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Travailler : pour perdre ou pour gagner sa vie ?


Nul doute que nous soyons nombreux à souhaiter n'avoir pas à travailler : le travail tend à nous
apparaître comme une contrainte sociale déplaisante et pénible. Il faut travailler à l'école, puis il faudra
trouver un emploi pour gagner sa vie et prendre ainsi sa place dans la société, au point que la majeure
partie de notre vie semble placée sous le signe du travail. Or le travail est avant tout une activité
impliquant de se soumettre à des règles dont on ne décide pas : il y a un savoir-faire à acquérir, des
procédures et des procédés de fabrication à respecter ; en un mot, je ne peux pas faire n'importe quoi,
comme bon me semble, si je veux parvenir au résultat escompté. S'adonner à un travail, c'est donc
toujours se plier à des exigences qui ne dépendent nullement de notre libre arbitre, mais qui semblent
au contraire venir le brider. Donc le travail serait bel et bien une perte de soi, et même une aliénation.
Pour autant, le travail est-il pour l'homme un obstacle à la liberté ? Car enfin, c'est bien aussi parce que
je travaille que je peux me rendre indépendant de la tutelle d'autrui, produire par moi-même ce qui est
nécessaire à ma subsistance et à mon bien-être, et ainsi avoir les moyens de mener ma vie comme je
l'entends, sans plus dépendre désormais du bon vouloir des autres. En ce sens, si le temps du travail, en
tant qu'effort sur soi, n'apparaît pas au premier abord comme un moment de liberté, le résultat du
travail semble quant à lui l'instrument de ma libération : certes, au moment où je travaille, je ne fais pas
ce que je désire, mais grâce à mon travail (aux objets que j'aurai fabriqués contre un salaire ou que je
pourrai vendre), je me donnerai les moyens d'acquérir ce qui peut m'être utile ou me faire plaisir. Le
travail pourrait alors apparaître comme un gain matériel et spirituel pour l’homme.
Dès lors une alternative se pose : Travailler : pour perdre ou pour gagner sa vie ?
Le travail n’est-il que l’expression de notre soumission à une nécessité économique : celle du travail
« gagne-pain » ? Ne pourrait-il pas a contrario participer de la réalisation comme de la pleine
optimisation de nos capacités ? Et enfin le travail n’est-il pas la nécessaire compréhension d’une
abnégation au service d’une pleine humanisation ?
1) LE TRAVAIL COMME PERTE NECESSAIRE

°On a coutume en paléoanthropologie de considérer la présence d'objets taillés, un silex biseauté par
exemple, comme le signe d'une présence humaine : un homme a vécu là, qui a pris la peine de
transformer, dans un but déterminé, des choses naturelles en outils de travail, interposant ce faisant
entre lui et le monde naturel des objets conçus de toutes pièces et en ce sens artificiels. Pourquoi donc ?
On peut à bon droit penser qu'une telle peine n'a rien de gratuit, au contraire. Après tout, l'homme,
comme tout être vivant, doit assurer sa survie dans une nature au pire hostile et au mieux indifférente.
Entendons par là qu'il a un certain nombre de besoins vitaux qu'il lui faut satisfaire sous peine de mort  ;
et en ceci, il ne se distingue pas des autres animaux. Seulement, comme le remarquait Platon dans le
Protagoras, alors que la nature a doté ces derniers d'instincts sûrs guidant sans erreur possible leur
comportement et d'organes à même de leur servir d'outils naturels (pinces, crocs, becs, etc.), l'homme
est nu et comme démuni de tout avantage naturel pour se conserver lui-même. C'est pour ainsi dire à
mains nues qu'il se mesure à son milieu : l'homme, au sens propre, ne peut compter que sur ses doigts.
Proie faible et sans défense, prédateur lent et malhabile, il serait promis à la disparition biologique pure
et simple s'il n'était capable d'interposer des outils entre lui et le monde, de transformer par son activité
technique ce qui l'entoure, et de plier ainsi la nature à ses besoins. L'homme est le seul être vivant à ne
pas s'adapter à son milieu, mais à adapter son milieu aux exigences de sa propre survie, et c'est le travail
qui est tout à la fois le moteur et le vecteur de cette adaptation. Aussi semble-t-il dicté par la plus
élémentaire des nécessités, la nécessité vitale : travailler, c'est justement produire ce que la nature ne
fait pas toute seule et produire ce sans quoi ma propre survie serait compromise, sinon menacée. Les
vêtements ne poussent pas tout seuls et j'en ai pourtant besoin pour me protéger des rigueurs
climatiques : il me faudra alors les tisser, et cela, nécessairement. Cultiver la terre, élever des animaux,
bref, gagner son pain à la sueur de son front, telle semble donc bien, comme nous le rappelle la Genèse,
la nécessité contraignante à laquelle l'homme doit se soumettre. Alors, si la fabrication d'instruments de
travail est une marque spécifique de l'humanité et si cette production obéit avant tout à une nécessité
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d'ordre vital à laquelle l'homme ne peut se soustraire sous peine de mort, voilà l'humanité placée
d'emblée sous le signe d'une servitude ou d'une dépendance native : travailler ne relève pas d'un libre
choix, mais de la nécessité la plus contraignante qui soit ; c'est bel et bien une question de vie ou de
mort.
°Davantage même : tout travail, en tant qu'activité fabricatrice, suppose une technique dont je ne
décide pas et à laquelle je dois me soumettre nécessairement. Alors, non seulement je travaille par
nécessité, mais encore, la façon même dont je produis ce que je veux produire n'est pas remise à mon
libre choix. Et comme il est bien évident que je ne saurai jamais maîtriser à moi seul toutes les
techniques nécessaires à la production des objets dont j'ai besoin, le travail va se diviser et se
spécialiser : telle est du moins l'hypothèse envisagée par Platon au deuxième livre de la République.
L'homme va cultiver des champs, mais il faut à l'agriculteur des outils, dont la production réclame elle
aussi certains savoir-faire particuliers : aussi faudra-t-il des forgerons, des menuisiers, etc. Ce qu'il faut
ici remarquer, c'est que le travail génère alors de nouveaux besoins, qui pour être satisfaits réclameront
à leur tour un travail spécifique. Ainsi, des besoins de plus en plus divers expliquent-ils une diversité de
métiers elle-même toujours accrue : se dessine alors une communauté d'échanges où chacun participe,
à son ordre et mesure, à la satisfaction des besoins de tous. Le travail devient alors le fondement du seul
véritable lien social, le commerce et les échanges : la satisfaction de mes besoins dépend d'autrui, mais
la satisfaction des siens dépend de moi. Or chacun dépendant ainsi de tous les autres, aucun n'est plus
le maître de personne. Si donc nous travaillons par nécessité, cette nécessité permet d'une certaine
manière à chacun de se libérer des autres : entre les hommes, les relations qui ont cours ne sont plus de
subordination, mais de coopération, au point que les individus peuvent désormais à bon droit se définir
par leur fonction, c'est-à-dire par leur emploi (le boulanger ou l'instituteur).

