Vous êtes sur la page 1sur 14

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.

com

Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

Dossier
Activité, santé et collectif de travail
Activity, health and collective work
Y. Clot ∗,1 , M. Litim 2
CNAM, 2, rue Conte, 75003, Paris, France
Reçu le 1 décembre 2007 ; accepté le 1 décembre 2007

Résumé
La santé au travail n’est pas préservée lorsqu’on survit dans un milieu professionnel sans maladie déclarée
— officiellement ou non —, mais seulement lorsqu’on peut continuer à créer un milieu de travail pour y
vivre normalement, c’est-à-dire en y développant sa capacité d’agir et de penser. Un milieu professionnel
« normal » peut alors être défini comme un milieu dont l’organisation reste à la fois la source et la ressource
de ce développement de l’activité.
Abstract: Occupational health is not safeguarded when an individual survives in a professional environment
without a declared illness (officially or not) but only when he can continue to create a work environment
to live in normally. In other words, where he can develop his capacity to act and to think. A “normal”
professional environment can then be defined as an environment in which the organization remains both the
source and the resource of this development of activity.
© 2008 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Santé ; Activité ; Développement ; Travail

Keywords: Health; Activity; Development; Work

∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail : clot@cnam.fr (Y. Clot).
1 Titulaire de la Chaire de psychologie du travail du CNAM. Directeur du centre de recherche sur le travail et le

développement, EA 4132, CNAM. Équipe de clinique de l’activité.


2 Chargée de recherche, équipe de clinique de l’activité et chargée de cours à la Chaire de psychologie du travail du

CNAM.

1269-1763/$ – see front matter © 2008 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.prps.2007.12.003
102 Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

1. Activité et santé au travail

Il est impossible — on le sait depuis longtemps — pour l’organisation du travail d’absorber


toute l’activité personnelle et collective des sujets dans les opérations élémentaires ou complexe
qui définissent pourtant les tâches qu’on leur confie. Déjà Friedmann (1955) aimait dire à quel
point le travailleur était plus grand que sa tâche. De fait, il n’est au pouvoir de personne d’annihiler
l’activité personnelle du travailleur. Au pire, lorsqu’on s’oppose au développement de cette activité
propre, on la déplace ou on l’aliène. Mais elle possède son originalité et n’est jamais la simple
mesure des actions extérieures qui s’exercent actuellement sur elle. L’activité est l’appropriation
des actions passées et présentes de son histoire sociale et individuelle par le sujet, source d’une
spontanéité inéliminable. Même brutalement prohibée, elle n’est pas abolie pour autant. Et, en
un sens, c’est bien là le drame d’ailleurs. Car, cette activité propre insupprimable, à l’étroit dans
la tâche, en jachère, se retourne alors contre celle ou celui qui travaille, au point qu’ils doivent
eux-mêmes se défendre de toute initiative. Quand ils y parviennent, c’est au prix d’un épuisement
insidieux, d’une fatigue qui est le point de départ de nouveaux conflits. Prolongeant les réflexions
de Wallon (1932), on peut penser que l’éventail des lassitudes résulte aussi des possibilités qu’on
ressent sans pouvoir les vivre, de ce qu’on ne peut pas faire dans ce que l’on fait. L’activité
empêchée ou contrariée, suspendue ou encore « désaffectée » est partie prenante de l’activité.
Non réalisée, elle n’en est pas moins très réelle.
C’est pourquoi on peut considérer qu’activité et santé sont synonymes, ce qui est rarement fait,
il faut le reconnaître, dans le champ des théories de l’activité. À une condition cependant : si on
retient la définition de la santé maintenant classique proposée par Canguilhem (2002). Citons-le,
en remarquant à quel point il sait rejoindre l’expérience ordinaire de la vie : « Je me porte bien,
écrit-il malicieusement, dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes
actes, de porter des choses à l’existence, et de créer entre les choses des rapports qui ne leur
viendraient pas sans moi ». On voudrait ajouter que le même Canguilhem (2002) se plaisait lui
même à citer Artaud (1984) pour mieux faire comprendre le concept « vulgaire » de santé qu’il
distinguait soigneusement — et pour cause — de l’absence de maladie : « On ne peut accepter
la vie qu’à condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un
certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les
choses, la vie est indéfendable ».
Et il est vrai, comme de nombreux résultats d’enquêtes le montrent (Clot, 1995, 1999 ;
Fernandez et al., 2003 ; Litim et Kostulski, 2006) que lorsque les choses se mettent à avoir des
rapports entre elles tout à fait indépendamment de ceux qui travaillent, ils sont alors contraints à la
survie dans des milieux professionnels où l’activité devient vite, à leurs propres yeux, littéralement
indéfendable. Car, les hommes ne sont guère adaptés, contrairement aux apparences, à seulement
vivre dans un contexte. Ils sont plutôt faits pour produire du contexte pour vivre. Lorsque cette
possibilité se dérobe et surtout lorsqu’elle s’évanouit durablement, ils survivent dans des contextes
professionnels subis sans plus vraiment pouvoir se reconnaître dans ce qu’ils font. Et il n’est alors
pas rare qu’ils y perde leur santé avant même d’en faire une maladie. C’est que, dans ces condi-
tions, leur activité est, au sens le plus fort du terme, désaffectée, désenchantée. Aucune « théorie
de l’activité » ne peut contourner ces dimensions subjectives du travail humain sinon à nourrir le
néopositivisme ou le naturalisme contre lequel cette tradition de recherche a pourtant été initia-
lement développée (Vygotski, 1999). Choisir l’activité comme opérateur scientifique c’est opter
pour une certaine unité d’analyse : celle qui s’intéresse d’abord à l’appropriation subjective et
collective du monde social du travail et aux empêchements qui peuvent l’affecter. C’est peut-être
d’ailleurs pour conserver son tranchant à cette tradition de recherche en psychologie que j’utilise
Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114 103

un vocabulaire différent, celui de clinique de l’activité. Veil (1999) à qui on doit beaucoup en
psychopathologie du travail, n’hésitait pas, pour s’opposer à la banalisation du concept d’activité,
à faire appel à Marx : « le rapport de l’homme avec lui-même ne devient objectif et réel que par
ses rapports avec les autres hommes » (Veil, 1999). C’est aussi la signification que le concept
d’activité prend très clairement chez Léontiev (2005). Pour lui, l’homme n’est jamais seul en face
du monde d’objets qui l’environne. Le trait d’union de ses rapports avec les choses, ce sont les rela-
tions avec les hommes (Léontiev, 2005). Ce « trait d’union » et ses « ratés » sont au principe d’une
clinique de l’activité, comme la liaison est au principe de la conception de la santé proposée par
Canguilhem (2002). Autrement dit, l’activité n’est pas seulement médiatisée par des instruments
sociaux (outils, langages, règles, institutions, genres professionnels), elle est aussi médiatisante,
récréatrice de rapports entre les hommes et les objets, rapports qui ne leur viendraient pas sans
elle. Du coup, elle est toujours exposée aux risques d’une déliaison qui fait de l’activité empêchée
une amputation du pouvoir d’agir et une source potentielle d’atteinte à la santé.

