Vous êtes sur la page 1sur 300

Présentation de l'éditeur

Le rapport de Bourdieu à la phénoménologie peut


sembler, à première vue, de pure critique. Mais sa
sociologie des pratiques doit aussi quelque chose à
la phénoménologie, à Husserl, à Schütz ou encore à
Merleau-Ponty. La première intention de cette
enquête est ainsi d’examiner les conséquences de la
reconversion des concepts et des analyses
phénoménologiques dans la théorie et la pratique de
la sociologie. La seconde intention qui anime cette
étude est de rectifier certaines présentations
purement déterministes ou objectivistes de l’œuvre de Bourdieu, en montrant
qu’il élabore progressivement une conception renouvelée du « sujet ». Le
rapport à la phénoménologie fonctionne comme une matrice de
questionnements : ainsi en va-t-il des réflexions relatives à la normativité
(sous la rubrique de l’habitus), à la temporalité et enfin à la réflexivité, qui
sont ici méthodiquement examinées et composent une véritable théorie du
sujet social.

Laurent Perreau est Professeur de Philosophie Contemporaine à


l’Université de Bourgogne Franche-Comté, membre du Laboratoire des
Logiques de l’Agir (EA 2274) et membre associé des Archives Husserl de
Paris (UMR 8547).
Ouvrage financé avec le concours de l’Université de Picardie Jules Verne

Jan Groneberg,
Two wealthy Families at strife, 2007.
© Bridgeman Images.
Maquette : © SYLVAIN COLLET

© CNRS Éditions, Paris, 2019

ISBN : 978-2-271-12586-6

Ce document numérique a été réalisé par PCA


À mes parents
Sommaire

Présentation de l'éditeur

Liste des abréviations

Introduction

Partie I : Sur une opposition rituelle en sciences sociales

Chapitre 1. Le point de vue de l'anthropologie de la pratique

Le problème de l'objectivation

Le problème de « la » pratique

Rejouer la coupure : la double objectivation

Le programme de l'anthropologie des pratiques

Chapitre 2. Le subjectivisme : phénoménologie sociale et existentialisme

Éléments d'une critique de la phénoménologie sociale

Le cas Sartre

Chapitre 3. Repenser le sujet au-delà du subjectivisme

Critiquer et intégrer

La force et le sens

Partie II : Normativités
Chapitre 4. Le « sens » de la pratique

Faire sens

Le problème de l'antériorité du sens

Modus operandi

Sens de la pratique, sens pratique et sens du jeu

L'ordre pratico-social du sens

Chapitre 5. Le présupposé : la doxa

L'expérience de la naturalité

De l'attitude naturelle (phénoménologique) à la doxa (sociologique)

Chapitre 6. Le principe : l'habitus

Présentations de l'habitus

Régularités, ajustements et socialité

Un apport phénoménologique ?

Chapitre 7. La genèse : l'incorporation des dispositions

L'hexis

Le corps, de Merleau-Ponty à Bourdieu

De l'objectivation au pré-objectif

Partie III : Temporalités

Chapitre 8. La critique des philosophies du temps

La conception scolastique du temps

La critique de Heidegger

Chapitre 9. Conscience temporelle, pratiques économiques et aliénation dans les études sur l'Algérie

La temporalisation des pratiques


La dépolitisation de l'« à venir »

Chapitre 10. La dynamique temporelle de l'habitus

Rétentions et protentions

L'hysteresis de l'habitus

Partie IV : Réflexivités

Chapitre 11. De la réflexion comme auto-position à la réflexivité sociologique

Une critique de la « connaissance de soi »

Le contre-programme d'une réflexivité sociologique

De Kant à Freud

Chapitre 12. L'inconscient social

La critique épistémologique du concept d'inconscient

La réhabilitation (durkheimienne) de l'inconscient

La réflexivité devant l'« inconscient » cognitif

Chapitre 13. Théories et pratiques de la socio-analyse

La socio-analyse comme objectivation du champ et restitution du « transcendantal


historique »

La socio-analyse comme objectivation du champ scientifique : la réflexivité sociologique


comme sociologie de la sociologie

La socio-analyse comme auto-analyse

Conclusion

Annexe

Bibliographie

Remerciements
CNRS Philosophie

Retrouvez tous les ouvrages de CNRS Éditions


LISTE DES ABRÉVIATIONS
Algérie 60. Structures économiques et structures
A 60
temporelles [1977].
Le bal des célibataires. Crise de la société en Béarn
BC
[2002].
CD Choses dites [1987].
Ce que parler veut dire. L’économie des échanges
CQPVD
linguistiques [1982].
DCSJ La distinction. Critique sociale du jugement [1979].
DM La domination masculine [1998].
EA Esquisses algériennes [2008].
EAU Esquisse pour une auto-analyse [2004].
ETP Esquisse d’une théorie de la pratique [1972].
HA Homo Academicus [1984].
I Interventions 1961-2001 [2002].
ISR Invitation à la sociologie réflexive [1992].
LL Leçon sur la leçon [1982].
LPS Langage et pouvoir symbolique [2001].
MP Méditations pascaliennes [1995].
MS Le métier de sociologue [1968].
OPMH L’ontologie politique de Martin Heidegger [1975].
« Postface », Erwin Panofsky. Architecture gothique et
P-AG
pensée scolastique [1967].
QS Questions de sociologie [2006].
R La reproduction [1970].
Les règles de l’art. Genèse et structure du champ
RA
littéraire [1992].
RP Raisons pratiques [1994].
SA Sociologie de l’Algérie [1958/1961].
SP Le sens pratique [1980].
SSR
Science de la science et réflexivité [2001].
TTA Travail et travailleurs en Algérie [1963].
Autres textes :
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie
ID I
et une philosophie phénoménologiques pures [1913].
E. Husserl, Méditations cartésiennes et les Conférences
MC
de Paris [1929].
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception
PP
[1945].
F. Héran, « La seconde nature de l’habitus. Tradition
phénoménologique et sens commun dans le langage
SNH
sociologique », Revue française de sociologie, XXVIII-
3, CNRS Éditions [1987].
INTRODUCTION

Lire et commenter Bourdieu, c’est accepter de prendre position dans un


certain « espace des points de vue 1 », c’est-à-dire, en l’occurrence, dans le
champ constitué d’une littérature secondaire. Tout point de vue doit sa
propre situation dans l’espace à sa relativité aux autres points de vue. Mais
le fait est que tout point de vue possède aussi des ressources propres pour
dire ce qui fait sa singularité. Ainsi tenterons-nous de préciser, en guise de
préambule, ce qui est au principe du « point de vue » spécifique que l’auteur
de ces lignes porte sur l’œuvre de Bourdieu. Il ne s’agira pas de nous livrer
à une longue « auto-analyse » mais, plus simplement, d’assumer ce que l’on
est et ce, sous deux rapports. D’une part, nous lirons Bourdieu en
philosophe, c’est-à-dire depuis la philosophie et avec les moyens de la
philosophie. Nous allons revenir immédiatement sur les difficultés qui
peuvent être celles d’un tel abord. D’autre part, nous lirons Bourdieu au
prisme de la phénoménologie, c’est-à-dire en étant pourvu d’une certaine
connaissance du corpus phénoménologique, de ses problématiques
fondamentales, de ses concepts et de ses analyses. En effet, la lecture de
Bourdieu s’est imposée à nous parce qu’elle nous permettait de prolonger
une réflexion conduite, depuis la phénoménologie elle-même, sur la capacité
de celle-ci à dire et penser le social 2.
Signalons d’emblée que deux intentions sont aux origines de cette étude.
La première est d’analyser le rapport complexe que Bourdieu entretient à
l’égard de ce qu’il appelle la « phénoménologie sociale », d’établir ce qu’il
lui doit et de restituer la critique qu’il lui adresse. La seconde est de montrer
qu’il existe chez Bourdieu une certaine théorie du « sujet » ou, à tout le
moins, que cette question constitue une problématique déterminante de son
anthropologie de la pratique et, par suite, de sa sociologie des pratiques.
Dans ce qui suit, nous allons préciser l’une et l’autre de ces deux intentions.

1. La référence à la phénoménologie dans le discours


bourdieusien : démarcation, conversion,
renversement
La référence à la phénoménologie se manifeste avec une certaine
insistance dans l’œuvre de Bourdieu. Avant de l’étudier pour elle-même en
vue d’identifier ses différents modes de mobilisation, il convient de rappeler
quelques-uns des « principes » qui déterminent le rapport de la sociologie
bourdieusienne à la philosophie en général et à la phénoménologie en
particulier. Du repérage de ces différents traits structurants découlent
quelques règles de lecture, à la fois simples et exigeantes, ainsi que quelques
remarques liminaires 3.
1. En premier lieu, le rapport de la sociologie bourdieusienne à la
phénoménologie sera toujours, nécessairement, celui d’une démarcation. Le
principe de cette démarcation est bien connu et il ne tient pas à la
phénoménologie elle-même puisqu’il résulte du partage disciplinaire établi
entre philosophie et sociologie.
On pourra à cet égard rappeler quelques éléments du parcours
biographique de Bourdieu, parcours qui a consommé et cultivé la rupture
avec la formation philosophique initiale. Bourdieu a été formé à la
philosophie. Il a passé avec succès le concours de l’Agrégation de
philosophie, puis il s’est inscrit en thèse sous la direction de Georges
Canguilhem, avant de renoncer à poursuivre sa carrière intellectuelle dans le
champ de la discipline alors tenue pour dominante. Lors de son séjour en
Algérie entre 1958 et 1961, il s’est tourné vers l’ethnologie, puis vers la
sociologie 4.
Une large part de son œuvre s’est ensuite déterminée par rapport à
l’héritage de la philosophie, sinon contre elle 5. Cette critique de la
philosophie s’est parfois exprimée de manière franche et sans concession,
via la considération d’œuvres ou de textes philosophiques particuliers,
comme ce fut le cas avec l’examen dévastateur de L’ontologie politique de
Martin Heidegger 6 ou à l’occasion du commentaire acerbe (par Pierre
Bourdieu) du commentaire (par Étienne Balibar), tenu pour exemplaire du
« discours d’importance », du commentaire (par Louis Althusser) du Capital
de Marx 7.
De manière plus générale, Bourdieu a remis en cause les prétentions de
la philosophie en théorisant ce qu’il appelle, à la suite de John Langshaw
Austin, « le point de vue scolastique 8 ». Ce « point de vue » ou cette
« posture » résulte du fait que le philosophe s’accorde ou se voit accorder
une liberté de réflexion qui trouve sa condition de possibilité dans un
détachement vis-à-vis des urgences de la pratique. Cette position particulière
induit une forme de désintéressement à l’égard des choses qui nous entourent
et des pratiques qui ont cours dans le monde social : la position scolastique
« enferme [les philosophes] dans les présupposés inscrits dans la posture et
le poste du philosophe 9 ». Le regard philosophique opérerait ainsi
nécessairement dans l’abstraction, en appréhendant tout objet de manière
éternisante, neutralisante et généralisante, c’est-à-dire en affranchissant
choses et pratiques de leurs déterminations temporelles, axiologiques et
historiques. Or cette posture a des implications pour la théorie elle-même, en
ce qu’elle fausse par avance la perception que nous nous faisons des choses,
des êtres et du monde. La conséquence du point de vue scolastique est donc
une déréalisation qui empêche, en particulier, toute saisie correcte de tout ce
qui a trait au social, à l’historique et au culturel. Ainsi s’expliquerait l’oubli,
voire le déni, de la philosophie à l’égard de tout ce qui s’apparente, de près
ou de loin, à un rapport de forces 10. Plus particulièrement et pour revenir au
cas de la science sociale, parfois contaminée par son héritage philosophique,
la posture scolastique est cet obstacle épistémologique qui ne nous permet
plus de concevoir la pratique concrète des agents, laquelle doit pourtant être
son objet principal 11.
En un sens, Bourdieu a par là même édifié un véritable dispositif de
défense de la sociologie contre la philosophie. Cette défense est réactive
lorsqu’elle lutte contre les présupposés implicites que l’héritage de la
philosophie peut imposer au regard sociologique. Le sociologue ne peut que
se défier d’une philosophie qui sera toujours suspectée de négliger
l’historicité des pratiques, de tenter de reconduire sans cesse les sciences
sociales à la question de leur fondement, d’universaliser et de formaliser des
expériences sociales en les dépouillant de leurs particularités. La
philosophie, selon Bourdieu, dissocie les réflexions théoriques de la
considération des pratiques effectives, tandis que le sociologue aura en
revanche beau jeu de prétendre les relier et les penser l’une par l’autre. Mais
cette défense de la sociologie est aussi préventive en ce qu’elle condamne
par avance toute réappropriation, voire même tout simplement toute
discussion, par la philosophie, de son discours et de sa pratique. La critique
de la « posture scolastique » permet de prévenir toute récupération
philosophique ou plus précisément, tout commentaire philosophique qui se
contenterait de discuter le discours sociologique sur le seul terrain de la
philosophie. Celui qui s’essaie à commenter la pratique sociologique en
philosophe s’expose au risque d’une position de lector déréalisante typique
de l’attitude philosophique 12.
Au-delà du cas particulier de la philosophie, il faudrait aussi évoquer la
dénonciation plus générale de l’« intellectualisme ». En effet, la démarcation
disciplinaire entre philosophie et sociologie y trouve elle-même son
principe, puisqu’elle repose en définitive sur une certaine distinction entre
théorie et pratique, plus précisément entre une théorie oublieuse de la
pratique et une théorie restitutive de la pratique. Comme on le verra plus
loin, c’est en définitive une certaine idée de la pratique qui instruit le partage
disciplinaire, en apparence si strict dans certaines déclarations de Bourdieu,
entre sociologie et philosophie. C’est sur ce point également que la
sociologie découvre sa tâche spécifique, puisque celle-ci devra rendre
compte des « pratiques sociales », en un sens qui reste encore à préciser.
Est-ce à dire, donc, qu’il ne faudrait plus s’intéresser en philosophe qui
s’assume à la sociologie de Bourdieu ? Nous ne le croyons pas et pensons au
contraire que la pleine considération de la dimension proprement
philosophique de la sociologie de Bourdieu, si elle est bien ressaisie, est
effectivement au service de cette sociologie. Car l’œuvre de Bourdieu, quoi
qu’il en dise par ailleurs, présente aussi une authentique dimension
philosophique. Certaines de ses œuvres s’adressent d’ailleurs directement
aux philosophes, qu’il s’agisse, sur un mode provocateur, de sa lecture de
Heidegger ou encore des Méditations pascaliennes. L’interprétation d’une
œuvre telle que celle de Bourdieu s’enrichit de la diversité des perspectives
qui l’abordent et elle ne devrait pas avoir à craindre, pour peu qu’elles
soient bien intentionnées, les lectures philosophiques qui sont susceptibles
de faire mieux droit à la dimension proprement philosophique de son travail
et de servir, par ce détour, sa portée proprement sociologique.
Cependant la prise en compte de la démarcation instituée entre
philosophie et sociologie commande une première règle de lecture : on ne
pourra pas traiter Bourdieu comme un philosophe parmi d’autres, à savoir
comme un philosophe réglant des problèmes philosophiques avec les moyens
traditionnels du discours philosophique (à savoir, des concepts et des
arguments permettant de prendre position par rapport à des problèmes
philosophiques). Si Bourdieu a dû affronter la philosophie, c’est bien – et il
faut ici le prendre au mot – en sociologue, un sociologue qui aborde des
problématiques sociologiques que la philosophie traitait d’une manière
impropre ou qu’elle ne traitait tout simplement pas. L’incipit de
l’« Introduction » des Méditations pascaliennes est sans ambiguïté sur ce
point :

Si je me suis résolu à poser quelques questions que j’aurais mieux aimé laisser à la philosophie,
c’est qu’il m’est apparu que, pourtant si questionneuse, elle ne les posait pas ; et qu’elle n’a cessé
de soulever, notamment à propos des sciences sociales, des questions qui ne me paraissaient pas
s’imposer – tout en se gardant de s’interroger sur les raisons et surtout les causes, souvent assez
13
peu philosophiques, de ces interrogations .

Ce qu’il s’agit donc de considérer, c’est ce que le point de vue et la


pratique de la sociologie font à la philosophie. Ou, pour le dire
différemment, avec Bruno Karsenti, il s’agit de considérer une philosophie
altérée, non pas toutefois cependant au sens où cette altération procéderait,
d’une manière générale, de l’événement à longue portée qu’a pu constituer
l’essor des sciences sociales au cours du XIXe siècle 14, mais bien plutôt de la
logique propre de l’œuvre bourdieusienne. On ne cherchera donc pas à
« sauver » Bourdieu philosophiquement, ni à faire de lui un philosophe à part
entière pour le réintégrer à marche forcée dans le champ de la philosophie :
cela ne présente aucun intérêt. Il s’agit bien plutôt de prendre acte de la
rupture inaugurale avec la philosophie et de la différence disciplinaire
cultivée pour y découvrir une occasion donnée de transformation de la
philosophie elle-même.
Une seconde règle de lecture consistera, autant que faire se peut, à ne pas
perdre de vue le fait que les réflexions théoriques, chez Bourdieu, sont
indissociables de la pratique effective de la recherche sociologique. Comme
il le rappelle au début de la préface du Sens pratique, l’essentiel de son
propos perd « de son sens et de son efficacité si, en le laissant se dissocier
de la pratique d’où il est parti et à laquelle il devrait revenir, on lui
permettait d’exister de cette existence irréelle et neutralisée qui est celle des
“thèses” théoriques ou des discours épistémologiques 15 ». Bourdieu y insiste
à de nombreuses reprises, dès qu’il s’agit de préciser le rapport de la théorie
à la pratique. Dans ces différents rappels, il ne s’agit pas seulement de
trouver, comment on le lit parfois dans la littérature sociologique, avec
l’évocation quasi incantatoire du « terrain », une garantie d’empiricité qui
viendrait miraculeusement conjurer le risque de la déréalisation et de
l’abstraction philosophique. Inversement, la pratique du métier de
sociologue ne doit pas non plus être comprise comme l’application ou la
mise en œuvre d’une théorie qui ne devrait qu’à elle-même son autonomie.
Au contraire, c’est la construction même de l’objet de la sociologie et plus
particulièrement de l’objet de l’enquête sociologique qui doit associer
directement et concrètement théorie et pratique. Les concepts, les arguments
et les raisonnements, la logique d’ensemble du discours sociologique
procède de la réflexion continue sur ce qui peut être « objet », à proprement
parler, du discours sociologique. Ainsi peut-il rappeler, dans Raisons
pratiques, à propos de La distinction :

Les notions d’espace social, d’espace symbolique ou de classe sociale n’y sont jamais examinées
en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; elles sont mises à l’œuvre et à l’épreuve dans une recherche
inséparablement théorique et empirique qui, à propos d’un objet bien situé dans l’espace et le
temps, la société française des années 1970, mobilise une pluralité de méthodes d’observation et de
mesures quantitatives et qualitatives, statistiques et ethnographiques, macrosociologiques et
16
microsociologiques […].

De là donc, cette seconde règle de lecture : si notre commentaire de


l’œuvre de Bourdieu se focalisera sur ses aspects les plus « théoriques »,
cette vue sélective ne doit pas être comprise comme une abstraction
oublieuse des réalités de la pratique. Au contraire, comme on le verra par
exemple à propos des réflexions sur la temporalité, il s’agira de montrer que
c’est la pratique même de l’ethnologie puis de la sociologie (en
l’occurrence, avec les études sur l’Algérie) et la considération des pratiques
qu’elles initient qui modifient l’ensemble de la donne conceptuelle, bien au-
delà du seul changement de « point de vue » occasionné par la conversion à
une autre discipline. D’une manière générale, il sera nécessaire de rappeler,
par la voie de l’exemple, l’usage ethnologique ou sociologique que Bourdieu
fait de ses concepts.
2. En second lieu, on soutiendra que la démarcation principielle entre
philosophie et sociologie ne saurait résumer à elle seule le rapport de la
sociologie de Bourdieu à la philosophie. En particulier, elle ne permet pas
de comprendre le rapport de Bourdieu aux philosophies, qui est parfois de
pure critique, mais aussi, dans bien des cas, fait d’emprunts et
réappropriations multiples, de réinvestissements divers et variés. Ceux-ci
relèvent clairement d’une entreprise de conversion du discours
philosophique dont les ressources propres (arguments, concepts, lexiques,
problèmes) deviennent des composantes spécifiques du discours
sociologique 17. Bourdieu procède ainsi à ce que l’on pourrait appeler, si
toutefois l’on ne craignait pas le barbarisme de l’expression, une
« sociologisation » du discours philosophique. Bourdieu considérait en effet
qu’il pouvait s’autoriser emprunts, citations, reprises de concepts et
d’arguments en s’épargnant des confrontations globales avec les théories
ainsi mobilisées. Il y a là, à ses yeux, une sorte de désacralisation intéressée
du discours philosophique :

« On prend son bien où on le trouve », comme dit le sens commun, mais, évidemment, on ne va pas
demander n’importe quoi à n’importe qui… C’est le rôle de la culture de désigner les auteurs chez
qui on a des chances de trouver de l’aide. Il y a un sens philosophique qui est un peu comme un
sens politique… […] Cette vision « pragmatique » peut paraître un peu choquante, tant la culture
est associée à l’idée de gratuite, de finalité sans fin. Et il fallait sans doute avoir un rapport un peu
barbare à la culture – à la fois plus « sérieux », plus « intéressé » et moins fasciné, moins
18
religieux – pour la traiter ainsi, notamment la culture par excellence, la philosophie .

Cette conversion sociologique des éléments du discours philosophique


est, comme on le verra, particulièrement efficiente dans le cas de la
phénoménologie. Qui lit Bourdieu en ayant fréquenté peu ou prou la
littérature phénoménologique ne peut manquer d’être frappé par deux choses.
D’une part, Bourdieu adresse de vives critiques à la phénoménologie, en les
formulant parfois de manière lapidaire : si on lit un peu trop vite ces
reproches cinglants, il peut sembler ne pas y avoir grand-chose à récupérer
du côté de la phénoménologie. Mais, d’autre part, une impression de
familiarité naît à la lecture de certains des développements les plus
théoriques de Bourdieu : on constate alors des persistances rhétoriques,
conceptuelles, argumentatives, qui attestent d’une fréquentation sérieuse de
certains phénoménologues et de la présence d’un réel « héritage »
phénoménologique.
Ce double rapport de critique ouverte et de dette plus ou moins reconnue
commande une difficulté qui tient à l’appréciation exacte de ce que Bourdieu
doit à la phénoménologie. Or il existe un court texte en anglais où Bourdieu
se montre explicite sur ce point, un texte d’une page écrite en 2001, peu
avant sa mort, en réponse à l’article de C. Jason Throop et Kevin Miles
Murphy intitulé « Bourdieu and phenomenology : a critical assessment 19 ».
Répondant à une accusation qui faisait de lui un « quasi plagiaire dissimulant
ses emprunts », Bourdieu insista sur le fait qu’il avait « souvent déclaré [s]a
dette envers la phénoménologie, [qu’il avait] pratiquée quelque temps durant
[s]a jeunesse 20 ». Il poursuivait en affirmant qu’il n’avait jamais cherché ni à
« reformuler » ni à « réfuter » Husserl, Schütz et quelques autres, et que son
but était plutôt :

d’intégrer l’analyse phénoménologique dans une approche globale dont elle est l’une des phases (la
première, subjective), la seconde étant l’analyse objectiviste. Cette intégration n’est en rien une
compilation éclectique car elle a pour effet d’aller au-delà des limites (que je rappelle dans ma
21
critique) inhérentes à chaque approche, tout en retenant leurs contributions essentielles .

Bourdieu concluait sa réponse en supposant charitablement que les


auteurs l’avaient mal lu parce qu’ils n’avaient pas compris que ses
investigations « visaient à guider la recherche empirique et à résoudre des
problèmes spécifiques de l’anthropologie et de la sociologie » et parce
qu’ils avaient réagi philosophiquement à une œuvre qui regardait
délibérément la philosophie comme un instrument destiné à résoudre les
problèmes de la recherche empirique.
Il arrive donc que Bourdieu retienne les « acquis » de certaines analyses
phénoménologiques en considérant précisément que ce sont des acquis et
qu’il n’est guère besoin d’y revenir plus longuement. Il le reconnaît encore
dans les « réponses » qu’il donnait à Loïc Wacquant en 1987 : « La science
sociale […] doit faire une place à une phénoménologie sociologiquement
fondée de l’expérience primaire du champ, ou, pour être plus précis, des
invariants et des variations des relations entre différents types de champs et
différents types d’habitus 22. » Mais si la phénoménologie vaut donc comme
un point de vue intégré à la démarche sociologique, la question qui se pose
alors est de savoir comment opère cette intégration, comment le legs de la
phénoménologie se trouve digéré puis converti en une véritable sociologie.
Cette question définit donc une tâche où il s’agira de démêler la part du
legs de celle de la critique. Cependant, il ne s’agira pas d’en rester à une
exégèse pointilleuse qui s’acharnerait à restituer la paternité supposée
« véritable » de tel ou tel concept à tel ou tel représentant de la tradition
phénoménologique, recherche généalogique des filiations que Bourdieu
considérait comme un exercice purement scolaire 23. On voudrait plutôt tenter
de considérer les différentes modalités d’intégration des analyses
phénoménologiques pour voir comment le rapport à « la » phénoménologie
constitue une référence critique que Bourdieu aura cultivée tout au long de
son œuvre. Cette enquête suit dès lors quelques règles. Tout d’abord, il
s’agira de considérer les références que Bourdieu désigne lui-même, sans
chercher à développer des comparaisons qui ne correspondraient pas à son
propre espace théorique. Ensuite, il faudra montrer comment telle référence,
tel concept, tel argument ou telle description peut être mobilisé et subir une
« conversion » sociologique qui va redéfinir son sens et décider d’un nouvel
usage. Enfin, il conviendra de ne pas surestimer la systématicité et la
cohérence de la démarche de Bourdieu : si l’œuvre manifeste de
remarquables continuités, elle présente aussi des évolutions et, dans le détail
de certaines théorisations, de subtiles inflexions.
Précisons encore : si notre intention est bien de lire Bourdieu depuis le
point de vue « intégré » de la phénoménologie, elle n’est pas de faire de
Bourdieu un phénoménologue qui serait ignoré ou qui ne se serait pas
complètement assumé. Redisons-le, notre dessein n’est pas de faire de
Bourdieu un phénoménologue qui se serait en quelque sorte méconnu ou
renié : l’intérêt d’une telle récupération, si elle était possible, resterait bien
douteux. Semblablement, nous n’irons pas chercher chez Bourdieu les
principes d’une « sociologie phénoménologique » qui constituerait une sorte
de synthèse heureuse, à vrai dire tout à fait improbable, entre
phénoménologie et sociologie : on fait de la phénoménologie ou de la
sociologie, mais non les deux à la fois. Au lieu de rechercher coûte que
coûte des synthèses conciliantes qui ne peuvent être que fictives, il faut au
contraire faire jouer une différence disciplinaire que l’on ne doit pas
chercher à réduire. Il convient donc d’en rester à une définition rigoureuse et
stricte de ce qu’est la phénoménologie, à savoir une description des
« phénomènes » ou de ce qui apparaît à la conscience, c’est-à-dire une
analyse descriptive des vécus ou actes de la conscience intentionnelle. En ce
sens, la phénoménologie peut s’intéresser à l’expérience que nous avons du
social, sans toutefois pouvoir prétendre informer directement une sociologie
phénoménologique qui viendrait supplanter les autres courants de la
sociologie.
Notons encore que l’objectif d’un examen du rapport de Bourdieu à
« la » phénoménologie, comprise en tant que mouvement philosophique
relativement homogène (sans même parler, pour l’instant, de la définition très
large que Bourdieu donne de la « phénoménologie sociale »), est en soi
problématique. En effet, le rapport de Bourdieu à ce que l’on nomme parfois
un peu vite « la » phénoménologie s’accommode difficilement d’un examen
sommaire et expéditif. Il présente une pluralité de composantes où se jouent
différentes formes de réappropriations et de critiques. Au registre des
« inspirations », il conviendra ainsi d’opérer des distinctions nuancées entre,
par exemple, les emprunts sélectifs à la phénoménologie husserlienne et
l’affinité implicite que l’on peut découvrir entre certaines des vues
théoriques de Bourdieu et la philosophie de Merleau-Ponty. De même, il est
patent qu’on ne peut raisonnablement pas mettre sur un même plan la vive
dénonciation de l’ontologie heideggérienne, le rejet résolu de la philosophie
sartrienne du sujet et la critique des limites et des apports relatifs de la
phénoménologie sociale. Le rapport à la phénoménologie est donc complexe
et composite.
Corrélativement, il convient de bien mesurer la portée et les limites de
l’entreprise. Nous ne prétendrons pas rendre compte de l’ensemble des
rapports que Bourdieu a pu nouer avec la philosophie en général 24. Notre
enquête est à la fois plus modeste et plus circonscrite, puisqu’il s’agit
d’explorer le cas particulier de la conversion sociologique du discours
phénoménologique. Dès lors, le risque est grand d’en rester à une approche
qui ne se focaliserait que sur certains aspects de l’œuvre. On gardera donc à
l’esprit les mises en garde qui ont pu dénoncer les dangers d’une
« absorption partielle fragmentaire de ce riche corpus de théorie et
d’investigations empiriques qui traversent de nombreux domaines d’études
[…], qui peut conduire à de sérieuses erreurs d’interprétation 25 ». À nos
yeux, une lecture sélective demeure possible et éclairante si l’on ne perd pas
de vue sa relativité au reste de l’œuvre, la référence à la phénoménologie
jouant souvent son rôle parmi d’autres références 26.
3. Cependant le rapport à la phénoménologie se trouve encore compliqué
par une troisième caractéristique tout à fait particulière. En effet, si le
principe d’une démarcation disciplinaire et la pratique d’une conversion
sociologique d’éléments du discours philosophique valent pour la
phénoménologie comme pour tant d’autres références philosophiques
mobilisées par Bourdieu, il faut aussi relever un dernier aspect bien
spécifique qui ne concerne, cette fois-ci, que la seule phénoménologie.
Comme on va le voir, la phénoménologie (et sa déclinaison
existentialiste) représente, avec le structuralisme, l’un des deux
« mouvements » qui constituent la « donne » philosophique avec laquelle
Bourdieu compose. À cet égard, il convient de comprendre le texte
bourdieusien, dans sa réalité proprement philosophique, par rapport à ces
deux « mouvements » qui ont animé à des degrés divers la philosophie
contemporaine et l’histoire des sciences sociales. Sur ce point, on peut être
tenté de s’inspirer des principes de lecture que Bourdieu a pu énoncer et
préconiser, puisqu’il se trouve qu’il s’est interrogé sur ce que c’est que
parler d’un auteur 27. On ne prétendra pas engager une lecture
« sociologique » de Bourdieu qui serait hors de nos compétences mais tenir
compte du fait que l’œuvre de Bourdieu est située et se situe elle-même par
rapport à ce qu’il faut bien appeler un « champ », c’est-à-dire un espace
structuré et hiérarchisé de positions. C’est d’ailleurs bien ainsi que Bourdieu
lui-même présente les choses dans la rétrospection qu’il livre dans
l’Esquisse pour une auto-analyse 28. Or un champ n’est jamais un ensemble
de forces aveugles : il s’agit d’un espace de relations objectives, voire
instituées, mais qui recèle aussi de réelles possibilités de transformation.
Celles-ci peuvent parfois donner lieu à des innovations, à des subversions
voire à des révolutions : ainsi, Baudelaire, dans le champ de la littérature ou
Manet, dans le champ de la peinture, en sont-ils de bons exemples.
Or il semble bien, à cet égard, que le rapport de Bourdieu au « champ »
philosophique et à la phénoménologie soit en définitive de subversion ou de
renversement, sur un mode qui n’est pas sans évoquer le rapport de Marx à
Hegel. On se souvient en effet que la philosophie marxienne prend son essor
à partir d’une critique de la philosophie hégélienne pour l’élargir ensuite à
une critique de la philosophie en général. Mais, dans le même temps, on sait
aussi que cette Aufhebung marxienne de la philosophie hégélienne n’est pas
un pur et simple renoncement. Selon Marx, la dialectique, en tant que
méthode fondamentale de la philosophie spéculative, demeure un précieux
instrument d’investigation de la réalité, pour peu qu’on la libère de ses
présupposés idéalistes. C’est là tout le sens de ce propos célèbre du
Capital :

J’ai critiqué le côté mystificateur de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une
époque où elle était encore à la mode. […] La mystification que la dialectique subit entre les mains
de Hegel n’empêche aucunement qu’il ait été le premier à en exposer les formes générales de
mouvement de façon globale et consciente. Chez lui, elle est sur la tête. Il faut la retourner pour
29
découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique .

Le rapport de Bourdieu à la phénoménologie pourrait ainsi se concevoir,


en première approche, sous cette modalité subversive, celle du
« retournement » qui travaille au renversement de ce qui était établi, en vue
de restaurer un fonctionnement plus approprié, plus pertinent de la pensée.
Considérons donc cette hypothèse : la praxéologie développée à partir des
concepts fondamentaux d’habitus, de champ et d’espace social vient
redresser ou remettre sur ses pieds une phénoménologie qui ne pouvait
proposer, aux yeux de Bourdieu, qu’une conception déficiente de la pratique,
incapable de satisfaire aux exigences de la science sociale.
Cette hypothèse a ceci d’intéressant qu’elle ne règle pas par avance la
question de la nature exacte du rapport du Bourdieu à la phénoménologie.
Elle instaure au contraire un régime d’ambiguïté qui présente une valeur
heuristique. Car le « renversement » de la phénoménologie peut être
interprété de deux manières. D’un côté, ce renversement opère comme un
dépassement qui s’ordonne à de nouveaux objets – les pratiques sociales,
pour le dire rapidement – et à de nouvelles ressources sociologiques
employées pour les expliquer. D’un autre côté, le renversement est aussi
réappropriation et, en un sens, conservation : Bourdieu retient à l’évidence,
par exemple, avec la théorie de l’habitus, une certaine considération de
l’« expérience vécue » et on trouve là, d’ailleurs, l’un des motifs majeurs de
sa critique du structuralisme. Cette « expérience » n’est plus analysée à
partir des seules visées intentionnelles et depuis l’ego conçu en tant
qu’instance principielle de la vie subjective : la théorie de l’habitus
découvre le principe de l’action dans un ensemble de dispositions
incorporées qui sont le produit des structures sociales objectives et de la
trajectoire de l’individu dans un certain espace social. Le « sujet » – si sujet
il y a encore – ne peut plus être une unité substantielle, il ne peut plus
découvrir son unité dans la « vie intentionnelle » chère à la
phénoménologie : il la reçoit de l’habitus, qui contribue à la production de
son identité sociale, non pas au sens d’un invariant transhistorique, mais bien
comme un invariant relatif à certains contextes et à certains champs, un
invariant qui est de surcroît non définitif, lui-même susceptible de
transformation. À cet égard, remettre la phénoménologie sur ses pieds, ce
n’est pas seulement lui mettre la tête à l’endroit : il faut aussi la priver de sa
tête, pratiquer une forme de décapitation pour mieux restituer tout ce que peut
et sait un corps, et tout ce que celui-ci doit au social et à l’histoire.

2. La question du « sujet » dans la sociologie


de Bourdieu
La seconde chose qui frappe le phénoménologue lecteur de Bourdieu,
c’est l’insistance d’une problématique qui peut sembler héritée, directement
sinon indirectement, de la phénoménologie. Cette problématique, c’est celle
de l’anthropologie (philosophique) du « sujet » social dont nous allons
essayer de préciser les contours.
1. Il s’agit d’une problématique qui est parfois négligée par les
commentateurs, aux yeux desquels elle peut apparaître comme un reste de
philosophie mal digéré ou comme la persistance d’une entrave subjectiviste
à la considération de l’objectivité des pratiques. Bourdieu lui-même ne la
met pas au premier plan de ses réflexions épistémologiques et
anthropologiques, puisqu’il revendique avant tout un nouveau mode de
connaissance, la connaissance praxéologique. Cette dernière thématise
scientifiquement le sens pratique que les modes de connaissance
subjectiviste et objectiviste échouent tous deux à penser et promeut une
« double objectivation », définie comme une « objectivation du sujet de
l’objectivation, du sujet analysant », selon les termes du discours de
réception de la médaille Huxley 30.
Cependant, comme l’a bien montré Catherine Colliot-Thélène 31,
l’héritage philosophique de la phénoménologie, s’il s’atteste à travers la
récurrence des références, explicites ou non, faites au mouvement
phénoménologique ou à tel de ses représentants, s’avère plus encore si l’on
considère la teneur des problèmes philosophiques et des « interrogations
fondamentales » qui hantent les réflexions de Bourdieu 32. Catherine Colliot-
Thélène soulignait ainsi l’importance de la question de la temporalité de la
pratique, directement héritée des premiers travaux purement
« philosophiques » de Bourdieu, sur laquelle nous reviendrons. À sa suite,
nous voudrions montrer que la question du « sujet », plus précisément celle
de ce « sujet social socialement situé » qu’évoque la Leçon sur la leçon 33,
si présente dans les derniers travaux de Bourdieu relatifs à la question de la
réflexivité, gagne également en intelligence lorsqu’on l’instruit sous cette
perspective.
Notre intention n’est nullement de suggérer que la philosophie de
Bourdieu recélerait une philosophie du « sujet » non assumée pour elle-
même (elle l’est bien, en réalité), comme s’il existait une ruse de la
philosophie du sujet travaillant sourdement la réflexion de Bourdieu. Ce qui
vaut d’être reconsidéré dans le rapport de Bourdieu à la phénoménologie,
c’est avant tout une certaine donne problématique avec laquelle il lui a fallu
composer. Sous les dehors de la critique, une certaine forme de
réappropriation est à l’œuvre, laquelle redéfinit les coordonnées d’un
problème philosophique auquel Bourdieu apporte une réponse sociologique
inédite. De ce point de vue, il y a bien lieu de reposer la question du
« sujet » depuis la phénoménologie, tout à la fois pour apprécier l’originalité
des réponses que Bourdieu y apporte et pour interroger la persistance d’une
difficulté qui prend une importance considérable dans l’œuvre de la
maturité, relativement à la problématique de la réflexivité.
2. Pourtant, à première vue, on pourrait croire que la question du
« sujet » n’en est pas véritablement une ou encore qu’elle peut être
facilement réglée. En effet, on peut considérer que le concept de « sujet » est
celui d’une philosophie traditionnelle qui ne peut satisfaire les attentes d’une
sociologie dédiée à l’objectivation de la réalité sociale. Il y a dès lors une
façon expéditive de régler la question du sujet : il suffit tout bonnement de la
déclarer périmée ou obsolète. Ainsi, dans Raisons pratiques, Bourdieu
affirme que l’inauguration d’une nouvelle théorie de la pratique passe par
une rupture franche avec une conceptualité certes bien établie, mais qui
véhicule des conceptions erronées de ce qu’est, selon lui, la pratique :

Cette philosophie de l’action s’affirme d’emblée en rompant avec le nombre de notions patentées
qui ont été introduites sans examen dans le discours savant (« sujet », « motivation », « acteur »,
« rôle », etc.) et avec toute une série d’oppositions socialement très puissantes, individu/société,
individuel/collectif, conscient/inconscient, intéressé/désintéressé, objectif/subjectif, etc., qui
34
paraissent constitutives de tout esprit normalement constitué .

Il n’y aurait donc ici ni conversion, ni renversement, mais un pur


exercice de démarcation conceptuelle. Celui-ci ne peut dès lors qu’aboutir à
une procédure de substitution qui permettra de donner définitivement congé à
un concept trop déterminé philosophiquement, en comblant la place laissée
vide par un concept plus clair et plus simple, sociologiquement plus
recevable. Pour cette opération complémentaire, la catégorie de « l’agent »
semble être une bonne candidate. La théorie de la pratique, recentrée sur
l’« agent » et affranchie du concept de « sujet » peut ainsi se présenter
comme le remède sociologique qu’il convient d’administrer pour guérir
d’une conceptualité purement philosophique qui serait défaillante. Dans
Raisons pratiques, Bourdieu prône effectivement une telle substitution :
Les « sujets » sont en réalité des agents agissants et connaissants dotés d’un sens pratique (c’est
là le titre que j’ai donné à l’ouvrage où je développe ces analyses), système acquis de préférences,
de principes de vision et de division (ce que l’on appelle d’ordinaire un goût), de structures
cognitives durables (qui sont pour l’essentiel le produit de l’incorporation des structures objectives)
35
et de schèmes d’action qui orientent la perception de la situation et la réponse adaptée .

Cependant, on le voit déjà, toute la difficulté vient de ce que l’agent n’est


pas seulement l’« agent agissant », mais aussi tout ce qui suit dans l’énoncé
précité, c’est-à-dire un être connaissant doté d’un « sens pratique ». La
catégorie de l’agent peut donc être conçue comme le produit direct de
l’objectivation sociologique et de la réflexion anthropologique qui la fonde,
mais il lui revient aussi d’assurer des fonctions qui étaient bien assumées par
le concept de « sujet ». En ce sens, le recours à la catégorie de l’agent n’est
pas une simple démarcation, mais bien le titre donné à un renversement
sociologique, complexe et profond, qui doit subvertir le legs de la
philosophie du sujet.
Pourtant, on ne comble sans doute pas si aisément que cela le vide laissé
par la philosophie du sujet et c’est pour cette raison que, dans L’invitation à
la sociologie réflexive, en réponse à une question de Loïc Wacquant qui
l’interroge sur la « double histoire », individuelle et sociale, de l’habitus,
Bourdieu a une réponse très contournée. De prime abord, la théorie de
l’habitus apparaît bien, comme dans l’extrait précédent, comme une
opposition directe à toute philosophie du « sujet » :

En somme, la théorie de l’habitus vise à exclure les « sujets » (qui sont toujours possibles comme
une espèce de cas limite idéal) chers à la tradition des philosophies de la conscience, sans pour
autant annihiler les agents au bénéfice d’une structure hypostasiée, comme le font certains
marxistes structuralistes. Et cela même si les agents sont eux-mêmes le produit de structures qu’ils
contribuent à faire et à refaire, et qui peuvent même transformer radicalement certaines conditions
structurales bien définies.

La théorie de l’habitus est présentée comme une saine mesure


d’exclusion de la philosophie du sujet, avec cette conséquence : l’agent
donc, plutôt que le sujet. Mais, aussitôt après avoir tenu ce propos, Bourdieu
semble regretter de s’être laissé entraîner sur ce terrain et d’avoir eu recours
à une langue qui ne dit qu’improprement ce qui est en jeu :

Mais je ne suis pas satisfait de cette réponse parce que j’ai bien conscience que, en dépit de toutes
les corrections que j’ai pu apporter, soit verbalement, soit mentalement […], je me suis laissé porter
ou emporter à des simplifications qui sont la contrepartie inévitable, je le crains, du « parler
36
théorique ».

Et Bourdieu de renvoyer ensuite à la lecture de La noblesse d’État, pour


que le lecteur puisse y découvrir la description concrète du « système des
relations entre les structures mentales et les structures sociales 37 ». Ce que
ces lignes indiquent, c’est que le lieu véritable du renversement théorique est
l’analyse sociologique elle-même, qui seule est à même de donner à voir la
réalité du nouveau « sujet », conjonction singularisée du mental et du social,
en objectivant son existence pour en faire une position dans un système de
relations. Ainsi ne doit-on peut-être pas exclure trop vite la catégorie du
« sujet », même si certaines déclarations de Bourdieu nous invitent parfois à
le faire 38.
3. Il y a une autre raison au fait que l’on ne peut pas se débarrasser
purement et simplement d’un concept dont la charge philosophique paraît
trop lourde au regard des exigences du travail sociologique. Le concept de
« sujet » n’est pas seulement encombrant en lui-même : il l’est aussi parce
qu’il porte en lui toute une philosophie de la conscience, sinon toute la
philosophie tout court. Dans Raisons pratiques, il est un autre passage où
Bourdieu concentre son propos sur le concept de « sujet » et déclare y voir
un puissant motif d’opposition philosophique ou scolastique à la
connaissance sociologique. Du point de vue de la philosophie, la croyance à
la souveraineté du sujet est ce qui doit être préservé contre les différentes
destitutions et relativisations que la science sociale occasionnerait :

Il me semble que la résistance qu’opposent tant d’intellectuels à l’analyse sociologique, toujours


suspecte de grossièreté réductionniste, et particulièrement odieuse lorsqu’elle s’applique
directement à leur propre univers, s’enracine […] dans une idée tout à fait inadéquate de leur
dignité de « sujet », qui leur fait voir dans l’analyse scientifique des pratiques un attentat contre leur
39
« liberté » ou leur « désintéressement ».

Cette évocation par Bourdieu des résistances à la science sociale


organisée autour de la défense d’une certaine conception du sujet n’est pas
une vue abstraite : elle correspond à une réalité polémique et aux attaques
déployées par une « philosophie du sujet » parfois prompte à déclarer le
« retour » de ce dernier. En regard, la sociologie des pratiques et
l’anthropologie de « l’agent » qui l’accompagne apparaissent comme un
dispositif de défense devant nous prémunir contre tous les « nostalgiques du
“retour du sujet” et de la fin, tant attendue, du “social” et des sciences
sociales 40 ». Dans l’Invitation à la sociologie réflexive, Bourdieu est
revenu plus longuement sur ce point polémique qui fait de la question du
« sujet » le lieu essentiel de la cristallisation de la lutte entre philosophie et
sciences sociales :

Il y a des gens qui, depuis qu’il existe des sciences de l’homme, en France depuis Durkheim, n’ont
cessé d’annoncer le « retour du sujet », la résurrection de la personne, sauvagement crucifiée par
les sciences de la société. Et ils sont à chaque fois entendus et applaudis. […] En fait, le débat
entre la « philosophie du sujet » et la « philosophie sans sujet » (comme disaient les « philosophes
du sujet », Ricœur et autres, dans les années 1960) est une des formes que prend la lutte entre les
sciences sociales et la philosophie qui, toutes tendances confondues, a toujours eu beaucoup de
peine à supporter l’existence des sciences de l’homme, perçue comme une menace pour son
hégémonie, et accepter les principes fondamentaux de la connaissance scientifique du monde
social – et en particulier le « droit à l’objectivation » que s’arroge le sociologue ou l’historien digne
41
de ce nom .

Cet aspect de la question est présent dès les années 1960 dans les
travaux de Bourdieu, tout particulièrement dans un article co-rédigé en
anglais avec Jean-Claude Passeron, publié en 1967 sous le titre « Sociology
and Philosophy in France since 1945 : Death and Resurrection of a
Philosophy without Subject 42 ». Ce texte peu lu, à ce jour encore
indisponible en langue française, est sans doute, pour Bourdieu, la matrice
d’une appréciation durable de la philosophie du sujet. Il constitue une étape
dans l’élaboration de la critique du « subjectivisme » formulée
ultérieurement dans l’Esquisse. Dans l’article de 1967, Bourdieu et Passeron
dressent le tableau sociologique des « principales tendances sociologiques »
de la France après 1945, en les reliant à des « attitudes philosophiques
implicites ou explicites 43 ». Sommairement, deux tendances majeures sont
ainsi distinguées. La première est celle d’une « philosophie sans sujet »,
impulsée par Lévi-Strauss, illustrée notamment par Les mots et les choses
de Foucault et conçue comme une reviviscence de l’héritage durkheimien. La
seconde tendance est celle d’une philosophie du sujet, défendue par
différents auteurs et qui constitue une véritable réaction philosophique qui
s’efforce de maintenir « les pratiques scientifiques au niveau le plus bas du
prestige intellectuel 44 ». L’existentialisme sartrien, s’il n’est pas encore
présenté comme l’illustration parfaite du « subjectivisme » joue déjà un rôle
particulier dans cette défense de la philosophie du sujet et dans
l’organisation de la résistance philosophique aux sciences sociales 45. Les
auteurs de l’article lui consacrent par conséquent un examen approfondi.
Cependant Bourdieu et Passeron ne se contentent pas de constater une
divergence, devenue motif d’opposition disciplinaire, entre philosophie et
sciences sociales autour de la question du « sujet » (question qui n’est, en
fait, jamais vraiment examinée pour elle-même). L’objectif de l’article est
aussi de tenter de dépasser ce double clivage théorique et disciplinaire, en
suggérant qu’une configuration nouvelle permet de faire mieux droit à la
« philosophie sans sujet », en montrant surtout comment les sciences sociales
réalisent cette philosophie sans sujet et en remédiant ainsi à des
méconnaissances qui se sont instituées entre philosophie et sciences
sociales. Cette nouvelle donne tient à l’essor considérable, après la guerre,
de la sociologie empirique, à de nouveaux possibles philosophiques frayés
par des auteurs soucieux de prendre en compte la réalité du travail
scientifique et de son histoire (Bachelard, Piaget, Gueroult, Vuillemin,
Canguilhem sont cités par les auteurs de l’article) mais attend aussi
beaucoup d’une théorie sociologique qui doit résoudre la question du sujet
par le développement même de la science sociale. En effet, selon les auteurs
de l’article, les sciences sociales appliquent une philosophie sans sujet,
« au moins implicitement, lorsqu’elles refusent de traiter leur objet, par
omission ou par négligence, comme un sujet qui voudrait, plus ou moins,
éviter l’investigation scientifique, que ce soit par la transcendance de ses
catégories logiques ou par la liberté de ses choix ultimes 46 ». Tout en faisant
de la question du sujet l’expression de dissensions entre deux types de
philosophie (avec et sans sujet) et entre philosophie et sciences sociales,
l’article de Bourdieu et Passeron constitue aussi une invitation, pour les
sciences sociales, à s’expliquer sur ce point, en faisant la démonstration de
ce qu’apporte la perspective d’une « objectivation » du sujet : comment ne
pas y lire, en creux, le programme des réflexions ultérieures de Bourdieu 47 ?
4. Car, si la question du « sujet » fait problème dans l’œuvre de
Bourdieu, ce n’est pas seulement parce qu’il faut se défaire d’une
conceptualité encombrante et périmée ou parce qu’il faut réaffirmer les
droits de la sociologie comme le conservatisme d’une certaine philosophie.
En effet, Bourdieu, à de nombreuses reprises, souligne le fait que
l’entreprise sociologique qu’il a engagée implique une certaine conception
de la subjectivité, ou à tout le moins qu’elle a un retentissement nécessaire
sur la philosophie classique du sujet, compris comme instance qui pense et
agit en première personne. Il semblerait donc que malgré tout ce qui a pu être
dit jusqu’ici, il y ait bien un usage positif de l’idée de « sujet » chez
Bourdieu. De fait, la référence au « sujet » est loin d’être toujours critique
chez Bourdieu et on peut sans difficulté multiplier les mentions relatives au
« sujet » qui font signe vers un emploi refondé du concept.
Ainsi, au début des Méditations pascaliennes, Bourdieu souligne qu’il a
beaucoup appris de deux recherches (dans le village de son enfance et dans
les universités parisiennes) qui, dit-il, lui ont « permis d’explorer, en
observateur objectiviste, certaines des régions les plus obscures de [sa]
subjectivité 48 ». Les choses sont plus précises encore dans la Leçon sur la
leçon, leçon inaugurale au Collège de France, où Bourdieu évoque le « sujet
social socialement situé 49 ». Il y a enfin ce passage tout à fait saisissant qui
se trouve à la fin de la « Préface » du Sens pratique :

En forçant à découvrir l’extériorité au cœur de l’intériorité, la banalité dans l’illusion de la rareté, le


commun dans la recherche de l’unique, la sociologie n’a pas seulement pour effet de dénoncer
toutes les impostures de l’égotisme narcissique ; elle offre un moyen, peut-être le seul, de
contribuer, ne fût-ce que par la conscience des déterminations, à la construction, autrement
50
abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet .

Bourdieu persiste donc à penser l’agent et le sociologue comme des


sujets, même si cette désignation est souvent employée avec de prudents
guillemets. En effet, chez Bourdieu, il est toujours question du sujet, en ce
sens bien précis, lorsqu’il s’agit de savoir ce que chacun peut connaître du
monde social et selon quelle modalité. C’est donc toujours comme instance
de connaissance que le sujet est compris. À ceci près que ce sujet de
connaissance, ou plus précisément cette subjectivité (car la charge
métaphysique de ce concept est moindre), est toujours déjà nécessairement
un sujet social : la connaissance (ainsi que toutes les méconnaissances) par
laquelle nous nous rapportons au monde social est nécessairement relative à
la situation vécue et à notre position dans l’espace social. Elle ne trouve pas
son siège dans une pure intériorité 51. Dès lors, le concept de « subjectivité
sociale » ou de « sujet social » renvoie aussi, explicitement, à la façon que
nous avons de composer, à chaque fois singulièrement, avec nos
connaissances et nos méconnaissances du monde social, pour y œuvrer
pratiquement avec plus ou moins de bonheur. Ce qui est ici à réfléchir, ce
n’est donc plus le sujet lui-même comme conscience réflexive, mais ses
propres déterminations sociales et son identité socialement construite. La
sociologie de Bourdieu assume ainsi le défi de connaître le moi social, « la
singularité du “moi” se forgeant dans et par les rapports sociaux 52 ».
La question du sujet est celle où se condense et se réalise le
renversement de la phénoménologie. Si l’on prend acte des différentes
déclarations de Bourdieu, qui sont souvent des déclarations d’intention, il
faut bien reconnaître que la sociologie de Bourdieu est comme sous-tendue
par le projet d’une théorie anthropologique de la subjectivité sociale. Mettre
au jour cette anthropologie de la subjectivité sociale, ce n’est pas renier la
considération sociologique des pratiques et le projet d’une « double
objectivation ». C’est tenter de faire droit à une dimension prégnante de
l’œuvre de Bourdieu, qui présente peut-être le défaut de ne pas être toujours
assumée pleinement. Et reconnaître que cette ambition habite l’œuvre de
Bourdieu, c’est aussi se donner les moyens de mieux comprendre ce qu’elle
peut.

3. Les moments de l’inventaire


Ce que l’on a donc cherché à faire, c’est une sorte d’inventaire des
rapports critiques de Bourdieu à la phénoménologie, en prenant la question
du sujet social pour fil directeur.
Le propos de cette étude se développera en quatre temps. Dans un
premier temps, on a voulu faire droit à ce qui semblait le plus explicite, à
savoir à la critique de la « phénoménologie sociale », telle que Bourdieu
l’instruit en de nombreux endroits, parallèlement à celle du structuralisme
dont elle demeure indissociable. C’est là l’objet du premier chapitre de cet
ouvrage, qui fait retour sur ce que Bourdieu présente souvent comme une
« alternative rituelle en sciences sociales ». Nous reviendrons donc sur le
rapport de Bourdieu à la phénoménologie sociale, en distinguant ses
différentes composantes et en réinscrivant la critique du subjectivisme dans
le projet plus général d’une nouvelle anthropologie de la pratique (Partie I).
Ensuite, nous montrerons comment se constitue et se décline
l’anthropologie du « sujet social » chez Bourdieu, selon trois registres
distincts. Ceux-ci mobilisent à chaque fois une référence critique à la
phénoménologie pour la mettre à l’œuvre d’une manière inédite. Ces trois
registres sont ceux de la normativité (Partie II), de la temporalité (Partie III)
et de la réflexivité (Partie IV). Ces thèmes ne sont pas tant des « objets » de
la recherche sociologique à proprement parler que des questions ou des
problèmes qui trouvent chez Bourdieu des réponses sociologiques ou
philosophiques, mais qui persistent aussi parfois en tant que problèmes,
revenant avec insistance dans les textes.
Sous chacune de ces différentes rubriques, se rejoue, à chaque fois, la
rupture avec la phénoménologie et son « renversement ». Le trait commun de
ces approches du « sujet social » tient au fait que les questions qu’elles
recouvrent présentent toutes une dimension phénoménologique avérée.
Bourdieu compose à chaque fois avec une « donne » phénoménologique,
pour l’assumer de manière plus ou moins avouée, pour la transformer
radicalement en la mettant au service de sa praxéologie ou encore pour en
faire une sorte de contre-modèle par rapport auquel il définira sa propre
position. Pour chacune des rubriques concernées, il nous a semblé évident
que la référence à la phénoménologie jouait pleinement son rôle, même si ce
rôle n’était pas à chaque fois le même. Pour autant, nous ne faisons jamais de
cette référence une référence exclusive. Il va de soi que les différentes
thématiques abordées pourraient l’être sous d’autres points de vue.
Au terme de cet examen, nous espérons montrer que le rapport de
Bourdieu à la phénoménologie sociale ne se réduit pas à ce qu’il en dit
explicitement et qu’il n’est pas univoque. Le rapport à la phénoménologie
n’est pas de pure critique, il n’est pas non plus celui du sage emprunt,
dûment référencé, assumé et cultivé en conformité avec les règles de l’esprit
académique et scolastique. Il est définitivement complexe, pluriel, diffracté
selon les exigences de la logique propre de l’édification de la sociologie des
pratiques et de l’anthropologie de la pratique.
1. RA, p. 318 sq.
2. Qu’il nous soit permis de renvoyer le lecteur à notre ouvrage : L. Perreau, Le monde social selon
Husserl, Dordrecht/Boston/London/New York, Springer, 2013.
3. Ce repérage distinguant les différents gestes de la démarcation, de la conversion et du renversement
pour penser le rapport de Bourdieu à la phénoménologie est en partie inspiré par l’article de C. Lemieux,
« Philosophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie, 2, 3, 2012, p. 199-209. Si nous reprenons
cette distinction, nous ne lui attribuons toutefois pas la même signification.
4. Sur l’ensemble de ce parcours, voir EAU, en particulier p. 15 sq.
5. « Ce que j’ai fait en sociologie et en ethnologie, je l’ai fait au moins autant contre ma formation que
grâce à ma formation », ISR, p. 261. On rappellera aussi que le sous-titre initial des Méditations
pascaliennes était « Éléments pour une philosophie négative » (ISR, p. 210 ; voir aussi MP, p. 17).
6. OPMH.
7. « Le discours d’importance. Quelques réflexions sociologiques sur “Quelques remarques critiques à
propos de Lire le capital” », in CQPVD, p. 207-226.
8. Cf. : J. L. Austin, Sense and Sensibilia, Oxford, Oxford University Press, 1962 [trad. fr. de P.
Gochet, revue par B. Ambroise, Le langage de la perception, Paris, Vrin, 2007].
9. MP, p. 39.
10. Il y a bien sûr quelques exceptions notables, telles Hobbes, Spinoza, Marx ou Nietzsche.
11. ETP, p. 225-226.
12. Dans Les règles de l’art, Bourdieu est encore plus incisif, quand il oppose le réemploi créatif et
inventif de concepts traditionnels au « commentaire déréalisant du lector, métadiscours impuissant et
stérilisant » (RA, p. 297).
13. MP, p. 9.
14. B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris,
Gallimard, 2013, p. 26 sq.
15. SP, p. 7. Ce peu de goût déclaré pour la théorie se retrouve au début des « Questions de méthode »
dans Les règles de l’art : « Je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour la “grande théorie”, et, lorsque je lis
des travaux qui peuvent entrer dans cette catégorie, je ne puis m’empêcher d’éprouver une certaine
irritation devant cette combinaison, typiquement scolaire, de fausses audaces et de vraies prudences.
[…] Et, lorsqu’il arrive que la mécanique implacable de la demande universitaire m’oblige à envisager
un moment d’écrire un de ces textes dits de synthèse sur tel ou tel aspect de mon travail antérieur, je me
trouve soudain rappelé aux plus sombres soirées de mon adolescence où, obligé de disserter sur les
sujets imposés de la routine scolaire, au milieu de condisciples attelés à la même tâche, j’avais le
sentiment d’être enchaîné au banc de l’éternel galère où copistes et compilateurs reproduisent
indéfiniment les instruments de la répétition scolaire, cours, thèses ou manuels » (RA, p. 291-292).
16. RP, p. 16.
17. On peut noter que cette conversion opérant au niveau des disciplines instituées se fonde sur
l’expérience d’une conversion personnelle. Lorsqu’il évoque sa propre « conversion » à la sociologie, il
arrive aussi que Bourdieu le fasse encore en mobilisant le lexique de la phénoménologie, comme dans
cet extrait de l’Introduction au Bal des célibataires : « Le mot de conversion n’est sans doute pas trop
fort pour désigner la transformation à la fois intellectuelle et affective qui m’a conduit de la
phénoménologie de la vie affective (issue peut-être aussi des affections et des afflictions de la vie, il
s’agissait de désigner savamment), à une vision du monde social et de la pratique à la fois plus distancée
et plus réaliste, cela grâce à un véritable dispositif expérimental destiné à favoriser la transformation de
l’Erlebnis en Erfahrung » (BC, p. 9-10).
18. CD, p. 41.
19. C. J. Throop et K. Murphy, « Bourdieu and phenomenology : a critical assessment »,
Anthropological Theory, 2002, 2, 2, p. 185-207.
20. P. Bourdieu, « Response to Throop and Murphy », Anthropological Theory, 2002, 2, 2, p. 209.
21. Ibid.
22. ISR, p. 176.
23. CD, p. 48.
24. Voir en ce sens, plus largement, les explorations de cet ouvrage collectif : A.-M. Lescourret (dir.),
Pierre Bourdieu. Un philosophe en sociologie, Paris, PUF, 2009.
25. R. Garnham et R. Williams, « Pierre Bourdieu and the sociology of culture », Media, Culture &
Society, 2, 3, p. 209.
26. Le cas de la théorie de l’habitus, où la référence à la phénoménologie joue un rôle crucial mais non
exclusif, en est un bon exemple.
27. Voir P. Bourdieu, « Comment lire un auteur ? », in MP, p. 122 sq. et « Qu’est-ce que faire parler un
auteur ? À propos de Michel Foucault », Sociétés et Représentations, 1996, 3, p. 13-18.
28. EAU, p. 15 sq.
29. K. Marx, Le Capital, Livre I, Postface à la seconde édition allemande, Paris, PUF, 1993, p. 17-18.
Nous suivons L. Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel, 2002,
p. 65-66 : « En rapprochant le possible et le probable, l’espérance subjective et la probabilité objective, à
travers la notion d’habitus, la voie scientifique proposée par Bourdieu opérait sur la culture
phénoménologico-existentialiste un renversement qui ressemble assez à celui que le jeune Marx
entendait opérer par rapport à Hegel : dans les deux cas, la philosophie tend à être remise sur pied, à
l’endroit, ramenée sur terre, et non pas congédiée. »
30. P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003,
p. 43.
31. C. Colliot-Thélène, « Les racines allemandes de la théorie de Bourdieu », in Pierre Bourdieu,
théorie et pratique. Perspectives franco-allemandes, La Découverte, Paris, 2006, p. 23-46. C’est le
lieu de dire tout ce que nous devons à cet article stimulant.
32. C. Colliot-Thélène, op. cit., p. 27.
33. LL, p. 29.
34. RP, p. 10.
35. RP, p. 45.
36. ISR, p. 191.
37. Ibid.
38. On ne peut donc souscrire à l’interprétation expéditive proposée par A. Lentacker : « L’histoire,
pour Bourdieu, est la science de ce qui n’a pas de fondement. La théorie du sujet de l’histoire ne saurait
donc recourir à une théorie subjectiviste de la pratique. C’est la raison pour laquelle il substitue le terme
d’“agent” à celui de “sujet” » (A. Lentacker, La science des institutions impures. Bourdieu critique
de Lévi-Strauss, Paris, Raisons d’agir, 2010, p. 67).
39. RP, p. 11.
40. MP, p. 275.
41. ISR, p. 234-235.
42. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, « Sociology and Philosophy in France since 1945 : Death and
Resurrection of a Philosophy without Subject », Social Research, 34, 1, 1967, p. 162-212. On lira
également ce que Bourdieu en dit dans EAU, p. 26-28.
43. Ibid., p. 162.
44. Ibid., p. 179.
45. Ibid., p. 177.
46. Ibid., p. 211.
47. Il est également tout à fait intéressant de noter la place singulière qui revient à Merleau-Ponty dans
le tableau des tendances sociologiques et philosophiques de l’époque. En effet, il est présenté comme un
« médiateur héroïque » qui opère la transition « entre une phénoménologie agonisante (a dying
phenomenology) et une anthropologie renaissante », ibid., p. 166-167.
48. MP, p. 14.
49. LL, p. 29.
50. SP, p. 41.
51. Dans les Méditations pascaliennes, Bourdieu évoque une disposition « subjective », mais précise
entre parenthèses « ce qui ne veut pas dire intérieure, mentale » (MP, p. 302).
52. MP, p. 161.
P ARTIE I

Sur une opposition rituelle en sciences sociales

« La pratique est toujours sous-estimée et sous-analysée, alors qu’il faut engager, pour la
comprendre, beaucoup de compétences théoriques, beaucoup plus, paradoxalement, que pour
comprendre une théorie. Il faut éviter de réduire les pratiques à l’idée qu’on en a lorsqu’on n’en a
d’expérience que logique. » (SSR, p. 81)

« Il n’est pas facile de parler de la pratique autrement que de façon négative […]. » (SP, p. 135)
Chapitre 1

Le point de vue de l’anthropologie


de la pratique

Le lecteur des écrits de Bourdieu qui s’interroge sur le rôle que peut y
jouer la référence à la phénoménologie sociale formulera bien vite deux
constats élémentaires. D’une part, la mention qui en est faite est le plus
souvent critique, puisque la phénoménologie sociale est régulièrement
présentée comme étant le parfait exemple d’un « subjectivisme » ruineux
pour les sciences sociales. D’autre part, cette critique de la phénoménologie
trouve sa place et sa justification au sein d’une ambitieuse théorie de la
pratique, c’est-à-dire au sein d’une « praxéologie » qui a pour objectif
d’établir les fondements théoriques de la sociologie des pratiques. Celle-ci
s’élabore et se réélabore dans différents textes majeurs, qui vont constituer,
dans un premier temps, un corpus privilégié : l’Esquisse d’une théorie de la
pratique de 1972, Le sens pratique de 1980, les Méditations pascaliennes
de 1995.

