Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Jan Groneberg,
Two wealthy Families at strife, 2007.
© Bridgeman Images.
Maquette : © SYLVAIN COLLET
ISBN : 978-2-271-12586-6
Présentation de l'éditeur
Introduction
Le problème de l'objectivation
Le problème de « la » pratique
Le cas Sartre
Critiquer et intégrer
La force et le sens
Partie II : Normativités
Chapitre 4. Le « sens » de la pratique
Faire sens
Modus operandi
L'expérience de la naturalité
Présentations de l'habitus
Un apport phénoménologique ?
L'hexis
De l'objectivation au pré-objectif
La critique de Heidegger
Chapitre 9. Conscience temporelle, pratiques économiques et aliénation dans les études sur l'Algérie
Rétentions et protentions
L'hysteresis de l'habitus
Partie IV : Réflexivités
De Kant à Freud
Conclusion
Annexe
Bibliographie
Remerciements
CNRS Philosophie
Si je me suis résolu à poser quelques questions que j’aurais mieux aimé laisser à la philosophie,
c’est qu’il m’est apparu que, pourtant si questionneuse, elle ne les posait pas ; et qu’elle n’a cessé
de soulever, notamment à propos des sciences sociales, des questions qui ne me paraissaient pas
s’imposer – tout en se gardant de s’interroger sur les raisons et surtout les causes, souvent assez
13
peu philosophiques, de ces interrogations .
Les notions d’espace social, d’espace symbolique ou de classe sociale n’y sont jamais examinées
en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; elles sont mises à l’œuvre et à l’épreuve dans une recherche
inséparablement théorique et empirique qui, à propos d’un objet bien situé dans l’espace et le
temps, la société française des années 1970, mobilise une pluralité de méthodes d’observation et de
mesures quantitatives et qualitatives, statistiques et ethnographiques, macrosociologiques et
16
microsociologiques […].
« On prend son bien où on le trouve », comme dit le sens commun, mais, évidemment, on ne va pas
demander n’importe quoi à n’importe qui… C’est le rôle de la culture de désigner les auteurs chez
qui on a des chances de trouver de l’aide. Il y a un sens philosophique qui est un peu comme un
sens politique… […] Cette vision « pragmatique » peut paraître un peu choquante, tant la culture
est associée à l’idée de gratuite, de finalité sans fin. Et il fallait sans doute avoir un rapport un peu
barbare à la culture – à la fois plus « sérieux », plus « intéressé » et moins fasciné, moins
18
religieux – pour la traiter ainsi, notamment la culture par excellence, la philosophie .
d’intégrer l’analyse phénoménologique dans une approche globale dont elle est l’une des phases (la
première, subjective), la seconde étant l’analyse objectiviste. Cette intégration n’est en rien une
compilation éclectique car elle a pour effet d’aller au-delà des limites (que je rappelle dans ma
21
critique) inhérentes à chaque approche, tout en retenant leurs contributions essentielles .
J’ai critiqué le côté mystificateur de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une
époque où elle était encore à la mode. […] La mystification que la dialectique subit entre les mains
de Hegel n’empêche aucunement qu’il ait été le premier à en exposer les formes générales de
mouvement de façon globale et consciente. Chez lui, elle est sur la tête. Il faut la retourner pour
29
découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique .
Cette philosophie de l’action s’affirme d’emblée en rompant avec le nombre de notions patentées
qui ont été introduites sans examen dans le discours savant (« sujet », « motivation », « acteur »,
« rôle », etc.) et avec toute une série d’oppositions socialement très puissantes, individu/société,
individuel/collectif, conscient/inconscient, intéressé/désintéressé, objectif/subjectif, etc., qui
34
paraissent constitutives de tout esprit normalement constitué .
En somme, la théorie de l’habitus vise à exclure les « sujets » (qui sont toujours possibles comme
une espèce de cas limite idéal) chers à la tradition des philosophies de la conscience, sans pour
autant annihiler les agents au bénéfice d’une structure hypostasiée, comme le font certains
marxistes structuralistes. Et cela même si les agents sont eux-mêmes le produit de structures qu’ils
contribuent à faire et à refaire, et qui peuvent même transformer radicalement certaines conditions
structurales bien définies.
Mais je ne suis pas satisfait de cette réponse parce que j’ai bien conscience que, en dépit de toutes
les corrections que j’ai pu apporter, soit verbalement, soit mentalement […], je me suis laissé porter
ou emporter à des simplifications qui sont la contrepartie inévitable, je le crains, du « parler
36
théorique ».
Il y a des gens qui, depuis qu’il existe des sciences de l’homme, en France depuis Durkheim, n’ont
cessé d’annoncer le « retour du sujet », la résurrection de la personne, sauvagement crucifiée par
les sciences de la société. Et ils sont à chaque fois entendus et applaudis. […] En fait, le débat
entre la « philosophie du sujet » et la « philosophie sans sujet » (comme disaient les « philosophes
du sujet », Ricœur et autres, dans les années 1960) est une des formes que prend la lutte entre les
sciences sociales et la philosophie qui, toutes tendances confondues, a toujours eu beaucoup de
peine à supporter l’existence des sciences de l’homme, perçue comme une menace pour son
hégémonie, et accepter les principes fondamentaux de la connaissance scientifique du monde
social – et en particulier le « droit à l’objectivation » que s’arroge le sociologue ou l’historien digne
41
de ce nom .
Cet aspect de la question est présent dès les années 1960 dans les
travaux de Bourdieu, tout particulièrement dans un article co-rédigé en
anglais avec Jean-Claude Passeron, publié en 1967 sous le titre « Sociology
and Philosophy in France since 1945 : Death and Resurrection of a
Philosophy without Subject 42 ». Ce texte peu lu, à ce jour encore
indisponible en langue française, est sans doute, pour Bourdieu, la matrice
d’une appréciation durable de la philosophie du sujet. Il constitue une étape
dans l’élaboration de la critique du « subjectivisme » formulée
ultérieurement dans l’Esquisse. Dans l’article de 1967, Bourdieu et Passeron
dressent le tableau sociologique des « principales tendances sociologiques »
de la France après 1945, en les reliant à des « attitudes philosophiques
implicites ou explicites 43 ». Sommairement, deux tendances majeures sont
ainsi distinguées. La première est celle d’une « philosophie sans sujet »,
impulsée par Lévi-Strauss, illustrée notamment par Les mots et les choses
de Foucault et conçue comme une reviviscence de l’héritage durkheimien. La
seconde tendance est celle d’une philosophie du sujet, défendue par
différents auteurs et qui constitue une véritable réaction philosophique qui
s’efforce de maintenir « les pratiques scientifiques au niveau le plus bas du
prestige intellectuel 44 ». L’existentialisme sartrien, s’il n’est pas encore
présenté comme l’illustration parfaite du « subjectivisme » joue déjà un rôle
particulier dans cette défense de la philosophie du sujet et dans
l’organisation de la résistance philosophique aux sciences sociales 45. Les
auteurs de l’article lui consacrent par conséquent un examen approfondi.
Cependant Bourdieu et Passeron ne se contentent pas de constater une
divergence, devenue motif d’opposition disciplinaire, entre philosophie et
sciences sociales autour de la question du « sujet » (question qui n’est, en
fait, jamais vraiment examinée pour elle-même). L’objectif de l’article est
aussi de tenter de dépasser ce double clivage théorique et disciplinaire, en
suggérant qu’une configuration nouvelle permet de faire mieux droit à la
« philosophie sans sujet », en montrant surtout comment les sciences sociales
réalisent cette philosophie sans sujet et en remédiant ainsi à des
méconnaissances qui se sont instituées entre philosophie et sciences
sociales. Cette nouvelle donne tient à l’essor considérable, après la guerre,
de la sociologie empirique, à de nouveaux possibles philosophiques frayés
par des auteurs soucieux de prendre en compte la réalité du travail
scientifique et de son histoire (Bachelard, Piaget, Gueroult, Vuillemin,
Canguilhem sont cités par les auteurs de l’article) mais attend aussi
beaucoup d’une théorie sociologique qui doit résoudre la question du sujet
par le développement même de la science sociale. En effet, selon les auteurs
de l’article, les sciences sociales appliquent une philosophie sans sujet,
« au moins implicitement, lorsqu’elles refusent de traiter leur objet, par
omission ou par négligence, comme un sujet qui voudrait, plus ou moins,
éviter l’investigation scientifique, que ce soit par la transcendance de ses
catégories logiques ou par la liberté de ses choix ultimes 46 ». Tout en faisant
de la question du sujet l’expression de dissensions entre deux types de
philosophie (avec et sans sujet) et entre philosophie et sciences sociales,
l’article de Bourdieu et Passeron constitue aussi une invitation, pour les
sciences sociales, à s’expliquer sur ce point, en faisant la démonstration de
ce qu’apporte la perspective d’une « objectivation » du sujet : comment ne
pas y lire, en creux, le programme des réflexions ultérieures de Bourdieu 47 ?
4. Car, si la question du « sujet » fait problème dans l’œuvre de
Bourdieu, ce n’est pas seulement parce qu’il faut se défaire d’une
conceptualité encombrante et périmée ou parce qu’il faut réaffirmer les
droits de la sociologie comme le conservatisme d’une certaine philosophie.
En effet, Bourdieu, à de nombreuses reprises, souligne le fait que
l’entreprise sociologique qu’il a engagée implique une certaine conception
de la subjectivité, ou à tout le moins qu’elle a un retentissement nécessaire
sur la philosophie classique du sujet, compris comme instance qui pense et
agit en première personne. Il semblerait donc que malgré tout ce qui a pu être
dit jusqu’ici, il y ait bien un usage positif de l’idée de « sujet » chez
Bourdieu. De fait, la référence au « sujet » est loin d’être toujours critique
chez Bourdieu et on peut sans difficulté multiplier les mentions relatives au
« sujet » qui font signe vers un emploi refondé du concept.
Ainsi, au début des Méditations pascaliennes, Bourdieu souligne qu’il a
beaucoup appris de deux recherches (dans le village de son enfance et dans
les universités parisiennes) qui, dit-il, lui ont « permis d’explorer, en
observateur objectiviste, certaines des régions les plus obscures de [sa]
subjectivité 48 ». Les choses sont plus précises encore dans la Leçon sur la
leçon, leçon inaugurale au Collège de France, où Bourdieu évoque le « sujet
social socialement situé 49 ». Il y a enfin ce passage tout à fait saisissant qui
se trouve à la fin de la « Préface » du Sens pratique :
« La pratique est toujours sous-estimée et sous-analysée, alors qu’il faut engager, pour la
comprendre, beaucoup de compétences théoriques, beaucoup plus, paradoxalement, que pour
comprendre une théorie. Il faut éviter de réduire les pratiques à l’idée qu’on en a lorsqu’on n’en a
d’expérience que logique. » (SSR, p. 81)
« Il n’est pas facile de parler de la pratique autrement que de façon négative […]. » (SP, p. 135)
Chapitre 1
Le lecteur des écrits de Bourdieu qui s’interroge sur le rôle que peut y
jouer la référence à la phénoménologie sociale formulera bien vite deux
constats élémentaires. D’une part, la mention qui en est faite est le plus
souvent critique, puisque la phénoménologie sociale est régulièrement
présentée comme étant le parfait exemple d’un « subjectivisme » ruineux
pour les sciences sociales. D’autre part, cette critique de la phénoménologie
trouve sa place et sa justification au sein d’une ambitieuse théorie de la
pratique, c’est-à-dire au sein d’une « praxéologie » qui a pour objectif
d’établir les fondements théoriques de la sociologie des pratiques. Celle-ci
s’élabore et se réélabore dans différents textes majeurs, qui vont constituer,
dans un premier temps, un corpus privilégié : l’Esquisse d’une théorie de la
pratique de 1972, Le sens pratique de 1980, les Méditations pascaliennes
de 1995.
L E PROBLÈME DE L’OBJECTIVATION
Avant d’examiner pour elle-même la critique de la phénoménologie
sociale, il convient de la resituer sous la perspective particulière de
l’anthropologie de la pratique telle que Bourdieu la conçoit, en restituant les
intentions et les principes de sa praxéologie. Car s’il y a lieu de convoquer
la phénoménologie, cela ne peut se comprendre tout d’abord qu’à partir de
cette ambivalence de l’œuvre, qui la fait osciller entre sociologie et
anthropologie, l’une de ces deux perspectives se justifiant et se définissant
toujours par rapport à l’autre. C’est cette même ambivalence fondamentale
du discours bourdieusien, par ailleurs volontiers affranchi des frontières
disciplinaires traditionnelles, qui permet de circonscrire l’espace
« philosophique » où s’inscrivent les travaux de Bourdieu. Et, croyons-nous,
il faut tenir et se maintenir dans cette ambivalence entre sociologie et
anthropologie, fût-elle inconfortable : cette ambivalence interdisciplinaire
est au principe, comme on le verra, de l’ambivalence même du rapport de
Bourdieu à la phénoménologie, entre legs et critique.
Selon Bourdieu, l’exercice concret de la sociologie des pratiques se
double et se soutient d’une anthropologie de la pratique ou encore, comme il
le dit lui-même, d’une « anthropologie générale fondée sur une analyse
historique des caractéristiques spécifiques des sociétés contemporaines 1 ».
Bourdieu se situe ainsi dans le sillage de praticiens des sciences sociales,
tels Durkheim et Lévi-Strauss, qui assument une ambition anthropologique
qui est aussi celle de la philosophie traditionnelle. L’intention de cette
anthropologie est de parvenir à une explication totale de l’homme, de
développer une réflexion sur la « condition » humaine, ou encore d’apporter
une réponse à la fameuse question kantienne, véritable principe directeur de
l’anthropologie conçue en son sens proprement philosophique : « qu’est-ce
que l’homme 2 ? ». Cette ambition anthropologique anime, croyons-nous,
l’ensemble de l’œuvre de Bourdieu. Elle est assumée et revendiquée comme
telle. C’est d’ailleurs souvent par la référence à l’anthropologie que
Bourdieu désigne l’unité foncière de l’ensemble de ses travaux, bien plus
que par la désignation, contestée, de « sociologie critique ». Ainsi, dans les
Méditations pascaliennes, Bourdieu présente l’intention directrice de son
œuvre en définissant le projet d’une « anthropologie différentielle des
formes symboliques 3 ». Celle-ci consisterait, dit-il encore, en une « analyse
des variations des dispositions cognitives à l’égard du monde selon les
conditions sociales et les situations historiques 4 ». Elle dépasserait la
philosophie des formes symboliques développée par Cassirer, sans doute
encore tenue pour trop générale et trop abstraite et prolongerait l’analyse
durkheimienne de la genèse des « formes de pensée 5 ».
Retenons-nous, toutefois : est-il bien dit que les choses aillent ainsi de
soi ? L’examen des premiers essais théoriques de Bourdieu, de l’Esquisse de
1972 au Sens pratique, laisse plutôt penser que la réflexion anthropologique
est « avant tout imposée par la pratique scientifique qu’elle habite et
oriente 6 » et qu’elle n’est pas le produit d’un projet autonome, pensé pour
lui-même et par lui-même. On ne peut donc y voir l’effet de l’hysteresis d’un
habitus philosophique portant à l’abstraction et à la généralisation : ce serait
méconnaître ou plutôt refuser de pouvoir reconnaître le problème qui est au
principe de cette ambition philosophique, si c’en est une. Il faut partir de là :
le registre de l’anthropologie s’impose pour des raisons qui sont liées à la
pratique même de la sociologie et, avant elle, de l’ethnologie. Autrement
dit, les raisons du recours au registre de l’anthropologie trouvent leur origine
première dans un problème épistémologique et leurs origines secondes dans
une série d’insatisfactions à l’égard de dispositifs théoriques qui prétendent
régler ce problème sans toutefois y parvenir.
Commençons par préciser la teneur du problème épistémologique. Ce
problème, dans sa formulation générale, est aussi simple que classique :
c’est celui de l’objectivité du discours scientifique et en l’occurrence, celui
de l’objectivité de la connaissance sociologique du monde social. Mais,
comme on va le voir, cette question de l’objectivité du discours scientifique
ne peut plus être posée, selon Bourdieu, dans les termes habituels. Elle ne
peut plus être gagnée par la mise en œuvre de procédures pertinentes,
méthodologiquement réglées, puisque la connaissance savante du monde
social doit d’abord être pensée par rapport à la connaissance ordinaire,
implicite, qui oriente et anime les pratiques sociales. C’est donc une certaine
idée de la « pratique », fonctionnant véritablement à la manière d’une
« Idée » kantienne dans la théorie de la pratique, qu’il faudra expliciter pour
comprendre de manière adéquate ce problème de l’objectivation du discours
sociologique, repensée à partir de la double dimension, objective et
subjective, de la logique de la pratique, c’est-à-dire de la connaissance
ordinaire, non sociologique, du monde social.
Si le problème de l’objectivation du discours scientifique prend un tour
si singulier chez Bourdieu, c’est qu’il trouve son origine dans la pratique
même de la science sociale et dans une « expérience scientifique qui […]
doit beaucoup aux particularités d’un itinéraire biographique 7 », expérience
marquée par les études ethnologiques et sociologiques consacrées, au
tournant des années 1960, à la société algérienne et au monde paysan du
Béarn. Ce sont ces deux expériences, tout à la fois sociales et sociologiques,
qui vont définir les coordonnées fondamentales de ce que Bourdieu appelle
une « expérimentation épistémologique 8 ». Celle-ci consiste en une
comparaison réflexive centrée sur le statut de l’« observateur participant »,
mettant en rapport deux pratiques différentes : celle d’une observation qui
profite du point de vue de l’étranger (et de la perspective ethnologique) pour
analyser la société algérienne, puis celle d’une observation du pays Béarn
qui était aussi celui de l’enfance de Bourdieu, observation qui est l’occasion
d’une « transformation d’un rapport de familiarité en connaissance
savante 9 ». L’expérimentation épistémologique se joue dans ces deux
pratiques concrètes de la science sociale, dans ces investigations « des »
pratiques qui rendent problématique le rapport à « la » pratique.
S’il y a donc nécessité d’une théorie de la pratique, c’est que l’on ne peut
plus se contenter de pratiquer la sociologie sans y réfléchir plus avant et
qu’il faut dépasser les satisfactions de ce que Bourdieu appelle déjà une
« docte ignorance », c’est-à-dire un mode de connaissance non réflexif où la
sociologie s’opère sans réfléchir assez loin à ce qu’elle fait 10. Nous tenons
là une première forme d’insatisfaction qui en rencontre immédiatement une
autre, puisque Bourdieu soutient que le problème épistémologique de
l’objectivation du regard et du discours scientifique ne peut attendre sa
solution de la seule épistémologie. Le début de l’Esquisse en fait l’aveu :
« les spécialistes de la réflexion épistémologique ou méthodologique sont
nécessairement condamnés à considérer plutôt l’opus operatum que le
modus operandi, ce qui implique, outre un certain retard, un biais
systématique 11. » En d’autres termes, la perspective épistémologique ou
méthodologique n’est pas à même de ressaisir tous les enjeux de
l’« expérimentation épistémologique » qu’ont pu représenter les études
ethnologiques et sociologiques conduites en Algérie et dans le Béarn. Il y a
là quelque chose de surprenant, puisque, lorsqu’il publie l’Esquisse d’une
théorie de la pratique en 1972, Bourdieu a déjà lui-même largement
contribué à cette « réflexion épistémologique et méthodologique ». Il a
derrière lui les acquis méthodologiques et épistémologiques du Métier de
sociologue co-écrit avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude
Passeron en 1968. Ce « manuel » situe Bourdieu dans une tradition
épistémologique française, qui va de Bachelard à Canguilhem en passant par
Koyré et Cavaillès, unie par un certain style méthodologique et une adhésion
commune au « rationalisme historique ». Bourdieu, dans Le Métier de
sociologue, insistait en particulier sur la nécessité de la rupture
épistémologique avec le sens commun et les « pré-notions ». À partir de là,
il détaillait longuement les modalités de la construction de l’objet. On doit
donc se demander pourquoi le problème épistémologique de l’objectivité de
la science sociale ne trouve pas là sa résolution. Pourquoi la seule
épistémologie, complétée de la méthodologie de la construction de l’objet
sociologique, n’est-elle pas à même de résoudre ce qui se présente pourtant,
de prime abord, comme un pur problème épistémologique ? Pourquoi faut-il
donc aller chercher ailleurs une réponse à ces questions, c’est-à-dire du côté
de la « théorie de la pratique », ou encore de l’anthropologie de la pratique ?
Il est notoire qu’il y a dans l’œuvre de Bourdieu, à la fin des
années 1970, un tournant qui le conduit à abandonner une perspective
« épistémologique » qui se révèle en définitive trop limitée. La raison de
cette réorientation de la réflexion théorique tient au fait que la pratique de la
sociologie s’expose à des « erreurs » si elle ne s’interroge pas
préalablement sur son rapport aux pratiques pour débusquer les « fondements
anthropologiques et sociologiques 12 » de ces erreurs. Or l’un de ces
« fondements » concerne la distinction même de la théorie et de la pratique.
Ainsi le problème de l’objectivation du discours scientifique découvre-t-il
son origine dans la « coupure » instituée entre théorie et pratique par le
projet même d’une connaissance sociologique des pratiques. Et si le
problème épistémologique n’est pas seulement épistémologique, c’est parce
que « […] toute activité théorique […] suppose une coupure
épistémologique, mais aussi sociale 13 […] ». Le préalable à toute théorie de
la pratique est la prise en compte de cette double « coupure »,
épistémologique et sociale : il faut à la fois réfléchir aux conditions de
l’objectivation et aux « conditions sociales de possibilité de la théorie 14 ».
On voit donc que si cette double réflexion doit s’accomplir dans un registre
caractérisé comme étant celui de l’anthropologie, c’est parce que celle-ci
portera sur l’homme comme être de connaissance et comme être social. La
question de l’objet de l’anthropologie se trouve ainsi réglée comme par
avance, mais cette résolution ouvre aussi une nouvelle ambivalence où il
s’agit de penser ensemble, l’une par l’autre, la question des modalités de la
connaissance et celle de ses conditions sociales de la connaissance. Comme
on va le voir, c’est en reprenant le concept de pratique, en lui assignant une
certaine définition qui va ménager et requalifier cette ambivalence, que la
double réflexion, gnoséologique et sociologique, sera rendue possible et que
la double « coupure » redeviendra pensable.
Mais avant d’y arriver, il faut aussi rendre compte d’une autre
« insatisfaction » évoquée par Bourdieu, relativement au problème
épistémologique de l’objectivité du discours sociologique. Cette autre
insatisfaction, c’est Le sens pratique qui la présente et la met en scène.
Certes, les intentions de l’Esquisse de 1972 et du Sens pratique de 1980
sont, à peu de chose près, les mêmes : il s’agit toujours de définir une
nouvelle « théorie de la pratique » susceptible de régler la question des
« présupposés » du travail sociologique 15. Mais l’« Avant-propos » du Sens
pratique introduit le problème de l’objectivation du discours sociologique
d’une manière bien différente de celle de l’Esquisse. En effet, il ne s’agit pas
de repartir du problème général de la « coupure » entre théorie et pratique,
mais de revenir sur ce que l’on a pu un temps considérer comme une
résolution immédiate de ce problème et au-delà, du problème de
l’objectivité du discours scientifique, à savoir cette solution « clés en main »
que proposait le structuralisme. Ce que Bourdieu narre alors, c’est, à l’instar
de Descartes au début du Discours de la Méthode, l’expérience d’une
déception.
Il y a déception parce que la promesse structuraliste était belle et que sa
nouveauté était réelle. L’originalité de la démarche consistait à « introduire
dans les sociales la méthode structurale ou, plus simplement, le mode de
pensée relationnel qui, rompant avec le mode de pensée substantialiste,
conduit à caractériser tout élément par les relations qui l’unissent aux autres
en un système, et dont il tient son sens et sa fonction 16 ». Cependant cette
promesse n’est, dans les faits, c’est-à-dire dans la pratique de l’ethnologie et
de la sociologie pendant les études en Algérie, pas entièrement tenue et ce,
sans doute, parce qu’elle n’était pas entièrement tenable. Même s’il esquisse
déjà la critique du structuralisme qu’il redéveloppera plus loin pour illustrer
les problèmes de l’objectivisme, Bourdieu évoque surtout, dans l’« Avant-
propos » du Sens pratique, les difficultés concrètes de ses recherches
ethnologiques et sociologiques et les limites que présentent les constructions
et les modélisations structuralistes. Ces dernières ne rendent tout simplement
pas complètement compte de ce que font les agents 17. Elles ne confèrent pas
l’intelligibilité recherchée aux pratiques considérées. Telle est donc la
déception : Bourdieu a cessé d’être un « structuraliste heureux 18 » parce que
les moyens que lui offrait le structuralisme se sont révélés inadéquats pour
conférer une intelligibilité sociologique aux pratiques. Là encore, il s’avère
que le problème épistémologique de l’objectivation n’est pas seulement
méthodologique (et épistémologique) mais qu’il doit être ressaisi dans sa
dimension « anthropologique » :
[…] ce sont surtout les ambiguïtés et les contradictions que l’effort même pour pousser
l’application de la méthode structurale jusque dans ses dernières conséquences ne cessait de faire
apparaître qui m’ont amené à m’interroger moins sur la méthode elle-même que sur les thèses
anthropologiques qui se trouvaient tacitement posées dans le fait même de son application
19
conséquente à des pratiques .
