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0.

La critique de l’innéisme du livre I


Comme on l’a vu en introduction, Locke déclare avoir rédigé ce livre I parce qu’il pensait
que son ouvrage serait lu par des lecteurs pleins de préjugés. Il s’agit donc d’un livre
propédeutique, où l’on débarrasse le terrain avant d’élaborer une structure nouvelle. Question
immédiate : qu’y a-t-il exactement à débarrasser ? Quels sont les adversaires de Locke ?
Idée longtemps admise (histoire des grands drames entre grands auteurs…) : Locke versus
Descartes.
Travail de Yolton (plus contextuel) : Locke ne cite explicitement qu’Herbert de Cherbury
(De Veritate, 1624), mais il y a quantité d’innéistes en Angleterre à son époque de Locke. Ils
diffèrent, mais se retrouvent sur un point : l’innéisme est le seul rempart contre l’immoralité, ne
pas être innéiste, c’est sombrer dans l’anarchie politique et le désordre des mœurs.

Cf. Cudworth, Traité de morale, tr. fr. PUF 1996, p. 237


« Je souhaitais montrer que l’âme n’est pas une pure tabula rasa, une chose nue et passive, qui
n’a en propre ni aucune structure, ni aucune activité, ni rien d’autre que ce qui est imprimé en
elle de l’extérieur ; car, s’il en était ainsi, alors il ne pourrait absolument pas y avoir de bien et de
mal, de juste et d’injuste, en matière de morale.

L’une et l’autre chose ne sont pas nécessairement incompatibles : l’enjeu peut être moral
pour Locke et ses adversaires, sans pour autant que leur argumentation soit d’ordre moral. Pour
analyser ce livre I, on distinguera de fait deux niveaux, celui de l’argumentation et celui des
enjeux :
1.1. l’argumentation, qui gagne à être placée en regard de certains textes de Descartes.
1.2. les enjeux : idée qu’admettre des principes principes innés est dangereux pour certaines
exigences de la rationalité, que l’on peut appeler « morales ».

0.1. Critique épistémologique : clarifier l’idée d’innéisme constitue


déjà une argumentation contre la thèse de l’innéisme

Locke n’est pas un modèle de concision analytique, et on va ici d’une certaine manière le
dénaturer, en construisant une belle argumentation, qui est loin d’être aussi nette dans les
chapitres sur l’innéisme. Pour donner toute sa force à son argumentation, on considérera qu’il
procède à une clarification de l’idée de principe inné, distinguant plusieurs acceptions de cette
idée. Pour chacune de ces acceptions, il se demande quels sont les arguments qui permettraient
de soutenir que, de fait, il existe des principes innés selon l’acception en question. L’examen de
ces arguments le conduit à chaque fois au dilemme suivant :
— il s’agit d’une acception inacceptable de l’idée d’innéité ;
— il s’agit d’une acception acceptable de l’idée d’innéité, mais tellement faible qu’elle
est sans intérêt.
Ou encore : on bien l’on donne un sens fort à l’idée d’innéisme, et alors on tombe sur des
problèmes, donc l’innéisme n’est pas acceptable ; ou bien on lui donne un sens faible, qui est
acceptable, mais sans aucun intérêt tellement elle est faible.

0.1.1. 1ère acception : le principe inné comme proposition suscitant l’assentiment


universel
Cela suppose (a) qu’il y a des idées qui suscitent l’assentiment universel et (b) que cet
assentiment soit la marque de l’innéité.
Locke n’a aucune difficulté à réfuter ces deux thèses :

a) Il n’y a pas de maxime reçue universellement, pas de principe sur lequel tous les
hommes soient d’accord ; exploitant les récits de voyage et la littérature sceptique qui fleurit
depuis le XVIème siècle, Locke souligne la diversité des pratiques, des mœurs, des croyances.

Cf. I, 2, § 4, Coste p. 8 (Wool. p. 60)


« La raison qu’on tire du consentement universel pour faire voir qu’il y a des principes innés,
est, ce me semble, une preuve démonstrative qu’il n’y a point de semblable principe, parce qu’il
n’y a effectivement aucun principe sur lequel tous les hommes s’accordent généralement. Et
pour commencer par les notions spéculatives, voici deux de ces principes célèbres, auxquels on
donne, préférablement à tout autre, la qualité de Principes Innés : tout ce qui est, est ; et il est
impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps. (…) il y a une grande partie du genre
humain à qui [ces propositions] ne sont pas même connues ».

Cf. I, 2, § 9 et I, 3, § 16 pour les récits de voyage

Dans cette réfutation entre également l’affirmation que la charge de preuve revient aux
innéistes : qu’ils arrêtent de nous parler en général de l’idée de principes innés et qu’ils nous
montrent l’idée d’au moins un petit principe inné. Cf. I, 2, § 14

b) Même si l’on trouvait une proposition sur lequel tout le monde s’accorde, ce ne serait
pas forcément un principe inné : l’accord universel des hommes n’indique pas nécessairement
qu’un principe est à l’œuvre.
Même si l’on trouvait un principe sur lequel tous les hommes s’accordaient, ce
consentement ne prouverait pas qu’il s’agit d’un principe inné. Supposons par exemple que nous
ayons tous ce qu’il faut pour comprendre que, sur la base de certains axiomes, on peut conclure
que 2+2 = 4, nous serons tous d’accord sur cette égalité, mais ce ne sera pas pour autant un
principe inné.

