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Le travail est-il nécessairement

contraire à la liberté ?
Introduction

[Intérêt du sujet] Tous les hommes, probablement, aspirent à mener une vie
libre. Or, l’un des obstacles majeurs à cette liberté est la nécessité de travailler. Il
serait donc intéressant de se demander si le travail est nécessairement, c’est-à-dire
par définition, contraire à la liberté.
[Réponse apparemment évidente] À première vue, il est évident que les deux
termes sont radicalement opposés. Le travail, en effet, est une activité qui n’est pas
naturelle, qui ne se fait pas toute seule. Travailler, c’est accomplir un effort de
volonté pour réaliser un objectif plus ou moins lointain, qu’on s’imagine à
l’avance. L’objectif, une fois atteint, pourra peut-être nous procurer du plaisir
mais le travail en lui-même n’est guère satisfaisant. C’est une activité pénible,
qu’on n’accomplit pas spontanément, mais poussé par une contrainte sociale ou
naturelle : on travaille pour gagner son pain, ou pour être intégré à la société.
D’ailleurs, de par son étymologie, le mot « travail » rappelle le « tripalium », qui était un
instrument de torture. Il semble donc que le travail soit radicalement opposé à la
liberté. Celle-ci, en effet, est le pouvoir d’agir en fonction de ses propres buts, et
non poussé par une cause extérieure. Si nous n’agissons pas spontanément, mais
poussés par une contrainte naturelle ou sociale, comment pourrions-nous être
libres ?
 [Objection à cette réponse. Annonce de la 1 e partie] D’un autre côté, comme on le
verra dans la première partie de cette réflexion, le fait même que le travail ne soit
pas une activité naturelle indique qu’il pourrait être un facteur de liberté. Au lieu
d’être esclave de son instinct, en effet, un travailleur agit consciemment,
volontairement, et même intelligemment : en général, il utilise une technique,
c’est-à-dire un savoir-faire inventé par des êtres intelligents et transmissible par
un enseignement. Grâce à cette technique, il peut réaliser efficacement ses
objectifs, donc être libre, puisque la liberté est le pouvoir de réaliser ses propres
buts.
[Objection à cette réponse. Annonce de la 2e partie] Mais travailler, est-ce vraiment
réaliser ses propres buts ? Comme on le verra dans le second temps de cette
réflexion, le travail est une activité sociale. Il semble donc qu’on soit toujours
contraint de travailler pour d’autres que soi-même. Mais alors, comment pourrait-
on être libre en travaillant ?
[Objection à cette réponse. Annonce de la 3 e partie] Cependant, la vie sociale est-
elle nécessairement contraire à la liberté ? N’est-il pas possible d’envisager des
manières d’organiser le travail de manière à ce que celui-ci soit davantage une
activité épanouissante qu’une contrainte ? C’est ce que nous tâcherons de voir
dans le dernier moment de notre réflexion.
I. Le travail nous libère des contraintes naturelles
 
