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Texte de Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain (L, nov.

2009)

Énoncé
Expliquer le texte suivant :

« Les hommes peuvent avoir des démonstrations rigoureuses sur le papier, et en ont sans doute une infinité. Mais
sans se souvenir d'avoir usé d'une parfaite rigueur, on ne saurait avoir cette certitude dans l'esprit. Et cette rigueur
consiste dans un règlement dont l'observation sur chaque partie soit une assurance à l'égard du tout ; comme dans
l'examen de la chaîne par anneaux, où, visitant chacun pour voir s'il est fermé, et prenant des mesures avec la main
pour n'en sauter aucun, on est assuré de la bonté de la chaîne. Et par ce moyen on a toute la certitude dont les
choses humaines sont capables. Mais je ne demeure point d'accord qu'en mathématiques les démonstrations
particulières sur la figure qu'on trace fournissent cette certitude générale. […] Car il faut savoir que ce ne sont pas les
figures qui donnent la preuve chez les géomètres. […] La force de la démonstration est indépendante de la figure
tracée, qui n'est que pour faciliter l'intelligence de ce qu'on veut dire et fixer l'attention ; ce sont les propositions
universelles, c'est-à-dire les définitions, les axiomes, et les théorèmes déjà démontrés qui font le raisonnement et le
soutiendraient quand la figure n'y serait pas. »
Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la
compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé
Introduction
Dans ce texte, Leibniz entend élucider le rapport qu'entretiennent la démonstration géométrique et la figure. Quand je
trace un triangle et que je démontre géométriquement, en prolongeant deux de ses côtés et en faisant passer par son
sommet une parallèle à la base, que la somme de ses angles est égale à deux angles droits (ou 180°), je ne l'ai après
tout démontré que pour ce triangle-ci, que j'ai dessiné devant moi. Comment puis-je alors prétendre que cette
proposition est vraie pour tous les triangles, quels qu'ils soient ? Est-ce à force de remarquer qu'elle est vérifiée pour
ce triangle particulier, puis cet autre, puis encore cet autre, que j'en infère progressivement une « certitude générale »
touchant tous les triangles ?
Pour élucider ce problème, Leibniz commence par rappeler quelle est la seule méthode pour produire des
démonstrations rigoureuses : pour que la démonstration soit certaine, il faut qu'elle ait été faite avec rigueur, et toute
cette rigueur consiste en une simple règle, à savoir la vérification de chaque étape du raisonnement et la vérification
de son enchaînement avec l'étape suivante.
Mais alors, quand on affirme qu'une accumulation de démonstrations particulières produit une certitude générale, on
déroge précisément à cette règle : si « la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits » est une
proposition universelle (entendons par là une proposition qui vaut pour tous les triangles sans aucune exception),
alors nous ne sommes pas parvenus à cette universalité par inférence de cas particuliers. Une telle inférence ne
saurait au mieux fournir qu'une généralité vague : ce n'est pas en additionnant des riens que l'on obtient quelque
chose, ce n'est pas en additionnant des cas particuliers qu'on obtient de l'universel. Alors, la figure dessinée n'est
qu'une illustration servant de béquille à l'attention, et non le point de départ de la démonstration : comme toute
démonstration rigoureuse, la géométrie procède par axiomes et définitions, dont elle déduit ensuite tout ce qu'on en
peut déduire.
À l'évidence, Leibniz entend faire pièce ici à la thèse empiriste, et plus particulièrement à celle de Locke dans ses
Essais sur l'entendement humain : si toute notre connaissance était issue des perceptions sensibles, alors les
sciences parvenant à des propositions universelles (comme la mathématique) seraient impossibles. Sans doute alors
nous faudra-t-il expliquer la thèse de Locke afin de comprendre ce que Leibniz veut réfuter.

