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Drame et théorie du drame

Peter Szondi et le theatre moderne


Michael Hays
p. 75-103

TEXTE NOTES AUTEUR


TEXTE INTÉGRAL
Parce que la forme d’une œuvre d’art semble
toujours exprimer quelque chose
d’inquestionnable, nous n’atteignons d’ordinaire
une claire compréhension de ces énoncés
formels que lorsque l’inquestionnable a été
questionné et lorsque l’évidence est devenue
problématique.
Peter Szondi
Théorie du draine moderne
1De nos jours, à la lumière du structuralisme et de la sémiotique,
ces mots sembleront sans grande originalité. Certains d’entre
vous auront certainement saisi l’allusion à la chouette de Hegel –
ou devrais-je dire Minerve ? Ainsi Peter Szondi pourrait
n’apparaître au premier abord que comme un avatar récent de la
« vieille » esthétique hégélienne. Son œuvre a certes insufflé une
nouvelle vie à cette tradition, mais elle s’en distingue aussi
notablement, et ces frontières définissent la position historique de
Szondi, et sa contribution à la critique moderne et à la théorie
herméneutique. J’espère parvenir à rendre justice à une partie de
cette contribution en examinant la nature et les implications du
travail de Szondi sur le drame.
2Il est certain que Szondi a puisé sa première inspiration dans
Hegel et ses successeurs, Lukács et Adorno. La relation est
évidente dans les sections initiales de son premier livre, La théorie
du drame moderne, où il impose pour la première fois l’idée que
la forme dramatique n’est pas une entité abstraite, indépendante
du temps et de l’espace, étant inextricablement liée au contenu
qu’elle informe. Szondi cite Hegel : « Le contenu n’est que
l’inversion de la forme dans le contenu, et la forme n’est rien que
l’inversion du contenu dans la forme ». Il cite également une
métaphore chimique employée par Adorno pour exprimer la
même idée : la forme est un « précipité » du contenu. Avec des
emprunts de cette sorte, il est en mesure d’établir rapidement le
point de départ théorique de sa propre analyse du drame : la
structure formelle est aussi importante que son contenu pour le
processus de signification dans une pièce. Pour Szondi, il n’y a
pas de forme qui existerait au-delà de son usage. Il n’y a que des
ensembles particuliers de relations forme/contenu, et la forme,
ainsi que le contenu, doit être « lue » comme un énoncé sur la
nature et la signification de l’entreprise esthétique dans son
ensemble : la forme dramatique codifie les énoncés sur
l’existence humaine.
• 1 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris 1958, p. 28.

3Szondi propose donc un modèle « structurel » du drame, mais à


la différence des structures imaginées par Lévi-Strauss, celles de
Szondi ne sont pas « fondamentalement les mêmes pour tous les
esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés... »1. Elles sont
inextricablement liées à la situation historique et idéologique
dans laquelle elles se développent. Cette historicisation de l’idée
de forme élimine la possibilité de toute poétique systématique et
normative. Les distinctions formelles qui ont été utilisées
traditionnellement pour désigner les caractéristiques
« universelles » de chacun de ces genres supérieurs ont été
transformées en catégories historiques. On ne peut étudier un
genre en dehors d’un contexte historique spécifique, et, de ce
fait, il est inutile d’étudier le drame grec – par exemple – ou
médiéval dans les termes que l’on emploierait pour le drame
du 18ème siècle ou le drame moderne. La signification de cette
historicisation du drame et de la critique n’est pas dépourvue de
profondeur. Il n’est plus possible d’établir une continuité simple à
l’intérieur de la tradition, critique ou littéraire. L’histoire de la
littérature cesse d’être histoire au sens où l’est une série
diachronique de relations causales. Szondi en fait paraît sur le
point de proposer le même type de structure non linéaire que l’on
reprochait à Lévi-Strauss. A cet endroit, l’histoire de la littérature
semble n’être qu’une série de moments juxtaposés,
synchroniques, chacun ayant ses propres systèmes de structure et
de sens, chacun étant indépendant de ce qui, provisoirement, le
précède ou le suit.
• 2 TMD, I, p. 12.