I. Le travail nous libère des contraintes naturelles

1. Il nous permet de surmonter un grand nombre d’obstacles naturels


Si l’homme a dû très tôt travailler, c’est sans doute que c’était nécessaire pour
sa survie. Il lui a fallu, notamment, inventer des outils et fabriquer des objets pour
chasser, se défendre contre les bêtes sauvages, se protéger du froid, etc. De ce
point de vue, il était défavorisé par rapport à d’autres animaux qui étaient
pourvus d’outils ou de protections naturels pour se prémunir contre ces dangers
(griffes, dents pointues, fourrures, etc.).
Cependant, comme l’explique Aristote, ce désavantage n’était qu’apparent.
Certes, l’homme n’a, pour l’essentiel, qu’un seul outil naturel : la main. Mais cette
main, animée par l’intelligence humaine, est un outil qui permet de fabriquer et
d’utiliser un grand nombre d’outils artificiels. Grâce à ses techniques, l’homme a
pu se protéger efficacement contre les menaces extérieures, mais aussi acquérir
une liberté dont les autres animaux sont dépourvus. En effet, il peut changer
d’outil en fonction de ses désirs, adapter à chaque fois les moyens dont il dispose
aux fins qu’il se propose de réaliser. Sa main peut tenir un marteau, la bride d’un
cheval, une épée, etc. Les animaux n’ont pas la même souplesse : ils sont obligés
de garder en permanence leurs outils naturels (cornes, dents, griffes, etc.) et ont
donc des moyens beaucoup plus limités.
Le travail – en tant qu’activité technique – est donc un important facteur de
liberté. Ici, il faudrait brièvement définir ce qu’est une technique, afin de
montrer en quoi elle est liée au travail et à la liberté. Une technique est un
savoir-faire inventé par l’intelligence humaine, transmissible par un
enseignement, et qui permet de réaliser efficacement un but. On voit ici en quoi
l’acquisition et l’utilisation d’une technique est un travail : ce n’est pas quelque
chose d’instinctif, il faut toujours un certain effort volontaire pour assimiler
une technique. Inversement, la plupart des travaux sont des activités
techniques : un travail est d’autant plus efficace qu’il est réalisé
méthodiquement, selon des gestes intelligents et avec des outils adaptés. Cette
remarque nous permet d’ailleurs de comprendre le lien entre travail, technique
et liberté : nous sommes d’autant plus libres que nous avons le pouvoir de
réaliser efficacement nos propres buts. Et le travail, lorsqu’il est fait selon une
certaine technique, nous donne justement cette efficacité.
Comme nous venons de le voir, le travail nous permet de transformer
l’environnement naturel de manière à ce que celui-ci corresponde à nos buts. C’est
ainsi que nous avons domestiqué certains animaux, construit des maisons, des
armes pour nous protéger des prédateurs, des outils pour cultiver la terre, des
routes, des véhicules, etc. Au lieu d’être dominés par les forces naturelles, les
hommes ont ainsi acquis une (relative) maîtrise de la nature.
Tout cela a permis à l’homme de ne plus être sans cesse occupé de sa survie.
Ainsi, il a pu se consacrer à des tâches plus intéressantes : activités artistiques,
inventions de nouvelles techniques, fêtes, divertissements, etc. Ainsi,
paradoxalement, le temps consacré au travail a permis à l’homme de dégager du
temps libre, notamment grâce au progrès technique.
I. Le travail nous libère des contraintes naturelles

2. Le travail libère l’homme de son animalité


Nous venons de voir le travail en tant qu’activité tournée vers le dehors, comme
transformation de l’environnement naturel. Mais le travail est aussi une
transformation de l’homme par lui-même. Comme l’explique Kant, l’homme a pu
développer grâce au travail des facultés qui seraient autrement restées
endormies : intelligence, habileté technique, créativité, qualités morales. Comme
Aristote, Kant pense que la nature a favorisé l’homme en lui donnant peu d’outils
naturels pour survivre. Ainsi l’homme a été contraint de s’arracher à son instinct
animal et à agir selon des buts qu’il se donnait à lui-même. Paradoxalement, la
contrainte (nécessité de survivre) a donc permis l’accomplissement de la liberté.
Car pour être libre, il ne suffit pas d’avoir à ses dispositions des moyens (naturels
ou techniques) : il faut ici se donner à soi-même des buts. Or l’homme n’aurait
jamais pu faire une telle chose s’il avait reçu de la nature tous les moyens
nécessaires pour survivre. Son intelligence, sa conscience, sa volonté propre
n’auraient pu s’éveiller. Programmé par la nature comme un automate, il n’aurait
pu décider librement de sa vie. Ainsi, grâce à son travail, l’homme s’est en grande
partie fait lui-même. S’il est véritablement libre, c’est parce qu’il est le résultat de
sa propre activité.
 

