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J’ai coutume de dire qu’il y a, pour parler ainsi, deux Règnes dans la
nature corporelle même, qui se pénètrent sans se confondre et sans
s’empêcher : le règne de la puissance, suivant lequel tout se peut
expliquer mécaniquement par les causes efficientes, lorsque nous en
pénétrons assez l’intérieur ; et aussi le règne de la sagesse, suivant
lequel tout se peut expliquer architectoniquement, pour ainsi dire, par
les causes finales, lorsque nous en connaissons assez les usages. Et c’est
ainsi qu’on peut non seulement dire avec Lucrèce, que les animaux
voient parce qu’ils ont des yeux ; mais aussi parce que les yeux leur ont
été donnés pour voir, quoique je sache que plusieurs n’admettent que
le premier pour mieux faire les esprits forts. Cependant, ceux qui entrent
dans le détail des machines naturelles ont besoin d’une grande
prévention pour résister aux attraits de leur beauté, et Galien même,
ayant connu quelque chose de l’usage des parties des animaux, en fut
tellement ravi d’admiration qu’il crût que de les expliquer était autant
que de chanter des hymnes à l’honneur de la divinité6.
6Il arrive aussi à Leibniz de dire, que d’une certaine façon, tous les
phénomènes peuvent être expliqués aussi bien par les causes
efficientes que par les causes finales, bien que certains d’entre eux
le soient plus facilement par une des espèces de causes et d’autres
par l’autre :
• 7 Leibniz, OFI (Couturat), p. 329.
L’on sait que s’il y a eu des philosophes habiles qui n’ont reconnu dans
l’univers que ce qui est matériel, il y a en échange des théologiens
savants et zélés, qui, choqués de la philosophie corpusculaire et non
contents d’en réprimer les abus, ont cru être obligés à soutenir qu’il y a
des phénomènes dans la nature qu’on ne saurait expliquer par les
principes de Mécanique, comme par exemple la lumière, la pesanteur, la
force élastique ; mais comme ils ne raisonnent pas en cela avec
exactitude, et qu’il est aisé aux philosophes corpusculaires de leur
répondre, ils font du tort à la religion, car ils confirment dans leur erreur
ceux qui ne reconnaissent que des principes matériels. Ce véritable
milieu qui doit satisfaire les uns et les autres est que tous les
phénomènes naturels se pourraient expliquer mécaniquement si nous
les entendions assez, mais que les principes mêmes de la Mécanique ne
sauraient être expliqués Géométriquement, puisqu’il dépendent des
principes plus sublimes qui marquent la sagesse de l’auteur dans l’ordre
et la perfection de l’ouvrage8.
7Il n’y a donc pas à choisir, aux yeux de Leibniz, entre l’explication
par les causes efficientes et l’explication par les causes finales,
puisque nous avons besoin de l’une et de l’autre, le recours aux
causes finales étant de toute façon nécessaire au moins pour
parvenir à l’explication complète. Mais les deux types d’explication
ont l’un et l’autre leurs inconvénients et leurs limites. La faiblesse
de l’explication par les causes finales, quand elles sont utilisées
pour rendre compte de phénomènes particuliers, et non de lois ou
de principes généraux de la nature, est le risque du verbalisme ; et
celle de l’explication par les causes efficientes est l’excès de
complexité auquel elle est condamnée dans certains cas, où
l’explication par les causes finales se révèle justement beaucoup
plus simple et naturelle. Il est clair qu’on ne pourrait pas, par
exemple, expliquer un événement particulier, en disant qu’il a eu
lieu parce que son occurrence faisait partie du meilleur des mondes
possibles, dont on sait qu’il est celui que Dieu a choisi. Car le
principe selon lequel ce qui est est toujours le meilleur peut
s’appliquer une fois pour toutes à tous les événements qui sont
susceptibles de se produire, et il reste purement formel tant que
l’on ne dispose pas d’une connaissance réelle de ce qui est le
meilleur dans un cas donné et des raisons pour lesquelles il l’est,
ce qui est malheureusement la situation dans laquelle nous nous
trouvons : nous savons que ce qui arrive est le meilleur, mais nous
ne savons généralement pas pourquoi il est le meilleur et devait par
conséquent être préféré.
8La tendance générale de Leibniz, sur ce genre de question, est de
recommander de pousser dans tous les cas le plus loin possible
l’explication par les causes efficientes, aussi difficile et même à
première vue impossible qu’elle puisse sembler. On peut, du reste,
avoir parfois, dans ce domaine, de bonnes surprises et découvrir,
par exemple, que des mécanismes relativement simples peuvent
expliquer des effets dont seules des considérations empruntées à
la finalité semblaient à première vue en mesure de rendre compte.
On ne pourrait donc en aucun cas invoquer le fait que l’explication
ultime fera nécessairement intervenir, en dernier ressort, les causes
finales et que l’on aura par conséquent besoin à un moment donné
de celles-ci si on veut compléter et achever l’explication, pour
dévaloriser la recherche des causes efficientes ou essayer de
diminuer ses prétentions et ses ambitions légitimes.
9Il y a des lois de la nature qui donnent l’impression de porter déjà,
dans leur formulation elle-même, la marque de la finalité. C’est le
cas en particulier des principes de maximum et de minimum et des
principes de conservation. Les principes de cette sorte peuvent
aisément donner le sentiment que la nature elle-même cherche à
son insu à réaliser des fins d’une certaine sorte. On peut constater
que la science moderne a fait le choix qui consistait à ne
s’accommoder de la finalité que quand ses effets apparents
peuvent être simulés de façon satisfaisante par un mécanisme
approprié. Mais ce n’était évidemment pas l’attitude de Leibniz.