4La théorie de Szondi évite cependant cet écueil historique de


deux façons. En premier lieu, il démontre dans son propre
ouvrage qu’il est non seulement possible, mais parfois nécessaire
d’examiner une forme, un moment, en relation avec ce qui le
précédait immédiatement. L’histoire se manifeste alors dans la
démonstration de la différence. C’est là (j’y reviendrai) ce que fait
Szondi dans son ouvrage sur le drame moderne, quand il l’analyse
du point de vue de son échec à maintenir la relation
forme/contenu du drame antérieur : l’auteur moderne essaie de
résoudre la contradiction entre un contenu social renouvelé et une
forme qui, parce qu’elle est historiquement déterminée, n’est plus
capable d’informer l’énoncé du contenu. L’histoire et le processus
de changement apparaissent ici comme des « contradictions
techniques », comme des « difficultés techniques internes à
l’œuvre concrète elle-même »2. Ce point est de la plus haute
importance pour la compréhension de la méthode de Szondi. On
voit qu’à la différence d’autres critiques, également préoccupés
par l’histoire, il admet que la problématique sociale d’un âge ne
se manifeste pas simplement dans le contenu de l’œuvre d’art.
Elle apparaît comme une partie du processus formel de
signification : les contradictions sociales se présentent comme
des problèmes esthétiques que l’œuvre d’art elle-même tente de
résoudre. Ainsi, comme l’indique Szondi dans son essai sur
Diderot, le mouvement du cercle herméneutique doit aller du
texte au contexte social pour ensuite retourner au texte (je
reviendrai par la suite plus précisément sur la façon dont il faut
définir ce « texte »). Pour le moment, je souhaite simplement
montrer comment Szondi organise, avec succès selon moi, le
processus d’étude de l’interrelation entre langage, texte et
histoire.
5La deuxième source du mouvement diachronique se trouve dans
la relation du critique à l’objet de son étude. Szondi nous rappelle
que la critique et les modèles critiques sont aussi des
phénomènes reliés à l’histoire, et que, de ce fait, les interprètes
ont tendance à isoler, à fixer ce qui en réalité peut faire partie
d’un processus. Une construction de modèle peut s’avérer réussie,
quand le critique se tourne vers le passé. Il prouve en fait sa
propre distance historique vis-à-vis de ce passé par sa capacité
de définir et de cerner les processus formels antérieurs. Mais il
marque également sa position historique par son incapacité à
sortir de son propre cadre historico-conceptuel de référence. Les
critiques, Szondi inclus, nous permettent de comprendre les
processus socio-esthétiques et de percevoir ce qui est
fondamentalement nouveau à leur époque, par leur impuissance à
rendre compte adéquatement de ces nouvelles structures
artistiques. L’histoire se manifeste dans ce qui est laissé de côté,
dans ce que la rhétorique critique ne peut nommer.
6Malgré ces limitations, le critique peut essayer d’établir ce que
Szondi appelle une « sémantique de la forme », et l’on peut
l’employer à analyser la relation forme/contenu d’une période
historique donnée. Il semble que Szondi pense ici à la possibilité
d’une analyse sémiotique des structures signifiantes qui
organisent l’action dramatique dans son ensemble. S’il ne l’a pas
exactement dit, c’est parce que ces termes n’existaient pas encore
pour lui. Le langage de Szondi, et le choix de ses centres
d’intérêt, comme l’annonce sa théorie, dépendent de sa
situation. Les termes qu’il emploie ne sont pas moins adéquats à
l’analyse des formes et de la théorie du drame antérieur. S’ils ne
fonctionnent que partiellement pour le drame moderne, c’est que
Szondi ne peut échapper à sa contemporanéité avec l’objet de son
étude. Comme je vais essayer de le démontrer, un autre
mouvement historique est nécessaire pour traiter des principes
formels de ce qui est moderne dans le sens absolu. Szondi a pu
anticiper ce problème, mais il n’a pas vécu assez longtemps pour
le dépasser. C’est pourquoi nous devons considérer son œuvre
sous deux angles : tout d’abord du point de vue de la description,
réussie, des premières formes dramatiques, et ensuite du point de
vue de sa méthode, et pour ce qu’elle nous apporte dans notre
approche du drame récent.
7En analysant le drame du 17ème et du 18ème siècles, Szondi
entreprend de montrer les homologies qui existent entre les
propriétés signifiantes de l’espace, de l’action, du décor, du
langage, et du geste. Il montre comment ces systèmes collaborent
pour créer une « perspective » conceptuelle unique. J’ai emprunté
ce terme à la peinture, mais il paraît particulièrement approprié au
processus, idéologiquement déterminé, de construction des
tableaux, décrit par Szondi. Le drame de ces périodes présentait
le tableau d’un monde dans lequel la vie était définie
exclusivement du point de vue de la structure des relations
interpersonnelles et de leurs produits. Comme le dit Szondi : « Le
médium verbal de ce monde interpersonnel était le dialogue.
Pendant la Renaissance, après l’exclusion du prologue, du chœur
et de l’épilogue, le dialogue devint, pour la première fois peut-
être dans l’histoire du théâtre..., le seul élément constitutif de la
texture dramatique. A cet égard, le drame classique se distingue
non seulement de la tragédie antique, mais aussi des pièces
médiévales religieuses, du théâtre profane baroque et des
« histoires » de Shakespeare. La domination absolue du dialogue,
c’est-à-dire de la communication interpersonnelle, est corrélative
de la fonction du drame comme reproduction, et du fait qu’il ne
connaît rien que ce qui brille dans cette sphère » (TMD), I,
p. 16 s.). L’exclusion la plus radicale touche ce qui ne pouvait
s’exprimer : le monde des objets –, à moins qu’il n’entrât dans le
royaume des relations interpersonnelles.
8C’était donc un monde dont les limites furent déterminées par
les actes d’individus conscients, d’individus qui créèrent leur
propre « présence ». Nul facteur causal extérieur ne pouvait
impliquer l’existence d’autres mondes ou d’autres forces
créatives. La singularité de cette condition fut reproduite et
renforcée par les exigences formelles du drame, de même que par
l’avant-scène et ses décors. Les unités de temps, de lieu et
d’action créèrent une séquence linéaire absolue dans le présent.
Rien n’existait en dehors de cette séquence, nul autre lieu, nul
autre temps, nulle autre action possible. Les décors en
perspective qui cernaient l’action accentuaient son caractère
exclusif, et, comme Jean Duvignaud l’a souligné, sa profondeur
psychologique. La scène est véritablement un cadre et l’on ne
saurait lui trouver de nom plus approprié. Elle limitait et
organisait des systèmes d’actions qui produisaient réellement le
tableau d’un monde. La perspective qu’offrait ce tableau englobait
le spectateur comme un observateur. Elle excluait toutes les
autres possibilités de son champ de vision, en ayant la prétention
de représenter ou de réfléchir la nature réelle des choses.
9Comme le montre si justement Szondi, la fonction idéologique
spécifique de ce processus signifiant dépend de la situation
historique où il se déploie. Dans son étude sur Diderot et le
drame bourgeois, il montre comment l’image du monde
s’organise en fonction de la position idéologique de cette classe.
Bien que Szondi n’utilise pas, dans cet essai, tous les systèmes
codés introduits dans son étude du drame, il n’en construit pas
moins une analyse modèle, qui servira tant à la démonstration de
sa méthode qu’à l’entrée en matière de ma critique de la théorie
du drame moderne chez Szondi.
10Dans « Tableau et Coup de Théâtre », sous-titré « Pour une
sociologie de la tragédie bourgeoise chez Diderot » (LL, II, p. 205-
232), Szondi illustre sa méthode d’analyse du langage et du
contexte comme moyen de décrire la situation socio-historique
d’un auteur et de ses écrits. Il veut montrer que l’on ne peut
définir un texte ou un genre littéraire de l’extérieur, simplement
en appliquant au texte la connaissance de l’époque historique. Le
mouvement du cercle doit se faire du texte à l’histoire et non de
l’histoire au texte.
11Les problématiques en question sont celles de Georg Lukács et
Arnold Hauser. Tous deux prétendent que le théâtre bourgeois
fournit le premier exemple d’un drame dont le but était la
présentation directe du conflit social, et qui joua un rôle évident
dans la lutte des classes. Szondi met rapidement ses lecteurs en
garde contre des thèses de ce genre, qui ne correspondent en rien
au véritable développement du théâtre bourgeois au 18ème siècle
en Angleterre, en France et en Allemagne. Aucune des plus
anciennes de ces pièces ne montre un conflit ouvert entre la
bourgeoisie et l’aristocratie. En fait, les héros de Lessing et de
Diderot sont issus des classes supérieures. Qu’est-ce donc qui,
dans ces pièces, se demande Szondi, est bourgeois ? Dans quelle
mesure les conditions de leur genèse sont-elles déterminées par
la situation sociale et politique de la bourgeoisie montante ? Pour
répondre à cette question, Szondi considère en premier lieu la
théorie du drame chez Diderot, puisque, comme nous le verrons,
ainsi que la théorie néo-classique avant elle, elle adapte la
perspective idéologique du groupe dominant en fonction de
certaines exigences formelles du drame lui-même.
12Le mouvement le plus important de la théorie du drame
bourgeois chez Diderot, celui qui conduit cet auteur à rompre
avec la tradition qui veut que les héros tragiques soient des rois
ou des princes, peut se déduire de quelques propositions tirées
des « Entretiens sur le fils naturel ». Szondi s’attache aux lignes
suivantes :
• 3 Denis Diderot, Oeuvres esthétiques, Paris (Garnier) 1965, p. 91,
Szondi, loc. cit., p. 206.

Si la mère d’Iphigénie se montrait reine d’Argos et femme du général


des Grecs, elle ne me paraîtrait que la dernière des créatures. La
véritable dignité, celle qui me frappe, qui me renverse, c’est le tableau
de l’amour maternel dans toute sa vérité3.

« Tableau » et « vérité » sont ici les mots-clés. Ils réapparaissent


dans la même conversation, quand est mentionnée la femme d’un
pauvre paysan. Dans les deux cas, il s’agit de la réponse
émotionnelle « privée » de l’individu. Cette réponse personnelle
est jugée « vraie », vraie au sens où Diderot admet l’existence de
réponses humaines « naturelles » qui sont vraies pour une
situation, non pas seulement pour une classe. Mais les sentiments
adaptés ici sont d’un genre spécifique. Ils ne viennent pas de la
nature comme le suggère la théorie de Diderot, mais du salon
bourgeois, comme le montrent ses pièces. Cette contradiction
révèle la portée réelle de la tentative de Diderot en vue d’importer
l’économie émotionnelle bourgeoise. Dans ses pièces, il se
concentre sur une catégorie de sentiments aux dépens de l’action,
et l’on trouve dans son intérêt pour le tableau l’homologue formel
de cet oubli de l’action au profit de la situation.
• 4 Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Neuwied
(Luchterhand) 1962 (trad. fr., L’espace (...)

13Ainsi, le premier tableau du Père de Famille de Diderot


témoigne d’un changement social. Ce changement ne consiste
pas tant dans l’apparition d’une nouvelle classe sociale que dans
le changement d’organisation du drame et dans la façon dont le
spectateur regarde la société. La codification formelle de la vie
menée par les personnages que Diderot met en scène indique la
perspective bourgeoise. Elle illustre la notion qui est le centre
socio-historique de la tragédie domestique : la famille patriarcale,
nucléaire. Cette transformation démontre à l’intérieur du drame
lui-même la restructuration de la société que Jürgen Habermas, et
plus récemment Richard Sennett, ont tenté de décrire du point de
vue des changements objectifs de la pratique sociale et familiale4.
• 5 Il existe une ressemblance frappante entre cette transformation
de la structure dans la représentat (...)

14Pour Szondi, le contraire du tableau, dans la théorie de Diderot,


est le coup de théâtre – l’événement inattendu qui transforme
entièrement une situation. Diderot le proscrit. Le coup de théâtre
appartient aux conventions du drame de cour et aux intrigues de
famille dans l’entourage du roi. Szondi montre que Diderot
propose à la place une image stable d’un autre type de vie
familiale5 :
• 6 Oeuvres esthétiques, p. 154. Szondi, loc. cit., p. 215s.