Objection (Transition) Jusqu’à présent, nous avons envisagé le travail en lui-


même, en faisant abstraction de son caractère social. De ce point de vue, cette
activité peut en effet être épanouissante. Mais ce point de vue ne correspond
guère à la réalité, car on ne travaille jamais seulement pour soi. On est toujours
dépendant du reste de la société. Cela vient, notamment de ce que les tâches –
pour être effectuées efficacement – sont réparties entre les différents membres de
la société, de sorte que personne ne peut subvenir seul à ses propres besoins. On
peut donc se demander si le travail n’est pas plus asservissant que libérateur.
 
II. Le travail, en tant qu’activité sociale,
restreint ou détruit notre liberté
 
Même si le travail comporte parfois des côtés intéressants, voire épanouissants,
il n’en demeure pas moins contraignant et ennuyeux, et c’est pourquoi les
hommes ne s’y adonnent pas spontanément. Si nous allons travailler, c’est donc
en grande partie parce que la société nous y pousse. Seulement, le type de
contrainte sociale varie beaucoup suivant les époques et les endroits.
Schématiquement, on peut distinguer deux sortes de contraintes, qui peuvent
d’ailleurs coexister dans une même société :
- la contrainte physique, celle qui est imposée par certains hommes à d’autres
hommes ;
- la contrainte économique, liée à la division du travail.
1. Le travail forcé
À une époque inconnue (peut-être la fin de la préhistoire) certains hommes ont
cherché à échapper aux travaux les plus pénibles en contraignant leurs semblables
à travailler pour eux. Grâce à l’invention de certaines techniques (habileté à
monter à cheval, à se servir des armes, etc.), ils sont devenus assez puissants pour
mener une vie oisive. Depuis le Néolithique jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, de
nombreuses civilisations humaines ont donc connu la domination d’une caste de
guerriers qui ne travaillait pas, ou peu, et exerçait une sorte de racket sur la plus
grosse partie de la population (des paysans, principalement). Par exemple, les
richesses produites sous l’Empire romain étaient en grande partie le fruit de
l’esclavage. Au Moyen Âge, elles étaient produites par des esclaves, des serfs, ou
des paysans obligés de travailler en partie pour leurs seigneurs.
Ainsi, durant des siècles, le travail a été la marque de la servitude. Les hommes
libres ne travaillaient pas, ou du moins évitaient les travaux les plus contraignants
et les plus épuisants. Le travail, loin d’être considéré comme libérateur ou comme
un motif de fierté, était même considéré, dans les mondes juif et chrétien, comme
une malédiction divine.
Aujourd’hui, le travail forcé n’a pas disparu. Sous différentes formes,
généralement illégales mais tolérées, il existe dans plusieurs pays du monde
(Mauritanie, Brésil, voire France, avec les travailleurs clandestins et les
prisonniers, obligés de travailler pour s’acheter des choses aussi banales que du
savon). Cependant cette forme de dépendance est devenue en grande partie
inutile avec le développement de la division du travail social.
2. La division du travail et ses conséquences sur la liberté humaine
La division du travail est très ancienne. Les hommes se sont toujours réparti les
tâches, de manière à unir leurs forces et à travailler plus efficacement. Ce
phénomène s’est accentué avec les progrès techniques. Puisqu’il est impossible
que chacun soit excellent dans tous les domaines, il a fallu que chacun se
spécialise dans un travail et une technique particuliers. Dès l’Antiquité, différents
métiers apparaissent : paysans, artisans variés, commerçants, marins, etc. Voyons
maintenant en quoi cette division du travail a des conséquences nocives sur la
liberté humaines.
a. La division du travail rend les hommes indépendants les uns des autres

Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, imagine que les toutes premières sociétés humaines ont été constituées
d’êtres libres et égaux. Les relations entre les hommes n’étaient pas économiques,
fondées sur la nécessité de travailler ensemble et d’échanger des biens ou des
services : elles venaient simplement de plaisir d’être en compagnie de ses
semblables. Ce qui rendait possible cette liberté, c’est le fait que les techniques
étaient encore relativement simples, et que chaque membre de la société les
possédait toutes. De ce fait, chacun était indépendant des autres. Tout a
commencé à se dégrader à partir du moment où, avec le progrès techniques, il fut
impossible à chacun de pouvoir satisfaire ses besoins seul.
b. La perte de liberté est aggravée par une organisation hiérarchique du travail

