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Activité, santé et collectif de travail
Activity, health and collective work
Y. Clot ∗,1 , M. Litim 2
CNAM, 2, rue Conte, 75003, Paris, France
Reçu le 1 décembre 2007 ; accepté le 1 décembre 2007
Résumé
La santé au travail n’est pas préservée lorsqu’on survit dans un milieu professionnel sans maladie déclarée
— officiellement ou non —, mais seulement lorsqu’on peut continuer à créer un milieu de travail pour y
vivre normalement, c’est-à-dire en y développant sa capacité d’agir et de penser. Un milieu professionnel
« normal » peut alors être défini comme un milieu dont l’organisation reste à la fois la source et la ressource
de ce développement de l’activité.
Abstract: Occupational health is not safeguarded when an individual survives in a professional environment
without a declared illness (officially or not) but only when he can continue to create a work environment
to live in normally. In other words, where he can develop his capacity to act and to think. A “normal”
professional environment can then be defined as an environment in which the organization remains both the
source and the resource of this development of activity.
© 2008 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail : clot@cnam.fr (Y. Clot).
1 Titulaire de la Chaire de psychologie du travail du CNAM. Directeur du centre de recherche sur le travail et le
CNAM.
1269-1763/$ – see front matter © 2008 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.prps.2007.12.003
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un vocabulaire différent, celui de clinique de l’activité. Veil (1999) à qui on doit beaucoup en
psychopathologie du travail, n’hésitait pas, pour s’opposer à la banalisation du concept d’activité,
à faire appel à Marx : « le rapport de l’homme avec lui-même ne devient objectif et réel que par
ses rapports avec les autres hommes » (Veil, 1999). C’est aussi la signification que le concept
d’activité prend très clairement chez Léontiev (2005). Pour lui, l’homme n’est jamais seul en face
du monde d’objets qui l’environne. Le trait d’union de ses rapports avec les choses, ce sont les rela-
tions avec les hommes (Léontiev, 2005). Ce « trait d’union » et ses « ratés » sont au principe d’une
clinique de l’activité, comme la liaison est au principe de la conception de la santé proposée par
Canguilhem (2002). Autrement dit, l’activité n’est pas seulement médiatisée par des instruments
sociaux (outils, langages, règles, institutions, genres professionnels), elle est aussi médiatisante,
récréatrice de rapports entre les hommes et les objets, rapports qui ne leur viendraient pas sans
elle. Du coup, elle est toujours exposée aux risques d’une déliaison qui fait de l’activité empêchée
une amputation du pouvoir d’agir et une source potentielle d’atteinte à la santé.
3 Ce qui signifie ici déréalisés du point de vue de l’activité concrète et non pas sans consistance économique et sociale.
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de soi que le réel convoque intensifient les arbitrages inévitables à l’intérieur de l’activité profes-
sionnelle, invite les salariés à créer entre les choses4 des liens qui ne leur viendraient pas sans eux.
Autrement dit, ce genre d’épreuves intensifie le travail en sollicitant davantage l’activité média-
tisante — au sens défini plus haut — au sein de l’activité réelle. Bien sûr, ces nouvelles épreuves
mettent souvent les professionnels à découvert. Pourtant elles ne sont pas vouées à l’échec. Cette
intensification de l’activité médiatisante au contact du réel n’a pas automatiquement pour destin la
morbidité professionnelle. Un travail plus « intense », source d’investissements psychiques renou-
velés, origine de réflexion et d’action sur les rapports à recréer entre les « choses », mobilisateur
et producteur de liens est même une ressource potentielle pour la santé. Les résistances du réel,
les obstacles, les activités impossibles, sont aussi potentiellement le ressort de l’ingéniosité et de
la création. Le travail humain est aussi caractérisé par ces retournements qui engagent des sujets
soudain mis à découvert face au réel dans les plaisirs de la découverte. L’adresse profession-
nelle est faite de toutes les tentatives, accumulées dans l’histoire professionnelle, de réinventer les
manières de faire un travail de qualité quand les conditions concrètes d’exercices changent. Aucun
professionnel n’est insensible à ce genre d’intensification du travail, à l’intensification de l’activité
médiatisante. Au contraire on peut aller jusqu’à avancer que, sous cet angle, le travail contem-
porain n’est pas assez « intense ». On ira même jusqu’à écrire que la montée de l’intensification
du travail, au sens classique du terme (Bartoli, 1980 ; Azkenasy, 2004), comme contrainte imper-
sonnelle, délétère et si mal vécue, refoule l’intensité réelle et potentielle de l’activité. Elle peut
être regardée comme une intensification rentrée de l’activité, une « intensité ravalée » de l’activité
médiatisante.