Ajoutez à cela toutes les relations : le père de famille, l’époux, la soeur,


les frères. Le père de famille ! Quel sujet, dans un siècle tel que le
nôtre, où il ne paraît pas qu’on ait la moindre idée de ce que c’est
qu’un père de famille6.

Mais les vertus de l’ordre social bourgeois, représentées dans ce


drame, ne correspondaient pas à la réalité dont le public avait
l’expérience :
• 7 Ibid. p. 192-193. Szondi, loc. cit., p. 221.

C’est en allant au théâtre qu’ils se sauveront de la compagnie des


méchants dont ils sont entourés ; c’est là qu’ils trouveront ceux avec
lesquels ils aimeraient à vivre ; c’est là qu’ils verront l’espèce humaine
comme elle est et qu’ils se réconcilieront avec elle7.

L’incarnation de la vertu au théâtre avait pour fonction de


permettre aux spectateurs de fuir leur environnement réel et
néfaste. Le monde de l’illusion, le monde du théâtre est proposé
comme « réalité ». Et le spectateur qui fuit la réalité pernicieuse
pour le théâtre la voit transformée en illusion. Ainsi le public est
réconcilié avec les conditions qu’il vit à l’extérieur du théâtre. La
bourgeoisie fuyait les coups de théâtre de la vie réelle dans
la vérité du tableau, l’idéal esthétique formel.
15Ici, Szondi a fait plus qu’exposer les problèmes techniques
internes auxquels s’était affronté Diderot en produisant sa version
du drame bourgeois. Il est parvenu à délimiter le nexus
idéologique formel de ce drame. Comme je l’ai suggéré plus haut,
la position de Szondi au milieu du 20ème siècle le place à
l’extérieur des systèmes cognitifs générateurs des structures
formelles qu’il décrit. Il se trouve en un lieu d’où il peut non
seulement questionner la validité de ces énoncés formels, mais
encore déterminer leur fondement historique et idéologique.
16Quand Szondi tourne son attention vers le drame moderne, il
réapplique le modèle formel du drame bourgeois comme
instrument d’analyse aux œuvres des premiers dramaturges
modernes. Il le fait en premier lieu parce qu’il ne dispose
d’aucune autre structure d’organisation. Puisque à l’époque où il
écrivait son livre sur le drame moderne, il était lui-même un
moderne, il ne pouvait développer une analyse du drame
contemporain en ses termes propres. Elle n’avait pas encore été
fixée, ne pouvait l’être. C’est pourquoi il fallait que Szondi
analysât ce théâtre en relation avec ce qui le précédait. Le drame
dont il est question marque l’avènement du moderne, non pas en
fonction de ce qu’il est, mais en fonction de sa différence avec ce
qui était. « C’est sous cet angle », écrit-il dans La théorie du
drame moderne, « que l’on considérera le drame, en fonction de
ce qui aujourd’ hui lui fait obstacle, et l’idée du drame ancien sera
considérée comme un moment de la recherche de la possibilité du
drame moderne » (TMD, I, p. 13). Ici de nouveau se manifeste la
pertinence de l’herméneutique historique de Szondi. Dans le
corps de sa propre œuvre critique, nous voyons la tension entre
sa position historique et l’objet de sa recherche, entre sa méthode
et le contenu de sa recherche. S’il réussit d’emblée dans son
approche du drame moderne, c’est parce que les pièces du 19ème
siècle, comme il le montre, s’attaquèrent elles aussi au problème
de la structure formelle. S’il ne parvient pas à traiter du drame
moderne dans son ensemble, cela tient moins à sa méthode qu’à
sa situation historique.
17Dans La Théorie du drame moderne, Szondi entreprend de
démontrer la façon dont le contenu thématique des pièces
d’Ibsen, Maeterlinck, Strindberg, Tchekhov et d’autres milite
contre les constructions formelles stables du théâtre classique.
Szondi commence par Ibsen, parce que la tradition le veut, mais
j’aimerais ajouter que le processus qu’il décrit se retrouve dans
les œuvres de dramaturges moins à la mode, comme Daudet.
Dans ces œuvres, les exigences formelles de la théorie du drame
au 19ème siècle (c’est-à-dire la structure en actes, la forme
dialoguée) étaient rigoureusement appliquées, mais ce monde
« bien fait » était perverti de l’intérieur. Les personnages de ces
pièces ne pouvaient créer un monde actif à partir de leur langage.
Ils évoquent une situation statique dans laquelle le passé, bien
qu’irrévocablement perdu, est simultanément plus réel, plus
propice que le présent à des actions productives. Seul reste
présent ce qui aurait pu être, mais en fait cette présence est
absence – l’impossibilité de l’action unifiée ou de la
compréhension.
18L’œuvre de Strindberg et de Maeterlinck fait progresser d’un
pas le processus de la destruction formelle du monde dramatique
du passé. Dans leurs pièces, les individus semblent ne plus être
capables de définir leur monde, ils le subissent ; ils attendent, ils
parlent, indifférents aux autres, dans des monologues qui
comblent le temps, mais ne confèrent aucun sens, aucun logos à
la communauté et à l’espace dans lequel ils existent (TMD, I,
p. 38-59). Cet espace, pour finir, est aussi fragmenté que le
monde social et la psyché de chacun des personnages. En tant
que sujets, ils ne sont plus capables de s’objectiver dans
l’interaction d’un dialogue avec leurs prochains. Cette rupture
s’accompagne parallèlement de plusieurs autres transformations
dans la forme dramatique : le développement logique, linéaire de
la structure par actes est fragmenté comme le sont les systèmes
de la représentation spatiale et temporelle. Du fait que les
personnages ne peuvent plus créer leur propre présence, le drame
lui-même est en péril. Szondi nous montre ensuite comment les
premiers auteurs du drame moderne révèlent l’existence de ce
problème en essayant de le résoudre. Leurs personnages, loin de
réinstaurer la perspective interne du théâtre, sont en fait
incapables de contrôler ou de définir leurs mondes. Ils sont
enfermés dans leur subjectivité et leur désespoir métaphysique.
Sur le plan de l’organisation formelle, cette inadéquation entraîne
l’apparition de « l’épique » dans le dramatique et de la figure
narrative de l’épopée, comme principe formel nécessaire, pour
unifier le mouvement dramatique.
19L’analyse du drame moderne par Szondi est incontestablement
riche en idées fécondes sur les problèmes de forme. Sa méthode
nous fournit une perspective nouvelle sur l’expérimentation
formelle qui marque l’avènement du drame moderne. Néanmoins
il faut ajouter que son modèle critique l’oblige également à
ignorer ou à simplement faire allusion à la signification d’autres
aspects fondamentaux de la pratique moderne du théâtre. Comme
c’est le cas avec nombre d’analyses de type historique, lorsque
Szondi décide de prendre le pré-moderne comme modèle en vue
de démontrer la « différence » dans le drame moderne, ce point
de vue le conduit à ne considérer que les aspects du drame pour
lesquels le modèle ancien fournit une terminologie adéquate (ce
modèle étant développé à partir d’une perception critique
moderne des formes inactives qui le précèdent).
20La réussite de Szondi en ce qui concerne le premier drame
moderne provient en grande partie d’une position historique
commune. Ibsen, comme Szondi le démontre si brillamment,
s’attache au début à un passé disparu, un passé dans lequel
existait la possibilité de créer une présence commune active. Son
drame est, en réalité, un énoncé sur la perte de ce passé et de son
unité, que le drame ancien avait produite dans sa représentation
systématique de la perspective bourgeoise. En d’autres termes,
les premières pièces d’Ibsen annoncent à leur façon le
mouvement historique et esthétique que Szondi reformulera plus
tard dans le langage de l’analyse critique. Il double la nostalgie
dramatisée d’Ibsen pour les systèmes unifiés de représentation
sociale et dramatique d’une nostalgie critique qui lui est propre.
Critique moderne, Szondi ne peut décrire l’art et le monde
modernes que comme la désorganisation des systèmes stables de
signification que lui offre le passé, une fois qu’il a dominé les
structures formelles de son art. Ce caractère est évident tant dans
sa perspective critique que dans sa terminologie, qui reflète la
préoccupation moderne du métaphysique et de l’unité spirituelle,
de même que la dépendance du critique moderne à l’égard de
l’esthétique traditionnelle et de ses catégories – le lyrique,
l’épique et le drame. Szondi identifie l’épique et le moderne, par
opposition au « dramatique » qui sert à désigner les propriétés
formelles du drame bourgeois.
21Trop occupé à localiser l’épique, c’est-à-dire les traits non
« dramatiques » dans le drame moderne, Szondi ne remarque pas
que cette qualité « épique » fait réellement partie d’un processus
formel plus ample. Cela l’entraîne à établir entre le théâtre de
Brecht, par exemple, et ceux de Pirandello, Wilder et Miller, des
distinctions qui ne sont telles que par rapport au théâtre ancien,
et non dans les termes formels issus du drame moderne lui-
même.
22Je suis sûr que Szondi était en partie conscient de ce problème,
puisqu’il soulève indirectement la question en incluant une
réflexion sur Piscator, et sur son travail en tant que directeur de
théâtre, dans un livre consacré par ailleurs aux textes
dramatiques. Pourquoi inclure un directeur dans ces lectures
critiques d’œuvres de dramaturges ? Pour répondre à cette
question, il nous faut revenir à la description de la naissance du
drame moderne que nous livre Szondi.
• 8 On peut comparer avec l’examen fait par Foucault de
l’effondrement d’un champ unifié de représentat (...)