I. Analyse détaillée du texte


1. Toute démonstration doit se soumettre à une règle de rigueur
a) Un raisonnement procède par étapes successives
Notre texte s'ouvre par une question : à quelles conditions une démonstration peut-elle être tenue pour rigoureuse et
ainsi emporter la « certitude » dans notre esprit ? Car enfin, de telles démonstrations existent : il existe ainsi depuis
Euclide des « éléments de géométrie » et depuis Aristote des livres de logique traitant des syllogismes concluants.
Que ces démonstrations soient rigoureuses, preuve en est que le lecteur peut lui-même s'en convaincre en suivant le
raisonnement écrit par un autre que lui puis en le refaisant à son tour : ainsi, non seulement les hommes ont
effectivement « des démonstrations rigoureuses sur le papier », mais ils en ont même « sans doute une infinité »,
puisque chacun peut redémontrer, de ses propres forces, le théorème de Thalès ou celui de Pythagore.
Toutefois, il ne suffit pas que la démonstration écrite soit rigoureuse pour que son résultat apparaisse certain à l'esprit
qui l'examine, et voilà tout le problème. Toute œuvre de langage en effet est discursive et se déploie dans l'élément du
discours, c'est-à-dire dans une parole qui passe par des étapes. Cela est vrai d'une péroraison, d'un sermon, d'une
dissertation même, qui doivent comporter des parties (pour cette dernière par exemple, a minima une introduction, un
développement, une conclusion). Cela est vrai également pour la géométrie, si tant est que la mathématique, langage
purement formel, demeure un langage tout de même. En d'autres termes, il y a dans tout raisonnement des étapes, y
compris dans les raisonnements de la géométrie. Le risque alors de toute déduction, au reste déjà identifié par
Descartes, c'est de sauter une étape ou d'oublier un résultat précédent en passant à l'étape suivante et de parvenir
ainsi à des conclusions incertaines, voire tout simplement fausses. Dans le cas d'un raisonnement écrit, il est plus
simple de vérifier la cohérence globale de l'enchaînement, parce que l'écriture nous présente toutes les étapes en
même temps : on peut ainsi toujours remonter plus haut dans l'ordre des raisons, reprendre la déduction à l'envers, la
refaire autant de fois qu'il le faut pour en éprouver la validité et parvenir ainsi à la certitude. Mais lorsque nous
demeurons au sein de nos idées, quand en d'autres termes la démonstration n'est qu'un pur objet de l'esprit pour lui-
même, sans avoir été pour ainsi dire extériorisé sur une feuille, alors une étape chasse l'autre, et il est facile de
commettre une erreur en oubliant un résultat : l'écriture de la démonstration aide l'esprit à se souvenir de sa propre
rigueur, rigueur sans laquelle il ne saurait parvenir à la certitude.

b) Il faut donc s'assurer de la validité de chaque étape et de leurs enchaînements


Mais alors, en quoi cette rigueur elle-même consiste-t-elle ? Elle tient entièrement à une règle qu'on se donne : on ne
parviendra à « une assurance à l'égard du tout », c'est-à-dire une certitude quant au résultat, qu'à condition de s'être
assuré au préalable de la validité de chaque étape et de la pertinence de leur enchaînement. En d'autres termes, il
faut avoir pour chaque partie de la démonstration la même rigueur qu'on a pour l'ensemble, sous peine de la voir
incertaine ou fausse : c'est ce que nous donne à comprendre la comparaison que fait Leibniz avec une chaîne.
Supposons une ancre de marine : de la solidité de la chaîne qui l'accroche au navire dépend la sécurité de ce dernier.
Cette chaîne peut être aussi massive qu'on voudra et les maillons forgés dans le meilleur métal, s'il s'en trouve un seul
qui possède un défaut, il ne supportera pas la tension et, l'amarre se rompant, c'est le bateau tout entier qui partira à la
dérive. On n'est donc assuré de la solidité globale de la chaîne qu'à la condition préalable d'avoir examiné un à un
chaque anneau afin de vérifier qu'il était bien formé, en prenant garde de n'en oublier aucun.