2. Travail : une activité intense et « ravalée »

Attachons nous maintenant au diagnostic sur les évolutions contemporaines du travail. Au


terme de nombreuses recherches réalisées en clinique de l’activité au sein de notre équipe, on
peut faire le constat suivant, largement validé, par ailleurs (Bouffartigue, 2001 ; Beaujolin-Bellet
et al., 2004 ; Linhart, 2005 ; Durand et Linhart, 2006 ; Zarifian, 2005 ; Veltz, 2000) : le réel en
situation de travail, nécessairement semé d’embûches, est un continent trop délaissé par un enca-
drement de plus en plus poussé à se focaliser sur des préoccupations gestionnaires. Si bien que le
« travail bien fait » quand il est réalisé ne l’est souvent qu’en raison de l’efficacité « malgré tout »
dont font preuve ceux qui travaillent, « en prenant sur eux ». La prescription de la subjectivité,
synonyme d’engagement de soi et de disponibilité à l’égard de l’entreprise ou du service se fait
le plus souvent en abandonnant les soucis lancinants de l’organisation de l’activité aux salariés
de « première ligne », directement aux prise avec un réel auquel ils peuvent, eux, difficilement
se soustraire. En un mot, travailler aujourd’hui c’est souvent devoir faire face à une injonction :
prendre ses responsabilités sans avoir de responsabilité effective dans la définition du travail,
largement soumise à des buts fictifs.3 Des responsabilités sans responsabilité : voilà l’une des
dissociations majeures du travail actuel.
Il faut toujours plus fréquemment assumer les responsabilités de l’action envers autrui et ses
imprévus sans pouvoir agir sur ce qui rend cette même action crédible, efficace ou légitime.
L’initiative exigée par les métiers d’aujourd’hui engage ceux qui travaillent dans les dilemmes du
vrai et du faux, du juste et de l’injuste, les poussant, à leur corps défendant, dans cet univers morbide
de la faute dont la psychopathologie du travail est coutumière. Vécus d’impuissance, ressentiment,
mélancolie ou, au contraire, euphorie professionnelle forment alors un tableau clinique mélangé :
celui d’une activité où la disponibilité psychologique investie pour se sentir « comptable » du
service rendu est simultanément déniée par l’organisation, au point de faire rage contre elle-
même. Cette disponibilité psychique est pourtant nécessaire aux travailleurs pour agir dans des
milieux sociaux de plus en plus équivoques et qui réclament donc que chacun, de plus en plus,
« y mette du sien ». C’est particulièrement vrai dans les services où l’objet de travail se fait
massivement sujet et souvent même « sujets de mécontentements », si l’on peut dire.
Ce fait a de multiples conséquences. Mais l’une d’entre elles est au centre des questions de
l’activité qui nous retiennent ici : cette disponibilité psychologique nouvelle et cet engagement

3 Ce qui signifie ici déréalisés du point de vue de l’activité concrète et non pas sans consistance économique et sociale.
104 Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

de soi que le réel convoque intensifient les arbitrages inévitables à l’intérieur de l’activité profes-
sionnelle, invite les salariés à créer entre les choses4 des liens qui ne leur viendraient pas sans eux.
Autrement dit, ce genre d’épreuves intensifie le travail en sollicitant davantage l’activité média-
tisante — au sens défini plus haut — au sein de l’activité réelle. Bien sûr, ces nouvelles épreuves
mettent souvent les professionnels à découvert. Pourtant elles ne sont pas vouées à l’échec. Cette
intensification de l’activité médiatisante au contact du réel n’a pas automatiquement pour destin la
morbidité professionnelle. Un travail plus « intense », source d’investissements psychiques renou-
velés, origine de réflexion et d’action sur les rapports à recréer entre les « choses », mobilisateur
et producteur de liens est même une ressource potentielle pour la santé. Les résistances du réel,
les obstacles, les activités impossibles, sont aussi potentiellement le ressort de l’ingéniosité et de
la création. Le travail humain est aussi caractérisé par ces retournements qui engagent des sujets
soudain mis à découvert face au réel dans les plaisirs de la découverte. L’adresse profession-
nelle est faite de toutes les tentatives, accumulées dans l’histoire professionnelle, de réinventer les
manières de faire un travail de qualité quand les conditions concrètes d’exercices changent. Aucun
professionnel n’est insensible à ce genre d’intensification du travail, à l’intensification de l’activité
médiatisante. Au contraire on peut aller jusqu’à avancer que, sous cet angle, le travail contem-
porain n’est pas assez « intense ». On ira même jusqu’à écrire que la montée de l’intensification
du travail, au sens classique du terme (Bartoli, 1980 ; Azkenasy, 2004), comme contrainte imper-
sonnelle, délétère et si mal vécue, refoule l’intensité réelle et potentielle de l’activité. Elle peut
être regardée comme une intensification rentrée de l’activité, une « intensité ravalée » de l’activité
médiatisante.

3. L’instrument collectif de l’activité individuelle

C’est en fait, le développement de la disponibilité nouvellement exigée face au réel, les épreuves
traversées — en particulier dans l’univers des services — par ceux qui travaillent présuppose, en
retour, et même exige littéralement, un développement de ressources nouvelles. Et ce pour pouvoir
se mesurer à la montée de l’activité médiatisante impliquée dans l’action. Ces ressources sont
celles que les professionnels entre eux, comme connaisseurs, sont capables d’élaborer quitte à
questionner les objectifs qui leur sont assignés. Elles sont collectives. Le réel quand il résiste ne
peut s’apprivoiser seul, isolé au sein d’une collection d’individus juxtaposés.
Précisons. Dans les services, le travail impose une responsabilité renouvelée quant à « l’objet »
et du coup la définition des tâches est percutée plus qu’ailleurs par des évaluations conflictuelles.
« L’objet » travaillé devenu sujet laisse moins encore qu’auparavant les travailleurs en paix. Selon
la jolie formule de Hugues, dans cet univers-là, on peut travailler pour l’usager ou sur lui, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose (Hugues, 1996). Ajoutons que cela peut se faire aussi avec lui
— ce qui est heureusement souvent le cas —, mais aussi contre lui ou, pire encore, sans lui. D’une
certaine façon, c’était déjà ainsi et c’est encore ainsi dans l’industrie (Clot, 2004). Mais qu’on le
veuille ou non, cet « objet » singulier de travail qu’est un sujet humain intensifie les questions sur
le travail lui-même et ses fins. Les « cas de conscience » se multiplient, la responsabilité endossée
en première ligne est celle d’une activité où « bien faire » et « faire le bien » peuvent devenir
antagoniste dans le moindre geste (Hanique, 2004 ; Roger, in press). L’émotion prescrite peut se
retourner contre l’affect réel (Jeantet, 2002).

