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Selon la théorie économique classique, l’homo œconomicus – le modèle sur lequel sont
construites l’ensemble des prédictions formulées par cette discipline – est mû prioritairement par un
calcul coûts-bénéfices. Les équations mathématiques que brandissent les économistes pour éblouir
leurs clients – le public – sont fondées sur ce postulat élémentaire : tout être humain, livré à lui-même,
choisira la ligne de conduite qui lui procure la plus grande quantité de ce qu’il convoite au prix de la
plus faible dépense en ressources et en efforts. La mise en équation est rendue possible par la
simplicité même de la formule. Si l’on devait reconnaître que les humains ont des motivations
complexes, le nombre de facteurs à prendre en compte serait trop élevé, il serait impossible d’évaluer
correctement leur poids respectif, et on ne pourrait pas faire de prédictions. D’où cette justification
que l’on entend souvent dans la bouche des économistes : bien entendu, tout le monde sait que les
êtres humains ne sont pas réellement des machines à calculer égoïstes, mais le fait de les supposer
tels permet de rendre compte d’une large part de leurs actions. Cette part, et cette part uniquement,
constitue donc l’objet de la science économique. […]
Notre discours public sur le travail entérine très largement le modèle de l’homo œconomicus :
tout le monde doit être forcé à travailler, et l’aide humanitaire destinée à éviter aux pauvres de mourir
de faim doit être distribuée de la façon la plus humiliante et la plus coûteuse possible, faute de quoi
ces derniers deviendront dépendants et n’auront plus d’incitation à trouver du boulot. L’hypothèse
sous-jacente est que tout individu se voyant offrir la possibilité de vivre en parasite la saisira à coup
sûr. Or la quasi-totalité des preuves disponibles sur le sujet indiquent le contraire. Certes les êtres
humains apprécient généralement peu le labeur qu’ils considèrent comme excessif ou dégradant.
Rares sont ceux qui acceptent avec joie de se plier au rythme et à l’intensité que les tenants de
« l’organisation scientifique du travail » ont décrétés comme étant la norme à partir des années 1920.
ils ont aussi une certaine aversion pour les situations humiliantes. Pourtant, livrés à eux-mêmes, tous
ou presque rejetteront avec encore plus de vigueur la perspective de n’avoir rien d’utile à faire.
Les preuves empiriques allant dans ce sens sont innombrables. Il nous suffira ici de prendre
un ou deux exemples particulièrement frappants. Ainsi, les ouvriers qui ont gagné au loto quittent
rarement leur job (ou bien,s’ils le font, ils disent le regretter peu de temps après). Et que dire des
prisonniers, nourris et logés gratuitement sans être soumis à l’obligation de travailler ? Dans l’univers
carcéral, la confiscation du droit au travail – qu’il s’agisse de repasser des chemises à la blanchisserie,
de récurer les latrines au gymnase ou d’emballer des ordinateurs pour Microsoft à l’atelier – est
utilisée comme une punition, y compris lorsque le travail n’est pas rémunéré ou que les prisonniers
ont d’autres sources de revenus. Rappelons que nous parlons là des individus qui peuvent sans doute
passer pour les moins altruistes produits par la société. Eh bien, à leurs yeux, être obligé de rester
assis devant la télé à longueur de journée est un sort plus terrible que fournir l’effort le plus pénible
et le moins gratifiant que l’on puisse imaginer.
Comme le soulignait Dostoievski, le travail carcéral a une dimension salvatrice : au moins, il
est utile, même si ce n’est pas au prisonnier lui-même.
Un des rares effets secondaires positifs du système pénitentiaire est qu’il illustre les
conséquences comportementales que peuvent avoir les situations de privation extrême, nous
enseignant quelques vérités sur la nature humaine. Ainsi, nous savons désormais que placer les
détenus à l’isolement pendant plus de six mois d’affilée provoque inéluctablement des dommages
cérébraux qui auront des répercussions physiques visibles. Oui, les êtres humains sont des animaux
sociaux, et ils le sont de manière si viscérale que, coupés de toute relation avec d’autres humains, ils
commencent à se décomposer physiquement.
Ce qui se passe au travail peut être interprété de façon similaire. Peu importe que les humains
soient faits ou non pour une discipline de travail régulière, de 9 heures à 17 heures – tout semble
