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Chapitre 22.

Peut-il y avoir une téléologie non


métaphysique ?

1Sur la question des relations entre la liberté de la volonté et le


déterminisme, Ernst Tugendhat écrit :
• 1 Tugendhat, « Willensfreiheit und Determinismus », 2007, p. 57-
58.

Le problème réel de la liberté du vouloir (Willensfreiheit) – le problème


qui a occupé les philosophes pendant des siècles – n’est pas celui que
l’on peut exemplifier par le fait de lever une main [parce qu’on le veut,
ce qui est un exemple de liberté de l’action, et non de la volonté], mais
le problème de la responsabilité. Comment faut-il comprendre le fait
que nous puissions nous rendre responsables les uns des autres de nos
actions et que nous puissions nous faire les uns aux autres et également
à nous-mêmes des reproches ? Cela présuppose que la personne non
seulement peut faire ce qu’elle veut, mais également qu’elle peut
contrôler ce qu’elle veut. C’est seulement à cet endroit que cela un sens
de parler, au lieu de liberté de l’action, de liberté de la volonté. Nous
disons : il dépend de moi de me décider à agir conformément à un désir
ou à un autre. Ce vouloir de la personne elle-même est, comme on peut
le dire avec Harry Frankfurt, un vouloir de deuxième ordre, un vouloir
réflexif, dont l’objet est constitué par les désirs immédiats que l’on
trouve en soi. Également dans le cas d’autres animaux, nous pensons
qu’ils ont la liberté d’action ; eux aussi peuvent, s’ils ne sont pas
contraints, mouvoir leurs membres comme ils le veulent ; mais nous ne
croyons pas pouvoir leur faire des reproches ; on ne tient pas les
animaux ou les petits enfants pour responsables. Le problème de la
liberté de la volonté n’est donc pas un problème qui concerne le vouloir
en général, il se rapporte spécialement à cette capacité humaine qui est
sous-entendue quand nous pouvons dire « il dépend de lui, d’elle ou de
moi »1.

• 2 Tugendhat, ibid., p. 73.


Le déterminisme bien compris ne conduit pas à mettre en doute le fait
que la personne était dans un espace qui lui laissait une latitude (ein
Spielraum) et donc aurait pu réellement agir autrement. Il est, il est vrai,
toujours possible que la personne n’ait réellement pas pu agir
autrement. Cet état de choses n’est, toutefois, réalisé que si le vouloir
de la personne était sous une contrainte interne, et cela veut dire, si elle
n’était pas capable de diriger son action par des jugements de valeur –
c’est-à-dire, des raisons. Le droit de faire des reproches est donc
réellement limité, pas par le déterminisme, mais par le fait qu’une
personne n’est responsable que dans la mesure où elle a réellement la
capacité de suspendre ses désirs immédiats et d’agir d’après des
raisons ; et, pour ce qui est de savoir si et dans quelle mesure cette
capacité existe, ce n’est pas toujours clair. Dans le cas particulier, quand
une personne n’agit pas comme elle le doit, cela reste toujours une
question ouverte de savoir si elle ne le voulait seulement pas ou ne le
pouvait pas. Qu’une capacité existe, cela ne peut jamais être reconnu
qu’en général, par des tests, donc dans notre cas par l’observation qui
permet de reconnaître si et dans quelle mesure une personne peut
modifier son comportement par des raisons et par l’effort. On doit donc
distinguer entre deux questions : celle de savoir ce qui est impliqué dans
la liberté de vouloir (et je n’ai traité ici que de cela), et la question de
savoir jusqu’où elle va. Elle ne va sans doute souvent pas aussi loin que
l’on croit, et cela peut amener à ne pas en user trop légèrement avec le
cruel instrument des reproches adressés à d’autres et à soi-même2.

Le problème discuté dans ces deux passages de Tugendhat est un


problème que nous avons déjà rencontré antérieurement et qui
peut être formulé ainsi : la liberté, et la responsabilité qui la
présuppose, ne dépendent-elles pas, tout compte fait, encore plus
de la capacité de vouloir autrement que de la capacité de faire
autrement ? Une personne ne peut être considérée comme libre et
tenue pour responsable de qu’elle fait que dans la mesure de la
capacité qu’elle a, comme dit Tugendhat, non pas seulement de
faire ce qu’elle désire, mais également, et peut-être même plus
fondamentalement, « de suspendre ses désirs immédiats et d’agir
d’après des raisons ». Et c’est une capacité qui est, de façon
générale, probablement beaucoup plus restreinte qu’on ne le
suppose la plupart du temps, ce qui, estime Tugendhat, devrait
nous rendre plus prudents et plus modérés dans les reproches que
nous adressons à autrui et à nous-mêmes.
2C’est un point sur lequel Leibniz, qui distingue lui aussi
soigneusement entre la liberté de faire et la liberté de vouloir,
pourrait être tout à fait d’accord avec Tugendhat. Il est en effet le
premier à souligner que nous ne disposons que d’un pouvoir de
contrôle relativement limité et essentiellement indirect sur ce que
nous voulons. Comme il le dit dans la Théodicée :
• 3 Leibniz, Théodicée, I, § 327, p. 310-311.

Il faut avouer qu’il y a toujours assez de pouvoir en nous sur notre


volonté, mais on ne s’avise pas toujours de l’employer. Cela fait voir,
comme nous l’avons remarqué plus d’une fois, que le pouvoir de l’âme
sur les inclinations est une puissance qui ne peut être exercée que d’une
manière indirecte, à peu près comme Bellarmin voulait que les papes
eussent droit sur le temporel des rois. À la vérité, les actions externes
qui ne surpassent point nos forces dépendent absolument de notre
volonté ; mais nos volitions ne dépendent de la volonté que par certains
détours adroits qui nous donnent les moyens de suspendre nos
résolutions ou de les changer. Nous sommes les maîtres chez nous, non
pas comme Dieu l’est dans le monde, qui n’a qu’à parler, mais comme
un prince sage l’est dans ses États, ou comme un bon père de famille
l’est dans son domestique3.

Or il ne suffit sûrement pas de façon générale à un prince sage ou


à un bon père de famille de parler pour être entendus et obéis.
Leibniz suggère qu’il en va de même avec le pouvoir dont nous
disposons chez nous et, plus précisément, sur notre volonté, qui
est loin d’être absolu. Même Dieu ne dispose pas d’un pouvoir de
cette sorte par rapport à sa volonté :
• 4 Ibid., p. 311.

