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Introduction :
1) La notion de libre-arbitre
Les différents sens du mot liberté : Texte de Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement
humain (1703), Livre II, chap.XXI
« Le terme de liberté est fort ambigu. Il y a liberté de droit et de fait. Suivant celle de
droit, un esclave n'est point libre, un sujet n'est pas entièrement libre mais un pauvre est
aussi libre qu’un riche.
La liberté de fait consiste ou dans la puissance de faire ce que l'on veut ou dans la
puissance de vouloir comme il faut. [...] La liberté de faire [...] a ses degrés et variétés.
Généralement, celui qui a plus de moyens est plus libre de faire ce qu'il veut. Mais on entend
la liberté particulièrement de l'usage des choses qui ont coutume d'être en notre pouvoir,
et surtout de l'usage libre de notre corps. Ainsi la prison et les maladies qui nous
empêchent de donner à notre corps et à nos membres le mouvement que nous voulons, et
que nous pouvons leur donner ordinairement dérogent à notre liberté : c'est ainsi qu'un
prisonnier n'est point libre, et qu'un paralytique n'a point l'usage libre de ses membres.
La liberté de vouloir est encore pris en deux sens différents. L'un est quand on l'oppose à
l'imperfection ou à l'esclavage d'esprit, qui est une coaction ou contrainte, mais interne,
comme celle qui vient des. L'autre sens a lieu quand on oppose la liberté à la nécessité.
Dans le premier sens, les stoïciens disaient que le sage seul est libre ; et, en effet, on n'a
point l'esprit libre quand il est occupé d'une grande passion, car on ne peut point vouloir
comme il faut, c'est-à-dire avec la délibération qui est requise. C'est ainsi que Dieu seul est
parfaitement libre, et que les esprits créés ne le sont qu'à mesure qu'ils sont au-dessus des
passions. Et cette liberté regarde proprement notre entendement .
Mais la liberté de l'esprit opposée à la nécessité regarde la volonté nue et en tant qu'elle
est distinguée de l'entendement. C'est ce qu'on appelle le franc-arbitre et consiste en ce
que l'on veut que les plus fortes raisons ou impressions que l'entendement présente à la
volonté n'empêchent point l'acte de la volonté d'être contingent et ne lui donnent point
une nécessité absolue et pour ainsi dire métaphysique. Et c'est dans ce sens que j'ai
coutume de dire que l'entendement peut déterminer la volonté suivant la prévalence des
perceptions et raisons d'une manière qui, lors même qu'elle est certaine et infaillible,
incline sans nécessiter. »
Pourtant, le mal est non seulement possible mais réel, nous commettons tous des
erreurs. Bien plus, on peut posséder le savoir de ce qui est bien, et mal agir. Il y aurait
donc une forme de liberté en un sens plus grande encore. C’est ce que reconnaît
Descartes dans la même lettre au Père Mesland du 2 mai 1644 :
« Une plus grande liberté consiste, en effet, ou bien dans une plus grande facilité de se
déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons
de suivre le pire, tout en voyant le meilleur ».
Il s’agirait même de la manifestation véritable et la plus haute du libre-arbitre : la
capacité de la volonté à prendre des décisions indépendamment des motifs ou mobiles
qui feraient pencher la balance dans un sens ; même en étant lucide sur la nature du vrai
et du bien, je peux choisir indifféremment.
Cette hypothèse est dangereuse puisqu’elle conduit à reconnaître que si je cherche à me
prouver ma liberté, le seul vrai moyen dont je dispose est de faire le mal (ce que la
raison réprouve). C’est aussi cette dimension du libre-arbitre qui permet à la fois
d’expliquer le mal et d’en rendre l’homme entièrement responsable. Dans le contexte
théologique, Dieu nous a ainsi donné la raison et la volonté, deux facultés qui nous
permettent de choisir en toute clairvoyance. Si nous faisons le mal, c’est délibérément.
Celui qui accomplit le mal jouit donc en un sens d’une plus grande liberté parce qu’il
prouve sa capacité à se déterminer absolument (sans « obéir » à la raison), mais il est en
même temps absolument responsable de ses actes et donc entièrement coupable. La
morale ne peut pas accepter cette attitude qui n’a rien de logique par ailleurs et ne
signifie rien sinon un caprice de l’individu.