L E PROBLÈME DE « LA » PRATIQUE
Instruire le problème de l’objectivation comme le fait Bourdieu suppose
que l’on accepte d’effectuer un détour et que l’on suspende l’interrogation
que l’on peut nourrir à l’égard de la pratique scientifique elle-même. Il faut
mettre en suspens le problème purement épistémologique et accepter le
principe de son décentrement : l’« anthropologie » est le nom de ce
décentrement. Cela revient à se demander, d’une part, ce qu’est « la »
pratique à partir de ce que sont les pratiques et, d’autre part et
corrélativement, quelle est la nature de la coupure instituée entre la théorie et
le pratique. Examinons successivement ces deux questions.
Qu’est-ce donc que « la » pratique ? La réponse à cette première
question peut paraître aisée alors qu’elle recèle des difficultés importantes.
En un sens, on sait toujours déjà ce que sont les « pratiques » : elles sont les
objets mêmes des recherches ethnologiques et sociologiques. Ce sont, si on
lit les études d’ethnologie kabyle, les façons d’agir qui se réfèrent au « sens
de l’honneur », les manières d’organiser et d’habiter la maison, les stratégies
matrimoniales 21. Les pratiques, ce sont donc, très généralement, des
manières d’agir en société ou par rapport à la société. Dès lors, ce que
réclame le point de vue de l’anthropologie, c’est de ressaisir le point de vue
de « la » pratique et de la penser en sa généralité, voire en son universalité.
Or cette définition de « la » pratique que l’on s’attend à voir surgir
rapidement dans l’exposition du projet anthropologique de Bourdieu est en
réalité tout bonnement absente, au moins dans un premier temps, dans
l’Esquisse comme dans Le sens pratique. Bourdieu ne se soucie pas de
produire une définition générale de la pratique. Dans l’Esquisse, il semble se
concentrer plus volontiers sur le problème des modalités et des fondements
de « l’observation participante », point de vue qui est déjà celui du praticien
des sciences sociales. Dans Le sens pratique, l’« Avant-propos » discute du
structuralisme, puis le premier chapitre engage la « critique de la raison
théorique », c’est-à-dire du subjectivisme et de l’objectivisme, sans jamais
prendre le temps de préciser ce qu’est « la » pratique.
Comment justifier cette absence ? Une première hypothèse de lecture
pourrait soutenir que l’on n’a pas à définir la pratique parce que l’on sait
toujours déjà fort bien de quoi il retourne. Tout se passerait donc comme si
le sens de ce qu’il faut entendre par pratique allait de soi. Cela vaut pour
l’agent pris dans la pratique : la pratique a pour principe de se savoir ou de
s’éprouver comme pratique. Cela vaut aussi pour l’ethnologue ou le
sociologue qui a circonscrit l’objet de ses recherches et qui sait, pour des
raisons liées à la constitution même de ces disciplines, ce qui mérite d’être
regardé comme « pratique ». Ainsi sait-on bien de quoi il est question.
Cependant cette hypothèse de lecture n’est pas vraiment tenable. Car
Bourdieu mobilise en réalité un concept bien déterminé de pratique, concept
qui fonctionne à la manière d’un concept préliminaire, implicite, trouvant
progressivement sa détermination. C’est cette autre hypothèse de lecture que
l’on veut privilégier : le concept de « pratique », non explicitement défini,
agit dans le discours bourdieusien comme une présupposition qui gagne
progressivement en opérativité. Il ne s’agit pas d’une sorte de pétition de
principe qui donnerait comme par avance l’objet à réfléchir, mais bien d’un
acquis conceptuel préalable dont la teneur n’est pas tant thématique que
problématique. Or c’est cette définition en creux de la « pratique », véritable
« théorie de la pratique » déjà à l’œuvre sans se déclarer comme telle, qui
décide de la reformulation particulière du problème de l’objectivation,
comme du statut de « l’anthropologie ».
Si l’on reprend la lecture conjointe de L’esquisse et du Sens pratique, il
apparaît que la « pratique » est implicitement définie par quatre
présuppositions complémentaires :
1. Selon une première présupposition, est « pratique » toute manière
d’agir qui manifeste une certaine régularité. La pratique, c’est l’action que
l’on observe et qui présente un caractère de répétition, une sorte de nécessité
interne. Cette régularité peut être objectivée par l’enquête statistique, même
si la statistique ne peut rendre compte de toutes les régularités de la pratique.
Cette régularité correspond à une logique interne de la pratique et ne doit pas
être comprise comme une obéissance à des règles (ce que le point de vue
praxéologique s’attachera à confirmer à partir de la théorie de l’habitus).
Ainsi, dans l’Esquisse, à propos des conduites d’honneur :
[…] les conduites d’honneur réellement observées (ou potentiellement observables) […] frappent
à la fois par leur diversité inépuisable et par leur nécessité quasi mécanique ; cela sans avoir besoin
de construire à grands frais des modèles « mécaniques » qui, dans le meilleur des cas, seraient à
l’improvisation réglée de l’homme d’honneur ce qu’un manuel de savoir-vivre est à l’art de vivre
22
ou ce qu’un traité d’harmonie est à l’invention musicale .
La cohérence sans intention apparente et l’unité sans principe unificateur immédiatement visible de
toutes les réalités culturelles qui sont habilitées par une logique quasi naturelle (n’est-ce pas là ce
qui fait le « charme éternel de l’art grec » dont parlait Marx ?) sont le produit de l’application
millénaire des mêmes schèmes de perception et d’action qui, n’étant jamais constitués en principes
explicites, ne peuvent produire qu’une nécessité non voulue, donc nécessairement imparfaite, mais
aussi un peu miraculeuse, est très proche en cela de celle de l’œuvre d’art. […] Ce sens pratique
n’a rien de plus ni de moins mystérieux, quand on n’y songe, que celui qui confère leur unité de
style à tous les choix qu’une même personne, c’est-à-dire un même goût, peut opérer dans les
domaines les plus différents de la pratique, ou celui qui permet d’appliquer un schème
d’appréciation tels que l’opposition entre fade et savoureux ou plat et relevé, insipide et piquant,
douceâtre et salé, à un plat, une couleur, une personne (et plus précisément à ses yeux, ses traits,
26
sa beauté), et aussi à des propos, des plaisanteries, un style, une pièce de théâtre ou un tableau .
Le monde social peut faire l’objet de trois modes de connaissance théorique qui impliquent en
chaque cas un ensemble de thèses anthropologiques, les plus souvent tacites, et qui, bien qu’ils ne
soient nullement exclusifs, au moins en droit, n’ont en commun que de s’opposer au mode de
28
connaissance pratique .
[…] dans nombre de ces opérations, la pensée ordinaire, guidée, comme toutes les pensées que
l’on dit « prélogiques », c’est-à-dire pratiques, par un simple « sentiment du contraire », procède
par oppositions, formes élémentaires de spécifications qui la conduit par exemple à donner aux
mêmes termes autant de contraires qu’il y a de rapports pratiques dans lesquels il peut entrer avec
30
ce qui n’est pas lui […] .
Mais ce n’est pas tout. En effet, la plus puissante de ces oppositions est,
selon Bourdieu, celle du subjectif et de l’objectif, opposition constitutive du
rapport de connaissance : c’est ainsi à partir de cette opposition
fondamentale, partage entre le sujet et l’objet, institution corrélative de l’un
et de l’autre, que l’on peut et qu’il faut s’interroger sur la nature de la
connaissance en général et en particulier sur le rapport entre la connaissance
théorique et la connaissance pratique. Le concept de pratique présuppose ce
partage, en son sein, d’un sujet de la pratique et d’un objet sur lequel se
porte l’action engagée.
4. Enfin, une dernière présupposition se laisse formuler par cet énoncé :
la pratique est sociale. Voilà qui va de soi, en apparence. La pratique dont il
est jusque-là question est nécessairement « sociale », à tel point qu’il n’est
pas même question de parler de « pratique sociale ». Elle l’est pour des
motifs disciplinaires : si la sociologie doit être science du social et si l’on
considère que la sociologie doit être une sociologie des pratiques, alors il
faut bien qu’elle prenne pour thème la dimension sociale des pratiques. Et
cette évidence se traduit par une relative indéfinition du « social » : si le
concept de « pratique », pourtant central, n’est pas formellement défini par
Bourdieu, ce qu’il faut entendre par « social » l’est encore moins.
Là encore, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de se donner par avance
ce qui reste à démontrer. Si l’on ne peut définir a priori ce qu’est le social,
c’est précisément parce que le commencement et la fin de la sociologie ne
sont pas et ne peuvent pas être une ontologie sociale, c’est-à-dire une théorie
générale, abstraite, de ce qu’est le social. Cette intention peut bien sûr être
celle de la philosophie, mais elle est précisément ce que la sociologie doit
s’interdire : c’est la sociologie elle-même qui doit révéler le social pour ce
qu’il est, dans et par les pratiques. Le social y est à la fois agi et agissant,
cause et effet, présent partout sans qu’il ne soit possible, a priori, de lui
assigner un site propre. Certes, pour tenter de mieux cerner de quoi il est
question, on peut toujours mobiliser des définitions provisoires, partielles
(mais on le peut seulement, et Bourdieu se garde bien de le faire) qui
renverraient aux « autres », à l’institution, à l’expérience d’une normativité,
à la hiérarchie des rapports sociaux, à leurs inégalités, etc. Mais ces
définitions lexicales ne sont pas à la hauteur de ce qui doit être saisi, révélé,
par le seul exercice de la sociologie et qui fait bien sa tâche spécifique :
seule l’analyse sociologique des pratiques révèle le social en tant que tel.
Cette présupposition, chez Bourdieu, a un retentissement particulier sur
la question de la pratique, telle qu’elle a été définie jusqu’à présent, et plus
particulièrement sur la question de l’objectivité à laquelle on peut prétendre
en discourant des pratiques et de la pratique. Car si la pratique est
nécessairement sens pratique et par suite connaissance pratique, elle est
aussi sociale : la théorie qui prétend porter un regard « objectif » ne doit
donc pas simplement rendre compte de ces différentes dimensions de la
pratique, elle doit aussi s’interroger sur la façon qu’elle a de fait rupture
avec elles. On retrouve là le thème de la double « coupure », à la fois
épistémologique et sociale : la théorie de la pratique qui prétend la prendre
pour « objet » se coupe nécessairement de sa logique et de son
fonctionnement gnoséologique puisqu’elle prétend se distinguer d’elle
théoriquement, mais elle se coupe aussi nécessairement de sa dimension
sociale et en vient à ignorer ou méconnaître, comme le dit Bourdieu, ses
« conditions sociales de possibilité ».
[…] construire la théorie de la pratique ou, plus exactement, du mode de génération des pratiques,
qui est la condition de la construction d’une science expérimentale de la dialectique de l’intériorité
31
et de l’extériorité […] .
Ayant travaillé en Kabylie, c’est-à-dire dans un monde foncièrement étranger, je m’étais dit qu’il
serait intéressant de faire une sorte de Tristes tropiques à l’envers – cet ouvrage était un des
grands modèles que nous avions tous en tête à l’époque : observer les effets que pouvait produire
32
en moi l’objectivation du monde indigène .
Pour résumer cette relation complexe entre les structures objectives et les constructions
subjectives, qui se situe au-delà des alternatives ordinaires de l’objectivisme du subjectivisme, du
structuralisme et du constructivisme et même du matérialisme de l’idéalisme, j’ai l’habitude de
citer, en la déformante un peu, une formule célèbre de Pascal : « Le monde me comprend et
m’engloutit comme un point, mais je le comprends. » L’espace social m’englobe comme un point.
Mais ce point est un point de vue, le principe d’une vue prise à partir d’un point situé dans
l’espace social, d’une perspective définie dans sa forme et son contenu par la position objective à
33
partir de laquelle elle est prise .
[…] L’anthropologie ne doit pas seulement rompre avec l’expérience indigène et la représentation
indigène de cette expérience, par une seconde rupture, il lui faut mettre en question les
présupposés inhérents à la position d’observateur étranger qui, préoccupé d’interpréter des
34
pratiques, incline à importer dans l’objet les principes de sa relation à l’objet […].
Aussi longtemps qu’il ignore les limites inhérentes au point de vue qu’il prend sur l’objet,
l’ethnologue se condamne à reprendre inconsciemment à son compte la représentation de l’action
35
qui s’impose à un agent […].
C’est pourtant dans une perspective kantienne, mais totalement exclue par Kant, au nom de la
coupure entre le transcendantal et l’empirique, que je me suis placé, en me donnant pour objet la
recherche des conditions socio-transcendantales de la connaissance, c’est-à-dire de la structure
sociale ou socio-cognitive (et pas seulement cognitive), empiriquement observable (le champ, etc.),
qui rend possible les phénomènes tels que les appréhendent les différentes sciences ou, plus
40
précisément, la construction de l’objet scientifique et du fait scientifique .
1. ISR, p. 212.
2. Nous verrons plus loin qu’il y a lieu de nuancer les choses, car Bourdieu ne se contente pas d’œuvrer
dans le champ de l’anthropologie philosophique traditionnelle : il en réforme sa définition.
3. MP, p. 32.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. ETP, p. 221.
7. ETP, p. 221.
8. ETP, p. 222.
9. ETP, p. 222.
10. ETP, p. 221. Cette désignation est souvent reprise par Bourdieu, dans d’autres textes, pour
caractériser certaines des spécificités cognitives de l’habitus.
11. ETP, p. 221. Cette critique de l’épistémologie, discours de l’après-coup qui ne considérerait que les
œuvres faites et non le travail sociologique en train de se faire, est par la suite fréquente chez Bourdieu.
Dans le cours du Collège de France Science de la science et réflexivité, Bourdieu soupçonne même
l’épistémologie de se réduire à une simple expression normative de la conception dominante de la
science. Ainsi, « […] ce que l’on nomme épistémologie est toujours menacé de n’être qu’une forme de
discours justificateur de la science ou d’une position dans le champ scientifique ou encore une reprise
faussement neutralisée du discours dominant de la science sur elle-même » (SSR, p. 19). Ou encore :
« La science marche, pour une grande part, parce qu’on parvient à croire et à faire croire qu’elle
marche comme on dit qu’elle marche, notamment dans les livres d’épistémologie, et parce que cette
fiction collective collectivement entretenue continue à constituer la norme idéale des pratiques » (SSR,
p. 153).
12. ETP, p. 225.
13. ETP, p. 227.
14. ETP, p. 227.
15. SP, p. 7 : « Le progrès de la connaissance […] exige des retours obstinés aux mêmes objets (ici,
ceux de l’Esquisse d’une théorie de la pratique et secondairement, de La distinction), qui sont autant
d’occasions d’objectiver plus complètement le rapport subjectif et objectif à l’objet. »
16. SP, p. 11. Nous reviendrons plus loin sur l’importance attachée par Bourdieu au mode de pensée
relationnel.
17. SP, p. 25 : « […] ces modèles deviennent faux et dangereux dès qu’on les traite comme les
principes réels des pratiques, ce qui revient, inséparablement, à surestimer la logique des pratiques et à
laisser échapper ce qui en fait le principe véritable. »
18. SP, p. 22.
19. SP, p. 22.
20. SP, p. 7.
21. On aura reconnu les trois « objets » des trois études d’ethnologie kabyle.
22. ETP, p. 230.
23. Dans Le sens pratique, Bourdieu souligne aussi, plus que dans l’Esquisse, l’importance de la
diversité des pratiques.
24. Raison pour laquelle, sans doute, les dictionnaires consacrés aux travaux de Bourdieu évitent la
rubrique de la pratique (c’est le cas du Dictionnaire Bourdieu dirigé par S. Chevallier et C. Chauviré,
Paris, Ellipses, 2010) ou dissertent à propos du sens pratique là où on s’attendrait à les voir traiter de la
pratique (c’est le cas de l’Abécédaire de Pierre Bourdieu, sous la direction de J.-P. Cazier, Paris,
Éditions Sils Maria, 2006, p. 149-152).
25. ETP, p. 236.
26. SP, p. 28.
27. SP, p. 22.
28. ETP, p. 234.
29. SP, p. 39.
30. SP, p. 39.
31. ETP, p. 256.
32. ISR, p. 216.
33. RP, p. 28.
34. ETP, p. 228.
35. ETP, p. 227.
36. ETP, p. 225.
37. Le rapport de Bourdieu à Kant est bien analysé par C. Gautier, La force du social. Enquête
philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, op. cit., p. 42 sq.
38. Sur cette continuité, voir T. Bénatouïl, « Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de
lecture », Annales. Histoire, Sciences sociales, 54, 2, 1999, p. 281-317 et plus particulièrement p. 282
sq.
39. MP, p. 28.
40. SSR, p. 155.
41. Voir en particulier le second post-scriptum au premier chapitre des Méditations pascaliennes, qui
s’intitule précisément « L’oubli de l’histoire » (MP, p. 66-72).
42. MP, p. 76.
43. « Toute mon entreprise scientifique s’inspire en effet de la conviction que l’on ne peut saisir la
logique la plus profonde du monde social qu’à condition de s’immerger dans la particularité d’une réalité
empirique, historiquement située et datée, mais pour la construire comme “cas particulier du possible”,
selon les mots de Gaston Bachelard, c’est-à-dire comme un cas de figure dans un univers fini de
configurations possibles. » (RP, p. 16). Nous reviendrons dans la dernière partie de cet ouvrage sur la
question de la réflexivité, qui constitue en définitive la réponse la plus aboutie à ce problème de
l’historicisation du point de vue.
44. SP, p. 7.
45. Dans le cadre plus général de la critique de la raison scolastique déployée par les Méditations
pascaliennes, un équivalent peut être trouvé dans la dénonciation des « trois formes de l’erreur
scolastique », au deuxième chapitre de l’ouvrage, p. 74 sq.
46. SP, p. 43.
47. Il va de soi que cette anthropologie bourdieusienne est aussi nécessairement « contraire » à toute
anthropologie qui prétendrait dénier à la science sociale sa qualité de science, son utilité et son
objectivité, comme celle de Heidegger, « anthropologie philosophique qui peut se comprendre comme un
véritable rite d’expulsion du mal, c’est-à-dire du social et de la sociologie » (MP, p. 44).
48. P. Bourdieu, ETP, p. 236.
49. P. Bourdieu, ETP, p. 234. L’opposition entre subjectivisme et objectivisme se détermine plus
nettement dans Le sens pratique. Dans l’Esquisse de 1972, Bourdieu parle plus volontiers d’une
« connaissance phénoménologique ».
50. Cette mise en regard des théories disponibles illustre parfaitement le rapport de Bourdieu à l’histoire
de la philosophie ou plus largement à l’histoire des idées : dans Choses dites, il revendiquait ainsi un
rapport très libre à la philosophie et soulignait qu’il fallait toujours se demander « en quoi et pourquoi un
penseur permet de voir la vérité de l’autre et réciproquement », CD, p. 48.
51. ETP, p. 225.
52. ETP, p. 235.
Chapitre 2
La connaissance que l’on appellera phénoménologique (ou si l’on veut parler en termes d’écoles
actuellement existantes, « interactionniste » ou « ethnométhodologique ») explicite la vérité de
l’expérience première du monde social, c’est-à-dire la relation de familiarité avec l’environnement
familier, appréhension du monde social comme monde naturel et allant de soi, qui, par définition, ne
6
se réfléchit pas et qui exclut la question de ses propres conditions de possibilité .
Nous pouvons nous risquer à suggérer que l’homme dans l’attitude naturelle utilise également une
épokhè spécifique, qui est bien sûr tout autre que celle du phénoménologue. Il ne suspend pas sa
croyance au monde extérieur et à ses objets, mais au contraire, il suspend tout doute quant à son
existence. Ce qu’il met entre parenthèses est le doute que le monde et ses objets puissent être
autre qu’il ne lui apparaît. Nous proposons d’appeler cette épokhè l’épokhè de l’attitude
13
naturelle .
C’est dire combien il est naïf et fallacieux de réduire le champ de ce qui est « considéré comme
allant de soi » (taken for granted), à la façon de Schütz et, à sa suite, des ethnométhodologues, à
un ensemble de présuppositions formelles et universelles […]. En fait, à travers l’emprise que la
politesse exerce sur les actes les plus insignifiants en apparence de la vie de tous les jours, ce que
l’éducation permet de réduire à l’état d’automatismes, ce sont les principes les plus fondamentaux
d’un arbitraire culturel et un ordre politique qui s’imposent sur le mode de l’évidence aveuglante et
14
inaperçue .
Adopter le point de vue de la réflexivité, […], [c’]est travailler à rendre compte du « sujet »
empirique dans les termes mêmes de l’objectivité construite par le sujet scientifique – notamment
en le situant en un lieu déterminé de l’espace-temps social – et, par là, se donner la conscience et
la maîtrise (possible) des contraintes qui peuvent s’exercer sur le sujet scientifique à travers tous
les liens qu’il attache au sujet empirique, à ses intérêts, à ses pulsions, à ses présupposés, et qu’il
16
doit rompre pour se constituer pleinement .
L E CAS SARTRE
À l’arrière-plan de ces critiques, il y a enfin et surtout, plus
dramatiquement, la nécessité d’éviter une philosophie du sujet qui ferait de
l’agent un sujet autonome, libre et responsable. Comme Bourdieu le rappelle
dans l’Esquisse pour une auto-analyse 17, l’antinomie du subjectivisme et
de l’objectivisme n’est pas seulement un artifice commode qui permettrait de
présenter l’approche praxéologique comme un dépassement abouti d’une
dialectique enfin devenue féconde. L’opposition entre subjectivisme et
objectivisme correspond aussi, à ses yeux, à une division majeure du champ
épistémologique des années 1950 et 1960 qui voyaient s’opposer d’un côté
le structuralisme de Lévi-Strauss et les théories marxistes (de Maurice
Godelier, Louis Althusser, Nicos Poulantzas) et de l’autre un existentialisme
sartrien qui tendait à faire de la société le produit d’une multitude d’actes
libres.
Dans l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu rappelle la
fascination que la figure de Sartre pouvait exercer à l’époque de son entrée à
l’ENS 18. Mais cette fascination était ambiguë et jouait aussi le rôle de la
référence dominante dont il convenait de se détacher. La nécessité de
s’affranchir de l’emprise de la position dominante du champ intellectuel ne
concerne à cet égard pas seulement Bourdieu :
Bourdieu reconnaît aussi à Sartre le mérite d’une rupture avec les thèmes
et les règles de la philosophie universitaire. Il est, dans une certaine mesure,
celui qui aura montré que les situations les plus ordinaires de la vie
quotidienne pouvaient être analysées et décrites par la phénoménologie.
Sartre a donc donné une dignité philosophique nouvelle à des sujets tenus
jusque-là pour triviaux. Cette ouverture d’esprit est en cohérence avec la
prétention de la science sociale à rendre compte de l’ensemble des
phénomènes sociaux.
De la même manière que la caractérisation de la phénoménologie sociale
est, dans une certaine mesure, une construction théorique, la présentation de
la double polarisation du champ intellectuel autour des figures magistrales
de Lévi-Strauss et de Sartre procède d’une reconstruction rétrospective. Car
Bourdieu ne s’attache pas à restituer, comme le ferait un bon historien des
idées philosophiques, la polémique qui a pu se développer entre Lévi-
Strauss et Sartre, notamment à partir du chapitre IX de La pensée sauvage
(« Histoire et dialectique ») qui critiquait frontalement La critique de la
raison dialectique de Sartre 20. Il mise en réalité sur une série de critiques
déjà développées par Lévi-Strauss à l’égard de Sartre. Ce dernier défendait,
dans sa Critique, une conception du sujet libre et transparent à lui-même. Il
entendait montrer que toute analyse des réalités historiques et sociales (dont
celle du pratico-inerte, c’est-à-dire de l’histoire matérialisée) était
intelligible dans les termes de la praxis individuelle. Les sujets libres et
autonomes étaient au principe de la « genèse transcendantale de la société et
de l’histoire 21 ». Sous cette perspective, critiquer la « raison dialectique »,
c’est tenter de comprendre les hommes en tant qu’ils produisent leur histoire.
Or ce principe amenait Sartre à une critique du positivisme et des sciences
sociales en tant qu’elles s’efforcent d’accorder une intelligibilité à des
réalités sociales sans se montrer capables de ressaisir l’action libre des
sujets. Lévi-Strauss pouvait ainsi reprocher à Sartre une réduction de
l’histoire à la conscience historique et un ethnocentrisme aveuglant, qui ne
lui permettait pas de reconnaître l’existence d’une « pensée sauvage », qui ne
se formulait certes pas dans les termes de la raison occidentale, mais ne
devait pas pour autant nous laisser croire que les sociétés étudiées par
l’ethnologue seraient « anhistoriques ».
Bourdieu, pour sa part, déplace le centre de la polémique, qui ne porte
plus sur la capacité des sciences sociales à conférer de l’intelligibilité aux
réalités sociales étudiées. C’est plus précisément la philosophie sartrienne
de la pratique qui se trouve en cause. Bourdieu prend position par rapport
aux développements de L’être et le néant relatifs à la conscience
révolutionnaire où s’exprime son « volontarisme activiste » : « Sartre fait de
chaque action une sorte de confrontation sans antécédent du sujet et du
monde 22. » L’action, dans la perspective sartrienne, procède des décisions
souveraines du sujet, elles sont les expressions de sa liberté. Et tous les
aspects de l’existence peuvent être choisis, jusqu’aux émotions que l’on
ressent. L’alternative existentialiste réside dans la capacité que nous avons
d’être fidèle à notre propre liberté et dans l’expérience de la démission, du
rapport inauthentique à la liberté qui est celui de la mauvaise foi, lorsque
nous acceptons de jouer des rôles sociaux.