L E PROBLÈME DE L’OBJECTIVATION
Avant d’examiner pour elle-même la critique de la phénoménologie
sociale, il convient de la resituer sous la perspective particulière de
l’anthropologie de la pratique telle que Bourdieu la conçoit, en restituant les
intentions et les principes de sa praxéologie. Car s’il y a lieu de convoquer
la phénoménologie, cela ne peut se comprendre tout d’abord qu’à partir de
cette ambivalence de l’œuvre, qui la fait osciller entre sociologie et
anthropologie, l’une de ces deux perspectives se justifiant et se définissant
toujours par rapport à l’autre. C’est cette même ambivalence fondamentale
du discours bourdieusien, par ailleurs volontiers affranchi des frontières
disciplinaires traditionnelles, qui permet de circonscrire l’espace
« philosophique » où s’inscrivent les travaux de Bourdieu. Et, croyons-nous,
il faut tenir et se maintenir dans cette ambivalence entre sociologie et
anthropologie, fût-elle inconfortable : cette ambivalence interdisciplinaire
est au principe, comme on le verra, de l’ambivalence même du rapport de
Bourdieu à la phénoménologie, entre legs et critique.
Selon Bourdieu, l’exercice concret de la sociologie des pratiques se
double et se soutient d’une anthropologie de la pratique ou encore, comme il
le dit lui-même, d’une « anthropologie générale fondée sur une analyse
historique des caractéristiques spécifiques des sociétés contemporaines 1 ».
Bourdieu se situe ainsi dans le sillage de praticiens des sciences sociales,
tels Durkheim et Lévi-Strauss, qui assument une ambition anthropologique
qui est aussi celle de la philosophie traditionnelle. L’intention de cette
anthropologie est de parvenir à une explication totale de l’homme, de
développer une réflexion sur la « condition » humaine, ou encore d’apporter
une réponse à la fameuse question kantienne, véritable principe directeur de
l’anthropologie conçue en son sens proprement philosophique : « qu’est-ce
que l’homme 2 ? ». Cette ambition anthropologique anime, croyons-nous,
l’ensemble de l’œuvre de Bourdieu. Elle est assumée et revendiquée comme
telle. C’est d’ailleurs souvent par la référence à l’anthropologie que
Bourdieu désigne l’unité foncière de l’ensemble de ses travaux, bien plus
que par la désignation, contestée, de « sociologie critique ». Ainsi, dans les
Méditations pascaliennes, Bourdieu présente l’intention directrice de son
œuvre en définissant le projet d’une « anthropologie différentielle des
formes symboliques 3 ». Celle-ci consisterait, dit-il encore, en une « analyse
des variations des dispositions cognitives à l’égard du monde selon les
conditions sociales et les situations historiques 4 ». Elle dépasserait la
philosophie des formes symboliques développée par Cassirer, sans doute
encore tenue pour trop générale et trop abstraite et prolongerait l’analyse
durkheimienne de la genèse des « formes de pensée 5 ».
Retenons-nous, toutefois : est-il bien dit que les choses aillent ainsi de
soi ? L’examen des premiers essais théoriques de Bourdieu, de l’Esquisse de
1972 au Sens pratique, laisse plutôt penser que la réflexion anthropologique
est « avant tout imposée par la pratique scientifique qu’elle habite et
oriente 6 » et qu’elle n’est pas le produit d’un projet autonome, pensé pour
lui-même et par lui-même. On ne peut donc y voir l’effet de l’hysteresis d’un
habitus philosophique portant à l’abstraction et à la généralisation : ce serait
méconnaître ou plutôt refuser de pouvoir reconnaître le problème qui est au
principe de cette ambition philosophique, si c’en est une. Il faut partir de là :
le registre de l’anthropologie s’impose pour des raisons qui sont liées à la
pratique même de la sociologie et, avant elle, de l’ethnologie. Autrement
dit, les raisons du recours au registre de l’anthropologie trouvent leur origine
première dans un problème épistémologique et leurs origines secondes dans
une série d’insatisfactions à l’égard de dispositifs théoriques qui prétendent
régler ce problème sans toutefois y parvenir.
Commençons par préciser la teneur du problème épistémologique. Ce
problème, dans sa formulation générale, est aussi simple que classique :
c’est celui de l’objectivité du discours scientifique et en l’occurrence, celui
de l’objectivité de la connaissance sociologique du monde social. Mais,
comme on va le voir, cette question de l’objectivité du discours scientifique
ne peut plus être posée, selon Bourdieu, dans les termes habituels. Elle ne
peut plus être gagnée par la mise en œuvre de procédures pertinentes,
méthodologiquement réglées, puisque la connaissance savante du monde
social doit d’abord être pensée par rapport à la connaissance ordinaire,
implicite, qui oriente et anime les pratiques sociales. C’est donc une certaine
idée de la « pratique », fonctionnant véritablement à la manière d’une
« Idée » kantienne dans la théorie de la pratique, qu’il faudra expliciter pour
comprendre de manière adéquate ce problème de l’objectivation du discours
sociologique, repensée à partir de la double dimension, objective et
subjective, de la logique de la pratique, c’est-à-dire de la connaissance
ordinaire, non sociologique, du monde social.
Si le problème de l’objectivation du discours scientifique prend un tour
si singulier chez Bourdieu, c’est qu’il trouve son origine dans la pratique
même de la science sociale et dans une « expérience scientifique qui […]
doit beaucoup aux particularités d’un itinéraire biographique 7 », expérience
marquée par les études ethnologiques et sociologiques consacrées, au
tournant des années 1960, à la société algérienne et au monde paysan du
Béarn. Ce sont ces deux expériences, tout à la fois sociales et sociologiques,
qui vont définir les coordonnées fondamentales de ce que Bourdieu appelle
une « expérimentation épistémologique 8 ». Celle-ci consiste en une
comparaison réflexive centrée sur le statut de l’« observateur participant »,
mettant en rapport deux pratiques différentes : celle d’une observation qui
profite du point de vue de l’étranger (et de la perspective ethnologique) pour
analyser la société algérienne, puis celle d’une observation du pays Béarn
qui était aussi celui de l’enfance de Bourdieu, observation qui est l’occasion
d’une « transformation d’un rapport de familiarité en connaissance
savante 9 ». L’expérimentation épistémologique se joue dans ces deux
pratiques concrètes de la science sociale, dans ces investigations « des »
pratiques qui rendent problématique le rapport à « la » pratique.
S’il y a donc nécessité d’une théorie de la pratique, c’est que l’on ne peut
plus se contenter de pratiquer la sociologie sans y réfléchir plus avant et
qu’il faut dépasser les satisfactions de ce que Bourdieu appelle déjà une
« docte ignorance », c’est-à-dire un mode de connaissance non réflexif où la
sociologie s’opère sans réfléchir assez loin à ce qu’elle fait 10. Nous tenons
là une première forme d’insatisfaction qui en rencontre immédiatement une
autre, puisque Bourdieu soutient que le problème épistémologique de
l’objectivation du regard et du discours scientifique ne peut attendre sa
solution de la seule épistémologie. Le début de l’Esquisse en fait l’aveu :
« les spécialistes de la réflexion épistémologique ou méthodologique sont
nécessairement condamnés à considérer plutôt l’opus operatum que le
modus operandi, ce qui implique, outre un certain retard, un biais
systématique 11. » En d’autres termes, la perspective épistémologique ou
méthodologique n’est pas à même de ressaisir tous les enjeux de
l’« expérimentation épistémologique » qu’ont pu représenter les études
ethnologiques et sociologiques conduites en Algérie et dans le Béarn. Il y a
là quelque chose de surprenant, puisque, lorsqu’il publie l’Esquisse d’une
théorie de la pratique en 1972, Bourdieu a déjà lui-même largement
contribué à cette « réflexion épistémologique et méthodologique ». Il a
derrière lui les acquis méthodologiques et épistémologiques du Métier de
sociologue co-écrit avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude
Passeron en 1968. Ce « manuel » situe Bourdieu dans une tradition
épistémologique française, qui va de Bachelard à Canguilhem en passant par
Koyré et Cavaillès, unie par un certain style méthodologique et une adhésion
commune au « rationalisme historique ». Bourdieu, dans Le Métier de
sociologue, insistait en particulier sur la nécessité de la rupture
épistémologique avec le sens commun et les « pré-notions ». À partir de là,
il détaillait longuement les modalités de la construction de l’objet. On doit
donc se demander pourquoi le problème épistémologique de l’objectivité de
la science sociale ne trouve pas là sa résolution. Pourquoi la seule
épistémologie, complétée de la méthodologie de la construction de l’objet
sociologique, n’est-elle pas à même de résoudre ce qui se présente pourtant,
de prime abord, comme un pur problème épistémologique ? Pourquoi faut-il
donc aller chercher ailleurs une réponse à ces questions, c’est-à-dire du côté
de la « théorie de la pratique », ou encore de l’anthropologie de la pratique ?
Il est notoire qu’il y a dans l’œuvre de Bourdieu, à la fin des
années 1970, un tournant qui le conduit à abandonner une perspective
« épistémologique » qui se révèle en définitive trop limitée. La raison de
cette réorientation de la réflexion théorique tient au fait que la pratique de la
sociologie s’expose à des « erreurs » si elle ne s’interroge pas
préalablement sur son rapport aux pratiques pour débusquer les « fondements
anthropologiques et sociologiques 12 » de ces erreurs. Or l’un de ces
« fondements » concerne la distinction même de la théorie et de la pratique.
Ainsi le problème de l’objectivation du discours scientifique découvre-t-il
son origine dans la « coupure » instituée entre théorie et pratique par le
projet même d’une connaissance sociologique des pratiques. Et si le
problème épistémologique n’est pas seulement épistémologique, c’est parce
que « […] toute activité théorique […] suppose une coupure
épistémologique, mais aussi sociale 13 […] ». Le préalable à toute théorie de
la pratique est la prise en compte de cette double « coupure »,
épistémologique et sociale : il faut à la fois réfléchir aux conditions de
l’objectivation et aux « conditions sociales de possibilité de la théorie 14 ».
On voit donc que si cette double réflexion doit s’accomplir dans un registre
caractérisé comme étant celui de l’anthropologie, c’est parce que celle-ci
portera sur l’homme comme être de connaissance et comme être social. La
question de l’objet de l’anthropologie se trouve ainsi réglée comme par
avance, mais cette résolution ouvre aussi une nouvelle ambivalence où il
s’agit de penser ensemble, l’une par l’autre, la question des modalités de la
connaissance et celle de ses conditions sociales de la connaissance. Comme
on va le voir, c’est en reprenant le concept de pratique, en lui assignant une
certaine définition qui va ménager et requalifier cette ambivalence, que la
double réflexion, gnoséologique et sociologique, sera rendue possible et que
la double « coupure » redeviendra pensable.
Mais avant d’y arriver, il faut aussi rendre compte d’une autre
« insatisfaction » évoquée par Bourdieu, relativement au problème
épistémologique de l’objectivité du discours sociologique. Cette autre
insatisfaction, c’est Le sens pratique qui la présente et la met en scène.
Certes, les intentions de l’Esquisse de 1972 et du Sens pratique de 1980
sont, à peu de chose près, les mêmes : il s’agit toujours de définir une
nouvelle « théorie de la pratique » susceptible de régler la question des
« présupposés » du travail sociologique 15. Mais l’« Avant-propos » du Sens
pratique introduit le problème de l’objectivation du discours sociologique
d’une manière bien différente de celle de l’Esquisse. En effet, il ne s’agit pas
de repartir du problème général de la « coupure » entre théorie et pratique,
mais de revenir sur ce que l’on a pu un temps considérer comme une
résolution immédiate de ce problème et au-delà, du problème de
l’objectivité du discours scientifique, à savoir cette solution « clés en main »
que proposait le structuralisme. Ce que Bourdieu narre alors, c’est, à l’instar
de Descartes au début du Discours de la Méthode, l’expérience d’une
déception.
Il y a déception parce que la promesse structuraliste était belle et que sa
nouveauté était réelle. L’originalité de la démarche consistait à « introduire
dans les sociales la méthode structurale ou, plus simplement, le mode de
pensée relationnel qui, rompant avec le mode de pensée substantialiste,
conduit à caractériser tout élément par les relations qui l’unissent aux autres
en un système, et dont il tient son sens et sa fonction 16 ». Cependant cette
promesse n’est, dans les faits, c’est-à-dire dans la pratique de l’ethnologie et
de la sociologie pendant les études en Algérie, pas entièrement tenue et ce,
sans doute, parce qu’elle n’était pas entièrement tenable. Même s’il esquisse
déjà la critique du structuralisme qu’il redéveloppera plus loin pour illustrer
les problèmes de l’objectivisme, Bourdieu évoque surtout, dans l’« Avant-
propos » du Sens pratique, les difficultés concrètes de ses recherches
ethnologiques et sociologiques et les limites que présentent les constructions
et les modélisations structuralistes. Ces dernières ne rendent tout simplement
pas complètement compte de ce que font les agents 17. Elles ne confèrent pas
l’intelligibilité recherchée aux pratiques considérées. Telle est donc la
déception : Bourdieu a cessé d’être un « structuraliste heureux 18 » parce que
les moyens que lui offrait le structuralisme se sont révélés inadéquats pour
conférer une intelligibilité sociologique aux pratiques. Là encore, il s’avère
que le problème épistémologique de l’objectivation n’est pas seulement
méthodologique (et épistémologique) mais qu’il doit être ressaisi dans sa
dimension « anthropologique » :

[…] ce sont surtout les ambiguïtés et les contradictions que l’effort même pour pousser
l’application de la méthode structurale jusque dans ses dernières conséquences ne cessait de faire
apparaître qui m’ont amené à m’interroger moins sur la méthode elle-même que sur les thèses
anthropologiques qui se trouvaient tacitement posées dans le fait même de son application
19
conséquente à des pratiques .

De l’Esquisse au Sens pratique, le problème de l’objectivation ne se


pose donc pas tout à fait de la même manière. Dans l’Esquisse, il s’agit de
revenir après coup sur des recherches déjà effectuées et qui précèdent par
conséquent, dans l’ordre de leur présentation, les réflexions théoriques : il
faut lire tout d’abord les études d’ethnologie kabyle pour comprendre,
ensuite et ensuite seulement, la nécessité d’une théorie de la pratique. Dans
Le sens pratique, on voit plutôt qu’il faut dépasser la fausse solution
qu’avait pu constituer le structuralisme, dénoncer son objectivisme excessif
pour redécouvrir les voies d’une véritable objectivation scientifique des
pratiques. Dans les deux cas, tout de même, le problème de l’objectivation
demeure (même s’il trouve dans Le sens pratique une définition plus
précise, puisque ce qu’il s’agit d’objectiver, c’est désormais « le rapport
objectif et subjectif à l’objet 20 »). L’esquisse de sa solution se dessine, à
chaque fois, dans le registre de l’anthropologie.
Or toute la question est alors de savoir ce qu’il faut entendre par là.
Comment Bourdieu comprend-il donc cette « anthropologie » ? À l’évidence,
il ne s’agit plus de l’anthropologie au sens où les ethnologues ont pu parfois
la concevoir, c’est-à-dire comme une réflexion générale sur la variabilité
des pratiques culturelles fondée sur la collecte ethnographique des données
et sur leur analyse ethnologique. Dans l’Esquisse, l’irruption du problème
épistémologique de l’objectivation vient précisément rompre cette continuité
supposée entre ethnographie, ethnologie et anthropologie. Plus précisément,
elle la perturbe et la détourne. Là où l’on pouvait s’attendre à une réflexion
plus générale, d’ordre anthropologique donc, généralisant les résultats des
études ethnologiques, Bourdieu nous confronte à l’exigence d’une
redéfinition du discours anthropologique. Il faut donc rechercher une autre
forme d’anthropologie, mais cette réorientation n’implique pas non plus que
l’on retrouve immédiatement la voie déjà tracée par ailleurs par
l’anthropologie philosophique. En effet, l’anthropologie que Bourdieu
appelle de ses vœux ne se conçoit pas d’emblée, a priori, comme une
interrogation générale sur une improbable et mystérieuse « nature humaine ».
On pourra aussi s’épargner la recherche laborieuse de critères définitionnels
distinctifs qui rendraient raison de ce qu’est l’homme (la raison, le langage,
la politique, etc.). L’investigation anthropologique, telle que l’envisage
Bourdieu, n’est donc pas l’anthropologie au sens des sciences sociales, ni
celle, « philosophique », au sens où l’entend la philosophie traditionnelle
parce qu’elle s’ordonne directement au problème de l’objectivation du
discours sociologique : elle doit justifier de « fondements » théoriques
devenus problématiques avec le renoncement aux fausses solutions d’un
structuralisme devenu impraticable.

L E PROBLÈME DE « LA » PRATIQUE
Instruire le problème de l’objectivation comme le fait Bourdieu suppose
que l’on accepte d’effectuer un détour et que l’on suspende l’interrogation
que l’on peut nourrir à l’égard de la pratique scientifique elle-même. Il faut
mettre en suspens le problème purement épistémologique et accepter le
principe de son décentrement : l’« anthropologie » est le nom de ce
décentrement. Cela revient à se demander, d’une part, ce qu’est « la »
pratique à partir de ce que sont les pratiques et, d’autre part et
corrélativement, quelle est la nature de la coupure instituée entre la théorie et
le pratique. Examinons successivement ces deux questions.
Qu’est-ce donc que « la » pratique ? La réponse à cette première
question peut paraître aisée alors qu’elle recèle des difficultés importantes.
En un sens, on sait toujours déjà ce que sont les « pratiques » : elles sont les
objets mêmes des recherches ethnologiques et sociologiques. Ce sont, si on
lit les études d’ethnologie kabyle, les façons d’agir qui se réfèrent au « sens
de l’honneur », les manières d’organiser et d’habiter la maison, les stratégies
matrimoniales 21. Les pratiques, ce sont donc, très généralement, des
manières d’agir en société ou par rapport à la société. Dès lors, ce que
réclame le point de vue de l’anthropologie, c’est de ressaisir le point de vue
de « la » pratique et de la penser en sa généralité, voire en son universalité.
Or cette définition de « la » pratique que l’on s’attend à voir surgir
rapidement dans l’exposition du projet anthropologique de Bourdieu est en
réalité tout bonnement absente, au moins dans un premier temps, dans
l’Esquisse comme dans Le sens pratique. Bourdieu ne se soucie pas de
produire une définition générale de la pratique. Dans l’Esquisse, il semble se
concentrer plus volontiers sur le problème des modalités et des fondements
de « l’observation participante », point de vue qui est déjà celui du praticien
des sciences sociales. Dans Le sens pratique, l’« Avant-propos » discute du
structuralisme, puis le premier chapitre engage la « critique de la raison
théorique », c’est-à-dire du subjectivisme et de l’objectivisme, sans jamais
prendre le temps de préciser ce qu’est « la » pratique.
Comment justifier cette absence ? Une première hypothèse de lecture
pourrait soutenir que l’on n’a pas à définir la pratique parce que l’on sait
toujours déjà fort bien de quoi il retourne. Tout se passerait donc comme si
le sens de ce qu’il faut entendre par pratique allait de soi. Cela vaut pour
l’agent pris dans la pratique : la pratique a pour principe de se savoir ou de
s’éprouver comme pratique. Cela vaut aussi pour l’ethnologue ou le
sociologue qui a circonscrit l’objet de ses recherches et qui sait, pour des
raisons liées à la constitution même de ces disciplines, ce qui mérite d’être
regardé comme « pratique ». Ainsi sait-on bien de quoi il est question.
Cependant cette hypothèse de lecture n’est pas vraiment tenable. Car
Bourdieu mobilise en réalité un concept bien déterminé de pratique, concept
qui fonctionne à la manière d’un concept préliminaire, implicite, trouvant
progressivement sa détermination. C’est cette autre hypothèse de lecture que
l’on veut privilégier : le concept de « pratique », non explicitement défini,
agit dans le discours bourdieusien comme une présupposition qui gagne
progressivement en opérativité. Il ne s’agit pas d’une sorte de pétition de
principe qui donnerait comme par avance l’objet à réfléchir, mais bien d’un
acquis conceptuel préalable dont la teneur n’est pas tant thématique que
problématique. Or c’est cette définition en creux de la « pratique », véritable
« théorie de la pratique » déjà à l’œuvre sans se déclarer comme telle, qui
décide de la reformulation particulière du problème de l’objectivation,
comme du statut de « l’anthropologie ».
Si l’on reprend la lecture conjointe de L’esquisse et du Sens pratique, il
apparaît que la « pratique » est implicitement définie par quatre
présuppositions complémentaires :
1. Selon une première présupposition, est « pratique » toute manière
d’agir qui manifeste une certaine régularité. La pratique, c’est l’action que
l’on observe et qui présente un caractère de répétition, une sorte de nécessité
interne. Cette régularité peut être objectivée par l’enquête statistique, même
si la statistique ne peut rendre compte de toutes les régularités de la pratique.
Cette régularité correspond à une logique interne de la pratique et ne doit pas
être comprise comme une obéissance à des règles (ce que le point de vue
praxéologique s’attachera à confirmer à partir de la théorie de l’habitus).
Ainsi, dans l’Esquisse, à propos des conduites d’honneur :

[…] les conduites d’honneur réellement observées (ou potentiellement observables) […] frappent
à la fois par leur diversité inépuisable et par leur nécessité quasi mécanique ; cela sans avoir besoin
de construire à grands frais des modèles « mécaniques » qui, dans le meilleur des cas, seraient à
l’improvisation réglée de l’homme d’honneur ce qu’un manuel de savoir-vivre est à l’art de vivre
22
ou ce qu’un traité d’harmonie est à l’invention musicale .

La pratique, ce sont d’abord et avant tout des actions, des manières de


faire, de dire et de penser régies par une « nécessité » interne, par des
raisons qui peuvent passer pour arbitraires mais dont on pressent aussi la
cohérence mystérieuse 23. La pratique a donc sa logique propre, même si le
sens de celle-ci n’est pas immédiatement évident.
2. Une deuxième présupposition, à propos de la pratique, soutient que
celle-ci n’est intelligible que par le « sens pratique » qu’elle manifeste.
Cette thèse est, en fait, on le voit bien, une esquive ou une substitution 24.
Ainsi, dans l’Esquisse, Bourdieu en vient bien vite à parler, non plus de la
pratique, mais bien plutôt de la « maîtrise pratique » et plus précisément
encore de « la maîtrise pratique qui rend possible une action objectivement
intelligible 25 ». On se souvient alors de la curieuse citation mise en exergue
par Bourdieu au début de l’Esquisse, extraite du Robert de la langue
française, qui restituait la troisième acception du mot « sens » : le sens est
alors défini comme une « faculté de connaître d’une manière immédiate et
intuitive ». Bourdieu désigne par avance le véritable objet de la réflexion :
non pas la pratique mais bien une certaine « faculté de connaître » qui
s’avère en elle et qui invite à penser la pratique sous l’angle de sa
« maîtrise ». Les choses sont plus claires encore dans Le sens pratique, qui
ne se présente plus sous la perspective d’une théorie de « la » pratique mais
bien comme une étude sur le sens pratique. Celui-ci trouve une première
définition dès l’« Avant-propos » :

La cohérence sans intention apparente et l’unité sans principe unificateur immédiatement visible de
toutes les réalités culturelles qui sont habilitées par une logique quasi naturelle (n’est-ce pas là ce
qui fait le « charme éternel de l’art grec » dont parlait Marx ?) sont le produit de l’application
millénaire des mêmes schèmes de perception et d’action qui, n’étant jamais constitués en principes
explicites, ne peuvent produire qu’une nécessité non voulue, donc nécessairement imparfaite, mais
aussi un peu miraculeuse, est très proche en cela de celle de l’œuvre d’art. […] Ce sens pratique
n’a rien de plus ni de moins mystérieux, quand on n’y songe, que celui qui confère leur unité de
style à tous les choix qu’une même personne, c’est-à-dire un même goût, peut opérer dans les
domaines les plus différents de la pratique, ou celui qui permet d’appliquer un schème
d’appréciation tels que l’opposition entre fade et savoureux ou plat et relevé, insipide et piquant,
douceâtre et salé, à un plat, une couleur, une personne (et plus précisément à ses yeux, ses traits,
26
sa beauté), et aussi à des propos, des plaisanteries, un style, une pièce de théâtre ou un tableau .

Et la définition de ce « sens pratique » va si loin qu’elle paraît déjà


anticiper les résultats positifs de la « praxéologie », puisque Bourdieu
évoque d’emblée l’existence d’un « principe ordonnateur […] capable
d’orienter les pratiques de manière à la fois inconsciente et systématique 27 »,
formule qui n’est pas sans évoquer la définition qui sera donnée plus loin de
l’habitus. Retenons donc, pour l’heure, que la pratique trouve sa garantie
d’intelligibilité dans cette supposition selon laquelle il existerait un « sens
pratique » situé à son principe, sens pratique qui apparaît comme une
connaissance immédiate et intuitive de ce qui est à faire.
3. Une troisième présupposition suggère que la « pratique » pure, au sens
d’une pratique qui ne serait qu’action ou actions, n’existe pas. En tout cas,
elle n’existe pas aux yeux de l’ethnologue, du sociologue ou de
l’anthropologue qui adoptent la perspective bourdieusienne : si les pratiques
sont l’objet de la science sociale, c’est qu’elles ont un sens, et si elles ont un
sens, c’est qu’elles mobilisent une certaine connaissance pratique. Or,
parler de connaissance, c’est aller encore plus loin que la seule référence au
« sens » comme principe d’intelligibilité de la pratique. Mais c’est un pas
que Bourdieu n’hésite pas à franchir puisqu’il lui procure le bénéfice
immédiat d’une comparaison entre connaissance théorique et connaissance
pratique. De là, cette affirmation directe, dans l’Esquisse d’une théorie de
la pratique, qui va ouvrir véritablement le registre de la « praxéologie » :

Le monde social peut faire l’objet de trois modes de connaissance théorique qui impliquent en
chaque cas un ensemble de thèses anthropologiques, les plus souvent tacites, et qui, bien qu’ils ne
soient nullement exclusifs, au moins en droit, n’ont en commun que de s’opposer au mode de
28
connaissance pratique .

La connaissance pratique évoquée par Bourdieu ne fera pas l’objet d’un


examen pour elle-même, puisque l’Esquisse se consacre aussitôt à la
discussion des trois modes de connaissance théorique. On tient là pourtant le
ressort véritable de la réorientation possible de la question épistémologique
de l’objectivation.
En effet, le propre de la connaissance pratique, c’est d’être structurée
selon des distinctions qui sont souvent des oppositions. La logique de cette
connaissance pratique, « logique “sauvage” au cœur même du monde
familier 29 », est fondamentalement duelle et puissamment oppositive. La
connaissance pratique porte donc déjà en elle une certaine théorie de la
pratique et c’est cette présence à l’œuvre d’une certaine théorie informulée
de la pratique (au sens d’un génitif objectif), provenant de la pratique elle-
même, qui rend incertaines les prétentions de celui qui veut produire une
théorie de la pratique (au sens d’un génitif subjectif). Ainsi, dans Le sens
pratique, faut-il partir de ce constat :

[…] dans nombre de ces opérations, la pensée ordinaire, guidée, comme toutes les pensées que
l’on dit « prélogiques », c’est-à-dire pratiques, par un simple « sentiment du contraire », procède
par oppositions, formes élémentaires de spécifications qui la conduit par exemple à donner aux
mêmes termes autant de contraires qu’il y a de rapports pratiques dans lesquels il peut entrer avec
30
ce qui n’est pas lui […] .

Mais ce n’est pas tout. En effet, la plus puissante de ces oppositions est,
selon Bourdieu, celle du subjectif et de l’objectif, opposition constitutive du
rapport de connaissance : c’est ainsi à partir de cette opposition
fondamentale, partage entre le sujet et l’objet, institution corrélative de l’un
et de l’autre, que l’on peut et qu’il faut s’interroger sur la nature de la
connaissance en général et en particulier sur le rapport entre la connaissance
théorique et la connaissance pratique. Le concept de pratique présuppose ce
partage, en son sein, d’un sujet de la pratique et d’un objet sur lequel se
porte l’action engagée.
4. Enfin, une dernière présupposition se laisse formuler par cet énoncé :
la pratique est sociale. Voilà qui va de soi, en apparence. La pratique dont il
est jusque-là question est nécessairement « sociale », à tel point qu’il n’est
pas même question de parler de « pratique sociale ». Elle l’est pour des
motifs disciplinaires : si la sociologie doit être science du social et si l’on
considère que la sociologie doit être une sociologie des pratiques, alors il
faut bien qu’elle prenne pour thème la dimension sociale des pratiques. Et
cette évidence se traduit par une relative indéfinition du « social » : si le
concept de « pratique », pourtant central, n’est pas formellement défini par
Bourdieu, ce qu’il faut entendre par « social » l’est encore moins.
Là encore, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de se donner par avance
ce qui reste à démontrer. Si l’on ne peut définir a priori ce qu’est le social,
c’est précisément parce que le commencement et la fin de la sociologie ne
sont pas et ne peuvent pas être une ontologie sociale, c’est-à-dire une théorie
générale, abstraite, de ce qu’est le social. Cette intention peut bien sûr être
celle de la philosophie, mais elle est précisément ce que la sociologie doit
s’interdire : c’est la sociologie elle-même qui doit révéler le social pour ce
qu’il est, dans et par les pratiques. Le social y est à la fois agi et agissant,
cause et effet, présent partout sans qu’il ne soit possible, a priori, de lui
assigner un site propre. Certes, pour tenter de mieux cerner de quoi il est
question, on peut toujours mobiliser des définitions provisoires, partielles
(mais on le peut seulement, et Bourdieu se garde bien de le faire) qui
renverraient aux « autres », à l’institution, à l’expérience d’une normativité,
à la hiérarchie des rapports sociaux, à leurs inégalités, etc. Mais ces
définitions lexicales ne sont pas à la hauteur de ce qui doit être saisi, révélé,
par le seul exercice de la sociologie et qui fait bien sa tâche spécifique :
seule l’analyse sociologique des pratiques révèle le social en tant que tel.
Cette présupposition, chez Bourdieu, a un retentissement particulier sur
la question de la pratique, telle qu’elle a été définie jusqu’à présent, et plus
particulièrement sur la question de l’objectivité à laquelle on peut prétendre
en discourant des pratiques et de la pratique. Car si la pratique est
nécessairement sens pratique et par suite connaissance pratique, elle est
aussi sociale : la théorie qui prétend porter un regard « objectif » ne doit
donc pas simplement rendre compte de ces différentes dimensions de la
pratique, elle doit aussi s’interroger sur la façon qu’elle a de fait rupture
avec elles. On retrouve là le thème de la double « coupure », à la fois
épistémologique et sociale : la théorie de la pratique qui prétend la prendre
pour « objet » se coupe nécessairement de sa logique et de son
fonctionnement gnoséologique puisqu’elle prétend se distinguer d’elle
théoriquement, mais elle se coupe aussi nécessairement de sa dimension
sociale et en vient à ignorer ou méconnaître, comme le dit Bourdieu, ses
« conditions sociales de possibilité ».

On assiste donc, à travers l’adoption successive de ces quatre


présuppositions ou thèses à propos de la pratique, à une véritable définition
de la pratique, certes non explicitement présentée comme telle, mais
progressivement élaborée et, au final, consistante et opérante. Cette
définition progressive de la pratique est aussi l’occasion d’une construction
de l’objet de la réflexion « anthropologique » telle que Bourdieu la conçoit :
ce que l’anthropologie doit prendre en considération, c’est d’abord et avant
tout non pas la pratique dans sa généralité et dans toute son extension, mais
bien le dualisme fondamental qui est celui de la connaissance pratique, sinon
de toute connaissance : le partage entre le subjectif et l’objectif, tel qu’il se
détermine dans des actes de connaissance et dans des pratiques qui se
caractérisent par une certaine « socialité ».

REJOUER LA COUPURE : LA DOUBLE OBJECTIVATION


Ce que l’on a nommé le « problème » de la pratique n’est pas un
problème pour la pratique elle-même. Ce n’en est un que du point de vue de
la théorie qui entend dire la pratique telle qu’elle est, qui prétend à une
certaine objectivité et qui s’intéresse par conséquent à la nature de la
pratique pour savoir ce qu’il est possible d’en dire et sous quelles
conditions.
Mais il apparaît à présent que le programme de l’anthropologie de la
pratique tient, pour l’essentiel, à un décalage théorique opéré par Bourdieu.
Ce déplacement tient au fait qu’il ne s’agit pas seulement de réfléchir à
l’objectivité du discours scientifique (c’est-à-dire au respect de normes
formelles ou pratiques qui vont garantir cette objectivité), mais à
l’objectivation elle-même, c’est-à-dire au fait même de prendre un objet en
considération. « Objectiver l’objectivation » suppose que l’on se donne une
« objectivation » pour objet et que la définition de la science puisse être
reconduite à celle de l’« objectivation ». C’est donc en tant que pratique
objectivante que l’activité scientifique est elle-même considérée. Ce
décentrement a pour premier effet de faire apparaître la théorie comme étant
un type de pratique parmi d’autres. Il ne s’agit plus de définir, à la manière
de l’épistémologue, les normes du discours objectif, mais d’objectiver
l’objectivation, de prendre un point de vue théorique sur le point de vue
théorique.
Comment sera-t-il donc possible d’y parvenir ? Comment objectiver
l’objectivation ? La tâche n’est pas seulement théorique : elle implique que
l’on parvienne effectivement, en pratique, à objectiver l’objectivation. Pour
le comprendre, relisons l’Esquisse. Bourdieu y reformule le programme de
l’anthropologie de la manière suivante, en soulignant le fait que
l’anthropologie implique une praxéologie et qu’il faut pour cela :

[…] construire la théorie de la pratique ou, plus exactement, du mode de génération des pratiques,
qui est la condition de la construction d’une science expérimentale de la dialectique de l’intériorité
31
et de l’extériorité […] .

Il y aura donc deux volets complémentaires pour parvenir à « objectiver


l’objectivation ». D’une part, il faut produire une théorie de la pratique,
laquelle deviendra, à terme, une « théorie du mode de génération des
pratiques », dont les concepts de champ et d’habitus livreront les clés
conceptuelles. Mais d’autre part – et la chose est peu remarquée par les
commentateurs –, il faut aussi élaborer une « science expérimentale » du
rapport entre l’intériorité et l’extériorité, entre le subjectif et l’objectif, entre
le mental et le social. Ce dernier aspect doit retenir toute notre attention.
De quelle expérimentation cette science du rapport de l’intériorité et de
l’extériorité peut-elle donc se revendiquer ? À l’évidence, il s’agit de
l’« expérimentation épistémologique » que Bourdieu s’est proposé de
pratiquer en analysant, d’un point de vue ethnologique, la société algérienne,
puis en revenant, en sociologue, au Béarn. Développer successivement
l’ethnologie d’un monde étranger puis la sociologie d’un monde familier,
c’est se donner une double occasion de réfléchir à la nature de
l’objectivation pratiquée par les sciences sociales. Ce qui est livré à
l’expérimentation, ce sont des pratiques, des expériences pratiques de
l’activité scientifique portant sur le monde social. Il a fallu, aux yeux de
Bourdieu, compléter l’expérience du point de vue ethnologique, opérant par
principe dans une situation d’étrangeté à l’égard des pratiques sociales,
d’une autre expérience, opérée depuis le point de vue sociologique, en
cherchant cette fois-ci à mettre à distance ce que l’on tenait pour le plus
familier. C’est l’expérience de la coupure ethnologique, au moment des
études sur l’Algérie, qui a incité Bourdieu à cette « expérimentation » qui
tient au projet d’analyser ce que l’on tient pour le plus familier, le monde
social de l’enfance et de l’adolescence, à savoir le Béarn. La conversion à la
sociologie est un renversement de la perspective ethnologique,
l’expérimentation d’un point de vue qui lui est en quelque sorte « inverse ».
Bourdieu s’en explique ainsi dans l’Invitation à la Sociologie Réflexive :

Ayant travaillé en Kabylie, c’est-à-dire dans un monde foncièrement étranger, je m’étais dit qu’il
serait intéressant de faire une sorte de Tristes tropiques à l’envers – cet ouvrage était un des
grands modèles que nous avions tous en tête à l’époque : observer les effets que pouvait produire
32
en moi l’objectivation du monde indigène .

Le projet de Bourdieu ne se comprend donc pas seulement par rapport au


structuralisme dont il faut s’affranchir parce que l’on y trouve plus son
bonheur de savant. Il s’agit d’observer « sur soi-même » les effets de
l’objectivation sociologique pour pouvoir les comparer aux effets de
l’objectivation du monde étranger. Or, ce que révèle l’expérimentation
épistémologique qui consiste à comparer l’ethnologie du monde étranger et
la sociologie du familier, c’est le fait qu’il y a, dans les deux cas, une part de
subjectivité qui se trouve impliquée dans l’acte de connaissance. C’est pour
cette raison qu’il faut « observer les effets » que peut produire, en nous,
l’objectivation ethnologique ou sociologique du monde social. Faire du
monde social un objet de connaissance est une décision qui a des
implications pour le sujet de connaissance lui-même. On ne peut donc pas se
fier immédiatement à la science qui prétend à l’objectivité pour la simple et
bonne raison que le savant n’est pas un être absolument détaché de la vie
sociale qu’il mène par ailleurs. Le problème n’est pas purement
épistémologique, il n’est plus seulement celui de l’objectivité du discours
scientifique : il devient celui de l’objectivation qui est la pratique même du
regard ethnologique ou sociologique sur le monde social.
Allons plus loin : l’expérimentation engagée par Bourdieu identifie
clairement deux « effets » subjectifs de l’objectivation scientifique, ce qui
l’amène à formuler deux constats déterminants.
1. Ce qui est tout d’abord « objectivé » de l’objectivation, c’est la
coupure gnoséologique et sociale. La coupure gnoséologique et sociale ne
fait pas problème en tant que telle : notre expérience du monde social est
aussi faite de ces coupures car elle n’est pas complètement homogène. Elle
fait problème parce qu’elle est à l’origine de l’institution d’un « point de
vue » qui tend par principe à méconnaître la réalité de la double coupure et
ses implications. L’institution d’un point de vue, d’une perspective théorique
sur le monde social implique toujours une telle coupure, condition même de
l’objectivation de la pratique.
Qu’est-ce donc qu’un point de vue ? Dans Raisons pratiques, Bourdieu
donne la réponse suivante à cette question :

Pour résumer cette relation complexe entre les structures objectives et les constructions
subjectives, qui se situe au-delà des alternatives ordinaires de l’objectivisme du subjectivisme, du
structuralisme et du constructivisme et même du matérialisme de l’idéalisme, j’ai l’habitude de
citer, en la déformante un peu, une formule célèbre de Pascal : « Le monde me comprend et
m’engloutit comme un point, mais je le comprends. » L’espace social m’englobe comme un point.
Mais ce point est un point de vue, le principe d’une vue prise à partir d’un point situé dans
l’espace social, d’une perspective définie dans sa forme et son contenu par la position objective à
33
partir de laquelle elle est prise .

Le point de vue, c’est la position depuis laquelle la connaissance devient


possible, autorisée ou justifiée, position qui est toujours une position sociale,
mais qui peut aussi se méconnaître en tant que position sociale. En ce sens,
le point de vue implique toujours une relativité : il n’est rien en lui-même car
il doit sa spécificité aux relations qui se nouent dans l’espace social. Mais le
point de vue ne se réduit pas pour autant à la position occupée dans l’espace.
Il ne se confond pas, purement et simplement, avec elle. Le point de vue est
aussi ce qui me permet de mettre le monde en perspective, depuis la position
occupée. En lui s’articulent donc les « structures objectives » du monde
social et les « constructions subjectives » qui me permettent de gagner un
rapport singulier au monde qui m’entoure.
Dès lors, la coupure gnoséologique et sociale qui est au principe du point
de vue sur la pratique se modalise de différentes manières et elle donne lieu
à des recompositions du rapport entre le subjectif et l’objectif qui peuvent
passer inaperçues. Le point de vue tend aussi à se méconnaître en tant que
relativité. Objectiver l’objectivation, c’est tenter de cerner cette
méconnaissance que le point de vue peut induire. Pour le dire autrement, cela
revient à dresser l’inventaire critique de nos connaissances légitimes et de
méconnaissances dont nous n’avons plus même conscience. Nous aurons à
revenir sur cet enjeu crucial pour la compréhension de la praxéologie de
Bourdieu.
2. Revenons donc au cas particulier de la double objectivation dont
Bourdieu a pu faire l’expérience, en comparant les effets du séjour en
Algérie puis du retour au Béarn. Apparaît cet autre aspect : penser l’activité
scientifique comme une pratique, ce que permet le point de vue de
l’expérimentation conduite à propos des pratiques d’objectivation, c’est
aussi penser ce qui l’unit à toutes les autres pratiques pour tenter de spécifier
ensuite ce qui peut la distinguer. Dès lors, objectiver l’objectivation, c’est
faire en sorte que l’on puisse interroger les « présupposés » qui sont au
fondement de l’adoption d’un point de vue particulier sur le monde social.
Dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, Bourdieu formule en ces
termes ce qui lui apparaît comme le problème fondamental de la science
sociale :

[…] L’anthropologie ne doit pas seulement rompre avec l’expérience indigène et la représentation
indigène de cette expérience, par une seconde rupture, il lui faut mettre en question les
présupposés inhérents à la position d’observateur étranger qui, préoccupé d’interpréter des
34
pratiques, incline à importer dans l’objet les principes de sa relation à l’objet […].

Le projet d’une théorie de la pratique exige d’« objectiver plus


complètement le rapport objectif et subjectif à l’objet ». Le problème est
donc, d’abord et avant tout, celui d’une connaissance qui risque d’être
corrompue ou compromise, comme par avance, par la méconnaissance sur
laquelle elle se fonde. C’est parce que l’objectivation est rupture et parce
qu’elle procède d’une double coupure gnoséologique et sociale qu’elle ne
peut affronter directement et immédiatement son objet. Puisque la science
sociale doit être et ne peut être qu’une théorie, il lui faut d’abord perdre la
pratique et admettre qu’elle l’a perdue, pour se donner ensuite les moyens de
la retrouver.
Cependant, pour Bourdieu, la coupure n’est jamais absolue : entre
théorie et pratique, il y a une continuité fondamentale qui tient au fait que la
pratique implique toujours un partage entre l’objectif et le subjectif. Tel est
le risque que court la pensée savante, tentée par une théorie de la pratique
qui ne réfléchit pas suffisamment à son statut de « théorie » : reconduire des
catégories, une philosophie implicite de la pratique et surtout un partage des
points de vue qui n’est pas interrogé pour lui-même. Ainsi Bourdieu peut-il
souligner, dans l’Esquisse :

Aussi longtemps qu’il ignore les limites inhérentes au point de vue qu’il prend sur l’objet,
l’ethnologue se condamne à reprendre inconsciemment à son compte la représentation de l’action
35
qui s’impose à un agent […].

Dans ce même ouvrage, Bourdieu relève aussi le fait que le champ


épistémologique de la science sociale est « un champ épistémologique
organisé autour d’un ensemble de couples d’oppositions parallèles 36 ». Or le
principe de ce dualisme se situe dans la connaissance pratique ordinaire,
laquelle est elle-même distribuée selon un partage de l’objectif et du
subjectif. Où il s’avère que le concept de pratique, d’abord indéfini puis
progressivement défini, a aussi pour fonction de rendre pensable une
continuité fondamentale entre théorie et pratique, dans la mesure où la
distinction du subjectif et de l’objectif est toujours reconduite, toujours à
l’œuvre. C’est parce que l’on s’est déjà doté d’une certaine caractérisation
de la pratique que la coupure avec celle-ci peut être pensée comme une
redistribution, souvent méconnue, voire déniée, du partage entre l’objectif et
le subjectif.
À ce point, nous voyons donc que le programme d’une anthropologie de
la pratique n’implique pas seulement une certaine idée de la pratique. Il
engage aussi une redéfinition du problème épistémologique initial, celui de
l’objectivité du discours scientifique, vers celui de l’objectivation de la
pratique scientifique, puis vers celui d’une objectivation de l’objectivation.
Il est ainsi manifeste que le programme de la double objectivation n’est pas
une simple théorie : il faut y voir un ensemble de règles pour la direction de
l’esprit sociologique. Bourdieu n’entend pas produire une théorie de l’esprit
scientifique qui aurait toute son autonomie, qui vaudrait en quelque sorte
pour elle-même et que l’on pourrait ensuite laisser derrière soi. Cette théorie
ne doit pas se contenter de rassembler une série de généralités abstraites.
Elle doit servir l’analyse de la position relative du sujet de connaissance. La
double objectivation doit être appliquée par le sujet de connaissance lui-
même à ce qu’il est, c’est-à-dire un être de connaissance socialisé. En ce
sens, elle est au principe d’une réflexivité sociologique cruciale pour
comprendre les spécificités de la sociologie de Bourdieu, et sur laquelle
nous reviendrons. Avant d’en arriver là, notons encore que la double
objectivation suppose que le sujet se soumette à l’exigence de comprendre
ce que sont les conditions sociales de possibilités de la connaissance, non
plus sur un mode strictement philosophique, mais bien sociologique. Le
programme de l’anthropologie de la pratique, animé par l’ambition
d’objectiver l’objectivation, est ainsi le lieu où s’accomplit le dépassement
de la philosophie et où la sociologie se trouve à la fois requise et justifiée.

L E PROGRAMME DE L’ANTHROPOLOGIE DES PRATIQUES


L’expérimentation des points de vue conduite par Bourdieu met donc en
valeur deux aspects de l’objectivation scientifique : la coupure
gnoséologique et sociale qui est au principe de tout point de vue pris sur la
pratique et la persistance du partage sujet/objet au sein de ce point de vue.
Le repérage de ces premiers aspects de l’objectivation détermine les tâches
de l’anthropologie telle que la conçoit Bourdieu. Tout d’abord, elle se
réalise au moyen d’une sociologie des formes de connaissance qui est son
préalable critique (1). Ensuite, l’anthropologie de la pratique exige la mise
en œuvre d’une critique réflexive des discours et des théories qui ont cours
en matière d’anthropologie (via la critique conjointe du subjectivisme et de
l’objectivisme) (2). Enfin, elle implique l’élaboration d’une nouvelle théorie
de la pratique : ce sera l’objectif de la praxéologie, au sens strict, dans sa
dimension positive et déterminée (3). Ultimement, mais on dépasse alors les
limites de ce qui revient à l’anthropologie de la pratique comprise au sens
strict, elle trouve son prolongement dans son application méthodologique et
épistémologique : il faut élaborer une épistémologie et une méthodologie de
la « construction de l’objet », laquelle sera soutenue par une constante
vigilance épistémologique (4). Pour les besoins de notre propos, nous allons
revenir, tout d’abord, sur les deux premiers moments de ce programme. La
prochaine partie de cet ouvrage nous permettra d’aborder, sous un biais
particulier (celui de la question de la normativité, c’est-à-dire du rapport du
sujet aux normes de la pratique), la praxéologie elle-même, en soulignant
l’importance qu’y joue le concept d’habitus. Dans la dernière partie de cet
ouvrage, nous aurons aussi l’occasion de revenir, via la question de la
réflexivité, sur la vigilance épistémologique impliquée par l’anthropologie
bourdieusienne de la pratique.
1. Tout d’abord, il faut repartir de la coupure gnoséologique et sociale
instituée par la pratique de l’activité théorique, de l’activité scientifique. Il
faut restituer la coupure pour ce qu’elle est, mais aussi comprendre
l’institution de sa méconnaissance. Autrement dit, il faut dire la réalité de
l’objectivation, ou encore, selon la formule qu’affectionne Bourdieu,
« objectiver l’objectivation ». Ce programme s’énonce le plus souvent chez
Bourdieu dans les termes d’une critique de l’objectivation, au sens kantien
du terme : il faut mesurer sa portée et ses limites, ce qu’elle peut
légitimement et ce qu’elle ne peut pas, en identifiant ses conditions de
possibilité. Or celles-ci sont gnoséologiques et sociales. L’anthropologie
des pratiques a donc pour préalable la critique sociologique des formes de
connaissance. Bourdieu présente souvent cette critique sociologique des
formes de connaissance en s’autorisant d’une référence à Kant. Cette
présentation « kantienne » de l’anthropologie bourdieusienne est présente
dès l’Esquisse et Le sens pratique, mais elle gagne en puissance dans la
suite de l’œuvre 37.
D’une manière très générale, on peut dire que Bourdieu souscrit au projet
kantien d’une critique des usages de la raison et que son anthropologie de la
pratique se situe dans le sillage du criticisme 38. Si les Lumières ont pu
célébrer les puissances démystificatrices de la raison, il revient à Kant
d’avoir retourné ces puissances contre la raison elle-même en instaurant le
fameux « tribunal de la raison » où cette dernière est à la fois juge et jugée.
La raison, réfléchissant sur elle-même, peut alors mesurer ses prétentions
métaphysiques et pratiques. Le projet de Bourdieu prolonge cette perspective
tout en la respécifiant en direction d’une critique de la raison scolastique,
c’est-à-dire de la raison œuvrant depuis cette situation particulière qui est
celle de la skholé, ce « temps libéré des occupations et des préoccupations
pratiques 39 ». Le premier chapitre des Méditations pascaliennes se présente
ainsi comme une « Critique de la raison scolastique » où il s’agit d’identifier
les lacunes et les illusions d’une raison qui s’est coupée de la pratique et ne
la pense plus adéquatement, pour des raisons qui sont propres au
fonctionnement même de la raison. Dès lors, la critique, dans sa dimension
négative, aura pour effet de dénoncer les conceptions erronées ou limitées de
la pratique (comme le structuralisme, la théorie de l’action rationnelle, la
pragmatique universelle de Habermas).
Cependant, cette critique de la raison scolastique n’est recevable qu’à la
condition de se justifier d’une conception positive du rapport de la raison à
la pratique que l’anthropologie de la pratique doit précisément assumer. Or
Bourdieu s’autorise, là encore, d’une référence à Kant. Il ne s’agit alors plus
seulement de désigner la parenté de deux projets (critique des usages
théoriques, pratiques et esthétiques de la raison chez Kant ; critique de la
raison scolastique chez Bourdieu), mais de mettre au jour un problème
commun, celui de la nature des conditions de possibilité de l’exercice de la
raison. Les Méditations pascaliennes sont explicites sur le sens, proprement
problématique, qu’il convient d’accorder à cette référence à Kant :

C’est pourtant dans une perspective kantienne, mais totalement exclue par Kant, au nom de la
coupure entre le transcendantal et l’empirique, que je me suis placé, en me donnant pour objet la
recherche des conditions socio-transcendantales de la connaissance, c’est-à-dire de la structure
sociale ou socio-cognitive (et pas seulement cognitive), empiriquement observable (le champ, etc.),
qui rend possible les phénomènes tels que les appréhendent les différentes sciences ou, plus
40
précisément, la construction de l’objet scientifique et du fait scientifique .

La continuité est nette : la perspective kantienne qui mérite d’être reprise


est celle qui se fonde sur la distinction du transcendantal et de l’empirique.
En d’autres termes, Bourdieu partage l’idée qu’il faut envisager les formes
de connaissance depuis leurs conditions de possibilité, désignée par la
mention du transcendantal. Cependant, il est aussi immédiatement manifeste
que Bourdieu ne partage pas la solution kantienne, qui consiste à comprendre
le problème de la nature des conditions de possibilité de la connaissance
depuis la seule raison « pure », c’est-à-dire en laissant de côté tout ce qui
peut relever d’une genèse empirique des facultés pour ne conserver qu’un
transcendantal épuré où la raison se réfléchit elle-même par elle-même. De
ce point de vue, la critique kantienne de la raison pure reste celle d’une
raison scolastique qui ignore sa réalité pratique en niant ses propres
conditions de possibilité pratiques. Elle se fonde sur un « oubli de
l’histoire 41 » qui lui épargne la considération de ses conditions de
possibilité historiques et sociales, empiriques en somme.
Pour y remédier, il faut donc, comme le soutient Bourdieu, partir à « la
recherche des conditions socio-transcendantales de la connaissance », c’est-
à-dire en menant « jusqu’au bout l’analyse que les plus intrépides des
philosophes arrêtent souvent en chemin, c’est-à-dire au moment où elle
rencontrerait le social 42 ». L’investigation transcendantale (l’enquête sur les
conditions de possibilité des formes de connaissance) doit accepter
l’impureté des conditions sociales de possibilité. Sur le fond d’une
continuation du projet critique, Bourdieu opère une rupture décisive : la
réalisation de ce programme « kantien » passe désormais par
l’historicisation du point de vue de la connaissance 43. Restituer les
conditions de possibilité gnoséologiques et sociales, c’est faire droit à la
part d’arbitraire historique qui est au fondement de l’institution du point de
vue. La théorie de la pratique ne vaut donc pas pour elle-même et par elle-
même. Elle ne peut se suffire à elle-même, être dissociée d’une sociologie
des formes de connaissance et ainsi « exister de cette existence irréelle et
neutralisée qui est celle des “thèses” théoriques ou des discours
épistémologiques 44 », au rang desquels figure la philosophie critique
kantienne.
2. D’autre part, l’anthropologie, pour réaliser le programme qui lui est
assigné de l’objectivation du rapport du subjectif et de l’objectif, doit
d’abord se réfléchir elle-même et développer la critique des « tendances »
théoriques qui sont susceptibles de reconduire subrepticement le partage du
sujet et de l’objet 45. L’anthropologie s’inaugure donc de la critique des
discours et théories « anthropologiques » qui méconnaissent la réalité de la
coupure gnoséologique et sociale et importe ainsi le dualisme sujet/objet en
vigueur dans la pratique dans le domaine de la théorie. Cet apport
inconscient s’exprime à travers la concurrence de deux « tendances » qui
travaillent subrepticement l’anthropologie ordinaire de la pratique. Ces
tendances sont celles du subjectivisme et de l’objectivisme, que Bourdieu
tient pour responsables de l’essentiel des difficultés théoriques que
rencontrent les sciences sociales : « De toutes les oppositions qui divisent
artificiellement la science sociale, la plus fondamentale, et la plus ruineuse,
est celle qui s’établit entre le subjectivisme et l’objectivisme 46. »
Le programme de l’anthropologie qui se donne ici comme en esquisse est
donc un programme que l’on peut dire contraire et contrarié. Il est contraire
au sens où il se définit comme une réaction nécessaire qui fait suite au
repérage de « fondements » ou de « présupposés » anthropologiques qui
entravent la démarche du praticien des sciences parce qu’ils biaisent comme
par avance son point de vue 47. Il se caractérise par sa dimension négative,
réactive et prophylactique. Mais il est aussi « contrarié », sans connotation
affective, au sens où il est régi par une opposition fondamentale, celle du
subjectivisme et de l’objectivisme, laquelle trouve elle-même son origine
dans les oppositions qui structurent la connaissance pratique.
Nous arrivons ainsi, au terme de cette brève exploration du programme
de l’anthropologie de la pratique, au point où il devient possible de cerner le
rôle dévolu à la critique de la phénoménologie. C’est depuis l’opposition
fondamentale du sujet et de l’objet, opposition déjà présente dans la
connaissance pratique ordinaire et que la science reconduit, que Bourdieu
instruit la critique du subjectivisme. Celle-ci sera illustrée par l’exemple de
ce qu’il appelle la « phénoménologie sociale ». Cette critique du
subjectivisme n’est que rarement conduite pour elle-même et seulement pour
elle-même. Elle est indissociable de la critique de l’objectivisme, ces deux
tendances épistémologiques constituant aux yeux de Bourdieu une alternative
aussi « rituelle » que stérile pour les sciences sociales 48. Qu’est-ce à dire ?
Selon Bourdieu, subjectivisme et objectivisme apparaissent comme des
« mode[s] de connaissance théorique qui implique[nt] en chaque cas un
ensemble de thèses anthropologiques 49 ». Ces deux options
anthropologiques, si l’on en fait les présupposés du travail sociologique, se
révèlent également insatisfaisantes. Ainsi, en substituant une théorie du sujet
à une authentique théorie de la pratique, le subjectivisme qui s’illustre à
travers la phénoménologie réduit le social à l’expérience vécue, ce qui lui
interdit de comprendre ce qui vient structurer cette dernière. À l’inverse,
l’objectivisme en vigueur dans la linguistique saussurienne ou le
structuralisme de Lévi-Strauss fait mieux droit aux relations objectives qui
conditionnent les pratiques sociales, mais il court toujours le risque de
traiter les structures sociales comme des entités autonomes en réduisant les
pratiques à une simple exécution du modèle.
L’intérêt apparent d’une telle caractérisation tient notamment au fait que
la mise en regard de ces deux formes d’anthropologie fait clairement
apparaître leurs limites respectives. Les critiques que les positions
subjectivistes et objectivistes s’adressent en fonction de leurs propres
présupposés révèlent ainsi leurs carences respectives 50. Dans cette
« opposition entre deux théories de la pratique 51 » se dessine en creux une
troisième possibilité théorique qui pourrait combler les insuffisances
respectives du subjectivisme et de l’objectivisme et qui rendrait compte des
légalités objectives du monde social, sans les hypostasier. La fonction
première de cette double critique est ainsi de présenter commodément
l’originalité de sa théorie de la pratique, un temps appelée « praxéologie ».
Son projet spécifique sera justement d’étudier, selon les termes de l’Esquisse
de 1972, les « relations dialectiques » qui s’établissent entre les « structures
objectives » et les « dispositions structurées 52 ».
La critique conjointe de l’objectivisme et du subjectivisme constitue un
préalable nécessaire à toute théorie conséquente de la pratique. Dès lors,
Bourdieu mobilise très souvent cette séquence argumentative bien rodée, par
exemple dans les entretiens qu’il a pu livrer, en renvoyant fréquemment aux
deux textes où cette critique se déploie extensivement, dans l’Esquisse d’une
part (tout particulièrement dans la partie intitulée « Les trois modes de
connaissance théorique ») et dans les deux premiers chapitres du Sens
pratique de 1980 (intitulés « Objectiver l’objectivation » et
« L’anthropologie imaginaire du subjectivisme »). Analysons à présent cette
critique du subjectivisme et voyons quel est le sort réservé à la
phénoménologie sociale.

1. ISR, p. 212.
2. Nous verrons plus loin qu’il y a lieu de nuancer les choses, car Bourdieu ne se contente pas d’œuvrer
dans le champ de l’anthropologie philosophique traditionnelle : il en réforme sa définition.
3. MP, p. 32.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. ETP, p. 221.
7. ETP, p. 221.
8. ETP, p. 222.
9. ETP, p. 222.
10. ETP, p. 221. Cette désignation est souvent reprise par Bourdieu, dans d’autres textes, pour
caractériser certaines des spécificités cognitives de l’habitus.
11. ETP, p. 221. Cette critique de l’épistémologie, discours de l’après-coup qui ne considérerait que les
œuvres faites et non le travail sociologique en train de se faire, est par la suite fréquente chez Bourdieu.
Dans le cours du Collège de France Science de la science et réflexivité, Bourdieu soupçonne même
l’épistémologie de se réduire à une simple expression normative de la conception dominante de la
science. Ainsi, « […] ce que l’on nomme épistémologie est toujours menacé de n’être qu’une forme de
discours justificateur de la science ou d’une position dans le champ scientifique ou encore une reprise
faussement neutralisée du discours dominant de la science sur elle-même » (SSR, p. 19). Ou encore :
« La science marche, pour une grande part, parce qu’on parvient à croire et à faire croire qu’elle
marche comme on dit qu’elle marche, notamment dans les livres d’épistémologie, et parce que cette
fiction collective collectivement entretenue continue à constituer la norme idéale des pratiques » (SSR,
p. 153).
12. ETP, p. 225.
13. ETP, p. 227.
14. ETP, p. 227.
15. SP, p. 7 : « Le progrès de la connaissance […] exige des retours obstinés aux mêmes objets (ici,
ceux de l’Esquisse d’une théorie de la pratique et secondairement, de La distinction), qui sont autant
d’occasions d’objectiver plus complètement le rapport subjectif et objectif à l’objet. »
16. SP, p. 11. Nous reviendrons plus loin sur l’importance attachée par Bourdieu au mode de pensée
relationnel.
17. SP, p. 25 : « […] ces modèles deviennent faux et dangereux dès qu’on les traite comme les
principes réels des pratiques, ce qui revient, inséparablement, à surestimer la logique des pratiques et à
laisser échapper ce qui en fait le principe véritable. »
18. SP, p. 22.
19. SP, p. 22.
20. SP, p. 7.
21. On aura reconnu les trois « objets » des trois études d’ethnologie kabyle.
22. ETP, p. 230.
23. Dans Le sens pratique, Bourdieu souligne aussi, plus que dans l’Esquisse, l’importance de la
diversité des pratiques.
24. Raison pour laquelle, sans doute, les dictionnaires consacrés aux travaux de Bourdieu évitent la
rubrique de la pratique (c’est le cas du Dictionnaire Bourdieu dirigé par S. Chevallier et C. Chauviré,
Paris, Ellipses, 2010) ou dissertent à propos du sens pratique là où on s’attendrait à les voir traiter de la
pratique (c’est le cas de l’Abécédaire de Pierre Bourdieu, sous la direction de J.-P. Cazier, Paris,
Éditions Sils Maria, 2006, p. 149-152).
25. ETP, p. 236.
26. SP, p. 28.
27. SP, p. 22.
28. ETP, p. 234.
29. SP, p. 39.
30. SP, p. 39.
31. ETP, p. 256.
32. ISR, p. 216.
33. RP, p. 28.
34. ETP, p. 228.
35. ETP, p. 227.
36. ETP, p. 225.
37. Le rapport de Bourdieu à Kant est bien analysé par C. Gautier, La force du social. Enquête
philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, op. cit., p. 42 sq.
38. Sur cette continuité, voir T. Bénatouïl, « Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de
lecture », Annales. Histoire, Sciences sociales, 54, 2, 1999, p. 281-317 et plus particulièrement p. 282
sq.
39. MP, p. 28.
40. SSR, p. 155.
41. Voir en particulier le second post-scriptum au premier chapitre des Méditations pascaliennes, qui
s’intitule précisément « L’oubli de l’histoire » (MP, p. 66-72).
42. MP, p. 76.
43. « Toute mon entreprise scientifique s’inspire en effet de la conviction que l’on ne peut saisir la
logique la plus profonde du monde social qu’à condition de s’immerger dans la particularité d’une réalité
empirique, historiquement située et datée, mais pour la construire comme “cas particulier du possible”,
selon les mots de Gaston Bachelard, c’est-à-dire comme un cas de figure dans un univers fini de
configurations possibles. » (RP, p. 16). Nous reviendrons dans la dernière partie de cet ouvrage sur la
question de la réflexivité, qui constitue en définitive la réponse la plus aboutie à ce problème de
l’historicisation du point de vue.
44. SP, p. 7.
45. Dans le cadre plus général de la critique de la raison scolastique déployée par les Méditations
pascaliennes, un équivalent peut être trouvé dans la dénonciation des « trois formes de l’erreur
scolastique », au deuxième chapitre de l’ouvrage, p. 74 sq.
46. SP, p. 43.
47. Il va de soi que cette anthropologie bourdieusienne est aussi nécessairement « contraire » à toute
anthropologie qui prétendrait dénier à la science sociale sa qualité de science, son utilité et son
objectivité, comme celle de Heidegger, « anthropologie philosophique qui peut se comprendre comme un
véritable rite d’expulsion du mal, c’est-à-dire du social et de la sociologie » (MP, p. 44).
48. P. Bourdieu, ETP, p. 236.
49. P. Bourdieu, ETP, p. 234. L’opposition entre subjectivisme et objectivisme se détermine plus
nettement dans Le sens pratique. Dans l’Esquisse de 1972, Bourdieu parle plus volontiers d’une
« connaissance phénoménologique ».
50. Cette mise en regard des théories disponibles illustre parfaitement le rapport de Bourdieu à l’histoire
de la philosophie ou plus largement à l’histoire des idées : dans Choses dites, il revendiquait ainsi un
rapport très libre à la philosophie et soulignait qu’il fallait toujours se demander « en quoi et pourquoi un
penseur permet de voir la vérité de l’autre et réciproquement », CD, p. 48.
51. ETP, p. 225.
52. ETP, p. 235.
Chapitre 2

Le subjectivisme : phénoménologie sociale


et existentialisme

On peut à présent examiner pour elle-même la critique de la


phénoménologie sociale. La réalisation de cette intention ne va pas sans
difficulté. Force est de constater que Bourdieu prend rarement la peine
d’examiner la « phénoménologie sociale » pour elle-même en discutant le
détail de ses propositions théoriques. Elle ne constitue apparemment pas, en
ce sens, un relais théorique décisif où Bourdieu viendrait, comme à son
habitude, puiser librement quelque apport à ses propres réflexions.
Concédons également que, le plus souvent, l’évocation de la phénoménologie
sociale, expéditive et allusive, remplit une fonction purement dénonciatrice.
Pour Bourdieu, il suffit en quelque sorte de restituer à grands traits le projet
qui est le sien pour y découvrir l’illustration exemplaire d’une fâcheuse
dérive épistémologique, celle du subjectivisme.

É LÉMENTS D’UNE CRITIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE SOCIALE


Bourdieu, on l’a dit, connaissait bien la phénoménologie. Comme nous
l’avons déjà relevé, il avait choisi de consacrer sa thèse de philosophie aux
« structures temporelles de la vie affective chez Husserl » et il avait lu de
près les textes fondamentaux de la tradition phénoménologique. Cependant, il
est à noter qu’en choisissant Georges Canguilhem pour directeur de thèse,
tout en prenant pour objet de recherche une question alors peu débrouillée du
corpus husserlien, Bourdieu se situe d’emblée dans une position d’écart par
rapport à la tradition phénoménologique comprise au sens strict. En effet,
c’est depuis la tradition du rationalisme historique associé aux travaux de
Gaston Bachelard, de Jean Cavaillès, d’Alexandre Koyré et bien sûr de
Georges Canguilhem, que la phénoménologie se trouve abordée. Le rapport
de Bourdieu à la phénoménologie est d’emblée marqué par une forme de
mise à distance.
On sait aussi que le développement des recherches ethnologiques et
sociologiques a conduit Bourdieu à renoncer à son projet philosophique
initial. Dans le même temps, on retrouve maintes références à la
phénoménologie dès lors qu’il s’agit de rassembler les résultats théoriques
des investigations ethnologiques et sociologiques des années 1950 et 1960,
en vue de la rédaction de l’Esquisse. Bourdieu est donc passé d’un choix
philosophique qui s’est effectué en faveur de la phénoménologie à sa
critique, développée sous la rubrique du « subjectivisme ».
Ce que Bourdieu désigne sous le chef de la « phénoménologie sociale »
recouvre à la fois la phénoménologie transcendantale de Husserl (considérée
dans l’effort mis à retrouver la Lebenswelt, le monde de la vie), ce que l’on
appelle par commodité la « sociologie phénoménologique » d’Alfred Schütz
et enfin, l’ethnométhodologie de Harold Garfinkel (à laquelle Bourdieu
ajoute parfois l’interactionnisme 1). La phénoménologie sociale, par-delà
cette diversité, est ici présentée comme l’illustration ou encore le cas
exemplaire d’une tendance qui œuvrerait parfois moins ouvertement dans les
sciences sociales. Le « subjectivisme » dénoncé par Bourdieu est donc, en
partie au moins, une construction théorique, le produit d’une typification qui
cherche à distinguer un certain nombre de traits caractéristiques qui feront
chacun l’objet d’une critique spécifique.
Certes, les différents auteurs et les différentes approches considérées ne
sont pas sans lien entre elles. La phénoménologie de Husserl présente
nombre de descriptions consistantes du monde social et elle initie même le
projet d’une « sociologie transcendantale 2 ». La description
phénoménologique des structures du monde de la vie conduite par Alfred
Schütz procède d’une certaine interprétation de la philosophie du dernier
Husserl 3. De même, l’ethnométhodologie promue par Harold Garfinkel se
comprend initialement comme une application sociologique de la
philosophie d’Alfred Schütz 4. Les liens entre la phénoménologie comprise
au sens strict et l’interactionnisme (et encore faut-il savoir de quel
interactionnisme il est exactement question) ne sont pas inexistants, même
s’ils peuvent paraître plus distendus 5.
Reprenons les termes de l’Esquisse pour ressaisir ce que Bourdieu
désigne sous l’expression « phénoménologie sociale » :

La connaissance que l’on appellera phénoménologique (ou si l’on veut parler en termes d’écoles
actuellement existantes, « interactionniste » ou « ethnométhodologique ») explicite la vérité de
l’expérience première du monde social, c’est-à-dire la relation de familiarité avec l’environnement
familier, appréhension du monde social comme monde naturel et allant de soi, qui, par définition, ne
6
se réfléchit pas et qui exclut la question de ses propres conditions de possibilité .