Il ne peut point changer sa nature, ni agir autrement qu’avec ordre ; et


comment l’homme pourrait-il se transformer tout d’un coup ? […] Il n’y
a que Dieu […] qui ait toujours les volontés les plus désirables, et par
conséquent il n’a point besoin de pouvoir les changer4.

Mais nous avons besoin, pour notre part, de ce pouvoir, et nous


n’en disposons que d’une façon qui est limitée par notre nature,
que nous ne pouvons pas espérer réussir à changer du jour au
lendemain, même s’il serait, du point de vue de Leibniz, tout à fait
inexact et certainement contraire à l’idée de la liberté elle-même
de supposer que nous n’avons absolument aucun moyen d’agir sur
elle.
• 5 Ibid.

3C’est un aspect du problème qu’il faut se garder de négliger quand


on se demande en quoi consistent au juste la possibilité de faire
autrement, que la liberté semble impliquer, et l’impossibilité de
faire autrement – autrement dit, la nécessité –, qui aurait pour
conséquence de l’exclure. Il n’est sûrement pas nécessaire d’être
un déterministe strict pour trouver déjà en elle-même pour le
moins peu plausible la conception qui subordonne la réalité de la
liberté à la possession d’une sorte de pouvoir absolu aussi bien
d’agir que de ne pas agir, ou de ce que Leibniz appelle, à propos
de Bayle, qui est tenté par ce genre d’idée, « un pouvoir absolu
indépendant des raisons et des moyens que nous devrions avoir
chez nous pour nous vanter d’un franc arbitre5 ».
4En quel sens du mot « nécessité » la liberté peut-elle être
considérée comme incompatible avec la nécessité ? Elle est
sûrement incompatible avec la nécessité logique, géométrique ou
métaphysique, qui exclut radicalement la possibilité de faire
autrement, puisque cela constituerait une contradiction logique.
Mais elle pourrait être également incompatible avec la nécessité
physique et même avec la nécessité morale, si on estime que la
liberté, pour être réelle, devrait impliquer la possibilité de choisir,
si on le veut, autre chose que le plus grand bien apparent. Il y a des
philosophes qui pensent que la (vraie) liberté est incompatible avec
les trois espèces de nécessité. Leibniz, la plupart du temps,
soutient qu’elle l’est seulement avec la première.
Ce qui est incompatible avec la liberté est-il non pas la nécessité
elle-même, mais seulement le caractère aveugle de celle-ci ? Si
c’est le cas, cela exclut à nouveau clairement la nécessité logique,
géométrique ou métaphysique, qui est la seule forme de nécessité
qui soit réellement brute, autrement dit, complètement étrangère
au monde de la valeur. Mais qu’en est-il de la nécessité physique,
dont on peut dire qu’elle comporte déjà un aspect moral, puisque
les nécessités physiques (et également les exceptions qu’elles
peuvent comporter ponctuellement) sont le résultat d’une
application du principe du meilleur ? Quant aux nécessités morales,
elles ne peuvent évidemment, dans cette hypothèse, représenter
une menace réelle pour la liberté. La seule forme de nécessité qui
pose réellement un problème difficile et sérieux est donc
finalement la nécessité physique.
5Comme le rappelle Charrak, Leibniz constate qu’un bon nombre
de phénomènes peuvent être expliqués aussi bien par la
considération des causes efficientes que par celle des causes
finales ; et il ne devrait pas y avoir, d’après lui, de conflit réel entre
ces deux modes d’explication.
• 6 Leibniz, « Tentamen anagogicum », PS (Gerhardt), VII, p. 273.

J’ai coutume de dire qu’il y a, pour parler ainsi, deux Règnes dans la
nature corporelle même, qui se pénètrent sans se confondre et sans
s’empêcher : le règne de la puissance, suivant lequel tout se peut
expliquer mécaniquement par les causes efficientes, lorsque nous en
pénétrons assez l’intérieur ; et aussi le règne de la sagesse, suivant
lequel tout se peut expliquer architectoniquement, pour ainsi dire, par
les causes finales, lorsque nous en connaissons assez les usages. Et c’est
ainsi qu’on peut non seulement dire avec Lucrèce, que les animaux
voient parce qu’ils ont des yeux ; mais aussi parce que les yeux leur ont
été donnés pour voir, quoique je sache que plusieurs n’admettent que
le premier pour mieux faire les esprits forts. Cependant, ceux qui entrent
dans le détail des machines naturelles ont besoin d’une grande
prévention pour résister aux attraits de leur beauté, et Galien même,
ayant connu quelque chose de l’usage des parties des animaux, en fut
tellement ravi d’admiration qu’il crût que de les expliquer était autant
que de chanter des hymnes à l’honneur de la divinité6.

6Il arrive aussi à Leibniz de dire, que d’une certaine façon, tous les
phénomènes peuvent être expliqués aussi bien par les causes
efficientes que par les causes finales, bien que certains d’entre eux
le soient plus facilement par une des espèces de causes et d’autres
par l’autre :
• 7 Leibniz, OFI (Couturat), p. 329.

Comme tout se peut expliquer dans la Géométrie par le calcul des


nombres et aussi par l’analyse de la situation, mais que certains
problèmes sont plus aisément résolus par l’une de ces voies, et d’autres
par l’autre, de même je trouve qu’il en est ainsi des phénomènes. Tout
se peut expliquer par les efficientes et par les finales ; mais ce qui touche
les [hommes] [esprits] [âmes raisonnables] substances raisonnables
s’explique plus naturellement par la considération des fins, comme ce
qui regarde les [corps] autres substances s’explique mieux par les
efficientes7.

Leibniz veut-il dire littéralement que le comportement des esprits,


par exemple, pourrait en principe s’expliquer entièrement par la
considération des causes efficientes, mais seulement avec
beaucoup plus de difficulté ? La réponse à cette question n’est pas
facile. Leibniz semble à d’autres moments s’exprimer comme s’il
n’y avait aucun espoir de réussir à rendre compte des actions des
êtres rationnels sans faire intervenir de quelque façon que ce soit
les causes finales. Et il exclut, comme on l’a vu, l’existence de lois
universelles subalternes de forme causale, au sens de la causalité
efficiente, qui seraient capables de faire pour les actions libres des
substances raisonnables l’équivalent de ce que les lois de la nature
font pour les mouvements des corps. Dans le « Tentamen
anagogicum », il essaie de définir une position moyenne entre celle
des théologiens, qui soutiennent que, même pour l’explication des
phénomènes naturels, la mécanique ne suffit pas, et celle des
philosophes corpusculaires, qui pensent qu’elle suffit pour tout
expliquer :
• 8 Leibniz, « Tentamen anagogicum », PS (Gerhardt), VII, p. 272.