La conception que Sartre se fait de la société est marquée par un déficit
d’objectivité qui est la conséquence directe de l’empire sans borne de la
subjectivité libre. La genèse transcendantale de l’histoire et de la société
apparaît alors comme un « projet désespéré 23 », véritable dénégation
théorique de ce qu’est en réalité le monde social, lequel ne peut se réduire à
une somme de projets volontaires décidés en pleine conscience. Sartre
consacre l’initiative absolue des agents, sans parvenir à prendre en compte
la réalité du « sens objectif » et sans tenir compte des limites des
potentialités objectives d’une situation. La société, chez Sartre, est soit
pensée sur le mode contractualiste d’un produit d’une multitude d’actions
volontaires et conscientes, soit sur le mode de la chose opaque, la retombée
dans le pratico-inerte étant son plus haut risque. Entre les deux, il n’y a rien
de pensable, précisément parce que Sartre néglige le rôle du corps pour
concevoir différemment le rapport entre la praxis et le champ pratique, entre
les dispositions et les structures.
Il faut remarquer que Bourdieu ne met pas Sartre au rang des partisans de
la « phénoménologie sociale » et qu’il prend généralement soin de traiter son
cas à part, que ce soit à travers les remarques de l’Esquisse d’une théorie
de la pratique ou par la critique en règle conduite dans le deuxième chapitre
du Sens pratique. La chose est quelque peu surprenante dans la mesure où
Bourdieu voit la philosophie de Sartre comme un autre cas exemplaire des
dérives du subjectivisme. La raison de cet état des choses tient sans doute au
fait qu’il ne s’agit pas, dans un cas comme dans l’autre, du même
subjectivisme et cette remarque est précieuse pour préciser ce qui fait le
fond des reproches que Bourdieu adresse à la phénoménologie sociale. En
effet, le subjectivisme que Bourdieu dénonce chez Sartre concerne avant tout
l’idée que l’on se fait du sujet pratique. En considérant naïvement que le
monde social est une chose que l’on fait, en faisant de l’agent le principe
explicatif ultime des stratégies par lesquelles il se rapporte au monde social,
la philosophie sartrienne magnifie la spontanéité, la liberté et la
responsabilité du sujet, mais elle demeure aveugle aux conditions sociales
de la pratique. Qui plus est, elle interdit leur thématisation scientifique :
« Sartre s’insurge, non sans raison, contre la sociologie “objective” (je
dirais objectiviste) qui ne peut saisir qu’une “socialité d’inertie 24”. »
Ce qui se trouve requis ici pour remédier aux insuffisances d’une telle
position, c’est une théorie de l’action qui ne tient plus l’agent pour un simple
acteur mais qui fasse aussi de lui un être agi par la société. Les reproches
que Bourdieu adresse à la phénoménologie sociale, on le voit, ne sont pas de
cet ordre puisque ce qui est en cause, c’est le fait que le sujet de
connaissance ne soit pensé que par le rapport à l’expérience vécue et non en
fonction des conditions sociales de son activité de connaissance, ainsi que
dans l’effort spécifique mis à produire une véritable science sociologique.
1. ETP, p. 234.
2. Nous renvoyons à notre étude : L. Perreau, Le monde social selon Husserl,
Dordrecht/Boston/London/New York, Springer, 2013.
3. D. Cefaï, Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schutz. Naissance d’une anthropologie
philosophique, Genève, Librairie Droz, 1998.
4. Sur cette filiation : D. Cefaï et N. Depraz, « De la méthode phénoménologique dans la démarche
ethnométhodologique », in M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré (dirs.), L’e thnométhodologie. Une
sociologie radicale. Colloque de Cerisy, Paris, La Découverte, 2001, p. 99-123. Voir aussi L. Perreau,
« De la phénoménologie à l’ethnométhodologie : variétés d’ontologie sociale chez Husserl, Schütz et
Garfinkel », in Phenomenology 2005, sous la direction de T. Nennon et H. R. Sepp, Zeta Books, 2007,
p. 453-477.
5. Sur le rapport de Goffman à la phénoménologie : « Définir les situations. Le rapport de la sociologie
d’Erving Goffman à la phénoménologie d’Alfred Schütz », in Goffman et l’ordre de l’interaction, sous
la dir. de D. Cefaï et L. Perreau, Amiens, CURAPP-ESS/PUF, 2012, p. 139-162.
6. ETP, p. 234.
7. ETP, p. 234 et SP, p. 44.
8. Voir en particulier B. Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005.
9. ETP, p. 238.
10. SP, p. 45.
11. ETP, p. 23 et SP, p. 44-45. Voir également CD, p. 149 : « [La vision subjectiviste] est en continuité
avec la connaissance de sens commun, puisqu’elle n’est que construction des constructions. »
12. SP, p. 44.
13. A. Schütz, Le chercheur et le quotidien, Paris, Klincksieck, 1987, p. 127. Voir aussi le bel article de
B. Bégout, « L’épokhè de l’attitude naturelle selon Schütz », Alter, 11, 2003, p. 165-192.
14. ETP, p. 300.
15. SP, p. 45.
16. ISR, p. 272.
17. EAU, p. 37 sq.
18. EAU, p. 21.
19. CD, p. 14.
20. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; J.-P. Sartre, La critique de la raison
dialectique, Paris, Gallimard, 1960. Sartre a donné réponse aux attaques de Lévi-Strauss dans l’article
« Anthropologie », paru dans les Cahiers de Philosophie, 2, 1966, repris dans Situations IX, Paris,
Gallimard, 1972.
21. J.-P. Sartre, La critique de la raison dialectique, op. cit., p. 74.
22. SP, p. 71.
23. SP, p. 74.
24. SP, p. 73.
Chapitre 3
C RITIQUER ET INTÉGRER
L’une des ambitions qui animent la praxéologie de Bourdieu est de faire
la démonstration qu’il est possible de produire une « économie politique
unifiée de la pratique 1 ». Les critiques conjointes des approches
phénoménologiques et structuralistes n’ont en elles-mêmes aucune valeur. Il
ne s’agit en tout cas sûrement pas de se livrer à l’exercice purement
scolastique du commentaire, de la discussion et de la critique des thèses en
présence. En effet, la confrontation méthodique des approches
phénoménologiques et structuralistes n’a pas d’autre fin que d’esquisser les
contours d’un mode d’investigation « intégré ». Celui-ci doit présenter une
solide cohérence épistémologique, en principe exempte des reproches
adressés aux approches phénoménologiques et structuralistes. Il s’agit
également de faire droit aux logiques du sens pratique d’un point de vue
général, tout en rendant compte de leur relativisation et particularisation
sociale. Il ne s’agit pas pour autant d’universaliser à marche forcée
l’exercice déterminé, socialement et historiquement situé, du sens pratique,
mais bien plutôt d’exhiber des constantes. Ces constantes relèvent clairement
du niveau d’une anthropologie, au sens où Kant pouvait l’entendre, c’est-à-
dire d’une anthropologie philosophique qui s’efforce de rendre compte des
constantes de la vie en société.
Une fois que l’on a pris acte des différentes pièces que Bourdieu verse
au dossier de la phénoménologie sociale en vue d’instruire son procès, il
convient de se demander ce qu’il en retient exactement. Faisons-lui crédit du
bien-fondé de sa démarche : il ne s’agit pas pour lui de renvoyer dos à dos
l’objectivisme des modèles théoriques de l’action et l’impressionnisme de
l’approche subjectiviste du monde social mais bien plutôt de révéler leurs
limites respectives afin de justifier la nécessité et la possibilité d’un nouveau
mode de connaissance, celui de la connaissance praxéologique.
La théorie praxéologique de l’action qui se développe à partir des
concepts de champ et d’habitus peut être lue comme une solution médiane qui
permet de penser sur nouveaux frais le statut de l’agent social. Au terme d’un
travail considérable de réélaboration conceptuelle, la praxéologie sociale
travaille ainsi dans une double direction. Selon une première direction, elle
restitue les structures objectives, c’est-à-dire les inégalités de distribution
des ressources qui définissent un espace de possibles et de contraintes.
Parallèlement, la praxéologie sociale pense les effets de ces structures au
niveau des catégories de perception qui structurent les représentations et les
prises de positions. Ainsi la compréhension « subjectiviste » conserve-t-elle
bien certains de ses droits, mais elle perd sa priorité épistémologique pour
céder la place à une rupture épistémologique de style « objectiviste » qui
seule pourra nous permettre de nous entendre sur ce qui fait la réalité des
relations sociales.
Dans l’Esquisse de 1972, Bourdieu stipule très clairement que cette
« connaissance praxéologique » « n’annule pas les acquis » du subjectivisme
et de l’objectivisme, mais « les conserve et les dépasse 2 ». Le dépassement
du subjectivisme et de l’objectivisme opérerait donc sur le mode de la
dialectique féconde, celle qui sait retenir la part de vérité des positions en
contradiction. L’une des conséquences les plus remarquables de ce que l’on
a pu appeler un « programme du ni-ni 3 », de cette situation d’entre-deux
théorique, est l’ambiguïté relative de certains des concepts bourdieusiens. En
introduisant sa théorie de la pratique par-delà l’alternative dûment mise en
scène du subjectivisme et de l’objectivisme, Bourdieu produit des concepts
majeurs qui présentent souvent une double face. Tout se passe comme si ces
concepts reprenaient en leur propre constitution l’alternative décriée. Ainsi
le si décisif concept d’habitus doit-il être conçu tout à la fois comme une
expérience sédimentée et comme un principe générateur de pratique. Plus
précisément, l’habitus est cette instance paradoxale qui permet que « des
conduites [puissent] être orientées par rapport à des fins sans être
consciemment dirigées vers ces fins, dirigées par ces fins 4 ». Une telle
formulation, parmi toutes celles que propose Bourdieu, retient bien quelque
chose de l’objectivisme (du structuralisme ici), avec l’idée que des
régularités peuvent s’exercer sans obéissance à des fins, comme du
subjectivisme, avec l’idée que l’on puisse parvenir à quelques fins, fût-ce de
manière inconsciente.
Dans ces réinvestissements, il reste alors à savoir quels sont les aspects
positifs persistants du subjectivisme et de l’objectivisme et de quelle
manière la praxéologie nouvelle les assume. Il y a ici deux façons de
comprendre ce qui est à l’œuvre.
Une première interprétation de ces réinvestissements consiste à tenter de
mesurer ce que la théorie bourdieusienne de la pratique doit aux apports
respectifs de l’objectivisme et du subjectivisme. Bien évidemment, en
engageant une telle lecture, on court le risque, souvent dénoncé par Bourdieu,
de manquer ce qui fait l’originalité de ses conceptions, en bonne ou
mauvaise foi. Mais tout en prenant acte de leurs aspects novateurs, on
gagnerait peut-être aussi à repenser certains des concepts fondamentaux de la
théorie de l’action en rétablissant la perspective phénoménologique comme
un point de vue intégré à la constitution de la conceptualité bourdieusienne. Il
y a ainsi sans doute quelque chose à gagner d’une relecture tendanciellement
mais modérément « subjectiviste » du concept d’habitus, en restituant par
exemple certaines propositions de la phénoménologie husserlienne, tout
particulièrement dans les réflexions qu’elle conduit sur les synthèses
passives et la constitution de la quotidienneté, afin de faire mieux droit aux
discontinuités, aux pluralités qui travaillent la vie de l’individu 5. En effet,
l’un des mérites de la phénoménologie est aussi d’avoir considérablement
renouvelé la philosophie classique du sujet en pensant d’abord le sujet
comme rapport au monde, bien avant de le penser comme rapport à soi,
comme produit d’un auto-positionnement. Il y a en outre tout un pan des
réflexions de Husserl qui invite à prendre en compte la dimension sociale de
la vie subjective, avec une grande acuité analytique et descriptive,
notamment pour ce qui est de la question de la passivité. Par ailleurs, on peut
aussi attendre des gains d’intelligibilité non négligeables d’une relecture de
la théorie de l’habitus entreprise à partir des travaux de Merleau-Ponty,
notamment sur la question de l’incorporation des schèmes de perception et
d’appréciation. Nous allons y revenir.
Cependant, il est aussi une autre façon de relire la réappropriation
durable par Bourdieu des « acquis » du subjectivisme. En effet, ce que
Bourdieu retient de la phénoménologie sociale et de l’attention que celle-ci
accorde à l’expérience vécue, c’est avant tout la nécessité de repenser le
« sujet de connaissance ». On a déjà dit que l’on tenait là un motif suffisant
pour distinguer les critiques adressées à Sartre de celles formulées à
l’encontre de la phénoménologie, quitte à mettre en soupçon la supposée
homogénéité du « subjectivisme ». Il faut à présent insister sur le fait qu’il y
a là un legs déterminant avec lequel Bourdieu doit composer. Il faut être
attentif aux motifs d’une évaluation positive de l’apport de la
phénoménologie sociale : ceux-ci renvoient toujours à l’analyse de la nature
et des modalités de la connaissance familière, « doxique » et ordinaire du
monde social.
Ainsi, dans l’Esquisse comme dans le Sens pratique, Bourdieu souligne
que l’on pourrait réorienter les considérations développées par la
phénoménologie sociale dans la perspective d’une analyse critique de la
société :
On voit ce que l’analyse ainsi comprise de l’expérience naïve du monde social peut apporter à une
sociologie de la connaissance qui est, inséparablement, une sociologie de la politique en manifestant
6
les mécanismes gnoséologiques qui contribuent au maintien de l’ordre établi .
L A FORCE ET LE SENS
Il faut ainsi, durablement, contrarier la puissante tendance objectiviste
qui œuvre dans les sciences sociales. Le monde social ne se réduit pas à une
collection de « faits sociaux ». Ou alors, s’il l’est – et il l’est bien, en un
certain sens –, il faut reconnaître que les faits sociaux ne peuvent plus être
définis ou plutôt appréhendés selon les préceptes de la méthodologie
sociologique durkheimienne. Dans Le sens pratique, Bourdieu est on ne peut
plus clair sur ce point :
La science sociale ne peut « traiter les faits sociaux comme des choses », selon le précepte
durkheimien, sans laisser échapper tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de
7
connaissance (s’agirait-il d’une méconnaissance) dans l’objectivité même de l’existence sociale .
Les faits sociaux ne peuvent donc pas être traités comme des choses,
parce qu’ils sont des objets de connaissance, c’est-à-dire aussi des réalités
symboliques. Le monde social n’est pas une somme de « choses », il ne se
réduit pas à un jeu de forces physiques s’exerçant les unes sur les autres. Ou
du moins, il ne se réduit pas à cela, pour cette simple raison qu’il est aussi
un monde qui fait sens. Les « agents » du monde social ne se contentent pas
d’y agir ou d’y être « agis » : ils accordent au monde et à ses objets des
significations et cette attribution du sens, cette constitution du monde en tant
que réalité symbolique décide du monde qui les fait en retour. Les « faits
sociaux » ne sont pas choses faites ou faits appréhendés comme des choses,
mais des faits relevant de l’ordre du sens : ils sont « faits » parce que
quelque chose, en eux, « fait sens ».
S’il est vrai que le monde social est un ensemble de « rapports de
forces », selon le point de vue qui est celui de la physique sociale 8, on doit
aussi faire droit au fait que ces rapports de forces se composent et se
recomposent dans l’ordre du sens. Il y a donc chez Bourdieu, d’un côté, une
physique objectiviste des forces matérielles et symboliques qui contraignent
et déterminent l’individu. Mais il faut aussi, d’un autre côté, faire droit à une
phénoménologie des formes cognitives et des compétences pratiques. La
société est donc un « système de rapports de force et de sens entre des
groupes et des classes 9 ».
L’ontologie bourdieusienne est dyadique : il y a en elle une ontologie de
la force et une ontologie du sens. Bourdieu le reconnaît en évoquant sa
théorie de la pratique dans Raisons pratiques :
Cette philosophie [dispositionnelle], qui se trouve condensée dans un petit nombre de concepts
fondamentaux, habitus, champ, capital, […] a pour clé de voûte la relation à double sens entre les
structures objectives (celles des champs sociaux) et les structures incorporées (celle de
10
l’habitus ) […]
Normativités
Une fois que l’on a restitué et resitué la critique de la « phénoménologie
sociale » sous la perspective de la « praxéologie » et de l’anthropologie de
la pratique mise au service de la sociologie des pratiques, il faut montrer en
quoi cette critique informe, plus positivement, l’œuvre de Bourdieu. Il faut
encore, pour revenir aux hypothèses de lecture que nous proposions dans
l’Introduction, montrer comment certaines des questions héritées de la
phénoménologie travaillent les réflexions de Bourdieu et ce, tout
particulièrement lorsqu’il s’agit d’élaborer et de réélaborer la nouvelle
praxéologie, c’est-à-dire la théorie de la pratique qui doit permettre de
rendre compte de la génération des pratiques. Ce projet n’est pas
l’expression d’un principe de charité qui devrait animer une relecture
critique de la critique de la phénoménologie, comme si son intention sous-
jacente était de la relativiser : il s’agit plutôt de voir concrètement comment
opère le renversement ou la subversion de la phénoménologie sociale, en
déclinant les éléments de sa critique mais aussi en identifiant plus
précisément ceux de son réinvestissement.
Les trois prochaines parties de cette étude vont ainsi s’attacher à
analyser trois aspects de ce qui apparaît bien, à la faveur de leur
complémentarité, comme une anthropologie du « sujet » social. Nous
soutenons que cette anthropologie se déploie à partir de certains motifs
particuliers de la critique adressée à la phénoménologie sociale comprise au
sens large. On explorera ainsi successivement les différents thèmes de la
normativité sociale (c’est-à-dire des contraintes et des normes qui régissent
la constitution du sens associé à la pratique), de la temporalisation de la
pratique, et, enfin, de la singulière réflexivité que la sociologie est à même
de procurer.
Chapitre 4
Le « sens » de la pratique
F AIRE SENS
Ces questions ne peuvent s’énoncer qu’à la condition de supposer que la
pratique est dotée de sens et qu’elle présente de ce fait une certaine
intelligibilité. La pratique n’est donc pas, comme nous l’avons déjà dit,
l’action pure, le mouvement physique perceptible dans sa propre effectuation
ou visible à ses effets. La pratique, c’est l’action pourvue de sens ou plus
précisément l’action qui « fait sens ». C’est de ce « fait », c’est-à-dire du fait
que la pratique « fait sens » qu’il faut partir. Comme le souligne Bourdieu
dans Le Sens pratique, il ne faut pas supposer « d’un geste ou d’un acte
rituel qu’il exprime quelque chose », mais « dire, tout simplement, qu’il est
sensé ou, comme l’anglais, qu’il fait sens 1 ». L’un des enjeux de la
praxéologie bourdieusienne est donc de récuser une conception expressiviste
du sens pour faire droit à l’idée que le sens est ce qui est fait par la pratique
elle-même, qu’il ne lui survient pas de l’extérieur.
Ce présupposé est d’ailleurs, pour Bourdieu, la condition même de toute
réflexion anthropologique sur la pratique et, par suite, de toute analyse
sociologique des pratiques. On doit bien supposer, si l’on veut en faire
l’objet d’une science, que ce que font les agents a bien quelque « sens »,
même si ce sens n’a rien d’évident aux yeux de l’observateur qui ne partage
pas la doxa à laquelle les agents adhèrent. Mais, pour que l’analyse
sociologique soit non seulement possible, mais aussi justifiée, on doit de
surcroît supposer que le sens de ce que les agents font est parfois tout autre
que celui qu’ils assignent à leur action. Le sociologue qui met à distance le
monde qui lui est familier fait précisément l’expérience de cette dissociation
du sens vécu et du sens objectivement visé. On doit admettre le principe
d’une disjonction entre l’intention signifiante d’un comportement et la
signification sociologique de ce même comportement. Il y a donc une
intelligibilité première de la pratique, « donnée », qui dépend du point de
vue de l’agent sur sa propre pratique et une intelligibilité seconde, qui reste
à conquérir ou à construire et qui relève du point de vue proprement
sociologique. Dans tous les cas, il faut bien que la pratique ait sens, fasse
sens, et admettre qu’il existe d’abord et avant tout une « pensée tacite et
pratique qui est inhérente à toute pratique sensée 2 ».
Cependant, poser le problème du sens en ces termes, c’est déjà
reconnaître qu’il se définit nécessairement dans les termes de l’antériorité
(qui est celle du point de vue des agents) et de la postériorité (qui est celle
du point de vue savant). Mais c’est surtout l’appréhender d’emblée depuis
une interrogation proprement épistémologique, c’est-à-dire depuis le
problème de la rupture objectivante et de ses conséquences, depuis le double
rapport de la distance et de la familiarité, bref, depuis le problème des
fondements de l’« objectivation » sociologique tel que l’on a pu
l’appréhender plus haut. Or, reconduire la question du « sens » de ce qui est
fait au problème de l’objectivation, c’est risquer de la manquer comme telle.
Et, de fait, si cette question est si peu apparente, au premier examen, dans les
textes de Bourdieu, c’est aussi en raison de la priorité épistémologique et
anthropologique qui est accordée au problème de l’objectivation
scientifique : la question du « sens » de la pratique paraît ainsi secondaire,
comme de moindre importance ou encore comme réglée de fait dès lors que
le problème de l’objectivation se trouve lui-même dépassé avec l’avènement
de la nouvelle praxéologie.
Cependant, pour ressaisir la question du sens de la pratique dans sa
spécificité, il est aussi tout à fait possible de repartir de la problématique de
l’objectivation et de la manière particulière qu’a Bourdieu de l’instruire, via
la double critique du subjectivisme et de l’objectivisme. Car, si la difficulté
posée par l’une et l’autre de ces deux tendances anthropologiques tient pour
l’essentiel au « point de vue » qu’elles adoptent sur la pratique et à la
reconduction implicite qu’elles opèrent, due à la situation scolastique, du
partage, au niveau des catégories fondamentales de la théorie, entre le
subjectif et l’objectif, il est aussi possible de relire cette difficulté
principielle depuis la problématique du sens de la pratique. Certes, le
diagnostic critique formulé par Bourdieu, parce qu’il prend pour critère
quasi exclusif le partage gnoséologique sujet/objet, tend clairement à faire de
la question du sens de la pratique une question de second rang. Pour autant,
cela ne revient pas à en faire une question minorée ou mineure, loin de là. Il
est même possible de restituer les philosophies du sens de la pratique que
mobilisent la tendance subjectiviste et la tendance objectiviste, c’est-à-dire
la phénoménologie sociale et le structuralisme. De fait, la différence entre la
phénoménologie sociale et le structuralisme s’avère et s’accuse sur cette
question du « sens » de la pratique : l’une et l’autre disposent d’une
philosophie du sens déjà constituée, qu’il leur suffit en quelque sorte
d’« appliquer » au cas de la pratique et qui prédétermine ce qu’il faut penser
sous le concept de pratique.
1. Du point de vue subjectiviste de la « phénoménologie sociale » – si
l’on suit la présentation qu’en donne Bourdieu –, le sens de ce qui est fait ou
de ce qui se fait est toujours, prioritairement, compris dans les termes du
« sens » de l’expérience vécue. La phénoménologie s’est en effet comprise,
si l’on revient au fameux motif du « retour aux choses elles-mêmes », comme
une façon de se réapproprier le sens des phénomènes. Comme le formule
Husserl :
Des significations qui ne seraient vivifiées que par des intuitions lointaines et imprécises,
inauthentiques, – si tant est que ce soit par des intuitions quelconques – ne sauraient nous
3
satisfaire. Nous voulons retourner aux « choses elles-mêmes » (zur Sache selbst ).
Saussure qui professe ailleurs que « le point de vue crée l’objet », désigne ici très clairement le
point de vue auquel il faut se situer pour produire « l’objet propre » de la nouvelle science
structurale : on ne peut faire de la parole le produit de la langue que si et seulement si on se situe
4
dans l’ordre logique de l’intelligibilité .
Le point de vue ainsi adopté implique une forme de clôture qui consacre
l’autonomie de l’objet étudié : le sens est déjà là, il est présupposé. On tient
là le principe de toute démarche « herméneutique », qui prétend se satisfaire
de l’explicitation continue du sens par lui-même et à partir de lui-même :
Se situer dans l’ordre de l’intelligibilité comme le fait Saussure, c’est adopter le point de vue du
« spectateur impartial » qui, attaché à comprendre pour comprendre, est porté à mettre cette
intention herméneutique au principe de la pratique des agents, à faire comme s’ils se posaient
5
des questions qu’il se pose à leur propos .
S’il est vrai que les pratiques produites par les habitus, les manières de marcher, de parler, de
manger, les goûts et les dégoûts, etc., présentent toutes les propriétés des conduites instinctives, et
en particulier l’automatisme, il reste qu’une forme de conscience partielle, lacunaire, discontinue,
accompagne toujours la pratique, que ce soit sous la forme de ce minimum de vigilance qui est
indispensable pour contrôler le fonctionnement des automatismes ou sous la forme de discours
6
destinés à les rationaliser (au double sens du terme ).
Le langage se fait spontanément complice de cette philosophie herméneutique qui porte à penser
l’action comme quelque chose qu’il s’agit de déchiffrer, en disant par exemple d’un geste ou d’un
acte rituel qu’il exprime quelque chose, au lieu de dire, tout simplement, qu’il est sensé ou, comme
9
l’anglais, qu’il fait sens .
