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Cours sur la liberté

● Préambule : analyse des différents sens de la liberté

Dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain (extrait à étudier et disponible sur pronote
et google classroom), Leibniz décompose de manière rigoureuse les différents sens de la liberté
humaine.

Il y a tout d’abord les libertés de droit instituées par l’Etat et la loi. En ce sens, une personne est
libre, c’est-à-dire que la loi lui reconnaît un certain pouvoir d’agir dans les limites de ce qu’elle prescrit.
C’est dans ce sens précis de la liberté que l’injonction socratique « Nul n’est censé ignorer la loi » prend
tout son sens. De ce point de vue, les esclaves ne sont pas libres ; les mineurs ne le sont pas totalement,
ni les personnes privées de leur capacité juridique, c’est-à-dire ceux mis sous tutelle. Les libertés de droit
sont avant tout des libertés politiques intimement liées au statut du citoyen en tant qu’il participe
directement ou indirectement à l’élaboration des lois auxquels il obéit. Les libertés politiques résident
dans “le silence de la loi” comme le dit Hobbes. Ainsi tout ce que la loi n’interdit pas est libre
politiquement.

Les libertés concrètes et matérielles concernent une multitude de libertés. Comme le dit Leibniz,
elles donnent le pouvoir de faire. On parlerait aujourd’hui plutôt de liberté d’action ou de liberté
physique. Comme l’indique Leibniz, ces libertés présentent des degrés exprimés dans le pouvoir d’autant
plus grand d’agir que donnent l’argent, plus ou moins de santé, plus ou moins de force physique…; et des
variétés : il y a autant de libertés qu’il y a de moyens de vivre : libertés physique, psychologique,
financière, intellectuelle… On remarquera que ces libertés ne sont pas exclusives à l’homme en tant
qu’être doué de raison mais s’appliquent à différentes réalités naturelles. En ce sens, on parle volontiers
de l’épanouissement libre d’un arbre, de la chute libre d’une pierre ou du cours libre d’un fleuve, en tant
que ces réalités peuvent accomplir leur mouvement naturel sans empêchement.

La liberté morale repose sur la volonté et la raison. Il s’agit de vouloir par soi-même en se
libérant de contraintes internes que nous ressentons parfois impuissant (passions, préjugés). Ce sens de
la liberté ne remet plus en cause le monde extérieur mais concerne le monde intérieur. La liberté morale
désigne une maîtrise vertueuse de soi-même qui s’acquiert par la discipline (l'ascèse) capable de
dominer les tendances aveugles et tyranniques de nos appétits sensibles (désirs et passions). Il s’agit
avant tout de ne pas être esclaves de nous-mêmes.

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David, Les licteurs rapportent à Brutus les corps de
ses fils, XVIIIème siècle

Enfin, on appellera « libre arbitre » le fait d’être l’auteur de ses actions. Le libre arbitre est l’état
supposé d’un être dont les actions résulteraient de la seule et absolue initiative de sa volonté. Il serait le
propre de l’homme uniquement en tant qu’être doué de volonté. Les sciences de la nature valident dans
une large mesure l’idée que d’un strict déterminisme. Tout ce qui a lieu se produit en vertu de causes
antérieures et ne peut avoir lieu autrement que de la manière dont il a lieu. Tous les phénomènes
s'enchaînent de façon nécessaire les uns aux autres selon des strictes relations de causalité. C’est pour
cela que certains philosophes pensent que l’homme n’est pas « un empire dans un empire » et obéit
comme toutes autres réalités naturelles à ce déterminisme universel. Pour d’autres philosophes,
l’homme échappe à ce déterminisme par ce qu’il possède un esprit, une âme et une volonté. L’homme
serait fondamentalement libre parce que ces actions découlent de l’initiative absolue de sa volonté.

● Introduction : LA LIBERTÉ EST-ELLE UNE RÉALITÉ OU UNE ILLUSION DE LA CONSCIENCE ?