La critique du subjectivisme, dans le cas de la phénoménologie sociale,


se concentre en définitive sur l’illusion d’une connaissance immédiate du
monde social définie à partir des ressources du seul sujet. Cette immédiateté
de la connaissance subjective se caractérise par la familiarité sous laquelle
l’expérience du monde social se donne à nous, c’est-à-dire sur tout ce qui va
de soi dans notre rapport à la pratique et dans l’accomplissement de nos
pratiques.
Le premier reproche que Bourdieu adresse à la « connaissance
phénoménologique » concerne la restriction de son domaine d’objet. En
effet, la phénoménologie sociale se contente d’expliciter « la vérité de
l’expérience première du monde social 7 ». Elle fait ainsi pleinement droit à
la relation de familiarité que nous développons avec le monde social qui
nous entoure. Elle est à même de restituer la genèse des structures du monde
quotidien 8. Cependant, en prenant ainsi exclusivement en considération
l’expérience vécue ou doxique du monde social, elle s’interdit de thématiser
les conditions sociales et économiques de la « naturalité », de l’évidence
sous laquelle le monde social nous apparaît. L’approche phénoménologique,
et plus particulièrement ici l’ethnométhodologie, se contente d’enregistrer le
« donné tel qu’il se donne 9 ».
Un reproche corrélatif concerne les aspects méthodologiques de
l’approche phénoménologique du monde social. En faisant le vœu d’en rester
à l’expérience vécue, la phénoménologie sociale se condamnerait à une
simple description qui ne parviendrait jamais à engager une véritable
critique des représentations de sens commun. Ce que récuse à juste titre
l’objectivisme, et Bourdieu avec lui, c’est ce « projet d’identifier la science
du monde social à une description scientifique de l’expérience
préscientifique de ce monde 10 ». Bourdieu prolonge cet argument en insistant
sur le fait que la phénoménologie réduit les constructions de la sociologie à
des constructions de second degré 11 ou, dans la perspective de
l’ethnométhodologie, à des comptes-rendus de comptes-rendus. Notons que
cette critique, dans sa généralité, est plus difficilement recevable que la
première : les constructivistes soulignent surtout le fait que l’explication du
monde social par les acteurs doit être prise pour objet premier de
considération, sans réduire à celle-ci toute l’intelligence du sociologue.
Il est assez piquant de constater que Bourdieu, sur un plan là encore
méthodologique, s’autorise à reprocher à la phénoménologie son incapacité à
prendre en compte « l’épokhè pratique » qui est au principe de l’institution
du point de vue théorique sur la pratique :
C’est aussi, plus profondément, que, comme la connaissance pratique y prend pour objet, [le mode
de connaissance phénoménologique] exclut toute interrogation sur ses propres conditions sociales
de possibilité et plus précisément sur la signification sociale de l’é pochè pratique qui est nécessaire
pour accéder à l’intention de comprendre la compréhension première ou, si l’on veut, sur le rapport
12
social tout à fait paradoxal que suppose le retour réflexif sur l’expérience doxique .

Or la phénoménologie husserlienne, comme on le sait, s’est pourtant fait


fort de renouveler le concept sceptique d’épokhè pour en faire la première
des étapes de la démarche de la réduction, laquelle est reconduction au
« sens d’être » des phénomènes. L’épokhè est ainsi cette mise entre
parenthèses de la thèse de l’attitude naturelle, de ce rapport spontané et
immédiat que nous adoptons à l’égard du monde qui nous entoure. Elle est
« mise en suspens » des prétentions à la validité qui se déploie dans
l’attitude naturelle. Elle ouvre ainsi la voie à une altération de cette attitude
et à la découverte de l’attitude transcendantale. Cette mise en valeur de
l’épokhè est encore renforcée chez Schütz, qui la redouble pour voir dans
l’épokhè de l’épokhè, mise entre parenthèses de l’épokhè
phénoménologique, le principe de fonctionnement de l’attitude naturelle :

Nous pouvons nous risquer à suggérer que l’homme dans l’attitude naturelle utilise également une
épokhè spécifique, qui est bien sûr tout autre que celle du phénoménologue. Il ne suspend pas sa
croyance au monde extérieur et à ses objets, mais au contraire, il suspend tout doute quant à son
existence. Ce qu’il met entre parenthèses est le doute que le monde et ses objets puissent être
autre qu’il ne lui apparaît. Nous proposons d’appeler cette épokhè l’épokhè de l’attitude
13
naturelle .

Alors même qu’elle ne cesse de théoriser la pratique de l’épokhè, la


phénoménologie se révèle pourtant incapable, aux yeux de Bourdieu, de
penser l’épokhè pratique, épokhè de la pratique qui est pourtant au principe
de son institution comme théorie.
Ces premiers reproches s’accompagnent d’un troisième grief, formulé à
partir de l’exigence d’une critique sociologique des structures du monde
social. Cette perspective critique paraît interdite à la phénoménologie, pour
des raisons qui tiennent à la fois à la définition de son domaine d’objet et à
sa méthodologie qui mise plus sur la description que sur l’évaluation
critique. Cautionnant un ordre social qui répond aux intérêts de groupes
sociaux déterminés, elle ne ferait qu’entretenir une forme de méconnaissance
du monde social. La phénoménologie sociale ne parvient pas à voir
l’arbitraire de l’ordre social pour des raisons qui tiennent à la nature même
de sa démarche, parce qu’elle s’inaugure de la considération de ce qui vaut
pour allant de soi et n’opère donc pas véritablement de rupture
épistémologique avec la connaissance ordinaire du monde social. La
continuité épistémologique n’est pas seulement une faute par rapport aux
exigences qui doivent être celles d’une science sociale. Elle est interprétée
par Bourdieu comme une forme de complicité politique qui ne se sait pas
comme telle, mais qui ne fait que valider scientifiquement des rapports de
domination établis. La phénoménologie sociale contribuerait ainsi à la
reproduction des dominations. Ainsi Bourdieu peut-il écrire, dans
l’Esquisse, à propos de la politesse qui suppose la maîtrise implicite
d’oppositions constitutives d’un ordre social et politique :

C’est dire combien il est naïf et fallacieux de réduire le champ de ce qui est « considéré comme
allant de soi » (taken for granted), à la façon de Schütz et, à sa suite, des ethnométhodologues, à
un ensemble de présuppositions formelles et universelles […]. En fait, à travers l’emprise que la
politesse exerce sur les actes les plus insignifiants en apparence de la vie de tous les jours, ce que
l’éducation permet de réduire à l’état d’automatismes, ce sont les principes les plus fondamentaux
d’un arbitraire culturel et un ordre politique qui s’imposent sur le mode de l’évidence aveuglante et
14
inaperçue .

Pour la phénoménologie sociale, si l’on suit la présentation qu’en donne


Bourdieu, la description des vécus suffit donc à dire le rapport du sujet au
monde social. La phénoménologie, en ce sens, avait au moins le mérite de
reconnaître qu’elle ne pouvait travailler qu’à partir de ce qui se donnait dans
l’expérience vécue. Elle offrait une version simple de l’institution de la
subjectivité en misant sur les ressources cognitives que celle-ci était à même
de mobiliser et mettre en œuvre. Cette simplicité apparente de l’entreprise
(en réalité mise en scène par la présentation donnée par Bourdieu) contraste
avec les hautes exigences affichées par la praxéologie bourdieusienne. En
cherchant à instaurer un sujet de la connaissance affranchi de l’illusion d’une
compréhension immédiate du social, Bourdieu s’est imposé un défi que la
phénoménologie s’était épargné, dès lors qu’il s’agissait de savoir sous
quelles conditions cognitives et sociales le sujet de connaissance pouvait
dire la « vérité » du monde social.
Or le plus remarquable est ici que Bourdieu persiste à penser l’agent et
le sociologue comme des sujets, même si cette désignation est souvent
employée avec de prudents guillemets. En effet, chez Bourdieu, il est
toujours question du sujet, en ce sens bien précis, lorsqu’il s’agit de savoir
ce que chacun peut connaître du monde social et selon quelle modalité. C’est
donc toujours comme instance de connaissance que le sujet est compris. À
ceci près que ce sujet de connaissance est toujours déjà nécessairement un
sujet social : la connaissance, ainsi que toutes les méconnaissances, par
lesquelles nous nous rapportons au monde social sont nécessairement
relatives à la situation que nous y occupons, à notre position dans un champ
déterminé. Dès lors, le concept de « sujet » renvoie aussi, explicitement, à la
façon que nous avons de composer, à chaque fois singulièrement, avec nos
connaissances et nos méconnaissances du monde social.
Ainsi l’apport de la phénoménologie sociale apparaît-il tout d’abord, si
l’on suit Bourdieu dans Le sens pratique, comme purement négatif :
l’examen de la phénoménologie apparaît surtout comme une invitation à
conduire une critique sociologique rigoureuse du concept de sujet. Le gain
que l’on pourra en retirer se situera ailleurs, non plus dans la théorie du sujet
conduite pour elle-même, mais dans la pratique même de la science sociale,
laquelle ne doit pas se montrer oublieuse de ce que le sujet savant doit au
sujet empirique :
On ne peut donc dépasser l’antinomie apparente des deux modes de connaissance et en intégrer
les acquis qu’à condition de subordonner la pratique scientifique à une connaissance du « sujet de
connaissance », connaissance essentiellement critique des limites inhérentes à toute connaissance
théorique, subjectiviste autant qu’objectiviste, qui aurait toutes les apparences d’une théorie
négative, n’étaient les effets proprement scientifiques produits en contraignant à poser des
15
questions occultées par toute connaissance savante .

On peut alors indiquer plus nettement, même si nous y reviendrons plus


longuement plus tard, quelle sera, dans la suite de l’œuvre, la contrepartie
positive de la « théorie négative » que développe la critique sociologique du
concept philosophique du « sujet ». Celle-ci prendra le nom de la réflexivité.
Bourdieu en définit le projet de manière concise dans son entretien avec Loïc
Wacquant, dans l’Invitation à la sociologie réflexive :

Adopter le point de vue de la réflexivité, […], [c’]est travailler à rendre compte du « sujet »
empirique dans les termes mêmes de l’objectivité construite par le sujet scientifique – notamment
en le situant en un lieu déterminé de l’espace-temps social – et, par là, se donner la conscience et
la maîtrise (possible) des contraintes qui peuvent s’exercer sur le sujet scientifique à travers tous
les liens qu’il attache au sujet empirique, à ses intérêts, à ses pulsions, à ses présupposés, et qu’il
16
doit rompre pour se constituer pleinement .

L E CAS SARTRE
À l’arrière-plan de ces critiques, il y a enfin et surtout, plus
dramatiquement, la nécessité d’éviter une philosophie du sujet qui ferait de
l’agent un sujet autonome, libre et responsable. Comme Bourdieu le rappelle
dans l’Esquisse pour une auto-analyse 17, l’antinomie du subjectivisme et
de l’objectivisme n’est pas seulement un artifice commode qui permettrait de
présenter l’approche praxéologique comme un dépassement abouti d’une
dialectique enfin devenue féconde. L’opposition entre subjectivisme et
objectivisme correspond aussi, à ses yeux, à une division majeure du champ
épistémologique des années 1950 et 1960 qui voyaient s’opposer d’un côté
le structuralisme de Lévi-Strauss et les théories marxistes (de Maurice
Godelier, Louis Althusser, Nicos Poulantzas) et de l’autre un existentialisme
sartrien qui tendait à faire de la société le produit d’une multitude d’actes
libres.
Dans l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu rappelle la
fascination que la figure de Sartre pouvait exercer à l’époque de son entrée à
l’ENS 18. Mais cette fascination était ambiguë et jouait aussi le rôle de la
référence dominante dont il convenait de se détacher. La nécessité de
s’affranchir de l’emprise de la position dominante du champ intellectuel ne
concerne à cet égard pas seulement Bourdieu :

Je sens que beaucoup des caractéristiques partagées par la génération « structuraliste »


d’Althusser, Foucault, etc. […] découlent de leur effort pour se distinguer de l’existentialisme et de
tout ce qu’il représentait à leurs yeux : l’humanisme insipide qui prévalait, la préférence pour
19
« l’expérience vécue » et cette forme de moralisme politique qui survit dans les pages d’Esprit .

Bourdieu reconnaît aussi à Sartre le mérite d’une rupture avec les thèmes
et les règles de la philosophie universitaire. Il est, dans une certaine mesure,
celui qui aura montré que les situations les plus ordinaires de la vie
quotidienne pouvaient être analysées et décrites par la phénoménologie.
Sartre a donc donné une dignité philosophique nouvelle à des sujets tenus
jusque-là pour triviaux. Cette ouverture d’esprit est en cohérence avec la
prétention de la science sociale à rendre compte de l’ensemble des
phénomènes sociaux.
De la même manière que la caractérisation de la phénoménologie sociale
est, dans une certaine mesure, une construction théorique, la présentation de
la double polarisation du champ intellectuel autour des figures magistrales
de Lévi-Strauss et de Sartre procède d’une reconstruction rétrospective. Car
Bourdieu ne s’attache pas à restituer, comme le ferait un bon historien des
idées philosophiques, la polémique qui a pu se développer entre Lévi-
Strauss et Sartre, notamment à partir du chapitre IX de La pensée sauvage
(« Histoire et dialectique ») qui critiquait frontalement La critique de la
raison dialectique de Sartre 20. Il mise en réalité sur une série de critiques
déjà développées par Lévi-Strauss à l’égard de Sartre. Ce dernier défendait,
dans sa Critique, une conception du sujet libre et transparent à lui-même. Il
entendait montrer que toute analyse des réalités historiques et sociales (dont
celle du pratico-inerte, c’est-à-dire de l’histoire matérialisée) était
intelligible dans les termes de la praxis individuelle. Les sujets libres et
autonomes étaient au principe de la « genèse transcendantale de la société et
de l’histoire 21 ». Sous cette perspective, critiquer la « raison dialectique »,
c’est tenter de comprendre les hommes en tant qu’ils produisent leur histoire.
Or ce principe amenait Sartre à une critique du positivisme et des sciences
sociales en tant qu’elles s’efforcent d’accorder une intelligibilité à des
réalités sociales sans se montrer capables de ressaisir l’action libre des
sujets. Lévi-Strauss pouvait ainsi reprocher à Sartre une réduction de
l’histoire à la conscience historique et un ethnocentrisme aveuglant, qui ne
lui permettait pas de reconnaître l’existence d’une « pensée sauvage », qui ne
se formulait certes pas dans les termes de la raison occidentale, mais ne
devait pas pour autant nous laisser croire que les sociétés étudiées par
l’ethnologue seraient « anhistoriques ».
Bourdieu, pour sa part, déplace le centre de la polémique, qui ne porte
plus sur la capacité des sciences sociales à conférer de l’intelligibilité aux
réalités sociales étudiées. C’est plus précisément la philosophie sartrienne
de la pratique qui se trouve en cause. Bourdieu prend position par rapport
aux développements de L’être et le néant relatifs à la conscience
révolutionnaire où s’exprime son « volontarisme activiste » : « Sartre fait de
chaque action une sorte de confrontation sans antécédent du sujet et du
monde 22. » L’action, dans la perspective sartrienne, procède des décisions
souveraines du sujet, elles sont les expressions de sa liberté. Et tous les
aspects de l’existence peuvent être choisis, jusqu’aux émotions que l’on
ressent. L’alternative existentialiste réside dans la capacité que nous avons
d’être fidèle à notre propre liberté et dans l’expérience de la démission, du
rapport inauthentique à la liberté qui est celui de la mauvaise foi, lorsque
nous acceptons de jouer des rôles sociaux.
La conception que Sartre se fait de la société est marquée par un déficit
d’objectivité qui est la conséquence directe de l’empire sans borne de la
subjectivité libre. La genèse transcendantale de l’histoire et de la société
apparaît alors comme un « projet désespéré 23 », véritable dénégation
théorique de ce qu’est en réalité le monde social, lequel ne peut se réduire à
une somme de projets volontaires décidés en pleine conscience. Sartre
consacre l’initiative absolue des agents, sans parvenir à prendre en compte
la réalité du « sens objectif » et sans tenir compte des limites des
potentialités objectives d’une situation. La société, chez Sartre, est soit
pensée sur le mode contractualiste d’un produit d’une multitude d’actions
volontaires et conscientes, soit sur le mode de la chose opaque, la retombée
dans le pratico-inerte étant son plus haut risque. Entre les deux, il n’y a rien
de pensable, précisément parce que Sartre néglige le rôle du corps pour
concevoir différemment le rapport entre la praxis et le champ pratique, entre
les dispositions et les structures.
Il faut remarquer que Bourdieu ne met pas Sartre au rang des partisans de
la « phénoménologie sociale » et qu’il prend généralement soin de traiter son
cas à part, que ce soit à travers les remarques de l’Esquisse d’une théorie
de la pratique ou par la critique en règle conduite dans le deuxième chapitre
du Sens pratique. La chose est quelque peu surprenante dans la mesure où
Bourdieu voit la philosophie de Sartre comme un autre cas exemplaire des
dérives du subjectivisme. La raison de cet état des choses tient sans doute au
fait qu’il ne s’agit pas, dans un cas comme dans l’autre, du même
subjectivisme et cette remarque est précieuse pour préciser ce qui fait le
fond des reproches que Bourdieu adresse à la phénoménologie sociale. En
effet, le subjectivisme que Bourdieu dénonce chez Sartre concerne avant tout
l’idée que l’on se fait du sujet pratique. En considérant naïvement que le
monde social est une chose que l’on fait, en faisant de l’agent le principe
explicatif ultime des stratégies par lesquelles il se rapporte au monde social,
la philosophie sartrienne magnifie la spontanéité, la liberté et la
responsabilité du sujet, mais elle demeure aveugle aux conditions sociales
de la pratique. Qui plus est, elle interdit leur thématisation scientifique :
« Sartre s’insurge, non sans raison, contre la sociologie “objective” (je
dirais objectiviste) qui ne peut saisir qu’une “socialité d’inertie 24”. »
Ce qui se trouve requis ici pour remédier aux insuffisances d’une telle
position, c’est une théorie de l’action qui ne tient plus l’agent pour un simple
acteur mais qui fasse aussi de lui un être agi par la société. Les reproches
que Bourdieu adresse à la phénoménologie sociale, on le voit, ne sont pas de
cet ordre puisque ce qui est en cause, c’est le fait que le sujet de
connaissance ne soit pensé que par le rapport à l’expérience vécue et non en
fonction des conditions sociales de son activité de connaissance, ainsi que
dans l’effort spécifique mis à produire une véritable science sociologique.

1. ETP, p. 234.
2. Nous renvoyons à notre étude : L. Perreau, Le monde social selon Husserl,
Dordrecht/Boston/London/New York, Springer, 2013.
3. D. Cefaï, Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schutz. Naissance d’une anthropologie
philosophique, Genève, Librairie Droz, 1998.
4. Sur cette filiation : D. Cefaï et N. Depraz, « De la méthode phénoménologique dans la démarche
ethnométhodologique », in M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré (dirs.), L’e thnométhodologie. Une
sociologie radicale. Colloque de Cerisy, Paris, La Découverte, 2001, p. 99-123. Voir aussi L. Perreau,
« De la phénoménologie à l’ethnométhodologie : variétés d’ontologie sociale chez Husserl, Schütz et
Garfinkel », in Phenomenology 2005, sous la direction de T. Nennon et H. R. Sepp, Zeta Books, 2007,
p. 453-477.
5. Sur le rapport de Goffman à la phénoménologie : « Définir les situations. Le rapport de la sociologie
d’Erving Goffman à la phénoménologie d’Alfred Schütz », in Goffman et l’ordre de l’interaction, sous
la dir. de D. Cefaï et L. Perreau, Amiens, CURAPP-ESS/PUF, 2012, p. 139-162.
6. ETP, p. 234.
7. ETP, p. 234 et SP, p. 44.
8. Voir en particulier B. Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005.
9. ETP, p. 238.
10. SP, p. 45.
11. ETP, p. 23 et SP, p. 44-45. Voir également CD, p. 149 : « [La vision subjectiviste] est en continuité
avec la connaissance de sens commun, puisqu’elle n’est que construction des constructions. »
12. SP, p. 44.
13. A. Schütz, Le chercheur et le quotidien, Paris, Klincksieck, 1987, p. 127. Voir aussi le bel article de
B. Bégout, « L’épokhè de l’attitude naturelle selon Schütz », Alter, 11, 2003, p. 165-192.
14. ETP, p. 300.
15. SP, p. 45.
16. ISR, p. 272.
17. EAU, p. 37 sq.
18. EAU, p. 21.
19. CD, p. 14.
20. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; J.-P. Sartre, La critique de la raison
dialectique, Paris, Gallimard, 1960. Sartre a donné réponse aux attaques de Lévi-Strauss dans l’article
« Anthropologie », paru dans les Cahiers de Philosophie, 2, 1966, repris dans Situations IX, Paris,
Gallimard, 1972.
21. J.-P. Sartre, La critique de la raison dialectique, op. cit., p. 74.
22. SP, p. 71.
23. SP, p. 74.
24. SP, p. 73.
Chapitre 3

Repenser le sujet au-delà du subjectivisme

C RITIQUER ET INTÉGRER
L’une des ambitions qui animent la praxéologie de Bourdieu est de faire
la démonstration qu’il est possible de produire une « économie politique
unifiée de la pratique 1 ». Les critiques conjointes des approches
phénoménologiques et structuralistes n’ont en elles-mêmes aucune valeur. Il
ne s’agit en tout cas sûrement pas de se livrer à l’exercice purement
scolastique du commentaire, de la discussion et de la critique des thèses en
présence. En effet, la confrontation méthodique des approches
phénoménologiques et structuralistes n’a pas d’autre fin que d’esquisser les
contours d’un mode d’investigation « intégré ». Celui-ci doit présenter une
solide cohérence épistémologique, en principe exempte des reproches
adressés aux approches phénoménologiques et structuralistes. Il s’agit
également de faire droit aux logiques du sens pratique d’un point de vue
général, tout en rendant compte de leur relativisation et particularisation
sociale. Il ne s’agit pas pour autant d’universaliser à marche forcée
l’exercice déterminé, socialement et historiquement situé, du sens pratique,
mais bien plutôt d’exhiber des constantes. Ces constantes relèvent clairement
du niveau d’une anthropologie, au sens où Kant pouvait l’entendre, c’est-à-
dire d’une anthropologie philosophique qui s’efforce de rendre compte des
constantes de la vie en société.
Une fois que l’on a pris acte des différentes pièces que Bourdieu verse
au dossier de la phénoménologie sociale en vue d’instruire son procès, il
convient de se demander ce qu’il en retient exactement. Faisons-lui crédit du
bien-fondé de sa démarche : il ne s’agit pas pour lui de renvoyer dos à dos
l’objectivisme des modèles théoriques de l’action et l’impressionnisme de
l’approche subjectiviste du monde social mais bien plutôt de révéler leurs
limites respectives afin de justifier la nécessité et la possibilité d’un nouveau
mode de connaissance, celui de la connaissance praxéologique.
La théorie praxéologique de l’action qui se développe à partir des
concepts de champ et d’habitus peut être lue comme une solution médiane qui
permet de penser sur nouveaux frais le statut de l’agent social. Au terme d’un
travail considérable de réélaboration conceptuelle, la praxéologie sociale
travaille ainsi dans une double direction. Selon une première direction, elle
restitue les structures objectives, c’est-à-dire les inégalités de distribution
des ressources qui définissent un espace de possibles et de contraintes.
Parallèlement, la praxéologie sociale pense les effets de ces structures au
niveau des catégories de perception qui structurent les représentations et les
prises de positions. Ainsi la compréhension « subjectiviste » conserve-t-elle
bien certains de ses droits, mais elle perd sa priorité épistémologique pour
céder la place à une rupture épistémologique de style « objectiviste » qui
seule pourra nous permettre de nous entendre sur ce qui fait la réalité des
relations sociales.
Dans l’Esquisse de 1972, Bourdieu stipule très clairement que cette
« connaissance praxéologique » « n’annule pas les acquis » du subjectivisme
et de l’objectivisme, mais « les conserve et les dépasse 2 ». Le dépassement
du subjectivisme et de l’objectivisme opérerait donc sur le mode de la
dialectique féconde, celle qui sait retenir la part de vérité des positions en
contradiction. L’une des conséquences les plus remarquables de ce que l’on
a pu appeler un « programme du ni-ni 3 », de cette situation d’entre-deux
théorique, est l’ambiguïté relative de certains des concepts bourdieusiens. En
introduisant sa théorie de la pratique par-delà l’alternative dûment mise en
scène du subjectivisme et de l’objectivisme, Bourdieu produit des concepts
majeurs qui présentent souvent une double face. Tout se passe comme si ces
concepts reprenaient en leur propre constitution l’alternative décriée. Ainsi
le si décisif concept d’habitus doit-il être conçu tout à la fois comme une
expérience sédimentée et comme un principe générateur de pratique. Plus
précisément, l’habitus est cette instance paradoxale qui permet que « des
conduites [puissent] être orientées par rapport à des fins sans être
consciemment dirigées vers ces fins, dirigées par ces fins 4 ». Une telle
formulation, parmi toutes celles que propose Bourdieu, retient bien quelque
chose de l’objectivisme (du structuralisme ici), avec l’idée que des
régularités peuvent s’exercer sans obéissance à des fins, comme du
subjectivisme, avec l’idée que l’on puisse parvenir à quelques fins, fût-ce de
manière inconsciente.
Dans ces réinvestissements, il reste alors à savoir quels sont les aspects
positifs persistants du subjectivisme et de l’objectivisme et de quelle
manière la praxéologie nouvelle les assume. Il y a ici deux façons de
comprendre ce qui est à l’œuvre.
Une première interprétation de ces réinvestissements consiste à tenter de
mesurer ce que la théorie bourdieusienne de la pratique doit aux apports
respectifs de l’objectivisme et du subjectivisme. Bien évidemment, en
engageant une telle lecture, on court le risque, souvent dénoncé par Bourdieu,
de manquer ce qui fait l’originalité de ses conceptions, en bonne ou
mauvaise foi. Mais tout en prenant acte de leurs aspects novateurs, on
gagnerait peut-être aussi à repenser certains des concepts fondamentaux de la
théorie de l’action en rétablissant la perspective phénoménologique comme
un point de vue intégré à la constitution de la conceptualité bourdieusienne. Il
y a ainsi sans doute quelque chose à gagner d’une relecture tendanciellement
mais modérément « subjectiviste » du concept d’habitus, en restituant par
exemple certaines propositions de la phénoménologie husserlienne, tout
particulièrement dans les réflexions qu’elle conduit sur les synthèses
passives et la constitution de la quotidienneté, afin de faire mieux droit aux
discontinuités, aux pluralités qui travaillent la vie de l’individu 5. En effet,
l’un des mérites de la phénoménologie est aussi d’avoir considérablement
renouvelé la philosophie classique du sujet en pensant d’abord le sujet
comme rapport au monde, bien avant de le penser comme rapport à soi,
comme produit d’un auto-positionnement. Il y a en outre tout un pan des
réflexions de Husserl qui invite à prendre en compte la dimension sociale de
la vie subjective, avec une grande acuité analytique et descriptive,
notamment pour ce qui est de la question de la passivité. Par ailleurs, on peut
aussi attendre des gains d’intelligibilité non négligeables d’une relecture de
la théorie de l’habitus entreprise à partir des travaux de Merleau-Ponty,
notamment sur la question de l’incorporation des schèmes de perception et
d’appréciation. Nous allons y revenir.
Cependant, il est aussi une autre façon de relire la réappropriation
durable par Bourdieu des « acquis » du subjectivisme. En effet, ce que
Bourdieu retient de la phénoménologie sociale et de l’attention que celle-ci
accorde à l’expérience vécue, c’est avant tout la nécessité de repenser le
« sujet de connaissance ». On a déjà dit que l’on tenait là un motif suffisant
pour distinguer les critiques adressées à Sartre de celles formulées à
l’encontre de la phénoménologie, quitte à mettre en soupçon la supposée
homogénéité du « subjectivisme ». Il faut à présent insister sur le fait qu’il y
a là un legs déterminant avec lequel Bourdieu doit composer. Il faut être
attentif aux motifs d’une évaluation positive de l’apport de la
phénoménologie sociale : ceux-ci renvoient toujours à l’analyse de la nature
et des modalités de la connaissance familière, « doxique » et ordinaire du
monde social.
Ainsi, dans l’Esquisse comme dans le Sens pratique, Bourdieu souligne
que l’on pourrait réorienter les considérations développées par la
phénoménologie sociale dans la perspective d’une analyse critique de la
société :

On voit ce que l’analyse ainsi comprise de l’expérience naïve du monde social peut apporter à une
sociologie de la connaissance qui est, inséparablement, une sociologie de la politique en manifestant
6
les mécanismes gnoséologiques qui contribuent au maintien de l’ordre établi .

Force est néanmoins de constater que Bourdieu n’aura pas cherché à


ménager une véritable réarticulation entre la critique sociologique et la
phénoménologie sociale, laissant ainsi celle-ci à ses travaux. Dans le même
temps, ces remarques de Bourdieu attestent du fait qu’il ne s’est pas contenté
de restaurer le primat de la pratique en destituant une instance théorique
aveugle à ses propres déterminations. Ce à quoi il convient de remédier,
c’est bien à cette conception relativement pertinente, relativement déficiente
aussi, du « sujet de connaissance ».

L A FORCE ET LE SENS
Il faut ainsi, durablement, contrarier la puissante tendance objectiviste
qui œuvre dans les sciences sociales. Le monde social ne se réduit pas à une
collection de « faits sociaux ». Ou alors, s’il l’est – et il l’est bien, en un
certain sens –, il faut reconnaître que les faits sociaux ne peuvent plus être
définis ou plutôt appréhendés selon les préceptes de la méthodologie
sociologique durkheimienne. Dans Le sens pratique, Bourdieu est on ne peut
plus clair sur ce point :

La science sociale ne peut « traiter les faits sociaux comme des choses », selon le précepte
durkheimien, sans laisser échapper tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de
7
connaissance (s’agirait-il d’une méconnaissance) dans l’objectivité même de l’existence sociale .
Les faits sociaux ne peuvent donc pas être traités comme des choses,
parce qu’ils sont des objets de connaissance, c’est-à-dire aussi des réalités
symboliques. Le monde social n’est pas une somme de « choses », il ne se
réduit pas à un jeu de forces physiques s’exerçant les unes sur les autres. Ou
du moins, il ne se réduit pas à cela, pour cette simple raison qu’il est aussi
un monde qui fait sens. Les « agents » du monde social ne se contentent pas
d’y agir ou d’y être « agis » : ils accordent au monde et à ses objets des
significations et cette attribution du sens, cette constitution du monde en tant
que réalité symbolique décide du monde qui les fait en retour. Les « faits
sociaux » ne sont pas choses faites ou faits appréhendés comme des choses,
mais des faits relevant de l’ordre du sens : ils sont « faits » parce que
quelque chose, en eux, « fait sens ».
S’il est vrai que le monde social est un ensemble de « rapports de
forces », selon le point de vue qui est celui de la physique sociale 8, on doit
aussi faire droit au fait que ces rapports de forces se composent et se
recomposent dans l’ordre du sens. Il y a donc chez Bourdieu, d’un côté, une
physique objectiviste des forces matérielles et symboliques qui contraignent
et déterminent l’individu. Mais il faut aussi, d’un autre côté, faire droit à une
phénoménologie des formes cognitives et des compétences pratiques. La
société est donc un « système de rapports de force et de sens entre des
groupes et des classes 9 ».
L’ontologie bourdieusienne est dyadique : il y a en elle une ontologie de
la force et une ontologie du sens. Bourdieu le reconnaît en évoquant sa
théorie de la pratique dans Raisons pratiques :

Cette philosophie [dispositionnelle], qui se trouve condensée dans un petit nombre de concepts
fondamentaux, habitus, champ, capital, […] a pour clé de voûte la relation à double sens entre les
structures objectives (celles des champs sociaux) et les structures incorporées (celle de
10
l’habitus ) […]

Si, selon Bourdieu, la tâche de la sociologie est de « porter au jour les


structures les plus profondément enfouies des divers mondes sociaux qui
constituent l’univers social ainsi que les “mécanismes” qui tendent à en
assurer la reproduction ou la transformation 11 », il faut reconnaître que les
structures en question relèvent de deux ordres distincts. Un premier ordre
« structurel » concerne les modes de répartition et de distribution des
différentes « espèces de capital », c’est-à-dire de biens et de valeurs
socialement rares : ces modes de répartition et de distribution définissent le
champ comme ensemble de rapports de force. Un second ordre « structurel »
est constitué par les systèmes d’appréciation et de classification qui décident
de l’efficacité du sens pratique. Ce sont des schèmes incorporés qui sont au
principe de nos perceptions, de nos jugements et de nos actions et qui
déterminent la constitution pratique et sociale de l’ordre du sens.

1. L. Wacquant, ISR, p. 41.


2. ETP, p. 236.
3. A. Dewerpe, « La stratégie chez Pierre Bourdieu », Enquête, sociologie, anthropologie, histoire,
o
n 3, 1996, p. 196.
4. CD, p. 20.
5. Nous renvoyons ici au riche article de S. Haber, « La sociologie française contemporaine devant le
o
concept bourdieusien d’habitus », in Alter. Revue de phénoménologie, n 12, 2004, p. 191-216.
6. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, Paris, 1972 (rééd. Seuil, Paris, 2000),
p. 241.
7. SP, p. 233.
8. « Dans un article ancien [P. Bourdieu, “La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales
du progrès de la raison”, Sociologie et sociétés, 7, 1, p. 91-118], j’avais proposé l’idée que le champ
scientifique, comme d’autres champs, est un champ de forces doté d’une structure, et aussi un champ
de luttes pour conserver ou transformer ce champ de forces. La première partie de la définition (champ
de forces) correspond au moment physicaliste de la sociologie conçue comme physique sociale », SSR,
p. 69.
9. R, p. 20.
10. RP, p. 9.
11. NE, p. 7.
P ARTIE II

Normativités
Une fois que l’on a restitué et resitué la critique de la « phénoménologie
sociale » sous la perspective de la « praxéologie » et de l’anthropologie de
la pratique mise au service de la sociologie des pratiques, il faut montrer en
quoi cette critique informe, plus positivement, l’œuvre de Bourdieu. Il faut
encore, pour revenir aux hypothèses de lecture que nous proposions dans
l’Introduction, montrer comment certaines des questions héritées de la
phénoménologie travaillent les réflexions de Bourdieu et ce, tout
particulièrement lorsqu’il s’agit d’élaborer et de réélaborer la nouvelle
praxéologie, c’est-à-dire la théorie de la pratique qui doit permettre de
rendre compte de la génération des pratiques. Ce projet n’est pas
l’expression d’un principe de charité qui devrait animer une relecture
critique de la critique de la phénoménologie, comme si son intention sous-
jacente était de la relativiser : il s’agit plutôt de voir concrètement comment
opère le renversement ou la subversion de la phénoménologie sociale, en
déclinant les éléments de sa critique mais aussi en identifiant plus
précisément ceux de son réinvestissement.
Les trois prochaines parties de cette étude vont ainsi s’attacher à
analyser trois aspects de ce qui apparaît bien, à la faveur de leur
complémentarité, comme une anthropologie du « sujet » social. Nous
soutenons que cette anthropologie se déploie à partir de certains motifs
particuliers de la critique adressée à la phénoménologie sociale comprise au
sens large. On explorera ainsi successivement les différents thèmes de la
normativité sociale (c’est-à-dire des contraintes et des normes qui régissent
la constitution du sens associé à la pratique), de la temporalisation de la
pratique, et, enfin, de la singulière réflexivité que la sociologie est à même
de procurer.
Chapitre 4

Le « sens » de la pratique

Nous avons suggéré, au précédent chapitre, que la conception


bourdieusienne de la pratique supposait une double définition, où la pratique
était à la fois le produit de rapports de force (lesquels tiennent en grande
partie aux structures objectives du social, aux inégalités et aux rapports de
domination) et le lieu d’une certaine expérience du « sens ». Précisons donc
à présent ce point : comment Bourdieu conçoit-il le « sens » de la pratique ?
Quel est le concept de « sens » qui se trouve déterminé par la praxéologie
développée à partir des concepts fondamentaux de champ et d’habitus ? En
quoi cette détermination du sens est-elle tributaire d’une certaine conception
de la normativité sociale ?

F AIRE SENS
Ces questions ne peuvent s’énoncer qu’à la condition de supposer que la
pratique est dotée de sens et qu’elle présente de ce fait une certaine
intelligibilité. La pratique n’est donc pas, comme nous l’avons déjà dit,
l’action pure, le mouvement physique perceptible dans sa propre effectuation
ou visible à ses effets. La pratique, c’est l’action pourvue de sens ou plus
précisément l’action qui « fait sens ». C’est de ce « fait », c’est-à-dire du fait
que la pratique « fait sens » qu’il faut partir. Comme le souligne Bourdieu
dans Le Sens pratique, il ne faut pas supposer « d’un geste ou d’un acte
rituel qu’il exprime quelque chose », mais « dire, tout simplement, qu’il est
sensé ou, comme l’anglais, qu’il fait sens 1 ». L’un des enjeux de la
praxéologie bourdieusienne est donc de récuser une conception expressiviste
du sens pour faire droit à l’idée que le sens est ce qui est fait par la pratique
elle-même, qu’il ne lui survient pas de l’extérieur.
Ce présupposé est d’ailleurs, pour Bourdieu, la condition même de toute
réflexion anthropologique sur la pratique et, par suite, de toute analyse
sociologique des pratiques. On doit bien supposer, si l’on veut en faire
l’objet d’une science, que ce que font les agents a bien quelque « sens »,
même si ce sens n’a rien d’évident aux yeux de l’observateur qui ne partage
pas la doxa à laquelle les agents adhèrent. Mais, pour que l’analyse
sociologique soit non seulement possible, mais aussi justifiée, on doit de
surcroît supposer que le sens de ce que les agents font est parfois tout autre
que celui qu’ils assignent à leur action. Le sociologue qui met à distance le
monde qui lui est familier fait précisément l’expérience de cette dissociation
du sens vécu et du sens objectivement visé. On doit admettre le principe
d’une disjonction entre l’intention signifiante d’un comportement et la
signification sociologique de ce même comportement. Il y a donc une
intelligibilité première de la pratique, « donnée », qui dépend du point de
vue de l’agent sur sa propre pratique et une intelligibilité seconde, qui reste
à conquérir ou à construire et qui relève du point de vue proprement
sociologique. Dans tous les cas, il faut bien que la pratique ait sens, fasse
sens, et admettre qu’il existe d’abord et avant tout une « pensée tacite et
pratique qui est inhérente à toute pratique sensée 2 ».
Cependant, poser le problème du sens en ces termes, c’est déjà
reconnaître qu’il se définit nécessairement dans les termes de l’antériorité
(qui est celle du point de vue des agents) et de la postériorité (qui est celle
du point de vue savant). Mais c’est surtout l’appréhender d’emblée depuis
une interrogation proprement épistémologique, c’est-à-dire depuis le
problème de la rupture objectivante et de ses conséquences, depuis le double
rapport de la distance et de la familiarité, bref, depuis le problème des
fondements de l’« objectivation » sociologique tel que l’on a pu
l’appréhender plus haut. Or, reconduire la question du « sens » de ce qui est
fait au problème de l’objectivation, c’est risquer de la manquer comme telle.
Et, de fait, si cette question est si peu apparente, au premier examen, dans les
textes de Bourdieu, c’est aussi en raison de la priorité épistémologique et
anthropologique qui est accordée au problème de l’objectivation
scientifique : la question du « sens » de la pratique paraît ainsi secondaire,
comme de moindre importance ou encore comme réglée de fait dès lors que
le problème de l’objectivation se trouve lui-même dépassé avec l’avènement
de la nouvelle praxéologie.
Cependant, pour ressaisir la question du sens de la pratique dans sa
spécificité, il est aussi tout à fait possible de repartir de la problématique de
l’objectivation et de la manière particulière qu’a Bourdieu de l’instruire, via
la double critique du subjectivisme et de l’objectivisme. Car, si la difficulté
posée par l’une et l’autre de ces deux tendances anthropologiques tient pour
l’essentiel au « point de vue » qu’elles adoptent sur la pratique et à la
reconduction implicite qu’elles opèrent, due à la situation scolastique, du
partage, au niveau des catégories fondamentales de la théorie, entre le
subjectif et l’objectif, il est aussi possible de relire cette difficulté
principielle depuis la problématique du sens de la pratique. Certes, le
diagnostic critique formulé par Bourdieu, parce qu’il prend pour critère
quasi exclusif le partage gnoséologique sujet/objet, tend clairement à faire de
la question du sens de la pratique une question de second rang. Pour autant,
cela ne revient pas à en faire une question minorée ou mineure, loin de là. Il
est même possible de restituer les philosophies du sens de la pratique que
mobilisent la tendance subjectiviste et la tendance objectiviste, c’est-à-dire
la phénoménologie sociale et le structuralisme. De fait, la différence entre la
phénoménologie sociale et le structuralisme s’avère et s’accuse sur cette
question du « sens » de la pratique : l’une et l’autre disposent d’une
philosophie du sens déjà constituée, qu’il leur suffit en quelque sorte
d’« appliquer » au cas de la pratique et qui prédétermine ce qu’il faut penser
sous le concept de pratique.
1. Du point de vue subjectiviste de la « phénoménologie sociale » – si
l’on suit la présentation qu’en donne Bourdieu –, le sens de ce qui est fait ou
de ce qui se fait est toujours, prioritairement, compris dans les termes du
« sens » de l’expérience vécue. La phénoménologie s’est en effet comprise,
si l’on revient au fameux motif du « retour aux choses elles-mêmes », comme
une façon de se réapproprier le sens des phénomènes. Comme le formule
Husserl :

Des significations qui ne seraient vivifiées que par des intuitions lointaines et imprécises,
inauthentiques, – si tant est que ce soit par des intuitions quelconques – ne sauraient nous
3
satisfaire. Nous voulons retourner aux « choses elles-mêmes » (zur Sache selbst ).

Rappelons aussi qu’avec les Ideen I, Husserl a tiré profit de la théorie


de la réduction phénoménologique, laquelle nous « reconduit » (c’est là le
sens du terme « réduction ») aux phénomènes, c’est-à-dire à ce qui apparaît à
la conscience. Plus précisément, la réduction a rendu possible une
thématisation du monde comme monde réel transcendant : la conscience n’est
plus une conscience naturelle incluse dans le monde, mais une conscience
transcendantale qui ne se rapporte plus à la réalité (la Realität au sens de ce
qui est réel mondainement et naturellement) mais aux phénomènes et au sens
qu’ils revêtent pour nous. Husserl introduit en conséquence la distinction
entre la noèse comme acte de position d’être et de fondation de sens et le
noème comme « sens d’être », c’est-à-dire comme unité de sens identifiable,
en tant que sens identique des différents actes intentionnels. L’objet de la
relation intentionnelle est bien encore le Gegenstand, au sens de l’objectum
latin, de ce qui est « posé » devant la conscience, mais on ne s’y rapporte
qu’à travers le noème, c’est-à-dire l’objet repéré dans son identité unitaire
persistante, dans la coordination synthétique des différents vécus actuels et
potentiels qui s’y réfèrent. Le concept phénoménologique de la
« constitution » correspond précisément au domaine de cette corrélation
noético-noématique et désigne ainsi l’activité synthétique de production
d’une unité de sens.
La constitution est ainsi cette « fonction » de la conscience qui opère une
synthèse du divers et des multiplicités noétiques pour dégager un « sens
d’être » clairement repérable et identifiable. Corrélativement, la
phénoménologie peut alors se définir comme analyse constitutive. Dans ce
régime d’analyse, le phénoménologue se doit de démêler la complication
intentionnelle de la visée de l’objet en distinguant différents niveaux,
différentes strates de constitution. En effet, dire que l’objet (Gegenstand) est
une unité de sens constituée, c’est dire aussi que son objectité
(Gegenständlichkeit) n’est atteinte que par la subsomption d’objectités
inférieures, impliquées en elle. Husserl pense souvent cette complexité de la
conscience selon la métaphore géologique d’une structuration par couches :
ce qu’il s’agit de décrire, c’est donc un certain « étagement » du sens dans la
conscience. Dans cette entente, l’idée de constitution ne doit pas se
comprendre comme une création d’être : le processus de constitution est une
différenciation du sens entre les différentes espèces d’objets qui se
présentent dans le champ d’expérience, il n’est en rien une sorte de création
ex nihilo qui procéderait d’un singulier pouvoir dont la conscience serait le
siège.
Mais cette stratification de la conscience ne saurait être découverte au
moyen d’une simple « division » d’inspiration platonicienne. Car l’ordre
géologique de la conscience n’est pas une simple superposition, mais plutôt
le résultat d’une multitude de complications et d’implications intentionnelles.
Pour désigner cette caractéristique de la conscience, Husserl a le plus
souvent recours à l’idée d’entrelacement (Verflechtung). Les strates de la
conscience orientée par la visée d’un sens d’être s’interpénètrent et
dépendent étroitement les unes des autres. En ce sens, on peut dire que
l’analyse constitutive entend conduire l’exploration des solidarités
différentielles qui lient entre eux les vécus de la conscience en parvenant in
fine à l’identification des invariants au moyen de variations imaginatives ou
eidétiques. À bien lire Husserl, la constitution est en somme le processus
unitaire, l’ensemble des opérations conjointes en vertu desquels l’objet
m’apparaît comme objet et prend sens à mes yeux.
Or cette conception du « sens » des phénomènes vaut aussi, à l’évidence,
pour tout ce qui relève de la pratique, dans la mesure où celle-ci apparaît
également comme un objet de conscience. Le reproche que Bourdieu adresse
à la phénoménologie paraît donc fondé, puisqu’il s’agit bien, dans le cas de
Husserl, de reconduire la question du sens à celle de l’expérience vécue,
même si Bourdieu ne fait pas droit à toutes les spécificités de la conception
phénoménologique du sens.
2. Du point de vue objectiviste qui est celui du structuralisme – là
encore, si l’on suit la présentation qu’en donne Bourdieu –, le sens de la
pratique ne vaut considération que si l’on parvient à restituer son « sens
objectif ». Le structuralisme prétend ainsi dire ce que font les agents, bien
mieux que ceux-ci ne le peuvent. Toute la difficulté tient au fait que le
structuralisme, en particulier dans sa version linguistique proposée par
Saussure, substitue un « ordre logique de l’intelligibilité » à l’ordre pratico-
social du sens :

Saussure qui professe ailleurs que « le point de vue crée l’objet », désigne ici très clairement le
point de vue auquel il faut se situer pour produire « l’objet propre » de la nouvelle science
structurale : on ne peut faire de la parole le produit de la langue que si et seulement si on se situe
4
dans l’ordre logique de l’intelligibilité .

Le point de vue ainsi adopté implique une forme de clôture qui consacre
l’autonomie de l’objet étudié : le sens est déjà là, il est présupposé. On tient
là le principe de toute démarche « herméneutique », qui prétend se satisfaire
de l’explicitation continue du sens par lui-même et à partir de lui-même :
Se situer dans l’ordre de l’intelligibilité comme le fait Saussure, c’est adopter le point de vue du
« spectateur impartial » qui, attaché à comprendre pour comprendre, est porté à mettre cette
intention herméneutique au principe de la pratique des agents, à faire comme s’ils se posaient
5
des questions qu’il se pose à leur propos .

La conception objectiviste du sens va donc si loin qu’elle présuppose


une activité de compréhension qui pourrait être, en dernier ressort, attribuée
aux agents eux-mêmes. Mais en réalité, elle se fonde sur une conception de
l’intelligibilité qui n’est véritablement accessible qu’au point de vue savant.
L’ordre logique de l’intelligibilité semble indifférent aux agents, il se
déploie en toute autonomie.
On pourra considérer que le dépassement, par une praxéologie recentrée
sur les concepts de champ et d’habitus, d’approches subjectivistes et
objectivistes situées en opposition rituelle permettra de résoudre la question
du sens de la pratique. Se défaire du subjectivisme et de l’objectivisme
implique de renoncer aux philosophies du sens de l’expérience vécue et du
sens objectif. Mais la question se pose de savoir ce qu’il convient de retenir
de l’une et de l’autre de ses deux approches. Comment marquer la différence
entre une analyse sociologique des pratiques et des philosophies abstraites
du sens, qui tendent toujours à le penser dans sa généralité et à le
déshistoriciser ? Est-il certain que l’on puisse évacuer complètement cette
question en réaffirmant le primat de la pratique et en considérant que le sens
est « fait » par la pratique elle-même, comme s’il n’était plus nécessaire
d’expliciter et de justifier, à un niveau anthropologique ou philosophique, ce
que l’on doit encore comprendre sous le concept de « sens » ?

L E PROBLÈME DE L’ANTÉRIORITÉ DU SENS


Pour comprendre le renversement sociologique proposé par Bourdieu, il
faut repartir du fait que le « sens » des pratiques se distingue par son
antériorité : il est toujours déjà là, dans la pratique qui s’accomplit et la
sociologie, en un sens, vient toujours dans l’après-coup. Mais cela signifie
aussi que les agents « savent » toujours, d’une certaine manière, ce qu’ils
font et ils accordent volontiers du sens à ce qu’ils font : le sens de ce qui est
fait peut faire l’objet d’une réflexion et d’une explicitation, voire
s’augmenter d’une production discursive qui « justifiera »,
« démontrera », etc. Pourtant, le sens de la pratique a ceci de singulier qu’il
se dispense le plus souvent de l’explicitation, de la description et de la
justification : il est implicite et n’a pas à produire ses raisons. Et cet
implicite n’est pas absence de sens ou moindre sens : il y a de l’implicite
parce que l’on fait les choses de manière « naturelle », naïve ou irréfléchie,
bref en s’abandonnant à une pensée en action qu’il n’est pas nécessaire de
porter au niveau d’une pensée de l’action ou encore à une pensée discursive
ou rationnelle. Le sens de la pratique habite la pratique qui est son lieu
d’exercice, sur un mode tacite et implicite. Tel est le fait dont il faut partir
pour poser à nouveaux frais le problème de la normativité sociale, le
problème du rapport des pratiques aux normes sociales :

S’il est vrai que les pratiques produites par les habitus, les manières de marcher, de parler, de
manger, les goûts et les dégoûts, etc., présentent toutes les propriétés des conduites instinctives, et
en particulier l’automatisme, il reste qu’une forme de conscience partielle, lacunaire, discontinue,
accompagne toujours la pratique, que ce soit sous la forme de ce minimum de vigilance qui est
indispensable pour contrôler le fonctionnement des automatismes ou sous la forme de discours
6
destinés à les rationaliser (au double sens du terme ).

Or cette antériorité du sens pose un problème qui est indissolublement


philosophique et épistémologique. La conception que l’on se fait de cette
antériorité conditionne la possibilité de la science sociale et son exercice.
Déterminer trop vite ou depuis l’après-coup de la connaissance savante ce
qu’est le sens de la pratique, c’est condamner, en son principe même, la
science sociale de la pratique. Ou encore, cela revient à l’entraîner sur une
voie qui ne permettra pas de saisir sa réalité et de restituer son objectivité. À
cet égard, on peut reconstituer sans grande difficulté, et sans chercher non
plus à systématiser leur présentation, différentes approches du sens de la
pratique qui peuvent apparaître comme autant de solutions préconstituées
mais également égarantes. Elles ont en commun de déployer des stratégies
qui tentent de résorber la différence entre l’antériorité du sens de la pratique
et la postériorité du point de vue savant sur la pratique.
La première tentation à laquelle il convient de renoncer est celle de la
compréhension immédiate, qui entend saisir sur le vif et par « l’empathie »
le sens de ce qui se fait. Sous cette perspective, la compréhension savante
opérerait dans l’après-coup, mais en parvenant à retrouver la compréhension
même que l’agent a de sa propre pratique : elle annule donc de ce fait la
différence entre la compréhension savante et la compréhension pratique.
Pour Bourdieu, ce modèle d’intelligibilité ne peut être sociologiquement
viable pour deux raisons essentielles. D’une part, au lieu de retrouver le sens
que revêt la pratique aux yeux de l’agent, on se contente surtout de
reconduire « l’illusion de la compréhension immédiate, caractéristique de
l’expérience pratique de l’univers familier 7 », celle d’une transparence à soi
qui implique nombre de méconnaissances. D’autre part, en se complaisant
dans ce type d’immédiateté, on s’interdit par avance toute interrogation sur
les conditions sociales de possibilité de la connaissance. Dans le modèle de
la compréhension immédiate, le sens de la pratique est reconnu dans son
antériorité, mais toute postériorité sociologique se trouve par là
compromise.
Semblablement, Bourdieu ne peut céder à cette autre tentation, qui serait
celle d’une herméneutique du sens qui se contenterait d’interpréter l’action
comme un texte : l’antériorité du sens trouve sa justification dans son dépôt
et son recueil, pensé sur le modèle de la lecture et de l’écriture, mais cette
approche se condamne à une forme de clôture principielle. Dans le Sens
pratique, Bourdieu dénonce ainsi l’approche purement grammairienne du
langage :
[…] le grammairien est enclin à traiter tacitement le langage comme un objet autonome et
autosuffisant, c’est-à-dire comme finalité sans fin, sans autre fin, en tout cas, que d’être
8
interprété, à la façon de l’œuvre d’art .

Il y a de surcroît au principe de toute conception herméneutique une


forme d’expressivisme qui ne permet pas de reconnaître l’existence d’un
sens se faisant dans et par les pratiques. Ce qui importe, ce n’est plus tant le
fait que la pratique fasse sens, mais ce qu’elle peut signifier comme au-delà
d’elle-même. Ainsi, Bourdieu relève-t-il, dans un autre passage du Sens
pratique, que :

Le langage se fait spontanément complice de cette philosophie herméneutique qui porte à penser
l’action comme quelque chose qu’il s’agit de déchiffrer, en disant par exemple d’un geste ou d’un
acte rituel qu’il exprime quelque chose, au lieu de dire, tout simplement, qu’il est sensé ou, comme
9
l’anglais, qu’il fait sens .

MODUS OPERANDI
Dépasser les philosophies subjectivistes et objectivistes du sens de la
pratique, revenir sociologiquement sur l’antériorité du sens en analysant les
pratiques : cela ne peut se faire que par la mise en œuvre d’un mode de
pensée relationnel et constructiviste (au sens méthodologique où Bourdieu
comprend ce terme 10). La pratique doit être analysée selon les relations qui
la structurent, objectivement et subjectivement ; et cette analyse n’est pas le
produit d’une confrontation avec un « donné », mais le produit d’une
construction méthodique de l’objet à connaître. Prendre acte de l’antériorité
du sens, c’est en faire, par la rupture épistémologique, le point de départ
d’une analyse qui le prendra ensuite pour point de référence de la
construction méthodique de l’objet sociologique. Une intelligibilité seconde,
qui n’est plus celle de la pratique dans son rapport d’immanence au sens,
peut alors être gagnée : la pratique y découvre un sens nouveau, pensé
relationnellement et sous la perspective de la normativité sociale.
Penser le sens relationnellement, c’est renoncer à lui chercher un
fondement, que celui-ci se situe, à la manière de ce que propose la
phénoménologie, dans le sujet faisant retour sur lui-même. Penser le sens
relationnellement revient aussi à le désubstantialiser ou à lutter contre les
tentations substantialistes qui sont à l’œuvre dans les philosophies du sens :
le sens d’une pratique n’est pas une unité close sur elle-même qu’il s’agirait
de situer au sein de la vie intentionnelle. Le mode de pensée relationnel,
enfin, consacre le renoncement à toute philosophie du sens qui aborderait
cette question sur un mode exclusivement philosophique, c’est-à-dire en se
dispensant d’analyser les diverses conditions sociales de possibilité qui sont
au principe de la production du sens.
Reprendre la question de la production du sens depuis la perspective de
la construction de l’objet qui est à connaître sociologiquement, c’est postuler
qu’une saisie de son objectivité est possible et que celle-ci tiendra à
l’identification des conditions sociales de possibilité du phénomène
considéré, c’est-à-dire en découvrant par là une certaine normativité sociale.
Il ne suffit pas de rompre avec le sens obvie de la pratique qui est celui de
l’expérience vécue, ni de se complaire dans un objectivisme qui ne peut plus
le ressaisir : il faut tenir ensemble l’expérience vécue et l’inscription de la
pratique dans des rapports objectifs (c’est-à-dire qui ne dépendent pas du
sujet lui-même). Il y a une sociologie possible du sens de la pratique dès lors
que l’on se donne pour tâche de mettre un terme au face-à-face, pratique ou
gnoséologique, du sujet et de l’objet pour mettre au jour l’objectivité
proprement sociale de ce rapport. En ce sens, la sociologie est une tâche, un
« métier » comme le souligne Bourdieu : elle ne peut se concevoir,
abstraitement, comme une réflexion sur la société en général ou sur le social,
mais doit se réaliser par l’analyse des pratiques en leur conférant une
intelligibilité seconde, un sens compris depuis les conditions sociales de
possibilité de la pratique.
Le renversement sociologique tient pour l’essentiel au fait qu’il faut se
tenir à l’idée que la pratique fait sens 11. Cette formule courante prend chez
Bourdieu une signification particulière. Elle signifie que la pratique est le
lieu unique de la « production » et de la représentation du sens et qu’il n’y a
pas à chercher au-delà de ce qui s’y donne, dans et par la pratique donc, en
multipliant les présuppositions quant aux « entités » qui présideraient à son
avènement. En ce sens, il faut se garder du retour parfois subreptice de la
philosophie du sens et de la tentation de toute ontologie superflue qui
renverrait la production du sens à des instances de production qui
existeraient indépendamment de l’exercice des pratiques. Au contraire, il
faut en rester à la genèse du sens à même la pratique : c’est elle,
littéralement, qui fait sens. Dès lors, ce qui est à analyser, c’est le modus
operandi, la pratique en train de se faire et non l’opus operatum, l’œuvre
faite, achevée, le produit fini de la pratique. La prise en compte de
l’antériorité du sens de la pratique, impliqué par la posture même d’une
sociologie qui entend revenir sur ce qui se fait et sur ce qui a été fait, nous
expose toujours à la considération de la seule œuvre faite, de l’action
déroulée et achevée, contemplée dans l’épanouissement de ses différents
« moments » et ainsi dans l’unité d’un « sens » complet (et ce, que la
pratique « réussisse » ou non). L’analyste des pratiques vient « toujours
après la bataille 12 ».

SENS DE LA PRATIQUE, SENS PRATIQUE ET SENS DU JEU


On doit revenir, pour comprendre comment se détermine la
conceptualisation du sens de la pratique, sur un passage du Sens pratique
déjà cité plus haut. Celui-ci s’inscrit dans une séquence où Bourdieu critique
l’objectivisme et désigne l’une de ses limites dans son incapacité à opérer la
synthèse entre sens vécu et sens objectif :
[…] du fait [que l’objectivisme] ignore la relation entre le sens vécu qu’explicite la phénoménologie
sociale et le sens objectif que construit la physique sociale ou la sémiologie objectiviste, il s’interdit
d’analyser les conditions de la production et du fonctionnement du sens du jeu social qui permet de
13
vivre comme allant de soi le sens objectivé par les institutions .

Le dépassement de l’alternative entre le sens vécu de la phénoménologie


et le sens objectif du structuralisme s’esquisse en direction du « sens du jeu
social ». Ce qu’est exactement celui-ci, on ne l’apprendra que bien plus loin,
au début du chapitre IV du Sens pratique (« La croyance et le corps ») :

Produit de l’expérience du jeu, donc des structures objectives de l’espace de jeu, le sens du jeu est
ce qui fait que le jeu a un sens subjectif, c’est-à-dire une signification et une raison d’être, mais
aussi une direction, une orientation, un à-venir, pour ceux qui y participent et reconnaissent par là
même les enjeux […]. Et aussi un sens objectif, du fait que le sens de l’avenir probable que donne
la maîtrise pratique des régularités psychiques qui sont constitutives de l’économie d’un champ est
le principe de pratiques sensées, c’est-à-dire liées par une relation intelligible aux conditions de leur
effectuations, et aussi entre elles, donc immédiatement doté de sens et de raison d’être pour tout
individu doté du sens du jeu (d’où l’effet de validation consensuelle qui fonde la croyance collective
14
dans le jeu et ses fétiches ).

Cette longue citation appelle plusieurs remarques. On voit tout d’abord


que le sens de la pratique compris comme « sens du jeu » présente, dans sa
définition, une dimension subjective, qui définit ce sens comme sens
subjectif, vécu : il est signification et direction (les deux acceptions
courantes du terme « sens »), à ceci près que la direction qu’il assigne n’est
pas spatiale, mais temporelle. D’autre part, le sens du jeu se donne comme
sens objectif et il faut relever la définition incidente de la pratique sensée,
c’est-à-dire de la pratique qui entretient une relation « intelligible » à ses
conditions historiques et sociales : le sens de la pratique n’est alors plus une
affaire privée, réservée au seul « sujet », mais bien l’affaire de tous. Il
présente une dimension sociale, en ce sens qu’il est relatif à un univers de
relations (et non seulement de significations) qui est un espace de possibles :
au sein de cet espace social, il y a des sens pratiqués parce qu’ils sont
d’abord praticables, c’est-à-dire rendus possibles par des conditions
matérielles, sociales et historiques, par des relations complexes entre les
individus et entre les individus et les choses. C’est en ce sens que :

Chaque agent, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, est producteur et reproducteur de sens
objectif : parce que ses actions et ses œuvres sont le produit d’un modus operandi dont il n’est
pas le producteur et dont il n’a pas la maîtrise consciente, elles enferment une « intention
15
objective », comme dit la scolastique, qui dépasse toujours ses intentions conscientes .

Suggérer que le sens de la pratique tient au sens du jeu, c’est enfin


réorienter la définition même de ce qu’il faut entendre par « sens ». Il faut à
la fois donner congé aux philosophies du sens et se prémunir contre leur
retour éventuel, et le meilleur moyen pour cela est encore de ne pas
reconduire la conception traditionnelle du sens comme signification, mais de
faire de celle-ci une expression ou une détermination seconde d’un « sens »
qui est d’abord compris comme une faculté. Le sens est lui-même compris
comme une capacité pratique et, surtout, comme une manière de sentir. Pour
se déprendre des définitions purement sémiologiques, formalistes,
existentialistes ou herméneutiques du sens, il faut faire du sens autre chose
que ce qu’il
peut être pour la philosophie et le restituer comme sens sociologiquement
déterminé, c’est-à-dire comme une logique de la pratique.
Cette assimilation n’est pas évitement, substitution dissimulatrice, mais
reconduction : c’est toujours le « sens pratique » qui décide du sens de la
pratique, et plus particulièrement du sens des pratiques. Voilà la raison pour
laquelle la question du sens de la pratique est non seulement indissociable de
celle de la nature et des modalités d’exercice du sens pratique, mais qu’elle
s’y résout entièrement. Le sens de la pratique tient à la logique du sens
pratique.
Mais cette résorption de la question de l’intelligibilité de la pratique
dans les logiques du sens pratique présente aussi quelque chose
d’insatisfaisant. Quelle est donc la philosophie du sens qui la rend possible ?
L ’ORDRE PRATICO-SOCIAL DU SENS
La conception du sens des pratiques qui s’indique n’est pas sans affinité
avec certaines conceptions pragmatistes du sens. Dans le grand entretien qui
est au cœur de l’Invitation à la sociologie réflexive, Loïc Wacquant a
interrogé Bourdieu sur la proximité que présente sa pensée avec la tradition
du pragmatisme américain et notamment Dewey. Et Bourdieu de reconnaître :

J’ai pris connaissance de ces études et cela m’a déterminé, assez récemment, à regarder de plus
près la philosophie de Dewey, dont je n’avais qu’une vue très partielle et superficielle.
Effectivement, les affinités ou les rencontres sont incontestables et je crois que j’en comprends le
principe : mon effort pour réagir contre l’intellectualisme profond des philosophies européennes (à
quelques exceptions près, comme celle de Wittgenstein, Heidegger ou Merleau-Ponty) m’a porté à
me rapprocher sans le savoir de pensées que la tradition européenne de la « profondeur » et de
l’obscurité portait à traiter comme des repoussoirs.
Sur le fond, et sans pour développer tous les points communs et toutes les différences, je dirais que
la théorie de l’habitus présente beaucoup de similitudes avec les théories qui, comme celle de
Dewey, font une place centrale à l’« habit », entendu non comme une habitude répétitive
mécanique mais comme rapport actif et créateur au monde, et qui refuse tous les dualismes
conceptuels sur lesquels se sont bâties, dans leur quasi-totalité, les philosophies post-cartésiennes :
16
sujet et objet, intérieur et extérieur, matériel et spirituel, individuel et social, etc. .

Cependant, pour mieux comprendre ce que la conception bourdieusienne


du sens de la pratique doit encore à une certaine philosophie, ou pour mieux
faire apparaître la manière qu’elle a de se situer dans un certain rapport
d’affinité avec elle, nous allons proposer un détour conceptuel. Bourdieu
pense souvent le sens de la pratique dans les termes de la « logique
pratique ». Mais analyser celle-ci, c’est aussi découvrir ce que l’on pourrait
appeler un « ordre du sens ».
À notre connaissance, Bourdieu n’emploie pas lui-même l’expression
d’« ordre du sens » et si cela devait se rencontrer, il est peu probable qu’il
le conçoive exactement dans les termes que nous avons nous-mêmes choisis.
Parler d’« ordre du sens », c’est donc proposer une clé interprétative dont
l’objectif premier n’est certes pas de rendre compte de l’ensemble des
aspects de la théorie bourdieusienne de la pratique, mais de proposer une
perspective focalisée, à même de révéler en pleine lumière certains aspects
particuliers de cette théorie. Si cette clé interprétative nous semble
précieuse, c’est qu’elle permet aussi de rendre compte de la cohérence des
références positives à la phénoménologie et de préciser la nature exacte de
son réinvestissement. De surcroît, elle structure une première dimension,
absolument cruciale et fondatrice des deux autres dimensions identifiées
(celle de la temporalité et de la réflexivité), de l’anthropologie du « sujet
social ».
L’ordre du sens est un ordre pratique, qui tient d’abord et avant tout au
mode opératoire de la pratique : on ne peut ressaisir le sens à la seule
considération de l’œuvre faite, du produit ou de l’effet, car il faut voir ce
que font les agents, comment ils agissent. Il ne s’agit donc pas d’opposer
abstraitement une philosophie du sens à d’autres philosophies du sens, mais
de revenir au sens tel qu’il se pratique, au sens se faisant, pour permettre à
la sociologie de construire son objet sur de nouvelles bases. Si une nouvelle
conception du sens de la pratique se trouve requise, c’est en raison de
réquisits purement sociologiques, parce qu’il s’agit de déterminer
sociologiquement le sens de ce qui se fait.
L’ordre pratique du sens a pour première caractéristique le fait que le
sens de la pratique se déploie selon un certain ordre, dans une certaine mise
en ordre. Le modus operandi a sa logique propre qui décide du sens de ce
qui est fait, celle du sens du jeu qui impose une certaine temporalité :

L’action que guide le « sens du jeu » a toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait
un observateur impartial, doté de toute l’information utile et capable de la maîtriser rationnellement.
Et pourtant elle n’a pas la raison pour principe. Il suffit de penser à la décision instantanée du
joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien en commun
avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et pour
17
en dégager des leçons communicables .
Le « sens du jeu » qui décide de ce qui, dans l’ordre de la pratique, fait
sens ou non peut donc donner lieu à des reconstructions rationnelles
a posteriori. Mais si ce type de reconstruction après coup est possible, c’est
parce que le sens de ce qui se fait a déjà un certain ordre, qui est celui-là
même de la pratique. Cet ordre tient au fait que certains actes sont effectués
les uns après les autres, à un moment donné et pas à un autre et ce, selon une
direction qui n’est peut-être pas claire de prime abord, peut parfois se
révéler progressivement, devenir explicite ou rester implicite mais
détermine toujours le « sens » de ce qui est fait : la direction que prend la
pratique décide de sa signification. S’en tenir au modus operandi, c’est
faire droit à l’ordre du sens qui se déploie temporellement, dans la pratique
en train de se faire. Au chapitre V du Sens pratique (« La logique de la
pratique »), Bourdieu fait de cette temporalité une dimension constitutive du
sens de la pratique :

La pratique se déroule dans le temps et elle a toutes les caractéristiques corrélatives, comme
l’irréversibilité, que détruit la synchronisation ; sa structure temporelle, c’est-à-dire son rythme, son
tempo et surtout son orientation, est constitutive de son sens : comme dans le cas de la musique,
toute manipulation de cette structure, s’agirait-il d’un simple changement de tempo, accélération ou
ralentissement, lui fait subir une déstructuration irréductible à l’effet d’un simple changement d’axe
de référence. Bref, du fait de son immanence entière à la durée, la pratique a partie liée avec le
temps, non seulement parce qu’elle se joue dans le temps, mais aussi parce qu’elle joue
18
stratégiquement du temps et en particulier du tempo .