La division du travail, à partir du moment où elle est liée à une spécialisation


technique, a produit une interdépendance des membres de la société. Différents
métiers sont apparus, et plus personne n’a été en mesure de produire seul ce dont
il avait besoin. Mais cette interdépendance n’aurait pas été si grave si les hommes
étaient restés égaux. En réalité, des hiérarchies sont apparues, en même temps que
les inégalités de richesses et de pouvoir. D’où vient ce phénomène ? Nous avons
vu tout à l’heure que la force des armes permet en partie de l’expliquer : les
guerriers ont formé une aristocratie et ont soumis les paysans et les artisans. Mais
il existe encore une autre cause aux inégalités sociales : c’est la manière dont le
travail a été organisé.
Deux types de travaux sont apparus. Certains nécessitaient beaucoup de
compétences intellectuelles et techniques, ainsi qu’un esprit d’initiative. D’autres
étaient plus répétitifs, moins qualifiés, moins libres, parce qu’ils consistaient pour
l’essentiel à appliquer des tâches prescrites par d’autres. Il y a donc, semble-t-il,
une hiérarchie qui se crée « naturellement » dans la manière dont les hommes
travaillent ensemble. Ceux qui sont les plus qualifiés organisent le travail des
autres. Au sommet de la pyramide se trouvent les décideurs, qui ont plus de
pouvoir et de prestige (et en profitent généralement pour s’attribuer une grande
part des richesses produites). En bas de l’échelle travaillent les exécutants, qui
accomplissent des tâches moins intéressantes, moins valorisantes socialement et
moins rémunérées. Entre les deux extrêmes, bien entendu, il peut y avoir
plusieurs niveaux intermédiaires.
Avec la Révolution française et la promotion d’idées égalitaires, on aurait pu
s’attendre à ce que cette organisation hiérarchique du travail soit mise en cause.
De fait, il s’est trouvé des penseurs, des militants et des révolutionnaires pour
tenter de créer une façon de travailler plus égalitaire. Cependant, leurs tentatives
n’ont guère été couronnées de succès au 19 ème siècle, période qui voit sans doute le
déclin de la vieille aristocratie nobiliaire, mais aussi l’avènement d’une
bourgeoisie puissante, qui doit sa puissance à la Révolution industrielle. Étudions
cela plus précisément.
c. Une nouvelle forme de division du travail apparaît avec la Révolution
industrielle.

