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LA LIBERTÉ

Introduction :

La liberté est un concept qui relève du domaine pratique, et donc de la morale.


Sans la liberté, il serait impossible de s’interroger sur la valeur de nos actions, ni par
conséquent de les juger. Or nous ressentons comme une évidence l’exigence de ce
jugement. Ce qui revient à affirmer que pour tout acte, nous le qualifions de libre s’il
réunit les 3 conditions suivantes :
- L’acte trouve son origine dans le sujet (il en est l’auteur)
- il pourrait, du point de vue du sujet, être différent (il n’y était pas contraint)
- il pourrait être justifié par le sujet (il est réfléchi).
Pourtant, la question se pose de savoir s’il existe un tel acte. Est-il possible d’agir sans
que rien ne nous détermine ? N’est-il pas illusoire de croire que nous pouvons nous
affranchir de toute détermination ? Histoire, culture, langue, corps, origine sociale,
influences, humeurs, sont autant de réalités qui nous accompagnent dans toutes nos
décisions. Il faudra donc s’interroger sur ce qu’est le concept de libre-arbitre et surtout
le replacer dans le contexte concret de son exercice, c’est-à -dire de l’action.

I – Le libre-arbitre ou la liberté absolue

1) La notion de libre-arbitre
Les différents sens du mot liberté : Texte de Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement
humain (1703), Livre II, chap.XXI

« Le terme de liberté est fort ambigu. Il y a liberté de droit et de fait. Suivant celle de
droit, un esclave n'est point libre, un sujet n'est pas entièrement libre mais un pauvre est
aussi libre qu’un riche.
La liberté de fait consiste ou dans la puissance de faire ce que l'on veut ou dans la
puissance de vouloir comme il faut. [...] La liberté de faire [...] a ses degrés et variétés.
Généralement, celui qui a plus de moyens est plus libre de faire ce qu'il veut. Mais on entend
la liberté particulièrement de l'usage des choses qui ont coutume d'être en notre pouvoir,
et surtout de l'usage libre de notre corps. Ainsi la prison et les maladies qui nous
empêchent de donner à notre corps et à nos membres le mouvement que nous voulons, et
que nous pouvons leur donner ordinairement dérogent à notre liberté : c'est ainsi qu'un
prisonnier n'est point libre, et qu'un paralytique n'a point l'usage libre de ses membres.
La liberté de vouloir est encore pris en deux sens différents. L'un est quand on l'oppose à
l'imperfection ou à l'esclavage d'esprit, qui est une coaction ou contrainte, mais interne,
comme celle qui vient des. L'autre sens a lieu quand on oppose la liberté à la nécessité.
Dans le premier sens, les stoïciens disaient que le sage seul est libre ; et, en effet, on n'a
point l'esprit libre quand il est occupé d'une grande passion, car on ne peut point vouloir
comme il faut, c'est-à-dire avec la délibération qui est requise. C'est ainsi que Dieu seul est
parfaitement libre, et que les esprits créés ne le sont qu'à mesure qu'ils sont au-dessus des
passions. Et cette liberté regarde proprement notre entendement .
Mais la liberté de l'esprit opposée à la nécessité regarde la volonté nue et en tant qu'elle
est distinguée de l'entendement. C'est ce qu'on appelle le franc-arbitre et consiste en ce
que l'on veut que les plus fortes raisons ou impressions que l'entendement présente à la
volonté n'empêchent point l'acte de la volonté d'être contingent et ne lui donnent point
une nécessité absolue et pour ainsi dire métaphysique. Et c'est dans ce sens que j'ai
coutume de dire que l'entendement peut déterminer la volonté suivant la prévalence des
perceptions et raisons d'une manière qui, lors même qu'elle est certaine et infaillible,
incline sans nécessiter. »