C’est en fait, le développement de la disponibilité nouvellement exigée face au réel, les épreuves
traversées — en particulier dans l’univers des services — par ceux qui travaillent présuppose, en
retour, et même exige littéralement, un développement de ressources nouvelles. Et ce pour pouvoir
se mesurer à la montée de l’activité médiatisante impliquée dans l’action. Ces ressources sont
celles que les professionnels entre eux, comme connaisseurs, sont capables d’élaborer quitte à
questionner les objectifs qui leur sont assignés. Elles sont collectives. Le réel quand il résiste ne
peut s’apprivoiser seul, isolé au sein d’une collection d’individus juxtaposés.
Précisons. Dans les services, le travail impose une responsabilité renouvelée quant à « l’objet »
et du coup la définition des tâches est percutée plus qu’ailleurs par des évaluations conflictuelles.
« L’objet » travaillé devenu sujet laisse moins encore qu’auparavant les travailleurs en paix. Selon
la jolie formule de Hugues, dans cet univers-là, on peut travailler pour l’usager ou sur lui, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose (Hugues, 1996). Ajoutons que cela peut se faire aussi avec lui
— ce qui est heureusement souvent le cas —, mais aussi contre lui ou, pire encore, sans lui. D’une
certaine façon, c’était déjà ainsi et c’est encore ainsi dans l’industrie (Clot, 2004). Mais qu’on le
veuille ou non, cet « objet » singulier de travail qu’est un sujet humain intensifie les questions sur
le travail lui-même et ses fins. Les « cas de conscience » se multiplient, la responsabilité endossée
en première ligne est celle d’une activité où « bien faire » et « faire le bien » peuvent devenir
antagoniste dans le moindre geste (Hanique, 2004 ; Roger, in press). L’émotion prescrite peut se
retourner contre l’affect réel (Jeantet, 2002).
4 On entendra ici, comme Canguihem, « choses » au sens large : créer des rapports entre les choses, dans le langage
ordinaire, dit bien les choses justement. Il peut bien sur s’agir aussi des rapports entre activités humaines et non pas
seulement entre les choses au sens de la propriété physique des objets.
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« Peut-être faut-il rappeler que servir s’oppose à desservir et que la frontière qui les sépare est
mince, indistincte et mouvante », écrit Hugues (1996, p. 62). Les vécus d’impuissance ne tardent
guère en ces matières à nourrir le ressentiment. La saturation de l’activité ordinaire par l’activité
médiatisante s’opère dans la culpabilité engendrée par une efficacité incertaine. L’activité de
service encourage alors le « mélange des genres », non sans risque, entre vie professionnelle et
vie personnelle. Car, à tous les sens du terme, elle « remet » au travail les transports affectifs de
personnes à personnes que chacun porte en soi (Lhuillier, 2005 ; Villatte et al., 2004 ; Molinier,
2005 ; Grosjean et Ribert-Van de Weerdt, 2005). L’activité médiatisante s’y trouve fréquemment
privée de ses développements collectifs indispensables et du coup enveloppée et même incarcérée
dans des conflits interpersonnels intransformables.
Autant dire que le travail collectif devient vital pour pouvoir se reconnaître dans ce qu’on
fait comme professionnels autrement qu’en se reconnaissant dans ce qu’on est comme sujet.