Avec la Révolution industrielle, c’est au sein d’une même activité, d’un même
métier, qu’on a divisé le travail en une multitude de gestes simples et
complémentaires. Des tâches qui étaient faites naguère par un seul artisan ont été
réparties entre plusieurs ouvriers. Plus simples, plus répétitives, ces tâches ont pu
ainsi être effectuées plus rapidement et avec davantage d’habileté. Dès le XVIII ème
siècle, Adam Smith pouvait constater une telle division du travail dans une
fabrique d’épingles. Ce processus s’est généralisé dans les usines du XIX ème siècle
et, vers la fin de ce siècle, avec l’« organisation scientifique du travail » de Taylor
(un ancien ouvrier devenu ingénieur qui a découvert une méthode pour mieux
contrôler les travailleurs et les faire travailler plus efficacement).
Cette transformation profonde du travail a permis une production inouïe de
nouveaux biens et de services. Les sociétés industrielles sont devenues des
sociétés d’abondance, où il y aurait assez de richesses, en principe, pour que
personne n’ait à se préoccuper de sa survie. Seulement, pour une large part de la
population, la Révolution industrielle a au contraire augmenté la servitude et,
bien souvent, la misère.
Tout d’abord, remarquons qu’un travail simple et répétitif est généralement
pénible et peu intéressant. L’artisan ou l’ouvrier hautement qualifiés ont une
activité plus épanouissante et plus valorisée socialement que le manœuvre qui
travaille sur une chaîne de montage. Ils peuvent être fiers de ce qu’ils fabriquent,
car leur œuvre porte la marque de leur intelligence et de leur habileté. Il n’en va
pas de même pour l’ouvrier peu qualifié, qui ne fait qu’une petite partie de ce
qu’il produit, et ne peut pas se reconnaître en lui. Il est comme le rouage d’une
machine.
Ensuite, il est plus facile de mettre à la porte un travailleur peu qualifié, car
on peut rapidement le remplacer par quelqu’un d’autre. Ainsi, la division
extrême du travail, depuis les débuts de la Révolution industrielle, a produit une
masse de travailleurs « libres » (du point de vue de la loi) mais contraints pour
survivre d’accepter de travailler beaucoup d’heures, dans des conditions pénibles,
et en échange d’un salaire misérable.
Un mot résume ce type de travail : exploitation. Marx, entre autres, a bien décrit
en quoi ce travail-là est le contraire de la liberté. D’abord, le produit du travail
n’appartient pas à l’ouvrier, et c’est pourquoi il ne peut le vendre lui-même de
manière à en tirer des bénéfices. Le salaire qu’il reçoit lui permet seulement de
survivre et d’entretenir sa famille, non d’acheter des biens lui permettant de
développer des projets personnels (partir en vacances, se cultiver, etc.). Ensuite, la
plus grosse partie de son temps ne lui appartient pas : il est contraint d’effectuer
une tâche qu’il n’a généralement pas choisie et qui ne lui permet guère de
développer ses facultés physiques, techniques, intellectuelles, morales, etc.
On peut enfin signaler que cette exploitation est d’autant plus dure qu’il y a
une forte concurrence entre les entreprises, et notamment lorsque cette
concurrence devient internationale. Pour être compétitives, les entreprises tendent
à se débarrasser de la main-d’œuvre la moins rentable et, éventuellement, à
remplacer les ouvriers les moins qualifiés par des machines. Cela crée, au moins à
court terme, une augmentation du chômage, donc une augmentation de la
concurrence entre les travailleurs, qui sont dès lors contraints d’accepter le
premier emploi venu, même mal payé, peu valorisé socialement et très pénible.
Pour résumer, l’organisation hiérarchique du travail s’est plutôt accentuée avec
la Révolution industrielle. L’écart s’est creusé entre les travaux qualifiés, valorisés
socialement, bien rémunérés et les tâches répétitives, mal payées, méprisées
(malgré leur utilité pour la société). Ajoutons que ceux qui sont à la tête des
grandes entreprises industrielles ne sont pas nécessairement des travailleurs.
Dans le système capitaliste, qui triomphe au XIXème siècle, les grandes sociétés
sont aux mains des gros actionnaires, ceux qui possèdent une part significative du
capital et ne sont pas forcément les managers de l’entreprise.
d. L’évolution du management au cours du XXème siècle