23Ce théâtre est issu de l’effondrement d’une perspective unifiée


qui reposait sur la production du monde par l’activité
interpersonnelle. Avant lui, le drame admettait que le langage, le
temps et l’espace pussent s’ordonner en fonction d’un unique
point de vue qui permettait de regarder ces conventions comme
des réflexions de l’expérience commune. Mais le drame moderne
semble nier l’existence de toute perspective uniforme, de tout
système signifiant qui unirait le sujet de l’expérience avec le
monde qui l’entoure8. C’est justement cette absence qui, aux
yeux de Szondi, rend nécessaire le narrateur épique au théâtre. Il
remplit une fonction de coordination, produisant l’arrière-plan
requis pour une compréhension minimale de la situation des
personnages. Sa fonction à l’intérieur des textes est de prévenir
l’effondrement dans le silence et l’immobilité. Mais la figure
épique est plus qu’un coordinateur ou « communicateur » interne.
Ce personnage et sa fonction sont aussi des référents
symboliques pour la nouvelle figure qui fait son apparition dans
l’événement du théâtre moderne : le directeur.
• 9 « Der Mythos im modernen Drama und das epische Theater. Ein
Nachtrag zur Théorie des modernen Drama (...)

24Si nous appliquons la méthode que suggère l’analyse faite par


Szondi de la production dramatique à la Renaissance, nous
sommes conduits à étudier le processus sémiotique entier dans la
pratique théâtrale. C’est un pas que Szondi ne pouvait franchir au
moment où il écrivait son livre sur le drame moderne, parce que
sa terminologie et sa méthode étaient limitées par les exigences
littéraires traditionnelles du moderne. Un essai postérieur : « Le
mythe dans le drame moderne et le théâtre épique », indique que
Szondi était sur le point de dépasser ces limites quand il est
mort9.
25Pour en revenir au drame, lorsque nous commençons à analyser
le processus signifiant de l’événement théâtral moderne, il
apparaît immédiatement que le texte dramatique est en fait un
sous-texte, dans l’ensemble du système de signification. La
destruction du lien socio-linguistique que Szondi décrit comme la
marque du drame moderne fonctionne en fait sur plusieurs autres
plans sémiotiques en plus du texte. Il y a également des
destructions dans l’espace de l’action, dans le système du décor
et de l’éclairage et dans le rapport entre la maison et la scène.
Dans le théâtre moderne, quand les lumières de la maison sont
éteintes, le public se retrouve dans la même situation que les
personnages qui figurent dans le texte de la pièce. Ils sont laissés
dans « le noir ». Ainsi, le public voit sa propre expérience
objectivée au théâtre dans une explication codifiée, représentée
par l’événement scénique. Le méta-texte de la représentation
ébauche un monde fragmenté qui représente l’impuissance de
l’individu, l’impossibilité de la communication interpersonnelle et
la futilité de toute tentative de comprendre les forces qui existent
à l’intérieur et à l’extérieur du sujet. C’est là la « nouvelle
perspective » fournie par le drame moderne.
26Mais ce n’est pas une perspective qui, à l’instar du théâtre
antérieur, permettrait n’importe quelle action, n’importe quel
agencement conceptuel ou n’importe quelle décision de la part de
l’individu, fût-il un personnage dans la pièce d’un spectateur.
Cela pourrait nous conduire à conclure, avec quelques critiques
récents, que le drame contemporain ne propose comme
signification que le désordre et l’absence de sens. En fait la
structure formelle de la pièce et de la représentation laisse penser
que cette possibilité déconcertante n’est qu’un décodage partiel
du message dramatique. Si nous regardons la représentation dans
son ensemble, nous voyons que le directeur/interprète – comme
le narrateur épique dans le texte – assure la médiation entre
l’individu désespéré et le monde inconnu et disjoint. Malgré tout,
cette intercession ne résout pas le problème d’une existence
personnelle et sociale fragmentée. On ne le surmonte qu’en
l’amenant à un niveau supérieur. L’interprétation du directeur
fournit un « ordre » qui est abstrait et formel. Cette mise en ordre
remplace simplement les problèmes objectifs, annoncés dans la
pièce, par le problème de comprendre l’interprétation présentée
comme le sens de l’expérience dramatique. Ainsi, le théâtre
moderne instaure un monde dans lequel il existe un « directeur »
qui se trouve à la tête d’une structure d’information hautement
codifiée. Les personnages / spectateurs n’ont accès au sens
disséminé dans cette structure que s’ils admettent ses principes
d’ordre. Ils doivent de ce fait nier (ou bien ont déjà nié) leur
propre capacité de comprendre ou de générer des sens. Pour être
inclus dans une perspective « signifiante », ils doivent renoncer à
leur liberté d’action.
• 10 « Theater Architecture as a Dérivation of the Primai
Cavity », The Drama Review, printemps 1968, p. (...)

27Cette condition est immédiatement évidente, quand on pénètre


dans le théâtre moderne. On est englouti dans les structures
bureaucratiques représentées par le lieu et l’événement. Selon la
formule de Donald Kaplan, le théâtre a institutionnalisé la fonction
exécutive10. La kinesthésie dynamique qui avait fait partie de la
représentation dans les siècles précédents a été dépassée : un
sentiment de complaisance lui a succédé, issu de la connaissance
du fait que l’événement se trouve sous le contrôle d’un autre. Cela
explique pourquoi nombre de pièces, classiques ou d’avant-
garde, peuvent être mises en scène l’une après l’autre au même
endroit pour le même public. Le processus métatextuel de
signification est le même pour elles toutes et pour tous les
modernes. Le « code » sans code du contexte idéologique affirme
la nécessité de se soumettre à l’autorité du directeur en vue de
participer à une réalité (mythique ou intellectuelle) qui ait un
« sens ».
28En 1909, Paul Souriau annonçait cette condition de la façon
suivante :
• 11 La suggestion dans Tari, Paris 1909, p. 66 – 67.

Le sujet de l’expérience devrait avoir très peu de volonté et beaucoup


d’imagination. Peu de volonté pour s’abandonner sans résistance à
toutes les stimulations reçues de l’extérieur. Beaucoup d’imagination
pour se plonger rapidement et sans douleur dans les illusions
auxquelles il est conduit et, en quelque sorte, pour rêver sur
commande. La suggestion graphique verbale ou musicale ne nous
fournit pas d’images achevées ; elle ne fait qu’orienter nos facultés en
un sens prédéterminé... L’œuvre d’art n’est pas réellement perçue, elle
n’est qu’imaginée. C’est un rêve que nous offre l’artiste et qu’il
dirige11.

• 12 Essai sur les données immédiates de la conscience, 5ème éd.,


Paris 1906, cité par Souriau, p. 66.

