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contraire à la liberté ?
Introduction
[Intérêt du sujet] Tous les hommes, probablement, aspirent à mener une vie
libre. Or, l’un des obstacles majeurs à cette liberté est la nécessité de travailler. Il
serait donc intéressant de se demander si le travail est nécessairement, c’est-à-dire
par définition, contraire à la liberté.
[Réponse apparemment évidente] À première vue, il est évident que les deux
termes sont radicalement opposés. Le travail, en effet, est une activité qui n’est pas
naturelle, qui ne se fait pas toute seule. Travailler, c’est accomplir un effort de
volonté pour réaliser un objectif plus ou moins lointain, qu’on s’imagine à
l’avance. L’objectif, une fois atteint, pourra peut-être nous procurer du plaisir
mais le travail en lui-même n’est guère satisfaisant. C’est une activité pénible,
qu’on n’accomplit pas spontanément, mais poussé par une contrainte sociale ou
naturelle : on travaille pour gagner son pain, ou pour être intégré à la société.
D’ailleurs, de par son étymologie, le mot « travail » rappelle le « tripalium », qui était un
instrument de torture. Il semble donc que le travail soit radicalement opposé à la
liberté. Celle-ci, en effet, est le pouvoir d’agir en fonction de ses propres buts, et
non poussé par une cause extérieure. Si nous n’agissons pas spontanément, mais
poussés par une contrainte naturelle ou sociale, comment pourrions-nous être
libres ?
[Objection à cette réponse. Annonce de la 1 e partie] D’un autre côté, comme on le
verra dans la première partie de cette réflexion, le fait même que le travail ne soit
pas une activité naturelle indique qu’il pourrait être un facteur de liberté. Au lieu
d’être esclave de son instinct, en effet, un travailleur agit consciemment,
volontairement, et même intelligemment : en général, il utilise une technique,
c’est-à-dire un savoir-faire inventé par des êtres intelligents et transmissible par
un enseignement. Grâce à cette technique, il peut réaliser efficacement ses
objectifs, donc être libre, puisque la liberté est le pouvoir de réaliser ses propres
buts.
[Objection à cette réponse. Annonce de la 2e partie] Mais travailler, est-ce vraiment
réaliser ses propres buts ? Comme on le verra dans le second temps de cette
réflexion, le travail est une activité sociale. Il semble donc qu’on soit toujours
contraint de travailler pour d’autres que soi-même. Mais alors, comment pourrait-
on être libre en travaillant ?
[Objection à cette réponse. Annonce de la 3 e partie] Cependant, la vie sociale est-
elle nécessairement contraire à la liberté ? N’est-il pas possible d’envisager des
manières d’organiser le travail de manière à ce que celui-ci soit davantage une
activité épanouissante qu’une contrainte ? C’est ce que nous tâcherons de voir
dans le dernier moment de notre réflexion.
I. Le travail nous libère des contraintes naturelles
I. Le travail nous libère des contraintes naturelles
Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, imagine que les toutes premières sociétés humaines ont été constituées
d’êtres libres et égaux. Les relations entre les hommes n’étaient pas économiques,
fondées sur la nécessité de travailler ensemble et d’échanger des biens ou des
services : elles venaient simplement de plaisir d’être en compagnie de ses
semblables. Ce qui rendait possible cette liberté, c’est le fait que les techniques
étaient encore relativement simples, et que chaque membre de la société les
possédait toutes. De ce fait, chacun était indépendant des autres. Tout a
commencé à se dégrader à partir du moment où, avec le progrès techniques, il fut
impossible à chacun de pouvoir satisfaire ses besoins seul.
b. La perte de liberté est aggravée par une organisation hiérarchique du travail
Avec la Révolution industrielle, c’est au sein d’une même activité, d’un même
métier, qu’on a divisé le travail en une multitude de gestes simples et
complémentaires. Des tâches qui étaient faites naguère par un seul artisan ont été
réparties entre plusieurs ouvriers. Plus simples, plus répétitives, ces tâches ont pu
ainsi être effectuées plus rapidement et avec davantage d’habileté. Dès le XVIII ème
siècle, Adam Smith pouvait constater une telle division du travail dans une
fabrique d’épingles. Ce processus s’est généralisé dans les usines du XIX ème siècle
et, vers la fin de ce siècle, avec l’« organisation scientifique du travail » de Taylor
(un ancien ouvrier devenu ingénieur qui a découvert une méthode pour mieux
contrôler les travailleurs et les faire travailler plus efficacement).