L’on sait que s’il y a eu des philosophes habiles qui n’ont reconnu dans
l’univers que ce qui est matériel, il y a en échange des théologiens
savants et zélés, qui, choqués de la philosophie corpusculaire et non
contents d’en réprimer les abus, ont cru être obligés à soutenir qu’il y a
des phénomènes dans la nature qu’on ne saurait expliquer par les
principes de Mécanique, comme par exemple la lumière, la pesanteur, la
force élastique ; mais comme ils ne raisonnent pas en cela avec
exactitude, et qu’il est aisé aux philosophes corpusculaires de leur
répondre, ils font du tort à la religion, car ils confirment dans leur erreur
ceux qui ne reconnaissent que des principes matériels. Ce véritable
milieu qui doit satisfaire les uns et les autres est que tous les
phénomènes naturels se pourraient expliquer mécaniquement si nous
les entendions assez, mais que les principes mêmes de la Mécanique ne
sauraient être expliqués Géométriquement, puisqu’il dépendent des
principes plus sublimes qui marquent la sagesse de l’auteur dans l’ordre
et la perfection de l’ouvrage8.

7Il n’y a donc pas à choisir, aux yeux de Leibniz, entre l’explication
par les causes efficientes et l’explication par les causes finales,
puisque nous avons besoin de l’une et de l’autre, le recours aux
causes finales étant de toute façon nécessaire au moins pour
parvenir à l’explication complète. Mais les deux types d’explication
ont l’un et l’autre leurs inconvénients et leurs limites. La faiblesse
de l’explication par les causes finales, quand elles sont utilisées
pour rendre compte de phénomènes particuliers, et non de lois ou
de principes généraux de la nature, est le risque du verbalisme ; et
celle de l’explication par les causes efficientes est l’excès de
complexité auquel elle est condamnée dans certains cas, où
l’explication par les causes finales se révèle justement beaucoup
plus simple et naturelle. Il est clair qu’on ne pourrait pas, par
exemple, expliquer un événement particulier, en disant qu’il a eu
lieu parce que son occurrence faisait partie du meilleur des mondes
possibles, dont on sait qu’il est celui que Dieu a choisi. Car le
principe selon lequel ce qui est est toujours le meilleur peut
s’appliquer une fois pour toutes à tous les événements qui sont
susceptibles de se produire, et il reste purement formel tant que
l’on ne dispose pas d’une connaissance réelle de ce qui est le
meilleur dans un cas donné et des raisons pour lesquelles il l’est,
ce qui est malheureusement la situation dans laquelle nous nous
trouvons : nous savons que ce qui arrive est le meilleur, mais nous
ne savons généralement pas pourquoi il est le meilleur et devait par
conséquent être préféré.
8La tendance générale de Leibniz, sur ce genre de question, est de
recommander de pousser dans tous les cas le plus loin possible
l’explication par les causes efficientes, aussi difficile et même à
première vue impossible qu’elle puisse sembler. On peut, du reste,
avoir parfois, dans ce domaine, de bonnes surprises et découvrir,
par exemple, que des mécanismes relativement simples peuvent
expliquer des effets dont seules des considérations empruntées à
la finalité semblaient à première vue en mesure de rendre compte.
On ne pourrait donc en aucun cas invoquer le fait que l’explication
ultime fera nécessairement intervenir, en dernier ressort, les causes
finales et que l’on aura par conséquent besoin à un moment donné
de celles-ci si on veut compléter et achever l’explication, pour
dévaloriser la recherche des causes efficientes ou essayer de
diminuer ses prétentions et ses ambitions légitimes.
9Il y a des lois de la nature qui donnent l’impression de porter déjà,
dans leur formulation elle-même, la marque de la finalité. C’est le
cas en particulier des principes de maximum et de minimum et des
principes de conservation. Les principes de cette sorte peuvent
aisément donner le sentiment que la nature elle-même cherche à
son insu à réaliser des fins d’une certaine sorte. On peut constater
que la science moderne a fait le choix qui consistait à ne
s’accommoder de la finalité que quand ses effets apparents
peuvent être simulés de façon satisfaisante par un mécanisme
approprié. Mais ce n’était évidemment pas l’attitude de Leibniz.
Toute la question est de savoir si les considérations qui font
intervenir explicitement ou implicitement la finalité – dont tout le
monde, y compris les Modernes, admet qu’elles peuvent être
autorisées à jouer un rôle heuristique et régulateur – peuvent
également prétendre jouer un rôle véritablement constitutif. C’est,
bien entendu, la deuxième option qui correspond à la position
défendue par Leibniz.
10Voyez, sur ce point, ce que dit Mach, dans son livre sur l’histoire
de la mécanique, à propos du principe de moindre action :
• 9 Leonard Euler, Methodus inveniendi lineas curvas maximi
minimive proprietate gaudentes, Lausanne, 1 (...)

Le principe de Maupertuis aurait sans doute bientôt disparu de la scène,


seulement Euler a utilisé l’incitation. L’homme vraiment important qu’il
était a laissé au principe son nom, à Maupertuis la réputation de
l’invention, et a fait à partir de cela un nouveau principe réellement
utilisable. Ce que Maupertuis avait en tête est difficile à expliquer tout à
fait clairement. Ce qu’Euler veut dire, on peut le montrer facilement sur
des exemples simples. Si un corps est contraint de rester sur une surface
fixe, par exemple la surface de la terre, alors il se meut à la suite d’une
impulsion d’une manière telle qu’il emprunte le chemin le plus court
entre sa position initiale et sa position finale. Tout autre chemin que l’on
lui prescrirait serait plus long et prendrait plus de temps. Le principe
trouve une application dans la théorie des courants d’air et d’eau à la
surface de la terre. Euler a conservé le point de vue théologique. Il
s’exprime d’une façon qui signifie que l’on peut expliquer les
phénomènes non pas seulement à partir des causes, mais également à
partir de la fin. « Car, étant donné, que la facture du monde tout entier
est la plus parfaite qui soit et qu’elle a été exécutée par le créateur le
plus sage, il n’arrive absolument rien dans le monde, dans lequel ne se
manifeste pas un certain procédé de maximum ou de minimum ; c’est
pourquoi on ne peut pas douter que tous les effets du monde puissent
être déduits aussi facilement des causes finales par la méthode des
maxima et des minima, que des causes efficientes elles-mêmes.9 » […]