II) LE TRAVAIL COMME GAIN ET LIBERATION


°Le travail est certes le seul moyen que l'homme ait d'assurer sa survie : si nous travaillons, c'est donc
bien par nécessité, et même par une nécessité qui est naturelle avant d'être sociale. C'est alors la liberté
humaine qui se trouve, semble-t-il, compromise. Pourtant, ainsi que le montre Hegel, mon humanité
n'est pas un bien donné ou un bien acquis pour toujours : elle ne m'est accordée que si autrui consent à
la reconnaître. Ce que chacun recherche, c'est donc la reconnaissance par autrui de son humanité
propre : mais la reconnaître à l'autre, lui donner ce qu'il exige, c'est par là même renoncer à avoir
quelque pouvoir que ce soit sur lui ; le premier qui cède dans cette lutte à mort, le premier qui accorde à
l'autre ce que celui-ci demande, renonce de lui-même à se voir accorder le statut d'être humain. Celui
donc qui, par lâcheté ou par peur de mourir, cesse le combat pour la reconnaissance, celui-là est
asservi : il devient l'esclave du vainqueur, qui gagne ainsi le droit d'user à sa guise de la vie du vaincu.
Reconnaître la liberté de l'autre, c'est donc, nous dit Hegel, accepter d'être asservi, c'est-à-dire entrer au
service de l'autre : l'esclave, c'est celui qui a choisi la vie plutôt que de risquer la mort, et ce au prix de la
liberté. Or cet asservissement a pour nom le travail. Le maître, c'est alors celui qui jouit du fruit du
travail sans travailler lui-même ; en d'autres termes, il voit ses besoins naturels, et même ses moindres
désirs, être satisfaits sans pour autant se voir contraint de travailler à les satisfaire. L'esclave, quant à lui,
est contraint au travail pour un autre. Lequel est alors le plus libre des deux ? On serait tenté de penser
que c'est le maître qui voit le moindre de ses caprices être immédiatement satisfait sans avoir à faire
quoi que ce soit pour cela. Pourtant, à l'examen, il n'en va pas ainsi. C'est que le travail, d'instrument de
contrainte, devient au terme du processus dialectique la marque de la liberté véritable : alors que le
maître, à qui désirer ne coûte rien, devient prisonnier et de son désir lui-même, et de l'esclave qui
travaille à le satisfaire, l'esclave quant à lui apprend dans la patience et le « travail du négatif » à se
dominer lui-même comme il apprend à dominer l'extériorité. L'esclave, par le travail, devient maître de
lui comme de la nature : sa volonté apprend à triompher et de son désir, et de la nature, pour leur
imposer ses lois. Au terme du processus donc, c'est l'esclave qui est réellement libre, et le maître qui est
réellement esclave.
En définitive, nous nous demandions si le travail pouvait nous rendre humains c’est-à-dire si cette
production culturelle pouvait participer à l’acquisition des caractéristiques qui font notre humanité (liberté,
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recherche de sens…) ou au contraire nous retirer ces caractéristiques. Nous avons d’abord vu que le travail
était source d’humanisation au sens où il nous donne une identité sociale et un rô le dans la collectivité ; au
sens où il nous permet de satisfaire nos besoins fondamentaux, de dépasser les contraintes donc d’acquérir
de la liberté ; enfin au sens où il nous autorise à prendre conscience de nous-mêmes et de nos facultés.
Cependant, ces aspects bénéfiques du travail sont de moins en moins présents en raison des conditions et du
contexte actuel : la société contemporaine a fait du travail une source certaine d’exploitation et d’aliénation,
ce qui participe à nous déshumaniser. Toutefois, nous avons vu que l’homme peut lutter contre cette
déshumanisation induite par le travail : c’est au final l’homme qui se déshumanise lui-même en
réglementant mal le monde du travail. Finalement, par une prise de conscience et une réflexion éthique,
l’homme peut réfléchir sur les conditions actuelles du travail, afin de lutter pour qu’il ne devienne pas une
source de déshumanisation.

