. Ce que nous en obtenons vient compenser ce que
nous donnons. Or, le temps passé avec ses proches, la préservation de sa santé ne sont-ils pas
des biens plus précieux que tout salaire? Ne sommes-nous pas au total perdants?
Faut-il pour autant bannir tout travail? Le travail est aussi l'activité productrice de
transformation de la nature. Cette activité de transformation de la matière permet à l'homme
de s'imposer comme un être de culture face à la nature. N'est-ce pas alors la condition de
notre humanité ? N'avons-nous pas alors tout à gagner en travaillant? C'est pourquoi nous nous
demandons ce que nous gagnons en travaillant : quel profit pouvons-nous tirer d'un processus
dans lequel nous donnons tant?
Nous verrons d'abord que nous gagnons notre vie en travaillant. Mais ne perdons-nous pas plus
en travaillant que ce que nous en tirons ? Peut-on toutefois faire l'économie de toute activité
productrice?
Le travail est l'activité exercée pour vivre. La vie est un processus de consommation qui doit
être sans cesse alimenté. Or, les biens nécessaires pour entretenir notre vie ne nous sont pas
donnés par la nature : nous devons les y prendre par notre travail. Il ne s'agit pas juste de ce
que l'agriculture peut fournir mais de tout ce que l'homme a dû inventer pour se protéger du
froid, des intempéries, des autres espèces animales : habitations, vêtements et autres armes
sont le fruit du travail de l'homme. Notre vie repose donc sur ces activités artisanales. C'est
aussi indirectement ce que je cherche à obtenir par l'exercice d'un emploi : le salaire versé
me permettra de vivre. Même le oisif doit pour vivre consommer les produits du travail des
autres. Nul n'échappe à cette règle : notre vie dépend de notre travail, on gagne sa vie en
travaillant. Hannah Arendt fait très exactement cette distinction dans La condition de l'homme
moderne. Elle y distingue le travail et l'oeuvre. L'oeuvre désigne l'activité productrice liée à la
culture, nous y reviendrons. Mais le travail est indissociable de la vie : c'est l'activité
contrainte que nous devons exercer pour nourrir notre corps. Cela explique la condition de
l'esclave dans les sociétés antiques : il est réduit à l'état animal car il s'occupe des tâches les
plus triviales, par opposition à l'homme libre qui s'occupe de tâches spécifiquement humaines,
la politique ou la philosophie. On gagne donc notre vie en travaillant.
Ce gain est le plus souvent indirect. On ne travaille pas seul mais au sein d'une société où la
plupart travaillent et s'échangent les produits de leur travail. A moi seul, je ne saurais
produire tous les biens nécessaires à ma vie. Le gain tiré du travail, l'objet produit, l'aliment
cultivé ou le salaire versé, me sert donc de monnaie d'échange pour acheter de quoi vivre.
Avec un salaire, on paie de quoi se loger, se nourrir, se vêtir... si bien que pour beaucoup il ne
reste rien, pas de bénéfice qui puisse être dépensé pour des loisirs ou du superflu. Au final
nous ne gagnons rien en travaillant justement parce que nous utilisons le profit de notre
travail pour vivre. Dans la République, Platon explique ainsi comment l'une des motivations
des hommes pour entrer en société est la nécessité vitale qui les pousse à organiser une
division du travail grâce à laquelle le travail est plus efficace quantitativement et
qualitativement. Cela signifie que le produit du travail est voué à être échangé contre le
produit du travail des autres.
On ne gagne donc rien en travaillant. Certes, le travail permet de vivre et de survivre. Mais ce
qui est ainsi obtenu est échangé pour obtenir l'ensemble des biens nécessaires à la survie et
que mon seul travail ne permet pas de produire. Au final, on n'a donc rien gagné en
travaillant : tout ce qui a été produit a été réinvesti pour vivre. Pire encore, ne sommes-nous
pas perdants? Le travail se caractérise en effet par son organisation sociale. Celle-ci permet
d'assurer une division du travail, on l'a vu, mais structure aussi les rapports hiérarchiques
entre employeur et employé. En s'insérant dans ce système, l'individu n'a-t-il pas tout à
perdre? Ne donne-t-il pas plus que la compensation qu'il reçoit en échange : son salaire?
Le travail désigne une activité salariée. Cette activité consiste à donner son temps (et ce
qu'on est capable d'en faire) en échange d'un salaire. L'échange est donc équitable : le salaire
n'est pas un don mais une juste compensation de ce que l'on donne en travaillant. Mais cet
échange tend à se déséquilibrer car les deux parties ne sont pas égales. L'employeur verse de
l'argent : un bien extérieur. Le salarié, lui, donne son temps, son énergie : lui-même. Ce qu'il
donne est d'une bien autre nature que l'argent dont se défait celui qui l'emploie. Pour Marx,
dans le Capital, c'est le moteur de l'aliénation du travailleur. L'ouvrier est celui qui ne peut
vendre autre chose que sa force de travail pour vivre. Si le contrat de travail est équitable
théoriquement il ne l'est pas pratiquement. En se vendant lui-même, l'ouvrier s'aliène. Il n'est
plus libre de disposer de lui-même ni de son temps car ils lui ont été achetés par l'employeur
qui peut légitimement décider de comment il les utilise. Pire, l'employeur ne peut s'enrichir
qu'en payant le travail fourni moins cher qu'il ne le vend. C'est l'exploitation. Réduit à être
moins important que les choses qu'il produit, l'ouvrier aliéné et exploité est finalement
déshumanisé. Il perd tout en travaillant car ce qu'il gagne ne compense pas ce qu'il perd : sa
dignité d'homme. Les mots de Marx sont clairs : il "se rend compte qu'il a mis sa peau sur le
marché et ne peut s'attendre qu'à une chose : à être tanné".