Il semble à chacun, dans son expérience immédiate, qu’il est libre de vouloir, de penser et d’agir.
Chacun est libre de se lever de son lit le matin, de boire du thé ou du café etc. On peut définir la liberté
comme la capacité de choisir entre plusieurs possibilités, et de faire quelque chose ou bien de ne pas le
faire. Chacun, en faisant un choix, se sent libre. Ce sentiment incontestable de liberté nous pousse à
croire que nous sommes bel et bien libres.

Cependant, n’est-il pas possible que ce sentiment soit une illusion, c'est-à-dire nous induise en
erreur ? En effet, le « sentiment » se définit comme un vécu intérieur ; dans ce sens, un sentiment ne
constitue pas du tout une preuve suffisante de la réalité de ce qui est ressenti. Par exemple, un
sentiment de jalousie peut nous faire croire en des situations qui ne sont pas réelles, et donc nous
tromper ; un sentiment de douleur parfois n’indique aucune lésion réelle, et donc nous égare (douleurs

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fantômes). Il se pourrait que le sentiment d’être libres nous trompe pareillement. Par ailleurs, nous
avons de bonnes raisons de penser que nous ne sommes pas libres. Selon les sciences, la réalité dont
nous faisons partie est entièrement gouvernée par des lois de la nature qui sont rigoureuses et sans
exception. Si c’est vrai, alors tout ce qui arrive doit arriver nécessairement, et donc ne peut pas ne pas se
produire. Lorsque nous faisons un choix que nous croyons libre, ce que nous faisons est en réalité
déterminé à l’avance, et notre impression de choisir librement est fausse.

Nous arrivons alors à un problème : d’un côté, nous possédons un sentiment inévitable de
liberté, mais alors comment être certain que ce qu’il nous dit est vrai ? D’un autre côté, la réalité semble
entièrement déterminée par les lois de la nature, nous privant de toute liberté réelle ; mais dans ce cas,
comment expliquer que nous ayons ce sentiment faux ? C’est pour résoudre ce problème que nous
commencerons par voir, dans un premier temps, que notre sentiment de liberté nous donne à juste titre
la certitude d’être libres. Ensuite, nous verrons qu’au contraire, nous ne sommes pas libres mais que
notre impression erronée de liberté vient de notre ignorance des processus naturels qui nous
déterminent à penser et agir comme nous le faisons. Enfin, dans un dernier temps, nous verrons que le
sentiment de la liberté ne signifie pas que nous sommes absolument libres, mais que nous pouvons nous
libérer de nos déterminations par un effort de notre conscience et de notre raison.

I°) L’expérience de l’indépendance de la volonté fonde l’existence du libre-arbitre

Dans la quatrième méditation métaphysique, Descartes propose une justification du libre


arbitre. En faisant l’expérience du doute de manière méthodique et radicale, L’Homme se découvre lui-
même comme une substance pensante, comme un être dont la spiritualité le pousse à s’opposer au
monde matériel de la Nature. A partir de l’expérience que nous faisons de notre volonté, Descartes va
affirmer l’existence du libre arbitre. La volonté est une faculté exceptionnelle de l’esprit chez l’homme
qui est pourtant un être fini. Contrairement aux autres facultés de l’esprit telles que la raison,
l’imagination, la mémoire dont les capacités sont limitées, le pouvoir de la volonté est illimité :

-”Il n’y a que la seule volonté que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée
d’aucune autre plus ample et plus étendue. “

-”La volonté consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose ou ne la pas faire (c’est-à-dire
affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou
fuir les choses que notre entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons
point qu’aucune force extérieure nous y contraigne.”

L’expérience intérieure de la volonté se présente comme une garantie subjective de l’existence de la


liberté pour trois raisons :

1- La volonté est une faculté qui nous permet d’opter pour un choix ou le choix contraire
mais aussi bien pour la palette infinie des choix possibles intermédiaires .

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2- La volonté est un principe d’initiative absolue en ce sens qu’elle engendre des
décisions dont nul germe n’était présent dans l’état antérieur de l’être (les actes de la
volonté ne sont pas soumis au déterminisme des causes et des effets).

3- La volonté est une faculté qui s’exerce au dedans en s’accompagnant du sentiment


d’une absence de contrainte (pas d’intervention externe qui dirigerait la volonté dans une certaine
direction).