On peut aller jusqu’à penser que ce travail collectif prend le statut d’un instrument profession-
nel pour l’activité médiatisante individuelle. En tout cas, il implique une œuvre d’élaboration
et d’organisation conjointe de l’activité afin de régénérer les buts du travail devenus, au cœur
des dilemmes du juste et de l’injuste, du vrai et du faux et même du bien et du mal, des points
de collision et des nœuds d’antinomies professionnelles (Flageul-Caroly, 2001 ; Fernandez et
al., 2003). Cette activité commune de réorganisation, activité conjointe de développement de
l’activité médiatisante, quand elle existe, n’est pas exempte de conflit sur le réel du travail. Mais
c’est justement là que peut trouver sa source, le sentiment de vivre la même histoire si utile en
milieu professionnel. Car, ce sentiment est à l’origine de mouvements affectifs d’un autre genre
que celui des transferts de personnes à personnes auxquels, en retour, il peut donner d’ailleurs un
autre horizon. Pourtant ce travail sur le travail, qui regorge d’énergie psychique potentielle, est
souvent impossible dans l’organisation telle qu’elle est conçue. Et la transgression, souvent tolérée
d’ailleurs, ajoute encore aux difficultés (Flageul-Caroly, 2001 ; Yvon, 2003). Alors, paradoxale-
ment l’organisation du travail, en privant les salariés des appuis nécessaires, contrarie l’action en
l’amputant de ses ressources propres et parfois même empêche de travailler en renvoyant chacun
à lui-même. Or toute l’histoire de la clinique du travail l’atteste, ce qui ne se fait pas ou qu’on ne
peut pas faire, n’est pas aboli pour autant et ne se dissipe pas dans l’activité des sujets. Il leur faut
même consentir beaucoup d’efforts, souvent sources de maladies, pour endurer ces « contrariétés »
répétées. L’activité ravalée n’est pas sans restes. Ces résidus de l’activité contaminent le travail et
« empoisonne la vie », pour le dire dans le langage populaire qui dit parfois si bien les choses. Au
bout du compte, il n’est pas rare que le travail réalisé ne soit plus défendable aux yeux de ceux
qui le font. Et c’est là la source de nouveaux conflits psychiques qui dramatisent les premiers.
Devant cette intensification des soucis et des préoccupations professionnelles qui sollicite tant
l’activité propre, la vie de collectifs de travail — garants de l’action individuelle — est devenue
un opérateur central de santé. Sans eux, le travail personnel perd souvent d’abord sa contenance
avant de se trouver désaffecté, à tous les sens du terme. En effet, du geste de métier le plus
technique aux règles même de l’organisation, en matière d’efficacité, le dernier mot n’est jamais
dit face aux épreuves du réel. Et c’est peut-être pour se défendre des conflits qui en résultent
dans la définition même des buts de l’activité — surtout dans les services — qu’on assiste à une
telle inflation organisationnelle de ce qu’il faut bien désigner comme des tyrannies procédurales
(Jeannot, 2005).
L’intensification des contrôles portant sur des buts et des moyens trop souvent fictifs répond
de plus en plus — mais peut-être faudrait-il dire de moins en moins — à l’intensification des
soucis dans l’action des professionnels, soucis sur lesquels l’organisation du travail préfère parfois
fermer les yeux faute de pouvoir s’y mesurer. Cette distorsion est encore aggravée dans les milieux
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professionnels où la déflation du travail des collectifs sur l’activité pour « civiliser » ce réel rétif, est
devenue chronique pour de multiples raisons. Il arrive alors que l’organisation officielle du travail,
aux prises avec une dangereuse déréalisation, soit, au contraire, concrètement vécue comme une
source de désorganisation de l’activité. Cette faiblesse organisationnelle régulièrement recyclée
en « tyrannie » formaliste ne fait plus guère illusion, mais porte atteinte à la santé mentale en
amputant le développement simultanément sollicité de l’activité. C’est pourquoi monte également
au-delà même de la critique classique de l’organisation du travail prescrit, une critique de la
désorganisation du travail qui multiplie les incohérences (Bartoli, 2001) et se trouve même à
l’origine de l’inflation des querelles de personnes. L’ensemble se retourne contre la qualité et
le sens du travail (Clot, 2004). Dans l’enquête ESTEVE, le développement de la lassitude est
clairement rapportée par les salariés aux obstacles organisationnels qui les empêchent de faire un
travail de qualité. (Derriennic et Vézina, 2000).
C’est donc paradoxalement la faiblesse et la fragilité d’une organisation du travail n’offrant plus
les ressources pour faire face aux préoccupations du réel, qui ébranlent l’activité. La dissociation
grandissante entre l’intensification de l’activité médiatisante refoulée et l’intensification du travail
réalisé imposé est une source majeure d’atteinte à la santé. On reconnaîtra ici la distinction devenue
classique en clinique de l’activité entre activité réalisée et réel de l’activité (Clot, 2001, 2002).
