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1Ce que je vous ai dit la dernière fois ne résout pas, bien entendu,
la question de savoir si une spécification purement syntaxique de
la classe des propositions démontrables, du genre de celle que
propose Leibniz, est suffisante pour pouvoir constituer en même
temps une spécification de la classe des propositions vraies
concernées, en l’occurrence les propositions logiquement vraies.
Leibniz semble considérer comme allant à peu près de soi qu’elle
l’est. Et c’est une chose que l’on pourrait difficilement lui reprocher,
puisqu’il a fallu attendre encore étonnamment longtemps pour que
ce genre de question soit posé explicitement et résolu. Pour ce qui
concerne les propositions logiquement valides du calcul des
prédicats du premier ordre, le problème de la complétude a été
résolu seulement en 1930 par Gödel ; et ce qui est remarquable est
qu’il ne l’a été que très peu de temps après avoir commencé à être
réellement posé, puisqu’on considère généralement qu’il a été
formulé pour la première fois explicitement par Hilbert et
Ackermann en 1928, dans les Grundzüge der theoretiscdhen Logik.
2Une des difficultés les plus sérieuses que soulève la conception de
Leibniz, et il est lui-même conscient de son existence, est la
suivante : comment une proposition peut-elle ne pas être
nécessaire si comme c’est le cas, selon la conception leibnizienne
de la vérité, de toute proposition vraie, son prédicat est contenu
dans son sujet ? En d’autres termes, comment « A est B » pourrait-
il ou peut-il jamais être faux si le concept B est inclus dans le
concept A, et si par conséquent, semble-t-il, le fait d’être B fait
partie du fait d’être A ?
Dans plusieurs passages – constate Mates –, Leibniz dit que ce problème
l’a préoccupé pendant longtemps, jusqu’à ce que, pour finir, il voie que
la solution consistait à définir une vérité nécessaire comme une vérité
qui peut être réduite à une identité (ou dont l’opposée peut être réduite
à une contradiction) en un nombre fini d’étapes, alors qu’une
proposition contingente doit être une proposition dans laquelle, bien
que le concept du prédicat soit contenu dans le concept du sujet, la
réduction va à l’infini.
3Pour ce qui concerne le deuxième point que j’ai soulevé – celui qui
a trait à la caractérisation exacte de la notion de démonstration –,
la situation est bien différente puisque Leibniz dispose, comme je
l’ai dit, d’un concept de la démonstration qui est déjà à peu près le
nôtre, ce qui n’était certainement pas le cas de Descartes, et pas
non plus de Spinoza. Voyez, sur ce point, ce que dit Ian Hacking,
dans son livre sur L’émergence de la probabilité :
• 2 Hacking, L’émergence de la probabilité, 2002, p. 250.
Cela nous serait d’un grand secours dans notre essai de comprendre la
doctrine de Leibniz sur ce sujet si nous avions ne serait-ce qu’un
exemple réel de (la portion initiale de)l’analyse d’une proposition
contingente. Nous avons des exemples, qui valent ce qu’ils valent, pour
le cas de la nécessité. […] Pour les vérités contingentes, cependant, nous
n’avons pas d’exemples de cette sorte à notre disposition7.
Autrement dit, bien que nous ne puissions décider, pour notre part,
que par une méthode empirique ce que Dieu est en mesure de
décider par une méthode a priori et démonstrative, nous avons
néanmoins, grâce à l’exemple du calcul différentiel, une idée claire
et précise de ce à quoi peut ressembler une méthode de cette sorte
et de la manière dont elle peut être appliquée au cas d’un concept
d’individu complet dont on cherche à déterminer si un prédicat
donné y est ou non inclus.
12Il faut comprendre de la même façon l’analogie que Leibniz
établit entre la distinction des propositions nécessaires et des
proportions contingentes, d’une part, et celle des proportions
rationnelles et des proportions sourdes (autrement dit,
irrationnelles) d’autre part. La valeur exacte d’une quantité
irrationnelle peut être approchée d’aussi près qu’on veut, sans
jamais pouvoir être atteinte, par une suite convergente de nombres
rationnels, dont on peut démontrer (et démontrer veut dire, bien
entendu, démontrer en un nombre fini d’étapes ou en effectuant
un nombre fini d’opérations) qu’elle a cette propriété. De la même
façon que, dans le cas des quantités incommensurables, il y a un
rapport vrai entre les nombres concernés, qui toutefois ne peut être
atteint en un nombre fini d’étapes, il y a dans le cas des
propositions contingentes (vraies) une proportion vraie entre le
concept du sujet et celui du prédicat, qui correspond à la connexion
réelle entre les deux, en quoi consiste la vérité.
Toute proposition vraie universelle, soit nécessaire soit contingente,
présente ce caractère qu’il y a une certaine connexion du prédicat avec
le sujet ; et, assurément, celles qui sont identiques, leur connexion est
évidente ; dans les autres, elle doit apparaître par l’analyse des termes.