Descartes ne nie pas que des conditionnements ne pèsent pas spontanément sur l’existence
humaine, mais il soutient que la volonté ne pouvant pas être contrainte, il nous est toujours possible de
nous affranchir de ces conditionnements, et de dénouer les liens de causalité qui sous-tendent le
déterminisme (conditionnement de l’habitude, historique, social, familial, biologique). Par exemple on
peut porter le poids du déterminisme familial ou social et pourtant, par une conversion existentielle
reposant sur l’initiative de la volonté, emprunter un chemin d’existence résolument neuf (Corneille,
Polyeucte/ Resnais, Smoking, no smoking)

Transition/Objection : Nous faisons bien l’expérience intérieure de notre volonté au moment de faire un
choix mais comment peut-on savoir avec certitude que notre choix ne relève pas d’une contrainte
agissant à notre insu sur notre volonté ? Peut-on vraiment se fier à ce sentiment subjectif
d’indépendance ? Le sentiment que nous éprouvons d’agir librement est-il une preuve suffisante de la
liberté de notre volonté ?

II°) Le libre arbitre comme illusion de la conscience et l’affirmation du déterminisme universel


de la Nature.

L’expérience intérieure que nous faisons de cette faculté exceptionnelle qu’est la volonté nous
donne le sentiment de notre liberté dans le sens où notre conscience, au moment du choix, ne semble
pas relever d’une contrainte manifeste agissant sur la volonté. Mais peut-on malgré tout se fier à un
simple sentiment d’indépendance éprouvé au moment de l’activité du choix ? Spinoza le conteste dans
la célèbre Lettre à Schuller dans laquelle il prétend dénoncer la croyance illusoire en le libre arbitre et
montrer les mécanismes psychologiques de la production de cette croyance erronée. Spinoza refuse de
considérer l’homme dans la nature comme un « empire dans un empire ». Pour lui, il est soumis à la loi
universelle de la nécessité, et pour cette raison, il se croit libre pour de fausses raisons.
Spinoza est un philosophe hollandais du 17ème siècle (1632-1677) et il développe dans son
ouvrage majeur, l'Éthique, une conception déterministe du monde et de l’homme. Qu’est-ce que le
déterminisme ? Ce n’est pas le fatalisme. Être fataliste, c’est croire en l’existence d’un destin, c’est-à-
dire d’un chemin fixe d’existence tout tracé à l’avance contre lequel on ne pourrait rien faire. Tout
fatalisme suppose la croyance en une transcendance, la croyance en l’existence d’une intelligence
supérieure qui aurait conçu et réalisé le monde en assignant de façon prédéterminée à chaque réalité
son futur devenir inévitable(Oedipe qui subit son destin malgré sa volonté d’y échapper.) Au contraire le
déterminisme est un postulat rationnel et scientifique qui affirme 1) que tout phénomène a une cause
(principe de raison suffisante) et 2) que tout ce qui a lieu se produit de façon nécessaire étant l’effet
précis et déterminé d’un ensemble de causes conjuguées. Le déterminisme ne signifie pas que tout est
écrit d’avance, une certaine marge d’action et de liberté reste possible : en agissant sur les causes, on
peut infléchir les effets et se donner une certaine maîtrise sur les événements qui ne sont pas inévitable.

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Par exemple Freud explique que nous sommes déterminés par nos désirs et pulsions inconscientes qui
s’expriment dans nos rêves en vertu de causes nécessaires liés au fonctionnement du psychisme. Cela ne
signifie pas qu’on soit condamnés fatalement à être les otages de ces désirs dont on se peut libérer par
une psychanalyse. De même, Zola met en scène dans son oeuvre le déterminisme social. Les pauvres
gens sont en vertu de leurs conditions de vie matérielles déterminées à une misère affective,
intellectuelle, religieuse, mais ils n’y sont pas condamnés fatalement.