Cependant cet « ordre » interne que présente la pratique, ce jeu de la


succession, de l’orientation et de la signification, se fonde sur une
expérience de la nécessité. Le sens de la pratique s’éprouve comme une
expérience de l’ordre parce que le choix que l’on adopte est adopté comme
si l’on n’avait pas véritablement le choix. Le sens pratique, comme le répète
souvent Bourdieu, est « nécessité faite vertu » :

Et pourtant les agents font, beaucoup plus souvent que s’ils agissaient au hasard, « la seule chose à
faire ». Cela parce que, en s’abandonnant aux intuitions d’un « sens pratique » qui est le produit de
l’exposition durable à des conditions semblables à celles dans lesquelles ils sont placés, ils
19
anticipent la nécessité immanente au cours du monde .

La question traditionnelle de la nature et des fondements de l’ordre


social s’atteste, sans toutefois s’y résumer, dans celle de l’ordre du sens.
C’est parce que le sens de ce qui est fait est pratiquement mis en ordre à la
faveur de la rencontre, pratique, entre les « structures objectives » et les
« structures subjectives » que le social apparaît lui-même « en ordre » :

La légitimation de l’ordre social […] n’est pas le produit, comme le croient certains, d’une action
délibérément orientée de propagande ou d’imposition symbolique ; elle résulte du fait que les agents
appliquent aux structures objectives du monde social des structures de perception et d’appréciation
qui sont issues de ces structures objectives et tendent de ce fait à percevoir le monde comme
20
évident .

On voit bien qu’il ne suffit pas de dire que la question du sens de la


pratique est épuisée par l’identification du rôle du « sens pratique » ou du
« sens du jeu » : il faut encore montrer comment celui-ci est à l’œuvre et
surtout, le rendre définitivement pensable et pensé en développant une
théorie du sens pratique. Il faudra donc généraliser, conceptualiser,
éventuellement philosopher ou au moins retrouver la philosophie sur son
propre terrain. Mais l’effort théorique mis à l’élaboration d’une
anthropologie de la pratique ne se conçoit, selon Bourdieu, qu’en rapport
avec le « métier » du sociologue qui se donne pour tâche d’analyser les
pratiques et de leur conférer une intelligibilité qu’elles n’ont pas de prime
abord :

J’ai conscience que j’ai peu de chances de parvenir à transmettre vraiment, par la seule vertu du
discours, les principes de cette philosophie et les dispositions pratiques, le « métier », dans lesquels
ils s’incarnent. Pire, je sais qu’en les désignant du nom de philosophie, par une concession à
l’usage ordinaire, je m’expose à les voir transformés en propositions théoriques, justiciables de
discussions théoriques, propres à dresser de nouveaux obstacles à la transmission de manières
21
constantes et contrôlées d’agir et de penser qui sont constitutives d’une méthode .
Il faut créditer Bourdieu d’une remarquable inventivité théorique, qui
mériterait d’être mieux reconnue par les philosophes, et admettre que cette
inventivité est commandée par les réquisits de la tâche de la sociologie :
comprendre ce que les individus font en restituant toute la part du social,
déniée ou méconnue, dans ce qui est ainsi fait. Or c’est en développant cette
théorie du sens pratique, en montrant comment Bourdieu a pensé l’ordre du
sens comme ordre pratico-social, que l’on peut réaliser les deux intentions
qui sont au principe de cette étude et que nous énoncions dès l’orée de
l’Introduction : faire l’inventaire des usages de la phénoménologie et voir
comment ceux-ci contribuent à la constitution d’une anthropologie du « sujet
social » sociologiquement informée.
On se propose donc de voir ce que peut ouvrir la clé interprétative de
l’« ordre du sens », en suivant la déclinaison de ce motif dans la praxéologie
bourdieusienne, théorie de la pratique comme « sens pratique ». Sous cette
perspective, l’apport de la phénoménologie est manifeste. Alors même que
Bourdieu s’oppose frontalement et globalement à la conception
phénoménologique du sens comme sens de l’expérience vécue, sa propre
conception du sens de la pratique ne cesse de mobiliser des termes, des
analyses et des concepts qui sont empruntés à la phénoménologie. Mais ces
reprises ne sont pas la déclinaison d’une seule et même référence, continue
et explicite, à un mouvement homogène, comme si cette seule référence
suffisait pour soutenir ses propres développements. D’une part, la référence
à la phénoménologie n’est pas exclusive et se combine avec une multitude
d’emprunts d’origines variées, qui vont du structuralisme à la philosophie du
langage ordinaire en passant par des références à la littérature ethnologique
ou sociologique. D’autre part, il est patent que l’on a plutôt affaire à une
collection d’emprunts ponctuels qui trouvent leur pertinence relative par
rapport à des concepts profondément remaniés par Bourdieu. L’intégration
des apports et des acquis de la phénoménologie sociale s’opère de manière
diffractée, sélective. Tout se passe comme si, dès lors que la
phénoménologie sociale est condamnée dans son projet d’ensemble et dans
sa démarche, il reste possible de la décomposer et de redisposer certains de
ses éléments dans un nouveau complexe théorique.

1. SP, p. 62.
2. SP, p. 62.
3. E. Husserl, Recherches Logiques. Tome 2. Recherche I, Paris, PUF, 1959, Introduction, § 1, p. 6.
4. SP, p. 52.
5. SP, p. 53.
6. ETP, p. 305.
7. SP, p. 44.
8. SP, p. 53.
9. SP, p. 62.
10. Bourdieu souligne à de nombreuses reprises la nécessité d’une pensée relationnelle qui doit être au
principe des sciences sociales : « La notion d’espace enferme, par soi, le principe d’une appréhension
relationnelle du monde social : elle affirme en effet que toute la “réalité” qu’elle désigne réside dans
l’extériorité mutuelle des éléments qui la composent. Les êtres apparents, directement visibles, qu’il
s’agisse d’individus ou de groupes, existent et subsistent dans et par la différence, c’est-à-dire en tant
qu’ils occupent des positions relatives dans un espace de relations qui, quoique invisible est toujours
difficile à manifester empiriquement, est la réalité la plus réelle (l’ens realissimum, comme disait la
scolastique) et le principe réel des comportements des individus et des groupes. », RP, p. 53.
11. Nous devons à C. Gautier d’avoir attiré notre attention sur cette formulation, dans les remarques
programmatiques esquissées à la fin de La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie
des pratiques de Pierre Bourdieu, Paris, Le Cerf, 2012, p. 447.
12. SP, p. 137.
13. SP, p. 46.
14. SP, p. 111.
15. ETP, p. 273.
16. ISR, p. 170-171. Cette proximité est aussi soulignée par V. Kestenbaum, The Phenomenological
Sense of John Dewey : Habit and Meaning, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1977 et J. M.
Ostrow, Social sensitivity : An Analysis of Experience and Habit, Stony Brook, State University of
New York Press, 1990.
17. CD, p. 21.
18. SP, p. 137.
19. CD, p. 21.
20. CD, p. 160-161.
21. RP, p. 10.
Chapitre 5

Le présupposé : la doxa

L’ordre pratico-social du sens, tel qu’il se déploie dans la pratique


même, a pour présupposés un ensemble de thèses, de croyances, qui
structurent par avance notre rapport à l’environnement pratique et au monde
social qui nous entoure. Ces présupposés sont au principe du maintien de
l’ordre social établi. Ils sont aussi des conditions de possibilité de l’ordre
pratique du sens, mais ces conditions de possibilité se caractérisent
essentiellement par leur dimension gnoséologique : elles consistent en une
pensée ou une forme de connaissance irréfléchie sur laquelle le sens pratique
peut miser pour s’accomplir, déployer l’ordre du sens et régir les pratiques.

L ’EXPÉRIENCE DE LA NATURALITÉ
Le concept de doxa désigne, chez Bourdieu, l’ensemble des présupposés
requis pour que le sens de la pratique puisse se réaliser dans et par la
pratique. Plus précisément, la doxa est « l’adhésion aux présupposés […] du
jeu 1 ». Bourdieu conduit l’examen de ce qu’il appelle aussi « l’expérience
doxique 2 » au chapitre IV du Sens pratique intitulé « La croyance et le
corps 3 », chapitre qui précède celui consacré à « La logique de la
pratique ».
L’expérience doxique se caractérise par sa dimension d’évidence : elle
définit un registre de « connaissances » (appréciations, jugements,
évaluations, manières de penser) qui vont de soi. Ces connaissances sont
des ressources pratiques qui trouvent leur garantie dans une croyance
particulière qui ne se caractérise pas par son objet mais par le type de
certitude, immédiate et implicite, qu’elle procure. Dans Raisons pratiques,
Bourdieu précise le statut de cette croyance de la manière suivante :

La croyance dont je parle n’est pas une croyance explicite, posée explicitement comme telle par
rapport à la possibilité d’une non-croyance, mais une adhésion immédiate, une soumission doxique
aux injonctions du monde qui est obtenue lorsque les structures mentales de celui à qui s’adresse
l’injonction sont en accord avec les structures engagées dans l’injonction qui lui est adressée. En
4
ce cas, on dit que ça allait de soi, qu’il n’y avait pas autre chose à faire .

Si la doxa est, d’une manière générale, au sens où la définit encore


l’Esquisse, cet « état implicite et indiscuté 5 », elle devient plus précisément,
dans Le sens pratique où elle trouve sa définition spécifique, une « adhésion
aux présupposés du jeu » : si le sens pratique peut opérer sur le mode de
l’implicite et du tacite, c’est parce que la doxa est effective et que l’agent
adhère aux « présupposés » du sens du jeu, à ce que l’on tient pour admis
pour que le jeu puisse se jouer et vaille la peine d’être joué. L’évidence de
la doxa ne vaut pas au sens de l’Evidenz, mais bien au sens de la
Selbstverständlichkeit, du « cela va de soi » qui confère à l’ordre pratico-
social du sens la force de l’« ordre des choses 6 ». En ce sens, l’expérience
doxique est puissamment réaliste : elle crée un sens de la réalité, une
croyance fondamentale au monde pratique en tant que terrain de jeu possible
où les pratiques ont sens et valeurs. Mais elle est aussi ce qui fait que
l’ordre social est un ordre du sens, puisque la doxa est aussi au principe de
la compréhension immédiate du monde social :
« […] l’homogénéité (relative) des habitus qui en résulte est au principe d’une harmonisation
objective des pratiques et des œuvres […] qui leur valent d’être vécues comme évidentes ou
7
allant de soi, c’est-à-dire comme immédiatement intelligibles et prévisibles […]. »

Si l’ordre pratico-social du sens est « immédiatement intelligible », c’est


parce que l’expérience pratique que l’on peut en avoir, dans et par la
pratique, mise sur des évidences implicites : le sens est ordre et en ordre
pour cette raison précise qu’il ne peut d’emblée être remis en question. C’est
parce que la doxa joue pleinement son rôle que nos manières de percevoir,
d’évaluer et d’agir nous semblent aller de soi et que le « sens du jeu »
implique l’ordre du sens 8.
Dès lors, si l’on veut pouvoir considérer la pratique, il faut se déprendre
de cet ensemble de présupposés, suspendre leur effectivité et opérer une
sorte d’« époché pratique, de mise en suspens de l’adhésion première à
l’ordre établi 9 ». Celle-ci peut d’ailleurs advenir à l’occasion d’une remise
en cause des évidences, à l’occasion de discordances, lorsque le « sens du
jeu » n’opère plus et que ce qui allait de soi se voit remis en cause par de
nouveaux discours ou de nouvelles pratiques, ou encore par une évolution
des structures objectives. Mais cette « époché pratique » peut aussi devenir
un geste méthodique, non pas au sens de la réduction phénoménologique,
mais pour inaugurer un régime d’objectivation du sujet objectivant, en
commençant par l’objectivation de son expérience doxique.
Objectiver la doxa, c’est accepter de ne plus la prendre pour ce qu’elle
est, c’est-à-dire pour une somme d’évidences, mais tenter d’en restituer
l’histoire et d’en faire la genèse. Même si cette genèse de la doxa n’est
pleinement intelligible qu’à la condition de ressaisir le principe de la
pratique ajustée, à savoir l’habitus – ce que nous ferons bientôt –, on peut
déjà suggérer que, selon Bourdieu, l’extension de la doxa correspond à un
ajustement par rapport aux structures objectives et à l’internalisation de ces
mêmes structures au sein de l’habitus. L’expérience doxique est le produit
d’une socialisation et d’une incorporation de « structures externes » ou
« objectives » qui rendent possible l’ajustement « spontané » des structures
internes, subjectives, avec les régularités du monde social.

Et quand les structures incorporées et les structures objectives sont en accord, quand la perception
est construite selon les structures de ce qui est perçu, tout paraît évident, tout va de soi. C’est
l’expérience doxique dans laquelle on accorde au monde une croyance plus profonde que toutes les
10
croyances (au sens ordinaire) puisqu’elle ne se pense pas en tant que croyance .

Restituer l’histoire de la doxa, c’est remettre en question ce qu’elle tend


à faire passer pour non questionnable. La doxa a la ressource d’exclure par
avance la question de sa propre genèse et plus précisément « la question que
l’expérience doxique du monde social exclut par définition, celle des
conditions (particulières) qui rendent possible cette expérience 11 ». En effet,
l’expérience doxique est au principe de la méconnaissance du caractère
arbitraire (historique) des relations aux structures objectives et des
structures objectives entre elles. La naturalité est absence de questions et de
remises en question. C’est bien parce que les structures internes de l’habitus
reproduisent ou répliquent avec succès les structures externes ou objectives
du monde social, que les agents peuvent méconnaître la réalité de ces
structures objectives pour considérer et vivre les structures internes de leur
façon de percevoir, d’évaluer et d’agir comme « naturelles ». La naturalité
de l’expérience doxique procède de l’ignorance de la réalité du rapport
dialectique entre les structures internes de l’habitus et les structures
objectives du champ et du monde social. De ce point de vue, l’identification
de la nature exacte de l’expérience doxique est d’une grande importance
pour comprendre, ultérieurement, quelles peuvent être les capacités
réflexives de l’agent et en quoi cette « réflexivité » peut bien consister : si
l’on veut avoir une chance d’identifier les conditions sociales de possibilité
de la connaissance, il faut pouvoir se déprendre de l’empire de la doxa.

La méconnaissance réside dans le fait d’accepter cet ensemble de présupposés fondamentaux,


préréflexifs, que les agents sociaux engagent dans le simple fait de prendre le monde comme allant
de soi, c’est-à-dire comme il est, et de le trouver naturel parce qu’ils lui appliquent des structures
cognitives qui sont issues des structures mêmes de ce monde. […] De toutes les formes de
« persuasion clandestine », la plus implacable est celle qui est exercée, tout simplement, par l’ordre
12
des choses .

Parce que la doxa est méconnaissance de ses conditions sociales de


possibilité et soumission à « l’ordre des choses », elle est aussi au principe
de l’exercice de la domination symbolique. Elle est un instrument efficace de
sa perpétuation. Bourdieu suggère toutefois que les membres d’un même
espace social auront des intérêts différents à l’égard de la perpétuation de
l’ordre du sens assurée par la doxa.
D’un côté, les membres jouissant d’une position dominante auront un
intérêt à la défense de l’intégrité de la doxa : ils travailleront à son extension
et continueront de faire passer l’arbitraire de la domination pour allant de
soi. En cultivant les « automatismes », la doxa permet d’entretenir « un
arbitraire culturel et [un] ordre politique qui s’imposent sur le mode de
13
l’évidence aveuglante et inaperçue ». L’institution du point de vue des
dominants peut trouver sa traduction politique dans le fonctionnement de
l’État :

La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants, qui se présente et s’impose
comme point de vue universel ; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l’État et qui ont
14
constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l’État .

D’un autre côté, l’intérêt des membres de l’espace social qui y occupent
des positions dominées est celui d’une remise en cause des évidences de « la
croyance dont parlait Hume, la soumission doxique à l’ordre établi 15 ».
Cependant, on le voit bien, l’expérience doxique recèle une extraordinaire
capacité de résistance aux remises en cause et en question, puisque son
principe même est d’assurer l’accomplissement de pratiques qui s’épargnent
toute réflexion et toute interrogation. Il faut donc considérer que la remise en
cause de l’ordre gnoséologique et pratique établi passe par une rupture qui
est tout autre que la simple crise, toujours dépassable, du fonctionnement de
l’expérience doxique (en raison de la confrontation avec un autre modèle
culturel ou de l’évolution des structures économiques). La rupture avec
l’ordre du sens établi et pratiquement opératoire inaugure aux yeux de
Bourdieu le registre de la politique :

La politique commence, à proprement parler, avec la dénonciation de ce contrat tacite d’adhésion à


l’ordre établi qui définit la doxa originaire ; en d’autres termes, la subversion politique présuppose
16
une subversion cognitive, une conversion de la vision du monde .

Cette citation ne comporte pas seulement, comme on le voit, une


définition de la politique comme remise en cause de l’ordre social établi,
c’est-à-dire de rapports de domination injustes et inégalitaires. Elle fait
aussi de la doxa l’une des meilleures garanties de l’ordre établi et par suite,
un enjeu prioritaire pour la réflexion politique.

DE L’ATTITUDE NATURELLE (PHÉNOMÉNOLOGIQUE) À LA DOXA (SOCIOLOGIQUE)


Nous soutiendrons dans ce qui suit que le concept bourdieusien de doxa
est une relecture, à l’aune de la praxéologie du sens pratique, de la théorie
phénoménologique de l’attitude naturelle. Cependant, ce n’est visiblement
pas la conception husserlienne de l’attitude naturelle qui retient l’attention de
Bourdieu, mais bien plutôt celle de Schütz. Dans L’Esquisse pour une auto-
analyse, Bourdieu signale qu’il a pris connaissance des travaux de Schütz
par l’intermédiaire de Raymond Aron. Ainsi, rappelle-t-il, à propos de sa
décision de conduire une enquête sociologique sur le monde paysan du
Béarn :

Je venais de découvrir, grâce à Raymond Aron, qui l’avait connu, l’œuvre de Schütz, et il me
paraissait intéressant d’interroger, comme le phénoménologue, le rapport familier au monde social,
mais de manière quasi-expérimentale, en prenant pour objet d’une analyse objective, voire
objectiviste, un monde qui m’était familier, où tous les agents étaient des prénoms, où les manières
de parler, de penser et d’agir allaient pour moi tout à fait de soi, et d’objectiver, du même coup mon
17
rapport de familiarité avec cet objet […].
La découverte de Schütz n’est donc pas un simple apport théorique mais
elle accompagne la réflexion méthodologique, épistémologique et pour finir
anthropologique sur le rapport de familiarité que le sociologue peut
entretenir à l’égard du monde ou de l’espace social dont il est issu. Une
relecture de la tradition phénoménologique se joue très clairement dans la
réélaboration sociologique du concept de doxa, que Bourdieu définit
initialement, dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, comme « ce qui
est hors de question et que tout agent accorde tacitement à l’état de choses
actuel par le seul fait d’agir en accord avec les convenances sociales 18 ».
Sous le lexique grec de la doxa, c’est bien toute l’analyse schützienne de
l’attitude naturelle qui se trouve convoquée pour étudier les mécanismes
gnoséologiques du maintien de l’ordre établi.
En effet, Schütz a initié une pratique de la phénoménologie qui entend
s’épargner tout recours à l’appareil transcendantal pour se contenter
d’œuvrer à partir de l’attitude naturelle, en elle et vers elle. L’attitude
naturelle demeure le référent permanent de cette attitude réflexive. Elle vaut
à son égard comme une instance de validation, de légitimation et de
confirmation de ses énoncés. Fort de cette nouvelle donne méthodologique,
le phénoménologue peut donc renoncer au primat de l’attitude
transcendantale. Schütz a donc abandonné tout recours à l’attitude
transcendantale pour prôner le retour à une phénoménologie développée
comme analyse réflexive de l’attitude naturelle. Corrélativement, Schütz
emprunte à Husserl l’idée d’un monde de la vie qu’il conçoit comme horizon
structurel a priori de toute vie sociale. Le monde de la vie est ce qui est
constamment présupposé dans l’attitude naturelle : il s’agit d’une strate de
réalité sur le fond de laquelle s’édifient des mondes sociaux concrets et
singuliers. Or, dans l’attitude naturelle, le monde de la vie ne requiert pas de
thématisation spécifique mais sert bien plutôt de support premier à toute
thématisation attentionnelle. L’expérience que nous avons du monde de la vie
est donc doxique, au sens d’une évidence foncière qui n’est pas remise en
cause. Dans l’attitude naturelle, le monde de la vie est précisément ce à quoi
je n’accorde jamais d’importance, ce qui ne fait jamais question. Dans
l’attitude naturelle, le monde de la vie est ce que l’on tient pour allant de soi,
pour évident. Nous lui accordons le bénéfice de la Selbstverständlichkeit,
une auto-compréhensibilité qui aveugle sur ce qu’il est véritablement. Le
monde de la vie est ce qui va de soi, ce que je laisse pour ininterrogé, alors
même qu’il constitue la toile de fond de l’ensemble de mes activités. Dans
l’attitude naturelle, le monde de la vie est cette réalité dont la compréhension
s’impose d’elle-même (selbstverständliche Wirklichkeit 19).
Bourdieu conserve l’essentiel de ces analyses, par exemple lorsqu’il
définit la doxa comme ce qui est laissé « à l’état implicite et indiscuté
(doxa 20) », tout en restituant les conditions sociales de possibilité de celle-
ci. Sous cette perspective, la différence entre une phénoménologie de
l’attitude naturelle et une sociologie de l’expérience doxique est double.
Tandis que la première décrit le fonctionnement de l’attitude naturelle et
les différentes structures du monde de la vie quotidienne dans une
perspective qui demeure, massivement, celle d’une théorie de la
connaissance, la seconde s’attache à restituer les conditions sociales de
possibilité de l’expérience doxique. Là où la phénoménologie de l’attitude
naturelle peut prétendre à une certaine universalité (l’attitude naturelle étant
une dimension essentielle du rapport que tout sujet entretient à l’égard du
monde qui l’entoure, quelles que soient les variations sociales et culturelles
qui puissent se présenter en outre), la sociologie de l’expérience doxique
restitue son enracinement social et historique, c’est-à-dire sa relativité, sa
contingence et son arbitraire.
Par ailleurs, la perception bourdieusienne de la doxa ouvre, bien plus
nettement que dans le cas de l’analyse phénoménologique, à une véritable
politique de l’expérience doxique. Elle constitue de ce fait un élément
important, qui ne peut être négligé, en vue d’une critique sociale située à
l’horizon de l’analyse sociologique. L’expérience doxique n’est jamais
établie une fois pour toutes, elle est toujours le produit contingent d’une
conjoncture :

Cela dit, il ne faut pas oublier que cette croyance politique primordiale, cette doxa, est une
orthodoxie, une vision droite, dominante, qui ne s’est imposée qu’au terme de luttes contre des
visions concurrentes ; et que l’« attitude naturelle » dont parlent les phénoménologues, c’est-à-dire
l’expérience première du monde du sens commun, est un rapport politiquement construit, comme
les catégories de perception qui la rendent possible. Ce qui se présente aujourd’hui sur le mode de
l’évidence, en deçà de la conscience et du choix, a été, bien souvent, l’enjeu de luttes et ne s’est
21
institué qu’au terme d’affrontements entre dominants et dominés .

En d’autres termes, la reconnaissance de l’importance décisive de la


doxa doit à l’évidence quelque chose aux analyses phénoménologiques de
l’attitude naturelle, mais cet apport est immédiatement reconsidéré depuis un
enjeu absent de la perspective phénoménologique, celui d’une construction
politique des rapports de perception. Bourdieu met ainsi l’analyse de la
connaissance doxique au service d’une conception « politisée » de l’ordre
du sens comme ordre social.

1. SP, p. 111.
2. SP, p. 44 ; ETP, p. 234.
3. SP, p. 111-134. La considération de la doxa est bien moins développée dans l’Esquisse, même si
Bourdieu fait déjà bien droit à l’expérience de la naturalité comme expérience de l’« allant de soi ».
4. RP, p. 188.
5. ETP, p. 411.
6. ISR, p. 222.
7. ETP, p. 264.
8. Bourdieu considère que l’empire de la doxa s’étend aussi aux intellectuels qui « laissent à l’état
impensé (doxa) les présupposés de leur pensée », situation qui est celle de la « doxa épistémique », cf.
RP, p. 217.
9. LPS, p. 188.
10. RP, p. 156.
11. ETP, p. 234.
12. ISR, p. 222. La « persuasion clandestine » mentionnée par Bourdieu doit être rapprochée de la
« persuasion silencieuse » évoquée par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard,
1964, p. 263. Nous devons cette indication à Jocelyn Benoist.
13. ETP, p. 300.
14. RP, p. 129. Voir aussi RP, p. 107 : « Si l’État est en mesure d’exercer une violence symbolique, c’est
qu’il s’incarne à la fois dans l’objectivité sous forme de structures et de mécanismes spécifiques et aussi
dans la “subjectivité” ou, si l’on veut, dans les cerveaux, sous forme de structures mentales, de schèmes
de perception et de pensée. Du fait qu’elle est l’aboutissement d’un processus qui l’institue à la fois
dans des structures sociales et dans des structures mentales adaptées à ces structures, l’institution
instituée fait oublier qu’elle est issue d’une longue série d’actes d’institution et se présente avec toutes
les apparences du naturel. »
15. RP, p. 128.
16. LPS, p. 188.
17. EAU, p. 80.
18. ETP, p. 239.
19. Sur l’ensemble de cette analyse, voir A. Schütz, T. Luckmann, Strukturen der Lebenswelt,
Konstanz, UVK, 2003, p. 3 sq.
20. Ibid., p. 411.
21. RP, p. 128-129.
Chapitre 6

Le principe : l’habitus

L’ordre du sens s’avère dans la pratique même des agents. L’habitus est,
en un certain sens, le nom du principe de reconnaissance et de production de
l’ordre du sens par les agents. Il confère à l’ordre du sens sa portée
proprement pratique :

L’habitus est ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et
relationnelles d’une position en un style de vie unitaire, c’est-à-dire un ensemble unitaire de choix
1
de personnes, de biens, de pratiques .

Ainsi l’habitus doit-il être considéré comme l’opérateur véritable de la


normativité sociale. Dans Science de la science et réflexivité, Bourdieu
souligne encore cette dimension principielle de l’habitus :

[…] la notion d’habitus peut être entendue à la fois comme un principe général de la théorie de
l’action – par opposition aux principes invoqués par une théorie intentionnaliste –, et comme un
principe spécifique, différencié et différenciant, d’orientation des actions d’une catégorie
2
particulière d’agents, lié à des conditions particulières de formation .

La théorie de l’habitus, parce qu’elle traite d’un principe, a pour


fonction d’introduire une perspective génétique sur l’ordre du sens. En ce
sens, le concept d’habitus, tout comme celui de champ, est d’abord et avant
tout un concept méthodologique, qui oriente la démarche du chercheur. Sa
première fonction, à cet égard, est prophylactique en ce que le concept
d’habitus permet d’éviter de recourir à des concepts susceptibles de
véhiculer des anthropologies implicites. Mais son rôle est aussi, plus
positivement, de permettre l’institution d’un nouveau point de vue sur
l’« ordre ordinaire des pratiques 3 » et tout particulièrement sur l’ordre du
sens qui lui est sous-jacent. Là encore, la persistance d’un certain héritage
phénoménologique (qui n’est peut-être pas celui qui est le plus évident de
prime abord), mérite d’être soulignée, dans la mesure où elle informe, pour
partie, la détermination du concept d’habitus.

PRÉSENTATIONS DE L’HABITUS
Il est un texte de Bourdieu qui se révèle particulièrement clair quant aux
intentions qui ont pu orienter et déterminer l’élaboration de la théorie de
l’habitus : il s’agit de la séquence intitulée « Questions de méthode » dans
les Règles de l’art. Ce texte rétrospectif se dispense de réexposer des thèses
déjà développées dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique ou dans le
Sens pratique pour revenir sur les décisions théoriques qui ont incité
Bourdieu à fonder une nouvelle théorie de la pratique et à promouvoir le
concept d’habitus.
Bourdieu y rappelle tout d’abord que « la notion d’habitus […] exprime
avant tout le refus de toute une série d’alternatives dans lesquelles la science
sociale (et, plus généralement, toute la théorie anthropologique) s’est
enfermée, celle de la conscience (ou du sujet) et de l’inconscient, celle du
finalisme et du mécanisme, etc. 4 ». Le concept d’habitus est donc un concept
de dépassement et non de synthèse, où il s’agit de gagner un mode de pensée,
fort du nouveau « point de vue » sociologique qui œuvrera par-delà les
dualismes théoriques habituels. De ce fait, il est un mode fréquent de
présentation de la théorie de l’habitus qui joue de ces dépassements : le
concept d’habitus est souvent défini par le rejet de concepts en oppositions
réciproques. Plus généralement, l’habitus est circonscrit à l’aide d’énoncés
en chiasme, comme s’il fallait rejouer dans la définition du concept la dualité
dépassée : intériorité/extériorité, structure structurée/structure structurante 5.
Ce type de présentation a sans doute une utilité certaine, mais il égare parfois
le lecteur car il empêche de ressaisir avec précision ce que Bourdieu entend
sous le terme d’habitus. Il ménage la familiarité avec des concepts plus
usuels et moins originaux mais il se paie aussi souvent d’un coût élevé : à
présenter ainsi l’habitus en disant surtout ce qu’il n’est pas, on court le
risque d’en rester à une détermination purement négative, ou à tout le moins
de laisser s’établir une certaine indétermination.
Une autre présentation de la théorie de l’habitus privilégie plus
volontiers la restitution de sa généalogie. Les « Questions de méthode »,
dans les Règles de l’art, constituent une forme de mise au point à l’égard de
lectures qui ont pu être données de la théorie de l’habitus et qui, loin de
servir le sens propre de ce concept, et surtout, son opérativité sociologique,
ont compliqué sa détermination. Bourdieu a notamment à l’esprit les
interprétations développées par François Héran dans l’article intitulé « La
seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le
langage sociologique », lesquelles ont insisté sur la proximité des
conceptions de Bourdieu avec certaines présentations husserliennes,
notamment dans Expérience et jugement. Revenir sur la généalogie du
concept d’habitus et en l’occurrence, sur les étapes de sa genèse dans
l’œuvre de Bourdieu, donne à ce dernier l’occasion de régler quelques
comptes et de dénoncer une attribution généalogique qui lui semble
excessive et mal intentionnée :

Il est clair que, au moins lorsqu’elle s’applique à des contemporains, c’est-à-dire à des concurrents,
la recherche des sources, qui n’est jamais d’ailleurs la meilleure stratégie herméneutique, s’inspire
moins du souci de comprendre le sens d’une contribution que d’en réduire ou d’en détruire
l’originalité (au sens de la théorie de l’information), tout en permettant aux « découvreurs » de
sources inconnues de se distinguer, comme celui à qui on a fait part, du commun des naïfs qui, par
inculture par aveuglement, se laisse prendre à l’illusion du jamais vu. Les ruses de la raison
polémique sont innombrables et tel qui, comme tant d’autres « généalogistes », n’aurait jamais
accordé la moindre attention à la notion d’habitus ou aux emplois qu’en fait Husserl si je ne l’avais
employée, va exhumer des usages husserliens, pour me reprocher, comme en passant, d’avoir trahi
6
la pensée magistrale dans laquelle il entend au demeurant découvrir une anticipation destructrice .

Si l’on suit Bourdieu, il convient donc de ne pas surestimer le rôle qu’a


pu jouer la référence à la phénoménologie husserlienne. Si celle-ci a pu se
révéler source d’inspiration, ce qu’elle est bien sans doute, elle ne serait
qu’une source parmi d’autres, au sein d’une longue tradition de pensée
trouvant ses origines dans la philosophie aristotélicienne et la pensée
scolastique, se réactivant ensuite dans la phénoménologie et dans la tradition
anthropologique et sociologique, chez Durkheim, Mauss, Weber.
Contre les lectures généalogiques parfois trop généreuses, les
« Questions de méthode » des Règles de l’art restituent la genèse de la
théorie de l’habitus en rappelant que le contexte particulier où se détermine
la première réflexion sur ce concept, à savoir dans la « Postface » à
Architecture gothique et pensée scolastique, ce recueil de deux textes
d’Erwin Panofsky traduits et commentés par Bourdieu (à savoir, le texte qui
donne son titre à l’ouvrage éponyme et un texte sur L’abbé Suger de Saint-
Denis 7). La véritable « source » de la théorie de l’habitus se trouve là.
Bourdieu s’inspire surtout de l’usage qui est fait par Panofksy d’un concept
qui permet de faire le lien, non évident de prime abord, entre l’architecture
gothique et la pensée scolastique.
Les « Questions de méthode » des Régles de l’art reviennent enfin sur la
seule intention véritablement déterminante pour comprendre la nécessité de
la théorie de l’habitus. Il s’agit de dépasser la rupture consommée avec
l’anthropologie structuraliste :

En reprenant la notion aristotélicienne d’hexis, convertie par la tradition scolastique en habitus, je


voulais réagir contre le structuralisme et son étrange philosophie de l’action, qui, implicite dans la
notion lévi-straussienne d’inconscient et ouvertement déclarée chez les althussériens, faisait
8
disparaître l’agent en le réduisant au rôle de support ou porteur (Träger ) […].
Or il fallait aussi éviter de « retomber dans la vieille philosophie du
sujet ou de la conscience ». On retrouve donc ici les termes de la double
critique du subjectivisme et de l’objectivisme, c’est-à-dire du structuralisme
et de la phénoménologie sociale. La voie de l’habitus est, en ce sens, une
voie médiane. Cet entre-deux théorique exprime la « volonté de sortir de la
philosophie de la conscience sans annuler l’agent dans sa vérité d’opérateur
pratique de constructions du réel 9 ».

RÉGULARITÉS, AJUSTEMENTS ET SOCIALITÉ


Ces présentations de l’habitus sont instructives, mais elles ne sont pas
encore à la hauteur du problème que la théorie de l’habitus doit permettre de
penser. Il faut ici repartir du problème qui était celui de Bourdieu, à savoir
penser et décrire correctement le sens pratique. La théorie de l’habitus doit
en effet permettre de penser un ensemble de phénomènes ou d’aspects qui
apparaissent lorsque l’on considère les pratiques sociales en suivant leur
modus operandi. À cet égard, il faut relire cette définition célèbre donnée
par Bourdieu dans l’Esquisse, selon laquelle l’habitus est :

système de dispositions durables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme


structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes de génération et de structuration de
pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement « réglées » et « régulières » sans
être en rien le produit de l’obéissance à des règles, objectivement adaptées à leur but sans
supposer de visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les
atteindre et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice
10
d’un chef d’orchestre .

Pour bien lire cette définition qui, en dépit des apparences, est très
concise, il faut partir de son dernier moment, où Bourdieu précise les
aspects de la pratique que la théorie de l’habitus doit permettre de penser.
C’est à partir de ceux-ci que l’habitus peut trouver sa définition canonique,
comme « système de dispositions durables », parce qu’il est pensé comme
étant au principe de ces différents aspects des pratiques qui font de ces
dernières des objets de sociologie.
Il y en a trois, pour l’essentiel. Le premier est celui de la régularité que
présentent les pratiques considérées, à savoir la possibilité qui nous est
offerte de les penser comme s’il s’agissait d’applications de règles : elles
sont « objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de
l’obéissance à des règles ». D’autre part, l’habitus est compris comme une
puissance d’ajustement à des situations toujours nouvelles : la théorie de
l’habitus nous permet de considérer les pratiques comme étant
« objectivement adaptées à leur but sans supposer de visée consciente des
fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre ».
Enfin, l’habitus doit permettre de penser la dimension proprement sociale
des pratiques, en supposant que celles-ci sont « collectivement orchestrées
sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre ». C’est
parce qu’il permet de penser l’ensemble de ces aspects que l’habitus est au
principe de l’ordre pratico-social du sens : il renvoie à une forme de
connaissance pratique dont le sociologue doit supposer l’existence pour que
les pratiques et l’ordre du sens de la pratique puissent avoir une certaine
intelligibilité. Détaillons, à présent.
1. Le premier aspect dont l’habitus doit permettre de rendre compte est
celui de la régularité. En effet, l’habitus est au principe d’une
« orchestration sans chef d’orchestre qui confère régularité, unité et
systématicité aux pratiques d’un groupe ou d’une classe 11 ». L’habitus génère
des perceptions, des attitudes, des pratiques qui présentent une certaine
régularité sans être coordonnées de manière consciente ni se référer à aucune
règle précise :

[…] il fallait dévoiler et décrire une activité cognitive de construction de la réalité sociale qui n’est,
ni dans ses instruments, ni dans ses démarches (je pense en particulier à ses activités de
classement), l’opération pure et purement intellectuelle d’une conscience calculante et
12
raisonnante .
2. Le second aspect du sens pratique que la théorie de l’habitus rend
pensable est celui de l’« ajustement » : ce terme désigne le fait que la
pratique « convienne », soit appropriée, en correspondance avec les
exigences et les attentes plus ou moins explicites qui sont celles du champ.
Dès L’esquisse d’une théorie de la pratique, Bourdieu précise cet aspect de
la théorie de l’habitus :

La pratique est à la fois nécessaire et relativement autonome par rapport à la situation considérée
dans son immédiateté ponctuelle parce qu’elle est le produit de la relation dialectique entre une
situation et un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et transposables qui,
intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de
perceptions, d’appréciations et d’actions et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment
différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes
de même forme et grâce aux corrections insistantes des résultats obtenus, dialectiquement
13
produites par ces résultats .

L’habitus n’est donc pas la reproduction mécanique de pratiques dont on


a déjà pu éprouver l’efficacité. Au contraire, l’habitus est cette ressource
que les sujets mobilisent pour s’ajuster à des situations qui sont toujours
changeantes et nouvelles. Dans Les règles de l’art, Bourdieu souligne à cet
égard que la reprise du concept d’habitus était à l’origine pensée dans une
étroite proximité avec la théorie de la grammaire générative proposée par
Noam Chomsky :

Proche sur ce point de Chomsky qui proposait, au même moment, la notion de generative
grammar, je voulais mettre en évidence les capacités actives, inventives, « créatrices », de
14
l’habitus et de l’agent (que ne dit pas le terme d’habitude ).

L’habitus, en ce sens, n’est pas l’expression d’un pur conformisme : il


manifeste au contraire une remarquable inventivité.
3. Le dernier aspect des pratiques que la théorie de l’habitus rend
pensable est celui de la dimension sociale des pratiques. L’habitus, c’est
l’ensemble des dispositions historiquement constituées, collectivement
partagées par les individus qui appartiennent à un même groupe partageant
les mêmes conditions d’existence. Elles assurent la reproduction des
inégalités et des relations de pouvoir, mais permettent aussi aux agents de
produire des pratiques appropriées aux situations. D’une part, l’habitus est
produit par les structures d’un milieu ou d’un environnement social
particulier. D’autre part, la puissance générative de l’habitus soutient la
reproduction des structures externes du monde social.

UN APPORT PHÉNOMÉNOLOGIQUE ?
À partir de cette première exploration des présentations de l’habitus, on
doit reconnaître qu’il est difficile d’apprécier ce que la théorie de l’habitus
doit exactement à la phénoménologie. On doit garder à l’esprit que l’origine
déclarée de cet emprunt se situe dans la « Postface » à Architecture
gothique et pensée scolastique, où Bourdieu cite Panofsky et Chomsky, et
se réfère à un concept en usage dans la pensée scolastique. Ce n’est qu’après
coup, en remaniant et en s’appropriant ce concept, que Bourdieu lui a donné
une définition spécifique qui opère à partir d’une multitude de références qui
mobilisent aussi bien la tradition sociologique que la tradition
phénoménologique. Il est certain, cependant, que la phénoménologie joue ici
un rôle particulier pour soutenir la reconceptualisation du concept d’habitus.
Ainsi Bourdieu peut-il écrire :

Là encore, certains phénoménologues, Husserl lui-même qui fait jouer un rôle à la notion d’habitus
dans l’analyse de l’expérience antéprédicative, ou Merleau-Ponty, et aussi Heidegger, ouvraient la
15
voie à une analyse ni intellectualiste ni mécaniste du rapport entre l’agent et le monde .

Or il importe, sur ce point, de ne pas s’égarer. Il est certain que la


référence à la phénoménologie husserlienne jouit ici d’une certaine
pertinence, car la phénoménologie de Husserl a restauré les mérites de la
considération de la passivité, sous la rubrique des « synthèses passives », et
a promu la figure d’un sujet qui est le produit d’une « expérience
sédimentée 16 ». À l’évidence, certaines présentations de la théorie de
l’habitus s’inscrivent dans cette filiation, tout particulièrement celles qui en
font une « seconde nature », une histoire oubliée, une spontanéité sans
conscience ni volonté. Mais dans le même temps, Bourdieu ne fait pas de
l’habitus une simple restitution de ce qui a été passivement « acquis ». Le
concept d’habitus doit être conçu tout à la fois comme une expérience
sédimentée et comme un principe générateur de pratique. En cela, il faut
maintenir le privilège de la première définition de l’habitus, à savoir
l’habitus en tant que principe générateur de pratiques. Plus précisément,
l’habitus est cette instance paradoxale qui permet que « des conduites
[puissent] être orientées par rapport à des fins sans être consciemment
dirigées vers ces fins, dirigées par ces fins 17 ». Une telle formulation, parmi
toutes celles que propose Bourdieu, retient bien quelque chose de
l’objectivisme (du structuralisme ici), avec l’idée que des régularités
peuvent s’exercer sans obéissance à des fins, comme du subjectivisme, avec
l’idée que l’on puisse parvenir à quelque fin, fût-ce de manière inconsciente.
À cet égard, il faut sans doute se garder de donner une interprétation trop
husserlienne de la théorie de l’habitus, comme le fait François Héran dans
son article sur la « seconde nature » de l’habitus, où l’habitus est présenté
comme une instance dont le rôle premier est d’assurer la commutation du
passif en actif, de l’expérience en disposition. S’il y a un héritage de la
phénoménologie dans la théorisation du concept d’habitus, celui-ci se situe
bien plus, à nos yeux, du côté de la philosophie de Merleau-Ponty. Bourdieu
le reconnaît parfois :

L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui, comme l’a montré
Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans l’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend
en un sens trop bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y
18
trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou habitat familier .

L’habitus n’est pas un opérateur, une fonction de commutation, mais ce


qui nous permet d’« habiter » l’ordre pratico-social du sens. Cette proximité
s’avère à la fois dans l’idée d’une incorporation des schèmes de la pratique,
sur laquelle nous allons revenir, mais aussi et surtout au niveau de la
définition même du sens pratique. Bourdieu partage ainsi nombre d’exemples
avec Merleau-Ponty, empruntés à la Structure du comportement ou à la
Phénoménologie de la perception.
Cependant, il faut relever une limite à cette réappropriation de l’héritage
phénoménologique. En effet :

Il faut poser que les agents sociaux sont dotés d’habitus, inscrits dans les corps par les expériences
passées : ces systèmes de schèmes de perception, d’appréciation et d’action permettent d’opérer
des actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des stimuli
conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir, et d’engendrer, sans position
explicite de fins ni calcul rationnel des moyens, des stratégies adaptées […], mais dans les limites
19
des contraintes structurales dont ils sont le produit et qui les définissent .

L’habitus n’est pas, en ce sens, un principe purement individuel de la


pratique : il porte en lui le principe d’une homogénéité relative des habitus
qui est due à la fréquence des situations rencontrées et aux réalités
objectives du champ. En définitive, c’est bien le social qui nous traverse, de
manière implicite et sur un mode tacite, dans cette docte ignorance que
manifeste l’habitus :

[…] l’homogénéité (relative) des habitus qui en résultent est au principe d’une harmonisation
objective des pratiques et des œuvres propres à leur conférer la régularité en même temps que
l’objectivité qui définissent leur « rationalité » spécifique et qui leur valent d’être vécues comme
évidentes ou allant de soi, c’est-à-dire comme immédiatement intelligibles et prévisibles, par tous
les agents dotés de la maîtrise pratique du système de schèmes d’action et d’interprétation
20
objectivement impliqués dans la situation et par cela seulement […].

En somme, la théorie de l’habitus doit bien quelque chose à la tradition


phénoménologique, mais la reconnaissance de cette dette ne doit pas être
surestimée, au moins pour deux raisons. D’une part, la théorie de l’habitus
est composite et mêle différents apports pour produire une conceptualité
originale. D’autre part, l’abord de l’habitus n’est plus considéré sous la
seule perspective de la conscience individuelle, puisqu’il est l’opérateur
même de la normativité sociale.

1. RP, p. 23.
2. SSR, p. 86.
3. MP, p. 318.
4. RA, p. 293.
5. Selon la célèbre définition qu’en donne l’Esquisse, où l’habitus est un ensemble de « structures
structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes », ETP, p. 256.
6. RA, p. 295.
7. P-AG et RA, p. 293.
8. RA, p. 294.
9. RA, p. 295.
10. ETP, p. 256.
11. ETP, p. 265.
12. RA, p. 295.
13. ETP, p. 261-262.
14. RA, p. 294.
15. CD, p. 20.
16. Voir en particulier B. Bégout, La généalogie de la logique. Le statut de la passivité dans la
phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 2000.
17. CD, p. 20.
18. MP, p. 170.
19. MP, p. 166.
20. ETP, p. 264.
Chapitre 7

La genèse : l’incorporation des dispositions

L’habitus est un ensemble de structures incorporées dérivées de


structures externes préexistantes qui déterminent comment l’individu agit et
réagit dans le monde. L’identifier à partir de la considération d’un ensemble
de pratiques circonscrit, c’est le ressaisir en tant que principe de ces
pratiques, afin d’expliquer ou de rendre raison de leur régularité, de leur
capacité d’ajustement à la diversité des situations et enfin, de la part du
« social » qu’elles portent en elles. De cette manière, on découvre la
normativité du social dans l’immanence des pratiques, on rend intelligible un
ordre pratico-social du sens de la pratique, en instaurant un point
d’extériorité par rapport au point de vue de la compréhension immédiate
dont les agents font preuve à l’égard de ce qu’ils font. L’ordre du sens y
trouve une dimension proprement sociologique, selon une logique du sens
qui ne s’enferme pas dans le registre des significations immédiates et des
intentions de l’agent mais repense le sens de ce qui est fait depuis un
ensemble de conditions gnoséologiques et sociales : des manières de penser,
de dire, de percevoir et de juger qui correspondent à « ce qui se fait ».
Cependant le principe qu’est l’habitus n’est lui-même intelligible que si
l’on rend pensable la genèse de l’habitus. Le principe n’est principe, à
l’égard des pratiques, que parce que l’on peut le comprendre comme une
sorte de précipitation, dans le sujet, d’un ensemble de processus individuels
et sociaux, c’est-à-dire selon une double histoire, individuelle et sociale. Ce
qui revient à dire que le principe est unitaire parce qu’il est le terme d’une
identification, d’un repérage analytique, d’une genèse. Mais cette unité est
aussi le produit d’une « synthèse » complexe, mystérieuse, par laquelle
l’histoire fait le sujet. Dès lors, la généalogie de l’habitus pourrait être
quasiment illimitée, puisqu’elle peut, en droit, opérer une remontée aux
origines individuelles, mais aussi sociales, dans toute leur diversité : cette
remontée est une pluralisation et une dispersion. Dès lors, on peut concevoir
que le repérage des champs, c’est-à-dire d’un ensemble de relations sociales
ayant une certaine histoire, cohérente et unitaire, et productrice de
déterminations objectives réduisant de fait les possibles de la pratique, a
une fonction limitative : elle assigne certaines bornes objectives à la
généalogie proprement sociale de l’habitus. Pour rendre compte de l’habitus,
dans sa dimension proprement sociale et objective, il n’est pas utile de
renvoyer, vaguement et abstraitement, à « la » société, il faut circonscrire un
espace social « pertinent », permettant de confirmer l’intelligibilité
sociologique de l’habitus et, par suite, de l’ordre du sens des pratiques.
C’est à cette condition que :

L’habitus remplit une fonction que, dans une autre philosophie, on confie à la conscience
transcendantale : c’est un corps socialisé, un corps structuré, un corps qui s’est incorporé les
structures immanentes d’un monde ou d’un secteur particulier de ce monde, d’un champ, et qui
1
structure la perception de ce monde et aussi l’action dans ce monde .

Dans ce qui suit, nous allons provisoirement laisser de côté l’examen de


la théorie des champs pour traiter de la dimension incorporée de l’habitus. Il
s’agira, ce faisant, de cerner un ensemble de persistances
phénoménologiques qui ne sont pas évidentes de prime abord.

L ’HEXIS
Avant même de pouvoir penser le rapport de l’habitus et du champ, il
faut déjà rendre compte des modalités d’institution de l’habitus et du sens
pratique dans l’individu lui-même. Bourdieu pense cette individuation
comme une incorporation. C’est le corps qui est l’instance médiatrice entre
le social et l’individu et qui assure la régularité des pratiques, permet leur
ajustement aux différents contextes déterminés par les champs :

L’incorporation de l’objectivité est ainsi inséparablement intériorisation des schèmes collectifs et


intégration au groupe, puisque ce qui est intériorisé est le produit de l’extériorisation d’une
2
subjectivité semblablement structurée .

Cette incorporation est pensée par le concept d’hexis. Ce concept


entretient une relation très étroite avec le concept d’habitus, avec lequel il
partage une même origine étymologique, puisque la scolastique médiévale
avait d’abord traduit la notion aristotélicienne d’ἕξις par le terme d’habitus,
que Bourdieu lui emprunte par l’intermédiaire d’Erwin Panofsky. L’hexis,
que Bourdieu, curieusement, orthographie d’abord exis, est, d’une manière
générale, une « façon d’être ».
Sous ce terme cependant, dans une acception plus restreinte, Bourdieu
désigne surtout les différentes manières qu’a un individu de se déplacer,
d’agir, de placer sa voix, de prendre position dans son monde environnant. Il
est donc au principe d’un ensemble de postures, de mouvements et
d’expressions « habituelles » ou régulières qui ne sont pas simplement des
façons d’agir corporellement mais aussi des façons de percevoir son propre
corps et le corps des autres. L’hexis corporelle désigne l’ensemble des
façons conditionnées que nous avons de marcher, de nous tenir, de parler, de
mouvoir. Elle définit une identité individuelle somatiquement informée.
Parfois, l’hexis corporelle s’étend à une hexis vestimentaire, ensemble de
signes établis à même le corps ou dans son environnement immédiat, tels les
vêtements, les coiffures, les marques corporelles comme les tatouages ou les
scarifications. Cette hexis corporelle ou vestimentaire s’entend aussi, plus
largement, comme l’ensemble des dispositions physiques du corps dans
l’espace physique. Celles-ci sont variables d’une classe d’individus à une
autre et constituent le produit d’une incorporation des structures de l’espace
social telles qu’elles se présentent au sujet en fonction de la position qu’il y
occupe.
L’hexis est donc un mode privilégié de subjectivation du social qui
permet l’appropriation de « schèmes » corporels. Ceci n’exclut bien sûr pas
l’existence d’un autre mode d’appropriation qui concerne cette fois-ci des
schèmes mentaux (ceux de l’eidos, ensemble des schèmes logiques et
l’ethos, ensemble des schèmes axiologiques) et qui ne passe pas
nécessairement par la médiation du corps. Mais il n’en reste pas moins que
l’incorporation des schèmes joue un rôle particulier et qu’elle est, aux yeux
de Bourdieu, plus à même d’éclairer certaines des spécificités de l’habitus.
Selon Bourdieu, l’hexis corporelle est en lien direct avec la fonction
motrice, sous la forme d’un modèle de postures qui sont à la fois
individuelles et systématiques, en prise avec tout un système d’objets. Les
habilités motrices sont le fait du corps, sans qu’il soit nécessaire de
mobiliser la réflexion et la représentation : pour écrire à la machine, danser,
pratiquer un sport, il n’est pas besoin d’avoir à l’esprit l’ensemble des
règles à suivre, logiques ou pratiques, d’identifier les étapes de ce qui doit
être fait. C’est la connaissance pratique qui y pourvoit.
L’hexis est acquise à travers des interactions pratiques avec les autres
membres de l’espace social et avec les structures objectives de
l’environnement social. Au principe de la constitution de cette hexis
corporelle, il y a la pratique de l’imitation et l’idée que les schèmes de la
pratique peuvent être directement communiqués, d’une pratique à l’autre,
sans qu’il soit pour cela nécessaire d’avoir recours au discours ou à une
explicitation consciente. L’hexis corporelle se constitue donc à la faveur
d’automatismes corporels qui sont, selon Bourdieu, à l’origine de nos
intuitions, de nos sentiments, de nos jugements et de représentations, et
même, du sens commun. Ce ne sont pas des catégories a priori qui
permettent d’expliquer l’expérience pratique : il faut repartir de la relation
entre le corps vivant et le monde vécu et faire droit aux logiques implicites
de l’incorporation. Il y a une pensée du corps, non reconnue comme telle par
le subjectivisme et l’objectivisme, qui décide du sens de la pratique. En
attestent les deux citations suivantes :

La prime éducation traite le corps comme un pense-bête. […] Elle tire tout le parti possible de la
« conditionnalité », cette propriété de la nature humaine qui est la condition de la culture au sens
anglais de cultivation, c’est-à-dire d’incorporation de la culture. Le corps pense toujours : le fait
qu’il s’accorde une liberté imaginaire avec le rêve, ne doit pas faire oublier tous les contrôles qu’il
continue d’exercer, dans le sommeil même, et qui tendent à assurer le retardement de la
3
satisfaction .
Le travail pédagogique a pour fonction de substituer au corps sauvage, et en particulier à l’éros a-
social qui demande satisfaction à n’importe quel moment et sur-le-champ, un corps « habitué »,
4
c’est-à-dire temporellement structuré […].

Précisément, comme le souligne Bourdieu dans cette dernière citation, la


prime enfance et l’éducation jouent un rôle particulier dans la genèse de
l’hexis corporelle et par suite, de l’habitus. L’hexis fait l’objet
d’apprentissages spécifiques, par lesquels l’enfant apprend comment
exécuter les mouvements du corps, les gestes et les postures qui sont en
accord avec les dispositions prescrites, appropriées aux exigences du
champ, du groupe social dont ils sont les membres.

Une des fonctions de la prime éducation et, en particulier, du rite et du jeu, qui s’organisent souvent
selon les mêmes structures, pourrait être d’instaurer la relation dialectique qui conduit à
5
l’incorporation d’un espace structuré selon les oppositions mythico-rituelles .

Il y a donc un maintien de l’ordre qui se joue dans le maintien des corps


et l’on peut noter au passage que le vocabulaire relatif au corps en société
recèle maintes connotations morales, qu’il s’agisse d’évoquer la droiture ou
la gaucherie, l’aisance ou l’allure, la tenue ou les manières… Le corps
réalise physiquement une certaine conception de soi et du monde, une
certaine vision du monde social qui n’est pas seulement celle d’un point de
vue individuel 6. L’ordre social et l’ordre du sens ne perdurent que s’ils
« descendent » dans l’ordre des corps. Bourdieu le formule
merveilleusement :

On pourrait, déformant le mot de Proust, dire que les jambes, les bras, sont pleins d’impératifs
engourdis. Et l’on n’en finirait pas d’énumérer les valeurs faites corps, par la transsubstantiation
qu’opère la persuasion clandestine d’une pédagogie implicite, capable d’inculquer toute une
cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi
insignifiantes que « tiens-toi droit » ou « ne tiens pas ton couteau de la main gauche » et d’inscrire
dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières
corporelles et verbales les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel, ainsi placés hors des
7
prises de la conscience et de l’explicitation .

De ce point de vue, l’hexis corporelle est une organisation durable du


corps propre qui est habité par des significations et des valeurs sociales, des
règles incorporées qui orientent les actions des agents en fonction d’un
contexte lui-même structuré par différents champs. Comme le relève Bruno
Karsenti, « le corps propre de Bourdieu est un corps social 8 ». Ainsi, dans
l’Esquisse, Bourdieu souligne le fait que la morale de l’honneur en vigueur
dans les régions de l’Algérie qui ont fait l’objet de ses études
ethnographiques et sociologiques n’est pas un ensemble de principes
abstraits, mais se réalise dans et par l’hexis corporelle, véritable expression
incorporée d’une morale pratique. Ainsi Bourdieu peut-il écrire, à propos de
la marche droite et décidée, caractéristique de l’homme d’honneur dans le
monde kabyle :

[…] l’hexis est le mythe réalisé, incorporé, devenu disposition permanente, manière durable de se
tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser ; c’est ainsi que toute la morale de
9
l’honneur se trouve à la fois symbolisée et réalisée dans l’hexis corporelle .

Le corps est ainsi le lieu où la normativité sociale est individuellement


vécue.
L E CORPS, DE MERLEAU-PONTY À BOURDIEU
Si l’hexis doit retenir notre attention, plus que l’eidos ou l’ethos, c’est
que les réflexions relatives à l’hexis corporelle doivent beaucoup à la
phénoménologie de la passivité et de l’habitude, telle qu’elle se déploie chez
Husserl, puis se prolonge chez Merleau-Ponty. De ce point de vue, le
concept d’habitus a sans doute quelque chose à gagner d’une relecture
tendanciellement mais modérément « subjectiviste », en restituant par
exemple certaines propositions de la phénoménologie husserlienne, tout
particulièrement dans les réflexions qu’elle conduit sur les synthèses
passives et la constitution de la quotidienneté, notamment si on cherche à
faire mieux droit aux discontinuités, aux pluralités qui travaillent la vie de
l’individu 10. Ce faisant, il ne s’agit pas pour nous de relativiser la critique
bourdieusienne de la phénoménologie, mais bien plutôt de relever une
affinité foncière, parfois méconnue, entre la phénoménologie et la sociologie
de Bourdieu, dès lors qu’il s’agit de penser la dimension proprement sociale
de l’expérience subjective, sans sacrifier celle-ci sur l’autel de celle-là. En
effet, l’un des mérites de la phénoménologie est aussi d’avoir
considérablement renouvelé la philosophie classique du sujet en pensant
d’abord le sujet comme rapport au monde, bien avant de le penser comme
rapport à soi et comme produit d’un auto-positionnement.
Il nous semble en particulier que l’appoint de la phénoménologie éclaire
de manière décisive la question de l’« inconscient cognitif » et de son double
rapport au sujet et au social. C’est très clairement par la référence à la
phénoménologie, et plus particulièrement en mobilisant les travaux de
Merleau-Ponty, notamment sur la question de l’incorporation des schèmes de
perception et d’appréciation, que Bourdieu entend résoudre cette question.
Le détour par la phénoménologie permet de préciser l’ancrage corporel et
pratique de l’inconscient cognitif dans le monde social, dont le principe se
formule de la manière suivante :
Le corps est dans le monde social et le monde social est dans le corps. Et l’incorporation du social
que réalise l’apprentissage est le fondement de la présence au monde social que supposent l’action
11
socialement réussie et l’expérience ordinaire de ce monde comme allant de soi .

Si le social est implicitement présent en nous, s’il est cette histoire faite
oubli dont les effets se font encore sentir, il l’est avant tout sous la forme du
sens pratique, cette capacité à agir que Bourdieu comprend comme une
puissance d’ajustement à des situations toujours nouvelles. Ce que Bourdieu,
dans l’Esquisse puis dans le Sens pratique, s’efforce de penser et décrire,
c’est cette connaissance qui n’est pas un savoir pleinement conscient et
réfléchi, mais qui n’est pas non plus une pure ignorance, une « maîtrise
pratique 12 », un « naturel 13 » qui permet à l’agent de répondre adéquatement
aux exigences d’une situation, sans même les formuler explicitement. Le sens
pratique est cette « docte ignorance », c’est-à-dire « ce mode de
connaissance pratique n’enfermant pas la connaissance de ses propres
principes 14 […]», soit en somme une familiarité inexpliquée et sans raison
véritable. Dans les situations de la vie quotidienne qui mobilisent le sens
pratique, le corps sait ce qu’il a à faire sans que l’on ait à y penser.
C’est à ce point que la référence à Merleau-Ponty, et plus
particulièrement aux analyses de la « conscience naturée » dans La structure
du comportement, se trouve convoquée :

L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui, comme l’a montré
Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans l’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend
en un sens trop bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y
15
trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou habitat familier .

Cette référence est ici explicite, mais les réflexions de Merleau-Ponty


innervent en réalité bien des descriptions de Bourdieu relatives au sens
pratique. On retrouve en particulier, dans les analyses de Bourdieu, la
théorie du corps propre développée par Merleau-Ponty, à la suite de
Husserl. Rappelons-en les termes : dans La structure du comportement,
Merleau-Ponty engageait une critique de la « théorie classique » du réflexe,
laquelle le conçoit comme le produit de la stimulation d’un récepteur isolé
du système nerveux. Mobilisant les acquis de la Gestalttheorie, Merleau-
Ponty établissait au contraire toute l’importance de la situation, c’est-à-dire
de l’ensemble de ces parties en présence qui composent une totalité de sens.
On ne peut rendre compte de l’ajustement du comportement à la situation à
l’aide de la théorie classique de la réaction réflexe : il faut mettre au jour les
ressources du corps propre, c’est-à-dire de ce corps qui n’est pas qu’un
corps matériel parmi les autres corps, mais cette instance par laquelle un
monde se présente à moi. En fait d’inconscience, il y a ici tout l’effet d’une
incorporation, un ajustement de la pratique à la situation qui suppose un
corps en action, un corps qui a appris ce qui était à faire. C’est en étant pris
dans l’action que l’agent agit avec pertinence : il mobilise immédiatement
l’acquis des expériences passées et anticipe concrètement ce qui est à venir.
Ainsi, en montrant comment la dialectique du milieu et de l’action peut
suppléer la conscience, Merleau-Ponty analyse remarquablement la présence
de la « nature naturée » en l’homme, de la même manière que Bourdieu
s’attache à cerner celle du social dans l’agent. Tous deux partagent un même
ensemble de références et d’exemples : l’enfant qui vit dans un rapport
d’immédiateté au monde, le sportif jouant le jeu collectif sans même y
penser, le virtuose qui laisse aller ses doigts sans paraître les commander, ou
encore l’animal qui communie avec son environnement 16.
Ce qu’il s’agit de penser à travers ces différentes figures, c’est une même
façon de se trouver en intelligence avec son milieu, en « coïncidence 17 », dit
encore Bourdieu. Dans cette « connaissance par corps 18 », une sorte
d’intimité heureuse associe l’agent à son monde : « quand l’habitus entre en
relation avec un monde social dont il est le produit, il est comme un poisson
dans l’eau et le monde lui apparaît comme allant de soi 19. » L’agent
« habite » son monde par la grâce de l’habitus, il est soumis à la normativité
sociale. La coïncidence de l’individu et du social est ainsi pensée sur le
modèle de la relation harmonieuse de l’organisme vivant à son milieu, au
risque, peut-être, d’une certaine idéalisation.

DE L’OBJECTIVATION AU PRÉ-OBJECTIF
Dans l’Esquisse et Le sens pratique, Bourdieu situe l’origine du
problème de l’objectivation dans le partage implicite entre le subjectif et
l’objectif, partage déjà à l’œuvre dans la connaissance pratique et reconduit,
puis oublié, dans la connaissance théorique. Le dépassement du problème de
l’objectivation se situe dans la perspective d’une double objectivation, une
objectivation du rapport du subjectif et de l’objectif impliqué par la
connaissance du monde social. Or les réflexions de Bourdieu sur
l’incorporation des schèmes de la pratique, en lien étroit avec la
phénoménologie husserlienne et merleau-pontienne du corps propre,
permettent de désigner l’origine ou l’en-deçà de tout partage entre le
subjectif et l’objectif et de donner un autre sens à la « double objectivation »
qu’il préconise.
Il y a, si l’on suit Merleau-Ponty, un contact pré-objectif et pré-réflexif
entre le sujet et l’objet qui se joue dans le corps, où s’avère la dimension
sociale de l’existence. Ainsi Merleau-Ponty soutient-il, dans La
phénoménologie de la perception :

Notre rapport au social est, comme notre rapport au monde, plus profond que toute perception
expresse ou que tout jugement. Il est aussi faux de nous placer dans la société comme un objet au
milieu d’autres objets, que de mettre la société en nous comme objet de pensée, et des deux côtés
l’erreur consiste à traiter le social comme un objet. Il faut revenir au social avec lequel nous
sommes en contact du seul fait que nous existons, et que nous portons attaché à nous avant toute
20
objectivation. […] Le social est déjà là quand nous le connaissons ou le jugeons .

Le corps est donc en relation intime avec le monde, sur le mode du


contact immédiat, plein et entier, mais cette relation ne doit pas être conçue
dans les termes de l’objectivation, puisque celle-ci, duelle, ne peut
reconnaître son unité foncière, cette unité que Merleau-Ponty appelle
« l’unité naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie 21 ». Tel est
bien, en définitive, le présupposé phénoménologique de la conception
bourdieusienne de l’habitus : une certaine conception du sens et de la
signification de l’expérience, un sens habité par le corps. L’habitus, certes,
ne se réduit pas à cela. Mais il n’en reste pas moins que la mise en œuvre de
l’habitus suppose une forme de « sensibilité » sociale qui nous met aux
prises avec le sens de l’expérience, ou plutôt le sens de nos expériences.
Le « contrat primordial » ou « pacte originaire 22 » qui lie le sujet
percevant au monde chez Merleau trouve ainsi son répondant dans la
« complicité ontologique 23 » qui unit l’agent à son milieu social chez
Bourdieu. L’agent possède son monde, mais il lui appartient aussi bien. C’est
cette incorporation des structures sociales, ainsi que leur conversion en
dispositions, que produit l’habitus. Celui-ci n’est donc pas un déterminisme
objectif que je subirais, mais bien plutôt ce qui m’habite et que j’investis en
retour, puisqu’il décide de mon expérience. La normativité sociale n’opère
pas en pure extériorité : elle est au contraire relayée, individuellement
reprise par l’incorporation des dispositions.