Pendant tout le XVIe et le XVIIe siècle jusque vers la fin du XVIIIe siècle, on
était enclin à voir partout dans les lois physiques une disposition
particulière du créateur. Mais une transformation progressive des
conceptions ne peut pas échapper au regard de l’observateur attentif.
Alors que chez Descartes et Leibniz la physique et la théologie sont
encore mélangées de bien des façons, on voit se manifester par la suite
un effort net non certes pour éliminer l’élément théologique, mais pour
le dissocier de l’élément physique. L’aspect théologique est relégué au
début ou à la fin d’une recherche physique. L’aspect théologique est
concentré autant que possible sur la création, afin de gagner à partir de
là de l’espace pour la physique.

• 10 Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung [1883], 1988, p. 436-


437.

Vers la fin du XVIIIe siècle, il s’est produit une inflexion qui saute aux yeux
extérieurement, qui a l’air de constituer une étape franchie d’un seul
coup, mais qui au fond n’est qu’une conséquence nécessaire de
l’évolution indiquée. Après que Lagrange a essayé dans un travail de
jeunesse de fonder toute la mécanique sur le principe de moindre action
d’Euler, il explique dans une réélaboration du même objet qu’il veut faire
abstraction de toutes les spéculations théologiques et métaphysiques
comme étant des choses très précaires et qui n’ont pas leur place dans
les sciences. Il effectue une reconstruction de la mécanique sur d’autres
fondements, et aucun lecteur compétent ne peut méconnaître ses
avantages. Tous les scientifiques importants qui ont suivi se sont ralliés
à la conception de Lagrange, et cela a déterminé pour l’essentiel la
position actuelle de la physique par rapport à la théologie10.

Mach estime qu’il y a, sur ce point une différence importante entre


l’attitude de Leibniz et celle de Newton :
• 11 Ibid, p. 438.

Près de trois siècles ont donc été nécessaires pour que la conception
selon laquelle la théologie et la science naturelle sont deux choses
différentes se développe jusqu’à une clarté complète depuis son
apparition chez Copernic jusqu’à Lagrange. Dans cette affaire, il ne faut
pas méconnaître que pour les grands esprits comme Newton cette vérité
a toujours été claire. Jamais Newton, en dépit de sa religiosité profonde,
n’a impliqué la théologie dans les questions de science naturelle. Il est
vrai qu’il conclut aussi son Optique, alors que dans les dernières pages
encore brille la luminosité de l’esprit clair, par l’expression de la
contrition portant sur le néant de toutes les choses terrestres. Seulement
ses recherches optiques elles-mêmes ne contiennent, à la différence de
celles de Leibniz, aucune trace de théologie. On peut dire la même chose
de Galilée et Huyghens. Leurs écrits correspondent presque
complètement au point de vue de Lagrange et peuvent être considérés
dans cette orientation comme classiques. Mais la façon de voir et l’état
d’esprit d’une époque ne peuvent pas être mesurés d’après les
extrêmes, ils doivent l’être d’après la position moyenne11.

11Mais, naturellement, si Leibniz ne croit pas que la physique puisse


être séparée complètement de la métaphysique ni même de la
théologie, il ne cède jamais, pour autant à la tentation de croire
qu’une explication théologique peut tenir lieu, en cas de besoin, de
l’explication physique que nous cherchons. De plus, l’intervention
de la finalité devient certainement beaucoup moins choquante
quand on se rend compte que le point de vue de la finalité n’est, en
fin de compte, rien d’autre que celui du tout. Voyez sur ce point ce
que dit Vuillemin :
• 12 Vuillemin, Nécessité ou contingence, 1984 p. 317-320

Dans l’hypothèse de formes substantielles, la prédication substantielle


déterminant l’identité numérique, l’accident ne consistera que dans le
rapport de compossibilité avec les autres individus de l’individu défini
comme possible par la Forme. La finalité qui résultera de cette vision
globale des choses soumettra donc le tout de la création choisie par Dieu
à un principe de maximum de perfection parmi les mondes
intrinsèquement possibles. Les fins, au lieu de distinguer les
dispositions individuelles réussies au sein de la réalité, s’identifieront à
la réalité même. Sous sa forme la plus générale, le principe de finalité
énonce alors que la différence entre l’acte et la puissance est toujours
un minimum. Car c’est à cette seule condition que les êtres imparfaits et
qui contiennent quelque puissance du fait qu’ils appartiennent à un tout
qui les dépasse, réduiront cette puissance autant qu’ils le peuvent. En
d’autres termes, ils obéiront aux lois extrémales du calcul des variations.
Mais le principe du mouvement (principe d’Hamilton) que ce calcul
énonce permet de retrouver le principe causal du mouvement (loi de
Newton). Loin que la finalité, ainsi entendue, s’oppose à la causalité
déterministe, elle ne fait qu’exprimer en termes intégraux ce que celle-
ci exprime en termes locaux. À la validité des universelles de l’accident
fondée sur leur caractère stationnaire, on a reproché le revêtement
théologique qu’on leur donne quand on les habille dans le langage de la
finalité [cf. Mach]. Ces reproches, cependant, perdent leur apparence dès
qu’on oppose clairement cette finalité à celle dont on anime les efforts
incertains des formes naturelles aux prises avec la matière pour lui
assigner le seul rôle de détermination intégrale. Le départ fait entre
Pangloss et le docteur Akakia, les lois extrémales retrouvent leur
signification, qui consiste à ramener toujours les recherches à la
considération du tout12.