Cf. I, 1, § 1 , Coste p. 8 (Wool. p. 60)


« tout le monde (…) doit convenir sans peine, qu’il serait ridicule de supposer, par exemple, que
les idées des couleurs ont été imprimées dans l’Ame d’une créature, à qui Dieu a donné la vue et
la puissance de recevoir ces idées par l’impression que les objets extérieurs feraient sur ses yeux.
Il ne serait pas moins absurde d’attribuer à des impressions naturelles et à des caractères innés la
connaissance que nous avons de plusieurs vérités, si nous pouvons remarquer en nous-mêmes
des facultés propres à nous faire connaître ces vérités avec autant de facilité et de certitude, que
si elles étaient originairement gravées dans notre Ame. »

Locke donne l’exemple de la recherche du bonheur : tous le monde est bien d’accord
pour chercher le bonheur, l’inclinaison au bonheur est naturelle à tous les hommes ; pour autant
la recherche du bonheur n’est pas un principe.

Cf. I, 2, § 3, Coste p. 26 (Wool. p. 76)


« La nature a mis, dans tous les hommes, l’envie d’être heureux, et une forte aversion pour la
misère (…). Je conviens qu’il y a dans l’âme des hommes certains penchants qui y sont imprimés
naturellement (…). Mais cela ne sert de rien pour prouver qu’il y a dans l’âme des caractères
innés qui doivent être les principes de connaissance qui règlent actuellement notre conduite ».

Cette remarque permet de préciser ce que devrait être un principe inné d’action. Pour
qu’il y ait principe d’action, il faut que deux conditions soient réunies :
(i) il faut que le principe soit explicitement reconnu comme tel ;
(ii) il faut que le principe soit ce qui fait agir de telle manière plutôt que de telle autre.
Non pas seulement conformément à lui, mais en vertu de lui, à cause de lui.
Nous ne pouvons donc confondre les penchants avec les principes. Un principe est une
règle explicite et apophantique, tandis qu’un penchant n’a pas nécessairement besoin d’être
explicité ou formulé pour être effectif.

ex. 1 : Que tous les hommes s’abstiennent de courir à droite et à gauche en même temps,
ne montre pas qu’ils reconnaissent le principe de non-contradiction, ni que c’est pas en vertu du
principe de non-contradiction qu’ils s’abstiennent d’une telle course.

ex. 2, donné en I 2 § 2 : On dit souvent que la justice est un principe inné universel, avec
l’argument que même une société de brigands la respecte. Mais la justice n’est pas pour autant
un principe inné, remarque Locke, parce que les brigands i) ne reconnaissent pas explcitement la
justice comme un principe, ii) pourraient très bien en venir à s’organiser comme le ferait une
société de justes, parce que cela est le plus efficace pour leur brigandage : dans ce cas, ils
agiraient conformément à un principe de justice, mais pas conformément à lui.

Conclusion sur cette première acception :


L’assentiment universel, à supposer qu’il existe, n’est pas un critère suffisant pour
reconnaître un principe inné. On ne peut pas repérer les principes innés par des signes extérieurs
ou par le fait d’agir de telle ou telle manière. Même si un martien dégageait, après une long
séjour sur Terre, des constantes et des universaux dans les actions des hommes, il ne serait pas
en droit de conclure que ces constantes et ces universaux sont des principes innés. Pour qu’il y
ait principe inné, il faut bien que celui-ci soit reconnu comme comme tel, et agisse comme tel.
Cette conclusion nous amène à examiner d’un peu plus près ce qu’il en est du principe en tant
qu’il est dans l’âme.

0.1.2. 2ème acception : un principe inné est une proposition gravée ou imprimée
dans notre âme.

0.1.2.1. Une thèse de Descartes reprise par Locke : toute pensée est consciente

L’argument de Locke commence par une analyse de ce que c’est pour un principe ou une
idée qu’être dans l’esprit, « gravé » ou « imprimé » dans l’âme comme on dit métaphoriquement.
Un principe ou une idée ne sont pas dans l’esprit comme une plante dans son pot ou un poisson
dans son bocal — mais alors, comment y sont-ils ? En bon héritier de Descartes, Locke dit que A
est dans l’esprit quand l’esprit est conscient de A ; pour le dire autrement, toute pensée est
consciente.

Cf. I, 1, § 5, Coste p. 9 (Wool., p. 60)


« Dire qu’il y a des vérités imprimées dans l’âme que l’âme n’aperçoit ou n’entend point, c’est,
ce me semble, une espèce de contradiction, l’action d’imprimer ne pouvant marquer autre chose
(…) que faire apercevoir certaines vérités. Car imprimer quoi que ce soit dans l’âme, sans que
l’âme l’aperçoive, c’est, à mon sens, une chose à peine intelligible ».