c) Tous les raisonnements sont discursifs


Cet exemple n'a, à l'évidence, pas été choisi par Leibniz au hasard : si la chaîne et ses maillons sont une bonne
comparaison pour les raisonnements et les démonstrations, c'est justement parce que ceux-ci consistent entièrement
en un enchaînement d'étapes qui doivent être chacune certaines, et sans qu'on en ait sauté une seule. Voilà le moyen
de parvenir à la certitude, et voilà même le seul moyen par lequel on puisse obtenir « toute la certitude dont les choses
humaines sont capables ». Qu'est-ce à dire ? Rien d'autre que ceci : la connaissance humaine est presque toujours
discursive, et non intuitive. Ainsi, la proposition « par un point, il ne passe qu'une seule droite parallèle à une autre »
est, même pour un homme, intuitivement vraie, c'est-à-dire certaine sans qu'une démonstration ne soit ni nécessaire,
ni même possible. Mais, pour le reste, pour tout ce dont l'évidence n'est pas immédiate, il faut recourir à la
démonstration, à une suite d'étapes réclamant le « souvenir » des résultats précédemment obtenus.
Que la pensée humaine soit discursive, cela signifie donc qu'elle se déroule dans le temps et non dans l'immédiateté
de l'intuition (à de rares exceptions près, qui toutes portent sur des « êtres de raison » comme les figures
géométriques ou sur les principes fondamentaux de la logique). Sans doute faut-il voir dans cette discursivité
nécessaire la marque d'un esprit fini, qui ne peut être par essence attentif à tout en même temps : si un être infini et,
pour tout dire, divin existait, sa pensée quant à elle serait entièrement intuitive, entendons par là que ses
raisonnements n'auraient pas besoin de passer par des étapes. Comme tel n'est pas, par définition, le cas de
l'homme, il ne pourra parvenir à la seule certitude qui soit à sa mesure (celle des raisonnements discursifs) qu'en
s'assurant que chacune des étapes est vraie et qu'elle s'enchaîne bien avec la suivante.

2. Les démonstrations universelles ne s'obtiennent pas par inférence


a) Le passage d'une démonstration particulière à une certitude générale
Le seul moyen de parvenir à la certitude dans les raisonnements, c'est donc de s'assurer que chaque partie en est
conclusive et qu'elle permet effectivement d'en déduire la partie suivante. Mais précisément alors, cela vient réfuter la
thèse empiriste selon laquelle, même en mathématiques, « les démonstrations particulières […] fournissent cette
certitude générale ». Selon la thèse empiriste en effet, je peux fort bien, à l'aide d'une figure, vérifier que la somme des
angles d'un triangle est égale à deux angles droits, mais je ne l'aurai jamais démontré alors que pour ce triangle-ci,
dessiné devant moi. Pour parvenir à la certitude générale, il faudrait donc accumuler un grand nombre de ces
démonstrations particulières (entendons par là des démonstrations faites à propos d'un triangle particulier, c'est-à-dire
ce triangle-ci, puis celui-là, etc.). Or il y a là, visiblement, une faute dans l'enchaînement des étapes du raisonnement :
ainsi, si je vois un merle noir, puis un autre merle noir, puis encore un autre, et même si l'ensemble des merles que j'ai
vus étaient noirs, est-ce assez pour en déduire que tous les merles sont universellement noirs ? Non : l'accumulation
d'expériences singulières ne donne au mieux qu'une généralité, c'est-à-dire une proposition tolérant des exceptions (il
peut y avoir des merles blancs : la seule chose que je peux déduire de la suite de mes expériences, c'est que chacun
des merles que j'ai vus jusqu'à présent était noir, et rien d'autre). Croire qu'une accumulation de démonstrations
particulières fournit une certitude valant pour tous les cas sans exception, c'est faire une erreur de raisonnement. C'est
même une erreur sur ce que c'est que raisonner, et voilà ce que va montrer la suite de notre texte.

b) La géométrie procède par axiomes et déductions


Je peux tout aussi bien comprendre la démonstration de la proposition « la somme des angles d'un triangle est égale
à deux angles droits » avec un triangle fait à la règle qu'avec un triangle grossièrement tracé à main levée. Au reste, et
à y bien réfléchir, même le triangle tracé avec soin n'a rien de triangulaire : ses côtés ont une épaisseur lorsqu'on les
dessine et ses segments ont donc une surface. Ainsi, le triangle dessiné n'est pas le triangle pur de la géométrie, qui
quant à lui n'existe nulle part ailleurs qu'en notre esprit. Mais alors, si je peux raisonner juste sur une figure fausse,
cela veut dire sans doute possible que ce n'est pas à partir de la figure que je raisonne.
Effectivement, l'homme n'étant qu'en de rares cas capable d'intuition, il a besoin que le dessin vienne aider son
intelligence et serve de béquille à son attention, comme l'écriture du raisonnement l'aide à vérifier qu'il n'en a point
oublié une étape. Mais la démonstration elle-même doit demeurer « indépendante de la figure tracée », sans quoi elle
ne serait jamais universelle. Ainsi, la seule solution pour expliquer l'universalité de la proposition « la somme des
angles d'un triangle est égale à deux angles droits » (qui vaut effectivement dans le plan pour tout triangle quel qu'il
soit), c'est de comprendre qu'elle est le résultat d'une démonstration déductive. Expliquons : on donne au géomètre
des définitions et des axiomes, c'est-à-dire des propositions intuitivement certaines ; ensuite, par raisonnement
déductif, il en déduit tout ce qu'il peut en déduire, et la géométrie n'est que l'ensemble de ces déductions. Ainsi, si je
comprends ce qu'est un plan, un segment et un point, je peux en déduire la valeur de la somme des angles d'un
polygone à trois côtés, quelle que soit son apparence : ce n'est pas à partir de la figure que je raisonne, mais à partir
d'éléments intuitivement reçus (dont l'évidence se passe de démonstration), dont ensuite je déduis tout ce que je
peux, exactement à la manière dont on constitue une chaîne en assemblant un à un les anneaux. La perception ne fait
rien à l'affaire : pour peu qu'il fût géomètre (c'est-à-dire capable de revoir les premières évidences intuitives), un
aveugle de naissance pourrait fort bien comprendre les propriétés du triangle. Il n'aurait besoin pour ce faire que des
définitions et des axiomes, ainsi que des « théorèmes déjà démontrés » sur lesquels il pourrait s'appuyer (en
l'occurrence, ici, l'égalité des angles opposés et alternes-internes).