4 On entendra ici, comme Canguihem, « choses » au sens large : créer des rapports entre les choses, dans le langage

ordinaire, dit bien les choses justement. Il peut bien sur s’agir aussi des rapports entre activités humaines et non pas
seulement entre les choses au sens de la propriété physique des objets.
Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114 105

« Peut-être faut-il rappeler que servir s’oppose à desservir et que la frontière qui les sépare est
mince, indistincte et mouvante », écrit Hugues (1996, p. 62). Les vécus d’impuissance ne tardent
guère en ces matières à nourrir le ressentiment. La saturation de l’activité ordinaire par l’activité
médiatisante s’opère dans la culpabilité engendrée par une efficacité incertaine. L’activité de
service encourage alors le « mélange des genres », non sans risque, entre vie professionnelle et
vie personnelle. Car, à tous les sens du terme, elle « remet » au travail les transports affectifs de
personnes à personnes que chacun porte en soi (Lhuillier, 2005 ; Villatte et al., 2004 ; Molinier,
2005 ; Grosjean et Ribert-Van de Weerdt, 2005). L’activité médiatisante s’y trouve fréquemment
privée de ses développements collectifs indispensables et du coup enveloppée et même incarcérée
dans des conflits interpersonnels intransformables.
Autant dire que le travail collectif devient vital pour pouvoir se reconnaître dans ce qu’on
fait comme professionnels autrement qu’en se reconnaissant dans ce qu’on est comme sujet.
On peut aller jusqu’à penser que ce travail collectif prend le statut d’un instrument profession-
nel pour l’activité médiatisante individuelle. En tout cas, il implique une œuvre d’élaboration
et d’organisation conjointe de l’activité afin de régénérer les buts du travail devenus, au cœur
des dilemmes du juste et de l’injuste, du vrai et du faux et même du bien et du mal, des points
de collision et des nœuds d’antinomies professionnelles (Flageul-Caroly, 2001 ; Fernandez et
al., 2003). Cette activité commune de réorganisation, activité conjointe de développement de
l’activité médiatisante, quand elle existe, n’est pas exempte de conflit sur le réel du travail. Mais
c’est justement là que peut trouver sa source, le sentiment de vivre la même histoire si utile en
milieu professionnel. Car, ce sentiment est à l’origine de mouvements affectifs d’un autre genre
que celui des transferts de personnes à personnes auxquels, en retour, il peut donner d’ailleurs un
autre horizon. Pourtant ce travail sur le travail, qui regorge d’énergie psychique potentielle, est
souvent impossible dans l’organisation telle qu’elle est conçue. Et la transgression, souvent tolérée
d’ailleurs, ajoute encore aux difficultés (Flageul-Caroly, 2001 ; Yvon, 2003). Alors, paradoxale-
ment l’organisation du travail, en privant les salariés des appuis nécessaires, contrarie l’action en
l’amputant de ses ressources propres et parfois même empêche de travailler en renvoyant chacun
à lui-même. Or toute l’histoire de la clinique du travail l’atteste, ce qui ne se fait pas ou qu’on ne
peut pas faire, n’est pas aboli pour autant et ne se dissipe pas dans l’activité des sujets. Il leur faut
même consentir beaucoup d’efforts, souvent sources de maladies, pour endurer ces « contrariétés »
répétées. L’activité ravalée n’est pas sans restes. Ces résidus de l’activité contaminent le travail et
« empoisonne la vie », pour le dire dans le langage populaire qui dit parfois si bien les choses. Au
bout du compte, il n’est pas rare que le travail réalisé ne soit plus défendable aux yeux de ceux
qui le font. Et c’est là la source de nouveaux conflits psychiques qui dramatisent les premiers.
Devant cette intensification des soucis et des préoccupations professionnelles qui sollicite tant
l’activité propre, la vie de collectifs de travail — garants de l’action individuelle — est devenue
un opérateur central de santé. Sans eux, le travail personnel perd souvent d’abord sa contenance
avant de se trouver désaffecté, à tous les sens du terme. En effet, du geste de métier le plus
technique aux règles même de l’organisation, en matière d’efficacité, le dernier mot n’est jamais
dit face aux épreuves du réel. Et c’est peut-être pour se défendre des conflits qui en résultent
dans la définition même des buts de l’activité — surtout dans les services — qu’on assiste à une
telle inflation organisationnelle de ce qu’il faut bien désigner comme des tyrannies procédurales
(Jeannot, 2005).
L’intensification des contrôles portant sur des buts et des moyens trop souvent fictifs répond
de plus en plus — mais peut-être faudrait-il dire de moins en moins — à l’intensification des
soucis dans l’action des professionnels, soucis sur lesquels l’organisation du travail préfère parfois
fermer les yeux faute de pouvoir s’y mesurer. Cette distorsion est encore aggravée dans les milieux
106 Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

professionnels où la déflation du travail des collectifs sur l’activité pour « civiliser » ce réel rétif, est
devenue chronique pour de multiples raisons. Il arrive alors que l’organisation officielle du travail,
aux prises avec une dangereuse déréalisation, soit, au contraire, concrètement vécue comme une
source de désorganisation de l’activité. Cette faiblesse organisationnelle régulièrement recyclée
en « tyrannie » formaliste ne fait plus guère illusion, mais porte atteinte à la santé mentale en
amputant le développement simultanément sollicité de l’activité. C’est pourquoi monte également
au-delà même de la critique classique de l’organisation du travail prescrit, une critique de la
désorganisation du travail qui multiplie les incohérences (Bartoli, 2001) et se trouve même à
l’origine de l’inflation des querelles de personnes. L’ensemble se retourne contre la qualité et
le sens du travail (Clot, 2004). Dans l’enquête ESTEVE, le développement de la lassitude est
clairement rapportée par les salariés aux obstacles organisationnels qui les empêchent de faire un
travail de qualité. (Derriennic et Vézina, 2000).
C’est donc paradoxalement la faiblesse et la fragilité d’une organisation du travail n’offrant plus
les ressources pour faire face aux préoccupations du réel, qui ébranlent l’activité. La dissociation
grandissante entre l’intensification de l’activité médiatisante refoulée et l’intensification du travail
réalisé imposé est une source majeure d’atteinte à la santé. On reconnaîtra ici la distinction devenue
classique en clinique de l’activité entre activité réalisée et réel de l’activité (Clot, 2001, 2002).
Pour nous, ce qui ne se fait pas, qu’on ne peut pas à faire, n’est pas aboli pour autant et ne disparaît
pas de l’activité des sujets. Il faut même consentir beaucoup d’efforts, souvent cause de maladies,
pour se défendre contre ces « contrariétés » qui contaminent le travail et « empoisonne la vie »,
pour le dire à la manière des nombreux professionnels avec lesquels nous travaillons.