MODUS OPERANDI
Dépasser les philosophies subjectivistes et objectivistes du sens de la
pratique, revenir sociologiquement sur l’antériorité du sens en analysant les
pratiques : cela ne peut se faire que par la mise en œuvre d’un mode de
pensée relationnel et constructiviste (au sens méthodologique où Bourdieu
comprend ce terme 10). La pratique doit être analysée selon les relations qui
la structurent, objectivement et subjectivement ; et cette analyse n’est pas le
produit d’une confrontation avec un « donné », mais le produit d’une
construction méthodique de l’objet à connaître. Prendre acte de l’antériorité
du sens, c’est en faire, par la rupture épistémologique, le point de départ
d’une analyse qui le prendra ensuite pour point de référence de la
construction méthodique de l’objet sociologique. Une intelligibilité seconde,
qui n’est plus celle de la pratique dans son rapport d’immanence au sens,
peut alors être gagnée : la pratique y découvre un sens nouveau, pensé
relationnellement et sous la perspective de la normativité sociale.
Penser le sens relationnellement, c’est renoncer à lui chercher un
fondement, que celui-ci se situe, à la manière de ce que propose la
phénoménologie, dans le sujet faisant retour sur lui-même. Penser le sens
relationnellement revient aussi à le désubstantialiser ou à lutter contre les
tentations substantialistes qui sont à l’œuvre dans les philosophies du sens :
le sens d’une pratique n’est pas une unité close sur elle-même qu’il s’agirait
de situer au sein de la vie intentionnelle. Le mode de pensée relationnel,
enfin, consacre le renoncement à toute philosophie du sens qui aborderait
cette question sur un mode exclusivement philosophique, c’est-à-dire en se
dispensant d’analyser les diverses conditions sociales de possibilité qui sont
au principe de la production du sens.
Reprendre la question de la production du sens depuis la perspective de
la construction de l’objet qui est à connaître sociologiquement, c’est postuler
qu’une saisie de son objectivité est possible et que celle-ci tiendra à
l’identification des conditions sociales de possibilité du phénomène
considéré, c’est-à-dire en découvrant par là une certaine normativité sociale.
Il ne suffit pas de rompre avec le sens obvie de la pratique qui est celui de
l’expérience vécue, ni de se complaire dans un objectivisme qui ne peut plus
le ressaisir : il faut tenir ensemble l’expérience vécue et l’inscription de la
pratique dans des rapports objectifs (c’est-à-dire qui ne dépendent pas du
sujet lui-même). Il y a une sociologie possible du sens de la pratique dès lors
que l’on se donne pour tâche de mettre un terme au face-à-face, pratique ou
gnoséologique, du sujet et de l’objet pour mettre au jour l’objectivité
proprement sociale de ce rapport. En ce sens, la sociologie est une tâche, un
« métier » comme le souligne Bourdieu : elle ne peut se concevoir,
abstraitement, comme une réflexion sur la société en général ou sur le social,
mais doit se réaliser par l’analyse des pratiques en leur conférant une
intelligibilité seconde, un sens compris depuis les conditions sociales de
possibilité de la pratique.
Le renversement sociologique tient pour l’essentiel au fait qu’il faut se
tenir à l’idée que la pratique fait sens 11. Cette formule courante prend chez
Bourdieu une signification particulière. Elle signifie que la pratique est le
lieu unique de la « production » et de la représentation du sens et qu’il n’y a
pas à chercher au-delà de ce qui s’y donne, dans et par la pratique donc, en
multipliant les présuppositions quant aux « entités » qui présideraient à son
avènement. En ce sens, il faut se garder du retour parfois subreptice de la
philosophie du sens et de la tentation de toute ontologie superflue qui
renverrait la production du sens à des instances de production qui
existeraient indépendamment de l’exercice des pratiques. Au contraire, il
faut en rester à la genèse du sens à même la pratique : c’est elle,
littéralement, qui fait sens. Dès lors, ce qui est à analyser, c’est le modus
operandi, la pratique en train de se faire et non l’opus operatum, l’œuvre
faite, achevée, le produit fini de la pratique. La prise en compte de
l’antériorité du sens de la pratique, impliqué par la posture même d’une
sociologie qui entend revenir sur ce qui se fait et sur ce qui a été fait, nous
expose toujours à la considération de la seule œuvre faite, de l’action
déroulée et achevée, contemplée dans l’épanouissement de ses différents
« moments » et ainsi dans l’unité d’un « sens » complet (et ce, que la
pratique « réussisse » ou non). L’analyste des pratiques vient « toujours
après la bataille 12 ».
Produit de l’expérience du jeu, donc des structures objectives de l’espace de jeu, le sens du jeu est
ce qui fait que le jeu a un sens subjectif, c’est-à-dire une signification et une raison d’être, mais
aussi une direction, une orientation, un à-venir, pour ceux qui y participent et reconnaissent par là
même les enjeux […]. Et aussi un sens objectif, du fait que le sens de l’avenir probable que donne
la maîtrise pratique des régularités psychiques qui sont constitutives de l’économie d’un champ est
le principe de pratiques sensées, c’est-à-dire liées par une relation intelligible aux conditions de leur
effectuations, et aussi entre elles, donc immédiatement doté de sens et de raison d’être pour tout
individu doté du sens du jeu (d’où l’effet de validation consensuelle qui fonde la croyance collective
14
dans le jeu et ses fétiches ).
Chaque agent, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, est producteur et reproducteur de sens
objectif : parce que ses actions et ses œuvres sont le produit d’un modus operandi dont il n’est
pas le producteur et dont il n’a pas la maîtrise consciente, elles enferment une « intention
15
objective », comme dit la scolastique, qui dépasse toujours ses intentions conscientes .
J’ai pris connaissance de ces études et cela m’a déterminé, assez récemment, à regarder de plus
près la philosophie de Dewey, dont je n’avais qu’une vue très partielle et superficielle.
Effectivement, les affinités ou les rencontres sont incontestables et je crois que j’en comprends le
principe : mon effort pour réagir contre l’intellectualisme profond des philosophies européennes (à
quelques exceptions près, comme celle de Wittgenstein, Heidegger ou Merleau-Ponty) m’a porté à
me rapprocher sans le savoir de pensées que la tradition européenne de la « profondeur » et de
l’obscurité portait à traiter comme des repoussoirs.
Sur le fond, et sans pour développer tous les points communs et toutes les différences, je dirais que
la théorie de l’habitus présente beaucoup de similitudes avec les théories qui, comme celle de
Dewey, font une place centrale à l’« habit », entendu non comme une habitude répétitive
mécanique mais comme rapport actif et créateur au monde, et qui refuse tous les dualismes
conceptuels sur lesquels se sont bâties, dans leur quasi-totalité, les philosophies post-cartésiennes :
16
sujet et objet, intérieur et extérieur, matériel et spirituel, individuel et social, etc. .
L’action que guide le « sens du jeu » a toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait
un observateur impartial, doté de toute l’information utile et capable de la maîtriser rationnellement.
Et pourtant elle n’a pas la raison pour principe. Il suffit de penser à la décision instantanée du
joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien en commun
avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et pour
17
en dégager des leçons communicables .
Le « sens du jeu » qui décide de ce qui, dans l’ordre de la pratique, fait
sens ou non peut donc donner lieu à des reconstructions rationnelles
a posteriori. Mais si ce type de reconstruction après coup est possible, c’est
parce que le sens de ce qui se fait a déjà un certain ordre, qui est celui-là
même de la pratique. Cet ordre tient au fait que certains actes sont effectués
les uns après les autres, à un moment donné et pas à un autre et ce, selon une
direction qui n’est peut-être pas claire de prime abord, peut parfois se
révéler progressivement, devenir explicite ou rester implicite mais
détermine toujours le « sens » de ce qui est fait : la direction que prend la
pratique décide de sa signification. S’en tenir au modus operandi, c’est
faire droit à l’ordre du sens qui se déploie temporellement, dans la pratique
en train de se faire. Au chapitre V du Sens pratique (« La logique de la
pratique »), Bourdieu fait de cette temporalité une dimension constitutive du
sens de la pratique :
La pratique se déroule dans le temps et elle a toutes les caractéristiques corrélatives, comme
l’irréversibilité, que détruit la synchronisation ; sa structure temporelle, c’est-à-dire son rythme, son
tempo et surtout son orientation, est constitutive de son sens : comme dans le cas de la musique,
toute manipulation de cette structure, s’agirait-il d’un simple changement de tempo, accélération ou
ralentissement, lui fait subir une déstructuration irréductible à l’effet d’un simple changement d’axe
de référence. Bref, du fait de son immanence entière à la durée, la pratique a partie liée avec le
temps, non seulement parce qu’elle se joue dans le temps, mais aussi parce qu’elle joue
18
stratégiquement du temps et en particulier du tempo .
Et pourtant les agents font, beaucoup plus souvent que s’ils agissaient au hasard, « la seule chose à
faire ». Cela parce que, en s’abandonnant aux intuitions d’un « sens pratique » qui est le produit de
l’exposition durable à des conditions semblables à celles dans lesquelles ils sont placés, ils
19
anticipent la nécessité immanente au cours du monde .
La légitimation de l’ordre social […] n’est pas le produit, comme le croient certains, d’une action
délibérément orientée de propagande ou d’imposition symbolique ; elle résulte du fait que les agents
appliquent aux structures objectives du monde social des structures de perception et d’appréciation
qui sont issues de ces structures objectives et tendent de ce fait à percevoir le monde comme
20
évident .
J’ai conscience que j’ai peu de chances de parvenir à transmettre vraiment, par la seule vertu du
discours, les principes de cette philosophie et les dispositions pratiques, le « métier », dans lesquels
ils s’incarnent. Pire, je sais qu’en les désignant du nom de philosophie, par une concession à
l’usage ordinaire, je m’expose à les voir transformés en propositions théoriques, justiciables de
discussions théoriques, propres à dresser de nouveaux obstacles à la transmission de manières
21
constantes et contrôlées d’agir et de penser qui sont constitutives d’une méthode .
Il faut créditer Bourdieu d’une remarquable inventivité théorique, qui
mériterait d’être mieux reconnue par les philosophes, et admettre que cette
inventivité est commandée par les réquisits de la tâche de la sociologie :
comprendre ce que les individus font en restituant toute la part du social,
déniée ou méconnue, dans ce qui est ainsi fait. Or c’est en développant cette
théorie du sens pratique, en montrant comment Bourdieu a pensé l’ordre du
sens comme ordre pratico-social, que l’on peut réaliser les deux intentions
qui sont au principe de cette étude et que nous énoncions dès l’orée de
l’Introduction : faire l’inventaire des usages de la phénoménologie et voir
comment ceux-ci contribuent à la constitution d’une anthropologie du « sujet
social » sociologiquement informée.
On se propose donc de voir ce que peut ouvrir la clé interprétative de
l’« ordre du sens », en suivant la déclinaison de ce motif dans la praxéologie
bourdieusienne, théorie de la pratique comme « sens pratique ». Sous cette
perspective, l’apport de la phénoménologie est manifeste. Alors même que
Bourdieu s’oppose frontalement et globalement à la conception
phénoménologique du sens comme sens de l’expérience vécue, sa propre
conception du sens de la pratique ne cesse de mobiliser des termes, des
analyses et des concepts qui sont empruntés à la phénoménologie. Mais ces
reprises ne sont pas la déclinaison d’une seule et même référence, continue
et explicite, à un mouvement homogène, comme si cette seule référence
suffisait pour soutenir ses propres développements. D’une part, la référence
à la phénoménologie n’est pas exclusive et se combine avec une multitude
d’emprunts d’origines variées, qui vont du structuralisme à la philosophie du
langage ordinaire en passant par des références à la littérature ethnologique
ou sociologique. D’autre part, il est patent que l’on a plutôt affaire à une
collection d’emprunts ponctuels qui trouvent leur pertinence relative par
rapport à des concepts profondément remaniés par Bourdieu. L’intégration
des apports et des acquis de la phénoménologie sociale s’opère de manière
diffractée, sélective. Tout se passe comme si, dès lors que la
phénoménologie sociale est condamnée dans son projet d’ensemble et dans
sa démarche, il reste possible de la décomposer et de redisposer certains de
ses éléments dans un nouveau complexe théorique.
1. SP, p. 62.
2. SP, p. 62.
3. E. Husserl, Recherches Logiques. Tome 2. Recherche I, Paris, PUF, 1959, Introduction, § 1, p. 6.
4. SP, p. 52.
5. SP, p. 53.
6. ETP, p. 305.
7. SP, p. 44.
8. SP, p. 53.
9. SP, p. 62.
10. Bourdieu souligne à de nombreuses reprises la nécessité d’une pensée relationnelle qui doit être au
principe des sciences sociales : « La notion d’espace enferme, par soi, le principe d’une appréhension
relationnelle du monde social : elle affirme en effet que toute la “réalité” qu’elle désigne réside dans
l’extériorité mutuelle des éléments qui la composent. Les êtres apparents, directement visibles, qu’il
s’agisse d’individus ou de groupes, existent et subsistent dans et par la différence, c’est-à-dire en tant
qu’ils occupent des positions relatives dans un espace de relations qui, quoique invisible est toujours
difficile à manifester empiriquement, est la réalité la plus réelle (l’ens realissimum, comme disait la
scolastique) et le principe réel des comportements des individus et des groupes. », RP, p. 53.
11. Nous devons à C. Gautier d’avoir attiré notre attention sur cette formulation, dans les remarques
programmatiques esquissées à la fin de La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie
des pratiques de Pierre Bourdieu, Paris, Le Cerf, 2012, p. 447.
12. SP, p. 137.
13. SP, p. 46.
14. SP, p. 111.
15. ETP, p. 273.
16. ISR, p. 170-171. Cette proximité est aussi soulignée par V. Kestenbaum, The Phenomenological
Sense of John Dewey : Habit and Meaning, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1977 et J. M.
Ostrow, Social sensitivity : An Analysis of Experience and Habit, Stony Brook, State University of
New York Press, 1990.
17. CD, p. 21.
18. SP, p. 137.
19. CD, p. 21.
20. CD, p. 160-161.
21. RP, p. 10.
Chapitre 5
Le présupposé : la doxa
L ’EXPÉRIENCE DE LA NATURALITÉ
Le concept de doxa désigne, chez Bourdieu, l’ensemble des présupposés
requis pour que le sens de la pratique puisse se réaliser dans et par la
pratique. Plus précisément, la doxa est « l’adhésion aux présupposés […] du
jeu 1 ». Bourdieu conduit l’examen de ce qu’il appelle aussi « l’expérience
doxique 2 » au chapitre IV du Sens pratique intitulé « La croyance et le
corps 3 », chapitre qui précède celui consacré à « La logique de la
pratique ».
L’expérience doxique se caractérise par sa dimension d’évidence : elle
définit un registre de « connaissances » (appréciations, jugements,
évaluations, manières de penser) qui vont de soi. Ces connaissances sont
des ressources pratiques qui trouvent leur garantie dans une croyance
particulière qui ne se caractérise pas par son objet mais par le type de
certitude, immédiate et implicite, qu’elle procure. Dans Raisons pratiques,
Bourdieu précise le statut de cette croyance de la manière suivante :
La croyance dont je parle n’est pas une croyance explicite, posée explicitement comme telle par
rapport à la possibilité d’une non-croyance, mais une adhésion immédiate, une soumission doxique
aux injonctions du monde qui est obtenue lorsque les structures mentales de celui à qui s’adresse
l’injonction sont en accord avec les structures engagées dans l’injonction qui lui est adressée. En
4
ce cas, on dit que ça allait de soi, qu’il n’y avait pas autre chose à faire .
Et quand les structures incorporées et les structures objectives sont en accord, quand la perception
est construite selon les structures de ce qui est perçu, tout paraît évident, tout va de soi. C’est
l’expérience doxique dans laquelle on accorde au monde une croyance plus profonde que toutes les
10
croyances (au sens ordinaire) puisqu’elle ne se pense pas en tant que croyance .
La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants, qui se présente et s’impose
comme point de vue universel ; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l’État et qui ont
14
constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l’État .
D’un autre côté, l’intérêt des membres de l’espace social qui y occupent
des positions dominées est celui d’une remise en cause des évidences de « la
croyance dont parlait Hume, la soumission doxique à l’ordre établi 15 ».
Cependant, on le voit bien, l’expérience doxique recèle une extraordinaire
capacité de résistance aux remises en cause et en question, puisque son
principe même est d’assurer l’accomplissement de pratiques qui s’épargnent
toute réflexion et toute interrogation. Il faut donc considérer que la remise en
cause de l’ordre gnoséologique et pratique établi passe par une rupture qui
est tout autre que la simple crise, toujours dépassable, du fonctionnement de
l’expérience doxique (en raison de la confrontation avec un autre modèle
culturel ou de l’évolution des structures économiques). La rupture avec
l’ordre du sens établi et pratiquement opératoire inaugure aux yeux de
Bourdieu le registre de la politique :
Je venais de découvrir, grâce à Raymond Aron, qui l’avait connu, l’œuvre de Schütz, et il me
paraissait intéressant d’interroger, comme le phénoménologue, le rapport familier au monde social,
mais de manière quasi-expérimentale, en prenant pour objet d’une analyse objective, voire
objectiviste, un monde qui m’était familier, où tous les agents étaient des prénoms, où les manières
de parler, de penser et d’agir allaient pour moi tout à fait de soi, et d’objectiver, du même coup mon
17
rapport de familiarité avec cet objet […].
La découverte de Schütz n’est donc pas un simple apport théorique mais
elle accompagne la réflexion méthodologique, épistémologique et pour finir
anthropologique sur le rapport de familiarité que le sociologue peut
entretenir à l’égard du monde ou de l’espace social dont il est issu. Une
relecture de la tradition phénoménologique se joue très clairement dans la
réélaboration sociologique du concept de doxa, que Bourdieu définit
initialement, dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, comme « ce qui
est hors de question et que tout agent accorde tacitement à l’état de choses
actuel par le seul fait d’agir en accord avec les convenances sociales 18 ».
Sous le lexique grec de la doxa, c’est bien toute l’analyse schützienne de
l’attitude naturelle qui se trouve convoquée pour étudier les mécanismes
gnoséologiques du maintien de l’ordre établi.
En effet, Schütz a initié une pratique de la phénoménologie qui entend
s’épargner tout recours à l’appareil transcendantal pour se contenter
d’œuvrer à partir de l’attitude naturelle, en elle et vers elle. L’attitude
naturelle demeure le référent permanent de cette attitude réflexive. Elle vaut
à son égard comme une instance de validation, de légitimation et de
confirmation de ses énoncés. Fort de cette nouvelle donne méthodologique,
le phénoménologue peut donc renoncer au primat de l’attitude
transcendantale. Schütz a donc abandonné tout recours à l’attitude
transcendantale pour prôner le retour à une phénoménologie développée
comme analyse réflexive de l’attitude naturelle. Corrélativement, Schütz
emprunte à Husserl l’idée d’un monde de la vie qu’il conçoit comme horizon
structurel a priori de toute vie sociale. Le monde de la vie est ce qui est
constamment présupposé dans l’attitude naturelle : il s’agit d’une strate de
réalité sur le fond de laquelle s’édifient des mondes sociaux concrets et
singuliers. Or, dans l’attitude naturelle, le monde de la vie ne requiert pas de
thématisation spécifique mais sert bien plutôt de support premier à toute
thématisation attentionnelle. L’expérience que nous avons du monde de la vie
est donc doxique, au sens d’une évidence foncière qui n’est pas remise en
cause. Dans l’attitude naturelle, le monde de la vie est précisément ce à quoi
je n’accorde jamais d’importance, ce qui ne fait jamais question. Dans
l’attitude naturelle, le monde de la vie est ce que l’on tient pour allant de soi,
pour évident. Nous lui accordons le bénéfice de la Selbstverständlichkeit,
une auto-compréhensibilité qui aveugle sur ce qu’il est véritablement. Le
monde de la vie est ce qui va de soi, ce que je laisse pour ininterrogé, alors
même qu’il constitue la toile de fond de l’ensemble de mes activités. Dans
l’attitude naturelle, le monde de la vie est cette réalité dont la compréhension
s’impose d’elle-même (selbstverständliche Wirklichkeit 19).
Bourdieu conserve l’essentiel de ces analyses, par exemple lorsqu’il
définit la doxa comme ce qui est laissé « à l’état implicite et indiscuté
(doxa 20) », tout en restituant les conditions sociales de possibilité de celle-
ci. Sous cette perspective, la différence entre une phénoménologie de
l’attitude naturelle et une sociologie de l’expérience doxique est double.
Tandis que la première décrit le fonctionnement de l’attitude naturelle et
les différentes structures du monde de la vie quotidienne dans une
perspective qui demeure, massivement, celle d’une théorie de la
connaissance, la seconde s’attache à restituer les conditions sociales de
possibilité de l’expérience doxique. Là où la phénoménologie de l’attitude
naturelle peut prétendre à une certaine universalité (l’attitude naturelle étant
une dimension essentielle du rapport que tout sujet entretient à l’égard du
monde qui l’entoure, quelles que soient les variations sociales et culturelles
qui puissent se présenter en outre), la sociologie de l’expérience doxique
restitue son enracinement social et historique, c’est-à-dire sa relativité, sa
contingence et son arbitraire.
Par ailleurs, la perception bourdieusienne de la doxa ouvre, bien plus
nettement que dans le cas de l’analyse phénoménologique, à une véritable
politique de l’expérience doxique. Elle constitue de ce fait un élément
important, qui ne peut être négligé, en vue d’une critique sociale située à
l’horizon de l’analyse sociologique. L’expérience doxique n’est jamais
établie une fois pour toutes, elle est toujours le produit contingent d’une
conjoncture :
Cela dit, il ne faut pas oublier que cette croyance politique primordiale, cette doxa, est une
orthodoxie, une vision droite, dominante, qui ne s’est imposée qu’au terme de luttes contre des
visions concurrentes ; et que l’« attitude naturelle » dont parlent les phénoménologues, c’est-à-dire
l’expérience première du monde du sens commun, est un rapport politiquement construit, comme
les catégories de perception qui la rendent possible. Ce qui se présente aujourd’hui sur le mode de
l’évidence, en deçà de la conscience et du choix, a été, bien souvent, l’enjeu de luttes et ne s’est
21
institué qu’au terme d’affrontements entre dominants et dominés .
1. SP, p. 111.
2. SP, p. 44 ; ETP, p. 234.
3. SP, p. 111-134. La considération de la doxa est bien moins développée dans l’Esquisse, même si
Bourdieu fait déjà bien droit à l’expérience de la naturalité comme expérience de l’« allant de soi ».
4. RP, p. 188.
5. ETP, p. 411.
6. ISR, p. 222.
7. ETP, p. 264.
8. Bourdieu considère que l’empire de la doxa s’étend aussi aux intellectuels qui « laissent à l’état
impensé (doxa) les présupposés de leur pensée », situation qui est celle de la « doxa épistémique », cf.
RP, p. 217.
9. LPS, p. 188.
10. RP, p. 156.
11. ETP, p. 234.
12. ISR, p. 222. La « persuasion clandestine » mentionnée par Bourdieu doit être rapprochée de la
« persuasion silencieuse » évoquée par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard,
1964, p. 263. Nous devons cette indication à Jocelyn Benoist.
13. ETP, p. 300.
14. RP, p. 129. Voir aussi RP, p. 107 : « Si l’État est en mesure d’exercer une violence symbolique, c’est
qu’il s’incarne à la fois dans l’objectivité sous forme de structures et de mécanismes spécifiques et aussi
dans la “subjectivité” ou, si l’on veut, dans les cerveaux, sous forme de structures mentales, de schèmes
de perception et de pensée. Du fait qu’elle est l’aboutissement d’un processus qui l’institue à la fois
dans des structures sociales et dans des structures mentales adaptées à ces structures, l’institution
instituée fait oublier qu’elle est issue d’une longue série d’actes d’institution et se présente avec toutes
les apparences du naturel. »
15. RP, p. 128.
16. LPS, p. 188.
17. EAU, p. 80.
18. ETP, p. 239.
19. Sur l’ensemble de cette analyse, voir A. Schütz, T. Luckmann, Strukturen der Lebenswelt,
Konstanz, UVK, 2003, p. 3 sq.
20. Ibid., p. 411.
21. RP, p. 128-129.
Chapitre 6
Le principe : l’habitus
L’ordre du sens s’avère dans la pratique même des agents. L’habitus est,
en un certain sens, le nom du principe de reconnaissance et de production de
l’ordre du sens par les agents. Il confère à l’ordre du sens sa portée
proprement pratique :
L’habitus est ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et
relationnelles d’une position en un style de vie unitaire, c’est-à-dire un ensemble unitaire de choix
1
de personnes, de biens, de pratiques .
[…] la notion d’habitus peut être entendue à la fois comme un principe général de la théorie de
l’action – par opposition aux principes invoqués par une théorie intentionnaliste –, et comme un
principe spécifique, différencié et différenciant, d’orientation des actions d’une catégorie
2
particulière d’agents, lié à des conditions particulières de formation .
PRÉSENTATIONS DE L’HABITUS
Il est un texte de Bourdieu qui se révèle particulièrement clair quant aux
intentions qui ont pu orienter et déterminer l’élaboration de la théorie de
l’habitus : il s’agit de la séquence intitulée « Questions de méthode » dans
les Règles de l’art. Ce texte rétrospectif se dispense de réexposer des thèses
déjà développées dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique ou dans le
Sens pratique pour revenir sur les décisions théoriques qui ont incité
Bourdieu à fonder une nouvelle théorie de la pratique et à promouvoir le
concept d’habitus.