J’arrive au gros reproche dont on croit accabler les romanciers naturalistes en les traitant de
fatalistes. Que de fois on a voulu nous prouver que, du moment où nous n’acceptions pas le libre arbitre,
du moment où l’homme n’était plus pour nous qu’une machine animale agissant sous l’influence de
l’hérédité et des milieux, nous tombions à un fatalisme grossier, nous ravalions l’humanité au rang d’un
troupeau marchant sous le bâton de la destinée ! Il faut préciser : nous ne sommes pas fatalistes, nous
sommes déterministes, ce qui n’est point la même chose. Claude Bernard explique très bien les deux
termes : « Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des
phénomènes. Nous n’agissons jamais sur l’essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur
leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur
lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendant
de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d’un phénomène dont la
manifestation n’est pas forcée. Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée
comme le principe fondamental de la méthode expérimentale, il n’y a plus ni matérialisme, ni
spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante ; il n’y a que des phénomènes dont il faut déterminer
les conditions, c’est‑à‑dire les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause
prochaine. » Ceci est décisif. Nous ne faisons qu’appliquer cette méthode dans nos romans, et nous
sommes donc des déterministes qui, expérimentalement, cherchent à déterminer les conditions des
phénomènes, sans jamais sortir, dans notre investigation, des lois de la nature. Comme le dit très bien
Claude Bernard, du moment où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des
phénomènes, en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes.

Zola, Le Roman expérimental, 1880

Dans notre texte, Spinoza recourt à une fiction théorique pour dénoncer l’illusion du libre-
arbitre.

Une pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par
laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette
permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu’elle est nécessaire,
mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre,
l’est aussi de tout objet singulier, quelle qu’en soit la complexité, et quel que soit le nombre de ses
possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à
exister et à agir selon une loi (modus) précise et déterminée. Concevez maintenant, si vous voulez bien,
que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour
continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et
qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule

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raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui
consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les
déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se
venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu’ensuite il
aurait voulu taire. De même un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre croient agir par une
libre décision de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et comme ce préjugé est inné en tous
les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement.

B. Spinoza, Lettre au très savant G. H. Schuller, 1667, Éd. Gallimard, trad. R. Misrahi, 1954.

Imaginons une pierre en mouvement ; ce mouvement est tout sauf libre, il est contraint (dans la
mesure où il a été déclenché par une impulsion initiale extérieure et non pas par une initiative de la
pierre en elle-même) et nécessaire (au sens où sa direction, sa trajectoire et sa vitesse ne pouvaient pas
être autrement qu’ils sont en vertu de la nature de la cause initiale dans le choc).
Imaginons qu’on greffe une conscience sur cette pierre, pour en faire une sorte d’analogue de
l’homme. Son mouvement demeurerait tout à fait inchangé. L’adjonction de la conscience changerait
une seule chose, c’est que la pierre serait disposée à se croire libre. La pierre est en effet capable de
suivre son mouvement, elle sait qu’elle se meut. Or, la conscience lui révèle qu’elle est en mouvement
sans lui indiquer l’impulsion initiale qui l’a mise en mouvement, la conséquence est alors que la pierre
croira qu’elle tient ce mouvement d’elle-même. Spinoza en conclut que les hommes sont à l’image de
cette pierre. Ils s’illusionnent sur leur sort du simple fait qu’ils possède une conscience. Ainsi, les
hommes sont conscients de leurs désirs, et non pas des causes qui déterminent nécessairement ces
désirs. C’est pourquoi ils se croient à tort libre en raison de l’état d’ignorance concernant les causes de
leur détermination. Chaque homme est comme les autres réalités de la nature déterminé dans tout ce
qu’il fait par l’élan fondamental du conatus ou désir d’être qui impulse tous les désirs particuliers.
Par exemple, un adolescent irrité croit décider librement de se battre tout simplement parce
qu’il ignore l’enchaînement très profond de causes psychologiques qui participent à rendre nécessaire
la production de son désir de se venger. De même, un enfant en bas âge peut être amené à croire qu’il
décide librement, sur la base d’un choix gratuit et arbitraire de tendre vers le lait, tout simplement parce
qu’avec sa conscience confuse, il ignore l’action constante d’un besoin physiologique qui le détermine à
tendre vers le lait. Autrement dit, croire en l’existence du libre-arbitre, c’est exprimer une naïveté liée à
l’ignorance des déterminismes agissant sur nous de façon souterraine. Plus généralement l’homme est
déterminé dans tout ce qu’il fait de façon nécessaire par la tendance du conatus, fondamental désir
d’être qui impulse toute son activité.
« Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre-arbitre. Mais l’âme est déterminée à
vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est aussi à
son tour par une autre, et ainsi à l’infini. » écrit Spinoza dans l’Ethique, P IV, p 48 : tout est donc
déterminé, qu’il s’agisse des phénomènes naturels ou humains. Le préjugé du libre-arbitre est lui-même
une illusion dont la production est déterminée par des causes nécessaires, tout simplement en raison de
la nature de son être conscient. Ainsi, La conscience ne nous livre qu’un savoir artificiel et lacunaire de
nos états internes qui ignore l’enchaînement des causes qui ont déterminé leur production.