Cf. II, 1, § 10-11, Coste p. 65 (Wool., p. 60)


« § 10 Je dis que l’homme ne saurait penser, en quelque temps que ce soit, qu’il veille
ou qu’il dorme, sans s’en apercevoir (being sensible of it). Ce sentiment n’est
nécessaire à l’égard d’aucune chose, excepté nos pensées, auquelles il est et sera
toujours nécessairement attaché, jusqu’à ce que nous puissions penser, sans être
convaincus en nous-mêmes que nous pensons (without being conscious of it).
§ 11 (…) Il n’est pas aisé de concevoir qu’une chose puisse penser, et ne point sentir
qu’elle pense (it being hard to conceive that anything should think and not be
conscious of it) ».
Cette définition de ce que c’est qu’être dans l’esprit par la conscience conduit à exclure
de l’esprit tout ce qui n’est pas conscient. Cette équivalence entre « être dans l’esprit » et « être
conscient » est le premier ressort de l’argument de Locke.
Le deuxième ressort, c’est une distinction qu’on va rencontrer dans un petit rappel sur
l’innéisme cartésien.

0.1.2.2. Rappel sur l’innéisme cartésien

Dans la troisième Méditation, Descartes est amené à distinguer trois espèces d’idées : les
idées factices (ie. fabriquées, par ex. la petite sirène et Spiderman, autrement dit toutes les idées
que nous inventons sans nous soucier de leur référence), les idées adventices (ie. qui nous
adviennent du dehors sans que nous le voulions, par ex. la douleur quand une tuile me tombe sur
la tête, autrement dit toutes les idées de sensation), les idées innées (ie. qui naissent avec nous,
l’ex. éminent entre tous est pour Descartes l’idée de Dieu). Premier point donc : toutes les idées
ne sont pas innées selon Descartes, la question de l’innéisme ne concerne en première
approximation pas toutes les idées, mais seulement certaines idées.
Le deuxième point est qu’on peut se demander si Descartes a une version forte
(actualiste) ou une version faible de l’innéisme (dispositionnelle) de l’innéisme :

• La version forte : l’innéisme actualiste. L’esprit est comme un magasin d’idées,


qui sont découvertes au fur et à mesure que l’esprit tourne sa lampe-torche vers elles. (Si
l’on veut plus poétique, on pense à l’oiseleur du Thééthète).

Cf. Descartes à Mersenne, 15 avril 1630 :


« Il n’y en a aucune [de ces vérités éternelles] que nous en puissions comprendre, et
elles sont toutes mentibus nostris ingenitae [innées en nos esprits], ainsi qu’un roi
imprimerait les lois dans les cœurs de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir
».

Cf. Descartes à l’Hyperpapistes, août 1641, FA II p. 361 :


« En cet état même [ie. comme enfants], l’esprit n’a pas moins en soi les idées de Dieu, de lui-
même, et de toutes ces vérités qui sont de soi connues, que les personnes adultes les ont
lorsqu’elles n’y font pas attention : car il ne les acquiert pas avec l’âge.

Descartes assume dans ces textes la conséquence principale de l’innéisme actualiste : toute
créature humaine, les bébés, les hommes préhistoriques, les étudiants, les enseignants, ont un
même stock d’idées en partage.
Evidemment, il lui faut expliquer que tous n’aient pas en fait exactement la même
conscience d’une idée que tous ont en fait. Différentes explications possibles : on n’y fait pas
attention, elle est obscurcie, recouverte par d’autres idées, etc. Toutes ces explications ont
quelque chose d’ad hoc.

• La version faible : l’innéisme dispositionnel. Ce qui est dans notre esprit, ce


n’est pas un stock d’idées, mais une disposition, une capacité, une faculté. C’est en
exerçant cette faculté que nous faisons apparaître certaines idées.

Cf. Troisièmes Réponses aux objections de Hobbes, 10ème réponse, FA II p. 622


« Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, ou qu’elle est naturellement empreinte en
nos âmes, je n’entends pas qu’elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n’y en aurait
aucune ; mais seulement, que nous avons en nous-mêmes la faculté de la produire ».

Cf. Notae in programma, FA III p. 807, trad. modifiée


« Je n’ai jamais écrit ni jugé que l’esprit ait besoin d’idées innées qui soient quelque chose de
différent de la faculté qu’il a de penser (…). [Pour distinguer ces idées des idées adventices et
des idées factices], je les ai nommées innées ; mais je l’ai dit au même sens que nous disons que
la générosité, par exemple, est innée dans certaines familles, ou que certaines maladies, comme
la goutte ou la gravelle, sont innées dans d’autres ; non pas que les enfants qui naîtraient dans ces
familles contractent ces maladies dans le ventre de leurs mères, mais parce qu’ils naissent avec la
disposition ou la faculté de les contracter.

Ce qu’il faut bien comprendre. D’un côté, l’innéisme dispositionnel est plus souple que
l’innéisme actualiste, il ne contraint pas à supposer que toutes les créatures humaines partagent
un stock d’idées et à mettre en place des explications qui ont quelque chose d’ad hoc. De l’autre,
il est problématique lorsque, comme Descartes, on découvre l’essence de l’âme dans l’acte de
penser. Si l’essence de mon âme est de penser, comment faire place à du dispositionnel, à des
idées en attente d’être ? C’est ce problème que Locke va exploiter contre l’innéisme.

0.1.2.3. On a maintenant ce qu’il faut pour comprendre l’argument de Locke

Locke raisonne en deux temps :


a) Si quelque chose est inné, il est dans mon âme, et alors il doit être connu, puisque,
comme on l’a dit, être dans mon âme, c’est y être actuellement en ce sens qu’il y a conscience.
L’expérience montre qu’il y a des êtres comme les enfants et les idées qui n’ont pas conscience
de ces principes.