Il faut ajouter ici un commentaire de Bergson, cité par Souriau :


« L’objet de l’art (c’est-à-dire de l’art moderne) est d’endormir les
forces actives ou plutôt résistantes de notre personnalité et de
nous conduire à un état de parfaite docilité, quand nous réalisons
l’objet que l’on nous a suggéré »12 .
29C’est là la fonction du directeur. Son rôle esthétique et social
dans la période moderne est de compléter l’incomplet, de
surmonter l’absence de fondement commun dans la culture
moderne que lui-même représente. C’est également la raison
pour laquelle, dans le livre de Szondi, Piscator ne doit pas
apparaître en tant qu’homme, mais comme le représentant de la
fonction directive que la méthode de l’auteur lui permet de
ressentir, mais non de décrire.
30Si Szondi avait reconnu cette condition déterminante du drame
moderne, son étude sur Brecht et d’autres dramaturges
postérieurs aurait été différente. Faute de temps, je ne peux
qu’ébaucher certaines de ces différences, mais j’espère que mes
suggestions permettront quand même de mieux comprendre le
développement formel à l’intérieur du drame récent, et son
mouvement historique.
31Brecht et Pirandello représentent des réponses dialectiquement
opposées à la condition du moderne, bien que chacun à sa façon
codifie le processus formel qui le caractérise. Les pièces de
Pirandello affirment l’impossibilité d’établir un ordre commun
pourvu de sens, que ce soit au niveau du langage, de la forme
dramatique ou de l’interaction sociale. Des pièces comme Henri
IV et Six personnages en quête d’auteur représentent la position
idéologique du moderne que Pirandello tente de naturaliser dans
ses textes sur la théorie dramatique. Il propose une théorie de la
présence nécessaire de l’auteur / directeur, en tant que récepteur
et transmetteur de perceptions destinées à mettre de l’ordre dans
le monde invivable que décrivent ses pièces. Brecht lui aussi se
trouvait en première ligne du mouvement qui tendait à la
fragmentation du monde dramatique. Mais sa théorie du drame
tend à fixer une explication quelque peu différente de ce monde.
En doublant la fragmentation de la structure formelle du drame de
ses effets aliénants, il crée un « dé-désordre » qui induirait en fait
une explication sociale et historique de ses apparences
incompréhensibles et disjointes. Dans le métatexte de la
représentation, ses effets aliénants établissent une sémiotique qui
signifie le retour du contrôle interprétatif au public. Au même
moment, la fragmentation décrite par l’ensemble scénique se
révèle comme illusoire. La lumière revient de la maison à la scène.
La scène ne répand plus sa lumière sur des spectateurs assis dans
l’obscurité.
32Néanmoins, Brecht ne rompit jamais avec la structure
dramatique du moderne – en fait il ne le pouvait pas. Il ne pouvait
qu’affirmer symboliquement la possibilité d’une pratique socio-
esthétique réunifiée. Sa théorie des codes, si on peut l’appeler
ainsi, était par nécessité plus intuitive que scientifique et ses
pièces restent dans le même cadre moderne de référence que la
critique szondienne du drame qui l’a précédé. Ils partagent une
nostalgie de l’ordre et de la communauté, implicite dans la forme
et le dialogue du théâtre antérieur, et un désir utopique d’un
monde dans lequel les morceaux et fragments du moderne
pourraient être réunis. Simultanément, leurs œuvres manifestent
l’absence de cette unité.
33Le processus du drame moderne, dont cette absence est un
signe, a été mené à sa conclusion logique dans les œuvres de
dramaturges récents, comme Beckett, Handke et Genêt. Szondi se
réfère à En attendant Godot comme à une pièce dialoguée sur le
désir d’immanence dans un monde sans Dieu. Si cette lecture
n’est pas à la mesure du but premier de l’œuvre de Szondi et du
matériau thématique de la pièce elle-même, on peut attribuer
cette défaillance à l’insuffisance du modèle critique, encore inapte
à analyser la pratique signifiante formelle des modernes. Beckett
et ses contemporains n’ont pas créé non plus un drame nouveau
ou « absurde », quoique les critiques depuis Esslin l’aient
prétendu. Leurs œuvres, tout comme celles des dramaturges
anciens, concernent l’effondrement des systèmes de signification
qui avaient produit et ordonné le monde conceptuel du passé
immédiat. Les problèmes de langage et d’action auxquels sont
confrontés Vladimir et Estragon dans En attendant Godot sont en
un certain sens des versions grossies des problèmes sociaux et
métaphysiques rencontrés par les personnages de Maeterlinck,
qui attendent l’inexplicable dans L’aveugle et Intérieur. Les
oeuvres de Beckett sont en effet des redites ironiques du matériau
thématique trouvé dans ces pièces ou d’autres, au tournant du
siècle. Si le théâtre de Beckett ne prend plus ce matériau au
sérieux, c’est parce que la forme du drame moderne elle-même
exprime l’absurdité des paradigmes culturels parmi lesquels il
puise ; il consume le passé comme un matériau pour le présent.
Ainsi tous les aspects du premier drame moderne, comme du
drame du 19ème siècle, sont devenus de bonne prise pour
l’auteur et pour le directeur. Leur pièce découvre les conventions
du moderne en même temps qu’elle les utilise.
34Les œuvres de Genêt et de Handke traitent aussi,
consciemment, de la forme et des conventions du moderne, mais
à la différence de celles de Beckett, elles ne restent pas dans le
domaine de l’abstrait et du facétieux. Elles s’efforcent en revanche
de démontrer que les conventions du langage et de l’action
théâtrale sont fondées sur les conventions culturelles de la société
elle-même et que toutes sont comprises dans le mouvement de
l’histoire et de l’idéologie contemporaines. Ces pièces incarnent le
désordre du moderne, comme d’un phénomène social aussi bien
qu’esthétique. Leurs auteurs accomplissent de ce fait un pas que
Brecht n’avait pu faire. En exposant les modèles formels sur
lesquels le moderne s’organise, ils ont marqué ses limites
historiques et, ce faisant, y ont mis fin, tout comme Cervantes mit
fin au roman avec son Don Quichotte. Handke et Genêt ne
marquent pas cependant la fin de la représentation dramatique ;
ils annoncent en revanche l’arrivée d’une nouvelle construction
formelle et idéologique qui, pour le moment, ne peut être décrite
que comme « post-moderne ».
35Ainsi nous atteignons, semble-t-il, une fois de plus le point où
« l’inquestionnable a été questionné ». Comprendre clairement les
propriétés formelles du moderne, comme Szondi l’a fait pour le
drame du 19ème siècle, cela ne peut s’accomplir que si l’on est
dans une situation à prendre ses distances vis-à-vis de ces
formes et à utiliser leurs fragments pour construire un nouveau
théâtre. C’est le travail du dramaturge. Le rôle du critique est
d’éclairer ce processus à la fois dans les termes du texte et dans
ceux du contexte. L’importance de la contribution de Szondi est
évidente. Son herméneutique critique autorise l’analyse du drame,
de façon à comprendre la situation du critique comme de l’œuvre
d’art. La discussion qu’il fait du drame est peut-être incomplète ;
toujours est-il que son travail théorique en explique
l’insuffisance, et fournit, en même temps, une méthodologie,
grâce à laquelle le théâtre moderne, et ce qui le suit, peuvent être
explorés. Dans le moment même où nous dépassons Szondi, nous
apercevons l’étendue du champ critique qu’il a ouvert pour nous.

