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Dissertation : Le travail est-il pour l’homme

un obstacle à la liberté ?
Introduction
Nul doute que nous soyons nombreux à souhaiter n’avoir pas à travailler : le travail tend à nous
apparaître comme une contrainte sociale déplaisante et pénible. Il faut travailler à l’école, puis il faudra
trouver un emploi pour gagner sa vie et prendre ainsi sa place dans la société, au point que la
majeure partie de notre vie semble placée sous le signe du travail. Or le travail est avant tout une
activité impliquant de se soumettre à des règles dont on ne décide pas : il y a un savoir-faire à
acquérir, des procédures et des procédés de fabrication à respecter ; en un mot, je ne peux pas faire
n’importe quoi, comme bon me semble, si je veux parvenir au résultat escompté. S’adonner à un
travail, c’est donc toujours se plier à des exigences qui ne dépendent nullement de notre libre arbitre,
mais qui semblent au contraire venir le brider. Pour autant, le travail est-il pour l’homme un obstacle à
la liberté ? Car enfin, c’est bien aussi parce que je travaille que je peux me rendre indépendant de la
tutelle d’autrui, produire par moi-même ce qui est nécessaire à ma subsistance et à mon bien-être, et
ainsi avoir les moyens de mener ma vie comme je l’entends, sans plus dépendre désormais du bon
vouloir des autres. En ce sens, si le temps du travail, en tant qu’effort sur soi, n’apparaît pas au
premier abord comme un moment de liberté, le résultat du travail semble quant à lui l’instrument de
ma libération : certes, au moment où je travaille, je ne fais pas ce que je désire, mais grâce à mon
travail (aux objets que j’aurai fabriqués contre un salaire ou que je pourrai vendre), je me donnerai les
moyens d’acquérir ce qui peut m’être utile ou me faire plaisir.
Encore faudrait-il cependant que la liberté fût bien ce que nous avons jusqu’ici présupposé qu’elle
était : pouvoir faire ce qu’on désire, c’est-à-dire finalement ce qui nous plaît, sans obstacles ni limites.
Telle est sans doute bien l’entente la plus ordinaire de la liberté ; mais pour commune qu’elle soit, elle
demeure fortement contestable : sans doute, travailler est une nécessité sociale (et même, on pourra
le montrer, une nécessité vitale) ; sans doute aussi, je ne décide pas des techniques à mettre en
œuvre quand je travaille ; mais est-ce que je décide davantage de mes besoins et de mes désirs en
général ? Est-il en mon pouvoir de désirer ceci plutôt que cela ? À dire vrai, il s’agit là d’impulsions qui
toujours s’imposent et tendent tyranniquement à faire la loi en nous. Mais alors, leur laisser libre
cours, loin d’être la marque d’une libre conduite, serait bien plutôt le signe d’une servitude d’autant
plus puissante qu’elle n’est pas reconnue comme telle par celui qui la subit. Il faudrait alors soutenir
que c’est bien plutôt dans la résistance de la volonté à l’égard des désirs que la liberté se manifeste
vraiment. Le rapport que le travail entretient avec la liberté doit alors nous apparaître sous un jour
nouveau : peut-être est-ce précisément parce que le travail est une discipline et un effort de soi sur soi
que, loin de faire obstacle à la liberté humaine, il pourrait bien en être au contraire sinon
l’accomplissement plénier, du moins le nécessaire chemin. C’est du moins ce qu’il conviendra
d’examiner.