Cf. I, 1, § 5, Coste p. 9 (Wool., p. 60)


« Dire qu’il y a des vérités imprimées dans l’âme que l’âme n’aperçoit ou n’entend point, c’est,
ce me semble, une espèce de contradiction, l’action d’imprimer ne pouvant marquer autre chose
(…) que faire apercevoir certaines vérités. Car imprimer quoi que ce soit dans l’âme, sans que
l’âme l’aperçoive, c’est, à mon sens, une chose à peine intelligible. Si donc il y a de telles
impressions dans l’âme des enfants et des idiots, il faut nécessairement que les enfants et les
idiots aperçoivent ces impressions, qu’ils connaissent les vérités qui sont gravées dans leur
esprit, et qu’ils y donnent leur consentement. Mais comme cela n’arrive pas, il est évident qu’il
n’y a point de telles impressions ».

b) Il faut donc se rabattre sur la version faible de l’innéisme : les principes innés sont dans
l’âme, en ce sens que l’âme a la faculté de produire des principes. A ce moment-là, on peut bien
admettre l’existence de principes, mais ce n’est plus une thèse sur l’innéisme : tout le monde est
d’accord pour dire que nous avons une faculté de connaîtr et que celle-ci nous permet
d’appréhender principes ou idées.
Ou encore : si l’on se rabat sur la version faible de l’innéisme, tout est également inné, y
compris des principes pas encore découverts.

Cf. I, 1, § 5, Coste p. 9 (Wool., p. 61) :


« Si l’on peut dire qu’une chose est dans l’âme, quoique l’âme ne l’ait pas encore connue, ce ne
peut être quà cause qu’elle a la capacité ou la faculté de la connaître : faculté qui s’étend sur
toutes les vérités qui pourront venir à la connaissance. Bien plus, à le prendre de cette manière,
on peut dire qu’il y a des vérités gravées dans l’âme, qu el’âme n’a jamais connues, et qu’elle ne
connaîtra jamais. (…) Et ainsi cette grande question se réduira uniquement à dire, que ceux qui
parlent de principes innés parlent très improprement, car je ne pense pas que personne ait jamais
nié que l’âme fût capable de connaître plusieurs vérités ».

Conclusion sur la deuxième acception.


Importance de la thèse : pas de pensée sans conscience de pensée. Une fois cette thèse
admise, Locke fait jouer le schéma qui avait été indiqué en introduction : ou bien une thèse forte
et inacceptable (ici l’innéisme actuel), ou bien une thèse faible et sans intérêt (ici l’innéisme
dispositionnel).

[NB. Une variante du dispositionalisme peut être que les idées ont été « autrefois »
aperçues, et qu’elles sont en réserve. Mémoire et réminiscence. Les idées sont dans l’esprit,
comme pouvant-être-actualisées. Locke évoque cela pour soutenir que, selon cette variante, les
idées n’en sont pas moins actuelles.

Cf. I, 3, § 20, Coste p. 53 (Wool., p. 101-102) :


« Toute idée qui est dans l’esprit, est ou une perception actuelle, ou bien ayant été
actuellement aperçue elle est en telle sorte dans l’esprit, qu’elle peut redevenir une
perception actuelle par le moyen de la mémoire. (…) Toute idée qui est dans l’esprit,
est ou une perception actuelle, ou bien ayant été actuellement aperçue, elle est en telle
sorte dans l’esprit, qu’elle peut redevenir une perception actuelle par le moyen de la
mémoire ».

Au passage, on noter que la questions des perceptions passées ne peut que poser un
problème si on admet l’équivalence être actuellement dans l’esprit/ être conscient. Les idées que
nous avons déjà eues doivent être dites actuelles si elles sont dans l’esprit, mais comment
distinguer leur actualité de l’actualité des idées du passé ? En général, distinction entre des
degrés de vivacité].

0.1.3. 3ème acception : Un principe inné est un principe évident par soi

On peut voir dans cette 3ème acception une version faible de la 1ère acception. La 1ère
acception pose problème, puisque les enfants et les fous ne connaissent pas des principes
prétendus innés comme, par ex., le principe de con-contradiction. Devant ce problème, on se
rabat sur une version faible : toute personne raisonnable devrait admettre ce principe comme une
vérité évidente, et ce serait en tant que vérité évidente qu’il constituerait un principe évident par
soi.
Pour réfuter l’idée de principe inné comme évident par soi, on distingue, comme en
1.1.2 . une thèse inacceptable car contradictoire et une thèse que tout le monde accorde, mais qui
a si peu de détermination qu’on en vient à une absurdité, à savoir poser un nombre infini de
principes innés :
— La thèse que Locke ne remet pas en question, c’est qu’il existe des propositions
évidentes, ie. que tout homme raisonnable reconnaîtra comme vraies si elles sont formulées
devant lui, quand même il n’aurait pas été capable pour sa part de les formuler. « Le rouge n’est
pas le bleu », le principe de non-contradiction.
— Ce qui maintenant serait absurde, ce serait de faire de cette évidence la marque de
l’innéité. Sorte de preuve par l’absurde donnée par Locke : si on admet que l’innéité soit la
marque de l’évidence, alors toute proposition évidente doit être admise comme innée, et l’on se
retrouve avec sur les bras des milliers de propositions évidentes.