Le texte distingue et organise les différents sens du mot liberté, en partant de sa


manifestation la plus extérieure pour aller vers sa réalité la plus intérieure.
- Liberté de droit et liberté de fait : ce que j’ai le droit de faire/ce que je peux
effectivement faire.
La liberté de droit est à prendre au sens juridique, elle distingue les personnes,
reconnues par la loi comme ayant une volonté juridique, les esclaves, qui sont des
choses, et les enfants, qui sont mineurs. Au sens politique, elle distingue les citoyens, qui
participent à l’élaboration des lois, et les sujets qui sont soumis à un pouvoir
monarchique ou tyrannique.
- Liberté de fait comprend la liberté de pouvoir et la liberté de vouloir : avoir les moyens
de faire ce que j’ai décidé de faire/ avoir la capacité de décider par moi-même.
La liberté de pouvoir correspond à la conception la plus courante de la liberté : elle
comporte des degrés : on est plus ou moins libre lorsqu’on est plus ou moins riche, plus
ou moins en bonne santé, etc. Elle a aussi par conséquent des sens variés : physique,
psychologique, financier, intellectuel, etc.
- La liberté de vouloir comprend la liberté morale et le libre-arbitre : il s’agit là des
conditions intérieures et non plus extérieures de la liberté.
La liberté morale consiste en la capacité de vouloir comme il faut : je m’impose des
règles de conduite et je suis capable pour cela de faire abstraction des facteurs internes
(passions, préjugés) et externes (pressions, influences).
Le libre-arbitre c’est la capacité qu’a la volonté de se déterminer sans contrainte, y
compris celle de la morale ou de la raison (je peux vouloir même ce qui est contraire à la
raison). Je suis l’auteur de mon action, par la volonté je me distingue de la nécessité des
choses. Je trouve en moi les raisons de mon action et nie les causes qui pourraient
supprimer ma liberté. Je reconnais pouvoir être influencé, poussé dans un sens ou dans
l’autre, mais ce influences ne sont pas des contraintes : je peux agir comme je le veux, et
même contre les raisons qui pourraient me faire pencher vers telle ou telle action.

On peut remarquer que le libre-arbitre est la condition de possibilité de tous les


autres sens du mot liberté. Ce concept est issu d’un problème théologique (celui du
péché originel) : pourquoi le mal existe-t-il ? Dieu en est-il l’auteur ? Peut-on concevoir
l’homme comme entièrement responsable ?
Pour les théologiens, il faut en même temps maintenir l’idée que Dieu est le créateur, et
qu’il ne peut pas être responsable du mal qui existe dans sa création. Il faut donc
disculper Dieu et faire de l’homme le seul coupable en lui donnant le libre-arbitre. On
pourrait objecter que Dieu aurait pu ne pas donner à l’homme la liberté de mal agir, et
qu’il est donc indirectement responsable de ses mauvaises actions. Saint Augustin
répond à cela qu’il serait malhonnête de reprocher à Dieu de nous avoir donner un
pouvoir aussi immense sous prétexte que nous nous en servons mal : « la volonté libre
sans laquelle personne ne peut bien vivre, tu dois reconnaître et qu'elle est un bien, et
qu'elle est un don de Dieu, et qu'il faut condamner ceux qui mésusent de ce bien plutôt que
de dire de celui qui l'a donné qu'il n'aurait pas dû le donner » (De Libero Arbitrio, II, 18,
48). De la même manière il serait absurde de dire qu’on préfèrerait ne pas avoir de
mains sous prétexte que parfois elles accomplissent des crimes.
La liberté fait donc de l’homme, à l’origine, le seul être capable d’agir de lui-
même, spontanément : il échappe aux lois de la nature, il est lui-même la cause de son
action. C’est une exigence éthique qui fonde cette conviction, comme l’affirme Saint
Thomas (Manuel, Texte 1).

2) La liberté comme évidence absolue (Descartes)