Pour nous, ce qui ne se fait pas, qu’on ne peut pas à faire, n’est pas aboli pour autant et ne disparaît
pas de l’activité des sujets. Il faut même consentir beaucoup d’efforts, souvent cause de maladies,
pour se défendre contre ces « contrariétés » qui contaminent le travail et « empoisonne la vie »,
pour le dire à la manière des nombreux professionnels avec lesquels nous travaillons.
4. Remarques de méthode
Avec eux, on peut chercher à rapatrier ces résidus de l’activité qui insistent, dans le dévelop-
pement des collectifs de métiers à l’aide de ressources méthodologiques conçues pour restaurer
la contenance des collectifs de travail. Au centre de ces méthodes, dites d’autoconfrontation croi-
sée (Clot et Faïta, 2000 ; Clot, 2005a, 2006b ; Prot, 2006) on trouve l’organisation d’une activité
sur l’activité, l’installation de controverses professionnelles réglées entre opérateurs autour de
séquences vidéos retenues en commun pour la possibilité qu’elles donnent de mettre en discus-
sion les détails d’un geste de métier. Il s’agit alors de redonner une intensité effective, une vitalité
et du volume aux activités médiatisantes quitte à faire reculer l’intensification factice du travail.
Au fond, il s’agit de restaurer la fonction psychologique du collectif en réhabilitant le rôle de la
reliaison collective par des dialogues entre pairs. Et ce, en mobilisant les ressources d’une activité
langagière spécifique pour le développement de la pensée sur le travail, ressources langagières
maintenant bien étudiées, par ailleurs, dans le champ du travail (Borzeix et Fraenkel, 2001 ; Faïta,
2001 ; Vygotski, 1997).
C’est peut-être ici le propre d’une méthodologie en psychologie du travail et plus précisément
en clinique de l’activité au regard d’autres approches de la discipline. On s’arrêtera sur ce point
avant de présenter nos données. L’analyse de l’activité est regardée par nous comme un instrument
d’action pour les professionnels afin qu’ils puissent agir sur leur travail et sur l’organisation
officielle. Elle n’est pas seulement un moyen de connaissance pour le chercheur ni même un
instrument de critique du travail contemporain.
Il est maintenant bien établi que la critique est aussi exposée à un paradoxe que les mêmes
auteurs énoncent ainsi : « la critique permet au capitalisme de se doter d’un esprit qui, on l’a vu,
est nécessaire à l’engagement des personnes dans le processus de fabrication du profit, elle sert
indirectement le capitalisme et est un des instruments de sa capacité à durer, ce qui pose d’ailleurs
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à la critique des problèmes redoutables puisqu’elle est facilement placée dans l’aternative d’être
soit ignorée (et donc inutile), soit récupérée ». Nous avons pu montrer ailleurs à quel point les
travaux cliniques réalisés autour des incidences psychopathologiques du travail actuel sur la vie
subjective et la santé n’échappaient pas à ce paradoxe (Clot, 2006c, 2006d). C’est la raison pour
laquelle, nous cherchons à procéder à un retournement : l’objet qui nous paraît le plus digne de
critique concerne les conditions de l’action des travailleurs eux-mêmes. Si, comme le soulignent
Boltanski et Chiappello (1999), critique ne signifie pas d’abord dénonciation, mais travail de
distinction consistant à « faire voir des différences dans ce qui se présente » d’abord comme
amalgamé, obscur et non maîtrisable, alors elle peut concerner l’activité de nos interlocuteurs
eux-mêmes. On peut leur permettre de développer leur critique, entre eux, en eux et sur la tâche
afin que l’analyse renouvelle leurs moyens d’agir. Rien ne nous paraît donc plus décisif, au plan
méthodologique, que de résister à « prendre pour argent comptant » la parole de nos interlocuteurs
dans le travail de recherche comme semble pourtant le croire possible F. Dubet (2006, p. 43).