Et avec ce secret on découvre la façon de distinguer entre vérités
nécessaires et vérités contingentes, qui ne sera pas comprise facilement
par celui qui n’a pas une certaine teinture de Mathématiques, à savoir
que dans les propositions nécessaires, en continuant l’analyse jusqu’à
un certain endroit, on en arrive à une égalité identique ; et c’est cela
même qui selon la rigueur géométrique consiste à démontrer la vérité ;
mais dans les propositions contingentes, il y a une progression de
l’analyse à l’infini par des raisons de raisons, de telle sorte qu’on n’a
jamais une démonstration <complète> [parfaite], mais il y a néanmoins
<toujours> une raison de la vérité, et il n’y a pour la comprendre
parfaitement que Dieu, qui seul parcourt complètement d’un coup de
son esprit une série infinie.
Ces choses une fois dûment considérées, je ne pense pas qu’il puisse
naître dans cet argument une difficulté dont la solution ne pourrait pas
dériver de ce qui a été dit. Une fois admise, en effet, cette notion de
nécessité que tous admettent, à savoir que sont nécessaires uniquement
les choses dont le contraire implique contradiction, il apparaît aisément
à qui considère la nature de la démonstration et l’analyse qu’assurément
il peut, et mieux encore il doit, y avoir des vérités qui ne se ramènent
par aucune analyse à des vérités identiques ou au principe de
contradiction, mais donnent lieu à une série infinie de raisons que Dieu
seul voit dans son intégralité, et que c’est cela la nature des choses qu’on
appelle libres et contingentes. (Mais surtout celle des choses qui
enveloppent le lieu et le temps), ce qui a été montré plus haut
suffisamment à partir de l’infinité même des parties de l’univers et de
l’interpénétration et de la connexion mutuelles de toutes les choses14.
Si a = 175, b = 21, on a
175 = 8 x 21 + 7
21 = 3 x 7 + 0
La plus grande mesure commune est 7, et le rapport est 25 : 317.
Rien n’est sans raison, ou encore il n’y a pas de proposition dans laquelle
il n’y ait pas une certaine connexion du prédicat avec le sujet, ou encore
qui ne puisse pas être démontrée a priori20.
Toute proposition vraie est donc démontrable, sinon par nous, du
moins par Dieu. Par ailleurs, Leibniz n’a évidemment aucun doute
sur la vérité de la proposition réciproque : toute proposition
démontrable est vraie. Les axiomes proprement dits, qui sont des
identités explicites, sont vrais sans contestation possible. Et le
principe de substituabilité des coïncidents, utilisé comme règle
d’inférence, préserve la vérité. Il y a donc coïncidence entre la vérité
et la démontrabilité, si, du moins, on prend le concept de
démontrabilité au sens large.
18Leibniz dit que :
• 21 Leibniz, TI (Grua), I, p. 303. Cf. Leibniz, OFI (Couturat), p. 408.
19Leibniz dit que ce qui est affirmé par une proposition contingente
vraie « est assurément certain, mais pas nécessaire, parce qu’on ne
peut jamais le ramener à une identique ou l’opposer à une
contradictoire.22 » Mais cela signifie simplement que, bien que la
proposition soit réductible à une identité explicite, nous ne
rencontrerons jamais celle-ci, puisque nous n’arriverons jamais, au
mieux, dans la résolution qu’à des inégalités qui approchent de
plus en plus l’égalité exacte. C’est ce qui permet à Leibniz de dire :
• 23 Leibniz, TI (Grua), I, p. 303.
Un point commun à toutes les vérités est, selon mon opinion, que l’on
peut toujours rendre raison d’une proposition non identique, une raison
nécessitante dans les nécessaires, une raison inclinante dans les
contingentes23.
Une chose que l’on sait à coup sûr à propos du vrai est que son
analyse ne peut conduire qu’à du vrai et on peut, dans les cas
favorables, savoir aussi ce genre de choses à propos de la
résolution d’autres termes, sans même que celle-ci ait besoin
d’être poursuivie très longtemps.
23La définition générale que Leibniz donne ici du vrai s’applique à
la fois au vrai, au sens usuel du terme, et au possible. Et elle justifie
la décision, au premier abord un peu surprenante, qu’il a prise
d’appliquer le même traitement aux deux notions. Démontrer un
terme incomplexe vrai veut dire démontrer que son analyse ne
conduira jamais à une contradiction. Mais, pour démontrer une
proposition vraie, il n’est pas toujours nécessaire de la ramener à
des propositions vraies par soi ; il est suffisant et il peut être
beaucoup plus commode de démontrer que son analyse, aussi loin
qu’elle soit poussée, ne fera jamais apparaître aucune
contradiction. De façon générale, pour décider une proposition A,
il n’est heureusement pas toujours nécessaire de pousser jusqu’au
bout, ni même de pousser très loin, l’analyse de A. Si l’on peut
démontrer, par un raisonnement sur le processus de
décomposition progressive lui-même, que l’on n’arrivera jamais à
une identité explicite, on a du même coup démontré non-A ; et si
l’on peut démontrer que l’on n’arrivera jamais à une contradiction,
on a du même coup démontré A.
24Leibniz donne du faux une définition symétrique de la
précédente :
• 25 Leibniz, OFI (Couturat), p. 371 ; Leibniz, « Recherches
générales », TLM, p. 237.
• 27 Ibid.
9 Leibniz, ibid.
27 Ibid.