Cf. I, 1, § 18, Coste p. 16 (Wool. p. 67) :


« Si donc les partisans des Idées innées veulent s’en tenir à leur propre règle, et poser
pour marque d’une vérité innée le consentement qu’on lui donne, dès qu’on l’entend et
qu’on comprend les termes qu’on emploie pour l’exprimer, il seront obligés de
reconnaître qu’il y a non seulement autant de propositions innées que d’idées distinctes
dans l’esprit des Hommes, mais même autant que les hommes peuvent faire de
propositions, dont les idées différentes sont niées l’une de l’autre. (…) Car chaque
proposition, qui est composée de deux différentes idées, dont l’une est niée de l’autre,
sera aussi reçue comme indubitable, dès qu’on l’entendra pour la première fois et qu’on
en comprendra les termes, que cette maxime générale, il est impossible qu’une chose
soit et ne soit pas en même temps, ou que celles qui, qui en est le fondement, et qui est
encore plus aisée à entendre, ce qui est la même chose n’est pas différent [principe
d’identité] : et à ce compte, il faudra qu’ils reçoivent pour vérités innées un nombre
infini de propositions de cette seule espèce, sans parler des autres. Ajoutez à cela,
qu’une proposition ne pouvant être innée, à moins que les idées dont elle est composée
ne le seraient aussi, il faudra supposer que toutes les idées que nous avons des couleurs,
des sons, des goûts, des figures, etc., sont innées : ce qui serait la chose du monde la
plus contraire à la raison et à l’expérience ».

L’idée est : on peut former une infinité de propositions évidentes du type « A n’est pas
B », avec A et B quelconques. Dès qu’on a une nouvelle idée, elle se caractérise par le fait de ne
pas être identique aux autres idées qu’on avait déjà. (On peut faire mieux que Locke si on a la
notion d’ensemble : A n’est pas {A}, A n’est pas {A, {A}}, etc.)
Bref, tenir l’évidence pour la marque de l’innéité nous mettrait dans une situation
ingérable.

Pour que cette première réfutation de l’acception de principe inné = principe évident soit
complète, il faut ajouter une thèse importante : le lieu de l’évidence n’est pas le général, mais le
singulier. (La réfutation serait incomplète sans cette thèse parce qu’on pourrait dire que toute
proposition du type A n’est pas B est déduite d’un principe déjà-là, précisément le principe inné
qu’on cherche depuis le début).
Argument majeur : Le plus ignorant des hommes distingue ce vert de ce rouge, papa de
maman, alors qu’il est incapable de formuler un principe général. Il sait que le bleu n’est pas le
rouge et que papa n’est pas maman avant de connaître le principe d’identité, il suffit pour des
évidences singulières de ce genre d’avoir acquis quelques idées simples.

Cf. I, 1, § 19, Coste p. 17 :


« Et qu’on ne dise pas que ces propositions particulières et évidentes par elles-mêmes,
dont on reconnaît la vérité dès qu’on les entend prononcer, comme qu’un et deux sont
égaux à trois, que le vert n’est pas le rouge, etc., sont reçues comme des conséquences
de ces autres propositions plus générales qu’on regarde comme autant de principes
innés. Car tous ceux qui prendront la peine de réfléchir sur ce qui se passer dans
l’entendement, lorsqu’on commence à en faire quelque usage, trouveront
infailliblement que ces propositions »

Des principes comme celui d’identité ou de non-contradiction sont donc construits à


partir d’une réflexion sur des expériences singulières qui sont porteuses d’évidence en elles-
mêmes (ie. sans intervention de principes généraux).

Sur cette idée Cf. I, 1, § 25 - IV, 2, § 1 - IV, 7, § 4 Coste p. 21-22, p. 432, p. 491

Conclusion de 0.1. : Pour trouver un fil directeur dans ce livre I, nous avons distingué trois
acceptions de l’innéité, et montré que Locke menait de front une critique de l’innéisme et une
argumentation contre l’innéisme.
Il est cependant important de souligner que, pour Locke, ce n’est parce que l’on refuse les
principes innés que l’on refuse les principes évidents et universels. Bien au contraire, comme on
va le voir dans un second temps, son idée est que la thèse innéiste constitue une mauvaise
manière de défendre l’évidence et l’universalité.
/ récits de voyage et littérature sceptique qu’exploite Locke. La conclusion de ces écrits est
toujours plus ou moins qu’il n’y a pas de coutume si étrange qu’elle ne soit pas en usage quelque
part, et donc qu’on doit vivre selon les lois et les mœurs de son pays, sans prétendre les légitimer
en affirmant qu’ils sont évidents ou universels. Locke utilise ces récits : il s’en sert comme d’une
preuve qu’il n’y a pas de principe inné, si l’on veut que l’évidence et l’universalité n’est pas
donnée. Néanmoins il ne s’arrête pas à eux : une fois établi que l’évidence et l’universalité ne
sont pas données, il reste à établir les principes d’action, à les construire, à les conquérir.
Qu’est-ce à dire concrètement ? Que nous ne connaissons pas naturellement et sans y
réfléchir ce qu’il faut faire, mais que, néanmoins, nous avons des facultés qui, appliquées comme
il le faut à l’expérience, permettent d’élaborer des principes de conduite satisfaisants. En
politique par exemple, le fait qu’il n’existe pas de loi innée selon Locke n’empêche pas qu’il y
ait des lois de nature = des lois qu’une créature raisonnable devrait reconnaître.