1. RP, p. 155-156.
2. ETP, p. 262.
3. ETP, p. 296.
4. ETP, p. 296.
5. ETP, p. 289.
6. Sur ce point, on lira avec profit I. Marcoulatos, « Merleau-Ponty and Bourdieu on embodied
significance », Journal for the Theory of Social Behaviour, vol. 31, 1, 2001, p. 1-27.
7. SP, p. 117.
8. B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes,
op. cit., p. 249.
9. ETP, p. 291.
10. Cf. S. Haber, « La sociologie française contemporaine devant le concept bourdieusien d’habitus », in
o
Alter. Revue de phénoménologie, n 12, 2004, p. 191-216.
11. LL, p. 38.
12. ETP, p. 303.
13. ETP, p. 304.
14. ETP, p. 307.
15. MP, p. 206.
16. Nous renvoyons aux belles analyses d’Étienne Bimbenet, « Sens pratique et pratiques réflexives.
Quelques développements sociologiques de l’ontologie merleau-pontienne », Archives de Philosophie,
2006, p. 57-78, ainsi qu’aux remarques de L. Wacquant, dans ISR, p. 58 sq.
17. MP, p. 212.
18. Ibid., p. 185.
19. ISR, p. 103.
20. PP, p. 415.
21. PP, p. xxiii.
22. PP, p. 251, 289, 293.
23. « […] c’est une véritable complicité ontologique qui, comme Heidegger et Merleau-Ponty le
suggéraient, unit l’agent (qui n’est ni un sujet ou une conscience, ni le simple exécutant d’un rôle ou
l’actualisation d’une structure ou d’une fonction) et le monde social (qui n’est jamais une simple chose,
même s’il doit être construit comme tel dans la phase objectiviste de la recherche) », ISR, p. 176.
P ARTIE III

Temporalités
Dans l’œuvre de Bourdieu, il est un autre registre d’analyse où s’avère
la fécondité de la phénoménologie. Ce registre est celui de la réflexion sur le
temps en général, sur la conscience temporelle en particulier et plus
précisément encore sur la pratique comme « temporalisation 1 ». Dans cet
autre registre se déploie, corrélativement, un nouveau pan de l’anthropologie
du « sujet social ».
Bourdieu n’a fait nul mystère de ce qu’il doit sur ce point à une certaine
inspiration phénoménologique, déterminante dans les années 1950 et 1960.
En 1954-1955, au sortir de la scolarité à l’École Normale Supérieure,
Bourdieu professe au Lycée de Moulins un cours intitulé « Le temps dans la
mémoire, l’imagination et la perception ». Il entreprend aussi la rédaction
d’une thèse de philosophie sous la direction de Georges Canguilhem : celle-
ci devait porter, comme il le précise dans l’entretien de 1986 intitulé
Fieldwork in Philosophy, sur la « phénoménologie de la vie affective, ou
plus exactement sur les structures temporelles de l’expérience affective 2 ».
À cette époque, Bourdieu lit de manière systématique les œuvres de Husserl
et de Heidegger, en particulier Expérience et jugement et Être et temps.
Mais la réalisation de ce projet doctoral est ensuite bouleversée par le
service militaire en Algérie où Bourdieu est envoyé contre son gré. Bourdieu
engage alors des recherches ethnologiques et sociologiques pour comprendre
la société algérienne colonisée. Cependant, contrairement à ce que
pourraient laisser croire certaines présentations du parcours de Bourdieu qui
insistent volontiers sur la radicalité de la rupture avec la philosophie, la
réorientation de ses préoccupations scientifiques ne se traduit pas par
l’abandon pur et simple de ses intérêts philosophiques premiers. C’est ce
que souligne, rétrospectivement, l’Esquisse pour une auto-analyse :

[Je me disais] que je n’allais à l’ethnologie et à la sociologie, dans les débuts, qu’à titre provisoire,
et que, une fois achevé ce travail de pédagogie politique, je reviendrai à la philosophie (d’ailleurs,
pendant tout le temps que j’écrivais Sociologie de l’Algérie et que je menais mes premières
enquêtes ethnologiques, je continuais à écrire chaque soir sur la structure de l’expérience
3
temporelle selon Husserl) .

L’ethnologie et la sociologie ne sont donc, au début, qu’un détour et


Bourdieu garde en vue la poursuite d’une recherche philosophique. Mais,
comme on le sait bien, le retour à la philosophie ne se fera pas, en tout cas
pas sur le mode de la réintégration de la discipline traditionnellement
appelée « philosophie ». Cependant, la suite de l’œuvre sociologique de
Bourdieu atteste de la persistance de cet intérêt pour la question de la
temporalité. En 1963, le livre Travail et travailleurs en Algérie, qui se
présente comme une vaste somme d’enquêtes ethnologiques et sociologiques,
développait nombre de remarques relatives à la temporalité des pratiques.
Sa republication, sous une forme abrégée, en 1977, sous le titre Algérie 60,
soulignait toute l’importance qu’y jouait la considération du rapport entre
« Structures économiques et structures temporelles », puisqu’il s’agissait là
du sous-titre de l’ouvrage. En 1972, l’Esquisse d’une théorie de la pratique
comportait un important chapitre intitulé « L’action du temps et le temps de
l’action 4 », que complétait l’annexe « Pratiques économiques des
dispositions temporelles 5 ». Le Sens pratique de 1980 présentait également
6
un chapitre sur « L’action du temps ». Dans Homo Academicus, en 1984,
plusieurs paragraphes revenaient sur la question du temps : « Temps et
7
pouvoir », « Un ordre temporel », « La rupture des équilibres ». Dans Les
règles de l’art, ouvrage paru en 1992, la prise en compte de la dimension
temporelle des pratiques est encore déterminante pour saisir les logiques du
8
champ littéraire . Enfin, les Méditations pascaliennes de 1997 livraient, en
leur dernier chapitre, des réflexions portant sur « L’être social, le temps et le
sens de l’existence 9 ». La question du temps est donc récurrente dans
l’œuvre de Bourdieu et elle y fait l’objet d’une réflexion continue.
Singulièrement, rares sont les commentateurs de Husserl qui s’y attardent
et relèvent cette continuité. Trois exceptions, toutefois, qui méritent d’être
signalées. Il existe tout d’abord une note de Loïc Wacquant, en marge de
l’Invitation à la sociologie réflexive, qui relève la précocité de l’intérêt de
Bourdieu pour cette question, l’importance qu’elle a pu jouer dans la rupture
avec le paradigme structuraliste, son caractère « essentiel », enfin, pour la
conceptualisation de l’espace social 10. Un article de Jean-François Rey
intitulé « Faire le temps. D’une phénoménologie des attitudes temporelles à
une théorie des pratiques temporelles » situe Bourdieu par rapport à
quelques-unes des grandes philosophies du temps et relève l’importance de
la théorie de la conscience anticipante 11. Il y a enfin et surtout le bel article
de Catherine Colliot-Thélène, « Les racines allemandes de la théorie de
Bourdieu ». En partant d’une interrogation très générale sur le rapport de
Bourdieu à la philosophie allemande, Catherine Colliot-Thélène relevait le
caractère décisif du rapport à la phénoménologie et elle soutenait l’idée que
la question de la temporalité était l’une des « interrogations structurantes »
de son œuvre. Ainsi pouvait-on aller jusqu’à affirmer que « Bourdieu n’a
jamais cessé d’écrire le livre sur l’expérience temporelle entamé dans ses
années de jeunesse, bien qu’il ait assez vite abandonné l’idée de le faire
dans une perspective phénoménologique 12 ».
Chapitre 8

La critique des philosophies du temps

L A CONCEPTION SCOLASTIQUE DU TEMPS


Pour commencer, nous allons suivre Bourdieu en relisant quelques pages
du dernier chapitre des Méditations pascaliennes sur « L’être social, le
temps et l’existence 1 ». Ce texte représente, dans l’œuvre de Bourdieu, le
point d’aboutissement d’une longue série d’analyses consacrées à la question
du temps. D’un point de vue strictement généalogique, il conviendrait donc
de le considérer en tout dernier lieu. Toutefois, pour les besoins de notre
démonstration, nous allons au contraire en faire un point d’entrée. Deux
raisons décisives nous y incitent. D’une part, ce texte est précieux pour voir
comment Bourdieu situe ses propres analyses par rapport à l’héritage de la
philosophie. D’autre part, une lecture attentive de ce texte nous permettra
d’identifier trois difficultés apparentes qui détermineront le programme des
développements ultérieurs.
Quel est donc le rapport à la philosophie qui se dessine ici ? Il n’y a là
rien de surprenant : les réflexions que Bourdieu développe autour de la
question du temps ne sont pas animées par une ambition purement
philosophique, comme s’il s’agissait d’aborder une problématique
philosophique qui ne pouvait et ne devrait être résolue qu’avec les moyens
de la philosophie traditionnelle. Il faut garder à l’esprit, alors même que la
question du temps semble être par excellence une question philosophique, les
remarques que nous formulions dans l’introduction de cette étude : c’est
depuis la sociologie des pratiques qu’il convient d’instruire cette question,
en la « sociologisant » et en la reconsidérant depuis le point de vue de
la temporalisation des pratiques.
En effet, s’il y a lieu de mettre à distance la philosophie traditionnelle du
temps, c’est que le point de vue qu’elle adopte n’est en réalité, selon
Bourdieu, pas le bon. Pour cette raison, Bourdieu ne s’attache pas à discuter
et critiquer les différentes philosophies du temps. Ce serait encore œuvrer
dans le domaine de la philosophie sans parvenir à interroger le point de vue
même que l’on adopte à l’égard du temps. Bourdieu ne réfute pas dans le
détail chacune des grandes philosophies du temps. Il se contente d’identifier
ce qui lui apparaît comme une erreur de principe qui fausse nécessairement
et par avance les considérations relatives à la temporalité. Le défaut de la
philosophie, à cet égard, tient donc au « point de vue » qu’elle adopte sur le
temps, lequel n’est autre que le point de vue scolastique.
C’est bien au début du sixième et dernier chapitre des Méditations
pascaliennes, intitulé « L’être social, le temps et le sens de l’existence », que
Bourdieu est le plus clair sur ce point. En effet, si la situation scolastique se
définit généralement comme une position privilégiée de désengagement vis-
à-vis de la pratique, elle présuppose aussi et surtout un « temps libre et
libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à
ces urgences, et au monde 2 ». Pour pouvoir se consacrer à la réflexion libre,
il faut s’être libéré des occupations ordinaires, cela s’entend. Mieux, il faut
s’affranchir de leur impérieuse nécessité, en se procurant à l’instar de
Descartes un « repos assuré dans une paisible solitude 3 » et en laissant
souvent à d’autres que soi le soin et la charge de pourvoir aux conditions
matérielles de l’existence. La condition de possibilité de la connaissance et
de la théorie est sociale, mais elle est aussi, indirectement, temporelle.
Cependant ce « temps libre et libéré » n’est pas seulement une condition de
possibilité de la situation scolastique : il est son élément même. La situation
de skholé est celle d’un temps sans contrainte pratique : elle est « mise en
suspens de l’urgence, de la presse et de la pression des choses à faire 4
[…] ». Elle n’est donc pas un temps dégagé que l’on occupe à autre chose,
elle est intrinsèquement détachement vis-à-vis de la temporalisation
ordinaire de la pratique.
Or cette situation, parce qu’elle jouit d’un certain usage du temps, induit
un point de vue particulier sur le temps, trop vite conçu comme une « chose
avec laquelle on entretient un rapport d’extériorité, celui d’un sujet en face
d’un objet 5 ». Dans la pratique, le temps n’est plus vraiment chose vécue,
mais « une chose que l’on a, que l’on gagne ou que l’on perd 6 ». La pratique
implique une forme d’objectivation du temps, au sens où celui-ci nous
apparaît comme un objet parmi d’autres ou encore comme une composante
fondamentale du monde objectif. Bourdieu entend dénoncer cette fausse
objectivation qui nous fait perdre l’expérience du temps en tant que telle et il
convoque à cette fin les éléments classiques de la critique du temps
objectivé, en un geste qui n’est pas sans évoquer la description que Bergson
faisait, dans L’évolution créatrice, de la conception d’un temps
« spatialisé » :

Comme le corps-chose de la vision idéaliste à la manière des cartésiens, le temps-chose, temps des
horloges ou temps de la science, est le produit du point de vue scolastique qui a trouvé son
expression dans une métaphysique du temps et de l’histoire considérant le temps comme une
réalité prédonnée, en soi, antérieure et extérieure à la pratique, ou comme le cadre (vide), a priori,
7
de tout processus historique .

Voici donc une certaine métaphysique du temps (Bourdieu ne va pas


jusqu’à dire que toute la métaphysique est ici en cause) réduite à
l’expression d’un pur point de vue scolastique. Ce n’est pas là cependant le
seul tort de la philosophie traditionnelle du temps. En effet, la situation
scolastique, et l’objectivation, voire la « chosification » tendancielle du
temps qu’elle suppose, impliquent aussi une conception intellectualiste de
l’expérience temporelle. L’intellectualisme en question est en fait une vision
sélective de l’expérience et de la pratique, plus particulièrement en ce qui
concerne le rapport de la conscience au futur. Ce point est, on le verra plus
loin, d’une importance cruciale pour le propos de Bourdieu. Retenons pour
le moment simplement que « la vision intellectualiste de l’expérience
temporelle […] porte à ne reconnaître aucun autre rapport au futur que le
projet conscient, visant des fins ou des possibles posés comme tels 8 ». On
retrouve ici une dénonciation de l’intellectualisme ou du théoricisme qui
était déjà mobilisée pour souligner la nécessité d’une nouvelle théorie de la
pratique, par exemple lorsque Bourdieu introduisait sa praxéologie en
dénonçant les limites des théories du choix rationnel, des conceptions
volontaristes et trop strictement rationalistes de la pratique.
Si l’on poursuit la lecture de ce chapitre des Méditations pascaliennes,
ouvrage qui est – on ne doit pas l’oublier – prioritairement destiné à un
lectorat de philosophes, on voit Bourdieu esquisser la solution qu’il convient
d’apporter à ce problème. Celle-ci est présentée à travers trois indications
complémentaires qui désignent, à chaque fois, des difficultés spécifiques. En
un sens, Bourdieu esquisse le programme ou la problématique de ses
analyses de la temporalité. Nous allons donc les commenter rapidement.
Nous pourrons ensuite faire cas d’un implicite du discours bourdieusien,
celui du rapport à la philosophie heideggérienne du temps. Nous serons alors
en mesure de reprendre les analyses de la temporalisation des pratiques.
Mais, avant cela, revenons donc aux Méditations pascaliennes pour voir
comment Bourdieu entend dépasser la philosophie du temps et pallier ses
insuffisances.
1. La première indication fournie par Bourdieu en vue de remédier au
défaut principiel et aux lacunes de la philosophie classique du temps est une
invitation au changement de point de vue, une invitation à la conversion du
regard. Pour retrouver le temps tel qu’on le vit et surtout tel qu’on le pratique
effectivement, il faudra donc rompre avec le point de vue scolastique et
restaurer ce que Bourdieu appelle « le point de vue de l’agent agissant, de la
pratique comme “temporalisation 9” ». Voilà ce qui est par là suggéré : le
temps n’est plus une forme de la sensibilité (Kant), une expérience de la
durée (Bergson), un flux des vécus (Husserl) ou encore une dimension
fondamentale de notre existence (Heidegger/Sartre), il n’est en tout cas plus
ce « cadre » au sein duquel nous agissons et nous agitons : il est lui-même ce
qui se pratique. Ce qui fait dire (et répéter) à Bourdieu que « la pratique
n’est pas dans le temps, mais [qu’]elle fait le temps 10 ». La conversion au
nouveau point de vue est donc un renversement ou une nouvelle figure du
renversement sociologique de la philosophie qui fait désormais du temps une
chose pratiquée. C’est depuis l’agent que le temps s’envisage et c’est depuis
l’analyse sociologique de ses pratiques que l’agent est lui-même appréhendé.
D’où cette formule forte : « c’est dans et par la pratique, à travers
l’anticipation pratique qu’elle implique, que les agents sociaux se
temporalisent 11 ».
Cette invitation au changement de point de vue ne va toutefois pas sans
poser certaines difficultés. On peut en effet se demander si Bourdieu se
donne bien les moyens, dans ces quelques pages des Méditations
pascaliennes, de « raisonner » sociologiquement le philosophe, c’est-à-dire
de le convaincre effectivement de la nécessité de changer de point de vue.
Ou plutôt, la difficulté tient peut-être à ce qu’il faut encore « raisonner »
avec le philosophe, ce que Bourdieu fait d’ailleurs à merveille, en
mobilisant toutes les ressources rhétoriques de la réfutation philosophique.
Et pourtant, si l’on s’efforce, ne serait-ce que dans l’intention d’une lecture
« charitable », d’appliquer les recommandations de Bourdieu, un doute
persiste : Bourdieu nous donne-t-il effectivement la possibilité –
sociologique – de « convertir notre regard », c’est-à-dire de parvenir à
ressaisir le point de vue de l’agent agissant ? Dans les Méditations
pascaliennes, Bourdieu présente les résultats philosophiques de ses
investigations sociologiques : il épargne donc aux philosophes des analyses
qui ont été conduites par ailleurs, mais qui sont pourtant cruciales pour
comprendre en quoi et comment la pratique fait le temps. Dans une certaine
mesure, il contrevient donc à ses propres préconisations puisqu’il dissocie
la réflexion théorique sur le temps de la sociologie des pratiques qui a
pourtant été le lieu de son élaboration. Cette difficulté n’est certes pas
insurmontable mais elle suppose que l’on redécouvre les analyses
sociologiques où s’effectue, concrètement, la « sociologisation » de la
question philosophique du temps : nous les trouverons ci-après dans les
études ethnologiques et sociologiques sur l’Algérie. Nous tenons là une
première orientation décisive.
2. La seconde « indication » qui doit nous permettre d’envisager le
passage du point de vue scolastique à celui de la temporalisation des
pratiques consiste en une référence récurrente à la philosophie de Husserl,
plus particulièrement aux Idées directrices de 1913 12 et, de manière plus
implicite, aux Leçons sur la conscience intime du temps de 1904-1905 13,
publiées en 1928 par Heidegger. Comme on l’a déjà souligné, Bourdieu avait
lu ces textes de près dans le cadre de la préparation de sa thèse de doctorat.
Dans les Méditations pascaliennes, la référence positive à la
phénoménologie husserlienne apparaît pour soutenir un mouvement de
« resubjectivation » de la question du temps, en vue de corriger cette forme
erronée d’objectivation qui découle de la situation scolastique. Bourdieu
procède en réalité à l’instar de Husserl, en reproduisant le mouvement
inaugural des premiers paragraphes des Leçons sur la conscience intime du
temps. Husserl, en vue de centrer son analyse sur « le temps immanent du
cours de la conscience », prônait déjà la « mise hors circuit du temps
objectif », c’est-à-dire du « temps du monde, le temps chosique, le temps de
la nature au sens des sciences de la nature 14 […] ». Il restituait la question
de « l’“origine” du temps 15 » en détaillant les modalités d’accomplissement
de la « conscience du temps, du caractère temporel des objets de la
perception, du souvenir, de l’attente 16 ». Il plaçait l’ensemble de ses
réflexions sous la référence au célèbre livre XI des Confessions de saint
Augustin, remarquable méditation sur l’éternité et le temps qui situait le
principe de la distinction entre passé, présent et futur dans les différentes
modalités de la conscience attentive. Bourdieu procède donc de même, en
critiquant l’objectivation scolastique du temps, en invitant à reprendre la
question depuis le point de vue de ce « sujet » particulier qu’est l’agent et en
s’autorisant lui-même d’une référence à Husserl, de la même manière que ce
dernier pouvait se référer à saint Augustin 17.
Il restera alors à voir ce que Bourdieu retient exactement des analyses
husserliennes, ou plutôt, comment la « sociologisation » de la
phénoménologie peut opérer en intégrant son apport. Deux points sont
essentiels à cet égard.
Tout d’abord, Bourdieu ne pousse jamais si loin le mouvement de
resubjectivation du temps qu’il faille en venir à concevoir la dimension
« subjective » des dispositions comme étant quelque chose d’« intérieur » ou
encore de « mental 18 ». Se référer à Husserl n’implique pas d’en revenir à la
réduction phénoménologique, ni de souscrire à la conception du « sujet »
transcendantal ou de l’ego compris comme foyer des actes de la conscience
intentionnelle. Si l’objectivation du temps produite par la situation
scolastique est fausse, il n’est pas question pour Bourdieu de céder à la
tentation d’une subjectivation qui serait elle-même unilatérale et l’expression
ou l’effet d’une anthropologie subjectiviste. Il s’agit donc à la fois de
reconnaître l’importance d’une dimension « subjective » de la temporalité et
de corriger la fausse objectivation scolastique du temps en révélant la
possibilité d’une autre objectivation. Il y a ainsi pour Bourdieu « deux
dimensions constitutives de l’expérience temporelle, les espérances
subjectives et les chances objectives » ou encore, un « pouvoir actuel ou
potentiel sur les tendances immanentes du monde social qui commande les
chances […] attachées à un agent (ou par sa position 19) ». L’objectivation du
temps recherchée par Bourdieu, qui pourra vérifier cette idée selon laquelle
la pratique fait le temps, se joue dans ce rapport entre les espérances
subjectives (ce que l’on peut attendre d’une situation) et les chances
objectives (c’est-à-dire le répertoire limité de possibles ouverts par la
situation).
Ensuite, il faut relever le caractère extrêmement sélectif des emprunts
opérés par la phénoménologie husserlienne de la temporalité. En effet,
Bourdieu évoque surtout la conception phénoménologique du « présent
vivant » qui retient encore quelque chose de ce qui vient tout juste de passer
(ce que le phénoménologue nomme « rétention ») et qui anticipe ce qui
advient de manière imminente (la « protention 20 »). Celle-ci est mise au
service d’une analyse de la dynamique temporelle de l’habitus. La
conceptualité phénoménologique est donc un instrument technique qui permet
de penser l’anticipation de l’« à venir » et d’opérer une distinction entre le
registre de la prévoyance (ou de l’anticipation) et du projet. Nous verrons
plus loin que cette distinction est cruciale pour l’analyse de la
temporalisation des pratiques.
3. La dernière indication mentionnée par Bourdieu en vue de faciliter le
passage vers le point de vue de la temporalisation des pratiques est une
forme de recadrage théorique qui mobilise les concepts fondamentaux de la
praxéologie bourdieusienne : l’habitus, le champ, la distribution de l’espace
social. Bourdieu le formule de manière synthétique :

Ainsi l’expérience du temps s’engendre dans la relation entre l’habitus et le monde social, entre
des dispositions à être et à faire et les régularités d’un cosmos naturel ou social (ou d’un
21
champ) .

On voit ainsi Bourdieu appliquer au rapport à la question du temps des


distinctions, des concepts et des analyses qui avaient été mobilisés pour
penser l’habitus en général. Le présent est ainsi une « présentification » (en
un sens qui n’a plus grand-chose d’husserlien, mais peu importe) en ce qu’il
est un temps « intéressé », l’actualisation en somme d’un « sens du jeu »,
l’ajustement des « espérances subjectives » aux « chances objectives ». De
manière insistante, le présent est compris comme temps de l’investissement,
de l’illusio, où l’habitus pourvoit une « adaptation minimale au cours
probable de ce monde 22 ». Le présent de l’agent est fait de « dispositions à
investir » et recèle des « chances de profit matériel et symbolique 23 ». Bref :
il y a une économie du présent qui prime sur la considération du « vécu » qui
était encore celle que l’analyse phénoménologique privilégiait.
Ce réinvestissement de la question de la temporalité dans les termes
usuels de la praxéologie bourdieusienne pose deux types de difficultés sur
lesquelles nous aurons à revenir.
En premier lieu, la rethéorisation de la question du temps dans les termes
de la praxéologie procède en réalité d’un resserrement de la focale, qui se
concentre sur un type bien particulier d’expérience temporelle. Où il s’avère
en définitive que ce n’est pas véritablement le temps en général qui
préoccupe Bourdieu, mais bien plutôt l’énigme de ce présent pratique qui
s’ouvre à l’« à venir », qui anticipe sur ce qui est « à faire » dans telle ou
telle situation. On conçoit dès lors la réaction du philosophe qui aura beau
jeu de s’avouer déçu, alors même que l’on prétendait contester son point de
vue, devant des analyses qui ne rendent sans doute pas compte de l’ensemble
des dimensions de l’existence temporelle. Il conviendra donc de montrer
l’apport des analyses bourdieusiennes qui ne se situent plus dans le strict
registre de la philosophie du temps, mais à l’articulation de la pratique, du
social et de l’économique et sur l’horizon de ce que l’on pourrait appeler
une politique de la temporalité.
En second lieu, il nous semble que le risque de ce type de recadrage
théorique, tout particulièrement si l’on en reste à la lecture des Méditations
pascaliennes, est de manquer tout le bénéfice des analyses bourdieusiennes
du temps, que ce soit pour sa propre théorie comme pour sa pratique de la
sociologie. On pourrait en effet se dire que Bourdieu se contente de
redéployer la logique de l’habitus au niveau de la conscience temporelle, en
essayant de démontrer à nouveau, sur un terrain qui semblait d’élection pour
la philosophie, la fécondité de sa démarche et de ses réflexions
sociologiques. En réalité, c’est l’inverse qu’il faut concevoir et faire
apparaître : nous soutiendrons l’idée que les analyses relatives à la
temporalisation des pratiques sont absolument décisives pour comprendre la
dynamique pratique de l’habitus et sa logique propre et qu’elles ont
largement contribué à l’élaboration de cette problématique.

L A CRITIQUE DE HEIDEGGER
Au-delà de ces trois « indications », qui sont en réalité autant de motifs
de transition vers le point de vue de la temporalisation des pratiques et qui
commandent à chaque fois des difficultés bien particulières, il faut aussi
évoquer ce qui ne s’indique pas et demeure implicite dans la critique que
Bourdieu adresse à la philosophie et à la phénoménologie. Dans ce chapitre
ultime des Méditations pascaliennes qui porte un titre au fort écho
existentialiste (« L’être social, le temps et le sens de l’existence »), il est en
définitive peu question de Heidegger, sinon pour quelques mentions relatives
au rapport aux objets culturels du passé 24. La chose est étonnante puisque
l’on sait que Bourdieu avait lu Heidegger de très près. Elle l’est d’autant
plus en raison du programme que Bourdieu s’assigne, celui d’une description
de la « pluralité des temps » qui fasse pleinement droit à leurs dimensions
économique, sociale et historique, programme qui marque aussi la limite de
ce que peut l’investigation phénoménologique :

[…] pour rompre vraiment avec l’illusion universaliste de l’analyse d’essence […], il faudrait
décrire, en les rapportant à leurs conditions économiques et sociales de possibilité, les différentes
25
manières de se temporaliser .

Or, relativement à cet objectif, l’analytique existentiale proposée par


Heidegger pouvait constituer une ressource précieuse, puisqu’elle prétendait
effectivement s’affranchir de l’« analyse d’essence » husserlienne en
revenant à la considération de l’historicité de l’existence, sous la rubrique
de ce qu’il nommait le Dasein.
Dans Être et Temps, Heidegger se proposait de « déconstruire »
l’« entente courante de l’histoire 26 ». En particulier, il s’agissait de montrer
que la science historique était incapable de thématiser ses propres conditions
de possibilité, lesquelles se situaient dans l’historicité ou l’historialité
(Geschichtlichkeit 27). Le cinquième chapitre d’Être et Temps, intitulé
« Temporalité et historialité », montrait que l’historialité était l’essence
même du Dasein, dans cette extension qui va de la naissance à la mort, de
l’héritage au projet, historialité qui était elle-même dérivée de la temporalité
(Zeitlichkeit) du Dasein.
Si cette discussion n’intervient pas dans le chapitre des Méditations
pascaliennes consacré au temps, cela tient sans doute au fait que ce compte a
déjà été réglé ailleurs, notamment dans L’ontologie politique de Martin
Heidegger, que Bourdieu a publié dès 1975 dans les Actes de la recherche
en sciences sociales. Comme on le sait, la lecture de l’œuvre heideggérienne
qui s’y déploie trouve son principe dans la mise en évidence de l’ambiguïté
de son discours, laquelle réclame une double lecture, à la fois philosophique
et politique. L’objectif de Bourdieu n’était donc pas prioritairement de
discuter des conceptions de Heidegger relatives à la temporalité du Dasein.
Cependant, afin de montrer que Heidegger avait opéré une « révolution
conservatrice » en philosophie, Bourdieu est revenu de manière incisive sur
les analyses consacrées à l’historialité 28.
Bourdieu rappelle que l’analyse existentiale récuse la conception de
l’homme en tant qu’« animal raisonnable » et que, d’une manière générale, le
problème de l’histoire ne peut se poser dans les termes d’une défense
philosophique de la raison, comme le fait encore Husserl. Au contraire, il
s’agit de remettre en question les prétentions universalisantes de la raison en
reconnaissant la relativité qui résulte de notre condition d’être historique.
L’objectif est bien d’historiciser le transcendantal. Or singulièrement, c’est
en situant le temps et l’histoire au niveau de l’être, en les repensant sous le
point de vue d’une ontologie radicale, que Heidegger y parvient :

Heidegger fait de l’être du temps le principe de l’être lui-même et, immergeant la vérité dans
l’histoire et sa relativité, fonde une ontologie (paradoxale) de l’historicité immanente, une ontologie
29
historiciste .

Tout l’intérêt de Heidegger peut sembler résider dans ce nouvel accès à


la temporalité et à l’historialité « authentiques » que nous procurerait
l’analytique du Dasein. Or l’effet de l’ontologisation de l’histoire et de la
temporalité opéré par Heidegger est selon Bourdieu éminemment paradoxal :
loin d’ouvrir effectivement une analyse de la « pluralité des temps » que
Bourdieu appelle de ses vœux, Heidegger préserve en réalité le privilège de
la philosophie et son approche universalisante. Les « existentiaux » mis au
jour par Heidegger demeurent des universaux qui sont extraits abstraitement
de l’histoire. Ce sont de pures généralités conceptuelles. L’historicisme
heideggérien reste, en ce sens, de pure philosophie.
Mais il y a pire, selon Bourdieu, puisque cet historicisme s’érige en
réalité contre l’historicisme développé par les sciences sociales et
historiques. Tout l’inconvénient des analyses heideggériennes tient à ce
qu’elles disqualifient par avance les sciences sociales et historiques et
consacrent paradoxalement une forme perverse de « nihilisme » :

Ainsi, chercher dans l’histoire, principe du relativisme du nihilisme, le dépassement du nihilisme,


c’est en fait mettre l’ontologie historiciste à l’abri de l’histoire, en échappant, par l’éternisation de
la temporalité et de l’histoire, à l’historicisation de l’éternel. Donner un « fondement ontologique » à
l’existence temporelle, c’est, jouant avec le feu, frôler une vision historiciste de l’ego
transcendantal qui donnerait un rôle réel à l’histoire […] ; mais c’est aussi maintenir une
différence radicale avec toute espèce d’anthropologie « qui étudie l’homme comme un objet déjà
là » et même avec des formes plus « critiques » d’anthropologie philosophique (et notamment celle
30
que propose Cassirer ou Scheler ).
Chez Heidegger, selon la lecture qu’en donne Bourdieu, le rapport entre
philosophie et sciences sociales se solde ainsi par la condamnation de ces
dernières et par la restauration du privilège exclusif de la philosophie à
penser le temps. C’est en ce sens que s’exprime l’aristocratisme
philosophique et que s’opère une « révolution conservatrice », véritable
machine de guerre philosophique dirigée contre les sciences sociales. Les
Méditations pascaliennes retiennent ce résultat de l’analyse :

C’est ainsi que Heidegger a pu devenir, pour beaucoup de philosophes, par-delà les divergences
philosophiques et les oppositions politiques, une sorte de garant du point d’honneur de la profession
philosophique, associant la revendication de la distance du philosophe au monde commun à la
31
distance hautaine à l’égard des sciences sociales, sciences parias d’un objet indigne et vulgaire
[…].

Heidegger ne pouvait donc tenir la promesse d’une analyse de la


« pluralité des temps » soucieuse de restituer leurs conditions de possibilité
économiques, sociales et plus généralement historiques. La diversité et la
relativité des modes de temporalisation de l’existence se résument en
définitive à l’alternative entre la temporalité authentique et la temporalité
inauthentique, entre l’« être-pour-la-mort » et le « On » des préoccupations
quotidiennes.
Ainsi s’explique l’absence apparente de la référence à Heidegger dans
les réflexions consacrées à la temporalisation de la pratique, alors même que
celui-ci esquissait la voie vers une « historicisation » de l’existence. La
référence à Heidegger est, désormais, ce qu’il convient d’éviter et cela
même contre quoi il convient de faire la démonstration de la pertinence de la
sociologie à l’égard de la question du temps.

1. MP, p. 299-301.
2. MP, p. 9.
3. Descartes, « Les Méditations », in Œuvres Philosophiques. II. 1638-1642, Paris, Garnier, 1996,
p. 405.
4. MP, p. 299.
5. Ibid.
6. MP, p. 300.
7. MP, p. 299.
8. MP, p. 300.
9. MP, p. 299.
10. MP, p. 299.
11. MP, p. 308.
12. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures. Tome premier : introduction générale à la phénoménologie pure, trad. fr. par P. Ricœur,
Paris, Gallimard, 1950.
13. E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr. par H.
Dussort, Paris, PUF, 1964.
14. E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 6-7. On
notera la proximité de ces formules avec celles employées par Bourdieu dans la citation produite plus
haut.
15. Selon le titre du second paragraphe de ces Leçons, op. cit., p. 13.
16. E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 7.
17. MP, p. 299.
18. Selon les termes mêmes de Bourdieu : MP, p. 302.
19. MP, p. 311-312.
20. Sur la distinction entre retention et protention, voir E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la
conscience intime du temps, trad. fr. par H. Dussort, Paris, PUF, 1964.
21. MP, p. 301.
22. MP, p. 309.
23. MP, p. 312.
24. MP, p. 307. Bourdieu commente alors le § 73 d’Être et Temps.
25. MP, p. 322.
26. Heidegger, Être et Temps, trad. fr. par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 73, p. 285 sq.
27. Sur l’ensemble de cette question, nous renvoyons aux travaux de J. Barash, Heidegger et le sens
de l’histoire, Paris, Galaade, 2006.
28. OPMH, p. 72 sq.
29. OPMH, p. 73.
30. OPMH, p. 75.
31. MP, p. 43.
Chapitre 9

Conscience temporelle, pratiques économiques


et aliénation dans les études sur l’Algérie

L A TEMPORALISATION DES PRATIQUES


L’origine des réflexions de Bourdieu relatives à la question de la
temporalité de la pratique se situe dans les études ethnologiques et
sociologiques sur l’Algérie. Véritables prémisses de l’œuvre
anthropologique développée par la suite, celles-ci sont cruciales pour qui
veut suivre la genèse de l’œuvre et découvrir l’origine de ses concepts
fondamentaux 1. Elles comprennent aussi un grand nombre de remarques et
d’analyses sur le temps. Ces premiers travaux rendent possible et opératoire
le passage du point de vue de la réflexion philosophique (Bourdieu ne parle
pas encore de « point de vue scolastique ») à celui de la temporalisation des
pratiques, « conversion du regard » qui est d’abord une conversion
biographique et intellectuelle. Ils permettent de comprendre l’importance
capitale de la question de la temporalisation pour la théorie de la pratique et
pour la pratique sociologique elle-même.
Les ouvrages qui se succèdent en quelques années dressent le tableau de
l’Algérie au terme de l’expérience coloniale. Il faut en rappeler le propos
pour comprendre l’importance que peut y trouver la théorie de la
temporalisation des pratiques. La Sociologie de l’Algérie, publiée pour la
première fois en 1958, semble reconnaître dès le titre de l’ouvrage
l’indépendance future du pays puisqu’il ne s’agit déjà plus de l’Algérie
« française ». Les différentes composantes de la société algérienne sont
successivement examinées (Kabyles, Chaouia, Mozabites, soit trois groupes
berbères, puis les Arabophones), pour être ensuite repensées dans leur
communauté nationale (le « fonds commun 2 »). Il n’y est plus question de la
société européenne ou française, sinon par le diagnostic de « l’aliénation »
que conduit le dernier chapitre de l’ouvrage. Avec la volumineuse étude
intitulée Travail et travailleurs en Algérie, en 1963, Bourdieu présente des
données statistiques, des analyses sociologiques et une série d’entretiens
biographiques qui sont le fruit de la collecte initiée entre 1958 et 1961 3. Cet
ouvrage a fait l’objet d’une version abrégée, initialement rédigée en vue
d’une édition en langue étrangère, puis reprise en française, sous le titre
Algérie 60. Comme le précise le sous-titre de ce dernier livre (« structures
économiques et structures temporelles »), il ne s’agit plus tant de procéder à
l’objectivation de la réalité sociale algérienne, à l’étude des conditions et
des situations de travail que de réfléchir, généralement, au rapport structurel
entre l’économie des pratiques et les différents modes de la conscience
temporelle 4. Avec Le déracinement, écrit avec Abdelmalek Sayad en 1964,
Bourdieu étudie la « crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie »
engendrée par les déplacements de populations rurales organisés par les
forces militaires. Déjà préparée par la généralisation des échanges
monétaires, cette désorganisation planifiée des sociétés paysannes
algériennes sape les structures tribales, mine les solidarités et détruit les
logiques traditionnelles des échanges économiques. Aboutissement de la
logique coloniale, elle discrédite l’activité paysanne traditionnelle et
accélère une urbanisation alimentée par l’exode vers les faubourgs qui va
produire un sous-prolétariat exploité et aliéné. Or la remarquable efficacité
de cette déstructuration tient au fait que ce sont tout d’abord les « cadres
spatiaux et temporels de l’existence ordinaire 5 » qui sont détruits par le
déracinement. Plus tard encore, les études de l’Esquisse d’une théorie de la
pratique continueront de valoriser les matériaux ethnographiques recueillis
en Kabylie. D’une manière générale, les « grands textes » de la période
s’accompagnent d’un cortège de publications désormais rassemblées dans
les Esquisses algériennes 6.
Le travail d’objectivation scientifique est soutenu par une intention
critique qui ne se contente pas d’une simple indignation morale et ne se
satisfait pas de la condamnation générale de la violence du système colonial.
Il se donne pour but de fournir les moyens scientifiques d’une prise de
conscience politique. La réalité coloniale doit être exhibée pour ce qu’elle
est, en faisant apparaître les dysfonctionnements sociaux et culturels qu’elle
induit 7. Bourdieu précise cette intention et sa position épistémologique en
répondant à un article de Michel Leiris de 1950. Selon ce dernier, la
situation coloniale rendait impossible toute objectivité ethnologique.
Selon Bourdieu, en revanche, il y a :

pour l’ethnologue, un impératif absolu, non point éthique mais scientifique : il n’est pas de conduite,
d’attitude ou d’idéologie qui puisse être décrite, comprise ou expliquée objectivement en dehors de
toute référence à la situation existentielle du colonisé telle qu’elle est déterminée par l’action des
forces économiques et sociales caractéristiques du système colonial. Faire autrement, ce serait, par
une sorte de subreption ontologique, escamoter ce qui fait l’essence de la situation, à savoir le
système des « rapports déterminés, nécessaires et indépendants des volontés individuelles » par
référence auquel s’organisent les attitudes et les conduites. Telle est la responsabilité de
8
l’ethnologue .

Cette objectivation devra donc passer par la mise à distance des


représentations établies de la réalité coloniale, que ces représentations
soient celles des colons ou des colonisés, des dominants ou des dominés (on
reconnaît là le principe de la rupture épistémologique avec les
représentations de sens commun qui sera formalisé dans Le métier de
sociologue). Elle procédera à la mise en évidence des différents rapports
économiques et sociaux qui définissent les positions des agents et resituera
leurs représentations par rapport à ces positions, en contribuant ainsi à la
critique sociale des formes coloniales de la répression et de la domination.
La problématique centrale de nombre de ces textes, tout particulièrement
Travail et travailleurs en Algérie et Le Déracinement, est d’ordre
économique : c’est celle de la « transition au capitalisme » selon
l’interprétation marxiste ou celle, wébérienne, de la rationalisation des
conduites économiques, c’est-à-dire celle de l’introduction du capitalisme
dans les structures traditionnelles de la société algérienne. Celle-ci est
engendrée ou accélérée par les actions diverses du système colonial qui sont
responsables de la désintégration de la société rurale traditionnelle : la si
efficace dépossession foncière, les déplacements des villages vers les camps
de regroupements, la déstructuration de la vie familiale et villageoise
traditionnelle. De manière complémentaire, l’analyse des conditions et des
situations de travail joue un rôle important, car elle permet de mesurer la
discordance entre l’économie pré-capitaliste et l’économie capitaliste. Le
symptôme le plus évident de cette mutation économique est l’émergence d’un
sous-prolétariat rural exposé à la misère, ou urbain, aliéné et exploité.
C’est cette problématique, qui semble encore très marxiste dans son
inspiration première, qui commande les recherches ethnologiques et
sociologiques conduites par Bourdieu. L’accent mis sur la sociologie du
travail (question à peu près absente dans le reste de l’œuvre de Bourdieu)
est à cet égard significatif : la transition vers l’économie capitaliste
orchestrée par le système colonial se traduit par le développement d’une
forme de travail qui est en rupture avec l’activité productive dans les
sociétés traditionnelles algériennes. Toutefois, à partir de ce point de départ,
Bourdieu prend soin de se démarquer des présupposés et des résultats
attendus d’une analyse marxiste orthodoxe. La référence à Weber joue ici un
rôle important, bien précisé ultérieurement par Bourdieu :

Notre culture, au sens académique du terme, est construite sur l’opposition entre le culturel et
l’économique, entre l’art et l’argent, entre tout ce qui est gratuit, désintéressé, et tout ce qui est
matériel et économique : cette grande opposition historique empêche de faire une science
économique des biens symboliques. Sous ce rapport, mon projet peut être compris comme une
manière de prolonger ce qui avait été à mes yeux la grande contribution de Max Weber : en faisant
une économie des pratiques culturelles, religieuses, artistiques, etc., de type matérialiste, celui-ci
9
avait occupé le terrain que Marx avait abandonné .

L’autre inflexion décisive de la problématique marxiste qui va retenir


notre attention tient au fait que Bourdieu accorde une attention particulière
aux « attitudes » correspondant aux différents systèmes économiques. Dans
ces textes des années 1960, il n’est pas encore question d’habitus, mais
d’ethos ou d’adaptation. Les recherches ethnologiques et sociologiques
contribuent à l’élaboration progressive d’une réflexion anthropologique
attentive aux distorsions et discordances dispositionnelles occasionnées par
la confrontation entre l’économie précapitaliste qui est celle du monde
paysan algérien et l’économie capitaliste importée par la colonisation.
Il faudrait restituer l’ensemble des conditions « matérielles » et
historiques, « pratiques » au sens large, qui déterminent les modalités du
« contact entre deux systèmes économiques de forces inégales 10 » : mise en
place d’un système administratif nouveau, réorganisation foncière, stratégies
militaires, dispositifs de répression, etc. 11. Les modalités de la conscience
temporelle étudiées par Bourdieu n’ont de sens que par rapport à ces
conditions économiques et sociales. Mais elles jouent aussi un rôle bien
spécifique dans la définition des dispositions économiques. Ainsi, lorsque
Bourdieu place au centre de ses investigations la « question de la genèse des
dispositions économiques et des conditions économiques et sociales de cette
genèse 12 », celle-ci ne peut en réalité être instruite que si son traitement n’est
pas exclusivement économique, c’est-à-dire que s’il est complété par le
point de vue de l’anthropologie des pratiques : « Le sujet des actes
économiques n’est pas l’homo economicus mais l’homme réel, que fait
l’économie 13. » Il arrive alors parfois que Bourdieu médite la situation de
« l’homme réel » en renouant avec une veine phénoménologico-
existentialiste, comme dans l’article de 1959 « Le choc des civilisations » :
On a trop oublié ou ignoré que la culture constitue une façon particulière de viser l’existence qui se
propose dès la naissance à chacun des membres de la communauté et qui n’est l’œuvre d’aucun
d’eux quoiqu’elle n’existe que par eux ; qu’elle est animée par un « esprit » original et unique
auquel tous participent en même temps qu’ils le constituent dans et par leur vie commune ; qu’elle
est habitée par une « attention » (ou, si l’on veut, un choix) déposée comme sédiment, intention
pré-consciente, vécue et agie avant d’être pensée en tant que telle par les individus, de même
façon que la langue. Aussi le système culturel est-il à la fois condition d’existence et justification
14
d’exister […].

Au-delà de ce type d’évocations, qui mobilisent comme on le voit tout un


lexique volontiers employé par la « phénoménologie sociale », il faut
préciser le rôle dévolu aux dispositions temporelles, véritable point
d’extériorité anthropologique autorisant un nouveau regard sur les pratiques
économiques. Il y a là un impératif sociologique absolu : « […] les pratiques
économiques du paysan algérien ne peuvent être comprises qu’en référence
aux catégories de sa conscience temporelle 15 […]. » Ainsi, dans Algérie 60,
cette même nécessité :

[…] seule une sociologie des dispositions temporelles permet de dépasser la question traditionnelle
de savoir si la transformation des conditions d’existence précède et conditionne la transformation
des dispositions ou l’inverse, en même temps que de déterminer comment la condition de classe
peut structurer toute l’expérience des sujets sociaux, à commencer par leur expérience
économique, sans agir par l’intermédiaire de déterminations mécaniques ou d’une prise de
16
conscience adéquate et explicite de la vérité objective de la situation .

Bourdieu structure donc sa description de l’ethos traditionnel en situant


son principe dans une modalité particulière de la conscience temporelle et
c’est par rapport à celle-ci, par différence, qu’il précise les exigences
nouvelles de l’économie capitaliste en développement, cette autre forme de
conscience temporelle qui fait encore défaut à tant de paysans et d’ouvriers
algériens. Or la « sociologie des dispositions temporelles » s’ordonne
essentiellement autour de la distinction entre la prévoyance et le projet qui
caractérisent deux types de rapport du présent au futur, instituant des
dispositions temporelles qui déterminent ensuite une multitude d’autres
dispositions sociales, économiques et culturelles.
Quelle est donc « la structure de la conscience temporelle qui est
associée à l’économie précapitaliste 17 » ? L’élaboration de la réponse à
cette question laisse tout d’abord apparaître que Bourdieu rompt clairement
avec une caractérisation classique de la temporalité rurale réglée par les
rythmes et cycles de la nature. Ce qui importe n’est pas tant le fait que
l’ordre économique et social de la vie rurale pré-capitaliste se règle sur
celui de la nature. Ce qui est déterminant tient plutôt au fait que « le cycle de
production peut être embrassé d’un seul regard 18 » : la production s’inscrit
dans une reproduction cyclique. En cela, le produit est toujours « à venir »,
l’avenir lui-même n’est pas lointain et dissocié du présent. Au contraire, il
se situe dans un rapport de quasi-immanence, d’immédiateté ou à tout le
moins d’étroite proximité par rapport au présent. Se vérifie ainsi le principe
énoncé bien plus tard, dans les Méditations pascaliennes, selon lequel c’est
la pratique qui « fait » le temps : les rythmes de la production agricole
modalisent la conscience temporelle et plus particulièrement le rapport entre
le présent et ce qui est à venir.
Dès la Sociologie de l’Algérie, Bourdieu pouvait ainsi remarquer :
Pour le paysan vivant dans le milieu naturel, le temps n’a pas la même
signification que dans le milieu technique où la durée est objet de calcul ;
[…] c’est le travail à faire qui commande l’horaire et non l’horaire qui
limite le travail 19.

[…] l’esprit paysan (dans l’universalité de sa tradition) implique la soumission à la durée, la vie
agricole étant faite d’attentes. Rien ne lui est plus étranger qu’une tentative pour prendre
possession de l’avenir. Cela ne signifie pas que le calcul économique soit totalement absent, qui
réside, par définition, dans le choix entre différents possibles dont la satisfaction ne saurait être
20
simultanée. À preuve l’existence de réserves .

La principale disposition temporelle pré-capitaliste est donc la


prévoyance, vision opérée « par avance » de ce qui est à venir, mais comme
une sorte de présent de l’avenir. Plus nettement, dans Algérie 60, Bourdieu,
de manière tout à fait significative, la définit depuis la pratique paysanne qui
consiste à prélever et à mettre de côté une part de la récolte en vue d’une
consommation future ou pour de nouveaux semis : « […] la mise en réserves
[…] suppose la visée d’un “à venir” virtuellement enfermé dans le présent
directement perçu 21. » Dans le cas de la prévoyance, poursuit-il, « l’action
économique s’oriente vers un “à venir” directement saisi dans l’expérience
ou établi par toutes les expériences accumulées qui constituent la
tradition 22 ». La découpe des différentes dimensions du temps se trouve ainsi
ordonnée par le rapport d’expérience entre le passé et le présent et par le
rapport d’anticipation immédiate entre le présent et l’avenir. La logique
« traditionnelle » procède de cette co-extension du passé, du présent et de
l’avenir, continuité réglée par le jeu de la production et de la reproduction.
C’est bien la pratique qui en décide, et non, selon les termes de la tradition
augustinienne, l’extension de la conscience temporelle.
Le pouvoir de cette « disposition temporelle » qu’est la prévoyance,
l’étendue de son action si l’on préfère, est considérable et Bourdieu recense
méthodiquement ses effets ou les différentes formes de son expression.
Celles-ci sont cognitives, sociales, éthiques.
1. Cette temporalité particulière de l’existence traditionnelle régit tout
d’abord tout un ensemble de dispositions cognitives, qui ne prennent pas
encore le nom d’habitus, mais qui sont des manières de percevoir et de
concevoir qui structurent la pensée paysanne :

La prévoyance (comme « voir à l’avance ») se distingue de la prévision en ce que l’avenir qu’elle


appréhende est directement inscrit dans la situation elle-même telle qu’elle peut être perçue à
travers les schèmes de perception et d’appréciation technico-rituels inculqués par des conditions
23
matérielles d’existence, elles-mêmes appréhendées au travers des mêmes schèmes de pensée
[…].

Chaque élément du monde est appréhendé directement dans sa dimension


économique : le blé est perçu comme étant ce qui peut être mangé. La logique
de la prévoyance, telle que Bourdieu la conçoit, détermine toute une
économie des pratiques. La « mise en réserves » constitue la rationalité
économique spécifique de l’ethos traditionnel algérien. Mais cette
rationalité doit son sens à des « schèmes de perception et d’appréciation »,
c’est-à-dire à des dispositions cognitives directement impliquées par la
disposition temporelle de la prévoyance.
2. Cette disposition temporelle de la prévoyance est aussi sociale, au
sens où la temporalité est collective, véritable puissance de contrainte
sociale qui décide de l’inclusion ou de l’exclusion des individus au sein de
la communauté :

L’ordre social est avant toute chose un rythme, un tempo. Se conformer à l’ordre social, c’est
primordialement respecter les rythmes, suivre la mesure, ne pas aller à contretemps. Appartenir au
groupe, c’est avoir au même moment du jour et de l’année le même comportement que tous les
autres membres du groupe. Adopter des rythmes insolites et des itinéraires propres, c’est déjà
24
s’exclure du groupe .

Cette remarque achève de nous affranchir de la référence au rythme de la


nature, au cycle des saisons. Certes, il y a bien une logique de la croissance
et décroissance du végétal et de l’animal dont on ne peut pas ne pas tenir
compte. Mais il n’en reste pas moins que, dans la logique de la prévoyance,
c’est d’abord et avant tout le rythme d’une vie sociale qui s’exprime.
3. La disposition temporelle traditionnelle trouve enfin un prolongement
éthique dans la « morale de la générosité et de l’honneur 25 ».

[…] l’ethos se prolonge sans solution de continuité dans l’éthique : les préceptes de la morale de
l’honneur qui dénoncent l’esprit de calcul et toutes ses manifestations, telles que l’avidité et la
précipitation, qui condamnent la tyrannie de la montre, « moulin du diable », peuvent apparaître
comme autant d’explicitations partielles et voilées de l’« intention » objective de l’économie.

La logique de la prévoyance va donc de pair avec un sens de l’honneur


qui trouve son principe dans le mépris des urgences et plus généralement
d’un temps qui nous soumettrait à sa domination. C’est donc, comme le voit,
l’ensemble de l’existence individuelle et sociale qui trouve son principe
dans une certaine modalité de la conscience temporelle.

Bourdieu distingue de la prévoyance la prévision, disposition


temporelle adéquate au « cosmos » capitaliste. La prévision est une
accumulation ou une thésaurisation qui est effectuée en vue d’un
investissement qui suppose toujours un calcul rationnel. Elle détermine un
rapport du présent au futur alors que la prévoyance était rapport du présent
à l’avenir. La prévision mobilise l’imagination qui doit produire une
représentation future de ce qui n’est pas immédiatement présent et
l’intervention de la volonté ordonnée à la fin de l’action. A contrario, dans
la logique de la prévoyance, le rapport du présent à l’avenir s’établissait
dans l’ordre de la perception, de la saisie immédiate de ce qui se donnait
dans la situation elle-même. De manière générale, la prévision est
l’expression d’une rationalisation fondée sur l’élaboration d’un plan à
longue portée et sur le calcul des moyens ; la prévoyance, pour sa part,
présente une dimension plus « intuitionniste », laquelle n’est pas
radicalement irrationnelle mais manifeste une forme de rationalité qui n’est
pas celle de l’ethos capitaliste et qui peut, par conséquent, de ce point de
vue, être dénoncée comme étant « irrationnelle » (les pratiques paraissant
non efficaces, voire paresseuses, etc.). L’économie capitaliste trouve dans
l’abstraction les mesures de compensation du vide laissé par l’absence
d’intuition quant à ce qui est « à faire » :

[…] parce que la longueur du cycle de production est généralement beaucoup plus grande,
l’économie capitaliste suppose la constitution d’un futur médiat et abstrait, le calcul rationnel devant
26
suppléer au défaut d’intuition du processus dans son ensemble .

Le futur est fondamentalement abstrait, lieux de possibles, objet de


calcul, liant par des représentations imaginaires des individus sans
appartenance. L’avenir est en revanche l’horizon direct de ce qui est perçu
comme présent, une proximité concrète, un ensemble de potentialités
objectives, intuitivement anticipées, partagées par une communauté.
Cependant il ne suffit pas seulement de distinguer des dispositions
temporelles, il faut encore montrer le rapport de l’une à l’autre ou plutôt le
rapport de l’une (la prévoyance) à l’absence de l’autre (la prévision). C’est
la distinction d’origine wébérienne entre les espérances subjectives et les
chances objectives qui va permettre de penser l’inadéquation fondamentale
de l’ancien ethos et des dispositions temporelles traditionnelles par rapport
aux exigences nouvelles du système capitaliste (que Bourdieu ne détaille pas
vraiment, les supposant déjà connues d’une certaine manière) :

[…] le système économique se présente comme un champ d’attentes objectives qui ne sauraient
être remplies que par des agents dotés d’un certain type de dispositions économiques et, plus
27
largement, temporelles .

Or tout le problème de la situation algérienne, à la fin des années 1950


(outre celui posé par le conflit de la décolonisation, totalement absent de ces
textes ethnologiques et sociologiques 28), tient à la remise en cause de
dispositions acquises, traditionnelles, et à l’exigence de dispositions
nouvelles, accordées au nouveau système économique. L’économie
capitaliste se caractérise par « la représentation du futur comme champ de
possibles qu’il appartient au calcul d’explorer et de maîtriser 29 ». Dès lors,
les conduites les plus ordinaires de l’économie capitaliste (comme
l’épargne, le crédit ou encore le salaire) dépendent de conditions de
possibilité sociales, culturelles, dispositionnelles qui ne sont pas présentes
dans les sociétés traditionnelles. Les nouvelles pratiques – et
exemplairement, celle du crédit – ne sont tout simplement pas concevables et
de ce fait elles ne sont pas praticables :

[…] Si les plans ne suscitent souvent que l’incompréhension ou le scepticisme, c’est que, fondés
sur le calcul abstrait et supposant la mise en suspens de l’adhésion au donné familier, ils sont
affectés de l’irréalité de l’imaginaire : comme si la planification rationnelle était à la pré-voyance
coutumière ce qu’une démonstration rationnelle est à une « monstration » par découpage et pliage,
un projet ne peut rencontrer l’adhésion que s’il propose des résultats concrètement et
30
immédiatement perceptibles .
Produites par une classe particulière de conditions matérielles d’existence, objectivement saisies
sous la forme d’une structure particulière de chances objectives – un avenir objectif –, les
dispositions à l’égard de l’avenir, structures structurées, fonctionnent comme structures
structurantes, orientant et organisant les pratiques économiques de l’existence quotidienne :
31
opération d’achat, d’épargne ou de crédit […].

La planification rationnelle du futur dissocie l’unité « organique » ou


naturelle qui liait le présent à l’avenir dans la pensée paysanne. Cela ne
signifie nullement que le paysan algérien, comme veut le faire croire la
vision culturaliste ou raciste, serait incapable d’abstraction ou par essence
paresseux, mais tout simplement que la planification suppose une mise en
suspens de la familiarité avec laquelle s’exerçaient les pratiques. Pour
accéder à la représentation de cet objectif imaginaire qui transcende les
catégories de la vie concrète et ordinaire, il faudra des médiations et un
certain usage de ces médiations.
L’une de ces médiations est celle de la monnaie. L’usage de la monnaie
suppose que l’on s’accommode d’une valeur abstraite, comme détachée de la
valeur et des qualités concrètes des choses, dont le temps consacré à la
culture. La monnaie suppose une représentation abstraite et symbolique qui
favorise le calcul et le rapport économique au futur. Dès la Sociologie de
l’Algérie, Bourdieu souligne ainsi que :

[…] la conception d’un avenir abstrait et symbolique est la condition de possibilité des institutions et
des comportements économiques les plus fondamentaux et les plus communs de notre société :
ainsi la monnaie fiduciaire, obtenue à partir du troc par symbolisation, conceptualisation et
projection dans l’avenir abstrait ; ainsi le salariat et la distribution rationnelle du salaire dans le
temps qui suppose le calcul économique rationnel ; le travail industriel et la commercialisation qui
32
impliquent planification, etc. .

L’ethos capitaliste suppose des médiations symboliques, ce qu’est,


exemplairement, la monnaie, médiation abstraite entre l’agent économique et
les marchandises. Il suffit d’un coup d’œil pour évaluer ce qui reste en
réserve, tandis que la compréhension de ce qui reste sur le compte en banque
à la fin du mois exige la maîtrise de symboles et de représentations
complexes. La pratique du crédit en usage dans le monde capitaliste ne peut
fonctionner qu’en référence à un futur abstrait, lequel peut être très lointain.
Il suppose l’établissement d’un contrat qui inaugure un nouveau type de
relation sociale, faite d’engagements valant eux-mêmes pour le futur. Dans le
monde paysan kabyle, c’est la confiance réciproque, fondée sur les logiques
de l’honneur et sur la bonne foi, qui permet de se dispenser de la
contractualité. Le cercle des agents impliqués dans les prêts n’a rien
d’abstrait : c’est celui des proches, parents et amis. On peut donc se
dispenser d’établir l’échéancier des remboursements périodiques. Le cercle
des familiers se chargera de veiller au respect de la parole donnée et à la
restitution de ce qui a été prêté. Dans le monde capitaliste, c’est le contrat,
entité abstraite et symbolique, qui règle les rapports des individus entre eux
et ceux des individus aux institutions.
Au-delà de ces médiations économiques, c’est bien le lien social lui-
même qui change de nature. Bourdieu peut ainsi opposer l’entraide du
monde traditionnel et la coopération du monde capitaliste, comme deux
modes fondamentaux de rapports sociaux :

Rien ne s’oppose plus radicalement à l’entraide, qui associe toujours des individus unis par des liens
de consanguinité réelle ou fictive, que la coopération qui mobilise des individus sélectionnés en
fonction des fins calculées d’une entreprise spécifique : dans un cas, le groupe préexiste et survit à
l’accomplissement en commun d’une œuvre commune ; dans l’autre cas, trouvant sa raison d’être
en lui-même, dans l’objectif futur défini par le contrat, il cesse d’exister en même temps que le
33
contrat qui le fonde .

Bourdieu peint de manière saisissante le tableau des dépossessions qui


affectent les Algériens : ce sont des paysans sans terre, des travailleurs sans
travail, des villageois sans village, des individus sans famille ou ayant perdu
les liens de solidarité traditionnels. Cependant ces dépossessions
empiriquement constatables et constatées ont leur principe dans une
aliénation générale de l’existence, un devenir étranger à soi-même, qui voit
les dispositions temporelles, coupées de leurs conditions « matérielles »,
sociales et économiques perdre leur efficace et leur pertinence. Elles ne sont
plus ajustées au « cosmos » nouveau du monde capitaliste brutalement
introduit par la colonisation et persistent sur un mode inertiel, tels des
obstacles persistants à l’acquisition de nouvelles dispositions. La singularité
de l’analyse de Bourdieu, qui le démarque de la tradition marxiste, tient à ce
que l’aliénation n’est pas appréhendée seulement dans sa dimension
économique et sociale, mais ressaisie en tant qu’aliénation temporelle. Le
principe de cette aliénation temporelle tient à la discordance entre les
structures des dispositions temporelles des agents et les structures nouvelles
de l’économie capitaliste, discordance structurelle entre deux durées, entre
une durée qui lie le présent à l’avenir et une autre qui procède de la
projection d’un futur décidant de ce qui doit être fait dans le moment présent.

L A DÉPOLITISATION DE L’« À VENIR »


Cependant l’analyse des différentes modalités de la conscience
temporelle dans son rapport à ce qui est à venir ne vaut pas pour elle-même,
comme si elle ne concernait qu’une conscience abstraite, détachée des
contingences historiques et sociales. Elle doit toujours être rapportée à la
réalité des situations sociales et des possibilités objectives :

S’il faut donc toujours hiérarchiser les opinions qui engagent l’avenir selon leur modalité, depuis la
rêverie jusqu’au projet enraciné dans la conduite présente, il faut se garder d’oublier que le degré
d’engagement dans l’opinion formulée est fonction du degré d’accessibilité de l’avenir visé ; or cet
avenir est plus ou moins accessible selon les conditions matérielles d’existence et le statut social de
34
chaque individu et, d’autre part, selon le domaine de l’existence qui se trouve engagée […].

À cet égard, les considérations relatives à la temporalité sont capitales


pour reprendre, depuis le point de vue de la sociologie des pratiques, la
question de ce qu’en termes marxistes on appellerait la « conscience de
classe ». Plus précisément, la distinction entre le prolétariat et le sous-
prolétariat se joue pour Bourdieu sur la conscience que l’on a ou non de
l’aliénation temporelle et sur l’obstacle que celle-ci peut représenter dans le
processus de prise de conscience de cette aliénation :

C’est dans le rapport à l’avenir objectivement inscrit dans les conditions matérielles d’existence
que réside le principe de la distinction entre le sous-prolétariat et le prolétariat, entre la disposition à
la révolte des masses déracinées et démoralisées et les dispositions révolutionnaires des travailleurs
organisés qui ont une maîtrise suffisante de leur présent pour entreprendre de se réapproprier
35
l’avenir .

La conséquence de ce constat est de première importance pour le


discours révolutionnaire militant, dont les exhortations à l’engagement
politique risquent bien de se révéler tout bonnement inopérantes. La
conscience de classe n’existe pas ou plus : les prolétaires et sous-prolétaires
urbains n’ont pas conscience du système qui les exploite parce qu’ils ne
peuvent tout simplement pas en prendre conscience. Ils ne sont donc pas
automatiquement, immédiatement, des révolutionnaires.

En fait, la conscience de la situation de classe peut être aussi, sous un autre rapport, une
inconscience de cette situation. L’usage méthodique de concepts médiateurs, tels que potentialités
objectives ou habitus de classe, permet de dépasser les oppositions abstraites entre le subjectif et
l’objectif, le conscient et l’inconscient. L’avenir objectif est ce que l’observateur doit postuler pour
comprendre la conduite présente des sujets sociaux, ce qui ne veut pas dire qu’il place dans la
conscience des sujets qu’il observe la conscience qu’il a de leur conscience : en effet, l’avenir
objectif peut n’être pas une fin consciemment poursuivie par les sujets et constituer néanmoins le
principe objectif de leurs conduites, parce qu’il est inscrit dans la situation présente de ses sujets et
dans leurs habitus, objectivité intériorisée, disposition permanente acquise dans une situation, sous
l’influence de cette situation. Les sous-prolétaires reproduisent, tant dans leur représentation
consciente que dans leurs pratiques, la situation dont ils sont le produit et qui enferme la possibilité
d’une prise de conscience adéquate de la vérité de la situation : ils ne savent pas cette vérité mais
36
ils la font ou, si l’on veut, ils la disent seulement dans ce qu’ils font .

La vérité de la situation est donc sue en pratique, mais non sur le mode
de la conscience claire et distincte. La puissance de la reproduction des
situations, garantie de la persistance de l’ordre social, tient à cette
« disposition permanente acquise » qu’est l’habitus. Elle profite d’une
« objectivité intériorisée » qui fait le sujet de la pratique. Contre elle, la
prise de conscience n’a pas assez de prise. Dès lors, on peut concevoir que
les sous-prolétaires évoqués par Bourdieu cultivent une forme de
résignation :

Tant que l’activité n’a d’autre fin que d’assurer la reproduction de l’ordre économique et social,
tant que tout le groupe ne se propose pas d’autre fin que de durer et qu’il transforme objectivement
le monde sans s’en faire l’aveu, le sujet agissant dure de la durée du monde avec laquelle il a partie
liée ; il ne peut se découvrir comme un agent historique dont l’action dans le présent et contre
l’ordre présent ne prend sens que par rapport au futur et à l’ordre futur qu’elle travaille à faire
advenir. Le traditionalisme apparaît comme une entreprise méthodique (bien qu’elle s’ignore
comme telle) pour nier l’événement en tant que tel, c’est-à-dire comme nouveauté suscitée par
l’action novatrice ou propre à la susciter ; pour réduire l’événement en faisant dépendre l’ordre
37
chronologique de l’ordre éternel de la logique mythique . L’objectivation scientifique est ainsi,
tout à la fois, un rappel à la réalité et une dénonciation implicite des mensonges du discours
colonial, comme des illusions du discours révolutionnaire.