Discussion
36Michael Hays : Somebody asked me if that model which I
proposed – the essential role of the director and the essential
passivity of the audience – could be extended to contemporary
society and the model be used as a sociological basis for the way
in which people are affected by television. I would hesitate to
make the leap directly into television as such ; if he is equating
the director with the television set itself, that is. I haven’t really
thought about this, but it seems to me one would have to make a
much more complex analysis of the ordering process of television,
programming and émission as well as reception. Its situation is
completely different than that in the theater where you have
spectators and actors, and often, in the first performance, the
director in the house. They are enclosed inside the same building.
One can read that structure in a way that’s different than reading
the whole system (« television ») as représentation. Putting the
television event in the studio with the caméras controlled and with
the choice of when that’s going to be aired, and, in the US at
least, the added factor of who supplies the money through
publicity for the production créätes a different situation. In other
words, it would require a more complicated analysis. I’m sure one
could try to make transformations in the model which could make
it work. However I myself can’t immediately say how. Clearly I
think that there must be relationships.
37William Spanos : I think you suggest in your talk that Szondi is
locked within a modernist mode. Do you suppose that might have
something to do with his failure to corne to terms with what some
people call post-modernist thought ?
38Michael Hays : The book was written within the modem period
itself, or, if you will, when the modems were beginning to
organize themselves. But it’s not possible, historically speaking,
to operate within the System and stand outside of it and be post-
modem as well. His later texts, his texts on Celan, clearly show his
trajectory as a modem critic. In the beginning, by talking about
the Modem Drama book, I wasn’t discussing the whole of Szondi’s
critical activities. Szondi could only do a « modem » critique of the
modem, as long as he was not operating within the post-modem.
What I tried to do here, is suggest my own post-modem reading
(based on Szondi’s own methodology) of that drama which he
doesn’t deal with. As a matter of fact, in his little comment to
the 1963 edition to the Theory of the Modem Drama, he said that
if he were to write the book at that point in ’63, he would choose
different texts, and would say something different about them.
But he hastens to add, and I would like to too, that he didn’t
change the text, because he wants it to stand as an historical
représentation of a particular perspective. In other words, it
seems to me he was quite conscious himself of the kind of
manipulation that would be involved in later going back and
changing everything, so that it looked as if he had written this
book within the modem, but with an awareness which surpassed
it.
39Manfred Frank : La Théorie du drame moderne, par exemple,
est souvent résumée ou paraphrasée dans des séminaires
universitaires, comme si Szondi regrettait la disparition d’un ordre
et sa relève par le désordre. Je retrouve dans votre texte même
des expressions qui vont dans le même sens, par exemple : « his
own nostalgia for the unified dramatic whole of earlier centuries
seems to be showing through here ». Ensuite vous suivez le
chemin de Szondi, ses remarques sur Piscator et surtout sur
Pirandello et vous en venez à parler du « directeur » et vous
dites : « This is the uncoded code, the ideological structure which
is at the center of the modem drama and informs its
operation ». Je pense que l’opposition est quelque peu manquée,
parce qu’il s’agit en fait non pas d’un « code sans code », mais
d’une structure, comme vous le dites vous-même ensuite, d’une
« structure idéologique » qui est tout à fait organisée et
entièrement reproductible, qui est même extraordinairement
rigoureuse ; et l’opposition n’est pas entre l’ordre et le désordre,
mais entre un ordre qui rend la communication possible, celui des
siècles précédents, et un ordre qui, précisément parce qu’il est si
sévère, interdit la communication. Et quand vous parlez, à juste
titre, je crois, de « nostalgie » chez Szondi, j’y vois l’aspect
salutaire d’un conservatisme, dirais-je, qui accompagne toute
l’oeuvre de Szondi : à savoir qu’il accorde des avantages à une
époque où la communication, quelque déformée qu’elle pût être,
pouvait cependant être représentée dans un drame, la préférant à
un autre qui s’exprime dans la perte du langage à l’intérieur d’une
forme ; celle-ci, loin d’être « uncoded », est plutôt un ordre
répressif, rigoureusement codifiable, pour ainsi dire, celui de la
machine.
40Michael Hays : I’ll try to deal with the question of nostalgia first,
because that may be a problem of the use of words. First of all,
when I said that Szondi’s nostalgia doubles Ibsen’s, I was simply
trying to point out that they both make reference back to this
world of unified communication and I’ll let it stand at that. That is
the sense of doubling that I mean. I think that in this sense Szondi
does, in his text on the modem drama, turn back to a model from
which he can distinguish the modem as something which is not
unified. That’s what I meant by nostalgia, and, therefore, I would
agree with what you suggest. To put it in your terms, there is an
« ordered » disjunction in modem social structure and
communication.
41I’d like to go back to the question of what you read in the text
about the uncoded code. You said it wasn’t a code. I think the
différence is one of terms, so I should give that a larger
explanation. What I was trying to point out in my text is the
ideological ground. That’s what I was refering to as the uncoded
code. That is what allows for a doubling up of the codes, a
multiple System of codes, an ordering of the manifestations of
disorder.
42Christian Hart-Nibbrig : Pour sortir de ce jugement de valeur,
qui fait partie de la « nostalgie », je serais d’avis que Szondi décrit
plutôt que l’histoire de la genèse du drame moderne celle du
vieillissement du drame dramatique. Bien qu’il dise, dans
l’introduction, que l’histoire de la littérature n’est pas une histoire
des idées, mais l’histoire de leur incarnation dans les formes, et
que ce qui l’intéresse, c’est le renversement de la forme dans le
contenu et vice versa, l’innovation historique qu’il a en vue se
trouve plutôt au niveau du thème, c’est plutôt une affaire de fond.
Et cela, c’est de l’hégélianisme pur, l’objet à représenter étant
condition de la façon de le représenter. La compréhension
génétique, qui s’appuie sur Schleiermacher, comporte ici, comme
dans les études de Szondi sur la théorie des genres, le danger
d’une construction historique qui cache sous le déroulement
continu d’une histoire des genèses ou des déclins, cette histoire
en puissance dont il est question dans les cours d’introduction au
drame lyrique. Nous revenons à ces failles dans l’oeuvre, à ces
fissures de l’échec où l’espoir et l’avenir percent, alors qu’ils ont
été laissés en arrière dans le passé comme des possibilités
négligées. En insistant sur l’historicité immanente de l’oeuvre,
Szondi est conduit dans la Théorie du drame à laisser en plus le
contexte social dans l’obscurité, et je crois que dans une étude
comme « Tableau et coup de théâtre », il accomplit un pas décisif
puisqu’il commence, en se référant implicitement au concept
d’ostentation chez Benjamin – le spectacle devant des gens
tristes, le spectacle qui rend triste –, à inclure le point de vue de la
poétique de l’effet, sans s’expliquer là-dessus pour la méthode.
Se tournant vers les problèmes de l’identification et de la
compassion, il s’intéresse à la question du public et de la
représentation.
43Cela n’est plus hégélien, mais beaucoup plus proche d’Adorno,
dans le sens des thèses sur Silbermann, étant donné que l’oeuvre
d’art, au lieu d’être un exemple de l’histoire sociale, est en elle.
Szondi accomplit ici la démarche qu’évoquait Bollack, sortant de
l’immanence pour y entrer de nouveau.
44Michael Hays : I agree with your description of the transition in
Szondi’s work, but would like to point out that, even in the
Modem Drama book, Szondi announces his awareness of the
« social ».
45Patrice Pavis : Pourrait-on expliquer, à partir du modèle
proposé par Szondi, les nouvelles formes dramaturgiques de la
même manière, par un nouveau rapport entre la forme et le
contenu ? Autrement dit : son modèle est-il extensible ?
46Michael Hays : Non, je ne crois pas. C’est précisément cela que
je voulais montrer : que sa théorie historique du moment critique
empêche l’application de ce modèle à un théâtre ultérieur. Il
faudrait – c’est un peu ce que j’ai essayé de faire – créer un autre
modèle, qui prendrait la relève.
47Patrice Pavis : Mais quel est le critère qui décide que les
nouvelles formes contemporaines ne peuvent plus être saisies à
partir des modèles szondiens ?
48Michael Hays : Ce que Szondi suggère, c’est que les formes
esthétiques du théâtre de notre époque ne peuvent être saisies au
moment où elles apparaissent. Il faut attendre. C’est précisément
ce que l’épigraphe de Szondi au début de ma communication
exprime. On est obligé, si on veut bien les comprendre, de venir
après, et de construire un modèle basé sur ces formes « mortes ».
Plus précisément : quand les codes qui organisent les formes
sociales et artistiques d’une époque ne fournissent plus de
significations suffisantes pour expliquer la pratique actuelle, de
nouveaux modèles doivent être créés à la fois pour l’art et pour la
critique, selon les changements socio-historiques.
49Glenn Most : I have difficulty with one of your claims, which is
that Szondi’s problem, when he cornes to speak about modem
drama, is very different from the problem of dealing with drama
of the 18th century, because he is writing now about something
which is occurring at the same time. You try to explain that with
reference to Szondi’s notion of the historical situation of the
interpréter, but that seems to me to apply no less to the
discussion of texts that were written centuries before, than to
contemporary texts. The fact that every interpreter has a
particular historical and social situation must mean that his
interpretation of any text will undergo the same kinds of
difficulties, the same kinds of problems. I wonder if there are
other possible explanations for the differences you were trying to
work out than that one. When Szondi talks about the
interprétation of texts theoretically, he doesn’t differentiate
between earlier and more recent ones. Every text for him is
présent, must be bound to the présent, and I don’t think that is a
question of whether it was written now or written two centuries
ago.
50Michael Hays : In the Theory of the Modem Drama, he certainly
makes a distinction. That’s the whole point of the book – to show
the difference. So I don’t know why you would say that. But to go
back to your original statement, and respond to that : my own
reading of Szondi, and my own critical position is that (although,
yes) the historical situationalness of a critic would require that his
model building take a certain form at a certain time with regard to
all prior dramatic forms. That is, he would have a point of view. I
suppose that is what you are saying. He would look at earlier
drama in a specifie way, whatever terms he might use. Yes, I think
I said that in effect ; I would disagree with you though at the point
where you suggest that contemporary critics dealing with
contemporary literature confront the same kind of problems. And
that’s precisely what I think Szondi demonstrates in the book.
That is to say that when the forms which constitute a dramatic
model are no longer dynamic, when they are in effect dead, you
can build a model which can be used to analyse a totality of
dramatic events ; he does this very successfully with the drama of
the Renaissance. It’s not possible, I think Derrida has said this on
several occasions, to stand outside of one’s own period and do
the same thing with the forms of one’s own period. Of course one
can make suggestions, but it’s not possible to see the totality of
contemporary structures. That’s why Szondi has begun with a
model built on différences of this particular kind. He can only talk
about the modem in terms of what it isn’t. Later, some critic who
cornes after the modem will perhaps talk very clearly about those
things which the modem is, just as Szondi did with the
Renaissance.
51Rainer Nägele : I think there is a real problem there in the
dichotomy you set up, and it is that problem to which Mr. Most’s
intervention addresses itself. You seem to imply that there are
texts which are at a historical distance to the reader/critic and
others which are not. Now I think that Szondi would definitely not
support the notion that there is such a thing as perfect
contemporaneity between a text and a reader. At the moment
when the text is written the difference starts to accumulate – even
to the writer himself. When I have finished a text and look at that
text, I am already in a state of difference. That difference is a
temporal one and turns immediately into a problem of
interprétation. It is that difference and that distance Szondi is