On pourrait objecter à Marx que les conditions de travail des ouvriers se sont
souvent adoucies depuis son époque. Cependant, il n’est pas sûr qu’elles soient
devenues tellement plus favorables à la liberté. D’une part, le taylorisme est loin
d’avoir totalement disparu. Ce mode d’organisation du travail est même présent,
aujourd’hui, dans de nombreuses sociétés de service (centres d’appel
téléphonique, livraison de pizza…), où les tâches des opérateurs sont
chronométrées et standardisées. Cf. à ce sujet le film Attention danger travail, de
Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe :
http://www.dailymotion.com/video/x3lkr9_attention-danger-travail-1_news
D’autre part, les nouveaux modes de management qui sont apparus au XX ème
siècle ont rarement atténué les contraintes s’exerçant sur les salariés. Certes, sous
la pression des syndicats et des mouvements sociaux, certains patrons (comme
Ford) ont compris qu’il était de leur intérêt de mieux payer leurs ouvriers, afin de
leur apporter une motivation supplémentaire et d’en faire des consommateurs
offrant des débouchés à l’entreprise. Au lieu de travailler seulement pour
survivre, beaucoup d’ouvriers ont ainsi cherché à se procurer des biens de
consommation qui leur étaient jusqu’alors interdits (comme l’automobile). Mais
cette entrée dans la société de consommation, si elle a apporté un certain confort, a
aussi rendu les ouvriers plus dociles, moins rebelles à l’égard de l’organisation
hiérarchique du travail. De plus, la publicité et le désir de s’élever socialement par
l’achat de biens prestigieux ont apporté une contrainte psychologique
supplémentaire : pour pouvoir s’acheter des produits à la mode (dont beaucoup
sont parfaitement superflus), on est prêt à travailler davantage, alors que le
progrès technique permettrait une réduction globale du temps de travail.
Enfin, il faut dire un mot de nouvelles formes de management qui sont
apparues à la fin des « Trente Glorieuses ». Comme l’explique l’économiste et
philosophie Frédéric Lordon, le capitalisme néolibéral (apparu avec la
déréglementation financière et l’accélération de la mondialisation) a mis en œuvre
des techniques de management pour inciter les salariés à s’investir
psychologiquement dans l’entreprise. Il ne s’agit plus seulement de travailler
pour ne pas mourir de faim (comme à la grande époque taylorienne) ou pour
s’acheter des biens de consommation (comme dans le fordisme) : il s’agit de
s’épanouir dans son travail, de se dépasser, de montrer son talent, son
inventivité….
En apparence, cette nouvelle forme de management correspond bien au désir
de liberté tel qu’il s’est manifesté notamment dans les années 60 et 70, où les idées
d’autonomie dans le travail étaient à la mode. Seulement cette liberté-là n’est
qu’illusoire : il s’agit en fait de faire en sorte que le salarié se dévoue corps et âme
à son entreprise (qui devient une nouvelle famille), et qu’il délaisse toutes les
activités qu’il peut avoir par ailleurs. Cf. à ce sujet cette vidéo où Frédéric Lordon explique
comment ce type de management a un côté « totalitaire » :
http://www.dailymotion.com/video/xm1les_frederic-lordon-capitalisme-desir-et-servitude-marx-et-
spinoza-part-4_webcam
Tôt ou tard, d’ailleurs, la divergence entre les objectifs des dirigeants de
l’entreprise (accroître le profit) et ceux du salarié finissent par apparaître : quand il
n’est pas épuisé nerveusement et psychologiquement par un excès de travail
(phénomène du burn-out), le salarié est souvent mis à la porte ou placé à un poste
peu gratifiant, parce qu’il n’est plus jugé assez productif.
3. Les effets pervers de l’exploitation de la nature
Nous venons de voir que la Révolution industrielle a permis à un grand
nombre d’hommes de devenir moins dépendants de la nature. C’est notamment
vrai dans le domaine agricole : aujourd’hui, dans les pays industriels, les famines
et les disettes ont disparu. Cependant, cette exploitation de la nature a eu des
effets pervers, c’est-à-dire contraires à ce qui était désiré au départ : épuisement
des ressources naturelles (déforestation abusive, pompage abusif de l’eau pour
certaines cultures, consommation boulimique des hydrocarbures, etc.), disparition
d’un grand nombre d’espèces, pollution de l’air, des sols, des mers, des nappes
phréatiques… Tout cela va à l’encontre des buts de l’humanité, et d’abord du
désir de vivre durablement et en bonne santé. On sait notamment que la pollution
de l’air a des effets dramatiques sur le climat (réchauffement excessif) et sur la
santé (multiplication des cas d’allergies, d’asthme, de cancers…). Or, tout cela est
en grande partie le produit du travail humain. Celui-ci est donc, de ce point de
vue, un obstacle à la liberté humaine, puisqu’il produit des effets contraires aux
buts qu’il était censé réaliser.
4. On perd parfois sa vie à la gagner
Nous avons vu dans la première partie que le travail (et le développement
technique qu'il rend possible) nous permet de gagner du temps. Or, cette tendance
ne s'est-elle pas inversée ? C'est ce que pensait notamment Ivan Illich (1926-2002),
un critique de la société industrielle et de la société de consommation. Pour Illich,
les objets techniques censés nous faire gagner du temps (comme la voiture)
peuvent nous en faire perdre. Dans les années 70, les heures gagnées par les
Américains grâce à la voiture étaient largement compensées par le temps perdu
dans les embouteillages et les heures de travail nécessaires à l'achat et à l'entretien
de cette machine. La voiture serait ainsi l’exemple même d’une innovation
technique « contreproductive », c’est-à-dire qui aboutit en fin de compte à une
régression et non à un progrès.
 