12Sur l’importance qui doit être reconnue, dans la science elle-


même, au point de vue du tout, voyez la Mécanique de Mach et le
commentaire de Vuillemin.
On peut soulever avec raison la question : si le point de vue théologique
qui a conduit à l’énonciation des principes de la mécanique, était un
point de vue erroné, comment se fait-il que ces principes soient
néanmoins pour l’essentiel corrects ? On peut répondre aisément à cela.
Premièrement, la vision théologique n’a pas fourni le contenu des
principes, mais seulement déterminé la coloration de l’expression, alors
que le contenu a été obtenu par l’observation. C’est de la même façon
qu’aurait agi une autre vision dominante, par exemple une vision
mercantile qui a probablement exercé aussi une influence sur le mode
de pensée de Stevin. Deuxièmement, la conception théologique de la
nature elle-même doit son origine au désir d’adopter un point de vue
plus englobant, donc à un désir qui est également propre à la science
naturelle et qui se concilie tout à fait bien avec les buts de celle-ci. Si,
par conséquent, la philosophie de la nature théologique doit être
caractérisée comme une entreprise malheureuse, comme une retombée
à un niveau culturel inférieur, nous n’avons tout de même pas besoin de
rejeter la racine saine dont elle est sortie, qui n’est pas différente de celle
de la vraie science naturelle.

• 13 Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung, 1988, p. 440-441.

Effectivement, la science de la nature ne peut parvenir à rien par la seule


considération du détail si elle ne dirige pas aussi de temps à autre son
regard vers les grands ensembles. Les lois de la chute des corps
galiléennes, le principe des forces vives de Huyghens, le principe des
déplacements virtuels, le concept de masse lui-même n’ont, comme
nous nous en souvenons, pu être obtenus que grâce à une façon de
considérer les choses alternant entre le détail et le tout des processus
naturels. On peut, lors de la reproduction des processus naturels
mécaniques dans les pensées, partir des masses individuelles (des lois
élémentaires), et composer l’image du processus. Mais on peut
également s’en tenir aux propriétés du système tout entier (aux lois
intégrales). Mais, étant donné que les propriétés d’une masse
contiennent toujours des relations à d’autres masses, que par exemple
dans la vitesse et l’accélération réside déjà une relation au temps, donc
au monde tout entier, on reconnaît qu’il n’y a à proprement parler pas
du tout de lois élémentaires pures. Il serait donc inconséquent de vouloir
exclure comme moins sûr le regard pourtant indispensable sur le tout,
sur des propriétés plus universelles. Nous exigerons seulement, plus un
principe nouveau est universel et plus sa portée est grande, compte tenu
de la possibilité de l’erreur, des preuves d’autant meilleures pour lui13.

13À propos des avantages que comporte « la considération du


tout », Vuillemin observe que :
(1) Si les lois de Newton sont des lois objectives de la nature (et
n’expriment pas seulement, comme le pense Mach, une « économie de
la pensée », il en va de même pour les lois stationnaires qui leur
correspondent. On ne saurait, en tout cas, lorsqu’on a réduit la finalité
à l’intégralité des conditions, comme le fait Leibniz, opposer une finalité
simplement régulatrice à la causalité constitutive de la nature. Elles ont
même statut objectif.
(2) Les lois intégrales disent plus que les lois différentielles. Par exemple,
la loi de réfraction de Descartes-Snellius :
sin i = n sin r (n = indice de réfraction)
est, à elle seule, impuissante à déduire l’indice de réfraction nij entre
deux média (par exemple eau par rapport à verre) i et j à partir des
indices de réfraction connus nj (eau par rapport à air) et ni (verre par
rapport à air). Cette déduction résulte directement du principe
stationnaire du temps minimum de Fermat :

• 14 Vuillemin, Nécessité ou contingence, 1984, note 59, p. 320.

nij = vi/vj = nj/ni.14

14Voyez également ce qu’écrit, sur cette question, Max Planck:


• 15 Planck, « Das Prinzip der kleinsten Wirkung » [1915], 1991,
p. 56.

La physique moderne a depuis Galilée obtenu ses plus grands succès en


s’abstenant de toute espèce de considération téléologique ; elle se
comporte, par conséquent, encore aujourd’hui avec raison de façon
négative à l’égard de toutes les tentatives faites pour amalgamer le
principe de causalité avec des points de vue téléologiques. Mais si, pour
la formulation des lois de la mécanique, l’introduction d’intervalles de
temps finis n’est pas nécessaire, on ne pourra cependant pas rejeter
pour autant a priori les principes intégraux. La question de leur
justification n’a absolument rien à voir avec la téléologie ; elle est plutôt
une justification purement pratique et se ramène à la question de savoir
si la formulation des lois de la nature, telle que la permettent les
principes intégraux, fournit davantage que d’autres formulations ; et
c’est une question à laquelle on doit répondre positivement du point de
vue de la recherche actuelle, ne serait-ce que déjà à cause de
l’indépendance dont il a déjà été question par rapport au choix spécial
des coordonnées ponctuelles. La compréhension complète non
seulement de l’importance pratique, mais même de la nécessité de
l’introduction d’intervalles de temps finis dans les principes
fondamentaux de la mécanique ne nous est, il est vrai, comme nous le
verrons plus loin, procurée que par le principe de relativité moderne 15.

• 16 S. Bachelard, « Maupertuis et le principe de la moindre action »,


1958, p 3.

15Puisque j’ai déjà évoqué brièvement la position de Maupertuis sur


la question des relations entre causalité efficiente et finalité, je
voudrais m’attarder un instant sur ce qui constitue, à mes yeux, le
meilleur article existant sur l’histoire de la découverte du principe
de moindre action. Il s’agit d’un article malheureusement peu
connu et trop peu cité de Suzanne Bachelard, à laquelle je saisis
cette occasion de rendre publiquement hommage. L’article est
intitulé « Maupertuis et le principe de la moindre action ». L’auteur
commence par rappeler que, dans le livre qu’elle a publié la même
année (1958), La conscience de rationalité, elle a « essayé de
montrer que l’idée qui inspire le calcul des variations s’inspire
d’une nette téléologie »16. C’est évidemment pour cette raison que
je me suis risqué l’année dernière à vous parler un peu du calcul
des variations, et de la relation qui existe entre l’idée fondamentale
qui l’inspire et la démarche de Leibniz, pas seulement dans les
mathématiques et la physique, mais peut-être plus encore dans la
métaphysique.
16Pour ceux d’entre vous qui s’intéressent à la querelle de priorité
fameuse qu’il y a eu, à propos de la formulation du principe de
moindre action, entre les partisans de Maupertuis et ceux de
Leibniz, je citerai simplement la conclusion, pour le moins
défavorable à Leibniz, à laquelle aboutit Suzanne Bachelard :
• 17 Ibid., p. 30.