Cette critique du libre-arbitre amène-t-elle nécessairement à renoncer à toute idée de liberté


pour l’homme, à l’idée que tout acte humain est déterminé par des causes nécessaires qui font que
celui-ci ne pouvait manquer d’avoir lieu ? La critique du libre arbitre est-elle définitive ? Le propre de la

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conscience n’est-elle pas de se construire perpétuellement dans son rapport au monde et ainsi
s’inventer et de se réinventer ? La liberté n’est-elle pas la condition de tout être conscient ?

III°) L’homme est condamné à être libre : l’affirmation du lien indéfectible entre la liberté et la
conscience.

Dans son manifeste pour un existentialisme humaniste, Sartre prend comme point de départ
l’idée d’une liberté radicale de fait caractérisant la condition humaine et découlant de l’athéisme
(absence de Dieu et négation de tout forme de transcendance).

Dostoïevski avait écrit: "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de
l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé,
parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas
d'excuses.
Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une
nature humaine donnée et figée; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme
est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des
ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le
domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses.
C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné parce qu'il
ne s'est pas crée lui même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde il est
responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialisme ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera
jamais qu'une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l'homme à certains actes,
et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion.
L'existentialisme ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur
terre, qui l'orientera; car il pense que l'homme déchiffre lui même le signe comme il lui plaît. Il pense donc
que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer
l'homme.

L’homme est seul, il ne peut se raccrocher à l’existence d’un Père créateur, un Dieu qui aurait
conçu son essence et l’aurait voué à une certaine forme d’existence, marquée par l’obéissance à des
interdits, par un nécessaire amour du prochain… Le trait essentiel exprimant la condition de l’homme,
c’est le délaissement, la déréliction. Il est embarqué dans une existence dont il doit décider seul de
l’orientation car aucune puissance divine n’a décidé à sa place ce qu’il devait devenir. Il ne peut
s’accrocher ni en lui ni en dehors de lui à une indication qui dirait ce qu’il doit devenir. Il n’a pas
d’excuses (ex-causa) parce qu’aucune essence, aucune nature humaine ne le prédétermine à devenir tel
ou tel, à vivre selon des valeurs morales préétablies, à suivre un chemin naturel d’épanouissement qui
serait sa vocation, sa seule voie possible de réalisation (de sorte qu’il ne pourrait se réaliser que d’une
seule manière possible).

Pour saisir toute la portée de l’affirmation de Sartre « l’homme est condamné à être libre », il
importe d’élucider le sens de sa célèbre formule « l’existence précède l’essence » et d’expliciter les deux
modes d’êtres qui caractérisent respectivement les êtres dénués de conscience et ceux qui en sont
dotés : l’être en soi et l’être pour soi.

Les philosophies créationniste ont longtemps entretenu l’idée d’un Dieu qui aurait tout créé et
assigné à chaque chose et à chaque être son essence.Ce dieu pourrait être comparé à un super artisan :

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“Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur
(...) Le concept d’homme dans l’esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe papier dans l’esprit de
l’industriel; et Dieu produit l’homme suivant des techniques et une conception. Ainsi l’homme individuel
réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin (Sartre l’existentialisme est un humanisme).