La liberté réside donc dans la volonté car « pour affirmer ou nier, poursuivre ou
fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne
sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne » (4è Méditation).
II – La liberté déterminée
« J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ;
contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon
déterminée.
Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule
nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe
par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît
toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu
connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre
décret mais dans une libre nécessité.
Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures
à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible,
concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui
la pousse, une certaine quantité de mouvements et, l’impulsion de la cause extérieure
venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre
dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle
doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut
l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui
attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière
est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine
manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se
mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre
assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune
façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement
que parce qu’elle le veut.
Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul
que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.
Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est
poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite,
revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres
de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre.
Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas
aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’ils est une
chose dont les hommes soient peu capables , c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils
constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et
font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses
n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maitrisé par le souvenir fréquemment
rappelé de quelque autre chose. »
Baruch SPINOZA, « lettre à Schuller », Lettre LVIII, in Œuvres
Comment alors reconnaître avec humilité le déterminisme, sans pour autant nier
la liberté, c’est-à -dire la responsabilité de l’individu ? Comment distinguer l’être humain
de la pierre ?
« Qu'on prenne un acte volontaire, par exemple un mensonge pernicieux, par lequel
homme a introduit un certain désordre dans la société, dont on recherche d'abord les
raisons déterminantes, qui lui ont donné naissance, pour juger ensuite comment il peut lui
être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue, on pénètre le
caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources, que l'on recherche dans la
mauvaise éducation, dans les mauvaises fréquentations, en partie aussi dans la méchanceté
d'un naturel insensible à la honte, qu'on attribue en partie à la légèreté et à
l'inconsidération, sans négliger les circonstances tout à fait occasionnelles qui ont pu
influer. Dans tout cela, on procède comme on le fait, en général, dans la recherche de la
série des causes déterminantes d'un effet naturel donné.
Or, bien que l'on croie que l'action soit déterminée par là, on n'en blâme pas moins
l'auteur, et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances
qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite passée car on suppose qu'on
peut laisser tout à fait de côté ce qu'a été cette conduite et regarder la série écoulée des
conditions comme non avenue, et cette action comme entièrement inconditionnée par
rapport à l'état antérieur, comme si l'auteur commençait absolument avec elle une série de
conséquences. Ce blâme se fonde sur une loi de la raison où l'on regarde celle-ci comme une
cause qui a pu et a dû déterminer autrement la conduite de l'homme, indépendamment de
toutes les conditions empiriques nommées. Et on n'envisage pas la causalité de la raison,
pour ainsi dire, simplement comme concomitante, mais au contraire, comme complète en
soi, quand bien même les mobiles sensibles ne seraient pas du tout en sa faveur et qu'ils lui
seraient tout à fait contraires ; l'action est attribuée au caractère intelligible de l'auteur : il
est entièrement coupable à l'instant où il ment ; par conséquent, malgré toutes les
conditions empiriques de l'action, la raison était pleinement libre, et cet acte doit être
attribué entièrement à sa négligence. »
Kant, Critique de la raison pure (1781)
Kant distingue deux dimensions de l’action : on peut l’observer soit sous son
« caractère empirique », soit sous son « caractère intelligible ». Dans le premier cas, on
considère l’action comme un phénomène naturel qui, en tant que tel, ne peut s’expliquer
que par le déterminisme, c’est-à -dire par la relation cause/effet. Une action trouverait sa
raison dans l’éducation, l’environnement, les mauvaises rencontres, le tempérament, etc.
Or nous continuons à considérer l’individu comme auteur et responsable de son acte. En
effet, nous affirmons que son action n’est pas la conséquence d’événements antécédents,
mais de sa propre volonté : avec cette action commence une nouvelle série de
conséquences qui n’aurait jamais existé sans sa décision. Il s’agit là non plus d’une loi de
la nature mais de la loi de la raison. « L’action est attribuée au caractère intelligible de
l’auteur » de sorte que les circonstances qui entourent l’action n’en sont absolument pas
la cause. Ce n’est ni son passé, son éducation, son environnement, sa passion qui
produisent le mensonge, mais sa propre volonté. Au mieux peut-on alors parler d
circonstances atténuantes qui ne remettent jamais en cause son entière responsabilité.