I. Le travail comme nécessité


On a coutume en paléoanthropologie de considérer la présence d’objets taillés, un silex biseauté par
exemple, comme le signe d’une présence humaine : un homme a vécu là, qui a pris la peine de
transformer, dans un but déterminé, des choses naturelles en outils de travail, interposant ce faisant
entre lui et le monde naturel des objets conçus de toutes pièces et en ce sens artificiels. Pourquoi
donc ? On peut à bon droit penser qu’une telle peine n’a rien de gratuit, au contraire. Après tout,
l’homme, comme tout être vivant, doit assurer sa survie dans une nature au pire hostile et au mieux
indifférente. Entendons par là qu’il a un certain nombre de besoins vitaux qu’il lui faut satisfaire sous
peine de mort ; et en ceci, il ne se distingue pas des autres animaux. Seulement, comme le
remarquait Platon dans le Protagoras, alors que la nature a doté ces derniers d’instincts sûrs guidant
sans erreur possible leur comportement et d’organes à même de leur servir d’outils naturels (pinces,
crocs, becs, etc.), l’homme est nu et comme démuni de tout avantage naturel pour se conserver lui-
même. C’est pour ainsi dire à mains nues qu’il se mesure à son milieu : l’homme, au sens propre, ne
peut compter que sur ses doigts. Proie faible et sans défense, prédateur lent et malhabile, il serait
promis à la disparition biologique pure et simple s’il n’était capable d’interposer des outils entre lui et le
monde, de transformer par son activité technique ce qui l’entoure, et de plier ainsi la nature à ses
besoins. L’homme est le seul être vivant à ne pas s’adapter à son milieu, mais à adapter son milieu
aux exigences de sa propre survie, et c’est le travail qui est tout à la fois le moteur et le vecteur de
cette adaptation. Aussi semble-t-il dicté par la plus élémentaire des nécessités, la nécessité vitale :
travailler, c’est justement produire ce que la nature ne fait pas toute seule et produire ce sans quoi ma
propre survie serait compromise, sinon menacée. Les vêtements ne poussent pas tout seuls et j’en ai
pourtant besoin pour me protéger des rigueurs climatiques : il me faudra alors les tisser, et cela,
nécessairement. Cultiver la terre, élever des animaux, bref, gagner son pain à la sueur de son front,
telle semble donc bien, comme nous le rappelle la Genèse, la nécessité contraignante à laquelle
l’homme doit se soumettre. Alors, si la fabrication d’instruments de travail est une marque spécifique
de l’humanité et si cette production obéit avant tout à une nécessité d’ordre vital à laquelle l’homme ne
peut se soustraire sous peine de mort, voilà l’humanité placée d’emblée sous le signe d’une servitude
ou d’une dépendance native : travailler ne relève pas d’un libre choix, mais de la nécessité la plus
contraignante qui soit ; c’est bel et bien une question de vie ou de mort.
Davantage même : tout travail, en tant qu’activité fabricatrice, suppose une technique dont je ne
décide pas et à laquelle je dois me soumettre nécessairement. Alors, non seulement je travaille par
nécessité, mais encore, la façon même dont je produis ce que je veux produire n’est pas remise à
mon libre choix. Et comme il est bien évident que je ne saurai jamais maîtriser à moi seul toutes les
techniques nécessaires à la production des objets dont j’ai besoin, le travail va se diviser et se
spécialiser : telle est du moins l’hypothèse envisagée par Platon au deuxième livre de la République.
L’homme va cultiver des champs, mais il faut à l’agriculteur des outils, dont la production réclame elle
aussi certains savoir-faire particuliers : aussi faudra-t-il des forgerons, des menuisiers, etc. Ce qu’il
faut ici remarquer, c’est que le travail génère alors de nouveaux besoins, qui pour être satisfaits
réclameront à leur tour un travail spécifique. Ainsi, des besoins de plus en plus divers expliquent-ils
une diversité de métiers elle-même toujours accrue : se dessine alors une communauté d’échanges
où chacun participe, à son ordre et mesure, à la satisfaction des besoins de tous. Le travail devient
alors le fondement du seul véritable lien social, le commerce et les échanges : la satisfaction de mes
besoins dépend d’autrui, mais la satisfaction des siens dépend de moi. Or chacun dépendant ainsi de
tous les autres, aucun n’est plus le maître de personne. Si donc nous travaillons par nécessité, cette
nécessité permet d’une certaine manière à chacun de se libérer des autres : entre les hommes, les
relations qui ont cours ne sont plus de subordination, mais de coopération, au point que les individus
peuvent désormais à bon droit se définir par leur fonction, c’est-à-dire par leur emploi (le boulanger ou
l’instituteur).
Selon la thèse d’Adam Smith, le travail est donc une nécessité à la fois naturelle et sociale : ne pas ou
ne plus travailler, c’est tout à la fois être menacé dans sa survie et dans son statut de membre de la
communauté humaine ; c’est risquer de perdre tout à la fois sa vie et sa liberté, puisque cela revient à
remettre la satisfaction de ses besoins vitaux aux bons vouloirs d’autrui. Sans doute faut-il accorder ce
point à la position utilitariste : que le travail soit une nécessité, cela ne signifie pas pour autant qu’il
constitue un obstacle pour ma liberté ; bien au contraire : il est peut-être le seul moyen humain
d’accéder à la liberté. C’est cependant le concept de liberté engagé ici qui fait question : car enfin,
autre chose est de dire que la multiplication des désirs accroît la dépendance de chacun envers tous
les autres, autre chose est d’affirmer qu’il s’agit là d’une libération. Certes, le fait qu’autrui ait besoin
de moi autant que j’ai besoin de lui, cela m’affranchit de sa tutelle ; mais il n’est pas de maître plus
tyrannique que le désir lui-même : si ma liberté se résume à la recherche sans limites de la
satisfaction de désirs eux-mêmes illimités, que m’importe alors d’être libéré de l’emprise d’autrui ?
Que m’importe en effet si c’est pour devenir l’esclave de moi-même ? Le reproche est finalement
platonicien : d’une part, il n’est pas certain que la vie en commun se résume à faciliter les échanges et
la coopération économique ; d’autre part et surtout, il est tout aussi incertain que la satisfaction des
désirs soit en elle-même une libération. Peut-être la liberté dont le travail est la promesse est-elle plus
et autre : si le travail me permet d’échapper à la domination d’autrui tout en me rendant dépendant de
mes semblables eux aussi au travail, il faudrait sans doute prendre au sérieux la maîtrise qu’il me
permet d’acquérir aussi bien sur la nature que sur moi-même.