4. Remarques de méthode

Avec eux, on peut chercher à rapatrier ces résidus de l’activité qui insistent, dans le dévelop-
pement des collectifs de métiers à l’aide de ressources méthodologiques conçues pour restaurer
la contenance des collectifs de travail. Au centre de ces méthodes, dites d’autoconfrontation croi-
sée (Clot et Faïta, 2000 ; Clot, 2005a, 2006b ; Prot, 2006) on trouve l’organisation d’une activité
sur l’activité, l’installation de controverses professionnelles réglées entre opérateurs autour de
séquences vidéos retenues en commun pour la possibilité qu’elles donnent de mettre en discus-
sion les détails d’un geste de métier. Il s’agit alors de redonner une intensité effective, une vitalité
et du volume aux activités médiatisantes quitte à faire reculer l’intensification factice du travail.
Au fond, il s’agit de restaurer la fonction psychologique du collectif en réhabilitant le rôle de la
reliaison collective par des dialogues entre pairs. Et ce, en mobilisant les ressources d’une activité
langagière spécifique pour le développement de la pensée sur le travail, ressources langagières
maintenant bien étudiées, par ailleurs, dans le champ du travail (Borzeix et Fraenkel, 2001 ; Faïta,
2001 ; Vygotski, 1997).
C’est peut-être ici le propre d’une méthodologie en psychologie du travail et plus précisément
en clinique de l’activité au regard d’autres approches de la discipline. On s’arrêtera sur ce point
avant de présenter nos données. L’analyse de l’activité est regardée par nous comme un instrument
d’action pour les professionnels afin qu’ils puissent agir sur leur travail et sur l’organisation
officielle. Elle n’est pas seulement un moyen de connaissance pour le chercheur ni même un
instrument de critique du travail contemporain.
Il est maintenant bien établi que la critique est aussi exposée à un paradoxe que les mêmes
auteurs énoncent ainsi : « la critique permet au capitalisme de se doter d’un esprit qui, on l’a vu,
est nécessaire à l’engagement des personnes dans le processus de fabrication du profit, elle sert
indirectement le capitalisme et est un des instruments de sa capacité à durer, ce qui pose d’ailleurs
Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114 107

à la critique des problèmes redoutables puisqu’elle est facilement placée dans l’aternative d’être
soit ignorée (et donc inutile), soit récupérée ». Nous avons pu montrer ailleurs à quel point les
travaux cliniques réalisés autour des incidences psychopathologiques du travail actuel sur la vie
subjective et la santé n’échappaient pas à ce paradoxe (Clot, 2006c, 2006d). C’est la raison pour
laquelle, nous cherchons à procéder à un retournement : l’objet qui nous paraît le plus digne de
critique concerne les conditions de l’action des travailleurs eux-mêmes. Si, comme le soulignent
Boltanski et Chiappello (1999), critique ne signifie pas d’abord dénonciation, mais travail de
distinction consistant à « faire voir des différences dans ce qui se présente » d’abord comme
amalgamé, obscur et non maîtrisable, alors elle peut concerner l’activité de nos interlocuteurs
eux-mêmes. On peut leur permettre de développer leur critique, entre eux, en eux et sur la tâche
afin que l’analyse renouvelle leurs moyens d’agir. Rien ne nous paraît donc plus décisif, au plan
méthodologique, que de résister à « prendre pour argent comptant » la parole de nos interlocuteurs
dans le travail de recherche comme semble pourtant le croire possible F. Dubet (2006, p. 43).
Il nous paraît plus utile pour leur propre action qu’ils puissent développer ou transformer leur
interprétation propre de la situation, en repousser les limites grâce aux dispostifs d’analyse qu’on
leur propose ; plus utile que de fournir, après-coup, une interprétation « arrêtée » de ces limites
comme le fait, par exemple, Dubet à propos justement du métier d’aide-soignante qui va aussi
nous retenir ci-après (Dubet, 2006). La connaissance n’y perd pas si l’on cherche non pas d’abord
à brosser un tableau du social, mais à connaître comment l’action de ceux qui travaillent peut se
développer ou non contre les « idées reçues », les leurs comprises. Mais il est vrai — on le dit avec
prudence — que l’étude du développement de la pensée et de l’action, ainsi que de ses avatars,
est traditionnellement plus un objet psychologique que sociologique.
On a donc choisi, pour finir, deux situations différentes qui révèlent, dans des métiers de service,
la portée de cette activité contrariée dans le travail réel et les élaborations auxquelles elle donne
lieu entre professionnels lorsqu’on privilégie les différences entre eux comme source de pensée.
La controverse sur l’activité est recherchée en clinique de l’activité comme instrument dialogique
d’une « relance » de l’initiative professionnelle autour de la possibilité ou non de « bien faire ».
Ce qui suit n’est présenté qu’à titre indicatif, ces deux situations faisant l’objet d’un examen
systématique dans des travaux de thèses en psychologie du travail.5

5. Activité empêchée et controverse professionnelle

5.1. Simuler pour se libérer : un stratagème de contrôle

Les conditions d’exploitation des lignes SNCF en région parisienne font du contrôle « en agent
seul » dans les rames une tâche extrêmement difficile à réaliser tant les soucis de sécurité sont
prégnants. Il y a alors plusieurs façons de le faire en fonction de nombreux paramètres : le type de
matériel, le type de ligne, l’heure, la période scolaire, la présence toujours aléatoire d’une brigade
de contrôle dans le train, celle du personnel des forces de l’ordre ou des gendarmes, le filtrage à
quai au départ, etc (Yvon et Fernandez, 2002).
D’expérience, les ASCT devenus contrôleurs savent qu’ils rencontreront fatalement des situa-
tions où les contrevenants n’accepteront pas de se laisser régulariser et ne justifierons pas leur
identité. Dans ce type de situation, un agent seul cherche à obtenir de la part de l’usager en infrac-
tion un minimum de renseignements afin de dresser un procès-verbal exploitable. En dernier