III) POURQUOI TRAVAILLER ?

Se demandant si Adam et È ve n’eussent pas été traités avec plus de bienveillance s’ils avaient pu
demeurer dans le jardin d’É den, Emmanuel Kant assure qu’il faut répondre par la négative : une
vie entière passée à dormir, à copuler, à se promener et à manger en n’ayant qu’à tendre la main
pour saisir des fruits eû t été une vie « torturée par l’ennui », indigne d’une vie d’homme. Il est
absurde selon Kant de se représenter comme un â ge paradisiaque une vie d’inactivité : ce serait
nous priver là du bonheur de nous perfectionner et de sentir croître en nous nos capacités. Nous en
avons d’ailleurs un signe, ajoute-t-il dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, en ce
que la paresse est toujours « mêlée de dégoû t » : un temps oisif que nous n’employons à aucune
stimulation de nos facultés, et que nous passons à nous affaler dans une mollesse désœuvrée est
un temps que nous sentons nous-même comme un temps gâ ché. Un repos sans fatigue, dans lequel
on se sent seulement las de ne savoir quoi faire, suscite un désagréable sentiment d’inertie. Au
contraire, un repos qui vient après une intense activité a les délices d’un repos serein – « repos bien
mérité » entend-on souvent.
L’homme a donc besoin d’activités, sans quoi il ne peut épanouir ses facultés. Par nos activités, nous
développons nos aptitudes physiques et intellectuelles : notre précision, notre habileté, notre force,
notre vitesse, notre aptitude au raisonnement, notre imagination, etc. Le travail en ce sens
augmente notre liberté, puisqu’il augmente notre puissance. Le loisir aussi peut y contribuer, et
doit y contribuer, mais l’un et l’autre – travail et loisir – nous cultivent de façon différente. Ainsi
Kant affirme-t-il dans ses Réflexions sur l’éducation que l’enfant, pour développer ses talents, a
besoin tout à la fois de travail et de jeu : le travail, qui consiste à se concentrer sur une activité
n’étant pas forcément directement agréable en elle-même, mais que l’on exécute en vue d’un but
ultérieur ; le jeu qui, parce qu’il est agréable, est à lui-même sa propre fin.
La part de contrainte qui réside dans le travail a cette vertu que, exigeant de nous que nous nous
appliquions à une tâ che sans l’apprécier immédiatement et en elle-même, elle représente une
forme de discipline qui nous astreint à l’abnégation, la patience, l’effort et la rigueur. Mais surtout,
selon Kant, le travail développe une espèce d’habileté différente de celle que nous développons
dans nos loisirs : en effet, lorsqu’une activité nous est agréable, on tend à la prolonger puisqu’on s’y
plaît, ce qui est une bonne chose car ainsi
On apprend la minutie et l’amour de la tâ che bien faite (comme ce sera le cas d’un amateur
maquettiste mettant le plus grand soin à ses maquettes, par exemple). Lorsqu’une activité n’est pas
en soi agréable et vise seulement à atteindre un but ultérieur, on tend à l’abréger au contraire pour
atteindre le but recherché aussi efficacement que possible, ce qui est à nouveau une bonne chose
car ainsi l’on apprend l’efficacité et la simplicité du geste, qui font partie intégrante d’un bon
savoir-faire.
Possibilité HEGEL (le pour-soi pratique CHAPITRE sur la conscience)
BERGSON : l’artiste/ l’œuvre d’art comme perception renouvelée et révélation authentique
du réel. (cf fonctions des œuvres d’art) / « faire de sa vie une œuvre d’art »
Marcel Duchamp 1917/ Foucault 1983

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