Cf. I, 2, § 1, Coste p. 24 (Wool. p. 74-75) :


« Ce n’est pas que ce doute contribue en aucune manière à mettre en question la vérité de ces
différents principes (théoriques et pratiques). Ils sont également véritables, quoiqu’ils ne soient
pas également évidents. Les maximes spéculatives (le principe de non-contradiction) que je viens
d’alléguer sont évidentes par elles-mêmes : mais à l’égard des principes de morale, ce n’est que
par des raisonnements, par des discours, et par quelque application d’esprit qu’on peut s’assurer
de leur vérité ».

Cf. I, 2, § 13, Coste p. 33-34 (Wool. p. 83) :


« De ce que je nie qu’il y ait aucune loi innée, on aurait tort d’en conclure que je crois qu’il n’y a
que des lois positives. Ce serait prendre tout à fait mal ma pensée. Il y a une grande différence
entre une loi innée, et une loi de nature, entre une vérité gravée originairement dans l’âme et une
vérité que nous ignorons, mais dont nous pouvons acquérir la connaissance en nous servant
comme il faut des facultés que nous avons reçues de la nature. Et pour moi, je crois que ceux qui
donnent dans les extrémités opposées, se trompent également, je veux dire, ceux qui posent une
loi innée et ceux qui nient qu’il y ait aucune loi qui puisse être connue par la lumière de la
nature, c’est-à-dire, sans le secours d’une révélation positive ».

Comme on va maintenant le voir, le second volet de la critique qu’adresse Locke à


l’innéisme constitue un pas de plus. Non seulement il n’est pas nécessaire d’être innéiste pour
être moral, mais l’innéisme interdit la moralité.

Cf. I, 2, § 14, Coste p. 34 (Wool., p. 84) :


« une grande partie des hommes sont si éloignés de trouver en eux-mêmes de tels principes de
morale innés, que dépouillant les hommes de leurs liberté, et les changeant par là en autant de
machines, ils détruisent non seulement les règles de morale qu’on veut faire passer pour innées,
mais toutes les autres, quelles qu’elles soient (…). on est obligé de rejeter tout principe de vertu,
pour ne pouvoir allier la morale avec la nécessité d’agir en machine »

L’idée, si je la comprends bien, est que s’il y avait des principes innés, alors nous serions
comme des machines ne pouvant faire autrement que d’obéir à ces principes. Mais n’en est-il pas
de même pour les principes moraux dont parle Locke ? Si, comme on l’a rappelé dans
l’Introduction, on peut établir à partir d’eux des démonstrations aussi certaines que les
démonstrations mathématiques, où se logerait cette liberté supposée nous distinguer des
machines ? La force des raisons morales n’est-elle pas aussi contraignante que la force des
principes innés ?
Comme on va le voir, la différence pour Locke est finalement que les raisons morales
sont obtenues par un travail pas à pas, et c’est en quelque sorte de notre liberté à accomplir ce
travail que dépend notre moralité.
0.2. Critique morale de l’innéisme : les principes innés ne permettent
pas une bonne défense de la moralité

Nous avons dit qu’il y a une visée morale de l’Essai. Cela peut s’entendre d’au moins deux
manières, non exclusives l’une de l’autre :
— Du point de vue du contenu : ce qui importe à Locke, ce sont les principes ayant un
contenu moral plutôt que des principes ayant un contenu cognitif. Peu importe le principe de
non-contradiction, mais il faut savoir comment bien se conduire.
— Indépendamment du contenu des principes, user de principes innés, qu’ils soient moraux
ou spéculatifs, c’est se servir de sa raison d’une certaine manière. La question est ici de savoir si
cette manière est la bonne, et c’est en cela qu’il s’agit d’une question morale : il est de notre
devoir de bien user de nos facultés, il y a un bon usage de la rationalité. C’est ce qu’on pourrait
appeler le noyau (ou la source, ou le cœur…) de toute rationalité.
C’est de la seconde manière de concevoir la visée morale de l’Essai dont il est question
dans ce qui suit.

0.2.1. L’évidence contre l’innéité et la critique du principe d’autorité

Locke affirme qu’il n’y a pas de principe inné, mais qu’il y a des principes évidents par soi.
Quelle est donc la différence entre l’innéité et l’évidence ?

— Ici encore, Locke passe après Descartes. L’évidence appartient intrinsèquement à la


proposition (dans le cas d’une proposition déduite d’une proposition évidente, il y a un transfert
de l’évidence).

Cf. IV, 2, § 1, Coste p. 432 (Wool. p. 471-472)


« Il me semble que la différence qui se trouve dans la clarté de nos connaissances consiste dans
la différente manière dont notre esprit aperçoit la convenance ou la disconvenance de ses propres
idées.
Car si nous réfléchissons sur notre manière de penser, nous trouverons que quelquefois l’esprit
aperçoit la convenance ou la disconvenance deux idées, immédiatement par elles-mêmes, sans
l’intervention d’aucune autre, ce qu’on peut appeler une connaissance intuitive. Car en ce cas
l’esprit ne prend aucune peine pour prouver ou examiner la vérité (…). Ainsi l’esprit voit que le
blanc n’est pas noir, qu’un cercle n’est pas un triangle, que trois est plus que deux, et est égal à
deux plus un.
(…) c’est sur cette simple vue qu’est fondée toute la certitude et toute l’évidence de nos
connaissances ».