Transition et objection

Comme on vient de le voir, le progrès technique a des résultats très ambigus.


Certes, il permet de libérer une bonne partie de l’humanité de certaines
contraintes naturelles. Mais c’est au prix d’une division excessive du travail,
génératrice d’exploitation. C’est au prix également de désastres écologiques et
d'inventions techniques qui font peut-être plus perdre de temps qu'elles n'en font
gagner. Le travail, censé libérer l’homme, semble donc être le pire obstacle à la
liberté.
Mais cette argumentation n’est pas entièrement convaincante. D’une part, nous
avons peut-être eu tort de faire une généralisation à partir d’un certain type de
travail, celui de l’ouvrier peu qualifié. D’autre part, l’exploitation des travailleurs
et des désastres écologiques ne sont pas toujours une fatalité : en s’organisant, des
travailleurs peuvent obtenir une suppression ou un adoucissement de leur
exploitation ; de même, des citoyens unis peuvent obtenir un encadrement des
activités industrielles de manière à ce qu’elles soient moins nocives pour
l’environnement et plus utiles socialement.
 

III. Ce n’est pas tant le travail qui fait obstacle à la liberté


que la manière dont il est organisé
 
1. Même dans une société hiérarchisée,
il y a toujours certains travaux épanouissants
Tout à l’heure, nous avons parlé de l’exploitation des ouvriers, en l’attribuant à
la division industrielle. Mais s’il y a exploitation, c’est bien parce que le travail est
organisé hiérarchiquement. Au sommet de la pyramide, se trouve le propriétaire
de l’entreprise, qui n’est pas forcément celui qui la gère (dans les grandes
entreprises, le manager est souvent un salarié, payé par des actionnaires qui se
contentent pour l’essentiel de toucher les dividendes). À la base, la main-d’œuvre
la moins qualifiée, qui fait les tâches d’exécution, et qui est la plus susceptible
d’être exploitée. Mais entre les deux, il peut y avoir un grand nombre de travaux
relativement créatifs et épanouissants. La division du travail, même dans le
domaine industriel, n’est donc pas toujours synonyme d’un appauvrissement du
travail (devenu répétitif et sans intérêt) ou des travailleurs.
De manière générale, tous ceux qui dominent, dans une société, effectuent une
sorte de travail pour pouvoir devenir ou rester dominants. Il leur faut en effet
maîtriser un certain nombre de techniques et de savoir-faire qui leur permettent
de se distinguer de la masse en acquérant du pouvoir et du prestige. Les nobles,
autrefois, prétendaient ne pas travailler, mais ils devaient apprendre à manier
l’épée, à monter à cheval, à danser, à jouer de la musique… Ils pratiquaient donc
un certain nombre de travaux intéressants et épanouissants, grâce auxquels ils
pouvaient défendre leurs privilèges par la force (dans le cas des pratiques
guerrières) ou par le prestige qu’ils en retiraient. Aujourd’hui, les dirigeants
politiques ou économiques doivent en général travailler un minimum pour
acquérir les diplômes ou les compétences qui justifient aux yeux des masses leur
pouvoir immense.
Ainsi, avant de dénoncer le travail comme une servitude, il faut se souvenir
qu’il prend des formes très variées, et qu’il permet parfois d’avoir des
responsabilités intéressantes.
2. L’exploitation peut être combattue
Nous avons parlé tout à l’heure des conséquences de la division du travail sur
les conditions de vie des travailleurs (ouvriers, notamment). Mais ces