En résumé, mise à part la lettre à Hermann dont l’authenticité est


contestée, tous les textes de Leibniz invoqués par les défenseurs de la
priorité de Leibniz sur Maupertuis concernant l’énoncé du principe de
moindre action ne nous ont pas paru pouvoir donner crédit à une telle
thèse. Le principe d’optique, énoncé par Leibniz en 1682, qui, au
premier abord, prêterait le plus au rapprochement avec le principe de
moindre action, ne peut s’accorder avec lui que « par un pur hasard »,
comme le disait Euler. D’ailleurs, bien que Leibniz affirme la
proportionnalité de la vitesse de la lumière et de la résistance des
milieux, il n’a songé aucunement à introduire la notion de vitesse dans
l’énoncé de son principe. Quant aux traités où Leibniz fait une large
place à la notion d’action comme l’Essai de Dynamique ou la Dynamica
de potentia et legibus naturae corporeae, ils ne mettent en œuvre aucun
principe variationnel. Enfin le Tentamen Anagogicum, en revenant à un
principe de temps minimum, détruit toute possibilité d’assimilation du
principe optique leibnizien au principe de moindre action17.
17Suzanne Bachelard souligne également (avec raison, me semble-
t-il) que ce qui importe le plus à Leibniz est moins la spécification
du mode d’action de la finalité dans le cas concerné que la
démonstration du fait que l’on peut aboutir au même résultat que
Descartes par une voie différente et qu’il récuse dans son principe,
à savoir celle des causes finales :
• 18 Ibid.

On peut supposer que ce qui importe le plus pour Leibniz, c’est de


pouvoir retrouver la loi des sinus de Descartes par une
méthode opposée à celle de Descartes, c’est-à-dire par une méthode
qui fasse appel aux causes finales et non aux causes efficientes. Il
semble que Leibniz, une fois sa méthode « finaliste » sanctionnée par le
succès, accorde moins d’importance aux spécifications de ce finalisme.
Qu’importe que la voie la plus aisée soit la voie du temps minimum ou
simplement la voie du produit minimum de la longueur du chemin et de
la résistance des milieux ! Mais, quoi qu’il en soit de la justesse de cette
supposition, l’on doit se rendre à l’évidence que les conclusions
dernières du Tentamen anagogicum écartent tout rapprochement
possible entre le principe optique de Leibniz et le principe de moindre
action18.

18Le premier principe que l’on s’accorde généralement à


reconnaître comme un principe variationnel de physique
mathématique est le principe de Fermat (1662). Comme je vous en
avais déjà dit quelques mots l’année dernière, je me contenterai,
sur ce point, de citer ce que dit Suzanne Bachelard à propos de la
spécificité de la démarche de Fermat, comparée à celle de
Descartes :
Fermat […] conçut qu’il était possible de déterminer le trajet des rayons
lumineux par un principe d’économie, à savoir que « la nature agit
toujours par les voies les plus courtes » : le chemin que suit la lumière
pour aller d’un point à un autre est tel qu’il soit parcouru en un minimum
de temps. Au terme de sa démonstration, Fermat retrouvait la même loi
de proportion que Descartes. Le principe de Fermat a prévalu et
l’explication de Descartes ne conserve aucune valeur. […]

• 19 Ibid., p. 4.

L’intérêt du principe de Fermat pour l’épistémologue nous semble


résider dans la situation suivante : Fermat n’a pas peur de proclamer les
intentions téléologiques qui dirigeaient son principe dans une époque
dominée par le mécanisme cartésien. Mais ce qui nous semble nouveau
n’est pas que Fermat ait fait revivre un principe de finalité de la Nature
déjà affirmé dans l’Antiquité, c’est le fait que le principe de Fermat est
effectivement un principe sur lequel se fonde une
explication mathématique des phénomènes de la nature19.

19Or ce qui pourrait sembler choquant, d’un point de vue moderne,


dans l’intervention d’une notion et d’un principe de finalité dans
l’explication d’un processus physique, devient beaucoup plus
acceptable quand on se rend compte que le point de vue de la
finalité n’est en fait rien d’autre que le point de vue du tout.
Suzanne Bachelard fait sur ce point la même constatation que
Vuillemin à propos de la signification réelle du principe de
Hamilton :
• 20 Ibid., p. 7-8.

Le mouvement réel est un mouvement qui se distingue des mouvements


fictifs : il est caractérisé par le fait que la variation de l’action au sens de
Hamilton est nulle quand on passe de ce mouvement à des mouvements
fictifs voisins. Cette « régularité remarquable » du mouvement réel se
révèle quand des problèmes essentiellement globaux sont posés. C’est
pourquoi nous pensons que, le finalisme métaphysique étant rejeté, il
ne faut pas en conclure qu’il ne reste dans un principe comme celui de
Hamilton qu’un simple langage finaliste. Le langage finaliste moderne
traduit en vérité le sens global des problèmes étudiés20.

20En ce qui concerne la signification du principe de moindre action,


Suzanne Bachelard écrit :
• 21 Ibid., p. 9-10.

En réalité, reconnaître une téléologie du principe de la moindre action,


dans un style scientifique et non métaphysique, c’est mettre au premier
plan, comme nous venons de le dire, le point de vue global pour la
détermination des fonctions. […] La donnée de conditions initiales reste
le moyen de détermination le plus usuel en mécanique. Mais le
mathématicien moderne, à côté de ce point de vue local, donne une
valeur en eux-mêmes aux problèmes globaux, où ce qui est donné,
c’est, pourrions-nous dire brièvement, non plus les conditions de
départ, mais une sorte de programme comportant le point d’arrivée.
C’est pourquoi la téléologie du principe énoncé par Hamilton ou du
principe de Maupertuis rectifié par Lagrange, prend tout son sens
mathématique à l’époque moderne, une fois reconnue l’importance des
problèmes globaux21.