Comme Saint Thomas, Descartes prouve moins la liberté qu’il ne la constate. Elle
« se connaît sans preuve, par la simple expérience que nous en avons » (Principes, I, 39).
Nous éprouvons à chaque instant cette capacité de vouloir ou ne pas vouloir, d’affirmer
ou de nier.
Cette capacité est indissociable de la raison qui nous permet de délibérer, et d’échapper
ainsi à l’instinct ou aux passions qui pourraient nous entrainer malgré nous.
Descartes fait l’expérience de cette liberté absolue par le doute radical qu’il entreprend
dans la recherche de la première vérité : en niant tout ce qui lui semble douteux, en
refusant d’admettre une quelconque évidence, il montre bien le caractère infini de sa
volonté : « ma volonté n’est enfermée dans aucune borne » (Méditations métaphysiques,
IV). C’est la volonté « qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de
Dieu » (ibid.)
Douter c’est être libre de suspendre son jugement. Le « je pense » est en fait l’affirmation
du libre-arbitre. Je peux nier que la somme des angles d’un triangle est égale à 180° car
je peux refuser de m’intéresser à cette vérité mathématique. Je ne crois que ce que je
vois, je ne vois que ce que je regarde et je ne regarde que ce que je veux : la volonté est
absolument souveraine.
Ce caractère absolu de la liberté permet encore une fois de refuser toute forme de
déterminisme et de faire du sujet l’unique auteur et responsable de ses actes. De sorte
qu’être libre se manifeste deux manières, que Descartes qualifie de plus bas et de plus
haut degré de la liberté.
- le plus bas degré de liberté, aussi appelé liberté d’indifférence, désigne une
situation dans laquelle l’entendement (capacité de réfléchir) n’éclaire pas la volonté sur
les raisons de « choisir un parti plutôt que l’autre » (Lettre au Père Mesland du 2 mai
1644). Je suis alors indifférent à l’un ou l’autre choix, je ne sais pas comment me décider
parce que je ne vois pas quel est le meilleur parti. Loin de voir dans cette indifférence le
signe d’une grande liberté (mon choix n’est pas déterminé, je peux en apparence faire
« ce que je veux »), Descartes la considère comme la preuve d’une pensée confuse. Mais
c’est surtout un choix moral : je ne me donne pas les moyens d’accéder à une pensée
claire et distincte. Je suis libre, mais au sens où cette liberté est irresponsable (faire un
choix « au hasard », je vais au lycée ou je reste au lit) :
« Cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers
un autre, par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt
paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté. » (4è
Méditation)
Bien agir, c’est connaître ; tout pêcheur est un ignorant, le mal est le fruit d’une
défaillance de l’entendement, d’une erreur de jugement. En réalité, la liberté
d’indifférence est cet état où quelque chose, qui n’est donc pas moi, doit faire pencher la
balance d’un cô té ou d’un autre.
Ce degré de liberté est à rapprocher de l’histoire tragique de « l’â ne de Buridan » : placé
à égale distance d’un seau d’eau et d’un seau d’avoine, il meurt de faim et de soif ne
parvenant pas à faire un choix. Comparaison peu flatteuse pour un être humain…
- le plus haut degré de la liberté est donc logiquement la capacité de se déterminer en
pleine connaissance de cause : la volonté choisit sans hésiter parce qu’elle est éclairée
sur la nature du vrai et du bien. Paradoxalement, on est d’autant plus libre que le choix
nous semble nécessaire.

Pourtant, le mal est non seulement possible mais réel, nous commettons tous des
erreurs. Bien plus, on peut posséder le savoir de ce qui est bien, et mal agir. Il y aurait
donc une forme de liberté en un sens plus grande encore. C’est ce que reconnaît
Descartes dans la même lettre au Père Mesland du 2 mai 1644 :
« Une plus grande liberté consiste, en effet, ou bien dans une plus grande facilité de se
déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons
de suivre le pire, tout en voyant le meilleur ».
Il s’agirait même de la manifestation véritable et la plus haute du libre-arbitre : la
capacité de la volonté à prendre des décisions indépendamment des motifs ou mobiles
qui feraient pencher la balance dans un sens ; même en étant lucide sur la nature du vrai
et du bien, je peux choisir indifféremment.
Cette hypothèse est dangereuse puisqu’elle conduit à reconnaître que si je cherche à me
prouver ma liberté, le seul vrai moyen dont je dispose est de faire le mal (ce que la
raison réprouve). C’est aussi cette dimension du libre-arbitre qui permet à la fois
d’expliquer le mal et d’en rendre l’homme entièrement responsable. Dans le contexte
théologique, Dieu nous a ainsi donné la raison et la volonté, deux facultés qui nous
permettent de choisir en toute clairvoyance. Si nous faisons le mal, c’est délibérément.
Celui qui accomplit le mal jouit donc en un sens d’une plus grande liberté parce qu’il
prouve sa capacité à se déterminer absolument (sans « obéir » à la raison), mais il est en
même temps absolument responsable de ses actes et donc entièrement coupable. La
morale ne peut pas accepter cette attitude qui n’a rien de logique par ailleurs et ne
signifie rien sinon un caprice de l’individu.