A cela s'ajoute la pénibilité du travail qui fait que nous en sortons perdants. On attribue
traditionnellement l'étymologie du mot travail à un instrument de torture. Plus généralement,
le travail fait historiquement l'objet d'une dépréciation, car c'est une activité pénible. C'est,
on l'a vu, la signification qu'il avait dans les sociétés antiques, mais aussi dans la Bible. Le
travail y est la malédiction qui s'abat sur Adam et Eve, chassés du jardin d'Eden pour avoir
désobéi et goûté le fruit de l'arbre de la connaissance. A Adam, la charge de "gagner [son] pain
à la sueur de [son] front", à Ève la malédiction d'enfanter dans la douleur (le "travail" de
l'accouchement). Le travail est ainsi une malédiction qui s'abat sur l'homme. Parce que c'est
un processus pénible et contraignant, on ne gagne donc rien en travaillant car on en sort
perdant. Même la machine supposée alléger la tâche du travailleur contribue à faire du travail
une torture car elle lui ôte son intérêt : la machine travaille et l'ouvrier n'est plus l'auteur de
rien.
On ne gagne donc rien en travaillant : au contraire, on y perd notre humanité. Parce qu'il est
pénible et se déroule au sein d'une organisation sociale où le travailleur est aliéné, le travail
est un processus dont nous sortons perdant : ce que nous y donnons n'est pas justement
rétribué par le résultat obtenu. Mais, la pénibilité même du travail a une fonction : au prix de
ce labeur quelque chose est produit. Ce n'est donc pas une pure perte d'énergie. Ce travail est
productif. Ainsi, la machine est une torture qui ôte au travail tout son intérêt justement par
opposition au travail de l'artisan, maître de son outil, qui façonne un objet dont il est l'auteur.
Il tire alors une véritable satisfaction de ce processus. En ce sens, le travail n'est-il donc pas
ce par quoi nous nous réalisons?
L'effort n'est donc pas gratuit mais productif. C'est le prix à payer si nous voulons faire
quelque chose. Il ne s'agit pas simplement d'obtenir de la nature de quoi vivre, ce qui est, on
l'a vu, contraignant. Par le travail nous pouvons aussi faire quelque chose dont nous sommes
les auteurs, c'est-à-dire façonner la matière selon notre volonté, la soumettre au pouvoir de
notre esprit. Nous ne pouvons alors qu'être satisfaits d'avoir réussi à nous imposer face à la
nature. Par là l'humanité s'affirme : ce travail de la matière pour produire une oeuvre non
naturelle mais née de notre pensée permet à l'homme de s'affirmer comme être de culture.
L'intérêt du travail change alors du tout au tout. Pour Kant, dans les Réflexions sur
l'éducation, la malédiction d'Adam et Eve devient une bénédiction. Les deux maudits sont
ainsi sauvés d'une existence vouée à l'ennui auquel on se condamne en ne faisant rien et,
sortis de leur inertie naturelle, accèdent à leur nature raisonnable par le travail. Chez Hegel,
dans la Phénoménologie de l'esprit, l'esclave est réhabilité. Dans la "dialectique du maître et
de l'esclave", il montre que l'esclave est, car il travaille et produit ainsi une oeuvre à son
image, plus libre que le maître qui entretient un rapport virtuel à une réalité à laquelle il ne
se confronte jamais. Le processus de travail est donc un processus d'affirmation de notre
humanité où on se réalise.
Cette dimension n'est pas étrangère à l'emploi. Il permet en effet à l'individu de s'insérer
socialement. L'emploi est moteur d'une socialisation nécessaire à l'individu. Il ne s'agit pas
seulement de développer des relations sociales mais aussi de se situer dans une société
structurée par la division du travail. Toutefois, on ne peut pas mettre tous les emplois au
même niveau. Ce que nous gagnons en travaillant est relatif à la fonction exercée. La
réalisation de soi, la pénibilité varient de l'ouvrier au chercheur, de la femme de ménage à
l'écrivain. C'est ce qu'explique Dominique Méda dans Le travail, une valeur en voie de
disparition. Il faut de différencier les activités professionnelles : ce que les individus en tirent
n'est pas comparable selon le type d'activité (intellectuelle ou pas, pénible ou pas). Ainsi par
exemple, la question de l'âge du départ à la retraite ne peut pas être approchée de manière
globale.
Nous gagnons donc notre humanité en travaillant. Grâce à cette activité nous nous affirmons
en tant qu'hommes face à une nature que nous dominons en la transformant. C'est la condition
de la réalisation de la nature d'être culturel de l'homme. Certes, le travail est pénible et
contraignant, souvent subi, mais c'est aussi une activité productrice dans laquelle nous
gagnons notre humanité, même si tous les emplois ne le permettent pas.