21Or il est clair que la téléologie d’un principe comme le principe


de moindre action, une fois qu’elle est reconnue dans son sens
scientifique et non plus métaphysique, cesse d’être une chose à
laquelle on pourrait se contenter d’attribuer un rôle simplement
régulateur. Les causes finales, si l’on peut encore parler de choses
de ce genre, retrouvent, d’une certaine façon, un rôle constitutif et
une valeur objective, ce qui, bien entendu, aurait réjoui
profondément Leibniz.
22Il faut ajouter à cela que, pas plus qu’il n’y a, à ses yeux, une
incompatibilité entre le monde des causes et le règne des fins, il
n’y en a une entre la liberté et le règne des lois en général. Un point
sur lequel j’ai déjà insisté à plusieurs reprises est le fait qu’il ne
perçoit pas, comme nous avons tendance à le faire, une antinomie
entre le fait que des actions sont libres et le fait qu’elles donnent
lieu à des régularités, y compris des régularités de l’espèce la plus
stricte, et sont soumises à des lois. Il n’y a évidemment rien qui soit
plus éloigné de la conception leibnizienne de la liberté que l’idée
que l’acte libre par excellence est l’acte gratuit, celui qui n’obéit à
aucune autre règle que celle de l’inspiration et de l’instant. C’est,
bien entendu, une raison de plus de ne pas supposer que
l’intervention de la liberté ne peut manquer d’introduire des
complications et des perturbations dans le cours régulier et
ordonné des choses. Dans l’«Abrégé », ajouté à la fin de la
Troisième Partie de la Théodicée, Leibniz écrit :
• 22 Leibniz, Théodicée, III, « Abrégé de la controverse réduite à des
arguments en forme », Réponse à l (...)

On nie la majeure de cet argument [Quiconque ne peut manquer de


choisir le meilleur n’est point libre] : c’est plutôt la vraie liberté, et la
plus parfaite, de pouvoir user le mieux de son franc arbitre, et d’exercer
toujours ce pouvoir sans en être détourné, ni par la force externe [liberté
d’agir], ni par les passions internes [liberté de la volonté], dont l’une fait
l’esclavage des corps, et les autres celui des âmes. Il n’y a rien de moins
servile que d’être toujours mené au bien, et toujours par sa propre
inclination, sans aucune contrainte, et sans aucun déplaisir22.

23Si, comme on le dit, Dieu ne peut vouloir et faire que le bien, un


être qui a été fait à son image – Leibniz parle, à son propos, d’un
« petit Dieu » ou d’une sorte de « divinité diminutive » – et qui a
pour devoir d’essayer de l’imiter devrait s’efforcer de se
rapprocher, lui aussi, autant que possible de cet idéal. De la
nécessité morale, Leibniz dit :
• 23 Leibniz, ibid., p. 372

Cette nécessité est appelée morale parce que, chez le


sage, nécessaire et dû sont des choses équivalentes ; et quand elle a
toujours son effet, comme elle l’a véritablement dans le sage parfait,
c’est-à-dire en Dieu, on peut dire que c’est une nécessité heureuse23.

24En lisant des passages de ce genre, on mesure à quel point la


position de Leibniz est éloignée de celle de Kant. Il n’est
aucunement gêné par l’idée d’un être qui ferait en quelque sorte le
bien naturellement, en suivant à chaque fois sa propre inclination,
sans effort et sans déplaisir. Cela ne compromet à ses yeux ni la
liberté de l’agent ni la valeur morale de l’action effectuée. Même un
être dont la vie morale serait gouvernée par une sorte de loi
naturelle qui aurait pour conséquence qu’il fait toujours le bien et
est d’une certaine manière incapable de faire le mal n’en serait pas
moins libre et le serait même plus que n’importe qui d’autre.
• 24 Leibniz, « Initia et Specimina Scientiae novae
Generalis », PS (Gerhardt), VII, p. 111.

Autant que nous avons des lumières et agissons suivant la raison, autant
serons-nous déterminés par les perfections de notre propre nature et,
par conséquent, nous serons d’autant plus libres que nous serons moins
embarrassés du choix24.

25Une des raisons pour lesquelles la liberté peut sembler


incompatible avec le déterminisme – et elle pourrait l’être, en fait,
non seulement avec le déterminisme des causes efficientes, mais
également avec celui des causes finales – est le fait qu’elle est
souvent perçue comme étant en quelque sorte l’antithèse de la
régularité. Or le déterminisme implique que les mêmes causes
agissant dans des circonstances identiques doivent nécessairement
produire les mêmes effets et peut sembler, de ce point de vue, en
contradiction avec l’idée même de la liberté. J’ai appelé l’année
dernière la « conception du caporal Trim », en référence au roman
de Laurence Sterne, La Vie et les opinions de Tristram Shandy, la
conception de la liberté qui tend à identifier celle-ci à peu près à
l’absence complète de régularité et de loi.
• 25 Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, traduction
par Charles Maurron, Flammarion ‘GF (...)

– Rien de plus triste, poursuivit le caporal, qu’une prison à vie – rien de


plus doux que la liberté.
– Rien, Trim, dit mon oncle Toby rêveur—
– Tant qu’un homme est libre – s’écria le caporal, tandis que son bâton
décrivait le moulinet page suivante25

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26J’avais cité également ce qu’écrit Valéry dans ses Analecta :


• 26 Valéry, Analecta, 1935, p. 301-303.

CXVI. IMAGE DE LA LIBERTÉ. Je ne sais plus où j’ai représenté le


« problème de la liberté » par cette image : qu’on se figure deux mondes
identiques. On remarque sur chacun d’eux un certain homme, le même
agissant mêmement. Tout à coup, l’un des deux agit autrement que
l’autre. Ils deviennent discernables. Tel est le problème de la liberté.
J’ajoute aujourd'hui ceci : on peut représenter la nécessité par l’identité
de deux systèmes. Dire qu’une conséquence est nécessaire, c’est dire
que deux systèmes identiques en A. B. C. seront identiques en D26.