La liberté réside donc dans la volonté car « pour affirmer ou nier, poursuivre ou
fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne
sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne » (4è Méditation).

II – La liberté déterminée

Voilà l’évidence du libre-arbitre que nous expérimentons à chaque instant. Or c’est


précisément cette évidence qu’il est possible et même nécessaire (comme toujours en
philosophie) de questionner. Nous ne nous sentons pas contraint, mais est-ce pour
autant assuré que nous ne le sommes pas ? Ne peut-on pas supposer des déterminations
dont nous n’aurions pas conscience ( cf cours sur l’inconscient) ?
C’est ce que Leibniz reproche à cette conception :
« La raison que M. Descartes a alléguée, pour prouver l’indépendance de nos actions libres
par un prétendu sentiment vif interne, n’a point de force. Nous ne pouvons pas sentir
proprement notre indépendance et nous ne nous apercevons pas toujours des causes,
souvent imperceptibles, dont notre résolution dépend » (Théodicée, I, §50).

1) Le choix comme « balancier »


Cf Texte 3 du manuel (« L’esprit est inquiétude », tiré des Nouveaux Essais sur
l’entendement humain).
Leibniz propose une critique de la conception cartésienne de la liberté en la replaçant
dans le contexte concret du choix et de la temporalité. Choisir, est-ce avoir devant soi,
comme à distance et objectivement, des possibilités parmi lesquelles nous pourrions
choisir en toute conscience ? En réalité, toute action est la conséquence ou l’effet d’une
inquiétude permanente, autrement appelée désir. Sans être une souffrance, le désir est
une absence de sérénité, de tranquillité. L’action est cet effort pour parvenir au repos,
cette démarche qui est destinée à procurer la plaisir attendu.
Leibniz reprend alors chez Descartes ce qu’il appelle liberté d’indifférence : si ce qui
m’est proposé ne représente à mes yeux aucun plaisir, si je peux m’en passer, alors je
serai dans un état d’indifférence (« plus bas degré du désir ») : velléité, envie faible et très
passagère qui entraine l’indécision.
Il n’y a donc jamais de situation dans laquelle je pourrais être, comme avec Descartes,
face à une balance neutre et équilibrée. L’inquiétude n’est pas à comprendre comme le
choix dont parle Descartes, l’â me n’est pas ce juge impartial qui est toujours capable de
juger la valeur des choses sans se tromper, sans précipitation et avec objectivité. L’â me
est inquiétude, sorte de fourmillement, de « démangeaison », multiplicité de « petits
ressorts » qui font que nous sommes dans une perpétuelle agitation.
Plutô t que d’une balance, Leibniz parle d’un balancier, pour insister que nous oscillons
en permanence d’une possibilité à l’autre (si tant est qu’il n’y en ait que deux !), en
raison de ces fameuses petites perceptions imperceptibles, inconscientes mais toujours
présentes. Chaque possibilité, tour à tour, l’emporte sur une autre. Et ce mouvement de
balancier est soumis à la durée ; pendant que je pense à ces possibilités (aller à la
taverne ou rester étudier selon l’exemple de Leibniz lui-même), du temps passe et toutes
choses ne sont alors plus égales come le prétendrait Descartes. Le moment du choix
n’est pas un moment hors du temps ni hors du monde : mon â me ne peut juger la valeur
de ces possibles en faisant abstraction de la durée dans laquelle elles se présentent à moi
successivement, comme si j’étais face à deux propositions mathématiques dont l’une
serait vraie et l’autre fausse.
Pour Leibniz, la liberté est inquiétude (elle peut aller jusqu’à l’angoisse comme
l’affirmera l’existentialisme) et l’indifférence n’existe pas parce que nous sommes
toujours déterminés : même le choix en apparence le plus libre est à comprendre comme
la fin d’une agitation, d’une lutte entre petites inclinations imperceptibles. Il n’y a donc
pas de liberté absolue, de choix qui ne soit guidé par la seule volonté, indépendamment
d’une raison, même inconsciente.