1. Bourdieu le rappelle dans Fieldwork in Philosophy (CD, p. 34) : « La plupart des concepts autour
desquels se sont organisés les travaux de l’éducation et de la culture que j’ai menés ou dirigés dans le
cadre du Centre de sociologie européenne sont nés d’une généralisation des acquis des travaux
ethnologiques et sociologiques que j’avais réalisés en Algérie […]. Je pense en particulier à la relation
entre les espérances subjectives et les chances objectives, que j’avais observée dans les conduites
économiques, démographiques et politiques des travailleurs algériens, et que je redécouvrais chez les
étudiants français ou leurs familles. Mais le transfert est plus évident encore dans l’intérêt porté aux
structures cognitives, aux taxinomies et à l’activité classificatoire des agents sociaux. » Voir aussi la
« Préface » de P. Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon, Un art moyen. Essai sur les
usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
2. L’un des paradoxes de l’ouvrage tient au fait que la « société » algérienne n’est ainsi pas analysée
selon ses différentes composantes sociales (ses différentes classes par exemple), mais à partir de la
distinction de différentes cultures, en faisant ainsi primer une perspective ethnologique.
3. Ces données sont aussi reprises dans « La hantise du chômage chez l’ouvrier algérien : prolétariat et
système colonial » (1962) et « Les sous-prolétaires algériens » (1962), in EA, p. 213-235 et 193-212.
4. Pour cette raison, nous privilégierons cette référence.
5. Selon les termes de la quatrième de couverture du Déracinement.
6. Sur l’ensemble des travaux de la période algérienne, on recommandera E. Martín-Criado, Les deux
Algéries de Pierre Bourdieu, trad. fr. par H. Bretin, Broissieux, Éditions du croquant, 2008.
7. « J’ai commencé à m’intéresser à l’Algérie en tant que sociologue et ethnologue parce que j’ai le
sentiment que ce que je voyais en Algérie ne correspondait pas du tout à ce qui se racontait de l’autre
côté de la Méditerranée », Entretien de P. Bourdieu avec H. Adnani et T. Yacine, in L’autre Bourdieu,
Awal, 27-28, p. 232.
8. Avant-propos, TTA.
9. P. Bourdieu, C. Du Verlie, « Esquisse d’un projet intellectuel : un entretien avec Pierre Bourdieu »,
The French Review, 198, 61, 2, p. 194-195.
10. P. Bourdieu, « Le choc des civilisations » (1959), in EA, p. 63.
11. On trouvera des éléments d’analyse dans « Le choc des civilisations » (ibid.) et dans T. Yacine,
« Aux origines d’une ethnologie singulière », in EA, p. 21-53.
12. A 60, p. 7.
13. A 60, p. 12.
14. EA, p. 68-69.
15. A 60, p. 29.
16. A 60, p. 12-13.
17. A 60, p. 18.
18. A 60, p. 21.
19. SA, p. 103.
20. SA, p. 103-104.
21. A 60, p. 19.
22. A 60, p. 20.
23. A 60, p. 19.
24. A 60, p. 41.
25. A 60, p. 31.
26. A 60, p. 20.
27. A 60, p. 16.
28. Il n’est bien sûr pas absent des préoccupations de Bourdieu, mais il faut aller chercher les prises de
position politiques ailleurs que dans les recherches ethnologiques et sociologiques. Voir à ce propos les
articles « Révolution dans la révolution », paru dans la revue Esprit en janvier 1961, et « De la guerre
révolutionnaire à la révolution », paru dans le collectif l’Algérie de demain sous la direction de F.
Perroux, textes rassemblés dans I, p. 21-36.
29. A 60, p. 19.
30. A 60, p. 22.
31. « Préface » (1976), in A 60, p. 7-8.
32. SA, p. 104-105.
33. A 60, p. 26.
34. A 60, p. 68.
35. « Préface » (1976), in A 60, p. 8.
36. A 60, p. 115-116.
37. A 60, p. 40.
Chapitre 10

La dynamique temporelle de l’habitus

Dans le droit fil des études sur l’Algérie, Bourdieu revient à plusieurs
reprises, tout au long de son œuvre, sur la question de la temporalité des
pratiques. Formulons trois remarques liminaires à ce propos, avant d’étudier
pour eux-mêmes les différents aspects de la dynamique temporelle de
l’habitus.
1. Bourdieu traite le problème de la temporalité pratique de deux
manières qu’il convient de distinguer nettement, même si celles-ci sont
parfois étroitement associées : il y a, d’un côté, la réflexion anthropologique
sur la temporalité de la pratique et de l’autre, l’exploration sociologique de
la temporalité des pratiques.
Une première façon de revenir sur la temporalisation des pratiques, en
référence à l’expérience des recherches ethnologiques et sociologiques
conduites en Algérie (et surtout en Kabylie), relève de la théorisation
praxéologique opérée sous la rubrique générale de l’habitus. La théorie de la
temporalisation pratique se déploie dans un registre qui est d’ordre
anthropologique, au sens large du terme, et dans le cadre d’une réflexion
sur l’habitus compris dans sa généralité. Cette réflexion continue se retrouve
dans les principaux ouvrages où s’élabore et se reconfigure la théorie
praxéologique : dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, le Sens
pratique, les Méditations pascaliennes.
Parallèlement, une autre façon de revenir sur la question du temps aura
consisté à explorer la diversification pratique de ses usages, en vue de
rendre compte de la « pluralité des temps » et des différentes façons que
nous avons de l’« occuper ». Le registre des réflexions de Bourdieu est alors
plus résolument sociologique et les analyses se concentrent le plus souvent
sur les situations de décalages entre un habitus persistant et des situations
nouvelles.
Le rapport entre ces deux approches ne va pas sans poser certaines
difficultés et on pourra se demander si elles ne rentrent pas en situation de
concurrence, la réflexion anthropologique constituant une réponse à une
forme de tentation philosophique que l’investigation sociologique et
l’attention proprement sociologique accordée à la diversité des habitus
auraient dû contenir et conjurer 1. Mais on pourrait aussi plaider, en sens
inverse, que ce paradoxe n’est pas une contradiction logique et que l’on peut
y découvrir une remarquable complémentarité, la théorie de la
temporalisation des pratiques ne trouvant sa vérité ultime que dans leurs
investigations sociologiques, comme s’il s’agissait de penser à la fois le
temps de la pratique, dans sa généralité, et la possibilité, mieux, la réalité de
sa pluralisation dans l’expérience sociale effective.
2. La constitution de la théorie de la temporalisation de la pratique
présente ceci de singulier qu’elle se développe sur deux lignes
complémentaires, celle de l’ajustement et celle du désajustement par rapport
aux situations. Chacune de ces deux lignes privilégie, dans les études sur
l’Algérie, un terrain particulier, ainsi qu’une référence théorique
particulière. Précisons les choses.
D’une part, selon une première ligne, Bourdieu pense la dynamique
temporelle de l’habitus dans l’action ajustée aux exigences du champ. Il
privilégie alors la référence à ce que l’on a pu appeler le « paradigme
anthropologique kabyle 2 ». Sur un plan proprement théorique, il mobilise des
distinctions husserliennes et importe la phénoménologie de la conscience
intime du temps dans sa propre praxéologie.
D’autre part, une seconde ligne se dessine avec la théorisation de
l’hysteresis de l’habitus, c’est-à-dire sa tendance à persister au-delà de son
aire de pertinence première. C’est alors l’expérience du désajustement vécu
par les prolétaires et sous-prolétaires algériens que Bourdieu a le plus
souvent à l’esprit, ainsi que celle des paysans béarnais. La référence
théorique est alors plus implicite que dans le premier cas. Elle nous renvoie
à Sartre, qui avait employé ce concept à propos de Flaubert dans ses
Questions de méthodes et dans L’idiot de la famille, mais aussi, de manière
sous-jacente, à la thématique de l’incorporation héritée de Merleau-Ponty.
3. On a déjà relevé, plus haut à propos de la théorie de l’habitus, cet
autre paradoxe : lorsqu’il produit une théorie générale de l’habitus, Bourdieu
tend à privilégier l’idéal d’un fonctionnement « normal », harmonieux, où
l’habitus est pleinement accordé aux exigences de l’espace social, tandis que
les recherches sociologiques se focalisent le plus souvent sur les situations
de désajustement. Or la théorie de la temporalisation des pratiques pense les
deux aspects. Il y a à la fois une dynamique de l’habitus qui explique que
nous puissions « anticiper » sur ce qui va advenir et faire ainsi en sorte que
nos pratiques soient opportunes, ajustées par rapport au kaïros de la
situation. Mais il y a aussi la puissante dynamique inertielle de l’habitus,
l’hysteresis, retard structurel de l’habitus par rapport aux évolutions du
champ ou des situations. En un certain sens, la théorie de la temporalisation
des pratiques corrige l’impression que pouvait donner certaines
présentations de l’habitus, d’ailleurs très informées par la phénoménologie,
et qui misaient beaucoup sur l’idée d’une « complicité ontologique », d’un
accord foncier entre l’habitus et le champ.

RÉTENTIONS ET PROTENTIONS
En généralisant et en formalisant sa théorie des dispositions temporelles,
Bourdieu ne cesse de se référer à un lexique et des descriptions empruntées à
la phénoménologie. Il semble parfois le faire de mauvaise grâce et comme
s’il fallait nécessairement s’en excuser. Ainsi, dans les Méditations
pascaliennes, reconnaîtra-t-il avoir dû, pour expliciter sa propre conception
du temps, sacrifier « partiellement », à « l’illusion universaliste de l’analyse
d’essence 3 », c’est-à-dire, en termes husserliens, à l’analyse eidétique des
actes de conscience qui président à l’advenue de la temporalité. La
phénoménologie husserlienne est pourtant souvent mise à contribution en vue
de développer une conception du temps pratique, conçu comme un ensemble
de possibles ouverts dans le présent, pressentis de manière plus ou moins
confuse dans l’anticipation de ce qui est à venir et réalisés sélectivement
dans la précipitation du passé.
Quand il définit le présent de la pratique, Bourdieu retient le critère de
l’engagement plein et entier de l’agent dans sa pratique, sur le mode de la
considération pleinement attentive. Ainsi, dans les Méditations
pascaliennes, écrit-il que « le présent est l’ensemble de ce à quoi on est
présent, c’est-à-dire intéressé (par opposition à indifférent, absent 4) ». La
constitution de l’intérêt est conçue comme une « présentification », terme
husserlien typique de la phénoménologie de la perception qui désigne ici le
fait que l’objet de l’intérêt est rendu actuel et la pratique peut se déterminer
en fonction de cet intérêt. Corrélativement s’opère une « déprésentification »
ou une désactualisation de ce qui est dépourvu d’intérêt : le présent intéressé
se détache sur le fond de tout ce qui n’est pas objet d’intérêt.
Bourdieu mobilise également la métaphore du jeu, déjà à l’œuvre
lorsqu’il s’agissait de caractériser la logique pratique de l’habitus. La
conscience temporelle de l’agent s’investit dans le moment présent, de la
même manière que le joueur s’investit, voire investit concrètement, dans le
jeu. L’investissement pratique dans le présent décide de sa direction et de
son sens : on est alors pleinement « pris » dans la pratique. À l’inverse, le
point de vue scolastique est celui d’un agent dépris de la pratique,
désinvesti, sans présent sinon celui, abstrait, de l’étude théorique : il n’est
plus dans le jeu de la pratique.
Or l’explicitation de cette définition du présent recycle habilement, en la
référant à la pratique et non plus à la conscience intentionnelle, la conception
husserlienne du « présent vivant » (lebendige Gegenwart). Dans les Leçons
pour une phénoménologie de la conscience du temps de 1905, Husserl
mobilisait ce concept contre une longue tradition philosophique qui
concevait le présent comme un instant ponctuel. Or, faire du présent un
instant, un point sur la ligne du temps, c’est encore prendre l’espace pour
modèle, c’est penser le temps à partir de l’espace et c’est surtout s’interdire
de comprendre le temps comme une continuité. A contrario, la description
phénoménologique des actes de conscience, centrée sur l’analyse des
« objets-temps » (les Zeitobjekte, tels que le son), fait apparaître la réalité
phénoménale du « présent vivant ». Celui-ci, comme Husserl le montre bien,
n’est pas un instant ponctuel puisqu’il est imprégné de ce qui vient de se
passer et ouvert sur ce qui va arriver. Le présent vivant n’est pas un moment
clos sur lui-même : il est tendu entre ce qui vient tout juste de passer et ce
qui va arriver.
Selon Husserl, le présent trouve son origine dans l’impression originaire
(Urimpression) qui est « la source originaire de toute conscience et de tout
être ultérieurs 5 ». Pourtant, s’il est l’événement même de la présence en deçà
de la partition de la conscience et de l’être, ce présent est aussi tension entre
le rémanent et l’imminent, entre « rétention » et « protention » : « Toute
perception a son halo rétentionnel et protentionnel 6. » La rétention est
l’impression passée, dont il reste quelque chose, dans la transition d’une
conscience originaire (celle du « maintenant ») à une conscience modifiée.
La protention est, symétriquement, conscience de ce qui va arriver, tendue
vers l’apparaître. Dès lors, le temps ne peut plus être conçu comme une série
linéaire de moments discrets. Elle est un réseau d’intentionnalités qui se
recouvrent, s’interpénètrent.
À l’instar de Husserl, Bourdieu refuse de faire du présent un instant
ponctuel. De la même manière que le présent vivant est tendu entre les
rétentions du « tout juste passé » et les protentions qui anticipent ce qui est
« tout juste à venir », le présent de la pratique englobe, selon Bourdieu « les
anticipations et les rétrospectives pratiques qui sont inscrites comme
potentialités ou traces objectives 7 ». Le présent de l’action se définit ainsi
comme un analogue du « présent vivant » phénoménologique. Ainsi, dans
l’Esquisse, l’habitus est-il présenté comme un rapport, un ensemble de
potentialités objectives, de la même manière que le présent vivant de la
perception s’ouvre à des potentialités immédiates, articulées par la
protention :

[…] les réponses de l’habitus […] se définissent d’abord par rapport à un champ de potentialités
objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne
8
pas dire, par rapport à un à venir […].

L’analogie avec la conception phénoménologique informe également la


considération du passé. En définitive, il n’y a pas de passé en tant que tel,
mais seulement ce qui en reste, sous la forme de l’habitus et qui informe les
pratiques présentes. Très clairement, la disposition temporelle régie par
l’habitus se substitue à la « rétention » phénoménologique. La formation de
l’habitus défini ce qui est hérité, acquis, il est le produit des confrontations
passées avec monde social 9 : « l’habitus est cette présence du passé au
présent qui rend possible la présence au présent de l’à venir 10 ».
Enfin, on retrouve le legs de la phénoménologie de la temporalité dans
les considérations relatives au sens de l’anticipation, c’est-à-dire du sens
pratique dans son rapport à l’« à venir ». La référence à la phénoménologie
se révèle précieuse pour dénoncer les conceptions intellectualistes de
l’expérience temporelle qui définissent le rapport à l’avenir comme un
« projet conscient » : la protention « pratique » requalifie et généralise ce
qui se pensait sous le thème de la « prévoyance » dans les études sur
l’Algérie. Là encore, le siège de l’expérience temporelle n’est pas tant la
conscience que l’habitus, ensemble de dispositions incorporées qui a la
ressource de devancer l’avenir, puisqu’il permet l’anticipation pratique,
rapide, précise de ce qui est à faire. L’habitus manifeste une capacité à
anticiper qui ne s’acquiert que par la fréquentation d’un champ sur la longue
durée :

Les analyses ordinaires de l’expérience temporelle confondent deux rapports au futur ou au passé
que, dans Ideen, Husserl distingue très clairement : le rapport au futur que l’on peut appeler projet,
et qui pose le futur en tant que futur, c’est-à-dire en tant que possible constitué comme tel, donc
comme pouvant arriver ou ne pas arriver, s’oppose au rapport au futur qu’il appelle protension ou
anticipation préperceptive, par rapport à un futur qui n’en est pas un, un futur qui est un quasi
présent. […]. En fait, ces anticipations préperceptives, sortes d’inductions pratiques fondées sur
l’expérience antérieure, ne sont pas données à un sujet pur, une conscience transcendantale
universelle. Elles sont le fait de l’habitus comme sens du jeu. Avoir le sens du jeu, c’est avoir le
jeu dans la peau ; c’est maîtriser à l’état pratique l’avenir du jeu ; c’est avoir le sens de l’histoire
du jeu. Alors que le mauvais joueur est toujours à contretemps, toujours trop tôt ou trop tard, le bon
11
joueur est celui qui anticipe, qui va au-devant du jeu .

Ainsi la dynamique temporelle de la pratique est-elle décrite par


Bourdieu dans un style qui rappelle les analyses husserliennes de la
temporalité mais aussi celles relatives aux « genèses passives ». La
restitution du passé ne suppose nulle mémoire, volontaire ou involontaire :
son principe se situe dans l’habitus et il relève de la disposition
corporellement acquise.

L’habitus est cette sorte de sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée – ce que
l’on appelle, en sport, le sens du jeu, art d’anticiper l’avenir du jeu qui est inscrit en pointillé dans
12
l’état présent du jeu .

Si les analyses husserliennes, comme on l’a dit plus haut, placent la


rétention au premier plan de leur considération, la conception
bourdieusienne de la temporalité trouve pour sa part son centre de gravité
dans les analyses relatives à la protention et à l’anticipation pratiques 13. Sur
ce point, une influence plus spécifiquement heideggérienne n’est d’ailleurs
pas à exclure. En effet, Heidegger, au chapitre III de la seconde section
d’Être et temps, caractérise la temporalité comme « sens ontologique du
souci 14 ». Or le caractère premier du Souci (Sorge) réside dans
l’anticipation. La constitution existentiale du Dasein est comme tendue vers
ses possibilités. Le Dasein a la faculté de « se devancer », c’est-à-dire
d’être en avance sur lui-même pour décider de ses possibilités d’existence et
choisir entre l’authentique et l’inauthentique. Comme le formule Heidegger,
« la temporalité est expérimentée de manière phénoménalement originaire
dans l’être-tout originaire du Dasein – dans le phénomène de la résolution
devançante 15 ».
Cependant cette « résolution » n’opère pas dans l’absolu, mais par
rapport à un monde où le Dasein est toujours déjà « jeté » : le Dasein est
assigné à un lieu et un temps précis, il est enfermé dans un horizon déterminé
de possibilités qu’il doit assumer. Cet être-jeté du Dasein n’est pas
seulement la présence du passé dans le présent, c’est-à-dire ce dont on
hérite : il est aussi co-présent à la résolution anticipante, qui ne se définit
que par rapport à lui. La résolution est donc ouverture aux possibles, mais
ceux-ci ne sont pas compris en un sens purement logique et abstrait. Ils
concernent l’existence même, jusqu’en sa dimension proprement « pratique »
(au sens ou Heidegger peut la concevoir dans ce contexte précis) :

Ce phénomène que nous venons de dégager sous le nom de résolution ne saurait être en aucune
manière confondu avec un « habitus » vide et une « velléité » indéterminée. Loin de se représenter
d’abord, en en prenant connaissance, une situation, la résolution s’est déjà placée en elle. En tant
16
que résolu, le Dasein agit déjà .

La récupération des analyses phénoménologiques au sein de la


praxéologie implique donc deux décentrements importants. D’une part, les
analyses de Bourdieu détaillent surtout la temporalité particulière de
l’habitus compris comme principe de l’action : la dimension proprement
pratique est privilégiée dans les analyses comme dans les exemples
mobilisés par Bourdieu. Les aspects plus spécifiquement « cognitifs » de
l’habitus ne sont pas ignorés, mais passent au second plan. D’autre part,
Bourdieu privilégie l’analyse de la protention ou conscience anticipante de
l’avenir, alors que les analyses husserliennes se concentraient plus
volontiers sur la rétention.

L ’HYSTERESIS DE L’HABITUS
Les considérations de Bourdieu relatives à la temporalité pratique
pensent encore le rapport du présent au passé d’une autre manière, qui n’est
plus seulement celle de l’« acquis » mobilisé avec pertinence par la grâce de
l’habitus et selon les exigences de la situation. En effet, l’anthropologie de la
temporalité pratique rend aussi compte du fait que nous ne faisons pas
toujours les choses « dans les temps », non pas pour d’obscures raisons
psychologiques de l’ordre de la procrastination ou de la précrastination,
mais parce que certaines pratiques manifestent un déphasage et une réelle
inadéquation par rapport aux chances objectives de la situation et du champ.
Or ce type de désajustements relève d’une certaine temporalité de la pratique
et tient selon Bourdieu, qui semble alors s’affranchir de l’analogie avec les
analyses phénoménologiques husserliennes, au caractère inertiel de l’habitus
et à ce qu’il nomme son « hysteresis ». Ainsi faut-il dissocier la temporalité
de la logique pratique de l’habitus, tout entière au moment présent et à
l’anticipation de l’avenir, de sa dynamique interne, profondément et
puissamment structurante, renvoyant à une acquisition due à la fréquentation
sur une longue durée d’un certain espace social.
D’une manière générale, l’hysteresis (du grec hustereîn, être en retard)
est la tendance d’un système à demeurer dans un certain état alors que la
cause extérieure qui a produit le changement d’état a cessé : c’est un retard
de l’effet par rapport à la cause. Chez Bourdieu, l’hysteresis de l’habitus
désigne le fait que les dispositions acquises d’un individu perdurent dans le
temps, de telle manière que les pratiques engendrées par l’habitus peuvent se
trouver en inadéquation par rapport aux structures objectives de l’espace
social. C’est encore dans le Sens pratique que Bourdieu est le plus clair sur
ce point :

[…] la rémanence, sous la forme de l’habitus, de l’effet des conditionnements primaires rend
raison aussi et aussi bien des cas où les dispositions fonctionnent à contretemps et où les pratiques
sont objectivement inadaptées aux conditions présentes parce qu’objectivement ajustées à des
conditions révolues ou abolies. La tendance à persévérer dans leur être que les groupes doivent,
entre autres raisons, au fait que les agents qui les composent sont dotés de dispositions durables,
capables de survivre aux conditions économiques et sociales de leur propre production, peut être au
principe de l’inadaptation aussi bien que de l’adaptation, de la révolte aussi bien que de la
17
résignation .

Si le caractère durable de l’habitus est au principe de l’adaptation


comme de l’inadaptation, il reste que c’est le plus souvent l’expérience du
désajustement des dispositions durables par rapport aux « chances
objectives » qui révèle soudainement cette durabilité principielle de
l’habitus. Si l’individu se trouve dans un espace social différent, par
exemple parce qu’il a changé de statut ou de position sociale, ou encore si
cet espace social évolue, comme dans le cas de la société algérienne de la
fin des années 1950, la tendance inertielle de l’habitus l’inclinera à agir
comme auparavant, en fidélité à un état dépassé de l’ordre social, en créant
ainsi une situation de désajustement : « […] il y a une inertie (ou une
hysteresis) des habitus qui ont une tendance spontanée (inscrite dans la
biologie) à perpétuer des structures correspondantes à leurs conditions de
production 18. »
Dès lors, il arrive que les dispositions incorporées tournent à vide. Ce
désajustement peut être simplement embarrassant, s’il est de l’ordre de la
maladresse. Il peut être vécu très douloureusement et conduire à différentes
formes de disqualification sociale. Il peut être provisoire, dans le cas où un
nouvel habitus vient concurrencer le premier, ou définitif. En d’autres
termes, il peut prendre des formes multiples, revêt des aspects subjectifs et
objectifs, mais il se solde toujours par l’échec de la pratique : celle-ci
n’atteint pas sa fin, ne donne pas satisfaction ou bien crée des effets
inattendus.
Le concept d’hysteresis est déjà présent et nommé comme tel dans
l’Esquisse de 1972 et il y trouve une définition qui n’évoluera guère :

[…] les estimations pratiques confèrent un poids démesuré aux premières expériences, dans la
mesure où ce sont les structures caractéristiques d’un type déterminé de conditions d’existence
qui, à travers la nécessité économique et sociale qu’ils font peser sur l’univers relativement
autonome des relations familiales ou mieux au travers des manifestations proprement familiales de
cette nécessité externe (e. g. interdits, soucis, leçons de morale, conflits, goûts, etc.), produisent les
structures de l’habitus qui sont à leur tour au principe de la perception et de l’appréciation de toute
19
expérience ultérieure .

C’est surtout dans un article de 1974, intitulé « Avenir de classe et


causalité du probable » et paru dans la Revue française de sociologie, que
Bourdieu scelle la définition de l’hysteresis de l’habitus :

La rémanence, sous la forme de l’habitus, de l’effet des conditionnements primaires, implique que
la correspondance immédiate entre les structures et les habitus (avec les représentations […] et
les attentes […] qu’ils engendrent) n’est qu’un cas particulier du système des cas possibles de
relations entre les structures objectives et les dispositions. Elle rend raison aussi et aussi bien des
cas où les dispositions fonctionnent à contretemps (selon le paradigme de Don Quichotte, si cher à
Marx) et où les pratiques sont objectivement inadaptées aux conditions présentes parce
qu’objectivement ajustées à des conditions révolues ou abolies : qu’il suffise de mentionner le cas,
particulièrement paradoxal, des formations sociales où s’observent un changement permanent des
conditions objectives – donc un décalage permanent entre les conditions auxquelles l’habitus est
ajusté et les conditions auxquelles il doit s’ajuster –, en même temps qu’une simple translation de la
structure des rapports de classes, l’hysteresis des habitus pouvant conduire en ce cas à un
décalage entre les attentes et les conditions objectives qui induit l’impatience de ces conditions
objectives […]. Bref, la tendance à persévérer dans leur être que les groupes doivent, entre autres
raisons, au fait que les agents qui les composent sont dotés de dispositions durables, capables de
survivre aux conditions économiques et sociales de leur propre production, peut être au principe de
20
l’inadaptation aussi bien que de l’adaptation, de la révolte aussi bien que de la résignation .

La logique de l’hysteresis est celle du contretemps, mais cette logique


trouve son principe dans une inadéquation entre la subjectivité de l’agent et
les conditions objectives de la pratique.
Il arrive aussi à Bourdieu d’employer le terme ponctuellement, sans
approfondir sa détermination, comme dans La distinction 21. Dans le Sens
pratique, Bourdieu donne un exemple littéraire frappant de ce type de
désajustement ou de déphasage, d’ailleurs emprunté à Marx : il s’agit de Don
Quichotte, ultime chevalier d’un monde sans chevalerie, persistant, sur le
mode de la confrontation honorifique, à défier des moulins à vents quand les
ennemis font défaut 22. Dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique,
Bourdieu donnait déjà l’exemple des conflits de génération, exemple repris
dans le Sens pratique :

On comprend dans la même logique que les conflits de générations opposent non point des classes
d’âge séparées par des propriétés de nature, mais des habitus qui sont produits selon des modes de
générations différentes, c’est-à-dire par des conditions d’existence qui, en imposant des définitions
différentes de l’impossible, du possible, du probable et du certain, donnent à éprouver aux uns
comme naturelles ou raisonnables des pratiques ou des aspirations que les autres ressentent
23
comme impensables ou scandaleuses et inversement .

Au-delà de ces différents exemples qui sont utiles pour illustrer les effets
de l’hysteresis, ce sont surtout les premiers travaux sur l’Algérie qui sont
décisifs pour comprendre l’importance de ce concept, même s’il n’est pas
élaboré en tant que tel à ce moment-là. Comme nous l’avons dit plus haut en
évoquant ces études, Bourdieu situe les raisons de la crise de la société
algérienne dans la confrontation brutale entre le « cosmos » capitaliste et un
ethos traditionnel qui ne peut pas se transformer pour s’ajuster à de
nouvelles conditions matérielles, sociales et économiques. Le décalage entre
les aspirations subjectives et les chances objectives est typiquement un effet
de ce que Bourdieu appellera, plus tard seulement, l’hysteresis de l’habitus.
La brutalité du changement n’est pas seulement le fait d’interventions
extérieures : il y a brutalité, précisément, parce que les dispositions
incorporées sont en retard, persistent, alors que l’espace social change
profondément.
Un autre exemple d’hysteresis – mais il s’agit sans doute là encore bien
plus d’une expérience sociologiquement et personnellement fondatrice – se
découvre dans Le bal des célibataires, cette remarquable étude sociologique
du monde paysan béarnais. Bourdieu y affronte l’énigme que constitue le
célibat des aînés dans une société attachée au droit d’aînesse. À partir d’une
fameuse scène de bal, où les aînés célibataires des familles de propriétaires
terriens ne trouvent pas de partenaires pour danser 24, Bourdieu constate non
seulement que les stratégies matrimoniales qui avaient jusque-là cours ne
sont plus en vigueur, mais aussi que les pratiques anciennes persistent malgré
tout : les corps devenus maladroits révèlent cruellement la transformation de
la société paysanne. En effet, les dispositions qui étaient accordées aux
stratégies matrimoniales de la première moitié du XXe siècle engageaient
toute une économie du rapport amoureux, des manières de se comporter avec
« les filles », de les aborder, de leur parler, etc., et une logique des rapports
sociaux impliqués par le mariage. Or la transformation du monde paysan, et
en particulier le départ des jeunes filles des villages vers les villes, périme
ces stratégies matrimoniales et les dispositions qui les soutenaient. Par un
effet d’hysteresis, celles-ci persistent néanmoins et Bourdieu y voit le
principal facteur d’explication de l’inadaptation de ces aînés au nouvel
espace social. Ils sont ainsi les premières « victimes de l’hysteresis de
l’habitus ».
L’hysteresis marque clairement la limite d’une théorie du « sujet » qui ne
devrait qu’à lui-même toute sa temporalisation et qui serait situé au principe
de celle-ci. La dynamique temporelle des dispositions est tributaire d’une
socialisation primaire qui est une durée incorporée, de ce fait elle-même
vouée à durer longtemps. Le phénomène de l’hysteresis atteste de cette
remarquable propriété de l’habitus, qui est en quelque sorte sa propriété
première : c’est un ensemble de dispositions durables, par-delà la
variabilité des circonstances. Il convient d’ailleurs d’insister sur ce point :
le concept d’habitus se fonde d’une part sur l’idée de disposition, d’autre
part sur l’idée de durabilité. Or c’est dans et par le corps, véritable instance
d’individuation du social, que la durabilité des dispositions s’exerce. La
conscience n’est plus l’instance où le temps trouve son origine et son lieu
d’accomplissement. Cette dynamique inertielle propre à l’habitus revêt donc
une importance particulière pour la théorie de la temporalisation des
pratiques, mais aussi pour la cohérence interne de la théorie de l’habitus,
ainsi que pour sa pertinence sociologique.
En effet, la prise en compte de l’hysteresis nous invite à regarder
différemment l’investissement dans le présent de la pratique. Dans la logique
concrète de la pratique, le présent s’ouvre sur l’avenir, il mobilise l’agent
cognitivement, émotionnellement, pulsionnellement, celui-ci s’investissant
dans le présent vivant de la situation. L’engagement dans le « jeu » n’est pas
une simple métaphore de ce point de vue : l’habitus opère en attachant, dans
un rapport d’immédiateté, l’agent à ce qu’il fait. L’illusio est cette entrée
dans le jeu (ludus) qui porte en elle une part d’illusion, puisqu’il faut bien
croire à ce que l’on fait : elle nous force au présent de la pratique. Cette
illusion peut d’ailleurs donner lieu à une situation artificielle, où l’habitus
croit encore pouvoir se reconnaître dans les conditions que lui présente
l’environnement social, alors même que celui-ci a profondément changé.
Bourdieu en donne un exemple dans La distinction, où l’hysteresis
occasionne et se renforce de l’allodoxia, c’est-à-dire d’une croyance
dispositionnelle qui tend à nous faire reconnaître et tenir pour réel ce que
l’on voudrait être réalité. On tient là une bonne démonstration du fait que
l’habitus n’est pas simplement ce qui permet d’anticiper, d’ouvrir des
potentialités que l’on pourra exploiter, mais qu’il est au principe de
l’investissement de l’agent dans sa pratique. Cependant, ce qui s’avère par-
là même, c’est aussi un remarquable paradoxe, constitutif de la dynamique
temporelle de l’habitus : c’est parce qu’il anticipe toujours sur ce qui est « à
faire » que l’habitus s’expose au risque du retard, du déphasage et du
désajustement. On peut aller même plus loin en suivant une interprétation
proposée par Bruno Karsenti qui suggère que « s’il y a anticipation, c’est
que le corps est en retard, et que la structuration du corps socialisé sera quoi
qu’il arrive une manière de ne pas être en retard 25 ».
Bourdieu, ce faisant, dispose là d’une ressource importante pour corriger
certaines présentations de la théorie de l’habitus. Comme on l’a déjà
remarqué, la théorisation de l’habitus, précisément dans ces moments où elle
mise une bonne part de son propos sur l’exploitation de références
phénoménologiques, court le risque d’une dérive « fonctionnaliste » qui
verrait entre l’habitus et l’espace social un simple rapport d’entre-
expression. Les présentations de l’habitus « heureux » qui décrivent sa
pleine coïncidence avec le monde social et découvrent son fondement dans
une sorte de « complicité ontologique » laissent entendre que l’habitus, dans
sa généralité théorique, est un ajustement quasi automatique entre les
structures structurées et les structures structurantes, entre les dispositions, les
prises de positions et les positions sociales. Mais avec le phénomène bien
identifié de l’hysteresis de l’habitus, Bourdieu peut corriger ce type de
présentation anthropologico-phénoménologique. C’est d’ailleurs ce que l’on
observe dans un mouvement remarquable qui anime le chapitre VI des
Méditations pascaliennes. En effet, après avoir longuement insisté, plus
encore peut-être que dans ses autres ouvrages, sur la « coïncidence » entre
l’habitus et le champ, Bourdieu opère un « retour à la relation entre les
espérances et les chances 26 », puis il développe des considérations relatives
à l’occupation du temps qui font mieux droit à la pluralité des expériences
temporelles et aux expériences de désajustement. Singulièrement, Bourdieu
semble ici opérer après coup une conceptualisation en accord avec des
constatations sociologiques opérées en Algérie ou dans le Béarn. La
théorisation de cet aspect particulier de la dynamique de l’habitus semble
nous éloigner des références phénoménologiques husserliennes si
fréquemment évoquées pour penser la logique pratique de l’habitus et
l’ouverture du présent à l’avenir.
C’est à ce point qu’il convient de relever l’étonnante proximité de la
conception de Bourdieu avec une autre référence « phénoménologique »,
plus précisément « existentialiste ». En effet, même s’il ne le dit jamais
explicitement, Bourdieu emploie le concept d’hysteresis d’une manière
analogue à celle qui se donne à lire dans différents textes de Sartre. Cette
proximité, qui n’est sans doute pas une pure coïncidence, n’est à notre
connaissance jamais signalée dans la littérature secondaire. Bourdieu lui-
même ne la mentionne jamais et il ne renvoie jamais à Sartre lorsqu’il lui
arrive d’évoquer l’hysteresis de l’habitus 27.
Pourtant, c’est bien Sartre qui, le premier, importe le concept
d’hysteresis dans le champ de la philosophie et des sciences sociales. Il est
tout d’abord manifeste que l’acception scientifique du terme est bien
reconnue par Sartre, notamment dans L’Être et le Néant 28. Mais Sartre, dans
Questions de méthode, fait aussi de l’hysteresis un principe d’explication
historique qui lui permet d’éclairer le rapport de Flaubert à son époque 29.
L’objectif de Sartre est de contester certaines interprétations d’inspiration
marxiste qui cherchent dans l’œuvre une expression directe de l’époque, un
rapport de détermination ou de reflet. A contrario, Sartre défend l’idée qu’il
faut comprendre le cas de Flaubert en restaurant une médiation, une époque
autre que l’époque contemporaine : celle de son enfance. C’est ainsi que le
concept d’hysteresis trouve une nouvelle pertinence. L’œuvre de Flaubert est
en décalage par rapport à la société contemporaine et ce déphasage est dû à
la persistance d’un état de la société qui est le produit de la première
socialisation de l’écrivain :

[…] il y a une sorte d’hystérésis de l’œuvre par rapport à l’époque même où elle paraît ; c’est
qu’elle doit unir en elle un certain nombre de significations contemporaines et d’autres qui
expriment un état récent mais déjà dépassé de la société. […] Il viendra un moment où Flaubert
paraîtra en avance sur son époque (au temps de Madame Bovary) parce qu’il est en retard sur
elle, parce que son œuvre exprime sous un masque à une génération dégoûtée du romantisme les
30
désespoirs post-romantiques d’un collégien de 1830 .
Dans L’idiot de la famille, Sartre prolonge cette interprétation en
suggérant que si Flaubert a pu être séduit par le Second Empire, c’est parce
qu’il pouvait y retrouver un ethos féodal qui correspondait à la relation
vécue avec son père dans son enfance : tout se passe comme s’il était né
cinquante ans plus tôt que ses contemporains. Il y a là le principe d’une
hysteresis, c’est-à-dire d’un décalage historique qui « conditionne son destin
social et jusqu’à son art 31 ». En effet, comme le soutient Sartre au début du
troisième tome de L’Idiot de la famille, le succès rencontré par Flaubert,
notamment avec Madame Bovary en 1857, s’explique par le fait que son
hysteresis personnelle rencontre alors une époque qui souhaite la
représentation d’une humanité « haïssable ». Comme le formule
remarquablement Jean-François Louette, « l’idiotie névrotique de Flaubert
lui permet de faire l’Art-Névrose que réclame le Second Empire : et par là
même c’est la raison de son succès d’écrivain 32 ».
C’est donc, selon toute vraisemblance, chez Sartre que Bourdieu
découvre un modèle d’historicisation de l’hysteresis. Cependant, alors que
Sartre en faisait un concept utile pour décrire le cas de Flaubert, Bourdieu
généralise son usage : c’est bien tout habitus qui est exposé au phénomène de
l’hysteresis, précisément parce qu’il a pour propriété fondamentale de durer
par-delà la variabilité des circonstances et des situations.

1. Voir notamment les interrogations de C. Colliot-Thélène, « Les racines allemandes de la théorie de


Bourdieu », op. cit., p. 45.
2. L. Addi, Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique
kabyle et ses conséquences théoriques, Paris, La Découverte, 2002.
3. MP, p. 301.
4. MP, p. 304.
5. E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 88.
6. Ibid., p. 15.
7. MP, p. 304.
8. ETP, p. 258-259.
9. MP, p. 309.
10. MP, p. 304.
11. RP, p. 155.
12. RP, p. 45.
13. Ce point est bien relevé par J.-F. Rey, « Faire le temps. D’une phénoménologie des attitudes
temporelles à une théorie des pratiques temporelles », op. cit., p. 152.
14. M. Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 236.
15. Ibid., p. 237.
16. Ibid., p. 234.
17. SP, p. 104-105. On retrouve les mêmes formulations, pratiquement mot pour mot, dans P. Bourdieu,
« Avenir de classe et causalité du probable », Revue Française de Sociologie, 1974, 15/1, p. 5.
18. MP, p. 231.
19. ETP, p. 260.
20. P. Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue Française de Sociologie, 15/1,
1974, p. 5.
21. D, p. 158, 231, 361.
22. SP, p. 104. Cette explication sociologique du personnage de Don Quichotte mériterait d’être
comparée avec celle proposée par A. Schütz, lequel situe l’inadaptation du chevalier dans le fait qu’il se
réfugie dans le « sous-univers » de l’imaginaire et délaisse l’attitude naturelle devant le monde de la vie
quotidienne incarnée par son serviteur. Cf. A. Schütz, Don Quichotte et le problème de la réalité,
trad. fr. par T. Blin, Paris, Allia, 2014.
23. ETP, p. 260. Voir aussi ce qu’en dit Bourdieu dans l’entretien avec R. Chartier à l’occasion de la
publication des Méditations Pascaliennes, dans les « Lundis de l’histoire », sur France Culture, en
mai 1997 : « Il y a bizarrement du Don Quichotte chez tout vieillard : […] c’est la nostalgie d’un ordre
disparu dans lequel l’habitus était comme un poisson dans l’eau et, inversement les moments de bonheur,
d’euphorie sont les moments où il y a coïncidence entre l’habitus et le monde, quand le monde répond au
quart de tour aux attentes de l’habitus. »
24. BC, p. 7-8.
25. B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes,
op. cit., p. 249.
26. MP, p. 332.
27. Il est pourtant hautement probable que Bourdieu, qui a lui-même beaucoup écrit sur Flaubert (voir
notamment Les règles de l’art, p. 17-191), ait rencontré ce concept dans les textes de Sartre consacrés
à Flaubert, notamment L’idiot de la famille.
28. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1971, p. 153 et 156-157.
29. Nous suivons ici les remarques précieuses de J.-F. Louette, « Revanches de la bêtise dans L’idiot de
la famille », in Traces de Sartre, Grenoble, Ellug, 2009, p. 317-324.
30. J.-P. Sartre, Questions de méthodes, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 62.
31. J.-P. Sartre, L’idiot de la famille. I, Paris, Gallimard, 1988, p. 81.
32. J.-F. Louette, « Revanches de la bêtise dans L’idiot de la famille », op. cit., p. 319. Pour une
exploration de ce même thème du retard de la conscience, chez Sartre, depuis la perspective
ontologique, voir D. Giovannangeli, Le retard de la conscience. Husserl, Sartre, Derrida, Bruxelles,
Ousia, 2001.
1. MP, p. 299.
2. CD, p. 16.
3. EAU, p. 57. Voir aussi, dans « Fieldwork in Philosophy » (CD, p. 16-17) : « Je me pensais comme
philosophe et j’ai mis très longtemps à m’avouer que j’étais devenu ethnologue. »
4. ETP, p. 337-347.
5. ETP, p. 377-385. La chose est peu remarquée, mais cette annexe est en réalité, en grande partie, une
compilation d’extraits empruntés à Algérie 60.
6. SP, p. 167-189.
7. HA, p. 120-139, p. 198-205.
8. Voir en particulier RA, p. 263-267.
9. MP, p. 297-351.
10. ISR, p. 187-188.
11. J.-F. Rey, « Faire le temps. D’une phénoménologie des attitudes temporelles à une théorie des
pratiques temporelles », in M.-A. Lescourret (dir.), Pierre Bourdieu. Un philosophe en sociologie,
Paris, PUF, 2009, p. 145-164.
12. C. Colliot-Thélène, « Les racines allemandes de la théorie de Bourdieu », in Pierre Bourdieu,
théorie et pratique. Perspectives franco-allemandes, La Découverte, Paris, 2006, p. 30 et 31.
P ARTIE IV

Réflexivités
Nous avons vu, dans les précédents moments de cette étude, comment le
discours bourdieusien pouvait faire jouer la référence à la phénoménologie
pour aborder les questions de la normativité (ou de l’ordre du sens) et de la
temporalisation des pratiques. Nous avons cru pouvoir montrer ce que
Bourdieu devait à la phénoménologie sur ces différentes questions, qu’il
s’agisse d’emprunts conceptuels ou argumentatifs ou encore de la reprise de
certaines problématisations particulières, analogues à celles qui se
découvrent dans certaines analyses phénoménologiques. Dans le même
temps, il est aussi manifeste que ces emprunts ou ces réappropriations ne
sont jamais accomplis comme s’il s’agissait d’« appliquer » purement et
simplement la phénoménologie. Bien au contraire : le renversement est
toujours à l’œuvre, qui destitue constamment la conscience supposée
souveraine pour rétablir le primat de la pratique – la pratique en question
recouvrant à la fois les pratiques des agents du monde social et la pratique
sociologique en tant que telle. Les concepts et les analyses
phénoménologiques sont ainsi constamment mis au service d’une praxéologie
qui les « réobjective ». Bourdieu met ainsi en pratique sa définition
singulière de la sociologie :

La sociologie telle que je la conçois consiste à transformer des problèmes métaphysiques en


1
problèmes susceptibles d’être traités scientifiquement, donc politiquement .

Il est toutefois une ultime déclinaison du rapport à la phénoménologie, où


s’avère la persistance d’un certain héritage et où se confirme la nécessité de
son renversement, de sa subversion : c’est celui de la réflexivité. À la
différence de ce qui a été établi précédemment, il faut d’emblée remarquer
que les emprunts faits à la phénoménologie ne sont pas aussi nombreux et que
le renversement s’accomplit d’une manière plus radicale encore. On est ici,
d’emblée, au-delà de la phénoménologie. La réflexivité phénoménologique
constitue ici bien plus qu’une inspiration du discours bourdieusien. C’est une
sorte de contre-modèle, une véritable figure repoussoir, par rapport à
laquelle il faut concevoir une forme de réflexivité sociologique toute
différente. Dans l’effort mis à cette démarcation, Bourdieu a recours à une
autre discipline : la psychanalyse. Cette discipline (ou cette pratique) n’est
pas exactement un « modèle » entièrement positif et directement applicable.
Mais elle se situe dans une proximité théorique telle que l’on peut y trouver
plusieurs ressources pour penser, par analogie, la nature et les modalités
d’exercice de la réflexivité sociologique.
À partir du rejet d’une réflexion foncièrement « subjectiviste » (la
réflexion philosophique formant généralement obstacle à la réflexivité
sociologique), en mobilisant la référence à la psychanalyse et en particulier
à sa méthode ou son style de méthode, Bourdieu développe ainsi nombre de
considérations relatives à la réflexivité sociologique. Celles-ci prennent une
importance plus grande vers la fin de l’œuvre, en particulier à partir des
travaux engagés avec Loïc Wacquant, autour de l’Invitation à la sociologie
réflexive et jusqu’au cours du Collège de France intitulé Science de la
science et réflexivité. Dans le sillage de ces textes, l’Esquisse pour une
auto-analyse est une véritable mise en œuvre, pratique et personnelle, de la
réflexivité sociologique. Plus encore que dans les précédentes rubriques, la
question du « sujet » social revient ici avec insistance. Le registre de la
réflexivité, en ce sens, ne complète pas seulement celui du « sens » de la
pratique ou de la temporalisation des pratiques : il s’agit aussi de se donner
les moyens de se « retrouver » comme « sujet », au terme de la redécouverte
de cette part du social et de l’impersonnel qui a fait et fait la personne, sans
toutefois que cette nouvelle figure du sujet puisse être réduite à ce que la
philosophie a pu en proposer jusque-là.
Chapitre 11

De la réflexion comme auto-position


à la réflexivité sociologique

Dans un premier temps, nous allons établir un partage conceptuel entre la


réflexion comprise comme auto-position du sujet et la réflexivité qui se
fonde sur la prise en compte de la réalité de la position du sujet au sein de
l’espace social. Cette distinction correspond à un partage disciplinaire entre
philosophie et sociologie.

UNE CRITIQUE DE LA « CONNAISSANCE DE SOI »


Si l’on retient l’idée, si chère à Bourdieu, que tout rapport de
connaissance est fondamentalement rapport entre le sujet et l’objet, on voit
d’emblée quelles peuvent être la particularité et la problématicité de la
« connaissance de soi », ce rapport de connaissance où l’objet à connaître
n’est autre que le sujet lui-même. La réflexion est, d’une manière générale, le
nom de ce rapport particulier de connaissance : elle est cette façon de se
prendre en miroir, de revenir à soi pour mieux se connaître.
Le plus souvent donc, on comprend sous le terme de « réflexion » le
retour à soi par lequel le sujet accède à une connaissance de soi dont il ne
pourrait disposer sans cet accès privilégié que constitue le retour à soi. La
réflexion, telle qu’on la conçoit en philosophie depuis Descartes au moins,
opère ainsi sur le mode privilégié de l’auto-position, c’est-à-dire de la
position de soi par soi. Dire qu’il y a position de soi par soi, c’est dire que
la position ainsi obtenue n’est pas une position déterminée par et dans un
espace de positions. L’auto-position ne procède pas de l’objectivation des
rapports d’un certain espace social. L’auto-position est par principe une
position non située, une position sans site propre. Elle est à elle-même sa
condition de possibilité. Elle n’implique pas d’autre relation que le rapport
de soi à soi, c’est-à-dire l’application à soi-même de cette structure duelle,
qui est selon Bourdieu au fondement de toute connaissance, entre le subjectif
et l’objectif. L’auto-position procède d’un partage élémentaire de soi entre
une part subjective et une part objective. L’immédiateté du vécu que l’on a
de soi-même se trouve ainsi scindée et cette scission rend possible
l’adoption d’un « point de vue » sur soi-même. La connaissance de soi, c’est
l’institution même de ce point de vue réverbéré, qui n’est plus une
perspective linéaire dont l’objet serait le point de mire plus ou moins
lointain. La connaissance de soi est auto-position parce que le point de vue
que l’on porte sur soi-même y trouve son principe et sa fin, dans une forme
de bouclage auto-fondée de la perspective. On ne doit ainsi qu’à soi-même
le principe de l’institution du soi réflexif et réfléchi.
Cette conception de la réflexion comme auto-position trouve son modèle
historique chez Descartes et ce, même si l’attribution de la découverte
métaphysique du « sujet » à Descartes peut être largement discutée car celui-
ci n’emploie jamais le terme de sujet au sens moderne, comme instance en
première personne, mais toujours au sens du sujet logique ou du sujet du
livre (le thème). Cette remarque faite, il reste tout de même que l’entreprise
des Méditations métaphysiques décide d’une modernité philosophique dont
l’un des principes fondateurs est effectivement la réflexion du sujet sur lui-
même 1.
Une relecture de la démarche adoptée par Descartes dans les
Méditations métaphysiques permet ainsi de suggérer que la connaissance
de soi comprise comme auto-position présente trois caractéristiques. 1. Tout
d’abord, son objet est ce sujet qui se prend lui-même pour objet de réflexion
et s’institue, par ce geste même, comme sujet, un sujet qui a en lui la
puissance de se ressaisir comme sujet : c’est là, exemplairement, ce que fait
Descartes en exhibant la performance du cogito, cette pensée dont je ne peux
douter de l’existence au moment où je l’actualise, définissant la certitude de
la pensée à elle-même qui est la première des certitudes. 2. Ensuite, la
réflexion qui procède de l’auto-position détermine un mouvement de
subjectivation, au terme duquel le sujet doit accéder à une nouvelle
« connaissance de soi » : chez Descartes, la découverte du cogito, préparée
par l’exercice du doute méthodique, est le premier principe à partir duquel
toute connaissance peut être de nouveau fondée 2. 3. Enfin, cette forme de
réflexion qui s’inaugure avec Descartes ne doit rien aux autres, mais tout au
sujet lui-même. Elle est une activité méthodique, volontaire, et surtout
solitaire, que l’on pratique à l’abri de toute urgence ou soucis d’ordre
pratique, c’est-à-dire en marge du monde et de la société. La réflexion
comprise comme auto-position a donc pour objet le sujet lui-même (1), elle
inaugure un mouvement de subjectivation conçu comme connaissance de soi
(2) et opère avec les seules ressources de la subjectivité (3). Son objet, sa
fin et ses moyens, ce sont toujours le sujet, rien que le sujet.
Il se trouve que ce glorieux modèle qui célèbre la réflexion comme auto-
position et connaissance de soi, la phénoménologie le réactive, le prolonge
et le cultive. Pour Husserl, ce qu’il s’agit de découvrir, ce sont les structures
essentielles de la subjectivité dans son rapport au monde. Il va de soi que le
monde nous apparaît à chaque fois avec une certaine relativité. Les modes de
données de l’objet sont toujours subjectifs et ce qui apparaît apparaît
toujours à un sujet. Mais ce qui intéresse Husserl, ce n’est pas de décrire la
particularité factuelle de chaque rapport sujet-monde mais de montrer que ce
rapport possède une structure « d’essence ». Pour y parvenir, Husserl met en
œuvre une lourde méthodologie, celle de la réduction transcendantale.
Réduire, c’est reconduire, et en l’occurrence reconduire à la subjectivité en
tant qu’elle nous donne des objets de perception, d’imagination, etc. Pour
cela, nous dit Husserl, il faut nous déprendre de l’attitude naturelle,
suspendre notre croyance spontanée à la réalité des choses du monde et
revenir à ce qu’il appelle la conscience « pure », au sens où elle est
« purement et simplement » conscience. Ce qui se trouve dégagé par
l’épokhè, par la mise en suspens de l’attitude naturelle, c’est le plan de la
conscience. Cette conscience pure définit le domaine d’exercice de la
phénoménologie. Ainsi, au paragraphe 33 des Ideen I, Husserl établit-il
que :

La conscience a elle-même son être propre […] qui n’est pas affecté par l’exclusion
phénoménologique. Ainsi elle subsiste comme « résidu phénoménologique » et constitue une région
de l’être originale par principe et qui peut devenir le champ d’application d’une nouvelle science, la
3
phénoménologie .

Sous la perspective instituée par la réflexion ou, dans le cas présent, par
la mise en œuvre de la réduction transcendantale, c’est la conscience qui fait
retour sur elle-même, se découvrant à la fois sujet et objet de la réflexion. Il
y a donc bien, dans la tradition phénoménologique, l’exercice d’une
réflexion comprise comme auto-position. C’est pour cette raison que Husserl
revendique explicitement l’héritage de Descartes. Dans les Méditations
cartésiennes, Husserl réactive également le vieux projet antique de la
connaissance de soi puisque la phénoménologie est pour lui « une
continuation radicale et universelle des Méditations de Descartes ou, ce qui
revient au même, d’une connaissance de soi universelle, c’est la philosophie
même et elle embrasse toute science véritable et responsable 4 ». Voici donc
l’ambitieuse promesse de la phénoménologie, dans sa version canonique,
c’est-à-dire husserlienne.
La réflexion conçue comme auto-position, telle qu’elle s’élabore et se
réélabore de Descartes à la phénoménologie est le contre-modèle de la
réflexivité sociologique que Bourdieu entend pour sa part pratiquer. Ainsi,
dans Science de la science et réflexivité, lorsqu’il s’agit de dire ce que la
réflexivité ne doit pas être et ne peut plus être, Bourdieu souligne-t-il, que :

Cette réverbération, cette réflexivité n’est pas réductible à la réflexion sur soi d’un je pense
5
(cogito) pensant un objet (cogitatum) qui ne serait autre que lui-même .

La réflexion comme auto-position est bien en cause dans cette


condamnation qui dénonce une forme de clôture sur soi-même, de relation
d’identité de soi à soi. La référence à la distinction du cogito et du
cogitatum est suffisamment vague pour valoir aussi bien pour Descartes que
pour la phénoménologie qui s’inscrit dans son sillage et reprend cette même
distinction (par exemple, chez Husserl, dans les Méditations
cartésiennes 6).
Elle est aussi en cause dans une note du Sens pratique, où Bourdieu
précise quel est le type de certitude que la phénoménologie attache à la
considération de l’expérience vécue, en citant longuement L’imaginaire de
Sartre, qui lui-même se référait à Descartes pour soutenir que la conscience
réflexive livrait des « données absolument certaines 7 » :

C’est l’évidence et la transparence à soi-même de l’expérience se réfléchissant (celle du cogito),


que le phénoménologue (par exemple, le Sartre de L’imaginaire) opposait comme le « certain » au
8
« probable » de la connaissance objective […].

Dans le discours de réception de la médaille Huxley, Bourdieu démarque


encore très nettement le type de réflexivité promue par la double
objectivation, renommée « objectivation participante », de la réflexion mise
en œuvre par la phénoménologie :

La réflexivité à laquelle conduit l’objectivation participante n’est pas du tout, on le voit, celle que
pratiquent ordinairement les anthropologues « postmodernes » ou même la philosophie et certaines
9
formes de phénoménologie .

Certes, le plus souvent, lorsqu’il présente l’idée qu’il se fait de ce que


doit être la réflexivité, Bourdieu ne vise pas explicitement la
phénoménologie, mais plus généralement l’aspiration philosophique à la
connaissance de soi. Ainsi, Bourdieu rejette-t-il, dans les Réponses qu’il
donne aux questions de Loïc Wacquant, « la représentation ordinaire de la
connaissance de soi comme exploration de profondeurs singulières 10 ». Ce
reproche général, qui vaut donc pour toute philosophie qui viserait la
connaissance de soi, semble toutefois bien s’appliquer plus particulièrement
au cas précis de la phénoménologie, lorsque Bourdieu remet en question, peu
après, « le privilège du sujet connaissant, que l’on affranchit arbitrairement,
en tant que purement noétique, du travail d’objectivation 11 », la mention du
noétique nous renvoyant ici à la célèbre distinction husserlienne du noétique
et du noématique présentée dans le premier tome des Idées directrices de
1913. On trouve ailleurs d’autres mentions qui mettent en cause la réflexion
phénoménologique, où la phénoménologie se trouve même prioritairement
définie par le type de réflexion qu’elle promeut. Ainsi, dans l’Esquisse de
1972, il arrive que Bourdieu dénonce allusivement la phénoménologie
sociale en critiquant les théories de la pratique qui réduisent cette dernière à
« une expérience vécue susceptible d’être appréhendée par un retour
réflexif 12 ». Les choses sont plus claires encore dans Science de la science
et réflexivité. Cette fois-ci, c’est bien par rapport à la réflexion
phénoménologique que Bourdieu présente sa propre conception de la
réflexivité :

[…] Ce qu’il s’agit d’objectiver, ce n’est pas l’expérience vécue du sujet connaissant, mais les
conditions sociales de possibilité, donc les effets et les limites, de cette expérience et, entre autres,
13
de l’acte d’objectivation .

La référence critique à la phénoménologie constitue donc, là encore, le


point de départ d’une stratégie de différenciation. Celle-ci va aboutir à
l’élaboration d’un modèle positif dépassant le contre-modèle que l’on s’est
donné, c’est-à-dire une théorie de la réflexivité qui ne renonce pas au
« retour sur soi » mais s’efforce de faire valoir ses droits spécifiques dans le
champ de la sociologie.
Cette réflexivité, si on lit bien Bourdieu dans la dernière citation que
nous venons de convoquer, doit se concentrer, en particulier, sur les
« conditions sociales de possibilité » de « l’acte d’objectivation ». S’il en
était besoin, on trouve la confirmation et une détermination plus précise de
ce programme à la fin de l’échange entre Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant,
dans l’Invitation à la sociologie réflexive :

La philosophie classique de la connaissance nous enseigne depuis longtemps qu’il faut chercher
dans le sujet les conditions de possibilité, et donc les limites, de la connaissance objective qu’il
institue. La sociologie réflexive nous enseigne qu’il faut aussi chercher dans l’objet construit par la
science les conditions sociales de possibilité du « sujet » (avec, par exemple, la skholé et tout
l’héritage de problèmes, de concepts, de méthodes, etc., qui rendent son activité possible) et les
14
limites possibles de ses actes d’objectivation .

Ici s’indique un déplacement qui exhibe le principe du renversement


sociologique. La réflexion ne trouve plus en elle-même, ou plutôt dans le
sujet réflexif et réfléchi, sa condition de possibilité. Au contraire, la
réflexivité sociologique doit permettre d’exhiber les « conditions sociales de
possibilité » du sujet connaissant, tandis que la réflexion comme auto-
position se contentait de découvrir les conditions subjectives de possibilité
du sujet. Nous avons établi plus haut les différentes caractéristiques de la
réflexion comprise comme auto-position et montré que celle-ci découvrait
dans le sujet son objet, sa fin et ses moyens propres. Voyons à présent
comment la réflexivité sociologique se définit par rapport à chacune de ces
différentes caractéristiques de la réflexion philosophique.

L E CONTRE-PROGRAMME D’UNE RÉFLEXIVITÉ SOCIOLOGIQUE


Le modèle de la réflexion comme auto-position a pour lui le poids de
l’histoire et une certaine aura philosophique. Aux yeux de Bourdieu, il ne
représente pas seulement ce qu’il faut rejeter et ce qu’il faudrait cesser de
pratiquer : il est aussi ce à quoi il faut s’opposer, en ce sens que le
programme de la réflexivité sociologique se définit nécessairement, dans un
premier temps, par rapport au modèle de la réflexion comme auto-position.
Le modèle doit être pensé comme un contre-modèle. Dès lors, les différentes
caractéristiques majeures de la réflexivité sociologique se laissent déduire
négativement, puis positivement. Il est possible d’en produire l’inventaire en
prenant pour fil directeur le repérage des caractéristiques de la réflexion
conçue comme auto-position.
1. Si la réflexion comprise comme auto-position prenait pour objet le
sujet même de la réflexion, la réflexivité sociologique aura pour objet
« l’objectivation » elle-même, c’est-à-dire le sujet en tant qu’instance
d’objectivation. Plus précisément encore, disons que ce qu’il s’agit de
réfléchir et de critiquer, c’est bien l’institution et l’exercice de différentes
formes de connaissances et de méconnaissances par le moyen desquelles
nous nous rapportons au monde social, c’est-à-dire d’objectivations
pertinentes ou réussies et de fausses objectivations. La réflexivité
sociologique, en ce sens, se comprend de deux manières. Elle s’offre à
l’agent du monde social en lui proposant des ressources qui lui permettront
de se comprendre comme agent social, c’est-à-dire comme un sujet de
connaissance dont les connaissances et les méconnaissances ont des
conditions sociales de possibilité. Elle s’offre aussi au sujet « savant » qui
prétend parvenir à une forme d’objectivation scientifique du monde social.
Mais il n’y a pas de discontinuité entre l’un et l’autre : l’agent social qui
profite des ressources de la sociologie se fait déjà sociologue tandis que le
sujet savant ne peut évacuer complètement l’agent qu’il a été et qu’il est par
ailleurs. Dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours aux modalités et à la
nature de la connaissance du monde social qu’il s’agit de « réfléchir » :
Un de mes buts est de fournir des instruments de connaissance qui peuvent se retourner contre le
sujet de la connaissance, non pour détruire ou discréditer la connaissance (scientifique) mais au
15
contraire pour la contrôler et la renforcer .

Cette intention suffit à marquer la différence entre le projet d’une


réflexivité sociologique et celui de la réflexion comme auto-position :
l’objet de la réflexivité n’est plus tant le sujet que la connaissance elle-même
dans la prétention qu’elle élève à connaître « objectivement » le monde
social.
Il faut cependant indiquer que cette différence est aussi au principe d’une
difficulté, sur laquelle nous allons revenir plus loin, puisque ce programme
devra se moduler selon les différents degrés et les différentes formes de la
connaissance du monde social. Ainsi faut-il comprendre que la réflexivité
sociologique, au sens fort, est réflexivité de la sociologie elle-même sur
elle-même : cette réflexivité est donc d’abord et avant tout de nature
épistémique. Elle concerne prioritairement la science sociologique qui doit
procéder à une réflexion critique sur le biais scolastique auquel elle est
toujours exposée, à la discussion des « tendances » anthropologiques qui
l’animent parfois sourdement (au premier rang desquelles le subjectivisme et
l’objectivisme), à la critique méthodologique et épistémologique de ses
propres moyens, à la collecte de l’information concernant des réalités
objectives de son propre champ. La connaissance sociologique doit donc
s’appliquer à elle-même ses propres ressources.

Entendu comme le travail par lequel la science sociale, se prenant elle-même pour objet, se sert de
ses propres armes pour se comprendre et se contrôler, [la réflexivité sociologique] est un moyen
particulièrement efficace de renforcer les chances d’accéder à la vérité en renforçant les
sanctions mutuelles et en fournissant les principes d’une critique technique, qui permet de contrôler
16
plus attentivement les facteurs propres à biaiser la recherche .

Mais il faut voir aussi que le programme de la réflexivité sociologique


trouve une autre déclinaison avec la thématique de l’« auto-analyse », où il
s’agit de fournir au sujet de connaissance les moyens d’une réflexivité
personnelle, appliquée à soi-même. Cependant l’objectif de cette déclinaison
particulière de la réflexivité sociologique n’est pas une connaissance de soi
qui prétendrait atteindre l’intime, le privé, une sphère subjective soustraite
au monde et aux autres. Au contraire, le « sujet » en question ne se comprend
plus qu’en tant qu’instance de connaissance socialisée. Le seul « sujet » dont
il est encore question – si c’en est un –, c’est cette instance d’objectivation
qui travaille à l’objectivation de lui-même, en restituant les caractéristiques
des champs sociaux fréquentés au long de sa trajectoire personnelle au sein
de l’espace social.
2. Tandis que la réflexion conçue comme auto-position s’accomplissait
dans un mouvement de subjectivation sanctionné par une « connaissance de
soi », la réflexivité sociologique promeut au contraire une objectivation du
sujet qui peut procurer une forme de prudence, une « vigilance
épistémologique » comme le dit Bourdieu 17. L’objectivation n’est donc pas
seulement l’objet de la réflexivité sociologique, elle est aussi son premier
moyen.
Objectiver, c’est mobiliser les moyens de la sociologie telle que la
conçoit Bourdieu, c’est-à-dire décrire sociologiquement les structures du
champ, l’espace des positions qui définit la position de l’agent. Cela revient,
tout d’abord, à caractériser le champ selon l’enjeu qui lui est propre et qui
justifie les investissements et les capitalisations engagées par les agents.
C’est aussi révéler les rapports de force, de domination et d’inégalité qui
structurent ce champ. C’est encore dénoncer les illusions qui sont au
fondement du jeu selon lequel le champ s’organise. Objectiver, c’est enfin
historiciser, c’est-à-dire restituer l’arbitraire qui affecte la temporalisation
des pratiques. Le discours de réception de la médaille Huxley autour du
thème de l’objectivation participante en livre un programme concis (même
s’il est surtout question du cas de l’objectivation du scientifique) :

Appliquant au sujet connaissant les instruments d’objectivation les plus brutalement objectivistes
que fournissent l’anthropologie et la sociologie et en particulier l’analyse statistique (tacitement
exclue de la panoplie des armes anthropologiques), elle vise, comme je l’ai déjà dit, à saisir tout ce
que la pensée de l’anthropologue ou du sociologue peut devoir au fait qu’il est inséré dans un
champ scientifique national avec ses traditions, habitudes de pensée, problématiques, évidences
partagées, etc. et au fait qu’il y occupe une position particulière, celle du nouvel entrant qui doit
faire ses preuves ou celle du maître consacré, etc., avec des « intérêts » d’un type particulier qui
peuvent orienter inconsciemment ses choix scientifiques (de discipline, méthode, objet, etc.). Bref,
l’objectivation scientifique n’est complète que si elle inclut le point de vue du sujet qui opère et les
intérêts qu’il peut avoir à l’objectivation (notamment quand il objective son propre univers) mais
18
aussi l’inconscient historique qu’il engage inévitablement dans son travail .

Aux yeux de Bourdieu, la connaissance objective des structures du


monde social, des principes qui régissent ses différents « champs », va de
pair avec l’institution d’un nouveau rapport à soi. Elle doit « inclure le point
de vue du sujet ». Cependant la réflexivité recherchée est tout sauf une
introspection ou une complaisance narcissique, elle restitue le soi dans sa
dimension d’être social. La singularité de la personne se réduit à sa
dimension sociale. Dans Raisons pratiques, Bourdieu procède à ce rappel
tout à fait clair :

Il est vrai que l’analyse sociologique ne fait guère de concessions au narcissisme et qu’elle opère
une rupture radicale avec l’image profondément complaisante de l’existence humaine que
défendent ceux qui veulent à tout prix se penser comme « les plus irremplaçable des êtres ». Mais
il n’est pas moins vrai qu’elle est un des instruments les plus puissants de connaissance de soi, en
19
tant qu’être social, c’est-à-dire en tant qu’être singulier .

Plus nettement encore, dans les Méditations pascaliennes, il arrive


même que Bourdieu voit dans la réflexivité sociologique l’occasion d’une
nouvelle connaissance de soi, interdite à la philosophie, inaugurant une
compréhension nouvelle de ce que l’on a, jusqu’alors, pu appeler « sujet » :

C’est ainsi que ces sciences, dans lesquelles les philosophies du « sujet » voient la pire menace
pour un statut de « sujet » supposé universellement et immédiatement imparti à tous, sont sans
doute les plus capables de produire et d’offrir les instruments de connaissance du monde et de soi-
même qui permettent d’approcher réellement de ce que l’on met communément sous le nom de
20
« sujet ».
On doit alors faire son deuil des promesses illusoires qui étaient au
fondement de l’impératif delphique du « Connais-toi toi-même ! ». Il n’y a
pas de sujet universel, mais des « sujets » qui ne reconnaissent leur
singularité qu’en découvrant leur position dans l’espace social, par
l’intermédiaire des sciences sociales.
3. Enfin, alors que la réflexion comprise comme auto-position ne trouvait
les moyens de son accomplissement que dans le seul sujet, la réflexivité
sociologique se conçoit comme une entreprise collective. Cette
caractéristique n’est pas un simple vœu mais découle de la nature même de
la réflexivité sociologique. En effet, si celle-ci doit nous révéler à nous-
mêmes en tant qu’être social, cette réflexivité nouvelle vaut par principe
pour tout un chacun, pour soi-même comme pour les autres :

Cela signifie que le privilège traditionnellement conféré à la conscience et à la connaissance


réflexive est dépourvu de fondement et que rien n’autorise à établir une différence de nature entre
21
la connaissance de soi et la connaissance d’autrui .