Bourdieu y rappelle tout d’abord que « la notion d’habitus […] exprime
avant tout le refus de toute une série d’alternatives dans lesquelles la science
sociale (et, plus généralement, toute la théorie anthropologique) s’est
enfermée, celle de la conscience (ou du sujet) et de l’inconscient, celle du
finalisme et du mécanisme, etc. 4 ». Le concept d’habitus est donc un concept
de dépassement et non de synthèse, où il s’agit de gagner un mode de pensée,
fort du nouveau « point de vue » sociologique qui œuvrera par-delà les
dualismes théoriques habituels. De ce fait, il est un mode fréquent de
présentation de la théorie de l’habitus qui joue de ces dépassements : le
concept d’habitus est souvent défini par le rejet de concepts en oppositions
réciproques. Plus généralement, l’habitus est circonscrit à l’aide d’énoncés
en chiasme, comme s’il fallait rejouer dans la définition du concept la dualité
dépassée : intériorité/extériorité, structure structurée/structure structurante 5.
Ce type de présentation a sans doute une utilité certaine, mais il égare parfois
le lecteur car il empêche de ressaisir avec précision ce que Bourdieu entend
sous le terme d’habitus. Il ménage la familiarité avec des concepts plus
usuels et moins originaux mais il se paie aussi souvent d’un coût élevé : à
présenter ainsi l’habitus en disant surtout ce qu’il n’est pas, on court le
risque d’en rester à une détermination purement négative, ou à tout le moins
de laisser s’établir une certaine indétermination.
Une autre présentation de la théorie de l’habitus privilégie plus
volontiers la restitution de sa généalogie. Les « Questions de méthode »,
dans les Règles de l’art, constituent une forme de mise au point à l’égard de
lectures qui ont pu être données de la théorie de l’habitus et qui, loin de
servir le sens propre de ce concept, et surtout, son opérativité sociologique,
ont compliqué sa détermination. Bourdieu a notamment à l’esprit les
interprétations développées par François Héran dans l’article intitulé « La
seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le
langage sociologique », lesquelles ont insisté sur la proximité des
conceptions de Bourdieu avec certaines présentations husserliennes,
notamment dans Expérience et jugement. Revenir sur la généalogie du
concept d’habitus et en l’occurrence, sur les étapes de sa genèse dans
l’œuvre de Bourdieu, donne à ce dernier l’occasion de régler quelques
comptes et de dénoncer une attribution généalogique qui lui semble
excessive et mal intentionnée :
Il est clair que, au moins lorsqu’elle s’applique à des contemporains, c’est-à-dire à des concurrents,
la recherche des sources, qui n’est jamais d’ailleurs la meilleure stratégie herméneutique, s’inspire
moins du souci de comprendre le sens d’une contribution que d’en réduire ou d’en détruire
l’originalité (au sens de la théorie de l’information), tout en permettant aux « découvreurs » de
sources inconnues de se distinguer, comme celui à qui on a fait part, du commun des naïfs qui, par
inculture par aveuglement, se laisse prendre à l’illusion du jamais vu. Les ruses de la raison
polémique sont innombrables et tel qui, comme tant d’autres « généalogistes », n’aurait jamais
accordé la moindre attention à la notion d’habitus ou aux emplois qu’en fait Husserl si je ne l’avais
employée, va exhumer des usages husserliens, pour me reprocher, comme en passant, d’avoir trahi
6
la pensée magistrale dans laquelle il entend au demeurant découvrir une anticipation destructrice .
Pour bien lire cette définition qui, en dépit des apparences, est très
concise, il faut partir de son dernier moment, où Bourdieu précise les
aspects de la pratique que la théorie de l’habitus doit permettre de penser.
C’est à partir de ceux-ci que l’habitus peut trouver sa définition canonique,
comme « système de dispositions durables », parce qu’il est pensé comme
étant au principe de ces différents aspects des pratiques qui font de ces
dernières des objets de sociologie.
Il y en a trois, pour l’essentiel. Le premier est celui de la régularité que
présentent les pratiques considérées, à savoir la possibilité qui nous est
offerte de les penser comme s’il s’agissait d’applications de règles : elles
sont « objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de
l’obéissance à des règles ». D’autre part, l’habitus est compris comme une
puissance d’ajustement à des situations toujours nouvelles : la théorie de
l’habitus nous permet de considérer les pratiques comme étant
« objectivement adaptées à leur but sans supposer de visée consciente des
fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre ».
Enfin, l’habitus doit permettre de penser la dimension proprement sociale
des pratiques, en supposant que celles-ci sont « collectivement orchestrées
sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre ». C’est
parce qu’il permet de penser l’ensemble de ces aspects que l’habitus est au
principe de l’ordre pratico-social du sens : il renvoie à une forme de
connaissance pratique dont le sociologue doit supposer l’existence pour que
les pratiques et l’ordre du sens de la pratique puissent avoir une certaine
intelligibilité. Détaillons, à présent.
1. Le premier aspect dont l’habitus doit permettre de rendre compte est
celui de la régularité. En effet, l’habitus est au principe d’une
« orchestration sans chef d’orchestre qui confère régularité, unité et
systématicité aux pratiques d’un groupe ou d’une classe 11 ». L’habitus génère
des perceptions, des attitudes, des pratiques qui présentent une certaine
régularité sans être coordonnées de manière consciente ni se référer à aucune
règle précise :
[…] il fallait dévoiler et décrire une activité cognitive de construction de la réalité sociale qui n’est,
ni dans ses instruments, ni dans ses démarches (je pense en particulier à ses activités de
classement), l’opération pure et purement intellectuelle d’une conscience calculante et
12
raisonnante .
2. Le second aspect du sens pratique que la théorie de l’habitus rend
pensable est celui de l’« ajustement » : ce terme désigne le fait que la
pratique « convienne », soit appropriée, en correspondance avec les
exigences et les attentes plus ou moins explicites qui sont celles du champ.
Dès L’esquisse d’une théorie de la pratique, Bourdieu précise cet aspect de
la théorie de l’habitus :
La pratique est à la fois nécessaire et relativement autonome par rapport à la situation considérée
dans son immédiateté ponctuelle parce qu’elle est le produit de la relation dialectique entre une
situation et un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et transposables qui,
intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de
perceptions, d’appréciations et d’actions et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment
différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes
de même forme et grâce aux corrections insistantes des résultats obtenus, dialectiquement
13
produites par ces résultats .
Proche sur ce point de Chomsky qui proposait, au même moment, la notion de generative
grammar, je voulais mettre en évidence les capacités actives, inventives, « créatrices », de
14
l’habitus et de l’agent (que ne dit pas le terme d’habitude ).
UN APPORT PHÉNOMÉNOLOGIQUE ?
À partir de cette première exploration des présentations de l’habitus, on
doit reconnaître qu’il est difficile d’apprécier ce que la théorie de l’habitus
doit exactement à la phénoménologie. On doit garder à l’esprit que l’origine
déclarée de cet emprunt se situe dans la « Postface » à Architecture
gothique et pensée scolastique, où Bourdieu cite Panofsky et Chomsky, et
se réfère à un concept en usage dans la pensée scolastique. Ce n’est qu’après
coup, en remaniant et en s’appropriant ce concept, que Bourdieu lui a donné
une définition spécifique qui opère à partir d’une multitude de références qui
mobilisent aussi bien la tradition sociologique que la tradition
phénoménologique. Il est certain, cependant, que la phénoménologie joue ici
un rôle particulier pour soutenir la reconceptualisation du concept d’habitus.
Ainsi Bourdieu peut-il écrire :
Là encore, certains phénoménologues, Husserl lui-même qui fait jouer un rôle à la notion d’habitus
dans l’analyse de l’expérience antéprédicative, ou Merleau-Ponty, et aussi Heidegger, ouvraient la
15
voie à une analyse ni intellectualiste ni mécaniste du rapport entre l’agent et le monde .
L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui, comme l’a montré
Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans l’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend
en un sens trop bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y
18
trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou habitat familier .
Il faut poser que les agents sociaux sont dotés d’habitus, inscrits dans les corps par les expériences
passées : ces systèmes de schèmes de perception, d’appréciation et d’action permettent d’opérer
des actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des stimuli
conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir, et d’engendrer, sans position
explicite de fins ni calcul rationnel des moyens, des stratégies adaptées […], mais dans les limites
19
des contraintes structurales dont ils sont le produit et qui les définissent .
[…] l’homogénéité (relative) des habitus qui en résultent est au principe d’une harmonisation
objective des pratiques et des œuvres propres à leur conférer la régularité en même temps que
l’objectivité qui définissent leur « rationalité » spécifique et qui leur valent d’être vécues comme
évidentes ou allant de soi, c’est-à-dire comme immédiatement intelligibles et prévisibles, par tous
les agents dotés de la maîtrise pratique du système de schèmes d’action et d’interprétation
20
objectivement impliqués dans la situation et par cela seulement […].
1. RP, p. 23.
2. SSR, p. 86.
3. MP, p. 318.
4. RA, p. 293.
5. Selon la célèbre définition qu’en donne l’Esquisse, où l’habitus est un ensemble de « structures
structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes », ETP, p. 256.
6. RA, p. 295.
7. P-AG et RA, p. 293.
8. RA, p. 294.
9. RA, p. 295.
10. ETP, p. 256.
11. ETP, p. 265.
12. RA, p. 295.
13. ETP, p. 261-262.
14. RA, p. 294.
15. CD, p. 20.
16. Voir en particulier B. Bégout, La généalogie de la logique. Le statut de la passivité dans la
phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 2000.
17. CD, p. 20.
18. MP, p. 170.
19. MP, p. 166.
20. ETP, p. 264.
Chapitre 7
L’habitus remplit une fonction que, dans une autre philosophie, on confie à la conscience
transcendantale : c’est un corps socialisé, un corps structuré, un corps qui s’est incorporé les
structures immanentes d’un monde ou d’un secteur particulier de ce monde, d’un champ, et qui
1
structure la perception de ce monde et aussi l’action dans ce monde .
L ’HEXIS
Avant même de pouvoir penser le rapport de l’habitus et du champ, il
faut déjà rendre compte des modalités d’institution de l’habitus et du sens
pratique dans l’individu lui-même. Bourdieu pense cette individuation
comme une incorporation. C’est le corps qui est l’instance médiatrice entre
le social et l’individu et qui assure la régularité des pratiques, permet leur
ajustement aux différents contextes déterminés par les champs :
La prime éducation traite le corps comme un pense-bête. […] Elle tire tout le parti possible de la
« conditionnalité », cette propriété de la nature humaine qui est la condition de la culture au sens
anglais de cultivation, c’est-à-dire d’incorporation de la culture. Le corps pense toujours : le fait
qu’il s’accorde une liberté imaginaire avec le rêve, ne doit pas faire oublier tous les contrôles qu’il
continue d’exercer, dans le sommeil même, et qui tendent à assurer le retardement de la
3
satisfaction .
Le travail pédagogique a pour fonction de substituer au corps sauvage, et en particulier à l’éros a-
social qui demande satisfaction à n’importe quel moment et sur-le-champ, un corps « habitué »,
4
c’est-à-dire temporellement structuré […].
Une des fonctions de la prime éducation et, en particulier, du rite et du jeu, qui s’organisent souvent
selon les mêmes structures, pourrait être d’instaurer la relation dialectique qui conduit à
5
l’incorporation d’un espace structuré selon les oppositions mythico-rituelles .
On pourrait, déformant le mot de Proust, dire que les jambes, les bras, sont pleins d’impératifs
engourdis. Et l’on n’en finirait pas d’énumérer les valeurs faites corps, par la transsubstantiation
qu’opère la persuasion clandestine d’une pédagogie implicite, capable d’inculquer toute une
cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi
insignifiantes que « tiens-toi droit » ou « ne tiens pas ton couteau de la main gauche » et d’inscrire
dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières
corporelles et verbales les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel, ainsi placés hors des
7
prises de la conscience et de l’explicitation .
[…] l’hexis est le mythe réalisé, incorporé, devenu disposition permanente, manière durable de se
tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser ; c’est ainsi que toute la morale de
9
l’honneur se trouve à la fois symbolisée et réalisée dans l’hexis corporelle .
Si le social est implicitement présent en nous, s’il est cette histoire faite
oubli dont les effets se font encore sentir, il l’est avant tout sous la forme du
sens pratique, cette capacité à agir que Bourdieu comprend comme une
puissance d’ajustement à des situations toujours nouvelles. Ce que Bourdieu,
dans l’Esquisse puis dans le Sens pratique, s’efforce de penser et décrire,
c’est cette connaissance qui n’est pas un savoir pleinement conscient et
réfléchi, mais qui n’est pas non plus une pure ignorance, une « maîtrise
pratique 12 », un « naturel 13 » qui permet à l’agent de répondre adéquatement
aux exigences d’une situation, sans même les formuler explicitement. Le sens
pratique est cette « docte ignorance », c’est-à-dire « ce mode de
connaissance pratique n’enfermant pas la connaissance de ses propres
principes 14 […]», soit en somme une familiarité inexpliquée et sans raison
véritable. Dans les situations de la vie quotidienne qui mobilisent le sens
pratique, le corps sait ce qu’il a à faire sans que l’on ait à y penser.
C’est à ce point que la référence à Merleau-Ponty, et plus
particulièrement aux analyses de la « conscience naturée » dans La structure
du comportement, se trouve convoquée :
L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui, comme l’a montré
Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans l’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend
en un sens trop bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y
15
trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou habitat familier .
DE L’OBJECTIVATION AU PRÉ-OBJECTIF
Dans l’Esquisse et Le sens pratique, Bourdieu situe l’origine du
problème de l’objectivation dans le partage implicite entre le subjectif et
l’objectif, partage déjà à l’œuvre dans la connaissance pratique et reconduit,
puis oublié, dans la connaissance théorique. Le dépassement du problème de
l’objectivation se situe dans la perspective d’une double objectivation, une
objectivation du rapport du subjectif et de l’objectif impliqué par la
connaissance du monde social. Or les réflexions de Bourdieu sur
l’incorporation des schèmes de la pratique, en lien étroit avec la
phénoménologie husserlienne et merleau-pontienne du corps propre,
permettent de désigner l’origine ou l’en-deçà de tout partage entre le
subjectif et l’objectif et de donner un autre sens à la « double objectivation »
qu’il préconise.
Il y a, si l’on suit Merleau-Ponty, un contact pré-objectif et pré-réflexif
entre le sujet et l’objet qui se joue dans le corps, où s’avère la dimension
sociale de l’existence. Ainsi Merleau-Ponty soutient-il, dans La
phénoménologie de la perception :
Notre rapport au social est, comme notre rapport au monde, plus profond que toute perception
expresse ou que tout jugement. Il est aussi faux de nous placer dans la société comme un objet au
milieu d’autres objets, que de mettre la société en nous comme objet de pensée, et des deux côtés
l’erreur consiste à traiter le social comme un objet. Il faut revenir au social avec lequel nous
sommes en contact du seul fait que nous existons, et que nous portons attaché à nous avant toute
20
objectivation. […] Le social est déjà là quand nous le connaissons ou le jugeons .
1. RP, p. 155-156.
2. ETP, p. 262.
3. ETP, p. 296.
4. ETP, p. 296.
5. ETP, p. 289.
6. Sur ce point, on lira avec profit I. Marcoulatos, « Merleau-Ponty and Bourdieu on embodied
significance », Journal for the Theory of Social Behaviour, vol. 31, 1, 2001, p. 1-27.
7. SP, p. 117.
8. B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes,
op. cit., p. 249.
9. ETP, p. 291.
10. Cf. S. Haber, « La sociologie française contemporaine devant le concept bourdieusien d’habitus », in
o
Alter. Revue de phénoménologie, n 12, 2004, p. 191-216.
11. LL, p. 38.
12. ETP, p. 303.
13. ETP, p. 304.
14. ETP, p. 307.
15. MP, p. 206.
16. Nous renvoyons aux belles analyses d’Étienne Bimbenet, « Sens pratique et pratiques réflexives.
Quelques développements sociologiques de l’ontologie merleau-pontienne », Archives de Philosophie,
2006, p. 57-78, ainsi qu’aux remarques de L. Wacquant, dans ISR, p. 58 sq.
17. MP, p. 212.
18. Ibid., p. 185.
19. ISR, p. 103.
20. PP, p. 415.
21. PP, p. xxiii.
22. PP, p. 251, 289, 293.
23. « […] c’est une véritable complicité ontologique qui, comme Heidegger et Merleau-Ponty le
suggéraient, unit l’agent (qui n’est ni un sujet ou une conscience, ni le simple exécutant d’un rôle ou
l’actualisation d’une structure ou d’une fonction) et le monde social (qui n’est jamais une simple chose,
même s’il doit être construit comme tel dans la phase objectiviste de la recherche) », ISR, p. 176.
P ARTIE III
Temporalités
Dans l’œuvre de Bourdieu, il est un autre registre d’analyse où s’avère
la fécondité de la phénoménologie. Ce registre est celui de la réflexion sur le
temps en général, sur la conscience temporelle en particulier et plus
précisément encore sur la pratique comme « temporalisation 1 ». Dans cet
autre registre se déploie, corrélativement, un nouveau pan de l’anthropologie
du « sujet social ».
Bourdieu n’a fait nul mystère de ce qu’il doit sur ce point à une certaine
inspiration phénoménologique, déterminante dans les années 1950 et 1960.
En 1954-1955, au sortir de la scolarité à l’École Normale Supérieure,
Bourdieu professe au Lycée de Moulins un cours intitulé « Le temps dans la
mémoire, l’imagination et la perception ». Il entreprend aussi la rédaction
d’une thèse de philosophie sous la direction de Georges Canguilhem : celle-
ci devait porter, comme il le précise dans l’entretien de 1986 intitulé
Fieldwork in Philosophy, sur la « phénoménologie de la vie affective, ou
plus exactement sur les structures temporelles de l’expérience affective 2 ».
À cette époque, Bourdieu lit de manière systématique les œuvres de Husserl
et de Heidegger, en particulier Expérience et jugement et Être et temps.
Mais la réalisation de ce projet doctoral est ensuite bouleversée par le
service militaire en Algérie où Bourdieu est envoyé contre son gré. Bourdieu
engage alors des recherches ethnologiques et sociologiques pour comprendre
la société algérienne colonisée. Cependant, contrairement à ce que
pourraient laisser croire certaines présentations du parcours de Bourdieu qui
insistent volontiers sur la radicalité de la rupture avec la philosophie, la
réorientation de ses préoccupations scientifiques ne se traduit pas par
l’abandon pur et simple de ses intérêts philosophiques premiers. C’est ce
que souligne, rétrospectivement, l’Esquisse pour une auto-analyse :
[Je me disais] que je n’allais à l’ethnologie et à la sociologie, dans les débuts, qu’à titre provisoire,
et que, une fois achevé ce travail de pédagogie politique, je reviendrai à la philosophie (d’ailleurs,
pendant tout le temps que j’écrivais Sociologie de l’Algérie et que je menais mes premières
enquêtes ethnologiques, je continuais à écrire chaque soir sur la structure de l’expérience
3
temporelle selon Husserl) .
Comme le corps-chose de la vision idéaliste à la manière des cartésiens, le temps-chose, temps des
horloges ou temps de la science, est le produit du point de vue scolastique qui a trouvé son
expression dans une métaphysique du temps et de l’histoire considérant le temps comme une
réalité prédonnée, en soi, antérieure et extérieure à la pratique, ou comme le cadre (vide), a priori,
7
de tout processus historique .
Ainsi l’expérience du temps s’engendre dans la relation entre l’habitus et le monde social, entre
des dispositions à être et à faire et les régularités d’un cosmos naturel ou social (ou d’un
21
champ) .
L A CRITIQUE DE HEIDEGGER
Au-delà de ces trois « indications », qui sont en réalité autant de motifs
de transition vers le point de vue de la temporalisation des pratiques et qui
commandent à chaque fois des difficultés bien particulières, il faut aussi
évoquer ce qui ne s’indique pas et demeure implicite dans la critique que
Bourdieu adresse à la philosophie et à la phénoménologie. Dans ce chapitre
ultime des Méditations pascaliennes qui porte un titre au fort écho
existentialiste (« L’être social, le temps et le sens de l’existence »), il est en
définitive peu question de Heidegger, sinon pour quelques mentions relatives
au rapport aux objets culturels du passé 24. La chose est étonnante puisque
l’on sait que Bourdieu avait lu Heidegger de très près. Elle l’est d’autant
plus en raison du programme que Bourdieu s’assigne, celui d’une description
de la « pluralité des temps » qui fasse pleinement droit à leurs dimensions
économique, sociale et historique, programme qui marque aussi la limite de
ce que peut l’investigation phénoménologique :
[…] pour rompre vraiment avec l’illusion universaliste de l’analyse d’essence […], il faudrait
décrire, en les rapportant à leurs conditions économiques et sociales de possibilité, les différentes
25
manières de se temporaliser .
Heidegger fait de l’être du temps le principe de l’être lui-même et, immergeant la vérité dans
l’histoire et sa relativité, fonde une ontologie (paradoxale) de l’historicité immanente, une ontologie
29
historiciste .
C’est ainsi que Heidegger a pu devenir, pour beaucoup de philosophes, par-delà les divergences
philosophiques et les oppositions politiques, une sorte de garant du point d’honneur de la profession
philosophique, associant la revendication de la distance du philosophe au monde commun à la
31
distance hautaine à l’égard des sciences sociales, sciences parias d’un objet indigne et vulgaire
[…].
1. MP, p. 299-301.
2. MP, p. 9.
3. Descartes, « Les Méditations », in Œuvres Philosophiques. II. 1638-1642, Paris, Garnier, 1996,
p. 405.
4. MP, p. 299.
5. Ibid.
6. MP, p. 300.
7. MP, p. 299.
8. MP, p. 300.
9. MP, p. 299.
10. MP, p. 299.
11. MP, p. 308.
12. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures. Tome premier : introduction générale à la phénoménologie pure, trad. fr. par P. Ricœur,
Paris, Gallimard, 1950.
13. E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr. par H.
Dussort, Paris, PUF, 1964.
14. E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 6-7. On
notera la proximité de ces formules avec celles employées par Bourdieu dans la citation produite plus
haut.
15. Selon le titre du second paragraphe de ces Leçons, op. cit., p. 13.
16. E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 7.
17. MP, p. 299.
18. Selon les termes mêmes de Bourdieu : MP, p. 302.
19. MP, p. 311-312.
20. Sur la distinction entre retention et protention, voir E. Husserl, Leçons sur la phénoménologie de la
conscience intime du temps, trad. fr. par H. Dussort, Paris, PUF, 1964.
21. MP, p. 301.
22. MP, p. 309.
23. MP, p. 312.
24. MP, p. 307. Bourdieu commente alors le § 73 d’Être et Temps.
25. MP, p. 322.
26. Heidegger, Être et Temps, trad. fr. par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 73, p. 285 sq.
27. Sur l’ensemble de cette question, nous renvoyons aux travaux de J. Barash, Heidegger et le sens
de l’histoire, Paris, Galaade, 2006.
28. OPMH, p. 72 sq.
29. OPMH, p. 73.
30. OPMH, p. 75.
31. MP, p. 43.
Chapitre 9
pour l’ethnologue, un impératif absolu, non point éthique mais scientifique : il n’est pas de conduite,
d’attitude ou d’idéologie qui puisse être décrite, comprise ou expliquée objectivement en dehors de
toute référence à la situation existentielle du colonisé telle qu’elle est déterminée par l’action des
forces économiques et sociales caractéristiques du système colonial. Faire autrement, ce serait, par
une sorte de subreption ontologique, escamoter ce qui fait l’essence de la situation, à savoir le
système des « rapports déterminés, nécessaires et indépendants des volontés individuelles » par
référence auquel s’organisent les attitudes et les conduites. Telle est la responsabilité de
8
l’ethnologue .
Notre culture, au sens académique du terme, est construite sur l’opposition entre le culturel et
l’économique, entre l’art et l’argent, entre tout ce qui est gratuit, désintéressé, et tout ce qui est
matériel et économique : cette grande opposition historique empêche de faire une science
économique des biens symboliques. Sous ce rapport, mon projet peut être compris comme une
manière de prolonger ce qui avait été à mes yeux la grande contribution de Max Weber : en faisant
une économie des pratiques culturelles, religieuses, artistiques, etc., de type matérialiste, celui-ci
9
avait occupé le terrain que Marx avait abandonné .
[…] seule une sociologie des dispositions temporelles permet de dépasser la question traditionnelle
de savoir si la transformation des conditions d’existence précède et conditionne la transformation
des dispositions ou l’inverse, en même temps que de déterminer comment la condition de classe
peut structurer toute l’expérience des sujets sociaux, à commencer par leur expérience
économique, sans agir par l’intermédiaire de déterminations mécaniques ou d’une prise de
16
conscience adéquate et explicite de la vérité objective de la situation .
[…] l’esprit paysan (dans l’universalité de sa tradition) implique la soumission à la durée, la vie
agricole étant faite d’attentes. Rien ne lui est plus étranger qu’une tentative pour prendre
possession de l’avenir. Cela ne signifie pas que le calcul économique soit totalement absent, qui
réside, par définition, dans le choix entre différents possibles dont la satisfaction ne saurait être
20
simultanée. À preuve l’existence de réserves .
L’ordre social est avant toute chose un rythme, un tempo. Se conformer à l’ordre social, c’est
primordialement respecter les rythmes, suivre la mesure, ne pas aller à contretemps. Appartenir au
groupe, c’est avoir au même moment du jour et de l’année le même comportement que tous les
autres membres du groupe. Adopter des rythmes insolites et des itinéraires propres, c’est déjà
24
s’exclure du groupe .
[…] l’ethos se prolonge sans solution de continuité dans l’éthique : les préceptes de la morale de
l’honneur qui dénoncent l’esprit de calcul et toutes ses manifestations, telles que l’avidité et la
précipitation, qui condamnent la tyrannie de la montre, « moulin du diable », peuvent apparaître
comme autant d’explicitations partielles et voilées de l’« intention » objective de l’économie.