Sartre utilise l’exemple d’un artisan qui fabrique un coupe papier pour montrer que les choses,
les objets non conscients ont une essence prédéterminée, fixe et définitive. Cette essence détermine
intégralement les choses et les objets non conscients, c’est-à-dire les êtres en soi. Pour reprendre
l’exemple de Sartre, le coupe papier a été pensé, conçu dans l’entendement de l’artisan avant d’exister
dans la réalité. Ici l’essence du coupe papier renvoie à sa fonction, ce pour quoi il est prédestiné, c’est-à-
dire à couper du papier. Cette fonction ou son essence détermine entièrement sa forme, sa structure,
bref tout son être. Il en va de même pour les réalités naturelles. Un arbre n’est pas libre de choisir son
développement, il doit vivre selon sa nature, et il est voué à un programme d’existence prédéterminé
dans son essence. L’arbre comme le presse papier sont des êtres en soi, c’est-à-dire que leur essence
détermine leur existence. Conformément à leur nature, un arbre, un marteau, un coupe papier sont ce
qu’ils sont et rien d’autre n’est possible. Ils sont condamnés à ne pas être libre. De même, si un être
humain a été crée par Dieu, un artisan céleste, alors son essence est déterminée de sorte qu’il se réduit
entièrement à ce geste original (l’acte démiurgique de l’artisan célèbre) qui le voue à une forme
d’existence déterminée. C’est précisément ce que récuse Sartre dans son existentialisme athée.
L’homme n’a pas été crée et ne s’est pas crée lui-même, une fois jeté dans le monde, il est condamné à
être libre.

A travers la célèbre formule « l’existence précède l’essence », Sartre s’oppose à une longue
tradition essentialisme qui soutient que l’existence est l’actualisation d’un ensemble de caractéristiques
essentielles qui définiraient l’Homme. A l’inverse si l’existence précède l’essence, nous commençons par
exister, puis nous nous définissons par nos choix et nos projets. Affirmer que « l’existence précède
l’essence », c’est prétendre qu’il n’existe pas de nature humaine prédéfinie et définie une fois pour
toute. Sartre s’oppose en ce sens aux prescriptions morales que les religions prétendent inscrites dans la
nature de l’homme. En tant que conscience, l’homme est un être pour soi, c’est-à-dire un être
entièrement libre et totalement responsable de lui-même : il sera ce qu’il aura décidé d’être. Cette
radicale liberté se manifeste à travers la capacité de néantisation. Puisque l’homme est liberté, puisqu’il
se définit par ses choix et ses projets, il peut à tout instant de son existence se remettre en cause et
engager sa vie dans une nouvelle direction. Sous la plume de Sartre, néantiser, c’est éliminer de son
monde intentionnel certains éléments du réel, faire comme si ces derniers n’existaient pas ou ne
comptaient pas relativement aux projets que nous nous sommes fixés. La néantisation est le propre de
la conscience dans sa tendance à définir et à redéfinir à chaque instant son projet d’existence. Elle
consiste à sécréter du néant dans les parties du monde étrangères à mon intention. Par exemple, si je
cherche un ami dans un café, je néantise le café qui devient un simple fond vide étranger à mon
intention de trouver mon ami :

“ En fait Pierre est absent de tout le café, son absence fige le café dans son évanescence, le café
demeure fond, il persiste à s’offrir comme totalité indifférenciée à ma seule intention marginale, il glisse
en arrière poursuit sa néantisation. Seulement, il se fait fond pour une forme déterminée, il la porte
partout et cette forme qui se glisse constamment entre mon regard et les objets solides et réels du café,
c’est précisément un évanouissement perpétuel, c’est Pierre s’enlevant comme néant sur fond de
néantisation du café. » (L’être et le Néant, p. 45)

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De même, il m’est toujours possible, à chaque instant, de viser par la conscience un projet neuf,
qui relance mon existence dans une direction qui ne pouvait pas se comprendre comme découlant du
passé.