Il n’y a pas de priorité à établir entre le Je et le Tu et il ne s’agit pas de


se croire seul autorisé à pratiquer cette nouvelle forme de réflexivité. La
réflexivité sociologique ne procède pas d’une démarche solitaire qui devrait
tout à la volonté souveraine d’un sujet. Elle ne s’exerce pas dans une
perspective égologique mais comme une démarche collective. Bourdieu le
souligne dans les Méditations pascaliennes, lorsqu’il évoque le fait que les
analyses sociologiques qu’il développe s’appliquent aussi à lui-même, ce
qui constitue à ses yeux « l’une des formes, très efficaces, de la réflexivité
telle qu’[il] la conçoi[t], c’est-à-dire comme une entreprise collective 22 ».
Dès lors, cette réflexivité peut et doit se pratiquer collectivement. Cette
dimension collective de la pratique réflexive s’atteste déjà dans le fait
qu’elle se soutient de l’apport de la discipline sociologique, puisque cette
dernière donne les moyens effectifs de procéder à l’objectivation des
champs du monde social. Cependant, la réflexivité sociologique n’est pas
seulement collective parce qu’elle puise ses ressources dans le travail de la
sociologie, elle l’est aussi parce qu’elle requiert une institutionnalisation de
la réflexivité dans le champ de la science sociale et au-delà, via la pratique
du débat public, du dialogue, de l’évaluation et la critique mutuelle. Comme
le souligne Bourdieu dans Science de la science et réflexivité :

À quoi il faut ajouter, pour achever de marquer la différence avec la réflexivité narcissique, que la
réflexivité réformiste n’est pas l’affaire d’un seul et ne peut s’exercer pleinement que si elle
23
incombe à l’ensemble des agents engagés dans le champ .

Voilà pourquoi l’intellectuel, pour Bourdieu, doit être, ne peut être que
« collectif 24 ». On insiste souvent, pour comprendre ce que Bourdieu avait à
l’esprit sous cette désignation, sur la distinction ainsi établie avec
l’intellectuel « engagé » tel que Sartre a pu le concevoir. On souligne aussi
que l’intellectuel collectif, selon Bourdieu, doit assurer des fonctions
négatives, critiques, en produisant et en communiquant des moyens de
défense contre la domination symbolique, et des fonctions positives ou
constructives, en créant les conditions propices à la production d’« utopies
réalistes », frayant de nouveaux possibles à travers le probable. Cependant
la figure de l’intellectuel collectif ne se comprend véritablement que si l’on
s’impose, collectivement, un impératif de réflexivité sociologique. Bourdieu
le souligne dans le « Post-scriptum » des Règles de l’art, intitulé « Pour un
corporatisme de l’universel » :

Lorsque nous parlons en tant qu’intellectuels, c’est-à-dire avec l’ambition de l’universel, c’est, à
chaque instant, l’inconscient historique inscrit dans l’expérience d’un champ intellectuel singulier
qui parle par notre bouche. Je crois que nous n’avons quelque chance de parvenir à une véritable
communication qu’à condition d’objectiver et de maîtriser les inconscients historiques qui nous
séparent, c’est-à-dire les histoires spécifiques des univers intellectuels dont nos catégories de
25
perception et de pensée sont le produit .

La mise en commun de la pensée n’opère donc qu’à la condition de


« maîtriser » les inconscients historiques, en pratiquant une réflexivité
socialisée, à même de réduire tout ce qui nous sépare.
DE KANT À F REUD
Tel est le principe du renversement sociologique, sur cette question
précise de la réflexivité : il ne s’agit pas seulement d’élargir le domaine des
conditions de possibilité, mais bien de substituer un certain type de condition
de possibilité à un autre, c’est-à-dire de convertir le transcendantal, dans sa
version classique, à une nouvelle détermination de sa nature et à un nouveau
régime de fonctionnement. Il faut dès lors envisager un transcendantal qui ne
nous renvoie plus à la généralité et à l’universalité d’un sujet fonctionnel
désincarné, mais à ce que Bourdieu appelle un « transcendantal historique,
qui a partie liée avec la structure et l’histoire d’un champ 26 ».
Il faut préciser ce programme, dans sa généralité, puis tenter de
distinguer ses différentes réalisations. Bourdieu, comme on le voit, présente
souvent sa propre conception de la réflexivité par une référence au
criticisme. On a déjà dit toute l’importance de cette référence pour la
définition de la perspective anthropologique et pour celle d’une sociologie
critique (c’est-à-dire critique en un sens éminemment kantien, au sens de
l’examen de la portée et des limites d’une faculté déterminée). Est-ce à dire,
donc, que nous serions revenus à ce qui nous était apparu comme la
problématique originelle de la théorie de la pratique, à savoir la question de
l’objectivation du subjectif et de l’objectif ? En un sens, il y a bien là une
certaine continuité, puisque la question de l’objectivation demeure centrale,
qu’elle est à la fois l’objet et le moyen de la réflexivité sociologique.
Toutefois la question de l’objectivation ne se pose plus dans les termes de
l’Esquisse ou du Sens pratique. En effet, l’objectif n’est plus seulement de
produire une théorie de la pratique, mais de garantir la possibilité d’une
réflexivité continue, c’est-à-dire d’un rapport réfléchi du sujet de
connaissance à ses conditions de possibilité sociales. Bourdieu restitue cette
réorientation de la référence à Kant dans Science de la science et
réflexivité :
[…] dans un premier temps, j’ai substitué aux conditions universelles et aux a priori de Kant des
conditions et des a priori socialement constitués, comme Durkheim l’a fait pour la religion et les
principes religieux de classification et de construction du monde dans Les formes élémentaires de
la vie religieuse et dans son article sur « les formes primitives de classification » ; dans un
deuxième temps, je voudrais montrer comment le processus d’historicisation de l’interrogation
kantienne doit s’achever dans une objectivation scientifique du sujet de l’objectivation, une
sociologie du sujet connaissant dans sa généralité et sa particularité, bref, par ce que j’appelle une
entreprise de réflexivité, visant à objectiver l’inconscient transcendantal que le sujet connaissant
investit sans le savoir dans ses actes de connaissance ou, si l’on veut, son habitus comme
transcendantal historique, dont on peut dire qu’il est a priori en tant que structure structurante qui
organise la perception et l’appréciation de toute expérience et a posteriori en tant que structure
27
structurée produite par toute une série d’apprentissages communs ou individuels .

Ce passage dense est important. Le premier temps de cette longue


citation restitue le « renversement » de la philosophie kantienne : il faut se
poser la question des conditions de possibilité de la connaissance, mais la
poser sociologiquement, c’est-à-dire en interrogeant ses conditions sociales
de possibilité. Cependant cette « socialisation » ou « historicisation » du
sujet transcendantal doit être complétée par la pratique de la réflexivité
sociologique, laquelle est, comme le formule Bourdieu, une « sociologie du
sujet connaissant dans sa généralité et sa particularité ». Jusque-là, en un
sens, rien de bien surprenant compte bien tenu de ce qui a déjà été exposé :
la tâche de la réflexivité sociologique se définit par rapport au contre-
modèle d’une auto-position où le sujet se contente de se retrouver lui-même
dans l’universalité et la nécessité de l’a priori. Or, de manière plus
surprenante, on voit Bourdieu mobiliser soudain l’idée d’un « inconscient
transcendantal », lui-même rapidement assimilé à l’habitus, puis, sans autre
forme de procès, à un « transcendantal historique ». Comment le
comprendre ?
Si les rapports entre l’habitus, l’inconscient et le transcendantal sont tout
sauf aisés à débrouiller dans cette citation, cette dernière signale déjà que
l’examen des conditions de possibilité doit opérer dans un domaine qui
excède le règne de la conscience, en renonçant aux illusions de la
transparence à soi-même et en acceptant la confrontation avec une histoire
qui ne se sait plus comme histoire, puisqu’elle est une histoire oubliée. Sur
ces bases, la référence implicite à la psychanalyse pourra fonctionner comme
une sorte de schème heuristique. La pratique de la psychanalyse donne en
modèle une forme de restitution d’une histoire oubliée, devenue inconsciente
et qui pourtant, fait le sujet tel qu’il est.

La référence au criticisme kantien, déjà réorientée vers l’examen des


conditions sociales de possibilité de la connaissance, subit donc une
nouvelle redirection et se complète d’une référence à la psychanalyse.
Comme on va le voir, Bourdieu développe ainsi une réflexion sur les
fondements théoriques de la réflexivité sociologique qui procède par
l’établissement d’une succession d’analogies avec la méthode
psychanalytique. Pour expliciter cette proximité, décisive afin de donner
définitivement congé au contre-modèle de la réflexion comprise comme auto-
position du sujet et pour conjurer le péril « phénoménologique » en la
matière, il faut procéder en deux temps. Tout d’abord, nous allons justifier le
recours au concept d’inconscient, au sens bien particulier où Bourdieu le
comprend. Ensuite, nous allons distinguer les différentes déclinaisons de la
« socio-analyse ». Nous montrerons comment l’objectivation sociologique
de la sociologie peut généralement se concevoir comme une mise au jour de
son « transcendantal historique », puis nous analyserons les conditions
d’exercice de la « socio-analyse » appliquée à la condition scolastique, au
champ scientifique, au champ de la sociologie elle-même et enfin à
l’individu, en développant une véritable psychanalyse sociologique (une
auto-analyse) qui achève l’objectivation du « sujet ».

1. Sur cette interprétation, voir E. Husserl, Méditations Cartésiennes et les Conférences de Paris, trad.
fr. par M. B. de Launay, Paris, PUF, 1994.
2. La « connaissance de soi » n’est donc pas une introspection mais une façon de reconsidérer l’empire
de ses connaissances.
3. ID I, p. 108.
4. MC, p. 208.
5. SSR, p. 15.
6. MC, § 14, p. 76 sq.
7. J.-P. Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1948, p. 13-14.
8. SP, p. 44.
9. P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003,
p. 47.
10. ISR, p. 271.
11. ISR, p. 272.
12. ETP, p. 230.
13. SSR, p. 182-183.
14. ISR, p. 272.
15. SSR, p. 15-16.
16. SSR, p. 173-174.
17. SSR, p. 173-174.
18. P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003,
p. 47.
19. RP, p. 11.
20. MP, p. 276.
21. ETP, p. 307.
22. MP, 13.
23. SSR, p. 178.
24. Nous renvoyons au texte « Vers un intellectuel collectif », dans I, p. 293 sq.
25. RA, p. 552. Ce « post-scriptum » est une version abrégée et remaniée de « The corporatism of the
universal : the role of intellectuals in the modern world », Telos, 81, p. 99-110.
26. ISR, p. 246.
27. SSR, p. 153-154.
Chapitre 12

L’inconscient social

La théorie de la réflexivité sociologique se fonde sur une théorie de


l’inconscient social qui est progressivement développée par Bourdieu. Pour
y parvenir, Bourdieu fait jouer subtilement une référence à la psychanalyse 1.
On sait que la théorie freudienne de l’inconscient, loin de se réduire à la
perspective étroite et abstraite d’une psychologie individuelle, implique une
psychologie sociale qui considère l’inscription sociale, historique et
culturelle de la vie individuelle 2. Freud a accordé toute sa place à la
dimension sociale du psychique, notamment à travers le célèbre exposé de la
seconde topique. Le fondateur de la psychanalyse redéfinit ainsi les
coordonnées d’une problématique décisive pour toute théorie sociale qui
entend faire cas de l’individualité : celle de l’intériorisation psychique de
la vie sociale. En définitive, il y a chez Freud une tentative remarquable pour
penser l’autonomie ontologique du psychisme individuel et concevoir, dans
le même temps, le social comme une force contraignante. Comme le souligne
fort justement Stéphane Haber, que nous suivons ici, « une théorie sociale qui
cherche à faire sa place à l’individualité ne peut pas ne pas reconnaître son
image inversée, donc hautement instructive, dans une théorie psychologique
qui, chez Freud comme ses successeurs, a cherché de façon tenace à faire
place non seulement à l’interpersonnel, mais aussi au social et au culturel en
tant que tel 3 ».
La sociologie de Bourdieu est bien animée par une problématique de
fond qui se définit en miroir de celle que nous venons d’évoquer : il s’agit de
repenser la subjectivité de l’expérience individuelle depuis la force
contraignante du social. En effet, dans L’esquisse d’une théorie de la
pratique de 1972, Bourdieu voit dans sa théorie de la pratique la condition
d’une « science expérimentale de la dialectique de l’intériorité et de
l’extériorité, c’est-à-dire de l’intériorisation de l’extériorité et de
l’extériorisation de l’intériorité 4 ». Si cette présentation caractéristique de
la première philosophie de l’habitus a certaines limites, elle a aussi le mérite
de renouer avec la problématisation freudienne que l’on vient de restituer.
Ce qu’il s’agit de penser, c’est bien le rapport de l’individuel au social, et
réciproquement, en instaurant la considération des pratiques comme lieu du
dépassement de cette distinction. Or, pour une sociologie qui entend donc
penser ensemble l’individuel et le social sous la perspective novatrice
d’une praxéologie qui promeut les concepts de champs et d’habitus, puis
défend les droits d’une réflexivité sociologique, se pose inévitablement la
question de savoir quel est le sort qu’il faut réserver à la théorie de
l’inconscient, cette instance médiatrice qui opérait précisément, chez Freud,
la médiation entre l’extériorité sociale et l’intériorité psychique, via la
présence persistante, au sein de la vie individuelle, de l’histoire de sa vie
sociale. Or il est manifeste que Bourdieu ne pouvait que refuser une solution
théorique qui risquait fort, à ses yeux, de réactiver les illusions d’une
philosophie du sujet en nous faisant de surcroît courir le risque de négliger
les déterminations proprement sociales de nos pratiques. Une sociologie
conséquente de la « force du social 5 » ne peut que se méfier d’un concept qui
semble bien, de prime abord, n’être qu’une solution de fortune, une
commodité théorique qui ne fait que déplacer le problème sans parvenir à le
résoudre véritablement.
Cependant, on voudrait montrer que ce rejet explicite de toute théorie de
l’inconscient qui nous renverrait aux seules profondeurs de la vie psychique
individuelle (rejet qui ne fait que rejouer la vieille distinction
sociologie/psychologie) ne condamne pas pour autant tout recours au concept
d’inconscient et qu’il y a bien, chez Bourdieu, « quelque chose comme une
théorie de l’inconscient », de la même manière qu’il pouvait déclarer, à la
fin de l’« Introduction » au Sens pratique, travailler à « quelque chose
comme un sujet 6 ». Sous la question de l’usage sociologique légitime du
concept d’inconscient, il y a de manière insistante et persistante, celle du
rapport entre structures mentales et structures sociales, déterminante pour le
projet d’une réflexivité sociologique.

L A CRITIQUE ÉPISTÉMOLOGIQUE DU CONCEPT D’INCONSCIENT


Avant d’envisager un recours positif à la notion d’inconscient sous la
perspective de la théorie et de la mise en pratique de la réflexivité, il faut
prendre acte, dans nombre de textes de Bourdieu, d’une mise à distance
déterminée de la psychanalyse. À plusieurs reprises, Bourdieu a critiqué le
concept même d’inconscient et il a condamné ses usages dans le champ des
sciences sociales. À première vue, la théorie freudienne de l’inconscient
n’est pas soluble dans la sociologie bourdieusienne et le rapport de
Bourdieu à la psychanalyse semble être de pur évitement.
Il est à cet égard tout à fait significatif que Le métier de sociologue, co-
écrit en 1968 avec Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon,
n’aborde la notion d’inconscient que par le biais d’un court texte de
Wittgenstein qui s’interroge sur la signification de l’expression « avoir
inconsciemment mal aux dents ». Ce n’est pas seulement la polysémie du
terme « inconscient » qui est alors dénoncée par les auteurs du Métier, mais
surtout la « tendance chosiste qui résulte de la tendance à inférer la substance
du substantif 7 ». Il est difficile de ne pas y lire une fin de non-recevoir aux
usages peu rigoureux du concept d’inconscient qui avaient cours à l’époque,
dans les années 1960, lorsque s’épanouit le freudo-marxisme, lorsque
différentes voies de passage entre sociologie et psychanalyse sont explorées,
lorsqu’enfin le pouvoir et la politique sont interprétés en termes
psychanalytique. La sociologie faite métier se définit ainsi à rebours de l’air
du temps théorique, en condamnant par avance tout recours au concept
d’inconscient.
En droite ligne de ces considérations, on trouvera plus tard, dans Le sens
pratique, une vive critique du recours immodéré que fait Lévi-Strauss au
concept d’inconscient. Selon Bourdieu, l’anthropologie structurale attribue à
l’inconscient les principes de la pratique. Elle fait de l’inconscient un
« opérateur mécanique de finalité 8 », qui fait subrepticement passer la
finalité de l’esprit dans la nature et l’histoire. L’inconscient du structuralisme
lévi-straussien nomme une action orientée par des fins sans pour autant les
assigner à une conscience intentionnelle. Or le problème, typique de la
théorie de la pratique, du dépassement de l’alternative entre action
rationnelle et réaction mécanique ne peut recevoir, avec une telle conception
de l’inconscient, qu’une fausse solution. Cela revient à confondre la
« régularité immanente aux pratiques » avec la « régulation inconsciente
d’une mystérieuse mécanique cérébrale ou sociale 9 ». En naturalisant la
finalité, on ne fait que la soustraire à l’historicité du sens pour la renvoyer
aux mystères de la nature. On produit une « sorte de Deus ex machina qui
est aussi un Dieu dans la machine 10 ». Et on s’épargne ainsi toute réflexion
approfondie sur la spécificité du sens pratique. Cela revient surtout à
inverser l’ordre des choses, en faisant passer le « naturel » avant l’histoire,
inversion intolérable puisque la seule conception recevable de l’inconscient
consistera pour Bourdieu, comme on va le voir, à en faire un effet de
l’historicité du sens pratique, un produit de l’histoire (et non, comme le fait
l’anthropologie structurale, l’une de ses raisons secrètes 11).
La défiance à l’égard du concept d’inconscient persiste dans l’Esquisse
d’une théorie de la pratique, où Bourdieu prend grand soin de ne pas
penser l’habitus, et en particulier l’incorporation qui est au principe de sa
genèse subjective, en ayant recours au concept d’inconscient. Un tel biais
était pourtant chose tentante. Comme on le sait, l’habitus est au principe de
manières de faire et de penser qui s’actualisent immédiatement dans la
pratique et qui se sont à la fois incorporées et sociales, en ce qu’elles
reflètent et reproduisent les inégalités de statuts et les hiérarchies de pouvoir.
On reprendra ici deux définitions célèbres, reformulées plus tardivement
dans le Sens pratique :

L’habitus, système de dispositions acquises par l’apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne
comme un système de schèmes générateurs, est générateur de stratégies qui peuvent être
objectivement conformes aux intérêts objectifs de leurs auteurs sans en avoir été expressément
12
conçues à cette fin .
Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des
habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à
fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et
organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but
sans supposer de visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour
les atteindre, objectivement et sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et étant tout
cela collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef
13
d’orchestre .

Les habitus présentent donc trois propriétés : celle de la durabilité,


puisqu’ils sont identiques à eux-mêmes sur une longue période en raison du
poids de la détermination sociale ; celle de la générativité, puisqu’ils
garantissent la régularité de l’action tout en organisant les improvisations
nécessaires à l’application des règles ; et enfin celle de l’efficacité qu’ils
doivent à une histoire faite corps 14 !
C’est bien évidemment cette dernière propriété que l’on peut être tenté
de penser comme relevant d’une dimension inconsciente, voire de la référer
à un « inconscient », puisque l’habitus opère donc « sans visée consciente de
fins ». Or, pour Bourdieu, cette affirmation n’implique nullement que l’on
s’embarrasse d’une coûteuse théorie de l’inconscient, du moins pas au sens
où une certaine psychanalyse a pu la concevoir, c’est-à-dire sur le mode
intellectualiste d’une réserve de représentations qui ne seraient pas
immédiatement mobilisables. Le péril est tout autre et il est plus grave : le
concept de l’inconscient n’est pas seulement dénué de pertinence
sociologique, il est ruineux pour l’explication en sciences sociales. Il est tout
à fait vain de tenter de rendre compte des pratiques sociales en les référant à
une instance inconsciente qui serait logée dans la tête des agents et qui
orienterait mécaniquement leur action. Présupposer l’existence d’une telle
« boîte noire », c’est s’interdire de saisir la dimension socialement instituée
des pratiques. Il convient donc d’être bien clair sur ce point : dans les
premiers textes où s’élabore la théorie de l’habitus, celui-ci n’est pas
assimilable à un inconscient, pour cette bonne raison que Bourdieu voit dans
le concept d’inconscient un obstacle épistémologique qu’il convient de
contourner puisqu’il menace l’intelligibilité de sa propre théorie de la
pratique. L’Esquisse est ainsi émaillée de rappels qui ne constituent pas une
critique en règle du concept d’inconscient mais condamnent clairement et
régulièrement son usage. Ainsi Bourdieu affirme-t-il par exemple que « la
théorie de l’habitus fait surgir tout un ensemble de questions que la notion
d’inconscient a pour effet d’occulter et qui renvoient toutes à la question de
la maîtrise pratique et des effets de la maîtrise symbolique de cette
maîtrise 15 […] », ce qui revient à inscrire les concepts d’habitus et
d’inconscient dans un espace de problématisation commun, tout en déniant au
concept d’inconscient toute pertinence pour répondre aux questions
soulevées. Ainsi Bourdieu invite-t-il encore à concevoir la règle qui régit la
pratique comme un « schème […] immanent à la pratique, qu’il faut dire
implicite plutôt qu’inconscient, pour signifier qu’il se trouve à l’état pratique
dans la pratique des agents et non dans leur conscience 16 ». L’habitus permet
donc de penser ce qui demeure implicite dans la pratique, mais sans qu’il
faille pour autant présupposer l’existence d’une strate ou d’une instance
psychique souterraine, inconsciente, qui œuvrerait subrepticement à
l’intérieur des agents.
On trouve encore la confirmation de cette mise à distance de la
psychologie et de toute forme de métapsychologie dans un entretien de 1980
recueilli dans les Questions de sociologie. Après avoir rappelé que
l’anthropologie bourdieusienne se définissait contre la philosophie du sujet
et contre la théorie du monde comme représentation, Didier Éribon pose
franchement à Bourdieu la question de son rapport à la psychanalyse.
Bourdieu répond comme suit :

Je dirai seulement que l’histoire individuelle dans ce qu’elle a de plus singulier, et dans sa dimension
sexuelle même, est socialement déterminée. Ce que dit très bien la formule de Carl Schorske :
« Freud oublie qu’Œdipe était un roi. » Mais s’il est en droit de rappeler au psychanalyste que le
rapport père-fils est un rapport de succession, le sociologue doit lui-même éviter d’oublier que la
dimension proprement psychologique du rapport père-fils peut faire obstacle à une succession sans
17
histoire, dans laquelle l’héritier est en fait hérité par l’héritage .

Bourdieu considère que la psychanalyse ne peut pas rendre compte de la


dimension sociale du psychique puisqu’elle ne thématise pas les structures
objectives de la vie sociale, à savoir la position « royale » d’Œdipe qui fait
nécessairement du rapport père-fils un rapport de succession. Feignant
d’oublier qu’Œdipe était roi, ou promis à l’être, la psychanalyse suspend le
cours des déterminations sociales. Bourdieu lui reconnaît tout de même le
mérite de faire droit aux résistances psychologiques individuelles au « bon »
déroulement de la vie sociale, à quoi le sociologue peut lui-même être
aveugle.

L A RÉHABILITATION (DURKHEIMIENNE) DE L’INCONSCIENT


Mais cette présentation essentiellement critique du rapport de Bourdieu à
la psychanalyse et le rejet du concept d’inconscient qui en découle peuvent et
doivent cependant être nuancés.
En effet, Bourdieu, dès Le métier de sociologue, mentionne parfois
positivement la psychanalyse, notamment lorsqu’il invite à pratiquer une
« psychanalyse de l’esprit sociologique », entreprise entendue dans une
intention strictement épistémologique 18. Sous les auspices de cette référence
implicite à Bachelard, il faut comprendre que la perspective
épistémologique domine la perspective psychanalytique. Il ne s’agit alors
pas tant d’analyser l’inconscient du scientifique (dans le cas présent, du
sociologue) que d’identifier les obstacles mentaux qui entravent la démarche
scientifique et en l’occurrence, l’élaboration de la sociologie comme science
et métier. Cependant ce programme, encore très allusif dans Le métier de
sociologue, sera maintenu par Bourdieu et il va être l’occasion d’un
réinvestissement positif du concept d’inconscient. Il y a là un réel paradoxe :
en dépit de toutes les mises en garde et de toutes les critiques formulées à
l’encontre de tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une théorie de
l’inconscient, Bourdieu semble bien proposer une définition réformée du
concept d’inconscient.
Et cette redéfinition sociologique de l’inconscient est en réalité déjà à
l’œuvre dans l’Esquisse de 1972, si on lit ce texte attentivement :

L’« inconscient » n’est jamais en effet que l’oubli de l’histoire que l’histoire elle-même produit en
19
incorporant les structures objectives qu’elle produit dans ces quasi-natures que sont les habitus .

La reprise sociologique de l’idée d’inconscient découvre ici sa formule


principielle : l’inconscient est conçu en tant qu’oubli de l’histoire. Cette
compréhension de l’inconscient comme « oubli de l’histoire » est reprise
dans un article de 1977, paru dans les Actes de la Recherche en Sciences
Sociales et intitulé « Une classe objet ». Bourdieu y thématise la
réappropriation, par le scientifique, de l’histoire, réappropriation qui
suppose précisément que l’on conjure l’oubli de l’histoire :
L’inconscient, disait à peu près Durkheim, c’est l’histoire : il n’y a pas d’autre moyen de
s’approprier complètement sa propre pensée du monde social que de reconstituer la genèse sociale
des concepts, produits historiques des luttes historiques que l’amnésie de la genèse éternise et
réifie. L’histoire sociale ou la sociologie historique ne vaudrait (peut-être) pas une heure de peine si
elle ne s’inspirait de cette intention de réappropriation de la pensée scientifique par elle-même qui
20
est constitutive de l’intention scientifique la plus actuelle et la plus active .

Il est enfin un passage du Sens pratique qui achève de repréciser le


programme d’une psychanalyse de l’esprit scientifique et de réhabiliter le
concept d’inconscient, en prolongeant directement le propos des précédentes
citations :

L’inconscient n’est jamais en effet que l’oubli que l’histoire elle-même produit en réalisant les
structures objectives qu’elle engendre dans ces quasi-natures que sont les habitus. Histoire
incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de
21
tout le passé dont il est le produit .

Dans toutes ces références, Bourdieu s’attache donc à substituer au


concept freudien, marxiste, lévi-straussien ou courant d’inconscient, une
conception strictement durkheimienne. Celle-ci, que Bourdieu ne prend pas
toujours la peine de citer avec précision, se trouve exposée dans un cours de
Durkheim prononcé en 1904-1905, L’évolution pédagogique en France 22.
Le fondateur de la sociologie scientifique, sans mobiliser à proprement
parler le concept d’inconscient, y évoque les exigences de la mémoire
collective inscrite en nous, laquelle est susceptible d’œuvrer dans l’individu
sans se présenter comme telle. En faisant ainsi jouer Durkheim contre Freud,
Bourdieu assume donc la problématique de la dimension inconsciente de la
vie sociale incorporée par l’individu au cours de son histoire, tout en mettant
très clairement à distance l’ontologie substantifiée de l’inconscient proposée
par la psychanalyse.
Il y a dès lors un usage sociologique légitime du concept d’inconscient,
au point que Bourdieu, que l’on pourrait alors croire oublieux des
préconisations dispensées dans Le métier de sociologue, s’autorise à écrire,
en 2000, un article intitulé « L’inconscient d’école ». Il y définit avec
précision l’inconscient scolaire comme « l’ensemble des structures
cognitives qui, dans ce transcendantal historique, est imputable aux
expériences proprement scolaires », ou encore comme un « ensemble de
dispositions communes, souvent imputées à un “caractère national” qui font
[que les produits d’un même système scolaire national] peuvent s’entendre à
demi-mot, et que beaucoup de choses vont sans dire, qui ne sont pas les
moins essentielles 23 […] ». Et dans la suite du texte, Bourdieu n’hésite pas à
préconiser une sociologie qui se déploierait comme une « analyse de
l’inconscient cognitif 24 ». Comment comprendre cette réhabilitation du
concept d’inconscient et sa requalification sous la rubrique du
« transcendantal historique » ?
Singulièrement, la définition la plus précise de cet « inconscient
cognitif », ou de cette histoire devenue pensée implicite, figure en ouverture
des Méditations pascaliennes, ouvrage explicitement conçu à l’intention du
public philosophe. Bourdieu y reprend la définition durkheimienne, qu’il
relit depuis sa propre anthropologie de la pratique :

L’inconscient, c’est l’histoire – l’histoire collective qui a produit nos catégories de pensée, et
l’histoire individuelle à travers laquelle elles nous ont été inculquées : c’est, par exemple, de
l’histoire sociale des institutions d’enseignement (banale entre toutes, et absente de l’histoire des
idées, philosophiques ou autres) et de l’histoire (oubliée ou refoulée) de notre rapport singulier à
ces institutions que nous pouvons attendre quelques vraies révélations sur les structures objectives
25
et subjectives […] qui orientent toujours, malgré nous, notre pensée .

L’anthropologie bourdieusienne du sens pratique et de l’action


dispositionnelle, fondamentalement moniste, rejoue ainsi souvent en elle les
dualismes conceptuels (le premier de ceux-ci étant le dualisme sujet-objet)
qu’elle prétendait laisser derrière elle. En réalité, l’« inconscient » n’est pas
le produit d’une histoire, il résulte de la coïncidence de deux histoires :
l’histoire objectivée et l’histoire incorporée, l’histoire du champ et celle de
l’habitus. Le sens pratique est animé d’une double dynamique, objective et
subjective, et la dimension implicite, infra-consciente, des actions qui en
relève porte en elle cette double dynamique. L’inconscient n’est donc pas et
ne peut pas être un thème sociologique : céder à cette tentation, c’est
succomber devant l’obstacle épistémologique, en consacrant théoriquement
l’oubli de l’histoire déjà à l’œuvre dans la pratique. Cependant il faut
reconnaître que cet « inconscient » est le nom d’un problème qui implique
une double tâche, qui elles incombent effectivement à la sociologie :
comprendre la genèse de l’habitus à partir de certaines conditions sociales
(passées) et saisir son effectivité par rapport à certaines conditions sociales
(présentes).
Seulement, si Bourdieu souscrit ouvertement à la stratégie
durkheimienne, qui a le mérite de reconnaître toute la puissance de contrainte
du social sur la conscience individuelle, ainsi que sa propre dissimulation, il
s’expose aussi à ses difficultés, que l’on ne peut ignorer. En effet, Durkheim
orchestrait la redéfinition sociologique de l’inconscient en trois temps. Tout
d’abord, il s’agissait de proclamer l’homogénéité du social et du mental.
Ensuite, il importait d’affirmer la dépendance essentielle, génétique et
structurelle du second par rapport au premier. Enfin, il pouvait en déduire la
conséquence qui s’imposait nécessairement, à savoir que l’autonomie du
mental cessait d’être véritablement pensable. Cette stratégie radicale ne peut
cependant manquer de soulever au moins deux questions : comment garantir,
dans une optique non-réductionniste, l’autonomie au moins relative des
structures mentales par rapport aux structures sociales ? D’autre part,
comment préciser la nature exacte de cet inconscient, si l’on veut proposer là
autre chose que ce Bourdieu appelait un « artifice de la raison théorique » ?
En quoi consiste donc cette mystérieuse coïncidence, dans le sens pratique
de l’agent, entre l’histoire objective et l’histoire incorporée ?
À cette dernière question, on sait quelle est la réponse donnée par
Bourdieu. Il s’agit en somme de remplacer la définition traditionnelle ou
courante de l’inconscient comme réserve de représentations cachées pour en
produire une nouvelle, où l’inconscient devient un système de dispositions
incorporées. Le point de renversement est d’ordre ontologique. En définitive,
Bourdieu aura tenté de substituer à l’ontologie de l’inconscient proposée par
la psychanalyse, mais aussi par d’autres approches en vigueur dans les
sciences sociales, une ontologie différente, qui repense l’ancrage corporel et
pratique de l’inconscient cognitif dans le monde social. Comme on a déjà pu
le voir, c’est alors une certaine phénoménologie, d’inspiration merleau-
pontienne, qui se trouve convoquée pour penser la « complicité
ontologique » qui lie le sujet au monde social, via son histoire particulière et
l’incorporation de celle-ci. Ce social incorporé est le lieu de la coïncidence
entre l’histoire objective et l’histoire subjective. Où il s’avère en définitive
que la dimension « inconsciente » du sens pratique n’est pas concevable sans
une ontologie sociale minimale de la relation de co-appartenance du sujet à
son monde social. En somme, Bourdieu est l’adepte d’une phénoménologie
décapitée, puisqu’il substitue à la conscience intentionnelle un corps qui
manifeste une certaine connaissance du milieu dans lequel il évolue. C’est
précisément ce réinvestissement de certaines descriptions merleau-
pontiennes qui rend pensable la dimension proprement « inconsciente » de
l’habitus et semble légitimer l’usage sociologique, d’inspiration
foncièrement durkheimienne, de ce concept.
Cependant, même si la référence à l’inconscient semble redevenue
sociologiquement légitime, il reste qu’elle conserve quelque chose
d’excessif. En réalité, l’habitus n’opère pas de manière inconsciente, mais
bien plutôt dans le registre de l’infra-conscient. Un propos extrait du recueil
Raisons pratiques, parmi d’autres références possibles, renforce ce doute :
le social incorporé y est défini comme un « rapport de complicité infra-
conscient entre les agents et le monde social 26 ». En somme, la coïncidence
entre l’histoire objective et l’histoire incorporée peut fort bien être pensée
dans les termes de l’infra-conscient plutôt que par le recours au concept
d’inconscient.
L A RÉFLEXIVITÉ DEVANT L’« INCONSCIENT » COGNITIF
Même si la réduction durkheimienne de l’inconscient à l’histoire
présente quelque intérêt, il n’est pas sûr qu’elle suffise pour autoriser un
véritable réinvestissement sociologique du concept d’inconscient. À vrai
dire, le recours à ce concept demeurerait fondamentalement dispensable si
Bourdieu n’avait pas établi un tout autre rapport à la psychanalyse que celui
de pure critique qui a semblé si longtemps prévaloir. Si le concept
d’inconscient se trouve finalement légitimé et s’il redevient
sociologiquement opératoire, c’est bien parce que Bourdieu en est venu à
développer une analogie explicite entre la psychanalyse et la « socio-
analyse », en dépassant les réticences premières relevant de la prudence
épistémologique recommandée dans le Métier de sociologue. En effet, le
regain d’intérêt pour la psychanalyse dépend directement de l’importance
croissante accordée à la question de la réflexivité (même si la thématique est
présente dès le Métier de 1968) et à sa traduction sociologique sous la
rubrique de ladite « socio-analyse », c’est-à-dire d’une analyse sociologique
de l’inconscient cognitif, social et historique 27. On en trouve une preuve
dans ce propos de Bourdieu, extrait de son dernier cours au Collège de
France, au moment même où il en vient à exposer sa propre auto-analyse, où
toute la sociologie est en définitive assimilée à une socio-analyse :

[…] C’est toute la recherche en sciences sociales qui, lorsqu’on sait l’utiliser à cette fin, est une
forme de socio-analyse ; et c’est tout particulièrement vrai, évidemment, de l’histoire et de la
sociologie de l’éducation et des intellectuels (je ne me lasse pas de rappeler le mot de Durkheim :
28
« l’inconscient, c’est l’histoire »).

On ne se lasse donc pas de citer Durkheim mais cette référence trouve en


l’occurrence un nouvel écho, cette fois-ci positif, relativement au projet
d’une « socio-analyse ». Précisons les choses. La réflexivité consiste, selon
Bourdieu, à exercer une critique constante du rapport de la théorie et de la
pratique, c’est-à-dire de l’institution et de l’exercice de différentes formes
de connaissance et de méconnaissance par le moyen desquelles nous nous
rapportons au monde social. Or cette critique n’est possible qu’à la faveur
d’une anamnèse, c’est-à-dire d’une remontée mémorielle qui va restituer
l’histoire de la confrontation entre l’individu et le social. On ne peut
critiquer réflexivement la conscience « cognitive » que si l’on restitue
l’inconscient « cognitif » qui détermine par avance sa portée et ses limites,
ses formations et ses déformations. Entre les deux, le rapport est
nécessairement d’histoire. Ainsi Bourdieu peut-il affirmer, à la fin de la
préface du Sens Pratique que « toute entreprise sociologique véritable est
inséparablement, une socio-analyse 29 », mais c’est à la condition de
souligner que le social révélé par l’analyse sociologique présente une
dimension historique essentielle, qui est au principe de son arbitraire et de
sa persistance. Prendre conscience de ce qu’est réellement le social, ce n’est
pas décrire ses états mais comprendre ceux-ci dans et par rapport à
l’histoire. Résumons-nous : la référence à Durkheim et l’assimilation sans
reste de l’inconscient à l’histoire redéfinissent la teneur ontologique de
l’inconscient ; la référence à la psychanalyse montre l’utilité de ce concept
pour penser la réflexivité comme une critique du « transcendantal
historique », c’est-à-dire des conditions de possibilité sociales et
historiques du sujet.
La réflexivité, en ce sens, n’est pas simplement retour sur les modes
d’accomplissement de la connaissance du monde social, elle est aussi retour
sur l’histoire, remontée dans le passé, rétrospection du social par l’histoire.
L’analogie avec la psychanalyse trouve ici son principe, qui tient à
l’exploration de la genèse oubliée ou méconnue de l’expérience individuelle
et sociale : il s’agit bien de dire et redire le passé pour se le réapproprier,
de la même manière que le patient d’une cure peut y gagner un rapport
nouveau aux expériences traumatiques subies par le passé. En restituant le
parcours d’un certain sujet social à travers un espace de positions sociales
déterminées, c’est la genèse même de son « inconscient » social, c’est-à-dire
de ses méconnaissances et de ses oublis, que la socio-analyse cherche à
mettre au jour. En somme, il y a ici une dimension de l’« inconscient
cognitif », de cette histoire sociale faite oubli, qui demeure par principe
accessible à une certaine forme de réflexivité. L’« inconscient » nomme le
principe de cette accessibilité. Dès lors, un tel inconscient n’est plus
seulement l’infra-conscient du sens pratique, c’est-à-dire un ensemble de
ressources dispositionnelles fonctionnant discrètement, implicitement, pour
mieux garantir l’efficacité du sens pratique. Il devient, positivement, l’oubli
de l’histoire que l’on peut surmonter dans ce dépassement potentiellement
libérateur que procure la prise de conscience de ce que l’on a été et qui nous
fait tels que nous sommes.
Cependant, si Bourdieu reconnaît adopter « le point de vue de
l’analyste 30 », il reste qu’il ne développe pas de comparaison méthodique
entre socio-analyse et psychanalyse. Tout se passe plutôt comme si le modèle
de la psychanalyse, déjà bien connu, suffisait pour constituer une sorte
d’arrière-plan méthodologique à une pratique qu’il importera surtout de
donner en exemple. Le rapport de la sociologie à la psychanalyse ne procède
pas d’une comparaison méthodiquement réglée, mais plutôt de la
reconnaissance d’une proximité des démarches dans la différence
disciplinaire. La méthodologie de la réflexivité sociologique ne s’énonce
pas en un petit corpus de règles définies avec précision : il s’agit plutôt de
s’inspirer librement, par une série d’analogies ponctuelles, de ce que fait la
psychanalyse pour penser la possibilité et les moyens d’une réflexivité
sociologique.
Il apparaît donc, au terme de cet examen, que la question de l’inconscient
est pour la sociologie bourdieusienne une question-limite, et ce de plusieurs
manières. Elle l’est tout d’abord au sens où elle doit être contenue dans les
strictes limites de l’entreprise sociologique. La théorie de l’inconscient, que
Bourdieu instruit dans les strictes limites de la sociologie, n’est recevable
qu’à la condition d’exclure toute référence à un psychisme individuel qui en
serait le siège exclusif et à la condition, corrélative, de reconnaître
pleinement l’action institutrice et structurante des réalités objectives du
monde social. Ce qui demeure alors concevable sous la rubrique de
l’inconscient est la part d’implicite et de naturalité qui est au fondement de
nos pratiques, ce qui suppose que l’on substitue une ontologie de la
« complicité » du sujet au monde à toute forme de métapsychologie. Il faut
ici reconnaître que le mérite de Bourdieu est bien d’avoir fait pleinement
droit à la question du rapport du mental et du social, en misant sur des
ressources phénoménologiques détournées.
Mais il faut aussi voir dans la question de l’inconscient une question
limite au sens où celle-ci met à l’épreuve les limites disciplinaires de
l’entreprise sociologique. En dépit de toutes les critiques, parfois bien
expéditives, que Bourdieu adresse aux théories tendanciellement
subjectivistes, au rang desquelles la psychanalyse et la phénoménologie, il y
a chez Bourdieu un effort remarquable pour intégrer les apports positifs de
l’une et de l’autre et proposer une refonte de la philosophie du « sujet »,
qu’il ne s’agit pas d’abandonner définitivement, mais de rendre
épistémologiquement compatible avec la découverte sociologique des
réalités sociales, en vue d’offrir de nouvelles ressources aux capacités
réflexives du sujet.
Cependant la question de savoir ce qu’il reste exactement du « sujet » au
terme de la mise en œuvre de la réflexivité sociologique reçoit chez
Bourdieu deux réponses distinctes. D’un côté, lorsque la socio-analyse opère
comme objectivation du champ scientifique, il semble qu’il ne reste plus
grand-chose du sujet, qui se confond purement et simplement avec le champ
lui-même. Mais d’un autre côté, la socio-analyse peut aussi se réaliser
comme une objectivation des trajectoires sociales et rendre compte de la
singularité personnelle, ou à tout le moins de « cas particuliers » : Bourdieu
ne renonce alors pas complètement à l’idée du « sujet », même si ce sujet
tient avant tout à la pratique même de la réflexion objectivante et aux
quelques possibles qui se trouvent par là ouverts.

1. Nous avons donné une première version de l’analyse qui va suivre dans L. Perreau, « Sociologie,
psychanalyse et phénoménologie : la théorie de l’inconscient chez Pierre Bourdieu », in M. Gyemant et
D. Popa (dir.), Approches phénoménologiques de l’inconscient, Olms, Hildesheim, Zürich, New York,
2015, p. 119-138.
2. « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’autre intervient régulièrement en tant que
modèle, soutien et adversaire, et de ce fait, la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et
simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi et parfaitement justifié », S. Freud,
Gesammelte Werke, Fischer, Francfort, XIII, p. 73.
3. S. Haber, Freud et la théorie sociale, Paris, La Dispute, 2012, p. 17. Voir également, du même
auteur, Freud sociologue, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2012.
4. ETP, p. 256. Une telle formule évoque évidemment la définition sartrienne de la praxis individuelle
dans la Critique de la Raison Dialectique, qui fait d’elle une « médiation synthétique de l’intériorité et
de l’extériorité » (J.-P. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, II. L’intelligibilité de l’histoire, Paris,
Gallimard, 1985, p. 351).
5. C. Gautier, La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre
Bourdieu, op. cit., 2012.
6. SP, p. 41.
7. MS, p. 152.
8. SP, p. 68.
9. SP, p. 64.
10. SP, p. 69.
11. Sur l’ensemble de la critique de la théorie structuraliste de l’inconscient, on lira A. Lentacker, La
science des institutions impures. Bourdieu critique de Lévi-Strauss, Paris, Raisons d’agir, 2011.
12. Ibid., p. 120-121.
13. SP, p. 88. Nous soulignons.
14. Voir plus haut le chapitre 6 de cette étude.
15. ETP, p. 301.
16. Ibid., p. 250.
17. QS, p. 75.
18. MS, p. 14 et 16.
19. ETP, p. 263.
o
20. P. Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, vol. 17, n 17-
18, p. 2-5, p. 2.
21. SP, p. 94. On aura noté que cette citation reprend le texte même de l’Esquisse cité plus haut.
22. Voici le propos de Durkheim : « […] en chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de
l’homme d’hier ; et c’est même l’homme d’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous,
puisque le présent n’est que bien peu de chose comparé à ce long passé au cours duquel nous nous
sommes formés et d’où nous résultons. Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce
qu’il est invétéré en nous ; il forme la partie inconsciente de nous-même. Par suite, on est porté à n’en
pas tenir compte, non plus que de ses exigences légitimes », É. Durkheim, L’é volution pédagogique en
France, Paris, Alcan, 1916, p. 16.
o
23. P. Bourdieu, « L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences sociales, 2000, n 135,
p. 3.
24. Ibid., p. 5.
25. MP, p. 23.
26. RP, p. 95.
27. Les emprunts à la psychanalyse ne se limitent pas à la question de l’inconscient. Il arrive ainsi que
Bourdieu requalifie la question de l’intérêt ou de l’investissement symbolique dans le champ en
remobilisant le concept, d’origine psychanalytique, de libido : « Une des tâches de la sociologie est de
déterminer comment le monde social constitue la libido biologique, pulsion indifférenciée, en libido
sociale, spécifique. Il y a en effet autant d’espèces de libido qu’il y a de champs : le travail de
socialisation de la libido étant précisément ce qui transforme les pulsions en intérêts spécifiques, intérêts
socialement constitués qui n’existent qu’en relation avec un espace social au sein duquel certaines
choses sont importantes et d’autres indifférentes, et pour des agents socialisés, constitués de manière à
faire des différences correspondant à des différences objectives dans cet espace », RP, p. 153.
28. SSR, p. 186.
29. SP, p. 40.
30. EAU, p. 11.
Chapitre 13

Théories et pratiques de la socio-analyse

Après avoir examiné en quel sens Bourdieu repense le concept


d’inconscient, il nous faut détailler les modalités concrètes de la réflexivité
sociologique, c’est-à-dire de la « socio-analyse » qu’il préconise pour
garantir un fonctionnement correct de l’esprit scientifique et procurer une
nouvelle forme de connaissance de soi. Comme nous allons le voir, le projet
d’une « socio-analyse » n’est pas unifié : il se compose de différentes
déclinaisons complémentaires que nous allons explorer successivement.

L A SOCIO-ANALYSE COMME OBJECTIVATION DU CHAMP ET RESTITUTION


DU « TRANSCENDANTAL HISTORIQUE »

Une première version de la socio-analyse consiste tout bonnement dans


l’objectivation sociologique du champ, c’est-à-dire dans l’objectivation de
l’espace des positions et de la position qu’entretient tel agent, tel « sujet » de
connaissance à l’égard du champ considéré. On tient là la formule la plus
générale de la socio-analyse, à valeur paradigmatique. En effet, les autres
déclinaisons qui seront étudiées par la suite constituent plutôt des
applications à des cas particuliers : le cas du champ scientifique et du champ
de la sociologie ; le cas de cette « singularité » qu’est le soi, avec l’auto-
analyse.
Ce type de socio-analyse ne peut se concevoir indépendamment de son
premier contexte d’élaboration, à savoir la théorie du champ culturel qui
constitue d’ailleurs un lieu privilégié de constitution de la théorie du
champ 1. Cette théorie du champ culturel est abordée par Bourdieu selon deux
lignes d’investigation complémentaires. D’un côté, à partir de La
distinction, Bourdieu étudie les modes de consommation des biens culturels.
De l’autre, avec Les règles de l’art, Bourdieu rend compte de la production
des biens culturels. C’est surtout dans ce dernier ouvrage que la « socio-
analyse », comprise comme objectivation du champ, découvre ses principes.
Les règles de l’art est une théorie et une pratique de l’objectivation du
champ littéraire mise au service de la compréhension d’une œuvre
particulière : celle de Flaubert. Son projet est de comprendre la
« singularité » de l’auteur – Flaubert – depuis l’espace des positions
possibles que constitue le « champ » :

[…] l’analyse scientifique des conditions sociales de la production et de la réception de l’œuvre


d’art, loin de la réduire ou de la détruire, intensifie l’expérience littéraire : comme on le verra à
propos de Flaubert, elle ne paraît annuler d’abord la singularité du « créateur » au profit des
relations qui la rendent intelligible que pour mieux la retrouver au terme du travail de reconstruction
de l’espace dans lequel l’auteur se trouve englobé et « compris comme un point ». Connaître
comme tel ce point de l’espace littéraire, qui est aussi un point à partir duquel se forme un point de
vue singulier sur cet espace, c’est être en mesure de comprendre et de sentir, par l’identification
mentale à une position construite, la singularité de cette position et de celui qui l’occupe, et l’effort
extraordinaire qui, au moins dans le cas particulier de Flaubert, a été nécessaire pour la faire
2
exister .

Ce projet d’objectivation sociologique est une claire réponse à Sartre et


à son Idiot de la famille 3. Dans cet ouvrage, Sartre avait livré une
interprétation saisissante de la revendication par Flaubert de la position
d’« écrivain pur ». Sartre y voit une réaction de Flaubert à la prise de
conscience, entre 1837 et 1840, de son origine bourgeoise, découverte qui
aurait décidé de l’ensemble du reste de son existence. L’objectif de Sartre
est d’exhiber la genèse et les motifs de cette découverte, de restituer le
« projet originel » décidant du reste de l’existence, projet qui procède lui-
même de la prise de conscience des déterminations impliquées par la
position sociale 4. La « psychanalyse existentielle » pratiquée par Sartre,
bien différente de celle d’un Binswanger, situe ainsi dans la relation
conflictuelle avec le père bourgeois l’origine de la vocation d’écrivain,
laquelle représente la possibilité, par la création littéraire, d’une
réappropriation de la liberté contre les déterminations du milieu social et
historique 5.
La « socio-analyse » s’offre précisément en alternative à cette
« psychanalyse existentielle » de l’œuvre d’art, puisqu’elle soutient que le
principe de la singularité de Flaubert ne se situe pas dans la revendication et
l’affirmation de la liberté individuelle du créateur mais qu’elle trouve ses
raisons dans l’économie particulière du champ littéraire en voie
d’autonomisation. Il faut donc, pour cela, accepter le détour sociologique par
l’objectivation du champ et « affronter la réduction à la nécessité historique
de ce qui veut se vivre comme une expérience absolue, étrangère aux
contingences d’une genèse 6 […] ». Le projet esthétique de Flaubert ne tire
pas de lui-même son sens propre, mais de son rapport à un espace de
possibles socialement et historiquement circonscrits.
Restituer les conditions sociales de possibilité de l’agent, en
l’occurrence de cet auteur qu’est Flaubert, cela revient donc à « objectiver »
le champ. Or cette formule simplifiée exige en réalité que l’on adopte un
certain « point de vue » sur les points de vue en présence. Parler de
« champ », c’est supposer qu’il existe un ensemble de positions et de
relations qui sont en cohérence relative. Il faut souligner le fait que le champ
n’est pas un « objet » que l’on découvrirait « tout fait ». C’est un objet
sociologique qui est le produit d’une construction méthodique et réfléchie :
« La notion [de champ] a d’abord servi à désigner une posture théorique,
génératrice de choix méthodiques, négatifs autant que positifs, dans la
construction de ses objets 7 […]. » La notion de « champ » a ainsi une valeur
méthodologique et heuristique : elle doit inciter le chercheur en sciences
sociales à ne pas faire appel, aussi longtemps que possible, à des facteurs
exogènes au champ.
Dès l’article de 1966 intitulé « Champ intellectuel et projet créateur 8 »,
Bourdieu relève que l’œuvre d’art est le produit d’une stratégie qui tient
compte des potentialités objectives qui s’imposent au créateur. Il n’y a pas
de rapport direct au public, mais un rapport médiatisé par un horizon premier
de réception (pairs, critiques, éditeurs) qui constitue ce que Bourdieu
appelle alors un « système de relations sociales ». La théorie du champ,
développée par la suite à partir du cas de la littérature mais aussi à partir
d’autres domaines, comme celui de la religion ou celui de la politique,
prolonge ces premières vues.
Sans prétendre restituer l’ensemble de cette théorie, tâche qui excéderait
de loin les limites du présent essai, on se contentera d’en rappeler quelques
éléments fondamentaux.
Le champ est donc, selon la métaphore du champ magnétique, un espace
social constitué par un ensemble de relations interindividuelles. Ces
relations définissent les positions relatives des individus. Ce sont des
rapports de forces complexes qui décident de ces positions.
Ensuite, l’unité du champ réside dans l’accord fondamental des agents
sur un enjeu commun (le beau, la vérité, etc.). Il y a une illusio qui est au
principe de la définition du champ et qui organise le partage entre inclus et
exclus, entre ceux qui « en sont » parce qu’ils y croient et ceux qui ne
peuvent en être parce qu’ils n’y croient pas. La croyance collective dans
l’enjeu spécifique à tel ou tel champ permet au jeu social, c’est-à-dire aux
rapports dynamiques entre les positions, d’exister. Et ce jeu, dans son
déploiement, contribue à son tour à l’importance et à la valeur de l’enjeu.
Chaque champ obéit de ce fait à une loi fondamentale, un nomos, qui est à la
fois une loi « physique » selon laquelle se déterminent les rapports de
forces, définissant des positions dominantes et des positions dominées et une
loi régissant les appréciations relatives des positions. Le champ vaut ainsi
comme un principe axiologique permettant l’estimation réciproque de la
valeur des positions.
Cette loi fondamentale n’est pas pour autant une définition immuable du
champ. Bien au contraire : l’espace des positions et rapports de force est
compris comme un espace en tension et comme un espace de luttes. L’enjeu
premier de ces luttes est le jugement porté sur les productions du champ, plus
précisément la définition des principes de l’évaluation des productions du
champ. La lutte ne va donc pas jusqu’à remettre en cause l’enjeu propre au
champ, mais elle concerne les rapports de domination, qui font l’objet de
remises en cause ou de contestations, ou, à l’inverse, sont soutenus par des
stratégies de préservation et de conservation. Ainsi, parce que le rapport
n’est jamais définitivement acquis, il est toujours menacé par le passage du
temps. La lutte de positions est toujours temporalisée, les positions
conservatrices se référant aux acquis d’un passé que l’on veut voir perdurer,
tandis que les positions subversives se tournent vers un futur qui est la
promesse du renouveau (c’est là le rôle des avant-gardes dans le champ
littéraire). La lutte entre les positions n’est pas statique et synchronique. Elle
est au principe des dynamiques qui parcourent le champ, et mieux, de son
histoire :

Ce n’est pas assez de dire que l’histoire du champ est l’histoire de la lutte pour le monopole de
l’imposition des catégories de perception et d’appréciation légitimes ; c’est la lutte même qui fait
9
l’histoire du champ ; c’est par la lutte qu’il se temporalise .

L’histoire du champ est celle des luttes, selon une logique qui est propre
au champ. Il convient donc, de prime abord, de ne pas aller chercher ailleurs
que dans le champ les facteurs d’évolution de cette histoire. Pour
comprendre les dynamiques qui œuvrent à l’intérieur du champ, Bourdieu
défend l’idée qu’il faut étudier les rapports et plus précisément les
homologies entre l’ordre des positions, celui des dispositions et celui des
prises de positions. En d’autres termes, il existe des correspondances entre
des dispositions intellectuelles socialement conditionnées et un univers de
production constitué de producteurs plus ou moins reconnus et d’œuvres qui
font référence ou sont dénigrées. Une œuvre, en ce sens, n’est pas le produit
d’un acte isolé mais se définit aussi, négativement et par différence, dans son
opposition aux œuvres déjà reconnues : elle est une prise de position parmi
d’autres prises de position, une œuvre parmi d’autres œuvres.
Revenons à présent, ces quelques rappels effectués, au cas particulier du
champ littéraire. L’une des caractéristiques majeures du champ littéraire est
la revendication partagée d’autonomie : il est à lui-même son principe
d’intelligibilité et les positions et stratégies des différents agents se
comprennent par rapport aux différents états du champ. Certes, sur le fond de
cette aspiration commune, différents pôles organisent la distribution des
positions. Le « sous-champ de la production élargie » (qui constitue le pôle
dit « hétéronome ») situe la valeur littéraire dans le succès public, tandis que
le pôle dit « autonome », « sous-champ de production restreinte », se
détourne du jugement du public, voire le méprise pour se fonder sur le
jugement des seuls pairs (auteurs, critiques). Tandis que le premier pôle
mise sur des critères d’ordre économiques, le second investit sur le capital
symbolique progressivement constitué. L’autonomisation progressive du
champ littéraire s’explique, selon Bourdieu, par la montée en puissance
continue du second pôle. Certains auteurs, les « nomothètes », jouent un rôle
particulier dans cette histoire du champ : ainsi, Baudelaire ou Flaubert, qui
affirment contre vents et marées, et surtout au mépris des consécrations
mondaines et des profits économiques ou sociaux, la valeur exclusive des
critères esthétiques et inventent le principe de l’art pour l’art ou de la
littérature « pure ».
Ce qu’étudie Bourdieu dans les Régles de l’art, ce sont les différentes
polarisations d’un champ littéraire en voie d’autonomisation qui définissent
un ensemble de positions relatives, mais aussi, entre ces positions, des
possibilités de positions nouvelles. L’œuvre de Flaubert, comme celle de
Baudelaire, ne se comprend bien que si l’on établit une correspondance entre
ce qu’elle prétend dire et le champ contemporain de la littérature : elles
représentent un moment critique dans l’histoire du champ, où les positions
établies sont remises en cause et où de nouvelles positions sont gagnées 10.
Ce qui s’exhibe ainsi, c’est l’histoire même du champ, la puissante
dynamique de son renouvellement interne, une génération littéraire se
substituant à une autre.
C’est en resituant l’œuvre parmi d’autres œuvres, en la concevant
comme un possible s’actualisant dans le champ que l’on sert une certaine
compréhension du « point de vue de l’auteur », non en misant sur une vague
empathie, mais en comprenant comment l’auteur se positionne dans un espace
de possibles. En ce sens, l’analyse sociologique de la littérature n’est pas un
relativisme grossier. Il s’agit de restituer l’auteur tel qu’il se fait, c’est-à-
dire de mettre au jour la logique de la production individuelle rapportée aux
logiques du champ.
Le champ est donc un ensemble de rapports de forces en évolution, de
luttes de positions, mais il est aussi ce qui vaut constamment comme principe
d’évaluation réciproque. Il n’est donc pas simplement un ensemble de
rapports qui s’imposeraient de l’extérieur (c’est là la limite de la métaphore
du « champ de forces »), il est aussi « intériorisé » par les agents. Il « agit »
comme un référentiel qui oriente la production et l’appréciation des œuvres.
Cet aspect du rapport de l’agent au « système des relations objectives » était
présent dès l’article de 1966 « Champ intellectuel et projet créateur », où
Bourdieu supposait déjà l’existence d’un « inconscient culturel 11 ». Dans Les
règles de l’art, c’est aussi sous cette perspective de la prise en compte des
contraintes externes et internes, précisément, que Bourdieu introduit la
notion, déjà évoquée mais jusqu’ici quelque peu énigmatique, du
« transcendantal historique » :
Cet espace des possibles s’impose à tous ceux qui ont intériorisé la logique et la nécessité du
champ comme une sorte de transcendantal historique, un système de catégories (sociales) de
perception et d’appréciation, de conditions sociales de possibilité et de légitimité qui, comme les
concepts de genre, d’écoles, de manières, de formes, définissent et délimitent l’univers du pensable
de l’impensable, c’est-à-dire à la fois l’univers fini des potentialités susceptibles d’être pensées et
réalisées au moment considéré – liberté – et le système des contraintes à l’intérieur desquelles se
12
détermine ce qui est à faire et à penser – nécessité .

Le lien est ainsi fait entre la « nécessité du champ », l’inconscient qui


demeure oubli de l’histoire et le « transcendantal historique ». Cette notion
se trouve ainsi éclairée d’un jour nouveau. Le « transcendantal historique »
est constitué par un ensemble de dispositions, plus ou moins explicites, qui
déterminent des façons de voir et de percevoir : les conditions sociales de
possibilités relèvent de l’ordre de la contrainte sociale intériorisée ou
incorporée. Mais ce transcendantal est historique parce qu’il renvoie,
prioritairement, à l’histoire des luttes de positions qui animent le champ 13.
Cette histoire n’est jamais, dans son intégralité, consciemment présente : elle
agit dans le moment présent en se résumant en lui, en se précipitant en lui en
quelque sorte. La conscience que l’on peut en avoir est le plus souvent celle
de l’état présent de la lutte des positions au sein du champ. Paradoxalement,
le « transcendantal historique » est donc immanent à la situation, au sens où
il n’est pas nécessaire d’aller le chercher au-delà de celle-ci. L’histoire des
luttes de positions s’y résume et structure l’ordre du possible et de
l’impossible. Dans le même temps, il est nécessairement méconnu comme tel
et fonctionne à ce titre comme un « inconscient » puisqu’il opère depuis
« l’intériorité » des agents et plus précisément depuis le « sens pratique »
qui est pertinent par rapport aux exigences du champ considéré. C’est à cette
condition que l’on peut comprendre certains énoncés de Bourdieu qui
peuvent sembler étonnants de prime abord :

Ainsi, toute l’histoire du champ est immanente à chacun de ses états et pour être à la hauteur de
ses exigences objectives, en tant que producteur mais aussi en tant que consommateur, il faut
posséder une maîtrise pratique ou théorique de cette histoire et de l’espace des possibles dans
14
lequel elle se survit .

Puisque toute l’histoire du champ « est immanente à chacun de ses états »


– et il faut bien voir toute la portée de cet énoncé –, cette histoire ne peut être
restituée par le seul regard historien, comme s’il s’agissait de constater la
persistance des positions établies ou la succession des avant-gardes qui les
contestent : il faut surtout comprendre les logiques complexes de
conservation et de subversion des positions, dont les possibles se jouent
dans l’ordre des dispositions. Dans Choses dites, en évoquant ses
recherches sur l’autonomisation des champs artistiques ou intellectuels,
Bourdieu précise le statut de cette histoire, présentée alors comme une
« histoire structurale » :

Une sociologie pleinement accomplie devrait évidemment englober une histoire des structures qui
sont l’aboutissement à un moment donné de tout le processus historique. […] Il s’agit de faire une
histoire structurale qui trouve dans chaque état de la structure à la fois le produit des luttes
antérieures pour transformer ou conserver la structure, et le principe, à travers des contradictions,
15
les tensions, les rapports de force qui la constituent, des transformations ultérieures .

Le principal facteur de changement interne d’un champ donné, ce sont


donc les luttes qui s’y déroulent, en tant que celles-ci se comprennent
d’abord et avant tout dans leur référence maintenue à l’enjeu du champ :
c’est le jeu complexe des positions, des dispositions et des prises de
position qui fait l’histoire « structurale », c’est-à-dire l’histoire de la
structure fondamentale du champ se distribuant, via l’habitus, sous le double
régime de la « structure structurée » et de la « structure structurante 16 ».
Cette « histoire structurale » est le seul moyen de rendre compte à la fois des
luttes qui sont au principe des évolutions du champ et de la logique des
prises de positions individuelles, singulières, qui apparaissent toujours
comme des possibles actualisés dans un espace de possibles circonscrit par
la structure. Ainsi Bourdieu peut-il ajouter, toujours dans Choses dites :
[…] le modèle que je propose de la relation entre les habitus et les champs fournit la seule manière
rigoureuse de réintroduire les agents singuliers et leurs actions singulières sans retomber dans
17
l’anecdote sans queue ni tête de l’histoire événementielle .

Cependant il faut encore insister sur le fait que cette « histoire


structurale », immanente aux situations, ne se déploie pas intégralement et
dans une pleine transparence. Cette opacité relative, qui constitue sa
dimension proprement « inconsciente », tient essentiellement à deux raisons
structurelles. D’une part, les agents n’ont jamais qu’un point de vue partiel et
relatif sur l’histoire structurale puisque leur position et leurs prises de
position représentent toujours un possible parmi d’autres. D’autre part,
l’histoire même du champ produit son propre oubli, à travers des illusions,
des dénégations, des refoulements.
L’analogie entre socio-analyse et psychanalyse se révèle là encore fort
précieuse pour penser cet effet de double coupure gnoséologique et sociale
instituée par l’évolution même du champ : la production de méconnaissances
ou d’absence de connaissance, sous-tendue par des stratégies de distinction,
contribue à faire du champ une efficace puissance d’oubli et d’aveuglement
quant à la réalité de ce qu’il est. Il y a donc nécessité d’historiciser ou plutôt
de réhistoriciser parce que l’histoire elle-même produit son propre oubli,
dans la mesure où l’économie particulière du champ donne lieu à des
dominations qui ont intérêt à ne pas apparaître comme telle et à des
revendications d’autonomie qui se sanctionnent toujours par des formes de
dénégation à l’égard de l’économie du champ. Ainsi, en va-t-il de la
revendication de l’art pour l’art, aspiration à une littérature « pure », c’est-à-
dire se satisfaisant de son auto-référentialité pour mieux dénier son
inscription sociale et historique.
Le rôle du sociologue, avec l’objectivation du champ qu’il propose, est
donc un rôle analogue à celui de l’analyste. Il fournit l’occasion d’une
réflexion sur l’histoire qui est en définitive retour de l’histoire sur elle-
même :
À travers le sociologue, agent historique historiquement situé, sujet social socialement déterminé,
l’histoire, c’est-à-dire la société dans laquelle elle se survit, se retourne un moment sur soi, se
réfléchit ; et, par lui, tous les agents sociaux peuvent savoir un peu mieux ce qu’ils sont, et ce qu’ils
18
font .

Cette citation résume admirablement la conception bourdieusienne de la


réflexivité : le sociologue est cet agent qui fait office d’instance réflexive
pour les agents sociaux et pour la société elle-même.

L A SOCIO-ANALYSE COMME OBJECTIVATION DU CHAMP SCIENTIFIQUE :


LA RÉFLEXIVITÉ SOCIOLOGIQUE COMME SOCIOLOGIE DE LA SOCIOLOGIE

Dans Les règles de l’art, au terme des « Questions de méthode » qui


livrent une sorte de petit traité méthodologique et épistémologique de la
théorie des champs, Bourdieu envisage l’objectivation du champ scientifique
et du champ sociologique comme un cas possible d’objectivation de champ.
Cas « possible » qui est en réalité un cas « particulier », puisque la
réflexivité procurée par l’objectivation devient alors une réflexivité au sens
fort, opérée par la sociologie qui fournit les moyens de l’objectivation sur
la sociologie en tant que système de relations objectives entre des agents (les
sociologues) :

Ce travail d’objectivation, lorsqu’il s’applique, comme ici, au champ même dans lequel se situe le
sujet de l’objectivation, permet de prendre un point de vue scientifique sur le point de vue empirique
du chercheur, qui, étant ainsi objectivé, au même titre que les autres points de vue, avec toutes ses
19
déterminations et ses limites, se trouve livré à la critique méthodique .

Bourdieu voit donc dans le travail d’objectivation du champ scientifique


et sociologique la promesse de deux gains gnoséologiques. D’une part,
l’objectivation du champ donne la possibilité d’accéder à une vision globale
de l’ensemble des relations objectives entre les agents, c’est-à-dire de
parvenir à un point de vue sur l’ensemble des points de vue. D’autre part,
l’objectivation du champ apparaît comme un instrument de rupture
épistémologique avec les visions partielles que l’on peut avoir du champ et
avec une forme de « naïveté », qui tient à la fois à l’adhésion immédiate à
l’illusio qui est au principe du champ et surtout au caractère non réfléchi du
point de vue scientifique sur l’objet.
Cette seconde déclinaison de la « socio-analyse » est en réalité une
particularisation de sa démarche fondamentale qui concerne un « agent »
d’un genre bien particulier : le « sujet » savant, le scientifique ou encore,
plus précisément, le sociologue. La réflexivité n’est plus seulement le retour
sur le passé historique qu’occasionne la prise de conscience des réalités
objectives, historiques et sociales, du champ. Elle prend un sens nouveau
puisqu’elle est aussi retour de l’objectivation sur elle-même. Le sociologue
qui pratique la socio-analyse retourne contre lui-même les instruments de la
science qu’il pratique. Bourdieu voit dans cette réflexivité sociologique une
spécificité de sa sociologie :

Si la sociologie que je propose diffère en quelque chose des autres sociologies du passé et du
20
présent, c’est surtout en ce qu’elle retourne contre elle-même les armes qu’elle produit .