27Valéry n’a pas tort, me semble-t-il, de considérer que la situation


qu’il décrit dans ce passage correspond, sinon à notre idée de la
liberté, du moins à une certaine image que nous nous faisons de
celle-ci. Or cette image est clairement en contradiction avec l’idée
de l’unicité de trajectoire ou d’évolution, qui constitue l’élément
essentiel de ce qu’on peut appeler le déterminisme leibnizien. Nous
avons tendance à penser qu’un être libre est un être qui, s’il avait
la possibilité de revenir en arrière, pourrait en principe réécrire son
histoire et lui imposer, à partir d’un point donné, une orientation
différente, sans que cela exige un changement quelconque dans la
façon dont les choses s’étaient passées jusqu’alors. Dans la
trajectoire du système que constitue un individu, la liberté est
susceptible, chaque fois qu’elle intervient, de faire par elle-même
une différence et d’introduire une bifurcation. Mais, comme on l’a
vu, Leibniz soutient que l’histoire d’un individu était inscrite de
toute éternité dans sa notion et n’aurait pu en aucun cas être
différente de ce qu’elle a été, ce qui, à ses yeux, ne l’empêche
nullement d’avoir été influencée de façon importante et même
déterminante par des décisions libres.
28Pour Leibniz, il y a une unicité complète de l’évolution, qui est
aussi bien celle de l’évolution qui a conduit à un état donné que
celle de l’évolution qui aura lieu à partir de lui. On peut formuler
cette idée de la façon suivante : un état donné de l’univers est
toujours suivi (et également précédé) par la même histoire des
transitions d’états. Cette condition exprime la croyance que Laplace
exprimera en disant que nous pouvons et devons considérer l’état
présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme
la cause de l’état qui suivra. Voyez par exemple ce passage, déjà
cité aussi l’an passé, dans lequel Leibniz dit :
• 27 Leibniz, « De serie rerum, corporibus et substantiis, et de
praedeterminatione » (mars 1690), AA, V (...)

Et étant donné que toute série ordonnée implique une règle de


continuation ou une loi de progression, Dieu en examinant à fond
n’importe quelle partie de la série voit par le fait en elle toutes les choses
qui précèdent et toutes celles qui suivent. Et pourtant la liberté des
esprits n’est pas supprimée pat là27.
29Or la suite des états par lesquels passe une substance
individuelle dans le cours de son existence est, ne l’oublions pas,
une série ordonnée en ce sens-là, soumise à sa propre règle de
continuation ou à sa propre loi de progression. En termes
techniques, l’unicité de l’évolution signifie que, si le modèle
mathématique dont nous nous servons pour décrire l’évolution du
système est ramené à son état initial (ou à l’un quelconque de ses
états dans l’histoire des transitions qui s’effectuent d’un état à un
autre), il reproduira exactement la même histoire et repassera par
la même succession d’états. Autrement dit, une fois spécifiées les
conditions initiales et les conditions aux limites, il n’y a réellement
qu’une seule évolution possible. Et la même chose est vraie si on
considère le système dans son état terminal et se demande par
quelle succession d’états il est passé pour y arriver.
30La question que j’ai abordée dans ce cours était : « Peut-il y avoir
une téléologie non métaphysique ? » Si elle signifie : « L’explication
mécanique peut-elle se substituer entièrement à l’explication
métaphysique, en particulier à celle qui fait un recours essentiel
aux causes finales ? », la réponse de Leibniz est clairement
négative. Mais il peut y avoir également une tentation inverse, à
laquelle il résiste avec une vigueur au moins aussi grande : celle de
croire que l’explication métaphysique et les principes qui
gouvernent le royaume des fins peuvent remplacer
avantageusement la mécanique et l’explication par les causes
efficientes dans le domaine qui leur appartient en propre.
• 28 Leibniz, « Cogitationes de Physica Nova Instauranda » (1678-
82), Vorausedition zur Reihe VI, Fascic (...)

Bien que les attributs des corps qui sont confus puissent être ramenés à
des attributs distincts, il faut savoir que les attributs distincts sont de
deux genres, les uns en effet doivent être empruntés à la science
mathématique, les autres à la métaphysique. À la science mathématique
assurément la grandeur, la figure, la situation et leurs variations ; mais
à la métaphysique l’existence, la durée, l’action et la passion, la
puissance d’agir et la perception de la fin de l’action ou de l’agent. C’est
pourquoi j’estime qu’il y a dans tout corps un certain sens ou appétit,
ou encore une âme, et que, par conséquent, attribuer au seul homme la
forme substantielle et la perception ou l’âme est aussi ridicule que de
croire que toutes les choses ont été faites à cause de l’homme et que la
terre est au centre de l’univers. Mais, d’un autre côté, je suis d’avis
qu’une fois que nous aurons démontré à partir de la sagesse de Dieu et
de la nature de l’âme des lois de la nature mécaniques générales,
recourir partout dans l’explication de phénomènes particuliers de la
nature à une âme ou à une forme substantielle est aussi inepte que de
recourir en tout à une volonté de Dieu absolue28.

NOTES
1 Tugendhat, « Willensfreiheit und Determinismus », 2007, p. 57-58.

2 Tugendhat, ibid., p. 73.

3 Leibniz, Théodicée, I, § 327, p. 310-311.

4 Ibid., p. 311.

5 Ibid.

6 Leibniz, « Tentamen anagogicum », PS (Gerhardt), VII, p. 273.

7 Leibniz, OFI (Couturat), p. 329.

8 Leibniz, « Tentamen anagogicum », PS (Gerhardt), VII, p. 272.

9 Leonard Euler, Methodus inveniendi lineas curvas maximi minimive


proprietate gaudentes, Lausanne, 1744.

10 Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung [1883], 1988, p. 436-437.

11 Ibid, p. 438.

12 Vuillemin, Nécessité ou contingence, 1984 p. 317-320


13 Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung, 1988, p. 440-441.

14 Vuillemin, Nécessité ou contingence, 1984, note 59, p. 320.

15 Planck, « Das Prinzip der kleinsten Wirkung » [1915], 1991, p. 56.

16 S. Bachelard, « Maupertuis et le principe de la moindre action »,


1958, p 3.

17 Ibid., p. 30.

18 Ibid.

19 Ibid., p. 4.

20 Ibid., p. 7-8.

21 Ibid., p. 9-10.

22 Leibniz, Théodicée, III, « Abrégé de la controverse réduite à des


arguments en forme », Réponse à l’objection VIII, p. 371-372.

23 Leibniz, ibid., p. 372

24 Leibniz, « Initia et Specimina Scientiae novae


Generalis », PS (Gerhardt), VII, p. 111.

25 Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, traduction par


Charles Maurron, Flammarion ‘GF’, 1982, p. 546-547.

26 Valéry, Analecta, 1935, p. 301-303.

27 Leibniz, « De serie rerum, corporibus et substantiis, et de


praedeterminatione » (mars 1690), AA, VI, 4, p. 1667-1668.

28 Leibniz, « Cogitationes de Physica Nova Instauranda » (1678-


82), Vorausedition zur Reihe VI, Fascicule 3, 1984, p. 642.

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