[…] parce que la longueur du cycle de production est généralement beaucoup plus grande,
l’économie capitaliste suppose la constitution d’un futur médiat et abstrait, le calcul rationnel devant
26
suppléer au défaut d’intuition du processus dans son ensemble .
[…] le système économique se présente comme un champ d’attentes objectives qui ne sauraient
être remplies que par des agents dotés d’un certain type de dispositions économiques et, plus
27
largement, temporelles .
[…] Si les plans ne suscitent souvent que l’incompréhension ou le scepticisme, c’est que, fondés
sur le calcul abstrait et supposant la mise en suspens de l’adhésion au donné familier, ils sont
affectés de l’irréalité de l’imaginaire : comme si la planification rationnelle était à la pré-voyance
coutumière ce qu’une démonstration rationnelle est à une « monstration » par découpage et pliage,
un projet ne peut rencontrer l’adhésion que s’il propose des résultats concrètement et
30
immédiatement perceptibles .
Produites par une classe particulière de conditions matérielles d’existence, objectivement saisies
sous la forme d’une structure particulière de chances objectives – un avenir objectif –, les
dispositions à l’égard de l’avenir, structures structurées, fonctionnent comme structures
structurantes, orientant et organisant les pratiques économiques de l’existence quotidienne :
31
opération d’achat, d’épargne ou de crédit […].
[…] la conception d’un avenir abstrait et symbolique est la condition de possibilité des institutions et
des comportements économiques les plus fondamentaux et les plus communs de notre société :
ainsi la monnaie fiduciaire, obtenue à partir du troc par symbolisation, conceptualisation et
projection dans l’avenir abstrait ; ainsi le salariat et la distribution rationnelle du salaire dans le
temps qui suppose le calcul économique rationnel ; le travail industriel et la commercialisation qui
32
impliquent planification, etc. .
Rien ne s’oppose plus radicalement à l’entraide, qui associe toujours des individus unis par des liens
de consanguinité réelle ou fictive, que la coopération qui mobilise des individus sélectionnés en
fonction des fins calculées d’une entreprise spécifique : dans un cas, le groupe préexiste et survit à
l’accomplissement en commun d’une œuvre commune ; dans l’autre cas, trouvant sa raison d’être
en lui-même, dans l’objectif futur défini par le contrat, il cesse d’exister en même temps que le
33
contrat qui le fonde .
S’il faut donc toujours hiérarchiser les opinions qui engagent l’avenir selon leur modalité, depuis la
rêverie jusqu’au projet enraciné dans la conduite présente, il faut se garder d’oublier que le degré
d’engagement dans l’opinion formulée est fonction du degré d’accessibilité de l’avenir visé ; or cet
avenir est plus ou moins accessible selon les conditions matérielles d’existence et le statut social de
34
chaque individu et, d’autre part, selon le domaine de l’existence qui se trouve engagée […].
C’est dans le rapport à l’avenir objectivement inscrit dans les conditions matérielles d’existence
que réside le principe de la distinction entre le sous-prolétariat et le prolétariat, entre la disposition à
la révolte des masses déracinées et démoralisées et les dispositions révolutionnaires des travailleurs
organisés qui ont une maîtrise suffisante de leur présent pour entreprendre de se réapproprier
35
l’avenir .
En fait, la conscience de la situation de classe peut être aussi, sous un autre rapport, une
inconscience de cette situation. L’usage méthodique de concepts médiateurs, tels que potentialités
objectives ou habitus de classe, permet de dépasser les oppositions abstraites entre le subjectif et
l’objectif, le conscient et l’inconscient. L’avenir objectif est ce que l’observateur doit postuler pour
comprendre la conduite présente des sujets sociaux, ce qui ne veut pas dire qu’il place dans la
conscience des sujets qu’il observe la conscience qu’il a de leur conscience : en effet, l’avenir
objectif peut n’être pas une fin consciemment poursuivie par les sujets et constituer néanmoins le
principe objectif de leurs conduites, parce qu’il est inscrit dans la situation présente de ses sujets et
dans leurs habitus, objectivité intériorisée, disposition permanente acquise dans une situation, sous
l’influence de cette situation. Les sous-prolétaires reproduisent, tant dans leur représentation
consciente que dans leurs pratiques, la situation dont ils sont le produit et qui enferme la possibilité
d’une prise de conscience adéquate de la vérité de la situation : ils ne savent pas cette vérité mais
36
ils la font ou, si l’on veut, ils la disent seulement dans ce qu’ils font .
La vérité de la situation est donc sue en pratique, mais non sur le mode
de la conscience claire et distincte. La puissance de la reproduction des
situations, garantie de la persistance de l’ordre social, tient à cette
« disposition permanente acquise » qu’est l’habitus. Elle profite d’une
« objectivité intériorisée » qui fait le sujet de la pratique. Contre elle, la
prise de conscience n’a pas assez de prise. Dès lors, on peut concevoir que
les sous-prolétaires évoqués par Bourdieu cultivent une forme de
résignation :
Tant que l’activité n’a d’autre fin que d’assurer la reproduction de l’ordre économique et social,
tant que tout le groupe ne se propose pas d’autre fin que de durer et qu’il transforme objectivement
le monde sans s’en faire l’aveu, le sujet agissant dure de la durée du monde avec laquelle il a partie
liée ; il ne peut se découvrir comme un agent historique dont l’action dans le présent et contre
l’ordre présent ne prend sens que par rapport au futur et à l’ordre futur qu’elle travaille à faire
advenir. Le traditionalisme apparaît comme une entreprise méthodique (bien qu’elle s’ignore
comme telle) pour nier l’événement en tant que tel, c’est-à-dire comme nouveauté suscitée par
l’action novatrice ou propre à la susciter ; pour réduire l’événement en faisant dépendre l’ordre
37
chronologique de l’ordre éternel de la logique mythique . L’objectivation scientifique est ainsi,
tout à la fois, un rappel à la réalité et une dénonciation implicite des mensonges du discours
colonial, comme des illusions du discours révolutionnaire.
1. Bourdieu le rappelle dans Fieldwork in Philosophy (CD, p. 34) : « La plupart des concepts autour
desquels se sont organisés les travaux de l’éducation et de la culture que j’ai menés ou dirigés dans le
cadre du Centre de sociologie européenne sont nés d’une généralisation des acquis des travaux
ethnologiques et sociologiques que j’avais réalisés en Algérie […]. Je pense en particulier à la relation
entre les espérances subjectives et les chances objectives, que j’avais observée dans les conduites
économiques, démographiques et politiques des travailleurs algériens, et que je redécouvrais chez les
étudiants français ou leurs familles. Mais le transfert est plus évident encore dans l’intérêt porté aux
structures cognitives, aux taxinomies et à l’activité classificatoire des agents sociaux. » Voir aussi la
« Préface » de P. Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel, J.-C. Chamboredon, Un art moyen. Essai sur les
usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
2. L’un des paradoxes de l’ouvrage tient au fait que la « société » algérienne n’est ainsi pas analysée
selon ses différentes composantes sociales (ses différentes classes par exemple), mais à partir de la
distinction de différentes cultures, en faisant ainsi primer une perspective ethnologique.
3. Ces données sont aussi reprises dans « La hantise du chômage chez l’ouvrier algérien : prolétariat et
système colonial » (1962) et « Les sous-prolétaires algériens » (1962), in EA, p. 213-235 et 193-212.
4. Pour cette raison, nous privilégierons cette référence.
5. Selon les termes de la quatrième de couverture du Déracinement.
6. Sur l’ensemble des travaux de la période algérienne, on recommandera E. Martín-Criado, Les deux
Algéries de Pierre Bourdieu, trad. fr. par H. Bretin, Broissieux, Éditions du croquant, 2008.
7. « J’ai commencé à m’intéresser à l’Algérie en tant que sociologue et ethnologue parce que j’ai le
sentiment que ce que je voyais en Algérie ne correspondait pas du tout à ce qui se racontait de l’autre
côté de la Méditerranée », Entretien de P. Bourdieu avec H. Adnani et T. Yacine, in L’autre Bourdieu,
Awal, 27-28, p. 232.
8. Avant-propos, TTA.
9. P. Bourdieu, C. Du Verlie, « Esquisse d’un projet intellectuel : un entretien avec Pierre Bourdieu »,
The French Review, 198, 61, 2, p. 194-195.
10. P. Bourdieu, « Le choc des civilisations » (1959), in EA, p. 63.
11. On trouvera des éléments d’analyse dans « Le choc des civilisations » (ibid.) et dans T. Yacine,
« Aux origines d’une ethnologie singulière », in EA, p. 21-53.
12. A 60, p. 7.
13. A 60, p. 12.
14. EA, p. 68-69.
15. A 60, p. 29.
16. A 60, p. 12-13.
17. A 60, p. 18.
18. A 60, p. 21.
19. SA, p. 103.
20. SA, p. 103-104.
21. A 60, p. 19.
22. A 60, p. 20.
23. A 60, p. 19.
24. A 60, p. 41.
25. A 60, p. 31.
26. A 60, p. 20.
27. A 60, p. 16.
28. Il n’est bien sûr pas absent des préoccupations de Bourdieu, mais il faut aller chercher les prises de
position politiques ailleurs que dans les recherches ethnologiques et sociologiques. Voir à ce propos les
articles « Révolution dans la révolution », paru dans la revue Esprit en janvier 1961, et « De la guerre
révolutionnaire à la révolution », paru dans le collectif l’Algérie de demain sous la direction de F.
Perroux, textes rassemblés dans I, p. 21-36.
29. A 60, p. 19.
30. A 60, p. 22.
31. « Préface » (1976), in A 60, p. 7-8.
32. SA, p. 104-105.
33. A 60, p. 26.
34. A 60, p. 68.
35. « Préface » (1976), in A 60, p. 8.
36. A 60, p. 115-116.
37. A 60, p. 40.
Chapitre 10
Dans le droit fil des études sur l’Algérie, Bourdieu revient à plusieurs
reprises, tout au long de son œuvre, sur la question de la temporalité des
pratiques. Formulons trois remarques liminaires à ce propos, avant d’étudier
pour eux-mêmes les différents aspects de la dynamique temporelle de
l’habitus.
1. Bourdieu traite le problème de la temporalité pratique de deux
manières qu’il convient de distinguer nettement, même si celles-ci sont
parfois étroitement associées : il y a, d’un côté, la réflexion anthropologique
sur la temporalité de la pratique et de l’autre, l’exploration sociologique de
la temporalité des pratiques.
Une première façon de revenir sur la temporalisation des pratiques, en
référence à l’expérience des recherches ethnologiques et sociologiques
conduites en Algérie (et surtout en Kabylie), relève de la théorisation
praxéologique opérée sous la rubrique générale de l’habitus. La théorie de la
temporalisation pratique se déploie dans un registre qui est d’ordre
anthropologique, au sens large du terme, et dans le cadre d’une réflexion
sur l’habitus compris dans sa généralité. Cette réflexion continue se retrouve
dans les principaux ouvrages où s’élabore et se reconfigure la théorie
praxéologique : dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, le Sens
pratique, les Méditations pascaliennes.
Parallèlement, une autre façon de revenir sur la question du temps aura
consisté à explorer la diversification pratique de ses usages, en vue de
rendre compte de la « pluralité des temps » et des différentes façons que
nous avons de l’« occuper ». Le registre des réflexions de Bourdieu est alors
plus résolument sociologique et les analyses se concentrent le plus souvent
sur les situations de décalages entre un habitus persistant et des situations
nouvelles.
Le rapport entre ces deux approches ne va pas sans poser certaines
difficultés et on pourra se demander si elles ne rentrent pas en situation de
concurrence, la réflexion anthropologique constituant une réponse à une
forme de tentation philosophique que l’investigation sociologique et
l’attention proprement sociologique accordée à la diversité des habitus
auraient dû contenir et conjurer 1. Mais on pourrait aussi plaider, en sens
inverse, que ce paradoxe n’est pas une contradiction logique et que l’on peut
y découvrir une remarquable complémentarité, la théorie de la
temporalisation des pratiques ne trouvant sa vérité ultime que dans leurs
investigations sociologiques, comme s’il s’agissait de penser à la fois le
temps de la pratique, dans sa généralité, et la possibilité, mieux, la réalité de
sa pluralisation dans l’expérience sociale effective.
2. La constitution de la théorie de la temporalisation de la pratique
présente ceci de singulier qu’elle se développe sur deux lignes
complémentaires, celle de l’ajustement et celle du désajustement par rapport
aux situations. Chacune de ces deux lignes privilégie, dans les études sur
l’Algérie, un terrain particulier, ainsi qu’une référence théorique
particulière. Précisons les choses.
D’une part, selon une première ligne, Bourdieu pense la dynamique
temporelle de l’habitus dans l’action ajustée aux exigences du champ. Il
privilégie alors la référence à ce que l’on a pu appeler le « paradigme
anthropologique kabyle 2 ». Sur un plan proprement théorique, il mobilise des
distinctions husserliennes et importe la phénoménologie de la conscience
intime du temps dans sa propre praxéologie.
D’autre part, une seconde ligne se dessine avec la théorisation de
l’hysteresis de l’habitus, c’est-à-dire sa tendance à persister au-delà de son
aire de pertinence première. C’est alors l’expérience du désajustement vécu
par les prolétaires et sous-prolétaires algériens que Bourdieu a le plus
souvent à l’esprit, ainsi que celle des paysans béarnais. La référence
théorique est alors plus implicite que dans le premier cas. Elle nous renvoie
à Sartre, qui avait employé ce concept à propos de Flaubert dans ses
Questions de méthodes et dans L’idiot de la famille, mais aussi, de manière
sous-jacente, à la thématique de l’incorporation héritée de Merleau-Ponty.
3. On a déjà relevé, plus haut à propos de la théorie de l’habitus, cet
autre paradoxe : lorsqu’il produit une théorie générale de l’habitus, Bourdieu
tend à privilégier l’idéal d’un fonctionnement « normal », harmonieux, où
l’habitus est pleinement accordé aux exigences de l’espace social, tandis que
les recherches sociologiques se focalisent le plus souvent sur les situations
de désajustement. Or la théorie de la temporalisation des pratiques pense les
deux aspects. Il y a à la fois une dynamique de l’habitus qui explique que
nous puissions « anticiper » sur ce qui va advenir et faire ainsi en sorte que
nos pratiques soient opportunes, ajustées par rapport au kaïros de la
situation. Mais il y a aussi la puissante dynamique inertielle de l’habitus,
l’hysteresis, retard structurel de l’habitus par rapport aux évolutions du
champ ou des situations. En un certain sens, la théorie de la temporalisation
des pratiques corrige l’impression que pouvait donner certaines
présentations de l’habitus, d’ailleurs très informées par la phénoménologie,
et qui misaient beaucoup sur l’idée d’une « complicité ontologique », d’un
accord foncier entre l’habitus et le champ.
RÉTENTIONS ET PROTENTIONS
En généralisant et en formalisant sa théorie des dispositions temporelles,
Bourdieu ne cesse de se référer à un lexique et des descriptions empruntées à
la phénoménologie. Il semble parfois le faire de mauvaise grâce et comme
s’il fallait nécessairement s’en excuser. Ainsi, dans les Méditations
pascaliennes, reconnaîtra-t-il avoir dû, pour expliciter sa propre conception
du temps, sacrifier « partiellement », à « l’illusion universaliste de l’analyse
d’essence 3 », c’est-à-dire, en termes husserliens, à l’analyse eidétique des
actes de conscience qui président à l’advenue de la temporalité. La
phénoménologie husserlienne est pourtant souvent mise à contribution en vue
de développer une conception du temps pratique, conçu comme un ensemble
de possibles ouverts dans le présent, pressentis de manière plus ou moins
confuse dans l’anticipation de ce qui est à venir et réalisés sélectivement
dans la précipitation du passé.
Quand il définit le présent de la pratique, Bourdieu retient le critère de
l’engagement plein et entier de l’agent dans sa pratique, sur le mode de la
considération pleinement attentive. Ainsi, dans les Méditations
pascaliennes, écrit-il que « le présent est l’ensemble de ce à quoi on est
présent, c’est-à-dire intéressé (par opposition à indifférent, absent 4) ». La
constitution de l’intérêt est conçue comme une « présentification », terme
husserlien typique de la phénoménologie de la perception qui désigne ici le
fait que l’objet de l’intérêt est rendu actuel et la pratique peut se déterminer
en fonction de cet intérêt. Corrélativement s’opère une « déprésentification »
ou une désactualisation de ce qui est dépourvu d’intérêt : le présent intéressé
se détache sur le fond de tout ce qui n’est pas objet d’intérêt.
Bourdieu mobilise également la métaphore du jeu, déjà à l’œuvre
lorsqu’il s’agissait de caractériser la logique pratique de l’habitus. La
conscience temporelle de l’agent s’investit dans le moment présent, de la
même manière que le joueur s’investit, voire investit concrètement, dans le
jeu. L’investissement pratique dans le présent décide de sa direction et de
son sens : on est alors pleinement « pris » dans la pratique. À l’inverse, le
point de vue scolastique est celui d’un agent dépris de la pratique,
désinvesti, sans présent sinon celui, abstrait, de l’étude théorique : il n’est
plus dans le jeu de la pratique.
Or l’explicitation de cette définition du présent recycle habilement, en la
référant à la pratique et non plus à la conscience intentionnelle, la conception
husserlienne du « présent vivant » (lebendige Gegenwart). Dans les Leçons
pour une phénoménologie de la conscience du temps de 1905, Husserl
mobilisait ce concept contre une longue tradition philosophique qui
concevait le présent comme un instant ponctuel. Or, faire du présent un
instant, un point sur la ligne du temps, c’est encore prendre l’espace pour
modèle, c’est penser le temps à partir de l’espace et c’est surtout s’interdire
de comprendre le temps comme une continuité. A contrario, la description
phénoménologique des actes de conscience, centrée sur l’analyse des
« objets-temps » (les Zeitobjekte, tels que le son), fait apparaître la réalité
phénoménale du « présent vivant ». Celui-ci, comme Husserl le montre bien,
n’est pas un instant ponctuel puisqu’il est imprégné de ce qui vient de se
passer et ouvert sur ce qui va arriver. Le présent vivant n’est pas un moment
clos sur lui-même : il est tendu entre ce qui vient tout juste de passer et ce
qui va arriver.
Selon Husserl, le présent trouve son origine dans l’impression originaire
(Urimpression) qui est « la source originaire de toute conscience et de tout
être ultérieurs 5 ». Pourtant, s’il est l’événement même de la présence en deçà
de la partition de la conscience et de l’être, ce présent est aussi tension entre
le rémanent et l’imminent, entre « rétention » et « protention » : « Toute
perception a son halo rétentionnel et protentionnel 6. » La rétention est
l’impression passée, dont il reste quelque chose, dans la transition d’une
conscience originaire (celle du « maintenant ») à une conscience modifiée.
La protention est, symétriquement, conscience de ce qui va arriver, tendue
vers l’apparaître. Dès lors, le temps ne peut plus être conçu comme une série
linéaire de moments discrets. Elle est un réseau d’intentionnalités qui se
recouvrent, s’interpénètrent.
À l’instar de Husserl, Bourdieu refuse de faire du présent un instant
ponctuel. De la même manière que le présent vivant est tendu entre les
rétentions du « tout juste passé » et les protentions qui anticipent ce qui est
« tout juste à venir », le présent de la pratique englobe, selon Bourdieu « les
anticipations et les rétrospectives pratiques qui sont inscrites comme
potentialités ou traces objectives 7 ». Le présent de l’action se définit ainsi
comme un analogue du « présent vivant » phénoménologique. Ainsi, dans
l’Esquisse, l’habitus est-il présenté comme un rapport, un ensemble de
potentialités objectives, de la même manière que le présent vivant de la
perception s’ouvre à des potentialités immédiates, articulées par la
protention :
[…] les réponses de l’habitus […] se définissent d’abord par rapport à un champ de potentialités
objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne
8
pas dire, par rapport à un à venir […].
Les analyses ordinaires de l’expérience temporelle confondent deux rapports au futur ou au passé
que, dans Ideen, Husserl distingue très clairement : le rapport au futur que l’on peut appeler projet,
et qui pose le futur en tant que futur, c’est-à-dire en tant que possible constitué comme tel, donc
comme pouvant arriver ou ne pas arriver, s’oppose au rapport au futur qu’il appelle protension ou
anticipation préperceptive, par rapport à un futur qui n’en est pas un, un futur qui est un quasi
présent. […]. En fait, ces anticipations préperceptives, sortes d’inductions pratiques fondées sur
l’expérience antérieure, ne sont pas données à un sujet pur, une conscience transcendantale
universelle. Elles sont le fait de l’habitus comme sens du jeu. Avoir le sens du jeu, c’est avoir le
jeu dans la peau ; c’est maîtriser à l’état pratique l’avenir du jeu ; c’est avoir le sens de l’histoire
du jeu. Alors que le mauvais joueur est toujours à contretemps, toujours trop tôt ou trop tard, le bon
11
joueur est celui qui anticipe, qui va au-devant du jeu .
L’habitus est cette sorte de sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée – ce que
l’on appelle, en sport, le sens du jeu, art d’anticiper l’avenir du jeu qui est inscrit en pointillé dans
12
l’état présent du jeu .
Ce phénomène que nous venons de dégager sous le nom de résolution ne saurait être en aucune
manière confondu avec un « habitus » vide et une « velléité » indéterminée. Loin de se représenter
d’abord, en en prenant connaissance, une situation, la résolution s’est déjà placée en elle. En tant
16
que résolu, le Dasein agit déjà .
L ’HYSTERESIS DE L’HABITUS
Les considérations de Bourdieu relatives à la temporalité pratique
pensent encore le rapport du présent au passé d’une autre manière, qui n’est
plus seulement celle de l’« acquis » mobilisé avec pertinence par la grâce de
l’habitus et selon les exigences de la situation. En effet, l’anthropologie de la
temporalité pratique rend aussi compte du fait que nous ne faisons pas
toujours les choses « dans les temps », non pas pour d’obscures raisons
psychologiques de l’ordre de la procrastination ou de la précrastination,
mais parce que certaines pratiques manifestent un déphasage et une réelle
inadéquation par rapport aux chances objectives de la situation et du champ.
Or ce type de désajustements relève d’une certaine temporalité de la pratique
et tient selon Bourdieu, qui semble alors s’affranchir de l’analogie avec les
analyses phénoménologiques husserliennes, au caractère inertiel de l’habitus
et à ce qu’il nomme son « hysteresis ». Ainsi faut-il dissocier la temporalité
de la logique pratique de l’habitus, tout entière au moment présent et à
l’anticipation de l’avenir, de sa dynamique interne, profondément et
puissamment structurante, renvoyant à une acquisition due à la fréquentation
sur une longue durée d’un certain espace social.
D’une manière générale, l’hysteresis (du grec hustereîn, être en retard)
est la tendance d’un système à demeurer dans un certain état alors que la
cause extérieure qui a produit le changement d’état a cessé : c’est un retard
de l’effet par rapport à la cause. Chez Bourdieu, l’hysteresis de l’habitus
désigne le fait que les dispositions acquises d’un individu perdurent dans le
temps, de telle manière que les pratiques engendrées par l’habitus peuvent se
trouver en inadéquation par rapport aux structures objectives de l’espace
social. C’est encore dans le Sens pratique que Bourdieu est le plus clair sur
ce point :
[…] la rémanence, sous la forme de l’habitus, de l’effet des conditionnements primaires rend
raison aussi et aussi bien des cas où les dispositions fonctionnent à contretemps et où les pratiques
sont objectivement inadaptées aux conditions présentes parce qu’objectivement ajustées à des
conditions révolues ou abolies. La tendance à persévérer dans leur être que les groupes doivent,
entre autres raisons, au fait que les agents qui les composent sont dotés de dispositions durables,
capables de survivre aux conditions économiques et sociales de leur propre production, peut être au
principe de l’inadaptation aussi bien que de l’adaptation, de la révolte aussi bien que de la
17
résignation .
[…] les estimations pratiques confèrent un poids démesuré aux premières expériences, dans la
mesure où ce sont les structures caractéristiques d’un type déterminé de conditions d’existence
qui, à travers la nécessité économique et sociale qu’ils font peser sur l’univers relativement
autonome des relations familiales ou mieux au travers des manifestations proprement familiales de
cette nécessité externe (e. g. interdits, soucis, leçons de morale, conflits, goûts, etc.), produisent les
structures de l’habitus qui sont à leur tour au principe de la perception et de l’appréciation de toute
19
expérience ultérieure .
La rémanence, sous la forme de l’habitus, de l’effet des conditionnements primaires, implique que
la correspondance immédiate entre les structures et les habitus (avec les représentations […] et
les attentes […] qu’ils engendrent) n’est qu’un cas particulier du système des cas possibles de
relations entre les structures objectives et les dispositions. Elle rend raison aussi et aussi bien des
cas où les dispositions fonctionnent à contretemps (selon le paradigme de Don Quichotte, si cher à
Marx) et où les pratiques sont objectivement inadaptées aux conditions présentes parce
qu’objectivement ajustées à des conditions révolues ou abolies : qu’il suffise de mentionner le cas,
particulièrement paradoxal, des formations sociales où s’observent un changement permanent des
conditions objectives – donc un décalage permanent entre les conditions auxquelles l’habitus est
ajusté et les conditions auxquelles il doit s’ajuster –, en même temps qu’une simple translation de la
structure des rapports de classes, l’hysteresis des habitus pouvant conduire en ce cas à un
décalage entre les attentes et les conditions objectives qui induit l’impatience de ces conditions
objectives […]. Bref, la tendance à persévérer dans leur être que les groupes doivent, entre autres
raisons, au fait que les agents qui les composent sont dotés de dispositions durables, capables de
survivre aux conditions économiques et sociales de leur propre production, peut être au principe de
20
l’inadaptation aussi bien que de l’adaptation, de la révolte aussi bien que de la résignation .