« La liberté n'est pas dans une indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature, mais
dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en
œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la
nature extérieure que de celles qui régissent l'existence physique et psychique de l'homme
lui-même, deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la
représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre
chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un
homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la
teneur de ce jugement ; tandis que l'incertitude reposant sur l'ignorance, - qui choisit en
apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décisions diverses et
contradictoires -, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à
l'objet qu'elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans
l'empire sur nous-mêmes et sur la nature extérieure, fondée sur la connaissance des
nécessités naturelles ; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement
historique. »
F. Engels, Anti-Dü hring (1874)
« L’argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre
impuissance… Loin que nous puissions modifier notre situation, il semble que nous ne
puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis libre ni d’échapper au sort de ma classe,
de ma nation, de ma famille, ni même d’édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre
mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, tuberculeux…
etc. Bien plus qu’il ne paraît « se faire », l’homme semble « être fait » par le climat et la
terre, la race et la classe, la langue, l’histoire de la collectivité dont il fait partie, l’hérédité,
les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les
petits événements de sa vie…
Cet argument n’a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine:
Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu’il faut « tâcher
de nous vaincre plutôt que la fortune ». C’est qu’il convient de faire des distinctions:
beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le
coefficient d’adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre
liberté, car c’est par nous, c’est-à-dire par la position préalable d’une fin que surgit ce
coefficient d’adversité. Tel rocher qui manifeste une résistance profonde si je veux le
déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le
paysage… Ainsi, bien que les choses brutes paraissent limiter notre liberté d’action, c’est
notre liberté elle-même qui constitue le cadre, la technique et les fins par rapport
auxquelles elles se manifesteront comme des limites. C’est notre liberté elle-même qui
constitue les limites qu’elle rencontrera par la suite. En sorte que les résistances que la
liberté dévoile dans l’existant, loin d’être un danger pour la liberté, ne font que lui
permettre de surgir comme liberté. Il ne peut y avoir de sujet libre que comme engagé dans
un monde résistant. En dehors de cet engagement, les notions de liberté ou de nécessité
perdent jusqu’à leur sens ».
J.-P. Sartre, L’Ê tre et le Néant (1943)
Sartre fait de la liberté ce qui définit l’homme comme être chez qui « l’existence
précède l’essence ». Pourtant, il ne se fait aucune illusion sur le déterminisme qui
gouverne chacune de nos actions. Nous ne choisissons rien de ce que nous sommes, nous
ne nous faisons pas, nous sommes faits par tous ces déterminismes indéniables (climat,
terre, race, classe, langue, histoire, hérédité, circonstances, habitudes, événements). En
un sens « l’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec », d’une
impuissance et d’une défaite face à ce qui nous détermine.
Cependant, ce déterminisme réel n’empêche pas de penser la liberté, tout comme
Descartes n’estimait pas contradictoire d’affirmer le libre-arbitre absolu en même temps
que la nécessité d’accepter ce qui nous arrive (stoïcisme). En effet, le déterminisme est
sans finalité, il n’a pas de sens. Si nous considérons que la réalité est une contrainte pour
nous, qu’elle est un obstacle, c’est parce que nous l’interprétons à partir d’une fin, d’un
but qui est le nô tre et qui l’éclaire. C’est la thèse chère à Sartre selon laquelle le monde
est absurde, qu’il n’a pas de sens et que c’est précisément la raison pour laquelle nous
sommes libres, puisque c’est à nous seul de lui donner le sens que nous choisissons de
lui donner. Le rocher qui est devant moi est « neutre », c’est moi et moi seul qui le définit
comme un obstacle, comme ce qui me résiste, comme ce qui s’oppose au projet que je me
suis proposé. Mais je peux aussi y lire une aide, une possibilité nouvelle, une chance. Si je
ne choisis pas ma situation, ni les événements qui se produisent dans ma vie, je serai
toujours libre de choisir leur signification.