Il nous paraît plus utile pour leur propre action qu’ils puissent développer ou transformer leur
interprétation propre de la situation, en repousser les limites grâce aux dispostifs d’analyse qu’on
leur propose ; plus utile que de fournir, après-coup, une interprétation « arrêtée » de ces limites
comme le fait, par exemple, Dubet à propos justement du métier d’aide-soignante qui va aussi
nous retenir ci-après (Dubet, 2006). La connaissance n’y perd pas si l’on cherche non pas d’abord
à brosser un tableau du social, mais à connaître comment l’action de ceux qui travaillent peut se
développer ou non contre les « idées reçues », les leurs comprises. Mais il est vrai — on le dit avec
prudence — que l’étude du développement de la pensée et de l’action, ainsi que de ses avatars,
est traditionnellement plus un objet psychologique que sociologique.
On a donc choisi, pour finir, deux situations différentes qui révèlent, dans des métiers de service,
la portée de cette activité contrariée dans le travail réel et les élaborations auxquelles elle donne
lieu entre professionnels lorsqu’on privilégie les différences entre eux comme source de pensée.
La controverse sur l’activité est recherchée en clinique de l’activité comme instrument dialogique
d’une « relance » de l’initiative professionnelle autour de la possibilité ou non de « bien faire ».
Ce qui suit n’est présenté qu’à titre indicatif, ces deux situations faisant l’objet d’un examen
systématique dans des travaux de thèses en psychologie du travail.5
Les conditions d’exploitation des lignes SNCF en région parisienne font du contrôle « en agent
seul » dans les rames une tâche extrêmement difficile à réaliser tant les soucis de sécurité sont
prégnants. Il y a alors plusieurs façons de le faire en fonction de nombreux paramètres : le type de
matériel, le type de ligne, l’heure, la période scolaire, la présence toujours aléatoire d’une brigade
de contrôle dans le train, celle du personnel des forces de l’ordre ou des gendarmes, le filtrage à
quai au départ, etc (Yvon et Fernandez, 2002).
D’expérience, les ASCT devenus contrôleurs savent qu’ils rencontreront fatalement des situa-
tions où les contrevenants n’accepteront pas de se laisser régulariser et ne justifierons pas leur
identité. Dans ce type de situation, un agent seul cherche à obtenir de la part de l’usager en infrac-
tion un minimum de renseignements afin de dresser un procès-verbal exploitable. En dernier
5 Ces deux situations font l’objet d’un travail de thèses. La première peut être abordée dans le détail dans la thèse
soutenue par Yvon (Yvon, 2003). La deuxième est au centre de celle de Litim (Litim, 2006 ; Litim et Kostulski, 2006).
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recours, si l’usager se montre très récalcitrant, l’agent peut faire appel à la surveillance générale
de la SNCF ou aux forces de police. Mais quoi qu’il en soit, l’objectif immédiat pour l’ASCT
est double : éviter toute altercation pour ne pas risquer l’agression, et simultanément, obtenir du
fraudeur un signe, même purement symbolique, qu’il reconnaît son infraction et accepte d’en
supporter les conséquences.
On comprend aisément combien le premier objectif est légitime. Quant au second, il y va pour
les agents de l’absolue nécessité de ne pas perdre la face vis-à-vis tant des fraudeurs, des autres
usagers que d’eux-mêmes. Ce dernier objectif est donc au moins aussi contraignant que le premier.
Cependant, dépourvus des moyens indispensables pour régulariser la situation des fraudeurs, les
agents sont dans l’obligation de mettre au point des stratagèmes permettant d’atteindre ces deux
objectifs qui, à première vue, semblent inconciliables. Les solutions possibles à ce dilemme sont
variables et inégalement acceptables pour les agents.
Dans l’exemple retenu ci-dessous, deux agents confrontent leur stratégie face à la possibilité que
le voyageur refuse de présenter une pièce d’identité. L’un d’eux (B.L.) tente d’attirer le voyageur
dans une autre voiture ou bien de faire un PV dans les formes, sans se soucier de la vraisemblance
de la déclaration, quitte à ce qu’il ne soit pas exploitable. Son collègue, (S.Z.) préfère solliciter les
forces de l’ordre par téléphone, même s’il sait qu’il y a vraiment peu de chances qu’elles soient
disponibles. Cette stratégie le conduit parfois à simuler un appel téléphonique réel.
Malgré ces différences, les deux agents semblent d’accord sur l’obstacle à surmonter : quelle
que soit la stratégie, on ne peut dominer complètement la situation. Aucune stratégie ne permet
vraiment à coup sûr de dresser un PV à un contrevenant récalcitrant. Les agents sont donc impliqués
dans les conflits d’une activité empêchée dont ils tentent de s’affranchir par des moyens détournés
différents.