On comprend dans la même logique que les conflits de générations opposent non point des classes
d’âge séparées par des propriétés de nature, mais des habitus qui sont produits selon des modes de
générations différentes, c’est-à-dire par des conditions d’existence qui, en imposant des définitions
différentes de l’impossible, du possible, du probable et du certain, donnent à éprouver aux uns
comme naturelles ou raisonnables des pratiques ou des aspirations que les autres ressentent
23
comme impensables ou scandaleuses et inversement .
Au-delà de ces différents exemples qui sont utiles pour illustrer les effets
de l’hysteresis, ce sont surtout les premiers travaux sur l’Algérie qui sont
décisifs pour comprendre l’importance de ce concept, même s’il n’est pas
élaboré en tant que tel à ce moment-là. Comme nous l’avons dit plus haut en
évoquant ces études, Bourdieu situe les raisons de la crise de la société
algérienne dans la confrontation brutale entre le « cosmos » capitaliste et un
ethos traditionnel qui ne peut pas se transformer pour s’ajuster à de
nouvelles conditions matérielles, sociales et économiques. Le décalage entre
les aspirations subjectives et les chances objectives est typiquement un effet
de ce que Bourdieu appellera, plus tard seulement, l’hysteresis de l’habitus.
La brutalité du changement n’est pas seulement le fait d’interventions
extérieures : il y a brutalité, précisément, parce que les dispositions
incorporées sont en retard, persistent, alors que l’espace social change
profondément.
Un autre exemple d’hysteresis – mais il s’agit sans doute là encore bien
plus d’une expérience sociologiquement et personnellement fondatrice – se
découvre dans Le bal des célibataires, cette remarquable étude sociologique
du monde paysan béarnais. Bourdieu y affronte l’énigme que constitue le
célibat des aînés dans une société attachée au droit d’aînesse. À partir d’une
fameuse scène de bal, où les aînés célibataires des familles de propriétaires
terriens ne trouvent pas de partenaires pour danser 24, Bourdieu constate non
seulement que les stratégies matrimoniales qui avaient jusque-là cours ne
sont plus en vigueur, mais aussi que les pratiques anciennes persistent malgré
tout : les corps devenus maladroits révèlent cruellement la transformation de
la société paysanne. En effet, les dispositions qui étaient accordées aux
stratégies matrimoniales de la première moitié du XXe siècle engageaient
toute une économie du rapport amoureux, des manières de se comporter avec
« les filles », de les aborder, de leur parler, etc., et une logique des rapports
sociaux impliqués par le mariage. Or la transformation du monde paysan, et
en particulier le départ des jeunes filles des villages vers les villes, périme
ces stratégies matrimoniales et les dispositions qui les soutenaient. Par un
effet d’hysteresis, celles-ci persistent néanmoins et Bourdieu y voit le
principal facteur d’explication de l’inadaptation de ces aînés au nouvel
espace social. Ils sont ainsi les premières « victimes de l’hysteresis de
l’habitus ».
L’hysteresis marque clairement la limite d’une théorie du « sujet » qui ne
devrait qu’à lui-même toute sa temporalisation et qui serait situé au principe
de celle-ci. La dynamique temporelle des dispositions est tributaire d’une
socialisation primaire qui est une durée incorporée, de ce fait elle-même
vouée à durer longtemps. Le phénomène de l’hysteresis atteste de cette
remarquable propriété de l’habitus, qui est en quelque sorte sa propriété
première : c’est un ensemble de dispositions durables, par-delà la
variabilité des circonstances. Il convient d’ailleurs d’insister sur ce point :
le concept d’habitus se fonde d’une part sur l’idée de disposition, d’autre
part sur l’idée de durabilité. Or c’est dans et par le corps, véritable instance
d’individuation du social, que la durabilité des dispositions s’exerce. La
conscience n’est plus l’instance où le temps trouve son origine et son lieu
d’accomplissement. Cette dynamique inertielle propre à l’habitus revêt donc
une importance particulière pour la théorie de la temporalisation des
pratiques, mais aussi pour la cohérence interne de la théorie de l’habitus,
ainsi que pour sa pertinence sociologique.
En effet, la prise en compte de l’hysteresis nous invite à regarder
différemment l’investissement dans le présent de la pratique. Dans la logique
concrète de la pratique, le présent s’ouvre sur l’avenir, il mobilise l’agent
cognitivement, émotionnellement, pulsionnellement, celui-ci s’investissant
dans le présent vivant de la situation. L’engagement dans le « jeu » n’est pas
une simple métaphore de ce point de vue : l’habitus opère en attachant, dans
un rapport d’immédiateté, l’agent à ce qu’il fait. L’illusio est cette entrée
dans le jeu (ludus) qui porte en elle une part d’illusion, puisqu’il faut bien
croire à ce que l’on fait : elle nous force au présent de la pratique. Cette
illusion peut d’ailleurs donner lieu à une situation artificielle, où l’habitus
croit encore pouvoir se reconnaître dans les conditions que lui présente
l’environnement social, alors même que celui-ci a profondément changé.
Bourdieu en donne un exemple dans La distinction, où l’hysteresis
occasionne et se renforce de l’allodoxia, c’est-à-dire d’une croyance
dispositionnelle qui tend à nous faire reconnaître et tenir pour réel ce que
l’on voudrait être réalité. On tient là une bonne démonstration du fait que
l’habitus n’est pas simplement ce qui permet d’anticiper, d’ouvrir des
potentialités que l’on pourra exploiter, mais qu’il est au principe de
l’investissement de l’agent dans sa pratique. Cependant, ce qui s’avère par-
là même, c’est aussi un remarquable paradoxe, constitutif de la dynamique
temporelle de l’habitus : c’est parce qu’il anticipe toujours sur ce qui est « à
faire » que l’habitus s’expose au risque du retard, du déphasage et du
désajustement. On peut aller même plus loin en suivant une interprétation
proposée par Bruno Karsenti qui suggère que « s’il y a anticipation, c’est
que le corps est en retard, et que la structuration du corps socialisé sera quoi
qu’il arrive une manière de ne pas être en retard 25 ».
Bourdieu, ce faisant, dispose là d’une ressource importante pour corriger
certaines présentations de la théorie de l’habitus. Comme on l’a déjà
remarqué, la théorisation de l’habitus, précisément dans ces moments où elle
mise une bonne part de son propos sur l’exploitation de références
phénoménologiques, court le risque d’une dérive « fonctionnaliste » qui
verrait entre l’habitus et l’espace social un simple rapport d’entre-
expression. Les présentations de l’habitus « heureux » qui décrivent sa
pleine coïncidence avec le monde social et découvrent son fondement dans
une sorte de « complicité ontologique » laissent entendre que l’habitus, dans
sa généralité théorique, est un ajustement quasi automatique entre les
structures structurées et les structures structurantes, entre les dispositions, les
prises de positions et les positions sociales. Mais avec le phénomène bien
identifié de l’hysteresis de l’habitus, Bourdieu peut corriger ce type de
présentation anthropologico-phénoménologique. C’est d’ailleurs ce que l’on
observe dans un mouvement remarquable qui anime le chapitre VI des
Méditations pascaliennes. En effet, après avoir longuement insisté, plus
encore peut-être que dans ses autres ouvrages, sur la « coïncidence » entre
l’habitus et le champ, Bourdieu opère un « retour à la relation entre les
espérances et les chances 26 », puis il développe des considérations relatives
à l’occupation du temps qui font mieux droit à la pluralité des expériences
temporelles et aux expériences de désajustement. Singulièrement, Bourdieu
semble ici opérer après coup une conceptualisation en accord avec des
constatations sociologiques opérées en Algérie ou dans le Béarn. La
théorisation de cet aspect particulier de la dynamique de l’habitus semble
nous éloigner des références phénoménologiques husserliennes si
fréquemment évoquées pour penser la logique pratique de l’habitus et
l’ouverture du présent à l’avenir.
C’est à ce point qu’il convient de relever l’étonnante proximité de la
conception de Bourdieu avec une autre référence « phénoménologique »,
plus précisément « existentialiste ». En effet, même s’il ne le dit jamais
explicitement, Bourdieu emploie le concept d’hysteresis d’une manière
analogue à celle qui se donne à lire dans différents textes de Sartre. Cette
proximité, qui n’est sans doute pas une pure coïncidence, n’est à notre
connaissance jamais signalée dans la littérature secondaire. Bourdieu lui-
même ne la mentionne jamais et il ne renvoie jamais à Sartre lorsqu’il lui
arrive d’évoquer l’hysteresis de l’habitus 27.
Pourtant, c’est bien Sartre qui, le premier, importe le concept
d’hysteresis dans le champ de la philosophie et des sciences sociales. Il est
tout d’abord manifeste que l’acception scientifique du terme est bien
reconnue par Sartre, notamment dans L’Être et le Néant 28. Mais Sartre, dans
Questions de méthode, fait aussi de l’hysteresis un principe d’explication
historique qui lui permet d’éclairer le rapport de Flaubert à son époque 29.
L’objectif de Sartre est de contester certaines interprétations d’inspiration
marxiste qui cherchent dans l’œuvre une expression directe de l’époque, un
rapport de détermination ou de reflet. A contrario, Sartre défend l’idée qu’il
faut comprendre le cas de Flaubert en restaurant une médiation, une époque
autre que l’époque contemporaine : celle de son enfance. C’est ainsi que le
concept d’hysteresis trouve une nouvelle pertinence. L’œuvre de Flaubert est
en décalage par rapport à la société contemporaine et ce déphasage est dû à
la persistance d’un état de la société qui est le produit de la première
socialisation de l’écrivain :
[…] il y a une sorte d’hystérésis de l’œuvre par rapport à l’époque même où elle paraît ; c’est
qu’elle doit unir en elle un certain nombre de significations contemporaines et d’autres qui
expriment un état récent mais déjà dépassé de la société. […] Il viendra un moment où Flaubert
paraîtra en avance sur son époque (au temps de Madame Bovary) parce qu’il est en retard sur
elle, parce que son œuvre exprime sous un masque à une génération dégoûtée du romantisme les
30
désespoirs post-romantiques d’un collégien de 1830 .
Dans L’idiot de la famille, Sartre prolonge cette interprétation en
suggérant que si Flaubert a pu être séduit par le Second Empire, c’est parce
qu’il pouvait y retrouver un ethos féodal qui correspondait à la relation
vécue avec son père dans son enfance : tout se passe comme s’il était né
cinquante ans plus tôt que ses contemporains. Il y a là le principe d’une
hysteresis, c’est-à-dire d’un décalage historique qui « conditionne son destin
social et jusqu’à son art 31 ». En effet, comme le soutient Sartre au début du
troisième tome de L’Idiot de la famille, le succès rencontré par Flaubert,
notamment avec Madame Bovary en 1857, s’explique par le fait que son
hysteresis personnelle rencontre alors une époque qui souhaite la
représentation d’une humanité « haïssable ». Comme le formule
remarquablement Jean-François Louette, « l’idiotie névrotique de Flaubert
lui permet de faire l’Art-Névrose que réclame le Second Empire : et par là
même c’est la raison de son succès d’écrivain 32 ».
C’est donc, selon toute vraisemblance, chez Sartre que Bourdieu
découvre un modèle d’historicisation de l’hysteresis. Cependant, alors que
Sartre en faisait un concept utile pour décrire le cas de Flaubert, Bourdieu
généralise son usage : c’est bien tout habitus qui est exposé au phénomène de
l’hysteresis, précisément parce qu’il a pour propriété fondamentale de durer
par-delà la variabilité des circonstances et des situations.
Réflexivités
Nous avons vu, dans les précédents moments de cette étude, comment le
discours bourdieusien pouvait faire jouer la référence à la phénoménologie
pour aborder les questions de la normativité (ou de l’ordre du sens) et de la
temporalisation des pratiques. Nous avons cru pouvoir montrer ce que
Bourdieu devait à la phénoménologie sur ces différentes questions, qu’il
s’agisse d’emprunts conceptuels ou argumentatifs ou encore de la reprise de
certaines problématisations particulières, analogues à celles qui se
découvrent dans certaines analyses phénoménologiques. Dans le même
temps, il est aussi manifeste que ces emprunts ou ces réappropriations ne
sont jamais accomplis comme s’il s’agissait d’« appliquer » purement et
simplement la phénoménologie. Bien au contraire : le renversement est
toujours à l’œuvre, qui destitue constamment la conscience supposée
souveraine pour rétablir le primat de la pratique – la pratique en question
recouvrant à la fois les pratiques des agents du monde social et la pratique
sociologique en tant que telle. Les concepts et les analyses
phénoménologiques sont ainsi constamment mis au service d’une praxéologie
qui les « réobjective ». Bourdieu met ainsi en pratique sa définition
singulière de la sociologie :
La conscience a elle-même son être propre […] qui n’est pas affecté par l’exclusion
phénoménologique. Ainsi elle subsiste comme « résidu phénoménologique » et constitue une région
de l’être originale par principe et qui peut devenir le champ d’application d’une nouvelle science, la
3
phénoménologie .
Sous la perspective instituée par la réflexion ou, dans le cas présent, par
la mise en œuvre de la réduction transcendantale, c’est la conscience qui fait
retour sur elle-même, se découvrant à la fois sujet et objet de la réflexion. Il
y a donc bien, dans la tradition phénoménologique, l’exercice d’une
réflexion comprise comme auto-position. C’est pour cette raison que Husserl
revendique explicitement l’héritage de Descartes. Dans les Méditations
cartésiennes, Husserl réactive également le vieux projet antique de la
connaissance de soi puisque la phénoménologie est pour lui « une
continuation radicale et universelle des Méditations de Descartes ou, ce qui
revient au même, d’une connaissance de soi universelle, c’est la philosophie
même et elle embrasse toute science véritable et responsable 4 ». Voici donc
l’ambitieuse promesse de la phénoménologie, dans sa version canonique,
c’est-à-dire husserlienne.
La réflexion conçue comme auto-position, telle qu’elle s’élabore et se
réélabore de Descartes à la phénoménologie est le contre-modèle de la
réflexivité sociologique que Bourdieu entend pour sa part pratiquer. Ainsi,
dans Science de la science et réflexivité, lorsqu’il s’agit de dire ce que la
réflexivité ne doit pas être et ne peut plus être, Bourdieu souligne-t-il, que :
Cette réverbération, cette réflexivité n’est pas réductible à la réflexion sur soi d’un je pense
5
(cogito) pensant un objet (cogitatum) qui ne serait autre que lui-même .
La réflexivité à laquelle conduit l’objectivation participante n’est pas du tout, on le voit, celle que
pratiquent ordinairement les anthropologues « postmodernes » ou même la philosophie et certaines
9
formes de phénoménologie .
[…] Ce qu’il s’agit d’objectiver, ce n’est pas l’expérience vécue du sujet connaissant, mais les
conditions sociales de possibilité, donc les effets et les limites, de cette expérience et, entre autres,
13
de l’acte d’objectivation .
La philosophie classique de la connaissance nous enseigne depuis longtemps qu’il faut chercher
dans le sujet les conditions de possibilité, et donc les limites, de la connaissance objective qu’il
institue. La sociologie réflexive nous enseigne qu’il faut aussi chercher dans l’objet construit par la
science les conditions sociales de possibilité du « sujet » (avec, par exemple, la skholé et tout
l’héritage de problèmes, de concepts, de méthodes, etc., qui rendent son activité possible) et les
14
limites possibles de ses actes d’objectivation .
Entendu comme le travail par lequel la science sociale, se prenant elle-même pour objet, se sert de
ses propres armes pour se comprendre et se contrôler, [la réflexivité sociologique] est un moyen
particulièrement efficace de renforcer les chances d’accéder à la vérité en renforçant les
sanctions mutuelles et en fournissant les principes d’une critique technique, qui permet de contrôler
16
plus attentivement les facteurs propres à biaiser la recherche .
Appliquant au sujet connaissant les instruments d’objectivation les plus brutalement objectivistes
que fournissent l’anthropologie et la sociologie et en particulier l’analyse statistique (tacitement
exclue de la panoplie des armes anthropologiques), elle vise, comme je l’ai déjà dit, à saisir tout ce
que la pensée de l’anthropologue ou du sociologue peut devoir au fait qu’il est inséré dans un
champ scientifique national avec ses traditions, habitudes de pensée, problématiques, évidences
partagées, etc. et au fait qu’il y occupe une position particulière, celle du nouvel entrant qui doit
faire ses preuves ou celle du maître consacré, etc., avec des « intérêts » d’un type particulier qui
peuvent orienter inconsciemment ses choix scientifiques (de discipline, méthode, objet, etc.). Bref,
l’objectivation scientifique n’est complète que si elle inclut le point de vue du sujet qui opère et les
intérêts qu’il peut avoir à l’objectivation (notamment quand il objective son propre univers) mais
18
aussi l’inconscient historique qu’il engage inévitablement dans son travail .
Il est vrai que l’analyse sociologique ne fait guère de concessions au narcissisme et qu’elle opère
une rupture radicale avec l’image profondément complaisante de l’existence humaine que
défendent ceux qui veulent à tout prix se penser comme « les plus irremplaçable des êtres ». Mais
il n’est pas moins vrai qu’elle est un des instruments les plus puissants de connaissance de soi, en
19
tant qu’être social, c’est-à-dire en tant qu’être singulier .
C’est ainsi que ces sciences, dans lesquelles les philosophies du « sujet » voient la pire menace
pour un statut de « sujet » supposé universellement et immédiatement imparti à tous, sont sans
doute les plus capables de produire et d’offrir les instruments de connaissance du monde et de soi-
même qui permettent d’approcher réellement de ce que l’on met communément sous le nom de
20
« sujet ».
On doit alors faire son deuil des promesses illusoires qui étaient au
fondement de l’impératif delphique du « Connais-toi toi-même ! ». Il n’y a
pas de sujet universel, mais des « sujets » qui ne reconnaissent leur
singularité qu’en découvrant leur position dans l’espace social, par
l’intermédiaire des sciences sociales.
3. Enfin, alors que la réflexion comprise comme auto-position ne trouvait
les moyens de son accomplissement que dans le seul sujet, la réflexivité
sociologique se conçoit comme une entreprise collective. Cette
caractéristique n’est pas un simple vœu mais découle de la nature même de
la réflexivité sociologique. En effet, si celle-ci doit nous révéler à nous-
mêmes en tant qu’être social, cette réflexivité nouvelle vaut par principe
pour tout un chacun, pour soi-même comme pour les autres :
À quoi il faut ajouter, pour achever de marquer la différence avec la réflexivité narcissique, que la
réflexivité réformiste n’est pas l’affaire d’un seul et ne peut s’exercer pleinement que si elle
23
incombe à l’ensemble des agents engagés dans le champ .
Voilà pourquoi l’intellectuel, pour Bourdieu, doit être, ne peut être que
« collectif 24 ». On insiste souvent, pour comprendre ce que Bourdieu avait à
l’esprit sous cette désignation, sur la distinction ainsi établie avec
l’intellectuel « engagé » tel que Sartre a pu le concevoir. On souligne aussi
que l’intellectuel collectif, selon Bourdieu, doit assurer des fonctions
négatives, critiques, en produisant et en communiquant des moyens de
défense contre la domination symbolique, et des fonctions positives ou
constructives, en créant les conditions propices à la production d’« utopies
réalistes », frayant de nouveaux possibles à travers le probable. Cependant
la figure de l’intellectuel collectif ne se comprend véritablement que si l’on
s’impose, collectivement, un impératif de réflexivité sociologique. Bourdieu
le souligne dans le « Post-scriptum » des Règles de l’art, intitulé « Pour un
corporatisme de l’universel » :
Lorsque nous parlons en tant qu’intellectuels, c’est-à-dire avec l’ambition de l’universel, c’est, à
chaque instant, l’inconscient historique inscrit dans l’expérience d’un champ intellectuel singulier
qui parle par notre bouche. Je crois que nous n’avons quelque chance de parvenir à une véritable
communication qu’à condition d’objectiver et de maîtriser les inconscients historiques qui nous
séparent, c’est-à-dire les histoires spécifiques des univers intellectuels dont nos catégories de
25
perception et de pensée sont le produit .
1. Sur cette interprétation, voir E. Husserl, Méditations Cartésiennes et les Conférences de Paris, trad.
fr. par M. B. de Launay, Paris, PUF, 1994.
2. La « connaissance de soi » n’est donc pas une introspection mais une façon de reconsidérer l’empire
de ses connaissances.
3. ID I, p. 108.
4. MC, p. 208.
5. SSR, p. 15.
6. MC, § 14, p. 76 sq.
7. J.-P. Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1948, p. 13-14.
8. SP, p. 44.
9. P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003,
p. 47.
10. ISR, p. 271.
11. ISR, p. 272.
12. ETP, p. 230.
13. SSR, p. 182-183.
14. ISR, p. 272.
15. SSR, p. 15-16.
16. SSR, p. 173-174.
17. SSR, p. 173-174.
18. P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003,
p. 47.
19. RP, p. 11.
20. MP, p. 276.
21. ETP, p. 307.
22. MP, 13.
23. SSR, p. 178.
24. Nous renvoyons au texte « Vers un intellectuel collectif », dans I, p. 293 sq.
25. RA, p. 552. Ce « post-scriptum » est une version abrégée et remaniée de « The corporatism of the
universal : the role of intellectuals in the modern world », Telos, 81, p. 99-110.
26. ISR, p. 246.
27. SSR, p. 153-154.
Chapitre 12
L’inconscient social
L’habitus, système de dispositions acquises par l’apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne
comme un système de schèmes générateurs, est générateur de stratégies qui peuvent être
objectivement conformes aux intérêts objectifs de leurs auteurs sans en avoir été expressément
12
conçues à cette fin .
Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des
habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à
fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et
organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but
sans supposer de visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour
les atteindre, objectivement et sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et étant tout
cela collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef
13
d’orchestre .
Je dirai seulement que l’histoire individuelle dans ce qu’elle a de plus singulier, et dans sa dimension
sexuelle même, est socialement déterminée. Ce que dit très bien la formule de Carl Schorske :
« Freud oublie qu’Œdipe était un roi. » Mais s’il est en droit de rappeler au psychanalyste que le
rapport père-fils est un rapport de succession, le sociologue doit lui-même éviter d’oublier que la
dimension proprement psychologique du rapport père-fils peut faire obstacle à une succession sans
17
histoire, dans laquelle l’héritier est en fait hérité par l’héritage .
L’« inconscient » n’est jamais en effet que l’oubli de l’histoire que l’histoire elle-même produit en
19
incorporant les structures objectives qu’elle produit dans ces quasi-natures que sont les habitus .
L’inconscient n’est jamais en effet que l’oubli que l’histoire elle-même produit en réalisant les
structures objectives qu’elle engendre dans ces quasi-natures que sont les habitus. Histoire
incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de
21
tout le passé dont il est le produit .
L’inconscient, c’est l’histoire – l’histoire collective qui a produit nos catégories de pensée, et
l’histoire individuelle à travers laquelle elles nous ont été inculquées : c’est, par exemple, de
l’histoire sociale des institutions d’enseignement (banale entre toutes, et absente de l’histoire des
idées, philosophiques ou autres) et de l’histoire (oubliée ou refoulée) de notre rapport singulier à
ces institutions que nous pouvons attendre quelques vraies révélations sur les structures objectives
25
et subjectives […] qui orientent toujours, malgré nous, notre pensée .
[…] C’est toute la recherche en sciences sociales qui, lorsqu’on sait l’utiliser à cette fin, est une
forme de socio-analyse ; et c’est tout particulièrement vrai, évidemment, de l’histoire et de la
sociologie de l’éducation et des intellectuels (je ne me lasse pas de rappeler le mot de Durkheim :
28
« l’inconscient, c’est l’histoire »).
1. Nous avons donné une première version de l’analyse qui va suivre dans L. Perreau, « Sociologie,
psychanalyse et phénoménologie : la théorie de l’inconscient chez Pierre Bourdieu », in M. Gyemant et
D. Popa (dir.), Approches phénoménologiques de l’inconscient, Olms, Hildesheim, Zürich, New York,
2015, p. 119-138.
2. « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’autre intervient régulièrement en tant que
modèle, soutien et adversaire, et de ce fait, la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et
simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi et parfaitement justifié », S. Freud,
Gesammelte Werke, Fischer, Francfort, XIII, p. 73.
3. S. Haber, Freud et la théorie sociale, Paris, La Dispute, 2012, p. 17. Voir également, du même
auteur, Freud sociologue, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2012.
4. ETP, p. 256. Une telle formule évoque évidemment la définition sartrienne de la praxis individuelle
dans la Critique de la Raison Dialectique, qui fait d’elle une « médiation synthétique de l’intériorité et
de l’extériorité » (J.-P. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, II. L’intelligibilité de l’histoire, Paris,
Gallimard, 1985, p. 351).
5. C. Gautier, La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre
Bourdieu, op. cit., 2012.
6. SP, p. 41.
7. MS, p. 152.
8. SP, p. 68.
9. SP, p. 64.
10. SP, p. 69.
11. Sur l’ensemble de la critique de la théorie structuraliste de l’inconscient, on lira A. Lentacker, La
science des institutions impures. Bourdieu critique de Lévi-Strauss, Paris, Raisons d’agir, 2011.