5 Ces deux situations font l’objet d’un travail de thèses. La première peut être abordée dans le détail dans la thèse

soutenue par Yvon (Yvon, 2003). La deuxième est au centre de celle de Litim (Litim, 2006 ; Litim et Kostulski, 2006).
108 Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

recours, si l’usager se montre très récalcitrant, l’agent peut faire appel à la surveillance générale
de la SNCF ou aux forces de police. Mais quoi qu’il en soit, l’objectif immédiat pour l’ASCT
est double : éviter toute altercation pour ne pas risquer l’agression, et simultanément, obtenir du
fraudeur un signe, même purement symbolique, qu’il reconnaît son infraction et accepte d’en
supporter les conséquences.
On comprend aisément combien le premier objectif est légitime. Quant au second, il y va pour
les agents de l’absolue nécessité de ne pas perdre la face vis-à-vis tant des fraudeurs, des autres
usagers que d’eux-mêmes. Ce dernier objectif est donc au moins aussi contraignant que le premier.
Cependant, dépourvus des moyens indispensables pour régulariser la situation des fraudeurs, les
agents sont dans l’obligation de mettre au point des stratagèmes permettant d’atteindre ces deux
objectifs qui, à première vue, semblent inconciliables. Les solutions possibles à ce dilemme sont
variables et inégalement acceptables pour les agents.
Dans l’exemple retenu ci-dessous, deux agents confrontent leur stratégie face à la possibilité que
le voyageur refuse de présenter une pièce d’identité. L’un d’eux (B.L.) tente d’attirer le voyageur
dans une autre voiture ou bien de faire un PV dans les formes, sans se soucier de la vraisemblance
de la déclaration, quitte à ce qu’il ne soit pas exploitable. Son collègue, (S.Z.) préfère solliciter les
forces de l’ordre par téléphone, même s’il sait qu’il y a vraiment peu de chances qu’elles soient
disponibles. Cette stratégie le conduit parfois à simuler un appel téléphonique réel.
Malgré ces différences, les deux agents semblent d’accord sur l’obstacle à surmonter : quelle
que soit la stratégie, on ne peut dominer complètement la situation. Aucune stratégie ne permet
vraiment à coup sûr de dresser un PV à un contrevenant récalcitrant. Les agents sont donc impliqués
dans les conflits d’une activité empêchée dont ils tentent de s’affranchir par des moyens détournés
différents.

Devant la séquence vidéo de l’activité réalisée de l’un et de l’autre qui sert de


référence à la séance d’autoconfrontation croisée, les commentaires des deux
professionnels sont sollicités par le chercheur. L’échange se focalise ici sur le
second stratagème :
Chercheur : Mais franchement, en appelant la police, c’est la même chose que
lui qui ne les appelle pas ?
S.Z. : S’ils ne viennent pas !
B.L. : Oui, s’ils ne viennent pas, çest. . .
Chercheur : Mais s’ils viennent ?
S.Z. : Et bien, s’ils viennent, une fois sur deux, ils ne sont pas de bonne humeur.
Et qu’est-ce qu’ils vont faire ? Et bien ils vont se contenter de la déclaration du
voyageur : « Monsieur, vous me donnez votre identité », et puis ils vont me
regarder et me donner la feuille sur laquelle ils ont inscrit l’identité. Merci,
quoi. Et puis, ils ne vont pas me dire : « Merci de nous avoir emmerdé, mais
c’est tout comme, c’est tout comme ».
Chercheur : Et pourtant, tu le fais quand même.
S.Z. : Et pourtant, je le fais quand même. Oui.
B.L. : C’est histoire de se donner bonne conscience, c’est surtout ça. C’est deux
façons différentes de sortir de là avec l’esprit tranquille.
S.Z. : Oui, et sans s’être énervé.
B.L. : Oui.
Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114 109

S.Z. : Parce que, s’il y a énervement. . .moi, cela m’est déjà arrivé de m’énerver.
Mais de moins en moins parce que ça ne sert à rien. On rentre, la journée est
gâchée.
B.L. : Si le fait de prendre son téléphone, de faire semblant d’appeler lui libère
l’esprit, tant mieux.
S.Z. : C’est même pas que ça me libère l’esprit. En fait, c’est que ça me libère
de la personne.
B.L. :. . .de la personne ?
S.Z. : Je me dis que je peux partir et puis. . .lui après, il pense ce qu’il veut.
Chercheur : Donc, tu rejoins un peu B. en disant que cela te donne bonne
conscience ?
S.Z. : Pas bonne conscience à moi. Ça me libère de la personne. Sans me dire :
« qu’est-ce que je fais : je pars, je reste, j’insiste, je commence à gueuler ? » Non,
je lui dis : « Monsieur restez là , à telle gare la police contrôlera votre identité».
Et puis je sais très bien que le gars, à la première gare, et bien, il va partir.
B.L. : Moi, c’est pareil, c’est de pouvoir me libérer rapidement le cerveau de
ce truc-là et puis de passer à autre chose.

Après la confrontation sur ce stratagème de contrôle qui constitue un exemple de plus des
catachrèses massivement employées en milieu professionnel (Clot, 1999), On retiendra maintenant
un autre exemple dans un service de gériatrie d’un hôpital de l’Assistance publique–Hôpiteaux
de Paris. Ici, sous effectif et défaillance de l’organisation du travail combinent leurs effets pour
mettre l’activité sous tension.

5.2. Les ridelles de la gériatrie

Dans le même cadre méthodologique, devant une séquence filmée, deux


aides-soignantes sont sollicitées dans leurs commentaires. La séquence
concerne une activité où Y, aide-soignante, assure et assume la formation
d’une jeune stagiaire. Dans la séquence, elle lui apprend à « coucher » un
patient, Monsieur B., considéré comme « en fin de vie » et visiblement très
affaibli.
Y :. . .donc tu mets tes barrières. Parce que. . .en. . .en très peu de temps, ton
patient peut se retourner, et même si tu lui dis de ne pas bouger, il peut faire une
erreur/enfin, c’est pas qu’il fait une erreur/il peut se retourner et se retrouver
par terre et ça c’est un danger pour lui. D’accord ?
En découvrant les images de son activité d’enseignement avec la stagiaire,
l’aide soignante Y. s’exaspère à propos des ridelles (désignées aussi ci-dessous
par le mot « barrière ») qu’on peut placer autour du lit, mais dont l’installation
nécessite maintenant, et depuis peu, une prescription médicale formelle. Le
dialogue s’engage ensuite avec sa collègue Ma.
110 Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