— L’innéité est comme une marque que l’on apposerait de l’extérieur pour faire accepter
une proposition prétendue innée. Un prédicateur nous dit que c’est un principe inné qu’il faut
obéir à ses enseignants, il se sert de l’innéité comme d’une étiquette qui permettrait de nous en
imposer et de nous faire refiler sa petite marchandise à moindres frais. Pour décomposer les
choses, on pourrait dire que ceux qui admettent des principes innées
i) perdent tout moyen de vérification, de contrôle, de mise à l’épreuve des principes en
question

Cf. I, 2, § 27, Coste p. 42 (Wool., p. 90-91)


« Je désire savoir comment des premiers principes, des principes gravés naturellement
dans l’âme peuvent être mis à l’épreuve ».

NB. On a parlé du noyau moral de la rationalité. On voit ici qu’il y a tout aussi bien un
noyau rationnel de la moralité, en ce sens que la raison permet la mise à l’épreuve des principes
de la moralité.
/ Discours de la méthode : On peut tout renverser sauf l’ordre politique, l’ordre de la foi
et l’ordre de la morale.
Locke systématise cette idée en ce sens qu’il l’applique à tous les champs d’application
de notre connaissance, y compris, donc, en morale et en politique : les énoncés pratiques, même
ceux qui nous paraîtraient les plus évidents, doivent être éprouvés et étudiés.

ii) instaurent une logique du pouvoir là où il ne devrait être question que de savoir, c’est la
critique usuelle du principe d’autorité, de la foi dans les maîtres.

Cf. I, 2, § 27, Coste p. 57-58 (Wool., p. 106)


Cf. pour des critiques du principe d’autorité, Coste p. 548, p. 554, p. 560, p. 573, p.
600

On dira peut-être dans ces conditions : mais pourquoi donc, si les principes innés sont une
si mauavaise chose, les hommes pensent-ils qu’ils existent ? C’est que le travail de la raison est
fatiguant et exigeant. Construire ses règles d’action et de réflexion, les vérifier pas à pas, est un
travail long et pénible, bien plus difficile que de s’en rapporter à un maître.

Cf. I, 2, § 24, Coste p. 40 (Wool., p. 89)


Les uns n’ont ni assez d’habileté, ni assez de loisir pour les examiner, les autres en sont
détournés par la paresse, et il y en a qui s’abstiennent, parce qu’on leur a dit, depuis leur enfance,
qu’ils devaient se garder dans cette examen ; de sorte qu’il y a peu de personnes, que
l’ignorance, la faiblesse d’esprit, les distractions, la paresse, l’éducation ou la légereté
n’engagent à embrasser les principes qu’on leur a appris sur la foi d’autrui sans les examiner.

Bref, l’innéité est un produit de l’ignorance ou de la paresse, qui tendent naturellement à


court-circuiter la raison.

0.2.2. Les limites de l’évidence

Ces limites sont de deux ordres :


— il existe, outre les connaissances évidentes, des connaissances seulement probables
auxquelles il importe de faire place.
— l’évidence elle-même peut-être dangereuse : la limite entre la clarté de l’évidence et
l’illumination du fanatisme est comme la frontière entre chien et loup.

0.2.2.1. Connaissances probables et degrés d’assentiment (IV 15 et 16)

Nous n’avons pas affaire qu’à des évidences : nous pensons que demain le soleil se
lèvera, nous croyons qu’il existe de l’autre côté de la terre une contrée de kangourous et qu’il
exista un roi de France qu’on appelait Louis XIV.
Tout en appelant à examiner toutes les propositions en fonction de leur évidence
intrinsèque, Locke estime qu’il faut, lorsqu’un tel examen est impossible, faire une place à
d’autres espèces de connaissances :
— probabilité
— l’opinion (assentiment en raison du témoignage d’autrui), qui est par ailleurs critiquée,
doit être examinée.

A rédiger
0.2.2.2. Il existe de fausses évidences : critique de l’enthousiasme (IV 18 et 19) :

NB. Le chapitre sur l’enthousiasme est ajouté à la seconde édition.

L’enthousiasme, étymologiquement, consiste à être possédé par Dieu ou par les dieux,
c’est selon. Les enthousiastes, ce sont ceux qui pensent que leurs opinions leur sont envoyées
directement par Dieu, surtout lorsqu’elles sont un peu extravagantes. Là encore, c’est la paresse
et l’ignorance qui conduisent à court-circuiter la raison.

Cf. IV, 19, § 5, Coste p. 584 (Wool. p. 616)

Locke, dans une Angleterre qui a été marquée tout le long du siècle par des conflits entre
différentes versions du protestantisme, dont certaines un peu illuminées, critique tout d’abord
l’enthousiasme religieux. L’enthousiasme religieux constitue bien évidemment un danger pour la
raison (dire qu’une proposition vous a été envoyée par Dieu, c’est la mettre à l’abri des critiques
et de tout examen rationnel). Elle en constitue aussi un pour la révélation. Pour que la notion de
révélation ait un sens en effet, il faut
— distinguer les vérités révélées des vérités de raison. Locke soutient une démarcation
stricte entre l’une et l’autre chose, les vérités de raison étant comme on l’a dit connues par
l’évidence, les vérités révélées étant garanties par un témoignage. Le témoignage d’autrui, qu’il
est paresseux d’admettre quand on a affaire à une vérité de raison, il serait dangereux de ne pas
s’y fier quand on a affaire à une vérité révélée.