indiquer qu’ils ne le sont pas. Le fait est que, même pour les criminels les plus endurcis, la perspective
de n’avoir absolument rien à faire est encore pire.
Pourquoi en est-il ainsi ? Ces dispositions sont-elles profondément enracinées dans la
psychologie humaine ? Nous avons de bonnes raisons de penser que c’est le cas.
En 1901, le psychologue allemand Karl Groos a fait une découverte : les enfants en bas âge
éprouvent un bonheur extraordinaire quand ils se rendent compte qu’ils peuvent avoir un effet
prévisible sur le monde, quelle qu’en soit la nature et qu’il leur soit bénéfique ou non. Ils bougent
leur bras au hasard, et voici qu’ils ont déplacé un crayon ! En plus, ils peuvent reproduire cet effet en
répétant le mouvement ! S’ensuivent des manifestations de pur contentement. Groos suggérait que
cette « joie d’être cause », selon l’expression qu’il avait forgée, était à la base du jeu, qu’il définissait
comme consistant à exercer ses pouvoirs pour le plaisir.
Cette découverte a des implications fondamentales pour la compréhension des motivations
humaines au sens large. Avant Groos, la plupart des philosophes politiques occidentaux, imités par
les économistes et les sociologues, expliquaient la quête de pouvoir des hommes soit par un désir
inhérent de conquête et de domination, soit par un objectif purement pratique – accéder à des sources
de satisfaction physique, à la sécurité ou au succès reproductif. Les conclusions de Groos, confirmées
empiriquement tout au long du siècle suivant, suggéraient qu’il y avait peut-être quelque chose de
plus simple, derrière ce que Nietzsche appelait la « volonté de puissance ».
L’enfant comprend qu’il existe comme une entité distincte, séparée du monde qui l’entoure,
lorsqu’il prend conscience que c’est lui qui vient de provoquer une action – la preuve étant qu’il peut
la faire se reproduire. Autre point capital : cette prise de conscience est dès le départ associée à une
délectation particulière qui restera l’arrière-plan fondamental de toutes les expériences humaines
ultérieures. Nous oublions parfois que notre perception de nous-mêmes s’ancre dans l’action. Quand
nous sommes totalement plongés dans une activité (courir un marathon, résoudre un problème
logique…), surtout si c’est quelque chose que nous savons très bien faire, nous finissons par nous
confondre avec ce que nous faisons et nous en oublions que nous existons. Pourtant, même dans ces
cas-là, cette « joie d’être cause » fondatrice reste implicitement la base de notre être, comme au
premier jour.
Groos se demandait pourquoi les humains jouent à des jeux et se passionnent autant pour les
résultats, bien qu’ils sachent pertinemment que gagner ou perdre ne fait aucune différence au-delà du
jeu lui-même. Il interprétait cette tendance à la création de mondes imaginaires comme une simple
extension de son principe central, la « joie d’être cause ». C’est possible. Mais nous nous intéressons
moins ici aux cas de développement « sain » qu’aux institutions où les choses se passent mal, voire
très mal. Ainsi, comme l’ont révélé diverses études, les conséquences sont dramatiques lorsqu’on
permet à un enfant de découvrir et d’expérimenter le plaisir d’avoir un impact sur ce qui l’entoure,
puis qu’on lui confisque brutalement ce pouvoir. À la rage et au refus de s’impliquer succède une
sorte de repli catatonique et de retrait total du monde. C’est ce que le psychanalyste Francis Broucek
a appelé le « traumatisme de l’échec à influencer ». Selon lui, de nombreux problèmes mentaux
ultérieurs pourraient être liés à de telles expériences traumatiques.
Si tout cela est vrai, on commence à entrevoir les effets dévastateurs possibles du piège des
jobs à la con1. Ce sont des jobs où l’on vous traite comme si vous étire utile, et où vous êtes censé
l’être, tout en sachant parfaitement qu’il n’en est rien. Ce n’est pas seulement une agression contre
votre ego ; cela ébranle les fondements mêmes de votre sentiment de soi. Un être humain privé de la
faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister.

David Graeber, Bullshit Jobs, 2019, traduction E.Roy, éd. Les liens qui libèrent

Traduction de l’expression « Bullshit jobs ». L’auteur désigne ainsi « une forme d’emploi si totalement inutile, superflue
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ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé de faire croire qu’il
n’en est rien. »

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