conséquences sont plus complexes que ce que nous en disions. Certes, la division
du travail rend les travailleurs particulièrement dépendants de leurs employeurs.
Mais cette dépendance est réciproque. Si, au lieu de se faire concurrence, les
travailleurs s’unissent, ils peuvent faire pression sur les propriétaires des
entreprises de manière à augmenter leur temps libre, augmenter leur salaire,
obtenir une sécurité économique et sociale (face au chômage, à la maladie, la
vieillesse, etc.) et adoucir les conditions de travail. Ainsi, l’exploitation peut
disparaître, ou du moins être très atténuée.
Toute l’histoire des pays industriels l’a montré : si les travailleurs sont bien
organisés et courageux, ils peuvent obtenir de notables concessions de la part des
entreprises et des États. Sans doute y a-t-il toujours des rapports de domination
dans le monde du travail : même dans nos pays, il n’y a pas encore de démocratie
sociale, c’est-à-dire de gestion démocratique des entreprises. Pour l’instant, en
effet, on n’a pas réussi à inventer une alternative durable au capitalisme : les
systèmes soviétiques ou maoïstes se sont révélés encore plus contraires à la
liberté, sans parler de leur relative inefficacité. Mais rien ne dit que le capitalisme
soit le système définitif, et qu’on n’arrivera jamais à organiser autrement le travail
dans la société. Par ailleurs, même dans un cadre capitaliste, des progrès sociaux
sont possibles – comme ce fut le cas durant les « trente glorieuses » (années 1945-
75).
3. Les désastres écologiques ne sont pas une fatalité
Nous venons de voir que des travailleurs unis peuvent conquérir une certaine
liberté. On pourrait faire la même remarque en ce qui concerne l’écologie. Ce n’est
pas le travail industriel qui est en lui-même cause de désastre : c’est le fait qu’il ne
soit pas strictement encadré par des lois. On peut penser qu’un grand nombre de
désastres écologiques pourraient être évités si les citoyens prenaient davantage
leur destin en main et imposaient d’autres choix aux gouvernements. Ce qui le
laisse penser, c’est que les désastres ont souvent été plus graves dans les pays
dictatoriaux (URSS, Chine, etc.) que dans les pays démocratiques (malgré une
exception au moins : les États-Unis et l’Europe envoient dans l’atmosphère la plus
grosse partie des gaz à effet de serre). Il suffirait donc que les démocraties
deviennent davantage démocratiques pour que le travail dans les entreprises
industrielles soit vraiment orienté vers l’intérêt commun.
4. La société de consommation est peut-être condamnée
Nous avons vu que la société de consommation, en nous poussant à acheter
sans arrêt des besoins nouveaux, nous contraint à travailler pour être en mesure
d'acheter des produits souvent peu utiles – voire qui nous font perdre du temps.
Mais cette société de consommation a-t-elle un avenir ? On peut en douter. D'une
part, une telle société ne peut fonctionner qu'en produisant toujours plus de biens
matériels, ce qui semble impossible à long terme à cause de l'épuisement des
ressources naturelles. D'autre part, l'être humain n'a pas seulement le désir de
consommer (ou d'être reconnu par ses semblables à l'aide d'objets marchands) : il
désire aussi être créatif et autonome. Au lieu d'acheter des produits tout faits, il
aime à fabriquer des objets de consommation ou des outils. On peut d'ailleurs
remarquer à ce sujet le succès récent des "fab labs".
 

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