Cette transformation profonde du travail a permis une production inouïe de
nouveaux biens et de services. Les sociétés industrielles sont devenues des
sociétés d’abondance, où il y aurait assez de richesses, en principe, pour que
personne n’ait à se préoccuper de sa survie. Seulement, pour une large part de la
population, la Révolution industrielle a au contraire augmenté la servitude et,
bien souvent, la misère.
Tout d’abord, remarquons qu’un travail simple et répétitif est généralement
pénible et peu intéressant. L’artisan ou l’ouvrier hautement qualifiés ont une
activité plus épanouissante et plus valorisée socialement que le manœuvre qui
travaille sur une chaîne de montage. Ils peuvent être fiers de ce qu’ils fabriquent,
car leur œuvre porte la marque de leur intelligence et de leur habileté. Il n’en va
pas de même pour l’ouvrier peu qualifié, qui ne fait qu’une petite partie de ce
qu’il produit, et ne peut pas se reconnaître en lui. Il est comme le rouage d’une
machine.
Ensuite, il est plus facile de mettre à la porte un travailleur peu qualifié, car
on peut rapidement le remplacer par quelqu’un d’autre. Ainsi, la division
extrême du travail, depuis les débuts de la Révolution industrielle, a produit une
masse de travailleurs « libres » (du point de vue de la loi) mais contraints pour
survivre d’accepter de travailler beaucoup d’heures, dans des conditions pénibles,
et en échange d’un salaire misérable.
Un mot résume ce type de travail : exploitation. Marx, entre autres, a bien décrit
en quoi ce travail-là est le contraire de la liberté. D’abord, le produit du travail
n’appartient pas à l’ouvrier, et c’est pourquoi il ne peut le vendre lui-même de
manière à en tirer des bénéfices. Le salaire qu’il reçoit lui permet seulement de
survivre et d’entretenir sa famille, non d’acheter des biens lui permettant de
développer des projets personnels (partir en vacances, se cultiver, etc.). Ensuite, la
plus grosse partie de son temps ne lui appartient pas : il est contraint d’effectuer
une tâche qu’il n’a généralement pas choisie et qui ne lui permet guère de
développer ses facultés physiques, techniques, intellectuelles, morales, etc.
On peut enfin signaler que cette exploitation est d’autant plus dure qu’il y a
une forte concurrence entre les entreprises, et notamment lorsque cette
concurrence devient internationale. Pour être compétitives, les entreprises tendent
à se débarrasser de la main-d’œuvre la moins rentable et, éventuellement, à
remplacer les ouvriers les moins qualifiés par des machines. Cela crée, au moins à
court terme, une augmentation du chômage, donc une augmentation de la
concurrence entre les travailleurs, qui sont dès lors contraints d’accepter le
premier emploi venu, même mal payé, peu valorisé socialement et très pénible.
Pour résumer, l’organisation hiérarchique du travail s’est plutôt accentuée avec
la Révolution industrielle. L’écart s’est creusé entre les travaux qualifiés, valorisés
socialement, bien rémunérés et les tâches répétitives, mal payées, méprisées
(malgré leur utilité pour la société). Ajoutons que ceux qui sont à la tête des
grandes entreprises industrielles ne sont pas nécessairement des travailleurs.
Dans le système capitaliste, qui triomphe au XIXème siècle, les grandes sociétés
sont aux mains des gros actionnaires, ceux qui possèdent une part significative du
capital et ne sont pas forcément les managers de l’entreprise.
d. L’évolution du management au cours du XXème siècle
On pourrait objecter à Marx que les conditions de travail des ouvriers se sont
souvent adoucies depuis son époque. Cependant, il n’est pas sûr qu’elles soient
devenues tellement plus favorables à la liberté. D’une part, le taylorisme est loin
d’avoir totalement disparu. Ce mode d’organisation du travail est même présent,
aujourd’hui, dans de nombreuses sociétés de service (centres d’appel
téléphonique, livraison de pizza…), où les tâches des opérateurs sont
chronométrées et standardisées. Cf. à ce sujet le film Attention danger travail, de
Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe :
http://www.dailymotion.com/video/x3lkr9_attention-danger-travail-1_news
D’autre part, les nouveaux modes de management qui sont apparus au XX ème
siècle ont rarement atténué les contraintes s’exerçant sur les salariés. Certes, sous
la pression des syndicats et des mouvements sociaux, certains patrons (comme
Ford) ont compris qu’il était de leur intérêt de mieux payer leurs ouvriers, afin de
leur apporter une motivation supplémentaire et d’en faire des consommateurs
offrant des débouchés à l’entreprise. Au lieu de travailler seulement pour
survivre, beaucoup d’ouvriers ont ainsi cherché à se procurer des biens de
consommation qui leur étaient jusqu’alors interdits (comme l’automobile). Mais
cette entrée dans la société de consommation, si elle a apporté un certain confort, a
aussi rendu les ouvriers plus dociles, moins rebelles à l’égard de l’organisation
hiérarchique du travail. De plus, la publicité et le désir de s’élever socialement par
l’achat de biens prestigieux ont apporté une contrainte psychologique
supplémentaire : pour pouvoir s’acheter des produits à la mode (dont beaucoup
sont parfaitement superflus), on est prêt à travailler davantage, alors que le
progrès technique permettrait une réduction globale du temps de travail.