II. Le travail comme libération


Le travail est certes le seul moyen que l’homme ait d’assurer sa survie : si nous travaillons, c’est donc
bien par nécessité, et même par une nécessité qui est naturelle avant d’être sociale. C’est alors la
liberté humaine qui se trouve, semble-t-il, compromise. Pourtant, ainsi que le montre Hegel, mon
humanité n’est pas un bien donné ou un bien acquis pour toujours : elle ne m’est accordée que si
autrui consent à la reconnaître. Ce que chacun recherche, c’est donc la reconnaissance par autrui de
son humanité propre : mais la reconnaître à l’autre, lui donner ce qu’il exige, c’est par là même
renoncer à avoir quelque pouvoir que ce soit sur lui ; le premier qui cède dans cette lutte à mort, le
premier qui accorde à l’autre ce que celui-ci demande, renonce de lui-même à se voir accorder le
statut d’être humain. Celui donc qui, par lâcheté ou par peur de mourir, cesse le combat pour la
reconnaissance, celui-là est asservi : il devient l’esclave du vainqueur, qui gagne ainsi le droit d’user à
sa guise de la vie du vaincu. Reconnaître la liberté de l’autre, c’est donc, nous dit Hegel, accepter
d’être asservi, c’est-à-dire entrer au service de l’autre : l’esclave, c’est celui qui a choisi la vie plutôt
que de risquer la mort, et ce au prix de la liberté. Or cet asservissement a pour nom le travail. Le
maître, c’est alors celui qui jouit du fruit du travail sans travailler lui-même ; en d’autres termes, il voit
ses besoins naturels, et même ses moindres désirs, être satisfaits sans pour autant se voir contraint
de travailler à les satisfaire. L’esclave, quant à lui, est contraint au travail pour un autre. Lequel est
alors le plus libre des deux ? On serait tenté de penser que c’est le maître qui voit le moindre de ses
caprices être immédiatement satisfait sans avoir à faire quoi que ce soit pour cela. Pourtant, à
l’examen, il n’en va pas ainsi. C’est que le travail, d’instrument de contrainte, devient au terme du
processus dialectique la marque de la liberté véritable : alors que le maître, à qui désirer ne coûte rien,
devient prisonnier et de son désir lui-même, et de l’esclave qui travaille à le satisfaire, l’esclave quant
à lui apprend dans la patience et le « travail du négatif » à se dominer lui-même comme il apprend à
dominer l’extériorité. L’esclave, par le travail, devient maître de lui comme de la nature : sa volonté
apprend à triompher et de son désir, et de la nature, pour leur imposer ses lois. Au terme du
processus donc, c’est l’esclave qui est réellement libre, et le maître qui est réellement esclave. Et ce
dépassement de la contradiction n’est possible que parce que la « liberté » du maître était dès le
départ rien de moins qu’illusoire ; la liberté apparente de celui qui, ne cherchant qu’à satisfaire ses
désirs, « se révèle par là l’esclave de ce désir même », comme le disait, avant Hegel, Rousseau.

Conclusion
La contradiction opposant travail et liberté a été dépassée au prix, il est vrai, d’une radicale redéfinition
de la liberté elle-même. Remarquons, comme le faisait déjà Kant dans l’Anthropologie, que cette
liberté, la seule véritable, résulte de la contrainte : si l’homme n’y était pas contraint, et contraint
nécessairement, il n’aurait jamais de lui-même la force de s’opposer aux appétits. C’est parce qu’il n’a
pas le choix que l’esclave renonce à ses désirs, et cette renonciation se fait dans la douleur, ce
pourquoi le travail peut nous apparaître comme une malédiction ; mais dans la servitude, l’esclave
apprend à triompher de l’adversité en cultivant sa volonté. Ma volonté commande et, malgré la fatigue,
mon corps lui obéit. Ma volonté exige, et le désir se tait. Là est sans doute la source d’une jouissance
toute particulière, celle qu’éprouve celui qui, parvenu à la maîtrise de soi, n’est plus simplement
velléitaire, mais bien volontaire : tel que je veux que l’être soit, tel il sera, parce que je le transformerai
par mon travail jusqu’à ce qu’il me satisfasse. Cette jouissance, c’est celle d’une conscience parvenue
à la liberté véritable : ne pas se contenter du donné naturel, mais lui imposer ses lois. Le travail nous
ouvre ainsi à la liberté authentique comme autonomie d’une volonté qui n’accepte plus de vivre sous
d’autres lois que les siennes : nous y affirmons la liberté humaine envers et contre tout, fût-ce envers
et contre soi-même.

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