Toute la question est de savoir si les considérations qui font
intervenir explicitement ou implicitement la finalité – dont tout le
monde, y compris les Modernes, admet qu’elles peuvent être
autorisées à jouer un rôle heuristique et régulateur – peuvent
également prétendre jouer un rôle véritablement constitutif. C’est,
bien entendu, la deuxième option qui correspond à la position
défendue par Leibniz.
10Voyez, sur ce point, ce que dit Mach, dans son livre sur l’histoire
de la mécanique, à propos du principe de moindre action :
• 9 Leonard Euler, Methodus inveniendi lineas curvas maximi
minimive proprietate gaudentes, Lausanne, 1 (...)
Pendant tout le XVIe et le XVIIe siècle jusque vers la fin du XVIIIe siècle, on
était enclin à voir partout dans les lois physiques une disposition
particulière du créateur. Mais une transformation progressive des
conceptions ne peut pas échapper au regard de l’observateur attentif.
Alors que chez Descartes et Leibniz la physique et la théologie sont
encore mélangées de bien des façons, on voit se manifester par la suite
un effort net non certes pour éliminer l’élément théologique, mais pour
le dissocier de l’élément physique. L’aspect théologique est relégué au
début ou à la fin d’une recherche physique. L’aspect théologique est
concentré autant que possible sur la création, afin de gagner à partir de
là de l’espace pour la physique.
Vers la fin du XVIIIe siècle, il s’est produit une inflexion qui saute aux yeux
extérieurement, qui a l’air de constituer une étape franchie d’un seul
coup, mais qui au fond n’est qu’une conséquence nécessaire de
l’évolution indiquée. Après que Lagrange a essayé dans un travail de
jeunesse de fonder toute la mécanique sur le principe de moindre action
d’Euler, il explique dans une réélaboration du même objet qu’il veut faire
abstraction de toutes les spéculations théologiques et métaphysiques
comme étant des choses très précaires et qui n’ont pas leur place dans
les sciences. Il effectue une reconstruction de la mécanique sur d’autres
fondements, et aucun lecteur compétent ne peut méconnaître ses
avantages. Tous les scientifiques importants qui ont suivi se sont ralliés
à la conception de Lagrange, et cela a déterminé pour l’essentiel la
position actuelle de la physique par rapport à la théologie10.
Près de trois siècles ont donc été nécessaires pour que la conception
selon laquelle la théologie et la science naturelle sont deux choses
différentes se développe jusqu’à une clarté complète depuis son
apparition chez Copernic jusqu’à Lagrange. Dans cette affaire, il ne faut
pas méconnaître que pour les grands esprits comme Newton cette vérité
a toujours été claire. Jamais Newton, en dépit de sa religiosité profonde,
n’a impliqué la théologie dans les questions de science naturelle. Il est
vrai qu’il conclut aussi son Optique, alors que dans les dernières pages
encore brille la luminosité de l’esprit clair, par l’expression de la
contrition portant sur le néant de toutes les choses terrestres. Seulement
ses recherches optiques elles-mêmes ne contiennent, à la différence de
celles de Leibniz, aucune trace de théologie. On peut dire la même chose
de Galilée et Huyghens. Leurs écrits correspondent presque
complètement au point de vue de Lagrange et peuvent être considérés
dans cette orientation comme classiques. Mais la façon de voir et l’état
d’esprit d’une époque ne peuvent pas être mesurés d’après les
extrêmes, ils doivent l’être d’après la position moyenne11.
• 19 Ibid., p. 4.
Autant que nous avons des lumières et agissons suivant la raison, autant
serons-nous déterminés par les perfections de notre propre nature et,
par conséquent, nous serons d’autant plus libres que nous serons moins
embarrassés du choix24.
Bien que les attributs des corps qui sont confus puissent être ramenés à
des attributs distincts, il faut savoir que les attributs distincts sont de
deux genres, les uns en effet doivent être empruntés à la science
mathématique, les autres à la métaphysique. À la science mathématique
assurément la grandeur, la figure, la situation et leurs variations ; mais
à la métaphysique l’existence, la durée, l’action et la passion, la
puissance d’agir et la perception de la fin de l’action ou de l’agent. C’est
pourquoi j’estime qu’il y a dans tout corps un certain sens ou appétit,
ou encore une âme, et que, par conséquent, attribuer au seul homme la
forme substantielle et la perception ou l’âme est aussi ridicule que de
croire que toutes les choses ont été faites à cause de l’homme et que la
terre est au centre de l’univers. Mais, d’un autre côté, je suis d’avis
qu’une fois que nous aurons démontré à partir de la sagesse de Dieu et
de la nature de l’âme des lois de la nature mécaniques générales,
recourir partout dans l’explication de phénomènes particuliers de la
nature à une âme ou à une forme substantielle est aussi inepte que de
recourir en tout à une volonté de Dieu absolue28.
NOTES
1 Tugendhat, « Willensfreiheit und Determinismus », 2007, p. 57-58.
4 Ibid., p. 311.
5 Ibid.
11 Ibid, p. 438.
17 Ibid., p. 30.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 4.
20 Ibid., p. 7-8.
21 Ibid., p. 9-10.