Notre liberté radicale s’exerce en acte par le fait de s’orienter vers différents possibles et
implique inévitablement de néantiser d’autres possibles, c’est-à-dire faire comme s’ils n’existaient pas.
Je peux aussi à tout moment néantiser mon projet pour emprunter un nouveau chemin d’existence. Il y a
donc une certaine légèreté de l’être pour soi dont les projets sont susceptibles à tout moment d’être
néantisés au profit de nouvelles possibilités qui s’offrent à nous. On peut ici opérer un rapprochement
avec le théâtre de l’absurde qui met en scène l’absurdité de l’existence humaine. Nulle transcendance ne
viendrait remplir nos vies de sens. Privés de repères stables et livrés à nous-mêmes, nous errons dans
l’existence comme des âmes en peine engagés dans une quête infinie de sens, qui ne peut jaillir que de
nous-mêmes. Notre liberté radicale signifie que nous sommes les propres pourvoyeurs du sens que nous
donnons à notre existence à travers nos choix et nos projets qui ne sont jamais fixés définitivement (le
propre de la conscience est de pouvoir les néantiser à tout moment).

La structure même de la conscience nous condamne à une liberté si radicale qu’on ne peut y échapper.

De cette liberté radicale découle une responsabilité universelle. L’homme est responsable de lui-même
mais aussi de l’humanité tout entière :

Remarque :

“ Et quand nous disons que l’homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que
l’homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes. (…)
Choisir ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne
pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon
pour nous sans l’être pour tous (...) Ainsi ma responsabilité est beaucoup plus grande que nous pourrions
le supposer, car elle engage l’humanité entière. Si je suis ouvrier et si je choisis d’adhérer à un syndicat
chrétien plutôt que d’être communiste, si, par cette adhésion je veux indiquer que la résignation est au
fond la solution qui convient à l’homme, que le royaume de l’homme n’est pas sur la Terre, je n’engage
pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé
l’humanité tout entière. » (L’existentialisme est un humanisme, p. 22-27).

Derrière tout choix individuel, il y a l’idée que ce choix devrait pouvoir être universalisable, c’est-
à-dire qu’il doit être valable pour n’importe quel homme. Choisir pour soi, c’est en même temps choisir
pour les autres et donner une direction à son échelle à l’humanité tout entière. Sartre semble reprendre
à son compte l’impératif catégorique de Kant - Agis toujours de telle manière que tu puisses vouloir que
la maxime de ton action devienne une loi universelle - non plus en terme de devoir mais en terme de
responsabilité. En effet, il ne s’agit pas comme chez Kant d’agir par devoir selon des règles qui
détermineraient en toutes circonstances et donc universellement la moralité d’une action. Pour Sartre,
de telles règles n’existent pas. Le code morale des valeurs relève toujours d’un choix et dépend
entièrement d’un projet préalable d’existence. Le choix de ce projet engage ma responsabilité auprès de
l’humanité tout entière.

Sartre remarque que très peu de gens sont près à assumer pleinement cette liberté radicale et
plus encore la responsabilité qui en découle. Il est plus facile de projeter notre responsabilité sur les
circonstances, la société ou encore autrui. Au fond, nous avons toujours le choix et ne pas choisir est

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aussi un choix que nous devons assumer. Il n’y aucune excuse pour éluder sa liberté à laquelle nous ne
pouvons pas échapper. Rejeter notre responsabilité est une vaine tentative de se donner une essence,
c’est-à-dire de se déterminer comme un être en soi. Agir de la sorte, c’est faire preuve de mauvaise foi.
Tel est le cas par exemple de l’élève qui arrivant systématiquement en retard à son cours à 8 heures du
matin, donnerait pour excuse au professeur qu’il n’est pas du matin. Agissant de la sorte, il s’assignera
une essence, celle de ne pas être « matinal » et ferait comme s’il n’avait pas le choix prétextant une
certaine « nature ». Sartre explore cette idée d’auto tromperie dans ses œuvres littéraires (« Huit clos »,
Les Mains sales) et montre que face à la mauvaise foi, nous devons assumer pleinement notre liberté
pour mener une existence authentique et sans excuses.

Conclusion :

La liberté n’est pas une illusion mais une réalité à laquelle on ne peut échapper en ce qu’elle
caractérise la conscience dans sa manière d’habiter le monde. Néanmoins, beaucoup d’hommes se
mentent librement à eux-mêmes pour se libérer de ce fardeau et de cette charge d’avoir à s’inventer
eux-mêmes.

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