S.Z. : Parce que, s’il y a énervement. . .moi, cela m’est déjà arrivé de m’énerver.
Mais de moins en moins parce que ça ne sert à rien. On rentre, la journée est
gâchée.
B.L. : Si le fait de prendre son téléphone, de faire semblant d’appeler lui libère
l’esprit, tant mieux.
S.Z. : C’est même pas que ça me libère l’esprit. En fait, c’est que ça me libère
de la personne.
B.L. :. . .de la personne ?
S.Z. : Je me dis que je peux partir et puis. . .lui après, il pense ce qu’il veut.
Chercheur : Donc, tu rejoins un peu B. en disant que cela te donne bonne
conscience ?
S.Z. : Pas bonne conscience à moi. Ça me libère de la personne. Sans me dire :
« qu’est-ce que je fais : je pars, je reste, j’insiste, je commence à gueuler ? » Non,
je lui dis : « Monsieur restez là , à telle gare la police contrôlera votre identité».
Et puis je sais très bien que le gars, à la première gare, et bien, il va partir.
B.L. : Moi, c’est pareil, c’est de pouvoir me libérer rapidement le cerveau de
ce truc-là et puis de passer à autre chose.
Après la confrontation sur ce stratagème de contrôle qui constitue un exemple de plus des
catachrèses massivement employées en milieu professionnel (Clot, 1999), On retiendra maintenant
un autre exemple dans un service de gériatrie d’un hôpital de l’Assistance publique–Hôpiteaux
de Paris. Ici, sous effectif et défaillance de l’organisation du travail combinent leurs effets pour
mettre l’activité sous tension.
Ridelles levées ou matelas par terre : ici le dernier mot n’est pas dit. Le dialogue professionnel
peut trouver là un nouveau ressort de développement au moment même où sont redécouvertes les
impasses de l’organisation du travail.
6. Discussion et perspectives
Ces deux situations permettent d’un peu mieux comprendre à quel point l’activité est conflit,
mais conflit de métier dans l’activité de chacun. À quel point aussi en la matière le dernier mot n’est
pas dit si l’on veut bien prendre au sérieux les capacités insoupçonnées par les professionnels eux-
mêmes d’élargir le répertoire des gestes possibles. En provoquant la « dispute professionnelle »
les méthodes de clinique de l’activité rendent visibles d’abord les dilemmes professionnels en
jachère, les limites du métier et non celles des professionnels à titre personnel. De ces analyses où
apparaît particulièrement nettement — et d’abord aux yeux des professionnels eux-mêmes — le
déficit d’activités médiatisantes collectives, d’attendus génériques disponibles en commun dont
chacun pourrait disposer pour agir, on peut tirer deux conclusions.
La première est méthodologique. Ici la clinique de l’activité est action et pas seulement tableau.
Elle ne vise pas à compléter « le portrait des injustices », pour le dire à la manière de Dubet (2006,
p. 328). Je dirais volontiers, pour paraphraser Tosquelles (1967), qu’il s’agit plutôt de faire tra-
vailler nos interlocuteurs pour « soigner » le travail afin que l’organisation saisisse sur le vif qu’ils
sont des êtres humains toujours responsables — à tous les sens du terme — de ce qu’ils font, ce
qui ne peut être mis en évidence qu’à condition de faire avec eux quelque chose d’autre que ce
qu’ils font d’habitude, qu’à condition de rendre transformable ce qu’ils font d’habitude. Par une
activité dialogique sur le travail (Scheller, 2003 ; Clot, 2005a ; Kostulski, 2005) de nature à relan-
cer l’activité médiatisante au delà de l’activité réalisée, de nature à refaire du collectif « critique »
une ressource potentielle pour chacun. Et ce, dans une perspective d’efficacité du « travail bien
fait » au nom duquel l’organisation officielle est souvent critiquée comme source paradoxale de
désorganisation, comme l’a bien vu Dubet (2006, p. 304). Quand c’est le cas, quand le clavier
des possibilités s’étend sous l’effet de la controverse, comme le montre nos enquêtes (Fernandez
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et al., 2003 ; Roger, in press), le coût psychique du travail diminue, révélant à quel point il ne
saurait être regardé trop simplement comme une dimension « strictement personnelle » (Dubet,
2006). Ajoutons qu’on peut maintenant soutenir très raisonnablement que lorsque les travailleurs
se reconnaissent dans ce qu’ils font, ils sont mieux protégés contre l’absence de reconnaissance
hiérarchique. Se reconnaître dans « quelque chose », se sentir fier de ce qu’on fait aide souvent à
supporter la non reconnaissance par autrui. Mieux, on peut avancer que c’est seulement lorsqu’on
ne se reconnaît plus dans ce qu’on fait — et seulement dans ce cas — que la recherche de la recon-
naissance par autrui devient cette tension impossible à combler, régulièrement invoquée dans nos
disciplines. Il y a donc reconnaissance et reconnaissance. C’est sans doute l’un des problèmes les
plus mal identifié aujourd’hui comme le confirme encore le travail de Dubet (2006, p. 205).