Y : y’a un truc en ce moment qui me. . .(se détourne de l’image vers le


chercheur) qui m’exaspère. D’ailleurs on en a parlé hier au staff. . .des
ridelles. . .pour les patients. . .
Chercheur : C’est-à-dire de la prescription médicale ? de mettre les barrières
du lit ?
Ma : ouais, c’est le médecin qui doit marquer dans le. . .faire la prescription sur
le. . .
Chercheur (en regardant les images) : mais toutes les barrières de tous les lits
sont levées 6 ?
Ma : ouais, mais normalement nous on devrait pas. Tant qu’il n’y a pas de
prescription, on ne doit pas mettre les barrières.
Y : alors quand on est confronté avec un. . .un patient qui refuse les ridelles
alors qu’on sait qu’il peut se faire mal (mime le début d’une chute),
se/se/tomber. . .ben voilà. Ah est-ce que ça a été prescrit, est-ce que ça n’a
pas été, est-ce que ? (silence) Et c’est pas la première fois que ça arrive. Ça
c’est un truc en ce moment qui me turlu. . .Bon, bref. . .(silence).
Ma : Non, parce que je crois que. . .ils ont peur que. . .en mettant les barrières,
qu’ils puissent passer par-dessus les barrières, c’est encore pire. Oui, mais il y
a beaucoup de soucis à cause de ça, c’est pour ça que c’est devenu une. . .une
prescription médicale
Chercheur : Et si jamais les barrières ne sont pas prescrites et que la personne
tombe ?
Y : Ben voilà. Ça on n’en entend plus parler.
Ma. Là, c’est vrai on sait pas ce qui arrive.
Y : Voilà (s’enfonce dans son siège). On n’entend plus parler après. On va nous
dire, pour ce patient qui est tombé, on va mettre les barrières, mais il a fallu
qu’il tombe. . .pour. . .vraiment/
Ma : Le pire c’est Madame D. (cadre de proximité), elle ne veut pas qu’on mette
les barrières. Enfin, y’en a qu’une. Moi j’sais, on en avait/ouais, y’en avait une
lundi (se tourne vers Y)
Y : oui, oui
Ma :. . .et l’autre n’avait pas de barrière et l’autre elle n’avait pas de barrière.
Moi je suis arrivée, j’ai dit « mais c’est dangereux » parce qu’elle bouge, elle
peut se lever Madame D. et euh Madame D. m’a répondu « il faut mettre un
matelas par terre ». . .pour en cas de chute. Mais c’est pas une solution.
Chercheur : Parce que vous le faites, de lever les barrières sans que, sans que
ce soit prescrit ?
Y : Ah oui, ben oui
Ma : et on devrait pas normalement
Y. Parce qu’on estime aussi. . .
Chercheur : et à l’école on vous apprend comment ?

6 « levées » signifient ici en place.


Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114 111

Ma : Nous à l’école on nous apprend de mettre une barrière quand on n’est


pas à côté du patient pour si
Y : on nous dit en arrivant ici, enfin en arrivant/quand je suis arrivée on nous
disait pas ça. On nous disait « vous mettez vos barrières, la sécurité du patient
tout, quel qu’il soit ». Heu. . .là c’est depuis quelques temps/
Ma : Oui, c’est parce que. . .justement y’a eu des soucis à cause de ça. Mais
avant c’était pas sous prescription. Moi, j’ai jamais vu ça
Y : Je ne suis pas convaincue, je vais dire pourquoi, qu’en mettant un matelas
par terre, parce qu’on a connu un patient ici heu. . . qui. . .ça a été très grave,
qui. . .je sais plus si c’est sa tête qui est restée coincée et le lit s’est rebaissé. Il
était resté un bon moment à terre et j’sais pas, il a peut-être voulu essayer de
se relever en agrippant le lit. . .et il a appuyé sur le. . .la manette –descente et
montée du lit- et (fait le geste du lit qui descend) et il est resté un long moment
coincé comme ça. Moi je suis pas convaincue qu’en mettant en matelas par
terre pour éviter qu’il se fasse mal d’accord, mais après le temps qu’on s’en
aperçoive qu’il est par terre. . .Chercheur : Surtout que la sonnette est en haut.

Ridelles levées ou matelas par terre : ici le dernier mot n’est pas dit. Le dialogue professionnel
peut trouver là un nouveau ressort de développement au moment même où sont redécouvertes les
impasses de l’organisation du travail.

6. Discussion et perspectives

Ces deux situations permettent d’un peu mieux comprendre à quel point l’activité est conflit,
mais conflit de métier dans l’activité de chacun. À quel point aussi en la matière le dernier mot n’est
pas dit si l’on veut bien prendre au sérieux les capacités insoupçonnées par les professionnels eux-
mêmes d’élargir le répertoire des gestes possibles. En provoquant la « dispute professionnelle »
les méthodes de clinique de l’activité rendent visibles d’abord les dilemmes professionnels en
jachère, les limites du métier et non celles des professionnels à titre personnel. De ces analyses où
apparaît particulièrement nettement — et d’abord aux yeux des professionnels eux-mêmes — le
déficit d’activités médiatisantes collectives, d’attendus génériques disponibles en commun dont
chacun pourrait disposer pour agir, on peut tirer deux conclusions.
La première est méthodologique. Ici la clinique de l’activité est action et pas seulement tableau.
Elle ne vise pas à compléter « le portrait des injustices », pour le dire à la manière de Dubet (2006,
p. 328). Je dirais volontiers, pour paraphraser Tosquelles (1967), qu’il s’agit plutôt de faire tra-
vailler nos interlocuteurs pour « soigner » le travail afin que l’organisation saisisse sur le vif qu’ils
sont des êtres humains toujours responsables — à tous les sens du terme — de ce qu’ils font, ce
qui ne peut être mis en évidence qu’à condition de faire avec eux quelque chose d’autre que ce
qu’ils font d’habitude, qu’à condition de rendre transformable ce qu’ils font d’habitude. Par une
activité dialogique sur le travail (Scheller, 2003 ; Clot, 2005a ; Kostulski, 2005) de nature à relan-
cer l’activité médiatisante au delà de l’activité réalisée, de nature à refaire du collectif « critique »
une ressource potentielle pour chacun. Et ce, dans une perspective d’efficacité du « travail bien
fait » au nom duquel l’organisation officielle est souvent critiquée comme source paradoxale de
désorganisation, comme l’a bien vu Dubet (2006, p. 304). Quand c’est le cas, quand le clavier
des possibilités s’étend sous l’effet de la controverse, comme le montre nos enquêtes (Fernandez
112 Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