Cf. IV, 19, § 10, Coste p. 586 (Wool. p. 618)


« Ce sont deux voies par où la vérité entre dans l’esprit tout à fait distinctes, de sorte que l’une
n’est pas l’autre. Ce que je vois, je connais qu’il est tel que je le vois, par l’évidence de la chose
même. Et ce que je crois, je le suppose véritable par le témoignage d’autrui. Mais je dois croire
que ce témoignage a été rendu (…). La question se réduit donc à savoir comment je connais que
c’est Dieu qui me révèle cela (…). Si je ne connais pas cela, mon assurance est sans fondement,
quelque grande qu’elle soit, et toute la lumière dont je prétends être éclairée, n’est
qu’enthousiasme ».

— être capable de distinguer les révélations authentiques de celles qui ne le sont pas. Or
le problème est évidemment que nous n’avons pas accès à l’intériorité de ceux qui prétendent
avoir des révélations ; personne ne peut aller examiner que leur âme est bien possédée par le
Dieu. Dès lors, notre seul critère est l’ensemble des marques extérieures qui nous garantit qu’il
s’agit bien de révélations sérieuses.

Cf. IV, 19, § 15, Coste p. 589 (Wool. p. 621)


« Les saints hommes qui recevaient des révélations de Dieu (…) n’étaient pas abandonnés à la
seule persuasion que leurs persuasions venaient de Dieu, mais ils avaient des signes extérieurs
qui les assuraient que Dieu étaient l’auteur de ces révélations ; et lorsqu’ils devaient en
convaincre les autres, ils recevaient un pouvoir particulier pour justifier la vérité de la
commission qui leur avait été donnée du Ciel, et pour certifier par des signes visibles l’autorité
du message dont ils avaient été chargés par Dieu ».

NB. Le choix n’est pas entre raison et religion, mais, à l’intérieur de la religion, entre une
légitimation de la religion par la conviction intérieure ou par des signes extérieurs (concrètement,
des miracles, une odeur de sainteté, etc.). Ces signes extérieurs sont plus raisonnables selon
Locke car ils constituent un matériau que l’on peut examiner et critiquer publiquement.
Mais le pays de Locke n’est pas seulement l’Angleterre des conflits protestants. C’est aussi
le pays des philosophes, et, dans ce pays, il y a à la fin du XVIIème siècle un philosophe à succès
qui représente une version enthousiaste de l’évidence cartésienne, Malebranche :
— il est enthousiaste par ses doctrines (vision en Dieu, occasionalisme)
— il est enthousiaste dans sa manière d’apostropher Dieu.
Locke fait partie de ceux qui, sans renoncer à l’évidence, entendent en contrôler l’usage
philosophique.

Deux questions pour conclure sur ce point :

i) Preuve historique que Locke voit Malebranche comme un enthousiaste philosophique ?


Correspondance entre Locke et Molyneux.

Cf. M. à L., 18 avril 1693, in Correspondence, IV, p. 688


« J’approuverais grandement que vous ajoutiez un chapitre à votre Essai, concernant l’hypothèse
de Malebranche. Il y a des enthousiasmes en philosophie comme il y en a en divinité ; et de
même que l’un vient de ce qu’on ne consulte pas, ou que l’on ne comprend pas le livre de Dieu,
de même l’autre vient de ce qu’on ne lit pas ou qu’on ne regarde pas le livre de la nature.
J’estime les thèses de Malebranche, ou plutôt celles de Platon, sont parfaitement inintelligibles ».

Cf. M. à L., 26 mars1695, in Correspondence, V, p. 377


associe de la même façon l’enthousiasme religieux et la philosophie de Malebranche, en
particulier la thèse de la vision en Dieu. « Il [Malebranche] est le plus souvent platonicien, et en
certains points, presque enthousiaste »

Cf. L. à M., 26 avril 1695, in Correspondence, V, p. 352-353


Un livre sur les erreurs de religion irait trop loin. « Mon opinion concernant le père Malebranche
concorde parfaitement avec la vôtre ». Mais, explique Locke, il ne veut pas publier ce qu’il a
écrit sur Malebranche, car il n’aime pas les controverses et éprouve de la sympathie (personal
kindness) pour cet auteur.

ii) Comment distinguer l’illumination enthousisaste de l’évidence défendue par Locke ?


Dans les deux cas, on se fonde sur une clarté intérieure. La différence est cependant que
l’enthousiaste veut imposer son évidence à autrui : le bon usage de l’évidence est d’en faire une
règle pour soi.
Bref, pour Locke, les Anciens qui s’appuient sur l’autorité des livres et les Modernes qui
invoquent leur sentiment intérieur commettent la même erreur : les uns et les autres veulent en
imposer à autrui, et ne pas le laisser élaborer lui-même ses règles d’action et de réflexion.
Critique du principe d’autorité et critique de l’enthousiasme procèdent du même principe.

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