12. Ibid., p. 120-121.
13. SP, p. 88. Nous soulignons.
14. Voir plus haut le chapitre 6 de cette étude.
15. ETP, p. 301.
16. Ibid., p. 250.
17. QS, p. 75.
18. MS, p. 14 et 16.
19. ETP, p. 263.
o
20. P. Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, vol. 17, n 17-
18, p. 2-5, p. 2.
21. SP, p. 94. On aura noté que cette citation reprend le texte même de l’Esquisse cité plus haut.
22. Voici le propos de Durkheim : « […] en chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de
l’homme d’hier ; et c’est même l’homme d’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous,
puisque le présent n’est que bien peu de chose comparé à ce long passé au cours duquel nous nous
sommes formés et d’où nous résultons. Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce
qu’il est invétéré en nous ; il forme la partie inconsciente de nous-même. Par suite, on est porté à n’en
pas tenir compte, non plus que de ses exigences légitimes », É. Durkheim, L’é volution pédagogique en
France, Paris, Alcan, 1916, p. 16.
o
23. P. Bourdieu, « L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences sociales, 2000, n 135,
p. 3.
24. Ibid., p. 5.
25. MP, p. 23.
26. RP, p. 95.
27. Les emprunts à la psychanalyse ne se limitent pas à la question de l’inconscient. Il arrive ainsi que
Bourdieu requalifie la question de l’intérêt ou de l’investissement symbolique dans le champ en
remobilisant le concept, d’origine psychanalytique, de libido : « Une des tâches de la sociologie est de
déterminer comment le monde social constitue la libido biologique, pulsion indifférenciée, en libido
sociale, spécifique. Il y a en effet autant d’espèces de libido qu’il y a de champs : le travail de
socialisation de la libido étant précisément ce qui transforme les pulsions en intérêts spécifiques, intérêts
socialement constitués qui n’existent qu’en relation avec un espace social au sein duquel certaines
choses sont importantes et d’autres indifférentes, et pour des agents socialisés, constitués de manière à
faire des différences correspondant à des différences objectives dans cet espace », RP, p. 153.
28. SSR, p. 186.
29. SP, p. 40.
30. EAU, p. 11.
Chapitre 13
Ce n’est pas assez de dire que l’histoire du champ est l’histoire de la lutte pour le monopole de
l’imposition des catégories de perception et d’appréciation légitimes ; c’est la lutte même qui fait
9
l’histoire du champ ; c’est par la lutte qu’il se temporalise .
L’histoire du champ est celle des luttes, selon une logique qui est propre
au champ. Il convient donc, de prime abord, de ne pas aller chercher ailleurs
que dans le champ les facteurs d’évolution de cette histoire. Pour
comprendre les dynamiques qui œuvrent à l’intérieur du champ, Bourdieu
défend l’idée qu’il faut étudier les rapports et plus précisément les
homologies entre l’ordre des positions, celui des dispositions et celui des
prises de positions. En d’autres termes, il existe des correspondances entre
des dispositions intellectuelles socialement conditionnées et un univers de
production constitué de producteurs plus ou moins reconnus et d’œuvres qui
font référence ou sont dénigrées. Une œuvre, en ce sens, n’est pas le produit
d’un acte isolé mais se définit aussi, négativement et par différence, dans son
opposition aux œuvres déjà reconnues : elle est une prise de position parmi
d’autres prises de position, une œuvre parmi d’autres œuvres.
Revenons à présent, ces quelques rappels effectués, au cas particulier du
champ littéraire. L’une des caractéristiques majeures du champ littéraire est
la revendication partagée d’autonomie : il est à lui-même son principe
d’intelligibilité et les positions et stratégies des différents agents se
comprennent par rapport aux différents états du champ. Certes, sur le fond de
cette aspiration commune, différents pôles organisent la distribution des
positions. Le « sous-champ de la production élargie » (qui constitue le pôle
dit « hétéronome ») situe la valeur littéraire dans le succès public, tandis que
le pôle dit « autonome », « sous-champ de production restreinte », se
détourne du jugement du public, voire le méprise pour se fonder sur le
jugement des seuls pairs (auteurs, critiques). Tandis que le premier pôle
mise sur des critères d’ordre économiques, le second investit sur le capital
symbolique progressivement constitué. L’autonomisation progressive du
champ littéraire s’explique, selon Bourdieu, par la montée en puissance
continue du second pôle. Certains auteurs, les « nomothètes », jouent un rôle
particulier dans cette histoire du champ : ainsi, Baudelaire ou Flaubert, qui
affirment contre vents et marées, et surtout au mépris des consécrations
mondaines et des profits économiques ou sociaux, la valeur exclusive des
critères esthétiques et inventent le principe de l’art pour l’art ou de la
littérature « pure ».
Ce qu’étudie Bourdieu dans les Régles de l’art, ce sont les différentes
polarisations d’un champ littéraire en voie d’autonomisation qui définissent
un ensemble de positions relatives, mais aussi, entre ces positions, des
possibilités de positions nouvelles. L’œuvre de Flaubert, comme celle de
Baudelaire, ne se comprend bien que si l’on établit une correspondance entre
ce qu’elle prétend dire et le champ contemporain de la littérature : elles
représentent un moment critique dans l’histoire du champ, où les positions
établies sont remises en cause et où de nouvelles positions sont gagnées 10.
Ce qui s’exhibe ainsi, c’est l’histoire même du champ, la puissante
dynamique de son renouvellement interne, une génération littéraire se
substituant à une autre.
C’est en resituant l’œuvre parmi d’autres œuvres, en la concevant
comme un possible s’actualisant dans le champ que l’on sert une certaine
compréhension du « point de vue de l’auteur », non en misant sur une vague
empathie, mais en comprenant comment l’auteur se positionne dans un espace
de possibles. En ce sens, l’analyse sociologique de la littérature n’est pas un
relativisme grossier. Il s’agit de restituer l’auteur tel qu’il se fait, c’est-à-
dire de mettre au jour la logique de la production individuelle rapportée aux
logiques du champ.
Le champ est donc un ensemble de rapports de forces en évolution, de
luttes de positions, mais il est aussi ce qui vaut constamment comme principe
d’évaluation réciproque. Il n’est donc pas simplement un ensemble de
rapports qui s’imposeraient de l’extérieur (c’est là la limite de la métaphore
du « champ de forces »), il est aussi « intériorisé » par les agents. Il « agit »
comme un référentiel qui oriente la production et l’appréciation des œuvres.
Cet aspect du rapport de l’agent au « système des relations objectives » était
présent dès l’article de 1966 « Champ intellectuel et projet créateur », où
Bourdieu supposait déjà l’existence d’un « inconscient culturel 11 ». Dans Les
règles de l’art, c’est aussi sous cette perspective de la prise en compte des
contraintes externes et internes, précisément, que Bourdieu introduit la
notion, déjà évoquée mais jusqu’ici quelque peu énigmatique, du
« transcendantal historique » :
Cet espace des possibles s’impose à tous ceux qui ont intériorisé la logique et la nécessité du
champ comme une sorte de transcendantal historique, un système de catégories (sociales) de
perception et d’appréciation, de conditions sociales de possibilité et de légitimité qui, comme les
concepts de genre, d’écoles, de manières, de formes, définissent et délimitent l’univers du pensable
de l’impensable, c’est-à-dire à la fois l’univers fini des potentialités susceptibles d’être pensées et
réalisées au moment considéré – liberté – et le système des contraintes à l’intérieur desquelles se
12
détermine ce qui est à faire et à penser – nécessité .
Ainsi, toute l’histoire du champ est immanente à chacun de ses états et pour être à la hauteur de
ses exigences objectives, en tant que producteur mais aussi en tant que consommateur, il faut
posséder une maîtrise pratique ou théorique de cette histoire et de l’espace des possibles dans
14
lequel elle se survit .
Une sociologie pleinement accomplie devrait évidemment englober une histoire des structures qui
sont l’aboutissement à un moment donné de tout le processus historique. […] Il s’agit de faire une
histoire structurale qui trouve dans chaque état de la structure à la fois le produit des luttes
antérieures pour transformer ou conserver la structure, et le principe, à travers des contradictions,
15
les tensions, les rapports de force qui la constituent, des transformations ultérieures .
Ce travail d’objectivation, lorsqu’il s’applique, comme ici, au champ même dans lequel se situe le
sujet de l’objectivation, permet de prendre un point de vue scientifique sur le point de vue empirique
du chercheur, qui, étant ainsi objectivé, au même titre que les autres points de vue, avec toutes ses
19
déterminations et ses limites, se trouve livré à la critique méthodique .
Si la sociologie que je propose diffère en quelque chose des autres sociologies du passé et du
20
présent, c’est surtout en ce qu’elle retourne contre elle-même les armes qu’elle produit .
La disposition « libre » et « pure » que favorise la skholé implique l’ignorance (active ou passive)
non seulement de ce qui se passe dans le monde de la pratique […], et, plus précisément, dans
l’ordre de la polis et de la politique, mais aussi de ce que c’est qu’exister, tout simplement, dans ce
monde. Elle implique aussi et surtout l’ignorance, plus ou moins triomphante, de cette ignorance et
29
des conditions économiques et sociales qui la rendent possible .
Ainsi, l’anamnèse historique, même à peine esquissée, rappelle le refoulement originaire qui est
constitutif de l’ordre symbolique et qui se perpétue dans une disposition scolastique impliquant le
40
refoulement de ces conditions économiques et sociales de possibilité […].
Dès lors, les Méditations pascaliennes ne sont sans doute pas seulement
un livre constitué à l’intention des philosophes, mais aussi et surtout une
objectivation de la condition scolastique illustrée par l’exemple de la
philosophie, cette discipline étant celle qui a le mieux, selon Bourdieu,
réalisé cette condition. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les
« Confessions impersonnelles », essai d’auto-analyse où Bourdieu se
concentre sur son rapport à la philosophie, prolongent directement « l’effort
d’objectivation de ce sujet que nous sommes portés à croire universel 41 »,
effort qui est déjà à l’œuvre dans le chapitre intitulé « Critique de la raison
scolastique ».
Avant de poursuivre, il faut encore faire remarquer que la situation du
sociologue, relativement à la situation de skholé, est tout à fait particulière.
D’un côté, il est lui-même dans cette situation qui s’inaugure d’une double
coupure, gnoséologique et sociale. Il est de ce fait, comme on l’a déjà dit,
exposé à un certain nombre de « biais » scolastiques et en particulier aux
tendances subjectivistes et objectivistes qui sont susceptibles d’informer une
anthropologie inconsciente dommageable pour le travail scientifique
d’objectivation de la réalité sociale. Mais, d’un autre côté, il est aussi le
seul qui peut rappeler les agents à leurs conditions sociales en restituant la
réalité sociale pour ce qu’elle est. Ce paradoxe est bien relevé par Bourdieu
dans les Méditations pascaliennes :
Le sociologue a la particularité, qui n’a rien d’un privilège, d’être celui qui a pour tâche de dire des
choses du monde social, et de les dire, autant que possible, comme elles sont : rien que de normal,
de trivial même, en cela. Ce qui rend sa situation paradoxale, parfois impossible, c’est le fait qu’il
est entouré de gens qui ou bien ignorent (activement) le monde social et n’en parlent pas […] ou
bien s’en inquiètent et en parlent, parfois beaucoup, mais sans en savoir grand-chose […]. Ainsi,
lorsqu’il fait simplement ce qu’il a à faire, le sociologue rompt le cercle enchanté de la dénégation
collective : en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que
l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même, il prend le risque d’apparaître
42
comme celui qui vend la mèche .
[…] la pulsion spécifique engendrée par le champ est amenée à se sublimer pour s’accomplir
48
dans les limites et sous la contrainte de la censure du champ .
La sociologie porte trop peu à l’illusion pour que le sociologue puisse se penser un seul instant dans
le rôle du héros libérateur : néanmoins, en mobilisant tout l’acquis scientifique disponible pour tenter
d’objectiver le monde social […], il offre la possibilité d’une liberté ; et il peut au moins espérer que
son traité des passions académiques sera pour d’autres ce qu’il a été pour lui-même, l’instrument
52
d’une socio-analyse .
Comme j’essayais de le faire dans Homo academicus, j’utilise les instruments fournis par la
réflexivité pour essayer de contrôler les biais introduits par la conscience pour progresser dans la
connaissance des mécanismes qui peuvent altérer la réflexion. La réflexivité est un instrument
destiné à produire plus de science, et non pas à réduire la portée ou détruire la possibilité de la
54
science .
Il ne s’agit pas de poursuivre une nouvelle forme de savoir absolu, mais d’exercer une forme
spécifique de la vigilance épistémologique, celle-là même que doit prendre cette vigilance sur un
55
terrain où les obstacles épistémologiques sont primordialement des obstacles sociaux .
Ce qu’il s’agit de maîtriser, c’est le rapport subjectif à l’objet qui, lorsqu’il n’est pas contrôlé, et
qu’il oriente le choix d’objets, de méthodes, etc., est un des facteurs d’erreur les plus puissants, et
les conditions sociales de production de ce rapport, le monde social qui a fait la spécialité et le
spécialiste (ethnologue, sociologue ou historien) et l’anthropologie inconsciente qu’il engage dans sa
56
pratique scientifique .
Rappeler, comme le fait Husserl, que « l’arkhè-originaire terre ne se meut pas », ce n’est pas
inviter à répudier la découverte de Copernic pour lui substituer purement et simplement la vérité
directement éprouvée […]. C’est seulement inciter à tenir ensemble le constat de l’objectivation et
le constat, tout aussi objectif, de l’expérience première qui, par définition, exclut l’objectivation. Il
s’agit, plus précisément, de s’imposer en permanence le travail qui est nécessaire pour objectiver le
point de vue scolastique qui permet au sujet objectivant de prendre un point de vue sur le point de
vue des agents engagés dans la pratique, et pour tenter d’adopter un étrange point de vue,
absolument inaccessible dans la pratique : le point de vue double, bifocal, de celui qui, s’étant
réapproprié son expérience de « sujet » empirique, compris dans le monde et ainsi capable de
comprendre le fait de l’implication et tout ce qui lui est implicite, tente d’inscrire dans la
reconstruction théorique, inévitablement scolastique, la vérité de ceux qui n’ont ni l’intérêt, ni le
loisir, ni les instruments nécessaires pour entreprendre de s’approprier la vérité objective et
58
subjective de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont .
[…] en effet, les conditions de possibilité du sujet scientifique et celles de son objet ne font qu’un et
à tout progrès dans la connaissance des conditions sociales de production du sujet scientifique
correspond un progrès dans la connaissance de l’objet scientifique, et inversement. Cela ne se voit
jamais aussi bien que lorsque la recherche se donne pour objet le champ scientifique lui-même,
59
c’est-à-dire le véritable sujet de la connaissance scientifique .
Le sujet de la science n’est pas le savant singulier, mais le champ scientifique, comme univers de
relations objectives de communication et de concurrence réglées en matière d’argumentation et de
60
vérification .
Essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements
successifs sans autre lien que l’association à un « sujet » dont la constance n’est sans doute que
celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans
le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire de la matrice objective des
63
relations objectives entre les différentes stations .
Car l’« effort pour [s’]expliquer et [se] comprendre 64 » exige avant tout
de défaire l’histoire singulière du sujet, cette histoire ou plutôt cette double
histoire faite oubli. La socio-analyse appliquée au cas de la personne
singulière ne consacre nullement l’intimité du sujet : elle réobjective
l’expérience subjective et défait la personne. Les « choix » apparaissent
désormais comme des prises de position adoptées à l’égard d’un champ
social déterminé. Aux yeux de Bourdieu, la connaissance objective des
structures du monde social, des principes qui régissent ses différents
« champs » va donc de pair avec l’institution d’un nouveau rapport à soi :
[…] la vérité la plus intime de ce que nous sommes, l’impensé le plus impensable, est aussi inscrit
dans l’objectivité, dans l’histoire des positions sociales que nous avons tenues dans le passé et que
65
nous occupons dans le présent .
[…] la sociologie était la meilleure chose que je puisse faire, sinon pour me sentir en accord avec
la vie, du moins pour trouver plus ou moins acceptable le monde dans lequel j’étais condamné à
vivre. En ce sens limité, je pense que j’ai réussi dans mon travail : j’ai réalisé une sorte de thérapie
personnelle qui, je l’espère, a produit en même temps des outils qui peuvent être de quelque utilité
66
pour les autres .
Pour moi, la sociologie a joué le rôle d’une socio-analyse qui m’a aidée à comprendre et à
67
supporter les choses (à commencer par moi-même) que je trouvais insupportables auparavant .
[…] la sociologie des déterminants sociaux de la pratique sociologique est le seul fondement
possible d’une liberté possible par rapport à ces déterminations. Et c’est seulement à condition qu’il
s’assure le plein usage de cette liberté en se soumettant continuellement à cette analyse que le
sociologue peut produire une science rigoureuse du monde social qui, loin de condamner les agents
à la cage de fer d’un déterminisme rigide, leur offre les moyens d’une prise de conscience
68
potentiellement libératrice .
Le ressentiment est pour moi la forme par excellence de la misère humaine ; et la pire chose que le
dominant impose aux dominés (le plus grand privilège du dominant, dans tout univers, est sans
doute d’être structurellement libéré du ressentiment). La sociologie est donc à mes yeux un
69
instrument de libération, et partant de générosité .
La sociologie nous donne une petite chance de comprendre le jeu que nous jouons et de réduire
l’emprise des forces du champ dans lequel nous évoluons comme celles des forces sociales
72
incorporées qui opèrent en dedans de nous .
Tout en remerciant les auteurs pour leur travail très sérieux et très minutieux, je voudrais soulever
quelques interrogations quant à leurs intentions elles-mêmes. Je vois en fait une contradiction dans
le fait de me reprocher d’une part (1) d’échouer à rendre justice à la phénoménologie à l’égard de
laquelle il semblerait que je sois plus redevable que je ne veuille bien le reconnaître (p. 197 : « ici,
comme ailleurs, Bourdieu semble purement et simplement reformuler quelques-unes des
hypothèses de Schultz [sic] dans son propre vocabulaire idiosyncrasique et excessivement
déterministe, de telle sorte qu’e lles puissent paraître nouvelles, alors qu’elles ne le sont pas en
réalité » ; ou p. 203 : « [Pierre Bourdieu] ne parvient pas à reconnaître l’influence positive que la
pensée de Husserl a eue sur ses propres formulations théoriques ») et, (2) pour avoir mal compris,
mésinterprété et déformé les idées de Husserl et des phénoménologues (voir par exemple p. 198 :
« sa naïveté toute phénoménologique qui l’a conduit à caractériser de manière erronée tout état
non représentationnel comme étant nécessairement “non-conscient” […] », ou p. 203 : « il
déforme souvent les idées de Husserl »).
Bref, il n’est pas possible de prétendre sans éviter de sérieuses incohérences que ce que je dis à
propos de Husserl est vrai et par conséquent que je serais un quasi-plagiaire dissimulant ses
emprunts (alors que j’ai souvent déclaré ma dette à l’égard de la phénoménologie que j’ai pratiquée
quelque temps dans ma jeunesse) et que ce que je dis à propos de Husserl est faux et que mes
critiques et mes réserves sont injustes.
Il me semble que je rends effectivement justice à Husserl, Schutz et quelques autres. Mais ce
n’était pas mon intention que de les reformuler dans l’un de ces commentaires qui, pour parler
comme Mallarmé, « forme pléonasme » avec l’œuvre, ni de les réfuter. Mon objectif est
d’intégrer l’analyse phénoménologique au sein d’une approche globale dont elle est une phase (la
première, la phase subjective), la seconde étant celle de l’analyse objectiviste. Cette intégration
n’est en aucune manière une compilation éclectique puisque son effet est de dépasser les limites
(que je rappelle dans ma critique) inhérentes à chacune des approches, tout en retenant leurs
contributions essentielles.
Mais je pense que la mésinterprétation de mes idées trouve ses origines dans le fait que les auteurs
oublient que, pour moi, les idées théoriques qu’ils traitent de manière isolée, séparément, en elles-
mêmes et pour elles-mêmes, sont destinées à guider la recherche empirique et à résoudre des
problèmes spécifiques de l’anthropologie et de la sociologie, tels que le problème de l’échange par
don ou celui du travail pour lesquels je propose dans les Méditations pascaliennes une analyse
intégrant les points de vue subjectivistes et objectivistes, comme pour tant d’autres problèmes
rencontrés tout au long de ma carrière de chercheur.
BIBLIOGRAPHIE
I. Œuvres de P. Bourdieu
1. Ouvrages
Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Paris, Presses Universitaires de
France, 1958.
Bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en
Algérie, Paris/La Haye, Mouton, 1963.
Bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement : la crise de l’agriculture
traditionnelle en Algérie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
Bourdieu P. et Passeron J.-Cl., Les héritiers : les étudiants et la culture,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
Bourdieu P., Castel R., Boltanski L. et Chamboredon J.-Cl., Un art moyen :
Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1965.
Bourdieu P., Chamboredon J.-Cl. et Passeron J.-Cl., Le métier de
sociologue : Préalables épistémologiques, La Haye/Paris,
Mouton/EHESS, 1968.
Bourdieu P. et Passeron J.-Cl., La reproduction : Éléments d’une théorie
du système d’enseignement, Les Éditions de Minuit, 1970.
Bourdieu P., La distinction : critique sociale du jugement, Les Éditions de
Minuit, 1979.
Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de Trois études
d’ethnologie [1972], Paris, Seuil, 2000.
Bourdieu P. et Boltanski L., « La production de l’idéologie dominante »
[1976], rééd. Paris, Éditions Raisons d’agir, 2008.
Bourdieu P., Algérie 60 : structures économiques et structures
temporelles, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977.
Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
Bourdieu P., Ce que parler veut dire : l’économie des échanges
linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
Bourdieu P., Leçon sur la leçon, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.
Bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.
Bourdieu P., Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.
Bourdieu P., L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1988.
Bourdieu P., La noblesse d’État : grandes écoles et esprit de corps, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1989.
Bourdieu P., Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire,
Seuil, 1992.
Bourdieu P. (dir.), La misère du monde [1993], Seuil, 2007.
Bourdieu P., La domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1998.
Bourdieu P., Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil,
1994.
Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
Bourdieu P., Contre-feux : propos pour servir à la résistance contre
l’invasion néo-libérale, Paris, Liber, coll. « Raisons d’agir », 1998.
Bourdieu P., Contre-feux 2 : pour un mouvement social européen, Paris,
Raisons d’agir, 2001.
Bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir,
2001.
Bourdieu P., Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en
Béarn, Paris, Seuil, 2002.
Bourdieu P. et Chartier R., Le sociologue et l’historien, Marseille/Paris,
Agone & Raisons d’agir, 2010.
Bourdieu P., Sur l’État : Cours au Collège de France 1989-1992, Paris,
Seuil, 2012.
Bourdieu P., Sur Manet : Une révolution symbolique, Seuil/Raisons
d’agir, coll. « Cours et travaux », 2013.
Bourdieu P. et Wacquant L., Invitation à la sociologie réflexive, Paris,
Seuil, 2014.
2. Articles
Bourdieu P., « Champ intellectuel et projet créateur », Les temps modernes,
1966, p. 865-906.
Bourdieu P. et de Saint-Martin M., « L’excellence scolaire et les valeurs du
système d’enseignement français », Annales, Paris, vol. 25, no 1, janv.-
mars 1970, p. 147-175.
Bourdieu P., « L’opinion publique n’existe pas », Temps modernes, vol. 29,
no 318, janvier 1973.
Bourdieu P., « Avenir de classe et causalité du probable », Revue Française
de Sociologie, 15/1, 1974, p. 3-43.
Bourdieu P., « L’invention de la vie d’artiste », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 1, mars 1975, p. 67-94.
Bourdieu P. et Boltanski L., « Le fétichisme de la langue », Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 1, no 4, juillet 1975, p. 2-32.
Bourdieu P., « La lecture de Marx : à propos de “lire le Capital” », Actes de
la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 5-6, novembre 1975, p. 65-
79.
Bourdieu P., « Le sens pratique », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 2, no 1, février 1976.
Bourdieu P., « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2-3 juin 1976, p. 88-104.
Bourdieu P., « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences
sociales, 1977, vol. 17, no 17-18, p. 2-5.
Bourdieu P., « Entretien avec Pierre Bourdieu : la sociologie est-elle une
science ? », Recherche, no 112, juin 1980, p. 735-743.
Bourdieu P. et de Saint-Martin M., « La sainte famille. L’épiscopat français
dans le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales,
44-45, p. 2-53.
Bourdieu P., « Les sciences sociales et la philosophie », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 47-48, juin 1983, p. 45-52.
Bourdieu P., « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences
sociales, 1986, 64, p. 69-72.
Bourdieu P., « The corporatism of the universal : the role of intellectuals in
the modern world », Telos, 81, 1989, p. 99-110.
Bourdieu P., « For a socio-analysis of intellectuals : on “Homo
Academicus” », Berkeley Journal of Sociology, no 34, 1989, p. 1-29.
Bourdieu P., « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 89, septembre 1991, p. 4-46.
Bourdieu P. et Eagleton T., « Doxa and common life », New Left Review,
191, février 1992, p. 111-121.
Bourdieu P., « Qu’est-ce que faire parler un auteur ? À propos de Michel
Foucault », Sociétés et Représentations, 1996, 3, p. 13-18.
Bourdieu P., « Le champ économique », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 119, septembre 1997, p. 48-66.
Bourdieu P., « L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2000, no 135, p. 3-5.
Bourdieu P., « L’objectivation participante », Actes de la recherche en
sciences sociales, 150, 2003, p. 43-58.