2) « Rien n’est sans raison »


Pour Leibniz, l’univers est entièrement rationnel et ne peut échapper au
déterminisme. C’est ce qui assure sa cohérence et garantit la possibilité de le
comprendre en s’appuyant sur les lois immuables de la nature. Plus encore, cette
rationalité qui ne laisse aucune place au hasard, est le fruit de la volonté divine, qui n’a
pu créé cet univers sans prévoir tout ce qu’il contient et ce qui s’y produira. Dans ce
contexte, tout est justifié et tout peut être expliqué par une cause, proche ou lointaine.
Leibniz défend une conception fermement déterministe, et optimiste puisque nous
pouvons à la fois espérer pouvoir comprendre le monde (selon une sorte de
mathématique universelle comme le suggérait déjà Galilée : la nature est un livre écrit en
langage mathématique), mais aussi être certain de la bonté de ce monde puisqu’il est la
création de Dieu (d’où la critique voltairienne dans Candide). Ce monde dans lequel nous
vivons est « le meilleur des mondes possibles », ce qui ne signifie pas qu’il est le meilleur
dans l’absolu, mais que le mal qu’il contient est nécessaire et justifiable au regard du
choix que Dieu a fait et qui était le choix du meilleur…
Outre ce principe du meilleur qui justifie le monde choisi par Dieu, l’univers répond
donc à deux principes fondamentaux dont tout découle (même le choix de Dieu) et qui
sont par définition indémontrables :
- le principe de contradiction : une chose et son contraire ne sont pas en même temps
possibles. Ce qui implique contradiction est impossible (si la loi de la gravité existe, alors
il est impossible qu’un objet ne tombe pas au sol quand on le projette).
- le principe de raison suffisante : si un événement se produit, c’est un fait, dont le
contraire n’implique pas nécessairement contradiction, mais qui obéit à une raison, à
une cause, ou à une série de causes qui le rendent certain (votre naissance n’est pas
nécessaire au sens où le contraire serait impossible et contradictoire, mais elle est
certaine parce qu’on peut en donner la cause).
Dans ce contexte, imaginer la liberté comme pur pouvoir de la volonté à se déterminer
elle-même, indépendamment de causes extérieures ou intérieures, est une illusion. Tout
choix que je fais peut et doit être compris comme l’effet de causes antérieures infinies
qui l’expliquent. De sorte que pour Leibniz, « la notion individuelle de chaque personne
renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais » (Discours de métaphysique,
§13). Il y a, dès le départ, c’est-à -dire avant même qu’il existe, et déjà dans l’esprit de
Dieu au moment où il a conçu le monde qu’il allait créer, contenu dans l’individu tout ce
qu’il sera tout au long de sa vie. Chaque être ne fait donc que déployer dans le temps les
conséquences de sa propre nature : il exprime son destin. Quand je crois agir de mon
propre chef, quand je dis que je choisis mon action, je suis en réalité déterminé par tout
un ensemble de causes : ma nature individuelle (on peut penser ici à mon code
génétique par exemple et entre autres choses qui me définissent), et le plan préordonné
de toute éternité par la Providence (l’infinité des causes aussi bien dans l’espace que
dans le temps).
Pourquoi suis-je libre ? Pourquoi ai-je le sentiment d’être l’auteur de mon action ? Parce
que je suis inconscient de toutes ces causes et que je ne connais pas mon destin. Je vis
donc toute action comme une inquiétude et une angoisse parce que j’ignore ce qui est
déjà écrit.