concerned with in his hermeneutical reflechons : the impossibility
of contemporaneity between reader and text. As far as the Theory
of Modem Drama is concerned, all the texts Szondi treats are
already historically quite removed.
52Of course, what you are implying is that the code in which these
plays are codified is doser than let’s say that of the Bourgeois
Drama of the 18th century. But nevertheless, there remains the
fundamental problem where do you draw the line when one code
ends and another starts ? The danger of a historicity based on the
dichotomy of « historical » versus « contemporaneous » is the
erasure of the fundmental difference between text and reader,
even if the reader is the author.
53Michael Hays : That’s precisely what all critics do. All critics
draw the line. If they didn’t, they couldn’t talk. To go back to what
you suggested before, I thought, although obviously it wasn’t
clear in my présentation, that I was suggesting that Szondi shows
that the difference begins at the very moment of the inception of
the new form. There’s no question about that. What I was trying to
point out, was the distinction between talking about this temporal
sense, and trying to build up a quantitative model of the process
of différence, which might be possible for someone in the
modem. Szondi tries to do this when he brings in Piscator. He’s
attempting to account for the modem. All that I was trying to
suggest is that this can’t be done as completely, if one is
contemporaneous with the aesthetic model or the aesthetic event.
It can’t be done as completely as when one is looking back on an
inactive aesthetic process. To jump out of the drama entirely,
Foucault can talk about hospitals and prisons, can look back and
build models about these things precisely because he stands
outside of the activating moments for these Systems. He can talk
about these models for penal reform and éducation. Not because
they are contemporaneous, but because they are completed
processes in a sense. Which is not to say that they have
disappeared. Do you see what I mean ? A new code begins when
one can décodé the old in a fully conscious manner.
54William Spanos : I’d like to corne back to the question of
Szondi’s nostalgia that you speak about. I’m wondering if the
reason why he could not understand (by the way I think Beckett is
preeminently postmodern, and I will try to suggest why in a
minute), isn’t because he limited his critique of the Bourgeois
Drama to the political level, failing to see that that is simply a
secondary level of something much more basic in the literature of
the western tradition, i.e. the will to power that lies behind the
ontological level, which, on the analogy of Heidegger’s critique of
metaphysics, also exists in literature, in the drama especially of
the western literary tradition. It struck me as being quite revealing
that Hegel is one of his primary sources. What I’m getting at is
that Szondi does not seem to be aware of the fact that the modem
drama, or the incipient impulses of modem drama, Pirandello for
example, extending into Beckett, Ionesco, Genêt and so forth,
constitutes primarily an effort to deconstruct a variety of closures
which are essentially metaphysical, which have their ground in a
metaphysical ontology inscribed by the will to power. Of course if
you’re Hegelian, you cannot see that the post-modern drama
constitutes a deconstruction, not so much of the political closure,
but, behind the political closure, of an ontological closure which
covers over and eventually forgets a certain measure, which is
grounded in what I would call its occasion, and thus constitutes a
probing towards a new political organization based on an open
ontology or a disclosive ontology, a new political measure, a new
polis, so to speak. And this takes me back to what Mr. Nägele was
saying earlier this morning. It strikes me that there is a real
contradiction between Szondi’s dramatic criticism and the
emergent criticism which is operative here, because one of the
points that Mr. Nägele was insisting upon is precisely a
hermeneutic that refuses to be methodological, which means of
course refuses to begin from the end, the way, for example,
traditional drama and criticism of the drama begins from the end.
This non-methodological interpretive method, as I see it, is
analogous to precisely what the post-modern dramatists are
doing in the drama that they are writing. To summarize, isn’t
Szondi limiting the potential for saying something new about
drama by limiting himself to a political critique of the dominant
culture as opposed to or at the expense of that which lies below
any kind of political formulation of closure, i.e. the ontological
critique ?
55Rainer Nägele : I would like to clarify and differentiate what you
said about the absence of methodology in Szondi. I would
differentiate between methodology and a systematized theory.
Szondi is methodological and insists on methodology in the very
literal sense of the word : the constant reflection on the critical
process, its movement, its « way ». But he refuses ultimately to
stabilize that reflective, methodological mode into a systematic
theory.
56William Spanos : In this way, he would be fundamentally
different from Gadamer, who conceives a methodological
hermeneutic as covering the truth over, rather than bringing it to
light.
57Rainer Nägele : Yes.
58Michael Hays : One other thing I would like to say. I think the
way you have presented your question doesn’t correspond to the
way I see Szondi at al. You’ve presented him as taking a rather
monolithical and unchanging position in relation to the drama in
general, and I didn’t want to suggest that. I wanted to suggest
that the modem drama book was one particular moment in his
own processes of development. Certain other historical factors
corne into play to demonstrate the history of that moment. His
work on the modem drama isn’t, on the level of his actual
practice, a model, a demonstration of what he does later. Also, I
wouldn’t say as you have that he focuses exclusively on the
political.
59Manfred Frank : Il me semble que ce que Spanos a dit est si
important qu’il ne faudrait pas l’oublier dans le cours de la
discussion. Szondi nomme, il est vrai, Hegel comme son garant en
matière de théorie, et en plus Adorno, le jeune Lukács et
Benjamin. Et pourtant il est hors de doute que Nietzsche a
beaucoup compté pour lui : pensez à la Naissance de la
tragédie qui fournit également une théorie du drame et s’appuie
largement de son côté sur l’Oeuvre d’art de l’avenir de Wagner –
une oeuvre dont l’influence, à cause de l’ambiguïté politique de
la situation de cet auteur dans l’Allemagne d’aujourd’hui, n’a
jamais été reconnue à sa juste mesure. Et pourtant Wagner était
un des grands déconstructeurs du drame ; il avait voulu, lui aussi,
reconstruire une histoire du déclin de la tragédie mythique ; il
l’avait fait, lui aussi, commencer avec Euripide, et il y avait
diagnostiqué la conséquence d’une subjectivation, d’une
désorientation, d’une démythification et d’une particularisation de
l’oeuvre d’art intégrale jusqu’à l’époque moderne – un déclin que
l’opéra initiatique devait suspendre. A mon avis nous devons dans
la discussion parler aussi de ces sources que Szondi passe sous
silence et que, nous, avec notre réflexion de lecteurs, nous
pouvons cependant dépister dans ses écrits.
60Jean Bollack : Votre présentation de la Théorie du drame
moderne, qui fait bien apparaître la méthode, pose en même
temps la question de l’adaptation, de la validité, et de la qualité
interprétative de cette méthode. Vous me permettrez quelques
remarques. Szondi décrit un genre qui, représenté à une certaine
époque par des créations différentes, suppose une forme
traditionnelle, devenue inadaptée. Quelle est la vertu
interprétative d’une pareille hypothèse ? Un premier élément,
comme on l’a vu ce matin, est lié à une prise de position initiale,
fondamentale chez Szondi, l’affirmation de l’historicité des
formes. S’il a choisi de créer ce type de tension interne, entre une
forme héritée et un contenu qui ne s’y adapte plus, c’est bien
pour montrer l’historicité des formes ; cette évolution des formes
elles-mêmes coïncide pour le critique avec la production littéraire.
Le second avantage que l’on voit c’est que l’interprète dispose
d’une situation idéale pour comprendre les textes à partir d’une
différence. C’est là un des traits fondamentaux de la critique
pratiquée par Szondi que de partir d’un écart ; qu’il montre que
Kleist adapte Molière, ou qu’il étudie Schlegel, il fait toujours en
sorte que l’affirmation s’oppose à une affirmation préalable
qu’elle dépasse. Et cette situation de dépassement fait apparaître
l’« intention » dont nous avons parlé, la volonté subjective à
travers la contradiction. On comprend bien que la dualité d’une
forme héritée et d’un contenu qui doit s’exprimer dans une forme
devenue inadaptée, est d’une grande richesse interprétative.
Troisième élément, non moins positif, son point de vue est
initialement théorique, c’est-à-dire que, dans la tradition de
Benjamin, mais aussi de Lukács, tel qu’il l’entend – c’est-à-dire le
jeune Lukács, celui de la Théorie du roman –, il tient à un type de
réflexion qui s’affirme comme philosophique – c’est un des
aspects peut-être qu’on pourrait envisager demain –, cherchant
l’universel, quelque chose de plus essentiel qui se situe au-delà
de toute création particulière. La forme est comme un garde-fou,
et elle lui permet une approche théorique. Bref, il y a une volonté
initiale de réflexion épistémologique, et simultanément de
critique idéologique ; une position herméneutique ou
interprétative, et, enfin, une saisie théorique. Mais on pourrait,
d’un autre côté, étant didactique à notre tour, poser des
questions et se demander ce qui manque dans ce système
d’interprétation. Sur le plan de la dialectique interne de l’oeuvre,
est-ce qu’on peut légitimement s’en tenir à l’idée d’un contenu
modifiant la forme ? Szondi n’abandonne jamais la perspective
d’une forme, sollicitée par une intention différente, et qui, par là-
même, est appelée à se modifier, donc à s’historiser, à se révéler
dans son historicité, mais restant la même, comme un moule, une
matrice ou une forme plus générale que toutes ses incarnations
particulières, sans qu’il puisse y avoir subsomption, sans
qu’aucun particulier soit subsumé sous le général. Ainsi sa
philosophie de l’art réclame la forme et, à partir de là, le
« genre ». Pourquoi ? Et pourquoi Szondi a-t-il déployé un tel
effort pour comprendre la poétique des genres, alors que –
disons-le franchement – ce n’est pas une question avec laquelle
nous luttions constamment que de savoir si l’on a vraiment affaire
au « lyrique » ou à « l’épique » ? Mais qu’est-ce que le genre,
sinon ce général dont je parle, c’est-à-dire la possibilité de saisir,
dans le domaine des lettres, quelque chose qui ne se soustrait pas
à une définition de nature philosophique ? On peut se demander
par ailleurs s’il n’y a pas d’autres oppositions, un autre type de
« contradiction » à l’intérieur de l’œuvre, par exemple au niveau
de l’expression, c’est-à-dire du texte. Est-ce que ce dynamisme
peut se réduire au conflit entre l’intention particulière et la forme,
à la fois générale et héritée, c’est-à-dire chargée des dépôts
antérieurs ? La différence entre ce que la phrase dit et ce qu’elle
ne dit pas ne peut pas toujours être rapportée à cette opposition
fondamentale développée dans la Théorie du drame. Ensuite, ne
pourrait-on pas avec autant de justesse s’interroger sur la forme
indépendamment de sa modification, c’est-à-dire n’y a-t-il pas
proprement création d’une forme en relation avec le contenu, et
ne faut-il pas dépasser cet artifice, dont Szondi use si utilement
et très consciemment ? Il s’agit, pour lui, en premier lieu de
combattre l’absence d’historisation, comme nous l’avons vu ce
matin, c’est-à-dire de s’opposer à toute forme d’hypostase, en
montrant que ce qui a l’apparence du permanent est tout aussi
historique, et deuxièmement, de passer à un niveau théorique où
il n’est plus question d’aucune pièce, mais de ce qu’est une pièce,
le théâtre, etc. D’autres interprétations se tiendraient davantage à
la littéralité, comme Szondi lui-même, lorsqu’il interprète
Hölderlin ou Mallarmé. Quelle est la fonction de l’explication
littérale – et non de l’intrigue – pour quelqu’un qui s’est tellement
opposé à réduire les pièces à leurs arguments ? Ce qu’on appelle
« contenu » tient sans doute plus à l’intrigue qu’à l’énoncé. Enfin,
on pourrait encore se demander si la question héritée de Lukács,
de Benjamin et d’Adorno – à savoir la référence médiatisée au
social – ne peut pas être posée différemment. Ne faudrait-il pas
voir, par exemple, pourquoi on écrit encore des pièces de théâtre,
si le théâtre est inadapté ? C’est évidemment parce qu’il y a un
public qui va au théâtre, qui se trouve exister, qui attend du
théâtre quelque chose. Il s’agit d’une toute autre tension encore.
Cette forme de réflexion théorique est laissée en suspens : quelle
est la fonction du théâtre par rapport à son public ? qu’est-ce qui
est culturel, scolaire, lié à l’éducation ? Les gens ont lu telle ou
telle pièce de théâtre : ils veulent que soient coulées dans le
même moule des choses tout à fait différentes ; il y a là sans
doute des médiations d’un autre type que celle de la forme
utilisée comme un cadre dépassé.
NOTES
1 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris 1958, p. 28.