Enfin, il faut dire un mot de nouvelles formes de management qui sont
apparues à la fin des « Trente Glorieuses ». Comme l’explique l’économiste et
philosophie Frédéric Lordon, le capitalisme néolibéral (apparu avec la
déréglementation financière et l’accélération de la mondialisation) a mis en œuvre
des techniques de management pour inciter les salariés à s’investir
psychologiquement dans l’entreprise. Il ne s’agit plus seulement de travailler
pour ne pas mourir de faim (comme à la grande époque taylorienne) ou pour
s’acheter des biens de consommation (comme dans le fordisme) : il s’agit de
s’épanouir dans son travail, de se dépasser, de montrer son talent, son
inventivité….
En apparence, cette nouvelle forme de management correspond bien au désir
de liberté tel qu’il s’est manifesté notamment dans les années 60 et 70, où les idées
d’autonomie dans le travail étaient à la mode. Seulement cette liberté-là n’est
qu’illusoire : il s’agit en fait de faire en sorte que le salarié se dévoue corps et âme
à son entreprise (qui devient une nouvelle famille), et qu’il délaisse toutes les
activités qu’il peut avoir par ailleurs. Cf. à ce sujet cette vidéo où Frédéric Lordon explique
comment ce type de management a un côté « totalitaire » :
http://www.dailymotion.com/video/xm1les_frederic-lordon-capitalisme-desir-et-servitude-marx-et-
spinoza-part-4_webcam
Tôt ou tard, d’ailleurs, la divergence entre les objectifs des dirigeants de
l’entreprise (accroître le profit) et ceux du salarié finissent par apparaître : quand il
n’est pas épuisé nerveusement et psychologiquement par un excès de travail
(phénomène du burn-out), le salarié est souvent mis à la porte ou placé à un poste
peu gratifiant, parce qu’il n’est plus jugé assez productif.
3. Les effets pervers de l’exploitation de la nature
Nous venons de voir que la Révolution industrielle a permis à un grand
nombre d’hommes de devenir moins dépendants de la nature. C’est notamment
vrai dans le domaine agricole : aujourd’hui, dans les pays industriels, les famines
et les disettes ont disparu. Cependant, cette exploitation de la nature a eu des
effets pervers, c’est-à-dire contraires à ce qui était désiré au départ : épuisement
des ressources naturelles (déforestation abusive, pompage abusif de l’eau pour
certaines cultures, consommation boulimique des hydrocarbures, etc.), disparition
d’un grand nombre d’espèces, pollution de l’air, des sols, des mers, des nappes
phréatiques… Tout cela va à l’encontre des buts de l’humanité, et d’abord du
désir de vivre durablement et en bonne santé. On sait notamment que la pollution
de l’air a des effets dramatiques sur le climat (réchauffement excessif) et sur la
santé (multiplication des cas d’allergies, d’asthme, de cancers…). Or, tout cela est
en grande partie le produit du travail humain. Celui-ci est donc, de ce point de
vue, un obstacle à la liberté humaine, puisqu’il produit des effets contraires aux
buts qu’il était censé réaliser.
4. On perd parfois sa vie à la gagner
Nous avons vu dans la première partie que le travail (et le développement
technique qu'il rend possible) nous permet de gagner du temps. Or, cette tendance
ne s'est-elle pas inversée ? C'est ce que pensait notamment Ivan Illich (1926-2002),
un critique de la société industrielle et de la société de consommation. Pour Illich,
les objets techniques censés nous faire gagner du temps (comme la voiture)
peuvent nous en faire perdre. Dans les années 70, les heures gagnées par les
Américains grâce à la voiture étaient largement compensées par le temps perdu
dans les embouteillages et les heures de travail nécessaires à l'achat et à l'entretien
de cette machine. La voiture serait ainsi l’exemple même d’une innovation
technique « contreproductive », c’est-à-dire qui aboutit en fin de compte à une
régression et non à un progrès.
Transition et objection