2) L’homme n’est pas « un empire dans un empire » (Lettre à Schuller 1675)

« J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ;
contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon
déterminée.
Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule
nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe
par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît
toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu
connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre
décret mais dans une libre nécessité.
Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures
à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible,
concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui
la pousse, une certaine quantité de mouvements et, l’impulsion de la cause extérieure
venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre
dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle
doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut
l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui
attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière
est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine
manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se
mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre
assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune
façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement
que parce qu’elle le veut.
Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul
que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.
Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est
poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite,
revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres
de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre.
Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas
aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’ils est une
chose dont les hommes soient peu capables , c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils
constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et
font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses
n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maitrisé par le souvenir fréquemment
rappelé de quelque autre chose. »
Baruch SPINOZA, « lettre à Schuller », Lettre LVIII, in Œuvres

Contre le cartésianisme et de manière plus générale contre la métaphysique


classique, Spinoza refuse de faire de l’homme « un empire dans un empire ». Ce qui
signifie qu’il n’y a aucune raison de penser, sinon selon un préjugé anthropocentrique,
qu’il puisse échapper au déterminisme qui gouverne la nature. Rien ne peut exister ni
agir sans une cause extérieure.
Par conséquent, la conception spinoziste de la liberté ne peut que s’inscrire dans cette
perspective. Ce qui est rejeté, ce n’est pas tant la liberté que le libre-arbitre. Pour le
montrer, Spinoza définit ce qu’est un être libre, pour ensuite en déduire l’illusion de la
liberté chez l’homme. Est libre « une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa
nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine
façon déterminée » (cf texte 6 du Manuel).
Pour Spinoza, la liberté n’est pas la possibilité de décider librement (volonté infinie chez
Descartes), c’est ce qu’il appelle une « libre nécessité ». La Nature (que Spinoza appelle
aussi Dieu) est libre non pas parce qu’elle fait ce qu’elle veut (elle produit selon des lois
nécessaires), mais parce qu’elle est et produit par la seule nécessité de sa nature (et non
par le fait d’une cause extérieure à elle). La liberté n’est pas le sentiment qu’il aurait été
possible d’agir autrement, mais le fait d’accomplir librement ce qui est nécessaire.
C’est à partir de cette liberté divine que Spinoza va déconstruire ce que l’homme appelle
liberté, en prenant comme exemple surprenant, et surtout volontairement absurde, le
cas d’une pierre mise en mouvement par une cause extérieure (disons que je jette une
pierre avec une force donnée). Conformément aux lois de la nature, la pierre continuera
de se déplacer selon la quantité de mouvement qui lui aura été donnée. Son mouvement
est donc contraint en raison de la force qui lui a été communiquée par une cause
extérieure (ici, moi). Cette loi de la nature s’applique à toute chose dont l’existence et le
mouvement ne s’expliquent que par l’intervention d’une cause qui les rend nécessaires.
Ce qui revient à dire qu’aucune chose ne peut être dite libre.
Le caractère absurde d’une telle supposition est manifeste lorsque Spinoza prête à la
pierre une conscience. Celle-ci serait donc consciente de son mouvement, mais non de la
cause qui l’explique, et elle croirait qu’elle est libre et qu’elle a décidé de ce mouvement.
L’homme persuadé d’être libre est donc comme cette pierre : l’illusion de la liberté vient
de ce qu’on a conscience de notre existence et de nos actions, mais que nous en ignorons
la cause. Or l’enfant croit vouloir le lait parce que sa nature le lui dicte, le garçon en
colère croit vouloir se venger, le peureux croit vouloir fuir, l’ivrogne croit vouloir parler,
etc. Il y a toujours, au départ de notre existence (nous n’en sommes pas la cause) ou de
nos actions qui sont contingentes, une « impulsion » dont nous n’avons pas conscience et
qui en font une contrainte.
La liberté pour Spinoza ne peut être alors que cette connaissance adéquate des
causes qui nous font agir, de sorte qu’au lieu d’être l’esclave des impulsions qui
déterminent mes mouvements, je les connaisse et les approuve. De cette manière, je
saurai transformer ce qui est passion en volonté (passer du premier au troisième genre
de connaissance).

Comment alors reconnaître avec humilité le déterminisme, sans pour autant nier
la liberté, c’est-à -dire la responsabilité de l’individu ? Comment distinguer l’être humain
de la pierre ?