Tel est le programme que résume la leçon inaugurale au Collège de


France de 1982, au cours de laquelle Bourdieu expose l’« […] une des
propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle [qu’il] la conçoit :
toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent
s’appliquer au sujet qui fait la science 21 ». En d’autres termes, le sujet de la
science demeure un sujet socialement situé, dans l’espace social en général
et dans l’espace social de la science et la science sociologique, dans sa
réalisation concrète, ne fait que le vérifier par l’inventaire des
méconnaissances établies. Dans la suite du texte précité, Bourdieu invite
encore ce sujet scientifique à une nécessaire « distance objectivante, donc
critique ». Il y a une corrélation intime, au niveau du sujet de la connaissance
scientifique, entre la critique épistémologique et la critique sociale. Il
revient ainsi à la démarche de la socio-analyse d’accomplir la réflexivité
critique en développant une objectivation sociologique du sujet par lui-
même :

Il ne suffit pas de chercher dans le sujet, comme l’enseigne la philosophie classique de la


connaissance, les conditions de possibilité, et aussi les limites, de la connaissance objective qu’il
institue. Il faut aussi chercher dans l’objet construit par la science les conditions sociales de
possibilité du « sujet » savant (par exemple, la skholè et tout l’héritage de problème, de concepts,
de méthodes, etc., qui rend son activité possible) et les limites possibles de ses actes
22
d’objectivation .

La démarche de cette « socio-analyse de l’esprit scientifique 23 » se


revendique, là encore, d’une référence plus ou moins explicite au criticisme
kantien, en appelant à substituer l’examen des conditions sociales de
possibilité à celui des conditions de possibilité du sujet transcendantal. Mais
on voit aussi ce programme critique réorienté par la référence analogique à
la psychanalyse. Ce qui vaut pour le programme général de la « socio-
analyse » s’applique et se vérifie dans le cas particulier de la réflexivité
sociologique. Il n’est donc guère surprenant de voir Bourdieu réaffirmer la
nécessité d’une investigation de l’inconscient « scientifique », inconscient
social qui résulte d’une histoire faite oubli, selon une formule désormais
pleinement intelligible. Ainsi, au terme de l’entretien avec Loïc Wacquant,
dans l’Invitation à la sociologie réflexive, peut-on lire que :

[…] l’histoire sociale de la sociologie, entendu comme une exploration de l’inconscient


scientifique du sociologue à travers l’explicitation de la genèse des problèmes, des catégories de
pensées et des instruments d’analyse qu’il met en œuvre, constitue un préalable absolu à la
24
pratique scientifique .

Pour restituer cette « histoire » et révéler l’inconscient scientifique pour


ce qu’il est, il faut là encore, « objectiver » le champ, l’espace des positions
et des relations entre agents. Mais dans le même temps, cette objectivation
doit opérer à différents niveaux, l’inconscient scientifique, et plus
particulièrement l’inconscient sociologique, se composant de strates qui
correspondent en réalité à une sorte d’emboîtement successif de différents
champs. C’est en investiguant pour eux-mêmes chacun de ces « champs » (à
cette réserve près que la condition scolastique, qui ne peut être négligée ici,
n’est peut-être pas un « champ » à proprement parler, mais bien une certaine
« condition », c’est-à-dire un type de position sociale impliquant un certain
type de rapport, distancié en l’occurrence, à la pratique), puis en
reconstituant leur rapport de composition dans le travail scientifique effectif,
que l’on peut produire l’analyse de cet inconscient scientifique. Sous cette
lumière, une grande diversité de travaux et de recherches trouve sa
cohérence.
1. À un premier niveau, la socio-analyse de l’esprit scientifique doit
revenir sur l’institution du « regard » scolastique et sur les particularités de
la situation de skholè. La sociologie est en effet un champ « scolastique »
parmi d’autres, une discipline dont les agents jouissent d’une position
sociale d’exception, délivrée des urgences de la pratique, et profitent d’un
temps libre propice à la réflexion et aux théories. Or la situation scolastique,
« condition de l’existence de tous les champs savants 25 », est à l’origine de
certains « biais » qui prédéterminent l’exercice de l’objectivation et sont
susceptibles de la dévoyer. La socio-analyse de la condition scolastique a
donc pour fin de revenir sur ces biais et de prévenir leurs effets. Cette socio-
analyse de l’inconscient scolastique est présente dès le début de l’Esquisse
d’une théorie de la pratique 26, approfondie dans Le sens pratique qui rend
compte du hiatus entre la « logique logique » et la « logique de la
pratique 27 », puis enfin, dans les Méditations pascaliennes 28.
On a déjà dit, et nous n’y reviendrons donc pas, que la critique des
« fondements anthropologiques » implicites de la pratique sociologique, à
savoir du subjectivisme et de l’objectivisme, trouve son origine dans la
coupure gnoséologique entre théorie et pratique, ainsi que dans la
méconnaissance de certaines de ses particularités. C’est cette
méconnaissance de ce que la théorie doit à la pratique qui donne lieu à
l’importation subreptice de son partage catégoriel fondamental entre le
« subjectif » et l’« objectif ». Cette problématique gnoséologique, largement
exploitée dans l’Esquisse puis dans Le sens pratique, présente une
dimension sociale que Bourdieu n’a eu de cesse de thématiser plus
directement. En ce sens, les réflexions des Méditations pascaliennes sont
les plus abouties, opérant dans le registre d’une socio-analyse qui s’assume
comme telle et qui cultive sa proximité avec le registre de la psychanalyse.
Sur la base de considérations historiques retraçant la genèse de la situation
scolastique dans le monde occidental, Bourdieu décrit surtout le
fonctionnement et les effets d’une disposition qui a pour présupposé une
« doxa épistémique » fondée sur une double ignorance :

La disposition « libre » et « pure » que favorise la skholé implique l’ignorance (active ou passive)
non seulement de ce qui se passe dans le monde de la pratique […], et, plus précisément, dans
l’ordre de la polis et de la politique, mais aussi de ce que c’est qu’exister, tout simplement, dans ce
monde. Elle implique aussi et surtout l’ignorance, plus ou moins triomphante, de cette ignorance et
29
des conditions économiques et sociales qui la rendent possible .

Cette double ignorance n’est pas la conjonction de deux ignorances


différentes, mais bien une ignorance redoublée, négativement « réfléchie » en
un certain sens, formant une ignorance de l’ignorance dans laquelle Bourdieu
voit l’expression d’un « grand refoulement ». L’inconscient de la disposition
scolastique procède de ce « refoulement des déterminations matérielles des
pratiques symboliques 30 », qui n’est pas simplement méconnaissance de la
réalité sociale, mais auto-aveuglement par rapport à ce qu’elle est, déni de la
réalité pratique qui permet à la théorie de s’exercer. Elle se définit, selon les
termes du Sens pratique, comme un « inconscient épistémologique 31 ».
Les deux premiers chapitres des Méditations pascaliennes conduisent
l’objectivation de cet auto-aveuglement en dressant l’inventaire critique des
procédés de dénégation et de sublimation de la raison scolastique. Outre les
présupposés de la doxa épistémique, Bourdieu relève l’affirmation de
l’autonomie individuelle et collective à l’égard des pouvoirs économiques et
politiques 32, l’invention et la mise en majesté du « regard scolastique 33 », le
refus de l’objectivation du sujet objectivant 34, la généralisation et
l’universalisation du cas particulier 35, « le refus de la pensée de la genèse
et, par-dessus tout, de la pensée de la genèse de la pensée 36 », la production
de philosophies de l’histoire qui sont en fait des tentatives de
déshistoricisation 37, l’absolutisation des œuvres 38, etc. Ce tableau se
complète du recensement des « effets de l’universalisation inconsciente de la
vision du monde associée à la condition scolastique 39 », à travers l’examen
des trois formes de l’erreur scolastique dans le domaine de la connaissance
(l’épistémocentrisme), de l’éthique (le moralisme) et de l’esthétique
(l’universalisme esthétique).
La cure imposée à la disposition scolastique passe donc par
l’historicisation de la raison scolastique, c’est-à-dire, en l’occurrence, par le
rappel constant des origines pratiques de la théorie.

Ainsi, l’anamnèse historique, même à peine esquissée, rappelle le refoulement originaire qui est
constitutif de l’ordre symbolique et qui se perpétue dans une disposition scolastique impliquant le
40
refoulement de ces conditions économiques et sociales de possibilité […].

Dès lors, les Méditations pascaliennes ne sont sans doute pas seulement
un livre constitué à l’intention des philosophes, mais aussi et surtout une
objectivation de la condition scolastique illustrée par l’exemple de la
philosophie, cette discipline étant celle qui a le mieux, selon Bourdieu,
réalisé cette condition. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les
« Confessions impersonnelles », essai d’auto-analyse où Bourdieu se
concentre sur son rapport à la philosophie, prolongent directement « l’effort
d’objectivation de ce sujet que nous sommes portés à croire universel 41 »,
effort qui est déjà à l’œuvre dans le chapitre intitulé « Critique de la raison
scolastique ».
Avant de poursuivre, il faut encore faire remarquer que la situation du
sociologue, relativement à la situation de skholé, est tout à fait particulière.
D’un côté, il est lui-même dans cette situation qui s’inaugure d’une double
coupure, gnoséologique et sociale. Il est de ce fait, comme on l’a déjà dit,
exposé à un certain nombre de « biais » scolastiques et en particulier aux
tendances subjectivistes et objectivistes qui sont susceptibles d’informer une
anthropologie inconsciente dommageable pour le travail scientifique
d’objectivation de la réalité sociale. Mais, d’un autre côté, il est aussi le
seul qui peut rappeler les agents à leurs conditions sociales en restituant la
réalité sociale pour ce qu’elle est. Ce paradoxe est bien relevé par Bourdieu
dans les Méditations pascaliennes :

Le sociologue a la particularité, qui n’a rien d’un privilège, d’être celui qui a pour tâche de dire des
choses du monde social, et de les dire, autant que possible, comme elles sont : rien que de normal,
de trivial même, en cela. Ce qui rend sa situation paradoxale, parfois impossible, c’est le fait qu’il
est entouré de gens qui ou bien ignorent (activement) le monde social et n’en parlent pas […] ou
bien s’en inquiètent et en parlent, parfois beaucoup, mais sans en savoir grand-chose […]. Ainsi,
lorsqu’il fait simplement ce qu’il a à faire, le sociologue rompt le cercle enchanté de la dénégation
collective : en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que
l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même, il prend le risque d’apparaître
42
comme celui qui vend la mèche .

En d’autres termes, c’est l’extension de la condition scolastique qui est


ici facteur de résistance au travail de socio-analyse engagé par le
sociologue.
2. À un deuxième niveau, la socio-analyse de l’esprit scientifique se
focalise sur le champ scientifique qu’elle se donne pour tâche d’objectiver.
Cette sociologie du champ scientifique se développe dans l’article de 1975
qui porte précisément pour titre « Le champ scientifique 43 » et aboutit au
cours intitulé Science de la science et réflexivité. Les Méditations
pascaliennes recèlent aussi un certain nombre d’analyses qui relèvent de ce
domaine.
Dans Science de la science et réflexivité, Bourdieu discute des
différentes philosophies des sciences (le structuro-fonctionnalisme de
Merton, la théorie des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn, la
sociologie des sciences de David Bloor, d’inspiration wittgensteinienne)
avant d’explorer « un monde à part », celui du champ scientifique. Le champ
scientifique a ceci d’analogue au champ littéraire qu’il fonctionne sur le
principe du désintéressement, c’est-à-dire de la mise à distance des intérêts
économiques, sociaux ou politiques. Son autonomisation se sanctionne par
l’affirmation de l’autorité scientifique comme unique critère d’évaluation des
productions individuelles et collectives. Si le champ scientifique est
compris, depuis l’article de 1975, comme champ de forces et champ de
luttes 44, il faut souligner que forces et luttes trouvent leur origine dans cette
« autorité scientifique », c’est-à-dire dans la constitution et la
reconnaissance du capital scientifique, individuel ou collectif. Le jeu social
qui se déroule dans le champ scientifique opère lui-même avec des moyens
« désintéressés » qui sont ceux de l’échange rationnel, de la discussion
argumentée, de la cohérence logique et de la vérification par la confrontation
avec le réel. Les luttes symboliques se développent dans l’espace consacré
de et à la raison scientifique.
Si le champ scientifique est un « monde à part », c’est surtout parce qu’il
impose un droit d’entrée particulier aux nouveaux entrants 45. La première
composante de ce droit d’entrée tient à la compétence scientifique, c’est-à-
dire au capital scientifique incorporé, ensemble de savoirs et de « sens
pratique » conforme aux exigences du champ, critère de « pureté » qui exclut
de sa considération tout intérêt extra-scientifique. L’entrée dans le champ
assure la clôture du champ, qui fonctionne comme un monde fermé sur lui-
même, où prévaut la discussion, la concurrence et la reconnaissance entre
pairs 46. C’est d’ailleurs cette dernière qui consacre le capital scientifique, le
met en scène par des procédures « honorifiques », et accorde profits
symboliques et matériels. La seconde composante du droit d’entrée dans le
champ scientifique est l’adhésion sans réserve à l’illusio qui est à son
principe, c’est-à-dire la recherche d’une recherche désintéressée. L’illusio
cultive l’« intérêt spécifique au désintéressement » qui est aussi parfois
présenté comme un intérêt particulier à l’universel 47.
C’est encore dans les termes de la psychanalyse que le fonctionnement de
ce champ est analysé. Toutefois, Bourdieu n’insiste pas tant sur l’inconscient
et sur le transcendantal historique que sur la censure et la sublimation qui
rendent le jeu social possible. Les Méditations pascaliennes livrent cette
formule ramassée :

[…] la pulsion spécifique engendrée par le champ est amenée à se sublimer pour s’accomplir
48
dans les limites et sous la contrainte de la censure du champ .

La censure, c’est celle qui résulte du contrôle réciproque et constant


exercé par le regard des pairs. Le champ se constitue ainsi « en instituant une
censure à l’entrée et en exerçant ensuite en permanence, par la logique même
de son fonctionnement, et en dehors de toute normativité transcendante 49
[…] ». Cette censure assure la clôture du champ et l’exclusion de certains
possibles de l’espace logique et social, sans même qu’il soit besoin
d’énoncer des interdits 50. Les contraintes qu’exerce la censure sont à la fois
institutionnalisées (notamment dans le cadre de ce que l’on nomme la
« discipline ») et incorporées sous forme de disposition. Elles règlent de
manière implicite les échanges dans le jeu social.
La sublimation transforme les intérêts impurs en intérêts purs, sous la
forme du désintéressement. S’il y a « sublimation », c’est aussi parce que la
libido dominandi, la lutte pour le pouvoir symbolique et le monopole de
l’autorité scientifique, ne peut s’exprimer comme telle : elle se convertit en
libido sciendi ou libido scientifica 51. La pulsion de pouvoir se mue en
pulsion de savoir. Dès lors, la réalité des relations sociales, dans le champ
scientifique, est souvent déniée : les rapports de domination n’apparaissent
pas comme tels, mais comme des différences de positions par rapport au
monopole de l’autorité scientifique, c’est-à-dire comme des différences dans
l’ordre de la connaissance.
3. À un troisième niveau se déploient les analyses relatives à l’Homo
academicus, qui délimitent et décrivent le champ académique. Dès le
premier chapitre de l’ouvrage, Bourdieu précise quelle peut être son utilité
sous la perspective plus générale de la socio-analyse :

La sociologie porte trop peu à l’illusion pour que le sociologue puisse se penser un seul instant dans
le rôle du héros libérateur : néanmoins, en mobilisant tout l’acquis scientifique disponible pour tenter
d’objectiver le monde social […], il offre la possibilité d’une liberté ; et il peut au moins espérer que
son traité des passions académiques sera pour d’autres ce qu’il a été pour lui-même, l’instrument
52
d’une socio-analyse .

Le titre de l’ouvrage ne doit pas égarer en laissant croire qu’il s’agit de


s’adonner à la recherche d’une essence, en vue de cerner un genre d’homme
qui peuplerait le monde académique. C’est bien en développant la
connaissance de l’espace social particulier au sein duquel se développe
l’activité scientifique, en objectivant celui-ci, que l’on peut se connaître soi-
même comme savant, comme membre d’un monde académique qui a ses lois,
ses rites, ses classements, ses hiérarchies et ses relations de pouvoir et de
domination. Le monde académique devient alors son propre objet de
recherche et l’étude pourra décrire les évolutions du monde universitaire
français avant et après Mai 1968, la défense du « corps » par les
professeurs, les effets de la crise à l’intérieur de l’institution scolaire.
Mais Bourdieu analyse surtout les logiques de répartition et de division
qui dissimulent les inégalités qui structurent le champ académique. Lieu de la
conflictualité et de la mise en concurrence des individus, le monde
universitaire est un « champ dans lequel s’affrontent plusieurs pouvoirs
spécifiques, correspondant à des trajectoires sociales et scolaires et aussi à
des productions culturelles irréductibles, sinon incompatibles 53 ». Ainsi,
l’Université est le lieu où se développe une forme de brouillage qui justifie
les inégalités sociales et les relations de pouvoir par les compétences
techniques ou scientifiques reconnues. Le champ académique est ainsi
structuré par des relations de pouvoir qui ont leur logique propre.
En prendre conscience, c’est à l’évidence faire progresser la socio-
analyse de l’esprit savant.
Au terme de cette découverte des différents niveaux d’exercice de la
socio-analyse, on espère avoir fait la démonstration de la cohérence de son
unité. Celle-ci n’est pas toujours apparente car Bourdieu ne se donne pas
toujours la peine de systématiser cette démarche. Les recherches
développées à chaque niveau peuvent être considérées indépendamment les
unes des autres, comme autant d’applications de la théorie des champs. C’est
d’ailleurs souvent ainsi qu’ils sont présentés. Cependant les analyses de
Bourdieu obéissent à des principes constants : ceux de l’objectivation, de
l’exhibition des conditions socio-transcendantales, de la révélation de
l’inconscient transcendantal historique, de l’analogie méthodologique
continue avec la psychanalyse.
La socio-analyse de l’esprit scientifique s’exerce donc à différents
niveaux et s’applique à la condition scolastique, au champ scientifique, au
champ académique et universitaire, mais en conservant de bout en bout une
profonde unité théorique et pratique. Avant de passer à l’examen de la socio-
analyse appliquée au cas du « sujet » lui-même, il faut encore formuler deux
remarques. La première concerne l’exposition des bénéfices de la socio-
analyse de l’esprit scientifique ; la seconde porte sur les effets de cette
démarche pour le sujet savant et sur le type de vigilance épistémologique qui
peut en résulter.
1. Voici la première remarque : compte tenu des résistances que
rencontre l’objectivation (notamment parce qu’elle oblige parfois les
« sujets » à se défaire d’une part de leurs illusions mais aussi parce qu’elle
peut être un instrument pour dénoncer les dominations), Bourdieu s’est
attaché à préciser les gains que procure la réflexivité pour la science elle-
même :

Comme j’essayais de le faire dans Homo academicus, j’utilise les instruments fournis par la
réflexivité pour essayer de contrôler les biais introduits par la conscience pour progresser dans la
connaissance des mécanismes qui peuvent altérer la réflexion. La réflexivité est un instrument
destiné à produire plus de science, et non pas à réduire la portée ou détruire la possibilité de la
54
science .

La réflexivité est pensée comme un dispositif de contrôle de la pratique


sociologique. En lieu et place de la « connaissance de soi », la réflexivité
sociologique nous procure une forme de « vigilance épistémologique », une
forme de prudence dans l’élaboration des connaissances relatives au monde
social :

Il ne s’agit pas de poursuivre une nouvelle forme de savoir absolu, mais d’exercer une forme
spécifique de la vigilance épistémologique, celle-là même que doit prendre cette vigilance sur un
55
terrain où les obstacles épistémologiques sont primordialement des obstacles sociaux .

Cette vigilance épistémologique permet de maîtriser le dualisme


fondamental que Bourdieu a identifié à la fois dans la pensée ordinaire et
dans la pensée scientifique qui importe parfois subrepticement ces
catégories :

Ce qu’il s’agit de maîtriser, c’est le rapport subjectif à l’objet qui, lorsqu’il n’est pas contrôlé, et
qu’il oriente le choix d’objets, de méthodes, etc., est un des facteurs d’erreur les plus puissants, et
les conditions sociales de production de ce rapport, le monde social qui a fait la spécialité et le
spécialiste (ethnologue, sociologue ou historien) et l’anthropologie inconsciente qu’il engage dans sa
56
pratique scientifique .

La réflexivité sociologique donne ainsi les moyens d’exercer une critique


constante du rapport de la théorie et de la pratique en informant ainsi la
pratique sociologique. Le point de différenciation concerne l’objet de la
réflexion, cet objet n’étant plus tout à fait le sujet lui-même, que
l’objectivation, la connaissance telle qu’elle se pratique. La réflexivité se
réalise alors en imposant une sorte de diplopie, de dédoublement du regard,
pensé par Bourdieu comme une révolution « anti-copernicienne 57 » :

Rappeler, comme le fait Husserl, que « l’arkhè-originaire terre ne se meut pas », ce n’est pas
inviter à répudier la découverte de Copernic pour lui substituer purement et simplement la vérité
directement éprouvée […]. C’est seulement inciter à tenir ensemble le constat de l’objectivation et
le constat, tout aussi objectif, de l’expérience première qui, par définition, exclut l’objectivation. Il
s’agit, plus précisément, de s’imposer en permanence le travail qui est nécessaire pour objectiver le
point de vue scolastique qui permet au sujet objectivant de prendre un point de vue sur le point de
vue des agents engagés dans la pratique, et pour tenter d’adopter un étrange point de vue,
absolument inaccessible dans la pratique : le point de vue double, bifocal, de celui qui, s’étant
réapproprié son expérience de « sujet » empirique, compris dans le monde et ainsi capable de
comprendre le fait de l’implication et tout ce qui lui est implicite, tente d’inscrire dans la
reconstruction théorique, inévitablement scolastique, la vérité de ceux qui n’ont ni l’intérêt, ni le
loisir, ni les instruments nécessaires pour entreprendre de s’approprier la vérité objective et
58
subjective de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont .

2. Avant d’analyser une ultime modalité d’exercice de la socio-analyse,


il faut encore formuler une dernière remarque : la socio-analyse de l’agent
scientifique est sans doute celle qui laisse le moins de place à l’idée de
« sujet ». Plus précisément, cette idée est constamment niée dans son sens et
dans sa valeur traditionnelle au profit de la mise en avant du champ tenu pour
seul « sujet » véritable. C’est en effet toujours dans le cadre de la socio-
analyse de l’esprit scientifique que Bourdieu assimile le « sujet » au champ.
Cette seconde déclinaison de la « socio-analyse » présente la particularité
de travailler à une objectivation de l’objectivation et cette radicalisation de
la réflexivité, forme d’objectivation au carré, n’est pas sans conséquence
quant au statut du « sujet ». Si la « socio-analyse » est, dans son ensemble, en
opposition avec le contre-modèle de la réflexion conçue comme auto-
position, consécration du sujet par sa propre puissance réflexive, la
réflexivité sociologique semble pousser cette opposition à son optimum :
qui d’autre que le sociologue pour étendre aussi loin que possible le pouvoir
de l’objectivation et donner définitivement congé à ce qu’il reste du
« sujet » ? Ainsi, la réflexivité sociologique, parce qu’elle est une
objectivation radicalisée, conduit aussi Bourdieu à assimiler sans autre
forme de procès le sujet scientifique au champ lui-même. Ainsi, à la toute fin
des « Questions de méthode », dans Les règles de l’art, Bourdieu remarque :

[…] en effet, les conditions de possibilité du sujet scientifique et celles de son objet ne font qu’un et
à tout progrès dans la connaissance des conditions sociales de production du sujet scientifique
correspond un progrès dans la connaissance de l’objet scientifique, et inversement. Cela ne se voit
jamais aussi bien que lorsque la recherche se donne pour objet le champ scientifique lui-même,
59
c’est-à-dire le véritable sujet de la connaissance scientifique .

Dans Science de la science et réflexivité, on trouve un propos


semblable :

Le sujet de la science n’est pas le savant singulier, mais le champ scientifique, comme univers de
relations objectives de communication et de concurrence réglées en matière d’argumentation et de
60
vérification .

Cependant ces formulations extrêmes, on doit bien le noter, ne s’énoncent


que sous la perspective d’une socio-analyse de l’agent scientifique situé par
rapport au champ scientifique. On ne peut donc y lire la formule générale
d’une éviction pure et simple de la philosophie du sujet qui serait partout à
l’œuvre chez Bourdieu.

L A SOCIO-ANALYSE COMME AUTO-ANALYSE


Il revient enfin à la démarche de la « socio-analyse » d’accomplir la
réflexivité critique en développant une objectivation sociologique du sujet
lui-même, par lui-même. Cette dernière déclinaison de la socio-analyse,
Bourdieu la nomme « auto-analyse ». Cette auto-analyse représente en
somme la réponse sociologique et personnelle que Bourdieu apporte à la
question philosophique du sujet dont la problématicité persiste à travers et
malgré la critique de la phénoménologie sociale. C’est là ce qui permet de
comprendre l’insistance mise par Bourdieu à revenir à de nombreuses
reprises sur son propre parcours et sur sa propre singularité de sujet
sociologue socialement situé : ponctuellement déjà dans l’Esquisse de 1972
ou dans la Leçon sur la leçon du Collège de France, puis dans le post-
scriptum des Méditations pascaliennes intitulé « Confessions
impersonnelles » et enfin dans le dernier chapitre du dernier cours de
Bourdieu au Collège de France, Science de la science et réflexivité, texte
repris et complété sous le titre d’Esquisse pour une auto-analyse. Ces
différents textes sont, pour Bourdieu, comme autant d’occasions de donner en
exemple sa propre singularité réflexive. Paradoxalement, Bourdieu est sans
doute le sociologue qui aura le plus parlé de lui-même, non en cédant à
quelque complaisance narcissique ou aux facilités de l’autobiographie
glorieuse, mais bien en donnant en exemple sa propre singularité réflexive.
Ainsi donc l’auto-analyse n’expose-t-elle pas l’intimité du sujet, au
contraire : elle défait sa personne en l’obligeant à réobjectiver ce qui a été
initialement subjectivé. Revendiquant une certaine forme d’impersonnalité,
le discours de l’auto-analyse efface en acte le sujet auto-institué, pour faire
droit à ce qu’une « existence [a] de plus banalement commun, jusque dans
l’illusion de la singularité 61 ».
Ainsi se déploie une rétrospection qui n’envisage pas les choix comme
des produits d’un projet conscient mais plutôt comme des prises de position
adoptées à l’égard d’un champ social déterminé : sont de ce point de vue
exemplaires les pages consacrées à l’objectivation du sujet de connaissance
« Bourdieu » au moment crucial des recherches en Algérie, dans
l’expérience de la familiarisation avec un monde étranger et du déracinement
d’un monde familier 62. Ainsi orchestré, le récit des prises de position
condamne définitivement l’illusion qui était celle des philosophies
classiques de la conscience, celle de l’auto-position.
Bourdieu doit à une certaine littérature (Virginia Woolf, William
Faulkner, James Joyce, Claude Simon) l’idée que l’histoire de vie linéaire,
c’est-à-dire la biographie comme récit de soi scandé par une succession
d’événements, n’est pas la bonne façon de « dire » le sujet. Un texte de 1986
intitulé « L’illusion biographique » recommande ainsi de substituer à la
biographie comme « histoire de vie » la « notion de trajectoire comme série
de positions successivement occupées par un même agent (ou un même
groupe) dans un espace social lui-même en devenir et soumis à d’incessantes
transformations ». Et Bourdieu de poursuivre :

Essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements
successifs sans autre lien que l’association à un « sujet » dont la constance n’est sans doute que
celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans
le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire de la matrice objective des
63
relations objectives entre les différentes stations .

Car l’« effort pour [s’]expliquer et [se] comprendre 64 » exige avant tout
de défaire l’histoire singulière du sujet, cette histoire ou plutôt cette double
histoire faite oubli. La socio-analyse appliquée au cas de la personne
singulière ne consacre nullement l’intimité du sujet : elle réobjective
l’expérience subjective et défait la personne. Les « choix » apparaissent
désormais comme des prises de position adoptées à l’égard d’un champ
social déterminé. Aux yeux de Bourdieu, la connaissance objective des
structures du monde social, des principes qui régissent ses différents
« champs » va donc de pair avec l’institution d’un nouveau rapport à soi :

[…] la vérité la plus intime de ce que nous sommes, l’impensé le plus impensable, est aussi inscrit
dans l’objectivité, dans l’histoire des positions sociales que nous avons tenues dans le passé et que
65
nous occupons dans le présent .

À partir de là, la comparaison établie entre socio-analyse et


psychanalyse se prolonge de manière inédite, dans le cas de l’auto-analyse,
dès lors qu’il s’agit d’envisager les effets de l’une et de l’autre de ces deux
démarches. Pour Bourdieu, l’auto-analyse sociologique est à même de
produire des effets analogues à ceux d’une cure psychanalytique. Ainsi, dans
l’Invitation à la sociologie réflexive, Bourdieu répond de la manière
suivante à une question de Loïc Wacquant relative au choix de la sociologie
plutôt qu’à celui de la philosophie ou de la psychanalyse :

[…] la sociologie était la meilleure chose que je puisse faire, sinon pour me sentir en accord avec
la vie, du moins pour trouver plus ou moins acceptable le monde dans lequel j’étais condamné à
vivre. En ce sens limité, je pense que j’ai réussi dans mon travail : j’ai réalisé une sorte de thérapie
personnelle qui, je l’espère, a produit en même temps des outils qui peuvent être de quelque utilité
66
pour les autres .
Pour moi, la sociologie a joué le rôle d’une socio-analyse qui m’a aidée à comprendre et à
67
supporter les choses (à commencer par moi-même) que je trouvais insupportables auparavant .

L’auto-analyse a donc des effets libérateurs analogues à ceux d’une cure


analytique : elle libère de l’expérience subie des dominations, dans la
mesure où elle permet de les objectiver. On rend ainsi au champ social ce
que l’on lui doit. Il sera bien tentant d’y voir une promesse émancipatrice et
de faire de Bourdieu un lointain successeur des Lumières. Certains propos
de Bourdieu semblent même nous y inviter :

[…] la sociologie des déterminants sociaux de la pratique sociologique est le seul fondement
possible d’une liberté possible par rapport à ces déterminations. Et c’est seulement à condition qu’il
s’assure le plein usage de cette liberté en se soumettant continuellement à cette analyse que le
sociologue peut produire une science rigoureuse du monde social qui, loin de condamner les agents
à la cage de fer d’un déterminisme rigide, leur offre les moyens d’une prise de conscience
68
potentiellement libératrice .
Le ressentiment est pour moi la forme par excellence de la misère humaine ; et la pire chose que le
dominant impose aux dominés (le plus grand privilège du dominant, dans tout univers, est sans
doute d’être structurellement libéré du ressentiment). La sociologie est donc à mes yeux un
69
instrument de libération, et partant de générosité .

Mais si la sociologie, telle que Bourdieu la conçoit et la pratique, nous


offre les moyens de nous réapproprier notre histoire, on ne doit cependant
pas surestimer ses puissances. On ne saurait trop attendre de ces prises de
conscience qui ne sont que potentiellement libératrices et ce n’est pas sur
elles seules que l’on pourra miser pour émanciper les individus. Prendre
conscience de l’inconscient, c’est tout à la fois s’en distancer ou à tout le
moins gagner la possibilité de le faire, mais c’est aussi reconnaître tout son
poids, toute l’inertie des dispositions acquises. Il serait illusoire de
considérer que les prises de conscience occasionnées par le travail de la
socio-analyse puissent suffire pour corriger les dispositions d’un agent, et
encore moins pour les faire disparaître. Il faut pour cela un travail continu,
une lutte active de l’individu avec lui-même, laquelle doit se doubler d’une
lutte contre les conditions sociales où s’exercent certaines dominations, car
« […] il ne suffit pas de prendre conscience de la condition de classe pour
se libérer des dispositions durables qu’elle produit 70 ». Dans ses textes les
plus pessimistes, Bourdieu fait presque de la dimension inconsciente des
pratiques un principe de conservation de l’ordre social, une raison de sa
persistance à tout le moins. Ainsi, relève-t-il, dans La domination
masculine, que les principes de l’habitus « se transmettent, pour l’essentiel,
de corps à corps, en deçà de la conscience et du discours, ils échappent pour
une grande part aux prises de contrôle conscient et du même coup aux
transformations et aux corrections 71 ». Bourdieu ne cesse de souligner
l’importance de la prise de conscience des déterminations inconscientes, de
défendre les mérites de la socio-analyse, tout en marquant les limites de
l’entreprise :

La sociologie nous donne une petite chance de comprendre le jeu que nous jouons et de réduire
l’emprise des forces du champ dans lequel nous évoluons comme celles des forces sociales
72
incorporées qui opèrent en dedans de nous .

De ce point de vue, les critiques sommaires de la sociologie de


Bourdieu, qui ne voit en elle qu’un déterminisme grossier, un pur
sociologisme, voire un terrorisme intellectuel de gauche, serait bien
inspirées de considérer de plus près les divers éléments de la constitution
théorique de la sociologie bourdieusienne. Bourdieu ne nous oblige pas
seulement à prendre conscience de l’action structurante du social que nous ne
pouvons ou ne voulons ordinairement pas voir, il nous invite aussi à nous
interroger sur notre propre singularité de sujet social en révélant les
possibles de la pratique susceptibles de nous libérer de nos déterminations
et des dominations subies.
1. Comme le souligne Louis Pinto, la sociologie de la littérature « condense des choix théoriques
capitaux », (L. Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel, 2002, p. 87).
2. RA, p. 14-15.
3. J.-P. Sartre, L’idiot de la famille, I, II et III, Paris, Gallimard, 1988. Voir aussi les « Questions de
méthode » dans La critique de la raison dialectique, I. Théorie des ensembles pratiques, Paris,
Gallimard, 1985, p. 15-111.
4. Voir à ce propos les remarques de P. Bourdieu dans la séquence des Régles de l’art malicieusement
intitulée « Questions de méthode », p. 308 sq.
5. Plus généralement, l’analyse sociologique défendue par Bourdieu s’oppose aux lectures « internes »
des œuvres (celles de l’histoire littéraire traditionnelle) qui méconnaissent ou négligent l’importance des
facteurs sociaux et sont incapables de restituer les logiques du champ, ainsi qu’aux lectures
« externes », notamment inspirées par le structuralisme, qui formalisent à l’excès les principes de la
lecture des œuvres. Sur tout ceci, voir la séquence intitulée « L’espace des points de vue » dans RA,
p. 318 sq.
6. RA, p. 15-16.
7. RA, p. 297.
8. P. Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les temps modernes, 19966, 246, p. 865-906.
Dans Les règles de l’art, Bourdieu porte un regard critique sur cet article fondateur pour l’analyse
sociologique de la littérature comme pour la théorie des champs : « C’est ainsi que la première tentative
pour analyser le “champ intellectuel” s’était arrêtée aux relations immédiatement visibles entre les
agents engagés dans la vie intellectuelle : les interactions, entre les auteurs et les critiques ou entre les
auteurs et les éditeurs, avaient masqué à mes yeux les relations objectives entre les positions relatives
que les uns et les autres occupent dans le champ, c’est-à-dire la structure qui détermine la forme des
interactions » (RA, p. 299).
9. RA, p. 261.
10. « Faire date, c’est inséparablement faire exister une nouvelle position au-delà des positions
établies, en avant de ces positions, en avant-garde, et, en introduisant la différence, produire le
temps », RA, p. 261.
11. P. Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps Modernes, 22, 1966, p. 865-906.
12. RA, p. 387.
13. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’il faille isoler le champ du reste de l’espace social, ce qui ne
pourrait conduire qu’à une nouvelle forme de déshistoricisation. Cf. RA, p. 327.
14. RA, p. 399.
15. CD, p. 56.
16. Notons en passant que cette conception de l’histoire structurale est fort éloignée de la caricature
que l’on a parfois pu en donner, notamment à propos de l’institution scolaire, l’histoire se réduisant alors,
dans certaines présentations grossières ou mensongères, à un ensemble de déterminations subies et à
une reproduction implacable des inégalités existantes. Dans le même temps, s’il est vrai que la
conception bourdieusienne de l’histoire gagne en précision avec l’idée d’une histoire structurale, la
question se pose de savoir ce qu’il faut entendre, exactement, sous le concept de « structure ». Cette
tâche excède les limites de la présente réflexion. On pourra lire la présentation de J.-L. Fabiani, Pierre
Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, 2016.
17. CD, p. 61.
18. LL, p. 29. Voir aussi, sur la nécessité de l’historicisation : SSR, p. 168.
19. RA, p. 342.
20. ISR, p. 272.
21. LL, p. 29. Voir également les pages décisives des Méditations pascaliennes : MP, p. 174 sq.
22. RA, p. 343.
23. SSR, p. 180.
24. ISR, p. 272.
25. MP, p. 24.
26. ETP, p. 225-234.
27. Voir en particulier le chapitre V, « La logique de la pratique » de SP, p. 135-165.
28. Voir dans MP le chapitre II (« Les trois formes de l’erreur scolastique »), p. 73-131.
29. MP, p. 26-27.
30. MP, p. 38.
31. SP, p. 51.
32. MP, p. 37.
33. MP, p. 40.
34. MP, p. 50.
35. MP, p. 53.
36. MP, p. 66.
37. MP, p. 67.
38. Ibid.
39. MP, p. 75.
40. MP, p. 42.
41. MP, p. 53.
42. MP, p. 15.
43. P. Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3 juin 1976,
p. 88-104. Cet article est une reprise de « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales
o
du progrès de la raison », Sociologie et sociétés, vol. 7, n 1, 1975, p. 91-118. Signalons aussi « Scientific
Field and Scientific Thought. Marginal Notes », in S. B. Ortner (éd.), Transformations, CSST Working
Papers, University of Michigan, novembre 1989, traduit dans « Remarques en marge de l’article de
Sherry B. Ortner », in Awal, 21, 2000, p. 59-64 ; et enfin Animadversiones in Mertonem, in R. Merton,
Consensus and Controversy, The Falmer Press, 1990, p. 297-301, repris dans « La double rupture », in
RP, p. 91-97.
44. SSR, p. 69.
45. SSR, p. 101 sq.
46. « […] chaque chercheur tend à n’avoir pas d’autres récepteurs que les chercheurs les plus aptes à
le comprendre mais aussi à le critiquer, voire à le réfuter et à le démentir », SSR, p. 137.
47. SSR, p. 105.
48. MP, p. 161.
49. SSR, p. 107-108.
50. SSR, p. 119.
51. SSR, p. 101.
52. HA, p. 212.
53. HA, Quatrième de couverture.
54. ISR, p. 251.
55. SSR, p. 173-174.
56. SSR, p. 182-183.
57. Nous devons cette expression à Dominique Pradelle.
58. MP, p. 275.
59. RA, p. 343. Ce passage est repris tel quel dans ISR, p. 273.
60. SSR, p. 138-139.
61. MP, p. 54.
62. ETP, p. 2. En 1972, dans l’« Avant-propos » qui ouvre la seconde partie de l’Esquisse, Bourdieu note
déjà qu’« il n’est pas douteux que l’expérience scientifique qui est au principe de ces réflexions doit
beaucoup aux particularités d’un itinéraire biographique » (ETP, p. 222) : c’est ainsi la familiarité d’un
certain monde paysan, celui du Béarn, qui l’a prémuni des excès de l’objectivisme lorsqu’il menait des
recherches ethnographiques en Algérie, entre 1957 et 1963.
63. P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 71.
64. EAU, p. 14.
65. ISR, p. 271.
66. ISR, p. 269.
67. ISR, p. 268.
68. ISR, p. 273.
69. ISR, p. 271.
70. ETP, p. 271.
71. DM, p. 102-103.
72. ISR, p. 255.
1. QS, p. 49.
CONCLUSION

Au terme de cette étude, il est patent que la sociologie bourdieusienne


n’est pas « sans sujet » comme a pu le suggérer Raymond Boudon 1. Bien au
contraire : cette sociologie a l’insigne mérite d’inventer une nouvelle figure
de sujet, ou plus précisément de concevoir une forme de subjectivité.
Cette invention de ce que nous avons appelé, à la suite de Bourdieu, le
« sujet social » procède d’un rapport complexe de conversion et de
subversion de différents apports phénoménologiques. En critiquant la
phénoménologie sociale, Bourdieu renonce en définitive à une théorie du
sujet qui présentait l’avantage d’unifier, à sa manière, le sujet de la
connaissance et le sujet de la pratique dans l’unité d’une expérience vécue.
Mais cette critique est salutaire, puisqu’elle doit permettre de reconsidérer,
sous la rubrique de l’habitus, les déterminations sociales de la pratique, et
plus largement, de poser le problème des conditions de possibilité, sociales
et historiques, de la connaissance. Elle fonctionne également comme une
matrice de problèmes précis, revenant avec insistance dans l’œuvre de
Bourdieu : les questions du temps et de la réflexivité en sont, à nos yeux, les
meilleurs exemples.
La conception du sujet social qui se dessine ainsi, à la conjonction de
réflexions portant sur l’incorporation des normativités, sur la temporalité de
la pratique et sur les puissances de la réflexivité, ne peut plus être confondue
avec celle de l’agent. Elle désigne une forme de subjectivité qui résiste à sa
négation objectiviste, mais qui doit aussi reconnaître tout ce que son identité
doit au monde historique et social. Une telle conception du « sujet social »
subvertit la philosophie classique qui le définissait plus volontiers par le
rapport conscient à soi et par la liberté, deux traits essentiels ici relégués au
second plan, sans être pour autant abolis. Le sujet est pour Bourdieu un effet
du monde social, un sujet « assujetti » par son parcours biographique au sein
des champs qui structurent ce monde social. Pour autant, un tel sujet n’est pas
seulement le résumé intériorisé de l’ordre social, il a pour lui les ressources
du sens pratique, la possibilité de se rapporter réflexivement à sa propre
expérience et enfin d’agir collectivement sur le monde social.
Il faut prendre toute la mesure de ce résultat, qui peut être interprété de
différentes manières, selon que l’on adopte le point de vue des sciences
sociales ou celui de la philosophie. Du côté de la philosophie, tout d’abord,
l’extériorité du point de vue sociologique permet d’assigner quelques limites
aux usages parfois incontrôlés de certains concepts. En l’occurrence, il n’est
plus possible de voir dans le sujet un quelconque fondement, ni de se
satisfaire d’une conception du sujet qui ignorerait tout de ses conditions
sociales et historiques de possibilité.
Du côté des sciences sociales, il apparaît que celles-ci ne peuvent plus
négliger la dimension subjective de la réalité sociale. En ce sens, la
spécificité de la démarche de Bourdieu tient à la pratique de la « socio-
analyse » qui est l’ultime réponse au problème de la double objectivation.
En analysant l’effet des structures objectives du monde social dans
l’expérience vécue, Bourdieu invite le « sujet » à avouer indéfiniment ce
qu’il doit aux autres. Ce n’est pas l’une des moindres séductions de la
sociologie de Bourdieu que, de cette manière, l’on puisse en apprendre
autant sur « soi-même ». Mais on voit aussi quelle est la difficulté de
l’entreprise : celle d’une vigilance critique qui reste en définitive
entièrement à notre charge, celle aussi d’une incertitude relative quant à ce
que l’on peut vraiment connaître de « soi-même ». C’est ici que la question
de la temporalité des pratiques retentit ultimement sur la conception
sociologique du sujet : de ce que ce sujet peut être à l’avenir, la sociologie
ne peut bien sûr rien dire. Elle ménage plutôt les conditions d’un devenir un
peu plus libre du sujet grâce à la lucidité gagnée par la connaissance des
déterminations qui pèsent sur lui. Ultime ambiguïté, qui laisse à la « liberté »
du sujet les possibles qu’il saura concevoir et inventer, individuellement et
collectivement, par-delà la conscience acquise des déterminations sociales.

1. R. Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977, p. 187.


ANNEXE

Nous livrons ci-après la traduction d’un court texte de Bourdieu écrit en


réponse à l’article de C. Jason Throop et K. Murphy, « Bourdieu and
phenomenology : a critical assessment », paru dans Anthropological
Theory, 2, 2, 2002, p. 185-207. Cette réponse a été écrite à la fin de l’année
2001, peu avant la disparition de Pierre Bourdieu, survenue en janvier 2002.

P. Bourdieu, « Response to Throop and Murphy », Anthropological


Theory, 2, 2, 2002, p. 209 :

Tout en remerciant les auteurs pour leur travail très sérieux et très minutieux, je voudrais soulever
quelques interrogations quant à leurs intentions elles-mêmes. Je vois en fait une contradiction dans
le fait de me reprocher d’une part (1) d’échouer à rendre justice à la phénoménologie à l’égard de
laquelle il semblerait que je sois plus redevable que je ne veuille bien le reconnaître (p. 197 : « ici,
comme ailleurs, Bourdieu semble purement et simplement reformuler quelques-unes des
hypothèses de Schultz [sic] dans son propre vocabulaire idiosyncrasique et excessivement
déterministe, de telle sorte qu’e lles puissent paraître nouvelles, alors qu’elles ne le sont pas en
réalité » ; ou p. 203 : « [Pierre Bourdieu] ne parvient pas à reconnaître l’influence positive que la
pensée de Husserl a eue sur ses propres formulations théoriques ») et, (2) pour avoir mal compris,
mésinterprété et déformé les idées de Husserl et des phénoménologues (voir par exemple p. 198 :
« sa naïveté toute phénoménologique qui l’a conduit à caractériser de manière erronée tout état
non représentationnel comme étant nécessairement “non-conscient” […] », ou p. 203 : « il
déforme souvent les idées de Husserl »).
Bref, il n’est pas possible de prétendre sans éviter de sérieuses incohérences que ce que je dis à
propos de Husserl est vrai et par conséquent que je serais un quasi-plagiaire dissimulant ses
emprunts (alors que j’ai souvent déclaré ma dette à l’égard de la phénoménologie que j’ai pratiquée
quelque temps dans ma jeunesse) et que ce que je dis à propos de Husserl est faux et que mes
critiques et mes réserves sont injustes.
Il me semble que je rends effectivement justice à Husserl, Schutz et quelques autres. Mais ce
n’était pas mon intention que de les reformuler dans l’un de ces commentaires qui, pour parler
comme Mallarmé, « forme pléonasme » avec l’œuvre, ni de les réfuter. Mon objectif est
d’intégrer l’analyse phénoménologique au sein d’une approche globale dont elle est une phase (la
première, la phase subjective), la seconde étant celle de l’analyse objectiviste. Cette intégration
n’est en aucune manière une compilation éclectique puisque son effet est de dépasser les limites
(que je rappelle dans ma critique) inhérentes à chacune des approches, tout en retenant leurs
contributions essentielles.
Mais je pense que la mésinterprétation de mes idées trouve ses origines dans le fait que les auteurs
oublient que, pour moi, les idées théoriques qu’ils traitent de manière isolée, séparément, en elles-
mêmes et pour elles-mêmes, sont destinées à guider la recherche empirique et à résoudre des
problèmes spécifiques de l’anthropologie et de la sociologie, tels que le problème de l’échange par
don ou celui du travail pour lesquels je propose dans les Méditations pascaliennes une analyse
intégrant les points de vue subjectivistes et objectivistes, comme pour tant d’autres problèmes
rencontrés tout au long de ma carrière de chercheur.
BIBLIOGRAPHIE

I. Œuvres de P. Bourdieu

1. Ouvrages
Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Paris, Presses Universitaires de
France, 1958.
Bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en
Algérie, Paris/La Haye, Mouton, 1963.
Bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement : la crise de l’agriculture
traditionnelle en Algérie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
Bourdieu P. et Passeron J.-Cl., Les héritiers : les étudiants et la culture,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
Bourdieu P., Castel R., Boltanski L. et Chamboredon J.-Cl., Un art moyen :
Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1965.
Bourdieu P., Chamboredon J.-Cl. et Passeron J.-Cl., Le métier de
sociologue : Préalables épistémologiques, La Haye/Paris,
Mouton/EHESS, 1968.
Bourdieu P. et Passeron J.-Cl., La reproduction : Éléments d’une théorie
du système d’enseignement, Les Éditions de Minuit, 1970.
Bourdieu P., La distinction : critique sociale du jugement, Les Éditions de
Minuit, 1979.
Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de Trois études
d’ethnologie [1972], Paris, Seuil, 2000.
Bourdieu P. et Boltanski L., « La production de l’idéologie dominante »
[1976], rééd. Paris, Éditions Raisons d’agir, 2008.
Bourdieu P., Algérie 60 : structures économiques et structures
temporelles, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977.
Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
Bourdieu P., Ce que parler veut dire : l’économie des échanges
linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
Bourdieu P., Leçon sur la leçon, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.
Bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.
Bourdieu P., Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.
Bourdieu P., L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1988.
Bourdieu P., La noblesse d’État : grandes écoles et esprit de corps, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1989.
Bourdieu P., Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire,
Seuil, 1992.
Bourdieu P. (dir.), La misère du monde [1993], Seuil, 2007.
Bourdieu P., La domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1998.
Bourdieu P., Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil,
1994.
Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
Bourdieu P., Contre-feux : propos pour servir à la résistance contre
l’invasion néo-libérale, Paris, Liber, coll. « Raisons d’agir », 1998.
Bourdieu P., Contre-feux 2 : pour un mouvement social européen, Paris,
Raisons d’agir, 2001.
Bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir,
2001.
Bourdieu P., Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en
Béarn, Paris, Seuil, 2002.
Bourdieu P. et Chartier R., Le sociologue et l’historien, Marseille/Paris,
Agone & Raisons d’agir, 2010.
Bourdieu P., Sur l’État : Cours au Collège de France 1989-1992, Paris,
Seuil, 2012.
Bourdieu P., Sur Manet : Une révolution symbolique, Seuil/Raisons
d’agir, coll. « Cours et travaux », 2013.
Bourdieu P. et Wacquant L., Invitation à la sociologie réflexive, Paris,
Seuil, 2014.

2. Articles
Bourdieu P., « Champ intellectuel et projet créateur », Les temps modernes,
1966, p. 865-906.
Bourdieu P. et de Saint-Martin M., « L’excellence scolaire et les valeurs du
système d’enseignement français », Annales, Paris, vol. 25, no 1, janv.-
mars 1970, p. 147-175.
Bourdieu P., « L’opinion publique n’existe pas », Temps modernes, vol. 29,
no 318, janvier 1973.
Bourdieu P., « Avenir de classe et causalité du probable », Revue Française
de Sociologie, 15/1, 1974, p. 3-43.
Bourdieu P., « L’invention de la vie d’artiste », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 1, mars 1975, p. 67-94.
Bourdieu P. et Boltanski L., « Le fétichisme de la langue », Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 1, no 4, juillet 1975, p. 2-32.
Bourdieu P., « La lecture de Marx : à propos de “lire le Capital” », Actes de
la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 5-6, novembre 1975, p. 65-
79.
Bourdieu P., « Le sens pratique », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 2, no 1, février 1976.
Bourdieu P., « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2-3 juin 1976, p. 88-104.
Bourdieu P., « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences
sociales, 1977, vol. 17, no 17-18, p. 2-5.
Bourdieu P., « Entretien avec Pierre Bourdieu : la sociologie est-elle une
science ? », Recherche, no 112, juin 1980, p. 735-743.
Bourdieu P. et de Saint-Martin M., « La sainte famille. L’épiscopat français
dans le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales,
44-45, p. 2-53.
Bourdieu P., « Les sciences sociales et la philosophie », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 47-48, juin 1983, p. 45-52.
Bourdieu P., « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences
sociales, 1986, 64, p. 69-72.
Bourdieu P., « The corporatism of the universal : the role of intellectuals in
the modern world », Telos, 81, 1989, p. 99-110.
Bourdieu P., « For a socio-analysis of intellectuals : on “Homo
Academicus” », Berkeley Journal of Sociology, no 34, 1989, p. 1-29.
Bourdieu P., « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 89, septembre 1991, p. 4-46.
Bourdieu P. et Eagleton T., « Doxa and common life », New Left Review,
191, février 1992, p. 111-121.
Bourdieu P., « Qu’est-ce que faire parler un auteur ? À propos de Michel
Foucault », Sociétés et Représentations, 1996, 3, p. 13-18.
Bourdieu P., « Le champ économique », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 119, septembre 1997, p. 48-66.
Bourdieu P., « L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2000, no 135, p. 3-5.
Bourdieu P., « L’objectivation participante », Actes de la recherche en
sciences sociales, 150, 2003, p. 43-58.

II. Autres références


Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le
paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques,
Paris, La Découverte, 2002.
Alexander J. C., La réduction : critique de Bourdieu, Paris, Le Cerf, coll.
« Humanités », 2000.
Ambroise B., « Bourdieu et le langage », in Frédéric Lebaron & Gérard
Mauger (éd.), Lire Bourdieu, Paris, Ellipses, 2012, p. 193-206.
Austin J. L., Sense and Sensibilia, Oxford, Oxford University Press, 1962
[trad. fr. de P. Gochet, revue par B. Ambroise, Le langage de la
perception, Paris, Vrin, 2007].
Bégout B., La généalogie de la logique. Le statut de la passivité dans la
phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 2000.
Bouveresse J. et Roche D. (dir.), La liberté par la connaissance. Pierre
Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2004.
Bouveresse J., Bourdieu, savant & politique, Marseille, Agone, 2003.
Cefaï D. et Depraz N., « De la méthode phénoménologique dans la démarche
ethnométhodologique », in M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré (dirs.),
L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale. Colloque de Cerisy,
Paris, La Découverte, 2001, p. 99-123.
Cefaï D., Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schutz. Naissance
d’une anthropologie philosophique, Genève, Librairie Droz, 1998.
Colliot-Thélène C., « Les racines allemandes de la théorie de Bourdieu », in
Pierre Bourdieu, théorie et pratique. Perspectives franco-allemandes,
La Découverte, Paris, 2006, p. 23-46.
Encrevé P. et Lagrave R.-M. (dir.), Travailler avec Bourdieu, Paris,
Flammarion, coll. « Champs », 2004.
Fabiani J.-L., Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil,
2016.
Gautier C., La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie
des pratiques de Pierre Bourdieu, Paris, Le Cerf, 2012.
Heinich N., Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2007.
Héran F., « La seconde nature de l’habitus. Tradition phénoménologique et
sens commun dans le langage sociologique », Revue française de
sociologie, XXVIII-3, CNRS Éditions, 1987.
Karsenti B., D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la
politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013.
Kestenbaum V., The Phenomenological Sense of John Dewey : Habit and
Meaning, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1977.
Lahire B. (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et
critiques, Paris, La Découverte, 1999.
Lentacker A., La science des institutions impures. Bourdieu critique de
Lévi-Strauss, Paris, Raisons d’agir, 2010.
Lemieux C., « Philosophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie,
2, 3, 2012, p. 199-209.
Lescourret A.-M., dir., Pierre Bourdieu, un philosophe en sociologie,
Paris, PUF, 2009.
Lescourret M.-A. (dir.), Pierre Bourdieu. Un philosophe en sociologie,
Paris, PUF, 2009.
Louette J.-F., Traces de Sartre, Grenoble, Ellug, 2009.
Martín-Criado E., Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, trad. fr. par H.
Bretin, Broissieux, Éditions du croquant, 2008.
Monod J.-C., « Les deux mains de l’État : remarques sur la sociologie de la
misère de Pierre Bourdieu », Esprit, no 8-9, septembre 1995, p. 156-171.
Ostrow J. M., Social sensitivity : An Analysis of Experience and Habit,
Stony Brook, State University of New York Press, 1990.
Perreau L., « De la phénoménologie à l’ethnométhodologie : variétés
d’ontologie sociale chez Husserl, Schütz et Garfinkel », in
Phenomenology 2005, sous la direction de T. Nennon et H. R. Sepp,
Zeta Books, 2007, p. 453-477.
Perreau L., « Définir les situations. Le rapport de la sociologie d’Erving
Goffman à la phénoménologie d’Alfred Schütz », in Goffman et l’ordre
de l’interaction, sous la dir. de D. Cefaï et L. Perreau, Amiens,
CURAPP-ESS/PUF, 2012, p. 139-162.
Perreau L., Le monde social selon Husserl, Dordrecht/Boston/London/New
York, Springer, 2013.
Pinto L., Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin
Michel, 1999, rééd. Paris, Seuil, 2002.
Robbins D., The work of Pierre Bourdieu : recognizing society, Milton
Keynes, Open University Press, 1991.
Throop C. J. et Murphy K., « Bourdieu and phenomenology : a critical
assessment », Anthropological Theory, 2002, vol. 2, no 2, p. 185-207.
Schütz A., Luckmann T., Strukturen der Lebenswelt, Konstanz, UVK, 2003.
Sartre J.-P., Critique de la Raison Dialectique I. Théorie des ensembles
pratiques, Paris, Gallimard, 1985.
Sartre J.-P., Critique de la Raison Dialectique, II. L’intelligibilité de
l’histoire, Paris, Gallimard, 1985.
Sartre J.-P., L’idiot de la famille, I, II et III, Paris, Gallimard, 1988.
Myles J. F., « From doxa to experience. Issues in Bourdieu’s Adoption of
Husserlian Phenomenology », in Theory, Culture & Society, 21, 2,
2004, p. 91-107.
Sabeva S., Weiß J., « Phänomenologie », in Fröhlich G., Rehbein B. (dir.),
Bourdieu-Handbuch, Stuttgart, J. B. Metzler, 2014, p. 16-20.
Sapiro G., « Une liberté contrainte. La formation de la théorie de l’habitus »,
in Pinto L., Sapiro G., Champagne P. (dir.), Pierre Bourdieu sociologue,
Paris, Fayard, 2004, p. 19-48.
Schultheis F., Bourdieus Wege in die Soziologie, Konstanz, UVK, 2007.
REMERCIEMENT S

Cette étude trouve ses origines lointaines dans une communication


prononcée dans le cadre du colloque « Théories de la pratique. Bourdieu et
l’idée de sociologie critique » organisé en 2008 par Claude Gautier, Pascale
Laborier, Sandra Laugier et Frédéric Lebaron à l’Université de Picardie
Jules Verne, à Amiens. Cette intervention a ensuite fait l’objet d’une
publication intitulée « Quelque chose comme un sujet : Bourdieu et la
phénoménologie sociale », parue dans un volume coordonné par Michel de
Fornel et Albert Ogien aux éditions de l’École des Hautes Études en
Sciences Sociales dans la collection « Raisons pratiques » (Bourdieu,
théoricien de la pratique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011). Nous avons
ensuite eu l’occasion de présenter un premier état de nos recherches, en
février 2012, dans le cadre du séminaire « Relectures de Pierre Bourdieu »
organisé par Florent Champy, Bruno Karsenti, Cyril Lemieux et Jean-Louis
Fabiani à l’EHESS. Qu’ils trouvent ici l’expression de nos remerciements
pour les remarques qu’ils nous adressèrent alors.
Nos réflexions autour de l’œuvre de Bourdieu n’auraient pas été les
mêmes sans le travail engagé en commun avec Bruno Ambroise, tout
particulièrement dans le cadre du séminaire d’épistémologie des sciences
sociales que nous avons co-animé au Centre de Recherches Universitaires
sur l’Action Publique et le Politique – Épistémologie des Sciences Sociale
(CURAPP-ESS, UMR 7319), à l’Université de Picardie Jules Verne. Au
cours de notre travail autour de l’œuvre de Bourdieu, nous avons également
contracté une dette intellectuelle certaine à l’égard de Claude Gautier. Nous
devons enfin beaucoup à l’amitié de Jocelyn Benoist, que nous remercions
pour son soutien constant.
Cette étude fut présentée en tant qu’inédit dans le cadre d’une
Habilitation à Diriger des Recherches soutenue à l’Université de Paris I
Panthéon-Sorbonne. Nous remercions Jocelyn Benoist, Claude Gautier,
Bruno Karsenti, Natalie Depraz, Nathalie Zaccaï-Reyners et enfin
Dominique Pradelle, membres du jury, pour leurs remarques et leurs
suggestions.
CNRS PHILOSOPHIE

CATHERINE DARBO-PESCHANSKI, Constructions du temps dans le monde


grec ancien, 2000.
Jacynthe TREMBLAY, Nishida Kitarô. Le Jeu de l’individuel et de
l’universel, 2000.
Mary-Anne ZAGDOUN, La Philosophie stoïcienne de l’art, 2000.
Javier TEIXIDOR, Aristote en syriaque. Paul le Perse, logicien du vie siècle,
2003.
Thierry MARTIN (dir.), Probabilités subjectives et rationalité de l’action,
2003.
Véronique LE RU, La Crise de la substance et de la causalité. Des petits
écarts cartésiens au grand écart occasionnaliste, 2004.
Jean-François KERVÉGAN et Gilles MARMASSE (dir.), Hegel, penseur du
droit, 2004.
Kitarô NISHIDA, L’Éveil à soi, édition et traduction de Jacynthe Tremblay,
2004.
Louis ALLIX, Perception et réalité. Essai sur la nature du visible, 2004.
Michel VANNI, L’Impatience des réponses. L’éthique d’Emmanuel Lévinas
au risque de son inscription pratique, 2004.
Bernard STEVENS, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de
Nishida, 2005.
Yves CUSSET et Stéphane HABER, Habermas et Foucault. Parcours croisés,
confrontations critiques, 2006.
Bruno GNASSOUNOU et Max KISTLER (dir.), Les Dispositions en philosophie
et en sciences, 2006.
Kim Sang ONG-VAN-CUNG (dir.), La Voie des idées ? Le statut de la
représentation xviie -xxe siècles, 2006.
Jacques BOUVERESSE, Delphine CHAPUIS-SCHMITZ, Jean-Jacques ROSAT,
L’Empirisme logique à la limite. Schlick, le langage et l’expérience,
2006.
Denis THOUARD, Le Partage des idées. Études sur la forme de la
philosophie, 2006.
Michaël FŒSSEL, Jean-François KERVÉGAN et Myriam REVAULT D’ALLONNES
(dir.), Modernité et sécularisation, Hans Blumenberg, Karl Löwith,
Carl Schmitt, Leo Strauss, 2007.
Françoise BARBARAS, Spinoza ou la science mathématique du salut,
2007.
Pascale GILLOT, L’Esprit. Figures classiques et contemporaines, 2007.
Véronique LE RU, Subversives Lumières. L’Encyclopédie comme machine
de guerre, 2007.
Michaël FOESSEL, Kant et l’équivoque du monde, 2008.
Jean-Marc JOUBERT, Gilbert PONS (dir.), Portraits de maîtres. Les profs de
philo vus par leurs élèves, 2008.
Frédéric KECK, Lucien Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie,
2008.
Jocelyn BENOIST et Jean-François KERVÉGAN (dir.), Adolf Reinach. Entre
droit et phénoménologie, 2008.
Alain CAILLÉ et Christian LAZZERI (dir.), La Reconnaissance aujourd’hui,
2009.
Stéphane HABER, L’Homme dépossédé, 2009.
Maxime ROVERE, Exister. Méthodes de Spinoza, 2010.
Souâd AYADA, L’islam des théophanies. Une religion à l’épreuve de l’art,
2010.
Julie SAADA, Hobbes et le sujet de droit. Contractualisme et
consentement, 2010.
André JACOB, Esquisse d’une anthropo-logique, 2011.
Thibaut GRESS, Descartes et la précarité du monde. Essai sur les
ontologies cartésiennes, 2012.
Carole WIDMAIER, Fin de la philosophie politique ? Hannah Arendt
contre Leo Strauss, 2012 Bernard MABILLE et Jean-François KERVÉGAN
(dir.), Hegel au présent. Une relève de la métaphysique ?, 2012.
Antoine GRANDJEAN et Laurent PERREAU (dir.), Husserl et la science des
phénomènes, 2012.
Valérie AUCOUTURIER, Elisabeth Anscombe. L’esprit en pratique, 2012.
PIERRE-ANTOINE CHARDEL, Zygmunt Bauman. Les illusions perdues de la
modernité, 2013.
Olivier TINLAND, L’idéalisme hégélien, 2013.
Colas DUFLO, Diderot. Du matérialisme à la politique, 2013.
Nadia Yala KISUKIDI, Bergson ou l’humanité créatrice, 2013.
Sylvie TAUSSIG (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation, 2014.
Krystèle APPOURCHAUX, Un nouveau libre arbitre. À la lumière de la
psychologie et des neurosciences contemporaines, 2014.
Jean-François BERT et Jérôme LAMY, Michel Foucault. Un héritage
critique, 2014.
Gilles MARMASSE et Alexander SCHNELL (dir.), Comment fonder la
philosophie ? L’idéalisme allemand et la question du principe
premier, 2014.
Giuilo De LIGIO, Jean-Vincent HOLEINDRE, Daniel MAHONEY, La politique
de l’âme. Autour de Pierre Manent, 2014.
Isabelle AUBERT, Habermas. Une théorie critique de la société, 2015.
Raphaël PICON, Emerson. Le sublime ordinaire, 2015.
Pierre CHARBONNIER, La fin d’un grand partage. Nature et société de
Durkheim à Descola, 2015.
Alain POLICAR, Ronald Dworkin ou la valeur de l’égalité, 2015.
Claire PAGÈS, Hegel & Freud. Les intermittences du sens, 2015.
Frédéric JACQUET, Patocka, Une phénoménologie de la naissance, 2016.
Christian JAMBET, Le gouvernement divin. Islam et conception politique
du monde, 2016.
Pascale GILLOT et Daniele LORENZINI (dir.), Foucault/Wittgenstein :
subjectivité, politique, éthique, 2016.
Guillaume LEJEUNE, Hegel anthropologue, 2016.
Marie GOUPY, L’état d’exception ou l’impuissance de l’État à l’époque du
libéralisme, 2016.
Lionel ASTESIANO, Joie et liberté chez Bergson et Spinoza, 2016.
Emmanuel RENAULT, Reconnaissance, conflit, domination, 2017.
Denis THOUARD et Bénédicte ZIMMERMANN (dir.), Simmel, Le parti-pris du
tiers, 2017.
Sébastien ROMAN, Nous, Machiavel et la démocratie, 2017.
Bernard SICHERE, Aristote au soleil de l’être, 2018.
Olivier PONTON, Le gai savoir de Nietzsche. Une manière divine de
penser, 2018.
Marie GARRAU, Politiques de la vulnérabilité, 2018.
Isabelle AUBERT et Jean-François KERVÉGAN (dir.), Dialogues avec Jürgen
Habermas, 2018.
Aïcha Liviana MESSINA, L’anarchie de la paix. Levinas et la philosophie
politique, 2018.
Jérôme RAVAT, Éthique et polémiques. Les désaccords moraux dans la
sphère publique, 2019.
Gilles MARMASSE et Roberta PICARDI (dir.), Ricœur et la pensée
allemande, 2019.
Retrouvez tous les ouvrages de CNRS Éditions sur notre site
www.cnrseditions.fr

Vous aimerez peut-être aussi