et al., 2003 ; Roger, in press), le coût psychique du travail diminue, révélant à quel point il ne
saurait être regardé trop simplement comme une dimension « strictement personnelle » (Dubet,
2006). Ajoutons qu’on peut maintenant soutenir très raisonnablement que lorsque les travailleurs
se reconnaissent dans ce qu’ils font, ils sont mieux protégés contre l’absence de reconnaissance
hiérarchique. Se reconnaître dans « quelque chose », se sentir fier de ce qu’on fait aide souvent à
supporter la non reconnaissance par autrui. Mieux, on peut avancer que c’est seulement lorsqu’on
ne se reconnaît plus dans ce qu’on fait — et seulement dans ce cas — que la recherche de la recon-
naissance par autrui devient cette tension impossible à combler, régulièrement invoquée dans nos
disciplines. Il y a donc reconnaissance et reconnaissance. C’est sans doute l’un des problèmes les
plus mal identifié aujourd’hui comme le confirme encore le travail de Dubet (2006, p. 205).
La seconde conclusion est qu’il est nécessaire d’enrichir le champ des théories de l’activité à
l’aide d’un modèle résolument développemental de l’activité professionnelle. En effet, si l’action
est toujours bien « située », comme l’atteste nos deux exemples, elle est surtout « située » au
point de collision entre plusieurs autres actions possibles, ici et maintenant, ailleurs et à un autre
moment. Elle est « située » dans plusieurs espaces-temps simultanés et emprunte son énergie,
en dehors même du travail, à tous les domaines et à tous les temps de l’existence individuelle
et sociale. C’est un constat que nous partageons avec Baudelot et Gollac (2003). Simplement
cette énergie subjective se « retrouve » dans l’autoconfrontation croisée qui, du coup, permet de
mesurer à quel point l’activité est « nomade » pour parler comme Vygotski (Vygotski, 2003 ;
Beguin et Clot, 2005 ; Clot, 2005b). On dira alors, pour généraliser, que l’activité est toujours à
la fois irréductiblement personnelle, interpersonnelle, transpersonnelle et impersonnelle.
Personnelle et interpersonnelle, elle l’est dans chaque situation singulière comme le montre
les exemple ci-dessus. En un sens, chacune des activités de travail analysées est non-réitérable,
toujours exposée à l’inattendu. Mais elle est aussi transpersonnelle puisque traversée — plus ou
moins et en un sens tout est là — par une histoire collective qui a franchi nombre de situations et
disposé des sujets de générations différentes à répondre plus ou moins d’elle, d’une situation à
l’autre, d’une époque à une autre. Ce sont là les attendus générique de l’activité, sur-destinataire
de l’effort consenti par chacun, « répondant » collectif de l’activité médiatisante de chacun. Le
travail collectif de réorganisation de la tâche en assure ou non la « maintenance » et on voit à
quel point il peut se révéler vital dans nos deux exemples. La composante transpersonnelle de
l’activité professionnelle est l’objet du « métier au carré » qu’une intervention en clinique de
l’activité peut venir soutenir. Enfin, l’activité est aussi impersonnelle justement sous l’angle de
la tâche prescrite. La prescription médicale de l’usage des ridelles en gériatrie le montre bien.
Cette dimension impersonnelle est, dans l’architecture de l’activité d’un travailleur, ce qui est
nécessairement le plus décontextualisé. Mais du coup, elle est justement ce qui, pour le meilleur
et pour le pire, tient le métier au delà de chaque situation particulière, à distance de chacun, ouvert
à des résurrections techniques et sociales exogènes qui ébranlent — parfois de façon salutaire —
l’histoire collective (Naville, 1963 ; Rolle, 1996). Prescription indispensable, elle peut — elle
devrait toujours — se nourrir du « métier au carré » que les travailleurs cherchent à stabiliser pour
la réaliser malgré tout, parfois malgré l’organisation officielle du travail elle-même. Elle devrait
trouver sa matière première dans les obligations génériques que les opérateurs se donnent ou
cherchent pour réaliser cette tâche et, par un choc en retour, elle devrait pouvoir enrichir cette
matière première.
Dans cette perspective développementale, une clinique de l’activité ne peut pas perdre de vue
que la transformation du travail passe aussi par celle de la tâche prescrite. Elle a comme horizon le
développement du pouvoir d’agir des sujets sur l’organisation du travail, au delà de l’organisation
du travail, pour une autre organisation du travail. Car, c’est là une ressource décisive pour que
Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114 113

la dimension impersonnelle de l’activité conserve un devenir et l’activité personnelle de chaque


professionnel également. On sait que ce cercle vertueux du développement, potentiellement ouvert
grâce aux discordances créatrices des quatre instances de l’activité, se mue souvent en cercle
vicieux, celui du sous-développement professionnel, individuel et collectif. Alors l’évaluation
endogène et « disputée » du travail s’anémie, laissant proliférer le seul contrôle exogène soumis
aux risques de la déréalisation (Clot, 2006d). Quand le rapport entre les quatre instances définies
prend l’allure de discordances destructrices où s’engouffre la déliaison, comme le montrent encore
nos deux exemples, il y va peut-être tout simplement de la santé au travail. C’est à la rencontre
d’autres possibles que se porte notre travail, ceux d’une activité qui n’a jamais dit son dernier
mot.

Références

Artaud, A., 1984. Oeuvres Complètes. Tome I. Gallimard, Paris.