II. Intérêt philosophique


1. Position du problème : la thèse empiriste
Dans les Essais sur l'entendement humain, auxquels notre texte entend faire pièce, Locke avait l'intention de
démontrer qu'il n'y avait « rien dans l'esprit, qui ne soit au préalable passé par les sens », en d'autres termes que
l'intégralité de la connaissance humaine reposait sur des perceptions sensibles. Eu égard à la géométrie, cela signifiait
donc que les propositions universelles résultaient d'une addition de « démonstrations particulières ». Mais, demande
ici Leibniz, comment pourraient-elles être universelles ? Aussi faut-il conclure, comme le feront d'ailleurs les Nouveaux
Essais sur l'entendement humain, que « rien n'est dans l'esprit qui ne soit au préalable passé par les sens ». Rien,
certes, « si ce n'est l'esprit lui-même », comme l'ajoute malicieusement Leibniz. L'esprit n'est pas, comme le croyait
Locke, une « table rase » vide de tout contenu avant la perception : l'esprit a une forme, il ne se contente pas
passivement d'accueillir les données que la sensibilité lui fournit. Il les met en forme et a une part active dans la
constitution de la connaissance.

2. Explication de l'universalité de la géométrie


Ainsi les notions élémentaires de la géométrie, comme les définitions et les axiomes, ne sont-elles pas reçues de
l'expérience mais présentes dans l'esprit avant toute perception, tout comme les principes fondamentaux de la logique
(par exemple, le principe de contradiction). Nous avons ici affaire à ce que Leibniz (avec Descartes) nomme des
« notions primitives », à partir desquelles toute démonstration est possible, et dont nous avons une connaissance
intuitive, immédiate et certaine. Remarquons toutefois que, pour Leibniz, non seulement la connaissance intuitive est
rare, mais qu'en plus elle est le plus souvent « aveugle » ou « symbolique » : ainsi, pour reprendre un exemple du
Discours de métaphysique, si nous entendons intuitivement ce qu'est un triangle, nous ne sommes plus capables de
nous représenter un chiliogone ou polygone à mille côtés. De toutes les manières, l'intuition ne porte chez l'homme
que sur les « êtres de raison », c'est-à-dire les êtres qui n'existent que dans la raison, comme le cercle ou le triangle :
pour reprendre un autre exemple leibnizien, Dieu a peut-être du sujet réel Jules César une connaissance parfaitement
intuitive (il sait immédiatement tout ce qui est prédicable en vérité de ce sujet), mais notre entendement ne va pas si
loin dans l'analyse de ce que comprend la notion complète de Jules César, et nous ne parvenons en ce cas à la
connaissance que par l'histoire.

Conclusion
Selon Leibniz, Dieu en pensant à la notion complète de Jules César, sait immédiatement et intuitivement tous les
prédicats qui pourront lui être attribués (par exemple, franchir le Rubicon). Pour nous en revanche, ce genre de
jugements analytiques et a priori (puisque indépendants de l'expérience) ne peuvent être faits que pour les êtres de
raison, dont les prédicats véritablement attribuables ne vont pas à l'infini (ainsi, le cercle ou le triangle). Il n'en demeure
pas moins que l'homme peut parvenir à des propositions universellement valables. Et c'est assez pour affirmer qu'il y a
bien quelque chose dans l'esprit qui ne doit rien aux perceptions.

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