La seconde conclusion est qu’il est nécessaire d’enrichir le champ des théories de l’activité à
l’aide d’un modèle résolument développemental de l’activité professionnelle. En effet, si l’action
est toujours bien « située », comme l’atteste nos deux exemples, elle est surtout « située » au
point de collision entre plusieurs autres actions possibles, ici et maintenant, ailleurs et à un autre
moment. Elle est « située » dans plusieurs espaces-temps simultanés et emprunte son énergie,
en dehors même du travail, à tous les domaines et à tous les temps de l’existence individuelle
et sociale. C’est un constat que nous partageons avec Baudelot et Gollac (2003). Simplement
cette énergie subjective se « retrouve » dans l’autoconfrontation croisée qui, du coup, permet de
mesurer à quel point l’activité est « nomade » pour parler comme Vygotski (Vygotski, 2003 ;
Beguin et Clot, 2005 ; Clot, 2005b). On dira alors, pour généraliser, que l’activité est toujours à
la fois irréductiblement personnelle, interpersonnelle, transpersonnelle et impersonnelle.
Personnelle et interpersonnelle, elle l’est dans chaque situation singulière comme le montre
les exemple ci-dessus. En un sens, chacune des activités de travail analysées est non-réitérable,
toujours exposée à l’inattendu. Mais elle est aussi transpersonnelle puisque traversée — plus ou
moins et en un sens tout est là — par une histoire collective qui a franchi nombre de situations et
disposé des sujets de générations différentes à répondre plus ou moins d’elle, d’une situation à
l’autre, d’une époque à une autre. Ce sont là les attendus générique de l’activité, sur-destinataire
de l’effort consenti par chacun, « répondant » collectif de l’activité médiatisante de chacun. Le
travail collectif de réorganisation de la tâche en assure ou non la « maintenance » et on voit à
quel point il peut se révéler vital dans nos deux exemples. La composante transpersonnelle de
l’activité professionnelle est l’objet du « métier au carré » qu’une intervention en clinique de
l’activité peut venir soutenir. Enfin, l’activité est aussi impersonnelle justement sous l’angle de
la tâche prescrite. La prescription médicale de l’usage des ridelles en gériatrie le montre bien.
Cette dimension impersonnelle est, dans l’architecture de l’activité d’un travailleur, ce qui est
nécessairement le plus décontextualisé. Mais du coup, elle est justement ce qui, pour le meilleur
et pour le pire, tient le métier au delà de chaque situation particulière, à distance de chacun, ouvert
à des résurrections techniques et sociales exogènes qui ébranlent — parfois de façon salutaire —
l’histoire collective (Naville, 1963 ; Rolle, 1996). Prescription indispensable, elle peut — elle
devrait toujours — se nourrir du « métier au carré » que les travailleurs cherchent à stabiliser pour
la réaliser malgré tout, parfois malgré l’organisation officielle du travail elle-même. Elle devrait
trouver sa matière première dans les obligations génériques que les opérateurs se donnent ou
cherchent pour réaliser cette tâche et, par un choc en retour, elle devrait pouvoir enrichir cette
matière première.
Dans cette perspective développementale, une clinique de l’activité ne peut pas perdre de vue
que la transformation du travail passe aussi par celle de la tâche prescrite. Elle a comme horizon le
développement du pouvoir d’agir des sujets sur l’organisation du travail, au delà de l’organisation
du travail, pour une autre organisation du travail. Car, c’est là une ressource décisive pour que
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