2 TMD, I, p. 12.

3 Denis Diderot, Oeuvres esthétiques, Paris (Garnier) 1965, p. 91,


Szondi, loc. cit., p. 206.

4 Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Neuwied


(Luchterhand) 1962 (trad. fr., L’espace public, Paris 1978) et Richard
Sennett, The Fall of the Public Man, New York (Knopf) 1977.

5 Il existe une ressemblance frappante entre cette transformation de la


structure dans la représentation théâtrale et la transformation sociale
que Michel Foucault a identifiée dans le passage de l’exécution
publique à l’incarcération pénale. Voir Surveiller et punir. Naissance de
la prison, Paris 1975.

6 Oeuvres esthétiques, p. 154. Szondi, loc. cit., p. 215s.

7 Ibid. p. 192-193. Szondi, loc. cit., p. 221.

8 On peut comparer avec l’examen fait par Foucault de l’effondrement


d’un champ unifié de représentation dans Les mots et les choses.

9 « Der Mythos im modernen Drama und das epische Theater. Ein


Nachtrag zur Théorie des modernen Dramas ». LL, II, p. 198-204.
10 « Theater Architecture as a Dérivation of the Primai Cavity », The
Drama Review, printemps 1968, p. 113.

11 La suggestion dans Tari, Paris 1909, p. 66 – 67.

12 Essai sur les données immédiates de la conscience, 5ème éd., Paris


1906, cité par Souriau, p. 66.

AUTEUR
Michael Hays

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