III – Liberté et déterminisme

1) Kant : la liberté malgré le déterminisme

« Qu'on prenne un acte volontaire, par exemple un mensonge pernicieux, par lequel
homme a introduit un certain désordre dans la société, dont on recherche d'abord les
raisons déterminantes, qui lui ont donné naissance, pour juger ensuite comment il peut lui
être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue, on pénètre le
caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources, que l'on recherche dans la
mauvaise éducation, dans les mauvaises fréquentations, en partie aussi dans la méchanceté
d'un naturel insensible à la honte, qu'on attribue en partie à la légèreté et à
l'inconsidération, sans négliger les circonstances tout à fait occasionnelles qui ont pu
influer. Dans tout cela, on procède comme on le fait, en général, dans la recherche de la
série des causes déterminantes d'un effet naturel donné.
Or, bien que l'on croie que l'action soit déterminée par là, on n'en blâme pas moins
l'auteur, et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances
qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite passée car on suppose qu'on
peut laisser tout à fait de côté ce qu'a été cette conduite et regarder la série écoulée des
conditions comme non avenue, et cette action comme entièrement inconditionnée par
rapport à l'état antérieur, comme si l'auteur commençait absolument avec elle une série de
conséquences. Ce blâme se fonde sur une loi de la raison où l'on regarde celle-ci comme une
cause qui a pu et a dû déterminer autrement la conduite de l'homme, indépendamment de
toutes les conditions empiriques nommées. Et on n'envisage pas la causalité de la raison,
pour ainsi dire, simplement comme concomitante, mais au contraire, comme complète en
soi, quand bien même les mobiles sensibles ne seraient pas du tout en sa faveur et qu'ils lui
seraient tout à fait contraires ; l'action est attribuée au caractère intelligible de l'auteur : il
est entièrement coupable à l'instant où il ment ; par conséquent, malgré toutes les
conditions empiriques de l'action, la raison était pleinement libre, et cet acte doit être
attribué entièrement à sa négligence. »
Kant, Critique de la raison pure (1781)

Kant distingue deux dimensions de l’action : on peut l’observer soit sous son
« caractère empirique », soit sous son « caractère intelligible ». Dans le premier cas, on
considère l’action comme un phénomène naturel qui, en tant que tel, ne peut s’expliquer
que par le déterminisme, c’est-à -dire par la relation cause/effet. Une action trouverait sa
raison dans l’éducation, l’environnement, les mauvaises rencontres, le tempérament, etc.
Or nous continuons à considérer l’individu comme auteur et responsable de son acte. En
effet, nous affirmons que son action n’est pas la conséquence d’événements antécédents,
mais de sa propre volonté : avec cette action commence une nouvelle série de
conséquences qui n’aurait jamais existé sans sa décision. Il s’agit là non plus d’une loi de
la nature mais de la loi de la raison. « L’action est attribuée au caractère intelligible de
l’auteur » de sorte que les circonstances qui entourent l’action n’en sont absolument pas
la cause. Ce n’est ni son passé, son éducation, son environnement, sa passion qui
produisent le mensonge, mais sa propre volonté. Au mieux peut-on alors parler d
circonstances atténuantes qui ne remettent jamais en cause son entière responsabilité.

2) Engels : la liberté par le déterminisme

« La liberté n'est pas dans une indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature, mais
dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en
œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la
nature extérieure que de celles qui régissent l'existence physique et psychique de l'homme
lui-même, deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la
représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre
chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un
homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la
teneur de ce jugement ; tandis que l'incertitude reposant sur l'ignorance, - qui choisit en
apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décisions diverses et
contradictoires -, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à
l'objet qu'elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans
l'empire sur nous-mêmes et sur la nature extérieure, fondée sur la connaissance des
nécessités naturelles ; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement
historique. »
F. Engels, Anti-Dü hring (1874)