Azkenasy, P., 2004. Les Désordres du Travail. Seuil, Paris.
Bartoli, M., 1980. L’intensité du Travail. Thèse pour le Doctorat d’État d’Économie. Université de Grenoble.
Bartoli, M., 2001. Le Travail mis sous Tension. Travail et Changement, pp. 263.
Baudelot, C., Gollac, M, et al., 2003. Travailler pour être Heureux ? Fayard, Paris.
Beaujolin-Bellet, R., Igalens, J., Lallement, M., Lehadorff, S., 2004. Flexibilités et Performances : Quelles Évolutions du
Travail. La Découverte, Paris.
Beguin, P., Clot, Y., 2005. L’Action située dans le Développement de l’Activité. Activités, 2.
Boltanski, L., Chiappello, E., 1999. Le Nouvel Esprit du Capitalisme. Gallimard, Paris.
Borzeix, A., Fraenkel, 2001. Langage et Travail, Communication, Cognition, Action. CNRS Éditions, Paris.
Bouffartigue, P., 2001. Les cadres. La grande rupture. In: Les Transformations du Salariat de Confiance. La Découverte,
Paris.
Canguilhem, G., 2002. Écrits sur la Médecine. Seuil, Paris.
Clot, Y., 1995. Le Travail sans l’Homme ? Pour une Psychologie des Milieux de Travail et de Vie. Édition de Poche, 1998.
La Découverte, Paris.
Clot, Y., 1999. La Fonction Psychologique du Travail, 5ème Édition augmentée en 2006. PUF, Paris.
Clot, Y., 2001. Clinique de l’Activité et pouvoir d’Agir. Éducation Permanente, no 146.
Clot, Y., 2002. Avec Vygotski. Paris: La Dispute.
Clot, Y., 2004. Travail et sens du travail. In: Falzon, P. (Ed.), Ergonomie. PUF, Paris (pp. 317–335).
Clot, Y., 2005a. L’autoconfrontation croisée en analyse du travail : l’apport de la théorie bakhtinienne du dialogue.
In: Filliettaz, L., Bronckart, J.P. (Eds.), L’Analyse des Actions et des Discours en Situation de Travail. Peeters,
Louvain-La-Neuve.
Clot, Y., 2005b. Pourquoi s’occuper du développement en clinique de l’activité ? Colloque ARTCO, Juillet.
Clot, Y., 2006b. Clinique du travail et clinique de l’activité. Nouvelle Revue de Psychosociologie 1, 165–179.
Clot, Y., 2006c. Après Le Guillant : quelle clinique du travail ? In: Le Guillant, L. (Ed.), Le Drame Humain du Travail.
Erès, Toulouse.
Clot, Y., 2006d. L’évaluation comme dispute. In: Chaumon, F. (Ed.), Psychanalyse : Vers une Mise en Ordre ? La Dispute,
Paris.
Clot, Y., Faïta, D., 2000. Genres et styles en analyse du travail. Concepts et méthodes. Travailler 4, 7–42.
Derriennic, F., Vézina, M., 2000. Organisation du travail et santé mentale. Travailler, no 5.
Dubet, F., 2006. Injustices. L’Expérience des Inégalités au Travail. Seuil, Paris.
Durand, J.-P., Linhart, D., 2006. Les Ressorts de la Mobilisation au Travail. Toulouse: Octarès.
Faïta, D., 2001. Genres d’activité et styles de conduites. In: Borzeix, A., Fraenkel, B., Punamäki, R.L. (Eds.), Langage et
Travail. Communication, Cognition, Action. CNRS Éditions, Paris.
Fernandez, G., Gatounes, F., Herbain, P., Vallejo, P., 2003. Nous Conducteurs de Trains. La Dispute, Paris.
Flageul-Caroly, S., 2001. Régulations Individuelles et Collectives de Situations Critiques dans un Secteur de Service : Le
Guichet de la Poste. Thèse EPHE, Paris.
Friedmann, G., 1955. Problèmes Humains du Machinisme Industriel. Gallimard, Paris.
Grosjean, V., Ribert-Van de Weerdt, C., 2005. Vers une psychologie ergonomique du bien-être et des émotions : les effets
du contrôle dans les centres d’appels. Le Travail Humain 68 (4), 355–378.
114 Y. Clot, M. Litim / Pratiques psychologiques 14 (2008) 101–114

Hanique, F., 2004. Le Sens du Travail. Chronique de la Modernisation au Guichet. Erès, Toulouse.
Hugues, E.C., 1996. Le Regard Sociologique. Éditions de l’EHESS, Paris.
Jeannot, G., 2005. Les Métiers Flous. Octarès, Toulouse.
Jeantet, A., 2002. L’Émotion Prescrite au Travail. Travailler 9, 99–112.
Kostulski, K., 2005. Activité conversationnelle et activité d’analyse : l’interlocution en situation de co-analyse du travail.
In: Filliettaz, L., Bronckart, J.P., Punamäki, R.L. (Eds.), L’Analyse des Actions et des Discours en Situation de Travail.
Peeters, Louvain-La-Neuve.
Léontiev, A., 2005. Thinking and activity. Lecture 36. Journal of Russian and East European Psychology 43 (5), 41–52.
Lhuillier, D., 2005. Le sale boulot. Travailler 14, 73–99.
Linhart, D., 2005. Le Travail Nous est Compté. la Découverte, Paris.
Litim, M., 2006. Les Histoires de Travail : Un Instrument de Développement du Métier et de l’activité Professionnelle.
Une Analyse de l’activité Soignante en Gérontologie. Thèse pour le Doctorat en psychologie. CNAM, Paris.
Litim, M., Kostulski, K., 2006. Le diagnostic d’une activité complexe en gériatrie. Nouvelle Revue de Psychosociologie
1, 45–55.
Molinier, P., 2005. De la condition de bonne à tout faire au début du xxe siècle à la relation de service dans le monde
contemporain : analyse clinique et psychopathologique. Travailler 13, 9–35.
Naville, P., 1963. Vers l’Automatisme Social ? Gallimard, Paris.
Prot, B., 2006. La fonction du clinicien dans les méthodes en clinique de l’activité. Nouvelle Revue de Psychosociologie
1, 31–45.
Roger, J.L., in press. Refaire son métier : soignants et enseignants. Toulouse: Eres.
Rolle, P., 1996. Òu va le Salariat ? Éditions Page deux, Lausanne.
Scheller, L., 2003. L’Activité Dialogique et Référentielle. Le cas de la Méthode du Sosie. Thèse pour le Doctorat de
psychologie. CNAM, Paris.
Tosquelles, F., 1967. Le Travail Thérapeutique à L’Hôpital Psychiatrique. Éditions du Scarabée, Paris.
Veil, C., 1999. Phénoménologie du travail. Première publication 1957. Travailler 2, 115–126.
Veltz, P., 2000. Le Nouveau Monde Industriel. Gallimard, Paris.
Villatte, R., Teiger, C., Caroly-Flageul, S., 2005. Le travail de médiation et d’intervention sociale. In: Falzon, P. (Ed.),
Ergonomie. PUF, Paris (p. 583-603).
Vygotski, L., 1997. Pensée et Langage. (F. Sève, Trad.). 3ème édition. Paris: La Dispute.
Vygotski, L., 1999. La Signification Historique de la Crise en Psychologie. Delachaux et Niestlé, Lausanne.
Vygotski, L., 2003. Conscience, Inconscient, émotions. La Dispute, Paris.
Wallon, H., 1932. Culture générale et orientation professionnelle. In Lecture d’H. Wallon. Choix de textes. (pp. 205-219).
Paris : Éditions sociales.
Yvon, F., Fernandez, G., 2002. Les ASCT de la SNCF à l’épreuve du stress. Essai de psychopathologie du travail. Cliniques
méditerranéennes, n◦ 66.
Yvon, F., 2003. Stress et Psychopathologie du Travail. La Fonction Psychologique du Collectif. Thèse pour le Doctorat
en psychologie. CNAM, Paris.
Zarifian, P., 2005. Compétences et stratégies d’entreprises. Éditions Liaisons, Paris.

Vous aimerez peut-être aussi