L’auteur fait la différence entre libre-arbitre et indépendance ; ce que les


déterministes rejettent à juste titre comme une illusion, c’est la conception d’une liberté
qui ferait que l’homme échappe aux lois de la nature, qu’elles soient physiques ou
psychiques (inconscient notamment). Comme l’affirme Spinoza, l’homme n’est pas « un
empire dans un empire », et l’indépendance n’est qu’un rêve. Bien au contraire, la liberté
ne peut être que le fruit de la connaissance des lois de la nature et de leur usage pour
s’en affranchir. L’auteur reprend les définitions de Descartes et ses deux degrés de la
liberté : le plus haut qui consiste en « la faculté décider en connaissance de cause », et le
plus bas (liberté d’indifférence) qui est « l’incertitude reposant sur l’ignorance ». Les
progrès de la science, en développant nos connaissances des lois de la nature, ont offert
à l’homme une plus grande liberté : maîtrise de soi et maîtrise de la nature sont la
preuve de cette liberté accrue.

3) Sartre : la liberté éclairée par le déterminisme

« L’argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre
impuissance… Loin que nous puissions modifier notre situation, il semble que nous ne
puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis libre ni d’échapper au sort de ma classe,
de ma nation, de ma famille, ni même d’édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre
mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, tuberculeux…
etc. Bien plus qu’il ne paraît « se faire », l’homme semble « être fait » par le climat et la
terre, la race et la classe, la langue, l’histoire de la collectivité dont il fait partie, l’hérédité,
les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les
petits événements de sa vie…
Cet argument n’a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine:
Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu’il faut « tâcher
de nous vaincre plutôt que la fortune ». C’est qu’il convient de faire des distinctions:
beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le
coefficient d’adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre
liberté, car c’est par nous, c’est-à-dire par la position préalable d’une fin que surgit ce
coefficient d’adversité. Tel rocher qui manifeste une résistance profonde si je veux le
déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le
paysage… Ainsi, bien que les choses brutes paraissent limiter notre liberté d’action, c’est
notre liberté elle-même qui constitue le cadre, la technique et les fins par rapport
auxquelles elles se manifesteront comme des limites. C’est notre liberté elle-même qui
constitue les limites qu’elle rencontrera par la suite. En sorte que les résistances que la
liberté dévoile dans l’existant, loin d’être un danger pour la liberté, ne font que lui
permettre de surgir comme liberté. Il ne peut y avoir de sujet libre que comme engagé dans
un monde résistant. En dehors de cet engagement, les notions de liberté ou de nécessité
perdent jusqu’à leur sens ».
J.-P. Sartre, L’Ê tre et le Néant (1943)

Sartre fait de la liberté ce qui définit l’homme comme être chez qui « l’existence
précède l’essence ». Pourtant, il ne se fait aucune illusion sur le déterminisme qui
gouverne chacune de nos actions. Nous ne choisissons rien de ce que nous sommes, nous
ne nous faisons pas, nous sommes faits par tous ces déterminismes indéniables (climat,
terre, race, classe, langue, histoire, hérédité, circonstances, habitudes, événements). En
un sens « l’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec », d’une
impuissance et d’une défaite face à ce qui nous détermine.
Cependant, ce déterminisme réel n’empêche pas de penser la liberté, tout comme
Descartes n’estimait pas contradictoire d’affirmer le libre-arbitre absolu en même temps
que la nécessité d’accepter ce qui nous arrive (stoïcisme). En effet, le déterminisme est
sans finalité, il n’a pas de sens. Si nous considérons que la réalité est une contrainte pour
nous, qu’elle est un obstacle, c’est parce que nous l’interprétons à partir d’une fin, d’un
but qui est le nô tre et qui l’éclaire. C’est la thèse chère à Sartre selon laquelle le monde
est absurde, qu’il n’a pas de sens et que c’est précisément la raison pour laquelle nous
sommes libres, puisque c’est à nous seul de lui donner le sens que nous choisissons de
lui donner. Le rocher qui est devant moi est « neutre », c’est moi et moi seul qui le définit
comme un obstacle, comme ce qui me résiste, comme ce qui s’oppose au projet que je me
suis proposé. Mais je peux aussi y lire une aide, une possibilité nouvelle, une chance. Si je
ne choisis pas ma situation, ni les événements qui se produisent dans ma vie, je serai
toujours libre de choisir leur signification.

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